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Méditations poétiques

Méditations poétiques

d’ Alphonse de Lamartine
PRÉFACE.

L’homme se plaît à remonter à sa source ;le fleuve n’y remonte pas. C’est que l’homme est une intelligence et que le fleuve est un élément. Le passé, le présent, l’avenir, ne sont qu’un pour Dieu. L’homme est Dieu par la pensée. Il voit, il sent, il vit à tous les points de son existence à la fois. Il se contemple lui-même, il se comprend, il se possède, il se ressuscite et il se juge dans les années qu’il a déjà vécues. En un mot, il revit tant qu’il lui plaît de revivre par ses souvenirs. C’est souffrance quelquefois, mais c’est sa grandeur. Revivons donc un moment, et voyons comment je naquis avec une parcelle de ce qu’on appelle poésie dans ma nature, et comment cette parcelle de feu divin s’alluma en moi à mon insu, jeta quelques fugitives lueurs dans ma jeunesse, et s’évapora plus tard dans les grands vents de mon équinoxe et dans la fumée de ma vie.

J’étais né impressionnable et sensible. Ces deux qualités sont les deux premiers éléments de toute poésie. Les choses extérieures à peine aperçues laissaient une vive et profonde empreinte en moi ; et, quand elles avaient disparu de mes yeux, elles se répercutaient et se conservaient présentes dans ce qu’on nomme l’imagination, c’est-à-dire la mémoire, qui revoit et qui repeint en nous. Mais, de plus, ces images ainsi revues et repeintes se transformaient promptement en sentiment. Mon âme animait ces images, mon cœur se mêlait à ces impressions.J’aimais et j’incorporais en moi ce qui m’avait frappé. J’étais une glace vivante qu’aucune poussière de ce monde n’avait encoreternie, et qui réverbérait l’œuvre de Dieu ! De là à chanterce cantique intérieur qui s’élève en nous il n’y avait pas loin. Ilne me manquait que la voix ; cette voix que je cherchais etqui balbutiait sur mes lèvres d’enfant, c’était la poésie. Voiciles plus lointaines traces que je retrouve, au fond de messouvenirs presque effacés, des premières révélations du sentimentpoétique qui allait me saisir à mon insu, et me faire à mon tourchanter des vers au bord de mon nid, comme l’oiseau.

J’avais dix ans ; nous vivions à lacampagne. Les soirées d’hiver étaient longues ; la lecture enabrégeait les heures. Pendant que notre mère berçait du pied une demes petites sœurs dans son berceau, et qu’elle allaitait l’autresur un long canapé d’Utrecht rouge et râpé, à l’angle du salon, monpère lisait. Moi je jouais à terre à ses pieds avec des morceaux desureau que le jardinier avait coupés pour moi dans le jardin ;je faisais sortir la moelle du bois à l’aide d’une baguette defusil. J’y creusais des trous à distances égales, j’en refermaisaux deux extrémités l’orifice, et j’en taillais ainsi des flûtesque j’allais essayer le lendemain avec mes camarades les enfants duvillage, et qui résonnaient mélodieusement au printemps sous lessaules, au bord du ruisseau, dans les prés.

Mon père avait une voix sonore, douce, grave,vibrante comme les palpitations d’une corde de harpe, où la vie desentrailles auxquelles on l’a arrachée semble avoir laissé legémissement d’un nerf animé. Cette voix, qu’il avait beaucoupexercée dans sa jeunesse en jouant la tragédie et la comédie dansles loisirs de ses garnisons, n’était point déclamatoire, maispathétique. Elle empruntait un attendrissement d’organe et unesuavité de son de plus, de l’heure, du lieu, du recueillement de lasoirée, de la présence de ces petits enfants jouant ou dormantautour de lui, du bruit monotone de ce berceau à qui le mouvementétait imprimé par le bout de la pantoufle de notre mère, et del’aspect de cette belle jeune femme qu’il adorait, et qu’il seplaisait à distraire des perpétuels soucis de sa maternité.

Il lisait dans un grand et beau volume reliéen peau et à tranche dorée (c’était un volume des œuvres deVoltaire) la tragédie de Mérope. Sa voix changeaitd’accents avec le rôle. C’était tantôt le tyran cruel, tantôt lamère tremblante, tantôt le fils errant et persécuté ; puis leslarmes de la reconnaissance, puis les soupçons de l’usurpateur,puis la fureur, la désolation, le coup de poignard, les larmes, lessanglots, la mort, le livre qui se refermait, le long silence quisuit les fortes commotions du cœur.

Tout en creusant mes flûtes de sureau,j’écoutais, je comprenais, je sentais ; ce drame de mère et defils se déroulait précisément tout entier dans l’ordre d’idées etde sentiments le plus à la portée de mon intelligence et de moncœur. Je me figurais Mérope dans ma mère ; moi dans le filsdisparu et reconnu retombant dans ses bras, arraché de son sein. Deplus, ce langage cadencé comme une danse de mots dans l’oreille,ces belles images qui font voir ce qu’on entend, ces hémistichesqui reposent le son pour le précipiter ensuite plus rapide, cesconsonances de la fin des vers qui sont comme des échos répercutésoù le même sentiment se prolonge dans le même son, cette symétriedes rimes qui correspond matériellement à je ne sais quel instinctde symétrie morale cachée au fond de notre nature, et qui pourraitbien être une contre-empreinte de l’ordre divin, du rhythme incréédans l’univers ; enfin cette solennité de la voix de mon père,qui transfigurait sa parole ordinairement simple, et qui merappelait l’accent religieux des psalmodies du prêtre le dimanchedans l’église de Milly ; tout cela suscitait vivement monattention, ma curiosité, mon émotion même. Je me disaisintérieurement : « Voilà une langue que je voudrais biensavoir, que je voudrais bien parler quand je serai grand. » Etquand neuf heures sonnaient à la grosse horloge de noyer de lacuisine, et que j’avais fait ma prière et embrassé mon père et mamère, je repassais en m’endormant ces vers, comme un homme quivient d’être ballotté par les vagues sent encore, après êtredescendu à terre, le roulis de la mer, et croit que son lit nagesur les flots.

Depuis cette lecture de Mérope, jecherchais toujours de préférence des ouvrages qui contenaient desvers, parmi les volumes oubliés sur la table de mon père ou sur lepiano de ma mère, au salon. La Henriade, toute sèche ettoute déclamatoire qu’elle fût, me ravissait. Ce n’était quel’amour du son, mais ce son était pour moi une musique. On mefaisait bien apprendre aussi par cœur quelques fables de LaFontaine ; mais ces vers boiteux, disloqués, inégaux, sanssymétrie ni dans l’oreille ni sur la page, me rebutaient.D’ailleurs, ces histoires d’animaux qui parlent, qui se font desleçons, qui se moquent les uns des autres, qui sont égoïstes,railleurs, avares, sans pitié, sans amitié, plus méchants que nous,me soulevaient le cœur. Les fables de La Fontaine sont plutôt laphilosophie dure, froide et égoïste d’un vieillard, que laphilosophie aimante, généreuse, naïve et bonne d’un enfant :c’est du fiel, ce n’est pas du lait pour les lèvres et pour lescœurs de cet âge. Ce livre me répugnait ; je ne savais paspourquoi. Je l’ai su depuis : c’est qu’il n’est pas bon.Comment le livre serait-il bon ? l’homme ne l’était pas. Ondirait qu’on lui a donné par dérision le nom du bon LaFontaine. La Fontaine était un philosophe de beaucoupd’esprit, mais un philosophe cynique. Que penser d’une nation quicommence l’éducation de ses enfants par les leçons d’uncynique ? Cet homme, qui ne connaissait pas son fils, quivivait sans famille, qui écrivait des contes orduriers en cheveuxblancs pour provoquer les sens de la jeunesse, qui mendiait dansdes dédicaces adulatrices l’aumône des riches financiers du tempspour payer ses faiblesses ; cet homme dont Racine, Corneille,Boileau, Fénelon, Bossuet, les poëtes, les écrivains sescontemporains, ne parlent pas, ou ne parlent qu’avec une espèce depitié comme d’un vieux enfant, n’était ni un sage ni un homme naïf.Il avait la philosophie du sans-souci et la naïveté de l’égoïsme.Douze vers sonores, sublimes, religieux, d’Athaliem’effaçaient de l’oreille toutes les cigales, tous les corbeaux ettous les renards de cette ménagerie puérile. J’étais né sérieux ettendre ; il me fallait dès lors une langue selon mon âme.Jamais je n’ai pu depuis, revenir de mon antipathie contre lesfables.

Une autre impression de ces premières annéesconfirma, je ne sais comment, mon inclination d’enfant pour lesvers.

Un jour que j’accompagnais mon père à lachasse, la voix des chiens égarés nous conduisit sur le reversd’une montagne boisée, dont les pentes, entrecoupées dechâtaigniers et de petits prés, sont semées des quelques chaumièreset de deux ou trois maisonnettes blanchies à la chaux, un peu plusriches que les masures de paysans, et entourées chacune d’unverger, d’un jardin, d’une haie vive, d’une cour rustique. Monpère, ayant retrouvé les chiens et les ayant remis en laisse avecleur collier de grelots, cherchait de l’œil un sentier qui menait àune de ces maisons, pour m’y faire déjeuner et reposer un moment,car nous avions marché depuis l’aube du jour. Cette maison étaithabitée par un de ses amis, vieil officier des armées du roi,retiré du service, et finissant ses jours dans ces montagnesnatales, entre une servante et un chien. C’était une belle journéed’automne. Les rayons du soleil du matin, dorant de teintesbronzées les châtaigniers et de teintes pourpres les flèches dedeux ou trois jeunes peupliers, venaient se réverbérer sur le murblanc de la petite maison, et entraient avec la brise chaude parune petite fenêtre ouverte encadrée de lierre, comme pour l’inonderde lumière, de gaieté et de parfum. Des pigeons roucoulaient sur lemur d’appui d’une étroite terrasse, d’où la source domestiquetombait dans le verger par un conduit de bois creux, comme dans lesvillages suisses. Nous appuyâmes le pouce sur le loquet, noustraversâmes la cour ; le chien aboya sans colère, et vint melécher les mains en battant l’air de sa queue, signe d’hospitalitépour les enfants. La vieille servante me mena à la cuisine pour mecouper une tranche de pain bis, puis au verger pour me cueillir despêches de vigne. Mon père était entré chez son ami. Quand j’eus monpain à la main et mes pêches dans mon chapeau, la bonne femme meramena à la maison rejoindre mon père.

Je le trouvai dans un petit cabinet detravail, causant avec son ami. Cet ami était un beau vieillard àcheveux blancs comme la neige, à l’aspect militaire, à l’œil vif, àla bouche gracieuse et mélancolique, au geste franc, à la voixmâle, mais un peu cassée. Il était assis entre la fenêtre ouverteet une petite table à écrire, sur laquelle les rayons du soleil,découpés par les feuilles d’arbres, flottaient aux ondulations duvent, qui agitaient les branches du peuplier comme une eau courantemoirée d’ombre et de jour. Deux pigeons apprivoisés becquetaientles pages d’un gros livre ouvert sous le coude du vieillard. Il yavait sur la table une écritoire en bois de rose avec deux petitescoupes d’argent ciselé, l’une pour la liqueur noire, l’autre pourle sable d’or. Au milieu de la table, on voyait de belles feuillesde papier vélin blanc comme l’albâtre, longues et larges commecelles des grands livres de plain-chant que j’admirais le dimancheà l’église sur le pupitre du sacristain. Ces feuilles de papierétaient liées ensemble par le dos avec des nœuds d’un petit rubanbleu de ciel qui aurait fait envie aux collerettes des jeunesfilles de Milly. Sur la première de ces feuilles, où la plume àblanches ailes était couchée depuis l’arrivée de mon père, onvoyait quelque chose d’écrit. C’étaient des lignes régulières,espacées, égales, tracées avec la règle et le compas, d’une formeet d’une netteté admirables, entre deux larges marges blanchesencadrées elles-mêmes dans de jolis dessins de fleurs à l’encrebleue. Je n’ai pas besoin d’ajouter que ces lignes étaient desvers. Le vieillard était poëte ; et, comme sa médiocritén’était pas aussi dorée que celle d’Horace, et qu’il ne pouvait paspayer à des imprimeurs l’impression de ses rêves champêtres, il sefaisait à lui-même des éditions soignées de ses œuvres enmanuscrits qui ne lui coûtaient que son temps et l’huile de salampe ; il espérait confusément qu’après lui la gloiretardive, comme disent les anciens, la meilleure, la plusimpartiale et la plus durable des gloires, ouvrirait un jour lecoffret de cèdre dans lequel il renfermait ses manuscritspoétiques, et le vengerait du silence et de l’obscurité danslesquels la fortune ensevelissait son génie vivant. Mon père et luicausaient de ses ouvrages pendant que je mangeais mes pêches et monpain, dont je jetais les miettes aux deux pigeons. Le vieillard,enchanté d’avoir un auditeur inattendu, lut à mon père un fragmentdu poëme interrompu. C’était la description d’une fontaine sous deschâtaigniers, au bord de laquelle des jeunes filles déposent leurscruches à l’ombre, et cueillent des pervenches et de margueritespour se faire des couronnes ; un mendiant survenait etracontait aux jeunes bergères l’histoire d’Aréthuse, de Narcisse,d’Hylas, des dryades, des naïades, de Thétis, d’Amphitrite et detoutes les nymphes qui ont touché à l’eau douce ou à l’eau salée.Car ce vieillard était de son temps, et en ce temps-là aucun poëtene se serait permis d’appeler les choses par leur nom. Il fallaitavoir un dictionnaire mythologique sous son chevet, si l’on voulaitrêver des vers. Je suis le premier qui ai fait descendre la poésiedu Parnasse, et qui ai donné à ce qu’on nommait la muse, au lieud’une lyre à sept cordes de convention, les fibres mêmes du cœur del’homme, touchées et émues par les innombrables frissons de l’âmeet de la nature.

Quoi qu’il en soit, mon père, qui était troppoli pour s’ennuyer de mauvais vers au foyer même du poëte, donnaquelques éloges aux rimes du vieillard, siffla ses chiens, et meramena à la maison. Je lui demandai en chemin quelles étaient doncces jolies lignes égales, symétriques, espacées, encadrées deroses, liées de rubans, qui étaient sur la table. Il me réponditque c’étaient des vers, et que notre hôte était un poëte. Cetteréponse me frappa. Cette scène me fit une longue impression ;et depuis ce jour-là, toutes les fois que j’entendais parler d’unpoëte, je me représentais un beau vieillard assis auprès d’unefenêtre ouverte à large horizon, dans une maisonnette au bord degrands bois, au murmure d’une source, aux rayons d’un soleil d’ététombant sur sa plume, et écrivant entre ses oiseaux et son chiendes histoires merveilleuses, dans une langue de musique dont lesparoles chantaient comme les cordes de la harpe de ma mère,touchées par les ailes invisibles du vent dans le jardin de Milly.Une telle image, à laquelle se mêlait sans doute le souvenir despêches, du pain bis, de la bonne servante, des pigeons privés, duchien caressant, était de nature à me donner un grand goût pour lespoëtes, et je me promettais bien de ressembler à ce vieillard et defaire ce qu’il faisait quand je serais vieux. Les beaux versets despsaumes de David, que notre mère nous récitait le dimanche en nousles traduisant pour nous remplir l’imagination de piété, meparaissaient aussi une langue bien supérieure à ces misérablespuérilités de La Fontaine, et je comprenais que c’était ainsi qu’ondevait parler à Dieu.

Ce furent là mes premières notions et mespremiers avant-goûts de poésie. Ils s’effacèrent longtemps etentièrement sous le pénible travail de traduction obligée despoëtes grecs et latins qu’on m’imposa ensuite comme à tous lesenfants dans les études de collège. Il y a de quoi dégoûter legenre humain de tout sentiment poétique. La peine qu’un malheureuxenfant se donne à apprendre une langue morte, et à chercher dans undictionnaire le sens français du mot qu’il lit en latin ou en grecdans Homère, dans Pindare ou dans Horace, lui enlève toute lavolupté de cœur ou d’esprit que lui ferait la poésie même, s’il lalisait couramment en âge de raison. Il cherche, au lieu de jouir.Il maudit le mot sans avoir le loisir de penser au sens. C’est lepionnier qui pioche la cendre ou la lave dans les fouilles dePompéi ou d’Herculanum, pour arracher du sol, à la sueur de sonfront, tantôt un bras, tantôt un pied, tantôt une boucle de cheveuxde la statue qu’il déterre, au lieu du voluptueux contemplateur quipossède de l’œil la Vénus restaurée sur son piédestal, dans sonjour, dans sa grâce et dans sa nudité, parmi les divinités de l’artdu Vatican ou du palais Pitti à Florence.

Quant à la poésie française, les fragmentsqu’on nous faisait étudier chez les jésuites consistaient enquelques pitoyables rapsodies du P. Ducereau et de MmeDeshoulières, dans quelques épîtres de Boileau surl’Équivoque, sur les bruits de Paris, et sur le mauvaisdîner du restaurateur Mignot. Heureux encore quand on nouspermettait de lire l’épître à Antoine,

Son jardinier d’Auteuil,

Qui dirige chez lui l’if et lechèvrefeuil,

et quelques plaisanteries de sacristie,empruntées au Lutrin !

Qu’espérer de la poésie d’une nation qui nedonne pour modèle du beau dans les vers à sa jeunesse que despoëmes burlesques, et qui, au lieu de l’enthousiasme, enseigne laparodie à des cœurs et à des imaginations de quinze ans ?

Aussi je n’eus pas une aspiration de poésiependant toutes ces études classiques. Je n’en retrouvais quelqueétincelle dans mon âme que pendant les vacances, à la fin del’année. Je venais passer alors six délicieuses semaines près de mamère, de mon père, de mes sœurs, dans la petite maison de campagnequ’ils habitaient. Je retrouvais sur les rayons poudreux du salonla Jérusalem délivrée du Tasse et le Télémaque deFénelon. Je les emportais dans le jardin, sous une petite marged’ombre que le berceau de charmille étend le soir sur l’herbe d’uneallée. Je me couchais à côté de mes livres chéris, et je respiraisen liberté les songes qui s’exhalaient pour mon imagination deleurs pages, pendant que l’odeur des roses, de giroflées et desœillets des plates-bandes, m’enivrait des exhalaisons de ce sol,dont j’étais moi-même un pauvre cep transplanté !

Ce ne fut donc qu’après mes études terminéesque je commençai à avoir quelques vagues pressentiments de poésie.C’est Ossian, après le Tasse, qui me révéla ce monde des images etdes sentiments que j’aimai tant depuis à évoquer avec leurs voix.J’emportais un volume d’Ossian sur les montagnes ; je lelisais où il avait été inspiré, sous les sapins, dans les nuages, àtravers les brumes d’automne, assis près des déchirures destorrents, aux frissons des vents du nord, au bouillonnement deseaux de neige dans les ravins. Ossian fut l’Homère de mes premièresannées ; je lui dois une partie de la mélancolie de mespinceaux. C’est la tristesse de l’Océan. Je n’essayai que trèsrarement de l’imiter ; mais je m’en assimilai involontairementle vague, la rêverie, l’anéantissement dans la contemplation, leregard fixe sur des apparitions confuses dans le lointain. C’étaitpour moi une mer après le naufrage, sur laquelle flottent, à lalueur de la lune, quelques débris ; où l’on entrevoit quelquesfigures de jeunes filles élevant leurs bras blancs, déroulant leurscheveux humides sur l’écume des vagues ; où l’on distingue desvoix plaintives entrecoupées du mugissement des flots contrel’écueil. C’est le livre non écrit de la rêverie, dont les pagessont couvertes de caractères énigmatiques et flottants aveclesquels l’imagination fait et défait ses propres poëmes, commel’œil rêveur avec les nuées fait et défait ses paysages.

Je n’écrivais rien de moi-même encore.Seulement, quand je m’asseyais au bord des bois de sapins, surquelque promontoire des lacs de la Suisse, ou quand j’avais passédes journées entières à errer sur les grèves sonores des mersd’Italie, et que je m’adossais à quelque débris de môle ou detemple pour regarder la mer ou pour écouter l’inépuisablebalbutiement des vagues à mes pieds, des mondes de poésie roulaientdans mon cœur et dans mes yeux ! je composais pour moi seul,sans les écrire, des poëmes aussi vastes que la nature, aussiresplendissants que le ciel, aussi pathétiques que les gémissementsde brises de mer dans les têtes des pin-liéges et dans les feuillesdes lentisques, qui coupent le vent comme autant de petits glaives,pour le faire pleurer et sangloter dans des millions de petitesvoix. La nuit me surprenait souvent ainsi, sans pouvoir m’arracherau charme des fictions dont mon imagination s’enchantait elle-même.Oh ! quels poëmes, si j’avais pu et si j’avais su les chanteraux autres alors comme je me les chantais intérieurement !Mais ce qu’il y a de plus divin dans le cœur de l’homme n’en sortjamais, faute de langue pour être articulé ici-bas. L’âme estinfinie, et les langues ne sont qu’un petit nombre de signesfaçonnés par l’usage pour les besoins de communication du vulgairedes hommes. Ce sont des instruments à vingt-quatre cordes pourrendre des myriades de notes que la passion, la pensée, la rêverie,l’amour, la prière, la nature et Dieu, font entendre dans l’âmehumaine. Comment contenir l’infini dans ce bourdonnement d’uninsecte au bord de sa ruche, que la ruche voisine ne comprend mêmepas ? Je renonçais à chanter, non faute de mélodiesintérieures, mais faute de voix et de notes pour les révéler.

Cependant je lisais beaucoup, et surtout lespoëtes. À force de les lire, je voulus quelquefois les imiter. Àmes retours de voyage, pour passer les hivers tristes et longs à lacampagne, dans la maison sans distraction de mon père, j’ébauchaiplusieurs poëmes épiques, j’écrivais en entier cinq ou sixtragédies. Cet exercice m’assouplit la main et l’oreille auxrhythmes. J’écrivis aussi un ou deux volumes d’élégies amoureuses,sur le mode de Tibulle, du chevalier de Bertin et de Parny. Cesdeux poëtes faisaient les délices de la jeunesse. L’imagination,toujours très sobre d’élans et alors très desséchée par lematérialisme de la littérature impériale, ne concevait rien de plusidéal que ces petits vers corrects et harmonieux de Parny,exprimant à petites doses les fumées d’un verre de vin deChampagne, les agaceries, les frissons, les ivresses froides, lesruptures, les réconciliations, les langueurs d’un amour de bonnecompagnie qui changeait de nom à chaque livre. Je fis comme mesmodèles, quelquefois peut-être aussi bien qu’eux. Je copiai avecsoin, pendant un automne pluvieux, quatre livres d’élégies, formantensemble deux volumes sur du beau papier vélin, et gravées plutôtqu’écrites d’une plume plus amoureuse que mes vers. Je me proposaisde publier un jour ce recueil quand j’irais à Paris, et de me faireun nom dans un des médaillons de cette guirlande de voluptueuximmortels qui n’ont cueilli de la vie humaine que les roses et lesmyrtes, qui commencent à Anacréon, à Bion, à Moschus, qui secontinuent par Properce, Ovide, Tibulle, et qui finissent àChaulieu, à La Fare, à Parny.

Mais la nature en avait autrement décidé. Àpeine mes deux volumes étaient-ils copiés, que le mensonge, levide, la légèreté, le néant de ces pauvretés sensuelles plus oumoins bien rimées m’apparut. La pointe de feu des premières grandespassions réelles n’eut qu’à toucher et à brûler mon cœur, pour yeffacer toutes ces puérilités et tous ces plagiats d’une fausselittérature. Dès que j’aimai, je rougis de ces profanations de lapoésie aux sensualités grossières. L’amour fut pour moi le charbonde feu qui brûle, mais qui purifie les lèvres. Je pris un jour mesdeux volumes d’élégies, je les relus avec un profond mépris demoi-même, je demandai pardon à Dieu du temps que j’avais perdu àles écrire, je les jetai au brasier, je les regardai noircir et setordre avec leur belle reliure de maroquin vert sans regret nipitié, et je vis monter la fumée comme celle d’un sacrifice debonne odeur à Dieu et au véritable amour.

Je changeai à cette époque de vie et delectures. Le service militaire, les longues absences, lesattachements sérieux, les amitiés plus saines, le retour à mesinstincts naturellement religieux cultivés de nouveau en moi par laBéatrice de ma jeunesse, le dégoût des légèretés du cœur,le sentiment grave de l’existence et de son but, puis enfin la mortde ce que j’avais aimé, qui mit un sceau de deuil sur maphysionomie comme sur mes lèvres ; tout cela, sans éteindre enmoi la poésie, la refoula bien loin et longtemps dans mes pensées.Je passai huit ans sans écrire un vers.

Quand les longs loisirs et le vide desattachements perdus me rendirent cette espèce de chant intérieurqu’on appelle poésie, ma voix était changée, et ce chant étaittriste comme la vie réelle. Toutes mes fibres attendries de larmespleuraient ou priaient, au lieu de chanter. Je n’imitais pluspersonne, je m’exprimais moi-même pour moi-même. Ce n’était pas unart, c’était un soulagement de mon propre cœur, qui se berçait deses propres sanglots. Je ne pensais à personne en écrivant çà et làces vers, si ce n’est à une ombre et à Dieu. Ces vers étaient ungémissement dans la solitude, dans les bois, sur la mer ;voilà tout. Je n’étais pas devenu plus poëte, j’étais devenu plussensible, plus sérieux et plus vrai. C’est là le véritableart : être touché ; oublier tout art pour atteindre lesouverain art, la nature :

Si vis me fiere, dolendum est

Primum ipsi tibi ! …

Ce fut tout le secret du succès si inattendupour moi des Méditations, quand elles me furent arrachées,presque malgré moi, par des amis à qui j’en avais lu quelquesfragments à Paris. Le public entendit une âme sans la voir, et vitun homme au lieu d’un livre. Depuis J. J. Rousseau, Bernardin deSaint-Pierre et Chateaubriand, c’était le poëte qu’il attendait. Cepoëte était jeune, malhabile, médiocre ; mais il étaitsincère. Il alla droit au cœur, il eut des soupirs pour échos etdes larmes pour applaudissements.

Je ne jouis pas de cette fleur de renommée quis’attacha à mon nom dès le lendemain de la publication de cepremier volume des Méditations. Trois jours après jequittai Paris pour aller occuper un poste diplomatique àl’étranger. Louis XVIII, qui avait de l’Auguste dans le caractèrelittéraire, se fit lire, par le duc de Duras, mon petit volume,dont les journaux et les salons retentissaient. Il crut qu’unenouvelle Mantoue promettait à son règne un nouveau Virgile. Ilordonna à M. Siméon, son ministre de l’intérieur, de m’envoyer, desa part, l’édition des classiques de Didot, seul présent que j’aiejamais reçu des cours. Il signa le lendemain ma nomination à unemploi de secrétaire d’ambassade, qui lui fut présentée par M.Pasquier, son ministre des affaires étrangères. Le roi ne me vitpas. Il était loin de se douter qu’il me connaissait beaucoup defigure, et que le poëte dont il redisait déjà les vers était un deces jeunes officiers de ses gardes qu’il avait souvent paruremarquer, et à qui il avait une ou deux fois adressé la parolequand je galopais aux roues de sa voiture, dans les courses àVersailles ou à Saint-Germain.

Ces vers cependant furent pendant longtempsl’objet des critiques, des dénigrements et des railleries du vieuxparti littéraire classique, qui se sentait détrôné par cettenouveauté. Le Constitutionnel et la Minerve,journaux très illibéraux en matière de sentiment et de goût,s’acharnèrent pendant sept à huit ans contre mon nom. Ilsm’affublèrent d’ironies, ils m’aguerrirent aux épigrammes. Le ventles emporta, mes mauvais vers restèrent dans le cœur des jeunesgens et des femmes, ces précurseurs de toute postérité. Je vivaisloin de la France, j’étudiais mon métier, j’écrivais encore detemps en temps les impressions de ma vie en méditations, enharmonies, en poëmes ; je n’avais aucune impatience decélébrité, aucune susceptibilité d’amour-propre, aucune jalousied’auteur. Je n’étais pas auteur, j’étais ce que les modernesappellent un amateur, ce que les anciens appelaient uncurieux de littérature, comme je suppose qu’Horace,Cicéron, Scipion, César lui-même, l’étaient de leur temps. Lapoésie n’était pas mon métier ; c’était un accident, uneaventure heureuse, une bonne fortune dans ma vie. J’aspirais à toutautre chose, je me destinais à d’autres travaux. Chanter n’est pasvivre : c’est se délasser ou se consoler par sa propre voix.Heureux temps ! bien des jours et bien des événements m’enséparent.

Et aujourd’hui je reçois continuellement deslettres d’inconnus qui ne cessent de me dire : « Pourquoine chantez-vous plus ? Nous écoutons encore. » Ces amisinvisibles de mes vers ne se sont donc jamais rendu compte de lanature de mon faible talent et de la nature de la poésieelle-même ? Ils croient apparemment que le cœur humain est unelyre toujours montée et toujours complète, que l’on peut interrogerdu doigt à chaque heure de la vie, et dont aucune corde ne sedétend, ne s’assourdit ou ne se brise avec les années et sous lesvicissitudes de l’âme ? Cela peut être vrai pour des poëtessouverains, infatigables, immortels ou toujours rajeunis par leurgénie, comme Homère, Virgile, Racine, Voltaire, Dante, Pétrarque,Byron, et d’autres que je nommerais s’ils n’étaient pas mes émuleset mes contemporains. Ces hommes exceptionnels ne sont que pensée,cette pensée n’est en eux que poésie, leur existence tout entièren’est qu’un développement continu et progressif de ce don del’enthousiasme poétique, que la nature a allumé en eux en lesfaisant naître, qu’ils respirent avec l’air, et qui ne s’évaporequ’avec leur dernier soupir. Quant à moi, je n’ai pas été douéainsi. La poésie ne m’a jamais possédé tout entier. Je ne lui aidonné dans mon âme et dans ma vie seulement que la place quel’homme donne au chant dans sa journée : des moments le matin,des moments le soir, avant et après le travail sérieux etquotidien. Le rossignol lui-même, ce chant de la nature incarnédans les bois, ne se fait entendre qu’à ces deux heures du soleilqui se lève et du soleil qui se couche, et encore dans une seulesaison de l’année. La vie est la vie, elle n’est pas un hymne dejoie ou un hymne de tristesse perpétuel. L’homme qui chanteraittoujours ne serait pas un homme, ce serait une voix.

L’idéal d’une vie humaine à toujours été pourmoi celui-ci : la poésie de l’amour et du bonheur aucommencement de la vie ; le travail, la guerre, la politique,la philosophie, toute la partie active qui demande la lutte, lasueur, le sang, le courage, le dévouement, au milieu ; etenfin le soir, quand le jour baisse, quand le bruit s’éteint, quandles ombres descendent, quand le repos approche, quand la tâche estfaite, une seconde poésie ; mais la poésie religieuse alors,la poésie qui se détache entièrement de la terre et qui aspireuniquement à Dieu, comme le chant de l’alouette au-dessus desnuages. Je ne comprends donc le poëte que sous deux âges et sousdeux formes : à vingt ans, sous la forme d’un beau jeune hommequi aime, qui rêve, qui pleure en attendant la vie active ; àquatre-vingts ans, sous la forme d’un vieillard qui se repose de lavie, assis à ses derniers soleils contre le mur du temple, et quienvoie devant lui au Dieu de son espérance ses extases derésignation, de confiance et d’adoration, dont ses longs jours ontfait déborder ses lèvres. Ainsi fut David, le plus lyrique, le pluspieux et le plus pathétique à la fois des hommes qui chantèrentleur propre cœur ici-bas. D’abord une harpe à la main, puis uneépée et un sceptre, puis une lyre sacrée ; poëte au printempsde ses années, guerrier et roi au milieu, prophète à la fin, voilàl’homme d’inspiration complet ! Cette poésie des derniersjours, pour en être plus grave, n’en est pas moins céleste :au contraire, elle se purifie et se divinise en remontant au seulêtre qui mérite d’être éternellement contemplé et chanté, l’Êtreinfini ! C’est encore la sève du cœur de l’homme, formée delarmes, d’amour, de délires, de tristesses ou de voluptés ;mais ce cœur, mûri par les longs soleils de la vie, n’en est pasmoins savoureux : il est comme l’arbre d’encens que j’ai vudans les sables de la Judée, dont la sève en vieillissant devientparfum, et qui passe des jardins, où on le cueillait à l’ombre, surl’autel, où on le brûle à la gloire de Jéhovah.

Une naïve et touchante image de ces deuxnatures de poésie et des deux autres natures de sons que rend l’âmedu poëte aux différents âges, me revient de loin à la mémoire aumoment où j’écris ces lignes.

Quand nous étions enfants, nous nous amusionsquelquefois, mes petites sœurs et moi, à un jeu que nous appelionsla musique des anges. Ce jeu consistait à plier unebaguette d’osier en demi-cercle ou en arc à angle très aigu, à enrapprocher les extrémités par un fil semblable à la corde surlaquelle on ajuste la flèche, à nouer ensuite des cheveux d’inégalegrandeur aux deux côtés de l’arc, comme sont disposées les fibresd’une harpe, et à exposer cette petite harpe au vent. Le ventd’été, qui dort et qui respire alternativement d’une haleine folle,faisait frissonner le réseau, et en tirait des sons d’une ténuitépresque imperceptible, comme il en tire des feuilles dentelées dessapins. Nous prêtions tour à tour l’oreille, et nous nousimaginions que c’étaient les esprits célestes qui chantaient. Nousnous servions habituellement, pour ce jeu, des longs cheveux fins,jeunes, blonds et soyeux coupés aux tresses pendantes de messœurs ; mais un jour nous voulûmes éprouver si les angesjoueraient les mêmes mélodies sur des cordes d’un autre âge,empruntées à un autre front. Une bonne tante de mon père, quivivait à la maison, et dont les cachots de la Terreur avaientblanchi la belle tête avant l’âge, surveillait nos jeux entravaillant de l’aiguille, à côté de nous, dans le jardin. Elle seprêta à notre enfantillage, et coupa avec ses ciseaux une longuemèche de ses cheveux, qu’elle nous livra. Nous en fîmes aussitôtune seconde harpe, et, la plaçant à côté de la première, nous lesécoutâmes toutes deux chanter. Or, soit que les fils fussent mieuxtendus, soit qu’ils fussent d’une nature plus élastique et plusplaintive, soit que le vent soufflât plus doux et plus fort dansl’une des petites harpes que dans l’autre, nous trouvâmes que lesesprits de l’air chantaient plus tristement et plus harmonieusementdans les cheveux blancs que dans les cheveux blondsd’enfants ; et, depuis ce jour, nous importunions souventnotre tante pour qu’elle nous laissât dépouiller par nos mains sonbeau front.

Ces deux harpes dont les cordes rendent dessons différents selon l’âge de leurs fibres, mais aussi mélodieux àtravers le réseau blanc qu’à travers le réseau blond de ces cordesvivantes, ces deux harpes ne sont-elles pas l’image puérile, maisexacte, des deux poésies appropriées aux deux âges del’homme ? Songe et joie dans la jeunesse ; hymne et piétédans les dernières années ? Un salut et un adieu à l’existenceet à la nature, mais un adieu qui est un salut aussi ! unsalut plus enthousiaste, plus solennel et plus saint à la vision deDieu qui se lève tard, mais qui se lève plus visible sur l’horizondu soir de la vie humaine !

Je ne sais pas ce que la Providence me réservede sort et de jours. Je suis dans le tourbillon au plus fort ducourant du fleuve, dans la poussière des vagues soulevées par levent, à ce milieu de la traversée où l’on ne voit plus le bord dela vie d’où l’on est parti, où l’on ne voit pas encore le bord oùl’on doit aborder, si on aborde ; tout est dans la main deCelui qui dirige les atomes comme les globes dans leur rotation, etqui a compté d’avance les palpitations du cœur du moucheron et del’homme comme les circonvolutions des soleils. Tout est bien ettout est béni de ce qu’il aura voulu. Mais si, après les sueurs,les labeurs, les agitations et les lassitudes de la journéehumaine, la volonté de Dieu me destinait un long soir, d’inaction,de repos, de sérénité avant la nuit, je sens que je redeviendraisvolontiers à la fin de mes jours ce que je fus aucommencement : un poëte, un adorateur, un chantre de sacréation. Seulement, au lieu de chanter pour moi-même ou pour leshommes, je chanterai pour lui ; mes hymnes ne contiendraientque le nom éternel et infini, et mes vers, au lieu d’être desretours sur moi-même, des plaintes ou des délires personnels,seraient une note sacrée de ce cantique incessant et universel quetoute créature doit chanter, du cœur ou de la voix, en naissant, envivant, en passant, en mourant, devant son Créateur.

LAMARTINE.

2 juillet 1849.

Partie 1
DES DESTINÉES DE LA POÉSIE.

L’homme n’a rien de plus inconnu autour de luique l’homme même. Les phénomènes de sa pensée, les lois de lacivilisation, les phases de ses progrès ou de ses décadences, sontles mystères qu’il a le moins pénétrés. Il connaît mieux la marchedes globes célestes qui roulent à des millions de lieues de laportée de ses faibles sens, qu’il ne connaît les routes terrestrespar lesquelles la destinée humaine le conduit à son insu : ilsent qu’il gravit vers quelque chose, mais il ne sait où va sonesprit, il ne peut dire à quel point précis de son chemin il setrouve. Jeté loin de la vue des rivages sur l’immensité des mers,le pilote peut prendre hauteur et marquer avec le compas la lignedu globe qu’il traverse ou qu’il suit ; l’esprit humain ne lepeut pas ; il n’a rien hors de soi-même à quoi il puissemesurer sa marche, et toutes les fois qu’il dit : « Jesuis ici, je vais là, j’avance, je recule, je m’arrête, » ilse trouve qu’il s’est trompé et qu’il a menti à son histoire,histoire qui n’est écrite que bien longtemps après qu’il a passé,qui jalonne ses traces après qu’il les a imprimées sur la terre,mais qui d’avance ne peut lui tracer son chemin. Dieu seul connaîtle but et la route, l’homme ne sait rien ; faux prophète, ilprophétise à tout hasard, et, quand les choses futures éclosent aurebours de ses prévisions, il n’est plus là pour recevoir ledémenti de la destinée, il est couché dans sa nuit et dans sonsilence : il dort son sommeil, et d’autres générationsécrivent sur sa poussière d’autres rêves aussi vains, aussifugitifs que les siens ! Religion, politique, philosophie,systèmes, l’homme a prononcé sur tout, il s’est trompé surtout ; il a cru tout définitif, et tout s’est modifié ;tout immortel, et tout à péri ; tout véritable, et tout amenti ! Mais ne parlons que de poésie.

Je me souviens qu’à mon entrée dans le mondeil n’y avait qu’une voix sur l’irrémédiable décadence, sur la mortaccomplie et déjà froide de cette mystérieuse faculté de l’esprithumain. C’était l’époque de l’Empire ; c’était l’heure del’incarnation de la philosophie matérialiste du dix-huitième siècledans le gouvernement et dans les mœurs. Tous ces hommesgéométriques qui seuls avaient alors la parole et qui nousécrasaient, nous autres jeunes hommes, sous l’insolente tyrannie deleur triomphe, croyaient avoir desséché pour toujours en nous cequ’ils étaient parvenus en effet à flétrir et à tuer en eux, toutela partie morale, divine, mélodieuse, de la pensée humaine. Rien nepeut peindre, à ceux qui ne l’ont pas subie, l’orgueilleusestérilité de cette époque. C’était le sourire satanique d’un génieinfernal quand il est parvenu à dégrader une génération toutentière, à déraciner tout un enthousiasme national, à tuer unevertu dans le monde ; ces hommes avaient le même sentiment detriomphante impuissance dans le cœur et sur les lèvres, quand ilsnous disaient : « Amour, philosophie, religion,enthousiasme, liberté, poésie ; néant que tout cela !Calcul et force, chiffre et sabre, tout est là. Nous ne croyons quece qui prouve, nous ne sentons que ce qui touche ; la poésieest morte avec le spiritualisme dont elle était née. » Et ilsdisaient vrai, elle était morte dans leurs âmes, morte dans leursintelligences, morte en eux et autour d’eux. Par un sûr etprophétique instinct de leur destinée, ils tremblaient qu’elle neressuscitât dans le monde avec la liberté ; ils en jetaient auvent les moindres racines à mesure qu’il en germait sous leurs pas,dans leurs écoles, dans leurs lycées, dans leurs gymnases, surtoutdans leurs noviciats militaires et polytechniques. Tout étaitorganisé contre cette résurrection du sentiment moral etpoétique ; c’était une ligne universelle des étudesmathématiques contre la pensée et la poésie. Le chiffre seul étaitpermis, honoré, protégé, payé. Comme le chiffre ne raisonne pas,comme c’est un merveilleux instrument passif de tyrannie qui nedemande jamais à quoi on l’emploie, qui n’examine nullement si onle fait servir à l’oppression du genre humain ou à sa délivrance,au meurtre de l’esprit ou à son émancipation, le chef militaire decette époque ne voulait pas d’autre missionnaire, pas d’autreséide, et ce séide le servait bien. Il n’y avait pas une idée enEurope qui ne fût foulée sous son talon, pas une bouche qui ne fûtbâillonnée par sa main de plomb. Depuis ce temps, j’abhorre lechiffre, cette négation de toute pensée, et il m’est resté contrecette puissance des mathématiques exclusive et jalouse le mêmesentiment, la même horreur qui reste au forçat contre les fers durset glacés rivés sur ses membres, et dont il croit éprouver encorela froide et meurtrissante impression quand il entend le cliquetisd’une chaîne. Les mathématiques étaient les chaînes de la penséehumaine. Je respire ; elles sont brisées !

Deux grands génies, que la tyranniesurveillait d’un œil inquiet, protestaient seuls contre cet arrêtde mort de l’âme, de l’intelligence et de la poésie, Mme de Staëlet M. de Chateaubriand. Mme de Staël, génie mâle dans un corps defemme ; esprit tourmenté par la surabondance de sa force,remuant, passionné, audacieux, capable de généreuses et soudainesrésolutions, ne pouvant respirer dans cette atmosphère de lâchetéet de servitude, demandant de l’espace et de l’air autour d’elle,attirant, comme par un instinct magnétique, tout ce qui sentaitfermenter en soi un sentiment de résistance ou d’indignationconcentrée ; à elle seule, conspiration vivante, aussi capabled’ameuter les hautes intelligences contre cette tyrannie de lamédiocrité régnante, que de mettre le poignard dans la main desconjurés, ou de se frapper elle-même pour rendre à son âme laliberté qu’elle aurait voulu rendre au monde ! Créatured’élite et d’exception, dont la nature n’a pas donné deux épreuves,réunissant en elle Corinne et Mirabeau ! Tribun sublime, aucœur tendre et expansif de la femme ; femme adorable etmiséricordieuse, avec le génie des Gracques et la main du dernierdes Catons ! Ne pouvant susciter un généreux élan dans sapatrie, dont on la repoussait comme on éloigne l’étincelle d’unédifice de chaume, elle se réfugiait dans la pensée de l’Angleterreet de l’Allemagne, qui seules vivaient alors de vie morale, depoésie et de philosophie, et lançait de là dans le monde ces pagessublimes et palpitantes que le pilon de la police écrasait, que ladouane de la pensée déchirait à la frontière, que la tyranniefaisait bafouer par ces grands hommes jurés, mais dont les lambeauxéchappés à leurs mains flétrissantes venaient nous consoler denotre avilissement intellectuel, et nous apporter à l’oreille et aucœur ce souffle lointain de morale, de poésie, de liberté, que nousne pouvions respirer sous la coupe pneumatique de l’esclavage et dela médiocrité.

M. de Chateaubriand, génie alors plusmélancolique et plus suave, mémoire harmonieuse et enchantée d’unpassé dont nous foulions les cendres et dont nous retrouvions l’âmeen lui ; imagination homérique, jetée au milieu de nosconvulsions sociales, semblable à ces belles colonnes de Palmyrerestées debout et éclatantes, sans brisure et sans tache, sur lestentes noires et déchirées de Arabes, pour faire comprendre,admirer et pleurer le monument qui n’est plus ! Homme quicherchait l’étincelle du feu sacré dans les débris du sanctuaire,dans les ruines encore fumantes des temples chrétiens, et qui,séduisant les démolisseurs mêmes par la pitié, et les indifférentspar le génie, retrouvait des dogmes dans le cœur, et rendait de lafoi à l’imagination ! Des mots de liberté et de vertupolitique sonnaient moins souvent et moins haut dans ses pagestoutes poétiques ; ce n’était pas le Dante d’une Florenceasservie, c’était le Tasse d’une patrie perdue, d’une famille derois proscrits, chantant ses amours trompés, ses autels renversés,ses tours démolies, ses dieux et ses rois chassés, les chantant àl’oreille des proscripteurs, sur les bords mêmes des fleuves de lapatrie ; mais son âme, grande et généreuse, donnait aux chantsdu poëte quelque chose de l’accent du citoyen. Il remuait toutesles fibres généreuses de la poitrine, il ennoblissait la pensée, ilressuscitait l’âme ; c’était assez pour tourmenter le sommeildes geôliers de notre intelligence. Par je ne sais quel instinct deleur nature, ils pressentaient un vengeur dans cet homme qui lescharmait malgré eux. Ils savaient que tous les nobles sentiments setouchent et s’engendrent, et que, dans des cœurs où vibre lesentiment religieux et les pensées mâles et indépendantes, leurtyrannie aurait à trouver des juges, et la liberté descomplices.

Depuis ces jours, j’ai aimé ces deux géniesprécurseurs qui m’apparurent, qui me consolèrent à mon entrée dansla vie, Staël et Chateaubriand ; ces deux noms remplissentbien du vide, éclairent bien de l’ombre ! Ils furent pour nouscomme deux protestations vivantes contre l’oppression de l’âme etdu cœur, contre le desséchement et l’avilissement du siècle ;ils furent l’aliment de nos toits solitaires, le pain caché de nosâmes refoulées ; ils prirent sur nous comme un droit defamille, ils furent de notre sang, nous fûmes du leur, et il estpeu d’entre nous qui ne leur doive ce qu’il fut, ce qu’il est ou cequ’il sera.

En ce temps-là, je vivais seul, le cœurdébordant de sentiments comprimés, de poésie trompée, tantôt àParis, noyé dans cette foule où l’on ne coudoyait que descourtisans ou des soldats ; tantôt à Rome, où l’on n’entendaitd’autre bruit que celui des pierres qui tombaient une à une dans ledésert de ses rues abandonnées ; tantôt à Naples, où le cieltiède, la mer bleue, la terre embaumée, m’enivraient sansm’assoupir, et où une voix intérieure me disait toujours qu’il yavait quelque chose de plus vivant, de plus noble, de plusdélicieux pour l’âme que cette vie engourdie des sens et que cettevoluptueuse mollesse de sa musique et de ses amours. Plus souventje rentrais à la campagne, pour passer la mélancolique automne dansla maison solitaire de mon père et de ma mère, dans la paix, dansle silence, dans la sainteté domestique des douces impressions dufoyer ; le jour, courant les forêts ; le soir, lisant ceque je trouvais sur les vieux rayons de ces bibliothèques defamille.

Job, Homère, Virgile, le Tasse, Milton,Rousseau, et surtout Ossian et Paul et Virginie, ceslivres amis me parlaient dans la solitude la langue de mon cœur,une langue d’harmonie, d’images, de passion ; je vivais tantôtavec l’un, tantôt avec l’autre, ne les changeant que quand je lesavais pour ainsi dire épuisés. Tant que je vivrai, je mesouviendrai de certaines heures de l’été que je passais couché surl’herbe dans une clairière des bois, à l’ombre d’un vieux tronc depommier sauvage, en lisant la Jérusalem délivrée, et detant de soirées d’automne ou d’hiver passées à errer sur lescollines, déjà couvertes de brouillards et de givre, avec Ossian ouWerther pour compagnon : tantôt soulevé parl’enthousiasme intérieur qui me dévorait, courant sur les bruyèrescomme porté par un esprit qui empêchait mes pieds de toucher lesol ; tantôt assis sur une roche grisâtre, le front dans mesmains, écoutant, avec un sentiment qui n’a pas de nom, le souffleaigu et plaintif des bises d’hiver, ou le roulis des lourds nuagesqui se brisaient sur les angles de la montagne, ou la voix aériennede l’alouette, que le vent emportait toute chantante dans sontourbillon, comme ma pensée, plus forte que moi, emportait mon âme.Ces impressions étaient-elles joie ou tristesse, douleur ousouffrance ? Je ne pourrais le dire ; elles participaientde tous les sentiments à la fois. C’était de l’amour et de lareligion, des pressentiments de la vie future délicieux et tristescomme elle, des extases et des découragements, des horizons delumière et des abîmes de ténèbres, de la joie et des larmes, del’avenir et du désespoir ! C’était la nature parlant par sesmille voix au cœur encore vierge de l’homme ; mais enfinc’était de la poésie. Cette poésie, j’essayais quelquefois del’exprimer dans des vers ; mais ces vers, je n’avais personneà qui les faire entendre ; je me les lisais quelques jours àmoi-même ; je trouvais, avec étonnement, avec douleur, qu’ilsne ressemblaient pas à tous ceux que je lisais dans les recueils oudans les volumes du jour. Je me disais : « On ne voudrapas les lire ; ils paraîtront étranges, bizarres,insensés ; » et je les brûlais à peine écrits. J’aianéanti ainsi des volumes de cette première et vague poésie ducœur, et j’ai bien fait ; car, à cette époque, ils seraientéclos dans le ridicule, et morts dans le mépris de tout ce qu’onappelait la littérature. Ce que j’ai écrit depuis ne valait pasmieux ; mais le temps avait changé, la poésie était revenue enFrance avec la liberté, avec la pensée, avec la vie morale que nousrendit la Restauration. Il semble que le retour des Bourbons et dela liberté en France donna une inspiration nouvelle, une autre âmeà la littérature opprimée ou endormie de ce temps, et nous vîmessurgir alors une foule de ces noms célèbres dans la poésie ou dansla philosophie qui peuplent encore nos académies, et qui forment lechaînon brillant de la transition des deux époques. Qui m’auraitdit alors que, quinze ans plus tard, la poésie inonderait l’âme detoute la jeunesse française ; qu’une foule de talents, d’unordre divers et nouveau, auraient surgi de cette terre morte etfroide ; que la presse, multipliée à l’infini, ne suffiraitpas à répandre les idées ferventes d’une armée de jeunesécrivains ; que les drames se heurteraient à la porte de tousles théâtres ; que l’âme lyrique et religieuse d’unegénération de bardes chrétiens inventerait une nouvelle langue pourrévéler des enthousiasmes inconnus ; que la liberté, la foi,la philosophie, la politique, les doctrines les plus antiques commeles plus neuves, lutteraient, à la face du soleil, de génie, degloire, de talents et d’ardeur, et qu’une vaste et sublime mêléedes intelligences couvrirait la France et le monde du plus beaucomme du plus hardi mouvement intellectuel qu’aucun de nos siècleseût encore vu ? Qui m’eût dit cela alors, je ne l’aurai pascru ; et cependant cela est. La poésie n’était donc pas mortedans les âmes, comme on le disait dans ces années de scepticisme etd’algèbre ; et, puisqu’elle n’est pas morte à cette époque,elle ne meurt jamais.

Tant que l’homme ne mourra pas lui-même, laplus belle faculté de l’homme peut-elle mourir ? Qu’est-ce, eneffet, que la poésie ? Comme tout ce qui est divin en nous,cela ne peut se définir par un mot ni par mille. C’estl’incarnation de ce que l’homme a de plus intime dans le cœur et deplus divin dans la pensée, de ce que la nature visible a de plusmagnifique dans les images et de plus mélodieux dans lessons ! C’est à la fois sentiment et sensation, esprit etmatière ; et voilà pourquoi c’est la langue complète, lalangue par excellence qui saisit l’homme par son humanité toutentière, idée pour l’esprit, sentiment pour l’âme, image pourl’imagination, et musique pour l’oreille ! Voilà pourquoicette langue, quand elle est bien parlée, foudroie l’homme comme lafoudre et l’anéantit de conviction intérieure et d’évidenceirréfléchie, ou l’enchante comme un philtre, et le berce immobileet charmé, comme un enfant dans son berceau, aux refrainssympathiques de la voix d’une mère ! Voilà pourquoi aussil’homme ne peut ni produire ni supporter beaucoup de poésie ;c’est que le saisissant tout entier par l’âme et par les sens, etexaltant à la fois sa double faculté, la pensée par la pensée, lessens par les sensations, elle l’épuise, elle l’accable bientôt,comme toute jouissance trop complète, d’une voluptueuse fatigue, etlui fait rendre en peu de vers, en peu d’instants, tout ce qu’il ya de vie intérieure et de force de sentiment dans sa doubleorganisation. La prose ne s’adresse qu’à l’idée ; le versparle à l’idée et à la sensation tout à la fois. Cette langue,toute mystérieuse, tout instinctive qu’elle soit, ou plutôt parcela même qu’elle est instinctive et mystérieuse, cette langue nemourra jamais ! Elle n’est point, comme on n’a cessé de ledire, malgré les démentis successifs de toutes les époques, ellen’est pas seulement la langue de l’enfance des peuples, lebalbutiement de l’intelligence humaine ; elle est la langue detous les âges de l’humanité, naïve et simple au berceau desnations ; conteuse et merveilleuse comme la nourrice au chevetde l’enfant ; amoureuse et pastorale chez les peuples jeuneset pasteurs ; guerrière et épiques chez les hordes guerrièreset conquérantes ; mystique, lyrique, prophétique ousentencieuse dans les théocraties de l’Égypte ou de la Judée ;grave, philosophique et corruptrice dans les civilisations avancéesde Rome, de Florence ou de Louis XIV ; échevelée et hurlanteaux époques de convulsions et de ruines, comme en 93 ; neuve,mélancolique, incertaine, timide et audacieuse tout à la fois auxjours de renaissance et de reconstruction sociale, commeaujourd’hui ! plus tard, à la vieillesse de peuples, triste,sombre, gémissante et découragée comme eux, et respirant à la foisdans ses strophes les pressentiments lugubres, les rêvesfantastiques des dernières catastrophes du monde, et les fermes etdivines espérances d’une résurrection de l’humanité sous une autreforme : voilà la poésie. C’est l’homme même, c’est l’instinctde toutes ses époques, c’est l’écho intérieur de toutes sesimpressions humaines, c’est la voix de l’humanité pensant etsentant, résumée et modulée par certains hommes plus hommes que levulgaire, mens divinior, et qui plane sur ce bruittumultueux et confus des générations et dure après elles, et quirend témoignage à la postérité de leurs gémissements ou de leursjoies, de leurs faits ou de leurs idées. Cette voix ne s’éteindrajamais dans le monde ; car ce n’est pas l’homme qui l’ainventée. C’est Dieu même qui la lui a donnée, et c’est le premiercri qui est remonté à lui de l’humanité ! Ce sera aussi ledernier cri que le Créateur entendra s’élever de son œuvre quand illa brisera. Sortie de lui, elle remontera à lui.

Un jour, j’avais planté ma tente dans un champrocailleux, où croissaient quelques troncs d’oliviers noueux etrabougris, sous les murs de Jérusalem, à quelques centaines de pasde la tour de David, un peu au-dessus de la fontaine de Siloé, quicoule encore sur les dalles usées de sa grotte, non loin du tombeaudu poëte-roi qui l’a si souvent chantée. Les hautes et noiresterrasses qui portaient jadis le temple de Salomon s’élevaient à magauche, couronnées par les trois coupoles bleues et par lescolonnettes légères et aériennes de la mosquée d’Omar, qui planeaujourd’hui sur les ruines de la maison de Jéhovah ; la villede Jérusalem, que la peste ravageait alors, était tout inondée desrayons d’un soleil éblouissant répercutés sur ses mille dômes, surses marbres blancs, sur ses tours de pierre dorées, sur sesmurailles polies par les siècles et par les vents salins du lacAsphaltite ; aucun bruit ne montait de son enceinte muette etmorne comme la couche d’un agonisant ; ses larges portesétaient ouvertes et l’on apercevait de temps en temps le turbanblanc et le manteau rouge du soldat arabe, gardien inutile de cesportes abandonnées. Rien ne venait, rien ne sortait ; le ventdu matin soulevait seul la poudre ondoyante des chemins, et faisaitun moment l’illusion d’une caravane ; mais quand la bouffée devent avait passé, quand elle était venue mourir en sifflant sur lescréneaux de la tour des Pisans ou sur les trois palmiers de lamaison de Caïphe, la poussière retombait, le désert apparaissait denouveau, et le pas d’aucun chameau, d’aucun mulet, ne retentissaitsur les pavés de la route. Seulement, de quart d’heure en quartd’heure, les deux battants ferrés de toutes les portes de Jérusalems’ouvraient, et nous voyions passer les morts que la peste venaitd’achever, et que deux esclaves nus portaient sur un brancard auxtombes répandues tout autour de nous. Quelquefois un long cortégede Turcs, d’Arabes, d’Arméniens, de Juifs, accompagnaient le mortet défilaient en chantant entre les troncs d’oliviers, puisrentraient à pas lents et silencieux dans la ville ; plussouvent les morts étaient seuls, et, quand les deux esclavesavaient creusé de quelques palmes le sable ou la terre de lacolline, et couché le pestiféré dans son dernier lit, ilss’asseyaient sur le tertre même qu’ils venaient d’élever, separtageaient les vêtements du mort, et, allumant leurs longuespipes, ils fumaient en silence et regardaient la fumée de leurschibouks monter en légères colonnes bleues, et se perdregracieusement dans l’air limpide, vif et transparent, de cesjournées d’automne. À mes pieds, la vallée de Josaphat s’étendaitcomme un vaste sépulcre ; le Cédron tari la sillonnait d’unedéchirure blanchâtre, toute semée de gros cailloux, et les flancsdes deux collines qui la cernent étaient tout blancs de tombes etde turbans sculptés, monument banal des Osmanlis ; un peu surla droite, la colline des Oliviers s’affaissait, et laissait, entreles chaînes éparses des cônes volcaniques des montagnes nues deJéricho et de Saint-Saba, l’horizon s’étendre et se prolonger commeune avenue lumineuse entre des cimes de cyprès inégaux ; leregard s’y jetait de lui-même, attiré par l’éclat azuré et plombéde la mer Morte, qui luisait au pied des degrés de ces montagnes,et, derrière, la chaîne bleue des montagnes de l’Arabie Pétréebornait l’horizon. Mais borner n’est pas le mot, car ces montagnessemblaient transparentes comme le cristal, et l’on voyait ou l’oncroyait voir au delà un horizon vague et indéfini s’étendre encore,et nager dans les vapeurs ambiantes d’un air teint de pourpre et decéruse.

C’était l’heure de midi, l’heure où le muezzinépie le soleil sur la plus haute galerie du minaret, et chantel’heure et la prière à toutes les heures ; voix vivante,animée, qui sait ce qu’elle dit et ce qu’elle chante, biensupérieure, à mon avis, à la voix machinale et sans conscience dela cloche de nos cathédrales. Mes Arabes avaient donné l’orge dansle sac de poil de chèvre à mes chevaux attachés çà et là autour dema tente ; les pieds enchaînés à des anneaux de fer, ces beauxet doux animaux étaient immobiles, leur tête penchée et ombragéepar leur longue crinière éparse, leur poil gris luisant et fumantsous les rayons d’un soleil de plomb. Les hommes s’étaientrassemblés à l’ombre du plus large des oliviers ; ils avaientétendu sur la terre leur natte de Damas, et ils fumaient en secontant des histoires du désert, ou en chantant des vers d’Antar,Antar, ce type de l’Arabe errant, à la fois pasteur, guerrier etpoëte, qui a écrit le désert tout entier dans ses poésiesnationales ; épique comme Homère, plaintif comme Job, amoureuxcomme Théocrite, philosophe comme Salomon. Ses vers, qui endormentou exaltent l’imagination de l’Arabe autant que la fumée du tombachdans le narguilé[1], retentissaient en sons gutturaux dansle groupe animé de mes saïs ; et, quand le poëte avait touchéplus juste ou plus fort la corde sensible de ces hommes sauvages,mais impressionnables, on entendait un léger murmure de leurslèvres ; ils joignaient leurs mains, les élevaient au-dessusde leurs oreilles, et, inclinant la tête, ils s’écriaient tour àtour : Allah ! Allah ! Allah !

À quelques pas de moi, une jeune femme turquepleurait son mari sur un de ces petits monuments de pierre blanchedont toutes les collines autour de Jérusalem sont parsemées ;elle paraissait à peine avoir dix-huit à vingt ans, et je ne visjamais une si ravissante image de la douleur. Son profil, que sonvoile rejeté en arrière me laissait entrevoir, avait la pureté delignes des plus belles têtes du Parthénon ; mais en même tempsla mollesse, la suavité et la gracieuse langueur des femmes del’Asie, beauté bien plus féminine, bien plus amoureuse, bien plusfascinante pour le cœur que la beauté sévère et mâle des statuesgrecques. Ses cheveux, d’un blond bronzé et doré comme le cuivredes statues antiques, couleur très estimée dans ce pays du soleil,dont elle est comme un reflet permanent ; ses cheveux,détachés de sa tête, tombaient autour d’elle et balayaientlittéralement le sol ; sa poitrine était entièrementdécouverte, selon la coutume des femmes de cette partie del’Arabie, et, quand elle se baissait pour embrasser la pierre duturban ou pour coller son oreille à la tombe, ses deux seins nustouchaient la terre et creusaient leur moule dans la poussière,comme ce moule du beau sein d’Atala ensevelie, que le sable dusépulcre dessinait encore, dans l’admirable épopée de M. deChateaubriand. Elle avait jonché de toutes sortes de fleurs letombeau et la terre alentour ; un beau tapis de Damas étaitétendu sous ses genoux ; sur le tapis il y avait quelquesvases de fleurs et une corbeille pleine de figues et de galettesd’orge, car cette femme devait passer la journée entière à pleurerainsi. Un trou creusé dans la terre, et qui était censécorrespondre à l’oreille du mort, lui servait de porte-voix verscet autre monde où dormait celui qu’elle venait visiter. Elle sepenchait de moment en moment vers cette étroite ouverture ;elle y chantait des choses entremêlées de sanglots, elle y collaitensuite l’oreille comme si elle eût entendu la réponse, puis ellese remettait à chanter en pleurant encore ! J’essayais decomprendre les paroles qu’elle murmurait ainsi et qui venaientjusqu’à moi ; mais mon drogman arabe ne put les saisir ou lesrendre. Combien je les regrette ! que de secrets de l’amour etde la douleur ! que de soupirs animés de toute la vie de deuxâmes arrachées l’une à l’autre, ces paroles confuses et noyées delarmes devaient contenir ! Oh ! si quelque chose pouvaitjamais réveiller un mort, c’étaient de telles paroles murmurées parune pareille bouche !

À deux pas de cette femme, sous un morceau detoile noire soutenue par deux roseaux fichés en terre pour servirde parasol, ses deux petits enfants jouaient avec trois esclavesnoirs d’Abyssinie, accroupies, comme leur maîtresse, sur le sableque recouvrait un tapis. Ces trois femmes, toutes les trois jeuneset belles aussi, aux formes sveltes et au profil aquilin des nègresde l’Abyssinie, étaient groupées dans des attitudes diverses, commetrois statues tirées d’un seul bloc. L’une avait un genou en terreet tenait sur l’autre genou un des enfants, qui tendait ses bras ducôté où pleurait sa mère ; l’autre avait ses deux jambesrepliées sous elle et ses deux mains jointes, comme la Madeleine deCanova, sur son tablier de toile bleue ; la troisième étaitdebout, un peu penchée sur ses deux compagnes, et, se balançant àdroite et à gauche ; berçait contre son sein à peine dessinéle plus petit des enfants, qu’elle essayait en vain d’endormir.Quand les sanglots de la jeune veuve arrivaient jusqu’aux enfants,ceux-ci se prenaient à pleurer ; et les trois esclaves noires,après avoir répondu par un sanglot à celui de leur maîtresse, semettaient à chanter des airs assoupissants et des parolesenfantines de leur pays, pour apaiser les deux enfants.

C’était un dimanche : à deux cents pas demoi, derrière les murailles épaisses et hautes de Jérusalem,j’entendais sortir par bouffées de la noire coupole du couventgrec, les échos éloignés et affaiblis de l’office des vêpres. Leshymnes et les psaumes de David s’élevaient, après trois mille ans,rapportés, par des voix étrangères et dans une langue nouvelle, surces collines qui les avaient inspirés ; et je voyais sur lesterrasses du couvent quelques figures de vieux moines de Terresainte aller et venir, leur bréviaire à la main, et murmurant cesprières murmurées déjà par tant de siècles dans des langues et dansdes rhythmes divers !

Et moi j’étais là aussi, pour chanter toutesces choses, pour étudier les siècles à leur berceau, pour remonterjusqu’à sa source le cours inconnu d’une civilisation, d’unereligion, pour m’inspirer de l’esprit des lieux et du sens cachédes histoires et des monuments sur ces bords qui furent le point dedépart du monde moderne, et pour nourrir d’une sagesse plus réelle,et d’une philosophie plus vraie, la poésie grave et pensée del’époque avancée où nous vivons !

Cette scène, jetée par hasard sous mes yeux etrecueillie dans un de mes mille souvenirs de voyages, me présentales destinées et les phases presque complètes de toutepoésie : les trois esclaves noires, berçant les enfants avecles chansons naïves et sans pensée de leur pays, la poésiepastorale et instinctive de l’enfance des nations ; la jeuneveuve turque pleurant son mari en chantant ses sanglots à la terre,la poésie élégiaque et passionnée, la poésie du cœur ; lessoldats et les moukres arabes récitant des fragmentsbelliqueux, amoureux et merveilleux d’Antar, la poésie épique etguerrière des peuples nomades ou conquérants ; les moinesgrecs chantant les psaumes sur leurs terrasses solitaires, lapoésie sacrée et lyrique des âges d’enthousiasme et de rénovationreligieuse ; et moi méditant sous ma tente, et recueillant desvérités historiques ou des pensées sur toute la terre, la poésie dephilosophie et de méditation, fille d’une époque où l’humanités’étudie et se résume elle-même jusque dans les chants dont elleamuse ses loisirs.

Voilà la poésie tout entière dans lepassé ; mais dans l’avenir que sera-t-elle ?

Un autre jour, deux mois plus tard, j’avaistraversé les sommets du Sannim, couverts de neiges éternelles, etj’étais redescendu du Liban, couronné de son diadème de cèdres,dans le désert nu et stérile d’Héliopolis. À la fin d’une journéede route pénible et longue, à l’horizon encore éloigné devant nous,sur les derniers degrés des montagnes noires de l’Anti-Liban, ungroupe immense de ruines jaunes, dorées par le soleil couchant, sedétachaient de l’ombre des montagnes et répercutaient les rayons dusoir. Nos guides nous les montraient du doigt, et criaient :« Balbek ! Balbek ! » C’était en effet lamerveille du désert, la fabuleuse Balbek, qui sortait toutéclatante de son sépulcre inconnu, pour nous raconter des âges dontl’histoire a perdu la mémoire. Nous avancions lentement au pas denos chevaux fatigués, les yeux attachés sur les murs gigantesques,sur les colonnes éblouissantes et colossales qui semblaients’étendre, grandir, s’allonger, à mesure que nous enapprochions ; un profond silence régnait dans toute notrecaravane ; chacun aurait craint de perdre une impression decette scène, en communiquant celle qu’il venait d’avoir ; lesArabes même se taisaient, et semblaient recevoir aussi une forte etgrave pensée de ce spectacle qui nivelle toutes les pensées. Enfin,nous touchâmes aux premiers blocs de marbre, aux premiers tronçonsde colonnes, que les tremblements de terre ont secoué jusqu’à plusd’un mille des monuments mêmes, comme les feuilles sèches jetées etroulées loin de l’arbre après l’ouragan. Les profondes et largescarrières qui déchirent, comme des gorges de vallées, mes flancsnoirs de l’Anti-Liban, ouvraient déjà leurs abîmes sous les pas denos chevaux ; ces vastes bassins de pierre, dont les paroisgardent encore les traces profondes du ciseau qui les a creuséspour en tirer d’autres collines de pierre, montraient encorequelques blocs gigantesques à demi détachés de leur base, etd’autres entièrement taillés sur leurs quatre faces, et quisemblent n’attendre que les chars ou les bras de générations degéants pour les mouvoir. Un seul de ces moellons de Balbekavait soixante-deux pieds de long sur vingt-quatre pieds delargeur, et seize pieds d’épaisseur. Un de nos Arabes, descendantde cheval, se laissa glisser dans la carrière, et, grimpant surcette pierre en s’accrochant aux entaillures du ciseau et auxmousses qui y ont pris racine, il monta sur ce piédestal, et courutçà et là sur cette plate-forme, en poussant des crissauvages ; mais le piédestal écrasait par sa masse l’homme denos jours ; l’homme disparaissait devant son œuvre. Ilfaudrait la force réunie de dix mille hommes de notre temps poursoulever seulement cette pierre, et les plates-formes des templesde Balbek en montrent de plus colossales encore, élevées àvingt-cinq ou trente pieds du sol, pour porter des colonnadesproportionnées à ces bases !

Nous suivîmes notre route entre le désert àgauche et les ondulations de l’Anti-Liban à droite, en longeantquelques petits champs cultivés par les Arabes pasteurs, et le litd’un large torrent qui serpente entre les ruines, et aux abordsduquel s’élèvent quelques beaux noyers. L’Acropolis, ou la collineartificielle qui porte tous les grands monuments d’Héliopolis, nousapparaissait çà et là entre les rameaux et au-dessus de la tête desgrands arbres ; enfin nous la découvrîmes tout entière, ettoute la caravane s’arrêta comme par un instinct électrique. Aucuneplume, aucun pinceau ne pourrait décrire l’impression que ce seulregard donne à l’œil et à l’âme ; sous nos pas, dans le litdes torrents, au milieu des champs, autour de tous les troncsd’arbres, des blocs immenses de granit rouge ou gris, de porphyresanguin, de marbre blanc, de pierre jaune aussi éclatante que lemarbre de Paros, tronçons de colonnes, chapiteaux ciselés,architraves, volutes, corniches, entablements, piédestaux, membresépars, et qui semblent palpitants, des statues tombées la facecontre terre, tout cela confus, groupé en monceaux, disséminé enmille fragments, et ruisselant de toutes parts comme les laves d’unvolcan qui vomirait les débris d’un grand empire ! À peine unsentier pour se glisser à travers ces balayures des arts quicouvrent toute la terre ; et le fer de nos chevaux glissait etse brisait à chaque pas sur l’acanthe polie des corniches, ou surle sein de neige d’un torse de femme : l’eau seule de larivière de Balbek se faisant jour parmi ces lits de fragments, etlavant de son écume murmurante les brisures de ces marbres qui fontobstacle à son cours.

Au delà de ces écumes de débris qui forment devéritables dunes de marbre, la colline de Balbek, plate-forme demille pas de long, de sept cents pieds de large, toute bâtie demain d’homme, en pierres de taille dont quelques-unes ont cinquanteà soixante pieds de longueur sur vingt à vingt-deux d’élévation,mais la plupart de quinze à trente ; cette colline de granittaillé se présentait à nous par son extrémité orientale, avec sesbases profondes et ses revêtements incommensurables, où troismorceaux de granit forment cent quatre-vingts pieds dedéveloppement et près de quatre mille pieds de surface, avec leslarges embouchures de ses voûtes souterraines, où l’eau de larivière s’engouffrait en bondissant, où le vent jetait avec l’eaudes murmures semblables aux volées lointaines des grandes clochesde nos cathédrales. Sur cette immense plate-forme, l’extrémité desgrands temples se montrait à nous, détachée de l’horizon bleu etrosé, en couleur d’or. Quelques-uns de ces monuments désertssemblaient intacts, et sortis d’hier des mains de l’ouvrier ;d’autres ne présentaient plus que des restes encore debout, descolonnes isolées, des pans de muraille inclinés, et des frontonsdémantelés ; l’œil se perdait dans les avenues étincelantes decolonnades de ces divers temples, et l’horizon trop élevé nousempêchait de voir où finissait ce peuple de pierre. Les septcolonnes gigantesques du grand temple, portant encoremajestueusement leur riche et colossal entablement, dominaienttoute cette scène et se perdaient dans le ciel bleu du désert,comme un autel aérien pour les sacrifices des géants.

Nous ne nous arrêtâmes que quelques minutespour reconnaître seulement ce que nous venions visiter à traverstant de périls et tant de distance ; et, sûrs enfin deposséder pour le lendemain ce spectacle que les rêves même nepourraient nous rendre, nous nous remîmes en marche. Le jourbaissait ; il fallait trouver un asile, ou sous la tente, ousous quelque voûte de ces ruines, pour passer la nuit et nousreposer d’une marche de quatorze heures. Nous laissâmes à gauche lamontagne de ruines et une vaste plage toute blanche de débris, et,traversant quelques champs de gazon brouté par les chèvres et leschameaux, nous nous dirigeâmes vers une fumée qui s’élevait, àquelques cent pas de nous, d’un groupe de ruines entremêlées demasures arabes. Le sol était inégal et montueux, et retentissaitsous les fers de nos chevaux, comme si les souterrains que nousfoulions allaient s’entr’ouvrir sous leurs pas. Nous arrivâmes à laporte d’une cabane basse et à demi cachée par des pans de marbredégradés, et dont la porte et les étroites fenêtres, sans vitres etsans volets, étaient construites de débris de marbre et de porphyremal collés ensemble avec un peu de ciment. Une petite ogive depierre s’élevait d’un ou deux pieds au-dessus de la plate-forme quiservait de toit à cette masure, et une petite cloche, semblable àcelle que l’on peint sur la grotte des ermites, y tremblait auxbouffées de vent. C’était le palais épiscopal de l’évêque arabe deBalbek, qui surveille dans ce désert un petit troupeau de douze ouquinze familles chrétiennes de la communion grecque, perdues aumilieu de ces déserts et de la tribu féroce des Arabes indépendantsde Békaa. Jusque-là nous n’avions vu aucun être vivant que leschacals, qui couraient entre les colonnes du grand temple, et lespetites hirondelles au collier de soie rose, qui bordaient, commeun ornement d’architecture orientale, les corniches de laplate-forme. L’évêque, averti par le bruit de notre caravane,arriva bientôt, et, s’inclinant sur sa porte, m’offritl’hospitalité. C’était un beau vieillard, aux cheveux et à la barbed’argent, à la physionomie grave et douce, à la parole noble, suaveet cadencée, tout à fait semblable à l’idée du prêtre dans le poëmeou dans le roman, et digne en tout de montrer sa figure de paix, derésignation et de charité, dans cette scène solennelle de ruines etde méditation. Il nous fit entrer dans une petite cour intérieure,pavée aussi d’éclats de statues, de morceaux de mosaïques et devases antiques, et, nous livrant sa maison, c’est-à-dire deuxpetites chambres basses sans meubles et sans portes, il se retira,et nous laissa, suivant la coutume orientale ; maîtres absolusde sa demeure. Pendant que nos Arabes plantaient en terre, autourde la maison, les chevilles de fer pour y attacher par des anneauxles jambes de nos chevaux, et que d’autres allumaient un feu dansla cour pour nous préparer le pilau et cuire les galettes d’orge,nous sortîmes pour jeter un second regard sur les monuments quinous environnaient. Les grands temples étaient devant nous commedes statues sur leur piédestal ; le soleil les frappait d’undernier rayon, qui se retirait lentement d’une colonne à l’autre,comme les lueurs d’une lampe que le prêtre emporte au fond dusanctuaire ; les mille ombres des portiques, des piliers, descolonnades, des autels, se répandaient mouvantes sous la vasteforêt de pierre, et remplaçaient peu à peu sur l’Acropolis leséclatantes lueurs du marbre et du travertin. Plus loin, dans laplaine, c’était un océan de ruines qui ne se perdait qu’àl’horizon ; on eût dit des vagues de pierre brisées contre unécueil, et couvrant une immense plage de leur blancheur et de leurécume. Rien ne s’élevait au-dessus de cette mer de débris, et lanuit, qui tombait des hauteurs déjà grises d’une chaîne demontagnes, les ensevelissait successivement dans son ombre. Nousrestâmes quelques moments assis, silencieux et pensifs, devant cespectacle sans parole, et nous rentrâmes à pas lents dans la petitecour de l’évêque, éclairée par le foyer des Arabes.

Assis sur quelques fragments de corniches etde chapiteaux qui servaient de bancs dans la cour, nous mangeâmesrapidement le sobre repas du voyageur dans le désert, et nousrestâmes quelque temps à nous entretenir, avant le sommeil, de cequi remplissait nos pensées. Le foyer s’éteignait, mais la lune selevait pleine et éclatante dans le ciel limpide, et, passant àtravers les crénelures d’un grand mur de pierres blanches et lesdentelures d’une fenêtre en arabesques qui bornaient la cour ducôté du désert, elle éclairait l’enceinte d’une clarté quirejaillissait sur toutes les pierres. Le silence et la rêverie nousgagnèrent ; ce que nous pensions à cette heure, à cette place,si loin du monde vivant, dans ce monde mort, en présence de tant detémoins muets d’un passé inconnu, mais qui bouleverse toutes nospetites théories d’histoire et de philosophie de l’humanité ;ce qui se remuait dans nos esprits et dans nos cœurs, de nossystèmes, de nos idées, hélas ! et peut-être aussi de nossouvenirs et de nos sentiments individuels, Dieu seul lesait ; et nos langues n’essayaient pas de le dire ; ellesauraient craint de profaner la solennité de cette heure, de cetastre, de ces pensées mêmes : nous nous taisions. Tout à coup,comme une plainte douce et amoureuse, comme un murmure grave etaccentué par la passion, sortit des ruines derrière ce grand murpercé d’ogives arabesques, et dont le toit nous avait paru écroulésur lui-même ; ce murmure vague et confus s’enfla, seprolongea, s’éleva plus fort et plus haut, et nous distinguâmes unchant nourri de plusieurs voix en chœur, un chant monotone,mélancolique et tendre, qui montait, qui baissait, qui mourait, quirenaissait alternativement et qui se répondait à lui-même :c’était la prière du soir que l’évêque arabe faisait, avec sonpetit troupeau, dans l’enceinte éboulée de ce qui avait été sonéglise, monceau de ruines entassées récemment par une tribud’Arabes idolâtres. Rien ne nous avait préparés à cette musique del’âme, dont chaque note est un sentiment ou un soupir du cœurhumain, dans cette solitude, au fond des déserts, sortant ainsi despierres muettes accumulées par les tremblements de terre, par lesbarbares et par le temps. Nous fûmes frappés de saisissement, etnous accompagnâmes des élans de notre pensée, de notre prière et detoute notre poésie intérieure, les accents de cette poésie sainte,jusqu’à ce que les litanies chantées eussent accompli leur refrainmonotone, et que le dernier soupir de ces voix pieuses se fûtassoupi dans le silence accoutumé de ces vieux débris.

« Voilà, disions-nous en nous levant, ceque sera sans doute la poésie des derniers âges : soupir etprière sur les tombeaux, aspiration plaintive vers un monde qui neconnaîtra ni mort ni ruines. »

Mais j’en vis une bien plus frappante imagequelques mois après dans un voyage au Liban : je demandeencore la permission de la peindre.

Je redescendais les dernières sommités de cesalpes ; j’étais l’hôte du cheik d’Éden, village arabe maronitesuspendu sous la dent la plus aiguë de ces montagnes, aux limitesde la végétation, et qui n’est habitable que l’été. Ce noble etrespectable vieillard était venu me chercher avec ses fils etquelques-uns de ses serviteurs jusqu’aux environs de Tripoli deSyrie, et m’avait reçu dans son château d’Éden avec la dignité, lagrâce de cœur et l’élégance de manières que l’on pourrait imaginerdans un des vieux seigneurs de la cour de Louis XIV. Les arbresentiers brûlaient dans le large foyer ; les moutons, leschevreaux, les cerfs étaient étalés par piles dans les vastessalles, et les outres séculaires des vins d’or du Liban, apportéesde la cave par ses serviteurs, coulaient pour nous et pour notreescorte. Après avoir passé quelques jours à étudier ces bellesmœurs homériques, poétiques comme les lieux mêmes où nous lesretrouvions, le cheik me donna son fils aîné et un certain nombrede cavaliers arabes pour me conduire aux cèdres de Salomon ;arbres fameux qui consacrent encore la plus haute cime du Liban, etque l’on vient vénérer depuis des siècles, comme les dernierstémoins de la gloire de Salomon. Je ne les décrirai pointici ; mais, au retour de cette journée mémorable pour unvoyageur, nous nous égarâmes dans les sinuosités de rochers et dansles nombreuses et hautes vallées dont ce groupe du Liban estdéchiré de toutes parts, et nous nous trouvâmes tout à coup sur lebord à pic d’une immense muraille de rochers de quelques millepieds de profondeur, qui cernent la Vallée des Saints. Les paroisde ce rempart de granit étaient tellement perpendiculaires, que leschevreuils même de la montagne n’auraient pu y trouver un sentier,et que nos Arabes étaient obligés de se coucher le ventre contreterre et de se pencher sur l’abîme pour découvrir le fond de lavallée. Le soleil baissait, nous avions marché bien des heures, etil nous en aurait fallu plusieurs encore pour retrouver notresentier perdu et regagner Éden. Nous descendîmes de cheval, et nousconfiant à un de nos guides, qui connaissait non loin de là unescalier de roc vif, taillé jadis par les moines maronites,habitants immémoriaux de cette vallée, nous suivîmes quelque tempsles bords de la corniche, et nous descendîmes enfin, par cesmarches glissantes, sur une plate-forme détachée du roc, et quidominait tout cet horizon.

La vallée s’abaissait d’abord par des penteslarges et douces du pied des neiges, et des cèdres qui formaientune tache noire sur ces neiges ; là elle se déroulait sur despelouses d’un vert jaune et tendre comme celui des hautes croupesdu Jura ou des Alpes, et une multitude de filets d’eau écumante,sortis çà et là du pied des neiges fondantes, sillonnaient cespentes gazonnées, et venaient se réunir en une seule masse de flotset d’écume au pied du premier gradin de rochers. Là, la vallées’enfonçait tout à coup à quatre ou cinq cents pieds de profondeur,et le torrent se précipitait avec elle, et, s’étendant sur unelarge surface, tantôt couvrait le rocher comme un voile limpide ettransparent, tantôt s’en détachait en voûtes élancées, et, tombantenfin sur des blocs immenses et aigus de granit arrachés du sommet,s’y brisait en lambeaux flottants, et retentissait comme untonnerre éternel. Le vent de sa chute arrivait jusqu’à nous enemportant comme de légers brouillards la fumée de l’eau à millecouleurs, la promenait çà et là sur toute la vallée, ou lasuspendait en rosée aux branches des arbustes et aux aspérités duroc. En se prolongeant vers le nord, la Vallée des Saints secreusait de plus en plus et s’élargissait davantage ; puis, àenviron deux milles du point où nous étions placés, deux montagnesnues et couvertes d’ombres se rapprochaient en s’inclinant l’unevers l’autre, laissant à peine une ouverture de quelques toisesentre leurs deux extrémités, où la vallée allait se terminer et seperdre avec ses pelouses, ses vignes hautes, ses peupliers, sescyprès et son torrent de lait. Au-dessus des deux monticules quil’étranglaient ainsi, on apercevait à l’horizon comme un lac d’unbleu plus sombre que le ciel : c’était un morceau de la mer deSyrie, encadré par un golfe fantastique d’autres montagnes duLiban. Ce golfe était à vingt lieues de nous, mais la transparencede l’air nous le montrait à nos pieds, et nous distinguions mêmedeux navires à la voile qui, suspendus entre le bleu du ciel etcelui de la mer, et diminués par la distance, ressemblaient à deuxcygnes planant dans notre horizon. Ce spectacle nous saisittellement d’abord, que nous n’arrêtâmes nos regards sur aucundétail de la vallée ; mais quand le premier éblouissement futpassé, et que notre œil put percer à travers la vapeur flottante dusoir et des eaux, une scène d’une autre nature se déroula peu à peudevant nous.

À chaque détour du torrent où l’écume laissaitun peu de place à la terre, un couvent de moines maronites sedessinait en pierres d’un brun sanguin sur le gris du rocher, et safumée s’élevait dans les airs entre des cimes de peupliers et decyprès. Autour des couvents, de petits champs, conquis sur le rocou sur le torrent, semblaient cultivés comme les parterres les plussoignés de nos maisons de campagne, et çà et là on apercevait cesmaronites, vêtus de leur capuchon noir, qui rentraient du travaildes champs, les uns avec la bêche sur l’épaule, les autresconduisant de petits troupeaux de poulains arabes, quelques-unstenant le manche de la charrue et piquant leurs bœufs entre lesmûriers. Plusieurs de ces demeures de prières et de travail étaientsuspendues avec leurs chapelles et leurs ermitages sur les capsavancés des deux immenses chaînes de montagnes ; un certainnombre étaient creusées comme des grottes de bêtes fauves dans lerocher même. On n’apercevait que la porte, surmontée d’une ogivevide où pendait la cloche, et quelques petites terrasses tailléessous la voûte même du roc, où les moines vieux et infirmes venaientrespirer l’air et voir un peu de soleil, partout où le pied del’homme pouvait atteindre. Sur certains rebords des précipices,l’œil ne pouvait apercevoir aucun accès ; mais là même uncouvent, une croix, une solitude, un oratoire, un ermitage etquelques figures de solitaires circulant parmi les roches ou lesarbustes, travaillant, lisant ou priant. Un de ces couvents étaitune imprimerie arabe pour l’instruction du peuple maronite, et l’onvoyait sur la terrasse une foule de moines allant et venant, etétendant sur des claies ou sur des roseaux les feuilles blanches dupapier humide. Rien ne peut peindre, si ce n’est le pinceau, lamultitude et le pittoresque de ces retraites. Chaque pierresemblait avoir enfanté sa cellule, chaque grotte son ermite ;chaque source avait son mouvement et sa vie, chaque arbre sonsolitaire sous son ombre. Partout où l’œil tombait, il voyait lavallée, la montagne, les précipices s’abîmer pour ainsi dire sousson regard, et une scène de vie, de prière, de contemplation, sedétacher de ces masses éternelles, ou s’y mêler pour les consacrer.Mais bientôt le soleil tomba, les travaux du jour cessèrent, ettoutes les figures noires répandues dans la vallée rentrèrent dansles grottes ou dans les monastères. Les cloches sonnèrent de toutesparts l’heure du recueillement et des offices du soir, les unesavec la voix forte et vibrante des grands vents sur la mer, lesautres avec les voix légères et argentines des oiseaux dans leschamps de blé, celles-ci plaintives et lointaines comme des soupirsdans la nuit et dans le désert : toutes ces cloches serépondaient des deux bords de la vallée, et les mille échos desgrottes et des précipices se les renvoyaient en murmures confus etrépercutés, mêlés avec le mugissement du torrent, des cèdres, etles mille chutes sonores des sources et des cascades dont les deuxflancs des monts sont sillonnés. Puis il se fit un moment desilence, et un nouveau bruit plus doux, plus mélancolique et plusgrave, remplit la vallée : c’était le chant des psaumes, qui,s’élevant à la fois de chaque monastère, de chaque église, dechaque oratoire, de chaque cellule des rochers, se mêlait, seconfondait en montant jusqu’à nous comme un vaste murmure, etressemblait à une seule et vaste plainte mélodieuse de la valléetout entière, qui venait de prendre une âme et une voix ; puisun nuage d’encens monta de chaque toit, sortit de chaque grotte, etparfuma cet air que les anges auraient pu respirer. Nous restâmesmuets et enchantés comme ces esprits célestes, quand, planant pourla première fois sur le globe qu’ils croyaient désert, ilsentendirent monter de ces mêmes bords la première prière deshommes ; nous comprîmes ce que c’était que la voix de l’hommepour vivifier la nature la plus morte, et ce que ce serait que lapoésie à la fin des temps, quand, tous les sentiments du cœurhumain éteints et absorbés dans un seul, la poésie ne serait plusici-bas qu’une adoration et un hymne !

Mais nous ne sommes pas à ces temps : lemonde est jeune, car la pensée mesure encore une distanceincommensurable entre l’état actuel de l’humanité et le but qu’ellepeut atteindre ; la poésie aura d’ici là de nouvelles, dehautes destinées à remplir.

Elle ne sera plus lyrique dans le sens où nousprenons ce mot ; elle n’a plus assez de jeunesse, defraîcheur, de spontanéité d’impression, pour chanter comme aupremier réveil de la pensée humaine. Elle ne sera plusépique ; l’homme a trop vécu, trop réfléchi pour se laisseramuser, intéresser par les longs récits de l’épopée, etl’expérience a détruit sa foi aux merveilles dont le poëme épiqueenchantait sa crédulité. Elle ne sera plus dramatique, parce que lascène de la vie réelle a, dans nos temps de liberté et d’actionpolitique, un intérêt plus pressant, plus réel et plus intime quela scène du théâtre ; parce que les classes élevées de lasociété ne vont plus au théâtre pour être émues, mais pourjuger ; parce que la société est devenue critique, de naïvequ’elle était. Il n’y a plus de bonne foi dans ses plaisirs. Ledrame va tomber au peuple ; il était du peuple et pour lepeuple, il y retourne ; il n’y a plus que la classe populairequi porte son cœur au théâtre. Or, le drame populaire, destiné auxclasses illettrées, n’aura pas de longtemps une expression asseznoble, assez élégante, assez élevée pour attirer la classelettrée ; la classe lettrée abandonnera donc le drame ;et quand le drame populaire aura élevé son parterre jusqu’à lahauteur de la langue d’élite, cet auditoire le quittera encore, etil lui faudra sans cesse redescendre pour être senti. Des hommes degénie tentent, en ce moment même, de faire violence à cettedestinée du drame. Je fais des vœux pour leur triomphe ; et,dans tous les cas, il restera de glorieux monuments de leur lutte.C’est une question d’aristocratie et de démocratie ; le drameest l’image la plus fidèle de la civilisation.

La poésie sera de la raison chantée, voilà sadestinée pour longtemps ; elle sera philosophique, religieuse,politique, sociale, comme les époques que le genre humain vatraverser ; elle sera intime surtout, personnelle, méditativeet grave ; non plus un jeu de l’esprit, un caprice mélodieuxde la pensée légère et superficielle, mais l’écho profond, réel,sincère, des plus hautes conceptions de l’intelligence, des plusmystérieuses impressions de l’âme. Ce sera l’homme lui-même et nonplus son image. Les signes avant-coureurs de cette transformationde la poésie sont visibles depuis plus d’un siècle ; ils semultiplient de nos jours. La poésie s’est dépouillée de plus enplus de sa forme artificielle, elle n’a presque plus de formequ’elle-même. À mesure que tout s’est spiritualisé dans le monde,elle aussi se spiritualise. Elle ne veut plus de mannequin, ellen’invente plus de machine ; car la première chose que faitmaintenant l’esprit du lecteur, c’est de dépouiller le mannequin,c’est de démonter la machine et de chercher la poésie seule dansl’œuvre poétique, et de chercher aussi l’âme du poëte sous sapoésie. Mais sera-t-elle morte pour être plus vraie, plus sincère,plus réelle qu’elle ne le fut jamais ? Non sans doute ;elle aura plus de vie, plus d’intensité, plus d’action qu’elle n’eneut encore ! et j’en appelle à ce siècle naissant qui débordede tout ce qui est la poésie même, amour, religion, liberté, et jeme demande s’il y eut jamais dans les époques littéraires un momentaussi remarquable en talents éclos et en promesses qui écloront àleur tour. Je le sais mieux que personne, car j’ai souvent été leconfident inconnu de ces mille voix mystérieuses qui chantent dansle monde ou dans la solitude, et qui n’ont pas encore d’écho dansleur renommée. Non, il n’y eut jamais autant de poëtes et plus depoésie qu’il y en a en France et en Europe au moment où j’écris ceslignes, au moment où quelques esprits superficiels ou préoccupéss’écrient que la poésie a accompli ses destinées, et prophétisentla décadence de l’humanité. Je ne vois aucun signe de décadencedans l’intelligence humaine, aucun symptôme de lassitude ni devieillesse ; je vois des institutions vieilles quis’écroulent, mais des générations rajeunies que le souffle de vietourmente et pousse en tous sens, et qui reconstruiront sur desplans inconnus cette œuvre infinie que Dieu a donnée à faire et àrefaire sans cesse à l’homme, sa propre destinée. Dans cette œuvre,la poésie a sa place, quoique Platon voulût l’en bannir. C’est ellequi plane sur la société et qui la juge, et qui, montrant à l’hommela vulgarité de son œuvre, l’appelle sans cesse en avant, en luimontrant du doigt des utopies, des républiques imaginaires, descités de Dieu, et lui souffle au cœur le courage de lesatteindre.

À côté de cette destinée philosophique,rationnelle, politique, sociale, de la poésie à venir, elle a unedestinée nouvelle à accomplir : elle doit suivre la pente desinstitutions et de la presse ; elle doit se faire peuple, etdevenir populaire comme la religion, la raison et la philosophie.La presse commence à pressentir cette œuvre, œuvre immense etpuissante, qui, en portant sans cesse à tous la pensée de tous,abaissera les montagnes, élèvera les vallées, nivellera lesinégalités des intelligences, et ne laissera bientôt plus d’autrepuissance sur la terre que celle de la raison universelle, qui auramultiplié sa force par la force de tous. Sublime et incalculableassociation de toutes les pensées, dont les résultats ne peuventêtre appréciés que par Celui qui a permis à l’homme de la concevoiret de la réaliser ! La poésie de nos jours a déjà tenté cetteforme, et des talents d’un ordre élevé se sont abaissés pour tendrela main au peuple ; la poésie s’est faite chanson, pour courirsur l’aile du refrain dans les camps ou dans les chaumières ;elle y a porté quelques nobles souvenirs, quelques généreusesinspirations, quelques sentiments de morale sociale ; maiscependant, il faut le déplorer, elle n’a guère popularisé que despassions, des haines ou des envies. C’est à populariser desvérités, de l’amour, de la raison, des sentiments exaltés dereligion et d’enthousiasme, que ces génies populaires doiventconsacrer leur puissance à l’avenir. Cette poésie est àcréer ; l’époque la demande, le peuple en a soif ; il estplus poëte par l’âme que nous, car il est plus près de lanature : mais il a besoin d’un interprète entre cette natureet lui ; c’est à nous de lui en servir, et de lui expliquer,par ses sentiments rendus dans sa langue, ce que Dieu a mis debonté, de noblesse, de générosité, de patriotisme et de piétéenthousiaste dans son cœur. Toutes les époques primitives del’humanité ont eu leur poésie ou leur spiritualisme chanté :la civilisation avancée serait-elle la seule époque qui fit tairecette voix intime et consolante de l’humanité ? Non sansdoute ; rien ne meurt dans l’ordre éternel des choses, tout setransforme : la poésie est l’ange gardien de l’humanité à tousses âges.

Il y a un morceau de poésie nationale dans laCalabre, que j’ai entendu chanter souvent aux femmes d’Amalfi enrevenant de la fontaine. Je l’ai traduit autrefois en vers, et cesvers me semblent s’appliquer si bien au sujet que je traite, que jene puis me refuser à les insérer ici. C’est une femme quiparle :

Quand, assise à douze ans à l’angle duverger,

Sous les citrons en fleur ou les amandiersroses,

Le souffle du printemps sortait de touteschoses,

Et faisait sur mon cou mes bouclesvoltiger,

Une voix me parlait, si douce, au fond del’âme,

Qu’un frisson de plaisir en courait sur mapeau.

Ce n’était pas le vent, la cloche, lepipeau,

Ce n’était nulle voix d’enfant, d’homme ou defemme ;

C’était vous, c’était vous, ô mon Angegardien,

C’était vous dont le cœur déjà parlait aumien !

Quand, plus tard, mon fiancé venait de mequitter,

Après des soirs d’amour au pied dusycomore,

Quand son dernier baiser retentissaitencore

Au cœur qui sous sa main venait depalpiter,

La même voix tintait longtemps dans mesoreilles,

Et sortant de mon cœur m’entretenait toutbas.

Ce n’était pas sa voix, ni le bruit de sespas,

Ni l’écho des amants qui chantaient sous lestreilles ;

C’était vous, c’était vous, ô mon Angegardien,

C’était vous dont le cœur parlait encore aumien !

Quand, jeune et déjà mère, autour de monfoyer

J’assemblais tous les biens que le ciel nousprodigue,

Qu’à ma porte un figuier laissait tomber safigue

Aux mains de mes garçons qui le faisaientployer,

Une voix s’élevait de mon sein tendre etvague.

Ce n’était pas le chant du coq ou del’oiseau,

Ni des souffles d’enfants dormant dans leurberceau,

Ni la voix des pêcheurs qui chantaient sur lavague ;

C’était vous, c’était vous, ô mon Angegardien,

C’était vous dont le cœur chantait avec lemien !

Maintenant je suis seule, et vieille à cheveuxblancs ;

Et le long des buissons abrités de labise,

Chauffant ma main ridée au foyer quej’attise,

Je garde les chevreaux et les petitsenfants :

Cependant dans mon sein la voix intérieure

M’entretient, me console et me chantetoujours.

Ce n’est plus cette voix du matin de mesjours,

Ni l’amoureuse voix de celui que jepleure ;

Mais c’est vous, oui, c’est vous, ô mon Angegardien,

Vous dont le cœur me reste et pleure avec lemien !

Ce que ces femmes de Calabre disaient ainsi deleur ange gardien, l’humanité peut le dire de la poésie. C’estaussi cette voix intérieure qui lui parle à tous les âges, quiaime, chante, prie ou pleure avec elle à toutes les phases de sonpèlerinage séculaire ici-bas.

Maintenant, puisque ceci est une préface, ilfaudrait parler du livre et de moi : eh bien, je le ferai avecune sincérité entière. Le livre n’est point un livre ; ce sontdes feuilles détachées et tombées presque au hasard sur la routeinégale de ma vie, et recueillies par la bienveillance des âmestendres, pensives et religieuses. C’est le symbole vague et confusde mes sentiments et de mes idées, à mesure que les vicissitudes del’existence et le spectacle de la nature et de la société lesfaisaient surgir dans mon cœur ou les jetaient dans mapensée : ces sentiments et ces idées ont varié avec ma viemême, tantôt sereines et heureuses comme le matin du cœur, tantôtardentes et profondes comme les passions de trente ans, tantôtdésespérées comme la mort et sceptiques comme le silence dusépulcre, quelquefois rêveuses comme l’espérance, pieuses comme lafoi, enflammées comme cet amour divin qui est l’âme cachée de toutela nature. Mais quelle qu’ait été, quelle que puisse être encore ladiversité de ces impressions jetées par la nature dans mon âme, etpar mon âme dans mes vers, le fond en fut toujours un profondinstinct de la Divinité dans toutes choses ; une viveévidence, une intuition plus ou moins éclatante de l’existence etde l’action de Dieu dans la création matérielle et dans l’humanitépensante ; une conviction ferme et inébranlable que Dieu étaitle dernier mot de tout, et que les philosophies, les religions, lespoésies n’étaient que des manifestations plus ou moins complètes denos rapports avec l’Être infini, des échelons plus ou moinssublimes pour nous rapprocher successivement de Celui quiest ! Les religions sont la poésie de l’âme.

Ces poésies, auxquelles la soif ardente decette époque a prêté souvent un prix, une saveur qu’elles n’avaientpas en elles-mêmes, sont bien loin de répondre à mes désirs etd’exprimer ce que j’ai senti ; elles sont très imparfaites,très négligées, très incomplètes, et je ne pense pas qu’ellesvivent bien longtemps dans la mémoire de ceux dont la poésie est lalangue. Je ne me repens pas cependant de les avoir publiées ;elles ont été une note au moins de ce grand et magnifique concertd’intelligence que la terre exhale de siècle en siècle vers sonauteur, que le souffle du temps laisse flotter harmonieusementquelques jours sur l’humanité, et qu’il emporte ensuite où vontplus ou moins vite toutes les choses mortelles. Elles auront été lesoupir modulé de mon âme en traversant cette vallée d’exil et delarmes, ma prière chantée au grand Être, et aussi quelquefoisl’hymne de mon enthousiasme, de mon amitié ou de mon amour pour ceque j’ai vu, connu, admiré ou aimé de bon et de beau parmi leshommes ; un souvenir à toutes les vies dont j’ai vécu et quej’ai perdues !

La pensée politique et sociale qui travaillele monde intellectuel, et qui m’a toujours fortement travaillémoi-même, m’arrache pour deux ou trois ans tout au plus aux penséespoétiques et philosophiques, que j’estime à bien plus haut prix quela politique. La poésie, c’est l’idée ; la politique, c’est lefait : autant l’idée est au-dessus du fait, autant la poésieest au-dessus de la politique. Mais l’homme ne vit pas seulementd’idéal ; il faut que cet idéal s’incarne et se résume pourlui dans les institutions sociales ; il y a des époques où cesinstitutions, qui représentent la pensée de l’humanité, sontorganisées et vivantes : la société marche alors toute seule,et la pensée peut s’en séparer, et de son côté vivre seule dans desrégions de son choix ; il y en a d’autres où le institutionsusées par les siècles tombent en ruine de toutes parts, et oùchacun doit apporter sa pierre et son ciment pour reconstruire unabri à l’humanité. Ma conviction est que nous sommes à une de cesgrandes époques de reconstruction, de rénovation sociale ; ilne s’agit pas seulement de savoir si le pouvoir passera de tellesmains royales dans telles mains populaires ; si ce sera lanoblesse, le sacerdoce ou la bourgeoisie qui prendront les rênesdes gouvernements nouveaux ; si nous nous appellerons empiresou républiques : il s’agit de plus ; il s’agit de décidersi l’idée de morale, de religion, de charité évangélique, serasubstituée à l’idée d’égoïsme dans la politique ; si Dieu,dans son acception la plus pratique, descendra enfin dans noslois ; si tous les hommes consentiront à voir enfin dans tousles autres hommes des frères, ou continueront à y voir des ennemisou des esclaves. L’idée est mûre, les temps sont décisifs ; unpetit nombre d’intelligences appartenant au hasard à toutes lesdiverses dénominations d’opinions politiques portent l’idée fécondedans leurs têtes et dans leurs cœurs ; je suis du nombre deceux qui veulent sans violence, mais avec hardiesse et avec foi,tenter enfin de réaliser cet idéal qui n’a pas en vain travaillétoutes les têtes au-dessus du niveau de l’humanité, depuis la têteincommensurable du Christ jusqu’à celle de Fénelon. Les ignorances,les timidités des gouvernements, nous servent et nous fontplace ; elles dégoûtent successivement dans tous les partisles hommes qui ont de la portée dans le regard et de la générositédans le cœur : ces hommes, désenchantés tour à tour de cessymboles menteurs qui ne les représentent plus, vont se grouperautour de l’idée seule ; et la force des hommes viendra à euxs’ils comprennent la force de Dieu, et s’ils sont dignes qu’ellerepose sur eux par leur désintéressement et par leur foi dansl’avenir. C’est pour apporter une conviction, une parole de plus àce groupe politique, que je renonce momentanément à la solitude,seul asile qui reste à ma pensée souffrante. Dès qu’il sera formé,dès qu’il aura une place dans la presse et dans les institutions,je rentrerai dans la vie poétique. Un monde de poésie roule dans matête ; je ne désire rien, je n’attends rien de la vie que despeines et des pertes de plus. Je me coucherais dès aujourd’hui avecplaisir dans le lit de mon sépulcre ; mais j’ai toujoursdemandé à Dieu de ne pas mourir sans avoir révélé à lui, au monde,à moi-même, une création de cette poésie qui a été ma seconde vieici-bas ; de laisser après moi un monument quelconque de mapensée : ce monument est un poëme ; je l’ai construit etbrisé cent fois dans ma tête, et les vers que j’ai publiés ne sontque des ébauches mutilées, des fragments brisés de ce poëme de monâme. Serai-je plus heureux maintenant que je touche à la maturitéde la vie ? Ne laisserai-je ma pensée poétique que parfragments et par ébauches, ou lui donnerai-je enfin la forme, lamasse et la vie dans un tout qui la coordonne et la résume, dansune œuvre qui se tienne debout et qui vive quelques années aprèsmoi ? Dieu seul le sait ; et, qu’il me l’accorde ou non,je ne l’en bénirai pas moins. Lui seul sait à quelle destinée ilappelle ses créatures, et, pénible ou douce, éclatante ou obscure,cette destinée est toujours parfaite, si elle est acceptée avecrésignation et en inclinant la tête !

Maintenant il ne me reste plus qu’à remerciertoutes les âmes tendres et pieuses de mon temps, tous mes frères enpoésie, qui ont accueilli avec tant de fraternité et d’indulgenceles faibles notes que j’ai chantées jusqu’ici pour eux. Je ne pensepas qu’aucun poëte romain ait reçu plus de marques de sympathie,plus de signes d’intelligence et d’amitié de la jeunesse de sontemps que je n’en ai reçu moi-même ; moi, si incomplet, siinégal, si peu digne de ce nom de poëte : ce sont desespérances et non des réalités que l’on a saluées et caressées enmoi. La Providence me force à tromper toutes ces espérances :mais que ceux qui m’ont ainsi encouragé dans toutes les parties dela France et de l’Europe sachent combien mon cœur a été sensible àcette sympathie qui a été ma plus douce récompense, qui a nouéentre nous les liens invisibles d’une amitié intellectuelle. Ilsm’ont rendu bien au delà de ce que je leur ai donné. Je ne saisquel poëte disait qu’une critique lui fait cent fois plus de peineque tous les éloges ne pourraient lui faire de plaisir. Je leplains et je ne le comprends pas : quant à moi, je puis sanspeine oublier toutes les critiques, fondées ou non, qui m’ontassailli sur ma route, et d’abord j’ai la conscience d’en avoirmérité beaucoup ; mais fussent-elles toutes injustes etamères, elles auraient été amplement compensées par cette fouleinnombrable de lettres que j’ai reçues de mes amis inconnus. Unedouleur que vos vers ont pu endormir un moment, un enthousiasme quevous avez allumé le premier dans un jeune cœur jeune et pur, uneprière confuse de l’âme à laquelle vous avez donné une parole et unaccent, un soupir qui a répondu à un de vos soupirs, une larmed’émotion qui est tombée à votre voix de la paupière d’une jeunefemme, un nom chéri, symbole de vos affections les plus intimes, etque vous avez consacré dans une langue moins fragile que la languevulgaire, une mémoire de mère, de femme, d’amie, d’enfant, que vousavez embaumée pour les siècles dans une strophe de sentiment et depoésie ; la moindre de ces choses saintes consolerait detoutes les critiques, et vaut cent fois, pour l’âme du poëte, ceque ses faibles vers lui ont coûté de veilles oud’amertume !

Paris, 11 février 1834.

Partie 2
PREMIÈRES MÉDITATIONS POÉTIQUES.

I – L’ISOLEMENT.

Souvent sur la montagne, à l’ombre du vieuxchêne,

Au coucher du soleil, tristement jem’assieds ;

Je promène au hasard mes regards sur laplaine,

Dont le tableau changeant se déroule à mespieds.

Ici gronde le fleuve aux vaguesécumantes ;

Il serpente, et s’enfonce en un lointainobscur ;

Là, le lac immobile étend ses eauxdormantes

Où l’étoile du soir se lève dans l’azur.

Au sommet de ces monts couronnés de boissombres,

Le crépuscule encor jette un dernierrayon ;

Et le char vaporeux de la reine des ombres

Monte, et blanchit déjà les bords del’horizon.

Cependant, s’élançant de la flèchegothique,

Un son religieux se répand dans lesairs ;

Le voyageur s’arrête, et la clocherustique

Aux derniers bruits du jour mêle de saintsconcerts.

Mais à ces doux tableaux mon âmeindifférente

N’éprouve devant eux ni charme nitransports ;

Je contemple la terre ainsi qu’une âmeerrante :

Le soleil des vivants n’échauffe plus lesmorts.

De colline en colline en vain portant mavue,

Du sud à l’aquilon, de l’aurore aucouchant,

Je parcours tous les points de l’immenseétendue,

Et je dis : « Nulle part le bonheurne m’attend. »

Que me font ces vallons, ces palais, ceschaumières,

Vains objets dont pour moi le charme estenvolé ?

Fleuves, rochers, forêts, solitudes sichères,

Un être seul vous manque, et tout estdépeuplé !

Quand le tour du soleil ou commence ous’achève,

D’un œil indifférent je le suis dans soncours ;

En un ciel sombre ou pur qu’il se couche ou selève,

Qu’importe le soleil ? je n’attends riendes jours.

Quand je pourrais le suivre en sa vastecarrière,

Mes yeux verraient partout le vide et lesdéserts ;

Je ne désire rien de tout ce qu’iléclaire ;

Je ne demande rien à l’immense univers.

Mais peut-être au delà des bornes de sasphère,

Lieux où le vrai soleil éclaire d’autrescieux,

Si je pouvais laisser ma dépouille à laterre,

Ce que j’ai tant rêvé paraîtrait à mesyeux !

Là, je m’enivrerais à la source oùj’aspire ;

Là, je retrouverais et l’espoir etl’amour,

Et ce bien idéal que toute âme désire,

Et qui n’a pas de nom au terrestreséjour !

Que ne puis-je, porté sur le char del’Aurore,

Vague objet de mes vœux, m’élancer jusqu’àtoi !

Sur la terre d’exil pourquoi resté-jeencore ?

Il n’est rien de commun entre la terre etmoi.

Quand la feuille des bois tombe dans laprairie,

Le vent du soir s’élève et l’arrache auxvallons ;

Et moi, je suis semblable à la feuilleflétrie :

Emportez-moi comme elle, orageuxaquilons !

Commentaire.

J’écrivis cette première méditation un soir dumois de septembre 1819, au coucher du soleil, sur la montagne quidomine la maison de mon père, à Milly. J’étais isolé depuisplusieurs mois dans cette solitude. Je lisais, je rêvais,j’essayais quelquefois d’écrire, sans rencontrer jamais la notejuste et vraie qui répondît à l’état de mon âme ; puis jedéchirais et je jetais au vent les vers que j’avais ébauchés.J’avais perdu l’année précédente, par une mort précoce, la personneque j’avais le plus aimée jusque-là. Mon cœur n’était pas guéri desa première grande blessure, il ne le fut même jamais. Je puis direque je vivais en ce temps-là avec les morts plus qu’avec lesvivants. Ma conversation habituelle, selon l’expression sacrée,était dans le ciel. On a vu dans Raphaël comment j’avaisété attaché et détaché soudainement de mon idolâtrie d’ici-bas.

J’avais emporté ce jour-là sur la montagne unvolume de Pétrarque, dont je lisais de temps en temps quelquessonnets. Les premiers vers de ces sonnets me ravissaient en extasedans le monde de mes propres pensées. Les derniers vers mesonnaient mélodieusement à l’oreille, mais faux au cœur. Lesentiment y devient l’esprit. L’esprit a toujours, pour moi,neutralisé le génie. C’est un vent froid qui sèche les larmes surles yeux. Cependant j’adorais et j’adore encore Pétrarque. L’imagede Laure, le paysage de Vaucluse, sa retraite dans les collineseuganéennes, dans son petit village que je me figuraissemblable à Milly, cette vie d’une seule pensée, ce soupir qui seconvertit naturellement en vers, ces vers qui ne portent qu’un nomaux siècles, cet amour mêlé à cette prière, qui font ensemble commeun duo dont une voix se plaint sur la terre, dont l’autrevoix répond du ciel ; enfin cette mort idéale de Pétrarque latête sur les pages de son livre, les lèvres collées sur le nom deLaure, comme si sa vie se fût exhalée dans un baiser donné à unrêve ! tout cela m’attachait alors et m’attache encoreaujourd’hui à Pétrarque. C’est incontestablement pour moi lepremier poëte de l’Italie moderne, parce qu’il est à la fois leplus élevé et le plus sensible, le plus pieux et le plusamoureux ; il est certainement aussi le plus harmonieux :pourquoi n’est-il pas le plus simple ? Mais la simplicité estle chef-d’œuvre de l’art, et l’art commençait. Les vices de ladécadence sont aussi les vices de l’enfance des littératures. Lespoésies populaires de la Grèce moderne, de l’Arabie et de la Perse,sont pleines d’afféterie et de jeux de mots. Les peuples enfantsaiment ce qui brille avant d’aimer ce qui luit ; il en estpour eux des poésies comme des couleurs : l’écarlate et lapourpre leur plaisent dans les vêtements avant les couleursmodérées dont se revêtent les peuples plus avancés en civilisationet en vrai goût.

Je rentrai à la nuit tombante, mes vers dansla mémoire, et me les redisant à moi-même avec une douceprédilection. J’étais comme le musicien qui a trouvé un motif, etqui se le chante tout bas avant de le confier à l’instrument.L’instrument pour moi, c’était l’impression. Je brûlais d’essayerl’effet du timbre de ces vers sur le cœur de quelques hommessensibles. Quant au public, je n’y songeais pas, ou je n’enespérais rien. Il s’était trop endurci le sentiment, le goût etl’oreille aux vers techniques de Delille, d’Esménard et de toutel’école classique de l’Empire, pour trouver du charme à deseffusions de l’âme, qui ne ressemblaient à rien, selon l’expressionde M. D*** à Raphaël.

Je résolus de tenter le hasard, et de lesfaire imprimer à vingt exemplaires sur beau papier, en beaucaractère, par les soins du grand artiste en typographie, del’Elzevir moderne, M. Didot. Je les envoyai à un de mesamis à Paris : il me les renvoya imprimés. Je fus aussi ravien me lisant pour la première fois, magnifiquement reproduit surpapier vélin, que si j’avais vu dans un miroir magique l’image demon âme. Je donnai mes vingt exemplaires à mes amis : ilstrouvèrent les vers harmonieux et mélancoliques ; ils meprésagèrent l’étonnement d’abord, puis après l’émotion du public.Mais j’avais moins de confiance qu’eux dans le goût dépravé, ouplutôt racorni, du temps. Je me contentai de ce public composé dequelques cœurs à l’unisson du mien, et je ne pensai plus à lapublicité.

Ce ne fut que longtemps après, qu’enfeuilletant un jour mon volume de Pétrarque, je retrouvai ces vers,intitulés : Méditation, et que je les recueillis par droit deprimogéniture pour en faire la première pièce de mon recueil. Cesouvenir me les a rendus toujours chers depuis, parce qu’ilsétaient tombés de ma plume comme une goutte de la rosée du soir surla colline de mon berceau, et comme une larme sonore de mon cœursur la page de Pétrarque, où je ne voulais pas écrire, maispleurer.

II – L’HOMME.

À LORD BYRON.

Toi, dont le monde encore ignore le vrainom,

Esprit mystérieux, mortel, ange, ou démon,

Qui que tu sois, Byron, bon ou fatalgénie,

J’aime de tes concerts la sauvageharmonie,

Comme j’aime le bruit de la foudre et desvents

Se mêlant dans l’orage à la voix destorrents !

La nuit est ton séjour, l’horreur est tondomaine :

L’aigle, roi des déserts, dédaigne ainsi laplaine ;

Il ne veut, comme toi, que des rocsescarpés

Que l’hiver a blanchis, que la foudre afrappés,

Des rivages couverts des débris dunaufrage,

Ou des champs tout noircis des restes decarnage :

Et, tandis que l’oiseau qui chante sesdouleurs

Bâtit au bord des eaux son nid parmi lesfleurs,

Lui des sommets d’Athos franchit l’horriblecime,

Suspend aux flancs des monts son aire surl’abîme,

Et là, seul, entouré de membrespalpitants,

De rochers d’un sang noir sans cessedégouttants,

Trouvant sa volupté dans les cris de saproie,

Bercé par la tempête, il s’endort dans lajoie.

Et toi, Byron, semblable à ce brigand desairs,

Les cris du désespoir sont tes plus douxconcerts.

Le mal est ton spectacle, et l’homme est tavictime.

Ton œil, comme Satan, a mesuré l’abîme,

Et ton âme, y plongeant loin du jour et deDieu,

A dit à l’espérance un éterneladieu !

Comme lui maintenant, régnant dans lesténèbres,

Ton génie invincible éclate en chantsfunèbres ;

Il triomphe, et ta voix, sur un modeinfernal,

Chante l’hymne de gloire au sombre dieu dumal.

Mais que sert de lutter contre sadestinée ?

Que peut contre le sort la raisonmutinée ?

Elle n’a, comme l’œil, qu’un étroithorizon.

Ne porte pas plus loin tes yeux ni taraison :

Hors de là tout nous fuit, tout s’éteint, touts’efface ;

Dans ce cercle borné Dieu t’a marqué taplace :

Comment ? pourquoi ? qui sait ?De ses puissantes mains

Il a laissé tomber le monde et leshumains,

Comme il a dans nos champs répandu lapoussière,

Ou semé dans les airs la vie et lalumière ;

Il le sait, il suffit : l’univers est àlui,

Et nous n’avons à nous que le jourd’aujourd’hui !

Notre crime est d’être homme et de vouloirconnaître :

Ignorer et servir, c’est la loi de notreêtre.

Byron, ce mot est dur : longtemps j’en aidouté ;

Mais pourquoi reculer devant lavérité ?

Ton titre devant Dieu, c’est d’être sonouvrage,

De sentir, d’adorer ton divinesclavage ;

Dans l’ordre universel, faible atomeemporté,

D’unir à ses desseins ta libre volonté,

D’avoir été conçu par son intelligence,

De le glorifier par ta seuleexistence :

Voilà, voilà ton sort. Ah ! loin del’accuser,

Baise plutôt le joug que tu voudraisbriser ;

Descends du rang des dieux qu’usurpait tonaudace ;

Tout est bien, tout est bon, tout est grand àsa place ;

Aux regards de Celui qui fit l’immensité

L’insecte vaut un monde : ils ont autantcoûté !

Mais cette loi, dis-tu, révolte tajustice ;

Elle n’est à tes yeux qu’un bizarrecaprice,

Un piège où la raison trébuche à chaquepas.

Confessons-la, Byron, et ne la jugeonspas.

Comme toi, ma raison en ténèbres abonde,

Et ce n’est pas à moi de t’expliquer lemonde.

Que celui qui l’a fait t’expliquel’univers :

Plus je sonde l’abîme, hélas ! plus jem’y perds.

Ici-bas, la douleur à la douleurs’enchaîne,

Le jour succède au jour, et la peine à lapeine.

Borné dans sa nature, infini dans sesvœux,

L’homme est un dieu tombé qui se souvient descieux :

Soit que, déshérité de son antique gloire,

De ses destins perdus il garde lamémoire ;

Soit que de ses désirs l’immenseprofondeur

Lui présage de loin sa future grandeur.

Imparfait ou déchu, l’homme est le grandmystère.

Dans la prison des sens, enchaîné sur laterre,

Esclave, il sent un cœur né pour laliberté ;

Malheureux, il aspire à la félicité ;

Il veut sonder le monde, et son œil estdébile ;

Il veut aimer toujours : ce qu’il aimeest fragile !

Tout mortel est semblable à l’exiléd’Éden :

Lorsque Dieu l’eut banni du célestejardin,

Mesurant d’un regard les fatales limites,

Il s’assit en pleurant aux portesinterdites.

Il entendit de loin dans le divin séjour

L’harmonieux soupir de l’éternel amour,

Les accents du bonheur, les saints concertsdes anges

Qui, dans le sein de Dieu, célébraient seslouanges ;

Et, s’arrachant du ciel dans un pénibleeffort,

Son œil avec effroi retomba sur son sort.

Malheur à qui du fond de l’exil de la vie

Entendit ces concerts d’un monde qu’ilenvie !

Du nectar idéal sitôt qu’elle a goûté,

La nature répugne à la réalité ;

Dans le sein du possible en songe elles’élance ;

Le réel est étroit, le possible estimmense ;

L’âme avec ses désirs s’y bâtit un séjour

Où l’on puise à jamais la science etl’amour ;

Où, dans des océans de beauté, de lumière,

L’homme, altéré toujours, toujours sedésaltère,

Et de songes si beaux enivrant sonsommeil,

Ne se reconnaît plus au moment du réveil.

Hélas ! tel fut ton sort, telle est madestinée.

J’ai vidé comme toi la coupeempoisonnée ;

Mes yeux, comme les tiens, sans voir se sontouverts :

J’ai cherché vainement le mot del’univers,

J’ai demandé sa cause à toute la nature,

J’ai demandé sa fin à toutecréature ;

Dans l’abîme sans fond mon regard aplongé ;

De l’atome au soleil j’ai tout interrogé,

J’ai devancé les temps, j’ai remonté lesâges :

Tantôt, passant les mers pour écouter lessages :

Mais le monde à l’orgueil est un livrefermé !

Tantôt, pour deviner le monde inanimé,

Fuyant avec mon âme au sein de la nature,

J’ai cru trouver un sens à cette langueobscure.

J’étudiai la loi par qui roulent lescieux ;

Dans leurs brillants déserts Newton guida mesyeux ;

Des empires détruits je méditai lacendre ;

Dans ces sacrés tombeaux Rome m’a vudescendre ;

Des mânes les plus saints troublant le froidrepos,

J’ai pesé dans mes mains la cendre deshéros :

J’allais redemander à leur vaine poussière

Cette immortalité que tout mortel espère.

Que dis-je ? suspendu sur le lit desmourants,

Mes regards la cherchaient dans des yeuxexpirants ;

Sur ces sommets noircis par d’éternelsnuages,

Sur ces flots sillonnés par d’éternelsorages,

J’appelais, je bravais le choc deséléments.

Semblable à la sibylle en sesemportements,

J’ai cru que la nature, en ces raresspectacles,

Laissait tomber pour nous quelqu’un de sesoracles :

J’aimais à m’enfoncer dans ces sombreshorreurs.

Mais en vain dans son calme, en vain dans sesfureurs,

Cherchant ce grand secret sans pouvoir lesurprendre,

J’ai vu partout un Dieu sans jamais lecomprendre !

J’ai vu le bien, le mal, sans choix et sansdesseins,

Tomber comme au hasard, échappés de sonsein ;

J’ai vu partout le mal où le mieux pouvaitêtre,

Et je l’ai blasphémé, ne pouvant leconnaître :

Et ma voix, se brisant contre ce cield’airain,

N’a pas même eu l’honneur d’irriter ledestin.

Mais un jour que, plongé dans ma propreinfortune,

J’avais lassé le ciel d’une plainteimportune,

Une clarté d’en haut dans mon seindescendit,

Me tenta de bénir ce que j’avaismaudit ;

Et, cédant sans combattre au souffle quim’inspire,

L’hymne de la raison s’élança dans malyre.

« Gloire à toi dans les temps et dansl’éternité,

Éternelle raison, suprême volonté !

Toi dont l’immensité reconnaît laprésence,

Toi dont chaque matin annoncel’existence !

Ton souffle créateur s’est abaissé surmoi ;

Celui qui n’était pas a paru devanttoi !

J’ai reconnu ta voix avant de meconnaître,

Je me suis élancé jusqu’aux portes del’Être :

Me voici ! le néant te salue ennaissant ;

Me voici ! mais que suis-je ? unatome pensant.

Qui peut entre nous deux mesurer ladistance ?

Moi, qui respire en toi ma rapideexistence,

À l’insu de moi-même, à ton gré façonné,

Que me dois-tu, Seigneur, quand je ne suis pasné ?

Rien avant, rien après : gloire à la finsuprême !

Qui tira tout de toi se doit tout àsoi-même.

Jouis, grand artisan, de l’œuvre de tesmains :

Je suis pour accomplir tes ordressouverains ;

Dispose, ordonne, agis ; dans les temps,dans l’espace,

Marque-moi pour ta gloire et mon jour et maplace :

Mon être, sans se plaindre et sanst’interroger,

De soi-même, en silence, accourra s’yranger.

Comme ces globes d’or qui dans les champs duvide

Suivent avec amour ton ombre qui lesguide,

Noyé dans la lumière ou perdu dans lanuit,

Je marcherai comme eux où ton doigt meconduit :

Soit que, choisi par toi pour éclairer lesmondes,

Réfléchissant sur eux les feux dont tum’inondes,

Je m’élance entouré d’esclaves radieux,

Et franchisse d’un pas tout l’abîme descieux ;

Soit que, me reléguant loin, bien loin de tavue,

Tu ne fasses de moi, créature inconnue,

Qu’un atome oublié sur les bords du néant,

Ou qu’un grain de poussière emporté par levent,

Glorieux de mon sort, puisqu’il est tonouvrage,

J’irai, j’irai partout te rendre un mêmehommage,

Et, d’un égal amour accomplissant ta loi,

Jusqu’aux bords du néant murmurer :« Gloire à toi ! »

« Ni si haut, ni si bas ! simpleenfant de la terre,

Mon sort est un problème, et ma fin unmystère ;

Je ressemble, Seigneur, au globe de lanuit,

Qui, dans la route obscure où ton doigt leconduit,

Réfléchit d’un côté les clartéséternelles,

Et de l’autre est plongé dans les ombresmortelles.

L’homme est le point fatal où les deuxinfinis

Par la toute-puissance ont été réunis.

À tout autre degré, moins malheureuxpeut-être,

J’eusse été… Mais je suis ce que je devaisêtre ;

J’adore sans la voir ta suprêmeraison :

Gloire à toi qui m’as fait ! ce que tufais est bon.

Cependant, accablé sous le poids de machaîne,

Du néant au tombeau l’adversitém’entraîne ;

Je marche dans la nuit par un cheminmauvais,

Ignorant d’où je viens, incertain où jevais,

Et je rappelle en vain ma jeunesseécoulée,

Comme l’eau du torrent dans sa coursetroublée.

Gloire à toi ! le malheur en naissant m’achoisi ;

Comme un jouet vivant ta droite m’asaisi ;

J’ai mangé dans les pleurs le pain de mamisère,

Et tu m’as abreuvé des eaux de ta colère.

Gloire à toi ! J’ai crié, tu n’as pasrépondu :

J’ai jeté sur la terre un regardconfondu ;

J’ai cherché dans le ciel le jour de tajustice ;

Il s’est levé, Seigneur, et c’est pour monsupplice.

Gloire à toi ! L’innocence est coupable àtes yeux :

Un seul être, du moins, me restait sous lescieux ;

Toi-même de nos jours avais mêlé la trame,

Sa vie était ma vie, et son âme monâme ;

Comme un fruit encor vert du rameaudétaché,

Je l’ai vu de mon sein avant l’âgearraché !

Ce coup, que tu voulais me rendre plusterrible,

La frappa lentement pour m’être plussensible :

Dans ses traits expirants, où je lisais monsort,

J’ai vu lutter ensemble et l’amour et lamort ;

J’ai vu dans ses regards la flamme de lavie,

Sous la main du trépas par degrésassoupie,

Se ranimer encore au souffle de l’amour.

Je disais chaque jour : « Soleil,encore un jour ! »

Semblable au criminel qui, plongé dans lesombres,

Et descendu vivant dans les demeuressombres,

Près du dernier flambeau qui doivel’éclairer,

Se penche sur sa lampe et la voit expirer,

Je voulais retenir l’âme quis’évapore ;

Dans son dernier regard je la cherchaisencore !

Ce soupir, ô mon Dieu ! dans ton seins’exhala :

Hors du monde avec lui mon espoirs’envola !

Pardonne au désespoir un moment deblasphème,

J’osai… Je me repens : gloire au maîtresuprême !

Il fit l’eau pour couler, l’aquilon pourcourir,

Les soleils pour brûler, et l’homme poursouffrir !

« Que j’ai bien accompli cette loi de monêtre !

La nature insensible obéit sansconnaître ;

Moi seul, te découvrant sous la nécessité,

J’immole avec amour ma proprevolonté ;

Moi seul je t’obéis avecintelligence ;

Moi seul je me complais dans cetteobéissance ;

Je jouis de remplir en tout temps, en toutlieu,

La loi de ma nature et l’ordre de monDieu ;

J’adore en mes destins ta sagesse suprême,

J’aime ta volonté dans mes supplicesmême :

Gloire à toi ! gloire à toi !Frappe, anéantis-moi !

Tu n’entendras qu’un cri : « Gloireà jamais à toi ! »

Ainsi ma voix monta vers la voûtecéleste :

Je rendis gloire au ciel, et le ciel fit lereste.

Mais silence, ô ma lyre ! Et toi, quidans tes mains

Tiens le cœur palpitant des sensibleshumains,

Byron, viens en tirer des torrentsd’harmonie :

C’est pour la vérité que Dieu fit legénie.

Jette un cri vers le ciel, ô chantre desenfers !

Le ciel même aux damnés enviera tesconcerts.

Peut-être qu’à ta voix, de la vivanteflamme

Un rayon descendra dans l’ombre de tonâme ;

Peut-être que ton cœur, ému de saintstransports,

S’apaisera soi-même à tes propres accords,

Et qu’un éclair d’en haut perçant ta nuitprofonde,

Tu verseras sur nous la clarté quit’inonde.

Ah ! si jamais ton luth, amolli par tespleurs,

Soupirait sous tes doigts l’hymne de tesdouleurs,

Ou si, du sein profond des ombreséternelles,

Comme un ange tombé tu secouais tes ailes,

Et, prenant vers le jour un lumineuxessor,

Parmi les chœurs sacrés tu t’essayaisencor ;

Jamais, jamais l’écho de la céleste voûte,

Jamais ces harpes d’or que Dieu lui-mêmeécoute,

Jamais des séraphins les chœurs mélodieux

De plus divins accords n’auraient ravi lescieux !

Courage, enfant déchu d’une racedivine !

Tu portes sur ton front ta superbeorigine ;

Tout homme, en te voyant, reconnaît dans tesyeux

Un rayon éclipsé de la splendeur descieux !

Roi des chants immortels, reconnais-toitoi-même !

Laisse aux fils de la nuit le doute et leblasphème ;

Dédaigne un faux encens qu’on t’offre de sibas :

La gloire ne peut être où la vertu n’estpas.

Viens reprendre ton rang dans ta splendeurpremière,

Parmi ces purs enfants de gloire et delumière

Que d’un souffle choisi Dieu voulutanimer,

Et qu’il fit pour chanter, pour croire et pouraimer !

Commentaire.

Je n’ai jamais connu lord Byron. J’avais écritla plupart de mes Méditations avant d’avoir lu ce grand poëte. Cefut un bonheur pour moi. La puissance sauvage, pittoresque etsouvent perverse de ce génie aurait nécessairement entraîné majeune imagination hors de sa voie naturelle : j’aurais cesséd’être original en voulant marcher sur ses traces. Lord Byron estincontestablement à mes yeux la plus grande nature poétique dessiècles modernes. Mais le désir de produire plus d’effet sur lesesprits blasés de son temps l’a jeté dans le paradoxe. Il a vouluêtre le Lucifer révolté d’un pandémonium humain. Il s’estdonné un rôle de fantaisie dans je ne sais quel drame sinistre dontil est à la fois l’auteur et l’acteur. Il s’était fait énigme pourêtre deviné. On voit qu’il procédait de Gœthe, le Byronallemand ; qu’il avait lu Faust,Méphistophélès, Marguerite, et qu’il s’estefforcé de réaliser en lui un Faust poëte, un don Juan lyrique.Plus tard il est descendu plus bas ; il s’est ravalé jusqu’àRabelais, dans un poëme facétieux. Il a voulu faire de la poésie,qui est l’hymne de la terre, la grande raillerie de l’amour, de lavertu, de l’idéal, de Dieu. Il était si grand qu’il n’a pu serapetisser tout à fait. Ses ailes l’enlevaient malgré lui de cettefange et le reportaient au ciel à chaque instant. C’est qu’en luile poëte était immense, l’homme incomplet, puéril, ambitieux denéants. Il prenait la vanité pour la gloire, la curiosité qu’ilinspirait artificiellement pour le regard de la postérité, lamisanthropie pour la vertu.

Né grand, riche, indépendant et beau, il avaitété blessé par quelques feuilles de rose dans le lit tout fait deson aristocratie et de sa jeunesse. Quelques articles critiquescontre ses premiers vers lui avaient semblé un crime irrémissiblede sa patrie contre lui. Il était entré à la chambre despairs ; deux discours prétentieux et médiocres n’avaient pasété applaudis : il s’était exilé alors en secouant lapoussière de ses pieds, et en maudissant sa terre natale. Enfantgâté par la nature, par la fortune et par le génie, les sentiers dela vie réelle, quoique si bien aplanis sous ses pas, lui avaientparu encore trop rudes. Il s’était enfui sur les ailes de sonimagination, et livré à tous ses caprices.

J’entendis parler pour la première fois de luipar un de mes anciens amis qui revenait d’Angleterre en 1819. Leseul récit de quelques-uns de ses poëmes m’ébranla l’imagination.Je savais mal l’anglais alors, et on n’avait rien traduit de Byronencore. L’été suivant, me trouvant à Genève, un de mes amis qui yrésidait encore me montra un soir, sur la grève du lac Léman, unjeune homme qui descendait de bateau et qui montait à cheval pourrentrer dans une de ces délicieuses villas réfléchies dansles eaux du lac. Mon ami me dit que ce jeune homme était un fameuxpoëte anglais, appelé lord Byron. Je ne fis qu’entrevoir son visagepâle et fantastique à travers la brume du crépuscule. J’étais alorsbien inconnu, bien pauvre, bien errant, bien découragé de la vie.Ce poëte misanthrope, jeune, riche, élégant de figure, illustre denom, déjà célèbre de génie, voyageant à son gré ou se fixant à soncaprice dans les plus ravissantes contrées du globe, ayant desbarques à lui sur les vagues, des chevaux sur les grèves, passantl’été sous les ombrages des Alpes, les hivers sous les orangers dePise, me paraissait le plus favorisé des mortels. Il fallait queses larmes vinssent de quelque source de l’âme bien profonde etbien mystérieuse pour donner tant d’amertume à ses accents, tant demélancolie à ses vers. Cette mélancolie même était un attrait deplus pour mon cœur.

Quelques jours après, je lus, dans un recueilpériodique de Genève, quelques fragments traduits duCorsaire, de Lara, de Manfred. Je devinsivre de cette poésie. J’avais enfin trouvé la fibre sensible d’unpoëte à l’unisson de mes voix intérieures. Je n’avais bu quequelques gouttes de cette poésie, mais c’était assez pour me fairecomprendre un océan.

Rentré l’hiver suivant dans la solitude de lamaison de mon père à Milly, le souvenir de ces vers et de ce jeunehomme me revint un matin à la vue du mont Blanc, que j’apercevaisde ma fenêtre. Je m’assis au coin d’un petit feu de ceps de vigneque je laissai souvent éteindre, dans la distraction entraînante demes pensées ; et j’écrivis au crayon, sur mes genoux, etpresque d’une seule haleine, cette méditation à lord Byron. Mamère, inquiète de ce que je ne descendais ni pour le déjeuner nipour le dîner de famille, monta plusieurs fois pour m’arracher àmon poëme. Je lui lus plusieurs passages qui l’émurentprofondément, surtout par la piété de sentiments et de résignationqui débordait de ces vers, et qui n’était qu’un écoulement de sapropre piété. Enfin, désespérant de me faire abandonner monenthousiasme, elle m’apporta de ses propres mains un morceau depain et quelques fruits secs, pour que je prisse un peu denourriture, tout en continuant d’écrire. J’écrivis en effet laméditation tout entière, d’un seul trait, en dix heures. Jedescendis à la veillée, le front en sueur, au salon, et je lus lepoëme à mon père. Il trouva les vers étranges, mais beaux. Ce futainsi qu’il apprit l’existence du poëte anglais et cette nature depoésie si différente de la poésie de la France.

Je n’adressai point ces vers à lord Byron. Jene savais de lui que son nom, j’ignorais son séjour. J’ai ludepuis, dans ses Mémoires, qu’il avait entendu parler de cetteméditation d’un jeune Français, mais qu’il ne l’avait pas lue. Ilne savait pas notre langue. Ses amis, qui ne la savaientapparemment pas mieux, lui avaient dit que ces vers étaient unediatribe contre ses crimes. Cette sottise le réjouissait. Il aimaitqu’on prît au sérieux sa nature surnaturelle et infernale ; ilprétendait à la renommée du crime. C’était là sa faiblesse, unehypocrisie à rebours. Mes vers dormirent longtemps sans êtrepubliés.

Je lus et je relus depuis, avec une admirationtoujours plus passionnée, ceux de lord Byron. Ce fut un secondOssian pour moi, l’Ossian d’une société plus civilisée et presquecorrompue par l’excès même de sa civilisation : la poésie dela satiété, du désenchantement et de la caducité de l’âge. Cettepoésie me charma, mais elle ne corrompit pas mon bon sens naturel.J’en compris une autre, celle de la vérité, de la raison, del’adoration et du courage.

Je souffris quand je vis, plus tard, lordByron se faire le parodiste de l’amour, du génie et de l’humanité,dans son poëme de Don Juan.

Je jouis quand je le vis se relever de sonscepticisme et de son épicurisme pour aller de son or et de sonbras soutenir en Grèce la liberté renaissante d’une grande race. Lamort le cueillit au moment le plus généreux et le plusvéritablement épique de sa vie. Dieu semblait attendre son premieracte de vertu publique pour l’absoudre de sa vie par une sublimemort. Il mourut martyr volontaire d’une cause désintéressée. Il y aplus de poésie vraie et impérissable dans la tente où la fièvre lecouche à Missolonghi, sous ses armes, que dans toutes ses œuvres.L’homme en lui a grandi ainsi le poëte, et le poëte à son tourimmortalisera l’homme.

III – À ELVIRE

Oui, l’Anio murmure encore

Le doux nom de Cynthie aux rochers deTibur ;

Vaucluse a retenu le nom chéri deLaure ;

Et Ferrare au siècle futur

Murmurera toujours celui d’Éléonore.

Heureuse la beauté que le poëteadore !

Heureux le nom qu’il a chanté !

Toi qu’en secret son culte honore,

Tu peux, tu peux mourir ! dans lapostérité

Il lègue à ce qu’il aime une éternellevie ;

Et l’amante et l’amant, sur l’aile dugénie,

Montent d’un vol égal à l’immortalité.

Ah ! si mon frêle esquif, battu par latempête,

Grâce à des vents plus doux, pouvait surgir auport ;

Si des soleils plus beaux se levaient sur matête ;

Si les pleurs d’une amante, attendrissant lesort,

Écartaient de mon front les ombres de lamort :

Peut-être…, oui, pardonne, ô maître de lalyre !

Peut-être j’oserais (et que n’ose unamant ?)

Égaler mon audace à l’amour qui m’inspire,

Et, dans des chants rivaux célébrant mondélire,

De notre amour aussi laisser unmonument !

Ainsi le voyageur qui, dans son courtpassage,

Se repose un moment à l’abri du vallon,

Sur l’arbre hospitalier dont il goûtal’ombrage,

Avant que de partir, aime à graver sonnom.

Vois-tu comme tout change ou meurt dans lanature ?

La terre perd ses fruits, les forêts leurparure ;

Le fleuve perd son onde au vaste sein desmers ;

Par un souffle des vents la prairie estfanée ;

Et le char de l’automne au penchant del’année

Roule, déjà poussé par la main deshivers !

Comme un géant armé d’un glaiveinévitable,

Atteignant au hasard tous les êtresdivers,

Le Temps avec la Mort, d’un volinfatigable,

Renouvelle en fuyant ce mobileunivers !

Dans l’éternel oubli tombe ce qu’ilmoissonne :

Tel un rapide été voit tomber sa couronne

Dans la corbeille des glaneurs ;

Tel un pampre jauni voit la fécondeautomne

Livrer ses fruits dorés au char desvendangeurs.

Vous tomberez ainsi, courtes fleurs de lavie,

Jeunesse, amour, plaisir, fugitivebeauté ;

Beauté, présent d’un jour que le ciel nousenvie,

Ainsi vous tomberez, si la main du génie

Ne vous rend l’immortalité !

Vois d’un œil de pitié la vulgairejeunesse,

Brillante de beauté, s’enivrant deplaisir :

Quand elle aura tari sa coupeenchanteresse,

Que restera-t-il d’elle ? à peine unsouvenir :

Le tombeau qui l’attend l’engloutit toutentière,

Un silence éternel succède à sesamours ;

Mais les siècles auront passé sur tapoussière,

Elvire, et tu vivras toujours !

Commentaire.

Cette méditation n’est qu’un fragment d’unmorceau de poésie beaucoup plus étendu que j’avais écrit bien avantl’époque où je composai les Méditations véritables. C’étaient desvers d’amour adressés au souvenir d’une jeune fille napolitainedont j’ai raconté la mort dans les Confidences. Elles’appelait Graziella. Ces vers faisaient partie d’un recueil endeux volumes de poésies de ma première jeunesse, que je brûlai en1820. Mes amis avaient conservé quelques-unes de ces pièces :ils mes rendirent celles-ci quand j’imprimai les Méditations. J’endétachai ces vers, et j’écrivis le nom d’Elvire, à la place du nomde Graziella. On sent assez que ce n’est pas la mêmeinspiration.

IV – LE SOIR.

Le soir ramène le silence.

Assis sur ces rochers déserts,

Je suis dans le vague des airs

Le char de la nuit qui s’avance.

Vénus se lève à l’horizon ;

À mes pieds l’étoile amoureuse

De sa lueur mystérieuse

Blanchit les tapis de gazon.

De ce hêtre au feuillage sombre

J’entends frissonner les rameaux :

On dirait autour des tombeaux

Qu’on entend voltiger une ombre.

Tout à coup, détaché des cieux,

Un rayon de l’astre nocturne,

Glissant sur mon front taciturne,

Vient mollement toucher mes yeux.

Doux reflet d’un globe de flamme,

Charmant rayon, que me veux-tu ?

Viens-tu dans mon sein abattu

Porter la lumière à mon âme ?

Descends-tu pour me révéler

Des mondes le divin mystère,

Ces secrets cachés dans la sphère

Où le jour va te rappeler ?

Une secrète intelligence

T’adresse-t-elle aux malheureux ?

Viens-tu, la nuit, briller sur eux

Comme un rayon de l’espérance ?

Viens-tu dévoiler l’avenir

Au cœur fatigué qui t’implore ?

Rayon divin, es-tu l’aurore

Du jour qui ne doit pas finir ?

Mon cœur à ta clarté s’enflamme,

Je sens des transports inconnus,

Je songe à ceux qui ne sont plus :

Douce lumière, es-tu leur âme ?

Peut-être ces mânes heureux

Glissent ainsi sur le bocage.

Enveloppé de leur image,

Je crois me sentir plus près d’eux !

Ah ! si c’est vous, ombres chéries,

Loin de la foule et loin du bruit,

Revenez ainsi chaque nuit

Vous mêler à mes rêveries.

Ramenez la paix et l’amour

Au sein de mon âme épuisée,

Comme la nocturne rosée

Qui tombe après les feux du jour.

Venez !… Mais des vapeurs funèbres

Montent des bords de l’horizon :

Elles voilent le doux rayon,

Et tout rentre dans les ténèbres.

Commentaire.

J’avais perdu depuis quelques mois, par lamort, l’objet de l’enthousiasme et de l’amour de ma jeunesse.J’étais venu m’ensevelir dans la solitude chez un de mes oncles,l’abbé de Lamartine, au château d’Ursy, dans les montagnes les plusboisés et les plus sauvages de la haute Bourgogne. J’écrivis cesstrophes dans les bois qui entourent ce château, semblable à unevaste et magnifique abbaye. Mon oncle, homme excellent, retiré dumonde depuis la Révolution, vivait en solitaire dans cette demeure.Il avait été dans sa jeunesse un abbé de cour, dans l’esprit etdans la dissipation du cardinal de Bernis. La Révolution l’avaitenchaîné et proscrit. Il l’aimait cependant, parce qu’elle luiavait permis d’abandonner sans scandale le sacerdoce, auquel safamille l’avait contraint et auquel sa nature répugnait. Il s’étaitconsacré à l’agriculture. Il cultivait ses vastes champs, soignaitses forêts, élevait ses troupeaux. Il m’aimait comme un père. Il medonnait asile toutes les fois que les pénuries ou les lassitudes dela jeunesse me saisissaient. Sa maison était mon port derefuge : j’y passais des saisons entières, tête à tête aveclui. Sa bibliothèque savante et littéraire me nourrissait l’esprit,ses bois couvraient mes rêveries, mes tristesses, mescontemplations errantes ; sa gaieté tendre, sereine et douce,me consolait de mes peines de cœur. Il planait philosophiquementsur toutes choses, comme s’il n’eût plus appartenu à la vie que parle regard. En mourant, il me légua son château et ses bois. Ils ontpassé en d’autres mains. Mes souvenirs les habitent souvent, etcherchent sa tombe pour y couvrir sa mémoire de mesbénédictions.

V – L’IMMORTALITÉ.

Le soleil de nos jours pâlit dès sonaurore ;

Sur nos fronts languissants à peine il jetteencore

Quelques rayons tremblants qui combattent lanuit :

L’ombre croît, le jour meurt, tout s’efface ettout fuit.

Qu’un autre à cet aspect frissonne ets’attendrisse,

Qu’il recule en tremblant des bords duprécipice,

Qu’il ne puisse de loin entendre sansfrémir

Le triste chant des morts tout prêt àretentir,

Les soupirs étouffés d’une amante ou d’unfrère

Suspendus sur les bords de son litfunéraire,

Ou l’airain gémissant, dont les sonséperdus

Annoncent aux mortels qu’un malheureux n’estplus !

Je te salue, ô mort ! Libérateurcéleste,

Tu ne m’apparais point sous cet aspectfuneste

Que t’a prêté longtemps l’épouvante oul’erreur ;

Ton bras n’est point armé d’un glaivedestructeur,

Ton front n’est point cruel, ton œil n’estpoint perfide ;

Au secours des douleurs un Dieu clément teguide ;

Tu n’anéantis pas, tu délivres : tamain,

Céleste messager, porte un flambeaudivin :

Quand mon œil fatigué se ferme à lalumière,

Tu viens d’un jour plus pur inonder mapaupière ;

Et l’espoir près de toi, rêvant sur untombeau,

Appuyé sur la foi, m’ouvre un monde plusbeau.

Viens donc, viens détacher mes chaînescorporelles !

Viens, ouvre ma prison ; viens, prête-moites ailes !

Que tardes-tu ? Parais ; que jem’élance enfin

Vers cet être inconnu, mon principe et mafin.

Qui m’en a détaché ? Qui suis-je et quedois-je être ?

Je meurs, et ne sais pas ce que c’est que denaître.

Toi qu’en vain j’interroge, esprit, hôteinconnu,

Avant de m’animer, quel cielhabitais-tu ?

Quel pouvoir t’a jeté sur ce globefragile ?

Quelle main t’enferma dans ta prisond’argile ?

Par quels nœuds étonnants, par quels secretsrapports

Le corps tient-il à toi comme tu tiens aucorps ?

Quel jour séparera l’âme de lamatière ?

Pour quel nouveau palais quitteras-tu laterre ?

As-tu tout oublié ? Par delà letombeau,

Vas-tu renaître encor dans un oublinouveau ?

Vas-tu recommencer une semblablevie ?

Ou dans le sein de Dieu, ta source et tapatrie,

Affranchi pour jamais de tes liensmortels,

Vas-tu jouir enfin de tes droitséternels ?

Oui, tel est mon espoir, ô moitié de mavie !

C’est par lui que déjà mon âme raffermie

A pu voir sans effroi sur tes traitsenchanteurs

Se faner du printemps les brillantescouleurs ;

C’est par lui que, percé du trait qui medéchire,

Jeune encore, en mourant vous me verrezsourire,

Et que des pleurs de joie, à nos derniersadieux,

À ton dernier regard brilleront dans mesyeux.

« Vain espoir ! » s’écriera letroupeau d’Épicure,

Et celui dont la main disséquant lanature,

Dans un coin du cerveau nouvellementdécrit,

Voit penser la matière et végéterl’esprit.

« Insensé, diront-ils, que trop d’orgueilabuse,

Regarde autour de toi : tout commence ettout s’use ;

Tout marche vers un terme et tout naît pourmourir :

Dans ces prés jaunissants tu vois la fleurlanguir,

Tu vois dans ces forêts le cèdre au frontsuperbe

Sous le poids de ses ans tomber, ramper sousl’herbe ;

Dans leurs lits desséchés tu vois les merstarir ;

Les cieux même, les cieux commencent àpâlir ;

Cet astre dont le temps a caché lanaissance,

Le soleil, comme nous, marche à sadécadence,

Et dans les cieux déserts les mortelséperdus

Le chercheront un jour et ne le verrontplus !

Tu vois autour de toi dans la natureentière

Les siècles entasser poussière surpoussière,

Et le temps, d’un seul pas confondant tonorgueil,

De tout ce qu’il produit devenir lecercueil.

Et l’homme, et l’homme seul, ô sublimefolie !

Au fond de son tombeau croit retrouver lavie,

Et dans le tourbillon au néant emporté,

Abattu par le temps, rêvel’éternité ! »

Qu’un autre vous réponde, ô sages de laterre !

Laissez-moi mon erreur : j’aime, il fautque j’espère ;

Notre faible raison se trouble et seconfond.

Oui, la raison se tait ; mais l’instinctvous répond.

Pour moi, quand je verrais dans les célestesplaines

Les astres, s’écartant de leurs routescertaines,

Dans les champs de l’éther l’un par l’autreheurtés,

Parcourir au hasard les cieuxépouvantés ;

Quand j’entendrais gémir et se briser laterre ;

Quand je verrais son globe errant etsolitaire,

Flottant loin des soleils, pleurant l’hommedétruit,

Se perdre dans les champs de l’éternellenuit ;

Et quand, dernier témoin de ces scènesfunèbres,

Entouré du chaos, de la mort, desténèbres,

Seul je serais debout : seul, malgré moneffroi,

Être infaillible et bon, j’espérerais entoi ;

Et, certain du retour de l’éternelleaurore,

Sur les mondes détruits, je t’attendraisencore !

Souvent, tu t’en souviens, dans cet heureuxséjour

Où naquit d’un regard notre immortelamour,

Tantôt sur les sommets de ces rochersantiques,

Tantôt aux bords déserts des lacsmélancoliques,

Sur l’aile du désir, loin du mondeemportés,

Je plongeais avec toi dans ces obscurités.

Les ombres, à longs plis descendant desmontagnes,

Un moment à nos yeux dérobaient lescampagnes ;

Mais bientôt, s’avançant sans éclat et sansbruit,

Le chœur mystérieux des astres de la nuit,

Nous rendant les objets voilés à notrevue,

De ses molles lueurs revêtait l’étendue.

Telle, en nos temples saints, par le jouréclairés,

Quand les rayons du soir pâlissent pardegrés,

La lampe, répandant sa pieuse lumière,

D’un jour plus recueilli remplit lesanctuaire.

Dans ton ivresse alors tu ramenais mesyeux

Et des cieux à la terre, et de la terre auxcieux :

« Dieu caché, disais-tu, la nature estton temple !

L’esprit te voit partout quand notre œil lacontemple ;

De tes perfections, qu’il cherche àconcevoir,

Ce monde est le reflet, l’image, lemiroir ;

Le jour est ton regard, la beauté tonsourire ;

Partout le cœur t’adore et l’âme terespire ;

Éternel, infini, tout-puissant et toutbon,

Ces vastes attributs n’achèvent pas tonnom ;

Et l’esprit, accablé sous ta sublimeessence,

Célèbre ta grandeur jusque dans sonsilence.

Et cependant, ô Dieu ! par sa sublimeloi,

Cet esprit abattu s’élance encore à toi,

Et, sentant que l’amour est la fin de sonêtre,

Impatient d’aimer, brûle de teconnaître. »

Tu disais ; et nos cœurs unissaient leurssoupirs

Vers cet être inconnu qu’attestaient nosdésirs :

À genoux devant lui, l’aimant dans sesouvrages,

Et l’aurore et le soir lui portaient noshommages,

Et nos yeux enivrés contemplaient tour àtour

La terre notre exil, et le ciel sonséjour.

Ah ! si dans ces instants où l’âmefugitive

S’élance et veut briser le sein qui lacaptive,

Ce Dieu, du haut du ciel répondant à nosvœux,

D’un trait libérateur nous eût frappés tousdeux ;

Nos âmes, d’un seul bond remontant vers leursource,

Ensemble auraient franchi les mondes dans leurcourse ;

À travers l’infini, sur l’aile de l’amour,

Elles auraient monté comme un rayon dujour,

Et, jusqu’à Dieu lui-même arrivantéperdues,

Se seraient dans son sein pour jamaisconfondues !

Ces vœux nous trompaient-ils ? Au néantdestinés,

Est-ce pour le néant que les êtres sontnés ?

Partageant le destin du corps qui larecèle,

Dans la nuit du tombeau l’âmes’engloutit-elle ?

Tombe-t-elle en poussière ? ou, prête às’envoler,

Comme un son qui n’est plus va-t-elles’exhaler ?

Après un vain soupir, après l’adieusuprême

De tout ce qui t’aimait, n’est-il plus rienqui t’aime ?…

Ah ! sur ce grand secret n’interroge quetoi !

Vois mourir ce qui t’aime, Elvire, etréponds-moi !

Commentaire.

Ces vers ne sont aussi qu’un fragment tronquéd’une longue contemplation sur les destinées de l’homme. Elle étaitadressée à une femme jeune, malade, découragée de la vie, et dontles espérances d’immortalité étaient voilées dans son cœur par lenuage de ses tristesses. Moi-même j’étais plongé alors dans la nuitde l’âme ; mais la douleur, le doute, le désespoir, ne purentjamais briser tout à fait l’élasticité de mon cœur souventcomprimé, toujours prêt à réagir contre l’incrédulité et à relevermes espérances vers Dieu. Le foyer de piété ardente que notre mèreavait allumé et soufflé de son haleine incessante dans nosimaginations d’enfants paraissait s’éteindre quelquefois au vent dusiècle et sous les pluies de larmes des passions : la solitudele rallumait toujours. Dès qu’il n’y avait personne entre mespensées et moi, Dieu s’y montrait, et je m’entretenais pour ainsidire avec lui. Voilà pourquoi aussi je revenais facilement del’extrême douleur à la complète résignation. Toute foi est uncalmant, car toute foi est une espérance, et toute espérance rendpatient. Vivre, c’est attendre.

VI – LE VALLON.

Mon cœur, lassé de tout, même del’espérance,

N’ira plus de ses vœux importuner lesort ;

Prêtez-moi seulement, vallon de monenfance,

Un asile d’un jour pour attendre la mort.

Voici l’étroit sentier de l’obscurevallée :

Du flanc de ces coteaux pendent des boisépais,

Qui, courbant sur mon front leur ombreentremêlée,

Me couvrent tout entier de silence et depaix.

Là, deux ruisseaux cachés sous des ponts deverdure

Tracent en serpentant les contours duvallon ;

Ils mêlent un moment leur onde et leurmurmure,

Et non loin de leur source ils se perdent sansnom.

La source de mes jours comme eux s’estécoulée ;

Elle a passé sans bruit, sans nom et sansretour :

Mais leur onde est limpide, et mon âmetroublée

N’aura pas réfléchi les clartés d’un beaujour.

La fraîcheur de leurs lits, l’ombre qui lescouronne,

M’enchaînent tout le jour sur les bords desruisseaux ;

Comme un enfant bercé par un chantmonotone,

Mon âme s’assoupit au murmure des eaux.

Ah ! c’est là qu’entouré d’un rempart deverdure,

D’un horizon borné qui suffit à mes yeux,

J’aime à fixer mes pas, et, seul dans lanature,

À n’entendre que l’onde, à ne voir que lescieux.

J’ai trop vu, trop senti, trop aimé dans mavie ;

Je viens chercher vivant le calme duLéthé.

Beaux lieux, soyez pour moi ces bords où l’onoublie :

L’oubli seul désormais est ma félicité.

Mon cœur est en repos, mon âme est ensilence ;

Le bruit lointain du monde expire enarrivant,

Comme un son éloigné qu’affaiblit ladistance,

À l’oreille incertaine apporté par levent.

D’ici je vois la vie, à travers un nuage,

S’évanouir pour moi dans l’ombre dupassé ;

L’amour seul est resté, comme une grandeimage

Survit seule au réveil dans un songeeffacé.

Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile,

Ainsi qu’un voyageur qui, le cœur pleind’espoir,

S’assied, avant d’entrer, aux portes de laville,

Et respire un moment l’air embaumé dusoir.

Comme lui, de nos pieds secouons lapoussière ;

L’homme par ce chemin ne repassejamais :

Comme lui, respirons au bout de lacarrière

Ce calme avant-coureur de l’éternellepaix.

Tes jours, sombres et courts comme les joursd’automne,

Déclinent comme l’ombre au penchant descoteaux.

L’amitié te trahit, la pitié t’abandonne,

Et, seule, tu descends le sentier destombeaux.

Mais la nature est là qui t’invite et quit’aime ;

Plonge-toi dans son sein qu’elle t’ouvretoujours :

Quand tout change pour toi, la nature est lamême,

Et le même soleil se lève sur tes jours.

De lumière et d’ombrage elle t’entoureencore :

Détache ton amour des faux biens que tuperds ;

Adore ici l’écho qu’adorait Pythagore,

Prête avec lui l’oreille aux célestesconcerts.

Suis le jour dans le ciel, suis l’ombre sur laterre ;

Dans les plaines de l’air vole avecl’aquilon ;

Avec le doux rayon de l’astre du mystère

Glisse à travers les bois dans l’ombre duvallon.

Dieu, pour le concevoir, a faitl’intelligence :

Sous la nature enfin découvre sonauteur !

Une voix à l’esprit parle dans sonsilence :

Qui n’a pas entendu cette voix dans soncœur ?

Commentaire.

Ce vallon est situé dans les montagnes duDauphiné, aux environs du grand Lemps ; il se creuseentre deux collines boisées, et son embouchure est fermée par lesruines d’un vieux manoir qui appartenait à mon ami Aymon de Virieu.Nous allions quelquefois y passer des heures de solitude, à l’ombredes pans de murs abandonnés que mon ami se proposait de relever etd’habiter un jour. Nous y tracions en idée des allées, despelouses, des étangs, sous les antiques châtaigniers qui setendaient leurs branches d’une colline à l’autre. Un soir, enrevenant du grand Lemps, demeure de sa famille, nous descendîmes decheval, nous remîmes la bride à de petits bergers, nous ôtâmes noshabits, et nous nous jetâmes dans l’eau d’un petit lac qui borde laroute. Je nageais très-bien, et je traversai facilement la napped’eau ; mais, en croyant prendre pied sur le bord opposé, jeplongeai dans une forêt sous-marine d’herbes et de joncs siépaisse, qu’il me fut impossible, malgré les plus vigoureuxefforts, de m’en dégager. Je commençais à boire et à perdre lesentiment, quand une main vigoureuse me prit par les cheveux et meramena sur l’eau, à demi noyé. C’était Virieu, qui connaissait lefond du lac, et qui me traîna évanoui sur la plage. Je repris messens aux cris des bergers.

Depuis ce temps, Virieu a rebâti en effet lechâteau de ses pères sur les fondements de l’ancienne masure. Il ya planté des jardins, creusé des réservoirs pour retenir leruisseau du vallon ; il a inscrit une strophe de cetteméditation sur un mur, en souvenir de nos jeunesses et de nosamitiés ; puis il est mort, jeune encore, entre les berceauxde ses enfants.

VII – LE DÉSESPOIR.

Lorsque du Créateur la parole féconde

Dans une heure fatale eut enfanté le monde

Des germes du chaos,

De son œuvre imparfaite il détourna saface,

Et, d’un pied dédaigneux le lançant dansl’espace,

Rentra dans son repos.

« Va, dit-il, je te livre à ta propremisère ;

Trop indigne à mes yeux d’amour ou decolère,

Tu n’es rien devant moi :

Roule au gré du hasard dans les déserts duvide ;

Qu’à jamais loin de moi le Destin soit tonguide,

Et le Malheur ton roi ! »

Il dit. Comme un vautour qui plonge sur saproie,

Le Malheur, à ces mots, pousse, en signe dejoie,

Un long gémissement ;

Et, pressant l’univers dans sa serrecruelle,

Embrasse pour jamais de sa rage éternelle

L’éternel aliment.

Le mal dès lors régna dans son immenseempire ;

Dès lors tout ce qui pense et tout ce quirespire

Commença de souffrir ;

Et la terre, et le ciel, et l’âme, et lamatière,

Tout gémit ; et la voix de la natureentière

Ne fut qu’un long soupir.

Levez donc vos regards vers les célestesplaines ;

Cherchez Dieu dans son œuvre, invoquez dansvos peines

Ce grand consolateur :

Malheureux ! sa bonté de son œuvre estabsente :

Vous cherchez votre appui ? l’universvous présente

Votre persécuteur.

De quel nom te nommer, ô fatalepuissance ?

Qu’on t’appelle Destin, Nature,Providence,

Inconcevable loi ;

Qu’on tremble sous ta main, ou bien qu’on lablasphème,

Soumis ou révolté, qu’on te craigne ou qu’ont’aime ;

Toujours, c’est toujours toi !

Hélas ! ainsi que vous j’invoquail’Espérance ;

Mon esprit abusé but avec complaisance

Son philtre empoisonneur :

C’est elle qui, poussant nos pas dans lesabîmes,

De festons et de fleurs couronne lesvictimes

Qu’elle livre au Malheur.

Si du moins au hasard il décimait leshommes,

Ou si sa main tombait sur tous tant que noussommes

Avec d’égales lois !

Mais les siècles ont vu les âmesmagnanimes,

La beauté, le génie, ou les vertussublimes,

Victimes de son choix.

Tel, quand des dieux de sang voulaient ensacrifices

Des troupeaux innocents les sanglantesprémices

Dans leurs temples cruels,

De cent taureaux choisis on formaitl’hécatombe,

Et l’agneau sans souillure, ou la blanchecolombe

Engraissaient leurs autels.

Créateur tout-puissant, principe de toutêtre,

Toi pour qui le possible existe avant denaître,

Roi de l’immensité,

Tu pouvais cependant, au gré de ton envie,

Puiser pour tes enfants le bonheur et lavie

Dans ton éternité.

Sans t’épuiser jamais, sur toute la nature

Tu pouvais à longs flots répandre sansmesure

Un bonheur absolu :

L’espace, le pouvoir, le temps, rien ne tecoûte.

Ah ! ma raison frémit, tu le pouvais sansdoute,

Tu ne l’as pas voulu.

Quel crime avons-nous fait pour mériter denaître ?

L’insensible néant t’a-t-il demandél’être,

Ou l’a-t-il accepté ?

Sommes-nous, ô hasard, l’œuvre de tescaprices ?

Ou plutôt, Dieu cruel, fallait-il nossupplices

Pour ta félicité ?

Montez donc vers le ciel, montez, encens qu’ilaime,

Soupirs, gémissements, larmes, sanglots,blasphème,

Plaisirs, concerts divins ;

Cris du sang, voix des morts, plaintesinextinguibles,

Montez, allez frapper les voûtesinsensibles

Du palais des destins !

Terre, élève ta voix ; cieux,répondez ; abîmes,

Noir séjour où la mort entasse sesvictimes,

Ne formez qu’un soupir !

Qu’une plainte éternelle accuse la nature,

Et que la douleur donne à toute créature

Une voix pour gémir !

Du jour où la nature, au néant arrachée,

S’échappa de tes mains comme une œuvreébauchée,

Qu’as-tu vu cependant ?

Aux désordres du mal la matière asservie,

Toute chair gémissant, hélas ! et toutevie

Jalouse du néant.

Des éléments rivaux les luttesintestines ;

Le Temps, qui flétrit tout, assis sur lesruines

Qu’entassèrent ses mains,

Attendant sur le seuil tes œuvreséphémères ;

Et la mort étouffant, dès le sein de leursmères,

Les germes des humains !

La vertu succombant sous l’audace impunie,

L’imposture en honneur, la véritébannie ;

L’errante liberté

Aux dieux vivants du monde offerte ensacrifice ;

Et la force, partout, fondant del’injustice

Le règne illimité !

La valeur sans les dieux décidant lesbatailles !

Un Caton, libre encor, déchirant sesentrailles

Sur la foi de Platon ;

Un Brutus qui, mourant pour la vertu qu’ilaime,

Doute au dernier moment de cette vertumême,

Et dit : « Tu n’es qu’unnom !… »

La fortune toujours du parti des grandscrimes ;

Les forfaits couronnés devenuslégitimes ;

La gloire au prix du sang ;

Les enfants héritant l’iniquité despères ;

Et le siècle qui meurt racontant sesmisères

Au siècle renaissant !

Eh quoi ! tant de tourments, de forfaits,de supplices,

N’ont-ils pas fait fumer d’assez desacrifices

Tes lugubres autels ?

Ce soleil, vieux témoin des malheurs de laterre,

Ne fera-t-il pas naître un seul jour quin’éclaire

L’angoisse des mortels ?

Héritiers des douleurs, victimes de lavie,

Non, non, n’espérez pas que sa rageassouvie

Endorme le Malheur,

Jusqu’à ce que la Mort, ouvrant son aileimmense,

Engloutisse à jamais dans l’éternelsilence

L’éternelle douleur !

Commentaire.

Il y a des heures où la sensation de ladouleur est si forte dans l’homme jeune et sensible, qu’elleétouffe la raison. Il faut lui permettre alors le cri et presquel’imprécation contre la destinée ! L’excessive douleur a sondélire, comme l’amour. Passion veut dire souffrance, et souffranceveut dire passion. Je souffrais trop ; il fallait crier.

J’étais jeune, et les routes de la vie sefermaient devant moi comme si j’avais été un vieillard. J’étaisdévoré d’activité intérieure, et on me condamnait àl’immobilité ; j’étais ivre d’amour, et j’étais séparé de ceque j’adorais ; les tortures de mon cœur étaient multipliéespar celles d’un autre cœur. Je souffrais comme deux, et je n’avaisque la force d’un ? J’étais enfermé, par les suites de mesdissipations et par l’indigence, dans une retraite forcée à lacampagne, loin de tout ce que j’aimais ; j’étais malade decœur, de corps, d’imagination ; je n’avais pour toute sociétéque les buis chargés de givre de la montagne en face de ma fenêtre,et les vieux livres d’histoire, cent fois relus, écrits avec leslarmes des générations qu’ils racontent, et avec le sang des hommesvertueux que ces générations immolent en récompense de leursvertus. Une nuit, je me levai, je rallumai ma lampe, et j’écrivisce gémissement ou plutôt ce rugissement de mon âme. Ce cri mesoulagea : je me rendormis. Après, il me sembla que je m’étaisvengé du destin par un coup de poignard.

Il y avait bien d’autres strophes plusacerbes, plus insultantes, plus impies. Quand je retrouvai cetteméditation, et que je me résolus à l’imprimer, je retranchai cesstrophes. L’invective y montait jusqu’au sacrilège. C’étaitbyronien ; mais c’était Byron sincère, et non joué.

VIII – LA PROVIDENCE À L’HOMME.

Quoi ! le fils du néant a mauditl’existence !

Quoi ! tu peux m’accuser de mes propresbienfaits !

Tu peux fermer tes yeux à la magnificence

Des dons que je t’ai faits !

Tu n’étais pas encor, créature insensée,

Déjà de ton bonheur j’enfantais ledessein ;

Déjà, comme son fruit, l’éternelle pensée

Te portait dans son sein.

Oui, ton être futur vivait dans mamémoire ;

Je préparais les temps selon ma volonté.

Enfin ce jour parut ; je dis :« Nais pour ma gloire

Et ta félicité ! »

Tu naquis : ma tendresse, invisible etprésente,

Ne livra pas mon œuvre aux chances duhasard ;

J’échauffai de tes sens la sèvelanguissante

Des feux de mon regard.

D’un lait mystérieux je remplis lamamelle ;

Tu t’enivras sans peine à ces sourcesd’amour.

J’affermis les ressorts, j’arrondis laprunelle

Où se peignit le jour.

Ton âme, quelque temps par les senséclipsée,

Comme tes yeux au jour, s’ouvrit à laraison :

Tu pensas ; la parole acheva tapensée,

Et j’y gravai mon nom.

En quel éclatant caractère

Ce grand nom s’offrit à tes yeux !

Tu vis ma bonté sur la terre,

Tu lus ma grandeur dans les cieux !

L’ordre était mon intelligence ;

La nature, ma providence ;

L’espace, mon immensité !

Et, de mon être ombre altérée,

Le temps te peignit ma durée,

Et le destin, ma volonté !

Tu m’adoras dans ma puissance,

Tu me bénis dans ton bonheur,

Et tu marchas en ma présence

Dans la simplicité du cœur ;

Mais aujourd’hui que l’infortune

A couvert d’une ombre importune

Ces vives clartés du réveil,

Ta voix m’interroge et me blâme,

Le nuage couvre ton âme,

Et tu ne crois plus au soleil.

« Non, tu n’es plus qu’un grandproblème

Que le sort offre à la raison ;

Si ce monde était ton emblème,

Ce monde serait juste et bon. »

Arrête, orgueilleuse pensée !

À la loi que je t’ai tracée

Tu prétends comparer ma loi ?

Connais leur différence auguste :

Tu n’as qu’un jour pour être juste ;

J’ai l’éternité devant moi !

Quand les voiles de ma sagesse

À tes yeux seront abattus,

Ces maux dont gémit ta faiblesse

Seront transformés en vertus.

De ces obscurités cessantes

Tu verras sortir triomphantes

Ma justice et ta liberté :

C’est la flamme qui purifie

Le creuset divin où la vie

Se change en immortalité !

Mais ton cœur endurci doute encore etmurmure :

Ce jour ne suffit pas à tes yeux révoltés,

Et dans la nuit des sens tu voudrais voiréclore

De l’éternelle aurore

Les célestes clartés !

Attends ; ce demi-jour, mêlé d’une ombreobscure,

Suffit pour te guider en ce terrestrelieu :

Regarde qui je suis, et marche sansmurmure,

Comme fait la nature

Sur la foi de son Dieu.

La terre ne sait pas la loi qui laféconde ;

L’Océan, refoulé sous mon brastout-puissant,

Sait-il comment, au gré du nocturnecroissant,

De sa prison profonde

La mer vomit son onde,

Et des bords qu’elle inonde

Recule en mugissant ?

Ce soleil éclatant, ombre de la lumière,

Sait-il où le conduit le signe de mamain ?

S’est-il tracé lui-même un glorieuxchemin ?

Au bout de sa carrière,

Quand j’éteins sa lumière,

Promet-il à la terre

Le soleil de demain ?

Cependant tout subsiste et marche enassurance.

Ma voix chaque matin réveillel’univers ;

J’appelle le soleil du fond de sesdéserts :

Franchissant la distance,

Il monte en ma présence,

Me répond, et s’élance

Sur le trône des airs !

Et toi, dont mon souffle est la vie,

Toi, sur qui mes yeux sont ouverts,

Peux-tu craindre que je t’oublie,

Homme, roi de cet univers ?

Crois-tu que ma vertu sommeille ?

Non, mon regard immense veille

Sur tous les mondes à la fois !

La mer qui fuit à ma parole,

Ou la poussière qui s’envole,

Suivent et comprennent mes lois.

Marche au flambeau de l’espérance

Jusque dans l’ombre du trépas,

Assuré que ma providence

Ne tend point de piège à tes pas !

Chaque aurore la justifie,

L’univers entier s’y confie,

Et l’homme seul en a douté !

Mais ma vengeance paternelle

Confondra ce doute infidèle

Dans l’abîme de ma bonté.

Commentaire.

Cette méditation ne vaut pas la précédente.Voici pourquoi : la première est d’inspiration, celle-ci estde réflexion. Le repentir a-t-il jamais l’énergie de lapassion ?

Ma mère, à qui je montrai ce volume avant dele livrer à l’impression, me reprocha pieusement et tendrement cecri de désespoir. C’était, disait-elle, une offense à Dieu, unblasphème contre la volonté d’en haut, toujours juste, toujourssage, toujours aimante, jusque dans ses sévérités. Je ne pouvais,disait-elle, imprimer de pareils vers qu’en les réfutant moi-mêmepar une plus haute proclamation à l’éternelle sagesse et àl’éternelle bonté. J’écrivis, pour lui obéir et pour lui complaire,la méditation intitulée la Providence à l’homme.

IX – SOUVENIR.

En vain le jour succède au jour,

Ils glissent sans laisser de trace ;

Dans mon âme rien ne t’efface,

Ô dernier songe de l’amour !

Je vois mes rapides années

S’accumuler derrière moi,

Comme le chêne autour de soi

Voit tomber ses feuilles fanées.

Mon front est blanchi par le temps ;

Mon sang refroidi coule à peine,

Semblable à cette onde qu’enchaîne

Le souffle glacé des autans.

Mais ta jeune et brillante image,

Que le regret vient embellir,

Dans mon sein ne saurait vieillir :

Comme l’âme, elle n’a point d’âge.

Non, tu n’as pas quitté mes yeux ;

Et quand mon regard solitaire

Cessa de te voir sur la terre,

Soudain je te vis dans les cieux.

Là, tu m’apparais telle encore

Que tu fus à ce dernier jour,

Quand vers ton céleste séjour

Tu t’envolas avec l’aurore.

Ta pure et touchante beauté

Dans les cieux même t’a suivie ;

Tes yeux, où s’éteignait la vie,

Rayonnent d’immortalité !

Du zéphyr l’amoureuse haleine

Soulève encor tes longs cheveux ;

Sur ton sein leurs flots onduleux

Retombent en tresses d’ébène,

L’ombre de ce voile incertain

Adoucit encor ton image,

Comme l’aube qui se dégage

Des derniers voiles du matin.

Du soleil la céleste flamme

Avec les jours revient et fuit ;

Mais mon amour n’a pas de nuit,

Et tu luis toujours sur mon âme.

C’est toi que j’entends, que je vois,

Dans le désert, dans le nuage ;

L’onde réfléchit ton image ;

Le zéphyr m’apporte ta voix.

Tandis que la terre sommeille,

Si j’entends le vent soupirer,

Je crois t’entendre murmurer

Des mots sacrés à mon oreille.

Si j’admire ces feux épars

Qui des nuits parsèment le voile,

Je crois te voir dans chaque étoile

Qui plaît le plus à mes regards.

Et si le souffle du zéphyre

M’enivre du parfum des fleurs,

Dans ses plus suaves odeurs

C’est ton souffle que je respire.

C’est ta main qui sèche mes pleurs,

Quand je vais, triste et solitaire,

Répandre en secret ma prière

Près des autels consolateurs.

Quand je dors, tu veilles dansl’ombre ;

Tes ailes reposent sur moi ;

Tous mes songes viennent de toi,

Doux comme le regard d’une ombre.

Pendant mon sommeil, si ta main

De mes jours déliait la trame,

Céleste moitié de mon âme,

J’irais m’éveiller dans ton sein !

Comme deux rayons de l’aurore,

Comme deux soupirs confondus,

Nos deux âmes ne forment plus

Qu’une âme, et je soupire encore !

Commentaire.

Les grandes douleurs sont muettes, a-t-on dit.Cela est vrai. Je l’éprouvai après la première grande douleur de mavie. Pendant six ou huit mois, je me renfermai comme dans unlinceul avec l’image de ce que j’avais aimé et perdu. Puis, quandje me fus pour ainsi dire apprivoisé avec ma douleur, la naturejeta le voile de la mélancolie sur mon âme, et je me complus àm’entretenir en invocations, en extases, en prières, en poésie mêmequelquefois, avec l’ombre toujours présente à mes pensées.

Ces strophes sont un de ces entretiens que jeme plaisais à cadencer, afin de les rendre plus durables pourmoi-même, sans penser alors à les publier jamais. Je les écrivis unsoir d’été de 1819, sur le banc de pierre d’une fontaine glacéequ’on appelle la fontaine du Hêtre, dans les bois quientourent le château de mon oncle à Ursy. Que de vagues secrètes demon cœur le murmure de cette fontaine, qui tombe en cascade,n’a-t-il pas assoupies en ce temps-là !

X – ODE.

Delicta majorum immeritus lues.

Horat., od. VI, lib. III.

Peuple ! des crimes de tes pères

Le ciel punissant tes enfants,

De châtiments héréditaires

Accablera leurs descendants,

Jusqu’à ce qu’une main propice

Relève l’auguste édifice

Par qui la terre touche aux cieux,

Et que le zèle et la prière

Dissipent l’indigne poussière

Qui couvre l’image des dieux !

Sortez de vos débris antiques,

Temples que pleurait Israël ;

Relevez-vous, sacrés portiques ;

Lévites, montez à l’autel !

Aux sons des harpes de Solyme,

Que la renaissante victime

S’immole sous vos chastes mains ;

Et qu’avec les pleurs de la terre

Son sang éteigne le tonnerre

Qui gronde encor sur les humains !

Plein d’une superbe folie,

Ce peuple au front audacieux

S’est dit un jour : « Dieum’humilie ;

Soyons à nous-mêmes nos dieux.

Notre intelligence sublime

A sondé le ciel et l’abîme

Pour y chercher ce grand esprit ;

Mais ni dans les flancs de la terre,

Mais ni dans les feux de la sphère,

Son nom pour nous ne fut écrit.

« Déjà nous enseignons au monde

À briser le sceptre des rois ;

Déjà notre audace profonde

Se rit du joug usé des lois.

Secouez, malheureux esclaves,

Secouez d’indignes entraves,

Rentrez dans votre liberté !

Mortel ! du jour où tu respires,

Ta loi, c’est ce que tu désires ;

Ton devoir, c’est la volupté !

« Ta pensée a franchi l’espace,

Tes calculs précèdent les temps,

La foudre cède à ton audace,

Les cieux roulent tes charsflottants ;

Comme un feu que tout alimente,

Ta raison, sans cesse croissante,

S’étendra sur l’immensité ;

Et ta puissance, qu’elle assure,

N’aura de terme et de mesure

Que l’espace et l’éternité.

Heureux nos fils ! heureux cet âge

Qui, fécondé par nos leçons,

Viendra recueillir l’héritage

Des dogmes que nous lui laissons !

Pourquoi les jalouses années

Bornent-elles nos destinées

À de si rapides instants ?

Ô loi trop injuste et trop dure !

Pour triompher de la nature

Que nous a-t-il manqué ? Letemps »

Eh bien, le temps sur vos poussières

À peine encore a fait un pas.

Sortez, ô mânes de nos pères,

Sortez de la nuit du trépas !

Venez contempler votre ouvrage ;

Venez partager de cet âge

La gloire et la félicité !

Ô race en promesses féconde,

Paraissez ! Bienfaiteurs du monde,

Voilà votre postérité !

Que vois-je ? ils détournent la vue,

Et, se cachant sous leurs lambeaux,

Leur foule, de honte éperdue,

Fuit et rentre dans les tombeaux.

Non, non, restez, ombres coupables ;

Auteurs de nos jours déplorables,

Restez ! ce supplice est trop doux.

Le ciel, trop lent à vous poursuivre,

Devait vous condamner à vivre

Dans le siècle enfanté par vous !

Où sont-ils, ces jours où la France,

À la tête des nations,

Se levait comme un astre immense

Inondant tout de ses rayons ?

Parmi nos siècles, siècle unique,

De quel cortège magnifique

La gloire composait ta cour !

Semblable au dieu qui nous éclaire,

Ta grandeur étonnait la terre,

Dont tes clartés étaient l’amour !

Toujours les siècles du génie

Sont donc les siècles des vertus !

Toujours les dieux de l’harmonie

Pour les héros sont descendus !

Près du trône qui les inspire,

Voyez-les déposer la lyre

Dans de pures et chastes mains ;

Et les Racine et les Turenne

Enchaîner les grâces d’Athènes

Au char triomphant des Romains !

Mais, ô déclin ! quel souffle aride

De notre âge a séché les fleurs ?

Eh quoi ! le lourd compas d’Euclide

Étouffe nos arts enchanteurs ?

Élans de l’âme et du génie,

Des calculs la froide manie

Chez nos pères vous remplaça :

Ils posèrent sur la nature

Le doigt glacé qui la mesure,

Et la nature se glaça !

Et toi, prêtresse de la terre,

Vierge du Pinde ou de Sion,

Tu fuis ce globe de matière,

Privé de ton dernier rayon !

Ton souffle divin se retire

De ces cœurs flétris, que la lyre

N’émeut plus de ses sons touchants ;

Et pour son Dieu qui le contemple,

Sans toi l’univers est un temple

Qui n’a plus ni parfums ni chants !

Pleurons donc, enfants de nos pères !

Pleurons ! de deuil couvrons nosfronts ;

Lavons dans nos larmes amères

Tant d’irréparables affronts !

Comme les fils d’Héliodore,

Rassemblons du soir à l’aurore

Les débris du temple abattu ;

Et sous ces cendres criminelles

Cherchons encor les étincelles

Du génie et de la vertu.

Commentaire.

Il ne faut pas chercher de philosophie dansles poésies d’un jeune homme de vingt ans. Cette méditation en estune preuve de plus. La poésie pense peu, à cet âge surtout ;elle peint et elle chante. Cette méditation est une larme sur lepassé. Je venais de lire le Génie du Christianisme, de M.de Chateaubriand ; j’étais fanatisé des images dont ce livre,illustration de toutes les belles ruines, était étincelant. J’étaisde l’opinion de René, de la religion d’Atala, de la foi du P.Aubry. De plus, j’avais eu toujours une indicible horreur dumatérialisme, ce squelette de la création, exposé endérision aux yeux de l’homme par des algébristes sur l’autel dunéant, à la place de Dieu. Ces hommes me paraissaient et meparaissent encore aujourd’hui des aveugles-nés, des Œdipesdu genre humain, niant l’énigme de Dieu parce qu’ils ne peuvent pasla déchiffrer. Enfin, j’étais né d’une famille royaliste qui avaitgémi plus qu’aucune autre sur la chute du trône, sur la mort duvertueux et malheureux roi, sur les crimes de l’anarchie. J’eus unaccès d’admiration pour tous les passés, une imprécation contretous les démolisseurs des vieilles choses. Cet accès produisit cesvers et quelques autres : il ne fut pas très long. Il setransforma par la réflexion en appréciation équitable des vices etdes avantages propres à chaque nature de gouvernement, et enspiritualisme religieux plein de vénération pour toutes les foissincères, et plein d’aspiration pour le rayonnement toujourscroissant du nom divin sur la raison de l’homme.

XI – LE LIS DU GOLFE DE SANTARESTITUTA,

DANS L’ÎLE D’ISCHIA.

1842.

Des pêcheurs, un matin, virent un corps defemme

Que la vague nocturne au bord avaitroulé ;

Même à travers la mort sa beauté touchaitl’âme.

Ces fleurs, depuis ce jour, naissent près dela lame

Du sable qu’elle avait foulé.

D’où venait cependant cette viergeinconnue

Demander une tombe aux pauvresmatelots ?

Nulle nef en péril sur ces mers n’étaitvue ;

Nulle bague à ses doigts : elle étaitmorte et nue,

Sans autre robe que les flots.

Ils allèrent chercher dans toutes lesfamilles

Le plus beau des linceuls dont on pût laparer ;

Pour lui faire un bouquet, des lis et desjonquilles ;

Pour lui chanter l’adieu, des chœurs de jeunesfilles,

Et des mères pour la pleurer.

Ils lui firent un lit de sable où rien nepousse,

Symbole d’amertume et de stérilité ;

Mais les fleurs de pitié rendirent la merdouce,

Le sable de ses bords se revêtit demousse,

Et cette fleur s’ouvre l’été.

Vierges, venez cueillir ce beau lissolitaire,

Abeilles de nos cœurs dont l’amour est lemiel !

Les anges ont semé sa graine sur laterre ;

Son sol est le tombeau, son nom est unmystère ;

Son parfum fait rêver du ciel.

XII – L’ENTHOUSIASME.

Ainsi, quand l’aigle du tonnerre

Enlevait Ganymède aux cieux,

L’enfant, s’attachant à la terre,

Luttait contre l’oiseau des dieux ;

Mais entre ses serres rapides

L’aigle pressant ses flancs timides,

L’arrachait aux champs paternels ;

Et, sourd à la voix qui l’implore,

Il le jetait, tremblant encore,

Jusques aux pieds des immortels.

Ainsi quand tu fonds sur mon âme,

Enthousiasme, aigle vainqueur,

Au bruit de tes ailes de flamme

Je frémis d’une sainte horreur ;

Je me débats sous ta puissance,

Je fuis, je crains que ta présence

N’anéantisse un cœur mortel,

Comme un feu que la foudre allume,

Qui ne s’éteint plus, et consume

Le bûcher, le temple et l’autel.

Mais à l’essor de la pensée

L’instinct des sens s’oppose envain :

Sous le dieu mon âme oppressée

Bondit, s’élance, et bat mon sein.

La foudre en mes veines circule :

Étonné du feu qui me brûle,

Je l’irrite en le combattant,

Et la lave de mon génie

Déborde en torrents d’harmonie,

Et me consume en s’échappant.

Muse, contemple ta victime !

Ce n’est plus ce front inspiré,

Ce n’est plus ce regard sublime

Qui lançait un rayon sacré :

Sous ta dévorante influence,

À peine un reste d’existence

À ma jeunesse est échappé.

Mon front, que la pâleur efface,

Ne conserve plus que la trace

De la foudre qui m’a frappé.

Heureux le poète insensible !

Son luth n’est point baigné depleurs ;

Son enthousiasme paisible

N’a point ces tragiques fureurs.

De sa veine féconde et pure

Coulent, avec nombre et mesure,

Des ruisseaux de lait et de miel ;

Et ce pusillanime Icare,

Trahi par l’aile de Pindare,

Ne retombe jamais du ciel.

Mais nous, pour embraser les âmes,

Il faut brûler, il faut ravir

Au ciel jaloux ses triples flammes :

Pour tout peindre, il faut tout sentir.

Foyers brûlants de la lumière,

Nos cœurs de la nature entière

Doivent concentrer les rayons ;

Et l’on accuse notre vie !

Mais ce flambeau qu’on nous envie

S’allume au feu des passions.

Non, jamais un sein pacifique

N’enfanta ces divins élans,

Ni ce désordre sympathique

Qui soumet le monde à nos chants.

Non, non, quand l’Apollon d’Homère

Pour lancer ses traits sur la terre,

Descendait des sommets d’Éryx,

Volant aux rives infernales,

Il trempait ses armes fatales

Dans les eaux bouillantes du Styx.

Descendez de l’auguste cime

Qu’indignent de lâches transports !

Ce n’est que d’un luth magnanime

Que partent les divins accords.

Le cœur des enfants de la lyre

Ressemble au marbre qui soupire

Sur le sépulcre de Memnon :

Pour lui donner la voix et l’âme,

Il faut que de sa chaste flamme

L’œil du jour lui lance un rayon.

Et tu veux qu’éveillant encore

Des feux sous la cendre couverts,

Mon reste d’âme s’évapore

En accents perdus dans les airs !

La gloire est le rêve d’une ombre ;

Elle a trop retranché le nombre

Des jours qu’elle devait charmer.

Tu veux que je lui sacrifie

Ce dernier souffle de ma vie !

Je veux le garder pour aimer.

Commentaire.

Cette ode est du même temps. C’est une gouttede la veine lyrique de mes premières années. Je l’écrivis un matinà Paris, dans une mansarde de l’hôtel du maréchal de Richelieu, rueNeuve-Saint-Augustin, que j’habitais alors. Un de mes amis entra aumoment où je terminais la dernière strophe. Je lui lus toute lapièce ; il fut ému. Il la copia, il l’emporta, et la lut àquelques poëtes classiques de l’époque, qui encouragèrent de leursapplaudissements le poëte inconnu. Je la dédiai ensuite à cet ami,qui faisait lui-même des vers remarquables. C’est M. Rocher,aujourd’hui une des lumières et une des éloquences de la hautemagistrature de son pays. Nos routes dans la vie se sont séparéesdepuis ; il a déserté la poésie avant moi. Il y aurait eu lessuccès promis à sa belle imagination. Nos vers s’étaient juréamitié : nos cœurs ont tenu la parole de nos vers.

XIII – LA RETRAITE.

À M. DE C***.

Aux bords de ton lac enchanté,

Loin des sots préjugés que l’erreurdéifie,

Couvert du bouclier de ta philosophie,

Le temps n’emporte rien de tafélicité ;

Ton matin fut brillant, et ma jeunesseenvie

L’azur calme et serein du beau soir de tavie.

Ce qu’on appelle nos beaux jours

N’est qu’un éclair brillant dans une nuitd’orage ;

Et rien, excepté nos amours,

N’y mérite un regret du sage.

Mais que dis-je ? on aime à toutâge :

Ce feu durable et doux, dans l’âmerenfermé,

Donne plus de chaleur en jetant moins deflamme ;

C’est le souffle divin dont tout l’homme estformé,

Il ne s’éteint qu’avec son âme.

Étendre son esprit, resserrer ses désirs,

C’est là le grand secret ignoré duvulgaire :

Tu le connais, ami ! cet heureux coin deterre

Renferme tes amours, tes goûts et tesplaisirs.

Tes vœux ne passent point ton champêtredomaine ;

Mais ton esprit plus vaste étend sonhorizon,

Et, du monde embrassant la scène,

Le flambeau de l’étude éclaire ta raison.

Tu vois qu’aux bords du Tibre, et du Nil et duGange,

En tous lieux, en tous temps, sous des masquesdivers,

L’homme partout est l’homme, et qu’en cetunivers

Dans un ordre éternel tout passe et rien nechange ;

Tu vois les nations s’éclipser tour à tour

Comme les astres dans l’espace ;

De mains en mains le sceptre passe ;

Chaque peuple a son siècle, et chaque homme ason jour.

Sujets à cette loi suprême,

Empire, gloire, liberté,

Tout est par le temps emporté :

Le temps emporta les dieux même

De la crédule antiquité,

Et ce que les mortels, dans leur orgueilextrême,

Osaient nommer la vérité !

Au milieu de ce grand nuage,

Réponds-moi, que fera le sage,

Toujours entre le doute et l’erreurcombattu ?

Content du peu de jours qu’il saisit aupassage,

Il se hâte d’en faire usage

Pour le bonheur et la vertu.

J’ai vu ce sage heureux ; dans ses bellesdemeures

J’ai goûté l’hospitalité :

À l’ombre du jardin que ses mains ontplanté,

Aux doux sons de sa lyre il endormait lesheures

En chantant sa félicité.

Soyez touché, grand Dieu, de sareconnaissance !

Il ne vous lasse point d’un inutilevœu ;

Gardez-lui seulement sa rustiqueopulence ;

Donnez tout à celui qui vous demande peu.

Des doux objets de sa tendresse

Qu’à son riant foyer toujours environné,

Sa femme et ses enfants couronnent savieillesse,

Comme de ses fruits mûrs un arbre estcouronné ;

Que sous l’or des épis ses collinesjaunissent ;

Qu’au pied de son rocher son lac soit toujourspur ;

Que de ses beaux jasmins les ombresépaississent ;

Que son soleil soit doux, que son ciel soitd’azur ;

Et que pour l’étranger toujours ses vinsmûrissent !

Pour moi, loin de ce port de la félicité,

Hélas ! par la jeunesse et l’espoiremporté,

Je vais tenter encore et les flots etl’orage ;

Mais, ballotté par l’onde et fatigué duvent,

Au pied de ton rocher sauvage,

Ami, je reviendrai souvent

Rattacher, vers le soir, ma barque à tonrivage.

Commentaire.

Voici à quelle occasion j’écrivis cesvers :

Mes deux amis, MM. de Virieu, de Vignet, etmoi, nous nous embarquâmes, un soir d’orage, dans un petit bateaude pêcheurs sur le lac du Bourget. La tempête nous prit et nouschassa au hasard des vagues à trois ou quatre lieues du point oùnous nous étions embarqués. Après avoir été ballottés toute lanuit, les flots nous jetèrent entre les rochers d’une petite île àl’extrémité du lac. Le sommet de l’île était surmonté d’un vieuxchâteau flanqué de tours, et dont les jardins, échelonnés enterrasses unies les unes aux autres par de petits escaliers dans leroc, couvraient toute la surface de l’îlot. Ce château était habitépar M. de Châtillon, vieux gentilhomme savoisien. Il nous offritl’hospitalité ; nous passâmes deux ou trois jours dans sonmanoir, entre ses livres et ses fleurs. M. de Châtillon menait,depuis quinze ou vingt ans, une vie d’ermite dans cette demeure. Ilsentait son bonheur, et il le chantait. Il avait écrit un poëmeintitulé Mon lac et mon château. C’était l’Horace rustiquede ce Tibur sauvage. Ses vers ne manquaient ni de grâce ni desentiment ; ils réfléchissaient la sérénité d’une âme calméepar le soir de la vie, comme son lac réfléchissait lui-même sondonjon festonné de lierre, d’espaliers et de jasmin. Il était loinde se douter qu’un de ses trois jeunes hôtes était lui-même poëtesous ses cheveux blonds. Il fut heureux de trouver en nous desauditeurs et des appréciateurs de sa poésie : en troisséances, après le souper, il nous lut tout son poëme. Quand notrebateau fut radoubé, nous prîmes congé du vieux gentilhomme. Nousétions déjà amis. Quelques jours après, je lui renvoyais pour cartede visite, par un batelier qui allait à Seyssel et qui passait aupied de son île, ces vers.

XIV – LE LAC.

Ainsi, toujours poussés vers de nouveauxrivages,

Dans la nuit éternelle emportés sansretour,

Ne pourrons-nous jamais sur l’océan desâges

Jeter l’ancre un seul jour ?

Ô lac ! l’année à peine a fini sacarrière,

Et près des flots chéris qu’elle devaitrevoir,

Regarde ! je viens seul m’asseoir surcette pierre

Où tu la vis s’asseoir !

Tu mugissais ainsi sous ces rochesprofondes ;

Ainsi tu te brisais sur leurs flancsdéchirés ;

Ainsi le vent jetait l’écume de tes ondes

Sur ses pieds adorés.

Un soir, t’en souvient-il ? nous voguionsen silence ;

On n’entendait au loin, sur l’onde et sous lescieux,

Que le bruit des rameurs qui frappaient encadence

Tes flots harmonieux.

Tout à coup des accents inconnus à laterre

Du rivage charmé frappèrent leséchos ;

Le flot fut attentif, et la voix qui m’estchère

Laissa tomber ces mots :

« Ô temps, suspends ton vol ! etvous, heures propices,

Suspendez votre cours !

Laissez-nous savourer les rapides délices

Des plus beaux de nos jours !

« Assez de malheureux ici-bas vousimplorent :

Coulez, coulez pour eux ;

Prenez avec leurs jours les soins qui lesdévorent ;

Oubliez les heureux.

« Mais je demande en vain quelquesmoments encore,

Le temps m’échappe et fuit ;

Je dis à cette nuit : « Sois pluslente ; » et l’aurore

Va dissiper la nuit.

« Aimons donc, aimons donc ! del’heure fugitive,

Hâtons-nous, jouissons !

L’homme n’a point de port, le temps n’a pointde rive ;

Il coule, et nous passons ! »

Temps jaloux, se peut-il que ces momentsd’ivresse

Où l’amour à longs flots nous verse lebonheur

S’envolent loin de nous de la même vitesse

Que les jours de malheur ?

Eh quoi ! n’en pourrons-nous fixer aumoins la trace ?

Quoi ! passés pour jamais ?quoi ! tout entiers perdus ?

Ce temps qui les donna, ce temps qui lesefface,

Ne nous les rendra plus ?

Éternité, néant, passé, sombres abîmes,

Que faites-vous des jours que vousengloutissez ?

Parlez : nous rendrez-vous ces extasessublimes

Que vous nous ravissez ?

Ô lac ! rochers muets !grottes ! forêt obscure !

Vous que le temps épargne ou qu’il peutrajeunir,

Gardez de cette nuit, gardez, bellenature,

Au moins le souvenir !

Qu’il soit dans ton repos, qu’il soit dans tesorages,

Beau lac, et dans l’aspect de tes riantscoteaux,

Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocssauvages

Qui pendent sur tes eaux !

Qu’il soit dans le zéphyr qui frémit et quipasse,

Dans les bruits de tes bords par tes bordsrépétés,

Dans l’astre au front d’argent qui blanchit tasurface

De ses molles clartés !

Que le vent qui gémit, le roseau quisoupire,

Que les parfums légers de ton air embaumé,

Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’onrespire,

Tout dise : « Ils ontaimé ! »

Commentaire.

Le commentaire de cette méditation se trouvetout entier dans l’histoire de Raphaël, publiée parmoi.

C’est une de mes poésies qui a eu le plus deretentissement dans l’âme de mes lecteurs, comme elle en avait eule plus dans la mienne. La réalité est toujours plus poétique quela fiction ; car le grand poëte, c’est la nature.

On a essayé mille fois d’ajouter la mélodieplaintive de la musique au gémissement de ces strophes. On a réussiune seule fois. Niedermayer a fait de cette ode une touchantetraduction en notes. J’ai entendu chanter cette romance, et j’ai vules larmes qu’elle faisait répandre. Néanmoins, j’ai toujours penséque la musique et la poésie se nuisaient en s’associant. Elles sontl’une et l’autre des arts complets : la musique porte en elleson sentiment ; de beaux vers portent en eux leur mélodie.

XV – LA GLOIRE.

À UN POËTE EXILÉ.

Généreux favoris des filles de Mémoire,

Deux sentiers différents devant vous vonts’ouvrir :

L’un conduit au bonheur, l’autre mène à lagloire ;

Mortels, il faut choisir.

Ton sort, ô Manoël, suivit la loicommune ;

La muse t’enivra de précoces faveurs,

Tes jours furent tissus de gloire etd’infortune,

Et tu verses des pleurs !

Rougis plutôt, rougis d’envier au vulgaire

Le stérile repos dont son cœur estjaloux :

Les dieux ont fait pour lui tous les biens dela terre

Mais la lyre est à nous.

Les siècles sont à toi, le monde est tapatrie.

Quand nous ne sommes plus, notre ombre a desautels

Où le juste avenir prépare à ton génie

Des honneurs immortels.

Ainsi l’aigle superbe au séjour dutonnerre

S’élance, et, soutenant son vol audacieux,

Semble dire aux mortels : « Je suisné sur la terre,

Mais je vis dans les cieux. »

Oui, la gloire t’attend ; mais arrête, etcontemple

À quel prix on pénètre en ses parvissacrés ;

Vois : l’Infortune, assise à la porte dutemple,

En garde les degrés.

Ici c’est un vieillard que l’ingrate Ionie

A vu de mers en mers promener sesmalheurs :

Aveugle, il mendiait au prix de son génie

Un pain mouillé de pleurs.

Là le Tasse, brûlé d’une flamme fatale,

Expiant dans les fers sa gloire et sonamour,

Quand il va recueillir la palmetriomphale,

Descend au noir séjour.

Partout des malheureux, des proscrits, desvictimes,

Luttant contre le sort ou contre lesbourreaux :

On dirait que le ciel aux cœurs plusmagnanimes

Mesure plus de maux.

Impose donc silence aux plaintes de talyre :

Des cœurs nés sans vertu l’infortune estl’écueil ;

Mais toi, roi détrôné, que ton malheurt’inspire

Un généreux orgueil !

Que t’importe, après tout, que cet ordrebarbare

T’enchaîne loin des bords qui furent tonberceau ?

Que t’importe en quels lieux le destin teprépare

Un glorieux tombeau ?

Ni l’exil, ni les fers de ces tyrans duTage

N’enchaîneront ta gloire aux bords où tumourras :

Lisbonne la réclame, et voilà l’héritage

Que tu lui laisseras !

Ceux qui l’ont méconnu pleureront le grandhomme ;

Athènes à des proscrits ouvre sonPanthéon ;

Coriolan expire, et les enfants de Rome

Revendiquent son nom.

Aux rivages des morts avant que dedescendre,

Ovide lève au ciel ses suppliantesmains :

Aux Sarmates grossiers il a légué sacendre,

Et sa gloire aux Romains.

Commentaire.

Cette ode est un des derniers morceaux depoésie que j’aie écrits, dans le temps où j’imitais encore. Elle mefut inspirée à Paris, en 1817, par les infortunes d’un pauvre poëteportugais appelé Manoël. Après avoir été illustre dans son pays,chassé par les réactions politiques, il s’était réfugié à Paris, oùil gagnait péniblement le pain de ses vieux jours en enseignant salangue. Une jeune religieuse, d’une beauté touchante et d’undévouement absolu, s’était attachée d’enthousiasme à l’exil et à lamisère du poëte. Il m’enseignait le portugais et m’apprenait àadmirer Camoëns.

Les poëtes ne sont peut-être pas plusmalheureux que le reste des hommes ; mais leur célébrité adonné dans tous les temps plus d’éclat à leur malheur : leurslarmes sont immortelles ; leurs infortunes retentissent, commeleurs amours, dans tous les siècles. La pitié s’agenouille, degénération en génération, sur leur tombeau. Le naufrage de Camoëns,sa grotte dans l’île de Macao, sa mort dans l’indigence, loin de sapatrie, sont le pendant des amours, des revers, des prisons duTasse à Ferrare. Je ne suis pas superstitieux, même pour lagloire ; et cependant j’ai fait deux cents lieues pour allertoucher de ma main les parois de la prison du chantre de laJérusalem, et pour y écrire mon nom au-dessous du nom deByron, comme une visite expiatoire. J’ai détaché avec mon couteauun morceau de brique du mur contre lequel sa couche étaitappuyée ; je l’ai fait enchâsser dans un cachet servant debague, et j’y ai fait graver les deux mots qui résument la vie depresque tous les grands poëtes : Amour et larmes.

XVI – LA CHARITÉ.

HYMNE ORIENTAL.

1846.

Dieu dit un jour à son soleil :

« Toi par qui mon nom luit, toi que madroite envoie

Porter à l’univers ma splendeur et majoie,

Pour que l’immensité me loue à sonréveil ;

De ces dons merveilleux que répand talumière,

De ces pas de géant que tu fais dans lescieux,

De ces rayons vivants que boit chaquepaupière,

Lequel te rend, dis-moi, dans toute tacarrière,

Plus semblable à moi-même et plus grand à tesyeux ? »

Le soleil répondit en se voilant laface :

« Ce n’est point d’éclairerl’immensurable espace,

De faire étinceler les sables des déserts,

De fondre du Liban la couronne de glace,

Ni de me contempler dans le miroir desmers,

Ni d’écumer de feu sur les vagues desairs :

Mais c’est de me glisser aux fentes de lapierre

Du cachot où languit le captif dans satour,

Et d’y sécher des pleurs au bord d’unepaupière

Que réjouit dans l’ombre un seul rayon dujour !

– Bien ! reprit Jéhovah ; c’estcomme mon amour ! »

Ce que dit le rayon au Bienfaiteursuprême,

Moi, l’insecte chantant, je le dis àmoi-même.

Ce qui donne à ma lyre un frisson debonheur,

Ce n’est point de frémir au vain souffle de lagloire,

Ni de jeter au temps un nom pour samémoire,

Ni de monter au ciel dans un hymnevainqueur ;

Mais c’est de résonner, dans la nuit dumystère,

Pour l’âme sans écho d’un pauvre solitaire

Qui n’a qu’un son lointain pour tout bruit surla terre,

Et d’y glisser ma voix par les fentes ducœur.

XVII – LA NAISSANCE DU DUC DEBORDEAUX.

ODE

Versez du sang, frappez encore !

Plus vous retranchez ses rameaux,

Plus le tronc sacré voit éclore

Ses rejetons toujours nouveaux !

Est-ce un dieu qui trompe le crime ?

Toujours d’une auguste victime

Le sang est fertile en vengeur ;

Toujours, échappé d’Athalie,

Quelque enfant que le fer oublie

Grandit à l’ombre du Seigneur !

Il est né, l’enfant du miracle,

Héritier du sang d’un martyr !

Il est né d’un tardif oracle,

Il est né d’un dernier soupir !

Aux accents du bronze qui tonne

La France s’éveille et s’étonne

Du fruit que la mort a porté !

Jeux du sort, merveilles divines !

Ainsi fleurit sur des ruines

Un lis que l’orage a planté.

Il vient, quand les peuples, victimes

Du sommeil de leurs conducteurs,

Errent aux penchants des abîmes

Comme des troupeaux sans pasteurs.

Entre un passé qui s’évapore,

Vers un avenir qu’il ignore,

L’homme nage dans un chaos !

Le doute égare sa boussole,

Le monde attend une parole,

La terre a besoin d’un héros !

Courage ! c’est ainsi qu’ilsnaissent !

C’est ainsi que dans sa bonté

Un Dieu les sème ! ils apparaissent

Sur des jours de stérilité !

Ainsi, dans une sainte attente,

Quand des pasteurs la troupe errante

Parlait d’un Moïse nouveau,

De la nuit déchirant le voile,

Une mystérieuse étoile

Les conduisit vers un berceau !

Sacré berceau, frêle espérance

Qu’une mère tient dans ses bras,

Déjà tu rassures la France :

Les miracles ne trompent pas !

Confiante dans son délire,

À ce berceau déjà ma lyre

Ouvre un avenir triomphant,

Et, comme ces rois de l’Aurore,

Un instinct que mon âme ignore

Me fait adorer un enfant !

Comme l’orphelin de Pergame,

Il verra près de son berceau

Un roi, des princes, une femme,

Pleurer aussi sur un tombeau !

Bercé sur le sein de sa mère,

S’il vient à demander son père,

Il verra se baisser les yeux !

Et cette veuve inconsolée,

En lui cachant le mausolée,

Du doigt lui montrera les cieux.

Jeté sur le déclin des âges,

Il verra l’empire sans fin,

Sorti de glorieux orages,

Frémir encor de son déclin.

Mais son glaive aux champs de victoire

Nous rappellera la mémoire

Des destins promis à Clovis,

Tant que le tronçon d’une épée,

D’un rayon de gloire frappée,

Brillerait aux mains de ses fils !

Sourd aux leçons efféminées

Dont le siècle aime à les nourrir,

Il saura que les destinées

Font roi pour régner ou mourir ;

Que des vieux héros de sa race

Le premier titre fut l’audace,

Et le premier trône un pavois ;

Et qu’en vain l’humanité crie :

Le sang versé pour la patrie

Est toujours la pourpre des rois !

Tremblant à la voix de l’histoire,

Ce juge vivant des humains,

Français, il saura que la gloire

Tient deux flambeaux entre ses mains.

L’un, d’une sanglante lumière

Sillonne l’horrible carrière

Des peuples par le crime heureux ;

Semblable aux torches des Furies

Que jadis les fameux impies

Sur leurs pas traînaient après eux.

L’autre, du sombre oubli des âges,

Tombeau des peuples et des rois,

Ne sauve que les siècles sages

Et les légitimes exploits :

Ses clartés immenses et pures,

Traversant les races futures,

Vont s’unir au jour éternel ;

Pareil à ces feux pacifiques,

Ô Vesta, que des mains pudiques

Entretenaient sur ton autel.

Il saura qu’aux jours où nous sommes,

Pour vieillir au trône des rois,

Il faut montrer aux yeux des hommes

Ses vertus auprès de ses droits ;

Qu’assis à ce degré suprême,

Il faut s’y défendre soi-même,

Comme les dieux sur leurs autels,

Rappeler en tout leur image,

Et faire adorer le nuage

Qui les sépare des mortels.

Au pied du trône séculaire

Où s’assied un autre Nestor,

De la tempête populaire

Le flot calmé murmure encor !

Ce juste, que le ciel contemple,

Lui montrera par son exemple

Comment, sur les écueils jeté,

On élève sur le rivage,

Avec les débris du naufrage,

Un temple à l’immortalité !

Ainsi s’expliquaient sur ma lyre

Les destins présents à mes yeux ;

Et tout secondait mon délire,

Et sur la terre, et dans les cieux !

Le doux regard de l’Espérance

Éclairait le deuil de la France,

Comme, après une longue nuit,

Sortant d’un berceau de ténèbres,

L’aube efface les pas funèbres

De l’ombre obscure qui s’enfuit.

Commentaire.

J’étais de famille royaliste ; j’avaisservi dans les gardes du roi ; j’avais accompagné à cheval leduc de Berri, père du duc de Bordeaux, jusqu’à la frontière deFrance, quand il en sortit pour un second exil. L’assassinat de ceprince, quelques années après, m’avait profondément remué. Ledésespoir de sa jeune veuve, qui portait dans son sein le gage deleur amour, avait attendri toute l’Europe. La naissance de cetenfant parut une vengeance du ciel contre l’assassin, unebénédiction miraculeuse du sang des Bourbons. J’étais loin de laFrance quand j’appris cet événement : il inspira ma jeuneimagination autant que mon cœur. J’écrivis sous cette inspiration.Ces vers, je ne les envoyai point à la cour de France, qui ne meconnaissait pas ; je les adressai à mon père et à ma mère, quise réjouirent de voir leurs propres sentiments chantés par leurfils. J’ai été, comme la France entière de cette époque, mauvaisprophète des destinées de cet enfant. Je n’ai jamais rougi des vœuxtrès désintéressés que je fis alors sur ce berceau. Je ne les aijamais démentis par un acte ingrat ou par une parole dédaigneusesur le sort de ces princes. Quand les Bourbons que je servais ontété proscrits du trône et du pays en 1830, j’ai donné ma démissiondu nouveau souverain, pour n’avoir point à maudire ce que j’avaisbéni. Depuis, cette seconde branche de la monarchie a étéretranchée elle-même. J’ai été plus respectueux envers leurinfortune que je ne l’avais été envers leur puissance. Quand letrône s’est définitivement écroulé sous la main libre du peuple, jene devais rien à celui qui l’avait occupé le dernier. J’ai puprêter loyalement ma main à ce peuple pour inaugurer la république.Dix-huit ans d’indépendance absolue me séparaient des souvenirs etdes devoirs de ma jeunesse envers une autre monarchie. Mon espritavait grandi, mes idées s’étaient élargies ; mon cœur étaitlibre d’engagement, mes devoirs étaient tous envers mon pays. J’aifait ce que j’ai cru devoir faire pour sauver de grands malheurs,et pour préparer de grandes voies au peuple. Je fais pour luimaintenant les mêmes vœux que je faisais il y a trente ans pour uneautre forme de souveraineté. Quand à ceux que j’adressais alors auciel pour l’enfance du duc de Bordeaux, Dieu les a autrementexaucés ; il les a mieux exaucés peut-être, pour son bonheur,dans l’exil que dans la patrie, dans la vie privée que sur untrône.

XVIII – RESSOUVENIR DU LAC LÉMAN.

À M. HUBER SALADIN.

1842.

Encor mal éveillé du plus brillant desrêves,

Au bruit lointain du lac qui dentelle tesgrèves,

Rentré sous l’horizon de mes modestescieux,

Pour revoir en dedans je referme les yeux,

Et devant mes regards flottent àl’aventure,

Avec des pans de ciel, des lambeaux denature !

Si Dieu brisait ce globe en confuséléments,

Devant sa face ainsi passeraient sesfragments…

De grands golfes d’azur, où de rêveusesvoiles,

Répercutant le jour sur leurs ailes detoiles,

Passent d’un bord à l’autre, avec les blondstroupeaux,

Les foins fauchés d’hier qui trempent dans leseaux ;

Des monts aux verts gradins que la collineétage,

Qui portent sur leurs flancs les toits dublanc village,

Ainsi qu’un fort pasteur porte, en montant auxbois,

Un chevreau sous son bras sans en sentir lepoids ;

Plus haut, les noirs sapins, mousse desprécipices,

Et les grands prés tachés d’éclatantesgénisses,

Et les chalets perdus pendant tout un été

Sur les derniers sommets de ce globehabité,

Où le regard, épris des hauteurs qu’ilaffronte,

S’élève avec l’amour, soupir qui toujoursmonte !…

Désert où l’homme errant, pour leur lait etleur miel,

Trouve la liberté qu’il rapporta duciel !…

Par-dessus ces sommets la neige blanche ourose,

Fleur que l’été conserve et que la nuearrose ;

Les glaciers suspendus, océans congelés,

Pour la soif des vallons tour à tourdistillés ;

Dans l’abîme assourdi l’avalanche quiplonge ;

Et sous la main de Dieu pressés comme uneéponge,

Noyés dans son soleil, fondus à sa lueur,

Ces grands fronts de la terre exprimant sasueur !…

Je vois blanchir d’ici, dans les sombresvallées,

Des torrents de poussière et des ondesailées ;

Leur sourd mugissement tonne si loin demoi,

Que je n’entends plus rien du fracas que jevoi !

…………………………

Flèche d’eau du sommet dans le gouffrelancée,

La cascade en sifflant éblouit mapensée ;

Comme un lambeau de voile arraché par levent,

Elle claque au rocher, rejaillit enpleuvant,

Et tombe en pétillant sur le granit quifume

Comme un feu de bois vert que le pasteurallume.

À peine reste-t-il assez de ses vapeurs

Pour qu’un pâle arc-en-ciel y trempe sescouleurs

Et flotte quelque temps sur cette onde enfumée,

Comme sur un nom mort un peu derenommée !…

…………………………

Notre barque s’endort, ô Thoune ! sur tamer,

Dont l’écume à la main ne laisse riend’amer ;

De tes flots, bleu miroir, ces Alpes sont ladune.

Il est nuit ; sur ta lame on voit nagerla lune :

Elle fait ruisseler sur son sentierchangeant

Les mailles de cristal de son filetd’argent,

Et regarde, à l’écart des bords d’un autremonde,

Les étoiles ses sœurs se baigner dans tononde.

Son disque, épanoui de noyer en noyer,

De l’ondoiement des flots, pour nous, sembleondoyer ;

Chaque arbre tour à tour la dévoile ou lacache.

D’un côté de l’esquif notre ombre étend satache,

Et de l’autre les monts, leurs neiges, leursglaçons,

Plongent dans le sillage avec leurs blancsfrissons !

Diamant colossal enchâssé d’émeraudes,

Et le front rayonnant d’auréoles pluschaudes,

La rêveuse Yungfrau de son vert piédestal

Déploie au vent des nuits sa robe decristal…

À ce divin tableau, la rame lente oublie

De frapper sous le bord la vaguerecueillie ;

On n’entend que le bruit des blanches perlesd’eau

Qui retombent au lac des deux flancs dubateau,

Et le doux renflement d’un flot qui sesoulève,

Sons inarticulés d’eau qui dort et quirêve !…

Ô poétique mer ! il est dans cetesquif

Plus d’un cœur qui comprend ton murmureplaintif ;

Qui, sous l’impression dont ta scènel’inonde,

Pour soulever un sein, s’enfle comme tononde,

S’ouvre pour réfléchir, à l’alpestreclarté,

La nature, son Dieu, l’amour, laliberté ;

Et, ne pouvant parler sous le poids qui lecharme,

Répand le dernier fond de toute âme… unelarme !

Huber ! heureux enfant de ces tribus deTell,

Que Dieu plaça plus près des Alpes, sonautel !

Des splendeurs de ces monts doux et fierinterprète,

Âme de citoyen dans un cœur depoëte !

Voilà donc ces sommets et ces lacs étoilés

Devant nos yeux ravis par ta maindévoilés !

Voilà donc ces rochers à qui ton amourcrie

Le plus beau nom de l’homme à la terre :« Ô patrie !… »

Ah ! tu tiens à ce ciel par un doublelien :

Qui chérit la nature est deux foiscitoyen !

Mais tu dis, dans l’orgueil de ta fièretendresse :

« Ces monts sont trop bornés pour l’amourqui m’oppresse :

On voit la liberté sur leurs flancsresplendir ;

Mais, pour l’adorer plus, je voudraisl’agrandir.

N’être qu’un poids léger de l’immenseéquilibre,

C’est être respecté, ce n’est pas êtrelibre :

Dans sa force tout droit doit porter saraison.

Un grand peuple à ses pieds veut un grandhorizon !

Si la pitié des rois nous épargnel’offense,

Le dédain des tyrans n’est pasl’indépendance ;

Il faut contempler par masse et non parfractions,

Pour jouer dans ce siècle au jeu desnations.

La Suisse est l’oasis de mon âmeattendrie ;

J’y chéris mon berceau, j’y cherche unepatrie !… »

Adore ton pays et ne l’arpente pas.

Ami, Dieu n’a pas fait les peuples aucompas :

L’âme est tout ; quel que soit l’immenseflot qu’il roule,

Un grand peuple sans âme est une vastefoule !

Du sol qui l’enfanta la sainte passion

D’un essaim de pasteurs fait unenation ;

Une goutte de sang dont la gloire tienttrace

Teint pour l’éternité le drapeau d’unerace !

N’en est-il pas assez sur la flèche deTell

Pour rendre son ciel libre et son peupleimmortel ?

Sparte vit trois cents ans d’un seul jourd’héroïsme.

La terre se mesure au seul patriotisme.

Un pays ? c’est un homme, une gloire, uncombat !

Zurich ou Marathon, Salamine ouMorat !

La grandeur de la terre est d’être ainsichérie :

Le Scythe a des déserts, le Grec unepatrie !…

Autour d’un groupe épars de montagnes,d’îlots,

Promontoires noyés dans les brumes desflots,

Avec son sang versé d’une héroïque artère,

Léonidas mourant écrit du doigt sur terre

Des titres de vertu, d’amour, de liberté,

Qui lèguent un pays à l’immortalité !

Qu’importe sa surface ? un jour, cettecolline

Sera le Parthénon, et ces flotsSalamine !

Vous les avez écrits, ces titres et cesdroits,

Sur un granit plus sûr que les chartes desrois !

Mais ce n’est plus le glaive, Huber, c’est lapensée,

Par qui des nations la force est balancée.

Le règne de l’esprit est à la fin venu.

Plus d’autres boucliers ! l’homme combatà nu.

La conquête brutale est l’erreur de lagloire.

Tu l’as vu, nos exploits font pleurer notrehistoire.

De triomphe en triomphe, un ingratconquérant

A rétréci le sol qui l’avait fait sigrand !…

Il faut qu’avec l’effort de l’orgueil ensouffrance

Le génie et la paix reconquièrent laFrance,

Et que nos vérités, de leurs plus beauxrayons,

Dérobent notre épée à l’œil des nations,

Ainsi qu’Harmodius sous un faisceau derose

Cachait le saint poignard altéré d’autrechose !

Les serviteurs du monde en sont les seulshéros :

Où naquit un grand homme, un empire estéclos.

La terre qui l’enfante, illustrée etbénie,

Monte de son niveau, grandit de songénie :

Il conquiert à son nom tout ce qui lecomprend.

Ô Léman, à ce titre es-tu donc trop peugrand ?

Jamais Dieu versa-t-il sur sa terrechoisie,

De sa corne de dons, d’amour, de poésie,

Plus de noms immortels, sonores,éclatants,

Que ceux dont tu grossis le bruit lointain dutemps ?

L’amour, la liberté, ces alcyons du monde,

Combien de fois ont-ils pris leur vol sur tononde,

Ou confié leur nid à tes flotstransparents ?

Je vois d’ici verdir les pentes deClarens,

Des rêves de Rousseau fantastiquesroyaumes,

Plus réels, plus peuplés de ses vivantsfantômes

Que si vingt nations sans gloire et sansamour

Avaient creusé mille ans leurs lits dans ceséjour :

Tant l’idée est puissante à créer sapatrie !

Voilà ces prés, ces eaux, ces rocs deMeillerie,

Ces vallons suspendus dans le ciel duValais,

Ces soleils scintillants sur le bois deschalets,

Où, des simples des champs en cueillant ledictame,

Dans leur plus frais parfum il aspira sonâme !

Aussi le souvenir de ces félicités

Le suivit-il toujours dans l’ombre descités.

Ses pieds rampants gardaient l’odeur desfeuilles

Son premier ciel brillait jusqu’au fond de sesfautes,

Comme une eau de cascade, en perdant sablancheur,

Roule à l’Arve glacé sa premièrefraîcheur.

…………………………

Voltaire ! quel que soit le nom dont onle nomme,

C’est un cycle vivant, c’est un siècle faithomme !

Pour fixer de plus haut le jour de laraison,

Son œil d’aigle et de lynx choisit tonhorizon ;

Heureux si, sur ces monts où Dieu luitdavantage,

Il eût vu plus de ciel à travers lenuage !

…………………………

Byron, comme un lutteur fatigué du combat,

Pour saigner et mourir, sur tes rivess’abat ;

On dit que, quand les vents roulent ton ondeen poudre,

Sa voix est dans tes cris et son œil dans tafoudre.

Une plume du cygne enlevée à son flanc

Brille sur ta surface à côté du montBlanc !

…………………………

Mais mon âme, ô Coppet, s’envole sur tesrives,

Où Corinne repose au bruit des eauxplaintives.

En voyant ce tombeau sur le bord duchemin,

Ton front noble s’incline au nom du genrehumain.

Colombe de salut pour l’arche du génie,

Seule elle traversa la mer detyrannie !

Pendant que sous ses fers l’univers avili

Du front césarien étudiait le pli,

Ce petit coin de terre, oasis devengeance,

Protestait pour le siècle et pourl’intelligence :

Le poids du monde entier ne pouvaitassoupir,

Liberté, dans ce cœur ton extrêmesoupir !

Ce soupir d’une femme alluma le tonnerre

Qui foudroya d’en bas le Titan de laguerre ;

Il tomba sur son roc, par la haineemporté.

Vesta de la vengeance et de la liberté,

Sous les débris fumants de l’univers enflamme

On retrouva leurs feux immortels dans tonâme !…

Ah ! que d’autres, flatteurs d’unpopulaire orgueil,

Suivent leur servitude au fond d’un grandcercueil ;

Qu’imitant des Césars l’abjecte idolâtrie,

Pour socle d’une tombe ils couchent lapatrie,

Et, changeant un grand peuple en serviletroupeau,

Qu’ils lui fassent lécher la botte oule chapeau !

D’autres tyrans naîtront de ces larmesd’esclaves :

Diviniser le fer, c’est forger sesentraves !

Avilir les humains, ce n’est pas segrandir,

C’est éteindre le feu dont on veutresplendir,

C’est abaisser sous soi le sommet où l’onmonte,

C’est sculpter sa statue avec un bloc dehonte !

Si le banal encens qui brûle dans leursmains

Se mesure au mépris qu’on a fait deshumains,

Le colosse de fer dont ils fardentl’histoire

Avec plus de mépris aurait donc plus degloire ?

Plus bas, Séjans d’une ombre ! admirez àgenoux !

Il avait deviné des juges tels que vous.

Mais le temps est seul juge : ami,laissons-les faire ;

Qu’ils pétrissent du sang à ce dieu duvulgaire ;

Que tout rampe à ses pieds de bronze… exceptémoi !

Staël, à lui l’univers… mais cette larme àtoi !

…………………………

Huber, que ce grand nom, que ces ombres sichères

Agrandissent pour vous le pays de vospères !

Rebandez le vieil arc que son poidsdétendit :

On resserre le nœud quand le faisceaugrandit.

Dans le tronc fédéral concentrez mieux sasève ;

La tribu devient peuple et l’unitél’achève !

Que Genève à nos pieds ouvre son libreport :

La liberté du faible est la gloire dufort.

Que, sous les mille esquifs dont les eaux sontridées,

Palmyre européenne au confluent d’idées,

Elle voie en ses murs l’Ibère et leGermain

Échanger la pensée en se donnant lamain !

Nid d’aigles élevé sur toute tyrannie,

Qu’elle soit pour l’exil l’hospice dugénie,

Et que ces grands martyrs de l’immortalité

Lui payent d’un rayon sonhospitalité !

Pour moi, cygne d’hiver égaré sur tesplages,

Qui retourne affronter son ciel chargéd’orages,

Puissé-je quelquefois, dans ton cristalmouillé,

Retremper, ô Léman, mon plumagesouillé !

Puissé-je, comme hier, couché sur le présombre

Où les grands châtaigniers d’Évian penchentl’ombre,

Regarder sur ton sein la voile de pêcheur,

Triangle lumineux, découper sablancheur ;

Écouter attendri les gazouillements vagues

Que viennent à mes pieds balbutier tesvagues,

Et voir ta blanche écume, en brodant tescontours,

Monter, briller et fondre, ainsi que font nosjours !…

XIX – LA PRIÈRE.

Le roi brillant du jour, se couchant dans sagloire,

Descend avec lenteur de son char devictoire ;

Le nuage éclatant qui le cache à nos yeux

Conserve en sillons d’or sa trace dans lescieux,

Et d’un reflet de pourpre inondel’étendue.

Comme une lampe d’or dans l’azursuspendue,

La lune se balance au bord del’horizon ;

Ses rayons affaiblis dorment sur le gazon,

Et le voile des nuits sur les monts sedéplie.

C’est l’heure où la nature, un momentrecueillie,

Entre la nuit qui tombe et le jour quis’enfuit,

S’élève au créateur du jour et de la nuit,

Et semble offrir à Dieu, dans son brillantlangage,

De la création le magnifique hommage.

Voilà le sacrifice immense,universel !

L’univers est le temple et la terre estl’autel ;

Les cieux en sont le dôme, et ses astres sansnombre,

Ces feux demi-voilés, pâle ornement del’ombre,

Dans la voûte d’azur avec ordre semés,

Sont les sacrés flambeaux pour ce templeallumés :

Et ces nuages purs qu’un jour mourantcolore,

Et qu’un souffle léger, du couchant àl’aurore,

Dans les plaines de l’air repliantmollement,

Roule en flocons de pourpre aux bords dufirmament,

Sont les flots de l’encens qui monte ets’évapore

Jusqu’au trône du Dieu que la natureadore.

Mais ce temple est sans voix. Où sont lessaints concerts ?

D’où s’élèvera l’hymne au roi del’univers ?

Tout se tait : mon cœur seul parle dansce silence.

La voix de l’univers, c’est monintelligence.

Sur les rayons du soir, sur les ailes duvent,

Elle s’élève à Dieu comme un parfumvivant,

Et, donnant un langage à toute créature,

Prête, pour l’adorer, mon âme à la nature.

Seul, invoquant ici son regard paternel,

Je remplis le désert du nom del’Éternel ;

Et Celui qui, du sein de sa gloireinfinie,

Des sphères qu’il ordonne écoutel’harmonie,

Écoute aussi la voix de mon humble raison,

Qui contemple sa gloire et murmure sonnom.

Salut, principe et fin de toi-même et dumonde !

Toi qui rends d’un regard l’immensitéféconde,

Âme de l’univers, Dieu, père, créateur,

Sous tous ces noms divers je crois en toi,Seigneur ;

Et, sans avoir besoin d’entendre taparole,

Je lis au front des cieux mon glorieuxsymbole.

L’étendue à mes yeux révèle tagrandeur ;

La terre, ta bonté ; les astres ta,splendeur.

Tu t’es produit toi-même en ton brillantouvrage !

L’univers tout entier réfléchit ton image,

Et mon âme à son tour réfléchit l’univers.

Ma pensée, embrassant tes attributsdivers,

Partout autour de soi te découvre ett’adore,

Se contemple soi-même, et t’y découvreencore :

Ainsi l’astre du jour éclate dans lescieux,

Se réfléchit dans l’onde et se peint à mesyeux.

C’est peu de croire en toi, bonté, beautésuprême !

Je te cherche partout, j’aspire à toi, jet’aime !

Mon âme est un rayon de lumière et d’amour

Qui, du foyer divin détaché pour un jour,

De désirs dévorants loin de toi consumée,

Brûle de remonter à sa source enflammée.

Je respire, je sens, je pense, j’aime entoi !

Ce monde qui te cache est transparent pourmoi ;

C’est toi que je découvre au fond de lanature,

C’est toi que je bénis dans toutecréature.

Pour m’approcher de toi, j’ai fui dans cesdéserts :

Là, quand l’aube, agitant son voile dans lesairs,

Entr’ouvre l’horizon qu’un jour naissantcolore,

Et sème sur les monts les perles del’aurore,

Pour moi c’est ton regard qui, du divinséjour,

S’entr’ouvre sur le monde et lui répand lejour.

Quand l’astre à son midi, suspendant sacarrière,

M’inonde de chaleur, de vie et de lumière,

Dans ses puissants rayons, qui raniment messens,

Seigneur, c’est ta vertu, ton souffle que jesens ;

Et quand la nuit, guidant son cortèged’étoiles,

Sur le monde endormi jette ses sombresvoiles,

Seul, au sein du désert et de l’obscurité,

Méditant de la nuit la douce majesté,

Enveloppé de calme, et d’ombre, et desilence,

Mon âme de plus près adore taprésence ;

D’un jour intérieur je me sens éclairer,

Et j’entends une voix qui me ditd’espérer.

Oui, j’espère, Seigneur, en tamagnificence :

Partout à pleines mains prodiguantl’existence,

Tu n’auras pas borné le nombre de mesjours

À ces jours d’ici-bas, si troublés et sicourts.

Je te vois en tous lieux conserver etproduire :

Celui qui peut créer dédaigne de détruire.

Témoin de ta puissance et sûr de ta bonté,

J’attends le jour sans fin del’immortalité.

La mort m’entoure en vain de ses ombresfunèbres,

Ma raison voit le jour à travers lesténèbres ;

C’est le dernier degré qui m’approche detoi,

C’est le voile qui tombe entre ta face etmoi.

Hâte pour moi, Seigneur, ce moment quej’implore,

Ou, si, dans tes secrets tu le retiensencore,

Entends du haut du ciel le cri de mesbesoins !

L’atome et l’univers sont l’objet de tessoins :

Des dons de ta bonté soutiens monindigence ;

Nourris mon corps de pain, mon âmed’espérance ;

Réchauffe d’un regard de tes yeuxtout-puissants

Mon esprit éclipsé par l’ombre de messens,

Et, comme le soleil aspire la rosée,

Dans ton sein à jamais absorbe mapensée !

Commentaire.

J’ai toujours pensé que la poésie étaitsurtout la langue des prières, la langue parlée et la révélation dela langue intérieure. Quand l’homme parle au suprême Interlocuteur,il doit nécessairement employer la forme la plus complète et laplus parfaite de ce langage que Dieu a mis en lui. Cette formerelativement parfaite et complète, c’est évidemment la formepoétique. Le vers réunit toutes les conditions de ce qu’on appellela parole, c’est-à-dire le son, la couleur, l’image, le rhythme,l’harmonie, l’idée, le sentiment, l’enthousiasme : la parolene mérite véritablement le nom de Verbe ou de Logos que quand elleréunit toutes ces qualités. Depuis les temps les plus reculés leshommes l’ont senti par instinct ; et tous les cultes ont eupour langue la poésie, pour premier prophète ou pour premierpontife les poëtes.

J’écrivis cet hymne de l’adoration rationnelleen me promenant sur une des montagnes qui dominent la gracieuseville de Chambéry, non loin des Charmettes, ce berceau de lasensibilité et du génie de J. J. Rousseau.

XX – INVOCATION.

Ô toi qui m’apparus dans ce désert dumonde,

Habitante du ciel, passagère en ces lieux,

Ô toi qui fis briller dans cette nuitprofonde

Un rayon d’amour à mes yeux ;

À mes yeux étonnés montre-toi toutentière ;

Dis-moi quel est ton nom, ton pays, tondestin :

Ton berceau fut-il sur la terre,

Ou n’es-tu qu’un souffle divin ?

Vas-tu revoir demain l’éternellelumière ?

Ou dans ce lieu d’exil, de deuil et demisère,

Dois-tu poursuivre encor ton péniblechemin ?

Ah ! quel que soit ton nom, ton destin,ta patrie,

Ô fille de la terre ou du divin séjour,

Ah ! laisse-moi toute ma vie

T’offrir mon culte ou mon amour.

Si tu dois comme nous achever ta carrière,

Sois mon appui, mon guide, et souffre qu’entous lieux

De tes pas adorés je baise la poussière.

Mais si tu prends ton vol, et si, loin de nosyeux,

Sœur des anges, bientôt tu remontes prèsd’eux,

Après m’avoir aimé quelques jours sur laterre,

Souviens-toi de moi dans les cieux !

XXI – LA FOI.

Ô néant ! ô seul dieu que je puissecomprendre !

Silencieux abîme où je vais redescendre,

Pourquoi laissas-tu l’homme échapper de tamain ?

De quel sommeil profond je dormais dans tonsein !

Dans l’éternel oubli j’y dormiraisencore ;

Mes yeux n’auraient pas vu ce faux jour quej’abhorre ;

Et dans ta longue nuit mon paisiblesommeil

N’aurait jamais connu ni songes ni réveil.

Mais puisque je naquis, sans doute il fallaitnaître.

Si l’on m’eût consulté, j’aurais refusél’être.

Vains regrets ! le destin me condamnaitau jour,

Et je viens, ô soleil, te maudire à montour.

Cependant, il est vrai, cette premièreaurore,

Ce réveil incertain d’un être quis’ignore,

Cet espace infini s’ouvrant devant sesyeux,

Ce long regard de l’homme interrogeant lescieux,

Ce vague enchantement, ces torrentsd’espérance,

Éblouissent les yeux au seuil del’existence.

Salut, nouveau séjour où le temps m’ajeté,

Globe, témoin futur de ma félicité !

Salut, sacré flambeau qui nourris lanature !

Soleil, premier amour de toutecréature !

Vastes cieux, qui cachez le Dieu qui vous afaits !

Terre, berceau de l’homme, admirablepalais !

Homme, semblable à moi, mon compagnon, monfrère !

Toi plus belle à mes yeux, à mon âme pluschère !

Salut, objets, témoins, instruments dubonheur !

Remplissez vos destins, je vous apporte uncœur …

Que ce rêve est brillant ! mais,hélas ! c’est un rêve.

Il commençait alors ; maintenant ils’achève.

La douleur lentement m’entr’ouvre letombeau :

Salut, mon dernier jour, sois mon jour le plusbeau !

J’ai vécu ; j’ai passé ce désert de lavie,

Où toujours sous mes pas chaque fleur s’estflétrie ;

Où toujours l’espérance, abusant maraison,

Me montrait le bonheur dans un vaguehorizon ;

Où du vent de la mort les brûlanteshaleines

Sous mes lèvres toujours tarissaient lesfontaines.

Qu’un autre, s’exhalant en regretssuperflus,

Redemande au passé ses jours qui ne sontplus,

Pleure de son printemps l’aurore évanouie,

Et consente à revivre une secondevie :

Pour moi, quand le destin m’offrirait, à monchoix,

Le sceptre du génie ou le trône des rois,

La gloire, la beauté, les trésors, lasagesse,

Et joindrait à ses dons l’éternellejeunesse ;

J’en jure par la mort, dans un mondepareil,

Non, je ne voudrais pas rajeunir d’unsoleil.

Je ne veux pas d’un monde où tout change, oùtout passe ;

Où, jusqu’au souvenir, tout s’use et touts’efface ;

Où tout est fugitif, périssable,incertain ;

Où le jour du bonheur n’a pas delendemain.

Combien de fois ainsi, trompé parl’existence,

De mon sein pour jamais j’ai bannil’espérance !

Combien de fois ainsi mon esprit abattu

A cru s’envelopper d’une froide vertu,

Et, rêvant de Zénon la trompeuse sagesse,

Sous un manteau stoïque a caché safaiblesse !

Dans son indifférence un jour enseveli,

Pour trouver le repos il invoquaitl’oubli :

Vain repos, faux sommeil ! Tel qu’au pieddes collines

Où Rome sort du sein de ses propresruines,

L’œil voit dans ce chaos, confusémentépars,

D’antiques monuments, de modernesremparts,

Des théâtres croulants, dont les frontonssuperbes

Dorment dans la poussière ou rampent sous lesherbes,

Les palais des héros par les roncescouverts,

Des dieux couchés au seuil de leurs templesdéserts,

L’obélisque éternel ombrageant lachaumière,

La colonne portant une image étrangère,

L’herbe dans le forum, les fleurs dans lestombeaux,

Et ces vieux panthéons peuplés de dieuxnouveaux ;

Tandis que, s’élevant de distance endistance,

Un faible bruit de vie interrompt cesilence…

Telle est notre âme après ces longsébranlements :

Secouant la raison jusqu’en sesfondements,

Le malheur n’en fait plus qu’une immenseruine ;

Où comme un grand débris le désespoirdomine ;

De sentiments éteints silencieux chaos,

Éléments opposés sans vie et sans repos,

Restes des passions par le temps effacées,

Combat désordonné de vœux et de pensées,

Souvenirs expirants, regrets, dégoûts,remord.

Si du moins ces débris nous attestaient samort !

Mais sous ce vaste deuil l’âme encore estvivante ;

Ce feu sans aliment soi-mêmes’alimente ;

Il renaît de sa cendre, et ce fatalflambeau

Craint de brûler encore au-delà dutombeau.

Âme ! qui donc es-tu ? Flamme qui medévore,

Dois-tu vivre après moi ? dois-tusouffrir encore ?

Hôte mystérieux, que vas-tu devenir ?

Au grand flambeau du jour vas-tu teréunir ?

Peut-être de ce feu tu n’es qu’uneétincelle,

Qu’un rayon égaré, que cet astrerappelle ;

Peut-être que, mourant lorsque l’homme estdétruit,

Tu n’es qu’un suc plus pur que la terre aproduit,

Une fange animée, une argile pensante…

Mais que vois-je ? À ce mot, tu frémisd’épouvante :

Redoutant le néant, et lasse de souffrir,

Hélas ! tu crains de vivre et trembles demourir.

Qui te révélera, redoutable mystère ?

J’écoute en vain la voix des sages de laterre ;

Le doute égare aussi ces sublimes esprits,

Et de la même argile ils ont été pétris.

Rassemblant les rayons de l’antiquesagesse,

Socrate te cherchait aux beaux jours de laGrèce ;

Platon à Sunium te cherchait aprèslui :

Deux mille ans sont passés, je te chercheaujourd’hui ;

Deux mille ans passeront, et les enfants deshommes

S’agiteront encor dans la nuit où noussommes.

La vérité rebelle échappe à nos regards,

Et Dieu seul réunit tous ses rayons épars.

Ainsi, prêt à fermer mes yeux à lalumière,

Nul espoir ne viendra consoler mapaupière :

Mon âme aura passé, sans guide et sansflambeau,

De la nuit d’ici-bas dans la nuit dutombeau ;

Et j’emporte au hasard, au monde où jem’élance,

Ma vertu sans espoir, mes maux sansrécompense.

Réponds-moi, Dieu cruel ! S’il est vraique tu sois,

J’ai donc le droit fatal de maudire teslois !

Après le poids du jour, du moins lemercenaire

Le soir s’assied à l’ombre, et reçoit sonsalaire ;

Et moi, quand je fléchis sous le fardeau dusort,

Quand mon jour est fini, mon salaire est lamort !

…………………………

Mais, tandis qu’exhalant le doute et leblasphème,

Les yeux sur mon tombeau, je pleure surmoi-même,

La foi, se réveillant, comme un douxsouvenir,

Jette un rayon d’espoir sur mon pâleavenir,

Sous l’ombre de la mort me ranime etm’enflamme,

Et rend à mes vieux jours la jeunesse del’âme.

Je remonte, aux lueurs de ce flambeaudivin,

Du couchant de ma vie à son riantmatin ;

J’embrasse d’un regard la destinéehumaine ;

À mes yeux satisfaits tout s’ordonne ets’enchaîne ;

Je lis dans l’avenir la raison duprésent ;

L’espoir ferme après moi les portes dunéant,

Et, rouvrant l’horizon à mon âme ravie,

M’explique par la mort l’énigme de la vie.

Cette foi qui m’attend au bord de montombeau,

Hélas ! il m’en souvient, plana sur monberceau.

De la terre promise immortel héritage,

Les pères à leurs fils l’ont transmis d’âge enâge.

Notre esprit la reçoit à son premierréveil,

Comme les dons d’en haut, la vie et lesoleil ;

Comme le lait de l’âme, en ouvrant lapaupière,

Elle a coulé pour nous des lèvres d’unemère ;

Elle a pénétré l’homme en sa tendresaison ;

Son flambeau dans les cœurs précéda laraison.

L’enfant, en essayant sa première parole,

Balbutie au berceau son sublimesymbole ;

Et, sous l’œil maternel germant à soninsu,

Il la sent dans son cœur croître avec lavertu.

Ah ! si la vérité fut faite pour laterre,

Sans doute elle a reçu ce simplecaractère ;

Sans doute, dès l’enfance offerte à nosregards,

Dans l’esprit par les sens entrant de toutesparts,

Comme les purs rayons de la célesteflamme,

Elle a dû dès l’aurore environner notreâme,

De l’esprit par l’amour descendre dans lescœurs,

S’unir au souvenir, se fondre dans lesmœurs ;

Ainsi qu’un grain fécond que l’hiver couvreencore,

Dans notre sein longtemps germer avantd’éclore,

Et, quand l’homme a passé son orageux été,

Donner son fruit divin pour l’immortalité.

Soleil mystérieux, flambeau d’une autresphère,

Prête à mes yeux mourants ta mystiquelumière !

Pars du sein du Très-Haut, rayonconsolateur !

Astre vivifiant, lève-toi dans moncœur !

Hélas ! je n’ai que toi : dans mesheures funèbres,

Ma raison qui pâlit m’abandonne auxténèbres ;

Cette raison superbe, insuffisantflambeau,

S’éteint comme la vie aux portes dutombeau.

Viens donc la remplacer, ô célestelumière !

Viens d’un jour sans nuage inonder mapaupière ;

Tiens-moi lieu du soleil que je ne dois plusvoir,

Et brille à l’horizon comme l’astre dusoir !

Commentaire.

Ces vers furent écrits par moi dans cet étatde convalescence qui suit les violentes convulsions et les grandesdouleurs de l’âme, où l’on se sent renaître à la vie par lapuissante sève de la jeunesse, mais où l’on sent encore en soi lafaiblesse et la langueur de la maladie et de la mort. Ce sont lesmoments où l’on cherche à se rattacher, par le souvenir et parl’illusion, aux images de son enfance ; c’est alors aussi quela piété de nos premiers jours rentre dans notre âme pour ainsidire par les sens, avec la mémoire de notre berceau, de notreprière du premier foyer, du premier temps où l’on a appris à épelerle nom que nos parents donnaient à Dieu. Une femme de l’anciennecour, amie de Madame Élisabeth, femme d’un esprit très distingué etd’un cœur très maternel pour moi, Mme la marquise de Raigecourt,m’avait accueilli avec beaucoup de bonté à Paris. Très frappée dequelques vers que je lui avais confiés, et de la lecture d’unetragédie sacrée que j’avais écrite alors, elle entretenait unecorrespondance avec moi. Elle avait rapporté du pied de l’échafaudde son amie, Madame Élisabeth, des cachots de la Terreur et desexils d’une longue émigration, ce sentiment de religion et depieuse réminiscence des autels de sa jeunesse, que le malheur donneaux exilés. Elle m’entretenait sans cesse de Racine et de Fénelon,ces Homère et ces Euripide du siècle catholique de Louis XIV ;elle me disait que j’avais en moi quelques cendres encore chaudesde leur foyer éteint ; elle m’encourageait à chercher lesmêmes inspirations dans les mêmes croyances. Moi-même, lassé dechercher dans la nature et dans la seule raison les lettresprécises de ce symbole que tout homme sensible a besoin de se faireà soi-même, je m’inclinai vers Celui que j’avais balbutié, avec mespremières paroles, sur les genoux d’une mère.

J’écrivis ces vers sous cette doubleimpression, et je les envoyai à Mme de Raigecourt : elle meles rendit plus tard, quand je me décidai, sur ses instances, àrecueillir et à publier ces Méditations.

XXII – LE GÉNIE.

À M. DE BONALD.

Impavidum ferientruinae.

Horat., od. V, lib. III.

Ainsi, quand parmi les tempêtes,

Au sommet brûlant du Sina,

Jadis le plus grand des prophètes

Gravait les tables de Juda ;

Pendant cet entretien sublime,

Un nuage couvrait la cime

Du mont inaccessible aux yeux ;

Et, tremblant aux coups du tonnerre,

Juda, couché dans la poussière,

Vit ses lois descendre des cieux.

Ainsi des sophistes célèbres

Dissipant les fausses clartés,

Tu tires du sein des ténèbres

D’éblouissantes vérités.

Ce voile, qui des lois premières

Couvrait les augustes mystères,

Se déchire et tombe à ta voix ;

Et tu suis ta route assurée

Jusqu’à cette source sacrée

Où le monde a puisé ses lois.

Assis sur la base immuable

De l’éternelle vérité,

Tu vois d’un œil inaltérable

Les phases de l’humanité.

Secoués de leurs gonds antiques,

Les empires, les républiques,

S’écroulent en débris épars :

Tu ris des terreurs où nous sommes ;

Partout où nous voyons les hommes,

Un Dieu se montre à tes regards !

En vain par quelque faux système

Un système faux est détruit ;

Par le désordre à l’ordre même,

L’univers moral est conduit.

Et comme autour d’un astre unique

La terre, dans sa route oblique,

Décrit sa route dans les airs,

Ainsi, par une loi plus belle,

Ainsi la justice éternelle

Est le pivot de l’univers.

Mais quoi ! tandis que le génie

Te ravit si loin de nos yeux,

Les lâches clameurs de l’envie

Te suivent jusque dans les cieux !

Crois-moi, dédaigne d’en descendre ;

Ne t’abaisse pas pour entendre

Ces bourdonnements détracteurs.

Poursuis ta sublime carrière,

Poursuis : le mépris du vulgaire

Est l’apanage des grands cœurs.

Objet de ses amours frivoles,

Ne l’as-tu pas vu tour à tour

Se forger de frêles idoles

Qu’il adore et brise en un jour ?

N’as-tu pas vu son inconstance

De l’héréditaire croyance

Éteindre les sacrés flambeaux,

Brûler ce qu’adoraient ses pères,

Et donner le nom de lumières

À l’épaisse nuit des tombeaux ?

Secouant ses antiques rênes,

Mais par d’autres tyrans flatté,

Tout meurtri du poids de ses chaînes,

L’entends-tu crier :Liberté ?

Dans ses sacrilèges caprices,

Le vois-tu, donnant à ses vices

Les noms de toutes les vertus ;

Traîner Socrate aux gémonies,

Pour faire en des temples impies

L’apothéose d’Anytus ?

Si, pour caresser sa faiblesse,

Sous tes pinceaux adulateurs

Tu parais du nom de sagesse

Les leçons de ses corrupteurs,

Tu verrais ses mains avilies,

Arrachant des palmes flétries

De quelque front déshonoré,

Les répandre sur ton passage,

Et, changeant la gloire en outrage,

T’offrir un triomphe abhorré.

Mais, loin d’abandonner la lice

Où ta jeunesse a combattu,

Tu sais que l’estime du vice

Est un outrage à la vertu.

Tu t’honores de tant de haine ;

Tu plains ces faibles cœurs qu’entraîne

Le cours de leur siècle égaré ;

Et, seul contre le flot rapide,

Tu marches d’un pas intrépide

Au but que la gloire a montré !

Tel un torrent, fils de l’orage,

En roulant du sommet des monts,

S’il rencontre sur son passage

Un chêne, l’orgueil des vallons,

Il s’irrite, il écume, il gronde,

Il presse des plis de son onde

L’arbre vainement menacé :

Mais debout parmi les ruines,

Le chêne aux profondes racines

Demeure ; et le fleuve a passé.

Toi donc, des mépris de ton âge

Sans être jamais rebuté,

Retrempe ton mâle courage

Dans les flots de l’adversité !

Pour cette lutte qui s’achève,

Que la vérité soit ton glaive,

La justice ton bouclier.

Va, dédaigne d’autres armures ;

Et si tu reçois des blessures,

Nous les couvrirons de laurier !

Vois-tu dans la carrière antique,

Autour des coursiers et des chars,

Jaillir la poussière olympique

Qui les dérobe à nos regards ?

Dans sa course ainsi le génie

Par les nuages de l’envie

Marche longtemps environné ;

Mais au terme de la carrière,

Des flots de l’indigne poussière

Il sort vainqueur et couronné.

Commentaire.

Je ne connaissais M. de Bonald que denom : je n’avais rien lu de lui. On en parlait à Chambéry, oùj’étais alors connu d’un sage proscrit de sa patrie par laRévolution, et conduisant ses petits-enfants par la main sur lesgrandes routes de l’Allemagne. Cette image d’un Solon modernem’avait frappé ; de plus, j’avais un culte idéal et passionnépour une jeune femme dont j’ai parlé dans Raphaël, et quiétait amie de M. de Bonald. En sortant de chez elle un soir d’été,je gravis, au clair de lune, les pentes boisées des montagnes quis’élèvent derrière la jolie petite ville d’Aix en Savoie, etj’écrivis au crayon les strophes qu’on vient de lire. Peum’importait que M. de Bonald connût ou non ces vers : marécompense était dans le sourire que j’obtiendrais, le lendemain demon idole. Mon inspiration n’était pas la politique, mais l’amour.Je lus, en effet, cette ode le lendemain à l’amie de ce grandécrivain. Elle ne me soupçonnait pas capable d’un tel coupd’aile : elle vit bien que j’avais été soutenu par un autreenthousiasme que par l’enthousiasme d’une métaphysique inconnue.Elle m’en sut gré, elle fut fière de moi ; elle envoya cesvers à M. de Bonald, qui fut bon, indulgent, comme il l’étaittoujours, et qui m’adressa l’édition complète de ses œuvres. Je leslus avec cet élan de la poésie vers le passé, et avec cette piétédu cœur pour les ruines, qui se change si facilement en dogme et ensystème dans l’imagination des enfants. Je m’efforçai de croirependant quelques mois aux gouvernements révélés, sur la foi de M.de Chateaubriand et de M. de Bonald. Puis le courant du temps et dela raison humaine m’arracha, comme tout le monde, à ces doucesillusions ; et je compris que Dieu ne révélait à l’homme queses instincts sociaux, et que les natures diverses desgouvernements étaient la révélation de l’âge, des situations, dusiècle, des vices ou des vertus de l’espèce humaine.

XXIII – PHILOSOPHIE.

AU MARQUIS DE LA MAISONFORT.

Oh ! qui m’emportera vers les tièdesrivages

Où l’Arno, couronné de ses pâles ombrages,

Aux murs de Médicis en sa course arrêté,

Réfléchit le palais par un sage habité,

Et semble, au bruit flatteur de son onde pluslente,

Murmurer les grands noms de Pétrarque et deDante ?

Ou plutôt que ne puis-je, au doux tomber dujour,

Quand, le front soulagé du fardeau de lacour,

Tu vas sous tes bosquets chercher tonÉgérie,

Suivre, en rêvant, tes pas de prairie enprairie,

Jusqu’au modeste toit par tes mainsembelli,

Où tu cours adorer le silence etl’oubli ?

J’adore aussi ces dieux : depuis que lasagesse

Aux rayons du malheur a mûri ma jeunesse,

Pour nourrir ma raison des seuls fruitsimmortels,

J’y cherche en soupirant l’ombre de leursautels,

Et s’il est au sommet de la verte colline,

S’il est sur le penchant du coteau quis’incline,

S’il est aux bords déserts du torrentignoré

Quelque rustique abri, de verdure entouré,

Dont le pampre arrondi sur le seuildomestique

Dessine en serpentant le flexibleportique ;

Semblable à la colombe errante sur leseaux,

Qui, des cèdres d’Arar découvrant lesrameaux,

Vola sur leur sommet poser ses pieds derose,

Soudain mon âme errante y vole et s’yrepose.

Aussi, pendant qu’admis dans les conseils desrois,

Représentant d’un maître, honoré par sonchoix,

Tu tiens un des grands fils de la trame dumonde,

Moi, parmi les pasteurs, assis aux bords del’onde,

Je suis d’un œil rêveur les barques sur leseaux,

J’écoute les soupirs du vent dans lesroseaux ;

Nonchalamment couché près du lit desfontaines,

Je suis l’ombre qui tourne autour du tronc deschênes,

Ou je grave un vain nom sur l’écorce desbois,

Ou je parle à l’écho qui répond à ma voix,

Ou, dans le vague azur, contemplant lesnuages,

Je laisse errer comme eux mes flottantesimages.

La nuit tombe, et le Temps, de son doigtredouté,

Me marque un jour de plus que je n’ai pascompté.

Quelquefois seulement, quand mon âmeoppressée

Sent en rhythmes nombreux déborder mapensée,

Au souffle inspirateur du soir dans lesdéserts,

Ma lyre abandonnée exhale encor desvers !

J’aime à sentir ces fruits d’une sève plusmûre

Tomber, sans qu’on les cueille, au gré de lanature,

Comme le sauvageon, secoué par les vents,

Sur les gazons flétris, de ses rameauxmouvants

Laisse tomber ces fruits que la brancheabandonne,

Et qui meurent au pied de l’arbre qui lesdonne.

Il fut un temps peut-être où mes jours mieuxremplis,

Par la gloire éclairés, par l’amourembellis,

Et fuyant loin de moi sur des ailesrapides,

Dans la nuit du passé ne tombaient pas sivides.

Aux douteuses clartés de l’humaine raison,

Égaré dans les cieux sur les pas dePlaton,

Par ma propre vertu je cherchais àconnaître

Si l’âme est en effet un souffle du grandÊtre ;

Si ce rayon divin, dans l’argile enfermé,

Doit être par la mort éteint ourallumé ;

S’il doit après mille ans revivre sur laterre ;

Ou si, changeant sept fois de destins et desphère,

Et montant d’astre en astre à son centredivin,

D’un but qui fuit toujours il s’approche sansfin ;

Si dans ces changements nos souvenirssurvivent ;

Si nos soins, nos amours, si nos vertus noussuivent ;

S’il est un juge assis aux portes desenfers,

Qui sépare à jamais les justes despervers ?

S’il est de saintes lois qui, du cielémanées,

Des empires mortels prolongent les années,

Jettent un frein au peuple indocile à leurvoix,

Et placent l’équité sous la garde desrois ;

Ou si d’un dieu qui dort l’aveuglenonchalance

Laisse au gré du destin trébucher sabalance,

Et livre, en détournant ses yeuxindifférents,

La nature au hasard, et la terre auxtyrans.

Mais, ainsi que des cieux, où son vol sedéploie,

L’aigle souvent trompé redescend sans saproie,

Dans ces vastes hauteurs où mon œil s’estporté

Je n’ai rien découvert que doute etvanité ;

Et, las d’errer sans fin dans des champs sanslimite,

Au seul jour où je vis, au seul bord quej’habite,

J’ai borné désormais ma pensée et messoins :

Pourvu qu’un dieu caché fournisse à mesbesoins,

Pourvu que, dans les bras d’une épousechérie,

Je goûte obscurément les doux fruits de mavie ;

Que le rustique enclos par mes pèresplanté

Me donne un toit l’hiver, et de l’ombrel’été ;

Et que d’heureux enfants ma tablecouronnée

D’un convive de plus se peuple chaqueannée,

Ami, je n’irai plus ravir si loin de moi,

Dans les secrets de Dieu, ces comment, cespourquoi,

Ni du risible effort de mon faible génie

Aider péniblement la sagesse infinie.

Vivre est assez pour nous ; un plus sagel’a dit :

Le soin de chaque jour à chaque joursuffit.

Humble, et du saint des saints respectant lesmystères,

J’héritai l’innocence et le Dieu de mespères ;

En inclinant mon front, j’élève à lui mesbras ;

Car la terre l’adore et ne le comprendpas :

Semblable à l’alcyon, que la mer dorme ougronde,

Qui dans son nid flottant s’endort en paix surl’onde,

Me reposant sur Dieu du soin de me guider

À ce port invisible où tout doit aborder,

Je laisse mon esprit, libre d’inquiétude,

D’un facile bonheur faisant sa seuleétude,

Et prêtant sans orgueil la voile à tous lesvents,

Les yeux tournés vers lui, suivre le cours dutemps.

Toi qui, longtemps battu des vents et del’orage,

Jouissant aujourd’hui de ce ciel sansnuage,

Du sein de ton repos contemples du mêmeœil

Nos revers sans dédain, nos erreurs sansorgueil ;

Dont la raison facile, et chaste sansrudesse,

Des sages de ton temps n’a pris que lasagesse,

Et qui reçus d’en haut ce don mystérieux

De parler aux mortels dans la langue desdieux ;

De ces bords enchanteurs où ta voix meconvie,

Où s’écoule à flots purs l’automne de tavie,

Où les eaux et les fleurs, et l’ombre etl’amitié,

De tes jours nonchalants usurpent lamoitié,

Dans ces vers inégaux que ta museentrelace,

Dis-nous, comme autrefois nous l’aurait ditHorace,

Si l’homme doit combattre ou suivre sondestin ;

Si je me suis trompé de but ou dechemin ;

S’il est vers la sagesse une autre route àsuivre,

Et si l’art d’être heureux n’est pas toutl’art de vivre.

Commentaire.

Le marquis de La Maisonfort était un de cesémigrés français qui avaient suivi la cour sur la terre étrangère,et qui avaient ébloui, pendant dix ans, l’Europe de leurinsouciance et de leur esprit. Il avait été l’ami de Rivarol, deChampcenetz, et de tous ces jeunes et brillants écrivains desActes des Apôtres, Satire Ménippée de 89, journal à peuprès semblable au Charivari d’aujourd’hui, dans lequel ilsdécochaient à la Révolution des flèches légères, pendant qu’ellecombattait le trône avec la sape, et bientôt avec la hache.

Après le retour des Bourbons en 1814, lemarquis de La Maisonfort avait été nommé, par Louis XVIII, ministreplénipotentiaire à Florence. En 1825, je fus nommé de légation dansla même cour. Le marquis de La Maisonfort était poëte : ilm’accueillit comme un père, et m’ouvrit plus de portefeuilles devers que de portefeuilles de dépêches. Il vivait nonchalamment etvoluptueusement dans ce doux exil des bords de l’Arno. C’était leplus naïf et le plus piquant mélange de philosophie voltairienne,épicurienne et sceptique de l’ancien régime, avec les théoriesofficielles et le langage assaisonné de trône et d’autel, delégitimité et de culte monarchique, dont il avait pris l’habitude àla cour d’Hartwell ; un Voltaire charmant, converti parl’exil, le malheur, la situation à la cour, mais conservant, sousson habit de diplomate et d’homme d’État, la grâce et l’incrédulitérailleuse de sa première vie.

Il me priait souvent d’encadrer son nom dansmes vers, qui avaient, disait-il, plus d’ailes que les siens pourle porter au delà de la vie. Je lui adressai ceux-ci, écrits, unsoir d’automne, sous les châtaigniers de la sauvage colline deTresserves, qui domine le lac du Bourget en Savoie.

Le marquis de La Maisonfort mourut l’annéesuivante à Lyon, en revenant de Paris à Florence. Je le remplaçaien Toscane. Sa mémoire me resta chère, douce comme ces souvenirsd’un entretien semi-sérieux qui font encore sourire, le lendemain,du plaisir d’esprit qu’on a eu la veille.

Cette race charmante de l’émigré françaisn’existe plus : elle s’est éteinte avec celle des abbés decour, que j’ai encore entrevus dans ma jeunesse, et qu’on neretrouve plus qu’en Italie. Les émigrés étaient les conteurs arabesde nos jours. Le marquis de La Maisonfort fut un des plusspirituels et des plus intéressants.

XXIV – LE GOLFE DE BAÏA

Vois-tu comme le flot paisible

Sur le rivage vient mourir ?

Vois-tu le volage zéphyr

Rider, d’une haleine insensible,

L’onde qu’il aime à parcourir ?

Montons sur la barque légère

Que ma main guide sans efforts,

Et de ce golfe solitaire

Rasons timidement les bords.

Loin de nous déjà fuit la rive :

Tandis que d’une main craintive

Tu tiens le docile aviron,

Courbé sur la rame bruyante,

Au sein de l’onde frémissante

Je trace un rapide sillon.

Dieu ! quelle fraîcheur onrespire !

Plongé dans le sein de Téthys,

Le soleil a cédé l’empire

À la pâle reine des nuits ;

Le sein des fleurs demi-fermées

S’ouvre, et de vapeurs embaumées

En ce moment remplit les airs ;

Et du soir la brise légère

Des plus doux parfums de la terre

À son tour embaume les mers.

Quels chants sur ces flotsretentissent ?

Quels chants éclatent sur ces bords ?

De ces doux concerts qui s’unissent

L’écho prolonge les accords,

N’osant se fier aux étoiles,

Le pêcheur, repliant ses voiles,

Salue en chantant son séjour ;

Tandis qu’une folle jeunesse

Pousse au ciel des cris d’allégresse,

Et fête son heureux retour.

Mais déjà l’ombre plus épaisse

Tombe, et brunit les vastes mers ;

Le bord s’efface, le bruit cesse,

Le silence occupe les airs.

C’est l’heure où la Mélancolie

S’assied pensive et recueillie

Aux bords silencieux des mers,

Et, méditant sur les ruines,

Contemple au penchant des collines

Ce palais, ces temples déserts.

Ô de la liberté vieille et saintepatrie !

Terre autrefois féconde en sublimesvertus,

Sous d’indignes Césars[2]maintenant asservie,

Ton empire est tombé, tes héros ne sontplus !

Mais dans ton sein l’âme agrandie

Croit sur leurs monuments respirer leurgénie,

Comme on respire encor dans un templeaboli

La majesté du Dieu dont il était rempli.

Mais n’interrogeons pas vos cendresgénéreuses,

Vieux Romains, fiers Catons, mânes des deuxBrutus !

Allons redemander à ces murs abattus

Des souvenirs plus doux, des ombres plusheureuses.

Horace, dans ce frais séjour,

Dans une retraite embellie

Par le plaisir et le génie,

Fuyait les pompes de la cour ;

Properce y visitait Cynthie,

Et sous les regards de Délie

Tibulle y modulait les soupirs de l’amour.

Plus loin, voici l’asile où vint chanter leTasse,

Quand, victime à la fois du génie et dusort,

Errant dans l’univers, sans refuge et sansport,

La pitié recueillit son illustre disgrâce.

Non loin des mêmes bords, plus tard il vintmourir ;

La gloire l’appelait, il arrive, ilsuccombe :

La palme qui l’attend devant lui semblefuir,

Et son laurier tardif n’ombrage que satombe.

Colline de Baïa ! poétiqueséjour !

Voluptueux vallon qu’habita tour à tour

Tout ce qui fut grand dans le monde,

Tu ne retentis plus de gloire ni d’amour.

Pas une voix qui me réponde,

Que le bruit plaintif de cette onde,

Ou l’écho réveillé des débrisd’alentour !

Ainsi tout change, ainsi tout passe ;

Ainsi nous-mêmes nous passons,

Hélas ! sans laisser plus de trace

Que cette barque où nous glissons

Sur cette mer où tout s’efface.

 

Commentaire.

Ainsi que le dit la note qui précède, cesvers, qui faisaient partie d’un recueil que je jetai au feu,avaient été écrits à Naples en 1813. J’allais souvent alors passermes journées, avec le père de Graziella et Graziella elle-même,dans le golfe de Baïa, où le pêcheur jetait ses filets (voir lesConfidences, épisode de Graziella). J’écrivais lacôte, les mouvements, les impressions de la rive et des flots, envers, pendant que mon ami Aymon de Virieu les notait au crayon etau pinceau sur ses albums. Il avait, par hasard, conservé une copiede cette élégie, et il me la remit au moment ou je faisais imprimerles Méditations. Je la recueillis comme un coquillage desbords de la mer qu’on retrouve dans une valise de voyage oubliéedepuis longtemps, et je l’enfilai, avec ses sœurs plus graves, dansce chapelet de mes poésies.

XXV – LE TEMPLE.

Qu’il est doux, quand du soir l’étoilesolitaire,

Précédant de la nuit le char silencieux,

S’élève lentement dans la voûte des cieux,

Et que l’ombre et le jour se disputent laterre ;

Qu’il est doux de porter ses pas religieux

Dans le fond du vallon, vers ce templerustique

Dont la mousse a couvert le modesteportique,

Mais où le ciel encor parle à des cœurspieux !

Salut, bois consacré ! Salut, champfunéraire,

Des tombeaux du village humbledépositaire !

Je bénis en passant tes simples monuments.

Malheur à qui des morts profane lapoussière !

J’ai fléchi le genou devant leur humblepierre,

Et la nef a reçu mes pas retentissants.

Quelle nuit ! quel silence ! au fonddu sanctuaire

À peine on aperçoit la tremblante lumière

De la lampe qui brûle auprès des saintsautels.

Seule elle luit encor quand l’universsommeille,

Emblème consolant de la bonté qui veille

Pour recueillir ici les soupirs desmortels.

Avançons. Aucun bruit n’a frappé monoreille ;

Le parvis frémit seul sous mes pasmesurés :

Du sanctuaire enfin j’ai franchi lesdegrés.

Murs sacrés, saints autels ! je suisseul, et mon âme

Peut verser devant vous ses douleurs et saflamme,

Et confier au ciel des accents ignorés,

Que lui seul connaîtra, que vous seulsentendrez.

Mais quoi ! de ces autels j’ose approchersans crainte !

J’ose apporter, grand Dieu ! dans cetteauguste enceinte

Un cœur encor brûlant de douleur etd’amour !

Et je ne tremble pas que ta majesté sainte

Ne venge le respect qu’on doit à sonséjour !

Non, je ne rougis plus du feu qui meconsume :

L’amour est innocent quand la vertul’allume.

Aussi pur que l’objet à qui je l’ai juré,

Le mien brûle mon cœur, mais c’est d’un feusacré ;

La constance l’honore et le malheurl’épure.

Je l’ai dit à la terre, à toute lanature ;

Devant tes saints autels je l’ai dit sanseffroi :

J’oserais, Dieu puissant, la nommer devanttoi.

Oui, malgré la terreur que ton templem’inspire,

Ma bouche a murmuré tout bas le nomd’Elvire ;

Et ce nom, répété de tombeaux en tombeaux,

Comme l’accent plaintif d’une ombre quisoupire,

De l’enceinte funèbre a troublé le repos.

Adieu, froids monuments, adieu, saintesdemeures !

Deux fois l’écho nocturne a répété lesheures,

Depuis que devant vous mes larmes ontcoulé :

Le ciel a vu ces pleurs, et je sorsconsolé.

Peut-être au même instant, sur un autrerivage,

Elvire veille aussi, seule avec mon image,

Et dans un temple obscur, les yeux baignés depleurs,

Vient aux autels déserts confier sesdouleurs.

Commentaire.

Cette méditation n’est qu’un cri de l’âme jetédevant Dieu dans une petite église de village, où j’aperçus un soirla lueur d’une lampe, et où j’entrai, plein de la pensée qui mepoursuivait partout. Une image se plaçait toujours entre Dieu etmoi : j’éprouvai le besoin de la consacrer. En sortant de cerecueillement dans ces murs humides de soupirs, j’écrivis cetteméditation. Elle était beaucoup plus longue : j’en retranchaila moitié à l’impression. La piété amoureuse a deux pudeurs :celle de l’amour et celle de la religion. Je n’osai pas lesprofaner.

XXVI – LE PASTEUR ET LE PÊCHEUR.

FRAGMENT D’ÉGLOGUE MARINE.

1826.

C’était l’heure chantante où, plus doux quel’aurore,

Le jour en expirant semble sourire encore,

Et laisse le zéphyr dormant sous lesrameaux

En descendre avec l’ombre et flotter sur leseaux ;

La cloche dans la tour, lentementébranlée,

Roulait ses longs soupirs de vallée envallée,

Comme une voix du soir qui, mourant sur lesflots,

Rappelle avant la nuit la nature au repos.

Les villageois, épars autour de leurschaumières,

Cadençaient à ses sons leurs rustiquesprières,

Rallumaient en chantant la flamme desfoyers,

Suspendaient les filets aux troncs despeupliers,

Ou, déliant le joug de leurs taureauxsuperbes,

Répandaient devant eux l’or savoureux desgerbes ;

Puis, assis en silence au seuil de leursséjours,

Attendaient le sommeil, ce doux prix de leursjours.

Deux enfants du hameau, l’un pasteur dubocage,

L’autre jeune pêcheur de l’orageuse plage,

Consacrant à l’amour l’heure oisive dusoir,

À l’ombre du même arbre étaient venuss’asseoir ;

Là, pour goûter le frais au pied dusycomore,

Chacun avait conduit la vierge qu’iladore :

Néaere et Naela, deux jeunes sœurs, deuxlis

Que sur la même tige un seul souffle acueillis.

Les deux amants, couchés aux genoux desbergères,

Les regardaient tresser les tiges desfougères.

Un tertre de gazon, d’anémones semé,

Étendait sous la pente un tapisparfumé ;

La mer le caressait de ses vaguesplaintives ;

Douze chênes, courbant leurs vieux troncs surses rives,

Ne laissaient sous leurs feuilles entrevoirqu’à demi

Le bleu du firmament dans son flotendormi.

Un arbre dont la vigne enlaçait lefeuillage

Leur versait la fraîcheur de son mobileombrage ;

Et non loin derrière eux, dans un champ déjàmûr,

Où le pampre et l’érable entrelaçaient leurmur,

Ils entendaient le bruit de la briseinégale

Tomber, se relever, gémir par intervalle,

Et, ranimant les airs par le jourassoupis,

Glisser en bruissant entre l’or des épis.

Ils disputaient entre eux des doux soins deleur vie ;

Chacun trouvait son sort le plus digned’envie :

L’humble berger vantait les doux soins destroupeaux,

Le pêcheur sa nacelle et le charme deseaux ;

Quand un vieillard leur dit avec un douxsourire :

« Chantez ce que les champs ou l’ondevous inspire !

Chantez ! Celui des deux dont latouchante voix

Saura mieux faire aimer les vagues ou lesbois,

Des mains de la maîtresse à qui sa voix estchère

Recevra le doux prix de ses accords :Néaere,

Offrant à son amant le prix desmoissonneurs,

À sa dernière gerbe attachera desfleurs ;

Et Naela, tressant les roses qu’elle noue,

De l’esquif du pêcheur couronnera laproue,

Et son mât tout le jour, aux yeux desmatelots,

De ses bouquets flottants parfumera lesflots. »

Ainsi dit le vieillard. On consent ensilence :

Le beau pêcheur médite, et le pasteurcommence.

LE PASTEUR.

Quand l’astre du printemps, au berceau d’unjour pur,

Lève à moitié son front dans la changeantazur ;

Quand l’aurore, exhalant sa matinalehaleine,

Épand les doux parfums dont la vallée estpleine,

Et, faisant incliner le calice des fleurs,

De la nuit sur les prés laisse épancher lespleurs,

Alors que du matin la vive messagère,

L’alouette, quittant son lit dans lafougère,

Et modulant des airs gais comme le réveil,

Monte, plane et gazouille au-devant dusoleil :

Saisissant mes taureaux par leur corneglissante,

Je courbe sous le joug leur têtemugissante,

Par des nœuds douze fois sur leurs frontsredoublés,

J’attache au bois polis leurs membresaccouplés ;

L’anneau brillant d’acier au timon lesenchaîne,

J’entrelace à leur joug de longs festons dechêne,

Dont la feuille mobile et les flottantsrameaux

De l’ardeur du midi protègent leursnaseaux.

XXVII – CHANTS LYRIQUES DE SAÜL.

IMITATION DES PSAUMES DE DAVID.

Je répandrai mon âme au seuil dusanctuaire,

Seigneur ; dans ton nom seul je mettraimon espoir ;

Mes cris t’éveilleront, et mon humbleprière

S’élèvera vers toi comme l’encens dusoir !

Dans quel abaissement ma gloire s’estperdue !

J’erre sur la montagne ainsi qu’unpassereau ;

Et par tant de rigueurs mon âme confondue,

Mon âme est devant toi comme un désert sanseau.

Pour mes fiers ennemis ce deuil est unefête ;

Ils se montrent, Seigneur, ton Christhumilié.

« Le voilà, disent-ils ; ses dieuxl’ont oublié ;

Et Moloch en passant a secoué la tête,

Et souri de pitié ! »

…………………………

Seigneur, tendez votre arc ; levez-vous,jugez-moi !

Remplissez mon carquois de vos flèchesbrûlantes.

Que des hauteurs du ciel vos foudresdévorantes

Portent sur eux la mort qu’ils appelaient surmoi !

Dieu se lève, il s’élance ; il abaisse lavoûte

De ces cieux éternels ébranlés sous sespas ;

Le soleil et la foudre ont éclairé saroute ;

Ses anges devant lui font voler le trépas.

Le feu de son courroux fait monter lafumée,

Son éclat a fendu les nuages descieux ;

La terre est consumée

D’un regard de ses yeux.

Il parle ; sa voix foudroyante

A fait chanceler d’épouvante

Les cèdres du Liban, les rochers desdéserts

Le Jourdain montre à nu sa sourcereculée ;

De la terre ébranlée

Les os sont découverts.

Le seigneur m’a livré la race criminelle

Des superbes enfants d’Ammon.

Levez-vous, ô Saül ! et que l’ombreéternelle

Engloutisse jusqu’à leur nom !

…………………………

Que vois-je ? vous tremblez, orgueilleuxoppresseurs !

Le héros prend sa lance,

Il l’agite, il s’élance ;

À sa seule présence,

La terreur de ses yeux a passé dans voscœurs.

Fuyez !… Il est trop tard : saredoutable épée

Décrit autour de vous un cercle menaçant,

En tout lieu vous poursuit, en tout lieu vousattend,

Et, déjà mille fois dans votre sangtrempée,

S’enivre encor de votre sang.

Son coursier superbe

Foule comme l’herbe

Les corps des mourants ;

Le héros l’excite,

Et le précipite

À travers les rangs ;

Les feux l’environnent,

Les casques résonnent

Sous ses pieds sanglants :

Devant sa carrière

Cette foule altière

Tombe tout entière

Sous ses traits brûlants

Comme la poussière

Qu’emportent les vents.

Où sont ces fiers Ismaélites,

Ces enfants de Moab, cette race d’Édom,

Iduméens, guerriers d’Ammon,

Et vous, superbes fils de Tyr et de Sidon,

Et vous, cruels Amalécites ?

Les voilà devant moi comme un fleuve tari,

Et leur mémoire même avec eux apéri !

…………………………

Que de biens le Seigneur m’apprête !

Qu’il couronne d’honneurs la vieillesse duroi !

Éphraïm, Manassé, Galaad, sont àmoi ;

Jacob, mon bouclier, est l’appui de matête.

Que de biens le Seigneur m’apprête !

Qu’il couronne d’honneurs la vieillesse duroi !

Des bords où l’aurore se lève

Aux bords où le soleil achève

Son cours tracé par l’Éternel,

L’opulente Saba, la grasse Éthiopie,

La riche mer de Tyr, les déserts d’Arabie,

Adorent le roi d’Israël.

Peuples, frappez des mains ! le Roi desrois s’avance !

Il monte, il s’est assis sur son trôneéclatant ;

Il pose de Sion l’éternel fondement ;

La montagne frémit de joie et d’espérance.

Peuples, frappez des mains ! le Roi desrois s’avance !

Il pose de Sion l’éternel fondement.

De sa main pleine de justice

Il verse aux nations l’abondance et lapaix.

Réjouis-toi, Sion ! sous ton ombrepropice,

Ainsi que le palmier qui parfume Cadès,

La paix et l’équité fleurissent à jamais.

De sa main pleine de justice

Il verse aux nations l’abondance et lapaix.

Dieu chérit de Sion les sacrés tabernacles

Plus que les temples d’Israël ;

Il y fait sa demeure, il y rend sesoracles,

Il y fait éclater sa gloire et sesmiracles :

Sion, ainsi que lui ton nom est immortel.

Dieu chérit de Sion les sacrés tabernacles

Plus que les tentes d’Israël.

C’est là qu’un jour vaut mieux quemille ;

C’est là qu’environné de la troupe docile

De ses nombreux enfants, sa gloire et sonappui,

Le roi vieillit, semblable à l’olivierfertile

Qui voit ses rejetons fleurir autour delui.

Commentaire.

Cette méditation est tirée des chœurs de matragédie de Saül, qui n’a jamais été ni représentée niimprimée. J’avais écrit ce drame en 1818, pour Mme de Raigecourt,qui m’engageait à faire pour Louis XVIII ce que Racine avait faitpour lui XIV. Mais il manquait un Racine et un Louis XIV.

Les chœurs de Racine, dans Esther etdans Athalie furent mon modèle. On voit combien je restailoin de ce grand maître en harmonie et en images.

XXVIII – À UNE FLEUR

SÉCHÉE DANS UN ALBUM.

1827.

Il m’en souvient, c’était aux plages

Où m’attire un ciel du Midi,

Ciel sans souillure et sans orages,

Où j’aspirais sous les feuillages

Les parfums d’un air attiédi.

Une mer qu’aucun bord n’arrête

S’étendait bleue à l’horizon ;

L’oranger, cet arbre de fête,

Neigeait par moments sur ma tête ;

Des odeurs montaient du gazon.

Tu croissais près d’une colonne

D’un temple écrasé par le temps ;

Tu lui faisais une couronne,

Tu parais son tronc monotone

Avec tes chapiteaux flottants ;

Fleur qui décores la ruine

Sans un regard pour t’admirer !

Je cueillis ta blanche étamine,

Et j’emportai sur ma poitrine

Tes parfums pour les respirer.

Aujourd’hui, ciel, temple, rivage,

Tout a disparu sans retour :

Ton parfum est dans le nuage,

Et je trouve, en tournant la page,

La trace morte d’un beau jour !

XXIX – HYMNE AU SOLEIL.

1825.

Vous avez pris pitié de sa longuedouleur ;

Vous me rendez le jour, Dieu que l’amourimplore !

Déjà mon front, couvert d’une mollepâleur,

Des teintes de la vie à ses yeux secolore,

Déjà dans tout mon être une douce chaleur

Circule avec mon sang, remonte dans moncœur :

Je renais pour aimer encore !

Mais la nature aussi se réveille en cejour ;

Au doux soleil de mai nous la voyonsrenaître :

Les oiseaux de Vénus autour de ma fenêtre,

Du plus chéri des mois proclament leretour !

Guide mes premiers pas dans nos vertescampagnes,

Conduis-moi, chère Elvire, et soutiens tonamant.

Je veux voir le soleil s’élever lentement,

Précipiter son char du haut de nosmontagnes,

Jusqu’à l’heure où dans l’onde il iras’engloutir,

Et cédera les airs au nocturne zéphyr.

Viens ! que crains-tu pour moi ? leciel est sans nuage ;

Ce plus beau de nos jours passera sansorage ;

Et c’est l’heure où déjà, sur les gazons enfleurs,

Dorment près des troupeaux les paisiblespasteurs.

Dieu, que les airs sont doux ! que lalumière est pure !

Tu règnes en vainqueur sur toute lanature,

Ô soleil ! et des cieux, où ton char estporté,

Tu lui verses la vie et la fécondité.

Le jour où, séparant la nuit de lalumière,

L’Éternel te lança dans ta vaste carrière,

L’univers tout entier te reconnut pourroi ;

Et l’homme, en t’adorant, s’inclina devanttoi.

De ce jour, poursuivant ta carrièreenflammée,

Tu décris sans repos ta routeaccoutumée ;

L’éclat de tes rayons ne s’est pointaffaibli,

Et sous la main des temps ton front n’a pointpâli !

Quand la voix du matin vient réveillerl’aurore,

L’Indien prosterné te bénit ett’adore ;

Et moi, quand le midi de ses feuxbienfaisants

Ranime par degrés mes membreslanguissants,

Il me semble qu’un Dieu, dans tes rayons deflamme,

En échauffant mon sein, pénètre dans monâme !

Et je sens de ses fers mon esprit détaché,

Comme si du Très-Haut le bras m’avaittouché.

Mais… ton sublime auteur défend-il de lecroire ?

N’es-tu point, ô soleil, un rayon de sagloire ?

Quand tu vas mesurant l’immensité descieux,

Ô soleil, n’es-tu point un regard de sesyeux ?

Ah ! si j’ai quelquefois, au jour del’infortune,

Blasphémé du soleil la lumière importune,

Si j’ai maudit les dons que j’ai reçus detoi,

Dieu, qui lis dans nos cœurs, ô Dieu !pardonne-moi !

Je n’avais pas goûté la volupté suprême

De revoir la nature auprès de ce quej’aime,

De sentir dans mon cœur, aux rayons d’un beaujour,

Redescendre à la fois et la vie etl’amour.

Insensé ! j’ignorais tout le prix de lavie ;

Mais ce jour me l’apprend, et je teglorifie !

Commentaire.

Ces vers sont postdatés. Ils sont de monpremier temps. Je les écrivis à l’âge de dix-huit ans, sous un beaurayon de soleil, après une légère maladie qui me faisait mieuxsentir le prix de l’existence et la volupté d’être. Plus tard, jeles retrouvai dans le portefeuille de ma mère, qui les avaitconservés. J’y fis deux ou trois corrections, et je les inséraidans le volume des Méditations.

XXX – FERRARE.

IMPROVISÉ EN SORTANT DU CACHOT DU TASSE.

1844.

Que l’on soit homme ou Dieu, tout génie estmartyre :

Du supplice plus tard on baisel’instrument ;

L’homme adore la croix où sa victimeexpire,

Et du cachot du Tasse enchâsse le ciment.

Prison du Tasse ici, de Galilée à Rome,

Échafaud de Sidney, bûchers, croix outombeaux,

Ah ! vous donnez le droit de bienmépriser l’homme,

Qui veut que Dieu l’éclaire, et qui hait sesflambeaux !

Grand parmi les petits, libre chez lesserviles,

Si le génie expire, il l’a bienmérité ;

Car nous dressons partout aux portes de nosvilles

Ces gibets de la gloire et de la vérité.

Loin de nous amollir, que ce sort nousretrempe !

Sachons le prix du don, mais ouvrons notremain.

Nos pleurs et notre sang son l’huile de lalampe

Que Dieu nous fait porter devant le genrehumain !

XXXI – ADIEU.

Oui, j’ai quitté ce port tranquille,

Ce port si longtemps appelé,

Où, loin des ennuis de la ville,

Dans un loisir doux et facile,

Sans bruit mes jours auraient coulé.

J’ai quitté l’obscure vallée,

Le toit champêtre d’un ami ;

Loin des bocages de Bissy,

Ma muse, à regret exilée,

S’éloigne, triste et désolée,

Du séjour qu’elle avait choisi.

Nous n’irons plus dans les prairies,

Au premier rayon du matin,

Égarer, d’un pas incertain,

Nos poétiques rêveries.

Nous ne verrons plus le soleil,

Du haut des cimes d’Italie

Précipitant son char vermeil,

Semblable au père de la vie,

Rendre à la nature assoupie

Le premier éclat du réveil.

Nous ne goûterons plus votre ombre,

Vieux pins, l’honneur de ces forêts ;

Vous n’entendrez plus nos secrets ;

Sous cette grotte humide et sombre

Nous ne chercherons plus le frais ;

Et le soir, au temple rustique

Quand la cloche mélancolique

Appellera tout le hameau,

Nous n’irons plus, à la prière,

Nous courber sur la simple pierre

Qui couvre un rustique tombeau.

Adieu, vallons ! adieu,bocages !

Lac azuré, roches sauvages,

Bois touffus, tranquille séjour,

Séjour des heureux et des sages,

Je vous ai quittés sans retour !

Déjà ma barque fugitive,

Au souffle des zéphyrs trompeurs,

S’éloigne à regret de la rive

Que m’offraient des dieux protecteurs.

J’affronte de nouveaux orages ;

Sans doute à de nouveaux naufrages

Mon frêle esquif est dévoué ;

Et pourtant, à la fleur de l’âge,

Sur quels écueils, sur quel rivage

Déjà n’ai-je pas échoué ?

Mais d’une plainte téméraire

Pourquoi fatiguer le destin ?

À peine au milieu du chemin,

Faut-il regarder en arrière ?

Mes lèvres à peine ont goûté

Le calice amer de la vie,

Loin de moi je l’ai rejeté ;

Mais l’arrêt cruel est porté :

Il faut boire jusqu’à la lie !

Lorsque mes pas auront franchi

Les deux tiers de notre carrière,

Sous le poids d’une vie entière

Quand mes cheveux auront blanchi,

Je reviendrai du vieux Bissy

Visiter le toit solitaire,

Où le ciel me garde un ami.

Dans quelque retraite profonde,

Sous les arbres par lui plantés,

Nous verrons couler comme l’onde

La fin de nos jours agités.

Là, sans crainte et sans espérance,

Sur notre orageuse existence

Ramenés par le souvenir,

Jetant nos regards en arrière,

Nous mesurerons la carrière

Qu’il aura fallu parcourir.

Tel un pilote octogénaire,

Du haut d’un rocher solitaire,

Le soir, tranquillement assis,

Laisse au loin égarer sa vue,

Et contemple encor l’étendue

Des mers qu’il sillonna jadis.

Commentaire.

Cette pièce est de 1815. En revenant de laSuisse après les Cent Jours, je m’arrêtai dans la vallée deChambéry, chez l’oncle d’un de mes plus chers amis, le comte deMaistre. Le comte de Maistre était le frère cadet du fameuxécrivain qui a laissé un si grand nom dans la philosophie et dansles lettres. Je passai quelques jours heureux dans cette charmanteretraite de Bissy, enseveli sous l’ombre des noyers et des sapinsdu mont du Chat. Je voyais de ma fenêtre la nappe bleue de ce beaulac où je devais aimer et chanter plus tard. Je commençais à peineà crayonner de temps en temps quelques vers à l’ombre de cessapins, au bruit monotone de ces eaux.

La vie que l’on menait chez mes hôtes étaitune vie presque espagnole : une douce oisiveté, des entretiensrêveurs, des promenades nonchalantes entre les hautes vignes et leshêtres des collines de Savoie, des lectures, des chapelets. À lanuit tombante, aux sons de l’Angelus, on s’acheminait enfamille vers la petite église du hameau, cachée avec son toit dechaume et son clocher de bois noirci par la pluie. On y faisait laprière du soir. Ces habitudes régulières et saintes de cette maisonm’attendrissaient et me charmaient, bien que je fusse alors dansles premiers bouillonnements et dans les dissipations del’adolescence. Je suivais la famille dans tous ses actes de piété.L’esprit éminent et original, la bonté, la sérénité de caractère detoute cette maison de Maistre, me captivaient. Des jeunes personnessimples, vertueuses, charmantes, nièces de Mme de Maistre,répandaient leur rayonnement sur cette gravité de la famille. Jequittai avec peine cette oasis de paix, d’amitié, de poésie, pourrevenir à Beauvais reprendre l’uniforme, le sabre, le cheval, letumulte de la garnison. En arrivant à mon corps, j’écrivis cesadieux, et je les envoyai à mon ami Louis de Vignet, neveu du comtede Maistre.

XXXII – LA SEMAINE SAINTE

À LA ROCHE-GUYON.

Ici viennent mourir les derniers bruits dumonde ;

Nautoniers sans étoile, abordez ! c’estle port :

Ici l’âme se plonge en une paix profonde,

Et cette paix n’est pas la mort.

Ici jamais le ciel n’est orageux nisombre ;

Un jour égal et pur y repose les yeux.

C’est ce vivant soleil, dont le soleil estl’ombre,

Qui le répand du haut des cieux.

Comme un homme éveillé longtemps avantl’aurore,

Jeunes, nous avons fui dans cet heureuxséjour ;

Notre rêve est fini, le vôtre dureencore :

Éveillez-vous ! voilà le jour.

Cœurs tendres, approchez ! Ici l’on aimeencore ;

Mais l’amour, épuré, s’allume surl’autel ;

Tout ce qu’il a d’humain à ce feus’évapore ;

Tout ce qui reste est immortel !

La prière, qui veille en ces saintesdemeures,

De l’astre matinal nous annonce lecours ;

Et, conduisant pour nous le char pieux desheures,

Remplit et mesure nos jours.

L’airain religieux s’éveille avecl’aurore ;

Il mêle notre hommage à la voix deszéphyrs ;

Et les airs, ébranlés sous le marteausonore,

Prennent l’accent de nos soupirs.

Dans le creux du rocher, sous une voûteobscure,

S’élève un simple autel : Roi du ciel,est-ce toi ?

Oui ; contraint par l’amour, le Dieu dela nature

Y descend, visible à la foi.

Que ma raison se taise, et que mon cœuradore !

La croix à mes regards révèle un nouveaujour ;

Aux pieds d’un Dieu mourant puis-je douterencore ?

Non : l’amour m’explique l’amour.

Tous ces fronts prosternés, ce feu qui lesembrase,

Ces parfums, ces soupirs s’exhalant du saintlieu,

Ces élans enflammés, ces larmes del’extase,

Tout me répond que c’est un Dieu.

Favoris du Seigneur, souffrez qu’à votreexemple,

Ainsi qu’un mendiant aux portes d’unpalais,

J’adore aussi de loin, sur le seuil de sontemple,

Le Dieu qui vous donne la paix.

Ah ! laissez-moi mêler mon hymne à voslouanges !

Que mon encens souillé monte avec votreencens.

Jadis les fils de l’homme aux saints concertsdes anges

Ne mêlaient-ils pas leurs accents ?

Du nombre des vivants chaque aurorem’efface ;

Je suis rempli de jours, de douleurs, deremords.

Sous le portique obscur venez marquer maplace,

Ici, près du séjour des morts.

Souffrez qu’un étranger veille auprès de leurcendre.

Brûlant sur un cercueil comme ces saintsflambeaux,

La mort m’a tout ravi, la mort doit tout merendre ;

J’attends le réveil des tombeaux !

Ah ! puissé-je près d’eux, au gré de monenvie,

À l’ombre de l’autel, et non loin de ceport,

Seul, achever ainsi les restes de ma vie

Entre l’espérance et la mort !

Commentaire.

C’était en 1819.

Je vis un jour entrer dans ma chambre haute dugrand et bel hôtel de Richelieu, rue Neuve-Saint-Augustin, quej’habitais pendant mon séjour à Paris, un jeune homme d’une figurebelle, gracieuse, noble, un peu féminine. Il était introduit par leduc Matthieu de Montmorency, depuis ministre, et gouverneur du ducde Bordeaux. M. Matthieu de Montmorency, célèbre par son rôle dansla révolution de 1789, puis par son amitié pour Mme de Staël, enfinpar son dévouement à la maison de Bourbon, m’honorait d’unebienveillance qui ne coûtait rien à son caractère surabondant detendresse, d’âme et de grâce aristocratique : égalité qu’ilvoulait bien établir de si haut et de si loin entre lui et moi, laplus charmante des égalités, parce qu’elle est un don du cœur, etnon une exigence de l’infériorité sociale.

Ce jeune homme était le duc de Rohan, depuisarchevêque de Besançon et cardinal.

Le duc de Rohan était alors un brillantofficier des mousquetaires rouges, admiré et envié pour l’élégancede sa personne, pour l’éclat de ses uniformes, pour la beauté deses chevaux, pour la magnificence de ses palais et de ses jardinsaux environs de Paris, et surtout pour la splendeur de son nom. Ilaimait les vers : M. Matthieu de Montmorency lui avait récitéquelques strophes de moi, retenues dans sa mémoire. Il avait désiréme connaître : il me plut au premier coup d’œil. Nous nousliâmes d’amitié, sans qu’il me fît sentir jamais, et sans que je mepermisse d’oublier moi-même, par ce tact naturel qui estl’étiquette de la nature, la distance qu’il voulait bien franchir,mais qui existait néanmoins entre deux noms que la poésie seulepouvait un moment rapprocher.

Le duc de Rohan rêvait déjà desacerdoce : il était né pour l’autel comme d’autres naissentpour le champ de bataille, pour la tribune ou pour la mer. Ilaspirait au moment de consacrer à Dieu son âme, sa jeunesse, songrand nom. Il possédait à la Roche-Guyon, sur le rivage escarpé dela Seine, une résidence presque royale de sa famille. Le principalornement du château était une chapelle creusée dans le roc,véritable catacombe affectant, dans les circonvolutions caverneusesde la montagne, la forme des nefs, des chœurs, des piliers, desjubés d’une cathédrale. Il m’engagea à y aller passer la semainesainte avec lui. Il m’y conduisit lui-même. J’y trouvai une réunionde jeunes gens distingués qui sont devenus, pour la plupart, deshommes éminents dans le clergé, dans la diplomatie, ou des hommescélèbres dans les lettres, depuis cette époque. Le servicereligieux, volupté pieuse du duc de Rohan, se faisait tous lesjours dans cette église souterraine avec une pompe, un luxe et desenchantements sacrés qui enivraient de jeunes imaginations. J’étaistrès religieux d’instinct, mais très indépendant d’esprit. Seul detoute cette jeunesse, je n’avais aucun goût pour les délicesmystiques de la sacristie. Le duc de Rohan et ses amis mepardonnaient mon indépendance de foi en faveur de mes ardentesinspirations vers l’infini et vers la nature. J’étais à leurs yeuxune sorte d’instrument lyrique, sur les cordes duquel nerésonnaient encore que des hymnes profanes, mais qu’on pouvaitporter dans le temple pour y chanter les gloires de Dieu et lesdouleurs de l’homme.

C’est au retour de cette hospitalité du duc deRohan à la Roche-Guyon que j’écrivis ces vers.

Depuis, nous suivîmes, chacun de notre côté,la route diverse que la destinée trace à chaque existence :lui, vers le sanctuaire et vers le ciel, où il se réfugia jeune,aux premiers orages de la révolution de 1830 ; moi, versl’inconnu.

XXXIII – LE CHRÉTIEN MOURANT.

Qu’entends-je ? autour de moi l’airainsacré résonne !

Quelle foule pieuse en pleurantm’environne ?

Pour qui ce chant funèbre et ce pâleflambeau ?

Ô mort ! est-ce ta voix qui frappe monoreille,

Pour la dernière fois ? Eh quoi ! jeme réveille

Sur le bord du tombeau !

Ô toi, d’un feu divin précieuse étincelle,

De ce corps périssable habitanteimmortelle,

Dissipe ces terreurs : la mort vientt’affranchir !

Prends ton vol, ô mon âme, et dépouille teschaînes !

Déposer le fardeau des misères humaines,

Est-ce donc là mourir ?

Oui, le temps a cessé de mesurer mesheures.

Messagers rayonnants des célestesdemeures,

Dans quels palais nouveaux allez-vous meravir ?

Déjà, déjà je nage en des flots delumière ;

L’espace devant moi s’agrandit, et laterre

Sous mes pieds semble fuir !

Mais qu’entends-je ? Au moment où mon âmes’éveille,

Des soupirs, des sanglots ont frappé monoreille !

Compagnons de l’exil, quoi ! vous pleurezma mort !

Vous pleurez ! et déjà dans la coupesacrée

J’ai bu l’oubli des maux, et mon âmeenivrée

Entre au céleste port.

Commentaire.

Ces strophes jaillirent de mon cœur, et furentécrites au matin, au pied de mon lit, par un de mes amis, M. deMontchalin, qui me soignait comme un frère dans une longue etdangereuse maladie dont je fus atteint à Paris en 1819.

M. de Montchalin vit encore, et je l’aimetoujours de la même amitié. J’aurais dû lui dédier ces vers.

XXXIV – DIEU.

À M. L’ABBÉ F. DE LAMENNAIS.

Oui, mon âme se plaît à secouer seschaînes :

Déposant le fardeau des misères humaines,

Laissant errer mes sens dans ce monde descorps,

Au monde des esprits je monte sansefforts.

Là, foulant à mes pieds cet universvisible,

Je plane en liberté dans les champs dupossible.

Mon âme est à l’étroit dans sa vasteprison :

Il me faut un séjour qui n’ait pasd’horizon.

Comme une goutte d’eau dans l’Océanversée,

L’infini dans son sein absorbe mapensée ;

Là, reine de l’espace et de l’éternité,

Elle ose mesurer le temps, l’immensité,

Aborder le néant, parcourir l’existence,

Et concevoir de Dieu l’inconcevableessence.

Mais sitôt que je veux peindre ce que jesens,

Toute parole expire en effortsimpuissants :

Mon âme croit parler ; ma langueembarrassée

Frappe l’air de vains sons, ombre de mapensée.

Dieu fit pour les esprits deux langagesdivers :

En sons articulés l’un vole dans lesairs ;

Ce langage borné s’apprend parmi leshommes ;

Il suffit aux besoins de l’exil où noussommes,

Et, suivant des mortels les destinsinconstants,

Change avec les climats ou passe avec lestemps.

L’autre, éternel, sublime, universel,immense,

Est le langage inné de touteintelligence :

Ce n’est point un son mort dans les airsrépandu,

C’est un verbe vivant dans le cœurentendu ;

On l’entend, on l’explique, on le parle avecl’âme ;

Ce langage senti touche, illumine,enflamme :

De ce que l’âme éprouve interprètesbrûlants,

Il n’a que des soupirs, des ardeurs, desélans ;

C’est la langue du ciel que parle laprière,

Et que le tendre amour comprend seul sur laterre.

Aux pures régions où j’aime à m’envoler,

L’enthousiasme aussi vient me larévéler ;

Lui seul est mon flambeau dans cette nuitprofonde,

Et mieux que la raison il m’explique lemonde.

Viens donc ! il est mon guide, et je veuxt’en servir ;

À ses ailes de feu, viens, laisse-toiravir.

Déjà l’ombre du monde à nos regardss’efface :

Nous échappons au temps, nous franchissonsl’espace ;

Et, dans l’ordre éternel de la réalité,

Nous voilà face à face avec lavérité !

Cet astre universel, sans déclin, sansaurore,

C’est Dieu, c’est ce grand tout, qui soi-mêmes’adore !

Il est ; tout est en lui :l’immensité, les temps,

De son être infini sont les purséléments ;

L’espace est son séjour, l’éternité sonâge ;

Le jour est son regard, le monde est sonimage :

Tout l’univers subsiste à l’ombre de samain ;

L’être à flots éternels découlant de sonsein,

Comme un fleuve nourri par cette sourceimmense,

S’en échappe, et revient finir où toutcommence.

Sans bornes comme lui, ses ouvragesparfaits

Bénissent en naissant la main qui les afaits :

Il peuple l’infini chaque fois qu’ilrespire ;

Pour lui, vouloir c’est faire, exister c’estproduire !

Tirant tout de soi seul, rapportant tout àsoi,

Sa volonté suprême est sa suprêmeloi !

Mais cette volonté, sans ombre et sansfaiblesse,

Est à la fois puissance, ordre, équité,sagesse.

Sur tout ce qui peut être il l’exerce à songré ;

Le néant jusqu’à lui s’élève pardegré :

Intelligence, amour, force, beauté,jeunesse,

Sans s’épuiser jamais, il peut donner sanscesse ;

Et, comblant le néant de ses donsprécieux,

Des derniers rangs de l’être il peut tirer desdieux !

Mais ces dieux de sa main, ces fils de sapuissance,

Mesurent d’eux à lui l’éternelle distance,

Tendant par la nature à l’être qui lesfit :

Il est leur fin à tous, et lui seul sesuffit !

Voilà, voilà le Dieu que tout espritadore,

Qu’Abraham a servi, que rêvait Pythagore,

Que Socrate annonçait, qu’entrevoyaitPlaton ;

Ce Dieu que l’univers révèle à la raison,

Que la justice attend, que l’infortuneespère,

Et que le Christ enfin vint montrer à laterre !

Ce n’est plus là ce Dieu par l’hommefabriqué,

Ce Dieu par l’imposture à l’erreurexpliqué,

Ce Dieu défiguré par la main des fauxprêtres,

Qu’adoraient en tremblant nos crédulesancêtres :

Il est seul, il est un, il est juste, il estbon ;

La terre voit son œuvre, et le ciel sait sonnom !

Heureux qui le connaît ! plus heureux quil’adore !

Qui, tandis que le monde ou l’outrage oul’ignore,

Seul, aux rayons pieux des lampes de lanuit,

S’élève au sanctuaire où la foil’introduit

Et, consumé d’amour et de reconnaissance,

Brûle, comme l’encens, son âme en saprésence !

Mais, pour monter à lui, notre espritabattu

Doit emprunter d’en haut sa force et savertu.

Il faut voler au ciel sur des ailes deflamme :

Le désir et l’amour sont les ailes del’âme.

Ah ! que ne suis-je né dans l’âge où leshumains,

Jeunes, à peine encore échappés de sesmains,

Près de Dieu par le temps, plus près parl’innocence,

Conversaient avec lui, marchaient en saprésence !

Que n’ai-je vu le monde à son premiersoleil !

Que n’ai-je entendu l’homme à son premierréveil !

Tout lui parlait de toi, tu lui parlaistoi-même ;

L’univers respirait ta majestésuprême ;

La nature, sortant des mains du Créateur,

Étalait en tous sens le nom de sonauteur :

Ce nom, caché depuis sous la rouille desâges,

En traits plus éclatants brillait sur tesouvrages ;

L’homme dans le passé ne remontait qu’àtoi ;

Il invoquait son père, et tu disais :« C’est moi. »

Longtemps comme un enfant ta voix daignal’instruire,

Et par la main longtemps tu voulus leconduire.

Que de fois dans ta gloire à lui tu t’esmontré,

Aux vallons de Sennar, aux chênes deMambré,

Dans le buisson d’Horeb, ou sur l’augustecime

Où Moïse aux Hébreux dictait sa loisublime !

Ces enfants de Jacob, premiers-nés deshumains,

Reçurent quarante ans la manne de tesmains :

Tu frappais leur esprit par tes vivantsoracles ;

Tu parlais à leurs yeux par la voix desmiracles ;

Et lorsqu’ils t’oubliaient, tes angesdescendus

Rappelaient ta mémoire à leurs cœurséperdus.

Mais enfin, comme un fleuve éloigné de sasource,

Ce souvenir si pur s’altéra dans sacourse ;

De cet astre vieilli la sombre nuit destemps

Éclipsa par degrés les rayons éclatants.

Tu cessas de parler : l’oubli, la maindes âges,

Usèrent ce grand nom empreint dans tesouvrages ;

Les siècles en passant firent pâlir lafoi ;

L’homme plaça le doute entre le monde ettoi.

Oui, ce monde, Seigneur, est vieilli pour tagloire ;

Il a perdu ton nom, ta trace et tamémoire ;

Et pour les retrouver il nous faut, dans soncours,

Remonter flots à flots le long fleuve desjours.

Nature, firmament ! l’œil en vain vouscontemple :

Hélas ! sans voir le Dieu, l’homme admirele temple ;

Il voit, il suit en vain, dans les déserts descieux,

De leurs mille soleils le coursmystérieux ;

Il ne reconnaît plus la main qui lesdirige :

Un prodige éternel cesse d’être unprodige.

Comme ils brillaient hier, ils brillerontdemain !

Qui sait où commença leur glorieuxchemin ?

Qui sait si ce flambeau, qui luit et quiféconde,

Une première fois s’est levé sur lemonde ?

Nos pères n’ont point vu briller son premiertour,

Et les jours éternels n’ont point de premierjour.

Sur le monde moral en vain ta providence

Dans ces grands changements révèle taprésence ;

C’est en vain qu’en tes jeux l’empire deshumains

Passe d’un sceptre à l’autre, errant de mainsen mains,

Nos yeux, accoutumés à sa vicissitude,

Se sont fait de la gloire une froidehabitude :

Les siècles ont tant vu de ces grands coups dusort !

Le spectacle est usé, l’homme engourdis’endort.

Réveille-nous, grand Dieu ! parle, etchange le monde ;

Fais entendre au néant ta paroleféconde :

Il est temps ! lève-toi ! sors de celong repos ;

Tire un autre univers de cet autre chaos.

À nos yeux assoupis il faut d’autresspectacles ;

À nos esprits flottants il faut d’autresmiracles.

Change l’ordre des cieux, qui ne nous parleplus !

Lance un nouveau soleil à nos yeuxéperdus ;

Détruis ce vieux palais, indigne de tagloire ;

Viens ! montre-toi toi-même, etforce-nous de croire !

Mais peut-être, avant l’heure où dans leslieux déserts

Le soleil cessera d’éclairer l’univers,

De ce soleil moral la lumière éclipsée

Cessera par degrés d’éclairer la pensée,

Et le jour qui verra ce grand flambeaudétruit

Plongera l’univers dans l’éternellenuit !

Alors tu briseras ton inutile ouvrage.

Ses débris foudroyés rediront d’âge enâge :

« Seul je suis ! hors de moi rien nepeut subsister !

L’homme cessa de croire, il cessad’exister ! »

Commentaire.

J’avais connu M. de Lamennais par sonEssai sur l’indifférence. Il m’avait connu par quelquesvers de moi que lui avait récités M. de Genoude, alors son ami etle mien. L’Essai sur l’indifférence m’avait frappé commeune page de J. J. Rousseau retrouvée dans le dix-neuvième siècle.Je m’attachais peu aux arguments, qui me paraissaientfaibles ; mais l’argumentation me ravissait. Ce styleréalisait la grandeur, la vigueur et la couleur que je portais dansmon idéal de jeune homme. J’avais besoin d’épancher mon admiration.Je ne pouvais le faire qu’en m’élevant au sujet le plus haut de lapensée humaine, Dieu. J’écrivis ces vers en retournantseul à cheval de Paris à Chambéry, par de belles et longuesjournées du mois de mai. Je n’avais ni papier, ni crayon, ni plume.Tout ce gravait dans ma mémoire à mesure que tout sortait de moncœur et de mon imagination. La solitude et le silence des grandesroutes à une certaine distance de Paris, l’aspect de la nature etdu ciel, la splendeur de la saison, ce sentiment de voluptueuxfrisson que j’ai toujours éprouvé en quittant le tumulte d’unegrande capitale pour me replonger dans l’air muet, profond etlimpide des grands horizons, tout semblable, pour mon âme, à cefrisson qui saisit et raffermit les nerfs quand on se plonge pournager dans les vagues bleues et fraîches de la Méditerranée ;enfin, le pas cadencé de mon cheval, qui berçait ma pensée commemon corps, tout cela m’aidait à rêver, à contempler, à penser, àchanter. En arrivant, le soir, au cabaret de village où jem’arrêtais ordinairement pour passer la nuit, et après avoir donnél’avoine, le seau d’eau du puits, et étendu la paille de sa litièreà mon cheval, que j’aimais mieux encore que mes vers, je demandaisune plume et du papier à mon hôtesse, et j’écrivais ce que j’avaiscomposé dans la journée. En arrivant à Ursy, dans les bois de lahaute Bourgogne, au château de mon oncle, l’abbé de Lamartine, mesvers étaient terminés.

XXXV – L’AUTOMNE.

Salut, bois couronnés d’un reste deverdure !

Feuillages jaunissants sur les gazonsépars ;

Salut, derniers beaux jours ! Le deuil dela nature

Convient à la douleur et plaît à mesregards.

Je suis d’un pas rêveur le sentiersolitaire ;

J’aime à revoir encor, pour la dernièrefois,

Ce soleil pâlissant, dont la faiblelumière

Perce à peine à mes pieds l’obscurité desbois.

Oui, dans ces jours d’automne où la natureexpire,

À ses regards voilés, je trouve plusd’attraits ;

C’est l’adieu d’un ami, c’est le derniersourire

Des lèvres que la mort va fermer pourjamais.

Ainsi, prêt à quitter l’horizon de la vie,

Pleurant de mes longs jours l’espoirévanoui,

Je me retourne encore, et d’un regardd’envie

Je contemple ces biens dont je n’ai pasjoui.

Terre, soleil, vallons, belle et doucenature,

Je vous dois une larme aux bords de montombeau !

L’air est si parfumé ! la lumière est sipure !

Aux regards d’un mourant le soleil est sibeau !

Je voudrais maintenant vider jusqu’à lalie

Ce calice mêlé de nectar et de fiel :

Au fond de cette coupe où je buvais lavie,

Peut-être restait-il une goutte demiel !

Peut-être l’avenir me gardait-il encore

Un retour de bonheur dont l’espoir estperdu !

Peut-être, dans la foule, une âme quej’ignore

Aurait compris mon âme, et m’auraitrépondu !…

La fleur tombe en livrant ses parfums auzéphire ;

À la vie, au soleil, ce sont là sesadieux ;

Moi, je meurs ; et mon âme, au momentqu’elle expire,

S’exhale comme un son triste et mélodieux.

Commentaire.

Cette pièce ne comporte aucun commentaire. Iln’y a pas une âme contemplative et sensible qui n’ait, à certainsmoments de ses premières amertumes, détourné la lèvre de la coupede la vie, et embrassé la mort souriante sous ce ravissant aspectd’une automne expirante dans la sérénité des derniers joursd’octobre ; et puis qui, prête à mourir, n’ait repris àl’existence par le regret, et voulu confondre au moins un derniermurmure d’adieu avec les derniers soupirs du vent du soir dans lespampres, ou avec la lueur du dernier rayon de l’année sur lessommets rosés de neige des montagnes.

Ces vers sont cette lutte entre l’instinct detristesse qui fait accepter la mort, et l’instinct de bonheur quifait regretter la vie. Ils furent écrits en 1819, après lespremiers désenchantements de la première adolescence. Mais ils fontdéjà allusion à l’attachement sérieux que le poëte avait conçu pourune jeune Anglaise qui fut depuis la compagne de sa vie.

XXXVI – À UNE ENFANT, FILLE DUPOËTE.

1831.

Céleste fille du poëte,

La vie est un hymne à deux voix.

Son front sur le tien se reflète,

Sa lyre chante sous tes doigts.

Sur tes yeux quand sa bouche pose

Le baiser calme et sans frisson,

Sur ta paupière blanche et rose

Le doux baiser à plus de son.

Dans ses bras quand il te soulève

Pour te montrer au ciel jaloux,

On croit voir son plus divin rêve

Qu’il caresse sur ses genoux !

Quand son doigt te permet de lire

Les vers qu’il vient de soupirer,

On dirait l’âme de sa lyre

Qui se penche pour l’inspirer.

Il récite ; une larme brille

Dans tes yeux attachés sur lui.

Dans cette larme de sa fille

Son cœur nage ; sa gloire alui !

Du chant que ta bouche répète

Son cœur ému jouit deux fois.

Céleste fille du poëte,

La vie est une hymne à deux voix.

XXXVII – LA POÉSIE SACRÉE.

DITHYRAMBE.

À M. EUGÈNE DE GENOUDE[3].

Son front est couronné de palmes etd’étoiles ;

Son regard immortel, que rien ne peutternir,

Traversant tous les temps, soulevant tous lesvoiles,

Réveille le passé, plonge dans l’avenir.

Du monde sous ses yeux les fastes sedéroulent,

Les siècles à ses pieds comme un torrents’écoulent ;

À son gré descendant ou remontant leurcours,

Elle sonne aux tombeaux l’heure, l’heurefatale,

Ou sur sa lyre virginale

Chante au monde vieilli ce jour père desjours.

* **

Écoutez ! Jéhovah s’élance

Du sein de son éternité.

Le chaos endormi s’éveille en saprésence ;

Sa vertu le féconde, et sa toute-puissance

Repose sur l’immensité.

Dieu dit, et le jour fut ; Dieu dit, etles étoiles

De la nuit éternelle éclaircirent lesvoiles ;

Tous les éléments divers

À sa voix se séparèrent ;

Les eaux soudain s’écoulèrent

Dans le lit creusé des mers ;

Les montagnes s’élevèrent,

Et les aquilons volèrent

Dans les libres champs des airs.

Sept fois de Jéhovah la parole féconde

Se fit entendre au monde,

Et sept fois le néant à sa voixrépondit ;

Et Dieu dit : « Faisons l’homme à mavivante image. »

Il dit, l’homme naquit ; à ce dernierouvrage,

Le Verbe créateur s’arrête et s’applaudit.

* **

Mais ce n’est plus un Dieu ; c’estl’homme qui soupire :

Éden a fui… voilà le travail et la mort.

Dans les larmes sa voix expire ;

La corde du bonheur se brise sur sa lyre,

Et Job en tire un son triste comme lesort.

« Ah ! périsse à jamais le jour quim’a vu naître !

Ah ! périsse à jamais la nuit qui m’aconçu,

Et le sein qui m’a donné l’être,

Et les genoux qui m’ont reçu !

Que du nombre des jours Dieu pour jamaisl’efface !

Que, toujours obscurci des ombres dutrépas,

Ce jour parmi les jours ne trouve plus saplace !

Qu’il soit comme s’il n’était pas !

« Maintenant dans l’oubli je dormiraisencore,

Et j’achèverais mon sommeil

Dans cette longue nuit qui n’aura pointd’aurore,

Avec ces conquérants que la terre dévore,

Avec le fruit conçu qui meurt avantd’éclore,

Et qui n’a pas vu le soleil.

« Mes jours déclinent commel’ombre ;

Je voudrais les précipiter.

Ô mon Dieu, retranchez le nombre

Des soleils que je dois compter !

L’aspect de ma longue infortune

Éloigne, repousse, importune

Mes frères lassés à mes maux ;

En vain je m’adresse à leur foule :

Leur pitié m’échappe et s’écoule

Comme l’onde au flanc des coteaux.

« Ainsi qu’un nuage qui passe,

Mon printemps s’est évanoui ;

Mes yeux ne verront plus la trace

De tous ces biens dont j’ai joui.

Par le souffle de la colère,

Hélas ! arraché de la terre,

Je vais d’où l’on ne revient pas :

Mes vallons, ma propre demeure,

Et cet œil même qui me pleure,

Ne reverront jamais mes pas !

« L’homme vit un jour sur la terre

Entre la mort et la douleur ;

Rassasié de sa misère,

Il tombe enfin comme la fleur.

Il tombe ! Au moins par la rosée

Des fleurs la racine arrosée

Peut-elle un moment refleurir ;

Mais l’homme, hélas ! après la vie,

C’est un lac dont l’eau s’estenfuie :

On le cherche, il vient de tarir.

« Mes jours fondent comme la neige

Au souffle du courroux divin ;

Mon espérance, qu’il abrège,

S’enfuit comme l’eau de ma main.

Ouvrez-moi mon dernier asile :

Là, j’ai dans l’ombre un lit tranquille,

Lit préparé pour mes douleurs.

Ô tombeau, vous êtes mon père !

Et je dis aux vers de la terre :

« Vous êtes ma mère et messœurs ! »

« Mais les jours heureux de l’impie

Ne s’éclipsent pas au matin ;

Tranquille, il prolonge sa vie

Avec le sang de l’orphelin.

Il étend au loin ses racines ;

Comme un troupeau sur les collines,

Sa famille couvre Ségor ;

Puis dans un riche mausolée

Il est couché dans la vallée,

Et l’on dirait qu’il vit encore.

« C’est le secret de Dieu : je metais et j’adore.

C’est sa main qui traça les sentiers del’aurore,

Qui pesa l’Océan, qui suspendit les cieux.

Pour lui l’abîme est nu, l’enfer même est sansvoiles ;

Il a fondé la terre et semé lesétoiles :

Et qui suis-je à ses yeux ? »

* **

Mais la harpe a frémi sous les doigtsd’Isaïe ;

De son sein bouillonnant la menace à longsflots

S’échappe ; un Dieu l’appelle, ils’élance, il s’écrie.

Cieux et terre, écoutez ! silence au filsd’Amos !

« Osias n’était plus : Dieum’apparut ; je vis

Adonaï vêtu de gloire etd’épouvante :

Les bords éblouissants de sa robeflottante

Remplissaient le sacré parvis.

« Des séraphins, debout sur des marchesd’ivoire,

Se voilaient devant lui de six ailes defeux ;

Volant de l’un à l’autre, ils se disaiententre eux :

« Saint, saint, saint, le Seigneur, leDieu, le roi des dieux !

« Toute la terre est pleine de sagloire ! »

« Du temple à ces accents la voûtes’ébranla ;

Adonaï s’enfuit sous la nueenflammée ;

Le saint lieu fut rempli de torrents defumée ;

La terre sous mes pieds trembla.

« Et moi, je resterais dans un lâchesilence !

Moi qui t’ai vu, Seigneur, je n’oseraisparler !

À ce peuple impur qui t’offense

Je craindrais de te révéler !

« Qui marchera pour nous ? dit leDieu des armées.

« Qui parlera pour moi ? » ditDieu. Qui ? moi, seigneur.

Touche mes lèvres enflammées :

Me voilà ! je suis prêt !…Malheur,

« Malheur à vous qui dès l’aurore

Respirez les parfums du vin,

Et que le soir retrouve encore

Chancelants aux bords du festin !

Malheur à vous qui par l’usure

Étendez sans fin ni mesure

La borne immense de vos champs !

Voulez-vous donc, mortels avides,

Habiter dans vos champs arides,

Seuls sur la terre des vivants ?

« Malheur à vous, race insensée,

Enfants d’un siècle audacieux,

Qui dites dans votre pensée :

Nous sommes sages à nos yeux !

Vous changez la nuit en lumière,

Et le jour en ombre grossière

Où se cachent vos voluptés ;

Mais, comme un taureau dans la plaine,

Vous traînez après vous la chaîne

De vos longues iniquités.

« Malheur à vous, filles de l’onde,

Îles de Sidon et de Tyr !

Tyrans, qui trafiquez du monde

Avec la pourpre et l’or d’Ophir !

Malheur à vous ! votre heuresonne ;

En vain l’Océan vous couronne !

Malheur à toi, reine des eaux,

À toi qui sur des mers nouvelles

Fais retentir comme des ailes

Les voiles de mille vaisseaux !

« Ils sont enfin venus, les jours de majustice ;

Ma colère, dit Dieu, se déborde survous !

Plus d’encens, plus de sacrifice

Qui puisse éteindre mon courroux !

Je livrerai ce peuple à la mort, aucarnage :

Le fer moissonnera comme l’herbe sauvage

Ses bataillons entiers !

– Seigneur, épargnez-nous !Seigneur !–Non, point de trêve !

Et je ferai sur lui ruisseler de monglaive

Le sang de ses guerriers !

« Ses torrents sécheront sous ma brûlantehaleine ;

Ma main nivellera, comme une vaste plaine,

Ses murs et ses palais ;

Le feu les brûlera comme il brûle lechaume.

Là, plus de nation, de ville, deroyaume ;

Le silence à jamais !

« Ses murs se couvriront de ronces etd’épines ;

L’hyène et le serpent peupleront sesruines ;

Les hiboux, les vautours,

L’un l’autre s’appelant durant la nuitobscure,

Viendront à leurs petits porter lanourriture

Au sommet de ses tours ! »

* **

Mais Dieu ferme à ces mots les lèvresd’Isaïe :

Le sombre Ézéchiel

Sur le tronc desséché de l’ingrat Israël

Fait descendre à son tour la parole devie.

* **

« L’Éternel emporta mon esprit audésert.

D’ossements desséchés le sol étaitcouvert ;

J’approche en frissonnant ; mais Jéhovahme crie :

« Si je parle à ces os, reprendront-ilsla vie ?

– Éternel, tu le sais. –Eh bien, dit leSeigneur,

« Écoute mes accents ; retiens-les,et dis-leur :

« Ossements desséchés, insensiblepoussière,

« Levez-vous ! recevez l’esprit etla lumière !

« Que vos membres épars s’assemblent à mavoix !

« Que l’esprit vous anime une secondefois !

« Qu’entre vos os flétris vos muscles sereplacent !

« Que votre sang circule et vos nerfss’entrelacent !

« Levez-vous et vivez, voyez qui jesuis ! »

J’écoutai le Seigneur, j’obéis, et jedis :

« Esprit, soufflez sur eux du couchant,de l’aurore ;

« Soufflez de l’aquilon,soufflez !… » Pressés d’éclore,

Ces restes du tombeau, réveillés par mescris,

Entre-choquant soudain leurs ossementsflétris ;

Aux clartés du soleil leur paupière serouvre,

Leurs os sont rassemblés, et la chair lesrecouvre !

Et ce champ de la mort tout entier seleva,

Redevint un grand peuple, et connutJéhovah ! »

* **

Mais Dieu de ses enfants a perdu lamémoire ;

La fille de Sion, méditant ses malheurs,

S’assied en soupirant, et, veuve de sagloire,

Écoute Jérémie, et retrouve des pleurs.

* **

« Le Seigneur, m’accablant du poids de sacolère,

Retire tour à tour et ramène sa main.

Vous qui passez par le chemin,

Est-il une misère égale à ma misère ?

« En vain ma voix s’élève, il n’entendplus ma voix.

Il m’a choisi pour but de ses flèches deflamme,

Et tout le jour contre mon âme

Sa fureur a lancé les fils de soncarquois.

« Sur mes os consumés ma peau s’estdesséchée ;

Les enfants m’ont chanté dans leursdérisions ;

Seul, au milieu des nations,

Le Seigneur m’a jeté comme une herbearrachée.

« Il s’est enveloppé de son divincourroux ;

Il a fermé ma route, il a troublé mavoie ;

Mon sein n’a plus connu la joie,

Et j’ai dit au Seigneur :« Seigneur, souvenez-vous,

« Souvenez-vous, Seigneur, de ces joursde colère ;

« Souvenez-vous du fiel dont vous m’aveznourri !

« Non, votre amour n’est pointtari :

« Vous me frappez, Seigneur, et c’estpourquoi j’espère.

« Je repasse en pleurant ces misérablesjours ;

« J’ai connu le Seigneur dès ma plustendre aurore :

« Quand il punit, il aimeencore ;

« Il ne s’est pas, mon âme, éloigné pourtoujours.

« Heureux qui le connaît ! heureuxqui dès l’enfance

« Porta le joug d’un Dieu clément dans sarigueur !

« Il croit au salut du Seigneur,

« S’assied au bord du fleuve, et l’attenden silence.

« Il sent peser sur lui ce joug de votreamour ;

« Il répand dans la nuit ses pleurs et saprière,

« Et, la bouche dans la poussière,

« Il invoque, il espère, il attend votrejour. »

* **

Silence, ô lyre ! et vous, silence,

Prophètes, voix de l’avenir !

Tout l’univers se tait d’avance

Devant Celui qui doit venir.

Fermez-vous, lèvres inspirées ;

Reposez-vous, harpes sacrées,

Jusqu’au jour où, sur les hauts lieux,

Une voix au monde inconnue

Fera retentir dans la nue :

PAIX À LA TERRE ET GLOIRE AUX CIEUX !

Commentaire.

J’avais peu lu la Bible. J’avais parcouruseulement, comme tout le monde, les strophes des psaumes de Davidou des prophètes, dans les livres d’Heures de ma mère. Ces languesde feu m’avaient ébloui. Mais cela me paraissait si peu en rapportavec le genre de poésie adapté à nos civilisations et à nossentiments d’aujourd’hui, que je n’avais jamais pensé à lire desuite ces feuilles détachées des sibylles bibliques.

Il y avait en ce temps, à Paris, un jeunehomme d’une figure spirituelle, fine et douce, qu’on appelait M. deGenoude. Je l’avais rencontré chez son ami le duc de Rohan. Ilcultivait aussi M. de Lamennais, M. de Montmorency, M. deChateaubriand. Il me témoigna un des premiers une tendre admirationpour mes poésies, dont il ne connaissait que quelques pages. Nousnous liâmes d’une certaine amitié. Ce jeune homme traduisait alorsla Bible. Il arrivait souvent chez moi le matin, les épreuves de satraduction à la main, et je lui faisais lire des fragments qui merévélaient une région plus haute et plus merveilleuse depoésie.

Ces entretiens et ces lectures m’inspirèrentl’idée de rassembler dans un seul chant les différents caractèreset les principales images des divers poëtes sacrés. J’écrivis cecien cinq ou six matinées, au bruit des causeries de mes amis, dansma petite chambre de l’hôtel de Richelieu. J’en fis hommage à M. deGenoude, par reconnaissance de son affection pour moi.

Il m’aida, quelques temps après, à trouver unéditeur pour mon premier volume des Méditations. Il futconstamment plein d’obligeance et de grâce amicale pour moi. Il sedestinait alors à l’état ecclésiastique. Quelques années plus tard,il renonça à cette pensée, rencontra dans le monde une jeunepersonne d’une grâce noble et d’une âme plus noble encore : ill’épousa ; elle lui laissa des fils. Le veuvage et latristesse le ramenèrent à ces premières vocations. Il entra auséminaire et il se fit prêtre ; mais il voulut, et je m’enaffligeai pour lui, avoir un pied dans le sanctuaire, un pied dansle monde politique. Fausse attitude. Dieu est jaloux, et le mondeest logique. Le prêtre, dans aucune religion, ne peut combattre. M.de Genoude resta journaliste, et devint député. La politique nerompit pas notre ancienne amitié, mais elle rompit nos opinions etnos rapports. Il mourut les armes à la main. J’aurais voulu qu’illes déposât au pied de l’autel avant l’heure du tombeau.N’importe ! Nous nous trompons tous : quelle est donc lavie qui n’ait pas de fausses routes ? Une larme les efface,une intention droite les redresse : Dieu est grand ! Ilreste de M. de Genoude une mémoire sans tache, d’immenses travauxqui ont vulgarisé le sentiment de la liberté en greffant cesentiment sur des idées ou sur des préjugés monarchiques, et del’estime dans tous les partis. Sa mort laisse un vide dans messouvenirs. Je le voyais peu dans le présent, mais je l’aimais dansson passé.

XXXVIII – LES FLEURS.

1837.

Ô terre, vil monceau de boue

Où germent d’épineuses fleurs,

Rendons grâce à Dieu, qui secoue

Sur ton sein ses fraîches couleurs !

Sans ces urnes où goutte à goutte

Le ciel rend la force à nos pas,

Tout serait désert, et la route

Au ciel ne s’achèverait pas.

Nous dirions : « À quoi bonpoursuivre

Ce sentier qui mène au cercueil ?

Puisqu’on se lasse en vain à vivre,

Mieux vaut s’arrêter sur le seuil. »

Mais pour nous cacher les distances,

Sur le chemin de nos douleurs

Tu sèmes le sol d’espérances,

Comme on borde un linceul de fleurs !

Et toi, mon cœur, cœur triste et tendre,

Où chantaient de si fraîches voix ;

Toi qui n’es plus qu’un bloc de cendre

Couvert de charbons noirs et froids,

Ah ! laisse refleurir encore

Ces lueurs d’arrière-saison !

Le soir d’été qui s’évapore

Laisse une pourpre à l’horizon.

Oui, meurs en brûlant, ô mon âme,

Sur ton bûcher d’illusions,

Comme l’astre éteignant sa flamme

S’ensevelit dans ses rayons !

XXXIX – LES OISEAUX.

1842.

Orchestre du Très-Haut, bardes de seslouanges,

Ils chantent à l’été des notes debonheur ;

Ils parcourent les airs avec des ailesd’anges

Échappés tout joyeux des jardins duSeigneur.

Tant que durent les fleurs, tant que l’épiqu’on coupe

Laisse tomber un grain sur les sillonsjaunis,

Tant que le rude hiver n’a pas gelé lacoupe

Où leurs pieds vont poser comme aux bords deleurs nids,

Ils remplissent le ciel de musique et dejoie :

La jeune fille embaume et verdit leurprison,

L’enfant passe la main sur leur duvet desoie,

Le vieillard les nourrit au seuil de samaison.

Mais dans les mois d’hiver, quand la neige etle givre

Ont remplacé la feuille et le fruit, oùvont-ils ?

Ont-ils cessé d’aimer ? Ont-ils cessé devivre ?

Nul ne sait le secret de leurs lointainsexils.

On trouve au pied de l’arbre une plumesouillée,

Comme une feuille morte où rampe un verrongeur,

Que la brume des nuits a jaunie etmouillée,

Et qui n’a plus, hélas ! ni parfum nicouleur.

On voit pendre à la branche un nid remplid’écailles,

Dont le vent pluvieux balance un noirdébris ;

Pauvre maison en deuil et vieux pan demurailles

Que les petits, hier, réjouissaient decris.

Ô mes charmants oiseaux, vous si joyeuxd’éclore !

La vie est donc un piège où le bon Dieu vousprend ?

Hélas ! c’est comme nous. Et nouschantons encore !

Que Dieu serait cruel, s’il n’était pas sigrand !

XL – LES PAVOTS.

1847.

Lorsque vient le soir de la vie,

Le printemps attriste le cœur :

De sa corbeille épanouie

Il s’exhale un parfum moqueur.

De toutes ces fleurs qu’il étale,

Dont l’amour ouvre le pétale,

Dont les prés éblouissent l’œil,

Hélas ! il suffit que l’on cueille

De quoi parfumer d’une feuille

L’oreiller du lit d’un cercueil.

Cueillez-moi ce pavot sauvage

Qui croît à l’ombre de ces blés :

On dit qu’il en coule un breuvage

Qui ferme les yeux accablés.

J’ai trop veillé ; mon âme est lasse

De ces rêves qu’un rêve chasse.

Que me veux-tu, printemps vermeil ?

Loin de moi ces lis et ces roses !

Que faut-il aux paupières closes ?

La fleur qui garde le sommeil !

XLI – LE COQUILLAGE AU BORD DE LAMER.

À UNE JEUNE ÉTRANGÈRE.

Quand tes beaux pieds distraits errent, ôjeune fille,

Sur ce sable mouillé, frange d’or de lamer,

Baisse-toi, mon amour, vers la blondecoquille

Que Vénus fait, dit-on, polir au flotamer.

L’écrin de l’Océan n’en a point depareille ;

Les roses de ta joue ont peine àl’égaler ;

Et quand de sa volute on approchel’oreille,

On entend mille voix qu’on ne peutdémêler.

Tantôt c’est la tempête avec ses lourdesvagues,

Qui viennent en tonnant se briser sur tespas ;

Tantôt c’est la forêt avec ses frissonsvagues ;

Tantôt ce sont des voix qui chuchotent toutbas.

Oh ! ne dirais-tu pas, à ce confusmurmure

Que rend le coquillage aux lèvres decarmin,

Un écho merveilleux où l’immense nature

Résume tous ses bruits dans le creux de tamain ?

Emporte-la, mon ange ! Et quand tonesprit joue

Avec lui-même, oisif, pour charmer tesennuis,

Sur ce bijou des mers penche en riant tajoue,

Et, fermant tes beaux yeux, recueilles-en lesbruits.

Si, dans ces mille accents dont sa conquefourmille,

Il en est un plus doux qui vienne tefrapper,

Et qui s’élève à peine aux bords de lacoquille,

Comme un aveu d’amour qui n’oses’échapper ;

S’il a pour ta candeur des terreurs et descharmes ;

S’il renaît en mourant presqueéternellement ;

S’il semble au fond d’un cœur rouler avec deslarmes ;

S’il tient de l’espérance et dugémissement…

Ne te consume pas à chercher cemystère !

Ce mélodieux souffle, ô mon ange, c’estmoi !

Quel bruit plus éternel et plus doux sur laterre,

Qu’un écho de mon cœur qui m’entretient detoi ?

Partie 3
LA MORT DE SOCRATE

AVERTISSEMENT.

Si la poésie n’est pas un vain assemblage desons, elle est sans doute la forme la plus sublime que puisserevêtir la pensée humaine : elle emprunte à la musique cettequalité indéfinissable de l’harmonie qu’on a appelée céleste, fautede pouvoir lui trouver un autre nom : parlant aux sens par lacadence des sons, et à l’âme par l’élévation et l’énergie du sens,elle saisit à la fois tout l’homme ; elle le charme, le ravit,l’enivre, elle exalte en lui le principe divin ; elle lui faitsentir un moment ce quelque chose de plus qu’humain quil’a fait nommer la langue des dieux.

C’est du moins la langue des philosophes, sila philosophie est ce qu’elle doit être, le plus haut degréd’élévation donné à la pensée humaine, la raison divinisée :la métaphysique et la poésie sont donc sœurs, ou plutôt ne sontqu’une : l’une étant le beau idéal dans la pensée, l’autre lebeau idéal dans l’expression ; pourquoi les séparer ?pourquoi dessécher l’une et avilir l’autre ? l’homme a-t-iltrop de ses dons célestes pour s’en dépouiller à plaisir ?a-t-il peur de donner trop d’énergie à son âme en réunissant cesdeux puissances ? Hélas ! il retombera toujours assez tôtdans les formes et dans les pensée vulgaires ! La sublimephilosophie, la poésie digne d’elle, ne sont que des révélationsrapides qui viennent interrompre trop rarement la triste monotoniedes siècles : ce qui est beau dans tous les genres n’est pasde tous les jours ici-bas ; c’est un éclair de cet autre mondeoù l’âme s’élève quelquefois, mais où elle ne séjourne pas.

Ces réflexions nous semblent propres à excuserdu moins l’auteur de ce fragment, d’avoir tenté de fondreensemble la poésie et la métaphysique de ces belles doctrines dusage des sages ; quoique ce morceau porte le nom de Socrate,on y sent cependant déjà une philosophie plus avancée, et comme unavant-goût du christianisme près d’éclore : si un hommeméritait sans doute qu’on lui supposât d’avance les sublimesinspirations, cet homme était Socrate.

Il avait combattu toute sa vie cet empire dessens que le Christ venait renverser ; sa philosophie étaittoute religieuse ; elle était humble, car il la sentaitinspirée ; elle était douce, elle était tolérante, elle étaitrésignée : elle avait deviné l’unité de Dieu, l’immortalité del’âme, plus encore, s’il faut en croire les commentateurs de Platonet quelques mots étranges échappés à ces deux bouches sublimes.L’homme était allé jusqu’où l’homme pouvait aller ; il fallaitune révélation pour lui faire franchir encore un pas immense.Socrate, lui, en sentait le besoin ; il l’indiquait ; illa préparait par ses discours, par sa vie et par sa mort. Il étaitdigne de l’entrevoir à ses derniers moments ; en un mot, ilétait inspiré ; il nous le dit, il nous le répète, et pourquoirefuserions-nous de croire sur parole l’homme qui donnait sa viepour l’amour de la vérité ? Y a-t-il beaucoup de témoignagesqui vaillent la parole de Socrate mourant ? Oui, sans doute,il était inspiré ; il était un précurseur de cette révélationdéfinitive que Dieu préparait de temps en temps par des révélationspartielles. Car la vérité et la sagesse ne sont point denous : elles descendent du ciel dans les cœurs choisis quisont suscités de Dieu selon les besoins des temps. Il les semait çàet là ; il les répandait goutte à goutte pour en donnerseulement la connaissance et le désir, jusqu’au moment où il devaitnous en rassasier avec plénitude.

Indépendamment de la sublimité des doctrinesqu’il annonçait, la mort de Socrate était un tableau digne desregards des hommes et du ciel ; il mourait sans haine pour sespersécuteurs, victime de ses vertus, s’offrant en holocauste pourla vérité : il pouvait se défendre, il pouvait se renierlui-même ; il ne le voulut pas ; c’eût été mentir au Dieuqui parlait en lui, et rien n’annonce qu’un sentiment d’orgueilsoit venu altérer la pureté, la beauté de ce sublime dévouement.Ses paroles rapportées par Platon sont aussi simples à la fin deson dernier jour qu’au milieu de sa vie ; la solennité de cegrand moment de la mort ne donne à ses expressions ni tension nifaiblesse ; obéissant avec amour à la volonté des dieux qu’ilaime à reconnaître en tout, son dernier jour ne diffère en rien deses autres jours, si ce n’est qu’il n’aura pas de lendemain !Il continue avec ses amis le sujet de conversation commencé laveille ; il boit la ciguë comme un breuvage ordinaire ;il se couche pour mourir, comme il aurait fait pour dormir :tant il est sûr que les dieux sont là, avant, après, partout, etqu’il va se réveiller dans leur sein !

Le poëte n’a pas interrompu son chant par lesdétails assez connus du jugement, et par les longues dissertationsde Socrate et de ses amis ; il n’a chanté que les dernièresheures et les dernières paroles du philosophe, ou du moins lesparoles qu’il lui suppose. Nous l’imiterons ; nous nouscontenterons de rappeler l’avant-scène aux lecteurs.

Socrate, condamné à mourir pour ses opinionsreligieuses, attendait la mort depuis plusieurs jours ; maisil ne devait boire la ciguë qu’au moment où le vaisseau envoyé tousles ans à Délos en l’honneur de Thésée, serait de retour dans leport d’Athènes. C’est ce vaisseau que l’on nommait Théorie, etqu’on apercevait dans le lointain au moment où le poëmecommence.

Le Serviteur des Onze était unesclave de ce tribunal, destiné au service des prisonniers enattendant l’exécution des sentences. Ce fragment est imprimé commeil a été écrit par l’auteur, dans une forme inusité, par coupletsd’inégale longueur ; après chaque couplet, nous avons placé untrait qui indique la suspension du sens, et l’auteur passe souvent,sans autre transition, d’une pensée à une autre.

Nous nous servirons pour les notes, toutestirées de Platon, de l’admirable traduction de Platon par M.Cousin. Ce jeune philosophe, digne d’expliquer un pareil maître,pour faire rougir notre siècle de ses honteux et dégradantssophismes, après l’avoir rappelé lui-même aux plus nobles théoriesdu spiritualisme, a eu l’heureuse pensée de lui révéler la sagesseantique dans toute sa grâce et toute sa beauté. Trouvant laphilosophie de nos jours encore toute souillée des lambeaux dumatérialisme, il lui montre Socrate, et semble lui dire :« Voilà ce que tu es, et voilà ce que tu as été ! »Espérons qu’en achevant son bel ouvrage, il la dégagera aussi desnuages dont Kant et quelques-uns de ses disciples l’ont enveloppée,et nous la fera apparaître enfin toute resplendissante de la purelumière du christianisme.

LA MORT DE SOCRATE.

La vérité, c’est Dieu.

Le soleil, se levant aux sommets del’Hymette,

Du temple de Thésée illuminait le faîte,

Et, frappant de ses feux les murs duParthénon,

Comme un furtif adieu, glissait dans laprison ;

On voyait sur les mers une poupedorée[4],

Au bruit des hymnes saints, voguer vers lePirée,

Et c’était ce vaisseau dont le fatalretour

Devait aux condamnés marquer leur dernierjour ;

Mais la loi défendait qu’on leur ôtât lavie

Tant que le doux soleil éclairait l’Ionie,

De peur que ses rayons, aux vivantsdestinés,

Par des yeux sans regard ne fussentprofanés,

Ou que le malheureux, en fermant sapaupière,

N’eût à pleurer d’eux la vie et lalumière !

Ainsi l’homme exilé du champ de ses aïeux

Part avant que l’aurore ait éclairé lescieux !

* * *

Attendant le réveil du fils deSophronique,

Quelques amis en deuil erraient sous leportique[5],

Et sa femme, portant son fils sur sesgenoux,

Tendre enfant dont la main joue avec lesverrous,

Accusant la lenteur des geôliersinsensibles,

Frappait du front l’airain des portesinflexibles !

La foule inattentive au cri de sesdouleurs

Demandait en passant le sujet de sespleurs,

Et reprenant bientôt sa course suspendue,

Et dans les longs parvis par groupesrépandue,

Recueillait ces vains bruits dans le peuplesemés,

Parlait d’autels détruits et des dieuxblasphémés,

Et d’un culte nouveau corrompant lajeunesse,

Et de ce Dieu sans nom, étranger dans laGrèce !

C’était quelque insensé, quelque monstreodieux,

Quelque nouvel Oreste aveuglé par lesdieux,

Qu’atteignait à la fin la tardive justice,

Et que la terre au ciel devait ensacrifice !

Socrate ! et c’était toi qui, dans lesfers jeté,

Mourais pour la justice et pour lavérité !

* * *

Enfin de la prison les gonds bruyantsroulèrent ;

À pas lents, l’œil baissé, les amiss’écoulèrent :

Mais Socrate, jetant un regard sur lesflots,

Et leur montrant du doigt la voile versDélos :

« Regardez sur les mers cette poupefleurie ;

C’est le vaisseau sacré, l’heureuseThéorie[6] !

Saluons-la, dit-il : cette voile est lamort !

Mon âme, aussitôt qu’elle, entrera dans leport !

Et cependant parlez ! et que ce joursuprême

Dans nos doux entretiens s’écoule encore demême[7] !

Ne jetons point aux vents les restes dufestin ;

Des dons sacrés des dieux usons jusqu’à lafin :

L’heureux vaisseau qui touche au terme duvoyage

Ne suspend pas sa course à l’aspect durivage ;

Mais, couronné de fleurs, et les voiles auxvents,

Dans le port qui l’appelle il entre avec leschants !

* * *

« Les poëtes ont dit qu’avant sa dernièreheure

En sons harmonieux le doux cygne sepleure ;

Amis, n’en croyez rien ! l’oiseaumélodieux

D’un plus sublime instinct fut doué par lesdieux !

Du riant Eurotas près de quitter la rive,

L’âme, de ce beau corps à demi fugitive,

S’avançant pas à pas vers un mondeenchanté,

Voit poindre le jour pur de l’immortalité,

Et, dans la douce extase où ce regard lanoie,

Sur la terre en mourant elle exhale sajoie.

Vous qui près du tombeau venez pourm’écouter,

Je suis un cygne aussi : je meurs, jepuis chanter ! »

* * *

Sous la voûte, à ces mots, des sanglotséclatèrent ;

D’un cercle plus étroit ses amisl’entourèrent :

« Puisque tu vas mourir, ami trop tôtquitté,

Parle-nous d’espérance etd’immortalité !

– Je le veux bien, dit-il : maiséloignons les femmes ;

Leurs soupirs étouffés amolliraient nosâmes ;

Or, il faut, dédaignant les terreurs dutombeau,

Entrer d’un pas hardi dans un mondenouveau !

* * *

« Vous le savez, amis ; souvent, dèsma jeunesse,

Un génie inconnu m’inspira la sagesse,

Et du monde futur me découvrit les lois.

Était-ce quelque dieu caché dans unevoix ?

Une ombre m’embrassant d’une amitiésecrète ?

L’écho de l’avenir ? la muse dupoëte ?

Je ne sais ; mais l’esprit qui me parlaittout bas,

Depuis que de ma fin je m’approche à grandspas,

En sons plus élevés me parle, meconsole ;

Je reconnais plus tôt sa divine parole,

Soit qu’un cœur affranchi du tumulte dessens

Avec plus de silence écoute sesaccents ;

Soit que, comme l’oiseau, l’invisiblegénie

Redouble vers le soir sa touchanteharmonie ;

Soit plutôt qu’oubliant le jour qui vafinir

Mon âme, suspendue aux bords de l’avenir,

Distingue mieux le son qui part d’un autremonde,

Comme le nautonier, le soir, errant surl’onde,

À mesure qu’il vogue et s’approche dubord,

Distingue mieux la voix qui s’élève duport.

Cet invisible ami jamais ne m’abandonne,

Toujours de son accent mon oreillerésonne,

Et sa voix dans ma voix parle seuleaujourd’hui ;

Amis, écoutez donc ! ce n’est plusmoi ; c’est lui !… »

* * *

Le front calme et serein, l’œil rayonnantd’espoir,

Socrate à ses amis fit signe des’asseoir ;

À ce signe muet soudain ils obéirent,

Et sur les bords du lit en silence ilss’assirent :

Symmias abaissait son manteau sur sesyeux ;

Criton d’un œil pensif interrogeait lescieux ;

Cébès penchait à terre un frontmélancolique ;

Anaxagore, armé d’un rire sardonique,

Semblait, du philosophe enviant l’heureuxsort,

Rire de la fortune et défier lamort !

Et le dos appuyé sur la porte de bronze,

Les bras entrelacés, le serviteur desOnze,

De doute et de pitié tour à tour combattu,

Murmurait sourdement : « Que luisert sa vertu ? »

Mais Phédon, regrettant l’ami plus que lesage,

Sous ses cheveux épars voilant son beauvisage,

Plus près du lit funèbre aux pieds du maîtreassis,

Sur ses genoux pliés se penchait comme unfils,

Levait ses yeux voilés sur l’ami qu’iladore,

Rougissait de pleurer, et le pleuraitencore !

* * *

Du sage cependant la terrestre douleur

N’osait point altérer les traits ni lacouleur ;

Son regard élevé loin de nous semblaitlire ;

Sa bouche, où reposait son gracieuxsourire,

Toute prête à parler, s’entr’ouvrait àdemi ;

Son oreille écoutait son invisibleami ;

Ses cheveux, effleurés du souffle del’automne,

Dessinaient sur sa tête une pâle couronne,

Et, de l’air matinal par moments agités,

Répandaient sur son front des refletsargentés ;

Mais, à travers ce front où son âme esttracée,

On voyait rayonner sa sublime pensée,

Comme, à travers l’albâtre ou l’airaintransparents,

La lampe, sur l’autel jetant ses feuxmourants,

Par son éclat voilé se trahissait encore,

D’un reflet lumineux les frappe et lescolore !

Comme l’œil sur les mers suit la voile quipart,

Sur ce front solennel attachant leurregard,

À ses yeux suspendus, ne respirant qu’àpeine,

Ses amis attentifs retenaient leurhaleine ;

Leurs yeux le contemplaient pour la dernièrefois !

Ils allaient pour jamais emporter cettevoix !

Comme la vague s’ouvre au souffle errantd’Éole,

Leur âme impatiente attendait sa parole.

Enfin du ciel sur eux son regards’abaissa,

Et lui, comme autrefois, sourit etcommença :

* * *

« Quoi ! vous pleurez, amis !vous pleurez quand mon âme,

Semblable au pur encens que la prêtresseenflamme,

Affranchie à jamais du vil poids de soncorps,

Va s’envoler aux dieux, et, dans de saintstransports,

Saluant ce jour pur, qu’elle entrevitpeut-être,

Chercher la vérité, la voir et laconnaître !

Pourquoi donc vivons-nous, si ce n’est pourmourir ?

Pourquoi pour la justice ai-je aimé desouffrir ?

Pourquoi dans cette mort qu’on appelle lavie[8],

Contre ses vils penchants luttant, quoiqueasservie,

Mon âme avec mes sens a-t-ellecombattu ?

Sans la mort, mes amis, que serait lavertu ?…

C’est le prix du combat, la célestecouronne,

Qu’aux bornes de la course un saint juge nousdonne ;

La voix de Jupiter qui nous rappelle àlui !

Amis, bénissons-la ! Je l’entendsaujourd’hui :

Je pouvais, de mes jours disputant quelquereste,

Me faire répéter deux fois l’ordrecéleste.

Me préservent les dieux d’en prolonger lecours !

En esclave attentif, ils m’appellent, j’ycours !

Et vous, si vous m’aimez, comme aux plusbelles fêtes,

Amis, faites couler des parfums sur vostêtes.

Suspendez une offrande aux murs de laprison !

Et, le front couronné d’un verdoyantfeston,

Ainsi qu’un jeune époux qu’une fouleempressée,

Semant de chastes fleurs le seuil dugynécée,

Vers le lit nuptial conduit après le bain,

Dans les bras de la mort menez-moi par lamain !…

* * *

« Qu’est-ce donc que mourir ? Briserce nœud infâme,

Cet adultère hymen de la terre et del’âme,

D’un vil poids, à la tombe, enfin sedécharger !

Mourir n’est pas mourir, mes amis, c’estchanger !

Tant qu’il vit, accablé sous le corps quil’enchaîne,

L’homme vers le vrai bien languissamment setraîne,

Et, par ses vils besoins dans sa coursearrêté,

Suit d’un pas chancelant, ou perd lavérité.

Mais celui qui, touchant au terme qu’ilimplore,

Voit du jour éternel étinceler l’aurore,

Comme un rayon du soir remontant dans lescieux,

Exilé de leur sein, remonte au sein desdieux ;

Et buvant à longs traits le nectar quil’enivre,

Du jour de son trépas il commence devivre ! »

* * *

« Mais mourir c’est souffrir ; etsouffrir est un mal.

Amis, qu’en savons-nous ? Et quandl’instant fatal,

Consacré par le sang comme un grandsacrifice,

Pour ce corps immolé serait un courtsupplice,

N’est-ce pas par un mal que tout bien estproduit ?

L’été sort de l’hiver, le jour sort de lanuit[9],

Dieu lui-même a noué cette éternellechaîne ;

Nous fûmes à la vie enfantés avec peine,

Et cet heureux trépas, des faiblesredouté,

N’est qu’un enfantement àl’immortalité !

« Cependant de la mort qui peut sonderl’abîme ?

Les dieux ont mis leur doigt sur sa lèvresublime :

Qui sait si dans ses mains, prêtes à lasaisir,

L’âme incertaine, tombe avec peine ouplaisir ?

Pour moi, qui vis encor, je ne sais, mais jepense

Qu’il est quelque mystère au fond de cesilence ;

Que des dieux indulgents la sévère bonté

A jusque dans la mort caché la volupté,

Comme, en blessant nos cœurs de ses divinesarmes,

L’Amour cache souvent un plaisir sous deslarmes ! »

L’incrédule Cébès à ce discours sourit.

« Je le saurai bientôt, » ditSocrate. Il reprit :

* * *

« Oui : le premier salut de l’hommeà la lumière,

Quand le rayon doré vient baiser sapaupière,

L’accent de ce qu’on aime à la lyre mêlé,

Le parfum fugitif de la coupe exhalé,

La saveur du baiser, quand de sa lèvreerrante

L’amant cherche, la nuit, les lèvres del’amante,

Sont moins doux à nos sens que le premiertransport

De l’homme vertueux affranchi par lamort !

Et pendant qu’ici-bas sa cendre estrecueillie,

Emporté par sa course, en fuyant il oublie

De dire même au monde un éterneladieu !

Ce monde évanoui disparaît devantDieu !

* * *

« Mais quoi ! suffit-il donc demourir pour revivre ?

Non : il faut que des sens notre âme sedélivre,

De ses penchants mortels triomphe aveceffort ;

Que notre vie enfin soit une longuemort !

La vie est le combat, la mort est lavictoire,

Et la terre est pour nous l’autelexpiatoire

Où l’homme, de ses sens sur le seuildépouillé,

Doit jeter dans les feux son vêtementsouillé,

Avant d’aller offrir sur un autel propice

De sa vie, au Dieu pur, l’aussi pursacrifice !

* * *

« Ils iront, d’un seul trait, du tombeaudans les cieux,

Joindre, où la mort n’est plus, les héros etles dieux,

Ceux qui, vainqueurs des sens pendant leurcourte vie,

Ont soumis à l’esprit la matière asservie,

Ont marché sous le joug des rites et deslois,

Du juge intérieur interrogé la voix,

Suivi les droits sentiers écartés de lafoule,

Prié, servi les dieux, d’où la vertudécoule,

Souffert pour la justice, aimé la vérité,

Et des enfants du ciel conquis laliberté !

« Mais ceux qui, chérissant la chairautant que l’âme,

De l’esprit et des sens ont resserré latrame,

Et prostitué l’âme aux vils baisers ducorps,

Comme Léda livrée à de honteux transports,

Ceux-là, si toutefois un dieu ne lesdélivre,

Même après leur trépas ne cessent pas devivre,

Et des coupables nœuds qu’eux-mêmes ils ontserrés

Ces mânes imparfaits ne sont pasdélivrés !

Comme à ses fils impurs Arachné suspendue,

Leur âme, avec leur corps mêlée etconfondue,

Cherche enfin à briser ses liensflétrissants ;

L’amour qu’elle eut pour eux vit encor dansses sens ;

De leurs bras décharnés ils la pressentencore,

Lui rappellent cent fois cet hymen qu’elleabhorre,

Et, comme un air pesant qui dort sur lesmarais,

Leur vil poids, loin des dieux, la retient àjamais !

Ces mânes gémissants, errant dans lesténèbres,

Avec l’oiseau de nuit jettent des crisfunèbres ;

Autour des monuments, des urnes, destombeaux,

De leur corps importun traînant d’affreuxlambeaux,

Honteux de vivre encore, et fuyant lalumière,

À l’heure où l’innocence a fermé sapaupière,

De leurs antres obscures ils s’échappent sansbruit,

Comme des criminels s’emparent de la nuit,

Imitent sur les flots le réveil del’aurore,

Font courir sur les monts le pâlemétéore ;

De songes effrayants assiégeant nosesprits,

Au fond des bois sacrés poussent d’horriblescris,

Ou, tristement assis sur le bord d’unetombe,

Et dans leurs doigts sanglants cachant leurfront qui tombe,

Jaloux de leur victime, ils pleurent leursforfaits :

Mais les âmes des bons ne reviennentjamais ! »

* * *

Il se tut, et Cébès rompit seul lesilence :

« Me préservent les dieux d’offenserl’Espérance,

Cette divinité qui, semblable à l’Amour,

Un bandeau sur les yeux, nous conduit au vraijour !

Mais puisque de ces bords comme elle tut’envoles,

Hélas ! et que voilà tes suprêmesparoles,

Pour m’instruire, ô mon maître, et non pourt’affliger,

Permets-moi de répondre et det’interroger. »

Socrate, avec douceur, inclina son visage,

Et Cébès en ces mots interrogea lesage :

* * *

« L’âme, dis-tu, doit vivre au delà dutombeau ;

Mais si l’âme est pour nous la lueur d’unflambeau,

Quand la flamme a des sens consumé lamatière,

Quand le flambeau s’éteint, que devient lalumière ?

La clarté, le flambeau, tout ensemble estdétruit,

Et tout rentre à la fois dans une mêmenuit !

Ou si l’âme est aux sens ce qu’est à cettelyre

L’harmonieux accord que notre main entire,

Quand le temps ou les vers en ont usé lebois,

Quand la corde rompue a crié sous nosdoigts,

Et que les nerfs brisés de la lyreexpirante

Sont foulés sous les pieds la jeunebacchante,

Qu’est devenu le bruit de ces divinsaccords ?

Meurt-il avec la lyre ? et l’âme avec lecorps ?… »

Les sages, à ces mots, pour sonder cemystère,

Baissant leurs fronts pensifs, et regardant laterre,

Cherchaient une réponse et ne la trouvaientpas !

Se parlant l’un à l’autre ils murmuraient toutbas :

« Quand la lyre n’est plus, où donc estl’harmonie ?… »

Et Socrate semblait attendre songénie !

* * *

Sur l’une de ses mains appuyant sonmenton,

L’autre se promenait sur le front dePhédon,

Et, sur son cou d’ivoire errant àl’aventure,

Caressait, en passant, sa blondechevelure ;

Puis, détachant du doigt un de ses longsrameaux

Qui pendaient jusqu’à terre en flexiblesanneaux,

Faisait sur ses genoux flotter leurs mollesondes,

Ou dans ses doigts distraits roulait leurstresses blondes,

Et parlait en jouant, comme un vieillarddivin

Qui mêle la sagesse aux coupes d’unfestin !

* * *

« Amis, l’âme n’est pas l’incertainelumière

Dont le flambeau des sens ici-bas nouséclaire ;

Elle est l’œil immortel qui voit ce faiblejour

Naître, grandir, baisser, renaître tour àtour,

Et qui sent hors de soi, sans en êtreaffaiblie,

Pâlir et s’éclipser ce flambeau de la vie,

Pareille à l’œil mortel qui dansl’obscurité

Conserve le regard en perdant laclarté !

« L’âme n’est pas aux sens ce qu’est àcette lyre

L’harmonieux accord que notre main entire ;

Elle est le doigt divin qui seul la faitfrémir,

L’oreille qui l’entend ou chanter ougémir,

L’auditeur attentif, l’invisible génie

Qui juge, enchaîne, ordonne et règlel’harmonie,

Et qui des sons discords que rendent chaquesens

Forme au plaisir de dieux des concertsravissants !

En vain la lyre meurt et le sons’évapore :

Sur ces débris muets l’oreille écouteencore !

Es-tu content, Cébès ? – Oui, j’en croistes adieux,

Socrate est immortel ! – Eh bien, parlonsdes dieux ! »

* * *

Et déjà le soleil était sur les montagnes,

Et, rasant d’un rayon les flots et lescampagnes,

Semblait, faisant au monde un magnifiqueadieu,

Aller se rajeunir au sein brillant deDieu !

Les troupeaux descendaient des sommets duTaygète ;

L’ombre dormait déjà sur les flancs del’Hymette ;

Le Cythéron nageait dans un océand’or ;

Le pêcheur matinal, sur l’onde errantencor,

Modérant près du bord sa course suspendue,

Repliait, en chantant, sa voiledétendue ;

La flûte dans les bois, et ces chants sur lesmers,

Arrivaient jusqu’à nous sur les soupirs desairs,

Et venaient se mêler à nos sanglotsfunèbres,

Comme un rayon du soir se fond dans lesténèbres !

* * *

« Hâtons-nous, mes amis, voici l’heure dubain[10].

Esclaves, versez l’eau dans le vased’airain !

Je veux offrir aux dieux une victimepure. »

Il dit : et se plongeant dans l’urne quimurmure,

Comme fait à l’autel le sacrificateur,

Il puisa dans ses mains le flotlibérateur,

Et, le versant trois fois sur son front qu’ilinonde,

Trois fois sur sa poitrine en fit ruisselerl’onde ;

Puis, d’un voile de pourpre en essuyant lesflots,

Parfuma ses cheveux, et reprit en cesmots :

« Nous oublions le Dieu pour adorer sestraces !

Me préserve Apollon de blasphémer lesGrâces !

Hébé versant la vie aux célestes lambris,

Le carquois de l’Amour, ni l’écharped’Iris,

Ni surtout de Vénus la brillante ceinture

Qui d’un nœud sympathique enchaîne lanature,

Ni l’éternel Saturne, ou le grand Jupiter,

Ni tous ces dieux du ciel, de la terre et del’air !

Tous ces êtres peuplant l’Olympe oul’Élysée

Sont l’image de Dieu par nous divinisé,

Des lettres de son nom sur la natureécrit,

Une ombre que ce Dieu jette sur notreesprit !

À ce titre divin ma raison les adore,

Comme nous saluons le soleil dansl’aurore ;

Et peut-être qu’enfin tous ces dieuxinventés,

Cet enfer et ce ciel par la lyre chantés,

Ne sont pas seulement des songes du génie,

Mais les brillants degrés de l’échelleinfinie

Qui, des êtres semés dans ce vasteunivers,

Sépare et réunit tous les astres divers.

Peut-être qu’en effet, dans l’immenseétendue,

Dans tout ce qui se meut une âme estrépandue ;

Que ces astres brillants sur nos têtessemés

Sont des soleils vivants, et des feuxanimés ;

Que l’Océan, frappant sa rive épouvantée,

Avec ses flots grondants roule une âmeirritée ;

Que notre air embaumé volant dans un cielpur

Est un esprit flottant sur des ailesd’azur ;

Que le jour est un œil qui répand lalumière,

La nuit, une beauté qui voile sapaupière ;

Et qu’enfin dans le ciel, sur la terre, entout lieu,

Tout est intelligent, tout vit, tout est undieu.

* * *

« Mais, croyez-en, amis, ma voix prête às’éteindre,

Par delà tous ces dieux que notre œil peutatteindre,

Il est sous la nature, il est au fond descieux,

Quelque chose d’obscur et de mystérieux

Que la nécessité, que la raison proclame,

Et que voit seulement la foi, cet œil del’âme !

Contemporain des jours et del’éternité !

Grand comme l’infini, seul commel’unité !

Impossible à nommer, à nos sensimpalpable !

Son premier attribut, c’est d’êtreinconcevable !

Dans les lieux, dans les temps, hier, demain,aujourd’hui,

Descendons, remontons, nous arrivons àlui !

Tout ce que vous voyez est satoute-puissance,

Tout ce que nous pensons est sa sublimeessence !

Force, amour, vérité, créateur de toutbien,

C’est le dieu de vos dieux ! c’est leseul ! c’est le mien !…

* * *

– Mais le mal, dit Cébès, qui l’a créé ?– Le crime :

Des coupables mortels châtiment légitime,

Sur ce globe déchu le mal et le trépas

Sont nés le même jour : Dieu ne lesconnaît pas !

Soit qu’un attrait fatal, une coupableflamme

Ait attiré jadis la matière versl’âme ;

Soit plutôt que la vie, en des nœuds troppuissants

Resserrant ici-bas l’esprit avec les sens,

Les pénètre tous deux d’un amour adultère,

Ils ne sont réunis que par un grandmystère.

Cette horrible union, c’est le mal : etla mort,

Remède et châtiment, la brise avec effort.

Mais, à l’instant suprême où cet hymenexpire,

Sur les vils éléments l’âme reprendl’empire,

Et s’envole, aux rayons de l’immortalité,

Au monde du bonheur et de la vérité !

* * *

– Connais-tu le chemin de ce mondeinvisible ?

Dit Cébès ; à ton œil est-il doncaccessible ?

– Mes amis, j’en approche, et pour ledécouvrir…

– Que faut-il ? dit Phédon. – Être pur etmourir !

« Dans un point de l’espace inaccessibleaux hommes[11],

Peut-être au ciel, peut-être aux lieux même oùnous sommes,

Il est un autre monde, un Élysée, un ciel,

Que ne parcourent pas de longs ruisseaux demiel,

Où les âmes des bons, de Dieu seulaltérées,

D’un nectar éternel ne sont pas enivrées,

Mais où les mânes saints, les immortelsesprits,

De leurs corps immolés vont recevoir leprix !

Ni la sombre Tempé, ni le riant Ménade,

Qu’enivre de parfums l’haleine matinale,

Ni les vallons d’Hémus, ni ces richescoteaux,

Qu’enchante l’Eurotas du murmure des eaux,

Ni cette terre enfin des poëtes chérie

Qui fait aux voyageurs oublier leurpatrie,

N’approchent pas encor du fortuné séjour

Où le regard de Dieu donne aux âmes lejour ;

Où jamais dans la nuit ce jour divinn’expire ;

Où la vie et l’amour sont l’air qu’ellerespire ;

Où des corps immortels ou toujoursrenaissants

Pour d’autres voluptés lui prêtent d’autressens.

– Quoi ! des corps dans le ciel ? lamort avec la vie ?

– Oui, des corps transformés que l’âmeglorifie !

L’âme, pour composer ces divins vêtements,

Cueille en tout l’univers la fleur deséléments ;

Tout ce qu’ont de plus pur la vie et lamatière,

Les rayons transparents de la doucelumière,

Les reflets nuancés des plus tendrescouleurs,

Les parfums que le soir enlève au sein desfleurs,

Les bruits harmonieux que l’amoureuxZéphire

Tire au sein de la nuit de l’onde quisoupire,

La flamme qui s’exhale en jets d’or etd’azur,

Le cristal des ruisseaux roulant dans un cielpur,

La pourpre dont l’aurore aime à teindre sesvoiles,

Et les rayons dormants des tremblantesétoiles,

Réunis et formant d’harmonieux accords,

Se mêlent sous ses doigts et composent soncorps ;

Et l’âme, qui jadis esclave sur la terre

À ces sens révoltés faisait en vain laguerre,

Triomphante aujourd’hui de leurs vœuximpuissants,

Règne avec majesté sur le monde des sens,

Pour des plaisirs sans fin, sans fin lesmultiplie,

Et joue avec l’espace et les temps et lavie !

* * *

« Tantôt, pour s’envoler où l’appelle undésir,

Elle aime à parfumer les ailes du zéphyr,

D’un rayon de l’iris en glissant lescolore ;

Et du ciel aux enfers, du couchant àl’aurore,

Comme une abeille errante, elle court en toutlieu

Découvrir et baiser les ouvrages de Dieu.

Tantôt au char brillant que l’aurore luiprête

Elle attelle un coursier qu’anime latempête ;

Et, dans ces beaux déserts de feux errantssemés,

Cherchant ces grands esprits qu’elle a jadisaimés,

De soleil en soleil, de système ensystème,

Elle vole et se perd avec l’âme qu’elleaime,

De l’espace infini suit les vastesdétours,

Et dans le sein de Dieu se retrouvetoujours !

* * *

« L’âme, pour soutenir sa célestenature,

N’emprunte pas des corps sa chastenourriture ;

Ni le nectar coulant de la coupe d’Hébé,

Ni le parfum des fleurs par le ventdérobé,

Ni la libation en son honneur versée,

Ne sauraient nourrir l’âme : elle vit depensée,

De désirs satisfaits, d’amour, desentiments,

De son être immortel immortels aliments.

Grâce à ces fruits divins que le cielmultiplie,

Elle soutient, prolonge, éternise la vie,

Et peut, par la vertu de l’éternel amour,

Multiplier son être, et créer à sontour !

* * *

« Car, ainsi que les corps, la pensée estféconde.

Un seul désir suffit pour peupler tout unmonde ;

Et, de même qu’un son par l’écho répété,

Multiplié sans fin, court dansl’immensité,

Ou comme en s’étendant l’éphémèreétincelle

Allume sur l’autel une flammeimmortelle ;

Ainsi ces êtres purs l’un vers l’autreattirés,

De l’amour créateur constamment pénétrés,

À travers l’infini se cherchent, seconfondent,

D’une éternelle étreinte, en s’aimant, sefécondent,

Et, des astres déserts peuplant lesrégions,

Prolongent dans le ciel leurs générations.

Ô célestes amours ! saintstransports ! chaste flamme !

Baisers où sans retour l’âme se mêle àl’âme,

Où l’éternel désir et la pure beauté

Poussent en s’unissant un cri devolupté !

Si j’osais !… » Mais un bruitretentit sous la voûte !

Le sage interrompu tranquillement écoute,

Et nous vers l’occident nous tournons tous lesyeux :

Hélas ! c’était le jour qui s’enfuyaitdes cieux !

* * *

…………………………

En détournant les yeux, le serviteur desOnze

Lui tendit le poison dans la coupe debronze ;

Socrate la reçut d’un front toujoursserein,

Et, comme un don sacré l’élevant dans samain,

Sans suspendre un moment sa phrasecommencée,

Avant de la vider acheva sa pensée.

* * *

Sur les flancs arrondis du vase au largebord,

Qui jamais de son sein ne versait que lamort,

L’artiste avait fondu sous son souffle deflamme

L’histoire de Psyché, ce symbole del’âme ;

Et, symbole plus doux de l’immortalité,

Un léger papillon en ivoire sculpté,

Plongeant sa trompe avide en ces ondesmortelles,

Formait l’anse du vase en déployant sesailes :

Psyché, par ses parents dévouée à l’Amour,

Quittant avant l’aurore un superbe séjour,

D’une pompe funèbre allait environnée

Tenter comme la mort ce divinhyménée ;

Puis, seule, assise, en pleurs, le front surses genoux,

Dans un désert affreux attendait sonépoux ;

Mais, sensible à ses maux, le volageZéphyre,

Comme un désir divin que le ciel nousinspire,

Essuyant d’un soupir les larmes de sesyeux,

Dormante sur son sein l’enlevait dans lescieux !

On voyait son beau front penché sur sonépaule

Livrer ses longs cheveux aux doux baisersd’Éole,

Et Zéphyr, succombant sous son charmantfardeau,

Lui former de ses bras un amoureuxberceau,

Effleurer ses longs cils de sa brûlantehaleine,

Et, jaloux de l’Amour, la lui rendre avecpeine.

Ici, le tendre Amour sur des roses couché

Pressait entre ses bras la tremblantePsyché,

Qui, d’un secret effroi ne pouvant sedéfendre,

Recevait ses baisers sans oser les luirendre ;

Car le céleste époux, trompant son tendreamour,

Toujours du lit sacré fuyait avec le jour.

Plus loin, par le désir en secretéveillée,

Et du voile nocturne à demi dépouillée,

Sa lampe d’une main et de l’autre unpoignard,

Psyché, risquant l’amour, hélas ! contreun regard,

De son époux qui dort tremblant d’êtreentendue,

Se penchait vers le lit, sur un piedsuspendue,

Reconnaissait l’Amour, jetait un crisoudain,

Et l’on voyait trembler la lampe dans samain.

* * *

Mais de l’huile brûlante une goutteépanchée,

S’échappant par malheur de la lampepenchée,

Tombait sur le sein nu de l’amantendormi ;

L’Amour impatient, s’éveillant à demi,

Contemplait tour à tour ce poignard, cettegoutte…

Et fuyait indigné vers la célestevoûte !

Emblème menaçant des désirs indiscrets

Qui profanent les dieux, pour les voir de tropprès !

La vierge cette fois errante sur la terre

Pleurait son jeune amant, et non plus samisère :

Mais l’Amour à la fin, de ses larmestouché,

Pardonnait à sa faute, et l’heureusePsyché,

Par son céleste époux dans l’Olympe ravie,

Sur les lèvres du dieu buvant des flots devie,

S’avançait dans le ciel avectimidité ;

Et l’on voyait Vénus sourire à sabeauté !

Ainsi par la vertu l’âme divinisée

Revient, égale aux dieux, régner dansl’Élysée !

* * *

Mais Socrate élevant la coupe dans sesmains :

« Offrons ! offrons d’abord auxmaîtres des humains

De l’immortalité cette heureuseprémice ! »

Il dit ; et vers la terre inclinant lecalice,

Comme pour épargner un nectar précieux,

En versa seulement deux gouttes pour lesdieux,

Et, de sa lèvre avide approchant lebreuvage,

Le vida lentement sans changer de visage,

Comme un convive avant de sortir d’unfestin

Qui dans sa coupe d’or verse un reste devin,

Et, pour mieux savourer le dernier jus qu’ilgoûte,

L’incline lentement et le boit goutte àgoutte.

Puis, sur son lit de mort doucementétendu,

Il reprit aussitôt son discours suspendu.

* * *

« Espérons dans les dieux, et croyons-ennotre âme !

De l’amour dans nos cœurs alimentons laflamme !

L’amour est le lien des dieux et desmortels ;

La crainte ou la douleur profanent leursautels.

Quand vient l’heureux signal de notredélivrance,

Amis, prenons vers eux le vol del’espérance !

Point de funèbre adieu ! point decris ! point de pleurs !

On couronne ici-bas la victime defleurs ;

Que de joie et d’amour notre âme couronnée

S’avance au-devant d’eux comme à sonhyménée !

Ce sont là les festons, les parfumsprécieux,

Les voix, les instruments, les chantsmélodieux,

Dont l’âme convoquée à ce banquet suprême

Avant d’aller aux dieux, doit s’enchantersoi-même !

* * *

« Relevez donc ces fronts que l’effroifait pâlir !

Ne me demandez plus s’il fautm’ensevelir ;

Sur ce corps qui fut moi quelle huile on doitrépandre ;

Dans quel lieu, dans quelle urne il fautgarder ma cendre.

Qu’importe a vous, à moi, que ce vilvêtement

De la flamme, ou des vers, deviennel’aliment ?

Qu’une froide poussière, à moi jadis unie,

Soit balayée aux flots ou bien auxgémonies ?

Ce corps vil, composé des éléments divers,

Ne sera pas plus moi qu’une vague desmers,

Qu’une feuille des bois que l’aquilonpromène,

Qu’un atome flottant qui fut argilehumaine,

Que le feu du bûcher dans les airs exhalé,

Ou le sable mouvant de vos cheminsfoulé !

* * *

« Mais je laisse en partant à cette terreingrate

Un plus noble débris de ce que futSocrate :

Mon génie à Platon ! à vous tous mesvertus !

Mon âme aux justes dieux ! ma vie àMélitus,

Comme au chien dévorant qui sur le seuilaboie,

En quittant le festin, on jette aussi saproie !… »

* * *

Tel qu’un triste soupir de la rame et desflots

Se mêle sur les mers aux chants desmatelots,

Pendant cet entretien une funèbre plainte

Accompagnait sa voix sur le seuil del’enceinte ;

Hélas ! c’était Myrto demandant sonépoux,

Que l’heure des adieux ramenait parminous !

L’égarement troublait sa démarcheincertaine,

Et, suspendus aux plis de sa robe quitraîne,

Deux enfants, les pieds nus, marchant à sescôtés,

Suivaient en chancelant ses pasprécipités.

Avec ses longs cheveux elle essuyait seslarmes ;

Mais leur trace profonde avait flétri sescharmes ;

Et la mort sur ses traits répandait sapâleur :

On eût dit qu’en passant l’impuissantedouleur,

Ne pouvant de Socrate atteindre la grandeâme,

Avait respecté l’homme et profané lafemme !

De terreur et d’amour saisie à son aspect,

Elle pleurait sur lui dans un tendrerespect.

Telle, aux fêtes du dieu pleuré parCythérée,

Sur la corps d’Adonis la bacchanteéplorée,

Partageant de Vénus les divines douleurs,

Réchauffe tendrement le marbre de sespleurs,

De sa bouche muette avec respectl’effleure,

Et paraît adorer le beau dieu qu’ellepleure !

Socrate, en recevant ses enfants dans sesbras,

Baisa sa joue humide et lui parla toutbas :

Nous vîmes une larme, et ce fut ladernière,

Sous ses cils abaissés rouler dans sapaupière.

Puis d’un bras défaillant offrant ses fils auxdieux :

« Je fus leur père ici, vous l’êtes dansles cieux !

Je meurs, mais vous vivez ! Veillez surleur enfance !

Je les lègue, ô bons dieux, à votreprovidence !… »

* * *

Mais déjà le poison dans ses veines versé

Enchaînait dans son cours le flot du sangglacé :

On voyait vers le cœur, comme une ondetarie,

Remonter pas à pas la chaleur et la vie,

Et ses membres roidis, sans force et sanscouleur,

Du marbre de Paros imitaient la pâleur.

En vain Phédon, penché sur ses pieds qu’ilembrasse,

Sous sa brûlante haleine en réchauffait laglace ;

Son front, ses mains, ses pieds se glaçaientsous nos doigts !

Il ne nous restait plus que son âme et savoix !

Semblable au bloc divin d’où sortitGalatée

Quand une âme immortelle à l’Olympeempruntée,

Descendant dans le marbre à la voix d’unamant,

Fait palpiter son cœur d’un premiersentiment,

Et qu’ouvrant sa paupière au jour qui vientd’éclore,

Elle n’est plus un marbre, et n’est pas femmeencore !

* * *

Était-ce de la mort la pâle majesté,

Ou le premier rayon del’immortalité ?

Mais son front rayonnant d’une beautésublime

Brillait comme l’aurore aux sommets deDidyme,

Et nos yeux, qui cherchaient à saisir sonadieu,

Se détournaient de crainte et croyaient voirun dieu !

Quelquefois l’œil au ciel il rêvait ensilence ;

Puis, déroulant les flots de sa sainteéloquence,

Comme un homme enivré du doux jus duraisin,

Brisant cent fois le fil de ses discours sansfin,

Ou comme Orphée errant dans les demeuressombres,

En mots entrecoupés il parlait à desombres !

* * *

« Courbez-vous, disait-il, cyprèsd’Académus !

Courbez-vous, et pleurez, vous ne le verrezplus !

Que la vague, en frappant le marbre duPirée,

Jette avec son écume une voixéplorée !

Les dieux l’ont rappelé ! ne lesavez-vous pas ?…

Mais ses amis en deuil, où portent-ils leurspas ?

Voilà Platon, Cébès, ses enfants et safemme !

Voilà son cher Phédon, cet enfant de sonâme !

Ils vont d’un pas furtif, aux lueurs dePhébé,

Pleurer sur un cercueil aux regardsdérobé,

Et, penchés sur mon urne, ils paraissaientattendre

Que la voix qu’ils aimaient sorte encor de macendre.

Oui, je vais vous parler, amis, commeautrefois,

Quand penchés sur mon lit vous aspiriez mavoix !…

Mais que ce temps est loin ! et qu’unecourte absence

Entre eux et moi, grands dieux, a jeté dedistance !

Vous qui cherchez si loin la trace de mespas,

Levez les yeux, voyez !… Ils nem’entendent pas !

Pourquoi ce deuil ? pourquoi ces pleursdont tu t’inondes ?

Épargne au moins, Myrto, tes longues tressesblondes*,

Tourne vers moi tes yeux de larmesessuyés :

Myrto, Platon, Cébès, amis !… si voussaviez !…

* Socrate eut deux femmes, Xanthippe etMyrto.

* * *

« Oracles, taisez-vous ! tombez,voix du Portique !

Fuyez, vaines lueurs de la sagesseantique !

Nuages colorés d’une fausse clarté,

Évanouissez-vous devant la vérité !

D’un hymen ineffable elle est prêted’éclore ;

Attendez… Un, deux, trois… quatre sièclesencore,

Et ses rayons divins qui partent desdéserts

D’un éclat immortel remplirontl’univers !

Et vous, ombres de Dieu qui nous voilez saface,

Fantômes imposteurs qu’on adore à saplace,

Dieux de chair et de sang, dieux vivants,dieux mortels,

Vices déifiés sur d’immondes autels,

Mercure aux ailes d’or, déesse de Cythère,

Qu’adorent impunis le vol etl’adultère ;

Vous tous, grands et petits, race deJupiter,

Qui peuplez, qui souillez les eaux, la terreet l’air,

Encore un peu de temps, et votre funestefoule,

Roulant avec l’erreur de l’Olympe quicroule,

Fera place au Dieu saint, unique,universel,

Le seul Dieu que j’adore et qui n’a pointd’autel !…

* * *

…………………………

« Quels secrets dévoilés ! quellevaste harmonie !…

…………………………

Mais qui donc étais-tu, mystérieuxgénie[12] ?

Toi qui, voilant toujours ton visage à mesyeux,

M’as conduit par la voix jusqu’aux portes descieux ?

Toi qui, m’accompagnant comme un oiseaufidèle,

Caresse encor mon front du doux vent de tonaile,

Es-tu quelque Apollon de ce divin séjour,

Ou quelque beau Mercure envoyé parl’Amour ?

Tiens-tu l’arc, ou la lyre, ou l’heureuxcaducée ?

Ou n’es-tu, réponds-moi, qu’une simplepensée ?

Ah ! viens, qui que tu sois, esprit,mortel ou dieu !

Avant de recevoir mon éternel adieu,

Laisse-moi découvrir, laisse-moireconnaître

Cet ami qui m’aima même avant que denaître !

Que je puisse, en touchant au terme duchemin,

Rendre grâce à mon guide et pleurer sur samain !

Sors du voile éclatant qui te dérobeencore !

Approche !… Mais que vois-je ? ôVerbe que j’adore,

Rayon coéternel, est-ce vous que jevois ?…

Voilez-vous, ou je meurs une secondefois ![13]

* * *

…………………………

« Heureux ceux qui naîtront dans lasainte contrée

Que baise avec respect la vagued’Érythrée !

Ils verront les premiers, sur leur purhorizon,

Se lever au matin l’astre de la raison.

Amis, vers l’orient tournez votrepaupière :

La vérité viendra d’où nous vient lalumière !

Mais qui l’apportera ?… C’est toi, Verbeconçu !

Toi, qu’à travers les temps mes yeux ontaperçu ;

Toi, dont par l’avenir la splendeurréfléchie

Vient m’éclairer d’avance au sommet de lavie.

Tu viens ! tu vis ! tu meurs d’untrépas mérité !

Car la mort est le prix de toute vérité.

Mais ta voix expirante en ce mondeentendue

Comme la mienne, au moins, ne sera pasperdue.

La voix qui vient du ciel n’y remonterapas ;

L’univers assoupi t’écoute et fait unpas !

L’énigme du destin se révèle à laterre !

…………………………

Quoi ! j’avais soupçonné ce sublimemystère !

Nombre mystérieux ! profondetrinité !

Triangle composé d’une triple unité !

Les formes, les couleurs, les sons, lesnombres même,

Tout me cachait mon Dieu ! tout était sonemblème !

Mais les voiles enfin pour moi sontrévolus ;

Écoutez !… » Il parlait : nousne l’entendions plus !

* * *

Cependant dans son sein son haleineoppressée[14],

Trop faible pour prêter des sons à sapensée,

Sur sa lèvre entr’ouverte, hélas ! venaitmourir,

Puis semblait tout à coup palpiter etcourir :

Comme, prêt à s’abattre aux rivespaternelles,

D’un cygne qui se pose on voit battre lesailes ;

Entre les bras d’un songe il semblaitendormi.

L’intrépide Cébès penché sur notre ami,

Rappelant dans ses yeux l’âme quis’évapore,

Jusqu’au bord du trépas l’interrogeaitencore :

« Dors-tu ? lui disait-il ; lamort, est-ce un sommeil ? »

Il recueillit sa force, et dit :« C’est un réveil !

– Ton œil est-il voilé par des ombresfunèbres ?

– Non ; je vois un jour pur poindre dansles ténèbres !

– N’entends-tu pas des cris, desgémissements ? – Non ;

J’entends des astres d’or qui murmurent unnom !

– Que sens-tu ? – Ce que sent la jeunechrysalide

Quand, livrant à la terre une dépouillearide,

Aux rayons de l’aurore ouvrant ses faiblesyeux,

Le souffle du matin la roule dans lescieux.

– Ne nous trompais-tu pas ?réponds : l’âme était-elle…

– Croyez-en ce sourire, elle étaitimmortelle !…

– De ce monde imparfait qu’attends-tu poursortir ?

– J’attends, comme la nef, un souffle pourpartir !

– D’où viendra-t-il ? – Du ciel ! –Encore une parole !

– Non ; laisse en paix mon âme, afinqu’elle s’envole ! »

…………………………

Il dit, ferma les yeux pour la dernièrefois,

Et resta quelque temps sans haleine et sansvoix.

Un faux rayon de vie errant parintervalle[15]

D’une pourpre mourante éclairait son frontpâle.

Ainsi, dans un soir pur del’arrière-saison,

Quand déjà la soleil a quitté l’horizon,

Un rayon oublié des ombres se dégage,

Et colore en passant les flancs d ‘or d’unnuage.

Enfin plus librement il semble respirer,

Et, laissant sur ses traits son doux sourireerrer :

« Aux dieux libérateurs, dit-il, qu’onsacrifie !

Ils m’ont guéri ! – De quoi ? ditCébès. – De la vie !… »

Puis un léger soupir de ses lèvres coula,

Aussi doux que le vol d’une abeilled’Hybla !

Était-ce… Je ne sais ; mais, pleins d’unsaint dictame,

Nous sentîmes en nous comme une secondeâme !…

…………………………

Comme un lis sur les eaux et que la rameincline,

Sa tête mollement penchait sur sapoitrine ;

Ses longs cils, que la mort n’a fermés qu’àdemi,

Retombant en repos sur son œil endormi,

Semblaient comme autrefois, sous leur ombreabaissée,

Recueillir le silence, ou voiler lapensée !

La parole surprise en son dernier essor

Sur sa lèvre entr’ouverte, hélas ! erraitencor,

Et ses traits, où la vie a perdu sonempire,

Étaient comme frappés d’un éternelsourire !…

Sa main, qui conservait son gestehabituel,

De son doigt étendu montrait encor leciel ;

Et quand le doux regard de la naissanteaurore,

Dissipant par degrés les ombres qu’ilcolore,

Comme un phare allumé sur un sommetlointain,

Vint dorer son front mort des ombres dumatin,

On eût dit que Vénus, d’un deuil divinsuivie,

Venait pleurer encor sur son amant sansvie ;

Que la triste Phébé de son pâle rayon

Caressait, dans la nuit, le seind’Endymion ;

Ou que du haut du ciel l’âme heureuse dusage

Revenait contempler le terrestre rivage,

Et, visitant de loin le corps qu’elle aquitté,

Réfléchissait sur lui l’éclat de sabeauté,

Comme un astre bercé dans un ciel sansnuage

Aime à voir dans les flots briller sa chasteimage.

…………………………

On n’entendait autour ni plainte, nisoupir !…

C’est ainsi qu’il mourut, si c’était làmourir !

* * *

NOTES

Partie 4
NOUVELLES MÉDITATIONS POÉTIQUES

Musae Jovis omnia plena !

VIRGILE

I – L’ESPRIT DE DIEU

À L. de V***.

Le feu divin qui nous consume

Ressemble à ces feux indiscrets

Qu’un pasteur imprudent allume

Aux bord de profondes forêts ;

Tant qu’aucun souffle ne l’éveille,

L’humble foyer couve et sommeille ;

Mais s’il respire l’aquilon,

Tout à coup la flamme engourdie

S’enfle, déborde ; et l’incendie

Embrase un immense horizon !

Ô mon âme, de quels rivages

Viendra ce souffle inattendu ?

Serait-ce un enfant des orages ?

Un soupir à peine entendu ?

Viendra-t-il, comme un doux zéphyre,

Mollement caresser ma lyre,

Ainsi qu’il caresse une fleur ?

Ou sous ses ailes frémissantes,

Briser ses cordes gémissantes

Du cri perçant de la douleur ?

Viens du couchant ou de l’aurore !

Doux ou terrible au gré du sort,

Le sein généreux qui t’implore

Brave la souffrance ou la mort !

Aux cœurs altérés d’harmonie

Qu’importe le prix du génie ?

Si c’est la mort, il faut mourir !…

On dit que la bouche d’Orphée,

Par les flots de l’Èbre étouffée,

Rendit un ultime soupir !

Mais soit qu’un mortel vive ou meure,

Toujours rebelle à nos souhaits,

L’esprit ne souffle qu’à son heure,

Et ne se repose jamais !

Préparons-lui des lèvres pures,

Un œil chaste, un front sans souillures,

Comme, aux approches du saint lieu,

Des enfants, des vierges voilées,

Jonchent de roses effeuillées

La route où va passer un Dieu !

Fuyant des bords qui l’ont vu naître,

De Jéthro l’antique berger

Un jour devant lui vit paraître

Un mystérieux étranger ;

Dans l’ombre, ses larges prunelles

Lançaient de pâles étincelles,

Ses pas ébranlaient le vallon ;

Le courroux gonflait sa poitrine,

Et le souffle de sa narine

Résonnait comme l’aquilon !

Dans un formidable silence

Ils se mesurent un moment ;

Soudain l’un sur l’autre s’élance,

Saisi d’un même emportement :

Leurs bras menaçants se replient,

Leurs fronts luttent, leurs membrescrient,

Leurs flancs pressent leurs flancspressés ;

Comme un chêne qu’on déracine

Leur tronc se balance et s’incline

Sur leurs genoux entrelacés !

Tous deux ils glissent dans la lutte,

Et Jacob enfin terrassé

Chancelle, tombe, et dans sa chute

Entraîne l’ange renversé :

Palpitant de crainte et de rage,

Soudain le pasteur se dégage

Des bras du combattant des cieux,

L’abat, le presse, le surmonte,

Et sur son sein gonflé de honte

Pose un genou victorieux !

Mais, sur le lutteur qu’il domine,

Jacob encor mal affermi,

Sent à son tour sur sa poitrine

Le poids du céleste ennemi !…

Enfin, depuis les heures sombres

Où le soir lutte avec les ombres,

Tantôt vaincu, tantôt vainqueur,

Contre ce rival qu’il ignore

Il combattit jusqu’à l’aurore…

Et c’était l’esprit du Seigneur !

Ainsi dans les ombres du doute

L’homme, hélas ! égaré souvent,

Se trace à soi-même sa route,

Et veut voguer contre le vent ;

Mais dans cette lutte insensée,

Bientôt notre aile terrassée

Par le souffle qui la combat,

Sur la terre tombe essoufflée

Comme la voile désenflée

Qui tombe et dort le long du mât.

Attendons le souffle suprême ;

Dans un repos silencieux ;

Nous ne sommes rien de nous-même

Qu’un instrument mélodieux !

Quand le doigt d’en haut se retire,

Restons muets comme la lyre

Qui recueille ses saints transports

Jusqu’à ce que la main puissante

Touche la corde frémissante

Où dorment les divins accords !

II – SAPHO

L’aurore se levait, la mer battait laplage ;

Ainsi parla Sapho debout sur le rivage,

Et près d’elle, à genoux, les filles deLesbos

Se penchaient sur l’abîme et contemplaient lesflots :

Fatal rocher, profond abîme !

Je vous aborde sans effroi !

Vous allez à Vénus dérober savictime :

J’ai méconnu l’amour, l’amour punit moncrime.

Ô Neptune ! tes flots seront plus douxpour moi !

Vois-tu de quelles fleurs j’ai couronné matête ?

Vois : ce front, si longtemps chargé demon ennui,

Orné pour mon trépas comme pour une fête,

Du bandeau solennel étincelleaujourd’hui !

On dit que dans ton sein… mais je ne puis lecroire !

On échappe au courroux de l’implacableAmour ;

On dit que, par tes soins, si l’on renaît aujour,

D’une flamme insensée on y perd lamémoire !

Mais de l’abîme, ô dieu ! quel que soitle secours,

Garde-toi, garde-toi de préserver mesjours !

Je ne viens pas chercher dans tes ondespropices

Un oubli passager, vain remède à mesmaux !

J’y viens, j’y viens trouver le calme destombeaux !

Reçois, ô roi des mers, mes joyeuxsacrifices !

Et vous, pourquoi ces pleurs ? pourquoices vains sanglots ?

Chantez, chantez un hymne, ô vierges deLesbos !

Importuns souvenirs, me suivrez-vous sanscesse ?

C’était sous les bosquets du temple deVénus ;

Moi-même, de Vénus insensible prêtresse,

Je chantais sur la lyre un hymne à ladéesse :

Aux pieds de ses autels, soudain jet’aperçus !

Dieux ! quels transports nouveaux !ô dieux ! comment décrire

Tous les feux dont mon sein se remplit à lafois ?

Ma langue se glaça, je demeurais sansvoix,

Et ma tremblante main laissa tomber malyre !

Non : jamais aux regards de l’ingrateDaphné

Tu ne parus plus beau, divin fils deLatone ;

Jamais le thyrse en main, de pamprescouronné,

Le jeune dieu de l’Inde, en triomphetraîné,

N’apparut plus brillant aux regardsd’Érigone.

Tout sortit… de lui seul je me souvins,hélas !

Sans rougir de ma flamme, en tout temps, àtoute heure,

J’errais seule et pensive autour de sademeure.

Un pouvoir plus qu’humain m’enchaînait sur sespas !

Que j’aimais à le voir, de la fouleenivrée,

Au gymnase, au théâtre, attirer tous lesyeux,

Lancer le disque au loin, d’une mainassurée,

Et sur tous ses rivaux l’emporter dans nosjeux !

Que j’aimais à le voir, penché sur lacrinière

D’un coursier de l’Élide aussi prompt que lesvents,

S’élancer le premier au bout de lacarrière,

Et, le front couronné, revenir à paslents !

Ah ! de tous ses succès, que mon âmeétait fière !

Et si de ce beau front de sueur humecté

J’avais pu seulement essuyer la poussière…

Ô dieux ! j’aurais donné tout, jusqu’à mabeauté,

Pour être un seul instant ou sa sœur ou samère !

Vous, qui n’avez jamais rien pu pour monbonheur !

Vaines divinités des rives du Permesse,

Moi-même, dans vos arts, j’instruisis sajeunesse ;

Je composai pour lui ces chants pleins dedouceur,

Ces chants qui m’ont valu les transports de laGrèce :

Ces chants, qui des Enfers fléchiraient larigueur,

Malheureuse Sapho ! n’ont pu fléchir soncœur,

Et son ingratitude a payé tatendresse !

Redoublez vos soupirs ! redoublez vossanglots !

Pleurez ! pleurez ma honte, ô filles deLesbos !

Si l’ingrat cependant s’était laissétoucher !

Si mes soins, si mes chants, si mes tropfaibles charmes

À son indifférence avaient pul’arracher !

S’il eût été du moins attendri par meslarmes !

Jamais pour un mortel, jamais la main desdieux

N’aurait filé des jours plus doux, plusglorieux !

Que d’éclat cet amour eût jeté sur savie !

Ses jours à ces dieux même auraient pu faireenvie !

Et l’amant de Sapho, fameux dansl’univers,

Aurait été, comme eux, immortel dans mesvers !

C’est pour lui que j’aurais, sur tes autelspropices,

Fait fumer en tout temps l’encens dessacrifices,

Ô Vénus ! c’est pour lui que j’auraisnuit et jour

Suspendu quelque offrande aux autels del’Amour !

C’est pour lui que j’aurais, durant les nuitsentières

Aux trois fatales sœurs adressé mesprières !

Ou bien que, reprenant mon luth mélodieux,

J’aurais redit les airs qui lui plaisaient lemieux !

Pour lui j’aurais voulu dans les jeuxd’Ionie

Disputer aux vainqueurs les palmes dugénie !

Que ces lauriers brillants à mon orgueilofferts

En les cueillant pour lui m’auraient été pluschers !

J’aurais mis à ses pieds le prix de mavictoire,

Et couronné son front des rayons de magloire.

Souvent à la prière abaissant mon orgueil,

De ta porte, ô Phaon ! j’allais baiser leseuil.

Au moins, disais-je, au moins, si ta rigueurjalouse

Me refuse à jamais ce doux titre d’épouse,

Souffre, ô trop cher enfant, que Sapho, prèsde toi,

Esclave si tu veux, vive au moins sous taloi !

Que m’importe ce nom et cetteignominie !

Pourvu qu’à tes côtés je consume mavie !

Pourvu que je te voie, et qu’à mon dernierjour

D’un regard de pitié tu plaignes tantd’amour !

Ne crains pas mes périls, ne crains pas mafaiblesse ;

Vénus égalera ma force à ma tendresse.

Sur les flots, sur la terre, attachée à tespas,

Tu me verras te suivre au milieu descombats ;

Tu me verras, de Mars affrontant la furie,

Détourner tous les traits qui menacent tavie,

Entre la mort et toi toujours prompte àcourir…

Trop heureuse pour lui si j’avais pumourir !

« Lorsque enfin, fatigué des travaux deBellone,

« Sous la tente au sommeil ton âmes’abandonne,

« Ce sommeil, ô Phaon ! qui n’est plusfait pour moi,

« Seule me laissera veillant autour detoi !

« Et si quelque souci vient rouvrir tapaupière,

« Assise à tes côtés durant la nuitentière,

« Mon luth sur mes genoux soupirant monamour,

« Je charmerai ta peine en attendant lejour !

Je disais ; et les vents emportaient maprière !

L’écho répétait seul ma plaintesolitaire ;

Et l’écho seul encor répond à messanglots !

Pleurez ! pleurez ma honte, ô filles deLesbos !

Toi qui fus une fois mon bonheur et magloire !

Ô lyre ! que ma main fit résonner pourlui,

Ton aspect que j’aimais m’importuneaujourd’hui,

Et chacun de tes airs rappelle à mamémoire

Et mes feux, et ma honte, et l’ingrat qui m’afui !

Brise-toi dans mes mains, lyre à jamaisfuneste !

Aux autels de Vénus, dans ses sacrésparvis

Je ne te suspends pas ! que le courrouxcéleste

Sur ces flots orageux disperse tesdébris !

Et que de mes tourments nul vestige nereste !

Que ne puis-je de même engloutir dans cesmers

Et ma fatale gloire, et mes chants, et mesvers !

Que ne puis-je effacer mes traces sur laterre !

Que ne puis-je aux Enfers descendre toutentière !

Et, brûlant ces écrits où doit vivrePhaon,

Emporter avec moi l’opprobre de monnom !

Cependant si les dieux que sa rigueuroutrage

Poussaient en cet instant ses pas vers lerivage ?

Si de ce lieu suprême il pouvaits’approcher ?

S’il venait contempler sur le fatal rocher

Sapho, les yeux en pleurs, errante,échevelée,

Frappant de vains sanglots la rivedésolée,

Brûlant encor pour lui, lui pardonnant sonsort,

Et dressant lentement les apprêts de samort ?

Sans doute, à cet aspect, touché de monsupplice,

Il se repentirait de sa longueinjustice ?

Sans doute par mes pleurs se laissantdésarmer

Il dirait à Sapho : Vis encor pouraimer !

Qu’ai-je dit ? Loin de moi quelqueremords peut-être,

À défaut de l’amour, dans son cœur a punaître :

Peut-être dans sa fuite, averti par lesdieux,

Il frissonne, il s’arrête, il revient vers ceslieux ?

Il revient m’arrêter sur les bords del’abîme ;

Il revient !… il m’appelle… il sauve savictime !…

Oh ! qu’entends-je ?… écoutez… ducôté de Lesbos

Une clameur lointaine a frappé leséchos !

J’ai reconnu l’accent de cette voix sichère,

J’ai vu sur le chemin s’élever lapoussière !

Ô vierges ! regardez ! ne levoyez-vous pas

Descendre la colline et me tendre lesbras ?…

Mais non ! tout est muet dans la natureentière,

Un silence de mort règne au loin sur laterre :

Le chemin est désert !… je n’entends queles flots…

Pleurez ! pleurez ma honte, ô filles deLesbos !

Mais déjà s’élançant vers les cieux qu’ilcolore

Le soleil de son char précipite le cours.

Toi qui viens commencer le dernier de mesjours,

Adieu dernier soleil ! adieu suprêmeaurore !

Demain du sein des flots vous jaillirezencore,

Et moi je meurs ! et moi je m’éteins pourtoujours !

Adieu champs paternels ! adieu doucecontrée !

Adieu chère Lesbos à Vénusconsacrée !

Rivage où j’ai reçu la lumière descieux !

Temple auguste où ma mère, aux jours de manaissance

D’une tremblante main me consacrant auxdieux,

Au culte de Vénus dévoua monenfance !

Et toi, forêt sacrée, où les filles duCiel,

Entourant mon berceau, m’ont nourri de leurmiel,

Adieu ! Leurs vains présents que levulgaire envie,

Ni des traits de l’Amour, ni des coups dudestin,

Misérable Sapho ! n’ont pu sauver tavie !

Tu vécus dans les pleurs, et tu meurs aumatin !

Ainsi tombe une fleur avant le tempsfanée !

Ainsi, cruel Amour, sous le couteaumortel,

Une jeune victime à ton temple amenée,

Qu’à ton culte en naissant le pâtre adestinée,

Vient tomber avant l’âge au pied de tonautel !

Et vous qui reverrez le cruel que j’adore

Quand l’ombre du trépas aura couvert mesyeux,

Compagnes de Sapho, portez-lui cesadieux !

Dites-lui… qu’en mourant je le nommaisencore !…

Elle dit. Et le soir, quittant le bord desflots,

Vous revîntes sans elle, ô vierges deLesbos !

III – BONAPARTE

Sur un écueil battu par la vagueplaintive,

Le nautonier de loin voit blanchir sur larive

Un tombeau près du bord par les flotsdéposé ;

Le temps n’a pas encor bruni l’étroitepierre,

Et sous le vert tissu de la ronce et dulierre

On distingue… un sceptre brisé !

Ici gît… point de nom !… demandez à laterre !

Ce nom ? il est inscrit en sanglantcaractère

Des bords du Tanaïs au sommet du Cédar,

Sur le bronze et le marbre, et sur le sein desbraves,

Et jusque dans le cœur de ces troupeauxd’esclaves

Qu’il foulait tremblants sous son char.

Depuis ces deux grands noms qu’un siècle ausiècle annonce,

Jamais nom qu’ici-bas toute langueprononce

Sur l’aile de la foudre aussi loin nevola.

Jamais d’aucun mortel le pied qu’un souffleefface

N’imprima sur la terre une plus fortetrace,

Et ce pied s’est arrêté la !…

Il est là !… sous trois pas un enfant lemesure !

Son ombre ne rend pas même un légermurmure !

Le pied d’un ennemi foule en paix soncercueil !

Sur ce front foudroyant le moucheronbourdonne,

Et son ombre n’entend que le bruitmonotone

D’une vague contre un écueil !

Ne crains rien, cependant, ombre encoreinquiète,

Que je vienne outrager ta majesté muette.

Non. La lyre aux tombeaux n’a jamaisinsulté.

La mort fut de tout temps l’asile de lagloire.

Rien ne doit jusqu’ici poursuivre unemémoire.

Rien !… excepté la vérité !

Ta tombe et ton berceau sont couverts d’unnuage,

Mais pareil à l’éclair tu sortis d’unorage !

Tu foudroyas le monde avant d’avoir unnom !

Tel ce Nil dont Memphis boit les vaguesfécondes

Avant d’être nommé fait bouillonner sesondes

Aux solitudes de Memnom.

Les dieux étaient tombés, les trônes étaientvides ;

La victoire te prit sur ses ailes rapides

D’un peuple de Brutus la gloire te fitroi !

Ce siècle, dont l’écume entraînait dans sacourse

Les mœurs, les rois, les dieux… refoulé verssa source,

Recula d’un pas devant toi !

Tu combattis l’erreur sans regarder lenombre ;

Pareil au fier Jacob tu luttas contre uneombre !

Le fantôme croula sous le poids d’unmortel !

Et, de tous ses grands noms profanateursublime,

Tu jouas avec eux, comme la main du crime

Avec les vases de l’autel.

Ainsi, dans les accès d’un impuissantdélire

Quand un siècle vieilli de ses mains sedéchire

En jetant dans ses fers un cri de liberté,

Un héros tout à coup de la poudre s’élève,

Le frappe avec son sceptre… il s’éveille, etle rêve

Tombe devant la vérité !

Ah ! si rendant ce sceptre à ses mainslégitimes,

Plaçant sur ton pavois de royalesvictimes,

Tes mains des saints bandeaux avaient lavél’affront !

Soldat vengeur des rois, plus grand que cesrois même,

De quel divin parfum, de quel pur diadème

L’histoire aurait sacré ton front !

Gloire ! honneur ! liberté !ces mots que l’homme adore,

Retentissaient pour toi comme l’airainsonore

Dont un stupide écho répète au loin leson :

De cette langue en vain ton oreillefrappée

Ne comprit ici-bas que le cri de l’épée,

Et le mâle accord du clairon !

Superbe, et dédaignant ce que la terreadmire,

Tu ne demandais rien au monde, quel’empire !

Tu marchais !… tout obstacle était tonennemi !

Ta volonté volait comme ce trait rapide

Qui va frapper le but où le regard leguide,

Même à travers un cœur ami !

Jamais, pour éclaircir ta royaletristesse,

La coupe des festins ne te versal’ivresse ;

Tes yeux d’une autre pourpre aimaient às’enivrer !

Comme un soldat debout qui veille sous lesarmes,

Tu vis de la beauté le sourire ou leslarmes,

Sans sourire et sans soupirer !

Tu n’aimais que le bruit du fer, le crid’alarmes !

L’éclat resplendissant de l’aube sur tesarmes !

Et ta main ne flattait que ton légercoursier,

Quand les flots ondoyants de sa pâlecrinière

Sillonnaient comme un vent la sanglantepoussière,

Et que ses pieds brisaient l’acier !

Tu grandis sans plaisir, tu tombas sansmurmure !

Rien d’humain ne battait sous ton épaissearmure :

Sans haine et sans amour, tu vivais pourpenser :

Comme l’aigle régnant dans un cielsolitaire,

Tu n’avais qu’un regard pour mesurer laterre,

Et des serres pour l’embrasser !

…………………………

S’élancer d’un seul bond au char de lavictoire,

Foudroyer l’univers des splendeurs de sagloire,

Fouler d’un même pied des tribuns et desrois ;

Forger un joug trempé dans l’amour et lahaine,

Et faire frissonner sous le frein quil’enchaîne

Un peuple échappé de ses lois !

Être d’un siècle entier la pensée et lavie,

Émousser le poignard, découragerl’envie ;

Ébranler, raffermir l’univers incertain,

Aux sinistres clartés de ta foudre quigronde

Vingt fois contre les dieux jouer le sort dumonde,

Quel rêve ! et ce fut tondestin !…

Tu tombas cependant de ce sublimefaîte !

Sur ce rocher désert jeté par la tempête,

Tu vis tes ennemis déchirer tonmanteau !

Et le sort, ce seul dieu qu’adora tonaudace,

Pour dernière faveur t’accorda cet espace

Entre le trône et le tombeau !

Oh ! qui m’aurait donné d’y sonder tapensée,

Lorsque le souvenir de te grandeur passée

Venait, comme un remords, t’assaillir loin dubruit !

Et que, les bras croisés sur ta largepoitrine,

Sur ton front chauve et nu, que la penséeincline,

L’horreur passait comme la nuit !

Tel qu’un pasteur debout sur la riveprofonde

Voit son ombre de loin se prolonger surl’onde

Et du fleuve orageux suivre en flottant lecours ;

Tel du sommet désert de ta grandeursuprême,

Dans l’ombre du passé te recherchanttoi-même,

Tu rappelais tes anciens jours !

Ils passaient devant toi comme des flotssublimes

Dont l’œil voit sur les mers étinceler lescimes,

Ton oreille écoutait leur bruitharmonieux !

Et, d’un reflet de gloire éclairant tonvisage,

Chaque flot t’apportait une brillanteimage

Que tu suivais longtemps des yeux !

Là, sur un pont tremblant tu défiais lafoudre !

Là, du désert sacré tu réveillais lapoudre !

Ton coursier frissonnait dans les flots duJourdain !

Là, tes pas abaissaient une cimeescarpée !

Là, tu changeais en sceptre une invincibleépée !

Ici… Mais quel effroi soudain ?

Pourquoi détournes-tu ta paupièreéperdue ?

D’où vient cette pâleur sur ton frontrépandue ?

Qu’as-tu vu tout à coup dans l’horreur dupassé ?

Est-ce d’une cité la ruine fumante ?

Ou du sang des humains quelque plaineécumante ?

Mais la gloire a tout effacé.

La gloire efface tout !… tout excepté lecrime !

Mais son doigt me montrait le corps d’unevictime ;

Un jeune homme ! un héros, d’un sang purinondé !

Le flot qui l’apportait, passait, passait,sans cesse ;

Et toujours en passant la vague vengeresse

Lui jetait le nom de Condé !…

Comme pour effacer une tache livide,

On voyait sur son front passer sa mainrapide ;

Mais la trace du sang sous son doigtrenaissait !

Et, comme un sceau frappé par une mainsuprême,

La goutte ineffaçable, ainsi qu’undiadème,

Le couronnait de son forfait !

C’est pour cela, tyran ! que ta gloireternie

Fera par ton forfait douter de tongénie !

Qu’une trace de sang suivra partout tonchar !

Et que ton nom, jouet d’un éternel orage,

Sera par l’avenir ballotté d’âge en âge

Entre Marius et César !

…………………………

Tu mourus cependant de la mort duvulgaire,

Ainsi qu’un moissonneur va chercher sonsalaire,

Et dort sur sa faucille avant d’êtrepayé !

Tu ceignis en mourant ton glaive sur tacuisse,

Et tu fus demander récompense ou justice

Au dieu qui t’avait envoyé !

On dit qu’aux derniers jours de sa longueagonie,

Devant l’éternité seul avec son génie,

Son regard vers le ciel parut sesoulever !

Le signe rédempteur toucha son frontfarouche !…

Et même on entendit commencer sur sabouche

Un nom !… qu’il n’osaitachever !

Achève… C’est le dieu qui règne et quicouronne !

C’est le dieu qui punit ! c’est le dieuqui pardonne !

Pour les héros et nous il a des poidsdivers !

Parle-lui sans effroi ! lui seul peut tecomprendre !

L’esclave et le tyran ont tous un compte àrendre,

L’un du sceptre, l’autre des fers !

…………………………

Son cercueil est fermé ! Dieu l’ajugé ! Silence !

Son crime et ses exploits pèsent dans labalance :

Que des faibles mortels la main n’y toucheplus !

Qui peut sonder, Seigneur, ta clémenceinfinie ?

Et vous, fléaux de Dieu ! qui sait si legénie

N’est pas une de vos vertus ?…

IV – LES ÉTOILES

À Mme de P***.

Il est pour la pensée une heure… une heuresainte,

Alors que, s’enfuyant de la célesteenceinte,

De l’absence du jour pour consoler lescieux,

Le crépuscule aux monts prolonge sesadieux.

On voit à l’horizon sa lueur incertaine,

Comme les bords flottants d’une robe quitraîne,

Balayer lentement le firmament obscur,

Où les astres ternis revivent dans l’azur.

Alors ces globes d’or, ces îles delumière,

Que cherche par instinct la rêveusepaupière,

Jaillissent par milliers de l’ombre quis’enfuit

Comme une poudre d’or sur les pas de lanuit ;

Et le souffle du soir qui vole sur satrace,

Les sème en tourbillons dans le brillantespace.

L’œil ébloui les cherche et les perd à lafois ;

Les uns semblent planer sur les cimes desbois,

Tel qu’un céleste oiseau dont les rapidesailes

Font jaillir en s’ouvrant des gerbesd’étincelles.

D’autres en flots brillants s’étendent dansles airs,

Comme un rocher blanchi de l’écume desmers ;

Ceux-là, comme un coursier volant dans lacarrière,

Déroulent à longs plis leur flottantecrinière ;

Ceux-ci, sur l’horizon se penchant à demi,

Semblent des yeux ouverts sur le mondeendormi,

Tandis qu’aux bords du ciel de légèresétoiles

Voguent dans cet azur comme de blanchesvoiles

Qui, revenant au port, d’un rivagelointain,

Brillent sur l’Océan aux rayons du matin.

De ces astres brillants, son plus sublimeouvrage,

Dieu seul connaît le nombre, et la distance,et l’âge ;

Les uns, déjà vieillis, pâlissent à nosyeux,

D’autres se sont perdus dans les routes descieux,

D’autres, comme des fleurs que son soufflecaresse,

Lèvent un front riant de grâce et dejeunesse,

Et, charmant l’Orient de leurs fraîchesclartés,

Étonnent tout à coup l’œil qui les acomptés.

Dans la danse céleste ils s’élancent… etl’homme,

Ainsi qu’un nouveau-né, les salue, et lesnomme.

Quel mortel enivré de leur chaste regard,

Laissant ses yeux flottants les fixer auhasard,

Et cherchant le plus pur parmi ce chœursuprême,

Ne l’a pas consacré du nom de ce qu’ilaime ?

Moi-même… il en est un, solitaire, isolé,

Qui, dans mes longues nuits, m’a souventconsolé,

Et dont l’éclat, voilé des ombres dumystère,

Me rappelle un regard qui brillait sur laterre.

Peut-être ?… ah ! puisse-t-il aucéleste séjour

Porter au moins ce nom que lui donnal’Amour !

Cependant la nuit marche, et sur l’abîmeimmense

Tous ces mondes flottants gravitent ensilence,

Et nous-même, avec eux emportés dans leurcours

Vers un port inconnu nous avançonstoujours !

Souvent, pendant la nuit, au souffle duzéphire,

On sent la terre aussi flotter comme unnavire.

D’une écume brillante on voit les montscouverts

Fendre d’un cours égal le flot grondant desairs ;

Sur ces vagues d’azur où le globe se joue,

On entend l’aquilon se briser sous laproue,

Et du vent dans les mâts les tristessifflements,

Et de ses flancs battus les sourdsgémissements ;

Et l’homme sur l’abîme où sa demeureflotte

Vogue avec volupté sur la foi dupilote !

Soleils ! mondes flottants qui voguezavec nous,

Dites, s’il vous l’a dit, où donc allons-noustous ?

Quel est le port céleste où son souffle nousguide ?

Quel terme assigna-t-il à notre volrapide ?

Allons-nous sur des bords de silence et dedeuil,

Échouant dans la nuit sur quelque vasteécueil,

Semer l’immensité des débris dunaufrage ?

Ou, conduits par sa main sur un brillantrivage,

Et sur l’ancre éternelle à jamaisaffermis,

Dans un golfe du ciel aborderendormis ?

Vous qui nagez plus près de la célestevoûte,

Mondes étincelants, vous le savez sansdoute !

Cet Océan plus pur, ce ciel où vousflottez,

Laisse arriver à vous de plus vivesclartés ;

Plus brillantes que nous, vous savezdavantage ;

Car de la vérité la lumière estl’image !

Oui : si j’en crois l’éclat dont vosorbes errants

Argentent des forêts les dômestransparents,

Qui glissant tout à coup sur des mersirritées,

Calme en les éclairant les vaguesagitées ;

Si j’en crois ces rayons dont le sensiblejour

Inspire la vertu, la prière, l’amour,

Et quand l’œil attendri s’entrouvre à leurlumière,

Attirent une larme au bord de lapaupière ;

Si j’en crois ces instincts, ces douxpressentiments

Qui dirigent vers nous les soupirs desamants,

Les yeux de la beauté, les rêves qu’onregrette,

Et le vol enflammé de l’aigle et dupoète !

Tentes du ciel, Édens ! temples !brillants palais !

Vous êtes un séjour d’innocence et depaix !

Dans le calme des nuits, à travers ladistance,

Vous en versez sur nous la lointaineinfluence !

Tout ce que nous cherchons, l’amour, lavérité,

Ces fruits tombés du ciel dont la terre agoûté,

Dans vos brillants climats que le regardenvie

Nourrissent à jamais les enfants de lavie,

Et l’homme, un jour peut-être à ses destinsrendu,

Retrouvera chez vous tout ce qu’il aperdu ?

Hélas ! combien de fois seul, veillantsur ces cimes

Où notre âme plus libre a des vœux plussublimes,

Beaux astres ! fleurs du ciel dont le lisest jaloux,

J’ai murmuré tout bas : Que ne suis-je unde vous ?

Que ne puis-je, échappant à ce globe deboue,

Dans la sphère éclatante où mon regard sejoue,

Jonchant d’un feu de plus le parvis du saintlieu,

Éclore tout à coup sous les pas de monDieu,

Ou briller sur le front de la beautésuprême,

Comme un pâle fleuron de son saintdiadème ?

Dans le limpide azur de ces flots decristal,

Me souvenant encor de mon globe natal,

Je viendrais chaque nuit, tardif etsolitaire,

Sur les monts que j’aimais briller près de laterre ;

J’aimerais à glisser sous la nuit desrameaux,

À dormir sur les prés, à flotter sur leseaux ;

À percer doucement le voile d’un nuage,

Comme un regard d’amour que la pudeurombrage :

Je visiterais l’homme ; et s’il estici-bas

Un front pensif, des yeux qui ne se fermentpas,

Une âme en deuil, un cœur qu’un poids sublimeoppresse,

Répandant devant Dieu sa pieusetristesse ;

Un malheureux au jour dérobant sesdouleurs

Et dans le sein des nuits laissant couler sespleurs,

Un génie inquiet, une active pensée

Par un instinct trop fort dans l’infinilancée ;

Mon rayon pénétré d’une sainte amitié

Pour des maux trop connus prodiguant sapitié,

Comme un secret d’amour versé dans un cœurtendre,

Sur ces fronts inclinés se plairait àdescendre !

Ma lueur fraternelle en découlant sur eux

Dormirait sur leur sein, sourirait à leursyeux :

Je leur révélerais dans la langue divine

Un mot du grand secret que le malheurdevine ;

Je sécherais leurs pleurs ; et quandl’œil du matin

Ferait pâlir mon disque à l’horizonlointain,

Mon rayon en quittant leur paupièreattendrie

Leur laisserait encor la vague rêverie,

Et la paix et l’espoir ; et, lassés degémir,

Au moins avant l’aurore ils pourraients’endormir.

Et vous, brillantes sœurs ! étoiles, mescompagnes,

Qui du bleu firmament émaillez lescampagnes,

Et cadençant vos pas à la lyre des cieux,

Nouez et dénouez vos chœursharmonieux !

Introduit sur vos pas dans la célestechaîne,

Je suivrais dans l’azur l’instinct qui vousentraîne,

Vous guideriez mon œil dans ce brillantdésert,

Labyrinthe de feux où le regard seperd !

Vos rayons m’apprendraient à louer, àconnaître

Celui que nous cherchons, que vous voyezpeut-être !

Et noyant dans son sein mes tremblantesclartés,

Je sentirais en lui… tout ce que voussentez !

V – LE PAPILLON

Naître avec le printemps, mourir avec lesroses,

Sur l’aile du zéphyr nager dans un cielpur,

Balancé sur le sein des fleurs à peineécloses,

S’enivrer de parfums, de lumière etd’azur,

Secouant, jeune encor, la poudre de sesailes,

S’envoler comme un souffle aux voûteséternelles,

Voilà du papillon le destinenchanté !

Il ressemble au désir, qui jamais ne sepose,

Et sans se satisfaire, effleurant toutechose,

Retourne enfin au ciel chercher lavolupté !

VI – LE PASSÉ

À M. A. de V***.

Arrêtons-nous sur la colline

À l’heure où, partageant les jours,

L’astre du matin qui décline

Semble précipiter son cours !

En avançant dans sa carrière,

Plus faible il rejette en arrière

L’ombre terrestre qui le suit,

Et de l’horizon qu’il colore

Une moitié le voit encore,

L’autre se plonge dans la nuit !

C’est l’heure où, sous l’ombre inclinée,

Le laboureur dans le vallon

Suspend un moment sa journée,

Et s’assied au bord du sillon !

C’est l’heure où, près de la fontaine,

Le voyageur reprend haleine

Après sa course du matin !

Et c’est l’heure où l’âme qui pense

Se retourne et voit l’espérance

Qui l’abandonne en son chemin !

Ainsi notre étoile pâlie,

Jetant de mourantes lueurs

Sur le midi de notre vie,

Brille à peine à travers nos pleurs.

De notre rapide existence

L’ombre de la mort qui s’avance

Obscurcit déjà la moitié !

Et, près de ce terme funeste,

Comme à l’aurore, il ne nous reste

Que l’espérance et l’amitié !

Ami qu’un même jour vit naître,

Compagnon depuis le berceau,

Et qu’un même jour doit peut-être

Endormir au même tombeau !

Voici la borne qui partage

Ce douloureux pèlerinage

Qu’un même sort nous a tracé !

De ce sommet qui nous rassemble,

Viens, jetons un regard ensemble

Sur l’avenir et le passé !

Repassons nos jours, si tu l’oses !

Jamais l’espoir des matelots

Couronna-t-il d’autant de roses

Le navire qu’on lance aux flots ?

Jamais d’une teinte plus belle

L’aube en riant colora-t-elle

Le front rayonnant du matin ?

Jamais, d’un œil perçant d’audace,

L’aigle embrassa-t-il plus d’espace

Que nous en ouvrait le destin ?

En vain sur la route fatale,

Dont les cyprès tracent le bord,

Quelques tombeaux par intervalle

Nous avertissaient de la mort !

Ces monuments mélancoliques

Nous semblaient, comme aux jours antiques,

Un vain ornement du chemin !

Nous nous asseyions sous leur ombre,

Et nous rêvions des jours sans nombre,

Hélas ! entre hier et demain !

Combien de fois, près du rivage

Où Nisida dort sur les mers,

La beauté crédule ou volage

Accourut à nos doux concerts !

Combien de fois la barque errante

Berça sur l’onde transparente

Deux couples par l’Amour conduits !

Tandis qu’une déesse amie

Jetait sur la vague endormie

Le voile parfumé des nuits !

Combien de fois, dans le délire

Qui succédait à nos festins,

Aux sons antiques de la lyre,

J’évoquai des songes divins !

Aux parfums des roses mourantes,

Aux vapeurs des coupes fumantes,

Ils volaient à nous tour à tour !

Et sur leurs ailes nuancées,

Égaraient nos molles pensées

Dans les dédales de l’Amour !

Mais dans leur insensible pente,

Les jours qui succédaient aux jours

Entraînaient comme une eau courante

Et nos songes et nos amours ;

Pareil à la fleur fugitive

Qui du front joyeux d’un convive

Tombe avant l’heure du festin,

Ce bonheur que l’ivresse cueille,

De nos fronts tombant feuille à feuille,

Jonchait le lugubre chemin !

Et maintenant, sur cet espace

Que nos pas ont déjà quitté,

Retourne-toi ! cherchons la trace

De l’amour, de la volupté !

En foulant leurs rives fanées,

Remontons le cours des années,

Tandis qu’un souvenir glacé,

Comme l’astre adouci des ombres,

Éclaire encor de teintes sombres

La scène vide du passé !

Ici, sur la scène du monde,

Se leva ton premier soleil !

Regarde ! quelle nuit profonde

A remplacé ce jour vermeil !

Tout sous les cieux semblait sourire,

La feuille, l’onde, le zéphire

Murmuraient des accords charmants !

Écoute ! la feuille estflétrie !

Et les vents sur l’onde tarie

Rendent de sourds gémissements !

Reconnais-tu ce beau rivage ?

Cette mer aux flots argentés,

Qui ne fait que bercer l’image

Des bords dans son sein répétés ?

Un nom chéri vole sur l’onde !…

Mais pas une voix qui réponde,

Que le flot grondant sur l’écueil !

Malheureux ! quel nom tuprononces !

Ne vois-tu pas parmi ces ronces

Ce nom gravé sur un cercueil ?…

Plus loin sur la rive où s’épanche

Un fleuve épris de ces coteaux,

Vois-tu ce palais qui se penche

Et jette une ombre au sein des eaux ?

Là, sous une forme étrangère,

Un ange exilé de sa sphère

D’un céleste amour t’enflamma !

Pourquoi trembler ? quel bruitt’étonne ?

Ce n’est qu’une ombre qui frissonne

Aux pas du mortel qu’elle aima !

Hélas ! partout où tu repasses,

C’est le deuil, le vide ou la mort,

Et rien n’a germé sur nos traces

Que la douleur ou le remords !

Voilà ce cœur où ta tendresse

Sema des fruits que ta vieillesse,

Hélas ! ne recueillera pas :

Là, l’oubli perdit ta mémoire !

Là, l’envie étouffa ta gloire !

Là, ta vertu fit des ingrats !

Là, l’illusion éclipsée

S’enfuit sous un nuage obscur !

Ici, l’espérance lassée

Replia ses ailes d’azur !

Là, sous la douleur qui le glace,

Ton sourire perdit sa grâce,

Ta voix oublia ses concerts !

Tes sens épuisés se plaignirent,

Et tes blonds cheveux se teignirent

Au souffle argenté des hivers !

Ainsi des rives étrangères,

Quand l’homme, à l’insu des tyrans,

Vers la demeure de ses pères

Porte en secret ses pas errants,

L’ivraie a couvert ses collines,

Son toit sacré pend en ruines,

Dans ses jardins l’onde a tari ;

Et sur le seuil qui fut sa joie,

Dans l’ombre un chien féroce aboie

Contre les mains qui l’ont nourri !

Mais ces sens qui s’appesantissent

Et du temps subissent la loi,

Ces yeux, ce cœur qui se ternissent,

Cette ombre enfin, ce n’est pas toi !

Sans regret, au flot des années,

Livre ces dépouilles fanées

Qu’enlève le souffle des jours,

Comme on jette au courant de l’onde

La feuille aride et vagabonde

Que l’onde entraîne dans son cours !

Ce n’est plus le temps de sourire

À ces roses de peu de jours !

De mêler aux sons de la lyre

Les tendres soupirs des amours !

De semer sur des fonds stériles

Ces vœux, ces projets inutiles,

Par les vents du ciel emportés,

À qui le temps qui nous dévore

Ne donne pas l’heure d’éclore

Pendant nos rapides étés !

Levons les yeux vers la colline

Où luit l’étoile du matin !

Saluons la splendeur divine

Qui se lève dans le lointain !

Cette clarté pure et féconde

Aux yeux de l’âme éclaire un monde

Où la foi monte sans effort !

D’un saint espoir ton cœur palpite ;

Ami ! pour y voler plus vite,

Prenons les ailes de la mort !

En vain, dans ce désert aride,

Sous nos pas tout s’est effacé !

Viens ! où l’éternité réside,

On retrouve jusqu’au passé !

Là, sont nos rêves pleins de charmes,

Et nos adieux trempés de larmes,

Nos vœux et nos espoirs perdus !

Là, refleuriront nos jeunesses ;

Et les objets de nos tristesses

À nos regrets seront rendus !

Ainsi, quand les vents de l’automne

Ont balayé l’ombre des bois,

L’hirondelle agile abandonne

Le faîte du palais des rois !

Suivant le soleil dans sa course,

Elle remonte vers la source

D’où l’astre nous répand les jours ;

Et sur ses pas retrouve encore

Un autre ciel, une autre aurore,

Un autre nid pour ses amours !

Ce roi, dont la sainte tristesse

Immortalisa les douleurs,

Vit ainsi sa verte jeunesse

Se renouveler sous ses pleurs !

Sa harpe, à l’ombre de la tombe,

Soupirait comme la colombe

Sous les verts cyprès du Carmel !

Et son cœur, qu’une lampe éclaire,

Résonnait comme un sanctuaire

Où retentit l’hymne éternel !

VII – TRISTESSE

Ramenez-moi, disais-je, au fortuné rivage

Où Naples réfléchit dans une mer d’azur

Ses palais, ses coteaux, ses astres sansnuage,

Où l’oranger fleurit sous un ciel toujourspur.

Que tardez-vous ? Partons ! Je veuxrevoir encore

Le Vésuve enflammé sortant du sein deseaux ;

Je veux de ses hauteurs voir se leverl’aurore ;

Je veux, guidant les pas de celle quej’adore,

Redescendre, en rêvant, de ces riantscoteaux ;

Suis-moi dans les détours de ce golfetranquille ;

Retournons sur ces bords à nos pas siconnus,

Aux jardins de Cinthie, au tombeau deVirgile,

Près des débris épars du temple deVénus :

Là, sous les orangers, sous la vignefleurie,

Dont le pampre flexible au myrte se marie,

Et tresse sur ta tête une voûte de fleurs,

Au doux bruit de la vague ou du vent quimurmure,

Seuls avec notre amour, seuls avec lanature,

La vie et la lumière auront plus dedouceurs.

De mes jours pâlissants le flambeau seconsume,

Il s’éteint par degrés au souffle dumalheur,

Ou, s’il jette parfois une faible lueur,

C’est quand ton souvenir dans mon sein lerallume ;

Je ne sais si les dieux me permettrontenfin

D’achever ici-bas ma pénible journée.

Mon horizon se borne, et mon œil incertain

Ose l’étendre à peine au-delà d’une année.

Mais s’il faut périr au matin,

S’il faut, sur une terre au bonheurdestinée,

Laisser échapper de ma main

Cette coupe que le destin

Semblait avoir pour moi de rosescouronnée,

Je ne demande aux dieux que de guider mespas

Jusqu’aux bords qu’embellit ta mémoirechérie,

De saluer de loin ces fortunés climats,

Et de mourir aux lieux où j’ai goûté lavie.

VIII – LA SOLITUDE

Heureux qui, s’écartant des sentiersd’ici-bas,

À l’ombre du désert allant cacher ses pas,

D’un monde dédaigné secouant la poussière,

Efface, encor vivant, ses traces sur laterre,

Et, dans la solitude enfin enseveli,

Se nourrit d’espérance et s’abreuved’oubli !

Tel que ces esprits purs qui planent dansl’espace,

Tranquille spectateur de cette ombre quipasse,

Des caprices du sort à jamais défendu,

Il suit de l’œil ce char dont il estdescendu !…

Il voit les passions, sur une ondeincertaine,

De leur souffle orageux enfler la voileinhumaine.

Mais ces vents inconstants ne troublent plussa paix ;

Il se repose en Dieu, qui ne changejamais ;

Il aime à contempler ses plus hardisouvrages,

Ces monts, vainqueurs des vents, de la foudreet des âges,

Où dans leur masse auguste et leursolidité,

Ce Dieu grava sa force et son éternité.

À cette heure où, frappé d’un rayon del’aurore,

Leur sommet enflammé que l’Orient colore,

Comme un phare céleste allumé dans lanuit,

Jaillit étincelant de l’ombre quis’enfuit,

Il s’élance, il franchit ses riantescollines

Que le mont jette au loin sur ses largesracines,

Et, porté par degrés jusqu’à ses sombresflancs,

Sous ses pins immortels il s’enfonce à paslents :

Là, des torrents séchés le lit seul est saroute,

Tantôt les rocs minés sur lui pendent envoûte,

Et tantôt, sur leurs bords tout à coupsuspendu,

Il recule étonné ; son regard éperdu

Jouit avec horreur de cet effroi sublime,

Et sous ses pieds, longtemps, il voittournoyer l’abîme !

Il monte, et l’horizon grandit à chaqueinstant ;

Il monte, et devant lui l’immensités’étend

Comme sous le regard d’une nouvelleaurore ;

Un monde à chaque pas pour ses yeux sembleéclore !

Jusqu’au sommet suprême où son œilenchanté

S’empare de l’espace, et plane en liberté.

Ainsi, lorsque notre âme, à sa sourceenvolée,

Quitte enfin pour toujours la terrestrevallée,

Chaque coup de son aile, en l’élevant auxcieux,

Élargit l’horizon qui s’étend sous nosyeux ;

Des mondes sous son vol le mystères’abaisse,

En découvrant toujours, elle monte sanscesse

Jusqu’aux saintes hauteurs où l’œil duséraphin

Sur l’espace infini plonge un regard sansfin.

Salut, brillants sommets ! champs deneige et de glace !

Vous qui d’aucun mortel n’avez gardé latrace ;

Vous que le regard même aborde aveceffroi,

Et qui n’avez souffert que les aigles etmoi !

Œuvres du premier jour, augustes pyramides

Que Dieu même affermit sur vos basessolides !

Confins de l’univers, qui, depuis ce grandjour,

N’avez jamais changé de forme et decontour !

Le nuage, en grondant, parcourt en vain voscimes,

Le fleuve en vain grossi sillonne vosabîmes,

La foudre frappe en vain votre frontendurci ;

Votre front solennel, un moment obscurci,

Sur nous, comme la nuit, versant son ombreobscure,

Et laissant pendre au loin sa noirechevelure,

Semble, toujours vainqueur du choc quil’ébranla,

Au dieu qui l’a fondé dire encor : Mevoilà !

Et moi, me voici seul sur ces confins dumonde !

Loin d’ici, sous mes pieds la foudre vole etgronde,

Les nuages battus par les ailes des vents

Entre-choquant comme eux leurs tourbillonsmouvants,

Tels qu’un autre Océan soulevé parl’orage,

Se déroulent sans fin dans des lits sansrivage,

Et devant ces sommets abaissant leurorgueil,

Brisent incessamment sur cet immenseécueil.

Mais, tandis qu’à ses pieds ce noir chaosbouillonne,

D’éternelles splendeurs le soleil lecouronne :

Depuis l’heure où son char s’élance dans lesairs,

Jusqu’à l’heure où son disque incline vers lesmers,

Cet astre, en décrivant son obliquecarrière,

D’aucune ombre jamais n’y souille salumière,

Et déjà la nuit sombre a descendu descieux

Qu’à ces sommets encore il dit de longsadieux.

Là, tandis que je nage en des torrents dejoie,

Ainsi que mon regard, mon âme se déploie,

Et croit, en respirant cet air de liberté,

Recouvrer sa splendeur et sa sérénité.

Oui, dans cet air du ciel, les soins lourds dela vie,

Le mépris des mortels, leur haine, ou leurenvie,

N’accompagnent plus l’homme et ne surnagentpas :

Comme un vil plomb, d’eux-mêmes ils retombenten bas.

Ainsi, plus l’onde est pure, et moins l’hommey surnage.

…………………………

À peine de ce monde il emporte uneimage !

…………………………

Mais ton image, ô Dieu, dans ces grands traitsépars,

En s’élevant vers toi grandit à nosregards.

Comme au prêtre habitant l’ombre dusanctuaire,

Chaque pas te révèle à l’âmesolitaire :

Le silence et la nuit, et l’ombre desforêts,

Lui murmurent tout bas de sublimessecrets ;

Et l’esprit, abîmé dans ces raresspectacles,

Par la voix des déserts écoute tesoracles.

…………………………

J’ai vu de l’Océan les flots épouvantés,

Pareils aux fiers coursiers dans la plaineemportés,

Déroulant à ta voix leur humide crinière,

Franchir en bondissant leur bruyantebarrière,

Puis soudain, refoulés sous ton seintout-puissant,

Dans l’abîme étonné rentrer en mugissant.

J’ai vu le fleuve, épris des gazons durivage,

Se glisser flots à flots, de bocage enbocage,

Et dans son lit voilé d’ombrage et defraîcheur,

Bercer en murmurant la barque dupêcheur ;

J’ai vu le trait brisé de la foudre quigronde

Comme un serpent de feu se dérouler surl’onde ;

Le zéphir embaumé des doux parfums dumiel,

Balayer doucement l’azur voilé duciel ;

La colombe, essuyant son aile encorehumide,

Sur les bords de son nid poser un piedtimide,

Puis d’un vol cadencé fendant le flot desairs

S’abattre en soupirant sur la rive desmers.

J’ai vu ces monts voisins des cieux où tureposes,

Cette neige où l’aurore aime à semer sesroses,

Ces trésors des hivers, d’où par milledétours

Dans nos champs desséchés multipliant leurcours,

Cent rochers de cristal, que tu fonds àmesure,

Viennent désaltérer la mouranteverdure !

Et ces ruisseaux pleuvant de ces rocssuspendus,

Et ces torrents grondant dans les granitsfendus,

Et ces pics où le temps a perdu savictoire…,

Et toute la nature est un hymne à tagloire !

IX – ISCHIA

Le soleil va porter le jour à d’autresmondes ;

Dans l’horizon désert Phébé monte sansbruit,

Et jette, en pénétrant les ténèbresprofondes,

Un voile transparent sur le front de lanuit.

Voyez du haut des monts ses clartésondoyantes

Comme un fleuve de flamme inonder lescoteaux,

Dormir dans les vallons, ou glisser sur lespentes,

Ou rejaillir au loin du sein brillant deseaux.

La douteuse lueur, dans l’ombre répandue,

Teint d’un jour azuré la pâle obscurité,

Et fait nager au loin dans la vagueétendue

Les horizons baignés par sa molleclarté !

L’Océan amoureux de ces rives tranquilles

Calme, en baisant leurs pieds, ses orageuxtransports,

Et pressant dans ses bras ces golfes et cesîles,

De son humide haleine en rafraîchit lesbords.

Du flot qui tour à tour s’avance et seretire

L’œil aime à suivre au loin le flexiblecontour :

On dirait un amant qui presse en sondélire

La vierge qui résiste, et cède tour àtour !

Doux comme le soupir de l’enfant quisommeille,

Un son vague et plaintif se répand dans lesairs :

Est-ce un écho du ciel qui charme notreoreille ?

Est-ce un soupir d’amour de la terre et desmers ?

Il s’élève, il retombe, il renaît, ilexpire,

Comme un cœur oppressé d’un poids devolupté,

Il semble qu’en ces nuits la naturerespire,

Et se plaint comme nous de safélicité !

Mortel, ouvre ton âme à ces torrents devie !

Reçois par tous les sens les charmes de lanuit,

À t’enivrer d’amour son ombre teconvie ;

Son astre dans le ciel se lève, et teconduit.

Vois-tu ce feu lointain trembler sur lacolline ?

Par la main de l’Amour c’est un phareallumé ;

Là, comme un lis penché, l’amante quis’incline

Prête une oreille avide aux pas dubien-aimé !

La vierge, dans le songe où son âmes’égare,

Soulève un œil d’azur qui réfléchit lescieux,

Et ses doigts au hasard errant sur saguitare

Jettent aux vents du soir des sonsmystérieux !

 » Viens ! l’amoureux silence occupe auloin l’espace ;

Viens du soir près de moi respirer lafraîcheur !

C’est l’heure ; à peine au loin la voilequi s’efface

Blanchit en ramenant le paisiblepêcheur !

 » Depuis l’heure où ta barque a fui loin de larive,

J’ai suivi tout le jour ta voile sur lesmers,

Ainsi que de son nid la colombe craintive

Suit l’aile du ramier qui blanchit dans lesairs !

 » Tandis qu’elle glissait sous l’ombre durivage,

J’ai reconnu ta voix dans la voix deséchos ;

Et la brise du soir, en mourant sur laplage,

Me rapportait tes chants prolongés sur lesflots.

 » Quand la vague a grondé sur la côteécumante,

À l’étoile des mers j’ai murmuré ton nom,

J’ai rallumé sa lampe, et de ta seuleamante

L’amoureuse prière a fait fuirl’aquilon !

 » Maintenant sous le ciel tout repose, ou toutaime :

La vague en ondulant vient dormir sur lebord ;

La fleur dort sur sa tige, et la naturemême

Sous le dais de la nuit se recueille ets’endort.

 » Vois ! la mousse a pour nous tapissé lavallée,

Le pampre s’y recourbe en replis tortueux,

Et l’haleine de l’onde, à l’oranger mêlée,

De ses fleurs qu’elle effeuille embaume mescheveux.

« A la molle clarté de la voûtesereine

Nous chanterons ensemble assis sous lejasmin,

Jusqu’à l’heure où la lune, en glissant versMisène,

Se perd en pâlissant dans les feux dumatin. »

Elle chante ; et sa voix par intervalleexpire,

Et, des accords du luth plus faiblementfrappés,

Les échos assoupis ne livrent au zéphire

Que des soupirs mourants, de silencecoupés !

Celui qui, le cœur plein de délire et deflamme,

À cette heure d’amour, sous cet astreenchanté,

Sentirait tout à coup le rêve de son âme

S’animer sous les traits d’une chastebeauté ;

Celui qui, sur la mousse, au pied dusycomore,

Au murmure des eaux, sous un dais desaphirs,

Assis à ses genoux, de l’une à l’autreaurore,

N’aurait pour lui parler que l’accent dessoupirs ;

Celui qui, respirant son haleine adorée,

Sentirait ses cheveux, soulevés par lesvents,

Caresser en passant sa paupière effleurée,

Ou rouler sur son front leurs anneauxondoyants ;

Celui qui, suspendant les heuresfugitives,

Fixant avec l’amour son âme en ce beaulieu,

Oublierait que le temps coule encor sur cesrives,

Serait-il un mortel, ou serait-il undieu ?…

Et nous, aux doux penchants de ces vertsÉlysées,

Sur ces bords où l’amour eût caché sonEden,

Au murmure plaintif des vagues apaisées,

Aux rayons endormis de l’astre élysien,

Sous ce ciel où la vie, où le bonheurabonde,

Sur ces rives que l’œil se plaît àparcourir,

Nous avons respiré cet air d’un autremonde,

Élyse !… et cependant on dit qu’il fautmourir !

X – LA BRANCHE D’AMANDIER

De l’amandier tige fleurie,

Symbole, hélas ! de la beauté,

Comme toi, la fleur de la vie

Fleurit et tombe avant l’été.

Qu’on la néglige ou qu’on la cueille,

De nos fronts, des mains de l’Amour,

Elle s’échappe feuille à feuille,

Comme nos plaisirs jour à jour !

Savourons ces courtes délices ;

Disputons-les même au zéphyr,

Épuisons les riants calices

De ces parfums qui vont mourir.

Souvent la beauté fugitive

Ressemble à la fleur du matin,

Qui, du front glacé du convive,

Tombe avant l’heure du festin.

Un jour tombe, un autre se lève ;

Le printemps va s’évanouir ;

Chaque fleur que le vent enlève

Nous dit : Hâtez-vous de jouir.

Et, puisqu’il faut qu’elles périssent,

Qu’elles périssent sans retour !

Que ces roses ne se flétrissent

Que sous les lèvres de l’amour !

XI – À EL***

Lorsque seul avec toi, pensive etrecueillie,

Tes deux mains dans la mienne, assis à tescôtés,

J’abandonne mon âme aux molles voluptés

Et je laisse couler les heures quej’oublie ;

Lorsqu’au fond des forêts je t’entraîne avecmoi,

Lorsque tes doux soupirs charment seuls monoreille,

Ou que, te répétant les serments de laveille,

Je te jure à mon tour de n’adorer quetoi ;

Lorsqu’enfin, plus heureux, ton front charmantrepose

Sur mon genou tremblant qui lui sert desoutien,

Et que mes doux regards sont suspendus autien

Comme l’abeille avide aux feuilles de larose ;

Souvent alors, souvent, dans le fond de moncœur

Pénètre comme un trait une vagueterreur ;

Tu me vois tressaillir ; je pâlis, jefrissonne,

Et troublé tout à coup dans le sein dubonheur,

Je sens couler des pleurs dont mon âmes’étonne.

Tu me presses soudain dans tes brascaressants,

Tu m’interroges, tu t’alarmes,

Et je vois de tes yeux s’échapper quelqueslarmes

Qui viennent se mêler aux pleurs que jerépands.

 » De quel ennui secret ton âme est-elleatteinte ?

Me dis-tu : cher amour, épanche tadouleur ;

J’adoucirai ta peine en écoutant taplainte,

Et mon cœur versera le baume dans ton cœur. »

Ne m’interroge plus, ô moitié demoi-même !

Enlacé dans tes bras, quand tu me dis :Je t’aime ;

Quand mes yeux enivrés se soulèvent verstoi,

Nul mortel sous les cieux n’est plus heureuxque moi !

Mais jusque dans le sein des heuresfortunées

Je ne sais quelle voix que j’entendsretentir

Me poursuit, et vient m’avertir

Que le bonheur s’enfuit sur l’aile desannées,

Et que de nos amours le flambeau doitmourir !

D’un vol épouvanté, dans le sombre avenir

Mon âme avec effroi se plonge,

Et je me dis : Ce n’est qu’un songe

Que le bonheur qui doit finir.

XII – ÉLÉGIE

Cueillons, cueillons la rose au matin de lavie ;

Des rapides printemps respire au moins lesfleurs.

Aux chastes voluptés abandonnons noscœurs,

Aimons-nous sans mesure, ô mon uniqueamie !

Quand le nocher battu par les flotsirrités

Voit son fragile esquif menacé dunaufrage,

Il tourne ses regards aux bords qu’il aquittés,

Et regrette trop tard les loisirs durivage.

Ah ! qu’il voudrait alors au toit de sesaïeux,

Près des objets chéris présents à samémoire,

Coulant des jours obscurs, sans périls et sansgloire,

N’avoir jamais laissé son pays ni sesdieux !

Ainsi l’homme, courbé sous le poids desannées,

Pleure son doux printemps qui ne peutrevenir.

Ah ! rendez-moi, dit-il, ces heuresprofanées ;

Ô dieux ! dans leur saison j’oubliai d’enjouir.

Il dit : la mort répond ; et cesdieux qu’il implore,

Le poussant au tombeau sans se laisserfléchir,

Ne lui permettent pas de se baisser encore

Pour ramasser ces fleurs qu’il n’a pas sucueillir.

Aimons-nous, ô ma bien-aimée !

Et rions des soucis qui bercent lesmortels ;

Pour le frivole appas d’une vaine fumée,

La moitié de leurs jours, hélas ! estconsumée

Dans l’abandon des biens réels.

À leur stérile orgueil ne portons pointenvie,

Laissons le long espoir aux maîtres deshumains !

Pour nous, de notre heure incertains,

Hâtons-nous d’épuiser la coupe de la vie

Pendant qu’elle est entre nos mains.

Soit que le laurier nous couronne,

Et qu’aux fastes sanglants de l’altièreBellone

Sur le marbre ou l’airain on inscrive nosnoms ;

Soit que des simples fleurs que la beautémoissonne

L’amour pare nos humbles fronts ;

Nous allons échouer, tous, au mêmerivage :

Qu’importe, au moment du naufrage,

Sur un vaisseau fameux d’avoir fendu lesairs,

Ou sur une barque légère

D’avoir, passager solitaire,

Rasé timidement le rivage des mers ?

XIII – LE POÈTE MOURANT

La coupe de mes jours s’est brisée encorpleine ;

Ma vie hors de mon sein s’enfuit à chaquehaleine ;

Ni baisers ni soupirs ne peuventl’arrêter ;

Et l’aile de la mort, sur l’airain qui mepleure,

En sons entrecoupés frappe ma dernièreheure ;

Faut-il gémir ? faut-ilchanter ?…

Chantons, puisque mes doigts sont encor sur lalyre ;

Chantons, puisque la mort, comme au cygne,m’inspire

Aux bords d’un autre monde un crimélodieux.

C’est un présage heureux donné par mongénie,

Si notre âme n’est rien qu’amour etharmonie,

Qu’un chant divin soit ses adieux !

La lyre en se brisant jette un son plussublime ;

La lampe qui s’éteint tout à coup seranime,

Et d’un éclat plus pur brille avantd’expirer ;

Le cygne voit le ciel à son heuredernière,

L’homme seul, reportant ses regards enarrière,

Compte ses jours pour les pleurer.

Qu’est-ce donc que des jours pour valoir qu’onles pleure ?

Un soleil, un soleil ; une heure, et puisune heure ;

Ce qu’une nous apporte, une autre nousl’enlève :

Travail, repos, douleur, et quelquefois unrêve,

Voilà le jour, puis vient la nuit.

Ah ! qu’il pleure, celui dont les mainsacharnées

S’attachant comme un lierre aux débris desannées,

Voit avec l’avenir s’écrouler sonespoir !

Pour moi, qui n’ai point pris racine sur laterre,

Je m’en vais sans effort, comme l’herbelégère

Qu’enlève le souffle du soir.

Le poète est semblable aux oiseaux depassage

Qui ne bâtissent point leurs nids sur lerivage,

Qui ne se posent point sur les rameaux desbois ;

Nonchalamment bercés sur le courant del’onde,

Ils passent en chantant loin des bords ;et le monde

Ne connaît rien d’eux, que leur voix.

Jamais aucune main sur la corde sonore

Ne guida dans ses jeux sa main noviceencore.

L’homme n’enseigne pas ce qu’inspire leciel ;

Le ruisseau n’apprend pas à couler dans sapente,

L’aigle à fendre les airs d’une aileindépendante,

L’abeille à composer son miel.

L’airain retentissant dans sa hautedemeure,

Sous le marteau sacré tour à tour chante etpleure,

Pour célébrer l’hymen, la naissance ou lamort ;

J’étais comme ce bronze épuré par laflamme,

Et chaque passion, en frappant sur monâme,

En tirait un sublime accord.

Telle durant la nuit la harpe éolienne,

Mêlant aux bruits des eaux sa plainteaérienne,

Résonne d’elle-même au souffle deszéphyrs.

Le voyageur s’arrête, étonné del’entendre,

Il écoute, il admire et ne sauraitcomprendre

D’où partent ces divins soupirs.

Ma harpe fut souvent de larmes arrosée,

Mais les pleurs sont pour nous la célesterosée ;

Sous un ciel toujours pur le cœur ne mûritpas :

Dans la coupe écrasé le jus du pamprecoule,

Et le baume flétri sous le pied qui lefoule

Répand ses parfums sur nos pas.

Dieu d’un souffle brûlant avait formé monâme,

Tout ce qu’elle approchait s’embrasait de saflamme :

Don fatal ! et je meurs pour avoir tropaimé !

Tout ce que j’ai touché s’est réduit enpoussière :

Ainsi le feu du ciel tombé sur la bruyère

S’éteint quand tout est consumé.

Mais le temps ?–Il n’est plus.–Mais lagloire ?–Eh ! qu’importe

Cet écho d’un vain son, qu’un siècle à l’autreapporte ?

Ce nom, brillant jouet de lapostérité ?

Vous qui de l’avenir lui promettezl’empire,

Écoutez cet accord que va rendre malyre !…

…………………………

Les vents l’ont déjà emporté !

Ah ! donnez à la mort un espoir moinsfrivole.

Eh quoi ! le souvenir de ce son quis’envole

Autour d’un vain tombeau retentiraittoujours ?

Ce souffle d’un mourant, quoi ! c’est làde la gloire ?

Mais vous qui promettez les temps à samémoire,

Mortels, possédez-vous deux jours ?

J’en atteste les dieux ! depuis que jerespire,

Mes lèvres n’ont jamais prononcé sanssourire

Ce grand nom inventé par le délirehumain ;

Plus j’ai pressé ce mot, plus je l’ai trouvévide,

Et je l’ai rejeté, comme une écorce aride

Que nos lèvres pressent en vain.

Dans le stérile espoir d’une gloireincertaine,

L’homme livre, en passant, au courant quil’entraîne

Un nom de jour en jour dans sa courseaffaibli ;

De ce brillant débris le flot du temps sejoue ;

De siècle en siècle, il flotte, il avance, iléchoue

Dans les abîmes de l’oubli.

Je jette un nom de plus à ces flots sansrivage ;

Au gré des vents, du ciel, qu’il s’abîme ousurnage,

En serai-je plus grand ? Pourquoi ?ce n’est qu’un nom.

Le cygne qui s’envole aux voûteséternelles,

Amis ! s’informe-t-il si l’ombre de sesailes

Flotte encor sur un vil gazon ?

Mais pourquoi chantais-tu ?–Demande àPhilomèle

Pourquoi, durant les nuits, sa douce voix semêle

Au doux bruit des ruisseaux sous l’ombrageroulant !

Je chantais, mes amis, comme l’hommerespire,

Comme l’oiseau gémit, comme le ventsoupire,

Comme l’eau murmure en coulant.

Aimer, prier, chanter, voilà toute ma vie.

Mortels ! de tous ces biens qu’ici-basl’homme envie,

À l’heure des adieux je ne regretterien ;

Rien que l’ardent soupir qui vers le ciels’élance,

L’extase de la lyre, ou l’amoureux silence

D’un cœur pressé contre le mien.

Aux pieds de la beauté sentir frémir salyre,

Voir d’accord en accord l’harmonieuxdélire

Couler avec le son et passer dans sonsein,

Faire pleuvoir les pleurs de ces yeux qu’onadore,

Comme au souffle des vents les larmes del’aurore

Tombent d’un calice trop plein ;

Voir le regard plaintif de la viergemodeste

Se tourner tristement vers la voûtecéleste,

Comme pour s’envoler avec le son qui fuit,

Puis retombant sur vous plein d’une chasteflamme,

Sous ses cils abaissés laisser briller sonâme,

Comme un feu tremblant dans la nuit ;

Voir passer sur son front l’ombre de lapensée,

La parole manquer à sa bouche oppressée,

Et de ce long silence entendre enfinsortir

Ce mot qui retentit jusque dans le cielmême,

Ce mot, le mot des dieux, et des hommes :… Je t’aime !

Voilà ce qui vaut un soupir.

Un soupir ! un regret ! inutileparole !

Sur l’aile de la mort, mon âme au ciels’envole ;

Je vais où leur instinct emporte nosdésirs ;

Je vais où le regard voit brillerl’espérance ;

Je vais où va le son qui de mon luths’élance ;

Où sont allés tous mes soupirs !

Comme l’oiseau qui voit dans les ombresfunèbres,

La foi, cet œil de l’âme, a percé mesténèbres ;

Son prophétique instinct m’a révélé monsort.

Aux champs de l’avenir combien de fois monâme,

S’élançant jusqu’au ciel sur des ailes deflamme,

A-t-elle devancé la mort ?

N’inscrivez point de nom sur ma demeuresombre.

Du poids d’un monument ne chargez pas monombre :

D’un peu de sable, hélas ! je ne suispoint jaloux.

Laissez-moi seulement à peine assezd’espace

Pour que le malheureux qui sur ma tombepasse

Puisse y poser ses deux genoux.

Souvent dans le secret de l’ombre et dusilence,

Du gazon d’un cercueil la prière s’élance

Et trouve l’espérance à côté de la mort.

Le pied sur une tombe on tient moins à laterre ;

L’horizon est plus vaste, l’âme pluslégère,

Monte au ciel avec moins d’effort.

Brisez, livrez aux vents, aux ondes, à laflamme,

Ce luth qui n’a qu’un son pour répondre à monâme !

Le luth des Séraphins va frémir sous mesdoigts.

Bientôt, vivant comme eux d’un immorteldélire,

Je vais guider, peut-être, aux accords de malyre,

Des cieux suspendus à ma voix.

Bientôt !… Mais de la mort la main lourdeet muette

Vient de toucher la corde : elle sebrise, et jette

Un son plaintif et sourd dans la vague desairs.

Mon luth glacé se tait… Amis, prenez levôtre ;

Et que mon âme encor passe d’un monde àl’autre

Au bruit de vos sacrés concerts !

XIV – L’ANGE

Fragment épique

Dieu se lève ; et soudain sa voixterrible appelle

De ses ordres secrets un ministre fidèle,

Un de ces esprits purs qui sont chargés parlui

De servir aux humains de conseil etd’appui,

De lui porter leurs vœux sur leurs ailes deflamme,

De veiller sur leur vie, et de garder leurâme ;

Tout mortel a le sien : cet angeprotecteur,

Cet invisible ami veille autour de soncœur,

L’inspire, le conduit, le relève s’iltombe,

Et, portant dans les cieux son âme entre sesmains,

La présente en tremblant au juge deshumains :

C’est ainsi qu’entre l’homme et Jéhovahlui-même,

Entre le pur néant et la grandeur suprême,

D’êtres inaperçus une chaîne sans fin

Réunit l’homme à l’ange et l’ange auséraphin ;

C’est ainsi que, peuplant l’étendueinfinie,

Dieu répandit partout l’esprit, l’âme et lavie !

Au son de cette voix, qui fait trembler leciel,

S’élance devant Dieu l’archangeIthuriel :

C’est lui qui du héros est le célesteguide

Et qui pendant sa vie à ses destinspréside :

Sur les marches du trône, où de la Trinité

Brille au plus haut des cieux la triplemajesté,

L’esprit, épouvanté de la splendeurdivine,

Dans un saint tremblement soudain monte ets’incline,

Et du voile éclatant de ses deux ailesd’or

Du céleste regard s’ombrage, et trembleencor !

Mais Dieu, voilant pour lui sa clartédévorante,

Modère les accents de sa voix éclatante,

Se penche sur son trône et lui parle :soudain

Tout le ciel, attentif au Verbe souverain,

Suspend les chants sacrés, et la courimmortelle

S’apprête à recueillir la paroleéternelle.

Pour la première fois, sous la voûte descieux,

Cessa des chérubins le chœurharmonieux :

On n’entendit alors dans les saintesdemeures

Que le bruit cadencé du char léger desheures

Qui, des jours éternels mesurant l’heureuxcours,

Dans un cercle sans fin, fuit et revienttoujours ;

On n’entendit alors que la sourde harmonie

Des sphères poursuivant leur courseindéfinie,

Et des astres pieux le murmure d’amour,

Qui vient mourir au seuil du célesteséjour !

Mais en vain dans le ciel les chœurs sacrés seturent ;

Autour du trône en vain tous les saintsaccoururent ;

L’archange entendit seul les ordres duTrès-Haut ;

Il s’incline, il adore, il s’élanceaussitôt.

Telle qu’au sein des nuits, une étoiletombante,

Se détachant soudain de la voûteéclatante,

Glisse, et d’un trait de feu fendantl’obscurité,

Vient aux bords des marais étendre saclarté :

Tel, d’un vol lumineux et d’une aileassurée,

L’ardent Ithuriel fend la plaine azurée.

À peine a-t-il franchi ces désertsenflammés,

Que la main du Très-Haut de soleils asemés,

Il ralentit son vol, et, comme un aigleimmense,

Sur son aile immobile un instant sebalance :

Il craint que la clarté des célestesrayons

Ne trahisse son vol aux yeux desnations ;

Et secouant trois fois ses ailesimmortelles,

Trois fois en fait jaillir des gerbesd’étincelles.

Le nocturne pasteur, qui compte dans lescieux

Les astres tant de fois nommés par sesaïeux,

Se trouble, et croit que Dieu de nouvellesétoiles

A de l’antique nuit semé les sombresvoiles !

Mais, pour tromper les yeux, l’archange essayeen vain

De dépouiller l’éclat de ce reflet divin,

L’immortelle clarté dont son aile estempreinte

L’accompagne au-delà de la célesteenceinte ;

Et ces rayons du ciel, dont il estpénétré,

Se détachant de lui, pâlissent par degré.

Ainsi le globe ardent, que l’ange desbatailles

Inventa pour briser les tours et lesmurailles,

Sur ses ailes de feu projeté dans lesairs,

Trace au sein de la nuit de sinistreséclairs :

Immobile un moment au haut de sa carrière,

Il pâlit, il retombe en perdant salumière ;

Tous les yeux avec lui dans les airssuspendus

Le cherchent dans l’espace et ne le trouventplus !

C’était l’heure où la nuit fait descendre duciel

Le silence et l’oubli, compagnons dusommeil ;

Le fleuve, déroulant ses vagues fugitives,

Réfléchissait les feux allumés sur sesrives,

Ces feux abandonnés, dont les débrismouvants

Pâlissaient, renaissaient, mouraient au grédes vents ;

D’une antique forêt le ténébreux ombrage

Couvrait au loin la plaine et bordait lerivage :

Là, sous l’abri sacré du chêne, aimé desFrancs,

Clovis avait planté ses pavillonserrants !

Les vents, par intervalle agitant lesarmures,

En tiraient dans la nuit de belliqueuxmurmures ;

L’astre aux rayons d’argent, se levant dansles cieux,

Répandait sur le champ son jourmystérieux,

Et, se réfléchissant sur l’acier destrophées,

Jetait dans la forêt des lueursétouffées :

Tels brillent dans la nuit, à travers lesrameaux,

Les feux tremblants du ciel, réfléchis dansles eaux.

Le messager divin s’avance vers la tente

Où Clovis, qu’entourait sa gardevigilante,

Commençait à goûter les nocturnespavots :

Clodomir et Lisois, compagnons du héros,

Debout devant la tente, appuyés sur leurlance,

Gardaient l’auguste seuil, et veillaient ensilence.

Mais de la palme d’or qui brille dans samain

L’ange en touchant leurs yeux les assoupitsoudain :

Ils tombent ; de leur main la lanceéchappe et roule,

Et sous son pied divin l’ange en passant lesfoule.

Du pavillon royal il franchit les degrés.

Sur la peau d’un lion, dont les onglesdorés

Retombaient aux deux bords de sa couched’ivoire,

Clovis dormait, bercé par des songes degloire.

L’ange, de sa beauté, de sa grâce étonné,

Contemple avec amour ce front prédestiné.

Il s’approche, il retient son haleinedivine,

Et sur le lit du prince en souriants’incline :

Telle une jeune mère, au milieu de lanuit,

De son lit nuptial sortant au moindrebruit,

Une lampe à la main, sur un piedsuspendue,

Vole à son premier-né, tremblant d’êtreentendue,

Et, pour calmer l’effroi qui la faisaitfrémir,

En silence longtemps le regardedormir !

Tel des ordres d’en haut l’exécuteurfidèle,

Se penchant sur Clovis, l’ombrageait de sonaile.

Sur le front du héros il impose sesmains :

Soudain, par un pouvoir ignoré deshumains,

Dénouant sans efforts les liens de la vie,

Des entraves des sens son âme ledélie :

L’ange, qui la reçoit, dirige son essor,

Et le corps du héros paraît dormirencor !

Dans l’astre au front changeant, dont la formeinégale,

Grandissant, décroissant, mourant parintervalle,

Prête ou retire aux nuits ses limpidesrayons,

L’Éternel étendit d’immenses régions,

Où, des êtres réels images symboliques,

Les songes ont bâti leurs palaisfantastiques.

Sortis demi-formés des mains duTout-Puissant,

Ils tiennent à la fois de l’être et dunéant ;

Un souffle aérien est toute leur essence,

Et leur vie est à peine une ombred’existence :

Aucune forme fixe, aucun contour précis,

N’indiquèrent jamais ces êtresindécis ;

Mais ils sont, aux regards de Dieu qui les fitnaître,

L’image du possible et les ombres del’être !

La matière et le temps sont soumis à leurslois.

Revêtus tour à tour de formes de leurchoix,

Tantôt de ce qui fut ils rendent lesimages ;

Et tantôt, s’élançant dans le lointain desâges,

Tous les êtres futurs, au néant arrachés,

Apparaissent d’avance en leurs jeuxébauchés.

Quand la nuit des mortels a fermé lapaupière,

Sur les pâles rayons de l’astre du mystère

Ils glissent en silence, et leurs nombreuxessaims

Ravissent au sommeil les âmes des humains,

Et, les portant d’un trait à leurs palaismagiques,

Font éclore à leurs yeux des mondesfantastiques.

De leur globe natal les divers éléments,

Subissant à leur voix d’éternelschangements,

Ne sont jamais fixés dans des formesprescrites,

Ne connaissent ni lois, ni repos, nilimites ;

Mais sans cesse en travail, l’un par l’autrepressés,

Séparés, confondus, attirés, repoussés,

Comme les flots mouvants d’une mer enfurie,

Leur forme insaisissable à chaque instantvarie :

Où des fleuves coulaient, où mugissaient desmers,

Des sommets escarpés s’élancent dans lesairs ;

Soudain dans les vallons les montagnesdescendent,

Sur leurs flancs décharnés des champs fécondss’étendent,

Qui, changés aussitôt en immenses déserts,

S’abîment à grand bruit dans des gouffresouverts !

Des cités, des palais et des templessuperbes

S’élèvent, et soudain sont cachés sous lesherbes ;

Tout change, et les cités, et les monts et leseaux,

S’y déroulent sans terme en horizonsnouveaux :

Tel roulait le chaos dans les déserts duvide,

Lorsque Dieu séparant le terre du fluide,

De la confusion des éléments divers

Son regard créateur vit sortirl’univers !

C’est là qu’Ithuriel, sur son ailebrillante,

Du héros endormi portait l’âme tremblante.

À peine il a touché ces bords mystérieux,

L’ombre de l’avenir éclôt devant sesyeux !

L’ange s’y précipite ; et son âmeétonnée

Parcourt en un clin d’œil l’immensedestinée !

…………………………

XV – CONSOLATION

Quand le Dieu qui me frappe, attendri par meslarmes,

De mon cœur oppressé soulève un peu samain,

Et, donnant quelque trêve à mes longuesalarmes,

Laisse tarir mes yeux et respirer monsein ;

Soudain, comme le flot refoulé du rivage

Aux bords qui l’ont brisé revient engémissant,

Ou comme le roseau, vain jouet de l’orage,

Qui plie et rebondit sous la main dupassant,

Mon cœur revient à Dieu, plus docile et plustendre,

Et de ses châtiments perdant le souvenir,

Comme un enfant soumis n’ose lui faireentendre

Qu’un murmure amoureux pour se plaindre etbénir !

Que le deuil de mon âme était lugubre etsombre !

Que de nuits sans pavots, que de jours sanssoleil !

Que de fois j’ai compté les pas du temps dansl’ombre,

Quand les heures passaient sans mener lesommeil !

Mais loin de moi ces temps ! que l’oubliles dévore !

Ce qui n’est plus pour l’homme a-t-il jamaisété ?

Quelques jours sont perdus ; mais lebonheur encore,

Peut fleurir sous mes yeux comme une fleurd’été !

Tous les jours sont à toi ! que t’importeleur nombre ?

Tu dis : le temps se hâte, ou revient surses pas ;

Eh ! n’es-tu pas celui qui fit reculerl’ombre

Sur le cadran rempli d’un roi que tusauvas ?

Si tu voulais ! ainsi le torrent de mavie,

À sa source aujourd’hui remontant sansefforts,

Nourrirait de nouveau ma jeunesse tarie,

Et de ses flots vermeils féconderait sesbords ;

Ces cheveux dont la neige, hélas !argente à peine

Un front où la douleur a gravé le passé,

S’ombrageraient encor de leur touffed’ébène,

Aussi pur que la vague où le cygne apassé !

L’amour ranimerait l’éclat de cesprunelles,

Et ce foyer du cœur, dans les yeux répété,

Lancerait de nouveau ces chastesétincelles

Qui d’un désir craintif font rougir labeauté !

Dieu ! laissez-moi cueillir cette palmeféconde,

Et dans mon sein ravi l’emporter pourtoujours,

Ainsi que le torrent emporte dans son onde

Les roses de Saron qui parfument soncours !

Quand pourrai-je la voir sur l’enfant quirepose

S’incliner doucement dans le calme desnuits ?

Quand verrai-je ses fils de leurs lèvres derose

Se suspendre à son sein comme l’abeille auxlis !

À l’ombre du figuier, près du courant del’onde,

Loin de l’œil de l’envie et des pas dupervers,

Je bâtirai pour eux un nid parmi le monde,

Comme sur un écueil l’hirondelle desmers !

Là, sans les abreuver à ces sources amères

Où l’humaine sagesse a mêlé son poison,

De ma bouche fidèle aux leçons de mespères,

Pour unique sagesse ils apprendront tonnom !

Là je leur laisserai, pour uniquehéritage,

Tout ce qu’à ses petits laisse l’oiseau duciel,

L’eau pure du torrent, un nid sous lefeuillage,

Les fruits tombés de l’arbre, et ma place ausoleil !

Alors, le front chargé de guirlandesfanées,

Tel qu’un vieux olivier parmi sesrejetons,

Je verrai de mes fils les brillantesannées

Cacher mon tronc flétri sous leurs jeunesfestons !

Alors j’entonnerai l’hymne de mavieillesse,

Et, convive enivré des vins de ta bonté,

Je passerai la coupe aux mains de lajeunesse,

Et je m’endormirai dans ma félicité !

XVI – LES PRÉLUDES

La nuit, pour rafraîchir la natureembrasée,

De ses cheveux d’ébène exprimant la rosée,

Pose au sommet des monts ses piedssilencieux,

Et l’ombre et le sommeil descendent sur mesyeux :

C’était l’heure où jadis !… Maisaujourd’hui mon âme,

Comme un feu dont le vent n’excite plus laflamme,

Fait pour se ranimer un inutile effort,

Retombe sur soi-même, et languit ets’endort !

Que ce calme lui pèse ! Ô lyre ! ômon génie !

Musique intérieure, ineffable harmonie,

Harpes, que j’entendais résonner dans lesairs

Comme un écho lointain des célestesconcerts,

Pendant qu’il en est temps, pendant qu’ilvibre encore,

Venez, venez bercer ce cœur qui vousimplore.

Et toi qui donnes l’âme à mon luthinspiré,

Esprit capricieux, viens, prélude à tongré !

Il descend ! il descend ! La harpeobéissante

A frémi mollement sous son vol cadencé,

Et de la corde frémissante

Le souffle harmonieux dans mon âme apassé !

* **

L’onde qui baise ce rivage,

De quoi se plaint-elle à ses bords ?

Pourquoi le roseau sur la plage,

Pourquoi le ruisseau sous l’ombrage

Rendent-ils de tristes accords ?

De quoi gémit la tourterelle

Quand, dans le silence des bois,

Seule auprès du ramier fidèle,

L’Amour fait palpiter son aile,

Les baisers étouffent sa voix ?

Et toi, qui mollement te livres

Au doux sourire du bonheur,

Et du regard dont tu m’enivres,

Me fais mourir, me fais revivre,

De quoi te plains-tu sur mon cœur ?

Plus jeune que la jeune aurore,

Plus limpide que ce flot pur,

Ton âme au bonheur vient d’éclore,

Et jamais aucun souffle encore

N’en a terni le vague azur.

Cependant, si ton cœur soupire

De quelque poids mystérieux,

Sur tes traits si la joie expire,

Et si tout près de ton sourire

Brille une larme dans tes yeux,

Hélas ! c’est que notre faiblesse,

Pliant sous sa félicité

Comme un roseau qu’un souffle abaisse,

Donne l’accent de la tristesse

Même au cri de la volupté ;

Ou bien peut-être qu’avertie

De la fuite de nos plaisirs,

L’âme en extase anéantie

Se réveille et sent que la vie

Fuit dans chacun de nos soupirs.

Ah ! laisse le zéphire avide

À leur source arrêter tes pleurs ;

Jouissons de l’heure rapide :

Le temps fuit, mais son flot limpide

Du ciel réfléchit les couleurs.

Tout naît, tout passe, tout arrive

Au terme ignoré de son sort :

À l’Océan l’onde plaintive,

Aux vents la feuille fugitive,

L’aurore au soir, l’homme à la mort.

Mais qu’importe, ô ma bien-aimée !

Le terme incertain de nos jours ?

Pourvu que sur l’onde calmée,

Par une pente parfumée,

Le temps nous entraîne en son cours ;

Pourvu que, durant le passage,

Couché dans tes bras à demi,

Les yeux tournés vers ton image,

Sans le voir, j’aborde au rivage

Comme un voyageur endormi.

Le flot murmurant se retire

Du rivage qu’il a baisé,

La voix de la colombe expire,

Et le voluptueux zéphire

Dort sur le calice épuisé.

Embrassons-nous, mon bien suprême,

Et sans rien reprocher aux dieux,

Un jour de la terre où l’on aime

Évanouissons-nous de même

En un soupir mélodieux.

Non, non, brise à jamais cette cordeamollie !

Mon cœur ne répond plus à ta voixaffaiblie.

L’amour n’a pas de sons qui puissentl’exprimer :

Pour révéler sa langue, il faut, il fautaimer.

Un seul soupir du cœur que le cœur nousrenvoie,

Un œil demi-voilé par des larmes de joie,

Un regard, un silence, un accent de savoix,

Un mot toujours le même et répété centfois,

Ô lyre ! en disent plus que ta vaineharmonie,

L’amour est à l’amour, le reste est augénie.

Si tu veux que mon cœur résonne sous tamain,

Tire un plus mâle accord de tes fibresd’airain.

* **

J’entends, j’entends de loin comme une voixqui gronde ;

Un souffle impétueux fait frissonner lesairs,

Comme l’on voit frissonner l’onde

Quand l’aigle, au vol pesant, rase le sein desmers.

* **

Eh ! qui m’emportera sur des flots sansrivages ?

Quand pourrai-je, la nuit, aux clartés desorages,

Sur un vaisseau sans mâts, au gré desaquilons,

Fendre de l’Océan les liquidesvallons ?

M’engloutir dans leur sein, m’élancer surleurs cimes

Rouler avec la vague, au fond des noirsabîmes ?

Et, revomi cent fois par les gouffresamers,

Flotter comme l’écume, au vaste sein desmers ?

D’effroi, de volupté, tour à tour éperdue,

Cent fois entre la vie et la mortsuspendue,

Peut-être que mon âme, au sein de ceshorreurs,

Pourrait jouir au moins de ses propresterreurs ;

Et, prête à s’abîmer dans la nuit qu’elleignore,

À la vie un moment se reprendrait encore,

Comme un homme roulant des sommets d’unrocher,

De ses bras tout sanglants cherche à s’yrattacher.

Mais toujours repasser par une même route,

Voir ses jours épuisés s’écouler goutte àgoutte ;

Mais suivre pas à pas dans l’immensetroupeau

Ces générations, inutile fardeau,

Qui meurent pour mourir, qui vécurent pourvivre,

Et dont chaque printemps la terre sedélivre,

Comme dans nos forêts le chêne avec mépris

Livre aux vents des hivers ses feuillagesflétris ;

Sans regrets, sans espoir, avancer dans lavie

Comme un vaisseau qui dort sur une ondeassoupie ;

Sentir son âme usée en impuissant effort

Se ronger lentement sous la rouille dusort ;

Penser sans découvrir, aspirer sansatteindre,

Briller sans éclairer, et pâlir sanss’éteindre :

Hélas ! tel est mon sort et celui deshumains !

Nos pères ont passé par les mêmes chemins.

Chargés du même sort, nos fils prendront nosplaces.

Ceux qui ne sont pas nés y trouveront leurstraces.

Tout s’use, tout périt, tout passe :mais, hélas !

Excepté les mortels, rien ne changeici-bas !

* **

Toi qui rendais la force à mon âmeaffligée,

Esprit consolateur, que ta voix estchangée !

On dirait qu’on entend, au séjour desdouleurs,

Rouler, à flots plaintifs, le sourd torrentdes pleurs.

Pourquoi gémir ainsi, comme un souffled’orage,

À travers les rameaux qui pleurent leurfeuillage ?

Pourquoi ce vain retour vers lafélicité ?

Quoi donc ! ce qui n’est plus a-t-iljamais été ?

Faut-il que le regret, comme une ombreennemie,

Vienne s’asseoir sans cesse au festin de lavie ?

Et d’un regard funèbre effrayant leshumains,

Fasse tomber toujours les coupes de leursmains ?

Non : de ce triste aspect que ta voix medélivre !

Oublions, oublions : c’est le secret devivre.

Viens ; chante, et du passé détournantmes regards

Précipite mon âme au milieu deshasards !

* **

De quels sons belliqueux mon oreille estfrappée !

C’est le cri du clairon, c’est la voix ducoursier ;

La corde de sang trempée

Retentit comme l’épée

Sur l’orbe du bouclier.

* **

La trompette a jeté le signal desalarmes :

Aux armes ! et l’écho répète auloin : Aux armes !

Dans la plaine soudain les escadronsépars,

Plus prompts que l’aquilon, fondent de toutesparts ;

Et sur les flancs épais des légionsmortelles

S’étendent tout à coup comme deux sombresailes.

Le coursier, retenu par un freinimpuissant,

Sur ses jarrets pliés s’arrête enfrémissant ;

La foudre dort encore, et sur la fouleimmense,

Plane, avec la terreur, un lugubresilence :

On n’entend que le bruit de cent millesoldats,

Marchant comme un seul homme au-devant dutrépas.

Les roulements des chars, les coursiers quihennissent,

Les ordres répétés qui dans l’airretentissent,

Ou le bruit des drapeaux soulevés par lesvents,

Qui, sur les camps rivaux flottant à plismouvants,

Tantôt semblent, enflés d’un souffle devictoire,

Vouloir voler d’eux-mêmes au-devant de lagloire,

Et tantôt retombant le long des pavillons,

De leurs funèbres plis couvrir leursbataillons.

Mais sur le front des camps déjà les bronzesgrondent,

Ces tonnerres lointains se croisent, serépondent ;

Des tubes enflammés la foudre avec effort

Sort, et frappe en sifflant comme un soufflede mort ;

Le boulet dans les rangs laisse une largetrace.

Ainsi qu’un laboureur qui passe et quirepasse,

Et, sans se reposer déchirant le vallon,

À côté du sillon creuse un autresillon :

Ainsi le trait fatal dans les rangs sepromène

Et comme des épis les couche dans laplaine.

Ici tombe un héros moissonné dans safleur,

Superbe et l’œil brillant d’orgueil et devaleur.

Sur son casque ondulant, d’où jaillit lalumière,

Flotte d’un noir coursier l’ondoyantecrinière :

Ce casque éblouissant sert de but autrépas ;

Par la foudre frappé d’un coup qu’il ne sentpas,

Comme un faisceau d’acier il tombe surl’arène ;

Son coursier bondissant, qui sent flotter larêne,

Lance un regard oblique à son maîtreexpirant,

Revient, penche sa tête et le flaire enpleurant.

Là, tombe un vieux guerrier qui, né dans lesalarmes,

Eut les camps pour patrie, et pour amours, sesarmes.

Il ne regrette rien que ses chersétendards,

Et les suit en mourant de ses derniersregards…

La mort vole au hasard dans l’horriblecarrière :

L’un périt tout entier ; l’autre, sur lapoussière,

Comme un tronc dont la hache a coupé lesrameaux,

De ses membres épars voit voler leslambeaux,

Et, se traînant encor sur la terrehumectée,

Marque en ruisseaux de sang sa traceensanglantée.

Le blessé que la mort n’a frappé qu’à demi

Fuit en vain, emporté dans les bras d’unami :

Sur le sein l’un de l’autre ils sont frappésensemble

Et bénissent du moins le coup qui lesrassemble.

Mais de la foudre en vain les livideséclats

Pleuvent sur les deux camps ;d’intrépides soldats,

Comme la mer qu’entrouvre une proueécumante

Se referme soudain sur sa trace fumante,

Sur les rangs écrasés formant de nouveauxrangs,

Viennent braver la mort sur les corps desmourants !…

Cependant, las d’attendre un trépas sansvengeance,

Les deux camps à la fois (l’un sur l’autres’élance)

Se heurtent, et du choc ouvrant leursbataillons,

Mêlent en tournoyant leurs sanglantstourbillons !

Sous le poids des coursiers les escadronss’entrouvrent,

D’une voûte d’airain les rangs pressés secouvrent,

Les feux croisent les feux, le fer frappe lefer ;

Les rangs entre-choqués lancent un seuldésir :

Le salpêtre, au milieu des torrents defumée,

Brille et court en grondant sur la ligneenflammée,

Et d’un nuage épais enveloppant leur sort,

Cache encore à nos yeux la victoire ou lamort.

Ainsi quand deux torrents dans deux gorgesprofondes

Dans le lit trop étroit qu’ils vont sedisputer

Viennent au même instant tomber et seheurter,

Le flot choque le flot, les vaguescourroucées

Rejaillissent au loin par les vaguespoussées,

D’une poussière humide obscurcissent lesairs,

Du fracas de leur chute ébranlent lesdéserts,

Et portant leur fureur au lit qui lesrassemble,

Tout en s’y combattant leurs flots roulentensemble.

…………………………

Mais la foudre se tait. Écoutez !… Desconcerts

De cette plaine en deuil s’élèvent dans lesairs :

La harpe, le clairon, la joyeuse cymbale,

Mêlant leurs voix d’airain, montent parintervalle,

S’éloignent par degrés, et sur l’aile desvents

Nous jettent leurs accords, et les cris desmourants !…

De leurs brillants éclats les coteauxretentissent,

Le cœur glacé s’arrête, et tous les sensfrémissent,

Et dans les airs pesants que le son vientfroisser

On dirait qu’on entend l’âme des mortspasser !

Tout à coup le soleil, dissipant le nuage,

Éclaire avec horreur la scène ducarnage ;

Et son pâle rayon, sur la terre glissant,

Découvre à nos regards de longs ruisseaux desang,

Des coursiers et des chars brisés dans lacarrière,

Des membres mutilés épars sur lapoussière,

Les débris confondus des armes et descorps,

Et les drapeaux jetés sur des monceaux demorts !

…………………………

Accourez maintenant, amis, épouses,mères !

Venez compter vos fils, vos amants et vosfrères !

Venez sur ces débris disputer aux vautours

L’espoir de vos vieux ans, le fruit de vosamours !

Que de larmes sans fin sur eux vont serépandre !

Dans vos cités en deuil, que de cris vonts’entendre,

Avant qu’avec douleur la terre aitreproduit,

Misérables mortels, ce qu’un jour adétruit !

Mais au sort des humains la natureinsensible

Sur leurs débris épars suivra son courspaisible :

Demain, la douce aurore, en se levant sureux,

Dans leur acier sanglant réfléchira sesfeux ;

Le fleuve lavera sa rive ensanglantée,

Les vents balayeront leur poussièreinfectée,

Et le sol, engraissé de leurs restesfumants,

Cachera sous des fleurs leurs pâlesossements !

Silence, esprit de feu ! Mon âmeépouvantée

Suit le frémissement de ta corde irritée,

Et court en frissonnant sur tes pasbelliqueux,

Comme un char emporté par deux coursiersfougueux ;

Mais mon œil attristé de ces sombresimages

Se détourne en pleurant vers de plus douxrivages ;

N’as-tu point sur ta lyre un chantconsolateur ?

N’as-tu pas entendu la flûte dupasteur ?

Quand seul, assis en paix sous le pampre quiplie,

Il charme par ses airs les heures qu’iloublie,

Et que l’écho des bois, ou le fleuve encoulant,

Porte de saule en saule un son plaintif etlent ?

Souvent pour l’écouter, le soir, sur lacolline,

Du côté de ses chants mon oreilles’incline,

Mon cœur, par un soupir soulagé de sonpoids,

Dans un monde étranger se perd avec lavoix ;

Et je sens par moments, sur mon âmecalmée,

Passer avec le son une brise embaumée,

Plus douce qu’à mes sens l’ombre desarbrisseaux,

Ou que l’air rafraîchi qui sort du lit deseaux.

* **

Un vent caresse ma lyre

Comme l’aile d’un oiseau,

Sa voix dans le cœur expire,

Et l’humble corde soupire

Comme un flexible roseau !

* **

Ô vallons paternels ! doux champs !humble chaumière,

Aux bords penchants des bois suspendus auxcoteaux,

Dont l’humble toit, caché sous des touffes delierre,

Ressemble au nid sous les rameaux !

Gazons entrecoupés de ruisseaux etd’ombrages,

Seuil antique où mon père, adoré comme unroi,

Comptait ses gras troupeaux rentrant despâturages,

Ouvrez-vous ! ouvrez-vous ! c’estmoi.

Voilà du dieu des champs la rustiquedemeure.

J’entends l’airain frémir au sommet de sestours ;

Il semble que dans l’air une voix qui mepleure

Me rappelle à mes premiers jours !

Oui, je reviens à toi, berceau de monenfance,

Embrasser pour jamais tes foyersprotecteurs ;

Loin de moi les cités et leur vaineopulence,

Je suis né parmi les pasteurs !

Enfant, j’aimais, comme eux, à suivre dans laplaine

Les agneaux pas à pas, égarés jusqu’ausoir ;

À revenir, comme eux, baigner leur tendrelaine

Dans l’eau courante du lavoir ;

J’aimais à me suspendre aux lianeslégères,

À gravir dans les airs de rameaux enrameaux,

Pour ravir, le premier, sous l’aile de leursmères

Les tendres œufs des tourtereaux ;

J’aimais les voix du soir dans les airsrépandues,

Le bruit lointain des chars gémissant sousleur poids,

Et le sourd tintement des clochessuspendues

Au cou des chevreaux, dans les bois ;

Et depuis, exilé de ces douces retraites,

Comme un vase imprégné d’une premièreodeur,

Toujours, loin des cités, des voluptéssecrètes

Entraînaient mes yeux et mon cœur.

Beaux lieux, recevez-moi sous vos sacrésombrages !

Vous qui couvrez le seuil de rameauxéplorés,

Saules contemporains, courbez vos longsfeuillages

Sur le frère que vous pleurez.

Reconnaissez mes pas, doux gazons que jefoule,

Arbres, que dans mes jeux j’insultaisautrefois,

Et toi qui, loin de moi, te cachais à lafoule,

Triste écho, réponds à ma voix.

Je ne viens pas traîner, dans vos riantsasiles,

Les regrets du passé, les songes dufutur :

J’y viens vivre ; et, couché sous vosberceaux fertiles,

Abriter mon repos obscur.

S’éveiller, le cœur pur, au réveil del’aurore,

Pour bénir, au matin, le Dieu qui fait lejour ;

Voir les fleurs du vallon sous la roséeéclore

Comme pour fêter son retour ;

Respirer les parfums que la collineexhale,

Ou l’humide fraîcheur qui tombe desforêts ;

Voir onduler de loin l’haleine matinale

Sur le sein flottant des guérets ;

Conduire la génisse à la source qu’elleaime,

Ou suspendre la chèvre au cytise embaumé,

Ou voir ses blancs taureaux venir tendred’eux-mêmes

Leur front au joug accoutumé ;

Guider un soc tremblant dans le sillon quicrie,

Du pampre domestique émonder les berceaux,

Ou creuser mollement, au sein de laprairie,

Les lits murmurants des ruisseaux ;

Le soir, assis en paix au seuil de lachaumière,

Tendre au pauvre qui passe un morceau de sonpain ;

Et, fatigué du jour, y fermer sa paupière

Loin des soucis du lendemain ;

Sentir, sans les compter, dans leur ordrepaisible,

Les jours suivre les jours, sans faire plus debruit

Que ce sable léger dont la fuiteinsensible

Nous marque l’heure qui s’enfuit ;

Voir, de vos doux vergers, sur vos fronts lesfruits pendre

Les fruits d’un chaste amour dans vos brasaccourir

Et sur eux appuyé doucementredescendre :

C’est assez pour qui doit mourir.

…………………………

Le chant meurt, la voix tombe : adieu,divin Génie !

Remonte au vrai séjour de la pureharmonie :

Tes chants ont arrêté les larmes dans mesyeux.

Je lui parlais encore… il était dans lescieux.

XVII – L’APPARITION DE L’OMBRE DE SAMUELÀ SAÜL

Fragment dramatique

Saül, La Pythonisse d’Endor

Saül, seul.

Peut-être… Puisqu’enfin je puis leconsulter,

Le Ciel peut-être, est las de mepersécuter ?

À mes yeux dessillés la vérité valuire :

Mais au livre du sort, ô Dieu ! quevont-ils lire ?…

De ce livre fatal qui s’explique trop tôt,

Chaque jour, chaque instant, hélas !révèle un mot.

Pourquoi donc devancer le temps qui nousl’apporte ?

Pourquoi, dans cet abîme, avantl’heure… ? N’importe

C’est trop, c’est trop longtemps attendre dansla nuit

Les invisibles coups du bras qui mepoursuit !

J’aime mieux, déroulant la trameinfortunée,

Y lire ; d’un seul trait, toute madestinée !

(La Pythonisse d’Endor entre sur lascène.)

Est-ce toi qui, portant l’avenir dans tonsein,

Viens, au roi d’Israël, annoncer sondestin ?

La Pythonisse

C’est moi.

Saül

Qui donc es-tu ?

La Pythonisse

La voix du Dieu suprême.

Saül

Tremble de me tromper !

La Pythonisse

Saül, tremble toi-même !

Saül

Eh bien ! qu’apportes-tu ?

La Pythonisse

Ton arrêt !

Saül

Parle.

La Pythonisse

Ô ciel !

Pourquoi m’as-tu choisie entre toutIsraël ?

Mon cœur est faible, ô Ciel ! et mon sexeest timide.

Choisis, pour ton organe, un sein plusintrépide ;

Pour annoncer au roi tes divines fureurs,

Qui suis-je ?

Saül, étonné

Eh quoi ! tu trembles et tu verses despleurs !

Quoi ! ministre du Ciel, tu n’es plusqu’une femme !

La Pythonisse

Détruis donc, ô mon Dieu, la pitié dans monâme !

Saül

Par tes feintes terreurs penses-tum’ébranler ?

La Pythonisse

Mais ma bouche, ô mon roi ! se refuse àparler.

Saül, avec colère

Tes lenteurs, à la fin, lassent mapatience :

Parle, si tu le peux, ou sors de maprésence !

La Pythonisse

Que ne puis-je sortir, emportant avec moi

Tout ce qu’ici je viens prophétiser surtoi ?

Mais un dieu me retient, me pousse, meramène ;

Je ne puis résister à son bras quim’entraîne.

Oui, je sens ta présence, ô dieupersécuteur !

Et ta fureur divine a passé dans mon cœur.

(Avec plus d’horreur.)

Mais quel rayon sanglant vient frapper mapaupière !

Mon œil épouvanté cherche et fuit lalumière !

Silence !… l’avenir ouvre ses noirssecrets !

Quel chaos de malheurs, de vertus, deforfaits !

Dans la confusion je les vois tousensemble !

Comment, comment saisir le fil qui lesrassemble !

Saül… Michol… David… MalheureuxJonathas !

Arrête ! arrête, ô roi ! nem’interroge pas.

Saül, tremblant

Que dis-tu de David, de Jonathas ?achève !

La Pythonisse, montrant une ombre dudoigt.

Que l’ombre se dissipe et le voile selève :

C’est lui !…

Saül

Qui donc ?

La Pythonisse

David !…

Saül

Eh bien ?

La Pythonisse

Il est vainqueur !

Quel triomphe ! Ô David ! qued’éclat t’environne !

Que vois-je sur ton front ?

Saül

Achève !

La Pythonisse

Une couronne !…

Saül

Perfide ! qu’as-tu dit ? lui, David,couronné ?

La Pythonisse, avec tristesse.

Hélas ! et tu péris, jeune hommeinfortuné !

Pour pleurer ton sort, belle et tendrevictime,

Les palmiers de Cadès ont incliné leurcime !…

Grâce ! grâce, ô mon Dieu ! détournetes fureurs !

Saül a bien assez de ses propresmalheurs !…

Mais la mort l’a frappé, sans pitié pour sescharmes,

Hélas ! et David même en a versé deslarmes !…

Saül

Silence ! c’est assez : j’en ai tropécouté.

La Pythonisse

Saül, pour tes forfaits ton fils estrejeté.

D’un prince condamné Dieu détourne saface,

D’un souffle de sa bouche il dissipe sarace :

Le sceptre est arraché !…

Saül, l’interrompant avec violence.

Tais-toi, dis-je, tais-toi !

La Pythonisse

Saül, Saül, écoute un Dieu plus fort quemoi !

Le sceptre est arraché de tes mains sansdéfense ;

Le sceptre dans Juda passe avec tapuissance,

Et ces biens, par Dieu même, à ta racepromis,

Transportés à David, passent tous à sesfils.

Que David est brillant ! que son triompheest juste !

Qu’il sort de rejetons de cette tigeauguste !

Que vois-je ? un Dieu lui-même… ! Ôvierges du saint lieu !

Chantez, chantez David ! David enfante unDieu !…

Saül

Ton audace à la fin a comblé lamesure :

Va, tout respire en toi la fourbe etl’imposture.

Dieu m’a promis le trône, et Dieu ne trompepas.

La Pythonisse

Dieu promet ses fureurs à des princesingrats.

Saül

Crois-tu qu’impunément ta bouche icim’outrage ?

La Pythonisse

Crois-tu faire d’un Dieu varier lelangage ?

Saül

Sais-tu quel sort t’attend ?Sais-tu… ?

La Pythonisse

Ce que je sais,

C’est que ton propre bras va punir tesforfaits ;

Et qu’avant que des cieux le flambeau seretire,

Un Dieu justifiera tout ce qu’un Dieum’inspire.

Adieu ; malheureux père ! adieu,malheureux roi !

(Elle se retire, Saül la retient parforce.)

Saül

Non, non, perfide, arrête ! écoute, etréponds-moi.

C’est souffrir trop longtemps l’insolence etl’injure :

Je veux convaincre ici ta bouched’imposture.

Si le Ciel à tes yeux a su les révéler,

Quels sont donc ces forfaits dont tu m’osesparler ?

La Pythonisse

L’ombre les a couverts, l’ombre les couvreencore,

Saül ! Mais le Ciel voit ce que la terreignore.

Ne tente pas le Ciel.

Saül

Non : parle si tu sais.

La Pythonisse

L’ombre de Samuel te dira ces forfaits…

Saül

Samuel ! Samuel ? Eh quoi ! queveux-tu dire ?

La Pythonisse

Toi-même, en traits de sang, ne peux-tu pas lelire ?

Saül

Eh bien, qu’a de commun ce Samuel etmoi ?

La Pythonisse

Qui plongea dans son sein ce fersanglant ?

Saül

Qui ?

La Pythonisse

Toi !

Saül, furieux et se précipitant sur elle avecsa lance.

Monstre, qu’a trop longtemps épargné maclémence,

Ton audace à la fin appelle mavengeance !

(Prêt à la frapper.)

Tiens ; va dire à ton Dieu, va dire àSamuel,

Comment Saül punit ton imposture…

(Au moment où il va frapper, il voitl’ombre de Samuel,

il laisse tomber la lance, il recule.)

Ô Ciel !

Ciel ! que vois-je ? C’esttoi ! c’est ton ombre sanglante !

Quel regard !… Son aspect m’a glacéd’épouvante !

Pardonne, ombre fatale ? oh !pardonne ! oui, c’est moi,

C’est moi qui t’ai porté tous ces coups que jevois !

Quoi ! depuis si longtemps !quoi ! ton sang coule encore !

Viens-tu pour le venger ?… Tiens…

(Il découvre sa poitrine et tombe àgenoux.)

Mais il s’évapore !…

(La Pythonisse disparaît pendant ces derniersmots.)

XVIII – STANCES

Et j’ai dit dans mon cœur : Que faire dela vie ?

Irai-je encor, suivant ceux qui m’ontdevancé,

Comme l’agneau qui passe où sa mère apassé,

Imiter des mortels l’immortellefolie ?

L’un cherche sur les mers les trésors deMemnom,

Et la vague engloutit ses vœux et sonnavire ;

Dans le sein de la gloire où son génieaspire,

L’autre meurt enivré par l’écho d’un vainnom.

Avec nos passions formant sa vaste trame,

Celui-là fonde un trône, et monte pourtomber ;

Dans des pièges plus doux aimant àsuccomber,

Celui-ci lit son sort dans les yeux d’unefemme.

Le paresseux s’endort dans les bras de lafaim ;

Le laboureur conduit sa fertilecharrue ;

Le savant pense et lit, le guerrier frappe ettue ;

Le mendiant s’assied sur les bords duchemin.

Où vont-ils cependant ? Ils vont où va lafeuille

Que chasse devant lui le souffle deshivers.

Ainsi vont se flétrir dans leurs travauxdivers

Ces générations que le temps sème etcueille !

Ils luttaient contre lui, mais le temps avaincu ;

Comme un fleuve engloutit le sable de sesrives,

Je l’ai vu dévorer leurs ombres fugitives.

Ils sont nés, ils sont morts : Seigneur,ont-ils vécu ?

Pour moi, je chanterai le maître quej’adore,

Dans le bruit des cités, dans la paix desdéserts,

Couché sur le rivage, ou flottant sur lesmers,

Au déclin du soleil, au réveil del’aurore.

La terre m’a crié : Qui donc est leSeigneur ?

Celui dont l’âme immense est partoutrépandue,

Celui dont un seul pas mesure l’étendue,

Celui dont le soleil emprunte sasplendeur ;

Celui qui du néant a tiré la matière,

Celui qui sur le vide a fondé l’univers,

Celui qui sans rivage a renfermé les mers,

Celui qui d’un regard a lancé lalumière ;

Celui qui ne connaît ni jour ni lendemain,

Celui qui de tout temps de soi-mêmes’enfante,

Qui vit dans l’avenir comme à l’heureprésente,

Et rappelle les temps échappés de samain :

C’est lui ! c’est le Seigneur : quema langue redise

Les cent noms de sa gloire aux enfants desmortels.

Comme la harpe d’or pendue à ses autels,

Je chanterai pour lui, jusqu’à ce qu’il mebrise…

XIX – LA LIBERTÉ, OU UNE NUIT À ROME

À Eli…, Duch. de Dev…

Comme l’astre adouci de l’antique Élysée,

Sur les murs dentelés du sacré Colysée,

L’astre des nuits, perçant des nuagesépars,

Laisse dormir en paix ses longs et douxregards,

Le rayon qui blanchit ses vastes flancs depierre,

En glissant à travers les pans flottants dulierre,

Dessine dans l’enceinte un lumineuxsentier ;

On dirait le tombeau d’un peuple toutentier,

Où la mémoire, errante après des jours sansnombre,

Dans la nuit du passé viendrait chercher uneombre.

Ici, de voûte en voûte élevé dans lescieux,

Le monument debout défie encor lesyeux ;

Le regard égaré dans ce dédale oblique,

De degrés en degrés, de portique enportique,

Parcourt en serpentant ce lugubre désert,

Fuit, monte, redescend, se retrouve et seperd.

Là, comme un front penché sous le poids desannées,

La ruine, abaissant ses voûtes inclinées,

Tout à coup se déchire en immenseslambeaux,

Pend comme un noir rocher sur l’abîme deseaux ;

Ou des vastes hauteurs de son faîtesuperbe

Descendant par degrés jusqu’au niveau del’herbe,

Comme un coteau qui meurt sous les fleurs duvallon,

Vient mourir à nos pieds sur des lits degazon.

Sur les flancs décharnés de ces sombrescollines,

Des forêts dans les airs ont jeté leursracines :

Là, le lierre jaloux de l’immortalité,

Triomphe en possédant ce que l’homme aquitté ;

Et pareil à l’oubli, sur ces murs qu’ilenlace,

Monte de siècle en siècle aux sommets qu’ilefface.

Le buis, l’if immobile, et l’arbre destombeaux,

Dressent en frissonnant leurs funèbresrameaux,

Et l’humble giroflée, aux lambrissuspendue,

Attachant ses pieds d’or dans la pierrefendue,

Et balançant dans l’air ses longs rameauxflétris,

Comme un doux souvenir fleurit sur desdébris.

Aux sommets escarpés du fronton solitaire,

L’aigle à la frise étroite a suspendu sonaire :

Au bruit sourd de mes pas, qui troublent sonrepos,

Il jette un cri d’effroi, grossi par milleéchos,

S’élance dans le ciel, en redescend,s’arrête,

Et d’un vol menaçant plane autour de matête.

Du creux des monuments, de l’ombre desarceaux,

Sortent en gémissant de sinistresoiseaux :

Ouvrant en vain dans l’ombre une ardenteprunelle,

L’aveugle amant des nuits bat les murs de sonaile ;

La colombe, inquiète à mes pas indiscrets,

Descend, vole et s’abat de cyprès encyprès,

Et sur les bords brisés de quelque urneisolée,

Se pose en soupirant comme une âme exilée.

Les vents, en s’engouffrant sous ces vastesdébris,

En tirent des soupirs, des hurlements, descris :

On dirait qu’on entend le torrent desannées

Rouler sous ces arceaux ses vaguesdéchaînées,

Renversant, emportant, minant de jours enjours

Tout ce que les mortels ont bâti sur soncours.

Les nuages flottants dans un ciel clair etsombre,

En passant sur l’enceinte y font courir leurombre,

Et tantôt, nous cachant le rayon qui nousluit,

Couvrent le monument d’une profonde nuit,

Tantôt, se déchirant sous un soufflerapide,

Laissent sur le gazon tomber un jourlivide,

Qui, semblable à l’éclair, montre à l’œilébloui

Ce fantôme debout du siècle évanoui ;

Dessine en serpentant ses formes mutilées,

Les cintres verdoyants des archesécroulées,

Ses larges fondements sous nos pasentrouverts,

Et l’éternelle croix qui, surmontant lefaîte,

Incline comme un mât battu par la tempête.

Rome ! te voilà donc ! Ô mère desCésars !

J’aime à fouler aux pieds tes monumentsépars ;

J’aime à sentir le temps, plus fort que tamémoire,

Effacer pas à pas les traces de tagloire !

L’homme serait-il donc de ses œuvresjaloux ?

Nos monuments sont-ils plus immortels quenous ?

Égaux devant le temps, non, ta ruineimmense

Nous console du moins de notre décadence.

J’aime, j’aime à venir rêver sur cetombeau,

À l’heure où de la nuit le lugubreflambeau

Comme l’œil du passé, flottant sur desruines,

D’un pâle demi-deuil revêt tes septcollines,

Et, d’un ciel toujours jeune éclaircissantl’azur,

Fait briller les torrents sur les flancs deTibur.

Ma harpe, qu’en passant l’oiseau des nuitseffleure,

Sur tes propres débris te rappelle et tepleure,

Et jette aux flots du Tibre un cri deliberté,

Hélas ! par l’écho même à peinerépété.

« Liberté ! nom sacré, profané par cetâge,

J’ai toujours dans mon cœur adoré tonimage,

Telle qu’aux jours d’Émile et de Léonidas,

T’adorèrent jadis le Tibre etl’Eurotas ;

Quand tes fils se levant contre latyrannie,

Tu teignais leurs drapeaux du sang deVirginie,

Ou qu’à tes saintes lois glorieux d’obéir,

Tes trois cents immortels s’embrassaient pourmourir ;

Telle enfin que d’Uri prenant ton volsublime,

Comme un rapide éclair qui court de cime encime,

Des rives du Léman aux rochersd’Appenzell,

Volant avec la mort sur la flèche de Tell,

Tu rassembles tes fils errants sur lesmontagnes,

Et, semblable au torrent qui fond sur leurscampagnes

Tu purges à jamais d’un peupled’oppresseurs

Ces champs où tu fondas ton règne sur lesmœurs !

« Alors !… mais aujourd’hui, pardonne àmon silence ;

Quand ton nom, profané par l’infâmelicence,

Du Tage à l’Éridan épouvantant les rois,

Fait crouler dans le sang les trônes et leslois ;

Détournant leurs regards de ce culteadultère,

Tes purs adorateurs, étrangers sur laterre,

Voyant dans ces excès ton saint nom seflétrir,

Ne le prononcent plus… de peur del’avilir.

Il fallait t’invoquer, quand un tyransuperbe

Sous ses pieds teints de sang nous foulercomme l’herbe,

En pressant sur son cœur le poignard deCaton.

Alors il était beau de confesser tonnom :

La palme des martyrs couronnait tesvictimes,

Et jusqu’à leurs soupirs, tout leur était descrimes.

L’univers cependant, prosterné devant lui,

Adorait, ou tremblait !… L’univers,aujourd’hui,

Au bruit des fers brisés en sursaut seréveille.

Mais, qu’entends-je ? et quels cris ontfrappé mon oreille ?

Esclaves et tyrans, opprimés, oppresseurs,

Quand tes droits ont vaincu, s’offrent pourtes vengeurs ;

Insultant sans péril la tyrannie absente,

Ils poursuivent partout son ombrerenaissante ;

Et, de la vérité couvrant la faible voix,

Quand le peuple est tyran, ils insultent auxrois.

Tu règnes cependant sur un siècle quit’aime,

Liberté ; tu n’as rien à craindre quetoi-même.

Sur la pente rapide où roule en paix tonchar,

Je vois mille Brutus… mais où donc estCésar ? »

XX – ADIEUX À LA MER

Naples, 1822.

Murmure autour de ma nacelle,

Douce mer dont les flots chéris,

Ainsi qu’une amante fidèle,

Jettent une plainte éternelle

Sur ces poétiques débris.

Que j’aime à flotter sur ton onde,

À l’heure où du haut du rocher

L’oranger, la vigne féconde,

Versent sur ta vague profonde

Une ombre propice au nocher !

Souvent, dans ma barque sans rame,

Me confiant à ton amour,

Comme pour assoupir mon âme,

Je ferme au branle de ta lame

Mes regards fatigués du jour.

Comme un coursier souple et docile

Dont on laisse flotter le mors,

Toujours, vers quelque frais asile,

Tu pousses ma barque fragile

Avec l’écume de tes bords.

Ah ! berce, berce, berce encore,

Berce pour la dernière fois,

Berce cet enfant qui t’adore,

Et qui depuis sa tendre aurore

N’a rêvé que l’onde et les bois !

Le Dieu qui décora le monde

De ton élément gracieux,

Afin qu’ici tout se réponde,

Fit les cieux pour briller sur l’onde,

L’onde pour réfléchir les cieux.

Aussi pur que dans ma paupière,

Le jour pénètre ton flot pur,

Et dans ta brillante carrière

Tu sembles rouler la lumière

Avec tes flots d’or et d’azur.

Aussi libre que la pensée,

Tu brises le vaisseau des rois,

Et dans ta colère insensée,

Fidèle au Dieu qui t’a lancée,

Tu ne t’arrêtes qu’à sa voix.

De l’infini sublime image,

De flots en flots l’œil emporté

Te suit en vain de plage en plage,

L’esprit cherche en vain ton rivage,

Comme ceux de l’éternité.

Ta voix majestueuse et douce

Fait trembler l’écho de tes bords,

Ou sur l’herbe qui te repousse,

Comme le zéphyr dans la mousse,

Murmure de mourants accords.

Que je t’aime, ô vague assouplie,

Quand, sous mon timide vaisseau,

Comme un géant qui s’humilie,

Sous ce vain poids l’onde qui plie

Me creuse un liquide berceau.

Que je t’aime quand, le zéphire

Endormi dans tes antres frais,

Ton rivage semble sourire

De voir dans ton sein qu’il admire

Flotter l’ombre de ses forêts !

Que je t’aime quand sur ma poupe

Des festons de mille couleurs,

Pendant au vent qui les découpe,

Te couronnent comme une coupe

Dont les bords sont voilés defleurs !

Qu’il est doux, quand le vent caresse

Ton sein mollement agité,

De voir, sous ma main qui la presse,

Ta vague, qui s’enfle et s’abaisse

Comme le sein de la beauté !

Viens, à ma barque fugitive

Viens donner le baiser d’adieux ;

Roule autour une voix plaintive,

Et de l’écume de ta rive

Mouille encor mon front et mes yeux.

Laisse sur ta plaine mobile

Flotter ma nacelle à son gré,

Ou sous l’antre de la sibylle,

Ou sur le tombeau de Virgile :

Chacun de tes flots m’est sacré.

Partout, sur ta rive chérie,

Où l’amour éveilla mon cœur,

Mon âme, à sa vue attendrie,

Trouve un asile, une patrie,

Et des débris de son bonheur,

Flotte au hasard : sur quelque plage

Que tu me fasses dériver,

Chaque flot m’apporte une image ;

Chaque rocher de ton rivage

Me fait souvenir ou rêver…

XXI – LE CRUCIFIX

Toi que j’ai recueilli sur sa boucheexpirante

Avec son dernier souffle et son dernieradieu,

Symbole deux fois saint, don d’une mainmourante,

Image de mon Dieu !

Que de pleurs ont coulé sur tes pieds, quej’adore,

Depuis l’heure sacrée où, du sein d’unmartyr,

Dans mes tremblantes mains tu passas, tièdeencore

De son dernier soupir !

Les saints flambeaux jetaient une dernièreflamme ;

Le prêtre murmurait ces doux chants de lamort,

Pareils aux chants plaintifs que murmure unefemme

À l’enfant qui s’endort.

…………………………

De son pieux espoir son front gardait latrace,

Et sur ses traits, frappés d’une augustebeauté,

La douleur fugitive avait empreint sagrâce,

La mort sa majesté.

Le vent qui caressait sa tête échevelée

Me montrait tour à tour ou me voilait sestraits,

Comme l’on voit flotter sur un blancmausolée

L’ombre des noirs cyprès.

Un de ses bras pendait de la funèbrecouche,

L’autre, languissamment replié sur soncœur,

Semblait chercher encore et presser sur sabouche

L’image du Sauveur.

Ses lèvres s’entr’ouvraient pour l’embrasserencore,

Mais son âme avait fui dans ce divinbaiser,

Comme un léger parfum que la flamme dévore

Avant de l’embraser.

Maintenant tout dormait sur sa boucheglacée,

Le souffle se taisait dans son seinendormi,

Et sur l’œil sans regard la paupièreaffaissée

Retombait à demi.

Et moi, debout, saisi d’une terreursecrète,

Je n’osais m’approcher de ce reste adoré,

Comme si du trépas la majesté muette

L’eût déjà consacré.

Je n’osais !… mais le prêtre entendit monsilence,

Et, de ses doigts glacés prenant lecrucifix :

« Voilà le souvenir, et voilàl’espérance :

Emportez-les, mon fils ! »

Oui, tu me resteras, ô funèbrehéritage !

Sept fois depuis ce jour l’arbre que j’aiplanté

Sur sa tombe sans nom a changé sonfeuillage :

Tu ne m’as pas quitté.

Placé près de ce cœur, hélas ! où touts’efface,

Tu l’as contre le temps défendu del’oubli,

Et mes yeux, goutte à goutte, ont imprimé leurtrace

Sur l’ivoire amolli.

Ô dernier confident de l’âme qui s’envole,

Viens, reste sur mon cœur ! parle encore,et dis-moi

Ce qu’elle te disait quand sa faibleparole

N’arrivait plus qu’à toi.

À cette heure douteuse où l’âmerecueillie,

Se cachant sous le voile épaissi sur nosyeux,

Hors de nos sens glacés pas à pas sereplie,

Sourde aux derniers adieux ;

Alors qu’entre la vie et la mortincertaine,

Comme un fruit par son poids détaché durameau,

Notre âme est suspendue et tremble à chaquehaleine

Sur la nuit du tombeau ;

Quand des chants, des sanglots la confuseharmonie

N’éveille déjà plus notre esprit endormi,

Aux lèvres du mourant collé dans l’agonie,

Comme un dernier ami ;

Pour éclaircir l’horreur de cet étroitpassage,

Pour relever vers Dieu son regard abattu,

Divin consolateur, dont nous baisonsl’image,

Réponds ! Que lui dis-tu ?

Tu sais, tu sais mourir ! et tes larmesdivines,

Dans cette nuit terrible où tu prias envain,

De l’olivier sacré baignèrent les racines

Du soir jusqu’au matin !

De la croix, où ton œil sonda ce grandmystère,

Tu vis ta mère en pleurs et la nature endeuil ;

Tu laissas comme nous tes amis sur laterre,

Et ton corps au cercueil !

Au nom de cette mort, que ma faiblesseobtienne

De rendre sur ton sein ce douloureuxsoupir :

Quand mon heure viendra, souviens-toi de latienne,

Ô toi qui sais mourir !

Je chercherai la place où sa boucheexpirante

Exhala sur tes pieds l’irrévocable adieu,

Et son âme viendra guider mon âme errante

Au sein du même Dieu !

Ah ! puisse, puisse alors sur ma funèbrecouche,

Triste et calme à la fois, comme un angeéploré,

Une figure en deuil recueillir sur mabouche

L’héritage sacré !

Soutiens ses derniers pas, charme sa dernièreheure,

Et, gage consacré d’espérance et d’amour,

De celui qui s’éloigne à celui qui demeure

Passe ainsi tour à tour !

Jusqu’au jour où, des morts perçant la voûtesombre,

Une voix dans le ciel, les appelant septfois,

Ensemble éveillera ceux qui dormaient àl’ombre

De l’éternelle croix !

XXII – LA SAGESSE

Ô vous, qui passez comme l’ombre

Par ce triste vallon des pleurs,

Passagers sur ce globe sombre,

Hommes ! mes frères en douleurs,

Écoutez : voici vers Solime

Un son de la harpe sublime

Qui charmait l’écho du Thabor :

Sion en frémit sous sa cendre,

Et le vieux palmier croit entendre

La voix du vieillard de Ségor !

Insensé le mortel qui pense !

Toute pensée est une erreur.

Vivez, et mourez en silence ;

Car la parole est au Seigneur !

Il sait pourquoi flottent lesmondes ;

Il sait pourquoi coulent les ondes,

Pourquoi les cieux pendent sur nous,

Pourquoi le jour brille et s’efface,

Pourquoi l’homme soupire et passe :

Et vous, mortels, que savez-vous ?

Asseyez-vous près des fontaines,

Tandis qu’agitant les rameaux,

Du midi les tièdes haleines

Font flotter l’ombre sur les eaux :

Au doux murmure de leurs ondes

Exprimez vos grappes fécondes

Où rougit l’heureuse liqueur ;

Et de main en main sous vos treilles

Passez-vous ces coupes vermeilles

Pleines de l’ivresse du cœur.

Ainsi qu’on choisit une rose

Dans les guirlandes de Sârons,

Choisissez une vierge éclose

Parmi les lis de vos vallons !

Enivrez-vous de son haleine ;

Écartez ses tresses d’ébène,

Goûtez les fruits de sa beauté.

Vivez, aimez, c’est la sagesse :

Hors le plaisir et la tendresse,

Tout est mensonge et vanité !

Comme un lis penché par la pluie

Courbe ses rameaux éplorés,

Si la main du Seigneur vous plie,

Baissez votre tête, et pleurez.

Une larme à ses pieds versée

Luit plus que la perle enchâssée

Dans son tabernacle immortel ;

Et le cœur blessé qui soupire

Rend un son plus doux que la lyre

Sous les colonnes de l’autel !

Les astres roulent en silence

Sans savoir les routes des cieux ;

Le Jourdain vers l’abîme immense

Poursuit son cours mystérieux ;

L’aquilon, d’une aile rapide,

Sans savoir où l’instinct le guide,

S’élance et court sur vos sillons ;

Les feuilles que l’hiver entasse,

Sans savoir où le vent les chasse,

Volent en pâles tourbillons !

Et vous, pourquoi d’un soin stérile

Empoisonner vos jours bornés ?

Le jour présent vaut mieux que mille

Des siècles qui ne sont pas nés.

Passez, passez, ombres légères,

Allez où sont allés vos pères,

Dormir auprès de vos aïeux.

De ce lit où la mort sommeille,

On dit qu’un jour elle s’éveille

Comme l’aurore dans les cieux !

XXIII – APPARITION

Toi qui du jour mourant consoles lanature,

Parais, flambeau des nuits, lève-toi dans lescieux ;

Étends autour de moi, sur la pâle verdure,

Les douteuses clartés d’un jourmystérieux !

Tous les infortunés chérissent talumière ;

L’éclat brillant du jour repousse leursdouleurs :

Aux regards du soleil ils ferment leurpaupière,

Et rouvrent devant toi leurs yeux noyés depleurs.

Viens guider mes pas vers la tombe

Où ton rayon s’est abaissé,

Où chaque soir mon genou tombe

Sur un saint nom presque effacé.

Mais quoi ! la pierre lerepousse !…

J’entends !… oui ! des pas sur lamousse !

Un léger souffle a murmuré ;

Mon œil se trouble, je chancelle :

Non, non, ce n’est plus toi ; c’estelle

Dont le regard m’a pénétré !…

Est-ce bien toi ? toi qui t’inclines

Sur celui qui fut ton amant ?

Parle ; que tes lèvres divines

Prononcent un mot seulement.

Ce mot que murmurait ta bouche

Quand, planant sur ta sombre couche,

La mort interrompit ta voix.

Sa bouche commence… Ah !j’achève :

Oui, c’est toi ! ce n’est point unrêve !

Anges du ciel, je la revois !…

Ainsi donc l’ardente prière

Perce le ciel et les enfers !

Ton âme a franchi la barrière

Qui sépare deux univers !

Gloire à ton nom, Dieu qui l’envoie !

Ta grâce a permis que je voie

Ce que mes yeux cherchaient toujours.

Que veux-tu ? faut-il que jemeure ?

Tiens, je te donne pour cette heure

Toutes les heures de mes jours !

Mais quoi ! sur ce rayon déjà l’ombres’envole !

Pour un siècle de pleurs une seuleparole !

Est-ce tout ?… C’est assez ! Astreque j’ai chanté,

J’en bénirai toujours ta pieuse clarté,

Soit que dans nos climats, empire desorages,

Comme un vaisseau voguant sur la mer desnuages,

Tu perces rarement la tristeobscurité ;

Soit que sous ce beau ciel, propice à talumière,

Dans un limpide azur poursuivant tacarrière,

Des couleurs du matin tu dores lescoteaux ;

Ou que, te balançant sur une mertranquille,

Et teignant de tes feux sa surfaceimmobile,

Tes rayons argentés se brisent dans leseaux !

XXIV – CHANT D’AMOUR

Naples, 1822.

Si tu pouvais jamais égaler, ô ma lyre,

Le doux frémissement des ailes du zéphyre

À travers les rameaux,

Ou l’onde qui murmure en caressant cesrives,

Ou le roucoulement des colombesplaintives,

Jouant aux bords des eaux ;

Si, comme ce roseau qu’un souffle heureuxanime,

Tes cordes exhalaient ce langage sublime,

Divin secret des cieux,

Que, dans le pur séjour où l’esprit seuls’envole,

Les anges amoureux se parlent sans parole,

Comme les yeux aux yeux ;

Si de ta douce voix la flexible harmonie,

Caressant doucement une âme épanouie

Au souffle de l’amour,

La berçait mollement sur de vagues images,

Comme le vent du ciel fait flotter lesnuages

Dans la pourpre du jour :

Tandis que sur les fleurs mon amantesommeille,

Ma voix murmurerait tout bas à son oreille

Des soupirs, des accords,

Aussi purs que l’extase où son regard meplonge,

Aussi doux que le son que nous apporte unsonge

Des ineffables bords !

Ouvre les yeux, dirais-je, à ma seulelumière !

Laisse-moi, laisse-moi lire dans tapaupière

Ma vie et ton amour !

Ton regard languissant est plus cher à monâme

Que le premier rayon de la céleste flamme

Aux yeux privés du jour.

…………………………

Un de ses bras fléchit sous son cou qui lepresse,

L’autre sur son beau front retombe avecmollesse,

Et le couvre à demi :

Telle, pour sommeiller, la blanchetourterelle

Courbe son cou d’albâtre et ramène sonaile

Sur son œil endormi !

Le doux gémissement de son sein quirespire

Se mêle au bruit plaintif de l’onde quisoupire

À flots harmonieux ;

Et l’ombre de ses cils, que le zéphyrsoulève,

Flotte légèrement comme l’ombre d’un rêve

Qui passe sur ses yeux !

…………………………

Que ton sommeil est doux, ô vierge ! ô macolombe !

Comme d’un cours égal ton sein monte etretombe

Avec un long soupir !

Deux vagues que blanchit le rayon de lalune,

D’un mouvement moins doux viennent l’une aprèsl’une

Murmurer et mourir !

Laisse-moi respirer sur ces lèvresvermeilles

Ce souffle parfumé !… Qu’ai-jefait ? Tu t’éveilles :

L’azur voilé des cieux

Vient chercher doucement ta timidepaupière ;

Mais toi, ton doux regard, en voyant lalumière,

N’a cherché que mes yeux !

Ah ! que nos longs regards se suivent, seprolongent,

Comme deux purs rayons l’un dans l’autre seplongent,

Et portent tour à tour

Dans le cœur l’un de l’autre une tremblanteflamme,

Ce jour intérieur que donne seul à l’âme

Le regard de l’amour !

Jusqu’à ce qu’une larme aux bords de tapaupière,

De son nuage errant te cachant la lumière,

Vienne baigner tes yeux,

Comme on voit, au réveil d’une charmanteaurore,

Les larmes du matin, qu’elle attire etcolore,

L’ombrager dans les cieux.

…………………………

Parle-moi ! Que ta voix metouche !

Chaque parole sur ta bouche

Est un écho mélodieux !

Quand ta voix meurt dans mon oreille,

Mon âme résonne et s’éveille,

Comme un temple à la voix des dieux !

Un souffle, un mot, puis un silence,

C’est assez : mon âme devance

Le sens interrompu des mots,

Et comprend ta voix fugitive,

Comme le gazon de la rive

Comprend le murmure des flots.

Un son qui sur ta bouche expire,

Une plainte, un demi-sourire,

Mon cœur entend tout sans effort :

Tel, en passant par une lyre,

Le souffle même du zéphyre

Devient un ravissant accord !

…………………………

Pourquoi sous tes cheveux me cacher tonvisage ?

Laisse mes doigts jaloux écarter cenuage :

Rougis-tu d’être belle, ô charme de mesyeux ?

L’aurore, ainsi que toi, de ses rosess’ombrage.

Pudeur ! honte céleste ! instinctmystérieux,

Ce qui brille le plus se voiledavantage ;

Comme si la beauté, cette divine image,

N’était faite que pour les cieux !

Tes yeux sont deux sources vives

Où vient se peindre un ciel pur,

Quand les rameaux de leurs rives

Leur découvrent son azur.

Dans ce miroir retracées,

Chacune de tes pensées

Jette en passant son éclair,

Comme on voit sur l’eau limpide

Flotter l’image rapide

Des cygnes qui fendent l’air !

Ton front, que ton voile ombrage

Et découvre tour à tour,

Est une nuit sans nuage

Prête à recevoir le jour ;

Ta bouche, qui va sourire,

Est l’onde qui se retire

Au souffle errant du zéphyr,

Et, sur ces bords qu’elle quitte,

Laisse au regard qu’elle invite,

Compter les perles d’Ophyr !

Ton cou, penché sur l’épaule,

Tombe sous son doux fardeau,

Comme les branches du saule

Sous le poids d’un passereau ;

Ton sein, que l’œil voit à peine

Soulevant à chaque haleine

Le poids léger de ton cœur,

Est comme deux tourterelles

Qui font palpiter leurs ailes

Dans la main de l’oiseleur.

Tes deux mains sont deux corbeilles

Qui laissent passer le jour ;

Tes doigts de roses vermeilles

En couronnent le contour.

Sur le gazon qui l’embrasse

Ton pied se pose, et la grâce,

Comme un divin instrument,

Aux sons égaux d’une lyre

Semble accorder et conduire

Ton plus léger mouvement.

…………………………

Pourquoi de tes regards percer ainsi monâme ?

Baisse, oh ! baisse tes yeux pleins d’unechaste flamme :

Baisse-les, ou je meurs.

Viens plutôt, lève-toi ! Mets ta maindans la mienne,

Que mon bras arrondi t’entoure et tesoutienne

Sur ces tapis de fleurs.

…………………………

Aux bords d’un lac d’azur il est unecolline

Dont le front verdoyant légèrements’incline

Pour contempler les eaux ;

Le regard du soleil tout le jour lacaresse,

Et l’haleine de l’onde y fait flotter sanscesse

Les ombres des rameaux.

Entourant de ses plis deux chênes qu’elleembrasse

Une vigne sauvage à leurs rameauxs’enlace,

Et, couronnant leurs fronts,

De sa pâle verdure éclaircit leurfeuillage,

Puis sur des champs coupés de lumière etd’ombrage

Court en riants festons.

Là, dans les flancs creusés d’un rocher quisurplombe,

S’ouvre une grotte obscure, un nid où lacolombe

Aime à gémir d’amour ;

La vigne, le figuier, la voilent, latapissent,

Et les rayons du ciel, qui lentement s’yglissent,

Y mesurent le jour.

La nuit et la fraîcheur de ces ombresdiscrètes

conservent plus longtemps aux pâlesviolettes

Leurs timides couleurs ;

Une source plaintive en habite la voûte,

Et semble sur vos fronts distiller goutte àgoutte

Des accords et des pleurs.

Le regard, à travers ce rideau de verdure,

Ne voit rien que le ciel et l’onde qu’ilazure ;

Et sur le sein des eaux

Les voiles du pêcheur, qui, couvrant sanacelle,

Fendent ce ciel limpide, et battent commel’aile

Des rapides oiseaux.

L’oreille n’entend rien qu’une vagueplaintive

Qui, comme un long baiser, murmure sur sarive,

Ou la voix des zéphyrs,

Ou les sons cadencés que gémit Philomèle,

Ou l’écho du rocher, dont un soupir semêle

À nos propres soupirs.

…………………………

Viens, cherchons cette ombre propice

Jusqu’à l’heure où de ce séjour

Les fleurs fermeront leur calice

Aux regards languissants du jour.

Voilà ton ciel, ô mon étoile !

Soulève, oh ! soulève ce voile,

Éclaire la nuit de ces lieux ;

Parle, chante, rêve, soupire,

Pourvu que mon regard attire

Un regard errant de tes yeux.

Laisse-moi parsemer de roses

La tendre mousse où tu t’assieds,

Et près du lit où tu reposes

Laisse-moi m’asseoir à tes pieds.

Heureux le gazon que tu foules,

Et le bouton dont tu déroules

Sous tes doigts les fraîchescouleurs !

Heureuses ces coupes vermeilles

Que pressent tes lèvres, pareilles

Aux frelons qui tètent les fleurs !

Si l’onde des lis que tu cueilles

Roule les calices flétris,

Des tiges que ta bouche effeuille

Si le vent m’apporte un débris,

Si ta bouche qui se dénoue

Vient, en ondulant sur ma joue,

De ma lèvre effleurer le bord ;

Si ton souffle léger résonne,

Je sens sur mon front qui frissonne

Passer les ailes de la mort.

Souviens-toi de l’heure bénie

Où les dieux, d’une tendre main,

Te répandirent sur ma vie

Comme l’ombre sur le chemin.

Depuis cette heure fortunée,

Ma vie à ta vie enchaînée,

Qui s’écoule comme un seul jour,

Est une coupe toujours pleine,

Où mes lèvres à longue haleine

Puisent l’innocence et l’amour.

Ah ! lorsque mon front qui s’incline

Chargé d’une douce langueur,

S’endort bercé sur ta poitrine

Par le mouvement de ton cœur,

…………………………

Un jour, le temps jaloux, d’une haleineglacée,

Fanera tes couleurs comme une fleur passée

Sur ces lits de gazon ;

Et sa main flétrira sur tes charmanteslèvres

Ces rapides baisers, hélas ! dont tu mesèvres

Dans leur fraîche saison.

Mais quand tes yeux, voilés d’un nuage delarmes,

De ces jours écoulés qui t’ont ravi tescharmes

Pleureront la rigueur ;

Quand dans ton souvenir, dans l’onde durivage

Tu chercheras en vain ta ravissante image,

Regarde dans mon cœur !

Là ta beauté fleurit pour des siècles sansnombre ;

Là ton doux souvenir veille à jamais àl’ombre

De ma fidélité,

Comme une lampe d’or dont une viergesainte

Protège avec la main, en traversantl’enceinte,

La tremblante clarté.

Et quand la mort viendra, d’un autre amoursuivie,

Éteindre en souriant de notre double vie

L’un et l’autre flambeau,

Qu’elle étende ma couche à côté de latienne,

Et que ta main fidèle embrasse encor lamienne

Dans le lit du tombeau.

Ou plutôt puissions-nous passer sur cetteterre,

Comme on voit en automne un couplesolitaire

De cygnes amoureux

Partir, en s’embrassant, du nid qui lesrassemble,

Et vers les doux climats qu’ils vont chercherensemble

S’envoler deux à deux.

XXV – IMPROVISÉE

À la grande Chartreuse

Jéhova de la terre a consacré lescimes ;

Elles sont de ses pas le divin marchepied,

C’est là qu’environné de ses foudressublimes

Il vole, il descend, il s’assied.

Sina, l’Olympe même, en conservent latrace ;

L’Oreb, en tressaillant, s’inclina sous sespas ;

Thor entendit sa voix, Gelboé vit saface ;

Golgotha pleura son trépas.

Dieu que l’Hébron connaît, Dieu que Cédaradore,

Ta gloire à ces rochers jadis sedévoila ;

Sur le sommet des monts nous te cherchonsencore ;

Seigneur, réponds-nous ! es-tulà ?

Paisibles habitants de ces saintesretraites,

Comme l’ont entendu les guides d’Israël,

Dans le calme des nuits, des hauteurs où vousêtes

N’entendez-vous donc rien du ciel ?

Ne voyez-vous jamais les divines phalanges

Sur vos dômes sacrés descendre et sepencher ?

N’entendez-vous jamais des doux concerts desanges

Retentir l’écho du rocher ?

Quoi ! l’âme en vain regarde, aspire,implore, écoute ;

Entre le ciel et nous, est-il un murd’airain ?

Vos yeux, toujours levés vers la célestevoûte,

Vos yeux sont-ils levés en vain ?

Pour s’élancer, Seigneur, où ta voix lesappelle,

Les astres de la nuit ont des chars desaphirs,

Pour s’élever à toi, l’aigle au moins a sonaile ;

Nous n’avons rien que nos soupirs !

Que la voix de tes saints s’élève et tedésarme,

La prière du juste est l’encens desmortels ;

Et nous, pêcheurs, passons : nous n’avonsqu’une larme

À répandre sur tes autels.

XXVI – ADIEUX À LA POÉSIE

Il est une heure de silence

Où la solitude est sans voix,

Où tout dort, même l’Espérance ;

Où nul zéphyr ne se balance

Sous l’ombre immobile des bois ;

Il est un âge où de la lyre

L’âme aussi semble s’endormir,

Où du poétique délire

Le souffle harmonieux expire

Dans le sein qu’il faisait frémir.

L’oiseau qui charme le bocage,

Hélas ! ne chante pas toujours ;

À midi, caché sous l’ombrage,

Il n’enchante de son ramage

Que l’aube et le déclin des jours.

Adieu donc, adieu, voici l’heure,

Lyre aux soupirs mélodieux !

En vain à la main qui t’effleure

Ta fibre encor répond et pleure :

Voici l’heure de nos adieux.

Reçois cette larme rebelle

Que mes yeux ne peuvent cacher.

Combien sur ta corde fidèle

Mon âme, hélas ! en versa-t-elle,

Que tes soupirs n’ont pu sécher !

Sur cette terre infortunée,

Où tous les yeux versent des pleurs,

Toujours de cyprès couronnée,

La lyre ne nous fut donnée

Que pour endormir nos douleurs.

Tout ce qui chante ne répète

Que des regrets ou des désirs,

Du bonheur la corde est muette,

De Philomèle et du poète

Les plus doux chants sont dessoupirs :

Dans l’ombre, auprès d’un mausolée,

Ô lyre ! tu suivis mes pas,

Et des doux festins exilée

Jamais ta voix ne s’est mêlée

Aux chants des heureux d’ici-bas.

Pendue aux saules de la rive,

Libre comme l’oiseau des bois,

On n’a point vu ma main craintive

T’attacher comme une captive

Aux portes des palais des rois.

Des partis l’haleine glacée

Ne t’inspira pas tour à tour ;

Aussi chaste que la pensée,

Nul souffle ne t’a caressée,

Excepté celui de l’Amour.

En quelque lieu qu’un sort sévère

Fît plier mon front sous ses lois,

Grâce à toi, mon âme étrangère

A trouvé partout sur la terre

Un céleste écho de sa voix.

Aux monts d’où le jour semble éclore,

Quand je t’emportais avec moi

Pour louer celui que j’adore,

Le premier rayon de l’aurore

Ne se réveillait qu’après toi.

Au bruit des flots et des cordages,

Aux feux livides des éclairs,

Tu jetais des accords sauvages,

Et comme l’oiseau des orages

Tu rasais l’écume des mers.

Celle dont le regard m’enchaîne

À tes soupirs mêlait sa voix,

Et souvent ses tresses d’ébène

Frissonnaient sous ma molle haleine,

Comme tes cordes sous mes doigts.

…………………………

Peut-être à moi, lyre chérie,

Un jour tu pourras revenir,

Quand, de songes divins suivie,

La mort approche, et que la vie

S’éloigne comme un souvenir.

Dans cette seconde jeunesse

Qu’un doux oubli rend aux humains,

Souvent l’homme, dans sa tristesse,

Sur toi se penche et te caresse,

Et tu résonnes sous ses mains.

Ce vent qui sur nos âmes passe

Souffle à l’aurore, ou souffle tard ;

Il aime à jouer avec grâce

Dans les cheveux qu’un myrte enlace,

Ou dans la barbe du vieillard.

En vain une neige glacée

D’Homère ombrageait le menton ;

Et le rayon de la pensée

Rendait la lumière éclipsée

Aux yeux aveugles de Milton :

Autour d’eux voltigeaient encore

L’amour, l’illusion, l’espoir,

Comme l’insecte amant de Flore,

Dont les ailes semblent éclore

Aux tardives lueurs du soir.

Peut-être ainsi !… mais avant l’âge

Où tu reviens nous visiter,

Flottant de rivage en rivage,

J’aurai péri dans un naufrage,

Loin des cieux que je vais quitter.

Depuis longtemps ma voix plaintive

Sera couverte par les flots,

Et, comme l’algue fugitive,

Sur quelque sable de la rive

La vague aura roulé mes os.

Mais toi, lyre mélodieuse,

Surnageant sur les flots amers,

Des cygnes la troupe envieuse

Suivra ta trace harmonieuse

Sur l’abîme roulant des mers.

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