Partie 1
Chapitre 1
Il y a de cela à peu près trente ans, Mlle Maria Ward d’Huntingdon, n’ayant pour toute fortune que sept cents livres, eut la chance de conquérir le cœur de Sir Thomas Bertram de Mansfield Park, dans le comté de Northampton. De ce fait elle fut élevée au rang de femme de baron et avec tout le luxe et tout le confort que lui apportait une maison bien montée et digne de sa situation.
Tout Huntingdon applaudit à ce mariage magnifique et son oncle l’avocat, l’autorisa à user de ses talents jusqu’à concurrence de trois mille livres. Ses deux sœurs devaient bénéficier de son changement de situation et leurs amis et connaissances n’avaient aucun scrupule à prédire que Mlle Ward et Mlle Frances, aussi jolies que Mlle Maria, feraient certes d’aussi beaux mariages. Mais il n’y a pas, dans le monde, autant d’hommes possédant une grosse fortune qu’il y a de jolies femmes pour les mériter.
Six ans plus tard, Mlle Ward se crut obligée de s’éprendre du Rév. A. Norris, un ami de son beau-frère, qui n’avait pratiquement aucune fortune et Mlle Frances fit encore pire.
L’union de Mlle Ward n’était pas à dédaigner et Sir Thomas avait heureusement les moyens de donner l’hospitalité à son ami, à Mansfield, de sorte que M. et Mme Norris commencèrent leur vie conjugale avec moins de mille livres par an.
Mais Mlle Frances désobligea toute sa famille en s’éprenant d’unlieutenant de marine, sans éducation, sans fortune et sans avenir.Elle aurait difficilement pu s’arrêter à un choix plusmalencontreux. Sir Thomas Bertram avait tout intérêt, autant parprincipe que par fierté, à souhaiter que tous ceux de sa familleaient une situation respectable et aurait aidé de bon cœur la sœurde Lady Bertram dans ce sens. Mais la profession du mari decelle-ci était si peu intéressante qu’avant qu’il n’ait eu le tempsde trouver le moyen de les aider, une mésintelligence profondeintervint entre les deux sœurs. C’était ce qui devait naturellementarriver à la suite d’un mariage aussi désastreux. Pour éviter desreproches inutiles, Mme Price n’avait jamais écrit à sa famille àce sujet, jusqu’à ce qu’elle fût mariée. Lady Bertram, qui étaitune femme de caractère froid et indolent, se serait très bienaccommodée d’abandonner sa sœur et de ne plus penser à elle.
Mais Mme Norris était moins passive et ne fut satisfaite quelorsqu’elle eut écrit une longue lettre furieuse à Fanny, où ellelui montrait l’indignité de sa conduite et l’injuriait enconséquence. À son tour, Mme Price se froissa et se fâcha. Il y eutun échange de lettres désagréables entre elles, dans lesquelles SirThomas ne fut pas épargné, tant et si bien qu’il en résulta unebrouille qui dura un temps considérable.
Leurs habitations étaient si éloignées et leurs cercles derelations si différents, qu’ils entendirent à peine parler les unsdes autres pendant les onze années qui suivirent et que ce fut parhasard que Sir Thomas apprit par Mme Norris, qui était toujours aucourant de tout, que Fanny allait avoir un autre enfant. Après celong laps de temps, Mme Price ne put supporter plus longtemps sonressentiment vis-à-vis de quelqu’un qui aurait pu l’aider et nel’aidait pas. Une famille s’accroissant toujours, un mari inapte auservice actif, mais aimant la bonne compagnie et les liqueursfines, et un très petit revenu pour combler tous ces désirs ladécidèrent à reconquérir les amis qu’elle avait si sottementsacrifiés. Elle adressa à Lady Bertram une lettre pleine decontrition et de désespoir, parlant avec émotion de ses enfants àqui il manquait le strict nécessaire et demandant laréconciliation. Elle attendait son neuvième enfant et après avoirexposé sa situation demandait à Lady Bertram d’être la marraine enla suppliant de s’occuper des huit autres. Son aîné était un garçonde dix ans plein d’esprit et qui désirait faire son chemin dans lavie, mais comment pouvait-elle l’aider ? Ne pourrait-il êtreutile à quelque chose dans une des propriétés que Sir Thomas avaitdans les Indes ? Tout serait bon pour lui. Que pensait SirThomas de Woolwich ? Ou bien ne pouvait-on l’envoyer dansl’Est…
La lettre produisit son effet. Elle rétablit la paix et ramenala bonté. Sir Thomas envoya des conseils et des recommandations.Lady Bertram de l’argent et une layette et Mme Norris écrivit deslettres.
Tels furent les résultats immédiats, mais durant ces douze moisMme Price obtint un autre avantage. Mme Norris déclara souvent àses amis et connaissances qu’elle ne pouvait laisser sa pauvre sœurdans le besoin et quoique ayant déjà fait beaucoup pour elle, ellesentait qu’elle devait faire encore davantage. Elle émit l’idée desoulager Mme Price de la charge de l’un de ses enfants.
— Ne serait-ce pas bien, s’ils prenaient chez eux complètement àleur charge l’aînée des filles, âgée de neuf ans et dont la mère nepouvait s’occuper. L’ennui et la dépense ne seraient rien encomparaison de la bonne action accomplie.
Lady Bertram acquiesça immédiatement :
— Je crois que nous ne pourrions faire mieux, dit-elle. Envoyezchercher l’enfant.
Mais Sir Thomas ne donna pas son consentement aussi rapidement.Il discuta et hésita. C’était une charge sérieuse et une petitefille ainsi enlevée de sa famille devait être élevée d’une façonadéquate, sinon ce serait une cruauté au lieu d’être une bonté. Ilsongeait à ses quatre enfants… à ses deux fils… à l’affection entrecousins… Mais à peine avait-il commencé ses objections que MmeNorris l’interrompit, ayant réponse à tout.
— Mon cher Sir Thomas, je vous comprends très bien et je rendshommage à votre délicatesse, qui est tout à fait en rapport avecvotre façon d’agir, et je suis tout à fait de votre avis : ilfaut faire pour l’enfant que l’on prend comme cela à sa charge toutce qu’il est possible de faire. N’ayant pas d’enfant moi-même, quepuis-je faire de mieux que de m’occuper des enfants de messœurs ? M. Norris est trop droit pour ne pas m’approuver. Nenous empêchez pas de faire une bonne action pour une bagatelle.Donnez à cette jeune fille une éducation et introduisez-la dans unmilieu convenable et je parie dix contre un, qu’elle a toutes leschances de bien s’établir sans dépenses supplémentaires pourpersonne. Une de « nos » nièces, Sir Thomas, et jedevrais plutôt dire une de « vos » nièces, ne pourraitvivre dans cette compagnie sans en tirer de nombreux avantages. Jene dis pas qu’elle sera aussi bien que ses cousines, je dirai mêmequ’elle ne peut pas l’être, mais elle sera introduite dans lasociété de cette contrée dans des circonstances si favorables,qu’il y a beaucoup de chances pour qu’elle s’établisse trèsconvenablement. Vous pensez à vos garçons, mais n’oubliez pas quec’est ce qui a le moins de chances d’arriver. Les élever toujoursensemble, comme frères et sœur, c’est moralement impossible et jen’en connais aucun exemple. C’est en réalité le seul vrai moyend’empêcher toute union. Supposons qu’elle soit une jolie fille etque Tom et Edmond la voient dans sept ans pour la première fois, ilpourrait y avoir quelque danger. Rien que l’idée qu’elle a souffertloin de nous tous dans la pauvreté et les privations serait assezpour attendrir et rendre amoureux deux jeunes garçons tendres etbons. Mais s’ils sont élevés ensemble pendant tout ce temps, mêmesi elle a la beauté d’un ange elle ne sera jamais pour eux autrechose qu’une sœur.
— Il y a beaucoup de vrai dans ce que vous dites, répondit SirThomas, et loin de moi l’idée de rejeter une idée qui pourraitcontenter tout le monde. Je désirais seulement faire remarquer quecet engagement ne doit pas être pris à la légère et que pour qu’ilsoit réellement une aide pour Mme Price et une possibilité pournous, nous devons pouvoir assurer à cet enfant, ou du moins nousengager à lui assurer, pour l’avenir, la possibilité de devenir unefemme accomplie et qu’elle puisse se suffire à elle-même, même si,quoi que vous disiez, elle ne trouve pas à se marier.
— Je vous comprends parfaitement, s’écria Mme Norris, vous êtesl’homme le plus généreux que je connaisse et je suis sûre que nousne serons jamais en désaccord sur ce point. Comme vous le savez, jesuis prête à faire tout ce que je puis, pour ceux que j’aime etquoique je ne puisse jamais avoir pour cette petite fille lecentième de l’affection que j’ai pour vos enfants, je me haïrais sij étais capable de la négliger. N’est-elle pas un enfant de ma sœuret puis-je supporter que cette petite ait faim, tant que j’ai unmorceau de pain à lui donner ? Mon cher Sir Thomas, quoiqueayant beaucoup de défauts, j’ai un cœur tendre, et pauvre comme jele suis, j’aimerais mieux renoncer à mon nécessaire que d’agird’une façon peu généreuse. Alors, si vous n’y êtes pas opposé,j’écrirai à ma sœur demain et aussitôt que les dispositions serontprises, je ferai venir l’enfant à Mansfield, vous n’en aurez aucunennui, je vous le jure. Quant à mes propres peines, vous savez queje ne m’en soucie guère. J’enverrai Fanny à Londres où elle peutloger chez son cousin qui est sellier et où l’enfant pourrait larejoindre. Ils peuvent facilement l’envoyer de Portsmouth par ladiligence sous la garde de quelque personne honorable. Il y atoujours au moins une femme d’homme d’affaires qui fait levoyage.
Sir Thomas ne fit plus aucune objection si ce n’est quant à lapersonnalité du cousin de Fanny ; et un rendez-vous moinséconomique mais certes plus honorable, fut arrangé en conséquence.Il ne restait plus qu’à se laisser à la joie du joli projet. Sapart de sensations de reconnaissance n’aurait certes pas dû êtreégale en toute justice, car Sir Thomas était absolument résolu àêtre le protecteur réel et effectif de l’enfant choisie, tandis queMme Norris n’avait pas la moindre intention d’intervenir dans sasubsistance. Tant qu’il ne s’agissait que de parler, de marcher, dediscuter, elle était sincèrement dévouée et personne ne savaitmieux qu’elle dicter aux autres la façon d’être libéral, mais sonamour de l’argent était égal à son amour du commandement et ellesavait aussi bien le moyen de garder le sien que de dépenser celuides autres. S’étant mariée avec de petits revenus elle avait dûs’astreindre dès le début à une ligne de conduite d’économieobligatoire et ce qui avait commencé à être chez elle une affairede prudence devint une affaire de goût. Si elle avait eu unefamille à nourrir Mme Norris ne serait pas devenue avare, maisn’ayant pas ce souci, il n’y avait rien pour l’empêcher de fairedes économies et diminuer la douceur de pouvoir faire au bout del’année une addition des revenus qu’elle ne dépassait jamais. Avecde tels principes il lui était impossible de faire plus queprotéger et encourager une telle charité, quoique rentrant aupresbytère elle s’imaginât être la tante la plus libérale et lasœur la plus généreuse du monde !
Lorsque le sujet revint sur le tapis, ses vues s’étaient bienconcrétisées et c’est avec stupéfaction que Sir Thomas l’entenditrépondre à la question de Lady Bertram :
— Si l’enfant irait d’abord chez eux ou chez elle ?
que c’était tout à fait en dehors de ses moyens de prendre lamoindre part à l’entretien de celle-ci. Il avait cru qu’elle seraitau contraire considérée comme particulièrement bien venue aupresbytère et semblait une compagne toute indiquée pour une tantesans enfant. Il se rendit compte qu’il s’était tout à fait trompé.Mme Norris regrettait de dire que dans sa situation actuelle ilétait tout à fait en dehors de question que l’enfant vînt habiterchez elle. La santé précaire de M. Norris rendait la choseimpossible. Il ne supporterait pas plus le bruit d’un enfant qu’ilne supportait celui d’une mouche ; évidemment si son attaquede goutte allait mieux ce serait tout différent et elle seraitalors contente de prendre l’enfant à son tour. Mais pour le momentle pauvre M. Norris prenait tout son temps et le seul fait de luiparler d’une telle chose serait mauvais pour sa santé.
— Alors il vaut mieux qu’elle vienne chez nous, dit Lady Bertramavec le plus grand calme.
Après un moment, Sir Thomas ajouta avec dignité :
— Oui, que sa maison soit la nôtre. Nous nous efforcerons defaire notre devoir, vis à vis d’elle et elle aura au moinsl’avantage d’avoir des compagnes de son âge et de son rang.
— Très vrai s’écria Mme Norris, ce sont là deux considérationstrès importantes ; et ce sera la même chose pour Miss Leed’avoir trois enfants à instruire au lieu de deux. Je regrette dene pas être plus utile, mais vous voyez que je fais tout ce que jepuis. Je ne suis pas de celles qui épargnent leurs peines. Fannyira les chercher malgré les désagréments que j’aurai à me priver decelle-ci pendant trois jours. Je suppose, ma sœur, que vous mettrezl’enfant dans la petite mansarde blanche près de l’ancienne« nursery ». Ce sera le meilleur endroit pour elle, prèsde Miss Lee et non loin des autres petites de la femme de chambrequi peuvent à leur tour l’aider à s’habiller et s’occuper de sesvêtements, car je suppose que vous ne songez pas à demander à Ellisde prendre soin d’elle comme de vos filles ? Je ne crois pasque vous pourriez la mettre ailleurs !
Lady Bertram ne fit aucune objection.
— J’espère qu’elle se montrera de bonne volonté, continua MmeNorris et qu’elle sera reconnaissante pour la bonne fortuneinespérée qu’elle aura, d’avoir de telles amies.
— Si ses dispositions sont vraiment mauvaises, dit Sir Bertram,nous ne la garderons pas dans notre famille, pour le bien de nosenfants, mais il n’y a pas de raison de le croire. Nous trouveronssans doute beaucoup de choses à désirer en elle et nous devons nouspréparer à une monstrueuse ignorance, à des idées mesquines et àune désastreuse vulgarité de manières, mais ce ne sont ni desdéfauts incurables ni, je crois, des défauts contagieux. Si mesfilles avaient été plus jeunes qu’elle, j’aurais hésité à leurdonner une telle compagne, mais dans ce cas-ci il n’y a rien àcraindre.
— C’est exactement ce que je pense, s’écria Mme Norris, et c’estce que je disais à mon mari également, ce matin, le seul faitd’être avec ses cousines donnera de l’éducation à cette enfant. Simême Miss Lee ne lui apprenait rien, elle apprendrait à être bonneet intelligente en leur compagnie
— J’espère qu’elle ne taquinera pas mon petit chien, dit LadyBertram, j’avais enfin obtenu que Julia le laissât tranquille.
— Il y aura quelques difficultés de notre côté, Mme Norris,observa Sir Thomas, à cause de la différence nécessaire à établirentre les jeunes filles quand elles grandiront. Comment préserverdans l’esprit de mes filles le sentiment de ce qu’elles sont, sanspour cela dédaigner leur cousine ? Et comment arriver sanshumilier celle-ci à lui rappeler qu’elle n’est pas une DemoiselleBertram ? Je les voudrais très bonnes amies et je ne toléreraià aucun prix la moindre arrogance de la part de mes filles vis àvis de leur parente, mais elles ne peuvent cependant pas êtreségales. Leur rang, leur fortune, leur droit et leurs possibilitésd’avenir seront toujours différents. C’est un point de grandedélicatesse et vous devez nous assister dans nos efforts, afin dechoisir l’exacte ligne de conduite à suivre.
Mme Norris était tout à fait du même avis, et quoiqu’elleenvisageât la chose comme étant très difficile, elle l’encouragea àespérer que tout s’arrangerait pour le mieux.
Il est facile de supposer que Mme Norris n’écrivit pas en vain àMme Price. Celle-ci sembla plutôt surprise que sa sœur choisitd’adopter sa fille, alors qu’elle avait tant de beauxgarçons ; mais elle accepta l’offre avec reconnaissance enl’assurant que sa fille avait bon caractère, beaucoup d’esprit etqu’il n’aurait jamais à s’en plaindre. Elle en parla comme d’unepetite créature délicate et chétive mais elle était convaincue quele changement d’air lui ferait le plus grand bien. Pauvrefemme ! Elle pensait sans doute qu’un changement d’air auraitfait un aussi grand bien à ses autres enfants !
Le voyage de la petite fille s’accomplit sans incident. ÀNorthampton, elle fut rejointe par Mme Norris qui avait réclamé ledroit d’être la première à lui souhaiter la bienvenue et à l’amenervers les autres en la recommandant à leur bonté.
Fanny Price avait alors juste dix ans et s’il n’y eût rien debien attirant dans son apparence il n’y avait non plus rien derepoussant. Elle était de petite taille pour son âge, n’avait pasle teint éclatant et rien de séduisant et était excessivementtimide. Mais quoique gauche son aspect n’avait rien devulgaire ; sa voix était douce et quand elle parlait saphysionomie devenait même jolie.
Sir Thomas et Lady Bertram voyant combien elle avait besoind’encouragement la reçurent très gentiment. Sir Thomas tâchad’avoir pour elle le plus d’amitié qu’il pût, mais sans grandrésultat à cause de son allure grave. Quant à Lady Bertram, sans sedonner la moitié de peine et en disant un mot quand il en disaitdix, elle arriva avec un simple sourire à être la moins désagréabledes deux.
Toute la jeunesse était à la maison et se comportaconvenablement, gaiment et sans embarras du moins de la part desgarçons qui âgés respectivement de seize et dix-sept ans et grandspour leur âge, avaient déjà l’apparence d’hommes aux yeux de leurjeune cousine. Les deux filles qui étaient plus jeunes etressemblaient à leur père, furent moins naturelles. Mais ellesétaient trop habituées au monde et trop orgueilleuses pour avoir lamoindre timidité et la certitude que leur cousine manquaittotalement d’usages leur donna vite un air d’indifférenceparfaite.
C’était une famille qui avait réellement belle allure. Les filsétaient de beaux et solides garçons, les filles étaient trèsavenantes, ils étaient tous grands pour leur âge et admirablementélevés ce qui rendait plus frappante la différence avec leur petitecousine. On n’aurait pas pu supposer qu’il n’y avait que deux ansd’écart d’âge entre la plus jeune et Fanny.
Julia Bertram n’avait que douze ans et Maria un an de plus àpeine. La petite étrangère se trouvait aussi malheureuse quepossible. Craignant tout le monde, honteuse d’elle-même et ayant lanostalgie de la maison qu’elle avait quittée, elle ne savaitcomment se tenir et arrivait difficilement à articuler un mot sanspleurer. Mme Norris lui avait parlé de sa chance inespérée tout lelong du chemin, depuis Northampton, et lui avait tant expliquécomment elle devrait se comporter et toute la gratitude qu’elledevait avoir pour ceux qui la recevait, qu’elle avait conscienced’être une pauvre petite chose pour qui le bonheur n’était pasfait. La fatigue aussi la terrassait après le long voyage qu’elleavait fait, et c’est en vain que Sir Thomas lui prodigua sa grandecondescendance et Mme Norris ses recommandations. Lady Bertramavait beau lui donner son plus beau sourire, la faire asseoir àcôté d’elle et lui offrir une appétissante tarte aux groseilles,elle ne pouvait qu’avaler ses larmes en silence et le sommeil seularriva à calmer sa peine.
— Ce n’est pas un début très prometteur, dit Mme Norris, quandFanny se fut retirée. Après tout ce que je lui avais dit avantd’arriver, je croyais qu’elle se montrerait autrement, d’autantplus que je lui avais bien expliqué que la première impressionqu’elle produirait avait beaucoup d’importance. Je souhaite qu’ellen’ait pas le caractère un peu boudeur de sa pauvre mère. Mais nousdevons être indulgents vis à vis d’une telle enfant. Je ne croispas que ce soit le fait de quitter sa famille qui la chagrine tant,quoique malgré toutes les choses qui lui manquaient, ce fût son« chez elle » quand même. Elle ne peut pas comprendremaintenant combien elle a gagné au change ; cependant il y ade la modération en toutes choses.
Malgré les avis de Mme Norris, il fallut un certain temps pouracclimater Fanny à sa nouvelle vie de Mansfield Park et l’habituerà vivre loin des siens. On ne se préoccupait guère de sa nature unpeu sensible. Personne n’était vraiment désagréable pour elle, maispersonne non plus ne lui avait donné une petite place dans savie.
Le jour de congé accordé aux Demoiselles Bertram le lendemainpour faire plus ample connaissance avec leur cousine, ne créa aucuncourant sympathique. Elles ne purent cacher leur air de dédain enconsidérant le trousseau restreint de leur cousine et son ignorancedu français. Et lorsqu’elles remarquèrent combien celle-ciparaissait étrangère au duo, qu’elles jouaient avec maîtrise, elleslui firent généreusement don de quelques uns de leurs moins beauxjouets et l’abandonnèrent tandis qu’elles allèrent pratiquer leursplaisirs favoris qui étaient pour l’instant de confectionner desfleurs en papier ou de brûler du papier parfumé.
Qu’elle fût près de ses cousines, dans la classe, dans le salonou dans le parc, Fanny se sentait également solitaire et trouvaitun objet de crainte dans chaque endroit ou chaque personne. Elleétait désemparée par le silence de Lady Bertram, effrayée desregards sévères de Sir Thomas et excédée des recommandationscontinuelles de Mme Norris. L’aîné de ses cousins l’humiliait pardes réflexions sur sa taille et la mortifiait en faisant remarquersa timidité. Miss Lee s’étonnait de son ignorance et les femmes dechambre se moquaient de ses vêtements. Et lorsque au milieu detoutes ses humiliations elle songeait à ses frères et sœurs qui laconsidéraient avec égards parce qu’elle était leur aînée, leur chefde jeux, leur professeur et leur nurse tout ensemble, le désespoiremplissait son pauvre petit cœur. La beauté de l’habitation pouvaitl’étonner mais ne la consolait pas. Les chambres étaient tropvastes pour qu’elle s’y sentît à l’aise et elle avait peur d’abîmertout ce qu’elle touchait. Cette terreur ne la quittait pas, etsouvent elle se cachait dans sa chambre pour pleurer. La petitefille, dont on disait au salon chaque soir, lorsqu’elle montaitcoucher, qu’elle était si heureuse de sa bonne fortune, finissaittoutes ses journées dans un sommeil plein de sanglots !
Une semaine s’était écoulée de la sorte et personne n’avaitencore soupçonné ce qui se passait dans son cœur, quand Edmond, leplus jeune de ses cousins la trouva un matin toute en pleurs surl’escalier qui venait de la mansarde.
— Ma petite cousine, lui dit-il, avec toute la gentillesse d’unebonne nature, que se passe-t-il ?
Et s’asseyant près d’elle, il essaya de toutes ses forces de luifaire oublier la honte qu’elle ressentait d’avoir été ainsisurprise en larmes et la persuader de lui ouvrir son cœur.Était-elle malade ? Ou quelqu’un avait-il été mauvais pourelle ? Ou s’était elle disputée avec Julia et Maria ? Ouavait-elle quelque difficulté à apprendre sa leçon, qu’il pouvaitlui expliquer ? Vraiment ne pouvait-il faire quelque chosepour elle ?
Pendant tout un temps elle ne répondit que par « Non… non…merci » mais il insista et lorsqu’il lui parla de sa familleelle éclata en sanglots et lui expliqua son chagrin.
Il essaya de la consoler.
— Vous êtes triste d’avoir quitté votre maman, ma petite Fanny,dit-il, cela prouve que vous êtes une bonne fille, mais vous devezvous souvenir que vous êtes chez des parents et des amis, qui tousvous aiment et souhaitent vous rendre heureuse. Allons nouspromener dans le parc et vous me parlerez de vos frères etsœurs.
Pendant qu’elle parlait, il remarqua que bien qu’elle aimât tousles siens, elle avait une grande préférence pour William, dont elleparlait beaucoup et qu’elle désirait le plus revoir. William, sonfrère aîné d’un an, son compagnon et son ami, son défenseur danstoutes ses difficultés avec sa mère (dont il était le chéri).William n’aimait pas qu’elle s’en allât et lui avait dit combienelle lui manquerait.
— Mais je suppose qu’il va vous écrire ?
— Oui, il a promis de le faire, mais il avait demandé qu’elleécrivît la première.
— Et quand lui écrivez-vous ?
Elle secoua la tête et répondit avec hésitation qu’elle n’avaitpas de papier.
— Si c’est là toute la difficulté, je vous donnerai du papier ettout le reste et vous écrirez votre lettre quand bon vous semblera.Cela vous rendrait-il heureuse, d’écrire à William ?
— Oui, très.
— Alors faites-le tout de suite. Venez avec moi dans la petitesalle à déjeuner. Nous y trouverons tout ce qui sera nécessaire.Nous sommes certains d’avoir toute la chambre pour nous.
— Mais mon cousin, ma lettre sera-t-elle postée ?
— Oui, je m’en occuperai, je la mettrai avec les autres lettreset comme votre oncle l’affranchira cela ne coûtera rien àWilliam !
— Mon oncle ! répéta Fanny avec un regard craintif.
— Oui, quand vous aurez écrit la lettre, j’irai la porter à monpère pour qu’il l’affranchisse.
Fanny eût préférée un autre moyen, mais n’offrit plus derésistance et ils se rendirent ensemble dans la salle à déjeuner oùEdmond lui donna du papier et le ligna avec autant de gentillessequ’en aurait eue son propre frère… et même plus. Il l’aida de cettefaçon pendant toute la lettre et ajouta à toutes ces attentions,quelques mots qu’il écrivait de sa main, envoyant avec ses amitiésà William une guinée. Les sentiments que Fanny éprouva alors furenttellement violents, qu’elle fut incapable de les exprimer, mais sonattitude et les mots qu’elle parvint à articuler étaient siexpressifs qu’elle commença à intéresser son cousin. Il lui parlaplus longuement et de tout ce qu’elle disait il ressortait qu’elleavait un cœur plein de tendresse et le ferme désir d’agir bien dansla vie. Il découvrit qu’elle était digne d’attention pour sa grandesensibilité et son extrême timidité. Il ne lui avait jamais causéaucun chagrin, mais il sentait cependant qu’elle méritait plus debonté positive et décida de s’efforcer à lui ôter cette craintequ’elle avait d’eux tous, et de lui donner de bons conseils pours’entendre gaiement avec Julia et Maria.
À dater de ce jour, Fanny se sentit plus à l’aise. Elle avaitl’impression d’avoir un ami et la bonté de son cousin Edmond larendit plus sociable avec les autres. L’endroit où elle vivait luiparut moins étranger et les gens moins effrayants et si parmi euxil y en avait encore qu’elle ne pouvait s’empêcher de craindre,elle commença à étudier leurs habitudes et la meilleure façond’agir avec eux. Son apparence un peu rustique et un peu fruste quiavait troublé l’uniformité de la tenue de la famille, finit pardisparaître. Elle n’eut plus peur de paraître devant son oncle, etne s’irrita plus des recommandations de sa tante Norris.
Elle devint une compagne acceptable pour ses cousines quoiquemalheureusement son infériorité en âge et en instruction ressortîtsouvent et qu’un tiers fût nécessaire pour rétablir la paix. Cetiers était toujours Edmond, indulgent et accommodant, et quisavait faire valoir les qualités de Fanny en faisant appel à leurbonté.
Edmond était profondément bon lui-même, et elle n’eut jamais àendurer de lui, les sarcasmes qu’elle recevait de Tom, qui seconduisant comme tant de jeunes hommes de dix-sept ans, se croyaittrès spirituel en se moquant d’une enfant de dix ans. À peine entrédans la vie, il était plein de fougue et avait toutes lesdispositions du fils aîné né pour le plaisir et la dépense. Sabonté envers sa petite cousine faisait partie de sa situation et deses droits, et il lui faisait parfois de jolis cadeaux tout en semoquant d’elle.
Comme l’intelligence de Fanny et son allure étaient en grandsprogrès, Sir Thomas et Mme Norris se félicitèrent de leur bonneaction. Mais il fut reconnu aussi que Fanny, loin d’être trèsintelligente, avait de grandes dispositions et de ce fait pourraitleur donner quelques soucis ! Ils avaient d’ailleurs unefausse conception de ses capacités. Fanny savait lire, écrire,travailler mais on ne lui avait rien appris d’autres, et comme sescousines constataient son ignorance sur beaucoup de choses qui leurétaient familières depuis longtemps déjà, elles la considéraientcomme prodigieusement stupide, et les premières semaines elles enfirent continuellement des gorges chaudes au salon.
— Chère maman, songez donc que ma cousine ne sait même pasdessiner la carte d’Europe — ou ma cousine ne connaît pas lesprincipales rivières de Russie — ou elle na jamais entendu parlerde l’Asie Mineure — ou elle ne sait pas la différence entre descrayons de couleur et des couleurs à l’eau ! C’estextraordinaire ! N’avez-vous jamais entendu quelque chosed’aussi stupide ?
— Ma chère, répondait la prudente tante, c’est très dommage envérité, mais vous ne devez pas demander que tout le monde soitaussi avancé dans ses études que vous.
— Mais ma tante, elle est tellement ignorante !Figurez-vous que nous lui avons demandé hier soir par quel cheminelle irait en Irlande et elle nous a répondu qu’elle irait parl’île de Wight. Elle ne connaît que l’île de Wight et ellel’appelle l’île comme si il n’y avait pas d’autres îles dans lemonde. Je suis sûre que j’aurais été honteuse si je n’avais pas étéplus instruite à son âge. Je ne me souviens pas du temps où je nesavais pas beaucoup plus qu’elle ne sait aujourd’hui. Combien detemps y a-t-il, ma tante, que nous répétions déjà l’ordrechronologique des rois d’Angleterre avec les dates de leur règne etles principaux événements de celui-ci ?
— Oui, reprit l’autre, et celui des empereurs romains jusqu’àSévère, sans compter toute la mythologie, la chimie, l’astrologieet la philosophie !
— Tout cela est très vrai, en effet, ma chérie, mais vous êtesdouées de mémoires extraordinaires et votre pauvre cousine n’en aprobablement pas. Il y a de grandes différences entre les mémoirescomme dans beaucoup d’autres choses et vous devez être indulgentepour votre cousine et la plaindre de cette déficience.Souvenez-vous que si même vous êtes avancées et intelligentes, vousdevez rester modestes car si vous savez déjà pas mal de choses, ilvous reste beaucoup à apprendre encore.
— Oui, je sais. Mais je dois vous raconter encore une chose sicurieuse et si stupide de la part de Fanny. Savez-vous qu’elle nedésire apprendre ni la musique ni le dessin ?
— Certainement, ma chérie, c’est en effet tout à fait ridiculeet cela montre un manque absolu de goûts artistiques, mais toutbien considéré, je crois que c’est aussi bien comme cela, carquoique vos parents (grâce à moi) soient assez bons pour l’éleveravec vous, il n’est pas nécessaire qu’elle devienne aussi accomplieque vous, au contraire. Il est même à souhaiter qu’il y ait unedifférence entre vous et elle.
Tels étaient les sentiments que Mme Norris inculquait à sesnièces et dès lors il n’était pas très étonnant qu’avec leurstalents prometteurs et leur instruction très avancée, ellesmanquaient totalement des qualités fondamentales de générosité etd’humilité ; à part cela, elles étaient admirablementinstruites et Sir Thomas ne savait pas ce qui leur manquait, parceque quoique père exemplaire, il n’était pas lui-même trèsaffectueux extérieurement et la réserve de ses manières arrêtaittoute démonstration de ce genre.
Quant à Lady Bertram, elle ne se préoccupait absolument pas del’éducation de ses filles. Elle n’avait pas de temps pour de tellespréoccupations. Elle était de cette sorte de femmes qui passentleur journée, joliment habillées, assises dans un canapé, faisantun long travail à l’aiguille, pensant en général plus à son chienqu’à ses enfants. Mais elle était très indulgente pour ceux-ci, àcondition que cela ne la dérange pas, guidée dans toutes les chosesimportantes par Sir Thomas et dans les petites choses par sasœur : eût-elle disposé de plus de loisirs pour s’occuper deses filles qu’elle aurait probablement supposé que c’étaitinutile ; puisqu’elles étaient confiées à une gouvernante deparfaite éducation et ne devaient rien désirer de plus. Quant à lastupidité de Fanny, elle ne pouvait dire qu’une chose, c’est quec’était de la malchance, mais que certaines personnes naissentstupides et que Fanny devait faire plus d’efforts : elle nesavait rien faire d’autre. Mais elle ne trouvait rien de mal dansla pauvre petite créature et l’avait toujours trouvée très rapideet complaisante pour porter ses messages et lui donner ce qu’elledésirait.
Avec son ignorance et sa timidité, Fanny était bien établie àMansfield Park et tâchant de reporter sur sa nouvelle famille toutel’affection de son ancien home, finissait par y être moinsmalheureuse avec ses cousines. Maria et Julia n’étaient pasréellement méchantes et quoique Fanny souffrît souvent de leurfaçon de la traiter, elle trouvait leurs agissements trop bas pouren être offensée. Peu de temps après son arrivée dans la famille,Lady Bertram, par suite d’une petite indisposition et d’une grandedose d’indolence, décida de quitter la ville qu’elle avaitcependant accoutumé d’habiter chaque printemps et alla s’installertout à fait à la campagne, laissant Sir Thomas à ses devoirs duParlement et sans se demander si son absence nuirait au bon ordrede la maison. À la campagne, les demoiselles Bertram continuèrent àexercer leur mémoire, à étudier leurs duos et à devenir des femmes,et leur père les vit avec joie devenir des personnes accompliescomme il le désirait. Son fils aîné était négligent et extravagantet lui avait déjà donné pas mal de soucis ; tandis que sesautres enfants ne lui donnaient que des satisfactions. Ses filles,quoique obligées un jour à quitter leur nom de Bertram, feraient,il en avait l’espoir, de belles alliances, et le caractèred’Edmond, son solide bon sens et sa loyauté de pensée tendaient àl’amener aux honneurs et à l’action ; pour son bonheur etcelui de ceux qui l’entouraient, il deviendrait pasteur.
Parmi tous les plans et projets qu’il faisait pour ses enfants,Sir Thomas n’oubliait pas de faire ce qu’il pouvait pour lesenfants de Mme Price. Il l’assista largement dans l’éducation et lasituation de ses fils lorsqu’ils arrivèrent en âge de décider leurcarrière et Fanny, quoique complètement séparée de sa famille,était heureusement satisfaite d’apprendre les bontés dont elleétait l’objet.
Une fois et seulement une fois pendant de longues années, elleeut la joie de voir William. Du reste de sa famille elle ne vitpersonne, aucun d’eux ne semblait penser encore à elle-même pourlui faire une visite et personne ne semblait désirer la revoir.Mais William, décidé à devenir marin, fut invité à passer unweek-end près de sa sœur avant de s’embarquer. On peut imaginer lajoie de leur rencontre, leur bonheur d’être ensemble, les heuresdélicieuses qu’ils passèrent et les longues causeries qu’ilséchangèrent, aussi bien que le chagrin profond du garçon quand ils’en alla, peut-être pour toujours, et la détresse de la petitefille quand il la quitta.
Heureusement, cette visite eut lieu pendant les vacances deNoël, de sorte que Fanny put compter sur les paroles de réconfortde son cousin Edmond qui lui montra d’une façon si charmante labelle carrière de William qu’elle finit par admettre que laséparation était une nécessité. L’amitié d’Edmond ne lui manquajamais ; lorsqu’il quitta Eton pour Oxford, il continua à semontrer aussi prévenant et bon pour elle et profita de chaqueoccasion pour le lui prouver. Sans vouloir avoir l’air de faireplus que les autres, et sans crainte de faire trop, il s’occupatoujours de ses intérêts, en considérant ses goûts, et tâcha defaire ressortir ses meilleures qualités en luttant contre ladéfiance qui les rendait moins visibles et lui donna des conseils,des encouragements et des consolations.
Mise au rancart, comme elle l’était par tout le monde, son appuiseul ne pouvait guère lui suffire pour se mettre en évidence, maisla préoccupation d’Edmond était autre. Il voulait l’aider d’abord àfaire des progrès intellectuels et à y trouver du plaisir. Il lasavait intelligente, d’une compréhension rapide et d’un bonjugement et ayant une vraie passion pour la lecture, qui biendirigée devait être une éducation par elle-même.
Miss Lee lui apprenait le français et chaque jour un peud’histoire, mais il lui conseilla les livres qui charmaient sesheures de loisir, encouragea son goût et corrigea son jugement. Ilrendait ses lectures profitables en lui parlant de ce qu’elle avaitlu et en rehaussant leurs attraits par quelques éloges judicieux.En retour, elle l’aima plus que n’importe qui d’autre, exceptéWilliam ; son cœur se partageait entre eux deux.
Le premier événement de quelque importance dans la famille futla mort de M. Norris qui advint lorsque Fanny atteignit quinze ans.Cette mort apporta nécessairement des changements et desnouveautés. Mme Norris, en quittant le presbytère, s’installad’abord au Park, après quoi elle alla dans une petite maison quiappartenait à Sir Thomas, dans le village, et se consola de laperte de son mari en considérant qu’elle pouvait très bien s’enpasser en vivant d’une façon économe avec ses revenusnécessairement réduits.
La cure aurait dû revenir à Edmond, et si son oncle était mortquelques années auparavant, elle aurait été remise de droit àquelque ami en attendant qu’il fût en âge d’entrer dans les ordres.Mais les extravagances de Tom avaient jusqu’alors été si grandes,qu’il était nécessaire de prendre des dispositions différentes auplus tôt : le plus jeune frère devait aider à payer lesplaisirs de l’aîné. Il y avait une autre cure de familleactuellement à la disposition d’Edmond mais quoique cettecirconstance se fût mieux arrangée avec la conscience de SirThomas, il ne pouvait pas s’empêcher d’en sentir l’injustice et ilessaya sérieusement de la faire comprendre à son fils aîné avecl’espoir qu’il serait touché, et que cela lui ferait plus d’effetque tout ce qu’il avait essayé jusqu’ici.
— Je rougis pour vous, Tom, dit-il avec son air le plus digne.Je rougis de l’expédient auquel je dois recourir et j’espère vousapitoyer en cette occasion dans vos sentiments de frère. Vous avezvolé à Edmond dix, vingt, trente ans et peut-être pour la vie, plusde la moitié de ce qui lui revenait. Il peut être dans mon pouvoirou dans le vôtre (et j’espère qu’il en sera ainsi) de lui procurerun meilleur avancement, mais il ne doit pas être oublié qu’aucunbénéfice de cette sorte n’existerait si nous ne le lui avionsdemandé et que rien ne peut en réalité être équivalent à l’avantagecertain qu’il est obligé de devancer à cause de l’urgence de vosdettes.
Tom écoutait avec quelque peu de honte et de tristesse, mais sesoustrayait aussi vite que possible, déclarant avec un égoïsmefrivole que premièrement il n’avait pas fait la moitié des dettesde ses amis, secondement que son père en avait fait tout un drameet troisièmement que le futur bénéficiaire, quel qu’il fût,mourrait probablement bientôt.
À la mort de M. Norris, le poste revenait de droit à un certainM. Grant, qui en conséquence vint habiter Mansfield et malgré lesprédictions de M. Bertram, semblait être un homme de quarante-cinqans en parfaite santé. Mais non, il avait un petit cou, était d’uneespèce de gens apoplectiques et trop grand amateurs de bonneschoses : il ne ferait pas long feu. Il avait une femme dequinze ans plus jeune, mais pas d’enfants. Les deux époux avaientla réputation d’être des gens très respectables et trèsagréables.
Le moment était venu maintenant où Sir Thomas supposait que sabelle-sœur allait réclamer sa nièce près d’elle. Son changement desituation, les progrès que Fanny avait réalisés en grandissant,semblaient ne plus apporter d’objection à ce qu’elles viventensemble, mais au contraire rendaient naturelle leur réunion. Commed’une part, les revenus de Sir Thomas avaient diminué en raison despertes récentes dans ses états des Indes, en surplus desextravagances de son fils aîné, il devenait désirable pour luid’être délivré de la charge et des obligations de son établissementfutur. Certain qu’il ne pouvait en être autrement, il en parla à safemme et la première fois que celle-ci eut l’occasion de voir Fannyelle lui dit :
— Alors, vous allez nous quitter et vivre avec ma sœur ?Êtes-vous contente ?
Fanny fut trop surprise pour dire autre chose, que répéter lesmots de sa tante :
— Vous quitter ?
— Oui, ma chérie, pourquoi en seriez-vous étonnée ? Vousêtes restée cinq ans avec nous et ma sœur a toujours désiré vousprendre près d’elle si son mari mourait. Mais vous devez revenirchez nous autant de fois que vous le désirez.
La nouvelle était pour Fanny aussi désagréable qu’inattendue.Elle n’avait jamais reçu de témoignage de bonté de la part de satante Norris et ne pouvait l’aimer.
— Je serai très triste de partir, dit-elle avec une voixaltérée.
— Oui je comprends cela, c’est assez naturel. Je ne crois pasque rien puisse jamais vous affliger depuis que vous êtes venuedans cette maison comme une pauvre petite créature.
— J’espère que je ne suis pas ingrate, ma tante, dit Fannymodestement.
— Non, ma chère, j’espère que non, mais vous êtes sûre d’avoirune maison confortable. Cela ne fera pas une grande différence pourvous d’être dans une maison ou une autre.
Fanny quitta la chambre avec un cœur très triste. Elle netrouvait pas la différence si petite et elle n’éprouvait aucunesatisfaction à vivre avec sa tante. Dès qu’elle rencontra Edmondelle lui raconta son chagrin.
— Cousin, dit-elle, quelque chose va arriver que je n’aime pasdu tout et quoique vous m’ayez toujours persuadée de prendre du boncôté les choses que je n’aimais pas, au premier abord vous ne serezpas capable de m’aider cette fois-ci. Je vais aller vivreentièrement avec ma tante Norris.
— Vraiment.
— Oui ma tante Bertram vient de me l’annoncer à l’instant ;c’est décidé. Je vais quitter Mansfield Park et aller à la« Maison Blanche » dès qu’elle y sera installée, jesuppose.
— Eh bien, Fanny, si le projet ne vous déplaisait pas je letrouverais excellent.
— Oh cousin !
— Il a beaucoup de choses pour lui. Ma tante se montre une femmesensée en vous désirant près d’elle. Elle choisit une amie et unecompagne exactement où elle le devait et je suis content que sonamour de l’argent ne l’en ait pas empêchée. Vous serez tout à faitce que vous devez être pour elle. J’espère que cela ne vous peinepas trop, Fanny.
— Mais si, cela me peine. Je ne puis pas l’aimer. J’aime, cettemaison et tout ce qu’elle renferme et je ne pourrai rien aimerlà-bas. Vous savez combien je suis mal à l’aise avec elle.
— Je ne puis rien dire de sa façon d’être envers vous quand vousétiez enfant, mais ce fut la même chose pour nous tous. Elle n’ajamais su être aimable pour les enfants. Mais maintenant vous êtesd’un âge à être traitée mieux ; je pense d’ailleurs qu’elle secomporte déjà autrement et quand vous serez sa seule compagne vouslui deviendrez nécessaire.
— Je ne serai jamais nécessaire à personne.
— Qu’est-ce qui vous en empêcherait ?
— Tout. Ma situation, ma bêtise et ma médiocrité.
— Quant à votre bêtise et à votre médiocrité, ma chère Fanny,croyez-moi : vous n’avez jamais possédé l’ombre de l’une ou del’autre, excepté en employant ces mots improprement. Il n’y aaucune raison au monde pour que vous ne vous rendiez pas nécessairequand vous êtes bien connue. Vous avez du bon sens, un boncaractère et je suis sûre que vous avez un cœur reconnaissant quine veut pas recevoir de bontés sans souhaiter pouvoir les rendre.Je ne connais pas de plus belles qualités pour une amie et unecompagne.
— Vous êtes trop bon, répondit Fanny en rougissant sous de telscompliments. Comment pourrais-je jamais vous remercier comme je levoudrais pour l’estime que vous me donnez ? Oh ! cousin,si je dois partir je me souviendrai de votre bonté jusqu’à la finde ma vie.
— Mais réellement Fanny, j’espère que vous vous souviendrez demoi quand vous serez à la Maison Blanche qui n’est guère loind’ici. Vous parlez comme si vous vous en alliez à deux cents millesd’ici, alors que c’est de l’autre côté du parc ; mais vousrestez des nôtres autant qu’avant. Les deux familles se verrontchaque jour de l’année et la seule différence sera que vivant avecvotre tante vous devrez nécessairement prendre la place qui vousrevient dans la vie. Ici, il y a trop de personnes derrièrelesquelles vous vous cachez, mais avec elle, vous serez forcée deparler pour vous-même.
— Oh, ne dites pas cela !
— Je dois le dire et je le dis avec plaisir. Mme Norris est bienmieux placée que ma mère pour s’occuper de vous maintenant. Ellefera beaucoup pour quelqu’un à qui elle s’intéresse vraiment etelle vous forcera à rendre justice à vos qualités naturelles.
Fanny soupira et répondit :
— Je ne puis pas voir les choses comme vous mais je devrais vouscroire, cependant, et je vous suis très obligée d’essayer dem’habituer à ce qui doit être. Si je pouvais croire que ma tantes’intéresse vraiment à moi, ce serait délicieux de sentir que jesuis utile à quelqu’un. Ici, je sais que je ne comptais pourpersonne et cependant j’aimais tant cet endroit…
— L’endroit est justement ce que vous ne quittez pas en quittantla maison, Fanny. Vous aurez la disposition du parc et des jardinscomme auparavant. Même votre petit cœur fidèle ne doit pas craindrece changement purement nominal. Vous aurez les mêmes promenades àparcourir ; la même librairie pour vous distraire, les mêmesgens à rencontrer et le même cheval à monter.
— C’est vrai. Oui, ce cher vieux poney gris. Ah cousin, quand jeme rappelle combien j’avais peur de monter. Quelles terreurs meprenaient quand j’entendais dire que cela me ferait du bien !Oh, ce que je tremblais quand mon oncle parlait de chevaux !et puis quand je songe à la peine que vous vous êtes donné à mefaire entendre raison et à calmer mes frayeurs et la patience aveclaquelle vous m’avez convaincue que j’aimerais monter après unpetit temps et combien vous aviez raison ; je suis encline àespérer que vous puissiez toujours prophétiser aussi bien.
— Et je suis tout à fait convaincu que votre existence avec MmeNorris sera aussi bonne pour votre esprit que monter à cheval a étébon pour votre santé et en même temps pour votre plus grandbonheur.
Ainsi se termina leur conversation qui avec tout le bien qu’elleaurait pu faire à Fanny s’avéra totalement inutile par le fait quejamais Mme Norris n’avait la plus petite intention de la prendrechez elle. Cela ne lui était jamais venu à l’esprit sinon comme unechose à éviter avec soin. Pour prévenir cette demande, elle s’étaitinstallée dans la plus petite habitation qui existât dans toutMansfield Park, la maison Blanche étant juste assez grande pour larecevoir avec ses servantes et comprendre une chambre d’ami àlaquelle elle tenait particulièrement. La chambre d’ami n’avaitjamais été employée au Presbytère mais s’avérait aujourd’hui d’uneabsolue nécessité. Cependant, toutes ses précautions furentsupposées avoir une meilleure intention et son insistance pouravoir cette chambre d’ami pouvait avoir trompé Sir Thomas, luifaisant supposer qu’elle était réellement destinée à Fanny. LadyBertram éclaircit bientôt la question en disant à Mme Norris, sansdétour :
— Je pense, ma sœur, que nous n’aurons plus besoin de garderMiss Lee quand Fanny ira vivre avec vous ?
Mme Norris sursauta.
— Vivre avec moi, chère Lady Bertram que voulez-vousdire ?
— Ne va-t-elle pas aller vivre avec vous ? Je croyais quec’était arrangé avec Sir Thomas.
— Moi ? Jamais, je n’en n’ai jamais touché un mot à SirThomas et lui ne m’en a pas parlé. Fanny vivre avec moi !C’était la dernière chose à laquelle j’aurais pensé ou quequelqu’un nous connaissant toutes deux aurait souhaité ! BonDieu, que pourrais-je faire de Fanny ? Moi, une pauvre veuvesolitaire, inutile, bonne à rien, l’esprit tout à fait abattu, quepourrais-je faire avec une jeune fille qui en est à ce moment-là dela vie, à quinze ans ! L’âge qui précisément demande le plusde soins et d’attentions et qui a le plus de goût pour ladissipation. Il n’est pas possible que Sir Thomas ait envisagé unechose pareille ! Sir Thomas est mon ami et personne mesouhaitant du bien n’aurait proposé cela. Comment vous en a-t-ilparlé ?
— Au fait, je ne sais pas, je suppose qu’il trouvait que c’étaitle mieux.
— Mais qu’en a-t-il dit ? Il ne peut pas avoir dit qu’ildésirait que je prenne Fanny. Je suis sûre que dans son cœur il nepeut souhaiter cela !
— Non, il a seulement dit qu’il croyait que c’était trèsprobable et je l’ai cru aussi. Nous pensons tous les deux que ceserait un agrément pour vous mais si vous ne le désirez pas, onn’en parlera plus. Elle ne nous encombre pas ici.
— Chère sœur, si vous considérez ma situation malheureuse,comment peut-elle être un agrément pour moi ? Me voilà privéedu meilleur des maris, voilà ma santé ébranlée en le soignant et enle veillant, mes esprits dans un état encore pire, toute la paix dema vie détruite avec à peine de quoi tenir mon rang de femme dumonde et de quoi me permettre de vivre sans déshonorer la mémoirede mon cher disparu ; quel agrément voulez-vous que je trouveen prenant une telle charge que Fanny ? Je ne voudrais paspour mon propre salut faire une chose aussi injuste vis à vis decette pauvre petite. Elle est en de bonnes mains ; et assuréede faire le bien. Je dois lutter seule avec mes difficultés et meschagrins comme je le puis.
— Alors, cela ne vous fera rien de vivre toute seule ?
— Chère Lady Bertram, quel est mon lot sinon la solitude ?De temps à autre j’espère avoir une amie dans mon petit cottage(j’aurais toujours un lit pour les amis) mais la plupart de mesjours futurs se passeront dans une réclusion complète. Que jepuisse nouer les deux bouts, c’est tout ce que je demande.
— J’espère, ma sœur que les choses n’iront pas si mal que vousle dites cependant, puisque Sir Thomas a dit que vous auriez sixcents livres par an.
— Je ne me plains pas, Lady Bertram. Je sais que je ne puis plusvivre, comme je le faisais ; mais je dois supprimer ce que jepuis et apprendre à être une meilleure ménagère. J’ai été unemaîtresse de maison très libérale mais je ne rougirais pas de fairemaintenant des économies. Ma situation a diminué avec mes revenus.M. Norris avait, comme pasteur des grands devoirs vis à vis de laparoisse, dont je ne devrai plus me soucier. Personne ne saitcombien il a été dépensé dans notre cuisine pour des mendiants etdes vagabonds. À la Maison Blanche je surveillerai cela. Je doisvivre de ma rente, sinon je serai misérable. Et si je parvenais àmettre un peu de côté au bout de l’année, j’en serais trèssatisfaite.
— Je crois que vous pourrez. Vous l’avez toujours fait n’est-cepas ?
— Mon but, Lady Bertram, est d’être utile à ceux qui viendrontaprès moi. C’est pour le bien de vos enfants que je souhaite êtreplus riche, je n’ai personne d’autre à qui m’intéresser mais jeserais très contente de penser que je pourrai leur laisser à chacunune bagatelle qui en vaudrait la peine.
— Vous êtes très bonne, mais ne vous préoccupez pas d’eux. Ilssont sûrs de ne manquer de rien. Sir Thomas s’en occupera.
— Mais les moyens de Sir Thomas seront fatalement amoindris,vous savez, si l’état d’Antigue continue à donner si peu derevenus.
— Oh, cela va s’arranger ! Je sais que Sir Thomas a écrit àce sujet
— Eh bien, Lady Bertram, dit Mme Norris en se levant pourpartir, je ne puis que vous dire que mon seul désir est d’être dequelque utilité à votre famille et si Sir Thomas reparlait jamaisde Fanny, vous pourriez lui dire que ma santé et mes espritsrendent la chose hors de question d’autant plus que je n’aurais pasmême un lit à lui donner, puisque je dois garder une chambre pourmes amies.
Lady Bertram donna suffisamment d’extraits de cette conversationà son mari pour lui ôter toutes ses illusions sur les vues de sabelle-sœur et dès lors, elle fut tout à fait à l’abri d’aucunedemande ou de la moindre allusion de sa part. Il ne peut ques’étonner de son refus de faire quelques chose pour une niècequ’elle avait si chaudement recommandée ; mais comme elle pritgrand soin de lui faire comprendre ainsi qu’à Lady Bertram que toutce qu’elle possédait reviendrait à leur famille, il admit lasituation comme elle était, ce qui, en lui donnant tous lesavantages, lui permettait d’aider plus facilement Fanny,lui-même.
Fanny apprit bientôt combien avait été vaines ses craintes dedépart et la joie spontanée et sincère qu’elle montrait consolaEdmond du désappointement qu’il eut de ne pas voir s’accomplir cequ’il croyait préférable pour elle. Mme Norris s’installa à laMaison Blanche ; les Grant arrivèrent au Presbytère et la viereprit à Mansfield comme à l’ordinaire pour un certain temps.
Les Grant se montrèrent aimables et sociables et dans l’ensembleplurent à leurs nouvelles relations. Ils avaient naturellementleurs défauts et Mme Norris les eut bientôt trouvés. Le Dr. étaittrès gourmand et désirait un bon dîner chaque jour tandis que MmeGrant, au lieu de tâcher d’être économe, donnait à sa cuisinièredes gages aussi forts que ceux que l’on donnait à Mansfield Park etmettait rarement les pieds à la cuisine. Mme Norris ne pouvaitparler sans humeur de tels abus ni de la quantité de beurre etd’œufs qui étaient régulièrement employés dans cette maison.Personne plus qu’elle n’aimait l’abondance et l’hospitalité,personne ne détestait plus qu’elle les actionscompatissantes ; le presbytère n’avait jamais manqué deconfort quand elle y était, lui semblait-il, mais elle ne pouvaitcomprendre cette façon de faire ! Une dame trop élégante dansun presbytère de campagne n’était pas à sa place. Elle trouvait quesa chambre à provisions eût été bien suffisante pour Mme Grant.Malgré toutes ses enquêtes elle ne put jamais découvrir que MmeGrant possédait plus que cinq cents livres.
Lady Bertram écouta toutes ses histoires sans le moindre intérêtelle ne désirait pas entrer dans les erreurs d’économie des autresmais elle ressentit une offense à sa beauté dans le fait que MmeGrant était si bien établie dans la vie sans être jolie etexprimait un étonnement sur ce point aussi souvent que Mme Norrisredisait son indignation sur l’autre.
Ces opinions avaient déjà été beaucoup discutées quand un autreévénement de grande importance arriva dans la famille qui absorbales pensées et les conversations des dames. Sir Thomas trouvanécessaire de partir pour Antigue lui-même afin d’arranger sesaffaires et prit avec lui son fils aîné, dans l’espoir de ledétacher de certaines relations indésirables. Ils quittèrentl’Angleterre avec la demi-certitude d’être absents pendant à peuprès douze mois.
La nécessité de ce voyage au point de vue pécuniaire et l’espoirqu’il serait salutaire à son fils, consola Sir Thomas de l’ennui dequitter le reste de sa famille et de laisser ses filles sous ladirection des autres au moment le plus délicat de leur vie. Il necroyait pas Lady Bertram capable de le remplacer ou même des’occuper d’elles, mais il avait suffisamment confiance dans lasurveillance soutenue de Mme Norris et dans le jugement d’Edmondpour pouvoir s’en aller sans crainte, quant à leur conduite.
Lady Bertram n’aimait pas du tout l’idée que son mari laquittait, mais elle ne s’inquiétait ni de sa sécurité, ni de sonconfort, étant l’une de ces personnes qui pensent que rien n’estdangereux ni difficile, ni fatigant si ce n’est pour elle-même.
Les Demoiselles Bertram, furent le plus à plaindre dans cetteoccasion, pas pour leur chagrin, mais pour leur indifférencetotale. Elles n’avaient pas une affection énorme pour leur père quiétait étranger à leurs plaisirs ; son absence leur plaisaitplutôt. Elles se sentaient soulagées de toute retenue et sansprétendre à des amusements qui auraient été sans doute défendus parSir Thomas se sentirent immédiatement très libres d’agir comme bonleur semblait. Fanny eut la même impression que ses cousines, maissa nature plus sensible lui suggéra en même temps la pensée que cessentiments étaient ingrats et elle se chagrina de ne pas pouvoir setourmenter d’avantage. « Sir Thomas qui avait tant fait pourelle et ses frères, et qui était parti peut-être pour ne jamaisrevenir ! Et elle pouvait le voir partir sans une larme !C’était d’une monstrueuse insensibilité ! » Il lui avaitdit, justement ce dernier matin, qu’il espérait qu’elle pourrait denouveau revoir William l’hiver prochain et l’avait chargée de luiécrire et de l’inviter à Mansfield aussitôt que son escadre seraiten Angleterre. « C’était si délicat et si bon ! » ets’il avait seulement souri en le disant et l’avait appelée« ma chère Fanny » toute sa froideur passée aurait étéoubliée. Mais il avait terminé son discours d’une façon mortifiantepour elle en disant : « Si William vient à Mansfield,j’espère que vous serez capable de le convaincre que les nombreusesannées qui se sont passées depuis que vous êtes séparés, n’ont pasété sans apporter quelques progrès à votre condition quoique jecraigne qu’il retrouve sa sœur à seize ans, la même à peu prèsqu’elle n’était à dix ans. »
Elle avait pleuré amèrement sur ces réflexions quand son oncleétait parti, et ses cousines en la voyant avec des yeux rouges, latraitèrent d’hypocrite.
Tom Bertram avait passé si peu de temps à la maison que sonabsence ne fut guère remarquée, et Lady Bertram fut même trèsétonnée de découvrir qu’ils se passaient tous très bien de leurpère et qu’Edmond le remplaçait, parlait au régisseur, écrivait àl’avocat, commandait aux domestiques et lui épargnait toute fatigueinutile, excepté celle de lui dicter ses lettres.
La nouvelle de l’arrivée sains et saufs des voyageurs à Antigue,après un excellent voyage, arriva, mais pas avant que Mme Norrisn’eût inquiété tout le monde par de terribles suppositions et pasavant qu’elle n’eût déjà pris toutes les dispositions en cas decatastrophe.
L’hiver arriva et se passa sans incident, et les nouvellesfurent toujours excellentes. Mme Norris était tout le temps occupéeà procurer des amusements à ses nièces, à les assister dans leurtoilettes, vantant leurs qualités, et cherchant des marispossibles, en plus de ses occupations de maîtresse de maison et deses interventions dans celles de sa sœur, ainsi que les dépenses deMme Grant, si bien qu’elle avait peu d’occasion de penser àl’absent.
Les demoiselles Bertram étaient maintenant tout à faitsemblables aux élégantes du voisinage, et comme elles unissaient àla beauté une grâce naturelle et des manières aisées, et qu’ellesavaient été élevées avec soin dans tous les devoirs d’une jeunefille parfaite, elles récoltaient toutes les faveurs et tous lescompliments. La vanité était tellement ancrée en elles que ceux-ciet celles-là leur paraissaient naturels, tandis que les éloges queleur tante ne cessaient de leur faire les renforcèrent dans l’idéequ’elles étaient sans défaut. Lady Bertram ne se montrait pas enpublic avec ses filles. Elle était trop indolente, même pours’astreindre à aller recevoir les félicitations qu’on n’aurait pasmanqué de lui faire sur le succès de ses filles et elle laissa cesoin à sa sœur qui ne désirait rien de plus que ce poste honorable,par lequel elle pouvait s’immiscer dans toute la société sans avoirde responsabilités personnelles.
Fanny n’avait pas sa part des fêtes de la saison mais elle seplaisait à tenir compagnie à sa tante quand tout le reste de lafamille était sorti et comme Miss Lee avait quitté Mansfield, elledevint naturellement très nécessaire à Lady Bertram, pendant unenuit de bal ou pendant une fête. Elle lui parlait, l’écoutait, luifaisait la lecture, et la tranquillité de telles soirées avec lacertitude de n’entendre aucune méchanceté pendant ces tête-à-tête,lui apportait un vrai repos dans la vie ballottée qu’elle menait.Elle aimait à entendre le compte-rendu des plaisirs de sescousines, spécialement des bals et apprendre avec qui Edmond avaitdansé, mais elle avait une trop petite idée de sa situation pourimaginer qu’elle aurait jamais de ces joies, et de ce fait, nenourrissait aucune jalousie.
Dans l’ensemble ce fut un bon hiver pour elle. Il ne ramena pasWilliam en Angleterre, mais elle espérait toujours sa venue.
Le printemps suivant la priva de son inestimable ami le vieuxponey gris, et pendant tout un temps sa santé s’en ressentit trèsfort, car sans compter l’habitude qu’elle avait de le monter, on nes’occupa plus de lui faire monter un autre cheval, parce que sestantes déclarèrent « qu’elle pourrait monter un de ceux de sescousines, quand celles-ci n’en avaient pas envie » et commeles demoiselles Bertram montaient à cheval chaque fois qu’ilfaisait beau et ne connaissaient pas le geste de faire le sacrificede leur plaisir, elle ne monta plus jamais. Elles firent leursagréables promenades chaque matin d’avril et de mai tandis queFanny restait assise à la maison près d’une de ses tantes, oumarchait au delà de ses forces à l’instigation de l’autre. Car LadyBertram trouvait que faire de l’exercice était une chose inutilepour les autres, ne l’aimant pas elle-même, et Mme Norris, quimarchait toute la journée, trouvait au contraire que tout le mondedevait marcher autant qu’elle.
Edmond était absent en ce moment, sans quoi il aurait viteremédié au mal. Lorsqu’il revint et constata ce qui arrivait àFanny et les mauvais effets qui en étaient résultés, il décida toutde suite que « Fanny devait avoir un cheval », malgré lesprotestations de sa mère et de sa tante. Mme Norris pensa que l’ontrouverait bien un vieux cheval qui ferait largement l’affaire,chez quelque habitant du Park, ou que l’on pourrait emprunter celuidu régisseur, ou que peut-être le Rév. Grant pourrait de temps àautre leur louer le poney qu’il envoyait pour la Poste. Elle nepouvait pas s’empêcher de considérer comme absolument inutile etmême peu admissible que Fanny ait un cheval à elle, comme sescousines. Elle était sûre que ce n’était pas dans les désirs de SirThomas et elle n’admettait pas qu’en son absence, on fît une telleacquisition et qu’on augmentât ainsi grandement les frais de sonécurie, au moment où ses revenus étaient justement très incertains.Edmond répondait fermement :
— Fanny doit avoir un cheval.
Mme Norris n’était pas d’accord à ce sujet, mais Lady Bertramétait tout à fait du même avis que son fils ; cependant, afinde ne pas déplaire à son mari, elle proposa d’attendreseptembre : il n’y aurait pas d’inconvénients à attendrejusqu’alors.
Quoique la façon dont sa tante traitait Fanny lui déplût bienplus que la façon d’agir de sa mère à son égard, Edmond duts’incliner en principe. Il décida de trouver un moyen quin’encouragerait pas les critiques de son père et qui procurerait enmême temps à Fanny la possibilité immédiate de refaire cesexercices dont il savait qu’elle avait grand besoin.
Il avait trois chevaux à lui, mais aucun ne convenait à unedame. Deux étaient des étalons et le troisième était un cheval detrait. Il résolut d’échanger ce dernier contre un cheval que sacousine pourrait monter, il savait où en trouver un et ainsidécidé, il conclut rapidement l’affaire. La nouvelle jument étaitune petite merveille, et s’adapta vite à sa nouvelle maîtresse.
Fanny eut ainsi son cheval à elle. Elle n’aurait jamais cruauparavant qu’elle pût s’habituer à un autre cheval qu’à son vieuxponey gris, mais le plaisir qu’elle eut à monter la jument d’Edmonddépassa ses désirs et ne pouvait s’exprimer en mots. Son cousinreprésentait pour elle l’exemple de la bonté et de la générositéque personne comme elle ne pouvait apprécier à sa valeur et elle neconnaissait pas de sentiment qui était suffisant pour le payer enretour. Celui qu’elle éprouvait pour lui était fait d’estime, dereconnaissance, de confiance et de tendresse.
Comme le cheval restait en nom la propriété d’Edmond, Mme Norrisput admettre que Fanny en disposât, et si même Lady Bertram avaitencore trouvé valable son objection, Edmond allait être excusé àses yeux de n’avoir pas attendu le retour de Sir Thomas enseptembre, car quand septembre arriva, Sir Bertram était encore àl’étranger et ne paraissait pas être si près de terminer sonaffaire. Des circonstances désagréables avaient surgi tout à coupau moment où il songeait à rentrer en Angleterre et l’incertitudedans laquelle se trouvaient à nouveau ses affaires, l’obligea àrenvoyer son fils à la maison pour attendre que les arrangementsaient été conclus. Tom revint sain et sauf, en apportantd’excellentes nouvelles de la santé de son père, mais trop peu dedétails, de l’avis de Mme Norris. Le fait que Sir Thomas renvoyaitson fils lui semblait une précaution que le père prenait enprévision d’un danger qu’il pourrait courir et elle ne pouvaits’empêcher d’avoir de terribles pressentiments ; tandisqu’arrivaient les longues soirées d’automne, elle était tellementhantée par ces idées, dans la triste solitude de son cottage,qu’elle fut obligée de venir se réfugier dans la salle à manger duPark. Le retour des fêtes d’hiver eut cependant un heureux effetsur son esprit, car elle était tellement préoccupée à surveillerles succès de l’aînée de ses nièces que ses nerfs se calmèrentlentement. S’il arrivait que le pauvre Sir Thomas ne revînt jamais,il serait particulièrement consolant de voir leur chère Maria bienmariée, songeait-elle souvent, surtout quand elles se trouvaient encompagnie d’hommes d’avenir et spécialement lorsque lui futprésenté un jeune homme qui venait d’acquérir une des plus bellessituations de la contrée.
M. Rushworth fut immédiatement conquis par la beauté de MissBertram et étant disposé à se marier, en tomba follement amoureux.C’était un jeune homme d’allure assez lourde et qui n’avait pasbeaucoup d’autres qualités, sinon un grand bon sens, mais comme iln’y avait rien de déplaisant dans son visage ni dans son maintien,la jeune fille fut satisfaite de sa conquête. Étant arrivée à sesvingt et un ans, Maria Bertram commençait à songer au mariage commeà un devoir, et comme une union avec M. Rushworth lui apporteraitla jouissance d’un revenu plus grand que celui dont elle disposaitchez son père, en plus d’une habitation en ville, ce qui était sonpremier désir, il lui apparut comme une obligation morale d’épouserM. Rushworth si elle le pouvait. Mme Norris encouragea de toutesses forces ce projet, en tâchant de faire des suggestions afin demettre les deux partis d’accord, et entre autres moyens enrecherchant l’intimité de la mère du jeune homme, qui vivait aveclui et à qui elle obligea Lady Bertram à aller rendre une visitematinale en faisant dix milles de mauvaise route.
Il ne se passa pas beaucoup de temps avant qu’une bonne ententene se manifestât entre la mère de M. Rushworth et elle-même. MmeRushworth lui expliqua combien elle était désireuse de voir sonfils marié, et déclara que de toutes les jeunes filles qu’elleavait rencontrées, Mlle Bertram semblait, par ses qualités et sonéducation parfaite, être tout à fait désignée pour rendre son filsheureux. Mme Norris accepta les compliments et félicita MmeRushworth d’avoir su discerner si justement où se trouvait le vraimérite. Maria était en effet l’orgueil et la joie de tous — sansaucun défaut — vraiment un ange enfin, et évidemment si combléed’admirateurs qu’elle devait être difficile dans son choix. Maispour le peu de connaissance que Mme Norris avait de M. Rushworth,il lui semblait pouvoir déjà dire qu’il apparaissait remplir lesconditions d’un jeune homme parfait, digne d’en être aimé.
Après avoir dansé ensemble à un assez grand nombre de bals, lesjeunes gens se plurent tout à fait et se fiancèrent, à lasatisfaction de leur famille, et avec l’approbation générale detout le voisinage qui, depuis des semaines déjà, prévoyait unmariage entre Mlle Bertram et M. Rushworth.
Il se passa plusieurs mois avant que le consentement de SirThomas ne pût arriver, mais en attendant, comme il n’y avait aucundoute sur son assentiment, les pourparlers entre les deux famillessuivirent leur cours normal, quoique Mme Norris répétât à quivoulait l’entendre qu’on devait attendre de ses nouvelles.
Edmond était le seul de la famille qui voyait un défaut danscette affaire, et toutes les raisons de sa tante ne parvinrent pasà lui faire trouver que M. Rushworth était un mari désirable. Iladmettait que sa sœur fût le meilleur juge de son bonheur, mais ilne comprenait pas que ce bonheur trouvât son centre rien que dansun large revenu, pas plus qu’il ne pouvait s’empêcher de se dire àlui-même, quand il se trouvait en présence de M. Rushworth,que : « Si cet homme ne possédait pas douze cents livresde revenus par an, il serait un être absolument stupide. »
Cependant, Sir Thomas fut réellement heureux à l’annonce decette alliance si indéniablement avantageuse, et dont iln’entendait que le bon et l’agréable. C’était une union tout à faitdésirable — dans le même département et ayant les mêmes intérêts —et son adhésion la plus cordiale fut envoyée aussi vite quepossible. Il mit seulement comme condition que le mariage n’auraitpas lieu avant son retour qu’il espérait très prochain. Il écriviten avril, et avait un ferme espoir que ses affaires seraientterminées d’une façon satisfaisante, afin qu’il pût quitter Antiguaavant la fin de l’été.
Nous étions au mois de juillet, et Fanny venait d’atteindre sesdix-huit ans, lorsque le village s’accrut de deux nouveaux hôtes,le frère et la sœur de Mme Grant, appelés M. et Mlle Crawford,enfants du second mariage de sa mère. C’étaient des jeunes gensd’avenir. Le fils avait une belle situation à Norfolk, la fillepossédait vingt mille livres. Quand ils étaient enfants, leur sœurles aimait beaucoup, mais comme son propre mariage avait étébientôt suivi de la mort de leur mère qui les laissait aux bonssoins d’un frère de leur père, que Mme Grant ne connaissait pas,elle les avait tout à fait perdus de vue depuis lors.
Ils avaient trouvé un accueil charmant dans la maison de leuroncle. L’amiral et Mme Crawford, qui ne s’entendaient pour riend’autre, étaient unis dans leur affection pour ces deux enfants, oudu moins n’étaient-ils pas adversaires dans cette occasion, quoiquechacun eût son favori, et le montrât ouvertement. Mme Crawfordpréférait la fille, l’amiral avait toutes les indulgences pour legarçon, et ce fut la mort de cette dame qui obligeait sa« protégée », après quelques mois d’essai dans la maisonde son oncle, à chercher une autre habitation. L’amiral Crawfordétait un homme de mauvaise conduite, qui au lieu de respecter sanièce, amenait ses maîtresses chez lui. En ceci Mme Grant sesentait en dette vis-à-vis de sa sœur, en lui proposant de venirprès d’elle. Proposition aussi bienvenue d’un côté qu’elle pouvaitêtre profitable de l’autre, car Mme Grant, ayant épuisé lesressources que lui offrait la société des femmes sans enfants,ayant comblé son salon préféré de jolies choses et collectionné lesplantes et les volailles, était très désireuse d’avoir une autredistraction chez elle. De ce fait, l’arrivée d’une sœur qu’elleavait toujours adorée, et qu’elle espérait garder près d’elle tantqu’elle serait célibataire, l’enchantait énormément, et sa seuleanxiété était que Mansfield ne plût pas beaucoup à une jeune fillehabituée à vivre à Londres.
Mlle Crawford avait un peu la même appréhension, quoiqu’ellecraignît surtout le genre de vie que sa sœur menait et le genre desociété qu’elle fréquentait, et ce ne fut qu’après avoir essayé envain d’obtenir de son frère, qu’ils aillent s’installer ensembledans leur maison de campagne qu’elle se résigna à essayer de venirvivre chez Mme Grant. Henry Crawford avait horreur de vivrelongtemps au même endroit et de devoir s’astreindre à ne voirqu’une société limitée ; il ne pouvait céder à sa sœur sur despoints aussi importants, mais il consentit à l’accompagner avec laplus grande courtoisie jusqu’à Northampton et s’engagea à venir larechercher aussitôt qu’elle serait fatiguée de l’endroit.
La rencontre fut tout à fait satisfaisante de part et d’autre.Mlle Crawford trouva une sœur sans prétention ni rusticité, unbeau-frère qui avait l’air d’un gentleman et une maison confortableet joliment meublée ; et Mme Grant reçut avec joie ces jeunesgens d’une apparence si avenante qu’elle désirait aimer de touteson âme.
Mary Crawford était remarquablement jolie ; Henry,quoiqu’il ne fût pas beau, avait grand air ; leurs façonsétaient enjouées et agréables et Mme Grant leur accordaimmédiatement toute son indulgence. Ils lui plaisaient tous lesdeux, mais elle avait une préférence pour Mary, et n’ayant jamaiseu le plaisir d’être fière de sa beauté personnelle, elle trouva dubonheur et de l’orgueil dans celle de sa sœur. Elle n’avait pasattendu son arrivée pour lui trouver un compagnon possible et sonchoix s’était fixé sur Tom Bertram ; le fils aîné d’unbaronnet n’était pas trop bien, pour une jeune fille qui apportaitvingt mille livres avec toute la beauté et l’élégance dont MmeGrant la parait, et ayant un cœur ardent et le besoin de seconfier, Mary n’était pas depuis trois heures dans la maisonqu’elle la mit au courant de ses projets.
Mlle Crawford fut satisfaite de savoir qu’il y avait une aussibonne famille si près d’eux et pas du tout fâchée de l’attention desa sœur ni de son choix. Le mariage était le but de sa vie ;ayant de la fortune, elle devait bien se marier ; et ayantdéjà vu M. Bertram en ville, elle savait qu’il n’y avait aucuneobjection à faire à sa personne ni à sa situation dans la vie.Quoiqu’elle en parlât comme d’une plaisanterie, désormais elle ypensait sérieusement. Le projet fut rapidement répété à Henry.
— Et maintenant, ajouta Mme Grant, j’ai pensé à quelque chosequi rendrait l’affaire tout à fait complète. J’aimerais tant vousétablir tous dans cette région ; de ce fait, Henry, vouspourriez épouser la plus jeune fille de Lady Bertram, une joliejeune fille, spirituelle, éduquée, accomplie, qui vous rendraittrès heureux.
Henry s’inclina en la remerciant.
— Ma chère sœur, dit Mary, si vous parvenez à le persuader d’unetelle chose, ce serait un nouveau plaisir pour moi de me savoir laparente d’une personne aussi intelligente, et je ne regretteraiqu’une chose, c’est que vous n’ayez pas une demi-douzaine de fillesà diriger dans la vie. Si vous pouvez cor vaincre Henry de semarier vous devez avoir l’adresse d’une française. Toutes lespossibilités anglaises ont déjà été essayées. J’ai spécialementtrois amies intimes qui mouraient de désir de l’épouser et lespeines qu’elles se sont données, ainsi que leurs mères (femmes trèsintelligentes) et que ma chère tante et moi-même afin de tâcher dele persuader de se marier ont été vaines ! Il est le plusterrible flirteur que l’on puisse imaginer ! Et si vosdemoiselles Bertram ne désirent pas avoir le cœur brisé, qu’ellesévitent Henry !…
— Mon cher frère, je ne puis pas croire cela de vous !
— Non, je suis sûr que vous êtes trop bonne pour le croire etvous serez meilleure que Mary. Vous admettrez les hésitations de lajeunesse et de l’inexpérience. Je suis d’un caractère prudent et neveux pas risquer mon bonheur à la légère. Personne n’a une plushaute idée du mariage que moi et je considère comme une bénédictiond’avoir une femme, comme le dit le poète : « Le meilleurprésent du ciel. »
— Vous voyez, Mme Grant, comme il sait dire les choses avecemphase, et regardez cependant son sourire. Je vous assure qu’ilest terrible et les leçons de l’amiral l’ont tout à fait gâté.
— Je ne fais pas grand cas de ce que disent les jeunes gens dumariage, répondit Mme Grant. S’ils montrent de l’aversion à semarier, j’en conclus seulement que c’est qu’ils n’ont pas encorerencontré celle qui leur était destinée.
En riant, le pasteur Grant félicita Mlle Crawford de n’avoir pasd’aversion pour le mariage.
— Oh ! oui, déclara-t-elle, je n’en suis pas du touthonteuse. Je voudrais que tous les hommes se marient s’ils ontl’occasion de le faire convenablement, je n’aime pas connaître desgens qui se détruisent eux-mêmes, mais tous devraient se marieraussi longtemps qu’ils peuvent le faire avec avantage.
Les jeunes gens se plurent au premier abord. De chaque côté il yavait tant d’attraits ! Leur connaissance promit bientôt dedevenir aussi intime que les convenances le permettaient. La beautéde Mlle Crawford ne déplut pas aux demoiselles Bertram. Ellesétaient trop jolies elles-mêmes pour être jalouses des femmes quil’étaient aussi et elles étaient aussi charmées que leurs frèrespar ses yeux noirs si vivants, son teint mat et son allurecharmante. Si elle avait été grande et bien faite et si elle avaiteu les cheveux clairs, il y aurait pu y avoir des jalousies, maisla réalité étant différente, il ne pouvait y avoir de comparaisonpossible, et elle était une jolie fille, tandis qu’elles étaientles plus belles femmes de la région.
Son frère n’était pas beau, non, quand elles le virent lapremière fois ; il était absolument laid, noir et laid, maisil était un gentleman et avait un air agréable. La seconderencontre le fit paraître moins laid ; certes, il n’était pasbeau mais son allure était parfaite et ses dents étaient fortbelles, et puis il était si bien bâti qu’on oubliait bientôt qu’ilétait laid. Après la troisième entrevue, lors d’un dîner aupresbytère, plus personne n’osa dire qu’il l’était. En réalité,c’était le plus agréable jeune homme que les deux sœurs aientjamais rencontré et l’une n’aimait pas moins sa présence quel’autre. Les fiançailles de Mlle Bertram en faisaient en quelquesorte la propriété de Julia, ce qu’elle n’ignorait nullement. Avantqu’il n’ait passé une semaine à Mansfield, elle était prête à entomber amoureuse.
Les sentiments de Maria étaient plus confus et plus mélangés.Elle préférait ne pas chercher à les comprendre. Il ne pouvait yavoir aucun mal à ce qu’elle aimât la société d’un homme agréable.Tout le monde connaissait sa situation, et M. Crawford savait cequ’il faisait. M. Crawford ne désirait pas du tout être en danger.Les demoiselles Bertram étaient des plus plaisantes et tâchaient deplaire, et il fit comme elles, sans aucune arrière-pensée derrièrela tête. Il ne désirait pas les voir mourir d’amour, mais avec lessentiments et le caractère qui auraient dû le faire sentir et lefaire juger plus exactement, il se permit de grandes libertés surces points.
— J’aime beaucoup vos demoiselles Bertram, déclara-t-il à sasœur, lorsqu’il revint de les avoir reconduites à leur voitureaprès le dîner en question, elles sont très élégantes et vraimentagréables.
— Elles le sont, en effet, et je suis ravie de vous l’entendredire. Mais vous préférez Julia.
— Oh ! oui, je préfère Julia.
— Est-ce sincère ? Car Mlle Bertram est considéréegénéralement comme la plus jolie.
— Je le crois aussi, elle a bien des avantages et je préfère sonallure, mais je préfère quand même Julia. Mlle Bertram estcertainement la plus jolie des deux et je l’ai trouvée des plusagréable, mais je préférerai toujours Julia parce que vous mel’avez ordonné.
— Je ne devrais pas vous parler, Henry, mais je sais que vousfinirez par la préférer.
— Ne vous ai-je pas dit que je l’ai préférée depuis lecommencement ?
— De plus, Mlle Bertram est fiancée. Souvenez-vous-en, mon cherfrère. Son choix est déjà fait.
— Oui, et je ne l’en aime que mieux. Une jeune fille fiancée esttoujours plus agréable qu’une autre. Elle est satisfaited’elle-même. Ses soucis sont envolés et elle sent qu’elle peutexercer tous ses charmes sans suspicion. Il y a de la sécurité avecune jeune fille fiancée, il n’y a pas de danger.
— Quant à cela, M. Rushworth est un charmant jeune homme etc’est un splendide parti pour elle.
— Mais Mlle Bertram ne l’aime pas, croyez-vous. Je ne suis pasde votre avis. Je suis sûr qu’elle lui est très attachée. J’ai pule voir dans ses yeux, chaque fois que son nom fut prononcé.J’estime trop Mlle Bertram pour pouvoir croire qu’elle donnerait samain sans donner son cœur !
— Mary, qu’allons-nous faire pour lui ?
— Nous devons le laisser agir lui-même. Lui parler serait trèsmauvais. Pour finir il sera trompé.
— Mais je voudrais qu’il ne soit pas trompé, qu’il ne soit pasdupé ; je voudrais que tout soit propre et honorable.
— Oh ! Chère, laissez-le courir sa chance, laissez-le setromper. Ce sera aussi bien. Nous sommes tous dupés une fois oul’autre dans notre vie.
— Dans le mariage pas toujours, chère Mary.
— Dans le mariage spécialement. Avec tout le respect qui est dûà ceux qui sont mariés, dans cette société, chère Mme Grant, surcent personnes des deux sexes qui se marient il n’y en a pas unequi n’est pas trompée quand elle se marie. Je puis regarder où jeveux, je vois que c’est ainsi et je sens que cela doit être ainsi,quand je considère que parmi toutes les transactions, c’est celledont les gens attendent le plus les uns des autres, c’est celle oùles gens sont le moins honnêtes.
— Ah ! vous avez été à une bien mauvaise école pour lesquestions matrimoniales, dans la rue du Mal.
— Ma pauvre tante avait certainement peu de raison d’aimer sonétat, mais cependant, si je m’en tiens à mes observationspersonnelles, je trouve que c’est malhonnête. J’en connais tant quise sont mariés en pleine confiance et avec l’espoir d’être heureuxet de former une équipe parfaite, qui ont été profondément déçus etobligés de se rendre compte qu’ils arrivaient exactement aucontraire ! Comment appelez-vous cela, si ce n’est pas unetromperie ?
— Mon cher enfant, je crois qu’il y a beaucoup d’imaginationdans tout ce que vous dites.
— Je m’excuse, mais je ne puis pas vous croire tout à fait. Celadépend des cas évidemment, mais vous regardez le mal sans regarderle remède. Il y aura toujours et partout de petits froissements etdes déceptions, et nous sommes tous enclins à en craindretrop ; mais si un projet de bonheur échoue, la nature humaineen fait un autre et si notre premier calcul a été mauvais, nous enfaisons un meilleur : nous calculerons juste pour finir. Cesobservateurs à l’esprit mauvais, chère Mary, qui ont beaucoup avecpeu de chose, sont encore plus trompés et plus déçus que lesautres.
— Très bien parlé, ma sœur ! Je rends grâce à votre« esprit de corps ». Je suis mariée et si j’entends êtrehonnête, je souhaite que mes amies le soient aussi. Celaempêcherait beaucoup de peines de cœur.
— Vous êtes aussi gâtée que votre frère, Mary, mais nous vousguérirons tous les deux. Mansfield vous fera du bien à tous deux,et sans tromperies. Restez avec nous et vous serez guéris.
Les Crawford ne désiraient pas être guéris mais ils étaientdécidés à rester. Pour le moment Mary était heureuse au presbytèreet Henry s’y plaisait suffisamment pour prolonger sa visite. Ilétait arrivé avec l’intention de n’y passer que quelques jours,mais Mansfield était prometteur et rien ne l’appelait autre part.Mme Grant était enchantée de les garder tous les deux près d’elleet le Dr. Grant était tout à fait d’accord avec elle car une joliejeune fille ayant de la conversation comme Mlle Crawford, esttoujours une agréable société pour un homme casanier et indolent,en outre Mr. Crawford, étant son invité, lui donnait le prétexte deboire un peu de bordeaux chaque jour.
L’admiration que Mr. Crawford avait pour les demoisellesBertram, était une révélation pour Mlle Crawford, qui n’était pashabituée à ce genre de choses. Elle reconnaissait que les filsBertram étaient de charmants jeunes gens et que l’on rencontraitrarement, même à Londres, deux jeunes gens aussi accomplis, surtoutl’aîné. Il avait beaucoup vécu à Londres et avait plus de vivacitéet de galanterie qu’Edmond : il devait plaired’avantage ; le fait qu’il était l’aîné pesait d’ailleurslourd dans la balance. Elle avait toujours eu le pressentiment quec’était lui qu’elle préférerait.
Tom Bertram était en effet charmant. Il était de la sorted’hommes que l’on aime en général ; sa gentillesse étaitenveloppante, car il avait des manières aisées, beaucoup d’esprit,de grandes connaissances et beaucoup de conversation. Ses droits àMansfield Park et plus tard, au titre de baronnet ne gâtaient rien,ajoutés au reste. Mlle Crawford sentit tout de suite que leurssituations pouvaient s’accorder. Elle regarda autour d’elle avecconsidération et trouva que tout était en sa faveur, le pare decinq milles, la maison spacieuse et moderne si bien située et sibien entourée qu’elle pouvait paraître dans n’importe quellecollection de gentilhommières et demandait seulement à êtrecomplètement remeublée, des sœurs agréables, une mère paisible etun mari lui-même charmant qui présentait l’avantage d’être empêchéde jouer par une parole donnée à son père et qui devait devenir SirThomas un jour. Cela pouvait convenir et elle croyait bien qu’ill’accepterait ; aussi commença-t-elle dès lors à s’intéresserau cheval qu’il devait monter aux courses de B…
Les courses devaient l’appeler loin de Mansfield, peu de tempsaprès que leurs relations ne commencèrent, et comme il semblait quela famille n’espérait pas son retour avant plusieurs semaines, ceserait une bonne épreuve pour son amour. Il lui parla beaucoup descourses et tâcha de la convaincre à le suivre, il fit des plans degrande fête et insista avec toute l’ardeur de son inclination, maisils en restèrent aux projets.
Et Fanny, que devenait-elle pendant tout ce temps ? Quefaisait-elle ? Que pensait-elle des nouveaux arrivants ?Il n’y avait pas beaucoup de jeunes filles de dix-huit ans quifussent si peu consultées que Fanny ! D’une façon calme etsans que personne ne le remarquât, elle paya son tributd’admiration à la beauté de Mlle Crawford mais comme ellecontinuait à trouver M. Crawford très laid, bien qu’elle eûtentendu ses deux cousines répéter le contraire, elle n’en parlaitjamais.
— Je commence à vous connaître tous maintenant, excepté MllePrice, dit Mlle Crawford, tandis qu’elle se promenait avec les deuxfils Bertram. Dites moi, est-elle « sortie » ou nel’est-elle pas ? Je suis intriguée. Elle a dîné avec vousautres tous au presbytère, ce qui semblait dire qu’elle était« sortie » et cependant elle parla si peu que je puisdifficilement admettre qu’elle le soit.
Edmond à qui cette question était posée, répondit :
— Je crois que je sais ce que vous voulez dire, mais je ne veuxpas me charger de vous répondre. Ma cousine est grande ; ellea l’âge et la raison d’une femme, mais les « sortie » ou« pas sortie » ne me concernent pas.
— Et cependant en général, rien n’est plus facile à vérifier. Ladifférence est si grande. Ses manières autant que son allure, sontsi différentes ! Jusqu’à présent, je ne croyais pas qu’il fûtpossible de se tromper dans le fait qu’une jeune fille est sortieou pas. Une jeune fille qui ne l’est pas a toujours la même robe,toujours le même bonnet serré, elle paraît très réservée, et ne ditjamais un mot. Vous pouvez sourire, mais c’est comme cela, je vousassure, et si ce n’est pas poussé un peu loin, c’est trèsconvenable. Les jeunes filles devraient être calmes et modestes. Laseule objection est, que le changement de leurs façons,lorsqu’elles sont introduites dans la société, est trop soudain. Etsouvent elles passent en très peu de temps de la plus granderéserve à l’excès contraire… la confiance ! Voilà la partiefautive du présent système. L’on n’aime pas voir une jeune fille dedix-huit à dix-neuf ans, parler brusquement de toutes choses, quandon l’a vue auparavant incapable de proférer une parole.
— M. Bertram, dites-moi, vous devez avoir quelquefois rencontréces changements brusques.
— Je crois bien que oui, mais je ne trouve pas cela bien. Jevois où vous voulez en venir. Vous voulez me mystifier avec MissAnderson.
— Non pas. Miss Anderson ! Je ne sais pas de qui ou de quoivous voulez parler. Je n’y comprends plus rien. Mais je vousmystifierai avec grand plaisir, si vous voulez me répondre.
— Ah ! Vous jouez très bien votre jeu, mais je ne me laissepas commander ainsi. Vous devez avoir eu Miss Anderson devant lesyeux, en décrivant le brusque changement d’une jeune fille. Vousl’avez trop exactement peinte pour qu’il y ait une erreur. C’étaittellement bien cela ! Les Anderson de Baker Street. Nous enparlions justement l’autre jour, vous savez, Edmond, vous voussouvenez que j’ai mentionné le nom de Charles Anderson. Lescirconstances se sont présentées exactement comme cette jeune fillevient de l’expliquer. Quand Anderson me présenta la première fois àsa famille, il y a deux ans, sa sœur n’était pas« sortie » et je ne pus arriver à lui parler. Je suisresté là un matin, pendant une heure à attendre Anderson, avec elleet une petite fille ou deux dans la chambre. La gouvernante étantmalade et la mère entrant et sortant tout le temps avec des lettresd’affaires, je pus difficilement obtenir quelques mots de la jeunefille, à peine une réponse polie ; elle serrait les lèvres etse détournait de moi avec un tel air ! Je ne la vis pluspendant un an. Entretemps, elle « sortit ». Je larencontrai chez Mme Holford et ne la reconnus pas. Elle vint versmoi, s’écria que j’étais une ancienne connaissance, me désemparacomplètement, et parla, et rit jusqu’à ce que je ne sache vraimentplus où me mettre. Je sentais que j’étais le bouffon du salon. MlleCrawford a certainement entendu cette histoire.
— C’est une très jolie histoire, pleine de vérité, et qui esttoute à l’honneur de Miss Anderson. C’est une faute très courante.Les mères n’ont certainement pas encore trouvé la bonne méthodepour conduire leurs filles. Je ne sais où se trouve l’erreur, et jene prétends pas redresser les gens, mais je vois qu’ils se trompentsouvent.
— Celles qui montrent au monde quelles devraient être les façonsde faire des femmes, dit M. Bertram, font beaucoup pour tâcher deles rendre le mieux possible.
— C’est là que l’erreur est la plus grande, dit Edmond avecmoins de courtoisie, car ces jeunes filles-là sont mal élevées. Onleur donne de mauvais conseils, en commençant. Elles agissenttoujours par vanité et il n’y a pas plus de modestie réelle dansleurs sentiments avant qu’elles ne se montrent qu’après.
— Je ne sais pas, reprit Mlle Crawford avec hésitation. Oui, jene suis pas de votre avis. C’est certainement la plus petite partiede l’affaire. Il est bien pire de voir des jeunes filles qui nesont pas « sorties » se donner les mêmes airs et prendreles mêmes libertés que si elles l’étaient, ce que j’ai déjà vu.C’est pire que tout et c’est vraiment dégoûtant !
— Oui, c’est très inconvenant, en effet, dit M. Bertram. Celavous égare, et vous ne savez que faire. Le bonnet bien serré etl’air modeste, vous définissent si bien (et rien ne fut plus juste)et vous font comprendre ce qu’il en est. Quant à moi, je me suistrouvé dans un terrible embarras l’an dernier, précisément pourcette raison. J’étais allé à Ramsgate passer une semaine, avec unami, en septembre dernier, immédiatement après mon retour desIndes. Mon ami Sneyd — je vous ai déjà parlé des Sneyd, Edmond —était là avec sa mère, son père et ses sœurs, tous des inconnuspour moi. Lorsque nous arrivâmes à Albion Place, ils avaientdisparus, nous les cherchâmes et les trouvâmes sur la jetée avecd’autres de leur amis. Je fis mes salutations en bonne et due formeet comme Mme Sneyd était entourée de messieurs, je m’occupais d’unedes filles, je marchais à côté d’elle pendant tout le chemin duretour et je me rendis aussi aimable que possible. La jeune filleétait aussi parfaitement aisée dans ses manières qu’elle étaitprête à parler et à écouter. Je ne pouvais pas me douter que jefaisais quelque chose de mal. Elles se ressemblaient très fort,toutes deux bien habillées, avec des voiles et des parasols commeles autres jeunes filles. Je m’aperçus après, que j’avais donnétoute mon attention à la plus jeune qui n’était pas encore« sortie » et que j’avais offensé gravement l’aînée. MlleAugusta aurait dû passer inaperçue encore pendant six mois et jecrois que Mlle Sneyd ne me le pardonna jamais.
— C’était désastreux, évidemment. Pauvre Mlle Sneyd !Quoique je n’aie pas de jeune sœur, je me rends compte de cequ’elle a dû ressentir. Être négligée au profit de quelqu’un quin’est pas « sorti » doit être très vexant, mais c’étaitabsolument la faute de la mère : Mlle Augusta aurait dû êtreavec sa gouvernante. Pareilles demi-mesures réussissent très mal.Mais maintenant je dois être satisfaite à propos de Mlle Price.Va-t-elle au bal ? Dîne-t-elle toujours dehors avec lesautres ?
— Non, reprit Edmond, je ne crois pas qu’elle ait jamais été àun bal. Ma mère sort rarement elle-même et ne dîne jamais dehors,excepté chez Mme Grant, et Fanny reste à la maison avec elle.
— Oh ! alors la chose est claire. Mlle Price n’est pas« sortie ».
M. Bertram partit pour X… et Mlle Crawford se préparait àtrouver un grand vide dans la société des autres : ilmanquerait terriblement aux réunions qui étaient devenuesjournalières entre les deux familles. Lorsqu’elle alla dîner auPark peu de temps après son départ, elle reprit sa place près dubout de la table, certaine de se sentir toute mélancolique à causedu changement de maître. Ce devait être une chose désagréable àfaire, elle en était certaine. En comparaison de son frère, Edmondne devait avoir aucune autorité. Le potage fut passé à la ronded’une façon des moins élégante, le vin fut bu sans aucun sourire etsans aucune plaisanterie et le gibier coupé sans une de cesanecdotes amusantes qui commencent souvent par « l’un de mesamis ». Elle essaya de trouver quelque plaisir à ce qui sepassait à l’autre bout de la table en observant M. Rushworth, quiapparaissait à Mansfield pour la première fois depuis l’arrivée desCrawford. Il était allé passer quelque temps chez un ami duvoisinage, qui avait pu rendre sa terre meilleure par un nouveauprocédé que M. Rushworth était bien décidé à essayer, de sortequ’il parlait de ses projets et de rien d’autre. Après avoir déjàété exposé dans le salon, le sujet fut repris dans la salle àmanger. Sa principale occupation était évidemment l’opinion etl’attention de Mlle Bertram et quoique son air montrât plutôt unecertaine supériorité qu’un vif intérêt, le nom de Sotherton Courtet l’idée de ce que cela représentait, lui donna un sentiment desatisfaction qui l’empêcha d’être peu aimable.
— Je souhaiterais que vous voyez Compton, dit-il, c’est unechose splendide ! Je n’ai jamais vu un endroit aussi completdans ma vie. Je disais à Smith que je ne me rendais pas compte oùj’étais ! L’accès de Compton est une des plus jolies chosesque je connaisse dans la contrée, vous voyez la maison d’une façonsurprenante. J’ai déclaré quand je suis rentré à Sotherton, hier,que cela ressemblait à une prison — une véritable vieilleprison.
— Oh ! comment pouvez-vous dire cela ! s’écria MmeNorris.
— Une prison, en effet ! Sotherton Court est la plus bellebâtisse ancienne du monde. Elle demande des arrangements, avanttoutes choses. Je n’ai jamais vu de toute ma vie un endroit quidemande plus d’embellissements, et c’est si délaissé que je medemande ce qu’on pourrait y faire.
— Il n’y a pas à s’étonner que M. Rushworth pense comme celaaujourd’hui, dit Mme Grant à Mme Norris avec un sourire, mais celan’empêche que Sotherton sera restauré quand il le décidera.
— Je dois essayer d’en faire quelque chose, dit M. Rushworth,mais je ne sais pas quoi. J’espère que j’aurai quelques bons amispour m’aider.
— Votre meilleur ami dans cette occasion, dit Mlle Bertramcalmement, serait M. Repton, j’imagine.
— C’est ce que je pensais. Comme il a si bien travaillé pourSmith, je pense que je fais mieux de le prendre directement. Ildemande cinq guinées par jour.
— Eh bien ! même s’il en demandait dix, s’écria Mme Norris,je suppose que vous n’avez pas besoin de vous préoccuper de cela.La dépense ne doit pas être un obstacle et si j’étais de vous jen’y penserais pas. Je voudrais que tout soit fait au mieux et aussijoliment que possible. Un endroit comme Sotherton Court mérite toutce que le goût et l’argent peuvent faire. Vous avez assez d’espacepour faire travailler des gens et des terres qui vous rapporterontgros. Pour ma part, si j’avais la cinquième partie d’une propriétécomme Sotherton, je passerais mon temps à planter et à faireproduire, car j’aime cela. Ce serait trop ridicule de ma partd’entreprendre quelque chose dans le jardin où j’habite maintenant,sur un demi-acre à peine. Ce serait burlesque. Mais si j’avais plusde place, je trouverais un vrai plaisir à embellir et à planter.D’ailleurs, nous n’avons pas mal fait en ce sens au presbytère, etnous l’avons rendu tout à fait différent de ce qu’il était quandnous sommes arrivés. Vous êtes trop jeunes pour vous en souvenir,sans doute, mais si le cher Sir Thomas était là, il pourrait vousdire les embellissements que nous y avons faits, et si la santé deM. Norris n’avait pas été si mauvaise, nous y aurions fait beaucoupplus encore. Il pouvait difficilement sortir, le pauvre homme, etne profitait de rien, aussi n’avais-je pas le couraged’entreprendre de nouvelles choses. S’il n’en avait pas été ainsi,nous aurions enlevé le mur du jardin, et fait des plantationsjusqu’au cimetière, comme l’a fait le Dr. Grant. Nous désirionstoujours faire du nouveau et c’est au printemps de l’année avant lamort de M. Norris que nous avons planté l’abricotier contre le murde l’écurie. Il est devenu un bien bel arbre maintenant et produitdes fruits exquis, n’est-ce pas, Monsieur ? dit Mme Norriss’adressant au Dr. Grant.
— Certes, l’arbre prospère très bien, Madame, répondit cedernier. Le sol est bon. Mais je ne passe jamais devant sansregretter que les fruits ne soient pas assez abondants pour enconserver.
— Monsieur, c’est un parc marécageux — nous l’avons acheté commetel — et il nous a déjà beaucoup coûté, quoique ce fût un cadeau deSir Thomas, mais j’ai vu les notes : je sais qu’il a coûtésept shillings et qu’il a été taxé comme un parc« marécageux ».
— On a abusé de vous, Madame, reprit le Dr. Grant. Ces pommes deterre ne sont pas meilleures que les abricots de l’arbre dont vousparlez : elles sont insipides. Un bon abricot est mangeable etaucun de ceux de mon jardin ne l’est.
— La vérité, dit Mme Grant, parlant à Mme Norris à travers latable, est que le Dr. Grant ne connaît pas le vrai goût de nosabricots, il se contente difficilement d’un seul et c’est un fruitsi précieux et si utile, que lorsque j’en ai employé pour mestartes et que j’en ai mis en conserve, il n’en reste plus beaucouppour la table.
Mme Norris, qui commençait à se fâcher, se calma, et pendant unpetit moment d’autres sujets furent abordés quant aux changements àfaire à Sotherton. Le Dr. Grant et Mme Norris étaient rarement enbons termes et leurs relations, qui avaient commencé par desdisputes, continuaient par des divergences totales d’idées etd’habitudes.
Après une courte interruption, M. Rushworthrecommença :
— L’habitation de Smith est l’admiration de tout le pays, et neressemblait à rien avant que Repton ne la prît vraiment en mains.Je crois que je prendrai Repton…
— Monsieur Rushworth, dit Lady Bertram, si j’étais de vous,j’aurais une très jolie plantation. Comme l’on aimerait s’ypromener pendant les beaux jours…
M. Rushworth assura Sa Seigneurie de son parfait acquiescementet essaya de formuler quelques compliments bien tournés ; maisentre son désir de lui plaire et ses goûts personnels, auxquelss’ajoutait son envie d’exprimer tout le désir qu’il avaitd’entourer les dames de toutes les aises possibles, principalementcelle à qui il désirait plaire avant tout, il se trouva embarrasséau plus haut point et Edmond fut trop content de pouvoir coupercourt à son discours en lui proposant du vin. Cependant, M.Rushworth qui, en général, n’était pas un grand causeur, n’avaitpas fini de développer son sujet :
— Smith ne possédait pas plus de cent acres tout ensemble, cequi n’est pas beaucoup et ce qui rend encore plus surprenante lafaçon dont il a pu en tirer parti. À Sotherton, nous avons plus decent acres, sans parler des parties marécageuses, et quand je voisce que l’on a pu faire à Compton, je crois que nous ne devons pasdésespérer. On a coupé quelques beaux arbres qui poussaient tropprès de l’habitation, ce qui a ouvert l’horizon, et j’y pense,Repton ou un autre, fera certainement abattre l’avenue qui setrouve devant Sotherton, vous savez l’avenue qui va depuis le côtéouest jusqu’au sommet de la colline, dit-il en se tournantspécialement vers Mlle Bertram.
Mais celle-ci crut tout à fait décent de répondre :
— L’avenue ! Oh ! je ne m’en souviens pas, je connaissi peu Sotherton.
Fanny, qui se trouvait assise près d’Edmond, juste en face deMlle Crawford et qui écoutait avec attention, lui dit toutbas :
— Abattre une avenue ! Quelle pitié ! Cela ne vousfait-il pas songer à Cowper ? « Vous, les avenuesabattues, une fois de plus je déplore votre sortinjuste ! »
Il sourit en répondant :
— Je crains que l’avenue ait peu de chances, Fanny.
— Je voudrais voir Sotherton avant qu’on ne l’abatte, etl’admirer comme il est aujourd’hui, dans son état actuel, mais jecrains de ne pouvoir y aller…
— N’avez-vous jamais été là-bas ? Non, c’est vrai, vousn’avez jamais pu, et malheureusement c’est trop loin pour y aller àcheval. Je souhaiterais trouver un moyen d’y aller.
— Oh ! tant pis. Quand je le verrai, vous m’expliquerezcomment il a été auparavant.
— J’ai entendu dire, dit Mlle Crawford, que Sotherton est unendroit ancien et de grande beauté. Quel est son style ?
— La maison fut bâtie sous Elisabeth. C’est une grande bâtisserégulière en briques, lourde mais d’un aspect respectable et quicontient de bonnes chambres en grand nombre. Cependant, elle estmal située, dans la partie la plus basse du parc, ce qui rend lesaméliorations difficiles. Mais les bois sont beaux et il y a untorrent dont on pourrait tirer grand parti. M. Rushworth a raison,je crois, en désirant la moderniser et je ne doute pas qu’il lefasse avec succès.
Mlle Crawford écouta avec humilité et songea tout bas :« C’est un homme bien élevé, qui sait en tirer le meilleurparti. »
— Je ne souhaite pas influencer M. Rushworth, poursuivit-il,mais si je voulais améliorer mon habitation, je ne me laisseraispas diriger par un homme avide de progrès. Je préférerais moins deperfection mais plus de personnalité et j’en acquerrais petit àpetit. Je me fierais plus à mes propres goûts qu’aux siens.
— Vous seriez capable de faire cela, j’en tombe d’accord, maismoi pas. Je n’ai pas d’idées assez inventives pour ces choses, nide génie artistique suffisant, et si j’avais une habitation à moi àla campagne, je serais des plus reconnaissante à n’importe quel M.Repton ou autre qui voudrait s’en charger et qui me donnerait leplus de beauté possible pour mon argent : je ne m’enoccuperais que lorsque ce serait terminé.
— Ce serait pourtant si agréable, dit Fanny, de suivre lesprogrès de près.
— Parce que vous avez été élevée comme cela. Mais cela ne fitpas partie de mon éducation, et la seule expérience que j’ai faite,entreprise par quelqu’un qui n’était pas de première force, m’afait considérer la chose comme désastreuse. Il y a de cela troisans, l’amiral, mon honorable oncle, acheta un cottage à Turckenham,pour y passer l’été avec nous tous. Ma tante et moi, nous nous yrendîmes avec enthousiasme, mais quoiqu’il fût très joli, nous nousaperçûmes vite qu’il fallait des améliorations. Pendant trois moisnous fûmes dans la poussière et la confusion, sans un endroit oùposer nos pieds ni un banc pour nous asseoir. Je désirais que toutfût aussi bien que possible, les plantations, les jardins fleuriset les coins rustiques, mais tout aurait dû être fait sans que jedoive m’en occuper. Henry est différent de moi : il aime àfaire tout par lui-même.
Edmond était chagriné d’entendre Mlle Crawford, pour qui ilavait une certaine admiration, parler de son oncle de cette façon.Il trouvait que ce n’était pas régulier et il resta silencieuxjusqu’à ce que, conquis par des sourires et des amabilités, ildécida de ne plus y penser pour le moment.
— Monsieur Bertram, disait-elle, j’ai enfin des nouvelles de maharpe. Il paraît qu’elle est en sécurité à Northampton depuis dixjours, quoiqu’on nous ait assuré le contraire plusieurs fois.
Edmond montra son plaisir et sa surprise.
— La vérité est que nos recherches étaient trop directes, nousavions envoyé une servante, nous y étions allés nous-mêmes (cen’était même pas à soixante-dix milles de Londres) mais ce matinnous en avons eu des nouvelles plus précises. Le fermier l’avaitvue, en avait parlé au boulanger qui en avait parlé au boucher dontle beau-frère avait écrit un mot au magasin.
— Je suis très heureux que vous en ayez des nouvelles, quel quesoit le moyen, et j’espère que vous l’aurez sans délai.
— Je l’aurai demain, mais comment croyez-vous qu’on mel’apportera ? Pas par une voiture ou une charrette ?Oh ! non, on ne trouverait rien à louer au village. J’auraismieux fait de demander des porteurs et une charrette à bras.
— Ce sera difficile, je le crains, en ce moment de pleinerécolte de foin, de trouver une charrette et un cheval.
— J’étais tellement étonnée de voir l’affaire d’État quec’était ! Désirer un cheval et une charrette à la campagnesemblait une chose extraordinaire ! Aussi, je demandais à mafemme de chambre de s’en occuper directement, et comme je nepouvais sortir de mon vestiaire sans voir une ferme, ni marcherdans la plantation sans passer devant une autre, je pensais qu’ilsuffirait de les demander pour les avoir et je n’avais quel’embarras du choix. Vous devinez ma surprise, quand je découvrisque j’avais demandé la chose la moins raisonnable, la plusimpossible, et que j’avais offensé tous les fermiers, tous leslaboureurs par ma demande. Quant au secrétaire du Dr. Grant, jecroyais plus prudent de ne pas être sur son chemin, et monbeau-frère lui-même, qui en général est la bonté même, me regardaitd’un air sombre depuis qu’il avait appris ce que j’avais osédemander.
— Vous ne pouviez pas le prévoir, naturellement, mais quand vousy pensez maintenant, vous devez vous rendre compte de l’importancequ’il y a à rentrer les foins. Sa location d’une charrette n’eûtpas été si facile que vous le supposez, même à un autremoment ; nos fermiers n’ont pas l’habitude de les prêter, maisen été c’est en dehors de leur pouvoir que de se priver d’uncheval.
— Je comprendrai peut-être toutes vos habitudes petit à petit,mais arrivant de Londres avec l’idée que tout peut être obtenu avecde l’argent, j’étais un peu décontenancée de prime abord enconstatant cette sorte d’indépendance qui règne à la campagne.Cependant j’aurai quand même ma harpe demain car Henry, qui estcomplaisant, m’a offert d’aller la chercher dans sa« barouche ». Ne sera-t-elle pas amenée avec tous leshonneurs qui lui sont dus ?
Edmond déclara que la harpe était son instrument préféré etqu’il espérait avoir le plaisir de l’entendre jouer bientôt. Fannyn’avait jamais entendu jouer de la harpe et s’en réjouissaitbeaucoup.
— Je serai ravie de jouer pour vous deux, dit Mlle Crawford,aussi longtemps que vous le désirerez, plus peut-être, car j’aimeprofondément la musique et quand je sens mon goût partagé, je mesurpasse, et je me sens infiniment heureuse. Quand vous écrivez àvotre frère, M. Bertram, je vous supplie de lui dire que ma harpeest arrivée car il savait combien j’étais anxieuse à ce sujet. Etvous pouvez lui dire, s’il vous plaît, que je préparerai mes airsles plus plaintifs pour son retour, afin de lui montrer macompassion, car je suis sûre que son cheval perdra.
— Si je lui écris, je dirai tout cela, mais je n’ai pas deraison pour lui écrire en ce moment.
— Non, évidemment, quelles drôles de créatures sont lesfrères ! Ils peuvent rester douze mois sans s’écrire et sevoir, s’ils n’ont pas de raison pour le faire de toute urgence, ets’ils sont obligés de le faire pour dire qu’un cheval est malade ouun parent mort, ils en sortent avec le moins de mots possible. Vousêtes tous les mêmes. Henry, qui est en toutes choses un frèreaccompli, qui m’aime, qui se confie à moi et qui parle parfois desheures durant, n’a encore jamais tourné la page d’une lettre !Et souvent il n’écrit pas plus que : « Chère Mary — jesuis bien arrivé — beaucoup de monde — tout va bien — sincèrementvôtre. » — C’est le vrai style fraternel.
— Quand ils sont loin de leur famille, dit Fanny en pensant àWilliam, ils peuvent écrire de longues lettres.
— Mlle Price a un frère en mer, dit Edmond, dont lacorrespondance régulière fait qu’elle vous trouve trop sévère.
— En mer, vraiment ? — Dans les services du roi,évidemment ?
Fanny aurait préféré que ce soit Edmond qui racontât l’histoire,mais le silence de celui-ci l’obligea à expliquer la situation deson frère ; sa voix était animée en parlant de lui et ennommant les différents pays étrangers où il avait été, mais elle neput parler des longues années d’absence sans avoir des larmes auxyeux. Mlle Crawford lui souhaita poliment une belle carrière.
— Ne savez-vous rien de mon cousin le capitaine, demanda Edmond,le capitaine Marshall ? Je crois que vous avez de nombreusesrelations dans la marine, n’est-ce pas ?
— Parmi les amiraux, oui, assez nombreuses, mais, ajouta-t-elleavec un air de grandeur, nous ne connaissons que très peu lesofficiers de rangs inférieurs. Les capitaines sont certes des genscharmants, mais nous n’avons pas de rapports avec eux. Je puis vousparler longuement de beaucoup d’amiraux, de leur escadre, de leurdegré de solde, de leurs querelles et de leurs jalousies. Mais engénéral, je puis vous assurer qu’ils savent se surpasser en malcomme en bien. Certainement, ma vie chez mon oncle m’a mise encontact avec un grand cercle d’amiraux, et j’y ai vu suffisammentde vices et de débauche. Mais je vous en prie, ne croyez pas que jeblâme le métier.
Edmond redevint grave et répondit seulement :
— C’est une noble profession.
— Oui, la carrière est belle, dans deux cas : si elle donnela fortune et si elle est dépensée avec discrétion. Mais de toutesfaçons ce n’est pas un métier qui favorise l’intelligence et je nel’ai jamais considéré comme tel.
Edmond reparla de la harpe et se sentit de nouveau très heureuxà l’idée de l’entendre. L’amélioration des terrains, continuaitcependant à faire les frais de la conversation des autres et MmeGrant ne put s’empêcher d’attirer l’attention de son frère sur MlleJulia Bertram.
— Mon cher Henry, ne dites-vous rien ? Vous vous êtes tantoccupé d’embellissements vous même et d’après ce que j’ai appris ausujet d’Everingham, vous n’avez rien à envier aux autres propriétésd’Angleterre. Everingham doit être jugé parfait avec ses collineset ses bois ! Que ne donnerais-je pour les revoir !
— Rien ne me fait plus de plaisir que de vous entendre parlerainsi, dit-il, mais je crains que vous ne soyez désappointée, vousne les retrouverez plus comme vous les imaginez. Son étendue n’estguère importante et quant aux modifications, je n’ai pu y fairegrand chose, hélas. J’aurais aimé y travailler pourlongtemps !
— Vous aimez ce genre d’occupation ? demanda Julia.
— Énormément, mais que reste-t-il à faire lorsque la nature secharge du principal ? J’étais trop jeune alors, sinon jen’aurais pas fait d’Everingham, ce qu’il est aujourd’hui. Mon planfut conçu à Westminster, un peu modifié peut-être à Cambridge etexécuté alors que je n’avais que vingt et un ans. J’envie M.Rushworth qui a tant de joies en perspectives ; moi, j’aigâché les miennes.
— Ceux qui voient rapidement, agissent rapidement, dit Julia.Vous ne devez jamais avoir de la peine à trouver une occupation etau lieu d’envier M. Rushworth vous devriez l’aider de vosconseils.
Mme Grant, ayant entendu la fin de cette conversation, l’appuyachaudement, persuadée que personne ne pouvait avoir un meilleurjugement que son frère, et comme Mlle Bertram l’encourageait detoutes ses forces, disant qu’à son avis il était bien préférable deconsulter des amies et des personnes désintéressées, que de mettrel’affaire directement entre les mains d’hommes d’affaire. M.Rushworth fut tout à fait disposé à prendre les avis et lesconseils de M. Crawford. Celui-ci se mit à son entière dispositionaprès avoir d’abord déprécié ses propres capacités. Alors M.Rushworth demanda à M. Crawford de lui faire l’honneur de venir àSotherton pour quelques jours. Mme Norris qui devinait lessentiments de ses nièces à l’idée de se séparer de M. Crawfordproposa un autre projet :
— Il n’y avait aucun doute à avoir sur l’ardeur et la bonnevolonté de M. Crawford, mais pourquoi n’iraient-ils pas là-bas enplus grand nombre ? Pourquoi n’organiserait-on pas uneexcursion ? Il y en a beaucoup qui s’intéresseraient fort auxaméliorations que vous allez faire, cher M. Rushworth, et quiaimeraient entendre l’opinion de M. Crawford sur le sujet, et celapourrait toujours servir. Pour ma part, il y a longtemps quej’aurais voulu avoir l’occasion de revoir votre chère mère, le faitde ne pas avoir de chevaux m’en a empêché. Mais je pourrais allercauser avec elle pendant que vous tous, vous vous promènerez etvous discuterez les arrangements à faire, puis nous pourrions tousrevenir dîner à Sotherton selon les goûts de Mme Rushworth, etavoir un délicieux retour au clair de lune. Je suis sûre que M.Crawford consentira à me prendre avec mes deux nièces dans sa« barouche » ; Edmond pourrait aller à cheval tandisque Fanny resterait près de vous.
Lady Bertram ne fit aucune objection, et tout le monde exprimason contentement quant au projet, excepté Edmond qui ne ditrien.
— Eh, bien ! Fanny, comment trouvez-vous Mlle Crawford,maintenant ? demanda Edmond le jour suivant, après avoir pensélongtemps à ce sujet lui-même. Comment l’avez-vous trouvéehier ?
— Très bien, vraiment. J’aime l’entendre parler, elle medivertit et elle est si jolie que j’aime la regarder.
— C’est sa façon d’être qui est si attrayante. Elle a un si jolijeu de physionomie ! Mais n’avez-vous pas été frappée, parquelque chose de déplacé dans sa conduite ?
— Oh oui, elle n’aurait pas dû parler de son oncle comme ellel’a fait. Cela m’a fort étonnée. Un oncle avec qui elle a vécu desi nombreuses années, et qui, quels que soient ses défauts, aimetant son frère, qu’il traite comme son fils, paraît-il. Je n’auraispas cru cela !
— J’étais sûr que vous en auriez été choquée. Ce n’était pasjoli, ni décent.
— Et si ingrat, je trouve.
— Ingrat est un grand mot. Je ne crois pas que son oncle aitaucun droit à sa gratitude, mais sa femme en a, et c’est parrespect pour la mémoire de sa tante, qu’elle est mise ici. Elle setrouve dans une situation compliquée et avec une telle objection etun esprit aussi vif il est difficile qu’elle rende justice à satante sans porter une ombre sur l’amiral. Je ne prétends pas savoirlequel fut le plus à blâmer dans leurs dissentiments, encore que laconduite actuelle de l’Amiral inclinerait les sympathies vers safemme, mais il est naturel et admissible que Mlle Crawford défendecomplètement sa tante. Je ne juge pas ses opinions, mais je lablâme de les dire en public.
— Ne croyez-vous pas, dit Fanny après avoir réfléchi un peu, quecette antipathie n’est que l’écho du sentiment de Mme Crawfordpuisqu’elle a été élevée entièrement par elle ? Elle ne peutpas lui avoir fait voir clairement ce que voulait au justel’Amiral ?
— C’est juste. Oui, nous devons conclure que les défauts de lanièce sont la copie de ceux de la tante, ce qui nous donne plusd’indulgence à son égard. Mais je crois que sa demeure présentedoit lui faire beaucoup de bien, car les idées de Mme Grant sonttrès justes et elle parle de son frère avec une réelleaffection.
— Oui, excepté dans sa façon de lui écrire de trop courteslettres ! Elle m’a fait rire, mais je ne puis évaluer l’amourou le caractère d’un frère, d’après ses lettres et d’après le faitqu’il ne se donne pas la peine d’écrire de longues lettres, quandil n’a rien à dire d’intéressant. Je suis sûre que William n’auraitpas fait cela non plus. Et de quel droit suppose-t-elle que vousn’écririez pas de longues lettres si vous étiez absent ?
— Du droit de son imagination, Fanny. Elle cherche dans tout cequi peut contribuer à son propre amusement ou à celui des autres,ce qui est admissible quand il ne s’y mêle ni grossièreté nimauvaise humeur, et il n’y a pas l’ombre de l’une ou de l’autredans les façons de Mlle Crawford, qui ne sont ni âpres, nibruyantes ni impolies. Elle est très féminine, excepté dans ce quenous venons de dire, où elle n’a pas d’excuses. Je suis content quevous sentiez la même chose que moi.
Ayant façonné son imagination et dirigé ses affections il yavait grande chance qu’elle pense comme lui, quoiqu’à ce moment-ciet sur ce sujet il y eût quelque danger qu’ils ne soient plusd’accord, car il était quant à Mlle Crawford sur la pente d’uneadmiration qui la conduirait où Fanny ne pouvait le suivre. Lesattraits de Mlle Crawford ne s’amoindrissaient pas, au contraire.La harpe arriva et ajouta encore à sa beauté, la finesse et labonne humeur, car, elle jouait avec la plus grande obligeance ets’exécutait d’une façon pleine de goût et de sentiment, qui étaitdélicieuse et méritait chaque fois des éloges. Edmond était aupresbytère chaque jour, afin de jouir de son instrument préféré etchaque matin apportait une invitation pour le lendemain, car lajeune fille était flattée d’avoir un auditeur et l’habitude futvite prise.
Une jeune fille, jolie, vivante, avec une harpe aussi gracieusequ’elle-même, près d’une fenêtre donnant sur un jardin fleurientouré d’arbres couverts de leur riche feuillage d’été, suffisaitpour prendre le cœur de n’importe quel homme ! La saison, ledécor, l’air, tout était favorable à la tendresse et au sentiment.Mme Grant et sa broderie faisaient partie de l’harmonie et commel’amour change les aspects de toutes choses, le plateau desandwiches et le Dr Grant qui faisait les honneurs complétèrentl’ensemble. Sans étudier ses sentiments, et sans les approfondir, àla fin d’une semaine, Edmond commençait à être très amoureux et ilfaut ajouter tout à l’honneur de la jeune fille, que sans compterle fait qu’il était un homme du monde mais n’avait pas comme sonfrère l’art de la flatterie et l’art de raconter des histoiresamusantes, il commença à lui plaire énormément. Elle s’en renditcompte, quoiqu’elle ne s’y attendît pas du tout et quoiqu’elle pûtdifficilement le prévoir, car il n’avait rien d’attrayant, ne sedonnait aucune peine pour plaire et ne faisait aucun compliment.Ses avis étaient polis, son caractère tranquille et simple. Il yavait du charme peut-être dans sa franchise, son inflexibilité, sonintégrité, que Mlle Crawford était capable de partager, sanspouvoir les discuter. Elle ne pensait d’ailleurs pas beaucoup àtout cela, il lui plaisait pour le moment, elle aimait de l’avoirprès d’elle, cela lui suffisait.
Fanny ne s’étonnait pas de ce qu’Edmond allât au Presbytèrechaque matin, elle aurait aimé y aller également si elle en avaitété priée, pour écouter jouer de la harpe, comme elle trouvaitnaturel lorsque le dîner du soir était terminé et que les famillesse quittaient, qu’Edmond se crût obligé de reconduire Mme Grant etsa sœur chez elles, tandis que M. Crawford était galant envers desjeunes filles du Park. Mais elle trouvait que c’était un mauvaiséchange, et si Edmond n’était pas là pour mettre de l’eau dans sonvin, elle se serait facilement passée de tout le monde. Elle étaitun peu surprise qu’il pût passer tant d’heures avec Mlle Crawfordsans avoir l’air de voir les défauts de celle-ci, dont elle sesouvenait bien quand elle la revoyait. Edmond aimait de lui parlerlonguement de Mlle Crawford, mais il semblait vouloir passer soussilence l’Amiral et elle n’osait plus lui en parler la première,ayant peur de paraître méchante. La première peine que MlleCrawford lui occasionna, fut le désir quelle manifesta d’apprendreà monter à cheval. Edmond l’y ayant encouragée, lui offrit de faireses premiers essais sur sa jument, celle-ci étant tout à faitl’animal rêvé pour une débutante. Il s’arrangea cependant pour quesa cousine n’en fût pas privée le moins du monde, car il ne voulaitpas lui faire manquer un seul jour d’exercice. La jument seraitseulement conduite au Presbytère une demie-heure avant que lespromenades auraient lieu, et Fanny à qui il avait demandél’autorisation, ne pouvait que se montrer flattée de sa façond’agir à son égard.
Mlle Crawford fit son premier essai avec de bonnes dispositions,et ne gêna en rien Fanny. Edmond qui avait conduit la jument etprésidé aux premiers exercices, la ramena avant même que Fanny oule cocher qui l’accompagnait dans ses promenades, ne fussent prêtsà monter. L’épreuve du second jour fut moins heureuse. MlleCrawford trouvait tant de plaisir à monter, qu’elle ne désirait pasen finir si vite. Vive et audacieuse, quoique plutôt petite, ellesemblait faite pour être écuyère et au plaisir vraiment réel del’exercice, s’ajoutait chez Edmond la fierté de la voir faire desprogrès vraiment étonnants et la peur de la contrarier. Fanny étaitprête et attendait et Mme Norris la grondait de ne pas encore êtrepartie, mais ni Edmond, ni le cheval n’apparaissaient à l’horizon.Enfin, pour éviter sa tante et aller à sa rencontre, ellesortit.
Quoique les habitations ne fussent éloignées que d’undemi-mille, elles étaient hors de vue l’une de l’autre, mais enmarchant jusqu’à cinquante yards de chez elle, elle pourrait voirle bout du parc et jeter un regard sur le Presbytère et la routequi y conduisait. Elle vit immédiatement le groupe dans la prairiede chez le Dr. Grant. Edmond et Mlle Crawford tous deux à cheval,côte à côte, puis le Dr. et Mme Grant et M. Crawford avec deux outrois domestiques attendant aux environs. Il semblait que tout lemonde était bien joyeux car elle entendait les éclats des voixjusque-là. Elle en éprouva un peu de tristesse, car elle necomprenait pas comment Edmond pouvait l’oublier et tout à coup elleressentit une anxiété. Elle ne pouvait détacher ses yeux de laprairie et observer tout ce qui s’y passait. D’abord Mlle Crawfordet son compagnon firent au pas le tour du champ, qui n’était paspetit, puis ils commencèrent un petit galop, et cela paraissaitextraordinaire à la nature plutôt timide de Fanny de voir commentelle montait. Après quelques minutes ils s’arrêtèrent complètement,Edmond était tout près d’elle et lui parlait. Il lui expliquaitévidemment la façon de tenir ses rênes et lui avait pris lamain ; son imagination devina ce que ces yeux ne pouvaient pasvoir. Elle n’avait pas à s’étonner de tout cela. Quoi de plusnaturel qu’Edmond soit complaisant et dépensât sa bonté envers toutle monde ? Elle pensait que M. Crawford aurait pu aussi bienlui éviter cet ennui et qu’il eût été plus logique que ce fut lui,le frère, qui apprît à sa sœur à monter, mais M. Crawford, malgréson charmant caractère et ses talents de cocher, ne connaissaitprobablement rien à l’équitation et avait moins de patiencequ’Edmond. Elle pensa que c’était bien fatigant pour la pauvrejument d’avoir ainsi un double travail à fournir, et si elle étaitoubliée, le cheval ne le serait pas !
Ses sentiments furent un peu tranquillisés lorsqu’elle vit lepetit groupe dispersé et Mlle Crawford encore à cheval, conduitepar Edmond à pied, traverser la grille et prendre le chemin au boutduquel elle attendait. Elle eut peur de paraître impolie etimpatiente et marcha à leur rencontre avec l’idée de dissiper toutsoupçon.
— Ma chère Mlle Price, dit Mlle Crawford dès qu’elle l’aperçut.Je viens vous faire moi-même des excuses pour vous avoir faitattendre, mais je n’ai aucune excuse à dire. Je savais qu’il étaittard et que j’agissais très mal, et cependant, s’il vous plaît,pardonnez-moi. L’égoïsme doit toujours être pardonné, vous savez,car il n’y a aucun espoir d’y remédier.
La réponse de Fanny fut extrêmement correcte. Quant à Edmond, ilse dit convaincu que Fanny n’était pas pressée.
— Car il lui reste plus de temps qu’il n’en faut pour que macousine puisse faire une promenade deux fois plus longue qu’àl’ordinaire, dit-il, et vous lui avez fait le plus grand bien, enl’empêchant de monter une demi-heure plus tôt car des nuagesarrivent maintenant, ce qui l’empêchera de souffrir de la chaleurcomme tout à l’heure. J’espère que vous ne serez pas fatiguée detous ces exercices et j’aurais préféré que vous vous épargniezcette marche pour rentrer chez vous.
— Je vous assure que rien ne me fatigue, sinon descendre de cecheval, dit-elle en sautant à terre avec son aide, je suis trèsforte et je ne suis fatiguée que lorsque je fais ce que je n’aimepas de faire. Mlle Price, je vous cède ma place de mauvaise grâce,mais je souhaite sincèrement que vous fassiez une bonne promenadeet que je n’entendrai dire que du bien de ce cher délicieuxanimal.
Le vieux cocher qui attendait avec son cheval, aux environs, lesavait rejoints maintenant, et Fanny montant sur le sien ils sedirigèrent vers une autre partie du parc. Mais son sentimentd’anxiété ne l’avait pas quittée, tandis qu’elle les regardaitmarchant côte à côte vers le village et se souvenait des talentsd’écuyère vraiment étonnants de Mlle Crawford, que son cousin avaitobservés avec un intérêt au moins égal au sien.
— C’est un plaisir de voir une jeune fille avec autant dedispositions, dit le cocher. Je n’ai jamais vu personne monter avecautant d’aisance. Elle ne semblait pas avoir une ombre de peur,tout à fait différente de vous, Mademoiselle, quand vous êtesmontée pour la première fois il y aura six ans bientôt à Pâques.Mon Dieu ! Comme vous trembliez quand Sir Thomas vous mit surle cheval la première fois !
Dans le salon on célébra aussi les talents de Mlle Crawford. Lecourage et la force que la nature lui avait donnés furent trèsappréciés par les demoiselles Bertram ; le goût quelle avaitde monter était pareil au leur et ses rapides progrès ne lesdépassant pas, elles eurent grand plaisir à faire son éloge.
— Il était certain qu’elle monterait bien, dit Julia, elle estfaite pour cela. Son allure est aussi souple que celle de sonfrère.
— Oui, ajouta Maria, elle a si bon cœur et elle a la mêmeénergie de caractère. Je ne puis m’empêcher de penser que bienmonter à cheval est souvent une question de bonne mentalité.
Quand ils se séparèrent ce soir-là, Edmond demanda à Fanny sielle avait l’intention de monter à cheval le lendemain.
— Non, je ne crois pas… si vous désirez la jument,répondit-elle.
— Je ne la désire pas du tout pour moi, dit-il, mais si vouspréfériez rester à la maison, je crois que Mlle Crawford seraitcontente de l’avoir un peu plus longtemps… pour toute la matinée,en fait. Elle voudrait aller jusqu’aux jardins publics deMansfield. Mme Grant lui a vanté le joli coup d’œil qu’ilsprésentent et je suis sûr qu’elle sera du même avis. Mais n’importequelle matinée conviendrait, car elle ne voudrait pas vouscontrarier et je suis de son avis. Elle ne monte que pour sonplaisir et vous montez pour votre santé.
— Je ne monterai certainement pas demain, dit Fanny. Je suisbeaucoup sortie ces derniers temps et je préférerais rester à lamaison. Je suis assez forte maintenant pour pouvoir mepromener.
Edmond parut satisfait, ce qui fit plaisir à Fanny, et lapromenade aux jardins publics fut décidée pour le lendemain matin.L’excursion comprenait toute la jeunesse excepté elle et semblaitêtre tout à fait amusante. On en reparla durant toute la soirée etcomme une réunion qui a satisfait tout le monde en entraîne souventune autre, ils firent de nouveaux plans pour le lendemain. Il yavait de nombreux endroits à visiter et comme la température étaitchaude, ils décidèrent de faire des promenades plus ombragées.Pendant quatre matinées successives, la petite compagnie allaexplorer les environs et faire les honneurs de la contrée auxCrawford. Tout allait à merveille, la bonne humeur se mêlait auplaisir des promenades malgré la chaleur torride. Mais le quatrièmejour il y eut une ombre au tableau. Edmond et Julia étaient invitésà dîner au Presbytère et Maria ne l’était pas. C’était arrangé parMme Grant avec un esprit parfait, M. Rushworth étant justementattendu ce jour là à Mansfield Park. Mais Maria sentit l’offense eteut de la peine à dissimuler son air vexé jusqu’à ce qu’elle fut deretour chez elle. Comme M. Rushworth ne vint pas, l’injure luiparut encore plus profonde et elle n’avait même pas le soulagementde pouvoir passer sa mauvaise humeur sur lui. Elle dut se résignerà rester avec sa mère, sa tante et sa cousine, et ne manqua pas demontrer sa mauvaise humeur pendant tout le dîner.
Entre dix et onze heures, Edmond et Julia rentrèrent au salon,rafraîchis par l’air du soir, heureux et pleins de gaieté, tandisqu’ils trouvaient les trois dames sombres et fâchées, car Maria neleva même pas les yeux de son livre et Lady Bertram dormait àmoitié. Même Mme Norris, qui avait été agacée par la mauvaisehumeur de sa nièce et dont les quelques questions à propos dudîner, n’avaient pas reçu une réponse très rapide, décida de neplus rien dire.
Pendant quelques instants, le frère et la sœur, encore sousl’influence de la charmante soirée qu’ils venaient de passer et dudélicieux retour dans la nuit fraîche et sous le ciel pleind’étoiles, ne s’occupèrent guère des autres. Mais après un moment,Edmond, regardant autour de lui, demanda :
— Mais où est Fanny ? Est-elle au lit ?
— Non, pas que je sache, reprit Mme Norris, elle était ici il ya un moment.
On entendit la douce voix de Fanny partant de l’autre bout de lachambre, des profondeurs d’un fauteuil où elle était installée. MmeNorris commença à la gronder.
— C’est tout à fait ridicule, Fanny, de vous isoler comme celasur ce fauteuil. Pourquoi ne venez-vous pas vous occuper ici commenous le faisons ? Si vous n’avez pas de petit travail à faire,je puis vous en donner à confectionner pour les pauvres. Il y atoute une pièce d’étoffe qui a été apportée la semaine dernière,qu’on n’a pas encore touchée. Je me fatiguerai bien fort en lacoupant et je trouve que vous pourriez penser aux autres, au lieude rester à ne rien faire tout le temps sur ce divan, à votreâge.
Avant que la moitié de cette longue tirade ne fût débitée, Fannyétait déjà revenue près de la table et avait repris son ouvrage, etJulia, qui était spécialement de bonne humeur après la délicieusejournée qu’elle venait de passer, voulut défendre sacousine :
— Je dois dire, Maman, que Fanny est celle de nous qui est lemoins souvent sur le divan !
— Fanny, dit Edmond après l’avoir examinée avec attention, jesuis sûr que vous avez mal à la tête ?
Elle ne le nia pas, mais ajouta que ce n’était pas grave.
— Je vous crois difficilement, répondit-il, je vous connais tropbien. Depuis quand l’avez-vous ?
— Depuis avant le dîner. Ce n’est que la chaleur.
— Êtes-vous sortie dans la chaleur ?
— Sortie ! Je comprends qu’elle est sortie, cria MmeNorris, voudriez-vous qu’elle restât à l’intérieur par un beautemps comme celui-ci ? Nous sommes tous sortis. Même votremère a été dehors pendant près d’une heure !
— Oui, en effet, Edmond, reprit Lady Bertram, qui avait étéétonnée de la réprimande désagréable que Mme Norris avait faite àFanny, je suis sortie pendant une heure. Je me suis assise troisquarts d’heure dans le jardin, près des fleurs, tandis que Fannycoupait des roses et c’était délicieux, je vous assure, quoiqu’ilfît chaud. Il faisait plus frais à la maison, mais je préféraisrester dehors.
— Fanny a coupé des roses, dites-vous ?
— Oui, je crains que ce ne soient les dernières, cette année.Pauvre enfant ! Elle trouvait qu’il faisait si chaud, mais ily en avait tant à couper.
— Il n’y avait pas moyen d’attendre, certainement, reprit MmeNorris d’une voix plus douce, mais je me demande si ce n’est pas làqu’elle a attrapé son mal de tête, sœur ? Il n’y a rien deplus dangereux que de rester dans le soleil brûlant. D’ailleurs, cesera passé demain. Passez-lui un peu de votre vinaigre aromatique,j’oublie toujours de remplir mon flacon.
— Elle l’a déjà, dit Lady Bertram, je le lui ai donné quand elleest revenue pour la seconde fois de chez vous.
— Quoi ! s’écria Edmond, non seulement elle a coupé desroses, mais elle a encore marché, marché dans cette chaleur, àtravers le parc, elle a été deux fois chez vous, Madame ? Iln’est pas étonnant, alors, qu’elle ait mal à la tête !
Mme Norris parlait à Julia et n’entendit pas.
— Je crains que ce n’ait été un peu beaucoup pour elle, dit LadyBertram, mais quand les roses furent cueillies, votre tantedésirait en avoir chez elle et il a bien fallu les lui porter.
— Mais y en avait-il tant que cela, pour l’obliger à y allerdeux fois ?
— Non, mais il fallait les mettre dans la chambre à provisionspour les sécher et Fanny avait, malheureusement, fermé la porte etemporté la clef : elle dut la rapporter.
Edmond se leva et dit en marchant dans la chambre :
— Et personne d’autre que Fanny ne pouvait faire cettecourse ? Vraiment, Madame, vraiment, c’est une mauvaiseaction.
— Je ne sais pas ce que l’on aurait pu faire de mieux, s’écriaMme Norris qui ne pouvait continuer à faire semblant de ne pasentendre, excepté si je l’avais fait moi-même, mais je ne pouvaisêtre à deux endroits à la fois ! Selon le désir de votre mère,j’étais en conversation en ce moment-là avec M. Green à propos dela laitière et j’avais promis à John Groom d’écrire à MmeJefferies, pour son fils, et le pauvre garçon m’attendait depuisune heure. Je crois que personne ne peut m’accuser d’épargner mespeines, mais je ne puis pas tout faire à la fois ! Et je netrouve pas qu’il était si déraisonnable que ça de demander à Fannyd’aller chez moi, alors qu’il y a à peine un quart de mille d’ici.Combien de fois n’ai-je pas fait ce trajet ? Je le fais troisfois en un jour et par tous les temps et je ne m’en suis jamaisplainte.
— Je souhaiterais que Fanny ait le quart de votre santé,Madame !
— Si Fanny prenait de l’exercice plus régulièrement, elle neserait pas abattue pour si peu ! Elle n’est plus montée àcheval depuis tout un temps et je trouve que lorsqu’elle ne montepas elle devrait se promener. Si elle était montée auparavant, jene le lui aurais pas demandé. Mais il me semblait que cela luiferait plutôt du bien après avoir été penchée sur les rosiers, caril n’y a rien de plus rafraîchissant qu’une petite marche après unefatigue de cette espèce, et quoique le soleil fût fort il nefaisait pas si chaud ! Entre nous, Edmond, ajouta-t-elle,regardant d’une façon significative sa sœur, c’est le fait d’avoircoupé ces roses en plein soleil, sans bouger, qui a fait tout lemal.
— Je crains que ce ne soit en effet cela, dit la toute candideLady Bertram, qui avait tout entendu. Je suis bien peinée de croirequ’elle a attrapé son mal de tête là, car la chaleur était capablede tuer n’importe qui. Je pouvais à peine la supporter moi-même,j’étais assise sans bouger mais je devais m’occuper de mon petitchien pour l’empêcher d’abîmer les fleurs ; c’était déjà troppour moi !
Edmond ne dit plus rien, mais se dirigeant vers une autre table,où le plateau du dîner était resté, il prit un grand verre deMadère, l’apporta à Fanny et l’obligea à en boire la plus grandepartie. Elle aurait voulu pouvoir refuser, mais les larmes quil’étouffaient lui rendaient plus aisé d’avaler le vin que deparler.
Furieux comme Edmond l’était vis à vis de sa mère et de satante, il était encore plus fâché contre lui-même. La façon dont ill’avait abandonnée était plus impardonnable que ce qu’elles avaientfait. Tout cela ne serait pas arrivé si on s’était un plus occupéd’elle, mais depuis quatre jours elle n’avait pas le choix de sescompagnes d’exercices et n’avait pas le moyen d’éviter les capricesde sa tante. Il était honteux de songer que depuis quatre jourselle n’avait pas pu monter à cheval, et résolut très sérieusementque cela ne se représenterait plus, même s’il devait refuser unplaisir à Mlle Crawford.
Fanny alla se coucher le cœur aussi gros qu’à son arrivée àMansfield Park. L’état de son esprit avait certainement une partdans son mal de tête, car elle s’était sentie abandonnée et avaitdû lutter contre des sentiments de mécontentement et de jalousiedepuis plusieurs jours. Lorsqu’elle s’était couchée sur le divanafin de n’être pas vue, le mal de son esprit était plus fort quecelui de sa tête et le changement qui s’était produit dans la bontéd’Edmond à son égard, l’avait fort découragée.
Les promenades à cheval de Fanny recommencèrent dès le lendemainet comme c’était un matin plus agréablement frais, moins chaud queles jours précédents, Edmond se dit que sa santé et sa gaietéreprendraient vite le dessus. Tandis qu’elle était partie M.Rushworth arriva avec sa mère qui voulait exprimer elle-mêmecombien le projet de venir à Sotherton lui faisait plaisir, projetqui avait dû être retardé, à cause de son absence pendant quinzejours. Mme Norris et ses nièces furent enchantées d’entendrereparler du projet et la date fut fixée pour bientôt, à conditiontoutefois que M. Crawford fût libre, et quoique Mme Norris décidâtqu’il le serait, les jeunes, filles suggérèrent d’aller aupresbytère pour s’en assurer et voir si le mercredi luiconvenait.
Pendant qu’il allait faire sa visite, Mme Grant et Mlle Crawfordarrivèrent ; ayant pris un autre chemin elles ne l’avaient pasrencontré. Elles déclarèrent avoir bon espoir que M. Crawfordserait à la maison pour le recevoir. On reparla du projet deSotherton, car il eût été difficile d’aborder un autre sujet, tantMme Norris était enthousiasmée à cette idée. Mme Rushworth, quiétait une femme sans arrière-pensée, polie, prosaïque etempathique, mais désireuse de s’occuper de ses intérêts et de ceuxde son fils, insista pour que Lady Bertram fût de la partie.Celle-ci ne se laissa pas persuader, mais sa façon, calme derefuser fit croire à Mme Rushworth, qu’au fond elle désirait venir,jusqu’à ce que Mme Norris l’en eût dissuadée.
— La fatigue serait trop grande pour ma sœur, je vous assure, machère Mme Rushworth. Dix milles pour aller et dix pour revenir,c’est énorme, vous savez. Vous devez excuser ma sœur et vouscontenter de nous accepter sans elle. Certes, Sotherton eût étél’endroit qui l’eût tentée pour faire une si longue course, mais cen’est pas possible. Elle aura la compagnie de Fanny Price, et toutsera pour le mieux. Quant à Edmond, quoiqu’il ne soit pas là pourrépondre lui-même, je suis sûre qu’il sera enchanté de se joindre ànous. Il pourrait y aller à cheval.
Mme Rushworth ne pouvait que s’incliner et regretter que LadyBertram ne fût pas de la partie.
— Elle manquerait très fort à la réunion et Mme Rushworth auraitété enchantée qu’elle vînt avec la jeune Mlle Price qui neconnaissait pas encore Sotherton et pour qui elle trouvait dommagede ne pas voir ce joli endroit.
— Vous êtes très bonne, vraiment très bonne, ma chère Madame,s’écria Mme Norris, mais Fanny aura d’autres occasions de voirSotherton. Elle avait toute la vie devant elle et il était tout àfait hors de question qu’elle y allât pour le moment. Lady Bertramne pouvait s’en passer.
— Oh ! non, je ne pourrais me passer de Fanny !
Mme Rushworth qui était convaincue que tout le monde devaitdésirer voir Sotherton demanda également à Mlle Crawford d’être desleurs et quoique Mme Grant n’eût pas trouvé utile de faire visite àMme Rushworth à son arrivée dans le voisinage et déclinâtl’invitation pour elle même, elle fut enchantée de procurer ceplaisir à sa sœur Mary qui ne fut pas difficile à persuader.
M. Rushworth revint du presbytère enchanté de sa visite etEdmond arriva juste à temps, pour apprendre ce qui avait été décidépour mercredi, et pour escorter Mme Rushworth jusqu’à savoiture.
À son retour dans la salle à manger, il trouva Mme Norris entrain de se demander si la présence de Mlle Crawford dansl’excursion était désirable ou pas et s’il y aurait place pour elledans la voiture de son frère. Les demoiselles Bertram rirent del’idée et lui assurèrent que la voiture contenait facilement quatrepersonnes, sans compter le siège sur lequel quelqu’un pouvaitl’accompagner.
— Mais pourquoi est-il nécessaire qu’on n’emploie que la voituredes Crawford ? demanda Edmond. Pourquoi ne prendrait-on pas lecoupé de ma mère ? Je n’ai pas compris l’autre jour, quand ona parlé de ce projet, pourquoi il n’était pas plus logique qu’unevisite de la famille fût faite dans sa voiture.
— Comment ! s’écria Julia, s’entasser à trois dans ce coupépar ce temps-ci, quand nous pouvons avoir des places dans unegrande voiture ! Non, mon cher Edmond, ce ne serait pasadmissible !
— Sans compter, dit Maria, que M. Crawford désire nous conduire,et comme cela fut décidé au début c’est une sorte de promesse.
— Et, mon cher Edmond, ajouta Mme Norris, prendre deux voitures,quand une seule suffit, serait un ennui inutile ; entre nous,le cocher n’aime pas beaucoup la route qui mène à Sotherton. Ils’est toujours plaint amèrement des chemins étroits, qui griffentla carrosserie, et vous savez que nous ne voudrions pas que lavoiture soit abîmée pour le retour de Sir Thomas.
— Ce ne sont pas des raisons très jolies, pour employer lavoiture de M. Crawford, dit Julia, mais la vérité est que Wilcoxest un idiot et ne sait pas conduire. Je vous certifie, quemercredi nous ne trouverons aucun ennui aux chemins étroits.
— Je suppose qu’il n’y a aucune privation et aucune difficulté àaller sur le siège ? dit Edmond.
— Privation ! s’écria Maria, mais je pense, que c’est aucontraire généralement considéré comme la meilleure place. C’est delà qu’on voit le mieux toute la vue sur la contrée et probablementque Mlle Crawford choisira cette place-là pour elle.
— Il n’y a aucune objection, alors, pour que Fanny aille avecnous puisqu’il y aura assez de places.
— Fanny ! répéta Mme Norris, mon cher Edmond, il n’est pasquestion qu’elle vienne avec nous. Elle reste avec sa tante, jel’ai dit à Mme Rushworth. Nous ne l’attendons pas.
— Vous n’avez aucune raison, j’imagine, Madame, dit-il ens’adressant à sa mère, de désirer que Fanny reste avec vous, etsoit privée de ce plaisir pour votre agrément. Si vous pouviez vousen passer, vous ne désireriez pas qu’elle reste à lamaison ?
— Sûrement pas, mais je ne puis m’en passer.
— Vous le pourriez si je restais avec vous ici, comme j’ail’intention de le faire.
Tout le monde s’exclama à ces paroles, mais Edmondcontinua :
— Oui, il n’y a aucune nécessité que j’y aille et je compterester à la maison. Fanny désire beaucoup voir Sotherton et ellen’a pas souvent l’occasion d’avoir une distraction. Alors, jesuppose Madame, que vous serez enchantée de lui procurer ceplaisir ?
— Oh ! oui certainement, très contente, si votre tante n’yvoit pas d’objections.
Mme Norris insista sur l’inconvenance qu’il y avait à prendreFanny alors qu’elle avait assuré Mme Rushworth qu’elle ne pouvaitvenir. Ce serait d’une impolitesse ! Ce serait si peurespectueux vis à vis de celle-ci, qui était un exemple de bonneéducation !
Mme Norris n’aimait pas Fanny et ne désirait pas lui procurer ceplaisir mais son opposition au désir d’Edmond montrait trop departialité. Elle avait si bien tout arrangé et trouvait désagréablede changer ses projets. Mais quand Edmond lui assura qu’elle nedevait pas être en peine de l’opinion et de l’accueil de MmeRushworth, car en la reconduisant il lui avait suggéré déjà queMlle Price viendrait sans doute aussi et que Mme Rushworth en avaitparu enchantée, elle répondit d’un air vexé :
— Très bien, très bien, comme vous voulez, cela m’est égal.
— Cela semble curieux, dit Maria, que vous restiez à la maison àla place de Fanny.
— Elle peut vous en être joliment reconnaissante, reprit Julia,quittant précipitamment la chambre, consciente de ce qu’elle auraitdû proposer de rester elle-même.
— Fanny est toujours reconnaissante, répondit Edmond — et laconversation se termina.
La gratitude de Fanny lorsqu’elle apprit la chose fut en effetplus grande que le plaisir qu’elle en éprouvait. Elle connaissaitmieux que personne la bonté d’Edmond et en était plus touchée quecelui-ci ne pouvait se l’imaginer, ignorant les sentiments de Fannypour lui. Mais la pensée qu’il se privait d’un plaisir pour elle lachagrinait et la satisfaction de voir Sotherton sans lui, ne luiplaisait pas.
La prochaine rencontre des deux familles, produisit un autrechangement au plan, changement admis cette fois par toute lafamille. Mme Grant s’offrit pour venir tenir compagnie à LadyBertram le jour fixé, et le Dr. Grant se joindrait à eux pour ledîner. Lady Bertram était ravie de l’idée et tout le monde fut denouveau content. Edmond lui-même leur était très reconnaissant decet arrangement qui lui permettait de faire partie de l’excursionet prétendait y avoir justement pensé avant que Mme Grant n’enparlât.
Le mercredi fut un jour superbe et tout de suite après ledéjeuner la voiture arriva, M. Crawford conduisant sa sœur. Tout lemonde était prêt et chacun prit sa place. Qui allait avoir lachance d’être près du conducteur ? Ce fut Mme Grant quiarrangea la question en disant :
— Comme vous êtes cinq, il faut que quelqu’un monte sur le siègeprès d’Henry et comme vous avez formulé dernièrement le désird’apprendre à conduire, Julia, ce serait une bonne occasion pourvous de prendre une leçon aujourd’hui. Heureuse Julia !Malheureuse Maria ! En un instant la première fut sur le siègeet la seconde s’installa à l’intérieur bien à contre-cœur. Puis lavoiture se mit en marche avec les souhaits des deux dames quirestaient et des aboiements du chien dans les bras de samaîtresse.
La route était jolie, et Fanny dont les promenades avaient étéplutôt rares, se trouva vite parmi de nouveaux paysages, qu’elleadmira avec satisfaction. On ne lui adressait pas souvent la paroleet elle ne le désirait d’ailleurs pas. Ses propres pensées et sesréflexions personnelles étaient habituellement ses meilleurescompagnons et elle trouva une très grande distraction à regarder lacontrée, la forme des routes, les différences de terrain, l’état dela moisson, les jolis cottages, les bestiaux, et les enfants, et neregrettait qu’une seule chose, c’est de ne pouvoir dire sesimpressions à Edmond. C’était le seul point de ressemblance qu’elleavait avec sa voisine, car Mlle Crawford était tout à faitdifférente d’elle. Elle n’avait rien de la délicatesse desentiments de Fanny, de ses goûts et de ses idées. Elle voyait lanature comme une chose inanimée, et sans observer beaucoup. Sonattention n’était attirée que par les femmes et les hommes, sesgoûts ne se rapportaient que pour tout ce qui remuait et se voyait.À chaque tournant de la route elles se retournaient toutes deuxpour voir si Edmond les suivait, et c’était leur seul traitd’union.
Pendant les sept premiers milles, Mlle Bertram, n’eut pas degrand agrément. Son horizon se fermait à la vue de M. Crawford etde sa sœur, bavardant gaîment côte à côte, et rien qu’à voir sonprofil expressif quand il regardait Julia avec un sourire oud’entendre le rire de celle-ci, elle éprouvait une perpétuelleirritation. Quand Julia se retournait c’était avec une expressionde ravissement, et quand elle leur parlait, c’était d’un tonenjoué. La vue qu’elle avait de la contrée était splendide et ellesouhaitait qu’ils puissent tous la voir etc. etc… mais ellen’offrait sa place qu’à Mlle Crawford :
— Voici un ravissant point de vue, dit-elle. Je voudrais quevous ayez ma place, mais je sais que vous ne voudriez pasl’accepter ! Et Mlle Crawford pouvait difficilement répondreavant que l’endroit ne fût dépassé depuis longtemps.
Quand ils arrivèrent aux environs de Sotherton, l’humeur de MlleBertram devint meilleure, car elle avait « deux cordes à sonarc » : la puissance des Rushworth et celle des Crawford,et dans le voisinage de Sotherton, la première était grande.
Ce n’était pas sans un sentiment d’orgueil qu’elle disait que« ces bois appartenaient à la propriété de Sotherton »que « tout ceci faisait partie du domaine de M. Rushworth, desdeux côtés de la route » et c’était un plaisir que d’approcherde l’ancienne demeure, maison ancestrale de la famille, avec toutesses prérogatives seigneuriales.
— Nous n’aurons plus, maintenant, de mauvaises routes, MlleCrawford, les mauvaises routes sont dépassées. Le reste du cheminest parfait car M. Rushworth l’a tout à fait remis en état depuisqu’il a hérité de la propriété. Ici commence le village. Cescottages sont vraiment disgracieux dans le paysage — par contre leclocher du village est reconnu comme étant remarquable. Je suisheureuse que l’église ne soit pas aux flancs du château, comme ilarrive souvent dans les lieux historiques. Le bruit des clochesdoit être ennuyeux. Voici le presbytère, une maison propre ;le pasteur est très aimable ainsi que sa femme, d’après ce que j’aientendu dire. Ici ce sont des hospices, bâtis par des membres de lafamille. À droite la maison du régisseur, un homme trèsrespectable. Maintenant, nous arrivons à la grille du pavillon duconcierge, mais nous avons encore presque un mille à parcourir àtravers le parc. Ce n’est pas laid, comme vous voyez. De ce côté,il y a quelques jolies futaies, mais la situation de la maison estdésastreuse. Nous descendons pendant un demi mille pour y arriveret c’est pitoyable, car elle n’eût pas été laide si elle avait euun meilleur accès.
Mlle Crawford qui devinait les sentiments de Mlle Bertrammanifesta une vive admiration et se fit même un point d’honneurd’exagérer. Mme Norris était charmée et parlait sans cesse, et mêmeFanny donna son avis et montra son admiration, qui fut appréciée.Rien n’échappait à ses yeux. Après avoir regardé l’habitation, deloin, elle déclara « que c’était une demeure qu’elle nepouvait voir sans un sentiment de respect » et elle demanda oùétait l’avenue.
— Je vois la façade de la maison du côté est, l’avenue doit doncse trouver derrière, de l’autre côté comme l’a dit M.Rushworth.
— Oui, exactement derrière la maison. Elle commence à une petitedistance et monte pendant un demi-mille jusqu’à l’extrémité desterres. Vous pouvez en voir déjà une partie ici. Les arbres sonttous des chênes.
Mlle Bertram parlait maintenant de tout ce qu’elle savait avecun ton décidé, alors qu’elle avait eu un air si dédaigneux quand M.Rushworth lui avait demandé son opinion, mais sa vanité et sonorgueil étaient flattés au plus haut point et elle se sentait fièrequand on leur fit monter les marches du perron imposant quiprécédait l’entrée principale.
M. Rushworth se trouvait à la porte pour recevoir la dame de sonchoix et souhaiter la bienvenue à toute la compagnie. Dans lesalon, Mme Rushworth les attendait et les reçut avec cordialité.Mlle Bertram fut au comble de ses désirs. Lorsque les politessesfurent échangées, la chose qui devenait des plus nécessaire étaitde manger, et les portes furent largement ouvertes afind’introduire toute la petite société dans la salle à manger où ellese rendit par différentes chambres. Une collation y était préparéeavec élégance et abondance. On parla beaucoup, on mangea beaucoupet tout cela pour le mieux. Le but principal de la journée futalors considéré. Comment M. Crawford désirait-il aller jeter uncoup d’œil général sur la propriété ? M. Rushworth proposa soncabriolet. M. Crawford suggéra qu’il serait préférable de prendreune voiture qui pouvait contenir plus de deux personnes. Se priverde l’avantage du jugement des autres pourrait être une faute, sansparler du plaisir de leur présence.
Mme Rushworth proposa de prendre également le coupé, maispersonne n’acquiesça et les jeunes filles ne dirent mot et nesourirent même pas. Mme Rushworth proposa alors de montrer lamaison à ceux qui ne l’avaient pas encore vue et ceci fut acceptéavec joie, car Mlle Bertram était ravie que l’on fît valoir sagrandeur. Tout le monde se leva, et Mme Rushworth les dirigea àtravers de nombreuses chambres spacieuses, élevées, et amplementmeublées avec le goût d’il y a cinquante ans, avec des planchersbrillants, du solide acajou, des riches damas, des marbresincrustés et sculptés, le tout fort beau dans son genre. Il y avaitabondance de tableaux, quelques-uns de maîtres, mais la plus grandepartie était composée de portraits de famille qui n’intéressaientpersonne d’autre que Mme Rushworth, qui faisait les honneurs avecune grâce parfaite. Elle s’adressait principalement à MelleCrawford et à Fanny qui l’écoutait avec une attention toutedifférente. Car Mlle Crawford qui avait vu des quantités dechâteaux et n’en n’aimait aucun, gardait seulement une apparence depolitesse intéressée, tandis que Fanny pour qui chaque chose étaitnouvelle écoutait avec un intérêt réel tout ce que Mme Rushworthcharmée de rappeler l’histoire déjà connue et imaginant avec ardeurles scènes d’autrefois, racontait du passé de la famille, sa montéevers les honneurs, les visites royales, sa noble conduite.
L’état de la demeure excluait la possibilité de visiter toutesles chambres, et tandis que Fanny et quelques autres accompagnaientMme Rushworth, Henry Crawford examinait sérieusement le parc àtravers les fenêtres et secouait la tête. Chaque chambre du côtéouest donnait sur un terrain qui commençait l’avenue immédiatementà côté d’une haute palissade et de grilles de fer.
Ayant visité plus de chambres qu’il n’en n’était possibled’employer et qui ne devaient avoir d’autre but que d’occuper lesloisirs des domestiques, Mme Rushworth déclara :
— Maintenant, nous arrivons à la chapelle, que normalement jedevrais vous faire voir en entrant par le haut, mais comme noussommes entre amis, je vous introduirai de ce côté si vous lepermettez.
Ils entrèrent. L’imagination de Fanny lui avait fait supposerqu’elle allait voir autre chose, qu’une chambre spacieuse, longue,disposée pour la dévotion, avec quelque chose de plus solennelqu’une simple profusion d’acajou et de coussins en velours rougeaccumulés sur les prie-Dieu de la famille.
— Je suis désappointée, souffla-t-elle à mi-voix, à Edmond. Jene me faisais pas du tout cette idée-là d’une chapelle. Il n’y arien de terrible ici, rien de mélancolique, rien d’imposant. Il n’ya pas de bas-côté, pas de voûte, pas d’inscriptions, pas debannières. Pas d’étendards qui puissent « flotter au soufflenocturne du vent du ciel », aucun signe révélant qu’un« monarque écossais y repose ».
— Vous oubliez, Fanny, que cette chapelle a été bâtie il n’y apas très longtemps et qu’elle ne peut être comparée avec lesvieilles chapelles des châteaux historiques ou des monastères.Celle-ci ne servait qu’à l’usage privé de la famille. Ils ont étéenterrés, je suppose, dans l’église de la paroisse. Là voustrouverez sans doute des bannières et des écussons.
— Il est sot de ma part de ne pas avoir songé à tout cela, maisje suis désappointée.
Mme Rushworth commença :
— Cette chapelle fut bâtie comme vous voyez, sous Jacques II.Avant cette période, à ce que j’ai cru comprendre, les bancsétaient en simple bois et il y a quelque raison de croire que lesrevêtements et les coussins des prie-Dieu et chaises de familleétaient en simple étoffe, mais ce n’est pas certain. C’est unejolie chapelle qui fut employée matin et soir, journellement. Lesprières y étaient toujours lues par le chapelain du château etbeaucoup s’en souviennent encore, mais le dernier M. Rushworth necontinua pas la tradition.
— Chaque génération a ses progrès, dit Mlle Crawford à Edmondavec un sourire.
Mme Rushworth était partie pour aller répéter sa leçon à M.Crawford, tandis qu’Edmond, Fanny et Mlle Crawford demeuraientensemble.
— C’est fort dommage, s’écria Fanny, que l’habitude n’ait pasété gardée. C’était une si belle chose ! Quand il y a unechapelle dans une grande habitation la présence d’un chapelain estabsolument nécessaire. L’idée de toute une famille se rassemblantpour la prière est si belle !
— Très belle en effet ! dit Mlle Crawford éclatant de rire.Cela doit rendre sympathiques les chefs de famille, quel’obligation pour les pauvres femmes de chambre et domestiques dequitter leur travail et leur plaisir, pour venir deux fois par jourici dire des prières, quand ils inventent toutes sortes d’excuseseux-mêmes pour ne pas venir !
— Ce n’est pas l’idée que Fanny se fait de la famille, réponditEdmond, et si le maître ou la maîtresse de maison ne sont pasprésents, il y a plus de mal que de bien.
— En tous les cas, il vaut mieux laisser les gens libres sur detels sujets. Chacun aime de faire ce qu’il veut et de choisir sonmoment et son genre de dévotion. L’obligation, les formalités àremplir, les retenues imposées, la durée de l’office, personnen’aime ces choses-là et si les bonnes gens, qui étaient habituées às’agenouiller et à bâiller dans cette galerie, avaient pu prévoirque le temps arriverait où des hommes et des femmes resteraient dixminutes de plus au lit, quand ils s’éveillent avec un mal de tête,sans craindre la réprobation générale parce qu’ils auraient manquéla prière à la chapelle, ils auraient sauté de joie et d’envie. Nepouvez-vous pas vous imaginer avec quel sentiment de contrariétéles élégantes de la maison de Rushworth venaient souvent dans cettechapelle. Les jeunes Mmes Éléonore et Brigitte, confites dans uneapparente piété, devaient avoir la tête pleine d’autres pensées,spécialement si le pauvre chapelain ne valait pas la peine d’êtreregardé, et je suis sûre que de ce temps-là les pasteurs étaienttrès inférieurs à ce qu’ils sont actuellement.
Pendant quelques instants, personne ne répondit. Fanny avaitrougi et regardait Edmond, mais était trop furieuse pour parler, et« il » avait besoin de se reprendre avant de pouvoirdire :
— Votre vive imagination a de la peine à être sérieuse même surdes sujets sérieux. Vous nous avez donné un tableau amusant, etpersonne ne pourrait le nier. Nous devons tous sentir, de temps àautre, la difficulté d’exprimer nos pensées comme nous ledésirerions ; mais, si vous croyez que c’est une chosefréquente, c’est autre chose. Une faiblesse devient une habitude,lorsqu’elle est négligée et quelle dévotion privée peut-on attendrede telles personnes ? Croyez-vous que les esprits qui sedonnent la peine d’aller à la chapelle, seraient plus recueillis enprivé ?
— Oui, il y a beaucoup de chances, car ils seraient aidés dedeux côtés. Ils seraient moins distraits et ne devraient pasprolonger leur prière.
— Celui qui n’est pas capable de lutter dans tellescirconstances, ne sera pas capable de lutter dans telles autres, jecrois. L’exemple des autres l’aiderait davantage. J’admetscependant que la longueur du service est fatigante et lassel’esprit. On préférerait que ce ne soit pas ainsi, mais je n’ai pasquitté Oxford depuis assez longtemps pour avoir oublié cequ’étaient les prières à la chapelle.
Pendant cette conversation, le reste de la compagnie venant àpasser près de la chapelle, Julia appela l’attention de M. Crawfordsur sa sœur en disant :
— Regardez M. Rushworth et Maria, côte à côte, comme si lacérémonie allait avoir lieu, vous ne trouvez pas ?
M. Crawford sourit et acquiesça, puis allant vers Maria, il luidit à voix basse :
— Je n’aime pas voir Mlle Bertram si près de l’autel.
Surprise, la jeune fille recula instinctivement de deux pas,mais elle se reprit et affecta de rire en lui demandant toutbas :
— Qui l’en empêcherait ?
— Je crains d’être capable de le faire, répondit-il avec unregard significatif.
Julia, qui les rejoignait à ce moment, continua laplaisanterie :
— Ma parole, c’est vraiment dommage que la cérémonie ne puisseavoir lieu tout de suite, rien ne serait plus charmant si nousavions la permission nécessaire, car nous sommes justement tousréunis.
Elle en parla si haut et avec tant de gaieté, que l’attention deM. Rushworth et de sa mère finit par être attirée et que celui-cise crut obligé de débiter quelques galanteries à sa sœur, tandisque Mme Rushworth disait, avec une dignité souriante, que ce seraitpour elle un événement des plus agréable lorsqu’il arriverait.
— Si au moins Edmond était dans les ordres, s’écria Julia encourant vers l’endroit où il se trouvait en compagnie de MlleCrawford et de Fanny.
— Mon cher Edmond, si vous étiez dans les ordres, vous pourriezprocéder à la cérémonie immédiatement. Quel malheur que vous n’êtespas encore ordonné ! M. Rushworth et Maria sont tout à faitprêts.
La contenance de Miss Crawford aurait pu amuser les spectateurssi quelqu’un l’avait observée pendant que Julia parlait. Elleparaissait stupéfiée devant cette nouvelle. Fanny en eut pitié.
— Comme elle doit regretter tout ce qu’elle vient de dire, sedit-elle.
— Ordonné, dit Mlle Crawford, avez-vous l’intention de devenirun clergyman ?
— Oui, je prendrai les ordres peu après le retour de mon père,probablement vers Noël.
Mlle Crawford tâcha de reprendre ses esprits, et recouvrant sescouleurs disparues, se borna à répondre :
— Si j’avais su cela avant, j’aurais parlé avec plus de respectde ces choses.
Puis elle changea de sujet.
La chapelle fut bientôt laissée au calme et au silence qui n’yétaient troublés que par quelques cérémonies par an. Mlle Bertram,fâchée contre sa sœur, sortit la première et tout le monde eutl’impression d’y avoir été assez longtemps.
Le rez-de-chaussée de l’habitation avait été complètement visitémaintenant et Mme Rushworth, infatigable dans ce genre d’activité,voulait montrer l’escalier principal et les chambres supérieures.Mais son fils s’interposa, craignant de n’avoir pas le tempsnécessaire.
— Car, dit-il, si nous restons trop longtemps dans la maison,nous n’aurons plus le temps d’accomplir ce que nous désirions àl’extérieur. Il est deux heures passées et nous devons dîner à cinqheures.
Mme Rushworth se résigna et l’on examina comment on allait fairele tour de la propriété. Mme Norris faisait déjà des combinaisonsde voiture et de chevaux, lorsque la jeunesse, se trouvant devantla porte qui donnait à l’extérieur, s’y précipita, avide d’un peud’air, et se trouva immédiatement sous les arbres.
— Supposons que nous tournions par ici pour commencer, dit MmeRushworth poliment. Ici se trouvent nos plus belles plantes et decurieux faisans.
— La question est de savoir, dit M. Crawford, regardant autourde lui, si nous ne serions pas capables de trouver quelque chosed’intéressant ici avant d’aller plus loin ? Je vois desuperbes murs là-bas. Dites, monsieur Rushworth, voulez-vous quenous tenions un petit conseil ici ?
— Jacques, dit Mme Rushworth à son fils, je crois que le côtésauvage de la propriété sera une nouveauté pour tout le monde. Lesdemoiselles Bertram n’y ont jamais été jusqu’à présent.
Personne ne fit d’objection, mais pendant tout un temps, chacunparut indécis. Les uns étaient attirés par l’idée des faisans, lesautres pas, et tout le monde se dispersa. M. Crawford alla examinerce que l’on pourrait tirer de ce côté de la maison. Le terrain, quiétait bordé de chaque côté d’un haut mur, contenait un emplacementde bowling, puis une large promenade, accotée à une palissade defer et dont la vue s’étendait sur les cimes des arbressolitaires.
M. Crawford fut bientôt rejoint par Mlle Bertram et M. Rushworthet quand les autres finirent par se disperser en groupes, Edmond,Mlle Crawford et Fanny se joignirent à leurs consultationssérieuses. Après quelques minutes, ceux-ci s’en allèrent de leurcôté, les laissant à leurs discussions. Les trois autres, MmeRushworth, Mme Norris et Julia, étaient restées en arrière, carcelle-ci, dont la bonne étoile ne semblait plus briller, se voyaitobligée de rester aux côtés de Mme Rushworth et de cacher sonimpatience devant le pas traînant de la bonne dame, tandis que satante était en conversation avec la gouvernante. PauvreJulia ! C’était la seule des neuf qui n’était pas contente etse trouvait en pénitence… Si différente de la Julia qui se trouvaitsur le siège en arrivant ! La politesse qu’on lui avaitapprise l’empêchait de s’enfuir, et elle se sentait misérable soustoutes ces belles convenances, car elle ignorait le dévouement etn’avait jamais été mise en contact avec ce genre de choses.
— Il fait insupportablement chaud, dit Mlle Crawford quand ilsarrivèrent sur la terrasse, en face de la porte conduisant à la« brousse ». Quelqu’un voit-il une objection à se sentirà l’aise ? Voici un petit bois charmant, si du moins on peut yentrer. Quelle douceur si la porte n’était pas fermée ! Maisnaturellement elle l’est ! Car dans ces grandes propriétés, iln’y a que les jardiniers qui peuvent aller où ils le désirent.
Cependant la porte n’était pas fermée et ils s’enfoncèrent avecdélice dans les fourrés à l’abri de la chaleur intenable. Une bonnemarche les conduisit dans la zone sauvage de la propriété, où setrouvaient surtout des lauriers et des mélèzes, ainsi que des ormesrecoupés sous lesquels il faisait sombre et frais et où régnait unebeauté naturelle très plaisante en comparaison du terrain debowling et de la terrasse. Ils commencèrent par se promener ensilence en goûtant pleinement le charme et la fraîcheur del’endroit. Après un moment, Mlle Crawford interrompit lesilence :
— Alors, vous allez vous faire clergyman, monsieurBertram ? dit-elle. J’en suis très étonnée.
— Pourquoi ? Vous supposiez bien que j’adopterais uneprofession et comme je ne suis pas un avocat, ni un soldat, ni unmarin…
— C’est vrai, mais en réalité, je n’y avais jamais songé. Etvous savez, il y a généralement un oncle ou un grand-père quilaisse une fortune au second fils.
— C’est en effet une excellente habitude, dit Edmond, mais ellen’est pas universelle et je suis une exception, c’est pourquoi jedois faire quelque chose par moi-même.
— Mais pourquoi avez-vous choisi d’être pasteur ? Jecroyais que c’était le lot du plus jeune, quand il y en avaitd’autres à caser avant lui.
— Croyez-vous que l’Église elle-même ne choisitjamais ?
— Jamais n’est pas anglais. Mais pas souvent, oui je le crois.Car qu’y a-t-il à faire dans l’Église ? Les hommes aiment à sedistinguer et dans toutes les carrières ils peuvent y arriver, maisnon dans l’Église. Un pasteur n’est rien du tout.
— Dans la conversation, le « rien » a beaucoup dedegrés aussi bien que le « jamais ». Un pasteur ne peutpas se distinguer dans la société ou dans la mode. Il ne peut pasporter perruque ou donner le ton de l’élégance, mais cela ne veutpas dire qu’il ne puisse pas être quelqu’un quand même. Je ne dispas qu’il est « rien », celui qui a la charge de ce qu’ily a de meilleur dans l’humanité, je veux dire l’individu lui-même,la collectivité, la personnalité temporelle et éternelle : ilest gardien de la religion et de la morale et par conséquent doitagir par son influence. Personne ne peut dire que ce n’est« rien ». Si l’homme qui a ces charges n’est« rien », c’est qu’il néglige son devoir en dépassant sesdroits et en voulant paraître ce qu’il ne doit pas être.
— Vous donnez à un clergyman plus d’importance qu’il n’en a. Onne s’aperçoit pas beaucoup, dans la société, de son influence etcomment pourrait-il en être autrement, alors qu’on en voit sirarement ? Comment voulez-vous que deux sermons par semaine,même en supposant qu’ils vaillent la peine d’être écoutés, puissentinfluencer la façon d’agir et de penser de toute une paroisse pourle reste de la semaine ? On voit rarement un pasteur hors desa chaire.
— Vous parlez de Londres et moi je parle de toute la nation engénéral.
— La capitale n’est-elle pas un exemple suffisant ?
— J’espère qu’elle n’en est pas un, en ce qui concerne laproportion des vertus et des vices de tout le royaume. Ce n’est pasdans les grandes villes que nous devons chercher le plus demoralité. Ce n’est pas là non plus que les gens agissent le mieux,et ce n’est certainement pas là que l’influence du clergé se faitle plus sentir. Un bon prédicateur est écouté et admiré, mais cen’est pas dans de beaux sermons seulement qu’un bon prêtre peut serendre utile à sa paroisse et à son voisinage quand ceux-ci sontcapables d’apprécier son caractère privé et d’observer sa conduitegénérale, ce qui est rarement le cas à Londres. Le clergé est perdudans le nombre de ses paroissiens et la plupart du temps il n’estconnu que par ses sermons. Et quant à l’influence de leurs actespublics, Mlle Crawford ne doit pas mal interpréter ce que je veuxdire et croire que je les cite comme exemples et arbitres de bonneconduite, de raffinement et de courtoisie. Ce ne sont pas lesmaîtres de cérémonies de la vie. Leur conduite est peut-être lerésultat de bons principes, elle est en réalité l’effet de cesdoctrines qu’il est de leur devoir d’enseigner et vous remarquerezsouvent, qu’en général le reste de la nation est semblable auclergé, qu’il soit ou non ce qu’il devrait être.
— Certainement, dit Fanny avec une douce fermeté.
— Voilà, s’écria Mlle Crawford, vous avez déjà tout à faitconvaincu Mlle Price.
— Je souhaiterais convaincre Mlle Crawford aussi.
— Je ne crois pas que vous le puissiez jamais, répondit-elleavec un fin sourire. Je reste tout autant surprise que vous songiezà entrer dans les ordres. Vous valez mieux que cela. Croyez-moi,changez d’idées. Il n’est pas trop tard. Faites votre droit.
— Faire mon droit ! Comme si c’était aussi facile qued’aller dans le bois, d’aller là-bas.
— Vous allez dire sans doute que c’est au barreau que lasolitude est la pire, mais je vous ai devancé ; souvenez-vousque je vous ai prévenu.
— Vous n’aviez pas besoin de vous dépêcher alors que votre butn’était que de m’empêcher de dire un « bon-mot », car jen’ai pas le moindre esprit. Je suis trop objectif, trop ouvert, jepuis chercher pendant une demi-heure le sens d’une répartie avantd’en avoir trouvé l’esprit.
Un silence général suivit. Chacun réfléchissait. Fanny prit laparole :
— Je me demande si je me sentirais jamais fatiguée en mepromenant dans ce bois délicieux, mais la prochaine fois que nousrencontrerons un siège, si cela ne vous déplaît pas, je seraiscontente de m’asseoir un moment.
— Ma chère Fanny, s’écria Edmond, lui prenant immédiatement lebras, comme je suis distrait ! J’espère que vous n’êtes pastrop fatiguée ? Peut-être, ajouta-t-il en se tournant versMlle Crawford, peut-être mon autre compagne serait-elle heureuse deprendre mon autre bras ?
— Merci, je ne suis pas du tout fatiguée.
Elle le prit cependant en disant cela, et la gratitude qu’ilressentait de sa compréhension lui fit un peu oublier Fanny.
— Vous me touchez à peine, dit-il. Je ne sers à rien. Quelledifférence dans le poids d’un bras de femme comparé à celui d’unhomme ! À Oxford, je me promenais souvent dans la rue, brasdessus bras dessous avec un compagnon, et vous me paraissez unemouche en comparaison.
— Je ne suis vraiment pas fatiguée, ce qui m’étonne, car nousavons bien parcouru un mille dans ce bois. Vous ne croyezpas ?
— Pas un demi-mille, répondit-il brusquement, car il ne désiraitpas du tout évaluer la distance.
— Oh ! vous ne vous rendez pas compte de ce que nous avonsmarché. Nous avons fait de nombreux détours et le bois lui-mêmedoit avoir un demi-mille en ligne droite, et nous n’en avons pasencore vu la fin.
— Mais si, vous vous souvenez, avant que nous quittions le grandchemin, on voyait l’autre bout. On voyait très clairement tout leparcours et cela ne doit pas être plus qu’un « furlong »de longueur.
— Oh ! je ne connais rien à vos « furlongs »,mais je suis sûre que le bois est grand et que nous nous sommespromenés tout le temps depuis que nous y sommes entrés. Quand jevous dis que nous avons bien parcouru un mille, je suis en dessousde la vérité.
— Il n’y a qu’un quart d’heure que nous sommes ici, dit Edmonden regardant sa montre. Nous croyez-vous capables de parcourirquatre milles en une heure ?
— Oh ! ne m’attaquez pas avec votre montre. Une montre vatoujours trop vite ou trop lentement, on ne peut pas s’y fier.
Quelques pas de plus les menèrent à la fin du bois et regardanten arrière, ils virent un banc bien ombragé et abrité. Ils allèrents’y asseoir.
— J’ai peur que vous ne soyez très fatiguée, Fanny, dit Edmonden la regardant, pourquoi ne l’avez-vous pas dit plus tôt ? Ceserait un mauvais jour de plaisir pour vous, si vous étiezsouffrante à cause de cette promenade. Tous les exercices lafatiguent vite, vous voyez, mademoiselle Crawford, excepté monter àcheval.
— C’est honteux de votre part, alors, de me laisser ainsiprendre son cheval, comme je l’ai fait la semaine dernière !J’en suis confuse pour vous et pour moi, mais cela n’arriverajamais plus.
— Votre attendrissement et vos reproches me font encore plussentir mon impardonnable négligence. Les intérêts de Fanny semblentêtre mieux dans vos mains que dans les miennes.
— Qu’elle soit fatiguée maintenant, ne m’étonne guère, car rienn’est plus fatigant que ce que nous avons fait ce matin :visiter une grande demeure, déambuler d’une chambre à l’autre,concentrer son attention, écouter ce qu’on ne comprend pas etadmirer ce pour quoi on se sent dépourvu d’intérêt. C’est ce qu’ily a de plus ennuyeux au monde et Mlle Price a dû le reconnaîtrepour la première fois, sans doute.
— Je serai vite reposée, dit Fanny, c’est un rafraîchissementdélicieux que de s’asseoir dans l’ombre par un beau jour, enregardant la verdure.
Après avoir été assise quelques instants, Mlle Crawford seleva :
— Je dois remuer, dit-elle, le repos me fatigue et j’ai regardétrop longtemps ce même paysage. Je veux aller le voir à traverscette grille de fer, sans pouvoir le voir aussidistinctement !
Edmond se leva également.
— Maintenant, mademoiselle Crawford, si vous voulez regarder lapromenade, vous vous rendrez compte qu’elle ne peut avoir undemi-mille, ni même un quart de mille de longueur.
— C’est une immense distance, dit-elle, je vois cela en un clind’œil.
Il tâcha de la raisonner, mais en vain. Elle ne voulait nicomparer, ni calculer, elle ne voulait que sourire et soutenirqu’elle avait raison. Ils bavardèrent avec plaisir et pour finirdécidèrent de se rendre compte des distances du bois en s’ypromenant encore un peu. Ils allaient aller jusqu’au bout,prendraient un petit détour, si c’était nécessaire, et seraient deretour dans quelques minutes. Fanny se déclarait reposée et voulaitse remettre elle aussi en marche, mais ils ne l’admirent pas.Edmond insista tellement pour qu’elle restât assise où elle étaitqu’elle dut se soumettre, en pensant avec joie au soin que soncousin prenait d’elle et avec peine à sa santé délicate. Elle lesregarda partir jusqu’à ce qu’ils aient tourné le coin et écoutalongtemps le son de leurs pas.
Un quart d’heure, vingt minutes passèrent et Fanny pensaittoujours à Edmond et à Mlle Crawford et à elle-même. Elle commençaà s’étonner qu’ils la laissaient si longtemps seule et à écouteravec le désir anxieux d’entendre à nouveau leurs voix ou leurspas.
À la fin elle les entendit, mais ce n’étaient pas les pasd’Edmond et de Mlle Crawford. Elle vit arriver Mlle Bertram, M.Rushworth et M. Crawford.
« Mlle Price, toute seule ! » et « Ma chèreFanny, comment est-ce possible ? » furent les premièressalutations.
— Pauvre petite Fanny, s’écria sa cousine, comme ils vous onttrompée ! Vous auriez mieux fait de ne pas lesquitter !
Assise avec un jeune homme de chaque côté, elle résuma alors àFanny leur conversation, les dispositions qui avaient été prises,les embellissements projetés. Rien n’était encore vraiment décidé,mais Henry Crawford avait des quantités de suggestionsintéressantes, qui étaient immédiatement approuvées par elle etratifiées par M. Rushworth, dont la principale occupation était,semblait-il, d’écouter les autres et qui risquait rarement une idéeoriginale ou un souhait.
Après quelques instants passés de cette manière, Mlle Bertram,remarquant la grille en fer, exprima le désir d’aller par là dansle parc afin que leurs plans puissent être plus compréhensibles.C’était d’après l’avis d’Henry Crawford, la seule façon de procéderavec intelligence et il remarqua immédiatement un tertre qui setrouvait à peine à un demi-mille et qui donnerait une vuemagnifique sur l’ensemble du parc. Ils allèrent vers le monticulemais la grille était verrouillée. M. Rushworth regrettait den’avoir pas pris la clef, il avait été sur le point de la prendreet était bien déterminé à ne plus sortir sans l’avoir avec lui,mais en attendant il ne l’avait pas ! Et comme Mlle Bertramparaissait très désappointée et désirait entrer dans le parc parcette grille il ne lui restait qu’une chose à faire, c’est d’allerla chercher. Ce qu’il fit.
— C’est la seule chose qui reste à faire, dit M. Crawford, vuque nous sommes si loin déjà de la maison.
— Oui, il n’y avait rien d’autre à faire. Mais, maintenant,sincèrement, dites-moi, si vous ne trouvez pas l’endroit moinsagréable que vous ne pensiez ?
— Non, pas du tout, au contraire, je l’ai trouvé mieux, plusimportant, d’un style plus complet, quoique ce style ne soitpeut-être pas le plus beau. Et pour vous dire la vérité,ajouta-t-il plus bas, je ne crois pas que je reverrai jamaisSotherton avec autant de plaisir que je n’en ai éprouvé cettefois-ci. Et les embellissements ne me le feront pas aimerdavantage.
Après un moment d’embarras, la jeune fille répondit :
— Vous êtes un homme trop mondain pour ne pas voir avec les yeuxdu monde et si les autres trouvent que Sotherton a embelli, je n’aipas de doute que vous le trouverez aussi.
— Je crains de ne pas être un homme du monde à tous les pointsde vue. Mes sentiments ne sont pas aussi éphémères et ma mémoire dupassé n’est pas aussi dépendante des autres opinions, comme c’estle cas, en général, avec les gens du monde.
Ceci fut suivi d’un bref silence. Mlle Bertram reprit alors laparole :
— Vous sembliez jouir pleinement de votre promenade ici, cematin, et j’étais contente de vous voir si heureux. Vous et Julia,vous aviez l’air de rire tout le long du chemin.
— Vraiment ? Oui, je crois que nous avons ri, mais je nesais plus pourquoi. Oh ! je crois que je lui racontaisquelques histoires ridicules d’un domestique de mon oncle. Votresœur adore de rire.
— Vous la croyez bien plus légère que moi.
— Plus vite amusée, reprit-il. Je ne crois pas que j’aurais puvous distraire pendant dix milles avec mes anecdotesirlandaises.
— Évidemment je ne suis pas aussi vive que Julia, mais j’ai plusde préoccupations qu’elle pour le moment.
— Sans aucun doute, et il est des situations où trop de légèretéd’esprit dénoterait de l’insensibilité. Vos espérances sontcependant trop belles pour justifier un air sombre. Vous avez untrès souriant avenir devant vous.
— Parlez-vous réellement ou d’une façon figurée ?Réellement, oui, réellement, j’admets que le soleil rayonne et quele parc a un air encourageant. Mais malheureusement cette grille defer me donne la sensation d’être enfermée. Je ne puis sortir commeje le désire et être libre comme le sansonnet.
Tandis qu’elle parlait, et c’était avec sentiment, elle allavers la grille et il la suivit.
— Comme M. Rushworth met longtemps pour aller chercher cetteclef !
— Et pour le monde, vous ne voudriez pas sortir, sans la clef,sans l’autorité et sans la protection de M. Rushworth… Car, sinon,vous pourriez sans grande difficulté passer par le côté de lagrille, ici, avec mon aide, ce serait possible si vous désiriezêtre plus à l’aise et si vous pouviez croire que ce n’est pasdéfendu.
— Défendu ! Quelle bêtise ! Je puis certainement allerpar là et je vais le faire. M. Rushworth sera ici dans un moment,nous ne serons pas hors de vue.
— Et si nous sommes hors de vue, Mlle Price sera assez bonnepour lui dire qu’il nous trouvera près de ce tertre, près dubosquet de chênes.
Fanny sentait que tout cela n’était pas régulier mais ne pouvaitrien faire pour les en empêcher.
— Vous allez vous faire mal, Mlle Bertram, s’écria-t-elle, vousallez certainement vous faire mal contre ces pointes et déchirervotre robe. Vous risquerez de glisser. Vous feriez mieux de ne pasy aller.
Mais pendant qu’elle prononçait ces paroles, sa cousine setrouvait déjà en sécurité de l’autre côté de la grille souriantavec bonne humeur de son exploit et elle répondit :
— Merci, ma chère Fanny, mais ma robe et moi-même, nous nousportons très bien. Aussi, au revoir !
Fanny rentra dans sa solitude, envahie par des sentimentsdésagréables car elle était triste de ce qu’elle avait vu etentendu. Elle était étonnée de la conduite de Mlle Bertram etfâchée contre M. Crawford.
Ils furent bientôt hors de vue et elle se retrouva toute seule.Il lui semblait que tout le petit bois était pour elle ; ellene comprenait pas ou étaient passés Edmond et Mlle Crawford ets’étonnait que celui-ci l’ait oubliée si complètement.
Elle fut de nouveau troublée dans ses pensées par des pasrapides dans le chemin principal et M. Rushworth qu’elle croyaitvoir apparaître fut remplacé par Julia qui lui cria :
— Eh bien, où sont les autres ? Je croyais que Maria et M.Crawford étaient avec vous ?
Fanny lui expliqua ce qui s’était passé.
— C’est du joli, ma parole ! Je ne les vois nulle part,ajouta-t-elle en regardant dans le parc.
— Mais ils ne peuvent être très loin et je suis capable de fairela même escalade que Maria, même sans aide.
— Mais Julia, M. Rushworth sera ici dans un moment avec la clef.Attendez-le.
— Non pas. J’ai suffisamment vu la famille ce matin. Je viens àpeine de m’échapper de la compagnie de son horrible mère. Quellepénitence je viens d’endurer pendant que vous étiez ici sicalmement assise et si heureuse ! Si vous aviez été à maplace, c’eût été aussi bien, mais vous vous arrangez toujours pouréviter ce genre de corvée.
Cette réflexion était des plus injuste, mais Fanny ne réponditpas. Julia était vexée et son caractère était assez violent maiselle savait que cela ne durerait pas et elle lui demanda simplementsi elle n’avait pas vu M. Rushworth.
— Oui, oui, je l’ai vu. Il courait comme s’il y avait unequestion de vie ou de mort et me dit rapidement en passant où ilallait et où vous vous trouviez tous.
— C’est dommage qu’il se soit donné tant de peine pour rien.
— Cela regarde Mlle Maria. Je ne suis pas obligée de pâtir deses fautes. Je n’ai pu éviter la mère pendant tout le temps où matante se trouvait avec la gouvernante, mais je puis au moins medébarrasser du fils.
Ce disant, elle grimpa sur la grille, sauta de l’autre côté ets’encourut sans répondre à Fanny qui lui demandait si elle avait vuEdmond et Mlle Crawford.
La terreur que Fanny avait de voir M. Rushworth l’empêchait depenser plus longtemps aux autres et à leur absence prolongée etelle se demandait comment elle pourrait l’éviter. Elle sentaitqu’on avait très mal agi envers lui et elle était malheureused’avoir à lui expliquer ce qui s’était passé. Il arriva à peinecinq minutes après le départ de Julia et quoiqu’elle s’efforçâtd’expliquer les choses le mieux possible il ne cacha pas sondéplaisir. D’abord il ne dit rien, mais ses regards exprimaient sonextrême surprise et sa profonde vexation. Il marcha vers la grilleavec l’air de ne pas savoir ce qu’il allait faire.
— Ils désiraient que je reste pour vous dire que vous lestrouveriez près du tertre ou aux environs.
— Je ne crois pas que je vais aller les rejoindre, dit-ilsombrement, je ne les aperçois pas. Pendant que je marcherai autertre ils seront peut-être autre part. Je me suis promenésuffisamment.
Et il s’assit d’un air ennuyé près de Fanny.
— Je suis désolé, dit-elle, c’est vraiment de la malchance, etelle chercha ce qu’elle pourrait bien dire dans cette occasion.
Après un silence il reprit :
— Il me semble qu’ils auraient aussi bien pu m’attendre.
— Mlle Bertram croyait que vous la rejoindriez.
— Je n’aurais pas eu à la rejoindre si elle était restéeici.
C’était logique et Fanny ne savait que dire. Après un autresilence il continua :
— Dites-moi, Mlle Price, êtes-vous dans une telle admiration visà vis de ce M. Crawford comme certaines gens le sont ? Pour mapart, je ne lui trouve rien d’extraordinaire.
— Je ne le trouve pas bien du tout.
— Bien ! Personne ne pourrait trouver bien un homme detaille aussi petite ! Il ne mesure pas cinq pieds neufpouces ; je ne serais pas étonné qu’il mesure même un pouce demoins. Je trouve qu’il est carrément laid. Je pense que cesCrawford n’ont rien ajouté à notre société et l’on se passait trèsbien d’eux !
Un petit soupir échappa à Fanny et elle ne sut commentcontredire M. Rushworth.
— Si j’avais fait des difficultés pour aller chercher cetteclef, elle aurait eu une excuse, mais je suis parti dès qu’elle ena exprimé le désir.
— Il n’y avait pas moyen d’être plus obligeant et vous êtes alléaussi vite que vous le pouviez. Mais il y a quand même une grandedistance jusqu’à la maison et vous savez, quand on attend on esttrès impatient, chaque minute paraît un siècle.
Il se leva et retourna à la grille en regrettant de n’avoir paseu cette clef avec lui tout à l’heure. Fanny pensa qu’il se calmaitun peu et essaya de nouveau de lui dire :
— C’est dommage que vous n’alliez pas les rejoindre. Ilsespéraient avoir de là une plus jolie vue de la maison et du parc.Ils voulaient discuter les modifications à y faire et ils nepeuvent décider cela sans vous.
Elle remarqua qu’elle réussirait bien mieux à renvoyer uncompagnon qu’à le garder.
— Bien, dit M. Rushworth si vous croyez que vraiment je faismieux en y allant, ce serait ridicule d’avoir apporté la clef pourrien, et ce disant il ouvrit la grille et disparut.
Fanny put maintenant penser à loisir à ses deux compagnons quil’avaient abandonnée depuis si longtemps et se sentant impatientéeelle résolut d’aller à leur recherche. Elle suivit le chemin qu’ilsavaient pris et avait à peine fait quelques mètres qu’elle entenditle rire de Mlle Crawford et qu’elle la vit bientôt apparaître. Ilsétaient allés dans le parc et avaient trouvé une petite grillemenant à cette fameuse avenue que Fanny aurait tant voulu voirdepuis le matin. Ils s’étaient assis sous un arbre, c’était touteleur histoire. Mais il était évident qu’ils s’étaient bien amuséset avaient tout à fait oublié l’heure. La seule consolation deFanny fut qu’Edmond lui assura qu’il avait bien regretté qu’elle nefût pas avec eux et qu’il serait venu la rechercher s’il n’avaitpas eu peur de la fatiguer encore. Mais ce n’était pas suffisantpour effacer la peine qu’elle avait eue d’avoir été abandonnée unegrande heure, lorsqu’il avait dit ne partir que quelques minutespour satisfaire la curiosité qu’elle éprouvait de savoir de quoiils avaient pu parler si longtemps. Elle se sentait déprimée etdésappointée en retournant avec eux vers la maison.
Quand ils arrivèrent au pied de la terrasse, Mme Rushworth etMme Norris apparurent au-dessus et ils s’y rejoignirent. Quelsqu’aient pu être les petits ennuis qui avaient gâté le plaisir deses nièces, Mme Norris avait employé magnifiquement sa journée, carla gouvernante, après beaucoup de compliments adéquats, l’avaitemmenée dans les étables, lui avait tout expliqué au sujet desvaches, et lui avait donné une fameuse recette de fromage. Etdepuis que Julia les avait quittées, elle avait rencontré lejardinier, avec qui elle avait fait une meilleure connaissance carelle lui avait longuement parlé de la maladie de son petit fils etlui avait promis des remèdes. En retour il lui avait montré sesplantes les plus choisies et une espèce extraordinaire debruyère.
Ils rentrèrent à la maison tous ensemble, les uns pour sereposer sur les divans, les autres pour regarder les dernièresrevues parues, en attendant le retour des autres. Il était tardquand les demoiselles Bertram rentrèrent avec les deux jeunes gens.Ils ne semblaient pas très satisfaits : ils n’étaientprobablement pas arrivés à un résultat bien concluant quand au butqu’ils s’étaient proposé. Ils avaient beaucoup couru l’un aprèsl’autre et quand ils s’étaient enfin retrouvés il avait étédifficile de rétablir une complète harmonie. Fanny constata enregardant Julia et M. Rushworth qu’elle n’était pas seule à avoirdu souci. Au contraire, M. Crawford et Mlle Bertram se montraientfort joyeux et pendant le dîner Fanny remarqua que ce dernier sedonnait beaucoup de peine pour tâcher de remettre tout le monde debonne humeur.
Le dîner fut bientôt suivi de thé et de café car la course dedix milles qu’il faudrait faire pour retourner, ne permettait pasune grande perte de temps. Dès qu’ils furent assis à table, milleriens furent échangés.
La voiture finit par arriver. Mme Norris ayant obtenu quelquesœufs de faisans et un fromage à la crème, et fait des discourspolis et abondants, se déclara prête à partir. À ce moment M.Crawford s’approchant de Julia lui dit aimablement :
— J’espère que je ne vais pas perdre ma compagne de route, àmoins qu’elle ne craigne l’air du soir à une place si exposée.
Quoique cette demande ne fût pas prévue, elle fut très bienreçue et la journée de Julia sembla vouloir se terminer aussi bienqu’elle avait commencé. Mlle Bertram avait escompté autre chose, etfut un peu désappointée, mais sa conviction d’être réellement lapréférée la rassura et elle put répondre aimablement auxgalanteries de M. Rushworth. Il aimait certes mieux la savoir prèsde lui dans la voiture que de la voir assise sur le siège.
— Eh bien, Fanny ce fut un jour magnifique pour vous, il mesemble ! dit Mme Norris tandis qu’ils traversaient le parc.Rien que du plaisir du commencement à la fin ! Vous devez êtrebien reconnaissante à votre tante Bertram, pour vous avoir permisde partir. Un fameux jour d’amusements que vous avez eulà !
Maria, dont l’humeur n’était pas des meilleuresdéclara :
— Je crois que vous avez passé vous-même une excellente journée,Madame. Votre sac semble plein de bonne choses et j’ai près de moiun panier rempli également, qui me cogne le genou sans pitié.
— Mais ma chère ce n’est qu’une ravissante petite bruyère quecet aimable jardinier m’a obligée à prendre, mais si elle vousgêne, je la prendrai directement sur mes genoux. Tenez, Fanny,portez ce paquet pour moi, et prenez-y grand soin, ne le laissezpas tomber car c’est un fromage à la crème comme celui, sidélicieux, que nous avons eu au dîner. Rien ne pouvait faire plusde plaisir à cette bonne vieille Mme Whitaker que le fait quej’accepte un de ses fromages. J’ai résisté longtemps mais leslarmes lui montaient aux yeux et je savais que c’est un desfromages que ma chère sœur préfère. Cette Mme Whitaker est unamour ! Elle fut vraiment choquée quand je lui ai demandé sile vin était autorisé à la table de l’office. Prenez soin dufromage, Fanny, moi je puis m’arranger avec les autres paquets etle panier.
— Qu’avez-vous encore soutiré d’autre ? demanda Maria àmoitié satisfaite que Sotherton fût si apprécié.
— Soutiré, oh ma chère ! Ce ne sont que quatre œufs de cesmerveilleux faisans que Mme Whitaker m’a forcée à prendre, ellen’admettait pas que je les refuse. Elle disait que ce serait un sigrand plaisir pour moi, qui vis seule, d’avoir quelques petitescréatures vivantes pour me tenir compagnie et vraiment elle araison ! Je vais demander à la servante de les mettre sous lapremière poule qui couvera et j’espère avoir au moins un couple. Ilsera charmant pour moi, dans mes heures solitaires, de lesregarder, et si je réussis bien, votre mère en auraquelques-uns.
Avec tous ses petits incidents, la promenade à Sotherton,laissait aux demoiselles Bertram une impression des plusdélicieuses en comparaison de la nouvelle qu’elles reçurent duretour de leur père.
C’était bien plus agréable pour elles de songer à Henry Crawfordqu’à leur père et il leur déplaisait beaucoup de penser que d’icipeu de jours ce dernier serait de nouveau en Angleterre.
Novembre était le sombre mois fixé pour son retour et Sir Thomassemblait bien décidé à ne plus le retarder. Ses affaires étaienttout près d’être finies, il prévoyait la possibilité de s’embarqueren septembre et se réjouissait d’être au milieu de sa famille bienaimée au début de novembre.
Maria était plus à plaindre que Julia, car pour elle le retourde son père signifiait l’approche de son mariage avec celui dontl’amitié d’aujourd’hui allait devenir de l’amour et dont allaitdépendre tout son bonheur. La vision lui apparaissait trouble etelle préférait jeter un voile dessus en attendant de trouver uneautre solution.
D’ailleurs son père ne reviendrait probablement pas au début denovembre, car il y avait beaucoup de choses qui pouvaient retarderla traversée de son père, ces mille choses toujours possibles. Iln’arriverait pas avant la mi-novembre, au plus tôt, et lami-novembre c’était dans trois mois. Trois mois qui comprenaienttrente semaines. Tant de choses pouvaient arriver en trentesemaines !
Sir Thomas aurait été profondément peiné s’il s’était douté dessentiments qui animaient le cœur de ses filles au sujet de sonretour et il aurait difficilement trouvé une consolation chez uneautre jeune fille. Mlle Crawford en allant passer la soirée avecson frère à Mansfield apprit la bonne nouvelle et quoique semblantn’avoir rien à voir dans l’affaire et ayant exprimé desfélicitations de pure politesse, elle ne parut pas en éprouver unevive satisfaction. Mme Norris expliqua ce qu’il y avaitd’intéressant dans la lettre et l’on parla d’un autre sujet. Maisaprès le thé, comme Mlle Crawford se trouvait avec Edmond et Fannyprès de la fenêtre à regarder le coucher du soleil, tandis que MlleBertram, M. Rushworth et Henry Crawford s’occupaient des bougies dupiano, elle reparla du retour de Sir Thomas en disant :
— Comme M. Rushworth semble heureux ! Il pense au mois denovembre.
Edmond se retourna et regarda ce dernier sans rien dire.
— Le retour de votre père sera un événement vraimentintéressant.
— En effet, après une telle absence, qui ne fut pas seulementlongue mais de plus pleine de dangers.
— Ce sera aussi le signal d’autres événements importants, lemariage de votre sœur, et votre entrée dans les ordres.
— Oui.
— Ne soyez pas offensé, dit Mlle Crawford en riant, mais cela merappelle l’histoire des héros du temps passé qui après avoir faitde grands exploits dans des pays étrangers, offraient dessacrifices aux dieux, en reconnaissance de leur retour.
— Il n’y a pas de sacrifices dans ce cas-ci, répondit Edmondavec un sourire sérieux, — et regardant vers le piano à nouveau —elle ne fait que ce qu’elle désire !
— Oh oui ! je le sais. Je plaisantais tout simplement. Ellefait ce que la plupart des jeunes filles feraient et je ne doutepas qu’elle soit extrêmement heureuse.
— Mon entrée dans les ordres est aussi volontaire que le mariagede Maria, je vous le certifie.
— Il est heureux que vos goûts et le désir de votre pères’accordent si bien. D’après ce que j’ai entendu, vous aurez unevie très agréable.
— Ce que vous croyez, a dû m’influencer…
— Mais je suis sûre que cela ne vous a pas influencé, s’écriaFanny.
— Merci, Fanny, pour cette phrase, mais vous avez une meilleureopinion que moi-même. Au contraire, le fait de savoir qu’il y avaitpour moi, une telle situation.
Il n’y avait aucune aversion naturelle à surmonter et je ne voispas de raison pour qu’un homme fasse un ecclésiastique plus mauvaisparce qu’il sait qu’il aura un revenu au début de la vie. J’étaisen mains sûres. J’espère ne pas avoir été influencée moi-même dansune mauvaise voie et je suis certaine que mon père était tropconsciencieux pour l’avoir permis. Je ne doute pas que j’étaisinfluencée mais je pense que c’était irréprochable.
— C’est la même sorte de choses, dit Fanny après une courtepause, que le fait pour le fils d’un amiral d’entrer dans lamarine, ou pour le fils d’un général d’appartenir à l’armée, etpersonne ne voit d’objection à faire à cela. Personne ne s’étonnede les voir préférer la carrière où leurs amis peuvent les servirle mieux et personne ne les suspectera de se comporter moinssérieusement ainsi qu’en apparence.
— Non, ma chère Mlle Price, et pour des bonnes raisons. Uneprofession comme celle de la marine ou de l’armée a en elle-même sapropre justification. Elle a tout en sa faveur : l’héroïsme,le danger, le tapage, la mode. Les soldats et les marins sonttoujours acceptables en société. Personne ne s’étonne de ce que deshommes soient soldats ou marins.
— Mais les motifs d’un homme qui prend les ordres avec unecertitude d’avancement peuvent être bien suspectés, ne lecroyez-vous pas, dit Edmond. Pour être justifié à vos yeux il doitle faire avec l’incertitude la plus complète d’avoir undédommagement.
— Quoi ! prendre les ordres sans moyens d’existence !Non, c’est de la folie, de la folie absolue !
— Dois-je vous demander comment l’Église sera servie si un hommene peut prendre les ordres ni avec, ni sans moyensd’existence ? Non, car certainement vous ne trouverez rien àrépondre. Mais de votre propre argumentation je puis tirer quelqueavantage pour l’ecclésiastique. Comme il ne peut être influencé parces sentiments que vous attribuez surtout au soldat et au marin,comme la tentation et la récompense lors du choix de leurprofession ; comme l’héroïsme, le bruit et la mode sont touscontre lui, il doit être moins à suspecter de manque de sincéritéou, de mauvaises intentions dans le choix qu’il fait.
— Oh, il n’y a aucun doute qu’il soit très sincère en préférantun revenu certain aux difficultés de travailler pour en avoir un,et qu’il ait les meilleures intentions de ne rien faire pendant lereste de ses jours sinon manger, boire et devenir gras. C’est eneffet de l’indolence, M. Bertram. L’indolence et l’amour de sesaises, un manque de toute louable ambition, de goût pour la bonnesociété ou d’envie de se donner la peine d’être agréable, qui faitd’un homme un ecclésiastique. Un clergyman n’a rien d’autre à faireque d’être malpropre et égoïste, que lire les journaux, surveillerle temps qu’il fait et se quereller avec sa femme. Son vicaire faittoute la besogne et le travail de sa vie à lui consiste àdîner.
— Il y a de tels ecclésiastiques, sans aucun doute, mais jepense qu’ils ne sont pas nombreux au point de justifierl’estimation de Mlle Crawford quant à leur caractère général. Jesoupçonne que dans cette critique étendue et (si j’ose dire) faitede lieux-communs, vous ne jugez pas par vous-même, mais plutôt pardes personnes malveillantes que vous avez l’habitude d’écouter. Ilest impossible que votre propre observation vous ait donné unegrande connaissance du clergé. Vous n’avez pu être liépersonnellement qu’avec très peu de ces hommes que vous condamnezsi délibérément. Vous parlez de ce que vous avez entendu à la tablede votre oncle.
— Je dis ce qui me paraît être l’opinion générale, et quand uneopinion est générale elle est ordinairement correcte. Quoique jen’aie pu suivre beaucoup de vies privées de clergymen, celles-cisont trop connues pour qu’il y ait un manque de renseignements àleur sujet.
— Quand une classe quelconque d’hommes bien élevés, de n’importequelle dénomination, est condamnée en bloc, il doit y avoir pénuriede renseignements ou — il sourit — quelque chose d’analogue. Votreoncle et ses frères amiraux n’ont probablement connu que peu declergymen en dehors de leurs chapelains, qu’ils désiraient voir lemoins possible, que ces chapelains fussent bons ou mauvais.
— Pauvre William ! Il a rencontré une grande bonté chez lechapelain de l’Antwerp, fut la douce apostrophe de Fanny, réflexionproduite plutôt par ses sentiments propres que par laconversation.
— J’ai été si peu poussée à prendre mes opinions chez mon oncle,dit Mlle Crawford, que je puis à peine émettre dessuppositions ; et depuis que vous m’avez poussée siénergiquement, je dois observer que je ne suis pas entièrementdépourvue des moyens de me rendre compte de ce que sont lesclergymen puisque je suis pour le moment l’hôte de mon propre père,le docteur Grant. Et quoique le docteur Grant soit très bon et trèsobligeant, et, j’ose le dire, un homme de lettres capable quiprêche souvent de bons sermons et est très respectable, je leconsidère comme un indolent, bon vivant et égoïste, qui doitconsulter son palais en toutes choses, qui ne remuerait pas undoigt pour venir en aide à autrui et qui de plus passe sa mauvaisehumeur sur son excellente femme si par hasard la cuisinière est endéfaut. Pour dire la vérité, Henry et moi avons été mis dehors cesoir en partie à cause de la déception causée par un oison, dont iln’a pu obtenir la meilleure part. Ma pauvre sœur a été forcée derester là et de le supporter.
— Je ne m’étonne pas de votre désapprobation, croyez-moi. C’estun grand défaut de caractère, aggravé par une déplorable habituded’indulgence pour soi-même ; et avec les sentiments que vousavez, il doit être excessivement pénible pour vous de voir votresœur en souffrir. Fanny, il n’y a rien à faire. Nous ne pouvons pasmême essayer de défendre le Dr. Grant.
— Non, répondit Fanny, mais nous ne devons pas pour cela jetersa profession par-dessus bord ; car, quelle que soit laprofession choisie par le Dr. Grant, il n’aurait pu y apporter unbon caractère, et comme, de toute façon, il aurait eu dans l’arméeou dans la marine beaucoup plus de gens sous son commandement qu’iln’en a maintenant, il y aurait eu beaucoup plus de malheureux àcause de lui, s’il avait été marin au lieu d’être clergyman. Enoutre, je dois bien supposer que quelque changement que l’on puissesouhaiter pour le Dr. Grant, il y aurait eu plus de risques de levoir devenir encore plus mauvais dans une profession plus active etplus courante dans laquelle il pouvait échapper à cetteconnaissance de soi-même, cette « fréquence », tout aumoins à cette atmosphère à laquelle il lui est impossibled’échapper tel qu’il est maintenant. Un homme — un homme sensiblecomme le Dr. Grant — ne peut avoir l’habitude d’enseigner chaquesemaine aux autres leurs devoirs, ne peut aller à l’église deuxfois chaque dimanche et prêcher de très bons sermons et aussiexcellemment qu’il le fait, sans devenir meilleur lui-même. Celadoit le porter à la réflexion et je ne doute pas qu’il ne fasseplus souvent des efforts pour se modérer qu’il ne le ferait s’ilétait autre qu’un clergyman.
— Nous ne pouvons pas prouver le contraire, cela est certain,mais je vous souhaite un meilleur sort, Mlle Price, que d’être lafemme d’un homme dont l’amabilité dépend de ses propressermons ; car, quoiqu’il puisse se prêcher à lui-même de labonne humeur chaque dimanche, cela peut tourner mal au point de sefâcher du lundi matin au samedi soir, à propos d’oisons.
— Je pense que l’homme qui pourrait se quereller souvent avecFanny, dit affectueusement Edmond, doit être en dehors del’influence de n’importe quel sermon.
Fanny se tourna un peu plus vers l’intérieur de la fenêtre, etMlle Crawford n’eut que le temps de dire, d’une manièreplaisante :
— J’imagine que Mlle Price est plus habituée à mériter deséloges qu’à en entendre.
Étant ensuite invitée sérieusement par Mlle Bertram à se joindreà un chant d’ensemble, elle se porta avec agilité versl’instrument, laissant Edmond la contempler avec admiration, avecextase devant toutes ses vertus, depuis ses manières affablesjusqu’à sa démarche légère et gracieuse.
— Là, il y a de la bonne humeur, j’en suis certain, dit-il. Là,il y a un caractère qui ne causera jamais de chagrin ! Commeelle marche bien, et comme elle accepte facilement le point de vuedes autres ! Elle va à eux au moment précis où ils lademandent. Quelle pitié, ajouta-t-il après un instant de réflexion,qu’elle soit tombée en de pareilles mains !
Fanny acquiesça et eut le plaisir de le voir rester à la fenêtreavec elle, en dépit du chant attendri et bien que ses yeux setournassent bientôt, comme les siens, vers la scène qu’ilsvoyaient, où tout ce qui était à la fois solennel, apaisant etcharmant apparaissait au cours d’une brillante nuit étoilée quicontrastait avec l’ombre profonde des forêts. Fanny exprima sessentiments :
— Ici il y a de l’harmonie, dit-elle, ici il y a du repos. Cequi est ici est au-dessus de toute peinture et de toute musique, etla poésie seule pourrait en tenter la description. Ici se trouve cequ’il faut pour écarter tout souci et pour plonger le cœur dans leravissement. Quand je contemple une nuit comme celle-ci, j’ail’impression que ni la méchanceté, ni le chagrin ne seront encorepossibles dans le monde, et certainement que tous deux seraient enrecul si l’on sentait davantage la sublimité de la nature et si lesgens pouvaient s’évader d’eux-mêmes par la contemplation d’unetelle scène.
— J’aime entendre votre enthousiasme, Fanny. C’est une nuitcharmante, et il faut avoir pitié de ceux qui n’ont pas été élevésde façon à la ressentir autant que vous, ou tout au moins qui n’ontpas reçu au début de leur vie l’amour de la nature. Ils y perdentbeaucoup.
— Vous m’avez appris à penser et à sentir à ce sujet,cousin.
— J’ai eu un élève très bien doué. Voilà Archirus qui brillemagnifiquement.
— Oui, et la Grande Ourse. Je voudrais voir Cassiopée.
— Nous devons sortir et aller sur la pelouse, pour cela.Serez-vous effrayée ?
— Pas le moins du monde. Il y a tout un temps que nous n’avonsplus regardé les étoiles.
— Oui, je ne sais pas comment cela est arrivé.
Le chant commença.
— Nous resterons jusqu’à la fin, Fanny, dit-il, tournant le dosà la fenêtre ; et comme le chant avançait, elle eut lamortification de le voir avancer petit à petit vers l’instrument etlorsque le chant eut pris fin, il était tout près des chanteurs,parmi ceux qui insistèrent le plus pour une nouvelle audition.
Fanny soupira toute seule à la fenêtre, jusqu’au moment où MmeNorris lui fit des observations sur le danger de prendre froid.
Sir Thomas devait donc revenir en novembre, et son fils aînéavait des obligations qui le rappelaient chez lui encore plus tôt.L’approche de septembre apporta des nouvelles de M. Bertram,d’abord dans une lettre au garde-chasse et ensuite dans un lettre àEdmond, et à la fin du mois d’août il arriva lui-même et il futgai, agréable et serviable à chaque occasion, ou lorsque MlleCrawford le demandait : pour lui parler des courses et deWeymouth, et des parties de plaisir et des amis, ce qu’elle auraitpu écouter six semaines plus tôt avec quelque intérêt, et aussipour lui donner l’absolue conviction, par le pouvoir descomparaisons du moment, qu’elle préférait son frère cadet.
C’était très vexant, et elle en était très contrariée, mais celaétait ; et bien loin d’avoir maintenant l’idée d’épouserl’aîné, elle ne sentait même pas le besoin de l’attirer, du moinspas au-delà des plus modestes prétentions demandées par une beautéconsciente ; son absence prolongée de Mansfield, sans autrebut que le plaisir, et sa propre volonté de demander conseil,démontraient bien qu’il ne se souciait pas du tout d’elle. Et sonindifférence était plus qu’égalée par la sienne ; de sorte ques’il était maintenant en mesure de passer devant le propriétaire deMansfield Park, Sir Thomas, ce qu’il devait être par la suite, ellene croyait pas qu’elle pourrait l’accepter.
La saison et les devoirs qui avaient ramené M. Bertram àMansfield emmenèrent M. Crawford dans le Norfolk. Everinghamn’aurait pu se passer de lui au commencement de septembre. Ilpartit pour une quinzaine de jours — une quinzaine de jours d’unetelle médiocrité pour les demoiselles Bertram que cela devait lesmettre en garde et faire même admettre par Julia, dans sa jalousieenvers sa sœur, la nécessité absolue de se défier de ses attentionset le souhait de ne pas le voir revenir ; et une quinzaine deloisirs suffisants, dans les intervalles de tir et de sommeil, pourconvaincre le gentleman qu’il ferait mieux de rester parti pluslongtemps s’il était plus habitué à examiner ses propres motifs età réfléchir aux conséquences de la satisfaction de son inutilevanité ; mais, étourdi et égoïste, par suite de sa prospéritéet des mauvais exemples, il ne voyait pas plus loin que le momentprésent. Les sœurs, jolies, intelligentes et encourageantes,étaient un amusement pour son esprit rassasié ; et, netrouvant rien à Norfolk qui puisse égaler les plaisirs sociaux deMansfield, il revenait volontiers à ceux-ci lorsque le moment étaitvenu et y était accueilli aussi chaleureusement par ceux avec quiil venait badiner.
Maria, avec le seul M. Rushworth pour s’occuper d’elle, etcondamnée aux détails répétés de sa journée sportive, bonne oumauvaise, de ses vantardises à propos de ses chiens, de sa jalousieenvers ses voisins, ses doutes quant à leur qualification, de sonzèle envers les braconniers, tous sujets qui ne trouvent pas lechemin des sentiments féminins s’il ne se trouve pas certain talentd’un côté. Maria donc avait vivement ressenti l’absence de M.Crawford ; quant à Julia, qui n’était ni fiancée, ni engagée,elle ressentit cette absence encore plus fort. Chacune des deuxsœurs croyait être la favorite. Julia pouvait en trouver lajustification dans les allusions de Mme Grant, portée à prendre sesdésirs pour des réalités, et Maria dans les allusions de M.Crawford en personne. Toute chose évoluait de la même façonqu’avant son absence ; ses manières étant vis-à-vis de chacunsi vives et si agréables qu’il ne perdait de terrain avec personneet qu’il savait doser exactement la consistance, la fermeté, lasollicitude et la chaleur de manière à provoquer l’attentiongénérale.
Fanny était, parmi les personnes réunies, la seule qui trouvaitquelque chose à détester ; mais depuis la journée deSotherton, elle ne pouvait jamais voir M. Crawford avec unequelconque des sœurs sans en faire l’observation, et rarement sansétonnement ou critique ; et si ssa confiance dans son proprejugement avait été égale à l’usage qu’elle en faisait à tous autrespoints de vue, si elle avait eu la certitude de voir les chosesclairement et de les juger sainement, elle aurait probablement faitdes communications importantes à son confident usuel. Quoi qu’il ensoit, elle ne risqua qu’une allusion, et cette allusion futperdue :
— Je suis plutôt surprise, dit-elle, que M. Crawford puisse êtrerevenu si vite, après être resté auparavant si longtemps ici, septsemaines entières ; car j’ai cru comprendre qu’il esttellement amateur des changements et des déplacements que, une foisparti, il arriverait quelque chose qui le pousserait à aller autrepart. Il est accoutumé à des endroits beaucoup plus gais queMansfield.
— Cela est en sa faveur, fut la réponse d’Edmond, et je puisaffirmer que cela fait plaisir à sa sœur. Elle n’aime pas leshabitudes irrégulières.
— Comme il est en faveur auprès de mes cousines !
— Oui, ses manières auprès des femmes sont de nature à plaire.Je crois que Mme Grant le soupçonne d’avoir une préférence pourJulia ; je n’ai pas remarqué grand’chose à ce sujet, mais jesouhaite qu’il en puisse être ainsi. Il n’a guère de défauts qu’unattachement sérieux ne puisse corriger.
— Si Mlle Bertram n’était pas fiancée, dit Fanny aveccirconspection, je pourrais parfois penser qu’il l’admire plus queJulia.
— Ce qui, peut-être, signifie qu’il a pour Julia plus depréférence que vous ne pouvez le constater, Fanny. Car je croisqu’il arrive souvent qu’un homme, avant d’avoir précisédéfinitivement son propre état d’esprit, remarquera la sœur oul’amie intime de le femme à laquelle il pense réellement, plutôtque cette femme elle-même. Crawford a trop de bon sens pourséjourner ici s’il estime se trouver en danger du fait de Maria, etje n’ai aucune crainte pour elle depuis qu’elle a prouvé que sessentiments ne sont pas très forts.
Fanny supposa qu’elle devait s’être trompée et se promit depenser différemment à l’avenir, mais avec tout ce que pouvait fairesa soumission envers Edmond et avec l’aide de tous les regards, quiétaient concordants, et des allusions qu’elle remarquaitincidemment chez certains autres et qui semblaient dire que M.Crawford avait choisi Julia, elle ne savait parfois que penser.Elle participa, un soir, aux espoirs de sa tante Norris à ce sujetainsi qu’à ses sentiments et aux sentiments de Mme Rushworth quiavaient la même tendance et elle ne put s’empêcher d’être étonnéede ce qu’elle entendait ; et elle aurait été enchantée den’être pas obligée d’écouter, car cela se passait pendant que tousles autres jeunes gens dansaient tandis qu’elle était assise,contre son gré, parmi les chaperons, autour du foyer, en soupirantpour la rentrée de son cousin plus âgé, sur lequel reposaient tousses espoirs d’avoir un cavalier. C’était le premier bal de Fanny,mais sans les préparatifs et la magnificence de la plupart despremiers bals des jeunes dames, il n’en avait été question quel’après-midi même et seuls étaient acquis l’installation d’unvioloniste dans le hall des serviteurs et la possibilitéd’organiser cinq couples avec l’aide de Mme Grant et d’un amiintime de M. Bertram, qui venait d’arriver en visite. Cela avaittoutefois fait le bonheur de Fanny pour quatre danses et elle étaittout à fait désolée de perdre même un quart d’heure. Pendantqu’elle attendait et qu’elle faisait des vœux, regardant tantôt lesdanseurs, tantôt la porte, elle entendit, malgré elle, le dialoguedes deux dames mentionnées ci-dessus.
— Je pense, Madame, dit Mme Norris, les yeux dirigés vers M.Rushworth et Maria qui formaient un couple pour la seconde fois,que nous allons de nouveau voir des visages heureux.
— Oui, Madame, en effet, répondit l’autre avec un souriremagnifique, l’on peut être satisfait en les regardant maintenant etje pense que c’était réellement dommage de les voir obligés de seséparer. Des jeunes gens dans leur situation doivent être excuséss’ils s’accommodent des formes habituelles. Je m’étonne que monfils ne l’ait pas proposé.
— Je puis dire qu’il l’a fait, Madame. M. Rushworth n’est jamaisnégligent. Mais cette chère Maria a une notion si exacte desconvenances, tant de cette vraie délicatesse que l’on rencontre sirarement aujourd’hui, madame Rushworth, et ce désir de ne pas sefaire remarquer… Chère Madame, observez seulement son visage en cemoment ; vous verrez combien il est différent de ce qu’ilétait pendant les deux danses précédentes !
Mlle Bertram paraissait heureuse, en effet, ses yeux étaientbrillants de joie et elle parlait avec beaucoup d’animation, carJulia et son cavalier, M. Crawford, étaient tout près d’elle ;ils formaient tous un groupe. Quelle était son apparence avantceci, Fanny ne pouvait se le rappeler, car elle avait elle-mêmedansé avec Edmond et ne pensait pas du tout à elle.
— Il est réellement délicieux, Madame, de voir des jeunes genssi effectivement heureux, si bien habillés, et ainsi de suite. Jene puis que penser que ce cher Sir Thomas sera charmé. Et quediriez-vous, Madame, d’une autre union ? M. Rushworth a donnéle bon exemple et de telles choses sont très contagieuses.
Mme Rushworth, qui ne voyait rien d’autre que son fils, ne putdeviner.
— Le couple au delà, Madame. Ne voyez-vous pas certainssymptômes ?…
— Oh ! ma chère. Mlle Julia et M. Crawford ? Oui, eneffet. Un couple joliment assorti. Quelle est sasituation ?
— Quatre mille par an.
— Très bien. Ceux qui n’ont pas plus doivent se contenter de cequ’ils ont. Quatre mille par an forment un joli revenu et il paraîtêtre un jeune homme ferme et bien élevé, de sorte que j’espère queMlle Julia sera très heureuse.
— Ce n’est pas une chose tout à fait réglée, Madame. Nous enparlons simplement entre amis. Mais je ne doute guère que cela sefera. Il redouble constamment ses attentions particulières.
Fanny ne put écouter plus loin. Elle fut interrompue pour unmoment car M. Bertram était de nouveau dans la pièce, etquoiqu’elle sentît que ce serait un honneur considérable de se voirdemandée par lui, elle pensa que cela devait arriver. Il s’approchade leur petit cercle ; mais, au lieu de lui demander unedanse, il attira une chaise tout près d’elle et lui donna uncompte-rendu de l’état présent d’un cheval malade et l’opinion dugroom, qu’il venait justement de quitter. Fanny trouvait que celane devait pas être ainsi, mais sa modestie naturelle lui fit sentirimmédiatement qu’elle n’avait pas été raisonnable en attendantautre chose que cela. Lorsqu’il eut fini de parler de son cheval,il prit un journal sur la table et tout en y jetant un coup d’œil,il dit sur un ton languissant :
— Si vous voulez danser, Fanny, je suis à votre disposition.
Mais, avec plus de courtoisie encore, l’offre futdéclinée ; elle ne désirait pas danser.
— J’en suis heureux, dit-il, d’un ton plus vif en reposant lejournal sur la table, car je suis mortellement fatigué. Je medemande bien comment toutes ces bonnes gens peuvent résister aussilongtemps. Ils doivent être tous amoureux, pour s’amuser à detelles folies et ils le sont en effet, je suppose. Si vous lesobservez vous pourrez remarquer qu’il y a plusieurs couplesd’amoureux — tous sauf Yates et Mme Grant — et, entre nous, lapauvre femme aurait besoin d’un amoureux autant et plus que touteautre. Son existence avec le docteur doit être désespérémentmorne.
Sa figure avait une expression sournoise pendant qu’il parlait,vers la chaise du docteur, mais celui-ci se trouvant subitementtout contre lui, il fallut instantanément changer d’expression etde sujet de conversation et Fanny, malgré tout, eut de la peine àretenir son rire.
— Une étrange affaire ceci, en Amérique, docteur Grant !Quelle est votre opinion ? Je viens toujours à vous pour mefaire une opinion sur les affaires publiques.
— Mon cher Tom, s’écria tout de suite après sa tante, comme vousne dansez pas, je suppose que vous n’avez pas d’objection à vousjoindre à nous pour une partie de cartes, n’est-ce pas ? Ettout en quittant son siège et venant à lui pour renforcer saproposition, elle ajouta à voix basse : Nous devons faire unetable pour Mme Rushworth, vous savez. Votre mère y tient beaucoup,mais elle ne trouvera guère le temps de s’asseoir ici, à cause desa broderie. Mais, vous, moi et le Dr. Grant ferons l’affaire etquoique nous jouions seulement des demi-couronnes, vous savez quevous pouvez parier avec lui des demi-guinées.
— J’en serais très heureux, répondit-il à haute voix et en seredressant avec prestesse, cela me ferait le plus grand plaisir,mais j’allais précisément en ce moment me mettre à danser. Venez,Fanny, dit-il, tout en la prenant par la main, ne lambinez pas pluslongtemps, sinon la danse sera finie.
Fanny se laissa enlever très volontiers, quoiqu’il lui fûtimpossible de ressentir beaucoup de gratitude envers son cousin, oude faire une distinction, comme il le faisait certainement, entrel’égoïsme d’une autre personne et le sien propre.
— En voilà, sur ma parole, une demande de peud’importance ! s’exclama-t-il lorsqu’ils s’éloignèrent. Meriver à une table de jeu pour les deux prochaines heures, avecelle-même et le Dr. Grant, qui se disputent constamment et cettevieille femme qui brouille tout et qui ne se connaît pas plus enwhist qu’en algèbre, je souhaiterais voir ma bonne tante un peumoins occupée ! Et me demander cela de cette manière, sansaucune cérémonie, devant tout le monde, de façon à ce qu’il me soitimpossible de refuser ! Voilà quelque chose que je détesteparticulièrement. Ce qui m’ennuie plus que tout, c’est cetteprétention de vous faire une demande ou de vous donner à choisir eten même temps de le faire d’une façon qui vous oblige à accomplircette même chose, quelle qu’elle puisse être. Si je n’avais pas eula bonne idée de venir avec vous, je ne m’en serais pas tiré. C’esttout de même trop fort. Mais quand ma tante a imaginé quelquechose, rien ne peut l’arrêter.
L’honorable John Yates, ce nouvel ami, n’avait rien qui lerecommandât particulièrement en dehors de ses habitudes mondaineset dépensières, de ce qu’il était le plus jeune fils d’un lord etavait une certaine indépendance ; et Sir Thomas auraitprobablement trouvé que son introduction à Mansfield n’était passouhaitable à tous points de vue. Ses relations avec M. Bertramavaient commencé à Weymouth où ils avaient passé dix jours ensembledans la même société, et cette amitié (si l’on peut parlerd’amitié) avait été confirmée et perfectionnée par le fait que M.Yates avait été invité à placer Mansfield sur son itinérairelorsqu’il le pourrait, et par sa promesse de venir ; et ilarrivait même plus tôt que l’on s’y attendait par suite de ladislocation inopinée d’un groupe considérable assemblé pours’amuser dans la maison d’un autre ami, ce qui lui avait faitquitter Weymouth. Il arriva donc sur les ailes du désappointementet la tête pleine de projets d’activité, car cela avait été uneassemblée théâtrale ; la pièce, dans laquelle il avait unrôle, était à son deuxième jour de représentations quand la mortsubite d’un des plus proches parents de la famille avait détruit leplan d’organisation et dispersé les exécutants. Être si près dubonheur, si près de la renommée, si près du long paragraphe à lalouange des théâtres privés d’Ecclesford, la résidence du RightHon, Lord Ravenshaw, en Cornouailles, qui tout naturellement auraitimmortalisé l’assemblée entière pour au moins douze mois ! Siprès de tout cela, perdre tout c’était une injure qui vous piquaità vif, et M. Yates ne pouvait parler d’autre chose. Ecclesford etson théâtre, avec ses arrangements et ses costumes, ses répétitionset ses plaisanteries, c’était un sujet qui ne ratait jamais et sevanter de ce passé était son unique consolation.
Heureusement pour lui, l’amour du théâtre est si général et lebesoin d’action si fort chez les jeunes gens qu’il pouvait à peineépuiser l’intérêt chez ses auditeurs. Depuis la première ébauchedes parties, jusqu’à l’épilogue, tout était ensorcelant et il y enavait bien peu qui n’eussent désiré en avoir fait partie ou quieussent hésité à essayer leur talent. La pièce était « Vœuxd’Amants » et M. Yates devait représenter le Comte Cassel.« Un rôle insignifiant, disait-il, pas du tout de mon goût,et, certainement, un rôle que je n’accepterai plusmaintenant ; mais j’étais résolu à ne faire aucunedifficultés. Lord Ravenshaw et le duc s’étaient appropriés les deuxseuls rôles dignes d’être joués, avant mon arrivée àEcclesford ; et quoique Lord Ravenshaw m’ait offert de céderle sien, il m’était impossible d’accepter, comme vous pouvez lepenser. J’ai regretté pour lui qu’il ait si mal jugé ses moyens caril n’était pas de force pour le Baron — un petit homme avec unevoix faible, et toujours rauque après les premières dix minutes.Cela a fait beaucoup de tort matériel à la pièce ; maisj’étais décidé à ne faire aucune difficulté. Sir Henry estimait quele duc n’était pas de taille à représenter Frederick, mais celac’était parce que Sir Henry voulait le rôle pour lui-même ; desorte qu’il était ainsi dans les meilleures mains des deux. J’aiété surpris de voir Sir Henry si raide. Heureusement que la vigueurde la pièce ne dépendait pas de lui. Notre Agathe étaitincomparable et le duc a été trouvé très grand par beaucoup degens. Et dans l’ensemble, cela aurait certes marché d’une façonmerveilleuse.
— C’était un cas désagréable, ma parole, et je pense que vousavez eu une malchance réelle. Telles étaient les réponsesbienveillantes des auditeurs sympathisants.
— Ce n’est pas la peine de s’en plaindre mais réellement lapauvre vieille douairière ne pouvait choisir un plus mauvais momentpour mourir. Et il est impossible de ne pas avoir souhaité que lesnouvelles soient suspendues juste pour les trois jours dont nousavions besoin. Il ne fallait que trois jours ; et comme elleétait seulement une grande-mère, et que tout cela se passait à deuxcent milles de distance, je pense que cela n’aurait pas causé granddommage, et cela a été suggéré, d’après ce que je sais ; maisLord Ravenshaw, qui est, je le suppose, un des hommes les pluscorrects d’Angleterre, n’en a pas voulu entendre parler !
— Un épilogue au lieu d’une comédie, dit M. Bertram. « Vœuxd’Amants » étaient à leur fin et Lord et Lady Ravenshawlaissés à jouer eux-mêmes. Soit, mais le douaire pourra luiconvenir ; et peut-être, entre amis, commença-t-il à tremblerpour son influence et pour ses pouvoirs dans le rôle du Baron, desorte qu’il ne regrettait pas de se retirer ; et, pour vousdédommager, Yates, je pense que nous devons organiser un petitthéâtre à Mansfield et vous demander d’être notre directeur.
Ceci, quoique étant la pensée d’un moment, ne finit pas tout desuite ; car la poussée vers l’action était éveillée, et plusfortement chez lui que chez tout autre, lui qui était à présent lemaître de la maison ; et qui ayant assez de loisirs pour fairede chaque nouveauté quelque chose de bon, avait en même temps unetelle provision de vivacité et de comique qu’elle s’adaptaitexactement à cette nouveauté de faire du théâtre. L’idée futretournée de fond en comble. Oh ! essayer de faire quelquechose pour le théâtre d’Ecclesford et pour les décors ! Chaquesœur faisait écho à ce désir ; et Henry Crawford, pour lequeltoute cette orgie de déclarations apaisantes constituait un plaisirineffable, était tout à fait acquis à ce projet.
— Je crois réellement, dit-il, que je pourrais en ce moment êtreassez fou pour entreprendre n’importe quel rôle qui ait été jamaisécrit, depuis Shylock ou Richard III jusqu’au héros d’une farce,avec son habit écarlate et son chapeau retroussé. Il me semble queje pourrais être n’importe quoi et n’importe qui, que je pourraiscrier et trompeter, ou soupirer, ou faire des bonds dans toutetragédie ou comédie quelconque de langue anglaise. Faisons doncquelque chose. Que ce soit seulement la moitié d’une pièce, unacte, une scène. Qui pourrait nous en empêcher ? Ce ne sontpas ces attitudes-là, j’en suis certain, dit-il en regardant versles Mlles Bertram, et quant au théâtre, que signifie unthéâtre ? Ce sera un simple amusement pour nous. N’importequelle chambre de cette maison suffira.
— Nous devons avoir un rideau, dit Tom Bertram, quelques mètresde tissu vert suffiront peut-être.
— Oh ! tout à fait suffisant, cria M. Yates, avec une seuleaile latérale ou deux coulisses, des portes dans l’appartement ettrois ou quatre décors qu’on peut enlever ; rien de plus neserait nécessaire pour une telle installation. Pour un simpleamusement entre nous, nous n’avons besoin de rien d’autre.
— Je crois que nous devrions nous contenter de moins, dit Maria.D’autres difficultés pourraient survenir et nous n’aurions pas letemps de les résoudre. Nous devons plutôt adopter les idées de M.Crawford et avoir pour objet l’exécution plutôt que le théâtre. Unegrande partie de nos meilleures pièces sont indépendantes de toutemise en scène.
— Non, dit Edmond, qui commençait à écouter avec inquiétude. Sinous devons agir, que ce soit dans un théâtre complètementinstallé, avec parterre, loges et galeries. Jouons une pièceentière depuis le commencement jusqu’à la fin ; que ce soitune pièce allemande, n’importe quoi, avec de bons trucs, deschangements, une danse figurée, une cornemuse et un chant entre lesactes. Si nous ne surpassons pas Ecclesford, nous ne faisonsrien.
— Allons, Edmond, ne soyez pas désagréable, dit Julia. Personnen’aime une pièce de théâtre autant que vous, et personne n’a étéaussi loin pour en voir une.
— C’est vrai, pour voir un jeu réaliste, une façon de jouer bientrempée et réaliste. Mais je ne me donnerais pas la peine demarcher de cette chambre jusqu’à la chambre voisine pour regarderle travail rudimentaire de ceux qui ne sont pas doués pour cemétier, une série de messieurs et de dames qui ont à lutter contretous les désavantages de l’éducation.
Après une courte pause, cependant, la conversation continua etle sujet fut discuté avec une vivacité persistante, le point de vuede chacun se renforçant par la discussion et par la connaissancedes idées des autres et, quoique rien ne fût décidé sauf que TomBertram préférait une comédie, ses sœurs et Henry Crawford unetragédie et que rien au monde ne pouvait être plus aisé que detrouver une pièce qui convînt à tous, la décision de faire quelquechose parut si formelle qu’Edmond se sentit tout à fait inquiet. Ilétait résolu à empêcher cela, si possible, quoique sa mère,laquelle avait aussi entendu cette conversation qui se passait àtable, ne manifestât pas la moindre désapprobation.
Cette même soirée lui fournit une occasion d’essayer ses forces.Maria, Julia, Henry Crawford et M. Yates se trouvaient dans lasalle de billard. En revenant de chez eux dans le salon où Edmondse tenait pensivement debout près du feu tandis que Lady Bertram setrouvait sur le sofa près de lui et près de Fanny qui achevait sontravail, Tom commença en ces termes dès son entrée :
— Une table de billard aussi horriblement mauvaise que la nôtren’est pas à trouver, je crois, sur la surface de la terre. Je nepeux le supporter plus longtemps et je pense pouvoir dire que rienne pourra m’y attirer à l’avenir ; mais une bonne chose dontje viens de me rendre compte c’est que c’est la pièce rêvée pour unthéâtre, précisément pour ce qui concerne la forme et lalongueur ; et les portes, à l’extrême fond, communiquant entreelles, cela peut être réalisé en cinq minutes par le transfert dela bibliothèque dans la chambre de mon père ; c’est réellementce que nous désirons, si nous avons décidé de faire quelque chose.Et la chambre de mon père fera une excellente salle de réunion.Elle semble faite pour être l’annexe de la salle de billard.
— Vous n’êtes pas sérieux, Tom, en pensant jouer la comédie, ditEdmond à voix basse, lorsque son frère s’approcha du foyer.
— Pas sérieux ! je ne l’ai jamais été autant, je vousassure. En quoi cela vous surprend-il ?
— Je pense que vous auriez grand tort. D’une manière généraleles théâtres privés donnent lieu à certaines objections mais en cequi nous concerne personnellement je pense qu’il serait absolumentcontre-indiqué, et même dangereux, de vouloir faire un essai de cegenre. Pareil essai démontrerait un manque absolu de sensibilité àl’égard de mon père, puisqu’il est absent et que d’une certainemanière il est constamment en danger ; et ce serait, je pense,imprudent en ce qui concerne Maria, dont la situation est trèsdélicate, extrêmement délicate, si l’on considère touteschoses.
— Vous pensez la chose si sérieusement ! Comme si nousallions jouer trois fois par semaine jusqu’au retour de mon père,et inviter tout le pays. Mais il ne s’agit nullement dereprésentations de cette sorte. Nous ne visons rien d’autre qu’unpeu d’amusement entre nous, nous visons simplement à apporter unpeu de variété et à exercer nos facultés dans un domaine nouveau.Nous n’avons besoin ni d’auditoire, ni de publicité. L’on peut nousfaire confiance, je pense, dans le choix que nous ferons des piècesparfaitement irréprochables ; et je ne vois pas plus deméchanceté ou de danger pour chacun de nous dans le fait deconverser dans le langage élégant d’un respectable écrivain quedans le fait de nos conversations particulières. Je n’ai nicraintes, ni scrupules. Et quant à l’absence de mon père, bien loinde la considérer comme une objection, j’en ferais plutôt unmotif ; car la perspective de son retour doit être une périoded’anxiété pour ma mère et si nous pouvons lui donner le moyen de ladistraire de cette anxiété et de maintenir son esprit dans debonnes conditions durant les quelques prochaines semaines, jepenserai que notre temps aura été très bien employé. Je m’en portegarant. C’est réellement une période d’anxiété pour elle.
Comme il disait ces paroles chacun se tourna vers Lady Bertram.Affaissée dans un coin du sofa, image de la santé, de laprospérité, du bien-être et de la tranquillité, elle cédaitprécisément à une légère torpeur tandis que Fanny était occupée àsurmonter les petites difficultés de son ouvrage.
Edmond sourit et secoua la tête.
— Parbleu, c’est trop fort, s’écria Tom en se jetant sur unechaise tout en riant de bon cœur. Réellement, ma chère mère, votreanxiété, je n’ai pas réussi avec cela.
— De quoi s’agit-il ? demanda-t-elle, avec le ton dequelqu’un qui n’est éveillé qu’à moitié. Je ne dormais pas.
— Oh ! chère Madame, non, personne ne vous soupçonnait dedormir. Bien, Edmond, continua-t-il, en revenant au sujet précédentet en reprenant la même attitude et la même voix aussitôt que LadyBertram donna de nouveau des signes d’assoupissement, mais je veuxle maintenir, nous ne ferons le moindre mal à personne.
— Je ne puis être d’accord avec vous, je suis convaincu que monpère désapprouverait formellement le projet.
— Et moi, je suis convaincu du contraire. Personne plus que monpère n’est partisan d’exercer le talent des jeunes gens, et de leperfectionner. Je pense qu’il a toujours eu un goût prononcé pourla comédie, la déclamation, la récitation. Je suis certain qu’ill’encourageait chez nous quand nous étions enfants. Combien de foisavons-nous pleuré sur le corps inanimé de Jules César et récité« être ou ne pas être », dans cette même pièce, pour sonamusement ! Et je suis sûr que mon nom fut Dorval, chaquesoir ; une fois pendant toutes les vacances de Noël.
— C’était une chose très différente. Vous devez voir ladifférence vous-même. Mon père souhaitait que, comme écoliers, nousparlions bien, mais il n’eût jamais voulu voir ses filles adultesjouer des pièces de théâtre. Son sens du décorum est strict.
— Je sais tout cela, dit Tom mécontent. Je connais mon pèreaussi bien que vous ; et je ferai en sorte que ses filles nefassent rien qui puisse l’affliger. Occupez-vous de vos propresintérêts, Edmond, et moi je prendrai soin du reste de lafamille.
— Si vous êtes résolu à agir, répliqua le persévérant Edmond,j’espère que ce sera d’une manière très simple et trèstranquille ; et je crois qu’il ne faut pas tenter de faire unthéâtre. Ce serait prendre des libertés avec la maison de mon pèreen l’absence de celui-ci, ce qui ne pourrait se justifier.
— Pour toute chose de cette nature, c’est moi qui serai leresponsable, dit Tom d’un ton décidé. Sa maison ne sera pastouchée. J’ai tout autant d’intérêt que vous à prendre grand soinde cette maison, et quant aux altérations telles que celles que jeviens de vous suggérer, comme le déplacement d’une bibliothèque oul’ouverture d’une porte, ou même l’emploi de la salle de billardpendant une semaine, sans jouer au billard, vous pourriez toutaussi bien supposer qu’il présenterait des objections contre lefait que nous passons plus de temps à la salle à manger que nous nele faisions avant qu’il s’en allât, ou bien contre le déménagementdu piano de ma sœur d’un côté de la pièce à l’autre. C’est unnon-sens absolu !
— L’innovation, si elle n’a pas tort en tant qu’innovation, aurale tort d’être onéreuse.
— Oui, le coût d’une telle entreprise sera prodigieux !Peut-être pourra-t-elle coûter jusqu’à vingt livres. Sans aucundoute, nous devons disposer de quelques accessoires de théâtre,mais ce sera sur une échelle très simple : un rideau vert, unpetit ouvrage de charpentier, et c’est tout ; et comme letravail de charpentier peut être fait complètement à la maison parChristophe Jackson lui-même, il serait absurde de parler des frais,et tant que Jackson sera employé, tout ira bien du côté de SirThomas. Ne vous imaginez pas que personne, dans cette maison, nepuisse voir et juger en dehors de vous. N’agissez pas vous-même, sivous ne l’aimez pas, mais ne vous attendez pas à gouverner tous lesautres.
— Non, quant à agir moi-même, dit Edmond, je protesteabsolument.
Tom sortit de la pièce après cette réplique et Edmond fut laisséseul pour s’asseoir et tisonner le feu. Il était vexé etpensif.
Fanny, qui avait tout entendu et qui partageait toujours chaquesentiment d’Edmond, risqua, dans son anxiété, de suggérer quelqueidée consolante :
— Peut-être ne pourront-ils pas trouver une pièce qui convienne.Le goût de votre frère et celui de vos sœurs paraissent biendifférents.
— Je n’ai aucun espoir de ce côté-là, Fanny. S’ils persistentdans leur plan, ils trouveront quelque chose. Je parlerai à messœurs et tâcherai de les dissuader, et c’est tout ce que je puisfaire.
— Je crois que ma tante Norris sera de votre côté.
— Je pense bien qu’elle le sera, mais elle n’a, ni sur Tom nisur mes sœurs, une influence qui pourrait nous être de quelqueutilité ; et si je ne puis les convaincre moi-même, jelaisserai les choses suivre leur cours, sans rien tenter pour elle.Les querelles de famille sont le plus grand malheur de tous, etnous ferions mieux de faire n’importe quoi plutôt que de nousdisputer.
Ses sœurs, auxquelles il eut l’occasion de parler le lendemainmatin, furent tout aussi impatientées par ses avis, tout aussiinflexibles à ses arguments, tout aussi déterminées que Tom. Leurmère n’avait pas d’objection contre le plan, et elles necraignaient pas le moins du monde la désapprobation de leur père.Il ne pouvait y avoir du mal dans ce qui avait été fait dans tantde familles respectables, et par tant des femmes les plus hautementconsidérées, et c’eût été un scrupule mal placé que de vouloircensurer quelque chose dans un plan tel que le leur, dans lequel neprenaient part que des frères, des sœurs, et des amis intimes, etqui n’eût jamais été confié à personne d’autre qu’eux-mêmes. Juliaparut admettre que la situation de Maria eût pu exiger desprécautions et une délicatesse particulières, mais ceci ne pouvaits’appliquer à elle, elle était en liberté ; car Mariaconsidérait visiblement que ses fiançailles ne pouvaient quel’élever beaucoup plus haut au-dessus de toute contrainte et luilaisser moins d’occasions qu’à Julia de consulter son père ou samère.
Edmond n’espérait pas beaucoup, mais il avançait toujours sesarguments, lorsque Henry Crawford entra, venant du presbytère, etcria :
— Plus besoin d’aides dans votre théâtre, Mlle Bertram. Plusbesoin d’acteurs pour rôles mondains ; ma sœur désire serendre utile et espère être admise dans la compagnie ; ellesera heureuse de prendre un rôle de vieille duègne ou de pâleconfidente, que vous pourriez ne pas aimer assumer vous-mêmes.
Maria jeta un regard à Edmond, regard qui signifiait :« Qu’en dites-vous maintenant ? Pouvons-nous avoir tortsi Mary Crawford a les mêmes sentiments ? » Et Edmond,réduit au silence, fut obligé de reconnaître que le charme du jeupourrait bien apporter une fascination à l’esprit d’un génie, et,avec l’ingéniosité de l’amour, insister plus sur le caractèreobligeant, accommodant, du message, que sur autre chose.
Le plan avançait. L’opposition fut vaine ; et quant à MmeNorris, Tom s’était trompé en supposant qu’elle en serait. Ellen’éleva aucune difficulté qui ne fût vaincue en cinq minutes parson neveu et sa nièce aînés qui étaient tout-puissants avecelle ; et comme l’arrangement devait occasionner très peu dedépenses pour tout le monde, et nulle dépense pour elle, comme elleprévoyait dans le projet tout le plaisir résultant de la hâte, dutumulte et de l’importance de la chose et en faisait dériverl’avantage immédiat de se voir obligée de quitter sa propre maison,où elle avait vécu un mois à ses frais, et de prendre domicile chezeux de façon à ce que toute heure passée pût leur être utile, ellefut, en fait, extrêmement charmée par le projet.
Fanny fut plus près d’avoir raison qu’Edmond ne l’avait supposé.Le souci de trouver une pièce qui convînt à tout le monde, s’avéraloin d’être une bagatelle ; et le charpentier avait reçu sesordres et pris ses mesures, avait suggéré et levé au moins deuxséries de difficultés, et, ayant rendu pleinement évidente lanécessité d’un agrandissement du plan et de la dépense, était déjàau travail, tandis que la pièce était toujours à trouver. D’autrespréparatifs étaient aussi en cours. Un énorme rouleau de sergeverte était arrivé de Northampton et avait été coupé par Mme Norris(avec une économie, grâce à son savoir-faire, de trois quarts deyard) et avait été transformé en rideau par les servantes, mais lapièce manquait toujours ; et quand deux ou trois jours sefurent écoulés de cette manière, Edmond commença presque à espérerqu’on n’en trouverait pas du tout.
Il y avait, en fait, tant de choses à observer, tant de gens àqui il fallait faire plaisir, tant de bons rôles à trouver, etsurtout il était si nécessaire que la pièce fût en même temps unetragédie et une comédie, qu’il semblait y avoir aussi peu de chanced’arriver à une décision, qu’il n’était possible pour une chosepoursuivie par la jeunesses avec autant de zèle, de resterviable.
Du côté tragique étaient les demoiselles Bertram, Henry Crawfordet M. Yates ; du côté comique, Tom Bertram, pas tout à faitseul parce qu’il était évident que les désirs de Mary Crawford,bien que poliment dissimulés, penchaient du même côté : maisla détermination et la puissance de Tom faisaient que des alliés nelui étaient pas nécessaires ; et, indépendamment de cettegrande divergence, ils voulaient une pièce contenant dans sonensemble peu de personnages, mais tous des personnages de premierordre, dont trois personnages féminins principaux. Toutes lesmeilleures pièces furent examinées en vain. Ni Hamlet, niMacbeth, ni Othello, ni Douglas, nile Gamester ne présentaient rien qui pût satisfaire lestragédiens ; et les Rivaux, l’Ecole duScandale, la Roue de la Fortune, l’Héritier enProcès, etc., etc., furent successivement écartés avec desobjections encore plus ardentes. Aucune pièce ne pouvait êtreproposée sans susciter à quelqu’un une difficulté, et d’un côté oude l’autre, c’étaient des répétitions continuelles de :« Oh non, ceci n’ira jamais ! Ne prenons pas de tragédiespompeuses. Trop de personnages ! Pas un seul rôle de femmeacceptable dans la pièce. Tout, mais pas cela, mon cher Tom. Ilserait impossible de réaliser cette pièce. On ne trouvera personnepour prendre un tel rôle. Rien que de la bouffonnerie du début à lafin. Ceci pourrait peut-être aller, sauf pour les rôles vulgaires.Si on me demande mon opinion, à moi, j’ai toujours pensé que c’estune des pièces les plus insipides du théâtre anglais. Moi, je neveux pas élever d’objections, je serai heureuse d’être utile, maisje pense que nous n’aurions pu choisir pis. »
Fanny regardait et écoutait, non sans s’amuser à observerl’égoïsme qui, plus ou moins déguisé, semblait les diriger tous, eten se demandant comment cela allait se terminer. Pour son propreplaisir, elle souhaitait que quelque chose pût être joué, car ellen’avait jamais vu ne fût-ce que la moitié d’une pièce, mais toutesces choses plus importantes étaient contre elle.
— Cela n’ira jamais ainsi, dit finalement Tom Bertram. Nousperdons notre temps d’une façon abominable. Il faut nous arrêter àquelque chose. N’importe quoi, pourvu que le choix soit fait. Nousne devons pas être si difficiles. Quelques personnages de trop nedoivent pas nous effrayer. Nous devrons les doubler. Nous devonsdescendre un peu. Si un rôle est insignifiant, notre mérite serad’autant plus grand à en faire quelque chose. Désormais, moi, je neferai plus de difficultés. Je prendrai n’importe quel rôle que vouschoisirez pour moi, pourvu qu’il soit comique. Qu’il ne soit quecomique, je ne pose aucune autre condition.
Pour la cinquième fois, sans doute, il proposa alorsl’Héritier en Procès, hésitant pour lui-mêmeentre les rôles de Lord Dubesley ou celui du Dr. Pangloss, etessayant, très sérieusement mais sans succès, de persuader lesautres qu’il y avait quelques excellents rôles tragiques parmi lereste des personnages.
La pause qui suivit cet effort stérile fut rompue par le mêmeorateur qui, prenant un des nombreux volumes qui traînaient sur latable, et le feuilletant, s’écria soudain :
— Vœux d’Amants ! Et pourquoi Vœuxd’Amants n’iraient-ils pas chez nous aussi bien que chez lesRavenshaw ? Comment n’y a-t-on pas pensé avant ? Ilsemble que ce soit exactement ce qu’il nous faut. Qu’en dites-voustous ? Voici deux rôles tragiques, capitaux, pour Yates etCrawford, et voici le maître d’hôtel qui fait des rimes,c’est-à-dire un rôle pour moi, si personne d’autre n’en veut, unrôle de rien du tout, mais qui ne me déplairait pas, et, comme jel’ai dit, je suis déterminé à prendre n’importe quoi et à faire demon mieux. Quant aux autres rôles, ils peuvent être tenus parn’importe qui. Ce ne sont que le comte Cassel et Anhalt.
La suggestion fut, d’une façon générale, accueilliefavorablement. Tout le monde commençait à se lasser del’indécision, et la première idée de tous fut que rien jusqu’àprésent n’avait été proposé qui fût aussi susceptible de convenir àtous. M. Yates fut particulièrement content : il avait aspiréà faire le baron à Ecclesford, avait envié chaque tirade pompeusede Lord Ravenshaw et avait été forcé de les redéclamer toutes danssa chambre. La tempête déchaînée par le baron Wildenheim était lesommet de ses ambitions théâtrales, et, avec l’avantage de savoirla moitié des scènes par cœur, il offrait ses services avec le plusgrand empressement pour le rôle. En toute justice, cependant, iln’était pas résolu à se l’approprier, car, se rappelant qu’il yavait une bonne part de déclamation dans le rôle de Frederick, ilse déclarait, pour ce dernier rôle, d’une bonne volonté égale.Henry Crawford était prêt à prendre l’un ou l’autre. Ce qu’on eûtchoisi pour M. Yates, l’eût parfaitement satisfait, et ils’ensuivit un petit débat de compliments mutuels.
Mlle Bertram, sentant que tous les intérêts d’une Agatha étaienten question, prit sur elle de décider en cette matière, enobservant à M. Yates que c’était un point où la taille et lacorpulence devaient être considérées et que sa haute taille à luiparaissait convenir tout spécialement pour le baron. On reconnutqu’elle avait tout à fait raison, et les deux rôles étant acceptésen conséquence, elle fut certaine d’un Frederick convenable. Troisrôles étaient à présent distribués, en dehors de M. Rushworth, pourlequel Maria répondait toujours qu’il était prêt à faire n’importequoi, lorsque Julia qui, comme sa sœur, voulait être Agatha,commença à émettre des scrupules au sujet de Mlle Crawford.
— Ce que nous faisons n’est pas bien envers l’absente, dit-elle.Ici il n’y a pas assez de femmes. Amelia et Agatha peuvent convenirpour Maria et moi, mais il n’y a rien pour votre sœur, M.Crawford.
M. Crawford désira qu’on ne pensât pas ainsi : il étaittout à fait sûr que sa sœur ne souhaitait nullement jouer, maisqu’elle pourrait être utile, et qu’elle ne permettrait jamais qu’onla prît en considération dans le cas présent. Mais ceci futimmédiatement combattu par Tom Bertram qui affirma que le rôled’Amelia, à tous les points de vue, convenait à Mlle Crawford, sielle voulait l’accepter.
— Ce rôle doit naturellement et nécessairement lui revenir,dit-il, tout comme celui d’Agatha à l’une ou l’autre de mes sœurs.Il ne peut y avoir aucun sacrifice de leur côté, car le rôle esthautement comique.
Un court silence suivit. Chacune des deux sœurs avait l’airinquiet, car chacune avait les meilleures raisons de prétendre aurôle d’Agatha et espérait être soutenue par les autres. HenryCrawford, qui en attendant avait pris la pièce et qui, avec unenonchalance apparente, feuilletait le premier acte, arrangeabientôt l’affaire.
— Je dois supplier Mlle Julia Bertram, dit-il, de ne pas assumerle rôle d’Agatha, sinon ce sera la ruine de toute ma solennité.Vous ne devez pas le faire, vous ne devez vraiment pas, dit-il ense tournant vers elle. Je ne pourrai pas supporter la vue de votreapparence de souffrance et de pâleur. Nous avons beaucoup riensemble, et ces rires vont infailliblement me revenir ; alorsFrederick et son havresac seront obligés de s’encourir.
Cela fut dit d’une façon enjouée et courtoise ; mais dansle sentiment de Julia, la forme fut perdue pour le fond. Elle jetaun coup d’œil sur Maria, ce qui confirma l’injure qu’elleéprouvait : c’était un plan, un truc, on avait préféréMaria ; le sourire de triomphe que Maria essayait dedissimuler, lui montrait la façon dont la chose fut comprise ;et avant qu’elle eût repris la maîtrise d’elle-même au point depouvoir parler, son frère ajouta son poids à lui contre elle, endisant :
— Oh oui, c’est Maria qui doit être Agatha ! C’est Mariaqui sera la meilleure Agatha. Quoique Julia s’imagine qu’ellepréfère la tragédie, je ne lui aurais pas confié un rôle tragique.Il n’y a rien de tragique en elle. Elle n’a pas du tout l’airtragique ; ses traits ne sont pas tragiques, et elle marchetrop vite, elle parle trop vite et n’aurait jamais gardé lemaintien. Elle fera beaucoup mieux de jouer la vieille campagnarde,la femme du paysan ; vraiment, ce sera beaucoup mieux, Julia.La femme du paysan est un très joli rôle, je vous assure. Lavieille dame relève la bonté déjà élevée de son mari par une bonnedose d’esprit. Vous serez la femme du paysan.
— La femme du paysan ! s’écria M. Yates. De quoiparlez-vous ? Le rôle le plus trivial, le plus pauvre, le plusinsignifiant ; un lieu commun incessant, pas une seule paroleconvenable, dans l’ensemble. Votre sœur, faire cela ! C’estune insulte que de le proposer. À Ecclesford, c’est la gouvernantequi le jouait. Et nous étions tous d’accord : il ne pouvaitêtre offert à personne d’autre. Un peu plus de justice, Monsieur leDirecteur, s’il vous plaît. Vous ne méritez pas cet emploi si vousne pouvez apprécier un peu mieux les talents de votre troupe.
— Oh, mais, quant à cela, mon cher ami, avant que moi et matroupe ayons vraiment joué quelque chose, il doit y avoir un peu dedoute ; mais je n’ai pas du tout voulu dénigrer Julia. Nous nepouvons avoir deux Agatha, et nous devons avoir une femme depaysan ; et je suis sûr de lui avoir montré un exemple demodération en me satisfaisant moi-même du rôle du vieux maîtred’hôtel. Si le rôle est insignifiant, elle aura d’autant plus demérite d’en avoir fait quelque chose ; et si elle repoussedésespérément tout ce qui contient un peu d’humour, qu’elle prenneles paroles du paysan au lieu de la femme du paysan, et alorsmodifions complètement les rôles ; lui, il est assez solennelet pathétique, j’en suis sûr. Cela ne ferait aucune différence dansla pièce ; et quant au paysan lui-même, quand il aura lesparoles de sa femme, moi je m’en chargerai de tout mon cœur.
— Avec toute votre prédilection pour la femme du paysan, ditHenry Crawford, il sera impossible de faire quelque chose deconvenable pour votre sœur, et nous ne devons pas supporter que sabonne volonté soit ainsi abusée. Nous ne devons pas lui permettred’accepter ce rôle. Elle ne doit pas être laissée à sa proprecomplaisance : ses talents, nous en aurons besoin dans le rôled’Amelia. Amelia est un personnage plus difficile à bienreprésenter qu’Agatha. Je considère Amelia comme le personnage leplus difficile de toute la pièce. Il requiert de grands moyens, unegrande délicatesse, pour rendre sa gaieté et sa simplicité sansextravagance. J’ai vu de bonnes artistes échouer dans ce rôle. Lasimplicité est en effet au delà des moyens de presque toutes lesactrices professionnelles. Elle exige une délicatesse de sentimentqu’elles n’ont pas. Elle exige une dame de bonne famille, une JuliaBertram. Vous voudrez bien l’entreprendre, j’espère ? dit-ilen se tournant vers elle avec un air de supplication anxieuse, quil’adoucit un peu ; mais, tandis qu’elle hésitait, ne sachantque dire, son frère interrompit à nouveau la proposition de M.Crawford :
— Non, non, Julia ne doit pas jouer Amelia. Ce n’est pas du toutun rôle pour elle. Elle ne l’aimerait pas. Elle n’y serait pasbien. Elle est trop grande et trop robuste. Amelia devrait être unefigure petite, légère, sautillante comme une petite fille. Elle estfaite pour Mlle Crawford, et Mlle Crawford seule. Elle a l’aspectdu personnage et je suis persuadé qu’elle le joueraadmirablement.
Sans y faire attention, Henry Crawford continuait sasupplication :
— Vous devez nous faire ce plaisir, disait-il, vraiment, vous ledevez. Quand vous aurez étudié le personnage, je suis sûr que voussentirez qu’il vous convient. La tragédie peut faire l’objet devotre choix, mais il apparaîtra certainement que c’est la comédiequi vous choisira. Vous devez me rendre visite en prison avec unpanier de provisions ; vous ne refuserez pas de me visiter enprison ? Je crois déjà vous voir venir avec votre panier.
L’influence de cette voix se fit sentir. Julia hésitait ;mais ne tâchait-il pas uniquement de la consoler et de l’apaiser,et de lui faire oublier l’affront qu’elle venait de subir ?Elle se méfia de lui. Le manque d’égard avait été bien évident.Soupçonneuse, elle regarda sa sœur ; l’attitude de Mariadevait être décisive : serait-elle vexée et alarmée ?Mais Maria respirait la sérénité et la satisfaction, et Juliasavait bien que sur ce terrain, elle ne pouvait être heureuse qu’àses dépens. C’est pourquoi, avec une vive indignation et d’une voixtremblante elle dit à Henry Crawford :
— Vous ne paraissez pas craindre de perdre votre contenance, sij’arrive avec un panier à provisions — bien qu’on puisse lesupposer — mais ce n’est qu’en Agatha que j’aurais eu cepouvoir ! Elle s’arrêta. Henry Crawford avait l’air plutôtbête, comme s’il ne savait quoi dire. Tom Bertramrecommença :
— Mlle Crawford doit être Amelia. Elle sera une excellenteAmelia.
— Ne craignez pas que moi, je désire avoir ce personnage, criaJulia dans une hâte furieuse, je ne serai pas Agatha, et je suissûre que je ne ferai rien d’autre ; et quant à Amelia, de tousles rôles au monde c’est celui qui me dégoûte le plus. Je ledéteste complètement. Une jeune fille odieuse, insignifiante,dépourvue de naturel, impertinente, imprudente ! J’ai toujoursprotesté contre la comédie, et ceci est de la comédie dans la pirede ses formes. Et ayant dit cela elle quitta précipitamment lapièce, laissant presque tous ses amis mal à l’aise, mais éveillantpeu de compassion, sauf chez Fanny qui avait été une auditricetranquille et qui ne pouvait penser à Julia dans l’agitation de lajalousie, sans une grande pitié.
Un court silence succéda à sa sortie ; mais son frèrereprit bientôt l’affaire des « Vœux d’Amants » etrelisait soigneusement la pièce avec l’aide de M. Yates, pour voirquels décors seraient nécessaires, tandis que Maria et HenryCrawford conversaient ensemble à voix basse. La déclaration parlaquelle cette conversation commença :
— Je suis sûre que je donnerais volontiers mon rôle àJulia ; mais bien que je sois probablement très mauvaiselà-dedans, je suis persuadée qu’elle sera encore pire, — reçut sansdoute tous les compliments qu’elle appelait.
Au bout d’un certain temps, la distribution fut achevée par TomBertram et M. Yates qui circulaient ensemble dans la salle en seconsultant, salle que l’on commençait déjà à appeler« Théâtre », Mlle Bertram résolut d’aller elle-même aupresbytère pour offrir le rôle d’Amelia à Mlle Crawford, et Fannyresta seule.
Le premier emploi qu’elle fit de sa solitude fut de prendre levolume qu’on avait laissé sur la table, et de commencer à prendreconnaissance de la pièce dont elle avait tant entendu parler. Sacuriosité était toute éveillée et elle parcourait le volume avecune avidité qui n’était interrompue que par l’étonnement que luicausait le choix de la pièce dans les conditions précédentes. Elleétait notamment étonnée que la pièce fût proposée et acceptée dansun théâtre privé ! Agatha et Amelia lui paraissaient, demanière différente, totalement impropres à être représentées à lamaison, la situation de l’une et le langage de l’autre luisemblaient si peu susceptibles d’être rendus par une femme de bonnefamille, qu’elle crut que ses cousins se rendaient à peine comptede ce qu’ils entreprenaient ; et elle souhaita de les voirrendus à la raison le plus tôt possible par les remontrancesqu’Edmond leur ferait nécessairement.
Mlle Crawford accepta le rôle très volontiers ; et peuaprès le retour de Mlle Bertram du presbytère, M. Rushworth arrivaet, en conséquence, un rôle de plus fut distribué. On lui offritceux du comte Cassel et d’Anhalt, et d’abord il ne savait lequelchoisir ; mais après qu’on lui eut fait comprendre ladifférence de style des deux personnages, et après s’être rappeléqu’il avait vu une fois la pièce à Londres et trouvé Anhalt unbonhomme tout à fait stupide, il se décida bientôt pour le comte.Mlle Bertram approuva la décision, car moins il eût à apprendre,mieux c’était ; et bien qu’elle ne pût partager son souhaitque le comte et Agatha pussent jouer ensemble, ni attendrepatiemment tandis qu’il tournait lentement les pages dans l’espoirde découvrir quand même une telle scène, elle prit gentiment enmain son rôle et coupa chaque tirade susceptible d’êtreraccourcie ; en outre elle lui indiqua la nécessité d’avoirbeaucoup de costumes et de bien choisir les couleurs. M. Rushworthaima beaucoup l’idée de son élégance, affectant cependant de ladédaigner, et il fut trop occupé par ce que serait sa propreapparence, pour penser aux autres, pour tirer une de cesconclusions ou ressentir quelque chose de ce mécontentement auquelMaria s’était à demi préparée.
Ainsi, beaucoup de choses furent réglées avant qu’Edmond, quiétait sorti toute la matinée, en sût rien ; mais quand ilentra au salon avant le dîner, la discussion continuait à hautevoix entre Tom, Maria et M. Yates ; et M. Rushworth s’avançaavec grand empressement pour lui annoncer les agréablesnouvelles.
— Nous avons une pièce, dit-il. Ce sera « Vœuxd’Amants », et je jouerai le comte Cassel : j’entre enscène d’abord dans un costume bleu et un manteau de satin rose, etpuis j’aurai un autre joli costume de fantaisie, une manière decostume de chasse. Je ne sais pas si je l’aimerai.
Les yeux de Fanny suivirent Edmond, et son cœur battit pour lui,tandis quelle entendait ses paroles, voyait son regard et sentaitquelles devaient être ses sensations.
— « Vœux d’Amants » ! fut sa seule réponse à M.Rushworth, prononcée d’un ton exprimant la plus grande surprise, etil se tourna vers son frère et ses sœurs comme s’il doutait à peinequ’une contradiction allât venir.
— Oui, s’écria M. Yates. Après toutes nos discussions etdifficultés, nous trouvons qu’il n’y a rien qui puisse nousconvenir à tous aussi bien, rien de moins discutable que« Vœux d’Amants ». Le plus étonnant est le fait qu’on n’yait pas pensé avant. Ma stupidité est abominable, car nous avonsici tous les avantages de ce que j’ai vu à Ecclesford ; et ilest si utile d’avoir quelque chose comme modèle ! Nous avonsdistribué presque tous les rôles.
— Mais que faites-vous avec les femmes ? demanda Edmondgravement et en regardant Maria.
Maria rougit malgré elle tandis qu’elle répondait :
— Je prends le rôle que Lady Ravenshaw doit avoir joué, et (avecun regard plus hardi) Mlle Crawford sera Amelia.
— Je n’aurais pas pensé qu’une pièce de cette sorte pût êtreaussi aisément réalisée par nous, répliqua Edmond, retournant prèsdu feu où étaient assises sa mère, sa tante et Fanny, et s’asseyantavec un air profondément vexé.
M. Rushworth le suivit pour dire :
— J’entre en scène trois fois et j’ai quarante-deux répliques.C’est quelque chose, n’est-ce pas ? Mais je n’aime pasbeaucoup devoir être si élégant. Je me reconnaîtrai à peine dans uncostume bleu et un manteau de satin rose.
Edmond ne put lui répondre. Au bout de quelques minutes, M.Bertram fut appelé hors de la pièce pour éclaircir quelques doutesdu charpentier ; et, accompagné par M. Yates et suivi peuaprès par M. Rushworth, Edmond saisit presque immédiatementl’occasion de dire :
— Je ne puis exprimer devant M. Yates ce que je ressens au sujetde cette pièce, sans faire de réflexions sur ses amisd’Ecclesford ; mais je dois vous dire maintenant, à vous,chère Madame, que je l’estime excessivement impropre à unereprésentation privée et que j’espère que vous y renoncerez. Jesuis convaincu que vous le ferez lorsque vous l’aurez relueattentivement. Lisez le premier acte à votre mère ou à votre tante,à haute voix, et voyez si vous pouvez l’approuver. Il n’est pasnécessaire de vous renvoyer au jugement de votre père, j’en suispersuadé.
— Nous voyons ces choses très différemment, s’écria Maria. Jeconnais parfaitement la pièce, je vous assure ; et avecquelques omissions et ainsi de suite, ce qui sera évidemment fait,je n’y vois rien de répréhensible, et je ne suis pas la seule jeunefemme que vous trouvez et qui pense qu’elle convient très bien pourune représentation privée.
— Je le regrette, fut sa réponse, mais en cette matière, c’estvous qui devez montrer l’exemple. Si d’autres ont fait une bévue,c’est à vous de les corriger et de leur montrer ce qu’est la vraiedélicatesse. Dans toutes les questions de décorum, c’est votreconduite qui doit servir de loi pour le reste de la compagnie.
L’image de son importance eut quelque effet, car personnen’aimait commander autant que Maria ; et avec beaucoup plus debonne humeur elle répondit :
— Je vous suis très reconnaissante, Edmond ; vos intentionssont les meilleures, j’en suis sûre, mais je pense tout de même quevous voyez les choses trop sévèrement, et vraiment je ne puisentreprendre de haranguer les autres sur un sujet de cette espèce.C’est cela qui serait inconvenant, je pense.
— Vous imaginez-vous que j’aie pu avoir une telle idée entête ? Non : laissez votre seule conduite servir deharangue. Dites que, ayant examiné le rôle, vous vous trouvezvous-même inférieure à celui-ci, qu’il exige plus d’efforts et deconfiance en soi que ce dont vos moyens vous permettent de fairepreuve. Dites-le avec fermeté, et ce sera tout à fait suffisant.Tous ceux qui savent distinguer comprendront vos motifs. Onrenoncera à la pièce et on honorera votre délicatesse comme ilconvient.
— Ne jouez pas des choses inconvenantes, ma chérie, dit LadyBertram, Sir Thomas ne l’aimerait pas. Fanny, voulez-vous sonner,on doit servir le dîner. Julia se sera certainement habillée enattendant.
— Je suis convaincu, mère, dit Edmond, prévenant Fanny, que SirThomas ne l’aimerait pas.
— Là, ma chérie, tu entends ce qu’Edmond dit ?
— Si je renonce à mon rôle, répliqua Maria avec un zèlerenouvelé, Julia le prendra certainement.
— Quoi ! s’écria Edmond, même si elle connaît vosraisons ?
— Oh, elle pourrait penser à la différence entre nous deux — àla différence de nos situations — et se dire qu’elle n’a pas besoind’avoir tant de scrupules que moi. Je suis sûre qu’elle raisonneraainsi. Non, vous devez m’excuser, je ne puis revenir sur monconsentement, il est trop solidement établi, tout le monde seraitsi déçu, Tom serait tout à fait furieux, et si nous sommes sidifficiles et si scrupuleux, nous ne jouerons jamais rien.
— J’allais dire exactement la même chose, dit Mme Norris. Sichaque pièce provoque des objections vous ne jouerez rien, et tousles préparatifs seront autant d’argent jeté, je suis sûre que celanous discréditerait tous. Je ne connais pas la pièce, mais, commele dit Maria, s’il y a des choses un peu osées (et il y en a dansla plupart des pièces) on pourra aisément les laisser tomber. Nousne devons pas être trop formalistes, Edmond. Comme M. Rushworthjoue aussi, il ne peut y avoir de mal. Je souhaite seulement queTom soit bien certain de ce qu’il veut en ce qui concerne letravail du charpentier, car il y a eu une perte d’une demi-journéede travail pour les portes latérales. Le rideau sera cependant dubon travail. Les servantes font très bien leur ouvrage, et je croisque nous pourrons renvoyer quelques douzaines d’anneaux. Il ne fautpas les placer si près l’un de l’autre. Je suis malgré tout assezutile, je l’espère, pour prévenir le gaspillage et pour aider à laplupart des choses. Il doit toujours y avoir une tête solide poursurveiller tant de jeunes. J’ai oublié de parler à Tom de quelquechose qui m’est arrivé aujourd’hui même. J’étais allée jeter uncoup d’œil à la basse-cour et j’en sortais lorsque, devinez qui jevois ? Je vois Dick Jackson qui s’avance vers la porte del’office avec deux morceaux de planche de sapin dans les mains,destinés à son père, vous pouvez en être sûrs. Sa mère l’avaitenvoyé avec un message à son père, et son père lui a demandéd’apporter deux morceaux de planche sans lesquels il ne savait pluscontinuer son travail. Je savais bien ce que tout cela signifiait,car la cloche pour le dîner des domestiques sonnait à ce momentau-dessus de nos têtes, et comme je déteste les gens qui empiètentainsi sur ce qui ne les regarde pas (les Jackson sont ainsi, jel’ai toujours dit) je dis directement au garçon (un grand lourdaudde dix ans, vous savez, qui aurait dû avoir honte delui-même) : « Je vais porter moi-même les planches àvotre père, Dick ; filez à la maison aussi vite que vouspouvez. » Le garçon avait l’air très bête et s’encourut sansdire un mot, car je crois que j’avais parlé d’un ton plutôttranchant, et j’espère que cela le guérira pour quelques temps devenir marauder autour de la maison. Je déteste cette avidité,surtout parce que votre père a été très bon pour cette famille, enemployant l’homme toute l’année !
Personne ne se dérangea pour répondre. Les autres revinrentbientôt, et Edmond constata que sa seule satisfaction devait êtred’avoir essayé de les ramener à la raison.
Le dîner se passa lourdement. Mme Norris raconta de nouveau sontriomphe sur Dick Jackson, mais on ne parla pas beaucoup de lapièce ni des préparatifs, car la désapprobation d’Edmond étaitressentie par tous et même par son frère, bien qu’il ne l’eûtjamais avoué. Maria, manquant de l’appui stimulant de HenryCrawford, pensait qu’il valait mieux éviter ce sujet. M. Yates, quitâchait de se rendre agréable à Julia, trouvait sa mauvaise humeurmoins impénétrable, mis à part ses regrets au sujet de sasécession ; et M. Rushworth, n’ayant que ses costumes et sonrôle en tête, dit bientôt tout ce qui pouvait être dit à leursujet.
Mais les préoccupations théâtrales ne furent suspendues que pourune ou deux heures : il y avait encore trop de choses àarranger, et le soir leur ayant apporté un nouveau courage, Tom,Maria et M. Yates, peu après s’être rassemblés de nouveau au salon,se réunirent en comité à une table séparée, avec la pièce ouvertedevant eux, et venaient de plonger au plus profond du sujet,lorsqu’ils furent interrompus le plus agréablement du monde parl’entrée de M. et Mlle Crawford qui n’avaient pu s’empêcher devenir, malgré l’heure tardive, l’obscurité et la boue, et quifurent reçus avec une joie reconnaissante.
— Eh bien, comment cela avance-t-il ? Qu’avez-vousarrangé ? et — Oh, nous ne pouvons rien sans vous ! —telles furent les phrases qui suivirent les premières salutations,et Henry Crawford fut bientôt invité à s’asseoir avec les troisautres, tandis que sa sœur se dirigeait vers Lady Bertram et lacomplimentait avec une charmante attention :
— Vraiment, je dois féliciter votre Grâce, disait-elle, àl’occasion du choix de la pièce ; car, bien que vous les ayezsupportés avec une patience exemplaire, je suis sûre que vous devezêtre malade de tout le bruit et de tout l’embarras que nous vouscausons. Les acteurs doivent être contents, mais les spectateursdoivent être infiniment plus heureux de la décision, et je vousfélicite sincèrement, Madame, ainsi que Mme Norris et tous lesautres, acheva-t-elle avec un regard mi-craintif, mi-sournois, quis’arrêta sur Fanny, puis sur Edmond.
Lady Bertram répondit très poliment, mais Edmond ne dit rien. Saqualité de spectateur ne fut pas désavouée. Après avoir bavardéquelques minutes avec la compagnie assise autour du feu, MlleCrawford rejoignit la société réunie autour de la table, où elleparut s’intéresser à leurs arrangements. Puis, comme frappée parune pensée subite, elle s’exclama :
— Mes chers amis, vous êtes très absorbés par votre travailrelatif à ces cottages et ces cabarets, leurs intérieurs et leursextérieurs, mais je vous prie de me faire connaître mon sort, enattendant. Qui sera Anhalt ? Qui est, parmi ces messieurs,celui que j’aurai le plaisir d’aimer ?
Pendant un moment, personne ne parla, puis tous parlèrentensemble pour dire la triste vérité : qu’ils n’avaient pasencore trouvé d’Anhalt.
— J’ai eu à choisir entre deux rôles, dit M. Rushworth, maisj’ai pensé que j’aimerais mieux celui du comte, quoique je n’aimepas beaucoup l’élégance que je devrai afficher.
— Vous avez choisi très sagement, j’en suis sûre, répliqua MlleCrawford, avec un regard amusé. Anhalt est un rôle trèsdifficile.
— Le comte a quarante-deux répliques, riposta M. Rushworth, cequi n’est pas une bagatelle.
— Je ne suis pas surprise du tout, dit Mlle Crawford après unecourte pose, de ce manque de titulaire pour le rôle d’Anhalt.Amelia ne mérite pas plus. Une jeune femme aussi avancée qu’Ameliapeut très bien faire peur aux hommes.
— Je ne serais que trop heureux de prendre ce rôle, si c’étaitpossible, s’écria Tom, mais malheureusement, le maître d’hôtel etAnhalt sont en scène ensemble. Je n’y renonce pourtant pasentièrement, je vais voir ce qu’on peut faire, je vais revoir lapièce encore une fois.
— Votre frère devrait prendre ce rôle, dit M. Yates à voixbasse. Pensez-vous qu’il le ferait ?
— Moi, je ne le lui demanderai pas, répliqua Tom sèchement.
Mlle Crawford parla d’autre chose et, peu après, retourna prèsdu feu.
— Ils ne veulent pas de moi, dit-elle en s’asseyant. Je ne faisque les embarrasser et les obliger à faire des discours polis.Monsieur Edmond Bertram, comme vous ne jouez pas vous-même, vousserez un conseiller désintéressé, c’est pourquoi je vous demande unavis, à vous : Que ferons-nous pour trouver un Anhalt ?Est-il possible pour un autre de le doubler ? Quelle est votreopinion ?
— Mon avis est, dit-il calmement, qu’il faut changer depièce.
— Moi, je n’aurais pas d’objection, répliqua-t-elle, car,quoique je n’eusse pas détesté le rôle d’Amelia s’il était biensecondé — c’est-à-dire, si tout allait bien — je serais navrée deleur causer un embarras, mais comme ils ont pris le parti de ne passuivre vos conseils, à cette table (avec un regard vers lacompagnie), celui-ci ne sera certainement pas pris enconsidération.
Edmond ne dit rien d’autre.
— Si un rôle quelconque pouvait vous donner la tentation dejouer, je crois que ce sera celui d’Anhalt, observa la jeune femmemalicieusement, après une courte pause, car c’est un pasteur, voussavez.
— Cette circonstance-là ne me tenterait nullement,répliqua-t-il, car j’aurais regretté de rendre le personnageridicule par un mauvais jeu. Il doit être très difficile d’éviterqu’Anhalt apparaisse comme un prédicateur solennel et formalisant,et l’homme qui a choisi cette profession est, peut-être, un desderniers qui eussent voulu la représenter sur la scène.
Mlle Crawford fut réduite au silence, et non sans un certainressentiment et une certaine mortification ; elle avança sachaise plus près de la table de thé et prêta toute son attention àMme Norris qui présidait.
— Fanny, cria Tom Bertram, de l’autre table, où la conférenceétait en plein travail et où les conversations étaient incessantes,nous avons besoin de vos services.
Fanny se leva immédiatement, prévoyant une course ; carl’habitude de disposer d’elle de cette manière n’était pas encorevaincue, en dépit de tous les efforts d’Edmond.
— Oh, nous ne voulons pas vous déranger, nous n’avons pas besoinde vos services immédiats. Nous n’avons besoin de vous que dansnotre pièce. Vous devez jouer la femme du paysan.
— Moi ! s’écria Fanny, s’asseyant à nouveau d’un aireffrayé au possible. Vraiment, vous devez m’excuser. Je ne pourraisrien jouer du tout, même si vous me donniez un monde. Non,vraiment, je ne puis pas jouer.
— Vraiment, mais il le faut, car nous ne pouvons pas vousexcuser. Cela ne doit pas vous effrayer ; c’est un rôle derien du tout, vraiment un rien, pas plus qu’une demi-douzaine derépliques en tout, et si personne n’entend un mot de ce que vousdites, cela n’aura aucune importance, vous pouvez, marmotter ce quevous voudrez, mais nous devons avoir quelqu’un qu’on puisseregarder.
— Si vous avez peur d’une demi-douzaine de répliques, cria M.Rushworth, que feriez-vous avec un rôle comme le mien ? J’enai quarante-deux à apprendre.
— Ce n’est pas que j’aie peur d’apprendre un rôle par cœur, ditFanny, choquée de se trouver seule à parler dans la salle et desentir presque tous les yeux se diriger sur elle, mais réellement,je ne puis pas jouer.
— Si, si, vous pouvez jouer assez bien pour nous. Apprenez votrerôle et nous vous montrerons le reste. Vous n’avez que deux scènes,et comme je serai le paysan, vous m’aurez toujours devant vous, etje vous guiderai et pousserai là où il le faudra ; et tout iratrès bien, j’en réponds.
— Non, vraiment, monsieur Bertram, il faut m’excuser. Vous nevous rendez pas compte. Ce serait absolument impossible pour moi.Si je devais l’entreprendre, je ne ferais que vous décevoir.
— Bah ! Ne soyez pas si timide. Vous ferez cela très bien.Vous jouirez de toute notre indulgence. Nous ne nous attendons pasà une perfection. Vous aurez une robe brune et un tablier blanc, etune coiffe, et nous devrons vous faire quelques rides et despattes-d’oie aux coins de vos yeux. Vous serez une petite vieillebien propre et bien nette.
— Il faudra m’excuser. Vraiment, vous devez m’excuser, s’écriaFanny qui rougissait, en proie à une agitation excessive, jetantdes regards de détresse vers Edmond qui l’observait gentiment mais,ne voulant pas exaspérer son frère par une intervention, ne luiadressait qu’un sourire encourageant.
Les prières de Fanny n’eurent aucun effet sur Tom ; et nonseulement sur Tom, car la requête était à présent appuyée parMaria, par M. Crawford et par M. Yates, avec une insistance qui nedifférait de la sienne que parce qu’elle était plus aimable ou pluscérémonieuse, et qui parut subjuguer complètement Fanny. Avantqu’elle pût reprendre haleine, Mme Norris l’acheva en luichuchotant avec une sorte de colère, et sans mystère :
— Qu’est-ce que tout ce bruit, pour rien ? J’ai tout à faithonte pour vous, Fanny ; faire tant d’embarras pour rendreservice à vos cousins pour une bagatelle de cette espèce, voscousins qui sont si bons pour vous ! Acceptez ce rôle de bonnegrâce, et qu’on n’en entende plus parler, je vous en prie.
— Ne la pressez pas, Madame, dit Edmond. Il n’est pas honnête dela pousser de la sorte. Laissez-la choisir par elle-même, commevous le feriez pour le reste de nous. Vous pouvez tout aussi bienvous fier à son jugement. N’insistez plus.
— Je ne vais pas la pousser, répliqua Mme Norris d’un tontranchant, mais je penserai qu’elle est une fille très obstinée ettrès ingrate, si elle ne fait pas ce que sa tante et ses cousinsdésirent qu’elle fasse, vraiment très ingrate, en tenant compte dece qu’elle est.
Edmond fut trop en colère pour parler ; mais Mlle Crawford,après avoir arrêté quelques moments ses yeux étonnés sur Mme Norrispuis sur Fanny, dont les larmes commençaient à couler, dit avec unecertaine vivacité :
— Je n’aime pas être ici, cet endroit est trop chaud pour moi,et elle déplaça sa chaise du côté opposé à la table, près de Fanny,lui murmurant doucement tandis qu’elle s’installait :
— Ce n’est rien, ma chère mademoiselle Price, c’est une soiréeméchante, tout le monde est méchant et irritant, mais n’y faisonspas attention, et elle continua à lui parler avec gentillesse et àessayer de remonter son courage, en dépit de sa propre mauvaisehumeur. Par un regard adressé à son frère, elle prévint touteintervention supplémentaire du comité théâtral, et le sentiment deréelle bonté qui l’animait rétablit rapidement le peu qu’elle avaitperdu dans l’estime d’Edmond.
Fanny n’aimait pas Mlle Crawford, mais elle se sentait obligéeenvers elle pour sa bonté présente, et lorsque, après avoirremarqué son ouvrage et souhaité qu’elle-même pût travailler aussibien, elle lui demanda le modèle, Mlle Crawford supposa que Fannyétait en train de préparer sa mise, car naturellement ellecommencerait à sortir dès que sa cousine serait mariée. MlleCrawford lui demanda si elle avait eu récemment des nouvelles deson frère qui était dans la marine, et dit qu’elle était trèscurieuse de le voir, qu’elle l’imaginait comme un jeune homme trèsélégant. Elle conseilla à Fanny de faire exécuter son portraitavant son retour en service. Fanny ne put s’empêcher d’yreconnaître une flatterie très agréable, de l’écouter et d’yrépondre avec plus d’animation qu’il n’entrait dans sesintentions.
La consultation au sujet de la pièce continuait toujours, etl’attention de Mlle Crawford fut d’abord détournée de Fanny par TomBertram lui disant qu’il regrettait infiniment, mais qu’il trouvaitqu’il lui était absolument impossible d’assumer le rôle d’Anhalt enplus de celui du maître d’hôtel : il avait fait tout ce quiétait en son pouvoir pour rendre cela faisable, mais cela nepouvait pas aller, il devait y renoncer.
— Mais il n’y a pas la moindre difficulté à trouver quelqu’un,ajouta-t-il. Nous n’avons qu’à dire un mot, puis nous choisironsentre les candidats. Je pourrais nommer, en ce moment, au moins sixjeunes gens dans un rayon de six milles de chez nous, qui rêventd’être admis dans notre troupe, et il y en a un ou deux qui ne nousferaient pas honte. Je n’aurais pas peur de faire confiance soit àl’un des Oliver, soit à Charles Maddox. Tom Oliver est un garçontrès intelligent, et Charles Maddox est un homme aussi distinguéque vous pourriez le désirer ; aussi je ferai préparer moncheval pour demain matin tôt et j’irai jusqu’à Stoke pourm’arranger avec lui.
Tandis qu’il parlait, Maria regardait Edmond avec appréhension,s’attendant à une opposition de son côté contre un telélargissement de leur plan, si contraire à toutes leursprotestations primitives ; mais Edmond ne dit rien.
Après un moment de réflexion, Mlle Crawford répliquacalmement :
— En ce qui me concerne, je ne puis élever aucune objectioncontre ce que vous tous jugez convenable. Ai-je jamais vu un seulde ces messieurs ? Oui, M. Charles Maddox a dîné une fois chezma sœur, n’est-ce pas, Henry ? Un jeune homme à l’air calme.Je m’en souviens. Adoptez-le, s’il vous plaît, car cela me seramoins déplaisant que d’avoir à jouer avec un inconnu.
Charles Maddox allait être admis. Tom répéta sa résolutiond’aller chez lui tôt le lendemain matin, et quoique Julia, quiavait à peine ouvert la bouche auparavant, observâtsarcastiquement, avec un coup d’œil d’abord à Maria, puis à Edmond,que « les spectacles de Mansfield allaient singulièrementégayer tout le voisinage », Edmond gardait toujours son calmeet montrait ses sentiments uniquement par une gravité accrue.
— Je ne sens pas beaucoup d’ardeur pour votre pièce, dit MlleCrawford à voix basse à Fanny, après quelque réflexion, et je puisdire à M. Maddox que je raccourcirai certaines de ses répliques etune bonne partie des miennes, avant que nous répétions ensemble. Cesera très désagréable et très loin de ce que j’espérais.
Il était au delà du pouvoir de Mlle Crawford de faire oublier àFanny, par son bavardage, ce qui s’était passé. Lorsque la soiréese fut écoulée, elle alla se coucher encore émotionnée et les nerfsagités par le choc de cette attaque de la part de son cousin Tom,attaque faite en public et d’une manière si insistante ; sonesprit était encore sous le coup des reproches et des réflexionsméchantes de sa tante. D’avoir attiré l’attention générale de cettemanière, d’apprendre que ce n’était que le prélude à quelque chosed’infiniment pire, d’entendre dire qu’elle devait faire une choseaussi impossible que de jouer, et d’être ensuite accuséed’obstination et d’ingratitude, tout cela l’avait trop désolée pourque le souvenir de cette scène, quand elle fut seule, lui parûtmoins désespérant que ce qu’elle avait vécu, surtout en y ajoutantla crainte de ce que le lendemain allait apporter commecontinuation du même sujet. Mlle Crawford l’avait protégée pour untemps seulement, et si elle devait de nouveau être sollicitée avectoute l’insistance autoritaire dont Tom et Maria étaient capables,et, peut-être, en l’absence d’Edmond, qu’allait-elle faire ?Elle s’endormit avant de pouvoir répondre à cette question ettrouva celle-ci tout aussi embarrassante à son réveil, le lendemainmatin. La petite mansarde blanche qui prolongeait sa chambre depuisqu’elle était entrée dans la famille, s’avérant incapable de luisuggérer une réponse, elle eut recours, aussitôt qu’elle se futhabillée, à un autre appartement, plus spacieux et plus propicepour penser tout en marchant et dont, depuis quelque temps, elledisposait tout aussi librement : c’était leur salle d’étude,ainsi appelée jusqu’au moment où les demoiselles Bertram nepermirent plus de l’appeler ainsi, et qui n’était plus employéecomme telle depuis quelque temps. C’est là que Mlle Lee avaithabité et c’est là qu’elles avaient lu et écrit jusqu’il y a troisans, quand elle les avait quittées. La pièce fut alors laissée sansemploi et depuis quelque temps n’était fréquentée que par Fanny,lorsqu’elle visitait ses plantes ou avait besoin d’un des livresqu’elle était toujours heureuse de pouvoir garder là, à cause dumanque de place et de commodité de sa petite chambre d’enhaut ; mais graduellement, comme elle en appréciait de plus enplus les agréments, elle élargissait son domaine et y passait plusde temps ; et comme elle ne rencontrait aucune opposition,elle en avait pris possession si naturellement et si simplement,qu’il était maintenant généralement admis que la pièce luiappartenait. La chambre de l’est, ainsi nommée depuis que MariaBertram avait eu seize ans, était maintenant considérée comme cellede Fanny presque aussi définitivement que la mansardeblanche : l’exiguïté de l’une rendant l’usage de l’autre siévidemment raisonnable, les demoiselles Bertram, jouissant dansleurs propres appartements de toutes les supériorités que le sensde leur rang pouvait exiger, l’approuvaient entièrement ; etMme Norris ayant stipulé qu’il n’y aurait jamais de feu dans cettesalle pour Fanny, tolérait avec résignation le fait que Fannyutilisait ce dont personne d’autre n’avait besoin, bien que lestermes dans lesquels elle parlait de temps en temps de sonindulgence, parussent impliquer que c’était la meilleure chambre dela maison.
Son aspect était si favorable que, même sans feu, elle étaithabitable, le matin, depuis le début du printemps jusqu’à la fin del’automne, du moins pour quelqu’un d’aussi accommodant que Fanny.Et tant que le soleil éclairait la salle, elle espérait ne pas êtreobligée de la quitter complètement, même en hiver. Le bien-êtredont elle y jouissait aux heures de loisir, était extrême. Ellepouvait s’y réfugier après quelque chose de désagréable qui seraitarrivé en bas et y trouver une consolation immédiate dans uneoccupation ou dans une méditation. Ses plantes, ses livres, qu’ellecollectionnait depuis la première fois qu’elle avait disposé d’unshilling, son pupitre et ses ouvrages de charité, tout était àportée de sa main ; ou bien si elle n’était disposée às’occuper de rien, si elle ne voulait que penser, elle pouvait àpeine voir un objet dans la pièce qui n’éveillât pas un souvenir.Chaque chose était amie ou la faisait penser à un ami ; etbien qu’elle eût dû parfois beaucoup souffrir ; bien que sesmotifs eussent souvent été mal compris, ses sentiments dédaignés,sa compréhension sous-estimée, bien qu’elle eût connu lessouffrances de la tyrannie, du ridicule de l’oubli, — chaque retourde ces peines était suivi par une consolation ; sa tanteBertram avait parlé en sa faveur, ou bien Miss Lee l’avaitencouragée, ou bien, ce qui était encore plus fréquent et plusestimé — Edmond avait été son champion et ami, il avait plaidé sacause, ou expliqué son opinion, il lui avait dit de ne pas pleurerou lui avait donné quelque preuve d’affection qui rendait seslarmes délicieuses — tout cela était maintenant si entremêlé, siharmonisé par le temps, que chaque chagrin passé avait son charme.Cette chambre lui était très chère, et elle n’aurait jamais changéson mobilier pour les meubles les plus élégants de la maison,quoique ce qui avait été primitivement déjà simple, eût fortsouffert de l’usage des enfants ; le comble de l’éléganceétait un tabouret déteint, ouvrage de Julia, trop mal fait pour lesalon ; puis trois transparents faits pendant la vogue destransparents, pour les trois vitres inférieures d’une fenêtre et oùl’abbaye de Tintern trônait entre une caverne en Italie et un lacau clair de lune dans le Cumberland, une collection de profils defamille jugée indigne de figurer ailleurs, au-dessus de lacheminée, et à côté, épinglé au mur, un petit dessin d’un navire,envoyé il y a quatre ans de la Méditerranée par William, avec, aubas, l’inscription H. M. S. Antwerp, en lettres aussigrandes que le grand mât.
C’est vers ce nid de consolation que Fanny descendait, poursoumettre à son influence son esprit agité et en proie au doute —pour voir si, en contemplant le profil d’Edmond, elle pourraitsaisir un de ses conseils, ou bien si, en donnant de l’air auxgéraniums, elle pourrait se faire insuffler par la brise denouvelles forces. Mais elle devait surmonter plus que la crainte desa propre persévérance : elle avait commencé à se sentirindécise quant à ce qu’elle devait faire ; et enmarchant tout autour de la salle, ses doutes s’accrurent.Avait-elle raison en refusant ce qu’on lui demandait avectant d’ardeur, ce qu’on désirait tant d’elle ? Ce qui pourraitêtre si important pour le plan dans lequel quelques-uns de ceux àqui elle devait la plus grande complaisance, avaient mis tout leurcœur ? N’était ce pas de la méchanceté, de l’égoïsme, et unepeur de s’exposer ? Et le jugement d’Edmond, sa certitude dela désapprobation de la part de Sir Thomas pour l’ensemble,suffisaient-ils pour justifier son refus déterminé en dépit detous ? Il lui eût été si possible de jouer, qu’elle étaittentée de suspecter la sincérité et la pureté de sesscrupules ; et comme elle regardait autour d’elle, les appelsde son cousin et de ses cousines furent renforcés par la vue decadeaux très nombreux qu’elle avait reçus d’eux. La table entre lesfenêtres était couverte de boîtes à ouvrage et à tricot qui luiavaient été données à diverses reprises, principalement parTom ; et elle fut stupéfaite à la pensée de la dette que cesattentions lui créaient. Un petit coup à la porte la fittressaillir au milieu de ses tentatives de trouver son chemin versle devoir, et son doux « entrez » fut suivi parl’apparition de quelqu’un, devant qui elle était habituée dedéposer ses doutes. Ses yeux brillèrent à la vue d’Edmond.
— Puis-je vous parler, Fanny, pendant quelquesminutes ?
— Oui, certainement.
— Je voudrais vous consulter — j’ai besoin de votre opinion.
— Mon opinion ! s’écria-t-elle, tressaillant d’un telcompliment qui la comblait de joie.
— Oui, votre conseil et votre opinion, je ne sais pas ce que jedois faire. Ce projet du spectacle va de pis en pis, vous le voyez.Ils ont choisi à peu près la plus mauvaise pièce qu’ils eussent puchoisir ; et maintenant, pour compléter l’affaire, ils vontdemander l’aide d’un jeune homme très peu connu de nous tous. C’estla fin de ce caractère privé et convenable de la représentation,dont on a tant parlé au début. Je ne connais rien de mal au sujetde Charles Maddox ; mais l’intimité excessive qui doit naîtrede son admission parmi nous de cette manière, estinadmissible ; ce sera plus qu’une intimité — une familiarité.Je ne puis y penser sans perdre ma patience, et cela m’apparaîtcomme un mal si grand que je dois, si possible, le prévenir. Nevoyez-vous pas les choses de la même façon ?
— Oui, mais que peut-on faire ? Votre frère semble sidécidé ?
— Il n’y a qu’une chose à faire, Fanny. Je dois prendre moi-mêmele rôle d’Anhalt. Je me rends bien compte que rien d’autre nepourra calmer Tom.
Fanny ne put répondre.
— Ce n’est pas du tout une chose que j’aime, continua-t-il.Personne n’aimerait être obligé à prendre l’apparenced’une telle inconséquence. Après avoir, au su de tout le monde,combattu le projet dès le début, c’est une absurdité que de mejoindre à eux maintenant, quand il dépassent leur premierprojet sous tous les rapports ; mais je ne vois aucune autresolution. En voyez-vous une, Fanny ?
— Non, dit Fanny avec lenteur, pas immédiatement, mais…
— Mais quoi ? Je vois que votre jugement n’est pas avecmoi. Réfléchissez-y un peu. Vous ne vous rendez peut-être pas aussibien compte que moi de tout le tort qui peut, de tous lesdésagréments qui doivent résulter de la part d’un jeune homme reçude cette manière, prenant ses habitudes parmi nous, autorisé àvenir à toute heure, et mis tout d’un coup sur un pied qui doitsupprimer toute contrainte. Pensez seulement à la licence quechaque répétition tendra à créer. Tout cela est très mal !Mettez-vous à la place de Mlle Crawford, Fanny. Supposez que cesoit à elle de jouer Amelia avec un étranger. Elle a droit à cequ’on ait du sentiment pour elle, parce qu’elle n’est visiblementpas dépourvue de sentiment. J’ai entendu la plus grande partie dece qu’elle vous a dit hier soir, pour comprendre qu’elle ne veutpas jouer avec un inconnu ; et comme elle s’était probablementengagée en vue de diverses espérances — peut-être sans avoirsuffisamment considéré le sujet pour savoir ce qui probablementarriverait — il ne serait pas généreux envers elle, nous aurionsvraiment tort de l’exposer à ce désagrément. Ses sentiments doiventêtre respectés. Cela ne vous frappe-t-il pas, Fanny ? Voushésitez.
— Je regrette pour Mlle Crawford ; mais je regrette encoreplus de vous voir obligé à faire ce que vous étiez résolu àrefuser, et ce que vous savez être désagréable à mon oncle. Ce seraun tel triomphe pour les autres !
— Ils n’auront pas beaucoup de raisons de triompher quand ilsauront vu mon jeu infâme. Mais pourtant, il y aura certainement dutriomphe, et je dois l’affronter. Mais cela peut servir de moyen derestreindre la publicité de l’affaire, de limiter l’exhibition, deconcentrer notre folie ; je serai bien récompensé. Tel que jesuis maintenant, je n’ai aucune influence, je ne puis rien :je les ai froissés et ils ne m’écouteront pas ; mais si jeleur rends la bonne humeur par cette concession, je ne suis passans un espoir de les persuader à limiter la représentation à uncercle beaucoup plus petit que ce à quoi ils aspirent à présent. Cesera un gain important. Mon but est de nous limiter à Mme Rushworthet aux Grant. Ce gain n’en vaut-il pas la peine ?
— Oui, ce sera un grand point.
— Mais il n’a toujours pas votre approbation. Pouvez-vousindiquer une autre mesure par laquelle j’aurais une chance de faireun bien égal ?
— Non, je ne puis imaginer rien d’autre.
— Mais alors, donnez-moi votre approbation, Fanny. Je ne me senspas à l’aise sans elle.
— Oh, cousin !
— Si vous êtes contre moi, je dois perdre la confiance enmoi-même … et pourtant… Mais il est absolument impossible delaisser Tom continuer de la sorte, à chevaucher à travers le paysen quête de quelqu’un qui pourrait être persuadé de jouer —n’importe qui : qu’il ait l’air convenable, et cela suffit. Jepensais que vous partagiez mieux les sentiments de MlleCrawford.
— Certes elle sera très contente. Ce sera pour elle un grandsoulagement, dit Fanny, en essayant de donner à ses paroles plusd’ardeur.
— Elle n’a jamais paru plus aimable que dans sa manière d’êtreavec vous, hier soir. Elle a de ce fait beaucoup gagné dans monestime.
— Elle a été très gentille, en effet, et je suis heureuse de luiavoir épargné…
Elle ne put achever sa généreuse effusion. Sa consciencel’arrêta à mi-chemin, mais Edmond fut satisfait,
— Je descendrai immédiatement après le déjeuner, dit-il, et jesuis sûr de leur donner du plaisir. Et maintenant, chère Fanny, jene vais plus vous interrompre. Vous voulez lire. Mais je ne pourraipas être à l’aise avant de parler avec vous et avant de prendre unedécision. Endormi ou éveillé, ma tête en était pleine toute lanuit. C’est un mal — mais certainement je le rends plus petit qu’ilaurait pu être. Si Tom est levé, j’irai directement chez lui et lemettrai au courant ; et lorsque nous nous retrouverons audéjeuner, nous serons tous de bonne humeur avec la perspective dejouer les fous ensemble avec une telle unanimité. Vous, enattendant, vous allez faire un voyage en Chine, je suppose. Commentva Lord Macartney ? (il ouvrit un volume sur la table et puisen prit quelques autres). Et voici les Contes de Crabbe, et leFainéant, prêts à vous réconforter si vous vous lassez de votregrand livre. J’admire beaucoup votre petite installation ; etdès que je serais parti, vous viderez votre tête de toutes cesbêtises théâtrales et vous vous installerez confortablement à votretable. Mais ne restez pas ici trop longtemps, pour ne pas attraperfroid.
Il s’en alla ; mais il n’était pas question de lire, nid’un voyage en Chine, ni de calme pour Fanny. Il lui avait dit lesnouvelles les plus extraordinaires, les plus inconcevables, lesplus déplaisantes ; et elle ne put penser à rien d’autre. Lui,jouer sur scène ! Après toutes ses objections — objections sijustes et prononcées si publiquement ! Après tout ce qu’ellel’avait entendu dire, tout ce qu’elle l’avait vu exprimer par desregards, et tout ce qu’elle savait qu’il éprouvait ! Était-cepossible ? Edmond, si inconséquent ! N’était-il pas entrain de se décevoir lui-même ? N’avait-il pas tort ?Hélas ! tout ceci était l’œuvre de Mlle Crawford. Fanny voyaitson influence dans chaque parole d’Edmond, et en fut malheureuse.Les doutes et les alarmes au sujet de sa propre conduite, quil’avaient désolée auparavant et qui s’étaient tus pendant qu’ellel’écoutait, avaient maintenant perdu leur importance. Cetteinquiétude plus profonde les avait engloutis. Les choses doiventsuivre leur cours ; peu lui importe comment elles vont seterminer. Ses cousines et son cousin peuvent l’attaquer, maispeuvent à peine l’agacer. Elle est hors de leur portée ; et sifinalement elle est obligée de céder, tant pis : tout estdevenu si misérable à présent.
Ce fut en effet, une journée de triomphe pour M. Bertram etMaria. Une telle victoire sur la prudence d’Edmond était au-delà deleurs espérances et leur causait le plus grand plaisir. Il n’yavait plus rien qui pût déranger la réalisation du projet qu’ilschérissaient, et ils se félicitaient mutuellement, en privé, de lafaiblesse et de la jalousie auxquelles ils attribuaient lechangement ; Edmond pouvait toujours avoir l’air grave et direqu’il n’aimait pas leur plan en général et désapprouvait le choixde la pièce en particulier ; leur cause était gagnée : ildevait jouer, et il y était amené uniquement par la force de sesinclinations égoïstes. Edmond était descendu de cette élévationmorale qu’il avait maintenue auparavant, et ils en étaient tousdeux heureux.
Ils se comportèrent cependant très bien envers lui dans cetteoccasion, ne trahissant aucun triomphe excessif et semblèrentattacher beaucoup d’importance à être forcés de l’admettre malgréleurs désirs. « Que tout se passât dans le cercle de leurpropre famille, voilà ce qu’ils avaient particulièrement souhaité.Un étranger parmi eux aurait détruit tout leuragrément ; » et lorsque Edmond, poursuivant cette idée,fit allusion à son espoir quant à la limitation de l’auditoire, ilsfurent prêts à tout promettre, dans la complaisance du moment. Cene fut que de la bonne humeur et de l’encouragement. Mme Norrisoffrit d’arranger son costume, M. Yates lui assura que la dernièrescène d’Anhalt avec le baron demandait pas mal d’action etd’emphase, et M. Rushworth entreprit de compter ses répliques.
— Peut-être, dit Tom, Fanny serait plus disposée à nous aidermaintenant. Vous pourriez peut-être la persuader.
— Non, elle est bien décidée. Elle ne jouera certainementpas.
— Oh, très bien ! Et on ne dit plus un mot, mais Fanny sesentit de nouveau en danger, et son indifférence au dangercommençait déjà à lui manquer.
Au presbytère, il n’y eut pas moins de sourires qu’au Park, ausujet de ce changement d’attitude d’Edmond ; ceux de MlleCrawford étaient charmants, et elle rentra dans toute l’affaireavec un tel renouveau subit de gaîté, que cela ne put avoir qu’unseul effet sur Edmond. « Il avait certainement raison enrespectant de tels sentiments ; il était heureux d’avoir priscette décision. » Et la matinée se passa en satisfactions trèsdouces, sinon très saines. Un avantage en résulta pour Fanny :sur une requête instante de Mlle Crawford, Mme Grant avait accepté,avec sa bonne humeur coutumière, de prendre le rôle pour lequel onavait demandé les services de Fanny ; et ce fut le seul faitde cette journée qui causât une satisfaction à son cœur ; etmême cela, lorsque Edmond le lui eut annoncé, ne fut pas exempt dedouleur, car c’est à Mlle Crawford qu’elle le devait, à MlleCrawford dont la bonté devait susciter sa reconnaissance, et dontles efforts méritoires furent décrits avec une ardeuradmirative.
Elle était en sûreté ; mais la sûreté ne signifiait pas lapaix. Son esprit n’avait jamais été si loin de la paix. Elle ne sesentait pas en tort elle-même, mais elle était inquiétée de toutesles autres manières. Son cœur et son jugement s’élevaient égalementcontre la décision d’Edmond : elle ne pouvait pardonner soninstabilité ; et le fait qu’il en était heureux la rendaitmalheureuse. Elle était pleine de jalousie et d’agitation. MlleCrawford vint à elle avec un air de gaîté qui semblait être uneinsulte, avec des expressions amicales auxquelles elle put à peinerépondre calmement. Tout le monde autour d’elle était gai etoccupé, heureux et plein de son importance ; chacun avait sesintérêts, son rôle, son costume, sa scène préférée, ses amis etalliés ; tous trouvaient leur emploi en consultations et encomparaisons, en une diversion dans des idées plaisantes qu’ilssuggéraient. Elle seule était triste et insignifiante ; ellene prenait part à rien ; elle pouvait rester ou s’en aller,elle pouvait demeurer au milieu de leur vacarme ou se retirer dansla solitude de la chambre est, sans que son absence fût remarquée.Elle n’était pas loin de penser que tout eût été préférable àcela.
Mme Grant était très importante : sa bonté futhonorablement remarquée, son goût et son temps précieux étaientrespectés, sa présence était désirée, on la recherchait, onl’écoutait, on faisait son éloge ; et Fanny fut d’abord prèsde lui envier le rôle qu’elle avait accepté. Mais la réflexionapporta des sentiments meilleurs et lui montra que Mme Grant avaitdroit au respect dont on n’eût jamais pensé faire preuve enverselle, et que même si elle avait joué, elle n’eût jamais été àl’aise en se joignant au projet que, considérant uniquement lepoint de vue de son oncle, elle devait condamner dans sonensemble.
Le cœur de Fanny n’était pas absolument seul à être affligé,comme elle commença bientôt à s’en rendre compte. Julia souffraitaussi, quoique d’une façon moins irréprochable.
Henry Crawford s’était moqué de ses sentiments ; mais elleavait pendant longtemps permis et même recherché ses attentions, etmaintenant qu’elle avait été forcée d’admettre sa préférence pourMaria, elle s’y soumit sans aucune crainte pour la situation deMaria et sans aucune tentative de recouvrer elle-même saraisonnable tranquillité. Ou bien elle se cantonnait dans un sombresilence, plongée dans une gravité que rien ne pouvait vaincre,qu’aucune curiosité ne pouvait distraire, qu’aucun trait d’espritne pouvait amuser ; ou bien, admettant les attentions de M.Yates, parlait avec lui avec une gaîté forcée, avec lui seul,ridiculisant le jeu des autres.
Un jour ou deux après l’affront qu’il lui avait infligé, HenryCrawford essaya de le faire oublier par son habituel assaut degalanterie et de compliments, mais il ne se soucia pas assez depersévérer après quelques rebuffades ; puis, trop occupé parla pièce pour avoir le temps d’entreprendre une seconde tentative,il se désintéressa de la querelle, ou plutôt y trouva une bonneoccasion de mettre fin tranquillement à ce qui eût pu bientôtprovoquer des espérances chez bien d’autres que Mme Grant. Celle-cin’aimait pas que Julia fût exclue de la représentation et qu’elle yassistât dédaignée par tout le monde ; mais comme cela n’avaitpas à mettre en jeu son bonheur, comme Henry devait être lemeilleur juge du sien, et comme il l’avait assurée avec un souriredes plus persuasifs que ni lui ni Julia n’avaient jamais pensésérieusement l’un à l’autre, elle ne put que lui renouveler sesconseils au sujet des précautions à prendre envers les deux sœurs,le supplier de ne pas risquer sa tranquillité par une trop grandeadmiration, et puis participer joyeusement à tout ce qui créait lagaîté parmi la jeunesse en général et ce qui favorisaitparticulièrement le plaisir de deux êtres qui lui étaientchers.
— Je me demande si Julia n’est pas amoureuse de Henry,observa-t-elle à Mary.
— Je sais bien qu’elle l’est, répliqua Mary froidement. Jesuppose que les deux sœurs le sont.
— Toutes les deux ! Non, non, cela ne doit pas être. Etfaites semblant de rien devant lui. Pensez à M. Rushworth.
— Vous feriez mieux de dire à Mlle Bertram de penser à M.Rushworth. Cela pourrait lui faire du bien, à elle. Je pensesouvent à la fortune et à l’indépendance de M. Rushworth etsouhaite les voir dans d’autres mains : mais je ne pensejamais à lui-même. Un homme avec une telle fortune pourraitreprésenter le comté ; cet homme pourrait échapper à uneprofession et représenter le comté.
— Je crois qu’il entrera bientôt au Parlement. Lorsque SirThomas rentrera, je crois que M. Rushworth sera candidat pour unecirconscription mais, jusqu’à présent, il n’y a eu personne pour lepousser dans cette voie.
— Sir Thomas doit accomplir de grandes choses, lorsqu’ilrentrera à la maison, dit Mary après une pause. Vous rappelez-vousl’Adresse au Tabac, de Hawkins Browne, uneimitation de Pope ?
Je vais les parodier :
N’est-ce pas bien, Mme Grant ? Tout semble dépendre duretour de Sir Thomas.
— Vous constaterez que cette conclusion est très juste et trèsraisonnable lorsque vous l’aurez vu dans sa famille, je vousassure. Il a des manières distinguées et imposantes qui conviennentau chef d’une telle maison et qui tiennent tout le monde à saplace. Lady Bertram paraît être un peu plus qu’un zéro lorsqu’ilest absent de la maison ; et personne d’autre ne peut garderMme Norris dans l’ordre. Mais, Mary, ne vous imaginez pas que MariaBertram se soucie de Henry. Je suis sûre que Julia ne le fait pasnon plus, sinon elle n’aurait pas flirté, comme elle l’avait faithier soir, avec M. Yates ; et quoique lui et Maria soient debons amis, je pense qu’elle aime trop Sotherton pour êtreinconstante.
— Je ne donnerai pas beaucoup pour les chances de M. Rushworthsi Henry survient avant que le contrat soit signé.
— Si vous avez de tels soupçons, il faut faire quelquechose ; et dès que ce spectacle est fini, nous lui parleronssérieusement, pour qu’il sache lui-même ce qu’il doitdécider ; et s’il n’avait aucune intention, nous le renverronspour quelque temps, tout Henry Crawford qu’il est.
Julia souffrait pourtant, bien que Mme Grant ne le discernât paset que cela échappât aussi à l’attention de la plupart de lafamille. Elle avait aimé, elle aimait toujours et elle souffraitautant que son tempérament ardent et sa fierté étaient capables dele supporter, sous l’influence de la faillite d’un espoir doux maisdéraisonnable, avec un fort sentiment d’avoir été maltraitée. Soncœur était plein de chagrin et de colère, et elle n’était capablede chercher ses consolations que dans la méchanceté. Sa sœur, avecqui elle avait toujours été en bons termes, était devenuemaintenant sa pire ennemie : elles s’étaient éloignées l’unede l’autre, et Julia ne pouvait maîtriser l’espoir de quelque findésastreuse aux attentions qui continuaient toujours de ce côté-là,en guise de punition infligée à Maria pour sa conduite honteusevis-à-vis d’elle-même comme vis-à-vis de M. Rushworth. Sans aucuneincompatibilité de caractères ni différence dans les opinions quiles eussent empêchées de rester de très bonnes amies, tandis queleurs intérêts étaient les mêmes, les deux sœurs, dans une telleépreuve, n’avaient ni assez d’affection ni de ces principes qui leseussent rendues charitables ou justes l’une envers l’autre ou quiles eussent fait s’estimer ou se plaindre l’une l’autre. Mariasentait son triomphe et poursuivait son jeu sans se soucier deJulia ; et Julia ne pouvait jamais voir Maria distinguée parHenry Crawford sans espérer que cela créerait de la jalousie etamènerait finalement un scandale.
Fanny voyait une bonne partie de tout cela et plaignait beaucoupJulia ; mais il n’y avait aucune amitié qui eût pus’extérioriser entre elles. Julia ne faisait pas de confidences, etFanny ne prenait aucune liberté. Elles étaient deux malheureusessolitaires, uniquement liées dans la conscience de Fanny.
L’inattention des deux frères et de la tante pour lessouffrances de Julia et leur cécité pour les vraies causes decelles-ci, devaient être imputées à la surabondance de leursoccupations. Ils étaient entièrement pris par les préparatifs. Tométait accaparé par les préoccupations relatives à son théâtre, etne voyait rien d’autre.
Edmond, partagé entre sa vie théâtrale et sa vie réelle, entreles plaintes de Mlle Crawford et sa propre conduite, entre l’amouret sa stabilité, était également inattentif ; et Mme Norrisétait trop occupée à s’intéresser aux petites exigences de lacompagnie, maintenant en bon état les divers costumes par desprodiges d’économie, ce dont personne ne lui savait gré, etépargnant quelques francs par-ci par-là à l’intention de SirThomas, pour pouvoir encore veiller à la conduite de ses nièces ouprotéger leur bonheur.
Toute chose était maintenant bien en ordre ; le théâtre,les acteurs, les actrices et les costumes, tout marchaitbien ; mais quoique nul autre obstacle ne se produisît, Fannytrouva, après peu de jours, que tout n’était pas qu’amusement dansla petite société, et qu’elle ne pourrait continuer indéfiniment àêtre témoin de scènes délicieuses, comme au début. Bientôt, chacuncommença à montrer son humeur. En premier lieu Edmond ! Endépit de sa décision, un décorateur arriva de la ville et se mit autravail, ce qui eut pour effet d’augmenter les dépenses, et quiplus est, d’amoindrir l’éclat de leur présentation ; et sonfrère, au lieu de suivre ses instructions quant à l’intimité de lareprésentation, se mit à donner des invitations à chaque famillequ’il rencontrait. Tom lui-même commença à s’énerver en voyant leslents progrès du peintre des décors. Il avait appris son rôle —tout son rôle — n’omettant aucun des petits riens pouvant renforcerson personnage du sommelier, et se montrait impatient dejouer ; et chaque jour qui passait le voyait plus persuadé del’insignifiance de son rôle, et lui faisait de plus en plusregretter qu’une autre pièce n’eût pas été choisie.
Fanny, auditrice toujours très courtoise, et bien souvent laseule auditrice à trouver, se rallia aux plaintes et à la détressede la plupart des acteurs. Elle savait que M. Yates était enclin àdéclamer avec extravagance, que M. Yates était désappointé au sujetde Henry Crawford ; que Tom Bertram parlait tellement vitequ’il serait inintelligible ; que Mme Grant gâtait tout parson rire ; qu’Edmond ne connaissait pas son rôle à fond, etque c’était une misère de ne pouvoir rien faire de M. Rushworth,qui avait besoin du souffleur à chaque tirade. Elle savait aussique le pauvre M. Rushworth ne trouvait que rarement quelqu’unvoulant bien répéter avec lui : ses doléances lui étaientparvenues, comme les autres ; le désir de sa cousine Maria del’éviter était si apparent, ainsi que l’inutilité de la répétitionde la première scène entre elle et M. Crawford, qu’elle eut bientôtla terreur de recevoir d’autres plaintes de sa part. Dans cet étatd’esprit, elle crut voir chacun demander ce qu’il n’avait pas,provoquant le mécontentement des autres. Chacun avait un rôle outrop long ou trop court à son gré ; personne ne« suivrait » comme il devrait ; personne ne serappellerait le côté de la scène par lequel il devraitentrer ; personne, sauf l’intéressé, n’observerait dedirection.
Fanny pensait se procurer autant de plaisir innocent avec lapièce que n’importe lequel des acteurs ; Henry Crawford jouaitbien, et c’était un plaisir pour elle de se faufiler dans lethéâtre et d’assister à la répétition du premier acte — en dépit del’émotion du récit de Maria à certains endroits. Maria aussi,pensait-elle, jouait bien, trop bien — et après une ou deuxrépétitions, Fanny fut bientôt leur seul public — et quelquefoiscomme « souffleur », quelquefois comme spectatrice, leurétait bien souvent nécessaire. Pour autant qu’elle pouvait enjuger, M. Crawford était de loin le meilleur acteur de tous ;il avait plus d’assurance qu’Edmond, plus de discernement que Tom,plus de talent et plus de métier que M. Yates. Elle ne l’aimait pasen tant qu’homme, mais elle devait admettre qu’il était le meilleuracteur, et sur ce point peu de gens étaient d’un avis contraire. Ilest vrai que M. Yates n’admettait pas sa docilité et soninsipidité, et même qu’un jour, M. Rushworth se tourna furieusementvers elle en s’exclamant : « Que trouvez-vous de siparfait dans tout ceci ? Sur mon âme, je ne peux l’admirer, etentre nous, il est ridicule de vouloir comparer un homme aussipetit, insignifiant et indifférent, à un grandacteur ! »
À dater de ce jour, il y eut un grand changement dans sonancienne jalousie, que Maria, malgré les espoirs de Crawford, avaitpeine à éloigner ; et les chances de voir M. Rushworthconnaître un jour convenablement toutes ses répliques devinrentmoins rares. Personne, à part sa mère, n’avait la plus petite idéede la façon dont on arriverait à faire d’eux quelque chose de« tolérable ». Elle, en vérité, regrettait de voir queson rôle à lui ne fût pas plus important, et différa son arrivée àMansfield jusqu’au moment où les répétitions furent assez avancéespour comprendre toutes les scènes ; mais les autres nedemandaient qu’une chose, qu’il se rappelle le premier mot et lapremière ligne de ses répliques, et s’en remettaient au souffleurpour le reste. Fanny, dans sa gentillesse et sa pitié pour lui,avait grand’peine à lui enseigner la façon d’apprendre un rôle, luidonnant toute l’aide dont elle était capable, essayant de lui créerune mémoire artificielle, et apprenant chaque mot de son rôleelle-même, mais sans qu’il la suivît beaucoup !
Que d’appréhensions, que d’anxiété, quels malaises elleressentait ! Mais en raison de ceci, et des autres doléancesqui retenaient son attention, elle était loin de se trouver inutileou inactive au milieu d’eux, sans compagnon dans ses inquiétudes etsans soucis de ses aises. Ses premières craintes se trouvaient sansfondement. Elle était, à l’occasion, utile à tous ; elle avaitpeut-être l’esprit aussi calme que les autres.
De plus, il y eut beaucoup de travaux de couture à faire et sonaide fut demandée. Il était évident que Mme Norris la croyait loinde tout souci, par la façon dont elle s’exclama :
— Venez, Fanny c’est très bien de ne pas s’en faire, mais vousne devez pas continuer à passer d’une pièce à l’autre, à l’aise, enregardant ce qui se passe. Venez ici. Je me suis fatiguée à ne pluspouvoir tenir debout, à essayer d’arranger le manteau de M.Rushworth sans faire chercher d’autre satin, et il me semble quevous pourriez bien m’aider à le recoudre. Il n’y a que troiscoutures à faire et vous pourriez les finir en un instant.J’aimerais aussi n’avoir à m’occuper que de la partie exécutive,mais si personne n’en faisait plus que vous, nous n’avancerions pastrès vite !
Fanny prit le travail très calmement, sans essayer de sedéfendre ; mais sa gentille tante Bertram fit observer à saplace :
— On pourrait se demander, chère sœur, si Fanny estcontente ; tout ceci est nouveau pour elle, voyez-vous :vous et moi aimions aussi beaucoup jouer — et je demeure la même —et aussitôt que je serai un peu à l’aise, j’irai assister à leursrépétitions aussi. Vous ne m’avez jamais parlé de la pièce, Fanny,de quoi s’agit-il ?
— Oh ! sœur, je vous en prie, ne lui demandez pas celamaintenant, car Fanny n’est pas de ces personnes qui peuvent parleret travailler en même temps. Il s’agit de Vœux d’Amants !
— Je crois, ajouta Fanny à l’intention de sa tante Bertram,qu’ils répèteront trois actes demain soir, vous auriez alorsl’occasion de voir tous les acteurs à l’œuvre.
— Vous feriez mieux de vous abstenir jusqu’à ce que le rideausoit pendu, intervint Mme Norris. Il sera pendu d’ici un jour oudeux, — il y a vraiment peu de sens à une pièce sans rideau — et jeme trompe fort, ou vous lui verrez de jolis festons.
Lady Bertram parut se résigner à attendre. Fanny ne partageaitpas la quiétude de sa tante ; elle pensait beaucoup aulendemain, — car si les trois actes étaient répétés, Edmond et MlleCrawford joueraient ensemble pour la première fois ; — autroisième acte elle verrait entre eux deux, une scène quil’intéressait plus particulièrement, et dont elle se demandaitardemment de quelle façon ils s’en tireraient. Le sujet entier enétait l’amour — un mariage d’amour devait être décrit par l’acteur,et une très petite déclaration d’amour faite par l’actrice.
Elle avait lu et relu cette scène avec beaucoup de souffrance,beaucoup d’émotion contenue, et attendu sa représentation avecpresque trop d’intérêt. Elle ne pouvait croire qu’ils l’avaientdéjà répétée, même en privé.
Le lendemain arriva, les préparatifs pour le soir continuèrent,et l’agitation de Fanny s’accrut. Elle travailla très diligemmentsous la direction de sa tante, mais sa diligence et son silencerévélaient un esprit absent et anxieux, et aux environs de midi,elle s’échappa vers la chambre est ; elle ne s’inquiétaitd’aucune autre, désireuse de prendre son temps pour réfléchir, etd’éviter la vue de M. Rushworth. Comme elle passait dans le hall,la vue des deux dames revenant du Presbytère, ne provoqua aucunchangement dans son désir de retraite, et elle travaillait etméditait dans la pièce est, sans être distraite, depuis un quartd’heure, quand un coup, frappé à la porte, fut suivi de l’entrée deMlle Crawford.
— Est-ce bien ici ? Oui, c’est bien la pièce est. Ma chèreMlle Price, je vous demande pardon, mais je vous ai cherchée avecle dessein d’implorer votre aide !
Fanny, plutôt surprise, fit un effort pour se montrer maîtressede la place par sa civilité, et son regard se dirigeaostensiblement vers le foyer vide.
— Merci beaucoup, je n’ai pas froid, pas du tout. Permettez-moide rester ici un petit moment, et veuillez écouter mon troisièmeacte. J’ai apporté mon livret et si vous vouliez bien le répéteravec moi, je vous en serais si obligée ! Je suis venue iciaujourd’hui avec l’intention de le répéter avec lui vers la soirée,mais il n’est pas trouvable, et s’il l’était, je ne pensepas que je pourrais le faire avec lui, avant que je n’aie pris unpeu plus d’assurance, car il y a un ou deux passages où vraiment…Vous serez assez bonne pour le faire, voulez-vous ?
L’assentiment de Fanny, quoique donné d’une voix faible, n’enfut pas moins poli.
— Vous est-il déjà arrivé de jeter un coup d’œil sur lespassages en question ? continua Mlle Crawford, ouvrant sonlivre. Voici. Je n’y fis pas fort attention en premier lieu, — maisma parole ! — Ici, regardez cette tirade, et celle-ci, etencore cette autre ! Comment pourrais-je jamais le regarder enface et lui dire des choses pareilles ! Pourriez-vous lefaire, vous ? Évidemment, il est votre cousin, et ceci estdifférent. Vous devriez les répéter avec moi, de façon à ce que jepuisse croire que vous êtes lui, et ainsi m’habituer petit à petit.Vous lui ressemblez quelques fois.
— Vraiment ? — Je ferai tout ce qui est possible, mais jedevrai lire le rôle, car je suis incapable dedéclamer !
— Pas même un mot, je suppose. Évidemment, vous devrez avoir lelivre. Maintenant, il vous faut deux chaises à la main, pour lesamener sur le bord de la scène. Voici de très bonnes chaisesd’écoliers, pas du tout faites pour le théâtre, ma parole ;plutôt faites pour les petites filles qui donnent des coups de pieden apprenant leurs leçons. Que diraient votre gouvernante et votreoncle de les voir employées à pareilles fins ? Sir Thomasjurerait s’il pouvait nous voir en ce moment, car nous répétons àtravers toute la maison. Yates vocifère dans la salle à manger. Jel’ai entendu en montant, et le théâtre est pris évidemment, par cesdeux infatigables acteurs Agathe et Frédéric. Si eux nesont pas parfaits, j’en serais surprise. En fait, je les aiobservés il y a cinq minutes, précisément à un des moments ou ilsessaient de ne pas s’embrasser, et M. Rushworth était àmon côté. Il m’a semblé qu’il les regardait d’une façon étrange, àun moment donné, aussi l’ai-je distrait comme j’ai pu, en luimurmurant : « Nous aurons une Agathe excellente ; ily a quelque chose de si « maternel » dans ses manières,de si complètement « maternel » dans sa voix et sesattitudes. » N’ai-je pas bien fait ? Il se rasséréna àl’instant. — Maintenant, mon soliloque.
Elle commença, et Fanny l’aida de son mieux, mais son désir depersonnifier Edmond était tel qu’il empêchait toute inspiration, etsa voix et son apparence tellement féminine ne pouvaient donnerl’impression d’un homme. Quoiqu’il en soit, aidée d’une pareillecollaboratrice, Mlle Crawford ne manquait pas de courage, et ellesétaient parvenues à la moitié de la scène, lorsqu’un coup frappé àla porte provoqua une pause et, un instant après, l’entréed’Edmond, suspendit tout à fait la répétition.
Les sentiments intérieurs, la surprise, le plaisir, apparurentsur chaque visage à cette réunion si inattendue ; et commeEdmond était venu pour le même motif que Mlle Crawford, leurssentiments et leur plaisir allaient se maintenir en eux. Lui aussiavait son livre, et recherchait Fanny pour lui demander de répéteravec lui et l’aider à se préparer pour le soir, sans savoir queMlle Crawford se trouvait dans la maison ; et grandes furentla joie et l’animation à se trouver soudain réunis — toutesproportions gardées — et de sympathiser grâce aux bons offices deFanny.
Elle ne pouvait atteindre la chaleur qu’ils ymettaient. Son esprit était éclipsé par l’éclat de leuresprit, et elle finit par se rendre compte qu’elle n’étaitrien pour aucun d’eux et par éprouver le contentementd’avoir été recherchée par chacun. Ils devaient maintenant répéterensemble. Edmond le proposa, pria, fit si bien que sa partenaire,pas très rébarbative au début, ne put plus refuser plus longtemps,— et ils demandèrent à Fanny de les aider et de les observer. Ellefut investie, en quelque sorte, des fonctions de juge et decritique, — et instamment priée d’en faire usage et de leur direleurs fautes. Mais à l’idée de faire ceci son esprit serévolta ; elle ne le pouvait pas, elle ne le voulait pas, ellen’oserait pas l’essayer. Aurait-elle même été plus qualifiée pourla critique, sa conscience l’aurait empêchée de s’aventurer endésapprobations. Le rôle de « souffleur » serait déjàsuffisant, et quelques fois plus que suffisant ; carelle ne pouvait pas toujours regarder le livre. En les regardant,elle s’oublia, et, agitée par les façons de plus en plus pressantesd’Edmond, elle avait fermé le livre au moment même où il luidemandait aide ! Ceci fut imputé à une très compréhensiblelassitude, on s’apitoya et on la remercia. Mais elle rejetait leurpitié plus fortement qu’elle espérait qu’ils pourraient jamais lesoupçonner. À la fin la scène fut achevée, et Fanny se força àjoindre les félicitations à celles qu’ils se prodiguaientmutuellement ; et quand elle se retrouva seule, et à même dese remémorer le tout, elle comprit que la représentation nepourrait être qu’une souffrance pour elle. Quels que pussent enêtre les effets, elle tiendrait le coup ce jour-là.
La première répétition générale des trois premiers actes auraitcertainement lieu le soir : Mme Grant et les Crawfords’étaient engagés à revenir à cette fin aussitôt qu’ils lepourraient, après le dîner ; et chaque intéressé y pensaitavec ardeur. Il semblait devoir y avoir une diffusion générale defélicitations à cette occasion : Tom s’amusait à l’avance ensongeant à la fin ; Edmond vivait dans le rêve de larépétition du matin et toutes les petites exaspérations semblaientdisparaître partout. Tous étaient alertes et impatients ; lesjeunes filles se mirent bientôt en route, les garçons suivirent,et, à l’exception de Lady Bertram, Mme Norris et Julia, tout lemonde se retrouva très tôt au théâtre, et, l’ayant éclairé aussibien que son état inachevé le permettait, n’attendaient plus quel’arrivée de Mme Grant et des Crawford pour débuter.
Il n’attendirent pas longtemps les Crawford, mais Mme Grant nevint pas. Elle ne pouvait pas venir. Le Dr. Grant, prétextant uneindisposition, qui ne rencontra pas beaucoup de crédit auprès de sabelle-sœur, ne pouvait se séparer de sa femme.
— Le Dr. Grant est malade, dit-elle, solennellement. Il estmalade depuis le dîner ; il prétendit que le faisan étaitcoriace, renvoya son plat, et il souffre depuis lors.
Ceci créa un certain désappointement. L’absence de Mme Grantétait vraiment fâcheuse. Ses manières plaisantes et sesappréciations chaleureuses la rendait toujours très populaire parmieux — mais aujourd’hui, elle était absolumentindispensable ! Ils ne pouvaient pas jouer, ils ne pouvaientpas répéter d’une façon satisfaisante sans sa présence. L’intimitéde toute la soirée était détruite. Que faire ? Tom, commeCottager, était au désespoir ! Après un moment de perplexité,quelques paires d’yeux se tournèrent vers Fanny et on entendit unevoix ou deux dire : « Si Mlle Price voulait être assezbonne pour lire le texte ? » Elle se trouvabientôt entourée de supplications — tout le monde le lui demandait— Edmond lui-même dit :
— Faites-le Fanny, si ce n’est pas très désagréablepour vous.
Mais Fanny se récria. Elle n’en pouvait supporter l’idée.Pourquoi Mlle Crawford ne pouvait-elle en être chargée, aussibien ! Et pourquoi n’était-elle pas allée dans sa proprechambre, où elle aurait pu être si tranquille, au lieu d’êtreprésente à la répétition ? Elle savait que celle-cil’irriterait et la remplirait de détresse — elle savait que sondevoir aurait été d’en rester éloignée. Elle était bienpunie !
— Vous n’avez qu’à lire le livret, dit Henry Crawford,revenant à la charge.
— Et je veux croire qu’elle en connaît chaque mot, ajouta Maria,car elle a pu au moins vingt fois indiquer à Mme Grant, l’autrejour, l’endroit où l’on était. Fanny, je suis certaine que vousconnaissez le livret.
Fanny ne pouvait pas dire qu’elle ne le connaissaitpas ; — et comme ils persévéraient tous, — commeEdmond réexprimait son désir dune façon qui la touchaitprofondément, elle dut se rendre. Elle ferait de son mieux. Tout lemonde était satisfait ; et elle fut laissée aux soubresauts deson cœur palpitant, pendant que les autres se préparèrent àcommencer.
Ils commencèrent ; et, trop profondément absorbéspar leur propre bruit pour être frappés par un autre bruit, seproduisant de l’autre côté de la maison, ils étaient parvenus à uncertain passage, lorsque la porte de la pièce fut ouverteviolemment, et Julia y montrant une face hagarde,s’exclama :
— Mon père est là ! Il est en ce moment dans lehall !
Comment décrire la consternation de l’assemblée ? Pour laplus grande partie d’entre eux, ce fut là un moment d’absoluehorreur ! Sir Thomas dans la maison ! Tous s’en rendirentcompte. Les regards que jetait Julia étaient la preuve même de laréalité du fait ; et après les premières exclamations, plus unseul mot ne fut prononcé pendant une bonne demi-minute ;chaque personne, le visage altéré, regardait quelqu’un d’autre etpresque tous trouvaient cette situation la plus inconfortable, laplus désastreuse de toutes. M. Yates pouvait bien la considérercomme étant uniquement une interruption vexante de la soirée, et M.Rushworth pouvait bien imaginer qu’elle était blessante ; maistous les autres cœurs étaient en train de sombrer sous le poidsd’une condamnation personnelle ou d’une alarme indéfinie, chaqueautre cœur se demandait : « Qu’allons-nous devenir ?Que faut-il faire maintenant ? » L’instant étaitterrible ; et terrible pour chaque oreille étaient les sonsconjugués des portes qu’on ouvrait et des pas qu’onentendait !
Julia fut la première à se mouvoir à nouveau et à parler. Lajalousie et l’amertume furent suspendues ; l’égoïsme futlaissé en faveur de la cause commune, mais au moment del’apparition de Julia, Frédéric était occupé à écouter dévotementle récit d’Agathe et pressait sa main sur son cœur ; etaussitôt qu’elle put se rendre compte de ceci, et voir cela, endépit de sa commotion, — il avait toujours la même pause etretenait la main de sa sœur — son cœur blessé se gonfla à nouveaud’injustice, et paraissant aussi rouge qu’elle venait d’êtreblanche, elle s’en alla de la pièce, en disant :
— Je n’ai pas besoin d’avoir peur de paraître devantlui.
Sa sortie brisa la trêve et au même moment les deux frèresallèrent de l’avant, sentant la nécessité de faire quelque chose.Ils échangèrent fort peu de mots. Le cas n’admettait aucunedifférence d’opinion ; ils devaient se rendre immédiatement ausalon. Maria se joignit à eux avec la même intention, étant alorsla plus ferme des trois, car la même circonstance qui avait chasséJulia était pour elle le plus doux des encouragements. Le faitqu’Henry Crawford tenait sa main à ce moment d’une telleimportance, lui enlevait tout doute et toute anxiété. Il luisemblait que c’était là un appel de la plus ardente détermination,et il lui était même égal de rencontrer son père. Ils s’enallèrent, faisant à peine attention à la question répétée sanscesse de M. Rushworth : « Dois-je m’en aller aussi ?Ne ferais-je pas mieux de m’en aller aussi ? Ne serait-il pasconvenable que je parte aussi ? » mais à peine furent-ilssortis qu’Henry Crawford entreprit de répondre à la requêteanxieuse et, l’encourageant par tous les moyens à présenter sansdélai ses respects à Sir Thomas, l’envoya rejoindre les autres avecune hâte heureuse.
Fanny fut laissée en compagnie des seuls Crawford et de M.Yates. Elle avait bien été regardée par ses cousins, et comme ellepensait que son humble personne ne pouvait trouver la mêmeaffection auprès de Sir Thomas que ses propres enfants, elle étaitheureuse d’être restée en arrière et de gagner le temps derespirer. Son agitation et son alarme dépassaient tout ce qu’elleavait ressenti durant la pause. Elle était près des’évanouir : toute son ancienne terreur habituelle vis à visde son oncle lui était revenue et avec elle sa compassion pour luiet pour presque chaque acte du drame qui se jouait autour d’elle,avec une sollicitude particulière pour Edmond. Elle avait trouvé unsiège, sur lequel elle endurait ses pensées craintives, pendant queles trois autres, toute retenue envolée, donnaient cours à leursplaintes, se lamentant au sujet d’une arrivée aussi prématurée, etsans pitié, souhaitaient que le voyage de Sir Thomas eût été deuxfois aussi long, ou qu’il fût encore à Antigue.
Les Crawford étaient plus emballés que M. Yates, car ilsconnaissaient mieux la famille et pouvaient juger plus clairementles résultats qui allaient suivre : Pour eux, la ruine de lapièce était une certitude ; la destruction totale du projetinévitable ; tandis que M. Yates considérait la chose commeune interruption momentanée, un désastre pour la soirée, et allaitmême jusqu’à suggérer la possibilité de remettre la répétitionaprès le thé, quand l’effervescence de la réception de Sir Thomasserait finie, et qu’il pourrait à l’aise s’en réjouir. Les Crawfordrirent de l’idée ; et ayant bientôt décidé de regagnerpaisiblement leur home et de laisser la famille à elle-même,proposèrent à M. Yates de les accompagner et de passer la soiréeavec eux au Presbytère. Mais M. Yates, qui ne s’était jamais trouvéau milieu de gens ayant des idées strictes au sujet des confidencesde famille, ne pouvait comprendre que quelque chose de ce genre fûtnécessaire, et c’est pourquoi, les remerciant, il dit :« qu’il préférait rester où il était, qu’il pourrait présenterses respects au vieux gentleman puisqu’il était à lamaison ; et en plus, qu’il ne serait peut-être pas très gentilpour les autres que tout le monde s’esquivât. »
Fanny commençait précisément à se remettre, et elle sentitqu’elle ne pourrait pas rester plus longtemps à l’écart sansmanquer de respect. Ce point acquis, et dûment mandatée pour lesexcuses des frères et des sœurs, elle les vit se préparer à partir,comme elle quittait la pièce pour accomplir le terrible devoir decomparaître devant son oncle.
Elle se retrouva trop vite à son gré, à la porte du salon ;et après avoir attendu un moment quelque chose qu’elle savait nepouvoir venir, un courage qu’aucune attente derrière une porte n’ajamais donné, elle tourna la poignée le désespoir au cœur et leslumières du salon et la famille réunie se trouvèrent devant elle.Comme elle entrait, son propre nom frappa son oreille. Sir Thomasregardait précisément autour de lui, disant : « Mais oùest Fanny ? — Pourquoi ne vois-je pas ma petiteFanny ? » et l’apercevant soudain, venait à sa rencontreavec une gentillesse qui l’étonna et la pénétra, l’appelant sachère Fanny, l’embrassant affectueusement et observant avec un réelplaisir combien elle avant grandi ! Fanny ne savait comment setenir ni regarder. Elle était plutôt oppressée. Il n’avait jamaisété aussi aimable, aussi réellement aimable de toute sa vie. Sesfaçons semblaient changées ; sa voix était agitée par lajoie ; et tout ce qui avait été imposant dans sa dignitésemblait fondu en tendresse. Il la conduisit près de la lumière etla regarda à nouveau, s’enquit particulièrement de sa santé, puis,se reprenant, fit observer qu’il n’avait aucun besoin de s’enenquérir puisque son apparence était suffisamment éloquente. Unelégère rougeur ayant succédé à la pâleur de sa figure, justifiaitpleinement sa croyance de son égal développement en santé et enbeauté. Il s’enquit ensuite de sa famille, spécialement deWilliam ; et sa tendresse était telle qu’elle se fit lereproche de l’aimer si peu et d’avoir cru son retour une mauvaisefortune ; et quand, après avoir eu le courage de lever lesyeux vers son visage, elle vit qu’il avait maigri et qu’il avaitl’aspect d’un homme fatigué, lassé, usé par les climats chauds,chacune de ses tendres pensées s’accrut, et elle se trouvamalheureuse de penser combien de chagrins insoupçonnés allaientprobablement s’abattre sur lui.
Sir Thomas était, en réalité, la vie même de l’assemblée qui, àsa suggestion, s’assit alors autour du foyer. C’était à lui enpremier lieu qu’il appartenait de prendre la parole ; et sonémotion de se retrouver à nouveau dans sa propre maison, au milieudes siens, après une telle séparation, le rendit communicatif à undegré inhabituel ; et il était prêt à donner tous lesrenseignements au sujet de son voyage et à répondre aux questionsde ses deux fils avant même qu’elles ne fussent posées. Sesaffaires à Antigue s’étaient rapidement développées dernièrement etil arrivait directement de Liverpool, ayant eu l’opportunité defaire la traversée sur un bateau privé, au lieu d’avoir eu àattendre le paquebot ; et tous les détails de ses avatars etde ses faits et gestes, de ses arrivées et de ses départs furentbientôt connus, tandis qu’assis à côté de Lady Bertram ilcontemplait, le cœur plein de satisfaction, les visages autour delui — s’interrompant à plusieurs reprises, pour insister sur sabonne fortune de les trouver tous à la maison, après son arrivéeaussi inattendue — tous rassemblés comme il aurait pu le désirer,mais jamais l’espérer.
M. Rushworth ne fut pas oublié ; une réception des pluscordiales lui fut réservée et bientôt il lui sembla avoir toujoursvécu dans l’intimité de Mansfield. Il n’y avait rien de désagréabledans l’aspect de M. Rushworth et Sir Thomas l’aimait déjà.
Il n’y eut pas, dans toute l’assemblée, d’auditeur plus attentifque sa femme, qui était réellement si heureuse de le revoir, et sabrusque arrivée ravivant ses sentiments pour lui, l’avait mise dansun état d’agitation qu’elle n’avait plus connu depuis vingt ans.Elle s’était « presque » trémoussée pendant quelquesminutes, et maintenant encore, son animation était telle qu’elleavait rangé son travail et donné toute son attention à son mari àqui elle avait laissé le reste du divan. Elle n’avait aucunecrainte de voir quelqu’un gâter « son » plaisir ;son attitude et ses loisirs avaient été irréprochables pendant sonabsence ; elle avait fait énormément de tapisserie et réaliséplusieurs mètres de franges ; et elle aurait sans hésitationrépondu de la bonne conduite des jeunes gens aussi bien que de lasienne. Il était tellement agréable de le voir à nouveau, del’entendre parler, d’avoir son oreille flattée et sa compréhensionéveillée par ses récits, qu’elle se mit seulement maintenant àréaliser combien il lui avait manqué, et combien elle n’aurait paspu supporter une plus longue absence.
Le bonheur de Mme Norris n’était évidemment pas à comparer àcelui de sa sœur. Non pas qu’elle redoutât les appréciations de SirThomas sur l’état actuel de la maison, car son jugement avait étéfaussé au point qu’après avoir rapidement fait disparaître lemanteau de satin rose de M. Rushworth au moment de l’entrée de sonbeau-frère, on pouvait à peine prétendre qu’elle montrait quelquealarme : mais elle était contrariée par la manière deson retour. Celui-ci l’avait laissée sans réaction. Au lieu del’appeler à sa rencontre hors de la pièce pour la rencontrer lapremière et annoncer la bonne nouvelle par toute la maison, SirThomas, au mépris de la réaction que pourrait produire sa façon defaire sur des personnes aussi sensibles que sa femme et sesenfants, n’avait pris comme confident que le maître d’hôtel etl’avait suivi presque instantanément au salon. Mme Norris se trouvafrustrée d’un rôle qu’elle avait toujours aspiré à remplir, qu’ils’agît de l’annonce de son arrivée ou de celle de sa mort. Et iln’y avait aucun espoir de pouvoir se rendre importante maintenant,alors que seuls la tranquillité et le silence étaient demandés. Siencore Sir Thomas avait consenti à manger, elle aurait abruti lacuisinière d’injonctions harassantes, et injurié le valet de piedpour le forcer à se dépêcher ; mais non, Sir Thomas déclinarésolument toute invitation à dîner : il ne voulait rienprendre, rien avant que le thé ne fût servi ; il attendaitmême à peine le thé. À intervalles réguliers, Mme Norris revint àla charge et au beau milieu du récit de son passage en Angleterre,alors que les tribulations d’un corsaire français avaient atteintleur point culminant, elle arrêta net le narrateur pour luiproposer du potage :
— Sûrement, mon cher Sir Thomas, une assiette de potage seraitpour vous meilleure que du thé. Prenez une assiette de potage.
Sir Thomas ne voulut pas avoir l’air offensé.
— Toujours aussi attentive au confort de chacun, ma chère MmeNorris, répondit-il. Mais en vérité je préférerais n’avoir riend’autre que du thé.
— Bien, alors… Lady Bertram, il me semble que vous pourriezdonner vos ordres pour le thé immédiatement, il me semble que vouspourriez dire à Baddeley de se hâter, il me paraît lentaujourd’hui.
Elle fit adopter ce point de vue et le récit continua.
À la fin, il y eut une pause. Son exposé des choses les plusintéressantes était terminé, et le fait de regarder joyeusementautour de lui le cercle aimé, sans que son regard ne s’arrêtâtspécialement sur l’une ou l’autre tête, lui semblaitsuffisant ; mais la pause ne fut pas longue : dansl’exaltation de ses sentiments, Lady Bertram devint communicativeet quelles durent être les réactions intimes de ses enfants quandils l’entendirent dire :
— À quoi pensez-vous que le jeune monde se soit amusé, cesderniers temps, Sir Thomas ? Il a fait du théâtre. Nous avonstous été fort occupés à jouer.
— Vraiment, et qu’avez-vous joué ?
— Oh ! Ils vous raconteront tout !
— Le tout sera vite dit, s’écria Tom, hâtivement, maisce n’est vraiment pas la peine d’ennuyer mon père avec celamaintenant. Vous en saurez assez demain, Sir. Nous nous sommesseulement exercés, ces dernières semaines, à répéter quelquesactes, pour faire quelque chose et amuser ma mère. Il a tant pludepuis le début d’octobre que nous avons été confinés pendant desjours et des jours dans la maison. J’ai à peine touché un fusildepuis ce mois. La chasse était passable les trois premiers jours,mais il ne fallut plus y songer après. Le premier jour, je suisallé du côté de Mansfield Wood et Edmond alla au delà d’Easton, etnous avons rapporté six couples de perdrix à la maison et peut-êtretué six fois autant chacun ; mais nous avons respecté vosfaisans, Sir, je vous assure, autant que vous auriez pu le désirer.Je ne pense pas que vous pourrez trouver vos bois moins garnisqu’ils ne l’étaient. Je n’ai jamais vu les bois de Mansfield aussiremplis de faisans que cette année. J’espère que vous-même allezbientôt vous en rendre compte, Sir.
Pour le moment, le danger était écarté, et la terreur de Fannydiminua, mais après que le thé fut apporté et bu, et que Sir Thomasse leva, disant qu’il ne pouvait rester plus longtemps dans lamaison sans jeter un coup d’œil dans la chère chambre personnelle,toute l’agitation reprit. Il avait disparu avant qu’aucun mot nefût dit pour le préparer aux changements qu’il allait trouver là,et un moment de panique suivit sa disparition. Edmond se reprit lepremier :
— Quelque chose doit être fait ! dit-il.
— Il est grand temps de songer à nos incités, ajouta Maria,sentant toujours sa main pressée sur le cœur d’Henry Crawford, etse préoccupant peu du reste. Où avez-vous laissé Mlle Crawford,Fanny ?
Fanny expliqua le départ et fit part de leur message.
— Alors, ce pauvre Yates est tout seul ! s’écria Tom. Jevais le chercher. Il ne sera pas de trop quand tout seradécouvert !
Il se dirigea vers le théâtre et l’atteignit juste à temps pourassister à la première rencontre de son père avec son ami. SirThomas avait plutôt été étonné de trouver les bougies allumées danssa chambre et promenait un regard ébahi autour d’elle, s’apercevantqu’elle présentait des symptômes d’habitation récente et unecertaine confusion parmi le mobilier. Le déplacement de labibliothèque de devant la porte de la salle de billard l’affectaitparticulièrement, mais il eut à peine le temps de s’étonner de cecique des sons étranges, provenant de la salle de billard même,l’étonnèrent davantage ! Quelqu’un y parlait très haut — il neconnaissait pas la voix — plus que parlante, presque hurlante. Ilmarcha vers la porte, se réjouissant à ce moment de l’opportunitéd’une communication immédiate, et l’ouvrant, se retrouva sur lascène d’un théâtre, face à un jeune homme déclamant et semblantvouloir le repousser.
Au mondent précis où Yates aperçut Sir Thomas, où il commençaitpeut-être de la façon la plus parfaite une tirade qu’il n’avaitjamais aussi bien attaqué de toutes les répétitions. Tom Bertramentra par l’autre porte de la chambre ; et jamais il n’eutplus de difficulté à maintenir sa contenance ! L’apparencesolennelle et figée de son père, sa première apparition sur unescène, et la métamorphose graduelle du passionné baron Wildenheimen la personne polie et convenable de M. Yates, présentant sesexcuses à Sir Thomas Bertram, était une telle exhibition, un siréel passage de vrai théâtre qu’il n’en aurait pas voulu perdre unépisode pour un empire. Ceci serait peut-être la dernière — trèsprobablement la dernière — scène sur ce plateau ; mais ilétait certain qu’il ne pouvait y en avoir de meilleure. On pouvaittirer le rideau après ceci !
Mais il y avait peu de temps à perdre en pensées réjouissantes.Il était urgent qu’il intervienne aussi et fasse les présentations,et, d’une façon embarrassée, il fit ce qu’il put.
Sir Thomas prit connaissance de M. Yates avec toute lacordialité qu’on pouvait attendre de son caractère, mais en réalitéétait loin de priser cette nouvelle relation, aussi bien que lafaçon dont elle s’était présentée à lui. Les antécédents de lafamille Yates lui étaient suffisamment connus pour faire de laprésentation de l’ « ami personnel » une autre descentaines d’introductions nouvelles d’amis particuliers de sonfils ; et il lui fallut toute la félicité de se retrouver ànouveau à la maison et toute la patience dont il était capable,pour préserver Sir Thomas de la colère de se sentir dépaysé dans sapropre maison, prenant part à une exhibition ridicule au milieud’un théâtre stupide, pour le forcer à accepter de faire laconnaissance d’un jeune homme qu’il ne pouvait approuver, et dontles façons d’indifférence aisée durant les premières cinq minutessemblaient le désigner comme étant le plus qualifié des deux pourse trouver chez lui.
Tom comprit les pensées de son père, et souhaita ardemment de levoir toujours aussi bien disposé à ne leur donner qu’une expressionmodérée, commençant à réaliser plus clairement ce qu’il avait faitauparavant, qu’il y avait probablement là un sujet d’offense, qu’ilpouvait y avoir un motif aux coups d’œil que jetait son père auplafond et aux murs de la pièce, et que quand il s’enquit de latable de billard, ce n’était certainement pas par simplecuriosité !
Quelques moments de sensations pareilles furent jugés suffisantsde part et d’autre, et Sir Thomas, s’étant maîtrisé au point depouvoir répondre quelques mots d’approbation polie en réponse à uneardente sollicitation de M. Yates au sujet de l’heureux arrangementde la pièce, les trois gentlemen reprirent le chemin du salonensemble, Sir Thomas le visage empreint dune gravité qui ne fut pasperdue pour tout le monde.
— Je reviens de votre théâtre, dit-il posément, en reprenantplace. Je m’y suis trouvé d’une façon plutôt inattendue, il esttellement près de ma chambre, mais je dois avouer que j’ai été prispar surprise, car je n’avais réellement pas eu l’idée que votrerôle d’acteurs eût été pris si au sérieux. Quoiqu’il en soit, celame paraît un bel ouvrage, pour autant que j’en puisse juger à lalumière des chandelles, et si j’en crois mon ami ChristopherJackson. Ceci dit, il aurait voulu changer de sujet deconversation, et parler de choses n’ayant aucun rapport avec cequ’il venait d’éprouver ; mais M. Yates, sans aucundiscernement pour les aspirations de Sir Thomas, sans aucunedéférence, sans aucune délicatesse, sans discrétion aucune qui luiaurait permis de placer son mot à la suite des autres, lemaintenait sur le thème du théâtre, le tourmentait de questions etde remarques à son sujet, et finalement entreprit de lui faire partde l’histoire entière de son désappointement à Ecclesford. SirThomas l’écouta fort poliment, mais trouva ses idées du décorumplus qu’offensantes, et la façon de penser de M. Yates ducommencement à la fin de l’histoire ne put que lui confirmer lamauvaise opinion qu’il avait de lui ; et quand elle fut finie,ou ne pouvait pas dire que sa sympathie pour lui se fût accrue.
— Ceci fut, en quelque sorte, l’origine de notre désirde faire du théâtre, dit Tom, après un moment de silence. Mon amiYates amena le virus d’Ecclesford, et il se répandit, comme leschoses pareilles peuvent se répandre, n’est-ce pas, Sir, trèsrapidement ; peut-être votre ancienne façon de nous encouragerdans ce genre d’activité n’y est-elle pas étrangère, c’était commesi nous avions foulé un sol commun.
M. Yates reprit la parole aussi vite qu’il le put, etimmédiatement se mit à raconter à Sir Thomas ce qu’ils avaient déjàfait et lui donna une idée de ce qu’ils comptaient faire ; luifit part du graduel accroissement de leurs vues, de l’heureuseconclusion de leurs premières difficultés, et de l’état actuel,plein de promesses, de l’affaire. Le fait de relater toutes ceschoses avec tant d’ardeur l’avait non seulement rendu totalementinconscient des mouvements de malaise de certains de ses amis, leurchangement de contenance, leurs crispations, leurs…hum ! ! d’impatience, et l’avait même empêché de voirl’expression des visages sur lesquels ses yeux se fixaient parfois,de voir les noirs regards du visage contracté de Sir Thomas tandisqu’il fixait avec un empressement interrogateur ses filles etEdmond, insistant particulièrement sur ce dernier, et parlant unlangage qui exprimait une telle remontrance, un reproche tel qu’illui allait droit au cœur. Son expression n’en était pas perdue nonplus pour Fanny, qui avait reculé sa chaise derrière le coin dusofa occupé par sa tante, et, passant inaperçue elle-même, voyaittout ce qui se déroulait devant elle. Elle n’aurait jamais pupenser qu’elle aurait à être témoin d’une telle expression dereproche de la part de Sir Thomas à l’endroit d’Edmond ; etl’idée qu’il l’avait en tout point méritée lui était insupportable.Ce regard disait clairement : « Je compte sur votrepropre jugement, Edmond ; qu’avez-vous fait là ? »Elle se plia en esprit devant son oncle et de son cœur jaillit uncri : « Oh, pas lui ! Regardez les autres,mais pas lui ! »
M. Yates parlait toujours.
— À vrai dire, Sir Thomas, nous étions au beau milieu d’unerépétition lorsque vous êtes arrivé. Nous repassions les troispremiers actes, et non sans succès après tout. Notre compagnie estmaintenant si dispersée, depuis que les Crawford sont rentrés chezeux, que nous ne pouvons pas faire plus ce soir, mais si vousvoulez nous faire l’honneur de votre présence demain soir, je neserais pas effrayé du résultat. Nous demandons votre indulgence,vous comprenez, en tant que nouveaux acteurs ; nous demandonsseulement votre indulgence.
— Mon indulgence vous est acquise, monsieur, répliqua Sir Thomasgravement, mais sans autre répétition. Et avec un sourire contenu,il ajouta : Je reviens à la maison pour être heureux etindulgent. Puis se tournant vers les autres en général, il demandatranquillement :
— Il était fait mention de M. et Mlle Crawford dans lesdernières lettres que j’ai reçues de Mansfield. Les trouvez-vousd’agréables relations ?
Tom était le seul de tous à avoir une réponse prête, et comme ilne se trouvait l’objet d’attentions particulières d’aucun, ni dejalousie aussi bien en amour qu’au théâtre, il pouvait en parlerélégamment.
— M. Crawford était le plus élégant de jeunes gens et sa sœurune douce, gentille, élégante jeune fille.
M. Rushworth ne pu se contenir plus longtemps :
— Je ne veux pas prétendre qu’il ne soit pas un gentleman, maisvous devriez dire à votre père qu’il n’a pas plus d’un mètrecinquante, sinon il s’attendra à voir un bel homme.
Sir Thomas ne comprit pas très bien ceci, et, regarda avecquelque surprise celui qui avait parlé.
— Si je dois dire ce que je pense, poursuivit M. Rushworth, àmon idée il est très désagréable de toujours répéter la même chose.C’est exagérer une bonne chose. Je ne suis plus aussi emballé qu’audébut. J’estime que nous ferions beaucoup mieux de rester assisici, entre nous, à ne rien faire.
Sir Thomas le regarda à nouveau, ensuite répliqua en souriantapprobativement :
— Je suis heureux de voir combien nos sentiments se rencontrentà ce propos.
« J’en éprouve une satisfaction sincère. Il estparfaitement naturel que je sois prévoyant et que j’ai la vuebonne, et sente certains scrupules que mes enfants ne peuvent passentir ; que mes idées au sujet de la tranquillité domestique,d’un home fermé aux plaisirs bruyants dépassent les leurs.Mais que vous ressentiez ceci à votre âge est une circonstance trèsfavorable pour vous-même et pour tous ceux que vous côtoyez ;et je suis très sensible à l’importance d’un allié d’un telpoids.
Sir Thomas voulait exprimer l’opinion de M. Rushworth en termesmeilleurs qu’il ne pouvait le faire lui-même. Il savait qu’il nedevait pas s’attendre à trouver un génie en la personne de M.Rushworth ; mais il lui rendait justice en tant que jeunehomme sain d’esprit, ayant de meilleures notions que son élocutionne pouvait le laisser supposer. Il fut impossible, pour la plupartdes autres, de ne pas sourire. M. Rushworth ne savait plus trèsbien quelle contenance observer au milieu de ces opinionsdiverses ; mais, se considérant infiniment flatté de la bonneopinion qu’avait de lui Sir Thomas, et ne s’aventurant plus souventà ouvrir la bouche, il fit du mieux qu’il put pour que cetteopinion durât un peu plus longtemps.
Le premier soin d’Edmond, le lendemain matin, fut de voir sonpère en particulier, et de lui donner un aperçu honnête de toutel’affaire, de défendre le rôle qu’il y avait joué aussi loin qu’ille put puis, dans un moment d’accalmie, de toucher les motifs pourlesquels il se sentait coupable, en toute connaissance de cause, ils’attacha ensuite à lui faire comprendre que sa participation avaitété suivie de très peu de bonne volonté, de façon à ce que lejugement de son père fût douteux. Il fit fort attention, pendantqu’il se justifiait, à ne pas dire du mal des autres ; mais iln’en était qu’une parmi elles et parmi eux dont il pouvaitmentionner la conduite en l’occurrence sans quelque nécessité dedéfense ou d’altération.
— Nous avons tous été plus ou moins à blâmer, dit-il, chacun denous sauf Fanny. Fanny est la seule qui a jugé sainement notreentreprise ; son opinion a été négative depuis le début. Ellen’a jamais cessé de penser à ce que nous vous devions. Fanny esttelle que vous pourriez le désirer.
Sir Thomas réalisa toute l’inconvenance d’un tel plan au milieude ce monde, et à ce moment, aussi fortement que son fils aurait pule désirer ; en fait, il le ressentit tellement fort, qu’il nedit rien ; et, serrant la main d’Edmond, lui fit comprendrequ’il devait essayer d’en chasser le souvenir et de l’oublier,comme lui-même l’avait oublié aussitôt que la maison avait étédébarrassée de tout ce qui pouvait lui rappeler la pièce, etrétablie dans son état habituel. Il ne fit aucune remontrance à sesautres enfants ; il préférait penser qu’ils comprenaient leurerreur, que de courir le risque d’investigations. La fin immédiatede toutes choses, le nettoyage de tous préparatifs devaient êtresuffisants.
Cependant, il y avait dans la maison une personne à qui il nepouvait cacher ses sentiments. Il ne put entendre Mme Norrisinsinuer que son avertissement aurait pu prévenir ce que sonjugement aurait désapprouvé. La jeunesse avait monté ce plan d’unefaçon inconsidérée ; ils auraient dû être capables dedécisions meilleures entre eux, mais ils étaient jeunes, et, àl’exception d’Edmond pensait-il, de caractères indécis. Et c’estpourquoi, à sa grande surprise, il ne pouvait pas plus admettre sonacquiescement à leurs desseins malheureux, sa contenance devantleur plaisir turbulent, que le fait même qu’une pareilledistraction avait pu être suggérée. Mme Norris resta confondue, etpour la première fois de sa vie, sans parole ; car elle auraitété honteuse de confesser qu’elle n’avait remarqué dans tout ceciaucune des impopularités qui avaient tant frappé Sir Thomas ;et elle n’aurait jamais voulu admettre que son influence aurait étéinsuffisante à empêcher les choses de se passer et qu’elle auraitpu faire dévier le sujet de conversation aussi rapidement quepossible, et faire dévier les idées de Sir Thomas vers un havreplus sûr. Elle s’employa à faire plus admirer par sonauditoire la façon dont elle avait soigné les intérêts etle confort de la famille, que les efforts et les sacrifices quecela lui avait coûté ; à faire quelques bonnes petitesinsinuations de méfiance au sujet de la façon dont Lady Bertram etEdmond comprenaient l’économie, et sa façon à elle de traiter cesquestions, façon par laquelle de sérieuses économies avaient puêtre faites et plus d’une mauvaise servante décelée. Mais son atoutmajeur était à Sotherton. Sa plus grande gloire était d’avoirétabli le contact avec les Rushworth. Là, elle triomphait. Elles’appropria tout le mérite d’avoir amené l’admiration de M.Rushworth pour Maria à son stade actuel.
— Si je n’avais pas agi, dit-elle, et mis mon point d’honneur àêtre introduite auprès de sa mère, et avoir insisté auprès de masœur pour rendre la première visite, je suis aussi certaine qued’être assise ici, que rien de tout cela ne serait arrivé, car M.Rushworth est de cette sorte de jeunes gens timides qui doiventêtre fort encouragés, et il y avait assez de jeunes filles enaction pour que nous restions paresseuse. Mais je remuai ciel etterre pour persuader ma sœur, et à la fin je la persuadai. Vousconnaissez l’éloignement de Sotherton ; c’était au milieu del’hiver et les routes étaient impraticables, mais je réussis à lapersuader.
— Je sais avec exactitude combien grande est votre influence surLady Bertram et ses enfants et je suis le plus qualifié pour vousdire…
— Mon cher Sir Thomas, si vous aviez vu l’état des routes cejour-là ! J’ai cru que nous n’y arriverions jamais, bien quenous ayons fait atteler à quatre, évidemment ; et le pauvrevieux cocher nous accompagnait, par pur dévouement et par pureaffection, car il était à peine capable de s’asseoir sur le siège,en raison de ses rhumatismes au sujet desquels je le drogue depuisMathusalem. Je réussis à le guérir à la fin, mais il a été très maltout l’hiver — et quel temps ce jour-là ! Je ne trouvai letemps de monter à sa chambre pour le dissuader de nous accompagnerqu’au moment du départ ; il mettait sa perruque. Aussi luidis-je : « Cocher, vous feriez mieux de ne pas aller,Lady Bertram et moi serons très prudentes ; vous savez combienStephen est ferme, et Charles a été si souvent sous les harnaismaintenant, que je suis sûre qu’il n’y a aucune crainte àavoir. » Mais, cependant, je compris bien vite qu’il n’enferait rien : il inclinait à venir, et comme j’ai horreur deparaître vouloir insister, je ne dis plus rien ; mais mon cœursaignait pour lui à chaque choc, et quand nous atteignîmes lesmauvaises avenues près de Stoke, où le lit de pierre étaitrecouvert de glace et de neige, vous ne pouvez imaginer ce que j’aienduré ; j’étais presque à l’agonie. Et les pauvres chevauxdonc ! Les voir ainsi s’exténuer ! Vous savez ce que jeressens toujours pour les chevaux. Et que croyez-vous que je fisquand nous arrivâmes au pied de Sandcroft Hill ? Vous allezvous moquer de moi, mais je descendis et me mis à marcher. Comme jevous le dis. Cela ne pouvait les aider beaucoup mais c’étaitquelque chose, et je n’aurais pu supporter de rester assise bien àl’aise, et me faire traîner par ces nobles animaux. J’ai pris unbon rhume, mais à cela je ne fis pas attention. Mon butétait atteint.
— J’espère que nous n’aurons jamais autant d’ennuis avec cetterelation que vous n’en avez eus à l’établir. Il n’y a réellementrien de transcendant dans les manières de M. Rushworth, mais j’aiété heureux la nuit passée de constater ce qu’il m’a semblé avoirson opinion sur un sujet — sa préférence marquée d’une paisibleréunion de famille aux tumultes du théâtre. Il m’a semblé êtrealors exactement ce qu’on aurait pu souhaiter qu’il soit.
— Oui certainement, et mieux vous le connaîtrez, plus vousl’aimerez. Il n’a pas un brillant caractère, mais il a cent autresqualités, et il est tellement disposé à vous suivre en tout, quej’ai dû en rire, car tout le monde trouve qu’il me ressemble.« Sur ma parole, Mme Norris » dit Mme Grant l’autre jour,« si M. Rushworth était votre propre fils, il ne pourraittenir Sir Thomas en plus grand respect ».
Sir Thomas, mis en échec par son échappatoire, désarmé par saflatterie, abandonna la partie.
Ce fut une matinée bien remplie pour lui. Ses entretiens avecchacun n’en occupèrent qu’une partie. Il devait reprendre contactavec toutes les anciennes occupations à Mansfield, voir sonintendant et son régisseur pour examiner et supputer et, entre deuxtâches, visiter ses étables et ses jardins, et ses plus prochesplantations ; mais actif et méthodique, il avait non seulementachevé ceci avant de reprendre sa place de chef de famille à latable du dîner, mais il avait également mis le charpentier autravail, le chargeant d’enlever ce qui avait été ajouté sirécemment dans la salle de billard et donner sa démission audécorateur. Celui-ci était parti, n’ayant sali qu’une seule pièce,abîmé toutes les éponges du cocher et rendu cinq des aides oisifset mécontents ; et Sir Thomas avait bon espoir de voir d’iciun jour ou deux effacées toutes traces de ce qui avait été, de mêmeque la destruction de tous les exemplaires du livret de « Vœuxd’Amants » de la maison, car il brûlait tous ceux que ses yeuxrencontraient.
M. Yates commençait maintenant à comprendre les intentions deSir Thomas, quoiqu’il n’en comprît toujours pas la source. Son amiet lui avaient été chasser la majeure partie de la matinée, et Tomen avait profité pour lui expliquer, avec des excuses correctespour les agissements de son père, ce qui allait se passer. M. Yatesle comprit aussi bien qu’on pouvait le supposer. Être ainsidésappointé de la même façon une seconde fois, était unepersistance de la malchance ; et son indignation était telleque, n’avait été son amitié pour son ami et la plus jeune sœur decelui-ci, il aurait probablement attaqué le Baronet au sujet del’absurdité de ses agissements. Il le crut très fermement aussilongtemps qu’ils furent à Mansfield Wood, et tout au long du chemindu retour ; mais quelque chose dans l’attitude de Sir Thomas,quand ils s’assirent à la même table le persuada qu’il valait mieuxle laisser penser à sa façon et garder pour lui ses impressions. Ilavait déjà vu plusieurs pères très désagréables et souvent il avaitété frappé par les ennuis qu’ils occasionnaient, mais jamais, detoute sa vie, il n’en avait rencontré un de cette classe, siincompréhensiblement moral, et d’une tyrannie aussi infâme. C’étaitun homme qu’on ne pouvait subir qu’à cause de ses enfants, et ilpouvait remercier sa fille Julia à qui il devait uniquement de voirM. Yates passer encore quelques jours sous son toit.
La soirée se passa calmement, du moins en apparence, carintérieurement toutes les pensées étaient agitées, et la musiquefaite par les filles de Sir Thomas à sa requête, ne put aider àcacher le désir de réelle harmonie. Maria était dans un bel étatd’agitation. Il était maintenant de la plus extrême importance pourelle, que Crawford ne perde aucun temps pour se déclarer, et l’idéeseule qu’un jour pourrait se passer sans avancer les choses, latroublait. Elle l’avait attendu toute la matinée, — et toute lasoirée aussi, elle l’attendit. M. Rushworth était parti tôt, porterla grande nouvelle à Sotherton ; et elle espérait sincèrementque le don d’un éclaircissement aussi immédiat le préserverait dejamais revenir. Mais on n’avait vu personne du Presbytère — pas uneâme, et on n’en avait eu aucune nouvelle à part un mot amical defélicitations par lequel Mme Grant demandait à Lady Bertramquelques explications. C’était le premier jour depuis des semaineset des semaines, que les familles avaient été complètementséparées. Vingt-quatre heures ne s’étaient jamais passées depuis ledébut d’août, sans qu’elles ne se soient rencontrées d’une façon oude l’autre. C’était une triste et anxieuse journée ; et lelendemain, quoique d’une façon différente, ne le fut pas moins.Quelques instants d’une joie fiévreuse furent suivis d’heures desouffrances aiguës. Henry Crawford était à nouveau dans lamaison ; il s’amena en compagnie du Dr. Grant, qui étaitpressé de présenter ses respects à Sir Thomas et à une heure plutôtmatinale, ils furent introduits dans la salle à manger, où setrouvait une grande partie de la famille. Bientôt Sir Thomasapparut et Maria assista avec agitation et délices à laprésentation à son père de l’homme qu’elle aimait. Son émotionétait indéfinissable, et le resta après quelques instantslorsqu’elle entendit Henry Crawford, placé entre elle et Tom,demander à ce dernier à mi-voix, s’il existait un projet dereprendre la pièce après l’heureuse interruption présente (avec uncoup d’œil courtois à Sir Thomas) parce que, en ce cas, il seferait un devoir de revenir à Mansfield à n’importe quelmoment ; il s’en allait immédiatement, ayant à rencontrer sononcle à Bath sans délai ; mais au cas où il existerait uneperspective de reprendre Vœux d’Amants il se considéraitcomme positivement engagé, il se délierait de n’importe quel autreappel, il s’arrangerait sans aucune faute avec son oncle pourpouvoir les rejoindre quand ils pourraient le désirer. La pièce nepouvait pas être à l’eau par son absence.
— De Bath, Londres, Norfolk, York, n’importe où je pourraisêtre, dit-il, je vous rejoindrais sur le champ.
Il fut heureux à ce moment que Tom eut à répondre et non sasœur. Il put immédiatement répondre avec facilité.
— Je regrette que vous partiez — mais quant à notre pièce, c’estfini — entièrement fini (il regardait significativement son père).Le peintre a été remercié hier, et il ne restera plus grand chosedu théâtre demain. Je savais depuis le début comment cela allaittourner. Il est fort tôt pour aller à Bath. Vous n’y trouverezencore personne.
— C’est l’époque habituelle à mon oncle.
— Quand pensez-vous partir ?
— Je pourrais peut-être aller jusqu’à Banbury aujourd’hui.
— De quelles écuries vous servez-vous à Bath ? fut laquestion suivante ; et tandis que la discussion était mise surce chapitre, Maria, qui ne manquait ni d’orgueil, ni de fermeté, seprépara à y jouer son rôle calmement.
Il se tourna bientôt vers elle, lui répétant beaucoup de cequ’il avait déjà dit, d’une façon un peu plus tendre et avec uneexpression plus forte de ses regrets. Mais que pouvaient bien faireson air et ses regrets ? Il s’en allait — si pasvolontairement, du moins avec l’intention bien évidente de resterparti ; car, sauf ce qu’il devait à son oncle, ses autresengagements, il se les était à moitié imposés lui-même. Il pouvaitparler de nécessité, mais elle connaissait son indépendance. Lamain qui avait tant pressé la sienne sur son cœur ! Cette mainet ce cœur semblaient immobiles et passifs à l’heureactuelle !
Elle ne dut pas longtemps supporter ce que ses paroles avaientprovoqué, en contradiction avec ses actions, ou cacher le tumultede ses pensées sous des dehors de civilité ; car desobligations de bienséance le détournèrent bientôt d’elle, et lavisite d’adieu, comme on en convenait maintenant ouvertement, futen vérité fort courte. Il était parti — il avait touché sa mainpour la dernière fois, il avait exécuté sa révérence d’adieu, etelle put se rendre aussitôt compte de ce que la solitude luiferait. Henry Crawford était parti, — parti de la maison, et d’icideux heures de la commune, — et ainsi fondirent tous les espoirsque sa vanité égoïste avait fait naître en Maria et JuliaBertram.
Julia se réjouissait de son départ. Sa présence commençait à luidevenir odieuse ; et puisque Maria ne l’avait pas gagné, elleétait assez refroidie maintenant pour envisager une autre revanche.Elle ne voulait pas voir le scandale ajouté à l’abandon. HenryCrawford parti, elle plaignait même sa sœur.
Fanny jugea la chose d’un esprit dégagé. Elle l’avait entendueau dîner et la trouvait blessante. Tous les autres la mentionnaientavec regret ; et ses mérites étaient jugés selon la gradationdes sentiments, depuis la sincérité de l’avis trop partiald’Edmond, jusqu’à l’indifférence de sa mère, qui parlait uniquementpar routine.
Un jour ou deux après, Mr. Yates s’en fut également. Sir Thomasprit à son départ le plus grand intérêt : désireux de setrouver seul en famille, la présence d’un étranger plus importantque M. Yates aurait été fâcheuse ; mais lui, frivole etarrogant, oisif et dépensier, c’en avait été trop ! Enlui-même il était assommant, mais comme ami de Tom et admirateur deJulia il devenait nuisible. Il eût été indifférent à Sir Thomas queM. Crawford restât ou s’en allât, mais ses souhaits de bon voyage àM. Yates, tandis qu’il l’accompagnait jusqu’à la porte d’entrée,furent donnés avec une satisfaction sincère. M. Yates avait assistéà la destruction de tous les travaux préparatoires à l’érection duthéâtre à Mansfield, l’enlèvement de tout ce qui avait appartenu àla pièce : il quitta la maison revenue à son aspecthabituel ; et Sir Thomas espérait, en le voyant dehors, êtredébarrassé du dernier objet propre à lui rappeler l’existence dufameux plan.
Mme Norris contribua à enlever de sa vue un article qui auraitpu le désespérer. Le rideau dont elle s’était occupée avec tant detalent et tant de succès, l’accompagna à son cottage, où elles’aperçut de la nécessité soudaine d’un tapis de table vert.
Indépendamment de Vœux d’Amants, le retour de SirThomas avait provoqué de brusques changements dans les habitudes dela famille. Sous sa direction, Mansfield ne se reconnaissait plus.Quelques-uns de ses pensionnaires renvoyés et la raison de beaucoupd’autres attristée, ce n’était plus que monotonie et mélancolie encomparaison du passé — une sombre réunion de famille rarementégayée. Il y avait peu de rapports avec le presbytère. Sir Thomas,généralement peu avide d’intimités en général, étaitparticulièrement peu enclin, en ce moment, à voir qui que ce fût,sauf à un endroit. Les Rushworth étaient la seule addition qu’ilsollicitait au cercle de famille.
Edmond ne se demandait pas pourquoi les sentiments de son pèreétaient tels, pas plus qu’il ne regrettait quelque chose, àl’exclusion des Grant.
— Mais eux, fit-il observer à Fanny, ont le droit de se montrermécontents. Ils semblent nous appartenir, ils semblent faire partiede nous. Je souhaiterais que mon père fût plus sensible àl’attention dont ils ont entouré ma mère et mes sœurs pendant sonabsence. J’ai peur qu’ils ne se sentent négligés, mais à vrai dire,mon père les connaît à peine. Ils n’étaient pas encore ici depuisun an lorsqu’il quitta l’Angleterre. S’il les connaissait mieux, illes apprécierait à leur juste valeur, car ils sont, en vérité,exactement le genre de monde qu’il aimerait. Nous aurionsquelquefois grand besoin d’animation parmi nous ; mes sœurssemblent avoir perdu la raison, et Tom n’est certainement pas dansson assiette. Le Dr. et Mme Grant nous distrairaient et les soiréespasseraient plus gaiement, même pour mon père.
— Pensez-vous ? dit Fanny. À mon sens, mon oncle n’aimeraitaucune addition. Je pense qu’il réalise la grande tranquillité dontvous parlez, et que le repos de son propre cercle de famille esttout ce qu’il désire. Et il ne me semble pas que nous soyons plussérieux qu’avant — je veux dire avant que mon oncle ne partît àl’étranger. Aussi loin que je me souvienne, c’était toujours à peuprès la même chose. Il n’y avait jamais beaucoup de rires en saprésence : ou, s’il y a une différence, elle ne signifie riende plus que celle qu’une absence a pour effet de produire aupremier moment. Il doit y avoir une sorte de réserve ; mais jen’ai aucune souvenance de joyeuses soirées d’autrefois, sauflorsque mon oncle était en ville. Aucun enfant n’est joyeux, jepense, lorsque ceux qui l’élèvent sont à la maison.
— Je crois que vous avez raison, Fanny, répondit-il après unebrève hésitation. Je crois que nos soirées sont redevenues cequ’elles étaient au lieu d’avoir un nouveau caractère. Leurnouveauté avait résidé dans leur animation. Ce que peuvent fairequelques semaines de différence ! Je me suis déjà surpris à medemander si tout cela avait bien été réel !
— Je suppose que je suis plus grave que les autres, réponditFanny. Les soirées ne me paraissent pas longues. J’adore entendremon oncle parler des Indes. Je pourrais l’écouter des heuresdurant. Il m’intéresse beaucoup plus que d’autres choses ne peuventle faire, mais là, je suis différente des autres, mesemble-t-il.
— Pourquoi dites-vous cela ? demanda-t-il en souriant.Voulez-vous vous entendre dire que la seule différence entre vouset les autres réside dans le fait que vous êtes plus sage et plusprudente qu’eux ? Mais quand avez-vous jamais, vous ou uneautre personne, reçu un compliment de moi, Fanny ? Alleztrouver mon père, si vous désirez être complimentée. Il vousdonnera satisfaction. Demandez à votre oncle ce qu’il en pense etvous entendrez assez de compliments sur votre personne.
Pareil langage était si nouveau pour Fanny, qu’elle se trouvafort embarrassée.
— Votre oncle vous trouve très jolie, chère Fanny, et là résidetoute la question. Quelqu’un d’autre que moi en aurait dit plus, etquelqu’un d’autre que vous aurait pensé qu’on ne la trouvait pasjolie avant ; la vérité est que votre oncle ne vous a jamaisadmirée jusqu’à présent. Mais maintenant ! Votre tempéraments’est tellement affirmé ! et vous avez acquis un telmaintien ! et votre silhouette ! Non, Fanny, ne vousméprenez pas à ce propos, il s’agit de votre oncle. Si vous nepouvez supporter l’admiration d’un oncle, qu’allez-vousdevenir ? Vous devez réellement commencer à vous fortifierdans l’idée que vous êtes agréable à regarder. Vous devez essayerde ne pas vous en faire au sujet de votre évolution en unecharmante petite femme.
— Oh ! ne parlez pas ainsi, ne parlez pas ainsi !s’écria Fanny, plus affligée qu’il ne pouvait le penser.
Mais, voyant sa détresse, il abandonna le sujet et poursuivitplus sérieusement :
— Votre oncle est disposé à vous plaire en toute chose ; etje voudrais seulement que vous lui parliez un peu plus. Vous êtesl’une de celles qui sont trop silencieuses à nos veillées.
— Mais je lui parle plus que je n’avais l’habitude de le faire.J’en suis sûre. Ne m’avez-vous pas entendu le questionner hier soirau sujet de la traite des esclaves ?
— Si, en effet, et j’espérais voir cette question suivied’autres. Votre oncle eût été rempli d’aise d’avoir à répondre àplus de demandes.
— Et je voulais le faire, mais il y avait un silence ! Etpendant que mes cousins, assis, sans dire un mot, semblaient sedésintéresser du sujet, d’une façon qui ne me plaisait pas, j’aipensé que mon audace aurait pu paraître un désir de me mettre àl’avant-plan, à leur dépens, en montrant une curiosité et unplaisir qu’il aurait pu souhaiter trouver chez ses filles.
— Mlle Crawford avait parfaitement raison à votre endroitlorsqu’elle disait de vous, l’autre jour, que vous redoutiez leséloges autant que les autres femmes les recherchaient. Nous noustrouvions au presbytère, parlant de vous, et telles furent sesparoles. Elle a un discernement profond. Je ne connais personne quipuisse mieux qu’elle définir les caractères. Pour une si jeunefemme, c’est remarquable. Elle vous comprend certainement mieux quevous n’êtes comprise par la plus grande partie de ceux qui vousconnaissent depuis si longtemps. Je me demande ce qu’elle pense demon père ! Elle doit l’admirer en tant que bel homme. Il al’air très gentleman, il est plein de dignité, il a des manièresréservées ; mais, sans doute, de se voir si rarement, saréserve pourrait-elle peut-être se teinter d’une légère répulsion.S’ils pouvaient se trouver plus souvent ensemble, je suis sûrqu’ils s’apprécieraient mutuellement. Il aimerait sa vivacité, etelle a le talent de faire cas de son pouvoir. J’aurais aimé qu’ilsse rencontrent plus souvent. J’espère qu’elle ne suppose pas qu’ily ait quelque animosité de sa part.
— Elle doit se sentir trop sûre d’elle-même par rapport au restedes autres, dit Fanny au milieu d’un soupir, pour avoir quelqueappréhension de ce genre. Le désir de Sir Thomas de se retrouveruniquement au milieu des siens, au début, est trop naturel pourqu’elle puisse en prendre ombrage. D’ici peu de temps, j’oseraisparier que nous nous rencontrerons de la même façon qu’avant,quelles que soient les circonstances.
— C’est le premier mois d’octobre qu’elle passe au pays depuisson enfance. Je n’appelle pas Tunbridge ou Cheltenham le pays.Novembre est encore plus dur à passer, et j’ai pu voir que MmeGrant a peur de trouver Mansfield triste à l’approche del’hiver.
Fanny aurait pu dire beaucoup de choses, mais il était plus sagede n’en rien faire et de laisser intactes toutes les ressources deMlle Crawford, ses qualités, ses raisonnements, son importance, sesamis, sans cela elle pourrait s’attirer quelque observationdésagréable. La bonne opinion que Mlle Crawford avait d’elle-mêmeméritait à peine quelque ménagement, et elle se mit à parlerd’autre chose.
— Demain, je pense, mon oncle dîne à Sotherton, et vous et M.Bertram aussi. Nous serons peu nombreux à la maison. J’espère quemon oncle continuera à aimer M. Rushworth.
— Ceci est impossible, Fanny. Il l’aimera moins après la visitede demain, car nous serons restés cinq heures en sa compagnie. Jeredouterais la stupidité du jour, s’il n’y avait un plus grandmalheur à suivre l’impression que cela laissera à Sir Thomas. Il nepeut se fourvoyer plus longtemps. Je le regrette pour eux tous, etje donnerais volontiers quelque chose pour que Rushworth et Mariane se soient jamais rencontrés.
À ce propos, en effet, le désappointement menaçait Sir Thomas.Ni toute sa bonne volonté vis-à-vis de M. Rushworth, ni toute ladéférence de M. Rushworth vis-à-vis de lui-même, ne pourraientl’empêcher de discerner bien vite la vérité : que M. Rushworthétait un jeune homme inférieur, aussi ignorant en affaires qu’enlivres, sans opinions fixées et semblant ne pas s’en rendre comptelui-même.
Il avait espéré un beau-fils très différent ; et ilcommença à songer à Maria d’une façon plus grave. Il essaya decomprendre ses sentiments. Il ne lui fallut que peu d’observationpour se rendre compte que, dans leur cas, l’indifférence était lemeilleur état dans lequel ils puissent se trouver. L’attitude deMaria envers M. Rushworth était négligente et froide. Elle nepouvait pas l’aimer, elle ne l’aimait pas. Sir Thomas résolut delui parler sérieusement. Aussi avantageuse que pût être l’alliance,aussi longues et aussi publiques qu’aient été les fiançailles, lebonheur de la jeune fille ne pouvait leur être sacrifié. M.Rushworth avait peut-être été accepté sans être assez connu et,maintenant, le connaissant mieux, elle se repentait.
Sir Thomas s’adressa à elle avec une solennelle amabilité, illui dit ses craintes, s’enquit de ses vœux, l’engagea à êtrefranche et sincère et l’assura que chaque désagrément seraitsurmonté et les liens entièrement rompus si leur perspective larendait malheureuse. Il agirait pour elle et la libérerait.
Maria eut un mouvement de lutte en l’écoutant, mais rien qu’unmoment ; quand son père se tut, elle était capable de donnerimmédiatement sa réponse, d’une façon décisive et sans aucuneagitation apparente. Elle le remercia pour sa grande prévenance, sapaternelle bonté, mais il faisait complètement erreur en supposantqu’elle eût le moindre désir de briser son engagement ou qu’elleait ressenti le moindre changement dans son opinion ou dans sessentiments depuis qu’elle l’avait contracté. Elle avait la plushaute estime pour le caractère, les dispositions et les qualités deM. Rushworth, et elle ne doutait aucunement qu’elle serait heureuseavec lui.
Sir Thomas était satisfait. Trop content pour être satisfait,peut-être, et pour presser les choses, pour autant que son opinionpût être dictée aux autres. C’est une alliance qu’il n’aurait puabandonner sans peine, et il raisonnait ainsi : M. Rushworthétait assez jeune pour s’améliorer. M. Rushworth devraits’améliorer et s’améliorerait au contact de la bonne société et siMaria pouvait maintenant parler avec tant d’assurance de sonbonheur avec lui, parlant certainement sans la prévention etl’aveuglement de l’amour, il valait mieux la croire. Sessentiments, probablement, n’étaient pas intenses — il ne les avaitjamais supposés tels — mais son confort n’en serait pas moindrepour cela et si elle pouvait se passer de voir chez son mari uncaractère ferme et brillant, chaque autre chose serait certainementen sa faveur. Une jeune femme bien éduquée, qui ne s’est pas mariéepar amour, est en général des plus attachée à sa propre famille etle rapprochement de Sotherton et de Mansfield devait naturellementêtre la grande tentation et serait, en toute probabilité, unesource continuelle des plus aimables et des plus innocentsplaisirs. Tels étaient ou à peu près, les raisonnements de SirThomas, heureux d’échapper aux ennuis embarrassants d’une rupture,l’étonnement, les réflexions, les reproches qui s’en seraientsuivis ; heureux d’assurer un mariage qui pourrait luiapporter une telle recrudescence de respectabilité et d’influenceet heureux de penser que chacune des dispositions de sa fille étaitdes plus favorable à ce projet.
L’entretien se termina d’une façon aussi avantageuse pour elleque pour lui. Elle était dans un état d’esprit à se sentirsatisfaite d’avoir assuré son destin sans possibilité de recul etde s’être engagée de nouveau envers Sotherton, d’être sauvée de lapossibilité de donner à Crawford le triomphe de gouverner sesactions et de détruire ses projets, et ancrée dans sa fièrerésolution, déterminée uniquement à se conduire plus prudemmentavec M. Crawford dans le futur, de manière à ce que son père nepuisse plus la suspecter de nouveau.
Si Sir Thomas en avait appelé à sa fille dans les trois ouquatre premiers jours qui suivirent le départ de Henry Crawford deMansfield, avant que ses sentiments se fussent calmés, avantqu’elle ait eu le temps d’abandonner tout espoir ou qu’elle aitrésolu définitivement de supporter son rival, sa réponse aurait puêtre différente, mais après trois ou quatre autres jours, lorsqu’ilne revint pas, lorsqu’il n’y eut ni lettre, ni message, ni aucunsymptôme d’un cœur attendri, aucun espoir d’une améliorationproduite par la séparation, son esprit devint assez froid pourchercher tout le réconfort que l’orgueil et la revanche sursoi-même peuvent donner.
Henry Crawford avait détruit son bonheur, mais il ne devait pasle savoir, il ne devait pas détruire aussi son crédit, saréputation, sa prospérité. Il ne devait pas avoir à penser que,pour lui, elle souffrait dans sa retraite de Mansfield, rejetantSotherton et Londres, indépendance et splendeur, à cause de lui.L’indépendance lui était maintenant plus nécessaire que jamais etson absence plus que jamais ressentie à Mansfield, elle se sentaitde moins en moins capable de supporter la contrainte imposée parson père, et la liberté que l’absence de celui-ci avait apportéeétait maintenant devenue absolument nécessaire. Elle devait selibérer de lui et de Mansfield aussi rapidement que possible ettrouver dans la fortune et ses conséquences — l’agitation et lemonde — la consolation d’un esprit blessé. Elle était complètementdéterminée et ne changerait pas.
En regard de ces sentiments, un délai — fût-ce un délai en vued’assurer une meilleure préparation — aurait été un mal, et M.Rushworth aurait pu difficilement être plus impatient qu’elle pourle mariage. Elle était prête en tout ce qui concernait lesimportants préparatifs moraux, étant décidée au mariage par sahaine du foyer, de la contrainte et de la tranquillité, par lapeine d’une déception sentimentale et le mépris pour l’hommequ’elle allait épouser. Le reste pouvait attendre. Les préparatifspour les nouvelles voitures et l’ameublement pouvaient attendreLondres et le printemps, quand son propre goût aurait eu le tempsde mieux s’affiner.
Étant d’accord dans ce sens pour le principal, il apparutrapidement qu’un nombre très restreint de semaines pourraientsuffire à tous les arrangement qui devaient précéder lemariage.
Mme Rushworth était tout à fait prête à se retirer et à laisserla voie libre à l’heureuse jeune femme que son cher fils avaitchoisie et, très tôt en novembre, elle transporta sa personne, saservante, son valet de pied et son chariot — avec une allure desplus douairière — jusque Bath, pour y faire étalage, dans sessoirées là-bas, des merveilles de Sotherton et, dans l’animationd’une partie de cartes, en jouir autant que si elle était sur leslieux — et, avant le milieu de ce même mois eut lieu la cérémoniequi donnait une autre maîtresse à Sotherton.
Ce fut réellement un beau mariage. La mariée était trèsélégamment habillée — les deux demoiselles d’honneur étaientvraiment moins bien. Sa mère s’était munie de sels, prévoyantqu’elle serait émue, sa tante essaya de pleurer, et le service futlu par le Dr. Grant d’une façon impressionnante. Rien ne put êtrecritiqué quand les voisins discutèrent la question, excepté que lavoiture qui conduisit la mariée, le mari et Julia de la porte del’église à Sotherton était celle que M. Rushworth avait employéedouze mois auparavant. Dans chaque autre détail, l’étiquette de lajournée supportait la plus stricte investigation.
C’était fait, et ils étaient partis. Sir Thomas éprouvait cequ’un père anxieux doit ressentir et, en fait, éprouvait beaucoupde l’émotion que sa femme avait appréhendée pour elle-même et àlaquelle elle avait heureusement échappé. Mme Norris, des plusheureuse d’apporter son aide dans les devoirs de ce jour — enpassant au Park pour soutenir moralement sa sœur — et de boire unou deux verres supplémentaires à la santé de M. et Mme Rushworth —était toute joyeuse, car elle avait fait le mariage, et personnen’aurait pu supposer, d’après son triomphe plein de confiance,qu’elle ait jamais de sa vie entendu parler de mésentente conjugaleou qu’elle ait pu avoir la moindre connaissance intime de l’étatd’esprit de sa nièce, qui avait été élevée sous ses yeux.
Le plan du jeune couple était de partir pour Brighton aprèsquelques jours et d’y prendre là une maison pour quelques semaines.Chaque endroit public était nouveau pour Maria, et Brighton estpresque aussi gai en hiver qu’en été. Quand la nouveauté del’amusement de cet endroit serait épuisé, il serait temps de serendre sur la scène plus importante de Londres.
Julia avait l’intention d’aller avec eux à Brighton. Depuis quela rivalité entre les deux sœurs avait cessé, elles avaientgraduellement retrouvé une grande partie de leur mutuelle bonneentente et étaient au moins assez amies pour que chacune d’ellessoit extrêmement contente de passer quelque temps avec l’autre.Avoir une autre compagnie que celle de M. Rushworth était de lapremière nécessité pour sa femme, et Julia était tout aussi avidede nouveauté et de plaisir que Maria, quoiqu’elle n’ait pas dûtravailler autant pour les obtenir et qu’elle pût mieux supporterune situation subalterne.
Leur départ provoqua un autre changement matériel à Mansfield,un vide qui nécessita quelque temps pour être comblé. Le cercle defamille se rétrécit beaucoup, et bien que Mlle Bertram y eût endernier lieu ajouté sa gaieté, elles ne purent qu’être regrettées.Elles manquèrent même à leur mère, et combien plus à leur cousineau cœur tendre, qui erra autour de la maison et pensa à elles etressentit pour elles un affectueux regret, qu’elles n’avaientjamais rien fait pour mériter.
L’importance de Fanny augmenta par suite du départ de sescousines. Devenant, de par ce fait la seule jeune femme du salon,la seule représentante de cette intéressante partie d’une familledont elle n’avait été jusqu’ici que l’humble troisième membre, ilétait impossible qu’elle n’attirât pas davantage l’attention, qu’onne pensât pas d’avantage à elle et qu’on ne s’y intéressât pas plusqu’on ne l’aurait jamais fait. « Où est Fanny ? »devint une question générale, même lorsque l’on ne la cherchait paspour aider quelqu’un.
Sa valeur n’augmenta pas seulement à la maison, mais aussi à lacure. Dans cette maison où elle n’était entrée que difficilementdeux fois l’an depuis la mort de M. Norris, elle devint une invitéebienvenue et désirée, et dans l’obscurité et la noirceur d’un jourde novembre, des plus acceptable pour Marie Crawford. Ses visiteslà-bas, ayant commencé par la chance, continuèrent par lasollicitation. Mme Grant réellement désireuse du moindre changementpour sa sœur, put, en se persuadant le plus facilement du monde,croire qu’elle accomplissait l’action la plus gentille enversFanny, et lui donnait les meilleures possibilités d’amélioration enl’appelant fréquemment.
Fanny, ayant été envoyée au village pour quelque commission parsa tante Norris, fut surprise par une forte averse tout près duPresbytère et, ayant été aperçue par l’une des fenêtres alorsqu’elle essayait de trouver un abri sous les branches et lefeuillage bas d’un chêne, juste au-delà du bâtiment, fut forcéed’entrer, quoique non sans une certaine modeste résistance de sapart. Elle résista à une servante polie, mais quand le Dr. Grantlui-même sortit avec un parapluie il n’y avait plus rien à fairequ’à être vraiment confuse et à entrer dans la maison aussirapidement que possible ; et pour la pauvre Mlle Crawford quiavait justement contemplé la lugubre pluie dans un état d’espritvraiment découragé, soupirant sur la ruine de ses projetsd’exercice pour le matin, et de chaque chance de voir n’importequelle simple créature à part eux-mêmes pendant les prochainesvingt-quatre heures, le bruit d’un simple mouvement à la ported’entrée et la vue de Mlle Price s’engouffrant toute mouillée dansle vestibule, étaient délicieux. La valeur d’un événement seproduisant à la campagne par un jour de pluie était des plusimportante pour elle. Directement, elle se trouva de nouveau touteéveillée et l’une des plus actives à aider Fanny, à découvrirqu’elle était plus mouillée qu’il n’était possible à première vueet à lui fournir des vêtements secs et Fanny, après avoir étéobligée de se soumettre à toutes attentions, et d’être aidée etservie par la maîtresse et les servantes fut aussi obligée, enredescendant au rez-de-chaussée, de s’installer dans leur salonpour une heure, pendant que la pluie continuait, ayant ainsil’occasion de voir quelque chose de nouveau et de penser, ainsiétendue, à Mlle Crawford jusqu’au moment de s’habiller et dedîner.
Les deux sœurs furent si gentilles pour elle, si plaisantes queFanny aurait certainement pu se réjouir de la visite si ellen’avait cru ne pas être à sa place, et si elle avait pu prévoir quele temps s’éclaircirait avant la fin de l’heure, la sauvant de laconfusion de devoir voir sortir les chevaux et la voiture du Dr.Grant qui la reconduiraient chez elle, ce dont elle était menacée.Quant à l’anxiété pour quelque alarme que son absence par un teltemps pouvait apporter à la maison elle n’avait rien à endurer à cepropos, car sa sortie n’étant connue que de ses deux tantes, elleétait absolument certaine que rien ne serait éprouvé et que, quelque soit le cottage que tante Norris pût choisir pour l’y établirdurant la pluie, sa présence dans ce cottage-ci serait indubitablepour tante Bertram.
Le temps commençait à s’éclaircir quand Fanny, remarquant uneharpe dans la chambre, posa quelques questions à son sujet quidonnaient rapidement à connaître son vif désir de l’entendre etl’aveu, qui pouvait réellement être difficilement cru, qu’ellel’avait jamais entendu depuis qu’elle se trouvait à Mansfield. PourFanny elle-même, cela semblait une circonstance toute simple ettoute naturelle. Elle n’était presque jamais venue au Presbytèredepuis l’arrivée de l’instrument, et il n’y avait eu aucune raisonque cela fût ; mais Mlle Crawford rappelant à sa mémoire unvœu exprimé précédemment, était consternée de sa propre négligence,et « Vais-je jouer pour vous maintenant ? » et« Que désirez-vous ? » furent les questions quisuivirent immédiatement, posées avec la bonne humeur la plusprompte.
Elle joua donc ; heureuse d’avoir un nouvel auditeur, et unauditeur qui semblait si reconnaissant, si émerveillé del’exécution, et qui ne montrait pas d’autres désirs que les siens.Elle joua jusqu’à ce que les yeux de Fanny, constatant par lafenêtre que de toute évidence le temps devenait clair, parla de cequ’elle sentait devoir faire.
— Encore un quart d’heure, dit Mlle Crawford, et nous verrons cequi arrivera. Ne vous sauvez pas dès le premier moment de sonrétablissement. Ces nuages semblent alarmants.
— Mais ils sont passés outre, dit Fanny, je les ai surveillés.Le temps est au sud.
— Sud ou nord, je sais reconnaître un nuage dès que je le vois,et vous ne devez pas vous sauver pendant que le temps est encoreaussi menaçant. Et d’ailleurs, je désire vous jouer encore quelquechose — un très joli morceau — et le préféré de votre cousinEdmond, vous devez rester et écouter le morceau comme le fait votrecousin Edmond.
Fanny sentit qu’elle le devait ; et bien qu’elle n’eût pasattendu cette phrase pour penser à Edmond, une telle comparaison larendit particulièrement attentive à cette idée et elle sereprésenta le jeune homme, assis dans cette chambre, encore etencore, peut-être exactement au même endroit où elle était assisemaintenant, écoutant avec un plaisir constant l’air favori joué,comme il lui sembla, avec le maximum d’accent etd’expression ; et bien qu’heureuse de l’écouter, et contented’aimer ce qu’il aimait, elle était sincèrement plus impatiente des’en aller quand il fut fini qu’elle ne l’avait étéauparavant ; et cela devenant évident, elle fut si gentimentpriée de revenir, de les prendre pour but de ses promenades quandelle le pourrait, de venir encore écouter la harpe, qu’elle sentitqu’elle devrait nécessairement le faire, si aucune objectionn’était élevée à la maison.
Telle fut l’origine de cette sorte d’intimité qui prit placeentre eux dans la première quinzaine qui suivit le départ de MlleBertram, une intimité résultant principalement du désir de MlleCrawford de quelque chose de neuf, et qui n’avait que peu deréalité dans les sentiments de Fanny. Fanny lui rendit visite tousles deux ou trois jours : cela semblait une sorte defascination : elle n’aurait pu se sentir à l’aise sans yaller, et cependant elle ne l’aimait pas, elle ne pensait pas commeelle, et ne tirait de sa conversation aucun autre plaisir qu’unedistraction occasionnelle, et cela souvent à cause de son jugementcar il était alimenté par des plaisanteries sur le peuple ou surdes sujets qu’elle aurait voulu voir respectés. Elle allait chezelle, cependant, et elles flânèrent ensemble pendant de nombreusesdemi-heures dans les bosquets de Mme Grant, la température étantexceptionnellement douce pour ce moment de l’année ; ets’aventurant même quelquefois à s’asseoir sur l’une des branchesmaintenant plutôt dépouillées, restant peut-être là jusqu’à cequ’au milieu d’une des tendres exclamations de Fanny, à propos desdouceurs d’un automne si clément, elles soient forcées, par unefroide rafale s’élevant soudainement et faisant tomber autourd’elles les dernières feuilles jaunes, de descendre et de marcherpour se réchauffer.
— Ceci est beau, très beau, disait Fanny regardant autour d’ellealors qu’elle s’étaient ainsi assisses ensemble un jour, chaquefois que je viens dans ce bosquet je me sens plus impressionnée parson aspect touffu et sa beauté. Il y a trois ans, ce n’était rienqu’une haie rude le long du côté supérieur du champ, on n’auraitrien pu y voir, ni penser que le coin pourrait devenir unepromenade et il est difficile de dire s’il est plus apprécié commecommodité que comme ornement, et peut-être que dans trois autresannées, nous aurons oublié — presque oublié ce qu’il étaitprécédemment. Combien étonnants, combien merveilleux les opérationsdu temps et les changements de l’esprit humain !
Et suivant l’évolution de sa pensée, elle ajoutabientôt :
— Si l’une des facultés de notre nature peut être appeléeplus merveilleuse que les autres, je crois que c’est lamémoire. Il semble y avoir quelque chose de plus incompréhensibledans les pouvoirs, les défauts, les inégalités de la mémoire quedans aucune autre activité de notre intelligence. La mémoire estparfois si fidèle, si serviable, si utile pour d’autres, si égaréeet si faible, et pour d’autres encore, si tyrannique et hors decontrôle. Nous sommes, c’est certain, un miracle à tous points devue, mais nos pouvoirs de nous souvenir et d’oublier semblent êtreparticulièrement au delà de tout ce qu’on peut trouver.
Mlle Crawford, indifférente et inattentive, n’avait rien à dire,et Fanny, s’en apercevant, ramena son propre esprit vers ce quipouvait l’intéresser.
— Il peut sembler impertinent pour moi de louanger, cependant jedois admirer le goût que Mme Grant a montré dans tout ceci. Il y aune telle simplicité tranquille dans le plan de cettepromenade ! Aucun désir de recherche.
— Oui, répliqua Mlle Crawford négligemment, c’est très bien pourun endroit de cette sorte, on ne pense pas à l’étendue ici, etentre nous, jusqu’à mon arrivée à Mansfield, je ne m’étais jamaisimaginé un curé de campagne aspirant à un bosquet, ni à aucunechose de ce genre.
— Je suis si heureuse de voir la luxuriance de cette verdure,dit Fanny en réponse, le jardinier de mon oncle dit toujours que lesol d’ici est meilleur que le sien, et il semble en être ainsid’après la croissance des lauriers et de tous les arbustes verts engénéral. Le feuillage perpétuel ! Comme ce feuillage est beau,bien venu et merveilleux ! Quand on y pense, quelle étonnantevariété de la nature ! Dans certaines régions, nous savons quetous les arbres à peu près perdent leurs feuilles, mais cela nerend pas moins étonnant le fait que le même sol et le même soleilnourrissent différemment les plantes dans la première règle et lapremière loi de leur existence. Vous allez me croire lyrique, maisquand je suis à l’extérieur, spécialement quand je suis assise àl’extérieur, je me sens très apte à éprouver une sorte de tendreadmiration. On ne peut pas fixer ses yeux sur la plus communeproduction de la nature sans que l’imagination y trouve matière àerrer !
— Pour dire la vérité, répliqua Mlle Crawford, je suis quelquepeu pareille au fameux doge à la cour de Louis XIV, et je peuxdéclarer que je ne vois, dans ce bosquet, aucune merveille égale aufait de m’y voir. Si quelqu’un m’avait dit, il y a un an, que cetendroit serait ma maison, que je passerais ici un mois aprèsl’autre, comme je l’ai fait, je ne l’aurais certainement pas cru.Il y aura maintenant bientôt cinq mois que je suis ici et, de plus,ce sont les cinq mois les plus tranquilles que j’aie jamaisvécus.
— Trop tranquilles pour vous, je crois !
— J’aurais dû penser ainsi moi-même en théorie, mais — et sesyeux s’éclairèrent quand elle parla — je n’ai jamais vécu un étéaussi heureux. Mais alors — avec un air plus soucieux et une voixplus basse — je ne peux dire à quoi il peut me conduire.
Le cœur de Fanny battait rapidement et elle ne se sentait pas àmême de soupçonner ou de solliciter quelque chose de plus. MlleCrawford, cependant, continua avec une animationrenouvelée :
— Je suis consciente d’être de loin plus réconciliée avec unevie à la campagne que je n’avais jamais supposé l’être. Je peuxmême supposer qu’il est plaisant de passer la moitié de l’année àla campagne et, suivant certaines circonstances, très plaisant. Unemaison élégante, modeste, au centre de relations familiales ;des réunions continuelles parmi elles ; être à la tête de lameilleure société du voisinage, être considérée, peut-être, commela conduisant même plus que ceux qui ont une fortune plusconséquente ; se détourner d’un joyeux cercle de telsamusements pour rien de pire qu’un tête-à-tête avec la personne quel’on trouve la plus agréable au monde. Il n’y a rien d’effrayantdans cette image, n’est-ce pas, Mlle Price ? On n’a pas besoind’envier la nouvelle Mme Rushworth avec une maisonpareille !
— Envier Mme Rushworth ! fut tout ce que Fanny réussit àdire.
— Allons ! allons ! Ce serait très incorrect de notrepart d’être sévères envers Mme Rushworth, car je prévois que nouslui devrons beaucoup d’heures gaies, brillantes et joyeuses. Jeprésume que, tous, nous serons souvent à Sotherton l’autre année.Un mariage tel que celui que fit Mlle Bertram est une bénédictionpublique. Car les premiers plaisirs de l’épouse de M. Rushworthdoivent être d’emplir sa maison et de donner les meilleurs bals detoute la région.
Fanny se taisait, et Mlle Crawford était retombée dans sespensées, quand, soudain, levant les yeux après quelques minutes,elle s’exclama :
— Oh ! le voici…
Ce n’était pas M. Rushworth, cependant, mais Edmond, quiapparut, marchant vers elle avec Mme Grant.
— Ma sœur et M. Bertram. Je suis si contente que votre cousinaîné soit parti, de façon à ce qu’il puisse de nouveau être M.Bertram. Il y a quelque chose dans le son de M. EdmondBertram, si formel, si pitoyable, si « jeune frère », queje le déteste.
— Comme nous sentons différemment ! s’écria Fanny. Pourmoi, le son de Monsieur Bertram est si froid, sanssignification ; il est sans aucune chaleur et sans aucuncaractère ! Cela convient juste à un gentleman, et c’est tout.Mais il y a de la noblesse dans le nom de Edmond. C’est un nomd’héroïsme et de renommée, de rois, de princes et dechevaliers ; il est plein d’esprit de chevalerie et de chaudeaffection.
— Je vous accorde que le nom est bon en lui-même, etLord Edmond ou Sir Edmond ont un son délicieux,mais si vous le considérez en lui-même, l’annonce de M. et MmeEdmond n’est pas supérieure à celle de M. John ou M. Thomas. Bon,allons les rejoindre et les désappointer au milieu de leursconsidérations sur le fait de s’asseoir à l’extérieur à ce momentde l’année, en étant debout avant qu’ils puissentcommencer !
Edmond les retrouvait avec un plaisir particulier. C’était lapremière fois qu’il les voyait depuis le début de ces meilleuresrelations dont il avait entendu parler avec grande satisfaction.Une amitié entre deux personnes qui lui étaient si chères étaitexactement ce qu’il pouvait souhaiter. Et si toute l’influence decette affectueuse compréhension eût pu être mesurée, il n’auraitpu, en aucune façon, considérer Fanny comme étant la seule, ou mêmela grande bénéficiaire d’une telle amitié.
— Bon, dit Mlle Crawford, et ne nous grondez-vous pas pour notreimprudence ? Croyez-vous que nous sommes venues nous asseoirici rien que pour vous entendre en parler, et être suppliées de neplus jamais le faire ?
— Peut-être aurais-je pu vous gronder, dit Edmond, si chacune devous avait été assise seule, mais tant que vous êtes fautivesensemble, je peux pardonner beaucoup.
— Elles ne peuvent pas avoir été assises longtemps, s’écria MmeGrant, car lorsque je suis montée prendre mon châle, je les ai vuesde la fenêtre de l’escalier et elles se promenaient.
— Et réellement, ajouta Edmond, le jour est si doux que le faitque vous vous soyez assises pour quelques minutes peutdifficilement être considéré comme une imprudence. Notretempérature ne peut pas toujours être jugée d’après le calendrier.Nous pouvons quelquefois prendre de plus grandes libertés ennovembre qu’en mai.
— Ma parole, s’écria Mlle Crawford, vous êtes les deux amis lesplus décevants et les plus insensibles que j’aie jamaisrencontrés ! Il n’y a pas moyen de vous causer un momentd’inquiétude. Vous ne savez pas combien nous avons souffert,combien nous avons été glacées ! Mais j’ai longtemps considéréM. Bertram comme l’un des plus mauvais sujets à émouvoir, et qui nese laisse pas attendrir par ces petites manœuvres contre le bonsens qu’une femme pourrait commettre. Je n’avais fondé qu’un toutpetit espoir sur lui, d’ailleurs, mais vous, Mme Grant, ma sœur, mapropre sœur, je pense que j’avais le droit de vous voir un peualarmée !
— Ne vous flattez pas vous-même, ma très chère Mary. Vous n’avezpas la moindre chance de m’émouvoir. J’ai mes inquiétudes, maiselles sont dans un tout autre domaine, et si j’avais pu influencerla température, vous auriez eu un vent d’est bien glacé, soufflantvers vous tout le temps, car il y a certaines de mes plantes queRobert veut laisser dehors à cause de la douceur des nuits, et jesais comment cela va finir, car nous allons avoir un brusquechangement dans la température, une forte gelée survenant tout d’uncoup, surprenant tout le monde (au moins Robert) et je les perdraitoutes ; et, ce qui est pire, le cuisinier vient juste de medire que la dinde que je souhaitais particulièrement ne paspréparer avant dimanche, car je sais combien le Dr. Grant s’enserait plus réjoui alors, après les fatigues de la journée, nepourra pas être gardée plus tard que demain. Ces choses ressemblentà des griefs et me font penser que la température est tout à faithors de saison.
— Les douceurs de la conduite d’un ménage à la campagne… ditMlle Crawford malicieusement. Recommandez-moi au pépiniériste et aumarchand de volailles.
— Ma chère enfant, recommandez le Dr. Grant au doyenné deWestminster et de Saint-Paul et je serai aussi heureuse de votrepépiniériste et de votre marchand de volailles que vous pourriezl’être.
— Oh ! ne pouvez-vous rien faire d’autre que ce que vousfaites généralement : être ennuyée assez souvent et ne pasperdre votre sang-froid ?
— Merci, mais l’on ne peut éviter ces petits ennuis, Mary. Quel’on vive où l’on peut ! et quand vous serez installée enville et que je viendrai vous voir, j’ose dire que je voustrouverai, avec les vôtres, regrettant le pépiniériste ou lemarchand de volailles. Leur éloignement et leur manque deponctualité ou leurs prix exorbitants et leurs fraudes,entraîneront tous les quatre les plus amères lamentations.
— J’ai l’intention d’être trop riche pour me lamenter ou pouréprouver la moindre chose de cette sorte. Un large revenu est lameilleure recette du bonheur, d’après ce que j’ai toujours entendudire. Il m’assurera certainement toute la myrte et une bonne partde dindon.
— Vous avez l’intention d’être très riche ? dit Edmond,avec un regard qui, aux yeux de Fanny, avait une grandesignification.
— Certainement. Vous pas ? Ne le désirons-nous pastous ?
— Je ne peux faire aucun projet qu’il soit tellement en dehorsde mon pouvoir de réaliser. Mlle Crawford peut choisir son degré derichesse. Elle a seulement à établir le nombre de milliers qu’elledésire pour l’année et il n’y a pas de doute sur leur venue. Mesintentions sont seulement de ne pas être pauvre.
— Par la modération et l’économie, et en proportionnant vosdésirs à votre revenu, et tout cela ! Je vous comprends, etc’est un plan vraiment bon pour une personne de votre époque, avecdes moyens tellement limités et des relations sans importance. Quepouvez-vous désirer, sinon vous maintenir décemment ? Vousn’avez pas beaucoup de temps devant vous, et vos relations ne sontmême pas en mesure de pouvoir faire quelque chose pour vous, ou devous mortifier par le contraste de leur propre richesse et de sesconséquences. Soyez honnête et pauvre, par tous les moyens, mais jene vous envierai pas. J’ai un beaucoup plus grand respect pour ceuxqui sont honnêtes et riches.
— Votre degré de respect pour l’honnêteté, pauvre ou riche, estprécisément une chose avec laquelle je n’ai aucun rapport. Je neveux pas dire que je serai pauvre. La pauvreté est exactement cecontre quoi j’ai décidé d’être. L’honnêteté, entre les deux, dansl’état intermédiaire des convenances sociales, est ce que je suisle plus décidé à respecter.
Mais je me considère comme étant en dessous, si j’aurais pu êtreplus haut ! Je dois considérer comme inférieure toutesituation obscure quand j’aurais pu m’élever à la distinction.
— Mais comment peut-il s’élever ? Comment mon honnêtetépeut-elle s’élever jusqu’à n’importe quelle distinction ?
Ceci n’était pas une question à laquelle on pût répondrefacilement, et occasionna un « Oh » de certaine longueurchez la bonne dame avant qu’elle pût ajouter :
— Vous devriez être au Parlement, ou vous devriez être entré àl’armée depuis dix ans.
— Quant à mon entrée au Parlement, je crois que je devraiattendre jusqu’à ce qu’il y ait une assemblée spéciale pour lareprésentation des fils cadets qui n’ont que peu pour vivre. Non,Mlle Crawford, ajouta-t-il, dans un ton plus sérieux, il y a desdistractions auxquelles je ne pourrais jamais m’attendre sans mesentir bien misérable — sans absolument aucune possibilité de lesobtenir — mais elles sont d’un caractère différent.
Un regard conscient, tandis qu’il parlait, et ce qui semblaitêtre une vive attention pour ses manières de la part de MlleCrawford tandis qu’elle répondait en riant, étaient une source desoucis pour Fanny, et se sentant complètement incapable de prendresoin, comme elle aurait dû, de Mme Grant, à côté de qui elle setrouvait maintenant, comme les autres, elle avait presque résolu derentrer immédiatement chez elle, et n’attendait plus que le couragede le dire, lorsque le son de la grande cloche de Mansfield Parksonnant trois heures, lui rappela qu’elle avait réellement étéabsente plus longtemps que d’habitude et solutionna le problèmequ’elle se posait, pour savoir si oui ou non elle allait quitterMansfield maintenant, et comment, et l’amena à une rapide issue.Sans plus tarder, elle commença directement ses adieux, et Edmondcommença, au même moment, à faire savoir que sa mère s’étaitenquise d’elle et qu’il était venu jusqu’au presbytère dans le butde la ramener avec lui.
La hâte de Fanny augmenta, et sans supposer qu’au moins Edmondl’attendit, elle se serait dépêchée seule, mais l’allure de tousétait rapide et ils l’accompagnèrent tous dans la maison, à traverslaquelle il était nécessaire de passer. Le Dr. Grant était dans levestibule, et comme ils s’arrêtaient pour lui parler, elles’aperçut, d’après les manières d’Edmond, qu’il avait voulu direqu’il l’accompagnerait. Lui aussi prenait congé. Elle ne pouvaitpas ne pas être reconnaissante. Au moment du départ, Edmond futinvité par le Dr. Grant à venir manger avec lui le joursuivant ; et Fanny eut à peine le temps d’éprouver unsentiment déplaisant à cette occasion, que Mme Grant, avec unsoudain mouvement, se tourna vers elle et lui demanda également leplaisir de sa compagnie.
C’était une attention si nouvelle, une circonstance siparfaitement nouvelle dans les événements de la vie de Fanny,qu’elle en fut toute surprise et embarrassée, et pendant qu’ellebredouillait sa grande gratitude et : « Mais elle nesupposait pas que cela serait en son pouvoir », elle regardaitvers Edmond, attendant son opinion et son aide. Mais Edmond,heureux de lui voir offerte une telle possibilité de bonheur, etcertifiant, d’un demi-regard et d’une demi-phrase, qu’elle n’auraitaucune objection à faire, mais que du côté de sa tante, iln’imaginait pas que sa mère pût faire aucune difficulté pour laretenir et, d’avance, donnait son avis, décida que l’invitationdevrait être acceptée ; et, quoique Fanny ne voulût pass’aventurer, même avec ses encouragements, à montrer une siaudacieuse indépendance, il fut vite décidé, si aucun aviscontraire n’était perçu, que Mme Grant pouvait compter surelle.
— Et vous savez ce que sera votre dîner, dit Mme Grant,souriant : le dindon — et, je vous assure, une très bonnepièce ; car, mon cher — se tournant vers son mari — lecuisinier insiste pour que le dindon soit préparé demain.
— Très bien, très bien, cria le Dr. Grant, tout est pour lemieux. Je suis content de savoir que nous ayons une aussi bonnechose dans la maison. Mais Mlle Price et M. Edmond Bertram, j’osele dire, tenteront leur chance. Aucun de nous ne désire connaîtrela note des frais. Une amicale réunion, et non un fin dîner, esttout ce que nous avons en vue. Un dindon ou une oie, ou un gigot demouton, ou quoi que votre cuisinier choisisse de nous donner.
Les deux cousins marchèrent ensemble vers la maison, et exceptél’immédiate discussion pour l’invitation, dont Edmond parla avec laplus chaude satisfaction, comme particulièrement désirable pourl’intimité dans laquelle il la voyait établie avec tant de plaisir,ce fut une promenade silencieuse ; car, ayant épuisé ce sujet,il devint pensif et ne s’intéressa à aucun autre.
— Mais pourquoi Mme Grant devait-elle inviter Fanny, disait LadyBertram. Comment en vint-elle à penser à inviter Fanny ? Fannyne dîna jamais là, vous savez, dans ces occasions. Je ne puis lalaisser aller, et je suis sûre quelle n’en a pas envie. Fanny, vousne le désirez pas, n’est-ce pas ?
— Si vous lui posez une telle question, cria Edmond, empêchantsa cousine de parler, Fanny dira immédiatement « Non »,mais je suis sûr, ma chère mère, qu’elle aimerait y aller ; etje ne puis voir pourquoi elle n’aimerait pas.
— Je ne peux imaginer pourquoi Mme Grant songerait àl’inviter ? Elle ne l’a jamais fait précédemment. Elleinvitait vos sœurs de temps en temps, mais elle n’a jamais demandéFanny.
— Si vous ne pouvez pas vous passer de moi, Ma’am, dit Fannydans un ton résigné.
— Mais ma mère aura mon père avec elle toute la soirée.
— En effet, cela sera ainsi.
— Supposez que vous demandez l’opinion de mon père, Ma’am.
— C’est une bonne idée. Je le ferai, Edmond. Je demanderai à SirThomas, dès qu’il rentrera, si je puis me passer d’elle.
— Comme vous voulez, Ma’am, à ce point de vue, mais je voulaisdire : Demandez à mon père si l’invitation doit être acceptéeou non, et je pense qu’il considérera comme juste, pour Mme Grantaussi bien que pour Fanny que, comme c’est la première invitation,elle doive être acceptée.
— Je ne sais pas. Nous lui demanderons. Mais il sera trèssurpris que Mme Grant ait invité Fanny.
Il n’y avait plus rien à dire, à ce sujet ni à aucun sujet,jusqu’à l’arrivée de Sir Thomas ; mais le sujet impliquant leconfort de sa propre soirée du lendemain, il était réellement àl’avant-plan de l’esprit de Lady Bertram qui, une demi-heure plustard, comme son mari passait la tête pour une minute en rentrant dela plantation, le rappela alors qu’il avait déjà presque fermé laporte.
— Sir Thomas, arrêtez-vous un moment, j’ai quelque chose à vousdire.
Son ton de calme langueur, car elle ne prenait jamais la peined’élever la voix, était toujours entendu et suivi, et Sir Thomasrevint. Son histoire commença, et Fanny se glissa immédiatementhors de la chambre ; s’entendre être le sujet de quelquediscussion avec son oncle, c’était plus que ses nerfs ne pourraientsupporter. Elle était anxieuse, elle le savait, plus anxieusequ’elle n’aurait dû l’être — car quelle importance, après tout,qu’elle aille ou qu’elle reste ? Mais si son oncle passait ungrand moment à considérer et à décider, et, avec de très gravesregards, et ces graves regards dirigés vers elle et finalementcontre elle, et décidait contre elle, elle pourrait ne pas êtrecapable de paraître assez soumise et indifférente. Pendant cetemps, sa cause se développait favorablement. Cela commença de lapart de Lady Bertram, par :
— J’ai quelque chose à vous dire qui vous surprendra. Mme Granta invité Fanny à dîner.
— Bien, dit Sir Thomas, comme s’il attendait quelque chose deplus pour s’étonner.
— Edmond désire qu’elle y aille. Mais puis-je me passerd’elle ?
— Elle arrivera tard, dit Sir Thomas prenant sa montre, maisquelle est votre difficulté ?
Edmond se trouva obligé de parler et remplit les vides del’histoire de sa mère. Il dit le fait, et elle eut juste àajouter :
— C’est étrange, car Mme Grant n’a jamais eu l’habitude del’inviter !
— Mais c’est très naturel, dit Sir Thomas après une courtedélibération, maintenant qu’il n’y a plus de sœur dans l’endroit,il n’y a rien qui, dans mon opinion, pourrait être plus naturel. Lefait que Mme Grant fait preuve de civilité envers Mlle Price,envers la nièce de Lady Bertram, ne devrait pas demanderd’explication. La seule surprise que je puis ressentir est que cecisoit la première occasion de le témoigner. Fanny étaitparfaitement juste en ne donnant qu’une réponse conditionnelle.Elle semble se conduire comme elle doit. Mais comme je conclusqu’elle doit désirer y aller, car les jeunes aiment de se trouverensemble, je ne vois aucune raison pour lui refuser cettefaveur.
— Mais puis-je me passer d’elle, Sir Thomas ?
— Parfaitement, je crois que vous le pouvez.
— C’est toujours elle qui fait le thé, vous savez, quand ma sœurn’est pas ici.
— Votre sœur, peut-être, se résoudra à passer la journée avecnous, et je serai certainement à la maison.
— Très bien, alors, Fanny peut partir, Edmond.
La bonne nouvelle la suivit vite. Edmond frappa à sa porte en serendant dans sa chambre :
— Bien, Fanny, tout s’est heureusement arrangé, et sans lamoindre hésitation de la part de votre oncle. Il n’avait qu’uneopinion. Vous allez y aller.
— Merci, je suis si heureuse, fut la réponse instinctive deFanny.
Cependant, quand elle se détourna de lui et ferma la porte, ellene put s’empêcher de penser : « Et pourtant, pourquoisuis-je si heureuse ? Car je ne suis pas certaine que je neverrai ni n’entendrai là quelque chose qui puisse mepeiner ? »
En dépit de cette conviction, cependant, elle était heureuse.Aussi simple que cette invitation pût sembler pour d’autres yeux,elle avait une importance et une nouveauté pour les siens, car endécomptant la journée à Sotherton, elle avait rarement dîné dehorsauparavant, et bien qu’elle ne s’éloignât que d’un demi-mille etseulement pour y rencontrer trois personnes, c’était quand mêmedîner dehors, et tous les petits détails de la préparation étaientdes plaisirs en eux-mêmes.
Elle ne recevait ni sympathie ni assistance de la part de ceuxqui auraient dû comprendre ses sentiments et diriger ses goûts, carLady Bertram n’avait jamais pensé à se rendre utile à personne, etMme Norris, lorsqu’elle vint le lendemain, à la suite d’un appelmatinal et d’une invitation de Sir Thomas, était de très mauvaisehumeur et semblait n’avoir que la seule intention de diminuer,autant que possible, le plaisir présent et futur de sa nièce.
— Croyez-moi, Fanny, vous êtes bien favorisée de rencontrer tantd’attention et de bonté. Vous devriez être très reconnaissanteenvers Mme Grant de ce qu’elle ait pensé à vous, et envers votretante de ce qu’elle vous y laisse aller, et vous devriez considérercela comme quelque chose d’extraordinaire, car je suis sûre quevous vous rendez compte qu’il n’y a réellement aucune raison pourque vous soyez invitée en une telle occasion, ou que vous dîniezjamais dehors ; et c’est une chose que vous ne devez pas vousattendre à voir se répéter. Vous ne devez pas non plus vousimaginer que cette invitation signifie un compliment particulierpour vous ; le compliment s’adresse à votre oncle, votre tanteet moi. Mme Grant pense que c’est une civilité qu’elle nous doit defaire un peu attention à vous, autrement cela ne lui serait jamaisvenu en tête, et vous pouvez être tout à fait certaine que si votrecousine Julia avait été à la maison, vous n’auriez pas été invitéedu tout.
Mme Norris avait si ingénieusement exclu toute faveur de la partde Mme Grant, que Fanny, qui se sentait obligée de répondre, putseulement dire qu’elle était très obligée de ce que sa tanteBertram la laissait aller, et qu’elle avait l’intention de mettrele travail du soir de sa tante dans un état tel qu’on pourraits’empêcher de la croire absente.
— Oh ! si cela dépend de cela, votre tante peut très biense passer de vous, sinon elle ne vous permettrait pas d’y aller. Jeserai ici, aussi soyez tout à fait tranquille au sujet de votretante. Et j’espère que vous aurez une journée très agréable et quevous trouverez chaque chose aussi délicieuse que possible. Mais jedois remarquer que cinq est le plus ennuyeux de tous les nombrespour s’asseoir à table, et je ne puis m’empêcher d’être surprisequ’une femme aussi élégante que Mme Grant n’ait rien pu arranger demieux ! Et autour de leur énorme grande et large table, quiremplit si terriblement la chambre ! Si le docteur avaitaccepté de prendre ma table à dîner quand je suis partie, commen’importe quelle personne de bon sens l’aurait fait, au lieu deprendre cette nouvelle et absurde table qui est plus large,vraiment plus large que la table du dîner ici, ç’aurait étéinfiniment mieux ! Et combien plus ç’aurait étérespecté ! Car les gens ne sont jamais respectés quand ilssortent de leur propre sphère. Rappelez-vous cela, Fanny. Cinq,seulement cinq à s’asseoir autour de cette table ! Quoi qu’ilen soit, vous aurez à dîner en suffisance pour dix, j’ose ledire.
Mme Norris reprit sa respiration et continua :
— Le non sens et la folie des gens sortant de leur rang etessayant de paraître plus qu’ils ne sont, me font croire que j’airaison de vous donner une suggestion, Fanny, maintenant que vousallez dans le monde sans aucun de nous : et je vous supplieavec force de ne pas vous mettre en avant, de ne pas parler etdonner votre opinion, comme si vous étiez l’une de vos cousines,comme si vous étiez cette chère Mme Rushworth ou Julia. Cela n’irajamais, croyez-moi. Rappelez-vous, où que vous soyez, que vousdevez être l’inférieure et la dernière, et quelle que soitl’attitude de Mlle Crawford au presbytère. Vous n’avez pas àprendre sa place. Et en ce qui concerne votre départ, le soir, vousdevez rester juste aussi longtemps qu’Edmond le décidera.Rapportez-vous-en à lui pour cela.
— Oui, Ma’am, je ne penserai pas à autre chose.
— Et s’il pleuvait — ce que je crois très probable, car je n’aijamais vu de ma vie de telles menaces d’un soir pluvieux — vousdevez vous arranger du mieux que vous le pouvez et ne pas espérerque la voiture sera envoyée pour vous. Je ne rentrerai certainementpas à la maison ce soir et, de ce fait, la voiture ne sera passortie pour moi ; ainsi vous devez vous accommoder de ce quipeut arriver et prendre vos affaires en conséquence.
Sa nièce trouvait cela parfaitement raisonnable ; elleestimait ses propres désirs de confort aussi bas que Mme Norriselle-même pourrait le faire, et quand Sir Thomas, aussitôt après,dit en ouvrant la porte :
— Fanny, à quel moment voulez-vous que la voiturevienne ?
Elle ressentit un tel étonnement qu’elle se sentit incapable deparler.
— Mon cher Sir Thomas, cria Mme Norris, rouge de colère, Fannypeut marcher.
— Marcher ! répéta Sir Thomas sur un ton sans réponse, avecla plus haute dignité et en avançant dans la chambre. Ma nièce,aller à pied vers un dîner où elle est invitée, en ce moment del’année ! Est-ce que quatre heures vingt vousconvient ?
— Oui, Monsieur, fut l’humble réponse de Fanny, donnée comme sielle éprouvait presque les sentiments d’un criminel envers MmeNorris ; et, ne supportant pas de rester avec elle dans ce quiaurait pu sembler un secret état de triomphe, elle suivit son onclehors de la pièce, étant restée après lui assez longtemps pourentendre ces mots prononcés avec une coléreuse agitation :
— Tout à fait inutile ! Beaucoup trop aimable ! MaisEdmond y va — vrai — c’est pour Edmond — j’ai observé qu’il étaitenroué, jeudi soir.
Mais cela ne pouvait en imposer à Fanny. Elle sentait que lavoiture était pour elle, et pour elle seule ; et cettedélicatesse de son oncle, venant immédiatement après un teldiscours de sa tante, lui coûta des larmes de gratitude quand ellefut seule.
Le cocher arriva à la minute suivante ; l’autre minuteamena le gentleman ; et comme la dame était, avec la plusgrande crainte d’être en retard, restée assise quelques minutesdans le salon, Sir Thomas les vit sortir juste dans le temps queses propres habitudes de correcte ponctualité auraient requis.
— Maintenant, je dois vous regarder, Fanny, dit Edmond, avec legentil sourire d’un frère affectueux, et vous dire que je vous aimeainsi, et, pour autant que je puisse en juger par cette lumière,vous semblez très gentiment mise. Que portez-vous ?
— La nouvelle robe que mon oncle a été si bon de me donner pourle mariage de ma cousine, j’espère qu’elle n’est pas trop belle,mais j’ai pensé que je devais la mettre aussi vite que je lepourrais, car il se peut que je n’aie plus d’autre occasion duranttout l’hiver. J’espère que vous ne me trouvez pas trop bien.
— Une femme ne peut jamais être trop bien quand elle est tout enblanc ; non, je ne vois rien de trop bien pour vous ;tout est parfaitement ce qu’il faut. Votre toilette semble trèsjolie. J’aime ce tissu moiré. Est-ce que Mlle Crawford n’a pas unerobe qui lui ressemble ?
En approchant du presbytère, ils passèrent tout près de l’écurieet de la remise des voitures.
— Hé ! dit Edmond, il y a du monde, voici une voiture. Quiont-ils reçu pour nous rencontrer ?
Et baissant la glace de côté pour mieux distinguer :
— C’est à Crawford, c’est le barouchet[1] deCrawford ! Je proteste ! Ce sont ses deux propres hommesqui la remisent dans son ancien coin. Il est ici, évidemment. C’estune grande surprise, Fanny. Je serai très content de le voir.
Ce n’était ni le temps ni l’occasion pour Fanny de dire combienelle sentait différemment ; mais l’idée d’avoir quelqu’un pourl’observer augmenta beaucoup l’agitation avec laquelle elleaccomplit la terrible cérémonie d’entrée dans le salon.
Dans le salon, il y avait certainement M. Crawford ; ilétait arrivé depuis juste assez de temps pour être prêt pour ledîner ; et les sourires et les regards contents des troisautres debout autour de lui, montraient combien était appréciée sasoudaine résolution de passer quelques jours chez eux en quittantBath. La rencontre fut très cordiale entre lui et Edmond et,excepté pour Fanny, le plaisir était général ; et, même pourelle, il pouvait y avoir quelque avantage à sa présence, car chaqueaddition au nombre des invités devait plutôt aider son ferme désirde rester assise, en silence, et sans qu’on s’occupât d’elle. Elledut bientôt s’en rendre compte, car bien qu’elle dût accepter,comme son propre esprit le lui disait, en dépit de l’opinion de satante Norris, d’être la principale dame de la compagnie, et toutesles petites conséquences s’ensuivant, elle trouva, pendant qu’ilsétaient à table, un tel flux heureux dans la conversation qu’ellene fut pas requise d’y prendre part. Il y avait tant à dire entrele frère et la sœur à propos de Bath, tant de choses entre les deuxjeunes gens à propos de chasse, tant de choses à propos de lapolitique entre M. Crawford et le Dr. Grant, et sur tout et surtous ensemble entre M. Crawford et Mme Grant, pour lui laisser laplus charmante perspective de n’avoir qu’à écouter tranquillementet passer une journée très agréable. Elle ne pouvait complimenterle nouvel arrivant, de toute façon, sans manifester de l’intérêt àun plan pour l’extension de son séjour à Mansfield : envoyerchercher ses chevaux à Norfolk, ce qui, suggéré par le Dr. Grant,conseillé par Edmond, et chaudement approuvé par les deux sœurs,fut rapidement en possession de son esprit ; et il semblaitdésirer être encouragé même par elle pour se décider. Son opinionfut recherchée probablement comme devant renchérir sur les autres,mais ses réponses furent aussi courtes et indifférentes que lacivilité le lui permettait. Elle ne pouvait souhaiter qu’il resteet aurait préféré qu’il ne lui ait pas parlé.
Ses deux cousines absentes, spécialement Maria, lui revinrentdavantage à l’esprit en le voyant, mais aucun souvenir embarrassantn’affectait son esprit à lui. Il était de nouveau au même point oùtout s’était passé précédemment et, apparemment, aussi désireux derester et d’être heureux sans les demoiselles Bertram, que s’iln’avait jamais connu Mansfield en aucun autre état. Elle lesentendit lui parler de cela uniquement en général, jusqu’à cequ’ils fussent tous à nouveau réunis dans le salon, quand Edmond,étant engagé à l’écart dans une conversation sur quelque sujetd’affaires avec le Dr. Grant, ce qui semblait les absorberentièrement, et Mme Grant étant occupée à la table à thé, ilcommença à parler d’elles plus particulièrement avec son autresœur.
Avec un sourire significatif, qui le fit haïr entièrement parFanny, il dit :
— Ainsi, Rushworth et sa belle épouse sont à Brighton. Jecomprends. Heureux homme !
— Oui, ils sont allés là-bas, il y a environ quinze jours. MllePrice, est-ce juste ? Et Julia est avec eux ?
— Et M. Yates, je présume, n’est pas loin ?
— M. Yates ? Oh, nous ne savons rien de M. Yates. Je nepense pas qu’il figure dans les lettres adressées à Mansfield,n’est-ce pas, Mlle Price ? Je pense que mon amie Julia a mieuxà faire qu’à entretenir son père de M. Yates.
— Pauvre Rushworth, avec ses quarante-deux répliques !continua Crawford. Personne ne pourra jamais les oublier. Pauvregarçon ! Je vois maintenant sa peine et son désespoir. Je metrompe beaucoup si sa chère Maria désire jamais qu’il déclame sesquarante-deux répliques.
Ajoutant, avec un sérieux momentané :
— Elle est trop bien pour lui, beaucoup trop bien.
Et alors, changeant de nouveau son ton avec une galantegentillesse, et s’adressant à Fanny, il dit :
— Vous étiez la meilleure amie de M. Rushworth. Votregentillesse et votre patience ne pourront jamais être oubliées,votre infatigable patience en essayant de le rendre capabled’étudier son rôle, en essayant de lui donner un cerveau que lanature lui a refusé. Il se peut qu’il n’ait pas assez de senslui-même pour priser votre amabilité, mais je peux me risquer àdire que c’était à l’honneur de tout le reste de la société.
Fanny rougit, mais ne dit rien.
— C’est un rêve, un plaisant rêve, continua-t-il, après quelquesminutes de rêverie. Je songerai toujours à nos spectacles avec unplaisir exquis. Il y avait un tel intérêt, une telle animation, unetelle dépense d’esprit ! Chacun le sentait. Nous étions tousintéressés. Il y avait de l’occupation, de l’espoir, de lasollicitude, du mouvement pour chaque heure du jour. Toujoursquelque petite objection, quelque petit doute, quelque petiteanxiété à surmonter. Je n’ai jamais été plus heureux.
Avec une silencieuse indignation, Fanny se répéta àelle-même :
« Jamais plus heureux ! Jamais plus heureux qu’enfaisant ce que vous saviez être injustifiable ! Jamais plusheureux qu’en vous conduisant d’une façon si déshonorante et siinhumaine. Oh ! quel homme corrompu ! »
— Nous avons été malchanceux, Mlle Price, continua-t-il à voixplus basse, afin de ne pas être entendu d’Edmond, et ne se rendantpas compte du tout des sentiments de la jeune fille. Nous avonscertainement été malchanceux. Une autre semaine, rien qu’une autresemaine aurait été suffisante pour nous. Je pense que si nousavions pu disposer des événements — si Mansfield Park avait étésous l’influence des vents juste pour une semaine ou deux auxenvirons de l’équinoxe, il y aurait eu une différence. Non pas quenous aurions compris sa sécurité à cause de quelque terribletempérature, mais simplement à cause d’un vent vraiment contraire,ou calme. Je pense, Mlle Price, que nous aurions été satisfaitsavec une semaine de calme dans l’Atlantique à cette saison.
Il semblait déterminé à avoir une réponse et Fanny, détournantson visage, avec un ton plus sérieux que d’habitude :
— Aussi loin que cela me concerne, Monsieur, je n’aurais pasvoulu retarder son retour d’un jour. Mon oncle désapprouvait toutcela si entièrement, quand il arriva, que, dans mon opinion, chaquechose avait complètement été assez loin.
Elle ne lui avait jamais tant parlé à la fois dans sa vie, etelle n’avait jamais parlé à personne sur un ton aussi colérique, etquand son discours fut fini, elle trembla et rougit de sa propreaudace.
Il fut surpris, mais après l’avoir considérée en silence pendantquelques minutes, il répondit sur un ton plus calme, plus grave, etplein de conviction :
— Je crois que vous avez raison. C’était plus amusant queprudent. Nous devenions trop bruyants.
Et ensuite, détournant la conversation, il aurait voulul’engager sur quelque autre sujet, mais ses réponses étaient sitimides et si peu engageantes, qu’il ne put avancer en aucun.
Mlle Crawford, qui avait à plusieurs reprises regardé le Dr.Grant et Edmond, observa alors :
— Ces messieurs doivent avoir quelque point très intéressant àdiscuter.
— Le plus intéressant du monde, répondit son frère :Comment obtenir de l’argent, comment faire d’un bon revenu unmeilleur ? Le Dr. Grant donne à Bertram des instructions ausujet de la vie dans laquelle il va bientôt entrer. Il se trouvequ’il entre dans les ordres dans quelques semaines. Je suis contentd’entendre que Bertram sera si bien à l’aise. Il aura un très beaurevenu avec lequel faire des ricochets, et gagné sans beaucoupd’ennuis. Je pense qu’il n’aura pas moins de sept cents livres paran, ce qui est une belle chose pour un fils cadet et comme,évidemment, il voudra vivre chez lui, tout cela sera pour sesmenus plaisirs[2] , et unsermon à Noël et à Pâques sera, je suppose, la somme totale de sessacrifices
Sa sœur essaya de chasser ses sentiments en disant :
— Rien ne m’amuse plus que la manière aisée dont chacun fixel’abondance de ceux qui ont beaucoup moins qu’eux. Cela voussemblerait plutôt peu, Henry, si vos menus plaisirs se limitaient àsept cents livres l’an.
— Peut-être, mais tout cela, vous savez, est entièrementrelatif. Droit d’aînesse et habitude doivent régir les affaires.Bertram est certainement bien pour un cadet, même d’une famille debaronnets. Quand il aura vingt-quatre ou vingt-cinq ans, il aurasept cents livres par an, sans avoir rien à faire pour lesgagner.
Mlle Crawford aurait pu dire qu’il y avait un quelque chose àfaire et à souffrir pour cela, à quoi elle n’aurait pu penserlégèrement ; mais elle se contint et laissa passer l’incident,et elle essaya de paraître calme et indifférente quand, peu detemps après, les deux messieurs les rejoignirent
— Bertram, dit Henry Crawford, je me fais une règle de venir àMansfield pour vous entendre prêcher votre premier sermon. Jeviendrai dans l’intention d’engager un jeune débutant. Quandsera-ce ? Mlle Price, ne voulez-vous pas vous joindre à moipour encourager votre cousin ? Ne voulez-vous pas vous engagerà garder les yeux fermement fixés sur lui tout le temps — comme jeferai — pour ne pas perdre un mot ; ou simplement de détournerle regard pour noter toute phrase d’une beauté prééminente ?Nous nous pourvoirons de tablettes et d’un crayon. Quandsera-ce ? Vous devez prêcher à Mansfield, vous savez, pour queSir Thomas et Lady Bertram puissent vous entendre.
— Je me tiendrai à l’écart de vous, Crawford, aussi longtempsque je pourrai, dit Edmond, car vous serez plutôt là,vraisemblablement, pour me déconcerter et je regretterais plus devous voir vous essayer à cela que n’importe quel autre.
« Va-t-il sentir ceci ? pensa Fanny. Non, il ne peutrien sentir comme il le devrait. »
La partie étant maintenant bien organisée et la conversationintéressante, elle resta tranquille ; et comme une table dewhist fut formée après le thé — formée, en réalité, pourl’amusement du Dr. Grant par son attentive épouse, quoique celan’eût pas été prévu ainsi — et comme Mlle Crawford apprêtait saharpe — elle n’avait rien d’autre à faire qu’à écouter ; et satranquillité ne fut pas troublée pendant le reste de la soirée,excepté quand M. Crawford lui adressait de temps en temps unequestion ou une observation à quoi elle ne pouvait éviter derépondre. Mlle Crawford était trop vexée de ce qui s’était passépour être dans une humeur autre que musicale. Avec cela, elle secalmait elle-même et distrayait ses amis.
L’assurance qu’Edmond allait prendre les ordres siprochainement, tombant sur elle comme un coup qui avait été retardéet qu’elle avait toujours espéré incertain et éloigné, futressentie avec ressentiment et tristesse. Elle était très fâchéecontre lui. Elle avait cru son influence plus forte. Elle avaitcommencé à songer à lui — elle sentait qu’elle avait commencé —avec une grande considération, avec des intentions presquedécidées, mais elle le rencontrerait maintenant avec les mêmessentiments froids que les siens. Il était évident qu’il ne pouvaitavoir de vues sérieuses, ni de sincère attachement, pour se fixerlui-même dans une situation vers laquelle, il devait le savoir,elle ne se laisserait jamais aller. Elle devait apprendre àl’égaler dans son indifférence. Elle devait dorénavant accepter sesattentions sans autre arrière-pensée qu’un amusement momentané. Sielle pouvait ainsi commander ses affections, les sourires ne luinuiraient pas.
Henry Crawford avait vraiment désiré, le lendemain matin, passerencore quinze jours à Mansfield, et ayant envoyé chercher seschevaux et écrit quelques lignes d’excuse à l’Amiral, il regardaitsa sœur, comme il scellait et rejetait la lettre, et ne pensantplus au reste de la famille, il dit, avec un sourire :
— Et comment croyez-vous que j’ai l’intention de m’amuser, Mary,pendant les jours où je ne chasserai pas ? Je suis devenu tropvieux pour sortir plus que trois fois par semaine, mais j’ai unprojet pour les jours intermédiaires, et que pensez-vous qu’ilsoit ?
— Vous promener et monter à cheval avec moi, sans doute.
— Pas tout à fait, bien que je serais heureux de faire les deux,mais ce serait un exercice uniquement physique et je dois prendresoin de mon esprit. Et puis, cela serait entièrement récréation etplaisir, sans le sain alliage du travail, et je n’aime pas demanger le pain de l’oisiveté. Non, mon plan est de me faire aimerde Fanny Price.
— Fanny Price ! Non sens ! Vous devriez être satisfaitavec ses deux cousines.
— Mais je ne puis être satisfait sans Fanny Price, sans faire unpetit trou dans le cœur de Fanny Price. Vous ne semblez pas voiravec exactitude les droits qu’elle a à être remarquée. Pendant quenous lui parlions hier soir, personne de vous ne semblait sensibleà l’étonnant embellissement de son allure depuis ces dernières sixsemaines. Vous la voyez chaque jour et, en conséquence, vous ne leremarquez pas, mais, je vous assure, elle est complètementdifférente de ce qu’elle était en automne. Elle était alorssimplement une tranquille, modeste jeune fille, uniquement paslaide, mais maintenant elle est absolument gentille. J’avaisl’habitude de penser qu’elle n’avait ni tempérament ni contenance,mais si, avec cette douce peau qu’est la sienne, si souvent teintéepar une rougeur, comme ce fut le cas hier, c’est évidemment unebeauté ; et d’après ce que j’ai observé de ses yeux et de sabouche, je ne désespère pas qu’ils soient capables d’expression, siseulement elle avait quelque chose à exprimer ! Et alors sonair, ses manières, son tout ensemble[3] estembelli d’une façon indescriptible. Elle doit avoir grandi de deuxinches, au moins, depuis octobre.
— Pfou ! Pfou ! Ceci est simplement parce qu’il n’y apas de grandes femmes avec qui la comparer, et parce qu’elle a unenouvelle robe et que vous ne l’aviez jamais vue si bien habilléeauparavant. Elle est juste ce qu’elle était en octobre, croyez-moi.La vérité est qu’elle était la seule jeune fille de la compagnie envue, et que vous devez avoir quelqu’un. Je l’ai toujours penséejolie, pas d’une façon brillante, mais « assez jolie »comme on dit ; une sorte de beauté qui croît par elle-même.Ses yeux devraient être plus foncés, mais elle a un douxsourire ; mais quant à ce merveilleux degré d’embellissement,je suis sûre qu’il se réduit à une meilleure robe et au fait quevous n’aviez personne d’autre à regarder ; et, en conséquent,si vous établissez un flirt avec elle, vous ne me persuaderezjamais que c’est un compliment à sa beauté et que cela tient àquelque autre chose que votre oisiveté et votre folie.
Son frère ne donna qu’un sourire à son accusation et ditimmédiatement après :
— Je ne sais pas exactement que faire de Mlle Fanny. Je ne lacomprends pas. Je ne pourrais dire ce qu’elle était hier. Quel estson caractère ? Est-elle solennelle ? Est-ellebizarre ? Est-elle prude ? Pourquoi s’est-elle retirée enelle-même et m’a-t-elle regardée si gravement ? J’ai pu àpeine la faire parler. Je n’ai jamais été si longtemps de ma vie encompagnie d’une jeune fille, essayant de la divertir et réussissantsi mal. Je n’ai jamais rencontré une jeune fille qui me regardaitd’un air si grave ! Je dois essayer d’en tirer le meilleur.Ses regards disent : « Je ne veux pas vous aimer, je suisdéterminée à ne pas vous aimer » et, je le dis, elle lefera.
— Vous êtes fou ! C’est ce qu’elle a d’attrayant, aprèstout. C’est le fait de ne pas s’intéresser à vous qui lui donne unepeau tellement douce et qui la rend tellement plus grande, etproduit tous ses charmes et ses grâces ! Je désire vraimentque vous ne la rendiez pas tout à fait malheureuse ; unpetit amour peut, peut-être, l’animer et lui faire dubien, mais je ne veux pas que vous la fassiez plonger profondémentcar elle est une des meilleures petites créatures qui aient jamaisvécu et elle est très sensible.
— Je ne suis ici que pour quinze jours, dit Henry, et si quinzejours peuvent la tuer, elle doit avoir une constitution que rien nepourrait sauver. Non, je ne lui ferai aucun mal, chère petite âme,je souhaite seulement qu’elle me regarde gentiment, qu’elle medonne des sourires aussi bien que des rougeurs, qu’elle me gardeune chaise près d’elle où qu’elle puisse être, et qu’elle soit toutanimée quand je la rejoins et que je lui parle ; qu’elle pensecomme je pense, qu’elle s’intéresse à toutes mes affaires et mesplaisirs, qu’elle essaie de me garder plus longtemps à Mansfield,et qu’elle sente, lorsque je partirai, qu’elle ne pourra plusjamais être heureuse de nouveau ; je ne désire rien deplus.
— La modération en personne, dit Mary. Je ne pense plus avoir descrupules maintenant. Et bien, vous aurez assez de possibilitéspour essayer de vous recommander, car nous sommes souventensemble.
Et sans tenter aucune autre remontrance, elle abandonna Fanny àson destin, un destin qui, si le cœur de Fanny n’avait pas étégardé d’une manière insoupçonnée de Mlle Crawford, aurait pu êtreun peu plus dur qu’elle ne l’aurait mérité, car quoique, sansdoute, il y ait des jeunes filles de dix-huit ans impossibles àconquérir (sinon nous ne pourrions rien lire à leur propos) et quine se laissent pas persuader d’aimer contre leur gré par tout ceque les talents, les manières, les attentions peuvent faire, jen’ai pas la tentation de croire Fanny l’une d’elles, ou de penser,qu’ayant autant de disposition à la tendresse, et autant de goûtqu’elle n’en a, elle pût avoir sauvé de la galanterie l’entièretéde son cœur (bien que ce ne fût qu’une cour galante de quinzejours) d’un homme tel que Crawford, en dépit du fait qu’elle ait euson opinion prévenue contre lui, si son cœur n’avait pas été engagéd’un autre côté. Avec toute la sécurité que le fait d’aimer unautre et de le mépriser pouvaient apporter à la paix de l’espritqu’il était occupé à attaquer, ses attentions continuelles —continuelles mais non importunes, et s’adaptant de plus en plus àla gentillesse et à la délicatesse de son caractère — l’obligèrenttrès vite à le détester moins que précédemment. Elle n’avait enaucun cas oublié le passé, et elle pensait toujours autant de malde lui, mais elle sentait son pouvoir, il était amusant, et sesmanières étaient tellement améliorées, elles étaient sisérieusement et si irréprochablement polies qu’il était impossiblede ne pas être courtois avec lui aussi.
Quelques jours seulement furent suffisants pour arriver à cerésultat et à la fin de ces quelques jours des circonstancessurvinrent qui étaient plutôt de nature à favoriser ses intentionsde lui plaire, car ces circonstances lui donnèrent un degré debonheur qui devait la disposer à être contente de tout le monde.William, son frère, le frère si chèrement aimé et absent depuis silongtemps, était de nouveau en Angleterre. Elle reçut une lettre delui, quelques lignes joyeuses écrites en hâte, alors que le bateauremontait le Pas de Calais (le Channel) et envoyées par Portsmouthavec le premier bateau qui quitta l’ « Anvers » ancré àSpithead, et quand Crawford arriva avec, en main, le journal qui,il le croyait, apporterait les premières nouvelles, il la trouvatremblante de joie à cause de cette lettre et écoutant, avec uneattitude reconnaissante et heureuse, la gentille invitation que sononcle dictait calmement en retour.
Ce n’était que le jour précédent que Crawford s’étaitcomplètement rendu maître du sujet et était, en fait devenu tout àfait conscient qu’elle avait un tel frère et qu’il était sur un telbateau, mais son intérêt alors excité ne se démentit pas et ledétermina, à son retour en ville, à essayer d’obtenir desinformations au sujet de la période probable du retour de l’« Anvers » de la Méditerranée, etc, et la chance qu’ilrencontra, le lendemain matin, en examinant très tôt les nouvellesse rapportant aux bateaux, sembla être la récompense del’ingéniosité qu’il avait manifestée en trouvant un tel moyen delui plaire, aussi bien que de la respectueuse attention qu’il avaittémoigné envers l’Amiral en prenant, pendant tant d’années, lejournal reconnu comme ayant les plus rapides nouvelles navales. Ilprouva, cependant, qu’il était en retard. Tous ces aimablessentiments, qu’il avait espéré provoquer lui même, s’étaient déjàmanifestés. Mais l’intention, la gentillesse de son intention, futreconnue avec reconnaissance, tout à fait avec reconnaissance etchaleur car son amour pour William la fit sortir de son habituelletimidité.
Ce cher William serait bientôt parmi eux. Il ne pouvait y avoiraucun doute qu’il obtiendrait immédiatement sa permission, car ilétait encore un sous-officier, et comme ses parents, habitant surles lieux, devaient déjà l’avoir vu, et peut être même l’avoir vutous les jours, son congé pourrait, avec justice, être consacréinstantanément à sa sœur, qui avait été sa meilleure correspondantependant sept ans, et dix jours à peine avaient passé depuis queFanny avait été dans l’agitation de son premier dîner en visite,quand elle se trouva elle-même dans un état d’une agitationextraordinaire — surveillant tout du hall, du porche, del’escalier, pour essayer d’entendre le premier bruit de la voiturequi devait lui apporter un frère.
Il vint heureusement alors qu’elle était ainsi occupée àl’attendre ; et il n’y eut ni cérémonie, ni crainte deretarder le moment de la rencontre, elle était avec lui comme ilentra dans la maison et les premières minutes exquises n’eurent niinterruption ni spectateurs, à moins que les servantes postées làpour ouvrir les portes nécessaires puissent être considérées. Ceciétait exactement ce que Sir Thomas et Edmond avaient convenuséparément, comme chacun d’eux le prouva à l’autre par lesympathique empressement avec lequel tous les deux conseillèrent àMme Norris de rester où elle était, au lieu de se précipiter dansle hall dès que le bruit de l’arrivée leur parvint.
William et Fanny se montrèrent rapidement, et Sir Thomas eut leplaisir de recevoir, avec son protégé, un jeune homme certainementtrès différent de celui qu’il avait équipé sept ans auparavant,mais un jeune homme d’une contenance ouverte, plaisant et franc,simple, mais sensible et respectueux, et tel qu’il se confirma êtreson ami.
Il fallut du temps à Fanny avant qu’elle pût calmer l’agitationjoyeuse qu’une telle heure avait créée par la dernière demi-heured’attente et la première de jouissance ; il se passa quelquetemps pour qu’elle se sentît heureuse, avant même qu’elle pût ledire, avant que la déception inséparable du changement de personnedisparaisse, avant qu’elle pût voir en lui le même William queprécédemment, et lui parler comme son cœur avait désiré le fairedepuis tant d’années.
Ce moment, cependant, vint graduellement, hâté par une affectionaussi chaude chez lui que la sienne, et beaucoup moins encombrée deraffinement ou de destruction de soi-même. Elle était le premierobjet de son amour, mais c’était un amour que son caractère plusferme et son tempérament plus hardi rendaient aussi naturel pourlui à exprimer qu’à ressentir. Le lendemain, ils se promenaientensemble avec un plaisir sincère, et chaque matin successifrenouvelait un tête à tête[4] que SirThomas ne pouvait observer qu’avec complaisance, même avant queEdmond le lui ait fait remarquer.
Excepté les moments d’enchantement particulier que n’importequelle circonstance marquée ou imprévue de la considérationd’Edmond pour elle avait provoquée dans les quelques moisprécédents, Fanny n’avait jamais connu autant de félicité dans savie que pendant ces rapports confiants, sans heurts et sanscontrainte avec le frère et ami, qui lui ouvrait tout son cœur, luiracontant tous ses espoirs et ses craintes, ses plans et sasollicitude concernant cette promotion bénie, chèrement gagnée,justement méritée, et à laquelle il avait pensé si longtemps — quipouvait lui donner de directes et minutieuses informations des pèreet mère, frères et sœurs, au sujet de qui elle avait si peu denouvelles — qui s’intéressait à tout son bien-être et ses petitsennuis de sa maison, à Mansfield — prêt à penser comme elle levoulait au sujet de chaque membre de cette maison, ou différentseulement par une moins scrupuleuse opinion et un mépris plusbruyant de leur tante Norris — et avec qui (peut-être avecl’indulgence la plus chère de toute) tout le mal et le bien deleurs plus jeunes années pourraient être évoqués de nouveau, etchacune de ces peines et chacun de ces plaisirs réveillés avec leplus tendre souvenir. Et ceci est un avantage, un fortifiant pourl’amour ; le lien conjugal lui-même est ici en dessous du lienfraternel. Les enfants d’une même famille, d’un même sang, ayantles mêmes premières associations et habitudes ont en leur pouvoircertaines sources de joie auxquelles aucun apport nouveau ne peutsuppléer. Et ce ne peut être que par un long éloignement contrenature, par une séparation que nul changement ne peut justifier,que de tels précieux souvenirs des plus précoces attachementspeuvent être entièrement détruits.
Il en est ainsi trop souvent, hélas. L’amour fraternel, presqueplus précieux que tout, quelquefois est pour d’autres moins querien. Mais chez William et Fanny Price, c’était encore un sentimentdans toute sa primeur et sa fraîcheur, qu’aucune oppositiond’intérêt n’avait blessée, qu’aucun attachement séparé n’avaitrefroidi, et que le sentiment du temps et de l’absence venaitseulement renforcer.
Une affection aussi aimable haussait chacun d’eux dans l’opinionde tous ceux dont les cœurs pouvaient estimer les bonnes choses.Henry Crawford en était frappé autant que n’importe qui. Il rendaithonneur à la chaleureuse et brusque affection du jeune marin qui lepoussa à dire, avec sa main étendue vers la tête deFanny :
— Vous savez, je commence déjà à aimer cette façon bizarre, bienque, lorsque j’ai entendu pour la première fois parler de telleschoses se passant en Angleterre, je n’aie pu le croire, et quandMme Brown, et l’autre femme, au bureau du Commissaire, à Gibraltar,apparurent dans le même accoutrement, j’aie pensé qu’elles étaientfolles ; mais Fanny peut me réconcilier avec n’importequoi.
Et il vit, avec une admiration vive, la rougeur des joues deFanny, l’éclat de ses yeux, son profond intérêt, son attentionprofonde pendant que son frère racontait l’un des grands hasards oudes scènes terribles qu’une telle période passée en mer peutfournir.
C était une scène que Henry Crawford avait assez de sens moralpour estimer. Les charmes de Fanny augmentaient — augmentaientdoublement — car la sensibilité qui embellissait son teint etilluminait son expression était une attraction en elle-même. Celaserait quelque chose d’être aimé par une telle jeune fille,d’exciter les premières ardeurs de son jeune esprit nonsophistiqué ! Elle l’intéressait plus qu’il l’avait prévu. Unequinzaine n’était pas suffisante. Son séjour devint illimité.
William était souvent appelé par son oncle pour jouer le rôle deconteur. Ses récits étaient amusants par eux-mêmes, mais leprincipal but, en les écoutant, était de comprendre le narrateur,de connaître le jeune homme par ses histoires ; et il écoutaitses clairs, simples et spirituels détails avec pleine satisfaction— voyant en eux la preuve de bons principes, la connaissanceprofessionnelle, l’énergie, le courage et la bonne humeur — touteschoses bien méritantes et pleines de promesses. Jeune comme ill’était, William avait déjà vu beaucoup. Il avait été dans laMéditerranée, dans les Indes occidentales, en Méditerranée denouveau, avait souvent été emmené à terre par la faveur de soncapitaine, et dans le cours des sept années avait connu toutes lesvariétés de danger que la mer et la guerre peuvent offrir encommun. Avec de tels moyens en son pouvoir, il avait un droit àêtre écouté, et bien que Mme Norris pût s’agiter dans la chambre etdistraire tout le monde, en quête de deux aiguillées de fil ou dedeux boutons de chemise, en plein milieu du récit d’un naufrage oud’une bataille, tous les autres étaient attentifs ; et LadyBertram elle-même ne pouvait entendre de telles horreurs sanss’émouvoir, et quelque-fois levait les yeux de son ouvrage pourdire :
— Pauvre de moi ! Combien c’est désagréable ! Je medemande comment quelqu’un peut jamais aller en mer !
Ils provoquaient une impression différente chez Henry Crawford.Il aurait voulu avoir été en mer, et avoir vu et fait et souffertautant. Son cœur s’échauffait, son imagination s’enflammait, et iléprouvait le plus haut respect pour un garçon qui, avant d’avoirvingt ans, avait surmonté tant d’épreuves physiques et donné tantde preuves d’esprit. La gloire que procurent l’héroïsme,l’opportunité, l’effort, l’endurance, le rendaient honteux, parcontraste, de ses habitudes d’indulgence égoïste ; et ilsouhaitait avoir été un William Price, se distinguant et faisantson chemin vers la fortune et ses conséquences avec tant de respectde soi-même et de joyeuse ardeur, au lieu d’être ce qu’ilétait.
Ce vœu était plutôt intense que durable.
Il fut tiré de cette rêverie et du regret qu’elle lui donnaitpar quelque question d’Edmond au sujet de ses plans pour la chassedu lendemain ; et il découvrit à ce moment que c’était aussibien d’être un homme riche, ayant des chevaux et des valets à sesordres. C’était préférable, dans un certain sens, et cela luidonnait les moyens d’être obligeant envers ceux à qui il désiraitfaire plaisir. Avec son esprit, son courage, et sa curiosité enverstoute chose, William exprima le désir de chasser ; et Crawfordput lui fournir une monture sans qu’il en résultât le moindreinconvénient pour lui-même, en craignant seulement de presser SirThomas, qui connaissait mieux que son neveu la valeur d’un telprêt, et en ayant seulement quelques alarmes à chasser chez Fanny.Elle avait peur pour William, nullement convaincue par tout cequ’il pouvait relater de ses diverses chevauchées en des contréesvariées, ou des mêlées dans lesquelles il avait été engagé, lesrudes chevaux et mules qu’il avait montés, de toutes leseffrayantes chutes dont il était sorti sain et sauf, ce qui lefaisait en tout égal au chasseur bien nourri d’une chasse au renardanglaise ; mais ce n’est pas avant qu’il revînt sain et sauf,sans dommage ou accident, qu’elle pourrait être réconciliée avec lerisque, ou ressentir quelque obligation envers M. Crawford pouravoir prêté le cheval qu’il avait promis de fournir. Quand il futprouvé, de toute façon, que cela n’avait fait aucun mal à William,elle put se permettre de considérer cela comme une gentillesse, etpeut-être même récompenser le propriétaire d’un sourire, quandl’animal fut de nouveau rendu à son usage ; et lepropriétaire, avec la plus grande cordialité, et avec des manièresauxquelles on ne put résister, céda l’usage de son cheval à Williamaussi longtemps qu’il resta dans le Northamptonshire.
Les rapports des deux familles étaient à ce moment beaucoup plusproches de ce qu’ils avaient été en automne aucun des membres del’ancienne intimité n’avait cru que cela eût encore été possible.Le retour de Henry Crawford, et l’arrivée de William Price yétaient pour beaucoup, mais aussi et surtout le fait que Sir Thomasaccueillait avec plus que de la tolérance les tentatives devoisinage du Presbytère. Son esprit, maintenant dégagé des soucisqui l’avaient accablé en premier lieu, était en mesure de trouverque les Grant et leurs jeunes invités valaient réellement la peined’être invités ; et bien que ne s’abaissant pas à faire desplans ou des projets quant à ce mariage, un des plus heureux quipussent être dans les possibilités de n’importe lequel de ceuxqu’il chérissait, et considérant même comme la moindre des chosesle fait de ne pas approfondir de telles choses, il ne pouvaits’empêcher de percevoir, d’une façon négligente, que M. Crawforddistinguait quelque peu sa nièce — ni peut-être se retenir (sansdoute inconsciemment) de donner des consentements plusbienveillants aux invitations qui se rapportaient à ce sujet.
Son empressement, cependant, d’accepter de dîner au Presbytère,quand l’invitation générale fut finalement hasardée, après denombreux débats et de nombreuses doutes pour savoir si cela envalait la peine « car Sir Thomas semblait si maldisposé ! et Lady Bertram était si indolente ! » —provenait seulement de sa bonne éducation et de sa bonne volonté,et n’avait rien à faire avec M. Crawford, il y allait parce que ceserait une réunion agréable ; car ce fut dans le courant decette visite-là qu’il commença à penser que quiconque, habitué àremarquer de si futiles détails, aurait pensé que M.Crawford était l’admirateur de Fanny Price.
La réunion fut en général plaisante, étant composée dans unebonne proportion de narrateurs et d’auditeurs ; et le dînerlui-même était élégant et plantureux, selon l’habitude des Grant,et trop accordée aux habitudes de tous pour créer aucune émotion,excepté chez Mme Norris qui ne pouvait jamais regarder avecpatience la large table ni le nombre de plats s’y trouvant et quis’arrangeait toujours pour faire quelque mauvaise expérience lorsdu passage des servantes derrière sa chaise et pour se convaincreune fois de plus qu’il était impossible que, parmi tant de plats,certains ne fussent pas froids.
Dans la soirée on découvrit, d’après Mme Grant et sa sœur,qu’après avoir organisé la table de whist, ils resteraient asseznombreux pour jouer et tout le monde étant d’accord, la spéculationfut décidée presque aussi vite que le whist ; et Lady Bertramse trouva rapidement dans la situation critique de devoir choisirentre les deux jeux et fut priée de tirer une carte pour le whistou non. Heureusement, Sir Thomas était à portée de sa main.
— Que vais-je faire, Sir Thomas ? Whist ouspéculation : quel jeu m’amusera le plus ?
Sir Thomas après un moment de réflexion, recommanda laspéculation. Il était un joueur de whist lui-même et pouvaitpeut-être penser que cela ne l’amuserait pas beaucoup d’avoir safemme comme partenaire.
— Très bien, répondit avec joie Lady Bertram, la spéculationalors, s’il vous plaît, Mme Grant. Je ne connais rien à ce jeu,mais Fanny me l’enseignera.
Ici, Fanny s’interposa cependant, en parlant anxieusement de sapropre ignorance ; elle n’avait jamais joué ce jeu et nel’avait jamais vu jouer de sa vie ; et Lady Bertram éprouva denouveau un moment d’indécision — mais d’après les assurances dechacun que rien n’était aussi facile, que c’était le plus faciledes jeux de cartes, et après que Henry Crawford eut introduit, laplus instante requête pour être admis à s’asseoir entre saSeigneurie et Mlle Price et à leur enseigner le jeu à toutes deux,il en fut décidé ainsi ; et Sir Thomas, Mme Norris, le Dr. etMme Grant étant assis à la table avec majesté et dignité, les sixautres, sous la direction de Mlle Crawford, furent installés autourde l’autre table. C’était un bel arrangement pour Henry Crawford,qui était tout contre Fanny, et avec un grand rôle à remplir, ayantles jeux de deux personnes à conduire aussi bien que le sien ;bien qu’il fût impossible pour Fanny de ne pas se sentir maîtressedes règles du jeu au bout de trois minutes, il avait cependant àinspirer son jeu, aiguiser son avarice et acquérir son cœur, cequi, spécialement en compétition avec William, n’était pas sansquelque difficulté. En ce qui concerne Lady Bertram, il dutconsentir à se charger d’elle toute la soirée, et, s’il fut assezrapide pour l’empêcher de regarder à ses cartes quand la partiecommença il dut la diriger dans tout ce qu’elle eut à faire jusqu’àla fin du jeu.
Il était dans un brillant état d’esprit, faisant chaque choseavec une aisance heureuse, et surtout dans tous les tours vifs, lesressources rapides et l’imprudence hasardeuse qui pouvaient fairehonneur au jeu ; et la table ronde était en très beaucontraste avec la calme sobriété et le silence ordonné del’autre.
Sir Thomas s’était enquis deux fois du plaisir et du succès deson épouse, mais en vain ; aucune pause n’était assez longuepour le temps que ses manières mesurées nécessitaient ; etpresque rien de son état ne put être connu jusqu’à ce que Mme Grantfût capable, à la fin de la première partie, d’aller vers elle etde la complimenter.
— J’espère que le jeu amuse votre Seigneurie ?
— Oh oui, chère. Très amusant, en effet. Un très bizarre jeu. Jene sais pas de quoi il s’agit. Je ne vois jamais mes cartes. M.Crawford fait tout le reste.
— Bertram, dit Crawford, quelque temps après, mettant à profitune petite détente dans le jeu, je ne vous ai jamais dit ce quim’arriva hier lors de ma chevauchée vers la maison.
Ils avaient été chasser ensemble, et étaient au milieu d’unebonne course, et à quelque distance de Mansfield, quand, s’étantaperçu que son cheval avait perdu un fer, Henry Crawford avait étéobligé d’abandonner et de faire à pied la meilleure partie de sonchemin du retour.
« Je vous ai dit que j’avais perdu mon chemin après avoirdépassé cette vieille ferme avec les ifs, parce que je ne saisjamais me résoudre à demander ; mais je ne vous ai pas ditque, avec ma chance habituelle — car je ne fais jamais une erreursans y gagner — je me trouvai en temps voulu exactement où jedésirais être. J’arrivai soudainement, après avoir trouvé un champencaissé, dans le milieu d’un petit village retiré entre deuxcollines aux pentes douces ; un torrent étroit devant moi àfranchir à gué ; une église se dressant sur une sorte detertre, à ma droite — église apparemment large et élégante pourl’endroit, et pas une maison de gentilhomme ni une maison dedemi-gentilhomme à voir, excepté une — le Presbytère, je précise àun jet de pierre des précités tertre et église. Je me trouvai, enrésumé, à Thornton Lacey.
— Cela paraît être ainsi, dit Edmond, mais dans quel cheminavez-vous tourné après avoir dépassé la ferme de Sewell ?
— Je ne réponds pas à des questions si irrévérentes et siinsidieuses ; bien que je réponde à tout ce que vous pourriezdemander en une heure, vous ne seriez jamais capable de prouver quece n’était pas Thornton Lacey, car ce l’était certainement.
— Vous vous êtes informé, alors ?
— Non, je ne m’informe jamais. Mais je dis à un hommeoccupé à tailler une haie que cela était Thornton Lacey, et ilapprouva.
— Vous avez une bonne mémoire, j’avais oublié vous avoir jamaisdit la moitié de ceci au sujet de cet endroit.
Thornton Lacey était l’endroit où il irait bientôt vivre, ainsique Mlle Crawford le savait ; et son intérêt dans unenégociation pour le valet de William Price augmenta.
— Bien, continua Edmond, et avez-vous aimé ce que vous avezvu ?
— Beaucoup, en vérité. Le jardin de la ferme doit être déplacé,je suis d’accord, mais je n’ai conscience de rien d’autre. Lamaison n’est nullement mauvaise et quand le jardin sera déplacé, ilpourra y avoir une entrée très tolérable.
« Le jardin doit être entièrement nettoyé et planté pourcacher la maison du forgeron. La maison doit être tournée le frontvers l’est ou bien vers le nord — l’entrée et les chambresprincipales, je veux dire, doivent être de ce côté, où la vue estréellement belle ; je suis sûr que cela peut se faire. Etlà doit être votre entrée, — à travers ce qui est àprésent le jardin. Vous devez faire un jardin là ou se trouvemaintenant l’arrière de la maison, ce qui lui donnera le meilleuraspect du monde, en pente vers le sud-est. Le terrain sembleprécisément formé pour cela. J’ai parcouru à cheval environcinquante yards de la ruelle entre l’église et la maison afin deregarder autour de moi ; et j’ai vu comment tout cela pourraitêtre. Rien n’est plus facile. Les prés derrière ce quisera le jardin, aussi bien que ce qui estmaintenant, s’étendant aux alentours de la ruelle où j’étais versle nord-est, à travers la route principale traversant levillage ; cela doit être réuni évidemment, ce sont de trèsbeaux prés, joliment parsemés de bois. Ils appartiennent aubénéfice de l’Église, je suppose. Si pas, vous devez les acheter.Alors, le torrent — quelque chose doit être fait avec letorrent ; mais je ne peux pas exactement dire quoi. J’avaisdeux ou trois idées.
— Et j’ai aussi deux ou trois idées, dit Edmond, et l’uned’elles est que très peu de votre plan pour Thornton Lacey serajamais mis en pratique. Je dois être satisfait avec moinsd’ornement et de beauté. Je pense que la maison et l’entrée peuventêtre confortables, et avoir l’apparence d’une maison d’un gentlemansans aucune dépense très lourde, et cela doit me suffire et, jel’espère, peut suffire à tous ceux qui s’intéressent à moi.
Mlle Crawford, un peu soupçonneuse et pleine de ressentiment,d’un certain ton de voix et d’un certain demi-regard exprimant ladernière expression de son espoir se dépêcha de finir sa partieavec William Price ; et assurant son valet à un prixexorbitant, elle s’exclama :
— Voilà, je veux achever le jeu comme une femme d’esprit. Pas defroide prudence pour moi. Je ne suis pas née pour m’asseoirtranquillement à ne rien faire. Si je perds le jeu, ce ne sera passans avoir lutté.
Le jeu cessa, et ne la paya pas en retour. Une autre parties’engagea et Crawford reprit la conversation à propos de ThorntonLacey.
— Mon plan peut ne pas être le meilleur ; je n’ai pas eubeaucoup de temps pour le former ; mais vous devez faire unebonne partie. L’endroit le mérite et vous ne vous sentirez passatisfait si vous faites beaucoup moins que ce qu’on peut faire.(Excusez-moi, votre Seigneurie, on ne doit pas voir vos cartes. Là,laissez-les posées devant vous.) La place le mérite, Bertram. Vousparlez de lui donner l’air d’une maison de gentilhomme. Cela serafait, par le déplacement du jardin, car, indépendamment de cetteterrible disgrâce, je n’ai jamais vu une maison de cette espèceressemblant autant à une résidence de gentleman, elle a tout à faitl’air d’être quelque chose de plus que la maison d’un simplepersonnage — au-dessus d’un train de vie de quelques centainesl’an. Ce n’est pas un mélange compliqué de simples chambres basses,— ce n’est pas le vulgaire assemblage compact d’une ferme carrée.C’est solide, spacieux ; l’on peut supposer qu’une respectablevieille famille de la région y a vécu de génération en génération,pendant deux siècles au moins, et y vit maintenant en dépensant dedeux à trois milles l’an.
Mlle Crawford écoutait, et Edmond approuva ceci :
— L’air d’une résidence de gentleman… Vous ne pouvez pourtant lelui donner si vous ne faites rien. Mais elle est capable debeaucoup plus. (Laissez-moi voir, Mary : Lady Bertram, nemisez pas une douzaine pour cette reine ; non, non, unedouzaine est plus que cela ne vaut. Lady Bertram ne mise pas unedouzaine. Elle n’aura rien à dire à cela. Allez, continuez !)Par certaines améliorations comme celles que j’ai suggérées (je nedemande réellement pas que vous suiviez mon plan, quoique je douteque quelqu’un en présente un meilleur), vous pouvez lui donner uncaractère plus élevé. Vous pouvez en faire une place. Ayant été lasimple maison d’un gentleman, elle devient, par de judicieusesaméliorations, la résidence d’un homme ayant de l’éducation, dugoût, des manières modernes et de bonnes relations. Tout cela peutse marquer sur elle ; et cette maison reçoit un air tel queson propriétaire sera reconnu le grand propriétaire de la paroissepar chacun qui passera sur la route ; spécialement parce qu’iln’y a pas de réel château dans cet endroit ; une circonstance,entre nous, capable de rehausser la valeur d’une telle situation aupoint que ce soit un privilège et d’une indépendance au-delà detout calcul. Vous pensez comme moi, j’espère ? Il se tournaavec une voix adoucie vers Fanny :
— Avez-vous déjà vu l’endroit ?
Fanny répondit rapidement non, et essaya de cacher son intérêtpour le sujet par une intense attention envers son frère, qui étaitoccupé à conduire un dur marché ; mais Crawfordpoursuivit :
— Non, non, vous ne devez pas vous séparer de la reine. Vousl’avez achetée trop cher et votre frère ne vous en offre pas lamoitié de sa valeur. Non, non, Monsieur, les mains dehors, lesmains dehors. Votre sœur ne se sépare pas de la reine. Elle estcomplètement déterminée. Le jeu sera à vous — il se tourna verselle de nouveau — il sera certainement à vous.
— Et Fanny aurait beaucoup préféré qu’il soit à William, ditEdmond, souriant vers elle. Pauvre Fanny, qui ne peut se dupercomme elle le souhaite !
— Monsieur Bertram, dit Mlle Crawford, quelques minutes après,vous savez que Henry fait de tels embellissements que vous nepouvez vous engager dans rien d’aucune sorte à Thornton Lacey sansaccepter son aide. Pensez seulement comme il a été utile àSotherton ! Pensez seulement combien de grandes choses furentfaites là parce que nous sommes tous allés avec lui, un jour chaudd’août, pour le conduire à travers les champs, et voir son génies’enflammer. Nous allâmes là, et nous revînmes de nouveau à lamaison ; et ce qui a été fait là n’est pas à dire.
Les yeux de Fanny se tournèrent un moment vers Crawford, avecune expression plus que grave, même pleine de reproches, mais elleles détourna immédiatement en rencontrant les siens. Avec quelquechose de conscient, il secoua sa tête vers sa sœur et répondit enriant :
— Je ne peux pas dire que beaucoup a été fait à Sotherton ;mais c’était un jour chaud et nous marchions tous après l’unl’autre, et désorientés.
Aussitôt qu’un murmure général lui permit de ne pas êtreentendu, il ajouta à voix basse, uniquement pour Fanny ets’adressant directement à elle :
— Je devrais être triste de pouvoir faire des projets en si peude temps à Sotherton. Je vois les choses tout à fait différemmentmaintenant. Ne pensez pas à moi comme j’étais alors.
Sotherton était un mot qui saisit Mme Norris, et étant justementà ce moment contente d’avoir gagné en suivant Sir Thomas qui menaitle jeu contre le Dr. et Mme Grant, elle l’interpella d’un ton debonne humeur :
— Sotherton ! Oui, c’est un endroit, en vérité, où nouseûmes une si charmante journée… William, vous n’avez vraiment pasde chance, mais j’espère que la prochaine fois que vous viendrez,ces chers M. et Mme Rushworth seront à la maison, et je suis sûreque je peux répondre de ce que vous serez reçu aimablement par euxdeux. Vos cousines ne sont pas une sorte de gens qui oublient leursamis, et M. Rushworth est un homme des plus aimable. Ils sont àBrighton maintenant, vous savez — dans une des plus belles maisonsde là-bas, comme la belle fortune de M. Rushworth lui donne ledroit d’être. Je ne connais pas exactement la distance, mais quandvous retournerez à Portsmouth, si ce n’est pas trop loin, vousdevez aller jusque là et leur porter vos respects ; et jepourrais envoyer par vous un petit colis que je désire faireparvenir à vos cousines.
— J’en serais très heureux, tante, mais Brighton n’est pas trèsloin de Beachey Head ; et si je pouvais arriver si loin, je nepourrais présumer être le bienvenu dans un endroit si élégant,pauvre diable de sous-officier que je suis !
Mme Norris commençait à déployer une extrême assurance del’affabilité à laquelle il pourrait s’attendre, quand elle futarrêtée par ces paroles de Sir Thomas prononcées avecautorité :
— Je ne vous conseille pas d’aller à Brighton, William, car j’ail’espoir que vous aurez bientôt des possibilités de rencontre pluscommodes ; mais mes filles seraient heureuses de voir leurscousins n’importe où, et vous trouverez M. Rushworth plussincèrement disposé à considérer avec égard les relations de notrefamille que celles de la sienne.
— Je préférerais le trouver secrétaire privé du premier ministreque n’importe quoi d’autre, fut la seule réponse de William, dansune voix rentrée, n’ayant pas l’intention de porter loin, et lesujet en resta là.
Jusque là, Sir Thomas n’avait rien vu de particulier dansl’attitude de M. Crawford, mais quand la table de whist se dispersaaprès la partie, et que, quittant le Dr. Grant et Mme Norris qui sedisputaient au sujet de leur dernier jeu, il devint un spectateurpour les autres, il vit que sa nièce était l’objet d’attentionsd’un caractère bien marqué.
Henry Crawford était dans la première ardeur d’un autre projet àpropos de Thornton Lacey ; et, n’étant pas capable de capterl’oreille d’Edmond, il détaillait ce plan à sa belle voisine, avecun regard de convenable ardeur. Son plan était de louer la maisonlui-même l’hiver suivant, de façon à ce qu’il puisse avoir sonpropre foyer à lui dans le voisinage, et ce n’était pas simplementpour l’usage qu’il en ferait pendant la saison de la chasse (commeil le lui disait à ce moment) bien que cette considération aitcertainement du poids, sentant que, en dépit de la grande amabilitédu Dr. Grant, il était impossible pour lui et ses chevaux d’être àleur aise où ils étaient sans gêner matériellement ; mais cetattachement pour le voisinage ne dépendait pas seulement d’unamusement ou d’une saison de l’année ; son cœur désirait avoirun quelque chose là où il pourrait venir à n’importe quel moment,un petit foyer à sa disposition, où il pourrait passer tous lescongés de son année et où il pouvait continuer, améliorer etperfectionner cette amitié et cette intimité avec la famille deMansfield Park dont la valeur augmentait pour lui chaque jour. SirThomas entendit et ne fut pas offensé ; il n’y avait aucundésir de respect dans les manières du jeune homme, et la façon dontFanny les accueillait était si appropriée et si modeste, si calmeet si peu engageante, qu’il n’avait rien à réprouver en elle. Elleparlait peu, approuvait seulement ici et là et ne trahissait aucuneinclination soit pour s’approprier une part du compliment ou pourencourager ses vues en faveur du Northamptonshire.
Voyant par qui il était observé, Crawford s’adressa lui-même àSir Thomas à propos du même sujet, dans un ton plus « de tousles jours » mais cependant toujours avec sentiment.
— Je désire être votre voisin, Sir Thomas, comme vous m’avezpeut-être entendu en parler à votre nièce. Puis-je espérer votreacquiescement, et espérer que vous n’influencerez pas votre filscontre un tel locataire ?
Sir Thomas, se courbant poliment, répliqua :
— C’est la seule manière, Monsieur, de laquelle je ne pourraispas souhaiter de vous voir établi comme un voisin permanent ;mais j’espère, et je crois, qu’Edmond occupera sa propre maison àThornton Lacey. Edmond, est-ce que j’en dis trop ?
Edmond, à cet appel, devait d’abord savoir de quoi ils’agissait ; mais, en comprenant la question, il ne fut pasembarrassé pour la réponse :
— Certainement, Monsieur, je n’ai aucune autre idée que celle del’habiter. Mais, Crawford, si je vous refuse comme locataire, venezchez moi comme ami. Considérez la maison comme étant à moitié vôtrechaque hiver, et nous agrandirons les étables d’après votre pland’amélioration, et avec tous les embellissements de votre plan quipeuvent s’accomplir pour vous ce printemps.
— Nous y perdrons, continua Sir Thomas. Son départ, ne fût-cequ’à seulement huit milles d’ici, sera une restriction biendéplaisante pour notre cercle de famille ; mais j’aurais étéprofondément mortifié si un de mes fils pourrait se résigner àfaire moins. Il est parfaitement naturel que vous n’ayez pas pensébeaucoup à ce sujet, Mr Crawford. Mais une paroisse a ses désirs etses droits qui ne peuvent être connus que par un pasteur habitantcontinuellement avec eux et qu’aucune proximité ne serait capablede satisfaire au même point. Edmond pourrait, suivant la règlecommune, faire son devoir à Thornton qui serait de lire les prièreset de prêcher, sans abandonner Mansfield Park, il pourrait serendre à cheval, tous les dimanches, vers une maison en faitinhabitée, et assurer le service divin ; il pourrait être lepasteur de Thornton Lacey chaque septième jour, pour trois ouquatre heures, si cela pouvait le contenter. Mais cela ne sera pas.Il sait que la nature humaine nécessite plus de leçons qu’un sermonpar semaine en peut donner ; et s’il ne vit pas parmi sesparoissiens, et ne prouve lui-même, par ses constantes attentions,qu’il est leur ami bienveillant, il fait bien peu pour leur bien oupour le sien.
M. Crawford s’inclina en acquiesçant.
— Je répète de nouveau, ajouta Sir Thomas, que Thornton Laceyest la seule maison du voisinage dans laquelle je ne serais pasheureux de voir M. Crawford comme occupant.
M. Crawford s’inclina en remerciant.
— Sir Thomas, dit Edmond, comprend indubitablement le devoird’un pasteur de paroisse. Nous devons espérer que son fils pourraprouver qu’il le connaît aussi
Quel qu’effet que la petite harangue de Sir Thomas ait puréellement produire sur M. Crawford, elle provoqua un sentiment demalaise chez deux des autres, deux de ses plus attentifs auditeurs,Mlle Crawford et Fanny. L’une d’elles, n’ayant jamais comprisprécédemment que Thornton allait être si tôt et si complètement lamaison du jeune homme, considérait, abattue, ce que cela serait, dene plus voir Edmond chaque jour ; et l’autre, détournée del’agréable vision à laquelle elle s’était complue précédemment, enentendant la force de la description de son frère, ne pouvant pasplus longtemps, dans l’image qu’elle s’était formée du futurThornton, chasser l’église, chasser le pasteur et y voir seulementla respectable, élégante, moderne et occasionnelle résidence d’unhomme riche et indépendant — considérait Sir Thomas, avec unemauvaise volonté décidée, comme le destructeur de tout ceci, etsouffrait surtout à cause de cette involontaire indulgence que soncaractère et ses manières recommandaient, et parce qu’elle n’osaitpas faire la plus simple tentative de ridiculiser sa cause.
Tout le plaisir de son jeu était passé pour cette heure. Ilétait temps d’en finir avec les cartes, si les sermonsdominaient ; et elle était contente de trouver nécessaire d’envenir à une conclusion et d’être apte à rafraîchir son esprit parun changement de place et de voisins.
Les chefs de la partie s’étaient maintenant rassemblés sansordre près du feu, attendant l’arrêt final. William et Fannyétaient les plus écartés. Ils restaient tous les deux à l’autretable désertée, parlant très confortablement, et ne pensant pas aureste de la société, jusqu’au moment où une partie de celle-cicommença à penser à eux. La chaise de Henry Crawford fut lapremière qui alla dans leur direction, et il s’assit en lesobservant silencieusement pendant quelques minutes. Lui-même, dansle même temps, était observé par Sir Thomas, qui bavardait, debout,avec le Dr. Grant.
— Il y a rassemblement, ce soir, dit William. Si j’étais àPortsmouth, j’y serais peut-être.
— Mais vous ne souhaitez pas d’être à Portsmouth,William ?
— Non, Fanny, je ne le souhaite pas. J’en aurai assez, dePortsmouth, et de la danse, aussi, quand je ne vous aurai plus. Etje ne sais pas si je pourrais trouver quelque plaisir dans cetteassemblée, car je devrais sans doute aller sans partenaire. Lesjeunes filles de Portsmouth détournent le nez de quiconque n’a pasune attribution. On peut tout aussi bien n’être rien qu’êtresous-officier. On n’est rien, en réalité. Vous vous rappelez lesGregorys ; elles sont devenues d’amusantes et jolies jeunesfilles, mais elles me parlent à peine, parce que Lucy est courtiséepar un officier.
Ses joues étaient colorées d’indignation comme il parlait.
— Oh ! Quelle honte ! Mais cela ne fait rien, William.Cela ne vaut pas la peine de s’en occuper. Cela ne vous concernepas ; ce n’est pas plus que ce que les plus grands amiraux onttous expérimenté, plus ou moins, dans leur temps. Vous devez penserà cela ; vous devez essayer de considérer cela comme l’une desduretés qui accablent la vie de tous les marins — comme le mauvaistemps et la vie rude. Seulement avec cet avantage : qu’il yaura une fin à ceci, qu’un moment viendra où vous n’aurez plus riende cette sorte à endurer. Quand vous serez un lieutenant !Songez seulement, William, combien peu vous vous soucierez depetits non-sens comme ceci, quand vous serez lieutenant.
— Je commence à croire que je ne serai jamais lieutenant, Fanny.Tout le monde reçoit sa promotion, sauf moi.
— Oh, mon cher William, ne parlez pas ainsi. Ne soyez pas sidécouragé. Mon oncle ne dit rien, mais je suis sûre qu’il fera toutce qui est en son pouvoir pour que vous soyez nommé. Il sait, aussibien que vous, quelle importance cela a.
Elle fut arrêtée par la vue de son oncle, qui se trouvaitbeaucoup plus près d’eux qu’elle ne le soupçonnait, et chacuntrouva nécessaire de parler de quelque chose d’autre.
— Aimez-vous danser, Fanny ?
— Oui, beaucoup. Mais je suis vite fatiguée.
— J’aimerais aller à un bal avec vous et vous voir danser.N’avez-vous jamais de bals, à Northampton ? J’aimerais vousvoir danser, et je danserais avec vous, si vous le vouliez, carpersonne ne saurait qui je suis, ici, et j’aimerais être votrepartenaire une fois de plus. Nous avons souvent eu l’habitude desauter ensemble partout, n’est-ce pas ? Quand l’orgue deBarbarie était dans la rue ? Je suis un très bon danseur à mamanière, mais j’ose dire que vous êtes meilleure que moi.
Et se tournant vers leur oncle qui était maintenant tout prèsd’eux :
— Est-ce que Fanny n’est pas une bonne danseuse,Monsieur ?
Fanny, alarmée par une telle question, sans précédent, ne savaitplus de quel côté regarder ou comment se préparer à la réponse.Quelque reproche très grave, ou au moins la plus froide expressiond’indifférence, devaient venir pour affliger son frère et la fairedisparaître. Mais, au contraire, ce ne fut pas pire que :
— Je regrette de dire que je suis incapable de répondre à votrequestion. Je n’ai jamais vu Fanny danser depuis qu’elle était unepetite fille ; mais je suis certain que nous allons tous deuxpenser qu’elle s’en acquitte comme une dame lorsque nous laverrons, ce dont, peut-être, nous pourrons avoir une occasion sansdevoir attendre trop longtemps.
— J’ai eu le plaisir de voir votre sœur danser, monsieur Price,dit Henry Crawford, se penchant en avant, et je peux m’engager àrépondre à chaque enquête que vous pourriez faire à ce sujet, àvotre entière satisfaction. Mais je crois (il vit le regard deFanny s’affliger) que cela sera à quelque autre moment. Il y a unepersonne dans la compagnie qui n’aime pas qu’on parle de MllePrice.
C’était vrai : il avait vu une fois Fanny dansant, etc’était vrai aussi qu’il aurait maintenant répondu qu’elle glissaitavec une calme et légère élégance et dans un rythmeadmirable ; mais il n’aurait pu, même au prix de sa vie,rappeler ce que sa danse avait été. et il se portait garant qu’elleavait été présente, mais il ne se rappelait aucune chose à sonpropos.
Il passa, cependant, pour un admirateur de Fanny ; et SirThomas, nullement mécontent, prolongea la conversation sur la danseen général et était si bien engagé dans une description des balsd’Antigua, en écoutant ce que son neveu pouvait relater au sujetdes différentes façons de danser qu’il avait pu observer, qu’iln’avait pas entendu qu’on annonçait sa voiture, et qu’il y futappelé en premier lieu par l’empressement de Mme Norris.
— Venez, Fanny, à quoi pensez-vous ? Nous partons. Necroyez-vous pas que votre tante s’en va ? Vite, vite. Je nepeux supporter de faire attendre le pauvre vieux Wilcox. Vousdevriez toujours vous souvenir du cocher et des chevaux. Mon cherSir Thomas, nous avons décidé que la voiture reviendrait pour vous,et Edmond, et William.
Sir Thomas ne pouvait refuser, car cela avait été son proprearrangement, communiqué précédemment à sa femme et à la sœur decelle-ci, mais cela semblait oublié par Mme Norris quidevait s’imaginer qu’elle avait tout fixé elle-même.
Le dernier sentiment de Fanny dans cette visite fut dudésappointement, car le châle que Edmond était occupé à prendretranquillement à la servante pour l’apporter et le poser sur sesépaules fut saisi par la main prompte de M. Crawford et elle futobligée d’être redevable à l’attention de celui-ci.
Le désir de William de voir danser Fanny fit plus qu’uneimpression momentanée sur son oncle. L’espoir d’une occasion, queSir Thomas avait donné à ce moment, n’avait pas été donné pour êtreoublié ensuite. Il demeurait fermement désireux de satisfaire unsentiment si aimable — de satisfaire n’importe qui d’autre quisouhaiterait voir danser Fanny, et de donner du plaisir aux jeunesgens en général, et ayant réfléchi à la matière, et pris sarésolution calmement et indépendamment, le résultat en apparut lelendemain matin au déjeuner quand, après avoir rappelé et commentéce que son neveu avait dit, il ajouta :
— Je n’aimerais pas, William, que vous quittiez le Northampshiresans cette faveur. Je veux me donner le plaisir de vous voir dansertous les deux. Vous parliez des bals à Northampton, vos cousins yont assisté occasionnellement, mais cela ne vous conviendrait enaucune façon. La fatigue serait trop grande pour votre tante. Jepense que nous ne devons pas penser à un bal à Northampton. Unepartie de danse à la maison serait mieux appropriée, et si…
— Ah, mon cher Sir Thomas, interrompit Mme Norris, je savais cequi allait arriver. Je savais ce que vous alliez dire. Si la chèreJulia était à la maison, ou la très chère Mme Rushworth àSotherton, pour fournir une raison, une occasion pour une tellechose, vous seriez tenté de donner aux jeunes gens un bal àMansfield. Je sais que vous le seriez. Si elles étaient àla maison pour orner le bal, vous auriez un bal ce Noël. Remerciezvotre oncle, William, remerciez votre oncle.
— Mes filles, répondit Sir Thomas, s’interposant gravement, ontleurs plaisirs à Brighton, et, je l’espère, sont trèsheureuses : mais la danse que je pense donner à Mansfield serapour leurs cousins. Si nous étions tous assemblés, notresatisfaction serait plus complète, sans aucun doute, mais cetteabsence, en somme, ne doit pas exclure les autres du plaisir.
Mme Norris n’avait plus aucun autre mot à dire. Elle vit ladécision dans ses yeux, et sa surprise et sa vexation requirentquelques minutes de silence avant qu’elle puisse s’organiser etreprendre son sang-froid. Un bal à un tel moment ! Les fillesabsentes et elle-même non consultée ! Cependant elle avait leréconfort à portée de sa main. Elle devait faire chaquechose ; Lady Bertram serait évidemment épargnée de toutepensée et de tout effort, et tout retomberait sur elle.Elle aurait à faire les honneurs de la soirée, et cette réflexionlui rendit si vite une grande partie de sa bonne humeur qu’elle putse joindre aux autres, avant que leur joie et leurs remerciementsfussent tout à fait exprimés.
Edmond, William et Fanny chacun à leur façon, voyaient etespéraient dans ce prochain bal, autant de plaisir reconnaissantque Sir Thomas pouvait le désirer. Les sentiments d’Edmond étaientexprimés aussi. Son père n’avait jamais conféré une faveur oumontré une gentillesse qui fût à sa satisfaction,
Lady Bertram était parfaitement d’accord et contente et n’avaitpas d’objections à faire ; Sir Thomas l’assurait que cela nelui donnerait que peu de souci ; et elle lui certifia« qu’elle n’était pas du tout effrayée par ces ennuis et que,en vérité, elle ne pouvait imaginer qu’il y en aurait. »
Mme Norris était prête avec ses suggestions, comme pour luiindiquer quelle chambre elle pensait aussi être la plus adéquate,mais elle trouva déjà tout prévu ; et quand elle voulutémettre son avis au sujet du jour, il apparut que le jour étaitfixé aussi. Sir Thomas s’était amusé à dessiner complètement lesgrandes lignes du projet, et, dès qu’elle écouterait calmement, ilpourrait lire la liste des familles à inviter, dont il déduisait,en tenant compte de la brièveté de l’information, qu’il pourraitrassembler assez de jeunes gens pour former douze ou quatorzecouples ; et il pourrait détailler les considérations quil’avaient décidé de s’arrêter au 22, comme le meilleur jour àchoisir. William devait être à Portsmouth le 24 ; le 22 seraitdonc, en conséquent, le dernier jour de sa visite ; mais alorsque les jours étaient si peu nombreux, il n’eût pas été sage d’enchoisir un plus rapproché. Mme Norris fut obligée de se sentirsatisfaite d’avoir pensé juste de la même façon, et d’avoir été surle point de proposer le 22 elle-même, comme étant de loin lameilleure date pour le projet.
Le bal était maintenant une chose décidée et avant la soirée,une chose annoncée à tous ceux qu’elle concernait. Les invitationsfurent envoyées en hâte, et plus d’une jeune fille se coucha cesoir-là avec sa tête pleine de soucis heureux, aussi bien queFanny. Pour elle, les soucis étaient parfois presque au-dessus dela joie ; en peine et expérimentée, n’ayant que peu de moyensde choisir et peu de confiance dans son propre goût, le« comment serait-elle habillée ? » était un point dedouloureuse inquiétude ; et l’un des rares ornements qu’ellepossédât, une très belle croix d’ambre que William lui avaitapportée de Sicile, était sa grande détresse, car elle n’avait riend’autre qu’un morceau de ruban pour la fixer ; et bien qu’ellel’eût portée une fois de cette façon, cela conviendrait-il pour unetelle occasion, au milieu de tous les riches bijoux que, elle lesupposa, toutes les autres jeunes filles porteraient. Et cependant,ne pas la porter ! William aurait désiré lui acheter une bellechaîne d’or aussi, mais le projet était au delà de ses moyens et,en conséquence ne pas porter la croix pourrait le vexer. C’étaientdes considérations anxieuses ; assez pour calmer son espritmême à la pensée d’un bal donné principalement en sa faveur.
Pendant ce temps les préparatifs continuaient, et Lady Bertramcontinuait de s’asseoir sur son sopha sans être dérangée par eux.Elle eut quelques visites de la gouvernante, et sa servante dut sehâter de lui confectionner une nouvelle robe. Sir Thomas donnaitles ordres et Mme Norris courait partout, mais cela ne gênaitnullement l’affaire.
Edmond était à ce moment particulièrement soucieux, son espritétait profondément occupé par la considération de deux événementsimportants de sa vie, qui allaient fixer son destin : entréedans les ordres et mariage — événements d’un caractère tellementsérieux que le bal, qui serait très certainement rapidement suivide l’un d’eux, lui apparaissait moindre à ses yeux qu’à ceux den’importe quelle autre personne de la maison. Le 23, il allait chezun ami à Peterborough, qui était dans la même situation que lui, etils allaient recevoir les ordres dans le courant de la semaine dela Noël. La moitié de sa destinée serait alors déterminée — maisl’autre moitié pouvait ne pas être aussi douce à accomplir. Sesdevoirs seraient établis, mais la femme qui devrait animer,partager et récompenser ces devoirs pouvait encore êtreinaccessible. Il connaissait sa propre pensée, mais il n’était pastoujours certain de connaître Mlle Crawford. Il y avait des pointssur lesquels ils n’étaient pas complètement d’accord, il y avaitdes moments où elle ne semblait pas favorable, et bien que faisantconfiance entièrement à son affection, à une conclusion dans undélai très court, il éprouvait beaucoup de sentiments anxieux,beaucoup d’heures de doute quant au résultat. Sa conviction de seségards pour lui était quelquefois très forts ; il pourraitregarder en arrière vers une longue période d’encouragement, etelle était aussi parfaite dans un attachement désintéressé que danstoute autre chose. Mais à d’autres moments, des doutes et desalarmes se mélangeaient à ses espoirs, et quand il songeait à sonmanque d’inclination pour l’intimité et la retraite, sa préférencedécidée pour une vie à Londres, que pouvait-il espérer d’autrequ’un refus déterminé ? À moins que ce ne soit une acceptationencore moins bonne, demandant de tels sacrifices à sa situation età son métier, que sa conscience dût le lui défendre.
L’issue de tout dépendait d’une question : L’aimait-elleassez fortement pour dépasser des points qui avaient toujours étéessentiels ? L’aimait-elle assez fortement pour qu’ils fussentplus essentiels ? Et cette question, qu’il se répétaitcontinuellement, quoiqu’elle eût le plus souvent un« oui » comme réponse avait aussi parfois son« non ».
Mlle Crawford allait bientôt quitter Mansfield, et à cetteoccasion le « oui » et le « non » alternaientplus fréquemment. Il avait vu briller ses yeux lorsqu’elle parlaitde la lettre de sa chère amie, qui lui promettait une longue visiteà Londres, et de la gentillesse d’Henry, qui s’engageait à resteroù il était afin qu’il pût l’accompagner là-bas, il l’avait entenduparler du plaisir d’un tel voyage avec une animation qui voulaitdire « non ». Mais ceci s’est passé au cours de lajournée décisive, dans la première heure de joie quand rien d’autrene comptait à ses yeux que les amis qu’elle allait voir. Depuis, ill’avait entendu s’exprimer différemment, avec d’autres sentiments,des sentiments plus contrôlés, il l’a entendu dire à Mme Grantqu’elle la quitterait avec regret ; qu’elle commençait àpenser, que ni les amis, ni les plaisirs qu’elle allait retrouver,ne valaient ceux qu’elle laissait derrière elle, et que, bienqu’elle se sentît obligée de partir, elle savait déjà qu’elleéprouverait de la joie, là-bas, quand elle pourrait prévoir lemoment de son retour à Mansfield. N’y avait-il pas des« oui » dans tout ceci ?
Ayant à peser, arranger et réarranger pareilles choses, Edmondne pouvait pas s’intéresser énormément à la soirée que le reste dela famille attendait avec un tel intérêt. Mise à part la joie deses deux cousins, cette soirée n’avait pas plus de valeur pour luique n’importe quelle autre réunion des deux familles. Chaqueréunion apportait l’espoir d’une confirmation quelconque ;mais le tourbillon de la salle de bal ne serait peut-être pasparticulièrement favorable à l’expression des sentiments sérieux.L’engager précisément pour les deux premières danses, c’était lapossibilité d’un bonheur personnel qu’il sentait en son pouvoir, etla seule préparation pour le bal à laquelle il pouvait prendrepart, en dépit de tout ce qui se passait autour de lui en rapportavec la fête, depuis le matin jusqu’au soir.
Jeudi était le jour du bal, et le mercredi matin, Fanny, encoreincapable de choisir ce qu’elle devrait mettre, se décida àdemander conseil aux plus compétents, et s’adressa à Mme Grant et àsa sœur dont le bon goût généralement reconnu, l’aiderait à êtreirréprochable, et comme Edmond et William étaient partis pourNorthampton, elle avait des raisons de penser que M. Crawford leserait de même. Elle descendit vers le presbytère, ne craignant pasde se risquer à une conversation privée ; et le secret d’unetelle conversation était de première importance pour Fanny, plusqu’à moitié honteuse de ses propres préoccupations.
Elle rencontra Mlle Crawford à quelques yards du presbytère.Comme celle-ci s’apprêtait à lui rendre visite, et comme il luisemblait que son amie, obligée qu’elle était d’insister sur leretour, n’abandonnait sa promenade qu’à contre-cœur, elle expliqual’objet de sa visite immédiatement et observa, que si elle voulaitêtre assez aimable pour lui donner son opinion cela pourrait aussibien se faire à l’extérieur qu’à l’intérieur. Mlle Crawford parutenchantée de sa demande et pressa Fanny, d’une façon beaucoup pluscordiale qu’avant, de retourner avec elle et proposa qu’ellesaillent dans sa chambre où elles pourraient avoir une causetteconfortable sans déranger le Docteur et Mme Grant, qui étaientensemble au salon. Ceci était précisément un plan qui convenait àFanny ; et avec une grande gratitude de son côté pour unecomplaisance si gentille et si vive, elles entrèrent et montèrent àl’étage, et furent bientôt absorbées par le sujet qui lesintéressait. Mlle Crawford, flattée de cet appel, lui dévoua lemeilleur de son jugement et de son bon goût, rendit tout facile parses suggestions et essaya de rendre tout agréable à Fanny par sonencouragement. La toilette se trouva décidée dans ses grandeslignes. — « Mais allez-vous porter la croix de votre frèrecomme collier ? » dit Mlle Crawford, « ne porterezvous pas la croix de votre frère ? » Et tandis qu’elleparlait, elle défaisait un petit paquet, que Fanny avait remarquédans sa main quand elles s’étaient rencontrées. Fanny lui racontases désirs et ses doutes à ce point ; elle ne savait pas sielle devait porter, ou ne pas porter la croix. On répondit pourelle, en plaçant une petite boîte à frivolités devant elle et enlui demandant de choisir parmi plusieurs chaînes et colliers en or.Tel était le paquet dont Mlle Crawford était pourvue et c’était làl’objet de sa visite ; et de la manière la plus aimable ellepressait maintenant Fanny d’en prendre une pour la croix et de lagarder pour l’amour d’elle, disant toutes les choses qu’elle putimaginer pour écarter les scrupules qui avaient d’abord faitreculer Fanny avec un mouvement d’horreur devant laproposition.
— Vous voyez quelle collection j’ai, dit-elle, je n’en emploiepas la moitié. Je ne vous offre que du vieux. Vous devez excusermon sans-gêne et me rendre service.
Fanny résistait toujours, de tout son cœur. Le don avait trop devaleur. Mais Mlle Crawford persévéra tant, discuta le cas avec tantd’arguments si sérieux et si affectueux appuyés sur la tête deWilliam, sur la croix, sur le bal et sur elle-même qu’à la fin elleeut gain de cause. Fanny se trouva obligée de céder afin qu’elle nepût être accusée d’orgueil, d’indifférence ou d’autrespetitesses ; et ayant avec une humble répugnance donné sonconsentement, elle se mit à faire une sélection. Elle regarda,regarda, désirant trouver celle qui avait le moins de valeur ;et était enfin déterminée à faire son choix, quand elle crut qu’uncollier se trouvait devant ses yeux plus souvent que les autres.C’était un collier en or, joliment arrangé, et bien que Fanny eûtpréféré une chaîne plus longue et plus simple comme étant plusadaptée à son but, elle espérait avoir choisi celle que MlleCrawford désirait garder le moins. Mlle Crawford manifesta saparfaite approbation par un sourire ; et se dépêcha decompléter le don en lui mettant le collier et en lui faisant voirl’effet qu’il faisait sur elle. Fanny n’aurait pu formuler lamoindre opposition et exception faite de ce qu’il lui restait descrupules, était extrêmement heureuse d’une acquisition siappropriée. Elle aurait peut-être préféré être l’obligée d’uneautre personne. Mais cela était un sentiment bas. Mlle Crawfordavait devancé ses désirs avec une gentillesse qui prouvait qu’elleétait une amie.
— Quand je porterai ce collier, je penserai toujours à vous,dit-elle, je penserai combien vous étiez aimable.
— Vous devez également penser à quelqu’un d’autre quand vous leporterez, répliquait Mlle Crawford. Vous devez aussi penser à monfrère, car la pensée venait d’abord de lui. Il me la donna, et avecle collier je vous passe tous les devoirs de vous souvenir dupremier donneur. Cela doit être un souvenir de famille. La sœur nepeut être dans vos pensées sans que le frère n’y soit aussi.
Fanny, grandement étonnée et pleine de confusion, auraitinstantanément retourné le cadeau. Prendre ce qui avait été lecadeau d’une autre personne, d’un frère, encore, impossible !Cela ne devait pas être. Avec une avidité et un embarras assezdivertissants pour sa compagne, elle remit la chaîne sur le carton,et semblait résolue à ne pas en perdre une autre.
— Ma pauvre enfant, dit-elle en riant, de quoi avez-vouspeur ? Croyez-vous que Henry considérerait ce collier mien ets’imaginerait qu’il n’est pas venu honnêtement en votrepossession ? Ou imaginez-vous qu’il serait trop flatté de voirle collier à votre gorge, collier qu’il acheta il y a trois ansavant qu’il ne sût qu’une telle gorge existait ? Ou peut-être,et elle eut un air espiègle, croyez-vous qu’il y a une conspirationentre nous et que ce que je fais maintenant je le fais à son désiret à sa connaissance.
Fanny protesta absolument contre de telles pensées tout enrougissant beaucoup.
— Bien, alors, répliqua Mlle Crawford, très sérieusement et sansla croire entièrement, pour me convaincre que vous n’y suspectezpas de piège et aussi confiante que je vous ai toujours trouvée,prenez ce collier et n’en dites pas un mot de plus. Le fait quec’est un cadeau de mon frère ne doit faire aucune différence pourvous, comme, je vous l’assure, cela n’en fait pas dans ma volontéde m’en séparer. Il me donne toujours une chose ou l’autre. J’aitant de cadeaux innombrables de lui que je ne pourrais les compter,ou lui en rappeler la moitié. Et pour ce qui est de ce collier, jene crois pas que je l’ai porté six fois ; il est très joli,mais je n’y pense pas ; et bien que vous eussiez été aussibien même avec n’importe quel autre bijou de la boîte, il se faitque vous avez choisi précisément celui, dont, si j’avais unepréférence, je me séparerais volontiers et que je préfère voir envotre possession plutôt qu’à n’importe qui d’autre. Ne vous yopposez plus, je vous en supplie, ce petit rien ne vaut pas lamoitié de tant de paroles.
Fanny n’osa pas s’opposer plus longtemps, et avec desremerciements renouvelés mais moins heureux accepta de nouveau lecollier, car il y avait une expression dans le regard de MlleCrawford qui ne pouvait pas la satisfaire.
Il lui était impossible de rester insensible au changement demanières de M. Crawford à son égard. Il y avait longtemps qu’ellene l’avait vu. Il essayait évidemment de lui plaire ; il étaitgalant, il était attentif — il était, en quelque sorte, comme ilavait été avec ses cousines — il voulait, croyait-elle, duper satranquillité, comme il avait dupé ses cousines : quant àsavoir s’il n’avait rien à voir avec le collier ! Elle nepouvait se convaincre qu’il n’y était pour rien, car Mlle Crawford,complaisante en tant que sœur, était insouciante en tant que femmeet qu’amie.
Elle retourna maintenant à la maison en réfléchissant et endoutant, et sentant que la possession de ce qu’elle avait tellementdésiré n’apportait pas beaucoup de satisfaction. C’est avec unchangement plutôt qu’une diminution de souci qu’elle reprit lechemin qu’elle avait foulé avant.
En rentrant à la maison, Fanny monta immédiatement déposer sonacquisition inattendue, ce collier, un bien douteux, dans la salleet le mettre dans une petite boîte où elle gardait tous ses petitstrésors ; mais, en ouvrant la porte, quelle ne fut pas sasurprise d’y trouver son cousin Edmond en train d’écrire à satable. Une telle chose, qui n’était jamais arrivée auparavant,était presque aussi merveilleuse que bienvenue.
— Fanny, dit-il immédiatement, abandonnant chaise et plume etvenant à sa rencontre, tenant quelque chose en mains, je vousdemande pardon d’être ici. Je venais vous chercher, et après avoirattendu un peu, dans l’espoir de votre arrivée, j’étais en traind’employer votre encrier pour expliquer ma commission. Voustrouverez le début d’une lettre pour vous ; mais, maintenant,je puis traiter l’affaire de vive voix, voici : Je ne vousdemande que d’accepter ce petit rien — une chaîne pour la croix deWilliam. Vous auriez dû l’avoir la semaine passée, mais il a falluattendre parce que mon frère n’a pu aller en ville aussi vite quej’avais espéré, et je ne viens que de la recevoir maintenant àNorthampton. J’espère que vous aimerez la chaîne, Fanny. Je me suisefforcé de m’en tenir à la simplicité de votre goût ; mais detoute façon, je sais que vous serez indulgente pour mes intentions,et la considérerez comme elle est réellement : le signe del’affection d’un de vos plus anciens amis.
Et en disant ces mots il se hâtait de partir avant que Fanny,écrasée par un millier de sensations de peine et de joie, pûttenter de parler, mais animée par un désir souverain elles’exclama :
— Oh, cousin, arrêtez un moment, je vous en prie,arrêtez-vous !
Il revint.
— Je ne peux essayer de vous remercier, continua-t-elle d’unemanière très agitée, les remerciements sont hors de question. Jeressens beaucoup plus que je pourrais exprimer. Votre bonté depenser à moi d’une telle façon est au delà…
— Si c’est là tout ce que vous avez à me dire, Fanny !
Souriant, il s’apprêtait à partir de nouveau.
— Non, non, je voudrais vous consulter.
Presque inconsciemment, elle avait défait maintenant le paquetqu’il lui avait placé dans la main et voyant devant elle, dans labeauté de l’emballage d’un joaillier, une chaîne d’or noué,parfaitement simple et nette, elle ne put s’empêcher de s’exclamerà nouveau :
— Oh, ceci est beau, réellement ! Ceci est précisément lachose que je souhaitais ! Ceci est le seul ornement que jedésire posséder jamais. Elle est exactement assortie à ma croix.Elles doivent et seront toujours portées ensemble. Le cadeau vientaussi à un moment si propice. Oh ! cousin, vous ne pouvezsavoir combien il est propice.
— Ma chère Fanny, vous êtes beaucoup trop sensible à ces choses.Je suis fort heureux que vous aimiez la chaîne, et qu’elle arrive àtemps pour demain ; mais vos remerciements dépassentl’occasion. Croyez-moi, je n’ai au monde de plus grand plaisir quede contribuer au vôtre. Non, je puis le dire en toute assurance, jen’ai pas de plaisir aussi complet, aussi inaltérable. Il est sansun mécompte.
Fanny aurait pu vivre une heure sans prononcer un autre mot maisEdmond, après avoir attendu un moment, l’obligea à faire descendreses pensées de leur vol céleste, en disant :
— Mais à quel sujet voulez-vous me consulter ?
C’était au sujet du collier qu’elle voulait, le plussérieusement du monde, maintenant rendre, elle espérait obtenir sonconsentement pour le faire. Elle donnait le récit de sa récentevisite maintenant que ses ravissements pouvaient être passés, maisEdmond était si frappé par la circonstance, si enchanté de ce queMlle Crawford avait fait, si frappé par une telle coïncidence entreeux que Fanny ne put qu’admettre le pouvoir d’un plaisir sur sonpropre esprit, bien que cela pût avoir des mécomptes. Il se passaquelque temps avant qu’elle pût avoir assez d’attention pour sonprojet ou une réponse à sa demande : il était plongé dans unerêverie aimante et émettait de temps en temps quelques demi-phrasesde louange ; mais quand il s’éveilla et comprit, il était biendécidé à s’opposer à ce qu’elle souhaitait.
— Renvoyer le collier ! Non, ma chère Fanny, pas d’aprèsmon idée. Ce serait profondément mortifiant pour elle. Il ne peutexister de sensation plus désagréable que de voir revenir dans vosmains quelque chose que vous avez donné avec l’espoir raisonnablede contribuer au bonheur d’un ami. Pourquoi perdrait-elle unplaisir qu’elle a montré si bien mériter ?
— Si cela m’avait été donné en première instance, dit Fanny, jen’aurais jamais songé à le rendre ; mais, comme c’est unprésent de son frère, il n’est pas juste de supposer qu’elle s’ensépare facilement si ce n’est pas nécessaire ?
— Elle ne doit pas supposer que ce n’est pas nécessaire, dumoins pas acceptable ; le fait que primitivement c’était uncadeau de son frère ne fait aucune différence, car cela ne l’a pasempêché de l’offrir, ni vous de l’accepter, donc cela ne doit pasvous empêcher de le garder. Sans aucun doute il est plus beau quele mien et plus en rapport avec une salle de bal.
— Non, ce n’est pas plus beau, ce n’est pas plus beau du toutdans son genre, et pas à moitié aussi convenable. La croixs’accordera mieux avec la chaîne qu’avec le collier, c’est au delàde toute comparaison.
— Pour une nuit, Fanny, rien que pour une nuit, si cela est unsacrifice. Je suis sûr qu’après réflexion, vous voudrez faire cesacrifice plutôt que de faire de la peine à quelqu’un qui n’a eu envue que votre bien-être. Les attentions de Mlle Crawford n’ont pasété au-dessus de ce que vous méritez — je suis la dernière personneà croire qu’elle pourrait être au dessus de vos mérites — et quevous pourriez lui répondre avec quelque chose qui aurait un aird’ingratitude, bien que je sache que ce ne pourrait jamais être nidans votre intention, ni dans votre nature. Portez le collierdemain soir, ainsi que vous vous y êtes engagée, et réservez lachaîne pour des occasions plus courantes. Ceci est mon avis. Je nevoudrais pas que l’ombre d’une froideur vienne troubler uneintimité que j’ai observée, avec le plus grand plaisir, entre deuxêtres dans les caractères desquels j’ai trouvé une granderessemblance de sincérité et de délicatesse, bien qu’il y aitquelques légères différences résultant d’une différence desituation, mais qui ne forment pas un obstacle à une véritableamitié. Je ne voudrais pas qu’une ombre de froideur s’élevât entreles deux êtres qui me sont le plus chers au monde, répéta-t-il.
Quand il eut parlé, il s’en alla, et Fanny avait à se calmercomme elle le put. Elle était l’une de ses plus chères amies :cela devait la réconforter. Mais l’autre, la première ! Il nelui avait jamais parlé si ouvertement, et quoiqu’il ne lui eût rienraconté qu’elle n’avait déjà deviné depuis longtemps, c’était unchoc pour elle ; car ces mots montraient ses propresconvictions, et ses vues. Les unes et les autres semblaientdéfinitives. Il épouserait Mlle Crawford. C’était un choc, en dépitd’une attente très longue, et elle était obligée de répéter encorequ’elle était l’une de ses deux plus chères amies, pour que cesmots lui donnent quelque sensation. Si elle pouvait croire que MlleCrawford le méritait, oh, combien ce serait différent !Combien plus tolérable ! Mais il se trompait sur son compte,il lui accordait des mérites qu’elle n’avait pas, ses défautsétaient ce qu’ils avaient toujours été, mais il ne les voyait plus.Avant qu’elle n’ait versé beaucoup de larmes sur cette déception,Fanny ne réussit pas à calmer son agitation, et l’abattement quisuivit ne put être allégé que par de ferventes prières pour sonbonheur,
C’était son intention, et elle y voyait un devoir, d’essayer desurmonter tout ce qui était excessif, tout ce qui touchait àl’égoïsme dans son affection pour Edmond. Elle ne trouvait pas demots assez forts pour satisfaire sa propre humilité. De penser àlui comme Mlle Crawford pouvait le faire, eût été chez elle unefolie. Pour elle, il ne pouvait jamais, dans aucune circonstance,être autre chose de plus cher qu’un ami. Comment une telle penséelui venait-elle, même pour la réprouver ou la défendre ? Iln’était pas permis que cette pensée touchât les confins de sonesprit. Elle s’appliquerait à être raisonnable et à mériter ledroit de juger avec une intelligence saine et honnête le caractèreet le privilège de sincère sollicitude de Mlle Crawford pourlui.
Elle avait de l’héroïsme dans ses principes et était décidée àfaire son devoir, mais ayant aussi beaucoup de sentiments inhérentsà la jeunesse et à la nature, il ne faut pas s’étonner outre mesuresi, après avoir pris toutes ces bonnes résolutions de maîtrise desoi, elle saisit comme un trésor inespéré le bout de papier surlequel Edmond avait commencé à lui écrire et si, ayant lu avec laplus tendre émotion ces mots : « Ma très chère Fanny,vous devez me faire la faveur d’accepter », elle l’enfermaavec la chaîne comme si c’était la plus chère partie du don.C’était la seule chose qui s’approchait d’une lettre qu’elle avaitjamais reçue de lui, et il se pourrait qu’elle n’en reçût jamaisd’autre ; il était impossible qu’elle en reçût jamais uneautre qui lui procurât plus de plaisir, tant, en tous cas, à causedes circonstances que du style. Jamais auteur n’avait écrit deuxlignes qui eussent plus de valeur, jamais les recherches du plusaimant correspondant n’avaient été plus bénies. Pour elle,l’écriture elle-même, indépendamment de tout, était unebénédiction. Jamais être humain n’avait écrit des caractèrescomparables à l’écriture la plus courante d’Edmond ! Cespécimen, même avec la grande hâte dans laquelle il avait étéécrit, n’avait pas une faute, et il y avait une telle félicité dansles quatre premiers mots, dans l’arrangement de « Ma trèschère Fanny », qu’elle aurait pu les regarder toujours.
Ayant apaisé son esprit et réconforté son cœur par cet heureuxmélange de raison et de faiblesse, elle était en état de descendreen temps convenable, de reprendre ses emplois habituels auprès desa tante Bertram et de lui donner les attentions usuelles, sans unmanque apparent de présence d’esprit.
Le jeudi, destiné à l’espoir et au plaisir, arriva, et commençaavec beaucoup plus de douceur pour Fanny que d’habitude, car aprèsle dîner, une note très aimable de M. Crawford disant que, comme ilse trouvait obligé d’aller à Londres le lendemain, il ne pouvaits’empêcher d’avoir un compagnon ; que si William pouvait sedécider à quitter Mansfield une demi-journée plus tôt qu’il nel’avait escompté, il pourrait lui donner une place dans sa voiture.M. Crawford avait l’intention d’arriver pour l’heure du soupertardif de son oncle et de l’inviter à dîner avec lui chez l’amiral.La proposition plaisait beaucoup à William, qui était enchanté devoyager en poste avec quatre chevaux et avec un ami si enjoué et siagréable ; aimant l’idée de voyager avec des dépêches, ildisait immédiatement tout ce qui était en faveur de ce bonheur etde cet honneur, pour autant que son imagination pût les luisuggérer, et Fanny était extrêmement contente pour un autre motif,car dans le plan original, William aurait dû quitter Mansfield lesoir suivant par le service de poste de Northampton, ce qui ne luiaurait pas permis une heure de repos avant de s’installer dans unevoiture de Portsmouth ; et bien que la proposition de M.Crawford la privât de beaucoup d’heures de sa compagnie, elle étaittrop heureuse de savoir William sauvé d’un tel voyage pour penser àrien d’autre. Sir Thomas approuvait le projet pour une autreraison : le fait que son neveu allait être présenté à l’amiralpourrait lui servir. Il croyait que l’amiral avait de l’influence.Et l’esprit de Fanny se nourrit de ces idées pendant la moitié dela matinée.
Quant au bal si proche, elle était beaucoup trop agitée et tropeffrayée d’avance, pour avoir la moitié du plaisir qu’elle auraitdû éprouver ou était supposée avoir, comme beaucoup de jeunesdemoiselles qui sont dans l’attente du même événement, mais quisont dans des situations plus aisées et pour qui cela présentaitmoins de nouveauté et moins de satisfaction. Mlle Price, connue denom seulement par la moitié des invités, devait faire maintenantson entrée dans le monde et devait être considérée comme la reinedu bal. Qui aurait pu être plus heureuse que Mlle Price ? MaisMlle Price n’avait pas été élevée dans ce sens et si elle avait susous quel signe ce bal se trouvait, par rapport à sa personne, sonbien-être eût encore diminué et les craintes qu’elle avait déjà, dese tromper et d’être regardée, avoir de la force et des partenairespour la moitié de la soirée, danser un peu avec Edmond et pasbeaucoup avec M. Crawford, voir le plaisir de William et êtrecapable de se tenir à l’écart de tante Norris, c’était le sommet deson ambition et son plus grand bonheur possible. Bien que cefussent là tous ses espoirs, elle ne pourrait s’y maintenirtoujours, et au cours d’une longue matinée passée en grande partieavec ses tantes, elle était souvent sous l’influence de vues moinsoptimistes.
William, décidé à faire de son dernier jour une journée de joiecomplète, était parti à la chasse à la bécasse ; Edmond, ellen’avait que trop de bonnes raisons de le croire, était aupresbytère, et restée seule pour supporter les tracas de MmeNorris, qui était fâchée de ce que sa servante voulait arranger lesouper à sa façon, tracasserie que celle-ci pouvait éviter, Fannyvoyait dans tout cela un mauvais présage pour le bal et s’en alla,tourmentée et à bout de forces, s’habiller dans sa chambre, sesentant languissante et incapable de bonheur comme s’il ne luiavait pas été permis d’assister au bal.
Comme elle montait lentement l’escalier, elle songeait qu’hier,à peu près vers la même heure, elle était revenue du presbytère etavait trouvé Edmond dans sa chambre. « Si je devais l’yretrouver encore aujourd’hui… » se dit-elle avec une douceémotion.
— Fanny, dit à ce moment une voix près d’elle.
Sursautant et levant la tête elle vit, à travers le couloirqu’elle avait atteint, Edmond lui-même, debout au haut d’une autrecage d’escalier. Il vint vers elle.
— Vous avez l’air fatiguée et éreintée, Fanny. Vous vous êtespromenée trop loin.
— Non, je ne suis pas sortie du tout.
— Alors, vous avez été fatiguée intérieurement et c’est plusterrible. Vous auriez mieux fait de sortir.
Fanny, n’aimant pas se plaindre, estima plus facile de ne pasrépondre, et bien qu’il la regardât avec la douceur habituelle,elle crut qu’il avait vite cessé de penser à elle. Il ne semblaitpas animé ; quelque chose qui n’avait rien à voir avec elleallait mal. Ils montèrent les escaliers ensemble, leurs chambres setrouvant au même étage.
— Je viens de chez le Dr. Grant, dit Edmond. Vous pouvez devinerquel message j’ai apporté là-bas, Fanny.
Et il avait l’air si sérieux qu’elle ne pouvait deviner qu’uneseule chose, ce qui la rendit trop émue pour parler.
— Je souhaitais engager les deux premières danses de MlleCrawford, expliqua-t-il ensuite, et cette explication ranima Fannyet la rendit capable, ainsi qu’on l’attendait d’elle, d’émettrequelque chose comme une question quant au résultat de lademande.
— Oui, répondit-il, elle me les a accordées, mais, ajouta-t-ilavec un sourire qui avait de la peine à ne pas disparaître, elledit que ce sera la dernière fois qu’elle dansera avec moi. Elle nele pense pas. Je crois, j’espère, je suis sûr qu’elle n’est passérieuse. Mais j’aurais préféré ne pas l’entendre. Elle n’a jamaisdansé avec un pasteur, et elle ne dansera jamais avec un pasteur,dit-elle. Pour ma part, je pourrais souhaiter qu’il n’y eût pas debal, je veux dire pas cette semaine, précisément aujourd’hui.Demain je quitte la maison.
Fanny lutta pour parler et finit par dire :
— Je suis très peinée que quelque chose se soit passé qui vousdésole. Aujourd’hui devait être un jour de joie. Mon oncle lecomprenait ainsi.
— Oh, oui, oui, et ce sera un jour de plaisir. Tout finira bien.Je suis seulement peiné pour un moment. En fait, ce n’est pas quela date du bal soit mal choisie — qu’est-ce que cela veutdire ? Mais, Fanny, dit-il en lui prenant la main et enparlant bas et sérieusement, vous savez ce que cela veut dire. Vousvoyez comment cela est ; vous pourriez peut-être me direcomment et pourquoi je suis peiné. Laissez-moi vous parler un peu.Vous êtes une bonne, bonne auditrice. J’ai été peiné par sesmanières, ce matin, et je ne parviens pas à me remonter. Je saisque sa nature est aussi douce et aussi irréprochable que la vôtre,mais l’influence de précédents compagnons donne à sa conversation,aux opinions qu’elle professe, une teinte parfois mauvaise. Elle nepense pas mal, mais elle dit mal, elle parle mal par taquinerie —et bien que je sache que c’est de la taquinerie, cela me froissejusqu’à l’âme.
— L’effet de l’éducation, dit Fanny gentiment.
Edmond ne put qu’approuver.
— Oui, cet oncle et cette tante ! Ils ont blessé l’espritle plus pur ! Car parfois, Fanny, je dois l’avouer, celasemble dépasser les apparences ; il semblerait que l’espritmême soit atteint.
Fanny crut que ceci était un appel à son jugement, et, après unmoment de réflexion, elle dit :
— Si vous ne voyez en moi qu’une auditrice, cousin, je vousserai utile autant que je le peux, mais je ne suis pas qualifiéepour être une conseillère. Ne me demandez pas d’avis : je nesuis pas compétente.
— Vous avez raison, Fanny, de protester contre un tel emploi,mais ne vous effrayez pas. C’est un sujet sur lequel je nedemanderai jamais d’avis, c’est un genre de sujet sur lequel onferait mieux de ne jamais demander d’avis. Je veux seulement vousparler.
— Une chose encore. Excusez ma liberté, mais faites attention àla façon dont vous me parlez. Ne me racontez rien que, par lasuite, vous pourriez regretter. Un jour viendra peut-être…
Le sang lui monta aux joues tandis qu’elle parlait.
— Très chère Fanny ! s’écria Edmond, en pressant sa maincontre la sienne avec presque autant de chaleur que si elle avaitété celle de Mlle Crawford, vous n’avez que des penséesprévenantes. Mais cela n’est pas nécessaire ici. Le jour ne viendrajamais. Je commence à le croire des plus improbable, mes chancesdiminuent, et même si le jour devait arriver, nous ne devons pasavoir peur de nous souvenir de quelque chose, car je ne peux êtrehonteux de mes propres scrupules, et si je devais les écarter, cene serait que grâce à une amélioration de son caractère, que lareconnaissance des faits passés ne pourrait que me faire estimerdavantage. Vous êtes la seule personne sur terre à qui je dirais ceque je viens de dire, mais vous avez toujours connu mon opinion surelle ; vous pouvez témoigner, Fanny, que je n’ai jamais étéaveugle. Combien de fois n’avons-nous pas parlé de ses petiteserreurs ! Vous ne devez pas avoir peur pour moi ; j’aipresque abandonné toute idée sérieuse à son sujet, mais je devraisavoir une tête de bois, quoi qu’il pût m’arriver, si je pouvaispenser à votre gentillesse et à votre sympathie sans la plussincère gratitude.
Il en avait dit assez pour troubler une expérience de dix-huitans. Il en avait dit assez pour donner à Fanny des sentiments plusheureux qu’elle n’en avait connus ces derniers temps, et avec unregard plus brillant, elle répondit :
— Oui, mon cousin, je suis convaincue que vous seriez incapablede rien d’autre, bien que, peut-être, certains ne pensent pas demême. Il m’est impossible d’être effrayée de ce que vous pourriezsouhaiter me dire. Ne vous contenez pas. Racontez-moi tout ce qu’ilvous plaît de raconter.
Ils étaient arrivés maintenant au deuxième étage, et le passaged’une servante empêcha une plus longue conversation. Pour lebien-être présent de Fanny celle-ci s’était arrêtée peut-être aumoment le plus heureux, il n’est pas dit que s’il avait pu parlerencore cinq minutes, il ne lui aurait pas été possible d’effacertoutes les fautes de Mlle Crawford et de montrer son propredécouragement. Mais il se fit qu’ils se quittèrent sur un regardd’affectueuse reconnaissance de part et d’autre et elle conservaquelques sensations précieuses. Depuis des heures elle n’avait rienéprouvé de semblable. Depuis que la première joie de la note de M.Crawford s’était évanouie, elle s’était trouvée dans un état tout àfait opposé. Il n’y avait pas eu de bien-être autour d’elle et pasd’espoir en elle. Maintenant, tout était souriant. La bonne fortunede William lui revint à l’esprit et sembla de plus grande valeurqu’avant. Le bal aussi : une belle soirée de plaisir enperspective ! C’était une réelle animation maintenant ;et elle commença à s’habiller avec beaucoup de cette palpitationjoyeuse qui est inhérente à un bal. Tout alla bien, son aspect nelui déplaisait pas et quand elle arriva au collier, sa bonnefortune sembla complète car à l’essai celui que Mlle Crawford avaitdonné ne put aucunement passer à travers l’anneau de la croix. Ellese serait résolue à la porter, pour obliger Edmond, mais il étaittrop large ! Pour cela, elle devait porter sa chaîne, etayant, avec des sentiments délicieux, joint la croix à la chaîne —souvenirs des êtres les plus aimés de son cœur, ces très chersemblèmes tellement faits l’un pour l’autre, tant dans sonimagination que dans la réalité, elle les mit autour de son cou, etayant vu et senti comme ils étaient pleins de William et d’Edmond,elle fut capable sans effort, de porter également le collier deMlle Crawford. Elle trouva que c’était juste. Mlle Crawford avaitun droit, et quand il n’empiétait pas sur des droits plus forts,n’intervenait pas dans une plus sincère douceur, elle pouvait luirendre justice à sa propre satisfaction. Le collier avaitréellement très belle allure, et Fanny quitta finalement la piècetrès satisfaite d’elle-même et de tout autour d’elle.
Sa tante Bertram s’était souvenue d’elle à cette occasion, d’unefaçon très vive et inaccoutumée. Il lui était réellement apparu queFanny, se préparant pour un bal, aimerait avoir une aide plusaffectueuse que celle de la servante des étages supérieurs, ellelui envoya sa propre femme de chambre pour l’aider ; trop tardévidemment pour qu’elle pût être de quelque utilité. Mme Chapmanavait justement atteint l’étage supérieur lorsque Mlle Price sortitde sa chambre, entièrement habillée, et presque aussi bien que LadyBertram et Mme Chapman elles-mêmes.
Son oncle et ses deux tantes étaient dans le salon lorsque Fannydescendit. Pour lui elle était un sujet intéressant, et il voyaitavec plaisir l’élégance générale de son allure. La correction et lajustesse de sa toilette étaient les seules choses qu’il se permitde commenter en sa présence, mais quand elle eut quitté la pièce,il parla de sa beauté avec une louange fort décidée.
— Oui, dit Lady Bertram, elle paraît très bien. Je lui ai envoyéMme Chapman.
— Elle est jolie ! Oh oui, s’écria Mme Norris, elle a debonnes raisons d’être jolie avec tous ses avantages, élevée danscette famille, comme elle l’a été, avec tout le bénéfice duspectacle des manières de ses cousines. Songez un peu, cher SirThomas, quels avantages extraordinaires nous avons pu lui procurer.Précisément la robe que vous avez remarquée est un de vos généreuxdons lorsque la chère Mme Rushworth s’est mariée. Que serait-elledevenue si vous ne l’aviez prise par la main ?
Sir Thomas n’en dit pas plus, mais les yeux des jeunes gens luiassuraient qu’il pourrait revenir sur ce sujet avec plus de succèsaprès le départ de ces dames. Fanny vit qu’elle plaisait à tous etde se savoir à son avantage la rendit plus jolie encore. Desraisons variées la rendaient heureuse et bientôt elle le seraitencore plus, car en quittant la pièce avec ses tantes, Edmond, quitenait la porte ouverte, dit, comme elle passait près delui :
— Tu dois danser avec moi, Fanny ; tu dois me garder deuxdanses, n’importe lesquelles, celles que tu préfères, excepté lapremière.
Elle n’eut plus rien à souhaiter. Jamais elle n’avait été dansun état aussi parfait. La joie de son cousin en prévision du jourdu bal ne la surprenait plus, à présent elle exerçait ses pas dansle salon aussi longtemps qu’elle était à l’abri des remarques de satante Norris, complètement absorbée dans un nouvel arrangement dufeu préparé par le butler et qui faisait honneur à son travail.
Une demi-heure passa, qui en d’autres circonstances aurait étéau moins languissante, mais le bonheur de Fanny se maintint. Ellen’avait qu’à penser à sa conversation avec Edmond ; etqu’était l’agitation de Mme Norris ? Qu’étaient lesbâillements de Lady Bertram ?
Les messieurs les rejoignirent et bientôt commença la douceattente d’un équipage, quand une atmosphère d’aise et d’enjouementse fut diffusée ; et tous se trouvaient, un peu partout,bavardant et riant et chaque moment avait sa joie et son espoir.Fanny sentit qu’il devait y avoir une lutte dans la joie d’Edmondmais c’était un délice de voir des efforts couronnés d’un telsuccès.
Lorsque les voitures arrivèrent réellement et que les invitéscommençaient vraiment à s’assembler, elle mit une sourdine à sapropre gaité. La vue de tant d’étrangers la faisait se retirer enelle-même ; et, à part cela, la gravité et le formalisme dupremier grand cercle, choses que les façons de Sir Thomas pas plusque celles de Lady Bertram n’auraient pu changer. Elle se trouvaappelée à supporter quelque chose de pire. Elle fut présentée de cide là par son oncle ; elle fut obligée de se laisser adresserla parole, de dire des civilités et de parler encore. Ceci fut undur devoir, elle n’avait jamais été appelée à cela sans regarderWilliam qui se promenait à l’aise à l’arrière-plan de la scène etelle désirait être avec lui.
L’entrée des Grant et des Crawford fut un moment favorable. Laraideur de la réunion disparut bientôt devant leur manières aiséeset leur intimité ; de petits groupes se formèrent et tous sesentirent plus à l’aise. Fanny sentit l’avantage et aurait été denouveau tout à fait heureuse si elle avait pu empêcher ses yeuxd’errer d’Edmond à Mlle Crawford. Elle était toute beauté— et que put être la fin de cela ? Ses propres songeriesfurent arrêtées quand elle aperçut M. Crawford devant elle, et sespensées furent conduites dans une autre voie lorsqu’il lui demandapresque instantanément les deux premières danses. Son bonheur àcette occasion était très à la mortal[5]. Êtreassuré d’un partenaire était très essentiel, car le moment dedanser approchait sérieusement, et elle connaissait si peu sespropres droits qu’elle croyait que si M. Crawford n’était pas venula demander elle eût été la dernière à être recherchée et, qu’ellen’aurait trouvé un partenaire qu’après une série d’enquêtes, deva-et-vient et d’interventions, ce qui eût été terrible ; maisen même temps il y avait quelque chose dans sa façon de la demanderqu’elle n’aimait pas, et elle vit ses yeux se poser un instant surson collier, avec un sourire, enfin elle vit qu’il sourit, ce quila fit rougir. Elle se sentit perdue. Et bien qu’il n’y eût pas desecond regard pour la troubler et que cet objet semblât n’être quetranquillement agréable, elle ne put surmonter son embarras, quis’accrut du fait qu’elle pensait qu’il l’avait remarqué, et elle neput se donner une attitude avant qu’il ne se tournât vers quelqu’und’autre. Alors elle put jouir de la pure satisfaction d’avoir unpartenaire, un partenaire volontaire, assuré pour le commencementdu bal.
Lorsque la compagnie se dirigea vers la salle du bal, elle setrouva pour la première fois près de Mlle Crawford dont les yeux etles sourires furent dirigés plus directement et d’une façon moinséquivoque que ceux de son frère et elle se mit à en parler. Fannyanxieuse de se débarrasser de cette histoire se dépêcha de donnerl’explication du deuxième collier. Mlle Crawford l’écouta, et tousses compliments intentionnels et ses insinuations à l’égard deFanny furent oubliés ; elle ne sentait qu’une chose, et sesyeux, de brillants qu’ils avaient été, montrèrent qu’ils pouvaientencore briller davantage. Elle s’exclama :
— Edmond dit-il cela ? C’est bien lui. Aucun autre hommen’y aurait pensé. Je l’honore au-delà de toute expression.
Et elle regarda partout comme si elle était désireuse de le luidire. Il n’était pas là, il s’occupait de quelques dames dans uneautre pièce ; et Mme Grant venant les rejoindre prit un brasde chacune d’elle et elles suivirent les autres.
Le cœur de Fanny sombra, mais elle n’eut pas de loisir de penseraux sentiments de Mlle Crawford. Elles étaient dans la salle debal, les violons jouaient. Son esprit agité lui interdisait defixer son attention sur un sujet sérieux. Elle devait surveillerles arrangements généraux et voir comment tout était fait.
Au bout de quelques minutes Sir Thomas s’approcha d’elle et luidemanda si ses premières danses étaient prises ; et le« Yes Sir » de M. Crawford, était ce qu’il s’attendait àentendre. M. Crawford n’était pas loin ; Sir Thomas le luiassura, disant quelque chose qui apprit à Fanny qu’elle devraitouvrir le bal ; cette idée ne lui était jamais venue.Toujours, quand elle avait pensé à l’arrangement minutieux de cettesoirée, il lui avait semblé tout naturel que ce fût Edmond quiouvrit le bal avec Mlle Crawford, et l’impression était si forteque, quoique son oncle eût dit le contraire, elle ne put cacher sasurprise, montrer son inaptitude et essayer d’être excusée.D’élever son opinion contre celle de Sir Thomas était une preuve dela gravité de son cas ; son horreur à cette premièresuggestion était telle que, à présent, elle voulait encore arrangerles choses d’une autre manière tout en le regardant en face, envain évidemment. Sir Thomas sourit, essaya de l’encourager et puisd’un air trop sérieux et trop décidé il dit :
— Cela doit être ainsi, ma chère.
Elle se trouva, l’instant d’après, conduite par M. Crawford auhaut de la salle et attendit là d’être rejointe par d’autrescouples dès qu’ils furent formés.
Elle put à peine le croire. Être placée au-dessus de tantd’élégantes jeunes femmes ! L’honneur était trop grand.C’était la traiter comme ses cousines ! Et sa pensée alla versses cousines absentes avec un regret très sincère et véritablementtendre, qu’elles ne fussent pas ici pour prendre leur place danscette salle, et pour prendre leur part à ce plaisir qui eût été sidélicieux pour elles. Elle les avait entendues si souvent souhaiterun bal dans cette maison comme la plus grande des félicités. Etqu’elles fussent parties alors qu’il avait lieu, et que ce fût ellequi ouvrit le bal — et de plus avec M. Crawford ! Elleespérait qu’elles ne lui enlèveraient pas cet honneurmaintenant, mais lorsqu’elle repensa aux arrangements del’automne dernier, à ce que tous avaient été l’un pour l’autrequand on dansait dans la maison, le présent cérémonial lui semblaincompréhensible.
Le bal débuta. Ce fut plus d’honneur que de bonheur pour Fanny,du moins pour la première danse ; son partenaire était dans unétat d’esprit excellent et il essaya de le lui faire partager, maiselle était beaucoup trop effrayée pour y prendre quelque agrémentjusqu’à ce qu’elle pût supposer que plus personne ne la regardait.Jeune, jolie et gentille, sans des grâces qui eussent pu détruiresa beauté, très peu des personnes présentes étaient disposées à nepas la louer. Elle était attirante, elle était modeste, elle étaitla nièce de Sir Thomas et bientôt il fut dit qu’elle était admiréepar M. Crawford. Cela suffit à lui procurer la faveur générale. SirThomas suivait lui-même, avec beaucoup de complaisance, sesévolutions au cours des danses : il était fier de sanièce ; et sans attribuer toute sa beauté personnelle, commeMme Norris semblait le faire, à son séjour à Mansfield, il seplaisait de l’avoir pourvue de tout le reste — éducation etsavoir-vivre.
Mlle Crawford devina beaucoup de ses pensées comme il setrouvait là, et ayant, en dépit de tous ses torts à son égard, undésir dominant de se recommander à lui, prit cette occasionopportune de lui dire quelque chose d’agréable au sujet de Fanny.Sa louange était chaude et il la reçut comme elle s’y attendait etse joignit à elle pour autant que la discrétion, la politesse et lalenteur de parole pouvaient le lui permettre. Il prenaitcertainement un avantage sur Lady Bertram à ce sujet, lorsque Mary,la voyant sur un sofa proche, se tourna vers elle pour lacomplimenter sur la bonne apparence de Mlle Price.
— Oui, elle est très bien, était la placide réponse de LadyBertram. Chapman l’a aidée pour sa toilette, je lui avais envoyéChapman.
Ce n’est pas qu’elle ne prenait pas plaisir à voir Fanny admiréemais, pour elle, elle était tellement frappée de sa propregentillesse d’avoir envoyé Chapman, que cette idée ne pouvait luisortir de l’esprit.
Mlle Crawford connaissait trop bien Mme Norris pour admirerFanny près d’elle. Elle dit comme l’occasion s’enoffrait :
— Ah ! Madame, la chère Mme Rushworth et Julia nousmanquent ce soir ! et Mme Norris la paya d’autant de sourireset courtoisies que le temps le lui permettait, au milieu de toutesles occupations qu’elle se trouvait elle-même, arranger des tablesde jeu de cartes, donner des indications à Sir Thomas et essayer deconduire les chaperons vers une meilleure partie de la salle.
Mlle Crawford gaffa beaucoup envers Fanny avec la fermeintention de lui plaire. Elle pensa donner à son cœur un heureuxbattement et le remplir de sentiments délicieux, interprétant malles rougeurs de Fanny et pensant toujours qu’elle devait le faire,elle la rejoignit après les premières danses et dit avec un regardsignificatif :
— Peut-être pouvez-vous me dire pourquoi mon frère va en villedemain ? Il dit qu’il y a des affaires mais ne veut pas medire lesquelles ! Mais nous en arrivons tous là. Tous sontsupplantés tôt ou tard. Maintenant je dois m’adresser à vous pourdes renseignements. Je vous en prie, pourquoi Henry s’enva-t-il ?
Fanny protesta de son ignorance aussi fermement que son embarrasle lui permettait.
— Bien, alors, répondit Mlle Crawford en riant, je dois doncsupposer que ce n’est que pour le plaisir d’accompagner votre frèreet de parler de vous en cours de route.
Fanny était confuse mais c’était de la confusion provoquée parle mécontentement. Mlle Crawford s’étonna qu’elle ne souriait pas,la crut superlativement timide ou bizarre et la supposa toutexcepté insensible au plaisir des attentions d’Henry. Fanny eutbeaucoup de plaisir au cours de la soirée mais les attentions n’yavaient qu’une très petite part. Elle aurait préféré ne pas êtreredemandée par lui si vite et elle espérait ne pas devoirsoupçonner que les renseignements qu’il prenait pour le souperauprès de Mme Norris n’avaient pas pour but de l’avoir commepartenaire pour cette partie de la soirée. Mais cela ne put êtreévité, il lui fit sentir qu’elle était le centre de tout, bienqu’elle ne pût dire qu’il le faisait d’une façon déplaisante ouqu’il y avait de l’indélicatesse, de l’ostentation dans sesmanières — et parfois quand il parlait de William, il n’était pasdésagréable et montrait une chaleur de cœur tout à son crédit.Néanmoins ses attentions n’avaient aucune part dans sasatisfaction. Elle était heureuse chaque fois qu’elle regardaitWilliam et qu’elle voyait comme il s’amusait parfaitement, etpendant les cinq minutes qu’elle mit à se promener avec lui et àentendre un rapport sur ses partenaires, elle était heureuse de sesavoir admirée, et elle était heureuse d’avoir encore les deuxdanses avec Edmond en perspective.
Pendant la plus grande partie de la soirée, sa main avait été sisouvent demandée que l’engagement envers Edmond restait unecontinuelle perspective. Elle fut même heureuse lorsque celles cieurent lieu, mais sans grand enthousiasme et sans ces expressionsde tendre galanterie qui avaient sanctifié la matinée. Son espritétait fatigué et elle tressaillit en pensant qu’elle était l’amieavec laquelle il pouvait trouver le repos.
— Je suis las de civilités, disait-il. J’ai parlé sans cessetoute la nuit, et en n’ayant rien à dire. Mais avec toi, Fanny, ily a la paix. Tu ne désireras pas que je te parle. Ayons le luxe denous taire.
Fanny aurait à peine dit son consentement. Une tristesse,provenant probablement des mêmes sentiments que ce matin, devaitêtre respectée et ils dansèrent ensemble dans une si sobretranquillité que tous les spectateurs durent croire avecsatisfaction que Sir Thomas n’avait pas élevé une épouse pour sonjeune fils.
La soirée apporta peu de plaisir à Edmond. Mlle Crawford avaitété très en train lorsqu’ils dansèrent ensemble au début. Cen’était pas sa joie qui pût lui donner du confort, au contraire, etpar la suite car il se trouvait porté à la rechercher encore — ellele peina profondément par la manière dont elle parla de laprofession à laquelle il était sur le point d’appartenir. Ilsavaient parlé, et ils s’étaient tus ; il avait raisonné, elleavait ri, et ils s’étaient séparés par la suite après toutes cesvexations mutuelles. Fanny, qui ne pouvait complètement s’empêcherde les observer, avait vu assez pour jouir d’une satisfactiontolérable. C’était barbare d’être contente alors qu’Edmondsouffrait.
Lorsque ses deux danses avec lui furent terminées, son désir etsa force pour d’autres danses étaient très près d’être épuisés etSir Thomas, qui l’avait vue à bout de souffle et la main à soncôté, donna des ordres pour qu’elle s’assît définitivement. À cemoment, M. Crawford arriva.
— Pauvre Fanny ! s’écria William, venant bavarder avec elleun moment, comme elle est vite fatiguée ! Et la fête vient decommencer ! J’espère qu’on continuera encore ces deux heures.Comment peux-tu être si vite fatiguée ?
— Si vite, mon bon ami ? dit Sir Thomas, sortant sa montreavec les précautions d’usage. Il est trois heures et votre sœurn’est pas habituée à vivre à un tel rythme…
— Eh bien, Fanny, tu ne te lèveras pas demain avant mon départ.Dors aussi longtemps que tu peux et ne t’occupe pas de moi.
— Oh ! William…
— Eh bien, quoi ! Pensait-elle se lever avant que vous nepartiez ?
— Oh oui, Monsieur, s’écria Fanny, en se levant précipitammentde sa chaise pour être plus près de son oncle. Je dois me lever etdéjeuner avec lui. Ce sera la dernière fois, vous le savez, ledernier matin.
— Il vaudrait mieux que vous ne le fassiez pas. Il doit avoirdéjeuné et être parti à huit heures et demie. Monsieur Crawford, jepense que vous passerez le prendre alors ?
Fanny était trop pressante et avait trop de larmes dans les yeuxpour qu’il refusât ; et cela se termina par un gracieux« Bien, bien », qui était une permission.
— Oui, huit heures et demie, dit Crawford à William, et je seraiponctuel, car je n’ai pas de gentille sœur qui se lève pourmoi.
Et il dit plus bas à Fanny :
— Je n’aurai qu’une maison désolée à fuir. Votre frère trouverames idées, au sujet du temps, différentes des siennes, demain.
Après quelques instants de réflexion, Sir Thomas demanda àCrawford de se joindre au déjeuner matinal dans cette maison-ciplutôt que de manger seul, il serait levé également.
L’avidité avec laquelle l’invitation fut acceptée le convainquitque ses soupçons, qui s’étaient affirmés au cours du bal, étaientfondés. M. Crawford était amoureux de Fanny. Sa nièce, par contre,ne le remercia pas pour ce qu’il venait de faire. Elle avait espéréavoir William pour elle seule, ce dernier matin. Ç’aurait été unegrande indulgence. Mais bien que ses vœux eussent été détruits, iln’y avait pas un murmure en elle. Au contraire, elle étaittellement habituée qu’on ne s’occupât jamais de ses désirs, querien ne se passât comme elle l’aurait souhaité, qu’elle étaitétonnée d’avoir encore obtenu un petit succès et elle s’enréjouissait.
Peu après, Sir Thomas, intervenant encore, lui conseilla d’allerse coucher. Conseiller fut le terme employé, mais c’était unconseil de pouvoir absolu et elle n’eut qu’à se lever et, avec lesadieux très cordiaux de M. Crawford, à s’en aller tranquillement,s’arrêtant à la porte d’entrée, comme la Lady de Branholm Hall,« one moment and no more », pour voir la scène heureuseet jeter un dernier regard aux cinq ou six couples, qui étaientencore pleins d’entrain — et puis monter lentement l’escalierprincipal, poursuivie par l’incessante danse campagnarde, fiévreused’espoirs et de craintes, les pieds douloureux, fatiguée, agitée,mais trouvant que malgré tout un bal était délicieux.
En la renvoyant de telle façon, Sir Thomas ne pensait peut-êtrepas uniquement à sa santé. Il se pouvait qu’il jugeât que M.Crawford était resté suffisamment longtemps près d’elle et il putaussi l’avoir recommandée comme épouse en montrant combien elleétait docile.
Le bal était passé — et le déjeuner passa rapidementaussi : William avait reçu le dernier baiser, et William étaitparti. M. Crawford avait été exact, le repas avait été court etplaisant.
Après avoir vu William jusqu’au dernier moment, Fanny revint àla salle du déjeuner avec un cœur très attristé par le changementmélancolique. Là, son oncle la laissa gentiment pleurer en paix,comprenant peut-être qu’en désertant la place, les jeunes genspussent activer son tendre enthousiasme, et que les restes de porcfroid dans l’assiette de son frère partagerait ses sentiments deregret avec les coquilles d’œufs brisées dans celle de M. Crawford.Elle s’assit et pleura son amour, comme son oncle le croyait, maisce fut un amour fraternel et rien d’autre. William était parti, etmaintenant elle avait le sentiment d’avoir gâché la moitié de savisite en vaines préoccupations et en sollicitudes égoïstes,étrangères à lui.
La nature de Fanny était telle qu’elle n’aurait même jamais pupenser à sa tante Norris dans l’étroitesse et l’ennui de sa proprepetite maison, sans se reprocher un manque d’égards de sa partlorsqu’elles avaient été ensemble ; encore moins pouvait-ellecroire avoir fait, dit et pensé comme William le voulait pendanttoute la quinzaine.
Ce fut un jour lourd et mélancolique. Presque immédiatementaprès le second déjeuner, Edmond alla à cheval à Peterborough. Tousétaient ainsi partis. Il ne restait de la veille que des souvenirsqu’elle ne put partager avec personne. Elle en parla avec sa tanteBertram — elle devait parler du bal avec quelqu’un, mais celle-ciavait remarqué si peu et avait si peu de curiosité, que ce fut untravail ardu. Lady Bertram n’était sûre ni de la toilette ni de laplace à la table du souper d’un seul de ses invités, elle ne sesouvenait que de sa toilette et de sa place. Elle ne put serappeler ce qu’elle avait entendu des demoiselles Maddoxes ou ceque Lady Prescott avait remarqué chez Fanny ; elle n’était pascertaine si c’était de M. Crawford ou de William que le colonelHarrison avait dit qu’il était le plus fin jeune homme del’assemblée ; quelqu’un lui avait chuchoté quelque chose —elle avait oublié de demander à Sir Thomas ce que cela aurait puêtre. Et ce furent là ses plus longs discours et ses communicationsles plus claires : pour le reste il fallait se contenter delanguides : « Oui, oui, très bien. — Vous avez faitcela ? — Je n’ai pas remarqué cela. — Je n’aurais pas pudistinguer l’un de l’autre. »
Ceci était très mal. C’était tout de même mieux que les réponsespointues de tante Norris ; mais elle était rentrée, chargée depots de confiture supplémentaires, pour soigner une servantemalade. Il y avait donc de la paix et de la bonne humeur dans lepetit groupe, quoiqu’on n’eût pu trouver beaucoup plus, à part cesdeux qualités. La soirée fut lourde comme la journée.
— Je ne peux penser à ce qu’il me manque, dit Lady Bertram,lorsque la table à thé fut desservie. Je me sens relativementstupide. Sans doute parce qu’on a veillé si tard hier. Fanny, ilfaut que vous fassiez quelque chose pour me garder éveillée. Je nepuis travailler. Allez me chercher des cartes, je me sens trèsstupide.
Les cartes furent apportées et Fanny joua au cribbage avec satante jusqu’à l’heure du coucher, et comme Sir Thomas ne lisait quepour lui, pas d’autres bruits ne s’entendaient dans la salle,pendant les deux heures qui suivirent, que les comptes dujeu :
— Et cela fait 31, 4 en main et 16 dans le crib. À vous ladonne, Madame. Le ferai-je pour vous ?
Fanny pensa maintes fois à la différence que vingt-quatre heuresapportaient à cette pièce et à toute cette partie de la maison. Laveille, ce n’avaient été que sourires et espoirs, remue-ménage etmouvement, éclats et bruits dans le salon et partout ailleurs.Maintenant il n’y avait que langueur et solitude.
Une bonne nuit de repos améliora son moral. Elle put penser àWilliam d’une façon plus joyeuse et comme la matinée lui apporta lapossibilité de parler du jeudi soir dans un style impeccable avecMme Grant et Mlle Crawford, avec tous les éclats et l’enjouementpropres à l’ombre d’un bal passé, elle put forcer son esprit sanstrop d’efforts dans sa voie habituelle et se conformer à laperspective de la paisible semaine à venir.
— Nos deux jeunes hommes nous manquent, observa Sir Thomas lepremier et le deuxième jour, comme ils formaient leur cercle réduitaprès le souper, et en considération des yeux tristes de Fanny, onn’en parla plus que pour boire à leur santé.
Mais le deuxième jour on s’aventura plus loin. On fit la louangede William et on parla de sa promotion qu’il espérait tant.
— Et il n’y a aucune raison de ne pas croire que ses visitespuissent être à l’avenir passablement fréquentes. Tandis qu’il nousfaudra nous habituer à nous passer d’Edmond. Ce sera le dernierhiver qu’il nous appartiendra…
— Oui, dit Lady Bertram, mais je souhaite qu’il n’ait pas àpartir. Ils s’en vont tous, je pense. J’aimerais qu’ils restassenttous à la maison.
Ce souhait s’adressa plus spécialement à Julia, qui avaitjustement écrit pour demander la permission d’aller en ville avecMaria ; et Sir Thomas crut qu’il était préférable pour chacunedes sœurs que la permission fût accordée. Lady Bertram, par contre,bien que dans sa nature généreuse elle n’eût rien fait pour changerles projets, se lamenta du délai que cela apportait au retour deJulia à la maison, qui autrement serait maintenant chose faite.Chaque sentiment qu’un parent considéré se devait d’éprouver étaitporté à son usage ; et chaque émotion qu’une mère aimantedevait sentir pour favoriser le plaisir de ses enfants lui étaitattribué. Lady Bertram consentait à tout par un calme« Oui », et à la fin d’un quart d’heure de réflexionsilencieuse, observa spontanément :
— Sir Thomas, je pensais, et je suis très contente que nousayons pris Fanny comme nous l’avons fait, car maintenant que lesautres sont partis, nous en ressentons le bénéfice.
Sir Thomas approuva ce compliment en ajoutant :
— Très juste. Nous montrons à Fanny quelle bonne personne nousla jugeons en la complimentant en face. Elle est maintenant unecompagnie très appréciable. Si nous avons été bons pour elle, ellenous est bien nécessaire maintenant.
— Oui, dit Lady Bertram instantanément, c’est une consolation desavoir qu’au moins elle, nous l’aurons toujours.
Sir Thomas fit une pause, et souriant à demi, regarda sa femmeet répliqua gravement :
— J’espère qu’elle ne nous quittera jamais, si ce n’est pouraller dans une autre maison qui peut raisonnablement lui promettreun bonheur plus grand qu’elle ne connaît ici.
— Et cela n’est pas très probable, Sir Thomas. Qui pourraitl’inviter ? Maria pourrait être heureuse de l’avoir de tempsen temps à Sotherton, mais il n’est pas possible qu’elle puisse luidemander de vivre là — et je suis certaine qu’elle est mieux ici —et de plus je ne puis me passer d’elle.
La semaine qui s’écoula si tranquillement et si paisiblement àMansfield eut un autre caractère au presbytère. Du moins lessentiments des deux jeunes filles étaient bien différents. Ce qui,pour Fanny, était repos et confort, était ennui et vexations pourMary. Quelque chose se manifesta par la différence de dispositionet d’habitudes — l’une si aisément satisfaite, l’autre habituée àsupporter si peu, mais les circonstances différentes avaient aussileur influence. Certains points d’intérêt étaient complètementopposés. Pour Fanny, l’absence d’Edmond était de toute façon unsoulagement. Pour Mary, c’était en tous points pénible. Elledésirait sa société chaque jour, chaque heure, et le désir étaittrop grand pour amener autre chose que de l’irritation quant àl’objet de son départ. Il n’aurait pas pu trouver quelque chose quifût plus capable d’augmenter son importance que cette semained’absence, tombant au moment du départ de son frère et de celui deWilliam Price, augmentant en cela l’impression d’abandon généralaprès la fête si animée. Elle le sentit avec acuité. Ils étaientmaintenant un trio lamentable, confiné dans la maison par une sériede pluies et de neiges, n’ayant rien à faire et rien à espérer.Elle était furieuse qu’Edmond maintînt ses propres idées etmanifestât quelque défiance envers elle — et elle avait été sifurieuse qu’ils s’étaient à peine quittés en amis — cependant ellene pouvait se défendre de penser constamment à lui pendant sonabsence, s’appesantissant sur ses mérites et son affection etdésirant que leurs rencontres fussent presque quotidiennes. Sonabsence est plus longue qu’il n’est nécessaire. Il n’aurait pas dûprojeter un tel départ, il n’aurait pas dû quitter la maisonpendant une semaine lorsque son propre départ était si proche. Puiselle se blâma elle-même. Elle souhaita ne pas s’être échaufféependant la dernière conversation. Elle s’effraya à la penséequ’elle eût pu employer des expressions trop fortes et tropméprisantes à l’égard du clergé et cela n’aurait pas dû être.C’était mal élevé, c’était inconvenant. Elle souhaita de tout soncœur que ces mots n’eussent pas été prononcés.
Son désappointement ne prit pas fin avec la semaine. Ceci étaitdéjà triste, mais elle devait se sentir encore plus mal quand, levendredi, Edmond n’était pas encore rentré et pas davantage lesamedi — et quand, dimanche, comme au reste de la famille on luifit avec légèreté la communication qu’il avait écrit à la maisonqu’il remettait son retour parce qu’il avait promis à un de sesamis de rester quelques jours de plus avec lui.
Si elle avait éprouvé du regret et de l’impatience avant — sielle regrettait ses paroles et s’était effrayée de leur effet tropintense sur lui — maintenant elle éprouvait et craignait cela dixfois plus. Et de plus elle avait à compter à présent avec unsentiment complètement neuf pour elle : la jalousie. Son ami,M. Owen, avait des sœurs. Et il se peut qu’il les trouvâtattirantes. Mais de toute façon son absence prolongée à un momentoù, d’après les projets précédents, elle était sur le point departir pour Londres, signifiait quelque chose qu’elle ne putsupporter. Si Henry était revenu, ainsi qu’il l’avait proposé, aubout de trois ou quatre jours, elle aurait quitté Mansfieldmaintenant. Il lui devint absolument nécessaire de voir Fanny etd’essayer d’en apprendre plus long. Elle ne put plus vivre pluslongtemps dans ce désarroi solitaire et elle se mit en route pourMansfield Park, en marchant avec des difficultés qu’elle auraitestimée insurmontables la semaine passée, dans l’attente d’enapprendre davantage, pour entendre ne fût-ce que son nom.
La première demi-heure fut perdue, car Lady Bertram et Fannyétaient ensemble, et ce ne serait qu’en ayant Fanny pour elle seulequ’elle pourrait arriver à ses fins.
Mais à la fin Lady Bertram quitta la pièce, et presque aussitôtMary commença ainsi, d’une voix aussi réglée qu’elle leput :
— Et comment trouvez-vous l’absence prolongée de votre cousinEdmond ? Étant la seule jeune personne dans cette maison,c’est vous qui devez en souffrir le plus. Il doit vous manquer. Leprolongement de son absence ne vous surprend-il pas ?
— Je ne sais pas, dit Fanny en hésitant. Oui, je ne l’avais pasparticulièrement prévu.
— Peut-être restera-t-il toujours absent plus longtemps qu’il nele dit. C’est une manière de se comporter généralement répanduechez les jeunes gens.
— Il ne le fit pas, la seule fois qu’il a rendu visite à M.Owen, avant.
— Il trouve la maison plus agréable maintenant. Il est un jeunehomme très, très plaisant lui-même et je ne puis pas m’empêcher dedésirer le revoir encore une fois avant mon départ, comme ce serale cas maintenant. J’attends Henry chaque jour maintenant et dèsqu’il sera là, plus rien ne me retiendra à Mansfield. J’avoue quej’aurais aimé le voir encore une fois. Mais vous devrez luiremettre mes compliments. Oui, je pense que cela doit être descompliments. Ne manque-t-il pas quelque chose, Mlle Price, dansnotre langue — quelque chose entre compliments et… et amour — quis’appliquerait à la sorte d’amitié que nous avons connueensemble ? Tant de mois de connaissance ! Mais descompliments doivent suffire ici. Sa lettre était-elle longue ?Vous donne-t-il un récit détaillé de ses occupations ?Reste-t-il pour les réjouissances de Noël ?
— Je n’ai entendu qu’une partie de la lettre. Elle étaitadressée à mon oncle, mais je pense qu’elle devait être trèscourte ; en effet, je suis sûre qu’il n’y avait que quelqueslignes. Tout ce que je sais, c’est que son ami a insisté pour qu’ilreste plus longtemps et qu’il y a consenti. Peu ou plus de jours,je ne pourrais pas le dire.
— Oh s’il a écrit à son père ! Mais je pensais qu’il avaitadressé sa lettre à Lady Bertram ou à vous. Mais s’il a écrit à sonpère, il n’est pas étonnant qu’il fût si concis. Qui pourraitécrire des bavardages à Sir Thomas ? S’il vous avait écrit, ily aurait eu plus de détails. On aurait pu apprendre quelque choseau sujet des bals ou des fêtes. Il vous aurait envoyé unedescription de chaque chose et de chacun. Combien de demoisellesOwen y a-t-il ?
— Trois d’âge adulte.
— Sont-elles musiciennes ?
— Je ne sais pas du tout. Je n’en ai rien entendu.
— Ceci est la première question, vous savez, dit Mlle Crawfordessayant d’être gaie et détachée, qu’une femme qui joue elle-mêmeest certaine de poser au sujet d’une autre. Mais il est fou deposer ces questions au sujet de n’importe quelles jeunes ladies —au sujet de trois jeunes sœurs devenues des demoiselles. Elles sonttoutes accomplies et plaisantes et il y en a une très jolie. Il y aune beauté dans chaque famille — c’est une chose tout à faitrégulière. Il y en a deux qui jouent du piano et une qui joue de laharpe — et toutes chantent — ou auraient chanté si on le leur avaitappris — ou elles n’en chantent que mieux parce qu’on ne le leuravait pas appris — ou quelque chose dans ce genre-là.
— Je ne sais rien des Mlles Owen, dit Fanny calmement, voussavez moins et vous en faites moins, comme les gens disent. Aucunton n’a jamais exprimé une plus complète indifférence. En effetcomment quelqu’un peut-il s’intéresser à ceux qu’il n’a jamaisvus ? Bien, quand votre cousin reviendra il trouvera Mansfieldtrès tranquille ; toutes les bruyantes personnes serontparties, votre frère et le mien et moi-même. Je n’aime pas l’idéede quitter Mme Grant maintenant que le moment approche. Elle n’aimepas que je m’en aille.
Fanny se sentit obligée de parler.
— Vous ne pouvez douter que vous manquerez à beaucoup, dit-elle,vous serez très regrettée.
Mlle Crawford fixa les yeux sur elle, comme pour entendre ouvoir plus, et dit alors en riant :
— Oh, oui, regrettée comme un mal bruyant est regretté quand ila été écarté. C’est une grande différence ! Mais je ne cherchepas des compliments, ne me complimentez pas. Si je suis regrettée,cela se remarquera. Et je puis être découverte par ceux qui veulentme voir. Je ne serai pas dans une région douteuse, ou éloignée ouinapprochable.
Maintenant Fanny ne put se résoudre à parler et Mlle Crawfordétait désappointée ; car elle s’était attendue à recevoirquelque agréable assurance de son pouvoir de quelqu’un qu’ellecroyait au courant, et son esprit devint sombre.
— Les Mlles Owen, dit-elle bientôt après, — supposez que vousauriez une de ces Mlles Owen fixée à Thornton Lacey ; commentl’aimeriez-vous ? Des choses plus étranges se sont passées.J’ose dire qu’ils font effort dans ce sens. Et ils ont bien raisoncar ce serait un très bel établissement pour eux. Je ne suis pas dutout surprise et je ne les blâme aucunement. C’est le devoir dechacun de faire au mieux pour soi-même. Le fils de Sir Thomas estquelqu’un et maintenant il va dans leur ligne. Leur père est unpasteur, leur frère est un pasteur et ils sont tous des pasteurs.Il est leur propriété légale, il leur appartient presque. Vous nedites rien, Fanny — Mlle Price — vous ne dites rien. Maissincèrement, ne le pensez-vous pas, maintenant, qu’il est plutôtainsi qu’autrement ?
— Non, dit Fanny, courageusement, je ne m’y attendsnullement.
— Pas du tout ! s’écria Mlle Crawford avec avidité. Maisj’ose dire, vous savez, exactement — j’imagine toujours… Peut-êtrene croyez-vous pas probable qu’il se marie jamais — ou pas en cemoment.
— Non, je ne le pense pas, dit Fanny doucement, espérant qu’ellene s’y tromperait pas.
Sa compagne la regarda attentivement ; et rassemblant plusde courage à cause de la rougeur qu’un tel regard avait provoquée,dit seulement :
— Il est beaucoup mieux tel qu’il est — et changea de sujet.
Le malaise de Mlle Crawford s’était beaucoup allégé à la suitede cette conversation et elle reprit sa promenade vers la maisondans un état d’esprit capable de défier une autre semaine desolitude avec le même mauvais temps ; mais comme son frèrerevint cette soirée-là de Londres avec sa même humeur joyeuse, ouencore meilleure, elle n’eut pas à essayer la sienne. Son refusconstant de lui dire pourquoi il était parti ne fut qu’une raisonde gaieté de plus ; un jour avant, cela l’aurait irritée maismaintenant c’était une simple farce, cachant un projet qui devaitêtre une surprise agréable pour elle-même. Et le lendemain luiapporta une surprise.
Henry avait dit qu’il irait voir les Bertram pour voir commentils se portaient et qu’il serait revenu dans dix minutes. Mais ilresta parti pendant presque une heure ; et quand sa sœur, quil’avait attendu pour qu’il fasse une promenade avec elle dans lejardin, le rejoignit dans le porche et s’écria : « Moncher Henry, où pouvez-vous bien être resté tout cetemps ? » il n’avait simplement qu’à dire qu’il étaitresté avec Lady Bertram et Fanny.
— Vous êtes resté avec eux une heure et demie ! s’exclamaMary. Mais ceci n’était que le début de sa surprise.
— Oui, Mary, dit-il, prenant le bras de Mary dans le sien et sepromenant dans l’entrée comme s’il ne savait où il était.
— Je ne pouvais pas m’en aller plus tôt — Fanny était sijolie ! Je suis bien décidé, Mary. Je me suis fait uneopinion. Cela te surprendra-t-il ? Non : tu dois t’êtrerendu compte que je suis décidé à épouser Fanny Price.
La surprise était complète maintenant, car en dépit de ce qu’ilput avancer, pareil soupçon n’était jamais entré dans l’imaginationde sa sœur et elle parut tellement étonnée qu’il fut obligé derépéter ce qu’il avait dit avec plus de détails et plussolennellement. Sa détermination une fois admise, elle ne fut pasmal accueillie. Il y avait même du plaisir dans sa surprise. Maryétait dans un tel état d’esprit qu’elle se réjouissait de tout cequi se rapportait à la famille Bertram, et cela ne lui déplaisaitpas que son frère se mariât un peu en-dessous de sa condition.
— Oui, Mary, fut l’assurance concluante d’Henry. Je suisjoliment pris. Tu sais que ceci est la fin. Je n’ai pas fait (jem’en félicite moi-même) des progrès négligeables dans sonaffection : mais la mienne est complètement fixée.
— Heureuse jeune fille ! s’écria Mary, dès qu’elle putparler — quel mariage pour elle ! Mon très cher Henry, cecidoit être mon premier sentiment, mais mon second tout aussisincère, — est que j’approuve ton choix du fond de mon cœur et jeprévois votre bonheur aussi cordialement que je le désire et lesouhaite. Tu auras une douce petite femme, toute gratitude etdévotion. Exactement ce que tu mérites. Quel mariage étonnant pourelle ! Mme Norris parle souvent de sa chance ; quedira-t-elle maintenant ? Les délices de toute la famille, eneffet ! Et elle y a quelques véritables amis. Continue encoreà me parler. Quand t’es tu mis à penser sérieusement àelle ?
Rien n’était plus impossible que de répondre à une tellequestion, quoique rien ne pût être plus agréable que de la savoirposée. « Comment cette chose agréable l’avait touché » ilne pouvait le dire, et avant qu’il eût exprimé le même sentimenttrois fois en termes différents, sa sœur l’interrompitavidement :
— Ah, mon cher, et c’est cela qui vous fit aller àLondres ! C’étaient là tes affaires ! Tu préféraisconsulter l’amiral, avant de te décider.
Mais il le dénia fermement. Il connaissait trop bien son onclepour le consulter sur n’importe quel projet matrimonial. L’amiralhaïssait le mariage, et ne le pardonnait à aucun jeune homme defortune indépendante.
— Lorsqu’il connaîtra Fanny, continua Henry, il se déclarerapour elle. Elle est exactement la femme qualifiée pour écarter toutpréjudice d’un homme tel que le général, car elle est exactement legenre de femme que le général croit ne pas exister au monde. Elleest justement l’impossibilité qu’il décrivait — si, en effet, ilavait suffisamment de délicatesse de langue pour esquisser sespropres idées. Mais avant que cela ne soit absolument fixé — fixéau delà de tout changement — il ne saura rien de l’affaire. Non,Mary tu t’es bien trompée. Tu n’as pas encore découvert mesaffaires.
— Bien, bien, je suis satisfaite. Je sais maintenant à qui ellesont rapport, je ne suis pas pressée pour le reste. Fanny Price —merveilleux, très merveilleux ! Que Mansfield a dû fairebeaucoup pour que tu aies réalisé ton destin ici, àMansfield ! Mais tu as tout à fait raison, tu n’aurais puchoisir mieux. Il n’y a pas de meilleure fille au monde et tu n’aspas à désirer la fortune ; et pour ce qui est de sesrelations, elles sont mieux que bonnes. Les Bertram sontcertainement parmi les premiers du pays. Elle est la nièce de SirThomas Bertram ; c’est tout ce qu’il faut pour le monde. Maiscontinue, continue. Raconte-moi davantage. Quels sont tesprojets ? Connaît-elle son propre bonheur ?
— Non.
— Qu’attends-tu ?
— Je n’attends plus que l’occasion. Mary, elle n’est pas commeses cousines ; mais je pense que je ne la demanderai pas envain.
— Oh, non, tu ne peux pas. Serais-tu même moins plaisant — ensupposant qu’elle ne t’aime pas déjà (de quoi, de toute façon jedoute peu) — tu pourrais être assuré. De toute mon âme, je ne pensepas qu’elle épouserait sans amour ; c’est-à-dire, que s’ilexiste une jeune fille capable de ne pas être influencée parl’ambition, je puis supposer que c’est elle ; mais demande-luide t’aimer, elle n’aura jamais le cœur de refuser.
Dès que son avidité put rester silencieuse, il fut aussi heureuxde raconter qu’elle d’écouter ; et une conversation suivitaussi intéressante pour elle que pour lui-même, quoiqu’il n’eûtrien d’autre à raconter que ses propres sensations, rien sur quois’appuyer que les charmes de Fanny. La beauté de figure et desilhouette de Fanny. La grâce de ses manières, la bonté de son cœuren étaient les thèmes inépuisables. La gentillesse, la modestie etla douceur de son caractère furent chaudement développées — cettedouceur qui est une partie si essentielle de la nature de chaquefemme dans le jugement d’un homme que même lorsqu’il aime parfoislà où il n’y en a pas, il ne peut jamais la croire absente. Ilaurait de bonnes raisons de louer son caractère et d’avoirconfiance en lui. Il l’a vu souvent mis à épreuve. Y avait-il unmembre de la famille, excepté Edmond, qui n’eût pas d’une façon oud’une autre continuellement éprouvé sa patience et sonindulgence ? Ses affections étaient solides. La voir avec sonfrère ! Qu’est-ce qui pourrait prouver plus délicieusement quela chaleur de son cœur égalait sa gentillesse ? Qu’est-ce quipourrait être plus encourageant pour un homme qui a son amour envue ? Puis, sa compréhension rapide et claire était au-delà detout soupçon, et ses manières étaient le miroir de son propreesprit modeste et élégant. Et ceci n’était pas tout. Henry Crawfordavait trop de bon sens pour ne pas sentir l’importance de bonsprincipes dans sa femme, bien qu’il fût trop peu accoutumé auxréflexions sérieuses pour les connaître par leur propre nom, maisquand il disait qu’elle avait un telle constance et une tellerégularité de conduite, une notion si élevée de l’honneur et unetelle constance, une telle observance du décorum, la meilleuregarantie pour tout homme aussi intégre que lui, il exprimait ce quiétait inspiré par la connaissance qu’elle était pourvue de bonsprincipes et de foi religieuse.
— Je pourrais si complètement avoir confiance en elle, dit-il,et c’est cela que je veux.
Pensant comme elle le faisait, réellement, que son opinion ausujet de Fanny Price était à peine au delà de ses mérites, sa sœurput se réjouir de ses prévisions.
— Plus j’y songe, s’écria-t-elle, plus que suis convaincue quetu agis très bien, et quoique je n’eusse jamais choisi Fanny Pricecomme la jeune fille la plus capable de t’attacher, je suispersuadée qu’elle est précisément la personne qui convienne pour terendre heureux. Ton méchant projet contre sa paix s’est transforméen une pensée adroite. Tous les deux vous y trouverez votrebien.
— C’était mal, très mal de ma part contre une telle créature,mais je ne la connaissais pas, alors. Et elle n’aurait jamaisaucune raison de regretter l’heure qui me la fit connaître. Je larendrai très heureuse, Mary, plus heureuse qu’elle n’a jamais étéjusqu’à maintenant et qu’elle n’a vu être heureuse quelqu’und’autre. Je ne l’enlèverai pas du Northamptonshire. Je mettrai enlocation Everingham et je louerai une propriété de ce voisinage-ci,peut-être Stanwix Lodge. Je mettrai en location Everingham poursept ans. Pour un demi-mot je suis certain d’un excellentlocataire. Je pourrai citer trois personnes qui prendraient sur mespropres termes et qui m’en remercieraient.
— Ha ! s’écria Mary, vous fixer dans leNorthamptonshire ! Voilà qui est plaisant ! Nous serionstous ensemble…
Quand elle eut prononcé ces paroles, elle se ressaisit etsouhaita ne pas les avoir prononcées ; mais il n’était pasnécessaire d’être confuse, car son frère ne la voyait que commel’habitant supposé du presbytère de Mansfield et ne répondit quepar la plus aimable invitation à sa propre maison et pour affirmerson bon droit.
— Tu dois nous donner la moitié de ton temps, dit-il. Je ne puisadmettre que Mme Grant ait un droit égal au mien et à celui deFanny, car nous aurons tous les deux un droit sur toi. Fanny seravraiment ta sœur.
Mary n’eut qu’à être reconnaissante et donna touteassurance : mais elle avait maintenant la très ferme intentionde n’être l’hôte ni de son frère ni de sa sœur pour d’autres longsmois encore.
— Tu partageras ton année entre Londres et leNorthamptonshire ?
— Oui.
— Voilà qui est bien ; et à Londres, tu auras naturellementta propre maison, tu ne seras plus avec l’amiral. Mon très cherHenry, quel avantage pour toi de t’en aller de chez l’amiral avantque tes manières ne soient blessées par la contagion des siennes,avant que tu n’aies contracté quelques-unes de ses opinions follesou avant que tu ne sois assis devant ton dîner comme si c’était lameilleure bénédiction de la vie ! Toi, tu n’es pas sensible augain, car son égard pour lui l’a rendu aveugle ; mais, dansmon opinion, ton mariage précoce peut signifier ton salut. Te voirdevenir comme l’amiral, en paroles, faits et gestes, regards,aurait brisé mon cœur.
— Bien, bien, nous ne pensons pas tout à fait de même ici ;l’amiral a ses défauts, mais c’est un très brave homme et il a étéplus qu’un père pour moi. Peu de pères m’auraient laissé suivre mapropre voie. C’est la moitié de ce qu’il a permis. Tu ne dois pascréer un préjudice chez Fanny contre lui. Il faut que je les fasses’aimer.
Mary se retint de dire ce qu’elle sentait, notamment qu’il nepouvait y avoir deux personnes dont les caractères et les manièresfussent moins concordantes ; le temps le lui montrerait, maiselle ne put taire cette réflexion au sujet de l’amiral :
— Henry, je pense tant de bien de Fanny Price, que si je pouvaissupposer que la future Mme Crawford avait la moitié des raisons quema pauvre tante incomprise avait de détester son propre nom,j’empêcherais le mariage, si je le pouvais ; mais je teconnais, je sais qu’une femme que tu aimes sera la plus heureusedes créatures et que même si tu cessais de l’aimer, elle trouveraiten toi la générosité et la bonne éducation d’un gentleman.
L’impossibilité de ne pas faire tout au monde pour rendre FannyPrice heureuse, ou de cesser d’aimer Fanny Price, lui dictait uneréponse éloquente :
— Si tu l’avais seulement vue ce matin, Mary, continua-t-il,s’occupant avec tant d’ineffable douceur et de patience de toutesles demandes stupides de sa tante, travaillant avec et pour elle,le teint avivé comme elle se penchait sur l’ouvrage, puisretournant à sa chaise pour finir une note qu’on l’avait engagée àécrire pour rendre service à cette stupide femme et tout ceci avecune gentillesse modeste, comme s’il était tout naturel qu’ellen’ait jamais un moment à elle, ses cheveux arrangés si correctementcomme toujours, et une petite boucle tombant en avant et qu’ellechassait de temps en temps tandis qu’elle écrivait, et au milieu detout cela, me parlant encore ou écoutant, comme si elle aimaitentendre ce que je disais. Si tu l’avais vue ainsi, Mary, tun’aurais pas pu supposer que le pouvoir qu’elle a sur mon cœur necessât jamais.
— Mon très cher Henry, s’écria Mary, l’arrêtant court et luisouriant en face, combien je suis heureuse de te voir tellementamoureux ! Cela fait mes délices. Mais que diront MmeRushworth et Julia ?
— Je n’ai cure de ce qu’elles disent ou éprouvent. Elles verrontmaintenant quel genre de femme peut m’attacher, peut attacher unhomme de bon sens. Je souhaite que la découverte puisse leur êtreutile. Et elles verront leur cousine traitée comme elle doit l’êtreet j’espère qu’elles puissent être honteuses au fond du cœur deleur négligence abominable et de leur rudesse. Elles serontfurieuses, ajouta-t-il après un moment de silence et avec un tonplus froid. Mme Rushworth sera très furieuse, ce sera une piluleamère pour elle ; c’est-à-dire, comme d’autres pilules amères,elle aura mauvais goût, puis encore mauvais goût, et puis seraavalée et oubliée ; car je ne suis pas assez fat pour supposerses sentiments plus durables que ceux d’autres femmes, bien quej’en fusse l’objet. Oui, Mary, en effet, ma Fanny sentira unedifférence, une différence journalière, d’heure en heure dans laconduite de chaque être qui l’approchera ; et ce sera laperfection de mon bonheur que d’en être l’artisan, que d’être lapersonne qui donnera à Fanny l’importance qui lui est due.Maintenant elle est dépendante, sans secours, sans ami, négligée,oubliée.
— Mais non, Henry, pas par tous, elle n’est pas oubliée partous, elle n’est pas sans ami, elle n’est pas oubliée. Son cousinEdmond ne l’oublie jamais.
— Edmond ! C’est vrai, je crois qu’il est, en général,gentil pour elle ; et Sir Thomas l’est aussi, à sa façon, maisc’est la façon d’un oncle riche, supérieur, verbeux et arbitraire.Que peuvent faire Sir Thomas et Edmond ensemble, que font-ils pourson bonheur, pour son confort, son honneur et sa dignité encomparaison de ce que je ferai ?
Henry Crawford était de nouveau à Mansfield le lendemain matinavant l’heure de visite usuelle. Les deux dames étaient ensembledans la salle du déjeuner et, heureusement pour lui, Lady Bertramétait sur le point de s’en aller quand il entra. Elle était presqueà la porte, et ne désirant d’aucune manière prendre tant de peinepour rien, après une réception courtoise et une courte phrase àpropos de ce qu’on l’attendait, s’en alla en disant à uneservante :
— Faites-le savoir à Sir Thomas.
Henry, plus que joyeux qu’elle partît, salua et la regardapartir, et sans perdre un moment, se tourna instantanément versFanny, et prenant quelques lettres, dit avec un air trèsanimé :
— Je dois me reconnaître infiniment obligé envers une créaturequi me donne la possibilité de vous voir seule : je l’aisouhaité plus que vous ne pouvez l’imaginer. Sachant vos sentimentsen tant que sœur, j’aurais à peine pu supporter qu’une autrepersonne de la maison partageât avec vous la primeur de la nouvelleque je vous apporte. C’est fait. Votre frère est un lieutenant.J’éprouve une infinie satisfaction à vous féliciter de la promotionde votre frère. Les lettres que j’ai en main en ce momentl’annoncent. Vous voudrez peut-être les voir ?
Fanny ne put parler, mais il ne désirait pas qu’elle parlât.Voir l’expression de ses yeux, le changement de son teint,l’évolution de ses sentiments, leur doute, leur confusion et leurfélicité lui suffisait. Elle prit les lettres comme il les luidonnait. La première était de l’amiral pour informer son neveu, enquelques mots, qu’il avait réussi dans le projet qu’il avait formé,l’avancement du jeune Price, et comprenant deux autres lettres,l’une du secrétaire du Premier Lord à un ami que l’amiral avait misen branle pour travailler à cette affaire, l’autre d’un ami à luipar laquelle il apparut que Sa Grandeur était très heureuse dedonner suite à la recommandation faite par Sir Charles ; queSir Charles était enchanté d’avoir une telle occasion de prouverses égards pour l’amiral Crawford et que la promotion de M. WilliamPrice comme second lieutenant du sloop« Thrush »[6] de SaMajesté répandait une allégresse générale à travers un large cercledu grand monde.
Tandis que sa main tremblait sous les lettres, ses yeux courantde l’une à l’autre et son cœur se gonflant d’émotion, Crawfordcontinua avec une avidité sincère à exprimer l’intérêt qu’ilprenait à l’événement :
— Je ne parlerai pas de mon propre bonheur, dit-il, aussi grandqu’il puisse être, car je ne pense qu’au vôtre. Qui donc, comparéeà vous, a le droit d’être heureuse ? Je me suis presquereproché d’avoir pris connaissance de ce que vous deviez être lapremière personne au monde à savoir. De toute façon, je n’ai pasperdu un moment. La poste était en retard ce matin, mais depuis iln’y eut plus un instant de délai. Combien j’ai été impatient,anxieux et affolé à ce sujet, je ne vais pas essayer de vous ledécrire ; combien j’étais sévèrement mortifié, combiencruellement désappointé en n’ayant pu terminer l’affaire tant quej’étais à Londres ! J’y suis resté un jour ou deux avecl’espoir de réussir, car rien de moins cher n’eût pu me retenir lamoitié de ce temps loin de Mansfield. Mais bien que mon oncleentrât dans mes vues avec toute la chaleur que je pouvais souhaiteret s’en occupât immédiatement, il y eut des difficultés à cause del’absence d’un ami et de l’engagement d’un autre, ce que, à la fin,je ne pus supporter plus longtemps. Sachant en quelles bonnes mainsje laissais la cause, je m’en allai lundi, confiant que peu dejours se passeraient avant que ses propres lettres ne me suiventici. Mon oncle, qui est le meilleur homme du monde, s’est mislui-même en action, comme je l’ai pensé dès qu’il eut vu votrefrère. Il était enchanté de lui. Je ne me serais pas permis, hier,de dire combien il était enchanté ou de répéter la moitié de ce quel’amiral a dit à sa louange. Je l’ai différé jusqu’à ce que salouange apparût comme étant celle d’un ami et aujourd’hui nous levoyons. Maintenant je puis dire que même moi, je ne pourrais passouhaiter que William Price pût exciter un plus grand intérêt ouêtre suivi par des vœux plus vrais et une recommandation plus hauteque ceux que mon propre oncle lui a accordés après la soirée qu’ilsont passé ensemble.
— Ceci a-t-il été votre besogne, alors ? s’écria Fanny.Juste ciel ! comme c’est gentil, très gentil ! Avez-vousréellement, était-ce par votre désir — je vous demande pardon, maisje suis toute perdue — l’amiral Crawford s’est-il dérangé ?Comment était-ce… ? Je suis stupéfaite.
Henry était très heureux de rendre le tout plus intelligible, encommençant par le commencement et en expliquant particulièrement cequ’il avait fait. Son dernier voyage à Londres n’avait été faitdans aucun autre but que d’introduire son frère dans Hill Street etde s’en remettre à l’amiral. Tel a été son travail. Il ne l’avaitdit à personne, il n’en avait pas soufflé une syllabe même àMary ; tant qu’il était incertain de l’issue, il n’aurait passupporté que l’on participât à ses sentiments. Il parla avec tantd’éclat de ce que sa sollicitude avait été, et employa desexpressions si fortes, il fut si abondant au sujet du plusprofond intérêt, du double motif, de ses vueset souhaits, que Fanny n’eût pu rester insensible à son élan,eût-elle été capable de le suivre ; mais son cœur était siplein et ses sens si étonnés, qu’elle ne put écouterqu’imparfaitement même ce qu’il racontait de William, et direseulement, lorsqu’il faisait une pause :
— Combien c’est aimable ! C’est très aimable ! Oh,monsieur Crawford, nous vous sommes obligés infiniment. Cher, trèscher William !
Elle se leva d’un bond, se dirigea précipitamment vers la porte,en s’écriant :
— Je veux aller chez mon oncle. Mon oncle doit le savoir le plustôt possible.
Mais ceci ne put être souffert. L’occasion était trop belle, etses sentiments trop impatients. Il était immédiatement derrièreelle. Elle ne devait pas partir, elle devait lui accorder quelquesminutes de plus. Il la prit par la main et la reconduisit à sachaise, et il était au milieu de ses nouvelles explications avantqu’elle devinât pourquoi elle avait été retenue.
Lorsqu’elle le comprit et que l’on supposa qu’elle avait connudes sensations que son cœur n’avait jamais éprouvées avant et quecette chose même qu’il avait fait pour William devait être placéesur le compte de son attachement excessif et inégalé pour elle,elle fut extrêmement désolée et incapable de parler pour quelquesinstants. Elle considéra le tout comme un non-sens, plutôt comme unjeu ou de la galanterie, seulement destinée à la tromper une heure,elle ne put que sentir que c’était la traiter improprement etbassement, et d’une manière qu’elle n’avait pas méritée, mais celac’était tout lui, il agissait tout à fait comme elle l’avait vuagir précédemment ; et elle ne se permit pas de lui montrer lamoitié du déplaisir qu’elle éprouvait, à cause du manque dedélicatesse qu’il manifestait en jouant avec elle, parce qu’ils’était conféré un droit à sa gratitude. Tandis que son cœursautait de joie et de gratitude pour ce qui se rapportait àWilliam, elle ne pouvait être sérieusement peinée de quelque chosequi ne blessait qu’elle ; et après avoir retiré sa main pardeux fois et essayé en vain deux fois de se détourner de lui, ellese leva et dit seulement, avec une grande agitation :
— Je vous en prie, monsieur Crawford, ne le faites pas, je voussupplie, vous ne devriez pas. Ceci est un genre de conversationtrès désagréable pour moi. Je dois partir. Je ne puis lesupporter.
Mais il continua de parler, décrivit son affection, sollicitaune réponse et, finalement, en paroles si claires qu’elles nepouvaient avoir qu’une seule signification pour elle ; il luioffrait sa personne, sa main, sa fortune. Son étonnement et saconfusion en augmentèrent et cependant, tout en ne sachant pas leprendre au sérieux, elle pouvait à peine se tenir debout. Il lapressa de répondre.
— Non, non, dit-elle, en se cachant la figure. Tout ceci est unnon-sens. Ne me désolez pas. Je ne puis en entendre davantage.Votre amabilité envers William me rend votre très grandeobligée ; mais je ne veux pas, je ne puis supporter, je nepuis écouter de telles choses. Non, non, ne pensez pas à moi. Maisvous ne pensez pas à moi… Je sais que tout ceci n’est rien dutout.
Elle s’éloigna brusquement de lui et à ce moment l’on entenditSir Thomas parler à une servante tandis qu’il se dirigeait vers lapièce où ils se trouvaient. Il n’était plus temps de faire denouvelles assurances et de plus longs entretiens, alors que seséparer d’elle à un moment où sa modestie seule semblait, à sonesprit optimiste et présomptueux, être le seul obstacle à sonbonheur, était une cruelle nécessité. Elle se précipita dehors parune porte opposée à celle dont son oncle approchait et arpenta lapièce est dans la plus grande confusion de sentiments contraires,avant que les excuses et politesses de Sir Thomas fussentprononcées et qu’il eût appris le début de la joyeuse nouvelle quele visiteur avait à communiquer.
Elle pensait, tremblait au sujet de chaque chose, se sentantagitée, heureuse, misérable, infiniment reconnaissante etabsolument furieuse. C’était au delà de toute crédulité. Il étaitinexcusable et incompréhensible. Mais telles étaient ses habitudes,qu’il ne pouvait rien faire sans y mêler du mal. Il en avait faitd’abord la créature la plus heureuse et maintenant il l’avaitinsultée — elle ne savait que dire, ni comment chasser ou commentmodérer la chose. Elle ne pouvait pas le prendre au sérieux, maiscomment excuser l’emploi de tels mots et de telles offres, s’ils nesignifiaient qu’une amourette ?
Mais William était un lieutenant. Cela était un fait au delà dudoute. Elle y penserait pour toujours et oublierait tout le reste.M. Crawford ne lui parlerait certainement plus jamais de cettefaçon : il avait dû voir combien cela lui était déplaisant, etdans ce cas, combien elle lui serait reconnaissante pour son amitiéenvers William !
Elle ne dépasserait pas la pièce est au delà de la caged’escalier, avant de s’être assurée que M. Crawford avait quitté lamaison ; mais quand elle fut convaincue de son départ, elleétait avide de descendre, de rejoindre son oncle et d’avoir tout lebonheur de sa joie ainsi que de la sienne propre et tout lebénéfice de son information ou de ses conjectures quant à l’avenirde William.
Sir Thomas était aussi joyeux qu’elle pouvait le désirer, trèsaimable et communicatif, et elle eut avec lui une conversation siréconfortante au sujet de William qu’elle éprouvait le mêmesentiment que si rien ne s’était passé qui eût pu la vexer,jusqu’au moment, vers la fin, où elle découvrit que M. Crawfordétait invité à dîner ce même jour. Ceci était très déplaisant car,même s’il avait la force de ne pas penser à elle, il seraitdéplorable pour elle de le revoir si vite.
Elle s’efforça de se dominer, elle s’efforça vraiment, commel’heure du dîner approchait, de se sentir et de paraître commed’habitude ; mais il lui fut impossible de ne pas paraîtretrès timide et mal à l’aise lorsque leur visiteur entra dans lapièce. Elle n’aurait pu supposer qu’aucun concours de circonstanceseût pu lui apporter tant de sensations pénibles le jour de lapromotion de William.
M. Crawford ne se contenta pas d’être dans la pièce, il futbientôt tout près d’elle. Il avait un mot à lui remettre de la partde sa sœur. Fanny ne pouvait pas le regarder, mais il n’y eut pasde rappel de la folie passée dans sa voix. Elle prit connaissancede la note immédiatement, heureuse d’avoir quelque chose à faire,et heureuse, tout en lisant, de sentir que les bavardages de tanteNorris, également invitée à dîner, la poussaient à l’arrière de lascène.
» Car maintenant je peux t’appeler toujours ainsi, au grandsoulagement de ma langue qui a toujours trébuché sur le MllePrice les six dernières semaines, je ne peux pas laisserpartir mon frère sans vous envoyer quelques lignes defélicitations, de plus joyeux consentement et d’approbation. Jecontinue, ma chère Fanny, sans peur ; il ne peut y avoir dedifficultés notoires. J’ose supposer que l’assurance de monconsentement sera de quelque importance ; ainsi vous pouvezlui sourire de votre plus doux sourire, cette après-midi, etrenvoyez-le moi, encore plus heureux qu’il n’est parti. —Affectueusement : M. C. »
C’étaient des expressions qui ne faisaient aucun bien àFanny ; car bien qu’elle lût trop rapidement et dans une tropgrande confusion pour se former une opinion claire à propos de lasignification du message de Mlle Crawford, il lui était évidentqu’elle avait l’intention de la féliciter au sujet de l’attachementde son frère et même de sembler croire qu’il étaitsérieux. Elle ne savait que croire et que faire. Il y avait quelquechose de désastreux dans la pensée que cet attachement pût êtresérieux. Elle ne savait que croire et que faire. Elle était trèsperplexe et très agitée.
Elle était désemparée chaque fois que M. Crawford lui adressaitla parole, et il ne le faisait que trop souvent ; et elleappréhendait qu’il y eût dans sa voix et dans ses manières unquelque chose qui en était absent quand il parlait aux autres. Sonaisance, au cours du dîner de ce jour, était détruite ; ellepouvait à peine manger quelque chose ; et comme Sir Thomasremarquait aimablement que la joie lui avait coupé l’appétit, elleétait prête à mourir de honte, effrayée de l’interprétationéventuelle de M. Crawford ; rien n’aurait pu la faire regarderà droite, où il se trouvait, mais elle sentait que ses yeux étaientimmédiatement fixés sur elle.
Elle était encore plus silencieuse que de coutume. Elle pouvaità peine dire un mot lorsque William était le sujet de conversation,car la louange venait toujours de droite et c’est là qu’était sasouffrance.
Elle pensait que Lady Bertram prolongeait plus que jamais ledîner, et elle commença à désespérer de pouvoir partirjamais ; mais à la fin elles se trouvaient au salon, et ellefut capable de penser, comme elle le voulait, tandis que ses tantesachevaient de parler de l’avancement de William.
Mme Norris semblait aussi enchantée de l’économie que celareprésentait pour Sir Thomas que de n’importe quel autre point.Maintenant, William pourra subvenir à ses propres besoins, ce quifera une grande différence pour son oncle, car elle ne savait pascombien il avait coûté à son oncle ; et, en effet, cela feraune certaine différence dans ses cadeaux, aussi. Elle était trèscontente d’avoir donné à William ce qu’elle lui avait donné, aumoment du départ, très contente, en effet, qu’il lui ait étépossible, sans difficultés matérielles, de lui donner quelque chosede plutôt important, justement à ce moment. C’est-à-dire, importantpour elle, pour ses moyens limités, car maintenant, cela lui seratrès utile pour garnir sa cabine. Elle savait qu’il aurait à faireface à de grosses dépenses, qu’il aurait à acheter beaucoup dechoses ; mais il était certain que son père et sa mèreseraient à même de lui procurer les choses nécessaires à très boncompte ; mais elle était très contente d’avoir pu y contribueravec son obole.
— Je suis contente que vous lui ayez donné quelque chosed’important, dit Lady Bertram, d’un calme sans méfiance, car moi,je ne lui ai donné que dix livres.
— Vraiment ! s’écria Mme Norris, en rougissant. Il a dûnous quitter avec ses poches bien garnies, et, de plus, son voyageà Londres ne lui a rien coûté !
— Sir Thomas m’a dit que dix livres seraient suffisantes.
Mme Norris n’étant pas du tout disposée à en discuter lasuffisance, commença à traiter la matière à un autre point devue.
— C’est étonnant, dit-elle, ce que les jeunes gens coûtent àleurs amis pour être élevés et pour aller dans le monde ! Ilspensent peu à combien monte la somme que leurs parents, ou leursoncles ou leurs tantes, paient au cours d’une année. Voiciprésentement les enfants de ma sœur Price, prenez-les ensemble,j’ose dire que personne ne pourrait s’imaginer la somme qu’ilscoûtent chaque année à Sir Thomas, pour ne rien dire de ce que jefais pour eux.
— C’est très juste ce que vous dites, sœur. Mais, pauvrespetits ! Ils ne peuvent rien y faire, et vous le savez, celafait peu de différence pour Sir Thomas. Fanny, William ne doit pasoublier mon châle, s’il va aux Indes Orientales ; et je luidonnerai une commission pour tout ce qu’il rapportera de valeur enplus de cela. J’espère qu’il pourra aller aux Indes Orientales afinque je puisse avoir mon châle. Je pense que j’aurai deux châles,Fanny.
Pendant ce temps, Fanny ne parlant que quand elle ne pouvaitl’éviter, essayait sérieusement de comprendre quel était le but deM. et Mlle Crawford. Tout au monde s’opposait à ce qu’ils fussentsérieux, et leurs paroles et leurs manières. Tout ce qui étaitnaturel, probable et raisonnable y était opposé ; toutes leurshabitudes, leurs pensées et ses propres faiblesses. Commentavait-elle pu éveiller un attachement sérieux chez un homme qui enavait vu tant, qui avait été admiré par tant de femmes, et avaitflirté avec tant de femmes, infiniment supérieures à elle, un hommequi semblait si peu ouvert aux impressions sérieuses, qui pensaitsi légèrement, d’une façon si insouciante et si insensible à detels points, qui était tout pour le monde, et ne semblait trouverpersonne qui lui fût essentiellement nécessaire. Et, de plus, l’onpouvait penser que sa sœur, avec ses notions élevées et mondainesen matière matrimoniale, ne favoriserait rien de sérieux dans cedomaine. Rien ne pourrait être moins naturel dans les deux cas.Fanny était honteuse de ses propres doutes. Tout était plusprobable qu’un attachement profond ou une approbation sérieuse àson égard. Elle s’était bien convaincue de la chose lorsque SirThomas et M. Crawford la rejoignirent. La difficulté était d’avoirune conviction aussi absolue, quand M. Crawford était dans lapièce ; car une ou deux fois un regard semblait s’appesantirsur elle qu’elle ne sut comment situer dans l’intention générale dujeune homme ; dans n’importe quel autre homme elle aurait étésûre que cela signifiait quelque chose de très sérieux et de trèsdéfini. Mais elle continua à essayer de croire que ce n’était riende plus que ce qu’elle avait vu dans ses yeux pour ses cousines etcinquante autres femmes.
Elle pensait qu’il souhaitait lui parler à l’abri des oreillesdes autres. Elle s’imaginait qu’il faisait des tentatives dans cesens pendant toute la soirée chaque fois que Sir Thomas quittait lapièce ou s’engageait dans une conversation avec Mme Norris, et ellelui refusa soigneusement toute occasion.
Finalement c’était ainsi que cela apparut à la très nerveuseFanny — alors qu’il n’était pas encore très tard — il se mit àparler de partir ; mais la douceur de ton que ces parolesavaient, était altérée du fait qu’il se tourna presque aussitôtvers elle en disant :
— N’avez-vous rien à envoyer à Mary ? N’avez-vous pas deréponse à sa note ? Elle serait bien peinée si elle nerecevait rien de vous. Je vous en prie, écrivez, ne fût-ce qu’uneligne.
— Oh, oui, certainement, s’écria Fanny, se levant en grandehâte, une hâte causée par l’embarras et le désir de s’enfuir.J’écrirai tout de suite.
Elle se dirigea vers la table où elle avait l’habitude d’écrirepour sa tante et prépara le nécessaire, tout en ne sachant pas lemoins du monde ce qu’elle pourrait dire. Elle n’avait lu qu’unefois la note de Mlle Crawford et répondre à quelque chose qui avaitété compris si imparfaitement, était très désolant.
Comme elle avait peu d’expérience dans cette sorte decorrespondance, elle aurait des scrupules et des craintes pour lestyle, mais quelque chose devait être écrit immédiatement ; etavec le sentiment bien décidé de ne pas paraître songer à uneintention réelle, elle écrivit ainsi, l’esprit aussi troublé que lamain :
« Je vous suis très reconnaissante, ma chère Mlle Crawford,pour vos aimables félicitations, pour autant qu’elles se rapportentà mon très cher William. Je sais que le reste de votre note nesignifie rien ; mais je suis si peu qualifiée pour chaquechose de ce genre, que j’espère que vous m’excuserez de vous prierde ne plus en parler. J’ai trop vu M. Crawford pour ne pascomprendre ses façons ; si lui m’avait compris aussi bien,j’ose dire qu’il aurait agi différemment. Je ne sais pas ce que jécris, mais vous me feriez une grande faveur de ne plus jamaismentionner le sujet.
ce mot, je reste, chère Mlle Crawford, etc. etc… »
La conclusion était à peine lisible à cause d’une croissantefrayeur lorsqu’elle découvrit que sous couvert de recevoir la note,M. Crawford s’approchait d’elle.
— Vous ne pouvez penser que j’ai l’intention de vous faire vousdépêcher, dit-il à voix basse, sentant l’étonnante agitation aveclaquelle elle avait rédigé la note, vous ne pouvez penser que j’aide telles intentions. Ne vous dépêchez pas, je vous en supplie.
— Oh, je vous remercie, j’avais tout à fait terminé, justementterminé, cela sera prêt dans un moment. Je vous serais trèsreconnaissante, si vous vouliez remettre ceci à Mlle Crawford.
La lettre fut présentée et devait être acceptée ; et commeelle s’en allait immédiatement vers le feu en détournant les yeuxpour rejoindre les autres, il ne lui restait rien d’autre à faireque de s’en aller sérieusement.
Fanny pensa qu’elle n’avait jamais connu de jour plus agité tantpar la peine que par le plaisir ; mais, heureusement, leplaisir n’était pas de nature à mourir en un jour — car chaque jourlui rapporterait la découverte de l’avancement de William, tandisqu’elle espérait que la peine ne reviendrait plus. Elle savait,sans aucun doute, que sa lettre paraîtrait excessivement malécrite, que le style ferait honte à un enfant, car sa détresse nelui avait pas laissé la possibilité d’en arranger les termes ;mais, la note les assurerait au moins qu’elle ne s’en laissait pasimposer et qu’elle ne se sentait pas flattée des attentions de M.Crawford.
Fanny n’avait pu oublier M. Crawford d’aucune façon quand elles’éveilla le matin suivant, mais elle se rappelait le contenu de sanote et n’était pas moins optimiste, quant à son effet, qu’ellel’avait été la nuit précédente. Si M. Crawford voulait seulements’en aller ! C’était ce qu’elle désirait le plus intensément —qu’il parte et qu’il emmène sa sœur avec lui, comme il avaitl’intention de faire, et dans l’intention de quoi il était revenu àMansfield. Et pourquoi ce n’était pas encore fait, elle ne pouvaitle dire car Mlle Crawford ne désirait certainement aucun délai.Fanny avait espéré, au cours de sa visite de la veille, entendreciter le jour du départ, mais il avait seulement parlé de leurvoyage comme s’il ne devait pas avoir lieu avant longtemps.
Ayant conclu d’une façon aussi satisfaisante la conviction quesa note transporterait, elle ne put qu’être étonnée de voir M.Crawford, comme elle le fit accidentellement, venant de nouveau àla maison et à une heure aussi matinale que la veille. Sa venuen’avait peut-être rien à faire avec elle, mais elle devait éviterde le voir autant que possible ; et étant alors sur le pointde remonter dans sa chambre, elle résolut d’y rester pendant toutela durée de sa visite, à moins qu’on ne l’envoie chercher ; etcomme Mme Norris était encore à la maison, il y avait peu de dangerpour qu’on la demande.
Elle resta assise un bon moment dans un grand état d’agitation,écoutant, tremblant, et craignant à chaque moment d’êtreappelée ; mais comme aucun pas ne s’approchait de la chambrede l’est, elle se calma peu à peu, put s’asseoir plusconfortablement, et fut capable de s’employer à quelque chose, etcapable d’espérer que M. Crawford était venu et s’en irait sansqu’elle fût obligée de rien savoir au sujet de sa visite.
Une demi-heure à peu près passa, et elle se sentait devenir trèsà l’aise, quand soudain s’entendit le bruit d’un pas approchantrégulièrement — un pas lourd, un pas inhabituel dans cette partiede la maison ; c’était celui de son oncle, elle le connaissaitaussi bien que sa voix ; elle avait tremblé si souvent à cebruit, et commença à trembler de nouveau, à l’idée qu’il venait luiparler, quel que fût le sujet de sa conversation. Ce fut en effetSir Thomas qui ouvrit la porte et demanda si elle était là, et s’ilpouvait entrer. La terreur occasionnée par ses visites précédentesdans cette chambre sembla renaître, et elle se sentit comme s’ilallait de nouveau lui faire passer un examen d’anglais ou defrançais.
Elle était pleine d’attentions, cependant, lui avançant unechaise, et essayant de paraître honorée et, dans son agitation,avait presque oublié les désagréments de son appartement quand lui,s’arrêtant dès qu’il entra, dit, avec une grandesurprise :
— Pourquoi n’avez-vous pas du feu aujourd’hui ?
Il y avait de la neige sur le sol et elle était assiseenveloppée dans un châle. Elle hésita :
— Je n’ai pas, froid, Monsieur, je ne m’assieds jamais longtempsici à ce moment de l’année.
— Mais vous avez du feu, généralement ?
— Non, Monsieur.
— Comment cela se fait-il ? Il doit y avoir quelque erreurici. Je pensais que vous pouviez utiliser cette chambre dansl’intention de vous rendre parfaitement à l’aise. Dans votrechambre à coucher, je sais que vous ne pouvez avoir du feu. Il y aici quelque grande erreur qui doit être rectifiée. C’est des plusinconfortable pour vous d’être assise — que ce soit une demi-heureou un jour — sans un feu. Vous n’êtes pas forte. Vous êtes gelée.Votre tante ne peut être au courant de cela.
Fanny aurait préféré garder le silence ; mais, étantobligée de parler, elle ne put s’empêcher, par justice pour latante qu’elle aimait le mieux, de dire quelque chose dans quoi lesmots « ma tante Norris » étaient perceptibles.
— Je comprends, s’écria son oncle, se ressaisissant, et nedésirant pas en entendre davantage, je comprends. Votre tanteNorris a toujours été une avocate, et très judicieuse, pour que lesjeunes enfants soient élevés sans douceurs superflues ; maisil faut de la modération en toute chose. Elle est aussi trèsrobuste elle-même, ce qui, évidemment, influence son opinion en cequi concerne les désirs d’autrui. À un autre point de vue aussi,que je comprends parfaitement, je sais ce que ses sentiments onttoujours été. Le principe était bon en lui-même, mais il peut avoirété, et je crois qu’il a été poussé trop loin dans votre cas. Jesais qu’il y a eu quelquefois, sur quelques points, une distinctionmal faite ; mais je pense trop de bien de vous, Fanny, pourcroire que vous éprouverez jamais du ressentiment à ce sujet. Vousavez une compréhension qui vous empêchera de recevoir les chosesd’après un seul point de vue, et de juger d’une façon troppartiale. Vous prendrez l’entièreté du passé, vous considérerez lestemps, personnes et probabilités, et vous sentirez qu’ils n’enétaient pas moins vos amis, ceux qui vous ont éduquée et préparéepour cette médiocre condition qui semblait devoir êtrevotre destinée. Bien que leurs précautions puissent avoir étécontinuellement inopportunes, l’intention était gentille, et vouspouvez être sûre de ceci, que chaque plaisir sera doublé par lespetites privations ou restrictions qui ont pu être imposées.J’espère que vous ne me décevrez pas en cessant, à n’importe quelmoment, de traiter votre tante Norris avec le respect etl’attention qui lui sont dus. Mais en voilà assez sur ce sujet.Asseyez-vous, ma chère, je dois vous parler pour quelques minutes,mais je ne vous retiendrai pas longtemps.
Fanny obéit, en baissant les yeux et en rougissant. Après unmoment de repos, Sir Thomas, essayant de réprimer un sourire,continua :
— Vous ne savez pas, peut-être, que j’ai eu un visiteur cematin. Je n’étais pas depuis longtemps dans ma propre chambre,après le déjeuner, quand M. Crawford y fut introduit. Vous vousdoutez probablement pourquoi ?
Le visage de Fanny se colorait de plus en plus, et son oncle,s’apercevant qu’elle était embarrassée à un tel degré qu’il luiétait complètement impossible de le regarder ou de parler, détournales yeux et, sans autre pause, commença son rapport de la visite deM. Crawford.
Le but de M. Crawford avait été de se déclarer le soupirant deFanny, de faire des propositions décisives à son sujet, et dedemander l’avis de son oncle qui semblait remplacer sesparents ; et il avait fait tout cela si bien, si ouvertement,si franchement, si proprement, que, sentant plus ou moins que sespropres réponses, et ses propres remarques, avaient été très enfaveur du projet, était extrêmement heureux de donner lesparticularités de leur conversation, et ne se doutant que peu de cequi se passait dans l’esprit de sa nièce, il croyait, par de telsdétails, lui plaire beaucoup plus qu’à lui-même. Il parla donc uncertain temps avant que Fanny osât l’interrompre. Elle se seraitmême difficilement résolue à le souhaiter. Son esprit était troptroublé. Elle avait changé de position, et avec ses yeux fixésintensément sur l’une des fenêtres, elle écoutait son oncle,troublée et effrayée au plus haut point. Il se tut pour un moment,mais elle s’en était à peine rendu compte que, se levant de sachaise, il dit :
— Et maintenant, Fanny, ayant accompli une part de mon devoir etvous ayant montré que chaque chose a une base sûre etsatisfaisante, j’exécute le reste de ma mission en vous demandantde m’accompagner au rez-de-chaussée où, bien que je ne puisseprésumer avoir été une trop désagréable compagnie moi-même, je doisvous prévenir que vous trouverez quelqu’un qui vaudra mieux lapeine d’être écouté. M. Crawford, comme vous l’avez sans doutedeviné, est encore dans la maison. Il est dans ma chambre, etespère vous y voir.
En entendant cela, Fanny eut un regard et une exclamation quiétonnèrent Sir Thomas ; mais ce qui augmenta son étonnementfut de l’entendre s’exclamer :
— Oh ! non, Monsieur, je ne peux pas, je ne peux vraimentpas descendre vers lui. M. Crawford devrait savoir — il doit savoircela — je lui en ai dit assez hier pour le convaincre. Il me parlade ce sujet hier, et je lui dis sans ambages que c’était trèsdésagréable pour moi, et tout à fait hors de mon pouvoir derépondre à ses bons sentiments.
— Je ne saisis pas votre pensée, dit Sir Thomas, s’asseyant denouveau. Hors de votre pouvoir de répondre à ses bonssentiments ? Qu’est-ce que tout ceci ? Je sais qu’il vousa parlé hier et (pour autant que je comprenne) qu’il a reçu, pourcontinuer, autant d’encouragement qu’une jeune femme bienveillantepuisse se permettre d’en donner. J’ai été très content d’entendrece qu’a été votre conduite à cette occasion ; elle montraitune discrétion hautement à recommander. Mais maintenant qu’il afait sa demande si franchement, si honorablement, quels sont vosscrupules, maintenant ?
— Vous faites erreur, Monsieur, s’écria Fanny — forcée par sonanxiété à ce moment de dire, même à son oncle, qu’il avait tort —vous faites complètement erreur. Comment M. Crawford a-t-il pu direune telle chose ? Je ne lui ai donné aucun encouragement,hier, au contraire ; je lui ai dit — je ne peux répéter mesparoles exactes — mais je suis certaine de lui avoir dit que je nevoudrais pas l’écouter, que c’était très déplaisant pour moi à tousles égards, et que je le priais de ne plus jamais me parler dedette manière. Je suis sûre d’avoir dit autant que cela etplus ; et j’en aurais dit encore plus, si j’avais étéparfaitement convaincue que son intention était sérieuse ;mais je n’aime pas — je ne pourrais supporter de comprendre plusque ce qu’on veut dire. Je croyais que tout cela pouvait compterpour rien avec lui.
Elle n’aurait pu en dire plus ; elle était presque à boutde souffle.
— Dois-je comprendre, dit Sir Thomas après quelques instants desilence, que vous avez l’intention de refuser M.Crawford ?
— Oui, Monsieur.
— Le refuser ?
— Oui, Monsieur.
— Refuser M. Crawford ? Quelle est votre défense ?Pour quelle raison ?
— Je… je ne peux l’aimer assez, Monsieur, pas assez pourl’épouser.
— Ceci est très étrange, dit Sir Thomas, sur un ton de calmemécontentement. Il y a quelque chose en ceci que ma compréhensionne saisit pas. Voici un jeune homme qui souhaite vous êtreagréable, chaque chose est en sa faveur, non pas simplement sasituation dans la vie, sa fortune et son caractère, mais il possèdeplus que la gentillesse ordinaire, ses manières et sa conversationplaisent à tout le monde. Et il n’est pas une connaissanced’aujourd’hui, vous le connaissez maintenant depuis quelque temps.Sa sœur, plus ou moins, est votre amie intime, et il a faitcela pour votre frère, ce que je supposerais être unerecommandation plus que suffisante pour vous, n’y eût-il riend’autre. Il n’est pas certain que l’intérêt que je porte à Williampuisse l’avoir aidé. Il l’a déjà fait.
— Oui, dit Fanny, d’une voix défaillante, et baissant les yeuxavec une honte nouvelle ; et elle se sentait honteuse de ceque, après le portrait qu’avait fait son oncle, elle n’aimât pas M.Crawford.
— Vous avez dû vous rendre compte, continuait Sir Thomas à cemoment, vous avez dû vous rendre compte, à un certain moment qu’ily avait quelque chose de particulier dans l’attitude de M. Crawfordenvers vous. Vous devez avoir remarqué ses attentions, et bien quevous les ayez toujours accueillies comme il se doit (je n’ai pas dereproche à vous faire à ce sujet) je n’ai jamais observé qu’ellesvous déplaisaient. Je suis presque porté à croire, Fanny, que vousne connaissez pas tout à fait vos propres sentiments.
— Oh ! si, Monsieur, je les connais parfaitement. Sesattentions ont toujours été ce que je n’aimais pas.
Sir Thomas la regarda avec une surprise accrue :
— Ceci me dépasse, dit-il. Ceci demande une explication. Jeunecomme vous l’êtes, et ayant rarement rencontré quelqu’un, il estdifficilement possible que vos affections…
Il s’arrêta et la regarda fixement. Il vit ses lèvres former lemot « non », bien que le non ne fût pas articulé, mais safigure était écarlate. Cela, cependant, chez une jeune fille simodeste, pouvait être très compatible avec de l’innocence ;et, choisissant au moins de paraître satisfait, il ajoutavivement :
— Non, non, je sais que cela est tout à fait hors de question —complètement impossible. Bon, il n’y a rien de plus à dire.
Et, pendant quelques minutes, il ne dit plus rien. Il étaitabsorbé par ses pensées. Sa nièce pensait profondément aussi,essayant de s’aguerrir et de se préparer contre un nouveauquestionnaire. Elle aurait préféré mourir que de révéler la vérité,et elle espérait se fortifier assez, en réfléchissant un peu, pourne pas se trahir.
— Indépendamment de l’intérêt que le choix de M. Crawfordsemblait justifier, dit Sir Thomas, recommençant avec un grandcalme, son désir de se marier si tôt est une recommandation à mesyeux. Je suis l’avocat des mariages précoces, quand les moyens lepermettent, et je voudrais que chaque jeune homme, ayant un revenusuffisant, soit marié aussitôt qu’il le peut après vingt-quatreans. C’est tellement mon opinion, que j’ai du regret à pensercombien peu mon fils aîné, votre cousin Bertram, semble vouloir semarier tôt ; mais jusqu’à présent, aussi loin que je peuxjuger, le mariage ne fait pas partie du plan de ses pensées, jesouhaite qu’il semble plus désireux de s’établir.
Ici il regarda Fanny.
— Je considère, d’après sa disposition et ses habitudes,qu’Edmond serait susceptible de se marier plus tôt que son frère.J’ai pensé, ces derniers temps, qu’il avait vu la femme qu’ilpourrait aimer ce qui j’en suis convaincu, n’est pas le cas de monfils aîné. N’ai-je pas raison ? N’êtes-vous pas de mon avis,ma chère ?
— Oui, Monsieur.
C’était dit d’une façon gentille mais calme, et Sir Thomas étaittranquille au sujet des cousins. Mais la suppression de son alarmene rendit aucun service à Fanny. Comme le mystère s’épaissit, sondéplaisir augmenta ; et se levant et se promenant à travers lapièce avec un froncement de sourcils que Fanny pouvait sereprésenter, bien qu’elle n’osât pas lever la tête, il dit peuaprès et d’une voix pleine d’autorité :
— Avez-vous quelque raison de penser du mal du caractère de M.Crawford, enfant ?
— Non, Monsieur.
Elle désirait ajouter : « mais bien de sesprincipes », mais son cœur se serrait devant l’épouvantableperspective de discussion, d’explication et probablement decontradiction. La mauvaise opinion qu’elle avait de lui était baséeprincipalement sur des observations qu’elle, pour l’honneur de sescousines, pouvait à grand’peine divulguer à leur père. Julia etMaria, surtout Maria, avaient été tellement impliquées dans laméconduite de M. Crawford, qu’elle ne pouvait trahir son caractère,comme elle présumait qu’il était, sans les livrer. Elle avaitespéré que pour un homme tel que son oncle, si clairvoyant, sihonorable, si bon, la simple constatation d’un aversion déterminéede sa part, aurait été suffisante. À son chagrin infini, elledécouvrit qu’il n’en était pas ainsi.
Sir Thomas vint vers la table où elle était assise dans unedétresse frissonnante et dit, avec une grande et froidesévérité :
— Je vois qu’il est inutile de parler avec vous. Nous ferionsmieux de terminer cette conférence mortifiante. Il ne faut pasfaire attendre M. Crawford davantage. Pour cette raison,j’ajouterai seulement que, comme j’estime qu’il est de mon devoirde vous dire mon opinion sur votre conduite, vous avez déçu tousmes espoirs et que vous avez prouvé que vous aviez un caractèretout à fait opposé à ce que j’avais cru. Car, Fanny, ainsi que maconduite a dû le prouver, j’avais formé une opinion très favorableà votre égard, depuis mon retour d’Angleterre. Je vous avais jugéedépourvue de tout entêtement, de toute suffisance et de toutetendance à cette indépendance d’esprit qui prévaut aujourd’hui mêmechez de jeunes femmes et qui offense et écœure au delà de lacommune mesure. Mais vous vous êtes montrée entêtée et corrompue,vous avez montré que vous pouvez et voulez décider par vous-mêmesans aucune considération ou déférence envers ceux qui ontcertainement quelques droits à vous guider, sans même leur demanderleur avis. Vous vous êtes montrée très, très différente de ce quej’imaginais. L’avantage ou le désavantage de votre famille — ou devos parents — de vos frères et sœurs ne semble pas avoir compté unmoment dans votre pensée à cette occasion. Vous ne comptez pourrien le bénéfice qu’ils auraient pu avoir, la joie qu’ils auraientpu éprouver d’un tel établissement pour vous. Vous ne pensez qu’àvous-même, et parce que vous ne ressentez pas pour M. Crawford cequ’une jeune fantaisie ardente imagine être nécessaire au bonheur,vous décidez instantanément de le refuser, sans même souhaiterprendre un peu de temps pour réfléchir, un peu plus de temps pourune froide considération, et pour examiner votre véritablepenchant, et vous refusez, dans un moment de folie, une telleoccasion d’être établie pour la vie, d’une façon libre, noble ethonorable comme jamais plus il ne s’en présentera pour vous. Voiciun jeune homme sensé, avec du caractère, modéré, de bonnes manièreset fortuné, excessivement attaché à vous et recherchant votre mainde la meilleure façon, et tout à fait désintéressé. Permettez-moide vous dire, Fanny, que vous pouvez vivre encore dix-huit ans dansle monde sans qu’un autre homme, ayant la moitié des biens de M.Crawford et la dixième partie de ses mérites, s’adresse à vous.C’est avec joie que je lui aurais accordé une de mes filles. Mariaest noblement mariée, mais si M. Crawford m’avait demandé la mainde Julia, je la lui aurais donnée avec une satisfaction supérieureet plus chaleureuse que lorsque j’accordai celle de Maria à M.Rushworth.
Après un moment de pause, il ajouta :
— Et j’aurais été très surpris si, à n’importe quel moment, unede mes filles avait refusé une proposition de mariage qui pûtprésenter seulement la moitié des avantages de celui-ci et donnerimmédiatement et péremptoirement, sans se donner la peine deconsulter mon opinion ou songer au respect qu’elles me devaient,une réponse négative. J’aurais été très surpris et très froissé parun tel procédé. Je l’aurais jugé comme une violation grossière dudevoir et du respect. Vous ne pouvez être jugée d’après la mêmeloi. Vous ne me devez pas la soumission d’un enfant. Mais Fanny,votre cœur peut-il vous acquitter d’une ingratitude ?
Il cessa. Fanny pleurait si amèrement à ce moment que, toutfurieux qu’il était, il ne put pousser les choses plus loin. Soncœur était près de se briser à l’image qu’il pourrait avoir d’elle,par des accusations si lourdes, si nombreuses, montant dans unetelle gradation. Elle était volontaire, obstinée, égoïste etingrate, voilà ce qu’il pensait d’elle. Elle avait déçu sonattente, elle avait perdu son estime. Qu’est-ce qu’elle allaitdevenir ?
— Je regrette beaucoup, put-elle à peine articuler, je regretteréellement beaucoup.
— Regretter ! Oui, j’espère que vous regrettez, et vousaurez probablement des raisons de regretter longtemps lesévénements de ce jour.
— S’il m’était possible d’agir différemment, dit-elle dans unviolent effort, mais je suis si parfaitement persuadée que je nepourrais jamais le rendre heureux et que je serai misérablemoi-même.
Un nouveau flot de larmes ; mais en dépit de ces larmes eten dépit de ce grand mot misérable, qui devança leslarmes. Sir Thomas se mit à croire que ce chagrin trahissait unepetit fléchissement et un léger changement de sentiment etd’augurer favorablement pour la supplique du jeune homme. Il lasavait très timide et excessivement nerveuse, et il pensait que sonesprit pouvait être dans un tel état, qu’en peu de temps, unelégère pression, un peu de patience et un peu d’impatience, unmélange judicieux de tout de la part de l’amoureux, pourrait avoirl’effet habituel. Si seulement le gentleman pouvait persévérer,s’il avait seulement assez d’amour pour persévérer. Sir Thomas eutde nouveaux espoirs, et ces réflexions ayant traversé et réconfortéson esprit :
— Bien, dit-il d’un ton,avantageusement grave, mais furieux,bien, enfant, séchez vos larmes. Elles n’ont aucune utilité, ellesne peuvent faire aucun bien. Vous devez descendre avec moi. Déjàvous n’avez laissé attendre M. Crawford que trop longtemps. Vousdevez lui donner vous-même votre réponse ; nous ne pouvons pasnous attendre à ce qu’il se contente de moins, et vous seule pouvezlui expliquer la raison de l’égarement de vos sentiments parlesquels, malheureusement pour lui, il a été obsédé. J’y suis toutà fait étranger.
Mais Fanny manifestait une telle répugnance, une telle détresse,à la pensée de descendre le rejoindre, que Sir Thomas, après un peude réflexion, jugea préférable de l’épargner. Ses espoirs pour legentleman et la lady durent subir une légère dépression, maislorsqu’il regarda sa nièce et lorsqu’il vit dans quel état leslarmes avaient mis les traits de son visage et de son teint, ilpensa qu’on pouvait plus perdre que gagner à une entrevueimmédiate. Après quelques mots sans signification particulière, ils’en alla tout seul, en abandonnant sa pauvre nièce qui pleurait,sur ce qui s’était passé, avec des sentiments désolés.
Son esprit n’était que désordre. Le passé, le présent, l’avenir,tout était terrifiant. Mais la colère de son oncle lui faisait laplus grande peine. Elle lui avait semblé être égoïste et ingrate.Il se pouvait qu’elle eût à entendre encore et encore cereproche ; il était possible qu’elle l’entendît ou qu’elle sûtqu’il existait pour toujours, en rapport avec elle. Elle ne puts’empêcher d’éprouver un certain ressentiment contre M.Crawford ; cependant, si réellement il l’aimait et s’il étaitmalheureux lui aussi ! Tout ceci était un désastre.
Un quart d’heure plus tard son oncle revint ; elle étaitprès de s’évanouir à sa vue. Cependant, il parla calmement, sansaustérité, sans reproches, et elle se mit à revivre un peu. Il yavait aussi du réconfort dans ses paroles, car il commençaainsi :
— M. Crawford est parti, il vient de me quitter. Je n’ai pas àrapporter ce qui s’est passé. Je ne veux rien ajouter qui puisseaggraver ce que vous éprouvez maintenant, par un récit de ce qu’ila senti. Il doit vous suffire de savoir qu’il s’est conduit d’unefaçon des plus chevaleresques et des plus généreuses ; il aaffermi en moi l’opinion la plus favorable quant à sacompréhension, son cœur et son caractère. Après que je lui eusreprésenté ce que vous souffriez, il a immédiatement, et avec laplus grande délicatesse, cessé de me presser pour vous voirprésentement.
Ici, Fanny, qui avait levé les yeux, les baissa de nouveau.
— Naturellement, continua son oncle, c’est qu’il demandera devous parler seule, ne fût-ce que pendant cinq minutes ; unerequête trop naturelle pour être rejetée. Mais le moment n’en a pasété fixé, ce sera peut-être demain, ou lorsque vous aurezentièrement retrouvé vos esprits. Pour le présent, vous n’avez qu’àvous calmer. Arrêtez ces pleurs, ils ne font que vous épuiser. Si,comme je suis tout prêt à le croire, vous désirez me montrerquelque obéissance, vous ne vous laisserez pas entraîner par lesémotions, mais vous tenterez en raisonnant de vous créer unedisposition d’esprit plus forte. Je vous conseille de sortir, l’airvous fera du bien ; sortez une heure dans le parc, vous serezseule dans le bosquet et vous vous sentirez mieux après.
Et comme il se retournait de nouveau pour un instant :
— Fanny, je ne dirai pas un mot de ce qui s’est passé, enbas ; je ne le raconterai même pas à Lady Bertram. Il n’y aaucune raison de répandre le mécontentement : n’en dites rienvous-même.
Ceci était un ordre qui fut suivi avec plaisir ; ceci étaitune preuve de gentillesse que Fanny ressentait jusqu’au fond ducœur. Être à l’abri des reproches interminables de tanteNorris ! — il la laissa rayonnante de gratitude. Tout plutôtque de supporter de tels reproches. Même voir M. Crawford seraitmoins accablant.
Elle s’en alla se promener, ainsi que son oncle le lui avaitrecommandé, suivant son avis, autant qu’il lui était possible,essaya sérieusement de calmer sa raison et de fortifier son esprit.Elle souhaitait lui prouver que réellement elle désirait sonbien-être et cherchait à regagner sa faveur ; et il lui avaitdonné un nouveau motif de faire effort dans ce sens, en cachanttoute l’affaire à ses tantes. L’objet digne d’efforts étaitmaintenant de ne pas éveiller de soupçons par son aspect et sesmanières ; et elle sentait de même envers presque tout ce quiput la sauver de sa tante Norris.
Elle était stupéfaite, très stupéfaite, quand, en revenant de sapromenade, elle entra de nouveau dans la pièce est, elle vit qu’unfeu brûlait. Un feu, c’était trop beau ! Qu’une telle douceurlui fut donnée à ce même moment excitait une gratitude presquedouloureuse. Elle s’étonnait que Sir Thomas ait encore eu le loisirde penser à une petite chose pareille ; mais elle appritbientôt spontanément de la servante, qui venait s’en occuper, qu’ildevrait brûler tous les jours. Sir Thomas avait donné des ordresdans ce sens.
« Je dois être une brute, en effet, si je puis êtreréellement ingrate ! » se dit-elle, « que le ciel mepréserve d’être ingrate ! »
Elle ne vit plus son oncle, ni sa tante Norris, jusqu’au momentdu dîner. L’attitude de son oncle à son égard approchait autant quepossible ce qu’elle était avant, elle était certaine qu’il étaitdans ses intentions de n’y rien changer, et que ce n’était que sapropre conscience qui voyait quelque différence, mais bientôt satante la gronda ; et quand elle découvrit combien sa tanteinsistait d’une façon déplaisante sur le fait qu’elle était sortiesans la prévenir, elle comprit toutes les raisons qu’elle avait debénir la gentillesse qui l’avait sauvée de ce même esprit dereproche pour un sujet plus important.
— Si j’avais su que vous sortiez, je ne vous aurais demandé qued’aller jusqu’à ma maison avec quelques ordres pour Nanny,dit-elle, que j’ai dû depuis, à mon grand dérangement, portermoi-même. Je pouvais très difficilement perdre ce temps, et vousauriez pu m’épargner ce dérangement si vous aviez eu seulement labonté de me faire savoir que vous sortiez. Je pense que cela nevous aurait pas dérangée d’aller chez moi, plutôt que de vouspromener dans le bosquet.
— J’ai conseillé le bosquet à Fanny comme étant l’endroit leplus sec, dit Sir Thomas.
— Oh, dit Mme Norris après un moment d’arrêt, c’était trèsgentil à vous, Sir Thomas ; mais vous ne savez pas combien lechemin vers ma maison est sec. Fanny aurait une aussi bonnepromenade par là, je vous assure ; avec cet avantage qu’ellese serait rendue utile et aurait obligé sa tante ; tout est desa faute. Si seulement elle nous avait laissé entendre qu’elleallait sortir, mais il y a quelque chose dans Fanny, je l’ai déjàsouvent remarqué précédemment — elle aime travailler de sa proprefaçon ; elle n’aime pas qu’on la guide ; elle prend sonallure indépendante aussi souvent qu’elle le peut ; elle estcertainement pourvue d’un peu de mystère, d’indépendance et desottise. Je lui conseillerais de les vaincre.
En tant que portrait général de Fanny, Sir Thomas pensait querien n’était plus injuste, quoique, dernièrement lui-même exprimâtles mêmes sentiments et il essayait de détourner laconversation ; il essaya plusieurs fois avant deréussir ; car Mme Norris n’avait pas assez de discernement,maintenant pas plus qu’à d’autres moments pour comprendre à queldegré il pensait du bien de sa nièce, ou combien il était loin desouhaiter faire briller les mérites de ses enfants par ladépréciation de Fanny. Elle parlait à Fanny et réprouva cettepromenade privée pendant la moitié du dîner.
À la fin, les reproches cessèrent, et la soirée débuta pluscalmement pour Fanny et avec plus de bonne humeur qu’elle eût pul’espérer après une matinée si orageuse ; mais premièrementelle avait conscience d’avoir bien agi, et de ne pas s’être laisséeégarer par son jugement ; car elle pouvait répondre de lapureté de ses intentions ; et elle était portée à espérer quele déplaisir de son oncle était en train de se calmer et qu’ildiminuerait encore plus lorsqu’il aurait considéré l’affaire avecplus d’impartialité, et senti, comme un homme doit le faire,combien il était déplorable, et impardonnable, et combien il étaitpervers de se marier sans affection.
Quand la rencontre dont elle était menacée, serait passée, ellene pourrait que se flatter de la conclusion finale de l’affaire, etquand M. Crawford, aurait quitté Mansfield, tout redeviendraitbientôt comme si jamais un tel sujet n’eût été soulevé. Ellen’aurait pas voulu, elle n’aurait pas pu croire que les sentimentsde M. Crawford le désoleraient longtemps ; son esprit n’étaitpas de cette sorte-là, et Londres le guérirait bientôt. À Londresil apprendrait vite à se lasser de son engagement, et seraitreconnaissant de son bon sens, qui l’aurait sauvé, lui, de toutessuites mauvaises.
Tandis que l’esprit de Fanny était engagé dans des esprits decet idée, son oncle fut appelé peu après la fin du thé ;c’était un fait trop courant pour la frapper et elle n’en pensarien jusqu’au moment où le valet réapparut dix minutes plus tard etavançant décidément vers elle, lui dit : « Sir Thomasveut vous parler, Madame, dans sa propre chambre. » Alors ellese rendit compte de ce qui pourrait bien se passer ; unsoupçon enleva toute couleur à ses joues, mais comme elle selevait, pour lui obéir, Mme Norris s’écria :
— Reste, reste, Fanny ! qu’as-tu l’intention de faire, nete dépêche pas tant. Tu peux t’y fier, ce n’est pas toi qui estdemandée. Tu peux avoir confiance, c’est moi que Sir Thomasdemande, dit-elle en regardant le valet ; mais tu es si avidede te pousser en avant. Pourquoi Sir Thomas aurait-il besoin detoi ? C’est moi, Baddeley, que vous voulez dire que Sir Thomasdemande, et non Mlle Price.
Mais Baddeley était ferme.
— Non, Madame, c’est Mlle Price, j’en suis tout à fait certain.Et dans un demi-sourire il dit : Je ne pense pas que fouspourriez convenir du tout.
Mme Norris très mécontente, fut obligée de se remettre à sonouvrage ; et Fanny s’en alla, la conscience en grandeagitation, et se trouva une minute après — comme elle l’avaitdeviné — seule avec M. Crawford.
La conversation n’était ni si courte ni si concluante que lademoiselle en avait formé le dessein. Le gentleman n’était pas sivite satisfait. Il présentait toute la disposition à lapersévérance que Sir Thomas eût pu lui souhaiter. Il avait unevanité, qui l’inclinait fortement, à croire qu’elle l’aimait.
Toutefois elle ne pouvait le savoir elle-même, et puis, ensecond lieu, en le contraignant enfin à admettre qu’elle exprimaitses propres sentiments actuels, elle lui donnait la convictiond’être, avec le temps, capable de rendre ces sentimentsfavorables.
Il était amoureux, vraiment très amoureux. Cet amour agissantsur un esprit actif, ardent, plus chaleureux que délicat, rendaitson affection à elle plus importante en raison de sa retenue, cequi la poussait à avoir la gloire aussi bien que le bonheur de laforcer à l’aimer.
Il ne voulait ni désespérer ni abandonner. Son attachement avaitune base trop solide, il reconnaissait en Fanny toute la valeurjustifiant les plus chaudes espérances de bonheur durable à sescôtés ; sa conduite du moment en révélant le désintéressementet la délicatesse de son caractère (qualités, à son avis, les plusrares) était de nature à exalter tous ses espoirs et à fortifiertoutes ses résolutions. Il ignorait qu’il s’attaquait à un cœurdéjà engagé. Il ne le soupçonnait même pas. Il la considéraitplutôt comme n’ayant jamais assez pensé à l’amour pour être endanger, comme préservée par la jeunesse, jeunesse d’esprit etjeunesse physique ; reportant à sa modestie sonincompréhension de ses attentions ; il la croyait encoredéroutée par la soudaineté d’hommages si inattendus et la nouveautéd’une situation que son imagination n’avait jamais entrevue.
Ne devait-il pas s’ensuivre, par conséquent, qu’étant compris,il devait réussir ? — Il le croyait fermement.
Un amour comme le sien, en un homme tel que lui, devait, avec dela persévérance, être payé en retour, et dans un avenirprochain ; et il ressentait tant de joie à l’idée de l’obligerà l’aimer bientôt, qu’il regrettait à peine qu’elle ne l’aimait dèscet instant. Une petite difficulté à surmonter ne paraissait pas unmalheur à Henry Crawford. Il y trouvait plutôt un changement. Sasituation était neuve et excitante.
Pour Fanny, toutefois, qui avait, au cours de sa vie, connu tropde contrariétés pour trouver en ceci un charme quelconque, toutceci était inintelligible. Elle trouvait qu’il se proposait depersévérer ; mais il était incompréhensible qu’il le voulût,après ce qu’elle s’était cru elle-même obligée de lui dire.
Elle lui dit qu’elle ne l’aimait pas, ne pouvait pas l’aimer,était certaine de ne l’aimer jamais, qu’un tel revirement en elleétait impossible ; elle lui dit que ce sujet lui était desplus pénibles, et le priait de ne plus jamais y faire allusion.Elle lui demanda la permission de le quitter à l’instant et deconsidérer l’incident comme terminé à jamais. Et comme ilinsistait, elle avait ajouté, qu’à son avis, leurs dispositionsétaient si totalement dissemblables qu’elles rendaient une mutuelleaffection irréalisable et qu’ils ne se convenaient l’un à l’autreni par la nature, ni par l’éducation, ni par les habitudes. Elledit tout ceci avec une ardente sincérité ; ce ne fut,toutefois, pas suffisant, car il dénia, immédiatement, qu’il y eûtquelque incompatibilité dans leurs caractères ou quelque chosed’inamical dans leur situation ; il affirma qu’il l’aimeraittoujours et espérerait toujours !
Fanny connaissait ses propres pensées, mais n’était pas juge deses façons d’être. Ses manières étaient inlassablementaimables ; et elle ne voyait pas combien cela dissimulait lafermeté de son dessein. Sa défiance, sa gratitude, sa douceur,faisaient presque ressembler chacune de ses expressionsd’indifférence à un effort de renoncement, et lui infliger presqueplus de peine à elle-même qu’à lui. M. Crawford ne fut pas pluslongtemps le M. Crawford qui, admirateur clandestin, insidieux etperfide de Maria Bertram, lui faisait horreur au point qu’ellehaïssait sa vue et sa conversation ; elle lui déniait toutequalité, et elle lui reconnaissait uniquement un agréable aspect.Il était, maintenant, le M. Crawford qui s’adressait à elle pleind’un amour ardent et désintéressé, dont les sentiments étaientapparemment devenus tout ce qu’il y avait de plus honorable etd’intègre, dont les projets de bonheur tendaient tous vers unmariage d’amour ; qui lui prodiguait des compliments sur sesmérites, réitérant ses protestations d’affection et lui prouvantavec toutes les ressources de son vocabulaire, sur le ton et avecl’esprit d’un homme de talent qu’il la recherchait pour sagentillesse et sa bonté. Pour parfaire le tout il était maintenantle M. Crawford qui avait obtenu de l’avancement pourWilliam !
Voici un argument et des droits qui ne pouvaient pas êtreinefficaces ! Elle pouvait l’avoir dédaigné dans toute ladignité d’une vertu irritée lors des promenades de Sotherton ou surle théâtre de Mansfield Park ; mais il l’abordait maintenantavec des droits qui exigeaient un autre traitement. Elle devait semontrer courtoise et miséricordieuse, se sentir honorée, et pensantsoit à elle-même, soit à son frère, éprouver un vif sentiment degratitude. L’effet de tout cela était si pitoyable et si fébrile,les mots mêlés à son refus exprimaient si bien l’obligation et leségards, qu’à un caractère vaniteux et optimiste comme celui deCrawford, la réalité et, enfin, l’intensité de son indifférencepouvaient bien paraître contestables ; et il n’était pas aussidéraisonnable, que Fanny le considérait, dans ses protestationsd’attachement assidu et tenace par lesquelles il termina leurentretien.
Ce ne fut pas sans répugnance qu’il la laissa, mais il n’y eut,au départ, aucune marque de désespoir pour démentir ses paroles etdonner à Fanny l’espoir d’être moins déraisonnable qu’il lemontrait lui-même.
Maintenant elle était irritée. Un certain ressentiment naissaitd’une persévérance si égoïste et si peu généreuse. Elle ressentaità nouveau, un manque de tendresse et de considération pour ceux quil’avaient, jadis, tant heurtée et dégoûtée. Elle retrouvait quelquechose de ce même M. Crawford, qu’elle avait tant désapprouvéauparavant. Avec combien d’évidence il manquait grossièrement desentiment et d’humanité là où son propre agrément était encause ; et, hélas ! combien il manquait toujours deprincipe pour suppléer à la déficience du cœur ! Si sespropres sentiments avaient été aussi libres que, peut-être, ilsauraient dû être, jamais il ne les aurait gagnés.
Ainsi pensait Fanny, avec assez de vérité et de mélancolie,alors qu’elle se tenait à l’étage, méditant devant la somptuositéet la douceur du foyer — s’étonnant du passé et du présent,s’étonnant de ce qui devait encore se produire ; son agitationl’empêchait d’y voir clair, mais elle était persuadée de n’être enaucune circonstance capable d’aimer M. Crawford ; elle étaitheureuse d’avoir un foyer pour s’y asseoir et penser à cela.
Sir Thomas fut obligé ou se contraignit lui-même à attendrejusqu’au matin pour apprendre ce qui s’était passé entre les jeunesgens. Il vit alors M. Crawford et entendit son rapport. Sa premièreimpression fut du désappointement ; il avait espérémieux ; il avait pensé qu’une heure de sollicitations d’unjeune homme comme Crawford aurait pu produire un plus grandchangement chez une jeune fille aussi gentille et modérée queFanny ; mais il trouva une prompte consolation dans les vuesarrêtées et l’ardente persévérance de l’amoureux. Quand il constataune pareille confiance dans le succès chez l’intéressé, Sir Thomasse sentit bientôt porté à s’y fier lui-même.
Rien ne fut omis de son côté comme civilité, compliment oumarque de bienveillance, rien qui pût aider à la réussite du plan.La constance de M. Crawford était honorée. Fanny était louée avecchaleur, et l’union toujours considérée comme la plus désirable dumonde.
M. Crawford serait toujours bienvenu à Mansfield Park, il s’enremettrait uniquement à son jugement et à ses sentiments concernantla fréquence de ses visites pour le présent ou l’avenir. L’opinionde même que le souhait à ce sujet était unanime dans toute lafamille et parmi les amies de sa nièce ; l’influence de tousceux qui l’aimaient devait incliner de ce côté.
Tous les encouragements furent prodigués et tous furent reçusavec une joie reconnaissante et les gentlemen se séparèrent commeles meilleurs amis.
Satisfait de ce que la cause était maintenant dans la meilleurevoie, Sir Thomas résolut de s’abstenir d’importuner plus longtempssa nièce et de ne plus intervenir ouvertement. Il estimait que labienveillance était le meilleur moyen d’influencer sesdispositions.
Les instances ne dépasseraient pas un quart d’heure.L’indulgence de sa famille sur un point à l’égard duquel elle nepouvait avoir aucun doute pouvait être leur moyen le plus sûr defavoriser le projet. En accord avec le principe, Sir Thomas, à lapremière occasion favorable, lui dit avec une douce gravité, etl’intention de l’emporter :
— Eh, bien, Fanny, j’ai revu M. Crawford, et j’ai appris où ensont exactement les choses entre vous. C’est une jeune homme desplus extraordinaires ; et quel que soit le résultat, vousdevez sentir que vous avez fait naître un attachement peuordinaire : cependant, jeune comme vous êtes, et peufamiliarisée avec la nature passagère, variable et inconstante del’amour, vous ne pouvez pas être frappée, comme je le suis, partout ce qu’a d’extraordinaire une constance de cette sorte contrele découragement. Avec lui c’est entièrement une question desentiment ; il n’en réclame aucun mérite ; peut-êtren’a-t-il de titre à aucun. Toutefois, ayant si bien choisi, sapersévérance a un cachet respectable.
— En vérité, Monsieur, dit Fanny réellement triste, que M.Crawford continue — je sais que c’est me faire un très grandcompliment et je me sens honorée de la manière la plus imméritée,mais je suis si parfaitement convaincue, et je lui dis ainsi, qu’ilne me serait jamais possible…
— Ma chère, interrompit Sir Thomas, il n’en est pas besoin pourceci. Vos sentiments me sont aussi bien connus que mes vœux et mesregrets doivent l’être pour vous. Il n’y a rien de plus à dire ou àfaire. Dès cette heure ce sujet ne doit plus jamais revenir entrenous. Vous ne devez pas être inquiète à ce sujet. Vous ne pourrezme supposer capable d’essayer de vous persuader de vous mariercontre votre inclination. Votre bonheur et votre intérêt sont toutce que j’ai en vue, et rien ne vous est demandé si ce n’est desupporter patiemment les efforts de M. Crawford pour vousconvaincre qu’ils peuvent ne pas être incompatibles avec les siens.Il agit à ses propres risques. Vous en terrain ferme. Je l’aiautorisé à vous voir quand il le désire, comme vous pourriezl’avoir fait si rien de ceci ne s’était produit. Vous le verrez enmême temps que nous, de la même manière que nous, et, autant quevous le pouvez, évitez le rappel de choses déplaisantes. Il quittele Northamptonshire si tôt que ce petit sacrifice ne pourra souventvous être demandé. L’avenir doit être très incertain. Etmaintenant, ma chère Fanny, ce sujet est clos entre nous.
La promesse du départ fut tout ce que Fanny put envisager avecbeaucoup de satisfaction. Toutefois, elle ressentit vivement lesexpressions bienveillantes de son oncle et ses manièresconciliantes, et en considérant ce qui lui était inconnu, elle necrut pas avoir le droit de s’étonner de la ligne de conduite qu’ilsuivait, lui — qui avait marié une fille à M. Rushworth. On nedevait pas attendre de lui une délicatesse romantique. Elle devaitfaire son devoir, et espérait que le temps rendrait ce devoir plusaisé qu’il ne l’était maintenant. Elle ne pouvait, tout en n’ayantque dix-huit ans, supporter que l’attachement de M. Crawfordtiendrait éternellement, non qu’elle pût imaginer que la fermeté etla constance qu’elle mettait à le décourager obtînt ce résultatavec le temps. C’était une autre affaire de savoir combien de tempselle pouvait, dans sa propre imagination, assigner à cettedomination. Il ne conviendrait pas de nous enquérir de l’idéeexacte qu’une jeune dame peut se faire de ses propresperfections.
En dépit de ses intentions de garder le silence. Sir Thomas setrouva lui-même plus d’une fois obligé d’aborder le sujet auprès desa nièce pour l’informer brièvement de sa communication à sestantes, mesure qu’il aurait voulu encore éviter, si possible, maisdevenue nécessaire du fait des sentiments totalement opposés de M.Crawford concernant une certaine discrétion de procédure. Iln’avait aucune idée de tenir le secret. Tout était connu auPresbytère, où il aimait parler de l’avenir avec ses deuxsœurs ; d’ailleurs, ce serait plutôt satisfaisant pour luid’avoir des témoignages éclairés du progrès de sa réussite. LorsqueSir Thomas le comprit, il sentit la nécessité de mettre sans défautsa femme et sa belle-sœur au courant de l’affaire, bien que, en cequi concerne Fanny, il craignît l’effet de sa communication à MmeNorris presque plus que Fanny elle-même. Il s’opposait à son zèleerroné mais bien pensant.
Sir Thomas, à la vérité, n’était, à ce moment, pas très loin decomparer Mme Norris à l’un de ces bien-pensants, qui commententtoujours des erreurs et des choses désagréables. Mme Norris,cependant, la soulagea. Il insista pour obtenir la plus stricteindulgence et le plus complet silence envers leur nièces ; nonseulement elle promit, mais garda sa promesse. Elle remarquauniquement sa mauvaise volonté croissante. Elle était irritéecontre Fanny plus pour avoir reçu une telle offre que pour l’avoirrefusée. C’était une injure et un affront à Julia, qui aurait puêtre l’élue de M. Crawford. Indépendamment de cela, elle détestaitFanny parce qu’elle l’avait négligée ; et elle aurait voulurefuser une telle élévation à quelqu’un, qu’elle avait toujoursessayé de mortifier.
Sir Thomas lui accorda, en l’occurrence, plus de crédit pour ladiscrétion qu’elle n’en méritait ; et Fanny pouvait le bénirde lui permettre uniquement de voir son déplaisir et non del’entendre.
Lady Bertram prit la chose différemment. Elle avait été unebeauté, toute sa vie, une grande beauté ; et, beauté etrichesse étaient tout ce qui suscitait son respect. De savoir Fannyrecherchée en mariage par un homme fortuné, la relevait, pour cetteraison, très fort dans son estime. Tout en la convainquant de ceque Fanny était très jolie, ce dont elle avait douté auparavant, etqu’elle pouvait être avantageusement mariée, cela lui constituaitune sorte de crédit de citer sa nièce.
— Eh bien, Fanny, dit-elle, aussitôt qu’elles se trouvèrentréunies dans la suite — elle avait éprouvé, réellement comme uneimpatience d’être seule avec elle — et son attitude, en parlant,était extraordinairement animée, eh, bien, Fanny, j’ai eu une trèsagréable surprise ce matin. Il me faut en parler, je l’ai dit à SirThomas, il faut que j’en parle, et alors j’en aurai fini. Je vousfais plaisir, ma chère nièce.
Et la regardant complaisamment elle ajouta :
— Hum, nous sommes certainement une belle famille.
Fanny rougit et hésita d’abord sur ce qu’il fallait dire ;puis, espérant la prendre par son côté faible ellerépondit :
— Ma chère tante, vous ne pouvez pas désirer que j’aie agiautrement que je l’ai fait, j’en suis sûre. Vous ne pouvezsouhaiter me voir mariée, car je vous manquerais, n’est-cepas ? Oui, je suis sûre que je vous manquerais trop pourcela.
— Non, ma chère, je ne penserais pas que vous me manqueriez,lorsqu’une offre comme celle-ci se présente à vous, je pourraistrès bien me passer de vous, si vous étiez mariée à un homme d’uneaussi belle situation que M. Crawford. Et vous devez savoir, Fanny,que c’est le devoir de toute jeune femme d’accepter une offre aussiexceptionnelle que celle-ci.
Ceci fut la seule règle de conduite, le seul conseil que Fannyreçut jamais de sa tante dans l’espace de huit ans et demi et il laréduisit au silence. Elle sentit combien une dispute serait peuprofitable. Si les sentiments de sa tante lui étaient défavorablesrien ne pourrait changer son opinion. Lady Bertram étaitessentiellement bavarde.
— Je veux vous dire, Fanny, dit-elle, je suis sûre qu’il esttombé amoureux de vous au bal. Je suis sûre que le mal a été faitce soir-là. Vous étiez remarquablement bien. Chacun le disait. SirThomas le disait. Et vous savez que vous aviez Chapman pour voushabiller. Je suis heureuse de vous avoir envoyé Chapman. Je dirai àSir Thomas que je suis sûre que c’est arrivé ce soir-là. Etpoursuivant la même charmante pensée elle ajouta bientôt : —Et je vous dirai, Fanny, — ce qui est plus que je n’ai fait pourMaria — la prochaine fois que le chien aura une portée, vous aurezun chien.
Edmond avait de grandes nouvelles à entendre à son retour. Denombreuses surprises l’attendaient. La première, qu’il rencontra,n’était pas la moins intéressante : la vue de Henry Crawfordet de sa sœur se promenant ensemble dans le village, comme il yflânait. Il les avait supposés bien loin. Son absence avait étéprolongée de plus de quinze jours, dans le but bien précis d’éviterMlle Crawford. Il rentrait à Mansfield avec l’esprit prêt à nourrirde mélancoliques souvenirs et de tendres associations d’idées,quand sa beauté même s’offrait à ses regards, et il se trouvaitécouter le souhait de bienvenue, incontestablement amical, de lafemme même que, deux minutes auparavant, il imaginait à septantemilles de lui, et plus loin de lui en pensée qu’aucune distance nepourrait l’exprimer. Sa réception était telle qu’il ne l’auraitjamais espéré, s’il s’était attendu à la voir. Arrivant ainsirempli d’un dessein tel que celui qui l’avait éloigné, il n’auraitescompté rien moins qu’un regard de satisfaction et l’expression desimples et plaisantes pensées. C’était assez pour enflammer soncœur et l’amener à la maison dans l’état d’esprit le plus propre àapprécier à leur juste valeur les autres joyeuses surprises quil’attendaient. Il fut rapidement au courant de la promotion deWilliam et dans tous les détails. Et avec la réserve de bien-êtrequ’il portait cachée au fond de lui-même, il trouva dans cettenouvelle une source d’agréables sensations et de constantesjouissances pendant tout le cours du dîner.
Après dîner, lorsqu’il fut seul avec son père, il entenditl’histoire de Fanny, et ainsi tous les grands événements des quinzederniers jours et l’actuelle situation des affaires à Mansfield luifurent connus.
Fanny soupçonnait ce qui se passait. Ils s’attardèrent silongtemps dans la salle à manger qu’elle était sûre qu’ils devaientparler d’elle et lorsqu’enfin le thé les en chassa et qu’elle revitEdmond, elle se sentit terriblement coupable.
Il vint à elle, s’assit à ses côtés, lui prit la main et laserra amicalement et, à ce moment, elle pensa qu’elle aurait trahison émotion par quelque impardonnable excès sans la diversion quelui apporta le fait d’avoir à s’occuper du thé. Il n’avaittoutefois pas l’intention, en agissant ainsi, de lui apporter cetteapprobation impropre et cet encouragement que ses espérances endéduisait. Il voulait simplement lui exprimer qu’il prenait part àtout ce qui l’intéressait et lui dire qu’il avait entendu ce quivivifiait tout sentiment d’affection. En fait, il était entièrementdu parti de son père en cette question. Il n’était pas aussisurpris que son père de son refus d’accepter Crawford, car loin desupposer qu’elle pouvait lui marquer quelque préférence, il avaittoujours plutôt cru le contraire et pouvait s’imaginer qu’elleétait parfaitement prise à l’improviste, mais Sir Thomas ne pouvaitestimer la relation plus désirable qu’il le faisait. Ceci serecommandait à lui, et tout en l’honorant pour ce qu’elle avaitfait sous l’influence de l’indifférence qu’elle éprouvait en cemoment, en termes plus énergiques que ceux de Sir Thomas, il avaitmeilleur espoir et était plus assuré que cela pourrait finir par unmariage, et que, unis dans une mutuelle affection, il apparaîtraitqu’ils avaient tout pour se rendre heureux l’un l’autre, si ellevoulait commencer maintenant à le considérer sérieusement. Crawfordavait été trop prompt. Il ne lui avait pas donné le temps des’attacher. Il avait commencé par le mauvais bout. Avec des moyenstels que les siens et des dispositions comme celles de Fanny,Edmond escomptait que tout se terminerait au mieux. Cependant, ilconstatait assez l’embarras de Fanny pour se garder scrupuleusementde l’exciter à nouveau par quelque mot, regard ou geste.
Crawford revint le lendemain et, en raison du retour d’Edmond,Sir Thomas s’estima amplement autorisé à l’inviter à dîner. C’étaitune attention réellement nécessaire. Naturellement il resta, etEdmond eut ainsi tout le loisir d’observer ses progrès auprès deFanny et de supputer quelle somme d’encouragement ses manières àelle constituaient pour lui. C’était si peu, vraiment si peu dechose (son embarras seul offrant quelque chance, quelquepossibilité ; si sa confusion ne laissait pas d’espoir, il n’yen avait nulle part ailleurs) qu’il venait à admirer lapersévérance de son ami. Fanny valait bien tout cela. Il la tenaitpour digne de tous ces efforts de patience et d’esprit ; maisil ne pensait pas qu’il aurait pu lui-même aspirer à la conquêted’aucune femme sans quelque chose de plus encourageant que ce qu’ilpouvait discerner en elle.
Il aurait voulu que Crawford vît plus clair et, au point de vuede son ami, c’était la conclusion la plus pratique qu’il pût tirerde tout ce qu’il avait vu se dérouler avant, pendant et après ledîner. Dans la soirée, il arriva quelques circonstances dont ilpensa pouvoir mieux augurer. Tandis qu’il se promenait dans lesalon avec M. Crawford, sa mère et Fanny étaient assises devantleur ouvrage, si attentives et si silencieuses qu’on eût pu croirequ’il n’existait pour elles d’autre souci au monde. Edmond ne puts’empêcher de faire remarquer leur si profonde tranquillité.
— Nous n’avons pas été tout le temps silencieuses, répliqua samère. Fanny lisait pour moi, et elle a seulement déposé son livreen vous entendant arriver.
Effectivement, il y avait encore sur la table un volume deShakespeare qui paraissait avoir été récemment ouvert.
— Elle me lit souvent des passages de ces livres, et elle étaitjustement au milieu d’un beau discours de ce… quel est son nom,Fanny ? quand nous avons entendu vos pas.
M. Crawford prit le volume :
— Laissez-moi le plaisir de terminer ce discours à Votre Grâce,dit-il. Je le trouverai immédiatement.
Et en observant soigneusement le pli naturel des pages, il letrouva, à une ou deux pages près, suffisamment pour satisfaire LadyBertram, qui approuva, sitôt qu’il prononça le nom du CardinalWolsey, qu’il avait trouvé dans le discours en question.
Fanny n’avait eu ni un regard, ni un geste pour l’aider, niprononcé une syllabe. Toute son attention semblait accaparée parson travail. Elle paraissait déterminée à ne s’intéresser à riend’autre. Mais son goût était trop fort. Elle ne put abstraire sonesprit plus de cinq minutes ; elle fut forcée d’écouter ;il lisait splendidement, et elle éprouvait un plaisir extrême àentendre bien lire. Elle avait un long usage de la bonne lecture.Son oncle lisait bien, ainsi que ses cousins : Edmond lisaittrès bien ; mais dans la lecture de M. Crawford, il y avait undegré d’excellence qu’elle n’avait jamais entendu surpasser. Leroi, la reine, Wolsey, Buckingham, Cromwell, tous avaient leurcachet particulier. Avec la plus heureuse habileté, avec le plusheureux pouvoir de sauter et de deviner, il pouvait toujours, àvolonté, éclairer la meilleure scène ou les meilleurs discours dechacun et qu’il dût exprimer la dignité, l’orgueil, la tendresse oules remords ou quoi que ce fût, il le faisait avec une égaleperfection. Il était vraiment dramatique. Son interprétation avaitd’abord appris à Fanny quel plaisir pouvait procurer un jeu ;sa lecture lui faisait revivre la passé peut-être avec plus deplaisir du fait que c’était improvisé, et sans le désavantagequ’elle avait accoutumé de souffrir en le voyant en scène avec MlleBertram.
Edmond enregistrait les progrès de son attention et était amuséet heureux de la voir se détendre graduellement et se détacher deson ouvrage qui, au début, paraissait absorber toute son attention.Il observait comment son ouvrage lui tombait des mains alorsqu’elle restait immobile, et, enfin, comment ses yeux, qui pendanttoute la journée avaient paru si préoccupés de l’éviter, sefixaient sur Crawford, pendant des minutes, intensément, jusqu’à ceque leur attraction le fît se retourner, que le livre fût fermé etle charme rompu. Alors, elle se replia à nouveau sur elle-même,rougit, et se remit au travail avec plus d’ardeur que jamais. Maisc’était suffisant pour qu’Edmond encourageât son ami, et comme ille remerciait cordialement, il espérait exprimer aussi lessentiments secrets de Fanny à son égard.
— Vous semblez aimer particulièrement cette pièce, dit-il, vousla lisez comme si vous la connaissiez fort bien.
— Elle sera ma pièce préférée à partir de cette heure, repritCrawford, mais je ne pense pas avoir tenu un volume de Shakespeareen main depuis mes quinze ans. J’ai vu jouer Henry VIIIune fois — ou j’ai entendu quelqu’un en parler qui l’avait vu — jene sais plus exactement qui. Mais Shakespeare est accessible sansle connaître. Il est partie intégrante de la constitution d’unAnglais. Ses pensées et ses beautés sont distribuées de telle sortequ’on les atteint n’importe où ; on est intime avec lui,d’instinct. Aucun homme, ayant quelque jugement, ne peut l’ouvrir àun bon endroit de l’une de ses pièces sans tomber immédiatementdans le flux de sa pensée.
— Sans aucun doute, on est familier avec Shakespeare à uncertain degré, dit Edmond, depuis nos premières années. Sespassages célèbres sont cités par tout le monde. Ils se trouventdans la moitié des ouvrages que nous ouvrons et nous parlons toussa langue, usons de ses images, et décrivons à l’aide de sesdescriptions. Mais ceci est totalement différent de rendre son senscomme vous l’avez fait. Le connaître par fragments et morceaux estassez commun, le connaître parfaitement de bout en bout n’estpeut-être pas rare, mais le lire convenablement à haute voix est lefait d’un talent peu ordinaire.
— Monsieur, vous m’honorez ! fut la réponse de Crawford,avec une intonation de gravité contrefaite.
Les deux gentlemen eurent un coup d’œil vers Fanny pour voirs’il y avait un mot d’appréciation à en tirer ; cependant tousdeux sentirent aussitôt qu’il n’en était pas question. Sonattention avait été l’expression de son appréciation, cela devaitleur suffire. Lady Bertram débordait d’admiration.
— C’était réellement comme au spectacle, dit-elle. J’auraissouhaité que Sir Thomas fût ici.
Crawford était extrêmement flatté. Si Lady Bertram, avec touteson incompétence et sa nonchalance pouvait éprouver cela,l’intensité de ce que sa nièce aussi vivante et ardente qu’elleétait, devait ressentir, atteignait sans doute un degré élevé.
— Vous avez un grand talent d’acteur. Je suis sûre, M. Crawford,lui dit sa Grâce, peu après — et je veux vous dire cela. Je penseque vous aurez, un pour l’autre, un théâtre dans votre maison deNorfolk, quand vous serez installé. Je le pense vraiment. Je suissûre que vous installerez un théâtre dans votre maison deNorfolk.
— Croyez-vous, Madame ? s’écria-t-il vivement. Non, non,cela ne sera jamais. Vôtre Grâce se trompe totalement. Pas dethéâtre à Everingham. Oh, non ! Et il regarda Fanny avec unsourire expressif qui voulait dire « cette dame ne permettrajamais qu’il y ait un théâtre à Everingham ».
Edmond vit tout cela et vit Fanny bien déterminée à ne pas leremarquer, non moins qu’à manifester que le son de la voixsuffisait à faire entendre clairement le sens de laprotestation ; et cette perception si rapide d’un compliment,cette compréhension si prompte d’une insinuation, lui semblait plusfavorable que toute autre chose.
On continua à discuter sur le sujet de la lecture à haute voix.Seuls les deux jeunes gens parlaient ; mais, se tenant devantle feu, ils épiloguaient sur la négligence trop commune du souci dela qualité, le peu d’importance qu’on y attachait, dans le systèmed’éducation ordinaire des garçons, le degré naturel, toutefois, pasnaturel du tout en certains cas, d’ignorance et de grossièreté degens sensibles et bien informés, subitement appelés à lire à hautevoix, qu’ils avaient pu observer ; citant des cas de bévues oude défauts, avec leurs causes secondaires, manque de ménagement dela voix, rien que de nuances et d’emphase, de prescience et dejugement, toutes erreurs procédant de la cause première, le manqued’attention et d’habitude.
Fanny écoutait à nouveau avec grande attention.
— Ainsi dans ma profession, dit Edmond avec un sourire, combienpeu l’art de dire a été étudié, combien peu on s’est soucié d’unstyle clair, d’une bonne expression ! Je parle plutôt du passéque du présent. Nous sommes actuellement en progrès. Mais parmiceux qui furent ordonnés depuis vingt ou trente ans, le plus grandnombre, à en juger par leurs exploits, doivent avoir pensé que lirec’était lire et prêcher prêcher. Maintenant c’est différent. Lachose est mieux considérée à sa juste valeur. On s’est rendu compteque la distinction et l’énergie sont d’un certain poids dansl’énoncé des plus solides réalités. À côté de cela l’observation etle goût se sont généralisés, une connaissance plus critique s’estdiffusée, plus que jadis. Dans chaque congrégation il y a une largeproportion de gens qui ont quelque connaissance de la matière etsont capable de juger et de critiquer.
Edmond avait, une fois déjà passé par le service depuis sonordination. À ce sujet, Crawford lui posa toute une série dequestions quant à ses sentiments et à ses succès. Edmond eut unréel plaisir à satisfaire à ces questions posées, avec la vivacitéd’un amical intérêt et un goût sûr et sans la moindre marque de cetesprit de raillerie et de cet air de légèreté qu’il savait sidéplaisant à Fanny. Aussi lorsque Crawford lui demanda son opinion,et exprima la sienne propre sur la meilleure manière de récitercertains passages de l’office, montrant par là qu’il avait déjàauparavant réfléchi judicieusement à ce sujet, Edmond se sentit deplus en plus satisfait.
Là était le chemin du cœur de Fanny. On ne la gagnerait pas partoute cette galanterie, une bonne nature y arriverait mieux ;ou, du moins elle ne se laisserait pas gagner si rapidement sansl’aide du sentiment, de la sensibilité et du sérieux sur lesquestions sérieuses.
— Votre liturgie, observa Crawford, a des beautés que jamais unelecture malpropre et négligente ne pourra détruire, mais elle aaussi des redondances et des répétitions qui demandent une bonnelecture pour ne pas être senties. Pour moi, du moins, je doisconfesser que je ne suis pas toujours aussi attentif que je ledevrais (ici un regard vers Fanny) ; que dix-neuf fois survingt, je me dis comment une prière devrait être lue, en brûlantd’envie de la lire moi-même. — Vous disiez ? dit-il ens’empressant vers Fanny et s’adressant à elle d’une voixdouce ; et sur la réponse « Non », il ajouta :« Êtes vous sûre de n’avoir pas parlé ? J’ai vu bougervos lèvres. Je m’imaginais que vous alliez me dire que je devaisêtre plus attentif et ne pas permettre à mes pensées de s’évader.N’alliez-vous pas dire cela ? »
— Non, certes, vous connaissez trop bien votre devoir, pour queje — supposant même…
Elle s’arrêta, se sentant embarrassée et ne put réussir àajouter un mot, même après plusieurs minutes d’attente suppliantede sa part. Alors, il reprit son ancienne place et poursuivit commes’il n’y avait pas eu cette tendre interruption.
— Un sermon bien débité est plus rare que des prières bien lues.Un sermon bien fait n’est pas une rareté. Il est plus difficile debien parler que de bien écrire ; cela tient à ce que lesrègles et les artifices de la composition sont plus souvent unsujet d’étude. Un sermon bien écrit et bien dit de bout en bout estune chose magnifique. Je ne puis entendre semblable chose sans laplus grande admiration et le plus grand respect, et une bien grandeenvie de prendre les ordres moi-même. Il y a dans l’éloquence de lachaire, la vraie éloquence, s’entend, quelque chose qui est dignede la plus haute appréciation et du plus grand honneur. Leprédicateur qui sait toucher et atteindre une masse aussihétérogène d’auditeurs sur des sujets limités et usés d’avoir passédans toutes les mains, qui peut dire des choses nouvelles oufrappantes, des choses qui éveillent l’attention, sans offenser legoût ou choquer les sentiments de ses auditeurs, est un homme qu’onne peut (dans sa qualité publique) assez honorer. J’aimerais êtreun tel homme.
Edmond rit.
— Je le voudrais, vraiment. Je n’ai jamais, dans ma vie, écoutéun prédicateur distingué sans une sorte d’envie. Mais alors il mefaudrait un auditoire londonien. Je ne pourrais prêcher que pourdes gens éduqués, capables d’apprécier ma composition. Et je nesais si je trouverais matière à prêcher souvent. De temps en temps,une ou deux fois peut-être au printemps, après avoir été attenduanxieusement pendant une demi-douzaine de dimanches, mais pasconstamment, je ne pourrais le faire constamment, je ne pourrais lefaire constamment.
Ici, Fanny, qui ne pouvait qu’écouter, hocha involontairement latête, et M. Crawford fut immédiatement à ses côtés, cherchant àconnaître sa pensée. Et lorsqu’Edmond comprit, en le voyant attirerune chaise et s’asseoir à côté d’elle, qu’il s’agissait d’uneattaque en règle, que les regards et les intonations visaient àessayer quelque chose, il se glissa aussi tranquillement quepossible dans un coin, se tourna et prit un journal, souhaitantbien sincèrement que la chère petite Fanny put être persuadéed’expliquer ce hochement de tête à la plus grande satisfaction deson ardent soupirant, tout en s’efforçant sérieusement de ne rienentendre de l’affaire, en se répandant lui-même en murmuresdiscrets, sur les diverses nouvelles concernant « un état desplus désirables en Galles du Sud », « Aux parents ettuteurs » et un « Capital season d’Hunter ».
Fanny, cependant, furieuse intérieurement de ne pas avoir étéaussi immobile que silencieuse, et, triste au fond de l’âme de voirles arrangements d’Edmond, essayait par tous les moyens dontdisposait sa modeste et gentille nature, de repousser M. Crawfordet d’éviter à la fois ses regards et ses questions ; tandisque lui, inexpugnable, persistait dans les uns et les autres.
— Que signifiait ce hochement de tête ? disait-il. Quevoulait-il exprimer ? De la désapprobation, je le crains. Ouquoi ? Qu’ai-je pu dire qui vous déplaît ? Avez-voustrouvé que je ne parlais pas comme il fallait ?Légèrement ? Irrévérencieusement ? Dites-moi seulements’il en était ainsi… Dites-moi seulement si j’avais tort. Je désireêtre corrigé. Non, non, je vous en supplie, abandonnez un instantvotre travail. Que signifiait ce mouvement de tête ?
Elle, en vain : « Je vous en prie, Monsieur, je vousen prie, M. Crawford » répéta-t-elle par deux fois ; etelle essayait, en vain, de se retirer. De la même voix basse etardente sans s’écarter d’elle, il poursuivait, répétant sans cessela même question. L’énervement et le déplaisir de Fanny nefaisaient que croître.
— Comment pouvez-vous, Monsieur ? dit-elle. Vous mesurprenez tout à fait… Je m’étonne que vous puissiez…
— Je vous surprends ? demanda-t-il. Vous êtessurprise ? Y-a-t-il quoi que en soit dans ma présente requêteque vous ne compreniez pas ? Je veux vous expliquerimmédiatement ce qui me fait vous presser de cette manière ;ce qui me fait m’intéresser à ce que vous regardez et faites, etexcite, en ce moment, ma curiosité. Je ne veux pas vous laisservous étonner davantage.
Malgré elle, elle ne put réprimer un demi sourire, mais nerépondit pas.
— Vous avez hoché la tête à mon aveu de ne pas m’engager dansles devoirs d’un pasteur, toujours et continuellement. Oui, c’étaitbien le mot, continuellement. Je ne m’effraye pas du mot. Je veuxl’épeler, le lire, l’écrire devant tout le monde. Je ne vois riend’alarmant dans ce mot. Pensez-vous que je devrais ?
— Peut-être, Monsieur, dit Fanny, finalement obligée de parler,peut-être, Monsieur, je pense qu’il est malheureux que vous ne vousconnaissiez jamais vous-même aussi bien que vous semblez le fairemaintenant.
M. Crawford, heureux de l’avoir amenée à lui parler à quelqueprix que ce soit, était décidé à relever le propos ; et lapauvre Fanny, qui avait espéré le réduire au silence après unreproche si cuisant, vit qu’elle s’était trompée. Ce n’était quechangement de sujet de curiosité et le passage d’une idée à uneautre. Il avait toujours quelque chose à se faire expliquer.L’occasion était trop belle. Rien de tel n’était arrivé depuisqu’il l’avait vue dans la chambre de son oncle, rien de teln’arriverait plus avant qu’il quittât Mansfield.
Lady Bertram, à l’autre côté de la table, ne comptait guère,étant toujours dans un état de demi somnolence, et les communiquésd’Edmond s’avéraient, en ce moment, de la plus grande utilité.
— Bien, dit M. Crawford après un chassé-croisé de questionspressantes et de réponses réticentes. Je suis plus heureuxmaintenant que tout à l’heure car je comprends plus clairementl’opinion que vous avez de moi. Vous vous imaginez que je suisinconstant, facilement influencé par le caprice du moment,facilement séduit, facilement écarté. Avec une pareille opinion, iln’est pas étonnant que… Mais, nous verrons. Je me suis trompé. Cen’est pas avec des protestations que je tâcherai de vous convaincreque vous me jugez mal ; ce n’est pas en protestant de laconstance de mes sentiments. Ma conduite parlera pour moi,l’absence, la distance, le temps parleront pour moi. Ilsprouveront, que, autant que vous puissiez être méritée parquelqu’un, moi je vous mériterai. Vous m’êtes infiniment supérieureen valeur. Je le sais. Vous avez des qualités que je n’ai jamaissupposé exister chez un être humain à un tel degré. Vous avezquelque chose de l’ange en vous, au-delà de ce que… non, simplementau-delà de ce qu’on peut voir, car personne ne peut voir depareilles choses ; mais au-delà de ce qu’on peut imaginer. Jene suis pas encore effrayé. Ce n’est pas par l’égalité des méritesque vous pourriez être conquise ; cela est hors dequestion ; qui vous aime le plus dévotement a le plus dedroits à être excusé : c’est là-dessus que je bâtis maconfiance. C’est par ce droit que je veux vous mériter ; etune fois convaincue que mon attachement est tel que je le déclare,je vous connais trop bien pour ne pas entretenir les plus chaudsespoirs. — Oui, très chère, très douce Fanny… Non… (voyant qu’ellese détournait, ennuyée). Pardonnez-moi. Peut-être, n’ai-je pasencore ce droit ; mais de quel autre nom puis-je vousappeler ? Non, c’est « Fanny » que je pense tout lejour, et que je rêve toute la nuit. Vous avez donné au mot unetelle réalité de douceur que rien d’autre ne peut mieux vousdécrire.
Fanny aurait pu, à peine, rester assise plus longtemps, ou dumoins réfréner davantage une tentation de fuite, en dépit del’opposition, trop ouverte, qu’elle prévoyait, si elle n’avaitentendu croître le bruit qu’elle avait attendu si longtemps ettrouvé si étrangement en retard.
La solennelle procession, précédée par Baddeley, du plateau àthé, du samovar et du porte-cakes, fit son apparition, et la libérade son affligeant emprisonnement de corps et d’esprit. M. Crawfordfut obligé de se déplacer.
Elle était libre, occupée, protégée. Edmond ne fut pas fâchéd’être admis à nouveau dans le cercle des causeurs. Quoique laconférence lui eût paru bien longue, et que, jetant un regard àFanny, il vit une légère rougeur de dépit, il inclinait à croireque tant de choses ne pouvaient avoir été dites et entendues sansquelque profit pour l’orateur.
Edmond avait décidé qu’il appartenait uniquement à Fanny dechoisir, si sa situation vis à vis de M. Crawford serait ou nonmentionnée entre eux ; et de plus, que si elle ne prenait pasles devants, lui n’y ferait pas allusion ; mais, après un jourou deux de cette réserve, il fut induit par son père à changerd’avis et à essayer d’user de son influence en faveur de sonami.
Un jour très proche était maintenant fixé pour le départ de M.Crawford ; et Sir Thomas pensait qu’une tentative de pluspouvait être faite dans le but d’obtenir qu’avant de quitterMansfield toutes ses déclarations d’attachement indéfectibleapportent au jeune homme de quoi affermir si possible ses espoirs.Sir Thomas était à ce point de vue, plus cordialement anxieux de laperfection du caractère de M. Crawford. Il le souhaitait un modèlede constance, et imaginait les meilleurs moyens susceptibles de nepas le faire attendre trop longtemps.
Il ne lui fut pas difficile de persuader Edmond d’engagerl’affaire. Il souhaitait connaître les sentiments de Fanny. Elleavait accoutumé de le consulter dans toutes les difficultés, et ill’aimait trop pour supporter de perdre sa confiance. Il espéraitpouvoir lui rendre service et devait lui être utile. À qui d’autreaurait-elle pu ouvrir son cœur ? Si elle n’avait pas besoin deconseils, elle devait aspirer à la consolation des confidences.
Fanny étrangère, réservée et silencieuse avec lui, c’était unétat de choses hors de l’ordinaire, un état de choses qu’il devaitbriser, et il pouvait aisément croire qu’elle désirait le briserégalement.
« Je lui parlerai, Monsieur », dit-il, « Jesaisirai la première occasion pour lui parler seul à seule »,fut le résultat de semblables pensées. Et, sur l’information quelui donna Sir Thomas qu’elle était partie seule se promener dans lebosquet, il la rejoignit à l’instant.
— Fanny, je suis venu pour me promener avec toi, dit-il.Puis-je ? Et — l’enlaçant de son bras — il y a longtemps quenous n’avons plus fait ensemble une agréable promenade.
Elle consentit à peine, sans un regard ni une parole, tant sonesprit était offensé.
— Mais, Fanny, dit-il, pour faire une agréable promenade il fautquelque chose de plus que simplement fouler ensemble le gravier. Ilfaudrait que tu me parles. Je sais que tu as quelque chose sur lecœur, et je sais quoi. Je sais à quoi tu penses. Tu ne peux mesupposer ignorant de la chose. Dois-je donc en entendre parler partout le monde sauf par Fanny elle-même ?
Fanny agitée et découragée répliqua :
— Si tu en entends parler par tout le monde, cousin, je n’aiplus rien à t’en dire.
— En fait, peut-être, non, Fanny, mais bien en ce qui regardeles sentiments. Personne d’autre que toi ne peut me les dire. Je neveux pas t’y obliger si tu ne le souhaites pas toi-même. J’avaispensé que ce pourrait t’être un soulagement.
— Je suis épouvantée de penser que nous pensons tropdifféremment pour que je puisse trouver quelque soulagement à direce que j’éprouve.
— Penses-tu que nous pensions si différemment ? Je ne saispas. J’oserais même dire que si nous devions comparer nos opinionselles se trouveraient telles qu’elles ont toujours été… Jeconsidère les propositions de M. Crawford comme très avantageuseset souhaitables si tu pouvais lui rendre son affection. Jeconsidère comme très naturel que toute la famille souhaite que tupuisses y répondre, mais si tu ne le peux pas, tu as fait trèsexactement ton devoir en le refusant. Y a-t-il à ce sujet quelquediscussion entre nous ?
— Oh non, mais je croyais que tu me blâmais. Je pensais que tute mettais contre moi. Ceci m’est un tel réconfort !
— Ce réconfort, tu aurais pu l’avoir plus tôt, Fanny, si tul’avais cherché. Mais comment as-tu pu me croire contre toi ?Comment peux-tu croire que je conseillerais le mariage sansamour ? Si je suis généralement un peu indifférent à ce genrede choses comment peux-tu m’imaginer tel lorsque ton bonheur est enjeu ?
— Mon oncle trouvait que j’avais tort et je savais qu’il t’enavait parlé.
— Bien que tu sois allée loin, Fanny, il se trouve que tu as euraison. Je peux le regretter, je puis en être étonné — quoique àpeine, car tu n’as pas eu le temps de t’attacher — mais je trouveque tu as parfaitement raison. Cela peut-il même être mis enquestion ? C’est peu élégant à nous s’il en est ainsi. Si tune l’aimes pas, rien ne pourrait justifier que tu l’acceptes.
Fanny n’avait plus éprouvé de sensation aussi agréable depuisdes jours et des jours.
— Ta conduite est sans reproche et ceux qui t’en souhaiteraientune autre ont tort. Mais l’affaire n’est pas finie. L’amour deCrawford n’est pas un amour ordinaire. Il persévère et gardel’espoir de provoquer cette réciprocité de sentiment qui ne s’estpas encore produite. Nous savons bien que tout ceci est une affairede temps. Mais, dit-il avec un sourire affectueux, laisse-le yréussir, Fanny, laisse-le !… Tu t’es montrée droite etdésintéressée, montre-toi maintenant tendre et reconnaissante. Tuseras alors la femme parfaite que j’ai toujours cru que tu allaisdevenir.
— Oh jamais, jamais, jamais il ne pourra réussir à cela avecmoi.
Elle parlait avec une telle chaleur qu’Edmond s’en étonna,tandis qu’elle rougissait à ses souvenirs, lorsqu’elle vit sonregard et l’entendit répondre :
— Jamais, Fanny ? Que tu es donc décidée etpéremptoire ! Ceci ne te ressemble pas, ce n’est guère danston naturel.
— Je voulais dire, reprit-elle en pleurant avec une infinietristesse, que je pense qu’il n’y réussira jamais, si l’on peutjuger de l’avenir. Non, je pense que je ne pourrai jamais luirendre son amour. Je sais mieux que M. Crawford que l’homme quiveut vous aimer, pour qu’il soit pris en considération, doiteffectuer pour cela une tâche pénible, car toutes vos habitudes ettous vos attachements anciens se dressent contre lui. Avant qu’ilpuisse conquérir votre cœur pour son propre usage, il doit ledétacher de tous liens avec les choses animées et inanimées qu’ontenracinées de nombreuses années et qui se font considérablementplus sensibles au moment de la séparation. Je sais que le fait dequitter Mansfield Park t’arme pour un temps contre lui. J’auraissouhaité qu’il ne fût pas obligé de te dire ce qu’il entreprenait.J’aurais souhaité qu’il te connût aussi bien que moi, Fanny. Entrenous, je crois qu’à deux nous t’aurions gagnée. Ma théorie et sapratique n’auraient pas été mises en défaut. Il aurait travaillésuivant mes plans. Je veux espérer qu’avec le temps qui prouvera,comme je le prévois, que son affection est sincère, il aura sarécompense. Je ne puis croire que tu ne souhaites pas l’aimer,c’est le vœu naturel de la gratitude. Fanny, tu dois avoir unsentiment de ce genre. Tu dois être triste de ta propreindifférence ?
— Nous sommes si totalement différents, dit Fanny pour éviterune réponse directe. Nous sommes si entièrement, si profondémentdifférents dans nos inclinations et aspirations que je crois qu’ilest absolument impossible que nous puissions être heureux ensemble,même si j’arrivais à l’aimer. Jamais il n’y eut deux personnesaussi dissemblables. Nous n’avons pas un goût commun. Nous serionstrès malheureux.
— Tu te trompes, Fanny. La différence n’est pas si grande. Vousêtes assez bien assortis. Vous avez des goûts communs, des goûtsmoraux et littéraires. Vous avez tous deux le cœur chaud et de bonssentiments. Et, Fanny, celui qui t’a entendu lire et t’a vu écouterShakespeare l’autre nuit, pourrait-il croire que vous ne seriez pasbons camarades ? J’admets qu’il y ait une différence detempérament. Il est joyeux, toi sérieuse. Mais tant mieux, voyons.Son caractère serait un renfort au tien. C’est dans ton natureld’être facilement découragée et d’imaginer les difficultés plusgrandes qu’elles ne sont. Sa légèreté d’esprit neutralisera cettetendance. Lui ne voit nulle part de difficultés. Sa vitalité et sagaîté seront un réconfort constant pour toi. Les différences qu’ily a entre vous ne s’opposent pas le moins du monde à votre bonheurcommun. Ne te l’imagine pas. Je suis persuadé au contraire qu’il ya là une tendance favorable. Je suis certain qu’il vaut mieux queles caractères, ne soient pas semblables. Je veux dire, qu’ilssoient différents dans la couleur des pensées, dans les manières,la sociabilité, la profession. Un certain contraste est à mon sensde bon augure pour le bonheur conjugal. Je ne parle pas desextrêmes, bien entendu, et une pleine et entière ressemblance surles points constituerait le meilleur moyen de produire un extrême.Une neutralisation continuelle et aimable est la meilleuresauvegarde de vos relations et de votre avenir.
Fanny pouvait bien se rendre compte où étaient maintenant sespensées. Le pouvoir de Mlle Crawford était de nouveau sensible. Ilen avait parlé joyeusement depuis l’heure de son arrivée. Il nel’évitait plus. Il avait dîné la veille encore au Parsonage.
Après l’avoir laissé pendant quelques instants à ces heureusesimages, Fanny pensant que cela lui était dû en revint à M. Crawfordet dit :
— Ce n’est pas simplement son tempérament qui est mal assorti aumien quoique, à ce point de vue déjà, je trouve la différencebeaucoup trop grande, mais son esprit me déplaît. Il y a quelquechose d’autre encore que je lui reproche. Je dois dire, cousin, queje ne puis approuver son caractère. Je n’ai rien pensé de bon delui depuis le jour de la pièce. Je l’ai vu à ce moment agir d’unefaçon qui m’a semblé si peu convenable, si dépourvue de bonssentiments — je puis en parler maintenant car tout cela est passé —d’une façon si peu amicale pour ce pauvre M. Rushworth, quis’inquiétait de la manière dont il le compromettait et le froissaiten donnant toutes ses attentions à ma cousine Maria, qui, entreparenthèses, m’a fait à ce moment une impression qui ne pourra pluss’effacer.
— Ma chère Fanny, répliqua Edmond, l’écoutant à peine jusqu’aubout, ne nous laissons pas juger d’après ce que nous avons pusembler être pendant ces jours de folie collective. L’époque de lapièce est une époque que je n’aime pas à me rappeler. — Maria a eutort, M. Crawford a eu tort, nous avons tous eu tort. Mais personneautant que moi. Comparé à moi, personne n’est blâmable. J’ai faitle fou, et avec les yeux ouverts.
— Comme spectatrice, dit Fanny, peut-être y ai-je vu plus clairque vous et je pense que M. Rushworth a été parfois trèsjaloux.
— Probablement, ce n’est pas étonnant. Rien n’est plusdésastreux que toute cette affaire. Je suis choqué quand je penseque Maria ait pu être capable de cela. Mais si elle a pu y prendrepart, nous ne devons plus être surpris du reste.
— Avant la pièce, ou je me trompe fort, ou Julia pensait bienqu’il lui réciproquerait ses attentions.
— Julia ! J’ai vaguement entendu parler qu’il était enflirt avec Julia mais je n’en ai jamais rien vu. Et ma foi, Fanny,bien que je veuille rendre justice aux qualités de mes sœurs, jecrois bien que l’une et l’autre aient désiré être admirées par M.Crawford et je crains qu’elles ne l’aient témoigné d’une façon quimanquait un peu de réserve et de prudence. Je puis me rappelerqu’elles étaient avides de sa société et avec un tel encouragementun homme comme M. Crawford, assez joyeux et peut-être un peufrivole, ne pouvait manquer d’être entraîné… Mais ceci est assezgrave parce qu’il est clair qu’il ne poursuivait aucun but. Soncœur s’était réservé. Et je dois dire que cela l’a incroyablementhaussé dans mon estime. Cela lui fait le plus grand honneur. Ilmontre par là le cas qu’il fait du bonheur domestique et du purattachement. Il se montre ainsi ce que j’avais toujours espéréqu’il fût et craint qu’il ne fût pas.
— Je suis sûre qu’il ne pense pas comme il faudrait aux sujetssérieux.
— Dis plutôt qu’il n’y a jamais pensé du tout, je crois quec’est le cas. Comment pourrait-il en être autrement avec une telleéducation et un tel enseignement ? Avec de tels désavantagesn’est-il pas encore étonnant qu’ils soient tous deux ce qu’ilssont ? Les sentiments de M. Crawford ont été ses maîtresjusqu’à présent, je suis tout disposé à le reconnaître.Heureusement, ces sentiments ont été généralement bons. Toi tuferas le reste. Il est d’ailleurs très heureux de s’attacher à unetelle créature, à une femme ferme comme toi sur ses principes etqui a en plus un charme qui les rend si sympathiques. Il a choisisa compagne avec un rare bonheur. Il te rendra heureuse, Fanny, jele sais et toi tu feras pour lui la même chose.
— Je ne voudrais pas m’engager dans un tel devoir, s’écria Fannyavec un accent de répulsion, dans une tâche comportant une telleresponsabilité.
— Comme toujours, tu te crois inférieure à toute chose, tut’imagines toute chose au-dessus de tes forces. Être bien, quoiqueje sois incapable de t’inspirer d’autres idées, tu y arriveras partoi-même, je l’espère. Je confesse que je suis sincèrement anxieuxde la chose. Je porte un intérêt peu commun au bonheur de M.Crawford. Après le tien, Fanny, c’est mon premier souci. Tu saisque j’ai pour M. Crawford une amitié peu ordinaire.
Fanny le savait trop bien pour avoir quelque chose à répondre etils continuèrent pendant une cinquantaine de mètres à se promeneren silence, perdus dans leurs pensées.
Edmond reprit le premier :
— J’ai été très heureux de l’en entendre parler hier,particulièrement heureux parce que je ne croyais pas qu’elleverrait la chose de cette manière. Je savais qu’elle t’aimait bienmais je craignais l’effet de ces maximes mondaines qu’elle avaittrop accoutumé d’entendre. Mais ce fut bien différent. Elle parlaitde toi, Fanny, vraiment comme il se doit. Elle désire cette unionautant que mon père ou moi-même. Nous en avons longuement parlé. Jen’aurais pas abordé le sujet bien que je fusse inquiet de sessentiments mais je n’étais pas de cinq minutes dans la piècequ’elle introduisait la question avec toute la franchise de cœur etla douceur, l’esprit et l’ingénuité qui font partie d’elle-même.Mme Grant riait de son empressement.
— Mme Grant était là ?
— Oui, comme j’arrivais à la maison, je voyais les deux sœursréunies et nous n’avons plus parlé que de toi, Fanny, jusqu’à ceque Crawford et M. Grant entrent.
— Il y a bien une semaine que je n’ai vu Mlle Crawford.
— Oui, elle le regrette. Mais cela vaut mieux pour tous. Tu laverras certainement avant son départ. Tu dois y être préparée. Ellese dit très fâchée, mais tu peux imaginer la nature de sa colère.C’est le regret et le dépit d’une sœur qui croit son frère en droitde posséder tout ce qu’il désire, à la minute même. Elle estchoquée comme tu le serais pour William mais elle t’aime ett’estime de tout son cœur.
— Je pensais bien qu’elle se fâcherait contre moi.
— Ma chère Fanny, reprit Edmond serrant davantage son brasautour d’elle, ne laisse pas l’idée de cette bouderie te chagriner.C’est de la colère plus extérieure que réellement sentie. Son cœurest toute affection et amabilité, il n’est pas fait pour larancune. J’aurais voulu que tu entendisses son hommage, que tuvisses son attitude lorsqu’elle disait que tu « devais »épouser Henry. Et je remarquais qu’elle parlait de toi en disantFanny, ce qui n’est pas dans son habitude. Et elle avait vraimentun ton de cordialité fraternelle.
— Et Mme Grant, dit-elle, était-elle là tout le temps ?
— Oui, et elle était d’accord avec sa sœur. La surprise de tonrefus, Fanny, semble avoir été infinie. Que tu puisses refuser unhomme comme Henry Crawford semble plus qu’elles ne peuvent encroire. J’ai dit pour toi ce que j’ai pu. Mais en réalité commeelles voient les choses… Tu dois prouver que tu es dans ton bonsens aussi vite que possible, en changeant de conduite. Mais celal’importune. J’ai fini, ne te détourne pas de moi.
— Je devrais avoir pensé, dit Fanny après un moment de réflexionet de recueillement, à ce que toute femme doit pouvoir sentir qu’ilest possible qu’un homme n’éprouve pas de sentiments pourtoutes les femmes, ce qui ne doit pas l’empêcher d’êtreagréable à toutes les femmes du fait que lui aime. Et, ensupposant même que M. Crawford ait tous les droits que ses sœurslui attribuent, comment ai-je été moi, préparée à le rencontrer, àéprouver un quelconque sentiment pour lui ? Il m’a fortsurprise, je n’avais jamais cru auparavant que sa conduite avec moieût la moindre signification. Et certainement je n’étais pasdisposée à l’aimer parce qu’il s’occupait de choses qui mefaisaient très mauvais effet. Dans ma situation, c’eût été lecomble de la vanité d’avoir des vues sur M. Crawford. Je suis sûreque ses sœurs, l’estimant comme elles le font, ont pensé aussiqu’il ne voulait rien dire. Pourquoi, alors, serais-je, moi,amoureuse de lui au moment même qu’il prétend l’être de moi ?Pourquoi serais-je prête à un attachement quelconque pour lui dèsqu’il me le demande ? Ses sœurs devraient m’avoir aussi bienque lui en considération. Les plus éminents mérites sont les plusimpropres à me faire penser à lui. Et nous avons une autre idée dela nature des femmes si elles imaginent qu’une femme est si vitecapable de répondre à une affection…
— Ma chère, chère Fanny, maintenant je connais la vérité. Jesais que ceci est la réalité. Et ces sentiments sont bien dignes detoi. Je te les avais d’ailleurs attribués. Je pensais pouvoir lecomprendre. Tu m’as donné exactement l’explication que je m’étaisaventuré à donner pour toi à ton amie et à Mme Grant et qui les asatisfaites, bien que la chaleureuse amie fût encore un peuemballée à cause de la vigueur de son enthousiasme pour Henry. Jeleur ai dit que tu étais de toutes les créatures humaines la seulesur qui l’habitude eût un plus grand pouvoir que la nouveauté etque la nouveauté des attentions de Crawford le desservait, que lefait pour elles d’être si récentes faisait toute leur disgrâce, quetu ne pouvais rien supporter que des choses à quoi tu étaishabituée, etc… dans le but de leur donner un aperçu de toncaractère. Mlle Crawford nous a fait rire avec ses projetsd’encouragement pour son frère. Elle le pressait de persévérer dansson espoir de finir par être aimé et de voir ses attentions agrééesaprès une dizaine d’années de mariage.
Fanny sourit avec difficulté. Tous ses sentiments étaient enrévolte. Elle craignait d’avoir eu tort de trop parler et de voirla gaîté de Mlle Crawford redoubler en ce moment et à ce sujet luiétait une autre aggravation.
Edmond voyait le souci et le chagrin sur son visage. Il résolutimmédiatement de cesser toute discussion et de ne plus mêler le nomde Crawford qu’à des choses qui pouvaient lui être agréables. Dansce but il remarqua un peu après :
— Ils partent lundi. Tu es donc sûre de voir ton amie soitdemain, soit dimanche. Ils partent réellement lundi et dire que jepensais rester à Lessingby jusqu’à ce jour. Je l’avais promis.Quelle différence ! Les cinq ou six jours de plus à Lessingbypourraient m’avoir poursuivi toute ma vie.
— Tu en étais fier ?
— Très. J’étais invité très aimablement et j’allais consentir.Si j’avais eu la moindre lettre de Mansfield me disant comment vousalliez, je crois que je serais resté. Mais je ne savais rien de cequi était arrivé ici depuis une semaine et trouvais que j’avais étéassez longtemps absent.
— Tu passais agréablement ton temps ?
— Oui. C’eût été ma propre faute s’il en avait été autrement.Ils étaient tous charmants. Je doute qu’ils aient pensé la mêmechose de moi. J’étais en difficulté avec moi-même et il n’y avaitpas moyen de m’en débarrasser jusqu’à ce que je sois àMansfield.
— Les Mlles Owen, les aimais-tu ?
— Oh oui ! beaucoup. Amusantes, de bonne humeur, sansaffectation. Mais Fanny je suis gâté quant à la société des femmes.Des filles gentilles et simples ne peuvent pas être pour un hommece que sont des femmes sensibles. Il y a deux manières d’être. Toiet Mlle Crawford m’avez rendu trop difficile.
De nouveau Fanny était peinée. Il le vit dans ses yeux et nevoulut pas parler davantage sans plus s’en préoccuper il laconduisit dans la maison avec l’aimable autorité d’un guideprivilégié.
Edmond se croyait maintenant parfaitement au courant de ce queFanny pouvait faire ou dire pour comprendre ses sentiments, et ilétait satisfait. Cela avait été, comme il l’avait cru, à premièrevue, trop rapide de la part de Crawford, et le temps devait rendrel’idée, d’abord, familière, puis supportable. Elle devaits’habituer à la pensée de son amour et, ensuite, la pensée d’uneréciprocité pouvait naître. Il donna à son père cette opinion commele résultat de la conversation, et recommanda qu’il ne lui en fûtplus parlé davantage, et qu’on n’essayât plus de la persuader ou del’influencer ; mais que ce soin fût laissé aux assiduités deM. Crawford et au travail naturel de son esprit.
Sir Thomas promit qu’il en serait ainsi. L’opinion d’Edmond surles dispositions de Fanny pouvait être justes. Il lui supposaittous ces sentiments, mais il devait considérer comme déplorablequ’elle les eût ; parce que, moins confiant que son fils dansl’avenir, il ne pouvait s’empêcher de craindre que, si tant decirconstances de temps et d’accoutumance étaient nécessaires pourelle, elle ne fût disposée à accepter convenablement ses avances,avant que son caprice fût passé. Il n’y avait rien à faire,cependant qu’à se soumettre tranquillement, et à espérer le mieux.La visite promise de « son amie », comme Edmond appelaitMlle Crawford, était une formidable menace pour Fanny, et elle envivait dans une perpétuelle terreur. Comme sœur, si partiale, sihargneuse, si peu scrupuleuses dans ses paroles et, un autre jour,si triomphante et sûre d’elle-même elle était de toute façon, unobjet de douloureuses alarmes. Son déplaisir, sa pénétration et sonbonheur étaient dangereux à rencontrer ; et, le fait de laprésence d’autres personnes lors de leur rencontre, était le seulréconfort de Fanny dans cette perspective. Elle se séparait aussipeu que possible de Lady Bertram, restait loin de la chambre del’Est, et ne faisait aucune promenade solitaire dans les taillispour prévenir une attaque soudaine.
Elle réussit. Elle était à l’abri auprès de sa tante dans lasalle à manger, quand Mlle Crawford arriva. La première émotionpassée, et Mlle Crawford regardant et parlant avec une expressionmoins particulière qu’elle ne l’avait prévu, Fanny commença àespérer qu’au bout d’une demi-heure elle pût surmonter sonagitation. C’était espérer trop. Mlle Crawford n’était pas esclavede l’opportunité. Elle était décidée à voir Fanny seule à seule, etelle lui dit bientôt à voix basse : « Je dois vous parlerquelques minutes, quelque part » mots qui troublèrent Fannydans toutes les fibres de sa sensibilité. Refuser était impossible.Ses habitudes d’entière soumission la firent, au contraire, selever instantanément et la conduisirent hors de la chambre. Elle enfut très malheureuse, mais c’était inévitable. Elles étaient àpeine dans le hall que Mlle Crawford perdit toute retenue. Ellehocha la tête vers Fanny d’un air d’affectueux reproche et luiprenant la main, elle paraissait incapable de réprimer sonimpatience de commencer tout de suite.
— Méchante, méchante fille ! Je ne sais pas quand j’auraifini de vous gronder !
Toutefois, elle eut la discrétion de réserver la suite jusqu’àce qu’elles furent en sécurité entre quatre murs. Fanny monta,naturellement, et conduisit son hôtesse à l’appartement maintenantbien aménagé. Ouvrant la porte, le cœur douloureux, elle sentitqu’elle allait au-devant d’une scène plus pénible que celles dontcet endroit avait jamais été témoin. Mais le malheur prêt à fondresur elle fut au moins adouci par un brusque changement queproduisit sur l’attitude de Mlle Crawford le fait de se trouverdans la chambre de l’Est.
— Ah, dit-elle, avec une subite animation, m’y voici donc ànouveau ! La chambre de l’Est ! Une fois seulementauparavant je m’y suis trouvée, et s’étant arrêtée pour regarder ensemblant revivre tout ce qui s’était passé, elle poursuivit :Une fois seulement auparavant. Vous rappelez-vous ? Je venaispour répéter, votre cousin aussi ; et nous avons eu unerépétition. Vous étiez notre auditoire et notre souffleur. Unerépétition délicieuse. Je ne l’oublierai jamais. Nous noustrouvions dans cette partie même de la chambre ; votre cousinétait là, moi ici, là les chaises. Oh, pourquoi de telles chosesdoivent-elles passer ?
Heureusement pour sa compagne, elle n’attendait pas deréponse ; ses pensées étaient toutes tournées vers elle-même.Elle était dans un songe de douce souvenance.
— La scène que nous répétions, était tellement remarquable. Lesujet était si… si… comment dirai-je ? Il était fait pour meconseiller et me décrire le mariage. Je pense que je le revois,ayant l’air réservé et composé que devait avoir Anhalt dans lesdeux longs monologues. Quand deux cœurs sympathisant se rencontrentdans le mariage, celui-ci peut être appelé une vie heureuse !Je pense que jamais le temps ne pourra effacer l’impression quem’ont produite ses regards et sa voix, quand il disait ces mots. Ilétait curieux, très curieux que nous ayons une telle scène à jouer.Si j’avais le pouvoir de recommencer une semaine quelconque de monexistence, ce serait cette semaine-là, la semaine de la pièce.Dites ce que vous voulez, Fanny, ce serait celle-là ; parceque je n’ai jamais connu un bonheur plus exquis ailleurs. Adapterson vigoureux esprit comme il le faisait ! Oh, c’était douxau-delà de toute expression ! Mais hélas, cette malheureusesoirée détruisit tout. Cette malheureuse soirée amena votremalencontreux oncle. Pauvre Sir Thomas, qui donc était content devous voir ? Oh, Fanny, ne pensez pas que je voudrais parlerirrespectueusement de Sir Thomas. Quoique je l’aie haï pendantbeaucoup de semaines… Non, je lui rends justice maintenant. Il estexactement ce que doit être le chef d’une telle famille. Non,raisonnablement, je crois que je vous aime tous maintenant.
Et ayant ainsi parlé avec une tendresse et un sentiment queFanny ne lui avait jamais vus auparavant et se rappelant enfin lesconvenances elle se retourna pendant un instant pour sereprendre.
— J’ai eu une petite crise en entrant dans cette chambre, commevous pouvez voir, dit-elle, avec un sourire de parade, mais c’estfini. Allons asseyons-nous et mettons-nous à l’aise. Mais je n’aiplus le courage maintenant, Fanny, de vous gronder comme j’en avaisl’intention. (Puis l’embrassant affectueusement) : Bonne chèreFanny, quand je pense que je te vois pour la dernière fois, pour jene sais combien de temps, je sens qu’il est tout à fait impossiblede faire autre chose que de t’aimer.
Fanny fut touchée. Elle n’avait prévu rien de tout ceci et sasensibilité pourrait rarement supporter la mélancolie du mot« dernière ». Elle pleura comme si elle aimait MlleCrawford plus qu’il ne lui était possible ; et Mlle Crawfordde plus en plus adoucie par la vue de son émotion se suspendit àelle avec tendresse en disant :
— Je déteste de vous quitter. Je ne verrai personne de moitiéaussi aimable, là où je vais. Qui dit que nous ne serons pas sœursun jour ? Je sais que nous le serons. Je sens que nous sommesnées pour être unies, et ces larmes me convainquent que vous lesentez aussi, chère Fanny.
Fanny se leva, et, répondant à moitié seulement, dit :
— Mais vous ne quittez des amies que pour aller vers d’autres.Vous allez retrouver une amie très intime.
— Oui, très vrai. Mme Fraser a été mon amie intime pendant desannées. Mais je n’ai pas la moindre inclination pour elle. Je nepuis penser qu’aux amis que je quitte. Ma chère sœur, vous et lesBertram en général. Vous avez tous tellement plus de cœur entrevous qu’on ne peut en trouver dans le monde. Vous me donnez lesentiment d’être capable de me confier et de me fier à vous, ce quine se voit guère dans les relations ordinaires. Je souhaiteraisavoir décidé avec Mme Fraser de ne pas aller chez elle, sinon aprèsEaster, moment plus favorable pour une visite, mais je ne puis plusdécider, maintenant ; quand j’en aurai fini avec elle je doisaller chez sa sœur Lady Stornaway, parce qu’elle était la plusintime des deux avec moi. Mais je ne me suis pas beaucoup inquiétéed’elle ces trois dernières années.
Après ce discours, les deux jeunes filles gardèrent le silencequelques minutes, suivant chacune ses pensées, Fanny méditant surles différentes sortes d’amitié dans le monde, Mary sur quelquesujet moins philosophique. Elle parla à nouveau, la première.
— Comme je me rappelle bien m’être résolue à vous chercher enhaut, et décidée à trouver mon chemin vers la chambre de l’Est,sans avoir idée de l’endroit où elle se trouvait. Comme je merappelle ce que je pensais en venant ! Et mon regard àl’intérieur, vous voyant assise à cette table de travail ! Etl’étonnement de votre cousin, quand il ouvrit la porte, et me vitici ! Le retour de votre oncle ce fameux soir ! Il n’y ajamais rien eu de pareil !
Une autre courte pause toute empreinte de rêverie suivit.Lorsqu’elle se reprit, elle attaqua sa compagne.
— Mais Fanny, vous rêvez ! Vous pensez, je l’espère, àquelqu’un qui ne pense qu’à vous. Oh, si je pouvais voustransporter pour un peu de temps dans notre milieu, en ville, vouspourriez comprendre combien on fait de cas de votre pouvoir surHenry. Oh, les envieuses et les cœurs embrasés, par douzaines dedouzaines ! L’étonnement, l’incrédulité qu’on étale, enentendant ce que vous avez fait ! Pour ce qui est de ladiscrétion, Henry a tout du héros de l’ancien roman et se réjouitde ses chaînes. Vous viendrez à Londres pour apprendre à estimervotre conquête. Si vous voyiez combien il est courtisé, et combienje le suis à cause de lui ! Maintenant, je sais bien que je neserai pas de moitié si bienvenue chez Mme Fraser en raison de sasituation vis à vis de vous. Si elle arrive à connaître la vérité,elle me souhaitera très vraisemblablement de nouveau dans leNorthamptonshire ; car il y a une fille de M. Fraser, issued’un premier mariage, qu’elle désire marier, et désire donner àHenry. Oh, elle l’a fatigué à un tel point ! Innocente, ettranquille, comme vous l’êtes ici vous ne pouvez avoir une idée dela sensation que vous causerez et de la curiosité que voussusciterez et des questions innombrables auxquelles j’aurai àrépondre. La pauvre Margaret Fraser me harcèlera au sujet de vosyeux et de vos dents, et de votre manière de vous coiffer et devotre chausseur. Je désire que Margaret soit mariée pour lesaffaires de mon pauvre ami, car je vois que les Fraser sont aussimalheureux que la plupart des gens mariés. Et pourtant, c’était unmariage bien désirable pour Janet, en ce moment. Nous nousréjouissions tous. Elle ne pouvait faire autrement que del’accepter, car il était riche et elle n’avait rien ; mais illa repoussa. Il est de mauvaise volonté, et exigeant. Il veut unejeune femme, une belle jeune femme de vingt cinq ans, aussiconstante que lui-même. Et mon amie ne le manie pas bien, elle neparaît pas savoir comment le prendre. Il règne une irritation quipour ne rien dire de pire, est certainement déplacée. Dans leurmaison je regretterai les habitudes conjugales du presbytèreMansfield. Le Dr. Grant montre une confiance absolue en ma sœur etune certaine considération pour son jugement, qui fait sentir qu’iléprouve de l’affection ; mais je ne verrai rien de semblablechez les Fraser. Je serai à Mansfield pour toujours, Fanny. Masœur, comme épouse, Sir Thomas, comme mari, me sont des exemples deperfection. La pauvre Janet a été tristement reçue et, pourtant, iln’y a rien d’inconvenant en elle ; elle ne s’est pas mariéeinconsidérément ; elle n’a pas manqué de prévoyance. Elle prittrois jours pour examiner ses propositions, et consulta chaquemembre de son entourage, dont l’opinion avait del’importance ; elle s’adressa à ma chère tante défunte, dontla connaissance du monde faisait apprécier à juste titre sonjugement par tous les jeunes gens de son entourage, et elle étaitdécidément favorable à M. Fraser. Cela ferait croire qu’il n’estrien de sûr dans le domaine du mariage. Je n’ai pas tant à dire ausujet de mon amie Flora qui, à cause de cet horrible LordStornaway, qui a à peu près autant de charme que M. Rushworth, maisen moins bien, flirte avec un très charmant jeune homme en bleu. Jedoutais, à ce moment, qu’elle eût raison, car il avait l’air d’ungentleman ; maintenant, je suis sûre qu’elle avait tort. Àpropos, Flora Ross se mourait pour Henry, l’hiver de son entréedans le monde. Mais si je devais vous entretenir de toutes lesfemmes que j’ai connu amoureuses de lui, je n’en aurais jamaisfini. C’est seulement vous, insensible Fanny, qui pouvez penser àlui avec une sorte d’indifférence. Mais, êtes-vous aussi insensibleque vous le déclarez vous-même ? Non, non, je vois que vous nel’êtes pas !
À ce moment une telle rougeur empourpra le visage de Fanny qu’onpouvait se permettre un sérieux soupçon.
— Excellente créature ! Je ne veux pas vous taquiner,chaque chose suivra son cours. Mais, chère Fanny, vous devezadmettre que vous n’êtes pas aussi absolument peu préparée à vousvoir poser la question que votre cousin l’imagine. Ce n’est paspossible. Vous devez bien avoir eu quelques idées à ce sujet,quelques soupçons de ce que cela peut être. Vous devez avoir vuqu’il essayait de vous plaire, par tous les moyens en son pouvoir.Ne fut-il pas à votre dévotion au bal ? Et avant le bal, lecollier ! Oh, vous l’avez accepté, comme si c’était prévu.Vous étiez aussi convaincue qu’un cœur peut le désirer. Je m’ensouviens parfaitement.
— Vous pensez, alors, que votre frère était fixé à l’avance ausujet du collier ? Oh, Mlle Crawford, cela n’était pasbien !
— S’il savait ? C’était entièrement son fait, sa propreidée. Je suis honteuse de dire que cela ne m’était jamais venu àl’esprit ; mais je me suis réjouie d’agir sur sa proposition,dans votre intérêt à tous deux.
— Je ne dirai pas, répondit Fanny, que je ne craignais pas unpeu qu’il en fût ainsi, car il y avait, dans votre regard, quelquechose qui m’inquiétait — pas au début, j’étais d’abord sans soupçonà cet égard ! réellement — cela est aussi vrai que je suisici. Si j’en avais eu la moindre idée, rien n’aurait pu me résoudreà accepter le collier. Quant à l’attitude de votre frère,certainement, je fus sensible à ses attentions, j’y fus sensiblependant un court temps, peut-être deux ou trois semaines, maisaprès, je considérais cela comme sans signification ;j’écartais cela, comme étant simplement sa façon d’être habituelle,et j’étais loin de supposer ou de souhaiter qu’il eût un sérieuxpenchant pour moi. Je ne fus pas, Mlle Crawford, une observatriceinattentive de ce qui se passa entre lui et certains membres decette famille, pendant l’été et l’automne. J’étais tranquille, maisnon aveugle. Bien que je pusse voir que M. Crawford se permettaitdes galanteries sans portée…
— Ah, je ne puis pas le nier ! Il a, de temps en temps, étéun détestable flirt, s’inquiétant assez peu du ravage qu’il pouvaitcauser dans le cœur de jeunes femmes. Je l’ai souvent gourmandépour cela, mais c’est sa seule faute, et il faut dire ceci à sadécharge, que très peu de jeunes femmes ont des sentiments quiméritent l’attention. Et alors, Fanny, la gloire d’avoir conquisquelqu’un qui a passé comme un éclair pour tant d’autres et depouvoir régler les dettes de son sexe ! Oh, je suis sûre qu’iln’est pas dans la nature d’une seule femme de refuser un pareiltriomphe !
Fanny secoua la tête.
— Je ne puis penser du bien d’un homme qui se joue dessentiments de n’importe quelle femme, car il peut y avoir souventplus de souffrance, qu’un spectateur ne peut le croire.
— Je ne le défends pas. Je l’abandonne entièrement à votremerci ; et je ne me soucie pas de ce que vous lui avez dit àla suite de l’incident d’Everingham. Mais je veux dire ceci, que safaute, sa manie de rendre les filles amoureuses de lui, n’est pasmoitié aussi dangereuse pour le bonheur d’une épouse que latendance de tomber lui-même amoureux, à laquelle il ne s’est jamaisabandonné. Et je crois sérieusement et sincèrement qu’il vous estattaché comme jamais il ne le fut à aucune femme auparavant, qu’ilvous aime de tout son cœur et pour aussi longtemps que possible. Sijamais un homme a aimé une femme pour toujours, je pense que Henryle fera pour vous.
Fanny ne put réprimer un vague sourire, mais ne trouva rien àdire.
— Je ne puis croire qu’Henry fut jamais plus heureux, continuaMary, que lorsqu’il réussit dans ses démarches pour votrefrère.
Ici elle avait porté un coup sûr au cœur de Fanny.
— Oh oui, qu’il fut aimable en cette occasion !
— Je sais qu’il a dû se démener lui-même très fort, car je saisà quelle forte partie il avait à faire. L’Amiral hait les ennuis etméprise les solliciteurs et tant de jeunes hommes sollicitent desemblables faveurs, qu’une amitié et une énergie pas très décidéesse laissent aisément rebuter. Combien William doit êtreheureux ! J espère que nous le verrons !
L’esprit de Fanny se débattait dans la plus affligeantesituation. Le rappel de ce qui avait été fait pour William,troublait toujours profondément ses décisions concernant M.Crawford ; aussi réfléchit-elle profondément jusqu’à ce queMary, qui l’avait, d’abord, observée avec complaisance, pensant àautre chose, attira soudain son attention en disant :
— J’aimerais être ici, tous les jours, à parler avec vous, maisnous ne devons pas oublier ces dames, en bas ; aussi je vousdis au revoir, ma chère, mon aimable, mon excellente Fanny. Car,bien que nous allions nous revoir dans la salle du déjeuner, jedois prendre congé de vous ici. Et je le fais, impatiente d’uneheureuse réconciliation et avec la confiance que nous nousretrouverons dans des circonstances favorables à une entrevue sansréticence.
Elle accompagna ces paroles d’un très affectueux baiser.
— Je verrai votre cousin en ville bientôt, d’après ce qu’il m’adit ; et Sir Thomas, au courant du printemps ; et l’aînéde vos cousins, et les Rushworth, et Julia ; je suis sûre deles rencontrer tous de temps en temps, tous, sans exception. J’aideux faveurs à vous demander, Fanny, l’une, c’est dem’écrire ; et l’autre, que vous rendiez souvent visite à MmeGrant pour la dédommager de mon départ.
La première de ces faveurs, à la vérité, Fanny eût préféréqu’elle ne fût pas formulée. Mais il était impossible de luirefuser de lui écrire ; d’autant plus impossible que sonpropre jugement l’y poussait. Il n’y avait pas à résister à tantd’affection apparente. Son état d’esprit la portaitparticulièrement à apprécier un traitement indulgent et d’en avoir,jusqu’ici, été privée, la rendait d’autant plus vulnérable auxsollicitations de Mlle Crawford. D’ailleurs, elle lui savait gréd’avoir rendu leur tête à tête bien moins pénible qu’elle nel’avait craint.
C’était passé, elle avait évité les reproches et lesrévélations. Son secret était toujours le sien ; et les chosesétant telles, elle croyait pouvoir se résigner à presque tout.
Au soir il y eut un autre départ. Henry Crawford vint et restaquelque temps avec eux. Dans le trouble momentané de sessentiments, son cœur s’attendrissait pour lui, car il apparaissaittotalement différent de son ordinaire, au point qu’il parla àpeine. Il éprouvait un malaise visible et Fanny s’affligea pourlui, tout en espérant de ne jamais le revoir, du moins jusqu’aumoment où il ait épousé une autre femme. Sur le point de partir, ilvoulut prendre sa main, il ne voulait pas qu’elle le reniât.Toutefois, il ne dit rien, du moins rien qu’elle entendit. Aprèsqu’il eut quitté la pièce, elle se félicita d’échapper à de tellespreuves d’amitié.
Au matin, les Crawford étaient partis.
M. Crawford parti, la seconde pensée de Sir Thomas fut que sonabsence serait ressentie ; et il entretenait grand espoir quesa nièce trouvât un vide à cause de ces attentions qu’elle avaitconnues auparavant.
Elle avait goûté au sentiment de son importance et il espéraitque d’en être privée, éveillerait en elle les regrets les plussalutaires. Il la surveillait avec cette idée — il était persuadéd’avoir enregistré quelque différence dans l’état de sessentiments. Elle se montrait toujours si gentille et si discrèteque ses émotions sortaient du champ de sa discrimination. Il ne lacomprenait pas, il le sentait et, pour cela, s’adressait à Edmondpour lui confier combien elle était affectée dans la présenteoccasion et qu’elle était plus ou moins heureuse qu’elle n’avaitété.
Edmond ne discerna aucun symptôme de regret et trouva son pèrequelque peu déraisonnable de supposer que les trois ou quatrepremiers jours pouvaient donner quelque résultat.
Ce qui surprit surtout Edmond, c’est que la sœur de Crawford,l’amie et la compagne, qui lui tenait tant au cœur, n’était pasplus visiblement regrettée. Il s’étonna que Fanny en parlât si peuet s’abstînt si volontiers de toute allusion à cette séparation.Hélas ! C’était cette sœur, cette amie, cette compagne quiavait détruit le bien-être de Fanny. Si elle avait pu croirel’avenir de Mary et de son frère étranger à Mansfield autantqu’elle le désirait, si elle avait pu croire leur retour aussiéloigné qu’elle le souhaitait, elle aurait eu le cœur léger, maisplus elle se rappelait et observait, plus profonde était saconviction que le mariage de Mlle Crawford avec Edmond était surune meilleure voie que jamais auparavant. Son inclination à luis’affermissait, tandis que la sienne perdait toute équivoque.
Pour lui, il semblait avoir abandonné toutes ses objections,tous les scrupules de son honnêteté, on n’aurait pu direcomment : pour elle, sans plus de raison apparente, s’étaientenvolés également les doutes et les hésitations de son ambition.Cela pouvait être imputé uniquement à leur attachement croissant.Leurs sentiments, bons ou mauvais, produisaient l’amour qui devaitles unir.
Il était prêt à se rendre en ville, dès que certaine affairerelative à Thornton Lacey serait terminée, peut-être dans unequinzaine — il en parlait, aimait d’en parler ; et, comme ilen avait une fois entretenu Fanny, elle n’eut plus de doute quantau reste. Son acceptation à elle était aussi certaine que son offreà lui. Et, cependant, les sentiments de Mlle Crawford ne luisemblaient pas entièrement bons, et cette constatation l’affligeaitpour lui indépendamment, croyait-elle, d’elle-même.
Au cours de leur dernière conversation, Mlle Crawford, en dépitde son amabilité et de sa bienveillance plus accusée, s’étaitencore montrée Mlle Crawford, avec son esprit égaré et embrouillé,sans en avoir conscience ; obscure, tout en s’imaginant êtreclaire. Elle pouvait aimer, mais ne méritait pas Edmond par l’uneou l’autre qualité. Fanny croyait qu’il n’y avait pas plus de deuxpoints de contact entre eux, ce que les gens d’expérience pouvaientlui pardonner ; parce qu’elle considérait les chances que MlleCrawford avait de s’améliorer comme presque inexistantes, etpensait que si l’influence d’Edmond pendant leur fréquentationavait assez agi pour éclairer son jugement et affermir sesconnaissances, il verrait finalement sa valeur personnellegaspillée pour elle pendant les années de mariage.
Pour des jeunes gens dans leur position, l’expérience auraitapporté plus d’espoir ; de même que l’impartialité n’auraitpas dénié à la nature de Mlle Crawford cette faculté bien féminine,qui pousse la femme à adopter les opinions de l’homme qu’elle aimeet respecte. Mais telles étaient les convictions de Fanny qu’elleen souffrait beaucoup et ne pouvait jamais parler de Mlle Crawfordsans chagrin.
Sir Thomas, pendant ce temps, n’abandonnait pas ses espoirs etses observations, se sentant encore le droit, en raison de saconnaissance de la nature humaine, d’attendre l’effet produit surl’esprit de sa nièce par la perte de son pouvoir, et le désirqu’elle pourrait avoir de jouir à nouveau des attentions de sonamoureux ; et il fut bientôt fondé à escompter que tout cecise produirait, par la perspective d’une autre visite, dont laproximité lui permettait de supporter en toute quiétude lessentiments qu’il observait. William avait obtenu une permission dedix jours à passer dans le Northamptonshire, et devait être le plusheureux des lieutenants, puisque venant d’être nommé, il pouvaitétaler son bonheur et décrire son uniforme.
Il vînt. Il aurait été heureux de montrer également sonuniforme, mais une coutume cruelle en interdisait le port hors deservice. Donc l’uniforme resta à Portsmouth, et Edmond se ditqu’avant que Fanny ait la moindre chance de le voir, toute safraîcheur aussi bien que celles des sentiments de son propriétairepourraient bien être passées depuis longtemps. Il pourrait êtredevenu pour lors un signe de disgrâce ; quoi de moinsconvenable ou de plus hideux, en effet, que l’uniforme d’unlieutenant qui, depuis un an ou deux, voit les autres promuscapitaine avant lui ?
Ainsi raisonnait Edmond, jusqu’à ce que son père lui confia unplan éclairant d’un autre jour la chance de Fanny de voir le secondlieutenant de H. M. S. Thrush dans toute sa gloire.
Ce plan était qu’elle accompagnerait son frère rentrant àPortsmouth et y passerait un petit temps dans sa propre famille.Cette idée était venue à Sir Thomas dans une de ses méditationspleines de dignité ; il la considérait comme une mesure droiteet souhaitable. Toutefois, avant de s’y arrêter formellement,consulta-t-il son fils. Edmond examina la chose sur toutes sesfaces et ne vit rien qui ne fût équitable. La chose était bonne ensoi et il n’y avait pas meilleur moment pour la réaliser. De plus,il ne doutait pas qu’elle fût des plus agréables à Fanny. C’étaitsuffisant pour décider Sir Thomas, et un définitif :« Ainsi donc en sera-t-il » termina cette partie del’entretien. Sir Thomas en conçut une vive satisfaction et unebonne opinion de ce qu’il avait communiqué à son fils. En effet,son principal motif, en l’éloignant, n’était pas de susciter uneoccasion de lui faire revoir ses parents et ne rejoignait pas dutout l’idée de la rendre heureuse. Certes, il souhaitait qu’ellepartît avec plaisir, mais également qu’elle éprouvât rapidement lanostalgie de la maison avant même la fin de sa visite. Il espérait,de plus, qu’une légère privation des élégances et du luxe deMansfield Park développerait sa modestie et l’inclinerait à unejuste estimation d’un home de plus grand train que celui qu’on luioffrait.
C’était un projet « curatif » de l’esprit de sa niècequ’il considérait, pour l’instant, comme malade. Un séjour de huitou neuf ans dans le bien-être et l’opulence avait un peu dérégléses facultés de comparaison et de jugement. La maison de son pèrelui enseignerait, selon toute probabilité, la valeur d’une bonnerente, et il avait confiance qu’elle deviendrait, pour toute savie, la femme la plus sage et la plus heureuse, à la suite del’expérience qu’il avait imaginée.
Si Fanny avait été le moins du monde disposée aux extases, elleaurait eu une crise, lorsqu’elle comprit le projet : quand sononcle lui offrit de rendre visite à ses parents, frères et sœursdont elle avait été séparée pendant presque la moitié de sa vie, deretourner pour un mois ou deux sur les lieux de son enfance, avecWilliam comme protecteur et compagnon de voyage. Ajoutez à cela lacertitude de voir William jusqu’à la dernière minute de son séjourau pays. Si elle s’était livrée à des manifestations excessives dejoie, cela serait arrivé parce qu’elle était heureuse ; maisson bonheur était calme, profond et lui gonflait le cœur. Quandelle éprouvait des sentiments violents, elle se sentait de plus enplus encline au silence. Sur le moment, elle ne put que remercieret accepter. Ensuite, familiarisée avec ses nouvelles perspectivesde bonheur, elle put parler plus librement à William et à Edmond dece qu’elle éprouvait ; mais une part de ses sentiments nepouvait s’exprimer en paroles. Le souvenir de tous les plaisirs deson enfance et de sa souffrance d’en être arrachée, lui revenaitavec une acuité renouvelée, et il semblait que le retour à lamaison ressuscitait toute la peine provenant de la séparation.D’être ainsi entourée, aimée par tant de gens, et plus aiméequ’elle ne l’avait jamais été ; de goûter l’affection, sanscrainte ou restriction, de se sentir l’égale de ceux quil’entouraient, à l’abri de toute allusion aux Crawford, lasauvaient de toute impression de reproche. Il y avait là uneperspective d’être arrêtée par un désir à moitié avouable.
Être séparée d’Edmond pendant deux mois, peut-être trois, luiserait salutaire. Loin de ses regards et de son amitié, elle seraitcapable de se raisonner et de guérir ; elle serait capable depenser à lui, comme à Londres, et d’envisager toutes choses sanstristesse. Ce qui aurait été pénible à Mansfield devenaitsupportable à Portsmouth.
La seule ombre était la pensée de ce qui pouvait arriver à satante Bertram, pendant son absence. Elle n’était utile à personned’autre, mais elle pouvait tant manquer à sa tante qu’elle n’aimaitpas d’y penser. Cette partie du projet était sûrement la pluspénible pour Sir Thomas et à lui seul pouvait incomber le soin d’ypourvoir.
Mais il était le maître à Mansfield Park. Quand il étaitréellement décidé à quelque chose, il savait en supporter tous lesinconvénients jusqu’au bout. À coups de longs discours,d’explications détaillées sur le devoir de Fanny de retourner detemps en temps chez ses parents, il amena sa femme à la laisseraller. Il obtint ce résultat plus par soumission que parconviction. Lady Bertram était convaincue un peu plus que SirThomas ne le pensait de ce que Fanny devait faire.
Dans le calme de son cabinet de toilette, livrée à ses propresméditations, soustraite à l’influence des exposés virulents de SirThomas, elle ne pouvait reconnaître la moindre nécessité à ce queFanny retournât auprès de ses père et mère, qui, pendant silongtemps, avaient bien vécu sans elle, alors qu’elle lui était àelle-même si utile. Et dans une discussion avec Mme Norris sur lepoint de savoir si elle pouvait s’en priver, elle s’opposafortement à admettre semblable chose.
Sir Thomas avait fait appel à sa raison, sa conscience et sadignité. Il dit demander ce sacrifice à sa bonté, et à sa maîtrisede soi. Mais Mme Norris souhaitait de la persuader que Fannypouvait bien être ménagée (elle-même étant prête à lui donner toutson temps, si elle le réclamait) et en un mot qu’elle n’était passtrictement indispensable.
— Cela se peut, ma sœur, fut la seule réponse de Lady Bertram,j’ose dire que tu as parfaitement raison, mais je suis sûre qu’elleme manquera beaucoup.
Ensuite il fallut communiquer avec Portsmouth. Fanny écrivitpour s’annoncer. La réponse de sa mère, quoique courte, était siaimable. Quelques simples lignes exprimant si naturellement etmaternellement la joie de revoir son enfant qu’elle embellit encorepour sa fille la perspective heureuse d’être avec elle en laconvainquant de trouver en sa « maman », qui n’avait,certes, jamais auparavant manifesté pour elle une tendresseremarquable, une chaleureuse et affectueuse amie.
La tiédeur de cette tendresse, elle en trouvait aisément lacause en elle-même, ou peut-être était-ce le fait de sonimagination. Elle s’était probablement aliéné son amour à cause deson tempérament craintif ou des exigences d’une affection tropexclusive.
Maintenant qu’elle savait mieux se rendre utile et prévoir quesa mère était désormais moins occupée par sa nombreuse famille, ily aurait plus de loisirs et d’agrément pour chacun, et ellesseraient bientôt ce que mère et fille doivent être l’une pourl’autre.
William était aussi heureux de ce projet que sa sœur. Ce seraitpour lui le plus grand plaisir de l’avoir à lui jusqu’au moment oùil appareillerait, et peut-être de la trouver encore là quand ilreviendrait de sa première croisière. De plus, il avait un teldésir qu’elle vit le Thrush, avant qu’il sorte du port (leThrush était certainement le plus beau sloop du service).Il y avait aussi différentes améliorations dans les chantiers qu’ilsouhaitait lui montrer depuis longtemps. Il ne se faisait passcrupule d’ajouter que sa venue à la maison serait un grandavantage pour chacun.
— Je ne sais comment il se fait, mais nous semblons tous désirerun peu de tes jolies manières et de ton ordre à la maison. Tout yest toujours en désordre. Tu remettras les choses au point, j’ensuis sûr. Tu diras à ma mère comment faire, tu seras utile àSuzanne, tu enseigneras Betsy, et tu sauras te faire aimer etapprécier des garçons. Combien ce sera bon et agréable !
Lorsque arriva la réponse de Mme Price, il ne restait que trèspeu de jours à passer à Mansfield. À certain moment, les jeunesgens conçurent quelques craintes au sujet de leur voyage. En effet,lorsqu’on en vint à envisager le mode de transport, Mme Norriss’aperçut que tous ses efforts pour sauvegarder les intérêtsfinanciers de son beau-frère étaient vains et en dépit de toutesses préférences et suggestions pour une solution moins onéreuse,Fanny et William prendraient la poste. Lorsqu’elle vit Sir Thomasdonner l’argent à William pour leurs places, elle s’avisa qu’il yavait place pour un tiers dans le coupé et fut prise d’une viveenvie de les accompagner pour voir sa pauvre chère sœur Price.
Elle exposa son idée. Elle avoua qu’elle désirait fort cevoyage, que ce serait d’une telle obligeance à son égard. Ellen’avait plus vu sa pauvre sœur Price depuis plus de vingt ans, etce serait une aide précieuse pour les jeunes gens d’avoir unepersonne plus âgée pour les diriger. Elle ne pouvait s’empêcher depenser que sa pauvre chère sœur Price serait mécontente qu’elle nevienne pas à cette occasion. William et Fanny furent frappésd’horreur à cette idée. Tout l’agrément de leur charmant voyage enserait détruit. Ils se regardèrent avec une triste figure. Leurincertitude dura une heure ou deux. Personne n’intervint pourencourager ou dissuader Mme Norris, qui fut laissée à elle-mêmepour examiner la chose. Cela se termina à la grande joie de sesneveu et nièce quand elle se fut persuadée qu’elle ne pouvait, àaucun prix, s’absenter de Mansfield Park en ce moment, que saprésence était trop nécessaire à Sir Thomas et à Lady Bertram pourprendre sur elle de les quitter pour toute une semaine. Pour cetteraison, elle devait sacrifier tout plaisir dans le but de leur êtreutile. Il lui était venu l’idée que tout en voyageant gratisjusqu’à Portsmouth, il lui serait difficile d’éviter de payer sesdépenses au retour.
Aussi sa pauvre chère sœur Price fut laissée à sondésappointement de la voir rater une si belle occasion, et unenouvelle absence de vingt ans peut-être commença.
Les plans d’Edmond furent aussi dérangés par ce voyage àPortsmouth, cette absence de Fanny. Lui aussi devait un sacrifice àMansfield Park, aussi bien que sa tante. Il avait projeté d’aller àLondres, mais il ne pouvait laisser ses parents, au moment où, tousceux qui leur étaient utiles, s’en allaient. Et, avec un effortdont il ne se vanta pas, il recula d’une semaine ou de pluslongtemps peut-être, un voyage qu’il envisageait avec l’espoirqu’il l’aiderait à fixer son bonheur pour toujours.
Il le dit à Fanny. Elle en savait déjà tant qu’elle devait toutsavoir. Ce fut l’occasion de nouvelles confidences sur MlleCrawford. Fanny était la plus affectée à la pensée que ce serait ladernière fois que le nom de Mlle Crawford serait mentionné entreeux avec une certaine liberté. Il y fut fait allusion une foisencore par Edmond. Lady Bertram avait, dans la soirée, demandé à sanièce de lui écrire vite et souvent, promettant d’être elle-mêmeune bonne correspondante. Edmond, à un moment opportun, ajouta dansun chuchotement :
— Et moi je t’écrirai, Fanny, lorsque j’aurai quelque chose àt’écrire, quelque chose que, je pense, tu aimeras apprendre.
Si elle avait pu douter du sens de ces mots, tandis qu’ellel’écoutait, l’aspect de son visage quand elle le regarda lui en eûtassez dit. Elle devait s’armer contre cette lettre. Ah ! cettelettre allait être un sujet de terreur. Elle se rendit comptequ’elle n’était pas encore au bout de ses changements d’idées et desentiments que le temps et les circonstances lui réservaient dansce monde de tribulations. Les vicissitudes humaines n’étaient pasfinies pour elle.
Pauvre Fanny ! Bien qu’elle s’en allât de bon cœur, cedernier soir à Mansfield Park lui apporterait encore de latristesse. Son cœur était déchiré. Elle avait des larmes pourtoutes les chambres de la maison et davantage pour tous seshabitants bien aimés. Elle se cramponnait à sa tante à qui elleallait manquer, elle baisait la main de son oncle avec des sanglotsconvulsifs parce qu’elle lui avait déplu. Et, quant à Edmond ellene pouvait parler, ni regarder, ni penser, quand vint le derniermoment à passer avec lui, et elle ne le put pas jusqu’au moment oùil lui dit au revoir avec une affection toute fraternelle.
Tout ceci se passait la nuit car le départ avait eu lieu trèstôt le matin et quand on se rencontra au déjeuner en petitecompagnie, William et Fanny devaient déjà avoir accompli uneétape.
La nouveauté du voyage et le bonheur d’être avec Williamproduisirent rapidement leur effet sur les idées de Fanny quand ilseurent quitté Mansfield Park. Et lorsque la première étape futparcourue et qu’ils durent quitter le coupé de Sir Thomas, elleétait capable de prendre congé du vieux cocher et le renvoya avecd’aimables et gais messages.
Il n’y eut pas de fin à la joyeuse conversation du frère et dela sœur, tout amusait William et dans les intervalles de leursentretiens sérieux il était plein de fantaisie et de joiefolle.
Tous leurs entretiens roulaient sur les qualités duThrush, sur les occupations futures de Fanny ; unprojet de manœuvre à bord d’une unité supérieure (en supposant ledépart du premier lieutenant — et William n’était pas très tendrepour le premier lieutenant) lui faisait franchir l’échelon suivantle plus vite possible ; spéculation sur la part de prise quiserait généreusement distribuée à la maison, avec la seulecondition de rendre suffisamment confortable le petit cottage danslequel lui et Fanny passeraient ensemble toute leur vie. Lespréoccupations immédiates de Fanny en ce qu’elles concernaient MlleCrawford, ne furent pas effleurées dans leur conversation. Williamsavait ce qui s’était passé, et, de tout son cœur, regrettait, queles sentiments de sa sœur fussent si froids envers un homme qu’ilconsidérait comme le premier des hommes de caractère ; mais ilétait d’âge à être tout amour, et par cela même, incapable deblâmer ; et connaissant son vœu à ce sujet, il ne voulait pasl’affliger par la plus petite allusion. Elle avait raison desupposer que M. Crawford ne l’avait pas encore oubliée. Elle avaitfréquemment reçu des nouvelles de sa sœur, durant les troissemaines écoulées depuis leur séjour à Mansfield et dans chaquelettre elle avait trouvé quelques lignes de lui-même, aussichaleureuses et décidées que ses discours.
Fanny trouvait cette correspondance aussi déplaisante qu’ellel’avait craint. Le style des lettres de Mlle Crawford, gai etaffectueux, la désespérait, indépendamment de ce qu’elle étaitforcée de lire de la plume du frère, car Edmond n’avait de cessequ’elle lui eût lu l’essentiel de la lettre, et alors elle avait àécouter ses cris d’admiration pour son style et la chaleur de sonaffection. Il y avait, en fait, tant de messages, tant d’allusionsou de souvenirs, se rattachant à Mansfield dans chaque lettre, queFanny pouvait à peine les supporter. Se trouver elle-même entraînéedans pareille aventure, contrainte à une correspondance qui luiapportait les éloges de l’homme qu’elle n’aimait pas, etl’obligeant à favoriser la passion de l’homme qu’elle aimait, étaitactuellement mortifiant. En ceci, pourtant, son déplacement actuell’avantageait. Ne restant plus sous le même toit qu’Edmond, elleespérait que Mlle Crawford n’aurait plus de motif d’écrire, et qu’àPortsmouth leur correspondance se réduirait à rien.
Avec de telles pensées, parmi cent autres, Fanny poursuivait sonvoyage, tranquille et joyeuse, et aussi rapidement qu’on pouvaitl’espérer, en ce mauvais mois de février. Ils arrivèrent à Oxford,mais ne jetèrent qu’un coup d’œil rapide au Collège d’Edmond, quandils passèrent devant, et ne s’arrêtèrent qu’en atteignant Newbury,où un repas copieux, réunissant le dîner et le souper, termina lesagréments et les fatigues du jour.
Le matin suivant, ils repartirent à la première heure ; etsans incidents, ni délais, avancèrent régulièrement pour être auxenvirons de Portsmouth alors qu’il faisait encore jour ; cequi permit à Fanny de regarder autour d’elle et de s’étonner à lavue des nouvelles constructions.
Ils passèrent le Dawbridge et entrèrent en ville ; lalumière commençait à décliner, lorsque guidés par la voix puissantede William, ils tournèrent dans une rue étroite, venant de Highstreet, et s’arrêtèrent devant la porte d’une petite maisonmaintenant habitée par M. Price.
Fanny était tout agitée et vibrante — tout espoir etappréhension. Au moment où ils s’arrêtèrent, une servante malpropreles attendant en souriant sur le seuil s’avança et, plus disposée àraconter les nouvelles qu’à les aider le moins du monde, commençaimmédiatement par : « Le Thrush est sorti duport, s’il vous plaît, Monsieur, et l’un des officiers est venu icipour… » Elle fut interrompue par un gamin élancé de onze ans,qui bondissant hors de la maison, repoussa la servante de côté, ettandis que William ouvrait la portière, cria :
— Vous arrivez juste à temps. Nous vous guettons depuis unedemi-heure. Le Thrush est sorti du port ce matin. Je l’aivu. C’était un beau spectacle. Ils pensent qu’il recevra ses ordresdans un jour ou deux. M. Campbell était ici à quatre heures et vousa demandé ; il avait obtenu un des canots du Thrushet il est parti à six heures ; il espérait que vous seriez icià temps pour l’accompagner.
Un regard ou deux à Fanny, que William aidait à descendre devoiture, fut toute l’attention que lui accorda ce frère retrouvé.Il ne s’opposa, toutefois, pas à ce qu’elle l’embrassât, bienqu’encore tout occupé à donner des détails les plus particulierssur la sortie du port du Thrush. Il portait à celui-ci unintérêt marqué comme s’il allait commencer sa carrière de marin, àson bord, à l’instant même. L’instant suivant, Fanny se trouvaitdans l’étroit corridor de la maison et dans les bras de sa mère.Celle-ci la reçut avec toutes les marques d’une vraie tendresse etlui offrit un visage d’autant plus aimable que Fanny y retrouvaitles traits de sa tante Bertram. Et voici ses deux sœurs, Suzanne,une jolie fille de quatorze ans bien plantée, et Betsy, la plusjeune de la famille, d’environ cinq ans ; toutes deux semontrèrent heureuses de la voir sans se livrer toutefois à desdémonstrations excessives. Mais Fanny ne demandait pas qu’on fîtdes manières ; du moment qu’on l’aimait elle se trouvaitsatisfaite.
Elle fut, alors, introduite dans un salon si petit, que sapremière idée fut que ce n’était qu’une antichambre et elles’arrêta un moment, s’attendant à être invitée à aller plus avant.Mais quand elle vit qu’il n’y avait pas d’autre porte et que lapièce présentait tous les signes d’une occupation récente, ellereprit ses sens et se rabroua elle-même.
Sa mère, toutefois, ne pouvait pas rester assez longtemps poursuspecter quoi que ce fût. Elle était allée de nouveau vers laporte d’entrée pour accueillir William.
— Oh, mon cher William, comme je suis contente de vousvoir ! Mais dites, avez-vous entendu la nouvelle au sujet duThrush ? Il a déjà quitté le port, trois jours avantque nous nous y attendions ; et je ne sais pas ce que je vaisfaire pour les effets de Sam, ils ne seront jamais prêts àtemps ; parce que le bateau pourrait avoir des ordres,peut-être déjà pour demain. Cela me prend à l’improviste. Etmaintenant vous devez aussi vous rendre à Spithead. Campbell a étéici, il était bien ennuyé pour vous ; et maintenantqu’allez-vous faire ? Je comptais passer une si agréablesoirée avec vous et voilà que je me sens débordée.
Son fils lui répondit gaiement, disant que tout était pour lemieux, passant légèrement sur l’ennui de devoir partir si vite etsi précipitamment.
— Sûrement, j’aurais préféré qu’il reste au port, j’eusse pupasser quelques heures agréablement avec vous ; mais comme ily a une embarcation à terre, il vaut mieux que je m’en aille toutde suite ; il n’y a rien d’autre à faire. De quel côté leThrush est-il à l’ancre à Spithead ? Près duCanopus ? Mais peu importe — voilà Fanny au parloir etqu’avons-nous à rester dans le vestibule ? Venez, mère, vousavez à peine regardé votre propre et chère Fanny.
Tous deux entrèrent et Mme Price, ayant gentiment embrassé denouveau sa fille, et fait quelques remarques sur sa taille,commença avec une sollicitude toute naturelle à s’intéresser àleurs fatigues et aux besoins des voyageurs.
— Pauvres chéris ! Comme vous devez être fatigués tous lesdeux ! Et maintenant, que désirez-vous ? Je commençais àcroire que vous ne viendrez plus. Betsy et moi vous avons attendutoute une demi-heure. Et quand avez-vous eu quelque chose àmanger ? Et que voudriez-vous maintenant ? Peut-êtreaimeriez-vous avoir un peu de viande, ou seulement du thé aprèsvotre voyage… ou sinon je vous aurais préparé quelque chose. Etmaintenant je crains que Campbell n’arrive ici avant qu’on ait eule temps de préparer une tranche de viande et nous n’avons pas deboucher dans le voisinage. C’est très ennuyeux de n’avoir pas deboucher dans la rue. Nous étions mieux lotis dans notre dernièremaison. Peut-être seriez-vous contents d’avoir du thé, aussitôtqu’il pourra être prêt ?
Tous deux déclarèrent qu’ils préféreraient le thé à toute autrechose.
— Alors, Betsy, ma chère, cours à la cuisine et vois si Rebeccaa mis l’eau à bouillir ; et dis-lui d’apporter tout pour lethé aussitôt que possible. Je voudrais que la sonnette soitréparée, mais Betsy est une très habile petite messagère.
Betsy s’en fut avec célérité, fière de montrer ses capacités àsa nouvelle sœur, si élégante.
— Doux ciel ! continua sa mère préoccupée, quel mauvais feunous avons, et j’oserais dire que vous êtes tous deux transis defroid. Approchez votre chaise, mes chéris. Je ne sais pas oùRebecca a eu la tête. Je suis sûre de lui avoir dit d’apporter ducharbon, il y a une demi-heure déjà. Suzanne, vous auriez dûprendre soin du feu.
— J’étais en haut, maman, occupée à déménager mes effets, ditSuzanne sur la défensive et d’un ton décidé qui surprit Fanny. Voussavez, vous venez justement de décider que ma sœur Fanny et moioccuperions l’autre chambre ; et je ne suis pas parvenue à mefaire aider tant soit peu par Rebecca.
De nouvelles discussions furent prévenues par diversremue-ménage ; d’abord le cocher vint réclamer son dû — alorsil y eut une dispute entre Sam et Rebecca sur sa façon de monter lecoffre de sa sœur, que Sam voulait manipuler à son gré ; etfinalement M. Price lui-même fit son entrée, précédé de sa voixsonore, et avec une espèce de juron, il repoussa du pied la valisede son fils et le carton de sa fille, dans le vestibule, et réclamaune bougie ; aucune bougie ne fut cependant apportée et ilentra dans la pièce.
Fanny, avec des sentiments plutôt incertains, s’était levée pourlui serrer la main, mais elle se laissa choir de nouveau, ne sevoyant même pas remarquée dans la pénombre. Avec une poignéeamicale, il serra la main de son fils et d’un ton vif il commençaaussitôt :
— Ha ! la bienvenue, mon fils ! Heureux de vous voir.Avez-vous entendu la nouvelle ? Le Thrush a quitté leport ce matin. La nouvelle est prompte, voyez-vous. Par Dieu, vousêtes là, tout juste à temps. Le docteur est venu ici s’informer devous : il a une des embarcations et doit partir pour Spitheadà six heures, ainsi vous feriez mieux de l’accompagner. J’ai étéchez Turner, pour votre pension ; tout est en voied’arrangement. Je ne m’étonnerais pas que vous receviez vos ordresdemain ; mais vous ne pouvez pas naviguer, avec ce vent, sivotre direction est vers l’ouest, et le capitaine Walsh pense quevotre course est certainement vers l’ouest, avecl’Éléphant. Par D…, je souhaite que cela soit. Mais levieux Scholey disait, à l’instant même, qu’il croyait que vousseriez d’abord envoyé sur le Texel. Bien, bien, noussommes prêts quoi qu’il arrive. Mais, par D…, vous avez manqué unebelle scène en n’étant pas ici ce matin pour voir sortir leThrush du port. Je n’aurais pas voulu la manquer pourmille livres. Le vieux Scholey accourut à l’heure du déjeuner pourdire que le bâtiment avait quitté ses amarres et qu’il sortait. Jeme levai d’un bond et ne fis que deux pas jusqu’à la plate-forme.Si jamais il y eut une beauté flottante, c’en était une ; etle voilà à l’ancre à Spithead et tout le monde en Angleterre leprendrait pour un vingt-huit. J’étais sur la plate-forme cetteaprès-midi pour le regarder. Il est bord à bord avecl’Eudymion, entre ce dernier et le Cléopâtre,précisément à l’est du ponton.
— Ha ! s’écria William, c’est là que je l’aurais menémoi-même, c’est le meilleur mouillage à Spithead. Mais voici masœur, Monsieur, ici est Fanny, dit-il en se tournant et la menanten avant ; il fait si obscur que vous ne la voyez pas.
Et reconnaissant qu’il l’avait entièrement oubliée, M. Pricereçut sa fille ; et l’ayant étreinte cordialement et observéqu’elle était devenue une femme et qu’elle voudrait avoir bientôtun époux, sembla bien enclin à vouloir l’oublier de nouveau.
Fanny retomba sur son siège, avec des sentiments douloureusementblessés par son langage et son odeur d’alcool ; et il continuaà ne parler qu’avec son fils et seulement à propos duThrush, quoique William, tout intéressé qu’il était par cesujet, eût à diverses reprises essayé de faire penser son père àFanny, à sa longue absence et à son long voyage.
Et tandis qu’ils restèrent assis encore quelque temps, on finitpar apporter une bougie ; mais comme il n’y avait même pasencore de thé à voir, ni, d’après les rapports de Betsy dans lacuisine, beaucoup d’espoir d’en avoir avant un laps de tempsconsidérable, William se décida à aller changer de costume et àfaire les préparatifs nécessaires pour se rendre directement àbord, de façon à pouvoir prendre le thé après, à son aise.
Comme il quittait la chambre, deux garçons à la figure rose,loqueteux et sales, âgés de huit à neuf ans, y firent irruption,fraîchement relâchés de l’école et venant, pleins d’ardeur, pourvoir leur sœur et dire que le Thrush avait quitté leport ; Tom et Charles : Charles était né depuis le départde Fanny, mais elle avait souvent aidé à soigner Tom et ellesentait un plaisir particulier à le revoir. Tous deux furentembrassés très tendrement, mais elle désira garder Tom près d’elle,pour tâcher de reconnaître les traits du bébé qu’elle avait aimé età qui elle avait parlé de la préférence enfantine qu’il éprouvaitpour elle. Tom, cependant, n’avait aucune disposition d’esprit pourun pareil traitement : il ne venait pas à la maison pourrester debout et s’entendre parler, mais pour courir et faire dubruit ; et les deux garçons eurent vite fait de s’arracher àelle, et claquèrent la porte du parloir si fort que ses tempes luifirent mal.
Elle avait vu maintenant tous ceux qui étaient à lamaison ; il ne restait plus que deux frères, entre elle etSuzanne, dont l’un était employé de l’État, à Londres, et l’autreenseigne de vaisseau sur un navire faisant le commerce avec lesIndes. Mais quoiqu’elle eût vu tous les membres de la famille, ellen’avait pas encore entendu tout le bruit qu’ils pouvaient faire. Unnouveau quart d’heure lui en fit connaître pas mal de plus. Williamappela bientôt sa mère et Rebecca du palier du second étage.
Il était embarrassé parce qu’il ne retrouvait pas une chosequ’il avait laissée là. Une clef avait été déplacée, Betsy accuséed’avoir touché à son nouvel uniforme et quelque simple maisessentielle retouche qu’on avait promis de faire au gilet de sonuniforme avait été complètement oubliée.
Mme Price, Rebecca et Betsy, toutes montèrent pour se défendre,toutes parlèrent en même temps, mais Rebecca plus fort que lesautres, et il fallut tout faire cependant aussi bien que possible,et en grande hâte, William essayant en vain de faire descendreBetsy ou de l’empêcher d’être importune où elle l’était ; etle tout, comme presque chaque porte dans la maison était ouverte,pouvait être entendu clairement dans le parloir, sauf quand, parintervalles, le grand tumulte de Sam, Tom et Charles se donnantmutuellement la chasse dans l’escalier, se culbutant et criant,étouffait tous les autres bruits.
Fanny était presque étourdie. L’exiguïté de la maison, le peud’épaisseur des murs rendait chaque bruit si proche d’elle,qu’ajoutés à la fatigue du voyage et à toute sa récente agitation,elle savait difficilement les supporter. Dans la pièce même ilfaisait assez tranquille, car Suzanne ayant disparu avec lesautres, il ne resta bientôt plus que son père et elle ; et luitirant de sa poche un journal, emprunt coutumier fait à un voisin,s’appliquait à l’étudier, sans sembler même se souvenir del’existence de sa fille.
La bougie solitaire était tenue entre le papier et lui sans lemoindre souci pour son éventuelle commodité à elle ; mais ellen’avait rien à faire et était contente d’avoir un écran entre lalumière et sa tête endolorie, tandis qu’elle était plongée dans unecontemplation déconcertante, interrompue et affligeante.
Elle était à la maison. Mais hélas ! ce n’était pas unemaison telle, ni une réception telle qu’elle n’espérait. Elle seréprimanda elle-même ; elle était déraisonnable. Quel droitavait-elle aux égards de sa famille ?
Elle ne pouvait pas en avoir après avoir été si longtemps perduede vue ! Les préoccupations pour William devaient être lesplus chères — elles l’avaient toujours été — et il y avaitabsolument droit. Quand même, avoir pu dire si peu d’elle et avoirété si peu interrogée sur elle-même, qu’on ne se fût même pasintéressé à elle après Mansfield ! Cela lui fit de la peined’avoir oublié Mansfield ; les amis qui avaient tant fait, leschers, chers amis ! Mais ici un sujet dominait tous lesautres. Peut-être cela devait-il être ainsi. La destination duThrush devait être d’un intérêt prédominant pour lemoment. Un jour ou deux ferait voir la différence. Elle seule étaità blâmer. Encore qu’elle crût qu’à Mansfield ce n’eût pas étéainsi. Non, dans la maison de son oncle il y aurait eu unedistinction de temps et de saisons, un ordre de choses, desconvenances, des égards envers chacun et qui faisaient défautici.
La seule interruption que de pareilles pensées reçurent pendantune demi-heure fut provoquée par un éclat subit de son père et pasdu tout calculé pour les apaiser. À un vacarme impossible de coupset de cris dans le vestibule, il s’écria :
— Le diable emporte ces jeunes chiens ! Comme ilscrient ! Et la voix de Sam plus fort que toutes lesautres ! Ce garçon a des dispositions pour devenir maîtred’équipage. Holà ! toi, Sam, arrête ton maudit sifflet, ou jevais t’attraper !
Cette menace eut si peu d’effet que bien que les trois garçonsfissent irruption ensemble dans la pièce, Fanny ne put y voird’autre preuve que celle de leur épuisement, ce que leurs facesbrûlantes et leur respiration haletante semblaient confirmer,d’autant plus qu’ils continuaient à se donner des coups de pied ouà avoir des éclats de voix soudains sous les yeux mêmes de leurpère.
Quand la porte s’ouvrit de nouveau, ce fut pour quelque chose deplus agréable ; c’était le service à thé, qu’elle avaitcommencé à désespérer de voir encore ce soir. Suzanne et uneservante, dont l’apparence humble informa Fanny, à sa grandesurprise, qu’elle avait vu auparavant la servante principale,apportèrent tout le nécessaire pour le repas ; Suzanne, enmettant la bouilloire sur le feu, jeta un coup d’œil sur sa sœur,comme si elle était hésitante entre le sentiment agréable ettriomphant de montrer son activité et son utilité, et la crainte dese voir déconsidérée pour une telle besogne. « Elle avait étéà la cuisine, expliqua-t-elle, pour talonner Sally et aider à faireles rôties et beurrer le pain — sinon elle ne savait pas quand ilsauraient eu le thé — et elle était sûre que sa sœur devait désirerquelque chose après ce voyage. »
Fanny était très reconnaissante. Elle devait bien avouer qu’elleserait contente de boire le thé, et Suzanne s’employa aussitôt à lepréparer, comme si elle était contente de s’affairer touteseule ; et seulement avec un peu trop de hâte et quelquesessais irréfléchis de maintenir ses frères en meilleur ordrequ’elle ne le pouvait, elle s’acquitta très bien de sa tâche.L’esprit de Fanny fut aussi vite reposé que son corps, sa tête etson cœur se sentirent bien vite mieux devant une gentillesse sibien à propos ; Suzanne avait un aspect ouvert et sensé ;elle était comme William, et Fanny espérait rencontrer chez elle lamême bienveillance envers elle que chez lui.
Dans cette atmosphère calmée William refit son entrée, suivi depeu par sa mère et par Betsy. Lui dans son uniforme de lieutenant,semblait plus haut de stature, plus solide et plus élégant, et avecle sourire le plus heureux sur son visage, il alla droit à Fanny,qui, se levant de son siège, le regarda un instant avec uneadmiration muette et puis jeta ses bras autour de son cou, pourdonner libre cours à ses sanglots et se décharger ainsi de sesdiverses émotions de peine et de plaisir.
Ne voulant pas paraître malheureuse, elle se ressaisit aussitôt,et séchant ses larmes, fut capable d’observer et d’admirer toutesles parties remarquables de son uniforme en l’écoutant, avec unesprit qui reprenait courage, exprimer son espoir réconfortantd’être à terre un bon moment chaque jour avant de mettre à lavoile, et même de la mener à Spithead voir le sloop.
Le prochain remue-ménage amena M. Campbell, le médecin de borddu Thrush, un jeune homme de très bonne tenue, qui venaitchercher son ami et à qui l’on put, par quelque combinaison,trouver une chaise et grâce à un lavage rapide par la jeuneserveuse de thé, une tasse et une soucoupe ; et après un quartd’heure de conversation sérieuse entre les messieurs, au milieu dubruit et du dérangement, hommes et garçons tous ensemble affairés,le moment vint de s’en aller ; tout était prêt, William pritcongé, et tous s’en furent car les trois garçons, malgré lesprières de leur mère, décidèrent d’accompagner leur frère et M.Campbell jusqu’à la poterne ; et M. Price partit en même tempspour rapporter le journal de son voisin.
Maintenant on pouvait espérer un peu de tranquillité ; et,en effet, quand Rebecca eut été chargée de débarrasser le service àthé, et que Mme Price eut parcouru un temps la chambre à larecherche d’une manche de chemise, que Betsy découvrit enfin dansun tiroir à la cuisine, la petite troupe de femmes fut enfinapaisée passablement, et la mère s’étant lamentée de nouveau surl’impossibilité d’avoir eu le temps de préparer les affaires deSam, avait le loisir de songer à sa fille aînée et aux amis de chezqui elle venait.
Quelques questions furent posées, mais une des toutespremières : « Comment sa sœur Bertram s’arrangeait-elleavec les servantes ? Était-elle aussi empoisonnée qu’elle pourtrouver des domestiques convenables ? » — et ainsi sesidées eurent tôt fait de quitter le Northamptonshire, pour se fixersur ses propres difficultés domestiques ; et le caractèreimpossible de toutes les servantes de Portsmouth, dont elle croyaitque les deux siennes fussent les pires, absorba toutes ses pensées.Les Bertram furent totalement oubliés, en détaillant les fautes deRebecca contre qui Suzanne avait aussi beaucoup à témoigner, et lapetite Betsy encore bien plus, et qui semblait être si peurecommandable que Fanny ne put pas se défendre de pensermodestement que sa mère allait la renvoyer avant que son terme d’unan ne fût achevé.
— Un an ! s’écria Mme Price, je suis bien sûre, jel’espère, que je serai débarrassée d’elle avant qu’elle ne soitrestée un an, cela nous reporterait à novembre. Les servantes ensont arrivées à un tel point, ma chère, à Portsmouth, que c’est unvrai miracle si quelqu’un les tient plus d’une demi-année. Je n’aiaucun espoir d’être jamais satisfaite ; et, si j’avais à meséparer de Rebecca, ce ne serait que pour avoir quelque chose depis. Et encore je ne crois pas que je sois une maîtresse trèsdifficile à contenter ; et je suis sûre que la place est trèsfacile, car il y a toujours une de mes filles avec elle, et je faissouvent moi-même la moitié de la besogne.
Fanny était silencieuse ; mais non pas d’être convaincueque quelque remède ne pût pas être trouvé à quelques-uns de cesmaux. En regardant Betsy, elle ne pouvait pas s’empêcher de penserparticulièrement à une autre sœur, une très jolie petite fille,qu’elle avait quittée là, pas beaucoup plus jeune au moment où elleétait partie pour le Northamptonshire, et qui était morte quelquesannées plus tard. Il y avait eu quelque chose de particulièrementaimable en elle. Fanny, dans ces jours anciens, l’avait préférée àSuzanne ; et quand la nouvelle de sa mort eut enfin atteintMansfield, elle en avait été un moment fort affligée. La vue deBetsy lui rappela l’image de la petite Mary, et pour rien au mondeelle n’aurait voulu peiner sa mère en faisant allusion à elle. Enregardant Betsy avec ces idées, celle-ci, à une courte distance,montrait une chose pour attirer son attention et tâchait en mêmetemps à la soustraire aux regards de Suzanne.
— Qu’avez-vous là, mon amour ? dit Fanny. Venez etmontrez-le moi.
C’était un canif en argent. Suzanne se dressa, le réclama commele sien et essaya de l’arracher ; mais l’enfant courut semettre sous la protection de sa mère et Suzanne ne put qu’éclateren reproches dans l’espoir évident de gagner Fanny à sa cause.
Il était inadmissible qu’elle ne pût avoir son proprecanif ; car c’était son propre canif ; sa petite sœurMary le lui avait donné sur son lit de mort, et on aurait dû depuislongtemps le confier à sa propre garde. Mais maman le tenait etlaissait toujours Betsy s’en emparer ; et finalement Betsyl’abîmerait et le recevrait pour elle, quoique maman lui eût promisque Betsy ne le tiendrait pas en mains.
Fanny en fut péniblement impressionnée. Son sens du devoir, del’honneur, de la tendresse était blessé par les paroles de sa sœuret la réponse de sa mère.
— Voyons, Suzanne, s’écria Mme Price d’une voix plaintive,voyons, comment pouvez-vous être si méchante ? Vous vousquerellez toujours pour ce canif. Je voudrais que vous soyez moinsagressive. Pauvre petite Betsy, comme Suzanne est méchante avecvous ! Mais vous n’auriez pas dû le prendre, ma chérie, quandje l’ai mis dans le tiroir. Vous savez que je vous ai dit de ne pasle prendre parce que Suzanne est si butée à ce sujet. Je devrai lecacher de nouveau, Betsy. La pauvre petite Mary était loin des’imaginer que ce serait une occasion de discorde quand elle me ledonna à garder seulement deux heures avant sa mort. Pauvre petiteâme ! Elle pouvait à peine encore se faire entendre et elledisait si gentiment : « Laisse ma sœur Suzanne avoir moncanif, maman, quand je serai morte et enterrée. » Pauvre chèrepetite ! elle y tenait tant, Fanny, qu’elle a voulu qu’il fûtdans son lit pendant tout le temps de sa maladie. C’était le cadeaude sa bonne marraine, la vieille Mme Maxwell, six semainesseulement avant qu’elle mourût. Chère petite douce créature. Enfinelle a été délivrée de tout mal futur. Ma petite Betsy chérie, vousn’avez pas la chance d’avoir une si bonne marraine. Tante Norrisvit trop loin de nous pour penser à d’aussi petites gens quevous.
Fanny, en effet, n’avait rien à rapporter de la part de tanteNorris, sauf un message pour dire qu’elle espérait que sa filleuleétait une sage enfant. Il y avait eu à un moment donné un légermurmure dans le salon à Mansfield Park, concernant l’envoi d’unlivre de prières ; mais ensuite, le silence s’était fait à cesujet. Mme Norris, cependant, était allée à la maison et avaitdescendu deux vieux livres de prière de son mari dans ce but ;mais après réflexion, elle avait mis fin à sa générosité. L’un futjugé imprimé dans un caractère trop petit pour l’œil d’un enfant,et l’autre trop encombrant à porter.
Fanny, fatiguée et encore fatiguée, accepta avec reconnaissancela première invitation à aller au lit, et avant que Betsy eût finide réclamer l’autorisation de rester levée une heure de plus enl’honneur de sa sœur, elle s’était retirée, laissant de nouveautout dans le bruit et la confusion, les garçons réclamant desrôties au fromage, le père du rhum et de l’eau, et Rebecca n’étantnulle part où elle devait être.
Il n’y avait rien pour la remonter dans cette chambre étroite etpauvrement meublée qu’elle devait partager avec Suzanne. L’exiguïtédes places en bas et en haut, en effet, et l’étroitesse duvestibule et de la cage d’escalier, l’impressionnèrent au delà detoute imagination. Elle apprit vite à songer avec respect à sonpropre petit coin à Mansfield Park, dans cette maison jugée troppetite pour le confort de tous.
Si Sir Thomas avait pu voir tous les sentiments de sa nièce,quand elle écrivit sa première lettre à sa tante, il n’aurait pasdésespéré ; car quoiqu’une nuit de bon repos, un matinagréable, l’espoir de revoir bientôt William, et l’étatrelativement tranquille de la maison, du fait que Tom et Charlesétaient en classe, Tom tout à l’exécution de quelque projet, et sonpère à ses flâneries habituelles, lui permissent de s’exprimergaiement au sujet de la maison, elle se rendait cependant biencompte dans son for intérieur que plusieurs ombres avaient étésupprimées au tableau. S’il avait pu voir seulement la moitié de cequ’elle ressentait avant la fin de la semaine, il aurait cru M.Crawford sûr d’elle, et il eût été enchanté de sa propreprévoyance.
Avant la fin de la semaine tout ne fut que désappointement.D’abord William était parti. Le Thrush avait reçu sesordres, le vent avait changé, et il faisait voile moins de quatrejours après avoir atteint Portsmouth ; et pendant ces jours-làelle ne l’avait vu que deux fois, quand il était venu à terre enservice commandé. Il n’y avait eu ni conversations, ni promenadesur les remparts, ni visite au chantier, ni connaissance faite avecle Thrush — rien du tout de ce qu’ils avaient arrangé ouescompté. Tout lui manquait ici, sauf l’affection de William. Sadernière pensée en quittant la maison était pour elle. Il retournavers la porte en disant à sa mère :
— Prenez soin de Fanny, mère. Elle est délicate et pas habituéeà être brusquée comme nous tous. Je vous en adjure, prenez soin deFanny.
William était parti, et la maison où il l’avait laissée était —Fanny ne pouvait pas se cacher le fait — à tous les points de vuepresque exactement le contraire de ce qu’elle aurait pu souhaiter.C’était le séjour du bruit, du désordre, et des inconvenances.Personne n’y était à sa place, rien ne se faisait comme il lefallait. Elle ne pouvait pas respecter ses parents autant qu’ellel’eût espéré. En son père sa confiance n’avait pas été excessive,mais il était plus insoucieux de sa famille, ses habitudes étaientpires, ses manières plus rudes, qu’elle même ne s’y fut attendue.Il ne manquait pas de capacités ; mais il n’avait aucunintérêt, ni aucun savoir en dehors de sa profession ; il nelisait que les journaux et l’annuaire maritime ; il ne parlaitque du chantier, du port, de Spithead et du« Motherbank » ; il jurait et buvait, il était saleet grossier. Elle n’avait jamais pu se souvenir de quelque chosequi s’approchât de la tendresse dans ses rapports antérieurs avecelle-même. Il ne lui avait laissé qu’une impression généraled’homme rude et bruyant ; et maintenant c’était à peine s’ilremarquait sa présence ; encore était-ce pour faire d’ellel’objet d’une plaisanterie grossière.
Sa désillusion, en ce qui concernait sa mère, était plusgrande ; là elle avait espéré plus, et n’avait trouvé presquerien. Tous les plans flatteurs de devenir quelque chose qu’elleavait élaboré échouèrent aussitôt. Mme Price n’était pasdéplaisante ; mais, au lieu de gagner la confiance etl’affection de sa fille, et de lui devenir de plus en plus chère,celle-ci ne trouva jamais en elle plus de gentillesse que cellequelle lui avait montrée le jour de son arrivée. L’instinct de lanature était bientôt satisfait, et les affections de Mme Pricen’avaient pas d’autre source. Son cœur et son temps étaientpleinement remplis ; elle n’avait ni loisirs, ni tendresse àdonner à Fanny. Ses filles n’avaient jamais été grand’chose pourelle. Elle tenait beaucoup à ses fils, surtout à William, maisBetsy était la première de ses filles dont elle eût jamais faitquelque cas. Envers elle, elle était presque inconsidérémentindulgente. William était son orgueil ; Betsy sa chérie ;et John, Richard, Sam, Tom et Charles accaparaient tout le reste desa sollicitude maternelle, tour à tour ses peines et sesconsolations.
Ses jours se passaient dans une sorte d’empressement lent ;tout était toujours actif, sans qu’on avançât, son travail toujoursen retard, de quoi elle se plaignait toujours, sans changer deméthode ; elle voulait être économe sans dispositions nirégularité ; mécontente de ses servantes, mais sans aptitudespour les rendre meilleures, et, qu’elle les aidât, les réprimandât,ou eût de l’indulgence pour elles, ne parvenant jamais à se fairerespecter.
Quant à ses deux sœurs, Mme Price avait de loin plus deressemblance avec Lady Bertram qu’avec Mme Norris. Elle était uneéconome par nécessité, sans les dispositions de Mme Norris, et sansun peu de son activité. Son naturel l’inclinait à la facilité et àl’indolence comme chez Lady Bertram ; et une telle situationd’opulence et d’oisiveté aurait été beaucoup plus appropriée à sescapacités que les efforts et sacrifices que lui avait valus sonimprudent mariage.
Elle aurait pu être une aussi bonne dame de qualité que LadyBertram, mais Mme Norris eût été une plus respectable mère de neufenfants avec des revenus réduits.
Fanny ne pouvait qu’être sensible à tout cela. Elle avait beause faire scrupule d’employer les mots pour le dire, elle ne pouvaitque sentir que sa mère était une personne partiale, aveuglée, unetraînarde, une négligente, qui laissait faire ses enfants et quecette maison était la scène de sa mauvaise administration et desincommodités incessantes qu’elle provoquait, et qui n’avait nitalents, ni conversation, ni affection pour elle-même ; pas decuriosité pour apprendre et aucune inclination pour la société, cequi aurait pu provoquer en elle de tels sentiments.
Fanny était très préoccupée de se rendre utile et de ne passembler dominer son milieu, de quelque façon disqualifiée ouimpropre par son éducation étrangère, à apporter son aide à rendrela maison confortable, et pour cela se mit immédiatement àtravailler pour Sam, et travaillant de grand matin et tard le soir,avec persévérance et diligence, fit tant, que le garçon puts’embarquer enfin avec plus de la moitié de son linge prêt. Ellesentait une vive satisfaction à se rendre utile, mais ne parvenaitpas à s’imaginer ce qu’on eût fait sans elle. Tout, bruyant etarrogant que fût Sam, elle le regretta plutôt quand il s’en alla,car il était ingénieux, intelligent et heureux d’être employé àfaire des commissions en ville ; et quoique dédaignant lesremontrances de Suzanne dans la forme où elles étaient données,pourtant très raisonnables en elles-mêmes, avec une vivacitédéplacée et impuissante, il commençait à être influencé par lesservices de Fanny et son aimable persuasion ; et elle trouvaque le meilleur des trois cadets s’en était allé avec lui, Tom etCharles n’étant pas encore près de cet âge de compréhension et deraison qui pourrait suggérer l’utilité qu’il y a à se faire desamis et à tâcher de se rendre moins désagréable.
Leur sœur désespéra bientôt de faire la moindre impression sureux ; ils étaient absolument indomptables par un quelconquedes moyens qu’elle avait le courage ou le temps d’essayer. Chaqueaprès-midi apportait un retour de leurs jeux volages partout dansla maison ; et elle apprit bientôt à soupirer à l’approche dudemi jour de congé régulier du samedi après-midi.
Betsy, aussi une enfant gâtée, habituée à considérer l’alphabetcomme son plus grand ennemi, abandonnée aux servantes selon son bonplaisir, et puis encouragée à venir rapporter tout le mal possibled’elles, était presque aussi prête à désespérer d’être capable del’aimer ou de l’aider ; et au sujet du caractère de Suzanneelle avait raison d’être sceptique. Ses désaccords continuels avecsa mère, ses disputes inconsidérées avec Tom et Charles, sapétulance avec Betsy, étaient aussi douloureux pour Fanny,quoiqu’elle admît qu’ils étaient souvent provoqués, mais ellecraignait que la disposition qui les portait à un tel degré ne pûtpermettre la moindre tranquillité à ce sujet.
Ainsi était la maison qui devait lui faire oublier Mansfield, etlui apprendre à songer à son cousin Edmond avec des sentimentscalmes.
Au contraire, elle n’allait plus songer qu’à Mansfield, à seschers habitants, ses habitudes heureuses. Toutes les choses duprésent formaient un contraste complet avec le passé. L’élégance,les convenances, la régularité, l’harmonie, et peut-être par dessustout la paix et la tranquillité de Mansfield lui étaient rappeléstous les jours.
La vie au milieu du bruit incessant était pour une complexion etun tempérament délicats et nerveux comme ceux de Fanny, un malqu’aucune augmentation d’élégance ou d’harmonie n’aurait pucompenser. C’était la plus grande misère de toutes. À Mansfield pasde disputes, pas de voix élevées, pas d’éclats soudains, aucunemenace de violence n’était jamais entendue ; tout allait dansun ordre régulier et gai ; chacun y avait son importance selonson rang, les sentiments de tous entraient en ligne de compte. Sijamais la tendresse faisait défaut, les bons sentiments et la bonneéducation la remplaçaient, et quant aux petites noises causéesparfois par tante Norris, elles étaient courtes, c’étaient desvétilles, elles étaient comme une goutte d’eau dans l’océan,comparées au tumulte incessant de sa résidence actuelle. Ici toutle monde était bruyant, chaque voix était forte (à l’exception,peut-être, de celle de sa mère, qui rappelait la douce monotonie decelle de Lady Bertram, mais qui était plus maussade). On criaitpour chaque chose dont on avait besoin et les servantes criaientleurs excuses de la cuisine. Les portes ne faisaient que claquer,l’escalier n’était jamais en repos, rien n’était fait sans bruit,personne ne restait tranquille et personne ne pouvait attirerl’attention quand ils parlaient.
Dans un parallèle entre les deux maisons telles qu’elles luiapparurent avant la fin d’une semaine, Fanny était tentée de leurappliquer la célèbre opinion du Dr. Johnson sur le mariage et lecélibat, et de dire, que quoique Mansfield Park pût avoir quelquespeines, Portsmouth ne pouvait avoir de plaisirs.
Fanny n’avait que trop raison de ne rien attendre de MlleCrawford, maintenant, à la rapide cadence avec laquelle leurcorrespondance avait commencé ; la prochaine lettre de Maryarriva après un intervalle bien plus long que la précédente, maiselle se trompait en pensant qu’un tel intervalle eût été d’un grandsoulagement pour elle. Ici il y avait un étrange changementd’esprit !
Elle était vraiment contente de recevoir la lettre quandcelle-ci arriva. Dans son exil présent de la bonne société, et àdistance de tout ce qui aurait pu l’intéresser, une lettre de ceuxappartenant au cercle où son cœur vivait, écrite avec affection etquelque élégance était parfaitement acceptable. L’excuse habituelled’engagements mondains toujours plus nombreux était invoquée pourexpliquer le retard de la lettre ; « et maintenant quej’ai commencé » continua-t-elle « ma lettre ne vaudra pasla peine d’être lue, car elle n’offrira que peu d’amour à la fin,et trois ou quatre lignes passionnées de votre plus dévoué au mondeH. C, car Henry est à Norfolk ; il dut aller pour affaires àEvringham il y a dix jours ; peut-être n’était-ce qu’unprétexte invoqué pour pouvoir voyager pendant que vous le faisiez,mais son absence peut facilement expliquer toute négligence de sasœur à vous écrire, car il n’y a pas eu de « Bien, Mary, quandécrivez-vous à Fanny ? — N’est-il pas temps pour vous d’écrireà Fanny ? » pour m’encourager. Enfin après plusieursessais pour nous rencontrer, j’ai vu vos cousins, la chère Julia etla très chère Mme Rushworth ; ils me trouvèrent à la maisonhier, et nous fûmes contents de nous revoir. Nous parûmestrès contents de nous revoir et je crois que réellement nousl’étions un peu.
Nous avions beaucoup à nous dire. Vous dirais-je quel air avaitMme Rushworth quand votre nom fut mentionné ? Je n’ai jamaiscru qu’elle eût besoin de savoir se dominer, mais hier elle à dûfaire un effort considérable. En somme, Julia avait la meilleuremine des deux, du moins quand on parla de vous. Il ne fut plusquestion pour elle de reprendre ses couleurs du moment où je parlaide Fanny, et je parlai d’elle comme une sœur le doit. Mais le jourviendra où Mme Rushworth reprendra sa bonne mine ; nous avonsdes invitations pour sa première « party », le 28.
Alors elle sera dans tout son avantage, car elle ouvrira une desmeilleures maisons de Wimpole Street. J’y étais il y a deux ans,quand elle appartenait à Lady Lascelles, et je la préfère à presquetout ce que je connais à Londres. Elle sentira alors — pouremployer une phrase vulgaire — qu’elle a reçu la valeur d’un pennypour chaque penny. Henry n’aurait pas pu lui procurer les moyensd’avoir une telle maison. J’espère qu’elle s’en souviendra et serasatisfaite, autant qu’elle le peut, en faisant partir la reine d’unpalais, quoique le roi pût bien apparaître dans le fond ; etje n’ai aucun désir de la taquiner et je ne lui imposeraiplus jamais votre nom. Elle se calmera petit à petit. De tout ceque j’entends et suppose, les attentions du Baron Wildenheim pourJulia continuent, mais je ne sais pas s’il est fort encouragé. Elledevrait trouver mieux. Un pauvre honorable n’est pas grand’chose,et je ne puis voir aucune inclinaison dans le cas présent, car àpart ses rodomontades le pauvre baron n’a rien.
Quelle différence une voyelle peut faire ! Si ses« rents » (ses revenus) étaient seulement égaux à ses« rants » (déclamations) !
Votre cousin Edmond se déplace difficilement ; il estretenu sans doute par les devoirs paroissiaux. Il y a peut-êtrequelque vieille femme à convertir à Thornton Lacey. Je ne voudraispas m’imaginer être négligée pour une jeune femme. Adieu,ma chère et douce Fanny, ceci est une longue lettre deLondres ; écris m’en une gentille pour réjouir les yeuxd’Henry quand il revient, et envoie-moi une description de tous lesbrillants jeunes capitaines que tu dédaignes pour lui. »
Il y avait grandement matière à méditation dans cette lettre, etsurtout à de la méditation désagréable ; et encore avec toutle malaise qu’elle apportait, elle la mettait en rapport avec lesabsents, elle leur parlait de gens et de choses dont elle n’avaitjamais été aussi curieuse que maintenant, et elle aurait étécontente d’être certaine de recevoir une pareille lettre chaquesemaine.
Sa correspondance avec sa tante Bertram était la seulepréoccupation d’intérêt majeur.
Quant à des gens de la société à Portsmouth qui auraient pucompenser ce qui lui manquait chez elle, il n’y en avait pas dansle cercle des connaissances de son père et de sa mère pour luidonner la moindre satisfaction : elle ne voyait personne enfaveur de qui elle pouvait souhaiter de surmonter sa timidité et saréserve. Tous les hommes lui parurent grossiers, les femmes toutesimpertinentes, tout le monde mal éduqué ; et elle rendaitaussi peu de satisfaction qu’elle en recevait des vieilles ounouvelles connaissances qui lui étaient présentées.
Les jeunes dames qui l’approchèrent d’abord avec quelquerespect, en considération du fait qu’elle venait de la famille d’unbaronet, étaient bientôt offensées par ce qu’elles appelaient des« airs » ; et comme elle ne jouait pas du piano etne portait pas de belles pelisses, elles ne pouvaient pas, enl’observant mieux, admettre en sa faveur un droit desupériorité.
La seule solide consolation que Fanny reçut pour tous les mauxde la maison, la première que son jugement pût pleinement approuveret qui offrît quelque promesse d’avenir, fut une connaissance plusapprofondie de Suzanne et l’espoir de lui pouvoir être utile.Suzanne s’était toujours aimablement comportée avec elle, mais lecaractère déterminé de ses manières l’avait étonnée et alarmée, etce ne fut qu’après quinze jours, au moins, qu’elle commença àcomprendre une disposition si totalement différente de la sienne.Suzanne remarquait que beaucoup de choses allaient de travers à lamaison et voulait y remédier ; qu’une fillette de quatorze ansse basant uniquement et sans guide sur la raison, se trompât dansses méthodes de réforme, n’était pas étonnant ; et bientôtFanny fut plus disposée à admirer la clairvoyance naturelle qui àun si jeune âge parvenait à distinguer le bien et le mal avec tantde justesse. Suzanne agissait au nom des mêmes principes, enpoursuivant le même système que son propre jugement approuvait,mais que son tempérament plus doux et plus accommodant l’empêchaitd’exprimer. Suzanne essayait de porter de l’aide là où ellen’aurait pu que partir et pleurer ; et que Suzanne fût utile,elle le voyait ; que les choses mauvaises comme elles étaient,eussent été pires sans son intervention, et que tant sa mère queBetsy étaient revenues de certains excès d’indulgence et devulgarité très blessants.
Dans chaque discussion avec sa mère, Suzanne avait l’avantage dela raison et jamais elle ne se laissait dévier par les cajoleriesde sa mère. L’aveugle tendresse qui autour d’elle produisaittoujours du mal, elle ne l’avait jamais connue. Il n’y avait pas degratitude pour une affection passée ou présente, pour lui fairemieux supporter les excès de celle-ci chez les autres.
Tout cela devint peu à peu évident, et plaça graduellementSuzanne devant sa sœur comme un objet de compassion mélangée derespect. Que ses façons de faire fussent blâmables et qu’elles lefussent parfois très fort, ses mesures souvent déplacées etintempestives, et son aspect et son langage très souventindéfendables, Fanny ne pouvait s’empêcher de le sentir ; maiselle commençait à espérer que ces défauts pourraient êtreamendés.
Suzanne, trouvait-elle, avait les yeux tournés vers elle etdésirait qu’elle eût une bonne opinion d’elle ; et toutenouvelle que fût pour Fanny l’autorité, toute nouvelle que fût pourelle l’idée de se croire capable de guider et de conseillerquelqu’un, elle se décida à donner occasionnellement des avis àSuzanne, et à essayer à mettre en pratique pour son édification desnotions plus justes de ce qui était dû à chacun, et que sa propreéducation plus favorisée avait fixées en elle.
Son influence commença à se manifester par un acte degentillesse pour Suzanne, quelle se décida enfin à faire aprèsbeaucoup d’hésitations dues à son souci de délicatesse. Dès ledébut elle avait remarqué qu’une petite somme d’argent aurait pu,peut-être, rétablir la paix pour toujours sur le sujet sensible ducanif d’argent, maintenant toujours discuté, et l’argent qu’ellepossédait, son oncle lui ayant donné 10 $ au départ, elle pouvaiten faire bon usage. Mais elle était si peu habituée à conférer desfaveurs, si ce n’est à des gens très pauvres, si peu versée dansl’art d’éloigner les maux, ou dans celui de faire des largesses àses égaux, et elle avait tellement peur de sembler s’éleverelle-même au rang d’une grande dame aux yeux des siens, qu’il luifallut quelque temps pour déterminer que ce ne serait pas malséantde sa part de donner un tel cadeau. Elle s’y décida enfin ; uncanif d’argent fut acheté pour Betsy, et reçu avec grand plaisir,sa nouveauté lui donnant tout l’avantage voulu sur l’autre ;Suzanne prit pleine possession du sien. Betsy déclarantgracieusement que maintenant qu’elle en avait un bien plus beauelle-même, elle ne voudrait jamais plus l’autre — et aucunreproche ne sembla avoir été adressé à la mère égalementsatisfaite, chose dont Fanny avait presque craint qu’elle fûtimpossible. L’acte était couronné de succès ; une source dedisputes domestiques avait complètement été éliminée et ce fut lemoyen de s’ouvrir le cœur de Suzanne et de lui donner quelque chosede plus à aimer.
Suzanne sut prouver qu’elle avait de la délicatesse :satisfaite qu’elle était d’être la propriétaire d’une chose pourlaquelle elle avait lutté pendant deux ans au moins, elle craignaitcependant que sa sœur la blâmât et lui destinât un reproche pouravoir tant lutté jusqu’à rendre cet achat indispensable à latranquillité dans la maison.
Elle avait un caractère ouvert. Elle reconnut ses craintes, seblâma d’avoir fait tant de contestations et depuis cette heure,Fanny, saisissant la valeur de ses dispositions et voyant combienelle était portée à rechercher sa bonne opinion et à s’en référer àson jugement, commença à sentir de nouveau les bénédictions del’affection et à entretenir l’espoir de pouvoir rendre service à unesprit qui avait besoin de tant d’aide, et qui la méritait tant.Elle donna des conseils — conseils trop bons pour ne pas êtresuivis une fois bien compris, et donnés si doucement avec tant decirconspection, pour ne pas irriter un caractère qui avait sesdéfauts ; et elle avait la satisfaction d’en observer biensouvent les bons effets ; c’était le maximum pour quelqu’unqui voyant toute l’obligation et la convenance de la soumission etde la patience, voyait aussi avec une acuité sympathique desentiments tout ce qui devait heurter continuellement une fillecomme Suzanne. Son plus grand étonnement dans la matière devintbientôt — non le fait que Suzanne aurait été provoquée à êtreirrespectueuse et impatiente malgré elle — mais que tant deconscience, tant de bonnes notions eussent été les siennes quandmême ; et qu’élevée au milieu de la négligence et de l’erreur,elle eût pu se former des notions si claires sur ce qui devait être— elle qui n’avait pas de cousin Edmond pour diriger ses pensées oufixer ses principes.
L’intimité ainsi commencée entre elles fut un avantage matérielpour les deux. En restant assises en haut elles évitaient en grandepartie les dérangements de la maison, Fanny était en paix etSuzanne apprenait à savoir que ce n’était pas un malheur que d’êtretranquillement occupée. Elles n’avaient pas de feu ; mais celaétait une privation familière pour Fanny même, et elle en souffritmoins parce que cela lui rappelait sa chambre de l’est. C’était leseul point commun. En espace, lumière, mobilier et vue, il n’yavait rien de comparable dans les deux appartements ; etsouvent elle soupirait au souvenir de ses livres et de ses malleset de tout le confort de là-bas. Graduellement les jeunes filles envinrent à passer presque toute la matinée en haut, d’abord entravaillant et causant ; mais après quelques jours, lesouvenir des livres en question devint si puissant et stimulant queFanny trouva impossible de ne pas tâcher d’avoir de nouveau deslivres. Il n’y en avait pas dans la maison de son père ; maisla richesse est exubérante et audacieuse ; et une partie de lascience trouva son emploi dans une bibliothèque. Elle devint unsouscripteur ; étonnée d’être tout in propriapersona, étonnée de suivre en tout ses propres voies ;d’être un propriétaire et un censeur de livres ! Et d’avoir leperfectionnement de quelqu’un en vue. Mais c’était bien ainsi.Suzanne n’avait rien lu et Fanny avait hâte de lui faire goûter sespropres premiers plaisirs, et de lui inspirer du goût pour lesbiographies et les poésies dans lesquelles elle-même s’étaitconfiée.
Elle espérait, ainsi occupée, enterrer quelques souvenirs deMansfield qui n’étaient que trop aptes à saisir ses pensées quandses doigts seuls étaient occupés ; et surtout en ce moment-ci,cela l’aiderait à détourner ses idées de suivre Edmond à Londres,où au témoignage de la dernière lettre de sa tante, elle savaitqu’il était allé. Elle ne doutait plus de ce qui allait suivre.L’avis promis lui pendait au-dessus de la tête. Le coup du facteursur les portes, dans le voisinage, était le signal de ses terreursjournalières, et si la lecture pouvait bannir cette idée, ne fût-ceque pour une demi-heure, c’était toujours cela de gagné.
Une semaine s’était écoulée et Fanny n’avait toujours rienappris au sujet d’Edmond. Il y avait trois différentes conclusionsà tirer de son silence, entre lesquelles sa pensée hésitait ;chacune d’elles étant tenue tour à tour pour la plus probable. Oubien son départ avait été de nouveau remis, ou il n’avait pasencore eu l’occasion de voir Mlle Crawford seule, ou il était tropheureux pour écrire des lettres !
Un matin vers ce temps-là, Fanny ayant quitté maintenantMansfield depuis presque quatre semaines — ce qu’elle ne manquaitjamais de méditer et de calculer chaque jour — comme elle etSuzanne s’apprêtaient à monter comme d’habitude, elles furentarrêtées par un coup sur la porte, d’un visiteur qu’ellescomprirent ne plus pouvoir éviter, tant Rebecca s’était précipitéevers la porte, un devoir qui semblait l’emporter chez elle sur tousles autres.
C’était la voix d’un gentleman ; ce fut une voix qui fitpâlir Fanny. M. Crawford entra dans la salle.
Un bon sens comme le sien agira toujours au moment où l’oncompte sur lui ; et elle se trouva avoir été capable de leprésenter à sa mère et de lui faire se souvenir de son nom commeétant celui d’un ami de William, quoiqu’elle ne se fût jamais crucapable d’abord d’articuler un seul mot, en un tel moment.
Savoir qu’il n’était connu là que comme l’ami de William luidonnait un certain réconfort. L’ayant toutefois présenté et touss’étant rassis, les terreurs qui l’assaillaient en pensant jusqu’oùcette visite pouvait conduire furent tellement accablantes qu’ellese crut sur le point de tomber en syncope.
Tandis qu’elle essayait de se tenir en vie, leur visiteur, quid’abord s’était approché d’elle avec une contenance aussi animéeque toujours, détourna sagement et gentiment les yeux, et luidonnant le temps de se ressaisir, se consacra entièrement à samère, lui parlant, s’occupant d’elle avec le maximum de politesseet de savoir-vivre et en même temps avec une bienveillance et unintérêt qui rendaient ses manières parfaites.
Les manières de Mme Price étaient aussi des meilleures. Animée àla vue d’un tel ami de son fils et avec le désir de paraître à sonavantage devant lui, elle débordait de gratitude, de la gratitudesimple et maternelle, qui ne pouvait pas être déplaisante.« M. Price était absent, ce qu’elle regrettaitbeaucoup. »
Fanny avait juste repris assez ses sens pour sentir qu’elle nepouvait pas le regretter ; car à ses nombreuses autres sourcesde malaise s’ajoutait la plus terrible, la honte pour la maison oùil la trouvait. Elle aurait pu se gronder pour cette faiblesse,mais il n’y avait pas moyen de la faire disparaître ainsi. Elleétait honteuse et l’aurait été pour son père plus que pour tout lereste.
Ils parlèrent de William, au sujet duquel Mme Price ne tarissaitjamais ; et M. Crawford était aussi chaleureux dans sescompliments que son propre cœur pouvait le désirer. Elle sentaitqu’elle n’avait jamais vu un homme aussi agréable, dans toute savie ; et fut étonnée d’apprendre qu’aussi important etagréable qu’il fût, il n’était venu à Portsmouth pour ne visiter nil’amiral commandant le port, ni le commissaire, il n’était même pasvenu avec l’intention de se rendre dans l’île ou de voir leschantiers. Rien de tout ce qu’elle s’était habituée à penser nel’avait amené à Portsmouth. Il était arrivé tard la nuitprécédente, pour un jour ou deux, était logé à la« Crown », avait rencontré par hasard un ou deuxofficiers de marine de ses connaissances depuis son arrivée, maiscela n’avait pas été l’objet de son voyage.
Lorsqu’il eut fini de donner ces informations, il n’était pasdéraisonnable de penser qu’on pouvait déjà regarder Fanny et luiparler, et elle était passablement en état de supporter son regardet d’entendre qu’il avait passé une demi-heure avec sa sœur, laveille du jour où il avait quitté Londres ; qu’elle envoyaitses meilleures amitiés, mais qu’elle n’avait pas eu le tempsd’écrire ; qu’il s’estimait lui-même heureux d’avoir vu Maryne fût-ce que pour une demi-heure, ayant à peine séjournévingt-quatre heures à Londres, après son retour du Norfolk, avantde repartir de nouveau ; que son cousin Edmond était en ville,avait été en ville, croyait-il, pendant quelques jours ; qu’ilne l’avait pas vu lui-même, mais qu’il se portait bien, qu’il avaitlaissé tout le monde en bonne santé à Mansfield et dînerait, commehier, chez les Fraser.
Fanny écouta tout calmement, même le dernier détail ; bienplus, c’était un soulagement pour son esprit fatigué d’avoirn’importe quelle certitude ; et les mots : « alorsmaintenant tout est réglé », passèrent sans qu’elle manifestâtd’autre signe d’émotion qu’une légère rougeur.
Après avoir parlé un peu plus de Mansfield, sujet qui semblaitle plus éveiller son attention, Crawford commença à suggérer qu’unepromenade matinale serait opportune. « C’était une bellematinée et à cette saison de l’année le temps changeait facilementet le plus sage parti serait pour tous de ne pas remettre cetexercice », et ses suggestions n’ayant pas d’effet, il fitaussitôt une recommandation positive à Mme Price et à sesfilles : faire leur promenade sans autre délai.
Alors ils arrivèrent à un accord. Mme Price, sembla-t-il, nesortait jamais de la maison sauf le dimanche ; elle confessaitqu’avec sa famille nombreuse elle pouvait rarement trouver unmoment pour se promener.
« Est-ce qu’elle ne voudrait pas alors persuader ses fillesde profiter d’un si beau temps et de lui faire le plaisir depouvoir les accompagner ? »
Mme Price lui était très obligée et était très accommodante. Sesfilles étaient trop enfermées. Portsmouth était un triste endroit,elles ne sortaient pas souvent et elle savait qu’il y avaitquelques courses à faire en ville, qu’elles seraient très heureusesde faire. Et la conséquence en fut que Fanny, tout étrange que celaparût — étrange, embarrassant et affligeant — se trouva au bout dedix minutes en train de se promener dans High Street avec M.Crawford et Suzanne, car ils étaient à peine dans High Street,qu’ils rencontrèrent leur père, dont l’apparence n’était guèremeilleure le samedi que les autres jours. Il s’arrêta, et aussi peudistingué qu’il fût, Fanny fut obligée de le présenter à M.Crawford. Il ne devait lui rester aucun doute sur la façon dont M.Crawford devait être impressionné. Il devait être honteux etdégoûté en même temps. Il allait bientôt la laisser et cesserd’avoir la moindre inclinaison pour un mariage ; et encorequoiqu’elle l’eût vu volontiers guéri de son affection pour elle,ceci était une sorte de cure qui serait aussi mauvaise que le maldont elle se plaignait ; et je crois qu’il y a à peine unejeune dame dans le Royaume Uni qui ne préférerait pas être frappéepar le malheur de se voir recherchée par un homme habile etagréable, que de le voir éloigné par la vulgarité de ses prochesparents.
M. Crawford ne pouvait probablement pas considérer son futurbeau-père comme un modèle pour s’habiller ; mais (comme Fannyl’avait aussitôt remarqué à son plus grand soulagement) son pèreétait un homme différent, un très différent M. Price dans la façonde se conduire devant ce très respectable étranger, de celui qu’ilétait dans sa propre famille à la maison.
Ses manières, maintenant, quoique imparfaites, étaient plus quepassables ; elles étaient agréables, animées, c’étaient desmanières d’homme ; ses expressions étaient celles d’un pèreaffectionné et d’un homme sensible ; ses tons élevés faisaienttrès bien à ciel ouvert, et il ne fit entendre aucun juron. Telétait l’hommage instinctif qu’il rendait aux bonnes manières de M.Crawford. Et considérez les choses comme vous voulez, lesappréhensions immédiates de Fanny furent infiniment calmées.
La conclusion des civilités des deux gentlemen fut une offrefaite par M. Price de conduire M. Crawford au chantier, et dont M.Crawford, désireux d’accepter comme une faveur ce qui voulait enêtre une, quoiqu’il ait vu le chantier encore et encore, maisespérant être d’autant plus longtemps en compagnie de Fanny, étaittrès disposé et avec reconnaissance à profiter, si les demoisellesPrice n’étaient pas trop fatiguées ; et comme il fut de l’uneou de l’autre façon établi, ou déduit, ou du moins décidé qu’ellesn’avaient pas du tout peur, ils iraient tous au chantier ; etsi ce n’eût été pour M. Crawford, M. Price s’en fût allédirectement là-bas, sans la moindre considération pour lescommissions que ses filles avaient à faire dans High Street. Ilpermit cependant qu’elles aillent dans les boutiques où ellesdevaient aller expressément, et cela ne leur prit pas beaucoup detemps, car Fanny pouvait si difficilement supporter qu’on excitel’impatience, ou qu’on se fasse attendre, qu’avant que lesgentlemen, qui étaient restés à la porte, eussent pu faire plusqu’entamer une discussion sur les derniers règlements navals, ou semettre d’accord sur le nombre de navires à trois ponts maintenantsur chantier, leurs compagnes étaient prêtes à partir.
Ils devaient se rendre immédiatement au chantier, et lapromenade aurait été conduite (dans l’opinion de M. Crawford) d’unesingulière façon si M. Price avait pu en régler entièrement leprogramme, car les deux jeunes filles auraient été laissées enarrière, pour leur emboîter le pas, si elles le pouvaient, tandisqu’il aurait avancé avec son pas rapide. Il fut capable de proposerde temps en temps une amélioration, mais pas autant qu’il l’auraitdésiré ; il ne voulait pas du tout les quitter ; et àchaque carrefour, ou bien là où il y avait foule, lorsque M. Pricecriait simplement « Venez, les filles. — Venez, Fan. — Venez,Sue. — Prenez garde. — Ouvrez l’œil », il leur offrait sonassistance.
Une fois bien engagés dans le chantier, il commença à comptersur un hasard heureux, mais ils furent bien vite rejoints par uncompagnon de flânerie de M. Price, qui était venu faire soninspection quotidienne pour voir comment les choses allaient, etqui devait se montrer un bien meilleur compagnon quelui-même ; et après un temps les deux officiers semblaientbien contents d’aller ensemble et de discuter des matières d’unintérêt toujours égal et soutenu, tandis que les jeunes étaientassis sur une pile de bois dans le chantier, ou trouvaient un siègeà bord d’un vaisseau dans le dépôt qu’ils étaient aller tousvisiter.
Fanny avait le plus grand besoin de repos. M. Crawford n’auraitpas pu la désirer plus fatiguée ni plus disposée à s’asseoir ;mais il aurait pu désirer voir partir sa sœur. Une filletteéveillée de l’âge de Suzanne était le pire chaperon au monde —entièrement différent de Lady Bertram — tout yeux etoreilles ; et il n’y avait pas moyen d’attaquer le sujetprincipal devant elle. Il devait se contenter d’être agréable engénéral et laisser à Suzanne sa part de distraction, avec leplaisir, de temps en temps, d’un regard ou d’un avis pour Fanny,mieux informée et plus consciente. Il avait beaucoup à raconter ausujet du Norfolk : il y avait séjourné quelque temps et tout yprenait de l’importance avec ses nouveaux projets. Un tel homme nepouvait venir d’aucune place, d’aucun milieu, sans rapporterquelque chose d’amusant ; ses voyages et ses relations, toutlui servait, et Suzanne était distraite d’une façon tout à faitinaccoutumée pour elle. Pour Fanny il y avait plus dans ce qu’ilrapportait que les incidents des réceptions auxquelles il avaitassisté.
Pour qu’elle puisse l’approuver, elle exposa la raisonparticulière de son départ pour le Norfolk à cette époqueinaccoutumée de l’année. C’était vraiment un voyage d’affaires, enrapport avec le renouvellement d’un bail dont dépendait laprospérité d’une grande et, croyait-il, active famille. Ilsuspectait son agent de quelque manigance, de vouloir le prévenircontre les plus méritants, et il avait décidé d’aller lui-même etde rechercher d’une façon approfondie les mérites de chacun. Ilétait allé, avait fait plus de bien même qu’il n’avait prévu, avaitété utile au delà de son premier plan, et pouvait maintenant seféliciter de sentir, qu’en accomplissant un devoir, il avait assurédes souvenirs agréables à son esprit. Il avait fait la connaissancepersonnelle de quelques fermiers qu’il n’avait jamais vusauparavant ; il avait commencé à faire connaissance avec descottages, dont jusqu’ici l’existence même lui avait été inconnuequoiqu’ils se trouvassent sur son propre domaine. Ceci s’adressait,et s’adressait bien à Fanny. C’était plaisant de l’entendre parlersi bien ; ici il avait agi, comme il le devait. Être l’ami dupauvre et de l’opprimé ! Rien ne pouvait lui être plusagréable ; et elle était sur le point de lui donner un regardapprobateur quand elle fut intimidée par une ajoute tropaudacieuse, dans l’espoir qu’il exprimait d’avoir bientôt unassistant, un ami, un guide, pour chacun des projets qu’ilnourrissait pour Everingham et tout ce qui s’y rapportait.
Elle se détourna, et souhaita qu’il ne pût dire des chosespareilles. Elle était prête à concéder qu’il pourrait avoir plus debonnes qualités qu’elle n’avait eu l’habitude de le supposer. Ellecommença à sentir la possibilité pour lui de bien finir quand-mêmemais il était et serait toujours mal assorti avec elle, et il nedevait pas songer à elle.
Il remarqua qu’il avait dit assez d’Everingham et qu’il feraitmieux de parler d’autre chose, et revint à parler de Mansfield. Iln’aurait pu mieux choisir ; c’était un sujet idéal pourattirer son attention et ses regards presque instantanément.C’était un vrai plaisir pour elle de parler ou d’entendre parler deMansfield. Maintenant, si longtemps séparée de toute personne quiconnaissait l’endroit, elle sentit si bien que c’était la voix d’unami qui en parlait et ouvrait la voie à ses exclamationsenthousiastes pour célébrer sa beauté et son confort, et par sonhonorable tribut à tous ses habitants, lui permettait de satisfaireson propre cœur dans les plus chauds éloges, en parlant de sononcle, comme de quelqu’un d’habile et de bon, et de sa tante commeayant le plus doux de tous les doux caractères.
Il était lui-même très attaché à Mansfield ; il disaitainsi ; il espérait y passer une partie, une très grossepartie de son temps, et dans le voisinage. Il comptait surtout surun été et un automne très heureux cette année ; il sentait quecela serait ; il comptait dessus ; un été et automne bienmeilleurs que les derniers, tout aussi animés, des dîners mondains— mais dans des circonstances très supérieures.
— Mansfield, Sotherton, Thornton Lacey, continua-t-il, quellesociété sera réunie dans ces maisons ! Et à la St-Michel,peut-être, une quatrième pourra y être jointe, quelque petitpavillon de chasse dans le voisinage de ces lieux si chers ;quant à une association dans Thornton Lacey, comme Edmond Bertramle proposa un jour avec bonne humeur, j’espère prévoir, deuxbonnes, deux excellentes et irrésistibles objections à ce plan.
Fanny fut doublement réduite au silence ici ; quoique quandle moment fut passé, elle pût regretter de ne pas s’être forcée àadmettre qu’elle avait compris la moitié de son allusion et de nel’avoir pas encouragé de dire quelque chose de plus de sa sœur etd’Edmond. C’était un sujet dont elle devait apprendre à parler etsa faiblesse qui le lui faisait éviter deviendrait bientôtimpardonnable.
Lorsque M. Price et son ami eurent vu tout ce qu’ils désiraient,les autres étaient prêts à retourner ; et sur le chemin duretour M. Crawford s’arrangea pour être seul un instant avec Fannyet lui dire qu’elle était l’unique objet de son séjour àPortsmouth, qu’il était venu pour un jour ou deux rien que pour lavoir, et parce qu’il ne pouvait pas supporter plus longtemps uneséparation totale.
Elle regrettait, elle regrettait beaucoup ; et cependantmalgré cela, et les deux ou trois autres choses qu’elle eût préféréne pas lui entendre dire, elle le trouvait bien mieux depuisqu’elle l’avait vu ; il était plus gentil, plus obligeant, etplus attentif au sentiment des autres qu’il n’avait jamais été àMansfield ; elle ne l’avait jamais vu aussi agréable — si prèsd’être agréable, sa conduite envers son père ne pouvait pas lablesser, et il y avait quelque chose de très aimable et de trèsnaturel dans l’attention qu’il donnait à Suzanne. Il avaitdécidément fait des progrès. Elle aurait voulu que le lendemain fûtloin, qu’il ne fût venu que pour un jour ; mais elle n’avaitpas été aussi mal qu’elle aurait pu le craindre et le plaisir deparler de Mansfield était si grand !
Avant de se séparer, elle avait à le remercier pour un autreplaisir qui n’était pas négligeable. Son père lui demanda de luifaire l’honneur de venir manger du mouton avec lui, et Fanny n’eutque le temps d’éprouver un frémissement d’horreur, avant qu’il nese déclarât empêché par une invitation antérieure.
Il avait pris un engagement tant pour le dîner de ce jour quepour celui du lendemain ; il avait rencontré à la« Crown » quelque connaissance ; il aurait l’honneurcependant, de les attendre de nouveau le lendemain matin etc. etainsi ils se quittèrent, Fanny étant fort heureuse d’avoir échappéà un tel désastre !
L’avoir vu prendre part à leur dîner et remarquer tous leursdéfauts eût été terrible ! La cuisine et le service deRebecca, la façon sans gêne de Betsy de manger à table, et de toutdisperser en faisant son choix, étaient des choses auxquelles Fannyelle-même n’était pas assez habituée pour que le repas ne lui fûtpas intolérable.
Les Price étaient juste occupés à se mettre en route pourl’église le lendemain matin lorsque M. Crawford réapparut. Ilarrivait — non pour les arrêter — mais pour se joindre à eux. Onl’invita à aller avec eux à la chapelle de la garnison, ce quiétait également son intention. Ils y furent donc tous ensemble.
La famille était toute à son avantage. La nature ne lui avaitpas refusé une part considérable de beauté, et chaque dimanche lesmettait dans leur plus propre aspect et dans leurs meilleurshabits. Le dimanche donnait toujours ce réconfort à Fanny, et cedimanche-ci, elle l’appréciait plus que jamais. Sa pauvre mère nesemblait pas si indigne maintenant d’être la sœur de Lady Bertramet elle avait souvent mal au cœur en songeant au contraste entreles deux, de penser que là où la nature avait fait si peu dedistinctions les circonstances en avaient fait de si grandes, etque sa mère aussi élégante que Lady Bertram, et sa cadette dequelques années, avait une apparence bien plus fatiguée, uneapparence fanée, délaissée, peu soignée, si usée ; mais ledimanche la transformait en une Mme Price très estimable et assezgaie, venant à la tête d’une belle famille d’enfants, quittant pourun moment ses soucis de la semaine, et seulement démontée en voyantses garçons s’exposer à quelque danger ou Rebecca passer avec unefleur à son chapeau.
À la chapelle ils furent obligés de se séparer, mais M. Crawfordmanœuvra pour ne pas être séparé des dames ; et après leservice il les accompagna et ajouta une unité au groupe familialsur les remparts.
Mme Price faisait sa promenade hebdomadaire sur les rempartstous les dimanches quand il faisait beau, y allant aussitôt aprèsl’office du matin, et restant jusqu’à l’heure du dîner. Ellerencontrait là des connaissances, apprenait des nouvelles, parlaitdes défauts des servantes de Portsmouth, et se montait l’espritpour les six jours suivants.
C’est là qu’ils allèrent maintenant. M. Crawford plus qu’heureuxde se charger spécialement des Mlles Price , et avant longtemps —de l’une ou de l’autre façon — on ne pouvait dire comment — Fannyn’aurait pas pu le croire — mais il se promenait entre elles avecun bras de chacune sous le sien, et elle ne voyait pas le moyen deprévenir la chose ou d’y mettre un terme. Cela la dérangea unmoment — mais il y avait quand même des réjouissances en vue pourla journée et qui seraient appréciées.
La journée était extraordinairement belle. C’était le mois demars ; mais c’était avril avec son air tiède, son vent vif etdoux, son clair soleil, parfois un instant voilé ; et toutsemblait si beau sous le reflet d’un tel ciel, les effets desombres se pourchassant sur les bateaux à Spithead et les îles plusloin, avec les nuances toujours variées de la mer, maintenant àmarée haute, dansant en liesse et se brisant contre les rempartsavec une telle sonorité, produisirent une telle combinaison decharmes pour Fanny, à la rendre presque indifférente auxcirconstances dans lesquelles elle les ressentait. Oui, si ellen’avait pas eu l’appui de son bras, elle sentait qu’elle en auraiteu bientôt besoin, car il lui fallait des forces pour une pareillepromenade de deux heures, venant, comme habituellement, après unesemaine d’inactivité préalable. Fanny commençait à sentir l’effetd’être privée de son exercice habituel et régulier : elleavait perdu de sa santé depuis qu’elle était à Portsmouth ; etsans M. Crawford et l’excellence du temps, elle aurait déjà étééreintée.
Lui sentait comme elle le charme du jour et du paysage. Souventils s’arrêtaient avec les mêmes sentiments et les mêmes goûts,s’adossant au rempart pendant quelques minutes pour regarder etadmirer ; et même en considérant qu’il ne valait pas Edmond,Fanny ne put que reconnaître qu’il était assez sensible aux charmesde la nature et très capable d’exprimer son admiration. Elle avaitde temps en temps quelques tendres rêveries, dont il profitaitparfois, pour regarder sa figure sans qu’elle le remarquât ;et le résultat de ces regards était que quoique aussi fascinanteque jamais, sa figure était moins épanouie qu’elle n’aurait dûêtre. Elle disait qu’elle se portait très bien, et il n’aimait passupposer le contraire ; mais pour tout résumer, il étaitconvaincu que sa résidence actuelle manquait de confort et que pourcela elle ne pouvait lui être salutaire, et il se préoccupait de lavoir de nouveau à Mansfield, où son bonheur à elle, et le sien enla voyant, devraient être d’autant plus grands.
— Vous avez été ici tout un mois, je crois ? dit-il.
— Non, pas tout à fait un mois. Il n’y aura que quatre semainesdemain que j’ai quitté Mansfield.
— Vous êtes un calculateur très précis et très honnête.J’appellerais cela un mois.
— Je ne suis pas arrivée ici avant le jeudi soir.
— Et c’est une visite qui doit durer deux mois, n’est-cepas ?
— Oui, mon oncle a parlé de deux mois, je ne crois pas que cesera moins.
— Et comment allez-vous retourner ? Qui vient vousreprendre ?
— Je ne sais pas. Je n’ai rien entendu ; ma tante ne m’aencore rien appris à ce sujet. Peut-être devrais-je rester pluslongtemps. Il se peut que je ne sois pas reconduite là-bas.
Après un moment de réflexion, M. Crawford répliqua :
— Je connais Mansfield, ses habitudes, je connais ses fautesenvers vous. Je connais le danger d’être si longtemps oubliée, devoir votre bien-être sacrifié aux commodités imaginaires de chacundes membres de la famille. Je me rends compte que vous pouvez êtrelaissée ici, semaine après semaine, si Sir Thomas ne sait pas toutrégler pour venir lui-même, ou pour vous envoyer la servante devotre tante, sans que cela entraîne le moindre changement dans lesdispositions qui peuvent avoir été arrêtées pour tout un prochaintrimestre. Non, cela ne va pas. Deux mois, c’est une largeconcession, j’estime que six semaines suffisent amplement. — J’aien vue la santé de votre sœur, dit-il, en s’adressant à Suzanne,pour laquelle le séjour à Portsmouth est je crois, défavorable.Quand vous la connaîtrez aussi bien que moi, vous serez d’accordavec moi ; elle ne devrait jamais être longtemps éloignée del’air et de la liberté de la campagne. Si pour cela, (ils’adressait de nouveau à Fanny) vous vous sentez devenirindisposée, et que des difficultés s’opposent à votre retour àMansfield, avant d’attendre la fin des deux mois, cela nedoit pas être considéré comme ayant la moindre importance, si vousvous trouvez vous même, moins forte ou moins bienqu’habituellement ; faites-le savoir à ma sœur, faites-lui lemoindre signe, elle et moi, nous viendrons aussitôt et vousreconduirons à Mansfield. Vous savez avec quelle facilité et quelplaisir cela serait fait. Vous savez tout ce qui serait ressenti àcette occasion.
Fanny le remercia, mais tâcha d’en rire.
— Je suis parfaitement sérieux, répliqua-t-il, comme vous lesavez parfaitement. Et j’espère que vous n’allez pas cruellementcacher toute tendance à l’indisposition. En effet, vous ne serezpas à même, cela ne sera pas en votre pouvoir : car aussilongtemps que vous dites positivement dans chaque lettre àMary : « Je suis bien » — et je sais que vous nesavez dire ni écrire aucun mensonge — vous serez considérée commebien portante.
Fanny le remercia de nouveau, mais était affectée et affligée àun degré tel qu’elle ne put dire grand’chose, ou bien même savoirce qu’elle devait dire. Ceci était vers la fin de la promenade. Illes accompagna jusqu’au bout et ne les quitta qu’à la porte de leurpropre maison, quand il sut qu’ils allaient dîner, en prétendantqu’on l’attendait ailleurs.
— Je voudrais que vous soyez moins fatiguée, dit-il, retenantFanny après que tous les autres fussent entrés dans la maison.J’aurais souhaité vous quitter en meilleure santé. Y a-t-il quelquechose que je puisse faire pour vous en ville ? J’ai commel’idée de retourner bientôt dans le Norfolk. Je ne suis pas contentde Maddison. Je suis certain qu’il songe encore à m’imposer sesvues, et à placer un cousin à lui dans un certain moulin que jedestine à quelqu’un d’autre. Je dois arriver à un accord avec lui.Je veux lui faire savoir que je ne veux pas être dupé dans le sudd’Everingham, pas plus que dans le nord — que je veux être lemaître de mon propre domaine. Je n’ai pas été assez explicite aveclui jusqu’ici. Le mal qu’un homme pareil cause à un domaine, tant àla réputation qu’au bien-être des pauvres, est inconcevable. J’aiune grande envie de retourner dans le Norfolk directement et demettre immédiatement tout sur pied de façon à ce qu’on ne puisseplus changer après ! Maddison est un malin, je ne veux pas ledéplacer, à condition qu’il n’essaye pas de me déplacer, moi ;mais il serait simple d’être dupé par un homme qui n’a aucun droitde créancier pour me duper, et pis que simple de lui laisser medonner comme fermier un homme au cœur dur, un grippe-sou, au lieud’un honnête homme à qui j’ai déjà donné à moitié ma parole. Neserait-ce pas pis que simple ? Irais-je ? Que meconseillez-vous ?
— Je vous le conseille ! Vous savez bien ce qu’il fautfaire.
— Oui, quand vous me donnez votre avis, je sais toujours ce quiest bien. Votre jugement me sert de règle.
— Oh, non ! ne parlez pas ainsi. Nous trouvons tous unguide en nous, et si nous voulions y prêter attention, meilleur quen’importe quelle autre personne. Au revoir ; je vous souhaiteun agréable voyage demain.
— N’y a-t-il rien que je puisse faire pour vous enville ?
— Rien, je vous suis très obligée.
— Aucun message pour personne ?
— Mes amitiés à votre sœur s’il vous plaît ; et quand vousvoyez mon cousin — mon cousin Edmond — je voudrais que vous ayez labonté de dire que je suppose que j’aurai bientôt de sesnouvelles.
— Certes, et s’il est paresseux ou négligent, je vous écriraises excuses moi-même.
Il ne put rien dire de plus, car Fanny ne pouvait pas pluslongtemps être retenue. Il serra sa main, la regarda et partit. Ils’en alla pour faire passer comme il le pourrait les troisprochaines heures, avec son autre connaissance, jusqu’à ce que lemeilleur dîner qu’une auberge principale pouvait leur offrir fûtprêt, à leur grand plaisir, et Fanny s’en fut prendre immédiatementson simple repas.
Leur nourriture, en général, était très différente ; ets’il avait pu se douter des autres choses — outre l’exercice — dontelle devait se priver dans la maison de son père, il aurait étéétonné de n’en pas voir sa mine plus affectée qu’elle ne lui avaitparu. Elle était si peu habituée aux puddings et aux hachis, tousservis dans des plats à moitié propres et avec des fourchettes etdes couteaux moins qu’à moitié propres, que bien souvent elle étaitcontrainte de différer son meilleur repas jusqu’à ce qu’elle puisseenvoyer le soir ses frères chercher des biscuits et des brioches.Après avoir été élevée à Mansfield, il était trop tard pour sedurcir encore au régime de Portsmouth ; et quoique Sir Thomas,s’il avait tout su, eût pu croire sa nièce en bonne voie de mourirde faim, tant d’esprit que de corps, bien mieux disposée à estimerà leur juste valeur la bonne compagnie et la fortune de M.Crawford, il aurait craint probablement de pousser plus loinl’expérience, de peur qu’elle ne puisse mourir sous l’effet de lacure.
Fanny fut découragée tout le restant du jour. Quoique assez sûrede ne plus revoir M. Crawford, elle ne pouvait s’empêcher d’êtredéprimée. C’était quand même se séparer de quelqu’un qui était unami ; et quoique d’un côté heureuse de l’avoir vu partir, illui semblait être maintenant abandonnée par tout le monde ;c’était comme une nouvelle séparation de Mansfield ; et ellene pouvait pas songer à son retour en ville et à ses contacts avecMary et Edmond sans avoir des sentiments si proches de l’envie,qu’elle se détesta de les avoir.
Son découragement ne trouvait aucune dérivation dans tout ce quise passait autour d’elle ; un ami ou deux de son père, commeil arrivait toujours quand il n’était pas avec eux, passaient lalongue, longue soirée là ; et de six à neuf heures et demie,le bruit ne cessait pas et les grogs succédaient aux grogs. Elleétait très abattue. Le magnifique changement qu’elle imaginaittoujours être survenu chez M. Crawford fut encore la chose la plusapte à lui donner un peu de réconfort dans le cours de ses pensées.Ne considérant pas dans quel milieu tout différent elle venait dele voir, ni tout ce qui était attribuable au contraste, elle étaitbien persuadée qu’il était devenu beaucoup plus gentil et plusattentif aux autres qu’auparavant. Et s’il en était ainsi dans lespetites choses, n’était-ce pas ainsi non plus dans les grandeschoses ? Si anxieux pour sa santé et son bien-être, sisensible qu’il se fût montré maintenant et semblât être réellement,ne pouvait-on raisonnablement espérer qu’il ne persévérerait pasplus longtemps dans une entreprise aussi pénible pourelle ?
Il fut présumé que M. Crawford était sur le chemin du retourpour Londres, le lendemain, car on ne le vit plus chez M.Price ; et deux jours plus tard, ce fut un fait confirmé àFanny par la lettre suivante de la sœur de celui-ci, ouverte et luepar elle, pour un autre motif, avec la plus grande anxiété etcuriosité :
« J’ai à vous informer, ma très chère Fanny, qu’Henry a étéà Portsmouth pour vous voir ; qu’il fit une charmantepromenade avec vous au chantier, samedi dernier, et une bien pluscharmante encore le lendemain sur les remparts ; quand l’airembaumé, la mer brillante, votre bonne mine et la conversationétaient tous ensemble dans la plus délicieuse harmonie, etprocuraient des sensations capables de vous mettre en extase. Ceci,pour autant que je comprenne, est la substance de mon information.Il me fait écrire, mais je ne sais pas ce qu’il y a encore àcommuniquer, sauf la dite visite à Portsmouth, et les deuxpromenades en question, et sa présentation à votre famille, surtoutà une de vos jolies sœurs, une belle fille de quinze ans, qui étaiten votre compagnie sur les remparts, prenant, je le suppose, sapremière leçon d’amour. Je n’ai pas le temps d’écrire beaucoup,mais il serait déplacé d’en avoir, car ceci est une pure lettred’affaires, écrite dans le but de vous donner les informationsnécessaires, qu’on ne peut pas remettre sans risque de faire dumal. Ma chère, chère Fanny, si je vous avais près de moi, comme jevous parlerais ! Vous m’écouteriez jusqu’à en être fatiguée etme donneriez des conseils jusqu’à en être encore plusfatiguée ; mais il est impossible de mettre sur le papier uncentième de ce que j’ai en tête, de sorte que je vais simplementm’abstenir et vous laisser deviner tout ce que vous voulez. Je n’aipas de nouvelles pour vous, vous avez une politique,évidemment ; et ce serait trop mal que de vous empoisonneravec les noms de personnes et les réunions qui remplissent montemps. J’aurais dû vous envoyer un compte rendu de la premièreréception de votre cousine, mais j’étais paresseuse et maintenantc’est depuis trop longtemps passé ; qu’il vous suffise desavoir, que tout fut parfait, dans un style que n’importe laquellede ses connaissances doit avoir été reconnaissante de voir, et quesa propre robe et ses propres manières furent toutes à son honneur.Mon amie, Mme Fraser, raffolerait d’une pareille maison et moiaussi cela ne me rendrait pas malheureuse. Je vais chez LadyStornaway après Pâques : elle semble pleine de cœur et trèsheureuse. Je m’imagine que Lord S. est de très bonne humeur ;je ne le trouve plus si mal que je ne l’ai trouvé ; du moinsvoit-on pis que cela. Il ne paraîtrait pas à côté de votre cousinEdmond. De ce dernier héros, que dirai-je ? Si j’évitaiscomplètement son nom, cela serait suspect. Je veux dire alors, quenous l’avons vu deux ou trois fois, et que mes amis ici sont trèsimpressionnés par son air de gentleman. M. Fraser (qui n’est pas unmauvais juge) déclare qu’il n’y a que trois hommes en ville à avoirsi bon aspect ; et je dois confesser que lorsqu’il dîna ici,l’autre jour, on ne pouvait lui opposer personne, et nous étionsseize. Heureusement qu’il n’y a pas de distinction d’habits de nosjours pour raconter des histoires, mais… mais…
« J’avais presque oublié (c’était la faute d’Edmond, jel’ai en tête plus qu’il ne faut pour me faire du bien) de vous direune chose très importante de la part d’Henry et de moi, je veuxdire au sujet de votre retour au Northamptonshire. Ma chère petitecréature, ne restez pas à Portsmouth pour perdre votre belle mine.Ces vilaines brises de mer ruinent la beauté et la santé. Ma pauvretante se sentait toujours atteinte quand elle se trouvait à unedistance de moins de dix milles de la mer, ce que l’Amiral,évidemment, ne voulut jamais croire, mais je sais que c’étaitainsi.
Je suis à votre service et à celui d’Henry moyennant un préavisd’une heure. J’aimerais le projet et ferais un petit tour, et vousmontrerais Everingham à notre façon, et peut-être que vousn’objecteriez rien à passer par Londres et à voir l’intérieur deSt-Georges — Hanover Square. Seulement tenez votre cousin Edmondloin de moi à un tel moment, je ne désirerais pas être tentée.
Quelle longue lettre ! — Encore un mot. Henry, je crois, al’intention d’aller de nouveau dans le Norfolk pour quelque affaireque vous approuvez, mais cela n’ira pas avant le milieu dela semaine prochaine, c’est-à-dire, il ne peut être disponibleavant le 14, car nous avons une réception ce soir. La valeur d’unhomme comme Henry dans une telle occasion est une chose que vous nepouvez pas concevoir ; donc vous devez me croire sur parole,elle est inestimable.
Il verra les Rushworth, chose qui ne me déplaît pas, j’enconviens — ayant un peu de curiosité — et lui aussi, je crois,quoiqu’il ne veuille pas en convenir. »
Ceci était une lettre à parcourir joyeusement, à lire de proposdélibéré, qui donnait matière à beaucoup de réflexion, et laissaitles choses dans une incertitude encore plus grande qu’avant. Laseule certitude à en tirer, c’est que rien de décisif n’avait eulieu. Edmond n’avait pas encore parlé. Ce que Mlle Crawford sentaitréellement — comment elle comptait agir, et pourrait agir malgré oucontre sa pensée — si son attention pour elle était toujours lamême qu’elle avait été avant la dernière séparation — si, diminuée,elle allait encore plus diminuer, ou bien reprendre, étaient dessujets de conjectures sans fin, et à méditer ce jour-là et beaucoupde jours à venir sans arriver à une conclusion. L’idée qui revenaitle plus souvent était que Mlle Crawford après avoir parue calmée etébranlée par un retour aux habitudes de Londres, se montrerait à lafin trop attachée à lui, pour y renoncer. Elle essayerait d’êtreplus ambitieuse que son cœur ne le lui permettait. Elle hésiterait,traînerait, poserait ses conditions, demanderait beaucoup, maisfinalement accepterait. Ceci étaient les prévisions les plusfréquentes de Fanny. Une maison en ville ! Cela, croyait-elle,devait être impossible ? Encore était-il difficile de dire ceque Mlle Crawford ne pourrait pas demander. Les prévisions pour soncousin devenaient de plus en plus mauvaises. La femme qui pouvaitparler de lui, et ne parler que de son apparence ! — Quelindigne attachement ! — Se sentir encouragée par lescompliments de Mme Fraser ! Elle qui l’avait connuintimement pendant six mois ! Fanny était honteuse pour elle.Ces passages de la lettre qui avaient trait seulement à M. Crawfordet elle-même, la touchaient, en comparaison, fort peu. Si M.Crawford allait dans le Norfolk avant ou après le 14 nel’intéressait pas, quoique tout considéré elle pensât qu’ildevrait y aller sans délai.
Que Mlle Crawford déploierait des efforts pour lui fairerencontrer Mme Rushworth était dans sa ligne de conduite, trèsdésobligeante et mal inspirée ; mais elle espérait quelui ne serait pas poussé par une curiosité aussidégradante. Il n’admettait pas de tels mobiles et sa sœur aurait pului reconnaître de meilleurs sentiments que les siens.
Elle était encore plus impatiente de recevoir une autre lettrede Londres après avoir reçu celle-ci, qu’elle ne l’avait été pourla première ; et pendant quelques jours elle fut si démontéepar tout ceci, par ce qui allait encore se produire, et pourrait seproduire que ses conversations et lectures habituelles avec Suzanneétaient presque suspendues. Elle ne pouvait pas concentrer sonattention comme elle le voulait. Si M. Crawford rappelait sonmessage à son cousin, elle pensait que ce serait probable, mêmetrès probable, qu’il lui écrivît en tous cas ; celaserait en harmonie parfaite avec sa gentillesse habituelle ;et tant qu’elle ne se débarrassa pas de cette idée, tant qu’elle nel’effaça pas de son esprit, aucune lettre n’arrivant dans un lapsde temps de trois ou quatre jours, elle se trouva dans un état trèsagité et très inquiet.
Finalement elle connut une sorte d’apaisement. L’incertitudedevait être supportée, elle ne pouvait pas lui permettre del’épuiser et de la rendre inutile. Le temps fit quelque chose, sespropres efforts un peu plus et elle recommença à se consacrer àSuzanne, chez qui elle éveilla le même intérêt.
Suzanne commençait à s’attacher fort à elle, et bien qu’ellen’éprouvât aucune des joies précoces que Fanny avait si fortementressenties à la lecture des livres, avec beaucoup moins dedisposition pour des occupations sédentaires, ou pour apprendrepour le plaisir d’apprendre, elle avait un désir si fort de ne pasparaître ignorante, jusqu’à faire d’elle, avec uneintelligence claire, une élève très attentive, utile etreconnaissante. Fanny était son oracle. Les explications etremarques de Fanny étaient une très importante ajoute à chaqueessai, ou chaque chapitre de l’histoire. Ce que Fanny lui racontaitdes temps révolus lui restait mieux dans l’esprit que les pages deGoldsmith ; et elle fit à sa sœur le compliment de préférerson style à celui de n’importe quel auteur imprimé. L’habitudeprécoce de lire lui faisait défaut.
Leurs conversations, toutefois, n’allaient pas toujours à dessujets aussi élevés que l’histoire ou la morale. D’autres venaientà leur heure ; et de tous les sujets mineurs, aucun nerevenait aussi souvent, ni n’était si longtemps discuté entreelles, que Mansfield Park, une description de ses habitants, de sesmœurs, de ses amusements, de ses façons d’être. Suzanne qui avaitun goût inné pour ce qui était élégant et de qualité, étaitimpatiente d’entendre, et Fanny ne pouvait que se complaire às’étendre sur un thème aussi cher. Elle espérait que ce n’était pasun tort ; quoique après un certain temps la très grandeadmiration de Suzanne pour tout ce qui se disait ou se faisait dansla maison de son oncle, et son profond désir d’aller dans leNorthamptonshire, semblassent presque la blâmer pour éveiller desdésirs qui ne pouvaient pas être satisfaits.
La pauvre Suzanne était à peine mieux appropriée à la vie de lamaison que ne l’était sa sœur aînée ; et quand Fanny en vint àcomprendre ceci, elle commença à sentir que quand viendrait sapropre délivrance de Portsmouth, son bonheur subirait une sérieuseatteinte parce qu’elle laisserait Suzanne derrière elle.
Qu’une fille si apte à être rendue tout à fait bonne fûtabandonnée entre de telles mains, la peinait de plus en plus. Sielle pouvait avoir une maison pour l’inviter aussi, quellebénédiction ne serait-ce pas !
Et s’il avait été possible pour elle de répondre au sentiment deM. Crawford, la probabilité de voir celui-ci très loin d’objecter àune telle mesure aurait été pour elle le plus grand surcroît dejoie. Elle lui croyait vraiment un bon caractère, et pouvaitaisément le voir donner avec plaisir son approbation à une telleproposition.
Sept semaines des deux mois étaient presque révolues, quandl’unique lettre, la lettre d’Edmond si longtemps attendue, fut miseentre les mains de Fanny. Quand elle l’ouvrit et vit sa longueur,elle se prépara à lire une relation détaillée de bonheur, uneprofusion d’amour et de louanges envers la créature fortunée quimaintenant présidait à son sort. Voici le texte :
» Excusez-moi de ne pas vous avoir écrit plus tôt. Crawford m’adit que vous aimeriez avoir de mes nouvelles, mais je trouvaisqu’il m’était impossible de vous écrire de Londres et me persuadaisque vous comprendriez mon silence. Si j’avais pu envoyer quelqueslignes heureuses, elles ne se seraient pas fait désirer, mais jen’ai jamais pu vous envoyer ces quelques lignes. Je suis retourné àMansfield dans un état moins certain que je ne l’ai quitté. Mesespoirs sont beaucoup plus faibles. Vous le savez sans doute déjà.Aussi chère que vous êtes à Mlle Crawford, il n’est que toutnaturel qu’elle vous parle assez de ses propres sentiments pourvous éclairer sur les miens. Je ne serai pas empêché, cependant, defaire ma propre communication. Nos confidences ne doivent pasentrer en conflit. Je ne pose pas de questions. Il y a quelquechose d’apaisant dans l’idée que nous avons le même ami, et quequelques que soient les malheureuses divergences d’opinion quipuissent exister entre nous, nous sommes unis dans notre amourcommun pour vous. Ce sera une consolation pour moi de vous dire mesplans présents, si je puis dire que j’en ai.
» Je suis revenu depuis samedi. J’ai été trois semaines àLondres et je l’ai vue très souvent. Je reçus des Fraser toutes lesattentions auxquelles on peut raisonnablement s’attendre. Je puisdire que je n’étais pas raisonnable en apportant avec moi les mêmesespoirs de rapports semblables en tout à ceux de Mansfield. Si elleavait été différente quand je l’ai rencontrée, je ne me serais pasplaint, mais dès le début elle était autre ; ma premièreréception fut si différente de tout ce que j’espérais, que j’avaispresque résolu de quitter de nouveau Londres directement. Je nedois pas donner de détails. Vous connaissez les points faibles deson caractère et pouvez imaginer les sentiments et expressions quime torturaient. Elle était pleine d’entrain et entourée par ceuxqui soutenaient de toute leur mauvaise influence son esprit déjàtrop vif. Je n’aime pas Mme Fraser. C’est une femme au cœur froid,vaine, qui s’est mariée uniquement par intérêt, et quoiquemanifestement malheureuse dans son mariage, qui attribue sondésappointement non à un défaut de jugement ou de caractère, mais àce qu’elle a moins d’opulence que beaucoup de ses connaissances etsurtout que sa sœur Lady Stornaway. Elle est le partisan déterminéde tout ce qui est vénal et ambitieux, pourvu que ce le soit assez.Je considère que son intimité avec ces deux sœurs est le plus grandmalheur de sa vie et de la mienne. Elles l’ont égarée pendant desannées. Si elle pouvait être détachée d’elles ! Parfois je nedésespère pas, car l’affection me semble surtout venir d’elles.Elles tiennent beaucoup à elle ; mais j’en suis sûr, elle neles aime pas comme elle vous aime, vous. Quand je songe combienelle vous est attachée, en effet, et que je pense à toute saconduite sensée et droite, elle apparaît comme une créature toutedifférente, capable de tout ce qui est noble, et je suis prêt à meblâmer moi-même si je parlais d’elle trop durement sur un tonlarmoyant.
» Je ne puis y renoncer, Fanny, elle est la seule femme au mondeà laquelle je puis songer comme épouse. Si je ne croyais pasqu’elle a quelque considération pour moi, certainement je ne diraispas ceci, mais je le crois. Je suis convaincu qu’elle n’est passans une préférence marquée. Je ne jalouse personne. C’est de soninfluence mondaine que, somme toute, je suis jaloux. Ce sont leshabitudes de luxe que je crains. Ses idées ne vont pas au delà dece que sa propre fortune pourrait justifier, mais elles sontau-dessus de ce que nos revenus pourraient permettre. Là aussi il ya du réconfort. Je pourrais mieux supporter l’idée de la perdre àcause de ma pauvreté qu’à cause de ma profession. Cela prouveraitque son affection n’est pas à la hauteur des sacrifices, qu’enfait, je suis à peine justifié à demander quelque chose ; etsi je suis évincé, cela, je crois, sera l’honnête motif. Sespréjugés ne sont plus aussi forts qu’ils ne l’étaient.
» Vous avez mes pensées exactement comme elles se présentent, machère Fanny : peut-être sont-elles parfois contradictoires,mais elles n’en donnent pas moins un tableau fidèle de mon esprit.Ayant commencé, c’est un vrai plaisir pour moi de vous racontertout ce que je sens. Je ne sais pas y renoncer. Liés comme nous lesommes déjà, et comme j’espère que nous le serons, renoncer à MaryCrawford serait renoncer à la société de certains êtres qui me sontles plus chers, à me bannir de ces maisons et de ces amis où, pourtoute autre détresse, j’irais m’adresser pour être consolé. Laperte de Mary comprendrait inévitablement pour moi la perte deCrawford et de Fanny. Si c’était chose décidée, si le refus étaitcertain, j’espère que je saurais comment le supporter et comment jetâcherais d’affaiblir l’emprise qu’elle a sur mon cœur, et, au boutde quelques années — mais j’écris des bêtises — si j’étais refuséj’aurais à le supporter ; et je ne pourrai jamais cesser dechercher à la gagner.
» Cela, c’est la vérité. La seule question estcomment ? Quels sont les moyens les plusappropriés ? J’ai parfois songé à aller à Londres aprèsPâques, et puis j’ai décidé de ne rien faire jusqu’à ce qu’elleretourne à Mansfield. Même maintenant elle parle avec plaisird’être à Mansfield en juin ; mais juin c’est bien loin encoreet je crois que je lui écrirai. Je me suis presque décidé àm’expliquer par lettre. Être fixé bientôt est un point important.Mon état présent est bien ennuyeux. Tout bien considéré, je croisqu’une lettre sera décidément la meilleure façon de m’expliquer. Jeserai en état d’écrire beaucoup de choses que je ne pourrais pasdire, et lui donnerai du temps pour réfléchir avant qu’elle neprenne une décision au sujet de sa réponse, et je suis moinseffrayé du résultat de la réflexion que d’une impulsion immédiateet hâtive. Le plus grand danger résulterait d’une consultation deMme Fraser alors que je suis loin, incapable de plaider ma proprecause. Une lettre m’expose à tous les dangers d’une consultation,et où l’esprit hésite sur la meilleure décision, un conseillerpeut, en un moment malheureux, l’amener à faire ce qu’il pourraitregretter plus tard. Je dois réfléchir un instant sur ceci.
» Cette longue lettre pleine de mes propres soucis suffira àfatiguer même l’amitié d’une Fanny. La dernière fois que j’ai vu M.Crawford, c’était à la réception chez Mme Fraser. Je suis de plusen plus heureux de tout ce que je vois et entends dire de lui. Iln’y a pas chez lui l’ombre d’une hésitation. Il connaît à fond sonpropre esprit et agit quand il a pris une résolution. C’est uneinestimable qualité. Je ne pouvais pas le voir avec ma sœur aînéedans la même chambre sans me souvenir de ce que vous m’avez dit unjour, et je reconnais qu’ils ne se rencontrèrent point en amis. Ily avait chez elle de la froideur marquée. C’est à peine s’ilsparlèrent. Je le vis se retirer surpris, et je regrettais que MmeRushworth gardât encore de la rancune pour un soi-disant manqued’égards envers Mlle Bertram. Vous désiriez connaître quel degré debonheur Maria donne comme épouse ? Il n’y a pas d’apparencequ’ils soient malheureux. J’espère qu’ils s’accordent bien. J’aidîné deux fois à Wimpole Street et aurais pu y aller plus souvent,mais c’est mortifiant de devoir être avec Rushworth comme avec unfrère. Julia semble être tout à fait enchantée de Londres. J’avaispeu de joie là-bas, mais j’en ai moins ici. Nous ne sommes pas unecompagnie vivante ici. Tous nous vous désirons beaucoup. Vous memanquez plus que je ne puis vous le dire. Ma mère veut que je voustransmette toute son affection, et espère avoir de vos nouvellessous peu. Elle parle de vous presque à chaque heure, et je suistriste de songer qu’elle devra sans doute se passer de vous pendantplusieurs semaines encore. Mon père compte venir vous prendrelui-même, mais ce ne sera qu’après Pâques, quand il aura affaire enville. Vous êtes heureuse à Portsmouth, j’espère, mais votre séjourlà-bas ne doit pas être annuel. Je vous désire à la maison, defaçon à prendre votre avis au sujet de Thornton Lacey. Je n’ai pasgrande envie d’y apporter des améliorations considérables si ledomaine n’aura jamais une maîtresse, je pense que je vaiscertainement écrire. Il est tout à fait décidé que les Grant vont àBath ; ils quittent Mansfield lundi. Je m’en réjouis. Je nesuis pas assuré que cela intéresse quelqu’un ; mais votretante semble sentir qu’il est malheureux pour elle qu’un telchapitre des nouvelles de Mansfield échoit à ma plume au lieu de lasienne.
» Toujours vôtre, ma très chère Fanny. »
« Non jamais plus — non, certainement jamais je nedésirerai recevoir encore une lettre », fut la secrètedéclaration de Fanny en finissant celle-ci « Pourquoin’apportent-elles que mécomptes et chagrins ? Pas avantPâques ! Comment vais-je le supporter ? Et ma pauvretante parlant de moi à chaque heure ! »
Fanny réagit contre la tendance de ces pensées autant qu’elle leput, mais elle était bien près de croire que Sir Thomas était trèsdésobligeant, tant pour elle que pour sa tante. Quant à l’objetprincipal de la lettre, il n’y avait là rien de nature à calmer sonirritation. Elle était presque tourmentée par l’indignation et lacolère qu’elle éprouvait contre Edmond.
« À quoi bon ce délai ? se dit-elle. Pourquoil’affaire n’est-elle pas solutionnée ? Il est aveuglé et rienn’ouvrira ses yeux — et rien ne pourra les lui ouvrir, après qu’ilait eu l’évidence devant lui, si longtemps et en vain. Ill’épousera et sera pauvre et misérable. Que Dieu fasse que soninfluence ne le rende pas indigne de respect ! » Elleparcourut de nouveau la lettre. « Tellement attachée àmoi ! Bêtises que tout cela ! Elle n’aime personne saufelle-même et son frère. Ses amies l’égarant pendant desannées ! C’est tout aussi bien elle qui peut avoir égaré sesamies. Elles se sont évidemment toutes gâtées l’une l’autre ;mais si elles tiennent plus à elle qu’elle à eux, elle a étéprobablement la moins atteinte, sauf par leurs flatteries. La seulefemme au monde à laquelle il pouvait songer comme épouse !Cela, je le crois fermement. Accepté ou rejeté, son cœur est lié àelle pour toujours. La perte de Mary, je dois la considérer commela perte de Crawford et de Fanny ! Edmond, vous ne meconnaissez pas. Les familles ne seraient jamais unies, si vous neles unissiez pas ! Oh ! écrivez, écrivez. Finissez-entout de suite. Qu’il y ait une fin à cette incertitude. Décidez,agissez, condamnez vous-même. »
De tels sentiments étaient cependant trop proches duressentiment pour guider longtemps les monologues de Fanny. Ellefut bientôt plus attendrie et attristée. Son chaud respect, sesgentilles expressions, ses confidences, la touchaient profondément.Il n’était que trop bon pour tout le monde. C’était une lettrequ’elle aurait payé n’importe quel prix et qui ne pouvait jamaisêtre assez estimée. Et telle en était la conclusion.
Toute personne qui a à écrire des lettres sans avoir beaucoup àdire, ce qui s’applique à presque tout le monde féminin, doitsympathiser avec Lady Bertram, pour sa malchance de connaître unenouvelle aussi extraordinaire à Mansfield, comme la certitude dudépart des Grant à Bath, à un moment où elle ne pouvait en tireraucun avantage, et doit admettre que ce fut mortifiant pour elle dela voir tomber en partage à son fils ingrat et traitée avec autantde concision que possible à la fin d’une longue lettre, au lieu del’avoir à développer sur presque toute une page à elle. Car quoiqueLady Bertram brillât plutôt dans l’art épistolaire, ayant au débutde son mariage, par le désir d’avoir une occupation et grâce aufait que Sir Thomas faisait partie du Parlement, appris à gagner etconserver des correspondants et à se former un style trèsestimable, banal et prolixe, de sorte qu’une toute petite nouvellelui suffisait, elle ne pouvait cependant pas n’en avoir aucune, illui fallait un sujet pour écrire, même à sa nièce ; et étantsur le point de perdre bientôt les symptômes de goutte du Dr. Grantet les visites matinales de Mme Grant, il était très dur pour elled’être privée d’une source d’inspiration épistolaire.
Il y eut cependant une riche compensation en vue pour elle.L’heure où la chance sourit à Mme Bertram vint. Quelques joursaprès l’arrivée de la lettre d’Edmond, Fanny en reçut une de satante, qui débutait ainsi :
» Je prends ma plume pour te faire savoir une nouvelle trèsalarmante, qui ne manquera pas de te préoccuper trèsfort. »
Ceci valait mieux que de devoir saisir la plume pour l’informerde tous les détails du voyage que les Grant avaient l’intention defaire, car la nouvelle actuelle était de nature à promettre del’occupation à sa plume pour longtemps, n’étant rien de moins quela maladie dangereuse de son fils aîné, dont ils avaient euconnaissance par un message quelques heures auparavant.
Tom était parti de Londres avec une compagnie de jeunes gens àNewmarket, où une chute négligée et d’abondantes libations avaientprovoqué la fièvre ; et quand la compagnie se dispersa,incapable de se mouvoir, il avait été abandonné dans la maison d’unde ces jeunes gens, à la maladie, à la solitude, et aux soins desseuls domestiques Au lieu d’être assez vite remis pour suivre sesamis, comme il l’avait espéré alors, ses troubles augmentèrentconsidérablement et il se crut bientôt assez malade pour être del’avis de son médecin et envoyer une lettre à Mansfield.
« Cette triste nouvelle, comme vous pouvez le supposer,observait Lady Bertram, après l’avoir annoncée, nous a jetés dansune grande agitation et nous ne pouvons nous empêcher d’être trèsinquiets et pleins d’appréhensions pour le pauvre malade, dontl’état, craint Sir Thomas, peut être très critique ; et Edmondpropose gentiment de soigner son frère immédiatement, mais je suisheureuse d’ajouter que Sir Thomas ne m’abandonnera pas dans cestristes circonstances, car ce serait trop pénible pour moi. Edmondmanquera grandement à notre petit cercle, mais je compte etj’espère qu’il trouvera le pauvre malade dans un état moinsalarmant qu’on n’ait pu le craindre et qu’il pourra le transporterbientôt à Mansfield, ce que Sir Thomas propose de faire et estime àtous les points de vue le mieux, et j’ose croire que le pauvremalade pourra bientôt supporter le transfert sans gravesinconvénients. Comme je ne doute pas de vos sentiments envers nous,ma chère Fanny, dans ces tristes circonstances, j’écrirai denouveau bientôt. »
En l’occurrence, les sentiments de Fanny étaientconsidérablement plus chaleureux et plus sincères que le style desa tante. Elle sympathisait vivement avec tous. Tom dangereusementmalade, Edmond parti pour le soigner, et la triste petite compagniequi restait à Mansfield, étaient des préoccupations à excluretoutes les autres, ou presque toutes les autres. Elle pouvaittrouver tout juste assez d’égoïsme pour se demander si Edmond avaitécrit à Mlle Crawford avant que cet appel ne vienne, mais aucunsentiment qui n’était pas de pure affection et d’anxiétédésintéressée ne put longtemps rester en elle.
Sa tante ne l’oublia pas ; elle écrivit lettre surlettre ; ils recevaient souvent des nouvelles d’Edmond, et cesrelations étaient régulièrement transmises à Fanny dans le mêmestyle diffus et le même mélange de confiance, d’espoirs, decraintes, se succédant et se présentant au gré du hasard. C’étaitune espèce de jeu qui consistait à s’effrayer. Les souffrances queLady Bertram ne voyait pas avaient peu d’effet sur sonimagination ; et elle parlait bien tranquillement d’agitation,d’anxiété, de pauvre malade, jusqu’à ce que Tom fût transporté àMansfield et que ses propres yeux eussent vu combien il avaitchangé.
Alors, une lettre qu’elle avait déjà préparée précédemment pourFanny, fut terminée dans un style différent, avec des vraissentiments et de l’anxiété. Elle écrivit comme elle auraitparlé.
« Il vient d’arriver, ma chère Fanny, et on l’amonté ; et je suis si émue de le voir, que je ne sais quefaire. Je suis sûre qu’il est très malade. Pauvre Tom ; jesuis navrée pour lui, et très effrayée, de même que SirThomas ; et que je serais heureuse, si vous étiez ici pour mesoutenir. Mais Sir Thomas espère qu’il sera mieux demain, et ditque nous devons tenir compte des effets du voyage. »
La vraie sollicitude maintenant réveillée dans le sein maternelne se calma pas vite. L’extrême impatience que manifestait Tomd’être transporté à Mansfield et de goûter ce bien-être de lamaison et de la famille dont il avait fait peu de cas quand ilétait en bonne santé, avait probablement provoqué un transfertprématuré, et il en résulta un retour de fièvre. Pendant unesemaine son aspect fut des plus alarmants. Tous étaientsérieusement effrayés.
Lady Bertram racontait ses terreurs journalières à sa nièce,dont on pouvait dire maintenant qu’elle se nourrissait de lettres,et qu’elle partageait son temps à souffrir de celle qu’ellerecevait aujourd’hui et à appréhender celle du lendemain.
Sans la moindre affection particulière pour l’aîné de sescousins, son cœur tendre lui faisait sentir qu’elle ne pouvait passe passer de lui ; et la pureté de ses principes y ajoutaitencore une plus vive sollicitude, quand elle considérait combienpeu sa vie avait été utile et qu’elle avait été sans un renoncement(du moins en apparence).
Suzanne était sa seule confidente à cette occasion, comme àbeaucoup d’autres moins importantes, Suzanne était toujours prête àécouter et à sympathiser. Personne d’autre n’aurait pu êtreintéressé par un mal aussi lointain qu’une maladie, dans unefamille à cent lieues de distance, pas même Mme Price à part unequestion ou deux, quand elle voyait sa fille une lettre enmains ; et de temps en temps elle faisait cette tranquilleobservation : « Ma pauvre sœur Bertram doit être dans unterrible état. »
Dénoués depuis si longtemps, dans une situation si différente,les liens du sang ne représentaient presque plus rien. Uneaffection originellement aussi paisible que leurs caractères,n’était plus qu’un simple mot. Mme Price fit autant pour LadyBertram, que Lady Bertram eût fait pour Mme Price. Trois ou quatrePrice eussent pu être balayés, un ou tous, sauf Fanny et William,et Lady Bertram eût été peu impressionnée ; on eût peut-êtreentendu des lèvres de Mme Norris que c’était un vrai bonheur pourleur sœur Price de les voir si bien placés.
Après une semaine, depuis son retour à Mansfield, tout dangerimmédiat pour Tom avait disparu, et il était sauvé pour le moment,du moins assez pour tranquilliser sa mère ; car habituéequ’elle était maintenant à le voir dans un état de souffrance et defaiblesse, n’entendant que ce qui était favorable et se contentantde ce qu’elle entendait sans penser plus loin, avec peu dedispositions pour s’alarmer, et aucune aptitude à saisir ce qui sedisait à demi-mot, Lady Bertram était le sujet le plus disposé detous à un peu de dissimulation médicale. La fièvre avaitdisparu ; de la fièvre il s’était plaint ; évidemment ilserait bientôt guéri ; Lady Bertram ne pouvait penser à riend’autre, et Fanny partageait l’assurance de sa tante, jusqu’à cequ’elle reçut quelques lignes d’Edmond écrites spécialement pourlui donner une idée plus claire de l’état de son frère et la mettreau courant des appréhensions que lui et son père avaient puiséeschez le docteur, en rapport avec de forts symptômes hectiques quisemblaient s’emparer de lui après le départ des fièvres. Ilstrouvaient mieux que Lady Bertram ne fût pas continuellement enproie d’alarmes, qui peut-être sembleraient injustifiées ;mais il n’y avait pas de raison à dissimuler la vérité à Fanny. Ilsavaient des appréhensions pour ses poumons.
Quelques lignes d’Edmond lui montrèrent le patient et la chambredu malade dans un jour bien plus réel et plus fort que ne lepouvaient faire toutes les feuilles de papier de Lady Bertram. Iln’y avait personne dans la maison qui n’eût pas pu dépeindre mieuxqu’elle le résultat de ses observations personnelles ;personne qui parfois ne fut plus utile qu’elle à son fils. Elle nepouvait qu’entrer et regarder doucement ; mais dès qu’il futcapable de converser ou d’entendre de la lecture, Edmond fut soncompagnon préféré. Sa tante l’ennuyait par ses soins, et Sir Thomasne parvint pas à mettre sa voix au diapason d’un malade irrité etfaible. Edmond était imperturbable. Fanny en tous cas sel’imaginait ainsi, et devait se rendre compte que son estime avaitencore grandi quand il lui apparut comme le serviteur, le soutienet le consolateur d’un frère souffrant.
Il n’y avait pas seulement la débilité d’une récente maladie àsurmonter, il y avait aussi, comme elle l’apprenait maintenant, desnerfs fort atteints, un moral très déprimé à calmer et àrelever.
La famille n’avait pas de prédispositions à la tuberculose etelle était plus encline en ce cas à espérer qu’à craindre — saufquand elle songeait à Mlle Crawford — car Mlle Crawford lui donnaitl’impression d’être l’enfant chéri de la fortune, et son égoïsme etsa vanité avaient une vraie chance à voir Edmond fils unique. Mêmedans la chambre du malade l’heureuse Mary n’était pas oubliée. Lalettre d’Edmond portait ce post-scriptum : « À propos dema dernière lettre, j’avais commencé à l’écrire, lorsque je fusappelé par la maladie de Tom, mais maintenant j’ai changé d’avis,je crains l’influence des amies. Quand Tom sera mieux,j’irai. »
Ainsi allaient les choses à Mansfield, et c’est ainsi qu’ellescontinuèrent à aller, avec à peine quelque changement, jusqu’àPâques. Une ligne occasionnellement ajoutée par Edmond à la lettrede sa mère suffisait pour informer Fanny. L’amélioration chez Tométait si lente que l’on pouvait s’en alarmer à juste titre.
Pâques vint, très tard cette année-là, comme Fanny l’avaittristement constaté, au moment où elle avait appris qu’elle n’avaitaucune chance d’être délivrée de Portsmouth avant cette date.Pâques vint, et elle n’avait rien appris au sujet de son retour —rien du voyage à Londres, qui devait précéder son propre retour. Satante exprimait souvent le désir de la voir, mais il n’y avaitaucune communication, aucun message de son oncle de qui toutdépendait. Elle supposait qu’il ne pouvait pas encore quitter sonfils, mais pour elle c’était un cruel, un terrible délai. La find’avril approchait ; il y aurait bientôt presque trois mois aulieu de deux, qu’elle avait été loin d’eux tous, et que ses jourss’étaient écoulés dans un état de pénitence. Elle espérait bienqu’ils ne comprendraient pas complètement, car elle les aimaittrop ; et qui pouvait dire quand on trouverait du temps librepour penser à la chercher ?
Son ardeur, son impatience, son désir d’être avec eux,rappelèrent deux lignes du Tirocinium de Cowper : « Avecquel ardent désir elle soupire après sa maison », qui étaientcontinuellement sur sa langue comme la plus vraie description d’uneaspiration dont elle ne croyait pas qu’elle pût être plus vive dansle cœur d’un collégien.
En arrivant à Portsmouth elle s’était plu à l’appeler sa maison,avait aimé dire qu’elle allait aller à la maison ; ce mot luiavait été très cher ; et il en était encore ainsi, mais ilfallait l’appliquer à Mansfield. Cela, c’était maintenant lamaison. Portsmouth était Portsmouth ; Mansfield la maison.Elle en avait décidé depuis longtemps ainsi, dans l’abandon de sessecrètes méditations ; et rien n’était plus consolant pourelle que de voir sa tante employer le même langage, — « Je nepuis que dire combien je regrette votre absence de la maison en cetriste temps, qui me pèse tant. — Je compte, j’espère et je désiresincèrement que vous ne soyez plus jamais absente aussi longtempsde la maison » étaient des phrases délicieuses pourelle ; mais ce n’était qu’une joie toute intime. Ladélicatesse envers ses proches l’incitait à la prudence et à ne pastrahir une telle préférence pour la maison de son oncle ;c’était toujours : « Quand je retourne dans leNorthamptonshire, ou quand je retourne à Mansfield, je ferai ceciet cela. » — Pour tout un temps ce fut ainsi, mais à la longueson désir devint plus fort et abandonnant toute prudence, elle sesurprit à parler de ce qu’elle ferait quand elle retournerait à lamaison, sans qu’elle s’en rendît compte. Elle se blâma, rougit, etregarda craintivement son père et sa mère. Elle n’aurait pas dû setrouver mal à l’aise. Il n’y avait pas le moindre signe dedéplaisir sur leurs visages. L’avait-on même remarqué ? L’onétait absolument exempt de jalousie à Mansfield.
Ce fut triste pour Fanny de perdre toutes les joies duprintemps. Elle n’avait pas su auparavant ce qu’elleallait perdre en passant mars et avril dans une ville.Elle n’avait pas su combien les débuts et les progrès de lavégétation l’avaient enchantée. Quelle vivacité de corps etd’esprit elle avait eue en observant l’avancement de cette saisonqui, malgré ses caprices, ne peut manquer d’être charmante, et envoyant sa beauté se développer, depuis les premières fleurs, dansles recoins les puis chauds du jardin de sa tante, jusqu’audéveloppement des feuilles dans les cultures de son oncle, et lagloire de ses forêts. Perdre de tels plaisirs n’était pas unepetite chose ; mais de les perdre pour être à l’étroit et dansle bruit, pour être enfermée, pour avoir du mauvais air, demauvaises odeurs, au lieu de la liberté, la fraîcheur, les parfumset la verdure, était chose bien plus grave ; — mais même cesincitations à des regrets étaient faibles, comparées à celles quiprovenaient de la conviction qu’elle manquait à ses meilleurs amis,et le désir d’être utile à ceux qui avaient besoind’elle !
Si elle avait pu être à la maison, elle aurait pu être utile àchaque créature qui y vivait. Elle sentait qu’elle aurait été uneaide pour tous. À chacun elle aurait épargné une peine et uneffort ; et si elle n’avait pas soutenu le moral de tanteBertram, en la protégeant contre le mal de la solitude, et celuiplus grand encore de la présence d’une compagne agitée et tropempressée, trop habile à exagérer le danger pour faire valoir sapropre importance, sa présence là-bas aurait été un bien pour tous.Elle aimait s’imaginer comment elle aurait pu lire à sa tante,comment elle aurait pu lui parler, et essayer de lui faire sentirle bonheur présent, et préparer son esprit à ce qui pourraitsurvenir ; et combien de fois elle aurait pu lui épargner lapeine de monter et descendre les escaliers, et combien de messageselle aurait pu transmettre.
Elle s’étonnait que les sœurs de Tom puissent se contenter derester à Londres à un pareil moment — pendant une maladie, quimaintenant, avec des hauts et des bas, avait duré plusieurssemaines. Elles pouvaient revenir à Mansfield à leurgré ; voyager ne pouvait présenter aucune difficulté pourelles, et elle ne pouvait pas comprendre comment toutesdeux pouvaient encore rester éloignées. Si Mme Rushworth pouvaitcroire que certaines obligations la retenaient, Julia pouvaitcertainement quitter Londres, quand elle le voulait. Il apparutd’après une lettre de sa tante que Julia avait offert de revenir sil’on avait besoin d’elle — mais ce fut tout. Il était évidentqu’elle préférait rester où elle était.
Fanny était disposée à penser que l’influence de Londres étaithostile à toutes les affections respectables. Elle en vit la preuvechez Mlle Crawford, aussi bien que chez ses cousines ; sonaffection pour Edmond avait été respectable ; ce qu’il y avaitde plus respectable dans son caractère, son amitié pour elle-même,avait au moins été à l’abri de tout reproche. Que restait-il de cesdeux sentiments, maintenant ? Depuis si longtemps Fannyn’avait reçu aucune lettre d’elle, si bien qu’elle était fondée àne pas trop prendre au sérieux une amitié sur laquelle on s’étaittant appuyé.
Il y avait des semaines qu’elle était sans nouvelles de MlleCrawford ou de ses autres relations en ville, sauf par Mansfield,et elle commença à croire qu’elle ne saurait jamais si M. Crawfordétait retourné dans le Norfolk ou pas, à moins de le rencontrer, ouqu’elle pourrait encore avoir des nouvelles de sa sœur ceprintemps, quand elle reçut la lettre suivante qui lui fit revivred’anciennes sensations et en créa de nouvelles :
« Pardonnez-moi, ma chère Fanny, autant que vous le pouvez,mon long silence, et agissez comme si vous pouviez me pardonnertout de suite. Ceci est ma modeste prière et mon attente, car vousêtes si bonne que je compte être mieux traitée que je ne le mérite— et j’écris maintenant pour demander une réponse immédiate. Jeveux savoir ce qu’il en est de Mansfield Park, et vous sans doute,êtes parfaitement en mesure de me le dire. Il faudrait être unebrute pour ne pas compatir à la peine qu’ils ont — et suivant ceque j’apprends le pauvre M. Bertram a peu de chances de guérir.D’abord j’ai fait peu de cas de sa maladie. Je le considérais commela sorte de personne autour de laquelle on fait du bruit, et quielle-même ferait du bruit pour la moindre petite maladie ;mais maintenant on affirme avec certitude que réellement, ildécline, que les symptômes sont des plus alarmants, et qu’unepartie de la famille, au moins, en est consciente.
» S’il en est ainsi vous devez être parmi celles quicomprennent, et pour cela je vous prie de me faire savoir jusqu’àquel point j’ai été exactement renseignée. Inutile de vous direcombien je serais heureuse d’apprendre qu’il y a eu quelque erreur,mais le bruit est si persistant que je confesse que je ne puism’empêcher de trembler.
» Voir un si beau jeune homme fauché dans la fleur de ses joursest très triste. Le pauvre Sir Thomas le sentira terriblement. Jesuis vraiment très troublée par la chose, Fanny, Fanny, je vousvois sourire, et regarder avec malice, mais sur mon honneur, jen’ai jamais corrompu de médecin dans ma vie. Pauvre jeunehomme ! S’il doit mourir, il y aura deux jeunes gensmoins pauvres sur la terre ; et avec un visage sans crainte età voix haute je dis à tous que la fortune avec ce qui s’ensuit nepouvait pas tomber en des mains plus méritantes.
» Au dernier Noël c’était une sotte précipitation mais le mal dequelques jours peut être effacé partiellement. Le vernis et ladorure cachent beaucoup de taches. Ce ne sera que la perte del’Esquire derrière son nom. Avec beaucoup d’affection, comme lamienne, Fanny, on passerait sur plus de choses. Écrivez-moi parretour, jugez de mon anxiété et n’en riez pas. Dites-moi l’exactevérité, comme vous l’avez de première source. Et maintenant n’allezpas vous donner du mal à être honteuse de mes sentiments ou desvôtres. Croyez-moi, ils sont philanthropiques et vertueux. Je vousdemande en conscience si « Sir Edmond » ne ferait pasplus de bien avec toute la propriété des Bertram que n’importe quelautre « Sir » possible. Si les Grant avaient été chezeux, je ne vous aurais pas importuné, mais vous êtes la seule à quije puis m’adresser pour savoir la vérité, ses sœurs étant hors dema portée.
» M. Rushworth a passé les fêtes de Pâques avec les Aylmers àTwinckenham (comme vous le savez certainement), et n’est pas encorerevenu ; et Julia est avec les cousins, qui vivent près deBedford Square ; mais j’ai oublié leur nom et leur adresse. Sije pouvais m’adresser directement à l’une d’elles, je vouspréférerais encore, parce que cela me frappe, qu’elles ont toutesdeux montré si peu d’empressement à interrompre leurs propresamusements jusqu’à fermer les yeux sur la vérité.
» Je suppose que les vacances de Pâques de Mme Rushworth ne vontplus durer longtemps, aucun doute que ce ne soient des vraiesvacances pour elle. Les Aylmers sont des gens plaisants ; etloin de son mari elle ne peut avoir que de l’agrément. À ellerevient le mérite de l’avoir encouragé à aller à Bath chercher samère, comme c’est son devoir ; mais comment va-t-elles’entendre avec la Douairière, dans une même maison ?
» Henry n’est pas là, et je n’ai rien à dire de lui. Necroyez-pas que sans cette maladie, Edmond aurait été de nouveau enville depuis longtemps. — Votre toujours, Mary ».
« J’avais déjà commencé à plier ma lettre, quand Henryentra ; mais il n’apporte aucune nouvelle pour me décider à nepas l’envoyer. Mme Rushworth sait qu’on craint une issuefatale ; il l’a vue ce matin ; elle retourne à WimpoleStreet aujourd’hui ; la vieille dame est arrivée. Maintenantne vous tourmentez pas avec de drôles d’idées parce qu’il a passéquelques jours à Richmond. Il le fait chaque printemps. Soyezassurée qu’il ne s’inquiète que de vous. À ce moment il brûle devous voir, et il est occupé à combiner les moyens de le faire, et àfaire contribuer son bonheur au vôtre. Comme preuve, il répète avecinsistance ce qu’il a dit à Portsmouth, à propos de son intentionde vous ramener à la maison, et je me joins à lui en cela de toutemon âme. Chère Fanny, écrivez directement, et dites-nous de venir.Cela nous fera du bien à tous. Lui et moi pouvons aller auPresbytère, vous le savez, et ne pas être une charge pour nos amisde Mansfield. Ce serait vraiment agréable de les revoir de nouveautous, et un peu plus de société pourrait bien leur servir : etquant à vous-même vous devez sentir qu’on a besoin de vous là-bas,et que vous ne pouvez pas en conscience (et consciencieuse, vousl’êtes) rester loin, quand vous avez le moyen d’y retourner. Jen’ai, ni le temps, ni la patience de transmettre la moitié desmessages d’Henry ; soyez persuadée que l’esprit de chacun etde tous est de l’affection inaltérable. »
Le dégoût de Fanny pour la majeure partie de cette lettre, avecson extrême répugnance de vouloir associer celle qui l’avait écriteà son cousin Edmond, l’aurait rendu incapable (comme elle lesentait) de décider avec impartialité si l’offre par laquelle ellese terminait devait être acceptée ou non. Pour elle,individuellement, elle était trop tentante. Se trouver elle-même,peut-être dans trois jours, transportée à Mansfield, était uneimage de la plus haute félicité, mais c’eût été une sérieuseatteinte à son bonheur de le devoir à des personnes dans lessentiments et la conduite desquels elle voyait en ce moment tant dechoses à condamner ; les sentiments de la sœur, la conduite dufrère, sa froide ambition, sa vanité irréfléchie. Et le savoirencore en flirt peut-être avec Mme Rushworth ! Elle en étaitmortifiée. Elle s’était attendu à mieux. Heureusement cependant,elle n’eut pas à peser, ni à décider entre des inclinations et desnotions douteuses de son devoir ; il n’y avait aucunenécessité de déterminer s’il fallait tenir Mary loin d’Edmond oupas. Elle avait une règle à appliquer qui mettait toute chose enplace. Son respect pour son oncle et la peur de prendre deslibertés avec lui lui tracèrent clairement et instantanément lavoie à suivre. Elle devait absolument repousser la proposition.S’il le désirait il pouvait la faire prendre ; et même luiproposer un retour rapide était une présomption que rien nesemblait devoir justifier. Elle remercia Mlle Crawford mais luiopposa un refus catégorique. « Son oncle, croyait-elle savoir,comptait venir la chercher ; et si la maladie de son cousins’était prolongée pendant des semaines sans qu’on ait besoind’elle, elle devait supposer que son retour n’était pas souhaitépour le moment et qu’elle se serait sentie une gêne.
La description de l’état de son cousin à ce moment,correspondait exactement à ce qu’elle-même se représentait, etpouvait donner l’espoir à l’esprit confiant de son correspondant devoir réaliser tout ce qu’il désirait.
Elle pardonnerait, semblait-il, à Edmond d’être un clergymansous certaines conditions de fortune ; et elle croyait quefortuné, Edmond pouvait la conquérir sans qu’il y ait préjudice.Elle n’avait appris à ne compter qu’avec l’argent.
Comme Fanny ne pouvait pas douter que sa réponse apporterait unvéritable désappointement, elle s’attendait plutôt, d’après saconnaissance du caractère de Mlle Crawford, à être pressée denouveau ; et quoiqu’une seconde lettre n’arrivât pas dansl’espace d’une semaine, elle avait encore la même impression quandcelle-ci arriva.
En la recevant, elle put immédiatement se rendre compte qu’elleétait brève et elle était persuadée que c’était une lettre écrite àla hâte, une lettre d’affaires. Deux minutes suffirent pour luisuggérer que probablement c’était simplement pour l’avertir qu’ilsseraient à Portsmouth le jour même et pour la jeter dans toutel’agitation du doute sur ce qui lui restait à faire en un pareilcas. Si deux minutes peuvent vous entourer de difficultés, unetroisième peut les disperser ; et avant d’avoir ouvert lalettre, la possibilité que M. et Mlle Crawford s’étaient adressés àson oncle et avaient obtenu son accord, la remit à l’aise. Voicique ce disait la lettre :
« Une rumeur scandaleuse et méchante vient de me parvenir,et je vous écris, chère Fanny, pour vous mettre en garde contreelle. Ne lui accordez aucun crédit, si elle se répandait dans lepays. Comptez bien qu’il y a un malentendu et qu’un jour ou deux ledissiperont — et en tous cas qu’Henry n’est pas à blâmer et, malgréun moment d’étourderie, ne pense à rien d’autre qu’à vous. N’endites pas un mot — n’écoutez rien, n’insinuez rien, ne chuchotezrien jusqu’à ce que j’écrive de nouveau. Je suis sûre que riend’autre ne sera prouvé que la folie de Rushworth. S’ils sontpartis, je parierais ma tête que c’est seulement à Mansfield Parkavec Julia. Mais pourquoi ne nous avez-vous pas laissé venir vousprendre ? Je souhaite que vous ne le regrettiez pas.
» Votre etc… »
Fanny en était stupéfaite. Si aucune rumeur scandaleuse etméchante ne l’avait atteinte, il était impossible de comprendrequelque chose à cette étrange lettre. Elle ne pouvait en déduireseulement qu’elle avait trait à Wimpole Street et M. Crawford etconjecturer que quelque chose de très imprudent avait eu lieu dansce quartier pour attirer l’attention du monde, et pour exciter sajalousie si elle venait à l’apprendre, comme l’appréhendait MlleCrawford. Mlle Crawford ne devait pas s’alarmer pour elle. Elleétait simplement peinée pour les personnes en cause et pourMansfield, si le bruit se répandait jusque là ; mais elleespérait que non. Si les Rushworth étaient partis eux-mêmes pourMansfield, comme on pouvait le déduire de ce que disait MlleCrawford, il n’était pas probable que quelque chose de déplaisantles eût précédés.
Quant à M. Crawford, elle espérait que cela lui donnerait unemeilleure connaissance de lui-même, le convaincrait qu’il n’étaitcapable d’être attaché de façon durable à aucune femme dans lemonde, et l’empêcherait de lui adresser la parole pluslongtemps.
C’était très étrange ! Elle avait commencé à croire queréellement il l’aimait, et à considérer son affection comme quelquechose de peu ordinaire — et sa sœur prétendait qu’il ne se souciaitde personne d’autre. Donc il avait dû manifester quelquesremarquables attentions à sa cousine ; il devait y avoir euquelque grande indiscrétion, étant donné que sa correspondance nes’effrayait pas d’un petit bruit.
Elle se sentait mal à l’aise et continuerait à l’être jusqu’à cequ’elle ait de nouveau des nouvelles de Mlle Crawford. Il lui étaitimpossible de chasser cette lettre de ses pensées, et elle nepouvait pas se soulager en en parlant à un être humain. MlleCrawford n’avait nul besoin de lui recommander le secret avec tantde chaleur, elle aurait pu, se fier à son sens du devoir.
Le lendemain vint et n’apporta pas de seconde lettre. Fannyétait déçue. Elle ne pouvait penser à rien d’autre encore tout lematin ; mais quand son père revint dans l’après-midi avec lejournal, comme tous les jours, elle était si loin d’attendre uneélucidation qu’elle avait même oublié pour un moment le sujet.
Elle s’était enfoncée dans d’autres rêveries. Le souvenir dupremier soir dans cette chambre, de son père et de son journal luirevint à la mémoire. Maintenant il ne fallait plus de bougie. Lesoleil resterait encore une heure et demie au-dessus de l’horizon.Elle sentit qu’elle avait été là pendant trois mois, et que lesrayons de soleil tombant avec éclat dans le parloir, au lieu de laremonter la rendaient encore plus triste ; car le soleil luiparaissait une chose totalement différente en ville et à lacampagne. Ici sa force n’était qu’un éclat, un éclat étouffant etmaladif, ne servant qu’à révéler des taches et de la saleté quisinon seraient restés inaperçus. Il n’y avait ni santé ni gaîtédans le soleil, en ville. Elle était dans une bouffée de chaleuroppressante, dans un nuage mouvant de poussière ; et ses yeuxne pouvaient que se promener des murs marqués par l’ombre de latête de son père, à la table coupée et entaillée par ses frères, oùse trouvaient le plateau à thé jamais nettoyé à fond, les tasses etles soucoupes essuyées avec des traînées, le lait, une mixture deparcelles de beurre nageant dans un liquide bleuâtre, et le pain etle beurre devenant à chaque minute plus sales qu’ils n’étaientsortis des mains de Rebecca. Son père lisait le journal et sa mèrese lamentait sur le tapis râpé — tandis que le thé se préparait —et souhaitait que Rebecca le réparât.
Fanny fut réveillée par la voix de son père qui, après avoirregardé attentivement un paragraphe, lui dit :
— Quel est le nom de votre grande cousine en ville,Fan ?
— Rushworth, Monsieur.
— Et n’habite-t-elle pas à Wimpole Street ?
— Oui, Monsieur.
— Alors, il y a le diable chez eux, c’est tout. Voilà. (Il luimontra le journal.) Puisse d’aussi bonnes relations vous fairebeaucoup de bien ! Je ne sais pas ce que Sir Thomas pense à cesujet ; il peut y avoir en lui trop du courtisan et du beaugentleman pour qu’il en aime moins sa fille. Mais par D…, si ellem’appartenait, je lui donnerais le bout de corde aussi longtempsque je le pourrais. Un peu de fustigation pour les hommes et pourles femmes aussi serait la meilleure façon de prévenir de telleschoses.
Fanny lut pour elle-même que « c’était avec une vivepréoccupation que le journal avait à annoncer au monde, un scandalematrimonial dans la famille de M. R…, de Wimpole Street ; labelle Mme R…, dont le nom n’avait pas encore figuré bien longtempssur les listes de l’hymen, et qui promettait de devenir unebrillante vedette dans le monde, ayant quitté le toit conjugal encompagnie du très connu et captivant M. C…, ami intime et associéde M. R…, et personne ne savait, même pas l’éditeur du journal, oùils étaient allés ».
— C’est une erreur, Monsieur, dit Fanny aussitôt, ce doit êtreune erreur, ce ne peut pas être vrai, il s’agit d’autrespersonnes.
Elle parlait avec le désir instinctif de retarder la honte, elleparlait avec la résolution du désespoir, car elle disait cequ’elle-même ne croyait pas. Elle avait été convaincue en lisant.La vérité lui sautait aux yeux ; et comment pouvait-elleparler encore, encore respirer même, fut plus tard un sujetd’étonnement pour elle-même.
M. Price s’intéressait trop peu à la chose pour répondrebeaucoup.
— Tout cela pouvait être un mensonge, reconnut-il ; maistant de belles dames se donnaient au diable de cette façon, de nosjours, qu’on ne pouvait plus répondre de personne.
— En effet, j’espère que ce n’est pas vrai, dit Mme Priceplaintivement, ce serait tellement honteux ! Si j’avais parléune fois à Rebecca du tapis, mais je lui en ai parlé au moins unedouzaine de fois, n’est-ce pas Betsy ? Et il n’y a pas pourdix minutes de travail.
L’effet de la nouvelle sur un esprit comme celui de Fanny, quicommençait à entrevoir un peu toutes les peines qui allaients’ensuivre, peut difficilement être décrit. D’abord ce fut uneespèce de stupéfaction ; mais chaque moment augmentait saperception de l’horrible mal. Elle ne pouvait pas douter, ellen’osait pas se leurrer de l’espoir que la nouvelle était fausse. Lalettre de Mlle Crawford, qu’elle avait lue si souvent jusqu’à enconnaître chaque ligne, la confirmait en tout. Sa chaude défense deson frère, son espoir que l’affaire serait étouffée, son évidenteagitation formaient un tout avec quelque chose de trèsmauvais ; et s’il existait une femme de caractère au monde quipût traiter à la légère un péché de première grandeur, qui pûtl’excuser, et désirer le voir impuni, elle croirait bien que MlleCrawford serait cette femme ! Maintenant elle pouvait voir sapropre erreur au sujet des personnes qui étaient parties, ou qu’ondisait être parties. Ce n’étaient pas M. et Mme Rushworth,c’étaient Mme Rushworth et M. Crawford.
Il semblait à Fanny qu’auparavant elle n’avait jamais ététerrifiée. Plus de repos possible ! La soirée passa, sans unepause dans sa peine. Une nuit d’insomnie suivit. Elle se sentaitmalade, secouée d’horreur, passait d’un accès de fièvre chaude à unaccès de frissons. L’événement était si scandaleux, que mêmeparfois son cœur se révoltait à trouver la chose impossible, quandelle pensait que cela ne pouvait pas être.
Une femme mariée il y a six mois à peine, un homme se disantvoué, même fiancé à une autre, cette autre, sa proche parente,toute la famille, les deux familles liées entre elles par tant deliens ; tous des amis, tous des intimes ensemble !C’était une trop grande culpabilité, une trop grande complicationdans le mal, pour que la nature humaine, sortie du stade de purbarbarisme, en fût capable ! Et cependant son jugement luidisait que c’était bien ainsi. Ses affections mal établies, variantavec sa vanité, l’attachement déterminé de Maria, et le manque deprincipes chez l’un et chez l’autre, rendaient cela possible. Lalettre de Mlle Crawford fixait le fait.
Quelles seraient les conséquences ? Qui n’en serait pasatteint ? Quelles visées n’en seraient pas affectées ?Quelle paix n’en serait pas troublée pour toujours ? MlleCrawford elle-même et Edmond… Mais il était dangereux peut-être demettre les pieds sur un tel terrain.
Elle se confina, ou essaya de se confiner dans la simple, maisinévitable misère familiale qui devait tous les envelopper si, eneffet, c’était un scandale public. Les souffrances de la mère, dupère — elle s’arrêta là. Celles de Julia, de Tom, d’Edmond — làencore une plus longue pause. C’est sur eux que la faute allaittomber le plus lourdement. La sollicitude paternelle de Sir Thomaset son haut sens de l’honneur et du décorum, les principes droitd’Edmond, son tempérament confiant, sa sincère force de sentiments,lui firent penser qu’il leur serait presque impossible de conserverla vie et la raison sous une telle disgrâce ; et il luisemblait que pour autant qu’il s’agissait de ce monde seul, le plusgrand bien pour chaque parent de Mme Rushworth serait d’êtreannihilé sur place.
Rien ne se passa le lendemain, ni le lendemain pour relâcher sesterreurs. Deux courriers arrivèrent, mais n’apportèrent aucuneréfutation ni publique ni privée. Il n’y eut pas de seconde lettrepour infirmer la première de Mlle Crawford ; il n’y avait pasnouvelles de Mansfield quoique maintenant il fût grandement tempspour elle d’en recevoir de sa tante. Ceci était un mauvais présage.Elle n’avait plus que l’ombre d’un espoir d’apaiser son esprit etelle était réduite à une condition si basse, si terne, sitremblante que pas une mère — sauf Mme Price — n’aurait pu ne pasle remarquer, lorsque le troisième jour apporta le coup frappé à laporte pour la rendre malade, et une lettre lui fut de nouveau miseentre les mains. Elle portait le cachet de Londres, et venaitd’Edmond.
» Vous connaissez notre présente détresse. Que Dieu puisse vousdonner de l’aide pour supporter votre part ! Nous avons étéici pendant deux jours, mais il n’y a rien à faire. Pas moyen deles retracer. Vous n’avez rien appris encore du dernier coup, lafuite de Julia ; elle est partie en Écosse avec Yates. Elle aquitté Londres quelques heures avant que nous n’y arrivâmes. À toutautre moment, ceci eût été un terrible coup. Maintenant cela nesemble rien, mais c’est une lourde aggravation. Mon père n’est pasécrasé. On ne peut espérer plus. Il est encore capable de penser etd’agir. Et j’écris, d’après son désir, pour vous proposer derentrer à la maison. Il est désireux de vous avoir là, pour mamère. Je serai à Portsmouth le matin du jour après celui où vousaurez reçu ma lettre, et espère vous trouver prête pour partir àMansfield. Mon père désire que vous invitiez Suzanne à vousaccompagner pour quelques mois. Réglez cela comme vous l’entendez.Dites ce qui convient ; je suis sûr que vous apprécierez untel exemple de sa gentillesse à un pareil moment ! Rendezjustice à ses intentions, de quelque manière que je puisse lesembrouiller. Vous pouvez vous imaginer quelque chose de mon étatprésent. Il n’y a pas de fin au mal qui s’est déchaîné sur nous.Vous me verrez tôt avec la diligence.
» Votre etc… »
Jamais Fanny n’avait eu plus grand besoin d’un Cordial. Jamaiselle n’en avait reçu un, comme celui que contenait cette lettre.Demain ! Quitter Portsmouth demain ! Elle était, ellesentait qu’elle était dans le plus grand danger d’être exquisémentheureuse, tandis que tant d’autres étaient malheureux. Le mal quilui apportait tant de bien ! Elle craignait être insensible.De partir si vite, invitée si gentiment, avec la permission deprendre Suzanne, était quand même une telle bénédiction, à rendreson cœur comme un brasier, et pour un temps semblait éloigner toutepeine et la rendre incapable de partager convenablement la détressede ceux à qui elle pensait le plus.
La fuite de Julia ne pouvait l’affecter que relativementpeu ; elle était étonnée et choquée ; mais cela nepouvait pas la préoccuper, ne pouvait pas peser sur son esprit.Elle était obligée de se forcer à y penser et de reconnaître quec’était terrible et malheureux, ou la chose lui échappait, aumilieu de tous les devoirs troublants, pressants, joyeux quiaccompagnaient l’appel qu’on lui faisait.
Il n’y a rien de tel que le travail, le travail actifindispensable pour soulager le chagrin. Un travail même triste peutchasser la tristesse et ses occupations promettaient beaucoup. Elleavait tant à faire, que même l’horrible histoire de Mme Rushworth(maintenant absolument certaine) ne pouvait plus l’affecter commeelle l’avait fait auparavant.
Elle n’avait pas le temps de se sentir misérable. Elle avaitl’espoir d’être partie dans vingt-quatre heures ; son père etsa mère devaient être mis au courant, Suzanne préparée, tout mis enordre. Une occupation suivait l’autre ; le jour était à peineassez long. Le bonheur qu’elle communiquait, bonheur très peudiminué par les noires nouvelles qui devaient brièvement leprécéder, le joyeux consentement de son père et de sa mère audépart de Suzanne avec elle, la satisfaction générale avec laquellele départ des deux semblait accueilli — et l’extase de Suzanneelle-même, tout cela contribuait à lui rendre courage. L’afflictiondes Bertram était peu ressentie dans la famille. Mme Price parla desa pauvre sœur pendant quelques minutes — mais comment trouverquelque chose pour emballer les effets de Suzanne ? Rebeccaprenait toutes les boîtes et les abîmait, occupait beaucoup plusses pensées ; et quant à Suzanne, maintenant qu’elle avait vu,sans qu’elle s’y attendait, se réaliser le premier désir de soncœur, et ne connaissant rien personnellement de ceux qui avaientpéché, ou de ceux qui étaient plongés dans l’affliction, si ellepouvait s’empêcher de se réjouir du commencement jusqu’à la fin,c’était le maximum que l’on était en droit d’attendre de la vertuhumaine à quatorze ans.
Comme vraiment rien n’avait été laissé à la décision de MmePrice, ni aux bons offices de Rebecca, chaque chose étaitrationnellement et méthodiquement accomplie et les jeunes fillesfurent prêtes pour le lendemain !
L’avantage d’un bon sommeil pour les préparer au voyage ne leurfut point réservé. Le cousin qui voyageait à leur rencontre auraitdifficilement pu rester éloigné de leurs esprits agités, l’un toutà la joie, l’autre troublé au delà de toute description.
À huit heures du matin Edmond se trouvait chez elles. Les jeunesfilles l’entendirent entrer d’en haut et Fanny descendit. L’idée dele voir tout de suite en sachant ce qu’il devait souffrir, luiramena toutes ses premières pensées. Lui si près d’elle, etmalheureux ! Elle prête à s’effondrer en entrant auparloir ! Il était seul et la rencontra aussitôt ; etelle se trouva aussitôt pressée sur son cœur avec ces seuls mots, àpeine articulés : « Ma Fanny — mon unique sœur — ma seuleconsolation, maintenant… »
Il se détourna pour se remettre, et quand il parla de nouveauquoique sa voix défaillît encore, ses manières dénotaient le désird’être maître de lui et la résolution d’éviter toute nouvelleallusion. « Avez-vous déjeuné ? Quand serez-vousprêtes ? Est-ce que Suzanne nous accompagne ? » cesquestions se succédèrent rapidement. Son but principal était departir au plus tôt. Quand Mansfield était pris en considération letemps était précieux ; et son état d’esprit ne lui permettaitde trouver du repos que dans le mouvement. Il fut arrêté qu’ilferait venir la voiture devant la porte dans une demi-heure ;Fanny répondit qu’ils avaient déjeuné et seraient prêts dans unedemi-heure. Il avait déjà mangé et refusa de rester pour leurrepas. Il ferait un tour sur les remparts et les rejoindrait avecla voiture. Il partit heureux d’être éloigné de Fanny. Il semblaittrès malade ; souffrant évidemment sous l’action des violentesémotions qu’il était décidé à dominer. Elle savait que cela devaitêtre ainsi, mais pour elle c’était terrible.
La voiture vint ; et quand il entra de nouveau dans lamaison au même moment, juste à temps pour passer quelques minutesavec la famille et être témoin — mais il ne vit rien — de la façontranquille dont on se sépara des filles, et juste à temps pour lesempêcher de s’asseoir à la table du déjeuner, qui à force debeaucoup d’activité inusitée, était complètement prête quand lavoiture se mit en mouvement. Le dernier repas de Fanny dans lamaison paternelle était dans le genre du premier ; ellejouissait en partant de la même hospitalité qui l’avaitaccueillie.
Le voyage s’annonçait comme devant être silencieux. Les profondssoupirs d’Edmond atteignaient souvent Fanny. S’il avait été seulavec elle, son cœur se serait ouvert malgré toute résolution ;mais la présence de Suzanne le replia sur lui-même et ses effortspour parler de sujets indifférents ne purent jamais être longtempssoutenus.
Fanny l’observait avec une constante sollicitude, et parfoisrencontrant son regard, réveillait un sourire plein d’affection quila réconfortait ; mais le premier jour du voyage se passa sansqu’elle entendît un mot de lui à propos des sujets quil’accablaient. Le matin suivant fut plus fructueux. Juste avant dequitter Oxford, alors que Suzanne se tenait à la fenêtre, observantattentivement le départ d’une famille nombreuse de l’auberge, lesdeux autres étaient debout près du feu ; et Edmond, frappétout particulièrement par l’altération des traits de Fanny, et dansson ignorance des maux journaliers qui régnaient dans la maison deson père, attribuant une part injustifiée de ce changement,attribuant tout à l’événement récent, prit sa main, et dit d’unevoix basse, mais très expressive :
— Ce n’est pas étonnant — vous devez le sentir — vous devezsouffrir. Comment un homme, vous ayant une fois aimée, pouvait-ilvous quitter ! Mais votre — votre attachement étaitnouveau comparé à… Fanny, pensez à moi !
La première partie de leur voyage prit une longue journée, etles amena, très fatigués, à Oxford ; mais la seconde setermina à une heure beaucoup moins tardive. Ils étaient dans lesenvirons de Mansfield longtemps avant l’heure habituelle du dîner,et comme ils approchaient de cet endroit aimé, le cœur des deuxsœurs se serra un peu. Fanny commença à craindre la rencontre deses tantes et de Tom, étant sous une si terrible humiliation ;et Suzanne à sentir avec quelque anxiété, que toutes ses meilleuresmanières, tout son savoir dernièrement acquis de ce qui se faisaitici, allait être sur le point de devoir être mis en pratique. Desvisions de bonne et de mauvaise éducation, d’anciennes vulgaritéset de nouvelles gentillesses passaient devant elle ; et elleméditait beaucoup à propos de fourchettes d’argent, de servietteset de rince-doigts. Fanny avait été partout consciente de ladifférence du paysage depuis février ; mais, quand ilspénétrèrent dans le Parc, ses perceptions et ses plaisirs furentdes plus aigus. Il y avait trois mois, trois mois pleins, depuisqu’elle l’avait quitté ; et le changement était d’hiver à été.Son œil apercevait partout des gazons et des plantations du vert leplus frais ; et les arbres, quoiqu’ils ne fussent pas encoreentièrement garnis, étaient dans cet état délicieux dans lequel onsait que plus de beauté est encore à venir, et quand, alors quebeaucoup est déjà donné à la vue, encore plus est réservé àl’imagination. Sa joie, cependant, était pour elle seule. Edmond nepouvait pas la partager. Elle regarda vers lui, mais il se penchaiten arrière, en fermant les yeux, comme si la vue de tant de joiel’opprimait, et que les jolies scènes familiales devaient êtretenues à l’écart.
Cela lui rendit sa mélancolie ; et de savoir ce qui cepassait là, donnait, même à la maison, moderne, aérée, et biensituée comme elle l’était, un aspect mélancolique.
Ils étaient attendus, par une des personnes souffrant àl’intérieur, avec une telle impatience qu’elle n’en avait jamaisconnue de semblable auparavant. Fanny avait à peine dépassé ladomesticité à la mine solennelle, quand Lady Bertram vint à sarencontre du salon, vint d’un pas sans indolence ; et luitombant au cou, dit :
— Chère Fanny, maintenant je vais être à l’aise.
Cela avait été une réunion misérable, chacun des trois secroyant lui-même le plus malheureux. Madame Norris, cependant étantla plus attachée à Marie, souffrait réellement le plus. Marie étaitsa première favorite, la plus chère de toutes ; le mariageavait été sa propre contrition, elle avait dans le cœur beaucoupd’orgueil et elle l’avouait, et la conclusion à laquelle il étaitarrivé lui ôtait presque toute douleur. Elle avait beaucoup changé,elle était calmée, indifférente à tout ce qui se passait.
Le fait de rester avec sa sœur et son neveu, et d’avoir en mainstoute la maison, avait été un avantage complètement inutile ;elle avait été incapable de diriger ou de commander, ou même de secroire utile. Vraiment touchée par l’affliction, son activités’était éteinte, et ni Lady Bertram, ni Tom n’avaient reçu d’ellele moindre soutien ou essai de soutien. Elle n’avait pas plus faitpour eux qu’ils n’avaient fait l’un pour l’autre. Ils avaient ététous solitaires, sans aide et semblablement tristes ; etmaintenant l’arrivée des autres établissait seulement sasupériorité dans l’affliction. Ses compagnons étaient soulagés,mais il n’y avait rien de bon pour elle. Edmond futpresque aussi bien reçu par son frère que Fanny par sa tante, maisMadame Norris, au lieu d’être réconfortée par l’un ou l’autre, futencore plus irritée par la vue de la personne que, dansl’aveuglement de sa colère, elle aurait désigné comme le démon dudrame : si Fanny avait accepté M. Crawford, ceci ne serait pasarrivé.
Suzanne aussi était un ennemi. Elle n’y prêta attention que parquelques regards montrant de la répulsion, mais elle lui semblaitêtre une espionne, une intruse, et une nièce indigente, et touteschoses des plus odieuses.
Par son autre tante, Suzanne fut reçue avec une calme bonté.Lady Bertram ne pouvait pas lui consacrer beaucoup de temps, oubeaucoup de paroles, mais elle sentait que, étant la sœur deFanny ? elle avait un droit d’être à Mansfield, et elle étaitprête à l’embrasser et à l’aimer ; et Suzanne fut plus quesatisfaite, car elle arrivait sachant parfaitement que rien d’autreque de la mauvaise humeur ne devait être attendu de tanteNorris ; et elle avait une telle provision de bonheur, elle sesentait si forte que c’en était une bénédiction, un remède contrebeaucoup de maux ; il était certain qu’elle eût pu, grâce àcette force, tenir contre l’indifférence qui lui venait des autres.Elle était maintenant laissée beaucoup à elle-même, pour faireconnaissance de la maison et du parc comme elle pouvait, et faisantcela passait ses journées très heureusement, alors que ceux quiauraient pu la guider étaient à l’intérieur, ou complètementoccupés de la personne qu’ils préféraient ; Edmond essayantd’oublier ses propres sentiments dans ses efforts pour soulager sonfrère, et Fanny se dévouant à sa tante Bertram, retournant à chaquetâche ancienne avec plus que l’ancien zèle, et pensant qu’elle nesaurait jamais faire assez pour quelqu’un qui semblait avoir sibesoin d’elle. Parler de toute l’affreuse affaire avec Fanny,parler et se lamenter, étaient toute la consolation de LadyBertram. L’écouter et la supporter et lui faire entendre la voix dela bonté et de la sympathie, était tout ce qu’on pouvait faire pourelle. La réconforter autrement était hors de question. Le casn’admettait aucun réconfort. Lady Bertram n’avait pas la penséeprofonde, mais, guidée par Sir Thomas, elle pensait juste sur tousles points importants ; et elle voyait donc, dans toute cetteénormité, ce qui était arrivé, n’essayant pas de minimiser laculpabilité ou l’infamie.
Ses affections n’étaient pas aiguës, ni son esprit tenace. Aprèsun certain temps, Fanny ne trouva pas impossible de diriger sespensées vers d’autres sujets, et de trouver quelque intérêt dansses occupations habituelles ; mais chaque fois que LadyBertram avait l’attention fixée sur le sujet, elle necomprenait pas très bien. C’était pour elle une disgrâce de ne pluspouvoir arriver avec sa fille à une grande compréhension.
Fanny apprit d’elle toutes les particularités qui étaient venuesà jour. Sa tante n’était pas une narratrice méthodique ; maisavec l’aide de quelques lettres à et de Sir Thomas, et de cequ’elle savait déjà elle-même et pouvait raisonnablement deviner,elle fut bientôt à même de comprendre autant qu’elle le désiraitles circonstances qui accompagnaient l’histoire. Madame Rushworthétait partie, pour les vacances de Pâques, à Twickenham, avec unefamille avec laquelle elle était devenue intime — une famillevivante, d’agréables manières et probablement de moralité et dediscrétion semblables — car M. Crawford avait accès à leur maisonen tout temps. Fanny le savait déjà. M. Rushworth était parti, à cemoment, à Bath, passer quelques jours avec sa mère, et la rameneren ville, et Maria était avec ces amis sans aucune contrainte, mêmesans Julia ; car Julia avait quitté la rue Wimpole deux outrois semaines auparavant, en visite chez quelques relations de SirThomas ; un départ que son père et sa mère étaient maintenantdisposés à attribuer à quelque désir de plaire à M. Yates. Très tôtaprès le retour des Rushworth à la rue Wimpole, Sir Thomas reçutune lettre d’un vieux et grand ami de Londres, qui, entendant etvoyant beaucoup de choses alarmantes de ce côté, écrivait pourrecommander à Sir Thomas de venir à Londres lui-même, et d’employerson influence sur sa fille pour faire cesser une intimité quil’exposait déjà à des remarques déplaisantes, et qui évidemmentinquiétait M. Rushworth.
Sir Thomas se préparait à agir d’après cette lettre, sans encommuniquer la teneur à personne de Mansfield, quand elle futsuivie d’une autre, envoyée par exprès par le même ami, pour lemettre au courant de la situation presque désespérée dans laquellese trouvaient les jeunes gens. Mme Rushworth avait quitté ledomicile conjugal ; M. Rushworth était venu très fâché et endétresse chez lui pour avoir son avis ; M. Harding craignaitqu’il n’y ait eu au moins de très flagrantesindiscrétions. La servante de Mme Rushworth, l’aînée, les menaçaitde façon alarmante. Il faisait tout son possible pour calmer toutle monde, avec l’espoir du retour de Mme Rushworth, mais il étaitsi contrarié à Wimpole Street par l’influence de la mère de M.Rushworth, que l’on pouvait craindre les pires conséquences.
Cette communication épouvantable ne pouvait être tenue secrèteplus longtemps. Sir Thomas partit ; Edmond voulut lesuivre ; et les autres furent laissés dans un état detristesse, inférieur seulement à celui qui suivit la réception deslettres de Londres. Tout avait, alors, été rendu public, sansespoir. La servante de Mme Rushworth, la mère, avait le pouvoir defaire scandale, et supportée par sa maîtresse, n’était pas à fairetaire. Les deux femmes, même dans le temps très court qu’ellesavaient passé ensemble, ne s’étaient pas entendues ; etl’aigreur de la plus âgée envers sa belle-fille avait pu,peut-être, naître presque autant du manque de respect avec lequelon l’avait traitée, que de son affection pour son fils.
Quoi qu’il en soit, elle était ingouvernable. Mais elle eût étémoins obstinée ou aurait eu moins d’influence sur son fils, quiétait toujours guidé par l’avis de son dernier interlocuteur, parla personne qui pouvait lui damer le pion ; une telle penséeavait quelque chose de désespéré, car Mme Rushworth ne réapparutpas, et on avait toute raison de croire qu’elle se cachait quelquepart avec M. Crawford, qui avait quitté la maison de son oncle,comme pour un voyage, le même jour qu’elle était elle-même partie.Sir Thomas, cependant, demeura encore un peu en ville, dansl’espoir de la découvrir, et de l’arracher à sa faute, quoique toutfût perdu au point de vue de l’honneur.
Fanny pouvait à peine penser à son état actuel.
Il n’y avait à ce moment qu’un des enfants de Sir Thomas qui nelui était pas une source de chagrin. Les maux de Tom avaient étéaggravés par le choc de la nouvelle et sa guérison en avait été siretardée que même Lady Bertram avait été frappée par la différence,et ses craintes régulièrement envoyées à son mari ; et lafuite de Julia, le nouveau coup qui le frappa à son arrivée àLondres, quoique sa force ait été atténuée à ce moment, devait,elle le savait, être durement senti. Elle vit qu’il en était ainsi.Ses lettres exprimaient combien il le déplorait.
En toutes circonstances, cela aurait été une alliance mal venuemais qu’elle se fût accomplie si clandestinement, et à un telmoment, mettait les sentiments de Julia dans une lumière des moinsfavorables, et aggravait sérieusement la folie de son choix. Ill’appelait une mauvaise chose, faite de la pire façon, et au piremoment, et quoique Julia fût encore plus excusable que Marie, carla folie n’est pas le vice, il ne pouvait considérer la mesurequ’elle avait prise, que comme l’occasion pour elle d’arriver à desrésultats qui seraient, par après, semblables à ceux de sa sœur.Telle était son opinion des gens auxquels elle s’était jointe.
Fanny le plaignait très fort. Il ne pouvait avoir de consolationque d’Edmond. Tous ses autres enfants devaient lui déchirer lecœur. Son mécontentement envers elle, elle en était sûre,raisonnant autrement que Mme Norris, allait disparaître. Elleserait justifiée. M. Crawford aurait pleinement approuvé saconduite en le refusant, mais ceci, quoique important pourelle-même, serait une mince consolation pour Sir Thomas. Ledéplaisir de son oncle lui était terrible ; mais que pouvaientfaire pour lui son attachement et sa gratitude ? Il ne pouvaits’appuyer que sur Edmond. Elle se trompait, néanmoins, en supposantqu’Edmond ne donnait aucun chagrin à son père à ce moment. Il étaitd’une nature moins vive que les autres ; mais Sir Thomasconsidérait que son bonheur était aussi menacé par l’offense de sasœur et de son ami, puisqu’il devait être ainsi séparé de la femmequ’il poursuivait avec un attachement certain et beaucoup de chancede succès ; et qu’à tous les points de vue, sans sonméprisable frère, elle aurait été un parti convenable. Il savait cequ’Edmond devait souffrir de sa part en plus du reste, quand ilsavaient été en ville ; il avait vu ou deviné sessentiments ; et ayant raison de croire qu’une rencontre avecMlle Crawford avait eu lieu, qui n’avait fait qu’accroître lechagrin d’Edmond, il avait été anxieux à cause de cela et d’autreschoses de l’envoyer hors ville, et l’avait engagé à conduire Fannychez sa tante, en vue de son soulagement et de son bien, autant quedu leur. Fanny n’était pas dans le secret des sentiments de sononcle, Sir Thomas n’était pas dans celui du caractère de MlleCrawford. S’il avait eu connaissance de leur conversation, iln’aurait pas désiré qu’elle lui appartînt, quoique ses vingt millelivres en eussent été quarante.
Qu’Edmond dût être pour toujours séparé de Mlle Crawford nefaisait aucun doute pour Fanny ; et cependant, jusqu’à cequ’elle sut qu’il sentait de même, sa propre conviction étaitinsuffisante. Elle pensait qu’il était du même avis, mais elleaurait voulu en être certaine. S’il voulait maintenant lui parleravec le manque de réserve qu’il lui avait été parfois si pénible desupporter auparavant, cela serait bien consolant ; mais elleconstata que cela ne devait pas être. Elle le voyait rarement —jamais seule — il évitait probablement de se trouver seul avecelle. Que devait-elle en conclure ? Que son jugement sesoumettait à tout ce qu’il y avait d’étrange et d’amer dans cetteaffliction familiale, mais qu’il la ressentait trop vivement pourpouvoir en parler, même un peu. Ceci devait être son état d’esprit.Il s’y soumettait, mais avec une douleur qui l’empêchait d’enparler. Il y avait longtemps que le nom de Mlle Crawford n’étaitplus passé par ses lèvres et qu’elle ne pouvait espérer denouvelles confidences.
Ce fut longtemps. Ils atteignirent Mansfield un jeudiet ce ne fut pas avant le dimanche soir qu’Edmond commença à luiparler de ce sujet. Assis près d’elle ce dimanche soir — undimanche soir pluvieux — le meilleur moment de tous auquel, quandun ami est près de vous, le cœur doit s’ouvrir, et toute chose doitêtre dite — personne d’autre n’était dans la chambre, sauf sa mère,qui, après avoir entendu un sermon pathétique, s’était endormie enpleurant — il était impossible de se taire ; et ainsi, aprèsles préambules habituels, (il est difficile de saisir ce qui vintd’abord), et l’habituelle déclaration que si elle voulait l’écouterquelques minutes, il serait très bref, et ne jugerait plus sa bontécomme avant — elle ne devait pas le craindre — ce serait un sujetentièrement prohibé — il se permit le luxe de raconter lescirconstances et les sensations qui l’intéressaient le plus, àquelqu’un dont il était convaincu d’avoir l’affectueusesympathie.
Comment Fanny l’écouta, avec quelle curiosité et intérêt, quellepeine et quelle délice, comment elle nota l’agitation de sa voix,et comment ses yeux étaient soigneusement fixés sur lui, peut êtreimaginé. Le prologue fut alarmant. Il avait vu Mlle Crawford. Ilavait été invité à la voir. Il avait reçu une note de LadyStornaway, lui demandant de passer ; et considérant cela commela toute dernière rencontre de l’amitié, et mettant de côté tousles sentiments de honte et de misère que la sœur de Crawford devaitressentir, il avait été la voir dans un tel état d’esprit, siadouci, si dévoué, que Fanny crut un moment qu’il fût impossibleque ce soit la dernière fois qu’il la verrait. Mais comme ilcontinuait son récit, ses craintes disparurent. Elle l’avaitrencontré, dit-il, avec un air sérieux — certainement sérieux —même agité ; mais avant qu’il ait pu prononcer une phraseintelligible, elle avait abordé le sujet d’une façon qui, ill’admettait, l’avait choqué. « J’ai su que vous étiez enville, dit-elle. Je voulais vous voir. Parlons de cette tristeaffaire. La folie de nos deux parents peut-elle êtreégalée ? » je ne savais que répondre, mais je crois quemes regards parlaient pour moi. Elle se sentit réprouvée. Commeelle est sensible, parfois ! Avec un regard et une voix plusgraves, elle ajouta alors : « Je n’ai pas l’intention dedéfendre Henry aux dépens de votre sœur. » Elle débuta ainsi,mais ce qu’elle dit ensuite, Fanny, n’est pas convenable — est àpeine convenable à répéter. Je ne puis me souvenir de toutes sesparoles. Je ne voudrais pas m’y arrêter si je le pouvais. Leurcontenu exprimait une grande colère de la folie de chacun d’eux.Elle réprouvait la folie de son frère attiré par une femme qu’iln’avait jamais aimée, et faisant ce qui lui ferait perdre la femmequ’il adorait ; mais encore plus la folie de la pauvre Maria,qui sacrifiait une telle situation, allait dans de tellesdifficultés, dans l’idée qu’elle était vraiment aimée par un hommequi avait manifesté son indifférence depuis longtemps. Pensez ceque j’ai ressenti Entendre la femme que je ne voudrais pasqualifier de folle ! L’entendre si volontairement, silibrement, si froidement ! Aucune répugnance, aucune horreur,aucune féminité — comment dire ? — aucune modestie !Voilà ce que fait le monde. Car oui, Fanny, trouverons-nous unefemme que la nature ait plus richement douée ? Gâtée,gâtée !
Après un peu de réflexion, il continua avec une sorte de calmedésespéré :
— Je vais tout vous dire, et puis en finir pour toujours. Ellen’y voyait que scandale et folie. Le manque de discrétion, deprécaution — son départ pour Richmond alors qu’elle restait tout letemps à Twickenham — se mettre à la discrétion d’une servante —bref, quelle compromission ! Oh, Fanny, c’est cettecompromission et non l’offense qu’elle réprouvait ! C’étaitl’imprudence qui avait mené les choses à une telle extrémité, etobligé son frère à renoncer à des projets plus chers, pour fuiravec elle.
Il s’arrêta.
— Et que pouviez-vous dire ? dit Fanny, se croyant tenue deparler.
— Rien, rien qui puisse être compris ! J’étais comme unhomme étourdi. Elle continua, se mit à parler de vous ; oui,alors elle se mit à parler de vous, regrettant, comme elle pouvaitle faire, une telle perte. Alors elle parla raisonnablement. Maiselle vous a toujours rendu justice. « Il a rejeté, dit-elle,une femme comme il n’en verra plus. Elle l’aurait fixé, ellel’aurait rendu heureux pour toujours. » Ma très chère Fanny,je vous donne, je l’espère, plus de plaisir que de peine par cerappel de ce qui aurait pu être — mais qui ne sera jamais plusmaintenant. Vous ne désirez pas que je me taise ? Si vous ledésirez, donnez-moi un regard, dites un mot, et j’aurai fini.
Ni regard ni mot ne furent donnés.
— Je remercie Dieu ! dit-il. Nous étions tous disposés àêtre étonnés — mais l’on peut voir ici le dessein miséricordieux dela Providence. Elle parla de vous avec haute appréciation et chaudeaffection ; cependant, même ici, il y a un peu de mal ;car au milieu de son discours, elle parvint à s’exclamer :« Pourquoi ne le voulait-elle pas ? Tout est de sa faute.Fille naïve ! Je ne lui pardonnerais jamais. L’eût-elleaccepté, ainsi qu’elle le devait, ils auraient été maintenant surle point de se marier, et Henry aurait été trop heureux et tropoccupé pour désirer autre chose. Il n’aurait pas pris la peine dese raccommoder avec Mme Rushworth à nouveau. Tout se serait terminépar un flirt régulier et des rencontres à Astherton etEveringham. » L’auriez-vous cru possible ? Mais le charmeest rompu. Mes yeux sont ouverts.
— Cruel ! dit Fanny, tout à fait cruel ! À un telmoment donner cours à de la gaîté, et parler légèrement, et àvous ! Cruauté absolue !
— Cruel, dites-vous ? Nous ne sommes pas d’accord. Non, sanature n’est pas cruelle. Je ne pense pas qu’elle voulait meblesser. Le mal est plus profond ; dans son ignorance totale,ne soupçonnant pas qu’il existât de tels sentiments, dans uneperversion de l’esprit qui faisait qu’il était naturel qu’elletraitât ce sujet comme elle l’a fait. Elle parlait seulement commeelle a entendu parler les autres, comme elle imaginait que tout lemonde parlait. Ses défauts ne sont pas des défauts de tempérament.Elle ne causerait pas de peine sans nécessité, et quoique je puisseme tromper, je ne puis m’empêcher de penser que pour moi elleferait beaucoup. Ses défauts sont de principe, Fanny, unedélicatesse émoussée et un esprit corrompu, vicié. Peut-être est-cemieux pour moi, puisque cela me laisse si peu de regrets. Non, cen’est pas ainsi, cependant, je me serais soumis volontiers au grandchagrin de la perdre, plutôt que de devoir penser d’elle comme jele fais. Je le lui ai dit !
— Vraiment ?
— Oui, je le lui ai dit en la quittant.
— Combien de temps avez-vous été ensemble ?
— Vingt-cinq minutes. « Eh bien, continua-t-elle, il nereste plus maintenant qu’à organiser un mariage entre eux. »Elle en parlait, Fanny, avec une voix plus assurée que je ne lepuis. (Il fut obligé de s’arrêter plus d’une fois, comme ilcontinuait) : « Nous devons persuader Henry del’épouser », dit-elle, « et s’il pense à l’honneur, etque j’aie la certitude de le tenir écarté de Fanny, je n’endésespère pas. Il doit renoncer à Fanny. Je ne pense pas que mêmelui puisse maintenant espérer de réussir avec une femme de satrempe, et par conséquent j’espère que nous ne rencontrerons pas dedifficulté insurmontable. Mon influence, qui est grande, se porteratoute dans ce sens ; et, une fois mariée et bien considéréepar sa famille, qui est respectable, votre sœur pourra retrouver, àun certain degré, une place dans la société. Je sais qu’elle nesera pas admise dans certains cercles, mais avec de bons dîners etde grandes réunions, il y aura toujours ceux qui seront heureux defaire sa connaissance ; et il y a, indubitablement, plus deliberté et de candeur à ce sujet qu’auparavant. Ce que jeconseille, c’est que votre père se tienne tranquille. Ne luipermettez pas de gâter sa propre cause en s’en occupant.Persuadez-le de laisser les choses suivre leur cours. Si, par desefforts officieux de sa part, elle est décidée à laisser Henry àlui-même, il y aura beaucoup moins de chance qu’il ne l’épouse quesi elle demeure auprès de lui. Je sais combien il est vraisemblablequ’il se laisse influencer. Laissez Sir Thomas se fier à sonhonneur et à sa compassion, et tout peut se terminer bien ;mais s’il écarte sa fille, ce sera détruire l’influenceprincipale. »
Ayant répété ceci, Edmond était si touché, que Fanny, quil’observait avec une attention silencieuse, mais des plus tendres,fut presque triste que le sujet ait été de nouveau entamé. Il futlongtemps avant de pouvoir parler encore. Enfin :
— Maintenant, Fanny, j’aurai bientôt terminé. Je vous ai faitpart de l’essentiel de tout ce qu’elle m’a dit. Aussitôt que je pusparler, je répondis que je n’avais pas supposé possible, qu’entrantdans cette maison dans un tel état d’esprit, comme je l’avais fait,quelque chose pouvait m’arriver qui me fît souffrir davantage, maisqu’elle m’avait infligé des blessures plus profondes à chacune deses phrases. Que, quoique pendant le cours de nos relations, j’aieété sensible souvent à quelque différence entre nos opinions, surdes points parfois importants, je n’avais jamais imaginé que cettedifférence pût être telle qu’elle le prouvait maintenant. Que lamanière dont elle avait traité le crime affreux commis par sonfrère et ma sœur — qui avait été le plus grand séducteur, je neprétendais pas le dire — mais la manière dont elle parlait du crimemême, lui donnant tous les reproches, sauf le véritable, neconsidérant les mauvaises conséquences de son acte que pour lesbraver ou les supporter par un défi à la décence et une impudencedans le mal ; et, enfin, par dessus tout, nous recommandantune complicité, une compromission, un acquiescement dans lacontinuation du péché, dans la chance d’un mariage qui, pensantcomme je le fais à présent pour son frère, devrait être plutôtempêché qu’encouragé — tout ceci rassemblé atrocement meconvainquit que je ne l’avais jamais comprise auparavant et que, ence qui était de sa pensée, elle avait été une créature de ma propreimagination, et pas la demoiselle Crawford à laquelle j’avais tantpensé pendant les mois derniers. Cela, peut-être, était meilleurpour moi ; j’avais moins à regretter en sacrifiant une amitié,des sentiments, des espoirs qui devaient, de toute façon, m’êtrearrachés maintenant. Et cependant, cela je dois le dire et je leconfesserai, aurais-je pu la rendre telle qu’elle me paraissaitêtre avant, j’aurais préféré infiniment que mon chagrin fût pluslourd de cette séparation, pour pouvoir emporter avec moi le droitde la chérir et de l’estimer. Ceci est ce que je dis — le principal— mais, comme vous pouvez l’imaginer, n’a pas énoncé aussiméthodiquement que je vous l’ai répété. Elle était très étonnée,excessivement étonnée, plus qu’étonnée. Je la vis changer decontenance. Elle devint extrêmement rouge. J’imaginais que jevoyais un mélange de plusieurs sentiments — un grand, un courtconflit — un demi-désir de se rendre à la vérité, unedemi-compréhension de la honte — mais l’habitude, l’habitude eut ledessus. Elle aurait ri si elle avait pu. Elle eut une sorte derire, comme elle répondait : « Une admonestation jolimentbonne, ma parole. Est-ce une partie de votre dernier sermon ?De ce pas vous aurez bientôt réformé tout le monde à Mansfield et àThornton Lacey, et quand je vous entendrai la prochaine fois, celapourrait être en tant que prédicateur célèbre dans quelque sociétéde méthodistes, ou en tant que missionnaire dans les paysétrangers. » Elle essayait de parler d’une façon détachée,mais elle n’était pas aussi détachée qu’elle n’aurait voulu. Je luirépondis seulement que, du fond du cœur, je souhaitais son bien etque j’espérais sincèrement qu’elle apprendrait bientôt à penserplus justement, et qu’elle ne devrait pas la connaissance la plusprécieuse que chacun de nous peut acquérir — la connaissance denous-même et de notre devoir — aux leçons de l’affliction, etimmédiatement je quittais la pièce. J’avais fait quelques pas,Fanny, quand j’entendis la porte s’ouvrir derrière moi :« Monsieur Bertram ! », dit-elle. Je me retournais.« Monsieur Bertram, dit-elle avec un sourire — mais c’était unsourire peu en rapport avec la conversation que nous avions eue, unsourire impudent et enjoué, semblant m’inviter à mener le jeu avecelle : au moins, c’est ainsi qu’il me parut être. Jerésistais ; c’était le moment de résister, et je continuaid’avancer. J’ai depuis — parfois, pour un moment — regretté que jene sois pas retourné en arrière, mais je sais que j’avaisraison ; et telle a été la fin de nos relations ! Etquelles relations ! Comme j’ai été déçu ! Déçu aussi bienpar le frère que par la sœur. Je vous remercie de votre patience,Fanny. Ceci a été un grand soulagement, et maintenant c’estfini.
Et telle était la confiance de Fanny dans ses paroles, que pourcinq minutes elle crut que c’était tout. Alors, cependant, ilrecommença, ou presque, et rien moins que le réveil complet de LadyBertram put mettre une fin à une telle conversation. Ilscontinuèrent de parler de Mlle Crawford seule, et comment elle sel’était attaché, et combien délicieuse la nature l’avait rendue, etcombien excellente elle aurait été, si elle était tombée plus tôten de bonnes mains.
Fanny, maintenant qu’elle pouvait parler ouvertement, se sentitplus que justifiée en montrant son vrai caractère et insinua quel’état de santé de son frère pourrait lui faire souhaiter unepleine réconciliation. Ceci n’était pas une chose agréable à dire.Son esprit résista un certain temps. Il aurait été beaucoup plusplaisant de se la figurer plus désintéressée dans son attachement,mais la vanité d’Edmond n’était pas assez forte pour résisterlongtemps à la raison. Il admit que la maladie de Tom l’avaitinfluencée, se réservant cette pensée consolante, que considéranttoutes ces multiples contradictions, ces habitudes différentes,elle lui avait été certainement plus attachée qu’on aurait pu s’yattendre, et pour son amour avait été plus près de bien faire.
Fanny pensait exactement de même, et ils furent aussi tout àfait du même avis sur l’effet durable, l’impression indélébile,qu’un tel désappointement devait faire dans son esprit. Le temps,sans doute, diminuerait légèrement ses souffrances, mais c’étaitune sorte de chose qu’il ne saurait pas entièrementsurmonter ; et quant à ce qu’il pût jamais rencontrer unefemme qui lui plaise, cela était trop impossible pour être dit.L’amitié de Fanny était tout ce à quoi il pouvait se rattacher.
Laissons d’autres plumes insister sur la culpabilité et lamisère. Je quitte d’aussi odieux sujets aussitôt que je le puis,impatiente de rendre à tous, pas toujours en faute eux-mêmes, unevie tolérable, et d’en finir avec tout le reste.
Ma Fanny, véritablement, à ce moment précis, j’ai lasatisfaction de le savoir, devait être heureuse malgré tout. Elledevait être une créature heureuse en dépit de tout ce qu’elleressentait, ou pensait qu’elle ressentait, pour la détresse de ceuxqui l’entouraient. Elle possédait des sources de joie qui devaientjaillir. Elle était rentrée à Mansfield Park, elle était utile,elle était aimée ; elle était à l’abri de M. Crawford ;et quand Sir Thomas revint, elle eut toutes les preuves qu’ilpouvait donner dans son état d’esprit mélancolique, de sa parfaiteapprobation et de sa grande considération ; et heureuse commetout ceci devait la rendre, elle l’aurait été tout autant sanscela, car Edmond n’était plus la dupe de Mlle Crawford.
Il est vrai qu’Edmond était loin d’être heureux lui-même. Ilsouffrait de désappointement et de regret, se chagrinant de ce quiétait, et désirant ce qui ne pouvait être. Elle savait qu’il enétait ainsi, et en était triste ; mais c’était d’une tristessetellement basée sur la satisfaction, et tellement en harmonie avectoutes ses plus chères sensations, qu’il y en a peu quin’échangeraient pas leur plus grande gaîté pour elle.
Sir Thomas, le pauvre Sir Thomas, père conscient de ses erreursde conduite en tant que père, souffrit le plus. Il se rendaitcompte qu’il n’eût pas dû permettre le mariage ; que lessentiments de sa fille lui avaient été suffisamment connus pour lerendre coupable en l’autorisant ; que ce faisant, il avaitsacrifié le droit à l’expédient, et avait été gouverné par desmotifs égoïstes et la sagesse mondaine. Ces réflexions demandaientquelque temps pour s’adoucir ; mais le temps fait presquetout, et quoique peu de réconfort vînt de la part de Mme Rushworthpour la misère qu’elle avait occasionnée, un réconfort plus grandqu’il ne le supposait, lui vint de ses autres enfants. Le mariagede Julia devint une affaire moins désespérée qu’il ne l’avait crud’abord. Elle s’humiliait, et désirait être oubliée ; et M.Yates, désirant être vraiment reçu dans la famille, était disposé àlui demander son avis et à être guidé. Il n’était pas très pondéré,mais il y avait de l’espoir qu’il devînt moins léger, qu’il fût aumoins tolérablement familial et tranquille, et, en tous cas, ilétait réconfortant de constater que ses propriétés étaient plutôtconsidérables, et ses dettes beaucoup moindres qu’il n’avaitcraint, et il était consulté et traité comme un ami qui en vaut lapeine. Tom aussi était réconfortant, il regagnait graduellement lasanté, sans retrouver son insouciance et l’égoïsme de ses ancienneshabitudes. Sa maladie l’avait amélioré pour toujours. Il avaitsouffert, et avait appris à penser, deux avantages qu’il n’avaitjamais connus : et le remords provenant du déplorableévénement de la rue Wimpole, auquel il se sentait lié par toute ladangereuse intimité de son injustifiable théâtre, avait fait unetelle impression sur son esprit qui devait lui faire un effetdurable. Il devint ce qu’il devait être, utile à son père, constantet calme, et ne vivant pas uniquement pour soi. Ceci était unvéritable réconfort, et Sir Thomas put placer sa confiance enlui.
Edmond contribuait à l’aise de son père en améliorant le seulpoint par lequel il lui avait fait de la peine auparavant, enaméliorant son humeur. Après s’être promené et s’être assis sousles arbres avec Fanny tous les soirs d’été, il avait si bien réduitson esprit à la soumission qu’il était à nouveau assez gai.
Tels étaient les circonstances et les espoirs qui graduellementapportaient leur soulagement à Sir Thomas, amortissant saperception de ce qui était perdu, et le réconciliant en partie aveclui-même, quoique l’angoisse provenant de la conviction de sespropres erreurs dans l’éducation de ses filles ne s’éteignît jamaiscomplètement.
Il se rendit compte trop tardivement combien peu favorable pourle caractère de n’importe quels jeunes gens devait être letraitement totalement opposé que Maria et Julia avaient subi chezlui, où l’indulgence excessive et la flatterie de leur tanteavaient contrasté continuellement avec sa propre sévérité. Ils’aperçut combien il s’était trompé, en pensant corriger ce quiétait défectueux en Mme Norris ; en faisant l’opposé, ils’aperçut clairement qu’il n’avait fait qu’augmenter le mal, leurapprenant à se refréner en sa présence, ce qui lui dissimula leursvéritables dispositions et les porta à s’adresser pour tous leurscaprices à une personne qui ne leur étaient attachées que parl’aveuglement de son affection et ses louanges excessives,
Ceci avait été une grave maladresse ; mais, aussi grave quecela fût, il sentit peu à peu que là n’avait pas été la faute laplus grave de son plan d’éducation. Quelque chose devait avoirmanqué à l’intérieur, sinon le temps en aurait effacé laplupart des mauvais effets. Il craignait que le principe, leprincipe actif eût fait défaut ; qu’elles n’avaient jamaisbien appris à contrôler leurs tendances et leurs humeurs, par cesens du devoir qui seul peut suffire. Elles avaient été instruitesthéoriquement de leur religion, mais on ne leur avait jamaisdemandé de la mettre en pratique. Être distinguées par leurélégance et leurs talents — chose permise à leur jeunesse — n’avaitpu avoir aucune influence utile dans ce sens-là, aucun effet moralsur leur esprit. Il avait eu l’intention qu’elles soient bonnes,mais ses soins avaient été dirigés vers l’intelligence et lesbonnes manières, et non vers le caractère ; et de la nécessitédu renoncement et de l’humilité, il craignait qu’elles n’en avaientjamais entendu parler par une bouche qu’elles auraient pu entendre.Il regrettait amèrement une déficience qu’il pouvait à peine,maintenant, croire possible. Il sentait misérablement qu’avec toutle prix et les soins d’une éducation soignée et coûteuse, il avaitélevé ses filles sans qu’elles comprennent leurs premiers devoirs,et sans avoir la connaissance de leurs caractères et de leurshumeurs. L’esprit audacieux et les passions violentes de MmeRushworth, spécialement, ne lui furent connus que par leur tristerésultat. On ne pouvait la persuader de quitter M. Crawford. Elleespérait l’épouser et ils continuèrent à vivre ensemble jusqu’à cequ’elle fut obligée de reconnaître qu’un tel espoir était vain, etjusqu’à ce que le désappointement et la tristesse résultant decette conviction, rendit son humeur déplorable et son sentimentpour lui réellement semblable à de la haine, ce qui les renditquelque temps comme une punition l’un pour l’autre, et aboutit àune séparation volontaire. Elle avait vécu avec lui pour recevoirle reproche d’avoir ruiné son bonheur avec Fanny, et n’emporta pasde meilleure consolation, en le quittant, que celle de les avoirséparés. Y a-t-il un état d’esprit plus malheureux dans une tellesituation !
M. Rushworth n’eut pas de difficulté à obtenir le divorce :et ainsi se termina un mariage contracté dans des circonstancestelles qu’une meilleure fin aurait été le fruit de la chance, surlaquelle on ne doit jamais compter. Elle l’avait méprisé, et avaitaimé un autre — et il s’en était fort bien rendu compte.
Les indignités de la stupidité, et les désappointements d’unepassion égoïste, excitent peu de pitié. Son châtiment fut appropriéà sa conduite, ainsi qu’un châtiment plus lourd punit laculpabilité plus grande de sa femme. Il fut libéré de sonengagement, mortifié et triste, jusqu’à ce qu’une autre jolie fillepût l’attirer à nouveau au mariage, et qu’il pût faire un secondet, c’est à espérer, un plus heureux essai de cet état — étantdupé, dupé au moins avec bonne humeur et bonne chance ; tandisqu’elle devait se retirer avec des sentiments infiniment plus fortsdans la solitude et le remords, qui ne permettaient pas un secondespoir ou une meilleure réputation.
Où on pourrait bien la placer, devint un sujet des plusmélancoliques et des plus brûlants. Mme Norris, dont l’affectionsemblait croître en raison des fautes de sa nièce, voulait larecevoir à la maison et la voir protégée par eux tous. Sir Thomasne voulait pas en entendre parler, et la colère de Mme Norrisenvers Fanny en fut augmentée, car elle croyait que le motif étaitsa présence. Elle persista à croire que ces scrupules lui étaientdus, quoique Sir Thomas lui assurât très solennellement, que, n’yeût-il aucune jeune femme en question, n’y eût-il aucune jeunepersonne de l’un ou l’autre sexe qui puisse être mise en danger parla société, ou blessée par le caractère de Mme Rushworth, il nevoudrait pas faire l’insulte à ses voisins, d’espérer qu’ils yfassent attention. Comme sa fille — il espérait qu’elle était unefille repentante — elle serait protégée par lui et aurait toutconfort, et serait encouragée de toutes façons à bien faire ce queleurs situations respectives admettaient ; mais il n’irait pasplus loin. Maria avait détruit sa propre réputation, et il nevoulait pas, dans le vain effort de rétablir ce qui ne pouvaitjamais l’être, donner sa sanction au vice, en essayant d’endiminuer la disgrâce, être complice d’une telle misère, qu’il avaitéprouvée lui-même, dans la famille d’un autre.
Tout se termina par la résolution de Mme Norris de quitterMansfield et de se dévouer à son infortunée Maria, et unétablissement leur étant possible dans un autre pays, écarté etsecret, où confinées ensemble avec un peu de société, d’un côtéaucune affection et, de l’autre, aucun jugement, on pouvaitraisonnablement supposer que leur humeur devint leur châtimentmutuel. Le départ de Mme Norris de Mansfield fut le plus grandréconfort de la vie de Sir Thomas. Son opinion d’elle avait été depis en pis depuis leur retour d’Antigua ; dans chacun de leurscontacts depuis cette période, dans leurs rapports journaliers, enaffaires, ou en conversation, elle avait baissé régulièrement dansson estime, et l’avait convaincu que, ou bien le temps lui avaitrendu mauvais service, ou qu’il avait considérablement surestiméson intelligence, et supporté merveilleusement ses manièresauparavant. Il avait ressenti une peine continuelle. Et il nesemblait pas que cette peine cessât avant sa vie ; ellesemblait une part de lui-même, à supporter toujours. D’en êtredébarrassé, par conséquent, était un tel bonheur, que n’eût-ellepas laissé derrière elle d’amers souvenirs, il y aurait eu risquequ’il ne fût porté à presque approuver le mal qui avait produit untel bienfait.
Elle ne fut regrettée par personne à Mansfield. Elle n’avaitjamais su s’attacher même ceux qu’elle aimait le mieux ; etdepuis la fuite de Mme Rushworth son humeur avait été dans un telétat d’irritation jusqu’à la rendre partout un objet de tourment.Fanny elle-même n’eut pas de larmes pour Mme Norris, pas même quandelle fut partie pour toujours.
Que Julia ait moins souffert que Maria, était dû, dans unecertaine mesure, à une différence favorable de disposition et decirconstances, mais dans une mesure plus grande au fait d’avoir étémoins la favorite de cette tante, moins flattée et moins gâtée. Sabeauté et ses talents n’avaient obtenu qu’une seconde place. Elles’était habituée à se croire un peu inférieure à Marie. Soncaractère était naturellement le plus facile des deux ; sessentiments, quoique vifs, étaient plus faciles à maîtriser :et son éducation ne lui avait pas donné à un degré aussi nuisiblele sens de son importance personnelle.
Elle s’était soumise facilement au désappointement que lui avaitcausé Henry Crawford. Après la première amertume d’avoir étédédaignée, elle s’était assez rapidement habituée à ne plus penserà lui ; et quand ils eurent fait de nouvelles relations enville, et que la maison de M. Rushworth devint le but de Crawford,elle avait eu le mérite de s’en éloigner, et de choisir ce momentpour visiter d’autres de ses amis, de manière de ne pas être tropattirée de nouveau par lui. Ceci avait été le motif de sa visite àses cousins. Le désir de plaire à M. Yates n’avait rien à faireavec elle. Elle lui avait permis de lui payer quelques attentions,mais très peu avec l’idée de l’accepter ; et si la conduite desa sœur n’avait pas été exposée aussi brusquement qu’elle le fut,et si la crainte de son père et de sa famille ne s’était pas accrue— alors qu’elle imaginait que la conséquence pour elle-même seraitune plus grande sévérité de leur part — et ne l’avait faitbrusquement se décider à éviter à tout prix de si immédiateshorreurs, il est probable que M. Yates n’aurait jamais réussi. Ellene s’était pas enfuie avec des sentiments pires que ceux d’uneterreur égoïste. Cela lui apparaissait comme la seule chose àfaire. La faute de Marie avait occasionné la folie de Julia.
Henry Crawford, ruiné par une indépendance trop précoce et parle mauvais exemple familial, se plut un peu trop longtemps dans lesfrasques d’une vanité indifférente. Une fois, par hasard, ellel’avait placée sur le chemin du bonheur.
S’il avait pu se satisfaire de la conquête des affections d’unefemme aimable, s’il avait pu trouver assez d’exaltation et vaincrela répugnance de Fanny, en se forgeant un chemin vers son estime etsa tendresse, il aurait eu pour lui toute probabilité de succès etde félicité. Son affection avait déjà quelque chose. Son influencesur lui avait déjà causé quelque influence sur elle. S’il avait pumériter davantage, il n’y a pas de doute qu’il ne l’eûtobtenu ; spécialement lorsque ce mariage aurait eu lieu, quilui aurait donné l’assistance de sa conscience en subjuguant sapremière inclination et en les mettant souvent en présence. S’ilavait persévéré, et cela avec droiture, Fanny aurait été sarécompense — et une récompense accordée très volontiers — lorsqu’untemps raisonnable se fût écoulé après le mariage d’Edmond et deMary. Eût-il agi ainsi qu’il en avait l’intention, et comme ilsavait qu’il le devait, en allant à Everingham après son retour dePortsmouth, il aurait pu décider lui-même de son heureuse destinée.Mais il fut engagé à rester pour la réunion de Mme Fraser ;son délai était fait de suffisance vaniteuse, et il devait yrencontrer Mme Rushworth. La curiosité et la vanité étaient toutesdeux en cause, et la tentation d’un plaisir immédiat fut trop fortepour un cerveau qui n’était pas habitué à faire un sacrifice audevoir ; il résolut de remettre son voyage à Norfolk, décidantqu’écrire serait aussi bien, ou que son but n’avait pasd’importance, et resta. Il rencontra Mme Rushworth, fut reçue parelle avec une froideur qui eût dû être désagréable et qui aurait dûmettre entre eux une indifférence apparente pour toujours ;mais il se sentit blessé, il ne pouvait supporter d’être rejeté parla femme dont il commandait les sourires ; il se devait desubjuguer un aussi fier ressentiment ; c’était de la colère àcause de Fanny ; il devait vaincre et faire de Mme Rushworthune Marie Bertram dans sa conduite envers lui.
C’est dans cet état d’esprit qu’il déclencha l’attaque ; etpar une persévérance animée il eut vite rétabli l’échange familierde galanterie et de flirt qui limitait ses vues ; mais entriomphant de la discrétion, qui, bien qu’elle ne fût pas sanscolère, aurait pu les sauver tous deux, il s’était placé sous lecoup de ses sentiments à elle, plus forts qu’il ne les avaitsupposés. Elle l’aimait : il n’y avait pas moyen de luirefuser des attentions qu’elle avouait lui être chères. Il s’étaitembrouillé par sa propre vanité, avec aussi peu d’excuses quepossible, et sans aucune constance d’esprit envers sa cousine.Empêcher que Fanny et les Bertram ne sachent ce qui ce passaitdevint sa première pensée. Le secret n’était pas moins désirablepour la réputation de Mme Rushworth que pour la sienne. Quand ilrevint de Richmond, il aurait été heureux de ne plus voir MmeRushworth. Tout ce qui suivit fut le résultat de sonimprudence ; et il s’en alla avec elle à la fin, parce qu’ilne pouvait faire autrement, regrettant Fanny, même à ce moment,mais la regrettant encore infiniment davantage, lorsque toutel’agitation de l’intrigue se fut calmée, et que quelques mois luieurent enseigné, par la loi des contrastes, à trouver encore plusde valeur à sa douceur de caractère, à la pureté de son esprit et àl’excellence de ses principes.
Que le châtiment, le châtiment public de la disgrâce, s’attachâtdans une juste mesure à sa part de la faute, n’est pas, nous lesavons, une de ces protections que la société donne à la vertu. Ence monde, la peine est moins bien ajustée qu’on ne pourrait ledésirer, mais sans vouloir obtenir un meilleur ajustement àl’avenir, nous pouvons considérer qu’un homme d’un jugement commeHenry Crawford, se soit pourvu d’une part non négligeable devexation et de remords — vexation qui se muait parfois en reprochespersonnels et d’un remords qui se changeait en misère — en ayantainsi répondu à l’hospitalité, en ayant blessé la paix familiale,perdu sa meilleure, sa plus estimable, et sa plus chèreconnaissance, et perdu ainsi la femme qu’il avait à la foisraisonnablement et passionnément aimée.
Après ce qui s’était passé et qui divisait les deux familles, leséjour des Bertram et des Grant dans le même voisinage aurait étédes plus pénibles, mais l’absence des seconds, prolongée à desseinde quelques mois, se termina fort heureusement par la nécessité, oudu moins la facilité d’un départ brusque. Le Dr. Grant, par unevoie dans laquelle il avait presque perdu tout espoir, obtint unestalle à Westminster, ce qui lui fournit une occasion de quitterMansfield, une excuse pour habiter Londres et un accroissement derevenus pour parer aux dépenses du changement, et qui était trèsacceptable par ceux qui partaient et par ceux qui restaient.
Mme Grant, qui possédait un caractère aimant et aimable, quittaavec quelques regrets, les scènes et les gens auxquels elle s’étaitaccoutumée ; mais son caractère heureux devait, en n’importequel endroit et en n’importe quelle société, lui procurer beaucoupde jouissances, et elle avait de nouveau un toit à offrir àMary ; et celle-ci s’était assez fatiguée de ses amis, de lavanité, de l’ambition, de l’amour et du désappointement dans lecours des derniers six mois, pour avoir besoin de la vraie bonté decœur de sa sœur et de la tranquillité raisonnable de sa vie. Ellesvécurent ensemble ; et quand le Dr. Grant mourut d’uneapoplexie causée par trois grands dîners universitaires ayant lieula même semaine, elles continuèrent à vivre ensemble ; carMary, quoique parfaitement résolue à ne plus s’attacher à nouveau àun frère plus jeune, mit du temps à trouver parmi les brillantsreprésentants, ou les oisifs héritiers présomptifs, qui étaient auxpieds de sa beauté et des vingt mille livres, quelqu’un dont lecaractère et les manières puissent satisfaire le meilleur goûtqu’elle avait acquis à Mansfield et qui pût autoriser l’espoird’une félicité familiale qu’elle avait appris à y estimer, ou quipuisse chasser suffisamment de sa tête Edmond Bertram.
Edmond avait sur elle l’avantage en ce domaine. Il n’avait pas àattendre et à désirer un objet digne de lui succéder. À peineavait-il fini de regretter Mary Crawford, et d’avoir fait remarquerà Fanny combien il était impossible qu’il puisse rencontrer unetelle autre femme, qu’il fut frappé par l’idée qu’une autre femmepourrait aussi bien lui convenir, ou même mieux ; que Fannyelle-même lui était devenue aussi chère, aussi importants pour luitous ses sourires, et dans toutes ses façons de faire, que MaryCrawford l’ait jamais été ; et que ce n’était pas uneentreprise impossible, sans espoir, de lui persuader que sa chaudeet fraternelle estime pour lui ne soit une base suffisante pour unmariage d’amour.
Je m’abstiens à dessein de fixer des dates à cette occasion, defaçon que chacun puisse fixer la sienne, sachant bien que la curede passions ingouvernables et le transfert d’attachementsinaltérables, doit varier quant au temps d’un individu à l’autre.Je demande seulement à tous de croire qu’exactement au moment ou ilétait naturel qu’il en soit ainsi, et pas une semaine avant, Edmondrenonça à Mlle Crawford et commença à désirer épouser Fanny avecautant de gravité que Fanny pouvait le désirer.
Avec une telle estime pour elle, en effet, comme avait été lasienne depuis longtemps, estime basée sur les droits les plusattachants de l’innocence et de la faiblesse, qui ne cessaitd’augmenter, le changement pouvait-il être plus naturel ?L’aimant, la guidant, la protégeant, comme il l’avait fait toujoursdepuis qu’elle avait dix ans, son intelligence formée en grandepartie par ses soins, et son confort dépendant de sa bonté, qu’yavait-il à ajouter, pour qu’il apprenne à préférer de clairs yeuxdoux à d’étincelants yeux noirs ? Étant toujours avec elle, etlui parlant toujours confidentiellement, et ses sentiments étanttoujours dans cet état favorable que donne une désappointementrécent, ces clairs yeux doux ne furent pas long à obtenir lapréférence.
S’étant donc mis en route, et sentant qu’il était parti sur lechemin du bonheur, il n’y avait rien du côté de la prudence qui pûtl’arrêter ou retarder son progrès ; aucun doute de son mérite,aucune crainte d’opposition de goûts, aucun besoin de chercher del’espoir, aucune crainte de dissentiments. Son intelligence, sesdispositions, ses opinions et ses habitudes n’avaient besoind’aucune dissimulation, d’aucune déception à présent, d’aucuneassurance d’amélioration à l’avenir. Même au milieu de sa dernièreaventure, il avait admis la supériorité d’esprit de Fanny. Quelledevait donc être son opinion à présent ? Elle était évidemmenttrop bien pour lui ; mais comme personne ne regrette d’avoirce qui lui est bon, il persistait dans la poursuite de cetteaubaine et il n’était pas possible que de l’encouragement de sapart fût long à se faire attendre. Timide, anxieuse, hésitantecomme elle l’était, il était encore possible que sa tendresse luifît douter parfois de sa plus grande chance de succès, quoiqu’unepériode ultérieure dût lui apprendre la vérité délicieuse etétonnante.
Son bonheur de se savoir depuis si longtemps l’aimé d’un telcœur était une garantie suffisante de sa force d’expression quandil lui en parlait ; ce devait être un délicieux bonheur. Maisil y avait du bonheur ailleurs, que nulle déception ne pouvaitatteindre. Que personne ne croie pouvoir rendre les sentimentsd’une jeune femme lorsqu’elle reçoit l’assurance de l’affectiondont elle se permettait à peine d’entretenir l’espoir.
Leurs propres inclinations assurées, il n’y avait aucunedifficulté, aucun empêchement de pauvreté ou de parenté. C’étaitune union telle qu’elle dépassait même les désirs de Sir Thomas.Écœuré des mariages ambitieux ou mercenaires, prisant de plus enplus le bien pur du principe et du caractère et anxieux avant toutde nouer par les liens les plus sûrs tout ce qui lui restait defélicité domestique, il avait réfléchi avec une véritablesatisfaction à la probabilité presque certaine que les deux jeunesamis ne trouvent leur consolation l’un chez l’autre dudésappointement qu’ils avaient eu ; et le consentement joyeuxqui avait répondu à l’application d’Edmond, le sentiment très vifd’avoir réalisé une grande acquisition dans la promesse de Fanny dedevenir sa fille, faisait un grand contraste avec son opinion surce sujet à l’arrivée de la pauvre petite fille, tel que le tempsproduit continuellement entre les plans et les décisions desmortels, pour leur instruction et pour l’amusement de leurvoisin.
Fanny était vraiment la fille qu’il désirait. Sa charitablebonté lui avait procuré un réconfort de choix. Sa libéralité avaitété largement récompensée et la bonté continuelle de ses intentionsà son égard le méritait. Il aurait pu rendre sa jeunesse plusheureuse ; mais c’était une erreur de jugement qui l’avaitfait paraître dur, et l’avait privé de son premier amour ; etmaintenant, se connaissant vraiment, leur attachement mutuel devinttrès fort. Après l’avoir établie à Thornton Lacey avec toutes lesplus gentilles attentions pour son confort, son but de presquechaque jour était de l’y voir, ou de l’en arracher. Égoïstementchère comme elle l’avait été longtemps à Lady Bertram, elle nepouvait être quittée volontiers par elle. Le bonheur deson fils ou de sa nièce ne pouvait lui faire désirer ce mariage.Mais il lui était possible de se séparer d’elle, puisque Suzannerestait pour la remplacer. Suzanne devenait la nièce définitive —enchantée de l’être — et aussi bien adaptée à cet emploi par uneprésence d’esprit et un penchant à être utile, que Fanny par ladouceur de son caractère et ses forts sentiments de gratitude. LadyBertram ne pouvait se passer d’elle. D’abord, comme réconfort pourFanny, puis comme auxiliaire, et enfin comme son double, elleétait, selon toute apparence, établie à Mansfield pour toujours. Sadisposition moins timide et ses nerfs plus stables lui rendaienttoutes choses faciles. Rapide à comprendre l’humeur de ceux aveclesquels elle était en rapport et n’étant pas suffisamment timidepour ne pouvoir satisfaire un désir de quelque importance, elle futvite la bienvenue, et fut utile à tous ; et après le départ deFanny, lui succéda tout naturellement, au point de devenirgraduellement, peut-être, la plus chérie des deux. Dans sonutilité, dans l’excellence de Fanny, dans la bonne conduitecontinue de Guillaume et dans sa réputation croissante, et dans lesuccès des autres membres de la famille, chacun assistant l’autredans son avancement, et lui faisant crédit pour son aide, SirThomas vit une raison répétée, et pour toujours répétée, de seréjouir de ce qu’il avait fait pour chacun d’eux, admit lesavantages d’un début difficile et de la discipline, et eutconscience que l’on naissait pour lutter et vaincre.
Avec tant de vrai mérite et de véritable amour, et sansprivation de fortune ou d’amis, le bonheur des cousins mariéssemble être aussi assuré qu’un bonheur terrestre puisse l’être.Également préparé à la vie de famille, et attaché aux plaisirs dela campagne, leur maison était celle de l’affection et duconfort ; et, pour compléter leur bonheur, l’acquisition de lachaire de Mansfield libérée par la mort du Dr. Grant, eut lieujuste au moment où ils avaient été mariés depuis assez longtempspour désirer un accroissement de leurs revenus, et trouver troplointaine la maison paternelle.
À cette occasion ils allèrent vivre à Mansfield ; et lePresbytère, dont Fanny n’avait jamais pu approcher, sousl’occupation de ses deux précédents propriétaires, sans unesensation pénible de crainte ou d’alarme, devint vite cher à soncœur, et aussi parfait à ses yeux que tout ce qui était en vue etsous le patronage de Mansfield Park avait été depuis longtemps.
FIN