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Marie-Claire

Marie-Claire

de Marguerite Audoux

PRÉFACE

Francis Jourdain, un soir, me confia la vie douloureuse d’une femme dont il était le grand ami.

Couturière, toujours malade, très pauvre,quelquefois sans pain, elle s’appelait Marguerite Audoux. Malgré tout son courage, ne pouvant plus travailler, ni lire, car elle souffrait cruellement des yeux, elle écrivait.

Elle écrivait non avec l’espoir de publier ses œuvres, mais pour ne point trop penser à sa misère, pour amuser sa solitude, et comme pour lui tenir compagnie, et aussi, je pense,parce qu’elle aimait écrire.

Il connaissait d’elle une œuvre,Marie-Claire, qui lui paraissait très belle. Il me demanda de la lire. J’aime le goût de Francis Jourdain, et j’en fais grand cas. Sa tournure d’esprit, sa sensibilité me contentent infiniment…En me remettant le manuscrit, il ajouta :

– Notre cher Philippe admirait beaucoup ça… Il eût bien voulu que ce livre fût publié. Mais que pouvait-il pour les autres, lui qui ne pouvait rien pour lui ?…

 

Je suis convaincu que les bons livres ont unepuissance indestructible… De si loin qu’ils arrivent, ou si enfouisqu’ils soient dans les misères ignorées d’une maison d’ouvrier, ilsse révèlent toujours… Certes, on les déteste… On les nie et on lesinsulte… Qu’est-ce que cela fait ? Ils sont plus forts quetout et que tout le monde.

Et la preuve c’est que Marie-Claireparaît, aujourd’hui, en volume, chez Fasquelle.

 

Il m’est doux de parler de ce livre admirable,et je voudrais, dans la foi de mon âme, y intéresser tous ceux quiaiment encore la lecture. Comme moi-même, ils y goûteront des joiesrares, ils y sentiront une émotion nouvelle et très forte.

Marie-Claire est une œuvre d’un grandgoût. Sa simplicité, sa vérité, son élégance d’esprit, saprofondeur, sa nouveauté sont impressionnantes. Tout y est à saplace, les choses, les paysages, les gens. Ils sont marqués,dessinés d’un trait, du trait qu’il faut pour les rendre vivants etinoubliables. On n’en souhaite jamais un autre, tant celui-ci estjuste, pittoresque, coloré, à son plan. Ce qui nous étonne surtout,ce qui nous subjugue, c’est la force de l’action intérieure, etc’est toute la lumière douce et chantante qui se lève sur ce livre,comme le soleil sur un beau matin d’été. Et l’on sent bien souventpasser la phrase des grands écrivains : un son que nousn’entendons plus, presque jamais plus, et où notre esprits’émerveille.

Et voilà le miracle :

Marguerite Audoux n’était pas une« déclassée intellectuelle », c’était bien la petitecouturière qui, tantôt, fait des journées bourgeoises,pour gagner trois francs, tantôt travaille chez elle, dans unechambre si exiguë qu’il faut déplacer le mannequin pour atteindrela machine à coudre.

Elle a raconté comment, lorsque en sa jeunesseelle gardait les moutons dans une ferme de la Sologne, ladécouverte, dans un grenier, d’un vieux bouquin lui révéla le mondedes histoires. Depuis ce jour-là, avec une passion grandissante,elle lut tout ce qui lui tombait sous la main, feuilletons, vieuxalmanachs, etc. Et elle fut prise du désir vague, informulé,d’écrire un jour, elle aussi, des histoires. Et ce désir seréalisa, le jour où le médecin, consulté à l’Hôtel-Dieu, luiinterdit de coudre, sous peine de devenir aveugle.

Des journalistes ont imaginé que MargueriteAudoux s’écria alors : « Puisque je ne peux plus coudreun corsage, je vais faire un livre. »

Cette légende, capable de satisfaire, à lafois, le goût qu’ont les bourgeois pour l’extraordinaire et lemépris qu’ils ont de la littérature, est fausse et absurde.

Chez l’auteur de Marie-Claire, legoût de la littérature n’est pas distinct de la curiositésupérieure de la vie, et ce qu’elle s’amusa à noter, ce fut, toutsimplement, le spectacle de la vie quotidienne, mais encore plus cequ’elle imaginait, ce qu’elle devinait de l’existence des gensrencontrés. Déjà, ses dons d’intuition égalaient ses facultésd’observation… Elle ne parlait jamais à quiconque de cette« manie » de griffonner, et brûlait ses bouts de papier,quelle croyait ne pouvoir intéresser personne.

Il fallut que le hasard la conduisît dans unmilieu où fréquentaient quelques jeunes artistes, pour qu’elle serendît compte combien les séduisait, combien les empoignait son dondu récit. Charles-Louis Philippe l’encouragea particulièrement,mais jamais il ne lui donna de conseils. Adressés à une femme dontla sensibilité était si éduquée déjà, la volonté si arrêtée, letempérament si affirmé, il les sentait encore plus inutiles quedangereux.

À notre époque, tous les gens cultivés, etceux qui croient l’être, se soucient fort de retour à la traditionet parlent de s’imposer une forte discipline… N’est-il pasdélicieux que ce soit une ouvrière, ignorant l’orthographe, quiretrouve, ou plutôt qui invente ces grandes qualités de sobriété,de goût, d’évocation, auxquelles l’expérience et la volontén’arrivent jamais seules ?

La volonté, d’ailleurs, ne fait pas défaut àMarguerite Audoux, et quant à l’expérience, ce qui lui en tientlieu, c’est ce sens inné de la langue qui lui permet non pasd’écrire comme une somnambule, mais de travailler sa phrase, del’équilibrer, de la simplifier, en vue d’un rythme dont elle n’apas appris à connaître les lois, mais dont elle a, dans son sûrgénie, une merveilleuse et mystérieuse conscience.

Elle est douée d’imagination, maisentendons-nous, d’une imagination noble, ardente et magnifique, quin’est pas celle des jeunes femmes qui rêvent et des romanciers quicombinent. Elle n’est ni à côté ni au delà de la vie ; ellesemble seulement prolonger les faits observés, et les rendre plusclairs. Si j’étais critique, ou, à Dieu ne plaise, psychologue,j’appellerais cette imagination une imagination déductive. Mais jene me hasarde pas sur ce terrain périlleux.

Lisez Marie-Claire… Et quand vousl’aurez lue, sans vouloir blesser personne, vous vous demanderezquel est parmi nos écrivains – et je parle des plus glorieux –celui qui eût pu écrire un tel livre, avec cette mesure impeccable,cette pureté et cette grandeur rayonnantes.

OCTAVE MIRBEAU.

PREMIÈRE PARTIE

Un jour, il vint beaucoup de monde chez nous.Les hommes entraient comme dans une église, et les femmes faisaientle signe de la croix en sortant.

Je me glissai dans la chambre de mes parents,et je fus bien étonnée de voir que ma mère avait une grande bougieallumée près de son lit. Mon père se penchait sur le pied du lit,pour regarder ma mère, qui dormait les mains croisées sur sapoitrine.

Notre voisine, la mère Colas, nous garda toutle jour chez elle. À toutes les femmes qui sortaient de chez nous,elle disait :

– Vous savez, elle n’a pas vouluembrasser ses enfants.

Les femmes se mouchaient en nous regardant, etla mère Colas ajoutait :

– Ces maladies-là, ça rend méchant.

Les jours qui suivirent, nous avions des robesà larges carreaux blancs et noirs.

La mère Colas nous donnait à manger et nousenvoyait jouer dans les champs. Ma sœur, qui était déjà grande,s’enfonçait dans les haies, grimpait aux arbres, fouillait dans lesmares et revenait le soir les poches pleines de bêtes de toutessortes qui me faisaient peur et mettaient la mère Colas bien encolère.

J’avais surtout une grande répugnance pour lesvers de terre. Cette chose rouge et élastique me causait unehorreur sans nom, et s’il m’arrivait d’en écraser un par mégarde,j’en ressentais de longs frissons de dégoût. Les jours où jesouffrais de points de côté, la mère Colas défendait à ma sœur des’éloigner. Mais ma sœur s’ennuyait et voulait quand mêmem’emmener. Alors, elle ramassait des vers, qu’elle laissaitgrouiller dans ses mains, en les approchant de ma figure. Aussitôt,je disais que je n’avais plus mal, et je me laissais traîner dansles champs.

Une fois, elle m’en jeta une grosse poignéesur ma robe. Je reculai si précipitamment que je tombai dans unchaudron d’eau chaude. La mère Colas se lamentait en medéshabillant. Je n’avais pas grand mal ; elle promit une bonnefessée à ma sœur, et comme les ramoneurs passaient devant cheznous, elle les appela pour l’emmener.

Ils entrèrent tous les trois avec leurs sacset leurs cordes ; ma sœur criait et demandait pardon, et moij’avais bien honte d’être toute nue.

Mon père nous emmenait souvent dans un endroitoù il y avait des hommes qui buvaient du vin ; il me mettaitdebout entre les verres, pour me faire chanter la complainte deGeneviève de Brabant. Tous ces hommes riaient, m’embrassaient, etvoulaient me faire boire du vin.

Il faisait toujours nuit quand nous revenionschez nous. Mon père faisait de grands pas en se balançant ; ilmanquait souvent de tomber ; parfois, il se mettait à pleurertout haut en disant qu’on avait changé sa maison. Alors, ma sœurpoussait des cris, et, malgré la nuit, c’était toujours elle quifinissait par retrouver notre maison.

Il arriva un matin que la mère Colas nousaccabla de reproches, disant que nous étions des enfants demalheur, qu’elle ne nous donnerait plus à manger, et que nouspouvions bien aller retrouver notre père, qui était parti on nesavait où. Quand sa colère fut passée, elle nous donna à mangercomme d’habitude ; mais, quelques instants après, elle nousfit monter dans la carriole du père Chicon. La carriole étaitpleine de paille et de sacs de grains. J’étais placée derrière,dans une sorte de niche, entre les sacs ; la voiture penchaiten arrière et chaque secousse me faisait glisser sur la paille.

J’eus une très grande peur tout le long de laroute ; à chaque glissade, je croyais que la carriole allaitme perdre, ou bien que les sacs allaient s’écrouler sur moi.

On s’arrêta devant une auberge. Une femme nousfit descendre, secoua la paille de nos robes, et nous fit boire dulait. Tout en nous caressant, elle disait au père Chicon :

– Alors, vous pensez que leur père lesvoudra ?

Le père Chicon branla la tête en cognant sapipe contre la table ; il fit une grimace avec sa grosse lèvreet il répondit :

– Il est peut-être parti encore plusloin. Le fils à Girard m’a dit qu’il l’avait rencontré sur la routede Paris.

Le père Chicon nous mena ensuite dans unebelle maison, où il y avait un perron avec beaucoup de marches.

Il causa longtemps avec un monsieur quifaisait de grands gestes et qui parlait de tour de France. Lemonsieur mit sa main sur ma tête, et il répéta plusieursfois :

– Il ne m’avait pas dit qu’il avait desenfants.

Je compris qu’il parlait de mon père, et jedemandai à le voir. Le monsieur me regarda sans répondre, puis ildemanda au père Chicon :

– Quel âge a donc celle-ci ?

– Dans les cinq ans, dit le vieux.

Pendant ce temps, ma sœur jouait sur lesmarches avec un petit chat.

La carriole nous ramena chez la mère Colas,qui nous reçut en bougonnant et en nous bousculant ; quelquesjours après, elle nous fit monter en chemin de fer, et le soir mêmenous étions dans une grande maison où il y avait beaucoup depetites filles.

Sœur Gabrielle nous sépara tout de suite. Elledit que ma sœur était assez grande pour aller aux moyennes, tandisque moi je resterais aux petites.

Sœur Gabrielle était toute petite, vieille,maigre, et courbée ; elle dirigeait le dortoir et leréfectoire. Au dortoir, elle passait un bras sec et dur entre notrechemise et le drap, pour s’assurer de notre propreté, et ellefouettait à heure fixe, et avec des verges, celles dont les drapsétaient humides.

Au réfectoire, elle faisait la salade dans uneimmense terrine jaune.

Les manches retroussées jusqu’aux épaules,elle plongeait et replongeait dans la salade ses deux bras noirs etnoueux, qui sortaient de là tout luisants et gouttelants, et qui mefaisaient penser à des branches mortes, les jours de pluie.

J’eus tout de suite une amie.

Je la vis venir vers moi en se dandinant,l’air effronté.

Elle n’était guère plus haute que le banc surlequel j’étais assise. Elle appuya ses coudes sans façon sur moi,et elle me dit :

– Pourquoi ne joues-tu pas ?

Je répondis que j’avais mal au côté.

– Ah oui, reprit-elle ; ta mamanétait poitrinaire, et sœur Gabrielle a dit que tu mourraisbientôt.

Elle grimpa sur le banc, s’assit en faisantdisparaître sous elle ses petites jambes ; puis elle medemanda mon nom, mon âge, m’apprit qu’elle s’appelait Ismérie,qu’elle était plus vieille que moi, et que le médecin disaitqu’elle ne grandirait jamais. Elle m’apprit aussi que la maîtressede classe s’appelait sœur Marie-Aimée, qu’elle était très méchanteet punissait sévèrement les bavardes.

Elle sauta tout d’un coup sur ses pieds encriant :

Augustine !

Sa voix était comme celle d’un garçon, et sesjambes étaient un peu tordues.

À la fin de la récréation, je l’aperçus sur ledos d’Augustine, qui la balançait d’une épaule sur l’autre, commepour la jeter à terre. En passant devant moi, elle me cria de sagrosse voix :

– Tu me porteras aussi, dis ?

Je fis bientôt la connaissanced’Augustine.

Un mal d’yeux que j’avais s’aggrava. La nuit,mes paupières se collaient l’une contre l’autre, de sorte quej’étais complètement aveugle, jusqu’à ce qu’on me les eût baignées.Ce fut elle qui fut chargée de me conduire à l’infirmerie. Tous lesmatins, elle venait me prendre au petit dortoir. Je l’entendaisvenir depuis la porte. Ce n’était pas long ; elle mesaisissait la main, et m’entraînait du même pas qu’elle étaitvenue, sans s’occuper si je me cognais aux lits.

Nous traversions les couloirs comme le vent,et descendions les deux étages comme une avalanche ; mes piedsrencontraient une marche de temps en temps ; je descendaiscomme on tombe dans le vide ; Augustine avait une main fermequi me tenait solidement.

Pour aller à l’infirmerie, il fallait passerderrière la chapelle, puis devant une petite maison touteblanche ; là, on redoublait de vitesse.

Un jour que, n’en pouvant plus, j’étais tombéesur les genoux, elle me releva avec une tape sur la tête, endisant :

– Dépêche-toi donc, on est devant lamaison des morts.

Tous les jours ensuite, dans la crainte que jetombe, elle m’avertissait quand nous étions devant la maison desmorts.

J’avais surtout peur de la peur d’Augustine.Puisqu’elle courait si fort, c’est qu’il y avait du danger.J’arrivais à l’infirmerie en nage et sans souffle ; quelqu’unme poussait sur une petite chaise, et mon point de côté était passédepuis longtemps quand on venait me laver les yeux.

Ce fut encore Augustine qui me conduisit dansla classe de sœur Marie-Aimée. Elle prit une voix timide pourdire :

– Ma Sœur, voilà la nouvelle.

Je m’attendais à une rebuffade, mais sœurMarie-Aimée me sourit, m’embrassa plusieurs fois, et dit :

– Tu es trop petite pour être sur unbanc. Je vais te mettre ici.

Et elle me fit asseoir sur un petit banc, dansle creux de son pupitre.

Comme il y faisait bon dans ce creux depupitre ! Comme la chaleur des jupes de laine caressait moncorps tout meurtri par les escaliers de bois et depierres !

Souvent deux pieds se posaient de chaque côtéde mon petit banc et je me trouvais étroitement enclavée entre deuxjambes nerveuses et chaudes. Une main tâtonnante m’appuyait la têtesur les jupes entre les genoux, et sous cette main douce, et surcet oreiller chaud, je m’endormais.

Quand je m’éveillais, l’oreiller setransformait en table. La même main y déposait des débris degâteaux, de menus morceaux de sucre, et quelques bonbons.

Autour de moi, j’entendais vivre le monde.

Une voix pleurait :

– Non, ma Sœur, ce n’est pas moi.

Des voix criardes disaient :

– Si, ma Sœur, c’est elle.

Au-dessus de ma tête, une voix pleine etchaude imposait silence, en s’accompagnant de coups de règle sur lepupitre, qui résonnaient et faisaient dans mon creux un bruiténorme.

Parfois, il se faisait un grand mouvement. Lespieds se retiraient de mon petit banc, les genoux se rapprochaient,la chaise remuait, et je voyais se pencher vers mon nid une guimpeblanche, un menton mince, des dents fines et pointues, et enfindeux yeux caressants qui m’apportaient la confiance.

Aussitôt que mon mal d’yeux fut guéri, unalphabet s’ajouta aux friandises. C’était un petit livre où il yavait des images à côté des mots. Je regardais souvent une grossefraise que j’imaginais au moins aussi grosse qu’une brioche.

Quand il ne fit plus froid dans la classe,sœur Marie-Aimée me plaça, sur un banc entre Ismérie et MarieRenaud, qui étaient mes voisines de lit. De temps en temps, elle mepermettait de revenir à mon cher creux, où je trouvais des livresavec des histoires qui me faisaient oublier l’heure.

Un matin, Ismérie m’entraîna en grand mystèrepour m’apprendre que sœur Marie-Aimée ne ferait plus la classe,parce qu’elle allait prendre la place de sœur Gabrielle pour ledortoir et le réfectoire. Elle ne me dit pas où elle avait appriscela, mais elle en était toute chagrinée.

Elle aimait beaucoup sœur Gabrielle, qui latraitait toujours comme un petit enfant ; mais elle n’aimaitpas cette sœur Aimée, ainsi qu’elle l’appelait avec un air demépris, quand elle savait n’être entendue que de nous.

Elle disait aussi que sœur Marie-Aimée ne luipermettrait pas de nous grimper sur le dos, et qu’on ne pourraitpas se moquer d’elle comme de sœur Gabrielle, qui montait lesmarches tout de travers.

Le soir, après la prière, sœur Gabrielle nousannonça son départ. Elle nous embrassa toutes, en commençant parles plus petites. La montée au dortoir se fit en granddésordre : les grandes chuchotaient et se révoltaient àl’avance contre cette sœur Marie-Aimée ; les petitespleurnichaient comme à l’approche d’un danger.

Ismérie, que je portais sur mon dos, pleuraitbruyamment, ses petits doigts m’étranglaient un peu, et ses larmesme tombaient dans le cou.

Personne ne pensait à rire de sœur Gabrielle,qui montait péniblement en disant : « Chut !chut ! » sans se lasser, et sans que le bruit diminuât.La bonne du petit dortoir pleurait aussi : elle me secoua unpeu en me déshabillant ; elle disait :

– Je suis sûre que tu es contente, toi,d’avoir ta sœur Marie-Aimée.

Nous l’appelions Bonne Esther.

Des trois bonnes que nous avions, c’était elleque je préférais. Elle était un peu bourrue, mais elle nous aimaitbien.

La nuit, elle réveillait celles qui avaient demauvaises habitudes, afin de leur épargner les verges du lendemain.Quand je toussais, elle se levait et à tâtons me fourrait dans labouche un morceau de sucre mouillé. Bien des fois aussi, ellem’avait emporté de mon lit, où j’étais glacée, pour me réchaufferdans le sien.

Le lendemain, on entra en grand silence auréfectoire. Les bonnes nous ordonnèrent de rester debout ;plusieurs grandes se tenaient très droites avec un air fier ;Bonne Justine restait humble et triste au bout de la table, tandisque Bonne Néron, qui avait l’air d’un gendarme, faisait les centpas au milieu du réfectoire.

Elle regardait souvent la pendule en haussantdédaigneusement les épaules.

Sœur Marie-Aimée entra en laissant la porteouverte derrière elle ; elle me parut plus grande avec sontablier blanc et ses manches blanches. Elle marchait lentement enregardant tout le monde ; le chapelet qui pendait à son côtéfaisait entendre un petit bruit, et sa jupe se balançait un peudans le bas. Elle monta les trois marches de son estrade, et nousfit asseoir d’un geste de la main.

L’après-midi, elle nous mena dans lacampagne.

Il faisait très chaud. J’allai m’asseoir prèsd’elle, sur une hauteur ; elle lisait un livre en surveillantd’un coup d’œil les petites filles, qui jouaient dans un champau-dessous de nous. Elle regarda longtemps le soleil couchant endisant à chaque instant :

– Que c’est beau ! que c’estbeau !…

Le soir même, les verges disparurent du petitdortoir, et au réfectoire la salade fut retournée avec de longuesspatules. À part cela, rien ne fut changé. Nous allions en classede neuf heures à midi, et l’après-midi nous épluchions des noixpour un marchand d’huiles.

Les plus grandes les cassaient avec unmarteau, et les plus petites les séparaient des coquilles. Il étaitbien défendu d’en manger, et surtout ce n’était pas facile :il s’en trouvait toujours une pour vous dénoncer, par jalousie degourmandise.

C’était Bonne Esther qui nous regardait dansla bouche. Quelquefois, elle s’attardait à une incorrigiblegourmande. Alors, elle lui faisait les gros yeux, puis elle luidisait en la renvoyant d’une taloche :

– J’ai l’œil sur toi.

Nous étions quelques-unes en qui elle avaitgrande confiance. Elle nous faisait pivoter en faisant semblant denous regarder, et elle disait en riant :

– Ferme ton bec.

J’avais souvent envie d’en manger, mais lesbons yeux de Bonne Esther passaient devant moi, et je rougissais àl’idée de tromper sa confiance.

À la longue, l’envie devint si forte, que jene pensais plus qu’à cela : pendant des jours et des jours, jecherchai le moyen d’en manger sans me faire prendre. J’essayai d’encacher dans mes manches, mais j’étais si maladroite que je lesperdais aussitôt ; et puis, j’avais envie d’en mangerbeaucoup, beaucoup. Il me semblait que j’en aurais mangé un pleinsac.

Un jour enfin, je trouvai l’occasion. BonneEsther, qui nous menait coucher, glissa sur une coquille, et lâchasa lanterne, qui s’éteignit. Comme je me trouvais à côté d’unebassine pleine, j’en pris une grosse poignée, que je fourrai dansma poche.

Aussitôt que tout le monde fut couché, jesortis les noix de ma poche, et, la tête sous les draps, j’en prisma pleine bouche ; mais aussitôt il me sembla que tout ledortoir entendait le bruit que faisaient mes mâchoires j’avais beaucroquer doucement et lentement, le bruit cognait dans mes oreilles,comme des coups de maillet. Bonne Esther se leva : elle allumala lampe, regarda sous les lits en se baissant.

Quand elle fut près de moi, je la regardaiépouvantée. Elle dit tout bas :

– Tu ne dors donc pas ?

Puis elle continua ses recherches. Elle allajusqu’au bout du dortoir, ouvrit et referma la porte, mais à peineétait-elle recouchée et la lampe éteinte, que le loquet de la portetapa comme si on l’ouvrait.

Bonne Esther ralluma encore la lampe etdit :

– Ça, c’est trop fort ; ce n’estpourtant pas la chatte qui ouvre la porte toute seule.

– Il me semblait qu’elle avaitpeur : je l’entendais remuer dans son lit, et tout d’un coupelle se mit à crier :

– Mon Dieu ! mon Dieu !

Ismérie lui demanda ce qu’elle avait. Ellenous dit qu’une main ouvrait la porte à la chatte, et qu’ellevenait de sentir un grand souffle sur son visage.

Dans la demi-clarté, on voyait la porteentrouverte. J’étais très effrayée. Je pensais que c’était le démonqui venait me chercher. Au bout d’un long moment, on n’entendaitplus rien. Bonne Esther demanda si l’une de nous voulait bien selever pour souffler la lampe, qui n’était cependant pas très loinde son lit. Personne ne répondit. Alors elle m’appela. Je me levai,pendant qu’elle disait :

– Toi qui es si sage, les revenants ne teferont rien.

Elle se tut en même temps que je soufflai lalampe, et tout de suite je vis des milliers de points brillants,pendant que je sentais un grand froid sur les joues. Je devinaissous les lits des dragons verts avec des gueules tout enflammées.Je sentais leurs griffes sur mes pieds, et des lumières sautaientde chaque côté de ma tête. J’éprouvais un grand besoin dem’asseoir, et en arrivant à mon lit, je croyais fermement qu’il memanquait les deux pieds. Quand j’osai m’en assurer, je les trouvaibien froids, et je finis par m’endormir en les tenant dans mes deuxmains.

Au matin, Bonne Esther trouva la chatte sur unlit près de la porte.

Elle avait fait ses petits pendant lanuit.

On rapporta l’histoire à sœur Marie-Aimée.Elle répondit que c’était sûrement la chatte qui avait ouvert laporte, en se dressant vers le loquet. Mais la chose ne fut jamaisbien éclaircie, et les petites en causèrent longtemps tout bas.

La semaine suivante, toutes celles qui avaienthuit ans descendirent au grand dortoir.

J’eus un lit placé près d’une fenêtre, toutprès de la chambre de sœur Marie-Aimée.

Marie Renaud et Ismérie restèrent mesvoisines. Souvent, quand nous étions couchées, sœur Marie-Aiméevenait s’asseoir près de ma fenêtre. Elle me prenait une mainqu’elle caressait, tout en regardant dehors. Une nuit, il y eut ungrand feu dans le voisinage. Tout le dortoir était éclairé. SœurMarie-Aimée ouvrit la fenêtre toute grande, puis elle me secoua, endisant :

– Réveille-toi, viens voir lefeu !

Elle me prit dans ses bras. Elle me passait lamain sur le visage pour me réveiller en me répétant :

– Viens voir le feu. Vois comme c’estbeau !

J’avais si envie de dormir que je laissaistomber ma tête sur son épaule. Alors, elle me donna une bonnegifle, en m’appelant petite brute. Cette fois, j’étais réveillée,et je me mis à pleurer. Elle me prit de nouveau dans sesbras ; elle s’assit et me berça en me tenant serrée contreelle.

Elle avançait la tête vers la croisée. Sonvisage était comme transparent, et ses yeux étaient pleins delumière.

Ismérie aurait bien voulu que sœur Marie-Aiméene vînt jamais vers la fenêtre ; cela l’empêchait debavarder ; elle avait toujours quelque chose à dire ; savoix était si forte, qu’on l’entendait à l’autre bout du dortoir.Sœur Marie-Aimée disait :

– Voilà encore Ismérie qui parle.

Ismérie répondait :

– Voilà encore sœur Marie-Aimée quigronde.

J’étais confondue de son audace. Je pensaisque sœur Marie-Aimée faisait semblant de ne pas l’entendre.

Pourtant, un jour, elle lui dit :

– Je vous défends de répondre, espèce denaine.

Ismérie cria :

– Mon gnouf !

C’était un mot dont nous nous servions entrenous et qui voulait dire : « Regarde mon nez, si jet’écoute. »

Sœur Marie-Aimée s’élança vers le martinet. Jetremblai pour le petit corps d’Ismérie, mais elle se jeta à platventre, en gigotant, et se tordant avec des cris bizarres. SœurMarie-Aimée la poussa du pied avec dégoût ; elle dit enlançant le martinet au loin :

– Quelle affreuse petitecréature !

Dans la suite, elle évitait de la regarder etne paraissait pas entendre ses insolences. Toutefois, elle nousdéfendait sévèrement de la porter sur notre dos. Cela n’empêchaitpas Ismérie de grimper après moi comme un singe. Je n’avais pas lecourage de la repousser, et, en me baissant un peu, je la laissaiss’installer sur mon dos.

Cela se passait surtout en montant au dortoir.Elle avait une grande difficulté à enjamber les marches, elle enriait elle-même, elle disait qu’elle montait comme les poules.

Comme sœur Marie-Aimée était toujours enavant, je tâchais de me trouver dans les dernières ; ilarrivait parfois qu’elle se retournait brusquement ; alorsIsmérie glissait le long de moi avec une rapidité et une adresseétonnantes.

Je restais toujours un peu gênée sous leregard de sœur Marie-Aimée, et Ismérie ne manquait jamais de medire :

– Tu vois comme tu es bête : tu t’esencore fait prendre.

Elle n’avait jamais pu grimper sur MarieRenaud, qui la repoussait toujours, en disant qu’elle usait etsalissait nos robes.

Si Ismérie était bavarde, par contre MarieRenaud ne causait jamais.

Chaque matin, elle m’aidait à faire monlit ; elle passait soigneusement ses mains sur les draps, pourlisser les cassures ; elle refusait obstinément mon aide pourfaire le sien, prétendant que je roulais les draps n’importecomment. J’étais toujours stupéfaite de voir que son lit n’avaitaucun désordre à son lever.

Elle finit par me confier qu’elle épinglaitses draps et ses couvertures après son matelas. Elle avait unequantité de petites cachettes pleines de toutes sortes de choses. Àtable, elle mangeait toujours un bout du dessert de laveille ; celui du jour restait dans sa poche ; elle lecaressait et en mangeait un petit morceau de temps en temps. Je latrouvais souvent dans les coins en train de faire de la dentelleavec une épingle.

Sa plus grande joie était de brosser, plier etranger ; aussi, grâce à elle, mes souliers étaient toujoursbien cirés, et ma robe des dimanches soigneusement pliée.

Cela dura jusqu’au jour où il vint unenouvelle bonne, qui s’appelait Madeleine. Elle ne fut pas longtempsà s’apercevoir que je n’étais pour rien dans le bon arrangement dema toilette ; elle se mit à crier en me traitant de mijaurée,de grande fainéante, disant que je me faisais servir comme unedemoiselle, et que c’était honteux de faire travailler cette pauvreMarie Renaud qui n’avait pas deux liards de vie. Bonne Néron se mitd’accord avec elle pour dire que j’étais une orgueilleuse, que jeme croyais au-dessus de tout le monde, que je ne faisais jamaisrien comme les autres, qu’elles n’avaient jamais vu une fille commemoi, et que j’étais dépareillée.

Elles criaient toutes deux à la fois en setenant penchées sur moi.

Je pensais à deux fées braillardes, une noireet une blanche : Bonne Néron si haute et si noire, etMadeleine si blonde et si fraîche avec de grosses lèvres ouvertes,ses dents si écartées et sa langue large et épaisse qui remuait etpoussait de la salive au coin de sa bouche.

Bonne Néron leva la main sur moi etdit :

– Voulez-vous baisser les yeux !

Elle ajouta en s’éloignant :

– C’est qu’elle vous fait honte quandelle vous regarde comme cela.

Je savais depuis longtemps que Bonne Néronressemblait à un taureau, mais il me fut impossible de trouver àquelle bête ressemblait Madeleine. J’y pensais pendant plusieursjours en repassant dans ma tête le nom de toutes les bêtes que jeconnaissais, et je finis par y renoncer.

Elle était grasse et elle marchait enfléchissant les reins ; elle avait une voix perçante quisurprenait tout le monde.

Elle demanda à chanter à la chapelle, maiscomme elle ne savait pas les cantiques, sœur Marie-Aimée me chargeade les lui apprendre. Marie Renaud put recommencer de brosser etplier mes habits sans que personne eût l’air de s’en apercevoir.Elle était si contente qu’elle me fit cadeau d’une épingle doublepour attacher mon mouchoir, que je perdais toujours. Deux joursaprès, j’avais perdu l’épingle et le mouchoir.

Oh, ce mouchoir quel cauchemarépouvantable ! maintenant encore, quand j’y pense, uneangoisse me prend. Pendant des années, je perdis régulièrement unmouchoir par semaine.

Sœur Marie-Aimée nous remettait un mouchoirpropre contre le sale que nous jetions à terre devant elle. J’ypensais seulement à ce moment-là ; alors, je retournais toutesmes poches ; je courais comme une folle dans les dortoirs,dans les couloirs, jusqu’au grenier ; je cherchais partout.Mon Dieu ! pourvu que je trouve un mouchoir !

En passant devant la Vierge, je joignais lesmains avec ferveur : « Mère admirable, faites que jetrouve un mouchoir ! »

Mais je n’en trouvais pas, et je redescendais,rouge, essoufflée, penaude, n’osant pas prendre celui que metendait sœur Marie-Aimée.

J’entendais d’avance le reproche si mérité.Les jours où je n’entendais pas de reproches, je voyais un frontplissé, des yeux courroucés qui me suivaient longtemps sans sedétourner ; j’étais si écrasée de honte que je pouvais à peinelever les pieds. Je marchais tout effacée, sans remuer lecorps ; et, malgré cela, je perdais encore mon mouchoir.

Madeleine me regardait avec un air de faussecompassion, et elle ne pouvait pas toujours s’empêcher de me direque je méritais une sévère punition.

Elle paraissait très attachée à sœurMarie-Aimée ; elle la servait attentivement, et fondait enlarmes au moindre reproche.

Elle avait des crises de gros sanglots quesœur Marie-Aimée calmait en lui caressant les joues. Alors, elleriait et pleurait tout à la fois. Elle avait un mouvement desépaules qui laissait voir son cou blanc, et qui faisait dire àBonne Néron qu’elle avait l’air d’une chatte.

Bonne Néron s’en alla un jour après une scène,au milieu du déjeuner, alors qu’il régnait un grand silence. Ellecria tout à coup :

– Oui, je veux m’en aller, et je m’enirai !

Comme sœur Marie-Aimée la regardait toutétonnée, elle lui fit face en baissant la tête, qu’elle secouait etlançait en avant, criant plus fort qu’elle ne souffrirait pas pluslongtemps d’être commandée par une morveuse, oui, une morveuse.

Elle était arrivée à reculons près de laporte ; elle l’ouvrit tout en donnant de furieux coups detête, et avant de disparaître, elle lança son grand bras dans ladirection de sœur Marie-Aimée et, avec un profond mépris, elledit :

– Ça n’a pas seulement vingt-cinqans !

Quelques petites filles étaientterrifiées ; d’autres éclatèrent de rire. Madeleine eut unevéritable crise de nerfs ; elle se jeta aux genoux de sœurMarie-Aimée en lui enlaçant les jambes et en embrassant sa robe.Elle lui prit les mains, qu’elle frotta contre sa grosse bouchehumide ; tout cela, en poussant des cris, comme si unecatastrophe épouvantable était arrivée.

Sœur Marie-Aimée n’arrivait pas à sedégager ; elle finit par se fâcher. Alors, Madeleines’évanouit en tombant sur le dos.

Tout en la dégrafant, sœur Marie-Aimée fit unsigne de mon côté. Croyant qu’elle avait besoin de mes services,j’accourus. Mais elle me renvoya :

– Non, pas toi, Marie Renaud.

Elle lui remit ses clefs, et bien que MarieRenaud ne fût jamais entrée dans la chambre de sœur Marie-Aimée,elle trouva tout de suite le flacon demandé.

Madeleine se remit très vite, et en prenant laplace de Bonne Néron, elle prit de l’autorité. Elle restait timideet soumise devant sœur Marie-Aimée ; mais elle se rattrapaitsur nous, en braillant à tout propos qu’elle était notresurveillante, et non pas notre bonne.

Le jour de son évanouissement, j’avais vu sesseins, qui m’avaient paru si beaux, que je n’avais encore rienimaginé de pareil.

Mais je la trouvais bête, et ne faisais aucuncas de ses remontrances. Cela la mettait en colère ; elle mecriblait de mots grossiers, et finissait toujours par me traiterd’espèce de princesse.

Elle ne pouvait supporter l’affection que memontrait sœur Marie-Aimée ; et quand elle la voyaitm’embrasser, elle rougissait de dépit.

Je commençais à grandir et j’étais assez bienportante. Sœur Marie-Aimée disait quelle était fière de moi. Elleme serrait si fort en m’embrassant qu’elle me faisait mal. Puiselle disait en posant délicatement ses doigts sur monfront :

– Ma petite fille ! mon petitenfant !

Pendant les récréations, je restais souventprès d’elle. Je l’écoutais lire : elle lisait d’une voixprofonde et mordante, et, quand les personnages lui déplaisaientpar trop, elle fermait violemment le livre et se mêlait à nosjeux.

Elle eût voulu me voir sans défaut. Ellerépétait souvent :

– Je veux que tu sois parfaite ;entends-tu ? parfaite.

Un jour, elle crut que j’avais menti.

Nous avions trois vaches qui paissaientquelquefois sur une pelouse au milieu de laquelle se trouvait unénorme marronnier. La vache blanche était méchante, et nous enavions peur, parce qu’elle avait déjà piétiné une petite fille.

Ce jour-là, je vis les deux vaches rouges et,directement sous le marronnier, une belle vache noire. Je dis àIsmérie :

– Tiens, on a changé la vache blanche,sans doute parce qu’elle était méchante.

Ismérie, qui était de mauvaise humeur, se mità crier, disant que je me moquais toujours des autres, en voulantleur faire croire des choses qui n’existaient pas.

Je lui montrai la vache : elle soutintque c’était la blanche ; moi, je soutenais que c’était unenoire.

Sœur Marie Aimée entendit. Elle paraissaitoutrée, quand elle dit :

– Comment peux-tu soutenir que cettevache est noire ?

À ce moment, la vache se déplaça ; elleparaissait maintenant noire et blanche, et je compris que c’étaitl’ombre du marronnier qui m’avait trompée. J’étais si stupéfaiteque je ne trouvai rien à répondre ; je ne savais commentexpliquer cela. Sœur Marie-Aimée me secoua violemment.

– Pourquoi as-tu menti ?allons ! réponds, pourquoi as-tu menti ?

Je répondis que je ne savais pas.

Elle m’envoya en pénitence sous le hangar, enm’assurant que je n’aurais comme nourriture que du pain et del’eau.

Comme je n’avais pas menti, la pénitence melaissa indifférente.

Sous ce hangar, il n’y avait que de vieillesarmoires, et des choses servant au jardinage. Je grimpai d’unechose sur l’autre, et je me trouvai bientôt assise sur la plushaute armoire.

J’avais dix ans, et c’était la première foisque je me trouvais seule. J’en ressentis comme un contentement.Tout en balançant mes jambes, j’imaginais tout un mondeinvisible : une vieille armoire à ferrures rouillées devintl’entrée d’un palais magnifique. J’étais une petite filleabandonnée sur une montagne ; une belle dame vêtue comme unefée m’avait aperçue et venait me chercher ; des chiensmerveilleux couraient devant elle ; ils étaient presque à mespieds, lorsque je vis devant l’armoire aux ferrures sœurMarie-Aimée, qui regardait de tous côtés.

Je ne savais pas que j’étais assise sur unmeuble ; je me croyais encore sur la montagne, et j’étaisseulement ennuyée que l’arrivée de sœur Marie-Aimée eût faitdisparaître le palais avec tous ses personnages.

Elle me découvrit au balancement de mesjambes ; et je m’aperçus en même temps qu’elle que j’étais surune armoire.

Elle resta un moment les yeux levés versmoi ; puis, elle tira de la poche de son tablier un morceau depain, un bout de boudin, une petite fiole de vin, me montra chaquechose l’une après l’autre, et, la voix fâchée, elle dit :

– C’était pour toi ; eh bien,voilà !

Elle remit le tout dans sa poche, et s’enalla.

Un instant après, Madeleine m’apporta du painet de l’eau, et je restai jusqu’au soir sous le hangar.

Depuis quelque temps, sœur Marie-Aiméedevenait triste ; elle ne jouait plus avec nous ;souvent, elle oubliait l’heure de notre dîner. Madeleine m’envoyaitla chercher à la chapelle, où je la trouvais à genoux, le visagecaché dans ses mains.

Il me fallait la tirer par sa robe pour mefaire entendre. Il me sembla plusieurs fois qu’elle avaitpleuré ; mais je n’osais pas la regarder de peur de la fâcher.Elle paraissait tout absorbée, et, quand on lui parlait, ellerépondait par oui ou par non, d’un ton sec.

Pourtant, elle s’occupa activement d’unepetite fête que nous faisions tous les ans à Pâques. Elle fitapporter les gâteaux que l’on rangea sur une table, en lesrecouvrant d’une nappe blanche, pour ne pas donner trop detentation aux gourmandes.

Le dîner s’était passé au milieu d’unbabillage énorme, à cause de la permission que nous avions decauser à table les jours de fête. Sœur Marie-Aimée nous avaitservies avec son bon sourire et une bonne parole pour chacune. Ellese disposait à nous servir les gâteaux en se faisant aider parMadeleine, pour enlever la nappe qui les recouvrait.

À ce moment, la chatte, qui était dessous,sauta à terre et se sauva. Sœur Marie-Aimée et Madeleine poussèrentensemble un « ah ! » prolongé, puis Madeleinecria :

– La sale bête, elle a mordu à tous lesgâteaux !

Sœur Marie-Aimée n’aimait pas la chatte. Elleresta un moment immobile, puis elle courut prendre un bâton et selança après la bête.

Ce fut une course épouvantable : lachatte, affolée, sautait de tous côtés, échappant au bâton, qui nefrappait que les bancs et les murs. Toutes les petites filles,prises de peur, se sauvaient vers la porte. Sœur Marie-Aimée lesarrêta d’un mot : Que personne ne sorte !

Elle avait un visage que je ne connaissaispas : ses lèvres rentrées, ses joues aussi blanches que sacornette, et ses yeux qui faisaient du feu, me semblèrent sieffrayants que je cachai ma figure dans mon bras.

Malgré moi, je regardai de nouveau. Lapoursuite continuait : sœur Marie-Aimée, le bâton haut,courait en silence ; ses lèvres s’étaient ouvertes et onvoyait ses petites dents pointues ; elle courait dans tous lessens, sautant les bancs, montant sur les tables en relevantrapidement ses jupes ; au moment où elle allait l’atteindre,la chatte fit un bond formidable et s’accrocha après un rideau,tout en haut d’une fenêtre.

Madeleine, qui avait suivi sœur Marie-Aiméeavec des mouvements de jeune chien un peu lourd, voulut allerchercher un bâton plus long, mais sœur Marie-Aimée l’arrêta d’ungeste en disant :

– Elle a bien fait des’échapper !

Bonne Justine, qui était près de moi, disaiten se cachant les yeux :

– Oh ! c’est honteux ! c’esthonteux !

Moi aussi, je trouvais que c’étaithonteux : une sorte de déconsidération me venait pour sœurMarie-Aimée, que j’avais toujours crue sans défaut. Je comparaiscette scène avec une autre qui s’était passée un jour de grandorage. Combien j’avais trouvé sœur Marie-Aimée au-dessus de tout,ce jour-là ! Je la revoyais, montée sur un banc : ellefermait tranquillement les hautes fenêtres en élevant ses beauxbras dont les larges manches se rabattaient sur ses épaules, et,pendant que nous étions épouvantées par les éclairs et les coups devent furieux, elle disait d’une voix calme :

– Mais… c’est un ouragan !

Maintenant, sœur Marie-Aimée faisait reculerles petites filles au fond de la salle. Elle ouvrait la porte toutegrande à la chatte, qui sortit en trois bonds.

L’après-midi, je fus bien étonnée de voir quece n’était pas notre vieux curé qui disait les vêpres.

Celui-ci était grand et fort. Il chantaitd’une voix forte et saccadée. Toute la soirée, on parla de lui.Madeleine disait que c’était un bel homme, et sœur Marie-Aiméetrouva qu’il avait la voix jeune, mais qu’il prononçait les motscomme un vieillard. Elle dit aussi qu’il avait la démarche jeune etdistinguée.

Quand il vint nous faire visite deux ou troisjours après, je vis qu’il avait des cheveux blancs qui bouclaientau-dessus de son cou, et que ses yeux et ses sourcils étaient trèsnoirs.

Il demanda à voir celles qui se préparaient aucatéchisme, et voulut savoir le nom de chacune. Sœur Marie-Aiméerépondit pour moi. Elle dit en mettant sa main sur matête :

– Celle-ci, c’est notre Marie-Claire.

Ismérie s’approcha à son tour. Il la regardaavec une grande curiosité, la fit tourner le dos et marcher devantlui ; il compara sa taille à celle d’un bébé de trois ans, etcomme il demandait à sœur Marie-Aimée si elle était intelligente,Ismérie se retourna brusquement en disant qu’elle était moins bêteque les autres.

Il se mit à rire, et je vis que ses dentsétaient très blanches. Quand il parlait, il faisait un mouvement enavant, comme s’il voulait rattraper ses mots, qui semblaient luiéchapper malgré lui.

Sœur Marie-Aimée le reconduisit jusqu’à laporte de la grande cour. Les autres fois, elle n’accompagnait lesvisiteurs que jusqu’à la porte de la salle.

Elle reprit sa place sur son estrade et aubout d’un moment, elle dit, sans regarder personne :

– C’est un homme vraiment trèsdistingué.

Notre nouveau curé habitait dans une petitemaisonnette, tout près de la chapelle. Le soir, il se promenaitdans les allées plantées de tilleuls. Il passait très près du carréde pelouse où nous jouions, et il saluait, en se courbant très bas,sœur Marie-Aimée.

Tous les jeudis après-midi, il venait nousrendre visite : il s’asseyait en s’appuyant au dossier de sachaise, et, après avoir croisé les jambes l’une sur l’autre, ilnous racontait des histoires. Il était très gai, et sœurMarie-Aimée disait qu’il riait de bon cœur.

Il arrivait parfois que sœur Marie-Aimée étaitsouffrante ; alors, il montait lui faire visite dans sachambre.

On voyait passer Madeleine avec une théière etdeux tasses ; elle était rouge et empressée.

Quand l’été fut fini, M. le curé vintnous voir le soir après dîner ; il passait la veillée avecnous.

À neuf heures sonnant, il nous quittait ;et sœur Marie-Aimée l’accompagnait toujours dans le couloir jusqu’àla grande porte.

Il y avait déjà un an qu’il était avec nous,et je n’avais pu encore m’habituer à me confesser à lui. Souvent,il me regardait avec un rire qui me faisait croire qu’il sesouvenait de mes péchés.

Nous allions à confesse à jours fixes :chacune passait à son tour ; quand il n’en restait plus qu’uneou deux avant moi, je commençais à trembler.

Mon cœur battait à toute volée, et j’avais descrampes d’estomac qui me coupaient la respiration.

Puis, mon tour arrivé, je me levais, lesjambes tremblantes, la tête bourdonnante et les joues froides. Jetombais sur les genoux dans le confessionnal, et tout aussitôt lavoix marmottante et comme lointaine de M. le curé me rendaitun peu de confiance. Mais il fallait toujours qu’il m’aidât à merappeler mes péchés : sans cela, j’en aurais oublié lamoitié.

À la fin de la confession, il me demandaittoujours mon nom. J’aurais bien voulu en dire un autre, mais enmême temps que j’y pensais, le mien sortait précipitamment de mabouche.

Le moment de la première communionapprochait ; elle devait avoir lieu au mois de mai, et oncommençait déjà les préparatifs.

Sœur Marie-Aimée composait des cantiquesnouveaux ; elle avait fait aussi une sorte de cantique à lalouange de M. le curé.

Quinze jours avant la cérémonie, on noussépara des autres. Nous passions tout notre temps en prières.

Madeleine devait surveiller notrerecueillement, mais il lui arriva plus d’une fois de le troubler,en se disputant avec l’une ou l’autre.

Ma camarade s’appelait Sophie.

Elle n’était pas bruyante, et nous nouséloignions toujours des disputes. Nous causions de choses graves.Je lui avouai mon aversion pour la confession, et combien j’avaispeur de faire une mauvaise communion.

Elle était très pieuse, et elle ne comprenaitrien à mes appréhensions. Elle trouvait que je manquais de piété,et elle avait remarqué que je m’endormais pendant la prière.

Elle m’avoua à son tour qu’elle avaitgrand’peur de la mort ; elle en parlait d’un air craintif, enbaissant la voix.

Ses yeux étaient presque verts, et ses cheveuxsi beaux que sœur Marie-Aimée n’avait jamais voulu les lui couper,comme aux autres petites filles.

Enfin, le grand jour arriva.

Ma confession générale n’avait pas été troppénible : cela m’avait donné à peu près la même impressionqu’un bon bain. Je me sentais très propre.

Cependant, je tremblais si fort en recevantl’hostie, que mes dents en gardèrent une partie. J’eus unéblouissement, et il me sembla qu’un rideau noir descendait devantmoi. Je crus reconnaître la voix de sœur Marie-Aimée, quidemandait :

– Es-tu malade ?

J’eus conscience qu’elle m’accompagnaitjusqu’à mon prie-Dieu, qu’elle me mettait mon cierge dans la main,en disant :

– Tiens-le bien.

J’avais la gorge si serrée qu’il m’étaitimpossible d’avaler, et je sentis qu’un liquide me coulait de labouche.

Alors, une peur folle monta en moi, carMadeleine nous avait bien averties, que s’il nous arrivait demordre l’hostie, le sang de Jésus coulerait de notre bouche sansque rien pût l’arrêter.

Sœur Marie-Aimée m’essuyait le visage, etdisait tout bas :

– Fais donc attention, voyons ;es-tu malade ?

Ma gorge se desserra, et j’avalai brusquementl’hostie avec un flot de salive.

J’osai alors regarder le sang qui était sur marobe, mais je ne vis qu’une petite tache pareille à celle qu’auraitpu faire une goutte d’eau.

Je portai mon mouchoir à mes lèvres etj’essuyai ma langue : il n’y avait pas non plus de sang surmon mouchoir.

Je n’étais pas très sûre de tout cela, maiscomme on nous faisait lever pour chanter, j’essayai de chanter avecles autres.

Quand M. le curé vint nous voir dans lajournée, sœur Marie-Aimée lui dit que j’avais failli m’évanouirpendant la communion. Il me releva la tête, et après m’avoir bienregardée dans les yeux, il se mit à rire, et dit que j’étais unepetite fille très sensible.

Aussitôt que nous avions fait notre premièrecommunion, nous n’allions plus en classe. Bonne Justine nousapprenait à faire de la lingerie. Nous faisions des coiffes pourles paysannes. Ce n’était pas très difficile, et comme c’étaitquelque chose de nouveau, je travaillais avec ardeur.

Bonne Justine déclara que je ferais une trèsbonne lingère. Sœur Marie-Aimée dit en m’embrassant :

– Si seulement tu pouvais vaincre taparesse !

Mais quand j’eus fait plusieurs coiffes, etqu’il me fallut toujours recommencer, ma paresse reprit vite ledessus. Je m’ennuyais, et je ne pouvais me décider àtravailler.

Je serais restée des heures et des heures sansbouger, à regarder travailler les autres.

Marie Renaud cousait en silence ; ellefaisait des points si petits et si serrés, qu’il fallait avoir debons yeux pour les voir.

Ismérie cousait en chantonnant sans craintedes réprimandes.

Les unes cousaient le dos courbé, le frontplissé, avec des doigts mouillés qui faisaient crisser lesaiguilles ; d’autres cousaient lentement, avec soin, sansfatigue, sans ennui, en comptant les points tout bas.

J’aurais bien voulu être commecelles-là ! Je me grondais en moi-même, et pendant quelquesminutes je les imitais.

Mais le moindre bruit me dérangeait, et jerestais à écouter ou regarder ce qui se passait autour de moi.Madeleine disait que j’avais toujours le nez en l’air.

Je passais tout mon temps à imaginer desaiguilles qui auraient cousu toutes seules.

Pendant longtemps, j’ai eu l’espoir qu’unegentille petite vieille, visible pour moi seulement, sortirait dela grande cheminée et viendrait coudre ma coiffe très vite.

Je finis par devenir insensible aux reproches.Sœur Marie-Aimée ne savait plus que faire pour m’encourager ou mepunir.

Un jour, elle décida que je ferais la lecturetout haut, deux fois par jour. Ce fut une grande joie pourmoi ; je trouvais que l’heure de la lecture n’arrivait jamaisassez vite, et je fermais toujours le livre avec regret.

Après la lecture, sœur Marie-Aimée faisaitchanter Colette, l’infirme.

Elle chantait toujours les mêmes chansons,mais sa voix était si belle qu’on ne se lassait pas de l’entendre.Elle chantait simplement, sans quitter son ouvrage, en balançantseulement un peu la tête.

Bonne Justine, qui savait l’histoire dechacune, racontait que Colette avait été apportée avec les deuxjambes broyées, quand elle était encore toute petite.

Maintenant, elle avait vingt ans : ellemarchait péniblement avec deux cannes, et ne voulait pas se servirde béquilles, de peur d’avoir l’air d’une vieille.

Pendant les récréations, je la voyais toujoursseule sur un banc. Elle s’étirait sans cesse en se renversant enarrière. Ses yeux noirs avaient la prunelle si large, qu’on nevoyait presque pas le blanc.

Je me sentais attirée vers elle ;j’aurais voulu être son amie. Elle paraissait très fière, et quandje lui rendais un petit service, elle avait une façon de medire : « Merci, petite », qui me renvoyait tout desuite à mes douze ans.

Madeleine prit un air mystérieux pour me direqu’il était bien défendu de parler seule avec Colette ; etquand je voulus savoir pourquoi, elle s’embrouilla dans unehistoire longue et compliquée qui ne m’apprit rien du tout.

Je m’adressai à Bonne Justine, qui fit lesmêmes simagrées pour me dire qu’on disait beaucoup de mal deColette, et qu’une petite fille comme moi ne devait pas s’approcherd’elle.

Je ne pus jamais parvenir à comprendrepourquoi. À force de la regarder, je m’aperçus que chaque foisqu’une grande lui donnait le bras pour la promener un peu, il envenait tout de suite trois ou quatre qui causaient et riaient avecelle.

Je pensai qu’elle n’avait pas d’amie. Unegrande pitié s’ajouta au sentiment qui m’attirait vers elle, et unjour que les grandes la délaissaient, je lui offris mon bras pourfaire le tour de la pelouse.

J’étais debout, devant elle, un peu intimidée.Je sentais qu’elle ne refuserait pas.

Elle me fixa, puis elle dit :

– Tu sais que c’est défendu ?

Je fis signe que oui.

Elle eut un mouvement de la tête pour me fixerdavantage.

– Et tu n’as pas peur d’êtrepunie ?

Je fis signe que non.

J’avais une grande envie de pleurer qui meserrait la gorge. Je l’aidai à se lever. Elle s’appuyait d’une mainsur une canne, et malgré cela, elle pesait sur moi de tout sonpoids.

Je compris combien la marche lui étaitpénible ; elle ne me dit pas un mot pendant la promenade, et,quand je l’eus ramenée à son banc, elle dit en meregardant :

– Merci, Marie-Claire.

En me voyant avec Colette, Bonne Justine avaitlevé les bras au ciel, et fait le signe de la croix.

À l’autre bout de la pelouse, Madeleinebraillait en me montrant le poing.

Le soir, je vis bien que sœur Marie-Aiméesavait ce que j’avais fait, mais elle ne m’en fit aucunreproche.

Pendant la récréation suivante, elle m’attirasur son petit banc, elle prit ma tête dans ses deux mains, et sepencha sur moi. Elle ne me disait rien, mais ses yeux plongeaientdans tout mon visage : il me semblait que j’étais enveloppéedans ses yeux. J’en ressentais comme une chaleur, et j’y étais àmon aise. Elle m’embrassa longuement au front, puis elle me souritet dit :

– Va, tu es mon beau lis blanc.

Je la trouvai si belle avec ses yeux quiavaient des rayons de plusieurs couleurs que je lui dis :

– Vous aussi, ma Mère, vous êtes unebelle fleur.

Elle prit un ton dégagé pour medire :

– Oui, mais je ne compte plus dans leslis.

Puis elle me demanda brusquement :

– Tu n’aimes donc plus Ismérie ?

– Si, ma Mère.

– Ah ! eh bien, etColette ?

– Je l’aime bien aussi.

Elle me repoussa :

– Oh ! toi, tu aimes tout lemonde !

Presque chaque jour, j’offrais mon bras àColette.

Elle me parlait seulement pour faire quelquesremarques sur l’une ou l’autre.

Quand je m’asseyais près d’elle, elle meregardait curieusement : elle trouvait que j’avais une drôlede figure.

Un jour, elle me demanda si je la trouvaisjolie. Aussitôt, je me rappelai que sœur Marie-Aimée disait qu’elleétait noire comme une taupe.

Je vis pourtant qu’elle avait un grand front,de grands yeux, et le reste du visage tout mince. En la regardant,je ne sais pourquoi je pensais à un puits profond et noir quiaurait été plein d’eau chaude.

Non, je ne la trouvais pas jolie ! Maisje n’osai pas le lui dire, parce qu’elle était infirme, et jerépondis qu’elle serait bien plus jolie si elle avait la peaublanche.

Petit à petit, je devenais son amie.

Elle me confia qu’elle espérait s’en allerpour se marier, comme la grande Nina, qui venait nous voir ledimanche, avec son enfant.

Elle me tapait sur le bras en medisant :

– Vois-tu, moi, il faut que je memarie.

Elle s’étirait longuement, en tendant tout soncorps en avant.

Il y avait des jours où elle pleurait avec unchagrin si profond que je ne trouvais rien à lui dire.

Elle regardait ses jambes toutes tortillées,et c’était comme un gémissement quand elle disait :

– Il faudrait un miracle pour que jepuisse sortir d’ici.

Il me vint tout d’un coup l’idée que la Viergepourrait faire le miracle.

Colette trouva la chose toute simple.

Elle était tout étonnée de n’y avoir pasencore songé : il était si juste qu’elle eût des jambes commeles autres !

Elle voulut s’en occuper tout de suite.

Elle m’expliqua qu’il fallait être plusieursjeunes filles pour faire la neuvaine ; que nous irions nouspurifier par la communion ; et que pendant neuf jours nous necesserions pas de prier afin d’obtenir la grâce.

Il fallait que cela fût dans le plus grandsecret.

Il fut convenu que ma camarade Sophie seraitdes nôtres, à cause de sa grande piété. Colette se chargeait d’enparler à quelques grandes qui avaient bon cœur.

Deux jours après, tout fut réglé.

Colette devait jeûner et faire pénitencependant les neuf jours. Le dixième, qui serait un dimanche, elleirait communier comme d’habitude, en se servant de sa canne, et dubras de l’une de nous ; puis, l’hostie dans son cœur, elleferait le vœu d’élever ses enfants dans l’amour de la Vierge ;après cela, elle se lèverait toute droite et entonnerait de sa voixmagnifique le Te Deum, que nous reprendrions en chœur.

Pendant les neuf jours, je priai avec uneferveur que je n’avais jamais connue. Les prières ordinaires mesemblaient fades. Je récitais les litanies de la Vierge ; jecherchais les plus belles louanges, et les répétais sans melasser !

– Étoile du matin, guérissez Colette.

La première fois, je restai si longtemps àgenoux que sœur Marie-Aimée vint me gronder.

Personne ne remarqua les petits signes quenous échangions, et la neuvaine se termina dans le plus grandsecret.

Colette était bien pâle, quand elle vint à lamesse : ses joues étaient encore plus minces ; elle setenait les yeux baissés, et ses paupières étaient toutesviolettes.

Je pensai que c’était la fin de son martyre,et une joie profonde me soulevait.

Tout près de moi, une Vierge vêtue d’unegrande robe blanche souriait en me regardant, et dans un élan detoute ma foi, ma pensée lui cria :

– Miroir de Justice, guérissezColette !

Et, les tempes serrées par la volonté de nepas distraire ma pensée, je répétais :

– Miroir de Justice, guérissezColette !

Maintenant, Colette s’en allait communier. Sacanne faisait un petit bruit sec sur les dalles.

Quand elle se fut agenouillée, celle quil’avait accompagnée revint avec la canne, tant elle était sûrequ’elle serait inutile.

Ce fut lamentable.

Colette essaya de se mettre debout, et retombasur les genoux. Sa main tâtonna pour prendre sa canne, et, ne latrouvant pas, elle fit un nouveau mouvement pour se lever.

Elle se cramponna à la Sainte Table, ets’accrocha au bras d’une sœur qui communiait près d’elle ;puis, ses épaules balancèrent, et elle s’écroula en entraînant lasœur.

Deux des nôtres se précipitèrent, ettraînèrent la pauvre Colette jusqu’à son banc.

Pourtant, j’espérais encore, et, jusqu’à lafin de la messe, j’attendis le Te Deum.

Aussitôt que cela me fut possible, jerejoignis Colette.

Elle était entourée des grandes, quiessayaient de la consoler en lui conseillant de se donner à Dieupour toujours. Elle pleurait doucement, sans secousses, la tête unpeu penchée, et ses larmes tombaient sur ses mains, qu’elle tenaitcroisées l’une sur l’autre.

Je m’agenouillai devant elle, et, quand elleme regarda, je lui dis :

– Peut-être qu’on peut se marier malgréqu’on est infirme.

L’histoire de Colette fut bientôt connue detoute la maison ; il y eut une tristesse générale qui empêchales jeux d’être bruyants. Ismérie croyait m’apprendre une grandenouvelle en me racontant la chose.

Ma camarade Sophie me dit qu’il fallait sesoumettre aux volontés de la Vierge, parce qu’elle savait mieux quenous ce qui convenait au bonheur de Colette.

J’aurais bien voulu savoir si sœur Marie-Aiméeavait été avertie. Je ne la vis que dans l’après-midi, à l’heure dela promenade. Elle n’avait pas l’air triste ; on aurait plutôtdit qu’elle était contente ; jamais elle ne m’avait paru aussijolie. Tout son visage resplendissait.

Pendant la promenade, je remarquai qu’ellemarchait comme si quelque chose l’eût soulevée. Je ne me rappelaispas l’avoir jamais vue marcher comme cela. Son voile s’envolait unpeu aux épaules, et sa guimpe ne cachait pas complètement soncou.

Elle ne faisait aucune attention à nous ;elle ne regardait rien, et on eût dit qu’elle voyait quelque chose.Par instants, elle souriait, comme si quelqu’un lui eût parléintérieurement.

Le soir, après dîner, je la retrouvai assisesur un vieux banc qui touchait à un gros tilleul. M. le curéétait assis près d’elle, le dos appuyé contre l’arbre.

Ils avaient l’air grave.

Je croyais qu’ils parlaient de Colette, et jem’arrêtai à quelques pas d’eux.

Sœur Marie-Aimée disait, comme si ellerépondait à une question :

– Oui, à quinze ans.

Monsieur le curé dit :

– À quinze ans, on n’a pas lavocation.

Je n’entendis pas ce que répondit sœurMarie-Aimée, mais M. le curé reprit :

– À quinze ans, on a toutes lesvocations : il suffit d’un geste affectueux ou indifférent,pour vous éloigner ou vous encourager dans une voie.

Il fit une pause, et dit plus bas :

– Vos parents ont été bien coupables.

Sœur Marie-Aimée répondit :

– Je ne regrette rien.

Ils restèrent longtemps sans parler ;puis sœur Marie-Aimée leva le doigt comme pour une recommandationet dit :

– En tout lieu, malgré tout, ettoujours.

Monsieur le curé étendit un peu la main enriant, et il dit aussi :

– En tout lieu, malgré tout, ettoujours.

La cloche du coucher sonna tout à coup, etM. le curé disparut dans les allées de tilleuls.

Pendant longtemps, je me répétai les mots quej’avais entendus ; mais jamais je ne pus les associer àl’histoire de Colette.

Colette ne comptait plus sur un miracle pours’en aller ; et pourtant, elle ne pouvait se résigner à resterdans cette maison.

Quand elle vit partir une à une toutes cellesqui avaient son âge, elle commença de se révolter. Elle ne voulutplus aller à confesse, ni communier ; elle allait à la messe,parce qu’elle chantait et aimait la musique.

Je restais souvent près d’elle pour laconsoler.

Elle m’expliquait que le mariage, c’étaitl’amour.

Sœur Marie-Aimée, qui était souffrante depuisquelque temps, tomba tout à fait malade.

Madeleine la soignait avec dévouement et nousdirigeait à tort et à travers. Elle s’acharnait particulièrementsur moi ; et quand elle me voyait lasse de coudre, elle disaiten essayant de prendre un air hautain :

– Puisque Mademoiselle n’aime pas lacouture, elle n’a qu’à prendre le balai.

Elle s’avisa un dimanche de me faire nettoyerles escaliers, pendant l’heure de la messe. Nous étions enjanvier ; un froid humide, venant des couloirs, montait lesmarches et pénétrait sous ma robe.

Je balayais de toutes mes forces, pour meréchauffer.

Les sons de l’harmonium venaient de lachapelle jusqu’à moi ; par instants je reconnaissais les notesaigres et perçantes de Madeleine, et les éclats saccadés deM. le curé.

Je suivais la messe d’après les chants. Lavoix de Colette monta tout à coup ; elle était forte etpure ; elle s’élargit, couvrit les sons de l’harmonium, dominatout, puis elle s’envola par-dessus les tilleuls, par-dessus lesmaisons, plus haut que le clocher.

J’en ressentis un grand frisson, et quand lavoix redescendit un peu tremblante, quand elle fut rentrée dansl’église et étouffée par les sons de l’harmonium, je me mis àpleurer avec des hoquets, comme une toute petite fille. Puis lavoix pointue de Madeleine perça de nouveau, et je balayai à grandscoups, comme si mon balai devait effacer cette voix qui m’était sidésagréable.

Ce jour-là, sœur Marie-Aimée me fit appelerprès d’elle. Il y avait bien deux mois qu’elle n’était pas sortiede sa chambre. Elle commençait d’aller mieux, mais je remarquai queses yeux ne brillaient plus du tout. Ils me faisaient penser à unarc-en-ciel presque fondu.

Elle me fit raconter les petites histoiresdrôles qui s’étaient passées ; elle voulait sourire enm’écoutant, mais sa bouche ne se relevait que d’un seul côté. Elleme demanda aussi si je l’avais entendue crier.

Oh ! oui, je l’avais entendue ;c’était pendant sa maladie. Elle avait poussé des cris siépouvantables au milieu de la nuit, que tout le dortoir en avaitété réveillé. Madeleine allait et venait. On l’entendait remuer del’eau ; et comme je lui demandais ce qu’avait sœurMarie-Aimée, elle m’avait répondu tout en courant :

– Des douleurs.

J’avais aussitôt pensé que Bonne Justine avaitaussi des douleurs ; mais jamais elle n’avait crié comme cela,et j’imaginais les jambes de sœur Marie-Aimée trois fois plusenflées que celles de Bonne Justine.

Les cris étaient devenus de plus en plusforts. Il y en avait eu un si terrible, qu’il semblait lui sortirdes entrailles. Ensuite on avait entendu quelques plaintes. Puis,plus rien.

Au bout d’un moment, Madeleine était venueparler à Marie Renaud. Aussitôt Marie Renaud avait mis sa robe, etje l’avais entendue descendre.

Un instant après, elle était revenue avecM. le curé. Il était entré précipitamment dans la chambre desœur Marie-Aimée et Madeleine avait vite refermé la porte surlui.

Il n’était pas resté longtemps ; mais ils’en était retourné bien moins vite qu’il n’était venu. Il marchaiten baissant la tête, et sa main droite ramenait un pan de sonmanteau sur son bras gauche, comme s’il voulait préserver une choseprécieuse.

Je pensai qu’il remportait les Saintes Huiles,et je n’osai pas lui demander si sœur Marie-Aimée était morte.

Je n’avais pas oublié non plus le coup depoing que j’avais reçu de Madeleine, lorsque je m’étais accrochée àsa jupe. Elle m’avait renversée, en disant très bas et trèsvite :

– Elle va mieux.

Le jour où sœur Marie-Aimée fut guérie,Madeleine perdit son arrogance, et tout rentra dans l’ordre.

J’avais toujours la même répugnance pour lacouture, et sœur Marie-Aimée commençait à s’en inquiéter.

Elle en parla devant moi à la sœur deM. le curé. C’était une vieille demoiselle qui avait unelongue figure, et de grands yeux fanés. Elle s’appelaitMlle Maximilienne.

Sœur Marie-Aimée disait combien elle étaitinquiète de mon avenir ; elle trouvait que j’apprenais leschoses avec une grande facilité, mais qu’aucun travail de couturene m’intéressait.

Elle avait remarqué depuis longtemps quej’aimais l’étude. Alors, elle s’était informée s’il ne me restaitpas quelques parents éloignés, qui auraient pu se charger demoi ; mais il ne me restait qu’une vieille parente, qui avaitdéjà adopté ma sœur, et refusait de s’occuper de moi.

Mlle Maximilienne offrit de meprendre dans son magasin de modes, M. le curé trouva quec’était une très bonne idée ; il ajouta qu’il se ferait mêmeun plaisir de venir deux fois par semaine afin de m’instruire unpeu. Sœur Marie-Aimée paraissait vraiment heureuse ; elle nesavait comment exprimer sa reconnaissance.

Il fut convenu que j’entrerais chezMlle Maximilienne aussitôt que M. le curéserait de retour d’un voyage qu’il devait faire à Rome. SœurMarie-Aimée allait s’occuper de mon trousseau, etMlle Maximilienne irait trouver la supérieure pourobtenir la permission.

L’idée que la supérieure allait s’occuper demoi me causa un véritable malaise. Je ne pouvais m’empêcher depenser au mauvais regard qu’elle lançait de notre côté, quand ellepassait près du vieux banc où venait s’asseoir M. le curé.

Aussi, j’attendais avec impatience la réponsequ’elle donnerait à Mlle Maximilienne.

M. le curé était parti depuis unesemaine, et sœur Marie-Aimée m’entretenait chaque jour de monnouvel emploi. Elle me disait combien elle serait contente de mevoir le dimanche. Elle me faisait mille recommandations, et medonnait toutes sortes de conseils au sujet de ma santé.

Un matin, la supérieure me fit demander.

En entrant chez elle, je vis qu’elle étaitassise dans un grand fauteuil rouge. Des histoires de revenants quej’avais entendu raconter sur elle me revinrent à la mémoire ;et à la voir, toute noire au milieu de tout ce rouge, je lacomparai à un monstrueux pavot qui aurait poussé dans unsouterrain.

Elle abaissa et releva plusieurs fois lespaupières. Elle avait un sourire qui ressemblait à une insulte. Jesentis que je rougissais très fort et malgré cela je ne détournaipas les yeux.

Elle eut un petit ricanement, etdit :

– Vous savez pourquoi je vous ai faitappeler ?

Je répondis que je pensais que c’était pour meparler de Mlle Maximilienne.

Elle ricana encore.

– Ah oui,Mlle Maximilienne ; eh bien !détrompez-vous. Nous avons décidé de vous placer dans une ferme dela Sologne.

Elle ferma ses yeux à demi pour medire :

– Vous serez bergère,mademoiselle !

Elle ajouta, en appuyant sur lesmots :

– Vous garderez les moutons.

Je dis simplement :

– Bien, ma Mère.

Elle remonta des profondeurs de son fauteuil,et demanda :

– Vous savez ce que c’est que garder lesmoutons ?

Je répondis que j’avais vu des bergères dansles champs.

Elle avança vers moi sa figure jaune, etreprit :

– Il vous faudra nettoyer les étables.Cela sent très mauvais ; et les bergères sont des fillesmalpropres. Puis, vous aiderez aux travaux de la ferme, on vousapprendra à traire les vaches, et à soigner les porcs.

Elle parlait très fort, comme si ellecraignait de n’être pas comprise.

Je répondis comme tout à l’heure :

– Bien, ma Mère.

Elle se haussa sur les bras de sonfauteuil ; et, en me fixant de ses yeux luisants, elle ditencore :

– Vous n’êtes donc pas fière ?

Je souris d’un air indifférent.

– Non, ma Mère.

Elle parut profondément étonnée ; mais,comme je continuais de sourire avec indifférence, sa voix devintmoins dure pour me dire :

– Vraiment, mon enfant ? J’avaistoujours cru que vous étiez orgueilleuse.

Elle se renfonça dans son fauteuil, cacha sesyeux sous ses paupières, et se mit à parler d’une voix monotone,comme quand elle récitait les prières. Elle disait : qu’ondevait obéir à ses maîtres, ne jamais manquer à ses devoirs dereligion, et que la fermière viendrait me chercher la veille dujour de la Saint-Jean.

Je sortis de chez elle avec des sentiments queje n’aurais pu exprimer. Mais ce qui dominait en moi, c’était lacrainte de faire de la peine à sœur Marie-Aimée. Comment lui direcela ?

Je n’eus guère le temps de la réflexion. Ellem’attendait à l’entrée de notre couloir ; elle me saisit auxépaules, et en baissant son visage vers le mien, elledit :

– Eh bien ?

Elle avait un regard inquiet qui commandait laréponse. Je dis tout de suite :

– Elle ne veut pas, et je seraibergère.

Elle ne comprit pas. Elle fronça lessourcils.

– Comment cela, bergère ?

Je repris très vite :

– Elle m’a trouvé une place dans uneferme, et puis je trairai les vaches et je soignerai les porcs.

Sœur Marie-Aimée me repoussa si violemment queje me cognai au mur.

Elle s’élança vers la porte ; je crusqu’elle courait chez la supérieure, mais elle ne fit que quelquespas dehors ; elle rentra, et se mit à marcher à grands pasdans le couloir. Elle serrait les poings et frappait du pied ;elle tournait sur elle-même et respirait fortement. Puis elles’adossa contre le mur, laissa tomber ses bras comme si elle étaitaccablée, et, d’une voix qui semblait venir de loin, elledit :

– Elle se venge, ah oui, elle sevenge !

Elle revint vers moi, me prit affectueusementles mains et demanda :

– Tu ne lui as donc pas dit que tu nevoulais pas ? Tu ne l’as donc pas suppliée de te laisser allerchez Mlle Maximilienne ?

Je secouai la tête pour dire non ; et jerépétai tout à la file et avec les mêmes mots tout ce que m’avaitdit la supérieure.

Elle m’écouta sans m’interrompre. Puis elle merecommanda le silence auprès de mes compagnes. Elle pensait quecela s’arrangerait aussitôt que M. le curé serait deretour.

Le dimanche suivant, comme nous prenions nosrangs pour la messe, Madeleine entra comme une folle dans lasalle ; elle leva les bras en criant :

– Monsieur le curé est mort.

Et elle s’abattit en travers de la table quiétait auprès d’elle.

Tous les bruits s’arrêtèrent, on courut àMadeleine qui poussait des cris aigus. On voulait tout savoir. Maiselle se berçait sur la table en disant d’une voixdésolée :

– Il est mort, il est mort.

Je ne pensais à rien ; je ne savais passi j’avais de la peine, et, pendant tout le temps de la messe, lavoix de Madeleine sonna comme une cloche à mes oreilles.

Il ne fut pas question de promenade cejour-là ; les plus petites même restèrent silencieuses. Je memis à la recherche de sœur Marie-Aimée. Elle n’avait pas assistéaux offices, et je savais par Marie Renaud qu’elle n’était pasmalade.

Je la trouvai dans le réfectoire. Elle étaitassise sur son estrade, sa tête était appuyée de côté sur la table,et ses bras pendaient le long de sa chaise.

J’allai m’asseoir assez loin d’elle ; etd’entendre sa plainte si profonde, je me mis à sangloter aussi, encachant ma figure dans mes mains. Mais cela ne dura pas longtemps,et je sentis bien que je n’avais pas de chagrin. Je fis même desefforts pour pleurer, mais il me fut impossible de continuer àverser une seule larme. J’avais un peu honte de moi parce que jecroyais qu’on devait pleurer quand quelqu’un mourait ; et jen’osais pas découvrir mon visage dans la crainte que sœurMarie-Aimée crût que j’avais mauvais cœur.

Maintenant, je l’écoutais pleurer. Ses longuesplaintes me rappelaient le vent d’hiver dans la grande cheminée.Cela montait et descendait comme si elle eût voulu composer unesorte de chant ; puis cela se heurtait, se cassait, etfinissait en notes basses et tremblées.

Un peu avant l’heure du dîner, Madeleine entradans le réfectoire. Elle emmena sœur Marie-Aimée en la soutenantavec précaution.

Dans la soirée, elle nous raconta queM. le curé était mort à Rome, et qu’on allait le ramener pourle mettre dans son caveau de famille.

Le lendemain, sœur Marie-Aimée s’occupa denous comme d’habitude. Elle ne pleurait plus, mais elle nesouffrait pas qu’on lui parlât ; elle marchait en regardant laterre et paraissait m’avoir oubliée.

Cependant, je n’avais plus qu’un jour à resterici. D’après ce que m’avait dit la supérieure, la fermièreviendrait me chercher demain, puisque c’était après-demain le jourde la Saint-Jean.

Le soir, à la fin de la prière, lorsque sœurMarie-Aimée eut dit : « Seigneur, prenez en pitié lesexilés, et secourez les prisonniers », elle ajouta à voix trèshaute :

– Nous allons dire une prière pour une devos compagnes qui s’en va dans le monde.

Je compris tout de suite qu’il s’agissait demoi, et je me trouvai aussi à plaindre que les exilés et lesprisonniers.

Il me fut impossible de m’endormir ce soir-là.Je savais que je partirais demain ; mais je ne savais pas ceque c’était que la Sologne. J’imaginais un pays très éloigné où iln’y avait que des plaines toutes fleuries. Je me voyais lagardienne d’un troupeau de beaux moutons blancs, et j’avais deuxchiens à mes côtés qui n’attendaient qu’un signe pour faire rangerles bêtes. Je n’aurais pas osé le dire à sœur Marie-Aimée, mais ence moment, je préférais être bergère plutôt que demoiselle demagasin.

Ismérie, qui ronflait très fort à côté de moi,ramena ma pensée vers mes compagnes.

La nuit était si claire que je voyaisdistinctement tous les lits. Je les suivais un à un, et jem’arrêtais un peu près de celles que j’aimais. Presque en face demoi je voyais les magnifiques cheveux de ma camarade Sophie :ils s’éparpillaient sur l’oreiller, et faisaient davantage declarté sur son lit. Un peu plus loin, c’étaient les lits deChemineau l’Orgueilleuse, et de sa sœur jumelle Chemineau la Bête.Chemineau l’Orgueilleuse avait un grand front blanc et lisse, etdes grands yeux doux. Elle ne se défendait jamais quand onl’accusait d’une faute ; elle haussait les épaules etregardait autour d’elle avec mépris.

Sœur Marie-Aimée disait que sa conscienceétait aussi blanche que son front.

Chemineau la Bête était de moitié plus hauteque sa sœur ; ses cheveux rudes rejoignaient presque sessourcils ; elle était carrée des épaules et large deshanches ; nous l’appelions le chien de garde de sa sœur.

Et tout là-bas, à l’autre bout du dortoir, ily avait Colette.

Elle croyait toujours que j’allais chezMlle Maximilienne. Elle était persuadée que je memarierais très jeune, et elle m’avait fait promettre de venir lachercher aussitôt que je serais mariée.

Ma pensée tourna longtemps autour d’elle. Puisje regardai vers la fenêtre : les ombres des tilleulss’allongeaient de mon côté. J’imaginais qu’ils venaient me direadieu, et je leur souriais.

De l’autre côté des tilleuls, j’apercevaisl’infirmerie ; elle paraissait se reculer, et ses petitesfenêtres me faisaient penser à des yeux malades.

Là aussi, je m’arrêtais à cause de la sœurAgathe. Elle était si gaie et si bonne que les petites fillesriaient toujours quand elle les grondait.

C’était elle qui faisait les pansements.

Quand on venait la trouver pour un bobo audoigt, elle nous recevait avec des mots drôles ; et, selonqu’on était gourmande ou coquette, elle promettait un gâteau ou unruban qu’elle désignait d’un vague signe de tête ; et, pendantque le regard cherchait le gâteau ou le ruban, le bobo se trouvaitpercé, lavé, et pansé.

Je me souvenais d’une engelure que j’avais eueau pied, et qui ne voulait pas se guérir. Un matin, sœur Agathem’avait dit d’un air grave :

– Écoute, je vais t’y mettre quelquechose de divin, et si ton pied n’est pas guéri dans trois jours, onsera obligé de te le couper.

Et pendant trois jours, j’avais évité demarcher pour ne pas déranger cette chose divine qui était sur monpied. Je pensais à un bout de la vraie croix ou à un morceau duvoile de la Vierge.

Le troisième jour, mon pied était complètementguéri, et quand je demandai le nom de ce remède merveilleux, sœurAgathe me répondit avec un rire malicieux :

– Bête, c’était de l’onguent ArthurDivain.

La nuit était très avancée quand jem’endormis, et dès le matin j’attendis la fermière. J’aurais vouluqu’elle vînt, et j’avais peur de la voir venir.

Sœur Marie-Aimée relevait brusquement la têtechaque fois que quelqu’un ouvrait la porte.

Comme nous finissions de dîner, la portièrevint demander si j’étais prête à partir.

Sœur Marie-Aimée la renvoya en disant que jeserais prête dans un instant.

Elle se leva en me faisant signe de la suivre.Elle m’aida à m’habiller, me remit un petit paquet de linge, et dittout à coup :

– C’est demain qu’on le ramène, et tu neseras plus là.

Elle reprit en me regardant dans lesyeux :

– Jure-moi que tu diras tous les soirs unDe Profundis pour lui.

Je jurai.

Alors, elle me serra avec violence sur sapoitrine, et elle se sauva vers sa chambre.

Puis j’entendis qu’elle disait :

– Oh ! c’est trop, mon Dieu, c’esttrop !

 

Je traversai la cour toute seule, et lafermière, qui m’attendait, m’emmena aussitôt.

DEUXIÈME PARTIE

Je me trouvai bientôt installée au milieu depaniers vides dans une voiture couverte d’une bâche, et quand lecheval s’arrêta de lui-même dans la cour de la ferme, il y avaitdéjà longtemps qu’il faisait nuit.

Le fermier sortit de la maison avec unelanterne qu’il balançait au bout de son bras et qui n’éclairait queses sabots ; il s’approcha de nous et m’aida à descendre de lavoiture, puis il haussa sa lanterne jusqu’à ma figure et il dit ense reculant :

– Quelle drôle de petiteservante !

La fermière me conduisit dans une chambre oùil y avait deux lits. Elle me montra le mien et me dit que lelendemain je resterais seule avec le vacher, parce que tout lemonde irait à la fête de la Saint-Jean.

Dès que je fus levée, le lendemain, le vacherm’emmena dans les étables, pour l’aider à donner le fourrage auxbêtes ; il me montra la bergerie et m’apprit que je seraisbergère d’agneaux à la place de la vieille Bibiche. Il m’expliquaque chaque année on séparait les agneaux d’avec leur mère et qu’ilfallait une deuxième bergère pour les garder. Il m’apprit aussi quela ferme s’appelait Villevieille, et que personne n’étaitmalheureux ici parce que maître Sylvain et Pauline sa femme étaientde braves gens.

Quand toutes les bêtes furent soignées, levacher me fit asseoir près de lui dans l’allée des Châtaigniers. Delà on voyait le tournant du chemin qui montait vers la route ettout l’intérieur de la ferme. Les bâtiments formaient un carré, etl’énorme fumier qui était au milieu dégageait une odeur chaude quidominait l’odeur des foins à moitié séchés.

Un grand silence s’étendait autour de laferme, et de tous côtés on ne voyait que des sapins et des champsde blé. Il me semblait que je venais d’être transportée dans unpays perdu, et que je resterais toujours seule avec le vacher etles bêtes que j’entendais remuer dans les étables. Il faisait trèschaud, j’étais comme engourdie par une lourde envie dedormir ; mais la peur de tout ce qui m’entourait m’empêchaitde céder au sommeil. Des mouches de toutes couleurs tournaientautour de moi en ronflant. Le vacher tressait une corbeille dejonc, et les chiens dormaient tranquillement.

Au coucher du soleil, la voiture qui ramenaitles fermiers parut au détour du chemin. Il y avait cinq personnesdans la voiture, deux hommes et trois femmes. En passant devant moila fermière me sourit et les autres se penchèrent pour me voir. Peuaprès la ferme s’emplit de bruit, et comme il était trop tard pourfaire la soupe, tout le monde dîna d’un morceau de pain et d’un bolde lait.

Dès le lendemain, la fermière me remit unmanteau de grosse toile, et je suivis la vieille Bibiche pourapprendre à garder les agneaux.

La vieille Bibiche et sa chienne Castilleavaient une si grande ressemblance que je pensais toujours qu’ellesétaient de la même famille. Elles paraissaient du même âge, etleurs yeux troubles étaient de la même couleur. Quand les agneauxs’écartaient du chemin, Bibiche disait : « Jappe,Castille, jappe. » Elle répétait cela très vite, comme un seulmot, et même quand Castille ne jappait pas, les agneaux serangeaient, tant la voix de la vieille ressemblait à celle de sachienne.

Lorsqu’on commença la moisson, il me semblaque j’assistais à une chose pleine de mystère. Des hommess’approchaient du blé et le couchaient par terre à grands coupsréguliers pendant que d’autres le relevaient en gerbes quis’appuyaient les unes contre les autres… Les cris des moissonneurssemblaient parfois venir d’en haut, et je ne pouvais m’empêcher delever la tête pour voir passer les chars de blé dans les airs.

Le repas du soir réunissait tout le monde.Chacun se plaçait à sa guise le long de la table, et la fermièreremplissait les assiettes jusqu’au bord. Les jeunes mordaient àpleines dents dans leur pain, tandis que les vieux coupaientprécieusement chaque bouchée. Tous mangeaient en silence, et lepain bis paraissait plus blanc dans leurs mains noires.

À la fin du repas, les plus âgés parlaient desrécoltes avec le fermier, pendant que les jeunes causaient etriaient avec Martine la grande bergère. C’était elle qui donnait lepain et versait le vin. Elle répondait en riant à toutes lesplaisanteries, mais quand un garçon avançait la main vers elle,elle s’effaçait vivement et ne se laissait jamais saisir. Personnene faisait attention à moi ; je m’asseyais sur des bûches unpeu à l’écart, et je regardais les visages. Maître Sylvain avait degrands yeux noirs qui s’arrêtaient tranquillement sur chacun ;il parlait sans élever la voix, en appuyant ses mains ouvertes surla table. La fermière avait un visage sérieux et préoccupé ;on eût dit qu’elle redoutait toujours un malheur, et c’est à peinesi elle souriait quand les autres riaient aux éclats.

La vieille Bibiche croyait toujours que jem’endormais. Elle venait me tirer par la manche pour m’emmenercoucher. Son lit était à côté du mien ; elle chuchotait saprière en se déshabillant, et elle soufflait la lampe sanss’occuper de moi.

Aussitôt après la moisson, elle me laissaaller seule au champ avec sa chienne. Castille s’ennuyait avec moi,elle me quittait à chaque instant pour retourner à la ferme près desa vieille maîtresse.

J’avais beaucoup de peine à rassembler mesagneaux, qui couraient de tous côtés. Je me comparais à sœurMarie-Aimée quand elle disait que son petit troupeau étaitdifficile à gouverner ; et cependant elle nous rassemblaitd’un coup de cloche, ou elle obtenait le silence en grossissant unpeu la voix ; mais moi, j’avais beau grossir ma voix ou faireclaquer mon fouet, les agneaux ne comprenaient pas, et j’étaisobligée de courir comme un chien autour du troupeau.

Un soir, il se trouva qu’il m’en manquaitdeux. Chaque soir, je me mettais en travers de la porte pour n’enlaisser entrer qu’un à la fois ; ainsi je les comptaisfacilement.

J’entrai dans la bergerie et j’essayai de lescompter encore ; ce n’était pas facile et je dus y renoncer,car j’en trouvais toujours plus qu’il n’en fallait.

Je me persuadai que j’avais mal compté lapremière fois, et je n’en dis rien à personne. Le lendemain, je lescomptai en les faisant sortir de la bergerie : il en manquaitbien deux.

J’étais très inquiète ; toute la journée,je les cherchai dans les champs, et le soir, après m’être assuréequ’ils manquaient toujours, j’en avertis la fermière. On fit desrecherches pendant plusieurs jours, mais les agneaux restèrentintrouvables. Alors les fermiers me prirent à part l’un aprèsl’autre. Ils voulaient me faire avouer que des hommes étaient venusprendre les agneaux, et ils m’assuraient que je ne serais pasgrondée si je disais la vérité. J’avais beau affirmer que je nesavais pas ce qu’ils étaient devenus, je voyais bien qu’on ne mecroyait pas.

Maintenant, j’avais peur dans les champs,depuis que je savais que des hommes pouvaient se cacher pourprendre les moutons ; je croyais toujours voir remuerquelqu’un derrière les buissons.

J’appris très vite à les compter desyeux ; et qu’ils fussent dispersés ou rapprochés les uns desautres, en une minute je savais si le compte y était.

L’automne arriva et je m’ennuyais davantage.Je regrettais les caresses de sœur Marie-Aimée. J’avais une sigrande envie de la voir qu’il m’arrivait de fermer les yeux enimaginant qu’elle venait dans le sentier ; j’entendaisréellement ses pas et le bruissement de sa robe sur l’herbe ;lorsque je la sentais tout près de moi, j’ouvrais les yeux etaussitôt tout s’effaçait.

Pendant longtemps j’eus l’idée de lui écrire,mais je n’osais pas demander ce qu’il fallait pour cela. Lafermière ne savait pas écrire, et personne ne recevait de lettre àla ferme.

Je m’enhardis jusqu’à demander à maîtreSylvain s’il voulait bien m’emmener un jour à la ville. Il nerépondit pas tout de suite ; il fixa sur moi ses grands yeuxtranquilles, et il dit qu’une bergère ne devait jamais quitter sontroupeau. Il voulait bien me conduire de temps en temps à la messedu village, mais il ne fallait pas compter qu’il m’emmènerait à laville.

J’en restai tout étourdie. C’était comme sij’avais appris un grand malheur ; et chaque fois que j’ypensais, je voyais sœur Marie-Aimée comme une chose très précieuseque le fermier aurait brisée par mégarde.

Le samedi d’après, je vis partir les fermiersdès le matin comme d’habitude ; mais, au lieu de resterjusqu’au soir, ils étaient de retour dans l’après-midi avec unmarchand qui venait acheter une partie des agneaux.

Je n’avais jamais pensé qu’on pût aller à laville en si peu de temps ; l’idée me vint de laisser un jourmes moutons dans le pré pour courir embrasser sœur Marie-Aimée. Jetrouvai bientôt que cela n’était pas possible, et je décidai dem’en aller pendant la nuit. J’espérais que je ne mettrais pasbeaucoup plus de temps que le cheval du fermier, et qu’en partantau milieu de la nuit je pourrais être de retour pour mener lesagneaux aux champs.

Je me couchai tout habillée ce soir-là, etquand la grosse horloge sonna minuit, je sortis tout doucement avecmes souliers à la main. Je laçai mes souliers à tâtons enm’appuyant contre une charrue, et je m’éloignai très vite dansl’obscurité.

Aussitôt que j’eus dépassé les bâtiments de laferme, je m’aperçus que la nuit n’était pas très noire. Le ventsoufflait furieusement et de gros nuages roulaient sous la lune. Laroute était loin, et pour y arriver il fallait passer sur un pontde bois à moitié démoli ; les premières pluies avaient grossila petite rivière, et l’eau passait par-dessus les planches.

La peur me prit, parce que l’eau et le ventfaisaient un bruit que je n’avais jamais entendu. Mais je nevoulais pas avoir peur, et je traversai vivement les planchesglissantes.

J’arrivai à la route plus vite que je nepensais ; je tournai à gauche comme je l’avais vu faire aufermier quand il allait au marché de la ville. Et voilà qu’un peuplus loin la route se séparait en deux. Je ne savais plus laquelleprendre. Je m’engageai tantôt dans l’une, tantôt dans l’autre.Celle de gauche m’attirait davantage ; je la pris et jemarchai très vite pour rattraper le temps perdu.

Dans le lointain, j’apercevais une masse noirequi couvrait tout le pays. Cela semblait s’avancer lentement versmoi, et pendant un instant, j’eus envie de retourner sur mes pas.Un chien qui se mit à aboyer me rendit un peu de confiance, etpresque aussitôt je reconnus que la masse noire était une forêt quela route allait traverser. En y entrant, il me sembla que le ventétait encore plus violent, il soufflait par rafales, et les arbres,qui se heurtaient avec force, faisaient entendre des plaintes en sepenchant très bas. J’entendais de longs sifflements, descraquements et des chutes de branches ; puis j’entendismarcher derrière moi, et je sentis qu’on me touchait à l’épaule. Jeme retournai vivement, mais je ne vis personne. Pourtant j’étaissûre que quelqu’un m’avait touchée du doigt ; puis les pascontinuaient comme si une personne invisible tournait autour demoi ; alors je me mis à courir avec une telle vitesse que jene sentais plus si mes pieds touchaient la terre. Les caillouxsautaient sous mes souliers et retombaient derrière moi avec unbruit de grêle. Je n’avais qu’une idée : courir jusqu’au boutde la forêt.

J’arrivai bientôt à une grande clairière. Lalune l’éclairait de tout son plein, et le vent qui faisait ragesoulevait et rejetait les paquets de feuilles qui roulaient ettournaient dans tous les sens.

Je voulais m’arrêter pour respirer unpeu ; mais les grands arbres se balançaient avec un bruitassourdissant. Leurs ombres qui ressemblaient à des bêtes noiress’allongeaient brusquement sur la route, puis elles s’éloignaienten glissant pour se cacher derrière les arbres. Quelques-unes deces ombres avaient des formes que je reconnaissais. Mais la plupartse balançaient et sautaient devant moi comme si elles voulaientm’empêcher de passer. Il y en avait de si effrayantes que jeprenais mon élan pour sauter par-dessus, tant j’avais peur de lessentir sous mes pieds.

Le vent s’apaisa, et la pluie se mit à tomberà larges gouttes. La clairière finissait, et en passant devant unchemin qui entrait sous bois, il me sembla voir un mur blanc toutau bout ; je m’avançai un peu et je reconnus que c’était unepetite maison étroite et haute. Sans plus réfléchir, je cognai à laporte ; je voulais demander que l’on me garde en attendant quela pluie ait cessé. Je cognai une seconde fois, et aussitôtj’entendis remuer dans la maison. Je croyais qu’on allait m’ouvrirla porte, mais ce fut la fenêtre du premier étage qui s’ouvrit. Unhomme qui avait un bonnet de coton demanda :

– Qui est là ?

Je répondis :

– Une petite fille.

L’homme reprit d’une voix étonnée :« Une petite fille ! » puis il me demanda d’où jevenais, où j’allais, et ce que je voulais.

Je n’avais pas prévu toutes ces questions, etje nommai la ferme que je venais de quitter ; mais je mentisen disant que j’allais retrouver ma mère qui était malade, et je lepriai de vouloir bien me faire entrer dans sa maison pendant lapluie.

Il me dit d’attendre et je l’entendis causeravec une autre personne ; puis il revint à la fenêtre pour medemander si j’étais seule. Il voulut aussi savoir mon âge, et quandje dis que j’avais treize ans, il trouva que je n’étais paspeureuse d’avoir traversé le bois pendant la nuit.

Il resta un moment penché comme s’il espéraitvoir mon visage que je tenais levé vers lui ; puis il tournala tête à droite et à gauche en cherchant à voir dans la profondeurdu bois ; et il me conseilla de marcher encore un peu, enm’assurant qu’il y avait un village au bout de la forêt, et que jetrouverais des maisons où je pourrais me sécher.

Je m’en retournai dans la nuit. La lunes’était tout à fait cachée et la pluie tombait maintenant trèsfine. Je marchai encore longtemps avant d’arriver au village. Lesmaisons étaient toutes fermées, et c’est à peine si on lesdistinguait dans l’obscurité. Il n’y avait que le forgeron quiétait levé. En passant devant sa maison, je montai ses deux marchesavec l’intention de me reposer chez lui. Il était occupé à mettreune grosse barre de fer dans les charbons rouges ; et quand illeva le bras pour tirer le soufflet, il me parut aussi grand qu’ungéant.

À chaque coup de soufflet le charbon flambaitet pétillait ; cela faisait une lueur qui éclairait les mursoù pendaient des faux, des scies et des lames de toutes sortes.L’homme avait le front plissé et il regardait fixement le feu.

Je sentis que je n’oserais jamais lui parler,et je m’éloignai sans faire de bruit.

Lorsqu’il fit tout à fait jour, je vis que jen’étais plus éloignée de la ville. Je reconnaissais même lesendroits où sœur Marie-Aimée nous conduisait dans nos promenades.Je ne marchais plus que lentement, en traînant les pieds qui mefaisaient beaucoup souffrir. J’étais si lasse que je fus obligée deme faire violence pour ne pas m’asseoir sur les tas de cailloux dela route.

Le bruit d’une voiture allant à fond de trainme fit retourner la tête : aussitôt je restai immobile et lecœur battant ; j’avais reconnu la jument rouge et la barbenoire du fermier. Il arrêta sa bête tout contre moi, et en sepenchant un peu, il me saisit d’une seule main par la ceinture dema robe. Il me déposa à côté de lui sur le siège, et après avoirtourné bride la voiture repartit à grand train.

En rentrant dans la forêt, maître Sylvain mitla jument au pas. Il se retourna vers moi et dit en meregardant :

– C’est heureux pour toi que je t’aierattrapée ; sans cela on t’aurait ramenée entre deuxgendarmes.

Comme je ne répondais pas, ilreprit :

– Tu ne sais peut-être pas qu’il y a desgendarmes pour ramener les petites filles qui se sauvent ?

Je répondis :

– Je veux aller voir sœurMarie-Aimée.

Il demanda :

– Tu es donc malheureuse cheznous ?

Je répondis encore :

– Je veux aller voir sœurMarie-Aimée.

Il avait l’air de ne pas comprendre, et ilcontinuait ses questions, en nommant chaque personne de la fermepour savoir de qui j’avais à me plaindre. Et chaque fois jerépondais la même chose.

À la fin il perdit patience, et se redressa endisant :

– Quelle entêtée !

Je levai les yeux sur lui pour dire que je mesauverais encore s’il ne voulait pas me conduire vers sœurMarie-Aimée. Je continuai de le regarder en attendant sa réponse,et je vis bien qu’il était embarrassé. Il resta un long moment àréfléchir ; puis, il me dit en mettant sa main sur mongenou :

– Écoutez-moi, ma petite, et tâchez decomprendre ce que je vais vous dire.

Et quand il eut fini de parler, je sus qu’ilavait pris l’engagement de me garder jusqu’à l’âge de dix-huit ans,sans jamais m’emmener à la ville. Je sus aussi que la supérieureavait tous les droits sur moi, et que, si je me sauvais encore,elle ne manquerait pas de me faire enfermer sous prétexte que jecourais les bois toute seule pendant la nuit. Il termina en disantqu’il espérait que j’oublierais le couvent, et que je me prendraisd’affection pour lui et sa femme, qui ne voulaient que monbien.

J’étais très troublée, et je retenais unegrosse envie de pleurer.

– Allons, dit le fermier, en me tendantla main, soyons bons amis, voulez-vous ?

Je lui donnai ma main, et pendant qu’il laserrait un peu fort, je répondis :

– Je veux bien.

Il fit claquer son fouet, et on eut bientôtdépassé la forêt.

La pluie tombait toujours, fine comme unbrouillard, et les labours paraissaient encore plus noirs.

Dans une pièce de terre qui touchait à laroute, un homme venait vers nous en faisant de grands gestes.Pendant un instant, je crus qu’il me menaçait, mais quand il futprès, je vis qu’il serrait quelque chose dans son bras gauche,pendant que le bras droit faisait le geste de faucher à la hauteurde sa tête. J’étais si intriguée que je regardai maître Sylvain. Aumême instant, il dit comme s’il me répondait :

– C’est Gaboret qui fait sessemailles.

Quelques instants après, nous arrivions à laferme.

La fermière nous attendait sur le pas de laporte. En m’apercevant, elle ouvrit la bouche comme si elle étaitrestée longtemps sans respirer, et son visage sérieux perdit unmoment son air inquiet. Je passai devant elle pour prendre monmanteau, et j’allai droit à la bergerie.

Les moutons sortirent en se bousculant. Ilsauraient dû être aux champs depuis longtemps déjà.

Tout le jour je pensai à ce que m’avait dit lefermier. Je ne comprenais pas pourquoi la supérieure voulaitm’empêcher de voir sœur Marie-Aimée. Mais je comprenais que sœurMarie-Aimée ne pouvait plus rien pour moi, et je me résignais enpensant qu’un jour viendrait où personne ne pourrait m’empêcher dela rejoindre.

À l’heure du coucher, la fermière m’accompagnapour mettre une couverture de plus sur mon lit ; et aprèsm’avoir souhaité le bonsoir, elle me défendit de lui direMadame : elle voulait que je l’appelle tout simplementPauline ; puis elle s’en alla après m’avoir dit que j’étais unpeu l’enfant de la maison, et qu’elle ferait tout son possible pourque je m’habitue à la ferme.

Le lendemain, maître Sylvain me fit asseoir àtable à côté de son frère. Il lui dit en riant qu’il ne fallait pasme laisser jeûner, parce que j’avais bien besoin de grandir.

Le frère du fermier s’appelait Eugène ;il parlait très peu, mais il regardait toujours ceux qui parlaient,et ses petits yeux avaient souvent l’air de se moquer. Il avaittrente ans, mais il n’en paraissait pas beaucoup plus de vingt. Ilsavait toujours répondre à ce qu’on lui demandait, et je ne sentaisaucune gêne près de lui.

Il se serra près du mur pour me faire plus deplace à table, et il répondit seulement au fermier :

– Sois tranquille.

Maintenant que tous les champs étaientlabourés, Martine menait ses brebis très loin sur des pâturagesqu’elle appelait « les Communs ». Le vacher et moi,menions nos bêtes le long des prés et dans les bois où il y avaitde la bruyère. Je souffrais beaucoup du froid, malgré un grandmanteau de laine qui me couvrait jusqu’aux pieds. Le vacherallumait souvent du feu ; il partageait avec moi les pommes deterre et les châtaignes qu’il faisait cuire sur les charbons. Ilm’apprenait à connaître de quel côté venait le vent afin deprofiter du plus petit abri contre le froid : et tout en nouschauffant, il me chantait la chanson de l’Eau et du Vin.

C’était une chanson qui avait au moins vingtcouplets. L’eau et le vin s’accusaient réciproquement de faire lemalheur du genre humain, tout en s’adressant à eux-mêmes les plusgrands éloges. Moi, je trouvais que c’était l’eau qui avait raison,mais le vacher disait que le vin n’avait pas tort non plus. Nousrestions de longues heures ensemble. Il me parlait de son pays quiétait très éloigné de la Sologne. Il me raconta qu’il avaittoujours été vacher, et qu’un taureau l’avait roulé et blessé quandil était encore enfant. Il en était resté longtemps malade, avecdes douleurs qui le faisaient crier ; puis les douleursavaient fini par s’en aller, mais il était devenu tout tordu commeje le voyais. Il se souvenait du nom de toutes les fermes où ilavait été vacher. Les gens étaient méchants ou bons, mais jamais iln’avait trouvé de si bons maîtres qu’à Villevieille. Il trouvaitaussi que les vaches de maître Sylvain ne ressemblaient pas àcelles de son pays, qui étaient petites, avec des cornes pointuescomme des fuseaux. Celles-ci étaient grandes et fortes, avec descornes rugueuses et sans finesse. Il les aimait et leur parlait enles nommant par leur nom. Sa préférée était une belle vache blancheque maître Sylvain avait achetée au printemps. À tout instant ellelevait la tête et regardait au loin, et tout d’un coup ellepartait, le mufle tendu. Le vacher criait à pleine voix :

– Arrête, la Blanche, arrête.

Le plus souvent elle s’arrêtait d’elle-même,mais il y avait des moments où il fallait lui envoyer le chien. Illui arrivait aussi de lutter contre lui pour passer quand même, etc’était seulement quand il la mordait au mufle qu’elle rentraitdans le troupeau.

Le vacher la plaignait et disait :

– On ne sait pas ce qu’elle regrette.

Au mois de décembre, les vaches restèrent toutà fait à l’étable. Je croyais qu’il en serait de même des moutons.Mais le frère du fermier m’expliqua que la Sologne était un paystrès pauvre, et que les fermiers ne récoltaient pas assez defourrages pour nourrir toutes leurs bêtes.

À présent je m’en allais seule le long després et dans les bois. Tous les oiseaux étaient partis. Lebrouillard s’étendait sur les terres labourées, et les bois étaientpleins de silence. Il y avait des jours où je me sentais siabandonnée que je croyais que la terre s’était écroulée autour demoi, et quand un corbeau passait en criant dans le ciel gris, savoix forte et enrouée semblait m’annoncer les malheurs dumonde.

Les moutons eux-mêmes ne sautaient plus. Lemarchand avait emmené tous les mâles, et les petites femelles nesavaient plus jouer entre elles. Elles marchaient serrées les unescontre les autres, et même quand elles ne mangeaient pas, ellesrestaient la tête baissée.

Quelques-unes me faisaient penser à despetites filles que j’avais connues. Je les caressais en les forçantde lever la tête : mais leurs yeux restaient tournés en bas,et leurs prunelles fixes ressemblaient à du verre sans reflet.

Un jour, je fus surprise par un brouillard siépais qu’il me fut impossible de reconnaître mon chemin. Je metrouvai tout à coup auprès d’un grand bois qui m’était inconnu. Lehaut des arbres se perdait complètement dans le brouillard, et lesbruyères paraissaient toutes enveloppées de laine. Des formesblanches descendaient des arbres et glissaient sur les bruyères enlongues traînées transparentes.

Je poussai les moutons vers le pré qui était àcôté ; mais ils se tassèrent et refusèrent d’avancer. Jepassai devant eux pour voir ce qui les empêchait d’aller plus loin,et je reconnus la petite rivière qui coulait au bas de la colline.C’est à peine si on voyait l’eau ; elle avait l’air de dormirsous une épaisse couverture de laine blanche. Je restai un longmoment à la regarder ; puis je ramenai mes moutons le long dubois. Pendant que je cherchais à reconnaître de quel côté setrouvait la ferme, les moutons contournèrent le bois, et ils setrouvèrent bientôt sur un chemin bordé de haies. Le brouillards’épaissit encore, et il me sembla que je marchais entre deuxhautes murailles. Je suivais les moutons sans savoir où ils memenaient. Ils quittèrent brusquement le chemin pour tourner àdroite, mais je les arrêtai aussitôt : je venais d’apercevoirl’entrée d’une église. Les portes en étaient grandes ouvertes, etde chaque côté on voyait deux lumières rouges qui éclairaient lavoûte grise. D’énormes piliers se rangeaient en lignes droites, ettout au fond on devinait les fenêtres à petits carreaux qu’unelumière éclairait faiblement. J’avais beaucoup de mal à empêcherles moutons d’aller vers cette église, et tout en les repoussant,je m’aperçus qu’ils étaient couverts de petites perles blanches.Ils se secouaient à tout instant, et cela faisait comme un légerbruit de cliquetis. Je ne savais que penser de tout cela ;puis une grande inquiétude me vint à l’idée que maître Sylvaindevait m’attendre avec impatience. Je me persuadai qu’en retournantsur mes pas je retrouverais facilement la ferme, et en faisant lemoins de bruit possible, je repoussai les moutons sur le chemin quim’avait amenée. Comme j’entrais dans ce chemin, une voix d’hommes’éleva près de moi. Elle disait :

– Laisse-les donc rentrer, ces pauvresbêtes.

Et en même temps, l’homme faisait retourner letroupeau vers l’église. Je reconnus tout de suite Eugène, le frèredu fermier. Il passa sa main sur le dos d’un mouton endisant :

– Ils sont jolis avec leurs petitesboules de givre, mais ce n’est pas bon pour eux.

Je ne fus pas étonnée de le rencontrer là. Jelui montrai l’église en demandant ce que c’était.

– C’était pour toi, me répondit-il. Jecraignais que tu ne retrouves pas l’allée des châtaigniers, etj’avais suspendu une lanterne de chaque côté.

Quelque chose se brouilla dans ma tête ;et ce ne fut qu’au bout d’un instant que je compris que ces grospiliers noircis et délabrés par le temps étaient tout simplementles troncs des châtaigniers. En même temps je reconnus les fenêtresà petits carreaux de la grande salle que le feu de la cheminéeéclairait.

Eugène compta lui-même les moutons. Il m’aidaà leur faire une chaude litière de paille, et au moment où jesortais de la bergerie, il me retint pour me demander si vraimentj’ignorais ce qu’étaient devenus les deux agneaux perdus. Je fusprise d’une grande honte en pensant qu’il pouvait croire que jementais, et je ne pus m’empêcher de pleurer en lui assurant qu’ilsavaient disparu sans que je m’en fusse aperçue. Alors il m’appritqu’il les avait retrouvés noyés dans un trou d’eau.

Je crus qu’il allait me gronder pour manégligence. Mais il me dit doucement :

– Va vite te chauffer. Tu rapportes danstes cheveux tout le givre de la Sologne.

Je me promis d’aller voir le trou d’eau dès lelendemain. Mais, pendant la nuit, la neige tomba si épaisse, qu’ilne fallut pas penser aller aux champs. J’aidai la vieille Bibiche àraccommoder le linge, et Martine se mit à filer son rouet enchantant des complaintes.

Le soir, pendant la veillée, les chiens necessèrent d’aboyer avec fureur. Martine paraissait inquiète. Elleécouta les chiens, puis elle dit en se tournant vers lefermier :

– J’ai bien peur que ce temps-là nousamène des loups.

Le fermier se leva pour parler aux chiens, etil s’en alla faire le tour des étables avec sa lanterne.

Pendant les huit jours que dura la neige, ilvint des centaines de corbeaux dans la ferme. Ils avaient si faimque rien ne pouvait les effrayer. Ils entraient dans les écuries etdans la grange, et ils dévastaient les meules de blé. Le fermier entua beaucoup. On en mit cuire quelques-uns avec le lard et leschoux. Tout le monde trouva que c’était très bon ; mais leschiens n’en voulurent jamais manger.

Le premier jour où l’on fit sortir lestroupeaux, les sapins étaient encore tout chargés de neige. Lacolline était toute blanche aussi ; elle paraissait s’êtrebeaucoup rapprochée de la ferme. Tout ce blanc m’éblouissait ;je ne trouvais plus les choses à leur place, et à chaque instant jecraignais de ne plus apercevoir la fumée bleue qui montaitau-dessus des toits de la ferme.

Les moutons ne trouvaient rien à manger ;ils couraient de tous côtés. Je ne les laissais pass’écarter ; ils ressemblaient eux-mêmes à de la neige quiaurait bougé, et j’étais obligée de faire bien attention pour nepas les perdre de vue. Je réussis à les rassembler le long d’un préqui bordait un grand bois. Tout le bois était occupé à sedébarrasser de la neige qui l’alourdissait : les grossesbranches la rejetaient d’un seul coup, pendant que d’autres, plusfaibles, se balançaient pour la faire glisser à terre.

Je n’étais jamais entrée dans ce bois. Jesavais seulement qu’il était très étendu et que Martine y menaitparfois ses brebis. Les sapins y étaient très grands et lesbruyères très hautes.

Depuis un moment je regardais une grossetouffe de bruyère. Il m’avait semblé la voir remuer, en même tempsqu’il en sortait un bruit comme si on avait cassé une brindille enmarchant dessus.

J’eus tout de suite une inquiétude. Jepensai : « Il y a quelqu’un là. » Puis le même bruitse répéta beaucoup plus près, sans que rien ne bougeât. J’essayaide me rassurer en me disant que c’était un lièvre, ou une autrepetite bête, qui cherchait sa nourriture. Mais, malgré toutes lesbonnes raisons que je me donnais, je restais persuadée qu’il yavait quelqu’un là.

J’en ressentais une gêne si grande que je medécidai à me rapprocher de la ferme. Je fis deux pas vers mesmoutons, mais au même moment ils se resserrèrent précipitamment ens’éloignant du bois.

Je cherchai vivement à voir ce qui avait pules effrayer ainsi, et à deux pas de moi, au beau milieu dutroupeau, je vis un chien jaune qui emportait un mouton dans sagueule. Je pensai tout d’abord que Castille était devenue enragée,mais, dans le même instant, Castille se jeta dans mes jupes enpoussant des hurlements plaintifs. Aussitôt je devinai que c’étaitun loup. Il emportait le mouton à pleine gueule, par le milieu ducorps. Il grimpa sans effort sur le talus et quand il sauta lelarge fossé qui le séparait du bois, ses pattes de derrière mefirent penser à des ailes. À ce moment je n’aurais pas trouvéextraordinaire qu’il se fût envolé par-dessus les arbres.

Je restai quelques instants sans savoir sij’avais eu peur. Puis je sentis que je ne pouvais plus détournermes yeux du fossé. Mes paupières étaient devenues si raides qu’ilme sembla que je ne pourrais jamais plus les fermer. Je vouluscrier pour qu’on m’entendît de la ferme, mais ma voix ne voulut passortir. Je voulus courir aussi, mais mes jambes tremblaient si fortque je fus forcée de m’asseoir sur la terre mouillée.

Castille continuait de hurler comme si ellerecevait des coups, et les moutons restaient serrés en un tas.Quand je pus les ramener à la ferme, je courus chercher maîtreSylvain. En me voyant il devina tout de suite ce qui était arrivé.Il appela son frère et il décrocha les deux fusils, pendant que jetâchais de désigner l’endroit où le loup avait disparu. Ilsrevinrent à la nuit sans l’avoir retrouvé.

On ne parla que de cela pendant la veillée.Eugène voulait savoir comment était le loup, et la vieille Bibichese fâcha, quand je dis qu’il avait de longs poils jaunes commeCastille, mais qu’il était bien plus beau qu’elle.

Le lendemain, ce fut le tour de Martine. Ellevenait de faire sortir ses brebis, et elle n’était pas encore aubout de l’allée des châtaigniers, quand on l’entendit pousser descris étouffés.

Tout le monde sortit de la maison en courant.J’arrivai la première près de Martine. Elle était baissée, et elletirait de toutes ses forces sur une brebis qu’un loup venaitd’étrangler, et qu’il cherchait à emporter. Il tenait la brebis parle cou ; et il tirait de son côté aussi fort que labergère.

Le chien de Martine le mordait férocement auxcuisses, mais il n’avait pas l’air de le sentir, et quand maîtreSylvain lui tira un coup de fusil à bout portant, il roula enemportant dans sa gueule une partie du cou de la brebis.

Les yeux de Martine s’étaient agrandis, et sabouche était devenue toute blanche. Son bonnet avait glissé de sonchignon, et la raie qui séparait ses cheveux me fit penser à unsentier où l’on pouvait se promener sans danger. L’expression fermede son visage s’était changée en une petite grimace douloureuse, etses mains s’ouvraient et se fermaient d’un mouvement régulier. Ellecessa de s’appuyer au châtaignier pour se rapprocher d’Eugène quiregardait le loup. Elle resta un moment à le regarder aussi, etelle dit tout haut :

– Pauvre bête, comme il devait avoirfaim !

Le fermier mit le loup et la brebis sur lamême brouette, pour les ramener à la ferme. Les chiens suivaient enflairant d’un air craintif.

Pendant plusieurs jours, le fermier et sonfrère chassèrent dans les environs. Quand Eugène passait près demoi, il s’arrêtait toujours pour me dire un mot affectueux. Ilm’affirmait que les coups de fusil éloignaient les loups, et qu’onen voyait rarement dans le pays. Malgré cela, je n’osai plusretourner vers le grand bois. Je préférais aller sur la colline quiétait seulement recouverte de genêts et de bruyères.

Au commencement du printemps, la fermièrem’apprit à traire les vaches et à soigner les porcs. Elle disaitqu’elle voulait faire de moi une bonne fermière. Je ne pouvaism’empêcher de penser à la supérieure, quand elle m’avait dit d’unton méprisant :

– Vous trairez les vaches, et voussoignerez les porcs !

Elle avait l’air de m’infliger une punition endisant cela, et voilà que je n’éprouvais que du contentement àm’occuper des bêtes. Pour me donner de la force, j’appuyais monfront contre le flanc de la vache, et bientôt mon seaus’emplissait. Il se formait au-dessus du lait une écume qui prenaitdes teintes changeantes, et, quand le soleil passait dessus, elledevenait si merveilleuse que je ne me lassais pas de laregarder.

Je n’éprouvais aucun dégoût à soigner lesporcs. Leur nourriture se composait de pommes de terre cuites et delait caillé. Je plongeais mes mains dans le seau pour bien mélangerle tout, et j’avais un grand plaisir à leur faire attendre uninstant leur nourriture. Leurs cris discordants, et les mouvementssi vifs de leurs groins m’amusaient toujours.

Au mois de mai, maître Sylvain ajouta unechèvre à mon troupeau. Il l’avait achetée pour aider la fermière ànourrir le petit enfant qu’elle venait d’avoir après dix ans demariage.

Cette chèvre était plus difficile à garder quele troupeau tout entier. Elle fut cause que mes moutons entrèrentdans l’avoine, qui était déjà haute.

Le fermier s’en aperçut, et il megronda ; il m’accusait de m’endormir dans quelque coin,pendant que le troupeau dévastait son champ.

J’étais forcée de passer chaque jour près d’unbois de jeunes sapins. En trois bonds la chèvre l’atteignait, etc’était pendant que je la cherchais que mes agneaux mangeaientl’avoine.

La première fois j’attendis longtemps qu’ellerevînt d’elle-même. Je faisais ma voix plus douce pour l’appeler.Enfin je me décidai à l’aller chercher. Mais la sapinière était siserrée que je ne savais pas comment faire pour y entrer.

Pourtant je ne pouvais pas m’en aller sansvoir ce que la chèvre était devenue. Je crus reconnaître l’endroitoù elle avait disparu, et j’y entrai en mettant mes mains devant mafigure pour éviter les piquants. Je la vis presque tout de suite àtravers mes doigts ; elle était tout près. J’avançai la mainpour la saisir par une corne, mais elle recula en déplaçant lesbranches qui revinrent me frapper avec force. Je réussis cependantà la saisir, et je la ramenai au troupeau.

Chaque jour elle recommençait. Je poussais mesmoutons le plus loin possible de l’avoine et je me lançais à sapoursuite.

C’était une chèvre toute blanche, et j’avaistout de suite trouvé qu’elle ressemblait à Madeleine. Elle avaitcomme elle les yeux très éloignés l’un de l’autre. Lorsque je laforçais à sortir des sapins, elle me regardait longtemps sansbouger les yeux.

Dans ces moments-là, je pensais que Madeleines’était transformée en chèvre. Il m’arrivait de la supplier de nepas recommencer ; et j’étais sûre qu’elle me comprenait quandje lui faisais des reproches.

Comme je sortais un jour de la sapinière avecmes cheveux tout défaits, je fis un mouvement de la tête qui lesramena en avant. Aussitôt la chèvre fit un bond de côté en poussantun bêlement de peur. Elle revint sur moi, les cornes basses ;mais je baissai aussi la tête en secouant mes cheveux quitraînaient jusqu’à terre ; alors elle se sauva en faisant descabrioles impossibles à décrire. Chaque fois qu’elle entrait dansla sapinière, je me vengeais en lui faisant peur avec mescheveux.

Maître Sylvain me surprit un matin où je melançais sur elle. Il fut pris d’un fou rire qui me remplit deconfusion. Je m’arrêtai aussitôt en tâchant de relever mes cheveuxsur ma tête.

La chèvre était revenue près de moi. Elle meregardait en allongeant le cou, et en tordant ses reins d’une façoncomique, prête à repartir au moindre geste. Le fermier n’enfinissait plus de rire ; il se tenait, cassé en deux, et ilriait à grands éclats. On ne voyait de lui que sa blouse, sa barbeet son grand chapeau. Ses éclats de rire me donnaient envie depleurer, et il me semblait qu’il resterait toujours ainsi, tordu etbruyant.

Quand enfin il fut calmé, il m’interrogeadoucement. Je lui racontai les malices de la chèvre. Alors il lamenaça du doigt en riant de nouveau.

Ce fut Martine qui l’emmena le lendemain. Maisle deuxième jour, elle déclara qu’elle aimait mieux quitter laferme, que de continuer à garder cette chèvre qui était possédée dudiable.

La vieille Bibiche disait que les chèvresavaient besoin d’être battues. Mais je me souvenais du seul coup debâton que je lui avais donné ; ses côtes avaient rendu un sonsi étrange, que je n’avais jamais osé recommencer.

On la laissa en liberté autour de la ferme, etelle disparut un jour sans qu’on pût jamais savoir ce qu’elle étaitdevenue.

La Saint-Jean approchait, et pour fêterl’anniversaire de mon arrivée à la ferme, Eugène dit qu’il fallaitm’emmener au village.

Pour ce jour de fête, la fermière me fitcadeau d’une robe jaune qu’elle avait portée quand elle était jeunefille.

Le village s’appelait Sainte-Montagne. Iln’avait qu’une rue, au bout de laquelle se trouvait l’église.

Martine m’entraîna vite à la messe déjàcommencée. Elle me poussa sur un banc, et elle-même alla s’asseoirsur celui qui était devant moi.

L’impression grave que j’avais eue en entrantdans l’église s’effaça presque aussitôt. Deux femmes, derrière moi,ne cessèrent de parler du marché de la veille, et des hommes qui setrouvaient près de la porte ne se gênaient pas pour parler touthaut.

Il n’y eut de silence que lorsque le curémonta en chaire. Je crus qu’il allait prêcher, mais il annonçaseulement les mariages : à chaque nom qu’il prononçait lesfemmes se penchaient à droite ou à gauche avec des sourires.

L’idée de la prière ne me vint même pas. Jeregardais prier Martine à genoux. Ses mèches brunes et boucléessortaient de dessous son bonnet brodé. Elle avait les épauleslarges, et son corsage blanc était serré à la taille par un rubannoir. Toute sa personne faisait penser à une chose fraîche etneuve.

Pourtant la supérieure m’avait dit que lesbergères étaient des filles malpropres.

Je revoyais Martine au milieu de ses brebisavec sa jupe courte à rayures, ses bas bien tirés et ses sabotsrecouverts de cuir qu’elle cirait comme des souliers. Cependantelle prenait grand soin de son troupeau, et la fermière affirmaitqu’elle connaissait chacune de ses brebis.

À la sortie de la messe, elle me quitta pourcourir vers une vieille femme qu’elle embrassa tendrement. Puis jela perdis de vue et restai toute seule, ne sachant où aller.

Pas très loin je voyais l’auberge du ChevalBlanc. Il en sortait un grand bruit de voix et de vaisselle. Lesgens y entraient par groupes, et il n’y eut bientôt plus personnesur la place.

J’allais rentrer dans l’église en attendantque Martine vienne me chercher, lorsque je vis accourir Eugène. Ilme prit par la main et dit tout en riant :

– Si ta robe n’avait pas été aussi jaune,je t’aurais sûrement oubliée.

Il me regardait d’un air moqueur et amusé.

Il me conduisit chez le maître d’école, en lepriant de me faire déjeuner et de me mener promener avec sesenfants.

Le maître d’école était habillé comme lesmessieurs de la ville, tandis qu’Eugène avait une blouse bleue, etje fus bien étonnée de les entendre se tutoyer.

En attendant le déjeuner, le maître d’école meprêta un livre de contes de fées ; et lorsque l’heure de lapromenade arriva, j’aurais préféré qu’on me laissât seule finir lelivre.

Sur la place du village les garçons et lesfilles dansaient dans le soleil et la poussière. Je trouvai leursbalancements exagérés et leur gaieté trop bruyante.

Je sentais en moi comme une grandetristesse ; et quand, à la nuit tombante, la voiture nousramena à la ferme, j’éprouvai un vrai soulagement à me retrouverdans le silence et l’odeur des prés.

À quelques jours de là, en rentrant deschamps, un mouton qui longeait une haie fit un bond énorme. Enm’approchant, je vis qu’il saignait au nez. Je pensai qu’il s’étaitpiqué à une grosse épine, et, après l’avoir lavé, je n’y pensaiplus. Le lendemain je fus terrifiée en le retrouvant avec la têtepresque aussi grosse que le corps. Au cri que je poussai, Martineaccourut, et le cri qu’elle poussa elle-même fit accourir tout lemonde.

J’expliquai ce qui était arrivé la veille, etle fermier assura que le mouton avait dû être mordu par unevipère.

Il fallait lui faire des lavages, et lelaisser à l’étable jusqu’à ce que l’enflure soit partie.

Je ne demandais pas mieux que de soigner lapauvre bête ; mais quand je fus seule avec elle, une épouvanteme prit.

Cette tête énorme qui se balançait sur cepetit corps me causait une frayeur insensée. Les yeux démesurés, labouche immense et les oreilles qui se tenaient droites et raides,composaient un monstre difficile à imaginer. Il restait constammentau milieu de l’étable, comme s’il eût craint de se cogner au mur.J’essayai de m’approcher de lui, en me disant que ce n’était qu’unmouton. Mais aussitôt qu’il se tournait de mon côté, je filaiscomme une flèche vers la porte. Je ressentais cependant une grandepitié pour lui. Par instants il me semblait que cette face qui sebalançait de droite à gauche me faisait des reproches. Alorsquelque chose chavirait dans ma tête, et je sentais venir la folie.Je compris que j’étais capable de le laisser mourir de faim.

Je racontai cela au vacher, qui voulut bien secharger de soigner le mouton tant que durerait l’enflure. Il semoquait de moi : il ne comprenait pas comment je pouvais avoirsi grand’peur d’un mouton malade.

J’eus l’occasion de lui rendre un service àmon tour, et j’en fus bien contente.

En détachant le taureau un matin, il avaitfait un faux pas, et était tombé devant lui. Le taureau l’avaitflairé en reniflant et soufflant. C’était un jeune qu’on avaitélevé à la ferme et qui commençait à faire la mauvaise tête.

Le vacher craignait de le voir devenirfurieux, et il était persuadé que la bête se souviendrait del’avoir vu à terre devant elle.

J’aurais bien voulu le rassurer, mais je nesavais pas ce qu’il fallait dire pour cela. Puis j’étais toutesurprise de le trouver tout à coup si vieux : il avait jetéson chapeau à terre, et je remarquai pour la première fois que sescheveux étaient tout gris.

Toute la journée, je pensai à lui, et lelendemain, pendant que les vaches sortaient une à une, je ne pusm’empêcher d’entrer dans l’étable.

Le vacher regardait fixement le taureau quitirait impatiemment sur sa chaîne. Je m’approchai, et après avoircaressé la bête, je la détachai.

Le vacher laissa passer le taureau qui sortitcomme un fou, et après m’avoir regardée tout surpris, il le suiviten boitant.

J’avais bien moins peur du taureau que dumouton enflé, et chaque jour j’entrais dans l’étable en prenant desprécautions pour ne pas être vue.

Pourtant Eugène m’avait vue. Il me prit àpart, et en plongeant ses petits yeux dans les miens, ildit :

– Pourquoi détaches-tu letaureau ?

Je craignais de faire gronder le vacher endisant la vérité ; et je cherchais quelque chose à dire, maisje ne trouvais rien. Je commençais à dire que je ne le détachaispas. Alors Eugène prit son air moqueur pour me dire :

– Est-ce que tu serais menteuse, parhasard ?

Aussitôt je lui racontai tout et, le samedid’après, la bête était vendue.

J’avais souvent remarqué combien il était bonpour tout le monde. Chaque fois que le fermier avait des différendsavec ses ouvriers, il finissait toujours par appeler son frère quiarrangeait les choses en quelques mots.

Il s’occupait aux mêmes travaux que maîtreSylvain. Mais il refusait d’aller au marché : il disait qu’iln’aurait même pas su vendre un fromage.

Il marchait posément, en se balançant, commes’il eût réglé sa marche sur celle de ses bœufs.

Il passait presque tous ses dimanches àSainte-Montagne. Quand le temps était trop mauvais, il restait àlire dans la grande salle. Souvent je le guettais dans l’espoirqu’il oublierait son livre ; mais jamais il ne l’oubliait.J’étais désolée de ne rien trouver à lire à la ferme. Aussi jeramassais tous les bouts de papier qui traînaient.

La fermière avait fini par le remarquer, etelle disait que je deviendrais avare.

Un dimanche que j’avais osé demander un livreà Eugène, il me fit cadeau d’un gros cahier de chansons.

Pendant tout l’été, je l’emportais aux champs.Je composais des airs aux chansons qui me plaisaient lemieux ; puis je m’en lassai, et, en aidant la fermière augrand nettoyage de la Toussaint, je découvris des almanachs deplusieurs années.

Pauline me dit de les porter au grenier ;mais je fis semblant de les oublier dans le tiroir où ils étaient,et je les emportai en cachette l’un après l’autre. Ils étaientremplis d’histoires amusantes, et l’hiver passa sans que je me soisaperçue du froid.

Le jour où je les montai au grenier, jefuretai pour voir si je n’en découvrirais pas d’autres. Je netrouvai qu’un petit livre sans couverture, dont les feuilletsétaient roulés aux coins comme si on l’avait longtemps porté dansla poche. Les deux premières pages manquaient, et la troisièmeétait salie au point que les caractères en étaient tout effacés. Jem’approchai de la lucarne pour avoir plus de clarté, et à l’en-têtedes pages, je vis que c’étaient les Aventures deTélémaque.

Je l’ouvris au hasard et les quelques lignesque je lus me le rendirent si intéressant que je le mis tout desuite dans ma poche.

Comme j’allais descendre du grenier, il mevint à l’idée que c’était Eugène qui l’avait mis là, et qu’ilpouvait venir le reprendre d’un moment à l’autre ; alors je leremis sur la solive noire où il était. Chaque fois que j’avaisl’occasion d’aller au grenier, je m’assurais qu’il était toujours àsa place, et j’en lisais autant que je pouvais.

Dans ce moment-là, j’eus encore un moutonmalade. Ses flancs étaient creux, comme s’il n’avait pas mangédepuis longtemps. J’allai demander à la fermière comment il fallaitle soigner.

Elle s’arrêta de plumer une poule pour medemander si le mouton était très tendu.

Je ne répondis pas tout de suite. Je medemandais ce que voulait dire le mot tendu. Puis je pensaique tous les moutons malades devaient être tendus. Alors jedis : oui. Et pour affirmer davantage, je me dépêchaid’ajouter :

– Il est tout plat.

La fermière se mit à rire en se moquant. Elledit à Eugène qui sifflotait à quelques pas :

– Venez écouter ça, Eugène. Elle a unmouton qui est tendu et plat tout à la fois.

Eugène rit aussi : il m’appela bergèred’occasion, et il m’apprit que les moutons étaient tendus quand ilsavaient le ventre enflé.

Deux jours après, Pauline me dit qu’elle etmaître Sylvain voyaient bien que je ne ferais jamais une bonnebergère, et qu’ils avaient décidé de me garder à la maison. Lavieille Bibiche n’était plus bonne à rien, et Pauline ne pouvaitsuffire à tout depuis qu’elle avait son enfant.

Aux premiers mots, je compris qu’il me seraitfacile d’aller souvent au grenier, et je remerciai vivement lafermière.

Maintenant que j’étais servante de ferme, ilme fallait tuer les poules et les lapins. Je ne pouvais m’ydécider, et la fermière ne comprenait rien à mes répugnances. Elledisait que j’étais comme Eugène qui se sauvait quand on tuait lecochon.

Je voulus pourtant essayer de tuer un pouletpour montrer ma bonne volonté. Il se débattait entre mes mains, etbientôt la paille fut toute rouge autour de moi. Quand il ne bougeaplus, je le déposai dans la grange en attendant que la vieilleBibiche vînt le plumer ; mais elle se moqua bien de moi, enretrouvant le poulet sur ses pattes au milieu d’un van plein degraine. Il mangeait goulûment, comme s’il eût voulu se guérir auplus vite du mal que je venais de lui faire. La vieille Bibiche lesaisit, et quand elle lui eut passé la lame sur le cou, la paillefut beaucoup plus rouge que la première fois.

Pendant l’heure de la sieste, je montais augrenier pour lire un peu. J’ouvrais le livre au hasard ; et, àle relire ainsi, j’y découvrais toujours quelque chose denouveau.

J’aimais ce livre, il était pour moi comme unjeune prisonnier que j’allais visiter en cachette. Je l’imaginaisvêtu comme un page et m’attendant assis sur la solive noire. Unsoir, je fis avec lui un beau voyage.

Après avoir fermé le livre, je m’accoudai à lalucarne du grenier. Le jour était presque fini, et les sapinsparaissaient moins verts. Le soleil s’enfonçait dans des nuagesblancs, qui bouffaient et se creusaient comme du duvet.

Sans savoir comment cela s’était fait, je metrouvai tout à coup au-dessus du bois avec Télémaque. Il me tenaitpar la main, et nos têtes touchaient le bleu du ciel. Télémaque nedisait rien ; mais je savais que nous allions dans lesoleil.

La vieille Bibiche m’appelait d’en bas. Jereconnaissais très bien sa voix, malgré la distance. Elle devaitêtre bien en colère pour crier si fort. Je me souciais peu de sescris. Je ne voyais que le duvet brillant qui entourait le soleil,et qui commençait à s’ouvrir pour nous laisser passer.

Un choc sur le bras me fit retomber dans legrenier. La vieille Bibiche m’écartait de la lucarne endisant :

– S’il y a du bon sens à me faire criercomme ça ! Voilà plus de vingt fois que je t’appelle pourmanger la soupe.

Peu de temps après, je ne retrouvai plus lelivre sur la solive. Mais c’était un ami que je portais dans moncœur, et j’en gardai longtemps le souvenir.

Deux jours avant la Noël, maître Sylvain seprépara à tuer le porc. Il aiguisa deux grands couteaux, et aprèsavoir fait une litière de paille fraîche au milieu de la cour, ilfit sortir le porc qui se mit à crier comme s’il se doutait de lavérité. Il lui passa des cordes aux quatre pieds ; et pendantqu’il les fixait à de solides piquets, il dit à sa femme :

– Cache les couteaux, Pauline, il ne fautpas qu’il les voie.

Pauline me remit une sorte de poêle trèsprofonde que je devais tenir avec adresse afin de ne pas perdre uneseule goutte du sang que j’allais recueillir.

Le fermier s’approcha du porc qui était tombésur le flanc. Il mit un genou en terre devant lui et après l’avoirtâté près du cou, il tendit la main vers sa femme qui lui passa leplus grand couteau. Il en appuya la pointe à l’endroit que marquaitson doigt, et il se mit à l’enfoncer lentement.

À ce moment, les cris que poussait le porcressemblaient à des cris humains.

Il sortit de sa blessure une goutte de sangqui coula en une grande traînée rouge. Puis deux jets montèrent lelong du couteau, et retombèrent sur la main du fermier. Quand lecouteau fut enfoncé jusqu’au manche, maître Sylvain pesa dessuspendant un moment, et il le retira aussi lentement qu’il l’avaitenfoncé.

En voyant ressortir la lame toute rayée derouge, je sentis que ma bouche devenait froide et que je n’avaisplus de salive.

Mes doigts se desserrèrent aussi, et la poêlepencha toute d’un côté.

Maître Sylvain le vit : il leva les yeuxsur moi, et il cria à sa femme :

– Prends-lui la poêle.

J’étais incapable de dire une parole, mais jefis signe que non. Le regard si calme du fermier avait chassé monémotion, et ce fut d’une main ferme que je continuai à tenir lapoêle sous le jet qui sortait en bouillonnant.

Lorsque le porc eut cessé de crier, Eugènes’approcha de nous. Il parut stupéfait de me voir attentive auxdernières gouttes rouges qui roulaient une à une comme deslarmes.

– Comment ! dit-il, c’est toi qui asreçu le sang ?

– Mais oui, répondit le fermier ;cela prouve qu’elle n’est pas une poule mouillée comme toi.

– C’est vrai ! dit Eugène ens’adressant à moi. Cela m’est très pénible de voir égorger lesbêtes.

– Bah ! dit maître Sylvain, lesbêtes sont faites pour nous nourrir comme le bois pour nouschauffer.

Eugène se détournait un peu, comme s’il étaithonteux de sa faiblesse.

Il avait les épaules minces, et son cou étaitaussi rond que celui de Martine.

Maître Sylvain disait qu’il était tout leportrait de leur mère.

Jamais je ne l’avais vu se mettre encolère.

On l’entendait toujours chantonner d’une voixfaible et harmonieuse.

Le soir, il rentrait des champs assis entravers sur un de ses bœufs, et souvent il chantait la mêmechanson.

C’était l’histoire d’un soldat s’en retournantà la guerre après avoir retrouvé sa fiancée mariée.

Il traînait longtemps sur le refrain qui seterminait ainsi :

Quand, par un tour de maladresse,

Un boulet m’emportera :

Allons, adieu, chère maîtresse,

Je m’en vais dans les combats.

Pauline lui parlait toujours d’un tonrespectueux. Elle ne comprenait pas comment je pouvais être aussilibre avec lui.

Le premier soir où elle m’avait vue assise àcôté de lui sur le banc de la porte, elle m’avait fait signe derentrer. Mais Eugène m’avait rappelée en disant :

– Viens écouter la hulotte.

Souvent nous étions encore sur le banc quandtout le monde était déjà couché.

La hulotte venait jusque sur le vieil orme quiétait près de la porte. Son hululement très doux semblait nous direbonsoir ; puis elle s’envolait, et ses grandes ailes passaienten silence au-dessus de nous.

Plusieurs fois, une voix chanta sur lacolline.

J’en restais toute frissonnante. Cette voixpleine qui passait dans la nuit me rappelait celle de Colette.

Eugène rentrait quand la voix cessait ;mais moi je restais dans l’espoir de l’entendre encore. Alors il medisait :

– Rentre donc, va ; c’est fini.

Et maintenant que l’hiver était revenu et quenous ne pouvions plus nous asseoir devant la porte, il restaitentre nous comme une communication secrète. Quand il se moquait dequelqu’un, ses yeux pleins de finesse cherchaient les miens, ets’il donnait son avis dans un cas embarrassant, il se tournait demon côté comme s’il attendait de moi une approbation.

Il me semblait que je l’avais toujours connu,et tout au fond de moi-même, je l’appelais mon grand frère.

Il demandait souvent à Pauline si elle étaitcontente de moi. Pauline répondait qu’il n’y avait pas besoin de memontrer deux fois la même chose ; elle me reprochait seulementde manquer d’ordre dans mon travail. Elle disait que je commençaisaussi bien par la fin que par le commencement.

Je n’avais pas oublié sœur Marie-Aimée ;mais je ne m’ennuyais plus, et je me trouvais heureuse à laferme.

Au mois de juin qui suivit, des hommes vinrentcomme chaque année pour tondre les moutons. Ils apportaient unemauvaise nouvelle : dans tout le pays les moutons tombaientmalades aussitôt qu’ils étaient tondus, et il en mourait une grandequantité.

Maître Sylvain prit ses précautions, maismalgré tout ce qu’il put faire, il y en eut bientôt une centaine demalades.

Le vétérinaire affirmait qu’en les baignantdans la rivière on en sauverait beaucoup. Alors le fermier se mitdans l’eau jusqu’à la ceinture, et un à un il plongea les moutonsjusqu’au dernier. Il était rouge, et la sueur qui coulait de sonfront tombait en grosses gouttes dans la rivière.

Le soir, il se coucha avec la fièvre ; etle troisième jour il mourut d’une fluxion de poitrine.

Pauline ne pouvait croire à son malheur ;et Eugène rôdait dans les étables avec des yeux épouvantés.

Peu après la mort du fermier, le propriétairede la ferme vint nous rendre visite. C’était un petit homme sec quine tenait pas en place, et quand il s’arrêtait un moment, il mesemblait toujours qu’il dansait sur un pied.

Il avait le visage complètement rasé et ils’appelait M. Tirande.

Il entra dans la salle où je me tenais avecPauline, il en fit le tour en arrondissant le dos ; puis, ildit en me montrant l’enfant :

– Emportez-le, j’ai besoin de causer avecla fermière.

Je sortis dans la cour et, tout en ayant l’airde promener l’enfant, je passai devant la fenêtre ouverte.

Pauline n’avait pas bougé de sa chaise. Elletenait les mains jointes sur ses genoux, et elle penchait la têteen avant comme si elle cherchait à comprendre une chose trèsdifficile. M. Tirande parlait sans la regarder. Il marchait dela cheminée à la porte, et le bruit de ses talons sur les carreauxse confondait avec sa voix cassée.

Il sortit aussi vite qu’il était entré ;et, dans mon inquiétude, je vins demander à Pauline ce qu’il luiavait dit.

Elle prit son enfant dans ses bras, et, touten pleurant, elle me dit que M. Tirande voulait la renvoyer dela ferme pour y mettre son fils qui venait de se marier.

À la fin de la semaine, M. Tirande revintavec son fils et sa bru. Ils commencèrent par visiter les étables,et lorsqu’ils entrèrent dans la maison, M. Tirande s’arrêtaune minute devant moi pour me dire que sa bru avait décidé de meprendre à son service.

Pauline entendit ; elle fit vivement unpas vers moi ; mais à ce moment Eugène entrait avec despapiers à la main, et tout le monde s’assit autour de la table.

Pendant qu’ils étaient tous occupés à lire età signer des papiers, je regardai la bru de M. Tirande.C’était une grande femme brune qui avait de gros yeux et un airennuyé.

Elle sortit de la ferme avec son mari sansavoir une seule fois regardé de mon côté.

Quand leur voiture eut disparu au bout del’allée des châtaigniers, Pauline raconta à Eugène ce que m’avaitdit M. Tirande.

Eugène, qui allait sortir, se retournabrusquement vers moi ; il paraissait indigné, et sa voix étaittoute changée quand il dit que ces gens-là disposaient de moi commed’un objet leur appartenant, et pendant que Pauline s’apitoyait surmon sort, il m’apprit que c’était déjà. M. Tirande qui avaitforcé maître Sylvain à me prendre à la ferme. Il rappela à Paulinecombien le fermier avait eu pitié de moi en me voyant si chétive,et il m’assura qu’il avait bien du regret de ne pouvoir m’emmenerdans leur nouvelle ferme.

Nous étions tous les trois debout dans lagrande salle. Je sentais sur ma tête le regard désolé de Pauline,et la voix d’Eugène me faisait penser à un chant plein dedouceur.

Pauline devait quitter la ferme à la fin del’été. Chaque jour je travaillais à mettre le linge en ordre :je n’aurais pas voulu qu’elle emportât une seule pièce de lingedéchirée. Je m’appliquais à faire les fines reprises que m’avaitapprises Bonne Justine, et je pliais chaque chose avec soin.

Le soir, je retrouvai Eugène sur le banc de laporte.

Le clair de lune faisait briller les toits dela bergerie, et le fumier était entouré d’une vapeur blanche quiressemblait à un voile de tulle.

Aucun bruit ne sortait des étables. Onn’entendait que le grincement du berceau que Pauline balançait pourendormir son enfant. Aussitôt que tous les grains furent rentrés,Eugène commença le déménagement. Le vacher emmena ses vaches, et lavieille Bibiche s’en alla dans la voiture qui emportait toutes lesvolailles de la basse-cour.

Il ne resta bientôt plus à la ferme que lesdeux bœufs blancs qu’Eugène ne voulait confier à personne. Il lesattacha à la carriole qui devait emporter Pauline et sonenfant.

Le petit garçon s’était endormi dans unecorbeille pleine de paille, et Eugène le déposa dans la voituresans le réveiller. Pauline le recouvrit avec son châle, et, aprèsavoir fait un grand signe de croix vers la maison, elle ramassa lesguides, et la voiture s’engagea sous les châtaigniers.

Je voulus les accompagner jusqu’à laroute ; je suivais derrière les bœufs entre Eugène etMartine.

Nous marchions en silence. De temps en temps,Eugène encourageait ses bœufs en les touchant de la main.

Nous étions déjà très loin sur la routelorsque Pauline s’aperçut que la nuit venait. Elle arrêta soncheval, et lorsque je fus montée sur le marchepied de la voiturepour l’embrasser, elle me dit tristement :

– Adieu, ma fille ! Conduis-toibien.

Elle ajouta, la voix pleine delarmes :

– Si mon pauvre Sylvain eût vécu, il net’aurait jamais abandonnée.

Martine m’embrassa en souriant :

– On se reverra peut-être ! medit-elle.

Eugène ôta son chapeau ; il me donna unelongue poignée de main en disant lentement :

– Adieu, mon petit compagnon. Je mesouviendrai toujours de toi.

 

Quand j’eus marché un peu, je me retournaipour les voir encore ; et, malgré la nuit qui augmentait, jevis qu’Eugène et Martine marchaient en se tenant par la main.

TROISIÈME PARTIE

Les nouveaux fermiers arrivèrent le lendemain.Les laboureurs et la servante étaient venus dès le matin, et,lorsque le soir, les maîtres entrèrent dans la maison, je savaisqu’on les appelait M. et Mme Alphonse.

M. Tirande resta deux jours àVillevieille et partit après m’avoir rappelé que j’étais au servicede sa bru, et que je n’aurais plus à m’occuper des travaux de laferme.

Dès la première semaine,Mme Alphonse avait fait transformer la chambred’Eugène en lingerie, et elle m’avait aussitôt installée devant unegrande table sur laquelle étaient plusieurs pièces de toile, que jedevais transformer en linge de toutes sortes.

Elle venait s’asseoir près de moi, pour fairede la dentelle ; elle restait des journées entières sans medire un mot.

Quelquefois elle me parlait des armoirespleines de linge de sa mère.

Sa voix était sans timbre, et sa boucheremuait à peine pour parler.

M. Tirande paraissait beaucoup aimer sabru. Chaque fois qu’il venait, il s’informait de ce qu’elle pouvaitdésirer.

Elle n’aimait que le linge. Alors il partaiten promettant d’acheter d’autres pièces de toile.

M. Alphonse ne paraissait guère qu’auxheures de repas. J’aurais été bien en peine de dire à quoi ilemployait son temps.

Son visage me rappelait celui de lasupérieure. Il avait comme elle la peau jaune et les yeuxbrillants ; on eût dit qu’il portait en lui un brasier quipouvait le consumer d’un moment à l’autre.

Il était très pieux, et chaque dimanche, ilpartait avec Mme Alphonse à la messe du villagequ’habitait M. Tirande.

Au commencement, ils voulurent m’emmener dansleur voiture ; mais je refusai, préférant aller àSainte-Montagne où j’espérais rencontrer Pauline ou Eugène.

Quelquefois, un des laboureurs venait avecmoi, mais le plus souvent, je m’en allais seule, par un chemin detraverse qui diminuait de beaucoup le trajet.

C’était un chemin rude et pierreux quigrimpait sur la colline, à travers les genêts.

À l’endroit le plus élevé, je m’arrêtaisdevant la maison de Jean le Rouge.

Cette maison était basse et profonde ;les murs étaient aussi noirs que le chaume qui la recouvrait ;et on eût pu passer à côté sans la voir, tant les genêts quil’entouraient étaient hauts.

J’entrais pour dire bonjour à Jean le Rouge,que je connaissais depuis que j’étais à la ferme deVillevieille.

Il avait toujours travaillé pour maîtreSylvain, qui le tenait en grande estime. Eugène disait qu’onpouvait le faire toucher à tout et qu’avec lui les choses étaienttoujours bien faites.

Maintenant, M. Alphonse ne voulait plusl’occuper ; il parlait de le renvoyer de la maison de lacolline. Jean le Rouge en était si affecté, qu’il ne pensait plusqu’à cela.

Aussitôt après la messe, je revenais par lemême chemin. Les enfants de Jean m’entouraient pour avoir le painbénit que je leur rapportais. Ils étaient six, et l’aîné n’avaitpas encore douze ans. Mon pain bénit n’était guère plus gros qu’unebouchée ; aussi, je le remettais à la femme de Jean qui ledistribuait en parts égales.

Pendant ce temps, Jean le Rouge apportait pourmoi un escabeau devant le feu, et il s’asseyait lui-même sur unerondelle de bois, qu’il roulait du pied, jusqu’à la cheminée. Safemme ramenait les brindilles dans le feu avec de lourdespincettes ; et dans le chaudron pendu à la crémaillère, onvoyait cuire de grosses pommes de terre jaunes.

Dès le premier dimanche, Jean le Rouge m’avaitdit :

– Je suis aussi un enfant abandonné.

Et peu à peu, il m’avait appris qu’à l’âge dedouze ans on l’avait placé chez le bûcheron qui habitait déjà lamaison de la colline. Il avait su très vite grimper au sommet desarbres pour y attacher la corde qui devait les faire pencher ;puis, la journée finie, et son fagot de bois sur le dos, il partaiten avant pour arriver plus vite à la maison, où il trouvait lapetite fille du bûcheron, en train de faire la soupe.

Elle était du même âge que lui, et ils étaientdevenus tout de suite de bons amis.

Puis, le malheur arriva, un soir de Noël.

Le vieux bûcheron, qui croyait les enfantsbien endormis, s’en alla à la messe de minuit. Mais eux s’étaientlevés aussitôt après son départ. Ils voulaient préparer leréveillon pour le retour du vieux, et ils se faisaient une joie desa surprise.

Pendant que la fillette faisait cuire deschâtaignes, et mettait sur la table le pot de miel et la cruche decidre, Jean le Rouge préparait un feu de grosses bûches.

Du temps passa ; les châtaignes étaientcuites, et le bûcheron tardait à rentrer. Les enfants s’assirentpar terre devant le feu pour avoir plus chaud, et ils finirent pars’endormir, en s’appuyant l’un contre l’autre.

Jean se réveilla aux cris que poussait lapetite fille. Il ne comprit pas tout d’abord pourquoi elle levaitles bras si haut devant la flamme.

Comme elle sautait sur ses pieds pours’enfuir, il vit qu’elle brûlait.

Elle avait déjà ouvert la porte du jardin, etelle courait en éclairant les arbres.

Alors, Jean l’avait saisie, et jetée dans lafontaine de la source.

Le feu s’était éteint tout de suite, maislorsque Jean voulut la sortir de la fontaine, il la trouva silourde, qu’il crut qu’elle était morte. Elle ne faisait aucunmouvement, et il mit longtemps à la tirer de l’eau, puis, il laramena à la maison, en la traînant comme un fagot.

Les grosses bûches étaient devenues desbraises rouges ; seule, la plus grosse, qui était humide,continuait à fumer et à grésiller.

Le visage de la petite fille n’était plusqu’une énorme boursouflure noire et violacée et son corps à moitiénu laissait voir de larges taches rouges.

Elle resta de longs mois malade, et quand,enfin, on la crut guérie, ou s’aperçut qu’elle était devenuemuette.

Elle entendait très bien, elle pouvait mêmerire comme tout le monde ; mais il lui était impossibled’articuler un seul mot.

Pendant que Jean le Rouge me racontait ceschoses, sa femme le regardait en remuant les yeux, comme si ellelisait un livre.

Son visage portait des traces profondes debrûlures, mais on s’y habituait très vite, et on ne voyait plus quesa bouche aux dents blanches, et ses yeux un peu inquiets. Elleappelait ses enfants en faisant entendre un éclat de voix prolongé,et les petits accouraient, et comprenaient tous ses gestes.

J’étais désolée aussi de leur voir quitter lamaison de la colline.

C’étaient les derniers amis qui me restaientet l’idée m’était venue de parler d’eux àMme Alphonse, dans l’espoir qu’elle obtiendrait deson mari qu’il veuille bien les garder.

Je trouvai l’occasion un jour queM. Tirande et son fils étaient entrés dans la lingerie enparlant de changements à faire à la ferme.

M. Alphonse ne voulait pas detroupeau : il parlait d’acheter des machines agricoles,d’abattre les sapins et de défricher la colline. Les établesserviraient de remises pour les machines, et la maison de lacolline deviendrait un grenier à fourrages.

Je ne sais si Mme Alphonseentendait ; elle travaillait à sa dentelle avec une grandeattention.

Aussitôt que les deux hommes furent sortis,j’osai parler de Jean le Rouge.

J’expliquai combien il avait été utile àmaître Sylvain : je dis son chagrin de quitter cette maisonqu’il habitait depuis si longtemps, et quand je m’arrêtai, toutangoissée de la réponse qui allait venir,Mme Alphonse retira son crochet du fil etdit :

– Je crois que je me suis trompée d’unemaille.

Elle compta jusqu’à dix-neuf, et elleajouta :

– C’est ennuyeux, il faut que je défassetout un rang.

Quand je rapportai cela à Jean le Rouge, ileut un mouvement de colère, qui lui fit tendre le poing versVillevieille. Mais sa femme lui mit la main sur l’épaule en leregardant. Aussitôt Jean se calma.

Jean le Rouge quitta la maison de la colline àla fin de janvier, et une profonde tristesse entra en moi.

Maintenant, je n’avais plus d’amis.

Je ne reconnaissais plus la ferme ; tousces gens s’y mettaient à leur aise, et il me semblait que c’étaitmoi la nouvelle venue. La servante me regardait avec méfiance, etles laboureurs évitaient de me parler.

La servante s’appelait Adèle. Tout le jour, onl’entendait bougonner et traîner ses sabots. Elle faisait du bruitmême quand elle marchait sur la paille. À table, elle mangeaitdebout, et elle répondait sans politesse aux observations desmaîtres.

M. Alphonse avait fait enlever le banc dela porte et mettre à sa place des petits arbustes verts qu’on avaitenclos d’un treillage.

Il avait fait aussi enlever le vieil orme oùla hulotte était venue chanter, les soirs d’été.

Il devait y avoir longtemps que le vieil arbrene donnait plus d’ombrage au seuil de la maison : il neportail plus qu’un bouquet de feuillage tout en haut, et cela luifaisait comme une tête, qui se penchait pour écouter ce qui sedisait en bas.

Les bûcherons qui vinrent pour l’abattrefurent d’avis que cela ne serait pas facile. Il menaçait, entombant, de démolir la toiture de la maison.

Enfin, après bien des discussions, et bien destours autour de lui, on décida de l’enserrer de grosses cordes quile feraient pencher et l’obligeraient à tomber sur le fumier.

Il fallut la journée de deux hommes pourl’abattre, et au moment où on croyait qu’il allait se couchertranquillement, une des cordes se desserra et le vieil orme sereleva pour retomber de côté. Il glissa sur le toit en entraînantla cheminée et une grande quantité de tuiles, et après avoirécorché le mur, il se coucha en travers de la porte : et pasune de ses branches ne toucha le fumier.

M. Alphonse ne put retenir un cri decolère. Il saisit la hache d’un des bûcherons, et il frappa l’arbred’un coup si violent qu’un morceau d’écorce sauta dans la fenêtrede la lingerie et cassa un carreau.

Mme Alphonse vit des éclats deverre tomber sur moi, elle se leva avec une vivacité que je ne luiconnaissais pas, et avec des mains tremblantes et des yeux peureux,elle examina minutieusement chaque endroit de la nappe que j’étaisen train de broder.

Mais elle ne vit pas que j’essuyais avec monmouchoir une petite coupure que le verre m’avait faite à lajoue.

Elle eut si peur qu’il n’arrivât malheur auxpiles de linge qui commençaient à s’entasser, qu’elle m’emmena lelendemain chez sa mère pour me faire voir comment il fallait rangerles armoires.

La mère de Mme Alphonses’appelait Mme Deslois ; mais quand leslaboureurs parlaient d’elle, ils disaient toujours « labourgeoise du château ».

Elle n’était venue qu’une fois àVillevieille.

Elle s’était approchée de moi, et m’avaitregardée de très près en clignant des yeux. C’était une grandefemme qui marchait courbée, comme si elle cherchait quelque chosepar terre. Elle habitait le grand domaine du Gué Perdu.

Mme Alphonse prit un sentier,le long de la petite rivière.

On était à la fin de mars, et les prés étaientdéjà tout fleuris.

Mme Alphonse marchait toutdroit dans le sentier ; mais moi, j’avais un grand plaisir àmarcher dans l’herbe molle.

On arriva bientôt près du grand bois où leloup m’avait pris un agneau.

J’avais gardé de ce bois une frayeurmystérieuse, et quand on quitta le sentier de la rivière pourprendre un chemin qui traversait les bois, je fus prise d’unevéritable épouvante.

Cependant le chemin était large ; ildevait même y passer souvent des voitures, car les ornières yétaient profondes.

Au-dessus de nos têtes, les aiguilles dessapins crissaient continuellement en se frôlant. Cela faisait unbruit doux et léger qui ne ressemblait en rien au chuchotement secet coupé de silences que le bois avait fait entendre quand il étaitchargé de neige. Malgré cela, je ne pouvais m’empêcher de regarderderrière moi.

On ne marcha pas longtemps dans lesbois ; le chemin tournait à gauche, et on se trouva tout desuite dans la cour du Gué Perdu.

La petite rivière passait derrière lesétables, comme à Villevieille ; mais ici les prés étaient trèsresserrés et on eût dit que les bâtiments voulaient se cacher dansla sapinière.

La maison d’habitation ne ressemblait pas auxfermes des environs. Le bas en était fait de vieux murs très épaiset le premier étage paraissait avoir été posé dessus enattendant.

Je ne trouvai pas que cette maison eût l’aird’un château, elle me faisait plutôt penser à une vieille souched’arbre, de laquelle serait sorti un rejeton mal venu.

Mme Deslois parut sur le pasde la porte en nous entendant venir.

Elle me regarda encore en clignant des yeux.Elle dit tout de suite à haute voix qu’elle avait perdu un sou dansla paille, et que c’était bien étonnant que, depuis huit jours,personne ne l’eût encore trouvé. Tout en parlant, elle remuait avecson pied la mince couche de paille qui était devant la porte.

Mme Alphonse ne devait pasentendre. Ses gros yeux fixaient l’intérieur, et ce fut presqueavec ardeur qu’elle expliqua le motif de notre visite.

Mme Deslois voulut me conduireelle-même à la lingerie ; elle mit les clefs sur les armoires,et après m’avoir recommandé de bien faire attention, et de ne riendéranger, elle me laissa seule.

J’eus vite fait d’ouvrir et de refermer lesgrandes armoires reluisantes.

J’aurais voulu m’en aller tout de suite. Cettegrande lingerie froide m’épouvantait comme une prison : mespas résonnaient sur les dalles, comme s’il y avait eu en dessousdes caveaux profonds. Il me sembla tout à coup que je ne sortiraisplus jamais de cette lingerie.

Je tendis l’oreille pour écouter le bruit desbêtes, mais je n’entendis que la voix deMme Deslois. C’était une voix forte et rauque, quitraversait les murs et pénétrait partout.

J’allais vers la fenêtre, pour me sentir moinsseule, quand une porte que je n’avais pas remarquée s’ouvritbrusquement derrière moi. Je tournai la tête, et je vis entrer unhomme jeune, qui portait une longue blouse blanche, et unecasquette grise.

Il s’arrêta comme s’il était surpris detrouver quelqu’un là, et moi je continuais de le regarder sanspouvoir détacher mes yeux de lui.

Il traversa la lingerie sans que nos regardsse soient quittés, et il s’éloigna après s’être cogné contre laboiserie de la porte. Une minute après, il passa contre la fenêtre,et nos regards se rencontrèrent encore.

J’en restai mal à l’aise, et sans savoirpourquoi, j’allai fermer les portes qu’il avait laisséesouvertes.

Un moment après, Mme Alphonsevint me chercher, et je repris avec elle le chemin deVillevieille.

Depuis que M. Alphonse avait remplacéPauline, j’avais pris l’habitude d’aller m’asseoir sur un houx enforme de siège, qui se trouvait au milieu d’un grand buisson peuéloigné de la ferme.

Maintenant que le printemps venait, j’y allaisà l’heure où les laboureurs fumaient leur pipe sur le seuil desécuries.

J’y restais longtemps à écouter les bruits dusoir, et un grand désir me venait de ressembler aux arbres.

Ce soir-là, il m’arriva de penser à l’homme duGué Perdu. Mais chaque fois que je voulais fixer la couleur de sesyeux, ils entraient si profondément dans les miens, qu’il mesemblait que j’en étais tout éclairée.

Le dimanche qui suivit était jour de Pâques.Adèle était partie à la messe, dans la voiture de M. Alphonse.Je restai seule avec un laboureur, pour garder la ferme. Après ledéjeuner, l’homme se coucha sur un tas de paille devant la porte,et moi, j’allai me cacher dans mon buisson.

Je cherchai à entendre le son des cloches.Mais la ferme était trop éloignée des villages et aucun son nevenait jusqu’à moi.

Ma pensée s’en alla vers sœur Marie-Aimée. Jepensais aussi à Sophie, qui venait me réveiller, chaque année, pourque je puisse entendre toutes les cloches de la ville qui sonnaientPâques en même temps.

Il lui était arrivé, une année, de ne pas seréveiller ; elle en eut tant de regret que, l’année suivante,elle mit un gros caillou dans sa bouche pour s’empêcher de dormir.Chaque fois qu’elle se laissait aller au sommeil, ses dentsportaient sur le caillou, et elle se réveillait aussitôt.

Je pensais aussi à la grand’messe où Colettechantait à pleine voix. Je revoyais la débandade sur les pelouses,et l’air tout affairé de sœur Marie-Aimée s’occupant du grand repasdes fêtes.

Et ce soir, au lieu du visage fin et aimant desœur Marie-Aimée, je verrais la figure ingrate deMme Alphonse, et les yeux luisants de son mari quime faisaient tant peur ; et en pensant qu’il me faudraitrester encore longtemps à la ferme, je me laissais aller à unprofond découragement.

Quand je fus lasse de pleurer, je vis avecsurprise que le soleil avait beaucoup baissé. À travers lesbranches du buisson, je voyais s’allonger sur le pré les ombreslongues et minces des peupliers ; et, plus près de moi, je visaussi une grande ombre qui bougeait. Elle s’avançait, puiss’arrêtait, et s’avançait de nouveau.

Je compris tout de suite que quelqu’un allaitpasser devant ma cachette, et presque aussitôt, l’homme à la blouseblanche entrait dans le buisson, en se baissant pour éviter lesbranches.

J’en ressentis un grand froid par tout lecorps.

Cependant, je me remis très vite ; maisil me resta un tremblement nerveux, qu’il me fut impossible dedissimuler.

Lui, restait debout devant moi sansparler.

Je regardais la douceur qui était dans sesyeux ; et je sentis revenir la chaleur dans mon corps.

Je remarquai qu’il portait comme Eugène unechemise de couleur et une cravate nouée sous le col ; et quandil parla, il me sembla que je connaissais sa voix depuislongtemps.

Il s’était appuyé contre une grosse branche,en face de moi, et il me demanda s’il ne me restait plus deparents.

Je répondis que non.

Il fit glisser entre ses doigts une branchecouverte de jeunes pousses, et, sans me regarder, il ditencore :

– Alors, vous êtes seule aumonde ?

Je répondis vivement :

– Oh, non, j’ai sœurMarie-Aimée !

Et sans lui laisser le temps de mequestionner, je dis combien je l’aimais, et avec quelle impatiencej’attendais le moment où je pourrais la rejoindre.

J’étais si heureuse de parler d’elle, que jene m’arrêtais plus.

Je disais sa beauté et son intelligence qui mesemblaient au-dessus de tout.

Je disais aussi son chagrin le jour de mondépart, et j’imaginais sa joie le jour où elle me verraitrevenir.

Pendant que je parlais, il avait les yeuxfixés sur mon visage, mais son regard semblait voir beaucoup plusloin.

Après un silence, il me demandaencore :

– Est-ce que vous n’aimez personneici ?

– Non, dis-je, tous ceux que j’aimaissont partis.

Et j’ajoutai avec un peu de rancune :

– Jusqu’à Jean le Rouge qu’ils ontchassé !

– Pourtant, dit-il,Mme Alphonse n’est pas méchante ?

Je répondis qu’elle n’était ni méchante nibonne, et que je la quitterais sans regret.

À ce moment, on entendit crier les roues de lavoiture de M. Alphonse, qui rentrait, et je me levai pourpartir.

Il s’effaça un peu, pour me laisser passer, etje le laissai seul dans le buisson.

Le soir, je profitai d’un moment de bonnehumeur d’Adèle, pour lui demander si elle connaissait leslaboureurs du Gué Perdu. Elle me répondit qu’elle ne connaissaitque les plus anciens ; car depuis queMme Deslois était veuve, les nouveaux ne restaientpas longtemps chez elle.

Une crainte que je n’aurais pu expliquerm’empêcha de parler du jeune homme à la blouse blanche ; etAdèle ajouta en remuant le menton :

– Heureusement que son fils aîné estrevenu de Paris : les laboureurs seront moins malheureux.

Le lendemain, pendant queMme Alphonse travaillait à sa dentelle, je cousaisen pensant au laboureur à la blouse blanche.

Je ne pouvais le séparer d’Eugène dans mapensée ; il s’exprimait comme lui, et je leur trouvais un airde ressemblance.

Vers le soir, je crus le voir passer devantles écuries, et la minute d’après, il s’arrêtait sur le seuil de lalingerie.

Ses yeux passèrent sur moi, pour se poser surMme Alphonse ; il tenait la tête haute, et sabouche fléchissait un peu du côté gauche.

Mme Alphonse dit, d’une voixtraînante, en le voyant :

– Tiens, voilà Henri.

Elle se laissa embrasser sur les deuxjoues ; puis elle indiqua une chaise à côté d’elle. Mais lui,s’assit un peu de travers sur la table, en repoussant la toile.

Comme Adèle passait,Mme Alphonse lui dit :

– Si vous voyez mon mari, dites-lui quemon frère est ici.

Je mis quelques instants à comprendre ;puis je devinai brusquement que c’était lui le fils aîné deMme Deslois.

Une honte que je n’avais pas encore connue mefit rougir violemment, et un immense regret me vint d’avoir parléde sœur Marie-Aimée.

Il me sembla que je venais de jeter au vent laplus belle chose que je possédais, et malgré tous mes efforts, jene pus retenir deux larmes qui s’accrochèrent à ma bouche, avant detomber sur la toile fine que j’ourlais.

Henri Deslois resta longtemps sur le coin dela table.

À chaque instant, je sentais son regard surmoi, et c’était comme un poids lourd qui m’empêchait de relever lefront.

Deux jours après, je le retrouvai dans lebuisson.

En le voyant assis sur le houx, il me vint unegrande faiblesse dans les jambes, et je m’arrêtai.

Il se leva aussitôt pour me céder la place,mais je restai à le regarder.

Il avait dans les yeux la même douceur que lapremière fois, et, comme s’il attendait que je lui raconte unenouvelle histoire, il demanda :

– N’avez-vous rien à me dire, cesoir ?

Toutes les paroles qui me vinrent à l’espritme semblèrent inutiles et je fis « non » de latête ; il reprit :

– J’étais votre ami, l’autre jour.

Ce souvenir augmenta mon regret, et jerépondis seulement :

– Vous êtes le frère deMme Alphonse.

Je le quittai, et n’osai plus retourner dansle buisson.

Il revint souvent à Villevieille.

J’évitais de le regarder, mais sa voix mecausait toujours un profond malaise.

Depuis que Jean le Rouge était parti, je nesavais que faire de mon temps après la messe. Chaque dimanche, jepassais devant la maison de la colline ; parfois, je regardaisà travers les fentes des contrevents, et quand il m’arrivait deheurter le bois avec mon front, il rendait un son qui me faisaitreculer tout effrayée.

Un dimanche, je remarquai que la porte n’avaitpas de serrure. J’appuyai le doigt sur le loquet, et aussitôt laporte s’ouvrit avec un grand bruit.

Je ne m’attendais pas à ce qu’elle s’ouvrît sivite, et je restai là, avec l’envie de la refermer et dem’éloigner. Puis, comme le bruit avait cessé, et que le soleilétait tout de suite entré en faisant un grand carré de clarté, jeme décidai à entrer aussi, en laissant la porte ouverte.

La grande cheminée n’avait plus sacrémaillère, ni ses hauts landiers ; il ne restait dans lasalle que les épaisses rondelles de bois qui avaient servi desièges aux enfants de Jean le Rouge. L’écorce en était usée, et ledessus était poli et comme ciré, à force d’avoir servi. La deuxièmechambre était complètement vide ; elle n’était pas carrelée,et sur la terre battue, les pieds des lits avaient creusé destrous.

La porte du fond n’avait pas non plus deserrure, et je me trouvai bientôt dans le jardin.

Les plates-bandes conservaient encore quelqueslégumes d’hiver, et les arbres à fruits étaient en fleurs.

La plupart étaient très vieux ; plusieursétaient devenus bossus, et leurs branches s’abaissaient comme sielles trouvaient que les fleurs même étaient trop lourdes àporter.

Au bas du jardin, la colline s’évasait enpente douce jusqu’à une immense plaine où paissaient des troupeaux,et tout au bout, une rangée de peupliers faisaient comme unebarrière qui empêchait le ciel d’entrer dans la plaine.

Peu à peu je reconnaissais chaque endroit.Voici la petite rivière, au bas de la colline. Je ne vois pasl’eau, mais les saules ont l’air de se ranger pour la laisserpasser.

Elle disparaît derrière les bâtiments deVillevieille, dont les toits sont de la même couleur que leschâtaigniers, et la voilà de l’autre côté. Elle brille parendroits, entre les minces peupliers ; puis elle s’enfoncedans ce grand bois de sapins, qui paraît tout noir, et qui cache leGué Perdu : c’est le chemin que Mme Alphonsem’a fait suivre pour aller chez sa mère… Son frère avait dû venirpar le même sentier, le jour où il m’était apparu dans le buissonde houx.

Aujourd’hui, il n’y avait personne dans lesentier. Tout était d’un vert tendre, et j’avais beau regarderentre les bouquets d’arbres, aucune blouse n’apparaissait.

Je cherchais aussi des yeux le buisson, maisil était caché par les toits de la ferme.

Henri Deslois y était venu plusieurs foisdepuis le jour de Pâques. Je n’aurais pas su dire comment je lesavais ; mais, ces jours-là, je ne pouvais m’empêcher d’enfaire le tour.

Hier, Henri Deslois était entré dans lalingerie, pendant que j’étais seule : il avait fait un gestecomme s’il allait me parler.

Aussitôt, mes yeux s’étaient attachés à lui,comme la première fois, et il était reparti sans rien dire.

Et maintenant que j’étais dans ce jardin sansclôture, tout entouré de genêts fleuris, le désir me venait d’yvivre toujours.

Un gros pommier se penchait à côté de moi, ettrempait le bout de ses branches dans la source.

La source sortait du tronc creux d’un arbre,et le trop plein s’en allait en petits ruisseaux à travers lesplates-bandes.

Ce jardin plein de fleurs et d’eau claire meparaissait le plus beau jardin de la terre, et quand je tournais latête vers la maison grande ouverte au soleil, j’attendais toujoursqu’il en sortît des êtres extraordinaires.

Cette maison basse et sans couleur me semblaitpleine de mystère : il sortait d’elle des petits glissementsbrusques et irréguliers, et tout à l’heure, j’avais bien cruentendre le bruit que faisait Henri Deslois quand il posait le piedsur le seuil de la ferme de Villevieille.

J’avais écouté, comme si j’espérais le voirs’approcher. Mais le bruit de pas ne s’était pas renouvelé, etbientôt je m’aperçus que les genêts et les arbres faisaiententendre toutes sortes de sons mystérieux.

J’imaginais que j’étais un jeune arbre, que levent pouvait déplacer à son gré. Le même souffle frais quibalançait les genêts passait sur ma tête et emmêlait mescheveux ; et pour imiter le pommier, je me baissais, ettrempais mes doigts dans l’eau pure de la source.

Un nouveau bruit me fit regarder vers lamaison, et je n’eus aucune surprise en voyant Henri Deslois dansl’encadrement de la porte.

Il était tête nue, et les bras ballants.

Il fit deux pas dans le jardin, et son regards’en alla au loin dans la plaine.

Ses cheveux étaient séparés sur le côté, etson front s’allongeait très loin vers les tempes.

Il resta un long moment sans bouger ;puis, il se tourna tout à fait vers moi.

Deux arbres seulement nous séparaient ;il fit encore un pas, il prit d’une main le tout jeune arbre quiétait devant lui, et les branches fleuries firent comme un bouquetau-dessus de sa tête. La clarté était si grande, qu’il me semblaitque l’écorce des arbres brillait et que chaque fleur rayonnait, et,dans les yeux d’Henri Deslois, il y avait une douceur si profonde,que je m’avançai vers lui sans aucune honte.

Il ne fit pas un mouvement, mais quand jem’arrêtai devant lui, son visage devint plus blanc que sa blouse,et sa bouche trembla.

Il prit mes deux mains, qu’il appuya fortementcontre ses tempes, et il dit d’une voix très basse :

– Je suis comme un avare qui a retrouvéson trésor.

En ce moment, la cloche de l’église deSainte-Montagne se mit à sonner. Les sons montaient la colline encourant, et après s’être reposés un instant au-dessus de nous, s’enallaient se perdre plus haut.

Les heures passèrent avec le jour, lestroupeaux disparurent un à un de la plaine : une vapeurblanche se leva de la petite rivière ; puis le soleil passaderrière la barrière de peupliers, et les fleurs des genêtscommencèrent à devenir plus sombres.

Henri Deslois me ramena sur le chemin de laferme ; il marchait devant moi, dans le sentier étroit, etquand il me quitta un peu avant l’allée des châtaigniers, je sentisque je l’aimais plus que sœur Marie-Aimée.

La maison de la colline devint notremaison.

Chaque dimanche j’y retrouvais Henri Deslois,et, comme au temps de Jean le Rouge, je rapportais le pain bénitque nous partagions en riant.

Il y avait en nous comme une folie de liberté,qui nous faisait courir autour du jardin, et mouiller nos souliersdans le ruisseau de la source.

Henri Deslois disait :

– Le dimanche, j’ai aussi dix-septans !

Parfois, nous faisions de longues promenadesdans les bois qui entouraient la colline.

Henri Deslois ne se lassait pas de m’entendreraconter mon enfance avec sœur Marie-Aimée. Nous parlions aussid’Eugène, qu’il connaissait. Il disait qu’il était de ceux qu’onaime à avoir pour amis.

Je lui dis aussi combien j’avais été mauvaisebergère ; et tout en pensant qu’il allait se moquer de moi, jeracontai l’histoire du mouton enflé. Il ne se moqua pas, il passaseulement un doigt sur mon front, en disant :

– Il faut beaucoup d’amour pour guérirça !

Il nous arriva un jour de nous arrêter prèsd’un immense champ de blé, dont on ne voyait pas la fin. Desmilliers de papillons blancs voltigeaient au-dessus des épis. HenriDeslois ne parlait pas, et moi je regardais les épis qui seployaient et se redressaient comme s’ils voulaient prendre leurélan pour fuir. On eût dit que les papillons leur apportaient desailes pour les aider ; mais les épis avaient beau s’agiter,ils ne parvenaient pas à quitter la terre.

Je le dis à Henri Deslois, qui regardalongtemps le blé ; puis, comme s’il parlait pour lui-même, ildit en traînant sur les mots :

– Il en est de même pour l’homme ;parfois une douce créature vient à lui ; elle est semblableaux papillons blancs de la plaine ; il ne sait si elle montede la terre, ou si elle descend d’en haut ; il sent qu’avecelle il pourrait vivre du vent qui passe et du miel des fleurs.Mais, pareil à la racine qui retient l’épi à la terre, un lienmystérieux l’attache à son devoir qui est fort comme la terre.

Il me sembla que sa voix avait un accent desouffrance, et que sa bouche fléchissait davantage. Mais presqueaussitôt ses yeux s’arrêtèrent sur moi, et il dit d’une voix plusferme :

– Ayons confiance en nous !

L’été passa, puis l’automne ; et malgréle mauvais temps de décembre, nous ne pouvions nous décider àquitter la maison de la colline.

Henri Deslois apportait des livres que nouslisions, assis sur les rondelles de bois, dans la pièce qui donnaitsur le jardin. Je rentrais à la ferme quand la nuit venait, etAdèle, qui croyait que je passais mon temps à la danse du village,s’étonnait toujours de mon air triste.

Presque chaque jour, Henri Deslois venait àVillevieille. Je l’entendais venir de loin ; il montait sansbride ni selle une grande jument blanche qui trottait lourdement,et qui le portait à travers les labours et les sentiers. C’étaitune bête patiente et douce. Son maître la laissait en liberté dansla cour, pendant qu’il entrait dire bonjour àMme Alphonse. Aussitôt que M. Alphonsel’entendait, il entrait dans la lingerie.

Tous deux parlaient de l’amélioration desterres ou des gens qu’ils connaissaient ; mais il y avaittoujours dans la conversation un mot ou une tournure de phrase quivenait à moi comme la pensée visible d’Henri Deslois.

Je rencontrais souvent le regard deM. Alphonse, et je ne pouvais pas toujours m’empêcher derougir.

Un après-midi qu’Henri Deslois entrait toutsouriant, M. Alphonse lui cria.

– Vous savez que j’ai vendu la maison dela colline.

Les deux hommes se regardèrent ; ilsdevinrent si pâles tous les deux que j’eus peur de les voir mourirsur place. Puis M. Alphonse se leva de sa chaise pours’adosser à la cheminée, pendant qu’Henri Deslois poussait laporte, sans pouvoir arriver à la fermer.

Mme Alphonse posa sa dentellesur ses genoux ; et elle dit comme si elle répétait uneleçon :

– Cette maison ne servait à rien, et jesuis bien contente qu’elle soit vendue.

Henri Deslois vint s’asseoir sur la table, siprès de moi qu’il aurait pu me toucher. Il dit d’une voix assezferme :

– Je regrette que vous l’ayez vendue sansm’en avoir parlé, car j’avais l’intention de l’acheter.

M. Alphonse se tortilla comme un ver. Ilfaisait des efforts pour rire aux éclats, et, à travers son rire,il disait :

– L’acheter, l’acheter, mais qu’enauriez-vous fait ?

Henri Deslois posa sa main sur le dossier dema chaise, et il répondit :

– Je l’aurais habitée comme Jean leRouge.

M. Alphonse se mit à aller et venirdevant la cheminée ; son visage était devenu d’un jauneterreux ; il tenait ses mains dans les poches de son pantalon,et ses pieds se soulevaient si vite qu’on eût dit qu’il lesremontait avec une ficelle qu’il tenait dans chaque main.

Puis il vint s’appuyer à la table en face denous, et en nous regardant l’un après l’autre de ses yeux quiluisaient, il dit avec un mouvement de tout son buste enavant :

– Eh bien ! je l’ai vendue, et commecela, tout est fini !

Pendant le silence qui suivit, on entendit lajument blanche gratter le seuil avec son sabot, comme si elleappelait son maître.

Henri Deslois se dirigea vers la porte ;puis il revint près de moi pour ramasser mon ouvrage qui avaitglissé de mes mains sans que je m’en fusse aperçue.

Il embrassa sa sœur, et, avant de partir, ildit en me regardant :

– À demain !

Le lendemain, dans la matinée, ce futMme Deslois qui entra dans la lingerie. Elle vintdroit à moi avec des mots insultants.

Mais M. Alphonse la fit taire d’un gestesec ; puis, s’adressant à moi d’une voix adoucie, ildit :

– Mme Alphonse m’envoievous dire qu’elle tient beaucoup à vous garder près d’elle. Elledésire seulement que dorénavant vous veniez à la messe avecnous.

Il essaya de sourire en ajoutant :

– Vous ferez le voyage en voiture.

C’était la première fois qu’il me parlaitdirectement. Sa voix me parut un peu voilée, comme s’il éprouvaitune gêne à me dire ces choses.

Je ne sais pas pourquoi je pensai queMme Alphonse n’avait rien dit de tout cela, etqu’il mentait. Puis, en ce moment, il ressemblait tellement à lasupérieure, que je ne pus m’empêcher de le braver.

Je répondis que je n’aimais pas aller envoiture, et que je continuerais d’aller à Sainte-Montagne.

Il rentra sa lèvre inférieure, et il se mit àla mordiller.

Aussitôt, Mme Deslois s’avançamenaçante, en me traitant d’insolente. Elle répétait ce mot commesi elle n’en trouvait pas d’autres.

Elle le criait de plus en plus fort, etbientôt elle perdit toute mesure. Le blanc de ses yeux devint toutrouge, et elle leva la main pour me frapper.

Je reculai vivement en passant derrière machaise. Mme Deslois buta dans la chaise, qu’ellerenversa, et elle dut se retenir à la table pour ne pas tomber.

Ses cris rauques m’épouvantaient.

Je voulus sortir de la lingerie ; maisM. Alphonse s’était mis devant la porte comme pour la garder,et je revins en face de Mme Deslois, de l’autrecôté de la table.

Elle parlait maintenant d’une voix étranglée.Elle disait des mots dont le sens m’échappait. Je trouvaisseulement que ses paroles avaient une odeur insupportable. Ellecessa, après avoir crié de toutes ses forces :

– Je suis sa mère,entendez-vous ?

M. Alphonse revint vers moi ; il diten me prenant le bras :

– Voyons ! écoutez-moi.

Je me dégageai en le repoussant, et je sortisde la maison en courant.

Les derniers mots deMme Deslois entraient dans ma tête comme un marteaupointu :

« Je suis sa mère,entendez-vous ? »

Oh ! ma mère Marie-Aimée, comme vousétiez belle à côté de cette autre mère, et comme je vous aimais ence moment ! Comme vos yeux de plusieurs couleurs rayonnaientet illuminaient votre vêtement noir, et comme votre visage étaitpur dans votre cornette blanche ! Vous étiez aussi visiblepour moi, que si vous eussiez été réellement devant moi.

Je fus toute surprise de me retrouver devantla maison de la colline ; et en même temps, je m’aperçus quela neige tombait en tourmente. J’entrai dans la maison pourm’abriter, et j’allai tout de suite dans la pièce qui donnait surle jardin.

Je cherchai à fixer ma pensée ; mais mesidées tournoyaient dans ma tête comme les flocons de neige quiparaissaient monter de la terre et tomber du ciel en mêmetemps ; et chaque fois que je faisais un effort pour penser,ma mémoire ne m’apportait que les bribes d’une chanson que lespetites filles chantaient joyeusement dans leurs rondes et quidisait :

On a tant fait sauter la vieille,

Qu’elle est morte en sautillant,

Tireli,

Sautons, sautons, la vieille !

Je me trouvais bien dans cette maisonsilencieuse.

La neige s’arrêta de tomber, et les arbres mesemblèrent aussi beaux que le jour où je les avais vus toutfleuris ; et brusquement le souvenir de ce qui venait de sepasser, se précisa dans mon esprit. Je revis la main aux doigtscarrés de Mme Deslois ; un grand frisson mesecoua ; quelle vilaine main, et comme elle étaitgrande !

Puis l’expression du regard deM. Alphonse, quand il me prit le bras. Maintenant que j’ypensais, je me rappelais avoir déjà vu ce regard à une petitefille.

C’était un jour que je venais de voler unfruit tombé ; elle s’était précipitée sur moi, endisant :

– Donne-m’en la moitié, et je ne le diraipas.

Une grande répugnance m’était venue departager avec elle, et, au risque de me faire voir par sœurMarie-Aimée, j’étais allée reporter le fruit sous l’arbre.

Et voilà qu’à penser à ces choses un désirviolent me venait de revoir sœur Marie-Aimée. J’aurais voulu partirtout de suite. Mais, en même temps, je pensai qu’Henri Desloisavait dit hier en partant : « À demain ! »

Peut-être était-il déjà à la ferme,m’attendant et s’inquiétant de ce que je pouvais être devenue.

Je sortis de la maison pour courir àVillevieille.

Je n’avais fait que quelques pas, lorsque jele vis venir sur le chemin.

La jument blanche gravissait difficilement lesentier plein de neige.

Henri Deslois était tête nue comme la premièrefois qu’il était venu ici ; sa blouse se gonflait sous levent, et il se retenait à la crinière de sa bête.

La jument s’arrêta devant moi.

Son maître se pencha, et saisit mes deux mainsque je levais vers lui.

Il y avait sur son visage quelque chose detourmenté que je n’y avais jamais vu. Je remarquai aussi que sessourcils se rejoignaient comme ceux de Mme Deslois.Il dit un peu essoufflé :

– Je savais que je vous retrouveraisici.

Il ouvrit encore la bouche, et je fus tout desuite sûre que ses paroles allaient me donner de la joie.

Il serra davantage mes mains, et dit de lamême voix essoufflée :

– N’ayez pas de haine contre moi.

Il détourna les yeux des miens :

– Je ne peux plus être votre ami.

Aussitôt, je crus que quelqu’un me donnait uncoup violent sur la tête.

Il se fit dans mes oreilles un grand bruit descie. Je vis Henri Deslois frissonner longuement, et j’entendisencore qu’il disait :

– Oh ! comme j’ai froid !

Puis, je ne sentis plus sur mes mains lachaleur des siennes ; et quand je compris que je restais seulesur le chemin, je ne vis plus qu’une masse d’un blanc gris, quiparaissait glisser sans bruit sur la neige du sentier.

Je descendis lentement l’autre versant de lacolline.

Je marchai longtemps dans la neige quicrissait sous mes pieds.

J’avais déjà fait la moitié du chemin,lorsqu’un paysan m’offrit de monter dans sa voiture. Il allaitaussi à la ville, et je me trouvai bientôt devant l’Orphelinat.

Je sonnai, et tout de suite la portièrem’examina par le judas.

Je la reconnus. C’était toujours Bel-Œil.

Nous l’avions surnommée ainsi parce qu’elleavait un gros œil blanc. Elle ouvrit après m’avoir reconnue aussi.Elle me fit entrer, mais avant de refermer la porte derrière moi,elle me dit :

– Sœur Marie-Aimée n’est plus ici.

Je ne répondis pas ; alors ellerépéta :

– Sœur Marie-Aimée n’est plus ici.

J’entendais bien, mais je n’y apportais aucuneattention ; c’était comme dans les rêves où les choses lesplus extraordinaires vous arrivent, sans que cela ait del’importance.

Je regardais son œil blanc, et je dissimplement.

– Je reviens.

Elle ferma la porte derrière moi, et elle melaissa debout sous l’auvent, pendant qu’elle allait prévenir lasupérieure.

Elle revint en disant que la supérieurevoulait parler à sœur Désirée-des-Anges avant de me recevoir.

À un coup de sonnette, Bel-Œil se leva, en mefaisant signe de la suivre.

La neige s’était remise à tomber.

L’obscurité était presque complète chez lasupérieure.

Je ne vis tout d’abord que le feu qui flambaiten sifflant. Une voix me fit regarder plus près. La supérieuredisait :

– Alors vous revenez ?

J’essayai de fixer mes idées ; je nesavais pas bien si je revenais. Elle reprit :

– Sœur Marie-Aimée n’est plus ici.

Je crus que c’était le mauvais rêve quicontinuait, et je toussai pour me réveiller ; puis je regardaile feu, et je tâchai de savoir pourquoi il sifflait. La supérieuredit encore :

– Est-ce que vous êtes malade ?

Je répondis :

– Non.

La chaleur me ranimait, et je me sentaismieux.

Je comprenais enfin que j’étais revenue, etque je me trouvais chez la supérieure. Je rencontrai ses yeux fixeset me rappelai tout.

Elle disait en se moquant :

– Vous n’avez pas beaucoup changé ;quel âge avez-vous donc ?

Je répondis que j’avais dix-huit ans.

– Eh bien, reprit-elle, cela ne vous apas beaucoup fait grandir, d’aller dans le monde.

Elle mit un coude sur la table, et me demandapourquoi je revenais.

Je voulais répondre que c’était pour voir sœurMarie-Aimée ; mais j’eus peur de l’entendre encore me dire quesœur Marie-Aimée n’était plus ici, et je restai silencieuse.

Elle tira d’un tiroir une lettre qu’elleglissa sous sa main ouverte, et dit de l’air ennuyé d’une personneque l’on dérange pour peu de chose :

– Cette lettre m’avait déjà appris quevous étiez devenue une fille orgueilleuse et hardie.

Elle repoussa la lettre d’un geste las, etaprès avoir respiré longuement, elle dit encore :

– On va vous envoyer aux cuisines, enattendant qu’on vous trouve une autre place.

Le feu sifflait sans relâche. Je continuais dele regarder sans parvenir à reconnaître laquelle des trois bûchesfaisait entendre ce sifflement.

La supérieure haussa sa voix monotone pourattirer mon attention. Elle me prévenait que sœur Désirée-des-Angesme surveillerait étroitement, et qu’il ne me serait pas permis deparler à mes anciennes compagnes.

Je la vis faire un geste vers la porte, et jesortis dans la neige.

Tout là-bas, de l’autre côté des allées, jevoyais les cuisines. Sœur Désirée-des-Anges, longue et droite,m’attendait à la porte. Je ne voyais d’elle que sa cornette et sarobe noire, et je l’imaginais vieille et sèche.

L’idée me vint de me sauver ; je n’avaisqu’à courir jusqu’à la porte ; je dirais à Bel-Œil que j’étaisvenue en visite ; elle me laisserait sortir et tout seraitdit.

Au lieu d’aller du côté de la porte, je medirigeai vers les bâtiments où s’était passé mon enfance.

Je ne savais pas pourquoi j’y allais. Mais jene pouvais pas m’empêcher d’y aller. Je ressentais aussi une grandefatigue, et j’aurais voulu m’étendre pour dormir longtemps.

Le vieux banc était toujours à sa place ;j’écartai de la main la neige qui le recouvrait ; et jem’assis en m’appuyant au tilleul, comme autrefois M. lecuré.

J’attendais quelque chose, et je ne savais pasquoi. Je regardai la fenêtre de la chambre de sœur Marie-Aimée.

Elle n’avait plus ses beaux rideaux demousseline brodée, mais elle avait beau être pareille aux autres,je la trouvais quand même différente, et, si les épais rideaux decalicot ne déparaient pas les autres fenêtres, ils lui faisaient àelle comme un visage aux yeux fermés.

La nuit commença à tomber sur les allées, etles lumières s’allumaient à l’intérieur des salles.

Je voulais me lever du banc ; jepensais : « Bel-Œil va m’ouvrir la porte. »

Mais mon corps était comme écrasé, et il mesemblait que des mains larges et dures se posaient lourdement surma tête, et toujours ces mots revenaient comme si je les avaisprononcés tout haut : « Bel-Œil va m’ouvrir laporte. »

Mais voilà qu’une voix pleine de pitié disaitprès de moi :

– Je vous en prie, Marie-Claire, nerestez pas ainsi dans la neige !

Je relevai la tête : j’avais devant moiune toute jeune religieuse dont le visage était si beau, que je neme souvenais pas d’en avoir jamais vu de pareil.

Elle se pencha pour m’aider à me lever, etcomme j’avais de la peine à me tenir debout, elle passa mon brassous le sien pendant qu’elle disait :

– Appuyez-vous sur moi.

Je vis aussitôt qu’elle me conduisait vers lescuisines, dont la large porte vitrée était tout éclairée.

Je ne pensais plus à rien. La neige, quitombait fine et dure, me piquait le visage, et je sentais deviolentes brûlures aux paupières. En entrant dans les cuisines, jereconnus les deux jeunes filles qui se tenaient devant le grandfourneau carré.

C’étaient Véronique la pimbêche et la grosseMélanie, et il me sembla entendre sœur Marie-Aimée quand elle lesnommait ainsi.

Seule, la grosse Mélanie me fit un petit signeau passage, et j’entrai avec la jeune sœur dans une chambreéclairée par une veilleuse.

Cette chambre était séparée en deux par ungrand rideau blanc.

La jeune sœur me fit asseoir sur une chaisequ’elle tira de derrière le rideau, et elle sortit sans riendire.

Un peu après, la grosse Mélanie, et Véroniquela pimbêche entrèrent pour mettre du linge propre au petit lit defer qui était à côté de moi.

Quand elles eurent fini, Véronique, qui avaitévité de me regarder, se tourna vers moi pour me dire qu’onn’aurait jamais cru que je serais revenue. Elle avait un airméprisant comme si elle me reprochait une chose honteuse.

La grosse Mélanie joignit ses mains sous sonmenton. Elle penchait toujours la tête de côté, comme quand elleétait petite fille. Elle me dit avec un sourireaffectueux :

– Je suis bien contente qu’on t’ait miseaux cuisines.

Puis, elle tapota un peu le lit.

– Tu prends ma place, c’est moi quicouchais ici.

Elle montra du doigt le rideau en baissant lavoix :

– Sœur Désirée-des-Anges couche là.

Quand elles furent sorties en fermant la portederrière elles, je me rapprochai du lit de fer.

Ce grand rideau blanc m’impressionnait. Il mesemblait voir remuer des ombres dans le creux des plis que laveilleuse n’éclairait pas.

Mon attention fut détournée par la cloche dudîner. J’en reconnaissais le son, et, malgré moi, j’en comptais lescoups.

Puis le silence se fit, et la jeune sœur entrade nouveau dans la chambre. Elle m’apportait un bol de bouillontout fumant.

Elle fit glisser le grand rideau sur satringle ; et elle eut presque le même geste que Mélanie quandelle dit :

– Voici votre chambre, et voici lamienne !

Je fus tout de suite rassurée en voyant queson petit lit de fer était pareil au mien. Je commençais à penserque j’avais devant moi sœur Désirée-des-Anges, mais je n’osais pasy croire et je le lui demandai.

Elle fit « oui » de la tête, et touten approchant sa chaise de la mienne, elle dit en mettant sonvisage dans la lumière :

– On dirait que vous ne me reconnaissezpas !

Je la regardai sans répondre.

Non, je ne la reconnaissais pas : j’étaismême sûre de ne l’avoir jamais vue, car je n’imaginais pas qu’onpût oublier ses traits lorsqu’on les avait vus une seule fois.

Elle fit une petite moue comique endisant :

– Je vois bien que vous ne vous souvenezplus de cette pauvre Désirée Joly.

Désirée Joly ?… ah ! si je m’ensouvenais ! c’était une jeune fille qui faisait son noviciat,elle avait un visage plus rose que les roses, elle avait aussi unetaille fine, et elle était rieuse et aimante. Elle sautait si fort,quand elle jouait à la ronde avec nous, que sœur Marie-Aimée luidisait souvent :

– Voyons, mademoiselle Joly, pas si haut,on voit vos genoux.

Et maintenant, j’avais beau regarder sœurDésirée-des-Anges, il m’était impossible de faire le plus petitrapprochement. Elle dit :

– Oui, le vêtement de religieuse nouschange beaucoup !

Elle releva ses manches d’un geste vif, etavec la même petite moue de tout à l’heure, elle ditencore :

– Oubliez que je suis sœurDésirée-des-Anges, et rappelez-vous que Désirée Joly vous aimaitbien autrefois.

Elle reprit avec vivacité :

– Oh ! moi, je vous ai reconnue toutde suite. Vous avez toujours votre figure de petite fille.

Quand je lui dis que j’avais imaginé une sœurDésiré-des-Anges bien vieille et bien méchante, ellerépondit :

– Nous nous étions trompées toutes lesdeux ; on vous avait montrée à moi comme une fille vaniteuseet arrogante. Mais quand je vous ai vue pleurer au milieu de toutecette neige, j’ai pensé que vous aviez surtout de la peine et jesuis allée vers vous.

Après m’avoir aidée à me mettre au lit, ellesépara la chambre avec le rideau, et je m’endormis aussitôt.

Mais c’était un mauvais sommeil. Je meréveillais à tout instant ; j’avais toujours une grosse pierresur la poitrine, et quand je réussissais à la rejeter, elle separtageait en plusieurs morceaux, qui retombaient sur moi, etm’écrasaient les membres.

Puis je rêvai que je me trouvais sur une routepleine de pierres coupantes. J’y marchais avec une extrêmedifficulté ; de chaque côté de la route, il y avait deschamps, des vignes, des maisons.

Toutes les maisons étaient couvertes de neige,tandis qu’un beau soleil éclairait les arbres chargés defruits.

Je quittais la route pour entrer dans leschamps, et je m’arrêtais à tous les arbres, pour goûter à chaquefruit, mais tous étaient amers, et je les rejetais avec dégoût.

Je cherchais à entrer dans les maisonscouvertes de neige, mais aucune n’avait de porte. Je revins sur laroute, et voilà que les pierres s’amoncelèrent autour de moi en sigrande quantité qu’il me fut impossible d’avancer. Alors, j’appelaià mon secours ; j’appelai de toutes mes forces, sans quepersonne entendît. Et quand je sentis que j’allais être enseveliesous l’énorme monceau, je fis un tel effort pour me dégager, que jeme réveillai.

Pendant un instant, je crus que je rêvaisencore ; le plafond de la chambre me parut à une hauteurextraordinaire. La tringle qui soutenait le rideau blanc brillaitpar endroits, et la branche de buis clouée au mur allongeait sonombre jusque sur la Vierge, qui tendait les bras dans son coin.

Puis un coq chanta. Il recommença plusieursfois comme s’il eût voulu effacer son premier chant, qui s’étaitarrêté court, comme un cri d’angoisse.

La veilleuse se mit à grésiller. Elle pétillalongtemps avant de s’éteindre, et, quand tout fut devenu noir dansla chambre, j’entendis la respiration mince et régulière de sœurDésirée-des-Anges.

Bien avant le jour, je me levai pour commencermon métier de cuisinière.

Mélanie me montra comment on soulevait lesénormes marmites.

Il fallait autant d’adresse que de force. Ilme fallut plus d’une semaine avant de pouvoir seulement les bougerde place.

Ce fut encore Mélanie qui m’apprit à sonner lalourde cloche du réveil : elle me montra comment on cambraitles reins pour tirer la corde. Je saisis vite le balancement du sonrégulier, et chaque matin, malgré le froid ou la pluie, j’avais ungrand plaisir à sonner le réveil.

La cloche avait un son clair que le ventaugmentait ou diminuait, et je ne me lassais pas de l’entendre.

Il y avait des jours où je sonnais silongtemps, que sœur Désirée-des-Anges ouvrait la fenêtre et medisait avec une moue suppliante :

– Assez ! Assez !

Depuis que j’étais aux cuisines, Véronique lapimbêche affectait de regarder de côté en me parlant, et si je merenseignais près d’elle pour connaître la place d’un objet, elle mel’indiquait seulement d’un geste.

Sœur Désirée-des-Anges la suivait des yeux enfaisant une petite grimace du coin de la bouche.

Elle n’avait plus sa pétulance de jeunenovice, mais elle restait enjouée et moqueuse.

Chaque soir, nous nous retrouvions dans notrechambre. Elle me forçait à rire par quelques remarques plaisantessur ce qui s’était passé dans la journée.

Il arrivait, parfois, que mon rire finissaiten sanglots douloureux ; alors, elle appuyait ses mains l’unecontre l’autre comme les saintes, et elle disait en regardant enhaut :

– Oh ! comme je voudrais que votrechagrin s’en aille !

Puis, elle s’agenouillait par terre pour prieret souvent je m’endormais avant de l’avoir vue se relever.

Le travail des cuisines m’était très pénible.J’aidais Mélanie au récurage des marmites au lavage des dalles.

C’était elle qui en faisait la plus grandepartie ; elle était forte comme un homme et toujours prête àrendre service. Aussitôt qu’elle me voyait fatiguée, ellem’asseyait de force sur une chaise, et elle disait avec uneautorité souriante :

– Prends ta récréation.

Dès les premiers jours de mon arrivée, ellem’avait rappelé la difficulté qu’elle avait eu à apprendre soncatéchisme. Elle n’avait pas oublié que pendant toute une saisonj’avais passé toutes mes récréations à essayer de le lui faireretenir par cœur. Et maintenant, c’était une joie pour elle de mefaire reposer un instant.

Véronique était chargée de préparer leslégumes et de recevoir la viande de boucherie.

Elle se tenait raide et pincée, près de labascule où les garçons déposaient la viande.

Elle se disputait souvent avec eux, trouvanttoujours que les morceaux étaient coupés trop gros ou troppetits.

Les garçons finirent par lui dire des injures,et sœur Désirée-des-Anges me chargea de recevoir les bouchers à saplace.

Elle vint tout de même le lendemain près de labascule, mais j’étais là, avec sœur Désirée-des-Anges, quim’expliquait la manière de peser.

Un matin, un des deux bouchers poussa uneexclamation en prononçant mon nom. Sœur Désirée-des-Angess’approcha, et moi je regardai le garçon, toute surprise :c’était un nouveau, mais je ne fus pas longtemps à le reconnaître.C’était l’aîné des enfants de Jean le Rouge. Il s’avançait toutjoyeux de me rencontrer ; il parla tout de suite de sesparents qui avaient enfin trouvé une bonne place au château du GuéPerdu. Lui, n’avait aucun goût pour le travail des champs, et ilavait voulu entrer chez un boucher de la ville.

Il se reprit très vite pour me dire que le GuéPerdu se trouvait tout près de Villevieille et il me demanda si jele connaissais ; je fis un signe de tête, pour dire que je leconnaissais.

Alors il continua, disant que ses parents yétaient installés depuis plusieurs mois, et qu’il y avait eu unebelle fête la semaine dernière à l’occasion du mariage deM. Henri Deslois.

J’entendis encore quelques mots que je necompris pas ; puis, le jour éclatant des cuisines se changeaen nuit noire, et je sentis que les dalles s’enfonçaient etm’entraînaient dans un trou sans fond.

Je sentis encore que sœur Désirée-des-Angesvenait à mon secours, mais déjà une bête s’était accrochée à mapoitrine. Il sortait d’elle un bruit qui m’était très douloureux àentendre. C’était comme un horrible sanglot qui s’arrêtait toujoursau même endroit. Puis le jour revint, et j’aperçus au-dessus de moile visage de sœur Désirée-des-Anges, et celui de Mélanie. Ellessouriaient toutes deux du même sourire inquiet, et le visage largede Mélanie avait une grande ressemblance avec le visage fin etdécoloré de sœur Désirée-des-Anges.

Je me dressai sur le lit, tout étonnée d’êtrecouchée en plein jour ; mais je ne me levai pas. Le souvenirdu petit Jean le Rouge me revint, et pendant des heures et desheures j’essayai d’étouffer mon mal.

Quand sœur Désirée-des-Anges entra dans lachambre à l’heure du coucher, elle s’assit sur le pied de mon lit.Elle mit encore ses mains comme les saintes, et elle medit :

– Parlez-moi de votre peine.

Je parlai, et il me sembla que chaque mot queje prononçais emportait un peu de ma souffrance. Lorsque j’eus toutdit, sœur Désirée-des-Anges alla prendre l’Imitation deJésus-Christ, et elle se mit à lire tout haut.

Elle lisait avec un accent doux et résigné, etil y avait des mots qu’elle traînait comme une plainte quifinit.

Les jours suivants, je revis le petit Jean leRouge ; il parla encore du Gué Perdu, et pendant qu’il disaitle contentement de ses parents, et la bonté du maître pour eux, jerevoyais la maison de la colline avec son jardin fleuri et sasource dont le ruisseau descendait jusqu’à la petite rivière en secachant sous les genêts.

Je parlais souvent d’elle à sœurDésirée-des-Anges, qui m’écoutait avec recueillement. Elle enconnaissait les alentours et les moindres recoins, et un soirqu’elle restait songeuse, et que je lui en demandais la raison,elle répondit en regardant au loin :

– L’été va finir, et je pense que lesarbres du jardin sont chargés de fruits !

Pendant le mois de septembre, beaucoup dereligieuses vinrent rendre visite à la supérieure.

Bel-Œil les annonçait par un coup de cloche. Àchaque coup, Véronique sortait pour s’assurer de celle quientrait ; elle avait un mot désagréable pour chacune desreligieuses qu’elle reconnaissait.

Vers le soir, il y eut encore un coup decloche ; Véronique, qui se trouvait sur la porte,cria :

– Par exemple, en voilà une que personnen’attendait.

Et en rentrant seulement sa tête dans lescuisines, elle nous dit :

– C’est sœur Marie-Aimée.

La grosse cuillère à pot m’échappa des doigtset glissa jusqu’au fond de la marmite.

Je me précipitai vers la porte, en bousculantVéronique qui voulait m’empêcher de passer.

Mélanie courut derrière moi pour meretenir :

– Reviens, disait-elle, la supérieure tevoit.

Mais j’avais déjà rejoint sœur Marie-Aimée. Jem’étais jetée contre elle avec une si grande force que nous avionsmanqué de tomber ensemble.

Elle m’entoura à pleins bras. Elle était toutefrémissante, et comme transportée.

Elle me prit la tête, et comme si j’eusse étéun tout petit enfant, elle m’embrassa par tout le visage.

Sa cornette faisait entendre un bruit depapier froissé, et ses larges manches reculaient vers sescoudes.

Mélanie avait raison : la supérieure mevoyait, elle sortait de la chapelle, et s’avançait dans l’allée oùnous étions.

Sœur Marie-Aimée la vit ; elle cessa dem’embrasser pour poser sa main sur mon épaule, tandis que jepassais vivement mon bras autour de sa taille, dans la craintequ’elle ne m’éloignât d’elle.

Toutes deux, maintenant, nous regardions venirla supérieure. Elle passa devant nous sans lever les yeux, et ellene parut pas avoir vu le salut plein de gravité que lui fit sœurMarie-Aimée.

Aussitôt qu’elle nous eut dépassées,j’entraînai sœur Marie-Aimée sur le vieux banc. Elle hésita, et ditavant de s’asseoir :

– On dirait que les choses nousattendent.

Elle s’assit, sans s’adosser au tilleul, et jem’agenouillai dans l’herbe à ses pieds.

Ses yeux n’avaient plus de rayons ; oneût dit que les couleurs s’étaient mélangées, et tout son visage,si fin, s’était comme rapetissé, et retiré au fond de sa cornette.Sa guimpe ne s’arrondissait plus comme autrefois sur sa poitrine,et ses mains laissaient voir leurs veines bleues.

Son regard se posa à peine sur la fenêtre desa chambre ; il passa sur les allées de tilleuls, il fit letour de la grande cour carrée, et pendant qu’il s’arrêtait sur lamaison de la supérieure, elle laissa échapper ces paroles comme unmurmure :

– Il faut bien pardonner aux autres, sinous voulons qu’on nous pardonne !

Elle ramena son regard sur moi, et elledit :

– Tes yeux sont tristes.

Elle passa ses paumes sur mes yeux, comme sielle voulait y effacer une chose qui lui déplaisait ; et, enles retenant fermés, elle dit de la même voix murmurante :

– Tant de souffrances passent surnous !

Elle retira ses mains pour les mêler auxmiennes, et sans me quitter du regard, avec un accent plein deprière, elle me parla :

– Ma douce fille, écoute-moi : nedeviens jamais une pauvre religieuse !

Elle eut comme un long soupir de regret, etelle reprit :

– Notre habit noir et blanc annonce auxautres que nous sommes des créatures de force et de clarté, ettoutes les larmes s’étalent devant nous, et toutes les souffrancesveulent être consolées par nous ; mais pour nous, personne nes’inquiète de nos souffrances, et c’est comme si nous n’avions pasde visage.

Puis elle parla d’avenir ; elledisait :

– Je m’en vais où vont les missionnaires.Je vivrai là-bas dans une maison pleine d’épouvante ; j’auraisans cesse devant les yeux toutes les laideurs, et toutes lespourritures !

J’écoutai sa voix profonde ; il y avaitau fond comme une ardeur : on eût dit qu’elle pouvait prendrepour elle seule toutes les souffrances de la terre.

Ses doigts cessèrent de s’entre-croiser auxmiens. Elle les passa sur mes joues, et sa voix se fit très doucepour me dire :

– La pureté de ton visage restera gravéedans ma pensée.

Et pendant que son regard passait au-dessus demoi, elle ajouta :

– Dieu nous a donné le souvenir, et iln’est au pouvoir de personne de nous le retirer.

Elle se leva du banc, je l’accompagnai jusqu’àla sortie, et, quand Bel-Œil eut refermé sur elle la lourde porte,j’en écoutai un long moment le bruit sourd et prolongé.

 

Ce soir-là, sœur Désirée-des-Anges vint plustard dans la chambre. Elle avait assisté à des prièresparticulières, pour le départ de sœur Marie-Aimée, qui s’en allaitsoigner les lépreux.

L’hiver revint encore une fois.

Sœur Désirée-des-Anges avait vite compris mongoût pour la lecture ; elle m’apportait l’un après l’autretous les livres de la bibliothèque des sœurs.

C’était, pour la plupart, des livresenfantins, que je lisais en tournant plusieurs pages à la fois. Jepréférais les récits de voyages et je lisais la nuit à la lueur dela veilleuse.

Sœur Désirée-des-Anges me grondait, quand ellese réveillait, mais aussitôt qu’elle se rendormait, je reprenaismon livre.

Peu à peu une douce amitié nous avaitliées ; le rideau blanc ne séparait plus nos lits pendant lanuit ; la gêne s’en était allée d’entre nous, et toutes nospensées nous étaient communes.

Elle avait une gaieté fine, qui ne s’altéraitjamais.

Une seule chose lui paraissait ennuyeuse dansla vie : c’était son costume de religieuse. Elle le trouvaitlourd et incommode ; elle disait avec une expression delassitude :

– Quand je m’habille, il me semble que jeme mets dans une maison où il fait toujours noir.

Elle s’en débarrassait très vite le soir, etelle était tout heureuse de marcher dans la chambre en costume denuit.

Elle disait avec sa petite moue :

– Je commence à m’y faire, mais dans lespremiers temps la cornette m’écorchait les joues, et la robe metirait les épaules en bas.

Au printemps, elle se mit à tousser.

Elle avait une petite toux sèche qui ne sefaisait entendre que de temps en temps.

Son corps long et fin parut encore plusfragile. Elle gardait toute sa gaieté ; elle se plaignaitseulement que sa robe devenait de plus en plus lourde.

Pendant une nuit du mois de mai, elle ne cessade s’agiter et de rêver tout haut.

J’avais lu toute la nuit, et je m’aperçus toutà coup que le jour venait. Je soufflai la veilleuse, et j’essayaide dormir un peu.

Je commençais à sommeiller, lorsque sœurDésirée-des-Anges se mit à dire :

– Ouvrez la fenêtre, c’est aujourd’huiqu’il vient !

Je crus qu’elle rêvait encore, mais ellereprit d’une voix claire :

– Ouvrez la fenêtre, afin qu’ilentre !

Je me dressai pour m’assurer qu’elle dormait,et je la vis assise sur son lit. Elle avait rejeté ses couvertures,et elle défaisait les cordons de sa cornette de nuit. Elle laretira pour la lancer au pied du lit ; puis elle secoua latête, en faisant rouler ses cheveux courts et bouclés sur sonfront, et aussitôt je reconnus Désirée Joly.

Je me levai un peu effrayée ; ellerépéta :

– Ouvrez la fenêtre, afin qu’ilentre !

J’ouvris la fenêtre toute grande, et quand jeme retournai, sœur Désirée-des-Anges tendait ses mains jointes versle soleil levant, et d’une voix soudainement affaiblie elledisait :

– J’ai ôté ma robe, je n’en pouvaisplus.

Elle s’étendit tranquillement, et plus rien nebougea sur son visage.

Je retins longtemps ma respiration pourécouter la sienne ; puis, j’aspirai longuement, comme si monsouffle devait en même temps entrer dans sa poitrine.

Mais en la regardant de plus près, je comprisque le dernier souffle était déjà sorti d’elle. Ses yeux grandsouverts semblaient regarder un rayon de soleil qui s’avançait commeune longue flèche.

Des hirondelles passaient et repassaientdevant la fenêtre en poussant des cris comme les petites filles, etdes bruits que je n’avais jamais entendus m’emplissaient lesoreilles.

Je levai la tête vers les fenêtres desdortoirs, dans l’espoir que quelqu’un pourrait entendre ce quej’avais à dire.

Mais mon regard ne rencontra que le cadran dela grosse horloge, qui semblait regarder dans la chambre par-dessusles tilleuls : il marquait cinq heures ; alors je ramenailes couvertures sur sœur Désirée-des-Anges et je sortis sonner leréveil.

Je sonnai longtemps ; les sons s’enallaient loin, bien loin ! Ils s’en allaient où s’en étaitallée sœur Désirée-des-Anges.

Je sonnais, parce qu’il me semblait que lacloche disait au monde que sœur Désirée-des-Anges était morte.

Je sonnais aussi parce que j’espérais qu’ellemettrait encore une fois son beau visage à la fenêtre pour medire :

« Assez ! assez ! »

Mélanie m’arracha brusquement la corde. Lacloche, qui était lancée, retomba à faux, et fit entendre une sortede plainte.

Mélanie me dit :

– Es-tu folle, voilà plus d’un quartd’heure que tu sonnes !

Je répondis :

– Sœur Désirée-des-Anges est morte.

Véronique entra avec nous dans lachambre ; elle remarqua que le rideau blanc ne séparait pasles deux lits ; et avec un geste de mépris, elle trouva quec’était honteux pour une religieuse de laisser voir sescheveux.

Mélanie passait son doigt sur chaque larme quicoulait sur ses joues. Sa tête se penchait davantage de côté ;et elle me dit tout bas :

– Elle est encore plus joliequ’avant.

Le soleil s’étalait maintenant sur le lit, etrecouvrait complètement la morte.

Toute la journée, je restai près d’elle.

Quelques religieuses vinrent la voir. L’uned’elles lui recouvrit le visage avec un linge ; mais aussitôtqu’elle fut sortie, je retirai le linge.

Mélanie vint passer la veillée de nuit avecmoi. Quand elle eut fermé la fenêtre, elle alluma la grosse lampe,afin, dit-elle, que sœur Désirée-des-Anges ne regardât pas encoredans le noir.

Huit jours après, Bel-Œil entra dans lescuisines. Elle venait m’avertir de me tenir prête à partir le jourmême. Elle tenait dans le creux de sa main deux pièces d’or,qu’elle mit l’une à côté de l’autre sur le coin du fourneau, et enles touchant du bout du doigt elle dit :

– Notre Mère Supérieure vous donnequarante francs.

Je ne voulais pas partir sans dire adieu àColette et à Ismérie, que j’avais souvent aperçues de l’autre côtéde la pelouse.

Mais Mélanie m’assura qu’elles n’avaient quedu mépris pour moi.

Colette ne comprenait pas que je ne sois pasencore mariée, et Ismérie ne me pardonnait pas d’aimer sœurMarie-Aimée.

Mélanie m’accompagna jusqu’à la porte.

En passant devant le vieux banc, je vis qu’undes pieds avait cédé, et qu’il était tombé dans l’herbe par unbout.

À la porte, je trouvai une femme aux yeuxdurs. Elle me dit avec autorité :

– Je suis ta sœur.

Je ne la reconnus pas.

Douze ans avaient passé depuis notreséparation.

À peine dehors, elle m’arrêta par le bras, etd’une voix aussi dure que ses yeux, elle me demanda combien j’avaisd’argent.

Je lui montrai les deux pièces d’or que jevenais de recevoir.

– En ce cas, dit-elle, tu feras mieux derester dans la ville, où tu trouveras plus facilement à teplacer.

Tout en continuant d’avancer, elle m’appritqu’elle était mariée à un cultivateur des environs, et qu’elle nevoulait pas se créer des ennuis pour moi.

Nous étions arrivées devant la gare.

Elle m’entraîna sur le quai, pour l’aider àporter quelques paquets ; elle me dit adieu, quand son trains’ébranla, et je restai là, à le regarder s’éloigner.

Presque aussitôt, un autre train s’arrêta. Lesemployés couraient sur le quai en criant :

– Les voyageurs pour Paris,traversez !

Dans l’instant même, je vis Paris avec seshautes maisons toutes semblables à des palais, et dont les toitsétaient si hauts qu’ils se perdaient dans les nuages.

Un jeune employé me heurta ; il s’arrêtadevant moi en disant :

– Est-ce que vous allez à Paris,mademoiselle ?

J’hésitai à peine pour répondre :

– Oui, mais je n’ai pas mon billet.

Il tendit la main.

– Donnez, dit-il, je vais aller vous lechercher.

Je lui remis une de mes deux pièces, et ilpartit en courant.

Je mis pêle-mêle dans ma poche le billet etles quelques sous de monnaie qu’il me rapportait, et, conduite parlui, je traversai la voie, montai vivement dans le train.

Le jeune employé resta un moment devant laportière, puis il s’éloigna en se retournant. Il avait, comme HenriDeslois, des yeux pleins de douceur, et un air grave.

Le train siffla un premier coup, comme s’il medonnait un avertissement ; et quand il m’emporta, son deuxièmecoup se prolongea comme un grand cri.

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