Mémoires de Casanova partie 1

CASANOVA

HISTOIRE DE MA VIE

HISTOIRE DE MA VIE Tomes I à III

L’ÉCRIVAIN CASANOVA AVANT L’HISTOIRE DE MA VIE

LES PREMIÈRES PRÉFACES DE L’HISTOIRE DE MA VIE SUR LA LANGUE FRANÇAISE

LA POSSESSION DE BETTINE DANS LA CONFUTAZIONE

HISTOIRE DE MA FUITE DES PRISONS DE LA RÉPUBLIQUE DE VENISE

Giacomo Casanova naît à Venise le 2 avril 1725, de parents comédiens. La ville est elle-même un spectacle. Le carnaval dure presque la moitié de l’année et Venise célèbre tous les ans son propre mythe : lors des fêtes de l’Ascension, le doge en tenue d’apparat, accompagné par les puissants de la République, monte à bord du Bucentaure pour jeter un anneau dans l’Adriatique. On dit qu’il épouse la mer. La puissance maritime de Venise n’est pourtant plus ce qu’elle était. L’imaginaire et les symboles en ont déjà pris le relais. Le tourisme n’existe pas encore, mais on vient de toute l’Europe pour jouir d’une ville toujours en fête où les masques facilitent la liberté de mœurs.

Le système politique, lui, est tout sauf libre. Les familles patriciennes se partagent jalousement le pouvoir et gouvernent dans leur propre intérêt. Le contrôle politique est général. Les patriciens ne peuvent pas s’entretenir avec les ambassadeurs étrangers en dehors des occasions officielles. Les redoutables inquisiteurs d’État ont partout des espions, les confidenti. Cette Inquisition qu’il ne faut pas confondre avec l’Inquisition romaine condamne sans réel procès. D’après le récit de Casanova, elle n’a même pas besoin d’informer ceux qu’elle envoie en prison des motifs, ni de la durée de leur peine.

Casanova vécut avec délectation la fête vénitienne, mais il sut aussi en comprendre les fonctions et les ombres. Venise est « une ville où la politique du gouvernement laisse volontiers que le libertinage soit une esquisse de la liberté qui devrait y régner », écrit-il dans l’Histoire de ma vie (voir ici). On tolère une certaine liberté de mœurs pour assurer la permanence d’un ordre politique inique. Dans un roman utopique paru en 1788, l’Icosameron, le propos est plus cru. Le narrateur évoque une République souterraine, double fictionnel transparent de Venise : « le seul simulacre de la liberté s’y trouvait, mais […] la déesse ne s’y trouvait plus2 ». Elle est remplacée par un « libertinage effréné », tantôt protégé par l’hypocrisie, tantôt exposé au grand jour lorsqu’il est le fait de puissants à l’abri de toute poursuite. La fête est l’instrument d’un gouvernement despotique. Venise est devenu une société figée dont les spectacles dissimulent l’immobilité.

Les masques du carnaval autorisent pourtant l’expérience d’une nouvelle liberté. Déguisé en Pierrot, Casanova l’éprouve dans toute sa force : « j’ai donc passé ces deux heures […] faisant des folies dans toute la liberté de mon corps, et de mon âme, sûr de n’être connu de personne, jouissant du présent, et méprisant le temps futur » (voir ici). Jean Starobinski a admirablement montré le pouvoir de la fête masquée : elle éclipse les déterminations par la naissance ou la fonction, elle autorise la manifestation d’une « essence instantanée3 ». Georges Poulet a fait de cette analyse le principe de sa lecture de Casanova4. Le masque interdit l’identification, il ouvre le champ du possible et invite à jouir de sa propre disponibilité. Le dispositif de contrôle produit les conditions d’une expérience qui en sape le fondement. De cette contradiction, Casanova tire profit avec une énergie dévorante. L’Inquisition l’enferme, Venise le déçoit souvent. Il connaît le double visage de la ville et c’est en toute conscience qu’il persiste à se présenter comme Giacomo Casanova, vénitien : l’adjectif célèbre moins une origine qu’il n’exprime une conception théâtrale du monde et de l’identité.

Naissance d’un écrivain

Lors de son premier séjour à Paris, en 1750, Casanova est présenté par son ami Balletti comme « un jeune membre de la république de Lettres » (voir ici). On lui demande, comme le fera Voltaire en 1761, ce qu’il a publié. Le Vénitien concède aussitôt que cette affirmation n’était qu’un badinage. Il lui arrivera pourtant de se réclamer du titre d’homme de lettres sans avoir beaucoup plus publié, ni suivi l’une des carrières qui s’offraient aux écrivains.

Cette situation n’est pas contradictoire. L’époque est traversée par un changement en profondeur du statut des gens de lettres : doivent-ils être des professionnels vivant de leur plume ? Faut-il au contraire qu’ils soient rétribués par une forme de mécénat d’État qui saurait respecter leur liberté ? Est-il nécessaire d’avoir beaucoup publié pour rejoindre leurs rangs ? L’accomplissement d’une fonction intellectuelle – la propagation de l’esprit philosophique dans la société – n’est-il pas plus important ? Toutes ces questions prennent une importance croissante avec le chantier de l’Encyclopédie qui réunit des écrivains célèbres et reconnus (Montesquieu, Voltaire), des savants, des journalistes, et les premiers intellectuels salariés (Diderot). Le statut d’homme de lettres devient incertain, à la fois désirable et peu défini. Casanova s’épanouit dans ces marges qui offrent un espace de jeu. Elles lui ouvrent des portes sans fixer son rôle, sans le figer en un personnage social contraignant. Il lit beaucoup, écrit, publie, fréquente les gens de lettres, mais il ne suit pleinement aucune des trajectoires d’écrivain possibles.

Lorsqu’il voudra revenir à Venise après les années d’aventure, à partir de 1769, il envisagera cependant une (re)conversion par les lettres qui n’aboutira pas. L’Histoire de ma vie s’interrompt à la veille du retour à Venise, en 1774. Casanova en exclut ses désillusions vénitiennes et les années de vieillesse, mais aussi des entreprises littéraires qui furent autant de déceptions. Certaines ne sont évoquées qu’avec désinvolture dans les dernières pages. Elles l’occupèrent pourtant durant ses trente dernières années. Comment ce rapport à l’écriture s’est-il constitué ?

Casanova passe sa petite enfance à Venise, chez sa grand-mère. Zanetta, sa mère, est appelée sur les scènes européennes. Il a perdu son père de bonne heure. Avant de mourir, celui-ci a obtenu pour sa femme et ses enfants la protection d’une famille patricienne, les Grimani. Une maladie infantile rend le petit Giacomo bien morne. À neuf ans, on l’envoie en pension à Padoue en espérant sa guérison. Le Vénitien fréquente l’école, puis le petit collège de Gozzi. Docteur en droit, celui-ci enseigne aux jeunes enfants des savoirs souvent dépassés, telle la cosmographie ptoléméenne, géocentrique. Casanova s’adonne avec plaisir au latin et raconte avoir appris le grec à cette époque, en autodidacte. Il écrira ailleurs ne pas bien connaître cette langue. En 1737, il commence des études de droit à l’université de Padoue qu’il n’a vraisemblablement pas terminées.

En 1739, il quitte Padoue pour Venise. Il reçoit la tonsure en 1740, les ordres mineurs en 1741. Ses protecteurs lui ont imposé des études qui le rebutaient : il préférait la médecine, ils ont choisi le droit et essaient de l’engager dans la carrière ecclésiastique. Le projet l’amuse un temps : il remarque qu’il a du succès en chaire, surtout auprès des femmes. Le jour où il s’évanouit au milieu d’un sermon délivré après un copieux repas, il suscite la risée générale. L’enthousiasme du prédicateur se refroidit. De ce temps date aussi la première vraie nuit d’amour narrée dans l’Histoire de ma vie. Nanette et Marton, deux sœurs, font semblant d’être endormies, Casanova aussi. Ils s’étreignent à la faveur d’un jeu érotique qui évite aux jeunes filles d’avoir à exposer trop directement leur désir. Un savoir-faire amoureux se découvre, respectueux du rôle que chacun doit jouer pour atteindre le plaisir.

Le Vénitien fréquente le sénateur Malipiero qui l’initie au savoir-vivre en société et à la pensée de Gassendi, figure associée à la philosophie d’Épicure. Le sénateur l’invite aussi à apprendre le français. Les historiens datent souvent de ces années un premier séjour à Corfou, puis à Constantinople. Dans l’Histoire de ma vie, Casanova fond en un seul récit ce voyage et celui qu’il fit quelques années plus tard.

Lorsque Casanova revient à Venise, ses protecteurs s’efforcent de compléter sa formation : il travaille chez un avocat (ce qu’il ne raconte pas), passe quelques mois dans un séminaire dont il est renvoyé, soupçonné d’avoir couché avec un pensionnaire. Nous sommes en 1743 et l’on peut considérer que le temps de la première formation intellectuelle s’achève. Elle fut disparate, lacunaire parfois, mais réelle et suffisante pour lui procurer le fonds de culture partagé par la bonne société. Son hétérogénéité est un autre trait important, entre les vieux savoirs scolastiques, une philosophie critique prompte à débusquer les préjugés, un intérêt personnel pour ce que l’on appelle aujourd’hui « les sciences », la fréquentation de la « bonne compagnie » pour laquelle il dit écrire ses Mémoires, et l’expérience du voyage.

Grâce à une sollicitation de sa mère, Casanova obtient un poste auprès de Bernardo de Bernardis, futur évêque de Martirano, dans le sud de l’Italie. Le Vénitien découvre Rome avec joie, mais la misère de la Calabre l’horrifie. La ville est pauvre, elle ne lui laisse espérer aucun plaisir, aucune émulation intellectuelle. Il abandonne son poste et repart vite pour Rome. Il y sert le cardinal Acquaviva. Dans le sillage du puissant ambassadeur d’Espagne, il s’imagine un moment lancé dans une belle carrière ecclésiastique, mais le cardinal doit finalement se séparer du turbulent jeune homme et lui propose de le recommander n’importe où. Le Vénitien répond sur un coup de tête, n’écoutant que l’inspiration du moment : ce sera Constantinople.

En 1745, après ce voyage, Casanova travaille à nouveau chez un avocat, puis il devient joueur de violon au théâtre San Samuele. En 1746, il fait une rencontre essentielle. Il sauve la vie du sénateur Bragadin, qui va devenir son principal protecteur à Venise. Bragadin et ses deux amis Barbaro et Dandolo donnent volontiers dans les superstitions occultes. Casanova leur fait croire qu’un ermite mystérieux l’a doté d’un fabuleux pouvoir : un ange répondrait à toutes les questions qu’il lui pose grâce à la science cabalistique, qui traduit les mots en chiffres. Le jeune homme compte vite et sait manier l’équivoque : il ne lui en faut pas plus pour devenir l’oracle des trois hommes et vivre désormais à son aise grâce à la générosité de Bragadin. Cette pratique ne se veut pas prédatrice : Casanova ne cherche pas à dépouiller les trois patriciens, il évite à plus fourbe que lui de les ruiner. Commencent alors des années insouciantes. L’influence du Vénitien sur ces trois nobles personnages est cependant surveillée de près par l’Inquisition d’État. Il part pour Paris, sans doute parce qu’il a compris que le tribunal s’intéresse de trop près à lui.

À Lyon, il devient franc-maçon ; il présente cette initiation comme un rituel utile pour un jeune homme sans beaucoup d’appui qui veut faire son chemin dans le monde. Selon les obédiences, la franc-maçonnerie oscille alors entre occultisme et rationalisme.Les loges constituent le lieu d’une sociabilité cultivée qu’affectionne Casanova. Celle-ci prendra bien d’autres formes : les visites rendues aux écrivains, philosophes et savants au cours des voyages (Métastase, Haller, Voltaire…), la participation à des académies poétiques (les adeptes de la poésie macaronique, puis les Inféconds et les Arcades au début des années 1770), la poésie galante qui prolonge les compliments de salon (un poème de Casanova est publié dans le Mercure de France en 1757 et remarqué), une pratique à la fois familière et intellectuelle de la correspondance…

À Paris, reçu par une grande famille de comédiens, les Balletti, Casanova se divertit beaucoup, mais il n’oublie pas de perfectionner son français : Crébillon père accepte de lui donner des leçons. C’est pourtant à Dresde qu’il fait ses véritables débuts littéraires, en 1752. Sa mère, actrice au théâtre Royal Électoral, joue dans une adaptation italienne qu’il a écrite du livret de Zoroastre, dû à Cahuzac. Le spectacle est encensé par le Mercure de France : Casanova est salué et promis à une belle carrière. Un an plus tard, il écrira pour la même scène une parodie italienne de La Thébaïde de Racine, La Moluccheide. Casanova apparaît dans une région précise de la République des lettres, celle des intermédiaires participant à la diffusion culturelle. En 1760, il fait jouer à Gênes une traduction italienne de L’Écossaise de Voltaire. Plus tard, il fait venir une troupe française à Venise : elle se produit entre octobre 1780 et février 1781, sans grand succès.

Les représentations de Dresde sont des festivités de cour. C’est un registre que Casanova pratiquera encore. À Saint-Pétersbourg, en 1765, il imaginera l’adaptation d’un poème épique accompagné de feux d’artifice – le projet n’aura pas de suite. À Trieste, en 1773 et 1774, il contribue par des pièces poétiques aux fêtes qui célèbrent l’arrivée des nouveaux gouverneurs.

Lorsqu’il revient à Venise en 1753, Casanova pense surtout à profiter de l’existence. Dans l’Histoire de ma vie, ses amours avec M. M. sont au centre de cette période. Le Vénitien jouit de sa liberté, mais il est placé sous surveillance par l’Inquisition d’État. Le confidente Manuzzi l’espionne, fouille sa bibliothèque, rapporte aux inquisiteurs des propos blasphématoires. Ses relations avec Bragadin continuent d’inquiéter. De plus, Casanova fréquente désormais des ambassadeurs, Bernis et Murray : il devient un possible intermédiaire entre un représentant étranger et un sénateur, ce qui est considéré comme un crime contre la sûreté de l’État. L’Inquisition ne manque pas de prétextes pour intervenir.

C’est chose faite le 26 juillet 1755. Les archers de la République saisissent les livres de Casanova et s’emparent de sa personne. Il est jeté sous les Plombs, les prisons de l’Inquisition situées sous les toits du palais ducal. Il y restera quinze mois sans être informé des motifs de sa condamnation, ni de la durée de sa peine. Les documents de l’Inquisition indiquent qu’il a été condamné pour outrages publics contre la religion et qu’il devait rester cinq ans sous les Plombs. La prison est réputée inviolable, mais le Vénitien parvient à s’enfuir.

À nouveau libre, il prend la direction de Paris. Sa fuite rocambolesque fait du bruit, on en parle à travers l’Europe. Elle devient aussitôt un récit qu’il raconte et perfectionne pour susciter l’intérêt et s’attirer la faveur de l’auditoire. Choiseul lui-même, ministre de Louis XV, n’y résiste pas. Les puissants sont pressés, Choiseul voudrait que Casanova abrège son récit : le Vénitien ne cède rien, il démontre que chaque détail est nécessaire. Il impose son rythme : il plaît et conquiert. Bien raconter, pour Casanova, est le meilleur moyen de séduire. Il tient désormais son premier grand récit autobiographique.

À vrai dire, il connaît depuis longtemps le pouvoir des histoires. Raconter ses malheurs est le plus court chemin vers la faveur. Dès son voyage à Constantinople, Casanova décide de « conter en bref toute l’histoire de [s]a vie » (voir ici) à Jossouf pour répondre à sa curiosité et le bien disposer à son égard. À Mme F. il raconte son « évasion » de la garnison de Corfou (voir ici) : c’est peut-être au terme du récit qu’elle est définitivement séduite, après avoir longtemps résisté.

Plus tôt encore, à l’occasion d’une arrestation, le Vénitien a pris conscience du pouvoir des histoires touchantes. Le major du fort Saint-André, où M. Grimani l’a fait enfermer, l’invite à sa table. Casanova raconte tout ce qui lui est arrivé depuis la mort de sa grand-mère. Le public est sous le charme, chacun offre ses services. L’autobiographe médite alors sur une constante de sa vie : « D’abord que j’ai trouvé des honnêtes gens curieux de l’histoire du malheur qui m’accablait, et que je la leur contais, je leur ai toujours inspiré toute l’amitié qui m’était nécessaire pour me les rendre favorables et utiles » (voir ici). C’est, dit-il, qu’il a su faire un bon usage de la sincérité. Celle-ci n’est pas un impératif moral absolu : le public doit être honnête et le narrateur jeune. Elle produit alors une représentation du narrateur. Il faut donner toute sa force au mot choisi par Casanova pour expliquer le choix de la véracité : « L’artifice que j’ai employé pour cela fut celui de conter la chose avec vérité sans omettre certaines circonstances qu’on ne peut dire sans avoir du courage » (ibid.). Dire la vérité est une stratégie fondée sur la connaissance des valeurs et des attentes du public. Le terme d’« artifice » n’est pas retenu au hasard : la véracité est une mise en scène du narrateur, œuvre de l’art, technique, manipulation.

Se confondre avec sa propre légende n’est pas sans risque : les séductions du narrateur peuvent être rattrapées par la mauvaise réputation du personnage. L’image du fuyard finira par empêcher la reconnaissance de l’écrivain. Pour l’heure, cependant, s’ouvre la grande période de l’aventure. Elle durera dix-huit ans et prendra les dimensions d’une Europe encore morcelée : quelques grands empires et monarchies, un foisonnement de petites républiques, de minuscules États, des duchés, parfois de simples villes. L’Italie porte à son comble cette fragmentation de l’espace politique. Partout, donc, des frontières. Le plus souvent, elles n’ont rien d’infranchissables. Et les traverser permet de se réinventer tout en échappant aux poursuites. Casanova est contemporain d’un accroissement de la mobilité pour qui a les moyens de voyager. L’établissement social des identités n’évolue pas au même rythme. Les lettres de recommandation, les relations d’interconnaissance et les apparences sociales jouent encore un grand rôle dans l’identification5. Un tel décalage ouvre une large carrière à la réinvention de soi. La manipulation des apparences sociales et la mise en scène d’un train de vie libèrent du passé et dégagent l’horizon. L’invention d’un pseudonyme a aussi cette fonction : elle constitue un acte de liberté qui ouvre le champ du possible. « L’Alphabet est public, et chacun est le maître de s’en servir pour créer une parole, et la faire devenir son propre nom », écrit Casanova au cours d’une réflexion cruciale sur le nom propre (voir ici).Il use de cette liberté lorsqu’il « signe » l’Histoire de ma vie de son nom associé à son pseudonyme favori : « Jacques Casanova de Seingalt ». Ce nom inventé a un rôle anoblissant évident, mais sa présence en tête des Mémoires, ou de l’autobiographie, signifie aussi un acte d’invention de soi à la portée morale et littéraire plus large.

Comme au théâtre, ces masques sociaux ont une fonction de monstration : ils manifestent un rôle. Pourvu qu’un ami veuille bien se porter garant ou que l’on réussisse à convaincre une ou deux nouvelles connaissances que l’on est ce que l’on montre sur le grand théâtre du monde, on le devient aux yeux de la société, au moins pendant un temps. Bien des aventuriers s’engouffrent dans cette brèche pour faire leur chemin. Par son rapport avec la théâtralité, celle-ci touche à ce qui est, pour Casanova, l’essentiel : l’identité trouve à se réinventer dans les rôles que l’on a le talent d’investir.

Tout au long des années d’aventures, Casanova soumet des projets aux puissants d’Europe. Il s’appuie sur son entregent, sa connaissance d’un fonds culturel partagé et sa curiosité pour les sujets du jour. En France, il propose et fait adopter en 1758 un projet de loterie conçu par des compatriotes. Il en tire des revenus substantiels, investis dans une manufacture d’étoffes. Cette entreprise témoigne d’un intérêt pour l’intelligence technique et les arts mécaniques réhabilités dans l’Encyclopédie. Casanova suggérera à Venise un projet pour établir « la teinture écarlate des cotons » ; à Varsovie un autre pour installer une fabrique de savons ; il avance des théories sur l’impôt et la circulation des richesses ; il prépare un projet d’élevage de vers à soie en Russie, de colonisation de la Sierra Morena en Espagne. Il propose à Catherine II et Orlov une réforme du calendrier… Casanova se fonde sur des représentations littéraires pour justifier ses projets : les partages qui sont les nôtres entre littérature, philosophie et sciences ne sont pas encore rigides. La porosité entre les figures de l’homme de lettres et du philosophe est au cœur du prestige nouveau qui entoure l’écrivain. Casanova emploie cette rhétorique émergente : il présente ses idées en tant que député de la République des lettres doté d’un « mérite » particulier, lié non seulement à des connaissances, mais à un esprit philosophique appliqué aux domaines les plus variés. Il revient aux puissants de reconnaître ce mérite et de l’employer au service de l’intérêt général.

Une rupture se produit à Londres, lors du séjour de 1763-1764. Casanova tombe amoureux d’une courtisane nommée la Charpillon. Elle se dérobe, exaspère son désir. Sa famille fait croire au Vénitien qu’il l’a tuée dans un accès de colère. Il pense au suicide et ne doit qu’à un hasard inespéré de ne pas aller jusqu’au bout : il croise un ami qu’il accepte de suivre avant de se tuer. Ensemble, ils rencontrent la prétendue assassinée. Pierre Louÿs se souviendra de cet épisode dans La Femme et le Pantin. À partir de cet amour malheureux, Casanova, qui a presque quarante ans, se sent vieillir. L’autobiographe met en scène la peine grandissante qu’il éprouve à conduire son récit à l’approche de la vieillesse alors que les premiers tomes avaient été écrits avec fougue et gaieté.

Dix ans plus tard, Casanova est à Trieste. Il attend la permission de revenir à Venise. Depuis quelques années, il recherche la faveur des autorités et une reconnaissance littéraire plus affirmée. Il a publié en 1769 la Confutazione della Storia del governo veneto d’Amelot de la Houssaie, en trois volumes dont le dernier est un « supplément ». L’auteur entend réfuter (confutare) un livre ancien (1676), mais qui fut souvent réédité au XVIIIe siècle, au grand dam du pouvoir vénitien qui le lit comme une attaque en règle contre ses institutions. Cette publication constitue une entreprise de séduction des autorités : Casanova reconnaîtra plus tard avoir fait parade de savoirs, souvent acquis de seconde main, et de compétences nouvelles. Le livre importe cependant par la posture hypercritique6 qui définit son énonciation : l’écrivain pense, écrit et se cherche dans la confrontation avec d’autres textes soumis à une entreprise d’examen et de discussion. L’ordre linéaire de la réfutation est en permanence travaillé par une tendance digressive qui se déploie dans de très longues notes, parfois dans le texte principal. Ces digressions manifestent une connaissance des débats qui ont occupé les lettrés et les savants : l’origine des nations, l’ancien droit de cuissage, le duel, les saturnales et les bacchanales (avec des emprunts explicites à Boulanger), les prédictions, les reliques, la possession démonique, la guerre, l’athéisme (nouveaux emprunts à l’Histoire du christianisme de Deslandes), les convulsionnaires, les jeux de cartes… Tous ces exemples se trouvent dans le seul deuxième volume qui se clôt sur un « Discours sur le suicide » réfutant Voltaire, sans rapport direct avec le sujet de l’œuvre. Le troisième tome est en grande partie un recueil de mélanges antivoltairiens. Casanova dessine en creux un autoportrait en lettré susceptible de lui procurer un emploi de conseiller ou de secrétaire. Et, quand on a été condamné pour atteintes à la religion, se présenter en champion antivoltairien n’est pas une mauvaise idée avant de solliciter le pardon.

Ce n’est pas le seul enjeu de cette fièvre digressive. Le Vénitien revendique explicitement une écriture rhapsodique obéissant à sa seule fantaisie. Il y a dans la Confutazione un mélange d’ambitions et un bouillonnement formel qui parasitent le plaidoyer pro domo. Les digressions sont l’occasion d’une expérimentation de la première personne que l’on ne peut réduire à la volonté de plaire à l’Inquisition. On lit par exemple un premier récit de la prétendue possession démoniaque de Bettine, si cruciale dans l’Histoire de ma vie (nous donnons une traduction de ce récit en fin de volume, voir ici). Il ne faut pas s’étonner que la Confutazione n’ait pas convaincu les inquisiteurs, malgré ce qu’affirmera Casanova. L’écriture même témoigne à chaque instant d’une résistance à l’acte de soumission que l’auteur prétend accomplir. Il lui faudra attendre encore cinq ans avant de recevoir la permission de rejoindre Venise.

L’opuscule que le Vénitien fait paraître à Bologne en 1772, Lana Caprina, ne saurait relever de la stratégie littéraire censée préparer ce retour. Casanova y tourne en dérision une controverse médicale qui agite l’université de Bologne. L’utérus détermine-t-il la pensée des femmes ? On l’a longtemps prétendu, ce n’est plus tout à fait l’état de la question, mais un médecin de Bologne vient de défendre cette thèse et un confrère lui a répondu. Pour le Vénitien, le premier soutient une idée indéfendable, le second traite trop sérieusement un sujet qui n’est que de la « laine de chèvre », c’est-à-dire pas grand-chose. Il s’invite avec humour dans le débat entre savants, en rappelant que les différences entre les hommes et les femmes procèdent essentiellement de l’éducation.

Casanova a mis en chantier depuis quelques années des projets littéraires prestigieux. Il a travaillé à une Istoria delle turbolenze delle Polonia (« Histoire des troubles de la Pologne ») qui paraît en 1774-1775. Le voilà historien d’une affaire politique qui a secoué l’Europe contemporaine. Le partage du tiers de l’ancienne Pologne entre la Russie, la Prusse et l’Autriche en 1772 donne une actualité brûlante au sujet. Casanova a séjourné en Pologne, il a observé des personnages historiques, il s’est passionné pour la question, a beaucoup lu ; et il sait adopter à l’égard des jeux de pouvoir entre les différents acteurs une distance critique qui lui semble légitimer son entreprise. Grand genre cultivé depuis l’Antiquité, l’histoire est portée par le nouvel esprit philosophique illustré par les ouvrages de Montesquieu et de Voltaire. Le Vénitien peut donc espérer s’illustrer sur la scène littéraire et attirer l’attention d’un puissant qui saurait s’attacher ses services. Mais des désaccords entre Casanova et l’éditeur sur les livraisons du manuscrit et la remise des exemplaires réservés à l’auteur font échouer l’entreprise. Quatre tomes étaient prévus, trois seulement paraissent. L’affaire se finit en fiasco éditorial et financier. Le Vénitien est amer : il est persuadé que cet imbroglio le prive de la reconnaissance que son livre méritait. Et il est vrai que ses analyses historiques peuvent toucher juste. Mais, comme pour la Confutazione, l’écriture rhapsodique prend le dessus, fondée tantôt sur des emprunts, tantôt sur des digressions personnelles et des évocations autobiographiques.

Une grande traduction d’Homère devait compléter cette stratégie de publications prestigieuses. Casanova tient des propos contradictoires sur la qualité de son grec ; il travaille en tout cas à partir de traductions antérieures. Une traduction de l’Iliade en dialecte vénitien, retrouvée à Dux, est sans doute un premier état de ce projet. Il publie finalement une traduction italienne (1775-1778) en ottava rima : c’est la forme du Roland furieux de l’Arioste, une œuvre qui féconde son imaginaire amoureux. Pour se situer par rapport à ses prédécesseurs, il critique la traduction en prose de Mme Dacier, parue en 1712, au moment de la Querelle des Anciens et des Modernes, fustige la volonté d’adapter Homère aux mœurs contemporaines, s’interroge sur l’imitation, la transmission des savoirs par la fable, entend diffuser et poursuivre le travail de Pope dans les annotations… Casanova défend le génie de la langue italienne, plus proche de l’inspiration épique. Ses annotations sont aussi l’occasion d’aborder des débats contemporains et de poursuivre ses expériences d’écriture à la première personne. Le songe d’Agamemnon suscite une réflexion sur l’origine organique des rêves ; le Fandango des modernes Espagnoles, parade sensuelle, est rêvé comme un héritage de Sparte ; un vers d’Homère réveille le souvenir des fromages que le Vénitien a lui-même goûtés et aimés, évocation qui entraîne à son tour une réflexion sur la relativité des mœurs… L’échec est là encore cuisant. L’œuvre suscite d’abord une certaine curiosité, puis les nouveaux souscripteurs se font rares. En 1776, une autre traduction paraît à Venise, offerte par un véritable helléniste, ce qui explique peut-être le désintérêt du premier public auquel s’adressait Casanova, qui rêvait sans doute aussi à une scène littéraire plus ample.

En 1774, Casanova, qui a rendu quelques services, reçoit l’autorisation de revenir à Venise. Ses œuvres ne lui valent ni succès ni prestige littéraires ; elles ne lui donnent même pas accès à un emploi gratifiant. Lui qui a voyagé, pensé, aimé, vécu, ne croit pas un instant à la légitimité des patriciens qui occupent toutes les bonnes places et ne voient en lui qu’un aventurier douteux, parfois amusant, utile à l’occasion, mais indigne de considération. En 1776, il commence une carrière d’espion en rédigeant des rapports que les inquisiteurs lui payent à la pièce.

Il espère toujours que le salut viendra par les Lettres. Il publie en 1779 un examen d’éloges dédiés à Voltaire, qui vient de mourir. Le livre a d’autres ambitions, mais Casanova cherche avant tout à gagner quelque argent en se précipitant sur l’actualité. Ce n’est peut-être pas très habile, tant la gloire de Voltaire est écrasante, même pour ses ennemis.

Le polygraphe change alors de genre littéraire : il lance un périodique, les Opuscoli miscellanei, qui paraît entre janvier et juillet 1780 et dont il est le seul rédacteur, comme le fut Marivaux à l’époque du Spectateur français (1721-1725). Le Vénitien ne trouve ni collaborateur ni public. Il recycle des morceaux de l’Istoria delle turbolenze della Polonia, retraduit les Lettres de Milady Juliette Catesby, roman de Mme Riccoboni, disserte sur divers sujets (l’optique, la pudeur, le système du patronat…) et, surtout, couche par écrit une première narration de son grand duel polonais contre Braniski en 1766 : Il duello. Le récit doit rehausser son image puisqu’il prouve qu’un noble l’a trouvé digne de se battre avec lui. Casanova entend restituer la « vérité » des faits contre les gazettes qui ont raconté différemment l’épisode et produire, par un coup de force symbolique, un nouveau personnage social. Mais il n’emploie pas la première personne, soit qu’il feigne de laisser à autrui le soin de le légitimer, soit qu’il refuse de s’engager dans un véritable récit de soi. Faut-il préciser que ce récit ne produit pas les effets escomptés ? Casanova abandonne les Opuscoli et publie une adaptation italienne du Siège de Calais, roman historique de Mme de Tencin, qu’il propose aux souscripteurs de son journal.

Significativement, l’échec du périodique coïncide avec le moment où Casanova devient un confidente régulier de l’Inquisition. Le mauvais succès de la troupe théâtrale française qu’il fait venir à Venise n’arrange pas l’état de ses affaires, malgré la publicité qu’il essaie de lui donner en publiant Le Messager de Thalie, mixte de programme, de réclame, et de présentation rapide des pièces françaises.

La rupture avec Venise semble inévitable. Elle viendra en 1782 par un nouveau livre, Né amori né donne, à la fois récit à clé et règlement de compte. À la suite d’une affaire d’argent et d’honneur, le Vénitien dévoile au grand jour un roman familial auquel il a peut-être cru : il serait le fils bâtard de Michele Grimani, lequel ne serait pas le père de Carlo, son fils pourtant reconnu. Au-delà de l’enjeu familial, c’est la reconnaissance refusée par Venise et les patriciens qu’il met là en scène. Casanova renverse tout l’ordre symbolique et politique de la Sérénissime lorsqu’il décrit le parasitisme des élites sociales, qu’il rappelle les origines souvent douteuses de la noblesse et dénonce sa transmission héréditaire comme une absurdité arbitraire. La violence de la charge est à la mesure des déceptions accumulées. On fait savoir à Casanova qu’il peut être enfermé d’un jour à l’autre. Prenant conscience qu’il s’est imposé une rupture irrémédiable, il ébauche pourtant quelques gestes de raccommodement. C’est évidemment trop tard : en janvier 1783, il quitte Venise. Il y repassera brièvement et discrètement mais ce départ a bien l’amertume d’un adieu.

Casanova a cinquante-huit ans. Il erre entre Vienne, Paris, Berlin. Il ne trouve pas à se fixer, le voyage n’a plus rien d’une aventure. À Vienne, il réussit à devenir secrétaire de l’ambassadeur vénitien Sebastiano Foscarini et rend des services de plume en exposant publiquement le point de vue de Venise dans une affaire qui l’oppose à la Hollande. Mais quand Foscarini meurt en 1785, Casanova se retrouve sans protecteur. L’année précédente, il a rencontré le comte de Waldstein, descendant d’une illustre famille d’Europe centrale. Il a su lui plaire par sa culture occultiste, le comte lui a proposé de devenir bibliothécaire dans son château de Dux, en Bohême. Le Vénitien n’avait pas donné suite. Il se résout à présent à accepter l’offre. Dux, où il restera douze ans, sera son dernier refuge. Il le ressentira douloureusement.

En 1786, il publie anonymement le Soliloque d’un penseur, pamphlet contre Cagliostro, le célèbre aventurier alors emprisonné, mais aussi méditation sur l’imposture. L’œuvre est publiée en français. C’est dans cette langue qu’il avait déjà envisagé, autour de 1784-1785, de donner une suite à l’Istoria delle turbolenze della Polonia, projet assez vite abandonné. Le français sera désormais sa langue d’écrivain. Elle correspond au besoin de s’adresser à un public européen : dans un premier temps, elle n’est pas étrangère au deuil de Venise. Mais, à partir de cette date, Casanova noue avec la langue française une relation exceptionnelle dont l’Histoire de ma vie est l’aboutissement. Dans ces mêmes années, Casanova écrit un Essai de critique sur les mœurs, sur les sciences et sur les arts. L’œuvre, qu’il ne publie pas, mêle ambition philosophique et veine satirique.

En 1787, Casanova fait imprimer l’Histoire de ma fuite des prisons de Venise (voir ici) : il fixe par écrit le grand récit que l’âge l’empêche de bien raconter. Cette publication autobiographique porte sur un épisode qui plaît par son contenu romanesque. Le Vénitien se hâte de préciser qu’elle n’a d’autre ambition que de divertir la bonne compagnie et il se démarque d’un Rousseau irrespectueux et extravagant. Il feint de n’avoir aucune ambition d’écrivain. Mais, après avoir raconté cette histoire dont il connaît le pouvoir de séduction, son ton change : il annonce qu’il écrira peut-être un jour la suite de ses aventures. L’épilogue de l’Histoire de ma fuite se présente comme un premier « pacte autobiographique7 » anticipant sur l’œuvre à venir. L’écrivain y affirme son opposition à Rousseau, revendique la singularité de son style et refuse de taire ce qui, dans sa vie, peut chagriner un moralisme hypocrite :

« Quand il me prendra envie d’écrire l’histoire de tout ce qui m’est arrivé en dix-huit ans que j’ai passés parcourant toute l’Europe jusqu’au moment qu’il plut aux inquisiteurs d’État de m’accorder la permission de retourner libre dans ma patrie d’une façon qui me fut très honorable, je la commencerai à cette époque [1756], et mes lecteurs la trouveront écrite avec le même style, car il n’y a pas d’écrivain, qui en ait deux, tout comme il n’y a pas de visage, qui ait deux physionomies. […]

Ou mon histoire ne verra jamais le jour, ou ce sera une vraie confession. Elle fera rougir des lecteurs, qui n’auront jamais rougi de toute leur vie, car elle sera un miroir, dans lequel de temps en temps ils se verront ; et quelques-uns jetteront mon livre par la fenêtre ; mais ils ne diront rien à personne, et on me lira ; car la vérité se tient cachée dans le fond d’un puits ; mais lorsqu’il lui vient le caprice de se montrer, tout le monde étonné fixe ses regards sur elle, puisqu’elle est toute nue, elle est femme, et toute belle. Je ne donnerai pas à mon histoire le titre de confessions, car depuis qu’un extravagant l’a souillé, je ne puis plus le souffrir : mais elle sera une confession, si jamais il en fut » (voir ici ou ici).

Dans l’immédiat, son principal projet littéraire est ailleurs. C’est un grand roman utopique qui paraît en 1788, en cinq volumes : l’Icosameron. Casanova écrit à son ami Maximilien Lamberg que l’ouvrage doit lui assurer l’immortalité. Édouard, le narrateur, et sa sœur Élisabeth sont précipités par un naufrage au centre de la Terre. Ils y découvrent, sans jamais vieillir, la société des Mégamicres, petites créatures colorées qui ignorent la division biologique des sexes. Ce monde est à la fois un ailleurs utopique et un double de la surface : un clergé malfaisant essaie de nuire au narrateur, une République inquiétante est une évidente représentation transposée de Venise. Édouard fondera sa propre société. Son parcours a tout d’une idéalisation de la vie réelle de l’aventurier : commençant comme un parasite obligé de se nourrir au lait des Mégamicres sans rien pouvoir leur offrir en retour, il devient, grâce aux faveurs d’un monarque débonnaire, un puissant du monde souterrain.

Le roman s’ouvre par un long commentaire de la Genèse adressé au « bon lecteur » qui propose un dispositif de lecture ironique. Casanova feint de démontrer la compatibilité de l’univers fictionnel avec l’Écriture en s’appuyant sur des thèses hétérodoxes, comme l’existence d’êtres préadamites. Les fabulations théologiques ne sont pas avancées avec sérieux : elles prennent place dans un dispositif critique qui vise à subvertir le rapport aux autorités (sans rompre avec elles), à tourner en dérision les prohibitions sexuelles, à percevoir dans les normes et les interdits des institutions peut-être nécessaires aux sociétés, mais sans fondement naturel ; à guérir enfin l’humanité de la culpabilité du judéo-christianisme.

La société d’Édouard se présente elle aussi comme une fable philosophique. Tout commence par un inceste entre frère et sœur, consommé dès l’arrivée dans le monde souterrain sans provoquer ni honte ni repentir. Selon l’interprétation du narrateur, dans ce monde qui ne connaît pas les illusions du péché, les préjugés de l’éducation tombent et la nature reprend ses droits. Casanova inscrit cette représentation de l’inceste dans un récit qui fait écho à des interrogations importantes de son temps. Édouard et Élisabeth donnent naissance à des couples de jumeaux garçon et fille. Ceux-ci se marieront à leur tour selon une loi instituée par leur père, longtemps à l’unisson du désir des enfants. Il en ira de même pour leurs propres descendants, toujours un couple de jumeaux des deux sexes. Dans la génération des arrière-petits-enfants d’Édouard, deux couples de jumeaux tombent malades. Chacun d’eux aime non pas son frère ou sa sœur, mais son cousin ou sa cousine. Édouard les autorise à suivre leur penchant et bientôt la situation se généralise. Édouard change la loi, les nouveaux couples de cousins ne donnent plus naissance à des jumeaux, mais à un enfant unique. Commence alors une complexification des désirs amoureux et des alliances familiales dont Édouard se réjouit. Il encadre par la loi une période de transition, le temps que cessent les naissances gémellaires, et prévoit avec plaisir la fin de l’ordre familial qu’il a institué.

Cette représentation de l’inceste, qui est un sujet théâtral (de la tragédie aux drames de Diderot), romanesque (Cleveland de l’abbé Prévost) et philosophique (Essai sur l’origine des langues, Dictionnaire philosophique), repose sur une interrogation essentielle : quel est le fondement des normes qui régissent les sociétés ? L’Icosameron est une entreprise de dénaturalisation de ces normes, en particulier celles qui organisent la morale sexuelle et imposent l’idée de faute. Édouard voit d’un bon œil la disparition progressive d’un ordre familial fondé sur l’inceste : à la reproduction mécanique du même succédera progressivement un jeu amoureux plus libre. De nouvelles normes seront instituées, nécessaires à l’organisation sociale : leur fondement ne sera pas pour autant naturel. C’est un schème important des idées de Casanova : si les lois restrictives sont légitimes en ce qu’elles régulent le corps social, elles ne procèdent pas de la nature. Dans l’Icosameron, comme dans les derniers tomes de l’Histoire de ma vie, l’organisation du récit est une façon de penser cette double postulation.

Casanova est durement éprouvé par l’échec de son roman. Il tentera encore de se faire remarquer par l’Académie de Berlin avec des essais mathématiques fantaisistes. En vain. Il publiera un dernier livre, peu de temps avant de mourir : une lettre À Léonard Snetlage (1797), auteur d’un dictionnaire répertoriant les néologismes créés par les orateurs et les journalistes révolutionnaires. Casanova examine avec un œil critique plusieurs de ces nouveaux mots et conclut l’ouvrage par une fiction théorique imaginant un dispositif propre à observer la naissance d’une langue vraiment naturelle. Dans les années 1792-1793, la Révolution française l’a désespéré, quand les dépêches lui apprenaient la mort d’anciens amis. Le ton de ses textes était alors virulent et on en trouve des traces dans l’Histoire de ma vie. Il n’en va plus de même en 1797 : le genre de la lettre est une invitation au dialogue. Les critiques sont sans complaisance, mais le ton n’est pas acerbe. La néologie révolutionnaire suscite moins l’indignation qu’une réflexion critique teintée d’humour.

Dans les dernières années de sa vie, Casanova a beaucoup écrit. Il évoque un projet d’épopée dédiée au glorieux ancêtre de son protecteur, l’Albertiade, mais il ne s’y consacre pas vraiment. Il écrit une Lucubration sur l’usure pour répondre à un concours lancé par Joseph II qui meurt avant la remise du prix. On a trouvé dans les papiers de Dux des dialogues philosophiques, des réflexions variées plus ou moins développées, une critique des Études de la nature et de Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, une pièce de théâtre, Le Polémoscope, fondée sur une histoire de gageure indélicate qu’on lira aussi dans l’Histoire de ma vie (voir ici), et sur un bel objet théâtral : une lorgnette « composée de façon qu’au lieu de montrer l’objet vers lequel on la dirige, elle en fait voir un autre qui est à gauche, ou à droite du même objet à une certaine distance ». Mais depuis 1789, le grand travail de l’écrivain est ailleurs : peut-être sur le conseil d’un médecin, Casanova a décidé d’écrire sa vie.

Du manuscrit aux éditions

Depuis 1785, Casanova vit à Dux. Il commence à écrire ses Mémoires, en français. Une première rédaction est menée rapidement, entre la fin de l’été 1789 et l’été 1792. Le récit est alors mené jusqu’à l’année 1772. Même si certaines sources affirment que la totalité du premier manuscrit est achevée en 1793, la fin de l’Histoire de ma vie, qui s’achève en 1774 à la veille du retour de Casanova à Venise, est vraisemblablement écrite à partir de 1794, avec des corrections ultérieures.

L’essentiel est qu’à partir de 1794 et jusqu’à sa mort, le Vénitien se consacre à la révision de son manuscrit. Il s’est lié d’amitié avec l’oncle du comte de Waldstein, le prince Charles-Joseph de Ligne. Celui-ci demande à lire les Mémoires, que Casanova retravaille et lui communique. Ses corrections, effectuées sur des copies déjà mises au net, sont aussi liées à de possibles projets de publication. Maximilien Lamberg avait encouragé le Vénitien dans ce sens à l’époque de la première rédaction. Casanova ne semble avoir envisagé à cette époque qu’une publication posthume et il n’entreprend des démarches dans ce sens qu’en 1796-1797 : il prévoit de publier la préface, intitulée « Histoire de ma vie jusqu’en l’an 1797 » et le premier tome. Il ne persévère pas. En avril 1798, Casanova, malade, interrompt son travail.

Après sa mort, le 4 juin 1798, le manuscrit de l’Histoire de ma vie revient à son neveu Carlo Angiolini qui le vend à l’éditeur allemand Brockhaus de Leipzig en 1821. Le manuscrit échappe à un incendie en 1943, avant d’être transporté en juin 1945 jusqu’au nouveau siège de Brockhaus, à Wiesbaden. Il reste ensuite dans les coffres de la famille Brockhaus jusqu’en février 2010 avant d’être vendu à la Bibliothèque nationale de France pour sept millions d’euros.

Brockhaus s’était intéressé à l’œuvre de Casanova dans le cadre d’une collection de Mémoires. Les italianismes du Vénitien et certaines scènes jugées trop érotiques le découragent de la publier en français. Aussi la première édition des Mémoires est-elle une traduction allemande amendée, confiée au journaliste Wilhelm von Schütz, puis à un anonyme. Schütz remanie le découpage du manuscrit, censure des passages, en résume d’autres. Son édition paraît en allemand de 1821 à 1828 et connaît un vif succès, au point de susciter une édition pirate : l’éditeur parisien Tournachon et l’imprimeur Molin en publient entre 1825 et 1828 une contrefaçon. Casanova, Vénitien écrivant en français, est donc publié pour la première fois en allemand dans une version « corrigée » puis traduit de l’allemand au français…

Brockhaus réagit à cette édition française, mais ne revient pas sur l’idée que les Mémoires sont impubliables en l’état. Il demande à un professeur français de Dresde, Jean Laforgue, de corriger l’Histoire de ma vie : il s’agit d’en purifier la langue et d’en polir les mœurs. Laforgue modifie en profondeur le texte de Casanova. Il « corrige » son français, bouleverse le rythme de ses phrases. Il censure des scènes érotiques, mais il injecte aussi, çà et là, ses propres fantasmes. Il change par endroits le sens du texte, ajoute des phrases, en coupe d’autres. Il supprime de nombreuses précisions sur le référent (noms, dates, lieux) – ce n’est peut-être pas son intervention la plus grave, mais elle atteste qu’il n’était pas plus sensible à l’intérêt historique du texte qu’à sa valeur littéraire. Il censure les propos trop ironiques envers la France, trop critiques envers la Révolution, trop subtils sur la religion. Laforgue affadit aussi le rapport au concret, au détail, au corps naturel, si important chez Casanova.

L’édition Laforgue paraît entre 1826 et 1838. C’est ce texte qu’on lira pendant presque un siècle et demi, jusqu’en 1960. L’époque est propice au biographisme et la dissociation entre le texte lisible et le travail de l’écrivain favorise encore l’intérêt pour le monde de Casanova ou les visages de l’homme (au mieux, parfois, de l’auteur, mais toujours compris comme un individu biographique) au détriment de toute considération sur l’écriture. Ces circonstances produisent des effets indissociables de la réception d’une œuvre que l’on n’appelle pas encore l’Histoire de ma vie. Stendhal, Delacroix, Musset et Sand ou encore Sainte-Beuve découvrent Casanova dans le texte de Laforgue. C’est aussi avec ce texte, et sous l’impulsion d’un besoin partagé par la première génération de ses lecteurs, que se forme le mythe de Casanova, tout en légèreté et en amours poudrées. Cette image alimente la représentation du « XVIIIe siècle » magnifié par les Goncourt : celui qu’un âge bourgeois se réclamant d’un certain ordre moral avait besoin de rêver ou de mépriser. Le Vénitien en devient durablement le symbole.

C’est encore le texte de Laforgue que dut publier la grande édition de La Sirène entre 1924 et 1935. Cette édition très importante est indissociable du « casanovisme » né au tournant des XIXe et XXe siècles, vaste entreprise de vérification aussi systématique que possible du récit de Casanova. En dehors des préoccupations sur la moralité du Vénitien, la grande question qui se pose alors concerne la véracité des Mémoires. Casanova est-il un autobiographe fiable ou un affabulateur ? L’Histoire de ma vie est-elle une œuvre « vraie » ou un récit romancé ? Cette seconde question, avec laquelle la fiction du XVIIIe siècle ne cesse de jouer, aurait pu mettre sur la voie d’une réflexion de fond sur l’écriture autobiographique de Casanova. Elle débouche alors essentiellement sur une enquête biographique au long cours destinée à démontrer la valeur historique du texte. Ces investigations ont eu le mérite d’établir que Casanova n’était pas un mythomane : les erreurs, la réorganisation des souvenirs, la part du fantasme caractérisent tous les écrits autobiographiques, et les siens aussi. Le Vénitien écrit bien sa vie. Mais le casanovisme ne s’est guère intéressé au fait qu’il l’écrive, ni aux implications, aux conséquences et aux modalités de l’écriture. Les travaux minutieux menés pour vérifier la véracité du moindre événement rapporté par Casanova se sont souvent heurtés à la nature invérifiable du récit : sa matière relève d’un domaine que nous circonscrivons aujourd’hui comme la « vie privée ». En réponse à cette résistance, des enquêtes ont été menées pour identifier tel personnage qui se dérobe résolument, pour établir les lieux exacts de tel accident de voiture… Cet acharnement, qui peut laisser rêveur, négligeait une question fondamentale posée par cette autobiographie d’un inconnu dont l’existence et les actions avaient besoin d’être attestées. Casanova connut un bref moment de gloire après s’être évadé des prisons de Venise, il ne pouvait pas prétendre pour autant à l’assise sociale du mémorialiste aristocratique, ni au statut de grand témoin d’événements historiques. Il n’était pas non plus un écrivain célèbre, comme Rousseau : écrire sa vie, dans ces conditions, au moment où il le fait, après une carrière littéraire semée d’échecs, n’avait rien d’une évidence.

Il serait toutefois injuste de reprocher au casanovisme d’être ce qu’il est. Les Pages casanoviennes (1925-1926), dirigées par Joseph Pollio et Raoul Vèze, puis leurs successeurs (Casanova Gleanings entre 1958 et 1980 ; L’Intermédiaire des casanovistes depuis 1984, dirigé par Helmut Watzlawick et Furio Luccichenti), ont un grand rôle dans la publication de textes inédits et de larges pans de la correspondance. L’édition de La Sirène, œuvre monumentale du casanovisme des années 1920-1930, est un travail immense, procurant des variantes précieuses, comme la préface de 1791 (nous donnons en fin de volume une nouvelle édition de cette préface, fondée sur le manuscrit conservé à Prague, voir ici). On doit à James Rives Childs, créateur des Casanova Gleanings, la biographie majeure de Casanova et la bibliographie la plus érudite, mise à jour ensuite par les revues casanovistes. Le problème tient plutôt à ce que le rapport du casanovisme à l’Histoire de ma vie, essentiellement documentaire et biographique, est longtemps resté dominant, voire exclusif.

En 1960, Brockhaus, associé avec Plon (édition Brockhaus-Plon, ou BP), publie enfin le texte de Casanova, et non plus celui de Laforgue. Cette édition BP ne révèle pas une Histoire de ma vie scandaleusement impubliable, mais donne enfin accès au texte du manuscrit. Il est hélas mal édité : la responsabilité n’en incombe pas aux chercheurs qui eurent à préparer cette édition mais en grande partie aux contraintes imposées par l’éditeur. L’édition « Bouquins » de 1993 reprendra l’intégralité de l’édition BP, rapidement épuisée, sans pouvoir réviser en profondeur ni le texte ni l’appareil critique, souvent daté ou erroné. Francis Lacassin et les casanovistes qui l’épaulèrent, Helmut Watzlawick et Alexandre Stroev, ne pourront qu’ajouter des notes, originales ou empruntées à la vertigineuse érudition de La Sirène.

Mieux valait toutefois le texte de Casanova mal édité que celui de Laforgue. Certains chercheurs pouvaient avoir un plus ample accès au manuscrit, même s’il n’était pas aisé, et les spécialistes connaissaient en grande partie les défauts de l’édition BP, qui contribua à accroître l’intérêt de la critique littéraire. En 1964, une très belle lecture de Georges Poulet sur le temps dans l’Histoire de ma vie, souffrant seulement de se fonder par moments sur une édition rendue obsolète par BP, place Casanova aux côtés de Stendhal ou de Proust pour étudier la « mesure de l’instant8 ». En 1977, René Démoris, dans une préface capitale9, élabore une problématique propre à appréhender l’écriture de l’Histoire de ma vie : il souligne l’événement littéraire constitué par cette autobiographie de l’« homme sans nom », forme littéraire qui s’est développée d’abord dans la fiction avec le roman-Mémoires, roman non historique de la personne « privée ». La relation du texte avec la fiction romanesque n’est plus restreinte au vieux débat sur la véracité. Casanova, en écrivant sa vie au miroir des fictions, est « qualifié par son appartenance à une institution imaginaire10 ». Cette analyse décisive invitait à une approche renouvelée de l’écriture autobiographique de Casanova.

D’autres essais stimulants enrichissent la lecture, comme celui de François Roustang en 1984. Le Bal masqué de Giacomo Casanova11 montre que l’Histoire de ma vie est un véritable « édifice », et non une succession d’épisodes inégaux ou redondants. Son interprétation, fondée en grande partie sur la problématique de l’indifférenciation des sexes, peut appeler la discussion, mais la méthode offre une grande leçon : François Roustang perçoit l’Histoire de ma vie comme une structure signifiante où le sens circule selon un jeu de répétitions et d’échos. Cette démarche fondatrice met au jour le fonctionnement d’un texte trop souvent considéré comme une encyclopédie anecdotique et séduisante de son temps.

L’année suivante, l’essai de Chantal Thomas, Casanova, un voyage libertin12, propose des pages importantes sur l’imposture et sur la relation à la véracité. Michel Delon, dans un article de 198713, décrit un Casanova dont le secret « est à chercher dans sa disponibilité », dans la résistance au déjà-écrit, dans l’art de transformer une situation sociale, celle d’un homme sans poids et sans importance, en modulation de l’existence. L’« homme sans conséquence » devient un inventeur du possible. Et c’est bien selon le possible qu’il faut lire l’Histoire de ma vie, comprendre l’écriture de Casanova : son enjeu tient moins à « la véracité de la narration » qu’à l’effort pour « maintenir une logique du désir ». Sous l’impulsion de Béatrice Didier et Michel Delon, Casanova écrivain entre dans les manuels d’histoire littéraire.

Cette préface n’est pas le lieu d’un bilan critique complet. Ces jalons ont été rappelés pour montrer que l’édition BP, avec tous ses défauts, a permis de recentrer l’intérêt sur l’écriture. La pulvérulence des publications et la dispersion des intérêts n’ont ensuite pas toujours facilité la sédimentation d’un champ casanovien structuré autour des questions essentielles, mais Casanova n’est plus cet « écrivain célèbre inconnu » évoqué par Félicien Marceau devant l’Académie française en 1977. Des thèses lui ont été consacrées14, d’autres sont en cours. Le bicentenaire de sa mort, en 1998, a donné lieu à des colloques et des publications savantes. Il a favorisé l’intérêt de la critique italienne, très active depuis. L’oubli de l’écrivain, de longue date thématisé, semble avoir été réparé. Pourtant, on s’étonne encore souvent d’apprendre qu’il n’est pas qu’un personnage, mais bien un écrivain. Les annexes et le quatrième volume de la présente édition, consacré à des textes philosophiques, pourront contribuer à rectifier cette image.

Mémoires, roman, autobiographie

On lira dans ce premier volume les trois premiers tomes de l’Histoire de ma vie. Ils couvrent une période qui s’étend de la naissance de Casanova à son arrivée à Paris en 1757. Le récit s’ouvre sur une généalogie, passage obligé des Mémoires. Chez le Vénitien, la liste des ancêtres est fantaisiste : il prétend l’avoir trouvée dans les papiers de son père, mais elle n’a rien de sérieux. Cette ouverture peut se lire comme une parodie de la pratique aristocratique des Mémoires. Le Vénitien n’a pas de nom, comme on l’entend sous l’Ancien Régime : un bien légué en héritage, valant inscription dans l’ordre social. Pour les mémorialistes aristocratiques, la généalogie apporte une légitimation à l’écriture de soi : l’évocation d’une grande lignée donne le droit d’écrire sa vie, sa partie publique en tout cas. Il peut s’agir pour un homme dont les actes ont été critiqués de rétablir ce qu’il estime être la vérité historique. Le genre se définit principalement par son articulation à l’Histoire, grand genre de la littérature.

Traditionnellement, ce privilège était réservé aux Grands et à ceux qui les avaient approchés d’assez près pour prétendre au statut de témoins. Les écrivains reconnus, en voie de devenir les nouveaux « grands hommes », sont à leur tour en train de conquérir une légitimité de mémorialistes. Casanova n’appartient à aucune de ces catégories. Dans sa situation, écrire sa vie n’est pas une évidence. Aussi choisit-il de substituer à l’exigence aristocratique une généalogie romanesque, caractérisée comme telle par l’enlèvement d’une religieuse, une fuite, un séjour en prison et un duel. Commence alors un dialogue ininterrompu avec les fictions, qu’elles soient d’inspiration libertine, picaresque ou sentimentale. Lue rétrospectivement, sa généalogie annonce aussi les morceaux de bravoure du récit. On trouve même dans la « lignée » un poète, condamné pour une satire : à l’orée des Mémoires, Casanova se donne pour ancêtre une figure d’écrivain.

À l’orée des Mémoires… Mais Casanova ne choisit pas ce titre. S’il emploie le mot pour désigner son entreprise, il a finalement retenu Histoire de ma vie. Le titre, au XVIIIe siècle, évoque de nombreux romans, par exemple ceux de Lesage (Histoire de Gil Blas de Santillane) et de Prévost (Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, Histoire de la jeunesse du Commandeur, Histoire d’une Grecque moderne). Les romans du siècle ne cessent de se faire passer pour des histoires véritables : exhiber leur prétendue « authenticité », notamment dans les préfaces, est devenu un marqueur de fiction à l’intention d’un lectorat qui n’est pas dupe. Les romans-Mémoires à la première personne ont inauguré le récit de vie d’un personnage-narrateur dépourvu de la légitimité du mémorialiste aristocratique : La Vie de Marianne se présente comme les Mémoires d’une orpheline anonyme, Le Paysan parvenu comme ceux d’un roturier. La vie ne tire plus ses garanties d’un « nom » connu, mais du pouvoir de la raconter et de l’écrire, donc de la compétence littéraire supposée du sujet écrivant17. Et l’Histoire de ma vie fait sans cesse entendre des échos fictionnels : plus que des coïncidences ou des adjuvants au « charme » du récit, ce sont des éléments constitutifs et signifiants de l’œuvre. Ce rapport consubstantiel au roman et à la fiction est bien plus déterminant pour l’Histoire de ma vie que le partage entre autobiographie et Mémoires tel que nous le percevons aujourd’hui.

On distingue généralement Mémoires et autobiographie par leur projet : la vie publique de l’auteur pour les premiers, sa vie individuelle et « l’histoire de sa personnalité » (Ph. Lejeune) pour la seconde, soit une saisie diachronique de la formation du moi. Il ne faut pas s’étonner que l’œuvre de Casanova ne trouve pas sa place dans ce partage. L’Histoire de ma vie se caractérise par un double écart : avec la pratique aristocratique des Mémoires, mais aussi avec l’émergence de l’autobiographie conçue comme la restitution d’un sujet en devenir, selon la méthode sensualiste réinterprétée par Rousseau. Casanova, lui, ne postule pas une approche généalogique de sa « personnalité », ce qui a pu conduire à juger durement l’Histoire de ma vie à l’aune des Confessions.

L’œuvre de Rousseau paraît en 1782 (Livres I à VI), puis en 1789 (Livres VII à XII), bouleversant les codes du genre mémoriel, également ébranlés par l’Histoire qui rebat les cartes de la légitimité. Qui a droit d’écrire sa vie ? L’écrit-on pour l’Histoire ? pour Dieu ? pour une postérité qui ne se réduit ni à l’une, ni à l’autre ? Devant quel juge se présente-t-on ? N’adresse-t-on pas plutôt un défi au jugement ? Écrit-on pour rectifier une image déformée, pour produire une nouvelle intelligence de soi ? Fait-on œuvre de morale ? d’histoire ? de connaissance anthropologique ? Qu’est-il légitime de raconter publiquement ? Où passe le partage entre véracité et impudeur ? entre courage et complaisance ? entre le significatif et l’insignifiant ? Que peut-on se permettre de dévoiler d’autrui ? Au temps de l’écriture de l’Histoire de ma vie, ces questions n’ont plus de réponse évidente : Casanova investit un espace d’incertitude, ouvert à l’invention. Le lire à partir de la future fortune littéraire du projet rousseauiste et de la consolidation théorique de l’autobiographie, bien ultérieure, interdit de comprendre son écriture et l’efficacité propre de son récit.

La relation entre l’Histoire de ma vie et le roman est anticipée par la façon dont le Vénitien « s’engage » à dire la vérité dans la préface de 1797. Celle-ci est rédigée au terme de l’écriture, alors que la révision du manuscrit a été entreprise de longue date. Casanova a eu besoin de temps pour ajuster sa relation à la véracité autobiographique. On le voit nettement en comparant la préface de 1797, celle de 1791 et l’épilogue de l’Histoire de ma fuite. Dans celui-ci, annonçant la suite de sa vie, l’auteur déclare qu’il refusera de s’« outrager » en se transformant en personnage de roman. Dans la préface de 1791, il garantit au lecteur la véracité des Mémoires par son amour-propre qui ne lui permettrait pas de supporter un « démenti ». C’est dans chaque cas mimer l’attitude des Grands qui tiennent le démenti pour « la plus atroce et la plus offensante de toutes les injures18 ». Il s’agit de compenser le défaut de nom par la mise en scène d’un ethos glorieux.

Rien de tel dans la préface de 1797 : Casanova sollicite l’« amitié » des lecteurs par la « franchise » avec laquelle il se livre « sans nul déguisement […] à leur jugement » (voir ici). En guise de garantie, l’amour-propre de 1791 est remplacé par un paradoxe : « Ils trouveront que j’ai toujours aimé la vérité avec tant de passion, que souvent j’ai commencé par mentir pour la faire entrer dans des têtes qui n’en connaissaient pas les charmes » (ibid.). La véracité autobiographique serait ainsi attestée par les mensonges du personnage. La phrase prête à sourire. C’est sa fonction première : la véracité n’est plus prise au sérieux. Le lecteur est invité à entretenir avec elle une relation distanciée, dégagée. La hantise du démenti se fondait sur une conséquence de la véracité : la possibilité que l’on demande à l’auteur de rendre compte. En affirmant que ce que l’on écrit est vrai, on s’expose à être contredit. La distance humoristique permet à Casanova de contrevenir à cette logique sérieuse de la véracité. Le Vénitien place discrètement son récit à l’écart du « démenti ». La fiction se fonde sur la capacité humaine à définir une aire de jeu dans laquelle la question de la vérité ne se pose plus avec pertinence : paradoxe ou conquête, l’Histoire de ma vie s’écrit comme autobiographie en déplaçant le récit de soi dans l’espace fictionnel.

Gardons-nous d’imputer une telle invention à une simple inconsistance morale. Elle se comprend à la lumière d’un épisode fondateur, l’arrestation de 1755 et l’enfermement sous les Plombs. L’écriture de Casanova cherche à éclipser « la scène judiciaire19 » de l’autobiographie, cet ensemble de rituels par lesquels l’autobiographe s’engage à dire la vérité et place son récit dans le sillage d’une « scène fondamentale », celle du procès. Pour le Vénitien, l’essentiel se joue ailleurs, dans la scène d’identification, celle-là même que représente une gravure de l’édition originale de l’Histoire de ma fuite (voir ici). Casanova est arrêté par Messer Grande, le chef des archers. Celui-ci ne l’a jamais vu : il le conduit devant un secrétaire des inquisiteurs d’État qui doit confirmer l’identité du prévenu. « C’est lui : mettez-le au dépôt », annonce le secrétaire, en toscan. Telle est la scène fondamentale de l’Histoire de ma vie : être identifié, c’est être condamné ; être reconduit à une identité antérieure, c’est perdre sa liberté. Tout au long du récit, être reconnu comme le même constituera un obstacle à surmonter par un subterfuge ou à éluder par la fuite. Parasiter l’identification apporte un comble de plaisir, c’est un acte de liberté illustré par le déguisement en Pierrot lors du carnaval, lorsque Casanova jouit de « la liberté de [son] corps, et de [son] âme, sûr de n’être connu de personne » (voir ici).

Casanova abandonne de bonne heure les vêtements d’abbé qui correspondaient à la carrière souhaitée par ses protecteurs. Après avoir perdu la faveur du cardinal Acquaviva, il sait qu’il n’y rencontrera plus le succès et décide, sans nul titre, de s’habiller en militaire. Il revêt un « uniforme de caprice » qui oppose un obstacle au regard identifiant et devient source de jouissance : « Sûr de n’être connu de personne, je jouissais des histoires qu’on forgerait sur mon compte à mon apparition au café le plus fréquenté de la ville » (voir ici). Le Vénitien croise une ancienne connaissance, le futur cardinal Cornaro, qui pense le reconnaître. Un imbroglio rapporté par les gazettes laisse croire faussement qu’il s’est battu en duel avec un officier. Casanova exulte : « Je jouissais d’un vrai plaisir, nourrissant, précisément par ma réserve, dans la tête de l’abbé Cornaro la croyance que je fusse le même Casanova dont la gazette de Pesaro parlait » (voir ici). En étant reconnu comme le même, il est en réalité pris pour un autre : subversion radicale et euphorique de l’identification. Chez Casanova, le problème fondamental de l’autobiographie est d’écrire sa vie sans la figer, sans s’offrir à un regard qui lui assignerait une identité définitive. « Il y a dans la vie, écrit-il, des situations auxquelles je n’ai jamais pu m’adapter. Dans la plus brillante compagnie, une seule personne qui y figure, et qui me lorgne, me démonte ; l’humeur me vient, et je suis bête. C’est un défaut » (voir ici). Être lorgné, c’est être observé fixement : l’écriture de Casanova est une façon de mettre en échec un tel regard.

L’autobiographie du Vénitien ne sera pas une entreprise généalogique qui mettrait en lumière la construction d’une personnalité. De ce dernier mot, ce sont les trois premières syllabes qui importent : persona, ou le masque de l’acteur, manifestation d’un rôle. L’Histoire de ma vie a beaucoup à dire de la part théâtrale de l’identité, cette disposition qui rend capable d’endosser des persona dissemblables. Pour Casanova, elle est indissociable d’un désir de disponibilité : il reconnaît dans une situation une distribution de rôles dont il est loisible de s’emparer provisoirement. La situation peut changer, la distribution évoluer, une autre pièce susciter un nouveau désir. Il faut alors être prêt à partir, à se réinventer. Ce dégagement n’est pas sans ambiguïté, en ce qu’il élude souvent le problème de la responsabilité. Rien ne sert d’en nier la part d’ombre, mais il faut savoir en reconnaître l’efficacité morale dans un monde qui pensait pouvoir fixer l’identité de Casanova, celle d’un petit abbé ou plus tard d’un fugitif, tout en lui en refusant la reconnaissance.

De l’enfance

La préface de 1797 déclare que l’existence commence avec la mémoire, parti pris sensualiste que la version de 1791 développait plus longuement. Les « premiers souvenirs » rapportés par l’Histoire de ma vie ont ainsi un relief particulier. La psychanalyse nous a appris que ces souvenirs inauguraux relèvent d’un travail de reconstruction mentale, redoublée ici par celui de l’écriture. Giacomo a huit ans et quatre mois. Il saigne abondamment du nez, courbé contre un mur. Tout a été dit des connotations sexuelles de ce saignement20. Casanova, lui, déplacera le même motif vers une figure de la dépense sexuelle heureuse, lorsqu’il éjaculera du sang au terme d’intenses nuits d’amour.

Le tableau s’anime, la scène devient récit. La grand-mère de Casanova le conduit à Murano où une sorcière le soumet à ses rituels de guérison. Elle annonce pour la nuit suivante la visite d’une mystérieuse « dame ». Et, pendant la nuit, l’enfant voit une femme éblouissante descendre par la cheminée. Rêve ou mascarade organisée par la grand-mère ? L’écrivain ne tranche pas, mais il relève que les prestiges du rêve ou de l’illusion ne restent pas inefficaces puisque ses saignements diminuent :

« Il n’y a jamais eu au monde des sorciers ; mais leur pouvoir a toujours existé par rapport à ceux auxquels ils ont eu le talent de se faire croire tels. […]

Plusieurs choses deviennent réelles qui n’existaient auparavant que dans l’imagination » (voir ici).

La croyance est sans fondement, mais non sans effet. Le premier souvenir inscrit d’emblée dans le récit un rapport souple et complexe à la vérité. Quand il s’agit d’évoquer le contenu des superstitions et des dogmes religieux, Casanova se montre héritier indubitable de la tradition critique et de la libre-pensée. Mais il est aussi un écrivain de la croyance, représentée comme une disposition humaine fondamentale. S’il refuse la crédulité ou la soumission au dogme, la rationalité démystificatrice ne suffit pas pour autant. Croire est efficace et ne peut donc pas être évacué comme une simple erreur. Le premier souvenir représente une révélation de l’être à lui-même : elle inaugure une familiarité ludique et sérieuse avec les jeux de la croyance. La vie écrite et l’écriture de cette vie ont partie liée avec une puissance d’invention rendue possible par l’inadéquation entre la réalité et la simple factualité.

Casanova jouera lui-même souvent au sorcier et au devin, dès les premiers tomes : lors de la comédie du couteau de saint Pierre à Cesena puis après avoir sauvé la vie du sénateur Bragadin. Au début des années 1760, il empoche une fortune en faisant croire à la marquise d’Urfé qu’il peut la faire renaître dans un enfant mâle pour lui conférer l’immortalité. Le Vénitien n’ignore rien du caractère équivoque de la croyance, mais on ne peut comprendre ni son récit ni son écriture si on les aborde à partir du seul jugement moral sur l’imposture, sévère ou complaisant. Ces pratiques agressives font écho à un postulat anthropologique irréductible à la simple escroquerie. Les justifications de Casanova sont parfois des plaidoyers pro domo, plus proches de l’humour que de la mauvaise foi. Elles sont aussi des percées vers la reconnaissance d’une ambivalence fondatrice : l’imposture est l’art de tromper mais aussi de déployer son existence dans l’espace du possible.

L’écrivain cherche à inventer un récit de soi qui ne se produise pas sur la « scène judiciaire ». Écrire sa vie ne doit pas s’apparenter à une comparution devant un tribunal, qu’il soit celui de l’Histoire, des hommes ou de Dieu. La mise en scène du deuxième souvenir, représentation ludique d’un larcin enfantin et d’un mensonge, annonce une vie écrite non pour plaider une cause, mais dans le refus de la faute. Implicitement, Casanova situe son récit face aux Confessions. Le Vénitien vole un cristal et laisse punir son frère. L’épisode dialogue avec le vol du ruban de Mlle Pontal et le « crime » de Rousseau, qui accusa Marion et la fit renvoyer sans rien dire. Rousseau ne craint pas tant la punition que la honte d’avouer un mensonge proféré sans y penser. La culpabilité ainsi redoublée sera enfouie jusqu’à l’écriture des Confessions et suscitera une écriture de l’aveu. Casanova, de son côté, est content d’avoir échappé aux coups. Il tourne l’aveu en dérision en expliquant qu’il a eu tort d’avouer son manège à son frère et en faisant le récit d’une confession religieuse burlesque. Par son thème et son humour, l’épisode refuse la dramaturgie de la véracité entendue comme impératif catégorique de l’existence et du récit de vie.

L’éveil de l’intelligence est encore mis en scène comme une révélation, et non comme un développement continu. Après la mort de son père, Casanova est envoyé à Padoue. Sur la grande gondole qui l’y conduit, le burchiello, il s’étonne de voir les arbres se déplacer. On lui explique qu’ils sont fixes et que seule l’embarcation avance. Il en tire immédiatement une conclusion : malgré notre perception, ce n’est pas le Soleil qui est mobile, mais la Terre. Brusque épiphanie de la raison : la cosmographie ptoléméenne du docteur Gozzi est répudiée avant même d’être apprise. Après le merveilleux et les pouvoirs de la croyance, la distance à l’égard de la faute et de la véracité, c’est au tour d’une vision du monde nourrie par l’esprit scientifique moderne opposé aux préjugés d’apparaître comme un fondement de la vie qui se donne à lire. Dans le même temps, l’enfant découvre le risque qu’il court à énoncer certaines vérités devant ceux qui ne sont pas disposés à l’entendre, sa mère et son protecteur Grimani qui se moquent de lui. « prends courage, raisonne toujours en conséquence, et laisse rire », lui conseille le philosophe et poète Baffo face à leur mépris (voir ici). Ce Sapere aude21 offre à Casanova son premier « vrai plaisir » : le Vénitien doit à Baffo le courage de raisonner par lui-même, sans craindre les préjugés.

L’intégration dans l’univers de la mère et des puissants sera rendue possible par un « exploit littéraire ». Le docteur Gozzi a conduit Casanova auprès de Zanetta : elle doit bientôt partir pour Saint-Pétersbourg. Afin d’évaluer l’éducation de l’enfant et d’amuser la belle compagnie, un Anglais demande à Casanova de traduire un distique latin de Jean Second : pourquoi, en latin, « verge » est-il masculin et « con » féminin ? Au lieu de traduire, l’enfant répond que le serviteur doit toujours son nom à son maître. Le mot d’esprit, la connaissance du latin, la curiosité du jeune garçon pour une littérature érotique qu’il consulte en cachette lui valent un beau succès. On l’applaudit, son protecteur le récompense. Casanova en conserve le goût de la « gloire qui dépend de la littérature » (voir ici). L’épisode complète la révélation du burchiello : l’exploit littéraire est un récit d’intégration dans la « bonne compagnie », première reconnaissance sociale obtenue par l’enfant. Casanova cherche à séduire par la pratique des lettres, car la littérature a pour lui deux faces : espace de communication et de plaisir réservé, elle est aussi la scène d’une lutte pour la reconnaissance.

De l’amour

Vient le temps du premier amour. À Padoue, Bettine met Casanova dans ses fers. Mais est-on bien sûr qu’elle soit vraiment son premier amour ? Par un jeu de disposition, l’autobiographe lui confère ce rôle. Bien plus tard au cours du récit, dans le huitième tome du manuscrit, le Vénitien évoquera un autre inamoramento enfantin, exactement contemporain. Le jeune Casanova est séduit par une petite danseuse, la Pantaloncine. Il emploie un sequin22 qui ne lui appartient pas pour lui faire un présent. Le lendemain, tout est découvert : on se moque de lui, il décrit la scène comme un petit « procès ». Larcin enfantin, scène judiciaire en miniature, honte associée à l’amour : il y a là un champ de valeur et un paradigme autobiographique avec lequel Casanova prend ses distances quand il refuse d’accorder à l’épisode la valeur d’un commencement.

Bettine, elle, trompe Casanova. Le Vénitien pensait avoir su lui plaire. La découverte de ses rendez-vous nocturnes avec un autre adolescent le met d’abord en colère mais, très vite, le rire l’emporte. L’épisode inaugure une relation au monde qui refuse la rupture : il ne suscite pas la haine des autres et de leurs mensonges, mais une distanciation relative, compatible avec le plaisir. Bettine est ensuite prise de convulsions, on la croit possédée, des exorcistes se relaient à son chevet. Casanova contemple cette comédie avec une fascination amusée. Il y décèle les jeux de l’imposture et du désir. Bettine était probablement malade, le narrateur en doute moins que le personnage : après les convulsions viendra le temps d’une variole avérée. Pour l’heure, tout cela est un spectacle. Casanova en retire bien plus qu’une leçon convenue sur les ruses féminines. Il en vient à admirer et à aimer Bettine pour son talent de comédienne et son esprit. Lorsqu’elle essaie de le séduire à nouveau, il ne s’offusque pas : « je ressentais une espèce de plaisir à prendre pour bon argent comptant toute la fausse monnaie qu’elle m’avait débitée » (voir ici). Qu’importe que la monnaie soit fausse, si le plaisir est vrai ? Un réel échange n’a-t-il pas lieu ? Sauf à n’être qu’une dupe, il faut comprendre que la monnaie est fausse ; mais on se tromperait en la refusant si l’on se privait ainsi de la jouissance. L’alternative entre la vérité et le mensonge est trop tranchée : il faut accepter cet espace moins déterminé où peuvent se déployer les jeux de rôle et la complicité amoureuse.

Cet art du dégagement n’est pas incompatible avec toute préoccupation des conséquences. À Pasean, l’« abbé » de seize ans plaît à la jolie Lucie qui en a quatorze. Il est encore inexpérimenté. Il a joui, honteusement, des caresses de Bettine, mais il n’a pas encore fait l’amour avec Nanette et Marton. Il croit au préjugé de la virginité et respecte la morale familiale : il constate le désir de Lucie, mais ne veut pas trahir la confiance de ses parents qui la laissent venir dans sa chambre. Aveuglé par cette morale, il ne sait pas reconnaître l’innocence des désirs que lui avoue l’adolescente. Lorsqu’il revient à Pasean quelques mois plus tard, il apprend que Lucie s’est laissé enlever par un mauvais garçon. Celui-ci l’abandonnera et le Vénitien la retrouvera bien des années plus tard, prématurément vieillie, dans un bordel d’Amsterdam. Il se sent responsable de ce destin malheureux : s’il n’avait pas exaspéré les désirs de Lucie par pur préjugé, elle aurait échappé à la déchéance. Il confesse sa culpabilité et ses remords. C’est en respectant une convention sociale qu’il s’est rendu coupable. Il a préféré la morale instituée à la voix de la nature : une jeune fille y a perdu son existence. L’épisode est essentiel pour comprendre l’éthique de Casanova : le Vénitien reconnaît l’ordre des conséquences quand elles touchent au bonheur ou au malheur des êtres, et non aux normes sociales et morales. Le respect que l’on doit à ces dernières valeurs est conditionnel. Il tient au plaisir que leur nature cultivée peut parfois offrir, aux accommodements nécessaires avec le pouvoir pour éviter le chaos, à un érotisme bien entendu : demander aux femmes de contredire ouvertement le personnage que la société leur demande de jouer est une violence, leur désir doit pouvoir s’épanouir sans exiger qu’elles le mettent à nu.

Il est, en revanche, toujours impardonnable de faire le malheur d’une femme qu’on aime, fût-ce par respect pour la vertu. Position instable sans doute, que l’on a parfois suspecté de couvrir une certaine mauvaise foi. Elle est aussi, dans l’Histoire de ma vie, le corollaire de la disponibilité aux désirs de l’autre et du sens de la délicatesse.

L’amour selon Casanova n’a que peu à voir avec les clichés véhiculés par son nom. Rien ne le montre mieux que ses amours avec Henriette, peut-être le plus beau personnage féminin de l’Histoire de ma vie. Au sein du long flux narratif constitué par le « fragment » qui conclut le deuxième tome, Casanova met en relief le cœur de l’épisode en l’encadrant par deux motifs entrelacés. Avant d’arriver à Parme, Henriette ordonne à l’officier hongrois qui l’accompagne de bien vouloir ne plus s’occuper d’elle et de l’oublier lorsqu’ils auront rejoint la ville. Le Vénitien veut savoir si cet ordre le concerne aussi : « Oubliez-moi est bientôt dit. Sachez, madame, qu’il se peut qu’un Français soit le maître d’oublier, mais qu’un Italien, si je le mesure par moi, n’a pas ce singulier pouvoir » (voir ici). Lorsque les amants seront contraints de se séparer, Casanova trouvera un mot d’Henriette gravé sur la vitre de leur chambre : « Tu oublieras aussi Henriette » (voir ici). Au début de l’épisode, troublé par le mystère de la jeune femme et inquiet à l’idée d’en devenir la dupe, le Vénitien rêve : Henriette lui apparaît et lui reproche ses soupçons. Le songe devient érotique, l’étreinte remplace la parole. D’ordinaire, note Casanova, de tels rêves ne se prolongent guère, car « la nature » n’accepte pas que l’homme soit assoupi « dans un instant dans lequel il peut donner à la vie un être » (voir ici). Cette fois l’ordre de la nature est transgressé : « Mais, ô prodige ! Je ne me suis pas réveillé, et j’ai passé toute la nuit avec Henriette entre mes bras. Mais quel long songe ! » (ibid.). L’intensité amoureuse rêvée laisse l’homme endormi s’affranchir de la fonction présumée conséquente du plaisir, sa finalité reproductrice. Après la séparation, le Vénitien lit une lettre d’Henriette qui essaie de le consoler : « Imaginons-nous que nous avons fait un agréable songe, et ne nous plaignons pas de notre destin, car jamais un songe si agréable ne fut si long » (voir ici). Entre l’oubli et le rêve, Casanova compose sa plus belle histoire d’amour.

Le retour du songe qui dure souligne le prodige de Parme. Celui-ci tient à l’approfondissement graduel des enjeux de la reconnaissance. Lorsque Casanova la rencontre, Henriette est déguisée en homme, ce qui fait écho au travestissement de Bellino-Thérèse : cette jeune fille était déguisée en castrat, personnage à l’ambiguïté sexuelle exacerbée. Le désir pour Bellino-Thérèse est résolument équivoque : le Vénitien pense désirer une jeune fille, mais il ne peut pas en être tout à fait sûr. Le doute ne sera levé qu’au terme de leur première étreinte : après un temps de trouble, le récit organise le retour à la claire division des sexes et à l’amour que nous appelons aujourd’hui hétérosexuel. Mais Bellino avait auparavant narré ce que ressentirait Casanova s’il faisait l’amour avec lui en tant qu’homme : les échos entre cette étreinte hypothétique et celle que le récit donne pour « réelle » sont nombreux. Une telle écriture du dédoublement inscrit dans l’Histoire de ma vie, en un mixte d’hypothétique et d’actuel, une scène d’amour entre hommes moins conventionnelle que celle rencontrée lors du voyage à Constantinople.

Rien de tel lorsque Casanova découvre Henriette : il ne doute pas un seul instant qu’elle soit une femme. Par un système de répétition et de variation, l’Histoire de ma vie suggère un point de départ comparable pour amorcer un récit différent. Henriette est instantanément reconnue pour femme et perçue comme un mystère : elle refuse de raconter son histoire, de dévoiler son identité. Elle restera toujours insaisissable. Casanova s’en inquiète d’abord, percevant l’identité fuyante de la jeune femme comme une menace. Puis, lorsqu’elle lui aura permis de l’accompagner à Parme, l’impossibilité de fixer son identité donnera tout son prix à l’amour. « Qui est donc Henriette ? » (voir ici). Au temps de leur amour, Casanova ignore la réponse, qu’il ne donnera jamais au lecteur.

Le récit fait de l’identification le tombeau de l’amour. Le lecteur ne connaît pas le passé d’Henriette, mais la règle du jeu est rapidement établie : si elle vient à être reconnue, les amants devront se séparer. Le long songe de Parme consiste à inventer une reconnaissance amoureuse qui parvienne à abolir un temps la logique sociale de l’identification. Car accepter d’ignorer l’histoire de l’autre et les déterminations antérieures de son identité, c’est aussi inventer un nouvel échange amoureux. Henriette, dans sa lettre d’adieu, en donne l’éblouissante formule : « Je ne sais pas qui tu es ; mais je sais que personne au monde ne te connaît mieux que moi » (voir ici). Parce que Casanova a accepté de n’être « maître » que d’un mystère qui lui échappe, il découvre la possibilité d’être reconnu sans être identifié. Avec Henriette, l’amour devient l’image d’une relation entre les êtres enrichie par ce que l’on ignore d’autrui, d’une connaissance de l’autre étrangère au fantasme de la transparence.

M. M., la belle religieuse de Murano, ressemble à Henriette, écrit Casanova. Cette similitude physique est le premier pas vers un jeu de duplications et de miroitements qui structure le récit. Celui-ci s’organise autour de deux femmes, désignées chacune par une lettre redoublée : C. C. et M. M. Casanova démasquera une « fausse M. M. », une femme déguisée que l’on cherche à faire passer pour elle. Plus tard dans l’Histoire de ma vie, une seconde M. M. apparaîtra. Le lieu central de l’épisode, le casin, symbole d’un art de vivre et de jouir, est lui aussi dédoublé, à travers les casins de Bernis et de Casanova. Celui de l’ambassadeur de France, amant en titre de la religieuse, est doté d’une cachette qui permet à un spectateur de jouir des ébats d’autrui, situation typique de la littérature érotique du temps23. Le casin loué par Casanova pour accueillir M. M. a le privilège de contenir un dispositif qui explicite l’archithème de la séquence amoureuse : « Une autre chambre était octogone toute tapissée de glaces, pavée et plafonnée de même : toutes ces glaces faisant contraste rendaient les mêmes objets sous mille différents points de vue » (voir ici). La description est dupliquée lorsque M. M. découvre la pièce :

« Elle était surprise du prestige qui lui faisait voir partout, et en même temps, malgré qu’elle se tînt immobile, sa personne en cent différents points de vue. Ses portraits multipliés que les miroirs lui offraient à la clarté de toutes les bougies placées exprès lui présentaient un spectacle nouveau qui la rendait amoureuse d’elle-même » (voir ici).

Le plaisir tient moins au vertige qu’au « prestige », c’est-à-dire aux jeux de l’illusion, à la sidération qu’ils provoquent. Tout l’épisode expose une culture des plaisirs raffinée et pensée : Casanova admire la parure de M. M. autant que sa nudité. Son amante est une lectrice, adepte de la libre-pensée et de la littérature clandestine : les ébats et les débats participent à un même art de jouir.

Le « roman » des amours avec M. M. entremêle ainsi la représentation d’un « savoir-vivre libertin24 » sophistiqué et une méditation narrative sur le plaisir des simulacres, entre illusion et représentation. Les premiers échanges de Casanova et M. M. sont ironiquement obsédés par la promesse de véracité et de sincérité. Ce sont autant de manœuvres d’approche de la part de deux grands illusionnistes qui cherchent à se mettre d’accord sur les règles du jeu. Le Vénitien écrit à M. M. au moment de convenir d’un rendez-vous :

« La seule raison qui m’empêche de m’arrêter aux deux autres moyens que vous m’offrez, et qui m’honorent infiniment est, permettez que je le répète, la crainte de l’attrape. Ces heureux rendez-vous pourront s’effectuer d’abord que vous m’aurez mieux connu, et que nul doute troublera mon âme, ennemie du mensonge » (voir ici).

M. M. lui répond : « J’abhorre, tout comme vous, le mensonge, lorsqu’il porte à conséquence ; mais je ne le regarde que comme un badinage, lorsqu’il ne fait du mal à personne » (voir ici). L’essentiel est dit : les futurs amants se promettent mutuellement que leurs intentions ne sont pas agressives pour situer leur relation dans la sphère d’un jeu où l’on peut faire comme si sans être vraiment menteur, ni devenir dupe. Cet accord initial se fait entendre chaque fois que Casanova et M. M. évoquent la haine du mensonge, ou lorsque la jeune femme justifie une nouvelle fois les mensonges « officieux », ceux qui ne nuisent à personne ou rendent service (voir ici). Cette riche séquence qui multiplie dédoublements et emboîtements représente toutes les ressources de plaisir offertes par cette disposition éthique, sans dissimuler le risque de la voir rattrapée par une tromperie réelle, et donc par l’agressivité. Ainsi de la figure de la fausse M. M., véritable leurre, mais aussi du stratagème mis en place par M. M. pour obliger Casanova à « offrir » C. C. à Bernis. L’ambassadeur de France ne se présente pas à un rendez-vous qui devait réunir les quatre amants, ce qui permet au Vénitien de faire l’amour avec les deux femmes. Mais celui-ci comprend bientôt que l’excuse avancée par Bernis est un prétexte : on attend désormais qu’il lui rende la politesse. Rien n’est dit, rien n’est imposé. M. M. sait pouvoir compter sur sa maîtrise des codes, sur sa lecture des apparences. Elle ne se trompe pas, mais Casanova se sent victime de l’« attrape » qu’il redoutait : il n’a pas la complaisance de Bernis et sait qu’en partageant sa propre maîtresse, il risque de voir son affection faiblir. Il n’a cependant guère le choix, pris au piège de son rôle et d’une hiérarchie sociale qui se rappelle brutalement à lui. La pièce ne deviendra pas tragique, ni même triste pour autant et le plaisir reprendra vite ses droits : la représentation comprise comme théâtralisation du comportement et de l’identité peut virer à l’illusion, au mensonge et à la manipulation, mais cela n’éclipse pas les ressources de cet art du dégagement et de la disponibilité à la diversité des rôles proposés par une existence.

L’Histoire de ma vie et la langue française

Pour Brockhaus, le français de Casanova, teinté d’italien, rendait son œuvre impubliable en l’état, au même titre que l’immoralité présumée de certaines scènes. Ce jugement initial a provoqué une succession de malentendus qui ne sont pas tous parfaitement dissipés. La récriture de Laforgue laissait imaginer un texte original sulfureux et mal écrit. Rappelons-le d’emblée : il n’en est rien. La découverte de l’écriture de Casanova, à partir de 1960, n’a pas vraiment conduit à réajuster la perception de sa langue. Le débat est longtemps resté prisonnier d’une alternative aveuglante liée à la légitimation de l’écrivain : les italianismes étant pensés comme des fautes de langue, on les relevait pour blâmer le Vénitien ou on en minorait l’importance et le nombre pour le défendre. Il semblait impensable de les reconnaître comme un fait de style, statut qui est pourtant réclamé par Casanova. Il n’est pas sûr que ce renversement de perspective soit encore accompli. La relation du Vénitien avec la langue en tant que norme paraît plus difficile à accepter et à comprendre que ses jeux avec les règles morales, politiques et religieuses. Son style ne se réduit pas à la question des italianismes, mais si celle-ci est mal posée, on ne peut espérer comprendre l’écriture de l’Histoire de ma vie.

Casanova est bon juge de son français : « Les puristes qui trouvant dans mon style des tournures de mon pays me critiqueront auront raison, si elles les empêcheront de me trouver clair », écrit-il dans la préface de 1797 (voir ici). Les italianismes sont nombreux dans l’Histoire de ma vie, mais ils posent rarement un problème de compréhension. Pour le lecteur moderne, ils ne rendent pas le texte plus opaque que l’évolution de la langue française elle-même : il n’est pas impossible que le lecteur d’aujourd’hui soit arrêté ou trompé moins par les italianismes de Casanova que par des constructions parfaitement régulières au XVIIIe siècle et des mots dont le sens n’était pas le même qu’aujourd’hui. Les notes de la présente édition s’efforcent d’éclairer les deux réalités : le style de Casanova et la langue de son temps.

Le Vénitien évoque son français lorsqu’il narre les leçons de Crébillon père :

« Je suis allé chez Crébillon trois fois par semaine une année de suite, et j’ai appris chez lui tout le français que je sais, mais je n’ai jamais pu me défaire des tournures italiennes : je les connais quand je les trouve dans les autres ; mais lorsqu’elles sortent de ma plume je ne les connais pas, et je suis sûr que je n’apprendrai jamais à les connaître » (voir ici).

Les italianismes sont présentés comme involontaires, échappant à la conscience de l’écrivain. La deuxième version du séjour parisien est plus développée :

« [Crébillon] me dit que je me trompais beaucoup, si j’espérais de parvenir à écrire français dans un style tout à fait exempt de l’esprit italien : il aurait fallu pour cela, me disait-il, que j’eusse appris à penser en français. Il me porta l’exemple de Théophraste à Athènes, et de Tite-Live, dont la latinité enchanteresse, au jugement porté dans tous les siècles, sentit patavinitatem [sent sa patavinité] ; quoique cela n’empêchât qu’il ne fût le plus pur, et le plus judicieux écrivain de l’histoire de Rome. Crébillon eut raison : j’écris en français, et sans que je puisse les apercevoir les italianismes sortent de ma plume. Ce qui est singulier c’est que je les distingue dans les écrits des autres » (voir ici).

Les italianismes, toujours involontaires, sont ici dotés d’une valeur esthétique et littéraire. Les exemples de Théophraste et Tite-Live, originaire de Padoue, reviendront sous la plume du Vénitien : ils offrent une caution antique prestigieuse à l’idée d’une langue impure qui n’entre pas en contradiction avec la valeur de l’œuvre et le mérite de l’écrivain. L’impossibilité d’apercevoir ses propres italianismes est encore un trait significatif. Chez les autres, Casanova les perçoit : ce sont des faits de langue isolables, identifiables, corrigibles donc. Dans sa propre écriture, ils lui deviennent invisibles : ils sont incorporés à sa langue au point de ne plus pouvoir en être distingués.

La préface de 1797 mène une charge sans complaisance envers les puristes : leur influence est le principal grief de Casanova envers la langue française. Toutes les langues vivantes, écrit-il, s’enrichissent en empruntant des mots et des « manières » aux autres. Seul le français, sous l’influence conservatrice du purisme, s’interdit cette ressource. Il est donc condamné à la pauvreté, mais cela ne rebute pas ses censeurs qui jugent leur langue parvenue au dernier degré de perfection. Désormais, « le moindre trait étranger l’enlaidirait » (voir ici). Pour Casanova, « cette sentence peut avoir été prononcée par la prévention » (ibid.), c’est-à-dire le préjugé : la querelle musicale des lullistes et des ramistes rappelle que la volonté de conserver le style français dans toute sa pureté n’est pas un gage de qualité esthétique, mais un choix idéologique.

Le Vénitien, objectera-t-on, dit parfois le contraire, en particulier après les lignes citées du deuxième séjour parisien : « Ceux qui disent que la langue italienne farcie de gallicismes est plus jolie se trompent. Toutes les langues ont leurs lois, et les bons écrivains les suivent » (voir ici). Et dans la lettre À Léonard Snetlage : « Chaque langue d’ailleurs a une nature à elle, qui la rend insusceptible des expressions d’une autre25. » Dans un texte consacré à l’universalité du français, le Vénitien écrit que cette langue, grâce à son génie propre, « est la seule qui soit parlée de la même façon par tous ceux qui l’ont apprise » (voir Sur la langue française, p. 1343) : la nature du français lui permettrait de résister aux hybridations qui caractérisent toutes les autres langues parlées par des étrangers.

Ces affirmations contradictoires sont un nouvel exemple de la relation que Casanova entretient avec l’idée de norme. Le Vénitien serait un chrétien qui ne croit pas à l’immortalité de l’âme et qui ne prend pas la question au sérieux26. Il aime la vérité au point de mentir. Dans la préface de 1791, il se déclare « approbateur de tous les préjugés de la bonne compagnie », mais il revendique en même temps, et avec force, la singularité de ses goûts, même s’ils choquent :

« Si mon goût n’est pas le général, je ne saurais qu’y faire ; et d’ailleurs je ne me crois pas beaucoup à plaindre de ce que je n’ai jamais trouvé que ma maîtresse sente mauvais. […] J’aime le gibier qui touche aux confins de la corruption, et son agréable fumet qui me ragoûte, comme le gluant de l’odoriférante Morue. En grâce de ces cochonneries je suis assez effronté pour me croire plus heureux qu’un autre » (voir ici).

Plus tard dans l’Histoire de ma vie, le lecteur apprendra que la prohibition de l’inceste doit être respectée comme une loi naturelle, alors qu’il faut la penser comme un préjugé et une institution sans rapport avec la nature. Inutile de multiplier les exemples : ils abondent. Les normes religieuses, discursives, morales, sexuelles, sociales, politiques, celles du bon goût et de la langue sont traitées exactement de la même façon. Casanova joue sans cesse le pour et le contre, pour des raisons variées : prudence, stratégie de séduction ou de dégagement, ironie ; conviction que les normes ont une fonction nécessaire de régulation collective, qu’il convient donc de se ménager une marge individuelle de jeu plutôt que de les contester frontalement ; plaisir aussi de la convention comme composante de l’art de jouir ; tout cela intervient de façon différenciée selon les sujets et les occasions. Mais la relation avec les normes est systématiquement travaillée par une écriture du renversement qui, au moment même où elle affirme la nécessité et la légitimité de la règle ou de l’autorité, en réfute le fondement ou en rejette les conséquences. La langue de l’Histoire de ma vie est la manifestation la plus intime, la plus incorporée, la plus concrète d’un travail d’individuation en œuvre au sein d’un système de contraintes collectives qu’il vise moins à briser qu’à subvertir. Le texte sur le français dans lequel Casanova rend le plus exactement compte de son écriture se trouve à la fin de la préface de 1791, plus directe que celle de 1797. L’attaque contre les puristes est plus franche. De façon frappante, le Vénitien anticipe les déconvenues que rencontrera son œuvre. La revendication d’une relation individuée à la langue y est aussi une déclaration d’amour. Souvenons-nous en lisant ces lignes que, dans l’Histoire de ma vie, savoir habiller une femme relève d’un art de l’attention et d’une morale de la délicatesse essentiels au savoir-vivre amoureux :

« La langue française est la sœur bien-aimée de la mienne ; je l’habille souvent à l’italienne ; je la regarde, elle me semble plus jolie, elle me plaît davantage, et je me trouve content. Sûr en grammaire et certain qu’aucun lecteur ne me trouvera obscur, j’ai défendu à mon éditeur d’adopter des corrections que quelque puriste constipé s’aviserait d’introduire dans mon manuscrit.

Si nous nous sentons flattés en Italie, lorsque nous trouvons dans les belles proses du docte comte Algarotti une grande quantité de gallicismes ; et s’il nous semble que cet ornement étranger nous rende plus agréable la matière qu’il traite, pourquoi jugerai-je la langue française insusceptible d’ornements italiens ? Pourquoi bornerai-je l’intelligence du Français en lui refusant la faculté de comprendre la force d’une période parce qu’elle exige une plus longue haleine ? Ils la chériront lorsqu’ils se trouveront convaincus qu’elle dit davantage. Ils se déferont du préjugé qui leur fait croire que leur langue ne souffre pas des beautés étrangères » (voir ici).

Nous recensons dans les notes, pour ce premier volume, environ cent cinquante italianismes différents. Parmi eux, quelques-uns (ils sont rares) ont finalement été corrigés par Casanova. D’autres sont seulement probables, mais nous avons aussi choisi de ne pas signaler des cas douteux pour lesquels l’influence italienne a pu compter sans que l’on puisse l’établir avec certitude. D’autres cas ont pu nous échapper, et, si nous indiquons systématiquement le genre des noms chez Casanova lorsqu’il diffère du français, nous ne signalons pas chaque fois l’éventuelle explication italianisante qui peut en rendre compte. Surtout, nous ne relevons pas toutes les occurrences d’un même italianisme, pour éviter d’alourdir l’appareil critique : certaines expressions et constructions italianisantes reviennent une dizaine de fois, d’autres plus souvent encore. Ainsi, si l’on ne raisonne pas en termes de cas singulier, mais de nombre d’occurrences, on rencontre beaucoup plus de cent cinquante italianismes dans ce premier volume. Ils n’ont donc rien de rares ni d’hypothétiques, comme on le lit parfois. On en donnera simplement quelques exemples.

Les néologismes constituent les italianismes les plus spectaculaires sans être les plus nombreux (une dizaine non corrigés dans ce volume). Casanova introduit par exemple « vaniloque » (vaniloquio : radotage) ; des raisons sont chez lui « excogitables » (escogitare : imaginer, inventer) ; il a « lambi » la blessure de Mme F. (lambire : lécher) ; une jeune femme ne croit pas que « sa sage conduite [puisse] lui être ascrite à mérite » (ascrivere : attribuer). D’autres néologismes, souvent soulignés par Casanova, sont en réalité une transposition de mots italiens pour désigner des réalités locales : ainsi du « boleton » acheté à la poste de Rome (bollettone : billet payé à l’avance). Nous indiquons aussi en note les néologismes corrigés par le Vénitien (« amatoires », « micidielle » au sens de « meurtrière », « funester » au sens d’« attrister »…)

Les « faux amis », beaucoup plus discrets, sont aussi plus nombreux (au moins une trentaine dans ce volume) : le mot français existe, mais avec un sens différent de l’italien. « Parole » reçoit ainsi le sens de « mot » (parola en italien) dès la préface, lorsque Casanova note que les langues étrangères ont pillé le français « tant dans ses paroles, que dans ses manières » (voir ici). Cet emploi est fréquent dans l’Histoire de ma vie. Casanova reçoit des « notices », c’est-à-dire des nouvelles (notizie). Il s’inquiète avec des amis d’une « taille » qui les menace : c’est une mise à prix (taglia). Ailleurs, il craint de manquer de repartie car il est « surfait » (voir ici) : exemple intéressant, car le verbe « surfaire » est souvent employé dans l’Histoire de ma vie dans le sens qu’il a au XVIIIe siècle (faire payer trop cher), lui aussi difficile à percevoir pour le lecteur moderne, alors que le mot vient ici de l’italien soprafatto (écrasé [par l’émotion]). À la limite du faux ami et de l’italianisme de construction, on lira également que des jeunes filles « se donnèrent le change », non au sens de « se trompèrent », mais d’« échangèrent leur place » (dare il cambio a qualcuno : remplacer quelqu’un). Casanova a aussi corrigé certains faux amis : « escalier » au sens d’« échelle » (scala), « gronder » au sens de « ruisseler » (grondare), « soutane » au sens de « jupon » (sottana, mais ce mot est aussi maintenu ailleurs)…

Les néologismes et ces faux amis sont les seuls cas susceptibles de poser des problèmes de sens. D’autres faux amis, presque imperceptibles, sont directement lisibles en français : ainsi du « confident » de l’Inquisition qui est un espion (confidente). Ils participent discrètement à la texture linguistique de l’Histoire de ma vie. D’autres, peut-être les plus intéressants, produisent des effets de sens, notamment le très fréquent et très casanovien « combinaison » (combinazione au sens de « coïncidence »), surtout au pluriel, autour duquel se jouent les relations ambiguës entre le hasard et le destin. Lorsque Casanova évoque l’amitié « charnelle » d’un homme pour une jeune fille beaucoup plus jeune, le contexte invite à faire jouer l’un des sens de carnale en italien, connotant les liens du sang, et à comprendre qu’il s’agit des sentiments d’un père pour une fille qu’il n’a pas pu reconnaître (voir ici). Mais le mot produit une ambiguïté, en particulier lorsqu’on lit dans le Dictionnaire de l’Académie que le terme français « n’a guère d’usage que dans ces phrases : Plaisir charnel. Appétit charnel. Copulation charnelle » (Acad. 1762).

Casanova calque des expressions italiennes qui ne posent pas de vrai problème de sens, mais peuvent parfois surprendre, souvent agréablement. « En pointe de pieds » (in punta di piedi) remplace « sur la pointe des pieds », aux sens propre et figuré. Une jeune fille est « saine comme un poisson » (sana come un pesce) ; une autre doit « vivre en grâce de Dieu » (vivere in grazia di Dio : mener une vie sans péché) ; on parle « hors des dents » (fuori dai denti : franchement, sans ménagement) ; un homme descend des escaliers « à précipice au risque de se casser le cou » (a precipizio : à toute vitesse). L’infinitif substantivé est encore un procédé italianisant : le « rougir », par exemple, courant en italien et utilisé au XVIIIe siècle par l’Accademia della Crusca pour définir « le rougissement » (« Arrossimento : lo arrossire »). L’adjectif se substantive aussi plus fréquemment en italien qu’en français, et certains cas peuvent être décrits comme des italianismes, même si nous ne les signalons pas nécessairement puisque cette possibilité existe dans la langue française.

Des locutions sont transposées de l’italien au français : « Jusque de ce temps » pour marquer une origine (depuis ce temps : fino da en italien). « En ton » (in tono) remplace « sur un ton ». Certaines sont récurrentes : « en grâce de » (in grazia di : grâce à), « en force de » (in forza di : en vertu de), « à seconde de » (a seconda di : selon).

Les comparatifs et superlatifs sont souvent construits sur le modèle de l’italien. Casanova écrit par exemple « les moyens plus propres » pour « les plus propres », et on lira « pire de » (comparatif + di) et « aussi… comme » (cosí… come) ou « tant… comme », également italianisants. Dans le même ordre d’idées, on trouve « le même de » (lo stesso di) pour « le même que » et « beaucoup pire » pour « bien pire », ce qui est un calque de l’italien molto.

Les italianismes strictement orthographiques et les modifications de genre liées à l’italien sont signalés dans les notes : nous les corrigeons généralement dans un texte qu’il ne s’agit pas d’embaumer. Leur liste pourra être complétée par les lecteurs curieux qui pourront se reporter, dans ce volume, au Répertoire de l’orthographe casanovienne (voir p. LXX), qui n’est pas toujours seulement italianisante. On trouve par exemple « buffonerie », « cerimonial » (cerimoniale), « rafroidissement » (raffredamento), « à pieds » (a piedi), etc. Ces graphies indiquent parfois la prononciation de Casanova : les italianismes peuvent participer de l’écriture de l’oralité. De façon paradoxale, l’orthographe « encruster » pour « incruster » s’explique peut-être par la volonté d’éviter un calque de l’italien (incrostare). Pour le genre, Casanova écrit par exemple « un encre » (inchiostro), mais il accorde « orchestre » au féminin (orchestra). Une habitude italienne surgit à l’occasion, par exemple lorsqu’il écrit « un’chambre ».

Un grand nombre d’italianismes plus ou moins marqués sont enfin liés aux déterminants, aux prépositions et aux constructions verbales. Dans l’Histoire de ma vie, on perd parfois de l’argent aux cartes en jouant « sur la parole » (sulla parola) plutôt que « sur sa parole ». On trouve « traité avec moins d’orgueil de sa dame » qui calque l’italien da. Casanova emploie et construit souvent « retourner » comme l’italien ritornare pris au sens de « revenir » : il ressent par exemple « l’envie de [s]’en aller pour ne plus retourner ». La construction de « complaire » est un cas complexe qui renvoie parfois à la langue classique, et parfois à l’italien compiacere et compiacersi di au sens de « se réjouir de » : Casanova « se complaît » ainsi d’un honneur qui lui est fait. De même, l’emploi de « confier » peut être ambigu, mais il est souvent italianisant : « l’homme confie », au sens de « fait confiance », tient à la possible construction non pronominale de confidare en italien au XVIIIe siècle, rapportée par l’Accademia della Crusca. D’autres cas sont sans équivoque : « se grimper » renvoie à une construction pronominale italienne ; Casanova construit « persuader quelqu’un à faire quelque chose » (persuadere qualcuno a fare qualcosa) ; on trouve « à quoi sert penser » qui découle de servire + infinitif en italien ou encore « te reprocher » au sens de « te faire des reproches » (rimproverare : réprimander).

De nombreuses occurrences déconcertantes pour le lecteur moderne s’expliquent par l’histoire de la langue française autant que par les italianismes. Si l’emploi de si + futur est bien italianisant, celui du subjonctif dans des conjonctives où il ne se trouve plus aujourd’hui était encore en vigueur au XVIIIe siècle. Le fréquent « d’abord que » au sens d’« aussitôt que » ne se trouve plus guère dans les œuvres contemporaines de la rédaction de l’Histoire de ma vie, mais il s’emploie couramment dans la première moitié du siècle, par exemple dans la littérature romanesque (Tissot de Patot, Hamilton, Crébillon fils, Anne-Claude de Caylus, Jean-Baptiste Jourdan, très fréquemment chez Lesage, ce qui n’est pas indifférent pour l’Histoire de ma vie). L’expression de la date ou la désignation d’une période peuvent être franchement italianisantes, lorsque Casanova omet le mot « jour » dans une expression comme « le dernier de septembre », ou dans la locution « vers la fin de l’onzième siècle » ; en revanche, l’emploi de « de » dans des expressions comme « le 16 de septembre » peut aussi se trouver en français au XVIIIe siècle.

Il y a donc bien une réelle texture italianisante dans l’Histoire de ma vie qui relève à la fois de la langue d’un auteur qui n’est pas né francophone et d’un choix stylistique. Elle s’ajoute à d’autres faits linguistiques, comme les différences entre notre langue et celle du XVIIIe siècle et les archaïsmes. Certains cas restent problématiques, ce qui participe à la polysémie de l’Histoire de ma vie : lorsque le Vénitien écrit que les désirs deviennent « majeurs », est-ce un simple calque de l’italien maggiore au sens de « plus grand » ? Faut-il faire jouer les connotations qu’a le mot au XVIIIe siècle, employé dans les locutions « Force majeure, Une force à laquelle on ne peut résister. Causes majeures, Certaines causes d’une grande importance, concernant la Religion et l’État » (Acad. 1762) ?

Quelques étrangetés linguistiques ne s’expliquent ni par l’histoire de la langue ni par l’italien ; elles sont finalement assez peu nombreuses. Certaines peuvent provenir des hésitations de Casanova, qui cherche peut-être parfois à ne pas imiter l’italien dans des cas où les constructions sont pourtant identiques dans les deux langues. Ces occurrences appellent une étude grammaticale et stylistique qui dépasse les fonctions de cette préface. L’immense majorité des cas syntaxiques problématiques relève de l’emploi et parfois de l’enchaînement des subordonnées relatives. Certains sont italianisants, d’autres peuvent calquer l’emploi du che italien, mais bien des occurrences ne s’expliquent pas ainsi. L’analyse qui voudra les éclairer ne devra pas oublier la préface de 1791. Casanova y assume sa syntaxe et ses effets d’allongement : « Pourquoi bornerai-je l’intelligence du Français en lui refusant la faculté de comprendre la force d’une période parce qu’elle exige une plus longue haleine » (voir ici). Les relatives, en particulier enchaînées, produisent cet effet de longueur ou de souffle associé par le Vénitien aux italianismes. Risquons une hypothèse : l’emploi des propositions relatives qui allongent, voire brisent la phrase est assez comparable, chez Casanova, en français et en italien. Or il n’est pas évident que ces relatives italiennes tiennent à une « norme » grammaticale ou rhétorique. On avancerait volontiers, pour ouvrir un débat, que la syntaxe italienne de Casanova n’est pas moins problématique sur ce point que son français ; autrement dit, qu’il s’agit là d’un fait de style présent dans les deux langues, plutôt que de la transposition d’une langue vers l’autre.

De plus, l’écrivain n’ignore rien des vertus de la brièveté. L’analyse de certains méandres syntaxiques dans l’Histoire de ma vie doit s’en souvenir. En témoignent dans cette page le refus et l’indignation suscités par la sentence « c’était trop tard », exprimés en une phrase simple et énergique, puis le mouvement vers un espoir réinventé :

« [Madame Manzoni] me demanda quel état j’embrasserai après avoir renoncé au métier de la guerre, et je lui ai répondu que j’exercerai le métier d’avocat. Elle se mit à rire, et elle me dit que c’était trop tard. Je n’avais que vingt ans. […]

Le docteur Gozzi m’avait assez appris pour aller racler dans l’orchestre d’un théâtre. J’ai demandé cet emploi à M. Grimani qui m’installa d’abord dans l’orchestre de son théâtre de S. Samuel, où gagnant un écu par jour, je pouvais suffire à moi-même. Me rendant justice je me suis absenté moi-même de toutes les compagnies du bon ton, et de toutes les maisons que je fréquentais avant de me donner à ce vil métier. Je savais qu’on devait m’appeler garnement, et je m’en moquais. On devait me mépriser ; mais je me consolais sachant que je n’étais pas méprisable. Me voyant réduit à cela après tant de beaux titres, j’en étais honteux, mais sur cela je me gardais le secret. Je me sentais humilié ; mais pas avili. N’ayant pas renoncé à la fortune, je croyais de pouvoir encore compter sur elle. Je savais qu’elle exerce son pouvoir sur tous les mortels sans les consulter pourvu qu’ils soient jeunes ; et j’étais jeune » (voir ici ou ici).

Les échanges entre le français et l’italien ne sont pas le seul fait de Casanova : ils se jouent entre les langues mêmes. « Sbire » est déjà entré en français, mais il porte encore son origine italienne. Le familier « gonze » (nigaud, niais, dupe) n’est pas spécifiquement casanovien. Casanova emploie « costume » au sens italien de « coutumes », « mœurs » : ce sens est présent en français dans le lexique de la peinture. « Désinvolte » est emprunté à l’italien dans les années 1740-1750 : le Vénitien le donne encore en italien dans l’Histoire de ma vie (la disinvolta). Il francise en revanche l’italien cicerone (guide) en « Cicéron », alors que le mot a déjà été adopté par des écrivains français (Diderot, notamment). Il emploie « fonction » au sens de « cérémonie » (funzione), en particulier lorsqu’il est question de processions. Le mot n’est pas répertorié dans ce sens par les dictionnaires au XVIIIe siècle, mais Mérimée et Stendhal l’emploieront plus tard ainsi à propos de scènes espagnoles ou italiennes. Une occurrence du terme chez Casanova est rendue particulièrement intéressante par son contexte :

« Dans les fonctions de la semaine sainte, j’ai vu par les rues de Vienne l’empereur François premier en voiture découverte habillé à l’espagnole. Au lieu de cocher, un domestique à cheval habillé aussi à l’espagnole, conduisait à pas lents la voiture. Cet habillement venait de Charles V parce qu’il était roi d’Espagne ; mais ses successeurs n’étant pas Espagnols, et n’y ayant rien de commun entre l’Espagne et l’empire, ce train me parut une mascarade. La raison qui l’avait rendu durable était la belle décoration » (voir ici).

La langue française habillée à l’italienne procure du plaisir, mais l’empereur austro-hongrois « habillé à l’espagnole » est ridicule : la « mascarade » n’est pas libératoire, elle devient source d’illusions. Le spectacle du pouvoir échoue en se réduisant à un décor pompeux : les puissants aiment son prestige, mais les foules ne sont pas dupes. L’habillement espagnol est le leurre d’un pouvoir qui pense refonder sa légitimité par la célébration d’une origine prestigieuse. Le spectacle reste sans énergie, sans efficacité : ce n’est plus qu’une tradition fossilisée. Habiller le français à l’italienne, au contraire, n’est pas exhiber une origine qui vaudrait légitimation ; ce n’est pas donner en spectacle un principe de continuité dont l’écrivain tirerait sa force, mais s’affranchir des normes pour inventer sa propre voix dans une langue aux possibles renouvelés.

PRÉFACE

Je commence par déclarer à mon lecteur que dans tout ce que j’ai fait de bon ou de mauvais dans toute ma vie, je suis sûr d’avoir mérité ou démérité, et que par conséquent je dois me croire libre. La doctrine des Stoïciens, et de toute autre secte sur la force du Destin est une chimère de l’imagination qui tient à l’athéisme2. Je suis non seulement monothéiste, mais chrétien fortifié par la philosophie, qui n’a jamais rien gâté.

Je crois à l’existence d’un DIEUa immatériel auteur, et maître de toutes les formes ; et ce qui me prouve que je n’en ai jamais douté, c’est que j’ai toujours compté sur sa providence, recourant à lui par le moyen de la prière dans toutes mes détresses ; et me trouvant toujours exaucé. Le désespoir tue : la prière le fait disparaître ; et après elle l’homme confie3, et agit. Quels soient les moyens, dont l’Être des êtres se sert pour détourner les malheurs imminents sur ceux qui implorent son secours, c’est une recherche au-dessus du pouvoir de l’entendement de l’homme, qui dans le même instant qu’il contemple l’incomprensibilité4 de la providence divine, se voit réduit à l’adorer. Notre ignorance devient notre seule ressource ; et les vrais heureux sont ceux qui la chérissent. Il faut donc prier DIEU, et croire d’avoir obtenu la grâce, même quand l’apparence nous dit que nous ne l’avons pas obtenueb. Pour ce qui regarde la posture du corps dans laquelle il faut être quand on adresse des vœux au créateur, un vers du [5v] Pétrarque5 nous l’indique

Con le ginocchia della mente inchine.

[Les genoux de l’âme ployés.]6

L’homme est libre ; mais il ne l’est pas s’il ne croit pas de l’être, car plus il suppose de force au Destin plus il se prive de celle que Dieu lui a donnéec quand il l’a partagé de la raison7. La raison est une parcelle de la divinité du Créateur. Si nous nous en servons pour être humbles, et justes, nous ne pouvons que plaire à celui qui nous en a fait le don. DIEU ne cesse d’être DIEU que pour ceux qui conçoivent possible son inexistence. Ils ne peuvent pas subir une plus grande punition.

Quoique l’homme soit libre, il ne faut cependant pas croire qu’il soit maître de faire tout ce qu’il veut. Il devient esclave lorsqu’il se détermine à agir quand une passion l’agite. Nisi paret imperat [S’il n’obéit pas, il commande]8. Celui qui a la force de suspendre ses démarches jusqu’à l’arrivée du calme est le sage. Cet être est rare.

Le lecteur qui aime à penser verra dans ces mémoires que n’ayant jamais visé à un point fixe, le seul système que j’eus, si c’en est un, fut celui de me laisser aller où le vent qui soufflait me poussait9. Que de vicissitudes dans cette indépendance de méthodes ! Mesd infortunes également que mes bonheurs m’ont démontré que dans ce monde tant physique que moral le bien sort du mal, comme du bien le mal. Mes égarements montreront aux penseurs les chemins contraires, ou leur apprendront le grand art de se tenir à cheval du fossé10. Il ne s’agit que d’avoir du courage, car la force sans la confiance ne sert à rien. J’ai vu très souvent le bonheur tomber sur moi en conséquence d’une démarche imprudente, qui aurait dû me mener au précipice ; et, quoiqu’en me blâmant, j’ai remercié DIEU. J’ai aussi vu, tout au contraire, un malheur accablant sorti d’une conduite mesurée par la sagesse : cela m’a humilié ; mais sûr d’avoir eu raison, je m’en suis facilement consolé.

Malgré le fond de l’excellente morale, fruit nécessaire des divins principes enracinés dans mon cœur, je fus toute ma vie la victime dee [6r] mes sens ; je me suis plu à m’égarer, et j’ai continuellement vécu dans l’erreur, n’ayant autre consolation que celle de savoir que j’y étais. Par cette raison j’espère, cher lecteur, que bien loin de trouver dans mon histoire le caractère de l’impudente jactance, vous y trouverez celui qui convient à une confession générale, quoique dans le style de mes narrations vous ne me trouverez ni l’air d’un pénitent, ni la contrainte de quelqu’un qui rougit rendant compte de ses fredaines. Ce sont des folies de jeunesse. Vous verrez que j’en ris, et si vous êtes bon, vous en rirez avec moi.

Vous rirez quand vous saurez que souvent je ne me suis pas fait un scrupule de tromper des étourdis, des fripons, et des sots quand j’en ai eu besoin. Pour ce qui regarde les femmes, ce sont des tromperies réciproques qu’on ne met pas en ligne de compte, car quand l’amour s’en mêle, on est ordinairement la dupe de part et d’autre. Mais c’est bien différent pour ce qui regarde les sots. Je me félicite toujours quand je me souviens de les avoir fait tomber dans mes filets, car ils sont insolents, et présomptueux jusqu’à défier l’esprit. On le venge quand on trompe un sot, et la victoire en vaut la peine, car il est cuirassé, et on ne sait pas par où le prendre. Tromper un sot enfin est un exploit digne d’un homme d’esprit11. Ce qui a mis dans mon sang, depuis que j’existe, une haine invincible contre cette engeance, c’est que je me trouve sot toutes les fois que je mef vois en société avec eux. Il faut cependant les distinguer de ces hommes qu’on appelle bêtes, car n’étant bêtes que par défaut d’éducation, je les aime assez. J’en ai trouvé de fort honnêtes, et qui dans le caractère de leur bêtise ont une sorte d’esprit. Ils ressemblent à des yeux qui sans la cataracte seraient fort beaux.

Examinant, mon cher lecteur, le caractère de cette préface, vous devinerez facilement mon but. Je l’ai faite parce que je veux que vous me connaissiez avant de me lire. Ce n’est qu’aux Cafés, et aux tables d’hôte qu’on converse avec des inconnus.

J’ai écrit mon histoire, et personne ne peut y trouver à redire ; mais suis-je sage la donnant au public que je ne connais qu’à son grand désavantage ? Non. Je sais que je fais une folie ; mais ayant besoin de m’occuper, et de rire, pourquoi m’abstiendrais-je de la faire ?

Expulit elleboro morbum, bilemque meraco.

[Il chassa son mal et la bile avec l’ellébore pur.]12

[6v] Un Ancien me dit en ton13 d’instituteur : Si tu n’as pas fait des choses dignes d’être écrites, écris-en du moins qui soient dignes d’être lues14. C’est un précepte aussi beau qu’un diamant de première eau brillanté en Angleterre15 ; mais il m’est incompétent16, car je n’écris ni l’histoire d’un illustre, ni un roman. Digne ou indigne, ma vie est ma matière, ma matière est ma vie17. L’ayant faite sans avoir jamais cru que l’envie de l’écrire me viendrait, elle peut avoir un caractère intéressant qu’elle n’aurait peut-être pas, si je l’avais faite avec intention de l’écrire dans mes vieux jours, et qui plus est de la publier.

Dans cette année 1797, à l’âge de soixante et douze ans, où je peux dire vixi [j’ai vécu], quoique je respire encore, je ne saurais me procurer un amusement plus agréable que celui de m’entretenir de mes propres affaires, et de donner un noble sujet de rire à la bonne compagnie qui m’écoute, qui m’a toujours donné des marques d’amitié, et que j’ai toujours fréquentéeg. Pour bien écrire, je n’ai besoin que de m’imaginer qu’elle me lira : Quaecumque dixi, si placuerint, dictavit auditor [Si quelque chose peut plaire dans ce que j’ai dit, c’est ce que l’auditeur aura dicté]18. Pour ce qui regarde les profanes que je ne pourrai empêcher de me lire, il me suffit de savoir que ce n’est pas pour eux que j’ai écrit.

Me rappelant les plaisirs que j’eus je me les renouvelle, et je ris des peines que j’ai enduréesh, et que je ne sens plus. Membre de l’univers, je parle à l’air, et je me figure de rendre compte de ma gestion, comme un maître d’hôtel le rend à son seigneur avant de disparaître. Pour ce qui regarde mon avenir, je n’ai jamais voulu m’en inquiéter en qualité de philosophe, car je n’en sais rien ; et en qualité de chrétien la foi doit croire sans raisonner, et la plus pure garde un profond silence. Je sais que j’ai existé, et en étant sûr parce que j’ai senti, je sais aussi que je n’existerai plus quand j’aurai fini de sentir. S’il m’arrivera après ma mort de sentir encore, je ne douterai plus de rien ; mais je donnerai un démenti à tous ceux qui viendront me dire que je suis mort.

Mon histoire, devant commencer par le fait le plus reculé que ma mémoire puisse me rappeler, commencera à mon âge de huit ans, et quatre mois. Avant cette époque, s’il est vrai que vivere cogitare est [vivre, c’est penser]19, je ne vivais pas : je végétais. La pensée de l’homme, ne consistant que dans des comparaisons faites pour examiner des rapports, ne [7r] peut pas précéder l’existence de sa mémoire. L’organe qui lui est propre ne se développa dans ma tête que huit ans, et quatre mois après ma naissance : ce fut dans ces moments-là que mon âme commença à être susceptible d’impressions. Comment une substance immatérielle qui ne peut nec tangere nec tangi [ni toucher ni être touché]20 puisse l’être, il n’y a point d’homme qui soit en état de l’expliquer.

Une philosophie consolante d’accord avec la religion prétend que la dépendance de l’âme des sens, et des organes n’est que fortuite, et passagère, et qu’elle sera libre, et heureuse quand la mort du corps l’aura affranchie de leur pouvoir tyrannique21. C’est fort beau ; mais, religion à part, ce n’est pas sûr. Ne pouvant donc me trouver dans la certitude parfaite d’être immortel qu’après avoir cessé de vivre, on me pardonnera, si je ne suis pas pressé de parvenir à connaître cette vérité. Une connaissance qui coûte la vie coûte trop cher. En attendant j’adore DIEU me défendant toute action injuste, et abhorrant les hommes injustes, sans cependant leur faire du mal. Il me suffit de m’abstenir de leur faire du bien. Il ne faut pas nourrir les serpents.

Devant dire quelque chose aussi de mon tempérament22, et de mon caractère23, l’indulgent entre mes lecteurs ne sera ni le moins honnête, ni le plus dépourvu d’esprit.

J’ai eu tous les quatre tempéraments : le pituiteux dans mon enfance ; le sanguin dans ma jeunesse, puis le bilieux, et enfin le mélancolique, qui apparemment ne me quittera plus. Conformant ma nourriture à ma constitution, j’ai toujours joui d’une bonne santé ; et ayant appris que ce qui l’altère est toujours l’excès soit de nourriture, soit d’abstinence, je n’ai jamais eu autre médecin que moi-même. Mais j’ai trouvé l’abstinence beaucoup plus dangereuse. Le trop donne une indigestion ; mais le trop peu donne la mort.

Aujourd’hui, vieux comme je suis, j’ai besoin, malgré l’excellence de mon estomac, de ne manger qu’une fois par jour, mais ce qui me dédommage de cette privation est le doux sommeil, et la facilité avec laquelle je couche sur du papier mes raisonnements sans avoir besoin ni de paradoxes, ni d’entortiller sophismes sur sophismes faits [7v] plus pour me tromper moi-même que mes lecteurs, car je ne pourrais jamais me déterminer à leur donner de la fausse monnaie24, si je la connaissais pour fausse.

Le tempérament sanguin me rendit très sensible aux attraits de toute volupté, toujours joyeux, et empressé de passer d’une jouissance à l’autre, et ingénieux à en inventer. De là vint mon inclination à faire des nouvelles connaissances, autant que ma facilité à les rompre, quoique toujours avec connaissance de cause, et jamais par légèreté. Les défauts du tempérament sont incorrigibles, parce que le tempérament même est indépendant de nos forces ; mais le caractère est autre chose. Ce qui le constitue est le cœur, et l’esprit ; et le tempérament y ayant très peu d’influence, il s’ensuit qu’il dépend de l’éducation, et qu’il est susceptible de corrections, et de réforme.

Je laisse à d’autres à décider si le mien est bon ou mauvais, mais tel qu’il est il se laisse facilement voir sur ma physionomie à tout connaisseur. Ce n’est que là que le caractère de l’homme est un objet de la vue, car c’est son siège25. Observons que les hommes qui n’ont pas de physionomie, et dont le nombre est très grand, n’ont pas non plus ce qu’on appelle un caractère. Par conséquent la diversité des physionomies sera égale à la diversité des caractères26.

Ayant reconnu que dans toute ma vie j’ai agi plus en force du27 sentiment, que dei mes réflexions, j’ai décidé que ma conduite a plus dépendu de mon caractère que de mon esprit après une longue guerre entr’eux, dans laquelle alternativement je ne me suis jamais trouvé ni assez d’esprit pour mon caractère, ni assez de caractère pour mon esprit. Brisons là-dessus28, car c’est le cas que si brevis esse volo obscurus fio [si je veux être bref, je deviens obscur]29. Je crois que sans blesser la modestie je peux m’approprier ces paroles de mon cher Virgile :

Nec sum adeo informis : nuper me in litore vidi

Cum placidum ventis staret mare.

[Et je ne suis pas tellement laid :

naguère je me suis miré sur le rivage,

quand les vents

laissaient la mer en repos.]30

Cultiver les plaisirs de mes sens fut dans toute ma vie ma principale affaire : je n’en ai jamais eu de plus importante. Me sentant né pour le sexe différent du mien, je l’ai toujours aimé, et je m’en suis fait aimer tant que j’ai pu. J’ai aussi aimé la bonne table avec transport, et passionnément tous les objets faits pour exciter [8r] la curiosité.

J’eus des amis qui me firent du bien, et je fus assez heureux de pouvoir en toute occasion leur donner des marques de ma reconnaissance ; et j’eus des détestables ennemis qui m’ont persécuté, et que je n’ai pas exterminésj parce que je ne l’ai pas pu. Je ne leur aurais jamais pardonné, si je n’eussek oublié le mal qu’ils m’ont fait. L’homme qui oublie une injure ne l’a pas pardonnée ; il l’a oubliée ; car le pardon part d’un sentiment héroïque d’un cœur noble, et d’un esprit généreux, tandis que l’oubli vient d’une faiblesse de mémoire, ou d’une douce nonchalance amie d’une âme pacifique, et souvent d’un besoin de calme, et de paix ; car la haine, à la longue, tue le malheureux qui se plaît à la nourrir.

Si on m’appellera sensuel on aura tort, car la force de mes sens ne m’a jamais arraché à mes devoirs, quand j’en ai eu. Par la même raison on n’aurait jamais dû appeler Homère ivrogne : Laudibus arguitur vini vinosus Homerus [Par les éloges qu’il donne au vin, Homère est convaincu d’en être l’ami]31.

J’ai aimé les mets au haut goût : le pâté de macaroni fait par un bon cuisinier napolitain, l’Ogliapotrida32, la morue de Terre-neuve bien gluante, le gibier au fumet qui confine33, et les fromages dont la perfection se manifeste quand les petits êtres qui les habitent commencent à se rendre visibles. Pour ce qui regarde les femmes, j’ai toujours trouvé que celle que j’aimais sentait bon, et plus sa transpiration était forte plus elle me semblait suave.

Quel goût dépravé ! Quelle honte de se le reconnaître, et de ne pas en rougir ! Ce critique m’excite à rire. En grâce de mes gros goûts, je suis assez effronté pour me croire plus heureux qu’un autre, d’abord que34 je me trouve convaincu que mes goûts me rendent susceptible de plus de plaisir. Heureux ceux qui sans nuire à personne savent s’en procurer, et insensés les autres qui s’imaginent que le GRAND-ÊTRE puisse jouir des douleurs, des peines, et des abstinences qu’ils lui offrent en sacrifice, et qu’il ne chérisse que les extravagants qui se les procurent. DIEU ne peut exiger de ses créatures que l’exercice des vertus dont il a placé le germe dans leur âme, et il ne nous a rien donné qu’à dessein de nous rendre heureux : amour-propre, ambition d’éloge, [8v] sentiment d’émulation, force, courage, et un pouvoir dont nulle tyrannie peut nous priver : c’est celui de nous tuer, si après un calcul juste, ou faux nous avons le malheur d’y trouver notre compte. C’est la plus forte preuve de notre liberté morale que le sophisme a tant combattuel. Elle est cependant justement en horreur à la nature ; et toutes les religions doivent la proscrire35.

Un prétendu esprit fort me dit un jour, que je ne pouvais pas me dire philosophe, et admettre la révélation36.

Si nous n’en doutons pas en physique37, pourquoi ne l’admettrions-nous pas en matière de religion ? Il ne s’agit que de la forme. L’esprit parle à l’esprit, et non pas aux oreilles. Les principes de tout ce que nous savons ne peuvent qu’avoir été révélés à ceux qui nous les communiquèrent par le grand et suprême principe qui les contient tous. L’abeille qui fait sa ruche, l’hirondelle qui construit son nid, la fourmi qui fait sa cave, et l’araignée qui ourdit sa toile n’auraient jamais rien fait sans une révélation préalable éternelle. Ou nous devons croire que la chose est ainsi, ou convenir que la matière pense. Pourquoi non, dirait Loke, si DIEU l’eût voulu38 ? Mais nous n’osons pas faire tant d’honneur à la matière. Tenons-nous donc à la révélation.

Le grand philosophe, qui après avoir étudié la nature, crut pouvoir chanter victoire la reconnaissant pour DIEU mourut trop tôt39. S’il eût vécu quelque temps davantage, il serait allé beaucoup plus loin, et son voyage n’eût pas été long. Se trouvant dans son auteur, il n’aurait plus pu le nier : in eo movemur, et sumus [nous nous mouvons et nous existons en lui]40. Il l’aurait trouvé inconcevable ; et il ne s’en serait pas inquiété. DIEU, grand principe de tous les principes, et qui n’eut jamais de principe, pourrait-il lui-même se concevoir, si pour se concevoir il eût besoin de connaître son propre principe ? Ô heureuse ignorance ! Spinozam, le vertueux Spinoza mourut avant de parvenir à la posséder. Il serait mort savant, et en droit de prétendre à la récompense de ses vertus supposant son âme immortelle.

Ce n’est pas vrai qu’une prétention de récompense disconvienne à la véritable vertu, et qu’elle porte atteinte à sa pureté, car, tout au contraire, [9r] elle sert à la soutenir, l’homme étant trop faible pour ne vouloir être vertueux que pour plaire uniquement à soi-même. Je crois fabuleux cet Amphiaraus41 qui vir bonus esse quam videri malebat [préférait être un homme bon que le paraître]42. Je crois enfin qu’il n’y a pas d’honnête homme au monde sans quelqu’espèce de prétention ; et je vais parler de la mienne.

Je prétends à l’amitié, à l’estime, et à la reconnaissance de mes lecteurs. À leur reconnaissance, si la lecture de mes mémoires les aura instruits, et leur aura fait plaisir. À leur estime, s’ils m’auront trouvé, me rendant justice, plus de qualités que de défauts ; et à leur amitié d’abord qu’ils m’en auront trouvé digne par la franchise, et la bonne foi avec laquelle je me livre sans nul déguisement tel que je suis à leur jugement.

Ils trouveront que j’ai toujours aimé la vérité avec tant de passion, que souvent j’ai commencé par mentir pour la faire entrer dans des têtes qui n’en connaissaient pas les charmes. Ils ne me condamneront pas quand ils me verront vider la bourse de mes amis pour m’en servir à satisfaire à mes caprices. Ils avaient des projets chimériques, et leur en faisant espérer la réussite, j’espérais en même temps de les guérir de leur folie les désabusant43. Je les trompais pour les faire devenir sages ; et je ne me croyais pas coupable, car ce qui me faisait agir n’était pas un esprit d’avarice. J’employais à payer mes plaisirs des sommes destinées à parvenir à des possessions que la nature rend impossibles. Je me croirais coupable, si aujourd’hui je me trouvais riche. Je n’ai rien ; j’ai tout jeté, et cela me console, et me justifie. C’était un argent destiné à des folies : j’en ai détourné l’usage le faisant servir aux miennes.

Si dans l’espoir que j’ai de plaire je me trompe, j’avoue que j’en serais fâché, mais non pas assez pour me repentir d’avoir écrit, car rien ne pourra faire que je ne me sois amusé. Cruel ennui ! Ce ne peut être que par oubli que les auteurs des peines de l’enfer ne t’y placèrent.

J’avouerai cependant que je ne peux pas me défendre de la crainte du sifflet44. Elle est trop naturelle pour que j’ose me vanter d’y être supérieur ; et je suis bien loin de me consoler espérant que quand [9v] mes mémoires paraîtront je ne serai plus. Je ne peux me figurer sans horreur de contracter quelqu’obligation avec la mort que je déteste. Heureuse, ou malheureuse, la vie est le seul trésor que l’homme possède, et ceux qui ne l’aiment pas n’en sont pas dignes. On lui préfère l’honneur, parce que l’infamie la flétrit. Si dans l’alternative on se tue, la philosophie doit se taire. Ô mort ! Cruelle loi de la nature, que la raison doit réprouver, car elle n’est faite que pour la détruire. Cicéron dit qu’elle nous délivre des peines. Ce grand philosophe enregistre la dépense, et ne met pas en ligne de compte la recette. Je ne me souviens pas, si quand il écrivait ses Tusculanes, sa Tulliole était morte45. La mort est un monstre qui chasse du grand théâtre un spectateur attentif avant qu’une pièce qui l’intéresse infiniment finisse. Cette seule raison doit suffire pour la détester.

Dans ces mémoires on ne trouvera pas toutes mes aventures. J’ai omis celles quin auraient déplu aux personnes qui y eurent part,o car elles y feraient mauvaise figure. Malgré cela on ne me trouvera parfois que trop indiscret ; et j’en suis fâché. Si avant ma mort je deviens sage, et si je suis à temps, je brûlerai tout. Je n’en ai pas la force actuellement.

Ceux auxquels je paraîtrai trop peindre là où je conte en détail certaines aventures amoureuses auront tort à moins qu’ils ne me trouvent mauvais peintre. Je les prie de me pardonner, si ma vieille âme est réduite à ne pouvoir plus jouir que par réminiscence. La vertu sautera tous les tableaux qui pourront l’alarmer ; et je suis bien aise de lui donner cet avis dans cette préface. Tant pis pour ceux qui ne la liront pas. La préface est à un ouvrage ce que l’affiche est à une comédie. On doit la lire.

Je n’ai pas écrit ces mémoires pour la jeunesse qui pour se garantir des chutes a besoin de la passer dans l’ignorance ; mais pour ceux qui à force d’avoir vécu sont devenus insusceptibles de séduction46, et qui à force d’avoir demeuré dans le feu sont devenus Salamandres47. Les vraies vertus n’étant qu’habitudes, j’ose dire que les vrais vertueux sont les heureux qui les exercent sans se donner la moindre peine. Ces gens-là n’ont point d’idée de l’intolérance. C’est pour eux quep j’ai écrit.

J’ai écrit en français, et non pas en italien parce que la langue française est plus répandue que la mienne. Les puristes qui [10r] trouvant dans mon style des tournures de mon pays me critiqueront auront raison, si elles les empêcheront de me trouver clair. Les Grecs goûtèrent Théophraste malgré ses phrases d’Érèse48, et les Romains leur Tite-Live, malgré sa patavinité49. Si j’intéresse, je peux, ce me semble, aspirer à la même indulgence. Toute l’Italie goûte Algaroti quoique son style soit pétri de gallicismes50.

C’est pourtant digne d’observation qu’entre toutes les langues vivantes, qui figurent dans la république des lettres, la française soit la seule que ses présidents condamnèrent à ne pas s’enrichir aux dépens des autres, tandis que les autres, toutes plus riches qu’elle, la pillèrent, tant dans ses paroles51, que dans ses manières, d’abord qu’elles connurent que par ces petits vols elles s’embelliraient. Ceux qui la soumirent à cette loi convinrent cependant de sa pauvreté. Ils dirent qu’étant parvenue à posséder toutes les beautés dont elle est susceptible, le moindre trait étranger l’enlaidirait. Cette sentence peut avoir été prononcée par la prévention52. Toute la nation, du temps de Lulli, portait le même jugement sur sa musique, jusqu’à ce que Rameau vînt pour la désabuser53. Actuellement, sous le gouvernement républicain, les éloquents orateurs, et les savants écrivains ont déjà convaincu toute l’Europe qu’ils l’élèveront à ce haut degré de beauté, et de force que jusqu’à présent le monde n’a aperçu dans aucune autre langue. Dans le court espace d’un lustre54 elle a déjà gagné une centaine de mots étonnants ou par leur douceur, ou par la majesté, ou par leur noble harmonie. Peut-on par exemple inventer rien de plus beau en matière de langue qu’ambulance, franciade, monarchien, sansculotisme55 ? Vive la république. Il est impossible qu’un corps sans tête fasse des folies.

La devise que j’ai arboréeq justifie mes digressions, et les commentaires que je fais peut-être trop souvent à mes exploits en tout genre : nequicquam sapit qui sibi non sapit [c’est ne connaître rien que ne connaître pas pour son profit personnel]. Par la même raison j’eus besoin de m’entendre louer en bonne compagnie :

[10v] Excitat auditor studium, laudataque virtus

Crescit, et immensum gloria calcar habet.

[L’auditeur excite le zèle, les éloges accroissent le mérite

et la gloire est un puissant aiguillon.]56

J’aurais volontiers déployé le fier axiome Nemo leditur nisi a seipso [On est toujours l’artisan de son propre malheur]57, si je n’eusse eu peur de choquer le nombre immense de ceux qui dans tout ce qui leur va de travers s’écrient ce n’est pas ma faute. Il faut leur laisser cette petite consolation, car sans elle ilsr se haïraient ; et à la suite de cette haine vient le projet de se tuer.

Pour ce qui me regarde, me reconnaissant toujours pour la cause principale de tous les malheurs qui me sont arrivés, je me suis vu avec plaisir en état d’être l’écolier de moi-même, et en devoir d’aimer mon précepteur.

CHAPITRE I

L’an 1428 D. Jacobe Casanova né à Saragosse capitale de l’Aragon, fils naturel de D. Francisco enleva du couvent D. Anna Palafox le lendemain du jour qu’elle avait fait ses vœux. Il était secrétaire du roi D. Alphonse2. Il se sauva avec elle à Rome où, après une année de prison, le pape Martin III3 donna à D. Anna la dispense de ses vœux, et la bénédiction nuptiale à la recommandation de D. Jouan Casanova maître du sacré palais4 oncle de D. Jacobe. Tous les issus de ce mariage moururent en bas âge excepté D. Jouan qui épousa en 1475 Éléonore Albini dont il eut un fils nommé Marc-Antoine5.

L’an 1481 D. Jouan dut quitter Rome pour avoir tué un officier du roi de Naples. Il se sauva à Como avec sa femme, et son fils ; puis il alla chercher fortune. Il mourut en voyage avec Christophe Colombo l’an 1493.

Marc-Antoine devint bon poète dans le goût de Martial, et fut secrétaire du cardinal Pompée Colonna6. La satire contre Jules de Médicis7, que nous lisons dans ses poésies, l’ayant obligé de quitter Rome, il retourna à Como, où il épousa Abondia Rezzonica.

Le même Jules de Médicis devenu pape Clément VII lui pardonna, et le fit retourner à Rome avec sa femme, où après qu’elle fut prise, et pillée par les impériaux8 l’an 1526, il mourut de la peste. Sans cela il serait mort de misère, car les [13v] soldats de Charles V lui avaient pris tout ce qu’il possédait. Pierre Valérien9 parle assez de lui dans son livre de inf. litt.

Trois mois après sa mort, sa veuve accoucha de Jacques Casanova qui mourut fort vieux en France Colonel dans l’armée que commandait Farnèse10 contre Henri roi de Navarre, puis de France11. Il avait laissé un fils à Parme qui épousa Thérèse Conti, de laquelle il eut Jacques qui épousa Anne Roli l’an 1680. Jacques eut deux fils, dont J. Baptiste aîné sortit de Parme l’an 1712, et on ne sait pas ce qu’il est devenu. Le cadet Gaëtan Joseph Jacques quitta aussi sa famille l’an 1715 âgé de dix-neuf ans.

C’est tout ce que j’ai trouvé dans un capitulaire de mon père. J’ai su de la bouche de ma mère ce qui suit.

Gaëtan Joseph Jacques quitta sa famille épris des charmes d’une actrice nommée Fragoletta12 qui jouait les rôles de soubrette. Amoureux, et n’ayant pas de quoi vivre, il se détermina à gagner sa vie tirant parti de sa propre personne. Il s’adonna à la danse, et, cinq ans après, il joua la comédie se distinguant par ses mœurs plus encore que par son talent.

Soit par inconstance, ou par des motifs de jalousie, il quitta la Fragoletta, et il entra à Venise dans une troupe de comédiens qui jouait sur le théâtre de S. Samuel13. Vis-à-vis de la maison où il logeait demeurait un cordonnier nommé Jérôme Farussi14 avec Marzia sa femme, et Zanetta leur unique fille beauté parfaite à l’âge de seize ans15. Le jeune comédien devint amoureux de cette fille, sut la rendre sensible, et la disposer à se laisser enlever. Étant comédien, il ne pouvait pas espérer de l’obtenir du consentement de Marzia sa mère, et encore moins de Jérôme son père, auquel un comédien paraissait un personnage abominable. Les jeunes amants pourvus de leurs certificats nécessaires, et accompagnés de deux témoins allèrent se présenter au patriarche de Venise16 qui les unit en mariage. Marzia la mère de la fille fit les hauts cris ; et le père mourut de chagrin17. Je suis né de ce mariage au bout de neuf mois, le 2 du moisb d’avril de l’an 172518.

[14r] L’année suivante, ma mère me laissa entre les mains de la sienne19 qui lui avait pardonné d’abord qu’elle sut que mon père lui avait promis de ne jamais la forcer à monter sur le théâtre. C’est une promesse que tous les comédiens font aux filles des bourgeois qu’ils épousent, et qu’ils ne tiennent jamais parce qu’elles ne se soucient pas de les sommer de leur parole. Ma mère d’ailleurs fut fort heureuse d’avoir appris à jouer la comédie, car étant restée veuve neuf ans après avec six enfants, elle n’aurait pas eu le moyen de les élever.

J’avais donc un an quand mon père me laissa à Venise pour aller jouer la comédie à Londres. Ce fut dans cette grande ville que ma mère monta sur le théâtre pour la première fois, et ce fut là qu’elle accoucha l’année 1727 de mon frère François20, célèbre peintre de batailles qui vit à Vienne depuis l’an 1783, y exerçant son métier.

Ma mère retourna à Venise avec son mari vers la fin de l’an 1728, et puisqu’elle était devenue comédienne elle poursuivit à l’être. L’an 1730 elle accoucha de mon frère Jean21,c qui mourut à Dresde vers la fin de l’an 1795 au service de l’Électeur22 en qualité de directeur de l’académie de peinture. Dans les trois années suivantes, elle accoucha de deux filles, dont l’une mourut en bas âge, et l’autre23 fut mariée à Dresde, où dans cette année 1798d elle vit encore. J’eus un autre frère né posthume24, qui se fit prêtre, et mourut à Rome il y a quinze ans.

Venons actuellement au commencement de mon existence en qualité d’être pensant. Au commencement d’Août de l’année 1733, l’organe de ma mémoire se développa. J’avais donc huit ans, et quatre mois. Je ne me souviens de rien qui puisse m’être arrivé avant cette époque. Voici le fait.

J’étais debout au coin d’une chambre, courbé vers le mur, soutenant ma tête, et tenant les yeux fixés sur le sang, qui ruisselait par terre sortant copieusement de mon nez. [14v] Marzia ma grand-mèree, dont j’étais le bien-aimé, vint à moi, me lava le visage avec de l’eau fraîche, et à l’insu de toute la maison me fit monter avec elle dans une gondole, et me mena à Muran25. C’est une île très peuplée distante de Venise une demi-heure.

Descendant de gondole, nous entrons dans un taudis, où nous trouvons une vieille femme assise sur un grabat, tenant entre ses bras un chat noir, et en ayant cinq ou six autresf autour d’elle. C’était une sorcière. Les deux vieilles femmes tinrent entr’elles un long discours, dont j’ai dû être le sujet. À la fin de leur dialogue en langue fourlane26 la sorcière,g après avoir reçu de ma grand-mère un ducat d’argent27,h ouvrit une caisse, me prit entre ses bras, m’y mit dedans, et m’y enferma, me disant de n’avoir pas peur. C’était le moyen de me la faire avoir, si j’avais eu un peu d’esprit ; mais j’étais hébété. Je me tenais tranquille, tenant mon mouchoir au nez parce que je saignais, très indifférent au vacarme que j’entendais faire au-dehors. J’entendais rire, pleurer tour à tour, crier, chanter, et frapper sur la caisse. Tout cela m’était égal.

On me tire enfin dehors, mon sang s’étanche. Cette femme extraordinaire, après m’avoir fait cent caresses, me déshabille, me met sur le lit, brûle des drogues, en ramasse la fumée dans un drap, m’y emmaillote, me récite des conjurations, me démaillote après, et me donne à manger cinq dragées très agréables au goût. Elle me frotte tout de suite les tempes, et la nuque avec un onguent qui exhalait une odeur suave, et elle me rhabille. Elle me dit que mon hémorragie irait toujours en décadence, pourvu que je ne rendisse compte à personne de ce qu’elle m’avait fait pour me guérir, et elle m’intime28 au contraire toute la perte de mon sang, et la mort si j’osais révéler à quelqu’un ses mystères. Après m’avoir ainsi instruit, elle m’annonce une charmante dame qui viendrait me faire une visite dans la nuit suivante, dont mon bonheur dépendait, si je pouvais avoir la force de ne dire à personne d’avoir reçu cette visite. Nous partîmes, et nous retournâmes chez nous.

À peine couché, je me suis endormi sans même me souvenir de la belle visite que je devais recevoir ; mais m’étant réveillé quelques heures après, j’ai vu, ou cru voir, descendre de la cheminée une femme éblouissante en grand panier29, et vêtue d’une étoffe superbe, [15r] portant sur sa tête une couronne parsemée de pierreries qui me semblaient étincelantes de feu. Elle vint à pas lents d’un air majestueux, et doux s’asseoir sur mon lit. Elle tira de sa poche des petites boîtes, qu’ellei vida sur ma tête murmurant des mots. Après m’avoir tenu un long discours, auquel je n’ai rien compris, et m’avoir baisé, elle partit par où elle était venue ; et je me suis rendormi.

Le lendemain, ma grand-mère, d’abord qu’elle s’approcha de mon lit pour m’habiller, m’imposa silence. Elle m’intima la mort si j’osais redire ce qui devait m’être arrivé dans la nuit. Cette sentence lancée par la seule femme qui avait sur moi un ascendant absolu, et qui m’avait accoutumé à obéir aveuglément à tous ses ordres, fut la cause que je me suis souvenu de la vision, et qu’en y apposant le sceau, je l’ai placée dans le plus secret recoin de ma mémoire naissante. D’ailleurs je ne me sentais pas tenté de conter ce fait à quelqu’un. Je ne savais ni qu’on pourrait le trouver intéressant, ni à qui en faire la narration. Ma maladie me rendait morne, et point du tout amusant ; tout le monde me plaignant me laissait tranquille ; on croyait mon existence passagère30. Mon père, et ma mère ne me parlaient jamais.

Après le voyage à Muran, et la visite nocturne de la fée, je saignais encore ; mais toujours moins ; et ma mémoire peu à peu se développait. En moins d’un mois j’ai appris à lire. Il serait ridicule d’attribuer ma guérison à ces deux extravagances ; mais on aurait aussi tort de dire qu’elles ne purent pas y contribuer. Pour ce qui regarde l’apparition de la belle reine, je l’ai toujours crue un songe, à moins qu’on ne m’eût fait cette mascarade exprès ; mais les remèdes aux plus grandes maladies ne se trouvent pas toujours dans la pharmacie. Tous les jours quelque phénomène nous démontre notre ignorance. Je crois que c’est par cette raison que rien n’est si rare qu’un savant qui ait un esprit entièrement exempt de superstition. Il n’y a jamais eu au monde des sorciers ; mais leur pouvoir a toujours existé par rapport à ceux [15v] auxquels ils ont eu le talent de se faire croire tels.

Somnia, nocturnos lemures, portentaque Thessala rides ? [Te ris-tu des songes, des fantômes nocturnes et des sortilèges thessaliens ?]31 Plusieurs choses deviennent réelles qui n’existaient auparavant que dans l’imagination, et par conséquent plusieurs effets qu’on attribue à la foi peuvent n’être pas toujours miraculeux. Ils le sont pour ceux qui donnent à la foi une puissance sans bornes.

Le second fait dont je me souviens, et qui me regarde, m’est arrivé trois mois après mon voyage à Muran, six semaines avant la mort de mon père. Je le communique au lecteur pour lui donner une idée de la façon dont mon caractère se développait.

Un jour vers la moitié de novembre, je me suis trouvé avec mon frère François, plus jeune que moi de deux ans, dans la chambre de mon père, attentif à le regarder travaillant en optique32.

Ayant observé sur une table un gros cristal rond brillanté en facettes, je fus enchanté le mettant devant mes yeux de voir tous les objets multipliés. Me voyant inobservé j’ai saisi le moment de le mettre dans ma poche.

Trois ou quatre minutes après, mon père se leva pour aller prendre le cristal, et ne le trouvant pas il nous dit que l’un de nous deux devait l’avoir pris. Mon frère l’assura qu’il n’en savait rien, et quoique coupable, je lui ai dit la même chose. Il nous menaça de nous fouiller, et il promit les étrivières33 au menteur.j Après avoir fait semblant de le chercher dans tous les coins de la chambrek, j’ai mis adroitement le cristal dans la poche de l’habit de mon frère. J’en fus d’abord34 fâché, car j’aurais pu faire semblant de le trouver quelque part ; mais la mauvaise action était déjà faite. Mon père, impatienté de nos vaines recherches, nous fouille, trouve le cristal dans la poche de l’innocent, et lui inflige la punition promise. Trois ou quatre ans après, j’eus la bêtise de me vanter à lui-même de lui avoir joué ce tour. Il ne me l’a jamais pardonné, et il a saisi toutes les occasions de se venger.

[16r] Dans une confession générale, ayant déclaré au confesseur ce crime avec toutes ses circonstances, j’ai gagnél une érudition qui me fit plaisir. C’était un jésuite. Il me dit, que m’appelant Jacques, j’avais vérifié par cette action la signification de mon nom ; car Jacob voulait dire en langue hébraïque supplanteur. Par cette raison DIEU avait changé le nom de l’ancien patriarche Jacob en celui d’Israël, qui veut dire voyant35. Il avait trompé son frère Ésaü36.

Six semaines après cette aventure, mon père fut attaqué d’un abcès dans l’intérieur de la tête à l’oreille qui le conduisit au tombeau dans huit jours. Le médecin Zambelli, après avoir donné au patient des remèdes opilatifs37, crut de réparer sa faute par le Castoreum38, qui le fit mourir en convulsion. L’apostème39 creva par l’oreille une minute après sa mort :m il partit après l’avoir tué, comme s’il n’eût eu plus rien à faire chez lui. Il avait le bel âge de trente-six ans. Il mourut regretté du public, et de la noblesse principalement, qui le reconnaissait pour supérieur à son état tant à l’égard de sa conduite, que de ses connaissances en mécanique. Deux jours avant son trépas, il voulut nous voir tous à son lit en présence de sa femme, et de messieurs Grimani40 nobles vénitiens pour les engager à devenir nos protecteurs.

Après nous avoir donnén sa bénédiction, il obligea notre mère qui fondait en larmes à lui jurer qu’elle n’élèverait aucun de ses enfants pour le théâtre, où il ne serait jamais monté, si une malheureuse passion ne l’y eût forcé. Elle lui en fit le serment, et les trois patriciens lui en garantirent l’inviolabilité. Les combinaisons41 l’aidèrent à lui tenir sa promesse.

Ma mère se trouvant grosse en six mois42 fut dispensée de jouer la comédie jusqu’après Pâques. Belle, et jeune comme elle était, elle refusa sa main à tous ceux qui se présentèrent. Ne perdant pas le courage, elle se crut suffisante à nous élever.

Elle crut devoir s’occuper d’abord de moi, non pas tant par prédilection qu’à cause de ma maladie, qui me rendait tel [16v] qu’on ne savait que faire de moi. J’étais très faible, sans appétit, incapable de m’appliquer à rien, ayant l’air insensé. Les physiciens43 disputaient entr’eux sur la cause de mon mal. Il perd, disaient-ils, deux livres de sang par semaine, et il ne peut en avoir que seize à dix-huit. D’où peut donc dériver une sanguification si abondante ? L’un disait que tout mon chyle44 devenait sang : un autre soutenait que l’air que je respirais devait à chaque respiration en augmenter une portion dans mes poumons, et que c’était par cette raison que je tenais la bouche toujours ouverte. C’est ce que j’ai su six ans après de Monsieur Baffo45 grand ami de mon père.

Ce fut lui qui consulta à Padoue le fameux médecin Macop46, qui lui donna son avis par écrit. Cet écrit, que je conserve, dit que notre sang est un fluide élastique, qui peut diminuer, et augmenter en épaisseur, jamais en quantité, et que mon hémorragie ne pouvait dériver que de l’épaisseur de la masse. Elle se soulageait naturellement pour se faciliter la circulation. Il disait que je serais déjà mort, si la nature, qui veut vivre, ne s’était aidée par elle-même47. Il concluait que la cause de cette épaisseur ne pouvant se trouver que dans l’air que je respirais, on devait m’en faire changer, ou se disposer à me perdre. Selon lui l’épaisseur de mon sang était la cause de la stupidité qui se laissait voir sur ma physionomie.

Monsieur Baffo donc, sublime génie, poète dans le plus lubrique de tous les genres, mais grand, et unique, fut la cause qu’on se détermina à me mettre en pension à Padoue, et auquel par conséquent, je dois la vie. Il est mort vingt ans après, le dernier de son ancienne famille patricienne ; mais ses poèmes quoique sales ne laisseront jamais mourir son nom. Les inquisiteurs d’état48 vénitiens par esprit de piété auront contribué à sa célébrité. Persécutant ses ouvrages manuscrits, ils les firent devenir précieux : ils devaient savoir que spreta exolescunt [les injures qu’on méprise s’effacent]49.

[17r] D’abord que l’oracle du professeur Macop fut approuvé, ce fut M. l’abbé Grimani, qui se chargea de me trouver une bonne pension à Padoue par le moyen d’un chimiste de sa connaissance qui demeurait dans la même ville. Il s’appelait Ottaviani, et il était aussi antiquaire. En peu de jours la pension fut trouvée, et le 2 d’Avril 1734, jour dans lequel j’accomplissais ma neuvième année, on m’a conduit à Padoue dans un Burchiello50 par la Brente. Nous nous sommes embarqués deux heures avant minuit après avoir soupé.

Le Burchiello peut être regardé comme une petite maison flottante. Il a une salle qui a un cabinet à chacun de ses deux bouts, et gîte pour les domestiques à proue, et à poupe : c’est un carré long à impériale, il est bordé de fenêtres vitrées, avec des volets : on fait le petit voyage en huit heures. Ceux qui m’accompagnèrent furent, outre ma mère, M. l’abbé Grimani, et M. Baffo. Elle me prit à coucher avec elle dans la salle ; et les deux amis couchèrent dans le camerino51.

D’abord qu’il fit jour, elle se leva ; et ayant ouvert une fenêtre, qui était vis-à-vis du lit, les rayons du Soleil naissant me frappant au visage, me firent ouvrir les yeux. Le lit était bas. Je ne voyais pas la terre. Je ne voyais par la même fenêtre que le sommet des arbres dont les bords de la rivière sont continuellement garnis. La barque allait ; mais d’un mouvement si égal que je ne pouvais pas le deviner : les arbres donc qui rapidement se dérobaient à ma vue causèrent ma surprise. Ah ! Ma chère mère ! m’écriai-je ; qu’est-ce que cela ? Les arbres marchent.

Dans ce moment-là les deux seigneurs entrèrent, et me voyant stupéfait me demandent de quoi j’étais occupé. D’où vient, leur répondis-je, que les arbres marchent ?

Ils rirent ; mais ma mère, après avoir fait un soupir, me dit d’un ton pitoyable : [17v] C’est la barque qui marche, et non pas les arbres. Habille-toi.

J’ai dans l’instant conçu la raison du phénomène allant en avant avec ma raison naissante, et point du tout préoccupée52. Il se peut donc, lui dis-je, que le Soleil ne marche pas non plus, et que ce soit nous qui roulons d’Occident en Orient. Ma bonne mère s’écrie à la bêtise, monsieur Grimani déplore mon imbécillité, et je reste consterné, affligé, et prêt à pleurer. Celui qui vient me rendre l’âme est M. Baffo. Il se jette sur moi, il m’embrasse tendrement me disant : Tu as raison mon enfant. Le Soleil ne bouge pas, prends courage, raisonne toujours en conséquence, et laisse rire53.

Ma mère lui demanda s’il était fou me donnant des leçons pareilles ; mais le philosophe, sans pas seulement lui répondre, poursuivit à m’ébaucher une théorie faite pour ma raison pure, et simple. Ce fut le premier vrai plaisir que j’ai goûté dans ma vie. Sans M. Baffo, ce moment-là eût été suffisant pour avilir mon entendement : la lâcheté de la crédulité s’y serait introduite. La bêtise des deux autres aurait à coup sûr émoussé en moi le tranchant d’une faculté par laquelle je ne sais pas si je suis allé bien loin ; mais je sais que c’est à elle seule que je dois tout le bonheur dont je jouis quand je me trouve vis-à-vis de moi-même.

Nous arrivâmes de bonne heure à Padoue chez Ottaviani, dont la femme me fit beaucoup de caresses. J’ai vu cinq à six enfants, entre lesquels une fille de huit ans qui s’appelait Marie, et une autre de sept qui s’appelait Rose jolie comme un ange. Marie dix ans après devint [18r] femme du courtier Colonda ; et Rose quelques années après le devint du patricien Pierre Marcello qui eut d’elle un fils, et deux filles, dont l’une fut épousée par M. Pierre Mocenigo54, et l’autre paro un noble de la famille Corraro, dont dans la suite le mariage fut déclaré nul. Il m’arrivera de devoir parler de toutes ces personnes. Ottaviani nous mena d’abord à la maison où je devais rester en pension.

C’était à cinquante pas de chez lui à S.te Marie d’Avance, paroisse de S.t Michel chez une vieille esclavonne qui louait son premier étage à madame Mida femme d’un colonel esclavon55. On lui ouvrit ma petite malle, lui donnant l’inventaire de tout ce qu’elle contenait. Après cela on lui compta six sequins56 pour six mois d’avance de ma pension. Elle devait pour cette petite somme me nourrir, me tenir propre, et me faire instruire à l’école. On la laissa dire que ce n’était pas assez. On m’embrassa ; on m’ordonna d’être toujours obéissant à ses ordres, et on me laissa là. Ce fut ainsi qu’on se débarrassa de moi.

a. Cette devise en remplace une autre : « Volentem ducit, nolentem trahit » (voir ici note 2), biffée ici mais mise en épigraphe et glosée dans la préface de 1791.

b. Mois est restitué : le mot illisible, la page étant déchirée.

c. Qui vit à Dresde au.

d. Dans cette année 1798 est ajouté dans l’interligne supérieur, le 8 corrigeant un autre chiffre, sans doute un 6.

e. Orth. grande mère.

f. Avec biffé.

g. Reçut biffé.

h. Elle biffé.

i. Ouvrit, et biffé.

j. Nous nous mîmes alors à biffé.

k. Et prevoyant les étrivières biffé.

l. Orth. gagnée.

m. Elle biffé.

n. Orth. donnée.

o. d’ biffé.

CHAPITRE II

[21r] Ma grand-mère vient me mettre en pension chez le docteur Gozzi. Ma première tendre connaissance.

L’esclavonne me fit d’abord monter au grenier avec elle, où elle me montra mon lit au bout de quatre autres, dont trois appartenaient à trois garçons de mon âge, qui dans ce moment-là étaient à l’école, et le quatrième à la servante, qui avait ordre de nous faire prier Dieu, et de nous surveiller pour nous empêcher toutes les polissonneries habituelles des écoliers. Après cela elle me fit descendre au jardin, où elle me dit que je pouvais me promener jusqu’à l’heure du dîner1.

Je ne me trouvais ni heureux ni malheureux ; je ne disais rien ; je n’avais ni crainte, ni espoir, ni aucune espèce de curiosité ; je n’étais ni gai, ni triste. La seule chose qui me choquait était la personne de la maîtresse. Malgré que je n’eusse aucune idée décidée de beauté ni de laideur, sa figure, son air, son ton, et son langage me rebutaient : ses traits hommasses me démontaient toutes les fois que j’élevais les yeux à sa physionomie pour écouter ce qu’elle me disait. Elle était grande, et grosse comme un soldat, à teint jaune, à cheveux noirs, aux sourcils longs, et épais. Elle avait plusieurs longs poils de barbe au menton, un sein2 hideux à moitié découvert, qui sillonnant lui descendait jusqu’à la moitié de sa grande taille, et son âge paraissait de cinquante ans. La servante était une paysanne qui faisait tout. L’endroit nommé jardin était un carré de trente à quarante pas, qui n’avait de délectable que la couleur verte.

[21v] Vers midi j’ai vu venir à moi trois enfants, qui comme si nous avions été vieilles connaissances me dirent beaucoup de choses me supposant des prénotions3 que je n’avais pas. Je ne leur répondaisa rien ; mais cela ne les déconcertait pas : ils m’obligèrent à partager leurs innocents plaisirs. Il s’agissait de courir, de se porter sur les épaules, et de faire des culbutes. Je me suis laissé initier à tout cela d’assez bonne grâce jusqu’au moment qu’on nous appela à dîner. Je m’assieds à table ; et voyant devant moi une cuiller de bois, je la rejette, demandant mon couvert d’argent que je chérissais en qualité de présent de ma bonne grand-mère. La servante me dit que la maîtresse voulant l’égalité, je devais me conformer à l’usage. Cela m’a déplu ; mais je m’y suis soumis. Ayant appris que tout devait être égal, j’ai mangé comme les autres la soupe dans le plat, sans me plaindre de la vitesse avec laquelle mes camarades mangeaient, fort étonné qu’elle fût permise. Après la fort mauvaise soupe, on nous donna une petite portion de morue sèche, puis une pomme, et le dîner finit là. Nous étions en carême. Nous n’avions ni verres, ni gobelets ; nous bûmes tous dans le même bocal de terre d’une infâme boisson nommée graspia. C’était de l’eau dans laquelle on avait fait bouillir des grappes dépouillées de raisin.b Dans les jours suivants, je n’ai bu que de l’eau simple. Cette table m’a surpris, parce que je ne savais pas s’il m’était permis de la trouver mauvaise.

Après dîner, la servante me conduisit à l’école chez un jeune prêtre appelé le docteur Gozzi4. L’esclavonne avait fait un accord de lui payer quarante sous5 par mois. C’est l’onzième partie d’un sequin. Il s’agissait de commencer par m’apprendre à écrire. Par cette raison on m’a mis avec les enfants de cinq ans qui d’abord6 se moquèrent de moi.

[22r] Le souper fut, comme de raison, plus mauvais que le dîner. J’étais étonné qu’il ne me fût pas permis de m’en plaindre. On m’a couché dans un lit, où les trois insectes assez connus7 ne me laissèrent pas fermer les yeux. Outre cela des rats qui couraient par tout le grenier, et qui sautaient sur mon lit me faisaient une peur qui me glaçait le sang8. Voilà par où j’ai commencé à devenir sensible au malheur apprenant à le souffrir en patience. Les insectes cependant qui me dévoraient diminuaient la frayeur que les rats me causaient, et cette même frayeur à son tour me rendait moins sensible aux morsures. Mon âme profitait du combat de mes maux. La servante fut toujours sourde à mes cris.

À la première clarté du jour je suis sorti de ce nid de vermines. Après m’être un peu plaint de toutes les peines que j’avais endurées, je lui ai demandé une chemise, les taches de punaises rendant celle que j’avais sur mon corps hideuse. Elle me répondit qu’on n’en changeait que le dimanche, et elle rit quand je l’ai menacée de me plaindre à la maîtresse. J’ai pleuré de chagrin pour la première fois, et de colère entendant mes camarades qui me bafouaient. Ils étaient à ma même condition ; mais ils y étaient accoutumés. C’est tout dire.

Accablé de tristesse, j’ai passé toute la matinée à l’école toujours endormi. Un de mes camarades en dit la raison au docteur, mais à dessein de me rendre ridicule. Ce bon prêtre, que la providence éternelle m’avait ménagé, me fit entrer avec lui dans un cabinet, où après m’avoir entendu, et avoir vu tout, fut ému voyant les ampoules dont ma peau innocente était couverte. Il mit vite son manteau, il me conduisit à ma pension, et il fit voir à la lestrygone9 l’état dans lequel j’étais. Se montrant étonnée, elle rejeta la faute sur la servante. Elle dut consentir à [22v] la curiosité que le prêtre eut de voir mon lit, et je ne fus pas moins étonné que lui voyant la saleté de draps entre lesquels j’avais passéc la cruelle nuit. La maudite femme, rejetant toujours la faute sur la servante, l’assura qu’elle la chasserait ; mais la servante rentrant dans le moment, et ne pouvant pas souffrir la réprimande, lui dit en face que la faute était d’elle, découvrant les lits de mes trois camarades, dont la malpropreté était égale à celle du mien. La maîtresse alors lui donna un soufflet auquel l’autre répondit par un plus fort prenant d’abord la fuite. Le docteur alors partit me laissant là, et lui disant qu’il ne m’admettrait à son école que quand elle m’y enverrait aussi propre que les autres écoliers. J’ai dû alors souffrir une très forte réprimanded qu’elle termina me disant qu’à une autre tracasserie pareille elle me mettrait à la porte.

Je n’y comprenais rien ; je ne faisais que de naître, je n’avais idée que de la maison où j’étais né, et élevé, où régnaiente la propreté, et une honnête abondance : je me voyais maltraité, et grondé : il me semblait impossible d’être coupable. Elle me jeta au nez une chemise ; et une heure après j’ai vu une nouvelle servante, qui changea les draps, et nous dînâmes.

Mon maître d’école prit un soin particulier de m’instruire. Il me fit asseoir à sa propre table, où pour le convaincre que je méritais cette distinction je me suis appliqué à l’étude de toutes mes forces. Au bout d’un mois j’écrivais si bien qu’il me mit à la grammaire.

La nouvelle vie que je menais, la faim qu’on me faisait souffrir, et plus que tout cela l’air de Padoue m’ont procuré une santé, dont je n’avais pas eu d’idée auparavant ; mais cette même santé me rendait encore plus dure la faim : elle était devenue canine. Je grandissais à vue d’œil : je dormais neuf heures du sommeil le plus profond que nul rêve troublait, sinon celui qu’il me [23r] paraissait toujours d’être assis à une grande table occupé à assouvir mon cruel appétit. Les rêves flatteurs sont plus mauvais que les désagréables.

Cette faim enragée m’aurait à la fin entièrement exténué, si je n’avais pris le parti de voler, et d’engloutir tout ce que je trouvais de mangeable partout, quand j’étais sûr de n’être pas vu. J’ai mangé en peu de jours une cinquantaine de harengs saurets10, qui étaient dans une armoire de la cuisine, où je descendais la nuit à l’obscur, et toutes les saucisses qui étaient attachées au toit de la cheminée toutes crues défiant les indigestions ; et tous les œufs que je pouvais surprendre11 dans la basse-cour à peine pondus étaient ainsi toutf chauds ma nourriture exquise. J’allais voler des mangeailles jusque dans la cuisine du docteur mon maître. L’esclavonne désespérée de ne pas pouvoir découvrir les voleurs, ne faisait que mettre à la porte des servantes. Malgré cela, l’occasion de voler ne se présentant pas toujours, j’étais maigre comme un squelette, véritable carcasse.

En quatre ou cinq mois mes progrès furent si rapides, que le docteur me créa décurion12 de l’école. Mon inspection était celle d’examiner les leçons de mes trente camarades, de corriger leurs fautes, et de les dénoncer au maître avec les épithètes de blâme, ou d’approbation qu’ils méritaient ; mais ma rigueur ne dura pas longtemps. Les paresseux trouvèrent facilement le secret de me fléchir. Quand leur latin était rempli de fautes, ils me gagnaient moyennant des côtelettes rôties, des poulets, et souvent me donnant de l’argent : mais je ne me suis pas contenté de mettre en contribution les ignorants : j’ai poussé l’avidité au point de devenir tyran. Je refusais mon approbation à ceux aussi qui la méritaient quand ils prétendaient de s’exempter à la contribution que j’exigeais. Ne pouvant plus souffrir mon injustice ils m’accusèrent au maître, qui [23v] me voyant convaincu d’extorsion me démit de ma charge. Mais ma destinée allait déjà mettre fin à mon cruel noviciat.

Le docteur, me prenant un jour tête à tête dans son cabinet, me demanda si je voulais me prêter aux démarches qu’il me suggérerait pour sortir de la pension de l’esclavonne, et entrer chez lui ; et me trouvant enchanté de cette proposition, il me fit copier trois lettres que j’ai envoyées une à l’abbé Grimani, une autre à mon ami M. Baffo, et la troisième à ma bonne grand-mère. Ma mère n’était pas dans ce moment-là à Venise ; et mon semestre allant finir il n’y avait pas de temps à perdre. Dans ces lettres je faisais la description de toutes mes souffrances, et j’annonçais ma mort, si on ne me tirait pas des mains de l’esclavonne me mettant chez mon maître d’école qui était prêt à me prendre ; mais qui voulait deux sequins par mois13.

M. Grimani, au lieu de me répondre, ordonna à son ami Ottaviani de me réprimander de ce que je m’étais laissé séduire14 ; mais M. Baffo alla parler à ma grand-mère qui ne savait pas écrire, et m’écrivit que dans peu de jours je me trouverais plus heureux.

Huit jours après, j’ai vu cette excellente femme, qui m’a constamment aimé jusqu’à sa mort, paraître devant moi précisément dans le moment que je m’étais assis à table pour dîner. Elle entra avec la maîtresse. À son apparition je me suis jeté à son cou ne pouvant pas retenir mes pleurs qu’elle accompagna d’abord des siens. Elle s’assit me prenant entre ses genoux. Devenu alors courageux, je lui ai détaillé toutes mes peines en présence de l’esclavonne ; et après lui avoir fait observer la table de gueux à laquelle je devais me nourrir, je l’ai menée voir mon lit. J’ai fini par la prier de me conduire dîner avec elle après six mois que la faim me faisait languir. L’esclavonne intrépide ne dit autre chose sinon qu’elle ne pouvait pas faire davantage pour l’argent qu’on lui donnait. Elle disait vrai ; mais qui l’obligeait à tenir une pension pour devenir le bourreau des jeunes gens que l’avarice lui consignait, et qui avaient besoin d’être nourris ?

[24r] Ma grand-mère fort paisiblement lui dit de mettre dans ma malle toutes mes hardes parce qu’elle allait m’emmener. Charmé de revoir mon couvert d’argent, je l’ai vite mis dans ma poche. Ma joie était inexprimable. J’ai pour la première fois senti la force du contentement, qui oblige le cœur de celui qui le ressent à pardonner, et l’esprit à oublier tous les désagréments qui l’ont amené.

Ma grand-mère me conduisit à l’auberge où elle logeait, et où elle ne mangea presque rien dans l’étonnement que lui causait la voracité avec laquelle je mangeais. Le docteur Gozzi qu’elle fit avertir parut, et sa présence la prévint15 en sa faveur. C’était un beau prêtre de vingt-six ans, rebondi, modeste, et révérencieux. Dans un quart d’heure ils convinrent de tout, et lui comptant vingt-quatre sequins, elle reçut quittance d’une année payée d’avance ; mais elle me garda trois jours pour m’habiller en abbé16, et pour me faire faire une perruque, la malpropreté l’obligeant à me faire couper les cheveux.

Après ces trois jours, ce fut elle-même qui voulut m’installer dans la maison du docteur17 pour me recommander à sa mère qui lui dit d’abord de m’envoyer, ou de m’acheter un lit ; mais le docteur lui ayant dit que je pourrais coucher avec lui dans le sien qui était fort large, elle se montra très reconnaissante à la bonté qu’il voulait avoir. Elle partit, et nous l’accompagnâmes au burchiello où elle retourna à Venise.

La famille du docteur Gozzi consistait en sa mère qui avait beaucoup de respect pour lui, parce qu’étant née paysanne elle ne se croyait pas digne d’avoir un fils prêtre, et qui plus est docteur. Elle était laide, vieille, et acariâtre. Le père était cordonnier, qui travaillait toute la journée, ne parlant jamais à personne, pas même à table. Il ne devenait sociable que les jours de fête qu’il passait au cabaret avec ses amis, rentrant à minuit ivre à ne pouvoir pas se tenir debout, et chantant le Tasso18 : dans cet état il ne pouvait pas se résoudre à [24v] se coucher, et il devenait brutal quand on voulait le forcer. Il n’avait ni autre esprit, ni autre raison que celle que le vin lui donnait, au point qu’à jeun il se trouvait hors d’état de traiter de la moindre affaire de famille. Sa femme disait qu’il ne l’aurait jamais épousée, si on n’eût pas eu soin de le faire bien déjeuner avant d’aller à l’église.

Le docteur Gozzi avait aussi une sœur âgée de treize ans nommée Bettine19, jolie, gaie, et grande liseuse de romans. Le père, et la mère la grondaient toujours parce qu’elle se montrait trop à la fenêtre, et le docteur à cause de son penchant à la lecture. Cette fille me plut d’abord sans que je susse pourquoi. Ce fut elle qui peu à peu jeta dans mon cœur les premières étincelles d’une passion qui dans la suite devint ma dominante.

Six mois après mon entrée dans cette maison le docteur n’eut plus d’écoliers. Ils désertèrent tous parce que j’étais le seul objet de ses attentions : et par cette raison il se détermina à instituer un petit collège prenant en pension des jeunes écoliers ; mais deux ans s’écoulèrent avant que cela pût se faire. Dans ces deux ans il me communiqua tout ce qu’il savait, qui à la vérité était peu de chose ; mais assez pour m’initier dans toutes les sciences. Il m’enseigna aussi à jouer du violon, chose dont il m’arriva de devoir tirer parti dans une circonstance que le lecteur apprendra à sa place20. Cet homme n’étant philosophe en rien me fit apprendre la logique des péripatéticiens21, et la cosmographie dans l’ancien système de Tolomée22, dont je me moquais continuellement l’impatientant par des théorèmes, auxquels il ne savait que répondre. Ses mœurs d’ailleurs [25r] étaient irréprochables, et en matière de religion, malgré qu’il ne fût pas bigot, il était très sévère : tout étant pour lui article de foi, rien ne devenait difficile à sa conception23. Le déluge avait été universel, les hommes avant ce malheur vivaient mille ans, Dieu conversait avec eux, Noé avait fabriqué l’arche en cent ans, et la terre suspendue en l’air se tenait ferme au centre de l’univers que Dieu avait créé le tirant du rien. Quand je lui disais, et lui prouvais que l’existence du rien était absurde, il coupait court me disant que j’étais un sot. Il aimait le bon lit, la chopine de vin, et la gaieté en famille. Il n’aimait ni les beaux esprits, ni les bons mots, ni la critique parce qu’elle devenait facilement médisance, et il riait de la bêtise de ceux qui s’occupaient à lire des gazettes, qui selon lui mentaient toujours, et disaient toujours la même chose. Il disait que rien n’incommodait tant que l’incertitude, et par cette raison il condamnait la pensée parce qu’elle engendrait le doute.

Sa grande passion était la prédication ayant en sa faveur la figure, et la voix : aussi son auditoire n’était composé que de femmes, dont cependant il était ennemi juré. Il ne les regardait pas en face quand il était obligé à leur parler. Le péché de la chair était selon lui le plus grand de tous les autres, et il se fâchait quand je lui disais qu’il ne pouvait être que le plus petit. Ses sermons étant pétris de passages tirés d’auteurs grecs qu’il citait en latin, je lui ai dit un jour qu’il devait les citer en italien, car le latin n’était pas entendu plus que le grec par les femmes qui l’écoutaient disant leur chapelet. Ma remontrance le fâcha, et dans la suite je n’ai plus osé lui en parler. Il me célébrait avec ses amis comme un prodige parce que j’avais appris à lire le grec tout seul sans autre secours que celui de la grammaire.

[25v] Dans le carême de l’année 1736, ma mère lui écrivit qu’il lui ferait plaisir me conduisant à Venise pour trois ou quatre jours parce que devant aller à Pétersbourg, elle désirait de me voir avant son départ24. Cette invitation le mit en devoir de penser, car il n’avait jamais vu Venise, ni bonne compagnie, et il ne voulait paraître nouveau en rien. Nous partîmes donc de Padoue accompagnés au burchiello par toute la famille.

Ma mère le reçut avec la plus noble aisance, mais étant belle comme le jour, mon pauvre maître se trouva fort embarrassé se trouvant obligé à dialoguer avec elle sans oser la regarder en face. S’en étant aperçue, elle pensa à s’en divertir. Ce fut moi qui attira l’attention de toute la coterie, qui m’ayant connu presqu’imbécile était étonnée de me voir dégourdi25 dans le court espace de deux ans. Le docteur jouissait voyant qu’on lui en attribuait tout le mérite. La première chose qui choqua ma mère fut ma perruque blonde qui criait sur mon visage brun, et qui faisait le plus cruel désaccord avec mes sourcils, et mes yeux noirs. Le docteur, interrogé par elle pourquoi il ne me faisait pas coiffer en cheveux, répondit que moyennant la perruque sa sœur pouvait beaucoup plus facilement me tenir propre. Après en avoir ri, on lui demanda si sa sœur était mariée, et les risées redoublèrent lorsque répondant pour lui j’ai dit que Bettine était la plus jolie fille de notre rue à l’âge de quatorze ans. Ma mère dit au docteur qu’elle voulait faire à sa sœur un fort joli présent ; mais sous condition qu’elle me coifferait en cheveux, et il le lui promit. Elle fit d’abord appeler un perruquier qui me porta une perruque de ma couleur.

Tout le monde s’étant mis à jouer, et le docteur étant resté spectateur, je suis allé voir mes frères dans la chambre de ma grand-mère. François me fit voir des dessins d’architectureg [27r] que j’ai fait semblant de trouver passables, et Jean ne me fit rien voir : il me parut bête. Les autres étaient encore en jaquette26.

À souper, le docteur assis près de ma mère fut fort gauche. Il n’aurait jamais prononcé un seul mot si un Anglais homme de lettres ne lui eût adressé la parole en latin. Il lui répondit modestement qu’il n’entendait pas la langue anglaise, et voilà un grand éclat de rire. M. Baffo nous tira d’embarras nous informant que les Anglais lisaient le latinh suivant les lois qu’il faut observer pour lire de l’anglais. J’ai osé dire qu’ils avaient tort autant que nous l’aurions lisant l’anglais comme si nous lisions du latin. L’Anglais ayant trouvé ma raison sublime écrivit ce vieux distique, et me le donna à lire :

Discite grammaticii cur mascula nomina cunnus,

Et cur femineum mentula nomen habet.

[Grammairiens, dites-nous pourquoi le con est du genre masculin,

Tandis que la verge est du genre féminin.]27

Après l’avoir lu tout haut, j’ai dit que pour le coup c’était du latin. Nous le savons, me dit ma mère, mais il faut l’expliquer. Je lui ai dit qu’au lieu de l’expliquer, c’était une question à laquelle je voulais répondre ; et après y avoir un peu pensé j’ai écrit ce pentamètre28 :

Disce quod a domino nomina servus habet.

[Apprends que l’esclave a le nom de son maître.]

Ce fut mon premier exploit littéraire, et je peux dire que ce fut dans ce moment-là qu’on sema dans mon âme l’amour de la gloire qui dépend de la littérature, car les applaudissements me mirent au faîtej du bonheur. L’Anglais étonné, après avoir dit que jamaisk garçon à l’âge de onze ans en avait fait autant, me fit présent de sa montre après m’avoir embrassé à reprises. Ma mère curieuse demanda à M. Grimani ce que ces vers signifiaient ; mais n’y comprenant pas plus qu’elle ce fut M. Baffo qui lui dit tout à l’oreille : surprise alors de ma science elle ne put s’empêcher d’aller prendre une montre d’or, et de la présenter à mon maître [27v] qui ne sachant comment faire à lui marquer sa grande reconnaissance, fit devenir la scène très comique. Ma mère pour le dispenser de tout compliment lui présenta sa figure : il s’agissait de deux baisers, dont rien n’est plusl simple en bonne compagnie, ni moins significatif ; mais le pauvre homme se trouva décontenancé à un point qu’il aurait voulu plutôt mourir que les lui donner. Il se retira baissant la tête, et on le laissa en repos jusqu’au moment que nous allâmes nous coucher.

Il attendit à épancher son cœur quand nous fûmes seuls dans notre chambre. Il me dit que c’était un dommage qu’il ne pût pas publier à Padoue ni le distique, ni ma réponse.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est une turpitude29 ; mais elle est sublime. Allons nous coucher, et n’en parlons plus. Ta réponse est prodigieuse parce que tu ne peux ni connaître la matière, ni savoir faire des vers.

Pour ce qui regarde la matière je la connaissais par théorie ayant déjà lu Meursius30 en cachette précisément parce qu’il me l’avait défendu ; mais il avait raison de s’étonner que j’eusse su faire un vers, car lui-même qui m’avait enseigné la prosodie n’avait jamais su en faire un. Nemo dat quod non habet [Nul ne peut donner ce qu’il ne possède pas]31 est un axiome faux en morale.

Quatre jours après au moment de notre départ ma mère me donna un paquet, dans lequel il y avait un présent pour Bettine, et l’abbé Grimani me donna quatre sequins pour m’acheter des livres. Huit jours après, ma mère partit pour Pétersbourg.

À Padoue mon bon maître ne fit que parler de ma mère tous les jours, et à tout propos pour trois ou quatre mois de suite ; mais Bettine s’affectionna singulièrement à ma personne quand elle trouva dans le paquet cinq aunes32 de cendal noir qu’on appelle lustrin33, et douze paires de gants. Elle prit soin de mes cheveux de façon qu’en moins de six mois j’ai quitté ma perruque. Elle venait me [28r] peigner tous les jours, et souvent lorsque j’étais encore au lit me disant qu’elle n’avait pas le temps d’attendre que je m’habillasse. Elle me lavait le visage, le cou, et la poitrine, et elle me faisait des caresses enfantines qu’en devoir de juger innocentes, je me voulais du mal de ce qu’elles m’altéraient34. Ayant trois ans moins qu’elle35, il me semblait qu’elle ne pût pas m’aimer avec malice36, et cela me mettait de mauvaise humeur contre la mienne. Quand assise sur mon lit elle me disait que j’engraissais, et que pour m’en convaincre elle s’en rendait sûre par ses propres mains, elle me causait la plus grande émotion. Je la laissais faire de peur qu’elle ne s’aperçût de ma sensibilité. Quand elle me disait que j’avais la peau douce le chatouillement m’obligeait à me retirer, et j’étais fâché contre moi-même de ce que je n’osais pas lui en faire autant ; mais enchanté qu’elle ne pût pas deviner que j’en avais envie. Après m’avoir débarbouillé, elle me donnait les plus doux baisers m’appelant son cher enfant ; mais malgré l’envie que j’en avais je n’osais pas les lui rendre. Quand enfin elle commença à mettre en ridicule ma timidité, je commençais aussi à les lui rendre, même mieux appliqués ; mais je finissais d’abord que je me sentais excité à aller plus loin : je tournais alors ma tête de l’autre côté faisant semblant de chercher quelque chose, et elle partait. Après son départ j’étais au désespoir de n’avoir pas suivi le penchant de ma nature, et étonné que Bettine pût faire de moi sans conséquence tout ce qu’elle faisait tandis que je ne pouvais m’abstenir d’aller plus en avant qu’avec la plus grande peine. Je me promettais toujours de changer de conduite.

Au commencement de l’automne le docteur reçut trois pensionnaires, et un d’eux âgé de quinze ans nommé Candiani me parut en moins d’un mois très bien avec Bettine. [28v] Cette observation me causa un sentiment, dont jusqu’à ce moment-là je n’avais jamais eu aucune idée ; et dont je n’ai fait l’analyse que quelques années après. Ce ne fut ni jalousie, ni indignation, mais un noble dédain qui ne me parut pas fait pour être rejeté, car Candiani ignorant, grossier, sans esprit, sans éducation civile37, fils d’un fermier, et hors d’état de me tenir tête en rien, n’ayant sur moi autre avantage que l’âge de la pubertém ne me paraissait pas fait pour m’être préféré : mon amour-propre naissant me disait que je valais mieux que luin. J’ai conçu un sentiment de mépris mêlé d’orgueil qui se déclara contre Bettine que j’aimais sans le savoir. Elle s’en aperçut à la façon dont je recevais ses caresses quand elle venait à mon lit pour me peigner : je repoussais ses mains, je ne répondais pas à ses baisers ; et piquée un jour de ce que me demandant la raison de mon changement, je ne lui en ai allégué aucune, elle me dit, avec l’air de me plaindre que j’étais jaloux de Candiani. Ce reproche me parut une calomnie avilissante : je lui ai dit que je croyais Candiani digne d’elle, comme elle de lui : elle s’en alla en souriant ; mais enfantant le projet unique qui pouvait la venger. Elle se trouva engagée à me rendre jaloux, mais pour l’exécuter ayant besoin de me rendre amoureux, ce fut ainsi qu’elle s’y prit.

Elle vint un matin à mon lit me portant des bas blancs tricotés par elle ; et après m’avoir coiffé, elle me dit qu’elle avait besoin de me les chausser pour voir leurs défauts, et se régler pour m’en faire d’autres. Le docteur était allé dire sa messe. Me mettant les bas, elle me dit que j’avais les cuisses malpropres, et tout de suite elle se mit en devoir de me les laver sans m’en demander la permission.o [29r] Je fus honteux de pouvoir lui paraître honteux, ne m’imaginant pas d’ailleurs que ce qui est arrivé arriverait. Bettine assise sur mon lit poussa trop loin son zèle pour la propreté ;p et sa curiosité38 me causa une volupté qui ne cessa que quandq elle se trouva dans l’impossibilité de devenir plus grande. Me trouvant calme, je me suis avisé de me reconnaître pour coupable, et je me suis cru en devoir de lui demander pardon. Bettine qui ne s’y attendait pas, après y avoir un peu pensé, me dit d’un ton d’indulgence que toute la faute était d’elle ; mais que cela ne lui arriverait plus. Elle me quitta ainsi m’abandonnant à mes réflexions.

Elles furent cruelles. Il me semblait de l’avoir déshonorée ; d’avoir trahi la confiance de sa famille, d’avoir violé la loi de l’hospitalité, et d’avoir commis le plus grand des crimes, crime que je ne pouvais réparer que l’épousant, si cependant elle pourrait se résoudre à prendre pour mari un impudent comme moi indigne d’elle.

À la suite de ces réflexions vint la plus sombre tristesse, qui devenait tous les jours plus forte, Bettine ayant tout à fait cessé de venir à mon lit. Dans les premiers huit jours ce parti qu’elle prit me parut juste, et ma tristesse en peu de jours encore serait devenue amour parfait, si les procédés de cette fille vis-à-vis de Candiani n’eussent mis dans mon âme [29v] le poison de la jalousie,r étant cependant très éloigné de la croire coupable du même crime qu’elle avait commis avec moi.

Convaincu dans quelques-unes de mes réflexions, que ce qu’elle avait fait avec moi avait été volontaire, je m’imaginais qu’un fort repentir l’empêchait de retourner à mon lit ; et cette idée me flattait, car elles me la faisait conjecturer amoureuse. Dans cette détresse de raisonnement je me suis déterminé à l’encourager par écrit. Je lui ai écrit une courte lettre faite pour lui mettre l’esprit en paix soit qu’elle se crût coupable, soit qu’elle pût me soupçonner des sentiments contraires à ceux que son amour-propre exigeait. Ma lettre me parut un chef-d’œuvre, et plus que suffisante pour me faire adorer, et pour obtenir la préférence sur Candiani qui me semblait un vrai animal indigne de la faire balancer entre lui et moi un seul moment. Elle me répondit de bouche39 une demi-heuret après qu’elle viendrait à mon lit le lendemain, et elle ne vint pas. J’en fus outré ; mais elle m’étonna à midi à table me demandant si je voulais qu’elle m’habillât en fille pour aller avec elle à un bal du médecin Olivo notre voisin qu’on devait donner cinq ou six jours après. Toute la table applaudit, et j’y ai consenti. Je voyais le moment dans lequel une justification réciproque allait nous rendre amis intimes, et à l’abri de toute surprise dépendante de la faiblesse des sens. Mais voilà ce qui estu [31r] arrivé de fatal pour mettre un obstacle à cette partie, et pour faire naître une véritable tragicomédie40.

Un parrain du docteur Gozzi vieux, et à son aise, qui demeurait à la campagne, croyant au bout d’une longue maladie sa mort imminente, lui envoya une voiture le priant d’aller d’abord avec son père pour assister à sa mort, et recommander à DIEU son âme. Le vieux cordonnier vida d’abord une bouteille, s’habilla, et partit avec son fils.

D’abord que j’ai vu cela, impatient d’attendre jusqu’à la nuit du bal, j’ai trouvé le moment de dire à Bettine que je laisserais ouverte la porte de ma chambre qui donnait sur le corridor, et que je l’attendrais41 d’abord que tout le monde serait couché. Elle me dit qu’elle n’y manquerait pas. Elle dormait dans un cabinet rez-de-chaussée qu’une cloison séparait de celui où couchait son père :v le docteur étant absent, je dormais seul dansw la grande chambre. Les trois pensionnaires demeuraient dans une salle près de la cave. Je n’avais aucun contretemps à craindre. J’étais très content de me voir parvenu au moment désiré.

À peine retiré dans ma chambre, j’ai fermé ma porte au verrou, et j’ai ouvert celle qui donnait sur le corridor de façon que Bettine n’avait qu’à la pousser pour entrer. Après cela j’ai éteint ma chandelle sans me déshabiller.

On croit que dans les romans que nous lisons ces situations sont exagérées, et ce n’est pas vrai. Ce que l’Arioste dit de Roger qui attendait Alcine42 est un beau portrait tiré d’après nature.

J’ai attendu jusqu’à minuit sans grande inquiétude ; mais lorsque j’ai vu passer deux, trois, et quatre heures sans la voir paraître je devins furieux. La neige tombait à gros flocons ; mais je mourais plus encore de rage que de froid. Une heure avant jour, je me suis déterminé à descendre sans souliers craignant de réveiller le chien pour aller me mettre au bas de l’escalier à quatre pas de la [31v] porte qui aurait dû être ouverte, si Bettine en fûtx sortie. Je l’ai trouvée fermée. On ne pouvait la fermer que par dedans : j’ai pensé qu’elle pouvait s’être endormie ; mais pour l’éveiller j’aurais dû frapper fort, et le chien aurait aboyé. De cette porte à celle de son cabinet il y avait encore dix à douze pas. Accablé par le chagrin, et ne pouvant me déterminer à rien, je me suis assis sur le dernier degré. Vers la pointe du jour, transi, engourdi, grelottant, je me détermine à retourner dans ma chambre, car la servante me trouvant là m’aurait cru devenu fou.

Je me lève donc ; mais dans le moment j’entends du bruit au-dedans. Sûr que Bettine allait paraître, je vais à la porte, elle s’ouvre ; mais au lieu de Bettine, je vois Candiani, qui me lâche un si fort coup de pied au ventre que je me trouve étendu, et enfoncé dans la neige. Après cela il va s’enfermer dans la salle, où il avait son lit près de ceux des Feltrins43 ses camarades.

Je me lève vite pour aller étrangler Bettine que dans ce moment-là rien n’aurait pu garantir de ma fureur ; mais voilà la porte fermée. J’y donne un grand coup de pied, le chien jappe, je remonte chez moi, je m’enferme, et je me couche pour recouvrer mon âme, et mon corps, car j’étais pire que mort.

Trompé, humilié, maltraité, devenu un objet de mépris devant Candiani heureux, et triomphant, j’ai passé trois heures à ruminer les plus noirs projets de vengeance. Les empoisonner tous les deux me paraissait peu de chose dans ce malheureux moment. J’ai formé le lâche projet d’aller d’abord à la [32r] campagne pour informer le docteur de tout le fait. N’ayant que l’âge de douze ans, mon esprit n’avait pas encore gagné la froide faculté de bâtir des projets de vengeance héroïque enfantés par les sentiments factices de l’honneur. Je ne faisais que m’initier dans les affaires de cette espèce.

Me trouvant dans cette situation d’esprit, j’entends à la porte intérieure de ma chambre la voix rauque de la mère de Bettine qui me prie de descendre parce que sa fille se mourait44.

Fâché qu’elle meure avant que je la tue, je me lève, je descends, et je la vois dans le lit de son père en convulsions effroyables entourée de toute la famille, pas tout à fait vêtue, se tournant à droite, et à gauche. Elle s’arquait, elle se cambrait donnant des coups de poing, et de pied au hasard, et échappant par des violentes secousses tantôt à l’un, et tantôt à l’autre de ceux qui voulaient la tenir ferme.

Voyant ce tableau, et plein de l’histoire de la nuit je ne savais que penser. Je ne connaissais ni la nature ni les ruses, et je m’étonnais de me voir froid spectateur, et capable de me posséder45 voyant devant moi deux objets, dont j’avais intention de tuer l’un, et de déshonorer l’autre. Au bout d’une heure Bettine s’endormit.

Une sage-femme, et le docteur Olivo arrivèrent dans le même instant. La première dit que c’étaient des effets hystériques46 ; et le docteur dit qu’il n’y avait pas question de matrice. Il ordonna qu’on la laissât tranquille, et des bains froids. Je me moquais d’eux sans rien dire, car je savais que la maladie de cette fille ne pouvait dériver que de ses travaux nocturnes, ou de la peur que ma rencontre avec Candiani devait lui avoir faite. Je me suis déterminé à différer ma vengeance jusqu’à l’arrivée du docteur. J’étais fort loin de croire la maladie de Bettine feinte, car il me paraissait impossible qu’elle pût avoir tant de force.

[32v] Passant par le cabinet de Bettine pour retourner dans ma chambre, et voyant sur son lit ses poches, l’envie me vint d’y mettre la main. Je trouve un billet, je vois l’écriture de Candiani, je vais le lire dans ma chambre étonné de l’imprudence de cette fille, car sa mère même aurait pu le trouver, et ne sachant pas lire le donner au docteur son fils. J’ai cru alors qu’elle avait perdu la tête. Mais que devins-je quand j’ai lu ces paroles. Puisque votre père est parti, il est inutile que vous laissiez votre porte ouverte comme les autres fois. Sortant de table j’irai me mettre dans votre cabinet : vous m’y trouverez.

Après une courte réflexion, l’envie de rire me prit, et me trouvant dupe parfaite j’ai cru d’être guéri de l’amour. Candiani me parut digne de pardon, et Bettine méprisable. Je me suis félicité d’avoir reçu une excellente leçon pour ma vie à venir. Je trouvais même que Bettine avait eu raison de me préférer Candiani qui avait quinze ans tandis que j’étais encore enfant. Me souvenant cependant du coup de pied qu’il m’avait donné je n’ai pas cessé de lui en vouloir.

À midiy, nous étions à table dans la cuisine à cause du froid lorsque Bettine retomba en convulsions. Tout le monde accourut moi excepté. J’ai fini de dîner tranquillement, puis je suis allé à mes études. À l’heure de souper j’ai vu le lit de Bettine dans la cuisine à côté de celui de sa mère, et j’y fus indifférent comme au bruit qu’on fit toute la nuit, et à la confusion du lendemain quand ses convulsions lui reprirent.

Vers le soir le docteur retourna avec son père. Candiani qui craignait ma vengeance vint me demander quelle était mon intention, mais il se sauva vite quand il me vit lui aller devant le canif47 à la main. Je n’ai pas pensé un seul moment à conter au docteur la vilaine histoire : un projet de cette espèce ne pouvait exister dans mon caractère que dans un instant de colère. Irasci celerem tamen ut placabilis essem [Prompt à me mettre en colère, de manière pourtant à m’apaiser sans peine]48.

Le lendemain, la mère du docteur vint interrompre [33r] notre leçon pourz dire à son fils après un long préambule qu’elle croyait la maladie de Bettine effet d’un sort qu’une sorcière qu’elle connaissait devait lui avoir jeté.

— Cela peut être, ma chère mère ; mais il ne faut pas se tromper. Quelle est cette sorcière ?

— C’est notre vieille servante ; et je viens de m’en assurer.

— De quelle façon ?

— J’ai barré la porte de ma chambre avec deux manches à balai croisés qu’il lui fallait décroiser voulant y entrer ; mais quand elle les vit, elle recula, et y entra par l’autre porte. C’est évident que n’étant pas sorcière elle les aurait décroisés.

— Ce n’est pas si évident, ma chère mère. Faites venir ici cette femme.

Pourquoi, lui dit-il, n’es-tu pas entrée ce matin dans la chambre par la porte ordinaire ?

— Je ne sais pas ce que vous me demandez.

— N’as-tu pas vu sur la porte la croix de S. André49 ?

— Qu’est-ce que cette croix ?

— Tu fais en vain l’ignorante, lui dit la mère. Où as-tu couché jeudi passé ?

— Chez ma nièce qui est accouchée.

— Point du tout. Tu es allée au sabbat, car tu es sorcière ; et tu as ensorcelé ma fille.

À ces mots la pauvre femme lui cracha au nez, et le docteur courut tenir sa mère qui avait pris sa canne pour la rosser. Mais il dut courir après la servante qui descendait l’escalier en criant pour soulever les voisins. Il l’apaisa lui donnant de l’argent, et il prit l’accoutrement de prêtre pour exorciser sa sœur, et voir si elle avait réellement le diable au corps50. La nouveauté de ces mystères attirait toute mon attention. Ils me semblaient tous fous ou imbéciles. Je ne pouvais me figurer des diables dans le corps de Bettine sans rire. Lorsque nous approchâmes de son lit la respiration paraissait lui manquer, et les conjurations51 que lui fit son frère ne la lui rendirent pas. Le médecin Olivo survint lui demandant s’il était de trop, et le docteur lui dit que non s’il avait de la foi. Le médecin alors s’en alla lui répondant qu’il n’en avait que pour les miracles de l’évangile. Le docteur rentra dans sa chambre, etaa étant resté seul avec Bettine je lui ai dit à l’oreille ces paroles : Prenez courage, guérissez, [33v] et soyez sûre de ma discrétion. Elle tourna la tête de l’autre côté sans me répondre, et elle passa le reste de la journée sans convulsions.

J’ai cru de l’avoir guérie, mais dans le jour suivant les convulsions lui allèrent au cerveau. Elle prononçait dans son délire des mots latins et grecs, et pour lors on ne douta plus de la qualité de sa maladie. Sa mère sortit, et revint une heure après avec le plus fameux exorciste de Padoue. C’était un capucin52 fort laid qui s’appelait le Frère Prospero da Bovolenta.

Bettine à son apparition lui dit en éclatant de rire des injures sanglantes, qui plurent à tous les assistants, puisqu’il n’y avait que le diable d’assez hardi pour traiter ainsi un capucin ; mais celui-ci à son tour s’entendant appeler ignorant, imposteur, et puant commença à donner des coups à Bettine avec un gros crucifix disant qu’il battait le diable. Il ne s’arrêta que lorsqu’il la vit en position de lui jeter un pot de chambre à la tête, chose que j’aurais bien voulu voir. Si celui qui t’a choqué, lui dit-elle, par des paroles est le diable frappe-le avec les tiennes âne que tu es ; et si c’est moi apprends butor que tu dois me respecter ; et va-t-en. J’ai vu alors le docteur Gozzi rougir.

Mais le capucin, armé de pied en cap, après avoir lu un terrible exorcisme, somma l’esprit malin de lui dire son nom.

— Je m’appelle Bettine.

— Non, car c’est le nom d’une fille baptisée.

— Tu crois donc qu’un diable doit avoir un nom masculin ? Sache, capucin ignorant, qu’un diable est un ange qui n’a aucun sexe. Mais puisque tu crois que celui qui te parle par ma bouche est un diable promets-moi de me répondre la vérité, et je te promets de me rendre à tes exorcismes.

— Oui : je te promets de te répondre la vérité.

— Te crois-tu plus savant que moi ?

— Non ; mais je me crois plus puissant au nom de la très sainte Trinité, et en force de mon sacré caractère53.

— Si tu es donc plus puissant empêche-moi de te dire tes vérités. Tu es vain de ta barbe : tu la peignes dix fois par jour, et tu ne voudrais pas en couper la moitié pour me faire sortir de ce corps. Coupe-la, et je te jure d’en sortir.

— Père du mensonge, je redoublerai tes peines.

— Je t’en défie.

[34r] Bettine alors donna dans un tel éclat de rire que j’ai pouffé ; mais le capucin qui me vit dit au docteur que je n’avais pas de foi, et de me faire sortir. Je suis parti lui disant qu’il avait deviné ; mais je n’ai pas moins vu Bettine lui cracher sur la main quand il la lui présenta lui ordonnant de la lui baiser.

Inconcevable fille remplie de talent, qui confondit le capucin, et qui n’étonna personne, puisqu’on attribua toutes ses paroles au diable. Je ne concevais pas quel pouvait être son but.

Le capucin après avoir dîné avec nous, et avoir dit cent bêtises, rentra dans la chambre pour donner sa bénédiction à la possédée, qui lui jeta à la tête un verre rempli d’une liqueur noire que l’apothicaire lui avait envoyée, et Candiani qui était à côté du moine en reçut sa part, ce qui me fit le plus grand plaisir. Bettine avait raison de saisir l’occasion qu’on attribuait tout au diable. Le père Prospero en partant dit au docteur, que la fille était sans doute possédée ; mais qu’il devait chercher un autre exorciste, puisque ce n’était pas à lui que Dieu voulait accorder la grâce de la délivrer.

Après son départ Bettine passa six heures fort tranquillement, et nous surprit tous venant se mettre à table avec nous pour souper. Après avoir assuré son père, sa mère, et son frère qu’elle se portait bien, elle me dit qu’on donnait le bal le lendemain, et qu’elle viendrait leab matin pour me coiffer en fille. Je l’ai remerciée lui disant qu’elle avait été fort malade, et qu’elle devait se ménager. Elle alla se coucher, et nous restâmes à table ne parlant que d’elle.

En allant me coucher j’ai trouvé dans mon bonnet de nuit ce billet auquel j’ai répondu quand j’ai vu le docteur endormi. Ou venez au bal avec moi habillé en fille, ou [34v] je vous ferai voir un spectacle qui vous fera pleurer.

Voici ma réponse. Je n’irai pas au bal, car je suis bien déterminé à éviter toutes les occasions de me trouver seul avec vous. Pour ce qui regarde le triste spectacle que vous me menacez je vous crois assez d’esprit pour me tenir parole ; mais je vous prie d’épargner mon cœur, car je vous aime comme si vous étiez ma sœur. Je vous ai pardonné, chère Bettine, et je veux tout oublier. Voici un billet que vous devez être enchantée de revoir entre vos mains. Vous voyez ce que vous avez risqué le laissant dans votre poche sur votre lit. Cette restitution doit vous convaincre deac mon amitié.

CHAPITRE III

Bettine crue folle. Le père Mancia. La petite vérole. Mon départ de Padoue.

Bettine devait être au désespoir ne sachant pas entre quelles mains son billet était tombéa, ainsi je ne pouvais lui donner une marque plus certaine de mon amitié que la tirant d’inquiétude ; mais ma générosité qui la délivra d’un chagrin dut lui en causer un autre plus fort. Elle se voyait découverte. Le billet de Candiani démontrait qu’elle le recevait toutes les nuits : ainsi la fable, qu’elle avait peut-être inventée pour m’en imposer, devenait alors inefficace. J’ai voulu la soulager de cet embarras. Je suis allé le matin à son lit ;b et je le lui ai remis avec ma réponse.

L’esprit de cette fille lui avait gagné monc estime ; je ne pouvais plus la mépriser. Je la regardais comme une créature séduite par son propre tempérament. Elle aimait l’homme ; et elle n’était à plaindre qu’à cause des conséquences. Croyant de voir la chose dans son vrai aspect, j’avais pris mon parti en garçon qui raisonnait et non pas en amoureux. C’était à elle à rougir, et non pas à moi. Il ne me restait autre curiosité que celle de savoir, si les Feltrins avaient aussi couché avec elle. C’étaient les deux camarades de Candiani.

Bettine affecta toute la journée une humeur fort enjouée. Le soir elle s’habilla pour aller au bal ; mais tout d’un coup une indisposition vraie, ou feinte l’obligea d’aller se mettre au lit. Toute la maison en fut alarmée. Quant à moi, sachant tout, je m’attendais [37v] à des nouvelles scènes toujours plus tristes. J’avais pris sur elle un dessus que son amour-propre ne pouvait pas souffrir. Malgré cependant une si belle école qui a précédé mon adolescence, j’ai poursuivi à être la dupe des femmes jusqu’à l’âge de soixante ans. Il y ad douze ans que sans l’assistance de mon Génie tutélaire j’aurais épousé à Vienne une jeune étourdie1 qui m’avait rendu amoureux. Actuellemente je me crois à l’abri de toutes les folies de cette espèce ; mais hélas ! j’en suis fâché !

Le lendemain toute la maison fut désolée, parce que le démon qui possédait Bettine s’était emparé de sa raison. Le docteur me dit que dans ses déraisonnements il y avait des blasphèmes, et qu’elle devait donc être possédée, car il n’y avait pas d’apparence qu’en qualité de folle elle eût tant maltraité le père Prospero. Il se détermina à la mettre entre les mains du père Mancia. C’était un fameux exorciste Jacobin, c’est-à-dire Dominicain2, qui avait la réputation de n’avoir jamais manqué aucune fille ensorcelée3.

C’était un Dimanche. Bettine avait bien dîné, et avait été folle toute la journée. Vers minuit son père arriva à la maison chantant le Tasso, ivre à ne pas pouvoir se tenir debout. Il alla au lit de sa fille, et après l’avoir tendrement embrassée il lui dit qu’elle n’était pas folle. Elle lui répondit qu’il n’était pas saoul.

— Tu es possédée, ma chère fille.

— Oui mon père ; et vous êtes le seul qui peut me guérir.

— Eh bien ! je suis prêt.

Il parle alors en théologien ; il raisonne sur la force de la foi, et sur celle de la bénédiction paternelle ; il jette son manteau ; il prend un crucifix d’une main, il met l’autre sur la tête de sa fille, et il commence à parler au diable d’une façon que sa femme même toujours bête, triste, et [38r] acariâtre doit en rire à gorge déployée. Les seuls qui ne riaient pas étaient les deux acteurs, et c’était cela qui rendait la scène plaisante. J’admirais Bettine qui rieuse du premier ordre avait alors la force de se maintenir dans le plus grand sérieux. Le docteur Gozzi riait aussi, mais en désirant que la farce se terminât, car il lui semblait que les disparates de son pèref étaient autant de profanations à la sainteté des exorcismes. L’exorciste enfin alla se coucherg disant qu’il était sûr que le démon laisserait sa fille tranquille toute la nuit.

Le lendemain, dans le moment que nous nous levions de table voilà le père Mancia. Le docteur suivi de toute la famille le conduisit au lit de sa sœur. Tout occupé à regarder, et examiner ce moine, j’étais comme transporté hors de moi-même. Voici son portrait.

Sa taille était grande et majestueuse, son âge à peu près de trente ans, ses cheveux étaient blonds, ses yeux bleus, les traits de son visage étaient ceux d’Apollon de Belvédère4, avec la différence qu’ils n’indiquaient ni le triomphe ni la prétention. Blanc à éblouir, il était pâle, ce qui faisait briller davantage le carmin de ses lèvres, qui laissaient voir ses belles dents. Il n’était ni maigre, ni gras, et la tristesse de sa physionomie en augmentait la douceur. Sa démarche était lente, son air timide, ce qui faisait conjecturer la plus grande modestie dans son esprit.

Bettine lorsque nous entrâmes était, ou faisait semblant d’être endormie. Le père Mancia commença par empoigner un goupillon, et l’arroser d’eau lustrale : elle ouvrit les yeux, regarda le moine, et les referma dans l’instant : puis elle les réouvrit, le regarda un peu mieux, se mit sur son dos, laissa tomber ses bras, et avec sa tête joliment penchée se livra à un sommeil, dont rien n’avait la plus douce apparence. [38v] L’exorciste debout tira de sa poche son rituel5, et l’étole qu’il mit sur son cou, et un reliquaire qu’il plaça sur la poitrine de l’endormie. Puis avec l’air d’un saint il nous pria de nous mettre tous à genoux pour prier Dieu qu’il lui fasse connaître si la patiente était obsédée6, ou affectée de maladie naturelle. Il nous laissa là une demi-heure toujours lisant à voix basse. Bettineh ne bougeait pas.

Las, je crois, de jouer ce rôle, il pria le docteur de l’écouter à l’écart. Ils entrèrent dans la chambre, d’où ils sortirent un quart d’heure après, excités par un grand éclat de rire de la folle qui d’abord qu’elle les vît reparaître leur tourna le dos. Le père Mancia fit un sourire, plongea, et replongeai l’aspergès7 dans le bénitier, nous arrosa généreusement tous, et partit.

Le docteur nous dit qu’il reviendrait le lendemain, et qu’il s’était engagé de la délivrer en trois heures si elle était possédée ; mais qu’il ne promettait rien si elle était folle. La mère se dit sûre qu’il la délivrerait, et elle remercia Dieu de lui avoir fait la grâce de voir un saint avant de mourir. Rien n’était si joli que le désordre de Bettine le lendemain. Elle commença à tenir les propos les plus fous que poète pût inventer, et elle ne les interrompit pas à l’apparition du charmant exorciste, qui après en avoir joui un quart d’heure s’arma de toutes pièces, et nous pria de sortir. Il fut d’abord obéi. La porte resta ouverte ; mais c’est égal. Qui aurait osé y entrer ? Nous n’entendîmes durant l’espace de trois heures que le plus morne silence. À midi il appela, et nous entrâmes. Bettine était là triste, et fort tranquille, tandis que le moine pliait bagage. Il partitj disant qu’il espérait, et priant le docteur de lui en donner des nouvelles. Bettine dîna dans son lit, soupa à table, fut sage le lendemain, [39r] mais voilà ce qui arriva pour me rendre sûr qu’elle n’était ni folle ni possédée.

C’était l’avant-veille de la purification de Notre-Dame8. Le docteur était accoutumé de nous faire communier à la paroisse ; mais il nous conduisait à confesse à S.t Augustin, église desservie par les Jacobins de Padoue. Il nous dit à table de nous y disposer pour le surlendemain. La mère dit vous devriez tous aller vous confesser au père Mancia pour avoir l’absolution d’un si saint homme. Je compte d’y aller aussi. Candiani, et les Feltrinsk y consentirent ; je n’ai rien dit.

Ce projet m’a déplu ; mais j’ai dissimulé, bien déterminé à empêcher son exécution. Je croyais au sceau de la confession, et je n’étais pas capable d’en faire une fausse ; mais sachant que j’étais le maître de choisir mon confesseur, je n’aurais certainement jamais eu la bêtise d’aller dire au père Mancia ce qui m’était arrivé avec une fille qu’il aurait d’abord deviné que ce ne pouvait être que Bettine. J’étais sûr que Candiani lui dirait tout, et j’enl étais fort fâché.

Le lendemain de bonne heure elle vint à mon lit pour me porter un petit collet9, et elle me glissa cette lettre. « Haïssez ma vie ; mais respectez mon honneur, et une ombre de paix à laquelle j’aspire. Aucun de vous ne doit aller demain à confesse chez le père Mancia. Vous êtes le seul qui pouvez faire avorter ce dessein, et vous n’avez pas besoin que je vous en suggère le moyen. Je verrai s’il est vrai que vous ayez de l’amitié pour moi. »

Il est incroyable comme cette pauvre fille me fit pitié à la lecture de ce billet. Malgré cela je lui ai répondu ainsi : « Je conçois que malgré toutes les inviolables lois de la confession, le projet de votre mère doit vous inquiéter ; [39v] mais je ne conçois pas comment pour faire avorter ce projet vous puissiez compter sur moi plutôt que sur Candiani, qui s’en est déclaré approbateur. Tout ce que je peux vous promettre c’est que je ne serai pas de la partie ; mais je ne peuxm rien sur votre amant. C’est à vous à lui parler. »

Voici la réponse qu’elle me donna. « Je n’ai plus parlé à Candiani depuis la fatale nuit qui m’a rendue malheureuse ; et je ne lui parlerai plus quand même en lui parlant je pourrais redevenir heureuse. C’est à vous seul que je veux devoir ma vie, et mon honneur. »

Cette fille me paraissait plus étonnante que toutes celles, dont les romans que j’avais lus m’avaient représenté les merveilles. Il me semblait de me voir joué par elle avec une effronterie sans exemple. Je voyais qu’elle voulait me remettre dans ses chaînes ; et malgré que je ne m’en souciasse pas,n je me suis cependant déterminé à faire l’action généreuse, dont elle me croyait uniquement capable10. Elle se sentait sûre de réussir ; mais dans quelle école avait-elle appris à si bien connaître le cœur humain ? En lisant des romans. Il se peut que la lecture de plusieurs soit la cause de la perte d’une grande quantité de filles ; mais il est certain que la lecture des bons leur apprend la gentillesse11, et l’exercice des vertus sociales12.

Déterminé donc à avoir pour cette fille toute la complaisance dont elle me croyait capable, j’ai dit au docteur dans le moment que nous allions nous coucher, que ma conscience m’obligeait à le prier de me dispenser d’aller me confesser au père Mancia, et que je désirais de n’être pas en cela différent de mes camarades. Il me répondit qu’il pénétrait mes raisons, et qu’il nous conduirait tous à S.t Antoine. Je lui ai baisé la main. [40r] La chose fut faite ainsi, et j’ai vu Bettine à midi venir à table avec la satisfaction peinte sur sa figure.

Une engelure ouverte m’obligeant à rester au lit, et le docteur étant allé à l’église avec tous mes camarades, Bettine étant restée seule à la maison, elle vint s’asseoir sur mon lit. Je m’y attendais. J’ai alors vu le moment de la grande explication, qui dans le fond ne me déplaisait pas.

Elle débuta par me demander si j’étais fâché de l’occasion qu’elle saisissait de me parler. Non, lui répondis-je, car vous me procurez celle de vous dire que les sentiments que j’ai pour vous n’étant que ceux de l’amitié vous devez être sûre que pour l’avenir le cas que je puisse vous inquiéter n’arrivera jamais. Ainsi vous ferez tout ce que vous voudrez. Pour me régler autrement il faudrait que je fusse amoureux de vous ; et je ne le suis plus. Vous avez étouffé le germe d’une belle passion dans un instant. À peine rentré dans ma chambre après le coup de pied que Candiani m’a donné, je vous ai haïe, puis méprisée, puis vous m’êtes devenue indifférente, et enfino l’indifférence a disparu lorsque j’ai vu de quoi votre esprit est capable. Je suis devenu votre ami, je pardonne à vos faiblesses, et m’étant accoutumé à vous considérer telle que vous êtes, j’ai conçu pour vous l’estime la plus singulière par rapport à votre esprit. J’en ai été la dupe, mais n’importe : il existe, il est surprenant, divin, je l’admire, je l’aime, et il me semble que l’hommage que je lui dois est celui de nourrir pour l’objet qui le possède l’amitié la plus pure. Payez-moi de la même monnaie13. Vérité, sincérité, et point de détours. Finissez donc toutes les niaiseries, car vous avez déjà gagné sur moi tout ce que vous pouviez prétendre. La seule pensée d’amour me rebute, car je ne peux aimer que sûr d’être [40v] aimé uniquement14. Vous êtes la maîtresse d’attribuer ma sotte délicatesse à mon âge ; mais la chose ne peut pas être autrement. Vous m’avez écrit que vous ne parlez plus à Candiani, et si je suis la cause de cette rupture croyez que j’en suis fâché. Votre honneur exige que vous tâchiez de vous raccommoder ; et je dois me garder à l’avenir de lui causer le moindre ombrage. Songez aussi que si vous l’avez rendu amoureux le séduisant de la même façon, dont vous vous êtes servie vis-à-vis de moi, vous avez doublement tort, car il se peut que s’il vous aime vous l’ayez rendu malheureux.

Tout ce que vous m’avez dit, me répondit Bettine, est fondé sur le faux. Je n’aime pas Candiani, et je ne l’ai jamais aimé. Je l’ai haï, et je le hais, parce qu’il a mérité ma haine, et je vous en convaincrai, malgré que l’apparence me condamne. Pour ce qui regarde la séduction, je vous prie de m’épargner ce vil reproche. Songez vous aussi que si vous ne m’aviez pas séduite d’avance, je n’aurais jamais fait ce dont je me suis bien repentie par des raisons que vous ignorez, et que je vais vous apprendre. La faute que j’ai commise n’est grande que parce que je n’ai pas prévu le tort qu’elle pouvait me faire dans la tête sans expérience d’un ingrat comme vous capable de me la reprocher.

Bettine pleurait. Ce qu’elle venait de me dire était vraisemblable, et flatteur ; mais j’avais trop vu. Outre cela, ce dont elle m’avait fait voir son esprit capable me rendait sûr qu’elle allait m’en imposer15, et que sa démarche n’était que l’effet de son amour-propre qui ne la laissait pas souffrir en paix une victoire de ma part qui l’humiliait trop.

Inébranlable dans mon idée, je lui ai répondu que je croyais tout ce qu’elle venait de me dire sur l’état de son cœur avant le badinage qui m’avait fait devenir amoureux d’elle, et par conséquent je lui ai promis de lui épargner pour l’avenir le titre de séductrice. Mais convenez, lui dis-je, que la [41r] violence de votre feu ne fut que momentanée, et qu’il n’a fallu qu’un léger souffle pour l’éteindre. Votre vertu qui ne s’est écartée de son devoir qu’une seule heure, et qui a repris tout d’un coup l’empire sur vos sens qui s’étaient égarés mérite quelqu’éloge. Vous qui m’adoriez devîntes dans un moment insensible à toutes mes peines que je ne manquais pas de vous faire connaître. Il me reste à savoir comment cette vertu pouvait vous être si chère, tandis que Candiani ne cessait de lui faire faire naufrage toutes les nuits entre ses bras.

Voici, me dit-elle alors (en me regardant de cet air qu’on a quand on est certain de la victoire) où je vous voulais. Voici ce que je ne pouvais pas vous faire savoir, et ce que je n’ai jamais pu vous dire, car vous vous êtes refusé au rendez-vous que je ne vous ai demandé qu’au seul dessein de vous faire connaître la vérité.

Candiani, poursuivit-elle à me dire, m’a fait une déclaration d’amour huit jours après qu’il est entré chez nous. Il me demanda mon consentement pour me faire demander en mariage par son propre père d’abord qu’il aurait achevé ses études. Je lui ai répondu que je ne le connaissais pas encore bien, que je n’avais pas de volonté là-dessus ; et je l’ai prié de ne me parler plus de cela. Il fit semblant d’être devenu tranquille ; mais je me suis aperçue,p peu de temps après, qu’il ne l’était pas un jour qu’il me pria d’aller quelquefois le peigner. Quand je lui ai répondu que je n’en avais pas le temps il me dit que vous étiez plus heureux que lui. Je me suis moquée de ce reproche, et de ses soupçons, car toute la maison savait que j’avais soin de vous.

Ce fut quinze jours après que je lui ai refusé le plaisir d’aller le peigner qu’il m’est arrivé de passer avec vous une heure dans ce badinage que vous savez, et qui, comme de raison, fit naître [41v] un feu qui vous donna des idées que vous ne connaissiez pas auparavant. Quant à moi, je me trouvais fort contente ; je vous aimais, et m’étant abandonnée à des désirs naturels à ma passion, nul remords ne pouvait m’inquiéter. Il me tardait de me voir avec vous le lendemain ; mais le même jour après souper le premier moment de mes peines arriva. Candiani glissa entre mes mains ce billet, et cette lettre, que dans la suite j’ai cachés dans un trou de mur avec intention de vous les faire voir à temps et lieu.

Bettine alors me remit la lettre, et le billet. Voici le billet : « Ou recevez-moi pas plus tard que cette nuit dans votre cabinet, en laissant entrebâillée la porte qui donne dans la cour, ou pensez à vous tirer d’affaires demain vis-à-vis du docteur auquel je remettrai la lettre dont vous voyez la copie ci-jointe. »

La lettre contenait le récit d’un délateur infâme et enragé, qui effectivement pouvait avoir des suites très fâcheuses. Il disait au docteur que sa sœur passait avec moi les matinées dans un commerce criminel, lorsqu’il allait dire la messe, et il lui promettait de lui donner là-dessus des tels éclaircissements qu’il ne pourrait pas en douter.

Après avoir fait la réflexion, poursuivit Bettine, que le cas exigeait, je me suis déterminée à écouter ce monstre. J’ai laissé la porte entrouverte, et je l’ai attendu ayant mis dans ma poche un stylet16 de mon père. Je l’ai attendu à la porte pour qu’il me parle là, mon cabinet n’étant séparé de celui où couche mon père que d’une cloison. Le moindre bruit aurait pu l’éveiller.

À ma première question sur la calomnie que contenait la lettre qu’il me menaçait de donner à mon frère, il me répondit que ce n’était pas une calomnie, car il avait vu lui-même tout l’entretien que nous avions eu le matin par un trou qu’il avait faitq dans le plancher du grenier perpendiculaire à votre lit, où il allait se mettre d’abord que j’entrais chez vous. Il conclut qu’il allait découvrir tout à mon frère, et à ma mère si je m’obstinais à lui refuser les mêmes complaisances qu’il était sûr que j’avais pour vous. Après lui avoir dit dans ma juste colère les injures les plus atroces, et l’avoir appelé lâche espion, et calomniateur, car il ne pouvait avoir vu que des enfantillages, j’ai fini par lui jurer qu’il se flattait en vain de me réduire par [42r] des menaces à avoir pour lui les mêmes complaisances. Il se mit alors à me demander mille pardons, et à me représenter que je ne devais attribuer qu’à ma rigueur sa démarche, à laquelle il ne serait jamais déterminé sans la passion que je lui avais inspirée, et qui le rendait malheureux. Il convint que sa lettre pouvait être calomnieuse, et qu’il en avait agi en traître, et il m’assura qu’il n’emploierait jamais la force pour obtenir des faveurs qu’il ne voulait devoir qu’à la constance de son amour. Je me suis crue obligée à lui dire que je pourrais l’aimer dans la suite, et à lui promettre que je n’irais plus à votre lit lorsque le docteur n’y serait pas ; et je l’ai renvoyé17 content sans qu’il osât me demander un seul baiser lorsque je lui ai promis que nous pourrions nous parler quelqu’autre fois dans le même endroit.

Je suis allée me coucher au désespoir songeant que je ne pourrais plus ni vous voir lorsque mon frère n’y serait pas, ni vous en faire savoir la raison par rapport aux conséquences.r Trois semaines s’écoulèrent ainsi, et ce que j’ai souffert est incroyable, car vous ne manquiez pas de me presser, et je me voyais toujours obligée à vous manquer. Je craignais même le moment dans lequel je me serais trouvée seule avec vous, car j’étais sûre que je n’aurais pas pu m’empêcher de vous découvrir la raison de la différence de mes procédés. Ajoutez que je me voyais obligée au moins une fois par semaine à me rendre à la porte de l’allée pour parler au coquin, et modérer par des paroles son impatience.

Je me suis enfin déterminée à finir mon martyre quand je me suis vue menacée par vous aussi. Je vous ai proposé d’aller au bal habillé en fille ; j’allais vous découvrir toute l’intrigue, et vous laisser le soin d’y remédier. Cette partie de bal devait déplaire à Candiani ; mais mon parti était pris. Vous savez de quelle espèce fut le contretemps. Le départ de mon frère avec mon père vous inspira à tous les deux la même pensée. Je vous ai promis d’aller dans votre chambre avant de recevoir le billet de Candiani qui ne me demandait pas le rendez-vous ; mais qui m’avertissait qu’il allait se mettre dans mon cabinet. Je n’ai eu ni le temps de lui dire que j’avais des raisons pour lui défendre d’y aller, ni celui de vous avertir que je n’irais chez vous qu’après minuit [42v] comme j’avais pensé de faire, car après une heure de bavardage j’étais sûre de renvoyer ce malheureux dans sa chambre ; mais le projet qu’il avait enfanté, et qu’il se crut en devoir de me communiquer demandait un temps beaucoup plus long. Il ne m’a pas été possible de le faire partir. J’ai dû l’écouter, et le souffrir toute la nuit. Ses plaintes, et ses exagérations sur son malheur ne finissaient jamais. Il se plaignait de ce que je ne voulais pas consentir à un projet, que, si je l’avais aimé, j’aurais dû approuver. Il s’agissait de m’enfuir avec lui la semaine sainte pour aller à Ferrare, où il a un oncle qui nous aurait accueillis, et aurait facilement fait entendre raison à son père pour être dans la suite heureux toute notre vie. Les objections de ma part, ses réponses, les détails, les explications pour l’aplanissement des difficultés eurent besoin de toute la nuit. Mon cœur saignait pensant à vous ; mais je n’ai rien à me reprocher ; et il n’est rien arrivé qui puisse me rendre indigne de votre estime. Le seul moyen que vous puissiez avoir pour me la refuser est celui de croire que tout ce que je viens de vous dire est un conte18 ; mais vous vous tromperez, et vous serez injuste. Si j’avais pu me résoudre à des sacrifices qui ne sont dus qu’à l’amour, j’aurais pu faire sortir de mon cabinet ce traître une heure après qu’il y était entré ; mais j’aurais préféré la mort à cet affreux expédient. Pouvais-je deviner que vous étiez dehors exposé au vent, et à la neige ? Nous étions tous les deux à plaindre ; mais moi plus que vous. Tout cela était écrit dans le ciel pour me faire perdre la santé, et la raison que je ne possède plus que par intervalles sans être jamais sûre que mes convulsions ne me reprennent. On prétend que jes sois ensorcelée, et que des démons se soient emparés de moi. Je ne sais rien de tout cela ; mais si c’est vrai, me voilà la plus misérable de toutes les filles.

À ce point elle se tut en laissant un libre cours à ses larmes, et à ses gémissements. L’histoire qu’elle m’avait débitée était possible, [43r] mais elle n’était pas croyable.

Forse era vero, ma non però credibile

A chi del senso suo fosse signore

[C’était peut-être vrai, mais difficile à croire

Par qui de sa raison eût encore été maître]19

et je possédais mon bon sens. Ce qui causait alors mon émotion étaient ses pleurs, dont la réalité ne me laissait pas lieu de douter. Je les attribuais à la force de son amour-propre. J’avais besoin de conviction pour céder ; et pour convaincre il ne faut pas le vraisemblable mais l’évident. Je ne pouvais ajouter foi ni à la modération de Candiani, ni à la patience de Bettine, ni à l’emploi de sept heures dans un seul propos. Malgré cela je ressentais une espèce de plaisir à prendre pour bon argent comptant toute la fausse monnaie qu’elle m’avait débitéet.

Après avoir essuyé ses larmes, elle fixa ses beaux yeux dans les miens, croyant d’y discerner les marques visibles de sa victoire ; mais je l’ai étonnéeu lui touchant un article que par un artifice elle avait négligév dans son apologie. La rhétorique n’emploie les secrets de la nature que comme les peintres qui veulent l’imiter. Tout ce qu’ils donnent de plus beau est faux.

L’esprit délié20 de cette fille, qui ne s’était pas raffiné par l’étude, prétendait à l’avantage d’être supposé pur et sans art : il le savait, et il se servait de cette connaissance pour en tirer parti ; mais cet esprit m’avait donné une trop grande idée de son habileté.

Eh quoi ? lui dis-je, ma chère Bettine ; tout votre récit m’a attendri ; mais comment voulez-vous que je croie naturellesw vos convulsions, la belle folie de votre raison égarée, et les symptômes d’énergumène21 que vous avez laissé voir trop à propos dans les exorcismes, malgré quex très sensément vous dites que sur cet article vous avez des doutes ?

À ces mots elle se tint muette cinq ou six minutes en me regardant fixement ; puis en baissant ses yeux elle se mit à pleurer ne disant de temps en temps autre chose que pauvre malheureuse ! Cette situation à la fin me devenant gênante, je lui ai demandé ce que je pouvais faire pour elle. Elle me répondit d’un ton triste que si mon cœur ne me disait rien, elle ne savait pas ce qu’elle pouvait exiger de moi. Je croyais, me dit-elle, de pouvoir regagner sury [44r] votre cœur des droits que j’ai perdus. Je ne vous intéresse22 plus. Poursuivez à me traiter durement, et à supposer fictions des maux réels, dont vous êtes la cause, et que vous augmentez maintenant. Vous vous en repentirez trop tard, et dans votre repentir vous ne vous trouverez pas heureux.

Elle allait partir ; mais la croyant capable de tout elle me fit peur. Je l’ai rappelée pour lui dire que le seul moyen qu’elle pouvait avoir pour regagner ma tendresse était celui de passer un mois sans convulsions, et sans avoir besoin qu’on aille chercher le beau père Mancia. Tout cela, me répondit-elle, ne dépend pas de moi ; mais que voulez-vous dire par cette épithète de beau que vous donnez au Jacobin ? Supposeriez-vous ?….. – Point du tout, point du tout ; je ne suppose rien, car j’aurais besoin d’être jaloux pour supposer quelque chose ; mais je vous dirai que la préférence que vos diables donnent aux exorcismes de ce beau moine sur ceux du vilain capucin est sujette à des commentaires qui ne vous font pas d’honneur. Réglez-vous d’ailleurs comme il vous plaira.

Elle partit ; et un quart d’heure après tout le monde rentra. Après souper, la servante me dit sans que je l’interroge que Bettine s’était couchée avec des forts frissons après avoir fait transporter son lit dans la cuisine près de celui de sa mère. Cette fièvre pouvait être naturelle ; mais j’en doutais. J’étais sûr qu’elle ne se serait jamais déterminée à se bien porter, car elle m’aurait fourni par là un trop fort argument pour la croire fausse aussi dans la prétendue innocence de ses entretiens avec Candiani. Je regardais aussi comme un artifice celui d’avoir fait transporter son lit dans la cuisine.

Le lendemain, le médecin Olivo lui ayant trouvé une forte fièvre, dit au docteur qu’elle lui causerait des vaniloques23, mais qu’ils viendraient de la fièvre, et non pas des diables. Bettine effectivement délira toute la journée ; mais le [44v] docteur devenu de l’avis du médecin laissa dire sa mère, et n’envoya pas chercher lez jacobin. La fièvre fut encore plus forte le troisième jour, et des taches sur la peau firent soupçonner la petite vérole qui se déclara le quatrième. On a d’abord envoyé loger ailleurs Candiani, et les deux Feltrins qui ne l’avaient pas eue, et n’étant pas dans le cas de la craindre24, je suis resté seul. La pauvre Bettine fut tellement couverte de cette peste que le sixième jour on ne voyait plus sa peau sur tout son corps nulle part. Ses yeux se fermèrent, on dut lui couper tous les cheveux, et on désespéra de sa vie lorsqu’on vit qu’elle en avait la bouche, et le gosier si pleinsaa qu’on ne pouvait plus lui introduire dans l’œsophage que quelques gouttes de miel. On n’apercevait plus dans elle autre mouvement que celui de la respiration. Sa mère ne s’éloignait jamais de son lit, et on me trouva admirable lorsque j’ai porté près du même lit ma table avec mes cahiers. Cette fille était devenue quelque chose d’affreux : sa tête était d’un tiers plus grosse : on ne lui voyait plus de nez, et on craignit pour ses yeux quand même elle en échapperait. Ce qui m’incommodait extrêmement, et que j’ai voulu constamment souffrir25, fut sa puante transpiration.

Le neuvième jour le curé vint lui donner l’absolution, et les saintes huiles26, puis il dit qu’il la laissait entre les mains de Dieu. Dans une scène si triste les dialogues de la mère de Bettine avec le docteur me faisaient rire. Elle voulait savoir si le diable qui la possédait pouvait alors lui faire faire des folies, et ce que ce diable deviendrait si elle venait à mourir, car elle ne le croyait pas assez bête pour rester dans un corps si dégoûtant. Elle lui demandait s’il pouvait s’emparer de l’âme de la pauvre fille. Le pauvre docteur théologien ubiquiste27 répondait à toutes ces questions des choses qui n’avaient pas l’ombre du bon sens, et qui embarrassaient toujours plus la pauvre femme.

Le dixième, et onzième jours l’on craignait à tout moment de la perdre. Tous ses boutons pourris devenus noirs suppuraient, [45r] et infectaient l’air : personne n’y résistait excepté moi que l’état de cette pauvre créature désolait. Ce fut dans cet état épouvantable qu’elle m’inspira toute la tendresse que je lui ai témoignée après sa guérison.

Le treizième jour, lorsqu’elle n’eut plus de fièvre, elle commença à avoir un mouvement d’agitation à cause d’une démangeaison insoutenable, et qu’aucun remède n’aurait pu mieux calmer que ces puissantes paroles que je lui disais à tout moment : souvenez-vous Bettine que vous allez guérir ; mais que si vous osez vous gratter vous resterez si laide que personne ne vous aimera plus.

On peut défier tous les physiciens de l’univers de trouver un frein plus puissant que celui-ci contre la démangeaison d’une fille qui sait avoir été belle, et qui se voit dans le risque de devenir laide par sa faute si elle se gratte.

Elle ouvrit enfin ses beaux yeux, on la changea de lit, et on la transporta dans sa chambre. Un abcès qui lui vint au cou la retint au lit jusqu’à Pâques. Elle m’inocula de huit à dix boutons, dont trois m’ont laissé la marque ineffaçable sur la figure : ils me firent honneur près de Bettine qui reconnut alors que je méritais uniquement sa tendresse. Sa peau resta toute couverte de taches rouges qui ne disparurent qu’au bout d’un an. Elle m’a aimé dans la suite sans aucune fiction28, et je l’ai aimée sans jamais m’emparer d’une fleur que la destinée aidée par le préjugé avait réservée à l’Hyménée. Mais quel pitoyable Hyménée ! Ce fut deux ans après qu’elle devint épouse d’un cordonnier nommé Pigozzo infâme coquin qui la rendit pauvre et malheureuse. Le docteur son frère dut prendre soin d’elle. Quinze ans après il la conduisit avec lui à S. George de la Vallée29, dont il fut élu archiprêtre30. Étant allé le voir il y a dix-huit ans, j’ai trouvé Bettine vieille, malade, et mourante. Elle expira sous mes yeux l’an 1776 vingt-quatre heures après mon arrivée chez elle. Je parlerai de cette mort à sa place31.

Ma mère arriva dans ce temps-là de Pétersbourg, où l’impératrice Anna Iwanowna32 ne trouva pas la comédie italienne assez amusante. Toute la troupe était déjà de retour en Italie, [45v] et ma mère avait fait le voyage avec Carlin Bertinazzi Arlequin33, qui mourut à Paris l’année 1783. À peine arrivée à Padoue elle envoya avertir de son arrivée le docteur Gozzi qui me conduisit d’abord à l’auberge où elle logeait avec son compagnon de voyage. Nous y dinâmes, et avant de partir elle lui fit présent d’une fourrure, et elle me donna une peau de loup-cervier34 pour que j’en fisse présent à Bettine. Six mois après elle me fit aller à Venise pour me voir encore une fois avant de partir pour Dresde où elle avait été engagée pour toute la vie au service de l’électeur de Saxe Auguste III roi de Pologne35. Elle conduisit avec elle mon frère Jean qui avait alors huit ans, et qui en partant pleurait comme un désespéré, ce qui me fit conjecturer beaucoup deab sottise dans son caractère, car dans ce départ il n’y avait rien de tragique. Il fut le seul qui dut toute sa fortune à notre mère, dont cependant il n’était pas le bien-aimé.

Après cette époque j’ai passé encore un an à Padoue étudiant les droits, dont je suis devenu docteur à l’âge de seize ans36, ayant eu dans le civil le point de testamentis [De la forme des testaments], et dans le canon utrum hebrei possint construere novas Sinagogas [Les Hébreux peuvent-ils construire de nouvelles Synagogues ?]. Ma vocation était celle d’étudier la médecine pour en exercer le métier pour lequel je me sentais un grand penchant, mais on ne m’écouta pas : on voulut que je m’appliquasse à l’étude des lois pour lesquelles je me sentais une aversion invincible. On prétendait que je ne pouvais faire ma fortune que devenant avocat, et ce qui est pire, avocat ecclésiastique, parce qu’on trouvait que j’avais le don de la parole. Si on y avait bien pensé on m’aurait contenté en me laissant devenir médecin, où le charlatanisme fait encore plus d’effet que dans le métier d’avocat. Mais je n’ai fait ni l’un ni l’autre ; et cela ne pouvait pas être autrement. Il se peut que ce soit par cette raison que je n’ai jamais voulu ni me servir d’avocats quand il m’est arrivé d’avoir des prétentions légales au barreau, ni appeler des médecins quand j’ai [46r] eu des maladies. La chicane ruine beaucoup plus de familles qu’elle n’en soutient ; et ceux qui meurent tués par les médecins sont beaucoup plus nombreux que ceux qui guérissent. Le résultat est que le monde serait beaucoupac moins malheureux sans ces deux engeances.

Le devoir d’aller à l’université qu’on appelle le Bo37 pour aller écouter les leçons des professeurs m’avait mis dans la nécessité de sortir tout seul, et j’en étais charmé, car avant ce moment-là je ne m’étais jamais reconnu pour homme libre. Voulant jouir en plein de la liberté, dont je me voyais en possession, j’ai fait toutes les mauvaises connaissances possibles avec les plus fameux écoliers. Les plus fameux devaient être les plus libertins, joueurs, coureurs de mauvais lieux, ivrognes, débauchés, bourreaux d’honnêtes filles, violents, faux, et incapables de nourrir le moindre sentiment de vertu. Ce fut en compagnie de gens de cette espèce que j’ai commencé à connaître le monde en l’étudiant sur le fier livre de l’expérience.

La théorie des mœurs n’est d’autre utilité à la vie de l’homme que de celle qui résulte à celui qui avant de lire un livre en parcourt l’index : quand il l’a lu il ne se trouve informé que de la matière. Telle est l’école de morale que nous donnent les sermons, les préceptes, et les histoires que nous content ceux qui nous élèvent. Nous écoutons tout avec attention ; mais lorsque le cas nous arrive de mettre à profit les avis qu’on nous a donnésad, il nous vient envie de voir si la chose sera comme elle nous a été prédite : nous nous y livrons, et nous nous trouvons punis par le repentir. Ce qui nous dédommage un peu c’est que dans ces moments-là nous nous reconnaissons pour savants, et pour possesseurs du droit d’instruire les autres. Ceux que nous endoctrinons ne font ni plus ni moins de ce que nous avons fait, d’où il résulte que le monde reste toujours là, ou va de mal en pire. [46v] Ætas parentum pejor avis tulit nos nequiores mox daturos progeniem vitiosiorem [La génération de nos pères, qui valaient moins que nos aïeux, a fait naître en nous des fils plus méchants, qui vont donner le jour à une postérité plus mauvaise encore]38ae.

Dans le privilège donc que le docteur Gozzi m’a accordé de sortir tout seul j’ai trouvé la connaissance de plusieurs vérités, qui avant ce moment non seulement m’étaient inconnues, mais dont je ne supposais pas l’existence. À mon apparition les plus aguerris s’emparèrent de moi, et me sondèrent. Me trouvant nouveau en tout ils me déterminèrent à m’instruire me faisant tomber dans tous les panneaux. Ils me firent jouer, et après m’avoir gagné le peu d’argent que j’avais, ils me firent perdre sur ma parole, et ils m’apprirent à faire des mauvaises affaires pour payer. J’ai commencé à apprendre ce que c’était que d’avoir des chagrins. J’ai appris à me méfier de tous ceux quiaf louent en face, et à ne point du tout compter sur les offres de ceux quiag flattent. J’ai appris à vivre avec les chercheurs de querelle, dont il faut fuir la société, ou être à tout moment sur les bords du précipice. Pour ce qui regarde les femmes libertines de métier je ne suis pas tombé dans leurs filets parce que je n’en voyais pas une seule si jolie que Bettine ; mais je n’ai pas pu me défendre du désir de cette espèce de gloire qui dérive d’un courage dépendant du mépris de la vie.

[47r] Les écoliers de Padoue jouissaient dans ce temps-là de grands privilèges. C’étaient des abus que l’ancienneté avait rendus légaux : c’est le caractère primitif de presque tous les privilèges. Ils diffèrent des prérogatives39. Le fait est que les écoliers pour tenir leurs privilèges en force commettaient des crimes. On ne punissait pas à la rigueur40 les coupables, parce que la raison d’état ne voulait pas qu’on diminuât par laah sévérité l’affluence des écoliers qui accouraient de toute l’Europe à cette célèbre université. La maxime du gouvernement vénitien41 était de payer à très cher prix des professeurs d’un grand nom, et de laisser vivre ceux qui venaient écouter leurs leçons dans la plus grande liberté. Les écoliers ne dépendaient que d’un chef écolier qu’on appelait Syndic42. C’était un gentilhomme étranger qui devait tenir un état43, et répondre au gouvernement de la conduite des écoliers. Il devait les livrer à la justice lorsqu’ils violaient les lois, et les écoliers se soumettaient à ses sentences, parce que quand ils avaient une apparence de raison il les défendait aussi. Ils ne voulaient par exemple pas souffrir que les commis aux fermes44 visitassent leurs malles, et les sbires ordinaires45 n’auraient jamais osé arrêter un écolier : ils portaient toutes les armes défendues qu’ils voulaient ; ils trompaient impunément des filles de famille que leurs parents ne savaient pas tenir en réserve : ils inquiétaient souvent le repos public par des impertinences nocturnes : c’était une jeunesse effrénée qui ne demandait qu’à [47v] satisfaire ses caprices, s’amuser, et rire.

Il est arrivé dans ces temps-là qu’un sbire entra dans un café où il y avait deux écoliers46. Un de ceux-ci lui ordonna de sortir, le sbire le méprisa, l’écolier lui lâcha un coup de pistolet, et le manqua, mais le sbire riposta, et blessa l’écolier, puis se sauva. Les écoliers s’assemblèrent au Bo, et allèrent divisés en plusieurs pelotons chercher des sbires pour venger l’affront reçu en les massacrant ; mais dans une rencontre deux écoliers restèrent morts. Tout le corps des écoliers s’unit alors, et jurèrent de ne jamais mettre bas les armes que lorsqu’il n’y aurait plus de sbires à Padoue. Le gouvernement s’en mêla, et le syndic s’engagea de faire mettre bas les armes aux écoliers moyennant une satisfaction, puisque les sbires avaient tort. Le sbire qui avait blessé l’écolier fut pendu, et la paix fut faite ; mais dans les huit jours avant qu’on fasse cette paix tous les écoliers allant par Padoue divisés en patrouilles je n’ai pas voulu être moins brave que les autres, et j’ai laissé que le docteur dise. Armé de pistolets, et de carabine je suis allé tous les jours avec mes compagnons chercher l’ennemi. Je fus très mortifié que la compagnie dont j’étais membre ne rencontrât jamais aucun sbire. Le docteur à la fin de cette guerre se moqua de moi ; mais Bettine admira mon courageai.

Dans ce nouveau train de vie, ne voulant pas [48r] paraître moins riche que mes nouveaux amis, je me suis laissé aller à des dépenses que je ne pouvais pas soutenir. J’ai vendu, ou engagé tout ce que j’avais, et j’ai fait des dettes que je ne pouvais pas payer. Ce furent mes premiers chagrins, et les plus cuisants qu’un jeune homme puisse ressentir.

J’ai écrit à ma bonne grand-mère pour lui demander du secours ; mais au lieu de me l’envoyer, elle vint elle-même à Padoue remercier le docteur Gozzi, et Bettine, et me conduisit à Venise le 1 d’octobreaj 1739.

Le docteur au moment de mon départ me fit présent en versant des larmes de ce qu’il avait de plus cher. Il me mit au cou une relique je ne me souviens plus de quel saint que j’aurais peut-être encore si elle n’avait pas été liée en or. Le miracle qu’elle fit fut de me servir dans un urgent besoin. Toutes les fois que je suis retourné à Padoue pour achever mon droit j’ai logé chez lui ; mais toujours affligé de voir près de Bettine le coquin qui devait l’épouser, et pour lequel elle neak me paraissait pas faite. J’étais fâché de la lui avoir épargnée. C’était un préjugé que j’avais ; mais duquel je n’ai pas tardé à me défaireal.

a. Ses billets étaient tombés corrigé par Casanova pour supprimer les marques du pluriel.

b. Et je lui ai remis les trois lettres avec ma réponse.

c. Amitié biffé.

d. Dix ans puis onze biffés.

e. Quelques mots biffés, illisibles.

f. Fussent biffé.

g. En biffé.

h. Était immobile biffé.

i. Le goupillon biffé.

j. En biffé.

k. Dirent d’y aller biffé.

l. Aurais été biffé.

m. Pas empêcher biffé.

n. Mais j’étais sûr qu’elle ne réussirait pas. Je biffé.

o. Votre biffé.

p. Cinq ou six semaines biffé.

q. Lui-même biffé.

r. Six biffé.

s. Soye biffé.

t. Orth. débitée, le e final étant biffé.

u. En biffé.

v. Orth. négligée.

w. Les biffé.

x. Fort judicieusement biffé.

y. Une page (fº 43v) est laissée vierge.

z. Médecin biffé.

aa. Orth. plein.

ab. Bêtise biffé.

ac. Plus biffé.

ad. Orth. donné.

ae. Dix lignes biffées à la suite : Pour faire devenir sage le monde tout entier, il faudrait que pour cinquante ans de suite le genre humain cessât de mourir et de naître. Vers la fin de ce demi-siècle la folie ne régnerait plus sur la terre. Mais quelle tristesse ! On ne trouverait autre ressource que dans la bonne chère, dans les voyages, dans la littérature, et dans la froide amitié ! Les plus sains [?] feraient encore [?] un peu l’amour avec des femmes de quarante ans, mais [?] insipidement. Ce qui anime notre monde est la jeunesse, et malgré qu’elle soit inséparable de la folie, elle fait tous ses agréments.

af. Me louaient biffé.

ag. Me flattaient biffé.

ah. Rigueur biffé.

ai. Un paragraphe de quatre lignes est biffé à la suite : Cette démêlée entre sbires, et écoliers me donna une idée de la guerre, et me rendit convaincu que si j’en avais embrassé le métier je n’aurais pas été moins brave qu’un autre ; mais je n’ai pas eu le temps d’y penser. Au sein de ce passage, été moins brave qu’un autre corrige, dans l’interligne, manqué de courage, biffé.

aj. Graphie 8bre.

ak. Devait pas avoir été faite biffé.

al. Le bas de la page est déchiré mais on voit que le texte se poursuivait.

[51r] CHAPITRE IV

Le patriarche de Venise me donne les ordres mineurs. Ma connaissance avec le sénateur Malipiero, avec Thérèse Imer, avec la nièce du curé, avec Madame Orio, avec Nanette, et Marton, avec la Cavamacchie. Je deviens prédicateur. Mon aventure à Pasean avec Lucie. Rendez-vous au troisième étage.

Il vient de Padoue, où il a fait ses études était la formule avec laquelle on m’annonçait partout, et qui à peine prononcée m’attirait la taciturne observation de mes égaux en condition, et en âge, les compliments des pères de famille, et les caresses des vieilles femmes, dont plusieurs qui n’étaient pas vieilles voulaient passer pour telles pour pouvoir décemment m’embrasser. Le curé de S.t Samuel1 nommé Tosello après m’avoir installé à son église me présenta à monseigneur Correr2 patriarche de Venise, qui m’a tonsuré, et quatre mois après par grâce spéciale il m’a conféré les quatre ordres mineurs3. La consolation4 de ma grand-mère était extrême. On me trouva d’abord des bons maîtres pour poursuivre mes études, et M. Baffo a choisi l’abbé Schiavo5 pour m’apprendre à écrire purement en italien, et surtout la langue de la poésie pour laquelle j’avais un penchant décidé. Je me suis trouvé parfaitement bien logé avec mon frère François qu’on avait mis à étudier l’architecture théâtrale. Ma sœur, et mon frère le posthume demeuraient avec ma grand-mère dans une autre maison à elle appartenante, et dans laquelle elle voulait mourir parce que son mari y était mort. Celle que j’habitais était la même où j’avais perdu mon père, dont ma mère poursuivait à payer le loyer : elle était grande, [51v] et très bien meublée.

Quoique l’abbé de Grimani dût être mon principal protecteur, je ne le voyais cependant que très rarement. Celui auquel je me suis attaché fut M. de Malipiero6 auquel le curé Tosello m’a d’abord présenté. C’était un sénateur7 qui à l’âge de soixante et dix ans, ne voulant plus se mêler d’affaires d’état, menait une vie heureuse dans son palais, mangeant bien, et ayant tous les soirs une assemblée très choisie de dames qui avaient toutes rôti le balai8, et d’hommes d’esprit qui savaient tout ce qui arrivait de nouveau dans la ville. Ce vieux seigneur était garçon, et riche,a mais trois ou quatre fois par an sujet à des attaques de goutte très douloureuses qui à chaque assaut le laissaient perclus tantôt dans un membre, tantôt dans un autre, de sorte qu’il était estropié dans toute sa personne. Sa seule tête, ses poumons, et son estomac avaient été respectés. Il était beau, gourmet, friand ; il avait l’esprit fin ; il possédait la grande science du monde, l’éloquence des Vénitiens, et cette sagacité qui reste à un sénateur qui ne s’est retiré qu’après avoir passé quarante ans à gouverner la république, et qui n’a cessé de faire la cour au beau sexe qu’après avoir eu vingt maîtresses, et s’être reconnu déçu de la prétention de plus plaire à aucune. Cet homme presque perclus ne paraissait pas l’être quand il était assis, quand il parlait, et quand il était à table. Il ne mangeait qu’une fois par jour, et tout seul parce que n’ayant plus de dents il employait le double de temps qu’un autre aurait employé en mangeant comme lui, et il ne voulait ni se hâter par complaisance vers ses convives, ni les voir employés à attendre qu’il mâche avec ses bonnes gencives ce qu’il voulait avaler. Par cette seule raison il souffrait le désagrément de manger tout seul, ce qui déplaisait beaucoup à son excellent cuisinier.

La première fois que le curé me fit l’honneur de me présenter à Son Excellence, je me suis très respectueusement [52r] opposé à cette raison que tout le monde trouvait sans réplique. Je lui ai dit qu’il n’avait qu’à inviter à sa table ceux qui par nature mangeaient comme deux.

— Où sont-ils ?

— L’affaire est délicate. V. E.9 doit essayer des convives, et après les avoir trouvés tels que vous les désirez, savoir aussi vous les conserver sans leur en dire la raison ; car il n’y a au monde personne de bien élevé qui voulût qu’on dise qu’il n’a l’honneur de manger avec V. E. que parce qu’il mange le doubleb d’un autre.

Comprenant toute la force de mes paroles S. E. dit au curé de me conduire à dîner le lendemain. Ayant trouvé que si je donnais le précepte bien, je donnais l’exemple encore mieux, il me fit son commensal quotidien.

Ce sénateur qui avait renoncé à tout excepté qu’à lui-même, nourrissait malgré son âge et sa goutte un penchant amoureux. Il aimait Thérèse fille du comédien Imer10 qui demeurait dans une maison voisine de son palais, dont les fenêtres étaient vis-à-vis de l’appartement où il couchait. Cette fille âgée alors de dix-sept ans, jolie, bizarre, coquette, qui apprenaitc la musique pour aller l’exercer sur les théâtres, qui se laissait continuellement voir à ses fenêtres, et dont les charmes avaient déjà enivré le vieillard, lui était cruelle. Elle venait presque tous les jours lui faire une belle visite, mais toujours accompagnée de sa mère, vieille actrice qui s’était retirée du théâtre pour faire le salut de son âme, et qui avait, comme de raison, formé le projet d’allier DIEU avec le diable. Elle conduisait sa fille à la messe tous les jours, elle voulait qu’elle allât à confesse tous les dimanches ; mais l’après-dîner elle la menait chez le vieillard amoureux, dont la fureur dans laquelle il tombait m’épouvantait quand elle lui refusait un baiser, lui alléguant en raison qu’ayant fait ses dévotions le matin, elle ne pouvait pas condescendre à offenser ce même DIEU qu’elle avait mangé, et qu’elle avait peut-[52v] être encore dans son estomac. Quel tableau pour moi âgé alors de quinze ans, que le vieillard admettait uniquement à être témoin silencieux de ces scènesd ! La scélérate mère applaudissait la résistance de sa fille, et osait sermonner le voluptueux, qui à son tour n’osait pas réfuter ses maximes trop ou point du tout chrétiennes, et qui devaite résister à la tentation de lui jeter à la figure ce qui lui serait tombé entre les mainsf. Il ne savait que lui dire. La colère prenait la place de la concupiscence ; et après qu’elles étaient parties, il se soulageait avec moi par des réflexions philosophiques. Obligé à lui répondre, et ne sachant que lui dire, je lui ai un jour suggéré le mariage. Il m’a étonné me répondant qu’elle ne voulait pas devenir sa femme.

— Pourquoi ?

— Parce qu’elle ne veut pas encourir la haine deg ma famille.

— Offrez-lui une grosse somme ; un état.

— Elle ne voudrait pas, à ce qu’elle dit, commettre un péché mortel pour devenir reine du monde.

— Il faut la violer, ou la chasser, la bannir de chez vous.

— Je ne peux l’un ; et je ne peux pas me déterminer à l’autre.

— Tuez-la.

— Cela arrivera, si je neh meurs pas auparavant.

— Votre Excellence est à plaindre.

— Vas-tu jamais chez elle ?

— Non, car je pourrais en devenir amoureux ; et si elle était vis-à-vis de moi telle que je la vois ici, je deviendrais malheureux.

— Tu as raison.

Après avoir étéi témoin de ces scènes, et honoré de ces dialogues je suis devenu le favori de ce seigneur. Il m’admit à l’assemblée du soir, composée, comme j’en ai déjà rendu compte, de femmes surannées, et d’hommes d’esprit. Il me dit que c’était là que j’apprendrais une science beaucoup plus grande que la philosophie de Gassendi11 que j’étudiais alors par son ordre à la place de la péripatéticienne dont il se moquait. Il me donna des préceptes, dont il me démontra l’observance [53r] nécessaire pour intervenir à son assemblée qui s’étonnerait d’y voir admis un garçon de mon âge. Il m’ordonna de ne jamais parler que pour répondre à des interrogations de fait, et surtout de ne dire jamais mon avis sur aucune matière, car à l’âge de quinze ans il ne m’était pas permis d’en avoir un. Fidèlement soumis à ses ordres, je me suis gagné son estime, et en peu de jours je suis devenu l’enfant de la maison de toutes les dames qui allaient chez lui. En qualité de jeune abbé sans conséquence, elles voulaient que je les accompagnasse lorsqu’elles allaient voir leurs filles, ou leurs nièces aux parloirs des couvents où elles étaient en pension : j’allais chez elles à toutes les heures, on ne m’annonçait pas ; on me grondait quand je laissais passer une semaine sans me laisser voir ; et quand j’allais dans l’appartement des filles, je les entendais se sauver ; mais elles s’appelaient follesj d’abord qu’elles voyaient que ce n’était que moi. Je trouvaisk leur confiance charmante.

M. de Malipiero s’amusait avant dîner à m’interroger sur les avantages que me procurait l’accueil que me faisaient les respectables dames que j’avais connues chez lui, me disant avant que je lui répondisse qu’elles étaient la sagesse même, et que tout le monde me jugerait un coquin12 si je disais d’elles quelque chose de contraire à la bonne réputation dont elles jouissaient dans le monde. Il m’insinuait par là le sage précepte de la discrétion. Ce fut chez lui que j’ai connu madame Manzoni13 femme d’un notaire public dont j’aurai occasion de parler. Cette digne dame m’inspira le plus grand attachement. Elle me donna des leçons, et des conseils très sages que si j’avais suivis, ma vie n’aurait pas été orageuse, et par conséquent je ne l’aurais pas aujourd’hui trouvée digne d’être écrite.

Tant de belles connaissances avec des femmes qu’on appelle comme il faut me donnèrent l’envie de plaire par la figure, et par l’élégance de me mettre ; mais mon curé y trouva à redire, d’accord en cela avec ma bonne grand-mère. Un jour me prenant à [53v] part il me dit avec des paroles mielleuses que dans l’état que j’avais embrassé je devais penser à plaire à DIEU par l’esprit, et non pas aux hommes par la figure : il condamna ma frisure trop étudiée, et l’odeur délicate de ma pommade : il me dit que le diable m’avait pris par les cheveux, que j’étais excommunié si je poursuivais à les cultiver me citant les paroles d’un concile œcuménique14 Clericus qui nutrit comam anathema sit [Anathème à l’ecclésiastique qui laisse pousser ses cheveux]. Je lui ai répondu lui citant l’exemple de cent abbés qu’on ne regardait pas comme excommuniés, et qu’on laissait tranquilles, qui mettaient de la poudre trois fois plus que moi qui n’en mettais qu’une ombre, et qui se servaient d’une pommade ambrée15 qui faisait mourir les femmes en couchesl, tandis que la mienne qui sentait le jasmin m’attirait les compliments de toutes les compagnies où j’allais. J’ai fini par lui dire que si j’avais voulu puer je me serais fait capucin ; et qu’en cela j’étais fort fâché de ne pas pouvoir lui obéir.

Trois ou quatre jours après, il persuada ma grand-mère de le laisser entrer dans ma chambre de si grand matin que je dormais encore. Elle m’a juré après que si elle avait su ce qu’il allait faire elle ne lui aurait pas ouvert la porte. Ce fier prêtre qui m’aimait s’approcha doucement de moi, et avec des bons ciseaux il me coupa impitoyablement tous mes cheveux de devant d’une oreille à l’autre. Mon frère François qui était dans l’autre chambre l’a vu, et l’a laissé faire. Il en fut même charmé,m car portant perruque, il était jaloux de la beauté de mes cheveux. Il a été toute sa vie envieux, combinant cependant je ne sais pas comment l’envie avec l’amitié : son vice doit être aujourd’hui mort de vieillesse, comme tous les miens.

Je me suis réveillé que l’ouvrage était déjà fini. Après le fait le curé partit comme si de rien n’était. Mes deux mains furent celles qui me firent connaître toute l’horreur de cette exécution inouïe.

Quelle colère ! Quelle indignation ! Quels projets de vengeance d’abord qu’un miroir à la main j’ai vu l’état dans lequel m’avait mis ce prêtre audacieux ! Ma grand-mère accourut à mes cris ; mon frère riait. La vieille femme me calma un peu convenant que le curé avait outrepassé les bornes de la correction permise.

[54r] Déterminé à me venger je me suis habillé en ruminant cent noirs projets. Il me semblait d’avoir droit de me venger au sang à l’abri de toutes les lois. Les théâtres étant ouverts, je suis sorti en masque16, et je suis allé chez l’avocat Carrara17 que j’avais connu chez M. Malipiero pour savoir si je pouvais attaquer le curé en justice. Il me dit qu’on avait il n’y avait pas longtemps ruiné une famille à cause que le chef avait coupé la moustache d’un marchand esclavon, ce qui est beaucoup moins qu’un toupet tout entier ; et qu’ainsi je n’avais qu’à ordonner si je voulais intimer d’abord au curé une extrajudiciaire18 qui le ferait trembler. Je lui ai dit de la faire, et de dire le soir à M. Malipiero par quelle raison il nen m’avait pas vu à dîner. Il était évident que je ne pouvais plus sortir sans masque tant que mes cheveux ne seraient pas revenus.

Je suis allé dîner fort mal avec mon frère. L’obligation dans laquelle ce malheur me mettait de devoir me priver de la table délicate à laquelle M. Malipiero m’avait accoutumé n’était pas la moindre peine que je devais endurer à cause de l’action de ce violent curé dont j’étais le filleul19. La rage qui m’obsédait était telle que je versais des larmes. J’étais au désespoir que cet affront avait en soi un caractère comique qui me donnait un ridicule, que je regardais comme plus déshonorant qu’un crime. M’étant mis au lit de bonne heure, un bon sommeil de dix heures me rendit moins ardent ; mais non pas moins décidé à me venger par la force compétenteo.

Je m’habillais donc pour aller lire l’extrajudiciaire chez M. Carrara, lorsque j’ai vu devant moi un habile friseur20 que j’avais connu chez Madame Contarini21. Il me dit que M. Malipiero l’envoyait pour qu’il me raccommodât les cheveux de façon que je pusse sortir, car il désirait que j’allasse dîner avec lui dans le même jour. Après avoir considéré le dégât, il me dit, se mettant à rire, que je n’avais qu’à le laisser faire,p en m’assurant qu’il me mettra en état de sortir frisé avec encore plus d’élégance qu’auparavant. Cet habile garçon me rendit tous les cheveux du devant égaux aux coupés, et m’accommoda en vergette22 si bien que je me suis trouvé content, satisfait, et vengé.

[54v] J’ai dans l’instant oublié l’injure, je suis allé dire à l’avocat que je ne voulais plus me venger, et j’ai volé chez M. Malipiero où le hasard fit que je trouvasse le curé, auquel malgré ma joie j’ai lancé un coup d’œil foudroyant. On ne parla pas de l’affaire, M. Malipiero observa tout, et le curé partit certainement repenti de ce qu’il avait fait, car ma frisure était si recherchée qu’elle méritait tout de bon l’excommunication.

Après le départq de mon cruel parrain, je n’ai pas dissimulé avec M. Malipiero : je lui ai dit en clairs termes que je me chercherais une autre église, car je ne voulais absolument plus être membre de celle d’un homme capable de pareils excès. Le sage vieillard me dit que j’avais raison. C’était le moyen de me faire faire tout ce qu’on voulait. Le soir toute l’assemblée, qui avait déjà su l’histoire, me fit compliment m’assurant que rien n’était plus joli que ma frisure. J’étais le plus content de tous les garçons, et encore plus content de ce qu’il y avait déjà quinze jours que l’affaire était arrivée, et que M. Malipiero ne me parlait jamais de retourner à l’église. Ma seule grand-mère m’ennuyait me disant toujours que je devais y retourner.

Mais lorsque je croyais que ce seigneur ne m’en parlerait plus, je fus très surpris de l’entendre me dire que le cas se présentait que je pourrais retourner à l’église ayant du curé même une très ample satisfaction. En qualité, poursuivit-il à me dire, de président de la confraternité du S.t Sacrement23 c’est à moi à choisir l’orateur qui en fasse le panégyrique le quatrième Dimanche de ce mois qui tombe précisément le lendemain du jour de Noël. Or c’est toi que je vais lui proposer, et je suis sûr qu’il n’osera pas te refuser. Que dis-tu de ce triomphe ? Te semble-t-il beau ?

À cette proposition ma surprise fut extrême ; car il ne m’était jamais passé par la tête ni de devenir prédicateur, ni d’être capable de composer un sermon, et de le débiter. Je lui ai dit que j’étais sûr qu’il badinait ; mais d’abord qu’il m’assura qu’il parlait tout de bon, il n’eut besoin que d’une minute pour me persuader, et me rendre certain que j’étais né pour devenir le plus célèbre prédicateur du siècle, d’abord que je serais devenu gras, car dans ce temps-là j’étaisr fort maigre. Je ne doutais ni de ma voix, ni de mon action24, et pour ce [55r] qui regardait la composition je me suis facilement senti assez de force pour produire un chef-d’œuvre.

Je lui ai dit que j’étais prêt, et qu’il me tardait d’être chez moi pour commencer à écrire le panégyrique. Sans être théologien, lui dis-je, je connais la matière. Je dirai des choses surprenantes, et toutes neuves. Le lendemain il me dit que le curé avait été enchanté de son choix, et plus encore de ma bonne volonté à accepter cette sainte commission, mais qu’il exigeait que je lui montrasse ma composition d’abord que je l’aurais achevée, car la matière étant du ressort de la plus sublime théologie il ne pouvait me permettre de monter en chaire qu’étant sûr que je n’aurais pas dit des hérésies. J’y ai consenti, et dans le courant de la semaine j’ai composé, et mis en net mon panégyrique. Je le conserve25, et qui plus est je le trouve excellent.

Ma pauvre grand-mère ne faisait que pleurer de consolation voyant son petit-fils devenu apôtre. Elle voulut que je le luis lusse, elle l’écouta en disant son chapelet, et elle le trouva fort beau. M. Malipiero, qui n’écoutait pas disant le chapelet, me dit qu’il ne plairait pas au curé. J’avais pris mon thème d’Horace Ploravere suis non respondere favorem speratum meritis [Se plaindre que la faveur espérée ne répondît pas aux services rendus]26. Je déplorais la méchanceté et l’ingratitude du genre humain qui avaientt fait manquer le projet que la divine sagesse avait enfanté pour le rédimer27. Il n’aurait pas voulu que j’eusse pris mon thème d’un ethnique28 ; mais il était enchanté que mon sermon ne fût pas entrelardé de citations latines.

Je suis allé chez le curé pour le lui lire : il n’y était pas ; et devant l’attendre je suis devenu amoureux d’Angéla29 sa nièce, qui brodait au tambour, qui me dit qu’elle avait envie de me connaître, et qui ayant envie de rire, voulut que je lui contasse l’histoire de mon toupet que son sacré30 oncle m’avait coupé. Cet amour me fut fatal ; il fut cause de deux autres, qui furent causes de plusieurs autres causes qui aboutirent à la fin à me faire renoncer à l’état d’ecclésiastique. Mais allons tout doucement.

Le curé en arrivant ne me parut pas fâché de me voir entretenu par sa nièce qui avait mon même âge. Après avoir lu mon sermon [55v] il me dit que c’était une fort jolie diatribe31 académique ; mais qu’elle ne pouvait pas convenir à la chaire.

— Je vous en donnerai un, me dit-il, de ma façon, que personne ne connaît. Vous l’apprendrez par cœur, et je vous permets de dire qu’il est de vous.

— Je vous remercie très révérend. Je veux donner du mien ou rien.

— Mais vous ne débiterez pas celui-ci dans mon église.

— Vous parlerez de cela à M. Malipiero. En attendant je vais porter ma composition à la censure ; puis à Monseigneur patriarche, et si on n’en veut pas je la ferai imprimer.

— Venez ici jeune homme. Le patriarche sera de mon avis.

Le soir j’ai conté en pleine assemblée à M. Malipiero mon altercation avec le curé. On m’a fait lire mon panégyrique, qui a obtenu tous les suffrages. On loua ma modestie en ce que je ne citais aucun saint père qu’étant jeune je ne pouvais pas connaître, et les femmes me trouvèrent admirable en ceci qu’il n’y avait autre passage latin que le texte d’Horace qui quoique grand libertin disait cependant de très bonnes choses. Une nièce du patriarche qui était là me promit de prévenir son oncle auquel j’étais déterminé à réclamer. M. Malipiero me dit d’aller conférer avec lui le lendemain matin avant toute autre démarche.

J’ai obéi ; et il envoya chercher le curé qui vint d’abord. Après l’avoir laissé parler tant qu’il voulut, je l’ai convaincu lui disant qu’ou le patriarche approuvera mon sermon, et je le réciterai sans qu’il risque rien ; ou il le désapprouvera, et je fléchirai.

— N’y allez pas, me dit-il, et je l’approuve : je vous demande seulement de changer le texte, car Horace était un scélérat.

— Pourquoi citez-vous Sénèque, Origène, Tertullien, Boèce qui étant tous hérétiques doivent vous paraître plus abominables qu’Horace, qui enfin ne pouvait pas être chrétien ?

Mais enfin j’ai cédé pour faire plaisir à M. Malipiero, et j’y ai mis le texte que le curé a voulu malgré qu’il ne cadrât pas avec mon sermon. Je le lui ai donné pour avoir un [56r] prétexte allant le prendre le lendemain de parler à sa nièce.

Mais ce qui me divertit fut le docteur Gozzi. Je lui ai envoyé mon sermon par vanité. Il me le renvoya le désapprouvant, et me demandant si j’étais devenu fou. Il me disait que si on me permettait de le réciter en chaire je me déshonorerais avec lui qui m’avait élevé.

J’ai récité mon sermon dans l’église de S.t Samuel ayant un auditoire des plus choisis. Après m’avoir beaucoup applaudi la prédiction qu’on me fit fut générale. J’étais destiné à devenir le premier prédicateur du siècle, puisqu’à l’âge de quinze ans personne n’avait jamais si bien joué ce rôle.

Dans la bourse, où la coutume est de donner l’aumône au prédicateur, le sacristain qui la vida trouva à peu près cinquante sequins32, et des billets amoureux qui scandalisèrent les bigots. Un billet anonyme, dont j’ai cru de connaître la personne qui me l’avait écrit, me fit faire un faux pas, dont je crois de devoir faire grâce au lecteur. Cette riche moisson dans le grand besoin d’argent que j’avais, me fit tout de bon penser à devenir prédicateur, et j’ai expliqué ma vocation au curé lui demandant son secours. Par ce moyen je me suis mis en possession d’aller tous les jours chez lui, où je devenais toujours plus amoureux d’Angéla qui voulait bien que je l’aimasse, mais qui exerçant la vertu d’un dragon était obstinée à ne m’accorder la moindre faveur. Elle voulait que je quittasse l’état d’ecclésiastique, et devenir ma femme. Je ne pouvais pas m’y résoudre ; mais espérant de la faire changer d’avis je poursuivais. Son oncle m’avait donné la commission de composer un panégyrique à S. Joseph pour que je le récitasse le 19 de Mars 1741. Je l’ai fait, et le curé même en parlait avec enthousiasme ; maisu c’était décidé que je ne dusse avoir prêché sur la terre qu’une seule fois. Voici cette histoire misérable ; mais trop vraie33 qu’on a la barbarie de trouver comique.

[56v] J’ai cru de n’avoir pas besoin de me donner beaucoup de peine pour apprendre mon sermon par cœur. J’en étais l’auteur, je savais de le savoir ; et le malheur de l’oublier ne me semblait pas dans l’ordre des choses possibles. Je pouvais oublier une phrase ; mais je devais être le maître d’en substituer une autre, et tout comme je ne restais jamais court quand je parlais à une compagnie d’honnêtes gens, je ne trouvais pas vraisemblable qu’il pût m’arriver de rester muet vis-à-vis d’un auditoire, où je ne connaissais personne qui pût me rendre timide, et me faire perdre la faculté de raisonner. Je me divertissais donc à mon ordinaire me contentant de relire soir, et matin ma composition pour la bien imprimer dans ma mémoire, dont je n’avais jamais eu raison de me plaindre.

Le jour donc du 19 de mars dans lequel je devais quatre heures après midi monter en chaire pour réciter mon sermon, je n’ai pas eu le courage de me priver du plaisir de dîner avec le comte de Mont-Réal34 qui logeait chez moi, et qui avait invité le patricien Barozzi qui après Pâques devait épouser la comtesse Lucie sa fille.

J’étais encore à table avec toute la belle compagnie, lorsqu’un clerc vint m’avertir qu’on m’attendait à la sacristie. Avec l’estomac plein et la tête altérée35, je pars, je cours à l’église, je monte en chaire.

Je dis très bien l’exorde36, et je prends haleine. Mais à peine prononcées les cent premières paroles37 de la narration, je ne sais plus ni ce que je dis, ni ce que je dois dire, et voulant poursuivre à force je bats la campagne38, et ce qui achève de me perdre est un bruit sourd de l’auditoire inquiet qui s’était trop aperçu de ma déroute. Je vois plusieurs sortir de l’église, il me semble d’entendre rire, je perds la tête, et l’espoir de me tirer d’affairev. Je peux assurer mon lecteur que je n’ai jamais su si j’ai fait semblant de tomber en défaillance, ou si j’y suis tombé tout de bon. Tout ce que je sais est que je me suis laissé tomber sur le plancher de la chaire en donnant un grand coup de tête contre le mur désirant qu’il me l’eût fendue. Deux clercs sont venus me prendre pour me reconduire à la sacristie, où sans dire le mot à personne j’ai pris mon manteau et mon chapeau, et je suis allé chez moi. Enfermé dans ma chambre je me suis mis en habit court tel que les abbés [57r] le portent à la campagne, et après avoir mis dans un portemanteau39 mon nécessaire je suis alléw demander de l’argent à ma grand-mère, et je suis allé à Padoue prendre mes terzènes40. J’y suis arrivé à minuit, où je me suis d’abord couché avec mon bon docteur Gozzi, auquel je ne me suis pas soucié de faire la narration de mon désastre. Après avoir fait tout ce que je devais pour mon doctorat pour l’année suivante je suis retourné à Venise après Pâques41, où j’ai trouvé mon malheur oublié ; mais il n’y a plus eu question de me faire prêcher. On a eu beau m’encourager. J’ai entièrement renoncé à ce métier.

La veille de l’Ascension le mari de Madame Manzoni me présenta à une jeune courtisane qui faisait alors à Venise le plus grand bruitx. On l’appelait la Cavamacchie42, ce qui veut dire dégraisseuse, parce que son père avait fait le métier de dégraisseur. Elle aurait voulu se faire appeler Preati, parce que tel était son nom de famille ; mais ses amis l’appelaient Juliette ; c’était son nom de baptême, et assez joli pour prétendre d’aller sur l’histoire43.

La renommée de cette fille venait de ce que le marquis Sanvitali44 parmesan lui avaity déboursé cent mille écus45 pourz prix de ses faveurs. On ne parlait à Venise que de sa beauté. Ceux qui pouvaient parvenir à lui parler se croyaient heureux, et très heureux ceux qui étaient admis à sa coterie. Comme je devrai plusieurs fois parler d’elle dans ces mémoires, le lecteur aura pour agréableaa d’apprendre en peu de mots son histoire.

Dans l’année 1735, Juliette âgée de quatorze ans porta un habit dégraissé à un noble vénitien nommé Marco Muazzo. Ce noble l’ayant trouvée charmante malgré ses guenilles, alla la voir chez son père même avec un célèbre avocat nommé Bastien Uccelli46. Cet Uccelli étonné plus encore de l’esprit romanesque, et folâtre de cette fille que de sa beauté, et de sa belle taille, la mit dans un appartement bien meublé, lui donna un maître de musique, et en fit sa maîtresse. Dans le temps de la foire47 il la conduisit avec lui sur le liston48, où elle étonna tous les amateurs. En six mois de temps elle se crut devenue assez musicienne pour s’engager avec un entrepreneur, qui la prit pour la conduire à Vienne jouer un rôle de castrato dans un opéra de Metastasio49.

[57v] L’avocat alors crut de devoir la quitter la cédant à un riche Juif, qui après lui avoir donné des diamants la quitta aussi. À Vienne, ses charmes lui procurèrent l’applaudissement qu’elle ne pouvait pas espérer de son talent trop au-dessous du médiocre. La foule d’adorateurs qui allaient sacrifier à l’idole, et qui se renouvelait de semaine en semaine, fit déterminer l’auguste Marie-Thérèse50 à détruire ce nouveau culte. Elle fit ordonner à la nouvelle divinité de sortir d’abord de la capitale de l’Autriche. Ce fut le comte Bonifazio Spada51 qui la reconduisit à Venise, d’où elle partit pour aller chanter à Parme. Ce fut là qu’elle fit devenir amoureux le comte Jacques Sanvitali ; mais sans conséquence, puisque la marquise qui n’entendait pas raillerie lui donna un soufflet dans sa propre loge à un certain propos dans lequel la virtuoseab lui parut insolente. Cet affront dégoûta Juliette du théâtre au point qu’elle y renonça pour toujours. Elle retourna à sa patrie. Riche de la réputation d’avoir été sfratata52 de Vienne elle ne pouvait pas manquer de faire fortune. C’était devenu un titre. Quand on voulait dire du mal d’une chanteuse, ou danseuse, on disait qu’elle avait été à Vienneac où on l’avait méprisée au point que l’impératrice n’avait pas cru qu’elle valût la peine d’être chassée.

Monsieur Steffano Querini des Papozzes53 devint d’abord son amant en titre, et trois mois après greluchon54, d’abord que le marquis de Sanvitali se déclara son amant dans le printemps de l’année 1740ad. Il débuta par lui donner cent mille ducats courants55. Pourae empêcher le monde d’attribuer à faiblesse le don d’une somme si exorbitante, il dit qu’elle était à peine suffisante pour venger la virtuose d’un soufflet que sa femme lui avait donné. Juliette cependant n’a jamais voulu l’avouer, et elle eut raison ; rendant hommage à l’héroïsme du marquis elle se serait trouvée déshonorée. Le soufflet aurait flétri des charmes qu’elle était glorieuse de voir le monde convaincu de leur valeur intrinsèque.

afDans l’année suivante 1741ag, M. Manzoni me présenta [58r] à cette Frine56 comme un jeune abbé qui commençait à se faire un nom.

Elle logeait à S. Paternian57 aux pieds du pont dans une maison qui appartenait à M. Piaï. Je l’ai vue en compagnie de six ou sept courtisans aguerris. Elle était négligemment assise sur un sofa près de M. Querini. Sa personne m’a surpris ; elle me dit d’un ton de princesse, me regardant comme si j’avais été à vendre qu’elle n’était pas fâchée d’avoir fait ma connaissance. D’abord qu’elle me fit asseoir, j’ai commencé aussi à l’examiner tout à mon aise. La chambre n’était pas grande ; mais il n’y avait pas moins de vingt bougies.

Juliette était une belle personne de la grande taille âgée de dix-huit ans, dont la blancheur éblouissante, l’incarnat des joues, le vermillon des lèvres, le noir, et la ligne courbe, et très étroite de ses sourcils me parurent artificiels. Deux beaux râteliers58 de dents faisaient qu’on ne remarquât pas que sa bouche fût trop grande. Aussi avait-elle soin de la tenir toujours riante. Sa gorge n’était qu’une belle, et ample table sur laquelle un fichu placé avec art voulait faire imaginer que les mets qu’on y désire se trouvaient ; mais je n’y ai pas consenti. Malgré les bagues, et les bracelets je me suis aperçu que ses mains étaient trop larges, et trop charnues ; et en dépit du soin qu’elle avait de ne pas montrer ses pieds, une pantoufle qui gisait au bas de sa robe m’instruisit qu’ils étaient aussi grands qu’elle : proportion désagréable qui déplaît non seulement aux Chinois, et aux Espagnols ; mais à tous les connaisseurs. On veut qu’une grande femme ait les pieds petits : c’était le goût de Monsieur d’Holopherne59 qui sans cela n’aurait pas trouvé charmante madame Judith. Et sandalia eius, dit le saint Esprit, rapuerunt oculos ejus [Et ses pantoufles captivèrent ses regards]60. Dans mon examen réfléchi, la comparant aux cent mille ducats que le Parmesan lui avait donnésah, je m’étonnais de moi-même qui n’aurais pas donné un sequin pour parcourir toutes ses autres beautés quas insternebat stola [que couvrait le vêtement].

Un quart d’heure après mon arrivée, le murmure de l’eau frappée par les rames d’une gondole qui abordait, annonça le prodigue marquis. Nous nous levâmes, et M. Querini quitta vite sa place rougissant un peu. M. de Sanvitali plus vieux que jeune, [58v] et qui avait voyagé, prit place près d’elle mais non pas sur le sofa, ce qui obligea la belle à se tourner. Ce fut alors que j’ai pu la voir en face. Je l’ai trouvée plus belle qu’en profil. En quatre ou cinq fois que je lui ai fait ma cour, je me suis trouvé en état de dire à l’assemblée de M. de Malipiero qu’elle ne pouvait plaire qu’à des gourmands usés, car elle ne possédait ni les beautés de la simple nature, ni l’esprit de la société, ni un talent marqué, ni les manières aisées. Ma décision plut à toute l’assemblée ; mais M. Malipiero me dit à l’oreille en riant que Juliette serait certainement informée du portrait que je venais de faire, et qu’elle deviendrait mon ennemie. Il devina.

Je trouvais cette célèbre fille singulière en ce qu’elle ne m’adressait que très rarement la parole, et en ce qu’elle ne me regardait jamais qu’approchant à sa vue myope une lentille concave, ou en rétrécissant ses paupières, comme si elle n’eût pas voulu me rendre digne de voir entièrement ses yeux, dont la beauté était incontestable. Ils étaient bleus, fendus à merveille, à fleur de tête61, et enluminés par un iris inconcevable que la nature ne donne quelquefois qu’à la jeunesse ; et qui disparaît ordinairement vers les quarante ans après avoir fait des miracles. Le défunt roi de Prusse62 l’a conservé jusqu’à sa mort.

Juliette sut le portrait que j’avais fait d’elle chez M. Malipiero. L’indiscret avait été le rationnaire Xavier Cortantini63. Elle dit à ma présence à M. Manzoni qu’un grand connaisseur lui avait trouvé des défauts qui la déclaraient maussade ; mais elle ne les spécifia pas. Je me suis aperçu qu’elle tirait sur moi de bricole64, et je m’attendais à l’ostracisme. Elle me le fit cependant attendre une bonne heure. On vint sur le propos d’un concert que le comédien Imer avait donné, où sa fille Thérèse avait brillé. Elle me demanda d’emblée ce que M. Malipiero faisait d’elle : je lui ai répondu qu’il lui donnait de l’éducation.

— Il en est capable, me répondit-elle, car il a beaucoup d’esprit ; mais je voudrais savoir ce qu’il fait de vous.

— Tout ce qu’il peut.

— On m’a dit, qu’il vous trouve un peu bête.

Les rieurs, comme de raison, furent pour elle. Ne sachant que répondre, j’ai manqué de rougir, et je suis parti un quart d’heure après sûr de ne plus remettre les pieds chez elle. La narration de cette rupture amusa beaucoup mon vieux sénateur le lendemain à dîner.

[59r] J’ai passé l’été en allant filer le parfait amour avec Angéla à l’école, où elle allait apprendre à broder. Son avarice à m’accorder des faveurs m’irritait ; et mon amour m’était déjà devenu un tourment. Avec un grand instinct j’avais besoin d’une fille dans le goût de Bettine qui aimât à assouvir le feu de l’amour sans l’éteindre. Mais je me suis bien vite défait de ce goût frivole. Ayant moi-même une espèce deai virginité j’avais la plus grande vénération pouraj celle d’une fille. Jeak la regardais comme le Palladium de Cécrops65. Je ne voulais pas des femmes mariées. Quelle sottise ! J’étais assez dupe pour être jaloux de leurs maris. Angéla était négative66 au suprême degré sans cependant être coquette. Elle me séchait : je maigrissais. Les discours pathétiques, et plaintifs que je lui tenais au tambour où elle brodait avec deux de ses camarades qui étaient sœurs faisaient plus d’effet sur elles que sur son cœur trop esclave de la maxime qui m’empoisonnait. Si je n’avais eu d’yeux que pour elle je me serais aperçu que ces deux sœurs avaient plus de charmes qu’elle ; mais elle m’avait obstiné67. Elle me disait qu’elle était prête à devenir ma femme, et elle croyait que je ne pouvais pas désirer davantage. Elle m’assommait quand à titre d’extrême faveur elle me disait que l’abstinence la faisait souffrir autant que moi.

Au commencement de l’automne68, une lettre de la comtesse de Mont-Réal m’appela à sa campagne dans le Frioul à une terre qui lui appartenait appelée Paséan. Elle devait avoir brillante compagnie avec celle de sa fille devenue dame vénitienne, qui avait esprit, et beauté, et un œil si beau qu’il la dédommageait de l’autre qu’une taie69 rendait affreux.

Ayant trouvé à Paséan la gaieté il ne me fut pas difficile de l’augmenter oubliant pour quelque temps la cruelle Angéla. On m’a donné une chambre rez-de-chaussée attenanteal au jardin, où je me suis trouvé bien logé sans me soucier de savoir de qui j’étais voisin. Le lendemain à mon réveil mes yeux furent agréablement surpris par le charmant objet qui s’approcha de mon lit pour me servir du café. C’était une fille toute jeune, mais formée comme le sont les filles de ville qui ont dix-sept ans : elle n’en avait que quatorze. Blanche de peau, noiream d’yeux, et de cheveux, échevelée, et couverte de sa seule [59v] chemise et d’un jupon lacé de travers, qui laissait voir nue la moitié de sa jambe elle me regardait d’un air libre, et serein comme si j’avais été sa vieille connaissance. Elle me demanda si j’avais été content de mon lit.

— Oui. Je suis sûr que c’est vous qui l’avez fait. Qui êtes-vous ?

— Je suis Lucie, fille du concierge, je n’ai ni frères, ni sœurs, et j’ai quatorze ans. Je suis bien aise que vous n’ayez pas un valet, car je vous servirai moi-même, et je suis sûre que vous serez content.

Enchanté de ce début, je me mets sur mon séant, elle me passe ma robe de chambre me disant cent choses que je ne comprenais pas. Je prends mon café interdit autant qu’elle était à son aise ; et étonné d’une beauté à laquelle il était impossible d’être indifférent. Elle s’était assise sur le pied de mon lit, ne justifiant la liberté qu’elle prenait que par un rire qui disait tout. Son père et sa mère entrèrent que j’avais encore la tasse à la bouche. Lucie ne bouge pas : elle les regarde ayant un air de se pavaner du poste dont elle avait pris possession. Ils la grondent avec douceur, me demandant excuse pour elle.

Ces bonnes gens me disent cent honnêtetés ; et Lucie part pour ses affaires. Ils m’en font l’éloge : c’est leur enfant unique, chéri, la consolation de leur vieillesse. Lucie leur est obéissante ; elle craint DIEU, elle est saine comme un poisson70 ; elle n’a qu’un défaut.

— Quel est-il ?

— Elle est trop jeune.

— Charmant défaut.

Dans moins d’une heure je me trouve convaincu que je parlais à la probité, à la vérité, aux vertus sociales, et au vrai honneur.

Voilà Lucie qui rentre toute riante, débarbouillée, coiffée à sa guise, chaussée, vêtue, et qui après m’avoir fait une révérence de village vaan donner des baisers à sa mère, puis va s’asseoir sur les genoux de son père ; je lui dis de s’asseoir sur le lit ; mais elle me dit que tant d’honneur ne lui convient pas quand elle est vêtue.

L’idée simple, innocente, et enchanteresse que je trouve dans cette réponse, me fait rire. J’examine si elle était alors plus jolie qu’une heureao auparavant, et je décide pour l’auparavant. [60r] Je la mets au-dessus, non seulement d’Angéla ; mais de Bettine aussi.

Le friseur vient, l’honnête famille s’en va, je m’habille, je monte, et je passe la journée très gaiement comme on la passe à la campagne en compagnie choisie. Le lendemain à peine réveillé je sonne, et voilà Lucie qui reparaît devant moi la même que la veille surprenante dans ses raisonnements, et dans ses manières. Tout dans elle brillait sous le charmant vernis de la candeur, et de l’innocence. Je ne pouvais pas concevoir comment étant sage, et honnête, et point du tout bête, elleap ignorait qu’elle ne pouvait s’exposer ainsi à mes yeux sans crainte de m’enflammer. Il faut, me disais-je, que n’attachant aucune importance à certains badinages, elle ne soit pas scrupuleuse. Dans cette idée, je me décide à la convaincre que je lui rendais justice. Je ne me sens pas coupable vis-à-vis de ses parents, car je les suppose aussi insoucieux qu’elle. Je ne crains pas non plus d’être le premier à alarmer sa belle innocence, et à introduire dans son âme la ténébreuse lumière de la malice. Ne voulant enfin ni être la dupe du sentiment, ni en agir contre, j’ai voulu m’éclaircir. J’allonge sans façon une main libertine sur elle, et par un mouvement qui semble involontaire, elle recule, elle rougit, sa gaieté disparaît, et elle se tourne faisant semblant de chercher, elle ne savait pas quoi, jusqu’à ce qu’elle se trouve délivrée de son trouble. Cela s’est fait dans une minute. Elle s’approche de nouveau, ne lui restant que la honte de s’être laissée connaître malicieuse, et la peur d’avoir mal interprétéaq une action, qui de ma part aurait pu ou être innocente ou du bel usage. Elle riait déjà. J’ai vu dans son âme tout ce que je viens d’écrire, et je me suis hâté de la rassurer. Voyant que je risquais trop par l’action, je me suis proposé d’employer la matinée du lendemain à la faire parler.

Après avoir pris mon café je l’interromps sur un propos qu’elle me tenait pour lui dire qu’il faisait froid, et qu’elle ne le sentirait pas se mettant près de moi sous la couverture.

— Vous incommoderai-je ?

[60v] — Non ; mais je pense que ta mère pourrait entrer.

— Elle ne pensera pas à malice.

— Viens. Mais tu sais quel risque nous courons.

— Certainement, car je ne suis pas bête ; mais vous êtes sage, et qui plus est prêtre.

— Viens donc ; mais ferme auparavant la porte.

— Non non ; car on penserait que sais-je.

Elle vint donc à la place que je lui ai faitear me faisant un long conte auquel je n’ai rien compris, car dans cette position, ne voulant pas me rendre aux mouvements de la nature, j’étais le plus engourdi de tous les hommes. L’intrépidité de Lucie, qui certainement n’était pas feinte, m’en imposait au point que j’avais honte à lui faire voir clair. Elle me dit enfin que quinze heures71 venaient de sonner, et que si le vieux comte Antonio descendait, et nous voyait là comme nous étions il dirait des plaisanteries qui l’ennuieraient. C’est un homme, me dit-elle, que quand je le vois je me sauve. Je m’en vais parce que je ne suis pas curieuse de vous voir sortir du lit.

Je suis resté là plus d’un quart d’heure immobile, et à faire pitié, car j’étais vraiment en état de violence. Les raisonnements dans lesquels je l’ai engagée le lendemain, sans la faire entrer dans mon lit, finirent de me convaincre qu’elle était à juste titre l’idole de ses parents, et que la liberté de son esprit, et sa conduite sans gêne ne venaient que de son innocence, et de la pureté de son âme. Sa naïveté, sa vivacité, sa curiosité, son fréquent rougir72 lorsqu’elle me disait des choses qui m’excitaient à rire, et dans lesquelles elle n’entendait pas finesse, tout me faisait connaître que c’était un ange incarné qui ne pouvait manquer de devenir la victime du premier libertin qui l’entreprendrait. Je me sentais bien sûr que ce ne serait pas moi. La seule pensée me faisait frémir. Mon amour-propre même garantissait l’honneur de Lucie à ses parents honnêtes qui me l’abandonnaient ainsi, fondés sur la bonne opinion qu’ils avaient de mes mœurs. Il me semblait que je deviendrais le plus malheureux des hommes en trahissant la confiance qu’ils avaient en moi. J’ai donc pris le parti de souffrir, et [61r] sûr d’obtenir toujours la victoire je me suis déterminé à combattre, content que sa présence fût la seule récompense de mes désirs. Je n’avais pas encore appris l’axiome que tant que le combat dure, la victoire est toujours incertaine.

Je lui ai dit qu’elle me ferait plaisir à venir de meilleure heure, et à me réveiller même si je dormais, car moins je dormaisas mieux je me portais. Ainsi les deux heures de discours devinrent trois qui passaient comme un éclair. Lorsque sa mère qui la cherchait la trouvait assise sur mon lit, elle n’avait plus rien à lui dire, admirant73 la bonté que j’avais de la souffrir. Lucie lui donnait cent baisers. Cette trop bonne femme me priait de lui donner des leçons de sagesse, et de lui cultiver l’esprit. Après son départ Lucie ne croyait pas d’être plus libre. La compagnie de cet ange me faisait souffrir les peines de l’enfer. Dans la tentation continuelle où j’étais d’inonder de baisers sa physionomie, lorsqu’en riant elle la mettait à deux doigts de la mienne me disant qu’elle désirait d’être ma sœur, je me gardais bien de prendre ses mains entre les miennes ; un seul baiser que je lui aurais donné aurait fait sauter en l’air l’édifice, car je me sentais devenu une vraie paille. Je m’étonnais toujours quand elle partait, d’avoir obtenu la victoire ; mais insatiable de lauriers il me tardait de voir le retour du lendemain pour renouveler le doux, et dangereux combat. Ce sont les petits désirs qui rendent un jeune homme hardi : les grands l’hébètent.

Au bout de dix à douze jours, me trouvant dans la nécessité de finir, ou de devenir scélérat, j’ai choisi de finir parce que rien ne m’assurait d’obtenir le salaire dû à ma scélératesse dans le consentement de l’objet qui me l’aurait fait commettre. Lucie devenue dragon lorsque je l’aurais mise dans le cas de devoir se défendre, la porte de la chambre étant ouverte, m’aurait exposé à la honte, et au triste repentir. Cette idée m’effrayait. Il fallait finir, et je ne savais comment m’y prendre. Je ne pouvais plus résister à une fille, qui à la pointe du jour n’ayant au-dessus de sa chemise qu’un jupon, courait avec la gaieté dans l’âme sur moi me demandant comment j’avais dormi, et me mettant les paroles sur les lèvres74. Je retirais ma tête, et en riant elle me reprochait ma peur tandis qu’elle n’en avait pas. Je lui répondais [61v] très ridiculement qu’elle se trompait, si elle croyait que j’eusse peur d’elle qui n’était qu’une enfant. Elle me répondait que la différenceat de deux ans n’était rien.

N’en pouvant donc plus, et devenant tous les jours plus amoureux, précisément à cause du spécifique des écoliers75 qui désarme en épuisant dans le moment la puissance ; mais qui irritant la nature l’excite à la vengeance qu’elle exerce en redoublant les désirs du tyran qui l’a domptée, j’ai passé toute la nuit avec le fantôme de Lucie devant mon esprit triste d’avoir décidé de la voir le matin pour la dernière fois. Le parti de la prier elle-même de ne plus venir me parut superbe, héroïque, unique, immanquableau. J’ai cru que Lucie non seulement se prêterait à l’exécution de mon projet ; mais qu’elle concevrait de moi la plus haute estime pour tout le reste de sa vie.

La voilà à la première clarté du jour flamboyante, radieuse, riante, échevelée courant à moi à bras ouverts ; mais devenant tout d’un coup triste parce qu’elle m’aperçoit pâle, défait, et affligé.

— Qu’avez-vous donc me dit-elle.

— Je n’ai pas pu dormir.

— Pourquoi ?

— Parce que je me suis déterminé à vous communiquer un projet triste pour moi ; mais qui me gagnera toute votre estime.

— S’il doit vous concilier mon estime, il doit, au contraire, vous rendre gai. Dites-moi pourquoi m’ayant tutoyée hier, vous me parlez aujourd’hui comme à une demoiselle. Que vous ai-je fait ? monsieur l’abbé. Je m’en vais chercher votre café, et vous me direz tout après l’avoir pris. Il me tarde de vous entendre.

Elle va, elle revient, je le prends, je suis sérieux, elle me dit des naïvetés qui me font rire, elle s’en réjouit ; elle remet tout à sa place, elle va fermer la porte parce qu’il faisait du vent, et ne voulant pas perdre un seul mot de ce que j’allais lui dire, elle me dit de lui faire un peu de place. Je la lui fais sans rien craindre, parce que je me croyais égal à un mort.

Après lui avoir fait une fidèle narration de l’état dans lequel ses charmes m’avaient mis, et des peines que j’avais soutenues pour avoir voulu résister au penchant de lui donner des marques évidentes de ma tendresse, je lui représente que ne pouvant plus endurer les tourments que sa présence causait à mon âme amoureuse, je me voyais réduit à [62r] devoir la prier de ne plus se montrer à mes yeux. L’ample matière, la vérité de ma passion, le désir qu’elle conçût que l’expédient que j’avais choisi était le plus grand effort d’un amour parfait me fournirent une éloquence sublime. Je lui ai peint les conséquences affreuses qui pourraient nous rendre malheureux, si nous allions agir autrement de ce que sa vertu, et la mienne m’avaient contraint à lui proposer.

À la fin de mon sermon, elle essuya mes larmes avec le devant de sa chemise, sans songer que par cet acte charitable elle étalait à mes yeux deux rochers faits pour faire faire naufrage au pilote le plus expert.

Après un moment de scène muette, elle me dit d’un ton triste que mes pleurs l’affligeaient ; et qu’elle n’aurait jamais pu deviner de pouvoir me donner motif d’en verser. Tout votre discours, me dit-elle, m’a fait voir que vous m’aimez beaucoup ; mais je ne sais pas pourquoi vous puissiez en être tant alarmé, tandis que votre amour me fait un plaisir infini. Vous me bannissez de votre présence parce que votre amour vous fait peur. Que feriez-vous, si vous me haïssiez ? Suis-je coupable parce que je vous ai rendu amoureux ? Si c’est un crime je vous assure que, n’ayant pas eu intention de le commettre, vous ne pouvez pas en conscience m’en punir. Il est cependant vrai que j’en suis un peu bien aise. Pour ce qui regarde les risques qu’on court quand on s’aime, et que je connais très bien, nous sommes les maîtres de les défier. Je m’étonne que quoiqu’ignorante cela ne me paraisse pas difficile, tandis que vous, qui, à ce que tout le monde dit, avez tant d’esprit, craignez. Ce qui me surprend est que l’amour, n’étant pas une maladie, il ait pu vous rendre malade, tandis que l’effet qu’il fait sur moi est tout à fait le contraire. Serait-il possible que je me trompasse, et que ce que je sens pour vous ne fût pas de l’amour ? Vous m’avez vue si gaie en arrivant parce que j’ai rêvé à vous toute la sainte nuit ; mais cela ne m’a pas empêchéeav de dormir, excepté que je me suis réveillée cinq à six fois pour savoir si c’était vraiment vous que j’avais entre mes bras. D’abord que je voyais que ce n’était pas vous, je me rendormais pour rattraper mon rêve, et j’y réussissais76. N’avais-je pas raison ce matin d’être gaie ? Mon cher abbé, si l’amour est un tourment pour vous, j’en suis fâchée. Serait-il possible que vous fussiez né pour ne pas aimer ? Je ferai tout ce que vous m’ordonnerez, excepté que, quand même votre guérison en dépendrait, je ne [62v] pourrai jamais cesser de vous aimer. Si cependant pour guérir vous avez besoin de ne m’aimer plus, dans ce cas faites tout ce que vous pouvez, car je vous aime mieux vivant sans amour que mort par amour. Voyez seulement si vous pouvez trouver un autre expédient, car celui que vous m’avez communiqué m’afflige. Pensez. Il se peut qu’il ne soit pas si unique qu’il vous semble. Suggérez-m’en un autre. Fiez-vous à Lucie.

Ce discours vrai, naïf, naturel me fit voir combien l’éloquence de la nature est supérieure à celle de l’esprit philosophique. J’ai serré pour la première fois entre mes bras cette fille céleste, lui disant : Oui, ma chère Lucie ; tu peux porter au mal qui me dévore le plus puissant lénitif 77 ; laisse-moi baiser mille fois ta langue, et ta bouche divine qui m’a dit que je suis heureux.

Nous passâmes alors une bonne heure dans le plus éloquent silence, excepté que Lucie s’écriait de temps en temps : Ah ! mon Dieu ! Est-il vrai que je ne rêve pas ? Je l’ai malgré cela respectée dans l’essentiel, et précisément parce qu’elle ne m’opposait la moindre résistance. C’était mon vice.

Je suis inquiète, me dit-elle tout d’un coup : mon cœur commence à me parler. Elle saute du lit, elle le raccommode vite, et elle va s’asseoir sur le pied. Un instant après, sa mère entre, et referme la porte disant que j’avais raison car le vent était fort. Elle me fait compliment sur mes belles couleurs disant à sa fille d’aller s’habiller pour aller à la messe. Elle revint une heure après me dire que le prodige qu’elle avait fait la rendait glorieuse, car la santé qu’on me voyait la rendait mille fois plus certaine de mon amour que l’état pitoyable dans lequel elle m’avait trouvé le matin. Si ton parfait bonheur, me dit-elle, ne dépend que de moi, fais-le. Je n’ai rien à te refuser.

Elle me laissa alors ; et malgré que mes sens flottassent encore dans l’ivresse, je n’ai pas manqué de réfléchir que je me trouvais au bord du précipice ; et que j’avais besoin d’une grande force pour m’empêcher d’y tomber.

Ayant passé tout le mois de Septembre à cette campagne je me suis trouvé onze nuits de suite en possession de Lucie qui sûre du bon sommeil de sa mère vint les passeraw entre mes bras. Ce qui nous rendait insatiables était une abstinence, à laquelle elle fit tout ce qu’elle put pour me faire renoncer. Elle ne pouvait goûter la douceur du fruit défendu qu’en me le laissant dévorer. Elle tenta cent fois de me tromper me disant que je l’avais déjà cueilli, mais Bettine m’avait trop bien instruit pour qu’on pût [63r] m’en imposer. Je suis parti de Paséan en l’assurant d’y retourner au printemps ; mais en la laissant dans une situation d’esprit qui dut être la cause de son malheur. Malheur que je me suis bien reproché en Hollande vingt ans après, et que je me reprocherai jusqu’à la mort78.

Trois ou quatre jours après mon retour à Venise, j’ai repris toutes mes habitudes redevenant amoureux d’Angéla, espérant de parvenir au moins à ce où j’étais parvenu avec Lucie. Une crainte que je ne trouve pas aujourd’hui dans ma nature, une terreur panique des conséquences fatales à ma vie à venir m’empêchait de jouir. Je ne sais pas si j’ai jamais été parfaitement honnête homme ; mais je sais que les sentiments que je chérissais dans ma première jeunesse étaient beaucoup plus délicats que ceux auxquels je me suis habitué à force de vivre. Une méchante philosophie diminue trop le nombre de ce qu’on appelle préjugés.

Les deux sœurs qui travaillaient au tambour avec Angéla étaient ses amies intimes, et à part de tous ses secrets79. Je n’ai su qu’après avoir fait connaissance avec elles qu’elles condamnaient la sévérité excessive de leur amie. N’étant pas assez fat pour croire que ces filles en écoutant mes plaintes pussent devenir amoureuses de moi, non seulement je ne me gardais pas d’elles ; mais je leur confiais mes peines lorsque Angéla n’y était pas. Je leur parlais souvent avec un feu de beaucoup supérieur à celui qui m’animait lorsque je parlais à la cruelle qui l’abîmait80. Le véritable amant a toujours peur que l’objet qu’il aime le croie exagérateur ; et la crainte de dire trop le fait dire moins de ce qui en est.

La maîtresse de cette école vieille, et dévote qui dans le commencement se montrait indifférente à l’amitié que je montrais d’avoir pour Angéla, prit enfin en mauvaise part la fréquence de mes visites, et en avertit le curé Tosello son oncle, qui me dit un jour avec douceur que je devais fréquenter un peu moins cette maison, car mon assiduité pouvait être mal interprétée, et préjudiciable à l’honneur de sa nièce. Ce fut pour moi un coup de foudre ; mais recevant son avis de sang-froid, je lui ai dit que j’irais passer ailleurs le temps que je passais chez la brodeuse.

Trois ou quatre jours après je lui ai fait une visite de politesse sans m’arrêter un seul moment au tambour ; mais j’ai tout de [63v] même glissé entre les mains de l’aînée des deux sœurs qui s’appelait Nanette une lettre dans laquelle il y en avait une pour ma chère Angéla, où je lui rendais compte de la raison qui m’avait obligé à suspendre mes visites. Je la priais de penser au moyen qui pourrait me procurer la satisfaction de l’entretenir de ma passion. J’écrivais à Nanette que j’irais le surlendemain prendre la réponse qu’elle trouverait facilement le moyen de me remettre.

Cette fille fit très bien ma commission, et deux jours après elle me remit la réponse dans le moment que je sortais de la salle sans que personne pût l’observer.

Angéla dans un court billet, car elle n’aimait pas à écrire, me promettait une constance éternelle,ax me disant de tâcher de faire tout ce que je trouverais dans la lettre que Nanette m’écrivait. Voici la traduction de la lettre de Nanette que j’ai conservée81 comme toutes les autres qu’on trouve dans ces mémoires.

« Il n’y a rien au monde, monsieur l’abbé, que je ne sois prête à faire pour ma chère amie. Elle vient chez nous tous les jours de fête, elle y soupe, et y couche. Je vous suggère un moyen de faire connaissance avec madame Orio82 notre tante ; mais si vous réussissez à vous introduire je vous avertis de ne pas montrer d’avoir du goût pour Angéla, car notre tante trouverait mauvais que vous vinssiez dans sa maison pour vous faciliter le moyen deay parler à quelqu’un qui ne lui appartient pas. Voici donc le moyen que je vous indique, et auquel je prêterai la main tant que je pourrai. Madame Orio quoique femme de condition n’est pas riche, et par conséquent elle désire être inscrite dans la liste des veuves nobles qui aspirent aux grâces de la confraternité du S. Sacrement, dont M. Malipiero est président. Dimanche passé Angéla lui dit que vous possédez l’affection de ce seigneur, et que le vrai moyen de parvenir à obtenir son suffrage,az serait celui de vous engager à le lui demander. Elle lui dit follement que vous [64r] êtes amoureux de moi, que vous n’alliez chez la brodeuse que pour pouvoir me parler, et que par conséquent je pourrais vous engager à vous intéresser pour elle. Ma tante répondit que vous étant prêtre il n’y avait rien à craindre, et que je pourrais vous écrire de passer chez elle ; mais je n’y ai pas consenti. Le procureur Rosa83, qui est l’âme de ma tante dit que j’avais raison, et qu’il ne me convenait pas de vous écrire ; mais que c’était elle-même qui devait vous prier d’aller lui parler pour une affaire de conséquence. Il dit que s’il était vrai que vous eussiez du goût pour moi vous ne manqueriez pas d’y aller, et il la persuada à vous écrire le billet que vous trouverez chez vous. Si vous voulez trouver chez nous Angéla différez à venir jusqu’après-demain dimanche. Si vous pouvez obtenir de M. Malipiero la grâce que ma tante désire, vous deviendrez l’enfant de la maison. Vous pardonnerez, si je vous traiterai mal, car j’ai dit que je ne vous aimais pas. Vous ferez bien à conter fleurette à ma tante même qui a soixante ans. M. Rosa n’en sera pas jaloux, et vous vous rendrez cher à toute la maison. Je vous ménagerai l’occasion de parler à Angéla tête à tête. Je ferai tout pour vous convaincre de mon amitié. Adieu. »

J’ai trouvé ce projet parfaitement bien filé. J’ai reçu le soir le billet de Madame Orio, je suis allé chez elle comme Nanette m’avait instruit ; elle me pria de m’intéresser pour elle84, et elle me remit tous les certificats qui pouvaient m’être nécessaires. Je m’y suis engagé. Je n’ai presque pas parlé à Angéla : j’ai enjôlé Nanette qui m’a traité fort mal, et je me suis gagné l’amitié du vieux procureur Rosa qui dans la suite me fut utile.

Pensant au moyen d’obtenir de M. Malipiero cette grâce j’ai vu que je devais recourir à Thérèse Imer, qui tirait parti de tout à la satisfaction du vieillard toujours amoureux d’elle. Je lui ai donc fait une visite inattendue entrant même dans sa chambre sans me faire annoncer. Je l’ai trouvée seule avec le médecin Doro, qui fit d’abord semblant de n’être chez elleba qu’en conséquence de [64v] son métier. Il écrivit alors un recipe85, lui toucha le pouls, et il s’en alla.

Ce médecin Doro passait pour être amoureux d’elle, et M. Malipiero qui en était jaloux lui avait défendu de le recevoir, et elle le lui avait promis. Thérèse savait que je n’ignorais pas cela, et elle dut être fâchée que j’eusse découvert qu’elle se moquait de la parole qu’elle avait donnéebb au vieillard. Elle devait aussi craindre mon indiscrétion. C’était le moment dans lequel je pouvais espérer d’obtenir d’elle tout ce que je désirerais.

Je lui ai dit en peu de mots quelle était l’affaire qui me conduisait chez elle, et en même temps je l’ai assurée qu’elle ne devait jamais me croire capable d’une noirceur. Thérèse après m’avoir assuré qu’elle ne demandait pas mieux que de saisir l’occasion de me convaincre du désir qu’elle avait de m’obliger, elle me demanda tous les certificats de la dame pour laquelle elle devait s’intéresser. En même temps elle me montra ceux d’une autre dame pour laquelle elle avait promis de parler ; mais elle me promit de me la sacrifier, et elle tint parole. Le surlendemain, pas plus tard, j’ai eu le décret signé par Son Excellence en qualité de Président de la Fraterne86 des pauvres. Madame Orio fut d’abord inscrite pour les grâces qu’on tirait au sort deux fois par an.

Nanette, et sa sœur Marton étaient orphelines filles d’une sœur de Madame Orio, qui pour tout bien n’avait que la maison où elle habitait, dont elle louait le premier étage, et une pension de son frère qui était secrétaire du conseil des dix87. Elle n’avait chez elle que ses deux charmantes nièces, dont l’une avait seize ans, l’autre quinze. À la place de domestique elle avait une porteuse d’eau qui pour quatre livres88 par mois allait tous les jours lui faire le service de toute sa maison. Le seul ami qu’elle avait était le procureur Rosa qui avait comme elle l’âge de soixante ans, et qui n’attendait que la mort de sa femme pour l’épouser. Nanette, et Marton dormaient ensemble au troisième étage dans un large lit, où Angéla couchait aussi avec [65r] elles tous les jours de fête. Les jours ouvriers89 elles allaient toutes à l’école chez la brodeuse.

D’abord que je me suis vu possesseur du décret que Madame Orio désirait, j’ai fait une courte visite à la brodeuse pour donner à Nanette un billet dans lequel je lui donnais la belle nouvelle que j’avais obtenu la grâce, et que j’irais porter le décret à sa tante le surlendemain qui était un jour de fête. Je lui faisais les plus grandes instances pour qu’elle me ménageât un entretien tête à tête avec Angéla.

Nanette, attentive à mon arrivée le surlendemain, me donna un billet me disant de bouche de trouver le moyen de le lire avant de sortir de la maison. J’entre, et je vois Angéla avec madame Orio, le vieux procureur, et Marton. Comme il me tardait de lire le billet, je refuse une chaise, et je présente à la veuve ses certificats, et le décret d’admission aux grâces : je ne lui demande autre récompense que l’honneur de lui baiser la main. — Ah ! Abbé de mon cœur vous m’embrasserez, et on n’y trouvera rien à redire puisque j’ai trente ans plus que vous. Elle devait dire quarante-cinq. Je lui donne les deux baisers, et elle me dit d’aller embrasser ses nièces aussi qui se sauvèrent dans l’instant. La seule Angéla resta défiant mon audace. La veuve me prie de m’asseoir.

— Madame je ne peux pas.

— Pourquoi donc ? Quel procédé90 !

— Madame je reviendrai.

— Point du tout.

— J’ai un pressant besoin.

— J’entends. Nanette va là-haut avec l’abbé, et montre-lui.

— Ma tante, vous me dispenserez.

— Ah ! la bégueule. Marton vas-y toi-même.

— Ma tante, faites-vous obéir de Nanette.

— Hélas ! madame, ces demoiselles ont raison. Je m’en vais.

— Point du tout ; mes nièces sont des bêtes à quatre pattes. M. Rosa vous conduira.

Il me prend par la main, et il me mène au troisième où il fallait, et il me laisse là. Voici le billet de Nanette :

« Ma tante vous priera à souper, mais vous vous dispenserez. [65v] Vous partirez lorsque nous nous mettrons à table et Marton ira vous éclairer jusqu’à la porte de la rue qu’elle ouvrira ; mais vous ne sortirez pas. Elle la fermera, et remontera. Tout le monde croira que vous êtes parti. Vous remonterez à l’obscur91 l’escalier, et puis les deux autres jusqu’au troisième étage. Les escaliers sont bons. Vous nous attendrez là toutes les trois. Nous viendrons après le départ de M. Rosa, et après que nous aurons mis notre tante au lit. Il ne tiendra qu’à Angéla de vous accorder, même toute la nuit, le tête-à-tête que vous désirez, et que je vous souhaite très heureux. »

Quelle joie ! Quelle reconnaissance au hasard qui me faisait lire ce billet précisément dans l’endroit où je devais attendre à l’obscur l’objet de ma flamme ! Sûr que je m’y trouverais sans la moindre difficulté, et ne prévoyant aucun contretemps, je descends chez madame Orio plein de mon bonheur.

a. Et biffé.

b. De vous biffé.

c. Alors biffé.

d. L’encre change ici, plus claire.

e. Se tenir biffé.

f. ; ou de la faire jeter par la fenêtre biffé.

g. La biffé.

h. Mœurs biffé.

i. Honoré biffé.

j. Lorsque biffé.

k. Ce mépris biffé.

l. Orth. couche.

m. Car il portait perruque, et il.

n. Me verrait pas à l’assemblée biffé.

o. Orth. compétant.

p. Et il m’assurait biffé.

q. Du cruel prêtre biffé.

r. Maigre comme une allumette.

s. Lise biffé.

t. Orth. avait.

u. Il était biffé.

v. Orth. affaires.

w. Me faire donner de l’argent chez ma grand-mère.

x. Une date en marge est biffée, peu lisible (1742 ?).

y. Donné biffé.

z. Coucher avec elle biffé.

aa. De lire biffé.

ab. Orth. virtueuse. Plus bas, Casanova écrit virtuosa.

ac. b. Sans biffé.

ad. Une autre date est biffée, illisible.

ae. Que biffé.

af. Quelques mois après cet aventure biffé.

ag. Le 1 semble corriger un 2 par surcharge.

ah. Orth. donné.

ai. Pucelage biffé.

aj. elui biffé.

ak. Le corrigé par surcharge.

al. Orth. atenante.

am. b. Des biffé.

an. S’assoir biffé.

ao. b. Demie biffé.

ap. Pouvait biffé et ignorer corrigé en ignorait.

aq. Orth. interprétée.

ar. Orth. fait.

as. Me portant toujours mieux biffé. Un que est également biffé avant le je.

at. D’un an biffé.

au. Pour m’assurer que j’en aurais la force, j’ai passé la nuit en jouissant d’elle en imagination. Je ne pouvais plus avoir dans mon individu autre agent que la raison biffé.

av. Orth. empêché.

aw. Avec moi biffé.

ax. Et elle me disait biffé.

ay. Lui biffé.

az. Est biffé.

ba. À cause biffé.

bb. À M. Malipiero biffé.

[69r] CHAPITRE V

Nuit fâcheuse. Je deviens amoureux des deux sœurs, j’oublie Angéla. Bal chez moi, Juliette humiliée. Mon retour à Paséan. Lucie malheureuse. Lesa foudres favorables.

Madame Orio, après m’avoir fait au long ses remerciements, me dit que pour l’avenir je devais jouir de tous les droits d’ami de la maison. Nous passâmes quatre heures à rire, et à faire des niches1. J’ai si bien fait mes excuses pour ne pas rester à souper qu’elle dut les approuver. Marton allait m’éclairer ; mais un ordre absolu qu’elle donna à Nanette, qu’elle croyait ma favorite, l’obligea à me précéder, le chandelier à la main. La fine matoise descendit vite vite, ouvrit la porte, la referma d’un grand coup, éteignit la chandelle, et remonta en courant me laissant là, et rentrant chez sa tante qui la réprimanda très fort sur son vilain procédéb avec moi. Je suis monté à tâtons à l’endroit concerté, me jetant sur un canapé comme un homme qui attend le moment de son bonheur à l’insu de ses ennemis.

Après avoir passé une heure dans les plus douces rêveries, j’entends ouvrir la porte de la rue, puis la fermer à la clef à double tour, et dix minutes après je vois les deux sœurs suivies d’Angéla. Je ne prends garde qu’à elle, et je passe deux heures entières à ne parler qu’avec elle. Minuit sonne : on me plaint de ce que je n’avais pas soupé ; mais le ton de commisération me choque : je réponds qu’au sein du bonheur je ne pouvais me sentir incommodé par aucun besoin. On me dit que je suis en prison, puisque la clef de la grande porte était sous le chevet de madame, qui ne l’ouvrait qu’à la pointe du jour pour aller à la première messe. Je m’étonne qu’on croie que ce puisse me paraître une triste nouvelle : je me réjouis, au contraire, d’avoir devant moi cinq heures, et d’être sûr que je les passerais avec l’objet de mon adoration. Une heure après, Nanette rit sous cape. Angéla veut savoir de quoi elle rit ; elle lui répond à l’oreille ; Marton rit aussi : je les prie de me dire de quoi elles riaient ; et Nanette enfin d’un air mortifié me dit qu’elle n’avait point d’autre chandelle, et qu’à la fin de celle-là nous resterions dans les ténèbres. Cette nouvelle me comble de joie ; mais je la dissimule. Je leur dis [69v] que j’étais fâché pour elles. Je leur propose d’aller se coucher, et de dormir tranquillement, les assurant de mon respect ; mais cette proposition les fait rire.

— Que ferons-nous à l’obscur ?

— Nous causerons.

Nous étions quatre ; il y avait trois heures que nous parlions, et j’étais lec héros de la pièce. L’amour est grand poète : sa matière est inépuisable ; mais si la fin à laquelle il vise n’arrive jamais, il morfond comme la pâte chez le boulanger2. Ma chère Angéla écoutait ; et n’étant pas grande amie de la parole, répondait peu : elle n’avait pas l’esprit brillant : elle se piquait plutôt de faire parade de bon sens. Pour affaiblir mes arguments, elle ne crachait souvent qu’un proverbe, comme les Romains lançaient la catapulte. Elle se retirait, ou avec la plus désagréable douceur elle repoussait mes pauvres mains toutes les fois que l’amour les appelait à son secours. Malgré cela je poursuivais à parler, et gesticuler sans perdre courage. Je me trouvais au désespoir lorsque je m’apercevais que mes arguments trop subtils au lieu de la convaincre l’étourdissaient, et au lieu d’attendrir son cœur l’ébranlaient. J’étais tout étonné de voir sur les physionomies de Nanette, et de Marton l’impression résultante des traits que je lançais en droite ligne à Angéla. Cette courbe métaphysique me semblait hors de nature : ç’aurait dû être un angle. Malheureusement j’étudiais alors la géométrie. Malgré la saison je suais à grosses gouttes. Nanette se leva pour porter dehors la chandelle, qui mourant à notre présence nous aurait infectés.

À la première apparition des ténèbres mes bras s’élèvent naturellement pour se saisir de l’objet nécessaire à la situation actuelle de mon âme ; et je ris de ce qu’Angéla avait saisi l’instant d’avance pour s’assurer de n’être pas prise. J’ai employé une heure à dire tout ce que l’amour pouvait inventer de plus gai pour la persuader à venir se remettre sur le même siège. Il me paraissait impossible que cela pût être tout de bon. Ce badinage, lui dis-je à la fin, est trop long : il est contre nature : je ne peux pas courir après vous, et je m’étonne de vous entendre rire : dans une conduite si étrange il semble que vous vous moquez de moi. Venez donc vous asseoir. Devant vous parler sans vous voir, au moins mes mains doivent m’assurer que je ne parle pas à l’air. Si vous vous moquez de moi, vous devez sentir que vous m’insultez, et l’amour, je crois, ne doit pas être mis à l’épreuve de l’insulte.

— Eh bien ! Calmez-vous. [70r] Je vous écoute sans perdre un seul de vos mots ; mais vous devez aussi sentir qu’honnêtement je ne peux pas à l’obscur me mettre auprès de vous.

— Vous prétendez donc que je me tienne ici comme ça jusqu’à l’aube ?

— Jetez-vous sur le lit, et dormez.

— Je vous admire que vous trouviez cela possible, et combinable avec mon feu. Allons. Je veux m’imaginer de jouer à colin-maillard3.

Je me lève alors ; et je la cherche en vain par toute la chambre en long, et en large. Je me saisis de quelqu’un ; mais c’est toujours Nanette, ou Marton, qui par effet d’amour-propre se nomment dans l’instant. Dans le même instant, sot D. Quichotte, je me crois en devoir de lâcher prise. L’amour, et le préjugé m’empêchent de connaître la vilenie ded ce respect. Je n’avais pas encore lu les anecdotes de Louis XIII roi de France4 ; mais j’avais lu Boccacee. Je poursuis à la chercher. Je lui reproche sa dureté, je lui remontre qu’elle doit à la fin se laisser trouver, et elle me répond alors qu’elle doit avoir la même difficulté que moi à me trouver. La chambre n’était pas grande, et je commence à enrager de ce que je ne pouvais jamaisf l’attraper.

Plus ennuyé que fatigué, je m’assieds, et je passe une heure à leur conter l’histoire de Roger lorsqu’Angélique lui avait disparu moyennant la bague enchantée que trop bonnement le chevalier amoureux lui avait remise.

Così dicendo, intorno a la fontana

Brancolando n’andava come cieco

O quante volte abbracciò l’aria vana

Sperando la donzella abbracciar seco.

[En parlant de la sorte, autour de la fontaine,

il allait tâtonnant comme fait un aveugle.

Ah ! que de fois il étreignit en vain les airs,

espérant qu’en ses bras il étreindrait la belle !]5

Angéla ne connaissait pas l’Arioste ; mais Nanette l’avait lu plusieurs fois. Elle se mit à défendre Angélique, et à accuser la bonhomie de Roger qui étant sage n’aurait jamais dû confier la bague à la coquette. Nanette m’enchanta ; mais j’étais alors trop bête pour faire des réflexionsg convenables à un retour sur moi-même.

Je n’avais plus qu’une seule heure devant moi, et il ne fallait pas attendre le jour, car Madame Orio serait plutôt morte que tentée de manquer sa messe. J’ai passé cette dernière heure à parler tout seul à Angéla pour la persuader, et puis pour la convaincre qu’elle devait venir s’asseoir près de moi. Mon âme a passé par toutes les couleurs dans un creuset, dont le lecteur ne peut pas avoir une idée claire, à moins qu’il ne se soit trouvé en pareil cas. Après avoir employé toutes les raisons excogitables6, j’ai employé les prières, puis (infandum [indicible]7) les larmes. Mais quand je les ai reconnues pour inutiles, la [70v] sensation qui s’empara de moi fut la juste indignation qui anoblit la colère. Je serais parvenu à battre le fier monstre qui avait pu me tenir cinq heures entières dans la plus cruelle de toutes les détresses, si je ne me fusse pas trouvé dans l’obscurité. Je lui ai dit toutes les injures qu’un amour méprisé peut suggérer à un entendement irrité. Je lui ai lancé des malédictions fanatiques : je lui ai juré que tout mon amour s’était changé en haine, finissant par l’avertir de se garder de moi, car certainement je la tuerais lorsqu’elle s’offrirait à mes yeux.

Mes invectives finirent avec la sombre nuit. À l’apparition des premiers rayons de l’Aurore, et au bruit que firent la grosse clef, et le verrou, lorsque madame Orio ouvrit la porte pour aller mettre son âme dans le repos quotidien qui lui était nécessaire, je me suis disposé à partir prenant mon manteau, et mon chapeau. Mais je ne saurais peindre à mon lecteur la consternation de mon âme, quand glissant mes yeux sur la figure de ces trois filles, je les ai vues fondantes en larmes. Honteux, et désespéré, jusqu’à me sentir assailli de l’envie de me tuer, je me suis assis de nouveau. Je songeais que ma brutalité avait mis en pleurs ces trois belles âmes. Je n’ai pas pu parler. Le sentiment m’étranglait ; les larmes vinrent à mon secours et je m’y suis livré avec volupté. Nanette se leva me disant que sa tante ne pouvait pas tarder à rentrer. J’ai vite essuyé mes yeux, et sans les regarder, ni leur dire mot, je suis parti, allant d’abord me mettre au lit, où je n’ai jamais pu dormir.

À midi M. Malipiero, me voyant extrêmement changé, m’en demanda la raison, et, ayant besoin de soulager mon âme, je lui ai dit tout. Le sage vieillard n’a pas ri. Par des réflexions très sensées il me mit du baume dans l’âme. Il se voyait dans mon même cas vis-à-vis de Thérèse. Mais il dut rire, et moi aussi quand il me vit manger avec un appétit canin. Je n’avais pas soupé ; mais il me félicita sur mon heureuse constitution.

Déterminé à ne plus aller chez madame Orio, j’ai tenu dans ces jours-là une conclusion de métaphysique8 dans laquelle j’ai soutenu que tout être, dont on ne pouvait avoir qu’une idée abstraite ne pouvait exister qu’abstraitement. J’avais raison ; mais on mit facilement ma thèse en aspect d’impiété, et on m’a condamné à chanter la palinodie. Je suis allé à Padoue où on m’a promu au [71r] doctorath utroque jure [en droit civil et droit canon].

À mon retour à Venise, j’ai reçu un billet de M. Rosa qui me priait de la part de Madame Orio d’aller la voir. J’y suis allé le soir sûr de ne pas y trouver Angéla, à laquelle je ne voulais plus penser. Nanette, et Marton par leur gaieté dissipèrent la honte que j’avais de paraître devant elles au bout de deux mois ; mais ma conclusion, et mon doctorat firent valoir mes excuses avec madame Orio, qui n’avait à me dire autre chose sinon que se plaindre que je n’allais plus chez elle. Nanette à mon départ me remit une lettre qui en contenait une d’Angéla. « Si vous avez le courage, me disait celle-ci, de passer encore une nuit avec moi, vous n’aurez pas raison de vous plaindre, car je vous aime. Je souhaite de savoir de votre bouche même, si vous auriez poursuivi à m’aimer, si j’avais consenti à me rendre méprisable. »

Voici la lettre de Nanette, qui seule avait de l’esprit. « M. Rosa s’étant engagé à vous faire retourner chez nous, je prépare cette lettre pour vous faire savoir qu’Angéla est au désespoir de vous avoir perdu. La nuit que vous avez passée avec nous fut cruelle, j’en conviens ; mais il me semble qu’elle ne devait pas vous faire prendre le parti de ne plus venir voir au moins madame Orio. Je vous conseille, si vous aimez encore Angéla, de courir le risque encore d’une nuit. Elle se justifiera peut-être, et vous en sortirez content. Venez donc. Adieu. »

Ces deux lettres me firent plaisir. Je me voyais sûr de me venger d’Angéla par le plus marqué de tous les mépris. J’y suis allé le premier jour de fête ayant dans ma pochei deux bouteilles de vin de Chypre, et une langue fumée, et je fus surpris de ne pas voir la cruelle. Faisant tomber le propos sur elle, Nanette dit qu’elle lui avait dit le matin à la messe qu’elle ne pourrait venir qu’à l’heure du souper. Je n’en ai donc pas douté, et je n’ai pas accepté lorsque Madame Orio m’a prié de rester. Un peu avant l’heure, j’ai fait semblant de partir comme la première fois, et je suis allé me mettre dans l’endroit concerté. Il me tardait de jouer le charmant rôle que j’avais déjà prémédité. J’étais sûr que quand même Angéla se serait déterminée à changer de système elle ne m’accorderait que des petites faveurs, et je ne m’en souciais plus. Je ne me sentais plus dominé que par un fort désir de vengeance.

[71v] Trois quarts d’heure après j’entends fermer la porte de la rue, et dix minutes après j’entends monter l’escalier, et je vois devant moi Nanette, et Marton.

— Où est donc Angéla ? dis-je à Nanette.

— Il faut qu’elle n’ait pu ni venir ni nous le faire dire. Elle doit cependant être sûre que vous êtes ici.

— Elle croit de m’avoir attrapé ; et effectivement je ne m’y attendais pas ; vous la connaissez actuellement. Elle se moque de moi ; et elle triomphe. Elle s’est servie de vous pour me faire donner dans le panneau9 ;j et elle y a gagné, car si elle était venue, c’est moi qui me serais moqué d’elle.

— Oh ! pour cela, permettez que j’en doute.

— N’en doutez pas, ma chère Nanette ; et vous en serez convaincue par la belle nuit que nous passerons sans elle.

— C’est-à-dire qu’en homme d’esprit vous saurez vous adapter à un pis-aller ; mais vous vous coucherez ici, et nous irons dormir sur le canapé dans l’autre chambre.

— Je ne vous l’empêcherais pas ; mais vous me joueriez un tour sanglant ; et d’ailleurs je ne me coucherais pas.

— Quoi ! Vous auriez la force de passer sept heures avec nous ? Je suis sûre que lorsque vous ne saurez plus que dire vous vous endormirez.

— Nous verrons. En attendant voici une langue, et voici du Chypre. Aurez-vous la cruauté de me laisser manger seul ? Avez-vous du pain ?

— Oui ; et nous ne serons pas cruelles10. Nous souperons une seconde fois.

— C’est de vous que je devrais être amoureux. Dites-moi, belle Nanette, si vous me rendriez malheureux comme Angéla.

— Vous semble-t-il de pouvoir me faire cette question ? Elle est d’un fat. Tout ce que je peux vous répondre c’est que je n’en sais rien.

Elles mirent vite trois couverts ; elles portèrent du pain, du fromage parmesan, et de l’eau, et riant de la chose, elles mangèrent, et burent avec moi du Chypre, qui, n’y étant point accoutumées, leur monta à la tête. Leur gaieté devint délicieuse. J’étais surpris en les examinant de n’avoir pas avant ce moment-là reconnu tout leur mérite.

Après le petit souper, assis au milieu d’elles, prenant [72r] leurs mains, et les leur baisant je leur ai demandé si elles étaient mes véritables amies, et si elles approuvaient la façon indigne dont Angéla m’avait traité. Elles me répondirent d’accord que je leur avais fait verser des larmes. Laissez donc, leur dis-je, que j’aie pour vous la tendresse d’un vrai frère, et partagez-la comme si vous étiez mes sœurs : donnons-nous-en des gages dans l’innocence de nos cœurs : embrassons-nous, et jurons-nous une fidélité éternelle.

Les premiers baisers que je leur ai donnés ne sortirent ni d’un désir amoureux, ni d’un projet tendant à les séduire, et de leur côté, elles me jurèrent quelques jours après qu’elles ne me les rendirent que pour m’assurer qu’elles partageaient mes honnêtes sentiments de fraternité ; mais ces baisers innocents ne tardèrent pas à devenir enflammés, et à susciter en tous les trois un incendie, dont nous dûmes être fort surpris, car nous les suspendîmes nous entreregardant après tous étonnés, et fort sérieux. Les deux sœurs bougèrent sous un prétexte, et je suis resté absorbé dans la réflexion. Ce n’est pas étonnant que le feu que ces baisers avaient allumé dans mon âme, et qui serpentait dans tous mes membres m’ait rendu dans l’instant invinciblement amoureux de ces deux filles. Elles étaient toutes les deux plus jolies qu’Angéla, et Nanette par l’esprit, comme Marton par son caractère doux, et naïf lui étaient infiniment supérieures : je me suis trouvé fort surpris de n’avoir pas reconnu leur mérite avant ce moment-là ; mais ces filles étant nobles, et fort honnêtes, le hasard qui les avait mises entre mes mains ne devait pas leur devenir fatal. Je ne pouvais pas sans fatuité croire qu’elles m’aimaient ; mais je pouvais supposer que les baisers avaient fait sur elles le même effet qu’ils avaient fait sur moi. Dans cette supposition j’ai vu avec évidence qu’employant des ruses, et des tournures, dont elles ne pouvaient pas connaître la force, il ne me serait pas difficile, dans le courant de la longue nuit que je devais passer avec elles, de les [72v] faire consentir à des complaisances, dont les suites pouvaient devenir très décisives. Cette pensée me fit horreur. Je me suis imposé une loi sévère, et je n’ai pas douté de la force qui m’était nécessaire pour l’observer.

Les voyant reparaître portant sur leur physionomie le caractère de la sécurité, et du contentement, je me suis dans l’instant donné le même vernis bien déterminé à ne plus m’exposer au feu des baisers.

Nous passâmes une heure à parler d’Angéla. Je leur ai dit que je me sentais déterminé à ne plus la voir, puisque j’étais convaincu qu’elle ne m’aimait pas.

— Elle vous aime, me dit la naïve Marton, et j’en suis sûre ; mais si vous ne pensez pas à l’épouser, vous ferez fort bien à rompre avec elle tout à fait, car elle est décidée à ne vous accorder pas un seul baiser tant que vous ne serez que son amoureux : il faut donc la quitter, ou vous disposer à ne la trouver complaisante en rien.

— Vous raisonnez comme un ange ; mais comment pouvez-vous être sûre qu’elle m’aime ?

— Très sûre. Dans l’amitié fraternelle que nous nous sommes promis je peux sincèrement vous le dire. Quand Angéla couche avec nous, elle m’appelle, me couvrant de baisers, son cher abbé.

Nanette alors, éclatant de rire, lui mit une main sur la bouche ; mais cette naïveté me mit tellement en feu, que j’ai eu la plus grande des peines à conserver ma contenance. Marton dit à Nanette qu’il était impossible, ayant beaucoup d’esprit, que j’ignorasse ce que deux filles bonnes amies faisaient quand elles couchaient ensemble.

— Sans doute, lui ajoutai-je, personne n’ignore ces bagatelles, et je ne crois pas, ma chère Nanette, que vous ayez trouvék dans cette confidence amicale votre sœur trop indiscrète.

— À présent c’est fait ; mais ce sont des choses qu’on ne dit pas. Si Angéla le savait…. !

— Elle serait au désespoir, je le sais bien ; mais Marton m’a donné une telle [73r] marque d’amitié, que je lui serai reconnaissant jusqu’à la mort. C’en est fait. Je déteste Angéla ; je ne lui parlerai plus. C’est une âme fausse ; elle vise à mon précipice.

— Mais elle n’a pas tort, si elle vous aime, de vous désirer pour mari.

— D’accord ; mais employant ce moyen, elle ne pense qu’à son propre intérêt, et sachant ce que je souffre, elle ne peut procéder ainsi que ne m’aimant pas. En attendant par une fausse imagination monstrueuse elle soulage ses désirs brutaux avec cette charmante Marton qui veut bien lui servir de mari.

Les éclats de rire de Nanette redoublèrent alors ; mais je n’ai pas quitté mon air sérieux, ni changé de style avec Marton faisant les plus pompeux éloges à sa belle sincérité.

Ce propos me faisant le plus grand plaisir, j’ai dit à Marton qu’Angéla à son tour devait lui servir de mari, et pour lors elle me dit en riant qu’elle n’était mari que de Nanette, et Nanette dut en convenir.

— Mais comment nomme-t-elle son mari, lui dis-je, dans ses transports11 ?

— Personne n’en sait rien.

— Vous aimez donc quelqu’un ? dis-je à Nanette.

— C’est vrai ; mais personne ne saura jamais mon secret.

Je me suis alors flatté que Nanette en secret pouvait être la rivale d’Angéla. Mais avec ces jolis propos j’ai perdu l’envie de passer la nuit sans rien faire avec cesl deux filles qui étaient faites pour l’amour. Je leur ai dit que j’étais bien heureux de n’avoir pour elles que des sentiments d’amitié, car sans cela je me trouverais fort embarrassé à passer la nuit avec elles sans désirer de leur donner des marques de ma tendresse, et d’en recevoir, car, leur dis-je d’un air très froid, vous êtes l’une et l’autre jolies à ravir, et faites pour faire tourner la tête à tout homme que vous mettrez à même de vous connaître à fond. [73v] Après avoir parlé ainsi, j’ai fait semblant d’avoir envie de dormir. Ne faites pas de façon, me dit Nanette, mettez-vous au lit : nous irons dormir dans l’autre chambre sur le canapé.

— Je me croirais, faisant cela, le plus lâche des hommes. Causons : l’envie de dormir me passera. Je suis seulement fâché à cause de vous. C’est vous qui devriez vous coucher ; et c’est moi qui irai dans l’autre chambre. Si vous me craignez enfermez-vous ; mais vous auriez tort car je ne vous aime qu’avec des entrailles de frère.

— Nous ne ferons jamais cela, me dit Nanette. Laissez-vous persuader : couchez-vous ici.

— Habillé, je ne peux pas dormir.

— Déshabillez-vous. Nous ne vous regarderons pas.

— Je ne crains pas cela ; mais je ne pourrais jamais m’endormir vous voyant obligées à veiller à cause de moi.

— Nous nous coucherons aussi, me dit Marton, mais sans nous déshabillerm.

[74r] — C’est une méfiance qui insulte ma probité. Dites-moi, Nanette, si vous me croyez honnête homme.

— Oui certainement.

— Fort bien. Vous devez m’en convaincre. Vous devez vous coucher toutes les deux à mes côtés tout à fait déshabillées, et compter sur la parole d’honneur que je vous donne que je ne vous toucherai pas. Vous êtes deux, et je suis un : que pouvez-vous craindre ? Ne serez-vous pas les maîtresses de sortir du lit, si je cesse d’être sage ? Bref : si vous ne me promettez pas de me donner cette marque de confiance du moins quand vous me verrez endormi, je n’irai pas me coucher.

J’ai alors cessé de parler faisant semblant de m’endormir ; et elles se parlèrent tout bas ; puis Marton me dit d’aller me coucher, et qu’elles en feraient de même quand elles me verraient endormi. Nanette me le promit aussi, et pour lors je leur ai tourné le dos, et après m’être entièrement déshabillé, je me suis mis au lit, et je leur ai souhaité la bonne nuit. J’ai d’abord fait semblant de dormir, mais un quart d’heure après, je me suis endormi tout de bon. Je ne me suis réveillé que quand elles vinrent se coucher ; mais je me suis d’abord tourné pour reprendre mon sommeil, et je n’ai commencé à agir que quand je me suis vu le maître de les croire endormies. Si elles ne dormaient pas, il ne tenait qu’à elles d’en faire semblant. Elles m’avaient tourné le dos, et nous étions à l’obscur. J’ai commencé par celle vers laquelle j’étais tourné ne sachant pas si c’était Nanette ou Marton. Je l’ai trouvée accroupie, et enveloppée dans sa chemise, mais ne brusquant rien, et n’avançant l’entreprise qu’aux pas les plus petits elle se trouva convaincue que le meilleur parti qu’elle pût prendre était celui de faire semblant de dormir, et [74v] de me laisser faire. Peu à peu je l’ai développée ; peu à peu elle se déploya, et peu à peu par des mouvements suivis, et très lents, mais merveilleusement bien d’après nature, elle se mit dans une position, dont elle n’aurait pu m’en offrir une autre plus agréable que se trahissant. J’ai entamé l’ouvrage, mais pour le rendre parfait j’avais besoin qu’elle s’y prêtât de façon à ne plus pouvoir le désavouer, et la nature enfin l’obligea à s’y déterminer. J’ai trouvé la première exempte de doute, et ne pouvant pas douter non plus de la douleur qu’on avait dû endurer j’en fus surpris. En devoir de respecter religieusement un préjugé auquel je devais une jouissance dont je goûtais la douceur pour la première fois de ma vie, j’ai laissé la victime tranquille, et je me suis tourné de l’autre côté pour en agir de même avec la sœur qui devait compter sur toute ma reconnaissance.

Je l’ai trouvée immobile dans la posture qu’on peut avoir quand on est couché sur le dos dormant profondément, et sans aucune crainte. Avec les plus grands ménagements, et toute l’apparence de crainte de la réveiller j’ai commencé par flatter son âme12 m’assurant qu’elle était toute neuve comme sa sœur : et je n’ai différé à la traiter de même que jusqu’au moment qu’affectant un mouvement très naturel, et sans lequel il m’aurait été impossible de couronner l’œuvre, elle m’aida à triompher ; mais dans le moment de la crise, elle n’eut pas la force de poursuivre la fiction. Elle se démasqua me serrant très étroitement entre ses bras, et collant sa bouche sur la mienne. Après le fait, je suis sûr, lui dis-je, que vous êtes Nanette.

— Oui ; et je m’appelle heureuse, comme ma sœur, si vous êtes honnête, et constant.

— Jusqu’à la mort, mes anges, tout ce que nous avons fait fut l’ouvrage de l’amour ; et qu’il n’y ait plus question d’Angéla.

[75r] Je l’ai alors priée de se lever pour aller allumer des bougies, et ce fut Marton qui eut cette complaisance. Quand j’ai vu Nanette entre mes bras animée par le feu de l’amour, et Marton qui tenant une bougie nous regardait, et paraissait nous accuser d’ingratitude de ce que nous ne lui disions rien, tandis qu’ayant été la première à se rendre à mes caresses elle avait encouragén sa sœur à l’imiter, j’ai senti tout mon bonheur. Levons-nous, leur dis-je, pour nous jurer une amitié éternelle, et pour nous rafraîchir.

Nous fîmes tous les trois dans un baquet plein d’eau une toilette de mon invention qui nous fit rire, et qui renouvela tous nos désirs ; puis dans le costume de l’âge d’or nous mangeâmes le reste de la langue, et vidâmes l’autre bouteille. Après nous être dit cent choses, que dans l’ivresse de nos senso il n’est permis d’interpréter qu’à l’amour, nous nous recouchâmes, et nous passâmes dans des débats toujours diversifiés tout le reste de la nuit. Ce fut Nanette qui en fit la clôture. Madame Orio étant allée à la messe j’ai dû les quitter abrégeant tous les propos. Après leur avoir juré que je ne pensais plus à Angéla, je suis allé chez moi m’ensevelir dans le sommeil jusqu’à l’heure de dîner.

M. de Malipiero me trouva l’air joyeux, et les yeux cernés ; et j’ai laissé qu’il s’imagine tout ce qu’il voulut ; mais je ne lui ai rien dit. Je suis allé chez madame Orio le surlendemain, et Angéla n’y étant pas j’y ai soupé, puis je suis parti avec M. Rosa. Nanette trouva le moment de me remettre une lettre, et un paquet. Le paquet contenait un morceau de pâte sur laquelle était l’empreinte d’une clef, et la lettre me disait de faire faire la clef et d’aller passer les nuits avec elles quand j’en aurais envie. Elle me rendait compte outre cela [75v] qu’Angéla était allée passer avec elle la nuit du lendemain, et que dans les habitudes où elles étaient elle avait deviné tout ce qui était arrivé, et qu’elles en étaient convenues lui reprochant qu’elle en avait été la cause. Elle leur avait dit les injures les plus grossières, et elle avait juré de ne plus remettre les pieds chez elles. Elles ne s’en souciaient pas.

Quelques jours après la fortune nous délivra d’Angéla. Elle est allée demeurer à Vicence avec son père13 qui y fut occupé pour deux ans à peindre à Fresco14 des appartements. De cette façon je suis resté tranquille possesseur de ces deux anges où je passais au moins la nuit deux fois par semaine y allant toujours attendu avec la clef qu’elles surent me procurer.

Vers la fin du carnaval Monsieur Manzoni me dit que la célèbre Julietta voulait me parler ; et qu’elle avait été toujours fâchée de ne plus me voir. Assez curieux de savoir ce qu’elle avait à me dire j’y fus avec lui. Après m’avoir reçu assez poliment, elle me dit qu’elle avait su que j’avais chez moi une belle salle, et qu’elle désirait que je lui donnasse un bal à ses dépens. J’y ai d’abord consenti. Elle me donna 24 sequins15, et elle envoya ses domestiques garnir de lustres ma salle, et mes chambres, je ne devais penser qu’à l’orchestre, et au souper. Monsieur de San-Vitali était déjà parti ; et le gouvernement de Parme lui avait donné un économe16. Je l’ai vu dix ans après à Versailles décoré des ordres du roi en qualité de grand écuyer de la fille aînée de Louis XV duchesse de Parme17, qui comme toutes les princesses de France ne pouvait pas se souffrir en Italie.

Mon bal fut en ordre. Il n’y avait que la coterie de Juliette, et dans une petite chambre Madame Orio avec ses deux nièces, et le procureur Rosa qu’en qualité de personnes sans conséquence elle m’avait permis de faire venir.

Après le souper, tandis qu’on dansait des menuets, la belle me prend à part, et me dit menez-moi vite dans votre chambre, car il m’est venup une idée plaisante, et nous rirons.

Ma chambre était au troisième étage, et nous y allons. [76r] Je vois qu’elle ferme d’abord la porte au verrou, je ne savais que penser. Je veux, me dit-elle, que vous m’habilliez complètement en abbé avec un de vos habits, et je vous habillerai en femme avec ma robe. Nous descendrons déguisés ainsi, et nous danserons les contredanses. Allons vite, mon cher ami, commençons par nous coiffer.

Sûr d’une bonne fortune, et charmé de la rare aventure je lui arrange vite ses longs cheveux en rond, et après je laisse qu’elle me fasse un chignon qu’elle met très bien sous son propre bonnet. Elle me met du rouge, et des mouches, je m’en complais18, je lui laisse voir en honnête garçon mon contentement, et elle m’accorde de bonne grâce un doux baiser sous condition que je ne prétendrais pas davantage : je lui réponds que tout ne pouvait dépendre que d’elle. Je l’avertis en attendant que je l’adorais.

Je mets sur le lit une chemise, un petit collet, des caleçons, des bas noirs, et un habit complet. En devoirq de laisser tomber ses jupes, elle se passe adroitement des caleçons, et elle dit qu’ils vont bien, mais quand elle veut se passer mes culottes elle les trouve trop étroites à la ceinture, et dans le haut des cuisses. Il n’y a pas de remède, il faut découdre par-derrière, et s’il le faut couper l’étoffe. Je me charge de tout cela ; je m’assis sur le pied du lit, et elle se met devant moi me tournant le dos ; [76v]r mais il lui semble que je veuille trop voir, que je m’y prenne mal, que j’aille trop lentement, et que je touche où il n’était pas nécessaire que je touchasse : elle s’impatiente, elle me laisse, elle déchire, et s’arrange elle-même ses culottes. Je lui mets bas, et souliers, puis je lui passe la chemise, et lui arrangeant le jabot, et le petit collet, elle trouve mes mains trop curieuses, car sa poitrine n’était pas garnie. Elle me chante pouilles19 : elle m’appelle malhonnête, mais je la laisse dire ; je ne voulais pas qu’elle me prît pour dupe, et d’ailleurs c’était une femme qu’on avait payée cent mille écus, et qui devait intéresser un penseur. La voilà enfin habillée, et voilà mon tour.

J’ôte vite mes culottes malgré qu’elle voulait que je les gardasse ; elle doit elle-même me passer sa chemise, puis une jupe ; mais tout d’un coup, devenue coquette, elle se fâche de ce que je ne lui cache pas le trop visible effet de ses charmes, et elle se refuse à un soulagement qui dans un instant m’aurait calmé. Je veux lui donner un baiser, elle ne veut pas ; à mon tour je m’impatiente, et malgré elle les éclaboussures de mon incontinence paraissent sur la chemise. Elle me dit des injures, je lui réponds, et je lui démontre son tort ; mais tout est inutile ; elle est fâchée ;s elle dut cependant achever son ouvrage finissant de m’habiller.

C’est évident qu’une honnête femme qui se serait exposée vis-à-vis de moi à une pareille aventure aurait eu des intentions tendres, et ne se serait pas démentie dans le moment qu’elle m’aurait vu les partager ; mais les femmes de l’espèce de Juliette sont dominées par un maudit esprit qui les rend ennemies d’elles-mêmes. Juliette se trouva attrapée quand elle vit que je n’étais pas timide. Ma facilité lui parut un manque de respect. Elle aurait voulu me voir voleur de quelques faveurs qu’elle m’aurait accordées faisant semblant de ne pas s’en apercevoir. J’aurais trop flatté sa vanité.

[78r] tDéguisés ainsi, nous descendîmes à la salle où un claquement de mains général nous mit d’abord de bonne humeur. Tout le monde me supposait la bonne fortune que je n’avais pas eue ; mais j’étais bien aise de la laisser croire. Je me suis mis à la contredanse avec mon abbé que j’étais fort fâché de trouver charmant. Juliette dans le courant de la nuit me traita si [78v] bien que la croyant repentie de son vilain procédé je me suis repenti aussi du mien ; mais ce fut un sentiment de faiblesse, dont le ciel dut me punir.

Après la contredanse tout le monde masculin se crut autorisé à prendre des libertés avec Juliette devenue abbé, et à mon tour je me suis émancipé avec les filles qui auraient craint de passer pour bêtes si elles se fussent opposées à mes manières. M. Querini fut assez sot pour me demander si j’avais des culottes, et je l’ai vu pâlir quand je lui ai dit que j’avais été obligé de les céder à l’abbé. Il alla s’asseoir dans un coin de la salle, et il ne voulut plus danser.

Toute la compagnie enfin remarquant que j’avais une chemise de femme ne douta pas de la beauté de mon aventure exceptéu Nanette, et Marton qui ne pouvaient pas me croire capable d’une infidélité. Juliette s’aperçut qu’elle avait fait une grande étourderie ; mais il n’y avait plus de remède.

D’abord que nous retournâmes dans ma chambre pour nous déshabiller, la croyant repentie, et ayant d’ailleurs pris du goût pour elle, j’ai cru de pouvoir l’embrasser, et en même temps lui prendre une main pour la convaincre que j’étais prêt à lui donner toute la satisfaction qu’elle méritait ; mais elle me sangla un si violent soufflet que peu s’en fallut que je ne le lui rendisse. Je me suis alors déshabillé sans la regarder, et elle en fit autant. Nous descendîmes ensemble ; mais malgré l’eau fraîche avec laquelle je me suis lavé le visage toute la compagnie put voir sur ma figure la marque de [79r] la grosse main qui l’avait frappée.

Avant de s’en aller, elle me dit tête à tête du ton le plus ferme que si j’avais envie de me faire jeter par la fenêtre je n’avais qu’à aller chez elle, et qu’elle me ferait assassiner si ce qui était arrivé entre nous devenait public.

Je ne lui ai donné motif de faire ni l’un ni l’autre, mais je n’ai pas pu empêcher qu’on conte que nous avions troqué nos chemises. Personne ne m’ayant plus vu chez elle, tout le monde crut qu’elle dut donner cette satisfaction à M. Querini. Le lecteur verra dans six ans d’ici à quelle occasion cette célèbre fille dut faire semblant d’avoir oubliév toute cette histoire20.

J’ai passé le carême très heureux avec mes deux anges, à l’assemblée chez M. de Malipiero, et à étudier la physique expérimentale au couvent de la Salute21.

Après Pâques devant tenir parole à la comtesse de Monréal, et impatient de revoir ma chère Lucie je suis allé à Paséan22. J’y ai trouvé une compagnie tout à fait différente de celle qui s’y était trouvée dans l’automne passé. Le comte Daniel qui était l’aîné de la famille avait épousé une comtesse Gozzi23, et un jeune riche fermier qui avait épousé une filleule de la vieille comtesse y était admis avec sa femme, et sa belle-sœur. Le souper me parut fort long. On m’avait logé dans la même chambre, et il me tardait de voir Lucie avec laquelle j’étais bien décidé de ne plus faire l’enfant.

Ne l’ayant pas vue avant de me coucher, je [79v] l’attendais sans faute le matin à mon réveil ; mais au lieu d’elle je vois une vilaine servante paysanne. Je lui demande des nouvelles de la famille, et je n’apprends rien, car elle ne parlait que furlan. C’est la langue du pays.

Cela m’inquiète. Qu’est donc devenue Lucie ? A-t-on découvert notre commerce24 ? Est-elle malade ? Est-elle morte ? Je me tais, et je m’habille. Si on lui a défendu de me voir, je me vengerai, car d’une façon ou de l’autre je trouverai le moyen de la voir, et par esprit de vengeance je ferai avec elle ce que l’honneur malgré l’amour m’a empêché de faire.

Mais voilà le concierge qui entre d’un air triste. Je lui demande d’abord comment se portaient sa femme, et sa fille, et au nom de cette dernière il pleure.

— Est-elle morte ?

— Plût à Dieu qu’elle fût morte.

— Qu’a-t-elle fait ?

— Elle s’en est allée avec l’Aigle coureur25 de Monsieur le comte Daniel, et nous ne savons pas où.

Sa femme arrive, et entendant ce discours, sa douleur se renouvelle, et elle se pâme. Le concierge me voyant sincèrement associé à son affliction, me dit qu’il n’y avait que huit jours que ce malheur lui était arrivé.

— Je connais l’Aigle, lui dis-je. [80r] C’est un coquin célèbre. Vous l’a-t-il demandée en mariage ?

— Non : car il était certain que nous ne la lui aurions pas accordée.

— Je m’étonne de Lucie.

— Il l’a séduite, et nous ne conçûmes qu’après sa fuite d’où venait la grosseur de son ventre.

— Il y avait donc longtemps qu’ils se voyaient ?

— Elle l’a connu un mois à peu près après votre départ. Il faut qu’il l’ait ensorcelée, car c’était une colombe, et vous pouvez, je crois, en rendre bon témoignage.

— Et personne ne sait où ils sont ?

— Personne. Dieu sait ce que ce misérable fera d’elle.

Si affligé que ces honnêtes gens, je suis allé m’enfoncer dans le bois pour digérer ma tristesse. J’ai passé deux heures en réflexions de bon, et de mauvais aloi qui commençaient toutes par des Si. Si j’étais arrivé là, comme je l’aurais pu, huit jours auparavant, la tendre Lucie m’aurait tout confié, et j’aurais empêché ce meurtre. Si j’avais procédé avec elle comme j’ai fait avec Nanette, et Marton, elle ne se serait pas trouvée quand je l’ai quittée dans un état de violence, qui dut avoir été la principale cause qu’elle s’était abandonnée aux désirs du scélérat. Si elle ne m’avait pas connu avant le coureur, son âme encore pure ne l’aurait pas écouté. J’étais au désespoir de devoir me reconnaître pour agent de l’infâme séducteur. J’avais travaillé pour lui.

E’l fior che sol potea pormi fra dei,

Quel fior che intatto io mi venia serbando

Per non turbar, ohimé, l’animo casto

Ohimé, il bel fior colui m’à colto, e guasto.

[Et la fleur qui m’eût ravi au ciel parmi les dieux,

Cette fleur que je voulais me réserver intacte

De crainte de troubler, hélas, l’esprit chaste

Hélas, la belle fleur il me l’a cueillie et abîmée.]26

C’est sûr que si j’avais su où probablement la trouver, je serais parti sur l’heure. Avant que le désastre de Lucie me fût connu, j’étais vain, et glorieux d’avoir eu la vertu de la laisser intacte, et je me trouvais alors repenti, et honteux de ma sotte épargne. Je me suis promis une conduite plus sage dans la suite sur l’article d’épargner. Ce qui me désolait [80v] était qu’en peu de temps Lucie dans la misère, et peut-être dans l’opprobre devait en se souvenant de moi me détester, et me haïr comme première cause de ses malheurs. Ce fatal événement m’a fait embrasser un nouveau système que dans la suite j’ai poussé trop loin.

J’ai rejoint la bruyante compagnie au jardin qui m’a si bien remonté que j’ai fait la gaieté de la table. Mon affliction était si grande que je devais la sauter à pieds joints ou partir. Ce qui m’a donné un très fort élan fut la figure, et encore plus le caractère tout à fait nouveau pour moi de la nouvelle mariée. Sa sœur était plus jolie qu’elle ; mais les vierges commençaient à m’alarmer. J’y voyais trop de besogne.

Cette nouvelle mariée âgée de dix-neuf à vingt ans attirait sur elle l’attention de toute la compagnie à cause de ses manières empruntées. Parleuse, surchargée de maximes, dont elle croyait de devoir faire parade, dévote, et amoureuse de son mari, elle ne cachait pas la peine qu’il lui faisait quand il se montrait enchanté de sa sœur qui à table était toujours vis-à-vis d’elle et servie par lui. Ce mari était un étourdi qui peut-être aimait beaucoup sa femme ; mais qui en grâce du bon ton se croyait en devoir de se montrer indifférent, et qui par vanité se plaisait à lui donner des motifs de jalousie. Elle à son tour avait peur de passer pour sotte ne les relevant pas. La bonne compagnie la gênait précisément parce qu’elle voulait y paraître faite. Quand je débitais des sornettes elle m’écoutait attentivement, et pour ne pas passer pour bête elle riait hors de propos. Elle me rendit enfin si curieux d’elle que je me suis déterminé à l’entreprendre. Mes attentions, mes singeries, mes soins grands, et petits firent connaître à tous pas plus tard que le troisième jour que j’avais jeté un dévolu sur elle. Ils en avertirent en public le mari qui faisant l’intrépide se moquait quand ils lui disaient que j’étais redoutable. Je contrefaisais le modeste, et souvent l’insoucieux. Pour lui, conséquent dans son rôle, il m’excitait à cajoler sa femme qui à son tour jouait fort mal la disinvolta27.

[81r] Le cinquième, ou sixième jour, se promenant avec moi au jardin, elle eut la bêtise de m’expliquer les justes raisons de ses inquiétudes, et le tort que son mari avait de lui en donner des motifs. Je lui ai répondu en ton d’ami que le seul moyen qu’elle pouvait employer pour le corriger en peu de temps était celui de faire semblant de ne pas voir les politesses qu’il faisait à sa sœur, et à son tour de se montrer amoureuse de moi. Pour l’engager à prendre ce parti, je lui ai dit qu’il était difficile, et qu’il fallait avoir beaucoup d’esprit pour jouer un rôle si faux. Elle m’assura qu’elle le jouerait à merveille ; mais elle le joua si mal que la compagnie s’aperçut que le projet était de mon cru.

Quand je me trouvais avec elle dans les allées du jardin, sûr que personne ne nous voyait, et que je voulais la mettre tout de bon à son rôle, elle devenait sérieuse, puis impérieuse, et elle employait enfin l’imprudent moyen de s’éloigner de moi en courant, et en rejoignant les autres qui pour lors se moquaient de moi m’appelant mauvais chasseur. Je lui reprochais en vain après ces faits le triomphe mal entendu qu’elle procurait à son mari. Je louais son esprit, et je déplorais son éducation. Je lui disais pour l’apaiser que mes manières avec une femme d’esprit comme elle étaient celles de la bonne compagnie. Mais au bout de dix à douze jours elle me désespéra me disant qu’étant prêtre je devais savoir que dans la matière de l’amour le moindre attouchement était péché mortel, que DIEU voyait tout, et qu’elle ne voulait ni damner son âme, ni se voir exposée à la honte de devoir dire à son confesseur qu’elle était descendue à faire des abominations avec un prêtre. Je lui ai dit que je n’étais pas prêtre ; mais elle me terrassa enfin me demandant si je convenais que ce que je voulais entreprendre sur elle était peccamineux28. N’ayant pas eu le courage d’en disconvenir, j’ai vu que je devais finir.

[81v] Étant devenu froid avec elle, et le vieux comte disant en pleine table que ma froideur dérivait de ce que c’était une affaire faite, je n’ai pas manqué de représenter à la dévote ce que sa conduite faisait juger à ceux qui connaissaient le monde ; mais cela fut égal. Voici le curieux incident qui fit le dénouement de la pièce.

Le jour de l’Ascension nous allâmes tous faire une visite à Madame Bergali29 célèbre dans le Parnasse italien. Devant retourner à Paséan, la jolie fermière voulait se mettre dans la voiture à quatre places où son mari s’était déjà mis avec sa sœur, tandis que j’étais tout seul dans une calèche à deux roues. J’ai fait du bruit me plaignant de cette méfiance : et la compagnie lui remontra qu’elle ne pouvait pas me faire cet affront. Pour lors elle vint, et ayant dit au postillon que je voulais aller par la plus courte, il se sépara de toutes les autres voitures prenant le chemin du bois de Cequini. Le ciel était beau mais en moins d’une demi-heure il s’éleva un orage de l’espèce de ceux qui s’élèvent en Italie, qui durent une demi-heure, qui ont l’air de vouloir bouleverser la terre, et les éléments, et qui finissent en rien ; le ciel retournant serein, et l’air restant rafraîchi, de sorte qu’ordinairement ils font plus de bien que de mal.

— Ah ! Mon Dieu ! dit la fermière. Nous allons essuyer un orage.

— Oui ; et malgré que la calèche soit couverte, la pluie abîmera votre habit : j’en suis fâché.

— Patience l’habit30 ; mais je crains le tonnerre.

— Bouchez vos oreilles.

— Et la foudre ?

— Postillon : allons nous mettre à couvert quelque part.

— Il n’y a des maisons, me répondit-il, qu’à une demi-heure d’ici ; et dans une demi-heure il n’y aura plus d’orage.

Disant cela, il poursuit tranquillement son chemin, et voilà les éclairs qui se succèdent, le tonnerre qui gronde, et [82r] la pauvre femme qui tremble. La pluie commence. J’ôte mon manteau pour l’employer à nous couvrir par-devant tous les deux ; et après qu’un grand éclair a annoncé la foudre, nous la voyons éclater à cent pas devant nous. Les chevaux se cabrentw, et ma pauvre dame est prise par des convulsions spasmodiques. Elle se jette sur moi, me serrant étroitement entre ses bras. Je m’incline pour ramasser le manteau qui était tombé à nos pieds, et en le ramassant je prends ses jupes avec. Dans le moment qu’elle veut les rabaisser, une nouvelle foudre éclate, et la frayeur l’empêche de se mouvoir. Voulant remettre le manteau sur elle, je me l’approche, et elle tombe positivement sur moi qui rapidement la place à califourchon. Sa position ne pouvant pas être plus heureuse, je ne perds pas de temps, je m’y adapte dans un instant faisant semblant d’arranger dans la ceinture de mes culottes ma montre. Comprenant que si elle ne m’en empêchait pas bien vite, elle ne pouvait plus se défendre, elle fait un effort, mais je lui dis que si elle ne fait pas semblant d’être évanouie, le postillon se tournerait et verrait tout. En disant ces paroles, je laisse qu’elle m’appelle impie tant qu’elle veut, je la serre au croupion, et je remporte la plus complète victoire que jamais habile gladiateur ait remportée.

La pluie à verse, et le vent contre étant très fort, elle se voit réduite à me dire sérieusement que je la perdais d’honneur puisque le postillon devait la voir.

— Je le vois, lui dis-je, et il ne pense pas à se tourner ; et quand même, le manteau nous couvre entièrement tous les deux : soyez sage, et tenez-vous comme évanouie, car en vérité je ne vous lâche pas.

Elle se persuade, me demandant comment je pouvais défier la foudre avec une pareille scélératesse : je lui réponds que la foudre était d’accord avec moi, elle est tentée de croire que c’est vrai, elle n’a presque plus de peur, et ayant vu, et senti mon extase, elle me demande si j’avais fini. Je ris lui disant que non, puisque je voulais son consentement jusqu’à la fin de l’orage. Consentez ou je laisse tomber le manteau.

— Vous êtes [82v] un homme affreux qui m’avez rendue malheureuse pour tout le reste de mes jours. Êtes-vous content à présent ?

— Non.

— Que voulez-vous ?

— Un déluge de baisers.

— Que je suis malheureuse ! Eh bien. Tenez.

— Dites que vous me pardonnez. Convenez que je vous fais plaisir.

— Oui. Vous le voyez. Je vous pardonne.

Je l’ai alors essuyée ; et l’ayant priée d’avoir la même honnêteté avec moi, je lui ai vu la bouche riante.

— Dites-moi que vous m’aimez, lui dis-je.

— Non, car vous êtes un athée, et l’enfer vous attend.

L’ayant alors remise à sa place, et voyant le beau temps, je l’ai assurée que le postillon ne s’était jamais tourné. En badinant sur l’aventure, et lui baisant les mains, je lui ai dit que j’étais sûr de l’avoir guérie de la peur du tonnerre, mais qu’elle ne révélerait jamais à personne le secret qui avait opéré la guérison. Elle me répondit qu’elle était pour le moins très sûre que jamais femme n’avait été guérie par un pareil remède.

— Cela, lui dis-je, doit être arrivé dans mille ans un million de fois. Je vous dirai même que montant dans la calèche j’y ai compté dessus, car je ne connaissais autre moyen que celui-ci pour parvenir à vous posséder. Consolez-vous. Sachez qu’il n’y a pas au monde de femme peureuse, qui dans votre cas eût osé résister.

— Je le crois ; mais pour l’avenir je ne voyagerai qu’avec mon mari.

— Vous ferez mal car votre mari n’aura pas l’esprit de vous consoler comme j’ai fait.

— C’est encore vrai. On gagne avec vous des singulières connaissances ; mais soyez sûr que je ne voyagerai plus avec vous.

Avec de si beaux dialogues nous arrivâmes à Paséan avant tous les autres. À peine descendue elle courut s’enfermer dans sa chambre tandis que je cherchaisx un écu31 pour le donner au postillon. Il riait.

— De quoi ris-tu ?

— Vous le savez bien.

— Tiens. Voilà un ducat32. Mais sois discret.

a. Orth. Le.

b. Vis-à-vis de biffé.

c. Protagoniste biffé.

d. Mon procédé biffé.

e. Orth. Bocace.

f. La trouver biffé.

g. Aptes biffé.

h. Une date, illisible, est biffée dans la marge gauche.

i. Une biffé.

j. Mais biffé.

k. Orth. trouvée.

l. Orth. ses.

m. Passage biffé : — Je vous assure que quand même vous vous déshabilleriez, je ne penserais pas à m’écarter de mes devoirs. — Fort bien : mettez-vous donc au lit. — Avec plaisir ; mais ; mais vous ne dites rien, belle Nanette. — Je me coucherai aussi malgré que ce soit un peu fort. — Nous ne pouvons nous donner une preuve plus évidente de notre amitié, ni de notre confiance réciproque. / Après ce concordat, où d’après lequel nous savions peut-être tous les trois ce qui devait arriver, je me suis déshabillé leur tournant le dos, et je me suis mis entre les draps ; mais me tenant sur mon séant. Marton dit qu’il fallait éteindre la chandelle, et Nanette qui ne riait plus, dit que c’était bien crainte d’accident, puisqu’en tout cas il y avait un briquet.

n. Orth. encouragée.

o. On [?] ne biffé, permis corrige permet par surcharge.

p. Orth. venue.

q. D’ôte biffé.

r. Le feuillet 76r s’achève sur un point final (dos.) mais le mais du feuillet 76v ne comporte pas de majuscule. Nous optons pour un point-virgule après dos.

s. Mais biffé.

t. Les feuillets 77r et 77v sont laissés en blanc et le feuillet 78r commence par un passage biffé : elle s’assied sur le pied de mon lit, je lui dis devant elle tenant les culottes entre mes mains qu’elles devaient lui être étroites à la ceinture, et pour l’en convaincre j’allonge les bras sous sa chemise, et je me laisse tomber sur elle. C’eût été fait dans l’instant en tout honneur ; mais par un fatal retour sur elle, par un mouvement peut-être involontaire d’un esprit ennemi de la nature qui anime toutes les femmes de cette espèce, elle s’avise de me dire d’un air fâché que je lui manquais que je m’oubliais, et disant cela elle affronte une de ses mains contre ma poitrine. Indigné par ce procédé je me possède, je me dresse, et je me punis à sa présence jusqu’à me réduire en état de rien laissant tomber à ses pieds ce dont elle s’était rendue indigne. Après cela je lui passe les culotes qu’effectivement elle ne peut pas boutonner. Elle dut se tourner si elle voulût que les déboucle, et pour lors j’ai vu qu’elle aurait pu encore facilement me calmer ; mais je n’ai pas démordu : je les lui ai accommodées, et nous finîmes de nous habiller. Je lui ai chaussé mes souliers, et elle eut la mortification de voir que les siens m’allaient bien.

u. Orth. exceptés.

v. Orth. oubliée.

w. Orth. cambrent.

x. Cent sous [?] biffé (100 sous représentaient 25 euros).

CHAPITRE VI

Mort de ma grand-mère. Ses conséquences. Je perds la grâce de M. Malipiero. Je n’ai plus de maison. La Tintoretta. On me met dans un séminaire. On me chasse. On me met dans un Fort.

À souper on ne parla que de l’orage ; et le fermier qui connaissait la maladie de sa femme me dit qu’il était bien sûr que je ne voyagerais plus avec elle. Ni moi avec lui, repartit-elle, car c’est un impie qui conjurait la foudre par des bouffonneriesa.

Cette femme eut le talent de m’éviter si bien que je ne me suis plus trouvé tête à tête avec elle.

À mon retour de Venise j’ai dû suspendre mes habitudes à cause de la dernière maladie de ma bonne grand-mère que je n’ai quittée que lorsque je l’ai vue expirer1. Elle ne put me rien laisser, car elle m’avait donné de son vivant tout ce qu’elle avait. Cette mort eut des suites qui m’obligèrent à prendre un nouveau système de vie. Un mois après j’ai reçu une lettre de ma mère qui me disait que n’y ayant plus d’apparence qu’elleb puisse retourner à Venise, elle s’était déterminée à quitter la maison qu’elle y tenait. Elle me disait qu’elle avait communiqué ses intentions à l’abbé Grimani, dont je devais suivre les volontés. Ce devait être lui qui après avoir vendu tous les meubles aurait soin de me mettre dans une bonne pension, également que mes frères, et ma sœur. Je suis allé chez M. Grimani pour l’assurer qu’il me trouverait toujours soumis à ses ordres. Le loyer de la maison était payé jusqu’à la fin de l’année.

[85v] Quand j’ai su qu’à la fin de l’année je n’auraisc plus de maison, et qu’on vendrait tous les meubles, je ne me suis plus gêné dans mes besoins. J’avais déjà vendu du linge, des tapisseries, et des porcelaines : ce fut mon affaire de vendre des miroirs, et des lits. Je savais qu’on le trouverait mauvais, mais c’étant l’héritage de mon père sur lequel ma mère n’avait rien à prétendre je me regardais comme maître. Pour ce qui regardait mes frères, nous aurions toujours eu le temps de nous parler.

Quatre mois après j’ai reçu une lettre de ma mère datée de Varsovie qui en contenait une autre. Voici la traduction de celle de ma mère : « J’ai connu, mon cher fils, ici un savant moine Minime Calabrais2, dont les grandes qualités me faisaient penser à vous toutes les fois qu’il m’honorait d’une visite. Je lui ai dit, il y a un an, que j’avais un fils acheminé pour l’état d’ecclésiastique, que je n’avais pas la force d’entretenir. Il me répondit que ce fils deviendrait le sien, si je pouvais obtenir de la reine sa nomination à un évêché dans son pays. L’affaire, me dit-il, serait faite, si elle voulût avoir la bonté de le recommander à sa fille reine de Naples3.

« Pleine de confiance en DIEU je me suis jetée aux pieds de S. M.4, et j’ai trouvé grâce. Elle écrivit à sa fille, et elle l’a fait élire par notre seigneur le Pape5 à l’évêché de Martorano. En conséquence de sa parole il vous prendra avec lui à la moitié de l’année prochaine, car pour aller en Calabre il doit passer par Venise. Il vous l’écrit lui-même, répondez-lui d’abord, envoyez-moi votre réponse, et je la lui remettrai. Il vous acheminera aux plus grandes dignités de l’église. Imaginez-vous ma consolation quand je vous verrai dans vingt ou trente ans d’ici devenu au moins évêque. En attendant son arrivée l’abbé Grimani aura soin de vous. Je vous donne ma bénédiction, et je suis etc. »

La lettre de l’évêque, qui était en latin, me disait la même chose. Elle était pleine d’onction. Il m’avertissait qu’il ne s’arrêterait à Venise que trois jours. J’ai répondu en conséquence. [86r] Ces deux lettres me rendirent fanatique. Adieu Venise. Rempli de certituded que j’allais au-devant de la plus haute fortune qui devait m’attendre au bout de ma carrière, il me tardait d’y entrer ; et je me félicitais de ne me sentir dans mon cœur aucun regret de tout ce que j’allais quitter en m’éloignant de ma patrie. Les vanités6 sont finies, me disais-je, et ce qui m’intéressera à l’avenir ne sera que grand et solide. M. Grimani, après m’avoir fait les plus grands compliments sur mon sort m’assura qu’il me trouverait une pension où j’entreraise au commencement de l’année suivante,f en attendant l’évêque.

M. Malipiero qui dans son espèce était un sage, et qui me voyait à Venise engouffré dans les vains plaisirs fut charmé de me voir au moment d’aller accomplir ma destinée ailleurs, et de voir l’élancement de mon âme dans la vive promptitude avec laquelle je me soumettais à ce que la combinaison me présentait. Il me fit alors une leçon que je n’ai jamais oubliée. Il me dit que le fameux précepte des stoïciens sequere Deum [suis le dieu]7 ne voulait dire autre chose sinon abandonne-toi à ce que le sort te présente, lorsque tu ne te sens pas une forte répugnance à te livrer. C’était, me disait-il, le démon de Socrate saepe revocans raro impellens [souvent en retenant, rarement en poussant]8, et c’était de là que venait le fata viam inveniunt [les destins trouvent leur voie]9 des mêmes stoïciens. C’est en ceci que la science de M. Malipiero consistait, étant savant sans avoir jamais étudié autre livre que celui de la nature morale. Mais dans les maximes de cette même école il m’est arrivé un mois après une affaire qui m’a produit sa disgrâce, et qui ne m’a rien appris.

M. Malipiero croyait de connaître sur la physionomie des jeunes gens des signes qui indiquaient l’empire absolu que la fortune exercerait sur eux10. Lorsqu’il voyait cela il se les attachait pour les instruire à seconder la Fortune avec la sage conduite, car il disait avec un grand sens que la médecine entre les mains de l’imprudent était un poison, comme le poisong devenait une médecine entre les mains du sage.

[86v] Il avait donc trois favoris pour lesquels il faisait tout ce qui dépendait de lui en ce qui regardait leur éducation. C’était Thérèse Imer, dont les vicissitudes furent innombrables, et dont mes lecteurs en verront partie dans ces mémoires. J’étais le second, dont ils jugeront ce qu’ils voudront ; et le troisième était une fille du barcarol11 Gardela, qui avait trois ans moins que moi, et qui en joli portait sur la physionomie un caractère frappant. Pour la mettre sur le trottoir12 le spéculatif vieillardh lui faisait apprendre à danser ; car il est, disait-il, impossible que la bille entre dans la blouse tant que personne ne la pousse. Cette Gardela est celle quii sous le nom d’Agata brilla à Stuttgartj. Ce fut la première maîtresse titrée du duc de Wirtemberg l’an 1757. Elle était charmantek. Je l’ai laissée à Venise, où elle est morte il y a deux ou trois ans. Son mari Michel da l’Agata s’est empoisonné peu de temps après13.

Un jour, après nous avoir fait dîner avec lui tous les trois, il nous laissa comme il faisait toujours pour aller faire la sieste. La petite Gardela, devant aller prendre sa leçon, me laissa seul avec Thérèse, qui, malgré que je ne lui eusse jamais conté fleurette, ne laissait pas de me plaire. Étant assis l’un près de l’autre, devant une petite table, le dos tourné à la porte de la chambre, où nous supposions que notre patron dormît, il nous vint envie à un certain propos, dans l’innocente gaieté de notre nature, de confronter les différences qui passaient entre nos configurations14. Nous étions au plus intéressant de l’examen, lorsqu’un violent coup de canne tomba sur mon cou, suivi par un autre, qui aurait été suivi par d’autres, si très rapidement je ne me fusse soustrait à la grêle prenant d’abord la porte. Je suis allé chez moi sans manteau, et sans chapeau. Un quart d’heure après j’ai reçu le tout avec un billet de la vieille gouvernante du sénateur qui m’avertissait de ne plus oser mettre les pieds dans le palais de son excellence.

Ce fut à lui-même que dans la minute j’ai répondu en ces termes. Vous m’avez battu étant en colère, et par cette raison vous ne pouvez pas vous vanter de m’avoir donné une leçon. Je ne veux donc avoir rien appris. Je ne peux vous pardonner qu’oubliant que vous êtes un sage ; et je ne l’oublierai jamais.

[87r] Ce seigneur eut peut-être raison ; mais avec toute sa prudence il s’est mal réglé, car tous ses domestiques ont deviné par quelle raison il m’avait exilé, et par conséquent toute la ville a ri de l’histoire. Il n’a osé faire le moindre reproche à Thérèse, comme elle m’a dit quelque temps après ; mais, comme de raison, elle n’a pas osé demander ma grâce.

Le temps dans lequel notre maison devait se vider approchant, j’ai vu devant moi un beau matin un homme à peu près de quarante ans en perruque noire, et manteau d’écarlate, à teint rôti du soleil, qui me donna un billet de M. Grimani dans lequel il m’ordonnait de lui laisser en liberté tous les meubles de la maison après les lui avoir consignés selon l’inventaire qu’il portait, et dont je devais avoir le semblable. Étant donc d’abord allé prendre le mien, je lui ai fait voir tous les meubles que l’écriture indiquait lorsqu’ils y étaient, lui disant, quand ils n’y étaient pas, que je savais ce que j’en avais fait. Le butor, prenant un ton de maître, me dit qu’il voulait savoir ce que j’en avais fait, et pour lors je lui ai répondu que je n’avais pas des comptes à lui rendre, et entendant sa voix qui s’élevait je l’ai conseillé à s’en aller d’une façon qu’il a vu que je savais que chez moi j’étais le plus fort.

Me voyant obligé à informer M. Grimani de ce fait, j’y fus à son lever ; mais j’y ai trouvé mon homme qui l’avait déjà informé de tout. J’ai dû souffrir une forte réprimande. Il me demanda compte tout de suite des meubles qui manquaient. Je lui ai répondu que je les avais vendus pour ne pas faire des dettes. Après m’avoir dit que j’étais un coquin, que je n’en étais pas le maître, qu’il savait ce qu’il ferait, il m’ordonna de sortir de chez lui dans l’instant.

Outré de colère, je vais chercher un Juif pour lui vendre tous ceux qui restaient ; mais voulant rentrer chez moi, je trouve à ma porte un huissier qui me remet un commandement. Je le lis, et je le trouve fait à l’instance d’Antoine Razzetta. C’était l’homme à teint rôti. Le scellé était à [87v] toutes les portes. Je ne peux entrer pas même dans ma chambre. L’huissierl était parti, et il avait laissé un garde. Je pars, et je vais chez M. Rosa, qui après avoir lu l’ordre, me dit que le lendemain matin le scellé serait levé, et qu’en attendant il allait fairem citer Razzetta devant l’avogador15.

— Pour cette nuit, me dit-il, vous irez dormir chez quelqu’ami. C’est une violence16 ; mais il vous la paiera cher.

— Il agit ainsi par ordre de M. Grimani.

— Ce sont ses affaires.

Je suis allé dormir avec mes anges.

Le lendemain matin, le scellé fut levé, et je suis rentré chez moi, et Razzetta n’ayant point paru, Rosa en mon nom l’an cité sous la pénale pour le faire décréter de prise de corps17 le jour suivant s’il ne comparaissait pas. Un laquais de M. Grimani vint le troisième jour de très bonne heure me porter un billet de sa main dans lequel il m’ordonnait d’aller chez lui lui parler ; et j’y fus.

À mon apparition il me demanda d’un ton brusque ce que je prétendais faire.

— Me mettre à l’abri de la violence sous la protection des lois, me défendant d’un homme avec lequel je n’ai rien à faire, et qui m’a forcé à aller passer la nuit dans un mauvais lieu.

— Dans un mauvais lieu ?

— Certainement. Pourquoi m’a-t-on empêché d’aller chez moi ?

— Vous y êtes à présent. Mais allez d’abord dire à votre procureur de suspendre toute procédure. Razzetta n’a rien fait que par mon ordre. Vous alliez peut-être vendre tout le reste des meubles. On a remédié à tout. Vous avez une chambre à S. J. Grisostome18 dans une maison qui m’appartient, dont le premier étage est occupé par la Tintoretta19 notre première danseuse. Faites-y porter vos hardes20 et vos livres ; et venez dîner tous les jours avec moi. J’ai mis votre frère dans une bonne maison, et votre sœur dans une autre, ainsi tout est fini.

Monsieur Rosa, auquel je suis d’abord allé rendre compte de tout, me conseilla de faire tout ce que l’abbé Grimani voulait ; et j’ai suivi son conseil. C’était une satisfaction, et l’admission à sa table m’honorait. Outre cela j’étais curieux de mon nouveau logement chez la Tintoretta dont on parlait beaucoup à cause d’un prince de Waldeck qui dépensait beaucoup pour elle. L’évêque devait arriver dans l’été, [88r] je n’avais qu’encore six mois à attendre à Venise ce prélat qui devait m’acheminer peut-être au pontificat. Tels étaient mes châteaux en Espagne. Après avoir dîné le même jour chez M. Grimani sans jamais dire le mot à Razzetta qui était à mon côté je suis allé pour la dernière fois à ma belle maison à S. Samuel d’où j’ai fait transporter dans un bateau à mon nouveau logement tout ce que j’ai jugé m’apparteniro.

Mademoiselle Tintoretta que je ne connaissais pas, mais dont je connaissais les allures, et le caractère était médiocre danseuse ; mais fille d’esprit qui n’était ni jolie, ni laide. Le prince de Waldeck, qui dépensait beaucoup pour elle, ne l’empêchait pas de conserver son ancien protecteur. C’était un noble vénitien de la famille Lin aujourd’hui éteinte, âgé de soixante ans, qui était chez elle dans toutes les heures du jour. Ce fut ce seigneur qui me connaissait, qui entra dans ma chambre rez-de-chaussée au commencement de la nuit pour me complimenter de la part de mademoiselle, et me dire qu’étant enchantée de m’avoir chez elle, je lui ferais un vrai plaisir d’intervenir à son assemblée. J’ai répondu à M. Lin que je ne savais pas d’être chez elle, que M. Grimani ne m’avait pas averti que la chambre que j’occupais lui appartenait, que sans cela je lui aurais rendu mes devoirs même avant de faire porter mon petit équipage. Après cette excuse nous montâmes au premier. Il me présenta, et la connaissance fut faite.

[88v] Elle me reçut en princesse ôtant son gant pour me donner sa main à baiser, et après avoir dit mon nom à cinq ou six étrangers qui étaient là, elle me les nomma un à un ; puis elle me fit asseoir à son côté. Elle était Vénitienne, et trouvant ridicule qu’elle me parlât français que je ne comprenais pas je l’ai priée de parler le langage de notre pays. S’étonnant beaucoup que je ne parlasse pas français, elle me dit d’un air mortifié, que je figurerais donc mal chez elle, où elle ne recevait que des étrangers. Je lui ai promis de l’apprendre. Le matador21 arriva une heure après. Ce généreux prince me parla très bien italien, et fut avec moi très gracieux dans tout le courant du carnaval. Vers la fin il me donna une tabatière d’or en récompense d’un très mauvais sonnet que j’ai fait imprimer à l’honneur de la Signora Margherita Grisellini detta la Tintoretta. Grisellini était son nom de famille. On l’appelait Tintoretta parce que son père avait été teinturier. Ce Grisellini, dont le comte Joseph Brigido fit la fortune était son frère22. S’il vit encore il passe une heureuse vieillesse dans la belle capitale de la Lombardie.

La Tintoretta avait des qualités pour rendre amoureux des hommes raisonnables beaucoup plus que Juliette. Elle aimait la poésie, et j’en serais devenu amoureux sans l’évêque que j’attendais. Elle était amoureuse d’un jeune médecin nommé Righelini rempli de mérite mort à la fleur de son âge que je regrette encore. Je parlerai de lui dansp douze ans d’ici23.

Vers la fin du carnaval ma mère ayant écrit à l’abbé Grimani qu’il était honteux que l’évêque me trouvât logé avec une danseuse il se détermina à me loger avec décence, et dignité. Il consulta avec le curé Tosello, et raisonnant avec lui sur l’endroit qui me serait le plus convenable, ilsq décidèrent que rien n’était plus beau que me mettre dans un séminaire. Ils firent tout à mon insu, et le curé fut chargé de m’en donner nouvelle, et de me persuader à y aller volontiers, et de bon cœur.

Je me suis mis à rire lorsque j’ai entendu le curé se servir d’un style fait pour calmer, et pour dorer la pilule. [89r] Je lui ai dit que j’étais prêt à aller partout où ils trouveraient bon que j’allasse. Leur idée était folle, car à l’âge de dix-sept ans, et tel que j’étais on ne devait jamais penser à me mettre dans un séminaire ; mais toujours Socratique ne me sentant aucune aversion non seulement j’y ai consenti ; mais la chose me paraissant plaisante il me tardait d’y être. J’ai dit à Monsieur Grimani que j’étais prêt à tout pourvu que Razzetta n’eût pas à s’en mêler. Il me le promit ; mais il ne me tint pas parole après le séminaire ; je n’ai jamais su décider si cet abbé Grimani était bon parce qu’il était bête, ou si la bêtise était un défaut de sa bonté. Mais tous ses frères étaient de la même pâte. Le plus mauvais tour que la fortune puisse jouer à un jeune homme qui a du génie est celui de le mettre dans la dépendance d’un sot. Après m’avoir fait habiller en séminariste le curé me conduisit à S.t Ciprien de Muran24 pour me présenter au recteur.

L’église patriarcale de Saint-Ciprien est desservie par des moines Somasques25. C’est un ordre institué par le bienheureux Jérôme Miani noble vénitien. Le recteur me reçut avec une tendre affabilité. Au discours plein d’onction qu’il me fit je me suis aperçu qu’il croyait qu’on me mettait au séminaire pour me punir, ou pour le moins pour m’empêcher de poursuivre à mener une vie scandaleuse.

— Je ne peux pasr croire, mon très révérend, qu’on prétende de me punir.

— Non non : mon cher fils. Je voulais vous dire que vous vous trouverez très content chez nous.

On me fit voir dans trois chambres au moins cent cinquante séminaristes, dix à douze écoles26, le réfectoire, le dortoir, les jardins pour la promenade aux heures de récréation, et on me fit envisager dans ce lieu la vie la plus heureuse que jeune homme pût désirer au point qu’à l’arrivée de l’évêque je la regretterais. Dans le même temps ils avaient l’air de m’encourager me disant que je ne resterais là que tout au plus cinq à six mois. Leur éloquence me fit rire. [89v] J’y suis entré au commencement de Mars. J’avais passé la nuit entre mes deux femmes, qui comme madame Orio, et M. Rosa ne pouvaient pas se persuader qu’un garçon de mon humeur pût avoir tant de docilité. Elles arrosèrent le lit de leurs larmes mêlées avec les miennes.

La veille de ce jour j’ai porté à Madame Manzoni en dépôt sacré tous mes papiers. C’était un gros paquet que j’ai retiré des mains de cette respectable femme quinze ans après. Elle vit encore âgée de quatre-vingt-dix ans27 et bien portante. Riant de tout son cœur de la bêtise qu’on avait de me mettre au collège, elle me soutint que je n’y resterais qu’un mois tout au plus.

— Vous vous trompez madame : j’y vais avec plaisir, et j’y attendrai l’évêque.

— Vous ne connaissez ni vous-même, ni l’évêque avec lequel vous ne resterez pas non plus.

Le curé m’accompagna au séminaire ; mais à la moitié du voyage, il fit arrêter la gondole à S. Michel28 à cause d’un vomissement qui me prit qui paraissait me suffoquer. Le frère apothicaire me rendit la santé avec l’eau de mélisse29. C’était l’effet des efforts amoureux que j’avais faitss toute la nuit avec mes deux anges, que je craignais d’avoir entre mes bras pour la dernière fois. Je ne sais pas si le lecteur sait ce que c’est qu’un amant qui prenant congé de l’objet qu’il aime craint de ne plus le revoir. Il fait le dernier compliment, et après l’avoir fait il ne veut pas que ç’ait été le dernier, et il le renouvelle jusqu’à ce qu’il voie son âme distillée en sangt.

Le curé m’a laissé entre les mains du recteur. On avait déjà porté ma malle et mon lit dans le dortoir, où je suis entré pour y laisser mon manteau, et mon chapeau. On ne me mit pas dans la classe des adultes parce que malgré ma taille je n’en avais pas l’âge. J’avais la vanité de conserver encore mon poil follet : c’était un duvet que je chérissais parce qu’il ne laissait pas douter de ma jeunesse. C’était un ridicule ; [90r] mais quel est l’âge dans lequel l’homme cesse d’en avoir ? On se défait plus facilement des vices. La tyrannie n’a pas exercé sur moi son empire jusqu’à m’obliger de me faire raser. Ce ne fut qu’en cela que je l’ai trouvée tolérante.

— Dans quelle école, me demanda le recteur, voulez-vous être mis ?

— Dans la dogmatique30, mon très révérend père ; je veux apprendre l’histoire de l’église.

— Je vais vous conduire chez le père examinateur.

— Je suis docteur, et je ne veux pas subir un examen.

— Il est nécessaire, mon cher fils. Venez.

Ceci me parut une insulte. Je me suis trouvé outré. Je me suis sur-le-champ déterminé à une singulière vengeance, dont l’idée me combla de joie. J’ai si mal répondu à toutes les questions que l’examinateur me fit en latin, disant tant de solécismes31 qu’il se vit obligé à m’envoyer à la classe inférieure de la grammaire, où à ma grande satisfaction je me suis vu camarade de dix-huit à vingt garçons de neuf à dix ans, qui quand ils surent que j’étais docteur, ne faisaient que dire accipiamus pecuniam et mittamus asinum in patriam suam [prenons l’argent et renvoyons l’âne dans sa patrie]32.

À l’heure de la récréation, mes camarades de dortoir qui étaient tous au moins à l’école de philosophie, me regardaient avec mépris, et comme ils parlaient entr’eux de leurs thèses sublimes, ils se moquaient de moi de ce que j’avais l’air d’écouter avec attention leurs disputes, qui devaient être pour moi des énigmes. J’étais bien loin de la pensée de me découvrir ; mais trois jours après un événement inévitable m’a démasqué.

Le père Barbarigo33 Somasque du couvent de la Salute de Venise, qui m’avait eu entre ses écoliers de Physique,u étant venu faire une visite au recteur, me vit au sortir de la messe, et me fit mille compliments. La première chose qu’il me demanda fut àv quelle science je m’occupais, et il crut que je badinais quand je lui ai répondu que j’étais à la grammaire. Le recteur arriva alors, et nous allâmes tous à nos classes. Une heure après voilà le recteur qui vient m’appeler dehors.

— Pourquoi, me dit-il, avez-vous fait l’ignorant à l’examen ?

— Pourquoi avez-vous eu l’injustice de m’y soumettre ?

[90v] Il me conduisit alors ayant l’air un peu fâché à l’école de dogmatique, où mes camarades de dortoir furent étonnés de me voir. L’après-dîner à la récréation ils devinrent tous mes amis, me firent cercle, et me mirent de bonne humeur.

Un beau séminariste âgé de quinze ans, qui aujourd’hui, à moins qu’il ne soit mort, est évêque, fut celui dont la figure, et le talent me frappèrent. Il m’inspira l’amitié la plus forte, et dans les heures de récréation, au lieu de jouer aux quilles, ce n’était qu’avec lui que je me promenais. Nous parlions poésie. Les plus belles odes d’Horace faisaient nos délices. Nous préférions l’Arioste au Tasse, et Pétrarque était l’objet de notre admiration, comme Tassoni, et Muratori34 qui l’avaient critiqué l’étaient de notre mépris. Nous devînmes en quatre jours si tendres amis que nous étions jaloux l’un de l’autre. Nous boudions lorsque l’un de nous quittait l’autre pour se promener avec un troisième.

Un moine laïque surveillait à35 notre dortoir. Son inspection était d’en conserver la police. Toute la chambre après souper précédée par ce moine qu’on appelle préfet allait au dortoir ; chacun s’approchait de son lit, et après avoir fait sa prière à voix basse, se déshabillait, et se couchait tranquillement. Lorsque le préfet nous voyait tous couchés, il se couchait aussi. Une grande lanterne éclairait ce lieu qui était un carré long de quatre-vingts pas, large de dix36. Les lits étaient placés à égales distances. À la hauteur de chaque lit il y avait un escabeau en prie-Dieu, un siège, et la malle du séminariste. À un bout du dortoir il y avait le lavoir d’un côté, et de l’autre le cabinet qu’on appelle la garde-robe37. À l’autre bout près de la porte il y avait le lit du préfet. Le lit de mon ami était de l’autre côté de la salle vis-à-vis du mien. La grande lanterne se trouvait entre nous deux.

La principale affaire qui appartenait à la surveillance du préfet était celle de bien voir qu’un séminariste n’allât se coucher avec [91r] un autre. On ne supposait jamais cette visite innocente : c’était un crime capital, car le lit d’un séminariste n’est fait que pour qu’il y dorme, et non pas pour qu’il converse avec un camarade. Deux camarades donc ne peuvent enfreindre cette loi que par des raisons illicites, les laissant d’ailleurs les maîtres de faire seuls tout ce qu’ils veulent ; et tant pis pour eux s’ils se maltraitent. Les communautés de garçons en Allemagne où les directeurs se donnent des soins pour empêcher les manustuprations38, sont celles où elles règnent davantage. Les auteurs de ces règlements furent des sots ignorants qui ne connaissaient ni la nature ni la morale ; car la nature exigew pour sa propre conservation ce soulagement dans l’homme sain qui n’a pas l’adiutorium [le secours] de la femme, et la morale se trouve attaquée par l’axiome nitimur in vetitum [nous recherchons l’interdit]39. La défense l’excite. Malheureuse la république dont le législateur ne fut pas philosophe. Ce que dit Tissot40 n’est en partie vrai que lorsque le jeune homme se manstupre sans que la nature l’appelle ; mais cela n’arrivera jamais à un écolier à moins qu’on ne s’avise de lui défendre la chose, car dans ce cas il l’exécute pour avoir le plaisir de désobéir, plaisir naturel à tous les hommes depuis Ève, et Adam, et qu’on embrasse toutes les fois que l’occasion se présente. Les supérieures des couvents de filles montrent dans cette matière beaucoup plus de sagesse que les hommes. Elles savent par expérience qu’il n’y a pas de filles qui ne commencent à se manstuprer à l’âge de sept ans, et elles ne s’avisent pas de leur défendre cette puérilité, quoiqu’elle puisse engendrer des maux dans elles aussi ; mais en moindre quantité à cause de la ténuité de l’excrétion.

Ce fut dans le huitième ou neuvième jour de mon séjour dans le séminaire que j’ai senti quelqu’un venir se coucher près de moi. Il me serre d’abord la main me disant son nom et il me fait rire. Je ne pouvais pas le voir car la lanterne était éteinte. C’était l’abbé mon ami qui ayant vu le dortoir obscur eut la lubie de me faire une visite. Après en avoir ri, je l’ai prié de s’en aller, car le préfet se réveillant, et voyant le dortoir obscur, se lèverait pour rallumer la lampe, et nous serions tous les deux accusés [91v] d’avoir consommé le plus ancien de tous les crimes, à ce que plusieurs prétendent. Dans le moment que je lui donnais ce bon conseil, nous entendons marcher ; et l’abbé s’échappe ; mais un moment après j’entends un grand coup suivi de la voix rauque du préfet qui dit scélérat à demain à demain. Après avoir rallumé la lanterne il retourne à son lit.

Le lendemain, avant le son de la cloche qui ordonne de se lever, voilà le recteur qui entre avec le préfet. Écoutez-moi tous, dit le recteur ; vous n’ignorez pas le désordre arrivé cette nuit. Deux de vous doivent être coupables, et je veux leur pardonner, et pour ménager leur honneur faire qu’ils ne soient pas connus. Vous viendrez tous vous confesser à moi aujourd’hui avant la récréation.

Il s’en alla. Nous nous habillâmes, et après dîner nous allâmes tous nous confesser à lui : nous fûmes ensuite au jardin, où l’abbé me dit qu’ayant eu le malheur de donner dans le préfet, il avait cru de devoir le pousser par terre. Moyennant cela il avait eu le temps de se coucher.

— Et actuellement, lui dis-je, vous êtes sûr de votre pardon, car très sagement vous avez confessé la vérité au recteur.

— Vous badinez. Je ne lui aurais rien dit quand même la visite innocente que je vous ai faite aurait été criminelle.

— Vous avez donc fait une confession subreptice41, car vous étiez coupable de désobéissance.

— Cela se peut ; mais tout doit aller sur son compte, car il nous a forcésx.

— Mon cher ami ; vous raisonnez fort juste, et actuellement le révérendissime doit avoir appris que notre chambrée est plus savante que lui.

Cette affaire n’aurait eu autre suite, si trois ou quatre nuits après il ne me fût venu le caprice de rendre à mon ami sa visite. Une heure après minuit, ayant eu besoin d’aller à la garde-robe, et entendant à mon retour le ronflement du préfet ; j’ai vite étouffé le lumignon de la lampe, et je suis entré dans le lit de mon ami. Il me reconnut d’abord, et nous rîmes, mais nous tenant tous les deux attentifs au ronflement de notre gardien. D’abord qu’il cessa de ronfler, voyant le danger, je sors de son lit, ne perdant pas un seul instant, et je n’emploie qu’un moment pour entrer dans le mien. Mais à peine y suis-je, que voilà deux fortes surprises. La première est que je me trouve près de quelqu’un ; la seconde que je vois le préfet debout en chemise, [92r] une bougie à la main allant lentement, et regardant à droite, et à gauche les lits des séminaristes. Je concevais que le préfet avec un briquet à poudre devait avoir allumé une bougie dans un instant ; mais comment concevoir le fait que je voyais ? Le séminariste couché dans mon lit, le dos tourné vers moi dormait. Je prends le parti irréfléchi de faire semblant de dormir aussi. À la seconde ou troisième secousse du préfet, je fais semblant de me réveiller ; l’autre se réveille tout de bon. Étonné de se voir dans mon lit, il fait des excuses.

— Je me suis trompé, me dit-il, venant de la garde-robe à l’obscur : mais le lit était vide.

— Cela se peut, lui dis-je, car j’ai été à la garde-robe aussi.

— Mais, dit le préfet, comment avez-vous pu vous coucher sans rien dire trouvant votre place occupée ? Et étant à l’obscur, comment avez-vous pu ne pas soupçonner de vous être au moins trompé de lit ?

— Je ne pouvais pas me tromper, car à tâtons, j’ai trouvé le piédestal du crucifix, que voilà ; et pour ce qui regarde l’écolier couché je ne m’en suis pas aperçu.

— Ce n’est pas vraisemblable.

Dans ce même moment il va à la lampe, et voyant le lumignon écrasé : Elle ne s’est pas éteinte, dit-il, naturellement. Le lumignon est noyé ; et ce ne peut être qu’un de vous deux, qui l’avait étouffé exprès allant à la garde-robe. Nous verrons cela demain. L’autre sot camarade est allé dans son lit qui était à mon côté ; et le préfet, après avoir rallumé la lampe retourna dans le sien. Après cette scène qui a réveillé toute la chambrée, j’ai dormi jusqu’à l’apparition du recteur, qui à la pointe du jour entra d’un air féroce avec le préfet.

Après avoir examiné le local, et avoir fait un long interrogatoire à l’écolier qu’on trouva dans mon lit, qui naturellement devait être jugé le plus coupable, et à moi qui ne pouvais jamais être convaincu du crime, il se retira nous ordonnant à tous de nous habiller pour aller à la messe. D’abord que nous fûmes prêts il rentra, et adressant la parole à l’écolier mon voisin, et à moi. Vous êtes, nous dit-il avec douceur, tous les deux convaincus d’un accord scandaleux, car vous ne pouvez avoir été que d’accord pour éteindre la lampe. Je veux croire la cause de tout ce désordre, sinon innocente, du moins non procédante que de légèreté ; mais la chambrée scandalisée, la discipline outragée, et la police de ce lieu exigent une réparation. Allez dehors.

[92v] Nous obéîmes ; mais à peine fûmes-nous entre les deux portes du dortoir que quatre domestiques se saisirent de nous, nous lièrent les bras par-derrière, nous reconduisirent dedans, et nous firent mettre à genoux devant le grand Crucifix. À la présence alors de tous nos camarades le recteur nous fit un petit sermon, après lequel il dit aux satellites42 qui étaient derrière nous d’exécuter son ordre.

J’ai alors senti pleuvoir sur mon dos sept à huit coups de corde ou de bâton, que j’ai pris, comme mon sot compagnon, sans prononcer le moindre mot de plainte. D’abord qu’on m’a délié, j’ai demandé au recteur, si je pouvais écrire deux lignes au pied du crucifix. Il me fit d’abord porter encre et papier, et voici ce que j’ai écrit :

Je jure par ce Dieu que je n’ai jamais parlé au séminariste qu’on a trouvé dans mon lit. Mon innocence par conséquent exige que je proteste, et que j’appelle de43 cette infâme violence à Monseigneur patriarche.

Le compagnon de mon supplice signa ma protestation ; et j’ai demandé à l’assemblée s’il y avait quelqu’un qui pût dire le contraire de ce que j’avais juré par écrit. Tous les séminaristes alors d’un cri général dirent qu’on ne nous avait jamais vus parler ensemble, et qu’on ne pouvait pas savoir qui avait éteint la lampe. Le recteur sortit sifflé, hué, interdit ; mais il ne nous envoya pas moins en prison au cinquième étage du couvent, séparés l’un de l’autre. Une heure après on m’a monté mon lit, et toutes mes hardes ; et à dîner, et à souper tous les jours. Le quatrième jour, j’ai vu devant moi le curé Tosello avec ordre de me conduire à Venise. Je lui ai demandé s’il était informé de mon affaire ; il me répondit qu’il venait de parler avec l’autre séminariste, qu’il savait tout, et qu’il nous croyait innocents ; mais qu’il ne savait qu’y faire. Le recteur, me dit-il, ne veut pas avoir tort.

J’ai alors jeté bas mon accoutrement de séminariste ; m’habillant comme l’on va par Venise, et nous montâmes dans la gondole de M. Grimani où il était venu, tandis qu’on chargeait sur un bateau mon lit, et ma malle. Le [93r] batelier eut ordre du curé de porter tout au palais Grimani.

Chemin faisant il me dit que M. Grimani lui avait ordonné, me descendant à Venise, de m’avertir que si j’osais aller au palais Grimani, les domestiques avaient ordre de me chasser.

Il m’a descendu aux jésuites44, où je suis resté sans le sou, et ne possédant autre chose que ce que j’avais sur moi.

Je suis allé dîner chez Madame Manzoni, qui rit de voir sa prophétie avérée. Je suis allé après dîner chez M. Rosa pour agir par les voies juridiques contre la tyrannie. Il me promit de me porter une extrajudiciaire chez madame Orio, où je suis allé d’abord pour l’attendre, et pour m’égayer voyant la surprise de mes deux anges. Elle fut au-dessus de l’expression. Ce qui m’était arrivé les étonna. M. Rosa vint, et me fit lire l’écriture qu’il n’avait pas eu le temps de faire mettre en actes de notaire. Il m’assura que je l’aurais le lendemain. Je suis allé souper avec mon frère François qui était en pension chez le peintre Guardi45. La tyrannie l’opprimait comme moi ; mais je l’ai assuré que je l’en délivrerais. Vers minuit je suis allé chez madame Orio au troisième étage, où mes petites femmes sûres que je ne leur manquerais pas, m’attendaient. Pour cette nuit-là, je l’avoue à ma honte, le chagrin fit du tort à l’amour, malgré les quinze jours que j’avais passés dans l’abstinence. Je me voyais dans ce cas de devoir penser, et le proverbe C….46 non vuol pensieri [La v… ne veut pas de soucis] esty incontestable. Le matin elles me plaignirent tout de bon ; mais je leur ai promis qu’elles me trouveraient tout différent dans la nuit suivante.

Ayant passé toute la matinée dans la bibliothèque de S. Marc pour n’avoir su où aller, et n’ayant pas le sou, j’en suis sorti à midi pour aller dîner chez madame Manzoni, lorsqu’un soldat m’approche pour me dire d’aller parler à quelqu’un qui m’attendait dans une gondole qu’il me montraz à une rive de la petite place47. Je lui ai répondu que la personne qui voulait me parler n’avait qu’à sortir ; mais m’ayant dit tout bas qu’il avait là un compagnon fait pour m’y faire [93v] aller par force, sans hésiter un seul moment j’y suis allé. J’abhorrais l’éclat, et la honte de la publicité48. J’aurais pu résister, et on ne m’aurait pas arrêté, car les soldats étaient désarmés, et une pareille façon d’arrêter quelqu’un n’est pas permise à Venise. Mais je n’y ai pas pensé. Le sequere Deum [suis le dieu] s’en mêla. Je ne me sentais aucune répugnance à y aller. Outre cela il y a des moments dans lesquels l’homme même brave, ou ne l’est pas ou ne veut pas l’être.

Je monte en gondole ; on tire le rideau, et je vois Razzetta avec un officier. Les deux soldats vont s’asseoir à la proue ; je reconnais la gondole de M. Grimani. Elle se détache du rivage, et elle s’achemine vers le lido. On ne me dit pas le mot, et je garde le même silence. Au bout d’une demi-heure la gondole arrive à la petite porte du Fort S. André49 qui est à l’embouchure de la mer Adriatique, là où le Bucentaure s’arrête quand le doge va le jour de l’Ascension épouser la mer50.

La sentinelle appelle le caporal, qui nous laisse descendre.

L’officier qui m’accompagnait me présente au Major, lui remettant une lettre. Après l’avoir lue, il ordonne à M. Zen son adjudant de me consigner au corps de garde, et de me laisser là. Un quart d’heure après je les ai vusaa partir, et j’ai revu l’adjudant Zen, qui me donna trois livres et demie51, me disant que j’en aurais autant tous les huit jours. Cela faisait dix sous par jour : c’était positivement la paye d’un soldat. Je ne me suis senti aucun mouvement de colère mais une grande indignation. Vers le soir je me suis fait acheter quelque chose à manger pour ne pas mourir d’inanition, puis étendu sur des planches j’ai passé la nuit sans dormir en compagnie de plusieurs soldats esclavons qui ne firent que chanter, manger de l’ail, fumer du tabac qui infectait l’air, et boire du vin qu’on appelle esclavon. C’est comme de l’encre ; les esclavons seuls peuvent le boire.

Le lendemain de très bonne heure, le major Pelodoro, c’était son nom, me fit monter chez lui, et me dit qu’en me [94r] faisant passer la nuit au corps de garde il n’avait fait qu’obéir à l’ordre qu’il avait reçu du Président de guerre qu’on appelle à Venise le Sage à l’Écriture52. Actuellement, M. l’abbé, je n’ai autre ordre que celui de vous tenir dans le Fort aux arrêts, et de répondre de votre personne. Je vous donne pour prison toute la Forteresse. Vous avez une bonne chambre, où on a mis hier votre lit, et votre malle. Promenez-vous où il vous plaira, et souvenez-vous, que si vous vous échappez, vous serez la cause de mon précipice. Je suis fâché qu’on m’ait ordonné de ne vous donner que dix sous par jour ; mais si vous avez des amis à Venise qui soient en état de vous donner de l’argent, écrivez, et fiez-vous à moi pour ce qui regarde la sûreté de vos lettres. Allez vous coucher si vous en avez besoin.

On m’a conduit dans ma chambre qui était belle, et au premier étage avec deux fenêtres qui me procuraient une vue superbe. J’ai vu mon lit fait, et ma malle, dont j’avais les clefs, et qu’on n’avait pas forcée. Le major avait eu l’attention de me faire mettre sur une table tout le nécessaire pour écrire. Un soldat esclavon vint me dire poliment qu’il me servirait, et que je le paierais quand je pourrais, car tout le monde savait que je n’avais que dix sous. Après avoir mangé une bonne soupe, je me suis enfermé, puis je me suis mis au lit, où j’ai dormi neuf heures. À mon réveil le major me fit inviter à souper. J’ai vu que cela n’allait pas si mal.

Je monte chez cet honnête homme que je trouve en grande compagnie. Après m’avoir présenté à son épouse, il me nomma toutes les autres personnes qui étaient là. Plusieurs officiers militaires excepté deux, dont l’un était l’aumônier du Fort, l’autre un musicien de l’église de S. Marc nommé Paolo Vida53, dont la femme était sœur du major, encore jeune, que le mariab faisait habiter dans le Fort à cause qu’il en était jaloux, car à Venise les jaloux se trouvent tous mal logés. Les autres femmes qui étaient là n’étaient ni belles ni laides, ni jeunes ni vieilles ; mais leur air de bonté me les rendit toutes intéressantes.

[94v] Gai comme j’étais par caractère, cette honnête compagnie à table me mit facilement de bonne humeur. Tout le monde s’étant démontré54 curieux de savoir l’histoire qui avait obligé M. Grimani à me faire mettre là-dedans, j’ai fait une narration détaillée et fidèle de tout ce qui m’était arrivé depuis la mort de ma bonne grand-mère. Cette narration m’a fait parler trois heures sans aigreur, et souvent plaisantant sur certaines circonstances qui autrement auraient déplu, de façon que toute la compagnie alla se coucher m’assurant de la plus tendre amitié, et m’offrant ses services.

C’est un bonheur constant que j’ai eu jusqu’à l’âge de cinquante ans quand je me suis trouvé dans l’oppression. D’abord que j’ai trouvé des honnêtes gens curieux de l’histoire du malheur qui m’accablait, et que je la leur contais, je leur ai toujours inspiré toute l’amitié qui m’était nécessaire pour me les rendre favorables et utiles. L’artifice que j’ai employé pour cela fut celui de conter la chose avec vérité sans omettre certaines circonstances qu’on ne peut dire sans avoir du courage. Secret unique que tous les hommes ne savent pas mettre en usage ; parce que la plus grande partie du genre humain est composée de poltrons. Je sais par expérience que la vérité est un talisman, dont les charmes sont immanquables pourvu qu’on ne la prodigue pas à des coquins. Je crois qu’un coupable, qui ose la dire à un juge intègre, est absous plus facilement qu’un innocent qui tergiverse. Bien entendu que le narrateur doit être jeune, ou pour le moins non vieux, car l’homme vieux a pour ennemi toute la nature.

Le major badina beaucoup sur la visite faite, et rendue au lit au séminariste ; mais l’aumônier, et les femmes le grondèrent. Il me conseilla d’écrire au Sage à l’écriture toute mon histoire s’engageant de la lui remettre, et m’assurant qu’il deviendrait mon protecteur. Toutes les femmes m’encouragèrent à suivre le conseil du major.

a. Orth. italianisante buffonneries.

b. Pût biffé.

c. Orth. aurai et une date biffée dans la marge gauche.

d. Encre plus fine à partir de cet endroit.

e. Orth. entrerai.

f. Où j’attendrais biffé.

g. Était biffé.

h. La biffé.

i. Orth. que. Nous corrigeons.

j. Orth. Stutgard.

k. ; et elle vit encore à Venise avec Michel da l’Agata biffé.

l. Orth. le huissier.

m. Assigner biffé.

n. Assigné biffé.

o. À la suite, neuf lignes soigneusement biffées, illisibles.

p. Treize biffé.

q. En biffé.

r. Quelques mots illisibles corrigés.

s. Orth. fait.

t. À la suite, une ligne soigneusement biffée, illisible.

u. Était biffé.

v. Quel art biffé.

w. Par biffé.

x. Orth. forcé.

y. Évangélique biffé.

z. À la biffé.

aa. Orth. vu.

ab. Jaloux biffé.

[97r] CHAPITRE VII

Mon court arrêt dans le Fort S. André. Ma première maladie galante. Plaisir d’une vengeance. Belle preuve d’un alibi. Arrêt du comte Bonafede. Mon élargissement. Arrivée de l’évêque. Je quitte Venise.

Ce Fort, où la République ne tenait ordinairement qu’une garnison de cent esclavons invalides, était alors peuplé de deux mille Albanais. On les nommait Cimariotes1. Le président de la guerre, qu’on appelle à Venise le Sage à l’écriture les avait fait venir du Levant à l’occasion d’une promotion. On voulut que les officiers se trouvassent à portée de faire valoir leur mérite, et de le voir récompensé. Ils étaient tous natifs de cette partie de l’Épire qu’on nomme Albanie, et qui appartient à la République. Il y avait alors vingt-cinq ans qu’ils s’étaient distingués à la dernière guerre que la république eut contre les Turcs2. Ce fut pour moi un spectacle aussi nouveau que surprenant de voir dix-huit à vingt officiers tous vieux, et tous bien portants couverts de cicatrices la figure, et la poitrine que par luxe ils portaient découverte. Le lieutenant-colonel avait positivement un quart de tête de moins. On ne lui voyait ni une oreille, ni un œil, ni la mâchoire. Il parlait cependant, et il mangeait très bien : il était fort gai, et il avait avec lui toute [97v] sa famille composée de deux jolies filles que leur costume rendait encore plus intéressantes, et de sept garçons tous soldats. Cet homme qui avait une taille de six pieds3, et qui était beau, était si laid dans sa figure à cause de son horrible cicatrice, qu’il faisait peur. Malgré cela je l’ai d’abord aimé, et j’aurais beaucoup conversé avec lui s’il eût pu s’empêcher de manger de l’ail en aussi grande quantité que je mangeais du pain. Il en portait toujours au moins vingt gousses dans sa poche, comme un de nous porterait des dragées. Peut-on douter que l’ail ne soit un poison ? La seule qualité médicinale qu’il a c’est qu’il donne de l’appétit aux animaux dégoûtés.

Cet homme ne savait pas écrire ; mais il n’en était pas honteux, car à l’exception du prêtre, et d’un chirurgien, personne dans le régiment ne possédait ce talent. Tous, officiers, et soldats avaient la bourse pleine d’or, et au moins la moitié étaient mariés. Aussi ai-je vu cinq à six cents femmes, et une grande quantité d’enfants. Ce spectacle qui se présentait à ma vue pour la première fois m’a occupé, et intéressé. Heureuse jeunesse ! Je ne la regrette que parce qu’elle me donnait du nouveau : par cette même raison je déteste ma vieillesse, où je ne trouve du nouveau que dans la gazette4, dont dans ce temps-là je méprisais avec plaisir l’existence, et dans des faits épouvantables qui m’obligent à prévoir.

La première chose que j’ai faitea fut de tirer hors de ma malle tout ce que j’avais d’habits ecclésiastiques. J’ai impitoyablement tout vendu à un Juif. Ma seconde opération fut celle d’envoyer à M. Rosa tous les billets que j’avais des effets que j’avais mis en gage : je lui ai ordonné de [98r] les faire vendre tous, et de m’envoyer le surplus. Moyennant ces deux opérations je me suis trouvé en état de céder à mon soldat les maudits dix sous par jour qu’on me donnait. Un autre soldat, qui avait été perruquier, avait soin de ma chevelure que la discipline du séminaire m’avait obligé à négliger. Je me promenais par les casernes cherchant quelqu’objet fait pour me plaire. La maison du Major pour le sentiment, et la caserne du balafré pour un peu d’amour à l’albanaise étaient mes seuls refuges.b Étant sûr que son colonel serait nommé brigadier, il demandait le régiment de préférence à un concurrent qui lui faisait craindre d’échouer. Je lui ai fait un court placet5 ; mais si vigoureux, que le Sage, après lui avoir demandé qui en était l’auteur, lui promit ce qu’il demandait. Il retourna au fort si joyeux que me serrant contre son sein il me dit qu’il m’en avait toute l’obligation. Après m’avoir donné à dîner en famille, où ses mets à l’ail m’ont brûlé l’âme, il me fit présent de douze boutargues6, et de deux livres de tabac Gingé7 exquis.

L’effet de mon placet fit croire à tous les autres officiers qu’ils ne parviendraient à rien sans le secours de ma plume ; et je ne l’ai refusé à personne ce qui me suscita des querelles, car je servais en même temps le rival de celui que j’avais servi d’avance, et qui m’avait payé. Me voyant devenu maître de trente à quarante sequins8 je ne craignais plus la misère. Mais voici un lugubre accident qui me fit passer six semaines fort tristes.

Le 2 d’avril, fatal jour de mon entrée dans ce monde, j’ai vu devant moi sortant de mon lit une belle Grecque qui me dit que son mari enseigne avait tout le mérite possible pour devenir lieutenant, et qu’il le deviendrait si [98v] son capitaine ne s’était déclaré son ennemi parce qu’elle nec voulait pas avoir pour lui certaines complaisances que son honneur ne lui permet d’avoir que pour son mari. Elle m’offre des certificats, elle me prie de lui faire un placet qu’elle irait en personne présenter au sage, et elle conclut par me dire qu’étant pauvre elle ne pouvait récompenser ma peine que de son cœur. Après lui avoir répondu que son cœur n’était fait que pour récompenser des désirs, je procède avec elle comme un homme qui aspirait à être récompensé d’avance, et je ne trouve que cette résistance qu’une femme jolie ne fait que par manière d’acquit9. Après le fait je lui dis de revenir vers midi pour recevoir le placet, et elle est exacte. Elle ne trouve pas mauvais de me payer une seconde fois, et vers le soir sous le prétexte de certaines corrections elle vient me récompenser encore. Mais le surlendemain de l’exploit au lieu de me trouver récompensé, je me suis trouvé puni, et dans la nécessité de me mettre entre les mains d’un spagyrique10 qui en six semaines me remit en parfaite santé. Cette femme, quand je fus assez bête pour lui reprocher sa vilaine action, me répondit en riant qu’elle ne m’avait donné que ce qu’elle avait, et que c’était à moi à me tenir sur mes gardes. Mais mon lecteur ne saurait se figurer ni le chagrin, ni la honte que ce malheur me causa. Je me regardais comme un homme dégradé. Voici à cause de cet événement un trait qui peut donner une idée aux curieux de mon étourderie.

Madame Vida, sœur du Major, dont le mari était jaloux, me confia un beau matin, se trouvant avec moi tête à tête, non seulement le tourment que causait à son âme la jalousie de son homme ; mais aussi la cruauté qu’il avait de la laisser coucher seule depuis quatre ans malgré qu’elle fût à la fleur de son âge. Dieu fasse, m’ajouta-t-elle, qu’il ne parvienne pas à savoir que vous avez passé une heure avec moi, car il me désespérerait.

[99r] Confidence pour confidence, je lui ai dit, pénétré par le sentiment, que si la Grecque ne m’avait mis dans un état d’opprobre elle ferait mon bonheur me choisissant comme un instrument de sa vengeance. À ces mots que j’ai proférés de la meilleure foi du monde, et il se peut même en forme de compliment, elle se leva, et ardente de colère, elle me dit toutes les injures qu’une femme outragée aurait pu lancer contre un audacieux qui se serait oublié. Tout étonné, et concevant fort bien que je pouvais lui avoir manqué, je lui ai tiré la révérence. Elle m’ordonna de ne plus aller chez elle, me disant que j’étais un fat indigne de parler à une femme de bien. Je lui ai dit en partant qu’une femme de bien devait être plus réservée qu’elle sur cet article. J’ai aussi cru dans la suite qu’elle ne se serait pas fâchée, si me portant bien, je me fusse pris tout autrement pour la consoler.

Un autre contretemps, qui me fit bien maudire la Grecque, fut une visite de mes anges avec leur tante, et M. Rosa dans le jour de l’Ascension, le Fort étant le lieu où l’on voit de plus près la belle fonction11. Je leur ai donné à dîner, et tenu compagnie toute la journée. Ce fut dans la solitude d’une casemate12 qu’elles me sautèrent au cou croyant que je leur donnerais à la hâte un bon certificat de ma constance ; mais hélas ! Je ne leur ai donné que des baisers à foison, faisant semblant de craindre que quelqu’un n’entrât.

Ayant écrit à ma mère dans quel endroit on me tenait jusqu’à l’arrivée de l’évêque, elle me répondit qu’elle avait écrit à M. Grimani de façon qu’elle était sûre qu’il me ferait mettre en liberté dans peu, et pour ce qui regardait les meubles que Razzetta avait vendus, elle me disait que M. [99v] Grimanid s’était engagé à faire le patrimoine13 à mon frère le posthume.

Ce fut unee imposture. Ce patrimoine fut fait treize ans après, mais fictice14, et par un stellionat15. Je parlerai à sa place de ce malheureux frère qui mourut misérable à Rome il y a vingt ans16.

À la moitié du mois de Juin, les Cimariotes furent renvoyés au Levant, le Fort resta avec cent invalides de garnison, et m’ennuyant dans la tristesse, je brûlais de colère. La chaleur étant forte, j’ai écrit à M. Grimani de m’envoyer deux habits d’été, lui disant où ils devaient être si Razzetta ne les avait pas vendus. Je fus étonné de voir cet homme huit jours après entrer dans la chambre du Major en compagnie d’un autre qu’il lui présenta lui disant que c’était le seigneur Petrillo17 célèbre favori de la Tsarinef de toutes les Russies18 qui venait alors de Pétersbourg. Je le connaissais de nom mais au lieu de célèbre il devait dire infâme, et au lieu de favori il devait dire bouffon. Le major leur dit de s’asseoir, et en même temps Razzetta, ayant pris des mains du barcarol de M. Grimani un paquet, il me le donna me disant voilà les guenilles que je te porte. — Le jour viendra, lui répondis-je, que je te porterai un Riganog. C’est le nom de l’habit que portent les galériens.

À ces mots l’affronteur osa lever sa canne ; mais le major le pétrifia lui demandant s’il avait envie d’aller passer la nuit au corps de garde. Petrillo, qui n’avait jamais parlé, me dit alors qu’il était fâché de ne m’avoir pas trouvé à Venise, car je l’aurais conduit au bordel. Nous y aurions trouvé ta femme, lui répondis-je. Je me connais en physionomies, [100r] me répliqua-t-il. Tu seras pendu. Pour lors le major se leva leur disant qu’il avait des affaires à terminer, et ils partirent. Il m’assura qu’il irait le lendemain porter ses plaintes al Savio alla scrittura. Mais après cette scène j’ai sérieusement pensé à exécuter un projet de vengeance.

Tout le Fort S. André était entouré d’eau, et il n’y avait pas de sentinelle qui pût voir mes fenêtres. Un bateau donc sous ma fenêtre dans lequel j’aurais pu me descendre aurait pu me mettre à Venise pendant la nuit, et me reconduire au Fort avant qu’il fût jour ; et après que j’aurais fait mon coup. Il s’agissait de trouver un batelier qui pour gagner de l’argent eût le courage de risquer d’aller aux galères.

Entre plusieurs qui venaienth porter des provisions, un qui s’appelait Blaise fixa mon attention. Quand je lui ai fait ma proposition lui promettant un sequin il me promit une réponse dans le jour suivant. Il me dit qu’il était prêt. Il avait voulu s’informer si j’étais prisonnier de conséquence. La femme du major lui avait dit que je n’étais détenu que pour des fredaines. Nous établîmes qu’il se trouverait au commencement de la nuit sous ma fenêtre avec son bateau, ayant un mât long pour que je pusse m’y prendre, et me glisser dedans.

Il fut exact. Le temps était couvert, la marée haute, et le vent étant contraire j’ai vogué avec lui. Je suis descendu à la rive des esclavons au Sépulcre19, lui ordonnant de m’attendre. J’étais enveloppé dans un capot20 de marinier. Je suis allé tout droit à S.t Augustin21 à la rue Bernard, me faisant conduire à la porte de la maison de Razzetta par le garçon du café.

[100v] Sûr de ne pas le trouver à la maison à cette heure-là, j’ai sonné, et j’ai entendu, et connu la voix de ma sœur qui me dit que si je voulais le trouver je devais y aller le matin. Je suis alors allé m’asseoir au pied du pont pour voir de quel côté il entrait dans la rue. Je l’ai vu veniri un quart d’heure avant minuit du côté de la place S. Paul22. N’ayant pas besoin d’en savoir davantage, je suis allé rejoindre mon bateau, et je suis retourné au Fort rentrant par la même fenêtre sans la moindre difficulté. À cinq heures du matin tout le monde m’a vu me promener par le Fort.

Voici toutes les mesures, et les précautions que j’ai prisesj pour assouvir ma haine contre le bourreau, et pour me mettre dans la certitude de prouver l’alibi s’il m’arrivait de le tuer comme j’en avais l’envie.

Le jour précédant la nuit concertée avec Blaise, je me suis promené avec le jeune Alvise Zen fils de l’adjudant qui n’avait que douze ans ; mais qui m’amusait beaucoup par ses fines friponneries. Dans la suite il devint fameux jusqu’à ce que le gouvernement l’a envoyé demeurer à Corfou il y a vingt ans. Je parlerai de lui dans l’année 177123.

Me promenant donc avec ce garçon, j’ai fait semblant de me donner une entorse sautant à bas d’un bastion24. Je me suis fait porter dans ma chambre par deux soldats, et le chirurgien du Fort me soupçonnant une luxation me condamna au lit après m’avoir appliqué à la cheville des serviettes imbibées d’eau camphrée. Tout le monde vint me voir, et j’ai voulu que mon soldat me [101r] serve de garde couchant dans ma chambre. C’était un homme qu’un seul verre d’eau-de-vie suffisait à le soûler, et à le faire dormir comme un loir. D’abord que je l’ai vu endormi, j’ai renvoyé le chirurgien, et l’aumônier qui habitait dans une chambre au-dessus de la mienne. C’était une heure et demie avant minuit quand je me suis descendu dans le bateau.

À peine arrivé à Venise j’ai dépensé un sou dans un bon bâton, et je suis allé m’asseoir sur le seuil de l’avant-dernière porte de la rue du côté de la place S. Paul. Un petit canal étroit qui était à l’entrée de la rue me parut fait exprès pour y jeter dedans mon ennemi. Ce canal n’est plus visible aujourd’hui. On l’a comblé quelques années après.

Venise : Quartie de San Polo

a Église San Rocco

b Campo dei Frari

c San Tomà

d Sampo Sant’Agostino

e Campo San Polo

f Pont du Rialto

Un quart d’heure avant minuit je l’ai vu venir à pas lents, et posés. Je sors de la rue à pas rapides me tenant à côté du mur pour l’obliger à me faire place ; et je lui lance le premier coup à la tête, le second au bras, et le troisième plus allongé le force à tomber dans le canal criant fort, et me nommant. Dans le même moment un furlan25 tenant une lanterne à la main sort d’une maison à ma main gauche ; je lui donne un coup sur la main de la lanterne, il la laisse là, il se sauve dans la rue, et après avoir jeté mon bâton, je traverse la place comme un oiseau, et je passe le pont tandis que le monde courait au coin de la place où le fait était arrivé. J’ai passé le canal à S.t Thomas26, et en peu de minutes je me suis mis dans [101v] mon bateau. Le vent était très fort, mais m’étant en faveur27 j’ai mis la voile, et j’ai pris le large. Minuit sonnait dans le moment que j’entrais dans ma chambre par la fenêtre. Je me déshabille dans un instant, et à cris perçants je réveille mon soldat, et je lui ordonne d’aller chez le chirurgien me sentant mourir d’une colique.

L’aumônier réveillé par mes cris descend, et me trouve en convulsion. Sûr que le Diascorde28 me guérirait, il va en chercher, et il me l’apporte ; mais au lieu de le prendre je le cache pendant qu’il allait chercher de l’eau. Après une demi-heure de grimaces, je dis que je me porte bien, et je remercie tout le monde qui partit me souhaitant un bon sommeil. Après avoir très bien dormi, je suis resté au lit à cause dek ma prétendue entorse.

Le major avant de partir pour Venise vint me voir, et me dire que la colique que j’avais euel venait d’un melon que j’avais mangém.

Une heure après midi j’ai revu le même major.

— J’ai une grande nouvelle à vous donner, me dit-il d’un air riant. Razzetta fut bâtonné, la nuit passée, et jeté dans un canal.

— On ne l’a pas assommé ?

— Non ; mais tant mieux pour vous, car votre affaire serait beaucoup plus mauvaise ;n on est sûr que c’est vous qui avez commis ce crime.

— Je suis bien aise qu’on le croie, car cela me venge en partie ; mais il sera difficile qu’on le prouve.

— Vous avez raison. Razzetta en attendant, dit qu’il vous a reconnu, et le furlan Patissi aussi, auquel vous avez fracassé la main où il tenait sa lanterne. Razzetta n’a que le nez cassé, trois dents de moins, et des contusions au bras droit. On vous a dénoncé à l’avogador. D’abord que M. Grimani sut le fait, il écrivit au Sage se plaignant qu’il vous ait [102r] mis en liberté sans l’avertir, et je suis arrivé au bureau de la guerre précisément dans le moment qu’il lisait la lettre. J’ai assuré S. Excellence que c’est un faux soupçon parce que je venais de vous laisser au lit dans l’impuissance de vous mouvoir à cause d’une entorse ; outre cela je lui ai dit qu’à minuit vous vous sentiez mourir d’une colique.

— Est-ce qu’il fut bâtonné à minuit ?

— C’est ce que la dénonciation dit. Le Sage écrivit d’abord à M. Grimani qu’il lui constait29 que vous n’étiez pas sorti du Fort ; mais que la partie plaignante pouvait envoyer des commissaires pour vérifier le fait. Attendez-vous donc dans trois ou quatre jours à des interrogatoires.

— Je répondrai que je suis fâché d’être innocent.

Trois jours après un commissaire vint avec un scribe de l’avogarie30, et le procès fut d’abord fini. Tout le Fort connaissait mon entorse, et le chapelain, le chirurgien, le soldat, et plusieurs autres qui n’en savaient rien jurèrent qu’à minuit je croyais mourir d’une colique. D’abord que mon alibi fut trouvé incontestable, l’avogador au referatur [on rapporte]31 condamna Razzetta, et le crocheteur32 à payer les frais sans préjudicier à mes droits.

J’ai alors, par le conseil du major, présenté au Sage un placet dans lequel je lui demandais mon élargissement, et j’ai averti de ma démarche M. Grimani. Huit jours après, le major me dit que j’étais libre et que ce serait lui-même qui me présenterait à M. Grimani. Ce fut à table, et dans un moment de gaieté qu’il me donna cette nouvelle. Je ne l’ai pas crue, et voulant faire semblant de la croire je lui ai répondu que j’aimais mieux sa maison que la ville de Venise, et que pour l’en convaincre je resterais dans le Fort encore huit jours, s’il voulait me souffrir. On me prit au mot avec des cris de joie.

[102v] Quand, deux heures après, il me confirma la nouvelle, et que je n’ai pu plus en douter, je me suis repenti du sot présent de huit jours que je lui avais fait ; mais je n’ai pas eu le courage de me dédire. Les démonstrations de contentement de la part de sa femme furent telles que ma rétractation m’aurait rendu méprisable. Cette brave femme savait que je lui devais tout, et elle avait peur que je ne le devinasse pas. Mais voici le dernier événement qui m’occupa dans ce Fort, et que je ne dois paso passer sous silence.

Un officier en uniforme nationalp entra dans la chambre du major suivi d’un homme qui montrait l’âge de soixante ans portant épée. L’officier remit au major une lettre cachetée au bureau de la guerre qu’il lut, et à laquelle il répondit sur-le-champ, et l’officier partit tout seul.

Le major dit alors à ce monsieur, le qualifiant de comte qu’il le tenait aux arrêts par ordre suprême, et que sa prison était tout le Fort. L’autre voulut alors lui remettre son épée, mais il la refusa noblement, et il le conduisit à la chambre qu’il lui destinait. Une heure après, un domestique à livrée vint porter au détenu un lit, et une malle, et le lendemain matin le même domestique vint me prier au nom de son maître d’aller déjeuner avec lui. J’y fus ; et voilà ce qu’il me dit au premier abord.

— Monsieur l’abbé : on a tant parlé à Venise de la bravoure avec laquelle vous avez prouvé la réalité d’un alibi incroyable que vous ne devez pas être surpris de l’envie que j’avais de vous connaître.

— Lorsque l’alibi est réel, monsieur le comte, il n’y a pas de bravoure à le démontrer. Ceux qui en doutent permettez que je vous dise qu’ils me font un mauvais compliment, car….

— N’en parlons donc plus : et excusez. Mais puisque nous sommes devenus camarades, j’espère que vous m’accorderez votre amitié. Déjeunons.

[103r] Après le déjeuner, et avoir su de ma bouche qui j’étais, il crut de me devoir la même politesse. Je suis, me dit-il, comte de Bonafede33. Étant jeune, j’ai servi sous le prince Eugène34 ; puis j’ai quitté le service militaire pour m’attacher au civil en Autriche, puis en Bavière à cause d’un duel. Ce fut à Munichq que j’ai enlevér une fille de condition que j’ai conduite ici, où je l’ai épousée. J’y suis depuis vingt ans ; j’ai six enfants, et toute la ville me connaît. Il y a huit jours que j’ai envoyé mon laquais à la poste de Flandre35 pour retirer mes lettres, et on les lui a refusées parce qu’il n’avait pas assez d’argent pour en payer le port. J’y suis allé en personne, et j’ai dit en vain que je paierais dans l’ordinaire suivant36. On me les a refusées. Je suis monté chez le baron de Taxis37 qui préside à cette poste pour me plaindre de l’insulte ; mais il m’a répondu grossièrement que ses commis ne font rien que par son ordre, et que quand j’en paieraiss le port j’aurais mes lettres. Étant chez lui, je me suis gardé maître de mon premier mouvement ; et je suis parti ; mais un quart d’heure après, je lui ai écrit un billet dans lequel je m’appelais insulté, et je lui demandais satisfaction l’avertissant que je marcherais avec mon épée, et qu’il me la donnera partout où je le trouverais. Je ne l’ai trouvé nulle part ; mais hier le secrétaire des inquisiteurs d’état me dit tête à tête que je devais oublier l’impolitesse du baron, et aller avec un officier qui était là dehors me constituer prisonnier dans ce Fort, m’assurant qu’il ne m’y laisserait que huit jours. J’aurai donc le vrai plaisir de les passer avec vous.

Je lui ai répondu que depuis vingt-quatre heures j’étais libre ; mais que pour lui donner une marque de reconnaissance à la confidence qu’il venait de me faire j’aurais l’honneur moi-même de lui tenir compagnie. M’étant déjà engagé avec le major, c’était un mensonge officieux38 que la politesse approuve.

[103v] L’après-dîner, étant avec lui sur le Maschio39 du Fort, je lui fis observer une gondole à deux rames qui s’acheminait à la petite porte. Après y avoir adressé40 la lunette d’approche, il me dit que sa femme le venait voir avec sa fille. Nous allâmes à leur rencontre.

J’ai vu une dame qui pouvait avoir mérité d’être enlevée, et une grande fille de quatorze à seize ans, qui me parut une beauté d’une nouvelle espèce. D’un blond clair, des grands yeux bleus, nez aquilin, et belle bouche entrouverte, et riante qui comme par occasion41 laissait voir les bords de deux râteliers superbes blancs comme son teint, si l’incarnat n’eût empêché d’en voir toute la blancheur. Sa taille à force d’être fine paraissait fausse, et son cou très large en haut laissait voir une table magnifique ; où on ne voyait que deux petits boutons de rose isolést. C’était un nouveau genre de luxe étalé par la maigreur. Extasié dans la contemplation de cette charmante poitrine tout à fait démeublée, mes yeux insatiables ne pouvaient s’en détacher. Mon âme lui donna dans l’instant tout ce qu’on lui désirait. J’ai élevé les yeux au visage de la demoiselle, qui avec son air riant paraissait me dire : Vous verrez ici dans une année ou deux tout ce que vous imaginez.

Elle était élégamment parée à la mode de ce temps-là, en grand panier, et dans le costume des filles nobles qui n’ont pas encore atteint l’âge de la puberté ; mais la jeune comtesse y était déjà. Je n’avais jamais regardé la poitrine d’une fille de condition avec moins de ménagement : il me semblait qu’il m’était plus que permis de regarder un endroit où il n’y avait rien, et qui en faisait pompe42.

Les discours en allemand entre madame, et monsieur ayant cessé, mon tour vint. Il me présenta dans les termes les [104r] plus flatteurs, et on me dit tout ce qu’on peut dire de plus gracieux. Le major se croyant en devoir de conduire la comtesse voir le Fort j’ai tiré bon parti de l’infériorité de mon rang. J’ai donné le bras à la demoiselle que la mère servie par le major précédait. Le comte resta dans sa chambre.

Ne sachant servir les dames qu’à la vieille mode de Venise, mademoiselle me trouva gauche. J’ai cru de la servir très noblement lui mettant ma main sous l’aisselle. Elle se retira riant très fort. Sa mère se tourne pour savoir de quoi elle riait, et je reste interdit l’entendant lui répondre que je l’avais chatouillée au gousset43. Voilà, me dit-elle, de quelle façon un monsieur poli donne le bras.

Disant cela, elle passa sa main sous mon bras droit que j’ai encore mal arrondi, faisant tout mon possible de reprendre contenance. La jeune comtesse croyant alors d’avoir affaireu au plus sot de tous les novices, forma le projet de se divertir me mettant en cendre.

Elle commença par m’apprendre qu’arrondissant mon bras ainsi, je l’éloignais de ma taille de façon que je me trouvais hors de dessinv. Je lui avoue que je ne savais pas dessiner, et je lui demande si elle s’y connaissait. Elle me dit qu’elle apprenait, et qu’elle me montrerait quand j’iraisw la voir l’Adam, et l’Eva du chevalier Liberi44 qu’elle avait copiésx, et que les professeurs avaient trouvés beaux sans cependant savoir qu’ils étaient d’elle.

— Pourquoi vous cacher ?

— C’est que ces deux figures sont trop nues.

— Je ne suis pas curieux de votre Adam ; mais beaucoup de votre Ève. Elle m’intéressera, et je vous garderai le secret.

Sa mère alors se tourna de nouveau à cause de son rire. Je faisais le nigaud. Ce fut dans le moment qu’elle [104v] voulut m’apprendre à donner le bras que j’aiy enfanté ce projet voyant le grand parti que je pourrais en tirer. Me trouvant si neuf, elle crut pouvoir me dire que son Adam était beaucoup plus beau que son Ève, car elle n’y avait omis aucun muscle, tandis qu’on n’en voyait pas sur la femme.

— C’est, me dit-elle, une figure sur laquelle on ne voit rien.

— Mais c’est positivement ce rien qui m’intéressera.

— Croyez-moi que l’Adam vous plaira davantage.

Ce propos m’avait si fort altéré que j’étais devenu indécent ; et dans l’impuissance de me cacher, car la chaleur étant forte mes culottes étaient de toile. J’avais peur de faire rire madame, et le major, qui marchant dix pas devant nous pouvaient se tourner et me voir.

Un faux pas qu’elle fit ayant fait descendre du talon le quartier45 d’un de ses souliers, elle allongea le pied me priant de le lui relever. Je me suis mis à l’ouvrage me mettant à genoux devant elle. Elle avait un grand panier, et point de jupon, et ne s’en souvenant pas elle releva un peu sa robe ; mais c’en fut assez pour que rien ne pût m’empêcher de voir ce qui manqua de me faire tomber mort. Elle me demanda, quand je me suis relevé, si je me trouvais mal.

Sortant d’une casemate, sa coiffe s’étant dérangée, elle me pria de la lui raccommoder inclinant sa tête. Il me fut alors impossible de me cacher. Elle me tira de peine me demandant si le cordon de ma montre était un présent de quelque belle ; je lui ai répondu en bégayant que c’était ma sœur qui me l’avait donné ; et pour lors elle crut de me convaincre de son innocence me demandant si je lui permettais de le voir de près. Je lui ai répondu qu’il était cousu au gousset ; et c’était vrai. Ne le croyant pas, elle voulut le tirer dehors ; mais [105r] n’en pouvant plus j’ai appuyé ma main sur la sienne de façon qu’elle se crut en devoir de cesser d’insister, et de finir. Elle dut m’en vouloir, car décelant son jeu j’avais manqué de discrétion. Elle devint sérieuse, et n’osant plus ni rire ni me parler nous allâmes dans la guérite où le major montrait à sa mère le dépôt du corps du Maréchal de Schoulembourg qu’on tenait là jusqu’à ce qu’on lui eût fait un mausolée46. Mais ce que j’avais fait m’avait mis dans un tel état de honte que je me haïssais, et je ne doutais pas non seulement de sa haine ; mais de son plus haut mépris. Il me semblait d’être le premier coupable qui avait alarmé sa vertu, et je ne me serais refusé à rien si on m’eût indiqué le moyen de lui faire une réparation. Telle était ma délicatesse à l’âge que j’avais alors, fondée cependant sur l’opinion que j’avais de la personne que j’avais offensée, et dans laquelle je pouvais me tromper. Cette bonne foi de ma part diminua toujours dans la suite jusqu’à ce qu’elle parvînt à un tel degré de faiblesse qu’il ne m’en reste aujourd’hui que l’ombre. Malgré cela je ne me crois pas plus méchant que mes égaux en âge, et en expérience.

Nous retournâmes chez le comte, et nous passâmes le reste de la journée tristement. À l’entrée de la nuit, les dames partirent. J’ai dû promettre à la comtesse mère de lui faire une visite au pont de Barbe Fruttarol47, où elle me dit qu’elle demeurait.

Cette demoiselle, que je croyais d’avoir insultée, me laissa une si forte impression que j’ai passé sept jours dans la plus grande impatience. Il ne me tardait de la voir que pour obtenir mon pardon après l’avoir convaincue de mon repentir.

Le lendemain j’ai vu chez le comte son fils aîné48. Il était laid, mais je lui ai trouvé l’air noble, et l’esprit modeste. Vingt-cinq [105v] ans après, je l’ai trouvé à Madrid garçon49 dans les gardes du corps de S.M.C.. Il avait servi vingt ans simple garde pour parvenir à ce grade. Je parlerai de lui quand je serai là. Il m’a soutenu que je ne l’avais jamais connu, et qu’il ne m’avait jamais vu. Sa honte avait besoin de ce mensonge : il me fit pitié.

Le comte sortit du Fort le matin de l’huitième jour, et j’en suis sorti le soir, donnant rendez-vous au Major à un Café de la place S.t Marc, d’où nous devions aller ensemble chez M. Grimani. À peine arrivé à Venise je suis allé souper chez madame Orio, et j’ai passé la nuit avec mes anges qui espéraient que mon évêque mourrait en voyage.

Quand j’ai pris congé de la femme du major, femme essentielle50, et dont la mémoire m’est toujours chère, elle me remercia de tout ce que j’avais fait pour prouver mon alibi ; mais remerciez-moi aussi, me dit-elle, que j’aie eu le talent de vous bien connaître. Mon mari n’a tout su qu’après.

Le lendemain à midi je fus chez l’abbé Grimani avec le major. Il me reçut ayant l’air d’un coupable. Sa sottise m’étonna quand il me dit que je devais pardonner à Razzetta, et à Patissi qui s’étaient mépris. Il me dit que, l’arrivée de l’évêque étant imminente, il avait ordonné qu’on me donnât une chambre, et que je pourrais manger à sa table. Après cela je suis allé avec lui faire ma révérence à M. Valaresso, homme d’esprit qui, son semestre étant fini, n’était plus Sage51. Le major étant parti, il me pria de lui avouer que c’était moi-même qui avais bâtonné Razzetta, et sans détour j’en suis convenu, et je l’ai amusé lui contant toute l’histoire. Il réfléchit que ne pouvant pas l’avoir bâtonné à minuit, les sots s’étaient trompés dans leur délation ; mais que je n’avais [106r] pas besoin de cela pour prouver l’alibi, car mon entorse qui passait pour réelle m’aurait suffi.

Mais voilà enfin le moment où je vais voir la déesse de mes pensées, de laquelle je voulais absolument obtenir ma grâce, ou mourir à ses pieds.

Je trouve sans difficulté sa maison ; le comte n’y était pas. Madame me reçoit me disant des paroles très obligeantes ; mais sa personne m’étonne tellement que je ne sais que lui répondre.

Allant voir un ange, j’ai cru que j’entrerais dans un recoin du Paradis, et je me vois dans un salon où il n’y avait que trois ou quatre sièges de bois pourri, et une vieille table sale. On n’y voyait guère, car les volets étaient clos. Ç’aurait pu être pour empêcher la chaleur d’entrer ; mais point du tout : c’était pour qu’on ne vît que les fenêtres n’avaient pas des vitres. J’ai cependant vu que la dame qui me recevait était enveloppée dans une robe toutz en lambeaux, et que sa chemise était sale. Me voyant distrait, elle me quitta, me disant qu’elle allait m’envoyer sa fille.

Elle se présente un moment après d’un air noble, et facile me disant qu’elle m’attendait avec impatience ; mais pas à cette heure-là dans laquelle elle n’était habituée à recevoir personne.

Je ne savais que lui répondre car elle me paraissait une autre. Son misérable déshabillé me la faisant paraître quasi laide, il m’arrive que je ne me trouve plus coupable de rien. Je m’étonne de l’effet qu’elle avait fait sur moi au Fort, et elle me semble presque heureuse de ce que la surprise lui avait attiré de ma part une action qui bien loin de l’avoir offensée devait l’avoir flattée. Voyant sur ma physionomie tous les mouvements de mon âme, elle me laissa voir sur la sienne non pas le dépit ; mais une mortification qui me fit pitié. Si elle [106v] avait su, ou osé philosopher elle aurait eu droit de mépriser en moi un homme qu’elle n’avait intéressé que par sa parure, ou par l’opinion qu’elle lui avait fait concevoir de sa noblesse, ou de sa fortune.

Elle se mit cependant à l’entreprise de me remonter me parlant sincèrement. Si elle eût pu réussir à mettre en jeu le sentiment, elle se sentait sûre de le faire devenir son avocat.

Je vous vois surpris, monsieur l’abbé, et je n’en ignore pas la raison. Vous vous attendiez à trouver la magnificence, et ne trouvant qu’une triste apparence de misère, les bras vous tombèrent. Le gouvernement ne donne à mon père que des très petits appointements, et nous sommes neuf. Étant obligés d’aller à l’église dans les jours de fête, et devant avoir les dehors que notre condition exige, nous sommes souvent forcés à rester sans manger pour retirer la robe, et le cendal que le besoin nous a forcées à mettre en gage. Nous les y remettons le lendemain. Si le curé ne nous voyait pas à la messe, il rayerait nos noms du registre de ceux qui participent aux aumônes de la confraternité des pauvres. Ce sont ces aumônes qui nous soutiennent.

Quel récit ! elle devina. Le sentiment s’est emparé de moi ; mais pour me rendre honteux beaucoup plus qu’ému. N’étant point riche, et ne me sentant plus amoureux, je suis devenu, après avoir exhalé un gros soupir, plus froid que glace.

Je lui ai cependant répondu honnêtement, lui parlant raison avec douceur, et un air d’intérêt. Je lui ai dit que si j’étais riche, je la convaincrais facilement qu’elle n’avait pas instruit de ses malheurs un homme insensible, et mon départ [107r] étant imminent je lui ai démontré l’inutilité de mon amitié. J’ai fini par le sot lieu commun, dont on se sert pour consoler toute fille opprimée par le besoin, même honnête. Je lui ai prédit des bonheurs imaginaires dépendant de la force immanquable de ses charmes. Cela, me répondit-elle d’un ton réfléchi, peut arriver, pourvu que celui qui les trouvera puissants sache qu’ils sont inséparables de mes sentiments, et que s’y conformant il me rende la justice qui m’est due. Je n’aspire qu’à un nœud légitime sans prétendre ni à noblesse, ni à richesse : je suis désabusée sur l’une, et en état de me passer de l’autre, car il y a longtemps qu’on m’a accoutumée à l’indigence, et même à me passer du nécessaire, ce qui n’est pas compréhensible. Mais allons voir mes dessins. — Vous avez bien de la bonté, mademoiselle.

Hélas ! Je ne m’en souvenais plus, et son Ève ne pouvait plus m’intéresser. Je l’ai suivie.

J’entre dans une chambre, où je vois une table, une chaise, un petit miroir, et un lit retroussé, où on ne voyait que le dessous de la paillasse. On voulait par là laisser le spectateur maître de s’imaginer qu’il y avait des draps ; mais ce qui m’a donné le coup de grâce fut une puanteur qui n’était pas de vieille date : me voilà anéanti. Jamais amoureux ne se trouva guéri plus rapidement. Je me trouve uniquement occupé par l’envie de m’en aller pour ne plus retourner52, et fâché de ne pas pouvoir laisser sur la table une poignée de sequins : je me serais trouvé quitte en conscience du prix de ma rançon.

Elle m’a montré ses dessins, et me semblant beaux je les lui ai loués sans m’arrêter sur son Ève ni badiner sur son Adam, comme j’aurais fait ayant l’esprit dans une différente assiette. Je lui ai demandé par manière d’acquit pourquoi, ayant tant de talent, elle n’en tirait pas parti apprenant à peindre en pastel. [107v]

— Je le voudrais bien, me répondit-elle ; mais la seule boîte de couleurs coûte deux sequins53.

— Me pardonnerez-vous, si j’ose vous en donner six ?

— Hélas ! Je les accepte ; je vous suis reconnaissante ; et je me crois heureuse d’avoir contracté cette obligation avec vous.

Ne pouvant retenir ses larmes, elle se tourna pour m’empêcher de les voir. Je lui ai mis vite sur la table la somme ; et ce fut par politesse, et pour lui épargner une certaine humiliation que j’ai placé sur ses lèvres un baiser qu’il n’a dépendu que d’elle de croire tendre. J’ai désiré qu’elle attribue à respect ma modération. Prenant congé d’elle, je lui ai promis de retourner un autre jour pour rendre mes devoirs à M. son père ; mais je ne lui ai pas tenu parole. Le lecteur verra à sa place dans quelle situation je l’ai revue dix ans après54.

Que de réflexions, sortant de cette maison ! Quelle école ! Pensant à la réalité, et à l’imagination, j’ai donné la préférence à celle-ci, puisque la première en dépend. Le fond de l’amour, comme je l’ai appris après, est une curiosité, qui jointe au penchant, que la nature a besoin de nous donner pour se conserver, fait tout. La femme est comme un livre qui bon ou mauvais doit commencer à plaire par le frontispice : s’il n’est pas intéressant il ne fait pas venir l’envie de le lire, et cette envie est égale en force à l’intérêt qu’il inspire. Le frontispice de la femme va aussi du haut en bas comme celui d’un livre, et ses pieds, qui intéressent tant des hommes faits comme moi, donnent le même intérêt que donne à un homme de lettres l’édition de l’ouvrage. La plus grande partie des hommes ne prend pas garde aux beaux pieds d’une femme, et la plus grande partie des lecteurs ne se soucie pas de l’édition. Ainsi les femmes n’ont point tort d’être tant soigneuses de leur figure, et de leurs vêtements, car [108r] ce n’est que par là qu’elles peuvent faire naître la curiosité de les lire dans ceux qui55 à leur naissance la nature n’a pas déclaré pour dignes d’être nés aveugles. Or tout comme ceux qui ont lu beaucoup de livres sont très curieux de lire les nouveaux fussent-ils mauvais, il arrive qu’un homme qui a aimé beaucoup de femmes toutes belles, parvient enfin à être curieux des laides lorsqu’il les trouve neuves. Il voit une femme fardée : le fard lui saute aux yeux ; mais cela ne le rebute pas. Sa passion devenue vice lui suggère un argument tout en faveur du faux frontispice. Il se peut, se dit-il, que le livre ne soit pas si mauvais ; et il se peut qu’il n’ait pas besoin de ce ridicule artifice. Il tente de le parcourir, il veut le feuilleter ; mais point du tout ; le livre vivant s’oppose ; il veut être lu en règle ; et l’egnomane56 devient victime de la coquetterie, qui est le monstre persécuteur de tous ceux qui font le métier d’aimer.

Homme d’esprit, qui as lu ces dernières vingt lignes, qu’Apollon fit sortir de ma plume, permets-moi de te dire que si elles ne servent à rien pour te désabuser tu as perdu ; c’est-à-dire que tu seras la victime du beau sexe jusqu’au dernier moment de ta vie. Si cela ne te déplaît pas, je t’en fais mon compliment.

Vers le soir j’ai fait une visite à Madame Orio pour avertir mes femmes qu’étant logé chez M. Grimani je ne pouvais pas commencer par découcher. Le vieux Rosa me dit qu’on ne parlait que de la bravoure57 de mon alibi, et que cette célébrité ne pouvant dériver que de la certitude où on était de sa fausseté, je devais craindre une vengeance dans le même goût de la part de Razzetta. Partant, je devais me tenir sur mes gardes principalement la nuit. J’aurais eu trop tort de mépriser l’avis du sage vieillard. Je ne marchais qu’en compagnie, [108v] ou en gondole. Madame Manzoni m’en fit compliment. La justice, me disait-elle avait dû m’absoudre ; mais l’opinion générale savait à quoi se tenir, et Razzetta ne pouvait pas m’avoir pardonné.

Trois ou quatre jours après, M. Grimani m’annonça l’arrivée de l’évêque58. Il logeait à son couvent des Minimes à S.t François de Paule. Il me conduisit lui-même chez ce prélat comme un bijou qu’il chérissait, et qu’il n’y avait que lui qui pût le monter.

J’ai vu un beau moine avec la croix d’évêque sur sa poitrine, qui m’aurait paru le père Mancia, s’il n’avait eu l’air plus robuste, et moins réservé. Il avait l’âge de trente-quatre ans, et il était évêque, par la grâce de DIEU, du saint siège, et de ma mère. Après m’avoir donné sa bénédiction, que j’ai reçueaa à genoux, et la main à baiser, il me serra contre sa poitrine m’appelant en latin mon cher fils, et ne me parlant jamais dans la suite que dans cette langue. J’ai presque pensé qu’il avait honte à parler italien, étant calabrais59 ; mais il me désabusa parlant à M. Grimani. Il me dit que ne pouvant me conduire avec lui que me prenant à Rome, le même M. Grimani aurait soin de m’y faire aller, et que dans la ville d’Ancône un moine minime son ami, qui s’appelait Lazari me donnerait son adresse, et le moyen de faire le voyage. Depuis Rome nous ne nous séparerions plus, et nous irions à Martorano par Naples. Il me pria d’aller le voir de très bonne heure le lendemain, où après qu’il aurait dit sa messe nous déjeunerions ensemble. Il me dit qu’il partirait le surlendemain.

[109r] M. Grimani me reconduisit chez lui me tenant un discours de morale qui ne pouvait que me faire rire. Il m’avertit entre autres choses que je ne devais pasab me donner beaucoup à l’étude, car dans l’air gras de la Calabre le trop d’application pourrait me faire devenir poumonique60.

Le lendemain je fus chez l’évêque au point du jour. Après la messe, et le chocolat il me catéchisa pour trois heures de suite. Je me suis clairement aperçu que je ne lui ai pas plu ; mais de mon côté je me suis trouvé très content de lui : il me parut un très galant homme : et d’ailleurs étant celui qui devait m’acheminer au grand trottoir de l’église61 il ne pouvait que me plaire, car dans ce temps-là, malgré que très prévenu en ma faveur je n’avais en moi la moindre confiance.

Après le départ de ce bon évêque M. Grimani me donna une lettre qu’il lui avait laisséeac, et que je devais remettre au père Lazzari au couvent des Minimes dans la ville d’Ancône. C’était ce moine, comme je crois l’avoir dit, qui devait se charger de m’envoyer à Rome. Il me dit qu’il me ferait aller à Ancône avec l’ambassadeur de Venise qui était sur son départ : je devais donc me tenir prêt à partir. J’ai trouvé tout cela excellent. Il me tardait de me voir hors de ses mains.

D’abord que j’ai su le moment dans lequel la cour de M. le Ch. da Lezze ambassadeur de la république devait s’embarquer62, j’ai pris congé de toutes mes connaissances. J’ai laissé mon frère François à l’école de M. Joli63 fameux peintre en architecture théâtrale.

La péote64 dans laquelle je devais m’embarquer pour aller à Chiozza ne devant se détacher du rivage qu’à la [109v] pointe du jour, je suis allé passer la courte nuit entre les bras de mes deux anges qui pour le coup ne se flattèrent point de me voir encore. De mon côté je ne pouvais rien prévoir, car m’abandonnant au destin je croyais que celle de penser à l’avenir devenait une peine inutile. Nous passâmes cette nuit entre la joie, et la tristesse, entre les ris, et les larmes. Je leur ai laissé la clef. Cet amour, qui fut mon premier, ne m’a presque rien appris à l’égard de l’école du monde, car il fut parfaitement heureux, jamais interrompu par aucun trouble, ni terni par le moindre intérêt. Nous nous reconnûmes tous les trois fort souvent en devoir d’élever nos âmes à la providence éternelle pour la remercier de la protection immédiate avec laquelle elle avait tenu loin de nous tout accident qui aurait pu troubler la douce paix, dont nous avons joui.

J’ai laissé à madame Manzoni tous mes papiers, et tous les livres défendus que j’avais. Cette dame qui avait vingt ans plus que moi, et qui croyant au destin s’amusait à feuilleter son grand livre, me dit en riant qu’elle était sûre de me rendre tout ce que je lui laissais tout au plus tard dans l’année suivante. Ses prédictions m’étonnaient, et me faisaient plaisir : ayant beaucoup de respect pour elle, il me semblait de devoir l’aider à les vérifier. Ce quiad lui faisait voir dans l’avenir n’était ni superstition, ni un vain pressentiment toujours dénué de raison ; mais une connaissance du monde, et du caractère de la personne à laquelle elle s’intéressait. Elle riait de ce qu’elle ne se trompait jamais.

Je suis allé m’embarquer à la petite place de S.t Marc. La veille, M. Grimani m’avait donné dix sequins65, qui selon lui devaient m’être plus que suffisants à vivre dans tout le temps que je devais rester dans le lazaret66 d’Ancône pour faire la quarantaine. Après ma sortie du lazaret, il n’était pas possible de prévoir que je pusse avoir besoin d’argent. [110r] Puisqu’ils n’en doutaient pas, mon devoir était d’être aussi certain qu’eux ; mais je n’y pensais pas. Je me consolais cependant de ce que j’avais dans ma bourse à l’insu de tout le monde quarante beaux sequins qui relevaient beaucoup mon jeune courage. Je suis parti avec la joie dans l’âme sans rien regretter.

a. Orth. fait.

b. Son colonel étant sûr d’être biffé.

c. Veut biffé.

d. Avait vendu, elle me disait biffé.

e. Orth. un.

f. Orth. czarine.

g. Aux biffé.

h. Orth. venait.

i. Une biffé.

j. Orth. prises, es étant biffé.

k. Mon biffé.

l. Orth. eu.

m. À la suite, quelques mots biffés, illisibles.

n. Car biffé.

o. Laisser ignorer au lecteur biffé.

p. Orth. nationale.

q. Orth. Munick.

r. Orth. enlevée.

s. Orth. paierai.

t. À la suite, une ligne soigneusement biffée, illisible.

u. Orth. à faire.

v. Orth. dessein.

w. Orth. irai.

x. Orth. copié.

y. Prit ce parti biffé.

z. Orth. toute.

aa. Orth. reçu.

ab. M’appliquer biffé.

ac. Orth. laissé.

ad. La biffé.

CHAPITRE VIII

Mes malheurs à Chiozza. Le père Steffano récollet. Lazaret d’Ancône. L’esclave grecque. Mon pèlerinage à la sainte maison de notre Dame de Lorette. Je vais à Rome à pieda. Puis à Naples pour trouver l’évêque, que je ne trouve pas. Je trouve le moyen d’aller à Martorano, que je quitte d’abord pour retourner à Naples.

Cette cour de l’ambassadeur qu’on appelait une grande cour ne me semblait pas quelque chose de grand. Elle était composée d’un maître d’hôtel milanais qui s’appelait Carnicelli, d’un abbé qui lui servait de secrétaire parce qu’il ne savait pas écrire, d’une vieille femme qu’on appelait de charge, d’un cuisinier, et de sa femme fort laide, et de huit à dix laquais.

En descendant à Chiozza à midi j’ai poliment demandé à M. Carnicelli où j’irais me loger. – Où vous voudrez. Faites seulement que l’homme que voilà sache où vous êtes pour qu’il puisse aller vous avertir lorsque la Tartane1 mettra à la voile pour Ancône. Mon devoir est de vous mettre dans le lazaret d’Ancône franc de dépense du moment dans lequel nous partirons. Jusqu’à ce moment-là divertissez-vous.

Cet homme que voilà était le maître de la Tartane. Je lui demande où je pouvais me loger. – Chez moi, si vous vous contentez de coucher dans un grand lit avec monsieur le cuisinier, dont la femme couchera à bord de ma Tartane.

J’y consens, et un matelot vient avec moi portant ma malle qu’il met sous le lit, parce que le lit occupait toute la chambre. Après avoir ri de cela, car il ne me convenait point du tout de faire le difficile, je vais dîner à l’auberge, puis je vais voir Chiozza. C’est une presqu’île, port de mer de Venise, peuplée de dix mille âmes matelots, pêcheurs, marchands, gens de chicane, et employés aux gabelles, et finances de la république. Voyant un café, j’y suis entré. Un jeune docteur en droit, qui avait été à Padoue mon condisciple, m’embrasse, et me présente à l’apothicaire, qui avait sa boutique à côté du café, où, me dit-il, tous les gens de lettres s’assemblaient. Un quart d’heure après, un grand moine Jacobin, borgne, et Modénois, nommé Corsini, [113v] que j’avais connu à Venise, arrive, me voit, et me fait des grandes politesses. Il me dit que j’étais arrivé à temps pour être du pique-nique que les académiciens macaroniques faisaient le lendemain après une séance de l’académie, où chaque membre réciterait une sienne composition à l’honneur, et gloire des macaroni2. Il m’excite à faire l’honneur à l’académie de réciter un morceau de ma façon, et d’être du pique-nique, et j’accepte. J’ai fait dix stances, et je fus agrégé à l’académie par acclamation. J’ai figuré encore mieux à table mangeant si bien des macaroni qu’on me jugea digne d’en être déclaré prince.

Le jeune docteur, académicien aussi, me présenta à sa famille. Ses parents fort à leur aise me firent toutes les honnêtetés. Il avait une sœur fort aimable, et une autre religieuse professe3 qui me parut un prodige. J’aurais pu dans cette société passer agréablement mon temps jusqu’au moment de mon départ ; mais il était écrit qu’à Chiozza je ne devais avoir que des chagrins. Le jeune docteur me donna aussi une autre marque d’amitié : il m’avertit que le père Corsini était homme de mauvaise compagnie, qu’on ne pouvait souffrir nulle part, et que je devais éviter. J’ai remercié le docteur de cet avis ; mais je n’en ai pas fait cas parce que j’ai cru que sa mauvaise réputation ne dérivait que de son libertinage. Étant tolérant par caractère, etb assez étourdi pour ne pas craindre des pièges, j’ai cru que ce moine pourraitc au contraire me procurerd beaucoup d’agréments.

Ce fut le troisième jour que ce fatal moine me présenta dans un lieu, où j’aurais pu aller tout seul, et où pour faire le brave, je me suis donné à une misérable laide coquine. En sortant de là il me conduisit à une auberge à souper en compagnie de quatre capons4 ses amis, où un d’entr’eux après souper fit une banque de Pharaon5. Après avoir perdu quatre sequins6 j’ai voulu quitter ; mais mon bon ami Corsini me persuada à en risquer encore quatre de moitié avec lui. Il fit la banque, et elle sauta. Je ne voulais plus jouer ; mais Corsini se montrant affligé d’être la cause de ma perte mee conseilla de faire moi-même une banque de vingt, et on me débanqua7. Ne pouvant pas souffrir une si grosse perte, je n’ai pas eu besoin qu’on me prie. L’espoir de regagner mon argent me fit perdre tout mon reste. Je suis allé me coucher avec le cuisinier qui dormait, et qui se réveillant me dit que j’étais un libertin. Je lui ai répondu que c’était vrai.

[114r] Ma nature accablée par ce grand malheurf eut besoin de s’y rendre insensible, se noyant dans le frère de la mort. Ce fut le sacré bourreau qui à midi me réveilla pour me dire d’un air triomphant qu’on avait invité à souper un jeune homme fort riche qui ne pouvait que perdre, et que par conséquent je me referais.

— J’ai perdu tout mon argent. Prêtez-moi vingt sequins.

— Quand je prête, je suis sûr de perdre : c’est une superstition ; mais j’en ai trop fait l’expérience. Tâchez de les trouver ailleurs, et venez. Adieu.

Ayant honte de faire savoir mon malheur à mon sage ami, je me suis informé au premier venu où demeurait un honnête prêteur sur gages. Je fus chez un vieux homme que j’ai conduit chez moi, et auquel j’ai vidé ma malle. Après avoir fait l’inventaire de tous mes effets, il me donna trente sequins, sous condition, que si je ne lui rendais la somme tout au plus tard trois jours après, tout lui appartiendrait. Point d’usure. Le brave homme ! Je lui ai fait un écrit de vente ; et il emporta tout après m’avoir donné trente sequins tous neufs. Ce fut lui qui m’obligea à retenir trois chemises, des bas, et des mouchoirs : je ne voulais rien. J’avais un sûr pressentiment que je regagnerais le soir tout mon argent. Quelques années après, je me suis vengé écrivant une diatribe contre les pressentiments. Je crois que le seul pressentiment auquel l’homme sage peut faire attention est celui qui lui prédit malheur ; il est de l’esprit. Celui qui prédit bonheur est du cœur, et le cœur est un fou digne de compter sur la fortune qui est folle.

gJe n’eus rien de si pressé que d’aller rejoindre l’honnête compagnie, qui ne craignait rien tant que de ne pas me voir arriver. À souper on ne parla pas de jouer. On fit le plus pompeux éloge de mes éminentes qualités ; et on célébra la haute fortune que je devais faire à Rome. Ce fut moi, après table, que voyant qu’on ne parlait pas de jouer, j’ai demandé hautement ma revanche. On me dit que je n’avais qu’à faire la banque, et que tout le monde ponterait. Je l’ai faite, et après avoir tout perdu, j’ai prié le lumine laesus [l’œil abîmé]8 de payer à l’hôte ce que je lui devais, et il me dit qu’il répondrait pour moi.

Allant me coucher désespéré, j’ai vu, pour surcroît de malheurh, les vilaines marques de la même maladie, dont il n’y avait pas encore deux mois que j’étais guéri. Je me suis endormi abasourdi. Je me suis réveillé au bout d’onze heures ; mais dans l’accablement de mon esprit j’ai poursuivi à me tenir assoupi. J’abhorrais la pensée, et la lumière dont il me semblait d’être indigne de jouir. Je craignais un réveil parfait dans lequel je me serais trouvé dans la cruelle nécessité de prendre un parti. Je ne me suis pas arrêté un seul moment sur l’idée de retourner à Venise, ce que cependant j’aurais dû faire ; et j’aurais voulu plutôt mourir qu’aller confier au jeune docteur ma situation. Mon existence m’étant devenue à charge, j’espérais de mourir d’inanition sans bouger de là. C’est certain que je ne me serais pas déterminé à me lever, si le bonhomme Alban, maître de la [114v] Tartane ne fût venu me secouer, me disant d’aller à bord, puisque le vent étant bon, il voulait partir.

Le mortel qui sort d’une grande perplexité, quel qu’en soit le moyen, se sent soulagé. Il me semblait que maître Alban était venu me dire ce, qui dans mon extrême détresse, me restait à faire. Après m’être vite habillé, j’ai mis mes chemises dans un mouchoir, et je suis allé m’embarquer. Une heure après, la Tartane leva l’ancre, et le matin elle la jeta dans un port d’Istrie nommé Orsara. Nous descendîmes tous pour aller nous promener dans cette ville, qui n’en mérite pas le nom. Elle appartient au pape : les Vénitiens la lui ont donnée pour faire hommage à la chaire de S.t Pierre.

Un jeune moine récollet9, qui se nommait F. Steffano de Belun, que maître Alban, dévot de S.t François d’Assise, avait embarqué par charité, m’approcha pour me demander si j’étais malade.

— Mon père, j’ai du chagrin.

— Vous le dissiperez venant avec moi déjeuner chez une de nos dévotes.

Il y avait trente-six heures que la moindre nourriture n’était entrée dans mon estomac, et la grosse mer m’avait fait rendre tout ce qui pouvait encore s’y trouver. Outre cela ma maladie secrète me gênait à l’excès, sans compter l’avilissement qui m’accablait l’esprit, étant sans le sou. Mon état était si triste que je n’avais pas la force de ne pas vouloir quelque chose. J’ai suivi le moine dans une parfaite apathie.

Il me présenta à sa dévote, lui disant qu’il me conduisait à Rome, où j’allais prendre le saint habit de S.t François. Dans toute autre situation je n’aurais pas laissé courir ce mensonge ; mais dans ce moment-là cette imposture me parut comique. La bonne femme nous donna un joli repas en poissons, accommodés à l’huile qui là est excellente, et à boire du Refosco10 que j’ai trouvé exquis. Un prêtre, qui arriva là par hasard, me conseilla de ne pas passer la nuit dans la Tartane, mais d’accepter un lit chez lui, et même un dîner pour le lendemain, si le vent nous empêchait de partir. J’ai accepté sans balancer. Après avoir remercié la dévote je suis allé me promener avec le prêtre, qui me donna un bon souper fait par sa gouvernante, qui s’assit à table avec nous, et qui me plut. Son réfosque encore meilleur que celui de la dévote, me fit oublier mes malheurs : j’ai causé avec ce prêtre assez gaiement. Il voulait me lire un petit poème de sa composition ; mais ne pouvant plus tenir les yeux ouverts, je lui ai dit que je l’entendrais volontiers le lendemain.

Je suis allé me coucher prenant des précautions pour que ma peste ne tombât sur les draps. Dix heures après, la gouvernante, qui [115r] épiait mon réveil, me porta du café, me laissant seul après pour que je pusse m’habiller en liberté. Cette gouvernante jeune, et bien faite me parut mériter attention. Je me sentais mortifié que mon état m’empêchât de la convaincre que je lui rendais justice. Je ne pouvais souffrir de passer dans son esprit pour froid, ou impoli.

Déterminé à bien payer mon hôte écoutant avec attention son poème, j’ai envoyé à l’enfer la tristesse. J’ai fait sur ses vers des remarques qui l’enchantèrent, de sorte que me trouvant de l’esprit plus qu’il ne pensait, il voulut me lire ses idylles, et j’ai subi le joug. J’ai passé avec lui toute la journée. Les attentions redoublées de la gouvernante me démontrèrent que je lui avais plu, et par concomitance elle acheva de me plaire. Le jour passa au prêtre comme un éclair en grâce des11 beautés que je relevais dans ce qu’il me lisait, tout du plus grand mauvais ; mais elle fut longue pour moi à cause de cette gouvernante qui devait me conduire au lit. Tel j’étais, et je ne sais pas si je doive en être honteux, ou m’en féliciter. Dans le plus déplorable état tant physique que moral, mon âme osait se livrer à la joie, oubliant tous les vrais motifs de tristesse qui devaient accabler tout autre homme raisonnable.

Le moment enfin arriva. Après quelques avant-coureurs de saison, je l’ai trouvée bonne jusqu’à un certain point ; et déterminée au refus, quand j’ai fait semblant de vouloir lui rendre une justice entière. Content de ce que j’avais obtenu, et encore plus qu’elle ne m’eût pas pris au mot pour l’essentiel j’ai très bien dormi. Le lendemain au café, je lui ai trouvé un air qui me disait qu’elle était enchantée de la connaissance intime que nous avions faite. J’ai fait des démarches pour la convaincre que ma tendresse n’avait pas été un effet du réfosque, et elle ne les seconda pas ; mais elle a embelli son refusi avec une clause qui me le rendit cher. Elle me dit que pouvant être surpris, il valait mieux différer au soir, le vent du Sud-Est étant plus fort que la veille. C’était une promesse formelle. Je me suis disposé à en jouir servatis servandis [ayant observé ce qui devait l’être]12.

La journée avec le prêtre fut égale à la précédente. À l’heure d’aller au lit, la gouvernante me dit en me quittant qu’elle reviendrait. M’examinant alors, j’ai cru voir, que moyennant certaines attentions, je pouvais me tirer d’affairej sans risquer de devoir me reprocher une iniquité impardonnable. Il me semblait que m’abstenant, et lui en disant la raison je me serais couvert d’opprobre, et que je l’aurais comblée de honte. Étant sage je n’aurais pas dû commencer : il me semblait de ne pouvoir plus reculer. Elle vint. Je l’ai accueillie, comme elle s’y attendait, et après avoir passé [115v] un couple d’heures avec plaisir, elle retourna dans sa chambre. Deux heures après, maître Alban vint me dire de me hâter, parce qu’en côtoyant l’Istrie il voulait être à Pola le soir. Je me suis rendu à la tartane.

Le récollet F. Steffano m’amusa toute la journée par cent propos, où j’ai vu l’ignorance mêlée à la fourberie sous le voile de la simplicité. Il me fit voir toutes les aumônes qu’il avait trouvées à Orsara, pain, vin, fromage, saucissons, confitures, et chocolat. Toutes les grandes poches de son saint habit étaient pleines de provisions.

— Avez-vous aussi de l’argent ?

— Dieu m’en préserve. Premièrement notre glorieux institut me défend d’en toucher ; et en second lieu, si quand je vais à la quête, j’acceptais de l’argent, on s’acquitterait avec un ou deux sous, tandis que ce qu’on me donne en mangeailles vaut dix fois plus. S.t François, croyez-moi, avait beaucoup d’esprit.

Je réfléchissais que ce moine faisait consister la richesse précisément dans ce qui faisait alors ma misère. Il me fit son commensal ; et il était glorieux13 de ce que je voulais bien lui faire cet honneur.

Nous descendîmes au port de Pola qu’on appelle Véruda. Après avoir monté un chemin d’un quart d’heure, nous entrâmes dans la ville, où j’ai employé deux heures à examiner des antiquités romaines ; car cette ville avait été la capitale de l’empire ; mais je n’ai vu autre vestige de grandeur qu’une arène ruineuse14. Nous retournâmes à Véruda, où ayant mis à la voile nous nous trouvâmes le lendemain devant Ancône : mais nous louvoyâmes toute la nuit pour y entrer le lendemain. Ce port, malgré qu’il passe pour un insigne monument de Trajan15, serait fort mauvais sans une digue faite à grands frais qui le rend assez bon. Une observation curieuse à faire dans la mer Adriatique c’est que le côté au Nord est rempli de ports, tandis que l’opposé n’en a qu’un ou deux. Il est évident que la mer se retire vers le levant, et que dans trois ou quatre siècles Venise sera jointe à la terre ferme16.

Nous nous débarquâmes17 à Ancône au vieux lazaret, où on nous condamna à une quarantaine de vingt-huit jours18, parce que Venise avait admis après une quarantaine de trois mois l’équipage de deux vaisseaux de Messine, où récemment il y avait eu une peste19. J’ai demandé une chambre pour moi, et F. Steffano qui m’en sut un gré infini ; et j’ai loué des Juifs un lit, une table, et quelques chaises, dont je devais payer le loyer à la fin de la quarantaine : le moine n’a voulu que de la paille. S’il avait pu deviner que sans lui je serais peut-être mort de faim, il ne se serait pas, peut-être tant glorifié de se voir logé avec moi. Un matelot, qui espérait de me trouver généreux, me demanda où était ma malle ; lui ayant répondu que je n’en savais rien, il se donna beaucoup de peine pour la trouver avec maître Alban, qui me fit rire quand il vint me demander [116r] mille excuses de l’avoir oubliée, me promettant d’ailleurs que je l’aurais en moins de trois semaines.

Le moine qui devait en passer quatre avec moi comptait de vivre à mes frais, tandis que c’était lui que la providence m’avait envoyé pour m’entretenir. Il avait des provisions avec lesquelles nous aurions pu vivre huit jours.

Ce fut après souper qu’en style pathétique je lui ai fait la narration de mon triste état, et du besoin que j’aurais de tout jusqu’à Rome, où je serais au service de l’ambassadeur en qualité (je mentais) de secrétaire des mémoriaux20.

Ma surprise ne fut pas petite, quand j’ai vu F. Steffano se réjouir à la triste narration de mon infortune.

— Je me charge, me dit-il, de vous jusqu’à Rome. Dites-moi seulement si vous savez écrire.

— Vous moquez-vous de moi ?

— Quelle merveille ! Moi, que vous voyez, je ne sais écrire que mon nom : il est vrai que je sais l’écrire de la main gauche aussi ; mais à quoi me servirait savoir écrire ?

— Je m’étonne un peu, car je vous croyais prêtre.

— Je ne suis pas prêtre : je suis moine, je dis la messe, et par conséquent je dois savoir lire. S.t François, voyez-vous, dont je suis un indigne fils, ne savait pas écrire, et on prétend même qu’il ne savait pas lire, et que ce fut par cette raison qu’il n’a jamais dit la messe. Bref. Puisque vous savez écrire, vous écrirez demain en mon nom à toutes les personnes que je vous nommerai ; et je vous réponds qu’on nous enverra à manger en abondance jusqu’à la fin de la quarantaine.

Il me fit passer tout le jour suivant à écrire huit lettres, parce qu’il y avait dans la tradition orale de son ordre que tout frère devait être sûr qu’après avoir frappé à sept portes, où on lui aurait refusé l’aumône, il la trouverait abondante à la huitième. Ayant fait le voyage à Rome une autre fois, il connaissait toutes les bonnes maisons d’Ancône dévotes de S.t François ; et tous les supérieurs des couvents riches. J’ai dû écrire à tous ceux qu’il m’a nommés, et tous les mensonges qu’il a vouluk. Il m’a obligé à signer son nom aussi, m’alléguant en raison que s’il signait on connaîtrait à la différence du caractère qu’il n’avait pas écrit les lettres, ce qui lui ferait du tort, car dans ce siècle corrompu on n’estimait que les savants. Il m’obligea à remplir les lettres de passages latins, mêmes celles qu’il écrivait à des femmes, et mes remontrances furent inutiles. Quand je résistais, il me menaçait de ne plus me donner à manger. J’ai pris le parti de faire tout ce qu’il voulut. Dans plusieurs de ces lettres il y avait des mensonges que les autres contredisaient. Il me fit dire au supérieur des jésuites qu’il ne recourait pas aux capucins parce qu’ils étaient athées, c’est pourquoi S.t François n’avait jamais pu les souffrir. J’eus beau lui dire qu’au temps de S.t François il n’y avait ni capucins, ni récollets ; mais il m’appela ignorant. J’ai cru qu’on le traiterait de fou, et que personne n’enverrait rien. [116v] Je me suis trompé. La grande quantité de provisions qui arriva le troisième, et le quatrième jour me surprit. On nous envoya du vin pour toute la quarantaine de trois ou quatre côtés. C’était du vin cuit qui m’aurait fait du mal ; mais je buvais de l’eau par régime aussi, car il me tardait de guérir. Pour ce qui regarde le manger, nous en avions tous les jours pour cinq ou six personnes. Nous en faisions présent à notre gardien qui était pauvre, et père de famille nombreuse. De tout cela il ne se sentait reconnaissant qu’à S.t François, point du tout aux bonnes âmes qui lui faisaient l’aumône.

Il se chargea de donner lui-même mes chemises scandaleusement sales à laver à notre gardien me disant qu’il ne risquait rien, car tout le monde savait que les récollets ne portaient pas de chemise. Il ne savait pas qu’il y avait au monde une maladie pareille à la mienne. Comme je me tenais toute la journée au lit, je me suis dispensé d’aller me faire voir de tous ceux qui ayant reçu sa lettre se crurent en devoir de venir lui rendre visite. Ceux qui ne vinrent pas lui répondirent des lettres pleines de disparates21 finement écrites que je me suis bien gardé de lui faire relever. J’ai fait beaucoup à lui faire comprendre22 que ces lettres-là ne demandaient pas de réponse.

En quinze jours de régime mon indisposition étant devenue bénigne, je me promenaisl au commencement du jour dans la cour ; mais un marchand turc arrivé de Salonique avec tout son monde étant entré au lazaret, et logé rez-de-chaussée, j’ai dû suspendre ma promenade. Le seul plaisir qui me resta fut de passer mes heures sur mon balconm sur la même cour où le Turc se promenait. Ce qui m’intéressait était une esclave grecquen d’une beauté surprenante. Elle passait presque toute la journée assise à la porte de sa chambre tricotant, ou lisant à l’ombre. La chaleur était extrême. Lorsqu’élevant ses beaux yeux elle me voyait, elle les détournait, et souvent contrefaisant la surprise, elle se levait, eto à pas lents, elle rentrait dans sa chambre comme si elle avait voulu dire : Je ne savais pas d’être observée. Sa taille était grande, et son air était celui de la première jeunesse. Sa peau était blanche, et ses yeux noirs comme ses sourcils, et ses cheveux. Son habillement étant grec, était par conséquent très voluptueux.

Oisif dans un lazaret, et tel que la nature, et l’habitude m’avaient fait, pouvais-je contempler un tel objet quatre ou cinq heures tous les jours sans en devenir fou ? Je l’avais entendue parler en langue franque23 avec son maître qui était vieux, et bel homme, qui s’ennuyait comme elle, et qui ne sortait que quelque moment avec sa pipe à la bouche pour rentrer d’abord. J’aurais dit quelque parole à cette fille si je n’avais eu peur de la faire partir, et de ne plus la revoir. Je me suis à la fin déterminé à lui écrire, n’étant pas embarrassé à lui faire tenir ma lettre, puisque je n’avais qu’à la jeter [117r] à ses pieds. N’étant pas sûr qu’elle la ramasserait, voilà comme je m’y suis pris pour ne pas risquer de faire un faux pas.

Ayant attendu un moment où elle était seule, j’ai laissé tomber un papier plié en forme de lettre, où je n’avais rien écrit, tenant ma véritable lettre dans ma main. Lorsque je l’ai vue s’incliner pour prendre la fausse lettre, je lui ai jeté l’autre aussi, et après les avoir ramassées toutes les deux, elle les mit dans sa poche : puis elle disparut. Ma lettre parlait ainsi : « Ange de l’orient que j’adore. Je passerai toute la nuit sur ce balcon, désirant que vous veniez pour un seul quart d’heure entendre ma voix par le trou qui est sous mes pieds. Nous parlerons à voix basse ; et pour me comprendre vous pourrez monter sur la balle24 qui est sous le même trou. »

J’ai prié mon gardien d’avoir la complaisance de ne pas m’enfermer, comme il faisait toutes les nuits, et il n’eut aucune difficulté à me contenter ; sous condition cependant qu’il me surveillerait, car si je m’avisais de sauter en bas il y allait de sa tête. Il me promit cependant de ne pas venir sur le balcon.

M’étant donc placé à l’endroit, je l’ai vue paraître à minuit, lorsque je commençais à désespérer. Je me suis alors étendu sur mon ventre, mettant ma tête au trou, qui était un carré raboteux de cinq à six pouces25. Je l’ai vue monter sur la balle, où se tenant debout, sa tête n’était qu’à un pied26 de distance du plancher du balcon. Elle était obligée de s’appuyer d’une main au mur, parce que sa position incommode la faisait chanceler. Dans cet état nous parlâmes de nous, d’amour, de désirs, d’obstacles, d’impossibilités, et de ruses. Quand je lui ai dit la raison qui m’empêchait de sauter en bas, elle me dit que quand même, nous nous perdrions, attendu l’impossibilité où je me trouverais de remonter. Outre cela, Dieu sait ce que le Turc aurait fait d’elle, et de moi, s’il nous eût surpris. Après m’avoir promis qu’elle viendrait me parler toutes les nuits, elle mit sa main dans le trou. Hélas ! Je ne pouvais me rassasier de la baiser. Il me semblait de n’avoir jamais touché une main plus douce ni plus délicate. Mais quel plaisir quand elle me demanda la mienne ! J’ai vite mis hors du trou tout mon bras de façon qu’elle colla ses lèvres sur le pli du coude : elle pardonna alors à ma main rapace tous les vols qu’elle a pu faire sur sa gorge grecque, dont j’étais bien plus insatiable que des baisers que je venais d’imprimer sur sa main. Après notre séparation, j’ai vu avec plaisir le gardien qui dormait profondément dans un coin de la salle.

Content d’avoir obtenu tout ce que dans cette position gênante je pouvais obtenir j’attendais avec impatience la nuit suivante mettant ma tête à l’alambic27 pour trouver le moyen de me la rendre plus délicieuse ; mais la Grecque ayant [117v] la même pensée me fit reconnaître son esprit plus fécond que le mien.

Étant dans la cour l’après-dîner avec son maître, et lui ayant dit quelque chose qu’il approuva, j’ai vu un Turc domestique aidé parp leur gardien tirer dehors un grand panier de marchandises qu’on plaça sous le balcon, tandis qu’elle fit mettre une autre balle au-dessus de deux autres, comme pour faire plus de place au panier. Ayant pénétré son dessein, j’ai tressailli de joie. J’ai vu que par cette opération elle s’était assuré le moyen de s’élever dans la nuit deux pieds plus haut. Mais quoi ? Me suis-je dit, elle se trouvera dans la plus incommode de toutes les positions : devant se tenir courbée, elle ne pourra pas y résister. Le trou n’est pas assez grand pour qu’elleq pût se mettre à son aise y introduisant toute sa tête.

Furieux de ce que je ne pouvais pas espérer d’élargir ce trou, je m’étends, je l’examine, et je ne vois autre moyen que celui de déclouer toute la vieille planche des deux poutres qui étaient dessous. Je vais dans la salle ; le gardien n’y était pas. Je choisis la plus forte d’entre toutes les tenailles que je vois ; je me mets à l’ouvrage, et à plusieurs reprises, ayant toujours peur d’être surpris, j’arrache les quatre gros clous qui tenaient la planche aux deux poutres ; et je me vois maître de la lever. Je la laisse là attendant avec impatience la nuit. Après avoir mangé un petit morceau je vais me mettre sur le balcon.

L’objet de mes désirs arriva à minuit. Voyant avec peine qu’il lui fallait beaucoup d’adresse pour monter sur la nouvelle balle, je lève ma planche, je la mets à côté, et m’étendant je lui présente mon bras dans toute sa longueur, elle s’y attache, monte, et est étonnée se redressant de se voir dans mon balcon jusqu’à la moitié de l’estomac. Elle y introduisit ses bras entièrement, et tous nus sans la moindre difficulté. Nous ne perdîmes alors que trois ou quatre minutes en compliments sur ce que sans nous concerter nous avions travaillé tous les deux pour le même objet. Si dans la nuit précédente j’avais été plus maître d’elle qu’elle de moi, elle se trouva maîtresse dans celle-ci de toute ma personner. Hélas ! je ne pouvais posséder, allongeant tant que je pouvais mes deux bras ques la moitié de la sienne. J’en étais au désespoir ; mais elle, qui m’avait tout entier entre ses mains était désolée de ne pouvoirt contenter que sa bouche. Elle donna en grec mille malédictions à celui qui n’avait pas fait la balle au moins plus grosse d’un demi-pied. Nous n’aurions pas encore été contents ; mais ma main aurait pu tempérer en partieu l’ardeur de la Grecque. Nos plaisirs quoique stériles nous occupèrent jusqu’à l’aube. Elle s’en alla sans faire le moindre bruit ; et après avoir remis la planche je suis allé me coucher dans le plus grand besoin de regagner des forces.

[118r] Elle m’avait dit que le petit Beiran28 commençant le même jour, et durant trois, elle ne pourrait venir que le quatrième ; c’était la Pâques des Turcs29. Le petit Beiran est plus long que le grand. J’ai passé ces trois jours voyant leurs cérémonies, et leurs remuements continuels.

La première nuit après le Beiran, elle me dit me tenant tout entre ses bras amoureux qu’elle ne pouvait être heureuse que m’appartenant, et qu’étant chrétienne je pourrais l’acheter l’attendant dans Ancône à la fin de sa quarantaine. J’ai dû lui avouer que j’étais pauvre, et à cette annonce elle soupira. Dans la nuit suivante elle me dit que son maître la vendrait pour deux mille piastres30, qu’elle pouvait me les donner, qu’elle était vierge, et que je pourrais m’en convaincre si la balle était plus grosse. Elle me dit qu’elle me donnerait une boîte remplie de diamants, dont un seul valait deux mille piastres, et que vendant les autres nous pourrions vivre à notre aise sans jamais craindre la pauvreté. Elle me dit que son maître ne s’apercevrait du vol de sa boîte qu’après avoir fini la quarantaine, et qu’il soupçonnerait tout le monde plutôt qu’elle.

J’étais amoureux de cette créature, sa proposition m’inquiéta ; mais le lendemain à mon réveil jev n’ai plus balancé. Elle vint avec la boîte dans la nuit suivante, et quand je lui ai dit que je ne pouvais pas me résoudre à devenir complice du vol, elle me dit en pleurant que je ne l’aimais pas comme elle m’aimait ; mais que j’étais un vrai chrétien. C’était la dernière nuit. Le lendemain à midi le prieur du Lazaret devait venir nous mettre en liberté. La charmante Grecque entièrement en proie de ses sens, et ne pouvant plus résister au feu qui lui brûlait l’âme, me dit de me mettre debout, de me courber, de la saisir sous les aisselles, et de la tirer toutw entière dans le balcon. Quel est l’amant qui aurait pu s’opposer à une pareille invitation. Tout nu comme un gladiateur, je me lève, je me courbe, je la saisis sous les aisselles, et sans avoir besoin d’avoir la force de Milon de Crotone31, je la tirais dedans, lorsque je me sens saisi aux épaules, entendant la voix du gardien qui me dit : que faites-vous ? Je lâche prise, elle s’enfuit, et je tombe sur mon ventre. Je ne me soucie plus de me lever de là et je laisse que le gardien me secoue. Il crut que l’effort m’avait tué ; mais j’étais pire que mort. Je ne me levais pas, parce que j’avais envie de l’étrangler. Je suis enfin allé me coucher sans lui rien dire, et même sans remettre la planche.

Le prieur vint le matin nous déclarer libres. En sortant de là avec le cœur navré j’ai vu la Grecque qui ramassait ses larmes. J’ai donné rendez-vous à la bourse à F. Steffano qui me laissa avec le Juif auquel je devais payer le [118v] loyer des meubles qu’il m’avait donnésx. Je l’ai conduit aux Minimes, où le Père Lazzari me donna dix sequins, et l’adresse de l’évêque, qui après avoir fait la quarantaine aux confins de la Toscane devait être à Rome, où je devais aller le rejoindre. Après avoir payé le Juif, et mal dîné à une auberge, je me suis acheminé à la bourse pour voir F. Steffano. Chemin faisant j’eus le malheur de rencontrer maître Alban, qui me dit des injures grossières à cause de ma malle, que je lui avais laissé croire d’avoir oubliée chez lui. Après l’avoir apaisé lui contant toute la déplorable histoire je lui ai fait un écrit dans lequel je certifiais que je n’avais rien à prétendre de lui. Je me suis acheté des souliers et une redingote bleue.

À la bourse, j’ai dit à F. Steffano que je voulais aller à la santa casa de N.D. de Lorette32, que je l’y attendrais trois jours, et que de là nous pourrions aller à Rome à pied ensemble. Il me répondit qu’il ne voulait pas aller à Lorette, et que je me repentirais d’avoir méprisé la providence de S.t François. Le lendemain je suis parti pour Loreto me portant très bien.

Je suis arrivé à cette sainte ville las à n’en pouvoir plus. C’était pour la première fois de ma vie que j’avais fait quinze milles33 à pied ; ne buvant que de l’eau, à cause que le vin cuit mey brûlait l’estomac. Malgré ma pauvreté je n’avais pas l’apparence d’un gueux. La chaleur était excessive.

En entrant dans la ville je rencontre un abbé à l’air respectable, avancé en âge. Voyant qu’il m’examinait attentivement, j’ôte mon chapeau, et je lui demande où il y avait une honnête auberge. Voyant, me dit-il, une personne comme vous à pied, je juge que c’est par dévotion que vous venez visiter ce saint lieu. Ella venga meco [Venez avec moi]34. Il rebrousse chemin, et il me conduit à une maison de belle apparence. Après avoir parlé au chef à l’écart, il part me disant d’un air noble ella sarà ben servita [vous serez bien servi]. J’ai cru qu’on me prenait pour un autre ; mais j’ai laissé faire.

On m’introduit dans un appartement de trois pièces, où la chambre à coucher était tapissée de damas avec lit sous baldaquin, et secrétaire ouvert avec tout le nécessaire pour écrire. Un domestique me donne une légère robe de chambre, puis il s’en va, et il rentre avec un autre portant par les deux oreilles une grande cuve remplie d’eau. On la place devant moi, on me déchausse, et on me lave les pieds. Une femme très bien mise, suivie d’une servante qui portait des draps, entre, et après m’avoir fait une humble révérence fait le lit. Après le bain, une cloche sonne, ils se mettent à genoux, j’en fais de même. C’était l’Angelus35. On met un couvert sur une petite table ; et on me demande quel vin je bois, je réponds Chianti. On me porte la gazette, et deux flambeaux d’argent, et on s’en va. Une heure après, on me sert un souper en maigre36 très délicat, et avant que j’aille au lit on me demande si je prendrai mon chocolat avant sortir, ou après la messe. Je réponds avant sortir, devinant la raison de cette demande. Je me couche, on me porte une lampe de nuit devant un cadran, et on s’en va. Je me suis trouvé couché dans un lit auquel je n’ai trouvé l’égal qu’en France. Il était fait pour guérir de l’insomnie ; mais je n’en avais pas besoin. J’ai fait un somme de dix heures.

[119r] Me voyant traité ainsi, je fus sûr de n’être pas à une auberge ; mais aurais-je osé deviner que j’étais à un hôpital37 ? Le matin après le chocolat voilà un perruquier maniéré, qui pour parler n’attend pas d’être interrogé. Devinant que je ne voulais pas avoir une barbe, il s’offre à arranger mon duvet à la pointe des ciseaux, ce qui, me dit-il, me ferait paraître encore plus jeune.

— Qui vous a dit que je pense à cacher mon âge ?

— C’est tout simple, car si monsignore ne pensait pas à ça, il se serait fait raser depuis longtemps. La comtesse Marcolini38 est ici. Monsignor la connaît-il ? Je dois aller la coiffer à midi.

Voyant que je ne m’intéresse pas à la comtesse, le bavard poursuit.

— Est-ce la première fois que monsignor loge ici ? Dans tous les états de notre Seigneur, il n’y a pas un hôpital plus magnifique.

— Je le crois, et j’en ferai compliment à Sa Sainteté.

— Oh ! il le sait bien. Il y a logé lui-même avant son exaltation39. Si monsignor Caraffa ne vous avait pas connu, il ne vous aurait pas présenté.

Voilà en quoi les perruquiers sont utiles à un étranger dans toute l’Europe ; mais il ne faut pas les interroger, car pour lors ils mêlent le faux au vrai, et au lieu de se laisser sonder ils sondent. Croyant de devoir faire une visite à Monsignor Caraffa je m’y suis fait conduire. Il me reçut très bien, et après m’avoir fait voir sa bibliothèque il me donna pour Cicéron40 un de ses abbés qui était de mon âge, et que j’ai trouvé rempli d’esprit. Il m’a fait tout voir. Cet abbé, s’il vit encore, est aujourd’hui chanoine de S. Jean de Latran. Vingt-huit ans après cette époque il me fut utile à Rome.

Le lendemain, j’ai communié dans l’endroit même, où la sainte vierge accoucha de son créateur. J’ai passé tout le troisième jour à voir tous les trésors de ce prodigieux sanctuaire. Le lendemain de bonne heure je suis parti, n’ayant dépensé que trois pauls41 dans le perruquier.

À la moitié du chemin vers Macerata j’ai trouvé F. Steffano qui marchait très lentement. Enchanté de me voir, il me dit qu’il était parti d’Ancône deux heures après moi, et qu’il ne faisait que trois milles par jour très content d’employer deux mois dans ce voyage qu’à pied même on pouvait faire en huit jours. Je veux, me dit-il, arriver à Rome frais, et bien portant : rien ne me presse : et si vous êtes d’humeur de voyager ainsi, venez avec moi. S.t François ne sera pas embarrassé à nous entretenir tous les deux.

Août 174342

Ce lâche était un homme de trente ans, de poil roux, d’une complexion très forte, véritable paysan, qui ne s’était fait moine que pour vivre sans fatiguer son corps. Je lui ai répondu qu’étant pressé je ne pouvais pas devenir son compagnon. Il me dit qu’il marcherait le double ce jour-là, si je voulais me charger de son manteau, qui lui était fort lourd. J’ai voulu essayer, et il mit ma redingote. Nous devînmes deux personnages comiques qui faisaient rire tous les passants. Son manteau était effectivement la charge d’un mulet. Il avait douze poches toutes pleines, outre la grande poche de derrière qu’il appelait le batti-culo43, qui seule contenait le double de ce que pouvaient contenir toutes les autres. Pain, vin, viandes, cuites fraîches, et salées, poulets, œufs, fromages, [119v] jambons, saucissons : il y avait de quoi nous nourrir pour quinze jours. Lui ayant dit comment on m’avait traité à Loreto, il me répondit que si j’avais demandé à Monsignor Caraffa un billet pour tous les hôpitaux jusqu’à Rome j’aurais trouvé partout à peu près le même traitement.

— Les hôpitaux, me dit-il, ont tous la malédiction de S.t François, parce qu’on n’y reçoit pas les moines mendiants ; mais nous ne nous en soucions pas parce qu’ils sont à trop de distance les uns des autres. Nous préférons les maisons des dévots de l’ordre que nous trouvons à chaqu’heure de chemin.

— Pourquoi n’allez-vous pas vous loger dans vos couvents ?

— Je ne suis pas bête. Premièrement on ne me recevrait pas, car étant fugitif je n’ai point d’obédience44 par écrit qu’ils veulent toujours voir ; je risquerais même d’être mis en prison, car c’est une maudite canaille. En second lieu nous ne sommes pas dans nos couvents si bien comme chez nos bienfaiteurs.

— Comment, et pourquoi êtes-vous fugitif ?

À cette interrogation il me fit une histoire de son emprisonnement, et de sa fuite pleine d’absurdités, et de mensonges. C’était un sot qui avait l’esprit d’Arlequin, et qui supposait ceux qui l’écoutaient encore plus sots. Dans sa bêtise cependant il était fin. Sa religion était singulière. Ne voulant pas être bigot, il était scandaleux : pour faire rire la compagnie il disait des cochonneries révoltantes. Il n’avait le moindre goût ni pour les femmes, ni pour toute autre espèce d’impudicité, et il prétendait qu’on dût prendre cela pour une vertu tandis que ce n’était qu’un défaut de tempérament. Tout dans ce genre-là lui semblait matière à faire rire : et quand il était un peu gris, il faisait aux convives maris, femmes, fils, et filles des questions si lubriques qu’il les faisait rougir. Le butor ne faisait qu’en rire.

Lorsque nous fûmes à cent pas de la maison du bienfaiteur, il reprit son manteau. En entrant il donna sa bénédiction à tout le monde, et toute la famille vint lui baiser la main. La maîtresse de la maison l’ayant prié de lui dire la messe, fort complaisant il se fit conduire à la sacristie de l’église qui n’était qu’à vingt pas de là.

— Avez-vous oublié, lui dis-je à l’oreille, que nous avons déjeuné45 ?

— Ce ne sont pas vos affaires.

Je n’ose pas répliquer ; mais en écoutant sa messe, je suis fort surpris de voir qu’il n’en savait pas l’allure46. Je trouve cela plaisant ; mais le plus comique de l’affaire vint, lorsqu’après la messe il se mit dans le confessionnal, où après avoir confessé toute la maison il s’avisa de refuser l’absolution à la fille de l’hôtesse, jeune cœur de douze à treize ans charmante et très jolie. Ce refus fut public, il la gronda, et lui menaça l’enfer. La pauvre fille toute honteuse sortit de l’église fondante en pleurs, tandis que moi tout ému, et intéressé à elle, après avoir dit à haute voix à F. Steffano qu’il était fou, je courus après elle pour la consoler ; mais elle avait disparu ayant absolument refusé de venir se mettre à table. Cette extravagance m’irrita si fort qu’il me vint envie de le rosser. L’appelant en présence de toute la famille imposteur, et infâme bourreau de l’honneur de cette fille je lui ai demandé pourquoi il lui avait refusé l’absolution, et il me ferma la [120r] bouche me répondant de sang-froid qu’il ne pouvait pas révéler la confession. Je n’ai pas voulu manger, bien déterminé à me séparer de cet animal. J’ai dû recevoir en sortant de la maison un paul pour la maudite messe que ce coquin avait célébréez. Je devais faire figure de son boursier47.

D’abord que nous fûmes sur le grand chemin, je lui ai dit que je le quittais pour sortir du risque de me voir condamné aux galères avec lui. Dans les reproches que je lui ai faitsaa l’ayant appelé ignorant scélérat, et l’entendant me répondre que j’étais un gueux, je n’ai pu me tenir de lui donner un soufflet, auquel il a répondu d’un coup de son bâton que dans l’instant je lui ai arraché des mains. Puis le laissant là, j’ai allongé le pas vers Macerata. Un quart d’heure après un voiturier vide qui retournait à Tolentino m’ayant offert de m’y mettre pour deux pauls, j’ai accepté. De là j’aurais pu aller à Foligno pour six pauls ; mais une maudite envie d’épargner me l’empêcha, et me portant bien j’ai cru de pouvoir aller à Valcimare à pied ; et j’y suis arrivé n’en pouvant plus après cinq heures de marche. Cinq heures de marche suffisent pour mettre aux abois un jeune homme, qui quoique fort, et sain n’est pas accoutumé à marcher. Je me suis mis au lit.

Le lendemain voulant payer l’hôte de la monnaie en cuivre que j’avais dans la poche de l’habit, je ne trouve pas ma bourse que je devais avoir dans la poche de mes culottes. Je devais y avoir sept sequins. Quelle désolation ! Je me souviens de l’avoir oubliée sur la table de l’hôte à Tolentino, lorsque j’avais changé un sequin pour le payer. Quel chagrin ! J’ai rejeté avec dédain l’idée de retourner sur mes pas pour recouvrer cette bourse qui contenait tout mon bien. Me paraissant impossible, que celui qui s’en serait emparé me la rendrait, je n’ai pu me résoudre à faire une perte certaine fondé sur un espoir incertain. J’ai payé, et avec l’affliction dans l’âme je me suis mis sur le chemin de Saraval48 ; mais une heure avant d’y arriver après avoir marché cinq heures, et déjeuné à Muccia j’ai fait un faux pas sautant un fossé, et je me suis donné une si cruelle entorse que je n’ai pu plus marcher. Je reste assis au bord du fossé sans autre ressource que l’ordinaire que la religion fournit aux malheureux qui se trouvent dans la détresse. Je demande à Dieu la grâce de faire passer par là quelqu’un quiab pût me secourir.

Une demi-heure après un paysan passa qui alla chercher un ânon, qui moyennant un paul me conduisit à Saraval, riche d’onze pauls en monnaie de cuivre : pour me faire faire économie il me logea chez un homme à méchante physionomie qui pour deux pauls payés d’avance me logea. Je demande un chirurgien49 ; mais je ne peux l’avoir que le lendemain. Je me couche, après un infâme souper, dans un détestable lit, où j’espère cependant de dormir ; mais c’était précisément là que mon mauvais démon m’attendait pour me [120v] faire souffrir des peines infernales.

Trois hommes arrivent armés de carabines, faisant des mines épouvantables, parlant entr’eux un jargon que je ne comprenais pas, jurant, pestant sans avoir aucun égard pour moi. Après avoir bu, et chanté jusqu’à minuit, ils se couchèrent sur des bottes de paille ; mais à ma grande surprise mon hôte ivre, et tout nu vient pour se coucher près de moi, riant de m’entendre lui dire que je ne le souffrirai jamais. Il dit en blasphémant DIEU que tout l’enfer ne pourrait l’empêcher de se coucher dans son lit. J’ai dû lui faire place en m’écriant chez qui suis-je ? À cette exclamation il me dit que j’étais chez le plus honnête sbire de tout l’état de l’Église.

Aurais-je pu deviner que j’étais en compagnie de ces maudits ennemis de tout le genre humain ? Mais ce n’est pas tout. Le brutal cochon, à peine couché, plus avec l’action qu’avec la parole me déclare son infâme dessein d’une façon qui me force à le repousser par un coup que je lui donne à la poitrine, et qui le fait tomber à bas du lit. Il jure, il se relève, et il retourne à l’assaut sans entendre raison. Je me décide à me traîner dehors, et à me mettre sur un siège, remerciant DIEU qu’il ne s’y oppose pas, et qu’il se soit d’abord endormi. J’ai passé là quatre heures des plus tristes. À la pointe du jour ce bourreau excité par ses camarades se leva. Ils burent, et après avoir repris leur carabine ils partirent.

Dans cet état pitoyable j’ai encore passé une heure à appeler quelqu’un. Un garçon enfin monta qui pour un bayoque50 alla me chercher un chirurgien. Cet homme après m’avoir visité, et assuré que trois ou quatre jours de repos me guériraient me conseilla de me laisser porter à l’auberge. J’ai suivi son conseil, et je me suis d’abord mis au lit où il eut soin de moi. J’ai donné à laver mes chemises, et je fus bien traité. Je me voyais réduit à désirer de ne pas guérir, tant je craignais le moment dans lequel pour payer l’hôte j’aurais dû vendre ma redingote. J’en étais honteux. Je voyais que si je ne m’étais pas intéressé pour la fille à laquelle F. Steffano avait refusé l’absolution je ne meac serais pas trouvé dans la misère. Il me paraissait de devoir convenir que mon zèle avait été vicieux. Si j’avais pu souffrir le récollet, si, si, si, et tous les maudits si qui déchirent l’âme du malheureux qui pense, et qui après avoir bien pensé se trouve encore plus malheureux. Il est cependant vrai qu’il apprend à vivre. L’homme qui se défend de penser n’apprend jamais rien.

Le matin du quatrième jour, me trouvant en état de marcher comme le chirurgien me l’avait prédit, je me détermine à le charger de la vente de ma redingote, désolante nécessité, car les pluies commençaient. Je devais quinze pauls à l’hôte, et quatre au chirurgien51. Dans le moment que j’allais le charger de cette douloureuse vente, voilà F. Steffano qui [121r] entre riant comme un fou, et me demandant si j’avais oublié le coup de bâton qu’il m’avait donné. Je prie alors le chirurgien de me laisser avec ce moine. Je demande au lecteur s’il est possible de voir des choses pareilles, et de conserver l’esprit exempt de superstition ? Ce qui étonne est la minute, car le moine est arrivé à la dernière, et ce qui m’étonnait encore davantage était la force de la Providence, de la fortune, de la très nécessaire combinaison qui voulait, ordonnait, me forçait à ne devoir espérer que dans ce fatal moine, qui avait commencé à être mon Génie conservateur à la crise de mes malheurs à Chiozza. Mais quel Génie ! Je devais reconnaître cette force plusad pour une punition queae pour une grâce. J’ai dû me consoler voyant paraître ce sot, fripon, scélérat ignorant ; car je n’ai pas douté un seul moment qu’il ne m’aurait tiré d’embarras. Fût-ce le ciel qui me l’envoyait ou l’enfer je voyais que je devais me soumettre à lui. C’était lui qui devait me conduire à Rome. C’était un décret de la destinée.

La première chose que F. Steffano me dit fut le proverbeaf Chi va piano va sano [Qui va lentement va sûrement]. Il avait employé cinq jours à faire le voyage que j’avais fait dans un ; mais il se portait bien, et il n’avait pas eu des malheurs. Il me dit qu’il passait son chemin lorsqu’on lui dit que l’abbé secrétaire des mémoriaux de l’ambassadeur de Venise était malade à l’auberge après qu’on l’avait volé à Valcimara.

— Je viens vous voir, me dit-il, et je vous trouve en bonne santé. Oublions tout, et vite allons à Rome. Je marcherai pour vous faire plaisir six milles52 par jour.

— Je ne peux pas ; j’ai perdu ma bourse, et je dois vingt pauls.

— Je vais les chercher de parag S.t François.

Il entre une heure après avec le maudit sbire ivrogne, sodomite, qui me dit que si je lui avais confié ma qualité il m’aurait gardé toujours chez lui.

— Je te donne, me dit-il, quarante pauls si tu t’engages à me faire avoir la protection de ton ambassadeur ; mais à Rome tu me les rendras si tu ne réussis pas. Tu dois donc me faire un billet.

— Je le veux bien.

Tout fut fait dans un quart d’heure ; j’ai reçu quarante pauls, j’ai payé mes dettes, et je suis parti avec le moine.

Une heure après midi, il me dit que Collefiorito étant encore loin nous pourrions nous arrêter la nuit dans une maison qu’il me montra à deux cents pas du grand chemin. C’était une chaumière, je lui ai dit que nous y serions mal ; mais mes remontrances furent inutiles, j’ai dû me soumettre à sa volonté. Nous y allons, et nous ne voyons qu’un vieillard décrépit, couché, et toussant ; deux vilaines femmes de trente ou quarante ans, et trois enfants tous nus, une vache dans un coin, et un maudit chien qui jappait. La misère était visible ; mais le [121v] monstre froqué53 au lieu de leur faire l’aumône, et s’en aller leur demande à souper par S.t François. Il faut, dit le vieux moribond à ses femmes, cuire la poule, et tirer dehors la bouteille que je conserve depuis vingt ans. La toux alors le prit si fort que j’ai cru le voir mourir. Le moine lui promet que S.t François le fera rajeunir. Je voulais aller à Collefiorito tout seul et l’attendre ; mais les femmes s’y opposèrent, et le chien me prit par l’habit avec des dents qui me firent peur. J’ai dû rester là. Au bout de quatre heures la poule était encore dure ; j’ai débouché la bouteille, et j’ai trouvé du vinaigre. Perdant patience j’ai tiré de quoi bien manger hors du baticulo du moine, et j’ai vu ces femmes toutes contentes de voir tant de bonnes choses.

Après que nous eûmes tous assez bien mangé on nous fit deux grands lits d’assez bonne paille, et nous nous couchâmes restant à l’obscur parce qu’il n’y avait ni chandelle ni huile. Cinq minutes après, dans le moment même que le moine me dit qu’une femme s’était couchée près de lui, j’en sens une autre près de moi. L’effrontée m’entreprend, et va son train malgréah que je ne voulusse absolument consentir à sa rage. Le tapage que le moine faisait voulant se défendre de la sienne rendait la scène si comique que je ne pouvais pas me mettre tout à fait en colère. Le fou appelait à grands cris S. François à son secours ne pouvant pasai compter sur le mien. J’étais plus encore embarrassé que lui ; puisque lorsque j’ai voulu me lever le chien m’effraya venant à mon cou. Ce même chien allant de moi au moine, et du moine retournant à moi paraissait d’accord avec les putains pour nous empêcher de nous défendre d’elles. Nous nous disions assassinés faisant les hauts cris ; mais en vain car la maison était isolée. Les enfants dormaient, le vieillard toussait. Ne pouvant me sauver de là, et la b……54 m’assurant qu’elle s’en irait, si je voulais être un peu complaisant, j’ai pris le parti de la laisser faire. J’ai trouvé que celui qui dit sublata lucerna nullum discrimen inter mulieres [une fois la lampe emportée, toutes les femmes se ressemblent]55 dit vrai ; mais sans amour cette grande affaire-làaj est une vilenie.

F. Steffano fit autrement. Défendu par sa grosse robe, il échappa au chien, il se leva, et il trouva son bâton. Pour lors il parcourut l’endroit donnant des coups à droite, et à gauche en aveugle. J’ai entendu la voix d’une femmeak s’écrier : Ah ! Mon Dieu ! Et le moine dire : Je l’ai assommée. J’ai cru qu’il avait assommé le chien aussi, car je ne l’ai plus entendu, et j’ai cru assommé le vieillard aussi ne l’entendant plus tousser. Il vint se coucher près de moi, tenant son gros bâton, et nous dormîmes jusqu’au jour.

[122r] Je me suis vite habillé étonné de ne plus voir les deux femmes, et effrayé de voir le vieillard qui ne donnait le moindre signe de vie. J’ai fait voir à F. Steffano une meurtrissure sur la tempe du défunt : il me dit qu’en tout cas il ne l’avait pas tué exprès. Mais je l’ai vu furieux lorsqu’il trouva vide son batticulo. J’en fus enchanté. Ne voyant plus les deux carognes56, j’ai cru qu’elles étaient allées chercher main forte, et que nous allions avoir des malheurs très sérieux ; mais quand j’ai vu le batticulo pillé j’ai connu qu’elles étaient parties pour n’être pas obligées à nous rendre compte du vol. Je l’ai cependant si bien sollicité lui représentant le danger dans lequel nous étions que nous partîmes. Ayant trouvé un voiturier qui allait à Foligno je l’ai persuadé à saisir cette occasion pour nous éloigner de là, et ayant mangé là un morceau à la hâte nous montâmes dans une autre qui nous mit à Pisignano, où un bienfaiteur nous logea très bien, et où j’ai bien dormi délivré de la crainte d’être arrêté.

Le lendemain nous arrivâmes de bonne heure à Spoletoal, où ayant deux bienfaiteurs il voulut les honorer tous les deux. Après avoir dîné chez le premier qui nous traita en princes, il voulut aller souper, et coucher chez l’autre. C’était un riche marchand de vin, dont la nombreuse famille était toute gentille. Tout serait allé bien, si le fatal moine qui avait déjà trop bu chez le premier bienfaiteur, n’eût fini de s’enivrer chez le second. Ce scélérat croyant de plaire à cet honnête homme, et à sa femme disant du mal de celui où nous avions dîné, il dit des mensonges que je n’ai pas eu la force de souffrir. Lorsqu’il osa dire qu’il avait dit que tous ses vins étaient frelatés, et qu’il était voleur, je lui ai donné un démenti formel l’appelant scélérat. L’hôte et l’hôtesse me calmèrent me disant qu’ils connaissaient les personnes ; et m’ayant jeté la serviette au nez quand je l’ai appelé détracteur, l’hôte le prit avec douceur, et le mena dans une chambre où il l’enferma. Il me conduisit dans une autre.

Le lendemain de bonne heure j’étais disposé à partir tout seul, lorsque le moine, qui avait digéré son vin, vint me dire que nous devions pour l’avenir vivre ensemble en bons amis. Pliant à ma destinée, je suis allé avec lui à Soma, où la maîtresse de l’auberge, qui était une rare beauté, nousam donna à dîner. Elle nous donna du vin de Chypre que les courriers de Venise lui portaient pour les excellentes truffes qu’elle leur donnait, et qu’à leur retour ils portaient à Venise. En partant j’ai laissé à cette excellente femme une portion de mon cœur ; mais que devins-je, lorsque [122v] à un ou deux milles de Terni le monstre me fit voir un petit sac de truffes qu’il lui avait volé. C’était un vol de deux sequins tout au moins. Fort fâché, j’ai pris le sac, lui disant que je voulais absolument le renvoyer à la belle, et honnête femme, et pour lors nous vînmes à des voies de fait. Nous nous battîmes, et m’étant emparé de son bâton je l’ai jeté dans un fossé, et je l’ai laissé là. À peine arrivé à Terni j’ai renvoyé à l’hôtesse son sac avec une lettre dans laquelle je lui demandais excuse.

Je suis allé à Otricoli à pied pour voir à mon aise l’ancien beau pont57, et de là un voiturier me mena pour quatre pauls à Château-neuf58 ; d’où je suis parti à minuit à pied pour arriver à Rome trois heures avant midi le premier de Septembre. Mais voici une circonstance qui peut-être plaira à quelque lecteur.

Une heure après être sorti de Châteauneuf, allant vers Rome, l’air étant tranquille, et le ciel serein, j’ai observé à dix pas de moi à ma main droite une flamme pyramidale de la hauteur d’une coudée, qui quatre, ou cinq pieds élevée du terrain59 m’accompagnait. Elle s’arrêtait quand je m’arrêtais, et lorsqu’au bord du chemin il y avait des arbres je ne la voyais plus, mais je la revoyais quand je les avais dépassés. Je m’y suis approché plusieurs fois ; mais tant je m’y approchais tant elle s’éloignait. J’ai essayé à retourner sur mes pas, et pour lors je ne la voyais plus, mais d’abord que j’avais repris mon chemin je la revoyais à la même place. Elle ne m’est disparue qu’à la lumière du jour.

Quelle merveille pour la superstitieuse ignorance, si ayant eu des témoins de ce fait, il me fût arrivé de faire à Rome une grande fortune ! L’histoire est remplie de bagatelles de cette espèce ; et le monde est plein de têtes, qui en font encore grand cas malgré les prétendues lumières que les sciences procurèrent à l’esprit humain. Je dois cependant dire la vérité, qu’en dépit de mes connaissances en physique la vue de ce petit météore60 n’a pas laissé de me donner des idées singulières. J’eus la prudence de n’en rien dire à personne. Je suis arrivé à Rome avec sept pauls dans ma poche.

Rien ne m’arrête ; ni la belle entrée à la place de la porte du Peuplier, que l’ignorance appelle del popolo61, ni le portail des églises, ni tout ce qui a d’imposant à son premier aspect cette superbe ville. Je vais à Monte Magnanapoli62 où selon l’adresse je devais trouver mon évêque. On me dit qu’il y avait dix jours qu’il était parti63, laissant ordre qu’on m’envoyât défrayé de tout à Naples à une adresse qu’on me donne. Une voiture partait le lendemain. Je ne me soucie pas de voir Rome, je [123r] me mets au lit ; et j’y reste jusqu’au moment de mon départ. Je suis arrivé à Naples le 6 de septembre. J’ai mangé, bu, et couché avec trois manants mes compagnons sans jamais leur dire le mot.

À peine descendu de voiture, je me fais conduire à l’endroit marqué sur l’adresse, mais l’évêque ne se trouve pas64. Je vais aux Minimes, et on me dit qu’il était parti pour Martorano, et toutes les diligences65 que je fais sont inutiles. Il n’a laissé aucun ordre qui puisse me regarder. Me voilà donc dans le grand Naples avec huit carlins66 dans la poche ne sachant où donner de la tête. Malgré cela ma destinée m’appelle à Martorano, et je veux y aller. La distance n’est que de deux cents milles67. Je trouve des voituriers qui partaient pour Cosenza, mais quand ils savent que je n’avais pas une malle ils ne me veulent pas à moins que je ne paie d’avance. Je trouve qu’ils avaient raison ; mais je devais aller à Martorano. Je me détermine d’y aller à pied allant avec effronterie demander à manger partout comme F. Steffano m’avait appris. Je vais dépenser deux carlins pour manger ; il m’en reste encore six. Informé que je devais prendre la route de Salerne, je vais à Portici dans une heure et demie. Les jambes me portent à une auberge où je prends une chambre, et j’ordonne à souper. Très bien servi, je mange, et je me couche, et je dors très bien. Le lendemain je me lève, et je sors pour aller voir le palais royal68. Je dis à l’hôte que je dînerai.

Entrant dans le palais royal, je me vois approché par un homme à physionomie revenante habillé à l’orientale, qui me dit que si je veux voir le palais, il me ferait tout voir, et qu’ainsi j’épargnerais mon argent. J’accepte, le remerciant beaucoup, et il se met à mon côté. Lui ayant dit que j’étais Vénitien, il me dit qu’en qualité de Xantiote69 il était mon sujet. Je prends le compliment pour ce qu’il vaut lui faisant une petite révérence.

— J’ai, me dit-il des excellents muscats du levant70 que je pourrais vous vendre à bon marché.

— Je pourrais en acheter ; mais je m’y connais.

— Tant mieux. Quel est celui que vous préférez ?

— Cerigo71.

— Vous avez raison. J’en ai de l’excellent, et nous en goûterons à dîner, si vous voulez que nous dînions ensemble.

— Bien avec plaisir.

— J’ai du Samos, et du Cephalenie72. J’ai une quantité de minéraux, vitriol, cinabre, antimoine73, et cent quintaux de Mercure.

— Le tout ici ?

— Non. À Naples. Je n’ai ici que du muscat, et du Mercure.

— J’achèterai aussi du Mercure.

C’est par nature, et sans qu’il pense à tromper qu’un jeune homme novice dans la misère, honteux d’y être, parlant à un riche qui ne le connaît pas, parle d’acheter. Je me souviens alors d’une amalgamation74 du Mercure faite avec du plomb, et du bismuth. Le Mercure croissait d’un quart75. Je ne dis rien ; mais je pense, que si ce Grec ne connaissait pas ce magistère76, je pourrais en tirer de l’argent. Je sentais que j’avais besoin d’adresse. Je voyais que lui proposant la vente de mon secret de butan en blanc, il la mépriserait : je devais auparavant le surprendre par le miracle de l’augmentation, en rire, et le [123v] voir venir. La fourberie est vice : mais la ruse honnête n’est autre chose que la prudence de l’esprit. C’est une vertu. Elle ressemble, il est vrai, à la friponnerie, mais il faut passer par là. Celui qui ne sait pas l’exercer est un sot. Cette prudence s’appelle en grec cerdaleophron77. Cerda veut dire Renardao.

Après avoir vu le palais, nous allons à l’auberge. Le Grec me mène dans sa chambre, où il ordonne à l’hôte de préparer la table pour deux. Dans la chambre voisine il avait des grands flacons remplis de muscat, et quatre remplis de Mercure, dont chacun en contenait dix livres78. Ayant dans ma tête mon projet ébauché, je lui demande un flacon de Mercure pour ce qu’il valait, et je le porte dans ma chambre. Il sort pour ses affaires, me disant que nous nous reverrions à l’heure de dîner. Je sors aussi, et je vais acheter deux livres et demie de plomb, et autant de Bismuth. Le droguiste n’en avait pas davantage. Je retourne dans ma chambre, je demande à l’hôte de grands flacons vides, et je fais mon amalgamation.

Nous dînons gaiement, et le Grec est enchanté de voir que je trouve son muscat de Cerigo exquis. Il me demande en riant pourquoi j’avais acheté un flacon de son Mercure, et je lui réponds qu’il pourrait le voir dans ma chambre. Il y vient, il voit le Mercure divisé en deux bouteilles, je demande un chamois79, je le fais passer, je lui remplis son flacon, et je le vois surpris d’un quart de flacon de beau Mercure qui me restait, outre une égale quantité de métal en poudre qu’il ne connaissait pas, et qui était le bismuth. J’accompagne son étonnement d’un éclat de rire. J’appelle le garçon de l’auberge, et je l’envoie avec le Mercure qui me restait chez le droguiste pour qu’il le lui vende. Il revient ; et il me donne quinze carlins.

Le Grec tout ébahi me prie de lui rendre son même flacon qui était là tout plein, qui coûtait soixante Carlins, et d’un air riant je le lui rends le remerciant de m’avoir fait gagner quinze Carlins. Je lui dis en même temps que le lendemain de bonne heure je devais partir pour Salerne. Nous souperons donc, me dit-il, encore ensemble ce soir.

Nous passons tout le reste de la journée au Vésuve, et nous ne parlons jamais du Mercure ; mais je le voyais pensif. Pendant notre souper, il me dit en riant que je pourrais m’arrêter encore le lendemain pour gagner quarante-cinq carlins sur les autres trois flacons de Mercure qu’il avait là. Je lui réponds d’un air noble, et sérieux que je n’en avais pas besoin, et que je n’en avais augmenté une que pour le divertir avec une agréable surprise.

— Mais, me dit-il, vous devez être riche.

— Non, car je suis après à80 l’augmentation de l’or, et cela nous coûte beaucoup.

— Vous êtes donc plusieurs ?

— Mon oncle, et moi.

— Qu’avez-vous besoin d’augmenter l’or ? L’augmentation du Mercure doit vous suffire. Dites-moi je [124r] vous prie, si celui que vous avez augmenté est susceptible d’une égale augmentation.

— Non. S’il en était susceptible ce serait une immense pépinière de richesse.

— Cette sincérité de votre part m’enchante.

À la fin du souper, j’ai payé l’hôte, le priant de me faire trouver le matin de bonne heure une voiture à deux chevaux pour Salerne. Remerciant le Grec pour l’excellent muscat, je lui ai demandé son adresse à Naples, lui disant qu’il me verrait dans quinze jours, car je voulais absolument acheter un baril de son Cerigo. Après l’avoir cordialement embrassé, je suis allé me coucher assez content d’avoir gagné ma journée ; et point surpris que le Grec ne m’eût pas fait la proposition de lui vendre mon secret. J’étais sûr qu’il y penserait toute la nuit, et que je le reverrais à la pointe du jour. En tout cas j’avais assez d’argent pour aller jusqu’à la Tour du Grec81 ; et là la Providence aurait eu soin de moi. Il me paraissait impossible de pouvoir aller à Martorano en demandant l’aumône, puisque tel que j’étais je n’excitais pas à pitié. Je ne pouvais intéresser que les prévenus que je ne me trouvais pas dans le besoin. Cela ne vaut rien pour un vrai gueux.

Le Grec, comme je l’avais espéré, vint dans ma chambre à l’aube.

— Nous prendrons, lui dis-je, du café ensemble.

— Dites-moi, monsieur l’abbé, si vous me vendriez votre secret ?

— Pourquoi pas ? Quand nous nous reverrons à Naples.

— Pourquoi pas aujourd’hui ?

— On m’attend à Salerne ; et encore le secret coûte beaucoup d’argent, et je ne vous connais pas.

— Ce n’est pas une raison, puisque je suis assez connu ici pour payer comptant. Combien en voudriez-vous ?

— Deux mille onces82.

— Je vous les donne : sous condition que je ferai moi-même l’augmentation des trente livres que j’ai ici avec la matière que vous me nommerez, et que j’irai acheter moi-même.

— Cela ne se peut pas, car ici cette matière ne se trouve pas ; mais on en a à Naples tant qu’on veut.

— Si c’est un métal, on en trouvera à la Tour du Grec. Nous pouvons y aller ensemble. Pouvez-vous me dire ce que l’augmentation coûte ?

— Un et demi pour cent83 ; mais êtes-vous connu aussi à la Tour du Grec ? Car je serais fâché de perdre mon temps.

— Votre incertitude me fait de la peine.

Il prend alors la plume, il écrit ce billet, et il me le donne : « À vue84. Payez au porteur cinquante onces en or, et mettez-les sur mon compte. – Panagiotti Rodostemo. Al signor Gennaro di Carlo. »

Il me dit qu’il demeurait à deux cents pas de l’auberge, et il m’excite à y aller en personne. J’y vais sans façon, je reçois cinquante onces, et retournant dans ma chambre, où il m’attendait, je les lui mets sur la table. Je lui dis alors de venir avec moi à la Tour du Grec, où nous finirions tout après nous être engagés tous les deux par des écritures réciproques. Ayant ses chevaux, et sa voiture, il fait atteler, me disant noblement de ramasser les cinquante onces.

[124v] À la Tour du Grec, il me fit un écrit dans lequel il s’engagea de me payer deux mille onces d’abord que je lui aurais appris avec quelles matières, et comment il pourrait augmenter le mercure d’un quart sans détérioration de sa perfection égal à celui que j’avais vendu à Portici à sa présence.

Il me fit à cet effet une lettre de change à huit jours de vue sur M. Gennaro de Carlo. Pour lors je lui ai nommé le plomb qui s’amalgamait par nature avec le Mercure, et le Bismuth qui ne servait qu’à rendre parfaite la fluidité qui lui était nécessaire pour passer par le chamois. Le Grec est allé faire cette opération je n’ai pas su chez qui. J’ai dîné tout seul, et je l’ai vu le soir ayant l’air fort triste. Je m’y attendais.

— L’opération est faite, me dit-il, mais le Mercure n’est pas parfait.

— Il est égal à celui que j’ai vendu à Portici. Votre écriture parle clair.

— Mais elle dit aussi sans détérioration de sa perfection. Convenez que sa perfection est détériorée. C’est aussi vrai qu’il n’est plus susceptible d’augmentation.

— Je me tiens à l’explication de l’égalité. Nous plaiderons, et vous aurez tort. Je suis fâché que ce secret deviendra public. Félicitez-vous que quand même vous gagneriez, vous trouverez de m’avoir arraché mon secret pour rien. Je ne vous croyais pas capable, monsieur Panagiotti, de m’attraper ainsi.

— Je suis incapable, monsieur l’abbé d’attraper quelqu’un.

— Savez-vous le secret, ou non ? Vous l’aurais-je dit sans le marché que nous avons fait ? Cela fera rire tout Naples, et les avocats gagneront de l’argent.

— Cette affaire me chagrine déjà beaucoup.

— En attendant voilà vos cinquante onces.

Tandis que je les tirais de ma poche ayant grande peur qu’il les prît, il partit me disant qu’il ne les voulait pas. Nous avons soupé seuls dans notre chambre l’un séparé de l’autre en guerre ouverte ; mais je savais que nous ferions la paix. Il vint le matin me parler, quand je me disposais à partir, et qu’une voiture était déjà prête. Quand je lui ai dit de prendre ses cinquante onces, il me répondit que je devais me contenter d’autre cinquante, et lui rendre sa lettre de change de deux mille. Nous commençâmes alors à parler raison, et au bout de deux heures je me suis rendu. Il me donna encore cinquante onces, nous dînâmes ensemble, nous nous embrassâmes après, et il me fit encore présent d’un billet pour avoir à son magasin de Naples un baril de son muscat, et d’un superbe étui contenant douze rasoirs à manche d’argent de la fameuse fabrique de la tour du Grec85. Nous nous séparâmes parfaitement bons amis. Je me suis arrêté deux jours à [125r] Salerne pour m’acheter des chemises, des bas, des mouchoirs, et tout ce qui m’était nécessaire. Maître d’une centaine de sequins, me portant très bien, et glorieux de mon exploit dans lequel il me semblait de n’avoir rien à me reprocher. La conduite adroite d’esprit que j’avais eueap pour vendre mon secret ne pouvait être réprouvée que par une morale cynique86 qui n’a pas lieu dans le commerce de la vie. Me voyant libre, riche, et sûr de paraître devant mon évêque comme un joli garçon, et non pas comme un gueux, j’ai repris toute ma gaieté, me félicitant d’avoir appris à mes dépens à me défendre des pères Corsini, des joueurs capons, et des femmes mercenaires, et surtout de ceux qui louent en présence87. Je suis parti avec deux prêtres qui allaient vite à Cosenza. Nous fîmes les cent quarante milles88 en vingt-deux heures. Le lendemain de mon arrivée dans cette capitale de la Calabre, j’ai pris une petite voiture et je suis allé à Martorano.

Dans ce voyage fixant mes yeux sur le fameux Mare Ausonium89, je jouissais de me voir au centre de la Magna Graecia90 que le séjour de Pythagore91 avait rendu illustre depuis vingt-quatre siècles. Je regardais avec étonnement un pays renommé par sa fertilité, dans lequel, malgré la prodigalité de la nature, je ne voyais que la misère, et la famine de tout ce charmant superflu qui seul peut faire chérir la vie, et un genre humain qui me rendait honteux songeant que c’était le mien. Telle est la terre de labour92 où on abhorre le labeur, où tout est à vil prix, où les habitants se soulagent d’un fardeau, lorsqu’ils trouvent des gens qui ont la complaisance d’accepter les présents qu’ils leur font en toutes sortes de fruits. J’ai vu que les Romains n’avaient pas eu tort de les appeler brutes au lieu de Brutiens93. Les prêtres mes compagnons riaient, lorsque je leur faisais connaître la crainte que j’avais de la Tarantule94, et du Chersydre95. La maladie qu’ils donnent me paraissait plus épouvantable que la vénérienne. Ces prêtres, m’assurant que c’étaient des fables, se moquaient des Géorgiques de Virgile, et du vers que je leur citais pour justifier ma crainte.

J’ai trouvé l’évêque Bernard de Bernardis mal assis à une pauvre table où il écrivait. Il se leva pour me relever, et au lieu de me bénir, il me serra étroitement contre son sein. Je l’ai vu sincèrement affligé, lorsque je lui ai dit qu’à Naples je n’avais trouvé aucun renseignement pour aller me jeter à ses pieds, et je l’ai vu rasséréné quand je lui ai dit que je ne devais rien à personne, et que je me portais bien.

[125v] Il soupira me parlant sentiment et misère, et ordonnant à un domestique de mettre sur sa table un troisième couvert. Outre ce domestique il avait la plus canonique de toutes les servantes, et un prêtre qui dans le peu de paroles qu’ilaq dit à table me parut un grand ignorant. Sa maison était assez grande, mais mal bâtie, et ruineuse. Elle était si démeublée que pour me faire donner un méchant lit, dans une chambre près de la sienne, il dut me céder un de ses durs matelas. Son dîner pitoyable m’épouvanta. L’attachement qu’il avait à son institut96 lui faisait faire maigre, et l’huile était mauvaise. Il était d’ailleurs homme d’esprit, et qui plus est honnête homme. Il me dit, et j’en fus très surpris, que son évêché, qui cependant n’était pas des plus pauvres, ne lui rendait que cinq cents ducats di regno97 par an, et par surcroît de malheur il était endetté de six cents. Il me dit en soupant que le seul bonheur, dont il jouissait était celui d’être sorti des griffes des moines, dont la persécution avait été pour quinze années de suite son vrai purgatoire. Ces notices98 me mortifièrent, parce qu’elles me firent entrevoir l’embarras dans lequel ma personne devait le mettre. Je le voyais interdit de ce qu’il reconnaissait le triste présent qu’il m’avait fait. Il me paraissait cependant de ne devoir que le plaindre.

Il sourit quand je lui ai demandé s’il avait des bons livres, une société de gens de lettres, une noble coterie pour passer agréablement une ou deux heures. Il me confia que dans tout son diocèse il n’y avait positivement personne, qui pût se vanter de savoir bien écrire, et encore moins qui eût du goût, et une idée de bonne littérature, pas un vrai libraire, et pas un amateur qui fût curieux de la gazette. Il me promit cependant que nous cultiverions les lettres ensemble quand il recevrait les livres qu’il avait ordonnés à Naples.

Cela aurait pu être mais sans une bonne bibliothèque, un cercle, une émulation, une correspondance littéraire était-ce là le pays où je devais me voir établi à l’âge dear18 ans ? En me voyant pensif, et comme abattu par le triste aspect de la vie que je devais me disposer à mener chez lui, il crut m’encourager m’assurant qu’il ferait tout ce qui dépendrait de lui pour faire mon bonheur.

Étant obligé le lendemain d’officier pontificalement99, j’ai vu tout son clergé, et les femmes, et les hommes dont sa cathédrale était pleine. Ce fut dans ce moment-là que je me suis décidé à prendre un parti : bien heureux d’être en état de le prendre. Je n’ai vu que des animaux qui me parurent positivement scandalisés de toute ma superficie100. Quelle laideur dans les femmes ! J’ai clairement dit à Monsignor que je ne me sentais pas la vocation de mourir dans peu de mois martyr dans cette ville. Donnez-[126r] moi lui dis-je, votre bénédiction épiscopale, et mon congé, ou partez vous aussi avec moi, et je vous assure que nous ferons fortune. Résignez votre évêché à ceux qui vous ont fait un si mauvais présent.

Cette proposition le fit rire à reprises pour tout le reste de la journée ; mais s’il l’eût acceptée il ne serait pas mort deux ans après à la fleur de son âge101. Ce digne homme se vit forcé par le sentiment à me demander pardon de la faute qu’il avait faite en me faisant aller là. Se reconnaissant en devoir de me renvoyer à Venise, n’ayant point d’argent et ne sachant pas que j’en avais, il me dit qu’il me renverrait à Naples, où un bourgeois auquel il me recommanderait, me donnerait soixante ducats di regno avec lesquels je pourrais retourner à ma patrie. J’ai accepté son offre avec reconnaissance allant vite tirer hors de ma malle le bel étui de rasoirs que Panagiotti m’avait donné. J’ai eu toutes les peines du monde à le lui faire accepter, car il valait les soixante ducats qu’il me donnait. Il ne le prit que lorsque je l’ai menacé de rester là s’il s’obstinait à le refuser. Il me donna une lettre pour l’archevêque de Cosenza dans laquelle il faisait mon éloge, et il le priait de m’envoyer à Naples à ses frais. Ce fut ainsi que j’ai quitté Martorano soixante heures après y être arrivé ; plaignant l’évêque que j’y laissais, qui versant des larmes me donna de tout son cœur cent bénédictions.

L’évêque de Cosenza homme d’esprit, et riche voulut me loger chez lui. À table, j’ai fait avec épanchement de cœur l’éloge de l’évêque de Martorano ; mais j’ai impitoyablement frondé102 son diocèse ; puis toute la Calabre d’un style si tranchant que monseigneur dut en rire avec toute la compagnie, dont deux dames ses parentes faisaient les honneurs. Ce fut la plus jeune qui s’avisa de trouver mauvaise la satire que j’avais faite de son pays. Elle m’intima la guerre ; mais je l’ai calmée lui disant que la Calabre serait un pays adorable, si un seul quart lui ressemblait. Ce fut, peut-être, pour me prouver le contraire de ce que j’avais dit que le lendemain il donna un grand souper. Cosenza est une ville où un homme comme il faut peut s’amuser, car il y a de la noblesse riche, des jolies femmes, et des infarinés103. Je suis parti le troisième jour avec une lettre de l’archevêque au célèbre Genovesi104.

[126v] J’ai eu cinq compagnons de voyage que j’ai toujours crus corsaires, ou voleurs de profession : aussi eus-je toujours eu soin de ne leur jamais faire voir que j’avais une bourse bien garnie. J’ai toujours dormi avec mes culottes, non seulement pour la garde de mon argent, mais par une précaution que je croyais nécessaire dans un pays où le goût antiphysique est commun.

1743as

Je suis arrivé à Naples le 16 de septembre, et je suis d’abord allé porter à son adresse la lettre de l’évêque de Martorano. C’était à M. Gennaro Palo à S.te Anne. Cet homme dont la tâche ne devait être que de me donner soixante ducats, me dit, après avoir lu la lettre qu’il voulait me loger, parce qu’il désirait que je connusse son fils qui était poète aussi. L’évêque lui disait que j’étais sublime. Après les façons d’usage j’ai accepté faisant porter chez lui ma petite malle. Il me fit d’abord entrer de nouveau dans sa chambre.

a. Orth. pieds. Italianisme : a piedi est au pluriel.

b. Ne craignant pas biffé.

c. Un mot biffé illisible.

d. Quelque sujet de rire biffé.

e. Persuada à biffé.

f. Ayant biffé.

g. Encre plus fine à partir de cet endroit.

h. À la suite, quelques mots soigneusement biffés.

i. Par une raison biffé.

j. Orth. affaires.

k. Orthographe du manuscrit que nous conservons car il peut s’agir d’un tour elliptique (« qu’il a voulu que j’écrive »).

l. Dans le biffé.

m. D’où je voyais biffé.

n. Qu’il avait biffé.

o. Elle partait à pas lents et.

p. Le biffé.

q. Puisse biffé.

r. Le manuscrit porte la trace de plusieurs repentirs en cette fin de phrase : une demi-ligne soigneusement biffée, pratiquement illisible (on déchiffre je l’ai prise […] en possession de […]) ; des corrections apportées dans l’interligne sont elles-mêmes soigneusement biffées et illisibles.

s. À la suite, quelques mots soigneusement biffés, illisibles.

t. Quelques mots soigneusement biffés, s’achevant par que de sa.

u. Son biffé.

v. Une ligne biffée, illisible.

w. Orth. toute.

x. Un mot biffé.

y. Orth. célébrée, le e final étant biffé.

z. Orth. fait.

aa. Puisse biffé.

ab. Trouverais pas biffé.

ac. Par biffé.

ad. Par biffé.

ae. Qui biffé.

af. Orth. part.

ag. Que je la repousse, et que je lui ordonne sérieusement de me laisser dormir biffé.

ah. Espérer en moi biffé.

ai. N’est rien biffé.

aj. Dire biffé.

ak. Orth. Spoleti.

al. Logea biffé.

am. Orth. bout.

an. À la suite, un peu plus d’une ligne soigneusement biffée, avec quelques mots illisibles : […] lecteur a besoin que je lui dise d’avantage, [mon ?] pauvre lecteur est un sot.

ao. Orth. eu.

ap. Me biffé.

aq. Dix-sept biffés. 18 est bien donné en chiffres dans le manuscrit.

ar. La date est donnée dans la marge gauche.

[129r] CHAPITRE IX

Mon court heureux séjour à Naples. D. Antonio Casanova. D. Lelio Caraffa. Je vais à Rome en belle compagnie. J’entre au service du cardinal Acquaviva. Barbaruccia. Testaccio. Frascati.

Je ne me suis pas trouvé embarrassé à répondre à toutes les interrogations qu’il me fit ; maisa je trouvais fort extraordinaires, et singuliers les continuels éclats de rire qui sortaient de sa poitrine à chaque réponse que je lui donnais. La description de la pitoyable Calabre, et de l’état de l’évêque de Martorano faite pour faire pleurer promut1 son rire au point que j’ai cru qu’il lui deviendrait fatal.

Cet homme était gros, gras, et rubicond. Croyant qu’il me bafouait, je pensais à me fâcher, lorsqu’enfin devenu tranquille il me dit avec sentiment que je devais pardonner à son rire, qui venait d’une maladie de famille, dont un de ses oncles était même mort.

— Mort de rire ?

— Oui. Cette maladie, qu’Hypocrateb n’a pas connue, s’appelle li flati2.

— Comment ? Les affections hypocondriaques, qui rendent tristes tous ceux qui les souffrent, vous rendent gai ?

— Mais mes flati au lieu d’influer sur l’hypocondre m’affectent la rate, que mon médecin reconnaît pour l’organe du rire. C’est une découverte.

— Point du tout. Cette notion est même très ancienne3.

— Voyez-vous ! Nous parlerons de cela à table, car j’espère que vous passerez ici quelques semaines.

— Je ne peux pas. Après-demain, au plus tard je dois partir.

— Vous avez donc de l’argent ?

— Je compte sur les soixante ducats que vous aurez la bonté de me donner.

Son rire alors recommença ; et il le justifia après par me dire qu’il avait trouvé plaisante l’idée de me faire rester chez lui tant qu’il voudrait. Il me pria alors d’aller voir son fils qui à l’âge de quatorze ans était déjà grand poète.

Une servante m’ayant conduit à sa chambre, je fus enchanté de trouver dans ce jeune garçon une belle présence4, et des manières faites pour intéresser au premier abord. Après m’avoir très poliment accueilli il me demanda pardon s’il ne pouvait pas s’occuper entièrement de moi étant après à une chanson qui devait aller à la presse5 le lendemain : c’était à l’occasion de la prise d’habit d’une parente de [129v] la duchesse del Bovino à S.te Claire6. Trouvant son excuse très légitime, je me suis offert à l’aider. Il me lut alors sa chanson, et l’ayant trouvée remplie d’enthousiasme, et versifiée à la Guidi 7, je l’ai conseillé de l’appeler ode. Après l’avoir louée où elle le méritait, j’ai osé la corriger où je croyais qu’elle devait l’être en substituant même des vers à ceux que je trouvais faibles. Il me remercia me demandant si j’étais Apollon, et il se mit à la copier pour l’envoyer au collecteur8. Pendant qu’il la copiait j’ai écrit un sonnet sur le même sujet. Palo enchanté m’obligea à y mettre mon nom, et à l’envoyer au collecteur avec son ode.

Pendant que je la recopiais pour la purger de quelques fautes d’Orthographe il est allé chez son père pour lui demander qui j’étais, ce qui le fit rire jusqu’au moment que nous sommes allés à table. On me dressa un lit dans la chambre même de ce garçon ; ce qui me fit beaucoup de plaisir.

La famille de D. Gennaro9 ne consistait que dans ce fils, une fille qui n’était pas jolie, sa femme, et deux vieilles sœurs très dévotes. À souper il eut des gens de lettres. J’ai connu chez lui le marquis Galiani qui commentait Vitruve frère de l’abbé que j’ai connu à Paris vingt ans après, secrétaire d’ambassade du comte de Cantillana10. Le lendemain à souper j’ai connu le célèbre Genovesi qui avait déjà reçu la lettre que l’archevêque de Cosenza lui avait écritec. Il me parla beaucoup d’Apostolo Zeno, et de l’abbé Conti11. Pendant le souper il dit que le moindre péché mortel qu’un prêtre pouvait commettre était celui de dire deux messes dans un même jour pour gagner deux carlins de plus, tandis qu’un séculier qui commettrait le même péché mériterait le feu.

Le lendemain la religieuse prit l’habit, et dans la raccolta12 les compositions qui brillèrent furent les deux de Palo, et de moi. Un Napolitain qui s’appelait Casanova d’abord qu’il sut que j’étais étranger devint curieux de me connaître. Ayant su que je logeais chez D. Gennaro, il vint le complimenter à l’occasion de la fête de son nom13 qu’on célébrait le lendemain de la prise d’habit de la religieuse à S.te Claire.

D. Antonio Casanova, après m’avoir dit son nom, me demanda si ma famille était originairement vénitienne. Je suis, monsieur, lui répondis-je d’un air modeste, un arrière-petit-fils du petit-fils du malheureux Marc-Antoine Casanova, qui fut secrétaire du cardinal Pompée Colonna, et qui mourut de la peste à Rome l’an 1528 sous le pontificat de Clément VII. À cette annonce il vint m’embrasser m’appelant son cousin. Ce fut dans ce moment que toute l’assemblée crut que D. Gennaro allait mourir de rire ; car il ne semblait pas possible de rire ainsi, et de [130r] rester vivant après. Sa femme, d’un air fâché, dit à D. Antonio, que la maladie de son mari lui étant connue, il aurait pu lui épargner cette farce : il lui répondit qu’il ne pouvait pas deviner que la chose fût risible : je ne disais rien, car dans le fond je trouvais cette reconnaissance14 très comique. Quand D. Gennaro devint calme, D. Antonio, sans descendre de son sérieux, m’invita à dîner avec le jeune Palo qui était devenu mon ami inséparable.

La première chose, que mon digne cousin fit, à mon arrivée chez lui, fut de me montrer son arbre généalogique, qui commençait par un D. Francisco frère de D. Jouan. Dans le mien que je savais par cœur, D. Jouan, dont je venais en droite ligne était né posthume15. Il se pouvait qu’il eût eu un frère de Marc-Antoine ; mais quand il sut que le mien commençait par D. Francisco Aragonnais qui existait16 à la fin du quatorzième siècle, et que par conséquent toute la généalogie de la maison illustre des Casanova de Sarragosse devenait la sienne, il en fut si ravi qu’il ne savait plus que faire pour me convaincre que le sang qui circulait dans ses veines était le mien.

Le voyant curieux de savoir par quelle aventure j’étais à Naples, je lui ai dit qu’ayant embrassé l’état d’ecclésiastique après la mort de mon père, j’allais chercher fortune à Rome. Quand il me présenta à sa famille il me parut de n’être pas bien reçu de sa femme ; mais sa fille jolie, et sa nièce encore plus jolie m’auraient facilement fait croire à la fabuleuse force du sang. Il me dit après dîner que la duchesse del Bovino s’étant montrée curieuse de savoir qui était cet abbé Casanova, il se ferait un honneur de me présenter au parloir en qualité de son parent.

Comme nous étions tête à tête, je l’ai prié de me dispenser, n’étant équipé que pour mon voyage. Je lui ai dit que je devais ménager ma bourse pour ne pas arriver à Rome sans argent. Charmé d’entendre cette raison, et convaincu de sa validité, il me dit qu’il était riche, et que je devais sans nul scrupule lui permettre de me conduire chez un tailleur. Il m’assura que personne n’en saurait rien, et qu’il resterait très mortifié, si je me refusais au plaisir qu’il désirait. Je lui ai alors serré la main, lui disant que j’étais prêt à faire tout ce qu’il voulait. Il me conduisit donc chez un tailleur qui me prit toutes les mesures qu’il ordonna ; et qui me porta le lendemain chez D. Gennaro tout ce quid était nécessaire pour comparaître17 au plus noble des abbés. D. Antonio arriva après, resta à dîner chez D. Gennaro,e puis il me conduisit chez la duchesse avec le jeune Palo. Pour me gracieuser18 à la napolitaine, elle me tutoya au premier abord. Elle était avec sa fille qui avait dix à douze ans, très jolie, et qui quelques années après devint duchesse de Matalona. Elle me fit présent d’une tabatière [130v] d’écaille blonde19 toutef couverte d’arabesques incrustéesg en or. Elle nous pria à dîner pour le lendemain nous disant qu’après nous irions à S.te Claire faire une visite à la nouvelle religieuse.

Sortant de la maison Bovino je suis allé tout seul au magasin de Panagiotti pour recevoir le baril de Muscat. Le chef du magasin me fit le plaisir de diviser le baril en deux petits que j’ai fait porter un à D. Gennaro, l’autre à D. Antonio. Sortant du magasin j’ai rencontré le brave Grec, qui me revit avec plaisir. Devais-je rougir à la présence de cet homme que je savais d’avoir trompé ? Point du tout, car il trouvait au contraire que j’en avais agi avec lui en très galant homme.

D. Gennaro, à souper, me remercia sans rire de mon précieux présent. Le lendemain D. Antonio en échange du bon muscat que je lui avais envoyé me fit présent d’une canne qui valait au moins vingt onces20, et son tailleur me porta un habit de voyage, et une redingote bleue à boutonnières d’or, le tout du plus fin drap. Je ne pouvais pas être mieux étoffé21. J’ai connu chez la duchesse del Bovino le plus sage de tous les Napolitains, l’illustre D. Lelio Caraffa des ducs de Matalone22, que le roi D. Carlos23 aimait particulièrement, et honorait du nom d’ami.

Au parloir de S.te Claire j’ai passé deux heures brillantes, tenant tête, et satisfaisant par mes réponses à la curiosité de toutes les religieuses qui étaient aux grilles. Si ma destinée m’avait laissé rester à Naples j’y aurais fait fortune ; mais il me semblait de devoir aller à Rome malgré que je n’eusse aucun projet. Je me suis constamment refusé aux instances de D. Antonio, qui m’offrait l’emploi le plus honorable dans plusieurs maisons principales qu’il me nomma pour être le directeur des études du premier rejeton de la famille.

Le dîner de D. Antonio fut magnifique ; mais j’y fus rêveur, et de mauvaise humeur, parce que sa femme me regardait de travers. Je l’ai plusieurs fois observée qu’après avoir regardé mon habit, elle parlait à l’oreille de son voisin. Elle avait tout su. Il y a dans la vie des situations auxquelles je n’ai jamais pu m’adapter. Dans la plus brillante compagnie, une seule personne qui y figure, et qui me lorgne, me démonte ; l’humeur me vient, et je suis bête. C’est un défaut.

D. Lelio Caraffa me fit offrir des gros appointements, si je voulais rester auprès de son neveu duc de Matalone24 qui avait alors dix ans pour diriger ses études. Je fus le remercier, le suppliant de devenir mon vrai bienfaiteur me donnant une bonne lettre de recommandation pour Rome. Ce seigneur m’en a envoyé le lendemain deux, dont une [131r] était adressée au cardinal Acquaviva25, l’autre au père Georgi puissant Padrasse26.

Je me suis vite déterminé à partir quand j’ai vu qu’on voulait absolument me procurer l’honneur de baiser la main à la reine. Il était évident que répondant aux interrogations qu’elle m’aurait faites, j’aurais dû lui dire que je venais de quitter Martorano, et lui parler du misérableh évêché que son intercession avait produit à ce bon minime. Outre cela, cette princesse connaissait ma mère, et nulle raison aurait pu l’empêcher de dire ce qu’elle était à Dresde, D. Antonio en aurait été scandalisé, et ma généalogie serait devenue ridicule. Je connaissais les suites immanquables, et ennuyeuses des préjugés courants, je serais tombé tout à plat ; j’ai pris le beau moment de partir. D. Antonio me fit présent d’une montre à caisse27 d’écaille incrustée en or, et me donna une lettre pour D. Gaspar Vivaldi28 qu’il appelait le meilleur de ses amis. D. Gennaro me donna soixante ducats, et son fils me pria de lui écrire, me jurant une amitié éternelle. Ils m’accompagnèrent tous pleurant comme moi à une voiture, où j’avais pris la dernière place.

La fortune depuis mon débarquement à Chiozza jusqu’à Naples m’avait indignement traité. Ce fut à Naples où j’ai commencé à respirer, et Naples me fut toujours propice, comme on verra dans la suite de ces mémoires. Je me suis vu à Portici dans l’affreux moment où mon esprit allait s’avilir, et contre l’avilissement de l’esprit il n’y a pas de remède. On ne peut pas le relever. C’est un découragement qui n’admet plus de ressource. L’évêque de Martorano avec sa lettre à D. Gennaro m’a dédommagé de tout le mal qu’il m’avait fait. Je ne lui ai écrit que de Rome.

Occupé par la belle rue de Toledo29, et à essuyer mes larmes, je n’ai songé à regarder les physionomies de mes trois compagnons de voyage qu’à la porte de la grande ville. L’homme de quarante à cinquante ans que j’avais à mon côté avait la physionomie agréable, et alertei. Les deux femmes assises sur le derrière étaient jeunes, et jolies : leur vêtement était fort propre, leur air libre, et en même temps honnête. Nous arrivâmes à Averse dans le plus grand silence, où le voiturier nous ayant avertis qu’il ne s’arrêterait que pour faire boire ses mules nous ne descendîmes pas. Vers le soir nous nous arrêtâmes à Capoue. Chose incroyable ! Je n’ai jamais ouvert la bouche pendant toute la journée, écoutant avec plaisir le jargon de l’homme qui était napolitain, et le beau langage des deux sœurs qui étaient romaines. Ce fut pour la première fois de ma vie que j’eus la constance de passer cinq heures sans parler, me trouvant vis-à-vis de deux filles ou femmes charmantes. On nous donna à Capoue une chambre à deux lits ; cela va sans dire. Mon voisin fut alors celui qui dit en me regardant :

— J’aurai donc l’honneur de me [131v] coucher avec M. l’abbé.

— Je vous laisse le maître monsieur, lui répondis-je d’un air froid, de disposer même autrement.

Cette réponse fit faire un sourire à celle que je trouvais déjà plus jolie. J’ai bien auguré.

À souper nous fûmes cinq, parce que l’usage est que quand le voiturier en force de son accord30 doit nourrir ses passagers, il mange avec eux. Dans les propos indifférents de table, j’ai trouvé la décence, et l’esprit du monde. Cela me rendit curieux. Je suis descendu après souper pour savoir du voiturier la qualité des trois personnes. L’homme, me dit-il, est avocat, et une des deuxj sœurs est son épouse ; mais j’ignore laquelle.

Je leur ai fait la politesse de me coucher le premier, comme de me lever, et sortir pourk laisser les dames en pleine liberté. Je ne suis rentré qu’appelé pour prendre du café. Je l’ai loué, et la plusl aimable me promit cem joli cadeau tous les jours.

Un barbier vint, qui après avoir rasé l’avocat, m’offrit, d’un air qui ne me plut pas, le même service. Lui ayant répondu que je n’avais pas besoin de lui, il me répondit aussi que la barbe était une malpropreté, et il s’en alla.

D’abord que nous fûmes dans la voiture, l’avocat dit que presque tous les barbiers étaient insolents.

— C’est à savoir, dit la belle, si la barbe soit, ou non, une malpropreté.

— Oui, lui répond l’avocat, car c’est un excrément31.

— Cela se peut, lui dis-je, mais on ne le regarde pas comme tel ; appelle-t-on excrément les cheveux, qu’au contraire on nourrit, et dont on admire la beauté, et la longueur ?

— Par conséquent, reprit la dame, le barbier est un sot.

— Mais encore, lui dis-je, est-ce que j’ai une barbe ?

— Je le croyais.

— Je commencerai donc à me faire raser à Rome. C’est la première fois que je m’entends faire ce reproche.

— Ma chère femme, dit l’avocat, tu devais te taire, car il se peut que M. l’abbé aille à Rome pour se faire capucin32.

Cette saillie33 me fit rire ; mais je n’ai pas voulu rester court. Je lui ai dit qu’il avait deviné ; mais que l’envie de me faire capucin m’était passée d’abord que j’avais vu madame. Riant aussi il me répondit que sa femme aimait à la folie les capucins ; et qu’ainsi je ne devais pas quitter ma vocation. Ce propos badin nous ayant entraînésn dans plusieurs autres nous passâmes notre journée agréablement jusqu’à Garillan où les jolis propos nous dédommagèrent du mauvais souper. Mon inclination naissante se nourrissait trouvant la nourrice complaisante.

Le lendemain d’abord que nous fûmes dans la voiture la belle dame me demanda, si avant d’aller à Venise je comptais de faire quelque séjour à Rome. Je lui ai répondu que ne connaissant personne à Rome j’avais peur de m’y ennuyer. Elle me dit qu’on y aimait les étrangers, et qu’elle était sûre que [132r] je m’y plairais :

— Je pourrais donc espérer que vous permettriez que je vous fisse ma cour ?

— Vous nous feriez honneur, dit l’avocat.

La belle rougit, j’ai fait semblant de ne pas la voir, et dans des charmants propos nous passâmes la journée si agréablement que la précédente. Nous nous arrêtâmes à Terracina, où on nous donna une chambre à trois lits ; deux étroits, et un large entre les deux. Ce fut tout simple que les deux sœurs se couchèrent ensemble dans le grand lit, tandis que je causais à table avec l’avocat ayant tous les deux le dos tourné vers elles. L’avocat alla se coucher dans le lit où il vit son bonnet ; et moi dans l’autre qui n’était distant du grand que d’un pied, sa femme se trouvant de mon côté. Sans fatuité, je n’ai pas pu me déterminer à croire que cet arrangement n’ait dépendu que du hasard. Je brûlais déjà pour elle.

Je me déshabille, j’éteins la chandelle, et je me couche ruminant un projet très inquiétant, car je n’osais ni l’embrasser, ni le rejeter. Je ne pouvais pas m’endormir. Une très faible lueur qui me laissait voir le lit où cette charmante femme était couchée me forçait à tenir les yeux ouverts. Dieu sait à quoi je me serais décidé à la fin, car il y avait déjà une heure que je combattais, lorsque jeo l’ai vue sur son séant, puis sortir du lit, faire le tour très doucement, et aller dans le lit de son mari. Après cela, jep n’ai plus entendu le moindre bruit.

Cet événement me déplut au suprême degré, me dépita, et me dégoûta tellement, que me tournant de l’autre côté, je me suis endormi pour ne me réveiller qu’à la pointe du jour ;q j’ai vu la dame dans son lit.

Je m’habille de très mauvaise humeur, et je sors les laissant tous endormis. Je vais me promener, et je ne retourne à l’auberge que dans le moment que la voiture étant prête à partir, les dames, et l’avocat m’attendaient.

La belle d’un air doux, et obligeant se plaint de ce que je n’avais pas voulu de son café. Je m’excuse sur le besoin que j’avais eu d’aller me promener. J’ai passé toute la matinée, non seulement sans parler ; mais sans la regarder. Je me plaignais d’un grand mal aux dents. Elle me dit à Piperno, où nous avons dîné, que ma maladie était de commande. Ce reproche me fit plaisir car il me mettait en droit de venir à une explication.

L’après-dîner j’ai joué le même rôle jusqu’à Sermoneta, où nous devions coucher, et où nous arrivâmes de très bonne heure. La journée étant belle, la dame dit qu’elle irait volontiers faire quatre pas, me demandant d’un air honnête, si je voulais lui donner le bras. J’y ai d’abord consenti. La politesse ne me permettait pas de faire autrement. J’avais le cœur navré. Il me tardait de retourner à être le même ; mais après une explication qu’il fallait amener ;r et je ne savais pas comment.

D’abord que je me suis vu assez éloigné de son mari qui donnait le bras à sa sœur, je lui ai demandé à quoi elle pouvait avoir connu que mon mal aux dents [132v] était de commande.

— Je suis franche. À la différence trop marquée de votre procédé : au soin que vous avez eu de vous abstenir de me regarder dans toute la journée. Le mal aux dents ne pouvant pas vous empêcher d’être poli, je l’ai jugé de commande. D’ailleurs, je sais qu’aucun de nous n’a pu donner motif à votre changement d’humeur.

— Il doit cependant avoir eu quelque motif. Vous n’êtes, madame, qu’à moitié, sincère.

— Vous vous trompez monsieur. Je le suis entièrement ; et si je vous ai donné un motif, je l’ignore, ou je dois l’ignorer. Ayez la bonté de me dire en quoi je vous ai manqué.

— En rien ; car je n’ai droit à aucune prétention.

— Oui34 : vous avez des droits. Les mêmes que j’ai ; et que la bonne société accorde à tous les membres qui la composent. Parlez. Soyez aussi franc que moi.

— Vous devez ignorer le motif : c’est-à-dire faire semblant de l’ignorer : c’est vrai. Convenez aussi que mon devoir est celui de ne pas vous le dire.

— À la bonne heure. Actuellement tout est dit ; mais si votre devoir est celui de ne pas me dire la raison de votre changement d’humeur, le même devoir vous oblige à ne pas faire connaître ce changement. La délicatesse ordonne quelquefois à l’homme poli de cacher certains sentiments, qui peuvent compromettre. C’est une gêne de l’esprit ; je le sais ; mais elle vaut la peine quand elle ne sert qu’à rendre plus aimable celui qui l’exerce.

Un raisonnement filé avec cette force me fit rougir de honte. J’ai collé mes lèvres sur sa main lui disant que je reconnaissais mon tort, et qu’elle me verrait à ses pieds pour lui demander pardon, si nous n’étions pas dans la rue. N’en parlons donc plus, me dit-elle, et pénétrée de mon prompt retour35, elle me regarda d’un air qui peignait le pardon si bien que je n’ai pas cru de devenir plus coupable décollant de sa main mes lèvres pour les laisser aller sur sa belle bouche riante.

Ivre de mon bonheur, je suis passé de la tristesse à la joie si rapidement que l’avocat dit, durant le souper, cent plaisanteries sur ma douleur de dents, et sur la promenade qui m’en avait guéri. Le lendemain nous dînâmes à Veletri36, et de là nous allâmes nous coucher à Marino, où malgré la quantité de troupes nous eûmes deux petites chambres, et un assez bon souper.

Je ne pouvais pas désirer d’être mieux avec cette charmante Romaine. Je n’avais reçu d’elle qu’un gage ; mais c’était celui de l’amour le plus solide, qui m’assurait qu’elle serait toute à moi à Rome. Dans la voiture nous nous parlions des genoux plus que des yeux, et par là nous nous assurions que notre langage ne pouvait être entendu de personne.

L’avocat m’avait dit qu’il allait à Rome pour terminer une cause ecclésiastique37, et qu’il logerait à la Minerve38 chez sa belle-mère. Il tardait à sa femme de la revoir depuis deux ans qu’elle l’avait quittée, et sa sœur espérait de rester à Rome devenant épouse d’un employé à la banque du S.t Esprit39. Invité à leur société, je leur ai promis d’en profiter tant que mes affaires me le permettraient.

[133r] Nous étions au dessert lorsque ma belle, admirant la beauté de ma tabatière, dit à son mari qu’elle avait grande envie d’en posséder une dans ce goût-là. Il la lui promit.

— Achetez, lui dis-je alors, celle-ci ; je vous la donne pour vingt onces. Vous les paierez au porteur du billet que vous me ferez. Ce sera un Anglais auquel devant cette somme, je saisis volontiers l’occasion de la lui faire payer.

— La tabatière, me répondit l’avocat vaut les vingt onces, et je serais charmé de la voir entre les mains de ma femme, qui par là se souviendrait avec plaisir de votre personne ; mais je n’en ferai rien que vous la payant argent comptant.

Voyant que je n’y consentais pas, sa femme lui dit qu’il lui serait égal de me faire le billet au porteur dont j’avais besoin. Il lui dit alors, en riant, de se garder de moi, car c’était de ma part une fine friponnerie. Tu ne vois pas, lui dit-il, que son Anglais est imaginaire ? Il ne paraîtra jamais, et la tabatière nous restera pour rien. Cet abbé, ma chère femme, est un grand fripon. Je ne croyais pas, lui répondit-elle en me regardant, qu’il ys eût au mondet des fripons de cette espèce. Je lui ai dit tristement que je voudrais bien être assez riche pour exercer des friponneries pareilles.

Mais voici un événement qui me combla de joie. Dans la chambre où nous soupions il y avait un lit, et un autre dans un cabinet contigu qui n’avait pas de porte, et où on ne pouvait entrer que passant par la chambre. Les deux sœurs naturellement choisirent le cabinet. Après qu’elles se furent couchées, l’avocat se coucha aussi, et moi le dernier ; avant d’éteindre la chandelle, j’ai mis la tête dans le cabinet pour leur souhaiter un bon sommeil. Ce fut pour voir de quel côté la mariée se trouvait. J’avais un projet tout fait.

Mais quelles malédictions n’ai-je données à mon lit quand j’ai entendu l’épouvantable bruit qu’il fit quand je m’y suis mis ? Me sentant sûr de la complaisance de la dame, malgré qu’elle ne m’eût rien promis, j’attends que l’avocat ronfle, et je veux me lever pour aller lui faire une visite ; mais d’abord que je veux me lever, voilà le lit qui crie, et l’avocat qui se réveillant allonge un bras. Il sent que je suis là, et il se rendort. Une demi-heure après, je tente la même chose, le lit me fait le même lazzi40, et l’avocat me fait l’autre. Sûr que j’étais là, il se rendort de nouveau ; mais la maudite indiscrétion de ce lit me fait prendre le parti d’abandonner mon projet. Mais voilà un coup unique.

Un grand bruit de gens qui montent, et descendent, qui vont, qui viennent se fait entendre par toute la maison. Nous entendons des coups de fusil, le tambour, l’alarme, on appelle, on crie, on frappe à notre porte, l’avocat me demande ce que c’était, je lui réponds que je n’en savais rien, le priant de me laisser dormir. Les sœurs épouvantées nous demandent au nom de Dieu de la lumière. L’avocat se lève en chemise pour aller en chercher, et je me lève aussi. Je veux refermer la porte ; et je la ferme ; mais le ressort saute de façon que je vois qu’on ne peut plus l’ouvrir qu’avec la clef, que je n’avais pas. Je vais au lit des deux sœurs pour leur faire courage41 dans la confusion qu’on entendait, et dont j’ignorais la cause. Leur disant que l’avocat allait revenir d’abord [133v] avec de la lumière, je me procure des faveurs d’importance. La faible résistance m’enhardit. Ayant peur de perdre un temps précieux,u je m’incline, et pour serrer le cher objet entre mes bras, je me laisse tomber sur lui. Les planches qui soutenaient le matelas se dérangeant, le lit précipite42. L’avocat frappe, la sœur se lève, ma déesse me prie de la laisser, je dois céder à ses prières, je vais à tâtons à la porte, disant à l’avocat que le ressort étant tombé je ne pouvais pas l’ouvrir. Il redescend pour aller chercher la clef. Les deux sœurs en chemise étaient derrière moi. Espérant d’avoir le temps de finir, j’allonge mes bras ; mais me sentant rudement repoussé je m’aperçois que ce devait être sa sœur. Je me saisis de l’autre. L’avocat étant à la porte avec un clavier43, elle me prie au nom de Dieu d’aller me coucher, car son mari, me voyant dans l’état épouvantable où je devais être, devinerait tout. Sentant mes mains poisseuses, j’entends très bien ce qu’elle voulait me dire, et je vais vite dans mon lit. Les sœurs se retirent aussi dans le leur ; et l’avocat entre.

Il va d’abord dans le cabinet pour les rassurer ; mais il éclate de rire quand il les voit enfoncées dans le lit tombé. Il m’excite à aller les voir, et comme de raison je m’en dispense. Il nous conte que cettev alarme venait de ce qu’un détachement allemand avait surpris les troupes espagnoles qui étaient là, et qui à cause de cela décampaient. Dans un quart d’heure il n’y eut plus personne, et le silence succéda à tant de confusion. Après m’avoir fait compliment sur ce que je n’avais pas bougé de mon lit, il vint se recoucher.

J’ai attendu sans dormir la pointe du jour pour descendre, me laver, et changer de chemise. Quand j’ai vu l’état dans lequel j’étais j’ai admiré la présence d’esprit de mon amour. L’avocat aurait deviné tout. Non seulement ma chemise, et mes mains étaient souillées, mais, je ne sais pas comment, mon visage aussi. Hélas ! il m’aurait jugé coupable, et je ne l’étais pas tout à fait. Cette camisade44 est sur l’histoire ; mais elle ne fait pas mention de moi. Je ris toutes les fois que je la lis sur l’élégant de Amicis45, qui écrivit mieux que Sallustew.

La sœur de ma divine boudait au café ; mais sur la figure de l’ange que j’aimais, je voyais l’amour, l’amitié, et la satisfaction. C’est un grand plaisir que celui de se sentir heureux ! Peut-on l’être sans le sentir ? Les théologiens disent qu’oui. Il faut les envoyer paître. Je me voyais possesseur de D.x Lucrezia46, c’est ainsi qu’elle s’appelait, sans avoir rien obtenu.y Ni ses yeux, ni le moindre de ses gestes me désavouait quelque chose. Nos rires avaient pour prétexte l’alarme des Espagnols ; mais ce n’était que l’incident inconnu à elle-même.

Nous arrivâmes à Rome de très bonne heure. À la Tour, où nous avons mangé une omelette, j’ai fait à l’avocat les plus tendres caresses ; je l’ai appelé papa, je lui ai donné cent baisers ; et je lui ai prédit la naissance d’un garçon, obligeant sa femme à lui jurer qu’elle le lui donnerait. Après cela, j’ai dit tant de jolies choses à la sœur de mon adorée qu’elle dut [134r] me pardonner le précipice du lit. En les quittant je leur ai promis une visite le lendemain. On m’a descendu à une auberge près de la place d’Espagne, d’où le voiturier les a conduits à leur maison à la Minerve.

Me voilà donc à Rome bien en équipage, assez pourvu d’argent, bien en bijoux, assez pourvu d’expérience, avec des bonnes lettres de recommandation, parfaitement libre, et dans un âge où l’homme peut compter sur la fortune, s’il a un peu de courage, et une figure qui prévienne à sa faveur ceux qu’il approche. Ce n’est pas de la beauté ; mais quelque chose qui vaut mieux, que j’avais, et que je ne sais pas ce que c’est. Je me sentais fait pour tout. Je savais que Rome était la ville unique, où l’homme, partant du rien, était souvent monté très haut ; et il n’est pas étonnant que je crusse en avoir toutes les qualités requises : mon garant était un amour-propre effréné, dont l’inexpérience m’empêchait de me méfier.

L’homme fait pour faire fortune dans cette ancienne capitale de l’Italie doit être un Caméléon susceptible de toutes les couleurs que la lumière réfléchit sur son atmosphère47. Il doit être souple, insinuant, grand dissimulateur, impénétrable, complaisant, souvent bas, faux sincère, faisant toujours semblant de savoir moins de ce qu’il sait, n’ayant qu’un seul ton de voix, patient, maître de sa physionomie, froid comme glace lorsqu’un autre à sa place brûlerait ; et s’il a le malheur de ne pas avoir la religion dans le cœur, il doit l’avoir dans l’esprit, souffrant en paix, s’il est honnête homme, la mortification de devoir se reconnaître pour hypocrite. S’il abhorre cette fiction, il doit quitter Rome, et aller chercher fortune en Angleterre. De toutes ces qualités nécessaires, je ne sais pas si je me vante, ou si je me confesse, je ne possédais que la seule complaisance, qui, étant isolée, est un défaut. J’étais un étourdi intéressant, un assez beau cheval d’une bonne race, non dressé, ou mal, ce qui est encore pire.

J’ai d’abord porté au père Georgi la lettre de D. Lelio. Ce savant moine possédait l’estime de toute la ville. Le pape avait pour lui une grande considération, parce que n’étant pas ami des jésuites, il ne se masquait pas. Les jésuites d’ailleurs se croyaient assez forts pour le mépriser.

Après avoir attentivement lu la lettre, il me dit qu’il était prêt à être mon conseil48, et que par conséquent il ne tiendrait qu’à moi de le rendre responsable que rien ne m’arriverait de sinistre, car avec une bonne conduite l’homme n’a point de malheurs à craindre. M’ayant interrogé de ce que je voulais faire à Rome, je lui ai répondu que ce serait lui qui me le dirait.

— Cela peut être. Venez donc chez moi souvent, et ne me cachez rien, rien, [134v] rien de tout ce qui vous regarde, et de tout ce qui vous arrive.

— D. Lelio m’a aussi donné une lettre pour le cardinal Acquaviva.

— Je vous en fais compliment, car c’est l’homme qui à Rome peut plus que le pape.

— Irai-je la lui porter d’abord ?

— Non. Je le préviendrai ce soir : venez ici demain matin. Je vous dirai où, et à quelle heure vous irez la lui remettre. Avez-vous de l’argent ?

— Assez pour pouvoir me suffire au moins un an.

— Voilà qui est excellent. Avez-vous des connaissances ?

— Aucune.

— N’en faites pas sans me consulter, et surtout n’allez pas aux cafés : et aux tables d’hôte, si vous pensez d’y aller, écoutez, et ne parlez pas. Fuyez les interrogateurs, et si la politesse vous oblige à répondre, éludez la demande, si elle peut tirer à conséquence. Parlez-vous français ?

— Pas le mot.

— Tant pis : vous devez l’apprendre. Avez-vous fait vos études ?

— Mal. Mais je suis infarinato au point que je me soutiens en cercle49.

— C’est bon ; mais soyez circonspect, car Rome est la ville des infarinati, qui se démasquent entr’eux, et se font toujours la guerre. J’espère que vous porterez la lettre au cardinal, vêtu en modeste abbé, et non pas dans ce galant habit, qui n’est pas fait pour conjurer la fortune50. Adieu donc jusqu’à demain.

Très content de ce moine, je suis allé au Campo di fiore pour porter la lettre de mon cousin D. Antonio à D. Gaspar Vivaldi. Ce brave homme m’a reçu dans sa bibliothèque, où il était avec deux abbés respectables. Après m’avoir fait le plus gracieux accueil, D. Gaspar me demanda mon adresse, me priant à dîner pour le lendemain. Il me fit le plus grand éloge du père Georgi, et m’accompagnant jusqu’à l’escalier, il me dit qu’il me remettrait le lendemain la somme que D. Antonio lui ordonnait de me compter.

Voilà encore de l’argent que mon généreux cousin me donnait, et que je ne pouvais pas refuser. Il n’est pas difficile de donner ; mais de savoir donner. En retournant chez moi j’ai rencontré le père Steffano, qui toujours le même me fit cent caresses. Je devais avoir une sorte de respect pour cet original méprisable, dont la providence s’était servie pour me garantir du précipice. F. Steffano, après m’avoir dit qu’il avait obtenu du pape tout ce qu’il désirait, m’avertit que je devais éviter la rencontre du sbire qui m’avait donné les deux sequins, car se trouvant trompé il voulait se venger. Le coquin avait raison. J’ai dit à F. Steffano de faire que le sbire dépose mon billet chez un marchand, où, quand je sauraisz qui c’était, j’iraisaa le retirer. La chose fut faite ainsi, j’ai payé les deux sequins, et cette vilaine affaire fut finie.

J’ai soupé à table d’hôte avec des Romains, et des étrangers suivant fidèlement le conseil du père Georgi. On a dit beaucoup du mal du pape, et du Cardinal ministre qui était la cause que l’état ecclésiastique était inondé de quatre-vingt mille hommes entre Allemands, et Espagnols. Ce qui me surprit [135r] fut qu’on mangeait gras, malgré que ce fût un samedi51 ; mais à Rome plusieurs surprises ne me durèrent que huit jours. Il n’y a point de ville chrétienne catholique au monde, où l’homme soit moins gêné en matière de religion qu’à Rome. Les Romains sont comme les employés à la ferme du tabac52, auxquels il est permis d’en prendre gratis tant qu’ils veulent. On y vit avec la plus grande liberté, à cela près, que les ordini santissimi53 sont autant à craindre que l’étaient les lettres de cachet54 à Paris avant l’atroce révolutionab.

1743ac

Ce fut le lendemain premier d’octobre de l’année 1743 que j’ai enfin pris la résolution de me faire raser. Mon duvet était devenu barbe. Il me parut de devoir commencer à renoncer à certains privilèges de l’adolescence. Je me suis habillé à la romaine en tout point, comme le tailleur de D. Antonio avait voulu. Le père Georgi parut fort content, quand il me vit habillé ainsi. Après m’avoir fait prendre avec lui une tasse de chocolat, il me dit que le cardinal avait été prévenu par une lettre du même D. Lelio, et que S. E.55 me recevrait vers midi à villa Negroni 56 où il se promènerait. Je lui ai dit que je devais dîner chez M. Vivaldi, et il me conseilla d’aller le voir souvent.

À villa Negroni, d’abord que le cardinal me vit, il s’arrêta pour recevoir la lettre, se séparant de deux personnes qui l’accompagnaient. Il la mit dans sa poche sans la lire. Après avoir passé en silence deux minutes qu’ilad employa à me regarder, il me demanda si je me sentais du goût pour les affaires politiques. Je lui ai répondu que jusqu’à ce moment-là je ne m’avais découvert que des goûts frivoles, et que partant je n’oserais lui répondre que du plus grand empressement que j’aurais à exécuter tout ce que S. E. m’ordonnerait, s’il me trouvait digne d’entrer à son service. Il me dit d’abord d’aller le lendemain à son hôtel57 parler à l’abbé Gama58, auquel il communiquerait ses intentions. Il faut, me dit-il, que vous vous appliquiez bien vite à apprendre le français. C’est indispensable. Après m’avoir demandé comment D. Lelio se portait, il me laissa, me donnant sa main à baiser.

De là je suis allé à Campo di fiore, où D. Gaspar me fit dîner en compagnie choisie. Il était garçon59, et il n’avait autre passion que celle de la littérature. Il aimait la poésie latine plus encore que l’italienne, et son favori était Horace que je savais par cœur. Après dîner, il me donna cent écus romains60 pour le compte de D. Antonio Casanova. Après m’avoir fait signer la quittance, il me dit que je lui ferais un vrai plaisir toutes les fois que j’irais le matin à sa bibliothèque prendre du chocolat avec lui.

En partant de sa maison, je suis allé à la Minerve. Il me tardait de voir la surprise de D. Lucrezia, et d’Angelica sa sœur. Pour trouver sa maison j’ai demandé où demeurait D. Cicilia Monti. C’était sa mère.

J’ai vu une jeune veuve qui paraissait sœur de ses filles. Elle n’a pas eu besoin que je m’annonçasse, car elle m’attendait. Ses filles vinrent, et leur abord m’amusa un moment, car je ne leur paraissais pas le même. D. Lucrezia me présenta sa sœur cadette qui n’avait qu’onze ans, et son frère abbé qui en avait quinze joli au possible.

[135v] J’ai gardé un maintien fait pour plaire à la mère : modestie, respect, et démonstrations du plus vif intérêt que tout ce que je voyais devant moi devait m’inspirer. L’avocat arriva, et, surpris de me trouver tout nouveau, fut flatté que je me souvinsse de lui donner le nom de père. Il entama des propos pour rire ; et je les ai suivis, mais très éloigné de leur donner le vernis de gaieté, qui nous faisait tant rire dans la voiture. Il me dit qu’en me faisant la barbe je l’avais donnée à mon esprit61. D. Lucrezia ne savait que juger de mon changement d’humeur. J’ai vu arriver sur la brune62 des femmes ni belles ni laides, et cinq ou six abbés tous faits pour être étudiés. Tous ces messieurs écoutèrent avec la plus grande attention tout ce que j’ai dit, et je les ai laissés maîtres de leurs conjectures. D. Cicilia dit à l’avocat qu’il était bon peintre ; mais que ses portraits n’étaient pas ressemblants : il lui répondit qu’elle ne me voyait qu’en masque63, et j’ai fait semblant de trouver sa raison mortifiante. D. Lucrezia dit qu’elle me trouvait absolument le même, et D. Angelica soutint que l’air de Rome donnait aux étrangers absolument uneae autre apparence. Tout le monde applaudit à sa sentence, et elle rougit de plaisir. Au bout deaf quatre heures je me suis évadé ; mais l’avocat me courut après pour me dire que D. Cicilia désirait que je devinsse l’ami de la maison, maître d’y aller sans étiquette à toutes les heures. Je suis retourné à mon auberge, désirant d’avoir plu autant que cette compagnie m’avait enchanté.

Le lendemain, je me suis présenté à l’abbé Gama. C’était un Portugais, qui montrait quarante ans, jolie figure qui affichait la candeur, la gaieté, et l’esprit. Son affabilité voulait inspirer la confiance. Sa langue, et ses manières étaient telles qu’il aurait pu se dire romain. Il me dit avec des phrases sucrées, que S. E. elle-même avait donné des ordres à son maître d’Hôtel pour ce qui regardait mon logement dans le palais. Il me dit que je dînerais, et souperais avec lui à la table de la secrétairerie, et qu’en attendant que j’eusse appris la langue française, je m’exercerais sans me gêner à faire des extraits de lettres qu’il me donnerait. Il me donna alors l’adresse du maître de langue auquel il avait déjà parlé. C’était un avocat romain nommé Dalacqua, qui demeurait positivement vis-à-vis du palais d’Espagne.

Après cette courte instruction, et m’avoir dit que je pouvais compter sur son amitié, il me fit conduire chez le maître d’hôtel, qui après m’avoir fait signer mon nom au bas d’une feuille d’un grand livre remplie d’autres noms, il me donna d’avance comme appointements de trois mois soixante écus romains en billets de banque64. Il monta ensuite avec moi au troisième étage suivi d’un estaffier65 pour me conduire à mon appartement. C’était une antichambre suivie d’une chambre avec alcôve côtoyée de cabinets, le tout meublé très proprement. Après cela nous sortîmes ; et le domestique me donnant la clef me dit qu’il viendrait me servir tous les matins. Il me conduisit à la porte pour me faire connaître au portier. Sans perdre alors le moindre temps, je suis allé à mon auberge pour faire porter au palais d’Espagne tout mon petit équipage. C’est toute l’histoire de ma subite installation dans une maison où j’aurais fait une grande fortune ayant une conduite que tel que j’étais je ne pouvais pas avoir. Volentem ducit, nolentem trahit [Le destin conduit celui qui veut, et entraîne celui qui résiste]66.

[136r] Je suis d’abord allé chezag mon Mentor le père Georgi pour lui rendre compte de tout. Il me dit que je pouvais regarder mon chemin comme commencé, et qu’étant supérieurement bien installé, ma fortune ne pouvait plus dépendre que de ma conduite. Songez, me dit cet homme sage, que pour la rendre irréprochable vous devez vous gêner67 ; et que tout ce qui pourra vous arriver de sinistre ne sera regardé par personne ni comme malheur, ni comme fatalité : ces noms sont vides de sens : tout sera par votre faute.

— Je suis fâché, mon très révérend père, que ma jeunesse, et mon manque d’expérience m’obligera à vous importuner souvent. Je vous deviendrai à charge ; mais vous me trouverez docile, et obéissant.

— Vous me trouverez souvent trop sévère ; mais je prévois que vous ne me direz pas tout.

— Tout tout absolument.

— Permettez-moi de rire. Vous ne me dites pas où vous avez passé hier quatre heures.

— Ce n’est d’aucune conséquence. J’ai fait cette connaissance en voyage. Je crois que c’est une maison honnête que je pourrai fréquenter, à moins que vous ne me dites le contraire.

— Dieu m’en garde. C’est une très honnête maison fréquentée par des personnes de probité. On s’y félicite d’avoir fait votre connaissance. Vous avez plu à toute la compagnie, et on espère de vous attacher. J’ai tout su ce matin. Mais vous ne devez pas fréquenter cette maison.

— Je dois la quitter de but en blanc ?

— Non. Ce serait malhonnête de votre part. Allez-y une ou deux fois par semaine. Point d’assiduité. Vous soupirez mon enfant.

— Non en vérité. Je vous obéirai.

— Je désire que ce ne soit pas à titre d’obéissance : et que votre cœur n’en souffre pas ; mais en tout cas, il faut le vaincre. Souvenez-vous que la raison n’a point de plus grand ennemi que le cœur.

— On peut cependant les mettre d’accord.

— On s’en flatte. Défiez-vous de l’animum de votre cher Horace. Vous savez qu’il n’a pas de milieu nisi paret imperat [s’il n’obéit pas, il commande]68.

— Je le sais. Compesce catenis [Ne m’arrête pas par des chaînes]69 me dit-il, et il a raison ; mais dans la maison de D. Cicilia mon cœur n’est pas en danger.

— Tant mieux pour vous. Vous ne ressentirez donc pas de peine à ne pas la fréquenter. Souvenez-vous que mon obligation est celle de vous croire.

— Et la mienne celle de suivre vos conseils. Je n’irai chez D. Cicilia que quelques fois.

Dans le désespoir de mon âme je lui ai pris la main pour la [136v] lui baiser : il la retira me serrant contre son sein, et se détournant pour ne pas me laisser voir ses larmes.

J’ai dîné à l’hôtel d’Espagne à côté de l’abbé Gama à une table de dix à douze abbés ; car à Rome tout le monde est, ou veut être abbé. N’étant défendu à personne d’en porter l’habit, tous ceux qui veulent être respectés le portent, la noblesse exceptée, qui n’est pas dans la carrière des dignités ecclésiastiques. À cette table, où je n’ai jamais parlé à cause du chagrin que j’avais, on a attribué mon silence à ma sagacité. L’abbé Gama m’invita à passer la journée avec lui ; mais je m’en suis dispensé pour aller écrire mes lettres. J’ai passé sept heures à écrire à D. Lelio, à D. Antonio, à mon jeune ami Palo, et à monseigneur de Martorano, qui me répondit de bonne foi qu’il aurait bien voulu être à ma place.

Amoureux de D. Lugrezia, et heureux, l’action de la quitter me semblait la plus noire de toutes les perfidies. Pour faire le prétendu bonheur de ma vie à venir, je commençais par être le bourreau de l’actuelle, et l’ennemi de mon cœur : je ne pouvais reconnaître cette vérité que devenant un vil objet de mépris au tribunal même de ma raison. Je trouvais que le père Georgi me défendant cette maison n’aurait pas dû me dire qu’elle était honnête : ma douleur aurait été moindre.

Le matin du lendemain l’abbé Gama me porta un grand livre rempli de lettres ministérielles, que, pour m’amuser70, je devais compiler. En sortant je suis allé prendre ma première leçon de français ; puis ayant intention d’aller me promener, en traversant strada condotta71, je me suis entendu appeler dans un café. C’était l’abbé Gama. Je lui ai dit à l’oreille que Minerve m’avait défendu les cafés de Rome. Minerve, me répondit-il, vous ordonne d’en gagner une idée. Asseyez-vous près de moi.

J’entends un jeune abbé qui conte à haute voix un fait vrai, ou controuvé72, qui attaquait directement la justice du saint père ; mais sans aigreur. Tout le monde rit, et lui fait échoah. Un autre interrogé pourquoi il avait quitté le service du cardinal B.73 répond, parce que l’éminence prétendait de n’être pas obligée de lui payer à part74 certains services extraordinaires qu’elle exigeait en bonnet de nuit. La risée fut générale. Un autre vint dire à l’abbé Gama que s’il voulait passer l’après-dîner à villa Medicis, il le trouverait accompagné di due romanelle [de deux petites Romaines] qui se contentaient du quartino75. C’est une monnaie d’or qui est le quart d’un sequin. Un autre lut un sonnet incendiaire contre le gouvernement, dont plusieurs prirent copie. Un autre lut une sienne satire, qui déchirait l’honneur d’une famille. [137r] Je vois entrer un abbé à figure attrayante. Ses hanchesai, et ses cuisses me font croire que c’est une fille déguisée : je le dis à l’abbé Gama, qui me répond que c’était Bepino della Mamana fameux castrato76. L’abbé l’appelle, et lui dit en riant que je l’avais pris pour une fille. L’impudent me regarde, et me dit, que si je voulais aller passer la nuit avec lui, il me servirait également soit en fille, soit en garçon.

À dîner, tous les convives me parlèrent, et il me parut de m’être bien réglé dans mes réponses. L’abbé Gama, me donnant du café dans sa chambre, après m’avoir dit que tous ceux avec lesquels j’avais dîné étaient honnêtes gens, me demanda si je croyais d’avoir généralement plu.

— J’ose m’en flatter.

— Ne vous en flattez pas. Vous avez éludé des questions si évidemment, que toute la table connut votre réserve. On ne vous questionnera plus à l’avenir.

— J’en serai fâché. Aurait-il fallu publier mes affaires ?

— Non ; mais il y a partout un chemin du milieu.

— C’est celui d’Horace77. Il est souvent très difficile.

— Il faut se faire aimer, et estimer en même temps.

— Je ne vise qu’à cela.

— Au nom de Dieu. Vous avez aujourd’hui visé à l’estime plus qu’à l’amour. C’est beau ; mais disposez-vous à combattre l’envie, et sa fille la calomnie : si ces deux monstres ne parviennent pas à vous abîmer78, vous vaincrez. À table, vous avez pulvérisé Salicetti, physicien, et qui plus est Corse79. Il doit vous en vouloir.

— Devais-je lui accorder que les voglie [envies] des femmes grosses ne puissent jamais avoir la moindre influence sur la peau du fœtus ? J’ai l’expérience du contraire. Êtes-vous de mon avis ?

— Je ne suis ni du vôtre, ni du sien, car j’ai bien vu des enfants avec des marques qu’on appelle envies ; mais je ne peux pas jurer que ces taches vinssent d’envies de leurs mères.

— Mais je peux le jurer.

— Tant mieux pour vous, si vous savez la chose avec tant d’évidence, et tant pis pour Salicetti, s’il en nie la possibilité. Laissez-le dans son erreur. Cela vaut mieux que le convaincre, et en faire un ennemi.

Je fus le soir chez D. Lucrezia. On savait tout, et on me fit compliment. Elle me dit que je lui paraissais triste, et je lui ai répondu que je faisais les obsèques de mon temps, dont je n’étais plus le maître. Son mari lui dit que j’étais amoureux d’elle, et sa belle-mère le conseilla à ne pas tant faire l’intrépide. Après y avoir passé une seule heure je suis retourné à l’hôtel enflammant l’air avec mes soupirs amoureux. J’ai passé la nuit à composer une ode que le lendemain j’ai envoyé à l’avocat, étant sûr qu’il la donnerait à sa femme qui aimait la poésie, et qui ne savait pas que c’était ma passion. J’ai passé trois jours sans aller la voir. J’apprenais le français, et je compilais des lettres de ministre.

[137v] Il y avait chez S. E. une assemblée tous les soirs, où la première noblesse de Rome en hommes, et en femmes se trouvait : je n’y allais pas : Gama me dit que je devais y aller sans prétention comme lui. J’y fus. Personne ne me parla ; mais ma personne étant inconnue tout le monde demanda qui j’étais. Gama m’ayant demandé quelle était la dame qui me semblait plus aimable, je la lui ai montrée ; mais je m’en suis d’abord repenti, quand j’ai vu le courtisan qui est allé le lui dire. Je l’ai vue me lorgner, puis sourire. Cette dame était la marquise G., dont le serviteur était le cardinal S. C.80.

Le matin d’un jour dans lequel j’avais décidé d’aller passer la soirée chez D. Lucrezia, j’ai vu son mari dans ma chambre, qui après m’avoir dit que je me trompais, si je croyais de lui démontrer que je n’étais pas amoureux de sa femme, n’allant pas la voir plus souvent, m’invita à aller le premier Jeudi goûter à Testaccio81 avec toute la famille. Il me dit que je verrais à Testaccio la seule pyramide qui était à Rome. Il me dit que sa femme savait mon ode par cœur, et qu’elle avait donné une grande envie de me connaître au futur de D. Angelica sa belle-sœur, qui était poète, et qui serait aussi de la partie de Testaccio. Je lui ai promisaj de me rendre chez lui dans une voiture à deux places à l’heure indiquée.

Les jeudis du mois d’octobre étaient dans ce temps-là à Rome des jours de gaieté. Nous ne parlâmes le soir dans la maison de D. Cicilia que de cette partie, et j’ai cru voir que D. Lucrezia y comptait dessus autant que moi. Nous ne savions pas comment ; mais dévoués à l’amour nous nous recommandions à sa protection. Nous nous aimions, et nous languissions ne pouvant pas nous en entredonner des convictions82.

Je n’ai pas voulu laisser que mon bon père Georgi apprenne d’autres que de moi l’histoire de cette partie de plaisir. J’ai voulu positivement aller lui en demander la permission. Affectant l’indifférence, il n’a pas eu des raisonsak contre. Il me dit que je devais absolument y être, car c’était une belle partie faite en famille ; et rien d’ailleurs ne devait m’empêcher de connaître Rome, et de me divertir honnêtement.

Je fus chez D. Cicilia à l’heure marquée dans un carrosse coupé83 que j’ai loué chez un Avignonnais nommé Roland84. La connaissance de cet homme eut des suites importantes qui me feront parler de lui dans dix-huit ans d’ici85. Cette charmante veuve me présenta D. Francesco son futur beau-fils, comme grand ami des gens de lettres, et orné lui-même d’une rare littérature. Prenant cetteal annonce comme argent comptant, je l’ai traité en conséquence ; mais en attendant je lui ai trouvé l’air engourdi, et tout autre maintien que celui d’un galant qui allait épouser une fort jolie fille, car telle était Angélique. Il était cependant honnête, et [138r] riche ce qui vaut beaucoup mieux que l’air galant, et l’érudition.

Lorsque nous fûmes pour monter dans nos voitures, l’avocat me dit qu’il me tiendrait compagnie dans la mienne, et que les trois femmes iraient avec D. Francesco. Je lui ai répondu qu’il irait lui-même avec D. Francesco, car D. Cicilia devait être mon lot sous peine de me déshonorer si cela se faisait autrement ; et disant cela j’ai donné mon bras à la belle veuve, qui trouva mon arrangement dans les règles de la noble, et honnête société. J’ai vu l’approbation dans les yeux de D. Lucrezia ; mais j’étais étonné de l’avocat, car il ne pouvait pas ignorer qu’il me devait sa femme. Serait-il devenu jaloux ?, me disais-je. Cela m’aurait donné de l’humeur. J’espérais cependant de lui faire envisager son devoir à Testaccio.

La promenade, et le goûter aux dépens de l’avocat nous traînèrent facilement jusqu’à la fin du jour ; mais la gaieté fut aux miens. Le badinage de mes amours avec D. Lucrezia ne fut jamais mis sur le tapis : mes attentions particulières ne furent jamais que pour D. Cicilia. Je n’ai dit à D. Lucrezia que quelques mots en passant, et pas un seul à l’avocat. Il me semblait que ce fût le seul moyen pour lui faire comprendre qu’il m’avait manqué.

Lorsque nous fûmes pour remonter dans nos équipages l’avocat m’enleva D. Cicilia allant se mettre avec elle dans la voiture à quatre où se trouvait D. Angelica avec D. Francesco, ainsi avec un plaisir qui me fit presque perdre l’esprit, j’ai donné le bras à D. Lucrezia lui faisant un compliment qui n’avait pas le sens commun, tandis que l’avocat riant de tout son cœur paraissait s’applaudir de m’avoir attrapé.

Combien de choses nous nous serions ditesam, avant de nous livrer à notre tendresse, si le temps n’avait pas été précieux ! Mais ne sachant que trop que nous n’avions qu’une demi-heure, nous devînmes dans une minute un seul individu. Aux faîtes du bonheur, et dans l’ivresse du contentement je me trouve surpris d’entendre sortir de la bouche de D. Lucrezia les paroles Ah ! Mon Dieu ! Que nous sommes malheureux ! Elle me repousse, elle se rajuste, le cocher s’arrête, et le laquais ouvre la portière.

— Qu’est-il donc arrivé, lui dis-je, me remettant en état de décence.

— Nous sommes chez nous.

Toutes les fois que je me rappelle cet événement il me semble fabuleux, ou surnaturel. Il n’est pas possible de réduire le temps à rien, car ce fut moins qu’un instant, et les chevaux cependant étaient des rosses. Nous eûmes deux bonheurs86. L’un que la nuit était sombre ; l’autre que mon ange était à la place où elle devait descendre la première. [138v] L’avocat se trouva à la portière dans le même moment que le laquais l’ouvrit. Rien ne se raccommode si vite qu’une femme ; mais un homme ! Si j’avais été de l’autre côté, je me serais tiré mal d’affaire. Elle descendit lentement, et tout alla à merveille. Je suis resté chez D. Cicilia jusqu’à minuit.

Je me suis mis au lit ; mais comment dormir ? J’avais dans l’âme tout le feu que la trop petite distance de Testaccio à Rome m’avait empêché de renvoyer à ce Soleil dont il émanait. Il me dévorait les entrailles. Malheureux ceux qui croient que le plaisir de Vénus soit quelque chose à moins qu’il ne vienne de deux cœurs qui s’entr’aiment, et qui se trouvent dans le plus parfait accord.

Je me suis levé à l’heure d’aller prendre ma leçon. Mon maître de langue avait une jolie fille qui s’appelait Barbara, qui dans les premiers jours que j’allais prendre leçon était toujours présente, et qui même quelquefois me la donnait elle-même, plus exacte encore que son père. Un joli garçon, qui venait aussi prendre leçon, était son amoureux, et je n’ai pas eu de difficultés à m’en apercevoir. Ce même garçon venait souvent chez moi, et m’était cher en grâce aussi de sa discrétion. Dix fois je lui avais parlé de Barbaruccia, et convenant qu’il l’aimait, il avait toujours détourné le propos. Je ne lui en parlais plus ; mais depuis quelques joursan ne voyant plus ce garçon ni chez moi, ni chez le maître de langue, et même ne voyant plus Barbaruccia, j’étais curieux de savoir ce qui était arrivé, malgré que cela ne m’intéressât que très médiocrement.

En sortant enfin de la messe de S.t Charles au cours87, je vois le jeune homme. Je l’aborde, lui faisant des reproches de ce qu’il ne se laissait plus voir. Il me répond qu’un chagrin qui lui rongeait l’âme, lui avait fait perdre la tête ; qu’il était au bord du précipice ; qu’il était désespéré.

Je vois ses yeux gros de larmes, il veut me quitter, je le retiens ; je lui dis qu’il ne devait plus me compter entre ses amis à moins qu’il ne me confiât ses peines. Il s’arrête alors, il me mène dans un cloître, et il me parle ainsi.

Il y a six mois que j’aime Barbaruccia, et il y en a trois qu’elle m’a rendu sûr d’être aimé. Il y a cinq jours que son père nous surprit à cinq heures du matin dans une situation qui nous déclarait amants coupables. Cet homme sortit se possédant, et dans le moment que j’allais me jeter à ses pieds, il me conduisit à la porte de sa maison me défendant dea m’y présenter à l’avenir. Le monstre qui nous a perdusao fut la servante. Je ne peux pas la demander en mariage, car j’ai un frère marié, et mon père n’est pas riche. Je n’ai point d’état, et Barbaruccia n’a rien. Hélas ! Puisque je vous ai confié tout, dites-moi en quel état elle est. Son désespoir doit être égal au mien, puisqu’il ne peut pas être plus grand. Il est impossible que je lui [139r] fasse parvenir une lettre, car elle ne sort pas même pour aller à la messe. Malheureux ! Que ferai-je ?

Je ne pouvais que le plaindre, car en honneur je ne pouvais pas me mêler de cette affaire. Je lui ai dit que depuis cinq jours je ne la voyais plus, et ne sachant que lui dire je lui ai donné le conseil qu’en pareil cas donnent tous les sots. Je l’ai conseillé à l’oublier. Nous étions sur le quai de Ripetta88, et les yeux égarés avec lesquels il fixait les eaux du Tibre me faisant appréhender quelque funeste effet de son désespoir, je lui ai dit que je m’informerais de Barbaruccia à son père, et que je lui en donneraisap des nouvelles. Il me pria de ne pas l’oublier.

Il y avait quatre jours que je ne voyais D. Lucrezia, malgré le feu que la partie de Testaccio avait mis à mon âme. Je craignais la douceur du père Georgi, et encore plus le parti qu’il aurait pris de ne plus me donner des conseils.

Je suis allé la voir après avoir pris ma leçon, et je l’ai trouvée seule dans sa chambre. Elle me dit d’une voix triste, et tendre qu’il n’était pas possible que je n’eusse le temps d’aller la voir.

— Ah ! ma tendre amie ! Ce n’est pas le temps qui me manque. Je suis jaloux de mon amour au point que je veux mourir plutôt que de le mettre à découvert. J’ai pensé de vous inviter tous à dîner à Frascati. Je vous enverrai un Phaéton89. J’espère que là nous pourrons nous trouver tête à tête.

— Faites, faites cela : je suis sûre qu’on ne vous refusera pas90.

Un quart d’heure après, tout le monde vint, et j’ai proposé la partie toute à mes frais pour le dimanche prochain jour de S.te Ursule qui était le nom de la sœur cadette de mon ange. J’ai prié D. Cicilia de la conduire, et son fils aussi. On accepta. Je leur ai dit que le Phaéton serait à leur porte à sept heures précises, et moi aussi dans une voiture à deux places.

Le lendemain après avoir pris ma leçon de M. Dalacqua, descendant l’escalier pour m’en aller, je vois Barbaruccia qui passant d’une chambre à l’autre laisse tomber une lettre me regardant. Je me vois obligé de la ramasser parce que la servante qui montait l’aurait vue. Cette lettre, qui en contenait une autre, me disait : Si vous croyez de commettre une faute donnant cette lettre à votre ami, brûlez-la. Plaignez une malheureuse, et soyez discret. Voici le contenu de l’incluse qui n’était pas cachetée. Si votre amour est égal au mien, vous n’espérez pas de pouvoir vivre heureux sans moi. Nous ne pouvons ni nous parler ni nous écrire par autre moyen que par celui que j’ose employer. Je suis prête à faire sans exception tout ce qui peut unir nos [139v] destinées jusqu’à la mort. Pensez, et décidez.

Je me sentais extrêmement ému par la cruelle situation de cette fille ; mais je n’ai pas hésité à me déterminer à lui rendre sa lettre le lendemain dans une mienne dans laquelle je lui aurais demandé pardon si je ne pouvais pas lui rendre ce petit service. Je l’ai écrite le soir, et je l’ai mise dans ma poche.

Le lendemain j’allais la lui remettre ; mais ayant changé de culottes, je ne l’ai pas trouvée : l’ayant donc laissée chez moi j’ai dû différer au lendemain. D’ailleurs je n’ai pas vu la fille.

Mais dans le même jour voilà le pauvre amant désolé qui entre dans ma chambre au moment que je venais de dîner. Il se jette sur un canapé me peignant son désespoir avec des couleurs si vives qu’à la fin craignant tout je ne peux m’empêcher de calmer sa douleur lui donnant la lettre de Barbaruccia. Il parlait de se tuer parce qu’il avait une notion interne91 qui l’assurait que Barbaruccia avait pris le parti de ne plus penser à lui. Je n’avais autre moyen de le convaincre que sa notion était fausse que lui donnant la lettre. Voilà ma première faute dans cette fatale affaire commise par faiblesse de cœur.

Il la lut, il la relut, il la baisa, il pleura, il me sauta au cou me remerciant de la vie que je lui avais donnée, finissant par me dire qu’il me porterait avant que j’allasse me coucher sa réponse, car son amante devait avoir besoin d’une consolation pareille à la sienne. Il partit m’assurant que sa lettre ne me compromettrait en rien, et que d’ailleurs je pourrais la lire.

Effectivement sa lettre quoique fort longue ne contenait autre chose que les assurances d’une constance éternelle, et des espoirs chimériques ; mais malgré tout cela je ne devais pas me constituer Mercure92 de cette affaire. Pour ne pas m’en mêler je n’aurais eu besoin que de penser que certainement le père Georgi n’aurait jamais donné son approbation à ma complaisance.

Ayant trouvé le lendemain le père de Barbaruccia malade, je fus charmé de voir sa fille assise au chevet de son lit. J’ai jugé qu’il pouvait lui avoir pardonné. Ce fut elle qui sans s’éloigner du lit de son père me donna ma leçon. Je lui ai donné la lettre de son amant qu’elle mit dans sa poche devenant toute de feu. Je les ai avertis qu’ils ne me verraient pas le lendemain. C’était le jour de S.te Ursule, et Undecemille93 martyres, vierges, et princesses royales.

[140r] Le soir à l’assemblée de Son Éminence, où j’allais régulièrement, malgré qu’il ne m’arrivât que très rarement que quelque personne de distinction m’adressât la parole, le cardinal me fit signe de l’approcher. Il parlait à cette belle marquise G. à laquelle Gama avait dit que je l’avais trouvée supérieure à toutes les autres.

— Madame, me dit le cardinal, est curieuse de savoir, si vous faites bien de progrès dans la langue française qu’elle parle merveilleusement bien.

— Je lui réponds en italien que j’ai appris beaucoup ; mais que je n’osais pas encore parler.

— Il faut oser, me dit la marquise ; mais sans prétention. On se met ainsi à l’abri de toute critique.

N’ayant pas manqué de donner au mot oser une signification, à laquelle vraisemblablement la marquise n’avait pas pensé, j’ai rougi. S’en étant aperçue, elle entama avec le cardinal un autre propos, et je me suis évadé.

Le lendemain à sept heures je fus chez D. Cicilia. Mon Phaéton était à sa porte. Nous partîmes d’abord dans l’ordre prémédité. Nous arrivâmes à Frascati en deux heures.

Ma voiture cette fois-ci était un élégant vis-à-vis94, doux, et si bien suspendu que D. Cicilia en fit l’éloge. J’aurai mon tour, dit D. Lucrezia, retournant à Rome. Je lui ai fait une révérenceaq comme pour la prendre au mot. C’est ainsi que pour dissiper le soupçon elle le défiait. Sûr d’une pleine jouissance à la fin du jour, je me suis livré à toute ma gaieté naturelle. Après avoir ordonné un dîner sans épargne, je me suis laissé conduire par eux à villa Ludovisi95. Comme il pouvait arriver que nous nous égarassions nous nous donnâmes rendez-vous à une heure à l’auberge. La discrète D. Cicilia prit le bras de son beau-fils, D. Angelica de son futur, et D. Lucrezia resta avec moi. Ursule alla courir avec son frère. En moins d’un quart d’heure nous nous vîmes sans témoins.

— As-tu entendu, commença-t-elle à me dire, avec quelle innocence je me suis assurée de passer deux heures vis-à-vis de toi ? Aussi est-ce un vis-à-vis. Que l’amour est savant !

— Oui mon ange, l’amour a fait que nos esprits deviennent un seul. Je t’adore, et je ne passe des jours sans venir chez toi que pour m’assurer la possession tranquille d’un.

— Je n’ai pas cru une pareille chose possible. C’est toi qui as tout fait. Tu en sais trop à ton âge.

— Il y a un mois, mon cœur, que j’étais un ignorant. [140v] Tu es la première femme qui me mit à part des mystères de l’amour. Tu es celle dont le départ me rendra malheureux, car en Italie il ne peut être qu’une seule Lucrèce.

— Comment ! Je suis ton premier amour ? Ah ! Malheureux ! Tu n’en guériras jamais ! Que ne suis-je à toi ! Tu es aussi le premier amour de mon âme ; et tu seras certainement le dernier. Heureuse celle que tu aimeras après moi. Je n’en suis pas jalouse, fâchée seulement qu’elle n’aura pasar un cœur égal au mien.

Do. Lucrezia voyant alors mes larmes, laissa dégorger les siennes. Nous étant jetés sur un gazon, nous entrecollâmes nos lèvres, et nos larmes même y ruisselant dessus nous firent savourer leur goût. Les anciens physiciens ont raison : elles sont douces, je peux le jurer ; les modernes ne sont que des bavards. Nous fûmes sûrs de les avoir avalées mêlées au nectar que nos baisers exprimaient de nos âmes amoureuses. Nous n’étions qu’un, lorsque je lui ai dit que nous pouvions être surpris. – Ne crains pas cela. Nos Génies nous ont sous leur garde.

Nous nous tenions là tranquilles après le premier court combat, en nous regardant sans prononcer le mot, et sans penser à changer de position, lorsque la divine Lucrezia regardant à sa droite : Tiens, me dit-elle, ne te l’ai-je pas dit que nos Génies nous ont sous leur garde ? Ah ! Comme il nous observe ! Il veut nous assurer. Regarde-le ce petit démon. C’est tout ce que la nature a de plus occulte. Admire-le. C’est certainement ton Génie, ou le mien.

J’ai cru qu’elle délirait.

— Que dis-tu, mon ange ? Je ne te comprends pas. Que dois-je admirer ?

— Tu ne vois pas ce beau serpent, qui à dépouille flamboyante96, et sa tête levée, semble nous adorer ?

Je regarde alors là où elle fixait l’œil, et je vois un serpent à couleurs changeantes, long d’une aune97, qui réellement nous regardait. Cette vue ne m’amusait pas ; mais, prenant sur moi, je n’ai pas voulu me montrer moins intrépide qu’elle.

— Est-il possible, lui dis-je, mon adorable amie, que son aspect ne t’effraye ?

— Son aspect me ravit, te dis-je. Je suis sûre que cette idole n’a de serpent que l’apparence.

— Et s’il venait sillonnant, et sifflant jusqu’à toi ?

— Je te serrerais encore plus étroitement contre mon sein, et je le défierais à me faire du mal. Lucrezia entre tes bras n’est susceptible d’aucune crainte. Tiens. Il s’en va. Vite, vite. Il veut nous dire en s’en allant que des profanes vont arriver ; et que nous devons aller chercher un autre gazon pour renouveler là nos plaisirs. Levons-nous donc. Arrange-toi.

[141r] À peine levés, nous marchons à pas lents, et nous voyons sortir de l’allée voisine D. Cicilia avec l’avocat. Sans les éviter, et sans nous presser, comme s’il était très naturel de se rencontrer, je demande à D. Cicilia, si sa fille avait peur des serpents. – Malgré tout son esprit, elle craint le tonnerre jusqu’à s’évanouir, et elle se sauve faisant des cris perçants, quand elle voit un serpent. Il y en a ici ; mais elle a tort, car ils ne sont pas venimeux.

Mes cheveux se dressèrent, car ces parolesas m’assurèrent d’avoir vu un miracle de nature amoureuse. Les enfants survinrent, et sans façon nous nous séparâmes de nouveau.

— Mais dis-moi, lui dis-je, être étonnant. Qu’aurais-tu fait, si ton mari avec ta mère nous eussent surpris dans le débat ?

— Rien. Ne sais-tu pas que dans ces divins moments on n’est qu’amoureux ? Peux-tu croire que tu ne me possédais pas toute entière ?

Cette jeune femme ne composait pas une ode quand elle me parlait ainsi.

— Crois-tu, lui dis-je, que personne ne nous soupçonne ?

— Mon mari ou ne nous croit pas amoureux, ou ne fait pas cas de certains badinages que les jeunes gens ordinairement se permettent. Ma mère a de l’esprit, et s’imagine peut-être tout ; mais elle sait que ce ne sont pas ses affaires. Angélique, ma chère sœur, sait tout ; car elle ne pourra jamais oublier le lit écrasé ; mais elle est prudente, et outre cela elle s’avise de me plaindre. Elle n’a pas d’idée de la nature de mon feu. Sans toi, mon cher ami, je serais morte, peut-être, sans connaître l’amour, car pour mon mari je n’ai jamais eu que toute la complaisance qu’on doit avoir.

— Ah ! Ton mari jouit d’un privilège divin, dont je ne peux m’empêcher d’être jaloux. Il serre entre ses bras tous tes charmes quand il veut. Nul voile empêche ses sens, ses yeux, son âme d’en jouir.

— Où es-tu, mon cher serpent ? Accours à ma garde, et je vais dans l’instant contenter mon amant.

Nous passâmes ainsi toute la matinée nous disant que nous nous aimions, et nous le prouvant partout où nous nous croyionsat à l’abri de toute surprise.

Nè per mai sempre pendergli dal collo

Il suo desir sentia di lui satollo.

[Et encore que toujours suspendue à son cou,

ne sentait pas de lui son désir assouvi.]98

À mon dîner délicat, et fin, mes principales attentions furent pour D. Cicilia. Comme mon tabac d’Espagne99 était excellent, ma jolie tabatière fit souvent le tour de la table. Quand elle fut entre les mains de D. Lucrezia, qui était assise à ma gauche, son mari lui dit qu’elle pouvait me donner sa bague, et la garder. Tope, lui dis-je croyant que la bague valait moins ; mais elle valait davantage. D. Lucrezia ne voulut pas entendre raison. [141v] Elle mit la tabatière dans sa poche, et elle me donna la bague, que j’ai mise aussi dans la mienne parce qu’elle m’était trop étroite.

Mais nous voilà, tout à coup, tous obligés de nous taire. Le prétendu d’Angélique tire de sa poche un sonnet, fruit de son génie, qu’il fit à mon honneur, et gloire, et veut le lire. Tout le monde applaudit, je dois le remercier, prendre le sonnet, et lui promettre une réponse à temps, et lieu. Il croyait que j’aurais d’abord demandé à écrire pour lui répondre, et que nous aurions passé là avec son maudit Apollon les trois heures qui étaient destinées à l’amour. Après le café, et avoir tout fini avec l’hôte, nous allâmes nous débander à la villaau, si je ne me trompe, Aldobrandini100.

Dis-moi, ai-je dit à ma Lucrèce, avec la métaphysique de ton amour, d’où cela vienne qu’il me semble dans ce moment d’aller me plonger avec toi dans les délices de l’amour pour la première fois. Allons vite chercher l’endroit où nous verrons un autel de Vénus, et sacrifions jusqu’à la mort, quand même nous ne verrions pas des serpents : et si le pape arrive avec tout le sacré collège101, ne bougeons pas. Sa sainteté nous donnera sa bénédiction.

Nous entrâmes, après quelques détours dans une allée couverte, assez longue, qui avait à sa moitié une chambre remplie de sièges de gazon tous de formes différentes. Nous en vîmes un frappant. Il avait la forme d’un lit, qui, outre le chevet102 ordinaire, en avait un autre à une coudée103 de distance ; mais trois quarts moins haut, qui traversait le lit étant parallèle au gros. Nous le regardâmes en riant. C’était un lit parlant. Nous nous disposâmes d’abord à faire l’expérience de sonav aptitude. Vis-à-vis de ce lit, nous jouissions du spectacle d’une plaine immense, et solitaire, où un lapin même n’aurait su venir jusqu’à nous sans être aperçu. Derrière le lit l’allée était inabordable, et nous apercevions ses deux bouts à droite et à gauche à égale distance. Personne, après être entréaw dans l’allée, n’aurait pu parvenir jusqu’à nous, sans courir, que dans un quart d’heure. Ici, dans le jardin de Dux, j’ai vu un lieu dans ce goût ; mais le jardinier allemand n’a pas pensé au lit. Dans cet heureux endroit nous n’eûmes pas besoin de nous communiquer notre pensée.

L’un devant l’autre, debout, sérieux, ne nous entreregardant qu’aux yeux, nous délacions, nous déboutonnions, nos cœurs palpitaient, et nos mains rapides s’empressaient à calmer leur impatience. L’unax n’ayant pas été plus lent que l’autreay, nos bras s’ouvrirent pour serrer étroitement l’objet, dont ils allaient s’emparer. Notre première lutte fit rire la belle Lucrèce qui avoua que le génie ayant le droit de briller partout ne se trouvait déplacé nulle part. Nous applaudîmes tous les deux à l’heureux effet du petit chevet. Nosaz chances varièrent après, et [142r] elles furent toutes heureuses, et toutes, malgré cela, rejetées pour faire place à d’autres. Au bout de deux heures, enchantés l’un de l’autre, nous dîmes ensemble, nous entreregardant de l’air le plus tendre ces précises paroles : Amour, je te remercie.

Donna Lucrezia après avoir glissé ses yeux reconnaissants sur la marque infaillible de ma défaite, me donna toute riante un baiser de langueur ; mais lorsqu’elle vit qu’elle me rendait la vie, en voilà assez, en voilà assez, s’écria-t-elle ; trêve de triomphes. Habillons-nous. Nous nous hâtâmes alors ; mais au lieu de tenir les yeux sur nous, nous les avions sur ce que des voiles impénétrables allaient dérober à notre insatiable cupidité. Quand nous nous vîmes complètement habillés, nous tombâmes d’accord de faire une libation à l’amour pour le remercier d’avoir écarté de nous tous les perturbateurs de ses orgies. Un siège long, et étroit sans dossier à échine de mulet104 monté à califourchon fut choisi de concert. La lutte commença, et elle allait à vigoureux train ; mais en prévoyant l’issue trop longue, et la libation douteuse, nous l’avons différée au vis-à-vis sous l’ombre de la nuit au son du trot de quatre chevaux.

Nous acheminant à pas lents vers nos voitures, nos discours furent des confidences d’amants consommés. Elle me dit que son futur beau-frère était riche, et qu’il avait une maison à Tivoli, où il nous engagerait à aller passer la nuit. Elle pensait de conjurer l’amour pour savoir comment nous pourrions la passer ensemble. Elle finit par me dire tristement que la cause ecclésiastique qui occupait son mari allait si heureusement qu’elle craignait qu’il n’obtînt la sentence trop tôt.

Nous employâmes les deux heures que nous passâmes dans le vis-à-vis à jouer une farce que nous ne pûmes pas achever. Arrivés au logis nous dûmes baisser la toile. Je l’aurais finie, si je n’eusse pas eu le caprice de la diviser en deux actes. Je me suis retiré un peu fatigué ; mais un excellent sommeil me remit entièrement. Le lendemain je suis allé prendre ma leçon à l’heure comme de coutume.

a. J’ai biffé.

b. Orthographe du manuscrit pour Hippocrate.

c. Orth. écrit.

d. M’ biffé.

e. Et après biffé.

f. Rempli biffé.

g. Orth. encrustés. Casanova écrit toujours, dans la suite, « encruster » pour « incruster » : modifie-t-il la première syllabe pour « franciser » le mot, de peur qu’« incruster » soit un italianisme (l’italien dit incrostare) ?

h. Orth. misarable.

i. Orth. a l’erte.

j. Filles biffé.

k. Que les dames s’habillent.

l. Jolie biffé.

m. Beau biffé.

n. Orth. entraîné.

o. La vois biffé.

p. N’entens plus.

q. Je vois biffé.

r. Mais biffé.

s. Avait biffé.

t. Des si habiles fripons biffé.

u. Le manuscrit semble porter un point-virgule et non une virgule : nous modifions la leçon pour que la phrase reste intelligible.

v. Orth. cet. Probable italienne : allarme est masculin. Le mot n’est pas répertorié par l’Accademia della Crusca au XVIIIe siècle, mais la locution dont il est une substantivation, all’arme, l’est.

w. Orth. Saluste.

x. Ses biffé.

y – z. Orth. saurai.

aa. Orth. Irai.

ab. À la suite, presque deux lignes soigneusement biffées, illisibles.

ac. La date est donnée dans la marge gauche.

ad. Passa biffé.

ae. Orth. un. Possible italianisme, l’italien employant aspetto de préférence à apparenza pour ce sens d’« apparence ».

af. Deux biffé.

ag. Orth. che.

ah. Orth. eco (italianisme).

ai. Orth. anches (italianisme).

aj. Quelques mots biffés, illisibles.

ak. Pour croire autrement biffé.

al. Orth. cet (italianisme, annuncio étant masculin).

am. Orth. dit.

an. Je ne voyais biffé.

ao. Plus y entrer biffé.

ap. Orth. perdu.

aq. Orth. informerai et donnerai.

ar. La prenant biffé.

as. Mon biffé.

at. Me firent sûr biffé.

au. Orth. croyons.

av. Orth. ville.

aw. Idonéité (pardon madame) biffé.

ax. Orth. entrée.

ay. Ne fut pas biffé.

az. À se mettre en état de nature biffé à la suite.

ba. Changes biffé.

CHAPITRE X

Benoît XIV. Partie de Tivoli. Départ de D. Lucrezia. La marquise G.. Barbaruccia. Mon malheur. Mon départ de Rome.

Ce fut Barbaruccia qui me la fit, car son père était fort malade. À mon départ elle me mit dans la poche une lettre ; et elle se sauva d’abord pour ne pas me laisser le temps de la refuser. Elle avait raison, car elle n’était pas faite pour l’être. Elle était adressée à moi-même dictée par les sentiments de la plus vive reconnaissance. Elle me priait de faire savoir à son amant que son père lui parlait, et qu’elle espérait qu’à sa guérison il prendrait une autre servante. Elle finissait par m’assurer, et me jurer qu’elle ne me compromettrait jamais.

La maladie ayant obligé son père à garder le lit douze jours de suite, ce fut elle qui me donna leçon. Elle m’intéressa par un chemin pour moi tout nouveau à l’égard d’une jolie fille. C’était un pur sentiment de pitié, et je me sentais flatté voyant clairement qu’elle y comptait dessus. Jamais ses yeux ne s’arrêtaient sur les miens ; jamais sa main ne rencontrait la mienne, je ne voyais jamais dans sa parure la moindre marque d’une étude faite pour me la rendre agréable. Elle était jolie, et je savais qu’elle était tendre ; mais ces notionsa ne diminuaient en rien ce qu’il me semblait de devoir à l’honneur, et à la bonne foi, et j’étais bien aise qu’elle ne me crût pas capable de profiter de la connaissance que j’avais de sa faiblesse. D’abord que son père regagna sa santé, il chassa sa servante, et il en prit une autre. Elle me pria d’en donner la nouvelle à son amant, et lui dire qu’elle espérait de la mettre dans leurs intérêts pour avoir du moins le plaisir de s’écrire. Quand je lui ai promis de lui en donner la nouvelle, elle me prit la main pour me la baiser. L’ayant retirée montrant de vouloir de lui donner un baiser, elle se détourna en rougissant. Cela m’a plu. J’en ai donné la nouvelle à son amant, il trouva le moyen de lui parler, il la mit dans ses intérêts, et j’ai fini de me mêler de cette intrigue, dont je voyais très bien les mauvaises conséquences qui pouvaient en résulter ; mais le mal était déjà fait.

J’allais rarement chez D. Gaspar, car l’étude de la langue française me l’empêchait ; mais j’allais tous les soirs chez le père Georgi, où quoique je ne figurasse qu’en qualité de cher au même moine, cela cependant me faisait une réputation. Je n’y parlais jamais ; [145v] mais je ne m’y ennuyais pas. On critiquait sans médire, on parlait politique, et littérature ; je m’instruisais. En sortant du couvent de ce sage moine, j’allais à la grande assemblée du cardinal mon maître par la raison que je devais y aller.

Presqu’à chaqu’assemblée, la marquise G., quand elle me voyait à la table où elle jouait me disait une parole ou deux en français auxquelles je répondais en italien, parce qu’il me paraissait de ne devoir pas la faire rire en public. Singulier sentiment que j’abandonne à la perspicacité de mon lecteur. Je la trouvais charmante, et je la fuyais, non pas par crainte de devenir amoureux d’elle, car aimant D. Lucrezia, cela me paraissait impossible ; mais par peur qu’elle pût devenir amoureuse, ou curieuse de moi. Était-ce fatuité, ou modestie ? Vice, ou vertu ? Solvat Apollo [Qu’Apollon en décide]. Elle me fit encore appeler par l’abbé Gama, étant debout, et ayant près d’elle mon maître, et le cardinal S. C.. Je me présente, et elle me surprend par une interrogation en italien à laquelle je ne me serais jamais attendu.

— Vi ha piacciuto molto, me dit-elle, Frascati ? [Frascati vous a-t-elle bien plu ?]

— Beaucoup madame. Je n’ai jamais de ma vie rien vu de si beau.

— Ma la compagnia con la quale eravate, era ancora più bella, ed assai galante era il vostro vis à vis [Mais la compagnie avec laquelle vous étiez était encore plus belle, et votre vis-à-vis était tout à fait galant].

Je ne réponds que par une révérence. Une minute après le cardinal Acquaviva me dit avec bonté :

— Êtes-vous étonné qu’on le sache ?

— Non monseigneur ; mais je suis surpris qu’on en parle. Je ne croyais pas Rome si petite.

— Et plus vous y resterez, me dit S. C., plus vous la trouverez petite. N’êtes-vous pas encore allé baiser le pied du saint père ?

— Pas encore, Monseigneur.

— Vous devez y aller, me dit le cardinal Acquaviva.

Je lui ai répondu par une révérence.

L’abbé Gama me dit en sortant de l’assemblée que je devais y aller sans faute le lendemain.

— Vous vous montrez, me dit-il, je n’en doute pas, chez la marquise G..

— Doutez-en ; car je n’y ai jamais été.

— Vous m’étonnez. Elle vous fait appeler ; elle vous parle !

— J’y irai avec vous.

— Je n’y vais jamais.

— Mais elle vous parle aussi.

— Oui ; mais… Vous ne connaissez pas Rome. Allez-y tout seul. Vous devez y aller.

— Elle me recevra donc ?

— Vous badinez je crois. Il ne s’agit pas de vous faire annoncer. Vous irez la voir, quand les deux battants de la chambre où elle sera seront ouverts. Vous verrez là tous ceux qui lui font hommage.

— Me verra-t-elle ?

— N’en doutez pas.

Je vais le lendemain à Monte-Cavallo1, et je vais tout droit dans la chambre où était le pape d’abord qu’on me dit que je pouvais y entrer, et qu’il était seul. [146r] Je lui baise la sainte croix sur la très sainte mule2, il me demande qui je suis, je le lui dis, il me répond qu’il me connaissait ; et il me fait compliment sur le bonheur que j’avais d’appartenir à un cardinal d’une si grande importance. Il me demande comment j’avais fait pour entrer à son service, et je lui conte tout avec la plus grande vérité commençant par mon arrivée à Martorano. Après avoir bien ri de ce que je lui ai dit de l’évêque il me dit que sans me gêner à lui parler Toscan, je devais lui parler Vénitien, comme il me parlait Bolognais3. Je lui ai dit tant de choses qu’il me dit que je lui ferais plaisir toutes les fois que j’irais le voir. Je lui ai demandé la permission de lire tous les livres défendus, et il me la donna par une bénédiction, me disant qu’il me la ferait expédier par écrit, gratis ; mais il l’a oublié.

Benoît XIV était savant, homme à bons mots, et fort aimable. La seconde fois que je lui ai parlé ce fut à villab Medicis. Il m’appela à lui, et tout en marchant, il me parla de bagatelles. Il était accompagné du cardinal Annibal Albani4, et de l’ambassadeur de Venise. Un homme à l’air modeste s’approche, le pontife lui demande ce qu’il veut, l’homme lui parle bas, et le pape après l’avoir écouté lui dit : Vous avez raison, recommandez-vous à Dieu. Il lui donne la bénédiction, l’homme part tristement, et le pape poursuit sa promenade.

— Cet homme, dis-je au saint père, n’a pas été content de la réponse de votre Sainteté.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il y a apparence qu’il s’était déjà recommandé à Dieu avant de vous parler, et vous entendant l’y renvoyer de nouveau, il se trouve envoyé, comme dit le proverbe, d’Hérode à Pilate5.

Le pape pouffa, et les deux qui l’accompagnaient aussi, et je suis resté dans mon sérieux.

— Je ne peux, dit le pape, faire rien qui vaille sans l’aide de Dieu.

— C’est vrai ; mais cet homme sait aussi que V. S.6 est son premier ministre : ainsi on peut s’imaginer l’embarras dans lequel il se trouve actuellement qu’il se voit renvoyé au maître. Il ne lui reste autre ressource que celle d’aller donner de l’argent aux gueux de Rome. Pour un baïoque qu’il leur donnera ils prieront tous Dieu pour lui. Ils vantent leur crédit. Je ne crois qu’à celui de V. S., aussi je vous supplie de me délivrer de cette chaleur qui m’enflamme les yeux, me dispensant de manger maigre.

— Mangez gras.

— Très saint père : Votre bénédiction.

Il me la donna me disant qu’il ne me dispensait pas du jeûnec.

Le même soir j’ai trouvé à l’assemblée du cardinal la nouvelle de tout le dialogue entre le pape, et moi. Tout le monde alors commença à vouloir me parler. Ce qui me flattait était le plaisir que le cardinal Acquaviva avait, et qu’il dissimulait en vain.

Je n’ai pas négligé l’avis de l’abbé Gama. Je suis allé chez Madame G. à l’heure que tout le monde pouvait y aller. Je l’ai vue : j’ai vu son Cardinal, [146v] et beaucoup d’autres abbés ; mais j’ai cru d’être invisible, car madame ne m’ayant pas honoré d’un regard, personne ne m’a dit le mot. Une demi-heure après je suis parti. Ce ne fut que cinq à six jours après qu’elle me dit d’un air noble et gracieux qu’elle m’avait vu dans sa salle de compagnie.

— Je ne croyais pas d’avoir eu l’honneur d’être observé de madame.

— Oh ! Je vois tout le monde. On m’a dit que vous avez de l’esprit.

— Si ceux qui vous l’ont dit madame s’y connaissent, vous me donnez là une bonne nouvelle.

— Oui : ils s’y connaissent.

— S’ils ne m’avaient jamais parlé, ils ne l’auraient jamais su.

— C’est certain. Laissez-vous voir chez moi.

Nous avions cercle. Le cardinal S. C. me dit que quand madame me parlait français, bien ou mal je devais répondre dans la même langue. Le politique Gama me dit à part que mon style était trop tranchant, et qu’à la longue je déplairais.

Ayant assez appris de français, je ne prenais plus leçon. Le seul exercice devait me donner l’usage de la langue. Je n’allais chez D. Lucrezia que quelquefois le matin ; et j’allais chez le père Georgi le soir. Il avait su ma partie de Frascati, et il n’y avait pas trouvé à redire.

Deux jours après l’espèce d’ordre que la marquise m’avait donné de lui faire ma cour, je suis entré dans sa salle. M’ayant d’abord vu, elle fit un sourire que j’ai cru devoir relever avec une profonde révérence ; mais voilà tout. Un quart d’heure après elle se mit à jouer, et je suis allé dîner. Elle était jolie, et puissante à Rome ; mais je ne pouvais pas me déterminer à ramper7. Les façons romaines m’excédaient.

Vers la fin de novembre le prétendu8 de D. Angelica vint chez moi avec l’avocat pour me prier d’aller passer un jour, et une nuit chez lui à Tivoli avec la même compagnie que j’avais traitée9 à Frascati : j’ai accepté avec plaisir, car depuis le jour de S.te Ursule je ne m’étais jamais trouvé un seul moment seul avec D. Lucrezia. Je lui ai promis d’être chez D. Cicilia dans ma voiture à la pointe du jour indiqué. Il fallait partir de très bonne heure parce que Tivolid est à seize milles10 de Rome, et parce que la quantité de belles choses qu’il y avait à voir demandaite beaucoup de temps. Devant rester dehors une nuit j’en ai demandé la permission au cardinal même, qui ayant entendu avec qui j’y allais, me répondit que je faisais fort bien à saisir l’occasion de voir les merveilles de ce fameux endroit11 en belle compagnie.

À l’heure convenue, je me suis trouvé à la porte de D. Cicilia dans le même vis-à-vis à quatre chevaux, et elle fut comme toujours mon partage. Cette aimable veuve, malgré la pureté de ses mœurs était fort aise que j’aimasse sa fille. Toute la famille était dans un Phaéton à six places que D. Francescof avait loué. À sept heures et demie nous fîmes halte à une petite maison, où Don Francesco nous fit trouver un élégant déjeuner12, qui devant nous tenir lieu de dîner fut très suffisant. À Tivoli nousg ne pouvions avoir le temps que de souper. Après avoir donc bien déjeuné, nous remontâmes dans nos voitures, et nous fûmes chez lui à dix heures. J’avais à mon doigt la bague que D. Lucrezia m’avait donnéeh, l’ayant faiti remonter pour l’adapter à mon doigt. J’y avais fait faire une autre face derrière, où on ne voyait qu’un champ d’émail avec un caducée13 entouré d’un seul serpent.

[147r] On le voyait entre les deux lettres grecques Alpha, et Oméga. Cette bague fut le sujet du discours dans tout le temps du déjeuner, d’abord qu’on s’aperçut que dans le revers il y avait les mêmes pierres qui composaient la baguej de D. Lucrezia. L’avocat, et D. Francesco s’évertuèrent pour expliquer l’hiéroglyphe14 ce qui divertit beaucoup D. Lucrezia qui savait tout.

Après avoir passé une demi-heure à voir la maison de Don Francesco qui était un vrai bijou, nous allâmes tous ensemble passer six heures pour voir les antiquités de Tivoli. Pendant que D. Lucrezia disait quelque chose à D. Francesco, j’ai tout bas dit à D. Angelica que quand elle serait maîtresse de cette maison j’iraisk dans les belles saisons passer quelques jours avec elle.

— D’abord, monsieur, que je serai maîtresse ici, la première personne à laquelle je ferai fermer ma porte ce sera vous.

— Je vous remercie, mademoiselle, de m’avoir averti.

Le plaisant est que je n’ai pris cette incartade15 que pour une très belle, et très nette déclaration d’amour. Je suis resté comme pétrifié. D. Lucrezia me demanda me secouant ce que sa sœur m’avait dit. Quand elle le sut, elle me dit tout de bon qu’après son départ, je devais l’entreprendre16 pour la réduire à devoir confesser son tort. Elle me plaint, me dit-elle, c’est à toi à me venger.

Don Francesco, m’entendant louer une petite chambre qui donnait sur l’orangerie, me dit que j’y dormirais. D. Lucrezia fit semblant de ne l’avoir pas entendu. Devant aller voir les beautés de Tivoli tous ensemble, nous ne pouvions pas espérer de nous trouver tête à tête dans le jour. Nous passâmes six heures à voir, et à admirer, mais je n’ai vu que très peu. Si le lecteur est curieux de savoir quelque chose de Tivoli sans y aller, il n’a qu’à lire Campugnani17. Je n’ai bien connu Tivoli que vingt-huit ans après18.

Vers le soir nous retournâmes à la maison rendus, et mourants de faim. Une heure de repos avant de nous mettre à table, deux heures de table, les mets exquis, et l’excellent vin de Tivoli nous remirent si bien que nous n’avions besoin que du lit, soit pour y dormir, soit pour y fêter l’amour.

Personne ne voulant coucher seul, Lucrèce dit qu’elle coucherait avec Angélique dans la chambre qui donnait sur l’orangerie, que son mari coucherait avec l’abbé, et sa jeune sœur avec sa mère. La disposition fut trouvée excellente. D. Francesco alors, prit une bougie, me conduisit dans le cabinet que j’avais loué, et me montra comme je pouvais m’enfermer, puis il me souhaita la bonne nuit. Ce cabinet était contigu à la chambre oùl devaient coucher les deux sœurs. Angélique ignorait tout à fait que je fusse son voisin.

Cinq minutes après je les ai vues par le trou de la serrure entrer accompagnées de D. Francesco, qui après leur avoir allumé une lampe de nuit les laissa. Après s’être enfermées, elles s’assirent sur le canapé, où je les voyais se déshabiller. Lucrèce, sachant que je l’entendais, dit à sa sœur d’aller se coucher du côté de la fenêtre. Voilà la vierge, qui ne sachant pas d’être vue ôte jusqu’à sa chemise ; et passe dans cette imposante figure de l’autre côté de la chambre. Lucrèce étouffe la lampe de nuit, éteint les flambeaux, et va se coucher aussi.

[147v] Moments heureux que je n’espère plus ; mais dont la seule mort peut m’en faire perdre le cher souvenir. Je crois que je ne me suis jamais déshabillé plus rapidement. J’ai ouvert la porte, et je suis tombé entre les bras ouverts de Lucrèce, qui dit à sa sœur c’est mon ange : tais-toi, et dors.

Elle ne pouvait pas dire davantage, car nos bouches collées n’étaient plus ni l’organe de la parole, nim le canal de la respiration. Devenus un seul être dans le même instant, nous n’eûmes pas la force den réfréner plus qu’une minute notre premier désir ; il parvint à sa période19 sans aucun bruit de baisers, et sans le moindre mouvement de notre part. Le feu violent qui nous animait nous embrasait : il nous aurait brûléso si nous nous fussions avisés de le contraindre.

Après un court répit, taciturnes, sérieux, et tranquilles, ingénieux ministres de notre amour, et jaloux du feu qu’il devait rallumer dans nos veines, nous desséchions nos champs de l’inondation trop copieuse survenue à la première éruption. Nous nous acquittâmes de ce sacré service avec des fins linges réciproquement, dévotement, et observant un religieux silence. Après cette expiation, nous fîmes hommage avec nos baisers à toutes les parties que nous venions de monder20.

Ce fut alors à moi à inviter ma belle guerrière à commencer un conflit, dont la tactique ne pouvait être connue qu’à l’amour, combat qui charmant tous nos sens ne pouvait avoir autre défaut que celui de finir trop tôt ; mais j’excellais dans l’art de l’allonger. À sa fin, Morphée s’emparant de nos sens nous tint dans une douce mort jusqu’au moment que la lumière de l’aube nous fit apercevoir dans nos yeux à peine ouverts une source intarissable de désirs tout nouveaux. Nous nous y livrâmes ; mais pour les détruire. Charmante destruction que nous ne pouvions opérer qu’en les rassasiant.

— Prends garde à ta sœur, lui dis-je, elle pourrait se tourner, et nous voir.

— Non : ma sœur est charmante ; elle m’aime ; et elle me plaint. N’est-ce pas, chère Angélique ? Tourne-toi, embrasse ta sœur que Vénus possède. Tourne-toi, et contemple ce qui t’attend quand l’amour te fera son esclave.

Angélique, fille de dix-sept ans, qui devait avoir passé une nuit infernale, ne demanda pas mieux que de saisir une raison de se tourner pour donner à sa sœur une marque qu’elle lui avait pardonné. En lui donnant cent baisers, elle lui avoua qu’elle n’avait jamais dormi.

— Pardonne, lui dit Lucrèce, à l’objet qui m’aime, et que j’adore ; tiens : regarde-le, et regarde-moi. Nous sommes comme nous étions il y a sept heures. Pouvoir de l’amour !

— Haï par Angélique, lui dis-je, je n’ose pas…..

— Non ; me dit Angélique. Je ne vous hais pas21.

Lucrèce, me priant alors de l’embrasser, me saute, et jouit de voir sa sœur entre mes bras languissante, et n’ayant le moindre air de penser à résister. Mais le sentiment plus encore que l’amour me défend de frustrer Lucrèce de la marque de reconnaissance que je lui devais. Je m’empare d’elle avec fureur, jouissant de l’espèce d’extase dans laquelle je voyais Angélique [148r] qui pour la première fois se trouvait présente à une si belle lutte. Lucrèce mourante me prie de finir ; mais me trouvant inexorable, me jette sur sa sœur, qui bien loin de me repousser, me serre contre son sein de façon qu’elle se rend heureuse sans presqu’avoir eu besoin que j’y consente. Ce fut ainsi qu’au temps du séjour des Dieux sur la terre la voluptueuse Anaidia22 amoureuse du souffle doux, et gracieux du vent d’Occident lui ouvrit un jour ses bras, et devint féconde. C’était le divin Zéphire23. Le feu de la nature rendit Angélique sourde à toute douleur : elle ne sentit que la joie de satisfaire à son ardent désir.

Lucrèce étonnée, et ravie d’aise, nous distribuant des baisers, fut enchantée de la voir mourir, autant que charmée de voir que je poursuivais. Elle essuyait les gouttes de sueur que je distillais de mon front. Angélique à la fin expira pour la troisième fois si tendrement qu’elle m’arracha l’âme.

Les rayons du Soleil entrant par les fentes de nos fenêtres, je les ai quittées. Après m’être enfermé, je me suis mis au lit ; mais peu de minutes après j’ai entendu la voix de l’avocat, qui reprochait à sa femme, et à sa belle-sœur leur paresse. Ayant, après, frappé à ma porte, et m’ayant vu en chemise il me menaça de faire entrer mes voisines. Il me laissa pour aller m’envoyer un friseur. Je m’enferme de nouveau, je me lave beaucoup le visage avec l’eau froide, et je me rends par la figure comme à l’ordinaire. Une heure après j’entre dans la salle de compagnie ; et il n’y paraît rien. Je me réjouis voyant le teint de mes belles conquêtes frais, et fleuri ; D. Lucrezia toute libre, et Angélique gaie plus que de coutume, et radieuse ; mais tournante à droite, et à gauche, inquiète, et remuante, je ne peux jamais la voir que de profil. La voyant rire de ce que je cherchais en vain ses yeux qu’elle était sûre de ne me laisser jamais trouver, je dis à D. Cicilia que sa fille avait tort de mettre du blanc. Pour lors dupe de ma calomnie, elle m’oblige à lui passer sur le visage un mouchoir, et elle me regarde. Je me rétracte lui demandant excuse, et D. Francesco est enchanté que la blancheur de sa future ait donné lieu à cette question.

Après avoir pris du chocolat nous allons voir son beau jardin, et me trouvant avec D. Lucrezia, je lui reproche sa scélératesse. Me regardant en déesse elle me reproche mon ingratitude.

— J’ai porté la lumière, me dit-elle, dans l’esprit de ma sœur. Au lieu de me plaindre, elle doit actuellement m’approuver, elle doit t’aimer, et étant sur mon départ, je te la laisse.

— Mais comment l’aimerai-je ?

— N’est-elle pas charmante ?

— C’est vrai ; mais charmé par toi, je suis à l’abri [148v] de tout autre charme, et d’ailleurs le seul D. Francesco doit actuellement l’occuper toute entière, et je dois me garder de troubler la paix des ménages. Je peux encore te dire que ta sœur a un esprit différent du tien. Dans cette nuit ta sœur également que moi nous fûmes les victimes de nos sens. C’est si vrai qu’il ne me semble pas de t’avoir manqué. Mais Angélique, vois-tu ? Angélique doit être déjà fâchée de s’être laissé séduire par la naturep.

— Tout cela peut être vrai ; mais ce qui me désole est que nous partirons le dernier de ce mois. Mon mari est sûr d’obtenir la sentence dans cette semaine. Voilà nos jouissances finies.

Cette nouvelle m’a rendu triste. À table je ne me suis plus occupé que du généreux D. Francesco, auquel j’ai promis un épithalame24 pour le jour de ses noces qu’on devait faire en Janvier.

Nous retournâmes à Rome, et D. Lucrezia en trois heures que nous passâmes l’un vis-à-vis de l’autre, ne put jamais me convaincreq que je fusse moins amoureux d’elle que je ne l’étais avant qu’elle m’eût mis en possession de toutes ses richesses. Nous nous arrêtâmes à la petite maison où nous avions déjeuné la veille pour prendre des glaces que D. Francesco nous avait fait faire. Nous arrivâmes à Rome à huit heures. Ayant grand besoin de me reposer, je suis d’abord allé à l’hôtel d’Espagne.

Trois, ou quatre jours après, l’avocat vint prendre congé de moi avec des paroles très obligeantes. Il retournait à Naples après avoir gagné son procès. Comme il partait le surlendemain, j’ai passé chez D. Cicilia les deux dernières soirées de son séjour à Rome. Ayant su l’heure à laquelle il devait partir, je suis allé deux heures auparavant pour m’arrêter là où je croyais qu’il devait coucher pour avoir le plaisir de souper avec lui pour la dernière fois ; mais un contretemps l’ayant forcé à différer son départ de quatre heures, je n’ai eu autre plaisir que celui de dîner.

Après le départ de cette rare femme, je me suis trouvé avec l’ennui que cause au jeune homme le cœur vide. Je passais toute la journée dans ma chambre faisant des sommaires de lettres françaises25 du cardinal même, qui eut la bonté de me dire qu’il trouvait mes extraits très judicieux ; mais que je devais absolument travailler moins. Mme G. était présente à ce compliment très flatteur. Après la seconde fois que j’avais été lui faire ma cour, elle ne m’avait plus vu. Elle me boudait. Entendant le reproche de travailler trop que le cardinal me fit, elle lui dit que je devais travailler pour dissiper mon ennui après le départ de D. Lucrezia.

— C’est vrai, madame, j’y ai été très sensible. Elle était bonne ; et elle me pardonnait, si je ne pouvais pas aller souvent chez elle. Mon amitié d’ailleurs était innocente.

— Je n’en doute pas ; malgré qu’on trouve dans votre ode le [149r] poète amoureux.

— Il n’est pas possible, dit mon adorable cardinal, qu’un poète écrive sans faire semblant d’être amoureux.

— Mais, s’il l’est, répliqua la marquise, il n’a pas besoin d’en faire semblant.

En disant ces paroles, elle tire de sa poche mon ode, et elle la donne à S. É., lui disant qu’elle me faisait honneur, que c’était un petit chef-d’œuvre avoué26 de tous les beaux esprits de Rome, que D. Lucrezia savait par cœur. Le cardinal la lui rendit, souriant, et lui disant qu’il ne goûtait pas la poésie italienne, et que la trouvant jolie, elle pourrait se donner le plaisir de la traduire en français. Elle lui répond qu’elle n’écrivait français qu’en prose, et que toute traduction en prose d’une pièce de vers devait être mauvaise.

— Je ne me mêle, ajouta-t-elle, me regardant, que de faire quelque fois des vers italiens sans prétention.

— Je me croirais heureux, madame, si je pouvais me procurer le bonheur d’en admirer quelques-uns.

— Voici, me dit son cardinal, un sonnet de madame.

Je le prends respectueusement, me mettant en position de le lire, lorsque madame me dit de le mettre dans ma poche, et de le rendre le lendemain à S. É. quoique son sonnet fût très peu de chose.

— Si vous sortez le matin, me dit le cardinal, vous pourrez me le rendre venant dîner chez moi.

— Dans ce cas, repartit d’abord le cardinal Acquaviva, il sortira exprès.

Après une profonde révérence qui disait tout, je m’éloigne peu à peu, et je monte à ma chambre impatient de lire le sonnet. Mais avant de le lire, je jette un coup d’œil sur moi, sur ma situation actuelle, et sur le grand voyage qu’il me semblait d’avoir fait à l’assemblée ce soir-là. La marquise G., qui me fait la plus claire de toutes les déclarations qu’elle s’intéressait à moi. Qui se donnant un air de grandeur, ne craint pas de se compromettre me faisant des avances en public. Qui aurait osé y trouver à redire ? Un jeune abbé comme moi, très sans conséquence, ne pouvait aspirer qu’à sa protection, et elle était faite pour l’accorder principalement à ceux qui ne montraient pas, s’en croyant très dignes, de la prétendre. Ma modestie, sur cet article-là, sautait aux yeux de tout le monde. La marquise m’aurait insulté, si elle m’eût cru capable de m’imaginer qu’elle se sentait un goût pour moi. Non sûrement. Une pareille fatuité n’est pas en nature. C’était si vrai que son cardinal même m’invite à dîner. Aurait-il fait cela, s’il eût pu croire que jer plusse à sa marquise ? Au contraire. Il ne m’a dit d’aller dîner avec lui qu’après avoir relevé des paroles de la marquise même que j’étais la personne qu’il leur fallait pour passer quelqu’heure à causer sans rien risquer, mais rien, du grand rien. À d’autres.

Pourquoi faut-il que je me masque à mon cher lecteur ?s Qu’il me croie fat, et je lui pardonne. Je me suis senti sûr d’avoir plu à la marquise : je me [149v] suis félicité sur ce qu’elle avait fait ce terrible premier pas, sans lequel je n’aurais jamais osé non seulement l’attaquer par les moyens convenables ; mais jeter un dévolu sur elle. Je ne l’ai connue enfin faite pour me rendre amoureux, et très digne de succéder à D. Lucrezia que ce soir-là. Elle était belle,t jeune, remplie d’esprit, très cultivée, lettrée, et puissante dans Rome. J’ai décidé de faire semblant d’ignorer son inclination, et de commencer le lendemain, à lui donner motif de croire que je l’aimais sans oser espérer. Je fus sûr de parvenir à tout. C’était une entreprise que le père Georgi même devait faire semblant d’applaudir. J’avais vu avec le plus grand plaisir que le cardinal Acquaviva avait été bien aise que le Cardinal S. C. m’eût invité, tandis que lui-même il ne m’avait jamais fait un pareil honneur.

Je lis son sonnet, je le trouve bon, coulant, facile, écrit en langue parfaite. La marquise faisait l’éloge du roi de Prusse qui s’était alors emparé de la Silésie par une espèce de coup de main27. Il me vint envie en le copiant de faire que la Silésie même réponde au sonnet se plaignant que l’amour auteur du même sonnet ose applaudir celui qui l’avait conquise, tandis que c’était un roi ennemi déclaré de l’amour28.

Il est impossible qu’un homme habitué à faire des vers s’en abstienne d’abord qu’une belle pensée se présente à son esprit. Ma pensée me parut superbe : c’est l’essentiel. J’ai répondu par les mêmes rimes au sonnet de la marquise, et je suis allé me coucher. Le matin je l’ai poli, mis au net, et mis dans ma poche.

L’abbé Gama vint déjeuner avec moi me faisant compliment sur l’honneur que S. C. m’accordait ; mais m’avertissant de me tenir sur mes gardes parce que Son Ém.u était très jaloux. Je l’assure, le remerciant, que je n’avais rien à craindre de ce côté-là, car je ne me sentais aucun goût pour la marquise.

Le cardinal S. C. me reçut avec un air de bonté, mêlé d’une dignité faite pour me faire sentir la grâce qu’il m’accordait.

— Avez-vous trouvé, me dit-il d’abord, le sonnet de la marquise bien fait ?

— Charmant, Monseigneur, le voilà.

— Elle a beaucoup de talent. Je veux vous faire voir dix stances de sa façon ; mais sous le plus grand secret.

— Votre Éminence peut en être sûre.

Il ouvre un secrétaire, et il me fait lire dix stances, dont il était le sujet. Je n’y trouve pas de feu ; mais des images bien couchées29 dans un style passionné. C’était de l’amour tout net. Le cardinal par cette démarche devenait très indiscret. Je lui demande s’il avait répondu ; il me dit que non ; et il me demande en riant, si je voulais lui prêter ma plume ; mais toujours sous le plus grand secret.

— Pour le secret, monseigneur, j’en réponds sur ma tête ; mais madame connaîtra la différence du style.

— Elle n’a rien de moi ; et d’ailleurs je ne pense pas qu’elle me croie bon poète. Par cette raison vos stances doivent être faites de façon qu’elle ne puisse pas les trouver au-dessus de ma capacité.

— Je les écrirai, Monseigneur, et V. É. en sera le juge. Si vous trouverez de ne pas [150r] pouvoir en faire autant V. É. ne les lui remettra pas.

— C’est bien dit. Voulez-vous les faire d’abord ?

— D’abord ? Ce n’est pas de la prose, monseigneur.

— Tâchez de me les donner demain.

Nous dînâmes à deux heures tête à tête, et mon appétit lui plut. Il me félicita de ce que je mangeais autant que lui. Je lui ai répondu qu’il me flattait trop, et que je lui cédais. Je riais en moi-même de ce caractère original, voyant le bon parti que je pouvais en tirer ; mais voilà la marquise, qui, comme de raison, entre sans qu’on l’ait annoncée. Ce fut le premier moment dans lequel elle me parut beauté achevée. La voyant paraître, le cardinal rit qu’allant vite s’asseoir près de lui, elle ne lui donne pas le temps de se lever. Pour moi, on me laisse debout : c’était en règle. Elle parle avec esprit de différentes choses ; on porte du café, et elle me dit enfin de m’asseoir ; mais comme si elle m’avait fait l’aumône.

— À propos ! l’abbé. Avez-vous lu mon sonnet ?

— Je l’ai même remis à monseigneur. Je l’ai admiré madame. Je l’ai trouvé si heureux, que je suis sûr qu’il vous a coûté du temps.

— Du temps ? dit le cardinal. Vous ne la connaissez pas.

— Sans peine, monseigneur, on ne fait rien qui vaille. Par cette raison je n’ai pas osé donner à V. Ém. une réponse que j’y ai fait dans une demi-heure.

— Voyons-la, voyons-la, dit la marquise. Je veux la lire.

Réponse de la Silésie à l’Amour. Ce titre la fait rougir. Elle devient toute sérieuse. Le cardinal dit qu’il n’y a pas question d’Amour. — Attendez, dit madame. Il faut respecter les pensées des poètes.

Elle le lit très bien ; elle le relit. Elle trouve justes les reproches que la Silésie lui fait ; et elle explique au cardinal la raison que la Silésie doit trouver mauvais que ce soit le roi de Prusse qui ait fait sa conquête. Ah ! oui oui, dit le cardinal. C’est que la Silésie est une femme… C’est que le roi de Prusse… Oh ! Pour le coup, la pensée est divine.

Il a fallu alors attendre un demi-quart d’heure jusqu’à ce que le rire de S. Ém. cessât.

— Je veux copierv ce sonnet, dit-il, absolument.

— L’abbé, dit la marquise souriant, vous en épargnera la peine.

— Je vais le lui dicter. Que vois-je ! c’est admirable. Il l’a fait par vos mêmes rimes. Vous en êtes-vous aperçue ? Marquise.

Un coup d’œil qu’elle m’a donné alors a fini de me rendre amoureux. J’ai vu qu’elle voulait que je connusse le cardinal comme elle le connaissait, et que je fusse de moitié avec elle. Je me sentais tout prêt. Après avoir copié le sonnet, je les ai laissés. Le cardinal me dit qu’il m’attendait à dîner le lendemain.

Je suis allé m’enfermer dans ma chambre, car les dix stances que je devais faire étaient de l’espèce la plus singulière. J’avais besoin de me tenir à cheval du fossé avec une adresse extrême, car dans le même moment que la marquise aurait dû faire semblant de croire que l’auteur des stances était le cardinal, elle devait être sûre qu’elles étaient de moi, et elle devait savoir que je savais qu’elle le savait. Je devais ménager sa gloire, et en même temps faire que dans mes vers elle aperçût un feu, qui ne pouvait émaner que de mon propre amour, et non pas d’une imagination poétique.

[150v] Je devais aussi penser à faire de mon mieux par rapport au cardinal, qui plus il trouverait les stances jolies plus il les aurait crues faites pour se les approprier. Il ne s’agissait que de clarté ; et c’est précisément ce qu’il y a de plus difficile dans la poésie. L’obscur, qui est le plus facile, aurait paru du sublime30 à cet homme, dont je devais tâcher de gagner les bonnes grâces. Si la marquise dans ses dix stances faisait la description de belles qualités du cardinal physiques, et morales, je devais lui rendre la pareille. Je les ai donc faites avec tous ces caractères. J’ai peint ses beautés visibles, et je me suis dispensé de peindre les secrètes, finissant la dernière stance avec les deux beaux vers de l’Arioste

Le angeliche bellezze nate in cielo

Non si ponno celar sotto alcun velo.

[Les beautés angéliques et qui sont nées du ciel

Ne peuvent sous aucun voile être cachées.]31

Assez content de mon petit ouvrage, je suis allé chez le cardinal, et je le lui ai donné, lui disant que je doutais qu’il voulût se dire auteur d’une production qui sentait trop l’écolier. Après les avoir lues, et relues fort mal, il me dit qu’effectivement elles étaient peu de chose ; mais que c’était ce qui lui fallait ; et il me remercia d’y avoir mis les deux vers de l’Arioste qui feraient voir à la marquise qu’il en avait eu besoin. Il me dit pour me consoler que, les copiant, il aurait soin de manquer des vers, ce qui ferait qu’elle ne douterait pas qu’il n’en fût auteur. Nous dînâmes de meilleure heure, et je suis parti pour lui laisser le temps de copier les stances avant l’arrivée de la dame.

Ce fut le lendemain la nuit, que l’ayant rencontrée à la porte de l’hôtel dans le moment qu’elle descendait de sa voiture, je lui ai donné le bras. Elle me dit de but en blanc qu’elle deviendrait mon ennemie, si on parvenait à Rome à connaître ses stances, et les miennes.

— Je ne sais pas, madame, de quoi vous me parlez.

— Je m’y attendais ; mais que cela vous suffise.

D’abord qu’elle fut dans la salle, je me suis retiré dans ma chambre au désespoir, parce que je l’ai crue réellement fâchée. Mes stances, me disais-je, ont un coloris trop vif ; elles compromettent sa gloire, et elle trouve mauvais que je sois trop à part de son intrigue. Elle craint, me dit-elle, mon indiscrétion ; mais je suis sûr qu’elle n’en fait que semblant : c’est un prétexte pour me disgracier. Qu’aurait-elle fait, si dans mes vers je l’eusse mise toute nue ? J’étais fâché de ne l’avoir pas fait. Je me déshabille ; je me couche, et une demi-heure après, l’abbé Gama frappe à ma porte : je tire le cordon. Il entre me disant que monseigneur désirait que je descendisse. La marquise G., le cardinal S. C., demandent de vous32. — J’en suis fâché. Allez leur dire la vérité. Dites aussi, si vous voulez, que je suis malade.

N’étant pas retourné33, j’ai vu qu’il devait avoir bien fait sa commission. Le lendemain matin j’ai reçu un billet du cardinal S. C., où il me disait qu’il m’attendait à dîner, qu’il s’était fait saigner, qu’il avait [151r] besoin de me parler, et d’y aller de bonne heure quand même je serais malade. C’était pressant. Je new pouvais deviner rien ; mais je ne m’attendais à rien de désagréable.

À peine habillé, je descends, et je vais entendre la messe, où j’étais sûr que monseigneur me verrait. Après la messe, il me demande à l’écart si j’étais vraiment malade.

— Non monseigneur. Je n’avais qu’envie de dormir.

— Vous avez tort, car on vous aime. Le cardinal S. C. se fait saigner.

— Je le sais. Il me le marque dans ce billet, dans lequel il m’ordonne d’aller lui faire ma cour si V. É. le trouve bon.

— Très bon. Mais c’est plaisant. Je ne croyais pas qu’il eût besoin d’un tiers.

— Y aura-t-il un tiers ?

— Je n’en sais rien ; et je n’en suis pas curieux.

On crut que le cardinal m’avait parlé d’affaires d’état. Je suis allé chez S. C. qui était au lit.

— Étant obligé, me dit-il, de faire diète, je dînerai tout seul ; mais vous n’y perdrez rien, car le cuisinier n’est pas averti. Ce que j’ai à vous dire est que j’ai peur que vos stances soient trop jolies, car la marquise en est folle. Si vous me les aviez lues comme elle les a lues, je ne les aurais pas adoptées.

— Elle les croit cependant de V. É. ?

— Elle n’en doute pas ; mais que ferai-je si elle s’avise de me faire des nouveaux vers ?

— Disposez de moi, monseigneur, jour et nuit, et soyez sûr que je mourrai plutôt que de trahir votre secret.

— Je vous prie d’accepter ce petit présent. C’est du Negrillo de la Havane que le cardinal Acquaviva m’a donné.

Le tabac était bon ; mais l’accessoire était meilleur. La tabatière était d’or émailléx. Je l’ai reçue avec respect, et tendre reconnaissance. Si son éminence ne savait pas faire des vers, il savait au moins donner ; et cette science dans un seigneur est beaucoup plus belle que la première.

Je fus surpris à midi de voir la marquise dans le déshabillé le plus galant.

— Si j’avais su, lui dit-elle, que vous aviezy bonne compagnie, je ne serais pas venue.

— Je suis sûr, lui répondit-il, que vous ne trouverez pas de trop notre abbé.

— Non, car je le crois honnête.

Je me tenais là sans rien dire ; mais je me tenais aussi prêt à partir avec ma belle tabatière au premier lardon34 qu’elle se serait avisée de me lâcher. Il lui demanda si elle dînait, [151v] lui disant en même temps qu’il avait ordre de faire diète.

— Je dînerai ; mais mal, car je n’aime pas à manger seule.

— L’abbé, si vous voulez lui accorder cet honneur, vous tiendra compagnie.

Elle ne répondit qu’en me regardant d’un air gracieux. C’était la première femme du grand ton à laquelle j’avais à faire. Je ne pouvais pas m’accoutumerz à un maudit air de protection, qui ne peut avoir rien de commun avec l’amour ; mais je voyais qu’en présence de son cardinal elle devait en agir ainsi. Je savais qu’elle devait savoir que l’air soutenu démonte.

On mit la table près du lit de S. É.. La marquise ne mangeant presque rien m’encourageaitaa applaudissant à mon heureux appétit.

— Je vous ai dit, lui dit le cardinal, que l’abbé ne me cède pas.

— Je crois, lui répondit-elle, qu’il ne s’en faut pas de beaucoup ; mais vous êtes plus friand.

Je la prie alors de me dire quel fondement elle avait de me croire gourmand.

— Je n’aime, madame, que le morceau fin, et exquis en tout.

— Explication de l’en tout, dit le cardinal.

Me permettant alors de rire, j’ai commencé à dire en vers faits sur-le-champ tout ce qu’en tout genre était digne d’être appelé morceau choisi. La marquise m’applaudissant me dit qu’elle admirait mon courage.

— Mon courage, madame, est votre ouvrage, car je suis timide comme un lapin35 quand on ne m’en donne pas. C’est vous qui êtes l’auteur de mon impromptu. Cum dico quae placent dictat auditor [Si ce que je dis a l’heur de plaire c’est l’auditeur qui me l’a dicté]36.

— Je vous admire. Pour moi, quand même celui qui m’encouragerait serait Apollon, je ne saurais pas prononcer quatre vers sans les écrire.

— Osez, madame, vous abandonner à votre Génie, et vous direz des choses divines.

— Je le crois aussi dit le cardinal. Permettez, de grâce, que je montre à l’abbé vos dix stances.

— Elles sont négligées ; mais je le veux bien pourvu que cela reste entre nous.

Le cardinal alors me donna les dix stances de la marquise, que j’ai lues, leur donnant tout l’esprit que la lecture peut donner à une bonne pièce de poésie.

Comme vous avez lu cela ! dit la marquise. Il ne me semble [152r] plus d’en être l’auteur. Je vous remercie. Mais ayez aussi la complaisance de lire dans le même ton les dix de son Éminence en réponse des miennes. Elles les surpassent de beaucoup.

— Ne croyez pas cela, me dit-il ; les voilà cependant. Mais tâchez aussi de ne leur faire rien perdre à la lecture.

Le cardinal n’avait pas besoin de me faire cette prière, car c’étant du mien, je n’étais pas le maître de lire mal, d’autant plus que Bacchus augmentait le feu que la marquise devant mes yeux allumait dans mon âme.

Je les ai lues d’une façon que le cardinal en fut ravi ;ab et qui fit rougir la marquise là où je faisais la description de certaines beautés qu’on permet à la poésie de louer ; mais que je ne pouvais pas avoir vues. Elle m’arracha les stances d’un air dépiteux37 me disant que j’y avais changé des vers. C’était vrai ; mais j’ai fait semblant de ne pas en convenir. J’étais tout en flammes, et elle n’était pas moins ardente. Le cardinal s’étant endormi, elle se leva pour aller s’asseoir sur le Bel-vedere38 ; et je l’ai suivie.

À peine assise sur la hauteur d’appui, je me mets devant elle debout. Un de ses genoux donnait contre le gousset39 où j’avais ma montre. Prenant avec une respectueuse douceur une de ses mains, je lui dis qu’elle m’avait embrasé.

— Je vous adore, madame, et si vous ne me permettez pas d’espérer du retour, je suis décidé à vous éviter pour toujours. Prononcez ma sentence.

— Je vous crois libertin, et inconstant.

— Je ne suis ni l’un, ni l’autre.

Lui disant cela, je l’ai serrée contre mon sein, mettant sur ses lèvres un baiser d’amour qu’elle reçut sans avoir la bassesse deac souffrir que je lui fisse la moindre violence. Mes mains affamées tentèrent alors de s’ouvrir le chemin à tout ; mais elle changea vite de posture, me priant de la respecter avec tant de douceur que je me suis cru en devoir, non seulement de modérer tout transport ; mais de lui demander pardon. Elle me parla alors de D. Lucrezia, et elle dut être enchantée de me trouver un monstre de discrétion. Elle me parla après du cardinal, [152v] dont elle voulut que je crusse qu’elle n’était que bonne amie. Ensuite nous nous récitâmes des beaux morceaux de poésie, elle se tenant assise me laissant voir la moitié d’une jambe faite au tour40, et moi toujours debout, et faisant semblant de ne pas la voir, décidé de ne pas me procurer dans ce jour-là une faveur plus grande que celle que j’avais obtenue.

Le Cardinal vint en bonnet de nuit nous surprendre, nous demandant de bonne foi si nous nous étions impatientés à l’attendre. Je ne les ai laissés que sur la brune, très content de mon sort, et déterminé à tenir mon amour naissant en bride jusqu’au moment qu’une heureuse occasion se présenterait dans laquelle je me trouverais sûr de le voir couronné par la victoire. Depuis ce jour-là la charmante marquise ne cessa jamais de me donner des marques d’une estime toute particulière sans affecter le moindre mystère. Il me semblait de pouvoir compter sur le carnaval prochain, étant sûr que plus je ménagerais sa délicatesse, plus elle penserait à mead présenter elle-même une occasion dans laquelle elle récompenserait entièrement ma tendresse, ma fidélité, et ma constance. Mais ma fortune devait prendre une différente tournure précisément lorsque je m’y attendais le moins, et lorsque le cardinal Acquaviva, et le pape même pensaient à la rendre solide. Cet illustre pontife m’avait fait des compliments très flatteurs sur la belle tabatière que le cardinal S. C. m’avait donnée, sans jamais me parler de la marquise G. ; et le cardinal Acquaviva ne me dissimula pas le plaisir qu’il ressentit lorsqu’il vit la belle tabatière dans laquelle son généreux confrère m’avait donné à goûter son Negrillo. L’abbé Gama, qui me voyait sur un si beau chemin, me félicitait ; et n’osait plus me donner des conseils ; et le père Georgi, qui devinait tout, me disait que je devais me contenter de la grâce de la marquise G., et prendre bien garde à ne pas quitter sa connaissance pour en faire une autre. Telle était ma situation.

Ce fut dans le jour de Noël que j’ai vu l’amant de Barbaruccia entrer dans ma chambre, fermer la porte, puis se jeter sur un canapé me disant que je le voyais pour la dernière fois.

— Je ne viens vous demander qu’un bon conseil.

— Quel conseil puis-je vous donner ?

— Tenez. Lisez. Vous saurez tout.

[153r] C’était une lettre de Barbaruccia qui parlait ainsi : « Je suis grosse, mon cher ami, et je ne puis plus en douter. Je vous avertis que je suis déterminée à partir de Rome toute seule, et à aller mourir où Dieu voudra, si vous n’avez pas soin de moi. Je souffrirai tout plutôt que de découvrir à mon père l’état malheureux dans lequelae nous nous sommes mis. »

En caractère d’honnête homme, lui dis-je, vous ne pouvez pas l’abandonner. Épousez-la, malgré votre père, et malgré le sien, et après vivez avec elle. La providence éternelle aura soin de vous. Il pense, il me semble plus calme, et il s’en va.

a. 1744af

Au commencement de Janvier je le vois paraître devant moi ayant l’air très content.

— J’ai loué, me dit-il, le haut étage de la maison contiguë à celle de Barbaruccia. Elle le sait ; et cette nuit j’en sortirai par la lucarne du grenier, et j’entrerai par la lucarne du sien dans sa maison. Je fixerai avec elle l’heure à laquelle je l’enlèverai. Mon parti est pris. J’ai décidé de la conduire à Naples, et comme sa servante, qui couche au grenier, ne pourrait pas ignorer son évasion, je la conduirai avec nous aussi.

— Dieu vous bénisse.

Huit jours après, je le vois dans ma chambre une heure avant minuit accompagné d’un abbé.

— Que voulez-vous de moi à cette heure ?

— Je vous présente ce bel abbé.

Je reconnais Barbaruccia, et je m’alarme.

— Vous a-t-on vu entrer ?

— Non. Et quand même ? C’est un abbé ! Nous passons ensemble toutes les nuits.

— Je vous félicite.

— La servante a déjà consenti ; elle viendra avec nous. Nous partirons dans peu ; et nous serons à Naples en vingt-quatre heures. Nous aurons une voiture qui nous mettra à la première poste, où je suis sûr qu’on nous donnera des chevaux.

— Adieu donc. Je vous souhaite du bonheur. Je vous prie de vous en aller.

— Adieu.

Peu de jours après, me promenant à villa Medici avec l’abbé Gama, je l’entends dire que dans la nuit il y aurait une exécution41 dans la place d’Espagne.

— En quoi consiste cette exécution ?

— Le Bargello42, ou son lieutenant viendra exécuter quelqu’ordine santissimo, ou visitant quelque maison suspecte, ou enlevant quelqu’un qui ne s’y attend pas.

— Comment sait-on cela ?

— S. É. doit le savoir, car le [153v] pape n’oserait empiéter sur sa juridiction43 sans lui en demander la permission.

— Il la lui a donc demandée ?

— Oui. Un auditor santissimo44 est venu la lui demander ce matin.

— Mais notre cardinal aurait pu la lui refuser.

— C’est vrai ; mais il ne la refuse jamais.

— Et si laag personne inquise45 est sous sa protection ?

— Son Éminence pour lors la fait avertir.

Un quart d’heure après, ayant quitté l’abbé, je me suis trouvé inquiet. J’ai pensé que cet ordre pourrait regarder Barbaruccia ou son amant. La maison de Dalacqua était sous la juridiction d’Espagne. J’ai cherché en vain le jeune homme partout : allant chez lui, ou chez Barbaruccia, j’aurais eu peur de me compromettre. Il est cependant certain qu’étant sûr j’y serais allé ; mais mon soupçon n’avait pas d’assez forts fondements.

Vers minuit, voulant aller me coucher, j’ouvre ma porte pour en ôter la clef, lorsque je me trouve surpris par un abbé qui entre vite, et qui hors d’haleine se jette sur un fauteuil. Reconnaissant Barbaruccia, je ferme ma porte ; je devine tout, et prévoyant lesah conséquences, je me vois perdu. Troublé, confus, je ne l’interroge sur rien, je lui dis son fait, je la condamne de s’être sauvée chez moi, et je la prie de s’en aller.

Malheureux ! Il ne fallait pas la prier ; mais la forcer, et même appeler du monde si elle n’eût pas voulu partir. Je n’en ai pas eu la force.

Au mot de s’en aller, elle se jette à mes pieds pleurant, gémissant, et me demandant pitié. Je cède ; mais l’avertissant que nous étions perdus tous les deux.

— Personne ne m’a vueai ni entrer dans l’hôtel, ni monter ici, j’en suis sûre ; et je me crois heureuse d’être venue chez vous ici, il y a dix jours, car sans cela je n’aurais jamais pu deviner où était votre chambre.

— Hélas ! Il aurait mieux valu que vous l’eussiez ignoréaj. Qu’est devenu le docteur votre amant ?

— Les sbires l’ont enlevé avec la servante. Mais voici tout le fait.

Mon amant m’ayant dit la nuit passée que dans cette même nuit à onze heures une biroche46 se trouverait aux pieds de l’escalier de la Trinité dè Monti47, et qu’il y serait dedans pour m’y attendre, je suis sortie il y a une heure, de la lucarne de notre maison précédée par la servante. Je suis entrée dans la sienne, je me suis habillée comme vous voyez, je suis descendue, et je m’acheminais tout droit à la biroche. Ma servante me précédait avec ma pacotille48. En tournant le coin, sentant qu’une boucle de mon soulier s’était lâchée, je m’arrête, et m’incline pour la remettre. Ma servante qui croyait que je la suivais, allant toujours son chemin, arriva à la biroche, et y monta : je n’étais qu’à trente pas d’elle. Mais voici ce qui me rendit immobile. La servante à peine montée, je vois à la [154r] lueur d’une lanterne la voiture entourée de sbires, et en même temps le voiturier descendre de cheval pour laisser qu’un autre y monte qui à bride abattue enleva la biroche avec ma servante, et mon amant qui certainement y était pour m’attendre. Que pouvais-je faire dans ce terrible moment ? Ne pouvant plus retourner chez moi, j’ai suivi un mouvement de mon âme, que je peux appeler involontaire, et qui m’a conduite ici. M’y voilà. Vous me dites que par cette démarche, je vous ai perdu, et je me sens mourir. Cherchez un expédient : je suis prête à tout : même à me perdre, s’il le faut, pour vous sauver.

Mais en prononçant ces dernières paroles, elle commença à verser des larmes que je ne saurais comparer à rien. Comprenant tout ce que sa situation avait d’affreux, je la trouvais bien plus malheureuse que la mienne ; mais cela n’empêchait pas que je ne me visse à la veille de mon précipice tout innocent que j’étais. Laissez, lui dis-je, que je vous conduise aux pieds de votre père : je me sens assez fort pour le convaincre qu’il doit vous sauver de l’opprobre.

Mais à la proposition de cet expédient qui était l’unique, je vois la pauvre malheureuse désolée. Elle me répond pleurant à verse qu’elle aimait mieux que je la misse dans la rue, et que je l’y abandonnasse. Je devais en agir ainsi ; et j’y ai pensé ; mais je n’ai pas eu la force de m’y déterminer. Ce qui m’a empêché de l’avoir furent les larmes. Savez-vous, mon cher lecteur, ce que c’est que la force des larmes, qui sortent des beaux yeux d’une jeune, et jolie figure d’une fille honnête, et malheureuse ? C’est une force irrésistible. Credete a chi ne ha fatto esperimento [Croyez-en celui qui l’a expérimenté]49. Je me suis trouvé dans l’impuissance physique de la mettre à la porte. Quelles larmes ! Trois mouchoirs dans une demi-heure en furent imbibés. Je n’ai jamais vu des pleurs pareils jamais discontinués : s’ils furent nécessaires à la soulager de sa douleur, il n’y a jamais eu au monde une douleur égale à la sienne.

Après tous ces pleurs, je lui ai demandé ce qu’elle pensait de faire à l’apparition du nouveau jour. Minuit était déjà sonné. – Je sortirai de l’hôtel, me répondit-elle en sanglotant. Sous cet habit personne ne prendra garde à moi ; je sortirai de Rome ; je marcherai jusqu’à ce que l’haleine me manquera.

À ces mots elle tombe sur le parquet : j’ai cru qu’elle allait mourir. Elle mettait, elle-même, un doigt à son collet pour se faciliter la respiration, parce qu’elle étouffait. Je la voyais devenue bleue. Je me trouvais dans le plus cruel de tous les embarras.

Après avoir délacé son collet, et déboutonné ce qui la serrait tout partout, je l’ai rappelée à la vie à force d’eau dont je saupoudrais son visage.

[154v] La nuit étant des plus froides, et n’ayant pas de feu, je lui ai dit de se mettre au lit, et d’être sûre que je la respecterais. Elle me répondit qu’elle ne se croyait en état que de faire pitié, et que d’ailleurs elle était entre mes mains, et que j’étais son maître. Ayant besoin de gagner du courage, et de procurer à son sang un libre cours, je l’ai persuadée à se déshabiller pour se mettre sous les couvertures. Étant destituée de force j’ai dû la déshabiller moi-même, et la porter au lit. À cette occasion j’ai fait une nouvelle expérience sur moi-même. Ce fut une découverte. Sans nulle difficulté j’ai résisté à la vue de tous ses charmes. Elle s’endormit, et moi aussi à côté d’elle ; mais tout vêtu. Un quart d’heure avant jour, je l’ai réveillée, et se trouvant en force50, elle n’eut pas besoin que je l’aidasse à s’habiller.

À la première lueur du jour je suis sorti, lui disant d’être tranquille jusqu’à mon retour. Je sortais avec intention d’aller chez son père ; mais j’ai changé d’avis d’abord que j’ai vu des mouches51. Je suis allé au café de la rue Condotta me voyant suivi de loin. Après avoir pris une tasse de chocolat, j’ai mis des biscuits dans ma poche, et je suis retourné à l’hôtel, me remarquant toujours suivi par le même espion. J’ai alors connu que le bargello qui avait manqué sa capture devait bâtir sur des soupçons52. Le portier me dit sans que je l’interroge, que dans la nuit on avait voulu faire une exécution, mais qu’il croyait qu’on l’avait manquée. Dans le même moment un auditeur du cardinal Vicaire53 demanda au portier à quelle heure il aurait pu parler à l’abbé Gama. J’ai alors vu qu’il n’y avait plus temps, et je suis remonté à ma chambre pour prendre un parti.

Après avoir obligé Barbaruccia à manger deux biscuits trempés dans du vin de Canaries54, je l’ai conduite au plus haut du palais dans un endroit indécent ; mais où n’allait personne. Je lui ai dit d’attendre là mes avis, puisque mon laquais allait sûrement arriver. Il arriva quelques minutes après. Je suis alors descendu chez l’abbé Gamaak, lui ordonnant de me porter la clef de ma chambre d’abord qu’il en aurait fait tout le service.

J’ai trouvé l’abbé qui parlait à l’auditeur du cardinal vicaire. Après lui avoir parlé, il vint à moi, et il ordonna d’abord du chocolat. Pour me dire ensuite quelque chose de nouveau, il me rendit compte du message du cardinal vicaire. Il s’agissait de prier son Éminence de faire sortir de l’hôtel une personne qui devait s’y être réfugiée vers minuit. Il faut attendre, ajouta l’abbé, que le [155r] cardinal soit visible ; et il est certain que s’il y aura quelqu’un retiré dans le palais à son insu, il le fera sortir. Nous parlâmes alors du froid qu’il faisait jusqu’au moment que le domestique me porta ma clef. Voyant que j’avais au moins une heure devant moi, j’ai pensé à un expédient qui pouvait uniquement sauver Barbaruccia de l’opprobre.

Sûr de n’être observé de personne, je suis allé au lieu où Barbaruccia se tenait cachée, et je lui ai fait écrire avec du crayon un billet conçu en ces termes en bon français : « Je suis, monseigneur une honnête fille habillée en abbé. Je supplie Votre Éminence de me permettre de lui dire mon nom en personne. J’espère dans la grandeur de votre âme que vous sauverez mon honneur. »

Vous sortirez d’ici, lui dis-je, à neuf heures précises. Vous descendrez trois escaliers, et vous entrerez dans l’appartement à main droite, et irez jusqu’à la dernière antichambre, où vous verrez un gros gentilhomme assis devant une brasière55. Vous lui donnerez ce petit billet, le priant de le remettre d’abord entre les mains du cardinal. Ne craignez pas qu’il le lise, car il n’en aura pas le temps. D’abord qu’il le lui aura remis, soyez sûre que dans l’instant même il vous fera entrer, et qu’il vous écoutera sans témoinal. Mettez-vous à genoux, et contez-lui toute votre histoire, toute dans la plus pure vérité, la circonstance exceptée que vous avez passé la nuit dans ma chambre, et que vous m’avez parlé. Dites que voyant votre amant enlevé vous eûtes peur, vous entrâtes dans le palais, montant au plus haut, où après avoir passé une nuit douloureuse, vous vous sentîtes inspirée d’écrire le billet que vous lui avez fait passer. Je suis certain, ma pauvre Babiche56, que S. É. d’une façon ou de l’autre vous sauvera de l’opprobre. C’est par ce seul moyen que vous pouvez espérer que votre amant deviendra votre époux.

Après qu’elle m’eut assuré qu’elle exécuterait à la lettre toute mon instruction, je suis descendu, je me suis fait coiffer, je me suis habillé, et après avoir entendu la messe en présence du cardinal, je suis sorti pour ne plus rentrer qu’à l’heure de dîner.

À table, on ne parla que de cette aventure. Chacun la contait selon son idée. Le seul abbé Gama ne disait rien, et j’en faisais de même. Ce que je comprenais était que le cardinal avait pris sous sa protection la personne qu’on voulait avoir. C’était tout ce que je désirais, et me paraissant de n’avoir plus aucun sujet de crainte, je jouissais en silence de l’effet de mon manège, qui me semblait un petit chef-d’œuvre. Après dîner, j’ai demandé à l’abbé Gama ce que c’était que cette intrigue, et voilà ce qu’il m’a répondu.

— Un père de famille, dont je ne sais pas encore le nom, fit instance au cardinal vicaire pour qu’il empêche son fils d’enlever une fille, [155v] avecam laquelle il allait sortir de l’état. L’enlèvement devait se faire à minuit dans notre place. Le vicaire après avoir obtenu le consentement de S. É., comme je vous ai conté hier, ordonna au bargello d’apposter57 ses gens, et de capturer les coupables les prenant sur le fait. L’ordre fut exécuté ; mais les sbires se reconnurent pour attrapés quand en arrivant chez le bargello, et faisant descendre de voiture les détenus, ils trouvèrent au lieu de la fille une figure de femme qui ne peut faire venir à personne la tentation de l’enlever. Quelques minutes après, un espion arriva chez le bargello, et lui dit que dans le moment même que le biroche partit de la place, un abbé s’était recouvré58 en courant dans le palais d’Espagne. Le bargello alla d’abord rendre compte au cardinal vicaire de l’incident qui lui avait fait manquer la fille, et lui communiqua apparemment le soupçon qu’il avait qu’elle pût être le même abbé qui s’était sauvé dans l’hôtel. Le vicaire alors fit savoir à notre maître qu’il se pouvait qu’une fille habillée en abbé se trouvât cachée dans son palais. Il le pria de faire mettre dehors la personne, soit fille, soit abbé, à moins qu’elle ne soit connue de S. É. pour exempte de soupçon. Le cardinal Acquaviva sut cela ce matin avant neuf heures de l’auditeur du Vicaire que vous avez vu ce matin me parler. Il le renvoya l’assurant qu’il ferait faire toutes les perquisitions, et qu’il ferait mettre dehors toute personne inconnue qui pourrait se trouver chez lui.

Effectivement le cardinal donna d’abord cet ordre au maître d’hôtel, qui commença sur-le-champ à s’en acquitter ; mais un quart d’heure après le maître d’hôtel reçut ordre de suspendre toute recherche. La raison de cette suspension ne peut être que celle-ci.

M. le maître de chambre m’a dit, qu’à neuf heures précises, un abbé fort joli, quian réellement lui parut une fille déguisée, s’est présenté à lui le priant de remettre à S. É. un billet qu’il lui donna. Il le lui remit sur-le-champ, et S. É., après l’avoir lu, ne tarda pas un instant à lui ordonner de faire passer l’abbé, qui depuis ce moment-là n’est plus sorti de l’appartement. Comme l’ordre de suspendre la perquisition fut donné immédiatement après l’introduction de l’abbé, on a lieu de croire que cet abbé soit la fille que les sbires ont manquéeao, et qui s’est sauvée dans l’hôtel, où elle doit s’être tenue cachée toute la nuit jusqu’au moment, où elle fut inspirée de se présenter au cardinal.

— Son Ém. la remettra peut-être encore aujourd’hui entre les mains non pas des sbires, mais du vicaire.

— Pas même entre celles du pape. Vous ne sauriez pas avoir une juste idée de la force de la protection de notre cardinal ; et cette protection est déjà déclarée, puisque la personne est encore non seulement dans le palais ; mais dans l’appartement même du maître, sous sa garde.

L’histoire étant intéressante, l’attention avec laquelle je l’ai écoutée ne put donner aucun ombrage au spéculatif Gama, qui certainement ne [156r] m’aurait rien dit, s’il eût su combien j’y avais de part, et combien l’intérêt que je devais y prendre était grand. Je suis allé à l’opéra au théâtre Aliberti59.

Le lendemain matin,ap Gama entra dans ma chambre d’un air riant, me disant que le cardinal vicaire savait que le ravisseur était mon ami, et que je devais l’être aussi de la fille, puisque son père était mon même maître de langue.

— On est sûr, me dit-il, que vous saviez toute l’histoire ; et il est naturel qu’on croie que la pauvre petite a passé la nuit dans votre chambre. J’admire votre prudence dans votre maintien de hier vis-à-vis de moi. Vous vous tîntes si bien sur vos gardes, que j’aurais gagé que vous n’en saviez rien.

— Je n’en savais rien non plus, lui répondis-je d’un air sérieux, et tranquille, je ne le sais que dans ce moment de vous-même. Je connais la fille que cependant je n’ai plus vue depuis six semaines que j’ai fini de prendre leçon ; et je connais beaucoup plus le jeune docteur qui cependant ne m’a jamais communiqué son projet. Tout le monde cependant est le maître de croire ce qu’il veut. Il est naturel, dites-vous, que la fille ait passé la nuit dans ma chambre. Permettez-moi de rire de ceux qui prennent des conjectures pour des certitudes.

— C’est le vice des Romains, mon cher ami ; heureux ceux qui peuvent en rire ; mais cette calomnie, car je la crois calomnie, peut vous faire du tort même dans l’esprit de notre maître.

Le soir, n’y ayant point d’opéra, je fus à l’assemblée. Je n’ai trouvé le moindre changement ni dans le ton du cardinal, ni dans celui de personne. J’ai trouvé la marquise gracieuse envers moi même plus qu’à l’ordinaire. Ce fut le lendemain après table que Gama me dit que le cardinal avait fait passer la fille dans un couvent où elle était très bien traitée aux frais de S. É..

— Je suis sûr, me dit-il, qu’elle n’en sortira que pour devenir femme du garçon qui a voulu l’enlever.

— Je vous assure, lui répondis-je, que j’en serai très content, car elle est aussi bien que lui très honnête, et digne de l’estime de tout le monde.

Un jour ou deux après le père Georgi me dit que la nouvelle du jour à Rome était l’enlèvement manqué de la fille de l’avocat Dalacqua ; et qu’on me faisait directeur de toute cette intrigue ; ce qui lui déplaisait très fort. Je lui ai parlé comme j’avais parlé à Gama, et il montra de me croire ; mais il me dit que Rome n’aimait pas de savoir les choses comme elles étaient ; mais comme il lui paraissait qu’elles devaient être. On sait, me dit-il, que vous alliez tous les matins chez Dalacqua ; on sait que le jeune homme allait souvent chez vous, et cela suffit. On ne veut pas savoir ce qui détruirait la calomnie, car on l’aime dans cette sainte cité. Votre innocence n’empêchera pas que cette histoire ne soit mise [156v] sur votre compte dans quarante ans d’ici entre les cardinaux dans un conclave à l’occasion qu’on vous proposerait pour être élu pape.

Dans les jours suivants, cette maudite histoire commença à m’ennuyer tout de bon, car on m’en parlait partout, et je voyais avec évidence qu’on écoutait ce que je disais, et qu’on ne faisait semblant de me croire queaq parce qu’on ne pouvait pas faire autrement.

La marquise G. me dit d’un air fin que la demoiselle Dalacqua m’avait des obligations essentielles ; mais ce qui me faisait la plus grande peine était que le cardinal Acquaviva même dans les derniers jours de carnaval n’avait plus vis-à-vis de moi le ton libre qu’il avait toujours eu. Personne ne s’en apercevait ; mais je voyais cela à ne pas pouvoir en douter.

1744ar. Ce fut au commencement du carême, précisément lorsque personne ne parlait plus de l’histoire de l’enlèvement, que le cardinal me dit d’entrer avec lui dans son cabinet. Ce fut là qu’il me tint ce petit discours.

L’affaire de la Dalacqua est finie : on n’en parle même plus ; mais on a décidé, sans prétendre que ce soit de la médisance que ceux qui ont profité de la maladresse du jeune homme qui voulait l’enlever sont vous, et moi. Je laisse qu’on dise, car, si un cas pareil m’arrivait encore, je ne me réglerais pas autrement ; et je ne me soucie pas de savoir ce que personne ne peut vous obliger à dire, et même ce que vous ne devez pas dire en caractère d’homme d’honneur. Si vous n’en saviez rien d’avance, vous auriez commis en chassant la fille de chez vous, en supposant qu’elle y ait été, une action barbare, et même lâche, qui l’aurait rendue malheureuse pour tout le reste de ses jours, et qui vous aurait laissé tout de même suspect de complicité, et qui plus est de trahison.

Mais malgré tout cela vous pouvez vous figurer, que quoique je méprise tous les propos de cette espèce, je ne peux cependantas dans le fond leur être indifférent60. Cela étant je me vois forcé à devoir vous prier, non seulement de me quitter ; maisat de quitter Rome ; mais je vous fournirai un prétexte par lequel vous sauverez votre honneur, et qui plus est la considération que peuvent vous avoir procurée les marques d’estime que je vous ai données. Je vous permets de confier à l’oreille de qui vous voudrez, et même de dire à tout le monde que vous allez faire un voyage pour une commission que je vous ai donnée.

[157r] Pensez dans61 quel pays vous voulez aller : j’ai des amis partout : je vous recommanderai de façon, que je suis sûr que vous aurez de l’emploi. Je vous recommanderai de ma propre main : il ne tiendra qu’à vous de faire que personne ne sache où vous allez. Venez demain à Villa Negroni pour me savoir dire où vous voulez que je vous recommande. Vous vous disposerez à partir dans huit jours. Croyez que je suis fâché de vous perdre. C’est un sacrifice que je fais au plus grand de tous les préjugés. Je vous prie de ne pas me laisser voir votre affliction.

Il me dit ces dernières paroles voyant mes larmes ; et il ne me donna pas le temps de lui répondre pour ne pas en voir davantage. Malgré cela j’ai eu la force de me remettre, et de paraître gai à tous ceux qui me virent sortir du cabinet. On me trouva à table de la meilleure humeur du monde. L’abbé Gama, après m’avoir donné du café dans sa chambre me fit compliment sur mon air de satisfaction. Je suis sûr, me dit-il, que cela vient de la conversation que vous eûtes ce matin avec S. É.

— C’est vrai ; mais vous ignorez l’affliction que j’ai dans le cœur, et que je dissimule.

— Affliction ?

— Oui. J’ai peur d’échouer dans une commission difficile que le cardinal m’a donnéeau ce matin. Je dois cacher le peu de confiance que j’ai en moi-même pour ne pas diminuer celle que S. É. a dans mon peu de talent.

— Si mon conseil peut vous être bon à quelque chose, je vous l’offre. Vous faites cependant fort bien à vous montrer serein et tranquille. Est-ce une commission dans Rome ?

— Non. Il s’agit d’un voyage que je dois entreprendre dans huit à dix jours.

— De quel côté ?

— Au couchant.

— Je n’en suis pas curieux.

Je suis allé tout seul me promener à villa Borghese, où j’ai passé deux heures dans le désespoir ; car j’aimais Rome, et étant sur le grand chemin de la fortune, je me voyais précipité ne sachant où aller, et déchu de toutes mes belles espérances. En examinant ma conduite, je ne me trouvais pas coupable ; mais je voyais clairement que le père Georgi avait raison. J’aurais dû non seulement ne me mêler en rien dans l’affaire de Barbaruccia ; mais changer de maître de langue, d’abord que j’avais découvert son intrigue. Mais à l’âge que j’avais, et ne connaissant pas encore assez les malheurs, il m’était impossible d’avoir une prudence qui ne pouvait être que le fruit de la longue expérience. Je pensais où je devais aller, j’y ai pensé toute la nuit, et toute la matinée sans avoir jamais pu me déterminer à un endroit plus qu’à un autre. Je suis allé me retirer dans ma chambre sans me [157v] soucier de souper. L’abbé Gama vint me dire que S. É. me faisait avertir de ne m’engager à dîner nulle part pour le lendemain, car il avait à faire à moi.

Je l’ai trouvé à villa Negroni à tomar el Sol [prendre le soleil]. Il se promenait avec son secrétaire qu’il quitta quand il me vit. Étant seul avec lui, je lui ai fait toute la narration fidèle de l’intrigue de Barbaruccia sans lui cacher la moindre circonstance. Après cette fidèle narration, je lui ai peint la douleur que je ressentais à le quitter avec les plus vives couleurs. Je me voyais, lui disais-je, frustré de toute la fortune que je pouvais espérer dans ma vie, puisque je me sentais sûr de ne pouvoir la faire qu’à son service. J’ai passé une heure à lui parler ainsi presque toujours pleurant ; mais tout ce que j’ai su lui dire fut inutile. Il m’encouragea avec bonté ; et me pressant de lui dire dans quel lieu de l’Europe je voulais aller, le mot que le désespoir, et le dépit fit sortir de ma bouche fut Constantinopleav.

— Constantinople ? me dit-il, reculant de deux pas.

— Oui Monseigneur ; Constantinople, lui répétai-je en essuyant mes larmes.

Ce prélat, qui était rempli d’esprit,aw mais espagnol dans l’âme62, garda pour deux ou trois minutes un profond silence ; puis me regardant avec un sourire :

— Je vous remercie, me dit-il, de ne m’avoir pas nommé Hispaam63, car vous m’auriez embarrassé. Quand voulez-vous partir ?

— Aujourd’hui en huit, comme V. É. me l’a ordonné.

— Irez-vous vous embarquer à Naples, ou à Venise ?

— À Venise.

— Je vous donnerai un ample passeport, car vous trouverez dans la Romagne deux armées en quartiers d’hiver64. Il me semble que vous pouvez dire à tout le monde que je vous envoie à Constantinople, car personne ne vous croira.

Cette ruse politique me fit presque rire. Il me donna sa main que j’ai baiséeax, et il alla reprendre son secrétaire qui l’attendait dans une autre allée, me disant que je dînerais avec lui.

En retournant à l’hôtel d’Espagne, et réfléchissant au choix que j’avais fait de Constantinople, j’ai un moment cru, tout étonné, ou d’être devenu fou, ou de n’avoir prononcé ce mot que par la force occulte de mon Génie qui m’appelait là pour agir à seconde de65 ma destinée. Ce qui me surprenait était que le cardinal y avait d’abord consenti. Il me semblait que son orgueil lui avait empêché de me conseiller d’aller ailleurs. Il eut peur que je pusse penser qu’il s’était vanté en vain d’avoir des amis partout. À qui me recommanderait-il ? Que ferai-je à Constantinople ? Je n’en savais rien ; mais je devais y aller.

[158r] S. É. dîna tête à tête avec moi affectant d’avoir pour moi la plus grande bonté, et moi la plus grande satisfaction, car mon amour-propre plus fort que mon chagrin ne me permettait pas de donner aux observateurs le moindre motif de me croire disgracié. La principale cause de ma douleur était celle de devoir quitter la marquise G., dont j’étais amoureux, et de laquelle je n’avais obtenu rien d’essentiel.

Le surlendemain S. É. me donna un passeport pour Venise, et une lettre cachetée adressée à Osman Boneval Pacha de Caramanie66 à Constantinople. Je pouvais n’en rien dire à personne ; mais le cardinal ne me l’ayant pas défendu, j’ai montré l’adresse de la lettre à toutes mes connaissances. L’abbé Gama me disait en riant qu’il savait que je n’allais pas à Constantinople. Le chevalier da Lezze ambassadeur de Venise me donna une lettre adressée à un Turc riche, et aimable qui avait été son amiay. D. Gaspar me pria de lui écrire, et le père Georgi aussi. Quand j’ai pris congé de D. Cicilia, elle me lut une partie d’une lettre de sa fille qui lui donnait l’heureuse nouvelle qu’elle était grosse. J’ai fait aussi une visite à D. Angelica que D. Francesco avait épousée sans m’inviter à la noce.

Lorsque je fus prendre la bénédiction du S. Père je ne fus pas surpris de l’entendre me parler des connaissances qu’il avait à Constantinople. Il avait connu particulièrement M. de Bonneval. Il m’ordonna de lui faire ses compliments, et de lui dire qu’il était fâché de ne pas pouvoir lui envoyer sa bénédiction. En m’en donnant une très vigoureuse, il me fit présent d’un chapelet d’Agate lié en or légèrement qui pouvait valoir douze sequins67.

Lorsque j’ai pris congé du cardinal Acquaviva, il me donna une bourse dans laquelle j’ai trouvé cent médailles que les Castillans appellent doblones da ocho68. C’était la valeur deaz sept cents sequins69, et j’en avais trois cents. J’en ai gardé deux cents, et j’ai pris une lettre de change de seize cents écus romains sur un Raguséen qui avait maison à Ancône et s’appelait Giovanni Buchetti. J’ai pris place dans une berline70 avec une dame qui conduisait sa fille à Loretto en conséquence d’un vœu qu’elle avait fait dans le fort d’une maladie, qui sans ce vœu l’aurait peut-être conduite au tombeau. Cette fille était laide. Je me suis ennuyé pendant tout le voyage.ba

a. N’avaient pas la force de me causer la moindre sensation amoureuse. J’étais bien aise qu’elle ignorât que la connaissance de sa candeur vers son amant pouvait me rendre amoureux d’elle biffé.

b. Orth. ville.

c. Orth. jeun. Biffé à la suite : Je lui ai dit que n’ayant pas encore dix-huit ans, en conscience, je ne pouvais pas jeûner.

d. Était biffé.

e. Orth. demandaient.

f. Le manuscrit porte Francisco : c’est la seule occurrence de cette graphie, nous la corrigeons pour faciliter la lecture.

g. N’avions biffé.

h. Orth. donné.

i. Orth. faite.

j. Que D. Lucrezia m’avait donné.

k. Orth. irai.

l. Couchaient biffé.

m. Celui biffé.

n. Retenir biffé.

o. Orth. brulé.

p. La nature corrige le tempérament dans l’interligne, mais Casanova n’a pas biffé le mot corrigé.

q. D’être biffé.

r. Plaisais biffé.

s. Le manuscrit porte un point : nous corrigeons.

t. Âgée de ving-cinq, à trente ans biffé.

u. Quand Casanova abrège Éminence en Ém et pas en É, il fait suivre l’abréviation d’un deux-points que nous remplaçons par un point.

v. Le biffé.

w. Savais que conjecturer biffé.

x. Orth. émaillée.

y. Orth. avez.

z. Au biffé.

aa. Faisant biffé.

ab. Mais biffé.

ac. Faire la biffé.

ad. Récompenser biffé.

ae. Vous m’avez mise biffé.

af. Date (le a est mis pour anno ou année) donnée dans la marge gauche, 1743 étant corrigé par surcharge en 1744.

ag. Son ém biffé.

ah. Orth. le.

ai. Orth. vu.

aj. Orth. ignorée.

ak. Où je lui ai biffé.

al. Orth. témoins.

am. Le mot avec est répété à la fin du feuillet 155r et au début du feuillet 155v.

an. Le manuscrit semble porter que : nous corrigeons.

ao. Orth. manqué.

ap. Il biffé.

aq. Le que est omis, nous l’ajoutons.

ar. Date donnée dans la marge gauche, 1743 étant corrigé par surcharge en 1744.

as. M’empêcher biffé.

at. Orth. me.

au. Orth. donné.

av. Orth. Costantinople (italien : Costantinopoli).

aw. Le manuscrit porte un point-virgule. Nous lui substituons une virgule.

ax. Orth. baisé.

ay. Intime dans tout le temps des biffé.

az. Sepcen biffé.

ba. Fin du tome premier biffé au bas du feuillet.

CHAPITRE XI1

Mon court, et trop vif séjour à Ancône. Cécile. Marine Bellino. L’esclave grecque du lazaret. Bellino se découvre.

Je suis arrivé à Ancône le 25 de Février de l’an 1744 au commencement de la nuit à la meilleure auberge de la ville2. Content de ma chambre, je dis à l’hôte que je voulais manger gras. Il me répond qu’en carême les chrétiens mangent maigre. Je lui dis que le pape m’a donnéb la permission de manger gras ; il me dit de la lui montrer ; je lui réponds qu’il me l’a donnée de bouche, il ne veut pas me croire ; je l’appelle sot ; il m’intime d’aller me loger ailleurs ; et cette dernière raison de l’hôte, à laquelle je ne m’attendais pas, m’étonne. Je jure, je peste ; et voilà un grave personnage qui sort d’une chambre me disant que j’avais tort de vouloir manger gras, tandis que dans Ancône le maigre était meilleur : que j’avais tort de vouloir obliger l’hôte à croire sur ma parole que j’en avais la permission : que j’avais tort, si je l’avais, de l’avoir demandée à mon âge : que j’avais tort de ne l’avoir pas prise par écrit : que j’avais tort d’avoir donné à l’hôte le surnom de sot, puisqu’il était le maître de ne pas vouloir me loger ; et qu’enfin j’avais tort de faire tant de bruit.

Cet homme qui, non appelé, vint se mêler de mes affaires, et qui n’était sorti de sa chambre que pour me donner tous les torts imaginables, m’avait fait quasi rire.

— Je signe, monsieur, lui dis-je, à tous les torts que vous me donnez ; mais il pleut, j’ai grand appétit, et je n’ai pas envie de sortir à cette heure pour aller me chercher un autre gîte. Or je vous demande si au défaut de l’hôte vous voulez bien me donner à souper.

— Non ; car étant catholique je jeûne ; mais je vais calmer l’hôte, qui, quoiqu’en maigre, vous donnera un bon souper.

En disant cela il descend, et comparant à sa froide sagesse, ma pétulante vivacité, je le reconnais pour digne de me donner des leçons. Il remonte, il entre chez moi, et il me dit que tout était accommodé, que j’allais avoir un bon souper, et qu’il y assisterait. Je lui réponds qu’il me fera honneur, et pour l’obliger à me dire son nom, je lui dis le mien en me qualifiant de secrétaire du cardinal Acquaviva.

Je m’appelle, me dit-il, Sancio Pico, je suis Castillan, et provéditeur3 de l’armée de S.M.C.4, dont le comte de Gages5 a le commandement sous les ordres du Généralissime duc de Modène6.

[163v] Ayant admiré l’appétit avec lequelc j’ai mangé tout ce qu’ond m’a servi, il me demanda si j’avais dîné ; et il me parut content quand je lui ai répondu que non.

— Votre souper, me dit-il, vous fera-t-il du mal ?

— J’ai lieu d’espérer qu’au contraire il me fera du bien.

— Vous avez donc trompé le pape. Venez avec moi dans la chambre ici près. Vous aurez le plaisir d’entendre une bonne musique. La première actrice7 y loge.

Le mot d’actrice m’intéresse ; et je le suis. Je vois assise à une table une femme en âge8 qui soupait avec deux jeunes filles, et deux jolis garçons. Je cherche en vain l’actrice. D. Sancio me la présente dans un de ces garçons, joli à ravir, qui ne pouvait avoir que seize à dix-sept ans. Je pense d’abord que c’était le castrato, qui avait joué le rôle de première actrice, sur le théâtre d’Ancône9 sujet aux mêmes lois qu’à Rome10. La mère me présente son autre fils joli aussi, mais non pas castrato, qui s’appelait Pétrone et qui avait représenté la première danseuse, et ses deux filles, dont l’aînée, qui s’appelait Cécile apprenait la musique, et avait douze ans, l’autre qui était danseuse en avait onze, et elle s’appelait Marine ; toutes les deux jolies. Cette famille était de Bologne, et se soutenait par ses talents. La complaisance, et la gaieté suppléaient à la pauvreté.

En se levant de table, Bellino, c’était le nom du castrato première actrice, à l’instance de D. Sancio, se mettant au clavecin, s’accompagna un air avec une voix d’ange, et des grâces enchanteresses. L’Espagnol, qui écoutaite tenant les yeux fermés, me semblait en extase. Moi, bien loin de tenir les yeux fermés, j’admirais ceux de Bellino, qui noirs comme des escarboucles11 jetaient un feu qui me brûlait l’âme. Cet être avait plusieurs traits de D. Lucrezia, et des manières de la marquise G.. Son visage me paraissait féminin. Son habit d’homme n’empêchait pas qu’on ne vît le relief de sa gorge, ce qui fit que, malgré l’annonce, je me suis mis dans la tête que ce devait être une fille. Dans cette certitude, je n’ai point du tout résisté aux désirs qu’il m’inspira.

Après avoir passé deux heures agréablement, D. Sancio, m’accompagnant à ma chambre, me dit qu’il partait de grand matin pour Sinigaille12 avec l’abbé de Vilmarcati, et qu’il retournerait le jour suivant à souper. Lui souhaitant un bon voyage, je lui ai dit que je le rencontrerais en chemin, puisque dans le même jour je voulais aller souper à Sinigaille. Je ne m’arrêtais à Ancône qu’un jour pour présenter au banquier ma lettre de change et en prendre une pour Bologne.

Je me suis couché tout plein de l’impression que Bellino m’avait faitef, fâché de partir sans lui avoir donné des marques de la justice que je lui rendais, n’étant pas la dupe de son déguisement. Mais le matin, à peine ai-je ouvert ma porte, je le vois devant moi m’offrant son frère pour [164r] me servir à la place de laquais de louage. J’y consens, il vient d’abord, et je l’envoie chercher du café pour toute la famille. Je fais asseoir Bellino sur le lit avec l’idée de le traiter en fille ; mais voilà ses deux sœurs qui courent à moi, et interrompent ainsi mon projet. Je ne pouvais qu’être très content de l’attrayant tableau que j’avais devant mes yeux : gaieté, beauté sans fard de trois différentes espèces, douce familiarité, esprit du théâtre, jolis badinages, petites grimaces de Bologne que je ne connaissais pas, et qui me plaisaient à l’excès. Les deux petites filles étaient de vrais boutons de rose vivants, et très dignes d’être préférées à Bellino, si je ne m’étais mis dans la tête que Bellino était une fille comme elles. Malgré leur grande jeunesse on voyait la marque de leur puberté précoce sur leurs blanches poitrines.

Le café vint, porté par Pétrone, qui le servit, et en porta à sa mère qui ne sortait jamais de sa chambre. Ce Pétrone était un vrai Giton13, il l’était de profession. Cela n’est pas rare dans la bizarre Italie, où l’intolérance dans cette matière n’est ni déraisonnée comme en Angleterre, ni farouche comme en Espagne14. Je lui ai donné un sequin15 pour qu’il paie le café, et je lui ai fait présent des dix-huit pauls16 de reste, qu’il reçut me donnant une marque de sa reconnaissance faite pour me faire connaître son goût. Ce fut un baiser à bouche entrouverte qu’il m’appliqua sur les lèvres me croyant amateur de la belle chose. Je l’ai facilement désabusé, mais je ne l’ai pas vu humilié. Quand je lui ai dit d’ordonner à dîner pour six, il me répondit qu’il n’ordonnerait que pour quatre, car il devait tenir compagnie à sa chère mère, qui mangeait restant au lit.

Deux minutes après, l’hôte monta pour me dire que les [164v] personnes que j’allais faire dîner avec moi mangeaient pour le moins comme deux, et qu’ainsi il ne me servirait qu’à six pauls par tête. J’y ai consenti. Me croyant en devoir de donner le bonjour à la complaisante mère, j’entre dans sa chambre, et je lui fais compliment sur sa charmante famille. Elle me remercie des dix-huit pauls que j’avais donnés à son bien-aimé fils, et elle me confie son état de détresse. L’entrepreneur Rocco Argenti, me dit-elle, est un barbare qui ne m’a donné que 50 écus romains17 pour tout le carnaval. Nous les avons mangés, et nous ne pouvons retourner à Bologne qu’à pied, et demandant l’aumône. Je lui ai donné un doblon da ocho18, qui la fit pleurer de joie. Je lui en promets un autre pour prix d’une confidence :

— Convenez, lui dis-je, que Bellino est une fille.

— Soyez sûr que non ; mais il en a l’air. C’est si vrai qu’il a dû se laisser visiter19.

— Par qui ?

— Par le très révérend confesseur de Monseigneur l’évêque. Vous pouvez aller lui demander, si c’est vrai.

— Je n’en croirai rien qu’après l’avoir visité moi-même.

— Faites cela ; mais en conscience je ne peux pas m’en mêler, car, Dieu me pardonne, j’ignore vos intentions.

Je vais dans ma chambre, j’envoie Pétrone m’acheter une bouteille de vin de Chypre, il me donne sept sequins du reste d’un doblon que je lui avais donné, et je le partage entre Bellino, Cécile, et Marine, puis je prie ces deux dernières de me laisser seul avec leur frère.

— Mon cher Bellino, lui dis-je, je suis sûr que vous n’êtes pas de mon sexe.

— Je suis de votre sexe, mais castrat ; et on m’a visité.

— Laissez que je vous visite aussi, et voilà un doblon.

— Non, car il est évident que vous m’aimez, et la religion me le défend.

— Vous n’avez pas eu ce scrupule avec le confesseur de l’évêque.

— Il était vieux, et ce ne fut qu’un coup d’œil qu’il jeta à la hâte sur ma malheureuse conformation.

J’allonge la main, et il me la repousse, et il se lève. Cette obstination me donne de l’humeur, car j’avais déjà dépensé quinze à seize sequins pour satisfaire à ma curiosité. Je me mets à table en boudant, [165r] mais l’appétit des trois jolies créatures me rend toute ma bonne humeur, et je me détermine à me refaire sur les cadettes de l’argent que j’avais dépensé.

Assis tous les trois devant le feu mangeant des marrons, je commence à distribuer des baisers ; et Bellino à son tour ne manque pas de complaisance. Je touche, et je baise les naissantes gorges de Cécile, et de Marine, et Bellino, faisant un sourire, ne s’oppose pas à ma main qui entre dans son jabot, et empoigne un sein qui ne me laisse plus douter de rien.

— À ce sein, lui dis-je, vous êtes une fille, et vous ne pouvez pas le nier.

— C’est le défaut de tous nous autres.

— Je le sais ; mais je m’y connais assez pour en distinguer l’espèce. Ce sein d’albâtre, mon cher Bellino est le charmant d’une fille de dix-sept ans.

Étant tout en feu, et voyant qu’il ne portait aucun obstacle à ma main qui jouissait de sa possession, je veux y approcher mes lèvres béantes, et décolorées par l’excès de mon ardeur ; mais l’imposteur, comme s’il ne se fût aperçu que dans ce moment-là du plaisir illicite que j’y prenais, se lève, et me plante là. Je me trouve ardent de colère, et dans l’impuissance de le mépriser, car j’aurais dû commencer par moi. Dans la nécessité de me calmer, j’ai prié Cécile, qui était son écolière, de me chanter quelques airs napolitains ; puis je suis sorti pour aller chez le Raguséen Bucchetti, qui me donna une lettre à vue sur Bologne en échange de celle que je lui ai présentéeg. De retour à l’auberge, je suis allé me coucher après avoir mangé en compagnie de ces filles un plat de macaronis. J’ai dit à Pétrone de me faire trouver à la pointe du jour une chaise de poste, parce que je voulais partir.

Dans le moment que j’allais fermer ma porte, je vois Cécile, qui presqu’en chemise venait me dire de la part de Bellino que je lui ferais plaisir le conduisant avec moi jusqu’à Rimini, où il était engagé à chanter dans l’opéra qu’on devait donner après Pâques. – Va lui dire, mon petit ange, que je suis prêt à lui faire ce plaisir s’il veut d’abord venir me faire l’autre à ta présence, de me faire voir s’il est fille, ou garçon. Elle va, et elle revient pour me dire qu’il était déjà au lit ; mais que si [165v] je voulais différer mon départ d’un seul jour, il promettait de satisfaire à ma curiosité.

— Dis-moi la vérité ; et je te donne six sequins.

— Je ne peux pas les gagner, car ne l’ayant jamais vu tout nu je ne peux jurer de rien ; mais sûrement il est garçon, car sans cela il n’aurait pas pu chanter dans cette ville.

— Fort bien. Je ne partirai qu’après-demain, si tu veux passer la nuit avec moi.

— Vous m’aimez donc ?

— Beaucoup ; mais dispose-toi à être bonne.

— Très bonne, car je vous aime aussi. Je vais avertir ma mère.

— Tu as certainement eu un amant.

— Jamais.

Elle revint toute gaie, me disant que sa mère me croyait honnête homme. Elle ferma ma porte, et elle tomba entre mes bras toute amoureuse. J’ai trouvé qu’elle pouvait être neuve ; mais n’en étant pas amoureux je ne l’ai pas chicanée20. L’Amour est la divine sauce qui rend cette pitance-là délicieuse. Cécile était charmante ; mais je n’avais pas eu le temps de la désirer ; ainsi je n’ai pas pu lui dire tu as fait mon bonheur : ce fut elle qui me le dit ; mais je n’en fus pas beaucoup flatté. J’ai cependant voulu le croire, elle fut douce, je fus doux, je me suis endormi entre ses bras, et à mon réveil, après lui avoir donné le bonjour de l’amour, je lui ai fait présent de trois doblons21 qu’elle dut aimer mieux que des serments d’une constance éternelle. Serments absurdes que l’homme n’est pas en état de faire à la plus belle de toutes les femmes. Cécile est allée porter son trésor à sa mère qui pleurant de joie confirma sa foi à la divine providence.

J’ai fait monter l’hôte pour lui ordonner un souper sans épargne pour cinq personnes. J’étais sûr que le noble D. Sancio, qui devait arriver vers le soir ne me refuserait pas l’honneur de souper avec moi. Je n’ai pas voulu dîner ; mais la famille bolognaise n’eut pas besoin de ce régime pour s’assurer de son appétit à souper. Ayant fait appeler Bellino pour le sommer de sa parole, il me dit en riant que la journée n’était pas finie, et qu’il était sûr de m’accompagner à Rimini. Je lui ai demandé s’il voulait venir se promener avec moi, et il est allé s’habiller.

Mais voilà Marine, qui d’un air mortifié vient me dire qu’elle ne savait pas d’avoir mérité la marque de mépris que j’allais lui donner.

— Cécile a passé la nuit avec vous, vous partez demain avec Bellino, je suis la [166r] seule malheureuse.

— Veux-tu de l’argent ?

— Non. Je vous aime.

— Tu es trop enfant.

— L’âge n’y fait rien. Je suis plus formée que ma sœur.

— Et il se peut aussi que tu aies eu un amant.

— Pour ça non.

— Fort bien. Nous verrons cette nuit.

— hJe vais donc dire à Maman de préparer des draps pour demain, car la servante de l’auberge devinerait la vérité.

Ces farces m’amusaient au suprême degré. Étant au port avec Bellino, j’ai acheté un petit baril d’huîtres de l’arsenal22 de Venise pour bien traiter D. Sancio, et après l’avoir envoyé à l’hôtellerie, j’ai conduit Bellino avec moi en rade, et je suis allé au bord d’un vaisseau de ligne vénitien qui venait de finir sa quarantaine. N’y ayant trouvé personne de ma connaissance, je suis allé au bord d’un vaisseau turc qui était à la voile pour Alexandrie. À peine entré, la première personne qui se présente à mes yeux est la belle Grecque, que j’avais laissée il y avait sept mois au lazaret d’Ancône23. Elle était à côté du vieux capitaine. Je fais semblant de ne pas la voir, et je lui demande s’il avait des belles marchandises à vendre. Il nous mène dans sa chambre, où il ouvre ses armoires. Je voyais dans les yeux de la Grecque la joie qu’elle ressentait me revoyant. Tout ce que le Turc me fit voir ne me convenant pas, je lui ai dit que j’achèterais volontiers quelque chose de joli, et qui pourrait plaire à sa belle moitié. Il rit, elle lui parle turc, et il s’en va. Elle court à mon cou, et me serrant contre son sein elle me dit : voilà le moment de la Fortune. N’ayant pas moins de courage qu’elle, je m’assieds, je me l’adapte, et en moins d’une minute je lui fais ce que son maître en cinq ans ne lui avait jamais fait. J’ai cueilli le fruit, et je le mangeais ; mais pour l’avaler j’avais encore besoin d’une minute. La malheureuse Grecque, entendant son maître qui revenait, sortit de mes bras, me tournant le dos, me donnant ainsi le temps de me rajuster sans qu’il pût voir mon désordre qui aurait pu me coûter la vie, ou tout [166v] l’argent que j’avais pour accommoder tout à l’amiable. Dans cette situation très sérieuse, ce qui me fit rire fut l’étonnement de Bellino immobile, et tremblant de peur.

Les colifichets que la belle esclave choisit ne me coûtèrent que vingt ou trente sequins24. Spolaitis25 me dit-elle dans la langue de son pays ; mais elle se sauva, se couvrant le visage quand son maître lui dit qu’elle devait m’embrasser. Je suis parti plus triste que gai plaignant cette charmante créature que, malgré son courage, le ciel s’était obstiné à ne favoriser qu’à demi. Bellino dans la felouque26, revenu de sa peur, me dit que je lui avais fait voir un phénomène, dont la réalité n’était pas vraisemblable, mais qui lui donnait une étrange idée de mon caractère : pour celui de la Grecquei il n’y comprenait rien, à moins que je ne lui disse que telles étaient toutes les femmes de son pays. Bellino me dit qu’elles devaient être malheureuses.

— Vous croyez donc, lui dis-je, que les coquettes soient heureuses ?

— Je ne veux ni l’un ni l’autre. Je veux qu’une femme cède de bonne foi à l’amour, et qu’elle se rende après avoir combattu avec elle-même ; et je ne veux pas qu’en grâce d’une première sensation que lui cause un objet qui lui plaît, elle s’y abandonne comme une chienne qui n’écoute que son instinct. Convenez que cette Grecque vous a donné une marque certaine que vous lui avez plu ; mais en même temps un parfait indice de sa brutalité, et d’une effronterie qui l’exposait à la honte d’être rejetée, car elle ne pouvait pas savoir de vous avoir plu autant que vous lui plûtes. Elle est fort jolie, et tout est allé bien ; mais tout cela m’a fait trembler.

J’aurais pu apaiser Bellino, et mettre un frein à son juste raisonnement lui contant toute l’histoire ; mais je n’y aurais pas trouvé mon compte. Si c’était une fille, mon intérêt voulait qu’il fût convaincu que l’importance que j’attachais à la grande affaire était petite, et qu’elle ne valait pas la peine d’employer des ruses pour en empêcher les suites dans la plus grande tranquillité.

[167r] Nous retournâmes à l’auberge, et sur la brune nous vîmes entrer dans la cour D. Sancio dans sa voiture. Lui allant au devant je lui ai demandé excuse si j’avais compté sur l’honneur qu’il me ferait de souper avec Bellino, et moi. Relevant avec dignité, et politesse le plaisir que j’avais eu l’attention de lui faire, il accepta.

Les mets choisis, et bien apprêtés, les bons vins d’Espagne, les belles huîtres, et plus que tout cela la gaieté, et les voix de Bellino, et de Cécile, qui nous donnèrent des duos, et des Siguedilles27 firent goûter à l’Espagnol cinq heures de Paradis. Nous quittant à minuit, il me dit qu’il ne pouvait se déclarer entièrement content qu’allant se coucher sûr que je souperais le lendemain dans sa chambre dans la même compagnie. Il s’agissait de différer mon départ encore d’un jour. Je l’ai étonné acceptant.

J’ai alors pressé Bellino dej me tenir sa parole, mais me répondant que Marine avait à me parler, et que nous aurions le temps de nous trouver ensemble le lendemain, il me laissa. Je suis resté seul avec Marine qui toute joyeuse ferma ma porte.

Cette fille plus formée que Cécile, quoique plus jeune, se sentait engagée à me convaincre qu’elle méritait d’être préférée à sa sœur. Je l’ai facilement cru n’examinant que le feu de ses yeux. Craignant de se voir négligée par un homme que28 dans la nuit précédente pouvait avoir été épuisé, elle me déploya toutes les idées amoureuses de son âme ; elle me parla en détail de tout ce qu’elle savait faire, elle me fit parade de toutes ses doctrines, et elle me circonstancia toutes les occasions qu’elle avait eues de se rendre grande maîtresse dans les mystères de l’amour, de l’idée qu’elle avait de ses plaisirs, et des moyens qu’elle avait [167v] employés pour en goûter des échantillons. J’ai vu enfin qu’elle craignait, que ne la trouvant pas pucelle, je ne lui en fisse des reproches. Son inquiétude me plut, et je me suis diverti l’assurant que le pucelage des filles ne me semblait qu’une imagination29 puérile, puisque la plus grande partie n’enk avait reçu de la nature pas seulement les marques. J’ai mis en ridicule ceux qui souvent avaient tort de leur en faire une querelle.

J’ai vu que ma science lui plut, et qu’elle vint entre mes bras remplie de confiance. Elle se montra effectivement supérieure en tout à sa sœur, et elle triompha quand je le lui ai dit ; mais quand elle prétendit de me combler m’assurant qu’elle passerait avec moi toute la nuit sans dormir, je l’ai déconseillée30 lui démontrant que nous y perdrions puisqu’accordant à la nature le doux répit du sommeil, elle se déclare reconnaissante au réveil dans l’augmentation de la force de son feu.

Après avoir donc assez joui, et bien dormi, nous renouvelâmes la fête le matin ; et Marine partit toute contente quand elle vit les trois doblons que dans la joie de son âme elle porta à sa mère, qui était insatiable de contracter des obligations toujours plus grandes avec la divine providence.

Je suis sorti pour aller prendre de l’argent de Bucchetti, ne pouvant pas deviner ce qui pourrait m’arriver en voyage jusqu’à Bologne. J’avais joui ; mais j’avais trop dépensé. Il me restait encore Bellino, qui étant fille ne devait pas me trouver moins généreux que ses sœurs. Cela devait infailliblement être tiré au clair dans la journée ; et il me semblait de devoir en être certain.

Ceux qui disent que la vie n’est qu’un assemblage de malheurs veulent dire que la vie même est un malheur. Si elle est un malheur, la mort donc est un bonheur. Ces gens-là n’écrivirent pas ayant une bonne santé, la bourse pleine d’or, et le contentement dans l’âmel venant d’avoir entre leurs bras des Cécile, et [168r] des Marine, et étant sûrs d’en avoir d’autres dans la suite. C’est une race de pessimistes (pardon ma chère langue française31) qui ne peut avoir existé qu’entre des philosophes gueux, et des théologiens fripons, ou atrabilaires. Si le plaisir existe, et si on ne peut en jouir qu’en vie, la vie est donc un bonheur. Il y a d’ailleurs des malheurs : je dois le savoir. Mais l’existence même de ces malheurs prouve que la masse du bien est plus forte. Je me plais infiniment quand je me trouve dans une chambre obscure, et que je vois la lumière à travers d’une fenêtre vis-à-vis d’un immense horizon.

À l’heure du souper, je suis entré chez D. Sancio que j’ai trouvé seul et très proprement logé. Sa table était couverte en vaisselle d’argent, et ses domestiques étaient en livrée. Bellino par caprice, ou par artifice entre habillé en fille, suivi de ses deux sœurs fort jolies ; mais effacées par lui, qui dans ce moment-là m’a rendu si sûr de son sexe que j’aurais gagé ma vie contre un paul. Il n’était pas possible de se figurer une plus jolie fille.

— Êtes-vous persuadé, dis-je à D. Sancio, que Bellino ne soit pas une fille ?

— Fille, ou garçon, qu’importe ! Je le crois un fort joli castrato ; et j’en ai vu d’autres aussi beaux que lui.

— Mais en êtes-vous sûr ?

— Valgame Dios [Bon Dieu] ! Je ne me soucie pas de m’en rendre sûr.

J’ai alors respecté dans l’Espagnol la sagesse qui me manquait ne répliquant pas le mot ; mais à table je n’ai jamais pu détacher mes yeux de cet être que ma nature vicieuse me forçait à aimer, et à croire du sexe, dont j’avais besoin qu’il fût.

Le souper de D. Sancio fut exquis, et comme de raison supérieur au mien, car sans cela il se serait cru déshonoré. Il nous donna des truffes blanches, des coquillages de plusieurs espèces, les meilleurs poissons de l’Adriatique, du champagne non mousseux32, Peralta33, Xérès34, et Pedro Ximénès35. Après souper, Bellino chanta à nous faire perdre le peu de raison que les excellents vins nous avaient laissé. Ses gestes, les mouvements de ses yeux, [168v] sa marche, son port, son air, sa physionomie, sa voix, et surtout mon instinct, qui selon mon calcul ne pouvait pas me faire sentir sa force pour un castrat, tout, tout me confirmait dans mon idée. Je devais cependant m’en rendre certain par le témoignage de mes yeux.

Après avoir bien remercié le noble Castillan, nous lui souhaitâmes un parfait sommeil, et nous entrâmes dans ma chambre, où Bellino devait me tenir sa parole, ou mériter mon mépris, et se disposer à me voir partir seul au point du jour.

Je le prends par la main, je le fais asseoir près de moi devant le feu, et je prie les deux petites de nous laisser seuls. Elles s’en vont dans l’instant.

— L’affaire, lui dis-je, ne sera pas longue si vous êtes de mon sexe, et si vous êtes de l’autre il ne tiendra qu’à vous de passer la nuit avec moi. Je vous donnerai demain matin cent sequins36, et nous partirons ensemble.

— Vous partirez seul, et vous aurez la générosité de pardonner à ma faiblesse, si je ne peux pas vous tenir ma parole. Je suis castrat, et je ne peuxm me déterminer ni à vous laisser voir ma honte, ni à m’exposer aux horribles conséquences que cet éclaircissement peut avoir.

— Il n’en aura pas puisque d’abord que j’aurai vu, ou touché, je vous prierai moi-même d’aller vous coucher dans votre chambre ; et nous partirons demain fort tranquilles, et il n’y aura plus question de cela entre nous.

— Non : c’est décidé : je ne peux pas satisfaire votre curiosité.

À ces mots, je me sens poussé à bout, mais je me domine, et je tente avec douceur d’aller avec ma main là où j’aurais trouvé ma raison, ou mon tort ; mais il se sert de la sienne pour rendre impossible à la mienne la perquisition désirée.

— Ôtez donc cette main, mon cher Bellino.

— Non, et absolument non, car vous voilà dans un [169r] état qui m’épouvante. Je le savais, et je ne consentirai jamais à de telles horreurs. Je vais vous envoyer mes sœurs.

Je le retiens, je fais semblant de devenir calme ; mais tout d’un coup croyant le surprendre j’allonge mon bras au bas de son dos, et ma main rapide allait s’éclaircir par ce chemin-là s’il n’eût paré le coup se levant, et opposant à ma main qui ne voulait pas lâcher prise la sienne, la même avec laquelle il couvrait ce qu’il appelait sa honte. Ce fut dans ce moment que je l’ai vu homme, et que j’ai cru de le voir malgré lui. Étonné, fâché, mortifié, dégoûté je l’ai laissé partir. J’ai vu Bellino vrai homme ; mais homme méprisable tant par sa dégradation que par l’honteuse tranquillité dans laquelle je l’ai vu dans un moment où je ne devais pas voir avec évidence la marque de son insensibilité.

Un moment après, j’ai vu ses sœurs que j’ai priées de s’en aller, parce que j’avais besoin de dormir. Je leur ai dit d’avertir Bellino qu’il partira avec moi, et qu’il ne me trouvera plus curieux de rien. J’ai fermé ma porte, et je me suis couché ; mais fort mécontent, car malgré que ce que j’avais vu dût m’avoir désabusé, je sentais que je ne l’étais pas. Mais que voulais-je davantage ? Hélas ! J’y pensais, et je n’y concevais rien.

Le matin, après avoir mangé une bonne soupe, je suis parti avec lui, et avec le cœur déchiré par les pleurs de ses sœurs, et de la mère qui mâchant des patenôtres37, le chapelet à la main, ne faisait que répéter le refrain Dio provederà [Dieu y pourvoira].

La foi dans la Providence éternelle de la plus grande partie de ceux qui vivent de métiers défendus par les lois, ou par la religion n’est ni absurde, ni fictice38, ni dérivante d’hypocrisie ; elle est vraie, réelle, et, telle qu’elle est, elle est pieuse, car sa source est excellente[169v]. Quelles que soient ses voies, celle qui agit est toujours la Providence, et ceux qui l’adorent indépendamment de tout ne peuvent être que des bons esprits quoique coupables de transgression.

Pulchra Laverna

Da mihi fallere ; da justo, sanctoque videri ;

Noctem peccatis, et fraudibus obice nubem.

[Belle Laverne,

Accorde-moi de tromper tous les yeux,

accorde-moi de paraître juste et pur,

Fais la nuit sur mes fautes, étends un nuage sur mes fourberies.]39

C’est ainsi que parlaient latin à leur déesse les voleurs romains du temps d’Horace, qui, me dit un jésuite, n’aurait pas su sa langue, s’il avait dit justo sanctoque40. Il y avait des ignorants entre les jésuites aussi. Les voleurs se moquent de la grammaire.

Me voilà donc en voyage avec Bellino, qui, croyant de m’avoir désabusé, pouvait avoir raison d’espérer que je ne serais plus curieux de lui. Mais il n’a pas tardé un quart d’heure à voir qu’il se trompait. Je ne pouvais fixer mes yeux dans les siens sans brûler d’amour. Je lui ai dit que ces yeux étant d’une femme, et non pas d’un homme, j’avais besoin de me convaincre par le tact que ce que j’avais vu à son escapade n’était pas un clitoris monstrueux. Il peut l’être, lui dis-je, et je sens que je n’aurai aucune peine à vous pardonner ce défaut, qui d’ailleurs n’est que ridicule ; mais si ce n’est pas un clitoris, j’ai besoin de m’en convaincre, ce qui est très facile. Je ne me soucie plus de voir ; je ne demande qu’à y toucher, et soyez sûr, que d’abord que je me trouverai certain, je deviendrai doux comme un pigeon41, car après que je vous aurai reconnu pour homme il me sera impossible de poursuivre à vous aimer. C’est une abomination pour laquelle, Dieu soit loué, je ne me sens aucun goût. Votre magnétisme42, et qui plus est votre gorge que vous avez abandonnée à mes yeux, et à mes mains, prétendant de me convaincre par là de mon tort, m’ont donné au contraire une impression invincible qui me force à poursuivre à vous croire fille. Le caractère de votre structure, vos jambes, vos genoux, vos cuisses, vos hanches, vos fesses sont la copie parfaite de l’Anadiomena43 que j’ai vuen cent fois. Si après tout cela il est vrai que vous n’êtes qu’un simple castrat, permettez que je croie que vous, sachant de ressembler parfaitement à une fille, avez fait le cruel projet de me faire devenir amoureux pour me faire devenir fou me refusant la conviction, qui [170r] seule peut me mettre à la raison. Excellent physicien, vous avez appris dans la plus maudite de toutes les écoles que le vrai moyen de rendre impossible à un jeune homme la guérison d’une passion amoureuse, à laquelle il s’est livré, est celui de l’irriter ; mais, mon cher Bellino, convenez que vous ne sauriez exercer cette tyrannie que haïssant la personne sur laquelle elle doit faire cet effet ; et la chose étant ainsi, jeo devrais employer la raison qui me reste à vous haïr également ou que vous soyez fille, ou que vous soyez garçon. Vous devez sentir aussi que par votre obstination à me refuser l’éclaircissement que je vous demande, vous me forcez à vous mépriser en qualité de castrat. L’importance que vous attachez à la chose est puérile, et méchante. Avec unep âme humaine vous ne pouvez pas vous obstiner à un refus, quiq en conséquence de mon raisonnement me met dans la dure nécessité de douter. Dans cet état de mon esprit, vous devez à la fin des fins sentir que je dois me déterminer à me servir de la force, car si vous êtes mon ennemi, je dois vous traiter comme tel sans plus rien ménager.

À la fin de ce discours trop féroce, qu’il écouta sans jamais m’interrompre, il ne me répondit que ces vingt mots : Songez que vous n’êtes pas mon maître, que je suis entre vos mains sous la foi d’une promesse que vous m’avez envoyée par Cécile, et que vous deviendriez coupable d’un assassinat me faisant violence. Dites au postillon d’arrêter : je descendrai, et je ne m’en plaindrai à personne.

Après cette courte réponse, il fondit en larmes qui mirent ma pauvre âme dans un véritable état de désolation. J’ai presque cru d’avoir tort : je dis presque, car si j’en avais été sûr je lui aurais demandé pardon. Je n’ai pas voulu m’ériger en juge de ma propre cause. Je me suis concentré dans le plus morne silence, ayant la constance de ne plus prononcer un seul mot qu’à la moitié de la troisième poste qui finissait à Sinigaille, où je voulais souper, et coucher. Avant d’y arriver il fallait venir à une définition44. Il me semblait de pouvoir espérer de le mettre encore à la raison.

[170v] — Nous aurions pu, lui dis-je, nous séparer à Rimini bons amis, et cela serait arrivé, si vous eussiez conçu pour moi quelque sentiment d’amitié. Moyennant une complaisance qui enfin n’aurait abouti à rien vous auriez pu me guérir de ma passion.

— Vous n’en seriez pas guéri, me répondit Bellino avec un courage, et un ton dont la douceur me surprit, car vous êtes amoureux de moi soit que je sois fille, soit que je sois garçon ; et m’ayant trouvé garçon vous auriez poursuivi à l’être, et mes refus vous auraient fait devenir encore plus furieux. Me trouvant toujours ferme, et impitoyable, vous auriez donné dans des excès, qui après vous auraient fait verser des larmes inutiles.

— C’est ainsi que vous croyez de me démontrer votre obstination raisonnable ; mais je suis en droit de vous donner un démenti. Rendez-moi convaincu, et vous ne me verrez que bon, et honnête ami.

— Vous deviendriez furieux vous dis-je.

— Ce qui m’a rendu furieux fut l’étalage que vous m’avez fait de vos charmes, dont, convenez, vous ne pouviez pas ignorer l’effet. Vous n’avez pas redouté ma fureur amoureuse alors, et vous voulez que je croie que vous la craignez actuellement que je ne vous demande que de toucher une chose faite pour me dégoûter ?

— Oh ! Vous dégoûter ! Je suis sûr du contraire. Voici la conclusion. Si j’étais une fille il ne serait pas en mon pouvoir de ne pas vous aimer, et je le sais. Mais étant garçon, mon devoir est de n’avoir pour ce que vous voulez la moindre complaisance, car votre passion, qui n’est maintenant que naturelle, deviendrait tout d’un coup monstrueuse. Votre nature ardente deviendrait l’ennemie de votre raison, et votre raison même deviendrait facilement complaisante au point que devenant complice de votre égarement elle [171r] se mettrait de moitié avec votre nature. Cet éclaircissement incendiaire que vous souhaitez, que vous ne craignez pas, et que vous me demandez, ne vous laisserait plus maître de vous-même. Votre vue, et votre tact, cherchant ce qu’ils ne pourraient pas trouver, voudraient se venger sur ce qu’ils trouveraient, et il arriverait entre vous et moi tout ce qu’il y a de plus abominable entre les hommes. Comment pouvez-vous avec un esprit si éclairé vous imaginer, vous flatter que me trouvant homme, vous cesseriez de m’aimer ? Croyez-vous qu’après votre découverte ce que vous appelez mes charmes, et dont vous dites d’être devenu amoureux disparaîtraient ? Sachez qu’ils augmenteraient peut-être de force, et que pour lors votre feu devenu brutal adopterait tous les moyens que votre esprit amoureux inventerait pour se calmer. Vous parviendriez à vous persuader de pouvoir me métamorphoser en femme, ou vous figurant de pouvoir devenir femme vous-même, vous voudriez que je vous traitasse comme telle. Votre raison séduite par votre passion ferait des sophismes sans nombre. Vous diriez que votre amour pour moi homme est plus raisonnable qu’il ne le serait si j’étais fille, car vous vous aviseriez de trouver sa source dans la plus pure amitié ; et vous ne manqueriez pas de m’alléguer des exemples de pareilles extravagances. Séduit vous-même par le faux brillant de vos arguments, vous deviendriez un torrent que nulle digue pourrait retenir, et je manquerais de paroles pour abattre vos [171v] fausses raisons, et de forces pour repousser vos violentes fureurs. Vous parviendriez enfin à me menacer la mort45, si je vous défendais de pénétrer dans un temple inviolable, dont la porte ne fut faite par la sage nature que pour être ouverte au sortant. Ce serait une horrible profanation qui ne pourrait se faire qu’avec mon consentement, et que vous me trouveriez plutôt prêtr à mourir qu’à vous le donner.

— Rien de tout cela arriverait, lui répondis-je un peu accablé par son fort raisonnement, et vous exagérez. Je dois cependant vous dire par manière d’acquit, que quand même tout ce que vous dites arriverait, il me semble qu’il y aurait moins de mal à passer à la nature un égarement de cette espèce, qui peut n’être envisagé par la philosophie que comme un jeu fou, et sans conséquence qu’à procéder de façon à rendre inguérissable une maladie de l’esprit que la raison ne rendrait que passagère.

C’est ainsi que le pauvre philosophe raisonne, quand il s’avise de raisonner dans des moments où une passion en tumulte égare les facultés divines de son âme. Pour bien raisonner il faut n’être ni amoureux ni en colère, car ces deux passions nous rendent égaux aux brutes46 ; et par malheur nous ne sommes jamais tant portés à raisonner comme lorsque nous sommes agités par l’une, ou par l’autre.

Étant arrivéss à Sinigaille assez paisiblement, et la nuit étant obscure nous sommes descendus à l’auberge de la poste. Après avoir fait délier, et porter dans une [172r] bonne chambre nost malles j’ai ordonné à souper. Comme il n’y avait qu’un lit, j’ai demandé d’une voix très calme à Bellino, s’il voulait se faire allumer du feu dans une autre chambre. Il me surprit me répondant avec douceur qu’il n’avait aucune difficulté à se coucher dans mon lit.

Le lecteur se figurera facilement quel fut l’étonnement dans lequel me jeta cette réponse à laquelle je ne pouvais jamais m’attendre, et dont j’avais grand besoin pour éloigner de mon esprit toute la noire humeur qui le troublait. J’ai vu que j’étais au dénouement de la pièce, et je n’osais pas m’en féliciter, car je ne pouvais pas prévoir s’il serait agréable, ou tragique. Ce dont j’étais certain était qu’au lit il ne m’échapperait pas, quand même il aurait eu l’insolence de ne pas vouloir se déshabiller. Satisfait d’avoir vaincu, j’étais décidé à obtenir une seconde victoire le respectant, si je l’avais trouvé homme, mais je ne le croyais pas. Le trouvant fille je ne doutais pas de toutes les complaisances qu’il devait avoir, quand ce n’aurait été que pour me faire raison.

Nous nous mîmes à table ; et dans ses discours, dans son air, dans l’expression de ses yeux, dans ses sourires il me parut devenu un autre.

Soulagé, comme je me sentais, d’un grand fardeau, j’ai rendu le souper plus court que d’ordinaire, et nous nous levâmes de table. Bellino après avoir fait porter une lampe de nuit, ferma la porte, se déshabilla, et se coucha. J’en ai fait de même sans prononcer un seul mot. Nous voilà couchés ensemble.

a. Date inscrite dans la marge gauche, en haut du feuillet, 1744 corrigeant 1743 par surcharge. C’est aussi le cas pour la date du 25 février 1744 donnée dans les premières lignes du chapitre.

b. Orth. donnée.

c. J’avais.

d. M’avait. Le m’ est illisible, nous le restituons.

e. Avec biffé.

f. Orth. faite, le e final étant biffé.

g. Orth. présenté.

h. Fort bien biffé.

i. Elle biffé.

j. Orth. ne.

k. Recevait biffé.

l. Ayant eu biffé.

m. Pas biffé.

n. Orth. vu.

o. Dois biffé.

p. Orth. un. Possible accord avec animo en italien.

q. Malgré mon biffé.

r. Orth. prête, le e final étant biffé.

s. Orth. arrivé.

t. Équipages biffé.

CHAPITRE XII

Bellino démasqué. Son histoire. On me fait mettre aux arrêts. Ma fuite involontaire. Mon retour à Rimini. Mon arrivée à Bologne.

À peine couché, je tressaillis le voyant venir à moi. Je le serre contre mon sein, je le vois animé par le même transport. L’exorde de notre dialogue fut un déluge de baisers qui se confondirent. Ses bras furent les premiers à descendre de mon dos jusqu’aux reins, je pousse les miens encore plus basa, et pour tout éclaircissement je me trouve heureux, je le sens, je le ressens, je suis convaincu de l’être, j’ai raison, on me la fait, je ne peux pas en douter, je ne me soucie pas de savoir comment, je crains si je parle de ne plus l’être, ou de l’être comme je n’aurais pas voulu l’être, et je me livre en corps, et en âme à la joie qui inondait toute mon existence, et que je voyais partagée. L’excès de mon bonheur s’empare de tous mes sens au point qu’il arrive à ce degré où la nature noyée dans le plaisir suprême s’épuise. Je reste occupé l’espace d’une minute dans une action1 immobile pour contempler en esprit, et adorer ma propre apothéose.

La vue, et le toucher que j’avais cru devoir représenter dans cette pièce les principaux personnages ne jouent que des rôles secondaires. Mes yeux ne désirent pas un bonheur plus grand que celui de se tenir fermes sur la figure de l’être qui les enchantait, et mon tact confiné au bout de mes doigts craint à changer de place, puisqu’il ne peut pas se figurer de trouver davantageb. J’aurais accusé la nature dec la plus lâche couardise, si sans mon consentement elle aurait osé décamper de la place dont je me sentais en possession.

Deux minutes s’étaient à peine écoulées que sans rompre notre éloquent silence nous travaillâmes d’accord à nous entrerendre des nouvelles assurances de la réalité de notre bonheur mutuel : Bellino à m’en assurer à chaque quart d’heure par les plus doux gémissements ; moi ne voulant jamais parvenir de nouveau au bout de ma carrière. Je fus toute ma vie dominé par la peur que mon coursier récalcitre à la recommencer, et cette économie ne me parut jamais pénible, car le plaisir visible que je donnais composa toujours les quatre cinquièmes du mien. Par cette raison la nature doit [175v] abhorrer la vieillesse, qui peut bien se procurer du plaisir, mais jamais en donner. La jeunesse l’esquive : c’est son redoutable ennemi, qui la séquestre enfin triste, et faible, difforme, hideuse, et toujours trop tôt.

Nous prîmes enfin relâche2. Une intermission nous était nécessaire. Nous n’étions pas accablés ; mais nos sens avaient besoin de la tranquillité de notre esprit pour aller se remettre à leur place.

Bellino, premier à rompre le silence, me demanda si je l’avais trouvé3 bien amoureuse.

— Amoureuse ? Tu conviens donc d’être femme ? Dis-moi, tigresse, s’il est vrai que tu m’aimais, comment tu as pu tant différer ton bonheur, et le mien ? Mais est-il bien vrai que tu es du sexe enchanteur, dontd je crois de t’avoir trouvée ?

— Tu es maintenant le maître de tout. Rends-toi certain.

— Oui. J’ai besoin de m’en convaincre. Grand Dieu ! Où est donc allé le monstrueux clitoris que j’ai vu hier ?

Après une pleine conviction qui fut suivie d’une reconnaissance de longue haleine, c’est ainsi que cet être charmant me conta son histoire.

Thérèse est mon nom4. Pauvre fille d’un employé à l’institut de Bologne5 j’ai connu Salimbeni célèbre musicien castrat6, qui logeait chez nous. J’avais douze ans, et une belle voix. Salimbeni était beau ; je fus enchantée de lui plaire, de me voir louée par lui, et excitée à apprendre la musique de lui-même, et à toucher le clavecin. Dans une année de temps, je me suis trouvée passablement instruite, et en état de m’accompagner un air imitant les grâces de ce grand maître, dont l’électeur de Saxe roi de Pologne7 s’était emparé. Sa récompense fut celle que sa tendresse le força à me demander : je ne me suis pas trouvée humiliée à la lui accorder, puisque je l’adorais. Les hommes comme toi méritent, ce n’est pas douteux, la préférence sur ceux qui ressemblent à mon premier amant ; mais Salimbeni faisait exception. Sa beauté, son esprit, ses manières, son talent, et les éminentes qualités de son cœur, et de son âme le rendaient préférable à tous les hommes parfaits que j’avais connus jusqu’à ce moment-là. La modestie, et la discrétion étaient ses vertus favorites, et il était riche, et généreux. Il n’est pas possible qu’il ait trouvé une femme capable de lui résister ; mais je ne l’ai jamais entendu se vanter d’avoir triomphé d’aucune. La mutilation enfin fit de cet homme un monstre, comme elle devait faire, mais un monstre en qualités adorables. Je sais que quand je me suis donnée à lui il a fait mon bonheur ; mais il a tant fait, que je dois croire aussie d’avoir fait le sien.

Salimbeni entretenait à Rimini chez un maître de musique un garçon de mon âge que son père au lit de la mort avait fait mutiler pour lui conserver la voix, et pour qu’il pût en tirer parti,f à l’avantage de la nombreuse famille qu’il laissait, montant sur les théâtres. Ce garçon qui s’appelait Bellino était fils de la bonne femme que vous venez de connaître à Ancône, et que tout le monde croit ma mère.

[176r] Un an après avoir connu cet être, si bien favorisé du ciel, ce fut de lui-même que j’ai reçu la triste nouvelle qu’il devait me quitter pour aller à Rome. J’en fus au désespoir, malgré qu’il m’assurât que je le reverrais bientôt. Il laissait à mon père le soin, et le moyen de poursuivre à cultiver mon talent ; mais précisément dans les mêmes jours une fièvre maligne l’emporta ; et je suis restée orpheline. Salimbeni pour lors n’eut pas la force de résister à mes pleurs. Il se détermina à me conduire avec lui à Rimini, et de me mettre en pension chez le même maître de musique, où il tenait le jeune castrat frère de Cécile, et de Marine. Nous partîmes de Bologne à minuit. Personne ne sut qu’il me conduisait avec lui, et cela fut facile, car je ne connaissais, ni n’intéressais personne que mon cher Salimbeni.

D’abord que nous arrivâmes à Rimini, il me laissa à l’auberge pour aller parler au maître de musique, et faire son accord pour tout ce qui me regardait. Mais une demi-heure après, le voilà de retour à l’auberge tout pensif. Bellino était mort la veille de notre arrivée. Réfléchissant à la douleur que sa mère ressentirait, lorsqu’il lui en écrirait la nouvelle, il pense de me reconduire à Bologne sous le nom du même Bellino qui venait de mourir, et de me mettre en pension chez sa mère même, qui étant pauvre trouverait son intérêt à garder le secret. Je lui donnerai, me dit-il, tous les moyens pour te faire parfaitement apprendre la musique, et dans quatre ans d’ici je te ferai venir à Dresde, non pas en qualité de fille, mais de castrat. Nous vivrons là ensemble, et personne ne pourra y trouver à redire. Tu feras mon bonheur jusqu’à ma mort. Il ne s’agit donc que de faire que toute Bologne te croie Bellino, ce qui te sera facile, n’étant connue de personne. La seule mère de Bellino saura tout. Ses enfants ne douteront pas queg tu sois leur frère, car ils étaient en très bas âge quand je l’ai envoyé à Rimini. Tu dois renoncer, si tu m’aimes, à ton sexe, et en perdre même le souvenir. Tu dois prendre dans ce moment le nom de Bellino, et partir d’abord avec moi pour Bologne. Dans deux heures tu te verras habillée en garçon : ton unique soin sera celui de faire que personne ne te reconnaisse pour fille. Tu coucheras seule ; tu prendras garde à toi quand tu t’habilles ; et quand dans une année ou deux tu gagneras de la gorge, ce ne sera rien ; puisqu’en avoir trop est le défaut ordinaire de tous nous autres. Outre cela je te donnerai avant de te quitter une petite machine, et je t’apprendrai le moyen de te l’adapter si bien à l’endroit qui démontre la différence du sexe qu’on s’y méprendra facilement, si le cas arrivait qu’on dût te faire une perquisition. Si mon projet te plaît, tu me rends sûr que je pourrai vivre à Dresde avec toi sans que la reine8 qui est dévote puisse y trouver à redire. Dis-moi si tu y consens.

Il ne pouvait pas douter de mon consentement. Je ne pouvais pas avoir [176v] un plaisir plus grand que celui de faire tout ce qu’il désirait. Il me fit habiller en garçon, il me fit quitter toutes mes nippes de fille, et après avoir ordonné à son domestique de l’attendre à Rimini, il me conduisit à Bologne. Nous y arrivons au commencement de la nuit, il me laisse à l’auberge, et il va d’abord chez la mère de Bellino. Il lui communique son projet, elle l’approuve, et elle se console par là de la mort de son fils. Il vient me rejoindre avec elle à l’auberge, elle m’appelle son fils, je lui donne le nom de mère ; Salimbeni s’en va nous disant d’attendre. Il revient une heure après, et il tire de sa poche la machine, qui dans le cas de nécessité devait me faire croire homme. Tu l’as vue. C’est une espèce de petit boyau long, mou, et gros comme le pouce de la main, blanc, et d’une peau très douce. Tu m’as fait rire sous cape ce matin quand tu l’as appelé clitoris. Cette machine était au milieu d’une peau très fine, et transparente, de forme ovale, qui avait cinq à six pouces en longueur, deux en largeur9. En adaptant cette peau avec de la gomme d’adragant10 à l’endroit où on distingue le sexe, elle fait disparaître le féminin. Il liquéfie la gomme, il en fait l’expérience sur moi en présence de ma nouvelle mère, et je me vois devenue ressemblante à mon cher ami. En vérité cela m’aurait fait rire, si le départ subit de l’objet que j’adorais ne m’eût percé le cœur. Je suis restée là comme morte avec un pressentiment que je ne le verrais plus. On se moque des pressentiments, et on a raison, parce que le cœur ne parle pas à tout le monde ; mais il ne m’a pas trompée. Salimbeni est mort très jeune l’année passée dans le Tyrol en vrai philosophe. Je me suis trouvée réduite à devoir tirer parti de mon talent. Ma mère pensa de bien faire en poursuivant à me faire croire homme, parce qu’elle espérait de me faire aller chanter à Rome. En attendant elle accepta le théâtre d’Ancône, où elle employa Pétrone pour le faire danser en fille.

Après Salimbeni tu es le seul homme entre les bras duquel Thérèse a fait des véritables offrandes à l’amour parfait ; et il ne tient qu’à toi de me faire quitter aujourd’hui le nom de Bellino, que depuis la mort de Salimbeni je déteste, et qui commence même à me donner des embarras qui m’impatientent. Je n’ai fait que deux théâtres, et j’ai dû dans tous les deux, si j’ai voulu y être admise, subirh le honteux examen, car on trouve partout que je ressemble si bien à une fille qu’on ne veut me croire homme qu’après la conviction. Jusqu’à présent je n’ai eu affaire qu’à des vieux prêtres, qui de bonne foi se contentèrent d’avoir vu, et certifièrent l’évêque ; mais il faut que je me défende continuellement de deux sortes de gens qui m’obsèdent pour obtenir des faveurs illicites, et horribles. Ceux qui comme toi deviennent amoureux de moi ne pouvant pas croire que je sois homme exigent que je leur fasse voir la vérité, et je ne peux pas me résoudre, parce que je risque qu’ils veuillent s’en convaincre par le tact aussi ; et pour lors je crains non seulement [177r] qu’ils arrachent le masque ; mais qu’en devenant curieux ils ne veuillent mettre la machine en état de servir à des envies monstrueuses qui peuvent leur venir. Mais les perfides qui me persécutent à outrance sont ceux qui me déclarent leur brutal amour en qualité de castrat comme je veux leur paraître. J’ai peur, mon cher ami, d’en poignarder quelqu’un. Hélas ! Mon ange ! Tire-moi de cet opprobre. Prends-moi avec toi. Je ne demande pas de devenir ta femme ; je ne veux être que ta tendre amie, comme je l’aurais été à Salimbeni : mon cœur est pur : je me sens faite pour vivre fidèle à mon amant. Ne m’abandonne pas. La tendresse que tu m’as inspirée est la véritable : celle qui me venait de Salimbeni procédait de l’innocence. Je ne me crois devenue véritablement femme que depuis que j’ai goûté le parfait plaisir de l’amour entre tes bras.

Attendri jusqu’aux larmes, j’ai essuyé les siennes, et de bonne foi je lui ai donné parole de l’associer à ma destinée. Intéressé infiniment par l’histoire extraordinaire qu’elle m’avait communiquée, et où j’avais vu tout le caractère de la vérité, je ne pouvais pas cependant me persuader de lui avoir inspiré un vrai amour pendant mon séjour à Ancône. Comment aurais-tu pu, lui dis-je, souffrir, si tu m’avais aimé, que je souffrisse tant, et que je me donnasse à tes sœurs ?

— Hélas ! Mon ami. Pense à notre grande pauvreté, et à la difficulté que je devais avoir à me découvrir. Je t’aimais ; mais pouvais-je être sûre que l’inclination que tu me montrais ne fût un caprice ? Te voyant passer si facilement de Cécile à Marine, j’ai cru que tu me traiterais de même d’abord que tu aurais satisfait à tes désirs. Mais je n’ai pu plus douter de ton caractère volage, et du peu d’importance que tu attachais au bonheur de l’amour, lorsque j’ai vu ce que tu asi fait sur le vaisseau turc avec cette esclave, et sans que ma présence te gêne. Elle t’aurait gêné, si tu m’avais aimée. J’ai eu peur de me voir méprisée après, et Dieu sait combien j’ai souffert. Tu m’as insultée, mon cher ami, de cent façons différentes, mais je plaidais ta cause. Je te voyais irrité, et désireux de vengeance. Ne m’as-tu pas menacée aujourd’hui dans la voiture ? J’avoue que tu m’as fait peur ; mais ne t’avise pas de croire que ce soit la peur qui me déterminât à te contenter. Non, mon cher ami, je me suis déterminée à m’abandonner à toi d’abord que tu m’aurais enlevée d’Ancône jusque du11 premier moment que j’ai chargé Cécile d’aller te demander si tu voulais me conduire à Rimini.

— Quitte l’engagement que tu as à Rimini, et passons outre. Nous ne resterons à Bologne que trois jours, tu viendras à Venise avec moi, et sous l’habit de ton vrai sexe, et sous un autre nom, je défie l’entrepreneur de l’opéra de Rimini de te trouver.

— J’accepte. Ta volonté sera toujours la mienne. Salimbeni est mort. Je suis ma maîtresse12 [177v] et je me donne à toi ; tu auras mon cœur, et j’espère que je saurai me conserver le tien.

— Laisse, je t’en prie, que je te voie de nouveau avec le singulier meuble que Salimbeni t’a donné.

— Dans l’instant.

Elle sort du lit, elle met de l’eau dans un gobelet, elle ouvre sa malle, elle tire dehors sa machine, et ses gommes, les fond, et elle s’adapte le masque. Je vois une chose incroyable. Une charmante fille qui paraissait telle partout, et qui avec ce meuble extraordinaire me semblait encore plus intéressante, car ce blanc pendeloque13 ne pouvait porter aucun obstacle au réservoir de son sexe. Je lui ai dit qu’elle avait bien fait à ne pas me permettre de la toucher, car elle m’aurait plongé dans l’ivresse, et fait devenir ce que je n’étais pas, à moins qu’elle ne m’eût d’abord calmé en me désabusant. J’ai voulu la convaincre que je ne mentais pas, et notre débat fut comique. Nous nous endormîmes après, et nous nous réveillâmes fort tard.

Frappé par tout ce que j’avais entendu de la bouche de cette fille, par sa beauté, par son talent, par la candeur de son âme, par ses sentiments, et par ses malheurs dont le plus cruel était certainement celui du faux personnage qu’elle devait représenter, qui l’exposait à l’humiliation, et à l’opprobre, je me suis déterminé à l’associer à ma destinée, ou à m’associer à la sienne, car notre condition était à peu près la même.

Poussant encore ma pensée plus loin, j’ai vu que d’abord que je me sentais décidé à m’emparer d’elle, à me donner à elle, je devais apposer à cette union le sceau du mariage. Cela ne devait selon les idées que j’avais dans ce temps-là, qu’augmenter notre tendresse, notre estime réciproque, et celle de la société générale qui n’aurait jamais su trouver notre lien légitime, ni le reconnaître pour tel que corroboré de lois civiles. Son talent m’assurait que le nécessaire à la vie ne saurait jamais nous manquer, et je ne désespérais pas du mien, quoique j’ignorasse en quoi, et comment j’aurais pu en tirer parti. Notre amour réciproque se serait trouvé lésé, et se serait réduit à rien, si l’idée de vivre à ses dépens eût pu m’humilier, ou si elle eût pu s’enorgueillirj, prendre un dessus sur moi, et changer la nature de ses sentiments par la raison qu’au lieu de devoir me reconnaître pour son bienfaiteur, elle se serait au contraire reconnue pour ma bienfaitrice. Si Thérèse avait eu une âme susceptible d’une pareille bassesse, elle devenait digne de mon plus haut mépris. J’avais besoin de le savoir, je devais la sonder, il était nécessaire de la mettre à une épreuve qui m’aurait développé son âme avec la plus grande évidence. Dans cette idée voilà le discours que je lui ai tenu :

— Ma chère Thérèse, tout ce que tu m’as dit me rend sûr que tu m’aimes, et la certitude dans laquelle tu te sens d’être devenue maîtresse de mon cœur achève de me rendre amoureux de toi au point que je me [178r] sens prêt à tout faire pour te convaincre que tu ne t’es pas trompée. Il faut que je te fasse voir que je suis digne dépositaire d’une confidence, dont je ne connais pas la plus noble avec une sincérité égale à la tienne. Nos cœurs donc doivent se mettre l’un vis-à-vis de l’autre dans la plus parfaite égalité. Je te connais actuellement ; mais tu ne me connais pas. Tu me dis que cela t’est égal, et ton abandon est la preuve de l’amour le plus parfait ; mais il me met trop au-dessous de toi dans le moment même que tu penses d’achever de te rendre adorable me mettant au-dessus. Tu ne veux rien savoir, tu ne demandes qu’à être à moi, et tu n’aspires qu’à la possession de mon cœur. C’est beau, belle Thérèse, mais cela m’humilie. Tu m’as confié tes secrets, je dois te confier les miens. Promets-moi qu’après avoir tout su tu me diras sincèrement tout ce qu’il y aura de changé dans ton âme.

— Je te le jure. Je ne te cacherai rien ; mais n’aie pas la cruauté de me faire des fausses confidences. Je t’avertis qu’elles ne te serviront de rien, si tu cherches de me découvrir par elles moins digne de ta tendresse ; mais elles te dégraderont un peu dans mon âme. Je ne voudrais pas te connaître capable de ruse. Sois sûr de moi, comme je suis sûre de toi. Dis-moi la vérité sans détour.

— La voici. Tu me supposes riche ; je ne le suis pas. Je n’aurai plus rien quand j’aurai fini de vider ma bourse. Tu me supposes, peut-être, homme de grande naissance, et je suis d’une condition ou inférieure, ou égale à la tienne. Je n’ai aucun talent lucratif, aucun emploi, aucun fondement pour être certain que j’aurai de quoi manger dans quelques mois. Je n’ai ni parents, ni amis, ni aucun droit pour prétendre14, et je n’ai aucun projet solide. Tout ce que j’ai à la fin n’est que jeunesse, santé, courage, un peu d’esprit, des sentiments d’honneur, et de probité, et quelques commencements de bonne littérature. Mon grand trésor est que je suis mon maître, que je ne dépends de personne, et que je ne crains pas les malheurs. Mon caractère plie à être dissipateur. Voilà ton homme. Belle Thérèse, réponds.

— Commence par apprendre que je suis sûre que tout ce que tu m’as dit estk la pure vérité, et sache que dans ton récit rien ne m’a étonnée que le noble courage avec lequel tu me l’as dite. Sache aussi que dans certains moments à Ancône je t’ai jugé tel que tu viens de te décrire ; et que bien loin d’en être effrayée, je désirais de ne pas me tromper, car je me trouvais pour lors plusl fondée à espérer de faire ta conquête. Mais bref. Puisqu’il est vrai que tu es pauvre, que tu ne tiens à rien15, et que tu es même un vaurienm pour l’économie, permets que je te dise que j’en suis bien aise, car naturellement en m’aimant, tu ne pourras mépriser le présent que je vais te faire. Ce présent consiste dans la personne que tu aimes. Je me donne à toi ; je suis à toi ; j’aurai soin de toi. Ne pense à l’avenir qu’à m’aimer ; mais uniquement. Depuis ce moment je ne suis plus Bellino. Allons à Venise, et mon talent nous gagnera la vie16 ; et [178v] si tu ne veux pas aller à Venise, allons où tu voudras.

— Je dois aller à Constantinople.

— Allons-y. Si tu as peur de me perdre à cause d’inconstance, épouse-moi, et pour lors ton droit sur moi deviendra légal. Je ne te dis pas qu’étant mari je t’aimerai davantage ; mais le titre flatteur de ta femme me plaira, et nous en rirons.

— Fort bien. Après-demain, pas plus tard, je t’épouserai à Bologne ; car je veux te rendre appartenanten à moi par tous les liens imaginables.

— Me voilà heureuse. Nous n’avons rien à faire à Rimini. Nous partirons d’ici demain matin. Il est inutile de nous lever. Mangeons au lit, et après faisons l’amour.

— C’est très bien pensé.

Après avoir passé la seconde nuit dans le plaisir, et le contentement, nous partîmes à la pointe du jour, et après avoir voyagé quatre heures nous pensâmes à déjeuner. Nous étions à Pesaro. Dans le moment que nous allions remonter en voiture pour suivre notre voyage, voilà un bas officier accompagné de deux fusiliers qui nous demande notre nom, et tout de suite notre passeport. Bellino lui donne le sien ; je cherche le mien, et je ne le trouve pas. Je l’avais avec les lettres du cardinal, et du chevalier da Lezze, je trouve les lettres, et je ne trouve pas le passeport : toutes mes diligences sont inutiles. Le caporal s’en va après avoir ordonné au postillon d’attendre. Une demi-heure après, il revient, il rend à Bellino son passeport lui disant qu’il était le maître de partir ; mais quant à moi, il a ordre de me conduire chez le commandant. Le commandant me demande pourquoi je n’avais pas de passeport.

— Parce que je l’ai perdu.

— On ne perd pas un passeport.

— On le perd, et c’est si vrai que je l’ai perdu.

— Vous ne passerez pas outre.

— Je viens de Rome, et je vais à Constantinople porter une lettre du cardinal Acquaviva. Voici sa lettre cachetée à ses armes.

— Je vais vous faire conduire chez M. de Gages.

On me conduit devant ce fameux général qui était debout entouré de tout son état-major. Après lui avoir dit tout ce que j’avais dit au commandant, je le prie de me laisser poursuivre mon voyage. – La grâce que je peux vous faire est de vous tenir aux arrêts jusqu’à ce qu’il vous arrive de Rome un nouveau passeport sous le même nom que vous avez donné à la consigne17. Le malheur de perdre un passeport ne peut arriver qu’à un étourdi, et le cardinal apprendra à ne pas donner des commissions à des étourdis.

Il ordonna alors de me faire mettre aux arrêts à la grande garde hors de la ville qu’on appelait S.te Marie après que j’aurais écrit à Rome pour avoir un nouveau passeport. On m’a donc reconduit à la poste, où j’ai écrit au cardinal mon malheur, le suppliant de m’envoyer sans perte de temps le passeport, eto lui envoyant ma lettre par estafette. Je le priais d’envoyer le passeport en droiture18 à la secrétairerie de guerrep. Après cela, j’ai embrassé Bellino-Thérèse que ce contretemps désolait. Je lui [179r] ai dit d’aller m’attendre à Rimini, et je l’ai forcée à accepter cent sequins19. Elle voulait rester à Pesaro ; mais je n’y ai pas consenti. J’ai fait délier ma malle, et après l’avoir vue partir je me suis laissé conduire à la grande garde. Ce sont des moments dans lesquels tout optimiste doute de son système ; mais un stoïcisme, qui n’est pas difficile sait émousser leur mauvaise influence. Ce qui me fit une très grande peine fut l’angoisse de Thérèse, qui me voyant ainsi arraché de ses bras dans le premier moment de notre union étouffait voulant à force20 retenir ses larmes. Elle ne m’aurait pas quitté, si je n’avais su la rendre sûre qu’elle me reverrait dans dix jours à Rimini. Elle fut d’ailleurs très persuadée qu’elle ne devait pas rester à Pesaro.

À S.te Marie, l’officier me mit dans le corps de garde où je me suis assis sur ma malle. C’était un maudit Catalan, qui ne m’honora pas seulement d’une réponse quand je lui ai dit que j’avais de l’argent, que je voulais un lit, et un domestique pour faire tout ce qui m’était nécessaire. J’ai dû passer la nuit couché sur la paille, sans avoir rien mangé, entre des soldats catalans. C’était la seconde nuit dans ce goût-là que je passais à la suite de délicieuses. Mon Génie s’amusait à me traiter ainsi pour me procurer le plaisir de faire des comparaisons. C’est une rude école ; mais son effet est immanquable ; principalement dans les hommes qui tiennent un peu de la nature du Stokfiche21.

Pour fermer la bouche à un philosophe qui ose vous dire que dans la vie de l’homme la masse des peines est supérieure à celle des plaisirs, demandez-lui s’il voudrait d’une vie où il n’y aurait ni peines ni plaisirs. Il ne vous répondra pas ou il biaisera ; car s’il dit que non, il la chérit, et s’il la chérit il l’avoue agréable, ce qu’elle ne pourrait pas être, si elle était pénible ; et s’il vous dit qu’oui, il se confesse pour sot, car il est obligé de concevoir le plaisir dans l’indifférence.

Quand nous souffrons, nous nous procurons le plaisir d’espérer la fin de la souffrance, et nous ne nous trompons jamais, car notre pis-aller est le sommeil,q dans lequel des rêves heureux nous consolent, et calment ; et quand nous jouissons, la réflexion que notre joie sera suivie de peine ne vient jamais nous troubler. Le plaisir donc dans son actualité est toujours pur ; la peine est toujours tempérée.

Vous avez l’âge de vingt ans. Le recteur de l’univers22 vient vous dire : Je te donne trenter ans de vie, dont quinze seront douloureux, et quinze délicieux. Les uns, et les autress jamais discontinués. Choisis. Veux-tu commencer par les douloureux, ou par les délicieux ?

Avouez lecteur, quel quet vous soyez, que vous répondriez : Mon Dieu, je commence par les quinze années malheureuses. Dans l’attente certaine des quinze années délicieuses je suis sûr d’avoir la force de mépriser mes douleurs.

Voyez-vous, mon cher lecteur la conséquence de cesu raisonnements ? L’homme sage, croyez-moi, ne saurait jamais être entièrement malheureux. Il [179v] est même toujours heureux, dit mon maître Horace, nisi quum pituita molesta est [à moins que la pituite ne le tourmente]23. Mais quel est l’homme qui ait toujours la pituite ?

Le fait est que dans cette maudite nuit à S.te Marie de Pesaro j’ai peu perdu, et beaucoup gagné, car à l’égard de Thérèse étant sûr de la rejoindre en dix jours, ce n’était rien. Ce que j’ai gagné regarde l’école de la vie de l’homme. J’ai gagné un système contre l’étourderie. Prévoyance. Il y a cent contre un à parier qu’un jeune homme qui a perdu une fois sa bourse, et une autre fois son passeport, ne perdra plus ni l’un ni l’autre. Aussi ces deux malheurs ne me sont plus arrivés. Ils me seraient arrivés encore, si je n’avais pas eu toujours peur qu’ils m’arrivent. Un étourdi n’a jamais peur.

Le lendemain quand on remonta la garde on me consigna à un officier à physionomie revenante. Il était français. Les Français m’ont toujours plu : les Espagnols tout au contraire. J’ai cependant été souvent la dupe des Français, jamais des Espagnols. Méfions-nous de nos goûts.

Par quel hasard, M. l’abbé, me dit cet officier, ai-je l’honneur de vous avoir sous ma garde ?

Voilà un style qui d’abord fait respirer. Je l’informe de tout, et après avoir tout écouté, il trouve tout plaisant. À la vérité dans ma pauvre aventure je ne trouvais rien de plaisant ; mais un homme qui la trouvait plaisante ne pouvait pas me déplaire. Il mit d’abord à mon service un soldat qui pour mon argent me trouva lit, sièges, table, et tout ce qui m’était nécessaire. Il fit mettre mon lit dans sa propre chambre.

Après m’avoir fait dîner avec lui, il me proposa une partie de piquet24, et j’ai perdu jusqu’au soir trois ou quatre ducats25 ; mais il m’avertit que ma force n’était pas égale à la sienne, et encore moins à celle de l’officier qui devait monter la garde le lendemain. Il me conseilla donc de ne pas jouer, et j’ai suivi son conseil. Il me dit aussi qu’il aurait du monde à souper, et qu’après il y aurait une banque de Pharaon : il me dit que ce serait un banquier contre lequel je ne devais pas jouer. Il me dit que c’était un grec26. Les joueurs vinrent, on joua toute la nuit, les pontes perdirent, et maltraitèrent le banquier, qui les laissant dire mit l’argent dans sa poche après avoir donné sa part à l’officier mon ami qui s’était intéressé27 dans la banque. Ce banquier s’appelait D. Bepe il cadetto : ayant connu à son langage qu’il était napolitain,v j’ai demandé à l’officier pourquoi il m’avait dit qu’il était grec. Ilw m’expliqua alors ce que ce mot voulait dire ; et la leçon qu’il me fit sur cette matière me fut utile dans la suite.

Pour quatre ou cinq jours de suite il ne m’est rien arrivé. Le sixième jour, j’ai vu reparaître le même officier français qui m’avait bien traité. Me revoyant il se félicita de bonne foi de me trouver encore là : j’ai pris le compliment pour ce qu’il valait. Vers le soir, les mêmes joueurs vinrent, et le même D. Bepe après avoir gagné reçut le titre de fripon, et un coup de canne que très bravement il dissimula28. Neuf ans après, je l’ai vu à [180r] Vienne devenu capitaine au service de l’impératrice Marie-Thérèse ayant le nom d’Afflisio29. Dix ans après cette époque je l’ai vu colonel ; ensuite je l’ai vu riche d’un million, et enfin il y a treize à quatorze ans je l’ai vu aux galères. Il était joli, et c’est plaisant, sa physionomie, toute jolie qu’elle était,x était patibulaire30. J’en ai vu d’autres dans ce goût : Cagliostro31 par exemple, et quelqu’un autre qui n’est pas encore aux galères ; mais qu’il n’y échappera pas parce que nolentem trahit [le destin entraîne celui qui résiste]32. Si le lecteur est curieux je lui dirai tout à l’oreille33.

En neuf à dix jours j’étais connu, et aimé de toute l’armée attendant mon passeport qui ne pouvait pas tarder. J’allais me promener même hors de vue de la sentinelle ; et on avait raison de ne pas craindre ma fuite, car j’aurais eu grand tort d’y penser ; mais voilà un des plus singuliers accidents qui me soit arrivé dans ma vie.

Me promenant à six heures du matin à cent pas du corps de garde, j’observe un officier, qui descend de son cheval, lui met la bride sur le cou, et va quelque part. Réfléchissant à la tranquillité de ce cheval qui se tenait là comme un fidèle domestique auquel son maître aurait ordonné de l’attendre, je l’approche, et sans aucun dessein, je lui prends la bride, je mets le pied dans l’étrier, et je le monte. C’était la première fois de ma vie que je montais à cheval. Je ne sais pas si je l’ai touché avec ma canne, ou avec mes talons ; le cheval part comme la foudre, et ventre à terre, lorsqu’il se sent pressé de mes talons, avec lesquels je ne le serrais que pour m’y tenir dessus, ayant même le pied droit hors de l’étrier. Le dernier poste avancé m’ordonne d’arrêter : c’était un ordre que je ne savais pas exécuter. Le cheval va son chemin. J’entends des coups de fusil qui me manquent. Au premier poste avancé des Autrichiens on arrête mon cheval, et je remercie Dieu de pouvoir descendre. L’officier des hussards me demande où j’allais si vite, et je réponds, sans y penser, que je ne pouvais en rendre compte qu’au prince Lobkovitz34, qui commandait l’armée, et était à Rimini. L’officier alors fait vite monter à cheval deux hussards qui après m’avoir fait monter sur un autre me conduisent au galop à Rimini, me présentent à l’officier de la grande garde qui me fait d’abord conduire devant le prince.

Il était tout seul, je lui conte la pure vérité, qui le fait rire, et me dire que tout cela était fort peu croyable. Il me dit qu’il devrait me faire mettre aux arrêts ; mais qu’il voulait bien m’épargner cette peine. Il appelle un adjudant, et il lui ordonne de m’accompagner hors de [180v] la porte de Cesène. Puis se tournant à moi, en présence de l’officier, il me dit que de là je pourrais aller où bon me semblerait ; mais il me dit de prendre bien garde à ne pas retourner dans son armée sans un passeport, car il me ferait mal passer mon temps. Je lui demande si je pouvais demander mon cheval. Il me répond que le cheval ne m’appartenait pas.

Je fus fâché de ne l’avoir pas prié de me renvoyer à l’armée espagnole. L’officier qui devait me conduire hors de la ville, passant par-devant un café me demanda si je voulais prendre une tasse de chocolat, et nous y entrâmes. Je vois Pétrone, et dans le moment que l’officier parlait à quelqu’un je lui ordonne de faire semblant de ne pas me connaître, et en même temps je lui demande où il logeait, et il me le dit. Après avoir pris du chocolat, il paie, nous partons, et chemin faisant il me dit son nom, je lui dis le mien, et l’histoire du rare accident qui était la cause que j’étais à Rimini. Il me demande si je m’étais arrêté quelques jours à Ancône, je lui dis qu’oui, et je le vois sourire. Il me dit que je pourrais prendre un passeport à Bologne, retourner à Rimini, et à Pesaro sans rien craindre, et recouvrer ma malle en payant le cheval à l’officier auquel je l’avais enlevé. Avec ces discours nous arrivâmes hors de la porte où il me souhaita bon voyage.

Je me vois en liberté, avec de l’or, des bijoux ; mais sans ma malle. Thérèse était à Rimini, et il m’était défendu d’y retourner. Je me détermine d’aller vite à Bologne, prendre un passeport, et retourner à l’armée d’Espagne, où j’étais sûr que le passeport de Rome devait arriver. Je ne pouvais pas me résoudre à abandonner ma malle, ni à me priver de Thérèse jusqu’à la fin de son engagement avec l’entrepreneur de l’opéra de Rimini.

Il pleuvait ; j’étais en bas de soie, j’avais besoin d’une voiture. Je m’arrête sous la porte d’une chapelle pour attendre que la pluie cesse. Je tourne ma belle redingote35 pour n’être pas connu comme abbé. Je demande à un paysan s’il avait une voiture pour me conduire à Cesena ; et il me répond qu’il en avait une à une demi-heure de là ; je lui dis d’aller la prendre, l’assurant que je l’attendrais ; mais voilà ce qui m’est arrivé. Une quarantaine de mulets chargés qui allaient à Rimini passe devant moi. La pluie tombait toujours. Je m’avoisine à un de ces mulets, et je lui mets la main sur le cou, en vérité sans y penser, et allant à pas lent comme le mulet j’entre de nouveau dans la ville de Rimini ety ayant l’air d’un muletier personne ne me dit le mot : les muletiers mêmes ne m’ont pas peut-être aperçu. À Rimini j’ai donné deux bayoques36 au premier [181r] polisson que j’ai vu pour me faire conduire à la maison, où logeait Thérèse. Avec mes cheveux sous un bonnet de nuit, mon chapeau rabattu, ma belle canne cachée sous ma redingote tournée, j’avais l’air de rien. D’abord que je me suis vu dans la maison, j’ai demandé à une servante où logeait la mère de Bellino, elle me mène à sa chambre, et je vois Bellino, mais habillé en fille. Elle était là avec toute la famille. Pétrone les avait prévenus. Après leur avoir dit toute la courte histoire, je leur fais comprendre la nécessité du secret, et chacun jure que de sa part personne ne saura que j’étais là ; mais Thérèse est au désespoir de me voir dans un si grand danger, et malgré l’amour, et la joie qu’elle ressentait en me revoyant elle condamne ma démarche. Elle me dit que je dois absolument trouver le moyen de partir pour Bologne, et revenir avec un passeport comme M. Vais37 me l’avait dit. Elle me dit qu’elle le connaissait, que c’était un très honnête homme, et qu’il venait chez elle tous les soirs, et que par conséquent je devais me cacher. Nous avions le temps d’y penser. Il n’était que huit heures. Je lui ai promis de partir ; et je l’ai tranquillisée l’assurant que j’en trouverais le moyen sans être observé de personne. Pétrone en attendant est allé faire des recherches pour savoir si des muletiers partaient. Il me serait facile de partir comme j’étais arrivé.

Thérèse m’ayant conduit dans sa chambre me dit que même avant d’entrer dans Rimini elle avait rencontré l’entrepreneur de l’opéra, qui l’avait d’abord conduite à l’appartement qu’elle devait occuper avec sa famille. Tête à tête, elle lui avait dit qu’étant réellement fille, elle ne se souciait plus de représenter comme castrat, et que partant il ne la verrait à l’avenir qu’habillée avec les habits de son sexe. L’entrepreneur lui en avait fait compliment. Rimini dépendant d’une autre légation38, il n’y était pas défendu comme à Ancône de faire monter sur le théâtre des femmes. Elle conclut par me dire que n’étant engagée que pour vingt représentations qui commenceraient après Pâques, elle serait libre au commencement de Mai, et qu’ainsi, si je ne pouvais pas demeurer à Rimini, elle irait me rejoindre où je voudrais à la fin de son engagement. Je lui ai dit que d’abord que moyennant un passeport je n’auraisz rien à craindre à Rimini rien ne m’empêcherait d’y passer les six semaines avec elle. Sachant que le baron Vais allait chez elle, je lui ai demandé si c’était elle qui lui avait dit que je m’étais arrêté trois jours à Ancône, et elle me dit qu’oui, et qu’elle lui avait [181v] même dit qu’on m’avait arrêté faute d’avoir un passeport. J’ai alors compris la raison de son sourire.

Après cet entretien qui était essentiel, j’ai reçu les compliments de la mère, et de mes petites femmes, qui me parurent moins gaies, et moins ouvertes, parce qu’elles se sentaient sûres que Bellino qui n’était plus castrat, ni leur frère devait s’être emparé de moi en qualité de Thérèse. Elles ne se trompaient pas, et je n’ai eu garde de leur donner un seul baiser. J’ai écouté avec beaucoup de patience toutes les plaintes de la mère qui prétendait que Thérèse se découvrant pour fille avait perdu sa fortune, puisque pour le carnaval prochain elle aurait reçu à Rome mille sequins39. Je lui ai dit qu’à Rome on l’aurait découverte, et qu’on l’aurait mise pour toute sa vie dans un mauvais couvent.

Malgré l’état violent, et la dangereuse situation où j’étais, j’ai passé toute la journée tête à tête avec ma chère Thérèse, dont il me semblait d’être toujours plus amoureux. Elle sortit à huit heures du soir de mes bras, ayant entendu arriver quelqu’un, et elle me laissa à l’obscur. J’ai vu le baron Vais entrer, et Thérèse lui donner la main à baiser comme une princesse. La première nouvelle qu’il lui donna fut celle qui me regardait : elle montra de s’en réjouir, et elle écouta avec un air d’indifférence le conseil qu’il lui dit de m’avoir donné de revenir à Rimini avec un passeport. Il passa une heure avec elle, et j’ai trouvé Thérèse adorable dans toutes ses manières, conservant un maintien qui ne pouvait de nulle façon jeter dans mon âme la moindre étincelle de jalousie. Marine fut celle qui alla l’éclairer vers les dix heures, et Thérèse retourna d’abord entre mes bras. Nous soupâmes avec plaisir, et nous nous disposions à aller nous coucher lorsque Pétrone nous dit que deux heures avant jour six muletiers partaient pour Cesène avec trente mulets, et qu’il était sûr qu’allant à l’écurie un seul quart d’heure avant qu’ils partent, et buvant avec eux, il me serait facile de partir avec euxaa sans même leur faire un mystère. J’ai vu qu’il disait vrai, et je me suis dans le moment déterminé à suivre le conseil de ce garçon qui s’engagea de me réveiller à deux heures du matin. Il n’eut pas besoin de me réveiller. Je me suis vite habillé, et je suis parti avec Pétrone laissant ma chère Thérèse certaine que je l’adorais, et que je lui serais constant ; mais inquiète sur ma sortie de Rimini. Elle voulait me remettre soixante sequins qui lui restaient encore. Je lui ai demandé en l’embrassant ce qu’elle penserait de moi si je les prenais.

Ayant dit à un muletier, avec lequel j’ai bu, que je monterais volontiers [182r] sur un de ses mulets jusqu’à Savignan40, il me répondit que j’en étais le maître ; mais que je ferais bien à ne le monter que hors la ville en passant la porte à pied comme si j’étais un d’entr’eux.

C’était ce que je voulais. Pétrone ne m’a quitté qu’à la porte, où il reçut une bonne marque de ma reconnaissance. Ma sortie de Rimini fut aussi heureuse que mon entrée. J’ai quitté les muletiers à Savignan, où après avoir dormi quatre heures j’ai pris la poste41 jusqu’à Bologne allant me loger dans une mauvaise auberge.

Dans cette ville je n’ai eu besoin que d’un jour pour voir qu’il me serait impossible d’avoir un passeport. On me disait que je n’en avais pas besoin, et on avait raison ; mais je savais que j’en avais besoin. J’ai pris le parti d’écrire à l’officier français qui m’avait fait politesses le second jour qu’on m’a mis aux arrêts de s’informer à la secrétairerie de guerre si mon passeport était arrivé, et s’il l’était de me l’envoyer, le priant en attendant de s’informer qui était le maître du cheval que j’avais enlevé, trouvant très juste de le lui payer. En tout cas, je me suis déterminé d’attendre Thérèse à Bologne, et je lui ai fait part de ma résolution dans le même jour, la priant de ne me laisser jamais sans ses lettres.

Après avoir mis à la poste ces deux lettres, le lecteur verra ce que je me suis déterminé de faire dans le même jour.

a. Je [illisible] jambes [?] soigneusement biffé.

b. b. Orth. d’avantage.

c. Faible et d’impitoyable [?] soigneusement biffé.

d. Orth. donc.

e. Qu’il a biffé.

f. Pour biffé.

g. Tout biffé.

h. Orth. subire (graphie italienne).

i. Orth. à.

j. Orth. inorgueillir (italianisme forgé sur inorgoglire).

k. Vrai biffé.

l. Autorisée biffé.

m. Orth. vaux rien.

n. Orth. appartenente (appartenere en italien).

o. J’ai envoyé biffé.

p. Et il me fit cette grâce biffé.

q. Qui avec biffé.

r. Années biffé.

s. Toujours biffé.

t. Orth. quelque.

u. Orth. ses.

v. Je lui ai demandé biffé.

w. Me dit biffé.

x. Elle biffé.

y. En qualité de biffé.

z. Orth. aurai.

aa. Le mot est caché par une tache d’encre, nous le restituons.

[187r] CHAPITRE XIII

Je mets bas l’habit ecclésiastique pour m’habiller en officier militaire. Je laisse aller Thérèse à Naples. Je vais à Venise, je me mets au service de ma patrie. Je m’embarque pour Corfou, je descends pour aller me promener à Orsara.

À Bologne, je me suis logé dans une auberge où n’allait personne pour n’être pas observé. Après avoir écrit mes lettres, et m’être déterminé à y attendre Thérèse, je me suis acheté des chemises, et le retour de ma malle étant incertain, j’ai pensé à m’habiller. Réfléchissant qu’il n’y avait plus d’apparence que je pusse faire fortune en qualité et en état d’ecclésiastique, j’ai formé le projet de m’habiller en militaire dans un uniforme de caprice, étant sûr de ne pouvoir être forcé à rendre compte de mes affaires à personne. Venant de deux armées, où je n’avais vu autre habit respecté que le militaire, j’ai voulu devenir respectable aussi. Je me faisais d’ailleurs une vraie fête de retourner à ma patriea sous les enseignes de l’honneur où on ne m’avait pas mal maltraité sous celles de la religion.

Je demande un bon tailleur : on m’en fait venir un qui s’appelait Morte. Je lui fais entendre comment, et de quelles couleurs l’uniforme que je voulais devait être composé, il me prend la mesure, il me donne des échantillons de drap que je choisis, et pas plus tard que le lendemain il me porte tout ce qui m’était nécessaire pour représenter un disciple de Mars. J’ai acheté une longue épée, et avec ma belle canne à la main, un chapeau bien troussé à cocarde noire, mes cheveux coupés en faces1, et une longue queue postiche2, je suis sorti pour en imposer ainsi à toute la ville. Je suis d’abord allé me loger au Pèlerin. Je n’ai jamais eu un plaisir de cette espèce pareil à celui que j’ai ressenti me voyant au miroir habillé ainsi. Je me trouvais fait pour être militaire, il me semblait d’être étonnant. Sûr de n’être connu de personne, je jouissais des histoires qu’on forgerait sur mon compte à mon apparition au café le plus fréquenté de la ville.

Mon uniforme était blanc, veste bleue, avec un nœud d’épaule3 argent, et or, et nœud d’épée4 à l’avenant. Très content de mon air, je vais au grand café, où je prends du chocolat, lisant la gazette sans y faire attention. J’étais enchanté de me voir entouré faisant semblant de ne pas m’en apercevoir. Tout le monde curieux se parlait à l’oreille. Un audacieux, mendiant un propos, osa m’adresser la parole ; mais n’ayant répondu qu’un monosyllabe, j’ai découragé les plus aguerris interrogateurs du café. Après m’être beaucoup promené sous les plus belles arcades je suis allé dîner tout seul à mon auberge.

L’hôtel à la fin de mon dîner monta avec un livre pour y écrire mon nom.

[187v] — Casanova.

— Vos qualités ?

— Officier.

— À quel service ?

— À aucun.

— Votre patrie ?

— Venise.

— D’où venez-vous ?

— Ce ne sont pas vos affaires.

Je me trouve très content de mes réponses. Je vois que l’hôte n’est venu me faire toutes ces questions qu’excité par quelque curieux ; car je savais qu’on vivait à Bologne en pleine liberté.

Le lendemain je suis allé chez le banquier Orsi me faire payer ma lettre de change. J’ai pris cent sequins5, et une lettre de six cents sur Venise. Puis je suis allé me promener à la montagnola6. Le troisième jour dans le moment que je prenais du café après dîner, on m’annonce le banquier Orsi. Surpris de cette visite, je le reçois, et je vois avec lui monseigneur Cornaro7 que je fais semblant de ne pas connaître. Après m’avoir dit qu’il venait m’offrir de l’argent sur mes traites8, il me présente le prélat. Je me lève, lui disant que j’étais enchanté de faire sa connaissance. Il me dit que nous nous connaissions déjà de Venise, et de Rome : je lui réponds d’un air mortifié que certainement il se trompait. Le prélat devient alors sérieux, et au lieu d’insister il me demande excuse, d’autant plus qu’il croyait de savoir la raison de ma réserve. Après avoir pris du café, il s’en va m’invitant à aller déjeuner chez lui le lendemain.

Décidé de poursuivre à me désavouer, j’y fus. Je ne voulais pas convenir d’être le même que Monsignor connaissait à cause de la fausse qualité d’officier que je m’étais donnée. Novice dans l’imposture comme j’étais, j’ignorais qu’à Bologne je ne courais aucun risque.

Ce prélat, qui alors n’était que protonotaire apostolique9, me dit, prenant avec moi du chocolat, que les raisons de ma réserve pouvaient être très bonnes ; mais que j’avais tort de manquer de confiance en lui, puisque l’affaire en question me faisait honneur. À ma réponse que je ne savais pas de quelle affaire il me parlait, il me pria de lire un article de la gazette de Pesaro qu’il avait devant lui : « M. de Casanova, officier au régiment de la reine, a déserté, après avoir tué en duel son capitaine. On ne sait pas les circonstances de ce duel ; on sait seulement que le susdit officier a pris la route de Rimini sur le cheval de l’autre qui est resté mort ».

Très surpris de ce mélange où fort peu de vrai était mêlé au faux, me conservant maître de ma physionomie, je lui dis que le Casanova dont la gazette parlait devait être un autre.

— Cela se peut ; mais vous êtes certainement le même que j’ai vu il y a un mois chez le cardinal Acquaviva, et il y a deux ans à Venise chez ma sœur madame Loredan. Buchetti d’Ancône aussi vous qualifie d’abbé dans sa lettre de change à Orsi.

— Fort bien, monseigneur, V. Excellence m’oblige à en convenir : je suis le même ; mais je vous supplie de borner là toutes les questions ultérieures que vous pourriez me faire. L’honneur m’oblige aujourd’hui au plus rigoureux silence.

— Cela me suffit ; et je suis content. Parlons d’autre chose.

Après plusieurs propos tous polis, je l’ai quitté le remerciant de toutesb ses offres. Je ne l’ai revu que seize ans après.c Nous en parlerons quand nous serons là10. [188r] Riant en moi-même de toutes les fausses histoires, et des circonstances qui se combinent pour leur donner le caractère de la vérité, je suis devenu jusque de ce temps-là grand pyrrhonien11 en fait de vérités historiques. Je jouissais d’un vrai plaisir, nourrissant, précisément par ma réserve, dans la tête de l’abbé Cornaro la croyance que je fusse le même Casanova dont la gazette de Pesaro parlait. J’étais sûr qu’il en écrirait à Venise, où ce fait me ferait honneur, au moins jusqu’au moment où on parviendrait à savoir la vérité, qui pour lors justifierait ma fermeté. Par cette raison je me suis déterminé d’y aller d’abord que j’ai reçu une lettre de Thérèse. J’ai pensé de la faire venir à Venise : c’était à Venise que je pouvais l’attendre beaucoup plus commodément qu’à Bologne ; et rien n’aurait pu dans ma patrie m’empêcher de l’épouser publiquement. En attendant cette fable m’amusait. Je m’attendais tous les jours à la voir tirée au clair sur la gazette. L’officier Casanova devait rire du cheval sur lequel le gazetier de Pesaro l’avait fait partir, tout comme je riais du caprice que j’avais eu de m’habiller en officier à Bologne pour donner matière à tout ce conte.

Le quatrième jour de ma demeure12 dans cette ville j’ai reçu une grosse lettre de Thérèse par les mains d’un exprès13. Cette lettre enfermait deux feuilles volantes. Elle me disait que le lendemain de mon départ de Rimini, le baron Vais avait conduit chez elle le duc de Castropignano14 qui après l’avoir entendue chanter au clavecin lui avait offert mille onces15 pour un an, et voyage payé, si elle voulait chanter sur le théâtre S. Charles16. Elle devait y être dans le mois de Mai. Elle m’envoyait la copie de l’écriture qu’il lui avait faite. Elle lui avait demandé huit jours pour lui donner une réponse, et il les lui avait accordés. Elle n’attendait que la réponse à la lettre qu’elle m’envoyait pour signer l’écriture du duc, ou pour refuser son offre.

L’autre feuille volante était une écriture qu’elle me faisait directement par laquelle elle s’engageait à mon service pour toute sa vie. Elle me disait que si je voulais aller à Naples avec elle, elle irait me rejoindre où je lui marquerais, et que si j’avais de l’aversion à retourner à Naples, je devais mépriser cette fortune, et être certain qu’elle ne connaissait ni autre fortune ni autre bonheur que celui de faire tout ce qui pouvait me rendre content et heureux.

Cette lettre m’ayant mis dans la nécessité de penser, j’ai dit à l’exprès de retourner le lendemain. Je me trouvais dans la plus grande irrésolution. Ce fut pour la première fois de ma vie que je me suis trouvé dans l’impuissance de me déterminer. Deux motifs égaux en force [188v] dans la balance l’empêchaientd de se pencher ni d’un côté ni de l’autre. Je ne pouvais ni ordonner à Thérèse de mépriser une si belle fortune, ni la laisser aller à Naples sans moi, ni me résoudre à aller à Naples avec elle. La seule pensée que mon amour pût mettre un obstacle à la fortune de Thérèse me faisait frémir ; et ce qui m’empêchait d’aller à Naples avec elle était mon amour-propre encore plus fort que le feu qui me faisait brûler pour elle. Comment pouvais-je me déterminer à retourner à Naples sept à huit mois après que j’en étais parti, y paraissant sans autre état que celui d’un lâche qui vivrait aux dépens de sa femme ou de sa maîtresse ? Qu’aurait dit mon cousin D. Antonio, les Palo père, et fils, D. Lelio Caraffa, et toute la noblesse qui me connaissait ? Je frissonnais en pensant aussi à D. Lucrezia, et à son mari. Me voyant là méprisé de tout le monde, la tendresse avec laquelle j’aurais aimé Thérèse aurait-elle empêché que je ne me trouvasse malheureux ? Associée à son sort mari ou amant, je me serais trouvé avili, humilié, et devenu rampant par office, et par métier17. La réflexion que dans le plus beau moment de ma jeunesse j’allais renoncer à tout espoir de la grande fortune pour laquelle il me paraissait d’être né donna à la balance une si forte secousse que ma raison imposa silence à mon cœur. J’ai pris un expédient qui me fit gagner du temps. J’ai écrit à Thérèse d’aller à Naples, et d’être sûre que j’irais la rejoindre ou dans le mois de Juillet, ou à mon retour de Constantinople. Je lui ai recommandé de prendre avec elle une femme de chambre à l’air honnête pour paraître dans le grand Naples avec décence, et de se conduire de façon que je pusse devenir son mari sans rougir de rien. Je prévoyais que la fortune de Thérèse devait dépendre de sa beauté plus encore que de son talent, et tel que je me connaissais je savais que je ne pourrais jamais être ni amant ni mari commode.

Mon amour a cédé à ma raison ; mais mon amour n’aurait pas été si complaisant une semaine avant ce moment-là. Je lui ai écrit de me répondre à Bologne par le même exprès, et j’ai reçu trois jours après sa dernière lettre dans laquelle elle me dit qu’elle avait signé l’écriture, qu’elle avait pris une femme de chambre qui pouvait représenter comme sa mère, qu’elle partirait à la moitié du mois de Mai, et qu’elle m’attendrait jusqu’au moment dans lequel je lui écrirais que je ne pensais plus à elle.f Quatre jours après la réception de cette lettre je suis parti pour Venise, mais voici ce qui m’est arrivé avant mon départ.

L’officier français auquel j’avais écrit pour recouvrer ma malle, lui offrant de payer le cheval que j’avais emporté, ou qui m’avait emporté, m’écrivit que mon passeport était arrivé, qu’il était à la chancellerie de guerre18, [189r] et qu’il pourrait me l’envoyer facilement avec ma malle si je voulais me donner la peine d’aller payer cinquante doblones19 pour le cheval que j’avais enlevé à D. Marcello Birac commissionnaire20 de l’armée d’Espagne qui demeurait dans la maison qu’il me nommait. Il me dit qu’il avait écrit tout le fait au même Birac, qui recevant la somme s’engagerait lui-même par écrit de me faire parvenir ma malle, et mon passeport.

Charmé de voir tout en bon ordre, je fus sans perdre un seul moment chez le commissionnaire qui demeurait avec un Vénitien que je connaissais, qui s’appelait Batagia. Je lui ai compté l’argent, et le matin même du jour que j’ai quitté Bologne j’ai reçu ma malle et mon passeport. Toute Bologne a su que j’avais payé le cheval, ce qui confirma à l’abbé de Cornaro que j’étais le même qui avais tué en duel mon capitaine.

Pour aller à Venise j’étais obligé de faire la quarantaine ; mais je m’étais déterminé à ne pas la faire. Elle subsistait encore parce que les deux gouvernements respectifs s’étaient piqués21. Les Vénitiens voulaient que le pape fût le premier à ouvrir ses frontières aux voyageurs, et le pape prétendait le contraire. La chose ne s’était pas encore accommodée, et le commerce souffrait. Voilà comment je m’y suis pris sans rien craindre ; malgré que l’affaire fût délicate ; car à Venise principalement la rigueur en matière de santé était extrême ; mais dans ce temps-là un de mes plus grands plaisirs était celui de faire tout ce qui était défendu, ou du moins difficile.

Sachant que le passage était libre de l’État de Mantoue à celui de Venise, et de celui de Modène à celui de Mantoue, j’ai vu que si je pouvais entrer dans l’état de Mantoue faisant croire que je venais de Modène tout serait fait. Je passerais le Pô quelque part, et j’irais à Venise en droiture. J’ai donc pris un voiturier pour qu’il me conduise à Revere. C’est une ville sur le Pô qui appartient à l’état de Mantoue. Ce voiturier me dit qu’il pouvait prenant des chemins de traverse aller à Revere, et dire qu’il venait de Modène ; mais que nous nous trouverions embarrassés quand on nous demanderait le certificat de santé fait à Modène. Je lui ai ordonné de dire qu’il l’avait perdu, et de me laisser faire le reste. Mon argent l’a fait consentir.

À la porte de Revere, je me suis dit officier de l’armée d’Espagne allant à Venise pour parler au duc de Modène, qui alors y était22, [189v] d’affaire de grande importance.

Non seulement on négligea de demander au voiturier le certificat de santé de Modène ; mais outre les honneurs militaires on me fit beaucoup de politesses. On n’eut la moindre difficulté à me livrer le certificat que je partais de Revere avec lequel après avoir passé le Pô à Ostille, je suis allé à Legnago23 où j’ai laissé mon voiturier très bien récompensé, et très content. À Legnago j’ai pris la poste, et je suis arrivé le soir à Venise allant me loger dans une auberge à Rialte24 le 2 d’avril 174425 jour de ma naissance, qui dans toute ma vie fut dix fois remarquable par quelqu’événement extraordinaire. Le lendemain à midi je suis allé à la bourse26 avec intention de louer une place sur un vaisseau pour aller d’abord à Constantinople ; mais n’en ayant trouvé que disposés à partir dans deux ou trois mois j’ai pris une chambre sur un vaisseau de ligne27 vénitien qui devait partir pour Corfou dans le courant du mois. Ce vaisseau s’appelait Notre dame du rosaire du capitaine Zane28.

Après avoir ainsi obéi à ma destinée qui, selon mon caprice superstitieux m’appelait à Constantinople, où il me semblait de m’être engagé à aller immanquablement, je me suis acheminé à la place S. Marc très curieux de voir, et de me laisser voir de tous ceux qui me connaissaient, et qui devaient s’étonner de ne me voir plus abbé. Depuis Revere j’avais mis sur mon chapeau cocarde rouge29.

Ma première visite fut à M. l’abbé Grimani, qui me voyant fit les hauts cris. Il me voit en habit de guerre dans un moment où il me croyait chez le cardinal Acquaviva dans le chemin du ministère politique. Il se levait de table, et il était en grande compagnie. Je remarque entr’autres un officier avec uniforme d’Espagne ; mais je ne perds pas pour cela courage. Je dis à l’abbé Grimani qu’étant de passage je me croyais heureux de pouvoir lui faire ma cour.

— Je ne m’attendais pas à vous voir dans cet habit.

— J’ai pris le sage parti de jeter bas celui de l’église, sous lequel je ne pouvais pas espérer une fortune faite pour me satisfaire.

— Où allez-vous ?

— À Constantinople, espérant de trouver un prompt embarquement à Corfou. J’ai une commission du cardinal Acquaviva.

— D’où venez-vous maintenant ?

— De l’armée d’Espagne, où je me trouvais il y a dix jours.

À ces mots j’entends la voix d’un jeune seigneur qui dit en me regardant ce n’est pas vrai. Je lui réponds que mon état ne me permettait pas de souffrir un démenti ; et disant cela, je tire une révérence en cercle, et je m’en vais, ne faisant attention à personne, qui me disait de m’arrêter.

[190r] Ayant sur le corps un uniforme, il me semblait d’être en devoir d’en avoir toute la morgue. N’étant plus prêtre, je ne devais pas dissimuler un démenti. Je vais chez Madame Manzoni30 qu’il me tardait de voir, et son accueil me comble. Elle me rappelle ses prédictions, et elle en est vaine. Elle veut savoir tout, je la satisfais, et elle me dit en souriant que si j’allais à Constantinople, il pourrait fort bien arriver qu’elle ne me revît plus.

Sortant de chez elle je vais chez madame Orio. Ce fut là que j’ai joui de la surprise. Elle, le vieux procureur Rosa, et Nanette, et Marton restèrent comme pétrifiés. Elles me parurent embellies dans ces neuf mois, dont elles désirèrent en vain que je leur disse l’histoire. L’histoire de ces neuf mois n’était pas faite pour plaire à madame Orio, et à ses nièces : elle m’aurait dégradé dans leurs âmes innocentes ; mais je ne leur ai pas moins fait passer trois heures délicieuses. Voyant la vieille dame dans l’enthousiasme, je lui ai dit qu’il ne tenait qu’à elle de me posséder toutes les quatre ou cinq semaines que je devais rester pour attendre le départ du vaisseau, où je devais m’embarquer, en me logeant, et me donnant à souper avec elle, mais sous condition que je ne lui serais pas à charge. Elle me répondit qu’elle se croirait heureuse si elle avait une chambre, et Rosa lui dit qu’elle l’avait, et que dans deux heures il se chargerait de la faire meubler. C’était la chambre contiguë à celleg de ses nièces. Nanette dit que dans ce cas elleh descendrait avec sa sœur, et elles dormiraient dans la cuisine ; et pour lors j’ai dit que ne voulant pas les incommoder je resterais à l’auberge où j’étais. Madame Orio pour lors dit à ses nièces qu’elles n’avaient pas besoin de descendre, puisqu’elles pouvaient s’enfermer.

— Elles n’en auraient pas besoin, madame, lui dis-je d’un air sérieux.

— Je le sais ; mais ce sont des bégueules, qui se croient quelque chose.

Je l’ai alors forcée à recevoir quinze sequins31, l’assurant que j’étais riche, et qu’encore j’y gagnais, car à l’auberge dans un mois il m’en coûterait davantage. Je lui ai dit que je lui enverrais ma malle, et j’y irais le lendemain souper, et coucher. Je voyais la joie peinte sur la figure de mes petites femmes qui reprirent leurs droits sur mon cœur, malgré l’image de Thérèse que j’avais devant les yeux de mon âme dans tous les moments.

Le lendemain après avoir envoyé ma malle chez Madame Orio, je suis allé au bureau de la guerre ; mais pour éviter tout embarras j’y suis allé sans cocarde. Le major Pelodoro me sauta au cou quand il me vit en habit militaire. D’abord que je lui ai dit que je devais aller à Constantinople, et que malgré l’uniforme qu’il voyait j’étais libre, il me dit que je devrais me procurer l’avantage d’aller à Constantinople avec le bailo32 qui devait partir dans deux mois tout au plus tard, et tâcher même d’entrer au service vénitien.

[190v] Ce conseil me plut. Le Sage à la guerre33, qui était le même qui m’avait connu l’année précédente, m’ayant vu là, m’appela. Il me dit qu’il avait reçu une lettre de Bologne qui lui parlait d’un duel qui me faisait honneur, et qu’il savait que je n’en convenais pas. Il me demanda si sortant du service d’Espagne j’avais reçu mon congé, et je lui ai répondu que je ne pouvais pas avoir un congé, car je n’avais jamais servi. Il me demanda comment je pouvais être à Venise sans avoir fait la quarantaine, et je lui ai répondu que ceux qui viennent par l’état de Mantoue ne sont pas obligés à la faire. Il me conseilla lui aussi de me mettre au service de ma patrie.

Descendant du palais ducal, j’ai trouvé sous les procuraties34 l’abbé Grimani, qui me dit que ma brusque sortie de chez lui avait déplu à tous ceux qui s’y trouvaient présents.

— À l’officier espagnol aussi ?

— Non. Il dit, au contraire, que s’il est vrai que vous étiez à l’armée d’Espagne il y a dix jours, vous avez raison, et qui plus est il dit que vous y étiez, et il montra une gazette qui parle d’un duel, et dit que vous avez tué votre capitaine. C’est sûrement une fable.

— Qui vous a dit que c’est une fable.

— C’est donc vrai ?

— Je ne dis pas cela ; mais la chose pourrait être vraie, comme il est vrai que j’étais à l’armée d’Espagne il y a dix jours.

— Cela n’est pas possible à moins que vous n’ayez violé la contumace35.

— Il n’y a pas de viol. J’ai passé publiquement le Pô à Revere, et me voilà. Je suis fâché de ne plus pouvoir aller chez V. E. à moins que la personne qui m’a donné un démenti ne me donne une suffisante satisfaction. Je pouvais souffrir des insultes quand je faisais le métier dei l’humilité ; mais aujourd’hui je fais celui de l’honneur.

— Vous avez tort de prendre la chose sur ce ton-là. Celui qui vous a donné le démenti est M. Valmarana36 provéditeur actuel à la Santé37, qui soutient que les passages n’étant pas ouverts, vous ne pouvez pas être ici. Satisfaction ! Avez-vous oublié qui vous êtes ?

— Non. Je sais que l’année passée je pouvais passer pour lâche ; mais qu’aujourd’hui je ferai repentir tous ceux qui me manqueront.

— Venez dîner avec moi.

— Non ; car cet officier le saurait.

— Il vous verrait même, car il dîne chez nous tous les jours.

— Fort bien. Je le prends pour arbitre de ma querelle.

Dînant avec Pelodoro, et trois ou quatre officiers, qui s’accordèrent tous à me dire que je devais entrer au service vénitien, je m’y suis déterminé. Un jeune lieutenant, dont la santé ne lui permettait pas d’aller au Levant voulait vendre sa place38 ; il en demandait cent sequins ; mais cela ne suffisait pas : il fallait obtenir l’agrément du Sage. J’ai dit à Pelodoro que les cent sequins étaient prêts ; et il s’engagea de parler pour moi au Sage.

[191r] Vers le soir je suis allé chez Madame Orio, où je me suis trouvé très bien logé. Après avoir assez bien soupé, j’ai eu le plaisir de voir les nièces obligées par leur tante même à venir m’installer dans ma chambre.

La première nuit elles couchèrent avec moi toutes les deux, et dans les suivantes elles se donnèrent le change39 ôtant de la cloison une planche par laquelle l’amoureuse passait et repassait. Nous fîmes cela très sagement40 crainte de surprise. Nos portes étant fermées, si la tante eût fait une visite à ses nièces,j l’absente aurait eu le temps de repasser, et remettre la planche ; mais cette visite ne se vérifia jamais. Madame Orio comptait sur notre sagesse.

Deux ou trois jours après l’abbé Grimani me fit parler au café de la Sultane à M. Valmarana, qui me dit que s’il avait su qu’on pouvait éluder la quarantaine il ne m’aurait jamais dit que ce que j’avais dit n’était pas possible, et qu’il me remerciait de lui avoir donné cette instruction, ainsi la chose fut accommodée, et jusqu’à mon départ je suis toujours allé dîner chez lui.

Vers la fin du mois, je suis entré au service de la république en qualité d’enseigne dans le régiment Bala41 qui était à Corfou. Celui qui en était sorti en force des cent sequins que je lui avais donnésk était lieutenant ; mais le Sage à la guerre m’allégua des raisons que si j’ai voulu entrer au service j’ai dû adopter. Il m’a donné parole qu’au bout de l’année j’avanceraisl au grade de Lieutenant, et que j’aurais d’abord le congé qui m’était nécessaire pour aller à Constantinople. J’ai accepté parce que j’avais envie de servir.

Celui qui me fit obtenir la grâce d’aller à Constantinople avec le Chr Venier42 qui y allait en qualité de Bailo fut M. Pierre Vendramin illustre Sénateur43. Il me présenta au Chr Venier qui me promit de me prendre avec lui à Corfou, où il arriverait un mois après moi.

Quelques jours avant mon départ j’ai reçu une lettre de Thérèse, qui me donnait la nouvelle que le duc qui l’avait engagée pour Naples la conduisait en personne. Elle me disait qu’il était vieux ; mais que quand même il serait jeune je n’aurais rien à craindre. Elle me disait qu’ayant besoin d’argent je devais tirer des lettres de change sur elle, et être certain qu’elle les payerait quand même elle devrait vendre tout ce qu’elle aurait.

Sur le vaisseau, où je devais aller à Corfou devait s’embarquer un noble vénitien44 qui allait au Xante avec la charge de conseiller. Il avait à sa suite une cour très nombreuse, et le capitaine [191v] du vaisseau m’ayant averti qu’étant obligé de manger seul je mangerais fort mal, il me conseilla de me faire présenter à ce seigneur, et d’être sûr qu’il me prierait à sa table. Il s’appelait Antonio Dolfin, etm par sobriquet on l’appelait Bucintoro45. On lui avait donné le nom de ce magnifique bâtiment à cause de son air, et de l’élégance avec laquelle il se mettait.

D’abord que M. Grimani sut que j’avais loué une chambre sur le même vaisseau où ce seigneur allait au Xante, il n’attendit pas que je lui en parle pour me présenter, et me procurer par là l’honneur, et l’avantage de manger à sa table. Il me dit de l’air le plus affable que je lui ferais plaisir d’aller me faire connaître de madame son épouse, qui s’embarquerait avec lui. J’y fus le lendemain, et j’ai vun une charmante femme, quoique sur son retour, mais sourde tout à fait. Je n’avais plus rien à espérer. Elle avait une charmante fille fort jeune, qu’elle laissa au couvent, et qui avec le temps devint célèbre46. Je crois qu’elle vit encore veuve du procurateur Tron, dont la famille est aujourd’hui éteinte.

Je n’ai guère vu d’homme plus beau, et qui représentât mieux que M. Dolfin père de cette dame. Outre cela il se distinguait par l’esprit. Très éloquent, très poli, beau joueur qui perdait toujours, aimé de toutes les femmes desquelles il voulait l’être, toujours intrépide, et égal dans les bonheurs, et dans les travers de la fortune. Il avait voyagé sans permission, et étant tombé par conséquent en disgrâce du gouvernement, il s’était mis au service militaire d’une puissance étrangère. Un noble vénitien ne peut pas commettre un plus grand crime : aussi l’a-t-on demandé, et forcé à retourner à Venise, et à subir la punition de passer quelque temps sous les plombs.

Cet homme charmant généreux, et point riche, eut besoin de demander au grand conseil47 un gouvernement lucratif ; et on l’a élu conseiller dans l’île de Xante ; mais il y allait avec un tel train48 qu’il ne pouvait pas espérer d’y gagner.

Ce noble Vénitien Dolfin, tel que je viens de le décrire ne pouvait pas faire fortune à Venise. Un gouvernement aristocratique ne [192r] peut aspirer à la tranquillité qu’ayant pour base, et pour maxime fondamentale l’égalité entre les aristocrates. Or il est impossible de juger de l’égalité soit physique, soit morale autrement que par l’apparence, d’où il résulte que le citoyen qui ne veut pas être persécuté, s’il n’est pas fait comme les autres, ou pire, doit employer toute son étude pour le paraître. S’il a beaucoup de talent, il doit le cacher : s’il est ambitieux, il doit faire semblant de mépriser les honneurs : s’il veut obtenir, il ne doit rien demander : s’il a une jolie figure il doit la négliger : il doit se tenir mal, se mettre encore plus mal, sa parure ne doit avoir rien de recherché, il doit tourner en ridicule tout ce qui est étranger ; faire mal la révérence, ne pas se piquer d’une grande politesse, ne faire pas grand cas des beaux-arts ; cacher son bon goût s’il l’a fin ; ne pas tenir un cuisinier étranger ;o il doit porter une perruque mal peignée, et être un peu malpropre. M. Dolfin Bucintoro n’ayant aucune de cesp qualités ne pouvait donc pas faire fortune dans Venise sa patrie.

La veille de mon départ je ne suis pas sorti de la maison de Madame Orio. Elle versa autant de larmes que ses nièces, et je n’en ai pas versé moins qu’elles. Cent fois dans cette dernière nuit elles me dirent expirant d’amour entre mes bras qu’elles ne me reverraient plus, et elles le devinèrent. Si elles m’eussent encore vu, elles n’auraient pas deviné. Voilà tout l’admirable des prédictions.

Je suis allé à bord le 5 du mois de Mai49 très bien en équipage, et bijoux, et en argent comptant. J’étais maître de 500 sequins50. Notre vaisseau était armé de vingt-quatre canons, et avait de garnison deux cents esclavons. Nous passâmes de Malamocco en Istrie pendant la nuit, et jetâmes l’ancre dans le port d’Orsara pour faire Savorra51. On appelle ainsi l’ouvrage de mettre au fond de cale une quantité suffisante de pierres, car la trop grande légèreté du vaisseau le rend moins propre à la navigation. Je suis descendu avec plusieurs autres pour aller me promener, malgré que je connusse le vilain endroit, où il n’y avait pas encore neuf mois que j’avais passé trois jours52. Je riais réfléchissant à la différence de mon état actuel à celui que j’avais quitté. J’étais sûr que personne dans mon imposante figure ne reconnaîtrait le chétif abbé qui sans le fatal F. Steffano serait devenu Dieu sait quoi.

Fin du premier tome.

a. Avec biffé.

b. Orth. tous.

c. Je dirai à quelle occasion biffé.

d. Orth. empêchait.

e. Au sort de Thérèse biffé.

f. Le lendemain de biffé.

g. Où Nanette, et Marton logeait biffé.

h. Irait biffé.

i. Prêtre biffé.

j. On biffé.

k. Orth. donné.

l. Orth. avancerai.

m. Son biffé.

n. Orth. vue.

o. Nous ajoutons ce point-virgule, la ponctuation du manuscrit étant rendue peu claire par un ajout dans l’interligne.

p. Orth. ses.

Voyages au Levant (1741 et 1744-1745)

Tome Second [5r]

CHAPITRESa PREMIER, SECOND, ET TROISIÈME

La bêtise d’une servante est beaucoup plus dangereuse que la méchanceté, et plus à charge au maître, car il peut avoir raison de punir une méchante, mais non pas une sotte : il doit la renvoyer, et apprendre à vivre. La mienne s’est servie des trois cahiers, qui contenaient en détail tout ce que je vais écrire en gros dans celui-ci, pour des besoins qu’elle eut de papier dans le ménage. Elle me dit pour s’excuser, que les papiers étant usés, et griffonnés avec même des ratures, elle crut qu’ils étaient faits pour son service de préférence aux propres, et blancs qui étaient sur ma table. Si j’y avais bien pensé, je ne me serais pas mis en colère ; mais le premier effet de la colère est précisément celui de priver l’esprit de la faculté de penser. J’ai cela de bon que chez moi elle est de très peu de durée irasci celerem tamen ut placabilis essem [prompt à me mettre en colère, de manière pourtant à m’apaiser sans peine]1. Après avoir perdu mon temps à lui dire des injures, dont elle ne sentit pas la force, et à lui prouver par des raisons évidentes qu’elle était bête, elle réfuta tous mes arguments ne me répondant jamais rien. J’ai pris le parti d’écrire de nouveau de mauvaiseb humeur, et par conséquent très mal, ce qu’étant de bonne humeur j’ai dû avoir écrit assez bien ; mais mon lecteur peut s’en consoler, car, comme les mécaniciens, il gagnera en temps ce qu’il perdra en force2.

Étant donc descendu à Orsara, tandis qu’on chargeait de lest le fond de notre vaisseau, dont le trop de légèreté rendait plus difficile l’équilibre favorable à la navigation, j’ai observé un homme de bonne mine, qui s’arrêta à me regarder avec grande attention. Sûr que ce ne pouvait pas être un créancier, j’ai cru que ma mine l’intéressait, et ne pouvant pas trouver cela mauvais, j’allais [5v] mon chemin, quand il m’aborda.

— Oserais-je vous demander, mon capitaine, si c’est pour la première fois que vous êtes dans cette ville ?

— Non monsieur. J’y fus une autre fois.

— N’est-ce pas l’année passée ?

— Précisément.

— Mais vous n’étiez pas habillé en militaire ?

— C’est encore vrai ; mais il me semble que votre curiosité est un peu indiscrète.

— Vous devez me la pardonner Monsieur, puisqu’elle est fille de ma reconnaissance. Vous êtes l’homme auquel j’ai les plus grandes obligations, et je dois croire que Dieu vous a envoyé dans cette ville une seconde fois pour que j’en contracte avec vous encore de plus grandes.

— Qu’ai-je donc fait pour vous, et que puis-je faire ? Je ne peux rien deviner.

— Ayez la bonté de venir déjeuner avec moi chez moi. Voilà ma porte ouverte. Venez goûter de mon précieux refosque, et je vous convaincrai après une très courte narration que vous êtes mon vrai bienfaiteur, et que j’ai droit d’espérer que vous ne soyez retourné ici que pour renouveler vos bienfaits.

Ne pouvant pas croire que cet homme fût fou, j’ai imaginé qu’il voulut m’induire3 à acheter de son refosque, et je me suis laissé conduire à sa maison. Nous montons au premier, et nous entrons dans une chambre, où il me laisse pour aller ordonner le bon déjeuner qu’il m’avait promis. Voyant tout l’attirail d’un chirurgien, je me figure que c’en était un, et quand je le vois reparaître je le lui dis.

— Oui, mon capitaine, me répondit-il, je suis chirurgien. Il y a vingt ans que je suis dans cette ville, où je vivais dans la misère, car il ne m’arrivait d’exercer mon métier que pour saigner, pour appliquer des ventouses, pour guérir quelqu’écorchure, ou pour mettre un pied à sa place dérangé par une entorse. Ce que je gagnais ne me suffisait pas pour vivre ; mais depuis l’année passée, je peux dire d’avoir changé d’état ; j’ai gagné beaucoup d’argent, je l’ai mis à profit, et c’est vous, Dieu vous bénisse, qui avez fait ma fortune.

— Comment cela ?

— Voici toute la courte histoire. Vous avez communiqué une [6r] galanterie4 à la gouvernante de D. Jerome, qui l’a donnée à un ami, qui de bonne foi la partagea avec sa femme. Cette femme à son tour la donna à un libertin qui en fit un si grand débit qu’en moins d’un mois j’ai vu sous mon magistère une cinquantaine de clients, et des nouveaux dans les mois suivants, que j’ai tous guéris, me faisant comme de raison bien payer. J’en ai encore quelques-uns ; mais dans un mois je n’aurai plus personne, car la maladie n’existe plus. Quand je vous ai vu je n’ai pu m’empêcher de me réjouir. J’ai vu dans vous un oiseau de bon augure. Puis-je me flatter que vous resterez ici quelques jours pour la renouveler ?

Après avoir bien ri, je l’ai vu s’attrister quand je lui ai dit que je me portais bien. Il me dit que je ne pourraisc pas en dire autant à mon retour, car le pays où j’allais était plein de la mauvaise marchandise que personne n’avait comme lui le secret d’extirper. Il me pria de compter sur lui, et de pas croire aux charlatans qui me proposeraient des remèdes. Je lui ai promis tout ce qu’il a voulu, je l’ai remercié, et je suis retourné à bord.

M. Dolfin a bien ri quand je lui ai conté cette histoire. Nous mîmes à la voile le lendemain, et quatre jours après nous essuyâmes une rude tempête derrière Curzola. Cette tempête manqua de me coûter la vie ; et voilà comment.

Un prêtre esclavon qui servait de chapelain sur le vaisseau, très ignorant, insolent, et brutal, dont je me moquais en toute occasion, était à juste titre devenu mon ennemi. Dans le plus fort de la tempête, il s’était placé sur le tillac, et tenant son rituel à la main, il exorcisait les diables qu’il voyait dans les nues, et qu’il faisait voir à tous les matelots, qui se croyant perdus pleuraient, et dans leur désespoir négligeaient les manœuvres nécessaires à garantir5 le navire des rochers qu’on voyait à droite, et à gauche. Voyant avec évidence le mal, et le mauvais [6v] effetd que les exorcismes de ce prêtre faisaient sur l’équipage qu’il désespérait, tandis qu’au contraire il fallait encourager, j’ai très imprudemment cru de devoir m’en mêler. Allant moi-même me grimper6 sur les cordages j’excitais les matelots au constant travail, et à braver le danger, leur disant qu’il n’y avait pas de diables, et que le prêtre qui les leur montrait était fou ; mais la force de mes harangues n’empêcha pas le prêtre de me proclamer pour athée, et de soulever contre moi la plus grande partie de l’équipage. Les vents poursuivant à être mauvais le lendemain, et le troisième jour, l’enragé fit croire aux matelots qui l’écoutaient que tant que je me trouverais sur le vaisseau le beau temps ne viendrait jamais. Un d’entr’eux vit le moment favorable au désir du prêtre me surprenant par-derrière sur le bord du tillac, et me poussant dehors par le coup d’un câble7 qui devait nécessairement me renverser. C’était fait. Ce fut la branche d’unee ancre qui s’accrochant à mon habit m’empêcha de tomber dans la mer.

On vint à mon secours, et on me sauva. Un caporal m’ayant montré le matelot assassin, j’ai pris son bâton, et m’étant mis à le rosser d’importance, d’autres matelots accoururent avec le prêtre, et j’aurais succombé si les soldats ne m’eussent défendu. Le capitaine du vaisseau survint avec Monsieur Dolfin, et après avoir entendu le prêtre ils furent obligés, s’ils voulurent apaiser la canaille, de leur promettre de me mettre à terre d’abord que cela pourrait se faire ; mais le prêtre exigea que je lui livrasse un parchemin que j’avais acheté d’un Grec à Malamocco8 dans le moment que j’allais m’embarquer. Je ne m’en souvenais pas ; mais c’était vrai. Je me suis mis à rire, et je l’ai d’abord donné à M. Dolfin, qui le remit au prêtre, qui chantant victoire, fit porter une brasière, et le jeta sur les charbons ardents. Ce parchemin avant de devenir cendre fit des contorsions qui durèrent une demi-heure ; phénomènef qui convainquit tous les matelots que le grimoire était infernal. La prétendueg vertu de ce parchemin [7r] était de rendre toutes les femmes amoureuses de la personne qui le portait. J’espère que le lecteur aura la bonté de croire que je n’ajoutais pas foi aux philtresh d’aucune espèce, et que je n’avais acheté le parchemin pour un demi-écu9 que pour rire. Il y a dans toute l’Italie, et dans la Grèce ancienne, et moderne des Grecs, des Juifs, et des astrologues qui vendent aux dupes des papiers dont les vertus sont prodigieuses. Entr’autres les charmes10 pour se rendre invulnérable ; et des sachets remplis de drogues qui contiennent ce qu’ils appellent esprits follets11. Ces marchandises-là n’ont aucun cours en Allemagne, en France, en Angleterre, et dans tout le Nord ; mais en revanche on donne dans ces pays dans une autre espèce de duperie de beaucoup plus grande importance. On travaille à la pierre philosophale12, et on ne s’en désabuse13 jamais.

Le mauvais temps cessa précisément dans la demi-heure qu’on employa à brûler mon parchemin, et les conjurés ne pensèrent plus à se défaire de ma personne. Au bout de huit jours de navigation très heureuse nous arrivâmes à Corfou, où après m’être très bien logé, j’ai porté mes lettres à S. E. le provéditeur Général14, puis à tous les chefs de mer15 auxquels j’étais recommandé.

Après avoir rendu mes devoirs à mon Colonel, et à tous les officiers de mon régiment je n’ai pensé qu’à me divertir jusqu’à l’arrivée du Chr Venier qui devait aller à Constantinople, et qui devait me prendre avec lui. Il arriva vers la moitié du mois de Juin, et en l’attendant, m’étant adonné au jeu de la Bassette16, j’ai perdu tout mon argent, et vendu, ou mis en gage tous mes bijoux. Telle est la destinée de tout homme incliné aux jeux de hasard à moins qu’il ne sache se captiver la fortune jouant avec un avantage réel dépendant du calcul, ou de la science17. Un sage joueur peut faire et l’un, et l’autre sans encourir la tache de fripon.

Dans le mois que j’ai passé à Corfou18 avant l’arrivée du Baile, je ne me suis arrêté d’aucune façon à l’examen du pays ni dans le [7v] physique ni dans le moral. Excepté les jours que je devais monter la garde, je vivais au café acharné à la banque de Pharaon, et succombant, comme de raison, au malheur que je m’obstinais à braver. Je ne suis jamais rentré chez moi avec la consolation d’avoir gagné, et je n’ai jamais eu la force de finir tant qu’après avoir perdu tout mon argent j’ai eu des effets19. La seule sotte satisfaction que j’avais était de m’entendre appeler beau joueur par le banquier même toutes les fois que je perdais une carte décisive.

Dans cette situation désolante j’ai cru de me sentir ressusciter quand les coups de canon annoncèrent l’arrivée du Baile. Il venait dans l’Europe vaisseau de guerre armé de soixante, et douze canons n’ayant employé à venir de Venise que huit jours. À peine jetée l’ancre, il déploya pavillon de capitaine général des forces maritimes de la république, et le Provéditeur général de Corfou fit baisser le sien. La république de Venise n’a pas sur la mer une charge supérieure à celle de Baile à la Porte ottomane. Le Chr Venier avait un cortège très distingué. Le comte Annibal Gamberai et le comte Charles Zenobio tous les deux nobles vénitiens, et le marquis d’Archetti noble bressan20 l’accompagnaient jusqu’à Constantinople pour satisfaire à leur curiosité. Dans les huit jours qu’ils passèrent à Corfou tous les chefs de mer chacun à son tour fêtèrent le Baile, et sa comitive21 avec grands soupers, et bals. D’abord que je me suis présenté S. E. me dit qu’il avait déjà parlé à Monsieur le Provéditeur Général,j qui m’accordait un congé de six mois pour le suivre jusqu’à Constantinople en qualité d’adjudant22. Après l’avoir reçu je suis allé à bord avec mon petit équipage, et le lendemain le vaisseau leva l’ancre, et Monsieur le Baile vint à bord dans la felouque23 du provéditeur Général. Nous [8r] mîmes d’abord à la voile, et en six jours toujours avec le même vent nous arrivâmes devant Cerigo, où on jeta l’ancre pour envoyer à terre un nombre de matelots pour faire aiguade24. La curiosité de voir Cerigo, qu’on dit être l’ancienne Cythère, me fit venir la tentation de demander la permission de descendre. J’aurais mieux fait à rester à bord, car j’ai fait une mauvaise connaissance. J’étais en compagnie d’un capitaine qui commandait la garnison du vaisseau.

Deux hommes de mauvaise mine, et mal vêtus se présentent, et nous demandent l’aumône. Je leur demande qui ils sont, et celui qui avait l’air d’être plus alerte que l’autre me parle ainsi :

Nous sommes condamnés à vivre, et peut-être à mourir dans cette île par le despotisme du conseil des dix avec trente ou quarante autres malheureux, et nous sommes tous nés sujets de la république. Notre prétendu crime, qui n’en est un nulle part, est l’habitude que nous avions de vivre en compagnie de nos maîtresses, et de n’être pas jaloux de ceux entre nos amis qui les trouvant jolies, se procuraient avec notre consentement la jouissance de leurs charmes. N’étant point riches, nous n’avions même aucun scrupule à en profiter. On traita notre commerce d’illicite, et on nous envoya ici, où on nous donne dix sous par jour en monnaie longue25. On nous appelle Mangiamarroni [Mangeurs de marrons]26. Nous sommes à pire condition des27 galériens, car l’ennui nous désole, et la faim nous dévore. Je suis Antonio Pocchini noble de Padoue, et ma mère est de l’illustre maison des Campo S. Piero.

Nous leur fîmes l’aumône, puis nous parcourûmes l’île, et après avoir vu la forteresse, nous retournâmes à bord. Nous [8v] parlerons de ce Pocchini dans quinze à seize ans d’ici28.

Les vents toujours favorables nous conduisirent aux Dardanelles en huit ou dix jours, puis les barques turques vinrent nous prendre pourk nous transporter à Constantinople. La vue de cette ville à la distance d’une lieue29 est étonnante. Il n’y a pas au monde nulle part un si beau spectacle. Cette superbe vue fut la cause de la fin de l’empire romain, et du commencement du grec. Constantin le grand arrivant à Constantinople par mer, séduit par la vue de Bizance s’écria : Voilà le siège de l’empire de tout le monde30, et pour rendre sa prophétiel immanquable il quitta Rome pour aller s’y établir31. S’il avait lu, ou cru à la prophétie d’Horace32 il n’aurait jamais fait une si grosse sottise. Le poète avait écrit que l’empire romain ne s’acheminerait à sa fin que quand un successeur d’Auguste s’aviserait d’en transporter le siège là où il avait eu sa naissance. La Troade n’est pas bien distante de la Thrace33.

Nous arrivâmes à Péra dans le palais de Venisem vers la moitié de Juillet34. La peste ne circulait pas dans la grande ville dans ce moment-là, chose fort rare. Nous fûmes tous parfaitement bien logés ; mais la grande chaleur fit déterminer les Bailes35 à aller jouir de la fraîcheur dans une maison de campagne que le Baile Donà36 avait louéen. Ce fut à Buyoudcarè37. Le premier ordre que j’ai reçu futo de n’oser jamais sortir ni à l’insu du Baile, ni sans un janissaire38. Je l’ai suivi à la lettre. Dans ce temps-là les Russes n’avaient pas encore dompté l’impertinence du peuple turc39. On m’assure qu’à présent tous les étrangers peuvent aller où ils veulent sans la moindre crainte.

Ce fut le surlendemain de mon arrivée que je me suis fait conduire [9r] chez Osman bacha40 de Caramanie. C’est ainsi que s’appelait le comte de Bonneval après son apostasie.

Après lui avoir fait passer ma lettre je fus introduit dans une chambre rez-de-chaussée meublée à la française, où j’ai vu un gros seigneur âgé habillé tout à fait à la française se lever, et me demander d’un air riant ce qu’il pouvait faire à Constantinople pour un recommandé par un cardinal de l’église qu’il ne pouvait plus appeler sa mère. Pour toute réponse je lui ai conté l’histoire qui me fit demander au cardinal dans la désolation de mon âme une lettre de recommandation à Constantinople, que, l’ayant reçue, je me suis cru superstitieusement en [devoirp] de la lui porter. De sorte que, me repartit-il, sans cette lettre vous n’auriez jamais pensé à venir ici, où absolument vous n’avez aucun besoin de moi.

— Aucun ; mais je me crois cependant très heureux de m’être procuré par ce moyen l’honneur de connaître dans Votre Excellence un homme, dont toute l’Europe a parlé, parle, et parlera pour longtemps.

Après avoir fait des réflexions sur le bonheur d’un jeune homme comme moi, qui tout à fait sans souci, et sans avoir aucun dessein, niq aucun point fixe s’abandonnait à la Fortune ne craignant, et n’espérant rien, il me dit que la lettre du cardinal Acquaviva l’obligeant à faire quelque chose pour moi, il voulait me faire connaître trois ou quatre de ses amis turcsr qui en valaient la peine. Il m’invita à dîner tous les jeudis me promettant de m’envoyer un janissaire qui me garantirait des impertinences de la canaille, et qui me ferait voir tout ce qui méritait d’être vu.

La lettre du cardinal m’annonçant pour homme de lettres, il se leva me disant qu’il voulait me faire voir sa bibliothèque. Je le suivis traversant le jardin. Nous entrâmes dans une [9v] chambre garnie d’armoires grillées : derrière les grilles de fil d’archal41 on voyait des rideaux : derrière les rideaux devaient se trouver les livres.

Mais j’ai bien ri avec le gros bacha quand à la place de livres, d’abord qu’il ouvrit les niches qu’il tenait fermées à la clef, j’ai vu des bouteilless remplies de toutes sortes de vins.

— C’est, me dit-il, ma bibliothèque, et mon sérail, car étant vieux les femmes m’abrégeraient la vie, tandis que le bon vin ne peut que me la conserver, ou pour le moins me la rendre plus agréable.

— J’imagine que V. E. a obtenu une dispense du Mufti42.

— Vous vous trompez, car il s’en faut bien que le pape des Turcs ait le pouvoir du vôtre. Il ne peut dans aucun cas permettre une chose que l’Alcoran43 prohibe ; mais cela n’empêche pas que chacun ne soit le maître de se damner, si cela l’amuse. Les Turcs dévots plaignent les libertins, mais ils ne les persécutent pas. Il n’y a pas ici d’inquisition. Ceux qui n’observent pas les préceptes de la religion, seront, disent-ils, assez malheureux dans l’autre vie sans qu’on leur inflige quelque punition dans ce monde aussi. La dispense que j’ai demandée, et que j’ai obtenuet sans la moindre difficulté fut celle de ce que vous appelez circoncision, car proprement on ne peut pas l’appeler circoncision44. À mon âge elle aurait été dangereuse. C’est une cérémonie que généralement on observe ; mais elle n’est pas de précepte45.

Dans les deux heures que j’ai passéesu avec lui il me demanda des nouvelles de plusieurs Vénitiens ses amis, et principalement de M. Marc-Antonio Diedo46 ; je lui ai dit qu’on l’aimait toujours et qu’on ne le plaignait qu’à cause de son apostasie : il me répondit qu’il était Turc comme il avait été chrétien, et qu’il ne savait pas l’Alcoran plus qu’il n’avait su l’Évangile.

— Je suis sûr, me dit-il, que je mourrai tranquille, et beaucoup plus heureux dans ce moment-là que le prince Eugène47. J’ai dû dire que DIEU est DIEU, [10r] et que Mahomet est son prophètev. Je l’ai dit, et les Turcs ne se soucient pas de savoir si je l’ai pensé. Je porte d’ailleurs le Turban, comme je suis obligé de porter l’uniforme de mon maître.

Il me dit que ne sachant faire autre métier que celui de la guerre, il ne s’était déterminé à aller servir en qualité de Lieutenant-Général le grand Seigneur48 que quand il s’était vu réduit à n’avoir plus de quoi vivre. Quand j’ai quitté Venise, me dit-il, la soupe avait mangé la vaisselle49 : si la nation juive se fût déterminée à me mettre à la tête de cinquante mille hommes, je serais allé assiéger Jérusalem.

Il était bel homme ; sinon qu’il avait trop d’embonpoint. En conséquence d’un coup de sabre il portait au-dessus du ventre une plaque d’argent pour soutenir une descente50. Il avait été exilé en Asie ; mais pas pour longtemps, car, me dit-il, les cabales ne sont pas si longues en Turquie, comme en Europe51, et principalement à la cour de Vienne. Il me dit, quand je l’ai quitté, qu’il n’avait jamais, depuis qu’il s’était fait Turc passé deux heures aussi agréables que celles que je lui avais fait passer, et il me pria de faire ses compliments aux Bailes.

Monsieur le Baile Giovanni Donà, qui l’avait beaucoup connu à Venise, me chargea de lui dire beaucoup de choses très agréables, et le Chr Venier se montra fâché de ne pas pouvoir se procurer le plaisir de le connaître particulièrement52.

Le surlendemain de cette première entrevue était le jeudi dans lequel il m’avait promis de m’envoyer le Janissaire, et il n’y manqua pas. Il vint à onze heures, et il me conduisit chez le Bacha que pour le coup j’ai trouvé habillé à la turque. Ses convives ne tardèrent pas à arriver ; et nous nous mîmes à table en nombre de huit, tous montés en ton de gaieté53. Tout le dîner fut servi à la française tant pour le cérémonialw que pour les [10v] mets : son maître d’hôtel était français, et son cuisinier aussi honnête renégat54. Il n’avait pas manqué de me présenter à tout son monde ; mais il ne m’a mis en train de parler que vers la fin du dîner. On ne parla qu’italien, et j’ai observé que les Turcs n’ouvrirent jamais la bouche pour se dire entr’eux le moindre mot dans leur langue. Chacun avait à sa gauche une bouteille qui pouvait être de vin blanc, ou d’hydromel55 : je ne sais pas ce que c’était. J’ai bu, comme M. de Bonneval que j’avais à ma droite, de l’excellent vin de Bourgogne blanc.

On me fit parler de Venise ; mais beaucoup plus de Rome, ce qui fit tomber le propos sur la religion ; mais non pas sur le dogme ; mais sur la discipline, et les cérémonies liturgiques. Un aimable Turc qu’on appelait effendi56, parce qu’il avait été ministre des affaires étrangères dit qu’il avait à Rome un ami dans l’ambassadeur de Venise, et il en fit l’éloge : j’ai fait écho, et j’ai dit qu’il m’avait chargé d’une lettre à un seigneur musulman qu’il caractérisait aussix de son ami intime. Il m’en demanda le nom, et l’ayant oublié, j’ai tiré de ma poche mon portefeuille où j’avais la lettre. Il fut flatté à l’excès quand lisant l’adresse j’ai prononcé son nom. Après avoir demandé la permission il la lut, puis il baisa la signature, et se leva pour venir m’embrasser. Cette scène plut à l’excès à M. de Bonneval, et à toute la compagnie. L’effendi qui s’appelait Ismail engagea Bacha Osmany à me conduire à dîner chez lui dans un tel jour.

Mais à ce dîner, qui me fit beaucoup de plaisir le Turc, qui m’intéressa le plus, ne fut pas Ismail. Ce fut un bel homme qui montrait l’âge de soixante ans, et qui affichait sur sa noble physionomie la sagesse, et la douceur. J’ai trouvé ses traits deux ans après sur la belle tête de M. de Bragadin sénateur vénitien, [11r] dont je parlerai quand nous en serons là57. Dans tous les propos qu’on m’avait tenus à table il m’avait écouté avec la plus grande attention, sans jamais prononcer le moindre mot. Un homme dans la même société dont la figure, et le maintien intéresse, et qui ne parle pas excite avec force la curiosité de celui qui ne le connaît pas. Sortant de la salle où nous avions dîné, j’ai demandé à M. de Bonneval qui c’était ; et il me répondit que c’était un riche, et sage philosophe, d’une probité reconnue, dont la pureté de mœurs était égale à l’attachement qu’il avait à sa religion. Il me conseilla à cultiver sa connaissance s’il me faisait des avances58.

Cet avis me fit plaisir ; et après nous être promenés à l’ombre, étant entrés dans un salon meublé dans le costume59 de la nation, je me suis assis sur un sofa près de Josouff Ali60 : c’était le nom du Turc qui m’avait intéressé, et qui m’offrit d’abord sa pipe. Je l’ai poliment refusée acceptant celle quez me présenta un domestique de M. de Bonneval. Quand on est en compagnie de gens qui fument, il faut absolument fumer, ou sortir, car sans cela on est forcé à s’imaginer de respirer la fumée qui sort de la bouche des autres. Cette idée, qui est fondée sur le vrai, dégoûte, et révolte.

Josouff Ali bien aise de me voir assis à son côté me mit d’abord sur des propos analogues à ceux qu’on m’avait tenus à table ; mais principalement sur les raisons qui m’avaient fait quitter l’état paisible d’ecclésiastique pour m’attacher au militaire. Pour satisfaire à sa curiosité, et ne pas me mettre mal dans son esprit je me suis cru en devoir de lui conter en bref toute l’histoire de ma vie, car j’ai cru de devoir le convaincre que je n’étais pas entré dans la carrière du ministère divin par vocation. Il me parut content. M’ayant parlé de vocation en philosophe stoïcien je l’ai reconnu pour fataliste, et j’eus [11v] l’adresse de ne pas prendre son système de front, de sorte que mes objections lui plurent parce qu’il se trouva assez fort pour les détruire. Il eut besoin peut-être de m’estimer beaucoup pour me croire digne de devenir son écolier, car dans l’âge de dix-neuf ans, et perdu dans une fausse religion, il était impossible que je pusse être son maître. Après avoir passé une heure à me catéchiser61, et à écouter mes principes, il me dit qu’il me croyait né pour connaître la vérité, puisqu’il voyait que je m’en occupais, et que je ne me tenais pas pour certain d’y être parvenu. Il m’invita à aller passer une journée chez lui me nommant les jours de la semaine dans lesquels je ne pourrais pas manquer de le trouver ;aa mais il me dit qu’avant de m’engager à lui faire ce plaisir je devais consulter Bacha Osman. Je lui répondis alors que le Bacha m’avait déjà prévenu sur son caractère, ce qui l’a beaucoup flatté. Je lui ai promis d’aller dans un tel jour, et nous nous sommes séparés.

Quand j’ai rendu compte de tout ceci à M. de Bonneval il en fut fort aise, et il me dit que son Janissaire serait tous les jours à l’hôtel des bailes de Venise prêt à mon service.

Quand j’ai rendu compte à Messieurs les Bailes des connaissances que j’avais faitesab dans ce jour-là chez le comte de Bonneval je les ai vus fort contents, et le Chr Venier me conseilla de ne pas négliger des connaissances de cette espèce dans un pays où l’ennui fait peur aux étrangers encore plus que la peste.

Le jour fixé je suis allé chez Josouff de très bonne heure ; mais il était déjà sorti. Son jardinier qu’il avait averti eut pour moi toutes les attentions, et m’amusa agréablement deux heures me faisant voir toutes les beautés des jardins de son maître, et particulièrement ses fleurs. Ce jardinier était un Napolitain qui lui appartenait depuis trente ans. À ses manières je lui ai supposé de l’éducation, et de la naissance ; mais il me dit franchement qu’il [12r] n’avait jamais appris à lire, qu’il était matelot quand il fut fait esclave, et qu’il se trouvait si heureux au service de Josouff qu’il se croirait puni s’il lui donnait sa liberté. Je me suis bien gardé de lui faire des interrogations sur les affaires de son maître : la discrétion de cet homme aurait pu faire rougir ma curiosité.

Josouff arriva à cheval, et après les compliments d’usage nous allâmes dîner tête à tête dans un pavillon d’où nous voyionsac la mer, et où nous jouissions d’un doux vent qui tempérait la grande chaleur. Ce vent, qui se fait sentir tous les jours à la même heure, est le Nord-Ouest qu’on appelle Maestral62. Nous fîmes bonne chère sans autres plats travaillés que le cauroman63. J’ai bu de l’eau, et de l’excellent hydromel assurant mon hôte, que je le préférais au vin. Dans ce temps-là je n’en buvais que très rarement. Louant son hydromel, je lui ai dit que les musulmans qui violaient la loi buvant du vin ne méritaient pas miséricorde, car ils ne pouvaient en boire que parce qu’il était défendu : il m’assura que plusieurs croyaient pouvoir en faire usage ne le considérant que comme une médecine. Il me dit que c’était le médecin du grand seigneur qui avait mis cette médecine en vogue, et qui par là avait fait sa fortune, et avait gagné toute la faveur de son maître, qui réellement était toujours malade ; mais qu’il ne l’était que parce qu’il se soûlait. Il s’étonna quand je lui ai dit que chez nous les ivrognes étaient fort rares, et que ce vice n’était commun que dans la lie du peuple. Quand il me dit qu’il ne comprenait pas comment le vin pouvait être permis par toutes les autres religions, puisqu’il privait l’homme de l’usage de la raison, je lui ai répondu que toutes les religions en défendaient l’excès, et que le crime ne pouvait consister que dans l’excès. Je l’ai persuadé lui disant que l’effet de l’opium étant le même, et beaucoup plus fort, [12v] sa religionad aurait donc dû le prohiber aussi : il me répondit qu’il n’avait jamais dans toute sa vie fait usage ni d’opium, ni de vin.

Après notre dîner on nous porta des pipes, et du tabac. Nous les chargeâmes nous-mêmes. Je fumais dans ce temps-là, et avec plaisir ; mais j’avais l’habitude de cracher. Josouff qui ne crachait pas, me dit que le tabac que je fumais était du Gingé excellent, et que c’était un dommage que je n’avalasse pas sa partie balsamique qui devait se trouver dans la salive que j’avais tort de rejeter ainsi. Il conclut qu’on ne devait la cracher que quand le tabac était mauvais. Goûtant son raisonnement, je lui ai dit qu’effectivement la pipe ne pouvait être considérée comme un vrai plaisir que le tabac étant parfait.

— La perfection du tabac, me répartit-il, est certainement nécessaire au plaisir de fumer ; mais ce n’est pas le principal, car le plaisir que le bon tabac fait n’est que sensuel : les vrais plaisirs sont ceux qui n’affectent que l’âme, entièrementae, indépendants des sens.

— Je ne peux pas m’imaginer, mon cher Josouff, des plaisirs, dont mon âme pourrait jouir sans l’entremise de mes sens.

— Écoute-moi. Quand tu charges ta pipe as-tu du plaisir ?

— Oui.

— Auquel de tes sens l’attribueras-tu, si tu ne l’attribues pas à ton âme ? Poursuivons. N’est-il pas vrai que tu te sens satisfait quand tu ne la mets bas qu’après l’avoir entièrement achevée ? Tu es bien aise quand tu vois que ce qui reste n’est que cendre.

— C’est vrai.

— En voilà deux, dont tes sens ne sont certainement pas à part ; mais je te prie de deviner le troisième qui est le principal.

— Le principal ? La fragrance du tabac.

— Point du tout. C’est un plaisir de l’odorat : il est sensuel.

— Je ne saurais.

— Écoute donc. Le principal plaisir de fumer consiste dans la vue de la fumée. Tu ne dois jamais la voir sortir [13r] de la pipe ; mais toute du coin de ta bouche à justes intervalles jamais trop fréquents. C’est si vrai que ce plaisir est le principal, que tu ne verras nulle part un aveugle se plaire à fumer. Essaye toi-même à fumer la nuit dans ta chambre sans lumière, et un moment après avoir allumé ta pipe, tu la mettras bas.

— Ce que tu dis est bien vrai ; mais tu me pardonneras, si je trouve que plusieurs plaisirs qui intéressent mes sens méritent la préférence sur ceux qui n’intéressent que l’âme.

— Il y a quarante ans que je pensais comme toi. Dans quarante ans d’ici, si tu parviens à être sage, tu penseras comme moi. Les plaisirs, mon cher fils, qui mettent en mouvement les passions troublent l’âme : ainsi tu sens que ce ne peuvent pas à bon droit être appelés plaisir.

— Mais il me semble que pour qu’ils le soient il suffit qu’ils me paraissent tels.

— D’accord ; mais si tu voulais te donner la peine de les examiner après les avoir goûtés, tu ne les trouverais pas purs.

— Cela se peut ; mais pourquoi me donnerais-je une peine qui ne me servirait qu’à diminuer le plaisir que j’ai ressenti ?

— L’âge viendra que tu ressentiras du plaisir te donnant cette peine.

— Il me semble, mon cher père, que tu préfères à la jeunesse l’âge mûr.

— Dis hardiment la vieillesse.

— Tu me surprends. Dois-je croire que tu aies vécu jeune, et malheureux ?

— Bien loin de cela. Toujours sain, et heureux ; et jamais victime de mes passions ; mais tout ce que j’ai vu dans mes égaux me fut une assez bonne école pour apprendre à connaître l’homme, et pour me montrer le chemin du bonheur. Le plus heureux des hommes n’est pas le plus voluptueux, mais celui qui sait faire choix des grandes voluptés ; et les grandes voluptés, je te le répète, ne sauraient être que celles qui ne remuant pas les passions augmentent la paix de l’âme.

— Ce sont des voluptés que tu appelles pures.

— Telle est la vue d’une vaste prairie touteaf couverte d’herbe. La couleur verte tant recommandée par notre divin prophète64 frappe ma vue, et dans ce moment je sens mon [13v] esprit nager dans un calme si délicieux qu’il me semble d’approcher l’auteur de la nature. Je ressens la même paix, un calme égal, quand je me tiens assis sur le bord d’une rivière, et je vois l’eau courante qui passe devant moi sans jamais se dérober à ma vue, et sans que son continuel mouvement la rende moins claire. Elle me représente l’image de ma vie, et la tranquillité que je lui désire pour parvenir comme l’eau que je contemple au terme que je ne vois pas, et qui ne peut être qu’au bout de sa course.

C’est ainsi que ce Turc raisonnait ; et nous passâmes quatre heures. Il avait eu de deux femmes deux fils, et une fille. Son aîné qui avait eu sa part65, vivait à Salonicchio66, où il faisait le commerce, et il était riche. Le cadet était dans le grand sérail au service du Sultan, et sa part était entre les mains d’un tuteur. Sa fille, qu’il appelait Zelmi, et qui avait quinze ans devait être héritière à sa mort de tout son bien. Il lui avait donné toute l’éducation qu’on pouvait lui désirer pour suffire au bonheur de celui que Dieu lui avait destiné pour époux. Nous parlerons bientôt de cette fille. Ses femmes étant mortes, il y avait cinq ans qu’il avait pris une troisième femme née dans Scio67, qui était toute jeune, et une beauté parfaite ; mais il me dit qu’il ne pouvait pas espérer d’avoir d’elle ni fils, ni fille, puisqu’il était déjà vieux. Il n’avait cependant que soixante ans. J’ai dû lui promettre, le quittant d’aller passer avec lui au moins un jour chaque semaine.

À l’heure du souper quand j’ai rendu compte à Messieurs les Bailes de ma journée, ils me dirent que j’étais bien heureux de pouvoir me flatter de passer agréablement trois mois68 dans un pays où eux en qualité de ministres étrangers ne pouvaient que s’ennuyer.

[14r] Trois ou quatre jours après M. de Bonneval me mena dîner chez Ismail, où j’ai vu un grand tableau du luxe asiatique69 ; mais les convives étant nombreux, et ayant parlé tous presque toujours turc je me suis ennuyé également que M. de Bonneval à ce qu’il m’a paru. Ismail qui s’en aperçut me pria quand nous partîmes d’aller déjeuner avec lui le plus souvent que je pourrais, sûr de lui faire toujours un vrai plaisir. Je lui ai promis d’y aller, et j’y fus dix à douze jours après. Le lecteur saura tout quand nous en serons là. Je dois actuellement retourner à Josouff, qui à ma seconde visite déploya un caractère, qui me fit concevoir pour lui la plus grande estime, et le plus fort attachement.

Dînant tête à tête comme la première fois, et le propos étant tombé sur les arts, j’ai dit mon avis sur un précepte de l’Alcoran qui privait les Ottomans du plaisir innocent de jouir des productions de la peinture, et de la sculpture. Il me répondit que Mahomet en vrai sage devait éloigner des yeux des Islamites toutes les images.

— Observe, me dit-il, que toutes les nations auxquelles notre grand prophète fit connaître Dieu étaient idolâtres. Les hommes sont faibles, et voyant de nouveau les mêmes objets, ils pourraient facilement retomber dans les mêmes erreurs.

— Je crois, mon cher père, qu’aucune nation n’a jamais adoré une image ; mais fort bien la divinité que l’image représentait.

— Je veux le croire aussi ; mais Dieu ne pouvant pas être matière, il faut éloigner des têtes vulgaires l’idée qu’il puisse l’être. Vous êtes les seuls, vous autres chrétiens, qui croyez voir DIEU.

— C’est vrai, nous en sommes sûrs ; mais, observe, je te prie, que ce qui nous rend sûrs est la foi.

— Je le sais ; mais vous n’êtes pas moins [14v] idolâtres, car ce que vous voyez n’est que matière, et votre certitude est parfaite sur cette vision à moins que tu ne me dises que la foi l’infirme.

— Dieu me préserve de te dire cela, car tout au contraire la foi la rend plus forte.

— C’est une illusion, dont Dieu merci nous n’avons pas besoin, et il n’y a point de philosophe au monde qui puisse m’en prouver la nécessité.

— Cela, mon cher père, n’appartient pas à la philosophie, mais à la théologie, qui lui est beaucoup supérieure.

— Tu parles le même langage de70 nos théologiens, qui diffèrent cependant des vôtres en ce qu’ils n’exercent pas leur science pour rendre les vérités que nous sommes obligés de connaître plus obscures ; mais plus claires.

— Songe, mon cher Josouff, qu’il s’agit d’un mystère.

— L’existence de Dieu en est un, et assez grand pour que les hommes n’osent rien y ajouter. DIEU ne peut être que simple, c’est ce DIEU que son prophète nous annonça. Conviens qu’on ne saurait rien ajouter à son essence sans détruire sa simplicité. Nous disons qu’il est un, voilà l’image du simple. Vous dites qu’il est un, et trois en même temps : c’est une définition contradictoire, absurde, et impie.

— C’est un mystère.

— Parles-tu de DIEU, ou de la définition ? Je parle de la définition qui ne doit pas être un mystère, et que la raison doit réprouver. Le sens commun, mon cher fils, doit trouver impertinente une assertion dont la substance est une absurdité. Prouve-moi que trois n’est pas un composé, ou qu’il peut ne pas l’être, et je me fais d’abord Chrétien.

— Ma religion m’ordonne de croire sans raisonner, et je frissonne, mon cher Josouff quand je pense qu’en force d’un fort raisonnement il pourrait m’arriver de renoncer à la religion de mon cher père. Il faudrait commencer par me convaincre qu’il était dans l’erreur. Dis-moi, si respectant sa mémoire, je puisse présumer de moi-même au point d’oser me rendre [15r] son juge avec intention de prononcer sentence pour le condamner.

Après cette remontrance j’ai vu l’honnête Josouff ému. Après deux minutes de silence il me dit que pensant ainsi je ne pouvais être que cher à Dieu, et par conséquent prédestiné71 ; mais que si je me trouvais dans l’erreur, il n’y avait que Dieu qui pût m’en tirer, car il ne connaissait pas d’homme juste en état de réfuter le sentiment que je lui avais déclaré. Nous parlâmes d’autres choses toutes gaies, et vers le soir je l’ai quitté après avoir reçu des assurances sans fin de l’amitié la plus pure.

Allant chez moi je réfléchissais qu’il était bien possible que tout ce que Josouff m’avait dit sur l’essence de DIEU fût vrai, car certainement l’être des êtres ne pouvait être en essence que le plus simple de tous les êtres ; mais qu’il était impossible qu’en conséquence d’une erreur de la religion chrétienne je pusse me laisser persuader à embrasser la turque, qui pouvait bien avoir de Dieu une idée très juste ; mais qui me faisait rire, en ce qu’elle ne devait sa doctrine qu’au plus extravagant de tous les imposteurs72. Mais je ne croyais pas que Josouff eût eu intention de faire de moi un prosélyte.

Ce fut la troisième fois que j’ai dîné avec lui que le discours étant tombé comme toujours sur la religion je lui ai demandé s’il était sûr que sa religion fût la seule qui pût acheminer le mortel au salut éternel. Il me répondit qu’il n’était pas sûr qu’elle fût la seule, mais qu’il était sûr que la Chrétienne était fausse parce qu’elle ne pouvait pas être universelle.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il n’y a ni pain, ni vin dans 2/3 de notre globe. Observe que le Coranag peut être suivi partout.

Je n’ai su que lui répondre, et je ne me suis pas soucié de biaiser. [15v] Ayant dit à propos que DIEU n’étant pas matière il devait être esprit, il me répondit que nous savions ce qu’il n’était pas, mais non pas ce qu’il était, et que par conséquent nous ne pouvions pas affirmer qu’il était esprit, car nous ne pouvions en avoir qu’une idée abstraite. Dieu, me dit-il, est immatériel : voilà tout ce que nous savons, et nous n’en saurons jamais davantage.

Je me suis souvenu de Platon qui dit la même chose, et Josouff n’avait certainement pas lu Platon.

Il me dit dans le même jour que l’existence de DIEU ne pouvait être utile qu’à ceux qui n’en doutaient pas, et que par conséquent les plus malheureux des mortels étaient les athées.

— Dieu, me dit-il, a fait l’homme à sa ressemblance pour qu’entre tous les animaux qu’il a créésah il y en ait un en état de rendre hommage à son existence. Sans l’homme Dieu n’aurait aucun témoin de sa propre gloire ; et l’homme par conséquent doit comprendre que son premier devoir est celui de le glorifier exerçant la justice, et confiant73 dans sa providence. Observe que Dieu n’abandonne jamais l’homme qui dans les adversités se prosterne devant lui, et implore son secours ; et qu’ilai laisse périr dans le désespoir le malheureux qui croit la prière inutile.

— Il y a cependant des athées heureux.

— C’est vrai ; mais malgré la tranquillité de leur âme ilsaj me semblent à plaindre, puisqu’ils n’espèrent rien après cette vie, et ils ne se reconnaissent pas pour supérieurs aux brutes. Outre cela ils doivent languir dans l’ignorance s’ils sont philosophes, et s’ils ne pensent à rien, ils n’ont aucune ressource dans l’adversité. Dieu enfin a fait l’homme de façon qu’il ne peut être heureux qu’en ne doutant pas de sa divine existence. Quel que soit son état il a un besoin indispensable de l’admettre : sans ce besoin l’homme n’aurait jamais admis un Dieu créateur de tout.

[16r] — Mais je voudrais savoir la raison pourquoi l’athéisme n’a jamais existé que dans le système de quelque savant, tandis que nous n’avons pas d’exemple qu’il existe dans le système d’une nation entière.

— C’est que le pauvre sent ses besoins beaucoup plus que le riche. Il y a parmi nous un grand nombre d’impies qui se moquent des croyants qui mettent toute leur confiance dans le pèlerinage de La Mecque. Malheureux ! Ils doivent respecter les anciens monuments, qui excitant la dévotion des fidèles nourrissent leur religion, et les encouragent à souffrir les adversités. Sans ces objets consolateurs le peuple ignorant donnerait dans tous les excès du désespoir.

Josouff enchanté de l’attention avec laquelle j’écoutais sa doctrine se livrait toujours plus au penchant qu’il avait à m’instruire. J’ai commencé à aller passer la journée chez lui sans être invité, et pour lors son amitié devint forte.

Un beau matin je me suis fait conduire chez Ismail effendi pour déjeuner avec lui, comme je lui avais promis ; mais ce Turc après m’avoir reçu et traité on ne peut pas plus noblement m’invita à faire un tour de promenade dans un petit jardin, où dans un cabinet de repos il lui vint une fantaisieak que je n’ai pas trouvée de mon goût : je lui ai dit en riant que je n’étais pas amateur de la chose, et enfin las de sa tendre insistance, je me suis levé un peu brusquement. Ismail alors, faisant semblant d’approuver ma répugnance, me dit qu’il avait badiné. Après les compliments de saison je l’ai quitté avec intention de ne plus retourner chez lui ; mais j’ai dû y retourner, et nous en parlerons à sa place. Quand j’ai conté à M. de Bonneval cette historiette74, il me dit que dans les mœurs turques Ismail a prétendu de me donner une grande [16v] marque d’amitié ; mais que je pouvais être certain qu’il ne me proposerait plus rien de semblable, si j’y retournais encore, car à cela près Ismail était un très galant homme, qui avait à sa disposition des esclaves d’une beauté achevée. Il me dit que la politesse exigeait que j’y retournasse encore.

Cinq à six semaines après notre liaison, Josouff me demanda si j’étais marié, et lui ayant dit que non, le propos tomba sur la chasteté, qui ne pouvait selon lui être regardée comme une vertu que par rapport à l’abstinence ; mais qui bien loin d’être chère à Dieu, devait lui déplaire, car elle violait le premier précepte que le créateur avait donné à l’homme.

Mais je voudrais savoir, me dit-il, ce que c’est que la chasteté de vos chevaliers de Malte75. Ils font vœu d’être chastes. Cela ne veut pas dire qu’ils s’abstiendront de touteal œuvre de chair, car, s’il est criminel, tous les chrétiens l’ont fait à leur baptême. Ce vœu ne consiste donc que dans l’obligation de ne pas se marier. La chasteté ne peut donc être violée que par le mariage ; et j’observe que le mariage est un de vos sacrements. Ces messieurs ne promettent donc autre chose, sinon qu’ils n’exécuteront jamais l’œuvre de chair, quand la loi de DIEU le leur permettrait, étant cependant les maîtres de l’exercer tant qu’ils veulent illégitimement, jusqu’à pouvoir reconnaître pour fils des enfants qu’ils ne peuvent avoir eusam que par un double crime. Ils les appellent naturels, comme si les nés de l’union conjugale caractérisée de sacrement ne l’étaient pas. Le vœu de chasteté enfin ne peut plaire ni à Dieu, ni aux hommes, ni aux particuliers qui le font.

Il me demanda si j’étais marié. Je lui ai répondu que non [17r] et que j’espérais de ne me jamais trouver dans le cas de contracter ce lien.

— Comment ! me répondit-il. Je dois donc croire ou que tu n’es pas un homme parfait, ou que tu veux te damner, à moins que tu ne me dises que tu n’es chrétien qu’en apparence.

— Je suis homme parfait, et je suis chrétien. Je te dirai outre cela que j’aime le beau sexe, et que j’espère en jouir en bonne fortune.

— Tu seras damné selon ta religion.

— Je suis sûr que non, car quand nous confessons nos crimes à nos prêtres ils sont obligés à nous absoudre.

— Je le sais ; mais conviens qu’il y a de l’imbécillité à prétendre que DIEU te pardonnera un crime que tu ne commettrais peut-être pas, si tu n’étais pas sûr que le confessant il te serait pardonné. DIEU ne pardonne qu’au repentir.

— Cela n’est pas douteux ;an et la confession le suppose. S’il n’y est pas, l’absolution n’a pas de force.

— La manstupration est aussi un crime chez vous.

— Plus grand même que la copulation illégitime.

— Je le sais ; et c’est ce qui m’a toujours surpris, car tout législateur qui fait une loi dont l’exécution est impossible est un sot. Un homme qui n’a pas une femme, et qui se porte bien, doit absolument se manstuprer quand la nature impérieuse lui en fait sentir le besoin. Celui qui par crainte de souiller son âme pourrait avoir la force de s’en abstenir, gagnerait une maladie mortelle.

— On croit chez nous tout le contraire. On prétend que les jeunes gens par ce manège se gâtent le tempérament, et s’abrègent la vie. Dans plusieurs communautés on les surveille, et on ne leur laisse absolument pas le temps de commettre sur eux ce crime.

— Ces surveillants sont bêtes, et ceux qui les payent pour cela sont des sots, car l’inhibition même doit augmenter l’envie d’enfreindre une loi si tyrannique, et contraire à la nature.

— Mais il me semble cependant [17v] que l’excès de ce désordre doit préjudicier à la santé, car il énerve76, et il affaiblit.

— D’accord ; mais cet excès, à moins qu’il ne soit provoqué, ne peut pas exister ; et ceux qui défendent la chose le provoquent. Si on ne gêne pas chez vous sur cette matière-là les filles, je ne vois pas pourquoiao on trouve bon de gêner les garçons.

— Les filles ne courent pas un si grand risque, car elles ne peuvent perdre que très peu de substance, qui même ne part pas de la même source d’où se sépare le germe de la vie dans l’homme.

— Je n’en sais rien ; mais nous avons des docteurs qui soutiennent que les pâles couleurs dans les filles viennent de cela.

Josouff Ali après ce discours, et plusieurs autres où lors même qu’il ne me trouvait pas de son avis, il lui semblait de me trouver très raisonnable, me fit une proposition qui m’étonna sinon dans ces mêmes termes, du moins avec une tournure très peu différente.

J’ai deux fils, et une fille. Je ne pense plus aux fils, puisqu’ils ont déjà eu la part qui leur était due de ce que je possède ; mais pour ce qui regarde ma fille, elle aura à ma mort tout mon bien, et je suis en état de faire la fortune de celui qui l’épousera de mon vivant. J’ai pris il y a cinq ans une jeune femme ; mais elle ne m’a pas donné d’enfant, et je suis sûr qu’elle ne m’en donnera pas puisque je suis déjà vieux. Cette fille que j’appelle Zelmi a quinze ans, elle est belle, brune aux yeux, et aux cheveux comme feu sa mère, grande, bien faite, d’un caractère doux, et l’éducation que je lui ai donnéeap la rend digne de posséder le cœur de notre maître77. Elle parle grec, et italien, elle chante s’accompagnant ses airs sur la harpe, elle dessine, elle brode, et elle est toujours gaie. [18r] Il n’y a point d’homme au monde qui puisse se glorifier d’avoir jamais vu sa figure, et elle m’aime au point qu’elle n’ose avoir d’autre volonté que la mienne. Cette fille est un trésor, et je te l’offre, si tu veux aller demeurer un an à Andrinople78 chez un de mes parents, où tu apprendras notre langue, notre religion, et nos mœurs. Au bout d’un an, tu reviendras ici, où d’abord que tu te seras déclaré musulman, ma fille deviendra ta femme, et tu trouveras une maison, et des esclaves dont tu seras le maître, et une rente moyennant laquelle tu pourras vivre dans l’abondance. Voilà tout. Je ne veux que tu me répondes ni actuellement, ni demain, ni dans aucun autre terme fixé. Tu me répondras quand tu te sentiras poussé par ton Génie à me répondre, et ce sera pour accepter mon offre, car si tu ne l’acceptes pas il est inutile que nous parlions de cela une autre fois. Je ne te recommande pas non plus de penser à cette affaire, car après ce moment que j’en ai jeté la semence dans ton âme, tu ne te trouveras plus le maître ni de consentir, ni de t’opposer à son accomplissement. Ne te hâtant pas, ne différant pas, ne t’en inquiétant pas, tu ne feras que la volonté de Dieu suivant le décret irrévocable de ta destinée. Tel que je te connais, il ne te faut que la compagnie de Zelmi pour te rendre heureux. Tu deviendras, je le prévois, une colonne de l’empire ottoman.

Après cette courte harangue, Josouff me serra contre son sein, et pour s’assurer que je ne lui répondrais pas, il me quitta. Je suis retourné chez moi avec mon esprit tellement occupé de cette proposition de Josouff, que je ne me suis pas aperçu d’en avoir fait le chemin. Les Bailes me trouvèrent pensif comme M. de Bonneval le surlendemain, et m’en demandèrent [18v] la raison ; mais je me suis bien gardé de la leur dire. Je trouvais trop vrai ce que Josouff m’avait dit. Cette affaire était d’une si grande importance, que non seulement je ne devais la communiquer à personne, mais je devais m’abstenir d’y penser jusqu’au moment dans lequel je me trouverais l’esprit assez calme pour être sûr que le moindre air ne pourrait altérer la balance qui devait me déterminer. Toutes mes passions devaient se tenir en silence, les préventions, les préjugés, et même un certain intérêt personnel. Le lendemain à mon réveil glissant une petite réflexion sur la chose, j’ai vu qu’y penser pourrait m’empêcher de me déterminer, et que si je devais me déterminer ce devait être en conséquence de n’y avoir pas pensé. C’était le cas du sequere Deum [suis le dieu]79 des stoïciens. J’ai passé quatre jours sans aller chez Josouff, et quand j’y fus le cinquième nous fûmes fort gais, et nous ne pensâmes pas même à dire un seul mot sur la chose à laquelle cependant il était impossible que nous ne pensassions. Nous passâmes ainsi quinze jours ; mais comme notre silence sur cette affaire ne venait ni de dissimulation, ni de quelque maxime non analogue à l’amitié, et à l’estime que nous avions l’un pour l’autre, il me dit tombant sur le propos de la proposition qu’il m’avait faiteaq qu’il se figurait que je l’avais communiquée à quelque sage pour m’armer d’un bon conseil. Je l’ai assuré du contraire lui disant que je croyais que dans une affaire de cette importance je ne devais suivre le conseil de personne. Je me suis abandonné, lui dis-je, à DIEU, et ayant en lui une pleine confiance, je suis sûr que je prendrai le bon parti, ou que je me détermine à devenir ton fils, ou à rester tel que je suis. En attendant la pensée sur l’affaire exerce mon âme80 matin, et soir dans le moment où étant vis-à-vis [19r] de moi-même, elle se trouve dans la plus grande tranquillité. Quand je me trouverai décidé, ce n’est qu’à toi, pateramu81, que j’en donnerai la nouvelle, et dans ce moment-là tu commenceras à exercer sur moi l’autorité d’un père.

À cette explication j’ai vu sortir de ses yeux des larmes. Il mit sa main gauche sur ma tête, et le second, et troisième doigtsar de la droite au milieu de mon front, et il me dit de poursuivre ainsi, et d’être certain que je ne me tromperais pas. Je lui ai dit qu’il aurait pu arriver que sa fille Zelmi ne me trouvât pas à son gré.

— Ma fille t’aime, me répondit-il, elle t’a vu, et elle te voit en compagnie de ma femme, et de sa gouvernante toutes les fois que nous dînons ensemble, et elle t’écoute avec beaucoup de plaisir.

— Mais elle ne sait pas que tu penses à la faire devenir mon épouse.

— Elle sait que je désire que tu deviennes croyant pour pouvoir unir sa destinée à la tienne.

— Je suis bien aise qu’il ne te soit pas permis de me la laisser voir, car elle pourrait m’éblouir, et pour lors ce serait la passion qui donnerait la secousse à la balance, et je ne pourrais plus me flatter de m’être déterminé dans toute la pureté de mon âme.

La joie de Josouff m’entendant raisonner ainsi était extrême, et je ne lui parlais pas en hypocrite, mais de très bonne foi. La seule idée de voir Zelmi me faisait frissonner. Je me sentais certain que je n’aurais pas hésité à me faire Turc, si elle m’eût rendu amoureux ; tandis que dans un état d’indifférence j’étais également certain que je ne me serais jamais décidé à une démarche qui d’ailleurs n’avait pour moi rien d’attrayant, et qui au contraire me présentait un tableau très désagréable tant à l’égard du [19v] présent que de ma vie future. Pour des richesses auxquelles je pouvais espérer de trouver les égales moyennant les faveurs de la fortune en toute l’Europe, sans avoir la honte de changer de religion, il me semblait que je ne devais pas être indifférent au mépris de tous ceux qui me connaissaient, et dont j’aspirais à l’estime. Je ne pouvais pas me résoudre à renoncer à la belle espérance de devenir célèbre au milieu des nations polies, soit dans les beaux-arts, soit dans la littérature82, ou dans tout autre état, et je ne pouvais pas souffrir l’idée d’abandonner à mes égaux les triomphes qui peut-être m’étaient réservés poursuivant à vivre avec eux. Il me semblait, et je ne me trompais pas, que le parti de prendre le Turban, ne pouvait convenir qu’aux désespérés, et je ne me trouvais pas dans leur nombre. Mais ce qui me révoltait était l’idée de devoir aller vivre un an à Andrinople pour apprendre à parler une langue barbare pour laquelle je n’avais aucun goût, et que je ne pouvais pas par conséquent me flatter de parvenir à l’apprendre à la perfection. Je ne pouvais renoncer sans peine à la vanité d’être qualifié de beau parleur, comme j’en avais déjà la réputation partout où j’avais vécu. Outre cela je pensais que la charmante Zelmi aurait pu ne pas l’être à mes yeux, et que cela aurait pu suffire à me rendre malheureux, car Josouff aurait pu vivre encore vingt ans, et je sentais que le respect, et la reconnaissance ne m’auraient jamais laissé le courage de mortifier le bon vieillard cessant d’avoir pour sa fille tous les égards que je lui aurais dusas. Telles étaient mes pensées que Josouff ne pouvait pas deviner, et qu’il n’était pas nécessaire que je lui déclarasse.

[20r] Quelques jours après, j’ai trouvé Ismailat Effendi à dîner chez mon cher Bacha Osman. Il me donna des marques d’amitié auxquelles j’ai répondu, et j’ai glissé sur les reproches qu’il me fit de n’être pas allé déjeuner avec lui quelqu’autre fois ; mais je n’ai pas pu me dispenser d’aller dîner chez lui une autre fois avec M. de Bonneval. J’y fus au jour fixé, et dans l’après-dîner j’ai joui d’un joli spectacle composé d’esclaves napolitains de l’un, et de l’autre sexe qui représentèrent une farce pantomime83, et dansèrent des Calabreses84. M. de Bonneval parla de la danse vénitienne appelée la Furlana85, et Ismail s’en montrant curieux je lui ai dit qu’il m’était impossible de la lui faire voir sans une danseuse de mon pays, et sans un violon qui en sût l’air. J’ai alors pris un violon, et je lui ai joué l’air, mais quand même on aurait trouvé la danseuse, je ne pouvais pas jouer l’air, et danser. Ismail alors se leva, et alla parler à l’écart à un eunuque, qui partit, et vint trois ou quatre minutes après lui parler à l’oreille. Ismail me dit que la danseuse était déjà trouvée, et je lui ai répondu que je trouverais aussi le joueur de violon s’il voulait envoyer un billet à l’hôtel de Venise. Cela fut fait bien vite. J’ai écrit le billet ; il l’envoya, et un valet du Baile Donà vint une demi-heure après avec son violon. Un moment après une porte qui était au coin de la salle s’ouvrit, et voilà une belle femme qui en sort avec son visage couvert par un masque de velours noir de figure ovale qu’à Venise on appelle Moretta86. L’apparition de ce masque surprit, et enchanta toute l’assemblée, car il était impossible de se figurer un objet plus intéressant, tant pour la beauté de sa forme que [20v] pour l’élégance de ses atours. La déesse se met en figure87, je l’accompagne, et nous dansons six Furlanes de suite. Me voilà hors d’haleine, car il n’y a point de danse nationale plus violente ; mais la belle se tenant debout, et immobile, et ne donnant le moindre indice de lassitude paraissait me défier. À la ronde du ballet, qui est ce qui fatigue le plus, elle paraissait planer : l’étonnement me tenait hors de moi-même. Je ne me souvenais pas d’avoir vu danser si bien ce ballet dans Venise même. Après un court repos, un peu honteux de ma défaillance, je m’y suis approché de nouveau, et je lui ai dit Ancora sei, e poi basta, se non volete vedermi a morire [Encore six, et puis cela suffit, si vous ne voulez pas me voir mourir]. Elle m’aurait répondu peut-être si elle l’eût pu, car avecau un masque de cette espèce il est impossible de prononcer le moindre mot ; mais elle me dit beaucoup par un serrement de main que personne ne pouvait voir. Après les secondes six Furlanes, l’eunuque ouvrit la même porte, et elle disparut.

Ismail s’évertua en remerciements, mais c’était moi qui devais le remercier, car ce fut là le seul vrai plaisir que j’eus à Constantinople. Je lui ai demandé si la dame était vénitienne, mais il ne m’a répondu que par un fin sourire. Nous partîmes tous vers le soir.

Ce brave homme, me dit M. de Bonneval, fut aujourd’hui la dupe de sa magnificence, et je suis sûr qu’il est déjà fâché d’avoir fait danser avec vous sa belle esclave. Selon le préjugé, ce qu’il a fait porte atteinte à sa gloire, et je vous conseille de vous tenir bien sur vos gardes, car vous devez certainement avoir plu à cette fille, qui par conséquent pensera à vous engager à quelqu’intrigue. Soyez sage, car dans la force des mœurs turques elles sont toutes dangereuses.

Je lui ai promis de ne me prêter à aucune intrigue, mais je ne lui ai pas tenu parole.

Trois ou quatre jours après, une vieille esclave me présenta [21r] me rencontrant dans la rue une bourse à tabac brodée en or, me l’offrant pour une piastre, et la mettant entre mes mains elle me fit sentir que dedans il y avait une lettre : j’ai vu qu’elle évitait les yeux du janissaire qui marchait derrière moi. Je la lui ai payée : elle partit, et j’ai suivi mon cheminav vers la maison de Josouff, où ne le trouvant pas je suis allé me promener au jardin. La lettre étant cachetée, et sans adresse, et l’esclave pouvant s’être trompée ma curiosité augmenta. En voici la traduction : elle était assez correctement écrite en bon italien : « Si vous êtes curieux de voir la personne qui a dansé la Furlane avec vous venez vous promener vers le soir au jardin au-delà du bassin, et faites connaissance avec la vieille servante du jardinier lui demandant des limonades. Il vous arrivera peut-être de la voir sans que vous couriez aucun risque, quand même vous rencontreriez par hasard Ismail : elle est vénitienne : il importe cependant que vous ne communiquiez à personne cette invitation. »

Je ne suis pas si bête, ma chère compatriote, me suis-je écrié dans l’enthousiasme comme si elle était là ; et j’ai mis la lettre dans ma poche. Mais voilà une belle vieille femme, qui sort d’un bouquet88, m’approche, me demande ce que je voulais, et comment je l’avais aperçue. Je lui réponds en riant que j’avais parlé à l’air89 ne croyant pas d’être écouté. Elle me dit de but en blanc, qu’elle était bien aise de me parler, qu’elle était romaine, qu’elle avait élevé Zelmi, et qu’elle lui avait appris à chanter, et à toucher la harpe. Elle me fait l’éloge des beautés, et des belles qualités de son élève, me disant que certainement j’en deviendrais amoureux si je la voyais, et qu’elle était bien fâchéeaw que cela ne fût pas permis. Elle nous voit à présent, me dit-elle, derrière cette jalousie verte ; et nous vous aimons depuis que Josouff nous a dit que vous pourriez devenir le mari de Zelmi d’abord que vous serez de retour d’Andrinople.

Je lui ai demandé si je pouvais rendre compte à Josouff de la confidence qu’elle venait de me faire, et m’ayant répondu que [21v] non, j’ai d’abord vu que pour peu que je l’eusse pressée, elle se serait déterminée à me procurer le plaisir de voir sa charmante élève. Je n’ai pu souffrir pas même l’idée d’une démarche qui aurait déplu à mon cher hôte ; mais plus que cela j’ai craint l’entrée dans un labyrinthe, où trop facilement j’aurais pu m’égarer. Le turban qu’il me paraissait d’entrevoir de loin m’épouvantait.

J’ai vu Josouff venir à moi, et il ne me parut pas fâché de me voir entretenu par cette Romaine. Il me fit compliment sur le plaisir que je devais avoir eu dansant avec une des beautés que renfermait le harem du voluptueux Ismail.

— C’est donc une nouveauté remarquable puisqu’on en parle ?

— Cela n’arrive pas souvent, puisque le préjugé de ne pas exposer aux yeux des envieux les beautés que nous possédons règne dans la nation ; mais chacun peut faire ce qu’il veut dans sa propre maison. Ismail d’ailleurs est un très galant homme, et homme d’esprit.

— Connaît-on la dame avec laquelle j’ai dansé ?

— Oh ! pour cela, je ne le crois pas. D’ailleurs elle était masquée, et on sait qu’Ismail en a une demi-douzaine toutes fort joliesax.

Nous passâmes la journée comme toujours fort gaiement, et sortant de chez lui, je me suis fait conduire chez Ismail, qui demeurait sur la même côte.

On me connaissait, et par conséquent on me laissa entrer. M’acheminant à l’endroit que le billet m’indiquait, l’eunuque me vit, et il vint à moi, me disant qu’Ismail était sorti, mais qu’il sera bien aise quand il saura que j’étais allé me promener chez lui. Je lui ai dit que je boirais volontiers un verre de limonade, et il me conduisit à la kiosque90, où j’ai connu91 la vieille esclave. L’eunuque me fit donner d’une boisson délicieuse, et m’empêcha de donner une pièce d’argentay [22r] dont je voulais faire présent à la vieille. Nous nous promenâmes après au-delà du bassin ; mais l’eunuque me dit qu’il nous fallait retourner sur nos pas, me faisant observer trois dames que la décence exigeait que nous évitassions. Je l’ai remercié, et chargé de faire mes compliments à Ismail, puis je suis retourné chez moi, ne me trouvant pas mécontent de ma promenade, et espérant d’être plus heureux une autre fois.

Pas plus tard que le lendemain, j’ai reçu un billet d’Ismail, dans lequel il me priait d’aller dans le jour suivant avec lui à la pêche à l’hameçon vers le soir, où nous pêcherions au beau clair de la Lune jusque bien avant dans la nuit. Je n’ai pas manqué d’espérer ce que je désirais. Je me suis imaginé Ismail fort capable de me faire trouver en compagnie de la Vénitienne, et je ne me sentais pas rebuté par la certitude qu’il se trouverait présent. J’ai demandé la permission au Chr Venier de passer la nuit hors de l’hôtel qu’il ne m’accorda qu’avec peine, car il craignait quelqu’accident dépendant de galanterie. J’aurais pu le tranquilliser lui disant tout, mais la discrétion me semblait très nécessaire.

Je me suis donc trouvé à l’heure indiquée chez le Turc, qui me reçut avec les démonstrations de l’amitié la plus cordiale. Je fus surpris quand montant dans le bateau, je me suis trouvé avec lui tout seul. Il avait deux rameurs, et un timonier, et nous prîmes quelques poissons, que nous allâmes manger dans une Kiosque rôtis, et accommodés à l’huile, au clair de la Lune qui rendait la nuit plus brillante que le jour. Connaissant son goût, je ne me trouvais pas si gai qu’à mon ordinaire ; je craignais, malgré ce que M. de Bonneval m’avait dit que le caprice ne lui vînt de me donner des marques d’amitié égales à celles qu’il avait voulu me donner trois semaines auparavant, et que j’avais si mal reçues. Une pareille partie tête à tête m’était suspecte, car elle ne me paraissait pas naturelle. Il ne m’était pas possible de sortir d’inquiétude. Mais voilà le dénouement.

[22v] Parlons tout bas, me dit-il tout d’un coup. J’entends un certain bruit, qui me fait deviner quelque chose qui nous amusera. À peine dit cela, il renvoie ses gens, puis, me prenant par la main : Allons, me dit-il, nous mettre dans un cabinet, dont heureusement j’ai la clef dans ma poche ; mais gardons-nous de faire le moindre bruit. Ce cabinet a une fenêtre qui donne sur le bassin, où je crois que dans ce moment deux ou trois de mes demoiselles sont allées se baigner. Nous les verrons, et nous jouirons d’un fort joli spectacle, car elles ne peuvent pas se figurer d’être vues. Elles savent, que, moi excepté, cet endroit est inaccessible à tout le monde.

Disant cela, il ouvre le cabinet, me conduisant toujours par la main, et nous nous trouvons dans l’obscurité. Nous voyons de tout son long le bassin éclairé par la Lune, qu’étant à l’ombre nous ne pouvions pas voir ; nous voyons presque sous nos yeux trois filles toutes nues, qui tantôt nageaient, et tantôt sortaient de l’eau montant sur des degrés de marbre, où debout, ou assises elles se faisaient voir, pour s’essuyer, dans toutes les postures. Ce charmant spectacle ne put pas manquer de m’enflammer sur-le-champ, et Ismail, se pâmant de joie, me convainquit que je ne devais pas me gêner, m’encourageant au contraire à m’abandonner aux effets que cette vue voluptueuse devait réveiller dans mon âme, m’en donnant lui-même l’exemple. Je me suis trouvé, comme lui, réduit à me complaire dans l’objet que j’avais à mon côté pour éteindre le feu qu’allumaient les trois sirènes que nous contemplions tantôt dans l’eau, et tantôt dehors, qui sans regarder la fenêtre paraissaient cependant n’exercer leurs jeux voluptueux que pour brûler les spectateurs qui s’y tenaient attentifs à les regarder. J’ai voulu croire que la chose était ainsi, et je n’ai eu que plus de plaisir, et Ismail triompha se trouvant condamné à remplacer là où il était l’objet distant que je ne pouvais pas atteindre. J’ai aussi dû souffrir qu’il me fasse raison. J’aurais eu mauvaise grâce à m’y opposer, et d’ailleurs je l’aurais payé d’ingratitude, [23r] ce dont je n’étais pas capable par caractère. Je ne me suis jamais de ma vie trouvé ni si fou, ni si transporté. Ne sachant pas laquelle des trois nymphes était ma Vénitienne chacune dut me la représenter à son tour aux dépens d’Ismail, qui me paraissait devenu calme. Ce brave homme me donna le plus agréable de tous les démentis, et goûta la plus douce de toutes les vengeances ; mais s’il voulut être payé il dut payer. Je laisse au lecteur l’embarras de calculer lequel de nous deux y a mieux trouvé son compte, car il me semble qu’Ismaïl ayant fait tous les frais la balance doit pencher de son côté. Pour ce qui me regarde je n’y suis plus retourné, et je n’ai conté l’aventure à personne. La retraite des trois Sirènes mit fin à l’Orgie, et pour nous, ne sachant que nous dire, nous ne fîmes qu’en rire. Après nous être délicatés92 par des excellentes confitures, et avoir pris quelques tasses de café nous nous séparâmes. C’est le seul plaisir de ce genre que j’eus à Constantinople, où l’imagination eut plus de part que la réalité.

Quelques jours après, étant arrivé chez Josouff de bonne heure, etaz une petite pluie m’empêchant d’aller me promener par le jardin, je suis entré dans la salle où nous dînions, et où je n’avais jamais trouvé personne. À mon apparition une charmante figure de femme se lève, couvrant vite son visage d’un voile épais qu’elle laisse tomber du haut de son front. Une esclave près de la fenêtre qui nous tournait le dos, et qui brodait au tambour ne bouge pas. Je demande pardon montrant de vouloir me retirer ; mais elle me l’empêche me disant en bon italien d’un ton angélique, que Josouff qui était sorti lui avait ordonné de m’entretenir. Elle me dit de m’asseoir me montrant un oreiller qui en avait dessous deux autres plus amples, et j’obéis. En même temps elle croise ses jambes, et s’assied sur un autre vis-à-vis de moi. J’ai cru d’avoir devant mes yeux Zelmi. Je pense que Josouff s’était déterminé à me convaincre qu’il n’était pas moins brave d’Ismail ; mais je m’étonne que [24r] parba cette démarche il donne un démenti à sa maxime, et qu’il risque de gâter la pureté de mon consentement à son projet me rendant amoureux ; mais je me trouvais en état de ne rien craindre, car pour me décider j’avais besoin de voir sa physionomie.

— Je crois, me dit le masque, que tu ignores qui je suis.

— Je ne saurais le deviner.

— Je suis l’épouse de ton ami depuis cinq ans, et je suis née à Scio. J’avais treize ans quand je suis devenue sa femme.

Fort surpris que Josouff s’émancipât au point de me permettre une conversation avec sa femme, je me suis trouvé plus à mon aise, et j’ai pensé à pousser l’aventure ; mais j’avais besoin de voir son visage. Un beau corps vêtu, dont on ne voit pas la tête, ne saurait exciter que des désirs faciles à contenter ; le feu qu’il allume ressemble à celui de la paille. Je voyais un élégant, et beau simulacre ; mais je n’en voyais pas l’âme, car la gaze me dérobait ses yeux. Je voyais nus ses bras, dont la forme, et la blancheur m’éblouissaient, et ses mains d’Alcine dove ne nodo appar ne vena eccede [où nul nœud n’apparaît, ne saille aucune veine]93, et j’imaginais tout le reste, dont les tendres plis de la mousseline ne pouvaient me dérober que la vive surface, et tout devait être beau, mais j’avais besoinbb de voir sur ses yeux que tout ce que je voulais bien me figurer était en vie. Le vêtement oriental représente tout plus, et ne dérobe rien à la cupidité que comme un beau vernis sur un vase de porcelaine de Saxe dérobe au tact les couleurs des fleurs, et des figures94. Cette femme n’était pas vêtue dans le costume des Sultanes, mais comme les Arconces95 de Scio elle avait des jupes qui ne m’empêchaient de voir ni la moitié de ses jambes, ni la forme de ses cuisses, et la structure de ses hanches relevées, qui allaient en diminuant pour me faire admirer la finesse d’une [24v] taille serrée par une large ceinture bleue brodée en arabesques d’argent. Je voyais une poitrine élevée, dont un mouvement lent, et souvent inégal m’annonçait que ce tertre enchanteur était animé. Les deux petits globes étaient séparés par un espace étroit et arrondi, qui me semblait un petit ruisseau de lait fait pour assouvir ma soif, et96 dévoré par mes lèvres.

Transporté hors de moi-même par l’admiration un mouvement presqu’involontaire me fait allonger un bras, et ma main audacieuse allait lui relever le voile, si elle ne l’eût repoussée se levant sur la pointe de ses pieds, et me reprochant d’une voix aussi imposante que sa posture ma perfide hardiesse.

— Mérites-tu, me dit-elle, l’amitié de Josouff, tandis que tu violes l’hospitalité insultant sa femme ?

— Madame vous devez me pardonner. Le plus vil des hommes chez nous peut fixer ses yeux sur le visage d’une reine.

— Mais non pas arracher le voile qui le lui couvrirait. Josouff me vengera.

À cette menace me croyant perdu je me suis jeté à ses pieds, et je lui ai tant dit qu’elle se calma, me dit de m’asseoir de nouveau, et s’assit elle-même croisant ses jambes de façon que le désordre de son jupon me fit dans un instant entrevoir des charmes qui m’auraient entièrement enivré, si leur aspect eût duré un seul instant davantage. J’ai alors reconnu ma faute, et je m’en suis repenti trop tard.

— Tu es enflammé, me dit-elle.

— Comment ne pas l’être, lui répondis-je, quand tu me brûles.

Devenu plus sage, j’allais me saisir de sa main sans plus penser à son visage, lorsqu’elle me dit : Voilà Josouff. Il entre, nous nous levons, il me donne la paix, je le remercie, l’esclave qui brodait s’en va, et il rend grâce à sa femme de m’avoir tenu bonne compagnie. En même temps il lui [25r] donne le bras pour la reconduire à son appartement. Quand elle est à la porte elle lève son voile, et donnant des baisers à son époux elle me laisse voir son profil, mais elle fait semblant de ne pas le savoir. Je l’ai suivie des yeux jusqu’à la dernière chambre. Josouff en retournant me dit en riant que sa femme s’était offerte à dîner avec nous.

— J’ai cru, lui dis-je, de me trouver vis-à-vis de Zelmi.

— C’eût été trop contraire à nos bonnes mœurs. Ce que j’ai fait est très peu de chose ; mais je ne conçois point d’honnête homme qui serait assez hardi de mettre sa propre fille vis-à-vis d’un étranger.

— Je crois que ton épouse est belle. L’est-elle plus que Zelmi ?

— La beauté de ma fille est riante, et a le caractère de la douceur. Sophie a celui de la fierté. Elle sera heureuse après ma mort. Celui qui l’épousera la trouvera vierge.

Quand j’ai conté cette aventure à M. de Bonneval, et que je lui ai exagéré le risque que j’ai couru tentant de lui lever le voile :

— Non, me répondit-il, vous n’avez couru aucun risque, car cette Grecque n’a voulu que se moquer de vous jouant une scène tragicomique. Elle fut fâchée, croyez-moi, de se trouver vis-à-vis d’un novice. Vous avez joué une farce à la française97, quand vous deviez en agir en homme. Quel besoin aviez-vous de vous procurer la vue de son nez ? Vous auriez dû aller à l’essentiel. Si j’étais jeune, je réussirais peut-être à la venger, et à punir mon ami Josouff. Vous lui avez donné une méchante idée de la valeur des Italiens. La plus réservée des femmes turques n’a la pudeur que sur sa physionomie ; d’abord qu’elle la tient couverte elle est sûre de ne rougir de rien. Je suis sûr que cette femme de Josouff tient son visage couvert toutes les fois qu’il veut rire avec elle.

— Elle est vierge.

— Cela est bien difficile, car je connais les Sciottes ; mais elles ont l’art de se faire croire telles très facilement.

Josouff ne s’avisa plus de me faire une politesse pareille. [25v] Quelques jours après il entra dans la boutique d’un Arménien dans le moment que j’examinais plusieurs marchandises, et que les trouvant trop chères je me disposais à les laisser là. Josouff après avoir vu tout ce que j’avais trouvé trop cher, il loua mon goût ; mais me disant que rien de tout cela n’était trop cher, il acheta tout, et il me quitta. Le lendemain de bon matin il m’envoya en présent toutes ces marchandises ; mais pour m’obliger à ne pas les refuser il m’écrivit une jolie lettre dans laquelle il me disait qu’à mon arrivée à Corfou je saurais à qui je devrais remettre tout ce qu’il m’envoyait. C’étaient des étoffes de Damas glacées en or, ou en argentbc par le cylindre98 ; des bourses, des portefeuilles, des ceintures, des écharpes, des mouchoirs, et des pipes. Tout cela montait à la valeur de quatre à cinq cents piastres99. Quand j’ai voulu le remercier, je l’ai obligé à convenir qu’il m’en faisait présent.

La veille de mon départ, j’ai vu pleurer cet honnête vieillard quand j’ai pris congé de lui, et mes larmes firent raison aux siennes. Il me dit que n’ayant pas accepté son offre je m’étais gagné son estime au point qu’il sentait qu’il n’aurait pas pu m’estimer davantage, si je l’avais acceptéebd. J’ai trouvé dans le vaisseau, où je me suis embarqué avec M. le Baile Jean Donà une caisse, dont il me fit présent. Elle contenait deux quintaux de café de Moka, cent livres de tabac Gingé en feuilles, et deux grands flacons remplis un de tabac Zapandi, l’autre de Camussades100. Outre cela une canne de pipe de Jasmin couverte de Filigrane d’or que j’ai venduebe à Corfou pour cent sequins101. Je n’ai pu lui donner des marques de ma reconnaissance que dans une lettre que je lui ai écritebf de Corfou, où le produit de la vente de tous ses présents fit ma fortune.

[26r] Ismail me donna une lettre pour le Chr da Lezze que j’ai perduebg, et un tonneau d’hydromel que j’ai aussi vendu, et M. de Bonneval une lettre adressée au cardinal Acquaviva que je lui ai envoyée à Rome dans une mienne, où je lui faisais l’histoire de mon voyage ; mais cette Éminence ne m’honora pas d’une réponse. Il me donna aussi douze bouteilles de Malvoisie de Raguse102, et douze de véritable vin de Scopolo103. Le véritable est fort rare. Ce fut un présent que j’ai fait à Corfou, et qui me fut très utile, comme on le verra à sa place.

Le seul ministre étranger que j’ai vu souvent à Constantinople, et qui me donna des marques extraordinaires de bonté, ce fut milord Maréchal d’Écosse Keyt104, qui y résidait pour le roi de Prusse. Sa connaissance me fut utile à Paris six ans après. Nous en parlerons105.

Nous partîmes au commencement de Septembre sur le même vaisseau de guerre où nous étions arrivés. Nous arrivâmes à Corfou en quinze jours106, où M. le Baile n’a pas voulu descendre. Il amena avec lui huit superbes chevaux turcs, dont j’en ai vu deux encore vivants à Gorice l’an 1773.

À peine descendu avec tout mon petit équipage, et m’être trouvé assez mal logé, je me suis présenté à M. André Dolfin Provéditeur Général107, qui m’assura de nouveau qu’à la première revue108 je serais lieutenant. Sortant du Généralat je suis allé chez M. Camporèse109 mon capitaine. Les officiers de l’état-major de mon régiment étaient tous absents.

Ma troisième visite fut au gouverneur des Galéasses MDR110 auquel M. Dolfin, avec lequel j’étais arrivé à Corfou, m’avait recommandé. Il me demanda d’abord, si je voulais aller le servir en qualité d’adjudant, et je n’ai pas hésité un seul instant à lui répondre que je ne désirais pas un plus grand bonheur, et qu’il me trouverait toujours soumis, et prêt à ses ordres. Il me fit d’abord [26v] conduire à la chambre qu’il m’avait destinéebh, et pas plus tard que le lendemain je m’y suis logé. Mon capitaine m’accorda un soldat français qui avait été perruquier, et qui me fit plaisir parce que j’avais besoin de m’habituer à parler français. C’était un garnement, ivrogne, et libertin, paysan né en Picardie, qui ne savait écrire que très mal ; mais je ne m’en souciais pas : il me suffisait qu’il sût parler. C’était un fou qui savait une quantité de vaudevilles111, et des contes pour faire rire, qui amusaient tout le monde.

En quatre, ou cinq jours j’ai vendu tous les présents que j’avais reçus à Constantinople, et je me suis trouvé maître de presque cinq cents sequins. Je n’ai gardé pour moi que les vins. J’ai retiré des mains des Juifs tout ce que j’avais mis en gage en déroute de jeu avant d’aller à Constantinople, et j’ai tout vendu bien déterminé à ne plus jouer en dupe, mais avec tous les avantages qu’un jeune homme sage, et pourvu d’esprit peut se procurer sans qu’on puisse l’appeler fripon. C’est dans ce moment que je dois faire à mon lecteur la description de Corfou pour lui donner une idée de la vie qu’on y faisait. Je ne parlerai pas du local112, que tout le monde peut connaître.

Il y avait alors à Corfou le Provéditeur Général, qui exerce l’autorité de Souverain, et y vit splendidement : c’était M. Dolfin homme septuagénaire sévère, têtu, et ignorant qui ne se souciait plus des femmes ; mais qui aimait cependant qu’elles lui fissent la cour. Il tenait tous les soirs assemblée, et donnait à souper à une table de vingt-quatre couverts.

Il y avait trois grands officiers de l’armée subtile qui est l’armée des galères, et trois autres de la grosse, c’est ainsi qu’on appelle l’armée des vaisseaux. La subtile a le pas sur la grosse113. Chaque galère devant avoir un gouverneur qu’on appelle sopracomito114, il y en avait dix, et chaque vaisseau de guerre devant avoir un commandant, il y en avait [27r] dix aussi y compris les trois chefs de mer. Tous ces commandants étaient nobles vénitiens. Dix autres nobles vénitiens âgés de vingt à vingt-deux ans étaient nobles de vaisseau115, et étaient là pour apprendre le métier de la marine. Outre tous ces officiers il y avait huit ou dix autres nobles vénitiens employés dans l’île pour entretenir la police, et pour la distribution de la justice : on les appelait grands officiers de terre. Ceux qui étaient mariés, si leurs femmes étaient jolies, avaient le plaisir de voir leurs maisons fréquentées par les galants qui aspiraient à leurs bonnes grâces ; mais on ne voyait pas des fortes passions, car à Corfou il y avait alors beaucoup de courtisanes ; et les jeux de hasard étant permis partout, l’amour filé116 ne pouvait pas avoir grande force.

Entre toutes les dames celle qui se distinguait par la beauté, et par la galanterie était Madame F.117. Son mari Gouverneur d’une galère, était arrivé à Corfou avec elle dans l’année précédente ; elle étonna tous les chefs de mer. Se croyant maîtresse de choisir elle donna la préférence à MDR, et l’exclusion à tous ceux qui se présentèrent pour être cicisbei118. M. F. l’avait épousée le même jour qu’il était parti de Venise sur sa galère, et dans ce même jour elle était sortie du couvent où elle était entrée à l’âge de sept ans. Elle en avait dix-sept. Quand je l’ai vue à table vis-à-vis de moi le premier jour de mon installation dans la maison de M. D. R. elle m’a frappé. J’ai cru de voir quelque chose de surnaturel, et si fort au-dessus de toutes les femmes que j’avais vuesbi jusqu’à ce moment-là que je n’ai pas craint d’en devenir amoureux. Je me suis cru d’une espèce différente de la sienne, et tant au-dessous que je n’ai vu que l’impossibilité de l’atteindre. J’ai d’abord cru qu’il n’y avait entr’elle, et MDR qu’une froide amitié d’habitude, et je trouvai que M. F. avait raison de n’en être pas jaloux. M. F. d’ailleurs était bête au suprême degré. [27v] Telle fut l’impression que me fit cette beauté le premier jour qu’elle se présenta à mes yeux ; mais elle ne tarda pas à changer de nature par un chemin pour moi tout à fait nouveau.

Ma qualité d’adjudant me procurait l’honneur de manger avec elle ; mais c’était tout. L’adjudant mon camarade enseigne comme moi, et sot de la première classe avait le même honneur ; mais nous n’étions pas considérés comme convives. Non seulement personne ne nous adressait jamais la parole ; mais on ne nous regardait pas. Je ne pouvais pas m’y faire. Je savais bien que cela ne venait pas d’un mépris raisonné ; mais tout de même je trouvais ma condition fort dure. Il me semblait que Sanzonio, c’était le nom de mon collègue, ne pouvait pas s’en plaindre, car c’était un butor ; mais je ne pouvais pas souffrir qu’on me traitât de même. Madame F. au bout de huit à dix jours dans lesquels elle n’a jamais jeté un seul regard sur ma figure commença à me déplaire. Je me suis trouvé piqué, dépité, et impatienté d’autant plus que je ne pouvais pas conjecturer qu’elle évitât mes yeux en force d’un dessein prémédité. Cela ne m’aurait pas déplu. Je me suis trouvé convaincu que pour elle je n’étais rien. C’était trop. Je savais d’être quelque chose, et je prétendais qu’elle dût le savoir aussi. L’occasion enfin se présenta qu’elle crut devoir me dire un mot, et que par conséquent elle me regarda en face.

MDR ayant observé la beauté d’un dindon rôti qui était devant moi me dit de le couper, et je me suis d’abord mis à l’entreprise. J’en ai fait seize morceaux, et j’ai vu que m’en étant mal acquitté j’avais besoin d’indulgence ; mais Mad. F. ne pouvant se tenir de rire, me regarda, et me dit que n’étant pas sûr de le couper selon les règles, je n’aurais pas dû m’en mêler. Ne [28r] sachant que lui répondre j’ai rougi, je me suis assis, et je l’ai haïe. Un jour devant à un certain propos prononcer mon nom, elle me demanda comment je m’appelais, tandis que depuis quinze jours que j’étais chez MDR elle devait le savoir, outre que la fortune au jeu qui me favorisait constamment m’avait déjà fait devenir célèbre. J’avais donné mon argent au major de la place Maroli119 joueur de profession, qui tenait la banque de Pharaon au café. J’étais de moitié avec lui, et je lui servais de croupier120 : il faisait la même chose quand je taillais, ce qui arrivait très souvent parce que les pontes ne l’aimaient pas. Il tenait les cartes d’une façon qu’il faisait peur, tandis que je faisais tout le contraire ; et j’étais très heureux, outre cela facile, et riant quand je perdais, et ayant l’air mortifié quand je gagnais. C’était Maroli qui m’avait gagné tout mon argent avant que je fusse parti pour Constantinople : ayant vu à mon retour que je m’étais déterminé à ne plus jouer, il me crut digne d’être mis à part des sages maximes sans lesquelles les jeux de hasard abîment tous ceux qui les aiment. N’ayant cependant pas une entière confiance dans la loyauté de Maroli je me tenais sur mes gardes. Toutes les nuits, quand nous finissions de tailler, nous comptions, et la chatouille121 restait entre les mains du caissier : après avoir partagé l’argent comptant gagné, nous allions vider nos bourses chez nous.

Heureux au jeu, me portant bien, et aimé de tous mes camarades qui à l’occasion ne me trouvaient jamais avare, je me serais trouvé très content de mon sort, si je me fusse vu un peu plus distingué à la table de MDR, et traité avec moins d’orgueil de sa dame122, qui sans avoir aucune raison avait l’air de se plaire à m’humilier de temps en temps. Je la détestais, et quand, admirant ses perfections, je réfléchissais au sentiment de haine qu’elle m’avait inspiré, je la trouvais non seulement impertinente mais bête, car, je disais en moi-même, qu’il n’aurait tenu qu’à elle de s’emparer de mon cœur, se dispensant même de m’aimer. Je ne désirais autre chose, sinon [28v] qu’elle cessât de me forcer à la haïr. Je trouvais cela extraordinaire, car, si c’était un projet, il était impossible qu’elle y gagnât quelque chose. Je ne pouvais pas non plus attribuer sa conduite à un esprit de coquetterie, car je ne lui avais jamais donné le moindre indice de toute la justice que je lui rendais, ni à une passion amoureuse pour quelqu’un, qui pût lui rendre odieuse ma personne, car MDR même ne l’intéressait pas, et pour ce qui regardait son mari, elle le traitait comme nul. Cette jeune femme enfin faisait mon malheur, et j’étais fâché contre moi-même, car je trouvais que sans les sentiments de haine qui m’animaient je n’aurais jamais pensé à elle. Or me découvrant une âme haineuse je me voulais du mal : je ne m’étais jamais surpris susceptible d’atrocité.

— Que faites-vous de votre argent ? me dit-elle de but en blanc un jour après dîner que quelqu’un me versait une somme qu’on avait perduebj sur la parole123.

— Je le garde, madame, lui répondis-je, pour suppléer à mes futures pertes.

— Ne faisant aucune dépense, vous feriez mieux à ne pas jouer, car vous perdez votre temps.

— Le temps dans lequel on s’amuse ne peut pas être appelé perdu. Le mauvais est celui qu’on passe dans l’ennui. Un jeune homme qui s’ennuie s’expose au malheur de devenir amoureux, et de se faire mépriser.

— Cela est possible ; mais vous amusant à l’emploi de caissier de votre propre argent vous vous déclarez avare, et un avare n’est pas plus estimable qu’un amoureux. Pourquoi ne vous achetez-vous pas des gants ?

Les rieurs éclatèrent alors, et je me suis trouvé bête. Elle avait raison. L’office d’un adjudant était de conduire une dame jusqu’à sa chaise à porteurs, ou à sa voiture quand elle sortait pour s’en aller, et c’était la mode à Corfou de la servir soulevant sa robe de la main gauche, et lui mettant la droite sous l’aisselle. Sans gants la sueur de la main pouvait la salir. Je me suis trouvé mortifié, et la tache d’avarice m’a percé l’âme. Attribuer cela à faute d’éducation c’eût été me faire une grâce. Pour me venger, au lieu de m’acheter des gants, j’ai pris le [29r] parti de l’éviter l’abandonnant à la fade galanterie de Sansonio, qui avait les dents pourries, une perruque blonde, la peau noire, et l’haleine forte. Je vivais ainsi malheureux, et enragé de ne pas pouvoir cesser de haïr cette jeune femme, qu’en conscience je ne pouvais pas me mettre à mon aise la méprisant, car de sens rassis124 je ne pouvais lui trouver aucun tort. Elle ne me haïssait pas, et elle ne m’aimait pas, c’était tout simple ; et étant toute jeune, et ayant besoin de rire, elle avait jeté un dévolu sur moi pour s’en divertir comme elle aurait fait d’un pantin. Pouvais-je me trouver fait pour cela ? Je désirais de la punir, de la faire repentir, et je ruminais les plus cruelles vengeances. Celle de parvenir à la rendre amoureuse de moi pour la traiter comme une gueuse était du nombre ; mais quand je m’y arrêtais je la rejetais avec dédain, car je ne me connaissais pas assez de courage pour résister ni à la force de ses charmes, et encore moins à des avances s’il y en eût eu en question. Mais voilà un coup de fortune, qui me fit entièrement changer de situation.

MDR m’envoya d’abord après dîner chez M. de Condulmer125 capitaine des Galéasses pour lui communiquer des lettres, et attendre ses ordres. Ce chef de mer me fit attendre jusqu’à minuit de sorte que quand je suis retourné chez nous MDR s’étant déjà retiré, je suis allé aussi me coucher. Le matin je suis entré dans sa chambre à son réveil pour lui rendre compte de la commission. Une minute après, le valet de chambre entre, lui remet un billet, lui disant que l’adjudant de Madame F. était dehors pour attendre la réponse. D’abord après il sort, et MDR décachète, et lit. Après avoir lu, il déchire le billet, et dans son emportement il le foule aux pieds, puis il se promène par la chambre, et enfin il écrit la réponse au billet, la cachète et il sonne pour faire entrer l’adjudant, auquel il la remet. Après cela dans l’apparence de la plus grande tranquillité il achève de lire ce que le chef de mer lui mandait, puis il m’ordonne de copier une lettre. Il la lisait quand le valet de chambre entra pour me dire que Mad. F. avait besoin de me parler. MDR me dit [29v] que je n’avais plus rien à faire avec lui, et que je pouvais aller voir ce que madame avait à me dire. Je sors ; et il me rappelle pour m’avertir que mon devoir était d’être discret. Je n’avais pas besoin de cet avis.

Je vole chez madame, ne pouvant pas deviner pourquoi elle me mandait. J’y avais été plusieurs fois ; mais jamais appelé par elle. Elle ne me fit attendre qu’une minute. J’entre, et je suis surpris de la voir au lit sur son séant haute en couleur ; jolie à ravir ; mais avec les yeux gros, et le blanc rougeâtre. Elle avait versé des larmes ; ce n’était pas douteux. Mon cœur palpitait à outrance, et je n’en voyais pas la raison.

— Asseyez-vous, me dit-elle, sur ce petit fauteuil, car il faut que je vous parle.

— Je vous écouterai debout, Madame, car je me crois indigne de cette grâce.

Elle ne me pressa pas, se souvenant peut-être qu’elle n’avait jamais été si polie vis-à-vis de moi, et qu’elle ne m’avait jamais reçu étant au lit. Après s’être un peu recueillie :

— Mon mari, me dit-elle, a perdu hier au soir sur sa parole deux cents sequins126 au café à votre banque, croyant de les avoir entre mes mains, et pouvoirbk les payer aujourd’hui ; mais j’ai disposé de cet argent, et par conséquent je dois les lui trouver. J’ai pensé que vous pourriez dire à Maroli que vous avez reçu de mon mari la somme qu’il a perduebl. Voici une bague, gardez-la près de vous, et vous me la rendrez le premier de l’an que je vous remettrai les deux cents ducats, dont je vais vous faire mon billet127.

— Passe pour le billet, Madame, mais je ne veux pas vous priver de votre bague. Je vous dirai outre cela que M. F. doit aller, ou envoyer payer cette somme à la banque, et dans dix minutes vous me verrez de retour ici pour vous la compter.

Après lui avoir dit cela, je n’ai pas attendu sa réponse. Je suis sorti, je suis retourné à l’hôtel de MDR, j’ai mis dans ma poche deux rouleaux de cent, et je les lui ai portés, mettant dans ma poche le billet dans lequel elle s’engageait à me payer la somme le premier de l’an.

[30r] bmQuand elle m’a vu dans le moment de partir, elle me dit ces paroles précises :

— Si j’avais prévu de quelle façon vous étiez disposé à m’obliger, je crois que je n’aurais pas pu me résoudre à vous demander ce plaisirbn.

— Eh bien, madame, prévoyez à l’avenir qu’il n’y a point d’homme au monde capable de vousbo en refuser un si mince d’abord que vous le lui demanderez en personne.

— Ce que vous me dites est très flatteur ; mais j’espère de ne me trouver plus de toute ma vie dans le cruel cas de devoir en faire l’expérience.

Je suis parti réfléchissant à la finesse de cette réponse. Elle ne m’a pas dit que je me trompais, comme je m’y attendais ; elle se serait compromise. Elle savait que j’étais dans la chambre de M. DR quand l’adjudant lui porta son billet, et que je devais être certain qu’elle lui avait demandé les deux cents sequins, qu’il lui avait refusés ; et elle ne m’a rien dit. Dieu ! Que cela m’a plu ! J’ai tout deviné. Je l’ai vue jalouse de sa gloire, et je l’ai adorée. Je me suis convaincu qu’elle ne pouvait pas aimer M. DR, et qu’il ne l’aimait pas non plus, et mon cœur a joui de cette découverte. J’ai commencé ce jour-là à devenir amoureux d’elle à la perdition, et à espérer de parvenir à posséder son cœurbp.

À peine arrivé dans ma chambre j’ai effacé avec de l’encre encore plus noire tout ce que Mad. F. avait écrit sur son billet, excepté son nom, puis je l’ai cacheté, et je l’ai porté chez un notaire où je l’ai mis en dépôt, me faisant faire une quittance dans laquelle il s’engageait de ne remettre le billet cacheté qu’à madame F. à sa réquisition, et en main propre.

Le soir M. F. est venu à ma banque, me paya la somme, joua argent comptant, et gagna trois ou quatre douzaines de sequins. Dans cette jolie aventure, ce que j’ai trouvé de remarquable fut que M. DR poursuivit à être également gracieux avec Mad. F., comme elle avec lui, et qu’il ne me demanda pas ce qu’elle avait voulu de moi lorsqu’il m’a revu à l’hôtel ; mais depuis ce moment elle changea tout à fait de conduite par rapport à moi. Elle ne se trouva plus à table vis-à-vis de moi sans m’adresser la parole me faisant souvent des interrogations qui me mettaient dans la nécessité de faire des commentaires critiques dans un style plaisant gardant un air sérieux. Celui de faire rire sans rire était dans ce temps-là mon grand talent. Je l’avais appris de [30v] M. Malipiero mon premier maître. Pour faire pleurer, me disait-il, il faut pleurer, et il ne faut pas rire quand on veut faire rire. Dans tout ce que je faisais, dans tout ce que je disais, quand Mad. F. était présente, l’unique but de ma pensée était de lui plaire ; mais ne la regardant jamais sans raison, je ne lui donnais jamais un indice certain que je nebq visasse qu’à lui plaire. Je voulais la réduire à devenir curieuse, à se douter de la vérité, à deviner mon secretbr. J’avais besoin d’aller doucement, et j’en avais tout le tempsbs. En attendant je jouissais de voir, que l’argent, et la bonne conduite me donnaient une considération que je ne pouvais espérer, ni de mon emploi, ni de mon âge, ni de quelque talent analogue au métier que j’avais entrepris.

Vers la moitié de novembre128, mon soldat français gagna une fluxion de poitrine. Le capitaine Camporese l’a fait transporter à l’hôpital d’abord que je l’ai averti. Le quatrième jour il me dit qu’il n’en reviendrait pas, et qu’on l’avait déjà administré129 ; et vers le soir j’étais chez lui lorsque le prêtre, qui lui avait recommandé l’âme130, vint lui dire qu’il était mort, lui présentant un petit paquet que le défunt lui avait consigné avant qu’il fût à l’agonie sous condition qu’il ne le remettrait au capitaine qu’après sa mort. C’était un cachet de laiton aux armoiries au manteau ducal, un extrait baptistaire, et une feuille de papier sur lequel, le capitaine n’entendant pas le français, j’ai lu ceci très mal écrit, et orthographiébt à la diable :

« J’entends que ce papier que j’ai écrit, et signé de ma propre main ne soit remis entre les mains de mon capitaine que lorsque je serai bien, et dûment mort : sans cela mon confesseur ne pourra en faire aucun usage, car je ne le lui confie que sous le sceau sacré de la confession. Je prie donc mon capitaine de me faire enterrer dans un caveau, où mon corps puisse être déterré, si le duc mon père le demandait. Je le prie aussi d’envoyer à l’ambassadeur de France, qui est à Venise, mon extrait baptistaire, le cachet aux armes de ma famille, et un certificat de ma mort en bonne forme pour qu’il l’envoie à monsieur le duc mon père : mon droit d’aînesse devant passer au prince mon frère. En foi de quoi ma signature François VI Charles, Philippe, Louis Foucauld, prince de La Rochefoucauld131. »

Dans l’extrait baptistaire donné de St Sulpice il y avait ce même nom, et celui du duc père était François V. Le nom de la mère était Gabrielle du Plessis.

À la fin de cette lecture je n’ai pu m’empêcher de donner dans un grand éclat de rire ; mais voyant mon capitaine fort bête qui trouvant mes risées hors de propos s’empressait d’aller d’abord communiquer ce fait au provéditeur [31r] général, je l’ai quitté m’en allant au café, sûr que S. E. se moquerait de lui, et que la rare bouffonnerie ferait rire tout Corfou. J’avais connu à Rome chez le cardinal Acquaviva l’abbé de Liancour arrière-petit-fils de Charles, dont la sœur Gabrielle du Plessis avait été femme de François V ; mais cela était arrivé au commencement du siècle précédent. J’avais copié dans la secrétairerie du cardinal un fait que l’abbé de Liancour avait besoin de déclarer à la cour de Madrid, où il y avait plusieurs autres circonstances qui regardaient la maison du Plessis. Je trouvais d’ailleurs l’imposture de la Valeur aussi folle que singulière ; car le tout ne pouvant être su qu’après sa mort, elle ne pouvait lui être utile en rien.

Une demi-heure après, dans le moment que je dépaquetais un jeu de cartes, l’adjudant Sanzonio entre, et conte du ton le plus sérieux l’importante nouvelle. Il venait du généralat, où il avait vu arriver hors d’haleine Camporese, et consigner à S. E. le cachet, et les papiers du défunt. S. E. avait d’abord ordonné qu’on enterrât le prince dans un caveau à part lui faisant des obsèques convenables à sa naissance. Une autre demi-heure après, M. Minotto adjudant du provéditeur général vint me dire que S. E. voulait me parler. À la fin de la taille, je donne les cartes au major Maroli, et je vais au généralat. Je trouve S. E. à table avec les principales dames, et trois ou quatre chefs de mer : je vois Mad. F., et M. DR.

— Eh bien ! me dit le vieux Général. Votre domestique était un prince.

— Je n’aurais jamais pu le deviner monseigneur, et même actuellement je ne le crois pas.

— Comment ! Il est mort : et il n’était pas fou. Vous avez vu son extraitbu baptistaire, ses armes, l’écriture de sa main. Quand on est à la mort, on n’a pas envie de faire des farces.

— Si V. E. croit tout cela vrai, le respect que je lui dois m’impose silence.

— Ce ne peut être que vrai, et je m’étonne que vous en doutiez.

— C’est, monseigneur, que je suis informé tant de la famille de la Rochefoucauld que de celle du Plessis ; et d’ailleurs j’ai trop connu l’homme en question. Il n’était pas fou ; mais bouffon extravagant. Je ne l’ai jamais vu écrire, et il m’a dit vingt fois qu’il n’avait jamais appris.

— Son écrit prouve le contraire. Son cachet au manteau ducal : vous ne savez peut-être pas que M. de La Rochefoucauld est duc et pair de France.

— Je vous demande pardon monseigneur, je sais tout cela, et je sais plus même, car je sais que François VI eut pour femme une demoiselle de Vivonne.

— Vous ne savez rien.

À cette sentence, je me suis condamné au silence. Ce fut avec plaisir que j’ai vu tout le monde masculin enchanté de me voir mortifié par les paroles Vous ne savez rien. Un officier dit que le défunt était beau, qu’il avait l’air noble, beaucoup d’esprit, et qu’il avait si bien su se tenir sur ses gardes, que personne n’aurait jamais su se figurer qu’il était ce qu’il était. Une dame dit que si elle l’avait connu elle l’aurait démasqué. Un autre flagorneur [31v] dit qu’il était toujours gai, point orgueilleux vis-à-vis de ses camarades, et qu’il chantait comme un ange.

— Il avait vingt-cinq ans, dit madame Sagredo132 me regardant, et s’il est vrai qu’il avait ces qualités vous devez les lui avoir reconnues.

— Je ne peux, madame, vous le peindre que tel qu’il m’a paru. Toujours gai, souvent jusqu’à la folie, car il faisait des culbutes, chantant le couplet dans le goût grivois, et possédant une quantité étonnante d’historiettes populaires de magie, de miracles, de prouesses merveilleuses, qui choquaient le bon sens, et qui par cette raison pouvaient faire rire. Ses défauts étaient d’être ivrogne, sale, libertin, querelleur, et un peu fripon ; mais je le souffrais parce qu’il me peignait bien, et parce que je voulais m’habituer à parler français avec les phrases faites au génie de la langue. Il m’a toujours dit qu’il était picard, fils d’un paysan, et déserteur. Quand il m’a dit qu’il ne savait pas écrire, peut-être m’a-t-il trompé.

Dans le moment que je parlais ainsi, voilà Camporese qui entre, et dit à S. E. que la Valeur respirait encore. Le général alors me donnant un coup d’œil me dit qu’il serait charmé s’il pouvait échapper à sa maladie.

— Et moi aussi monseigneur ; mais le confesseur le fera certainement mourir cette nuit.

— Pourquoi voulez-vous qu’il le fasse mourir ?

— Pour éviter la galère, où V. E. le condamnera en qualité de violateur du sceau de la confession.

Les rieurs alors pouffèrent, et le vieux général fronça ses noirs sourcils. À la fin de l’assemblée, Mad. F., que j’avais précédée jusqu’à sa voiture M. DR. lui donnant le bras, me dit d’entrer, disant qu’il pleuvait. C’était la première fois qu’elle me faisait un si grand honneur.

— Je pense comme vous, me dit-elle ; mais vous avez déplu au général au suprême degré.

— C’est un malheur inévitable, madame, car je ne saurais être faux.

— Vous pouviez, me dit M. DR, épargner au général la bonne plaisanterie du confesseur qui fera mourir le prince.

— J’ai cru de le faire rire, comme j’ai vu en rire V. E., et madame. On aime l’esprit qui fait rirebv.

— Mais l’esprit qui ne rit pas ne l’aime pas.

— Je parie cent sequins que ce fou guérit, et qu’ayant le général pour lui, il va jouir de son imposture. Il me tarde de le voir traité en prince, et faire sa cour à Madame Sagredo.

À ce nom, Mad. F., qui n’aimait pas cette dame, donna dans le fou rire ; et en descendant de voiture M. DR. me dit de monter. Il était dans l’habitude quand il soupait avec elle chez le général, de passer une demi-heure chez elle tête à tête ; car M. F. ne se laissait jamais voir. C’était aussi pour la première fois [32r] que ce beau couple admettait un tiers, j’étais enchanté de cette distinction, et bien loin de la croire sans conséquence. La satisfaction que je ressentais, et que je devais dissimuler, ne devait pas m’empêcher de rendre gais, et de donner une teinture comique à tous les propos que Madame, et Monsieur mirent sur le tapis. Notre trio dura quatre heures. Nous retournâmes à l’hôtel à deux heures du matin. Ce fut dans cette nuit-là que M. D. R., et madame F. firent connaissance avec moi. Mad. F. dit à M. DR. qu’elle n’avait jamais tant ri ni cru que des simples paroles pussent faire tant rire.

Le fait est que son rire à toutes les choses que j’ai contéesbw me fitbx découvrir en elle un esprit infini, et que son enjouement me rendit si amoureuxby que je suis allé me coucher convaincu qu’il ne me serait plus possible de jouer vis-à-vis d’elle le rôle d’indifférent.

Le lendemain à mon réveil le nouveau soldat qui me servait me dit que la Valeur non seulement se portait mieux ; mais que le médecin de l’hôpital l’avait déclaré hors de danger. On en parla à table, et je n’ai pas ouvert la bouche. Le surlendemain il fut transporté, par ordre du général dans un appartement très propre, où on lui donna un laquais ; on l’habilla, on lui donna des chemises, et après une visite que le trop bon provéditeur général lui fit, tous les chefs de mer lui en firent une, sans excepter M. DR. La curiosité s’en mêlait. Madame Sagredo y alla, et pour lors toutes les dames voulurent le connaître, Mad. F. exceptée, qui me dit en riant qu’elle n’irait que dans le cas que je voulusse avoir la complaisance de la présenter. Je l’ai priée de me dispenser. On lui donnait de l’altesse, et il appelait madame Sagredo sa princesse. J’ai dit à M. DR, qui voulait me persuader à y aller que j’avais trop parlé pour avoir le courage ou la bassesse de me dédire. Toute l’imposture aurait été découverte, si on eût eu un almanach français de ceux où on trouve la généalogie de toutes les grandes familles de France ; mais personne n’en avait un, et le consul même de France, butor du premier ordre n’en savait rien. Le fou commença à sortir huit jours après sa métamorphose. Il dînait, et il soupait à la table du général, et il était tous les soirs à l’assemblée, où il s’endormait parce qu’il était soûl. Malgré cela on poursuivait à croire qu’il était prince par deux raisons ; une parce qu’il attendait sans rien craindre la réponse que le général devaitbz recevoir de Venise, où il avait d’abord écrit ; l’autre parce qu’il sollicitait à l’évêché une plus grande punition contre le prêtre, qui violant le sceau de la confession avait trahi son secret. Le prêtre était déjà en prison, et le général n’avait pas la force de le défendre. Tous les chefs de mer l’avaient invité à dîner,ca [32v] mais M. DR n’osait pas s’y déterminer parce que Mad. F. lui avait clairement dit que ce jour-là elle dînerait chez elle. Je l’avais déjà respectueusement prévenu que le jour qu’il l’inviterait je ne me trouverais pas à sa table.

Un jour sortant de la vieille forteresse, je l’ai rencontré sur le pont qui aboutit à l’esplanade. Il s’arrête devant moi, et il me fait rire par un noble reproche qu’il me fait de n’être jamais allé le voir. Je lui réponds cessant de rire qu’il devrait penser à se sauver avant que la réponse arrive dans laquelle le général apprendrait la vérité, et lui en ferait mauvais parti. Je m’offre à l’aider et à faire en sorte qu’un capitaine d’un vaisseau napolitain qui était à la voile, le prenne à bord, et le cache. Le malheureux au lieu d’accepter mon offre me dit des injures.

La dame à laquelle ce fou faisait sa cour était madame Sagredo, qui ambitieuse qu’un prince français ait reconnu son mérite pour supérieur à celui de toutes les autres, le traitait bien. Cette dame dînant en grande compagnie chez M. DR., me demanda pourquoi j’avais conseillé le prince à prendre la fuite.

— C’est lui-même, me dit-elle, qui me l’a dit, s’étonnant de votre obstination à le croire imposteur.

— Je lui ai donné ce conseil, madame, parce que j’ai le cœur bon, et le jugement sûr.

— Nous sommes donc tous des sots sans excepter le général ?

— Cette conséquence, madame, ne serait pas juste. Une opinion contraire à celle d’un autre ne constitue pas pour sot celui qui l’a. Il se peut que dans huit à dix jours je trouverai que je me suis trompé ; mais je ne me croirai pas pour cela plus sot qu’un autre. Une dame de votre esprit peut d’ailleurs s’être aperçue, si cet homme est un prince ou un paysan, à ses procédés, à l’éducation qu’il a euecb. Danse-t-il bien ?

— Il ne sait pas faire un pas ; mais il s’en moque. Il dit qu’il n’a pas voulu apprendre.

— Est-il poli à table ?

— Il est sans façon. Il ne veut pas qu’on le change d’assiette133 ; il mange du plat du milieu avec sa propre cuiller. Il ne sait pas retenir dans l’estomac un renvoi : il bâille ; et il se lève le premier quand il lui semble. C’est tout simple. Il est mal élevé.

— Et malgré cela fort aimable : je le crois. Est-il propre ?

— Non ; mais il n’est pas encore bien en linge.

— On le dit sobre.

— Vous badinez. Il se lève de table soûlcc deux fois par jour ; mais par rapport à cela il est à plaindre. Il ne peut boire du vin sans qu’il lui monte à la tête. Il jure comme un hussard, et nous rions ; mais il ne s’offense jamais de rien.

— A-t-il de l’esprit ?

— Une mémoire prodigieuse, car il nous débite tous les jours de nouvelles histoires.

— Parle-t-il de sa famille ?

— Beaucoup de sa mère, qu’il aime tendrement. Elle est du Plessis.

— Si elle vit encore, elle doit avoir, quatre plus quatre moins, cent cinquante ans.

— Quelle folie !

— Oui, madame. Elle s’est mariée du temps de Marie de Médicis134.

— Son extrait baptistaire cependant la nomme ; mais son cachet […]135.

[33r] — Sait-il quelles armes son écusson porte ?

— En doutez-vous ?

— Je crois qu’il n’en sait rien.

Toute la compagnie se lève de table. Une minute après on annonce le prince qui entre dans le même moment ; et voilà madame Sagredo qui lui dit : Casanova est sûr, mon cher prince, que vous ne connaissez pas vos armoiries. À ces paroles il s’avance vers moi en ricanant, m’appelle poltron, et m’applique un soufflet à main renversée qui me décoiffe, et m’étonne. Je prends la porte à pas lents, prenant en passant mon chapeau, et ma canne, et je descends l’escalier entendant M. DR qui à haute voix ordonnait qu’on jetât le fou par la fenêtre.

Je sors de l’hôtel m’acheminant à l’esplanade pour l’attendre ; mais le voyant sortir par la petite porte, j’enfile la rue136 sûr de le rencontrer. Je le vois, je lui cours au-devant, et je commence à lui donner des coups faits pour le tuer dans un coin formé par deux murs d’où ne pouvant pas s’échapper il ne lui restait autre ressource que celle de tirer son épée ; mais il n’y pensa jamais. Je ne l’ai laissé là que quand je l’ai vu tout en sang étendu par terre. La foule des spectateurs me fit haie, je l’ai passée, allant au café de Spïlea pour précipiter ma salive amère avec une limonade sans sucre137. En quatre ou cinq minutes je me suis vu entouré de tous les jeunes officiers de la garnison, qui ne faisant que me dire tous d’accord que j’aurais dû le tuer commençaient à m’ennuyer ; car je l’avais traité de façon que s’il n’était pas mort ce n’était pas ma faute. Je l’aurais, peut-être tué s’il avait tiré son épée.

Une demi-heure après, voilà un adjudant du général qui m’ordonne de la part de S. E. d’aller aux arrêts dans la Bastarde138. On appelle ainsi la galère commandante, où l’arrêt consiste à se voir la chaîne aux pieds comme un forçat. Je lui réponds que j’avais entendu, et il s’en va. Je sors du café ; mais quand je suis au bout de la rue au lieu d’aller vers l’esplanade, je prends ma gauche, et je m’achemine au bord de la mer. Après avoir marché un quart d’heure, je vois un bateau liécd et deux rames sans personne dedans. J’y entre ; je le délie, et je rame vers un gros caych139 à six rames qui voguait contre vent. L’ayant rejoint, je prie le carabouchiri140 de prendre le vent, et de me mettre à bord d’une grosse barque de pêcheurs qu’on voyait, et qui allait vers le rocher de Vido141. Je laisse aller mon bateau à l’aventure. Après avoir bien payé mon caych, je monte dans la grande barque, et je marchande avec le maître une traite142. D’abord que nous fûmes d’accord il déploie trois voiles, et avec un vent frais il me dit au bout de deux heures que [33v] nous étions à quinze milles143 de Corfou. Le vent ayant tout d’un coup cessé, je lui ai fait voguer contre la courante144. Vers minuit ils me dirent qu’ils ne pouvaient pas pêcher sans vent, et qu’ils n’en pouvaient plus. Ils me disent que je pouvais dormir jusqu’au jour, je ne veux pas. Je paye une bagatelle, et je me fais mettre à terre sans demander quel endroit c’était pour ne pas leur faire naître des soupçons. Tout ce que je savais était que j’étais à vingt milles de Corfou, et dans un endroit où personne ne pouvait me supposer. Je ne voyais au clair de la lune qu’une petite église attenante à une maison ; une longue baraque145 couverte ouverte aux deux bouts, et, après la plaine large de cent pas146, des montagnes. Je me suis tenu jusqu’à la pointe du jour sous la baraque dormant assez bien étendu sur de la paille malgré le froid. C’était le premier de décembre ; mais malgré la douceur du climat, étant sans manteau, et en uniforme trop léger, j’étais transi.

Entendant sonner les cloches, je vais à l’église. Le papa147 à longue barbe surpris à mon apparition me demande en grec si j’étais Romeo, grec ; je lui réponds que j’étais fragico, italien148 ; et il me tourne le dos sans vouloir m’écouter. Il entre chez lui, et il s’enferme.

Je me tourne vers la mer, et je vois un bateau se détacher d’une tartane à l’ancre à cent pas de l’île, qui venait à quatre rames pour descendre les personnes qui étaient dedans précisément là où j’étais. Je vois un Grec de bonne mine, une femme, et un garçon de dix à douze ans. Je demande à l’homme s’il avait fait bon voyage, et d’où il venait. Il me répond en italien qu’il venait de Cefalonie avec sa femme, et son fils que je voyais, et qu’il allait à Venise. Mais qu’avant d’y aller il venait entendre la messe à la sainte vierge de Casopo149 pour savoir si son beau-père vivait encore, et s’il lui payera la dot de sa femme.

— Comment saurez-vous cela ?

— Je le saurai du papa Deldimopulo, qui me rendra fidèlement l’oracle de la sainte vierge.

Je baisse la tête, je le suis à l’église. Il parle au papa : il lui donne de l’argent. Le papa dit la messe, il entre dans le sancta sanctorum [saint des saints]150, il en sort un quart d’heure après, il remonte sur l’autel, il se tourne vers nous, il se recueille, et après avoir ajusté sa longue barbe, il prononce en dix ou douze mots son oracle. Le Grec de Cefalonie qui pour le coup n’était pas Ulysse151, donne d’un air très content encore de l’argent à l’imposteur, et le laisse. En accompagnant le Grec au bateau, je lui demande s’il était content de l’oracle.

— Très content. Je sais que mon beau-père vit, et qu’il me payera la dot, si je veux lui laisser mon fils. Je savais que c’était sa passion, et je le lui laisserai.

— Êtes-vous connu de ce papa ?

[34r] — Il ne sait pas seulement mon nom.

— Avez-vous des belles marchandises sur votre vaisseau ?

— Assez. Venez déjeuner avec moi, et vous verrez tout.

— Je le veux bien.

Enchanté d’avoir appris qu’il y a toujours des oracles, et sûr qu’il y en aura tant qu’on trouvera au monde des prêtres grecs152, je vais avec ce bon homme à bord de sa tartane, où il ordonne un très bon déjeuner. Ses marchandises consistaient en coton, en toiles, en raisins qu’on appelle de Corinthe, en huiles, et en vins excellents. Il avait aussi des bas, des bonnets de coton, des capotes à l’orientale, des parapluies, et du pain de munition153 biscuit, que j’aimais beaucoup, car j’avais alors trente dents, dont il était difficile d’en voir des plus belles. De ces trente dents il ne m’en reste aujourd’hui que deux ; vingt-huit sont parties avec plusieurs autres outils ; mais dum vita superest bene est [tant que la vie me reste, tout est bien]154. J’ai acheté de tout hormis du coton parce que je n’aurais su qu’en faire ; et sans marchander je lui ai payé les trente-cinq ou quarante sequins155 qu’il me dit que cela valait. Il me fit présent alors de six botargues156 magnifiques.

M’entendant louer un vin du Xante qu’il appelait Generoydes, il me dit que, si je voulais lui tenir compagnie jusqu’à Venise, il m’en donnerait une bouteille tous les jours même pendant toute la quarantaine. Toujours un peu superstitieux, prenant cette invitation pour une voix de Dieu, je me suis vu dans le moment d’accepter par la plus sotte de toutes les raisons : c’est que cette étrange résolution n’aurait eu rien de prémédité. Tel j’étais ; mais par malheur je suis aujourd’hui un autre. C’est, dit-on, que la vieillesse rend l’homme sage. Je ne sais pas comment on puisse chérir l’effet d’une maudite cause.

Dans le moment donc que j’allais le prendre au mot, il m’offre un beau fusil pour dix sequins, m’assurant qu’à Corfou tout le monde m’en offrirait douze. Au mot Corfou j’ai cru entendre mon même Dieu qui m’ordonnait d’y retourner. J’ai acheté le fusil, et le brave Cephalonien me donna par-dessus le marché une joliece gibecière turque bien garnie de plomb, et de poudre. Je lui ai dit bon voyage, et avec mon fusil couvert d’une excellente capote,cf ayant mis tout ce que j’avais acheté dans un sac, je suis retourné sur la plage, déterminé de me loger chez le papa fripon de gré ou de force. La pointe157 que le vin du Grec m’avait donnée devait avoir des conséquences. J’avais dans les poches quatre ou cinq cents gazettes de cuivre158 que je trouvais très lourdes ; mais j’avais dû me les procurer. J’avais facilement prévu que dans l’île de Casopo cette monnaie pouvait me devenir nécessaire.

Après avoir donc placé mon sac sous la baraque, je m’achemine, portant mon fusil sur l’épaule, à la maison du papa. L’église était fermée.

[34v] Mais je dois maintenant donner à ceux qui me lisent une juste idée de ce que j’étais dans ce moment-là. J’étais tranquillement désespéré. Trois ou quatre cents sequins que j’avais dans ma bourse ne pouvaient pas m’empêcher de penser que là où j’étais j’étais en l’air159 ; que je ne pourrais pas y rester longtemps, qu’on parviendrait en peu de temps à savoir que j’y étais, et que m’étant rendu contumax160 en premier chef on me traiterait comme tel. Je me voyais dans l’impuissance de prendre un parti : cela seul suffit pour rendre affreuse une situation quelconque. Je ne pouvais plus retourner à Corfou de bon gré sans me faire traiter de fou, car retournant j’aurais donné un indice incontestable de légèreté, ou de poltronnerie ; et je n’avais pas le courage de déserter tout à fait. Le principal motif de cette impuissance morale n’était ni mille sequins que j’avais chez le caissier du grand café, ni mon équipage qui était assez riche, ni la crainte de ne pas trouver de quoi vivre ailleurs ; mais c’était Mad. F., que j’adorais, et dont je n’avais pas encore baisé la main. Dans cette détresse, je ne pouvais que me laisser aller à seconde de l’exigence du moment. Dans ce moment-là je devais penser à me loger, et à me nourrir.

Je frappe fort à la porte de la maison du prêtre. Il vient à la fenêtre, et sans attendre que je lui parle, il la referme. Je refrappe, je jure, je tempête, personne ne me répond, et dans ma colère je décharge mon fusil à la tête d’un mouton, qui broutait l’herbe avec plusieurs autres à vingt pas de moi. Le berger crie, et voilà le papa à la fenêtre, qui criant aux voleurs fait d’abord sonner le tocsin. Je vois trois cloches qui sonnent ensemble, je prévois un attroupement, qu’arrivera-t-il, je n’en sais rien. Je recharge mon fusil.

Huit à dix minutes après, je vois descendre de la montagne un monde de paysans armés de fusils, ou de fourches, ou de longs espontons161. Je me retire sous la baraque, et je n’ai pas peur, puisque je ne trouve pas naturel qu’étant seul, ces gens-là voulussent m’assassiner sans m’écouter.

Les premiers qui arrivèrent en courant furent dix à douze jeunes gens tenant tous leur fusil à l’ordre. Je les arrête leur jetant des poignées de gazettes, qu’ils ramassent, et qui les étonnent, et je poursuis à en faire autant aux autres pelotons qui arrivaient, jusqu’à ce que je n’en aie plus, et que je ne voie plus arriver personne. Ces manants se tenaient là stupides ne sachant que faire contre un jeune homme à l’air pacifique qui jetait ainsi son bien. Je n’ai pu parler que lorsque les cloches qui assourdissaient cessèrent de sonner ; mais le berger, le papa, et son bedeau m’interrompirent d’autant plus que je parlais italien. Ils parlèrent tous les trois à la fois à la canaille. Je m’étais assis sur mon sac, me tenant là tranquille.

Un d’entre les paysans, à l’air raisonnable, et avancé en âge [35r] m’approche, et me demande en italien pourquoi j’ai tué un mouton.

— Pour le manger après l’avoir payé.

— Mais sa Sainteté est le maître d’en vouloir un sequin.

— Voilà un sequin.

Le papa l’accepte, il s’en va, et toute la querelle est finie. Le paysan qui m’avait parlé me dit qu’il avait servi dans la guerre de l’année seize162, et défendu Corfou. Je lui fais compliment, et je le prie de me trouver un logement commode, et un bon domestique qui sache me faire à manger. Il me dit qu’il me ferait avoir une maison entière, et qu’il me ferait lui-même à manger ; mais qu’il me fallait monter. J’y consens, et nous montons suivis de deux grands garçons dont l’un portait mon sac, l’autre mon mouton. Je dis à cet homme, que je voudrais avoir à mon service vingt-quatre garçons comme ces deux-là en discipline militaire auxquels je donnerais vingt gazettes par jour, et à lui quarante en qualité de mon lieutenant. Il me répond que je ne me trompais pas, et qu’il me monterait une garde militaire, dont je serais très content.

Nous arrivons à une maison très commode, où j’avais rez-de-chaussée trois chambres, cuisine, et une longue écurie que j’ai d’abord transformée en corps de garde. Il me laissa pour aller me chercher tout ce qui m’était nécessaire ; et surtout une femme pour me faire d’abord des chemises. J’eus tout cela dans la journée : lit, meubles, un bon dîner, batteries de cuisine, vingt-quatre garçons tous avec leur fusil, et une couturière surannée avec des jeunes apprentiescg pour couper, et coudre des chemises. Après souper, je me suis trouvé dans la meilleure humeur du monde dans cette société de trente personnes, qui me traitaient en souverain, et qui ne pouvaient pas comprendre ce que j’étais allé faire dans cette île. La seule chose qui me déplaisait était que les filles ne parlaient pas italien : je savais trop peu de grec pour espérer de leur raffiner des idées par mes paroles.

Je n’ai vu ma garde montée que le lendemain matin. Dieu ! Que j’ai ri. Mes beaux soldats étaient tous des Palicari163 ; mais une compagnie de soldats sans uniforme, et sans discipline fait rire. Cela paraît pire qu’un troupeau de moutons. Ils apprirent cependant à présenter les armes, et à être obéissants aux ordres de leurs officiers. J’ai établi trois sentinelles, une au corps de garde, une autre à ma chambre, et la troisième au commencement de la montagne, où elle voyait la plage. Elle devait nous avertir si elle voyait arriver quelque barque armée. Dans les deux ou trois premiers jours j’ai cru de badiner ; mais je n’ai plus regardé cela comme un badinage, lorsque j’ai vu que le cas devait arriver que j’aurais dû me servir de la force pour me défendre de la force. J’ai pensé à me faire prêter serment de fidélité ; mais je ne m’y suis pas déterminé. Mon lieutenant m’assura que cela dépendait de moi. Mes largesses m’avaient concilié l’amour de toute l’île. [35v] Ma cuisinière qui m’avait trouvé des couturières pour me coudre des chemises espérait que je deviendrais amoureux de quelqu’une, et non pas de toutes ; j’ai surpassé ses espérances, elle me procura la jouissance de toutes celles qui me plurent, et elle me trouva reconnaissant. Je menais la vie d’un vrai heureux, car ma table aussi était exquise. Je ne mangeais que du mouton succulent, et des bécasses auxquelles jech n’ai mangé les pareilles que vingt-deux ans après à Pétersbourg164. Je ne buvais que du vin de Scopolo, et les meilleurs muscats des îles de l’archipel. Mon lieutenant était mon seul commensal. Je n’allais jamais me promener sans lui, et sans deux de mes Palicari qui me suivaient pour me défendre de quelques jeunes gens qui m’en voulaient parce qu’ils s’imaginaient que mes couturières leurs maîtresses les avaient quittés à cause de moi. Je réfléchissais que sans argent j’aurais été malheureux ; mais on ne peut pas savoir, si étant sans argent j’aurais osé sortir de Corfou.

Au bout d’une semaine, étant à table, trois heures avant minuit, j’ai entendu le qui vive de ma sentinelle au corps de garde Piosine aftù165. Mon lieutenant sort, et il rentre un moment après pour me dire qu’un honnête homme qui parlait italien venait pour me communiquer quelque chose d’important. Je le fais entrer, et en présence de mon lieutenant il me surprend me disant d’un air triste ces paroles :

— Après-demain Dimanche le très saint papa Deldimopulo vous fulminera la Cataramonachia166. Si vous ne l’empêchez pas, une fièvre lente vous fera passer à l’autre monde en six semaines.

— Je n’ai jamais entendu parler de cette drogue.

— Ce n’est pas une drogue. C’est une malédiction lancéeci le S. Sacrement à la main, qui a cette force.

— Quelle raison peut avoir ce prêtre pour m’assassiner ainsi ?

— Vous troublez la paix, et la police de sa paroisse. Vous vous êtes emparé de plusieurs vierges que leurs anciens amoureux ne veulent plus épouser.

Après l’avoir fait boire, et l’avoir remercié, je luicj ai souhaité une bonne nuit. L’affaire me parut d’importance, car si je ne croyais pas à la Cataramonachia, je croyais beaucoup aux poisons.

Le lendemain samedi à la pointe du jour, sans rien dire à mon lieutenant, je suis allé tout seul à l’église, où j’ai surpris le papa avec ces paroles : À la première fièvre, dont je me sentirai assailli, je vous brûlerai la cervelle, ainsi réglez-vous bien. Donnez-moi une malédiction qui me tue dans un jour, ou faites votre testament. Adieu.

[36r] Après lui avoir donné cet avis je suis retourné à mon palais. Le lundi de très bonne heure il est venu me rendre la visite. J’avais mal à la tête. À sa demande comment je me portais, je le lui dis ; mais j’ai bien ri, lorsque je l’ai vu empressé à me jurer que c’était l’effet de l’air pesant de l’île de Casopo.

Trois jours après cette visite, dans le moment que j’allais me mettre à table, la sentinelle avancée qui voyait le bord de la mer fait le cri d’alarme. Mon lieutenant sort, et quatre minutes après il vient me dire qu’un officier était descendu d’une felouque armée arrivée dans ce moment-là. Après avoir fait mettre ma troupe sous les armes167, je sors, et je vois un officier qui accompagné d’un paysan montait s’acheminant à mon quartier. Il avait le chapeau rabattu, et il était occupé à écarter avec sa canne les broussailles qui lui empêchaient le passage. Il était seul : n’ayant donc rien à craindre, j’entre dans ma chambre ordonnant à mon lieutenant de lui faire les honneurs de la guerre, et de l’introduire. Après avoir mis mon épée je l’attends debout.

Je vois entrer le même adjudant Minotto, qui m’avait ordonné d’aller à la Bastarda.

— Vous êtes seul, lui dis-je, et vous venez donc comme ami. Embrassons-nous.

— Il faut bien que je vienne comme ami, car comme ennemi je n’aurais pas la force nécessaire pour en faire les fonctions. Mais je vois ce qui me semble un rêve.

— Asseyez-vous, et dînons tête à tête. Vous ferez bonne chère.

— Je le veux bien. Nous partirons ensemble après.

— Vous partirez tout seul, si vous en aurez envie. Je ne partirai d’ici que certain non seulement de n’être pas mis aux arrêts ; mais d’avoir une satisfaction. Le général doit condamner aux galères ce fou.

— Soyez sage, et venez avec moi de bon gré. J’ai ordre de vous conduire par force, mais n’étant pas assez fort, j’irai faire mon rapport, et on enverra vous prendre d’une façon que vous devrez vous rendre.

— Jamais, mon cher ami ; on ne m’aura que mort.

— Vous êtes donc devenu fou ; car vous avez tort. Vous avez désobéi à l’ordre que je vous ai porté d’aller dans la Bastarde. C’est cela qui fait votre tort, car dans votre affaire vous avez cent mille fois raison. Le général même le dit.

— Je devais donc aller aux arrêts ?

— Certainement. La subordination est notre premier devoir.

— À ma place vous y seriez donc allé ?

— Je ne peux pas le savoir ; mais je sais que n’y allant pas, j’aurais commis un crime.

— Si je me rends donc actuellement on me traitera en coupable beaucoup plus qu’on ne m’aurait traité si j’avais obéi à l’ordre injuste ?

[36v] — Je ne crois pas cela. Venez, et vous saurez tout.

— Que je vienne sans savoir ma destinée ? Vous l’attendez en vain. Dînons. Puisque je suis coupable au point qu’on emploie la force, je me rendrai à la force ; et je n’en deviendrai pas plus coupable, malgré qu’il y aura du sang répandu.

— Oui, vous deviendrez plus coupable. Dînons. Un bon repas vous fera peut-être mieux raisonner.

Vers la fin de notre dîner nous entendons du bruit. Mon lieutenant me dit que c’étaient des bandes de paysans, qui s’attroupaient dans les voisinages de ma maison pour être à mes ordres, le bruit s’étant répandu que la felouque n’était arrivée de Corfou que pour m’enlever. Je lui ai dit de désabuser ces bonnes, et braves gens, et de les renvoyer leur donnant un baril de vin de la Cavalla168.

En s’en allant ils déchargèrent en l’air leurs fusils. L’adjudant me dit d’un air riant que cela paraissait fort joli ; mais que cela deviendrait affreux, si je le laissais aller à Corfou sans moi, car il serait obligé d’être très exact dans son rapport.

— Je viendrai avec vous, si vous me donnez parole d’honneur de me descendre dans l’île de Corfou en liberté.

— J’ai ordre de vous consigner à M. Foscari169 dans la Bastarda.

— Vous n’exécuterez pas cet ordre pour cette fois.

— Si le général ne trouve pas le moyen de vous faire obéir il y va de son honneur, et croyez-moi qu’il le trouvera. Mais dites-moi, je vous prie, ce que vous feriez, si le général pour s’amuser prenait le parti de vous laisser ici ? Mais on n’y vous laissera pas. D’après le rapport que je ferai, on se déterminera à finir l’affaire sans effusion de sang.

— Sans massacre c’est difficile. Avec cinq cents paysans ici je ne crains pas trois mille hommes.

— On n’en emploiera qu’un, et on vous traitera comme chef de rebelles. Tous ces hommes qui vous sont dévoués ne pourront pas vous défendre contre un seul qu’on payera pour qu’il vous brûle la cervelle. Je vous dirai davantage. De tous ces Grecs qui vous entourent il n’y en a pas un seul qui ne soit prêt à vous assassiner pour gagner vingt sequins. Croyez-moi. Venez avec moi. Venez jouir à Corfou d’une espèce de triomphe. On vous applaudira, on vous fêtera ; vous conterez vous-même la folie que vous avez faite, et on en rira, admirant en même temps que vous vous soyez rendu à la raison d’abord que je suis venu vous la représenter. Tout le monde vous estime. M. DR fait grand cas de vous après le courage que vous avez eu de ne pas passer votre épée à travers du corps de ce fou pour ne pas manquer de respect à son hôtel. [37r] Le général même doit vous estimer, car il doit se souvenir de ce que vous lui avez dit.

— Qu’est devenu ce malheureux ?

— Il y a quatre jours que la frégate du major Sordina est arrivée avec des dépêches, où le général eut apparemment tous les éclaircissements qui lui étaient nécessaires pour faire ce qu’il a fait. Il a fait disparaître le fou. Personne ne sait ce qu’il est devenu, et personne n’ose plus en parler chez le général, car sa bévue est trop visible.

— Mais après mes coups de canne l’a-t-on encore reçu dans les assemblées ?

— Fi donc ! Ne vous souvenez-vous pas qu’il avait une épée ? Il n’a pas fallu davantage pour que personneck ait plus voulu le voir. On lui a trouvé l’avant-bras cassé, et la mâchoire fracasséecl ; et huit jours après malgré l’état pitoyable où il était S. E. cependant l’a fait disparaître. La seule chose qu’à Corfou on trouvait merveilleuse était votre évasion. On crut pour trois jours de suite que M. DR vous tenait caché chez lui, et on le condamnait ouvertement, jusqu’à ce qu’il dît tout haut à la table du général qu’il ne savait pas où vous étiez. S. E. même était fort en peine de votre évasion jusque hier à midi qu’on a tout su. Le protopapa Bulgari170 reçut une lettre du papa d’ici dans laquelle il se plaint qu’un officier italien se soit emparé depuis dix jours de cette île où il exerce des violences. Il vous accuse de débaucher toutes les filles, et de l’avoir menacé de mort s’il vous donne la Cataramonachia. Cette lettre lue à l’assemblée a fait rire le général ; mais il ne m’a pas moins ordonné d’aller vous prendre ce matin conduisant avec moi douze grenadiers.

— Madame Sagredo est la cause de tout ceci.

— C’est vrai ; et elle en est bien mortifiée. Vous feriez bien à venir demain avec moi lui faire une visite.

— Demain ? Vous êtes donc sûr que je ne serai pas mis aux arrêts ?

— Oui. Sûr ; parce que je sais que S. E. est homme d’honneur.

— Et moi aussi. Embrassons-nous. Nous partirons ensemble après minuit.

— Pourquoi pas d’abord ?

— Parce que je ne veux pas risquer de passer la nuit dans la bastarde. Je veux arriver à Corfou dans le grand jour, ainsi votre triomphe sera éclatant.

— Mais que ferons-nous ici encore huit heures ?

— Nous irons voir des filles d’un acabit qu’on ne trouve pas à Corfou, puis nous souperons bien.

J’ai alors ordonné à mon lieutenant de faire porter à manger aux soldats qui étaient dans la felouque, et de nous donner le meilleur souper possible, et sans épargne puisque je voulais partir à minuit. Je lui ai fait présent de toutes mes grosses provisions, envoyant à la felouque ce que je voulais garder. Mes vingt-quatre soldats auxquels j’ai fait présent de la paye d’une semaine voulurent m’accompagner [37v] à la felouque commandés par mon lieutenant ce qui fit rire Minotto toute la nuit. Nous arrivâmes à Corfou à huit heures du matin à la bastarde même où il m’a consigné après m’avoir assuré qu’il allait d’abord envoyer chez M. DR tout mon équipage, et faire son rapport au général.

M. Foscari, qui commandait cette galère, me reçut fort mal. S’il avait eu un peu de noblesse dans l’âme, il ne se serait pas tant hâté de me faire mettre à la chaîne. Il aurait pu différer un seul quart d’heure en me parlant, et je n’aurais pas eu cette mortification. Il m’envoya sans me dire le moindre mot à l’endroit où le chef de Scala171 me fit asseoir, et allonger le pied pour enclouer le fer, qui dans ce pays-là cependant ne déshonore personne, et par malheur pas même les galériens qu’on respecte plus que les soldats.

La chaîne à mon pied droit était déjà clouée, et on me débouclait le soulier pour me mettre la seconde au pied gauche, lorsqu’un adjudant de S. E. vint ordonner à M. Foscari de me faire rendre mon épée, et de m’envoyer en liberté. J’ai demandé de faire ma révérence au noble gouverneur ; mais son adjudant me dit qu’il m’en dispensait.

Je suis d’abord allé faire une profonde révérence au général sans lui dire un seul mot. Il me dit d’un air grave d’être plus sage à l’avenir, et d’apprendre que mon premier devoir dans le métier que j’avais entrepris était celui d’obéir ; et surtout d’être discret, et modeste. Entendant toute la force de ces deux mots, je me suis réglé en conséquence.

À mon apparition chez M. DR j’ai vu la joie sur toutes les figures. Ces beaux moments m’ont toujours dédommagé des mauvais au point de m’en faire aimer leur cause. Il est impossible de bien sentir un plaisir que quelque peine n’ait pas précédé, et le plaisir n’est grand qu’en proportion de la peine soufferte. M. D. R. fut si content de me voir qu’il m’embrassa. Il me dit, en me faisant présent d’une jolie bague, que j’avais très bien fait en laissant ignorer à tout le monde, et à lui principalement l’endroit où je m’étais retiré. Vous ne sauriez croire, me dit-il d’un air noble, et franc, combien Mad. F. s’intéresse à vous. Vous lui feriez un très sensible plaisir en y allant dans l’instant.

Quel plaisir de recevoir ce conseil de lui-même ! Mais le mot [38r] dans l’instant me déplut, car ayant passé la nuit dans la felouque il me semblait qu’elle m’aurait trouvé épouvantable. Il fallut pourtant y aller, lui en dire la raison, et même m’en faire un mérite.

J’y vais donc : elle dormait encore, et sa femme de chambre me fait entrer chez elle m’assurant qu’elle ne tarderait pas à sonner, et qu’elle serait enchantée d’apprendre que j’étais là. Cette fille dans une demi-heure que j’ai passéecm avec elle me rapporta une grande quantité des propos qu’on tint dans la maison sur mon affaire, et sur mon évasion. Tout ce qu’elle me dit ne put que me faire le plus grand plaisir, car je fus convaincu que ma conduite avait obtenu une approbation générale.

Une minute après être entrée, elle m’appela. Elle fit tirer les rideaux, et j’ai cru voir l’Aurore répandre des roses, des lis, et des jonquilles. Lui ayant d’abord dit que si MDR ne me l’avait ordonné, je n’aurais jamais osé me présenter à elle dans l’état où elle me voyait, elle me répondit que MDR savait combien elle s’intéressait à ma personne, et qu’il m’estimait autant qu’elle.

— Je ne sais pas, madame, comment j’ai pu me procurer un si grand bonheur, tandis que je n’aspirais qu’à des sentiments d’indulgence.

— Nous admirâmes tous la force que vous avez euecn de vous abstenir de tirer l’épée, et de la passer à travers du corps de ce fou qu’on aurait jeté par la fenêtre s’il ne se fût d’abord sauvé.

— Je l’aurais tué, madame, n’en doutez pas, si vous n’aviez pas été là.

— Pour le coup le compliment est fort galant, mais ce n’est pas croyable que vous ayez pensé à moi dans ce vilain moment.

[38v] À ces mots, j’ai baissé les yeux, et j’ai détourné ma tête. Elle observa ma bague, et elle fit l’éloge de MDR quand je lui ai dit comment il m’en avait fait présent ; et elle voulut que je lui conte toute la vie que j’avais menéeco après mon évasion. Je lui ai tout conté fidèlement excepté l’article des filles qui certainement ne lui aurait pas plu, et ne m’aurait pas fait honneur. Dans le commerce de la vie, il faut savoir borner les confidences : le nombre des vérités qu’il faut passer sous silence est beaucoup plus grand que celui des spécieuses172 faites pour être publiées.

Madame F. rit, et trouvant ma conduite toute admirable elle me demanda si j’aurais le courage de réciter au provéditeur général la jolie histoire dans les mêmes termes. Je l’en ai assurée, si le Général même m’en eût demandé la narration, et elle me répondit de me tenir prêt. Je veux, me dit-elle, qu’il vous aime, et qu’il devienne votre principal protecteur pour vous garantir des passe-droits173. Laissez-moi faire.

Je suis allé chez le major Maroli pour m’informer des affaires de notre banque, et je fus bien aise de savoir qu’il ne m’avait plus tenu de moitié quand je disparus. J’y avais quatre cents sequins que j’ai retiréscp, me réservant à y entrer de nouveau selon les circonstances.

Ce fut vers le soir qu’après avoir fait une toilette je suis allé rejoindre Minotto pour aller faire une visite à madame Sagredo. Elle était favorite du Général, et, madame F. exceptée, elle était la plus jolie des dames vénitiennes qui étaient à Corfou. Elle fut surprise de me voir, parce qu’ayant été la cause de l’aventure qui m’avait fait décamper, elle croyait que je lui en voulais. Je l’ai désabusée lui parlant franchement. Elle me fit les plus obligeantes expressions, me priant même [39r] d’aller quelquefois passer la soirée chez elle. J’ai baissé la tête sans accepter, et sans refuser l’invitation. Comment aurais-je pu y aller, sachant que madame F. ne pouvait pas la souffrir. Outre cela, cette dame aimait le jeu, et n’aimait que ceux qui perdaient, ou qui savaient lui faire gagner. Minotto ne jouait pas ; mais il jouissait de ses bonnes grâces en qualité de Mercure.

De retour à l’hôtel, j’y ai trouvé Madame F. Elle était seule parce que MDR était occupé à écrire. Elle m’engagea à lui conter tout ce qui m’était arrivé à Constantinople, et je n’ai pas eu lieu de me repentir. Ma rencontre avec la femme de Josouf l’intéressa infiniment, et la nuit que j’ai passéecq avec Ismail assistant au bain de ses maîtresses l’enflamma si fort que je l’ai vue ardente. Je gazais174 tant que je le pouvais ; mais quand elle me trouvait obscur, elle m’obligeait à m’expliquer un peu mieux, et elle ne manquait pas de me gronder quand je m’étais fait comprendre me disant que j’avais parlé trop clair. Je me sentais sûr de parvenir à lui donner une fantaisie à ma faveur175 par ce chemin-là. Celui qui fait naître des désirs peut facilement être condamné à les éteindre ; c’était la récompense à laquelle j’aspirais, et que j’espérais malgré que je ne la visse que de fort loin.

Ce jour-là par hasard MDR avait invité à souper beaucoup de monde, et naturellement j’ai dû en faire les frais contant avec toutes les circonstances, et dans le plus grand détail tout ce que j’ai fait après avoir reçu l’ordre d’aller aux arrêts à la Bastarde, dont le gouverneur M. Foscari était assis à mon côté. Ma narration plut à toute la compagnie, et on a décidé que le provéditeur général devait avoir le plaisir de l’entendre de ma bouche. Ayant dit qu’il y avait beaucoup de foin à Casopo, dont on manquait absolument à Corfou, MDR me dit que je [39v] devais saisir l’occasion de me faire un mérite allant d’abord en avertir le Général ; ce que j’ai fait le lendemain matin. S. E. ordonna d’abord aux gouverneurs des galères d’y envoyer chacun un suffisant nombre de galériens pour le couper, et le transporter à Corfou.

Trois ou quatre jours après l’adjudant Minotto vint au commencement de la nuit me chercher au Café pour me dire que le général voulait me parler. J’y fus sur-le-champ.

a. Orth. chapitre.

b. Orth. mauvais.

c. Orth. pourrai.

d. Orth. effets.

e. Orth. un.

f. Orth. fenomène (italien fenomeno).

g. Orth. prétendu.

h. Orth. filtres (italien fìltro).

i. Noble vénitien biffé.

j. Et que j’aurais biffé.

k. Me biffé.

l. Orth. profétie (italien profezia).

m. Vers la fin de Juin biffé.

n. Orth. loué.

o. Celui biffé.

p. Un mot est manifestement omis dans le manuscrit après en. Nous ajoutons devoir.

q. Un mot biffé à la suite, illisible.

r. Orth. turqs. On trouve dans la suite les graphies turc et turq.

s. Où il biffé.

t. Orth. que j’ai demandé, et que j’ai obtenu.

u. Orth. passé.

v. Orth. profète (italien profeta).

w. Orth. cerimonial (italien cerimoniale).

x. Pour biffé.

y. De biffé.

z. Orth. qui.

aa. Et biffé.

ab. Orth. fait.

ac. Orth. voyons.

ad. Le manuscrit porte ici un donc, redoublé par celui qui apparaît deux mots plus loin. Nous le supprimons.

ae. Le mot est peu lisible et Casanova en a omis le premier n.

af. Orth. tout.

ag. Orth. Koran.

ah. Orth. créé.

ai. Orth. qui.

aj. Orth. il.

ak. Orth. un phantaisie.

al. Orth. tout.

am. Orth. eu.

an. Un mot biffé, illisible.

ao. Vous biffé.

ap. Orth. donné.

aq. Orth. fait.

ar. Orth. doigt.

as. Orth. dû.

at. Ali biffé.

au. Cette biffé.

av. Chez biffé.

aw. Orth. faché.

ax. Orth. jolis.

ay. Que biffé.

az. La biffé.

ba. Le feuillet 23v est vierge.

bb. D’en voir l’âme.

bc. Avec biffé.

bd. Orth. accepté.

be. Orth. vendu.

bf. Orth. écrit.

bg. Orth. perdu.

bh. Orth. destiné.

bi. Orth. vu.

bj. Orth. perdu.

bk. À la suite, quelques mots biffés, illisibles.

bl. Orth. perdu.

bm. En tête du feuillet 30r, cinq lignes soigneusement biffées, illisibles.

bn. Un mot biffé, illisible.

bo. Refuser un plaisir de cette espèce, même de plus grande importance.

bp. À la suite, un passage d’un peu plus d’une ligne biffé et souligné, illisible.

bq. Visais biffé.

br. À la suite, deux lignes biffées, illisibles.

bs. À la suite, un passage d’un peu plus d’une ligne biffé, illisible.

bt. Orth. orthographé.

bu. Orth. extrat.

bv. L’esprit biffé.

bw. Orth. conté.

bx. Orth. firent.

by. D’elle biffé.

bz. Avoir biffé.

ca. Et biffé.

cb. Orth. eu.

cc. Soir, et matin biffé.

cd. Avec biffé.

ce. Gypsière biffé.

cf. Portant mon fusil, et biffé.

cg. Orth. apprentives.

ch. Ne mangeais biffé.

ci. Orth. lancé.

cj. Avoir biffé.

ck. À la suite, quelques mots biffés, illisibles.

cl. À la suite, quelques mots biffés, illisibles.

cm. Orth. passé.

cn. Orth. eu.

co. Orth. mené.

cp. Orth. retiré.

cq. Orth. passé.

CHAPITRE IV

Progrès de mes amours. Je vais à Otrante. J’entre au service de Madame F.. Heureuse écorchure.

L’assemblée était fort nombreuse. J’entre en pointe de pieds1, S. E. me voit, il déride son front, et il fait tourner sur moi les regards de toute la compagnie disant tout haut :

— Voilà un jeune homme qui se connaît en princes.

— J’en suis devenu connaisseur, lui répondis-je, à force d’approcher vos pareils, monseigneur.

— Ces dames sont curieuses de savoir de vous-même tout ce que vous avez fait depuis votre disparition de Corfou.

— Me voilà justement condamné à une confession publique.

— Fort bien. Prenez donc bien garde à ne pas oublier la moindre circonstance. Imaginez-vous que je n’y suis pas.

— Au contraire ; car ce n’est que de V. E. que je peux espérer mon absolution. Mais l’histoire sera longue.

— Dans ce cas le confesseur vous permet de vous asseoir.

J’ai alors conté toute l’histoire, n’ayant omis que mes congrès2 avec les filles des bergers.

— Tout cet événement, me dit le vieillard est instructif.

— Oui monseigneur, il enseigne qu’un jeune homme n’est jamais tant en danger de périr, [42v] comme lorsqu’étant agité par une grande passion, il se trouve maître de se satisfaire moyennant une bourse pleine d’or qu’il a dans sa poche.

J’allais partir parce que l’on servait, lorsque le maître d’hôtel me dit que S. E. me permettait de rester à souper. J’eus l’honneur d’être assis à sa table ; mais non pas d’y manger, puisque le devoir de répondre à toutes les questions qu’on me fit me l’empêcha. Étant à côté du protopapa Bulgari, je l’ai prié d’excuser, si dans ma narration j’avais ridiculisé l’oracle du papa Deldimopulo. Il me répondit que c’était une friponnerie ancienne à laquelle il était difficile de remédier.

Au dessert, le Général, après avoir écouté un mot que Madame F. lui dit à l’oreille, me dit qu’il écouterait volontiers ce qui m’était arrivé à Constantinople vis-à-vis de la femme d’un Turc, et chez un autre dans la nuit à un bain. Fort surpris de cette question je lui ai répondu que c’était des fredaines, qui ne valaient pas la peine de lui être récitées, et il ne m’a pas pressé ; mais j’ai trouvé incroyable l’indiscrétion de Madame F., qui ne devait pas faire savoir à tout Corfou de quelle espèce étaient les contes que je lui faisais tête à tête. Aimant sa gloire plus encore que sa personne, je n’aurais jamais pu me déterminer à la compromettre.

Deux ou trois jours après, étant seul avec elle sur la terrasse :

— Pourquoi, me dit-elle, n’avez-vous pas voulu conter au Général vos aventures de Constantinople ?

— Parce que je ne veux pas que le monde sache que vous souffrez que je vous conte des aventures de cette espèce. Ce que j’ose, madame,a vous conter tête à tête, je ne vous le conterais certainement pas en public.

— Pourquoi pas ? Il me semble, au contraire, que si c’est par un sentiment de respect, vous me devez plus quand je suis seule que quand je me trouve en compagnie.

— Aspirant à l’honneur de vous amuser, je me suis exposé au risque de vous déplaire ; mais cela ne m’arrivera plus.

— Je ne peux pas deviner vos intentions, [43r] mais il me semble que vous ayez tort de vous exposer au risque de me déplaire pour me plaire. Nous allons souper chez le Général qui a dit à MDR de vous y conduire : il vous dira, j’en suis sûre, qu’il entendrait volontiers ces deux histoires. Vous ne pouvez pas vous dispenser.

MDR vint la prendre, et nous y allâmes. Malgré que dans le dialogue sur la terrasse elle ait voulu m’humilier, je fus cependant bien aise que la fortune l’ait amené. M’obligeant à me justifier, elle avait dû souffrir une déclaration qui n’était pas indifférente.

M. le Provéditeur Général me fit d’abord la grâce de me remettre une lettre à moi adressée qu’il avait trouvée dans la dépêche qu’il avait reçueb de Constantinople. J’allais la mettre dans ma poche, mais il me dit qu’il aimait les nouveautés, et que je pouvais la lire. Elle était de Josouf qui me donnait la mauvaise nouvelle que M. de Bonneval était mort3. Quand le Général m’entendit nommer Josouf, il me pria de lui conter l’entretien que j’avais eu avec sa femme, et pour lors, ne pouvant pas me dispenser, je lui ai conté une histoire qui dura une heure, et qui intéressa toute la compagnie ; mais que j’ai inventéec sur-le-champ. Par cette histoire tombée du ciel je n’ai fait aucun tort ni à mon ami Josouff, ni à Madame F., ni à mon caractère. Elle me fit le plus grand honneur à l’égard du sentiment ; et j’ai ressenti une grande joie lorgnant Mad. F., qui me parut contente, malgré qu’un tant soit peu interdite4.

Le même soir, quand nous fûmes de retour chez elle, elle dit à ma présence à MDR que toute l’histoire que j’avais contée de mon entretien avec la femme de Josouf était une fable : qu’elle ne pouvait pas cependant m’en vouloir parce qu’elle l’avait trouvée fort jolie ; mais qu’il était toujours vrai que je n’avais pas voulu avoir la complaisance qu’elle m’avait demandée.

— Il prétend, poursuivit-elle à lui dire, que contant l’histoire dans sa vérité [43v] il aurait fait juger à l’assemblée qu’il m’amuse par des contes indécents. Je veux que vous en soyez juge. Voulez-vous, me dit-elle avoir la bonté de conter d’abord cette rencontre dans les mêmes termes dont vous vous êtes servi vis-à-vis de moi ? Le pouvez-vous ?

— Oui madame. Je le peux, et je le veux.

Piqué au vif d’une indiscrétion, qui ne connaissant pas encore bien les femmes me semblait sans exemple, j’ai pris sur moi, et sans crainte d’échouer, j’ai conté l’aventure en peintre sans oublier la description des mouvements que le feu de l’amour avait éveillésd dans mon âme à la vue des beautés de la Grecque.

— Et vous trouvez, dit MDR à Madame, qu’il devait conter ce fait à l’assemblée dans ces mêmes termes ?

— S’il aurait mal fait à la conter ainsi à l’assemblée, il a donc mal fait aussi quand il me l’a contée ?

— C’est à vous à savoir s’il a mal fait. Vous a-t-il déplu ? Je peux vous dire qu’il m’aurait fort déplu s’il avait conté l’aventure comme il vient de nous la conter.

— Eh bien ! me dit-elle alors, pour l’avenir je vous prie de ne me jamais conter tête à tête que ce que vous me conteriez en présence de cinquante personnes.

— Je vous obéirai madame.

— Mais bien entendu, ajouta MDR, que Madame sera toujours la maîtresse de révoquer cet ordre quand bon lui semblera.

J’ai dissimulé mon dépit ; et un quart d’heure après nous partîmes. J’apprenais à la connaître à fond ; et je prévoyais les cruelles épreuves auxquelles elle me mettrait ; mais l’amour me promettant la victoire, m’ordonnait d’espérer. En attendant je me suis assuré que MDR n’était pas jaloux de moi, tandis qu’elle semblait le défier à l’être. C’étaient deux grands points.

Quelques jours après m’avoir donné cet ordre, le propos tomba sur le malheur que j’avais eu d’entrer dans le lazaret d’Ancône sans le sou.

— Malgré cela, lui dis-je, je suis devenu amoureux d’une esclave grecque, qui, peu s’en fallut, qu’elle ne me fît violer les lois des lazarets.

— Comment cela ?

— Madame, vous êtes seule, et je me souviens de votre ordre.

— C’est donc bien indécent ?

— Point du tout ; mais c’est ce que je ne voudrais jamais vous conter en public.

— Eh bien ! Me dit-elle en riant, je révoque l’ordre, comme MDR l’a dit. Parlez.

[44r] eJe lui ai alors dit dans le détail le plus fidèle toute l’aventure ; et la voyant pensive, je lui ai exagéré mon malheur.

— Qu’appelez-vous votre malheur ? Je trouve la pauvre Grecque bien plus malheureuse que vous. Après cela vous ne l’avez plus vue ?

— Pardonnez-moi ; mais je n’ose pas vous le dire.

— Finissez à présent. C’est une bêtise. Dites-moi tout. Ce sera quelque noirceur de votre part.

— Point de noirceur. Une vraie jouissance quoiqu’imparfaite.

— Dites ; mais ne nommez pas les choses par leur nom : c’est le principal.

Après ce nouvel ordre je lui ai dit, sans la regarder au visage, tout ce que j’ai fait à la Grecque en présence de Bellino ; et ne l’entendant pas me répondre, j’ai tourné le propos sur une autre matière. Je me voyais sur un excellent pied5 ; mais en devoir d’aller à pas comptés, car, jeune, comme elle était, j’étais sûr qu’elle ne s’était jamais mésalliée6, et la mienne devait lui paraître une mésalliance du premier ordre. Mais voici la première faveur que je me suis procurée d’une espèce toute singulière. Elle s’est piqué fort avec une épingle le doigt du milieu, et n’ayant pas là sa femme de chambre, elle me pria de le lui sucer pour en épuiser le sang. Si mon lecteur a jamais été amoureux, il peut se figurer comment je me suis acquitté de cette commission ; car qu’est-ce qu’un baiser ? Ce n’est autre chose que le véritable effet du désir de puiser dans l’objet qu’on aime7. Après m’avoir remercié elle me dit de cracher dans mon mouchoir le sang que j’avais sucé.

— Je l’ai avalé madame, et Dieu sait avec quel plaisir.

— Avalé mon sang avec plaisir ? Êtes-vous de race d’anthropophages ?

— Tout ce que je sais est que je l’ai avalé involontairement mais avec plaisir.

On se plaignait à la grande assemblée que dans le prochain carnaval il n’y aurait pas de spectacles. Il n’y avait pas de temps à perdre. Je me suis offert d’aller prendre une troupe de comédiens à Otranto8, si on me louait d’avance toutes les loges,f m’accordant exclusivement la banque de Pharaon. On accueillit mon offre avec empressement, et le provéditeur général me donna une felouque. En trois jours j’ai vendu toutes mes loges, et à un Juif tout mon parterre9, ne gardant pour moi que deux jours par semaine10. Le carnaval dans cette année-là était fort long. On dit que le métier d’entrepreneur11 est difficile, et ce n’est pas vrai. [44v] Je suis parti de Corfou à l’entrée de la nuit, et je suis arrivé à Otranto à la pointe du jour sans que mes rameurs mouillent leurs rames. De Corfou à Otranto il n’y a que quatorze petites lieues12.

Sans penser à me débarquer à cause de la quarantaine qui est perpétuelle en Italie pour tous ceux qui viennent du Levant, je suis d’abord descendu au parloir, où derrière une barre on parle à tous ceux qui se mettent derrière une autre vis-à-vis à la distance de deux toises13. D’abord que j’ai dit que j’étais là pour lever une troupe de comédiens pour Corfou,g les chefs de deux qui se trouvaient alors à Otranto vinrent me parler. J’ai commencé par leur dire que je voulais voir à mon aise devant moi tous les acteurs, ceux d’une troupe après ceux de l’autre.

J’ai trouvé alors comique, et singulière une dispute survenue entre ces deux chefs. Chacun d’eux voulait être le dernier à me faire voir ses acteurs. Le capitaine du port me dit que c’était à moi à finir la querelle, et prononcer quelle était la troupe que je voulais voir la première la napolitaine, ou la sicilienne. Ne connaissant ni l’une ni l’autre j’ai dit la napolitaine, et D. Fastidio qui en était le chef en fut mortifié, tout au contraire de D. Battipaglia14, qui se sentait sûr qu’à la comparaison, je donnerais la préférence à sa troupe. Une heure après j’ai vu arriver D. Fastidio avec tous ses suppôts15.

Ma surprise ne fut pas petite quand j’ai vu Petrone avec sa sœur Marine ; mais elle fut bien plus grande quand j’ai vu Marine après avoir fait un cri sauter la barre, et venir entre mes bras. Le vacarme alors commença entre D. Fastidio, et le capitaine du port. Marine étant aux gages de D. Fastidio, le capitaine du port devait m’obliger à la rendre au lazaret où elle devait faire la quarantaine à ses frais. La folle pleurait ; mais je ne savais qu’y faire. J’ai suspendu la querelle disant à D. Fastidio de me montrer ses personnages un à un. Petrone en était un qui jouait le rôle d’amoureux, et qui me dit qu’il avait une lettre à me remettre de Thérèse. J’ai vu un Vénitien que je connaissais qui jouait le Pantalon, trois actrices qui pouvaient plaire, un polichinelle un scaramouche16 et en plein17 tout passable. J’ai dit à D. Fastidio de me dire en un seul mot combien il prétendait par jour, lui disant que si D. Battipaglia me faisait un parti plus avantageux je lui donnerais la préférence. Il me dit alors que je devais loger vingt personnes dans six chambres au moins, lui donner une salle libre, dix lits, voyages payés, et trente ducats de Naples18 par jour. Me faisant cette proposition il me fit passer un livret où il y avait le répertoire de toutes les comédies qu’il pouvait faire jouer à sa troupe, dépendant toujours de mes ordres pour le choix des pièces.

[45r] Songeant alors à Marine qui aurait dû aller se purger au lazaret, si je ne prenais pas la troupe de D. Fastidio, je lui ai dit d’aller faire l’écriture19, et que je voulais partir d’abord ; mais il arriva une plaisante scène. D. Battipaglia appela Marine petite p….. lui disant qu’elle était entrée en contumace d’accord avec D. Fastidio pour m’obliger à prendre sa troupe. Petrone, et D. Fastidio le tirèrent dehors, et ils se battirent à coups de poing. Petrone un quart d’heure après vint me porter la lettre de Thérèse, qui devenait riche ruinant le duc, et qui toujours constante m’attendait à Naples.

Vers le soir je suis parti d’Otranto avec vingt comédiens, et six grandes caisses, où ils avaient tout ce qui leur était nécessaire pour jouer leurs farces. Un petit vent du midi qui soufflait à mon départ m’aurait conduit à Corfou en dix heures, si au bout d’une heure mon carabouchiri ne m’eût dit qu’il voyait au clair de Lune un vaisseau qui étant corsaire pourrait s’emparer de nous. Ne voulant rien risquer, j’ai fait baisser les voiles, et je suis retourné à Otranto. À la pointe du jour nous partîmes avec un vent du couchant qui nous aurait conduitsh tout de même à Corfou ; mais deux heures en mer le nocher20 me dit qu’il voyait un brigantin21 qui ne pouvait être que corsaire, car il travaillait à nous mettre sous le vent22. Je lui ai dit de prendre l’hource, et d’aller à Stribord23 pour voir s’il nous suivait : il fit lai manœuvre, et le brigantin manœuvra de même. Ne pouvant plus retourner à Otranto, et n’ayant pas envie d’aller en Afrique, je devais tâcher de prendre terre à force de rames sur la plage de la Calabre dans l’endroit le plus proche. Les matelots communiquèrent leur peur aux comédiens qui commencèrent à crier, pleurer, et se recommander à quelque saint, aucun à Dieu. Les grimaces de Scaramouche, et du sérieux D. Fastidio m’auraient excité à rire sans le pressant danger. Marine seule qui ne le comprenait pas riait, et se moquait des craintes de tout le monde. Vers le soir s’étant levé un fort autan24 j’ai ordonné qu’on le prenne en poupe25 quand même il deviendrait plus fort. Pour me mettre en sûreté du corsaire je m’étais disposé à traverser le golfe. Étant allés ainsi toute la nuit j’ai pris le parti d’aller à Corfou à force de rames : j’en étais à quatre-vingts milles26. J’étais au milieu du golfe, et les felouquiers à la fin du jour n’en pouvaient plus ; mais je ne craignais plus rien. Un vent du Nord commença à souffler, et en moins d’une heure il devint si frais que nous allions à la bouline27 d’une façon effrayante. La felouque paraissait à tout moment se verser dans la mer. Je tenais moi-même la hourse à la main. Tout le monde se taisait parce que j’avais ordonné le silence sous peine de la vie ; mais les sanglots de [45v] Scaramouche devaient faire rire. Le vent étant fait28, et mon nocher étant au timon29 je ne pouvais rien craindre. À la pointe du jour nous vîmes Corfou, et nous débarquâmes au mandrache30 à neuf heures. Tout le monde fut étonné de nous voir arriver de ce côté-là.

D’abord que ma troupe fut logée, tous les jeunes officiers vinrent visiter les actrices, qu’ils trouvèrent laides, Marine exceptée, qui reçut sans se plaindre la nouvelle que je ne pouvais pas être son amant. J’étais sûr qu’elle n’en manquerait pas. Les comédiennes, qui parurent laides à tous les galants, furent trouvées jolies d’abord qu’on les vit jouer. L’actrice qui plut beaucoup fut la femme de Pantalon. M. Duodo31 gouverneur d’un vaisseau de guerre, lui ayant fait une visite, et ayant trouvé son mari intolérant lui donna des coups de canne. D. Fastidio vint me dire le lendemain que Pantalon ne voulait plus jouer, ni sa femme non plus. J’y ai remédié leur donnant une représentation32. La femme de Pantalon fut beaucoup applaudie ; mais se trouvant insultée, parce qu’en l’applaudissant le public criait bravo Duodo, elle vint se plaindre dans la loge du général, où je me tenais presque toujours. Le général pour la consoler lui dit que je lui ferais présent d’une autre représentation à la fin du carnaval ; et j’ai dû confirmer ; mais si j’ai voulu apaiser les autres acteurs j’ai dû distribuer entr’eux toutes mes dix-sept représentations. Celle que j’ai donnée à Marine qui dansait avec son frère fut en grâce de la protection de Mad. F.. Elle s’était déclarée sa protectrice d’abord qu’elle sut que M. DR. avait déjeuné avec elle dans une petite maison hors de la ville qui appartenait à M. Cazzaetti.

1745j

Cette générosité m’a coûté au moins quatre cents sequins ; mais la banque de Pharaon m’en a produit plus de mille33. Je n’ai jamais taillé, parce que je n’en avais pas le temps. Ce qui me fit admirer fut que je n’ai voulu avoir la moindre intrigue avec aucune actrice. Mad. F. me dit qu’elle ne me croyait pas si sage ; mais pendant tout le carnaval l’occupation du théâtre m’a empêché de penser à l’amour.

Ce fut au commencement du carême après le départ des comédiens que j’ai commencé à le filer tout de bon.

À onze heures du matin je parais chez elle lui demandant pourquoi elle m’avait mandé.

— Pour vous rendre les deux cents sequins que vous m’avez prêtésk si noblement. Les voilà. Je vous prie de me rendre mon billet.

— Votre billet, madame, n’est plus en mon pouvoir. Il est en dépôt sous une enveloppe bien cachetéel entre les mains du notaire XXX, qui en vertu de cette quittance ne peut remettre l’enveloppe qu’à vous-même.

Elle lit alors la quittance, et elle me demande pourquoi je ne l’avais pas gardé moi-même.

— J’eus peur, madame, qu’on me le vole ; j’eus [46r] peur de le perdre ; j’eus peur qu’on me le trouvât en cas de mort, ou de quelqu’autre accident.

— Votre procédé est certainement délicat ; mais il me semble que vous deviez garder le droit de le retirer vous-même des mains du notaire.

— Je ne pouvais pas me figurer que le cas arriverait dans lequel je me serais trouvé dans la nécessité de le retirer.

— Le cas aurait pu cependant arriver facilement. Je peux donc envoyer dire au notaire de me porter lui-même ici l’enveloppe ?

— Oui madame.

Elle envoie son adjudant, le notaire vient lui porter le dépôt ; il s’en va ; ellem décachète l’enveloppe, et elle trouve un papier, où elle ne voyait que son nom ; tout le reste était effacé avec une encre très noiren de façon qu’il était impossible de relever ce qu’il y avait d’écrit avant la rature.

— Cela, me dit-elle, démontre une façon d’agir de votre part aussi noble que délicate ; mais avouez que je ne peux pas être sûre que voilà mon billet, malgré que j’y voie mon nom.

— C’est vrai, madame, et si vous n’en êtes pas sûre, j’ai tous les torts du monde.

— J’en suis sûre, parce que je dois l’être, mais convenez que je ne pourrais pas jurer que c’est mon billet.

— J’en conviens madame.

Dans les jours suivants, elle saisissait toutes les occasions de me chicaner. Elle ne me recevait plus lorsqu’elle était en grand négligé, et pour lors je devais morfondre34 dans l’antichambre. Quand je contais quelque chose de plaisant, elle faisait semblant de ne pas comprendre en quoi consistait la plaisanterie, et souvent quand je parlais elle ne me regardait pas, et pour lors je contais mal. Assez souvent quand M. DR riait de quelque chose que j’avais dite, elle demandait de quoi il s’agissait, et étant obligé de la lui répéter, elle la trouvait plate. Si un de ses bracelets s’ouvrait, c’eût été à moi à le lui remettre ; mais point du tout, elle me disait que je n’en connaissais pas le ressort, et elle appelait la femme de chambre. Ses procédés me donnaient visiblement de l’humeur, et elle faisait semblant de ne pas s’en apercevoir. M. DR m’excitait à dire quelque chose d’agréable, et ne sachant que dire, elle disait en riant que j’avais vidé mon sac35. J’en convenais. Je séchais ; je ne savais enfin à quoi attribuer un changement d’humeur auquel je n’avais donné aucun motif. Pour me venger je pensais tous les jours à commencer à lui donner des marques ouvertes de mépris ; mais à l’occasion36 je ne pouvais pas exécuter mon projet : me trouvant seul très souvent je pleurais. M. D. R. me demanda un soir, si dans ma vie j’avais été souvent bien amoureux.

— Trois fois monseigneur.

— Toujours heureux, n’est-ce pas ?

— Toujours malheureux. La première, peut-être, parce qu’étant abbé, je n’ai jamais osé me découvrir. La seconde [46v] parce qu’un événement fatal m’a obligé à m’éloigner de l’objet que j’aimais précisément lorsque j’étais au moment dans lequel je serais parvenu. La troisième parce que la pitié que j’ai faiteo à la personne que j’aimais au lieu de la déterminer à me rendre heureux, lui fit venir envie de me guérir.

— Et quels spécifiques37 a-t-elle employés pour opérer votre guérison ?

— Elle cessa d’être aimable.

— J’entends : elle vous maltraita. Et vous attribuez cela à pitié ? Vous vous trompez.

— Certainement, ajouta Mad. F.. On a pitié de quelqu’un qu’on aime ; et on ne veut pas le guérir le rendant malheureux. Cette femme-là ne vous a jamais aimé.

— Je ne peux pas le croire madame.

— Mais êtes-vous guéri ?

— Parfaitement, car quand je me souviens d’elle je me trouve indifférent ; mais ma convalescence a duré longtemps.

— Elle a duré je pense jusqu’à ce que vous êtes devenu amoureux d’une autre.

— D’unep autre ? N’avez-vous pas entendu madame que ma troisième a été ma dernière ?

Trois ou quatre jours après, M. DR me dit, sortant de table que madame était indisposée, et seule, et qu’il ne pouvait pas aller lui tenir compagnie : il me dit d’y aller, et qu’il était sûr que je lui ferais plaisir. J’y vais, et je lui porte le compliment dans les mêmes termes. Elle était étendue sur une chaise longue. Elle me répondit sans me regarder qu’elle croyait avoir la fièvre, et qu’elle ne me disait pas de rester parce qu’elle était sûre que je m’ennuierais.

— Je ne peux m’en aller, madame, que par votre ordre absolu, et dans ce cas je passerai ces quatre heures dans votre antichambre, car M. DR m’a dit de l’attendre.

— Dans ce cas, asseyez-vous si vous voulez.

La dureté de ce style m’indignait ; mais je l’aimais ; et je ne l’avais jamais trouvée si belle. Son indisposition ne me semblait pas de commande ; elle était enflammée. Je me tenais là depuis un quart d’heure pire que muet. Après avoir bu un demi-verre de limonade elle sonna sa femme de chambre me priant de sortir un moment. Quand elle me fit rentrer elle me demanda à la fin où était allée ma gaieté.

— Si ma gaieté, madame, est allée quelque part, je crois qu’elle n’est partie que par votre ordre. Rappelez-la, et vous la reverrez toujours heureuse à votre présence.

— Que dois-je faire pour la rappeler ?

— Être la même que vous étiez à mon retour de Casopo. Je vous déplais depuis quatre mois, et ignorant par quoi je me désole.

— Je suis la même. En quoi me trouvez-vous donc différente ?

— Juste ciel ! En tout, excepté dans votre individu38. Mais j’ai pris mon parti.

— Quel est ce parti ?

[47r] — Celui de souffrir en silence, sans jamais diminuer les sentiments de respect que vous m’avez inspirés, insatiable de vous convaincre de ma parfaite soumission, toujours attentif à saisir l’occasion de vous donner des nouvelles marques de mon zèle.

— Je vous remercie ; mais je ne sais pas ce que vous pouvez souffrir en silence à cause de moi. Je m’intéresse à vous, et j’écoute toujours avec plaisir vos aventures : c’est si vrai que je suis curieuse des trois amours dont vous nous avez parlé.

En devoir d’être complaisant, j’ai inventé trois petits romans dans lesquels j’ai fait parade de sentiments, et d’amour parfait sans jamais parler de jouissance quand je voyais qu’elle s’y attendait. Délicatesse, respect, devoir y portaient toujours des obstacles ; mais un véritable amant, lui disais-je, n’a pas besoin de cette conviction39-là pour s’appeler heureux40. Je voyais qu’elle s’imaginait les choses comme elles devaient être ; mais j’observais aussi que ma réserve, et ma discrétion lui plaisaient. La connaissant bien, je ne voyais pas un moyen plus sûr pour la déterminer. Elle fit une réflexion sur la dernière dame que j’avais aiméeq, et qui en conséquence de la pitié qu’elle eut de moi se mit à l’entreprise de me guérir, qui m’est allée à l’âme ; mais j’ai fait semblant de n’y rien comprendre. S’il est vrai, me dit-elle, qu’elle vous aimait, il se peut qu’elle n’ait pas pensé à vous guérir, mais à se guérir.

Le lendemain de cette espèce de raccommodement, M. F. pria M. DR de me laisser aller à Butintro41 à la place de son adjudant qui était grièvement malade. Je devais être de retour en trois jours.

Butintro est vis-à-vis de Corfou à sept milles42 de distance. C’est l’endroit de la terre-ferme qui lui est le plus proche. Ce n’est pas un fort ; mais un village de l’Épire qu’on appelle aujourd’hui Albanie, et qui appartient aux Vénitiens. L’axiome politique que droit négligé est droit perdu fait que les Vénitiens y envoient tous les ans quatre galères, dont les galériens descendent pour couper du bois qu’ils chargent sur des barques qui le transportent à Corfou. Un détachement de troupes réglées43 forme la garnison de ces quatre galères, et en même temps escorte les galériens qui n’étant pas gardés pourraient facilement déserter, et aller se faire Turcs. Une de ces quatre galères étant celle que commandait M. F., il eut besoin d’un adjudant, et ce fut à moi qu’il pensa. J’y fus en deux heures dans la felouque de M. F.. La coupe était déjà faite. Dans les deux jours suivants le bois coupé fut embarqué, et le quatrième jour je fus de retour à Corfou, où après avoir fait ma révérence à M. F., je suis retourné chez M. DR que j’ai trouvé seul sur la terrasse. C’était le vendredi saint. Ce seigneur, que j’ai trouvé pensif plus qu’à l’ordinaire, me tint ce discours, qu’il n’est pas facile d’oublier.

[47v] — M. F., dont l’adjudant est mort hier au soir, ayant besoin d’en avoir un jusqu’au moment qu’il puisse s’en pourvoir, a pensé à vous, et m’a parlé ce matin pour que je vousr cède à lui. Je lui ai répondu que je ne me crois pas en droit de disposer de vous, et que cela étant il peut s’adresser à vous-même. Je l’ai assuré, que si vous m’en demanderez la permission je n’aurai la moindre difficulté à vous l’accorder, malgré que j’aie besoin de deux adjudants. Vous a-t-il rien dit ce matin ?

— Rien. Il m’a remercié de ce que j’ai été à Butintro sur sa galère, et voilà tout.

— Il vous parlera donc aujourd’hui. Que lui répondrez-vous ?

— Tout naturellement que je ne quitterai jamais V. E. que par votre ordre.

— Je ne vous donnerai jamais cet ordre, ainsi vous n’irez donc pas.

Dans le moment la sentinelle frappe deux coups, et voilà M. F. avec madame. Je les laisse avec M. DR, et un quart d’heure après on m’appelle. M. F. d’un ton de confiance me dit :

— N’est-il pas vrai Casanova que vous viendriez volontiers demeurer avec moi en qualité de mon adjudant ?

— S. E. donc me donne congé ?

— Point du tout, me dit M. DR, je vous laisse seulement le maître.

— Dans ce cas, je ne peux pas me déclarer ingrat.

Je suis resté là debout visiblement décontenancé, et ne cachant pas une mortification qui ne pouvait dériver que de ma situation. Tenant mes yeux contre terre je me les serais plutôt arrachés que de les élever pour regarder madame, qui devait me voir l’âme. Son mari dit froidement un moment après qu’il était vrai que chez lui étant seul j’aurais beaucoup plus d’affaires que chez M. DR, et que d’ailleurs il y avait plus d’honneur à servir le gouverneur des galéasses qu’un simple sopracomito. Casanova, ajouta Mad. F. d’un air avisé, a raison.

On parla d’autres choses, et je suis allé dans l’antichambre me jeter sur un fauteuil pour examiner ce fait, et y voir clair.

J’ai trouvé que M. F. ne pouvait m’avoir demandé à M. DR sans avoir obtenu d’avance le consentement de madame, et qu’il se pouvait même qu’il ne m’eût demandé qu’excité par elle, ce qui flattait au suprême degré ma passion. Mais mon honneur ne me permettait d’accepter cette proposition qu’étant sûr de faire un plaisir à M. DR. Comment pouvais-je donc l’accepter ? Je l’accepterai quand M. DR me dira sans biaiser qu’allant demeurer avec M. F. je lui ferai plaisir. C’est l’affaire de M. F..

À la grande procession de la nuit où à l’honneur de J.-C. mort sur la croix toute la noblesse va à pied, ce fut à moi à donner le bras à Mad. F., qui ne me dit jamais le mot. Mon amour au désespoir me fit passer dans mon lit toute la nuit sans dormir. Je craignais qu’elle n’eût pris mon refus pour une marque de mépris, et cette pensée me perçait l’âme. Le lendemain je n’ai pas pu manger, et le soir à l’assemblée je n’ai jamais parlé. Je suis allé me coucher avec des frissons, la fièvre les a suivis, et elle [48r] m’a tenu au lit tout le jour de Pâques. Le lundi, me trouvant très faible, je ne serais pas sorti de ma chambre, si un valet de Mad. F. ne fût venu me dire qu’elle voulait me parler. Je lui ai ordonné de ne lui rien dire qu’il m’avait trouvé au lit, et de l’assurer qu’elle me verrait dans une heure.

J’entre dans son cabinet ayant l’air d’un mort. Elle cherchait quelque chose avec sa femme de chambre. Elle me voit défait, et elle ne me demande pas comment je me porte. Sa servante s’en va, et pour lors elle me regarde, et elle pense un moment pour se souvenir pourquoi elle m’avait mandé. Ah oui. Vous savez que notre adjudant étant mort nous avons besoin d’en chercher un. Mon mari, qui vous aime, étant sûr que M. DR vous laisse en pleine liberté, s’est mis dans la tête que vous viendriez, si je vous demandais ce plaisir moi-même. Se trompe-t-il ? Si vous voulez venir, vous aurez cette chambre-là.

Elle me montre alors de sa fenêtre celles d’une chambre contiguë de celle où elle dormait, qui était en flanc en suivant l’angle ; de sorte que pour voir tout l’intérieur de la sienne je n’aurais pas même eu besoin de me mettre à la fenêtre. Voyant que je différais à lui répondre, elle me dit que M. DR ne m’aimera pas moins, et que me voyant tous les jours chez elle, il n’oubliera pas mes intérêts.

— Dites-moi donc. Voulez-vous venir ou non ?

— Madame je ne le peux pas.

— Vous ne le pouvez pas. C’est singulier. Asseyez-vous. Comment ne le pouvez-vous pas, tandis qu’en venant chez nous vous êtes sûr de faire un plaisir à M. DR aussi ?

— Si j’en étais sûr, je ne tarderais pas un seul instant. Tout ce que je sais de sa bouche est qu’il me laisse le maître.

— Vous craignez donc de lui faire un déplaisir venant chez nous ?

— Cela pourrait être.

— Je suis sûre que non.

— Ayez la bonté de faire qu’il me le dise.

— Et pour lors viendrez-vous ?

— Ah ! Mon Dieu !

À cette exclamation qui disait peut-être trop, ayant peur de la voir rougir, j’ai vite détourné mes yeux. Elle demanda son mantelet pour aller à la messe, et pour la première fois, descendant l’escalier, elle appuya sa main toute nue sur la mienne. Mettants ses gants, elle me demanda si j’avais la fièvre, puisque ma main était brûlante.

Sortant de l’église, je l’ai aidée à monter dans la voiture de M. DR que nous rencontrâmes par hasard ; et tout de suite je suis allé dans ma chambre pour respirer, et me livrer à toute la joie de mon âme, puisqu’enfin la démarche de Mad. F. me faisait voir clairement que j’étais aimé. Je me voyais certain que j’irais demeurer chez elle par l’ordre même de M. DR.

[48v] Qu’est-ce donc que l’amour ! J’ai beau avoir lu tout ce que des prétendus sages ont écrit sur sa nature, et j’ai beau y philosopher dessus en vieillissant que je n’accorderai jamais qu’il soit ni bagatelle, ni vanité. C’est une espèce de folie sur laquelle la philosophie n’a aucun pouvoir, une maladie à laquelle l’homme est sujet à tout âge, et qui est incurable si elle frappe dans la vieillesse. Amour indéfinissable ! Dieu de la nature ! Amertume dont rien n’est plus doux, douceur dont rien n’est plus amer. Monstre divin qu’on ne peut définir que par des paradoxes.

Le surlendemain de mon court entretien avec Mme F.t MDR m’ordonna d’aller servir M. F. sur sa galère qui devait aller à Gouïn44, où il devait s’arrêter cinq à six jours. Je fais vite mon paquet, et je vole me présenter à M. F., lui disant que j’étais enchanté de me voir à ses ordres. Il me dit qu’il en était bien aise, et nous partons sans voir madame, qui dormait encore.

Cinq jours après nous retournons à Corfou, et je l’accompagne dans sa chambre, pensant à retourner d’abord chez M. DR après lui avoir demandé s’il avait encore quelque chose à m’ordonner. Mais dans le même moment voilà M. DR en bottes, qui entre, et qui après lui avoir dit benvenuto [bienvenue] lui demande s’il avait été content de moi. Il me fait tout de suite la même question, et nous trouvant tous les deux contents, il me dit que je pouvais être sûr de lui faire plaisir poursuivant à demeurer avec lui. J’y consens avec l’air de la soumission mêlé à celui de la satisfaction, et M. F. me fait d’abord conduire dans ma chambre qui était la même que Mad. F. m’avait montrée. En moins d’une heure j’y fais transporter mon petit équipage, et vers le soir je suis allé à l’assemblée. Madame F. me voyant entrer me dit à haute voix qu’elle venait de savoir que j’étais chez elle dont45 elle était bien aise. Je lui ai fait une profonde révérence.

Me voilà donc comme la Salamandre dans le feu46 où je désirais d’être. À peine levé condamné à l’antichambre de Monsieur, souvent aux ordres de Madame, attentif, et soumis sans aucun air de prétention, dînant souvent seul avec elle, allant partout avec elle lorsque M. DR ne pouvait pas y être, logé auprès d’elle, et exposé à sa vue quand j’écrivais, et dans tous les moments, comme elle à la mienne.

Trois semaines s’écoulèrent sans que ma nouvelle installation procurât à mon feu le moindre soulagement. Tout ce que je me disais pour ne pas perdre l’espoir était que son amour n’était pas encore [49r] devenu assez fort pour subjuguer son orgueil. J’espérais tout du moment favorable, je l’attendais, j’y comptais dessus, me sentant bien déterminé à ne pas avilir l’objet que j’aimais le négligeant. L’amant qui ne sait pas prendre la fortune par les cheveux47 qu’elle porte sur le front est perdu.

Ce qui me déplaisait étaient les distinctions qu’elle me faisait en public ; tandis qu’en particulier elle en était avare : je désirais le contraire. Tout le monde me croyait heureux. Mon amour étant pur, la vanité ne s’en mêlait pas.

— Vous avez des ennemis, me dit-elle un jour ; mais prenant hier au soir votre parti je les ai fait taire.

— Ce sont des envieux, madame, auxquels, s’ils savaient tout, je ferais pitié, et dont vous pourriez me délivrer.

— Comment leur feriez-vous pitié ; et comment pourrai-je vous en délivrer ?

— Je leur ferais pitié parce que je languis, et vous m’en délivreriez me traitant mal. Personne pour lors ne me haïrait.

— Vous seriez donc moins sensible à mes mauvais traitements qu’à la haine des méchants ?

— Oui madame : pourvu que les mauvais traitements publicsu fussent compensés par vos bontés particulières ; car dans le bonheur que j’ai de vous appartenir je ne me sens animé par aucun sentiment de vanité. Qu’on me plaigne, et je suis content pourvu qu’on se trompe.

— C’est un rôle que je ne saurai jamais jouer.

Je me tenais souvent derrière les rideaux de la fenêtre la plus éloignée de celles de la chambre où elle couchait pour la voir lorsqu’elle devait croire de n’être vue de personne. J’aurais pu la voir sortir de son lit, et jouir d’elle dans mon imagination amoureuse ; et elle aurait pu accorder ce soulagement à ma flamme sans se compromettre en rien, car elle pouvait se dispenser de deviner que j’étais aux aguets. C’était cependant ce qu’elle ne faisait pas. Il me semblait qu’elle ne faisait ouvrir ses fenêtres que pour me tourmenter. Je la voyais dans son lit. Sa femme de chambre venait l’habiller se tenant devant elle d’une façon que je ne la voyais plus. Si après être sortie du lit elle se présentait à la fenêtre pour voir quel temps il faisait, elle ne regardait pas celles de ma chambre. J’étais sûr qu’elle savait que je la voyais ; mais elle ne voulait pas me donner le mince plaisir de faire un mouvement qui aurait pu me faire conjecturer qu’elle pensait à moi.

Un jour que sa femme de chambre lui coupait les bouts fourchés de ses longs cheveux, j’ai ramassé, et mis sur sa toilette tous ceux qui [49v] étaient tombés sur le parquet, excepté un petit groupe que j’ai mis dans ma poche croyant positivement qu’elle n’y eût pas pris garde. D’abord que la servante fut partie, elle me dit avec douceur,v mais un peu trop sérieusement de tirer hors de ma poche les cheveux que j’avais ramassés. J’ai trouvé cela trop fort : une rigueur pareille me parut injuste, cruelle, et déplacée. Tremblant plus encore de dépit que de colère, j’ai obéi ; mais jetant les cheveux sur sa toilette de l’air le plus dédaigneux :

— Monsieur vous vous oubliez.

— Pour le coup, madame, vous auriez pu faire semblant de ne pas voir mon larcin.

— On se gêne à faire semblant.

— Que pouviez-vous soupçonner de noir dans mon âme en conséquence de ce vol puéril ?

— Rien de noir ; mais des sentiments pour moi qu’il ne vous est pas permis d’avoir.

— Ils ne peuvent m’être défendus que par la haine, ou par l’orgueil. Ayant un cœur vous ne seriez la victime ni de l’un, ni de l’autre ; mais vous n’avez que de l’esprit, et il doit être méchant puisqu’il se plaît à humilier. Vous avez surpris mon secret ; mais en revanche je vous ai bien connue. Ma découverte me sera plus utile que la vôtre. Je deviendrai sage peut-être.

Après cette incartade48 je suis sorti, et ne m’entendant pas rappeler, je suis allé dans ma chambre, où espérant que le sommeil pourrait me calmer, je me suis déshabillé, et mis au lit. Dans des moments pareils un homme amoureux trouve l’objet qu’il aime indigne, haïssable, et méprisable. Quand on vint m’appeler à souper, je me suis dit malade ; je n’ai pas pu dormir, et curieux de voir ce qui allait m’arriver, je ne me suis pas levé, poursuivant à me dire malade quand on m’a appelé à dîner. Je fus enchanté le soir de me trouver très languissant. M. F. étant venu me voir, je m’en suis débarrassé lui disant que c’était un fort mal à la tête, auquel j’étais sujet, et duquel la diètew seule me guérissaitx.

Vers les onze heures, voilà Madame, et M. DR qui entrent chez moi.

— Qu’avez-vous ?, me dit-elle, mon pauvre Casanova.

— Un fort mal à la tête, madame, dont je serai guéri demain.

— Pourquoi voulez-vous attendre à demain ? Il faut guérir d’abord. Je vous ai ordonné un bouillon, et deux œufs frais.

— Rien madame. La diète seule peut me guérir.

— Il a raison, dit M. DR, je connais cette maladie.

Elle prit le temps que M. DR examinait un dessin qui était sur ma table pour me dire qu’elle serait charmée de me voir prendre un bouillon,y car je devais être exténué. Je lui ai répondu qu’il fallait laisser mourir [50r] ceux qui s’oubliaient vis-à-vis d’elle. Elle ne me répondit autrement que mettant dans ma main un petit paquet ; puis elle alla voir le dessin.

J’ouvre le paquet, et je sens des cheveux. Je mets tout vite sous ma couverture ; mais le sang me monte dans un instant à la tête d’une façon qui m’effraie. Je demande de l’eau fraîche. Madame vient avec M. DR., et sont surpris de me voir enflammé tandis qu’il n’y avait qu’un moment que je ressemblais à un mort. Elle met dans l’eau que j’allais boire un peu d’eau des carmes, je la bois, et je vomis dans l’instant toute l’eau mêlée à des biles. Je me trouve d’abord mieux ; et je demande à manger. Elle rit : la femme de chambre arrive avec une soupe, et deux œufs, que je mange avec avidité, puis je ris avec eux, et je leur conte à propos l’histoire de Pandolfin49. M. DR. croyait de voir un miracle, et je voyais dans la figure de madame l’amour, la pitié, et le repentir. Sans la présence de MDR c’eût été le moment de mon bonheur ; mais je me sentais certain qu’il n’était que différé. Après les avoir amusés une demi-heure avec des jolis contes, M. DR dit à madame que s’il ne m’avait vu vomir, il croirait que ma maladie avait été feinte, car, selon lui, il n’était pas possible de passer si rapidement de la tristesse à la gaieté.

— C’est la vertu de mon eau, dit madame me regardant, et je vais vous laisser mon flacon.

— Emportez-le, madame, car sans votre présence l’eau n’a pas de vertu.

— Et je le crois aussi, dit monsieur. Ainsi je vous laisse ici avec le malade.

— Non non. Il faut le laisser dormir.

J’ai dormi profondément ; mais avec elle, dans un seul songe, si fort, que la réalité n’aurait pas pu être plus délicieuse. Je me trouvais très avancé. Trente-quatre heures de diète m’avaient fait gagner le droit de lui parler d’amour ouvertement. Le don de ses cheveux ne pouvait me dire autre chose sinon qu’elle était contente que je poursuivisse à l’aimer.

Le lendemain après m’être présenté à M. F., je suis allé m’asseoir chez la femme de chambre parce que madame dormait encore. J’eus le plaisir de l’entendre rire quand elle sut que j’étais là. Elle me fitz entrer pour me dire, sans me donner le temps de lui faire le moindre compliment, qu’elle était charmée de me voir en bonne santé, et que je devais aller souhaiter le bonjour de sa part à M. DR.

Ce n’est pas seulement aux yeux d’un amant qu’une belle femme est cent fois plus attrayante lorsque le sommeil la quitte qu’après une toilette, mais à ceux de tout le monde qui peut la voir dans ce moment-là. Mad. F. me disant de m’en aller inonda mon âme des rayons qui sortaient de sa divine figure avec la même rapidité que ceux du Soleil répandent la lumière dans l’univers. Malgré cela plus une femme est belle plus elle est attachée à sa toilette. On veut toujours avoir davantage de ce qu’on a. Dans l’ordre que Mad. F. m’a donné de la laisser, j’ai trouvé la certitude de mon [50v] bonheur imminent. Elle m’a renvoyé, me suis-je dit, parce qu’elle a prévu que restant seul avec elle, j’aurais sollicité un salaire ou pour le moins des arrhes qu’elle n’aurait pas su me refuser.

Riche de ses cheveux, j’ai consulté l’esprit de mon amour pour savoir ce que j’en ferais. Pour réparer la faute qu’elle avait faite de me priver des petites coupures que j’avais ramassées, elle m’en a donné une assez grande quantité pour en faire une tresse. Ils avaient une aune, et demie50 de longueur. Après avoir enfanté mon projet, je suis allé chez un confiturier juif, dont la fille brodait. Je l’ai instruite à broder en cheveux les quatre lettres initiales de nos noms sur un bracelet de satin vertaa, et j’ai employé tout le reste à faire une longue tresse, qui figurait un cordon très mince. À un des bouts il y avait un ruban noir, et à l’autre le ruban étant cousu plié en deux il formait un lacet, qui était un vrai nœud coulant excellent pour m’étrangler si l’amour m’eût réduit au désespoir. J’ai mis ce cordon à mon cou sur la peau faisant quatre fois le tour. D’une petite partie de ses mêmes cheveux j’ai fait une espèce de poudre les coupant avec des fins ciseaux en morceaux très menus. J’ai fait que le Juif les empâte à ma présence dans du sucre avec des essences d’Ambre, d’Angélique, de Vanille, d’Alkermes, et de Styrax51. Je ne suis parti que lorsqu’il fut en état de me livrer mes dragées composées de ces ingrédients. J’en ai fait faire aussi d’égales en forme, et en substance excepté qu’il n’y avait pas de cheveux. J’ai mis celles qui avaient des cheveux dans une belle boîte de cristal de roche, et les autres dans une d’écaille blonde.

Après le donab qu’elle m’avait fait de ses cheveux, je ne passais plus le temps chez elle lui faisant des contes : je ne lui parlais que de ma passion, et de mes désirs. Je lui représentais qu’elle devait me bannir de sa présence, ou me rendre heureux ; mais elle n’en convenait pas. Elle me disait que nous ne pouvions nous rendre heureux qu’en nous abstenant de violer nos devoirs. Quand je me jetais à ses pieds pour obtenir d’avance un plein pardon à la violence que j’allais lui faire, elle me tenait en frein par une force bien supérieure à celle que la plus vigoureuse de toutes les femmes aurait pu employer pour repousser les attaques de l’amant le plus entreprenant. Elle me disait sans colère, et sans ton d’empire52 avec une douceur divine, et des yeux remplis d’amour sans presque se défendre :

— Non, mon cher ami, modérez-vous, n’abusez pas de ma tendresse : je ne vous demande pas de me respecter, mais de m’épargner, puisque je vous aime.

— Vous m’aimez, et vous ne vous déterminerez jamais à nous rendre heureux ? Ce n’est ni croyable, ni naturel. Vous m’obligez à croire que [51r] vous ne m’aimez pas. Laissez que je colle pour un seul instant mes lèvres sur les vôtres ; et je vous promets de ne pas exiger davantage.

— Non ; car nos désirs deviendraient majeurs53, et nous nous trouverions encore plus malheureux.

Elle me mettait ainsi au désespoir, et elle se lamentait après qu’en compagnie on ne me trouvait plus ni le même esprit, ni la même gaieté par laquelle je lui avais tant plu à mon retour de Constantinople. MDR qui souvent, par esprit de gentillesse, me faisait la guerre, me disait que je maigrissais à vue d’œil.

Elle me dit un jour que cela lui déplaisait, car les méchants, observant la chose, pourraient juger qu’elle me traitât mal.

Singulière pensée qui semble hors de nature, et qui cependant était d’une femme amoureuse. J’en ai fait uneac idylle en églogue54, qui me fait pleurer aujourd’hui encore toutes les fois que je la lis.

— Comment ! lui dis-je. Vous reconnaissez donc l’injustice de votre procédé, puisque vous craignez que le monde la devine ? Singulière crainte d’un esprit divin qui ne peut pas se mettre d’accord avec son propre cœur amoureux. Vous seriez donc enchantée de me voir gras, et rubicond, quand même on jugerait que celaad vînt de la céleste nourriture que vous donneriez à ma tendresse ?

— Qu’on le juge, pourvu que ce ne soit pas vrai.

— Quel contraste ! Serait-il possible que je ne vous aimasse pas,ae ces contradictions me semblantaf hors de nature ? Mais vous maigrissez aussi, et je dois vous dire ce qui arrivera en conséquence de vos sophismes. Nous mourrons en peu de temps tous les deux, vous d’une consomption55, moi d’inanition, car je suis réduit à jouir de votre fantôme jour, et nuit, toujours, partout, excepté à votre présence.

À cette annonce la voyant stupéfaite, et attendrie, j’ai cru que le moment du bonheur était arrivé ; et je la serrais déjà de mon bras droit à la ceinture, et ma gauche allait s’emparer…. lorsque la sentinelle frappa deux coups. Je me rajuste, je me lève, je suis debout devant elle, M. DR entre. Pour cette fois il me trouva si gai qu’il resta avec nous jusqu’à une heure après minuit.

Mes dragées commençaient à faire du bruit. Madame, M. DR, et moi étions les seuls qui en avaient la bonbonnière pleine, j’en étais avare, et personne n’osait m’en demander, parce que j’avais dit qu’elles coûtaient cher, et il n’y avait pas à Corfou un physicien capable d’en faire l’analyse. Mais de ma boîte de cristal je n’en donnais à personne, et Mad. F. l’avait remarqué. Je ne les croyais certainement pas un philtre amoureux, ni ne croyais que des cheveux pussent les rendre plus exquises ; mais l’amour me les faisait chérir. Je jouissais pensant que je mangeais quelque chose, qui était elle.

[51v] Mad. F. en était folle. Elle disait que c’était un remède universel, et sachant d’être maîtresse de l’auteur, elle ne se souciait pas de savoir de quoi elles étaient composées ; mais ayant plusieurs fois observé que je n’en donnais que de la boîte d’écaille, et que je ne mangeais que de celles de la boîte de cristal, elle m’en demanda la raison. Je lui ai répondu, sans y penser, que dans celles que je mangeais il y avait quelque chose qui forçait à l’aimer.

— Je n’en crois rien ; maisag elles sont donc différentes de celles que je mange moi-même ?

— Elles sont égales, à cela près, que l’ingrédient qui force à vous aimer n’est que dans les miennes.

— Faites-moi le plaisir de me dire ce que c’est que cet ingrédient.

— C’est un secret que je ne peux pas vous révéler.

— Et moi je ne mangerai plus de vos dragées.

En disant cela elle se lève, elle va vider sa bonbonnière, et elle la remplit de diablotins56, puis elle boude, et elle en fait de même les jours suivants m’escamotant l’occasion de me trouver seul avec elle. Cela me chagrine ; je deviens triste ; mais je ne peux pas me résoudre à lui dire que je mange avec plaisir ses cheveux.

Quatre ou cinq jours après, elle me demande pourquoi j’étais triste.

— Parce que vous ne mangez plus de mes dragées.

— Vous êtes le maître de votre secret, et moi de manger ce que je veux.

— Voilà ce que j’ai gagné à vous faire une confidence.

En disant cela j’ouvre ma boîte de cristal, et je la vide tout entière dans ma bouche : puis je dis : Encore deux fois, et je mourrai fou d’amour pour vous. C’est ainsi que vous vous trouverez vengée de ma réserve. Adieu madame.

Elle me rappelle, elle me fait asseoir, et elle me dit de ne pas faire des folies qui la chagrineraient, car je savais qu’elle m’aimait, et qu’elle était sûre que ce n’était pas en force de ces droguesah ; et pour vous rendre certain, me dit-elle que vous n’en avez pas besoin pour que je vous aime, voici un gage de ma tendresse.

Après ces paroles, elle me présente sa bouche, et elle l’abandonne à la mienne jusqu’à ce que j’aie dû m’en détacher pour respirer. Revenu de mon extase, je me mets à ses pieds, et avec mes joues inondées de larmes de reconnaissance, je lui dis, que si elle me promettait de me pardonner j’allais lui confesser mon crime.

— Crime ? Vous m’effrayez. Je vous pardonne. Dites-moi vite, tout.

— Tout. Mes dragées sont empâtées avec vos cheveux réduits en poudre. Voici à mon bras ce bracelet, où vos cheveux écrivent [52r] nos noms, et voici à mon cou ce cordon avec lequel je m’étranglerai quand vous ne m’aimerez plus. Voilà tous mes crimes. Je n’en aurais pas commis un seul, si je ne vous adorais.

Elle rit, elle me relève, elle me dit qu’effectivement j’étais le plus criminel de tous les hommes, elle essuie mes larmes, et elle m’assure que je ne m’étranglerai jamais.

aiAprès cette conversation, dans laquelle l’amour m’a fait goûter pour la première fois le nectar d’un baiser de ma divinité j’ai eu la force de me régler vis-à-vis d’elle d’une façon toute différente. Elle me voyait ardent ; et étant peut-être brûlante, elle admirait la force que j’avais de m’abstenir de l’attaque.

— D’où vient, me dit-elle un jour, que vous êtes parvenu à vous dominer ?

— Après la douceur du baiser que vous m’avez accordé de plein gré, j’ai vu que je ne dois aspirer à rien qu’à ce qui peut venir de votre parfait consentement. Vous ne sauriez vous figurer quelle fut la douceur de ce baiser.

— Comment pourrais-je en ignorer la douceur ? Homme ingrat. Quel est celui de nous deux qui a fait ce baiser ?

— Vous avez raison, mon ange, ni l’un, ni l’autre ; c’est l’amour.

— Oui, mon cher ami, l’amour, dont les trésors sont inépuisables.

Sans plus parler alors nous nous en donnâmes à foison ; elle me tenant serré contre son sein d’une façon que n’étant pas le maître de mes bras je l’étais encore moins de mes mains. Malgré cette détresse je me sentais heureux. À la fin de cette charmante lutte je lui ai demandé si elle croyait que nous en resterions toujours là.

— Toujours, mon cher ami, jamais davantage. L’amour est un enfant qu’on doit apaiser par des badinages, une grande nourriture ne peut que le faire mourir.

— Je le connais mieux que vous. Il veut du solide ; et si on s’obstine à le lui refuser il sèche. Laissez que j’espère.

— Espérez, si vous y trouvez votre compte.

— Que ferais-je sans cela ? Je n’espérerais pas, si je ne savais que vous avez un cœur.

— À propos ! Vous souvenez-vous du jour, dans lequel, étant en colère, vous m’avez dit que je n’avais que de l’esprit, croyant de me dire une grande injure ? Ah ! Que j’ai ri après, en y pensant. Oui, mon cher, j’ai un cœur, et sans ce cœur je ne me trouverais pas maintenant heureuse. Conservons-nous donc dans le bonheur dont nous jouissons à présent, et soyons-en contents sans vouloir davantage.

Me soumettant à ses lois, et devenant toujours plus amoureux, j’espérais dans la nature, toujours à la longue plus puissante que les préjugés. Mais outre la nature la fortune aussi m’aida à parvenir. J’en ai eu l’obligation à un malheur. En voici l’histoire.

[52v] Madame F., M. DR. lui donnant le bras, se promenant dans un jardin, heurta si fort de la jambe contre le tronc d’un rosier qu’elle se fit une écorchure à la cheville de deux pouces57 de longueur. M. DR lui serra d’abord la blessure, qui saignait, avec un mouchoir, et je l’ai vue de mes fenêtres arriver à la maison dans une espèce de palanquin58 porté par deux domestiques.

Les blessures aux jambes sont très dangereuses à Corfou : si on n’en a pas grand soin, on n’en guérit pas. On est souvent obligé d’aller ailleurs pour parvenir à les cicatriser.

Le chirurgien la condamna d’abord au lit, et mon heureux emploi me condamna à être toujours par office à ses ordres. Je la voyais à tout moment ; mais les fréquentes visites dans les trois premiers jours ne me laissèrent jamaisaj seul avec elle. Le soir, après que tout le monde était parti, nous soupions, son mari se retirait, M. DR une heure après, et la décence voulait que je me retirasse aussi. Je me trouvais mieux avant la blessure : je le lui ai dit d’un ton gai ; mais le lendemain elle me procura un agrément.

Un vieux chirurgien venait tous les jours à cinq heures du matin pour soigner sa plaie, la seule femme de chambre étant présente. Quand le chirurgien venait, j’allais d’abord en bonnet de nuit chez la même femme de chambre pour être le premier à savoir comment ma divinité se portait.

Le lendemain de ma courte remontrance, la femme de chambre vint me dire d’entrer dans le moment que le chirurgien la pansait.

— Je vous prie de voir s’il est vrai que ma jambe est moins rouge.

— Pour le savoir, madame, il faudrait que je l’eusse vue hier.

— C’est vrai. J’ai des douleurs, et je crains la resipelle59.

— Ne craignez rien, madame, dit le vieux Macaon60, gardez le lit, et je suis sûr de vous guérir.

Étant alors allé à la table près de la fenêtre pour préparer un cataplasme, et la femme de chambre étant allée chercher du linge, je lui ai demandé, si dans le gras de la jambe il y avait des duretés, et si la rougeur montait en sillonnant jusqu’à la cuisse : faisant ces questions il était naturel que je les accompagnasse avec mes mains, et avec mes yeux : je n’ai ni touché des duretés, ni vu des rougeurs ; mais la tendre malade d’un air riant baissa vite la toile, me laissant cependant cueillir sur ses lèvres un baiser, [53r] dont, depuis quatre jours de diète, j’avais besoin de me rappeler la douceur. Après ce baiser, j’ai lambi61 sa blessure, croyant fermement que ma langue la lui embaumerait ; mais la femme de chambre de retour m’obligea à suspendre ce doux remède que mon amour médecin me faisait croire dans ce moment-là infaillible.

Étant resté seul avec elle enflammé de désirs, je l’ai conjurée de faire au moins le bonheur de mes yeux.

— Je ne peux pas vous cacher le plaisir que mon âme a ressenti à la vue de votre belle jambe, et d’un tiers de votre cuisse ; mais, mon ange, je me sens humilié, lorsque je trouve que mon plaisir a dépendu d’un vol.

— Il se peut que tu te trompes.

Le lendemain après le départ du chirurgien, elle me pria d’arranger son chevet, et ses coussins, et se fatiguant elle-même pour me faciliter l’ouvrage, elle prit sa couverture pour la retirer en haut. Ayant alors ma tête inclinée derrière la sienne, j’ai vu deux colonnes d’ivoire, qui formaient les côtés d’une pyramide, entre lesquelles je me serais cru heureux de pouvoir pousser dans ce moment-là mon dernier soupir. Une toile jalouse dérobait à mes yeux avides le sommet : c’était à cet angle heureux que tous mes désirs se concentraient. Ce qui satisfaisait ma joie passagère était que l’idole ne me trouvait pas trop long dans l’ouvrage d’arranger ses coussins.

Après avoir fini je me suis jeté sur un fauteuil absorbé dans le recueillement. Je contemplais cet objet divin qui sans nul art ne me procurait jamais un plaisir qui dans le même temps ne m’en promît un autre plus grand.

— À quoi pensez-vous ? me dit-elle.

— Au grand bonheur dont j’ai joui.

— Vous êtes un cruel homme.

— Non : je ne suis pas cruel, car m’aimant vous ne devez pas rougir d’être avec moi indulgente. Songez aussi que pour vous aimer parfaitement, je dois croire que ce n’est pas par surprise que j’ai vu des beautés charmantes, car si je le croyais je devrais penser qu’un vil, un lâche, un indigne pourrait avoir eu par hasard le même bonheur dont j’ai joui. Laissez que je vous sois reconnaissant de m’avoir appris ce matin combien peut me rendre heureux un seul de mes sens. Pouvez-vous être fâchée contre mes yeux ?

— Oui.

— Arrachez-les.

Dans le jour suivant, après le départ du chirurgien elle envoya sa femme de chambre faire des emplettes.

— Ah ! me dit-elle : elle oublia de me passer une chemise.

— Hélas ! Permettez que je la double62.

— Volontiers : mais songe qu’il n’est permis d’être de [53v] la partie qu’à tes seuls yeux.

— J’y consens.

Elle délace alors son corset, elle l’ôte, puis elle jette bas sa chemise, et elle me dit de lui passer la blanche. J’étais comme en extase admirant ce beau tiers de sa personne.

— Passe-moi donc ma chemise. Elle est sur la petite table.

— Où ?

— Là ; au pied du lit. Je la prendrai moi-même.

Elle se courbe alors, et s’allongeant vers la petite table, elle me laisse voir la meilleure partie de tout ce que je désirais posséder ; et elle ne se hâte pas. Je me sentais mourir. Je prends de ses mains sa chemise, et elle voit mes mains tremblantes précisément comme celles d’un paralytique. Je lui fais pitié ; mais elle n’en a que de mes yeux : elle leur abandonne tous ses charmes, et elle m’enivre par un nouveau prestige63. Je la vois attentive à se regarder, ravie d’elle-même, et d’une façon à me convaincre qu’elle se complaisait64 de sa propre beauté. Elle incline à la fin sa tête, et je lui passe sa chemise ; mais, tombant sur elle, je la serre entre mes bras, et elle me rend à la vie se laissant dévorer de baisers, et n’empêchant pas mes mains de toucher tout ce dont mes yeux n’avaient vu que la superficie. Nos bouches se collent, et nous restons là immobiles, et sans respirer jusqu’à quelques moments après notre défaillance amoureuse, insuffisante à nos désirs ; mais assez douce pour leur procurer une issue. Elle se tint de façon qu’il me fut impossible de pénétrer dans le sanctuaire ; et elle eut toujours soin de défendre à mes mains tout mouvement qui aurait pu mettre devant ses yeux ce qui l’aurait mise hors d’état de défense.

a. De biffé.

b. Orth. qu’il avait trouvé dans la dépêche qu’il avait reçu.

c. Orth. inventé.

d. Orth. éveillé.

e. En riant, je révoque l’ordre, comme MDR l’a dit. Parlez biffé : possible trace d’une différence de date de copie entre les feuillets 43 et 44, le feuillet 44 commençant par une phrase déjà écrite à la fin du feuillet 43.

f. Et on me permettait de faire biffé.

g. Le manuscrit porte un point-virgule que nous remplaçons par une virgule.

h. Orth. conduit.

i. Orth. le.

j. Date donnée dans la marge gauche, 1745 corrigeant 1744 biffé.

k. Orth. prêté.

l. Orth. un enveloppe bien cacheté (en italien, involucro est masculin).

m. Ouvre biffé.

n. Orth. un encre très noir (en italien, inchiostro est masculin).

o. Orth. fait.

p. Orth. d’un.

q. Orth. aimé.

r. Accorde biffé.

s. Un ou deux mots biffés, illisibles.

t. Monsieur biffé.

u. Orth. publiques.

v. Le manuscrit porte un point-virgule que nous remplaçons par une virgule.

w. Soulait biffé (du verbe « souloir », archaïque au temps de Casanova : « Avoir coutume. Il soulait dire. Il soulait faire. Il est vieux, et il ne s’est guère dit qu’à l’imparfait » (Acad. 1762).

x. Guérir est corrigé en guérissait par surcharge.

y. Quand biffé.

z. Dire d’ biffé.

aa. Orth. verd (en italien : verde).

ab. Que j’avais biffé.

ac. Orth. un (en italien, idillio est masculin).

ad. Vient puis viendrait biffés.

ae. Puisque biffé.

af. Me semblant corrige me semblent par surcharge.

ag. Ce ne sont donc pas les mêmes.

ah. Amatoires biffé. Il peut s’agir d’un italianisme (forgé sur amatorio : d’amour) ou d’un latinisme : Casanova connaissait l’Ars amatoria (Art d’aimer) d’Ovide.

ai. Depuis biffé.

aj. Être biffé.

CHAPITRE V

Horrible malheur qui m’opprime. Refroidissementa de l’amour. Mon départ de Corfou. Mon retour à Venise. Je quitte le service. Je deviens joueur de violon.

Sa plaie se cicatrisait, et le temps approchait que sortant de son lit, elle devait retourner à ses anciennes habitudes.

Monsieur Renier1 commandant général des galères avait ordonné une revue à Gouÿn. M. F. y était allé la veille, et m’avait ordonné de partir de bonne heure dans la felouque. Soupant seul avec madame, je me plaignais de ce que je ne la verrais pas le lendemain. Vengeons-nous, me dit-elle, et passons la nuit à causer. Allez dans votre chambre, et revenez ici par la chambre de mon mari, dont voici les clefs. Venez-y d’abord que vous verrez de vos fenêtres que ma femme de chambre m’a laissée.

J’exécute son ordre à la lettre, et nous voilà l’un vis-à-vis de l’autre avec cinq heures devant nous. Nous étions dans le mois de Juin, la chaleur était brûlante ; elle était couchée ; je vais la serrer entre mes bras, elle me serre entre les siens ; mais exerçant sur elle-même la plus cruelle de toutes les tyrannies, elle croit que je ne peux pas me plaindre si je me trouve à sa même condition. Mes remontrances, mes prières, toutes les paroles que j’emploie sont vaines ; l’amour doit souffrir que nous le tenions en bride, et rire qu’en dépit de la dure loi que nous lui imposions nous ne parvenions pas moins à la douce crise qui le calme.

Après le ravissement, nos yeux, nos bouches s’ouvrent dans le même instant, et nos têtes s’éloignent l’une de l’autre pour jouir du caractère de la satisfaction qui devait briller sur nos physionomies. Nos désirs allaient renaître, et nous nous disposions à leur faire raison, lorsque je la vois jeter un coup d’œil sur mon état d’innocence entièrement exposé à sa vue : elle semble se fâcher ; et après avoir jeté loin d’elle tout ce qui ne pouvait que rendre plus incommode la chaleur, et diminuer mon plaisir, elle s’élance contre moi. J’ai cru de voir quelque chose de plus qu’une fureur : j’ai vu un acharnement. Je crois que c’est le moment, je partage sa fureur, il n’est pas possible que force humaine puisse la serrer davantage ; mais dans le moment décisif elle escrime2, elle m’esquive, et douce, et riante elle accourt avec une main qui me semble de glace assouvir mon feu, qui entravé dans l’explosion pouvait faire craindre des ravages.

[58v] — Ma chère amie ; tu es toute en nage.

— Essuie-moi.

— Dieu ! que de charmes ! Le plaisir suprême m’a causé une mort subite, dont tu n’as pas partagé les délices. Laisse donc, glorieux objet de mes vœux, que je te rende entièrement heureuse. L’amour ne me conserve en vie que pour me rendre maître de mourir encore ; mais pas ailleurs que dans ce paradis, où tu me défends toujours l’entrée.

— Ah ! mon cher ami ! Il y a là une fournaise. Comment peut ton doigt y tenir sans qu’un feu qui me dévore ne le brûle ? Ah ! Mon ami ! Cesse. Serre-moi de toute ta force. Mets-toi près du tombeau ; mais n’aie garde de t’y enterrer. Tu es le maître d’y substituer tout ce que j’ai, mon cœur, mon âme. Dieux ! Elle part. Prends-la dans tes lèvres, et donne-moi la tienne3.

Le temps du silence fut un peu plus long ; mais l’imperfection de cette jouissance me désolait.

— Comment peux-tu t’en plaindre, me disait-elle, tandis que cette abstinence rend notre amour immortel. Je t’aimais il y a un quart d’heure, et dans ce moment je t’aime encore davantage : je t’aimerais moins si tu avais épuisé toute ma joie mettant le comble à tous mes désirs.

— Tu t’abuses, ma chère amie, les désirs ne sont que des véritables peines : peines qui nous tueraient, si l’espérance ne mitigeait4 leur force meurtrière. Les peines de l’enfer, crois-moi, ne peuvent consister qu’en vains désirs.

— Mais les désirs vont toujours avec l’espérance.

— Non. À l’enfer il n’y a pas d’espérance5.

— Il n’y a pas donc des désirs, car il est impossible, quand on n’est pas fou, de désirer sans espérer.

— bRéponds-moi donc. Si tu désires d’être toute à moi, et si tu l’espères, comment peux-tu mettre un obstacle à ton propre espoir ? Tu dois finir, ma chère amie, de t’aveugler avec des sophismes. Rendons-nous entièrement heureux, et soyons sûrs qu’autant de fois nous comblerons nos désirs par la jouissance, autant de fois ils renaîtront.

— Ce que je vois me rend convaincue du contraire. Te voilà vivant. T’étant enterré dans le fatal tombeau, je sais par expérience que tu n’auraisc pas l’apparence de vie, ou que tu ne l’aurais qu’après des longs intervalles.

— Ah !, ma chère amie ! Cesse, cesse, je te prie, de croire à ton expérience. Tu n’as jamais connu l’amour. Ceci, que tu appelles son tombeau, est sa maison de délices : la seule dont le séjour peut le rendre immortel. C’est enfin son vrai paradis. Laisse que j’y entre, mon ange, et je te promets d’y mourir ; mais tu apprendras alors qu’il y a une grande différence de la mort de l’amour à celle de l’Hymen. Celui-ci meurt pour se [59r] débarrasser de la vie, tandis que l’amour ne se plaît à expirer que pour en jouir. Sors de l’abus, ma charmante amie, et sois certaine qu’après que nous aurons entièrement joui de nous-mêmes nous nous aimerons encore davantage.

— Fort bien. Je veux bien croire ce que tu dis ; mais différons. Livrons-nous en attendant à tous les badinages qui peuvent flatter nos sens ; lâchons la bride à toutes nos facultés. Dévore-moi ; mais laisse aussi que je fasse de toi tout ce que je veux ; et si cette nuit nous paraîtra trop courte nous le souffrirons en paix demain dans la certitude que notre amour saura nous en procurer une nouvelle.

— Et si notre mutuelle tendresse vient à se découvrir ?

— Est-ce que nous en faisons un mystère ? Tout le monde voit que nous nous aimons ; et ceux qui pensent que nous ne nous rendons pas heureux sont précisément ceux que nous devrions craindre s’ils pensaient le contraire. Tâchons seulement qu’ils ne parviennent jamais à nous surprendre dans l’actualité du crime6 ; mais le ciel, et la nature sont en devoir de nous protéger, quand on aime comme nous aimons on n’est pas coupable7.

Depuis que je me connais, je me suis trouvée toujours transportée par la volupté amoureuse. Quand je voyais un homme, j’étais enchantée de voir l’être qui était la moitié de mon espèce né pour moi, moi étant faite pour lui, me tardant d’y être jointe par le nœud du mariage. Je croyais que ce qu’on appelled amour venait après l’union ; et je fus surprise que mon mari me faisant devenir femme ne m’ait fait connaître la chose que par une douleur qui ne fut compensée par aucun plaisir. J’ai trouvé que mon imagination au couvent m’était d’une plus grande ressource. Il est arrivé de là que nous ne sommes devenus que bons amis, très froids, couchant rarement ensemble, et point curieux l’un de l’autre ; malgré cela assez d’accord, puisque quand il veut de moi je suis toujours à ses ordres ; mais comme la pitance n’est pas assaisonnée par l’amour, il la trouve insipide : aussi ne la demande-t-il que lorsqu’il croit en avoir besoin. D’abord que je me suis aperçue que tu m’aimais, j’en fus bien aise, et je t’ai fourni toutes les occasions de devenir toujours plus amoureux sûre de mon côté que je ne t’aimerais jamais ; mais quand j’ai vu que je m’étais trompée, et que je devenais amoureuse aussi j’ai commencé à te maltraiter, comme pour te punir de m’avoir renduee sensible. Ta patience, et ta résistance m’ont étonnée en même temps que fait reconnaître mon tort, et après le premier baiser je ne me suis plus trouvée maîtresse de moi-même. Je ne savais pas qu’un baiser pouvait être d’une si grande conséquence. Je fus convaincue que je ne pouvais me faire heureuse qu’enf te rendant heureux. Cela m’a flattée, et plu, et j’ai reconnu principalement dans cette nuit que je ne le suis qu’autant que je vois que tu l’es.

— C’est, ma chère amie, le plus délicat de tous les [59v] sentiments de l’amour ; mais tu ne me rendras jamais parfaitement heureux que lorsque tu te détermineras à me loger ici.

— Ici pas ; mais tu es le maître des avenues, et des pavillons. gQue n’en ai-je cent !

Nous avons passé le reste de la nuit en nous livrant à toutes les fureurs auxquelles nos désirs irrités nous excitaient ; et de ma part consentant à toutes celles auxquelles c’était elle qui m’incitait espérant toujours en vain de se trouver dédommagée de son abstinence.

À la première lueur du jour j’ai dû la quitter pour aller à Gouÿn ; et elle pleura de joie voyant que je la quittais en conquérant. Elle croyait que cela n’était pas en nature.

Après cette nuit si opulente en délices, dix à douze jours s’écoulèrent sans que nous pussions trouver le temps d’éteindre la moindre étincelle du feu qui nous brûlait, lorsqu’il arriva le fatal accident qui me précipita.

M. F. après souper, et après le départ de M. DR, dit à sa femme à ma présence qu’après avoir écrit deux petites lettres il irait coucher avec elle. À peine sorti, elle s’assied sur le pied du lit ; elle me regarde, je tombe entre ses bras brûlant d’amour, elle se livre, elle me laisse pénétrer dans le sanctuaire, et mon âme enfin nage dans le bonheur ; mais elle ne me garde qu’un seul instant. Elle ne me laisse pas un seul moment l’inexplicable plaisir de me reconnaître en possession du trésor : elle se retire soudain me repoussant, elle se relève, et elle va se jeter d’un air éperdu sur un fauteuil. Immobile, et étonné, je la regarde en tremblant pour comprendre d’où ce mouvement contre nature pouvait dériver, et je l’entends me dire, me regardant avec des yeux flamboyants d’amour :

— Mon cher ami, nous allions nous perdre.

— Quoi perdre ! Vous m’avez tué. Hélas ! Je sens que je me meurs. Vous ne me verrez, peut-être, plus.

Après ces paroles, je sors de sa chambre, puis de la maison, et je m’achemine à l’esplanade pour chercher l’air frais, me sentant positivement mourir. L’homme qui ne connaît pas par expérience la cruauté d’un moment pareil ne peut pas se le figurer ; et je ne saurais en faire la description.

[60r] Dans le trouble affreux où j’étais, je m’entends appeler d’une fenêtre ; je réponds, je m’approche, et au beau clair de Lune, je vois sur son balcon Melulla.

— Que faites-vous là, lui dis-je, à cette heure ?

— Je suis seule, et je n’ai pas envie d’aller me coucher. Montez donc un moment.

Cette Melulla était une courtisane Zantiote8, qui par sa beauté extraordinaire enchantait depuis quatre mois tout Corfou. Tous ceux qui l’avaient vue célébraient ses charmes : on ne parlait que d’elle. Je l’avais vue plusieurs fois, et quoique belle je l’aurais trouvée inférieure à Mad. F. quand même je n’en aurais pas été amoureux. Dans l’année 1790 à Dresde j’ai vu une femme, qui me parut le vrai portrait de Melulla. Elle s’appelait Magnus. Deux ou trois ans après, elle est morte.

Elle me conduit dans un cabinet voluptueux, où après m’avoir reproché que j’étais le seul qui n’était jamais allé la voir, le seul qui l’avait mépriséeh, et le seul qu’elle aurait voulu avoir pour ami, elle me dit qu’elle me tenait, que je ne lui échapperais pas, et qu’elle allait se venger. Ma froideur ne la démonte pas. Docte dans son métier, elle m’étale ses charmes, elle s’empare de moi, et comme un lâche je me laisse entraîner dans le précipice. Ses beautés étaient cent fois au-dessous de celles que possédait la divine femme que j’outrageais ; mais l’indigne que l’enfer avait placé là, pour accomplir à9 ma noire destinée me livra assaut dans un moment où ce qui venait de m’arriver ne me permettait plus d’être mon maître.

Ce ne fut ni amour, ni imagination, ni mérite de l’objet qui n’était certainement pas digne de me posséder qui me fit prévariquer10 ; mais indolence, faiblesse, et condescendance11 dans un moment où mon ange m’avait déplu par un caprice qui si je n’avais pas été un scélérat indigne d’elle aurait dû m’en rendre doublement amoureux. Melulla, sûre de m’avoir plu, me laissa partiri deux heures après, refusant absolument les monnaies d’or que j’ai voulu lui donner.

[60v] Je suis allé me coucher la détestant, et me haïssant. Après avoir passé quatre heures à mal dormir, je m’habille, et vais chez monsieur qui m’avait fait appeler. Je m’acquitte de sa commission, je retourne à la maison, j’entre chez madame, je la vois à sa toilette, et je lui donne le bonjour dans le miroir. Je vois sur sa figure la gaieté, et le calme de la candeur, et de l’innocence. Ses beaux yeux rencontrent les miens, et je vois tout d’un coup sa céleste physionomie obscurcie par un nuage de tristesse. Elle baisse ses paupières ; elle ne dit rien ; un moment après, elle les relève, et elle me fixe comme pour me reconnaître, et lire dans mon âme. Elle s’abandonne après au silence qu’elle ne rompt que d’abord qu’elle se trouve seule avec moi.

Point de fiction12, mon cher ami, ni de ma part, ni de la vôtre. Je suis restée affligée hier au soir quand vous êtes parti ; car j’ai compris que ce que j’avais fait pouvait opérer sur le tempérament d’un homme un bouleversementj dangereux. Aussi me suis-je déterminée pour l’avenir à ne rien faire que bien. Je me suis figuré que vous alliez prendre l’air, et je ne vous ai pas condamné. Pour m’en assurer, je suis allée à la fenêtre, et je m’y suis tenue une heure entière sans jamais voir de lumière dans votre chambre. Monsieur étant venu, j’ai dû aller me coucher avec le chagrin d’être certaine que vous n’étiez pas chez vous. Fâchée de ce que j’avais fait et toujours amoureuse je n’ai dormi que peu, et mal. Ce matin, monsieur ordonna à un bas officier de vous dire qu’il avait besoin de vous parler, et je l’ai entendu lui répondre que vous dormiez parce que vous étiez rentré tard. Je ne suis pas jalouse, car je sais que vous ne sauriez aimer que moi.

Ce matin, dans le moment que pensant à vous, je me disposais à vous faire connaître mon repentir, je vous entends entrer chez moi, je vous regarde, et en vérité, il me semble de voir un autre homme. Je vous examine encore, et mon âme malgré moi lit sur votre figure que vous êtes coupable pour m’avoir, je ne sais pas de quelle façon, offensée, outragée. Dites-moi actuellement, mon cher ami, si j’ai bien lu ; dites-moi au nom de l’amour la vérité ; et si vous m’avez trahie dites-le-moi sans détour. En devoir de me reconnaître pour cause de tout, c’est à moi que je ne pardonnerai pas ; mais pour vous ; vous êtes sûr de votre pardon.

[61r] Dans toute ma vie je me suis trouvé souvent dans la dure nécessité de dire quelque mensonge aux femmes que j’aimais ; mais pouvais-je après ce discours avoir une âme honnête, et mentir à cet ange ? J’ai pu si peu lui mentir que surpris par le sentiment je n’ai pu lui répondre qu’après avoir essuyé mes larmes.

— Mon cher ami, tu pleures. Dis-moi vite, si tu m’as rendue malheureuse. Quelle noire vengeance as-tu pu exécuter contre moi tout à fait incapable de t’offenser ? Je ne peux t’avoir causé du chagrin que dans l’innocence de mon cœur amoureux.

— Je n’ai pas pensé à me venger, car mon cœur n’a jamais cessé de vousk adorer. C’est contre moi que ma lâcheté m’a entraîné à commettre un crime qui me rend indigne de vos bontés pour tout le reste de ma vie.

— Tu t’es donné à quelque malheureuse.

— J’ai passé deux heures dans une débauche, où mon âme ne s’est trouvée que pour être témoin de ma tristesse, de mes remords, et de mon tort.

— Triste, et accablé de remords ! Je le crois. C’est ma faute, mon cher ami, c’est moi qui dois t’en demander pardon.

Voyant ses larmes, je n’ai pu plus retenir aux miennes le plus libre cours. Âme grande ! Âme divine faite pour rendre juste le plus scélérat de tous les hommes. Ayant la force de se trouver seule coupable, elle me mit en devoir d’employer tout mon esprit à la convaincre que cela ne serait jamais arrivé si elle eût trouvé en moi un homme réellement digne de sa tendresse. Et c’était vrai.

Nous passâmes la journée tranquillement renfermant dans nos cœurs toute notre tristesse. Elle voulut savoir toutes les circonstances de la pitoyable histoire ; et elle m’a assuré que nous devions tous les deux regarder cet accident comme fatal, car cela, disait-elle, serait arrivé de même à l’homme le plus sage. lNe me trouvant qu’à plaindre, elle ne devait pas pour cela m’aimer moins. Nous étions sûrs que nous saisirions le premier moment pour nous renouveler les marques de la même tendresse. Mais le ciel souvent juste ne l’a pas permis. Il m’avait condamné, et je devais en subir la punition.

Le troisième jour, sortant de mon lit, je sens quelque chose qui m’incommode ; une cuisson13. Je tremble, m’imaginant ce que cela pouvait être. Je veux m’éclaircir, et je reste pétrifié me voyant infecté du poison de Melulla. Les bras me tombent. Je me recouche pour me livrer à des réflexions désolantes. Mais quelle ne fut ma frayeur, lorsque j’ai réfléchi au malheur qui aurait pu m’arriver la veille ? Que seraism-je devenu, si Mad. F. pour me convaincre de sa constante tendresse [61v] m’eût entièrement accordé ses faveurs ? Qu’aurais-je fait après l’avoir renduen malheureuse pour tout le reste de ses jours ? Celui qui aurait su mon histoire aurait-il pu me condamner, si je m’étais délivré de mes remords par une mort volontaire ? Non, car un penseur ne m’aurait pas considéré comme un malheureux qui se tue par désespoir ; mais comme un juste exécuteur de la peine que mon crime aurait méritée. Il est certain que je me serais tué.

Plongé dans le chagrin, victime de cette peste pour la quatrième fois, je me disposais à un régime qui en six semaines m’aurait rendu ma santé sans que personne le sût ; mais je me trompais encore. Melulla m’avait communiqué tous les désastres de son enfer, et en huit jours j’en ai vu tous les pitoyables symptômes. J’eus pour lors besoin de me confier à un vieux docteur, qui plein d’expérience m’assura qu’il me guérirait en deux mois, et il me tint parole. Je me suis trouvé en très bonne santé au commencement de septembre, temps dans lequel je suis retourné à Venise.

La première chose, à laquelle je me suis déterminé, fut d’informer de mon malheur Mad. F.. Je ne devais pas attendre le moment, dans lequel ma confession lui aurait reproché imprudence et faiblesse. Je ne devais pas lui donner motif de réfléchir que la passion qu’elle avait conçue pour moi l’exposait à des dangers si atroces, et de quelle façon elle aurait pu lui devenir funeste. Sa tendresse m’était trop chère pour m’exposer au risque de la perdre faute de confiance en elle. Connaissant son esprit, la candeur de son âme, et la générosité avec laquelle elle ne m’avait trouvé qu’à plaindre, je devais au moins par ma sincérité lui faire voir que je méritais son estime.

Je lui ai donc fait la narration exacte de l’état où je me trouvais, lui peignant celui de mon âme quand je pensais aux affreuses conséquences que notre tendresse aurait eues, si nous nous fussions livrés à des transports amoureux depuis que je lui avais confessé mon crime. Je l’ai vue frissonner à cette réflexion, je l’ai vue pâlir, et frémir après lorsque je lui ai dit que je l’aurais vengée me donnant la mort. Durant ma narration elle ne faisait qu’appeler scélérate l’infâme Melulla. Tout Corfou savait que je lui avais fait une visite, et on s’étonnait de me voiro en apparence d’homme qui se portait bien, car le nombre de jeunes gens qu’elle avait traitésp comme moi n’était pas petit.

[62r] Mais outre ma maladie j’avais plusieurs autres chagrins. C’était décidé que je retournerais à Venise enseigne comme j’en étais parti. Le provéditeur général m’avait manqué de parole parce que l’on m’avait préféré à Venise même un bâtard d’un patricien. Je me suis alors déterminé à quitter le service. Un autre encore plus fort chagrin me venait d’un total abandon de la fortune. Pour tempérer mes ennuis14 je me suis donné au jeu, et je perdais tous les jours. Depuis le moment que j’ai eu la lâcheté de me donner à Melulla toutes les malédictions sont venues m’accabler. La dernière que cependant j’ai reçueq comme un coup de grâce15 fut que huit à dix jours avant le départ de toute l’armée M. DR me reprit avec lui. M. F. avait dû se pourvoir d’un nouvel adjudant. Mad. F. me dit avec un air d’affliction qu’à Venise nous ne pourrions pas nous voir par plusieurs raisons. Je l’ai priée de ne pas me les dire étant sûr de ne pouvoir les trouver que mortifiantes. Je lui ai vu l’âme un jour qu’elle me dit que je lui faisais pitié. Elle ne pouvait avoir ce sentiment que ne m’aimant plus : et d’ailleurs le mépris ne manque jamais de se trouver à la suiter du triste sentiment de la pitié. Depuis ce moment-là je ne me suis plus trouvé seul avec elle. L’aimant encore, je l’aurais facilement faits rougir lui reprochant la trop grande facilité avec laquelle elle était guérie de sa passion. À peine arrivée à Venise elle devint amoureuse de M. FR.16 ; et elle l’aima constamment jusqu’à ce qu’il mourût d’une ptise17. Elle devint aveugle vingt après, et je crois qu’elle vit encore.

Dans les deux derniers mois que j’ai vécu à Corfou j’ai vu quelque chose qui mérite d’être mis sous les yeux de l’âme de mes chers lecteurs. J’ai appris ce que c’était un homme en guignon18.

Avant d’avoir connu Melulle je me portais bien, j’étais riche, heureux au jeu, sage, aimé de tout le monde, et adoré de la plus jolie de toutes les dames de la ville. Quand je parlais tout le monde se rangeait de mon côté. Après avoirt connu cette fatale créature j’ai rapidement perdu, santé, argent, crédit, bonne humeur, considération, esprit, et faculté de m’expliquer, car je ne persuadais plus, outre cela l’ascendant que j’avais sur l’esprit de Mad. F., qui presque sans s’en apercevoir devint par rapport à tout ce qui me regardait la plus indifférente de toutes les femmes. Je suis parti sans argent, et après avoir vendu ou laissé [62v] en gage tout ce que j’avais. Outre cela j’ai fait des dettes que je n’ai jamais pensé à payer, non pas par mauvaise volonté, mais par insouciance. Ce que j’ai trouvé singulier fut que quand on m’a vu maigri, et sans argent on ne me donna plus aucune marque d’estime. On ne m’écoutait pas quand je parlais, ou on trouvait plat tout ce qu’on aurait trouvé spirituel, si j’avais été encore riche. Nam bene nummatum decorat Suadela, Venusque [Car Persuasion et Vénus parent quiconque a des écus]19. On m’évitait comme si le guignon qui m’accablait avait été épidémique ; et on avait peut-être raison.

Nous partîmes à la fin de Septembre cinq galères, deux galéasses, et plusieurs petits bâtiments sous le commandement de M. Renier, allant le long des côtes de la mer Adriatique au nord du golfe très riche en ports de ce côté-là, comme pauvre du côté opposé. Nous prenions port tous les soirs, et par conséquent je voyais tous les jours Mad. F., qui venait avec son mari souper sur la galéasse. Notre voyage fut très heureux. Nous jetâmes l’ancre au port de Venise le 14 d’octobre, et après avoir fait la quarantaine sur la galéasse nous en sortîmes le 25 de novembreu, et deux mois après les galéasses furent supprimées. C’était un bâtiment de très ancienne institution, dont l’entretien coûtait beaucoup, et dont on ne voyait plus l’utilité. La galéasse avait le corps d’une frégate20, et les bancs à guise de galère, où cinq cents galériens voguaient quand il n’y avait pas de vent.

Avant que cette sage suppression se fît, il y eut des grands débats au sénat. Ceux qui s’opposaient alléguaient plusieurs raisons dont la plus forte était qu’il fallait respecter, et conserver tout ce qui était vieux. Cette raison qui paraît ridicule est cependant celle qui a le plus de force dans toutes les républiques. Il n’y a point de république qui ne tremble au seul nom de nouveauté non seulement de ce qui est important, mais dans le frivole aussi. Miranturque nihil nisi quod Libitina sacravit [Et ils n’admirent rien que ce que Libitine a consacré]21. La superstition est toujours de la partie22.

Ce que la république de Venise ne réformera jamais sont les galères non seulement parce qu’elles lui servent beaucoup dans une mer étroite, et qu’elle a besoin de parcourir même env [65r] dépit du calme ; mais parce qu’elle ne saurait où mettre ni que faire des criminels qu’elle condamne à ramer.

Une singularité que j’ai observéew à Corfou, où il y a souvent trois mille galériens, c’est que ceux qui sont tels en conséquence de quelque crime qui leur a attiré cette condamnation sont en opprobre, tandis que les Buonavoglia23 sont d’une certaine façon respectés. Il me semblait que ç’aurait dû être tout le contraire. Les galériens d’ailleurs dans ce pays-là sont à tous égards à meilleurex condition des soldats, et jouissent de plusieurs privilèges ; d’où il s’ensuit qu’une grande quantité de soldats déserte pour aller se vendre à un sopracomito. Le capitaine de la compagnie que le soldat a désertéey doit avoir patience ; car il le réclamerait en vain. La république de Venise croyait alors d’avoir plus besoin de galériens que de soldats. Dans ce moment elle doit penser autrement. (J’écris ceci dans l’an 179724.)

Un galérien a entr’autres le privilège de pouvoir voler impunément. C’est, dit-on, le moindre des crimes qu’on doit lui pardonner. Tenez-vous sur vos gardes, dit le maître du galérien, et si vous le surprenez, battez-le, mais ne l’estropiez pas, car vous devrez me payer les cent ducats25 qu’il me coûte.

La justice même ne peut pas faire pendre un galérien criminel qu’en payant à son maître ce qu’il lui coûte.

À peine descendu à Venise, après avoir fini la quarantaine, je suis allé chez madame Orio ; mais j’ai trouvé la maison vide. Un voisin me dit que le procureur Rosa l’avait épousée, et qu’elle était allée demeurer avec lui. J’y suis allé sur-le-champ, [65v] et j’y fus très bien reçu. Elle me dit que Nanette était devenue comtesse R., et qu’elle était allée à Guastala avec son mari. Vingt-quatre ans après, j’ai vu son fils officier distingué au service de l’infant duc de Parme. Pour ce qui regardait Marton, elle s’était faite religieuse à Muran. Deux ans après elle m’écrivit une lettre, dans laquelle elle me conjurait au nom de J.C., et de la sainte vierge de ne pas aller me présenter à ses yeux. Elle m’y dit qu’elle devait me pardonner le crime que j’avais commis la séduisant, puisqu’en conséquence de ce même crime elle était sûre de faire son salut éternel passant toute sa vie à s’en repentir. Elle finit sa lettre par m’assurer qu’elle ne cessera jamais de prier Dieu pour ma conversion. Je ne l’ai plus vue ; mais elle m’a vu l’an 1754. Nous en parlerons quand nous serons là26.

J’ai trouvé madame Manzoni toujours la même. Elle m’avait prédit avant mon départ pour le Levant que je ne resteraisz pas non plus dans l’état militaire, et elle rit quand je lui ai dit que j’étais déjà déterminé à y renoncer ne pouvant pas souffrir l’injustice avec laquelle on m’avait préféré un autre contre la parole qu’on m’avait donnéeaa. Elle me demanda quel état j’embrasserai après avoir renoncé au métier de la guerre, et je lui ai répondu que j’exercerai le métier d’avocat. Elle se mit à rire, et elle me dit que c’était trop tard. Je n’avais que vingt ans.

Quand je me suis présenté à M. Grimani, je fus très bien reçu ; mais ma surprise fut grande quand lui ayant demandé où demeurait mon frère François, il me dit qu’il le tenait dans le Fort S. André là même où il m’avait fait mettre avant l’arrivée de l’évêque de Martorano.

— Dans ce Fort, me dit-il, il travaille pour le Major. Il copie des batailles de Simonetti27 que le Major lui paye : ainsi il vit, et il devient bon peintre.

— Mais il n’est pas aux arrêts ?

— C’est comme s’il y était, car il n’est pas le maître de sortir du Fort. Ce Major qui s’appelle Spiridion [66r] est un bon ami de Razzetta, qui n’a pas eu de difficulté à lui faire le plaisir d’avoir soin de votre frère.

Trouvant cela horrible, et fatal que ce Razzetta dût être le bourreau de toute ma famille, je lui demande, si ma sœur était toujours chez lui, et il me dit qu’elle était allée à Dresde pour demeurer avec sa mère.

Sortant de chez M. Grimani je vais à Fort S. André où je trouve mon frère le pinceau à la main en bonne santé ni content, ni mécontent de son sort.

— Quel crime as-tu commis, lui dis-je, pour être condamné à demeurer ici ?

— Demande cela au Major que voilà.

Le Major entre, mon frère lui dit qui je suis, je lui fais la révérence, et je lui demande de quelle autorité il tenait mon frère aux arrêts. Il me répond qu’il n’avait pas des comptes à me rendre. Je dis à mon frère de prendre son chapeau, et son manteau, et de venir dîner avec moi, et le Major se met à rire me disant que si la sentinelle le laissait passer il pourrait y aller. Je dissimule alors, et je pars tout seul déterminé à aller parler au Sage à l’écriture.

Ce fut le lendemain que je me suis présenté à son bureau, où j’ai trouvé mon cher Major Pelodoro, qui était passé au fort de Chiozza. Je l’ai informé de la plainte que je voulais porter au Sage pour ce qui regardait mon frère, et en même temps de ma résolution à me démettre de mon emploi au service. Il me répondit que d’abord que j’aurais obtenu l’agrément du Sage il me ferait vendre ma commission28 pour le même prix qu’elle m’avait coûté. Le Sage arriva, et dans une demi-heure tout fut fait. Il me promit son agrément à ma démission d’abord qu’il aurait reconnu pour capable la personne qui se présenterait, et le Major Spiridion s’étant laissé voir dans ce moment-là le Sage lui ordonna de laisser mon frère en liberté après lui avoir donné à ma présence une très forte réprimande. Je suis allé le tirer de là [66v] dans l’après dîner, et je l’ai conduit se loger avec moi à S. Luc en chambre garnie dans la rue du charbon29.

Peu de jours après je reçus ma démission, et cent sequins, et j’ai dû quitter mon uniforme.

Devant penser à entreprendre quelque métier pour gagner de quoi vivre j’ai pensé à devenir joueur de profession ; mais la fortune n’approuva pas mon projet. En moins de huit jours je me suis trouvé sans le sou ; et pour lors j’ai pris le parti de devenir joueur de violon. Le docteur Gozzi m’avait assez appris pour aller racler dans l’orchestre d’un théâtre. J’ai demandé cet emploi à M. Grimani qui m’installa d’abord dans l’orchestre de son théâtre de S. Samuel, où gagnant un écu30 par jour je pouvais suffire à moi-même. Me rendant justice je me suis absenté moi-même de toutes les compagnies du bon ton, et de toutes les maisons que je fréquentais avant de me donner à ce vil métier. Je savais qu’on devait m’appeler garnement31, et je m’en moquais. On devait me mépriser ; mais je me consolais sachant que je n’étais pas méprisable. Me voyant réduit à cela après tant de beaux titres, j’en étais honteux, mais sur cela je me gardais le secret. Je me sentais humilié ; mais pas avili. N’ayant pas renoncé à la fortune, je croyais de pouvoir encore compter sur elle. Je savais qu’elle exerce son pouvoir sur tous les mortels sans les consulter pourvu qu’ils soient jeunes : et j’étais jeune.

a. Orth. rafroidissement (italien : raffreddamento).

b. Dis-moi d’abord biffé.

c. Que biffé.

d. Union biffé.

e. Orth. rendu.

f. Me biffé.

g. Loge partout, et laisse que je me dédommage par là. biffé.

h. Orth. méprisé.

i. Une biffé.

j. Malhe[ureux ?] biffé.

k. Casanova a peut-être corrigé en t’, mais une tache d’encre rend la biffure douteuse. Comme la deuxième personne du pluriel n’est pas corrigée ensuite, nous maintenons vous.

l. Elle me trouvait à plaindre, et.

m. Orth. serai.

n. Orth. rendu.

o. Bien biffé.

p. Orth. traités, le s étant biffé.

q. Orth. reçu.

r. De la pitié biffé.

s. Orth. faite.

t. Vu biffé.

u. Orth. 9mbre. Casanova indique dans la marge gauche : 1745 (1744 biffé).

v. Les feuillets 63 et 64 sont déchirés, le texte se poursuit au feuillet 65.

w. Orth. observé.

x. Orth. meilleur.

y. Orth. déserté.

z. Orth. resterai.

aa. Orth. donné.

CHAPITRE VI

Je deviens un vrai garnement. Un grand bonheur me tire d’un état avilissant. Je deviens seigneur riche.

a. 1746a

Après une éducation faite pour m’acheminer à un état honorable, et convenable à un jeune homme qui unissait à un bon fondsb de littérature les heureuses qualités de l’esprit, et les accidentelles de la personne, qui en imposent toujours et partout, me voilà malgré cela, à l’âge de vingt ans, devenu vil suppôt d’un art sublime, dans lequel si on admire l’homme qui excelle, on méprise à juste titre le médiocre. Je me suis fait membre de l’orchestre d’un théâtre, où je ne pouvais exiger ni estime, ni considération, et où même je devais m’attendre aux risées de ceux qui m’avaient connu docteur, puis ecclésiastique, puis militaire, et vu accueilli, et fêté dans les belles, et nobles assemblées.

Tout cela m’était connu ; mais le mépris, auquel je n’aurais pas pu me maintenir indifférent, ne se laissait pas voir. Je le défiais, parce que je savais qu’il n’était dû qu’à la lâcheté, et je ne pouvais m’en reprocher aucune. Pour ce qui regardait l’estime, je laissais dormir mon ambition. Content de n’appartenir à personne, j’allais en avant sans m’embarrasser de l’avenir. Obligé à devenir ecclésiastique, et dans l’impuissance de parvenir par un chemin différent de celui de l’hypocrisie, je me serais méprisé ; et poursuivant dans le métier des armes j’aurais dû avoir une patience, dont je ne me connaissais pas susceptible. Il me semblait que l’état qu’on embrassait devait produire un gain suffisant aux besoins de la vie, et les appointements que j’aurais reçusc servant dans les troupes de la république n’auraient pas pu me suffire, car mes besoins étaient, à cause de mon éducation plus grands que ceux d’un autre. En jouant du violon je gagnais assez pour pouvoir m’entretenir sans avoir besoin de personne. Heureux ceux qui peuvent se vanter de se suffire. Mon emploi n’était pas noble ; mais je m’en moquais. En traitant tout de préjugé, j’ai pris en peu de temps toutes les habitudes de mes vils camarades. J’allais après le spectacle [70v] au cabaret avec eux, d’où nous ne sortions qu’ivres pour aller passer la nuit dans des mauvais lieux. Lorsque nous les trouvions occupés, nous obligions les occupants à décamper, et nous frustrions du pauvre salaire que la loi leur assigne les malheureuses qui s’étaient soumises à notre brutalité. Par ces violences nous nous exposions souvent aux risques les plus évidents.

Nous passions souvent les nuits en parcourant les différents quartiers de la ville inventant, et exécutant toutes les impertinences imaginables. Nous nous divertissions à délier des rivages des maisons particulières les gondoles, qui après allaient toutes seules au gré du courant de l’eau d’un côté, ou de l’autre du grand canal, nous faisant un sujet de joie des malédictions que les barcarols devaient nous donner le matin ne trouvant pas leurs gondoles là où ils les avaient attachées.

Nous allions souvent réveiller des sages-femmes les faisant habiller, et sortir pour aller accoucher des femmes qui à leur arrivée les traitaient de folles. Nous en faisions de même vis-à-vis des plus fameux médecins, dont nous troublions le repos pour les faire aller chez des seigneurs que nous leur annoncions frappés d’apoplexie ; et nous faisions sortir de leur lit des prêtres pour les faire aller recommander l’âme de personnes qui se portaient bien, et que nous leur annoncions mourantes.

Par toutes les rues où nous passions nous coupions impitoyablement toutes les cordes des sonnettes qui pendaient aux portes des maisons ; et lorsque par hasard nous trouvions une porte ouverte parce qu’on avait oublié de la fermer, nous montions les escaliers à tâtons, et nous épouvantions aux portes de leur appartement tous les dormants1 pour les avertir que la porte de la rue de leur maison était ouverte. Après cela nous partions vite en laissant la porte ouverte comme nous l’avions trouvée.

Dans une nuit très sombre nous nous déterminâmes à abattre une grande table de marbre, qui était une espèce [71r] de monument. Cette table était placée presqu’au milieu de la place de S.t Ange2. On disait qu’au temps de la guerre que la République avait soutenued contre la ligue de Cambrai3, les commissaires payaient sur cette grande table l’argent aux recrues qui s’enrôlaient pour le service de S.t Marc.

Lorsque nous pouvions entrer dans les clochers, c’était pour nous un grand plaisir que celui d’alarmer toute la paroisse par le tocsin qui annonçait le feu, ou par l’autre de couper toutes les cordes des cloches. Quand nous allions de l’autre côté du canal, au lieu d’aller tous dans une gondole, chacun de nous en prenait une, et lorsque nous descendions de l’autre côté nous nous sauvions pour nous faire suivre par les barcarols que nous n’avions pas payés.

Toute la ville se plaignait de ces impertinences nocturnes, et nous nous moquions des perquisitions4 qu’on faisait pour découvrir les perturbateurs du repos public. Nous devions garder le secret avec grand soin, car si on nous eût découvertse, on aurait pu s’amuser à nous condamner pour quelque temps tous à la galère du conseil des dix, qui est vis-à-vis des deux grandes colonnes à la petite place de S. Marc5.

Nous étions sept, et quelquefois huit, car comme j’avais beaucoup d’amitié pour mon frère François, je le mettais souvent de nos parties. Mais voilà ce qui est arrivé pour que la peur mette un frein, et même une fin à nos folies.

Dans chacune des soixante et douze paroisses de la ville de Venise il y a un grand cabaret qu’on appelle magasin, où l’on vend du vin en détail, qui est ouvert toute la nuit, et où l’on va boire à meilleur marché qu’aux autres cabarets de la ville, où l’on donne aussi à manger. On peut aussi manger au magasin en faisant venir ce qu’on veut de la [71v] boutique du charcutier qu’on trouve aussi par institution dans chaque paroisse ouverte presque toute la nuit. C’est un gargotier6 qui apprête fort mal à manger ; mais comme il donne tout à bon marché, cet établissement est très utile aux pauvres. Dans le magasin même on ne voit jamais ni noblesse, ni des bourgeois à leur aise, car on n’y voit pas la propreté. Ces lieux ne sont fréquentés que par le menu peuple. Il y a des petites chambres où il n’y a qu’une table entourée de tréteaux, au lieu de chaises.

C’était en carnaval, minuit était sonnée, nous étions huit tous masqués rôdant par la ville pensant tous à nous faire honneur avec nos camarades par l’invention de quelque impertinence de nouvelle espèce.f Passant par devant le magasin de la paroisse appelée la croix7,g il nous vient envie d’aller boire. Nous entrons, nous rôdons, et nous ne voyons personne que trois hommes pacifiques dans une chambre qui buvaient avec une assez jolie femme. Notre chef, qui était un noble vénitien d’une famille Balbi nous dit que l’opération serait belle, et nouvelle d’enlever ces pauvres buveurs séparément de la femme pour nous servir après d’elle à toute notre commodité. Il nous dit son projet en détail, nous l’approuvons, il nous concerte8, et bien couverts de nos masques nous entrons dans la chambre lui le premier, qui ôtant son masque, sûr de n’être pas pour cela connu, il dit aux trois hommes fort surpris ces paroles : Sous peine de la vie, et par ordre des chefs du conseil des dix9 venez d’abord avec nous,h sans faire le moindre bruit ; et vous la bonne ne craignez rien. On vous conduira chez vous. À peine ces paroles prononcées deux de la bande prennent la femme qu’ils conduisent d’abord où notre chef leur avait dit d’aller nous attendre, et nous nous emparons des trois hommes tous tremblants, qui pensent à tout hormis qu’à nous résister. Le garçon du magasin accourt [72r] pour être payé, et notre chef le paye lui imposant silence toujours sous peine de la vie. Nous conduisons ces trois hommes dans un grand bateau : notre chef monte en poupe, ordonnant au batelier de voguer à proue. Le batelier doit obéir sans savoir où il ira ; la route dépend du poupier10. Aucun de nous ne savait où notre chef allait conduire ces pauvres diables.

Il prend le chemin pour sortir du canal, il sort, et il arrive dans un quart d’heure à S. George11 où il fait descendre les trois prisonniers, qui se trouvent heureux de se voir laissés là, car ils devaient craindre d’être assassinés. Après cela notre chef se trouvant fatigué fait monter en poupe le batelier, et lui ordonne de nous mettre à S. Geremie12, où après l’avoir bien payé ili le laisse dans son bateau.

De S. Geremie nous allâmes à la petite place du ramier à S. Marcuola13, où mon frère avec un autre de notre bande nous attendaient dans un coin assis par terre avec la jolie femme qui pleurait.

— Ne pleurez pas notre belle, lui dit notre chef, car on ne vous fera pas de mal. Nous allons boire un coup à Rialte14, et après nous vous conduirons chez vous.

— Où est mon mari ?

— Vous le verrez chez vous demain matin.

Consolée par cette réponse, et soumise comme un mouton, elle vint avec nous à l’hôtellerie des deux épées15, où nous fîmes faire bon feu dans une chambre en haut, et où, après avoir fait porter à boire, et à manger, nous renvoyâmes le valet. Pour lors nous ôtâmes nos masques, et nous vîmes l’enlevée devenir toute humaine à la vue de nos figures, et à la façon de nos procédés. Après l’avoir bien encouragée par des paroles, et des verres de vin il lui arriva ce à quoi elle devait s’attendre. Notre chef, comme de raison, fut le premier à lui rendre ses devoirs amoureux après avoir vaincu avec beaucoup de politesse toute la répugnance qu’elle avait à lui être complaisante en présence de toute la [72v] bande. Elle prit le bon parti d’en rire, et de se laisser faire.

Mais je l’ai vue surprise, lorsque je me suis présenté pour être le second : elle crut de devoir me marquer de la reconnaissance ; et lorsqu’elle vit après moi le troisième elle ne douta plus de son heureuse destinée qui lui promettaitj tous les membres de la société. Elle ne se trompa pas. Mon frère fut le seul qui fit semblant d’être malade. Il n’avait point d’autre parti à prendre, car la loi qui existait entre nous était irrévocable en ceci que chacun devait faire ce qu’un autre faisaitk. Après ce bel exploit, nous nous remasquâmes, nous payâmes l’hôte, et nous conduisîmes cette heureuse femme à S. Job16, où elle demeurait, ne la laissant que lorsque nous la vîmes ouvrir sa porte. Nous dûmes rire tous de ce qu’elle nous remercia de la plus vraie, et de la meilleure foi du monde. Après cela nous nous débandâmes pour aller tous chez nous.

Ce ne fut que le surlendemain que cette aventure commença à faire du bruit. Le mari de cette jeune femme était un tisserand comme ses deux autres amis. Il s’unit à eux, et il présenta aux chefs du conseil des dix une plainte, dans laquelle il leur communiquait le fait dans la pure vérité, dont l’atrocité était cependant diminuée par une circonstance qui dut faire rire les trois juges, comme elle a fait rire toute la ville. L’écriture disait que les huit masques n’avaient maltraitél d’aucune façon la femme. Les deux masques qui l’avaient enlevée l’avaient conduite dans la telle place, où une heure après les six autres étant arrivés, ils étaient allés aux épées où ils avaient passém une heure à boire. Ils l’avaient après conduite chez elle, la priant d’excuser s’ils avaient voulu jouer un tour à son mari. Les trois tisserands n’avaient pu partir de l’île de S.t George qu’à la pointe du jour, et le mari retournant chez lui avait trouvé sa femme dans son lit dormant [73r] profondément, qui à son réveil lui avait conté tout le faitn. Elle ne se plaignait que de la grande peur qu’elle avait eueo, et sur cela elle demandait justice, et punition exemplaire. Tout était comique dans cette plainte, car le mari disait que les huit masques ne les auraient pas trouvés si faciles si leur chef n’avait pas prononcé le respectable nom du tribunal.

Cette plainte fit trois effets. Le premier fut de faire rire toute la ville. Le second, de faire aller tous les oisifs à S. Job pour entendre l’héroïne même à17 conter l’histoire. Le troisième de faire sortir du tribunal une sentence qui promettait cinq cents ducats18 à celui qui découvrirait les coupables, fût-ce quelqu’un même d’entre eux excepté le chef. Cette taille19 nous aurait fait trembler, si notre chef, qui seul était d’un caractère à pouvoir devenir délateur, n’avait été noble vénitien. Cette qualité de notre chef me rendait sûr que quand même quelqu’un de nous aurait été capable d’aller déclarer le fait pour gagner les cinq cents ducats, le tribunal n’aurait rien fait, puisqu’il aurait été obligé de punir un patricien. Ce traître ne se trouva pas parmi nous, malgré que nousp fussions tous pauvres. Mais nous fûmes si épouvantés que nous devînmes tous sages, et nos courses nocturnes finirent.

Trois ou quatre mois après, le chevalier Nicolas Tron20, étant inquisiteur d’état, m’étonna en me disant toute l’histoire de cette affaire, et me nommant un à un tous mes camarades.

1746q

À la moitié du printemps de l’année suivante 1746 Monsieur Girolamo Cornaro aîné de la maison Cornaro de la Reine21 épousa une fille de la famille Soranzo de S. Pol, et je fus un des joueurs de violon qui composaient un entre plusieurs orchestres dans les bals qu’on [73v] donna pour trois jours consécutifs dans le palais Soranzo à l’occasion de ce mariage.

Le troisième jour, vers la fin de la fête, une heure avant jour, je laisse l’orchestre pour aller chez moi et en descendant l’escalier, je remarque un sénateur en robe rouge22 qui allait monter dans sa gondole. Je vois une lettre qui tombe près de lui dans le moment qu’il tirait son mouchoir de sa poche. Je vais ramasser la lettre,r et rejoignant ce beau seigneur dans le moment qu’il descendait les degrés,s je la lui remets. Il me remercie ; il me demande où je demeure, je le lui dis, il veut absolument me mettre chez moi, j’acceptet la grâce qu’il voulait bien me faire, et je me mets sur la banquette près de lui.u Trois minutes après, il me prie de lui secouer le bras gauche : J’ai, me dit-il, un engourdissement si fort qu’il me semble absolument de n’avoir pas ce bras. Je le secoue de toute ma force, et je l’entends me dire avec des mots mal articulésv qu’il se sentait perdue toute la jambe aussi ;w et qu’il lui paraissait de mourir.

Tout en alarme, je tire le rideau, je prends la lanterne, je regarde sa figure, et je reste effrayé observant sa bouche qui s’était retirée vers son oreille gauche, et ses yeux mourants.

Je crie aux barcarols d’arrêter, et de me laisser descendre pour aller chercher un chirurgienx pour qu’il vienne d’abord saigner S. Ex.y qui venait certainement d’être frappé d’apoplexie.

Je descends. C’était au pont de la rue Bernard, où j’avais donné trois ans avant ce temps-là des coups de bâton à Razzetta23. Je cours au café, on m’indique la [74r] maison où demeurait un chirurgien. Je frappe fort, je crie, on vient, on réveille l’homme, je le presse, je ne permets pas qu’il s’habille, il prend son étui, et il vient avec moi dans la gondole, où il saigne le moribond, et je déchire ma chemise pour lui faire un bandage.

Nous arrivons d’abord après chez lui à S.te Marine24 ; on réveille les domestiques, on le tire hors de sa gondole, zon le porte au premier dans son appartement, on le déshabille, et on le met au lit presque mort. Je dis à un domestique d’aller vite chercher un médecin, il va, le médecin arrive, il le fait saigner de nouveau. Je me mets près de son lit, me croyant en devoir de ne plus m’en éloigner.

Une heure après, un patricien de ses amis arrive, puis j’en vois un autre, ils sont au désespoir, ils s’informent aux25 barcarols, qui leur disent que je pouvais les informer beaucoup mieux qu’eux. Ils m’interrogent, je leur dis tout ce que je savais, ils ne savent pas qui je suis, ils n’osent pas me le demander, et je ne leur dis rien. Le malade était là immobile, ne donnant autre signe de vie que par la respiration. On lui faisait des fomentations26, et le prêtre qu’on était allé chercher s’attendait à sa mort. On ne reçoit pas des visites, les deux patriciens et moi étions les seuls qui ne s’éloignaient pas de lui. Je fais avec eux un petit dîner à midi sans sortir de la chambre. Vers le soir le plus âgé des deux patriciens me dit que si j’avais des affaires je pouvais m’en aller, car ils resteraient eux-mêmes toute la nuit près du malade couchant sur des matelas qu’ils feraient porter. Je leur réponds que je dormirais sur le même fauteuil où j’étais, puisque j’étais sûr que si je partais le malade mourrait, comme j’étais certain qu’il ne pouvait pas mourir tant que je resterais là. Je les vois tous les deux étonnés de cette réponse s’entreregarder.

[74v] J’apprends d’eux-mêmes en soupant que ce seigneur ainsi mourant était M. de Bragadin27 frère unique du procurateur de ce nom. Ce Monsieur de Bragadin était illustre dans Venise tant à cause de son éloquence, et de ses talents en qualité d’homme d’état, comme à cause des galanteries qui l’avaient signalé dans sa bruyante jeunesse. Il avait fait des folies pour des femmes qui en avaient faites aussi à cause de lui ; il avait beaucoup joué, et perdu, et le procurateur son frère était son plus cruel ennemi parce qu’il s’était mis dans la tête qu’il avait tenté de l’empoisonner. Il l’avait accusé de ce crime au conseil des dix, qui huit mois après l’avait déclaré innocent avec tous les suffrages ; mais le procurateur n’avait pas pour cela changé d’avis. Cet innocent opprimé par son injuste frère, qui lui usurpait la moitié de son revenu, vivait cependant bien en aimable philosophe dans le sein de l’amitié. Il avait deux amis qui étaient ceux que je voyais là : un était de la famille Dandolo, l’autre de celle de Barbaro28 tous les deux honnêtes, et aimables comme lui. Il était beau, savant, facétieux, et du caractère le plus doux. L’âge qu’il avait alors était celui de cinquante ans29.

Le médecin qui s’était mis à l’entreprise de le guérir, qui s’appelait Ferro s’imagina par un raisonnement tout particulier de pouvoir lui faire recouvrer la santé moyennant une onction de Mercure sur la poitrine ; et on le laissa faire. L’effet rapide de ce remède pris en bonne part par les deux amis m’épouvanta. Cette rapidité paraissait dans ce qu’en moins de vingt-quatre heures le malade se trouva inquiété par une grande effervescence à la tête. Le médecin dit qu’il savait que l’onction devait faire cet effet, mais que le lendemain sa force à la tête diminuerait pour procéder dans les autres parties du corps qui avaient besoin d’être vivifiées par l’art30, et par l’équilibre de la circulation des fluides.

À minuit M. de Bragadin était tout en feu, et dans une agitation mortelle : je me lève, et je le vois avec des yeux mourants pouvant à peine respirer. Je fais lever de leurs matelas les deux amis, leur disant qu’il fallait délivrer le patient de ce qui allait le faire mourir. Sans attendre alors leur réponse, je lui découvre la poitrine, je lui lève l’emplâtre, je le lave ensuite avec de l’eau tiède, et le voilà en trois, ou quatre minutes soulagé, tranquille, et en proie du31 plus doux sommeil. Nous nous recouchâmes.

[75r] Le médecin vient de très grand matin, et se réjouit en voyant son malade en bon état. Monsieur Dandolo lui dit ce qu’on avait fait, et en conséquence de quoi le malade lui paraissait moins mal. Le médecin se plaint de la liberté qu’on a priseaa, et demande qui était celui qui avait détruit sa cure. M. de Bragadin lui dit que celui qui l’avait délivré du Mercure qui allait le tuer était un médecin qui en savait plus que lui ; et en disant cela il lui montre ma personne.

Je ne sais pas lequel de nous deux fut pour lors le plus surpris, si le médecin de voir un jeune homme qu’il n’avait jamais vu qu’on lui annonce pour plus savant que lui, ou moi qui ne savais pas de l’être. Je me tenais dans un modeste silence gêné par l’envie de rire que je retenais, tandis que le médecin me regardait, et me prenait avec raison pour un hardi charlatan qui avait osé le supplanter. Il dit froidement au malade qu’il me cédait donc sa place, et il fut pris au mot. Il part : et me voilà devenu le médecin d’un des plus illustres membres du Sénat de Venise. Dans le fond j’en fus enchanté. J’ai alors dit au malade qu’il ne fallait que du régime, et que la nature ferait tout le reste dans la belle saison à laquelle nous nous acheminions.

Le médecin Ferro congédié fut conter cette histoire par toute la ville, et comme le malade se portait tous les jours mieux, un de ses parents qui vint lui faire une visite lui dit que tout le monde s’étonnait qu’il eût choisi pour son médecin un violon de l’orchestre d’un théâtre. M. de Bragadin lui répondit en riant qu’un joueur de violon pouvait en savoir plus que tous les médecins de Venise.

Ce seigneur m’écoutait comme un oracle. Ses deux amis étonnés me prêtaient la même attention. Cette subordination m’ayant augmenté le courage, je parlais en physicien, je dogmatisais, et je citais des auteurs que je n’avais jamais lus.

Monsieur de Bragadin, qui avait la faiblesse de donner dans les sciences abstraites32, me dit un jour que pour un jeune homme il me trouvait trop savant, et que je devais par conséquent posséder quelque chose de surnaturel. Il me pria de lui dire la vérité. [75v]

Ce fut dans ce moment-là que pour ne pas choquer sa vanité lui disant qu’il se trompait, j’ai pris l’étrange expédient de lui faire en présence de ses deux amis la fausse et folle confidence que je possédais un calcul numérique par lequel moyennant une question que j’écrivais, et que je changeais en nombres, je recevais également en nombre une réponse qui m’instruisait de tout ce que je voulais savoir, et dont personne au monde n’aurait pu m’informer. Monsieur de Bragadin dit que c’était la clavicule de Salomon33, que le vulgaire appelait cabale34. Il me demanda de qui j’avais appris cette science, et m’entendant lui répondre que celui qui me l’avait apprise était un ermite qui demeurait sur la montagne de Carpegna dans le temps que j’étais aux arrêts à l’armée d’Espagne, il me dit que l’ermite à mon insu avait lié au calcul une intelligence invisible, car les nombres simples ne pouvaient pas avoir la faculté de raisonner. Tu possèdes, me dit-il, un trésor, et il ne tient qu’à toi d’en tirer le plus grand parti. Je lui ai dit, que je ne savais pas par quel chemin je pourrais en tirer ce grand parti d’autant plus que les réponses que mon calcul me donnait étant obscures, je m’en étais dégoûté tellement depuis quelque temps que je ne faisais des questions presque jamais.

— Il est cependant vrai, lui ajoutai-je, que si je n’avais pas fait ma pyramide il y a trois semaines je n’aurais pas eu le bonheur de connaître V. Ex..

— Comment cela ?

— Ayant demandé à mon oracle le second jour des fêtes dans la maison Soranzo, si je rencontreraisab quelqu’un à ce bal que je n’aurais pas voulu rencontrer, il me répondit que je devais quitter la fête à dix heures précises35. C’était une heure avant jour. J’ai obéi, et j’ai rencontré V. E..

M. de Bragadin également que ses deux amis restèrent comme pétrifiés. Monsieur Dandolo me pria alors de répondre à une question qu’il allait me faire lui-même, et dont l’interprétation [76r] n’appartiendrait qu’à lui, la chose n’étant connue que de lui. Il écrit la question, il me la donne, je la lis, je ne comprends rien à la chose, rien à la matière ; mais cela ne fait rien, il faut que je réponde. Si la demande m’est obscure au point que jeac ne pusse rien comprendre, je devais ne rien comprendre non plus dans la réponse. Je réponds donc en chiffres ordinaires quatre vers, dont lui seul pouvait être l’interprète, me montrant fort indifférent sur l’interprétation. M. Dandolo les lit, les relit, il se montre surpris, il entend tout, c’est divin, c’est unique, c’est un trésor du ciel. Les nombres ne sont que le véhicule,ad mais la réponse ne peut être que d’une intelligence immortelle. Après M. Dandolo, M. Barbaro, et M. de Bragadin aussi font des questions sur toutes les matières,ae mes réponses leur paraissent toutes divines, je leur fais compliment, et je me félicite de posséder une chose, dont je n’avais pas fait de cas jusqu’à ce moment-là, mais dont j’en ferais dans la suite voyant que je pouvais par là me rendre utile à Leurs Excellences.

Ils me demandèrent alors tous les trois d’accord en combien de temps je pourrais leur apprendre la règle de ce calcul. Je leur ai répondu que c’était l’affaire de fort peu de temps, et que je m’y prêterais malgré que l’ermite m’eût dit que si je l’apprenais à quelqu’un avant que je fusse parvenu à l’âge de cinquante ans je mourrais de mort subite trois jours après. Je ne crois pas, leur dis-je, à cette menace. M. de Bragadin alors me dit d’un ton très sérieux que je devais y croire, et aucun des trois depuis ce moment-là ne s’est plus avisé de me prier de lui apprendre à faire la cabale. Ils pensèrent que d’abord qu’ils pourraient m’attacher à eux c’était égal comme s’ils la possédaient eux-mêmes. De cette façon je suis devenu le Hiérophante36 de ces trois hommes très honnêtes, et aimables au possible ; mais non pas sages puisqu’ils donnaient tous les trois dans ce qu’on appelle les chimères des sciences : ils croyaient possible le moralement impossible. Ils se voyaient en possession, m’ayant àaf leur ordre, de la pierre philosophale, de la médecine universelle, du colloque avec les esprits élémentaires37, et toutes les intelligences célestes, et du secret de tous les cabinets de l’Europe. Ils croyaient aussi à la magie lui donnant le nom spécieux de physique occulte.

Après s’être assurés de la divinité de ma cabale par des questions sur du passé, ils établirent de se la rendre utile la consultant toujours sur le présent, et sur le futur, et il ne m’était pas difficile de deviner puisque je ne donnais jamais de réponse qui n’eût deux sens, dont l’un [76v] cependant, qui n’était connu que de moi, ne se laissait apercevoir qu’après l’événement. Ma cabale n’avait jamais tort. J’ai alors connu combien il avait été facile aux anciens prêtres du paganisme d’en imposer à l’univers ignorant, et crédule38. Mais ce qui m’a toujours étonné fut que les saints pères chrétiens, qui n’étaient pasag simples, et ignorants comme nos évangélistes, croyant de ne pouvoir pas nier la divinité des oracles, les eussent attribués au diable. Ils n’auraient pas pensé ainsi, s’ils avaient su faire la cabale. Mes trois amis ressemblaient aux saints pères : voyant la divinité de mes réponses, et n’étant pas assez méchants pour me croire un diable, ilsah croyaientai mon oracle animé par un angeaj.

Ces trois seigneurs étaient non seulement chrétiens très fidèles à leur religion ; mais dévots, et scrupuleux : ils étaient tous les trois célibataires, et tous les trois devenus ennemis irréconciliables des femmes après y avoir renoncé. C’était selon eux la condition principale que les esprits élémentaires exigeaient de tous ceux qui voulaient avoir un commerce avec eux. L’un excluait l’autre.

Ce qui me parut fort singulier au commencement de ma connaissance avec ces troisak patriciens fut qu’ils avaient foncièrement ce qu’on appelle de l’esprit. Mais l’esprit préoccupé39 raisonne mal, et il s’agit de raisonner bien. Je riais souvent en moi-même les entendant parler des mystères de notre religion en se moquant de ceux qui étaient bornés dans leurs facultés intellectuelles au point de trouver ces mêmes mystères incompréhensibles. L’incarnation du verbe était une petite bagatelle pour Dieu ; et la résurrection était si peu de chose qu’elle ne leur paraissait pas prodigieuse, car la chair étant l’accessoire, et Dieu ne pouvant pas être mort, J. C. devait naturellement ressusciter. Pour ce qui regarde l’Eucharistie, la présence réelle, la transsubstantiation étaient pour eux tout ce qu’il y avait (praemissis concessis [les prémisses étant accordées]) de plus évident. Ils allaient tous les huit jours à confesse sans être nullement embarrassés vis-à-vis de leurs confesseurs, dont ils plaignaient l’ignorance. Ils ne se croyaient obligés de lui rendre compte que de ce [77r] qu’ils croyaient être un péché ; et en cela ils raisonnaient très juste.

Avec ces trois originaux respectables par leur probité, par leur naissance, par leur crédit, et par leur âge je me plaisais infiniment, malgré qu’insatiables de savoir ils me tinssent souvent occupé huit à dix heures par jour enfermés tous les quatre, et inaccessibles à tout le monde. Je les ai rendus mes amis intimes leur contant l’histoire de tout ce qui m’était arrivé jusqu’alors dans ma vie ; et assez sincèrement quoique non pas avec toutes les circonstances comme je viens de l’écrire pour ne pas leur faire faire des péchés mortels.

Je sais que je les ai trompés, et que par conséquent je n’en ai pas agi avec eux en honnête homme dans toute la signification du terme40 ; mais si mon lecteur a l’esprit du monde je le prie de faire quelques réflexions avant de me croire indigne de son indulgence.

alVoulant avoir une morale très pure, j’aurais dû, me dit-on, ou ne point me lier avec eux ou les désabuser. Les désabuser, non, je réponds, car je ne me croyais pas assez fort pour y réussir. Je les aurais fait rire ; ils m’auraient traité d’ignorant, et ils m’auraient donné congé. Ils ne m’auraient pas payé pour cela, et je n’avais aucune mission pour m’ériger en apôtre. Pour ce qui regarde la résolution héroïque que j’aurais pu prendre de les laisser là d’abord que je les ai connus visionnaires41 ; je répondrai que pour la prendre j’aurais eu besoin d’une morale faite pour un misanthrope, ennemi de l’homme, de la nature, de la politesse, et de soi-même. En qualité de jeune homme qui avait besoin de bien vivre, et de jouir des plaisirs que la constitution de l’âge exige, aurais-je dû risquer de laisser mourir M. de Bragadin, et aurais-je dû avoir la barbarie de laisser exposéesam ces trois honnêtes personnes aux tromperies de quelque fripon malhonnête qui aurait pu s’introduire dans leur société, et les ruiner en leur faisant entreprendre l’opération chimérique du grand œuvre42 ? Outre cela un amour-propre invincible m’empêchait de me déclarer indigne de leur amitié par mon ignorance, ou par mon orgueil, ou par mon impolitesse, dont je leur aurais donné des marques [77v] évidentes en méprisant leur société.

J’ai pris le parti le plus beau, le plus noble, le seul naturel. Celui de me mettre en état de ne plus manquer de mon nécessaire : et de ce nécessaire personne nean pouvait être le juge plus que moi. Avec l’amitié de ces trois personnages je devenais homme qui devait avoir dans sa même patrie de la considération, et du crédit. Outre cela je devais avoir un plaisir très flatteur à devenir le sujet des discours, et des spéculations de ceux qui dans leur oisiveté veulent deviner les causes de tous les phénomènes moraux qu’ils voient. On ne pouvait pas comprendre à Venise comment ma liaison pouvait exister avec trois hommes de ce caractère, eux tout ciel, et moi tout monde : eux très sévères en leurs mœurs ; moi adonné au plus grand libertinage.

Au commencement de l’été M. de Bragadin se trouva en état de reparaître au sénat. Voici le discours qu’il me tint la veille du jour dans lequel il sortit pour la première fois.

Quiconque tu sois, je te dois la vie. Tes protecteurs qui voulurent te faire prêtre, docteur, avocat, soldat, puis joueur de violon ne furent que des sots qui ne te connurent pas. Dieu ordonna à ton ange de te conduire entre mes mains. Je t’ai connu : si tu veux être mon fils, tu n’as qu’à me reconnaître pour père, et dorénavant dans ma maison je te traiterai comme tel jusqu’à ma mort. Ton appartement est prêt, fais-y porter tes hardes, tu auras un domestique, et ta gondole payée, notre table, et dix sequins43 par mois. À ton âge je ne recevais pas de mon père une plus grosse pension. Il n’est pas nécessaire que tu t’occupes de l’avenir ; pense à t’amuser, et prends-moi pour ton conseil dans tout ce qui peut t’arriver, ou que tu veux entreprendre, et tu me trouveras toujours ton bon ami.

Je me suis d’abord jeté à ses pieds pour l’assurer de ma reconnaissance, et pour lui donner le doux nom de père. Je lui ai juré obéissance en qualité de fils. Les deux autres amis qui demeuraient dans le palais m’embrassèrent, et nous nous jurâmes une fraternité éternelle.

C’est, mon cher lecteur, toute l’histoire de ma métamorphose, et l’heureuse époque qui me fit sauter du vil métier de joueur de violon à celui de seigneur.

a. Date donnée en marge. 1745 corrigé par surcharge.

b. Orth. fond.

c. Orth. reçu.

d. Orth. soutenu. À cause de biffé.

e. Orth. découvert.

f. Nous biffé. Passant corrige passons par surcharge.

g. Et biffé.

h. Et ne faites pas biffé.

i. Laisse le batelier.

j. Toute la bande biffé.

k. Deux lignes et demie méticuleusement biffées, illisibles.

l. Orth. maltraitée.

m. Orth. passés.

n. Dans la pure vérité se gardant bien de charger sa conscience le contant autrement afin de rendre plus grand le crime de la bande biffé.

o. Orth. eu.

p. Étions biffé.

q. Date indiquée dans la marge gauche.

r. Je rejoins biffé.

s. Et je lui remets sa lettre.

t. Orth. je accepte.

u. Cinq biffé.

v. : je me sens biffé.

w. Je me meurs biffé.

x. Qui biffé.

y. Casanova fait suivre cette abréviation d’un deux-points auquel nous substituons le point d’usage.

z. Et biffé.

aa. Orth. pris.

ab. Orth. rencontrerai.

ac. N’y comprends rien, je dois biffé.

ad. Et biffé.

ae. Nous ajoutons cette virgule qui ne figure pas sur le manuscrit.

af. Ses biffé.

ag. Bêtes comme nos quatre biffé.

ah. Me biffé.

ai. Un ange, ou [?] biffé.

aj. Quelques mots biffés, illisibles.

ak. Honnêtes hommes biffé.

al. Ayant biffé.

am. Orth. exposés.

an. Peut biffé.

[80r] 1746a CHAPITRE VII

Vie déréglée. Zavoiski, Rinaldi, L’Abadie. La jeune comtesse D1.. Steffani capucin. Ancilla. La Ramon. Je monte dans une gondole à St Job pour aller à Mestre.

La même Fortune, qui se plut à me donner un essai de son despotisme me rendant heureux par un chemin tout à fait inconnu à la sagesse, n’eut pas le pouvoir de me faire embrasser un système fait pour me mettre en état de n’avoir plus besoin de personne dans ma vie à venir.

J’ai commencé à vivre en vrai indépendant de tout ce qui pouvait mettre des bornes à mes inclinations. D’abord que je respectais les lois il me semblait de pouvoir mépriser les préjugés. Je croyais de pouvoir vivre parfaitement libre dans un pays sujet à un gouvernement aristocratique. Je me serais trompé quand même la Fortune m’aurait fait devenir membre du gouvernement. La république de Venise, connaissant que son premier devoir est celui de se conserver, se trouve elle-même esclave de l’impérieuse raison d’état. Elle doit dans l’occasion sacrifier tout à ce devoir vis-à-vis duquel les lois mêmes cessent d’être inviolables. Mais quittons cette matière désormais trop connue. Tout le genre humain sait que la vraie liberté n’existe ni ne peut exister nulle part. Je n’ai touché ce propos que pour donner au lecteur une idée de ma conduite dans ma patrie, où j’ai commencé cette même année à battre un sentier quib devait finir à une prison d’état impénétrable, précisément parce qu’inconstitutionnelle. Assez riche, pourvu par la nature d’un extérieur [80v] imposant, joueur déterminé, panier percé, grand parleur toujours tranchant, point modeste, intrépide, courant les jolies femmes, supplantant des rivaux, ne connaissant pour bonne que la compagnie qui m’amusait je ne pouvais être que haï. Étant prêt à payer de ma personne je me croyais tout permis, car l’abus qui me gênait me paraissait fait pour être brusqué.

Cette conduite de ma part ne pouvait que déplaire aux trois sages dont j’étais devenu l’oracle ; mais ils n’osaient me rien dire. M. de Bragadin me disait en riant que je mettais devant ses yeux la folle vie qu’il menait quand il avait mon âge ; mais que je devais me disposer à en payer les amendes, et à me voir puni comme lui quand je me trouverais parvenu au sien. Sans manquer au respect que je lui devais, je tournais en plaisanteries ses redoutables prophéties, et j’allais mon train. Mais voici le premier essai qu’il me donna de son caractère la troisième ou quatrième semaine de notre connaissance.

J’ai connu au casin2 de madame Avogadro3, femme d’esprit, et aimable en dépit de ses soixante ans, un gentilhomme polonais fort jeune appelé Gaétan Zawoiski4. Il attendait de l’argent de son pays, et en attendant les femmes vénitiennes lui en fournissaient enchantées par sa jolie figure, et par ses manières polonaises. Nous devînmes bons amis : je lui ai ouvert ma bourse ; et il m’ouvrit plus amplement la sienne vingt ans après à Munich. C’était un honnête homme qui n’avait qu’une petite dose d’esprit ; mais suffisante à son bien-être. Il mourut il y a cinq à six ans à Dresde ministre de l’électeur de Trèves. Je parlerai de lui à sa place.

Cet aimable garçon que tout le monde aimait, et qu’on croyait esprit fort parce qu’on le voyait avec M. Angelo Querini5, et M. Lunardo Venier6 me présenta dans un jardin de la Zuecca7 à une belle comtesse étrangère qui me plut. Nous allâmes le même [81r] soir chez elle à la locande8 du châtelet, où après m’avoir présenté son mari comte Rinaldi elle nous engagea à rester à souper. Le mari fit une banque de Pharaon où pontant de moitié avec madame j’ai gagné une cinquantaine de sequins. Charmé d’avoir fait cette belle connaissance, je fus la voir le lendemain matin tout seul ; son maric après m’avoir demandé excuse si elle était encore au lit,d me fit entrer. Elle eut l’art dans le tête-à-tête de me faire espérer tout ne m’accordant rien, et quand elle me vit partir, elle m’invita à souper. J’y fus, j’ai gagné, comme la veille, toujours de moitié avec elle, et je suis retourné chez moi amoureux. Je croyais qu’elle serait bonne le lendemain matin ; mais quand j’y fus on me dit qu’elle était sortie. J’y suis retourné le soir, et après m’avoir fait des excuses nous jouâmes, et j’ai perdu tout l’argent que j’avais toujours de moitié avec elle.

Après souper les étrangers partirent, et je suis resté là seul avec Zawoiski parce que le comte Rinaldi voulut me donner la revanche. J’ai joué sur ma parole, et il mit bas les cartes quand il trouva que je lui devais en marques9 cinq cents sequins10. Je suis retourné chez moi fort triste. L’honneur m’obligeait à payer ma dette le lendemain, et je n’avais pas le sou. L’amour augmentait mon désespoir ; je me voyais dans le moment de faire la figure d’un misérable gueux. L’état de mon âme peinte sur ma physionomie n’échappa pas à M. de Bragadin le lendemain. Il me sonda, et il m’encouragea si bien que je lui ai conté toute l’histoire : je l’ai finie par lui dire que je me voyais déshonoré, et que j’en mourrais. Il me consola me disant qu’il m’acquitterait de ma dette dans le même jour si je voulais lui promettre de ne plus jouer sur ma parole. Je lui en ai fait serment, je lui ai [81v] baisé la main, et je suis allé me promener très content. J’étais sûr que cet homme divin me donnerait cinq cents sequins dans l’après-dîner, et je me complaisais de11 l’honneur que mon exactitude me ferait vis-à-vis de la dame, qui ne différerait plus à m’accorder ses faveurs. C’était la seule raison qui m’empêchait de regretter la somme ; mais très pénétré par la grande générosité de mon cher maître je me trouvais parfaitement déterminé à ne plus jouer sur ma parole.

J’ai dîné fort gaiement avec lui, et les deux autres amis sans jamais parler de l’affaire. Un moment après nous être levés de table, un homme vint remettre à M. de Bragadin une lettre, et un paquet. Il lut la lettre : C’est bon. L’homme partit ; et il me dit d’aller avec lui dans sa chambre. Voilà, me dit-il, un paquet qui t’appartient.f Je l’ouvre ; et je trouve trente à quarante sequins. Me voyant surpris, il rit, et il me donne à lire la lettre. « J’assure m. de Casanova que notre jeu de la nuit passée sur sa parole ne fut qu’un badinage : il ne me doit rien. Ma femme lui envoie la moitié de l’or qu’il a perdu comptant. Le comte Rinaldi. »

Je regarde M. de Bragadin qui se pâmait de rire voyant mon étonnement. Je comprends tout. Je le remercie. Je l’embrasse ; et je lui promets d’être plus sage à l’avenir. Mon âme se dessille ; je me trouve guéri de l’amour, et je deviens honteux d’avoir été la dupe du mari, et de la femme.

— Ce soir, me dit ce savant médecin, tu souperas fort gaiement avec la charmante comtesse.

— Ce soir je souperai avec vous. Vous m’avez donné une leçon en grand maître.

— La première fois que tug perdras sur ta parole tu feras fort bien, si tu ne payeras pas.

— Je me déshonorerai.

— N’importe. Plus tu te hâteras à te déshonorer, plus tu épargneras, car tu seras obligé à te déshonorer quand tu te trouveras dans [82r] l’impossibilité positive de payer. Il vaut donc mieux ne pas attendre ce fatal moment immanquable.

— Mais il vaut encore mieux l’éviter ne jouant plus qu’argent comptant.

— Sûrement, car tu sauveras l’honneur, et l’argent ; mais puisque tu aimes le jeu de hasard, je te conseille de ne jamais ponter. Taille. Tu auras de l’avantage12.

— Petit.

— Petit tant que tu voudras ; mais tu l’auras. Le ponte est fou. Le banquier raisonne. Je gage, dit-il, que vous ne devinez pas. Le ponte répond Je gage que je devine. Qui est le fou ?

— Le ponte.

— Au nom de Dieu. Sois donc sage. Et s’il t’arrive de ponter, et de commencer par gagner, sache que tu n’es qu’un sot si tu finis par perdre.

— Comment sot ? La fortune change.

— Quitte d’abord que tu la vois changer quand tu ne gagnerais qu’uneh obole. Tu auras toujours gagné.

J’avais lu Platon, et je m’étonnais d’avoir trouvé un homme qui raisonnait comme Socrate.

Le lendemain Zawoiski vint me voir de très bonne heure pour me dire qu’on m’avait attendu à souper, et qu’on avait fait l’éloge de l’exactitude avec laquelle j’avais payé la somme perdue. J’ai laissé qu’il le croie, et je n’ai plus vu le comte, et la comtesse que seize ans après à Milan. Zawoiski n’a su de ma propre bouche toute cette histoire que quarante ans après à Carlsbadi. Je l’ai trouvé sourd.

Trois ou quatre semaines après ce trait, M. de Bragadin me donna un second échantillon de son caractère encore plus fort. Zawoiski m’avait fait connaître un Français nommé l’Abadiej, qui demandait au gouvernement la place d’inspecteur de toutes les troupes de terre de la république. Son élection appartenait au Sénat. Je l’ai présenté à mon [82v] maître qui lui promit son suffrage ; mais voilà ce qui est arrivé pour l’empêcher de tenir sa parole.

Ayant besoin de cent sequins pour payer des dettes, je l’ai prié de me les donner. Il me demanda pourquoi je nek demandais ce plaisir à M. de l’Abadie.

— Je n’oserais.

— Ose : je suis sûr qu’il te les prêtera.

— J’en doute fort ; mais j’essayerai.

Je vais le voir le lendemain, et après un court préambule assez poli je lui en fais la demandel ; et assez poliment aussi ilm s’excuse me disant tout ce qu’on dit quand on ne veut, ou on ne peut pas faire des plaisirs de cette espèce. Zawoiski arrive, je les quitte, et jen vais rendre compte à mon bienfaisant patron13 de l’inutilité de ma démarche. Il sourit, et il me dit que ce Français manquait d’esprit.

1746o.

C’était précisément dans ce jour-là que le décret pour le faire inspecteur des armées vénitiennes devait être porté au Sénat. Je vais à mes habitudes ordinaires, je rentre à minuit, et ayant su que M. de Bragadin n’était pas encore rentré, je vais me coucher. Le lendemain je vais lui donner le bonjour, et je lui dis que j’allais faire mon compliment au nouvel inspecteur. Il me répond de m’épargner cette peine, puisque le Sénat avait rejeté la proposition.

— Comment cela ? Il y a trois jours qu’il était sûr du contraire.

— Il ne se trompait pas, car le décret aurait été approuvé si je ne me fusse déterminé à parler contre. J’ai démontré au sénat qu’une bonne politique ne nous permettait pas de donner cet emploi à un étranger.

— J’en suis surpris, car Votre Ex. ne pensait pas ainsi avant-hier.

— Je ne le connaissais pas bien. Je me suis aperçu hier que cet homme n’avait pas assez de tête pour l’emploi [83r] qu’il demandait. Peut-il posséder un bon jugement, et te refuser cent sequins. Ce refus lui a fait perdre un revenu de trois mille écus14 qu’il aurait actuellement.

Je sors, et je rencontre Zawoiski avec l’Abadie qui était furieux.

— Si vous m’aviez averti, me dit-il, que les cent sequins serviraient à faire taire M. de Bragadin j’aurais trouvé le moyen de vous les faire toucher.

— Ayant la tête d’un inspecteur vous l’auriez deviné.

Cet homme me fut utile contant ce fait à tout le monde. Ceux qui eurent besoin dans la suite du suffrage de ce sénateur apprirent le chemin de se le procurer. J’ai payé toutes mes dettes.

Mon frère Jean vint dans ce temps-là à Venise avec l’ex-Juif Guarienti15 grand connaisseur en tableaux, qui voyageait aux frais du roi de Pologne électeur de Saxe. C’était lui qui lui avait procuré l’acquisition de la galerie du duc de Modène pour m/100 sequins16. Ils allèrent à Rome ensemble, où mon frère resta à l’école du célèbre Mengs17. Je parlerai de lui dans quatorze ans d’ici18. Je dois actuellement en fidèle historien la narration d’un événement, dont dépendit le bonheur d’une des plus aimables femmes de l’Italie, qui serait devenue malheureuse si j’avais été sage.

1746p.

Au commencement du mois d’Octobre, les théâtres étant ouverts, je sortais en masque de la poste de Rome allant mon chemin, quand j’ai vu une figure de fille, ayant la tête enveloppée dans le capuchon de son mantelet sortir de la barque corriere19 de Ferrare qui était arrivée dans le même moment. La voyant seule, et observant sa démarche incertaine, je me sens poussé par une force occulte à l’approcher, et à lui [83v] offrir mes services, si elle était dans le cas d’en avoir besoin. Elle me répond d’une voix timide qu’elle aurait besoin d’une information. Je lui dis que le quai sur lequel nous étions n’était pas un endroit convenable pour s’y arrêter. Jeq l’invite à entrer avec moi dans une Malvoisie20 où elle pourrait me parler en liberté. Elle hésite, j’insiste, et elle se rend. Le magasin était à vingt pas de là ; nous y entrons, et nous voilà seuls assis l’un devant l’autre. Je me démasque, et la politesse l’oblige à ouvrir son capuchonr. Une ample coiffe qui lui couvre toute la tête ne me laisse voir que ses yeux, son nez, sa bouche, et son menton ; mais il ne me faut pas davantage pour distinguer avec évidence jeunesse, beauté, tristesse, noblesse, et candeur. Cette puissante lettre de recommandation m’intéresse au suprême degré. Après avoir essuyé quelques larmes, elle me dit qu’elle était fille de condition, et qu’elle s’était échappée de la maison paternelle toute seule pour rejoindre un Vénitien qui l’ayant séduite, et trompée l’avait rendue malheureuse.

— Vous espérez donc de le rappeler à son devoir. J’imagine qu’il vous a promis sa main.

— Il m’a donné sa foi par écrit. La grâce que je vous demande est de me conduire chez lui, de me laisser là, et d’être discret.

— Comptez, madame, sur les sentiments d’un homme d’honneur. Je le suis, et je m’intéresse déjà à tout ce qui vous regarde. Qui est cet homme ?

— Hélas ! Je me livre à ma destinée.

Disant ces paroles, elle tire de son sein un papier, et elle me le donne à lire. Je vois une écriture de Zanetto Steffani21, dont je connaissais la main22, de très fraîche date. Il promettait à la demoiselle comtesse A.S. de l’épouser à Venise dans l’huitaine. Je la lui rends, je lui dis que je le connaissais très bien, qu’il était du corps de la chancellerie23, grand libertin, qui sera riche à la mort de sa mère, mais dans ce moment-là très décrié, et chargé de dettes.

— Conduisez-moi chez lui.

— Je ferai tout ce que vous m’ordonnerez ; mais [84r] écoutez-moi, et ayez en moi toute la confiance. Je vous conseille de ne pas aller chez lui. S’il vous a déjà manqué vous ne pouvez pas vous attendre à un gracieux accueil supposant que vous le trouviez ; et s’il n’est pas chez lui vous ne pouvez vous attendre qu’à être maltraitée par sa mère, si vous vous faites connaître. Fiez-vous à moi ; et croyez que c’est Dieu qui m’a envoyé à votre secours. Je vous promets que pas plus tard que demain vous saurez, si Steffani est à Venise, ce qu’il pense faire de vous, et ce qu’on pourra l’obliger à faire. Avant cette démarche vous ne devezs ni lui faire savoir que vous êtes à Venise, ni le lieu où vous êtes.

— Où irai-je cette nuit ?

— Dans un endroit non suspect.

— Chez vous, si vous êtes marié.

— Je suis garçon.

Je me détermine à la conduire chez une veuve, dont je connaissais les mœurs, qui avait deux chambres meublées, et qui demeurait dans une rue sans issue. Elle se laisse persuader, et elle monte avec moi dans une gondole. J’ordonne au gondolier de me mettre là où je voulais aller. Elle me dit chemin faisant qu’il y avait un mois que Steffani s’était arrêté dans sa patrie pour faire raccommoder sa voiture qui s’était cassée, et que dans le même jour il l’avait connue dans une maison où elle était allée avec sa mère pour complimenter une nouvelle mariée. Ce fut dans ce jour-là, me dit-elle, que j’eus le malheur det lui inspirer de l’amour. Il ne pensa plus à partir. Il resta à C. quatre semaines ne sortant jamais pendant le jour de son auberge, et passant toutes les nuits dans la rue sous ma fenêtre d’où je lui parlais. Me disant toujours qu’il m’aimait, et que ses intentions étaient pures, je lui disais de se faire connaître à mes parents, et de me demander en mariage ; mais il m’alléguait des raisons bonnes, ou mauvaises, qui tendaient [84v] à me démontrer que je ne pouvais le rendre heureux qu’ayant dans lui une confiance sans bornes. Je devais me décider à partir avec lui à l’insu de tout le monde : mon honneur me disait-il n’en souffrirait pas, puisque trois jours après mon évasion toute la ville saurait que j’étais sa femme, et il me promettait de m’y reconduire publiquement. Hélas ! L’amour m’a aveuglée ; je lui ai cru24, j’y ai consenti. Il me donna l’écriture que vous avez vueu, et dans la nuit suivante, je lui ai permis d’entrer dans ma chambre par la fenêtre même d’où je lui parlais. J’ai consenti à un crime qui trois jours après devait être effacé. Il me laissa m’assurant que dans la nuit suivante il viendrait sous la même fenêtre pour me recevoir entre ses bras. C’est-il vraisemblable que j’en doutasse après la grande faute que j’avais commise ? J’ai fait mon paquet, et je l’ai attendu ; mais en vain. Le lendemain j’ai su que le monstre était parti dans sa voiture avec son domestique une heure après que sortant par ma fenêtre il me renouvela l’assurance qu’il viendrait m’enlever à minuit. Imaginez-vous mon désespoir. J’ai pris le parti qu’il me suggéra. Il ne pouvait être que mauvais. J’ai quitté toute seule une heure avant minuit ma maison achevant ainsi de me déshonorer ; mais déterminée à mourir, si le cruel ravisseur de ce que je possédais de plus cher, et que je me sentais sûre de trouver ici, ne m’eût tenu sa parole. J’ai marché à pied toute la nuit, et presque tout le jour suivant sans prendre la moindre nourriture qu’un quart d’heure avant de monter dans la barque corriere, qui me transporta ici en vingt-quatre heures. Cinq hommes, et deux femmes qui étaient dans la barque n’ont ni vu ma figure, ni entendu le son de ma voix. Je me suis tenue toujours assise, toujours assoupie, [85r] et tenant toujours entre mes mains ce livre de prières. On m’a laissée tranquille. Personne ne m’a jamais parlé, et j’en ai remercié Dieu. À peine descendue sur le quai, vous ne m’avez pas laissé le temps de penser comment je me mettrai sur le chemin qui devait me conduire à la maison de Steffani à S. Samuel dans la rue Garzoni. Figurez-vous l’effet quev dut faire en moi la présence d’un homme masqué qui, comme s’il m’avait attendue là, et s’il eût été informé de ma détresse, me dit de me servir de lui s’il me fallait quelque chose. Non seulement je n’ai senti aucune répugnance à vous répondre, mais je me suis crue en devoir de me montrer digne de votre zèle me confiant à vous, malgré la maxime de prudence qui devait me rendre sourde à votre langage, et à l’invitation d’entrer avec vous dans l’endroit où vous m’avez conduite. Je vous ai tout dit. Je vous prie de ne pas vouloir, en conséquence de ma facilité, porter sur mon esprit un jugement sinistre. Je n’ai cessé d’être sage que depuis un mois, et l’éducation, et la lecture m’ont instruite dans la science du monde. L’amour m’a fait succomber, et le défaut d’expérience. Je suis entre vos mains, et je ne me repens pas de m’y être mise.

J’avais besoin de ce discours pour me confirmer dans l’intérêt qu’elle m’avait inspiré25. Je lui ai cruellement dit que Steffani l’avait séduite, et trompée de volonté déterminée, et qu’elle ne devait plus penser à lui que pour se venger. Elle frissonna mettant sa tête entre ses mains. Nous arrivâmes à la maison de la veuve. Je lui ai fait donner une bonne chambre, je lui ai ordonné un petit souper, et j’ai recommandé à la bonne maîtresse d’avoir pour elle toutes les attentions, et de ne la laisser manquer de rien. Je l’ai quittée l’assurant qu’elle me verrait le lendemain matin.

[85v] La première démarche que j’ai faitew en la quittant fut d’aller chez Steffani. J’ai su d’un des gondoliers de sa mère qu’il y avait trois jours qu’il était arrivé, et que vingt-quatre heures après il était reparti tout seul, et que personne ne savait où il était allé, pas même sa mère. Le même soir à la comédie, je me suis informé de la famille de la malheureuse d’un abbé bolognais qui par hasard la connaissait particulièrement. Ellex avait un frère qui servait dans les troupes du Pape.

Le lendemain dey grand matin je fus chez elle. Elle dormait encore. La veuve me dit qu’elle avait assez bien soupé sans jamais lui dire un seul mot, et qu’après elle s’était enfermée. Quand elle se fit entendre, je me suis présenté, et brisant sur toutes les excuses qu’elle me demandait, je lui ai communiqué tout ce que j’avais su. Je l’ai trouvée avec de belles couleurs, triste ; mais moins inquiète. J’ai admiré son jugement quand je l’ai entenduez me dire qu’il n’était pas vraisemblable que Steffani fût reparti pour retourner à C.. Je me suis offert à y alleraa, et à faire toutes les démarches nécessaires pour la faire retourner d’abord chez elle ; et je l’ai vue enchantée quand je lui ai dit tout ce que j’avais appris de sa respectable famille. Elle ne s’opposa pas à l’offre que je lui ai faiteab d’aller d’abord à C. ; mais elle me pria de différer. Elle crut que Steffani retournerait bientôt, et qu’elle pourrait prendre de sang-froid un bon parti. Je l’ai confirmée dans son idée. Je l’ai priée deac permettre que nous déjeunassions ensemble, et lui ayant demandé à quoi elle s’amusait chez elle, elle me dit qu’elle lisait, et qu’aimant la musique son clavecin faisait ses délices. Je suis retourné chez elle vers le soir avec un petit panier plein de livres, un clavecin, et plusieurs airs tous nouveaux. Je l’ai vuead surprise ; mais bien plus quand j’ai tiré de ma poche trois [86r] paires de pantoufles de différente grandeur. Elle me remercia devenant toute en feu. Sa longue marche à pied devait avoir déchiré ses souliers : par cette raison elle laissa que je les misse sur la commode sans essayer la paire qui lui irait bien. La voyant pénétrée de reconnaissance, et n’ayant sur elle le moindre dessein fait pour alarmer sa vertu je jouissais des sentiments que mes procédés devaient lui inspirer à mon avantage. Je n’avais autre but que celui de rassurer son cœur, et de la désimprimer26 de l’opinion que l’infâme action de Steffani pouvait lui avoir fait concevoir des hommes. Je n’avais pas la moindre pensée de lui inspirer de l’amour, et j’étais très loin de croire que je pourrais moi-même devenir amoureux d’elle. Je me flattais qu’elle ne m’occuperait jamais qu’en qualité de malheureuse qui méritait toute l’amitié d’un homme qui sans être connu se voyait honoré de toute sa confiance. D’ailleurs, je ne pouvais pas la croire susceptible d’un nouvel amour dans son affreuse situation, et l’idée de la réduire par mes attentions à me la rendre complaisante m’aurait fait horreur, si elle m’était venue.

Je ne suis resté avec elle qu’un quart d’heureae. Je l’ai quittée pour la soulager de l’embarras où je la voyais. Elle ne savait positivement de quelles parolesaf se servir pour m’expliquer sa reconnaissance.

Je me voyais dans un engagement délicat, dont je ne pouvais pas prévoir la fin ; mais cela m’était égal. N’étant pas embarrassé à l’entretenir je n’en désirais pas la fin. Cette intrigue héroïque dont la fortune m’honorait pour la première fois me flattait au suprême degré. Je faisais une expérience sur moi-mêmeag persuadé de ne pas me connaître assez bien. J’en étais curieux.

Ce fut le troisième jour qu’après s’être évertuée en remerciements elle me dit qu’elle ne comprenait pas comment je pouvais avoir d’elle une si bonne opinion l’ayant trouvée si facile à entrer avec moi dans une malvoisie. Je l’ai vue sourire [86v] quand je lui ai répondu que je ne comprenais pas non plus comment j’avais pu, malgré le masque, lui paraître homme ami d’une vertu à laquelle l’apparence devait plutôt me faire supposer ennemi.

— Mais dans vous, madame, poursuivis-je à lui dire, et principalement sur votre belle physionomie j’ai vu la noblesse, les sentiments, et la vertu malheureuse. Le divin caractère de la vérité dans vos premières paroles m’a fait voir que ce qui vous a séduite est l’amour, et que ce fut l’honneur qui vous a forcée à quitter votre famille, et votre patrie. Votre faute fut d’un cœur séduit sur lequel votre raison avait perdu tout empire, et votre fuite vint d’une âme grande qui criant vengeance vous justifie entièrement. Steffani doit expier son crime avec sa vie, et non pas vous épousant. Il n’est pas digne de parvenir à vous posséder après ce qu’il a fait, et en l’y forçant, au lieu de le punir de son crime, vous lui accorderiez une récompense.

— Tout ce que vous dites est vrai : je hais le monstre ; et j’ai un frère qui le tuera en duel.

— Vous vous trompez. C’est un poltron qui ne se rendra jamais digne d’une mort honorable.

Dans ce moment elle mit la main dans sa poche, et après y avoir un peu pensé, elle tira un stylet de dix pouces27, et elle le mit sur la table.

— Qu’est-ce que cela ?

— C’est une arme sur laquelle j’ai compté jusqu’à ce moment pour m’en servir contre moi-même. Vous m’avez éclairée. Je vous prie de l’emporter ; et je compte sur votre amitié. Je me sens sûre que je vous devrai l’honneur, et la vie.

Ce fut dans ce moment-là qu’elle m’a frappé. J’ai pris le stylet, et je l’ai quittée avec un trouble qui m’annonçait la faiblesse d’un héroïsme que j’ai manqué de juger ridicule. Je l’ai cependant soutenu jusqu’au septième jour.

Voici un fait, qui me donnant matière à former un soupçon injurieux sur le compte de cette dame, m’ennuyait, car étant fondé il m’aurait obligé à me reconnaître pour dupe. C’eût été humiliant. M’ayant dit qu’elle était musicienne, je lui avais donné dans [87r] le même jour un clavecin, et depuis trois elle ne l’avait pas seulement ouvert. La vieille femme me l’assura. Il me semblait qu’elle me devait le cadeau d’un échantillon de sonah savoir. M’aurait-elle dit un mensonge ? Elle se serait perdue. Différant à prononcer sentence, j’ai cependant décidé de me tirer de doute.

Ce fut le lendemain que je suis allé la voir après dîner contre mon ordinaire28 décidé à la prier de me donner un essai de son talent. Je l’ai surprise dans sa chambre assise devant un miroir ayant derrière elle la vieille hôtesse qui lui débrouillait des cheveux fort longs d’un blond clair d’une finesse au-dessus de toute expression. Elle s’excusa me disant qu’elle ne m’attendait pas, et elle poursuivit. J’en avais, me dit-elle, un besoin indispensable. Je vois pour la première fois toute sa figure, son cou, et la moitié de ses bras, et j’admire sans parler. Je loue l’excellente odeur de sa pommade, et la vieille dit qu’entre la pommade, la poudre, et les peignes elle avait dépensé toutes les trois livres29 que madame lui avait données. La confusion m’accable. Elle m’avait déjà dit qu’elle était partie de C. n’ayant queai dix pauls30 : j’aurais dû penser à cela ; mais je me concentre dans le silence.

Après l’avoir peignée, la veuve va nous faire du café. Je prends un portrait en bague qui était encore sur sa toilette, je le regarde, et je ris du caprice qu’elle avait eu de se faire peindre en homme avec des cheveux noirs. Elle me dit que c’était le portrait de son frère qui lui ressemblait ainsi. Il était de deux ans plus âgé qu’elle, et il était officier militaire au service du très saint père ; comme on me l’avait dit.

Je montre alors de vouloir lui passer au doigt sa bague, elle l’allonge, et après la lui avoir mise, je veux par une galanterie d’habitude lui baiser la main ; mais elle la retire vite rougissant. Je lui demande alors de très bonne foi pardon, siaj je lui avais donné sujet de croire que je pusse lui manquer de respect. Elle me répond que dans sa situation elle devait penser plus à se défendre d’elle que de moi. [87v] Le compliment me parut si fin, et à mon avantage que j’ai cru devoir le laisser tomber. Elle dut voir dans mes yeux qu’il ne pourrait jamais lui arriver vis-à-vis de moi, ni d’avoir des vains désirs, ni de me trouver ingrat. Mais mon amour dans ce moment sortit de l’enfance, et je n’ai pu plus me le dissimuler.

Me remerciant des livres que je lui avais portés devinant son goût, car elle n’aimait pas les romans, elle me demanda excuse, si sachant que j’aimais la musique, elle ne s’était jamais offerte à me chanter un air comme elle savait. J’ai respiré. Elle se mit disant cela au clavecin, et elle joua excellemment bien plusieurs morceaux par cœur ; puis après s’être fait un peu prier, elle s’accompagna un air à livre ouvert d’une façon que l’amour m’a sur-le-champ élevé à son ciel. Je lui ai alors demandé avecak des yeux mourants sa main à baiser, et elle ne me l’a pas donnée ; mais elle me l’a livrée. Malgré cela j’ai su m’abstenir de la dévorer. Je l’ai quittée amoureux, et presque déterminé à me déclarer. La contrainte devient bêtise quand l’homme parvient à connaître que l’objet qu’il aime partage sa sensibilité. Mais j’avais besoin d’en être convaincu.

Tous ceux qui connaissaient Steffani raisonnaient dans toute la ville sur son évasion. J’entendais tout, et je ne disais rien. On s’accordait à dire que sa mère qui ne voulait pas payer ses dettes en était la cause. C’était vraisemblable. Mais ou qu’il retournât, ou qu’il ne retournât pas, je ne pouvais pas résigner mon âme à la perte du trésor que j’avais entre mes mains. Ne sachant cependant ni à quel titre, ni de quelle façon je pourrais m’en faciliter la jouissance, je me trouvais dans un vrai labyrinthe. Quand l’idée me venait de consulter là-dessus M. de Bragadin, je la rejetais avec horreur. Je l’avais connu trop empirique31 dans l’affaire de Rinaldi, et encore plus dans celle de l’Abadie. Je craignais tant ses remèdes que j’aimais mieux être malade, que guérir m’en servant.

[88r] J’eus la bêtise un matin de demander à la veuve, si madame lui avait demandé qui j’étais. J’ai reconnu la faute que j’avais commise d’abord qu’au lieu de me répondre elle me dit :

— Est-ce qu’elle ne sait pas qui vous êtes ?

— Répondez donc, et n’interrogez pas.

Mais elle avait raison. La voilà devenue invinciblement curieuse de l’aventure ; et voilà le caquet32 qui infailliblement doit naître, et par ma seule faute. Il ne faut jamais être tant sur ses gardes comme lorsqu’on fait des questions aux demi-sots. Depuis douze jours qu’elle était entre mes mains, elle ne s’était jamais montrée curieuse de savoir qui j’étais ; mais devais-je pour cela croire qu’elle ne le fût pas ? Point du tout. Procédant bien j’aurais dû lui dire qui j’étais dès le premier jour. Je l’ai informée de moi le soir mieux que toute autre personne n’aurait pu le faire, lui demandant excuse si je ne m’étais pas plus tôt acquitté de ce devoir. Elle me remercia m’avouant qu’en certains moments elle en était fort curieuse ; mais m’assurant qu’elle n’aurait jamais été assez sotte pour s’informer de moi à l’hôtesse.

Notre conversation roulant sur l’incompréhensibilité de la longue absence de Steffani, elle me dit qu’il était impossible que son père ne crût qu’il se tînt caché avec elle quelque part. Il doit avoir su, me disait-elle, que je lui parlais toutes les nuits de la fenêtre ; et il n’est pas difficile qu’il soit parvenu à savoir que je me suis embarquée dans la couriere de Ferrare. Je le crois à Venise lui-même, et je suis sûre qu’il fait toutes les diligences pour me trouver, quoique très secrètement. Il va ordinairement se loger chez Boncousin33. Tâchez de savoir s’il y est.

Elle ne nommait plus Steffani qu’avec des sentiments de haine, et elle ne pensait qu’à aller s’enfermer dans un couvent loin de sa patrie, où sa honteuse histoire serait ignorée de tout le monde.

[88v] Je n’ai pas eu besoin de m’informer. M. Barbaro en soupant prononça ces paroles : On me recommande un gentilhomme sujet du pape pour que je l’aide de mon crédit dans une affaire délicate, et épineuse. Un de nos citoyens a enlevé sa fille, et depuis quinze jours il doit être avec elle quelque part : personne ne sait où. Il faudraital porter l’affaire au conseil des dix. La mère du ravisseur prétend d’être ma parente : je compte de ne pas m’en mêler.

J’ai fait semblant de ne prendre aucun intérêt à ce fait. Le lendemain de très bonne heure je suis allé chez la jeune comtesse pour lui communiquer cette intéressante nouvelle. Elle dormait encore ; mais étant pressé j’ai envoyé la veuve lui dire que je n’avais besoin que de deux minutes pour lui faire savoir quelque chose d’important. Elle me reçut couchée ayant sa couverture jusqu’au menton.

D’abord qu’elle entendit tout ce que j’avais à lui dire, elle me prie d’engager M. Barbaro à devenir médiateur entre son père, et elle, car elle préférerait la mort, à l’horreur de se voir devenue la femme du monstre. Elle veut cependant me remettre la promesse de mariage, dont il s’était servi pour la séduire, pour que je pusse faire voir à son père la perfidie du scélérat. Pour la prendre de sa poche elle dut exposer à ma vue son bras tout nu. Ce qui la fit rougir ne put être que la honte de m’avoir fait connaître qu’elle était sans chemise. Je lui ai promis de la revoir vers le soir.

Pour engager M. Barbaro à ce qu’elle désirait j’aurais eu besoin de lui dire qu’elle était entre mes mains, et il me semblait que cette confidence lui ferait du tort. Je ne me suis déterminé à rien. Je me voyais au moment de la perdre, et j’avais de la répugnance à le hâter.

[89r] Après dîner on annonça à M. Barbaro le comte A.S.. Je l’ai vu avec son fils en uniforme portrait vivant de sa sœur. Ils passèrent avec lui dans sa chambre pour parler de l’affaire, et une heure après ils partirent. Après leur départ, il me pria, comme je m’y attendais, d’interroger mon ange pour savoir s’il lui convenait de s’intéresser à faveur du34 comte A.S.. Il écrivit lui-même la question. Avec la plus grande indifférence je lui ai répondu en nombres qu’il devait uniquement se mêler de cette affaire pour persuader le comte à35 pardonner à sa fille abandonnant l’idée de la faire devenir femme du scélérat, car Dieu l’avait condamné à mort.

On trouva cette réponse étonnante, étant moi-même étonné d’avoir osé la donner. J’avais un pressentiment que Steffani devait périr par les mains de quelqu’un. C’était l’amour qui me faisait penser ainsi. M. de Bragadin, qui croyait mon oracle infaillible, dit qu’il n’avait jamais parlé si clairement, et que Steffani était certainement mort à l’heure même que l’oracle nous l’avait annoncé. Il dit à M. Barbaro qu’il devait inviter à dîner pour le lendemain le père, et le fils. Il fallait aller doucement, car avant deam les persuader à pardonner à la demoiselle il fallait savoir où elle était. M. Barbaro me fit presque rire quand il me dit que si je voulais je pourrais le leur faire savoir d’abord. Je lui ai promis de faire la question qu’il désirait dans le jour suivant. J’ai pris ainsi du temps pour entendre auparavant de quelle opinion étaient le père, et le fils. Je riais en moi-même me voyant dans le cas de faire assassiner Steffani pour ne pas compromettre mon oracle.

J’ai passé toute la soirée chez la jeune comtesse qui ne douta plus ni de la bonté que son père aurait pour elle, ni de la pleine confiance qu’elle devait avoir en moi.

[89v] Quel plaisir pour elle d’apprendre que je dînerais le lendemain avec son père, et son frère, et que j’irais lui répéter le soir tous leurs propos quand ils parleraient d’elle ! Mais quel plaisir pour moi aussi de la voir convaincue qu’elle devait me chérir, et que sans moi elle se serait infailliblement perdue dans une ville où la politique du gouvernement laisse volontiers que le libertinage soit une esquisse de la liberté qui devrait y régner. Nous trouvions tous les deux très heureuse la combinaison de notre rencontre sur le quai de la poste de Rome, et prodigieuse la conformité de nos volontés. Nous étions enchantés de ne pas pouvoir attribuer à l’attraction de nos physionomies, elle sa condescendance à se rendre à mon invitation, moi mon empressement à la persuader à me suivre, et à s’abandonner à mes conseils. J’étais masqué, et son capuchon faisait le même effet. Trouvant tout cela prodigieux, nous imaginions sans nous le dire, que tout cela n’était qu’un ouvrage immédiat de la providence éternelle, de la divinité de nos bons anges gardiens, et nous devenions ainsi amoureux l’un de l’autre. Je voudrais bien savoir s’il y a au monde un lecteur assez hardi pour trouver qu’un pareil raisonnement tenait à la superstition. Sa base reposait sur la plus profonde philosophie malgré qu’il ne fût plausible que par rapport à nous-mêmes.

— Avouez, lui dis-je, dans un moment d’enthousiasme, coulant36 mes lèvres sur ses belles mains, que si vous me découvriez amoureux vous me craindriez.

— Hélas ! Je ne crains que de vous perdre.

Cette réponse accompagnée d’un regard qui m’en garantissait la vérité me fit ouvrir les bras pour serrer contre mon sein le bel objet qui me l’avait donnée, et pour baiser la bouche qui [90r] l’avait prononcée. Ne voyant dans ses yeux ni l’orgueilleuse indignation, ni une froide complaisance dépendante d’une indigne crainte de me perdre, je me suis abandonné à ma tendresse. Je n’ai vu que l’amour, et une reconnaissance qui bien loin de diminuer sa pureté augmentait son triomphe.

Mais à peine desserrée, elle baisse ses yeux, et j’entends un fort soupir. Je soupçonne ce que je crains, et me mettant à genoux je la conjure de me pardonner. Quelle offense, me dit-elle, faut-il que je vous pardonne ? Vous avez mal deviné ma pensée. Vous voyant tendre je réfléchissais à mon bonheur ; et un cruel souvenir survint pour m’arracher un soupir. Levez-vous.

Minuit était sonné. Je lui dis que son honneur m’obligeait à la quitter. Je me remasque, et je pars. Je me suis trouvé si saisi par la peur d’obtenir ce qu’il me semblait de n’avoir pas encore bien mérité que mon départ dut lui paraître brusque.

Je n’ai pas bien dormi. J’ai passé une de ces nuits qu’un jeune homme amoureux ne peut rendre heureuses qu’obligeant l’imagination à jouer le rôle de la réalité. C’est une besogne ; mais l’amour l’exige, et s’y plaît. Dans la certitude où j’étais de mon bonheur imminent l’espérance ne jouait plus dans ma belle pièce qu’un personnage muet. L’espérance, dont on dit tant de bien, n’est dans le fond qu’un être adulateur37 que la raison ne chérit que parce qu’elle a besoin de palliatifs. Heureux les hommes qui pour jouir de la vie n’ont besoin ni d’espérer, ni de prévoir.

À mon réveil, ce qui m’embarrassa un peu fut la sentence de mort que j’avais lancée contre Steffani. J’aurais bien voulu trouver le moyen de la révoquer et pour l’honneur de mon oracle que je voyais en danger, et même pour Steffani, que je ne pouvais pas entièrement haïr quand je pensais qu’il était pour ainsi dire la cause efficiente38 du bonheur dont dans ces moments-là mon âme jouissait.

[90v] Le comte, et son fils vinrent dîner. Le père était un homme tout uni39, et sans nul apprêt. On le voyait affligé par cette aventure, et embarrassé à en venir à bout. Le fils, joli comme l’amour, avait de l’esprit, et les manières nobles. Son air libre me plut. Dans la vue de me gagner son amitié, je ne me suis occupé que de lui.

Au dessert, M. Barbaro sut si bien assurer le comte père que nous étions quatre personnes et un seul esprit qu’il parla sans réserve. Après nous avoir fait l’éloge de sa fille à tous égards, il nous assura que Steffani n’avait jamais mis les pieds dans sa maison, et qu’on ne pouvait pas concevoir par quel sortilège, ne lui parlant que dans la nuit de la rue à une fenêtre il l’avait séduite au point de la faire partir à pied toute seule deux jours après qu’il était parti en poste40.

— On ne peut donc pas affirmer, lui objecta M. Barbaro, qu’elle ait été enlevée, ni prouver qu’elle ait été séduite par Steffani.

— Quoiqu’on ne puisse pas le prouver, ce n’est pas moins certain. C’est si vrai qu’actuellement que personne ne sait où il est, il ne peut être qu’avec elle. Tout ce que je demande est qu’il l’épouse.

— Il me semble qu’il vaudrait mieux de ne pas solliciter un mariage forcé qui la rendrait malheureuse, car Steffani est à tous égards un des plus mauvais sujets que nous ayons dans l’ordre des secrétaires41.

— Si j’étais à votre place, dit M. de Bragadin, je me laisserais attendrir par le repentir de la fille, et je lui pardonnerais.

— Où est-elle ? Je suis prêt à la recevoir entre mes bras ; mais je ne peux pas la supposer repentie, puisque, je le répète, elle ne peut être qu’avec lui.

— C’est-il sûr que partant de C. elle vint ici ?

— Je le sais du maître même de la Courriere, d’où elle descendit au rivage ordinaire à vingt pas de la poste de Rome. Un personnage masqué qui l’attendait s’unit d’abord à elle, et personne ne sait où ils sont allés.

— C’était, peut-être, Steffani.

— Non, car il est petit ; et le masque était grand. Outre cela j’ai su que Steffani était parti deux jours avant l’arrivée de ma fille. Le masque avec lequel elle [91r] est allée doit être un ami de Steffani, qui sera allé le rejoindre avec elle.

— Ce ne sont que des conjectures.

— Quatre personnes qui ont vu le masque prétendent de savoir qui c’est ; mais ils ne s’accordent pas le nommant. Voici la note. Je dénoncerai cependant tous ces quatre noms aux chefs du conseil des dix, si Steffani nie d’avoir ma fille en son pouvoir.

Il tira alors de son portefeuille un papier sur lequel il y avait non seulement les noms différents qu’on avait donnésan au masque ; mais ceux aussi des personnes qui les lui avaient donnés. M. Barbaro lit, et le dernier nom qu’il lit est le mien. En entendant mon nom j’ai fait un mouvement de tête qui fit éclater de rire mes trois amis. M. de Bragadin qui voyait le comte surpris de ce rire crut de devoir lui en dire la raison dans ces termes : Casanova que voilà est mon fils, et je vous donne ma foi que si mademoiselle votre fille est entre ses mains elle est en lieu de sûreté, malgré qu’il ne semble pas fait pour qu’on lui confie des filles.

L’étonnement, la surprise, l’embarras du père, et du fils firent alors tableau42. Ce bon, et tendre père me demanda excuse les larmes aux yeux me conjurant de me mettre à sa place. Je l’ai apaisé l’embrassant à reprises. Celui qui m’avait connu était un mac……43, que j’avais rossé il y avait quelques semaines pour m’avoir trompé me faisant attendre en vain une danseuse qu’il devait m’amener. Si j’avais tardé un seul moment à parler à la malheureuse comtesse, il s’en serait emparé lui-même, et il l’aurait conduite dans quelque b…..44.

La conclusion fut que le comte suspendrait son recours au conseil des dix jusqu’au moment qu’on sût où Steffani était. Il y a six mois, lui dis-je, que je ne le vois ; mais je vous promets de le tuer en duel d’abord qu’il paraîtra. Le jeune comte [91v] me dit alors d’un air froid, qui me plut à l’excèsao : Vous ne le tuerez qu’après qu’il m’aura tué. Mais M. de Bragadin ne put alors se tenir de dire :

— Vous ne vous battrez avec Steffani ni l’un ni l’autre puisqu’il est mort.

— Mort ! dit le comte.

— Il ne faut pas, ajouta le prudent Barbaro, prendre la signification de ce mot à la lettre. Le malheureux est certainement mort à l’honneur.

Après cette rare scène où j’ai vu que l’affaire était presque découverte, je suis allé chez l’ange que j’avais sous ma garde changeant trois fois de gondole. Dans la grande ville de Venise, c’est le vrai moyen de rendre vaines les diligences des espions qui se mettent aux trousses de quelqu’un pour savoir où il va.

J’ai répété mot à mot tout ce que je viens d’écrire à la curieuse comtesse qui m’attendait avec le cœur palpitant. Elle pleura de joie apprenant que son père désirait de l’avoir entre ses bras, et elle se jeta à genoux pour adorer Dieu quand je l’ai assurée que personne ne savait que le scélérat avait été dans sa chambre. Mais quand je lui ai répété les paroles vous ne le tuerez qu’après qu’il m’aura tué que son frère me dit d’un ton très sensé, elle ne put s’empêcher de m’embrasser fondant en pleurs, et m’appelant son ange, son sauveur. Je lui ai promis de lui présenter ce cher frère tout au plus tard le surlendemain. Nous soupâmes joyeusement sans parler de Steffani ni de vengeance.

Après le petit souper l’Amour fit de nous tout ce qu’il voulut. Deux heures nous passèrent sans que nous les vissions parce que les jouissances ne nous laissèrent pas le temps d’enfanter des désirs. Je l’ai quittée à minuit l’assurant qu’elle me reverrait sept ou huit heures après. Je n’y ai pas passé la nuit parce que j’ai voulu que en tout cas l’hôtesse pût jurer que je n’en avais jamais passée aucune.

Mais je me serais bien repenti si je n’en avais pas agi ainsi. J’ai trouvé mes trois nobles amis encore debout qui m’attendaient avec impatience pour me donner une nouvelle surprenante. [92r] M. de Bragadin l’avait apprise au sénat.

— Steffani, me dit-il, est mort, comme notre ange Paralis45 nous l’a dit en langage d’ange. Il est mort au monde prenant l’habit de Capucin ; et tout le sénat, comme de raison, en est informé. Nous savons cependant que c’est une punition. Adorons Dieu, et ses hiérarchies46 qui nous rendent dignes de savoir ce que personne ne sait. Il faut actuellement achever l’ouvrage, et consoler ce bon père. Il faut demander à Paralis où est cette fille, qui pour le coup ne peut pas être avec Steffani, car elle n’est pas condamnée à se faire capucine.

— Je ne consulterai pas mon ange, lui répondis-je, car c’est pour lui obéir que j’ai dû jusqu’à ce moment faire un mystère de l’endroit où la jeune comtesse se trouve.

Après ce court préambule, je leur ai conté toute l’histoire dans la plus exacte vérité, excepté ce qu’il ne fallait pas leur dire, car dans la tête de ces trois excellents hommes, auxquels les femmes avaient fait faire une grande quantité de folies, les crimes d’amour étaient devenus épouvantables. Messieurs Dandolo, et Barbaro se montrèrent très surpris apprenant qu’il y avait déjà quinze jours que cette fille était entre mes mains ; mais M. de Bragadin dit en ton d’adepte47 que ce n’était pas surprenant, que c’était dans l’ordre cabalistique, et que, qui plus était, il le savait.

— Il faut absolument, ajouta-t-il, en faire un mystère au comte jusqu’à ce que nous soyons sûrs qu’il lui pardonnera, et qu’il la conduira à sa patrie, ou où bon lui semblera.

— Il faut bien qu’il lui pardonne, répartis-je, puisque l’excellente fille ne serait jamais partie de C., si le séducteur ne fût parti après lui avoir donné la promesse de mariage que voici. Elle alla à pied jusqu’à la courriere, elle s’embarqua, et elle descendit dans le moment que je sortais de la poste de Rome. Une inspiration m’ordonna de l’approcher, et de lui dire de venir avec moi. Elle obéit, et je l’ai conduite dans un endroit impénétrable chez une femme qui craint Dieu.

[92v] Mes trois amis m’écoutaient si attentifs qu’ils avaient l’air de statues. Je leur ai dit d’inviter à dîner les comtes pour le surlendemain, parce que je devais avoir le temps de consulter Paralis de modo tenendi [sur la façon de se comporter].

J’ai dit à M. Barbaro de faire savoir au comte de quelle façon il devait regarder Steffani comme mort. Après avoir dormi quatre ou cinq heures je suis allé chez la veuve l’avertissant de ne nous porter du café que quand nous appellerions ayant besoin de nous occuper trois ou quatre heures à écrire.

J’entre, je la vois au lit, et je me réjouis de trouver riante une physionomie que pour dix jours de suite je n’avais vue que triste. Nous débutâmes en amoureux heureux. L’amour avait si bien épuré son âme qu’elle n’était plus offusquée par le moindre sentiment fils de préjugé. Quand l’objet qu’on aime est nouveau, toutes ses beautés sont nouvelles à la cupidité d’un amant. Mais tout ne pouvait paraître que très nouveau à la comtesse, qui n’avait que mal goûté une seule fois dans les ténèbres les plaisirs de l’amour avec un bout d’homme, qui ne semblait pas fait pour inspirer de l’amour à une femme.

Ce ne fut qu’après des longs débats avec l’esprit tranquille que je lui ai rendu compte de toute la conversation que j’avais eue avec mes trois amis avant d’aller me coucher. L’amour avait fait devenir la comtesse telle que son affaire principale était devenue accessoire.

La nouvelle de Steffani qui à la place de se tuer était devenu capucin l’a rendue comme stupéfaite. Elle fit sur cet événement des réflexions très philosophiques. Elle parvint à le plaindre. Quand on plaint, on ne hait plus ; mais cela n’arrive qu’aux grandes âmes. Elle fut bien aise que j’eusse confié à mes bons amis qu’elle était en mon pouvoir, s’abandonnant à moi [93r] sur le moyen de la présenter à son père.

Mais lorsque nous pensions que le temps de nous séparer approchait, notre consternation paraissait. La comtesse était bien sûre que si ma condition eût été égale à la sienne, elle ne serait plus sortie de mes mains. Elle me disait que ce n’était pas la connaissance de Steffani qui l’avait rendue malheureuse ; mais la mienne. Après une union qui rend deux cœurs heureux, peuvent-ils ne pas se trouver malheureux au moment de la désunion ?

À table, M. Barbaro me dit qu’il avait fait une visite à Madame Steffani sa prétendue parente, et qu’il ne l’avait pas trouvée fâchée du parti que son fils unique avait pris. Elle lui avait dit qu’il devait opter entre se tuer, et se faire capucin, et que par conséquent il avait choisi en sage. Elle parlait en bonne chrétienne ; mais si elle n’avait pas été avare, il ne se serait ni tué ni fait capucin. Il y a au monde une grande quantité de mères cruelles de cette espèce. Elles ne se croient braves que quand elles foulent aux pieds la nature. Ce sont des méchantes femmes.

La dernière raison cependant du désespoir de Steffani, qui vit encore, fut ignorée de tout le monde. Mes mémoires la rendront publique quand elle n’intéressera plus personne.

Le comte, et son fils étrangement surpris de cet événement se trouvèrent en état de ne désirer plus autre chose que le recouvrement de la jeune comtesse pour la reconduire avec eux à C.

Pour savoir où elle pouvait être, le père était décidé à faire citer devant les trois chefs du conseil des dix les personnes qu’on lui avait indiquéesap, moi excepté. Il fallait donc nous déterminer à lui donner la nouvelle qu’elle était entre mes mains, et M. de Bragadin fut celui qui s’en chargea.

[93v] Ce devait être le lendemain. Nous étions tous invités à souper chez le comte ; mais M. de Bragadin s’était dispensé. Ce souper fut la cause que je ne suis pas allé chez la comtesse ; mais je n’y ai pas manqué le lendemain à la pointe du jour, et ayant décidé de déclarer le même jour à son père qu’elle était entre mes mains nous ne nous quittâmes qu’à midi. Nous n’espérions pas de pouvoir nous trouver de nouveau ensemble. Je lui ai promis de retourner chez elle l’après dîner avec le comte son frère.

Quelle surprise pour le père, et pour le fils quand M. de Bragadin nous levant de table leur dit que la demoiselle était retrouvée ! Il tira de sa poche l’écriture de mariage que Steffani lui avait faite, et la mettant sous leurs yeux :

— Voilà, leur dit-il, ce qui lui a causé un transport au cerveau quand elle sut qu’il était parti de C. sans elle. Elle partit à pied toute seule, et à peine arrivée ici elle a rencontré par un pur hasard ce grand jeune homme que vous voyez là, qui l’a persuadée à se laisser conduire dans une maison très honnête d’où elle n’est jamais sortie, et d’où elle ne sortira que pour se remettre entre vos bras d’abord qu’elle sera sûre que vous lui pardonnez la faute qu’elle a commise.

— Qu’elle ne doute pas de ce pardon, répondit le père ; et se tournant à moi il me pria de ne pas différer à lui donner une satisfaction dont dépendait le bonheur de sa vie. Je lui ai dit en l’embrassant qu’il la verra le lendemain, mais que je conduirais chez elle son fils dans l’instant même qui disposera son esprit à cette chère entrevue que cependant elle craignait. M. Barbaro voulut être de la partie, et le jeune comte enchanté de cet arrangement me jura [94r] une amitié éternelle.

Nous montâmes dans l’instant dans une gondole, qui nous transporta à un trajet48 où j’en ai pris une autre dans laquelle nous allâmes où je tenais sous bonne garde ce trésor. Je suis descendu les priant d’attendre. Quand j’ai dit à la comtesse que j’allais lui présenter son frère avec M. Barbaro, et qu’elle ne verrait son père que le lendemain : Nous pourrons donc, me répondit-elle, passer encore quelques heures ensemble. Va vite, et remonte avec eux.

Quel coup de théâtre ! L’amitié fraternelle qui s’explique sur deux physionomies angéliques fondues au même moule. Une joie pure qui brille dans les plus tendres embrassements suivie d’un éloquent silence qui se termine par quelques larmes. Un retour de politesse qui rend la demoiselle confuse d’avoir négligé ses devoirs vis-à-vis d’un seigneur d’une présence remarquable qu’elle n’avait jamais vu. Mon personnage principal directeur de l’architecture du noble édifice spectateur muet, laissé là, et entièrement oublié.

On se place à la fin sur un canapé, la demoiselle entre M. Barbaro, et son frère, et moi sur un tabouret devant elle.

— À qui donc, lui dit son frère, devons-nous le bonheur de t’avoir recouvrée ?

— À mon ange, lui répondit-elle, me tendant la main, à cet homme qui m’attendait sans savoir de m’attendre, qui m’a sauvée, qui m’a garantie de cent opprobres, dont je n’avais aucune idée, et qui, comme vous voyez, baise cette main pour la première fois.

Elle mit alors son mouchoir à ses yeux pour recueillir ses larmes qui furent accompagnéesaq des nôtres. Et voilà [94v] la vertu véritable, toujours vertu même dans l’actualité d’un mensonge. Mais la jeune comtesse ne savait pas dans ce moment-là qu’elle mentait. Celle qui parlait était son âme pure, et vertueuse, et elle la laissait agir. Sa vertu l’obligeait à en faire le portrait, comme si elle avait voulu lui dire que malgré ses égarements elle ne s’était jamais séparée d’elle. Une fille qui se rend à l’amour allié au sentiment ne peut pas avoir commis un crime, car elle ne peut pas ressentir des remords49.

À la fin de cette tendre visite, elle dit qu’il lui tardait de se voir aux pieds de son père ; mais qu’elle désirait que cela ne fût qu’à l’entrée de la nuit pour ne pas donner matière au caquet des voisins. L’entrevue donc qui devait faire le dénouement de la pièce fut établie au lendemain.

Nous allâmes souper à la locande avec le comte père qui se reconnaissant redevable de son honneur à tout ce que j’avais fait pour sa fille me regardait avec admiration. Il était cependant bien aise d’avoir su avant que j’en convinsse que c’était moi qui lui avais parlé le premier à sa sortie de la courriere. Monsieur Barbaro les pria de nouveau à dîner pour le lendemain.

Il y avait du risque à passer tout le matin tête à tête avec l’ange qui allait me quitter ; mais que serait l’amour s’il ne bravait les risques ? La certitude où nous étions que ces heures-là étaient nos dernières nous fitar faire des efforts pour les rendre véritablement les dernières de notre vie ; mais l’amour heureux n’est jamais devenu suicide. Elle m’a vu l’âme distillée en sang, et elle voulut croire qu’elle était mêlée avec une partie de la sienne.

Après s’être habillée elle mit ses souliers, et elle baisa ses [95r] pantoufles qu’elle était sûre de conserver pour tout le reste de ses jours. Je lui ai demandé des cheveux pour m’en faire une tresse pareille à celle que je conservais encore pour ne pas perdre le souvenir de M. F.

Elle me revit sur la brune avec son père, son frère, et Mess. Dandolo, et Barbaro qui voulurent être présents à cette belle entrevue. À l’apparition du père la fille se jeta à genoux à ses pieds. Il la releva, il l’embrassa, et il la traita avec toute la bonté qu’elle pouvait désirer. Une heure après nous partîmes tous, et nous rendîmes à la locande de Boncousin, où, après avoir souhaité un heureux voyage aux trois nobles étrangers je suis retourné avec mes deux amis chez M. de Bragadin.

Le lendemain nous les vîmes arriver au palais dans une péote à six rames. Ils voulurent faire leurs derniers remerciements à M. Barbaro, à moi, et à M. de Bragadin, qui sans cela n’aurait pas vu, et admiré la prodigieuse ressemblance des deux charmantes créatures.

Après avoir pris une tasse de café ils prirent congé, et nous les vîmes remonter dans leur péote qui en vingt-quatre heures les débarqua au pont du lac obscur50 endroit sur le fleuve Pô confin51 de l’état du pape avec celui de la république de Venise. Je n’ai pu dire que des yeux à la comtesse tout ce que je sentais à cette cruelle séparation, et j’ai lu tout ce que son âme me disait dans les siens. Jamais recommandation n’avait été plus efficace que celle que le comte avait portée à M. Barbaro. Elle servit à sauver l’honneur de sa famille, et à m’éviter les désagréments que j’aurais eus en conséquence du compte que j’aurais dû rendre de ce que la [95v] demoiselle était devenue après qu’on m’aurait convaincu que52 je l’avais conduite avec moi.

Nous partîmes alors tous les quatre pour Padoue pour y rester jusqu’à la fin de l’automne. Le docteur Gozzi n’y était plus. Il était devenu curé dans un village, où il vivait avec sa sœur Bettine qui n’avait pas pu vivre avec le coquin qui ne l’avait épousée que pour la dépouiller de tout ce qu’elle lui avait porté en dot.

Dans la tranquille oisiveté de cette grande ville je suis devenu amoureux de la plus célèbre de toutes les courtisanes vénitiennes de ce temps-là. Elle s’appelait Ancilla, la même que le danseur Campioni épousa, et conduisit avec lui à Londres, où elle fut la cause de la mort d’un très aimable Anglais. Dans quatre ans d’ici je parlerai d’elle plus au long53. Actuellement je ne dois rendre compte au lecteur que d’un petit événement qui fut la cause que mon amour ne dura que trois ou quatre semaines.

Celui qui me présenta à cette fille fut le comte Medini54 jeune étourdi comme moi, et ayant mes mêmes inclinations ; mais joueur déterminé ennemi déclaré de la fortune55. On jouait chez Ancilla, dont il était amant56 aimé, et il ne me procura sa connaissance que pour me rendre sa dupe les cartes à la main. Ne m’étant jamais aperçu de rien, je le fus jusqu’au moment fatal que me voyant trichéas avec la plus grande évidence, je le lui ai dit lui présentant un pistolet à la poitrine. Ancilla s’évanouit, il me rendit mon argent, et il me défia à sortir avec lui pour mesurer mon épée avec la [96r] sienne. J’ai accepté son invitation, et je l’ai suivi après avoir laissé mes pistolets sur la table. Nous allâmes dans le prato della valle57, où au clair de la lune j’eus le bonheur de le blesser à l’épaule. Il dut me demander quartier ne pouvant plus étendre son bras. Je suis allé me coucher ; mais le matin j’ai cru devoir suivre le conseil de M. de Bragadin de quitter d’abord Padoue, et d’aller l’attendre à Venise. Ce comte Medini fut dans tout le reste de sa vie mon ennemi, et il m’arrivera de devoir parler de lui quand le lecteur me verra à Naples58.

J’ai passé tout le reste de l’année dans mes vieilles habitudes, tantôt content, et tantôt mécontent de la fortune. Le ridotto59 étant ouvert, j’y passais la plus grande partie de la nuit jouant, et courant les aventures.

1747at

Vers la fin de Janvier j’ai reçu une lettre de la jeune comtesse A.S., qui neau portait plus ce nom. Elle m’écrivait d’une des plus belles villes de l’Italie où elle était devenue marquise XXX. Elle me priait de faire semblant de ne pas la connaître si le hasard faisait que je m’arrêtasse dans la ville où elle vivait heureuse avec un époux qui avait gagné son cœur après qu’elle lui avait accordé sa main.

J’avais déjà su de son frère qu’à peine arrivée à sa patrie, sa mère l’avait conduite dans la ville d’où elle m’écrivait chez un de ses parents, où elle avait connu l’homme qui devait la rendre heureuse. Ce fut dans l’année suivante 1748 que je l’ai vue. Sans la lettre par laquelle elle m’avait prévenu, je me serais fait présenter à son mari. La douceur de la paix est préférable aux charmes de l’amour ; mais on ne pense pas ainsi quand on est amoureux.

[96v] Dans ce même temps une jeune Vénitienne60 très jolie, que son père Ramon exposa à l’admiration du public la faisant figurer dans les ballets, me mit pour une quinzaine de jours dans ses fers : j’y serais resté davantage, si l’hymen ne les eût brisés. Madame Cicilia Valmarana sa protectrice lui trouva un mari de sa compétence dans le danseur français nommé Binet, qui d’abord voulut s’appeler Binetti. Par là sa femme ne se vit pas obligée à changer en français son caractère vénitien qui la mit à même de déployer sa force dans plusieurs aventures, qui lui donnèrent de la célébrité. Elle fut la cause d’un bon nombre des miennes que mon lecteur trouvera bien circonstanciées à leur place61. La Binetti fut privilégiée par la nature du plus rare de tous les dons. L’âge ne parut jamais sur sa figure avec une indiscrétion, dont les femmes ne connaissent pas la plus cruelle. Elle parut toujours jeune à tous ses amants, et aux plus fins connaisseurs des traits surannés. Les hommes ne demandent pas davantage ;av et ils ont raison de ne pas vouloir se fatiguer à faire des recherches et des calculs pour se convaincre qu’ils sont dupes de l’apparence ; mais les femmes qui vieillissent à vue d’œil ont aussi raison de crier contre une autre qui ne vieillit pas. La Binetti se moqua toujours de cette espèce de médisance allant son train, et faisant des amants. Le dernier qu’elle fit mourir à force de jouissances amoureuses fut le Polonais Mossinski62 que sa destinée fit aller à Venise il y a huit ans. La Binetti en avait alors soixante-trois.

La vie que je menais à Venise aurait pu me paraître heureuse, si j’avais pu m’abstenir de ponter à la Bassette. Il n’était permis de tailler au ridotto qu’aux seuls nobles non pas en masque, mais vêtus avec la robe patricienne, portant [97r] la grande perruque devenue constitutionnelle63 au commencement de ce siècle. Je jouais, et j’avais grand tort, car je n’avais ni la force de quitter quand la fortune m’était contraire ni celle de ne pas courir après mon argent. Ce qui me forçait à jouer était un sentiment d’avarice : j’aimais la dépense, et je la regrettais, quand ce n’était pas le jeu qui m’avait fourni l’argent pour la faire. Il me semblait que l’argent gagné au jeu ne m’avait rien coûté.

À la fin du même mois de Janvier, me trouvant dans la nécessité de deux cents sequins64, Mad. Manzoni me fit prêter par une autre dame un brillant qui en valait cinq cents. Je me suis déterminé d’aller le mettre en gage à Treviso, où la ville tient un Mont de piété qui prête sur gages au 5 p. 100. Treviso est à quinze milles65 de Venise. Ce bel établissement manque à Venise parce que les Juifs ont la force de l’empêcher.

Je me lève donc d’assez bonne heure ; et je mets dans ma poche ma baoûte66 parce que dans ce jour-là il était défendu d’aller en masque. C’était la veille de la purification de la sainte vierge qu’on appelle la Chandeleur67.

Je vais à pied jusqu’au bout du Canal regio avec intention de prendre une gondole pour Mestre, où j’aurais pris une voiture de poste qui m’aurait mis en moins de deux heures à Treviso, d’où je serais parti le même jour après avoir mis mon brillant en gage pour retourner à Venise.

Marchant sur le quai vers S.t Job, je vois dans une gondole à deux rames une figure de fille coiffée à la villageoise ; mais très richement. Son minois me plaît tellement que je m’arrête pour l’examiner avec plus d’attention. Le barcarol de proue, voyant que j’avais suspendu ma marche, pensa que je veuille profiter de [97v] l’occasion pour aller à Mestre à meilleur marché, et dit au poupier d’approcher du rivage. Je n’hésite pas un seul moment. Je monte dans la barque, et je lui donne trois livres pour m’assurer qu’il n’y entrerait plus personne. Un vieux prêtre, qui occupait la première place près de la belle, veut me la céder ; mais je l’oblige à ne pas bouger.

a. Date donnée dans la marge gauche.

b. Finirait biffé.

c. Me demanda, le a final étant corrigé par surcharge.

d. Et il biffé.

e. Dans biffé.

f. Le manuscrit porte un deux-points auquel nous substituons un point pour marquer la fin du discours direct.

g. Joueras biffé.

h. Orth. un (en italien, obolo est masculin).

i. Orth. Carlsbath.

j. Orth. L’Abbadie. Casanova écrit ensuite l’Abadie. Nous unifions.

k. Quelques mots biffés, illisibles.

l. Ce plaisir biffé.

m. Me le refuse [ou refusa] biffé.

n. Rends [orth. rens] biffé.

o. Date donnée dans la marge gauche.

p. Date donnée dans la marge gauche.

q. Veux la persuader biffé.

r. Orth. capuçon pour cette occurrence.

s. Pas biffé.

t. Le faire devenir amoureux de moi.

u. Orth. vu.

v. Orth. qui.

w. Orth. fait.

x. N’était pas riche, mais à son aise, et il me parla du frère de la malheureuse qui était militaire au service du pape biffé.

y. Bon biffé.

z. Orth. entendu

aa. D’abord biffé.

ab. Orth. fait.

ac. Me permettre de déjeuner avec elle.

ad. Orth. vu.

ae. Pour la soulager biffé.

af. Elle pouvait [ou pourrait] biffé.

ag. Je ne me connaissais pas, peut-être, biffé.

ah. Talent biffé.

ai. Trois biffé.

aj. Elle croyait que je lui eusse biffé.

ak. Mes biffé.

al. Un mot biffé, illisible.

am. Lui biffé.

an. Orth. donné.

ao. Que je biffé. Le verbe est ensuite corrigé par surcharge.

ap. Orth. indiqué.

aq. Orth. accompagnés.

ar. Orth. firent.

as. Dans biffé.

at. Date donnée dans la marge gauche.

au. Porte biffé.

av. Car biffé.

CHAPITRE VIII

Je deviens amoureux de Christine, je lui trouve un mari digne d’elle. Ses noces.

1747b

— Ces barcarols, me dit le vieux prêtre, ont du bonheur. Ils nous ont pris à Rialte pour trente sous1, sous condition qu’ilsc pussent, chemin faisant prendre des passagers ; et en voilà un. Ils en trouveront encore.

— Quand je suis dans une gondole, dmon révérend, il n’y a plus de place à louer.

En disant cela, je donne encore quarante sous aux barcarols, et les voilà contents. Ils me remercient en me donnante l’excellence. L’abbé me demande excuse s’il ne m’a pas donné mon titre ; je lui réponds quef n’étant pas gentilhomme vénitien ce titre ne me convenait pas, et la fille dit qu’elle en était bien aise.

— Pourquoi ? Mademoiselle.

— Parce que quand je vois près de moi un gentilhomme, je ne sais pas ; j’ai peur. J’imagine que vous êtes un lustrissimo2.

— Non plus : je suis clerc d’avocat3.

— J’en suis encore plus aise, car j’aime de me voir en compagnie de personnes, qui ne se croient pas plus que moi. gMon père était fermier, frère de mon oncle que vous voyez ici, curé de Pr.4 où je suis née, et élevée, n’ayant ni frère, ni sœurh. Je suis héritière de tout, et du bien de ma mère aussi qui est toujours malade, et qui ne peut pas vivre encore longtemps, dont bien me fâche ;i mais c’est le médecin qui l’a dit. Ainsi pour revenir à propos je crois qu’il n’y a pas grande différence entre un clerc d’avocat, et la fille d’un riche fermier. Je dis cela par moyen d’acquit5, car je sais bien qu’en voyage on est en compagnie de tout le monde, et toujours sans conséquence : n’est-ce pas mon cher oncle ?

— Oui, ma chèrej Christine. Preuve de cela, vous voyez monsieur, qui s’est mis avec nous sans savoir qui nous sommes.

— Mais croyez-vous, dis-je à ce bon curé, que je serais venu me mettre ici, si la beauté de votre nièce ne m’eût pas surpris ?

À ces paroles le curé, et la nièce se mirent à rire de toute leur force ; et de mon côté ne trouvant pas ce que j’avais dit bien [100v] comique,k j’ai vu que mes compagnons de voyage étaient un peu bêtes ; mais je n’en étais pas fâché.

— Pourquoi riez-vous tant, ma belle demoiselle ? Est-ce pour me faire voir vos dents ? J’avoue que je n’en ai jamais vu de si belles à Venise.

— Oh ! point du tout :l malgré qu’à Venise tout le monde m’ait fait ce compliment. Je vous assure qu’à Pr. toutes les filles ont des dents si belles que les miennes. N’est-ce pas mon oncle ?

— Oui ma nièce.

— Je riais, poursuivit-elle à me dire, d’une chose que je ne vous dirai jamais.

— Ah ! Dites-la-moi, je vous prie.

— Oh ! pour ça non. Jamais jamais.

— Je vous la dirai moi-même, me dit le curé.

— Je ne veux pas, dit la nièce, en fronçant ses noirs sourcils, ou en vérité je m’en vais.

— Je t’en défie, dit l’oncle. Savez-vous ce qu’elle a dit, quand elle vous a vu sur le quai ? Voilà un beau garçon qui me regarde, et qui est bien fâché de ne pas être avec nous. Et quand elle vous a vu faire arrêter la gondole, elle s’est applaudie.

La nièce outrée de son indiscrétion lui donnait des coups sur l’épaule.

— Pourquoi, lui dis-je, êtes-vous fâchée que j’apprenne que je vous ai plu, tandis que je suism enchanté que vous sachiez que je vous ai trouvée charmante ?

— Enchanté pour un moment. Oh ! Je connais à présent les Vénitiens. Ils m’ont dit tous que je les ai enchantés ; et aucun de ceux que j’aurais voulu ne s’est déclaré.

— Quelle déclaration vouliez-vous ?

— La déclaration qui me convient monsieur. Celle d’un bon mariage à l’église, et en présence de témoins. Nous sommes cependant restés à Venise quinze jours. N’est-ce pas mon oncle ?

— Cette fille, me dit l’oncle, telle que vous la voyez, est un bon parti, car elle a trois mille écus6. Elle ne veut pas se marier à Pr., et elle a peut-être raison. Elle a toujours dit qu’elle ne veut autre mari qu’un Vénitien, et par cette raison je l’ai conduite à Venise pour la faire connaître. Une femme comme il faut nous a tenusn chez elle quinze jours, et elle l’a conduite dans plusieurs maisons, où des jeunes gens mariables l’ont vue ; maiso ceux qui lui plurent ne voulurent pas entendre parler de mariage, et elle à son tour n’a pas trouvé de son goût ceux qui se sont offerts.

— Mais croyez-vous, lui dis-je, qu’un mariage se fasse comme une omelette ? Quinze jours à Venise ne sont rien. Il faut y passer au moins [101r] six mois. Je trouve, par exemple, votre nièce jolie comme l’amour, et je me croirais heureux, si la femme que Dieu me destine, luip ressemblât ; mais quand elle me donnerait dans l’instant cinquante mille écus7 pour l’épouser d’abord, je n’en voudrais pas. Un garçon sage avant que de prendre une femme doit connaître son caractère, car ce qui fait le bonheur n’est ni l’argent, ni la beautéq.

— Que voulez-vous dire, me dit-elle, par caractère ? Est-ce une belle écriture8 ?

— Non mon ange. Vous me faites rire. Il s’agit des qualités du cœur, et de l’esprit. Je dois me marier un jour, ou l’autre, et je cherche l’objet depuis trois ans ; mais en vain. J’ai connur plusieurs filles presqu’aussi jolies que vous, et toutes avec une bonne dot ; mais après leur avoir parlé deux ou trois mois j’ai vu qu’elles ne pouvaient pas me convenir.

— Que leur manquait-il ?

— Je peux vous le dire ; car vous ne les connaissez pas. Une, que certainement j’aurais épousée, car je l’aimais beaucoup, avait une vanité insoutenable. J’ai découvert cela en moins de deux mois. Elle m’aurait ruiné en habits, en modes9, en luxe. Imaginez-vous qu’elle donnait un sequin10 par mois au friseur, et un autre sequin au moins elle dépensait en pommades, et eaux de senteur.

— C’était une folle. Je ne dépense que dix sous par an en cire, que je mêle avec de la graisse de chèvre, et je fais une pommade excellente, dont j’ai besoin pour soutenir mon toupet.

— Une autre que j’aurais épousées il y a deux ans avait une indisposition qui m’aurait rendu malheureux. Je l’ai su le quatrième mois, et je l’ai quittée.

— Quelle était cette indisposition ?

— Elle était telle que je n’aurais jamais eu d’enfants ; et c’est affreux, car je ne veux me marier que pour en avoirt.

— Pour cela Dieu est le maître ; mais pour moi je sais que je me porte bien. N’est-ce pas mon oncle ?

— Une autre était trop dévote, et je n’en veux pas. Scrupuleuse au point qu’elle allait à confesse tous les trois ou quatre jours. Je la veux bonne chrétienne comme moi. Sa confession durait une heure au moins.

— C’était ou une grande pécheresse ou une sotte. Je n’y vais, m’interrompit-elle, qu’une fois par mois, et je dis tout en deux minutes. N’est-ce upas mon oncle ? Si vous ne me faisiez des questions, je ne saurais que vous dire.

— Une autre voulait être plus savante que moi, une autre était triste, et je veux absolument qu’on soit gai.

[101v] — Voyez-vous mon oncle ? Vous qui d’accord avec ma mère me reprochez toujours ma gaieté.

— Une autre, que j’ai d’abord quittée, avait peur de se trouver seule avec moi, et si je lui donnais un baiser elle allait d’abord le dire à sa mère.

— C’était une bête. Je n’ai pas encore écouté un amoureux, car à Pr. il n’y a que des paysans incivils ; mais je sais bien que je n’irais pas conter à ma mère certaines choses.

— Une autre avait l’haleine fortev. Une autre enfin, dont je croyais les couleurs très naturelles, se fardait. Presque toutes les filles ont ce vilain penchant, et par cette raison j’ai peur que je ne me marierai jamais : car, par exemple, jew veux absolument que celle qui sera ma femme ait les yeux noirs, et aujourd’hui presque toutes les filles ont appris le secret de se les teindrex ; mais je n’y serai pas attrapé, car je m’y connais.

— Sont-ils noirs les miens ?

— Ah ah !

— Vous riez ?

— Je ris parce qu’ils paraissent noirs ; mais ils ne le sont pas. Vous êtes cependant tout de même fort aimable.

— Cela est drôle. Vous croyez que mes yeux sont teints, et vous dites que vous vous y connaissez. Mes yeux, Monsieur, beaux, ou laids, sont comme Dieu me les a donnés. N’est-ce pas mon oncle ?

— Je l’ai toujours cru au moins, lui répondit l’oncle.

— Et vous ne le croyez pas ? Me répliqua-t-elle vivement.

— Non. Ils sont trop beaux pour que je les croie naturels.

— Par Dieu c’est drôle.

— Excusez, ma belle demoiselle, je suis sincère ; mais je vois que je l’ai été trop.

Un silence succéda à cette dispute. Le curé faisait de temps en temps un sourire ; mais sa nièce ne pouvait pas dévorer son chagrin11. Je la lorgnais à la dérobée, je la voyais prête à pleurer, et j’en ressentais de la peine, car sa figure était des plus séduisantes. Coiffée en riche paysanne elle avait sur sa tête poury la valeur de cent sequins12 tout au moins en épingles d’or qui lui tenaient en tresse ses cheveux plus noirs que l’ébène. Ses longs pendants d’oreilles d’or massif, et une fine chaîne d’or qui faisait plus de vingt fois le tour de son cou blanc comme du marbre de Carrare rendaient sur sa figure de lis, et de roses un brillant éclat qui me frappait. C’était pour la première fois de ma vie que je voyais une beauté villageoise avec un tel appareil13. Six ans avant ce temps-là Lucie à Paséanz m’avait frappé d’une façon tout à fait différente.

[102r] Cette jeune fille, qui ne disait plus le mot, devait être au désespoir, car ses yeux étaient précisément ce qu’elle avait de plus beau, et j’avais eu la barbarie de les lui arracher. Je savais qu’en elle-même elle devait me haïr mortellement, et qu’elle ne parlait plus parce que son âme devait être en fureur ; mais je n’avais garde de la désabuser, car cela devait arriver par degré.

À peine entré dans le long canal de Marghera, je demande au curé s’il avait une voiture pour aller à Treviso, car pour aller à Pr. il devait y passer.

— J’irai à pied, car mon bénéfice est pauvre, et pour Christine je lui trouverai facilement une place dans quelque voiture.

— Vous me ferez un véritable plaisir en venant tous les deux avec moi dansaa la mienne qui est à quatre places.

— Voilà un bonheur que nous n’espérions pas.

— Point du tout, dit Christine. Je ne veux pas aller avec ce monsieur.

— Pourquoi donc, ma chère nièce ? Avec moi.

— Parce que je ne veux pas.

— Voilà, dis-je alors sans la regarder,ab comme on récompense ordinairement la sincérité.

— Ce n’est pas, me dit-elle brusquement, sincérité ; mais présomption14, et méchanceté. Il n’y aura plus pour vous dans tout le monde des yeux noirs : mais puisque vous les aimez, j’en suis bien aise.

— Vous vous trompez, belle Christine, car j’ai le moyen de savoir la vérité.

— Quel est ce moyen ?

— Les laver avec de l’eau de rose un peu tiède : et encore : si la demoiselle pleure toute la couleur artificielle doit pour lors s’en aller.

À ces mots j’ai joui d’un spectacle rempli de charmes. La physionomie de Christine qui affichait la colère, et le dédain, se changea tout d’un coup pour me représenter la sérénité, et la satisfaction. Elle fit un sourire qui plut au curé, car la voiture gratis lui tenait à cœur.

— Pleure donc, ma chère nièce, et Monsieur rendra justice à tes yeux.

Le fait est qu’elle pleura, mais à force de rire. La joie de mon âme, folle des preuves de cette espèce devint pétillante. En montant les degrés15 du rivage je lui ai fait pleine réparation, et elle accepta l’offre de la voiture. J’ai d’abord ordonné à un voiturier d’atteler tandis que nous déjeunerions ; mais le curé me dit qu’il [102v] devait auparavant aller dire la messe. — Allez vite, nous l’entendrons, et vous l’appliquerez à mon intention. Voilà l’aumône que je donne toujours. C’était un ducat d’argent16, qui l’étonna au point qu’il voulait me baiser la main. Il s’achemine à l’église, et j’offre mon bras à Christine, qui neac sachant pas si elle devait l’accepter ou non, elle me demande si je croyais qu’elle ne pût aller toute seule.

— Je ne crois pas cela, mais le monde dirait ou que je suis impoli, ou qu’il y a une trop grande différence de vous à moi.

— Et actuellement que je le prends que dira-t-il ?

— Qu’il se pourrait que nous nous aimassions, et quelqu’un dira que nous paraissons faits l’un pour l’autre.

— Et si ce quelqu’un va rapporter à votre maîtresse qu’on vous a vu donnant le bras à une fille ?

— Je n’ai pas de maîtresse, et je ne veux plus en avoir, car il n’y a pas à Venise une fille faite comme vous.

— J’en suis fâchée pour vous. Pour moi il est certain que je ne retournerai pas à Venise, et quand même ; comment faire à y rester six mois ? D’abord que vous dites avoir besoin de six mois au moins pour bien connaître une fille ?

— Je paierais volontiers toute la dépense.

— Oui-da17 ? Dites-le donc à mon oncle, et il y pensera, car je ne peux pas y aller toute seule.

— Et en six mois, lui dis-je, vous me connaîtriez aussi.

— Oh ! pour moi ! Je vous connais déjà.

— Vous vous accommoderiez donc de ma personne.

— Pourquoi non ?

— Vous m’aimeriez.

— Aussi ; quand vous seriez mon mari.

Je regardais cette fille avec étonnementad. Elle me semblait une princesseae déguisée en paysanne. Son habit de gros de Tours18 bleu galonné en or était du plus grand luxe puisqu’il devait coûter le double d’une robe de ville, et les bracelets de chaîne d’or qu’elle avait aux poignets à l’avenant19 du collier faisaient une parure des plus riches. Sa taille que je n’avais pas pu examiner dans la gondole était de nymphe, et la mode des mantelets20 n’étant pas connue des paysannes, je voyais, au relief du devant de son habit boutonné jusqu’au cou, la beauté de son sein. Le bas de l’habit, pareillement galonné en or n’arrivant qu’aux chevilles me laissait voir son pied mignon, et imaginer la finesse de sa jambe. Sa démarche juste, et point du tout étudiée me ravissait. Sa physionomie paraissait me dire avec douceur : Je suis bien contente [103r] que vous me trouviez jolie. Je ne pouvais concevoir comment cette fille avait pu rester à Venise quinze jours sans trouver qui l’épousât, ou la trompât. Un autre charme encore qui m’enivrait était son jargon, et sa vérité, que l’usage de la ville me faisait prendre pour bêtise : c’était un défautaf d’appareil qui me représentait tout le prix de la pièce. Lorsque dans la sensibilité de sa colère elle avait prononcé ce par Dieu mon lecteur ne peut se figurer le plaisir qu’elle m’a fait.

Absorbé dans ces réflexions, et déterminé de mettre tout en œuvre pour rendre à ma manière toute la justice qu’on devait à ce chef-d’œuvre de la nature, j’attendais avec impatience la fin de la messe.

Après avoir déjeuné, j’ai eu toutes les peines du monde à persuader le curé que la place que je devais prendre était la dernière ; mais je n’ai pas eu de peine d’abord que nous arrivâmes à Treviso à le persuader de rester à dîner, et à souper avec moi dans une auberge où il n’y avait presque jamais du monde. Il s’est rendu lorsque je lui ai promis qu’après souper il y aurait une voiture prête qui le conduirait en moins d’une heure à Pr. avec le plus beau clair de Lune. Ce qui le pressait était la solennité de la fête, et la nécessité absolue où il était de chanter la messe dans son église.

Nous descendons donc à cette auberge, où après avoir fait faire duag feu, et avoir ordonné un bon dîner, je pense que le curé même pourrait aller m’engager le diamant, et que moyennant cela je resterais une heure seul avec la naïve Christine. Je le prie de me faire ce plaisir, lui disant que ne voulant pas être connu je ne pouvais pas y aller en personne, et il est charméah que je le mette à même de faire quelque chose pour mon service. Il va, et me voilà seul devant le feu avec cette charmante créature. J’ai passé une heure avec elle dans des propos les plus faits pour me rendre voluptueuse sa naïveté, et pour lui inspirer à ma faveur le même goût décidé que je me sentais pour elle. J’ai eu la force de ne jamais lui prendre sa main potelée que je mourais d’envie de baiser.

Le curé vint me rapporterai la bague me disant que je ne [103v] pourraisaj la mettre en gage, et en recevoir le billet que le surlendemain, à cause de la fête de la Vierge. Il me dit qu’il avait parlé au caissier du mont de piété quiak lui avait dit que si je voulais onal me donnerait le double de la somme que je demandais. Je lui ai alors dit qu’il m’obligerait beaucoup à revenir de Pr. pour me faire ce plaisir lui-même, puisqu’on pourrait faire naître des soupçons, si après avoir présentéam le diamant lui-même, on le voyait porté par un autrean. Je lui ai dit que je lui paierais la voiture, et il m’assura qu’il reviendrait. J’espérais de faire en sorte qu’il retournât avec sa nièce.

Dans le courant du dîner trouvant Christine toujours plus digne de mon attention, etao craignant de perdre sa confiance, si je brusquais une jouissance imparfaite dans quelques moments que j’aurais pu me procurer dans la journée, j’ai décidé que je devaisap persuader le curé de la reconduire à Venise pour qu’elle y demeurât cinq à six mois. C’était là que je me flattais de faire naître l’amour, et de lui donner la nourriture qui lui convient. J’ai donc proposé au curé la chose, lui disant que je me chargerais de toute la dépense, et que je trouverais une famille très honnête, où l’honneur de Christine serait aussi sûr que dans un couvent. Ce n’était qu’après l’avoir bien connue que je pouvais l’épouser ; mais ce serait immanquable. Le curé me répondit qu’il irait la conduire en personne d’abord que je lui écrirais d’avoir trouvé la maison où ilaq devrait aller la consigner. Je voyais Christine ravie d’aise de cet arrangement, et je lui promettais, sûr de lui tenir parole, qu’en huit jours tout au plus l’affaire serait faite. Mais je fus un peu surpris lorsque lui ayant promis de lui écrire, elle me répondit que son oncle répondrait pour elle, parce qu’elle n’avait jamais voulu apprendrear, malgré qu’elle sût très bien lire.

— Vous ne savez pas écrire ? Comment voulez-vous devenir femme d’un Vénitien ne sachant pas écrire ? Je n’aurais jamais cru une si étrange chose.

— Quelle merveille ! Il n’y a aucune fille chez nous qui sache écrire. N’est-ce pas mon oncle ?

— C’est vrai ; lui répondit-il ; mais aucune ne pense à se marier à Venise. Monsieur a raison. Tu dois apprendre.

— Certainement, lui dis-je, et même avant de venir à Venise, car on se moquerait de moi. Vous devenez triste. Je suis fâché que cela vous déplaise.

[104r] — Cela me déplaît, parce qu’il n’est pas possible d’apprendre en huit jours.

— Je m’engage, lui dit l’oncle, de te faire apprendre en quinze, si tu veux t’y mettre de toute ta force. Tu en sauras assez pour te perfectionner dans la suite par toi-même.

— C’est une grande besogne ; maisas qu’à cela ne tienne : je vous promets d’étudier jour, et nuit, et je veux commencer demain.

En dînant j’ai dit au curé qu’au lieu de partir après souper, il ferait très bien d’aller se coucher, et ne partir avec Christine qu’une heure avant jour. Il n’avait pas besoin d’être à Pr. avant treize heures21. Il en convint quand il vit que cela faisait plaisir à sa nièce, qui après avoir bien soupé avait sommeil. J’ai donc d’abord ordonné la voiture, etat dit au curé d’appeler l’hôtesse pour me faire donner une autre chambre, et y faire faire d’abord du feu.

— Cela n’est pas nécessaire, dit le vieux, et saint curéau à mon grand étonnement, il y a dans cette chambre deux grands lits, et nous n’avons pas besoin de faire mettre des draps dans un autre, car Christine couche avec moi. Nous ne nous déshabillerons pas ; mais vous pouvez vous déshabiller en toute liberté, car ne partant pas avec nous vous pourrez rester au lit tant qu’il vous plaira. — Oh !, dit Christine, je dois me déshabiller, car sans cela je ne pourrais pas dormir ; mais je ne vous ferai pas attendre, car il ne me faut qu’un quart d’heure pour être prête.

Je ne disais rien ; mais je ne pouvais pas en revenir. Christine charmante, et faite pour faire prévariquer Zénocrate22 couchait toute nue avec le curé son oncle, vieux il est vrai, dévot, très éloigné de tout ce qui aurait pu rendre cette disposition illicite, tout ce qu’on voudra ; mais le curé était homme, et il devait l’avoir été, et savoir qu’il s’exposait au danger. Ma raison charnelle23 trouvait cela inouï. La chose était innocente je n’en doutais pas, et si innocente que non seulement ils ne s’en cachaient pas ; mais ils ne supposaient pas que quelqu’un la sachant pourrait penser à mal. Je voyais tout cela ; mais je n’en pouvais pas revenir. Dans la suite du temps j’ai trouvé cela commun chez les bonnes gens dans tous les pays où j’ai voyagé ; mais, je le répète, chez les bonnes gens. Je ne me mets pas dans ce nombre.

[104v] Ayant mangé maigre, et assez mal, je descends pour parler à l’hôtesse, et lui dire que je ne me souciais pas de la dépense, que je voulais un souper exquis, en maigre cela allait sans dire, mais ayant du poisson excellent, des truffes, des huîtres, et tout ce qu’il y avait de meilleur au marché de Treviso, et surtout du bon vin.

— Si la dépense ne vous fait rien, laissez-moi faire. Vous aurez du vin de la Gatta24.

— Je veux souper à trois heures25.

— Ça suffit.

Je remonte, et je trouve Christine qui caressait au visage son vieux oncle qui avait l’âge de soixante et quinze ans. Il riait.

— Savez-vous, me dit-il, de quoi il s’agit ? Ma nièce me prie de la laisser ici jusqu’à mon retour. Elle me dit que ce matin vous avez passé l’heure que je vous ai laissé seul avec elle commeav un frère l’aurait passée avec sa sœur, et je le crois ; mais elle ne songe pas qu’elle vous incommoderait.

— Non. Au contraireaw : soyez sûr qu’elle me ferait plaisir, car je la trouve aimable au possible. Et pour ce qui regarde mon devoir, et le sien, je crois que vous pouvez vous reposer sur nous.

— Je n’en doute pas. Je vous la laisse donc jusqu’après-demain. Vous me verrez ici de retour à quatorze heures26 pour aller faire votre affaire.

Je me suis trouvé si étonné de cet arrangement si inattendu, et fait avec tant de facilité que le sang m’est monté à la tête : j’ai saigné du nez copieusement un demi-quart d’heure, de ma part ne craignant rien, car cela m’était arrivé autrefois ; mais de la part du curé quiax craignait une hémorragie. Il alla pour ses affaires nous disant qu’il reviendrait à l’entrée de la nuit.

D’abord que nous fûmes seuls, j’ai remercié Christine de la confiance qu’elle avait en moi.

— Je vous assure qu’il me tarde que vous me connaissiez bien. Vous verrez que je n’ai aucun des défauts qui vousay dégoûtèrent des demoiselles que vous avez connues à Venise, et je vous promets d’apprendre d’abord à écrire.

— Vous êtes une fille adorable, et pleine de bonne foi ; mais je vous prie d’être discrète à Pr.. Personne ne doit savoir que vousaz [110r] avez fait un traité avec moi. Vous vous réglerez comme votre oncle vous instruira : ce sera à lui que j’écrirai tout.

— Soyez certain que ma mère même n’en saura rien que quand vous le permettrez.

J’ai passé ainsi avec elle toute la journée ne faisant autre chose que tout ce qui m’était nécessaire pour en devenir amoureux. Petites histoires amoureuses qui l’intéressaient, et dont je ne lui disais pas la fin. Elle ne la devinait pas ; mais elle en faisait semblant, ne voulant pas s’en montrer curieuse de crainte de paraître ignorante. Plaisanteries à sa portée qui auraient déplu à une fille de ville gâtée par l’éducation ; mais qui devaient plaire à une paysanne parce qu’elles ne lui faisaient pas monter le sang à la tête. Quand son oncle arriva je faisais des arrangements dans ma tête pour l’épouser, ayant déjà décidé de la mettre là même où j’avais gardé la comtesse.

À trois heures d’Italie27, nous nous mîmes à table, et notre souper fut exquis. Ce fut à moi à tenir tête à Christine qui n’avait jamais de sa vie mangé ni huîtres, ni truffes. Le vin de la Gatta ne grise pas ; il égaie. On le boit sans eau ;ba c’est un vin qui ne dure qu’à peine un an. Nous allâmes au lit une heure avant minuit, et je ne me réveillai qu’au grand jour. Le curé était parti si doucement que je ne l’ai pas attendu28.

Je regarde le lit, et je n’y vois que Christine qui dormait. Je lui dis bonjour, elle ouvre les yeux ; elle se reconnaît, elle rit, elle se met sur le coude, elle regarde, et elle dit : Mon oncle est parti.bb Je lui dis qu’elle était belle comme un ange, elle rougit, et elle couvre un peu mieux son sein.

— Je meurs d’envie, ma chère Christine d’aller te donner un baiser.

— Si tu as cette envie, mon cher ami, viens me le donner.

[110v] Je sors vite de mon lit, et la décence veut que je coure au sien rapidement. Il faisait froid. Soit politesse ou timidité elle se retire ; mais ne pouvant se retirer sans me faire place,bc il me semble d’être invité à la prendre. Le froid, la nature, l’amour s’accordent à me mettre sous la couverture, et rien ne me fait penser à m’y opposer. Voilà Christine entre mes bras, et me voilà entre les siens : je vois sur son visage la surprise, l’innocence, et le contentement : elle ne pouvait voir sur le mien que la tendre reconnaissance, et le feu d’un amour joyeux d’une victoire à laquelle il parvient sans avoir combattu.

Dans cette heureuse rencontre amenée par le pur hasard, et où rien n’ayant été prémédité nous ne pouvions ni nous vanter, ni nous accuser de rien, nous passâmes quelques minutes dans l’impuissance de nous parler. En conséquence de l’accord nos bouches ne s’occupaient qu’à donner, et à recevoir des baisers. Mais nous n’eûmes non plus rien à nous dire quand après la fougue des baisers nous nous trouvâmes sérieux, et dans une inaction qui nous aurait fait douter de notre propre existence si elle eût duré. Elle ne fut que momentanée. La nature, et l’amour dans un parfait accord brisèrent par une simple secousse le honteux équilibre, et nous nous livrâmes à nous-mêmes. Une heure après nous paraissons calmes, et nous nous entreregardons. Christine rompt la première le silence, et me dit de l’air le plus tranquille, et le plus doux :

— Qu’avons-nous fait ?

— Nous nous sommes mariés.

— Que dira demain mon oncle ?

— Il ne le saura que quand il nous aura lui-même donné la bénédiction à l’église de sa paroisse.

— Quand ?

— Quand nous aurons fait tous les préparatifs convenables à un mariage public.

— Combien de temps faut-il pour les faire ?

— Un mois à peu près.

— On ne peut pas se marier en carême.

[111r] — J’en aurai la permission.

— Tu ne me tromperas pas.

— Non ; car je t’adore.

— Tu n’as donc plus besoin de me connaître ?

— Non ; car je te connais entièrement, et je suis sûr que tu feras mon bonheur.

— Et tu feras le mien. Levons-nous, et allons à la messe. Qui l’aurait cru que pour me trouver un mari je ne devais pas aller à Venise, mais partir pour retourner chez moi.

Nous nous levâmes, et après avoir déjeuné nous allâmes à la messe. Puis nous dînâmes légèrement. Regardant bien Christine, et lui trouvant un air différent de celui que je lui avais trouvé la veille je lui en ai demandé la raison : elle me répondit que la raison ne pouvait être que la même qui me faisait paraître pensif. — Mon air pensif, ma chère Christine, est celui de l’Amour qui se trouve en conférence avec l’honneur. L’affaire est devenue très sérieuse, et l’Amour tout étonné se voit obligé à penser. Il s’agit de nous marier devant l’église, et nous ne le pouvons pas avant carême, car le temps du carnaval qui nous reste est trop court, et nous ne pouvons pas différer jusqu’après Pâques, car le temps serait trop long. Il nous faut une dispense juridique pour célébrer nos noces en carême. N’ai-je pas raison d’y penser ?

Se lever, et venir m’embrasser tendre, et reconnaissante fut sa réponse. Ce que je lui ai répondu était tout vrai, mais je ne pouvais pas lui dire tout ce qui me rendait pensif. Je me voyais dans un engagement qui ne me déplaisait pas ; mais que j’aurais désiré qu’il ne fût pas si pressant. Je ne pouvais pas me dissimuler ce commencement de repentir qui serpentait dans mon âme amoureuse, et honnête, et j’en étais triste. J’étais cependant sûr qu’il n’arriverait jamais que cette excellente créature dût devenir malheureuse à cause de moi.

[111v] Elle m’avait dit qu’elle n’avait jamais vu ni comédies ni théâtres, et je me suis d’abord déterminé à lui procurer ce plaisir. L’hôte me fit venir un Juif qui me fournit tout ce qui était nécessaire pour la masquer, et nous y fûmes. Un amant ne peut pas avoir un plaisir plus grand que celui qui dépend du plaisir qu’il fait à l’objet qu’il aime. Après la comédie je l’ai conduite au casin, où elle fut étonnéebd voyant pour la première fois une banque de Pharaon. Je n’avais pas assez d’argent pour jouer moi-même ; mais assez pour qu’elle pût s’amuser faisant un petit jeu. Je lui ai donné dix sequins lui disant ce qu’elle devait faire malgré qu’elle ne connût pas les cartes. On la fit asseoir, et en moins d’une heure elle se trouva maîtresse de presque cent. Je lui ai dit de quitter, et nous retournâmes à l’auberge. Quand elle compta tout l’argent qu’elle avait gagné, et qu’elle sut qu’il lui appartenait, elle crut que ce n’était qu’un rêve. Que dira mon oncle ? Après avoir fait un léger repas, nous allâmes passer la nuit entre les bras de l’Amour. Nous nous séparâmes au point du jour pour n’être pas surpris par le curé qui devait arriver.

Il nous trouva endormis chacun dans notre lit. beChristine poursuivit à dormir. Je lui ai donné la bague, et deux heures après il me porta deux cents sequins, et le billet. Il nous trouva habillés, et devant le feu.

Quelle surprise pour le bon homme quand Christine mit devant ses yeux tout son or ! Il remercia Dieu. Tout lui parut miracle ; et il conclut que nous étions nés l’un pour faire le bonheur de l’autre.

Au moment de son départ avec sa nièce, je lui ai promis d’aller le voir au commencement du carême ; sous condition cependant qu’à mon arrivée je ne trouverais personne informébf ni de mon nom, ni de nos affaires. Il me remit l’extrait [112r] baptistaire de sa nièce, et l’état de sa dot. Après les avoir vus partir je suis retourné à Venise amoureux, et fermement déterminé à ne pas manquer de foi à cette fille. Il ne tenait qu’à moi de convaincre à force d’oracles mes trois amis que mon mariage était écrit dans le grand livre de la destinée.

Non accoutumés à rester trois jours sans me voir, mon apparition les combla de joie. Ils craignaient qu’il ne me fût arrivé quelque malheur, M. de Bragadin excepté qui disait qu’ayant Paralis à ma garde rien ne pouvait m’arriver de sinistre.

Pas plus tard que le lendemain je me suis décidé à faire le bonheur de Christine sans l’épouser. J’avais eu cette idée quand je l’aimais plus que moi-même. Après la jouissance, la balance s’était tellement penchée de mon côté que mon amour-propre se trouva supérieur à celui qu’elle m’avait inspiré par ses charmes. Je n’ai pu me résoudre, me mariant, à renoncer aux espérances attachées à mon état exempt de tout engagement. Malgré cela je me suis trouvé invinciblement esclave du sentiment. Celle d’abandonner cette innocente fille était une noire action qui n’était pas en ma puissance : la seule idée me faisait frémir. Elle pouvait être grosse, et je frissonnais me l’imaginant devenue l’opprobre de son village, me détestant, se haïssant, et ne pouvant plus espérer de trouver un mari digne d’elle étant devenue elle-même indigne de le trouver. Je me suis mis à l’entreprise de lui chercher un mari qui à tous égards aurait valu mieux que moi. Un mari fait non seulement pour qu’elle me pardonne l’affront que je lui avais fait ; mais pour qu’ellebg parvînt à chérir ma tromperie, et m’en aimer davantage. L’affaire de le trouver ne pouvait pas être difficile, car outre que Christine était une beauté parfaite, et jouissant d’une réputation sans tache à l’égard de ses mœurs, elle avait en tout quatre mille ducats courants de Venise29. Je me suis donc d’abord mis à l’ouvrage.

[112v] Enfermé avec les trois adorateurs de mon oracle, avec ma plume à la main je lui ai fait une question sur l’affaire qui me tenait à cœur. Il m’a répondu que je devais l’appuyer à Serenus. C’était le nom cabalistique de M. de Bragadin. Il se soumit à tout ce que Paralis lui ordonnerait de faire. C’était à moi à l’informer.

Je lui ai dit qu’il s’agissait d’obtenir d’abord à Rome une permission du Saint Père à faveur d’une très honnête fille pour qu’elle pût se marier publiquement à l’église de sa paroisse dans le carême prochain. C’était une paysanne. Je lui ai donné l’extrait baptistaire ; et je lui ai dit qu’on ne connaissait pas encore l’époux ; mais que cela ne pouvait causer aucun obstacle. Il me répondit qu’il écrirait lui-même dans le jour suivant à l’ambassadeur, et qu’il ferait que le Sage de semaine30 lui envoyât la lettre par un exprès. Laisse-moi faire, me dit-il, à donner à cette besogne l’air d’une affaire d’état. Paralis sera obéi. Je crois prévoir que l’époux sera un de nous quatre, et il faut se disposer à l’obéissance.

L’effort que j’ai fait pour m’empêcher de pouffer ne fut pas petit. Je me voyais le maître de faire devenir Christine dame noble vénitienne ; mais en vérité je n’y pensais pas. J’ai demandé à Paralis qui serait l’époux de cette fille, et il répondit que M. Dandolo devait se charger de le trouver jeune, beau, sage, et citoyen31 capable de servir la république dans le ministère soit intérieur, soit extérieur ; mais de ne s’engager qu’après m’avoir consulté. Il prit courage quand je lui ai dit que la fille lui porterait en dot quatre mille ducats courants ; et qu’il avait quinze jours de temps pour faire ce choix. M. de Bragadin enchanté de n’être pas chargé de ce soin se pâmait de rire.

Après ces deux démarches j’ai mis mon cœur en paix. J’étais moralement sûr qu’on trouverait l’époux tel que je le voulais. Je n’ai pensé qu’à bien finir le carnaval, et à si bien régler ma conduite que je ne dusse me trouver avec la bourse vide dans le moment que l’argent me serait très nécessaire.

[113r] La Fortune favorable me fit entrer en carême maître de presque mille sequins32 après avoir payé toutes mes dettes, et la dispense de Rome arriva dix jours après que M. de Bragadin l’avait demandée à l’ambassadeur. Je lui ai donné les cent écus romains33 qu’on avait déboursés à la daterie romaine34. Cette dispensebh rendait Christine maîtresse de se marierbi dans toute église ; mais on devait la faire passer sous le sceau de la chancellerie épiscopale diocésaine35 qui dispenserait aussi des publications. Il ne manquait à mon bonheur que l’époux. M. Dandolo m’en avait déjà proposé trois ou quatre que par des bonnes raisons j’avais refusés ; mais à la fin il trouva le convenable.

Devant retirer du mont de piété la bague, et ne voulant pas paraître moi-même, j’ai écrit au curé de se trouver à Treviso à l’heure que je lui indiquais. Je ne fus pas surpris de le voir arriver avec Christine. Se sentant sûre que je n’étais allé à Treviso que pour concerter tout ce qui regardait notre mariage, elle ne se gêna pas : elle me serra tendrement entre ses bras, et j’en ai fait de même. Adieu héroïsme. Si son oncle ne s’était pas trouvé là, je lui aurais donné des nouvelles certitudes qu’elle n’aurait jamais d’autre époux que moi. J’ai vu briller sa joie quand j’ai mis entre les mains du curé la dispense qui lui donnait la faculté de se marier à qui elle voulait pendant le carême. Elle ne pouvait pas se figurer que j’eusse pu travailler pour un autre, et n’étant pas encore sûr de rien je n’ai pas cru de devoir la désabuser dans ce moment-là. Je lui ai promis d’aller à Pr. dans huit à dix jours où nous établirions tout. Après avoir soupé assez gaiement, j’ai donné au curé le billet, et l’argent pour retirer la bague, et nous allâmes nous coucher : heureusement la chambre où nous étions n’avait qu’un lit. J’ai dû aller me coucher dans un autre.

[113v] Le lendemain je suis entré dans la chambre de Christine qu’elle était encore au lit. Son oncle était allé dire sa messe, et à retirer du mont de piété mon solitaire. Ce fut à cette occasion que j’ai fait une découverte sur moi-même. Christine était charmante, et je l’aimais ; mais la regardant comme un objet qui ne pouvait plus m’appartenir, et que je devais disposer à donner son cœur à un autre il me semblait de devoir commencer par m’abstenir de lui donner les marques de tendresse auxquelles elle avait le droit de s’attendre. J’ai passé une heure avec elle la tenant entre mes bras, et dévorant des yeux, et des lèvres toutes ses beautés sans jamais éteindre le feu qu’elles allumaient dans mon âme. Je la voyais amoureuse, et surprise, et j’admirais sa vertu dans le sentiment qui ne lui permettait pas de me faire des avances.

Elle s’habilla cependant sans se montrer ni fâchée, ni mortifiée. Elle aurait été l’un et l’autre si elle eût pu attribuer ma contrainte à mépris.

Son oncle rentra, me remit le diamant, et nous dînâmes. Après avoir dîné, il mit devant mes yeux une petite merveille. Christine avait appris à écrire, et pour m’en convaincre elle écrivit sous ma dictée à ma présence.

Je suis parti avant eux leur confirmant la parole que je leur avais donnée de les revoir dans peu de jours.

Ce fut le second dimanche du carême que M. Dandolo venant du sermon me dit d’un air victorieux que l’heureux époux était trouvé, et qu’il était sûr qu’il aurait mon approbation. Il me nomma Charles XX36 que je connaissais de vue. C’était un très beau garçon qui avait des mœurs, et le bel âge de vingt-deux ans. Il était clerc de Ragionato chez Xavier Costantini37, et il était [114r] filleul du comte Algarotti38, dont une sœur était la femme du frère aîné de M. Dandolo.

— Ce garçon, poursuivit-il à me dire, n’a plus ni père ni mère, et je suis sûr que son parrain se rendra caution de la dot qu’une épouse lui portera. Je l’ai sondé, et j’ai su de lui-même qu’il se marierait volontiers avec une honnête fille qui lui porterait en dot assez d’argent pour acheter une charge qu’il occupait déjà ; mais en qualité de commis39.

— C’est excellent ; mais je ne peux rien dire. Il faut qu’auparavant je l’entende parler.

— Il viendra demain dîner avec nous.

Le lendemain j’ai trouvé le jeune homme très digne de l’éloge que M. Dandolobj en avait fait. Nous devînmes amis. Il avait du goût pour la poésie : je lui ai fait voir du mien ; je lui ai fait une visite le jour suivant, et il me fit voir du sien. Il me présenta à sa tante chez laquelle il demeurait avec sa sœur, et je fus enchanté de leur caractère, et de l’accueil qu’elles me firent. Me trouvant seul avec lui dans sa chambre je lui ai demandé comment il traitait l’amour, et après m’avoir répondu qu’il ne s’en souciait pas, il me dit qu’il cherchait à se marier me répétant tout ce que M. Dandolo m’avait dit de lui. J’ai dit le même jour à M. Dandolo qu’il pouvait traiter, et il commença parbk traiter l’affaire avec le comte Algarotti qui en parla d’abord à Charles. Celui-ci lui avait répondu qu’il ne dirait jamais ni oui ni non que quand il aurait vu la prétendue future, qu’il lui aurait parlé, et qu’il se serait informé de tout ce qui la regarderait. M. Algarotti répondait pour son filleul, et était prêt à assurer à l’épouse quatre mille écus40, si sa dot les valait. Après ces préliminaires mon tour vint.

[114v] Charles vint dans ma chambre avec M. Dandolo qui lui avait déjà dit que toute cette affaire pour ce qui regardait l’épouse était entre mes mains. Il me demanda quand je pourrais avoir la complaisance de la lui faire connaître, et je lui ai dit le jour l’avertissant qu’il me le devait tout entier, puisqu’elle demeurait à vingt-deux milles41 de Venise. Je lui ai dit que nous dînerions avec elle, et que nous serions de retour à Venise le même jour. Il me promit d’être prêt à mes ordres au point du jour.

J’ai d’abord envoyé un exprès au curé pour l’avertir du moment dans lequel j’arriverais chez lui avec un ami pour dîner avec lui, et Christine quatrième.

Conduisant Charles à Pr., je ne lui ai dit autre chose sinon que je l’avais connue par hasard allant à Mestre, il n’y avait qu’un mois, et que je me serais offert moi-même à devenir son mari, si j’avais eu un état fait pour lui assurer quatre mille ducati.

Nous arrivâmes à Pr. chez le curé deux heures avant midi, et un quart d’heure après Christine arriva d’un air fort libre donnant le bonjour à son oncle, et me disant sans façon qu’elle était bien aise de me revoir. Elle ne fit à Charles qu’une révérence de la tête me demandant s’il était comme moi clerc d’avocat. Il lui répondit lui-même qu’il était clerc de Ragionato. Elle fit semblant de savoir ce que c’était.

— Je veux vous faire voir, me dit-elle, mes écritures, et après nous irons chez ma mère s’il vous plaît. Nous ne dînerons qu’à dix-neuf heures42 ; n’est-ce pas mon cher oncle ?

— Oui ma nièce.

Enchantée de l’éloge que Charles en fit quand il sut qu’il n’y avait qu’un mois qu’elle apprenait, elle nous dit de la suivre. Chemin faisant Charles lui demanda pourquoi elle avait attendu jusqu’à l’âge de dix-neuf ans pour apprendre à écrire. — Qu’est-ce que ça vous fait ? Mais apprenez que je n’en ai que dix-sept.

Charles lui demanda excuse ; mais riant de son ton brusque. [115r] Elle était habillée dans le costume de son village ; mais très proprement avec ses cordons d’or au cou, et aux poignets.

Je lui ai dit de prendre nos bras, et elle le fit après m’avoir donné un coup d’œil qui indiquait soumission. Nous trouvâmes sa mère condamnée au lit par une sciatique. Un homme de bonne mine qui était assis à côté de la malade se lève, et va embrasser Charles. On me dit d’abord que c’était un médecin, et cela me fait plaisir.

Après les compliments de saison faits à cette bonne femme qui roulaient tous sur le mérite de sa fille qui se tenait assise sur le même lit, le médecin demanda à Charles des nouvelles de la santé de sa sœur, et de sa tante. Parlant de sa sœur, qui avait une maladie secrète, Charles le pria de lui dire quelque chose à part. Ils sortirent ; et me voilà seul avec la mère et la fille.

Je commence par faire l’éloge de ce garçon ; je parle de sa sagesse, de son emploi, et du bonheur qu’aura celle que Dieu lui avait destinée pour femme. Elles confirment à l’envibl mes louanges me disant qu’il annonçait sur sa figure toutes les qualités que je lui donnais. N’ayant point de temps à perdre, je dis à Christine qu’à table elle devait se tenir sur ses gardes parce qu’il se pourrait que ce garçon fût celui que Dieu lui avait destiné.

— À moi ?

— À vous. C’est un garçon unique. Vous seriez plus heureuse avec lui qu’avec moi, et puisque le médecin le connaît vous saurez de lui tout ce que je n’ai pas le temps de vous dire à présent.

Qu’on s’imagine la peine que cette explication ex abrupto m’a coûté, et ma surprise voyant Christine tranquille, et nullement décontenancée. Ce phénomène arrête le sentiment qui allait me faire verser des larmes. Après une minute de silence, elle me demande si j’étais sûr que ce beau garçon voudrait d’elle. Cette question qui me fait d’abord connaître l’état de son cœur me rassure, et me console. Je ne connaissais pas bien Christine. Je lui dis que telle qu’elle était elle ne pouvait déplaire à personne, et je me réserve à lui parler plus en détail à ma seconde apparition à Pr..

— Ce sera à dîner, ma chère Christine, que mon ami vous étudiera, et il ne tiendra qu’à vous de faire briller toutes les qualités adorables que Dieu vous a donnéesbm. Faites qu’il ne puisse jamais deviner l’intimité de notre amitié.

— C’est fort singulier. Mon oncle est-il informé de ce changement de scène ?

[115v] — Non.

— Et si je lui plais quand m’épousera-t-il ?

— Dans huit à dix jours. J’aurai soin de tout. Vous me reverrez ici dans la semaine.

Charles rentra avec le médecin, et Christine quitta le lit de sa mère pour s’asseoir vis-à-vis de nous.

Elle soutint tous les propos que Charles lui tint avec un sens43 très juste, excitant souvent à rire par des naïvetés jamais par des bêtises. Charmante naïveté enfant de l’esprit, et de l’ignorance. Les grâces qu’elle a sont enchanteresses. Elle est la seule qui a le privilège de tout dire sans que son expression puisse offenser. Mais qu’elle est laide quand elle n’est pas naturelle ! Aussi est-ce le chef-d’œuvre de l’art quand elle est feinte, et paraît vraie.

À dîner je n’ai jamais parlé, et pour empêcher Christine de me regarder je n’ai jamais jeté les yeux sur elle. Charles l’occupa toujours, et elle ne lui fit jamais faux bondbn. Le dernier mot qu’elle lui dit au moment de notre départ m’est allé à l’âme. Lui ayant dit qu’elle était faite pour faire le bonheur d’un prince, elle lui répondit qu’il lui suffirait qu’il la trouvât faite pour faire le sien. À ces mots il devint tout en feu ; il m’embrassa, et nous partîmes. Christine était simple, mais sa simplicité n’était pas celle de l’esprit qui selon moi est bêtise : elle l’avait dans le cœur, où elle est vertu malgré qu’elle ne vienne que du tempérament44 : elle était aussi simple dans ses manières, sincère en conséquence, exempte de toute mauvaise honte45, incapable de fausse modestie, et n’ayant pas même l’ombre de ce qu’on appelle ostentation.

Nous retournâmes à Venise, et Charles pendant tout le voyage ne me parla que du bonheur de posséder une telle fille. Il m’a dit qu’il irait le lendemain chez le comte Algarotti, et que je pouvais écrire au curé de venir à Venise avec tous les papiers nécessaires à un contrat de noces qu’il lui tardait de signer. Il rit quand je lui ai dit que j’avais fait à Christine le cadeau d’une permission venue de Rome de se marier en carême : il m’a dit qu’il fallait donc se dépêcher.

[116r] La conclusion de la conférence du lendemain entre Messieurs Algarotti, Dandolo, et Charles fut qu’il fallait faire venir à Venise le curé avec la nièce. Je m’en suis chargé, et je suis retourné à Pr. partant de Venise deux heures avant jour. Je lui ai dit que nous devions aller d’abord à Venise avec sa nièce pour hâter la conclusion de son mariage avec M. Charles, et il ne me demanda que le temps d’aller dire sa messe. En attendant je suis allé informer de tout Christine lui faisant un sermon sentimental46, et paternel, dont les préceptes ne tendaient qu’à la rendre heureuse tout le reste de ses jours avec un mari qui se démontrerait tous les jours plus digne de son estime, et de sa tendresse. Je lui ai indiqué des règles de conduite avec la tante, et la sœur de Charles faites pour gagner toute leur amitié. La fin de mon discours fut pathétique47, et mortifiante pour moi, puisque lui insinuant le devoir de fidélité j’ai dû lui demander pardon de l’avoir séduite, et trompée. Elle m’interrompit alors pour me demander si quand je lui ai promis de l’épouser la première fois après la faiblesse que nous avions euebo de nous rendre à l’amour j’avais eu intention de lui manquer de parole, et m’entendant lui répondre que non, elle me dit que je ne l’avais donc pas trompée48 ; mais qu’au contraire elle devait m’être reconnaissante de ce qu’ayant de sang-froidbp examiné mes affaires, et vu que notre mariage pouvait être malheureux j’avais pensé à lui trouver un mari plus sûr, et j’avais si bien réussi.

Elle me demanda d’un air serein ce qu’elle pourra lui répondre s’il lui demandera la première nuit quel était l’amant qui l’avait rendue différente d’une vierge. Je lui ai répondu qu’il n’est pas vraisemblable que Charles poli, et discret lui fasse une si cruelle question ; mais que s’il la lui faisait, elle devait lui répondre qu’elle n’avait jamais eu d’amant, et qu’elle ne se croyait pas différente d’une autre fille.

[116v] — Me croira-t-il ?

— Oui, j’en suis sûr, puisque je le croirais aussi.

— Et s’il ne me croyait pas ?

— Il se rendrait digne de ton mépris ; et il en ferait lui-même la pénitence. Un homme d’esprit, ma chère Christine, et qui eut une bonne éducation ne risque jamais une telle demande puisque non seulement il est sûr de déplaire ; mais de ne recevoir jamais en réponse la vérité, car si cette vérité nuit à la bonne opinion quebq toute femme doit désirer que son mari ait d’elle, il n’y a qu’une sotte qui pourrait se déterminer à la lui dire.

— J’entends parfaitement ce que tu me dis. Embrassons-nous donc pour la dernière fois.

— Non, car nous sommes seuls, et ma vertu est faible. Hélas ! Je t’aime encore.

— Ne pleure pas, mon cher ami, car en vérité je ne m’en soucie pas.

Ce fut cette raison qui me faisant rire me fit cesser de pleurer. Elle s’habilla en princesse de son village, et après avoir bien déjeuné nous partîmes. Quatre heures après nous arrivâmes à Venise : je les ai descendus à une bonne locande, et je suis allé chez M. de Bragadin, où j’ai dit à M. Dandolo que le curé avec sa nièce étaient dans la telle locande, qu’il devait s’unir à M. Charles le lendemain pour que je pusse les présenter à l’heure qu’il m’indiquerait, et pour lui abandonner d’abord après toute l’affaire parce que l’honneur des époux, celui de leurs parents, de leurs amis, et le mien ne me permettait plus de m’en mêler.

Il comprit toute la force de mes paroles, et il en agit en conséquence. Il est allé trouver mon cher Charles, je les ai présentés tous les deux à Christine, et au curé, puis je leur ai donné une espèce d’adieu. J’ai su qu’ils sont allés tous ensemble chez M. Algarotti, puis chez la tante de Charles, puis chez le notaire pour faire l’instrument49 du mariage, et de la dot ; et qu’enfin le curé, et sa nièce étaient partis [117r] pour Pr. accompagnés de Charles, qui établit le jour dans lequel il y retournerait pour l’épouser dans l’église paroissiale.

Retournant de Pr. Charles vint me faire une très obligeante visite. Il me dit que sa future avait enchanté par sa beauté et par son caractère sa tante, et sa sœur, et son parrain Algarotti qui s’était chargé de tous les frais de la noce, qui devait se faire à Pr. dans le jour qu’il me nomma. Il m’y invita, et il sut me faire une si sage remontrance, quand il a vu que je voulais m’en dispenser que j’ai dû céder. Ce qui me plut beaucoup fut la description de l’effet que fit sur sa tante le luxe villageois de Christine, son jargon, et son caractère naïf. Il ne me nia pas qu’il en était tout à fait amoureux, et vain des compliments qu’on lui faisait. Pour ce qui regardait le jargon des paysans que Christine parlait, il était sûr qu’elle s’en déferait, car à Venise l’envie, et la méchanceté lui en feraientbr un crime. Tout cela étant mon ouvrage j’en ressentais un vrai plaisir ; mais en secret j’étais jaloux de son bonheur. Je l’ai fort loué du choix qu’il avait fait de M. Algarotti pour son compère50.

Charles invita Messieurs Dandolo, et Barbaro, et ce fut avec eux que je suis allé à Pr.bs dans le jour fixé. J’ai trouvé chez le curé une table dressée pour douze personnes par les officiers51 du comte qui y avait envoyé son cuisinier, et tout ce qui était nécessaire au repas. Quand j’ai vu Christine je suis allé dans une autrebt chambre pour cacher à tout le monde mes larmes. Elle était belle comme un astre, et vêtue en paysanne. Son époux, et même le comte ne purent jamais la persuader à aller à l’église vêtue à la vénitienne, et avec ses noirs cheveux poudrés. [117v] Elle dit à Charles qu’elle s’habillerait à la vénitienne d’abord qu’elle serait avec lui à Venise ; mais qu’on ne la verrait jamais à Pr. qu’habillée comme elle l’avait été toujours, et qu’elle empêcherait ainsi toutes les filles avec lesquelles elle avait été élevée de se moquer d’elle.

Christine paraissait à Charles quelque chose de surnaturel. Il me dit qu’il s’était informé d’elle à la femme chez laquelle elle avait demeuré les quinze jours qu’elle avait passés à Venise pour savoir qui étaient les deux qu’elle avait refusésbu ; et qu’il en était surpris puisqu’ils avaient toutes les qualités faites pour les faire accepter. Cette fille, me disait-il, est un lot que le ciel m’a destiné pour faire mon bonheur, et c’est à vous que j’en dois la belle acquisition. Sa reconnaissance me plaisait, et certainement je ne pensais pas à en profiter. Je jouissais de voir que je réussissais à faire des heureux.

Entrant dans l’église, une heure avant midi, nous fûmes surpris de la trouver pleine à ne pas savoir où nous mettre. Une quantité de noblesse de Treviso était venue pour voir s’il était vrai qu’on célébrait solennellement le mariage d’une paysanne dans un temps que la discipline ecclésiastique défendait d’en célébrer. C’était une merveille pour tout le monde, car on n’avait qu’à attendre un mois pour n’avoir pas besoin de dispense. Une raison secrète devait y être, et on était fâché de ne pas pouvoir la deviner. Mais quand Christine, et Charles parurent tout le monde convint que le charmant couple méritait une distinction éclatante, et une exception à toutes les règles.

[118r] Une comtesse Tos. bvde Treviso marraine de Christine l’approcha après la Messe lorsqu’elle sortait de l’église. Elle l’embrassa comme une tendre amie se plaignant modestement qu’elle ne lui eût pas communiqué étant passée par Treviso cet heureux événement. Christine dans la naïveté de son esprit lui répondit avec modestie, et douceur qu’elle devait attribuer cette omission à une hâte approuvée comme elle voyait par le chef même de l’église chrétienne. Cette sage réponse à peine donnée, elle lui présenta son époux, et elle pria le comte son compère d’engager madame sa marraine à honorer le repas de noce. Cela fut d’abord fait. Cette tournure de procédé, qui aurait dû être le fruit d’une noble éducation, et d’un grand usage du monde, n’était pourtant dans Christine que le simple effet d’un esprit juste, et franc qui aurait moins brillé si on avait cherché à le rendre plus brillant par l’art.

À peine entrée dans la salle, la nouvelle mariée est allée se mettre à genoux devant sa mère qui pleurant de joie la bénit avec son mari. Cette bonne mère reçut les compliments de toute la compagnie sur un fauteuil d’où sa maladie ne lui permettait pas de bouger.

On se mit à table où l’ordre voulut que Christine, et l’époux occupassent les premières places. J’ai occupé la dernière avec le plus grand plaisir. Malgré que tout fût exquis je n’ai guère mangé, et jamais parlé. L’unique occupation de Christine fut celle de se distribuer à chacun de la compagnie soit en répondant soit en adressant la parole, lorgnant à chaque trait son cher époux comme pour découvrir s’il approuvait ce qu’elle disait. Elle dit deux ou trois fois des choses si gracieuses à sa tante, et à sa sœur qu’elles ne purent s’empêcher de se [118v] lever pour aller la baiser, et son époux ensuite qu’elles appelèrent le plus heureux des hommes. J’entendais dans la joie de mon âme M. Algarotti dire à Mad. Tos. qu’il n’avait eu jamais de sa vie un plus grand plaisir.

À vingt-deux heures52 Charles lui dit un mot à l’oreille, et elle fit alors une révérence de la tête à Mad. Tos. qui se leva. Après les compliments d’usage la nouvelle mariée sortit, et distribua à toutes les filles du village qui étaient dans la chambre voisine tous les cornets remplis de dragées qui étaient dans une grande corbeille. Elle prit congé d’elles, les embrassant toutes sans la moindre ombre d’orgueil. Après le café le comte Algarotti invita toute la compagnie àbw coucher à une maison qu’il avait à Treviso, et au dînerbx du lendemain des noces. Le curé s’en dispensa ; et il n’y eut pas question de la mère, qui depuis ce jour heureux se portant tous les jours plus mal mourut deux ou trois mois après.

Christine donc quitta sa maison, et son village pour tomber entre les mains d’un époux dont elle fit le bonheur. M. Algarotti partit avec la comtesse Tos., et mes deux nobles amis ; Charles, et sa femme allèrent seuls ; et la tante, et la sœur vinrent avec moi dans ma voiture.

Cette sœur était une veuve de vingt-cinq ans qui ne manquait pas de mérite ; mais je donnais la préférence à la tante. Elle me dit que sa nouvelle nièce était un vrai bijou faite pour se faire adorer de tout le monde ; mais qu’elle ne l’exposera que quand elle aura appris à parler vénitien. Toute sa gaieté, et sa naïveté, m’ajouta-t-elle, n’est autre chose que de l’esprit qu’il faudra habiller à la mode de notre patrie comme sa personne. Nous sommes très contentes du choix de mon neveu : il a contracté avec vous une [119r] obligation éternelle ; et personne ne doit y trouver à redire. J’espère qu’à l’avenir vous serez toujours de notre société.

J’ai fait tout le contraire ; et on m’en sut gré. Tout fut heureux dans ce charmant mariage. Christine ne donna un garçon à son mari qu’au bout d’un an.

À Treviso nous nous trouvâmes tous très bien logés, et après avoir pris quelques carafes de limonade nous allâmes tous nous coucher.

J’étais le lendemain matin dans la salle avec M. Algarotti, et mes amis quand l’époux entra beau comme un ange, et avec l’air frais. Après avoir riposté avec esprit à tous les compliments d’usage, il pria sa tante, et sa sœur d’aller souhaiter un bonjour à sa femme. Elles disparurent dans l’instant. Je le regardais attentivement non sans inquiétude lorsqu’il m’embrassa avec amitié.

On s’étonne qu’il y ait des scélérats dévots qui se recommandent à leurs saints, et qui les remercient après s’être trouvés heureux dans leurs scélératesses. On a tort. C’est un sentiment qui ne peut être que bon car il fait la guerre à l’athéisme.

L’épouse belle, et brillante parut une heure après entre sa nouvelle tante, et sa belle-sœur. M. Algarotti lui allant au-devant lui demanda si elle avait bien passé la nuit, et pour toute réponse elle alla embrasser son mari. Tournant après ses beaux yeux vers moi, elle me dit qu’elle était heureuse, et qu’elle m’en avait l’obligation.

Les visites commencèrent par celle de Mad. Tos., et durèrent jusqu’au moment qu’on se mit à table.

[119v] Après dîner nous allâmes à Mestre, et de là à Venise dans une grande péote, d’où descendîmes les époux chez eux, puis nous allâmes faire rire M. de Bragadin lui contant en détail notre belle expédition. Cet homme singulièrement savant fit cent réflexions profondes, et absurdes sur ce mariage. Elles me parurent toutes comiques, car étant fondées sur le faux, elles devenaient un bizarre mélange de politique mondaine, et de fausse métaphysique.

a. Tome troisième puis chapitre II et I biffé.

b. Date donnée dans la marge gauche.

c. Puissent biffé.

d. Monsieur l’abbé, il n’est plus permis à personne d’y entrer biffé.

e. Le titre d’Ex biffé.

f. Je n’étais pas gentilhomme, et la fille dit biffé.

g. Il est vrai cependant que mon père n’était que biffé.

h. Orth. ni frères, ni sœurs.

i. Car biffé.

j. Nièce biffé.

k. Je m’aperçois biffé.

l. Quoiqu’à biffé.

m. Charmé biffé.

n. Orth. tenu.

o. Aucun n’a voulu biffé.

p. Ressemblait biffé.

q. ; mais le caractère biffé.

r. Plus que vingt biffé.

s. Orth. épousé.

t. Des enfants biffé. En est ajouté dans l’interligne.

u. Ce est omis dans le manuscrit. Nous le restituons.

v. Qu’aurais-je fait d’une femme puante biffé.

w. Ne veux épou[ser] biffé.

x. En noir biffé.

y. Plus que biffé.

z. Ne m’avait surpris que par la simplicité biffé.

aa. Ma voiture biffé.

ab. Les malheurs ordinaires attachés à biffé.

ac. Savait biffé. Casanova a également corrigé un point en virgule après ou non.

ad. ; puisque biffé.

ae. Habillée biffé.

af. D’art.

ag. Bon biffé.

ah. De que biffé.

ai. L’écrin, me montrant les deux boucles d’oreille, et la bague que je lui avais consigné, et biffé.

aj. Mettre ces effets.

ak. Après avoir vu les effets biffé.

al. Orth. en.

am. Les biffé. Dans cette phrase, Casanova corrige ensuite les différentes marques du pluriel.

an. Quelques mots biffés peu lisibles : que moi ?

ao. Voyant que je risquais biffé.

ap. Faire en sorte que le curé la conduisît biffé.

aq. Irait consigner sa nièce en personne biffé.

ar. À écrire biffé.

as. S’il ne tient qu’à cela, biffé.

at. J’ai appelé biffé.

au. Avec biffé.

av. Un père l’aurait passée avec fille, ou un frère biffé. Suppression significative, le thème de l’inceste entre le père et la fille étant important dans la suite de l’Histoire de ma vie.

aw. , je la remercie biffé.

ax. Orth. que.

ay. Dégoûtent biffé.

az. Les feuillets 105 à 109 sont déchirés. On ne peut lire que quelques mots en fin de ligne au verso de chacun. Le texte reprend sans incohérence au feuillet 110.

ba. Et il biffé.

bb. Le manuscrit porte une virgule que nous remplaçons par un point.

bc. Je me trouve forcé biffé.

bd. Orth. étonné.

be. Il n’en doutait pas biffé.

bf. Orth. informée.

bg. Parvienne biffé.

bh. Était plus ample qu’on ne l’avait demandée : Christine était.

bi. Même dans un jour de fête biffé.

bj. Lui biffé.

bk. En traiter biffé.

bl. Orth. envie.

bm. Orth. donné.

bn. Orth. bon.

bo. Orth. eu.

bp. Orth. sans froid.

bq. Son ép[ouse] biffé.

br. Orth. ferait.

bs. , le quatrième dimanche de carême biffé.

bt. Orth. un’autre. Habitude italienne.

bu. Orth. refusé.

bv. Casanova fait suivre cette abréviation d’un deux-points auquel nous substituons le point d’usage.

bw. Souper biffé.

bx. Le biffé.

CHAPITRE IX

Petits malheurs qui m’obligent à m’absenter de Venise. Ce qui m’arrive à Véronea, à Milan, et à Mantoue.

La seconde fête de Pâques Charles vint nous faire une visite avec sa femme qui à l’égard de toute sa personne me parut une autre. C’était l’effet de l’habillement, et de la coiffure. J’ai trouvé dans tous les deux l’apparence d’un contentement parfait. En devoir de correspondre1 aux honnêtes reproches que me fit Charles de n’être jamais allé le voir, j’y fus le jour de S. Marc2 avec M. Dandolo ; mais en attendant j’ai ressenti la plus grande satisfaction apprenant de lui-même que Christine était l’idole de sa tante, et l’amie intime de sa sœur, qui la trouvaient toujours complaisante, déférant3 à tout ce qu’elles lui insinuaient, et douce comme un mouton. Elle commençait déjà à se défaire de son jargon.

Le jour de S. Marc nous la trouvâmes dans la chambre de sa tante ; son mari n’était pas à la maison. D’un propos allant à l’autre, la tante se loua du profit qu’elle faisait dans l’art d’écrire, et la pria en même temps de me faire voir son livre. Elle se leva alors, et je l’ai suivie. Elle me dit qu’elle était heureuse, et qu’elle découvrait tous les jours davantage dans son mari un caractère d’ange. Il lui avait dit sans la moindre ombre de soupçon, ou de déplaisir qu’il savait qu’elle avait passé deux jours avec moi toute seule, et qu’il avait ri au nez de la personne mal intentionnée qui ne pouvait lui avoir donné cette nouvelle que pour troubler sa paix.

Charles avait toutes les vertus, et me donna vingt-six ans après son mariage une grande marque d’amitié m’ouvrant sa [122v] bourse4. Je n’ai jamais fréquenté sa maison, et il m’en sut gré. Il mourut quelques mois avant mon dernier départ de Venise5, et laissa sa femme très à son aise, et trois garçons tous bien employés avec lesquels elle vit peut-être encore.

Dans le mois de Juin à la foire de S. Antoine à Padoue6 je me suis lié d’amitié avec un garçon de mon âge qui étudiait les mathématiques sous le professeur Succi7. Il s’appelait Tognolo par son nom de famille, qu’il changea dans ce même temps en celui de Fabris8. C’est le même comte Fabris qui mourut il y a huit ans en Transylvanie9 où il commandait étant lieutenant-général au service de l’empereur Joseph second10. Cet homme qui dut sa fortune à ses vertus serait peut-être mort dans l’obscurité s’il avait gardé son ancien nom de Tognolo qui est positivement nom de paysan. Il était d’Uderzo gros bourg du Frioul vénitien. L’abbé son frère, homme d’esprit, et grand joueur ayant pris le nom de Fabris fit que son frère cadet le prit aussi pour ne pas lui donner un démenti. C’était ce qu’il devait faire quand il se vit sous le nouveau nom de Fabris décoré du titre de comte en conséquence d’un fief qu’il acheta du sénat de Venise. Devenu comte, et citoyen il n’était plus paysan ; devenu Fabris, il n’était plus Tognolo. Ce nom lui aurait fait du tort, car il n’aurait jamais pu le prononcer sans faire souvenir à ceux qui l’auraient entendu sa basse naissance, et le proverbe qui dit qu’un paysan est toujours paysan n’est que trop fondé sur l’expérience. On croit un paysan insusceptible d’un parfait usage de raison, de sentiment pur, de gentillesse11, et de toute vertu héroïque. Le nouveau comte d’ailleurs faisant oublier aux autres ce qu’il était, il n’est pas dit qu’il dût l’oublier lui-même, ni le désavouer. Il devait au contraire s’en souvenir pour ne jamais être dans ses actions ce qu’il aurait été sans sa métamorphose. Aussi dans tous ses [123r] contrats publics12 n’a-t-il jamais quitté son avant nom.

L’abbé son frère lui offrit deux nobles emplois, et lui dit de choisir. Mille sequins13 qu’il fallait débourser pour obtenir l’un ou l’autre étaient prêts. Il s’agissait d’opter entre Mars, et Minerve. Il était sûr par des voies directes d’acheter à son frère une compagnie dans les troupes de S.M.I.R.A.14, ou par des indirectes de lui procurer une chaire dans l’université de Padoue. En attendant il étudiait les mathématiques, car il avait besoin de devenir savant quel que fût l’emploi qu’il embrasserait. Il choisit le militaire imitant Achille qui préféra la gloire à la longue vie. Aussi paya-t-il de sa vie. Il est vrai qu’il n’était plus jeune, et qu’il ne mourut pas en combattant, ce qu’on appelle sur le lit de l’honneur15 ; mais sans la fièvre pestilentielle qu’il gagna dans le pays ennemi de la nature, où son auguste maître l’envoya on peut croire qu’il vivrait encore, car il n’était pas plus âgé que moi.

L’air distingué, les sentiments, les lumières, et les vertus de Fabris auraient fait rire s’il eût poursuivi à s’appeler Tognolo. Telle est la force d’un nom appellatif16 dans le plus sot de tous les mondes possibles17. Ceux qui ont un nom malsonnant, ou qui présente une idée ridicule, doivent le quitter, et s’en donner un autre, s’ils aspirent aux honneurs, et aux fortunes dépendantes des sciences et des arts18. Personne ne peut leur contester ce droit pourvu que le nom qu’ils se donneront n’appartienne pas à un autre. Je crois qu’ils doivent en être auteurs. L’Alphabet est public, et chacun est le maître de s’en servir pour créer une parole, et la faire devenir son propre nom. Voltaire n’aurait pas pu aller à l’immortalité avec le nom d’Arouet19. On lui aurait interdit l’entrée du temple lui fermant les portes au nez. Lui-même se serait avili s’entendant toujours appeler à rouer. D’Alembert ne serait pas devenu illustre, et célèbre sous le nom de Lerond20 ; et Metastasio n’aurait pas brillé sous le nom de Trapasso21. Melancton22 sous le nom de Terre-rouge n’aurait pas osé parler de l’Eucharistie, et M. de Beauharnais [123v] aurait fait rire, s’il avait conservé le nom de Beauvit quand même l’auteur de son ancienne famille aurait dû à ce nom sa fortune. Les Bourbeux voulurent être appelés Bourbon23, et les Caraglio prendraient certainement un autre nom s’ils allaient s’établir en Portugal24. Je plains le roi Poniatowski qui, je pense, renonçant à sa couronne, et au nom de roi, aura aussi renoncé au nom d’Auguste qu’il se donna montant sur le trône25. Les seuls Coleoni de Bergame seraient embarrassés à changer de nom, car ayant les glandes nécessaires à la propagation sur l’écusson de leur ancienne famille ils seraient obligés en même temps d’abdiquer leurs armoiries au détriment de la gloire du héros Bartolomeo26.

Vers la fin de l’Automne mon ami Fabris me présenta à une famille faite pour nourrir le cœur, et l’esprit. C’était à la campagne vers Zero27. On jouait, on faisait l’amour, et on s’amusait à s’entrefaire des niches. On en faisait de sanglantes, et la bravoure consistait à en rire. On devait ne s’offenser de rien. Il fallait entendre raillerie ou passer pour bête. On faisait tomber des lits. On épouvantait par des revenants : on donnait à une demoiselle des dragées diurétiques, et à une autre de celles qui causaient des vents invincibles. Il fallait rire. Je n’étais pas moins brave qu’un autre tant en actif qu’en passif, mais voici un tour qu’on me joua, et qui impérieusement me cria vengeance.

Nous allions ordinairement nous promener à une ferme qui était à une demi-heure de distance ;c et on y allait dans un quart passant un fossé sur une planche étroite qui en faisait le pont. Je voulais toujours aller par ce chemin plus court, malgré les dames, qui devant passer sur l’étroite planche avaient peur, malgré que les précédant je les encourageasse à me suivre. Un beau jour, j’y marche le premier, et quand je suis à la moitié, voilà le morceau de la planche où j’avais mis le pied qui cède, et tombe avec moi dans le fossé, qui n’était pas plein d’eau, mais de fange sale, liquide, et puante. Me voilà embourbé jusqu’au cou, et en devoir d’unir la mienne à la risée générale, qui ne dura cependant qu’une minute, car le tour [124r] enfin était abominable, et toute la compagnie le trouva tel. On appela des paysans qui me tirèrent de là à faire pitié. Un habit de saison tout neuf, brodé en paillettes perdu, dentelles, bas ; mais n’importe. Je riais,d quoique déterminé de me venger au sang, puisque le tour était sanglant. Pour en connaître l’auteur je n’avais besoin que de me montrer calme. Le morceau tombé était visiblement scié. On me conduisit à la maison, et on me prêta habit, et chemise, car ayant intention de ne passer là que vingt-quatre heures je n’avais rien.

Je pars effectivement le lendemain, et je retourne le soire dans la belle compagnie. Fabris qui sentait la chose comme moi-même me dit que l’auteur du tour se tenait invinciblement inconnu. Un sequin promis à une paysanne, si elle pouvait me dire par qui la planche avait été sciéef, fit tout. C’était un jeune homme que j’étais sûr de faire parler moyennant un autre sequin. Mes menaces, plus encore que mon sequin, le forcèrent à me révéler qu’il avait scié la planche séduit par le seigneur Demetrio. C’était un Grec marchand d’épiceries âgé de quarante-cinq à cinquante ans bon, et aimable homme auquel je n’avais joué autre tour que celui de lui escamoter la femme de chambre de Madame Lin28, dont il était amoureux.

Je n’ai jamais mis tant à l’alambic mon esprit, comme à cette occasion-là pourg chercher le tour que je pouvais jouer à ce Grec malin29. Je devais le trouver, sinon plus fort, du moins égal au sien tant à l’égard de l’invention que de la peine qu’il devait lui faire. Plus j’y pensais moins je le trouvais, et j’en étais au désespoir lorsque j’ai vu enterrer un mort. Voici ce que j’ai projeté, et fait en contemplant le cadavre30.

Je suis allé après minuit dans le cimetière tout seul avec mon couteau de chasse, j’ai découvert le mort, je lui ai coupé le bras jusqu’à l’épaule non sans grande peine, et après avoir recouvert de terre le cadavre je suis retourné dans ma chambre portant avec moi le bras du défunt. Le lendemain sortant de table où j’avais soupé avec tous les autres, je vais prendre mon bras, puis je vais me placer sous le lit dans la chambre du Grec. Un quart d’heure aprèsh il entre, se déshabille, éteint la lumière, se met au lit, et lorsqu’il me semble qu’il commence à dormir je tire la couverture aux [124v] pieds assez pour qu’il reste découvert jusqu’aux hanches. Je l’entends rire, et me dire : Quiconque vous soyez allez-vous-en, et laissez-moi dormir ; je ne crois pas aux revenants. En disant cela il retire à soi ses couvertures, et il tâche de se rendormir.

Cinq à six minutes après je lui fais le même jeu, il me répète les mêmes paroles ; mais lorsqu’il veut retirer à lui la couverture je fais qu’il trouve de la résistance. Le Grec alors allonge ses bras pour saisir les mains de l’homme, ou de la femme qui retenait sa couverture ; mais au lieu de lui laisser trouver ma main je lui fais trouver celle du mort dont je tenais avec force le bras. Le Grec aussi tire avec force la main dont il était en possession croyant de tirer la personne aussi ; mais tout d’un coup je lâche le bras, et je n’entends plus sortir de la bouche de mon homme le moindre mot.

Ma pièce étant ainsi finie je vais me coucher dans ma chambre sûr de lui avoir fait une grande peur, et pas autre mal.

Le lendemain matin je me vois réveillé par un bruit d’aller, et venir dont je ne comprends pas la raison : je me lève pour savoir ce que c’était, et la maîtresse même de la maison me dit que ce que j’avais fait était trop fort.

— Qu’ai-je fait ?

— Monsieur Demetrio est mourant.

— L’ai-je donc tué ?

Elle s’en va sans me répondre. Je m’habille un peu effrayé, et déterminé en tout cas à faire bien l’ignorant, je vais à la chambre du Grec, où je trouve toute la maison, l’archiprêtre, et le bedeau qui dispute avec lui parce qu’il ne veut pas enterrer de nouveau le bras que je voyais là. Tout le monde me regarde avec horreur, et on se moque de moi quand jei soutiens que je n’en savais rien, et que j’étais étonné qu’ils portassent ainsi sur moi un jugement téméraire. On me répond : C’est vous, il n’y a que vous ici qui ait pu oser cela, cela vous ressemblej ; c’était tout ce que tous d’accord me disaient. L’archiprêtre me dit que j’avais commis un grand crime, et qu’il était obligé de faire d’abord un procès-verbal, je lui réponds que je le laissais maître de faire tout ce qu’il voulait, et en lui disant que je ne craignais [125r] rien je m’en vais.

À table on m’a dit qu’on avait saigné le Grec, qu’il avait recouvré le mouvement des yeux ; mais pas la parole, nik la fermeté de ses membres. Le lendemain il parla, et après mon départ j’ai su qu’il resta stupide, et spasmodique31. Il a passé tout le reste de sa vie dans ce même état. L’archiprêtre dans le même jour fit enterrer le bras, fit procès-verbal, et envoya à la chancellerie épiscopale de Treviso la dénonciation du forfait.

Ennuyé des reproches qu’on me faisait, je suis retourné à Venise, et ayant reçul quinze jours après une assignation au magistrat contre le blasphème32,m j’ai prié M. Barbaro de s’informer de la raison, car c’est un magistrat à craindre. Je m’étonnais de ce qu’on procédait contre moi comme si on était sûr que j’avais coupé le bras du mort. Il me semblait qu’on devait en douter. Mais ce n’était pas cela. M. Barbaro me rend compte le soir que c’était une femme qui demandait justice contre moi parce que j’avais attiré sa fille à la Zuecca, où j’en avais abusé par force : c’était si vrai, disait la plainte, que je l’avais violée qu’elle était dans un lit malade à cause des coups que je lui avais donnés, dont elle était toute meurtrie.

Cette affaire était une de celles faites pour causer des dépenses et des embarras à ceux dont elles tombaient sur le corps étant même innocents. Je l’étais sur l’accusation de l’avoir violée ; mais il était vrai que je l’avais battue. Voici ma défense que j’ai prié M. Barbaro de remettre au notaire du magistrat.

« Dans le tel jour, j’ai vu la telle femme avec sa fille. Une boutique de Malvoisie se trouvant dans la même rue où je l’ai trouvée je les ai invitées à y entrer. La fille s’étant refusée à mes caresses, la mère me dit qu’elle était pucelle, et qu’elle avait raison de ne pas se laisser aller sans en profiter33. M’ayant permis de m’en convaincre par ma main, j’ai connu que cela pouvait être, et je lui ai offert six sequins34 si elle voulait me la conduire à la Zuecca dans l’après-dîner. Mon offre fut reçuen, et cette mère me laissa sa fille au bout du jardin de la croix35. Elle reçut les six sequins, et elle s’en alla.

[125v] « Le fait est que la fille lorsque j’ai voulu venir à l’affaire, commença à jouer d’escrime me mettant par là toujours à faux. Dans le commencement ce jeu me fit rire, puis me fatiguant, et m’ennuyant je lui ai sérieusement dit de finir. Elle me répondit avec douceur que si je ne pouvais pas ce n’était pas sa faute. Connaisseur de ce manège, et ayant eu la bêtise de payer d’avance, je n’ai pas pu me déterminer à en être la dupe. Au bout d’une heure j’ai mis la fille dans une posture, où il lui était impossible d’exercer son jeu ; et pour lors elle se dérangea.

« — Pourquoi ne te tiens-tu pas comme je t’ai miseo ma belle enfant ?

« — Parce que de cette façon-là je ne veux pas.

« — Tu ne veux pas ?

« — Non.

« Pour lors sans faire le moindre bruit j’ai pris le manche à balai qui était là, et je l’ai rouée de coups. Elle criait comme un cochon ; mais nous étions sur la lagune où personne ne pouvait accourir. Je sais cependant que je ne lui ai cassé ni bras ni jambes, et que les grandes marques des coups ne peuvent être que sur les fesses. Je l’ai forcée à s’habiller,p je l’ai faitq entrer dans un bateau qui passa par hasard, et je l’ai débarquée à la poissonnerie36.r La mère de cette fille eut six sequins, la fille a conservé sa détestable fleur. Si je suis coupable je ne peux l’être que d’avoir battu une fille infâme écolière d’une mère encore plus infâme. »

Mon écriture ne fit point d’effet, car le magistrat était sûr que la fille n’était pas pucelle, et la mère niait d’avoir reçu six sequins, et d’avoir même fait le marché. Les offices37 furent inutiles. Ons me cita, je n’ai point paru, et j’allais être décrété de prise de corps, lorsque la plainte contre moi consistante en ce que j’avais déterré un mort avec tout le reste vint devant le même magistrat. C’eût été moins mal pour moi si on l’avait portéet au conseil des dix, car un tribunal m’aurait peut-être sauvé de l’autre. Le second crime, qui dans le fond n’était que comique était grave en premier chef. Je fus ajourné38 personnellement [126r] dans les vingt-quatre heures, sûr d’être décrété de prise de corps tout de suite. Ce fut pour lors que M. de Bragadin me dit que je devais faire place à l’orage. J’ai donc d’abord fait mon paquet.

Je ne suis jamais parti de Venise avec un si grand regret, car j’avais trois ou quatre engagements habituels tous chers à mon cœur, et j’étais en fortune de jeu. Mes amis m’assurèrent que tout au plus dans un an mes deux affaires seraient étouffées. Tout s’accommode à Venise lorsque le pays a oublié l’affaire.

Après avoir fait ma malle, je suis parti à l’entrée de la nuit ; le lendemain j’aiu couché à Vérone, etv deuxw jours après à Milan, oùx je me suis logé à l’auberge du puits39. J’étais seul, bien équipé, bien en bijoux, sans lettres de recommandation ; mais avec quatre cents sequins40 dans ma bourse, tout à fait nouveau dans la belle, et grande ville de Milan, me portant très bien, ety ayant l’heureux âge de 23 ans. C’était en janvier de l’an 174841.

Après avoir bien dîné, je sors tout seul, je vais au café, puis à l’opéra, et après avoir admiré la première beauté de Milan dans ce que personne ne prenait garde à moi, je me réjouis de voir Marine danseuse grotesque42 généralement applaudie, et méritant de l’être : je la vois grandie, formée, et tout ce qu’une jolie fille dez dix-sept ans pouvait être : je me dispose à renouer avec elle, si elle n’était pas engagée. À la fin de l’opéra je me fais conduireaa à son logement. Elle venait de se mettre à table avec quelqu’un ; mais d’abord qu’elle me voit, elle jette sa serviette, et elle court entre mes bras avec une pluie de baisers que je lui rends jugeantab son convive tout à fait sans conséquence. Le domestique met un troisième couvert sans attendre qu’on le lui dise, elle me prie de souper avec elle ; mais avant de m’asseoir je lui demande qui étaitac ce monsieur. S’il avait été poli, j’aurais prié Marine de me présenter ; mais se tenant là sans bouger,ad avant de m’asseoir je devais savoir qui c’était.

— Ce Monsieur, me dit Marine, est le comte Celi Romain, et qui plus est mon amant.

— Je te fais mon compliment. Monsieur, vous ne prendrez pas en mauvaise part nos transports, car c’est ma fille.

— C’est une Put…

— C’est vrai, me dit Marine, et tu peux lui croire, [126v] car c’est mon macq……

Le brutal lui lance alors un couteau à la figure qu’elle évite en se sauvant : il veut lui courir après ; mais je l’arrête lui mettant la pointe de mon épée à la gorge. En même temps j’ordonne à Marine de me faire éclairer. Marine prend son mantelet, se prend à mon bras, je rengaine, et je la conduis volontiers avec moi vers l’escalier. Le prétendu comte me défie à allerae le lendemain seul à la cascine43 de’ pomi pour entendre ce qu’il avait à me dire. Je lui réponds qu’il me verra à quatre heures de l’après-dîner. J’ai conduit Marine à mon auberge, où je lui ai fait d’abord donner la chambre près de la mienne ordonnant à souper pour deux.

À table, Marine, me voyant un peu pensif, me demanda si j’étais fâché qu’elle se fût sauvée du brutal venant avec moi. Après l’avoir assurée qu’elle m’avait fait plaisir, je l’ai priée de m’informer en détail de la qualité de cet homme.

— C’est, me dit-elle, un joueur de profession qui se fait appeler comte Celi. Je l’ai connu ici : il me fit des avances, il m’invita à souper, il fit une partie de jeu, et ayant gagné une somme à un Anglais qu’il appela à souper l’assurant que j’y serais, il me donna cinquante guinées44 le lendemain matin me disant qu’il m’avait intéressée à la banque. À peine devenu mon amant, il m’obligea à avoir des complaisances pour tous ceux qu’il voulait duper. Il vint se loger avec moi. L’accueil que je t’ai fait l’a apparemment choqué, il m’a appelée Put…., et tu sais tout le reste. Me voilà ici ; je compte d’y loger jusqu’à mon départ pour Mantoue, où je suis engagée pour première danseuse. J’ai dit à mon domestique d’aller me prendre tout le nécessaire pour cette nuit, et demain je me ferai porter tout ce qui m’appartient. Je ne verrai plus ce fripon. Je ne veux être qu’à toi, si tu me veux. À Corfou tu étais engagé, j’espère que tu ne l’es pas ici, dis-moi si tu m’aimes encore.

— Je t’adore, ma chère Marine, et je crois que nous irons à Mantoue ensemble ; mais tu dois être à moi toute entière.

— Mon cher ami, tu feras mon bonheur. J’ai trois cents sequins45, et je te les donnerai demain sans autre intérêt que celui de me voir en [127r] possession de ton cœur.

— Je n’ai pas besoin d’argent. Je ne veux de toi autre chose sinon que tu m’aimes, et demain au soir nous serons plus tranquilles.

— Tu crois, peut-être, de devoir te battre demain. N’en sois pas inquiet, mon ami, c’est un poltron, je le connais. J’entends très bien que tu dois y aller ; mais tu te trouveras attrapé ; et tant mieux.

Elle me conta alors qu’elle s’était brouillée avec son frère Petroneaf, que Cécile chantait à Gênes, et que Bellino Thérèse était toujours à Naples où elle devenait riche en ruinant des ducs.

— Je suis la seule malheureuse.

— Comment malheureuse ? Tu es devenue belle, et excellente danseuse. Sois moins prodigue de tes faveurs, et tu trouveras aussi le mortel qui te rendra heureuse.

— Avare de mes faveurs c’est difficile, car quand j’aime il faut que je me donne, et quand je n’aime pas je n’ai pas de grâce. L’homme qui m’a donné cinquante sequins ne revient plus. C’est toi que je voudrais.

— Je ne suis pas riche, ma chère amie ; et mon honneur……

— Tais-toi. J’entends tout.

— Pourquoi au lieu d’un domestique ne tiens-tu pas uneag femme de chambre ?

— Tu as raison : j’en imposerais mieux ; mais ce vilain diable-là me sert bien ; et il est la fidélité même.

— Il est au moins macq…..

— Oui : mais sous mes ordres. Crois-moi qu’il est unique.

J’ai passé avec cette fille une nuit fort agréable. Le matin tout son équipage est venu. Nous avons dîné assez gaiement ensemble, et après dîner je l’ai laissée à sa toilette du théâtre. À trois heures, j’ai mis dans ma poche tout ce que j’avais de précieux, et j’ai dit à un fiacre de me mettre à la Cascine de pomi, d’où je l’ai d’abord renvoyé. Je me sentais sûr de mettre d’une façon ou de l’autre hors de combat ce fripon. Je voyais bien que je faisais une sottise, et que je pouvais manquer de parole à un homme d’une si mauvaise réputation sans rien risquer ; mais j’avais envie d’un duel, et celui-là me paraissait filé46 au mieux, car toute la raison était de mon côté. Une visite à une danseuse47 ; un impudent soi-disant homme de condition l’appelle Put…. à ma présence : après il veut la tuer : [127v] je la lui enlève : il le souffre ; mais en me donnant un rendez-vous que j’ai accepté. Il me paraissait que si je n’y allais pas je lui accordais le droit de dire à tout le monde que j’étais un lâche.

Je suis entré dans un café pour attendre quatre heuresah me mettant à causer avec un Français qui me revenait. Prenant plaisir à son propos, je l’avertis qu’à l’arrivée de quelqu’un qui devait être seul mon honneur voulait qu’il me trouvât seul aussi, et qu’ainsi je le priais de disparaître à son apparition. Un quart d’heure après je le vois arriver en compagnie d’un autre : je dis au Français qu’il me ferait plaisir à rester.

Il entre, et je vois le gaillard qui était avec lui qui portait au flanc une épée de quarante pouces48, ayant positivement l’air d’un coupe-jarret. Je me lève, disant d’un ton sec au J.F.49 :

— Vous m’avez dit que vous viendriez seul.

— Mon ami n’est pas de trop, puisque je ne viens ici que pour vous parler.

— Si j’avais su cela je ne me serais pas incommodé. Mais ne faisons pas de bruit, et allons nous parler où nous ne soyons vus de personne. Suivez-moi.

Je sors avec le Français, qui connaissant l’endroit me mène où il n’y avait personne, et nous nous arrêtons pour attendre les deux qui venaient à pas lents, et causant ensemble. Quand je les vois à dix pas, je tire mon épée disant à Celi de tirer vite la sienne, et le Français dégaine aussi.

— Deux contr’un ? dit Celi.

— Faites partir votre ami, et Monsieur partira aussi. Votre ami d’ailleurs a une épée, ainsi nous sommes deux contre deux.

L’homme à la longue épée dit alors qu’il ne se battait pasai contre un danseur : mon second lui répond qu’un danseur valait bien un J.F., et disant cela il l’approche, lui donne un coup de plat, et je fais le même compliment à Celi, qui recule avec l’autre me disant qu’il ne voulait que me dire un mot, et qu’il se battrait après.

— Parlez.

— Vous me [128r] connaissez, et je ne vous connais pas. Dites-moi qui vous êtes.

Ce fut alors que j’ai commencé à le frapper d’importance, comme mon brave danseur l’autre ; mais pour un moment, car ils s’éloignèrent à toutes jambes. Ainsi voilà toute cette grande affaire belle, et finie. Mon brave secondant attendait du monde ainsi je suis retourné à Milan tout seul après l’avoir remercié, et prié de venir souper avec moi après l’opéra au puits où j’étais logé. Je lui ai dit pour celaaj le nom que je m’étais donné à la consigne50.

J’ai trouvé Marine dans le moment qu’elle était pour sortir, qui après avoir entendu comme toute l’affaire s’était passée me promit de conter la chose à tous ceux qu’elle verrait ; mais ce qui lui faisait grand plaisir était qu’elle se croyait sûre que mon secondant s’il est vrai qu’il était danseur ne pouvait être que Balletti51, qui devait danser avec elle à Mantoue.

Après avoir remis dans ma malle mes papiers, et mes bijoux je suisak allé au café, puis au théâtre dans le parterre, où j’ai vu Balletti qui me faisait remarquer contant cette histoire bouffonne à toutes ses connaissances. À la fin de l’opéra il m’a rejoint, et nous allâmes au Puits ensemble. Marine qui était dans sa chambre vint dans la mienne d’abord qu’elle m’a entendu parler, et j’ai joui de la surprise de Balletti se voyant avec sa future danseuse à cause de laquelle il devait se disposer à danser le demi-caractère52. Marine ne pouvait absolument pas s’exposer à danser le sérieux. Ces beaux suppôts de Terpsichoreal qui ne s’étaient jamais trouvés ensemble se déclarèrent à table une guerre amoureuse qui me fit faire un souper fort agréable, car en s’agissant d’un danseur Marine qui savait son métier en fait d’amour gardait un maintien tout différent de celui que son catéchisme lui ordonnait de mettre en usage avec les gonzes53. Marine d’ailleurs était de l’humeur la plusam gaie à cause des claquements de mains extraordinaires qu’on fit à son apparition au second ballet, lorsque l’histoire du comte Celi fut connue de tout le parterre.

[128v] Il n’y avait plus quean dix représentations, et Marine étant décidée à partir le lendemain de la dernière nous établîmes de partir ensemble. En attendant j’ai prié Balletti de venir dîner, et souper avec nous tous les jours. J’ai conçu pour ce garçon une amitié très forte qui influa sur une grande partie de tout ce qui m’est arrivé dans ma vie, comme le lecteur verra à temps et lieu. Balletti avait beaucoup de talent dans son métier ; mais ce n’était que la dernière de ses qualités. Il était vertueux, il avait l’âme grande, il avait fait ses études, et il avait eu toute l’éducation qu’on pouvait donner en France à un homme de condition.

Pas plus tard que le troisième jour je me suis aperçu que Marine désirait de rendre amoureux Balletti, et connaissant combien cela pouvait lui devenir utile à Mantoue je me suis déterminé à l’aider. Elle avait une chaise de poste à deux places je l’ai facilement persuadée à prendre avec elle Balletti par une raison que je ne pouvais pas lui dire, et qui m’obligeait à ne pas arriver à Mantoue avec elle, car onao aurait dit que j’en étais amoureux, et onap l’aurait su où je ne voulais pas qu’on pûtaq le croire. Balletti y consentait ; mais il voulait absolument payer la moitié des frais de postes, et Marine ne voulait pas y consentir. J’ai eu toutes les peines du monde à persuader Balletti à accepter ce cadeau de Marine ; car les raisons qu’il m’alléguait étaient fort bonnes. Je leur ai promis de les attendre à dîner et à souper, etar en conséquence de cet accord je suis parti dans le jour fixé une heure avant eux.

Étant arrivé à Crémone de bonne heure où nous devions souper, et coucher, au lieu de les attendre à l’auberge je suis allé me désennuyer au café. J’y ai trouvé un officier français qui fit d’abord connaissance avec moi. Étant sortis ensemble pour aller faire quatre pas il s’arrêta pour parler à une charmante femme quias fit arrêter sa voiture d’abord qu’elle le vit. Après lui avoir parlé il m’a rejoint, et lui [129r] ayant demandé qui était cette belle dame, voici ce qu’il m’a répondu, et qui est digne, si je ne me trompe, de passer à l’histoire54.

Vous ne me croirez pas indiscret à la narration que je vais faire, car le fait que vous allez apprendre est connu de toute la ville. L’aimable dame que vous venez de voir a un esprit rare, et en voici un essai. Un jeune officier entre plusieurs qui lui faisaient leur cour, lorsque le maréchal de Richelieuat commandait à Gênes55, se flatta d’être avec elle mieux que tous les autres. Un jour dans ce même café il conseilla un de ses camarades de ne pas employer son temps à la courtiser, puisqu’il ne parviendrait jamais à rien. L’autre lui répondit de garder son conseil pour lui, puisqu’il avait déjà obtenu d’elle tout ce qu’un amant pouvait désirer. L’autre luiau répliquant qu’il était sûr qu’il mentait,av lui dit de sortir. À quoi bon, lui représentaaw l’indiscret, d’aller se battre à cause d’un fait dont la vérité ne peut pas dépendre d’un duel ? Madame m’a fait entièrement heureux, et si tu ne me crois pas je te le ferai dire par elle-même. L’incrédule lui répartit qu’il pariait vingt-cinq louis56 qu’il ne le lui ferait pas dire ; et le prétendu heureuxax ayant accepté la gageure, ils allèrent sur-le-champ ensemble chez la dame que vous venez de voir, qui devait déclarer lequel des deux avait gagné les vingt-cinq louis.

Ils la trouvèrent à sa toilette.

— Quel bon vent Messieurs vous conduit ici ensemble à cette heure ?

— Une gageure, Madame, lui dit l’incrédule, dont il n’y a que vous qui puissiez être arbitre. Monsieur se vante d’avoir obtenu de vous les plus grandes faveurs auxquelles un amant puisse aspirer, je lui ai dit qu’il ment, et pour éviter le duel il m’a dit que vous-même me diriez qu’il n’a pas menti :ay je lui ai proposé une gageure de vingt-cinq louis que vous n’en conviendriez pas, et il l’a acceptée. Ainsi, Madame, prononcez.

— Vous avez perdu, lui répondit-elle, mais actuellement je vous prie tous les deux de vous en aller, et je vous avertis que si vous remettrez les pieds chez moi vous vous trouverez très mal reçus.

[129v] Les deux étourdis sortirent également mortifiés ; l’incrédule paya ; mais piqué au vif traita le vainqueur de façon que huit jours après ilaz lui donna un bon coup d’épée dont il mourut. Depuis ce temps-là la dame va au casin, et partout ; mais elle n’a plus voulu recevoir du monde dans sa maison où elle vit très bien avec son mari.

— Comment ce mari a-t-il pris la chose ?

— Il dit que si sa femme eût donné gain de cause à l’autre il se serait divorcé57, car personne au monde n’en aurait alors plus douté.

— Ce mari a de l’esprit. Il est certain que si la dame avait dit que celui qui s’était vanté avait menti, il aurait payé la gageure ; mais en riant il aurait toujours poursuivi à dire qu’il avait eu ses faveurs, et tout le monde lui aurait cru. En le déclarant vainqueur elle a coupé court, et elle a empêchéba le jugement contraire qui l’aurait déshonorée. L’effronté eut un double tort par l’événement aussi, car il paya de sa vie ; mais l’incrédule eut aussi un très grand tort, car dans des affaires de cette espèce l’honnêteté ne permet pas des gageuresbb. Si celui qui parie qu’oui est un impudent, celui qui parie que non est une grande dupe.bc J’aime beaucoup la présence d’esprit de cette dame.

— Mais que croyez-vous ?

— Je crois qu’elle est innocente.

— Je pense comme vous ; et telle est l’opinion générale. Si vous restez ici demain, je vous présenterai au casin, et vous la connaîtrez.

J’ai engagé cet officier à souper avec nous, et il nous amusa beaucoup. Après son départ Marine donna un trait d’esprit qui me plut. Elle s’était ordonnébd une chambre pour elle seule, carbe couchant avec moi elle aurait cru d’offenser son respectable camarade.

Ayant averti Marine, que je ne voulais la voir à Mantoue que rarement, elle fut se loger dans le quartier que l’entrepreneur lui avait destiné, et Balletti alla dans le sien. Je suis allé me [130r] loger au S.t Marc auberge de la poste.

Dans le même jour, étant sortibf trop tard pour aller me promener hors de Mantoue, je suis entré dans la boutique d’un libraire pour voir ce qu’il pouvait avoir de nouveau. La nuit étant survenue, et voyant que je ne m’en allais pas il me dit qu’il voulait fermer sa boutique. Je sors, et au bout de l’arcade je me vois arrêté par une patrouille. L’officier me dit que deux heures (d’Italie)58 étant sonnées, et n’ayant point de lanterne, il devait me conduire à la garde. J’ai beau répondre qu’étant arrivé le même jour je n’étais pas informé des lois de la ville ; il me dit que son devoir était de me mener aux arrêts, et je me rends. Il me présente au capitaine beau, et grand jeune homme, qui me voyant se réjouit. Je le prie de me faire conduire à mon auberge ayant besoin d’aller me coucher ; et ma prière le fait rire. Il me répond qu’il me fera passer une nuit fort gaie, et en bonne compagnie, et il me fait rendre mon épée me disant qu’il ne voulait me considérer que comme un ami qui allait passer la nuit avec lui.

Il donne quelques ordres à un soldat lui parlant allemand59, et une heure après on couvre une table pour quatre personnes, deux officiers arrivent, et nous soupons fort gaiement. Au dessert trois ou quatre autres officiers arrivent, et un quart d’heure après deux filles de joie dégoûtantes. Ce qui attire mon attention est une petite banque de Pharaon qu’un officier fait. Je ponte pour faire ce que les autres faisaient, et après avoir perdu quelques sequins je me lève pour aller prendre un peu d’air ; ayant trop bu. Une des deux catins s’empare de moi, elle me fait rire,bg je la laisse faire, et je fais. Après le vilain exploit je retourne à la banque.

Un jeune officier très aimable qui avait perdu quinze à vingt ducats60 jurait comme un grenadier parce que le [130v] banquier ramassait son argent, et quittait. Il avait beaucoup d’or devant lui, et il disait que le banquier devait l’avertir que c’était la dernière taille. Je lui ai poliment dit qu’il avait tort puisque le Pharaon était le plus libre de tous les jeux, lui demandant en même temps pourquoi il ne faisait pas la banque lui-même ayant tant d’or devant lui. Il me répond qu’il s’ennuierait, car tous ces messieurs pontaient trop mesquinement ; et il me dit en souriant que si cela m’amusait je pourrais moi-même faire une banque. Je demande à l’officier de garde s’il voulait s’intéresser d’un quart, et y ayant consenti, je me déclare que61 je ne ferai que six tailles. Je demande des cartes neuves, je compte trois cents sequins62, et l’officier écrit sur le derrière d’une carte Bon pour 100 sequins O-Neilan63, et la place sur mon or.

Le jeune officier tout content dit en plaisantant qu’il se pourrait que ma banque expirerait avant que je pusse parvenir à la sixième. Je ne lui ai rien répondu.

À la cinquième64 taille ma banque était à l’agonie ; le jeune homme triomphait. Je l’ai un peu étonné lui disant que j’étais enchanté de perdre, car quand il gagnait je le trouvais beaucoup plus aimable. Il y a des politesses qui portent guignon à la personne à laquelle on les fait. Mon compliment lui fit perdre la tête. À la cinquième une marée de cartes contraires lui fit perdre tout ce qu’il gagnait ; et à la sixième il voulut forcer, et il perdit tout l’or qu’il avait devant lui. Il me demanda sa revanche pour le lendemain, et je lui ai répondu que je ne jouais que quand j’étais aux arrêts.

Comptant mon argent, je me suis trouvé vainqueur de 250 sequins après avoir donné le quart au capitaine O-Neilan, qui prit pour son compte 50 sequins qu’un officier nommébh de Laurent avait perdusbi sur sa parole. Au point du jour il me laissa partir.

[131r] À mon réveil j’ai vu devant moi ce même capitaine de Laurent qui avait perdu à ma banque les cinquante ducats65. Croyant qu’il était venu pour me les payer, je lui ai dit qu’il les devait à M. O-Neilan. Il me répondit qu’il le savait, et il finit par me prier de lui prêter six sequins sur son billet d’honneur dans lequel il s’engagerait de me les rendre dans l’huitaine. J’y ai consenti, et il me fit le billet. Il me pria de n’en rien dire à personne, et je lui en ai donné ma parole sous condition qu’il ne manquerait pas à la sienne.

Le lendemain je me suis trouvé malade en conséquence du mauvais quart d’heure que j’ai passé avec la coquine à la grande garde de la place S.t Pierre. Je me suis parfaitement guéri en six semaines par la seule boisson de l’eau de nitre66 ; mais devant me soumettre à un régime qui m’ennuyait extrêmement.

Le quatrième jour le capitaine O-Neilan vint me faire une visite ; et je fus surpris de le voir rire quand je lui ai fait voir l’état dans lequel m’avait mis une de ces filles qu’il avait fait venir à la grande garde.

— Vous vous portiez donc bien, me dit-il, arrivant à Mantoue ?

— À merveille.

— C’est un dommage que vous ayez perdu votre santé dans ce cloaque. Si j’avais pu deviner cela, je vous aurais averti.

— Vous le saviez donc ?

— Je devais bien le savoir, car il n’y a que huit jours que j’ai fait avec elle la même folie, et je crois qu’alors elle se portait bien.

— C’est donc à vous que je dois être reconnaissant du présent qu’elle m’a fait ?

— C’est une bagatelle : et d’ailleurs vous pouvez guérir, si cela vous amuse.

— Est-ce que vous ne vous amusez pas à cela ?

— Non en vérité. Un régime m’ennuierait à la mort. Et encore : à quoi bon guérir d’une Ch……..67, tandis [131v] qu’à peine guéri on en attrape une autre ? J’ai eu dix fois cette patience ; mais il y a deux ans que j’ai pris mon parti.

— Je vous plains, car tel que vous êtes fait vous auriez en amour les plus grandes fortunes.

— Je ne m’en soucie pas. Les soins qu’elles coûtent me sont plus à charge que la petite incommodité que j’endure.

— Je ne pense pas comme vous. Le plaisir de l’amour sans amour est insipide. Vous semble-t-il que cette laideron vaille la peine que je souffre actuellement ?

— Aussi en suis-je fâché. J’aurais pu vous faire connaître des filles qui en vaudraient la peine.

— Il n’y en a pas une au monde qui vaille ma santé. On ne peut la sacrifier qu’à l’amour.

— Vous voulez donc des femmes dignes d’être aimées, et nous en avons ici quelques-unes. Restez ici, et quand vous serez guéri, vous pourrez aspirer à des conquêtes.

O-Neilan avait vingt-trois ans, son père était mort Général, la belle comtesse Borsati était sa sœur : il me fit voir une comtesse Zanardi Nerli encore plus belle ; mais je n’ai offert mon encens à aucune. L’état dans lequel j’étais me tenait dans l’humiliation : je croyais que personne ne l’ignorait.

Je n’ai jamais trouvé jeune homme plus livré à la débauche qu’O-Neilan. Je passais les nuits avec lui courant les mauvais lieux ; et il m’étonnait toujours par tout ce qu’il faisait. Quand il trouvait la place occupéebj par quelque bourgeois, il lui ordonnait de se dépêcher, et s’il le faisait attendre, il lui faisait donner des coups de bâton par un domestique qu’il ne tenait à ses gages que pour lui faire exécuter des ordres de cette espèce. Il le servait positivement comme un mâtin sert un assassin pour terrasser l’homme qu’il veut assassiner. Le pauvre paillard que je voyais traité ainsi m’excitait plus à rire qu’à pitié. Après cette exécution [132r] il punissait la catin profanant avec elle la plus essentielle de toutes les actions de l’homme ; et ensuite il s’en allait sans la payer riant de ses pleurs.

Malgré cela O-Neilan était noble, généreux, brave, et plein d’honneur.

— Pourquoi, lui disais-je, ne payez-vous pas ces pauvres malheureuses ?

— Parce que je voudrais les voir toutes mortes de faim.

— Mais ce que vous leur faites doit les convaincre que vous les aimez, et il est sûr qu’un bel homme comme vous ne peut que leur faire plaisir.

— Plaisir ? Je suis bien sûr que je ne leur en fais pas. Voyez-vous cette bague avec ce petit éperon ?

— Je le vois. À quoi cela sert-il ?

— À les faire caracoler, le leur mettant entre le ziste, et le zeste. Croyez-vous que cela les chatouille ?

Il entre un jour dans la ville à cheval à bride abattue. Une vieille femme qui traversait la rue n’a pas le temps de l’éviter, elle tombe, et elle reste là avec la tête fendue : il passa aux arrêts, mais il en sortit le lendemain ayant prouvé que ce fut un malheur amené par le hasard.

Nous allons un matin faire une visite à une dame, et nous nous tenons dans l’antichambre pour attendre qu’elle sorte du lit. Il voit sur le clavecin dix à douze dattes, et il les mange. La dame sort, et une minute après elle demande à sa femme de chambre où étaient ses dattes ; O-Neilan lui dit qu’il les avait mangéesbk ; elle en est fâchée, elle le gronde. Il lui demande si elle veut qu’il les lui rende, et elle lui dit qu’oui croyant qu’il les avait dans la poche. Le vilain impertinent fait alors un petit mouvement de la bouche, et dans l’instant il lui vomit devant les dattes. Elle s’est sauvée, et le roué ne fit qu’en rire. J’ai vu plusieurs autres en possession de ce talent principalement en Angleterre.

L’officier au billet des six sequins n’étant pas venu le retirer dans la huitaine, je lui ai dit le rencontrant dans la rue que je ne me croyais plus obligé à lui garder le secret ; il me répondit [132v] brusquement que cela lui était égal. Sa réponse me paraissant un affront je pensais au moyen d’en avoir satisfaction quand O-Neilan me dit, pour me conter quelque chose de nouveau que le capitaine de Lorent était devenu fou, et qu’on l’avait déjà enfermé. Il guérit dans la suite ; mais en conséquence de sa mauvaise conduite il finit par être cassé68.

O-Neilan, le brave O-Neilan a péri quelques années après à la bataille de Prague69. Tel qu’il était, cet homme devait périr victime de Vénus ou de Mars. Il vivrait peut-être encore s’il eût eu le courage du renard ; il avait celui du lion. Dans un officier c’est un défaut ; dans un soldat c’est une vertu. Ceux qui bravent le danger le connaissant peuvent être dignes d’éloge ; mais ceux qui ne le connaissent pas c’est un miracle s’ils y échappent. Il faut cependant respecter ces grands guerriers, car leur courage indomptable dérive d’une grandeur d’âme, et d’une vertu qui les met au-dessus des mortels.

Toutes les fois que je pense au prince Charles de Ligne70 je verse des larmes. Son courage était celui d’Achille ; mais Achille savait d’être invulnérable. Il vivrait encore si pendant le combat il eût pu se souvenir d’être mortel. Qui sont ceux qui l’ont connu, et qui n’ont pas pleuré à sa mort ? Il était beau, doux, poli, très instruit, aimant les arts, gai, plaisant dans ses propos, et toujours égal. Fatale, et infâme révolution ! Un coup de canon l’a enlevé à son illustre famille, à ses amis, et à sa gloire future.

Le prince de Waldeck71 aussi à cause de son intrépidité perdit le bras gauche : on m’a dit qu’il se console la perte d’un bras ne pouvant pas l’empêcher de commander une armée. Ô vous qui méprisez la vie, dites-moi si la méprisant vous croyez de vous en rendre plus dignes.

L’opéra commença après Pâques. Je n’y manquais jamais. J’étais parfaitement [133r] guéri. J’étais charmé de voir que Balletti faisait briller Marine. Je n’allais pas chez elle ; mais Balletti venait presque tous les matins déjeuner avec moi. Me parlant souvent du caractère d’une ancienne comédienne, qui avait été bonne amie de son père72, et qui depuis vingt ans avait quitté le théâtre, j’ai voulu la connaître.

Sa parure ne me surprit pas tant que sa personne. Malgré ses rides elle mettait du blanc, et du rouge ; et elle teignait en noir ses sourcils. Elle laissait voir la moitié de sa flasque gorge, qui dégoûtait précisément parce qu’elle montrait ce qu’elle avait pu être, et deux râteliers de dents visiblement postiches. Sa coiffure n’était qu’une perruque qui collait fort mal sur son front, et sur ses tempes ; et ses mains tremblantes firent trembler les miennes quand elle me les serra. Elle sentait l’ambre comme toute sa chambre, et les minauderies par lesquelles elle prétendait me faire connaître que je lui plaisais me firent quasi perdre la force que je me faisais pour me tenir de rire. Ses atours très recherchés étaient tous d’une mode qui devait être vieille vingt ans avant ce temps-là. J’ai vu avec frayeur les traces de l’hideuse vieillesse sur une figure qui cependant avant que le temps l’eût flétrie avait dû faire des amants. Ce qui me tenait comme hors de moi-même était l’effronterie enfantine par laquelle ce refus du temps mettait en jeu ses prétendus appas.

Balletti qui craignait que mon étonnement la choquât, lui dit que ce qui me ravissait c’était que le temps n’eût pas eu la force de diminuer la beauté de la fraise qui brillait sur sa poitrine. C’était une envie qui ressemblait à une fraise. Cette fraise, dit la matrone en souriant, est celle qui m’a donné son nom. Je suis encore, et je serai toujours la Fragoletta. À ce nom j’ai frémi.

J’avais devant moi le fatal simulacre73 cause de mon existence. [133v] Je voyais l’objet qui par ses prestiges avait séduit mon père trente ans avant ce temps-là, objet sans lequel il n’aurait jamais déserté la maison paternelle, et ne serait jamais allé m’engendrer dans une Vénitienne. Je n’ai jamais été de l’avis de l’ancien qui a dit que nemo vitam vellet si daretur scientibus [personne ne voudrait de la vie, si nous la recevions en connaissance de cause]74.

Me voyant distrait elle demanda poliment à Balletti mon nom, et la voyant surprise quand elle entendit Casanova :

— Oui madame, lui dis-je, et mon père qui s’appelait Gaetan était de Parme.

— Qu’entends-je ? Que vois-je ? J’adorais votre père. Injustement jaloux il m’a abandonnée. Sans cela vous auriez été mon fils. Laissez que je vous embrasse en mère.

Je m’y attendais. De peur qu’elle tombe j’y suis allé au-devant, me livrant à son tendre souvenir. Toujours comédienne, elle mit un mouchoir à ses yeux faisant semblant d’essuyer ses larmes, me disant que je ne devais pas douter de ce qu’elle m’avait dit malgré qu’elle n’eût pas l’apparence d’être si vieille.

Elle me dit que le seul défaut de mon père était l’ingratitude et elle aura trouvé le même défaut dans le fils, puisque malgré toutes les offres obligeantesbl qu’elle me fit, je n’ai plus mis les pieds chez elle.

Étant maîtrebm d’une bourse pleine d’or je me suis déterminé à quitter Mantoue pour avoir le plaisir de revoir ma chère Thérèse, D. Lucrezia, Palo, père et fils, D. Antonio Casanova, et toutes mes anciennes connaissances ; mais mon Génie s’est opposé à mon projet. Je serais parti trois jours après si l’envie ne me fût venue d’aller à l’opéra.

Dans les deux mois que j’ai passés à Mantoue75 je peux dire d’avoir vécu en sage en conséquence de la folie que j’ai faite le premier jour. Je n’ai joué que cette seule fois, et heureusement76 ; et la santé que j’ai perduebn m’obligeant à un régime me garantit peut-être des malheurs que j’aurais eusbo si je ne me fusse uniquement occupé à la recouvrer.

a. Le mot est recouvert par une tache d’encre mais il ne semble pas avoir été biffé.

b. Date donnée dans la marge gauche.

c. Mais biffé.

d. Mais biffé.

e. Avec biffé.

f. Orth. scié.

g. Jouer biffé.

h. Demetrio biffé.

i. Leur dis biffé.

j. Le manuscrit porte une virgule à laquelle nous substituons un point-virgule.

k. Le mouvement biffé.

l. Quelques mots biffés, illisibles.

m. Je prie biffé.

n. Orth. Reçu.

o. Orth. mis.

p. Quelques mots biffés, illisibles.

q. Orth. faite.

r. Quelques mots biffés, illisibles.

s. M’assigna ex officio biffé.

t. Orth. porté.

u. Dîné biffé.

v. Quelques mots biffés, illisibles.

w. Mois après je suis allé biffé.

x. J’ai biffé.

y. À l’âge de vingt-deux ans biffé.

z. Seize biffé.

aa. Chez elle biffé.

ab. L’autre biffé.

ac. L’homme biffé.

ad. Je ne pouvais pas croire qu’il méritât des égards biffé.

ae. Demain biffé.

af. Orth. Petron. Nous unifions.

ag. Gouv[ernante ?] biffé.

ah. Qui n’était pas [mot illisible] biffé.

ai. Avec biffé.

aj. Mon biffé.

ak. Reto[urné ?] biffé.

al. Orth. Therpsicore.

am. Agréable biffé.

an. Quatre biffé.

ao. Dirait biffé.

ap. Le saurait biffé.

aq. Croire cela [?].

ar. De cette après biffé.

as. Passait en biffé.

at. Était biffé.

au. Répartit biffé.

av. Et il biffé.

aw. L’autre biffé.

ax. Accepta [corrigé en accepté par surcharge] la gageure ; et.

ay. J’ai parié biffé.

az. Dut se battre, et il mourut de la blessure biffé.

ba. L’agitation biffé.

bb. ; mais biffé.

bc. Mais biffé.

bd. Orth. ordonnée.

be. Elle croyait de faire du tort à son respectable camarade couchant avec moi.

bf. Fort biffé.

bg. Et la laissant faire, je fait biffé.

bh. Vincent biffé.

bi. Orth. perdu.

bj. Orth. occupé.

bk. Orth. mangés.

bl. Orth. tous les offres obligeans.

bm. De presque mille sequins biffé.

bn. Orth. perdu.

bo. Orth. eu.

[136r] CHAPITRE X

Je vais à Césène pour m’emparer d’un trésor

a. 1748a

À l’opéra je me suis vu abordé par un jeune homme qui de but en blanc me dit que j’avais tort, étant étranger, de n’être pas allé voir le cabinet d’histoire naturelle de son père Antonio de Capitani commissaire, et président au canon1. Je lui réponds que s’il aura la bonté de venir me prendre à l’auberge de S. Marc je réparerais ma faute, et je finirais d’avoir tort. Dans ce commissaire du canon j’ai trouvé un original des plus bizarres. Les raretés de son cabinet consistaient dans la généalogie de sa famille, dans des livres de magie, dans des reliques de saints, dans des monnaies antédiluviennesb, dans un modèle de l’arche de Noé, dans plusieurs médailles dont une était de Sésostris2, et une autre de Sémiramis3, et dans un vieux couteau d’une forme baroque tout rongé par la rouille. Ce qu’il tenait sous clef était l’attirail de la franc-maçonnerie.

— Dites-moi, lui dis-je, ce qu’il y a de commun entre l’histoire naturelle, et ce cabinet, car je ne vois rien de ce qui regarde les trois règnes4.

— Vous ne voyez donc pas le règne antédiluvien, celui de Sésostris, et l’autre de Sémiramis ?

À cette réponse je l’embrasse, et pour lors il déploie son érudition sur tout ce qu’il avait, finissant par me dire que le couteau rouillé était celui avec lequel S.t Pierre avait coupé l’oreille à Malck5.

— Vous possédez ce couteau, et vous n’êtes pas richissime ?

— Comment pourrais-je être riche moyennant ce couteau ?

— De deux façons. La première, vous mettant en possession [136v] de tous les trésors qui se trouvent cachés dans les terres qui appartiennent à l’église.

— C’est naturel, car S.t Pierre en a les clefs.

— Dieu soit loué. La seconde, le vendant au pape même, si vous avez les chirographes6 qui en attestent l’authenticité.

— Vous voulez dire la pancarte7. Sans cela je ne l’aurais pas acheté.c J’ai tout cela.

— Tant mieux. Le pape pour avoir ce couteau ferait, j’en suis sûr, votre fils cardinal ; maisd il voudrait avoir aussi la gainee.

— Je ne l’ai pas ; mais elle n’est pas nécessaire. En tout cas j’en ferai faire une.

— Il faut avoir celle dans laquellef S. Pierre mit lui-même le couteau quand Dieu lui a dit mitte gladium tuum in vaginam [remets ton glaive au fourreau]8. Elle existe : et elle est entre les mains de quelqu’un qui pourra vous la vendre à bon marché à moins que vous ne veuillez lui vendre le couteau, car la gaine sans le couteau ne lui sert à rien, comme le couteau à vous sans le fourreau.

— Combien me coûterait cette gaine ?

— Mille sequins9.

— Et combien me donnerait-il si je voulais lui vendre le couteau ?

— Mille sequins aussi.

Le commissaire alors tout étonné regarde son fils, et lui demande s’il aurait jamais cru qu’on lui offrirait mille sequins de ce vieux couteau. Disant cela il ouvre un tiroir, et ilg déploie une paperasse écrite en hébreu où il y avait le dessin du couteau. Je fais semblant d’admirer, et je le conseille d’acheter le fourreau.

— Il n’est nécessaire, me dit-il, ni que j’achète la gaine, ni que votre ami achète le couteau. Nous pouvons déterrer les trésors de moitié.

— Point du tout. Le magistère10 exige, que le propriétaire du couteau in vaginam soit un seul. Si le pape l’avait, il pourrait, par une opération magique que je connais, couper une [137r] oreille à tout roi chrétien qui voudrait empiéter sur les droits de l’église.

— C’est curieux. Effectivement l’évangile dit que S.t Pierre coupa une oreille à quelqu’un.

— À un roi.

— Oh ! pas à un roi.

— À un roi, vous dis-je. Informez-vous, si Malck, ou Melck ne veut pas dire roi11.

— Et si je me déterminais à vendre mon couteau, qui me donnerait les mille sequins ?

— Moi. Cinq cents demain argent comptant, et les autres cinq cents dans une lettre de change payable à un mois de date.

— Ça s’appelle parler. Faites-moi l’honneur de venir demain manger avec nous un plat de macaroni, et nous parlerons sous le plus grand secret d’une grande affaire.

J’ai accepté l’invitation ; et j’y fus. La première chose qu’il me dit fut qu’il savait où il y avait un trésor dans l’état du pape, et que cela étant il se déterminerait à acheter le fourreau. Étant sûr qu’il ne me prendrait pas au mot, j’ai tiré de ma poche une bourse, où je lui ai fait voir cinq cents sequins ; mais il me répondit que le trésor valait des millions. Nous nous mîmes à table.

— Vous ne serez pas servi, me dit-il, en vaisselle d’argent ; mais en plats de Raffael12.

— Monsieur le commissaire, vous êtes un seigneur magnifique. Un sot croirait que c’est de la vilaine faïence.

Un homme très à son aise, me dit-il après dîner, domicilié dans l’état du pape, et maître de la maison de campagne où il habite avec toute sa famille, est sûr d’avoir un trésor dans sa cave. Il a écrit à mon fils qu’il serait prêt à faire toutes les dépenses nécessaires pour s’en mettre en possession s’il pouvait lui trouver un habile magicien capable de le déterrer.

Le fils alors tire de sa poche une lettre, dont il me lit [137v] quelques articles, me demandant excuse, si ayant promis le secret, il ne me donnait pas à lire toute la lettre ; mais j’avais déjà vu, sans qu’il s’en aperçût, Césène, qui était le nom de la ville d’où elle avait été écrite.

— Il s’agit donc, reprit le commissaire au canon, de me faire acheter à crédit le fourreau, car je n’ai pas d’argent comptant. Vous ne risqueriez rien endossant mes lettres de change, car j’ai du bien ; et si vous connaissez le magicien, vous pourriez être de moitié avec lui.

— Le magicien est tout prêt. C’est moi ; mais, si vous ne commencez pas par me compter cinq cents sequins, nous ne ferons rien.

— Je n’ai pas d’argent.

— Vendez-moi donc le couteau.

— Non.

— Vous avez tort, car actuellement que je l’ai vu, je suis le maître de vous l’enlever. Je suis cependant assez honnête homme pour ne pas vouloir vous jouer ce tour.

— Vous êtes le maître de m’enlever mon couteau ? Je voudrais en être convaincu, car je n’en crois rien.

— Fort bien. Demain vous ne l’aurez plus ; mais n’espérez pas que je vous le rende. Un esprit élémentaire que j’ai à mes ordres me le portera à minuit dans ma chambre, et le même esprit me dira où est le trésor.

— Faites qu’il vous le dise ; et par là vous me convaincrez.

J’ai alors demandé plume, et encre ; j’ai interrogé à leur présence mon oracle, et je lui ai fait répondre qu’il était à côté du Rubicon ; mais hors de la ville. Ils ne savaient pas ce que c’était Rubicon : je leur ai dit que c’était un torrent jadis fleuve : ils cherchèrent un dictionnaire, et trouvant qu’il était à Césène13, je les ai vus ébahis. Je les ai alors laissés libres pour leur donner le temps de mal raisonner. L’envie m’était venue, non pas de voler cinq cents sequins à ces pauvres sots ; mais d’aller avec le jeune homme le déterrer à ses [138r] frais chez l’autre sot à Césène qui croyait l’avoir dans sa cave. Il me tardait de jouer le rôle de magicien.

À cette fin sortant de la maison de ce bon homme, je suis allé à la bibliothèque publique, où à l’aide d’un dictionnaire j’ai écrit cette érudition14 bouffonne : « Le trésor est dix-sept toises, et demie15 sous terre depuis six siècles. Sa valeur monte à deux millions de sequins16 ; et la matière est enfermée dans une caisse, qui est la même que Godefroid de Bouillon enleva à Mathilde comtesse de Toscane l’an 1081, quand il voulut aider l’empereur Henri IV à gagner la bataille contre cette princesse17. Il enterra la caisse là où elle est actuellement avant d’aller assiéger Rome. Grégoire VII, qui était grand magicien, ayant su où la caisse était enterrée, s’était déterminé d’aller la recouvrer en personne ; mais la mort traversa18 son projet. Après la mort de la comtesse Mathilde l’an 1116, le Génie qui préside aux trésors cachés donna à celui-ci sept gardiens19. Dans une nuit de pleine-lune un philosophe savant pourra le faire élever sur la superficie de la terre se tenant dans le cercle maxime20. »

Le lendemain, comme je m’y attendais, je vois dans ma chambre le père, et le fils. Je leur donne l’histoire du trésor que j’avais composée, et sur le plus beau de leur étonnement je leur dis que j’étais déterminé à recouvrer le trésor, dont je leur promettais la quatrième partie21 s’ils voulaient acheter le fourreau. Faute de cela je leur répète la menace d’enlever le couteau. Le commissaire me dit qu’il se déterminera quand il verra le fourreau, et je m’engage de le lui faire voir le lendemain. Ils partirent fort contents.

[138v] J’ai passé la journée à bâtir une gaine, dont il était difficile d’en voir une plus bouffonne. J’ai fait bouillir la grosse semelle d’une botte forte, et j’y ai pratiqué une ouverture, dans laquelle le couteau devait infailliblement entrer. Puis la frottant avec du sable je lui ai donné l’air antique qu’elle devait avoir. Le commissaire resta surpris quand le lendemain je suis allé chez lui, et je lui ai fait mettre le couteau dedans. Nous dînâmes ensemble, et nous conclûmes après dîner que son fils m’accompagnerait pour me présenter au maître de la maison où était le trésor ; que je recevrais une lettre de change de mille écus romains22 tirée sur Bologne à l’ordre de son fils ; mais qu’il ne la passerait au mien que lorsque j’aurais extrait le trésor, et que le couteau dans la gaine n’entrerait entre mes mains que lorsque j’en aurais besoin pour faire la grande opération. Jusqu’à ce moment-là son fils l’aurait toujours dans sa poche.

Nous nous engageâmes à ces conditions par des écritures mutuelles, et nous fixâmes notre départ au surlendemain. Au moment deh notre départ le père donna sa bénédiction au fils, me disant en même temps qu’il était comte palatin23, et me montrant le diplôme du pape régnant. Je l’ai alors embrassé, le qualifiant de comte, et j’ai reçu la lettre de change.

Après avoir dit adieu à Marine qui était devenue la bonne amie du comte Arconati24, et à Balletti que j’étais sûr de revoir à Venise dans l’année suivante, je suis allé souper avec mon cher O-Neilan.

Le matin je me suis embarqué, et je suis allé à Ferrare, et de là à Bologne, et à Césène, où nous nous logeâmes à la poste.

Le [139r] lendemain de très bonne heure nous allâmes nous promenant chez George Francia riche paysan, maître du trésor qui demeurait à un quart de mille25 de la ville, et qui ne s’attendait pas à une si heureuse visite. Il embrassa Capitani qu’il connaissait, et me laissant avec sa famille, il est allé avec lui pour parler de l’affaire.

La première chose que j’ai observée, et que j’ai dans l’instant reconnue pour mon trésor fut la fille aînée de cet homme. J’ai vu la cadette laide, un fils benêt, la femme maîtresse, et trois ou quatre servantes.

La fille aînée qui m’a d’abord plu, et qui s’appelait Geneviève, comme presque toutes les paysannes de Césène, quand elle m’a entendu dire qu’elle devait avoir dix-huit ans, elle me dit d’un ton très sérieux qu’elle n’en avait que quatorze. La maison était en bel air26, et isolée quatre cents pas à la ronde. J’ai vu avec plaisir que j’y serais bien logé. Ce qui me fit de la peine fut une exhalaison puante qui devait infecter l’air. Je demande à la femme Francia d’où cette puanteur venait, et elle me dit que c’était l’odeur du chanvre en macération.

— Pour combien d’argent en avez-vous ?

— Pour quarante écus27.

— Les voilà. Le chanvre est à moi, et je dirai à votre mari de le porter loin d’ici.

Mon camarade m’ayant appelé, je suis descendu. Francia me fit l’hommage qu’il aurait fait à un grand magicien, malgré que je n’en eusse pas l’air.

Nous [139v] restâmes d’accord qu’il aurait un quart du trésor, un autre quart appartiendrait à Capitani, et les deux autres à moi. Je lui ai dit que j’avais besoin d’une chambre pour moi seul avec deux lits, et d’une antichambre où il y aurait un baignoir28. Capitani devait loger au côté opposé au mien, et dans ma chambre je devais avoir trois tables, deux petites, et une grande. Outre cela je lui ai ordonné de me pourvoir d’une couturière pucelle, âgée entre les quatorze, et les dix-huit ans. Cette fille devait être fidèle au secret, comme tous les gens de la maison, car si l’inquisition29 parvenait à savoir nos affaires tout serait perdu. Je lui ai dit que j’irais loger chez lui le lendemain, que je faisais deux repas par jour, et que je ne buvais autre vin que S.t Jevese30. Pour déjeuner, je portais avec moi mon chocolat. Je lui ai promis de lui payer toute la dépense qu’il ferait si je manquais mon entreprise. La dernière chose que je lui ai ordonnéei fut de faire d’abord transporter ailleurs le chanvre, et de purger dans le même jour l’air avec de la poudre à canon. Je lui ai dit de trouver un homme sûr qui allât le lendemain de bonne heure prendre tout notre bagage à l’auberge de la poste. Il devait avoir dans sa maison prêtes à mes ordresj cent bougies, et trois torches.

Nous n’avions pas encore fait cent pas que voilà Francia qui me court après pour me rendre les quarante écus que j’avais donnés à sa femme pour le chanvre. [140r] Je ne les ai pris que lorsqu’il m’assura qu’il étaitk certain de le vendre pour le même prix dans la journée même. À ces procédés cet homme conçut pour moi la plus grande vénération ; qui devint encore plus grande quand malgré Capitani je n’ai pas voulu cent sequins qu’il voulait me donner pour me payer mon voyage. Je l’ai vu enchanté quand je lui ai dit qu’à la veille de gagner un trésor on ne fait aucun cas de ces bagatelles. Le lendemain nous nous trouvâmes très bien logés, et ayant avec nous tout notre équipage.

Le dîner ayant été trop abondant, je lui ai dit de faire économie, et de me donner à souper de la bonne marée31. Après souper il vint me dire que pour ce qui regardait la vierge, il avait consultél sa femme, et que je pouvais être sûr de sa fille Javotte32.m Après lui avoir dit de revenir avec elle, je lui ain demandé quels fondements il avait pour croire de posséder un trésor dans sa maison.

— Premièrement, me répondit-il, la tradition orale de père en fils depuis huit générations. En second lieu, les grands coups qu’on frappe sous terre pendant toute la nuit. Troisièmement la porte de ma cave, qui s’ouvre, et se ferme toute seule à chaque trois ou quatre minutes, ouvrage des démons que nous voyons se promener toutes les nuits par la campagne sous la forme de flammes pyramidales.

— Si cela est, il est évident, comme deux, et deux font quatre, que vous avez chez vous un trésor. Dieu vous garde de mettre une serrure à [140v] la porte qui s’ouvre, et se ferme : vous auriez un tremblement de terre, qui formerait dans cette même enceinte un abîme ; car les esprits veulent avoir l’entrée, et la sortie libreso pour aller vaquer à leurs affaires.

— Dieu soit loué qu’un savant que mon père fit venir il y a quarante ans nous dit la même chose. Ce grand homme n’avait besoin qu’encore de trois jours pour extraire le trésor, lorsque mon père sut que les gens de l’inquisition allaient s’emparer de lui. Il le fit vite vite échapper. Dites-moi de grâce pourquoi la magie ne peut pas résister à l’inquisition.

— Parce que les moines ont à leur service un plus grand nombre de diables que nous. Je suis sûr que votre père avait déjà beaucoup dépensé avec ce savant.

— Deux mille écus33 à peu près.

— Davantage, davantage.

Je me suis fait suivre et pour faire quelque chose de magique, j’ai trempép une serviette dans l’eau, et prononçant des paroles épouvantables qui n’étaient d’aucune langue, je leur ai lavé les yeux, les tempes, et la poitrine, que Javotte ne m’aurait peut-être pas livrée, si je n’avais commencé par la velue de son père. Je les ai fait jurer sur un portefeuille que j’ai tiré de ma poche qu’ils n’avaient pas des maladies impures, et à Javotte qu’elle avait son pucelage. Comme elle rougit beaucoup me faisant ce serment, j’ai eu la cruauté de lui expliquer ce que le mot pucelage signifiait, et j’ai ressenti le plus grand plaisir quand voulant lui faire répéter le serment, elle me dit rougissant encore plus qu’elle le savait, et qu’il n’était donc pas nécessaire qu’elle jurât de nouveau. Je leur ai ordonné de me donner un baiser, et ayant senti sortir de la bouche de ma chère Javotte une insoutenable puanteur d’ail, je l’ai d’abord défendu à tous les trois. George m’assura qu’on n’en trouverait plus dans sa maison.

[141r] Javotte n’était pas une beauté complète pour ce qui regardait son minois, car elle était hâlée, et elle avait la bouche trop grande ; mais ses dents étaient belles, et la lèvre de dessous sortait de façon qu’elle paraissait être faite ainsi pour cueillir le baiser. Elle m’était devenue intéressante quand lavant sa poitrine j’ai trouvéq ses seins d’une résistance, dont je n’avais pas d’idée. Elle était aussi trop blonde, et ses mains trop charnues n’avaient pas l’air doux, mais il fallait passer par-dessus à tout cela. Mon dessein n’était pas de la rendre amoureuse, car la besogne aurait été trop longue avec une paysanne, mais obéissante, et soumise. J’ai décidé de la rendre honteuse de se montrer malicieuse, et de m’assurer par là de ne trouver la moindre opposition. Au défaut d’amour, ce qui est le principal dans les expéditions de cette espèce, c’est la soumission. On ne trouve ni grâce, ni ris, ni transports ; mais l’on est assez dédommagé par l’exercice d’un empire absolu.

Je les ai avertis que chacun d’eux soupera avec moi à son tour par ordre d’âge, et que Javotte dormira toujours dans mon antichambre, où il y aura un baignoir où je laverai mon convive une demi-heure avant qu’il se mette à table, et qu’il devra être à jeun.

J’ai donné à Francia par écrit tous les articles qu’il devait aller m’acheter à Cesena le lendemain, mais sans marchander. Une pièce de toile blanche de vingt-cinq à trente aunes de la valeur de huit à dix sequins34, du fil, des ciseaux, des aiguilles, du storax35, de la myrrhe, du soufre, de l’huile d’olive, du camphre, une rame de papier, des plumes, de l’encre, douze feuilles de parchemin, des pinceaux, une branche d’olivier bonne à faire un bâton d’un pied et demi36.

[141v] Très content du rôle de magicien que j’allais jouer, et dans lequel je ne me croyais pas si savant, je me suis mis au lit. Le lendemain, j’ai ordonné à Capitani d’aller tous les jours à Césène au grand café pour entendre ce qu’on débitait, et pouvoir m’en rendre compte. Francia avant midi arriva avec tout ce que je lui avais ordonné d’acheter. Il me dit qu’il n’avait pas marchandé ; et que le marchand qui lui avait vendu la toile ira conter qu’il était ivre puisqu’il la lui avait payée au moins six écus37 plus qu’elle ne valait. Je lui ai dit de m’envoyer sa fille, et de me laisser seul avec elle.

Je lui ai fait couper quatre morceaux de cinq pieds de long, deux de deux pieds, et un septième de deux pieds, et demi38 pour faire le capuchon du surplis39 qui m’était nécessaire à la grande conjuration40. Je lui ai ordonné de commencer à coudre s’asseyant près de mon lit. Vous dînerez ici, lui dis-je, et vous y resterez jusqu’au soir. Quand votre père arrivera vous nous laisserez ; mais vous reviendrez pour vous coucher après son départ.

Elle dîna donc près de mon lit où sa mère lui servit tout ce que je lui ai envoyé, et ne buvant que du vin de S.t Jevese. Vers le soir, à l’arrivée de son père elle disparut.

J’ai eu la patience de laver ce bon homme dans le bain, et de le tenir à table où il mangea comme un loup m’assurant que c’était pour la première fois de sa vie qu’il avait passé vingt-quatre heures sans manger. Gris du vin de S.t Jevese, il dormit jusqu’à l’apparition de sa femme qui me porta mon chocolat. Sa fille vint coudre jusqu’au soir, et elle disparut à l’arrivée de Capitani que j’ai traité comme Francia. Le lendemain vint le tour de Javotte. Je l’avais attenduer avec la plus grande impatience.

À [142r] l’heure fixée je lui ai dit d’aller se mettre dans le bain, et de m’appeler quand elle y serait parce que je devais la laver comme j’avais lavé son père et Capitani. Elle partit d’abord sans me répondre, et elle m’appela un quart d’heure après. Je suis allé d’un air doux, et sérieux me mettre au bout du baignoir. Elle était sur le côté : je lui ai dit de se mettre sur le dos, et de me regarder tandis que je prononcerais la formule pour le sacre. Elle obéit avec toute la soumission, et je lui ai fait une ablution générale dans toutes les postures. Dans le devoir où j’étais de bien jouer mon rôle j’ai plus souffert que joui, et elle dut se trouver dans mon même cas, se montrant indifférente, et dissimulant l’émotion que devait lui causer ma main qui ne finissait jamais de la laver où l’attouchement devait lui être plus sensible que partout ailleurs. Je l’ai faits sortir du bain pour l’essuyer ; et ce fut pour lors que mon zèle à m’en bien acquitter lui ordonna des postures qui manquèrent de me forcer à trahir mon rôle. Un petit soulagement que je me suis procuré dans un moment où elle ne pouvait pas me voir m’ayant calmé, je lui ai dit de s’habiller.

Étant à jeun, elle mangea d’un appétit dévorant, et le vin de S. Jevese qu’elle but comme elle aurait bu de l’eau l’enflamma tellement que je n’ai plus vu ses hâles41. Je lui ai demandé d’abord que nous fûmes seuls si ce que je l’avais obligée à faire lui avait déplu, et elle me répondit qu’au contraire je lui avais fait plaisir.

— [142v] J’espère donc, lui dis-je, que demain vous ne serez pas fâchée d’entrer dans le bain après moi, et de me faire les mêmes ablutions que je vous ai faites.

— Volontiers ; mais saurai-je faire ?

— Je vous instruirai, et pour l’avenir vous coucherez toutes les nuits dans ma chambre, car je dois me rendre sûr que dans la nuit de la grande opération je vous trouverai encore vierge.

Après cettet annonce, Javotte prit avec moi un maintien facile, elle me regardait avec assurance, elle souriait souvent, et elle n’était plus gênée. Elle alla se coucher, et n’ayant plus rien que je pusse trouver nouveau, elle n’eut besoin de combattre contre aucun sentiment de pudeur. Pour se défendre de la chaleur, elle se mit parfaitement nue, et elle s’endormit. J’en ai fait de même ; mais très repenti de m’être engagé à ne faire le grand sacrifice que dans la nuit de l’extraction du trésor. L’opération devait manquer, je le savais ; mais je savais aussi qu’elle ne manquerait pas par la raison que j’aurais manqué le pucelage.

Javotte se leva de très bonne heure, et se mit à son travail. Ayant fini le surplis, elle employa le reste de la journée à me faire une couronne de parchemin à sept pointes, sur laquelle j’ai peint des caractères effroyables.

Une heure avant souper je suis allé me mettre dans le bain, elle y entra d’abord que je lui ai dit que c’était le temps, et elle me fit les mêmes ablutions que je lui avais faites la veille avec le même zèle, et la même douceur, me donnant des marques de la plus tendre amitié. J’ai passé une heure charmante dans laquelle je n’ai respecté que le sanctuaireu. [143r] Se voyant couverte de baisers, elle crut de devoir m’en faire autant d’abord que je ne le lui défendais pas. — Je me réjouis, lui dis-je, de ce que je vois que tu ressens du plaisir. Sache, ma chère enfant, que la perfection de notre opération ne dépend que du plaisir que tu peux te procurer à ma présence sans la moindre contrainte.

À cet avertissement, elle se livra toute entière à la nature, faisant des choses incroyables pour me convaincre que le plaisir qu’elle ressentait était au-dessus de toute expression. Malgré l’abstinence du fruit défendu, nous nous sommes assez nourris pour aller nous mettre à table très contents l’un de l’autre. Ce fut elle quiv dans le moment d’aller se mettre au lit me demanda si couchant ensemble nous gâterions l’affaire. Elle vint entre mes bras toute joyeuse quand je lui ai dit que non, et nous nous en donnâmes jusqu’à ce que l’amour même eût envie de dormir. J’eus lieu d’admirer la richesse de son tempérament dans la sublimité de ses inventions.

J’ai passé une bonne partie de la nuit suivante avec Francia, et Capitani pour voir de mes propres yeux les phénomènes, dont ce paysan me parlait. Me tenant sur le balcon qui donnait sur la cour de la maison, j’ai entendu toutesw les trois ou quatre minutes le bruit de la porte qui s’ouvrait, et se fermait par elle-même, j’ai entendu les coups souterrains qui à intervalles égaux se succédaient trois ou quatre par minute. Le bruit de ces coups ressemblait à celui qu’aurait fait une grosse massue de bronze poussée dans un grand mortier du même métal. J’ai pris mes pistolets, et je suis allé avec eux me mettre près de la porte mouvante tenant une lanterne à la main. J’ai vu la porte s’ouvrir lentement, et trente secondes après se fermer avec violence. Je l’ai ouverte [143v] et fermée moi-même, et n’ayant trouvéx aucune raison physique occulte42 à ce singulier phénomène, j’ai décidé en moi-même qu’il y avait quelque friponnerie. Je ne me suis pas soucié de le dire.

Étant de nouveau allé sur le balcon, j’ai vu dans la cour des ombres qui allaient, et venaient. Ce ne pouvait être que des masses d’air humide, et épais ; et pour ce qui regardait les pyramides de flamme que je voyais planer par la campagne, c’était un phénomène que je connaissais43. Je leur ai laissé croire que c’étaient les esprits gardiens du trésor. La campagne dans toute l’Italie méridionale est remplie de feux follets que le peuple prend pour des diables. C’est de là que vient le nom de Spirito folletto [Esprit follet]44y.

a. Date donnée dans la marge gauche. 1749 selon la recherche casanoviste.

b. Orth. antidiluviennes (italien : antidiluviano).

c. Je l’ai biffé.

d. En lui donnant biffé.

e. Orth. guaine (italien : guaina).

f. Il biffé.

g. Avise [?] biffé.

h. Partir biffé.

i. Orth. ordonné.

j. Trois biffé.

k. Sûr biffé.

l. Orth. consultée.

m. Je lui ai alors dit biffé.

n. Alors biffé.

o. Orth. libre.

p. Orth. trempée.

q. Orth. trouvés.

r. Orth. attendu.

s. Orth. faite.

t. Orth. cet (annuncio est masculin en italien).

u. Une ligne et demie biffée, illisible.

v. Orth. que.

w. Orth. tous (minuto est masculin en italien).

x. Orth. trouvée.

y. Le manuscrit porte l’indication suivante pour lier les feuillets : Le fragment vient à la suite. C’était dans la nuit, etc.

[146r] Fragment du second tome de mes Mémoires

a.

1748

de mon âge

23a

C’était dans la nuit suivante que je devais faire la grande opération ; car sans cela il aurait fallu attendre la pleine-lune du mois prochain. Je devais forcer les gnomes1 à porter le trésor sur la surface du terrain, où je leurb aurais fait mes conjurations. Je savais que l’opération manquerait ; mais qu’il me serait aussi facile d’en dire les raisons : en attendant je devais bien jouer mon rôle de magicien que j’aimais à la folie. J’ai fait travailler Javotte toute la journée pour faire coudre en cercle trente feuilles de papier, sur lesquellesc j’ai peint en noir des caractères, et des figures effrayantes. Ce cercle que j’appelais maxime avait un diamètre de trois pas2. Je m’étais fait une espèce de sceptre de bois d’Olivier que George Francia m’avait procuré. Ainsi, ayant tout mon nécessaire, j’ai averti Javotte qu’à minuit sortant du cercle elle devait se trouver prête à tout. Il lui tardait de me donner cette marque d’obéissance ; mais je ne me regardais pas moins comme son débiteur.

Après avoir donc averti son père George, et Capitani de se tenir sur le balcon tant pour être prêts à mes ordres si j’appelais, comme pour empêcher que les gens de la maison ne vinssent voir ce que j’allais faire, je me défais de tout habillement profane ; je mets le grand surplis qui n’avait été touché que par les mains pures de l’innocente Javotte, puis je laisse tomber épars mes longs cheveux, je mets sur ma tête la couronne à sept pointes, sur mes épaules le cercle maxime, et empoignant d’une main [146v] le sceptre, et de l’autre le même couteau avec lequel S.t Pierre coupa jadis une oreille à Malck, je descends dans la cour, et après avoir étendu par terre mon cercle, et en avoir fait trois fois le tour, j’y saute dedans.

Après m’y être tenu accroupi deux ou trois minutes, je me lève me tenant immobile à regarder un noir, et gros nuage qui se levait à l’horizon de l’occident, tandis que le tonnerre grondait du même côté avec force. Que j’aurais été admirable si j’avais osé le prédire ! Les éclairs augmentaient à mesure que le nuage s’élevait pour ne laisser derrière lui sous la voûte du ciel aucune lueur : celle des éclairs suffisait à rendre l’affreuse nuit plus claire que le jour.

Cela étant fort naturel, je n’avais la moindre raison d’en être surpris ; mais malgré cela un commencement de frayeur me faisait désirer d’être dans ma chambre, et j’ai commencé à frissonner quand j’ai entendu, et vu les foudres qui se succédaient avec la plus grande rapidité. Leurs sillons, dont je me voyais entouré, me glaçaient le sang. Dans l’épouvante qui m’accablait, je me suis persuadé que si les foudres que je voyais ne venaient pas m’écraser, c’était parce qu’elles ne pouvaient pas entrer dans le cercle. Par cette raison je n’osais pas en sortir pour aller me sauver. Sans cette fausse croyance, qui cependant dérivait de la peur, je n’y serais pas resté une minute, et ma fuite aurait convaincu Capitani, et Francia que bien loin d’être magicien, je n’étais qu’un franc poltron. La violence du vent, les [147r] sifflements affreux, la frayeur jointe au froid me faisaient trembler comme une feuille. Mon système que je croyais à l’épreuve de tout s’était en allé. J’ai reconnu un Dieu vengeur qui m’avait attendu là pour me punir de toutes mes scélératesses, et pour mettre ainsi fin à mon incrédulité par la mort. Ce qui me rendait convaincu de l’inutilité de mon repentir c’était que je me trouvais devenu positivement immobile.

Mais voilà la pluie qui commence, je n’entends plus les foudres, je ne vois plus d’éclairs, et je sens renaître mon ancien courage. Mais quelle pluie ! C’était un torrent dans l’air qui tombait du ciel, et qui aurait tout inondé s’il avait duré plus qu’un quart d’heure. À la fin de cette pluie il n’y eut plus ni vent ni obscurité. Le ciel sans le moindre nuage me laissait voir au milieu la Lune plus belle que jamais. J’ai ramassé le cercle, et après avoir ordonné aux deux amis d’aller se coucher sans me parler, je suis entré dans ma chambre, où dans un seul coup d’œil j’ai vu Javotte si jolie qu’elle me fit peur. J’ai laissé qu’elle m’essuie sans la regarder, et d’un ton pitoyable je lui ai dit d’aller se mettre dans son lit. Elle me dit le lendemain que me voyant tremblant, malgré la chaleur de la saison, je lui ai fait peur.

Après un somme de huit heures je me suis trouvé dégoûté de cette comédie. À l’apparition de Javotte devant moi je me suis étonné qu’elle me parût une autre. Elle ne me paraissait plus d’un sexe différent du mien, puisque je ne trouvais plus le mien différent du sien. Une puissante idée superstitieuse me fit croire dans ce moment-là que l’état d’innocence de cette fille était protégé, et [147v] que je me trouverais frappé de mort si j’osais l’attaquer. Je ne voyais dans ma résolution que son père Francia moins trompé, et elle moins malheureuse à moins qu’il ne lui arrivât ce qui était arrivé à la pauvre Lucie de Paséan.

D’abord que Javotte devint à mes yeux un objet de sainte horreur je me suis déterminé à partir sur l’heure. Ce qui rendit ma résolution irrévocable fut une crainte panique3 mais très raisonnable. Quelques paysans pouvaient m’avoir vu dans le cercle, et se trouvant convaincus que l’orage avait été un effet de mon opération magique, ils pouvaient aller m’accuser à l’inquisition, qui sans perte de temps s’emparerait de ma personne. Frappé de la possibilité de cet incident qui m’aurait perdu, j’ai fait venir dans ma chambre Francia, et Capitani ; et je leur ai dit en présence de Javotte que je devais différer l’opération en force d’un concordat4 que j’avais conclu avec les sept Gnomes qui gardaient le trésor, dont ils m’avaient rendu tout le compte que je pouvais désirer. Je l’ai laissé par écrit à Francia conçu en ces termes ; égal à celui que j’avais donné à Capitani à Mantoue :

« Le trésor qui gît ici à dix-sept toises et demie sous terre, y est depuis six siècles. Il consiste en diamants, en rubis, et en émeraudes, et en cent mille livres de poudre d’or. Tout ceci se trouve dans une seule caisse qui est la même que Godefroid de Bouillon enleva à Mathilde comtesse de Toscane l’an 1081, lorsqu’il voulut aider l’empereur Henri IV à gagner la bataille contre cette princesse. Il enterra la caisse là où elle est à présent avant d’aller assiéger Rome. Grégoire VII qui était grand magicien ayant su où la caisse était enterrée, il s’était déterminé d’aller la [148r] recouvrer en personne ; mais il mourut avant qu’il pût exécuter son projet. L’an 1116, la comtesse Mathilde à peine morte, le Génie gnome qui préside aux trésors cachés donna à celui-ci sept gardiens. »

Après lui avoir donné cet écrit je lui ai fait jurer de m’attendre, ou ne croire qu’à celui qui lui rendrait un compte du trésor égal à celui que je lui laissais. J’ai fait brûler la couronne, et le cercle, lui ordonnant de conserver le reste jusqu’à mon retour, et j’ai envoyé sur-le-champ Capitani à Cesena attendre à l’auberge de la poste l’homme que Francia enverrait lui remettre tout notre équipage.

Voyant Javotte inconsolable, je l’ai prise à part l’assurant qu’elle me reverrait en peu de temps. Ce fut par une délicatesse de conscience que je me suis cru obligé de lui dire que son innocence n’étant plus nécessaire à l’extraction du trésor, elle restait libre, et maîtresse de se marier si l’occasion se présentait.

Je suis allé à pied à Cesena, et à l’auberge où j’ai trouvé Capitani disposé à retourner à Mantoue après avoir été à la foire de Lugo5. Il me dit versant des larmes que son père serait au désespoir quand il le verrait retourner sans le couteau de S. Pierre. Je le lui ai offert et la gaine aussi s’il voulait l’acheter pour les 500 écus romains6 que portait la lettre de change qu’il m’avait donnéed, et trouvant ce marché très avantageux il y consentit sur-le-champ, et je lui ai rendu la lettre. Je lui ai fait signer un écrit par lequel il s’engageait à me rendre ma gaine d’abord que je lui remettrais la même somme de 500 écus romains.

[148v] Je ne savais que faire de cette gaine, et je n’avais pas besoin d’argent ; mais il me semblait la lui donnant pour rien de me déshonorer, et de lui donner un indice que je n’en faisais aucun cas. Le hasard fit que nous ne nous sommes revus que longtemps après, et quand je ne me trouvais pas en état de lui donner les 250 sequins7. Ainsi par l’événement8 ma folie me fit gagner cette somme sans que Capitani s’avisât de se plaindre, ou de croire que je l’eusse trompé puisque possédant la gaine il se croyait maître de tous les trésors qui pouvaient se trouver cachés dans tous les états du pape.

Capitani partit le lendemain, et j’allais à mon tour partir pour Naples sans perdre le moindre temps s’il ne m’était d’abord arrivé ce qui me fit différer l’exécution de mon projet.

L’hôte mit entre mes mains un papier imprimé qui annonçait au public quatre représentations de la Didone de Metastasio9 sur le théâtre Spada10. Je lis le nom des actrices, et des acteurs, et voyant qu’aucun ne m’était connu je me détermine à rester pour voir la première représentation, et partir le lendemain au point du jour prenant la poste. Une petite peur de l’inquisition ne laissait pas de me presser ; et il me semblait déjà d’avoir des mouches11 à mes trousses.

Je vais avant que l’opéra commence dans la salle où je vois les actrices qui s’habillaient, et je trouve la première assez revenante. Elle était bolognaise, et on l’appelait Narici12. Après lui avoir fait la révérence, [149r] je lui demande, si elle était sa maîtresse : elle me répond qu’elle n’était engagée qu’avec les entrepreneurs Rocco, et Argenti. Je lui demande si elle a un amant, elle me dit que non ; je m’offre par ton13 ; elle me met en ridicule, et elle m’invite à prendre pour deux sequins14 quatre billets pour les quatre représentations. Je lui donne deux sequins, je prends les quatre billets, et je les donne à la fille qui la peignait, qui était plus jolie qu’elle. Après cela je m’en vais, elle me rappelle, et je ne m’en soucie pas. Je vais à la porte ; je prends un billet de parterre, et je vais m’asseoir.

Après le premier ballet, ayant trouvé tout mauvais je pense de m’en aller, lorsque je vois dans la grande loge à mon grand étonnement le Vénitien Manzoni avec Juliette La Cavamacchie, dont le lecteur peut se souvenir15. Me voyant inobservé, je demande à mon voisin qui était cette belle dame qui brillait plus que ses diamants. Il me répond que c’était madame Querini, dame vénitienne que le général comte Bonifazio Spada maître du théâtre, que je voyais près d’elle, avait conduitee de Bologne, et de Fayence16 sa patrie. Charmé de savoir que M. Querini l’ait enfin épousée, je ne pense pas à l’approcher. J’aurais dû lui donner le titre d’excellence, je ne voulais pas être connu ; et encore je pouvais être mal reçu. Le lecteur peut se souvenir de nos griefs quand elle avait voulu que je l’habillasse en abbé.

Mais dans le moment même que je m’en allais, elle me voit, et elle m’appelle de l’éventail. Je l’approche, et lui dis tout bas que ne voulant pas être connu je m’appelais Farussi17. M. Manzoni me dit aussi tout bas que je parlais à madame Querini. Je lui réponds que je le savais par une lettre que j’avais reçuef de Venise.

[149v] Juliette, qui m’entend, me fait sur-le-champ baron, et elle me présente au comte de Spada. Ce seigneur me prie d’entrer dans sa loge, et après m’avoir demandé d’où je venais, où j’allais, il m’invite à souper.

Il y avait dix ans qu’il avait été ami de Juliette à Vienne, lorsque l’Auguste Marie-Thérèse, voyant la mauvaise influence de ses charmes, l’avait fait mettre dehors. Elle avait alors renouvelé connaissance avec lui à Venise, où elle l’avait engagé à la conduire se promener à Bologne ; M. Manzoni son ancien guerluchon18, qui me conta tout cela, l’accompagnait pour pouvoir rendre témoignage à M. Querini de sa bonne conduite. À Venise elle voulait que tout le monde crût qu’il l’avait épousée secrètement ; mais à cinquante lieues19 de la patrie elle ne se croyait pas obligée au secret. Le général l’avait déjà annoncée comme madame Querini Papozze à toute la noblesse de Césène. M. Querini d’ailleurs aurait eu tort d’être jaloux du Général, car c’était une ancienne connaissance. Les femmes prétendent que tout amant dernier en date qui se déclare jaloux d’une ancienne connaissance doit être bête au possible. Juliette m’avait vite vite appelé craignant mon indiscrétion ; mais voyant que je devais également craindre la sienne, elle se trouvait rassurée. J’ai d’abord commencég à la traiter avec tous les égards dus à sa qualité.

J’ai trouvé chez le Général grande compagnie, et des femmes assez jolies. Je cherche en vain Juliette : M. Manzoni me dit qu’elle était à la table de Pharaon où elle perdait son argent. Je m’y achemine, et je la vois assise à la gauche du banquier, qui me voyant pâlit. C’était le prétendu comte Celi. Il me présente d’abord un livret20 que je refuse avec politesse, acceptant en même temps l’offre de Juliette d’être de moitié avec elle.

[150r] Elle avait devant elle cinquante sequins, je lui en donne encore cinquante, et je me mets à son côté. À la fin de la taille elle me demande si je connaissais le banquier ; et je m’aperçois qu’il l’avait entendue : je lui réponds que non ; et la dame qui était assise à ma gauche me dit que c’était le comte Alfani. Une demi-heure après, madame Querini qui perdait avait un sept et le va de dix sequins21 ; il était décisif. Je me lève, et je fixe des yeux les mains du banquier ; mais c’est égal : il file22, et madame perd sa carte. Dans ce moment le Général vient la prendre pour aller souper, et elleh quitte laissant là le reste de son or. Au dessert, elle retourne au jeu, et elle perd tout.

Les jolies historiettes avec lesquelles j’ai animé ce souper me gagnèrent l’amitié de toute la compagnie ; mais principalement du Général, qui m’ayant entendu lui dire que je n’allais à Naples que pour satisfaire à un caprice amoureux, me conjura de passer un mois avec lui, lui sacrifiant ce caprice ; mais en vain, car ayant le cœur vide, il me tardait de me voir vis-à-vis de Thérèse, et de D. Lucrezia,i dont depuis cinq ans je ne pouvais me rappeler les charmantes figures que confusément. J’ai cependant consenti à rester à Césène pour lui faire ma cour tous les quatre jours qu’il avait décidé d’y rester.

Le lendemain, dans le moment qu’on me peignait, je vois le capon Alfani. Je le reçois en souriant, et lui disant que je l’attendais. Il ne me répond rien parce qu’il y avait là le perruquier ; mais, à peine parti, il me demande quelles raisons je pouvais avoir pour l’attendre.

— Mes raisons étaient des probabilités que vous entendrez en détail après que vous m’aurez renduj dans ce même moment cent sequins.

— En [150v] voilà cinquante. Vous ne pouvez pas en exiger davantage.

— Je les prends à compte23 ; mais vous avertissant par sentiment d’humanité de ne pas vous présenter ce soir chez le Général, car vous n’y serez pas reçu ; et ce sera à moi qu’on aura cette obligation.

— J’espère qu’avant de faire cette mauvaise action vous y penserez.

— J’y ai déjà pensé. Vite ; allez-vous-en.

Ce qui peut aussi l’avoir fait partir fut une visite du premier castrat de l’opéra, qui vint me prier à dîner chez la Narici. Cette invitation m’ayant fait rire, j’ai accepté. Il s’appelait Nicolas Peretti, il prétendait descendre d’un fils naturel de Sixte-Quint24. Nous parlerons de ce bouffon que j’ai trouvé à Londres quinze ans après cette époque25 quand nous en serons là.

Arrivant chez la Narici pour y dîner, je vois le comte Alfani, qui certainement ne s’attendait pas à m’y voir. Il me pria d’abord d’écouter un mot à l’écart.

— Si je vous donne encore cinquante sequins, me dit-il, vous ne pouvez, en qualité d’honnête homme les prendre que pour les remettre à Mad. Querini, et vous ne pouvez les lui remettre qu’en lui disant que vous m’avez obligé à vous les rendre. Vous en voyez les conséquences.

— Je les lui remettrai quand vous ne serez plus ici ; et en attendant je serai discret ; mais prenez garde à ne pas corriger la fortune à ma présence, car je vous jouerai un mauvais tour.

— Doublez ma banque ; et vous serez de moitié.

Cette proposition m’a fait rire. Il m’a donné les cinquante sequins, et je lui ai promis de me taire.

La [151r] compagnie chez la Narici fut nombreuse en jeunes gens, qui après dîner perdirent tous leur argent. Je n’ai pas joué. Elle ne m’avait invité que me croyant de la trempe des autres. Me tenant spectateur, j’ai vu combien Mahomet fut sage défendant dans son Coran les jeux de hasard26.

Après l’opéra, il fit la banque, et j’ai joué, et perdu deux cents sequins ; mais ne pouvant me plaindre que de la fortune. Madame Querini gagna. Le lendemain avant souper je l’ai presque débanqué27 ; et après souper je suis allé me coucher.

Le lendemain matin, qui était le dernier jour, j’ai su chez le Général que son adjudant lui avait jeté les cartes au nez, et qu’il devait aller vers midi lui parler quelque part pour recevoir, ou pour lui donner un coup d’épée. Je suis allé dans sa chambre pour lui offrir ma compagnie, l’assurant en même temps qu’il n’y aurait pas de sang répandu. Il m’a remercié ; et étant venu dîner il me dit en riant que j’avais deviné. Le comte Alfani était parti pour Rome. J’ai promis à la belle compagnie que je leur ferais une banque moi-même. Mais voilà ce que Mad. Querini m’a répondu quand, la prenant tête à tête, j’ai voulu lui donner les cinquante sequins qu’en conscience je lui devais ; après lui avoir dit de quelle façon j’avais forcé le fripon à me les rendre. — Moyennant cette fable, me dit-elle, vous voulez me faire présent de cinquante sequins ; mais sachez que je [151v] n’ai pas besoin de votre argent, et que d’ailleurs je ne suis pas assez bête pour me laisser voler.

La philosophie défend au sage de se repentir d’avoir fait une bonne action ; mais il lui est permis d’en être fâché, lorsqu’une méchante interprétation lui donne une vilaine apparence.

Après l’opérak dont on donna la dernière représentation j’ai taillé chez le général, comme je l’avais promis, et j’ai perdu peu de chose ; mais on m’a aimé. Cela est plus doux que gagner, quand le besoin ne met pas le joueur dans le cas de se tenir à l’affût d’argent. Le comte Spada m’invita à aller avec lui à Brisighella28 ; mais en vain, car il me tardait d’aller à Naples. Je lui ai promis de lui faire ma cour encore le lendemain à dîner.

Le lendemain à la pointe du jour, je me réveille à un tapage extraordinaire qu’on faisait dans la salle, et presqu’à la porte de ma chambre. Une minute après, j’entends le bruit dans la chambre contiguë à la mienne. Je sors du lit, et j’ouvre vite ma porte pour voir ce que c’était. Je vois une bande de sbires à la porte ouverte de la chambre, et je vois dans la chambre un homme de bonne mine au lit sur son séant qui criait en latin contre cette canaille-là, et contre l’hôte, qui était là, et qui avait osé leur ouvrir sa porte. Je demande à l’hôte de quoi il s’agissait.

— Ce monsieur, me répond-il, qui apparemment ne parle que latin, est couché avec une fille, et les archers29 de l’évêque sont venus pour savoir si c’est sa femme : c’est tout simple. Si elle l’est, il n’a qu’à les convaincre par quelque certificat, et tout sera dit : mais, si elle ne l’est pas, il faut bien qu’il se contente d’aller en prison avec la fille ; mais cela ne lui arrivera pas car je m’engage d’accommoder l’affaire à l’amiable moyennant [152r] deux ou trois sequins. Je parlerai à leur chef, et tous ces gens-là s’en iront. Si vous parlez latin, entrez, et faites-lui entendre raison.

— Qui a forcé la porte de la chambre ?

— On ne l’a pas forcée : c’est moi qui l’a ouverte : c’est mon devoir.

— C’est un devoir de voleur de grand chemin.

Surpris de cette infamie, je ne peux pas m’abstenir de m’en mêler. J’entre, et je conte à l’homme en bonnet de nuit toutes les circonstances de cette tracasserie. Il me répond, en riant, que premièrement on ne pouvait pas savoir que la personne qui couchait avec lui était une fille, car on ne l’avait vue qu’habillée en homme, et qu’en second lieu il croyait que personne au monde n’avait le droitl mde l’obliger à rendre compte si c’était sa femme ou sa maîtresse supposant que l’être qui couchait avec lui fût effectivement une femme. D’ailleurs, me dit-il, je suis déterminé à ne pas débourser un seul paul30 pour finir cette affaire, et à ne sortir du lit que lorsqu’on aura fermé ma porte. D’abord que je me serai habillé, je vous ferai voir un joli dénouement de cette pièce. Je chasserai tous ces marauds à coups de sabre.

Je vois alors dans un coin de la chambre un sabre et un habit hongrois qui avait l’apparence d’uniforme. Je lui demande s’il était officier, et il me répond qu’il avait écrit son nom, et sa qualité sur le livre de consigne de l’hôte. Tout étonné de l’extravagance de ce fait, j’interroge l’hôte qui me répond que c’était vrai ; mais que cela n’empêchait pas que le for ecclésiastique31 n’eût le droit de surveiller tout scandale. L’affront, que vous venez de faire, lui dis-je, à cet officier, vous coûtera cher. À cette menace, ils me rirent au nez.

Très piqué de me voir ainsin bafoué par cette canaille [152v] je demande à l’officier s’il avait le courage de me confier son passeport ; il me dit qu’en ayant deux, il pouvait fort bien m’en confier un, et disant cela il le tire d’un portefeuille, et me le donne à lire. Il était du cardinal Albani. Je vois le nom de l’officier, et sa qualité de capitaine dans un régiment hongrois de l’impératrice reine. Il me dit qu’il venait de Rome, et qu’il allait à Parme pour remettre à M. Dutillot premier ministre de l’infant duc de Parme32 un paquet que lui avait confié le cardinal Albani Alexandre33.

Dans le moment un homme entre dans la chambre me priant de dire en latin à ce monsieur qu’il voulait partir dans l’instant, qu’il n’avait pas le temps d’attendre : qu’il n’avait donc qu’à s’accommoder bien vite avec les archers, ou le payer. C’était le voiturier.

Voyant alors le complot évident, j’ai prié l’officier de m’abandonner toute cette affaire, l’assurant que je l’en tirerais avec honneur. Il me dit de faire tout ce que je voulais. J’ai dit au voiturier qu’il n’avait qu’à monter la malle de monsieur, et qu’il recevrait son argent. Il monta la malle, et il reçut huit sequins34 de mes mains, dont il fit quittance à l’officier qui ne parlait qu’allemand, hongrois, et latin. Le voiturier partit d’abord ; et les sbires aussi tous consternés, excepté deux, qui restèrent dans la salle.

J’ai alors conseillé l’officier de ne pas sortir de son lit jusqu’à mon retour. Je lui ai dit que j’allais parler à l’évêque pour lui faireo savoir qu’il lui devait une très ample satisfaction, et il n’en douta pas quand je lui ai dit que le général Spada était à Cesena : il me répondit qu’il le connaissait, et que s’il avait su qu’il était là il aurait brûlé la cervelle à l’hôte, qui avait ouvert aux sbires la porte de sa chambre.

[153r] Je me suis vite habillé en redingote, et sans défaire mes papillotes je suis allé à l’évêché, et faisant tapage je me suis fait conduire à la chambre de l’évêque. Un laquais me dit qu’il était encore au lit ; mais n’ayant pas le temps d’attendre, j’entre, et je conte au prélat toute l’histoire m’écriant sur l’iniquité d’un pareil procédé, et frondant35 une police qui violait le droit des nations.

Il ne me répond pas. Il appelle, et il ordonne qu’on me conduise à la chambre du chancelier.

Jep répète à celui-ci le fait, lui parlant hors des dents36, et me servant d’un style fait pour irriter, et non pas pour obtenir des grâces. Je menace ; je dis que si j’étais l’officier, j’exigerais une satisfaction éclatante. Le prêtre sourit, et après m’avoir demandé si j’avais la fièvre chaude37 il me dit d’aller parler au chef des sbires.

Enchanté de l’avoir aigri, et d’avoir réduit l’affaire au point que la seule autorité du Général Spada pouvait, et devait la finir toute à l’honneur de l’officier insulté, et à la confusion de l’évêque, je vais chez le Général. On me dit qu’il n’était visible qu’à huit heures, et je retourne à l’auberge.

Le feu avec lequel j’avais pris cette affaire paraissait venir de l’honnêteté de mon âme qui ne pouvait pas souffrir qu’on traitât ainsi un étranger ; mais ce qui me rendait ardent était un motif beaucoup plus fort. Je m’imaginais fort aimable la fille qui était couchée près de lui ; il me tardait de voir sa figure. La honte ne lui avait jamais permis de [153v] mettre sa tête dehors. Elle m’avait entendu, et j’étais sûr de lui avoir plu.

La porte de la chambre étant toujours ouverte, j’entre, et je rends compte à l’officier de tout ce que j’avais fait, l’assurant que dans la journée même il sera le maître de partir aux dépens de l’évêque, après avoir reçu une pleine satisfaction que le Général lui ferait donner. Je lui dis que je ne pouvais le voir qu’à huit heures. Il me témoigne sa reconnaissance : il me dit qu’il ne partira que le lendemain, et il me compte les huit sequins que j’avais donnésq au voiturier. Je lui demande de quel pays était son compagnon de voyage, et il me dit qu’il était français, et qu’il n’entendait autre langue que la sienne.

— Vous parlez donc français ?

— Pas un mot.

— C’est plaisant. Vous ne parlez donc jamais ensemble que par gestes ?

— Précisément.

— Je vous plains. Puis-je espérer de déjeuner avec vous ?

— Demandez-lui si cela lui ferait plaisir.

Je lui adresse alors ma prière, et je vois sortir de dessous la couverture une tête échevelée riante, fraîche, et séduisante qui ne me laisse pas douter de son sexe, malgré que sa coiffure fût d’homme.

Enchanté par cette belle apparition, je lui dis quer m’étant intéressé pour elle sans la voir,s sa vue ne pouvait qu’avoir augmenté l’empressement de lui être utile, et mon zèle. [154r] Elle me retourne l’argument le plus joliment du monde avec tout l’esprit de sa nation. Je sors pour ordonner du café, et pour lui laisser le temps de se mettre sur son séant ; car il était décidé que ni l’un, ni l’autre voulait sortir du lit tant que la porte de leur chambre serait ouverte.

Le garçon du café étant arrivé je rentre, et je vois cette Française avec une redingote bleue, et avec les cheveux mal peignés en homme. Je trouve sa beauté surprenante, soupirant38 le moment de la voir debout. Elle prit du café avec nous sans jamais interrompre l’officier qui me parlait, et que je n’écoutais pas dans le ravissement où me tenait la figure de cet être qui ne me regardait pas, et auquel le pudor infans [la timidité muette]39 de mon cher Horace empêchait de prononcer un seul mot.

À huit heures, je vais chez le Général, et je lui conte l’affaire l’amplifiant au possible. Je lui dis que s’il n’y remédie pas, l’officier se croyait obligé d’expédier une estafette40 au cardinal protecteur. Mais mon éloquence n’était pas nécessaire. Le comte Spada, après avoir lu le passeport, me dit qu’il allait donner à cette bouffonnerie le ton de la plus grande importance. Il ordonna avant tout à son adjudant d’aller à l’auberge de la poste inviter à dîner l’officier, et son compagnon que personne ne pouvait savoir si c’était une fille ou non ; et tout de suite d’aller dire à l’évêque de sa part que l’officier ne voulait partir qu’après avoir obtenu la satisfaction qu’il lui plairait de vouloir, et la somme d’argent qui lui conviendrait en dédommagement.

Quel plaisir pour moi de me trouver témoin de [154v] cette belle scène, dont, plein d’une juste vanité je me regardais comme auteur !

L’adjudant, précédé par moi, se présente à l’officier hongrois, lui rend son passeport, et l’invite à dîner avec son camarade chez le Général ; puis il lui dit de mettre par écrit quelle espèce de satisfaction il voulait, et quelle somme il demandait en dédommagement du temps perdu. Je suis allé vite dans ma chambre pour lui donner encre, et papier ; et l’écrit court, et en assez bon latin pour un Hongrois, fut d’abord fait. Les sbires étaient disparus41. Ce bon capitaine ne voulut demander que trente sequins42, malgré tout ce que je lui ai dit pour le persuader à en demander cent.

Pour la satisfaction il fut aussi trop modéré. Il n’exigea que de voir l’hôte, et tous les sbires devant lui dans la salle lui demander pardon à genoux, et en présence de l’adjudant du Général. Dans l’alternative, si cela ne se faisait pas dans l’espace de deux heures, il enverrait une estafette à Rome au cardinal Alexandre, et il resterait à Césène jusqu’à la réponse aux frais de l’évêque à dix sequins par jour.

L’adjudant partit d’abord pour aller porter à l’évêque cet écrit. Un moment après voilà l’aubergiste qui entre disant à l’officier qu’il était libre ; mais il s’en alla à toutes jambes quand l’officier lui dit qu’il lui devait vingt coups de canne.t Je les ai alors laissés pour aller dans ma chambre me faire peigner, et m’habilleru devant dîner avec eux chez le général. Une heure après je les ai vus devant moi bien vêtus en uniforme.v Celui de la dame était de caprice43, et très élégant.

[155r] Ce fut dans ce moment-là que je me suis décidé à partir pour Parme avec eux. La beauté de cette fille me mit sur-le-champ dans l’esclavage. Son amoureux montrait l’âge de soixante ans ; je trouvais cette union très mal assortie ; et je me figurais de pouvoir faire tout à l’amiable.

L’adjudant retourna avec un prêtre de l’évêché, qui dit à l’officier qu’il aurait dans une demi-heure toutes les satisfactions qu’il voulait ; mais qu’il devait se contenter de quinze sequins, le voyage jusqu’à Parme n’étant que de deux jours. L’officier répondit qu’il ne voulait rien rabattre, et il eut les trente, dont il ne voulut pas signer quittance. Ce fut ainsi que cette affaire se termina, et la belle victoire ayant été le fruit de mes soins elle me gagna toute l’amitié du couple. Pour s’apercevoir que cette fille n’était pas homme, il suffisait d’examiner sa taille. Toute femme qui se croit belle parce qu’étant habillée en homme tout le monde la prend pour homme, n’est pas belle femme.

Lorsque vers l’heure de dîner nous entrâmes dans la salle de compagnie où était le Général, il ne manqua pas de présenter les deux officiers aux dames qui étaient là, qui rirent d’abord qu’elles virent le masque44 ; mais elles furent surprises,w sachant déjà bien toute l’histoire ;x car elles ne s’attendaient pas à l’agrément de dîner avec les héros de la pièce. Les femmes prirent le parti de traiter le jeune officier comme s’il était homme, et les hommes lui firent les hommages qu’ils lui auraient faitsy s’il s’était déclaré fille. La seule qui bouda fut madame Querini, car voyant diminuées les attentions qu’on avait pour elle [155v] elle se crut éclipsée. Elle ne lui parlait que pour faire parade de sa langue française qu’elle parlait assez bien. Le seul qui ne parla jamais fut l’officier hongrois, car personne ne se souciait de parler latin, et le Général n’avait presque rien à lui dire en allemand.

Un vieux abbé qui était à table tâcha de justifier l’évêque assurant le Général que les archers, et l’aubergiste n’en agissaientz ainsi que par ordre du saint office de l’inquisition. Par cette raison, nous dit-il, dans les chambres des auberges il n’y avait pas de verrou, parce qu’on ne voulait pas que les étrangers pussent s’enfermer. On ne voulait permettre que deux personnes de différent sexe couchassent ensemble qu’étant mari, et femme.

Vingt ans après45 j’ai trouvé en Espagne toutes les chambres des auberges avec un verrou en dehors, de sorte que les étrangers qui y couchaient pouvaient y être comme en prison.

— Il est singulier, dit madame Querini au masque, que vous puissiez vivre ensemble sans jamais parler.

— Pourquoi singulier ? madame. Nous ne nous entendons pas à cause de cela moins bien, car la parole n’est pas nécessaire aux affaires que nous avons ensemble.

Cette réponse, que le Général traduisit en bon italien à toute la compagnie qui était à table, fit éclater de rire ; mais madame Querini fit la bégueule : elle la trouva trop démasquante.

— Je ne connais pas, dit-elle au faux officier, des affaires auxquelles la parole, ou du moins l’écriture ne soit nécessaire.

— Vous m’excuserez madame. Est-ce que le jeu n’est pas une affaire ?

— Vous ne faites donc que jouer ?

— Pas autre chose. Nous jouons au Pharaon ; et je tiens la banque.

On rit alors à perte d’haleine ; et madame Querini dut en rire aussi.

— Mais la banque, dit le Général, gagne-t-elle [156r] beaucoup ?

— Oh ! pour cela. Le jeu est si petit qu’il ne vaut pas la peine de compter.

Personne ne se donna la peine de traduire cette réponse à l’honnête officier. Vers le soir la compagnie se sépara ; et chacun souhaita un bon voyage au Général qui allait partir. Il me souhaita aussi un bon voyage pour Naples ; mais je lui ai dit qu’auparavant je voulais voir l’infant duc de Parme servant en même temps d’interprète à ces deux officiers qui ne pouvaient pas s’entendre : il me répondit qu’étant à ma place il en ferait autant. J’ai promis à Madame Querini de lui donner de mes nouvelles à Bologne avec intention de ne pas lui tenir parole.

Cette maîtresse de l’officier avait commencé à m’intéresser toute cachée sous la couverture ; elle m’avait plu quand elle avait mis sa tête dehors, et beaucoup davantage quand je l’ai vue debout ; mais elle couronna l’œuvre déployant à table une sorte d’esprit que j’aimais beaucoup, qu’on trouve rarement en Italie, et qu’on trouve souvent en France. Sa conquête ne me paraissant pas difficile, je pensais aux moyens que je pouvais employer pour la faire. Me trouvant, sans la moindre fatuité, fait pour lui convenir plus que l’officier, je n’imaginais pas de trouver quelqu’obstacle de sa part. Il me semblait un de ces caractères, qui traitant l’amour de bagatelle vont facilement à seconde des circonstances46, et plient, et se prêtent aux compositions éventuelles que le hasard présente. La Fortune ne pouvait me fournir une occasion plus heureuse de pousser ma pointe47 que celle de me rendre [156v] compagnon de voyage de ce couple. Il n’y avait pas d’apparence qu’on pût me refuser : il me semblait même que ma compagnie devait leur être très chère.

D’abord que nous fûmes de retour à l’auberge, j’ai demandé à l’officier s’il comptait d’aller à Parme en poste, ou par voiture. Il me répondit qu’ayant48 une voiture à lui il préférerait d’y aller en poste.

— J’en ai une, lui dis-je, fort commode, dont je vous offre les deux places du derrière, si ma société ne vous est pas désagréable.

— C’est un vrai bonheur. Je vous prie de proposer cette partie de plaisir à Henriette49.

— Voulez-vous, madame Henriette, m’accorder l’honneur de vous accompagner jusqu’à Parme ?

— J’en serais enchantée, car nous parlerions ; mais votre besogne ne sera pas petite, puisque vous vous trouverez souvent dans la nécessité de nous faire la chouette50.

— Je m’y prêterai avec un vrai plaisir, fâché seulement que notre voyage sera fort court. Nous en parlerons à souper. En attendant permettez que j’aille finir quelques affaires.

Il s’agissait d’une voiture que je n’avais qu’en imagination. Ce fut au café de la noblesse que je suis d’abord allé pour demander où il y avait une bonne voiture à vendre. On me dit d’abord qu’il y avait une voiture anglaise chez le comte Dandini51 qui était à vendre ; et que personne ne voulait acheter parce qu’elle était trop chère. On en voulait deux cents sequins52 ; et elle n’était qu’à deux places avec un strapontin. C’était ce que je voulais. Je me fais conduire à la remise, je la [157r] trouve à mon gré ; le comte était allé souper en ville, je promets de l’acheter le lendemain, et je retourne à l’auberge très content. Pendant le souper, je n’ai parlé à l’officier que pour établir que nous partirions le lendemain après dîner, et que nous payerions deux chevaux chacun. Les longs dialogues se firent entre Henriette et moi sur cent propos tous agréables, dans lesquels j’ai admiré dans elle un esprit tout à fait nouveau pour moi, qui n’avais jamais conversé avec une Française. La trouvant toujours charmante, et ne pouvant la supposer qu’aventurière53, je m’étonnais de lui trouver des sentiments qui me semblaient ne pouvoir être le fruit que d’une éducation très recherchée ; mais quand cette idée me venait je la rejetais. Toutes les fois que je tentais de la faire parler de l’officier son amoureux, elle éludait ma demande ; mais de la meilleure grâce du monde. La seule demande que je lui ai faite, et à laquelle elle se crut obligée à me répondre fut qu’il n’était ni son mari, ni son père. Je n’avais pas besoin d’en savoir davantage. Le bon homme s’était endormi. Quand il se réveilla, je leur ai souhaité un bon sommeil, et je suis allé me coucher très amoureux, et très comblé de cette belle aventure, que je me figurais remplie de charmes, et à laquelle j’étais sûr de suffire me trouvant bien pourvu d’argent, et entièrement maître de moi-même. Ce qui mettait le comble à ma joie était que j’étais certain de voir la fin de toute cette intrigue en deux ou trois jours.

Le lendemain de très bonne heure je suis allé chez le comte Dandini. En passant devant la boutique [157v] d’un orfèvre j’ai acheté des bracelets de chaîne d’or à maille d’Espagne comme on les porte à Venise, dont chacun avait cinq aunes54 de longueur d’une finesse très rare. C’était un présent que j’ai d’abord pensé de faire à Javotte.

Quand le comte Dandini me vit il me reconnut. Il m’avait vu à Padoue chez son père, qui lorsque j’étais écolier dans cette université occupait la chaire des pandectes55. J’ai acheté la voiture, qui devait avoir coûté le double, avec condition qu’il devait d’abord envoyer quérir un sellier56 qui me la mènerait à la porte de l’auberge toute en ordre une heure après midi.

De là je suis allé chez Francia, où j’ai combléaa de joie l’innocente Javotte en lui présentant des bracelets dont aucune fille de Césène n’avait les plus beaux. Moyennant ce présent je payais dix fois plus que toute la dépense que ce bon homme avait faite dans les dix à douze jours que j’avais vécu chez lui. Mais un présent beaucoup plus considérable que je lui ai fait fut de lui faire jurer de m’attendre, et de ne jamais se fier d’autres57 magiciens pour l’extraction du trésor, quand même il resterait dix ans sans me revoir. Je l’ai assuré qu’à la première opération qu’un autre philosophe58 ferait, les Gnomes gardiens le feraientab aller à une double profondeur, et que pour lors se trouvant à trente-cinq toises59, j’aurais moi-même dix fois plus de difficultés à l’extraire. Je lui ai dit franchement que je ne pouvais pas lui marquer au juste le temps dans lequel il me reverrait ; mais qu’il devait m’attendre, car le décret existait que son trésor ne pouvait être extrait que par moi. J’ai accompagné son serment avec des exécrations60 qui, s’il le violait, le rendaient sûr de la ruine de toute sa [158r] famille. De cette façon bien loin de pouvoir me reprocher d’avoir trompé ce bon homme, je suis devenu son bienfaiteur. Il ne m’a plus revu parce qu’il est mort ; mais je suis sûr que ses descendants m’attendent, car mon nom de Farussi doit être resté immortel dans cette maison.

Javotte vint m’accompagner jusqu’à trente pas de la ville de Césène, et dans les embrassements cordiaux que je lui ai donnés en la quittant, j’ai senti que la peur des foudres n’avait eu sur moi qu’une influence passagère ; mais je me félicitais trop de n’avoir pas commis cette scélératesse pour penser à y retourner. Le présent que je lui ai fait en vingt paroles fut plus important que les bracelets. Je lui ai dit que si je différais à retournerac au-delà de trois mois, elle pouvait hardiment penser à se trouver un mari sans craindre que son mariage pût préjudicier à l’acquisition du trésor que je ne pouvais extraire que lorsque la grande science61 me le permettrait. Après avoir versé quelques larmes, elle m’assura qu’elle se réglerait en conséquence de ce que je venais de lui dire.

Ainsi finit cette affaire du trésor de Césène dans laquelle au lieu d’être trompeur je fus héros ; mais je n’ose pas m’en vanter quand je pense que si je ne m’étais pas trouvé maître d’une bourse pleine d’or j’aurais ruiné le pauvre Francia en riant ; et je crois que tout jeune homme ayant un certain esprit aurait fait la [158v] même chose. Pour ce qui regarde Capitani auquel j’ai vendu la gainead du couteau de S.t Pierre un peu trop cher, je n’en ai jamais eu aucun remords, et je me croirais le plus sot de tous les hommes si je m’en repentais aujourd’hui ; car Capitani même a cru de m’avoir trompé en l’acceptant comme gage de deux cent cinquante sequins qu’il me donna ; et le commissaire du canon son père l’a chérie jusqu’à sa mort beaucoup plus qu’il n’aurait chéri un diamant qui aurait valu cent mille écus62. Cet homme mort dans cette certitude est mort riche ; et je mourrai pauvre. Je laisse juger au lecteur lequel de nous deux fut plus heureux.

De retour à l’auberge, j’ai tout arrangé pour le petit voyage, dont l’idée dans ce moment-là faisait mon bonheur. À chaque chose qu’Henriette me disait je la trouvais toujours plus charmante, et son esprit m’enchaînait plus encore que sa beauté. Il me semblait de voir l’officier bien aise que j’en devinsse amoureux ; et je croyais de voir très clair que la fille ne demandait pas mieux que de changer d’amant. Je pouvais m’en flatter sans fatuité, car outre que j’avais dans le matériel63 tout ce qu’un digne amant pouvait avoir pour aspirer à plaire, j’avais aussi l’air d’être fort riche, malgré que je n’eusse pas de domestique. Je lui disais que pour avoir le plaisir de ne pas en avoir je dépensais le double, et que me servant moi-même j’étais toujours sûr d’être bien servi : outre cela je me trouvais certain de n’être pas volé, et de ne pas avoir un espion à mes trousses. Henriette entrait parfaitement [159r] bien dans mon sens ; et enfin mon futur bonheur m’enivrait.

L’honnête officier voulut me donner l’argent que les postes jusqu’à Parme lui auraient coûtéae pour sa part. Nous dînâmes ; nous fîmes charger, et bien lier nos malles, et nous partîmes après une dispute de politesse sur la place près d’Henriette qu’il voulait que j’occupasse. Il ne voyait pas que la place sur le strapontin était celle que mon amour naissant devait préférer à la sienne ; mais je ne doutais pas qu’Henriette ne vît cela à la perfection. Assis devant elle mes yeux la voyaient sans que j’eusse besoin de détourner ma tête pour leur procurer ce plaisir, qui est certainement le plus grand qu’un amant puisse avoir entre ceux qu’on ne peut pas lui contester.

Dans un bonheur qui me paraissait si grand, je devais endurer une peine. Lorsque Henriette disait des choses plaisantes qui m’excitaient à rire, voyant le Hongrois affligé de ne pas pouvoir en rire aussi, je me mettais en devoir de lui expliquer la plaisanterie en latin ; mais il m’arrivait souvent de l’expliquer si mal qu’elle devenait insipide. L’officier n’en riait pas, et je restais mortifié, car Henriette devait juger que je ne parlais pas si bien latin qu’elle français ; et cela était vrai. Dans toutes les langues du monde ce qu’on apprend le dernier est leur esprit ; et c’est très souvent le jargon qui fait la plaisanterie. Je n’ai commencé à rire à la lecture de Térence, de Plaute, et de Martial qu’à l’âge de trente ans.

Déplacements de Casanova, 1749-1750

[159v ]Ayant besoin de faire accommoder quelque chose à ma voiture, nous nous arrêtâmes à Forli. Après avoir soupé fort gaiement, je suis allé à toute force me coucher dans une autre chambre. Cette fille chemin faisant m’avait paruaf si bizarre que j’eus peur qu’elle sorte du lit de son ami pour entrer dans le mien. Je ne savais pas comment l’Hongrois, qui me paraissait plein d’honneur, aurait pu prendre la chose. J’aspirais à parvenir à la possession de Henriette en paix, et tranquillement, moyennant un arrangement fait à l’amiable, et en tout honneur. Cette fille n’avait que l’habit d’homme qui la couvrait, pas la moindre nippe de femme ; pas seulement une chemise. Elle en changeait avec celles qui appartenaient à son ami. Cela me semblait nouveau et énigmatique.

Ce fut à Bologne que dans la gaieté du souper je lui ai demandé par quelle aventure singulière elle était devenue maîtresse de ce brave homme, qui aurait plutôt dû s’annoncer pour son père que pour son mari. Elle me répondit en souriantag de me faire conter par lui-même ce morceau d’histoire avec toutes les circonstances, et sans rien diminuer de la vérité. Je lui ai dit d’abord que j’en étais curieux, et qu’elle y consentait. Après s’être assuré que cela ne lui ferait pas de peine, et s’être fait répéter qu’il devait me dire tout tout, c’est ainsi qu’il me parla :

Un officier de mes amis à Vienne ayant eu une commission pour Rome, j’ai pris un congé de six mois, et j’y suis allé avec lui. J’ai saisi [160r] ainsi l’occasion de voir la grande ville comptant que la langue latine devait y être pour le moins aussi commune qu’en Hongrie. Mais je me suis bien trompé, car entre les ecclésiastiques mêmes personne ne la parle que mal. Ceux qui la savent ne se vantent que de la savoir écrire ; mais il est vrai qu’ils l’écrivent dans toute sa pureté.

Au bout d’un mois, le cardinal Alexandre Albani donna à mon ami des dépêches pour Naples ; et nous nous sommes séparés ; mais avant son départ il me recommandaah au cardinal, m’accréditant si bien que cette éminence me dit que dans peu de jours il me donnerait un paquet avec une lettre adressée à M. Dutillot ministre de l’infant nouveau64 duc de Parme, de Plaisance, et de Guastalle me payant comme de raison le voyage. Ayant envie de voir le port que les anciens appelaient Centum cellæ, et qu’on appelle aujourd’hui Civita vecchia65, j’ai pris ce temps66, et j’y suis allé avec mon Cicéron67 qui parlait latin.

Étant au port, j’ai vu descendre d’une tartane un vieux officier avec cette fille habillée comme vous la voyez. Elle me frappa. Mais je n’y aurais plus pensé, si le même officier n’était venu avec elle se loger, non seulement à la même auberge où j’étais ; mais dans une chambre placée de façon que de mes fenêtres j’en voyais tout l’intérieur. J’ai vu le même soir cette fille souper avecai lui sans jamais les voir se dire le moindre mot. À la fin du souper, j’ai vu la fille se lever de table, et s’en aller, sans que l’officier détachât ses yeux d’une [160v] lettre qu’il lisait. Un quart d’heure après il ferma ses fenêtres, et ayant vu la chambre obscure, j’ai cru qu’il était allé se coucher. Le lendemain matin je l’ai vu sortir ; et la fille restée seule dans la chambre tenant un livre à la main, telle que vous la voyez, m’intéressa avec plus de force. Je suis sorti, et une heure après étant rentré, j’ai vu l’officier qui lui parlait, et elle qui ne lui répondait que de temps en temps un mot ou deux très tristement. L’officier sortit de nouveau. J’ai dit alors à mon Cicéron d’aller dire à cette fille habillée en officier que si elle pouvait me donner un rendez-vous d’une seule heure, je lui donnerais dix sequins. S’étant acquitté sur-le-champ de la commission, il vint me direaj qu’elle lui avait répondu en français qu’elle allait partir pour Rome après avoir mangé un petit morceau, et qu’à Rome il me serait facile de savoir comment je pourrais m’y prendre pour lui parler. Mon Cicéron m’assura qu’il saurait du voiturier même qui la menait où elle irait loger. Elle partit après avoir déjeuné avec le même officier ; et je suis parti le lendemain.

Deux jours après mon retour à Rome, j’ai reçu du cardinal le paquet,ak la lettre pour M. Dutillot, et un passeport avec l’argent pour mon voyage sans nécessité de me presser. Ce fut en conséquence que j’ai pris une voiture de retour pour Parme pour huit sequins.

En vérité je ne pensais plus à cette fille, lorsque l’avant-veille de mon départ mon Cicéron me dit qu’il savait où elle logeait avec le même officier. Je lui ai alors dit de tâcher de lui faire la même proposition, l’avertissant que je partais le surlendemain, et qu’il fallait donc hâter [161r] la petite affaire. Il me répondit dans le même jour qu’elle lui avait dit que sachant l’heure à laquelle je partais, et la porte par laquelle je sortais, elle se trouverait sur mon chemin à deux cents pas68 de la ville, et que, si j’étais seul, elle pourrait monter dans ma voiture, où nous pourrions aller causer ensemble quelque part.

Ayant trouvé cet arrangement fort joli, je lui ai fait savoir l’heure, et le lieu hors de la porte du popolo vers ponte molle69.

Elle me tint très exactement sa parole. D’abord que je l’ai aperçue, j’ai fait arrêter, et elle se mit près de moial me disant que nous aurions tout le temps de nous parler, puisqu’elle avait décidé de venir dîner avec moi. Vous ne sauriez croire combien il a fallu avant que je pusse l’entendre, et combien elle se donna de peine pour se faire comprendre. Ce fut à force de gestes. J’y ai consenti, et avec beaucoup de plaisir.

Nous dînâmes donc ensemble ; et elle eut avec moi toutes les complaisances que je pouvais désirer ; mais elle ne m’a pas peu surpris, lorsqu’elle refusa les dix sequins que je voulais lui donner, me faisant très bien comprendre qu’elle aimait mieux aller avec moi à Parme, où elle avait quelque chose à faire. Trouvant l’aventure très de mon goût, j’y ai consenti, fâché seulement de ne pas pouvoir lui représenter que si on l’eût suivie pour la forcer à retourner à Rome, je n’étais pas dans le cas de pouvoir la garantir de cette violence : j’étais aussi fâché que dans l’ignorance réciproque de nos langues, je ne pusse pas espérer de l’amuser avec des propos agréables, ni de m’amuser apprenant ses aventures. [161v] Par cette raison je ne peux vous rendre aucun compte de ses affaires. Tout ce que je sais est qu’elle veut s’appeler Henriette, qu’elle ne peut être que française, qu’elle est douce comme un mouton, qu’elle semble avoir eu une très belle éducation, qu’elle se porte très bien ; et qu’elle doit avoir de l’esprit, et du courage, comme on peut le juger par les échantillons qu’elle nous en a donnés à moi à Rome, et à vous à Césène à la table du Général. Si elle veut vous conter son histoire, et vous permettre de me la rendre en latin, dites-lui qu’elle me fera grand plaisir, car je me trouve devenu, dans ce peu de jours, son vrai ami. Je ressentirai, en vérité, une très grande peine, lorsque nous devrons nous séparer à Parme. Dites-lui, que je lui donnerai, au lieu des dix sequins, que je lui dois, les trente que sans elle je n’aurais jamais reçus amde l’évêque de Césène. Dites-lui que, si j’étais riche, je lui donnerais bien davantage. Je vous prie de lui expliquer cela bien dans sa langue.

Après lui avoir demandé, si une grande fidélité dans la traduction de tout ce que je venais d’entendre lui ferait plaisir, et l’avoir entendue me répondre qu’elle la désirait très fidèle dans toutes les circonstances, je lui ai redit à la lettre tout ce que l’officier m’avait raconté.

Henriette avec une noble franchise, mêlée cependant d’une teinture de honte, me confirma tout. Sur l’article de satisfaire à notre curiosité nous communiquant ses vicissitudes, elle me pria de lui dire qu’il devait la dispenser. Dites-lui, me dit-elle, que la même loi qui me défend de mentir, ne me permet pas de dire la vérité.

Sur l’article des trente sequins qu’il avait décidé [162r] de lui donner en la quittant, elle me pria de lui dire qu’absolument elle ne recevrait pas le sou, et qu’il l’affligerait s’il s’avisait d’insister. Je désire, me dit-elle, qu’il laisse que j’aille me loger toute seule, où bon me semblera, et qu’il m’oublie au point de ne pas s’informer à Parme de ce que je suis devenue, et de montrer de ne pas me connaître, si par hasard il me rencontrait quelque part.

Après m’avoir dit ces terribles paroles d’un ton aussi sérieux que doux, et sans nulle émotion, elle embrassa le vieillard d’une façon où le sentiment se laissait voir beaucoup plus que la tendresse. L’officier, qui ne savait pas quel propos amenait cet embrassement, resta très mortifié quand je le lui ai rendu. Il me pria de lui dire que pour obéir volontiers à son ordre, il avait besoin de se sentir certain qu’elle devait avoir à Parme tout ce qui pouvait lui être nécessaire. Sans me répondre ni oui, ni non, elle me dit seulement de le prier de n’être nullement inquiet sur son sort.

Après cette explication, notre tristesse devint uniforme. Nous restâmes là un bon quart d’heure, non seulement sans nous parler ; mais sans nous regarder. Me levant de table pour m’en aller, leur souhaitant une bonne nuit, j’ai vu la figure d’Henriette toute en feu.

En allant me coucher, j’ai commencé à me parler, comme je fais toujours quand quelque chose qui m’intéresse beaucoup m’agite. La pensée taciturne ne me suffit pas. Il faut que je parle ; et il se peut que je croie d’avoir dans ce moment-là un colloque avec mon démon70. L’explication absolue d’Henriette me mettait aux champs71. Qui est donc cette fille, disais-je à l’air, qui mêle le sentiment le plus élevé à l’apparence du grand libertinage ? À Parme elle veut [162v] absolument devenir sa propre maîtresse, et je n’ai aucune raison de me flatter qu’elle ne m’imposera pas la même loi qu’elle a faite à l’officier auquel elle s’est déjà donnée. Adieu mon espoir. Qui est-elle donc ? Ou elle est sûre de trouver son amant, ou elle a à Parme un mari, ou des parents respectables, ou par un esprit effréné d’un libertinage sans bornes, confiant dans72 son propre mérite, elle veut défier la fortune à73 la plonger dans le plus affreux précipice dans l’alternative qu’elle ne l’élève aux faîtes du bonheur lui faisant trouver un amant capable de mettre à ses pieds une couronne : ce serait le projet d’une folle ou d’une désespérée. Elle n’a rien, et comme si elle n’avait besoin de rien, elle ne veut rien accepter de ce même officier, duquel elle pourrait sans rougir recevoir une petite somme, quean d’une certaine façon il lui doit. Ne rougissant pas des complaisances qu’elle eut pour lui sans en être amoureuse, quelle honte peut-elle avoir de recevoir trente sequins ? Croirait-elle qu’il y a moins de bassesse à se prodiguer au caprice passager d’un homme, qu’elle ne connaît pas, qu’à recevoir un secours, dont elle doit avoir une nécessité indispensable pour se garantir de la misère, et du danger où elle peut se trouver à Parme de se voir sur la rue ? Elle croit peut-être par un tel refus de justifier avec l’officier le faux pas qu’elle fit. Elle veut qu’il juge qu’elle ne l’a fait que pour sortir des mains de l’homme qui la possédait à Rome ; et l’officier ne pouvait pas penser autrement, car il ne pouvait pas s’imaginer de l’avoir rendue [163r] invinciblement amoureuse de lui l’ayant vu à la fenêtre à Civita-vecchia. Elle pouvait donc avoir raison, et se croire justifiée vis-à-vis de lui ; mais non pas vis-à-vis de moi. Elle devait savoir, avec l’esprit qu’elle avait, que si elle ne m’avait pas rendu amoureux, je ne serais pas parti avec elle ; et elle ne pouvait pas ignorer qu’elle n’avait qu’un seul moyen pour mériter que je lui pardonnasse aussi. Elle pouvait avoir des vertus ; mais non pas celle qui aurait pu m’empêcher de prétendre la récompense ordinaire qu’une femme doit aux désirs d’un amant. Si elle croyait de pouvoir jouer la vertu vis-à-vis de moi, et me rendre sa dupe, je devais lui faire voir qu’elle se trompait.

Après ce monologue je me suis déterminé avant de m’endormir de m’expliquer pas plus tard que le lendemain matin avant de partir. Je lui demanderai, me suis-je dit, d’avoir pour moi les mêmes complaisances qu’elleao eut pour l’officier ; et si elle me refuse, je me vengerai lui donnant des marques d’un mépris le plus humiliant pour elle avant même que nous arrivions à Parme. Je trouvais très évident qu’elle ne pouvait me refuser des marques de tendresse vraies ou fausses qu’en faisant parade d’une vertu qu’elle n’avait pas, et si cette vertu était fausse je ne devais pas en devenir la victime. Pour ce qui regardait l’officier, j’étais sûr après ce qu’il m’avait dit, qu’il n’aurait pu trouver mauvaise, par nulle raison, ma déclaration. Ayant du bon sens il ne pouvait qu’être neutre.

[163v] Convaincu, et plein de ce raisonnement qui me semblait filé, et dicté par la plus mûre sagesse, je m’endors, et Henriette dans un songe, qui ne cédait en rien aux charmes de la réalité, paraît devant moi toute riante, et, ce qui me surprend beaucoup plus, coiffée en femme. Elle plaide sa cause, et elle me démontre mon tort dans ces termes : « Pour abattre tous les insultants sophismes que tu as entassés je viens te dire que je t’aime, et te le prouver. Je ne connais personne à Parme, je ne suis ni folle, ni désespérée, et je ne veux être qu’à toi. » Après avoir prononcé ces paroles, elle ne me trompe pas ; elle s’abandonne à mes transports amoureux que les siens excitaient.

Dans les rêves de cette espèce, ordinairement le rêveur se réveille un moment avant la crise. La nature, jalouse de la vérité, ne souffre pas que l’illusion aille tant en avant. Un homme qui dort n’est pas tout à fait vivant, et il doit l’être dans un instant dans lequel il peut donner à la vie un être74 semblable à lui-même. Mais, ô prodige ! Je ne me suis pas réveillé, et j’ai passé toute la nuit avec Henriette entre mes bras. Mais quel long songe ! Je n’ai pu le reconnaître pour songe que lorsque mon réveil à la pointe du jour l’a forcé à disparaître. Je me suis tenu un bon quart d’heure immobile, et stupéfait à en résumer les circonstances dans ma mémoire étonnée. Je me souvenais d’avoir plusieurs fois dit en dormant Non je ne rêve pas : et j’aurais encore cru de n’avoir pas rêvé, si je n’avais pas trouvé la porte de ma chambre fermée au verrou par-dedans. Sans cela j’aurais cru qu’Henriette s’en fût en allée avant que je me réveillasse, après avoir passé la nuit avec moi.

[164r] Après cet heureux songe, je me suis trouvé amoureux à la perdition, et cela ne pouvait pas être autrement. Tel qui ayant un grand besoin de manger va se coucher sans souper, s’il passe toute la nuit mangeant en songe, il doit se réveillant se sentir dévoré par une faim canine. Je me suis vite habillé déterminé à me rendre sûr de la possession d’Henriette avant de monter en voiture, ou de rester à Bologne, la laissant cependant aller tout de même à Parme avec l’officier dans ma voiture. Pour ne manquer en rien au bon procédé j’ai vu que je devais, avant de m’expliquer avec elle, parler à cœur ouvert avec le capitaine hongrois.

Il me semble d’entendre un lecteur, même sage, s’écrier en riant : Peut-on attacher tant d’importance à une pareille bagatelle ? Un tel lecteur, ne pouvant être, ni avoir jamais été amoureux, a raison. Ce ne peut être pour lui qu’une bagatelle.

Après m’être vite habillé, je vais dans la chambre de mes compagnons de voyage, et après leur avoir dit bonjour, et m’être réjoui avec eux de voir la bonne santé peinte sur leur figure, j’informe l’officier que j’étais devenu amoureux d’Henriette. Je lui demande s’il trouverait mauvais que je tâchasse de la persuader à devenir ma maîtresse.

— Si ce qui l’oblige, lui ai-je dit, à vous prier de la laisser d’abord que nous serons à Parme, et à ne pas même vous informer d’elle, c’est un amant qu’elle peut avoir dans cette ville-là, je me flatte, si vous permettez que je lui parle une demi-heure tête à tête, de la persuader à me sacrifier cet amant. Si elle me refuse je reste ici. Vous irez à Parme avec elle, et vous [164v] laisserez ma voiture à la poste m’envoyant ici une quittance du maître de poste avec laquelle je pourrai la retirer à ma commodité.

— Après que nous aurons déjeuné, me répondit-il, j’irai voir l’institut75 ; vous resterez seul avec elle ; vous lui parlerez. Jeap souhaite qu’à mon retour dans un couple d’heuresaq vous puissiez me dire que vous l’avez persuadée à faire tout ce que vous désirez. Si elle persiste dans sa résolution, je trouverai facilement ici un voiturier ; ainsi vous garderez avec vous votre voiture. Je serais infiniment content de la laisser entre vos mains.

Enchanté d’avoir fait la moitié de la démarche, et de ne pas me trouver bien éloigné du dénouement de la pièce, je demande à Henriette, si elle était curieuse de voir à Bologne ce qui était digne d’être vu, et elle me répond qu’elle le voudrait bien si elle était habillée en femme ; mais qu’elle ne se souciait pas d’aller se montrer habillée en homme à toute la ville. Nous déjeunons,ar puis l’officier s’en va. Je dis à Henriette qu’il me laissait seul avec elle jusqu’à son retour parce que je lui avais dit que j’avais besoin de l’entretenir tête à tête.

— L’ordre, lui dis-je m’étant assis devant elle, que vous avez donné hier au capitaine, de vous oublier, de ne pas s’informer de vous, et de faire semblant de ne pas vous connaître, s’il vous voit quelque part, d’abord après que vous l’aurez quitté à Parme, me regarde-t-il aussi ?

— Ce ne fut pas un ordre, mais une instance que je lui ai faite, un plaisir que mes circonstances me forcèrent à lui demander, et que n’ayant nul droit de me le refuser, je n’ai pas douté un seul instant qu’il pourrait avoir des difficultés à me l’accorder. Pour ce qui vous regarde, il [165r] est certain que je n’aurais pas manqué de demander le même plaisir à vous aussi, si j’avais pu penser que vous eussiez dans l’idée de faire sur moi quelques perquisitions. Vous m’avez donné des marques d’amitié, et vous pouvez vous figurer, que si à cause de mes circonstances, les soins que le capitaine voudrait avoir de moi, après la prière, que je lui ai faite, me feraient de la peine, parce qu’ils pourraient me nuire, les vôtres pourraient m’en faire encore davantage. Ayant de l’amitié pour moi vous auriez pu deviner tout ceci.

— Ayant de l’amitié pour vous, vous devez aussi deviner, qu’il ne m’est pas possible de vous laisser seule, sans argent, et sans rien à vendre au milieu de la rue dans une ville, où vous ne pouvez pas même parler. Trouvez-vous qu’un homme,as auquel vous avez inspiré de l’amitié, puisse vous abandonner après avoir connu et su de vous-même votre situation ? Si vous le croyez, vous n’avez pas d’idée de l’amitié, et si cet homme-là vous accorde le plaisir que vous lui demandez, il n’est pas votre ami.

— Je suis sûre que le capitaine est mon ami, et vous l’avez entendu. Il m’oubliera.

— Je neat sais ni de quelle espèce est l’amitié que le capitaine peut avoir pour vous, ni quel fonds il peut faire sur son propre pouvoir ; mais je sais que s’il peut vous faire le plaisir que vous lui avez demandé avec une si grande facilité, l’amitié que vous dites qu’il ressent pour vous est d’une espèce entièrement différente de la mienne. Je me trouve en devoir de vous dire que non seulement il ne m’est pas facile de vous faire le singulier plaisir de vous abandonner dans l’état que je vous vois ; mais que l’exécution [165v] de ce que vous désirez m’est impossible, si je viens à Parme ; car non seulement j’ai de l’amitié pour vous, mais je vous aime, et je vous aime d’une façon qu’il faut absolument ou que l’entière possession de votre personne me rende heureux, ou que je reste ici, vous laissant aller à Parme avec l’officier ; car si je viens à Parme, je deviendrais le plus malheureux des hommes soit que je vous voie avec un amant,au ou un mari, ou dans le sein d’une famille respectable, soit enfin que je ne puisse savoir ce que vous êtes devenue. Oubliez-moi est bientôt dit76. Sachez, madame, qu’il se peut qu’un Français soit le maître d’oublier, mais qu’un Italien, si je le mesure par moi, n’a pas ce singulier pouvoir. En un mot, je vous dirai, que vous devez vous expliquer dans l’instant. Dois-je venir à Parme ? Dois-je rester ici ? Un des deux. Prononcez. Si je reste ici, tout est dit. Je pars demain pour Naples ; et je suis sûr de me guérir de la passion que vous m’avez inspirée. Mais si vous me dites de vous accompagner à Parme, il faut, madame, m’assurer que vous me rendrez heureux par la possession de votre cœur ; pas moins. Je veux être votre amant unique, sous condition cependant, si vous le voulez, que vous ne me rendrez digne de vos faveurs que quand j’aurai su me les mériter par mes soins, et par mes attentions, et par tout ce que je ferai pour vous avec une soumission à laquelle vous n’aurez jamais vu l’égale. Choisissez avant que ce brave homme trop heureux rentre. Je lui ai déjà tout dit.

— Que vous a-t-il répondu ?

— Qu’il serait charmé de vous laisser entre mes mains. Que signifie ce [166r] rire à demi-bouche ?

— Laissez-moi rire, je vous prie, car je n’ai jamais de ma vie eu l’idée d’une déclaration d’amour furieuse. Comprenez-vous ce que c’est que de dire à une femme dans une déclaration d’amour, qui devrait être toute tendre, Madame un des deux, choisissez dans l’instant ?

— Je comprends très bien cela. Cela n’est ni doux, ni pathétique, comme ce devrait être dans un roman ; mais celle-ci est une histoire77 ; et des plus sérieuses. Je ne me suis jamais trouvé si pressé. Sentez-vous à quelle dure condition est un homme amoureux, qui se voit dans le moment de devoir prendre un parti qui peut décider de sa propre vie ? Songez que malgré tout mon feu je ne vous manque en rien ; que le parti que je vais prendre, si vous persistez dans votre idée, n’est pas une menace ; mais une action héroïque qui me rend digne de toute votre estime. Songez aussi que nous n’avons pas de temps à perdre. Le mot choisissez ne peut pas vous paraître dur : au contraire il vous honore, vous rendant arbitre de votre sort, et du mien. Pour être persuadée que je vous aime, auriez-vous besoin que je vinsse comme unav imbécile vous prier, en pleurant, d’avoir pitié de moi ? Non madame. Sûr que je suis en état de mériter votre cœur, je ne veux pas vous demander un sentiment de pitié. Allez où vous voulez ; mais laissez-moi partir. Si par un sentiment d’humanité vous désirez que je vous oublie, permettez qu’allant loin de vous, je me rende moins difficile [166v] l’acquisitionaw d’un malheureux retour sur moi-même. Si je viens à Parme, j’enragerai. Réfléchissez actuellement, je vous le demande en grâce, que vous auriez envers moi un tort impardonnable, si vous me disiez dans ce moment : Venez toujours à Parme malgré que je vous prie de ne pas chercher à me voir.ax Concevez-vous que procédant honnêtement vous ne pouvez pas me dire cela ?

— Sans doute je leay conçois, s’il est vrai que vous m’aimiez.

— Dieu soit loué. Soyez sûre que je vous aime. Choisissez donc. Prononcez.

— Et toujours dans ce ton. Savez-vous que vous avez l’air d’être en colère ?

— Excusez. Je ne suis pas en colère ; mais dans un fort paroxysme78, et dans un momentaz décisif. Je dois en vouloir à ma fortuneba trop bizarre, et à ces maudits sbires de Césène qui m’ont réveillé, car sans eux je ne vous aurais pas vue.

— Vous êtes donc fâché de m’avoir connue ?

— N’ai-je pas raison de l’être ?

— Point du tout, car je n’ai pas encore choisi.

— Je commence à respirer. Je gage que vous me dites de venir à Parme.

— Oui : venez à Parme.

Ce fut dans ce moment-là que la scène changea. Je suis tombé à ses pieds ; je lui ai serré les genoux les lui baisant cent fois, plus de fureur, point de ton d’invective, tendre, soumis, reconnaissant, tout ardent je lui jure de ne lui jamais demander pas seulement ses mains à baiser que lorsque j’aurai su mériter son cœur. Cette femme divine, qui toute étonnée me voyait passé du ton du désespoir à celui de la plus vive tendresse, me dit d’un air encore plus tendre du mien de me lever.bb [167r] Elle me dit qu’elle était sûre que je l’aimais, et qu’elle ferait tout ce qui dépendrait d’elle, pour me maintenir constant. Quand elle m’aurait dit qu’elle m’aimait autant que je l’aimais elle ne m’aurait pas dit davantage. J’avais mes lèvres collées sur ses belles mains lorsque le capitaine entra. Il nous fit compliment. Je lui ai dit avec l’air d’un heureux que j’allais ordonner les chevaux, et je l’ai laissé avec elle. Nous partîmes tous les trois très contents.

À la moitié de la poste79 avant d’arriver à Reggio, il me remontra que nous devions le laisser aller à Parme tout seul. Il nous dit qu’arrivant avec nous il donnerait sujet à des propos, qu’on lui ferait des interrogations, et qu’on parlerait aussi beaucoup plus de nous, si nous arrivions avec lui. Nous trouvâmes sa remontrance fort sage. Nous nous déterminâmes sur-le-champ à passer la nuit à Reggio, et à le laisser aller seul à Parme dans un chariot de poste. Ce fut ce que nous fîmes. Après avoir fait délier sa malle, et l’avoir faitbc placer sur la petite voiture, il nous quitta nous promettant de venir dîner avec nous le lendemain.

Cette démarche de ce brave homme dut aussi plaire à Henriette autant qu’à moi à cause d’un sentiment de délicatesse dépendant aussi un peu du préjugé de part et d’autre. À la suite du nouvel arrangement comment aurions-nous pu nous loger à Reggio. Henriette en tout honneur aurait dû aller se mettre dans un lit toute seule, et n’aurait cependant pas pu s’empêcher, ni nous empêcher de relever tout le ridicule de cette réserve, et ce ridicule malheureusement était d’une espèce à nous faire rougir [167v] tous les trois. L’amour est un divin enfant, qui abhorre la honte à un tel degré, que s’il lui donne prise il se sent avili, et l’avilissement lui fait perdre au moins les trois quarts de sabd dignité. Nous ne pouvions ni Henriette, ni moi nous trouver parfaitement heureux qu’éloignant de nous le souvenir de ce brave homme.

J’ai d’abord ordonné à souper pour Henriette et moi, trouvant la grandeur de mon bonheur au-dessus de toutes mes facultés ; mais malgré cela j’avais l’air triste, et celui d’Henriette étant égal au mien elle ne pouvait pas me le reprocher. Nous soupâmes fort peu, et nous ne parlâmes guère parce que nos propos nous paraissaient insipides : en vain nous sautions d’un à l’autre pour trouver l’intéressant. Nous savions que nous allions nous coucher ensemble ; mais nous aurions cru de devenir indiscrets nous le disant. Quelle nuit ! Quelle femme que cette Henriette que j’ai tant aimée ! Qui m’a rendu si heureux80 !

Ce ne fut que trois ou quatre jours après notre union que je lui ai demandé ce qu’elle aurait fait sans le sou, et n’ayant aucune connaissance à Parme, si me déclarant amoureux, je ne fusse allé lui dire que je m’étais décidé d’aller à Naples. Elle me répondit qu’elle se serait vraisemblablement trouvée dans le plus affreux précipice ; mais qu’étant sûre que je l’aimais, elle devait aussi l’être que, ne pouvant pas l’abandonner, je me serais expliqué. Elle ajouta qu’impatientée de se rendre certaine de ma façon de penser sur son compte, elle m’avait fait interpréter sa résolution à l’officier, sachant qu’il n’était en état ni de s’y opposer, ni de poursuivre à la garder avec lui. Elle me dit enfin que ne m’ayant pas compris81 dans le plaisir qu’elle avait demandé [168r] à l’officier de ne plus penser à elle, elle trouvait impossible que je ne lui demandasse si je pouvais lui être utile seulement en conséquence d’un simple sentiment d’amitié, et que pour lors elle se serait déterminée en conséquence des sentiments qu’elle m’aurait trouvés. Elle conclut par me dire que si elle s’était perdue, son époux, et son beau-père en auraient été la cause. Elle les nomma monstres.

En entrant à Parme j’ai poursuivi à garder le nom de Farussi : c’était le nom de famille de ma mère. Henriette écrivit elle-même le nom qu’elle prit. Anne d’Arci Française. Dans le moment que nous répondions aux commis82 que nous n’avions rien de nouveau, un jeune Français à l’air leste s’offre à mon service, et me dit qu’au lieu de descendre à la poste, je ferais mieux me faisant conduire chez d’Andremont où je trouverais appartement, cuisine, et vins de France. Voyant que la proposition plaisait à Henriette, j’y consens, et nous allons descendre chez cet Andremont où nous nous trouvâmes très bien logés. Après avoir accordé à journée83 le laquais qui nous avait fait aller là, et avoir fait l’accord en détail sur tout avec le maître de la maison, je suis allé avec lui placer ma voiture dans une remise.

Après avoir dit à Henriette que nous nous reverrions à l’heure de dîner, et au laquais de louage de m’attendre dans l’antichambre, je suis sorti tout seul. Étant sûr que dans une ville sujette à un gouvernement nouveau84 les espions devaient se trouver partout j’ai voulu sortir seul, malgré que cette ville patrie de mon père me fût entièrement inconnue.

[168v] Il ne me semblait pas d’être en Italie : tout avait l’air ultramontain85. J’entendais les passants parler ensemble français, ou espagnol, ceux qui ne parlaient ni l’une ni l’autre de ces langues parlaient tout bas. Courant partout au hasard, cherchant des yeux une boutique où l’on vendît du linge sans vouloir demander où je pourrais la trouver, j’en vois une dans laquelle j’observe la grosse maîtresse assise au coin à son comptoir.

— Madame je voudrais acheter toute sorte de linge.

— Monsieur j’enverrai chercher quelqu’un qui parle français.

— C’est inutile puisque je suis italien.

— Soit au nom de Dieu. Rien n’est si rare aujourd’hui.

— Pourquoi rare ?

— Vous ne savez donc pas que D. Philippe est arrivé ? Et que madame de France86 son épouse est en chemin ?

— Je vous en fais mon compliment. Beaucoup d’argent doit rouler87, et on doit trouver de tout.

— C’est vrai ; mais tout est cher, et nous ne pouvons pas nous faire à ces nouvelles mœurs. C’est un mixte de liberté française, et de jalousie espagnole qui nous fait tourner la tête. Quel linge voulez-vous ?

— Je vous avertis avant tout que je ne marchande pas ; ainsi prenez garde à vous. Si vous me surfaites88 je ne viendrai plus chez vous. Il me faut de la fine toile pour faire vingt-quatre chemises à une femme, du basin89 pour faire des jupons, et des corsets, de la mousseline, des mouchoirs, et d’autres articles que je voudrais bien que vous eussiez, car, étant étranger, Dieu sait dans quelles mains je vais tomber.

— [169r] Vous tomberez en bonnes mains si vous vous fierez à moi.

— Il me semble de devoir vous croire : je vous prie donc de m’assister. Il s’agit aussi de me trouver des couturières qui travailleront dans la chambre même de la dame qui a besoin de se faire faire rapidement tout ce qui lui est nécessairebe.

— Des robes aussi ?

— Robes, bonnets, mantelets, tout enfin, car en qualité de femme vous pouvez vous la figurer toute nue.

— Si elle a de l’argent, je vous réponds qu’il ne lui manquera rien. J’en fais mon affaire. Est-elle jeune ?

— Elle a quatre ans moins que moi, et elle est ma femme.

— Ah ! Que Dieu vous bénisse. Avez-vous des enfants ?

— Pas encore, ma bonne dame.

— Que je suis contente ! J’envoie d’abord chercher la perle des couturières. En attendant vous allez choisir.

Après avoir choisi tout ce qu’elle avait de mieux dans les articles que je lui ai demandésbf, je lui en ai payé la valeur, et la couturière arriva. J’ai dit à la marchande lingère que je demeurais chez d’Andremont, et que si elle m’enverra un marchand avec des étoffes, elle me fera plaisir.

— Dînez-vous chez vous ?

— Oui.

— Ça suffit. Fiez-vous à moi.

J’ai dit à la couturière qui était avec sa fille de me suivre me portant mon linge. Je ne m’arrête que pour acheter des bas de soie, et de fil, et en entrant chez moi je fais monter le cordonnier qui était à ma porte. Voilà le moment du vrai plaisir. Henriette, que je n’avais avertie de rien, regarde tout cela mis sur la table avec l’air de [169v] la plus grande satisfaction ; mais sans autre démonstration que celle du contentement qu’elle ne fait paraître que dans l’éloge qu’elle fait de la belle qualité des articles que j’avais su choisir. Point d’augmentation de gaieté à cause de cela, point de bas remerciements, ou d’expressions indiquantes reconnaissance.

Le valet de louage était entré avec moi dans l’appartement à mon arrivée avec les couturières, et Henriette lui avait dit avec douceur de retourner dans l’antichambre prêt à entrer quand on l’appellerait. On déploie les toiles, la couturière commence à couper pour faire des chemises, le cordonnier lui prend mesure, je lui dis de nous monter d’abord des pantoufles, et il s’en va. Un quart d’heure après il remonte avec des pantoufles pour Henriette, et pour moi, et voilà le valet de louage qui entre avec lui sans être appelé. Le cordonnier, qui parlait français faisait des contes à Henriette faits pour faire rire. Elle l’interrompt pour demander au valet de louage qui se tenait là avec nous, ce qu’il voulait.

— Rien, Madame ; je ne suis ici que pour recevoir vos ordres.

— Ne vous ai-je pas dit que quand on aura besoin de vous on vous appellera ?

— Je voudrais savoir lequel des deux est mon maître.

— Aucun, lui dis-je en riant, voilà votre journée90. Partez.

Henriette poursuit à rire avec le cordonnier, qui voyant qu’elle ne parlaitbg que français, lui offre un maître de langue. Elle lui demande de quel pays il était.

— Flamand. Il est savant. Il a cinquante ans. C’est un sage. Il loge chez Borasca. Il prend trois livres de Parme91 par leçon, si elle dure une [170r] heure, et six si elle dure deux ; et il veut être payé fois par fois.

— Veux-tu, me dit-elle, que je prenne ce maître ?

— Je te prie de le prendre : cela t’amusera.

Le cordonnier lui promit de le lui envoyer le lendemain à neuf heures. Tandis que la couturière mère coupait, la fille commençait à coudre ; mais une seule ne pouvant pas faire beaucoup d’ouvrage, j’ai dit à cette femme qu’elle nous ferait plaisirbh nous en procurant encore unebi autre qui parlerait français. Elle me la promit dans le même jour. En même temps elle m’offrit son fils pour valet de louage, qui commençait déjà à s’expliquer en français m’assurant qu’il n’était ni voleur, ni indiscret, ni espion. Henriette m’ayant dit qu’il lui semblait que je ferais bien à le prendre, elle ordonna d’abord à sa fille d’aller le faire venir, et de faire venir aussi la couturière qui parlait français. Ainsi voilà une compagnie qui pouvait amuser ma chère épouse.

Le fils de cette femme était un garçon de dix-huit ans, qui avait été à l’école ; il était modeste, et il avait l’air honnête. Lui ayant demandé son nom, je fus très surpris de l’entendre me dire qu’il s’appelait Caudagna.

Le lecteur sait que mon père était parmesan, et il peut se souvenir qu’une sœur de mon père avait épousé un Caudagna92. Ce serait plaisant, me disais-je, si cette couturière était ma tante, et si mon valet était mon cousin. Taisons-nous. Henriette me demanda si je voulais que cette couturière dînât avec nous ; mais je l’ai conjurée de ne [170v] pas vouloir pour l’avenir me mortifier faisant dépendre de moi des si petites choses. Elle rit ; et elle me le promit. J’ai alors mis dans une petite bourse cinquante sequins93, et je lui ai dit, la lui donnant, que, moyennant cela, elle paiera elle-même toutes les petites choses dont elle pourrait avoir besoin, et que je n’aurais pas pu deviner. Elle l’accepta me disant que ce cadeau lui faisait un très grand plaisir.

Un moment avant de nous mettre à table nous vîmes arriver le capitaine hongrois. Henriette courut l’embrasser l’appelant papa ; elle le pria de venir dîner avec nous tous les jours. Ce brave homme, voyant toutes ces femelles qui travaillaient, était ravi de voir qu’il avait si bien placé son aventurière, et il fut au comble de la joie quand je lui ai dit l’embrassant que je lui devais mon bonheur.

Nous dînâmes très délicatement. Le cuisinier d’Andremont était excellent. J’ai découvert Henriette friande, et l’Hongrois gourmet94 : je n’étais pas mal l’un et l’autre. Ainsi voulant goûter plusieurs sortes de vins de notre hôte nous fîmes un très joli dîner. Mon jeune valet de louage me plut par le respect avec lequel il servait sa mère également que les autres. Janeton sa sœur travaillait avec la Française. Elles avaient déjà dîné.

Au dessert j’ai vu arriver la marchande lingère avec deux autres femmes, dont une qui était marchande de modesbj parlait français. L’autre avait des échantillons pour toutes sortes de robes. J’ai laissé qu’Henriette ordonnât tout ce qu’elle voulait en coiffes, bonnets, et garnitures à la première ; mais j’ai voulu [171r] absolument m’en mêler pour le choix des robes, accordant cependant mon goût avec celui de mon adorée. Je l’ai forcée à se choisir pour quatre robes, etbk c’est moi qui lui fus reconnaissant de la complaisance qu’elle eut de les accepter. Plus je liais son cœur, plus il me semblait de me rendre heureux. Nous passâmes ainsi la première journée dans laquelle il n’était pas possible de faire plus de choses que nous n’avions fait.

Le soir à souper, me semblant qu’elle ne fût pas gaie comme de coutume, je lui en ai demandébl la raison.

— Mon cher ami, tu dépenses beaucoup d’argent pour moi, et si tu le dépenses pour t’en faire aimer davantage, il est jeté, car je ne t’aime pas plus qu’avant-hier. Tout ce que tu fais ne saurait me faire plaisir que parce que je connais toujours plus que tu es digne d’être aimé ; mais je n’ai pas besoin de cette conviction.

— Je le crois, ma chère Henriette ; et je me félicite, si tu sens que ta tendresse ne peut pas devenir plus forte ; mais sache que je n’en agis ainsi que pour t’aimer davantage ; je désire de te voir briller dans les atours de ton sexe, fâché seulement de ne pas pouvoir te faire briller davantage.bm Et si cela te fait plaisir, ne dois-je pas en être enchanté ?

— Certainement cela me fait plaisir ; et d’une certaine façon ayant dit que je suis ta femme, tu as raison ; mais si tu n’es pas fort riche tu sens le reproche que je dois me faire.

— Ah ! ma chère Henriette, laisse je t’en conjure que je me croie riche, et crois qu’il est impossible que tu puisses être la cause de ma ruine : tu n’es née que pour me rendre heureux. Pense seulement à ne jamais me quitter, et dis-moi si je peux l’espérer.

— Je le désire, mon très cher ami ; mais qui peut être sûr de [171v] l’avenir. Es-tu libre ? Dépends-tu95 ?

— Je suis libre dans toute la force du mot ; et je ne dépends de personne.

— Je te félicite, et mon âme en jouit : personne ne peut t’arracher à moi ; mais hélas ! Tu sais que je ne peux pas en dire autant. Je suis sûre qu’on me cherche ; et je sais que si on me trouve on aura facilement le moyen de m’avoir. Si on réussit à m’arracher de tes bras, je deviendrai malheureuse.

— Et je me tuerai. Tu me fais trembler. Peux-tu craindre ce malheur ici ?

— bnJe ne peux le craindre à moins que quelqu’un qui me connaît ne parvienne à me voir.

— Est-il vraisemblable que ce quelqu’un soit à Parme ?

— Cela me paraît difficile.

— boN’alarmons donc pas notre tendresse par la crainte, je t’en prie : et surtout sois gaie comme tu l’étais à Césène.

— Et malgré cela, à Césène j’étais malheureuse, et je suis heureuse à présent ; mais ne crains pas de me trouver triste, car la gaieté est dans mon caractère.

— Je crois qu’à Césène tu devais craindre d’être à tout moment rejointe par l’officier français avec lequel tu vivais à Rome.

— Point du tout. C’était mon beau-père, qui, j’en suis sûre, n’a fait la moindre démarche pour savoir où je suis allée d’abord qu’il ne me vit plus paraître à l’auberge. Il ne peut qu’avoir été bien aise de se voir débarrassé de moi. Ce qui me rendait malheureuse était de me voir à charge d’un homme que je n’aimais pas, et avec lequel je ne pouvais pas causer. Ajoute à cela que je ne pouvais pas avoir la consolation de penser que je faisais [172r] le bonheur de l’homme avec lequel j’étais, car je ne lui avais inspiré qu’un goût passager, qu’il avait apprécié dix sequins, et que l’ayant satisfait, je devais être persuadée de lui être devenue à charge, carbp c’était évident qu’il n’était pas riche. J’étais encore malheureuse par une autre raison très pitoyable. Je me croyais en devoir de lui faire des caresses, et de son côté devant honnêtement me les rendre, j’avais peur qu’il ne sacrifiât sa santé au sentiment : cette idée me désolait ; car ne nous aimant pas nous nous gênions cruellement tous les deux par simple politesse. Nous prodiguions au compliment96 ce qui n’est dû qu’à l’amour. Un autre égard me gênait encore plus. Je ne voulais pas qu’on pût croire que cet honnête homme me tînt pour son profit. Par cette raison tu ne peux pas t’être aperçu que tu m’as plu d’abord que je t’ai vu.

— Comment ! Ce ne fut pas plutôt par sentiment d’amour-propre ?

— Non en vérité, car tu ne pouvais porter sur moi que le jugement que je méritais. J’ai fait la folie que tu sais, parce que mon beau-père allait me mettre dans un couvent. Mais je te prie de ne pas être curieux de mon histoire.

— Je ne t’importunerai pas, mon ange. Aimons-nous actuellement, sans que la crainte de l’avenir puisse troubler notre paix.

Nous allâmes nous coucher amoureux pour sortir du lit le matin encore plus amoureux. [172v] J’ai passé trois mois avec elle toujours également amoureux, et me félicitant continuellement de l’être.

Le lendemain à neuf heures, j’ai vu le maître de langue. C’était un homme à figure respectable, poli, modeste, parlant peu, et bien, réservé dans ses réponses, et instruit dans l’ancien goût. Il commença par me faire rire, me disant à propos97 qu’un chrétien ne pouvait admettre le système de Copernic98 que comme une savante hypothèse. Je lui ai répondu que ce ne pouvait être que le système de Dieu puisque c’était celui de la nature, et que l’écriture sainte n’était pas le livre sur lequel les chrétiens pouvaient apprendre la physique. À son rire il me parut Tartuffe ; mais s’il pouvait amuser Henriette, et lui apprendre la langue italienne c’était tout ce que je voulais. Elle lui dit d’abord qu’elle lui donnerait tous les jours six livres, puisqu’elle voulait une leçon de deux heures. Six livres de Parme valent trente sous de France99. Après la leçon, elle lui donna deux sequins pour qu’il lui achetât des romans nouveaux, dont la réputation fut faite.

bqPendant qu’elle prenait sa leçon, j’ai jasé avec la couturière Caudagna pour m’assurer si nous étions parents. Je lui ai demandé quel métier faisait son mari.

— Mon mari est maître d’hôtel chez le marquis Sissa.

— Votre père vit-il ?

— Non monsieur. Il est mort.

— Quel était son nom de famille ?

— Scotti.

— Et votre mari a-t-il père, et mère ?

— Son père est mort, [173r] et sa mère vit encore avec le chanoine Casanova sonbr oncle.

Je n’ai pas eu besoin d’en savoir davantage. Cette femme était ma cousine à la mode de Bretagne100, et ses enfants étaient mes neveux issus de cousin. Ma nièce Janetton n’étant pas jolie, j’ai poursuivi à faire babiller la mère. Je lui ai demandé si les Parmesans étaient contents d’être devenus sujets d’un Espagnol.

— Contents ? Nous nous trouvons tous dans un vrai labyrinthe ; tout est bouleversé, nous ne savons plus où nous sommes. Heureux temps, où régnait la maison Farnèse101, tu n’es plus ! Je fus avant-hier à la comédie, où Arlequin faisait rire à gorge déployée tout le monde ; mais devinez : D. Philippe, qui est notre nouveaubs duc se tenait de rire tant qu’il pouvait faisant des grimaces ; et quand il n’en pouvait plus il mettait son chapeau devant son nez pour qu’on ne le vît pouffer. On m’a dit que le rire déconcerte la grave contenance d’un infant d’Espagne, et que s’il se laissait voir on l’écrirait à Madrid à sa mère102, qui trouverait cela abominable et indigne d’un grand prince. Qu’en dites-vous ? Le duc Antoine, Dieu veuille avoir son âme, était aussi un grand prince ; mais il riait de si bon cœur qu’on en entendait les éclats dans la rue. Nous sommes réduits à une confusion incroyable. Depuis trois mois il n’y a plus personne à Parme qui sache l’heure qu’il est103.

Depuis que Dieu a fait le monde, le Soleil s’est toujours couché à vingt-trois heures et demie, et à vingt-quatre on a toujours dit l’Angélus ; et tous [173v] les honnêtes gens savaient qu’à cette heure-là on allumait la chandelle. Actuellement, c’est inconcevable. Le Soleil est devenu fou : il se couche tous les jours à une heure différente. Nos paysans ne savent plus à quelle heure ils doivent venir au marché. On appelle cela un règlement : mais savez-vous pourquoi ? Parce qu’à présent tout le monde sait qu’on dîne à douze heures. Beau règlement ! Au temps des Farnèse on mangeait quand on avait faim et cela valait bien mieux.

Henriette n’avait point de montre ; je suis sorti pour aller lui en acheter une. Je lui ai porté des gants, un éventail, des boucles d’oreilles, et plusieurs colifichets104 qui lui furent tous chers. Son maître était encore là : il me fit l’éloge de son talent. J’aurais pu, me dit-il, apprendre à madame l’héraldique105, la géographie, la chronologie, la sphère106 ; mais elle sait tout cela. Madame eut une grande éducation.

Cet homme s’appelait Valentin de la Haye. Il m’a dit qu’il était ingénieur, et professeur en mathématiques. Je parlerai beaucoup de lui dans ces mémoires, et mon lecteur connaîtra mieux son caractère par ses actions que par la peinture que je pourrais lui en faire.

Nous dînâmes gaiement avec notre Hongrois. Il me tardait de voir ma chère Henriette habillée en femme. On devait lui porter une petite robe le lendemain, et on lui avait déjà fait des jupons, et quelques chemises.

[174r] L’esprit d’Henriette était pétillant, et très fin. La marchande de modes, qui était lyonnaise, entra le matin dans notre chambre disant :

— Madame, et monsieur je suis votre servante.

— Pourquoi, lui dit Henriette, ne dites-vous pas monsieur, et madame ?

— J’ai toujours vu, répondit la marchande, qu’on fait les premiers honneurs aux dames.

— Mais de qui ambitionnons-nous que ces honneurs nous soient faits ?

— Des hommes.

— Et vous ne voyez pas que les femmes deviennent ridicules si elles ne leur rendentbtles mêmes honneurs qu’ils ont la politesse de leur faire ?

Ceux qui croient qu’une femme ne suffise pas à rendre un homme également heureux dans toutes les vingt-quatre heures d’un jour n’ont jamais connu une Henriette. La joie qui inondait mon âme était bien plus grande quand je dialoguais avec elle pendant le jour que lorsque je la tenais entre mes bras pendant la nuit. Henriette ayant beaucoup lu, et un goût naturel, jugeait bien de tout, et sans être savante elle raisonnait comme un géomètre. N’ayant aucune prétention à l’esprit, elle ne disait jamais rien d’important que l’accompagnant d’un rire qui, lui donnant le vernis de la frivolité, le rendait à portée de toute la compagnie. Elle donnait par là de l’esprit à ceux qui ne savaient pas d’en avoir, qui en revanche l’aimaient à l’adoration. Une belle à la fin, qui n’a pas l’esprit dégagé, n’offre aucune ressource à l’amant après la jouissance matérielle de ses charmes. Une laide brillante par son esprit rend amoureux un homme si bien qu’elle ne lui laisse rien à désirer. [174v] Que devais-je donc être avec Henriette belle, spirituelle, et cultivée ? Incapable de concevoir la grandeur de mon bonheur.

Qu’on demande à une femme belle qui a peu d’esprit, si elle voudrait donner quelque petite portion de sa beauté pour en avoir un peu plus. Si elle est de bonne foi, elle répondra qu’elle est contente de celui qu’elle a. Pourquoi est-elle contente ? Parce qu’en ayant peu elle ne peut pas connaître celui qui lui manque. Qu’on demande à une laide spirituelle, si elle voudrait troquer avec l’autre. Elle répondra que non. Pourquoi ? Parce qu’ayant beaucoup d’esprit elle reconnaît qu’il lui tient lieu de tout.

La femme d’esprit qui n’est pas faite pour faire le bonheur d’un amant est la savante. Dans une femme la science est déplacée ; elle fait du tort à l’essentiel de son sexe, et, encore, elle ne va jamais au-delà des bornes connues. Nulle découverte scientifique faite par des femmes. Pour aller plus ultra [plus loin] il faut une vigueur que le sexe féminin ne peut pas avoir. Mais dans le raisonnement simple, et dans la délicatesse des sentiments nous devons céder aux femmes. Vous lancez un sophisme à la tête d’une femme d’esprit : elle ne peut pas le développer ; mais elle n’en est pas la dupe ; elle vous dit qu’elle ne donne pas là-dedans, et elle le rejette. L’homme qui le trouve insoluble le fait devenir argent comptant, comme la femme savante. Quel insupportable fardeau pour un homme qu’une femme qui aurait par exemple l’esprit de madame Dacier107 ! Dieu vous en préserve mon cher lecteur !

À [175r] l’arrivée de la couturière avec la robe, Henriette me dit que je ne devais pas être présent à sa métamorphose. Elle me dit d’aller me promener jusqu’au moment que retournant à la maison je ne la trouverais plus masquée.

C’est un grand plaisir que celui de faire tout ce que l’objet qu’on aime ordonne. Je suis allé dans la boutique du libraire français, où j’ai trouvé un bossu qui avait de l’esprit. Rien d’ailleurs n’est si rare qu’un bossu bête. Tous les gens d’esprit n’étant pas bossus, et tous les bossus étant gens d’esprit, j’ai décidé depuis longtemps que ce n’est pas l’esprit qui donne la rachitis108 ; mais la rachitis qui donne l’esprit. Ce bossu avec lequel j’ai fait d’abord connaissance s’appelait Du Boisbu Chateleraux109. Il était graveur de son métier, et directeur de la monnaie de l’infant duc, car on pensait alors de faire une monnaie ; mais on ne s’y est jamais déterminé.

Après avoir passé une heure avec cet homme d’esprit qui me fit voir plusieurs de ses productions en gravure, je suis rentré chez moi, où j’ai trouvé le capitaine hongrois qui attendait qu’on ouvrît la porte de la chambre d’Henriette. Il ne savait pas qu’elle allait nous recevoir démasquée. La porte enfin s’ouvrit, et la voilà. Elle nous reçoit en nous faisant une belle révérence d’un air d’aisance où on ne voyait ni le ton imposant, ni la gaieté de la liberté militaire. C’étaient nous que la surprise, et son nouvel aspect avaient [175v] décontenancés. Elle nous fait asseoir à ses côtés : elle regarde avec amitié le capitaine, et vis-à-vis de moi elle se montre tendre et amoureuse ; mais sans cet extérieur de familiarité qu’un jeune officier peut avoir sans avilir l’amour ;bv et qui ne convient pas à une femme de condition. Ce nouveau maintien me force de me mettre à l’unisson sans me démonter, car Henriette ne jouait pas un rôle. Elle était positivement le personnage qu’elle représentait.

Ravi par l’admiration, je prends sa main pour la lui baiser ; mais elle la retire me présentant ses lèvres, et me disant :

— Ne suis-je pas la même ?

— Non. Et c’est si vrai que je ne peux plus vous tutoyer. Vous n’êtes plus l’officier qui répondit à madame Querini, que vous jouiez à Pharaon tenant la banque, et que le jeu était si peu de chose qu’il ne valait pas la peine de compter.

— Il est certain qu’habillée ainsi je n’aurais pas osé dire quelque chose de semblable. Mais je ne suis pas moins Henriette qui a fait en sa vie trois folies, dont la dernière, sans toi, m’aurait perdue. Charmante folie, cause que je t’ai connu.

Ces sentiments me pénétrèrent tellement, que je me suis vu dans le moment de me jeter à ses pieds pour lui demander pardon si je ne l’avais pas respectée davantage, si je m’avais fait la chose trop facile, si je m’étais procuré sa conquête trop sans façon110.

Henriette charmante mit fin au trop pathétique de cette scène secouant le capitaine qui semblait pétrifié. L’air mortifié qu’on lui voyait venait de la honte qu’il avait d’avoir traité en aventurière une femme de cette espèce, car il ne croyait pas possible que son apparence fût fausse. Il la regardait [176r] étonné ; il lui faisait des révérences ; il avait l’air de l’assurer de son respect, et de son repentir : il était interdit. Pour elle, elle paraissait lui dire, sans cependant la moindre ombre de reproche : je suis bien aise que vous me connaissiez actuellement.

Elle commença ce jour-là à faire les honneurs de la table comme une femme qui était habituée à les faire. Elle traita le capitaine en ami, et moi en favori. Elle paraissait tantôt ma maîtresse, et tantôt ma femme. Le capitaine me pria de lui dire que s’il l’avait vue descendre de la tartane habillée ainsi, il n’aurait pas eu le courage de lui envoyer son Cicéron. — Oh pour ça j’en suis sûre, lui répondit-elle ; mais c’est singulier qu’un uniforme soit moins respectable qu’une petite robe.

Je l’ai priée à ne pas en vouloir à son uniforme, car je lui devais mon bonheur. Comme moi, me répondit-elle, aux sbires de Césène. C’est un fait que j’ai employé tout ce jour-là à filer le parfait amour ; et qu’il me parut d’aller me coucher avec elle pour la première fois.

Madame de France épouse de l’infant étant arrivée, j’ai dit à Henriette que j’allais louer une loge pour tous les jours. Elle m’avait dit plusieurs fois que sa passion prédominante était la musique. N’ayant jamais vu d’opéra italien, je fus surpris de l’entendre me répondre froidement :

— Tu veux donc que nous allions à l’opéra tous les jours ?

— Je crois même que nous donnerions sujet de discours,bw n’y allant pas ; mais si tu n’y vas pas avec plaisir, ma chère amie, tu sais que rien ne t’oblige à te gêner. Je préfère nos entretiens dans cette chambre à toutes les musiques de l’univers.

— Je suis folle de [176v] la musique, mon cher ami ; mais je ne peux m’empêcher de trembler à la seule idée de sortir.

— Si tu trembles, je frissonne ; mais il faut aller à l’opéra, ou partir pour Londres, ou pour quelqu’autre part. Tu n’as qu’à ordonner.

— Prends une loge qui ne soit pas trop exposée.

J’ai loué une loge au second rang ; mais le théâtre étant petit, une jolie femme ne pouvait pas y être inobservée. Je le lui ai dit, et elle me répondit qu’elle ne se croyait pas en danger d’être connue, puisque dans les noms que je lui avais fait lire des étrangers qui étaient alors à Parme, elle n’en connaissait aucun.

Ainsi Henriette vint à l’opéra ; mais au second rang, sans rouge, et sans bougie. C’était un opera buffa111, dont la musique de Buranello112 était aussi excellente que les acteurs. Elle ne s’est servie de sa lorgnette que pour eux ; sans jamais la tourner ni vers les loges, ni vers le parterre. Personne ne nous parut curieux de nous ; ainsi nous retournâmes à la maison très contents au sein de la paix, et de l’amour. Le final du second acte lui ayant beaucoup plu, je le lui ai promis. Ce fut à M. Du Bois, que je me suis adressé pour l’avoir ; et croyant qu’elle touchait peut-être le clavecin, je lui en ai offert un. Elle me répondit qu’elle n’avait jamais appris à jouer de cet instrument.

La quatrième ou cinquième fois que nous allâmes à l’opéra M. Du Bois vint dans notre loge. Me dispensant de lui céder ma place, puisque je ne voulais pas le présenter, je lui ai demandé en quoi je pouvais le servir. Il m’a alors présenté le spartito [la partition] du final, dont je lui ai payé ce qu’il lui avait coûté. Comme nous étions vis-à-vis des souverains, je lui ai demandé s’il les avait gravés, et m’ayant répondu qu’il avait déjà fait deux [177r] médailles, je l’ai prié de me les porter en or. Il me les promit, et il s’en alla. Henriette ne l’a pas seulement regardé ; et c’était en règle, puisque je ne le lui avais pas présenté ; mais on nous l’a annoncé le lendemain que nous étions encore à table. M. de la Haye qui dînait avec nous, nous fit d’abord compliment sur la connaissance que nous avions faite bxd’un si célèbre artiste. Ce fut lui qui prit la liberté de le présenter à son écolière, qui pour lors lui dit les choses honnêtes qu’on a la coutume de dire à toute nouvelle connaissance. Après l’avoir remercié du spartito, elle le pria de lui faire avoir plusieurs autres airs. Il me dit qu’il avait pris la liberté de venir chez moi pour me présenter les médailles, dont je m’étais montré curieux ; et disant cela il tira de son portefeuille les deux qu’il avait faites. Il y avait sur l’une l’infant avec l’infante, et sur l’autre l’infant. Tout dans ces médailles étant beau, nous en fîmes l’éloge. L’ouvrage est impayable, lui dit Henriette, mais on peut troquer l’or. Il lui répondit modestement qu’elles pesaient seize sequins113, et elle les lui paya le remerciant, et le priant de venir une autre fois à l’heure de la soupe. On nous porta du café.

Henriette dans l’action de mettre du sucre dans la tasse de Du Bois,by lui demanda s’il l’aimait bien doux.

— Madame votre goût est le mien.

— Vous êtes donc informé que je l’aime sans sucre ; et je suis bien aise que mon goût soit égal au vôtre.

[177v] En disant cela elle ne lui met pas de sucre, et après en avoir mis dans la tasse de la Haye, et dans la mienne, elle n’en met point du tout dans la sienne. J’avais envie de pouffer, car la malignebz, qui ordinairement l’aimait fort doux, le buvait amer ce jour-là pour punir Du Bois du fade compliment qu’il lui avait fait, lui disant qu’il avait son même goût. Le fin bossu cependant ne voulut pas en avoir le démenti. Il soutint, le buvant avec l’apparence du plaisir, qu’il fallait le boire toujours amer.

Après leur départ, et avoir beaucoup ri avec Henriette de cette espièglerie, je lui ai dit qu’elle allait en être la dupe se trouvant obligée à l’avenir de prendre toujours du café amer, lorsque Du Bois se trouvera présent. Elle me dit qu’elle feindra d’avoir reçu une ordonnance du médecin de le boire doux.

Henriette au bout d’un mois parlait italien. C’était l’effet de l’exercice avec Janeton, qui lui servait de femme de chambre plus que de la leçon qu’elle recevait de de la Haye. Les leçons ne servent qu’à apprendre les règles des langues ; pour les parler il faut l’exercice. Nous avions été à l’opéra vingt fois sans avoir fait aucune connaissance. Nous vivions heureux dans toute la force de ce mot. Je ne sortais jamais qu’avec elle en voiture, et nous étions tous les deux inaccessibles. Je ne connaissais personne, et personne ne me connaissait. Après le départ de l’Hongrois, le seul qui venait dîner chez nous, quand nousca l’invitions, c’était [178r] Du Bois, car de la Haye y était tous les jours.

Ce Du Bois était fort curieuxcb de nos personnes ; mais il savait dissimuler. Il nous parla un jour du brillant de la cour de D. Philippe après l’arrivée de Madame, et de l’affluence d’étrangers, et d’étrangères qu’il y avait eu ce jour-là.

— La plus grande partie des dames étrangères que nous y avons vuescc, dit-il, en adressant le discours à Henriette, nous sont inconnues.

— cdIl se peut qu’étant connues elles ne se seraient pas montrées.

— Cela se peut ; mais je peux vous assurer, madame, que quand même leur parure, ou leur beauté les rendraient remarquables, le vœu des souverains est entièrement en faveur de la liberté. J’espère encore, madame, d’avoir l’honneur de vous y voir.

— Ce sera difficile, car vous ne sauriez vous figurer combien me semble ridicule une femme qui va à la cour sans être présentée, surtout si elle est faite pour l’être.

Le bossu devint muet, et Henriette d’un air indifférent détourna le propos. Après son départ elle rit avec moi de cet homme qui croyait de masquer sa curiosité. Je lui ai dit qu’en conscience elle devait pardonner à tous ceux qu’elle rendait curieux, et pour lors elle vint en riant me faire des caresses. Vivant ainsi ensemble, et goûtant les délices du vrai bonheur, nous nous moquions de la philosophie qui en nie la perfection ; parce que, dit-elle, il n’est pas durable. Qu’entend-on, me disait un jour Henriette, par ce mot durable ? Si on entend perpétuel, immortel, on a raison : mais l’homme ne l’étant pas, le bonheur ne peut pas l’être : sans cela tout bonheur est durable, [178v] car pour l’être il n’a besoin que d’exister. Mais si par bonheur parfait on entend une suite de plaisirs diversifiés, et jamais interrompus, on a encore tort, car en mettant entre les plaisirs le calme, qui doit succéder à chacun après la jouissance, nous nous procurons le temps de reconnaître l’état heureux dans leur réalité. L’homme ne peut être heureux que quand il se reconnaît pour tel, et il ne peut se reconnaître que dans le calme. Donc sans le calme il ne serait jamais heureux. Donc le plaisir pour être tel a besoin de finir. Que prétend-on donc dire par le mot durable ? Nous arrivons tous les jours au moment où désirant le sommeil nous le mettons au-dessus de tout autre plaisir ; et le sommeil est la véritable image de la mort. Nous ne saurions lui être reconnaissants que quand il nous a quittés.

Ceux qui disent que personne ne peut être heureux pendant toute la vie parlent aussi au hasard. La philosophie enseigne le moyen de composer ce bonheur, si celui qui veut se le faire reste exempt de maladie. Tel bonheur, qui durerait toute la vie, pourrait être comparé à un bouquet composé de plusieurs fleurs qui feraient un mixte si beau, et si d’accord qu’on le prendrait pour une seule fleur. Quelle impossibilité y a-t-il que nous ne passions ici toute notre vie, comme nous avons passé un mois toujours sains, et sans que jamais rien nous manque ? Pour couronner notre bonheur, nous pourrions en âge très avancé mourir ensemble, et pour lors notre bonheur aurait été parfaitement durable. La mort pour lors ne l’interromprait pas ; mais elle le finirait. Nous ne [179r] pourrions nous trouver malheureux que supposant la possibilité de notre existence après la fin de la même existence, ce qui me semble impliquant114. Es-tu de mon avis ?

C’est ainsi que la divine Henriette me donnait des leçons de philosophie raisonnant mieux que Cicéron dans ses Tusculanes115 ; mais elle convenait que ce bonheur durable ne pouvait se vérifier dans deux individus qui vivraient ensemble qu’étant amoureux l’un de l’autre, tous les deux sains, éclairés, suffisamment riches, sans autres devoirs que ceux qui les regarderaient eux-mêmes, et ayant les mêmes goûts, le même caractère à peu près, et le même tempérament. Heureux les amants dont l’esprit peut remplacer les sens lorsqu’ils ont besoin de repos ! Le doux sommeil vient ensuite qui ne finit que lorsqu’il a remis le tout dans la même vigueur. Au réveil, les premiers à se présenter vivants sont les sens empressés dece remettre l’esprit en haleine.

Les conditions entre l’homme, et l’univers sont égales. On pourrait dire qu’il n’y a pas de différence d’un à l’autre, puisque si nous rabattons l’univers il n’y a plus d’homme, et si nous rabattons l’homme il n’y a plus d’univers, car qui pourra en avoir une idée ? Ainsi si nous faisons abstraction de l’espace nous ne pouvons plus nous figurer l’existence de la matière, ni faisant abstraction de celle-ci nous figurer le premier116.

Je fus très heureux avec Henriette autant qu’elle le fut avec moi : jamais une colique d’une minute, [179v] jamais un bâillement, jamais une feuille de rose pliée en deux ne vint troubler notre contentement.

Le lendemain de la clôture de l’opéra, Du Bois, après avoir dîné avec nous, nous dit qu’il donnait à dîner le jour suivant aux deux premiers acteurs homme, et femme, et qu’il ne tenait qu’à nous d’entendre les plus beaux morceaux qu’ils avaient chantéscf sur le théâtre dans une salle voûtée de sa maison de campagne, où la musique ne perdait rien. Henriette lui répondit, le remerciant beaucoup, qu’elle avait une si petite santé que d’un jour à l’autre elle ne pouvait s’engager à rien ; et elle tourna d’abord le propos sur d’autres matières.

D’abord que nous fûmes seuls, je lui ai demandé pourquoi elle ne voulait pas aller s’amuser chez Du Bois.

— J’irais, mon cher ami, et bien avec plaisir ; mais j’ai peur de trouver à ce dîner quelqu’un qui me reconnaissant pourrait interrompre notre bonheur.

— Si tu as quelque nouveau motif de crainte, tu as raison ; mais si ce n’est qu’une crainte panique, mon ange, pourquoi veux-tu te gêner au point de te priver d’un plaisir réel ? Si tu savais quelle joie je ressens quand je te vois ravie, et comme en extase lorsque tu entends quelque beau morceau de musique !

— Eh bien ! je ne veux pas que tu me croies moins courageuse que toi. Nous irons chez Du Bois d’abord après dîner. Les acteurs ne chanteront pas avant. Outre cela il y a apparence que ne comptant pas sur nous il n’aura pas invité quelque curieux de me parler. Nous irons sans [180r] le lui dire, sans qu’il nous attende. Il nous a dit qu’il est à sa maison de campagne, et Caudagna sait où elle est.

En conséquence de son raisonnement qui était formé par la prudence, et l’amour qui s’accordent si rarement, le lendemain, à quatre heures de relevée117, nous allâmes à sa maison. Nous fûmes surpris de le trouver seul avec une jolie fille qu’il nous présenta nous disant que c’était sa nièce, que des raisons particulières l’empêchaient de laisser voir à tout le monde.

Se montrant ravi de nous voir, il nous dit que ne nous attendant pas il avait changé le dîner en petit souper, qu’il espérait que nous honorerions ; et que les virtuosi allaient arriver. Ce fut ainsi que nous nous vîmes engagés à souper. Je lui demande s’il avait invité beaucoup de monde, et il me répond d’un air victorieux que nous nous trouverions dans une compagnie digne de nous, fâché seulement de ne pas avoir invité des dames. Henriette, lui faisant une petite révérence fit un sourire. Je l’ai vue riante, et affichant l’air de la satisfaction ; mais elle prenait sur elle. Sa grande âme ne voulait pas se montrer inquiète ; mais d’ailleurs je ne croyais pas qu’elle eût un vrai motif de craindre. Je l’aurais cru si elle m’eût dit toute son histoire ; et certainement je l’aurais conduite en Angleterre, et elle en aurait été enchantée.

Un quart d’heure après les deux acteurs arrivèrent : c’était Laschi118, et la Baglioni119 dans ce temps-là très jolie. Ensuite tous les personnages que Du Bois avait invités arrivèrent. Ils étaient tous Espagnols, ou Français, tous d’un certain âge. Il n’y a [180v] pas eu question de présentation, et j’ai admiré en cela l’esprit du bossu ; mais comme tous les convives avaient le grand usage de la cour ce manque d’étiquette n’empêcha pas qu’on ne fît à Henriette tous les honneurs de l’assemblée qu’elle reçut avec une aisance qu’on ne connaît qu’en France, et même dans les compagnies les plus nobles, à l’exception cependant de certaines provinces où la morgue se laisse souvent trop voir.

Le concert commença par une superbe symphonie ; puis les acteurs chantèrent le duo, puis un écolier de Vandini120 donna un concerto de Violoncello, qu’on applaudit beaucoup. Mais voilà ce qui me causa la plus grande surprise. Henriette se lève, et louant le jeune homme qui avait joué l’a solo121, elle lui prend son violoncello, lui disant d’un air modeste, et serein qu’elle allait le faire briller davantage. Elle s’assied à la même place où il était, elle prend l’instrument entre ses genoux, et elle prie l’orchestre de recommencer le concerto. Voilà la compagnie dans le plus grand silence ; et moi mourant de peur ; mais Dieu merci personne ne me regardait. Pour elle, elle ne l’osait pas. Si elle avait élevé sur moi ses beaux yeux, elle aurait perdu courage. Mais ne la voyant que se mettre en posture de vouloir jouer, j’ai cru que ce n’était qu’un badinage pour faire tableau, qui vraiment avait des charmes ; mais quand je l’ai vuecg tirer le premier coup d’archet, j’ai pour lors cru que la trop forte palpitation de mon cœur allait me faire tomber mort. Henriette ne pouvait prendre, me connaissant bien, autre parti que celui de ne me jamais regarder.

Mais que devins-je quand je l’ai entendue jouer [181r] l’a solo, et lorsque après le premier morceau les claquements de mains avaient fait devenir presque sourdch l’orchestre ? Le passage de la crainteci à une exubérance de contentement inattendu me causa un paroxysme, dont la plus forte fièvre, n’aurait pas pu dans son redoublement me causer le pareil. Cet applaudissement ne fit à Henriette la moindre sensation du moins en apparence. Sans détacher ses yeux des notes qu’elle ne connaissait que pour avoir suivi des yeux tout le concert pendant que le professeur jouait, elle ne se leva qu’après avoir joué seule six fois. Elle n’a pas remercié la compagnie de l’avoir applaudie, mais se tournant d’un air noble, et gracieux vers le professeur elle lui dit qu’elle n’avait jamais joué sur un meilleur instrument. Après ce compliment elle dit d’un air riant aux assistants qu’ils devaient excuser la vanité qui l’avait induite à rendre le concert plus long d’une demi-heure.

Ce compliment ayant fini de me frapper, j’ai disparu pour aller pleurer dans le jardin, où personne ne pouvait me voir. Qui est donc Henriette ? Quel est ce trésor dont je suis devenu le maître ? Il me paraissait impossible d’être l’heureux mortel quicj la possédait.

Perdu dans ces réflexions, qui redoublaient la volupté de mes pleurs, je serais resté là encore longtemps, si Du Bois lui-même ne fût venu me chercher, et me trouver malgré les ténèbres de la nuit. Il m’appela à souper. Je l’ai tiré d’inquiétude lui disant qu’un petit étourdissement m’avait obligé [181v] à sortir pour le dissiper prenant l’air.

Chemin faisant j’ai eu le temps de sécher mes larmes ; mais non pas de redonner au blanc de mes yeux leur couleur naturelle. Personne cependant ne m’observa. La seule Henriette, me voyant reparaître, me dit par un doux sourire qu’elle savait ce que j’étais allé faire dans le jardin. À table, je me suis trouvé assis vis-à-vis d’elle.

Ce bossu Du Bois Chatelerau directeur de la monnaie de l’infant avait assemblé chez lui les plus agréables seigneurs de la cour, et le souper qu’il leur donnait sans profusion, mais avec choix était des plus fins. Henriette étant seule, il était naturel qu’on n’eût des attentions que pour elle ; mais quand même il y aurait eu des dames elle était faite pour les éclipser toutes. Si elle avait étonné toute l’assemblée par sa beauté, et par son talent, elle finit de la charmer à table par son esprit. M. Du Bois ne parlait jamais : lui paraissant d’être auteur de la pièce, il en était glorieux, et il lui semblait de devoir garder un modeste silence. Henriette eut l’adresse de gracieuser chacun également, et l’esprit de ne jamais rien dire de joli que me mettant de la partie. De mon côté j’avais beau affecter la soumission, et le plus profond respect pour cette divinité : elle voulut que chacun devine que j’étais son oracle. On pouvait croireck qu’elle fût ma femme ; mais personne ne pouvait la juger telle par l’espèce des procédés que j’avais envers elle. Le propos étant tombé sur le mérite des nations espagnole, et française, Du Bois fut assez étourdi pour lui demander à laquelle elle donnait la préférence. La question ne [182r] pouvait pas être plus indiscrète, car la moitié descl convives étaient espagnols, et l’autre moitié français ; mais malgré cela elle parla si bien que les Espagnols auraient voulu être français, et les Français espagnols. Du Bois insatiable la pria de dire ce qu’elle pensait des Italiens, et pour lors je me suis senti alarmé. Un monsieur de la Combe122 qui était à ma droite fit un mouvement de tête qui improuva123 la demande ; mais Henriette ne la laissa pas tomber. Des Italiens, lui répondit-elle d’un air d’incertitude, je ne saurais rien dire, car je n’en connais qu’un, et un seul exemple ne suffit pas pour mettre une nation au-dessus de toutes les autres.

J’aurais été le plus sot des hommes, si j’avais donné le moindre indice d’avoir entenducm cette superbe réponse d’Henriette, et encore plus sot si je n’avais d’abord tranché124 l’odieux propos faisant à M. de la Combe une question banale sur le vin, dont nos verres se trouvaient remplis.

On parla musique. Un Espagnol demanda à Henriette, si outre le violoncello elle jouait de quelqu’autre instrument, et elle lui répondit qu’elle ne s’était trouvée inclinée qu’à celui-là.

— J’ai appris au couvent, lui dit-elle, pour faire ma cour à ma mère qui en joue assez bien ; mais sans un ordre absolu de mon père d’accord avec l’évêque, la mère abbesse ne m’aurait jamais permis d’apprendre.

— Et quelles raisons pouvait alléguer cette abbesse pour ne pas y consentir ?

— Cette pieuse épouse de notre seigneur prétendait, que je ne pouvais empoigner l’instrument que me mettant dans une posture indécente.

À [182v] cette raison de l’abbesse j’ai vu les Espagnols se mordre les lèvres ; mais les Français se pâmer de rire. Après un silence de quelques minutes Henriette ayant fait un petit mouvement qui semblait demander la permission de se lever, tout le monde se leva, et un quart d’heure après nous partîmes. Du Bois la servit jusqu’au marchepied de la voiture lui faisant des remerciements sans fin.

Il me tardait de serrer entre mes bras cette idole de mon âme. Je ne lui laissais pas le temps de répondre à toutes les questions que je lui faisais.

— Tu avais raison, lui disais-je, de ne pas vouloir y aller, car tu étais sûre de me faire des ennemis. On doit actuellement me haïr à la mort ; mais tu es mon univers. Cruelle Henriette ! Tu as manqué de me faire mourir avec ton violoncello. Ne pouvant pas trouver ta réserve naturelle, j’ai cru que tu étais devenue folle, et d’abord que je t’ai entendue, j’ai dû sortir pour recueillir les larmes que tu m’as arrachées du cœur. Dis-moi actuellement, je t’en conjure, quels sont tes autres talents que tu me caches, et dans lesquels tu excelles, pour qu’en m’arrivant nouveaux ils ne me fassent mourir de crainte ou de surprise.

— Non, mon cher amour, je n’en ai point d’autres, j’ai vidé mon sac, et maintenant tu connais ton Henriette toute entière. Si tu ne m’avais dit, il y a un mois, que tu n’as aucun goût pour la musique, je t’aurais dit que je suis maîtresse de cet instrument. Si je te l’avais dit, tu me l’aurais procuré, et je ne me soucie pas de m’amuser dans ce qui peut t’ennuyer.

Pas plus tard que le lendemain je suis allé lui chercher un violoncello ; et il s’en faut bien qu’elle m’ait ennuyé. Il est impossible qu’un homme, qui n’a pas une passion [183r] décidéecn pour la musique, n’en devienne passionné, quand celui qui l’exerce à la perfection est l’objet qu’il aime. La voix humaine125 du violoncello supérieure à celle de tout autre instrument, m’allait au cœur lorsqu’Henriette en jouait, et elle en fut convaincue. Elle me procurait ce plaisir tous les jours, et je lui ai proposé de donner des concerts ; mais elle eut la prudence de ne vouloir jamais y consentir. Malgré cela la destinée devait avoir son cours. Fata viam inveniunt [Les destins trouvent leur voie]126.

Le fatal Du Bois vint le lendemain de son joli souper nous remercier, et en même temps recevoir les éloges que nous fîmes de son concert, de son souper, et des personnages qu’il avait invités.

— Je prévois, madame, la peine que j’aurai à me défendre de l’empressement avec lequel on me priera de vous être présenté.

— Votre peine, monsieur, ne sera pas bien grande ; puisque vous répondrez en deux mots. Vous savez que je ne reçois personne.

Il n’osa plus parler de présentation. J’ai reçu dans ces jours-là une lettre du jeune Capitani dans laquelle il me disait qu’étant possesseur du couteau de S.t Pierre dans la gaine, il était allé chez Francia avec deux savants qui étaient sûrs d’extraire le trésor ; et qu’il était resté surpris de ce qu’il ne l’avait pas reçu. Il me priait de lui écrire, et d’y aller même en personne, si je voulais y avoir ma part. Je ne lui ai pas répondu. Je me suis réjoui de ce que ce bon paysan, n’oubliant pas ma leçon, se trouvait à l’abri des sots, et des imposteurs qui l’auraient ruiné.

Après le souper de Du Bois nous passâmes trois ou quatre semaines plongés dans le bonheur. Dans la douce union de nos cœurs, et de nos âmes, un seul [183v] coinstant vide ne venait jamais nous présenter ce triste échantillon de la misère qu’on appelle bâillement. Notre seul divertissement étranger était une promenade en voiture hors de la ville quand la journée était belle. Ne descendant jamais, n’allant jamais nulle part, personne ni de la ville, ni de la cour avait pu faire connaissance avec nous malgré la grande curiosité qui existait, et les désirs qu’Henriette avait inspirés à tous ceux qui avaient été du souper de Du Bois. Elle était devenue plus courageuse, et moi plus sûr après avoir vu que personne ne l’avait reconnue ni au théâtre, ni au souper. Elle ne craignait de trouver celui qui aurait pu la démasquer qu’entre la noblesse.

Un jour que nous nous promenions hors la porte de Colorno127, nous rencontrâmes l’infant duc avec la duchesse qui retournaient à Parme. Cinquante pas128 après, nous rencontrâmes une voiture où nous vîmes un seigneur avec Du Bois. Dans le moment que nous les aurions dépassés, un de nos chevaux s’abattit. Le seigneur qui était avec Du Bois cria : arrête !cp pour faire aider notre cocher qui pouvait avoir besoin de secours. Noble, et poli, il adressa d’abord le compliment de saison à Henriette, et Du Bois ne perdit pas un seul instant pour lui dire : Madame c’est M. Dutillot. Le mouvement de coutume fut la réponse d’Henriette. Le cheval se releva, et dans une minute nous suivîmes notre chemin. Cette rencontre toute simple ne devait avoir aucune conséquence ; mais en voilà une.

Le lendemain Du Bois vint déjeuner avec nous. Il débuta par nous dire sans le moindre détour que Monsieur Dutillot enchanté que l’heureux hasard lui eût procuré le plaisir de nous connaître, l’avait chargé de nous demander la permission de venir nous voir.

— Madame, ou moi, lui répondis-je sur-le-champ.

— [184r] L’un, et l’autre.

— À la bonne heure, lui repartis-je ; mais un à la fois, car madame, comme vous voyez a sa chambre comme moi la mienne. Je vous dirai donc que pour ce qui me regarde, c’est moi qui courrai chez ce ministre, s’il a quelqu’ordre à me donner, ou quelque chose à me communiquer ; et je vous prie de le lui dire. Pour ce qui regarde madame, la voilà, parlez avec elle. Je ne suis, mon cher M. Du Bois que son très humble serviteur.

Henriette alors d’un air serein et très poli dit à M. Du Bois de remercier M. Dutillot, et de lui demander en même temps s’il la connaissait.

— Je suis sûr madame qu’il ne vous connaît pas.

— Voyez-vous ? Il ne me connaît pas, et il veut me faire une visite. Convenez que si je le recevais, je me déclarerais pour aventurière. Dites-lui, que quoique personne ne me connaisse, je ne le suis pas ; et qu’ainsi je ne peux pas avoir le plaisir de le recevoir.

Du Bois, s’apercevant du faux pas qu’il avait fait, resta muet ; et dans les jours suivants nous ne lui demandâmes pas comment le ministre avait reçu notre réponse.

Deux ou trois autres semaines après, la cour étant à Colorno, on donna, je ne me souviens pas à quelle occasion, une superbe fête, où il était permis à tout le monde de se promener dans les jardins, qui devaient être illuminés pendant toute la nuit. Du Bois nous ayant beaucoup parlé de cette fête qui était publique, l’envie d’y aller nous vint, et Du Bois même nous y accompagna dans notre voiture. Nous y fûmes la veille, et nous nous logeâmes à l’auberge.

Vers le soir nous fûmes nous promener dans les [184v] jardins où par hasard les souverains s’y trouvaient avec grande suite. Madame l’infante fut la première qui suivant l’usage de la cour de France fit la révérence à Henriette d’abord qu’elle l’aperçut allant toujours son chemin. J’ai alors observé un chevalier de S. Louis129, qui se tenait à côté de D. Philippe, regarder Henriette avec grande attention. Retournant sur nos pas, nous rencontrâmes à la moitié de l’allée ce même chevalier, qui après nous avoir fait une révérence d’excuse, pria Du Bois d’entendre un mot qu’il avait à lui dire. Ils se parlèrent pendant un quart d’heure toujours nous suivant. Nous allions sortir lorsque ce chevalier, allongeant le pas, après m’avoir très poliment demandé excuse, demanda à Henriette s’il avait l’honneur d’être connu d’elle.

— Monsieur je n’ai pas l’honneur de vous connaître.

— Madame, je suis d’Antoine130.

— Je ne me rappelle pas, monsieur, d’avoir jamais eu l’honneur de vous voir.

— Cela suffit, madame : je vous supplie de me pardonner.

Du Bois nous dit que ce monsieur, qui n’avait aucun emploi à la cour, n’étant que l’ami intime de l’infant, l’avait prié de le présenter à Madame croyant de la connaître. Il lui avait dit qu’elle s’appelait d’Arci, et que s’il la connaissait, il n’avait pas besoin de lui pour aller lui faire une visite. M. d’Antoine lui avait répondu que le nom d’Arci ne lui étant pas connu, il n’aurait pas voulu se tromper ; et dans cette incertitude voulant s’éclaircir, il s’était présenté lui-même. Ainsi, disait Du Bois, actuellement qu’il sait que madame ne le connaît pas, il doit être convaincu qu’il se trompait.

[185r] Après souper, Henriette me semblant inquiète, je lui ai demandé si elle avait fait semblant de ne pas connaître M. d’Antoine.

— Point de semblant. Je connais son nom. C’est une famille illustre en Provence ; mais sa personne m’est inconnue.

— Se peut-il qu’il te connaisse ?

— Il se peut qu’il m’ait vuecq ; mais certainement il ne m’a jamais parlé, car je l’aurais reconnu.

— Cette rencontre m’inquiète, et il me paraît que tu n’y es pas indifférente. Quittons Parme, si tu veux, et allons à Gênes ; et quand mon affaire sera accommodée, nous irons à Venise.

— Oui, mon cher ami, nous serons alors plus tranquilles. Mais je crois qu’il n’est pas nécessaire que nous nous pressions.

Le lendemain nous vîmes les mascarades131, et le surlendemain nous retournâmes à Parme. Deux ou trois jours après, le jeune valet Caudagna me remit une lettre me disant que le coureur qui l’avait portée se tenait dehors pour recevoir la réponse. Cette lettre, dis-je à Henriette, m’inquiète.

Elle me la prend, et après l’avoir lue elle me la rend, me disant qu’elle croyait M. d’Antoine homme d’honneur, et que par conséquent nous n’avions rien à craindre. Voici la lettre : « Ou chez vous, monsieur, ou chez moi, ou où vous voudrez, à telle heure que vous me nommerez, je vous prie de me mettre à portée de vous dire quelque chose, qui doit vous intéresser beaucoup. J’ai l’honneur d’être V. t. h. et t. O.132 etc. d’Antoine. À M. de Farussi. »

— Je crois, dis-je à Henriette, que je dois l’entendre ; mais où ?

— Ni ici, ni chez lui ; mais au jardin de la cour. Ta réponse ne doit contenir que l’heure que [185v] tu veux lui donner.

En conséquence de cet avis, je lui ai écrit que je seraiscr à onze heures et demie dans la première allée du jardin ducal, le priant de me donner une autre heure si celle que je lui marquais lui était incommode. Après m’être habillé, et avoir attendu l’heure, je suis allé à l’endroit du rendez-vous. Nous voulions nous paraître intrépides ; mais nous avions tous les deux le même pressentiment. Il nous tardait de savoir de quoi il s’agissait.

À onze heures et demie, j’ai trouvé sur l’allée indiquée M. d’Antoine tout seul.

— J’ai été forcé, me dit-il, à me procurer l’honneur que vous me faites, parce que je n’ai pu trouver un autre moyen plus sûr de faire parvenir à madame d’Arci cette lettre. Je dois vous prier de la lui remettre, et de ne pas trouver mauvais si je vous la donne cachetée. Si je me trompe, ce n’est rien ; et ma lettre ne vaudra pas même la peine d’une réponse ; mais si je ne me trompe pas, la seule dame doit être la maîtresse de vous la laisser lire. Par cette raison elle est cachetée. Ce qu’elle contient, si vous êtes vrai ami de Madame, doit vous intéresser autant qu’elle. Puis-je être sûr que vous la lui remettrez ?

— Monsieur je vous en donne ma parole d’honneur.

Après avoir redit à Henriette les mêmes paroles que M. d’Antoine m’avait dites, je lui ai remis la lettre qui remplissait quatre pages. Elle me dit, après l’avoir lue, que l’honneur de deux familles ne lui permettait pas de me la laisser lire, et qu’elle se voyait forcée à recevoir M. d’Antoine, qui était son parent comme elle venait de l’apprendre.

— Ainsi, lui [186r] dis-je, voilà le commencement du dernier acte. Malheureux ! Quelle catastrophe133 ! Notre bonheur s’achemine à sa fin. Quel besoin avions-nous de rester si longtemps à Parme ? Quel aveuglement de ma part ! Dans les conjonctures présentes il n’y avait pas dans toute l’Italie un endroit plus à craindre que celui-ci, et je lui ai donné la préférence sur tout le reste de la terre, car, la France exceptée, comme je le crois, personne ne t’aurait vraisemblablement connue nulle part. Malheureux d’autant plus que c’est entièrement ma faute, car tu n’avais autre volonté que la mienne, et tu ne m’as jamais cachécs tes craintes. Mais pouvais-je commettre une faute plus grossière que celle de permettre à Du Bois notre accès ? Je devais prévoir que cet homme à la fin réussirait à satisfaire àct sa curiosité, curiosité trop naturelle pour que je puisse lui en faire un crime, et quicu d’ailleurs n’aurait jamais existé, si je ne l’eusse fait naître, et élevée après lui ayant accordé un plein accès. Mais à quoi sert penser134 à tout ceci actuellement qu’il n’est plus temps ? Je prévois tout ce que je peux imaginer de plus affligeant.

— Hélas ! Mon cher ami, je te prie de ne rien prévoir. Disposons-nous seulement à être supérieurs à tout événement. Je ne répondrai pas à cette lettre. C’est toi qui dois lui écrire de venir ici demain à trois heures dans son équipage, et se faisant annoncer. Tu seras avec moi quand je le recevrai ; mais un quart d’heure après, tu te retireras dans ta chambre sous quelque prétexte. Monsieur d’Antoine sait toute mon histoire, et mes torts, mais aussi mes raisons, qui l’obligent en qualité d’honnête homme à me garantir de tout affront, et il ne fera rien que de concert avec moi, et s’il pensera à s’écarter des lois que je lui dicterai, je n’irai pas en France : nous [186v] irons passer ensemble où tu voudras tout le reste de nos jours. Oui, mon cher ami. Mais songe que des circonstances fatales peuvent nous faire envisager le meilleur parti dans notre séparation, et que pour lors nous devons prendre ce parti de façon à pouvoir espérer de ne pas devenir malheureux. Fie-toi à moi. Sois sûr que je saurai me ménager tout le bonheur, qu’on peut imaginer entre les possibles, si je me vois réduite à devoir penser à vivre sans toi. Tu auras le même soin pour ta vie à venir, et je suis sûre que tu réussiras ; mais en attendant éloignons de nous, tant que nous pouvons, la tristesse. Si nous fussions partis il y a trois jours, nous aurions peut-être mal fait ; car M. d’Antoine se serait peut-être déterminé à donner à ma famille une marque de son zèle, faisant sur ma demeure des perquisitions qui auraient pu m’exposer à des violences que ta tendresse n’aurait pas pu souffrir ; et pour lors Dieu sait ce qui serait arrivé.

J’ai fait tout ce qu’elle a voulu ; mais dès ce moment notre amour commença à devenir triste ; et la tristesse est une maladie qui le mène à la mort. Nous restions souvent une heure entière l’un vis-à-vis de l’autre sans nous dire une seule parole.

Le lendemain, à l’arrivée de M. d’Antoine j’ai exactement suivi l’instruction qu’elle m’avait donnée. J’ai passé tout seul, faisant semblant d’écrire, six heures très ennuyeuses. Ma porte étant ouverte, le même miroir moyennant lequel je les voyais, pouvait aussi faire qu’ils me vissent. Ils employèrent ces six heures à écrire, interrompant souvent ce que l’un ou l’autre écrivait par des discours, qui devaient être décisifs. Je ne pouvais rien prévoir que de très triste.

Après le départ de M. d’Antoine, Henriette vint [187r] à ma table ; et elle fit un sourire quand elle s’aperçut que j’observais ses yeux qui étaient gros.

— Veux-tu, me dit-elle, que nous partions demain ?

— Je le veux bien. Où irons-nous ?

— Où tu voudras ; mais nous serons ici de retour dans quinze jours.

— Ici ?

— Hélas ! Oui. J’ai donné ma parole d’être ici au moment qu’arrivera une réponse à la lettre que j’ai écrite. Je peux t’assurer que nous n’avons aucune violence à craindre. Mais, mon cher ami, je ne peux plus me souffrir dans cette ville.

— Hélas ! Je la déteste. Veux-tu que nous allions à Milan ?

— Fort bien à Milan.

— Et puisque nous devons retourner ici Caudagna, et sa sœur peuvent venir avec nous.

— C’est fort bien.

— Laisse-moi faire. Ils auront une voiture à eux, où ils porteront ton violoncello ; mais il me semble que tu dois faire savoir à M. d’Antoine où tu vas.

— Il me semble au contraire que je ne dois lui en rendre aucun compte. Tant pis pour lui s’il pourra douter de mon retour. C’est bien assez que je lui aie promis d’être ici.

Le lendemain matin j’ai acheté une malle, où elle mit tout ce qu’elle jugea lui être nécessaire, et nous partîmes suivis par nos domestiques, après avoir dit à Andremont de fermer notre appartement.

À Milan nous passâmes quatorze jours ne nous occupant que de nous-mêmes sans jamais sortir, sans être vus de personne excepté de deux tailleurs, un d’homme qui me fit un habit, et un de femme qui lui fit deux robes d’hiver. Je lui ai aussi donné une pelisse de loup-cervier qui lui fut très chère. Une délicatesse, qui me plut aussi très fort dans Henriette, c’est qu’elle ne m’a jamais fait la moindre question sur l’état de ma bourse. J’eus [187v] celle de ne lui jamais donner motif de croire qu’elle fût épuisée. À notre retour à Parme j’avais encore trois ou quatre cents sequins135.

Le lendemain de notre retour M. d’Antoine vint sans façon dîner avec nous, et après le café je me suis retiré comme la première fois. Leur conférence dura autant que celle où Henriette s’était déterminée, et après le départ du chevalier elle vint me dire que c’en était fait, que sa destinée ordonnait que nous nous séparassions.

— Quand ?, lui dis-je, la serrant entre mes bras, et mêlant mes larmes aux siennes.

— D’abord que nous serons arrivés à Genève, où tu me conduiras. Tu penseras demain à me trouver une femme de bonne mine, avec laquelle je me rendrai en France dans la ville où je dois aller.

— Nous vivrons donc encore ensemble quelques jours ? Mais je ne connais que Du Bois qui puisse te trouver une femme de bonne apparence, et je suis fâché que par cette même femme l’homme curieux pourra peut-être savoir ce que tu ne voudrais pas qu’il sût.

— Il ne saura rien, car en France j’en trouverai une autre.

Du Bois se crut beaucoup honoré par cette commission, et en trois ou quatre jours il vint présenter lui-même à Henriette une femme d’un certain âge, et assez bien mise, qui étant pauvre se croyait heureuse d’avoir trouvé une occasion de retourner en France. C’était une veuve d’officier mort depuis peu. Henriette lui dit de se tenir prête à partir [188r] d’abord que M. Du Bois le lui ferait savoir. La veille de notre départ M. d’Antoine après avoir dîné avec nous, donna à lire à Henriette une lettre pour Genève qu’il cacheta après, et qu’elle mit dans sa poche.

Nous partîmes de Parme à l’entrée de la nuit, et ne nous arrêtâmes à Turin que deux heures pour prendre un domestique fait pour nous servir jusqu’à Genève. Le lendemain nous montâmes le Mont-Cenis en chaise à porteurs, et nous descendîmes à la Novalaise136 nous faisant ramasser137. Le cinquième jour, nous arrivâmes à Genève, et nous allâmes nous loger aux balances138. Henriette le lendemain me donna une lettre adressée au banquier Tronchin139, qui à peine l’eut-il lue me dit qu’il viendrait en personne aux balances me remettre mille louis140.

Nous étions encore à table quand il parut pour s’acquitter de ce devoir, et pour dire en même temps à Henriette qu’il lui donnerait deux hommes, dont il répondrait. Elle lui dit qu’elle partirait d’abord qu’il les lui présenterait ; et qu’elle aurait la voiture dont elle avait besoin, comme il devait l’avoir appris par la lettre que je lui avais remise. Après l’avoir assurée qu’elle aurait tout le lendemain il partit, et nous restâmes seuls l’un vis-à-vis de l’autre mornes et pensifs, comme l’on est quand la plus profonde tristesse accable l’esprit.

J’ai rompu le silence pour lui dire qu’il était impossible que la voiture que Tronchin lui fournirait fût plus commode que la mienne, et que cela étant, elle me ferait plaisir la gardant pour elle, et me cédant celle que le banquier lui donnerait ; et elle y consentit. En même temps elle me donna cinq rouleaux de cent [188v] louis chacun, les mettant elle-même dans ma poche, faible consolation à mon cœur trop accablé par une si cruelle séparation. Nous ne nous trouvâmes dans les dernières vingt-quatre heures riches d’autre éloquence que de celle que les soupirs, les larmes, et les plus tendres embrassements fournissent à deux amants heureux qui se voient parvenus à la fin de leur bonheur, et qui forcés par la raison sévère doivent y consentir.

Henriette pour calmer ma douleur ne me flatta de rien. Elle me pria de ne pas m’informer d’elle, et de faire semblant de ne pas la connaître, si voyageant jamais en France je la trouvais quelque part. Elle me donna une lettre à remettre à Parme à M. d’Antoine, oubliant de me demander si je comptais y retourner ; mais je m’y suis déterminé sur-le-champ. Elle me pria de ne partir de Genève qu’après que j’aurais reçu une lettre qu’elle m’écrirait du premier endroit où elle s’arrêterait pour changer de chevaux. Elle partit à la pointe du jour, ayant près d’elle sa femme de compagnie, un laquais assis sur le siège du cocher, et un autre qui la précédait à cheval. Je ne suis remonté dans notre chambre qu’après avoir suivi des yeux la voiture, et longtemps après l’avoir perdue de vue. Après avoir ordonné au sommelier de ne venir dans ma chambre que lorsque les chevaux qui menaient Henriette seraient de retour, je me suis mis au lit espérant que le sommeil viendrait au secours de mon âme que la douleurcv accablait, et que mes larmes ne pouvaient pas soulager.

Le postillon de retour de Chatillon141 ne revint [189r] que le lendemain. Il me remit une lettre d’Henriette dans laquelle je n’ai trouvé que ce seul mot : Adieu. Il me dit qu’il ne lui était arrivé aucun accident, et qu’elle avait poursuivi son voyage prenant la route de Lyon. Ne pouvant partir que le lendemain, j’ai passé tout seul dans ma chambre une des plus tristes journées de ma vie. J’ai vu écrit sur unecw des vitres des deux fenêtres qu’il y avait : Tu oublieras aussi Henriette. Elle avait écrit ces mots à la pointe d’un petit diamant en bague que je lui avais donnée. Cette prophétie n’était pas faite pour me consoler ; mais quelle étendue donnait-elle au mot oublier ? Pour dire vrai, elle ne pouvait entendre sinon que142 la plaie se cicatriserait, et cela étant naturel, ce n’était pas la peine de me faire une prédiction affligeante. Non. Je ne l’ai pas oubliée, et je me mets du baume dans l’âme toutes les fois que je m’en souviens. Quand je songe que ce qui me rend heureux dans ma vieillesse présente est la présence de ma mémoire, je trouve que ma longue vie doit avoir été plus heureuse que malheureuse, et après en avoir remercié Dieu cause de toutes les causes, et souverain directeur, on ne sait pas comment, de toutes les combinaisons, je me félicite.

Le lendemain je suis parti pour l’Italie avec un domestique que M. Tronchin m’a donné. Malgré la mauvaise saison j’ai pris la route du S.t Bernard que j’ai passé en trois jours sur sept mulets nécessaires pour nous pour ma malle, et pour la voiture qui était destinée à ma chère amie. Un homme accablé par une grande douleur a l’avantage que rien ne lui paraît pénible. C’est une espèce de désespoir ; qui a aussi quelque douceur. Je ne sentais ni la faim, [189v] ni la soif, ni le froid qui gelait la nature sur cette affreuse partie des alpes. Je suis arrivé à Parme en assez bonne santé allant exprès me loger dans une mauvaise auberge au pied du pont, où je fus fâché de trouver M. de la Haye logé dans une petite chambre contiguë à celle que l’hôte m’a donnée. Surpris de me voir là, il me fit un long compliment tendant à me faire parler ; mais je ne lui ai répondu autre chose sinon que j’étais fatigué, et que nous nous verrions.

Le lendemain, je ne suis sorti que pour aller remettre à M. d’Antoine la lettre d’Henriette. Ayant trouvé la décachetant une lettre adressée à moi, il me la remit sans la lire. Mais cette lettre étant décachetée, il songea que l’intention d’Henriette devait être qu’il la lût, et il m’en demanda la permission après que je l’avais lue à voix basse. Il me dit, me la rendant que je pouvais disposer de lui, et de tout son crédit en toute occasion. Voici la copie de la lettre qu’Henriette m’écrivait :

« C’est moi, mon unique ami, qui a dû te délaisser. N’augmente pas ta douleur pensant à la mienne. Imaginons-nous que nous avons fait un agréable songe, et ne nous plaignons pas de notre destin, car jamais un songe si agréable ne fut si long. Vantons-nous d’avoir su nous rendre parfaitement heureux trois mois de suite : il n’y a guère de mortels qui puissent en dire autant. Ne nous oublions donc jamais, et rappelons souvent à notre esprit nos amours pour les renouveler dans nos âmes, qui quoique séparées en jouiront avec encore plus de vivacité. Ne t’informe pas de moi, et si le hasard te fait parvenir à savoir qui je suis, sois comme si tu l’ignorais. Sache, mon cher ami, [190r] que j’ai si bien mis ordre à mes affaires que je serai pour tout le reste de ma vie heureuse tant que je pourrai l’être sans toi. Je ne sais pas qui tu es ; mais je sais que personne au monde ne te connaît mieux que moi. Je n’aurai plus d’amants dans toute ma vie à venir ; mais je souhaite que tu ne penses pas d’en faire de même. Je désire que tu aimes encore, et même que tu trouves une autre Henriette. Adieu. »

Le lecteur verra où, et comme j’ai trouvé Henriettecx quinze ans après143.

D’abord que je me suis vu seul dans ma chambre, je n’ai su faire autre chose que me mettre au lit, après m’être enfermé, sans me soucier de m’ordonner à manger. C’est l’effet d’une grande tristesse. Elle assoupit ; elle ne donne pas envie à celui qu’elle accable de se tuer, car elle empêche la pensée ; mais elle ne lui laisse la moindre faculté de faire quelque chose pour vivre. Je me suis trouvé dans un état pareil six ans après ; mais non pas par cause d’amour, quand on m’a mis sous les plombs, etcy vingt l’année 1768 à Madrid, quand on m’a mis en prison à Buon Retiro144.

Au bout de vingt-quatre heures, je n’ai pas trouvé mon épuisement désagréable ; la pensée même que s’augmentant il pourrait me coûter la vie ne me parut pas consolante ; mais elle ne m’effraya pas. J’étais bien aise de voir que personne ne venait m’importuner à ma chambre pour me demander si je voulais manger quelque chose. J’étais bien aise d’avoir congédié à peine arrivé le domestique qui m’avait servi en passant les alpes. Au bout d’une diète de quarante-huit heures ma langueur était de conséquence.

Ce fut de la Haye qui dans cette détresse vint frapper [190v] à ma porte. Je ne lui aurais pas répondu, si en frappant il ne m’eût dit qu’on avait absolument besoin de me parler. Je vais lui ouvrir ma porte, et je me remets au lit.

— Un étranger, me dit-il, qui a besoin d’une voiture voudrait acheter la vôtre.

— Je ne veux pas la vendre.

— Je vous prie donc d’excuser ; mais vous me paraissez fort malade.

— Oui : j’ai besoin qu’on me laisse tranquille.

— Quelle est donc votre maladie ?

Il m’approche, il a de la peine à trouver mon pouls, il s’inquiète, il me demande ce que j’avais mangé la veille ; et d’abord qu’il apprend que rien n’était entré dans mon estomac depuis deux jours, il s’imagine la vérité, et il s’alarme. Il me conjure de prendre un bouillon avec tant de douceur qu’il me persuade. Puis, sans jamais me parler d’Henriette, il me fait un sermon sur la vie à venir, et sur la vanité de la mortelle que cependant nous devions nous conserver puisque nous n’étions pas les maîtres de nous en priver. Je ne lui réponds rien ; mais déterminé à ne pas me quitter, il ordonne un petit dîner trois ou quatre heures après, et m’ayant vu manger, il chanta victoire, et il m’amusa tout le reste de la journée avec les nouvelles du jour.

Le lendemain je l’ai priécz de me tenir compagnie à dîner, et songeant que je lui devais la vie, je l’ai pris en amitié ; mais en peu de temps mon affection parvint à son comble par l’événement dont je vais informer mon lecteur en détail.

Deux ou trois jours après, Du Bois, auquel de la Haye avait tout dit, vint me voir, et j’ai commencé à sortir. Je suis allé à la comédie où j’ai fait connaissance avec des officiers corses, qui avaient servi dans le régiment royal italien au service de France145, et avec un jeune Sicilien qui s’appelait Paterno, insigne étourdi. Ce jeune homme étant amoureux [191r] d’une actrice qui se moquait de lui, me divertissait me faisant la description de ses qualités adorables, et en même temps de ses cruels procédés avec lui qu’elle recevait dans sa maison ; mais qu’elle repoussait toutes les fois qu’il voulait lui donner des marques de tendresse. Elle le ruinait lui faisant dépenser beaucoup dans des dîners, et des soupers en famille nombreuse sans cependant lui en tenir aucun compte.

Après avoir bien examiné cette femme sur le théâtre, et lui avoir trouvé quelque mérite, j’en suis devenu curieux, et Paterno me conduisit avec plaisir chez elle. L’ayant trouvée d’un commerce aisé, et sachant qu’elle était pauvre, je n’ai pas douté d’obtenir ses faveurs moyennant quinze ou vingt sequins146. J’ai communiqué mon projet à Paterno, qui me répondit en riant qu’elle ne me recevrait plus chez elle, si j’osais lui faire cette proposition. Il me nomma des officiers qu’elle n’avait plus voulu voir après qu’ils lui eurent fait des propositions pareilles ; mais il me dit qu’il serait enchanté que j’en fisse l’essai, et qu’après je lui donnasse sincèrement des nouvelles de la chose. Je lui ai promis que je l’informerais de tout.

Ce fut dans la loge où elle s’habillait pour jouer la comédie, qu’étant seul avec elle, et l’entendant louer ma montre je la lui ai offerte pour prix de ses faveurs. Elle me répondit, me la rendant, conformément au catéchisme de son métier. Un honnête homme, me dit-elle, ne peut faire des propositions pareilles qu’à des catins. Je l’ai quittéeda lui disant qu’aux catins je ne proposais qu’un ducat147.

Quand j’ai rendu compte à Paterno de cette petite histoire, je l’ai vu triomphant ; mais ses instances furent vaines ; je n’ai plus voulu être de ses soupers ; soupers très [191v] ennuyeux, où toute la famille de l’actrice se moquait en mangeant de la bêtise de la dupe qui les payait.

Sept ou huit jours après, Paterno me dit que l’actrice lui avait conté l’affaire précisément comme je la lui avais communiquée, et qu’elle avait ajouté que je n’allais plus chez elle de peur qu’elle ne me prît au mot, si je lui faisais une autre fois la même proposition. J’ai chargé l’étourdi de lui dire que j’irais encore chez elle non seulement sûr de ne plus lui faire la même proposition ; mais certain de ne pas vouloir d’elle quand même elle voudrait se donner à moi pour rien.

Ce jeune homme rapporta si bien mes paroles que l’actrice piquée le chargea de me défier à y aller. Bien déterminé à la convaincre que je la méprisais, je suis retourné dans sa loge à la fin du second acte d’une pièce où elle avait fini de jouer. Après avoir congédié quelqu’un qui était avec elle, elle me dit qu’elle avait quelque chose à me dire.

Elle ferma sa porte, puis s’asseyant sur mes genoux, elle me demanda s’il était vrai que je la méprisasse si fort. Ma réponse fut courte. Je suis allé au fait, et sans penser à marchander, elle se rendit à discrétion. Étant cependant, comme toujours, la dupe du sentiment, éternellement hors de saison quand un homme d’esprit a affaire à des femmes de cette espèce, je lui ai donné vingt sequins qu’elle aima beaucoup plus que ma montre. Nous rîmes après ensemble de la bêtise de Paterno qui ignorait comment les défis de cette espèce finissaient.

Je lui ai dit le lendemain que je m’étais ennuyé, et que je n’irais plus chez elle, et, n’en étant plus curieux, telle était mon intention ; mais la raison qui m’obligea [192r] à lui tenir parole fut que trois jours après je me suis trouvé régalé par la pauvre malheureuse comme naguère je l’avais été par la prostituée chez d’O-Neilan. Bien loin de me trouver en droit de me plaindre, je me suis trouvé justement puni de m’être si vilainement perdu après avoir appartenu à une Henriette.

J’ai cru de devoir me confier à M. de la Haye, qui dînait avec moi tous les jours, ne me cachant pas sa pauvreté. Cet homme, respectable, par son âge, et par son expérience, me mit entre les mains d’un chirurgien nommé Frémon, qui était aussi dentiste. Certains symptômes à lui connus le déterminèrent à me faire passer le grand remède148. Cette cure à cause de la saison m’obligea à passer six semaines dans ma chambre.

1749db. Mais dans ces six semaines j’ai gagné avec la compagnie de de la Haye une maladie beaucoup plus mauvaise que la v…..149, et dont je ne me croyais pas susceptible. De la Haye, qui ne me quittait qu’une seule heure le matin pour aller faire ses dévotions à l’église, me fit devenir dévot, et tellement que je convenais avec lui que je devais me reconnaître pour heureux d’avoir gagné une maladie, qui avait porté le salut dans mon âme. Je remerciais Dieu de bonne foi de s’être servi du Mercure pour conduire mon esprit auparavant environné de ténèbres à la lumière de la vérité. Ce n’est pas douteux que ce changement de système dans ma raison vint du Mercure. Ce métal impur, et toujours très dangereux affaiblit tellement mon esprit que j’ai cru d’avoir très mal raisonné jusqu’à ce moment-là. Je me suis trouvé décidé à mener une tout autre vie après ma guérison. De la Haye pleurait souvent [192v] avec moi de consolation150, me voyant pleurer par un vrai effet de la contrition qu’il avait eu l’inconcevable adresse d’introduire dans ma pauvre âme malade. Il me parlait du paradis, et des affaires de l’autre monde, comme s’il y avait été en personne, et je ne me moquais pas de lui. Il m’avait accoutumé à renoncer à ma raison, où151 pour y renoncer ildc fallait être bête. On ne savait pas, me dit-il un jour, si Dieu avait créé le monde dans l’équinoxe du printemps ou dans celui d’Automne. La création supposée, lui ai-je répondu, malgré le Mercure, la question devient puérile, car on ne peut établir la saison que relativement à une partie de la terre. De la Haye me persuadait que je devais finir de raisonner ainsi, et je me rendais. Cet homme avait été jésuite ; mais non seulement il ne voulait pas en convenir ; mais il ne voulait pas souffrir qu’on lui en parlât. Voici le discours avec lequel il mit un jour le comble à la séduction :

Après avoir été élevé à l’école, avoir cultivé les sciences, et les arts avec quelque succès, et avoir passé vingt ans employé à l’université de Paris, j’ai servi à l’armée dans le génie152, et j’ai donné des ouvrages au public sans y mettre mon nom, dont on se sert aujourd’hui dans toutes les écoles pour instruire la jeunesse. N’étant pas riche, j’ai entrepris l’éducation de plusieurs garçons, qui brillent aujourd’hui dans le monde plus encore par leurs mœurs que par leurs talents. Mon dernier élève est le marquis Botta153. Actuellement, n’ayant point d’emploi, je vis comme vous voyez confiant en Dieu. Il y a quatre ans que j’ai connu le baron de Bavois154 jeune Suisse, natif de Lausanne, fils du général de ce nom, qui avait un régiment au service du duc de Modène ; et qui ensuite eut le malheur de faire trop parler de lui155. Le jeune baron, calviniste [193r] comme son père, n’aimant pas la vie oisive qu’il aurait pu passer chez lui, me sollicita156 à lui donner les mêmes instructions que j’avais données au marquis Botta pour s’adonner au métier de la guerre. Enchanté de pouvoir cultiver son noble penchant, je quittai toute autre occupation pour être tout à lui. Dans les discours que je faisais avec le jeune homme j’ai adroitement découvert qu’il savait que sur l’article de la religion il vivait dans l’erreur. Il ne s’y tenait que par les égards qu’il devait à sa famille. Après lui avoir arraché son secret, je lui ai facilement fait voir qu’il s’agissait de sa principale affaire, puisque le salut éternel en dépendait. Frappé par cette vérité, il s’abandonna à ma tendresse. Je l’ai conduit à Rome, et je l’ai présenté à Benoît XIV, qui après son abjuration lui fit donner un emploi dans lesdd troupes du duc de Modène, où il est actuellement en qualité de lieutenant. Mais ce cher prosélyte157 qui maintenant n’a que vingt-cinq ans, n’ayant que sept sequins par mois158, n’a pas assez pour vivre. Le changement de religion fait qu’il ne reçoit rien de ses parents, auxquels son apostasie fait horreur. Il se verrait forcé à retourner à Lausanne, si je ne le soutenais. Mais hélas ! Étant moi-même pauvre, et sans emploi, je ne peux le soutenir que des aumônes que je lui procure en puisant dans les bourses des bonnes âmes que je connais. Mon élève, ayant un cœur reconnaissant, voudrait bien connaître ses bienfaiteurs ; mais ils ne veulent pas être connus, et ils ont raison, car l’aumône cesse d’être un œuvre159 méritoire, si celui qui la fait ne sait pas la rendre exempte de toute vanité. Pour moi, Dieu merci, je n’ai pas motif d’en avoir. Je suis trop heureux de pouvoir servir de [193v] père à un jeune prédestiné160, et d’avoir eu part, en qualité de faible instrument, au salut de son âme. Ce bon, et beau garçon n’a confiance qu’en moi. Il m’écrit deux fois par semaine. La discrétion ne me permet pas de vous donner à lire ses lettres ; mais vous pleureriez si vous les lisiez. Ce fut à lui que j’ai envoyé avant-hier les trois louis que je vous ai pris.

De la Haye à la fin de ce discours s’est levé pour aller se moucher près de la fenêtre, et essuyer vite ses larmes. Me sentant ému, et admirateur de tant de vertu de la Haye, comme de son élève le baron, qui pour sauver son âme s’était réduit à l’aumône, j’ai pleuré aussi. Dans ma piété naissante, j’ai dit à l’apôtre que non seulement je ne voulais pas que le baron sût que le secours lui venait de moi ; mais que je ne voulais pas même savoir combien je lui donnais : et que par conséquent je le priais de prendre de ma bourse ce qui pouvait lui être nécessaire sans m’en rendre aucun compte. De la Haye alors vint à bras ouverts à mon lit, et me dit en m’embrassant qu’en suivant ainsi l’évangile à la lettre, je me frayais le sûr chemin pour parvenir au royaume des cieux.

L’esprit suit le corps. À estomac vide161 je suis devenu fanatique : le Mercure dut avoir fait un creux dans la région de mon cerveau où l’enthousiasme162 s’était logé. J’ai commencé à l’insu de de la Haye à écrire des lettres à M. de Bragadin, et aux deux autres amis sur cet homme, et sur son élève qui leur communiquèrent tout mon fanatisme. Le lecteur sait que cette maladie de l’esprit est épidémique. Je leur ai insinué que le grand bien de notre société dépendait de l’acquisition de ces deux personnages. Dieu, leur dis-je, veut que vous employiezde toutes vos forces à trouver à Venise où placer honorablement [194r] M. de la Haye, et le jeune Bavois dans le militaire.

M. de Bragadin m’écrivit que de la Haye pouvait loger avec nous dans son palais ; et que Bavois pouvait écrire au pape son protecteur, le suppliant de le recommander à l’ambassadeur de Venise163, qui dans les circonstances actuelles écrivant au sénat le désir du Saint père, il pouvait être sûr d’être placé. On traitait alors l’affaire du patriarcat d’Aquilée164, et la république, qui en était en possession, comme la maison d’Autriche qui réclamait le jus eligendi [droit de suffrage]165 en avait fait arbitre Benoît XIV. C’était évident que le sénat aurait prêté la plus grande attention au désir du pontife, qui n’avait pas encore prononcé166.

Quand j’ai eu cette réponse décisive j’ai communiqué à de la Haye tout mon manège ; et je l’ai vu étonné. Il saisit dans l’instant toute la vérité, et la force du raisonnement du vieux sénateur Bragadin, et il envoya à son cher Bavois une superbe lettre écrite en latin pour qu’il la copiât, et l’adressât d’abord à sa sainteté, se tenant pour certain qu’il obtiendrait la grâce qu’il demandait. Il ne s’agissait que d’une recommandation.

Dans le même temps qu’on traitait cette affaire, et qu’on attendait de Venise une lettre par laquelle nous aurions appris l’effet de la recommandation du pontife, une petite aventure comique qui m’arriva, ne déplaira pas peut-être à mon lecteur.

Au commencement du mois d’avril167, parfaitement guéri des blessures de Vénus, et remis dans ma première vigueur, allant toute la journée avec mon convertisseur168 aux églises, et aux sermons, j’allais aussi avec lui passer la soirée au café, où il y avait assez bonne compagnie en officiers. Celui qui divertissait l’assemblée par des fanfaronnades [194v] était un Provençal portant uniforme qui contait ses exploits militaires qui l’avaient distingué au service de plusieurs puissances, et principalement de l’Espagne. Pour le maintenir en haleine tout le monde faisait semblant de lui croire. Comme je le regardais attentivement, il me demanda si je le connaissais. Pardieu, lui dis-je, comment ne vous connaîtrais-jedf pas tandis que nous nous trouvâmes ensemble à la bataille d’Arbella169 ?

À ces mots toute la compagnie éclata de rire ; mais le fanfaron dit avec vivacité qu’il n’y avait pas de quoi rire puisqu’il y avait été, et il lui paraissait déjà de me reconnaître. Il me nomma alors le régiment où nous servions, et après nous être embrassés nous finîmes par un compliment réciproque sur le bonheur que nous avions de nous revoir à Parme. Après cette plaisanterie je retournai à mon auberge avec de la Haye.

Le lendemain, j’étais encore à table avec lui dans ma chambre, lorsque j’ai vu entrer le fanfaron qui, sans ôter son chapeau, me dit : Mons d’Arbella j’ai quelque chose d’important à vous dire, ainsi dépêchez-vous vite, et sortons ensemble ; et si vous avez peur prenez avec vous qui vous voudrez : je suis bon pour une douzaine.

Je me lève vite, et empoignant un pistolet je lui dis que personne n’avait le droit de venir interrompre ma paix dans ma chambre : je lui ordonne de s’en aller. Mon homme alors tire son épée me défiant à l’assassiner ; mais de la Haye, ayant frappé des pieds sur le sol, fit que l’hôte monta menaçant l’officier d’envoyer chercher la garde s’il ne partait pas. Il partit disant que je l’avais insulté en public, et qu’il auraitdg [195r] soin que la satisfaction que je lui devais fût publique.

Après son départ, voyant que cette plaisanterie pouvait avoir des conséquences tragiques, je raisonnais avec de la Haye sur les moyens d’y remédier ; mais nous n’eûmes pas besoin de raisonner longtemps. Une demi-heure après, un officier de D. Philippe vint m’ordonner de passer d’abord à la grande garde où M. de Bertolan major de la place avait à me parler. J’ai prié de la Haye de m’y accompagner en qualité de témoin tant de ce que j’avais dit au café, comme de la façon, dont l’homme était venu m’attaquer dans ma propre chambre.

J’ai trouvé le major de la place avec quatre ou cinq officiers entre lesquels j’ai vu l’officier en question.

M. de Bertolan, qui avait de l’esprit, fit un petit sourire me voyant ; puis dans le plus grand sérieux il me dit, que m’étant moqué en public de l’officier que je voyais là, il avait raison d’exiger une satisfaction publique, et que lui major de la place était en devoir de m’obliger à la lui donner pourdh faire finir le tout à l’amiable.

— Il n’y a pas question, monsieur le major, de satisfaction, puisqu’il n’est pas vrai que je l’aie insulté me moquant de lui. Je lui ai dit qu’il me semblait de l’avoir vu à la journée d’Arbella, et je n’en ai plus douté, lorsqu’il me dit non seulement qu’il y était ; mais qu’il me reconnaissait.

— Oui, me dit l’officier, m’interrompant ; mais j’ai entendu Rodelladi, et non pas Arbella,dj et tout le monde sait que j’y étais. Mais vous avez dit Arbella, et vous ne pouvez l’avoir dit que pour vous moquer de moi, car il y a plus de deux mille ans qu’on a donné cette bataille, tandis que la bataille de Rodella en Afrique est de notre temps : j’y ai servi sous les [195v] ordres du duc de Montemar170.

— Si vous le dites, je vous le crois ; et c’est moi qui prétends une satisfaction de vous, si vous osez me nier que je n’étais pas à la bataille d’Arbella. J’étais aide de camp de Parmenion171, et j’y fus blessé. Je ne peux pas vous montrer la cicatrice, car j’avais, comme vous pouvez vous le figurer, un autre corps. Tel que vous me voyez, je n’ai que vingt-trois ans.

— Tout cela me paraît folie ; mais en tout cas j’ai des témoins que vous vous êtes moqué de moi, car vous m’avez dit de m’avoir vu, et pardieu vous ne pouvez pas m’avoir vu car je n’y étais pas. Je veux une satisfaction.

— J’ai aussi des témoins que vous m’avez dit de m’avoir vu à Rodella, où je n’étais pas non plus.

— Je peux m’être trompé.

— Et moi aussi : ainsi nous n’avons rien à prétendre l’un de l’autre.

Le major, qui ne pouvait plus se tenir de rire, voyant l’air sérieux avec lequel j’avais voulu convaincre l’officier de son tort, lui dit qu’il ne pouvait prétendre la moindre satisfaction, puisque je convenais que je pouvais m’être trompé.

— Mais, lui répondit-il, est-il croyable qu’il se soit trouvé à Arbella ?

— Il vous laisse le maître de le croire, et de ne pas le croire ; tout comme il est le maître de dire qu’il y a été. Lui soutiendrez-vous l’épée à la main qu’il ment ?

— Dieu m’en préserve. J’aime mieux déclarer notre affaire finie.

Le major alors nous invita à nous embrasser, ce que nous fîmes de très bonne grâce : et le lendemain le Rodomont172 vint me demander à dîner. Monsieur de Bertolan nous invita aussi à dîner ; mais n’ayant pas envie de rire, je me suis dispensé.

[198r] dkDans ces jours-là j’ai reçu la nouvelle de Venise que mes affaires étaient oubliées, et en même temps une lettre de M. de Bragadin dans laquelle il me disait que le Sage de semaine173 avait écrit à l’ambassadeur qu’il pouvait assurer le saint père que lorsque le baron de Bavois se présenterait, on penserait à lui donner un emploi dans les troupes de la République, moyennant lequel il pourrait vivre honorablement, et aspirer à tout par son propre mérite.

Avec cette lettre à la main j’ai porté la joie dans le cœur de de la Haye ; qui voyant en même temps que mes affaires étant accommodées j’allais retourner à la patrie, se détermina d’aller à Modène pour s’aboucher174 avec Bavois, et faire le plan de la nouvelle conduite qu’il devait avoir à Venise pour s’acheminer à la fortune. Il ne pouvait douter ni de ma sincérité, ni de mon amitié, ni de ma constance : il me voyait devenu fanatique, et il savait qu’ordinairement c’est une maladie incurable, lorsque les causes qui l’ont engendrée se soutiennent, et venant lui-même à Venise, il espérait de les tenir en force. Il écrivit donc à Bavois qu’il allait le rejoindre ; et deux jours après il prit congé de moi fondant en larmes, faisant l’éloge de mon âme, et de mes vertus, m’appelant son fils, et m’assurant qu’il ne s’était attaché à moi qu’après avoir vu sur ma physionomie le divin caractère de la prédestination. Tel était son langage.

Deux ou trois jours après je suis allé à Ferrare, et de là à Venise par Rovigio, dlPadoue, et Fusine où j’ai laissé ma voiture. Après une année d’absence, mes amis me reçurent comme un ange qui arrivait du ciel pour les rendre heureux175. Ils me marquèrent [198v] la plus grande impatience de voir arriver les deux élus que je leur avais promis dans mes lettres. Le logement pour de la Haye était déjà tout prêt, et deux chambres garnies pour Bavois étaient aussi trouvées dans le voisinage, car la politique ne permettait pas à M. de Bragadin de loger dans son palais un étranger qui n’était pas encore installé au service de la république.

Mais leur surprise fut extrême lorsque mon prodigieux changement dans la vie que je menais leur sauta aux yeux. Tous les jours à la messe, souvent aux sermons, mon empressement d’aller aux quarante heures176, point de casin, café où la compagnie ne consistait qu’en hommes d’une prudence reconnue, et une occupation continuelle à l’étude dans ma chambre lorsque leur devoir les tenait hors de la maison. Mes nouvelles mœurs comparées à mes anciennes habitudes leur faisaient adorer la providence divine, et ses voies inconcevables. Ils bénissaient les crimes qui m’avaient obligé d’aller passer un an loin de la patrie. Ce qui les étonnait encore était que j’ai commencé par payer toutes mes dettes sans demander le sou à M. de Bragadin, qui ne m’ayant fait depuis un an la moindre remise avait eu soin de tout mon argent. Ils étaient enchantés de me voir devenu ennemi de toutes sortes de jeux.

Au commencement du mois de Mai, j’ai reçu la lettre de de la Haye, dans laquelle il me disait qu’il allait s’embarquer avec le cher fils de son âme pour se résigner177 aux ordres des respectables personnages auxquels je l’avais annoncé.

Étant certains de l’heure à laquelle la barque corriere de Modène arrivait, nous sommes allés tous à sa rencontre, M. de Bragadin excepté qui dans ce jour-là était [199r] au sénat. Il nous trouva tous les cinq chez lui, et il fit aux deux étrangers tout l’accueil qu’ils pouvaient désirer. De la Haye me dit d’abord cent choses ; mais je ne l’écoutais que des oreilles, car Bavois m’occupait tout entier : je voyais en lui une personne tout à fait différente de celle à laquelle je m’attendais d’après la peinture qu’il m’en avait fait. J’ai passé trois jours à l’étudier avant de pouvoir me résoudre à un vrai attachement, car voici le portrait de ce garçon dont l’âge était de vingt-cinq ans.

De la moyenne taille, joli de figure, très bien fait, blond, gai, égal dans tous les moments, parlant bien, avec esprit, et s’énonçant178 avec modestie, et respect. Les traits de sa figure étaient agréables, et réguliers, il avait des belles dents, des longs cheveux bien plantés, élégamment frisés, et exhalant l’odeur de l’excellente pommade avec laquelle il les cultivait. Cet individu qui ne ressemblait ni en matière, ni en forme179 à celui que de la Haye m’avait représenté surprit aussi mes amis. Ils ne lui firent cependant pas à cause de cela moins de politesses, ni ne portèrent aucun jugement fait pour préjudicier à la belle idée qu’ils devaient avoir de ses mœurs.

D’abord que j’ai vu M. de la Haye bien placé dans sa chambre, ce fut à moi à conduire le baron de Bavois à son appartement, pas bien éloigné du palais Bragadin, où j’avais déjà fait porter son petit équipage. D’abord qu’il s’est vu logé au mieux chez des bourgeois très honnêtes, qui, étant bien prévenus180, commencèrent par lui marquer mille attentions, il m’embrassa tendrement m’assurant de toute son amitié, et de la reconnaissance dont il se sentait pénétré pour tout ce que j’avais fait pour lui sans le connaître, [199v] et dont M. de la Haye l’avait très bien informé. Je lui ai répondu que je ne savais pas de quoi il me parlait ; et j’ai tourné le propos sur le genre de vie qu’il voulait mener à Venise jusqu’au moment qu’un emploi lui donnerait une occupation de devoir. Il me répondit qu’il espérait que nous nous amuserions très bien, car il croyait que ses penchants ne différaient pas des miens. Ce que j’ai d’abord remarqué fut qu’il plut dans l’instant aux deux filles de l’hôtesse qui n’étaient ni jolies ni laides ; mais qu’il gracieusa d’abord par une affabilité qui devait leur faire penser qu’elles lui avaient plu. J’ai pris cela pour de la politesse courante. Pour le premier jour je ne l’ai conduit que dans la place S. Marc, et au café jusqu’à l’heure du souper. Il était dit qu’il irait tous les jours dîner, et souper chez M. Bragadin. À table il brilla par des jolis propos ; et M. Dandolo fixa l’heure au lendemain matin à laquelle il l’irait prendre pour le présenter au sage à la guerre181. Après souper, je l’ai conduit chez lui, où je l’ai laissé entre les mains des deux filles de la maison qui se dirent charmées que le jeune seigneur suisse que nous lui avions annoncé n’eût point de domestique comme elles craignaient, car elles se faisaient fort de le convaincre qu’il pouvait s’en passer.

Le lendemain je suis allé chez lui avec M. Dandolo, et M. Barbaro, qui devaient le présenter au Sage. Nous trouvâmes le jeune baron à sa toilette sous la main délicate de la fille aînée de la maison qui arrangeait ses cheveux, et dont il louait l’habileté. Sa chambre était odoriférante de pommade, et eaux [200r] de senteur. Mes amis ne furent scandalisés de rien ; mais j’ai remarqué leur surprise, car ils ne s’attendaient pas à cette grande apparence de galanterie dans ce converti. Ce qui me fit presque pouffer un rire182 fut que M. Dandolo ayant dit que si on ne se hâtait on n’aurait pas le temps d’aller à la messe, le baron lui demanda si c’était un jour de fête. Il lui répondit que non, sans lui faire aucun commentaire ; mais dans les jours suivants il n’y eut plus question de messe. Je les ai laissés aller, et nous nous revîmes à dîner, où on parla de l’accueil que le Sage lui avait fait ; et dans l’après-dîner mes amis le conduisirent chez les dames leurs parentes qui virent toutes avec plaisir l’aimable garçon. Ainsi en moins de huit jours il se trouva faufilé183, et hors de danger de s’ennuyer ; mais dans ces mêmes huit jours j’ai parfaitement connu son caractère ; et sa façon de penser. Je n’aurais pas eu besoin d’un si long temps, si je nedm me fusse pas trouvé prévenu du contraire. Bavois aimait les femmes, le jeu, et la dépense, et étant pauvre les femmes étaient sa principale ressource. Pour ce qui regarde la religion il n’en avait aucune, et ayant la belle qualité de n’être pas hypocrite, il ne m’en fit pas un mystère.

— Comment, lui dis-je un jour, avez-vous pu, tel que vous êtes, en imposer à de la Haye ?

— Dieu me garde d’en imposer. De la Haye sait quel est mon système, et ma façon de penser, il me connaît funditus [de fond en comble]. Pieux comme il est, il est devenu amoureux de mon âme, et je l’ai laissé faire. Il m’a fait du bien ; je lui suis reconnaissant, et je l’aime [200v] d’autant plus qu’il ne m’ennuie jamais me parlant de dogme, et du salut éternel. C’est arrangé entre nous.

Le plaisant de cette affaire c’est que Bavois dans ces huit jours, non seulement me remit l’esprit comme je l’avais quand je me suis séparé d’Henriette ; mais il me fit rougir d’avoir été la dupe de de la Haye, qui malgré qu’il jouât à merveille le rôle de parfait chrétien, ne pouvait cependant être qu’un parfait hypocrite. Bavois m’a fait voir clair, et j’ai rapidement repris toutes mes habitudes. Mais retournons à de la Haye.

Cet homme qui dans le fond n’aimait rien que son bien-être, qui était avancé en âge, et qui n’avait aucun penchant pour le sexe, était celui qui, tel qu’il était fait devait enchanter mes amis. Ne leur parlant que Dieu, anges, et gloire éternelle, allant avec eux toujours aux églises, ils l’adoraient, et il leur tardait de voir arriver le moment dans lequel il se découvrirait, car ils s’imaginaient que c’était un Rose-Croix184, ou pour le moins l’ermite de Carpègne, qui m’apprenant la cabale m’avait fait présent de l’immortel Paralis. Ils étaient affligés de ce que je leur avais défendu par les paroles mêmes de l’oracle de parler jamais de ma science en présence de de la Haye. Cela me laissait jouir de tout le temps que j’aurais dû donner à leur pieuse curiosité : et d’ailleurs je devais craindre de la Haye quidn tel qu’il me semblait ne se serait jamais prêté à cette bagatelle ; et il aurait même vraisemblablement entrepris de désabuser mes amis pour me supplanter.

J’ai vu cet homme dans le court espace de [201r] trois semaines devenu tellement maître de leur esprit, qu’il eut la faiblesse de croire non seulement de n’avoir plus besoin de moi pour se soutenir en crédit ; mais d’en avoir assez pour me culbuter185, si l’envie lui en venait. Je voyais cela par le style différent avec lequel il me parlait, et par la différence de ses procédés. Il commençait à avoir des secrets particuliers avec tous les trois ; et il s’était fait présenter dans des maisons que je ne fréquentais pas. Il commençait à se donner les airs186 quoiqu’en riant, et avec des paroles mielleuses, de trouver à redire quand je passais la nuit on ne savait pas où. Je commençais à m’impatienter de ce que, lorsqu’il me faisait ses doux sermons à table, mes amis, et son prosélyte présents, il avait l’air de me traiter comme quelqu’un qui le séduisait187. Il s’y prenait comme un homme qui voulait badiner ; mais je ne pouvais pas en être la dupe. J’ai mis fin à ce jeu allant lui faire une visite dans sa chambre, et lui disant sans détour qu’adorateur de l’évangile j’allais lui dire tête à tête quelque chose qu’une autre fois je lui dirais en public.

— De quoi s’agit-il ? mon cher ami.

— Gardez-vous de me lancer à l’avenir le moindre lardon188 sur la vie que je mène avec Bavois en présence de mes trois amis. Tête à tête je vous écouterai toujours avec plaisir.

— Vous avez tort de prendre au sérieux certains badinages.

— Pourquoi ne tirez-vous189 jamais sur le baron ? Soyez prudent à l’avenir, ou craignez de ma part, en badinant aussi, une répartie que je vous ai épargnéedo hier ; mais que je ne vous épargnerai pas à la première occasion.

[201v] Dans ces mêmes jours j’ai passé une heure avec mes trois amis pour leur donner des préceptes en oracles, de ne rien faire de ce que Valentin (c’était par son nom de baptême que l’oracle le nommait) pourrait leur insinuer sans auparavant me consulter. Je ne pouvais pas douter de leur déférence à cet ordre. De la Haye, qui ne manqua pas de voir quelque changement, devint plus sage. Bavois, auquel j’ai communiqué ma démarche, la loua. J’étais déjà très persuadé que de la Haye ne lui avait été utile que par faiblesse ; c’est-à-dire qu’il n’aurait rien fait pour lui s’il n’avait pas eu une jolie figure, malgré que Bavois n’ait jamais voulu en convenir. Il n’était pas assez aguerri pour en convenir. Ce garçon, voyant qu’on différait toujours à lui donner un emploi, dpse mit au service de l’ambassadeur de France ; ce qui l’obligea non seulement à cesser de venir chez M. de Bragadin ; mais à ne plus fréquenter de la Haye, parce qu’il était domicilié avec ce seigneur. C’est une loi des plus inviolables de la police190 souveraine de la république. Les patriciens, ni leurs familiers ne peuvent avoir la moindre liaison avec les maisons des ministres étrangers191. Le parti cependant que Bavois prit n’empêcha pas mes amis de solliciter pour lui ; et ils y réussirent comme on verra dans la suite de ces mémoires.

Charles mari de Christine, que je n’allais jamais voir, m’engagea à entrer au casin où sa tante allait avec sa femme après ses couches. Je l’ai trouvée charmante, et parlant vénitien [202r] comme son mari. À ce casin j’ai trouvé un chimiste qui me donna envie de faire un cours de chimie. Allant chez lui passer la soirée je suis devenu curieux d’une jeune fille, qui demeurant dans une maison contiguë à la sienne, venait tenir compagnie à sa vieille femme. À une heure de nuit192 une servante venait la prendre, et elle s’en allait. Je ne lui avais déclaré le penchant qu’elle m’avait inspiré qu’une seule fois en présence même de la vieille femme du chimiste, lorsque je me suis étonné de ne plus la voir. Elle me dit qu’apparemment son cousin l’abbé, avec lequel elle demeurait, ayant su que j’allais chez elle, en était devenu jaloux, et ne voulait plus lui permettre de venir.

— Un cousin abbé, et jaloux ?

— Pourquoi pas ? Il ne la laisse sortir que les jours de fête pour aller à la première messe à l’église de S.te Marie Mater Domini193, qui n’est qu’à vingt pas de sa maison. Il la laissait venir chez moi parce qu’il savait que personne n’y venait : ce fut apparemment la servante qui lui dit de vous avoir vu.

Ennemi des jaloux, et ami de mes caprices amoureux, j’écris à cette fille que si elle voulait quitter son cousin pour moi, je lui mettrais une maison où elle serait maîtresse, et où vivant avec elle en qualité de son amant, je lui ferais jouir d’une société, et je lui procurerais tous les plaisirs qu’une jeune fille comme elle devait avoir dans une ville comme Venise. Dans cette même lettre que je lui ai donnée dans l’église où elle allait à la messe, je lui disais qu’elle me verrait [202v] dans la fête suivante pour me donner une réponse.

Elle me répondit que l’abbé étant son tyran, elle se croirait heureuse de pouvoir sortir de ses mains ; mais qu’elle ne pourrait s’y résoudre que dans le cas que je voulusse l’épouser. Elle finissait sa lettre par me dire que si j’avais cette honnête intention, je n’avais qu’à parler à Jeanne Marchetti sa mère qui demeurait à Lusia194. Cette ville est à trente milles de Venise.

Cette lettre m’a piqué parce que j’ai cru qu’elle me l’avait écrite de concert avec l’abbé. Persuadé qu’on voulait m’attraper, et trouvant d’ailleurs la proposition d’épouser ridicule, et effrontée, j’ai formé le projet de me venger : mais ayant besoin de savoir tout je suis allé à Lusia faire une visite à cette veuve Jeanne Marchetti mère de cette fille.

Cette femme fut très flattée, après avoir vu la lettre que sa fille m’écrivait, de m’entendre lui dire que je me sentais disposé à l’épouser ; mais que je ne pourrais jamais m’y résoudre tant qu’elle demeurerait avec cet abbé.

— L’abbé, me répondit-elle, qui est un peu mon parent, avait à Venise cette même maison, où il vit actuellement avec ma fille, n’ayant avec lui personne. Il y a deux ans qu’il me dit qu’il avait un besoin indispensable d’une gouvernante, et qu’il inclinerait à avoir ma fille ; qui à Venise pourrait facilement trouver quelque bonne occasion de se marier. Il m’offrit une écriture dans laquelle il s’engageait de lui donner à son mariage ses meubles évalués à mille ducats courants195 ; [203r] et de l’instituer son héritière d’un bien qu’il a ici qui lui rend cent ducats196 par an. Le marché me paraissant bon, et ma fille en étant contente, il me remit l’acte stipulé197 par-devant notaire, et ma fille partit avec lui. Je sais qu’il la tient comme une esclave ; mais elle l’a voulu. Vous pouvez bien vous figurer que tout ce que je désire au monde c’est de la voir mariée.

— Venez donc avec moi à Venise ; retirez-la des mains de l’abbé, et la recevant de vous, je l’épouserai : jamais autrement. La recevant de lui ce mariage me déshonorerait.

— Point du tout, car il est son cousin quoiqu’en quatrième degré ; et qui plus est prêtre, qui dit la messe tous les jours.

— Vous me faites rire. Prenez-la avec vous : sans cela vous ne la verrez jamais mariée.

— Si je la prends avec moi, il ne lui donnera jamais ses meubles ; et il vendra peut-être son bien.

— J’en ferai mon affaire. Je la ferai sortir de ses mains pour venir entre vos bras avec tous les meubles, et quand elle sera ma femme j’aurai sa terre. Si vous me connaissiez vous n’en douteriez pas. Venez à Venise : et je vous assure que vous serez de retour ici en quatre ou cinq jours avec elle.

Elle lit une autre fois la lettre qu’elle m’avait écrite, elle pense un peu, puis elle me dit qu’elle était pauvre veuve, et qu’elle n’avait d’argent ni pour faire le voyage ni pour vivre à Venise.

— À Venise il ne vous manquera rien ; mais en tout cas voilà dix sequins198.

— Dix sequins ? Je peux y venir avec ma belle-sœur.

— Venez avec qui vous voudrez. Allons d’abord dormir à Chiozza, et nous dînerons demain à Venisedq.

Nous couchâmes à Chiozza, et le lendemain à dix-sept heures nous arrivâmes à Venise. J’ai logé ces deux femmes à Castello199 dans une maison où le premier [203v] étage était tout démeublé. Je les ai laissées là portant avec moi l’écriture du prêtre, et après avoir dîné avec mes amis, auxquels j’ai dit que j’avais passé la nuit à Chiozza pour terminer une affaire de conséquence, je suis allé chez le procureur Marco da Lezze200, qui après avoir entendu toute l’affaire me dit que moyennant une écriture que la mère en personne présenterait aux chefs du conseil des dix elle obtiendrait d’abord main-forte pour aller retirer sa fille des mains du prêtre avec tous les meubles qui se trouvaient dans la maison, et qu’elle ferait transporter où bon lui semblerait. Je lui ai dit de préparer l’écriture que j’irais prendre le lendemain matin avec la mère qui la signerait.

Elle vint donc avec moi chez le procureur, et de là nous allâmes à la boussole201, où elle présenta l’écriture aux chefs des dix. Un quart d’heure après un fante202 du tribunal eut ordre d’aller à la maison du prêtre avec cette femme, et de la rendre maîtresse de sa fille qui sortirait de la maison avec tous les meubles qu’il lui plairait d’enlever.

La chose fut exécutée à la lettre. Je me suis trouvé avec la mère dans une gondole à la rive de la place voisine à la maison, et avec un grand bateau, où j’ai vu les sbires charger tous les meubles de la maison, et à la fin j’ai vu la fille entrer dans la gondole qui fut très surprise de m’y voir. Sa mère l’embrassant lui dit que j’allais devenir son mari le lendemain. Elle lui répondit qu’elle en était sûre, et qu’elle n’avait laissé à son tyran qu’un lit, et ses habits.

Nous arrivâmes à Castello, où j’ai fait décharger tous ses meubles, et où j’ai dîné avec ces trois femmes les persuadant d’aller m’attendre à Lusia [204r] où elles me reverraient d’abord que j’aurais mis ordre à mes affaires. J’ai passé toute l’après-dîner dravec ma future dans les propos les plus gais. Elle nous dit que l’abbé son cousin s’habillait, lorsque le fante était entré. Il lui montra l’écriture, et d’abord qu’il l’eut reconnue pour sienne, ilds eut ordre sous peine de la vie de ne mettre aucune opposition ni à la sortie de la fille, ni à l’enlèvement de tous les meubles. L’abbé est allé dire sa messe, et le tout s’était exécuté à la lettre. Le même fante lui avait dit que sa mère l’attendait dans une gondole qui était à la rive ; où elle avait été très surprise de me voir parce qu’elle ne pouvait pas croire que ce coup vînt de moi. Je lui ai dit que c’était le premier échantillon que je lui donnais de ma tendresse.

J’ai ordonné un souper fin pour quatre personnes, et des vins exquis, et après avoir passé à table deux heures dans la joie, et dans la paix, j’en ai passé quatre àdt rire avec ma future.

Le matin après avoir déjeuné j’ai fait venir une péote où j’ai fait charger tous les meubles pour qu’on les transportât à Lusia, et après avoir donné à la mère dix autres sequins, je leur ai souhaité un bon voyage. Victorieux, glorieux, et triomphant je suis retourné chez moi.

Cette affaire avait été faite avec trop d’éclat pour qu’elle pût être ignorée de mes bons amis, qui me voyant se montrèrent tristes, et surpris. M. de la Haye m’embrassa avec l’air de la plus grande affliction : c’était un rôle qu’il jouait merveilleusement bien. Le seul M. de Bragadin riait de tout son cœur, et disait aux trois autres qu’ils n’y entendaient rien, et que toute cette aventure n’était qu’un ouvrage fait pour faire arriver quelque chose de grand qui n’était connu que des intelligences supérieures. Ignorant de mon côté les circonstances avec lesquelles [204v] ils croyaient de savoir toute cette histoire, et qu’ils ne pouvaient pas connaître au juste, je riais avec M. de Bragadin ; mais sans rien dire. Ne craignant rien, j’étais déterminé à me divertir écoutant tout ce qu’on dirait. Nous nous mîmes à table. M. Barbaro fut le premier à me dire d’un ton amical qu’il n’espérait pas de me voir dans le lendemain de mes noces.

— On dit donc que je me suis marié ?

— Tout le monde le dit, et partout. Les chefs mêmes du conseil des dix le croient, et ont raison de le croire.

— Ils se trompent tous. J’aime faire des bonnes actions au prix de mon argent ; mais non pas à celui de ma liberté. Quand vous voudrez savoir mes affaires, c’est de moi que vous devez les apprendre. La voix du public n’est faite que pour amuser les sots203.

— Mais, me dit M. Dandolo, tu as passé la nuit avec la fille qu’on appelle l’épouse.

— Sans doute : mais je n’ai des comptes à rendre à personne sur ce que j’ai fait cette nuit. N’êtes-vous pas de mon avis M. de la Haye ?

— Je vous prie de ne pas me demander mon avis, car je n’en sais rien. Je vous dirai cependant qu’il ne faut pas tant mépriser la voix du public. La tendre affection que je ressens pour vous est la cause que ce qu’on dit me peine.

— D’où vient que ce qu’on peut dire ne peine ni M. de Bragadin ni moi ?

— Je vous respecte : mais j’ai appris à mes dépens à craindre la calomnie. On dit que pour vous emparer d’une fille qui vivait avec son oncle digne prêtre, vous avez payé une femme pour qu’elle se dise sa mère, et qu’elle aille ainsi demander la force des chefs du conseil des dix pour vous la faire obtenir. Le fante même du conseil des dix jure que vous étiez dans la gondole avec la prétendue mère lorsque la fille y est entrée. On dit que la donation en force de laquelle vous avez enlevé les meubles de ce bon prêtre est fausse ; et on vous plaint d’avoir fait servir ledu [208r] tribunal d’instrument à ces crimes. On dit enfin que quand même vous aurez épousé la fille, ce qui doit être immanquable, les chefs des dix ne se tairont pas sur les moyens que vous avez osé employer pour parvenir à votre but.

Je lui ai répondu froidement qu’un homme sage qui a entendu conter une histoire où il y a des circonstances criminelles, il cesse d’être sage s’il la répète à d’autres, car si elle est calomnieuse il devient complice du calomniateur.

Après ce précepte qui l’a fait rougir, et dont mes amis admirèrent la sagesse, je l’ai prié d’être toujours tranquille sur mon compte, croire que je ne connaissais l’honneur que pour en suivre les lois, et laisser dire, comme je faisais moi-même quand j’entendais des méchantes langues parler mal de lui.

Cette historiette fut celle qui amusa toute la ville pour cinq à six jours : puis elle tomba dans l’oubli.

Trois mois après cependant, n’étant jamais allé à Lusia, et n’ayant jamais donné réponse aux lettres que la demoiselle Marchetti m’écrivait, ni payé aux porteurs l’argent qu’elle me demandait, elle se détermina à une démarche qui pouvait avoir des suites ; mais qui n’en eut aucune.

Ignazio fante du tribunal redoutable des inquisiteurs d’état se présenta à ma personne dans un moment que j’étais encore à table avec M. de Bragadin, mes deux autres amis, de la Haye, et deux étrangers. Il me dit poliment que le Chr Contarini dal Zaffo204 désirait de me parler, et qu’il se trouverait chez lui à la madonna de l’orto205 le lendemain à la telle heure. Je lui ai répondu me levant que je ne manquerais pas de me rendre aux ordres de S. E.. Il partit d’abord : je ne pouvais pas deviner ce [208v] que ce grand personnage pouvait vouloir de ma petite personne. Ce message cependant devait nous mettre tous dans une sorte de consternation, car celui qui me mandait était un inquisiteur d’état. M. de Bragadin qui l’avait été dans le temps qu’il était conseiller206, et en connaissait les usages, me dit d’un ton calme que je n’avais rien à craindre. Ignazio, me dit-il, vêtu en habit de campagne n’est pas venu comme messager du tribunal, et M. Contarini même ne veut te parler que comme particulier, puisqu’il te fait dire d’aller l’entendre à son palais, et non pas au sanctuaire207. C’est un sévère vieillard, mais juste, et auquel tu dois parler clair, et surtout convenir de la vérité, si tu risques la niant de rendre l’affaire plus mauvaise. Cette instruction me plut, et elle m’était nécessaire. Je me suis présenté à l’antichambre de ce seigneur à l’heure indiquée.

On m’annonce, et on ne me fait pas attendre. J’entre, et S. E. assis passe une minute à me regarder en long, et en large sans me dire un seul mot. Il sonne, et il dit à un valet de chambre qui se présente de faire entrer les deux personnes qui étaient dans la chambre voisine. J’ai vu entrer sans la moindre surprise la Marchetti, et sa fille. Le seigneur me demande si je les connaissais.

— Je dois les connaître, monseigneur, puisque mademoiselle sera ma femme d’abord que par sa conduite elle m’aura prouvé qu’elle est digne de l’être.

— Elle se conduit bien : elle demeure avec sa mère à Lusia ; vous l’avez trompée ; pourquoi différez-vous à l’épouser ; pourquoi n’allez-vous pas la voir ; vous ne répondez pas à ses lettres, et vous la laissez dans le besoin.

— Je ne peux l’épouser qu’ayant de quoi vivre, et cela viendra dans trois ou quatre ans d’ici moyennant un emploi que j’aurai par la protection de M. de Bragadin mon seul soutien. Dans [209r] cet intervalle elle vivra en grâce de Dieu208. Je ne l’épouserai que lorsque j’en serai convaincu, et surtout elle ne verra pas l’abbé son cousin en quatrième degré. Je ne vais pas chez elle, car mon confesseur, et ma conscience me défendent d’y aller.

— Elle veut que vous lui faites une promesse de mariage dans les formes, et que vous lui passiez de quoi vivre.

— Rien ne m’oblige à lui faire cette promesse, et n’ayant pas de quoi vivre moi-même il est impossible que je lui en donne. Chez sa mère, elle ne peut pas mourir de faim.

— Quand elle était avec mon cousin, interrompit la mère, il ne lui manquait rien. Elle y retournera.

— Si elle y retourne, lui dis-je, je ne me donnerai plus la peine de l’en délivrer ; et S. E. verra alors que j’ai raison, si je diffère à l’épouser jusqu’à ce que je sois sûr qu’elle est devenue sage.

S. E. alors me dit que je pouvais m’en aller, et tout fut dit. Je n’ai plus entendu parler de cette affaire, et la narration du dialogue égaya le dîner de M. de Bragadin209.

1750dv. Au commencement du carnaval j’ai gagné un terno210 qui m’a valu trois mille ducats courants211. La fortune me fit ce cadeau dans un moment que je n’en avais pas besoin. J’avais passé l’automne jouant tous les jours, mais faisant la banque. C’était à un petit casin d’associés, où aucun noble vénitien n’osait venir parce qu’un des associés était officier du duc de Montalegre212 ambassadeur d’Espagne. Les nobles gênent les particuliers dans un gouvernement aristocratique, où l’égalité n’existe qu’entre les membres du gouvernement. J’ai mis mille sequins213 entre les mains de M. de Bragadin ayant intention d’aller faire un voyage en France après la foire de l’Ascension. Dans cette idée j’eus la force de passer le carnaval sans jamais risquer mon argent à [209v] ponter. Un patricien très honnête homme m’avait intéressé d’un quart dans sa banque, et le premier jour de carême nous nous trouvâmes vainqueurs d’une somme suffisante.

À la moitié de carême mon ami Balletti, qui pour la seconde fois avait fait les ballets à Mantoue, vint à Venise engagé à les faire dans le théâtre de S.t Moïse214 dans le temps de la foire. Je fus enchanté de le voir avec Marine, qui cependant ne se logea pas avec lui. Elle trouva d’abord un Juif anglais nommé Mendex215 qui dépensa pour elle beaucoup d’argent. Ce Juif, avec lequel elle me fit dîner, me donna des nouvelles de ma chère Thérèse-Bellino, me disant qu’il en avait été amoureux, et qu’il lui avait laissé des bons souvenirs. Cette notice216 me fit plaisir. Je me suis félicité qu’Henriette m’ait empêché d’aller la voir quand j’en avais fait le projet, car j’en serais facilement redevenu amoureux, et Dieu sait ce qui serait arrivé.

Dans ce même temps le baron de Bavois fut installé au service de la république en qualité de capitaine, et il y fit sa fortune, comme je le dirai à sa place217.

De la Haye se chargea de l’éducation d’un jeune homme nommé Félix Calvi, et une année après il le conduisit en Pologne avec lui. Je dirai à sa place comment je l’ai trouvé à Vienne trois ans après218.

Dans le même temps que je me disposais à partir pour aller à la foire de Reggio, puis à Turin où à l’occasion du mariage du duc de Savoie avec une infante d’Espagne fille de Philippe V219, toute l’Italie s’y trouvait, puis à Paris où [210r] madame la Dauphine étant grosse on préparait des fêtes superbes dans l’attente d’un prince220, Balletti se disposait aussi à faire le même voyage. Son père, et sa mère qui était l’illustre comédienne Silvia221 le rappelaient dans le sein de sa famille. Il allait danser au théâtre italien, et y jouer les premiers rôles d’amoureux. Je ne pouvais choisir une compagnie plus agréable, et plus faite pour me procurer à Paris mille avantages, et une grande quantité de belles connaissances.

J’ai donc pris congé de M. de Bragadin, et des deux autres amis leur promettant de retourner au bout de deux ans. J’ai laissé mon frère François à l’école du peintre de batailles Simonetti222 surnommé le Parmesan lui promettant de penser à lui quand je me trouverais à Paris, où dans ce temps-là le Génie était sûr d’y faire fortune. Le lecteur verra comment je lui ai tenu parole223.

J’ai laissé aussi à Venise mon frère Jean qui y était retourné avec Guarienti après avoir fait le tour de l’Italie224. Il allait partir pour Rome où il resta quatorze ans à l’école du chevalier Mengs. Il retourna à Dresde l’année 1764, et il y mourut l’année 1795.

Je suis donc parti de Venisedw après Balletti qui était allé m’attendre à Reggio. C’était le premier de Juin de l’an 1750. Je suis parti très bien équipé, assez en argent, et sûr de ne pas en manquer ayant une bonne conduite.

Une péote à quatre rames me débarqua au Pont de lac obscur225 vingt-quatre heures après mon embarquement. C’était à midi. J’ai d’abord pris une calèche pour aller dîner à Ferrare.

Fin du fragment, et du tome second

CHAPITRE IX

Mon arrivée à Paris année 17501

Jea sors d’une péote à midi au Pont du Lac obscur ; je prends une chaise pour aller vite dîner à Ferrare. Je descends à l’auberge de S.t Marc2, et je monte précédé par un valet qui me conduisait à ma chambre. Un bruit de gaieté qui sortaitb d’une salle ouverte m’excite à voir ce que c’était. Je vois dix à douze personnes à table : c’est tout simple, et j’allais mon chemin ; mais je me sens arrêté par un le voilà prononcé par une jolie femme, qui se lève, et court à moi à bras ouverts, m’embrasse, et dit : vite un couvert pour mon cher cousin, et qu’on mette sa malle dans cette chambre près de celle-ci. Un jeune homme s’avance vers moi, et elle lui dit : ne vous l’ai-je pas dit qu’il devait arriver aujourd’hui ou demain ?

Elle me fait asseoir près d’elle, et tout le monde qui s’était levé pour me faire honneur se remet à sa place. Vous aurez sûrement bon appétit, me dit-elle en marchant sur mon pied, voilà mon futur que je vous présente, et voilà mon beau-père, et ma belle-mère. Ces dames, et ces messieurs sont des amis de la maison. D’où vient que ma mère n’est pas arrivée avec vous ?

Voilà enfin le moment dans lequel il faut que je parle : Votre mère, ma chère cousine, sera ici dans trois ou quatre jours.

Je regarde attentivement la friponne, et je la reconnais pour Cattinella3 danseuse fort connue, et à laquelle je n’avais parlé jamais de ma vie. Je vois qu’elle me fait jouer un faux personnage pour la commodité d’une pièce de sa composition, et dont elle avait besoin pour parvenir au dénouement. Curieux de savoir si je possédais bien le talent qu’elle me supposait, je m’y prête avec plaisir, sûr qu’elle me récompenserait pour le moins avec ses faveurs secrètes. Mon adresse devait consister à bien jouer mon rôle sansc me compromettre. Sous prétexte d’avoir besoin de manger je lui ai en attendant [5v] donné tout le temps qui nous était nécessaire pour me concerter. Elle me donna un bon essai de son esprit en m’expliquant tout le nœud de la fable par des propos qu’elle tenait, pendant que je mangeais, tantôt à l’un, tantôt à l’autre de la compagnie. J’ai relevé que son mariage ne pouvait se faire qu’à l’arrivée de sa mère qui devait lui porter ses habits, et ses diamants, et que j’étais le maestro qui allait à Turin pour composer la musique de l’opéra pour les noces du duc de Savoie4. Sûr qu’elle ne pourrait pas m’empêcher de partir le lendemain, j’ai vu que je ne risquais rien à jouer ce personnage. Sans la récompense nocturne que je me promettais j’aurais dit à la compagnie qu’elle est folle. Cattinella pouvait avoir l’âge de trente ans, elle était fort jolie, et célèbre par ses intrigues.

La prétendue belle-mère, qui était assise vis-à-vis de moi, remplit un verre pour moi, et devant allonger le bras pour le prendre elle observa ma main que je tenais comme estropiée.

— Qu’est-ce que cela ? me dit-elle.

— Une petite entorse qui passera.

— Cattinella éclatant de rire dit qu’elle en était fâchée, parce qu’on ne pourrait pas m’entendre au clavecin.

— J’admire que cela vous fasse rire.

— Je ris parce que je me souviens d’une entorse de commande que je me suis donnée il y a deux ans pour ne point danser.

Après le café, lad belle-mère dit que Mademoiselle Cattinella devait avoir à conférer avec moi sur des affaires de famille, et qu’il fallait nous laisser en liberté ; ainsi je me suis enfin vu seul avec cette intrigante dans la chambre contiguë à la sienne qu’elle m’avait destinée.

Elle se laissa aller sur un canapé pour s’abandonner à un rire qu’elle ne pouvait pas modérer. Elle me dit qu’elle était sûre de moi, malgré qu’elle ne me connût que de vue, et de nom, et elle finit par me dire que je ferais fort bien à partir le lendemain.

— Je suis ici, me dit-elle, depuis deux mois sans le sou : je n’ai que quelques robes, et du linge, que j’aurais dû vendre pour [6r] vivre, si je n’avais pas rendu amoureux le fils de l’hôte, que j’ai flatté de devenir sa femme en lui donnant une dot de vingt mille écus5 en diamants que je dois avoir à Venise, et que ma mère doit me porter. Ma mère n’a rien, ne sait rien de cette intrigue, et ne bougera pas de Venise.

— Dis-moi je t’en prie quel sera le dénouement de cette farce : je le prévois tragique.

— Tu te trompes. Très comique. J’attends ici un amant qui est le comte de Holstein6 frère de l’électeur de Mayence. Il m’a écrit de Francfort, il en est parti, et il doit être actuellement à Venise. Il viendra me prendre pour me conduire à la foire de Reggio7. Si mon prétendu s’avisait de faire le méchant, il est certain qu’il le rosserait en lui payant cependant ma dépense ; mais je ne veux ni qu’il le paye, ni qu’il le rosse. Au moment de m’en aller, je lui dirai à l’oreille que je retournerai, et tout sera tranquille, car je l’assurerai de l’épouser à mon retour.

— C’est à merveille ; tu as de l’esprit comme un ange, mais je n’attendrai pas ton retour pour t’épouser, cela doit se faire actuellement.

— Quelle folie ! Attends au moins cette nuit.

— Point du tout, car il me paraît d’entendre les chevaux de ton comte qui arrive. S’il n’arrive pas, nous n’y perdrons rien pour la nuit.

— Tu m’aimes donc ?

— À la folie ; et quand même ? Ta pièce mérite que je t’adore, et que je t’en assure. Allons vite.

— Attends. Ferme la porte. Tu as raison. C’est un épisode8 ; mais il est fort joli.

Vers le soir toute la maison monta chez nous, et on parla d’aller prendre l’air. On s’y disposait, lorsqu’on entendit le bruit d’un équipage à six chevaux qui arrivait en poste. Cattinella regarde de la fenêtre, et dit à tout le monde de se retirer, puisque c’était un prince qui venait pour elle, et qu’elle en était sûre. Tout le monde se retire, et elle me pousse dans ma chambre, et m’enferme. Je vois effectivement la Berline s’arrêter devant l’auberge, et je vois en sortir un seigneur quatre fois plus gros que moi soutenu par deux domestiques. Il monte, il entre chez l’épouse, et il ne me reste pour tout amusement que la commodité d’entendre tous les discours, ete [6v] de voir par une fente tout ce que Cattinella faisait avec cette énorme machine. Mais cet amusement à la fin m’ennuya, car il dura cinq heures. Elles furent employées à faire tous les paquets de Cattinella, à les charger sur la Berline, et à souper, et vider des bouteilles de vin du Rhin. À minuit le comte de Holstein partit comme il était arrivé, et enleva l’épouse à l’époux. Personne n’est jamais venuf à ma chambre dans tout cet intervalle, et je n’ai pas eu garde d’appeler. Je craignais d’être découvert, et je ne savais pas comment le prince allemand aurait pu entendre la chose s’il avait su qu’il avait eu un témoin caché de ses démonstrations de tendresse qui ne faisaient aucun honneur ni à l’un ni à l’autre des personnages qui en étaient les sujets. J’ai fait des réflexions aux misères du genre humain.

Après le départ de l’héroïne j’ai vu par la fente le fils de l’hôte : j’ai frappé pour qu’il m’ouvre, et d’une voix plaintive il me dit qu’il fallait abattre la serrure puisque Mademoiselle avait emporté la clef. Je l’ai prié de faire cela d’abord parce que j’avais faim ; et cela fut fait. Il me tint compagnie à table.

Il me dit que Mademoiselle avait trouvé un moment pour l’assurer qu’elle retournerait dans six semaines, il me dit qu’elle pleurait en lui donnant cette assurance, et qu’elle l’avait embrassé.

— Le prince aura payé sa dépense ?

— Point du tout. Nous ne l’aurions pas reçue s’il l’avait offerte. Ma future se serait offensée, car vous ne sauriez croire combien elle pense noblement.

— Que dit votre père de son départ ?

— Mon père pense toujours mal ; il dit qu’elle ne reviendra plus, et ma mère est plus de son avis que du mien. Mais vous Signor maestro qu’en dites-vous ?

— Que si elle vous l’a dit, elle reviendra sans doute.

— Si elle n’avait pas intention de revenir, elle ne me l’aurait point assuré.

— Précisément. Voilà ce qui s’appelle raisonner.

Mon souper fut le reste de celui que le cuisinier du comte avait fait, et j’ai bu une bouteille de Rhin que Cattinella avait [7r] escamotée pour lui en faire présent. Après souper j’ai pris la poste, et je suis parti après l’avoir assuré que je persuaderai ma cousine à retourner le plus tôt qu’il lui sera possible. Je voulais payer ; mais il n’a voulu rien prendre. Je suis arrivé à Bologne un quart d’heure après Cattinella, et je me suis logé dans la même auberge. J’ai trouvé le moment de lui narrer la conversation que j’avais eueg avec son sot amant.

Je suis arrivé à Reggio avant elle, mais je n’ai jamais pu lui parler, car elle ne quittait jamais son comte. J’ai passé là toute la foire sans qu’il m’arriveh rien qui vaille la peine d’être écrit. Je suis parti de Reggio avec Balletti, et je suis arrivé à Turin, que j’avais envie de voir. Quand j’y étais passé avec Henriette, je ne m’y étais arrêté que pour changer de chevaux.

J’ai trouvé à Turin tout également beau, la ville, la cour, le théâtre, et les femmes toutes belles en commençant par les duchesses de Savoie9. J’ai ri quand on m’a dit que la police y était excellente, et que j’ai vu les rues pleines de mendiants. Cette police était cependant la principale affaire du Roi10 lui-même qui avait beaucoup d’esprit, comme tout le monde le sait par l’histoire. Mais je fus assez badaud11 pour m’étonner de la figure de ce monarque. N’ayant jamais vu un roi de ma vie, une idée bâtarde12 me faisait croire qu’un roi devait avoir quelque chose de fort rare en beauté, ou en majesté dans sa physionomie non commun aux autres hommes. En qualité de jeune républicain qui pensait, mon idée n’était pas tout à fait sotte ; mais je m’en suis défait bien vite, quand j’ai vu cei roi de Sardaigne laid, bossu, maussade, et ayant l’air ignoble jusque dans ses façons. J’ai entendu chanter l’Astrua13, et Gafarello14, et j’ai vu danser la Jeofroi15, qu’un danseur très honnête homme nommé Bodin épousa dans ce même temps. Aucun penchant amoureux n’altéra à Turin la paix [7v] de mon âme, si ce n’est la fille de la blanchisseuse, avec laquelle il m’est arrivé un accident que je n’écris que parce qu’il m’a donné une instruction en physique.

Après avoir fait tout mon possible pour avoir un entretien avec cette fille chez moi, chez elle, ou ailleurs, et n’y êtrej pas réussi, je me suis déterminé à l’avoir en usant d’un peu de violence au bas de l’escalier dérobé qu’elle descendait ordinairement en sortant de chez moi. Je me suis caché au bas, et lorsque je l’ai vue à ma portée, je suis sauté sur elle, et en partie par la douceur, et en partie par l’action vive je l’ai subjuguée sur les dernières marches ; mais à la première secousse de l’union, un son fort extraordinaire sortant de l’endroit voisin de celui que j’occupais ralentit un moment ma fureur, d’autant plus que j’ai vu la succombante porter la main à son visage pour me cacher la honte qu’elle ressentait à cause de cette indiscrétion.

Je la rassure par un baiser, et je veux suivre, mais voilà un second bruit plus fort duk premier ; je poursuis et voilà le troisième, puis le quatrième, et si régulièrement, que cela ressemblait à la basse d’un orchestre qui bat la mesure au mouvement d’une pièce de musique. Ce phénomène de l’ouïe se saisit tout d’un coup de mon âme, joint à l’embarras, et à la confusion où je voyais ma victime : tout cela représenta à mon esprit une idée si comique que le rire s’étant emparé de toutes mes facultés j’ai dû lâcher prise. Elle saisit cette conjoncture pour se sauver. Depuis ce jour-là elle n’a plus osé paraître devant mes yeux. Je suis resté là assis sur l’escalier plus d’un quart d’heure avant de pouvoir m’affranchir du comique de cet événement, qui me force à rire toutes les fois que je me le rappelle. J’ai réfléchi après, que cette fille était peut-être redevable de sa sagesse [8r] à cette incommodité. Elle pouvait aussi dériver d’une conformation d’organe, et dans ce cas-là elle devait reconnaître de la providence éternelle un don, qui par un sentiment d’ingratitude lui paraissait peut-être un défaut. Je crois que les trois quarts des femmes galantes cesseraient de l’être, si elles étaient sujettes à cet événement, à moins qu’elles ne fussent sûres que leurs amants y seraient sujetsl aussi ; car pour lors la singulière symphonie pourrait devenir un agrément de plus dans l’heureux accouplement. On pourrait même trouver facilementm un moyen applicable à l’écluse dont l’effet serait celui de rendre les explosions odoriférantes, car un sens ne doit pas souffrir lorsqu’un autre sens jouit ; et l’odorat n’est pas pour peu de chose dans les ébats de Vénus.

Le jeu à Turin m’a vengé du mal qu’il m’avait fait à Reggio, et je me suis facilement laissé persuader par mon ami Balletti d’aller avec lui à Paris, où on préparait des fêtes superbes dans l’attente de la naissance d’un duc de Bourgogne16. Tout le monde savait que Madame la Dauphine étaitn au terme de sa grossesse. Nous sommes donc partis de Turin, et le cinquième jour nous arrivâmes à Lyon. Nous y passâmes huit jours.

Lyon est une fort belle ville où il n’y a pas trois ou quatre maisons nobles ouvertes aux étrangers ; mais en revanche il y en a cent de négociants, fabricants, et commissionnaires beaucoup plus riches que les fabricants, où la société est très bien montée17. Le ton est beaucoup au-dessous de celui de Paris, mais on s’y fait, et on jouit de la vie plus méthodiquement. Ce qui fait la [8v] richesse de Lyon est le goût, et le bon marché. La divinité à laquelle cette ville doit sa prospérité est la Mode. Elle changeo chaque année, et une étoffe qu’à cause du nouveau dessin on paye trente, on ne la paye que vingt l’année ensuite, et on l’envoie aux pays étrangers où les acheteurs la débitent comme toute nouvelle. Les Lyonnais payent cher des dessinateurs qui ont du goût : c’est le secret. Le bon marché vient de la concurrence, dont l’âme est la liberté. Un gouvernement donc qui veut voir dans l’état la prospérité du commerce, n’a qu’à le laisser en pleine liberté, en se tenant seulement attentif à empêcher les fraudes que l’intérêt particulier peut inventerp au désavantage du général. Le souverain doit tenir la balance, et laisser que les sujets la chargent à leur gré.

J’ai trouvé à Lyon la plus célèbre de toutes les courtisanes vénitiennes. Son nom était Ancilla18. Sa beauté était surprenante.q Tout le monde disait qu’on n’avait jamais vu l’égale. Ceux qui la voyaient ne pouvaient pas s’empêcher de désirer d’en jouir, et elle ne pouvait se refuser à personne, car si tous les hommes l’aimaient un à un, elle aimait généralement tout le sexe masculin. Ceux qui n’avaient pas le peu d’argent qu’il fallait lui donner par loi pour obtenir ses complaisances, les obtenaient pour rien d’abord qu’ils savaient lui expliquer leurs désirs.

De tout temps Venise eut des courtisanes célèbres plus par leur beauté que par leur esprit : les principales de mes contemporaines furent cette Ancilla, et une autre nommée Spina19 : l’une, et l’autre filles de barcarol ; l’une et [9r] l’autre mortes jeunes après s’être avisées de se donner à un métier par lequel il leur paraissait de s’anoblir. Ancilla à l’âge de vingt-deux ans se fit danseuse ; et Spina voulut devenir chanteuse. Celui qui fit devenir Ancilla danseuse fut un danseur nommé Campioni Vénitien, qui dansant le sérieux20, lui apprit toutes les grâces, dont sa belle figure était susceptible, et l’épousa. Spina apprit la musique d’un castrato qui s’appelait Pepino da la Mamana21, qui ne pouvait pas l’épouser ; mais elle fut toujours moins que médiocre, et poursuivit à vivre du prix qu’elle retirait de ses charmes. Ancillar a dansé à Venise jusqu’à deux ans avant sa mort, dont je parlerai à propos22.

Je l’ai trouvée à Lyon avec son mari. Ils venaient d’Angleterre, où on les avait applaudis sur le théâtre de Hay-market23. Elle s’était arrêtée avec son mari à Lyon pour son seul plaisir, et elle avait à ses pieds toute la belle, et riche jeunesse de la ville qui allait le soir chez elle, et qui faisait tout ce qu’elle voulait pour lui plaire. Parties de plaisir le jour, grands soupers, et jeu de Pharaon toute la nuit. Celui qui tenait la banque était un nommé D. Giuseppe Marcati, qui était le même que j’avais connu à l’armée espagnole huit ans auparavant24 qu’on nommait D. Pepe il cadetto, et qui quelques années après publia25 son nom d’Afflisio, et qui a si mal fini. Cette banque gagna en peu de jours trois cent mille francs26. Dans un pays de cour une pareille somme n’aurait pas fait du bruit ; mais dans une ville de marchands elle donna [9v] l’alarme à tous les pères de famille, et la société italienne pensa à partir.

Un respectable personnage, que j’ai connu chez M. de Rochebaron27, me procura la grâce d’être admis parmi ceux qui voient la lumière28. Je suis devenu franc maçon apprenti. Deux mois après, j’ai reçu à Paris le second grade, et quelques mois après le troisième, qui est la maîtrise. C’est le suprême. Tous les autres titres que dans la suite du temps on m’a fait prendre sont des inventions agréables, qui quoique symboliques n’ajoutent rien à la dignité de maître.

Il n’y a point d’homme au monde qui parvienne à savoir tout ; mais tout homme doit aspirer à tout savoir. Tout jeune homme qui voyage, qui veut connaître le grand monde, qui ne veut pas se trouver inférieur à un autre, et exclu de la compagnie de ses égaux dans le temps où nous sommes, doit se faire initier dans ce qu’on appelle la maçonnerie, quand ce ne seraits pour savoir au moins superficiellement ce que c’est. Il doit cependant faire attention à bien choisir la loge dans laquelle il veut être installé, car malgré que la mauvaise compagnie ne puisse agir en loge, elle peut cependant s’y trouver, et le candidat doit se garder des liaisons dangereuses.

[10r] Ceux qui ne se déterminent à se faire recevoir maçonst que pour parvenir à savoir le secret peuvent se tromper, car il leur peut arriver de vivre cinquante ans maîtres maçons sans jamais parvenir à pénétrer le secret de cette confrérie.

Le secret de la maçonnerie est inviolable par sa propre nature, puisque le maçon qui le sait ne le sait que pour l’avoir deviné. Il ne l’a appris de personne. Il l’a découvert à force d’aller en loge, d’observer, de raisonner, et de déduire. Lorsqu’il y est parvenu, il se garde bien de faire part de sa découverte à qui que ce soit fût-ce son meilleur ami maçon, puisque s’il n’a pas eu le talent de le pénétrer, il n’aura pas non plus celui d’en tirer parti en l’apprenant oralement. Ce secret sera donc toujours secret.

Tout ce qu’on fait en loge doit être secret ; mais ceux qui par une indiscrétion malhonnête ne se sont pas fait un scrupule de révéler ce qu’on y fait n’ont pas révélé l’essentiel. Comment pouvaient-ils le révéler s’ils ne le savaient pas ? S’ils l’avaient su, ils n’auraient pas révélé les cérémonies.

La même sensation que fait aujourd’hui la confrérie des maçons dans plusieurs quiu n’y sont pas initiés, procédait dans l’ancien temps des grands mystères qu’on célébrait à Éleusis à l’honneur de Cérès. Ils intéressaient toute la Grèce, et les premiers hommes de ce monde aspiraient à y être initiés. Cette initiation était d’une importance beaucoup plus grande que celle de la franc-maçonnerie [10v] moderne, où l’on trouve des polissons, et des rebuts de l’espèce humaine. On garda longtemps sous un silence impénétrable tout ce qui se passait dans les mystères d’Éleusis à cause de la vénération qu’ils inspiraient. On osait par exemple révéler les trois mots que le hiérophante disait aux initiés lorsqu’à la fin des mystères il les congédiait ; mais à quoi cela servait-il ? À déshonorer celui qui l’avait révélé, et pas à autre chose, car ces trois mots étaient d’une langue barbare inconnue à tous les profanes. J’ai lu quelque part que les trois mots signifiaient Veillez et ne faites pas de mal29. L’initiation durait neuf jours, les cérémonies étaient très imposantes, la compagnie était très respectable. Nous lisons dans Plutarque qu’Alcibiade fut condamné à mort, et que tout son bien fut confisqué pour avoir osé mettre en ridicule chez lui les grands mystères avec Polition, et Théodore contre les lois des Eumolpides. En conséquence de ce sacrilège il fut condamné à être maudit par les prêtres, et par les prêtresses, mais la malédiction ne fut pas donnéev ; une prêtressew s’y opposa en alléguant pour raison qu’elle était prêtresse pour bénir, et non pas pour maudire, leçon superbe, que notre très saint père le pape méprise30. Rien n’est important aujourd’hui. Botarelli31 publie dans une brochure toutes les pratiques des francs-maçons ; on se contente de dire que c’est un coquin. On le savait d’avance. Un prince à Naples, et M. Amilton33 font chez eux le miracle de S. Janvier33. Le roi dissimule ; et ne se souvient pas qu’il porte sur sa poitrine royale un crachat34 où il y a ces [11r] paroles à l’entour de la figure de S. Janvier in sanguine foedus [l’alliance dans le sang]35. Tout aujourd’hui est inconséquent, et il n’y a plus rien qui signifie quelque chose. On aura raison, si on irax en avant ; mais tout ira de mal en pire si on s’arrête à moitié chemin.

Nous prîmes deux places dans la diligence36 pour aller en cinq jours à Paris. Balletti prévint sa famille du moment de son départ, et par conséquent elle sut l’heure de notre arrivée.

Nous étions huit dans cette voiture qu’on nomme Diligence : nous étions tous assis, mais tous incommodément, car elle était ovale : personne n’occupait un coin, puisqu’elle n’avait pas des coins. J’ai trouvé cela mal raisonné ; mais je ne disais rien, car en qualité d’Italien je devais trouver tout ce qui existait en France admirable. Voiture ovale : je révérais la mode, et je la maudissais, car le singulier mouvement de cette voiture m’excitait à vomir. Elle était trop bien suspendue37. Un cahotement m’aurait incommodé moins. Dans la vigueur de son allure sur la belle route elle ondoyait ; on l’appelait aussi à cause de cela gondole ; mais la véritable gondole vénitienne poussée par deux rameurs va également et ne cause pas une nausée qui fait bondir le cœur. La tête me tournait. Ce mouvement de vitesse qui ne me secouait au moins un tant soit peu troubla mon atmosphère38, et j’ai dû rendre tout ce que j’avais dans l’estomac. On me trouva mauvaise compagnie ; mais on ne me le dit pas. On se contenta de me dire que [11v] j’avais trop soupé ; et un abbé parisien pour prendre ma défense dit que j’avais l’estomac faible, et on disputa. Impatienté je les ai fait taire en leur disant : Vous avez tort tous les deux, car j’ai l’estomac excellent, et je n’ai pas soupé. Un homme d’un certain âge qui avait près de lui un garçon de douze à treize ans, me dit d’un ton mielleux que je ne devais pas dire à ces messieurs qu’ils ont tort ; mais que j’aurais pu leur dire qu’ils n’avaient pas raison, imitant Cicéron qui ne dit pas aux Romains que Catilina et les autres conjurés étaient morts ; mais qu’ils avaient vécu39.

— N’est-ce pas la même chose ?

— Je vous demande pardon, Monsieur, l’un est impoli, et l’autre est poli.

Il fit alors une dissertation magnifique sur la politesse qu’il termina en me disant avec un air riant :

— Je parie que monsieur est italien.

— Oui ; mais oserais-je vous demander à quoi vous l’avez deviné ?

— Oh oh ! à l’attention avec laquelle vous avez honoré mon long bavardage.

Toute la compagnie fit alors un éclat de rire, et j’ai commencé à amadouer cet original qui était le gouverneur40 du jeune homme qu’il avait à côté. Je l’ai employé tous ces cinq jours à me donner des leçons de politesse française, et lorsquey nous dûmes nous séparer, il m’appela à part, et il me dit qu’il voulait me faire un petit cadeau.

— Quoi ?

— Il faut oublier, et abandonner la particule non, que vous mettez en usage sans miséricorde à tort, et à travers. Non n’est pas un mot français. Dites pardon : cela revient au même, et ne choque pas. Non est un démenti. Laissez-le, Monsieur, ou préparez-vous à Paris à mettre l’épée à la main à tout bout de champ.

— Je vous [12r] remercie monsieur ; et je vous promets de ne dire plus non de toute ma vie.

Il m’a paru dans le commencement de mon séjour à Paris d’être devenu le plus coupable de tous les hommes car je ne faisais que demander pardon. J’ai cru même un jour qu’on me faisait une querelle pour l’avoir demandé hors de propos. Ce fut à la comédie qu’un petit maître me marcha par mégarde sur un pied.

— Pardon, Monsieur, lui dis-je vite.

— Pardonnez vous-même.

— Vous-même.

— Vous-même.

— Hélas, Monsieur, pardonnons-nous tous les deux, et embrassons-nous.

Ainsi notre dispute fut finie.

Un jour que je dormais assez bien sur mon aplomb dans la diligence gondole qui allait grand train, voilà mon voisin qui me secoue pour me réveiller.

— Que voulez-vous ?

— Ah Monsieur ! de grâce, regardez ce château.

— Je le vois. Ce n’est pas grand-chose. Qu’y trouvez-vous de merveilleux ?

— Rien ; si nous n’étions à quarante lieues de Paris. Le croiront-ils les badauds mes compatriotes, quand je leur dirai que j’ai vu un si beau château à quarante lieues de la capitale ? Qu’on est ignorant, quand on n’a pas un peu voyagé !

— Vous dites fort bien.

Cet homme était parisien lui-même, badaud dans l’âme, comme un Gaulois au temps de César.

Mais si les Parisiens badaudent du matin au soir s’amusant à tout, et admirant tout, un étranger comme moi devait être bien plus badaud qu’eux. La différence entr’eux, et moi était qu’accoutumé à voir les choses telles qu’elles sont j’étais surpris de les voir sous un masque qui les changeait de nature, tandis que leur surprise dépend de ce qu’on leur fait souvent soupçonner le dessous du masque.

[12v] Ce qui m’a beaucoup plu fut la beauté du grand chemin, ouvrage immortel de Louis XV, la propreté des auberges, la chère qu’on y faisait, la promptitude avec laquelle on nous servait, l’excellence des lits, l’air modeste de la personne qui nous servait à table, qui le plus souvent était la fille la plus accomplie de la maison, dont le maintien, la propreté, et les manières avaient la force de tenir en frein le libertinage. Qui est celui entre nous en Italie qui voit avec plaisir les valets de nos auberges, leur air effronté, et leur insolence ? On ne savait pas dans ce temps-là en France ce que c’était que surfaire41, la France était la patrie des étrangers. L’est-elle actuellement des Français ? On avait le désagrément de voir souvent un despotisme odieux consistant en lettres de cachetz. C’était le despotisme d’un roi. On verra ce que c’est que le despotisme d’un peuple toujours effréné, féroce, indomptable qui s’attroupe, pend, coupe des têtes, et assassine ceux qui n’étant point peuple osent dire leur avis.

Paris : le Louvre et les deux comédies

a Jardins du Palais-Royal

b Comédie-Italienne (rue Mauconseil)

c Rue Saint-Denis

d Rue de Buci

e Rue Saint-Maur

f Comédie-Française

g Hôpital des Enfants-Trouvés

Nous dormîmes à Fontainebleau, et une heure avant que d’arriver à Paris nous vîmes une Berline qui en venait. Voilà ma mère, dit Balletti, arrêtez, arrêtez. Nous descendons, et après les transports d’usage entre mère, et fils, il me présente ; et cette mère qui était la célèbre comédienne Silvia42 me dit pour tout accueil : J’espère, Monsieur, que l’ami de mon fils voudra bien souper avec nous ce soir. En disant cela, elle remonte dans sa voiture avec son fils, et sa fille qui avait neuf ans. Je remonte dans la gondole.

À mon arrivée à Paris, je trouve un domestique de Silvia avec un fiacre, qui se chargea de tout, et me conduisit à un logement que j’ai trouvé très propre. Après y avoir placé ma malle, et tout ce que j’avais il me conduisit chezaa sa maîtresse qui demeurait à cinquante pas de là43. Balletti me présenta à son père, qui s’appelait Mario, et qui était convalescent. Les noms de Mario, et de Silvia étaient ceux qu’ils portaient dans les comédies qu’ils jouaient à canevas44. Les Français ne donnèrent jamais aux comédiens italiens autre nom en ville que celui par lequel ils les connurent sur le théâtre. Bonjour M. Arlequin, bonjour M. Pantalon, on disait au palais royal45 à ceux qui jouaient ces personnages.

a. Descend biffé.

b. D’une grande chambre ouverte excite ma curiosité ; et je vois en passant dix à douze personnes à table ; je m’en allais ; mais je me vois arrêté par un.

c. Cependant biffé.

d. Prétendue biffé.

e. Tout biffé.

f. Orth. venue.

g. Orth. eu.

h. Le e final de arrive est souligné d’une autre encre.

i. Le biffé.

j. Être est souligné.

k. Du souligné.

l. Aux mêmes explosions biffé.

m. Le biffé.

n. Dans le septième mois biffé.

o. À biffé.

p. Pour son utilité particulière biffé.

q. Personne biffé.

r. Au contraire biffé.

s. Pour autre raison pour celle de.

t. Pour nulle autre raison que pour celle de.

u. Plusieurs qui souligné.

v. À cause que biffé.

w. La refusa biffé.

x. Si on ira biffé d’une autre encre, avec une correction en surcharge biffée également.

y. Nous sommes biffé.

z. Orth. cachets (voir ici note 54).

aa. Silvia biffé.

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[13r] CHAPITRE X

Mon premier apprentissage à Paris l’année 1750

Silvia fêta l’arrivée de son fils en appelant à souper chez elle ses parents. Je fus enchanté d’être arrivé à Paris à temps de les connaître. Mario père de Balletti ne vint pas à table parce qu’il était convalescent, mais j’ai connu sa sœur plus vieille que lui, que par son nom de théâtre on appelait Flamminia1. On la connaissait dans la république des lettres à cause de quelques traductions ; mais ce qui me donnait envie de la connaître à fond était l’histoire que toute l’Italie savait du séjour à Paris de trois hommes célèbres. Ces trois hommes furent le marquis Maffei2, l’abbé Conti3, et Pierre-Jacques Martelli4. Ils devinrent ennemis à cause, dit-on, de la préférence que chacun d’eux prétendait dans les bonnes grâces de cette actrice, et en qualité de savants ils se battirent à la plume. Martelli fit une satire à Maffei qu’il appela Femia par anagramme5.

aÉtant annoncé à Flamminia pour candidatb dans la république des lettresc cette femme crut de devoir m’honorer du colloque. Je l’ai trouvée désagréable dans sa figure, dans son ton, dans son style, et jusque dans sa voix : elle ne me le dit pas, mais elle me fit comprendre qu’elle savait qu’illustre dans la république des lettres elle parlait à un insecte ; elle avait l’air de dicter, et elle croyait d’en avoir le droit à soixante et dix ans vis-à-vis d’un garçon de vingt-cinq qui n’avait enrichi aucune bibliothèque. Pour lui faire ma cour j’ai parlé de l’abbé Conti, et à certain propos j’ai cité deux vers de cet homme profond. Elle me corrigea avec un air de bonté sur le mot scevra qui veut dire séparée, que j’ai prononcé avec lad u consonne qui est v6. Elle me dit qu’il fallait la prononcer voyelle, et que je ne [13v] devais pas être fâché d’avoir appris cela à Paris le premier jour de mon arrivée.

— Je veux aussi apprendre, Madame, et non pas désapprendre. Il faut dire scevra, et non pas sceura, car c’est une syncope de scévera.

— C’est à savoir lequel des deux se trompe.

— Vous Madame selon l’Arioste qui rime scevra avec persevra.

Elle voulait poursuivre lorsque son mari homme de quatre-vingts ans lui dit qu’elle avait tort. Elle se tut, et depuis ce temps-là elle dit à tout le monde que j’étais un imposteur. Le mari de cette femme était Louis Riccoboni qu’on appelait Lelio7, le même qui avait conduit la troupe italienne à Paris l’année seizee au service du Duc régent8. J’ai reconnu son mérite. Il avait été fort bel homme, et il possédait à juste titre l’estime du public, et à cause de son talent, et à cause de ses mœurs. Dans ce souper ma principale attention fut celle d’étudier Silvia, dont la renommée allait aux nues. Je l’ai trouvée au-dessus de tout ce qu’on disait. Son âge était de cinquante ans, sa taille était élégante, son air noble comme toutes ses façons, aisée, affable, riante, fine dans ses propos, obligeante vis-à-vis de tout le monde, remplie d’esprit sans donner aucune marque de prétention. Sa figure était une énigme, elle était intéressante9, et elle plaisait à tout le monde, et malgré cela à l’examen on ne pouvait pas la trouver belle ; mais aussi personne n’a jamais osé la décider laide. On ne pouvait pas dire qu’elle n’était ni belle ni laide, car son caractère qui intéressait sautait aux yeux ; qu’était-elle donc ? Bellef ; mais par des lois, et des proportions inconnues à tout le monde, excepté à ceux qui se sentant par une force occulte entraînés à l’aimer avaient le courage de l’étudier, et la force de parvenir à les connaître.

Cette actrice fut l’idole de toute la France, et son talent fut le soutien de toutes les comédies que les plus grands auteurs écrivirent pour elle, [14r] et principalement Marivaux. Sans elle, ces comédies ne seraient pas passées à la postérité. On n’a jamais pu trouver une actrice capable de la remplacer, et on ne la trouvera jamais, car elle devrait réunir en elle toutes les parties que Silvia possédait dans l’art trop difficile du théâtre, action10, voix, physionomie, esprit, maintien, et connaissance du cœur humain. Tout dans elle était nature : l’art qui accompagnait, et avait perfectionné tout ne se laissait pas voir.

Pour être en tout unique, elle ajoutaitg à celles, dont je viens de faire mention, une qualité, que, si elle n’avait pas eueh, elle ne serait pas moins montée aux faîtes de la gloire en qualité de comédienne. Ses mœurs furent pures. Elle voulut avoir des amis, jamais des amants ; se moquant d’un privilège, dont elle pouvait jouir, mais qui l’aurait rendue méprisable à elle-même. Par cette raison elle gagna le titre de respectable à un âge où il aurait pu paraître ridicule, et presqu’injurieux à toutes les femmes de son état. Par cette raison plusieurs dames du plus haut rang l’honorèrent plus encore de leur amitié que de leur protection. Par cette raison, jamais le capricieux parterre de Paris n’a osé la siffler dans un rôle qui ne lui a pas plu. Par une voix générale unanime Silvia était une femme au-dessus de son état.

Comme elle ne croyait pas que sa sage conduite pût lui être ascrite à mérite11, car elle savait de n’être sage que par effet d’amour-propre, nul orgueil, nul air de supériorité put jamais être reconnu en elle dans le commerce qu’elle dut avoir avec les actrices ses camarades, qui satisfaites de briller par leur talent ne se souciaient pas de se rendre célèbres par leur vertu. Silvia les aimait toutes, et elle en était aimée, elle leur rendait justice publiquement, et elle en faisait l’éloge. Mais elle avait raison : elle n’avait rien à craindre : aucune ne pouvait lui faire le moindre tort.

[14v] La nature a frustré cette femme unique de dix ans de vie. Elle est devenue étique à l’âge de soixante ans, dix ans après que je l’ai connue12. Le climat parisien joue de ces tours-là aux femmes italiennes. Je l’ai vue deux ans avant sa mort13 jouer le rôle de Marianne dans la pièce de Marivaux14, où elle ne paraissait avoir que l’âge de Marianne. Elle mourut à ma présence en tenant sa fille15 entre ses bras, et lui donnant son dernier conseil cinq minutes avant d’expirer. Elle fut honorablement enterrée à S. Sauveur sans la moindre opposition du curé, qui dit que son métier de comédienne ne l’avait jamais empêchée d’être chrétienne16.

Excusez lecteur si j’ai fait l’oraison funèbre de Silvia dix ans avant de venir à sa mort. Lorsque j’en serai là je vous l’épargnerai.

Sa fille unique objet principal de sa tendresse était assise à table près d’elle à ce même souper. Elle n’avait que l’âge de neuf ans. Tout absorbé par les mérites de la mère, je ne me suis arrêté à faire aucune observation sur la fille. Cela ne devait arriver qu’après. Très content de cette première soirée, je me suis rendu à mon logement chez Madame Quinson17. C’était le nom de mon hôtesse.

Mademoiselle Quinson à mon réveil vint me dire qu’il y avait dehors un domestique qui venait s’offrir à mon service.

Je vois un homme très petit ; cela ne me plaît pas, et je le lui dis.

— Ma petite taille, mon prince, vous rendra sûr que je ne mettrai pas vos habits pour aller en bonne aventure.

— Votre nom ?

— Celui que vous voudrez.

— Comment ? Je vous demande le nom que vous portez.

— Je n’en porte aucun. Chaque maître que je sers m’en donne un, et j’en ai eu en ma vie plus de cinquante. Je m’appellerai par le nom que vous me donnerez.

— Mais enfin vous devez avoir un nom à vous, celui de votre famille.

— Famille ? Je n’ai jamais eu de famille. J’avais un nom dans ma jeunesse, et depuis vingt ans que je sers, et change toujours de maître, je l’ai oublié18.

— Je vous appellerai l’Esprit.

— Vous me faites bien de l’honneur.

[15r] — Tenez : allez me quérir monnaie de ce louis.

— En voilà.

— Je vous vois riche19.

— Tout à votre service Monsieur.

— Qui m’informera de vous ?

— Au bureau des domestiques20, et Madame Quinson aussi, tout Paris me connaît.

— C’est assez. Je vous donne trente sous par jour21, je ne vous habille pas, vous irez vous coucher chez vous, et vous serez à mes ordres tous les matins à sept heures.

Balletti est venu me voir, et m’a prié à dîner, et à souper pour tous les jours. Je me suis fait conduire au palais royal, et j’ai laissé l’Esprit à la porte. Curieux de cette promenade tant vantée j’ai commencé à observer tout. J’ai vu un assez beau jardin, des allées bordées de grands arbres, des bassins, des hautes maisons qui l’entouraient, beaucoup d’hommes, et des femmes qui se promenaient, des bancs par-ci par-là, où l’on vendait des nouvelles brochures, des eaux de senteur, des cure-dents, des colifichets ; j’ai vu des chaises de paille qu’on louait pour un sou, des liseurs de gazettes qui se tenaient à l’ombre, des filles, et des hommes qui déjeunaient seuls, et en compagnie, des garçons de café qui descendaient, et montaient rapidement un petit escalier caché derrière des charmilles.

Je m’assis devant une petite table vide, un garçon me demande ce que je veux prendre, je lui demande du chocolat sans lait, et il m’en porte du détestable dans une tasse d’argent. Je le laisse là, et je dis au garçon de me porter du café s’il est bon.

— Excellent, je l’ai fait hier moi-même.

— Hier ? Je n’en veux pas.

— Le lait y est excellent.

— Du lait ? Je n’en bois jamais. Faites-moi d’abord une tasse de café à l’eau.

— À l’eau ? Nous n’en faisons que l’après dîner. Voulez-vous une bavaroise22 ? Voulez-vous une carafe d’orgeat ?

— Oui orgeat.

Je trouve cette boisson excellente, et je décide d’en faire toujours mon déjeuner. Je demande au garçon si nous avons quelque chose de nouveau23, et il me répond que la Dauphine est accouchée d’un prince : un abbé lui dit qu’il est fou : c’est d’une princesse qu’elle est accouchée24. Un troisième s’avance, et dit : Je viens de Versailles, et la Dauphine n’est accouchée ni de prince ni de princesse. [15v] Il me dit que je lui semble étranger, et je lui réponds que je suis Italien, arrivé la veille. Il me parle alors de la cour, de la ville, des spectacles, il s’offre à me présenter partout, je le remercie, je m’en vais, et l’abbé m’accompagne, et me dit le nom de toutes les filles qui se promenaient. Un robin25 le rencontre, il l’embrasse, et l’abbé me le présente comme un docte dans la littérature italienne : je lui parle italien, il me répond avec esprit, je ris de son style, et je lui en dis la raison. Il parlait précisément dans le style de Boccace : ma remarque lui plaît, je le persuade qu’il ne faut pas parler ainsi malgré que la langue de cet ancien soit parfaite. En moins d’un quart d’heure nous nous lions d’amitié en nous reconnaissant les mêmes penchants. Lui poète, moi poète, lui curieux de la littérature italienne, moi de la française, nous nous donnons nos adresses, et nous nous promettons des visites réciproques.

Je vois beaucoup d’hommes, et de femmes fermes26 dans un coin du jardin, regardant en haut. Je demande à mon nouvel ami ce qu’il y avait là de merveilleux. Il me dit qu’on se tenait attentif à la méridienne chacuni ayant sa montre à la main pour attendre l’instant que l’ombre de l’aiguille montrerait le point de midi, et pour régler ainsi leurs montres.

— Est-ce qu’il n’y a pas des méridiennes partout ?

— Oui ; mais la célèbre est celle du palais royal27.

Je n’ai pu alors m’empêcher d’éclater de rire.

— Pourquoi riez-vous ?

— Parce qu’il est impossible que toutes les méridiennes ne soient égales : et voilà une badauderie28 dans toutes les règles.

Il y pensa un peu, et puis il en rit aussi ; et il me donna courage à critiquerj les bons Parisiens. Nous sortons du palais royal par la grande porte, et je vois à ma droite beaucoup de monde attroupé devant une boutique dont l’enseigne était une Civette29.

— Qu’est-ce que cela ?

— C’est actuellement que vous allez rire. Tous ces gens attendent pour acheter du tabac.

— Est-ce qu’on n’en vend qu’à cette boutique ?

— On en vend partout ; mais depuis trois semaines on ne veut [16r] avoir dans la tabatière que du tabac à la Civette.

— Est-il meilleur que les autres ?

— Point du tout : il est peut-être plus mauvais ; mais depuis que Madame la duchesse de Chartres30 l’a mis à la mode, on ne veut que de celui-là.

— Comment a-t-elle fait pour le mettre à la mode ?

— Elle s’est arrêtée deux ou trois fois étant dans son équipage devant cette boutique en n’en achetant que pour remplir sa tabatière, et en disant publiquement à la jeune femme qui le vend que c’est le meilleur tabac de Paris ; les badauds qui l’entendirent dirent la chose à d’autres, et tout Paris sut que si l’on voulait du bon tabac il fallait l’acheter à la Civette. Cette femme fera sa fortune, puisqu’elle en vend pour plus de cent écus par jour.

— La duchesse de Chartres ne sait pas peut-être d’avoir fait la fortune de cette femme-là.

— Au contraire : c’est une invention de la duchesse remplie d’esprit, qui aimant cette femme qui est une nouvelle mariée, et pensant à ce qu’elle pouvait faire pour lui être utile trouva qu’il lui fallait faire ce qu’elle a fait. Vous ne sauriez croire combien les Parisiens sont des bonnes gens. Vous êtes dans le seul pays du monde où l’esprit est le maître de faire sa fortune ou qu’il se montre en donnant du vrai, et pour lors celui qui lui fait accueil est l’esprit, ou qu’en imposant il donne du faux, et dans ce cas celui qui le récompense est la sottise : elle est caractéristique dans la nation, et ce qui est étonnant c’est qu’elle est fille de l’esprit, de sorte que, ce n’est pas un paradoxe, la nation française serait plus sage si elle avait moins d’esprit.

Les Dieux qu’on adore ici, malgré qu’on ne leur élève pas des autels sont la nouveauté et la mode. Un homme n’a qu’à courir, et tous ceux qui le voient lui courent après. On ne s’arrêterait que lorsqu’on le découvrirait pour fou ; mais une pareille découverte est une mer à boire : nous avons ici des fous qui le sont depuis leur naissance, [16v] et on les prend encore pour des sages. Le tabac à la civette est un très petit exemple de la cohue de la ville. Notre roi allant à la chasse se trouva au pont de Neuilly31, et eut envie de boire du ratafia32. Il s’arrêta au cabaret ; il en demanda, et par un hasard singulier le pauvre cabaretier en avait un flacon, et le roi après en avoir bu un verre s’avisa de dire à ceux qui l’entouraient que cette liqueur était excellente, et en demanda un autre. Il n’a pas fallu davantage pour faire la fortune du cabaretier. En moins de vingt-quatre heures toute la cour, et toute la ville sut que le ratafia de Neuilly était la meilleure liqueur de l’Europe, car le Roi l’avait dit. Les plus brillantes compagnies allaient à minuit à Neuilly pour boire du ratafia, et en moins de trois ans le cabaretier devint riche, et fit bâtir dans le même endroit une maison sur laquelle vous verrez l’inscription ex liquidis solidum [des liquides, je fis du solide]33, assez comique, et qui fut donnée à cet homme par un de nos messieurs de l’académie. Quel est le saint que cet homme-là doit remercier de la brillante et rapide fortune qu’il a faitek ? La sottise, la légèreté, l’envie de rire.

— Il me semble, lui dis-je, que cet applaudissement aux opinions du roi, et des princes du sang vienne d’une affection invincible de la nation qui les adore : elle est si grande qu’ils les croient infaillibles.

— lC’est vrai. Tout ce qui arrive en France fait croire aux étrangers que la nation adore son roi ; mais ceux entre nous qui pensent voient que cet amour de la nation au monarque n’est que du clinquant. Quel fondement y a-t-il à faire sur un amour qui n’a aucun fondement ? La cour n’y compte pas dessus. Le roi vient à Paris, [17r] et tout le monde crie : vive le roi, parce qu’un fainéant a commencé à faire ce cri. C’est un cri de la gaieté, de la peur peut-être que le roi même, croyez-moi, ne prend jamais pour argent comptant. Il lui tarde de retourner à Versailles, où il a vingt-cinq mille hommes qui le garantissent de la fureur de ce même peuple, qui devenu sage pourrait s’aviser de crier meure le Roi. Louis quatorze le connaissait34. Il en a coûté la vie à quelques conseillers de la grande chambre35 qui osèrent parler d’assembler les états généraux36 dans les calamités de l’état. La France n’a jamais aimé ses rois, excepté S. Louis37 à cause de sa piété, Louis XII38, et Henri IV après sa mort. Le Roi qui règne actuellement dit de bonne foi dans le temps de sa convalescence39 : Je m’étonne de ces grandes réjouissances parce que j’ai regagné ma santé, car je ne peux pas deviner la raison par laquelle on m’aime tant. On a fait l’apothéose de cette réflexion de notre monarque. Il raisonnait. Un courtisan philosophe devait40 lui dire qu’on l’aimait tant parce qu’il avait le surnom de bien-aimé.

— Y a-t-il quelque philosophe entre les courtisans ?

— Philosophe non, parce qu’en qualité de courtisan il ne peut pas l’être ; mais il y a des gens d’esprit qui en grâce de leur intérêt mordent le frein. Il n’y a pas longtemps que le roi exalta à un courtisan, que je ne vous nommerai pas, les plaisirs dont il jouissait en passant la nuit avec Madame la M.41, il disait qu’il ne croyait pas qu’il y eût une autre femme au monde qui sût enm donner des pareils. Le courtisan lui répondit [17v] que Sa Majesté pensait ainsi parce qu’elle n’avait jamais été au b..d.l42. Le courtisan fut envoyé à ses terres.

— Les rois de France ont raison, ce me semble d’abhorrer la convocation des états généraux, car ils deviennent pour lors à la même condition d’un pape qui convoque un concile.

— Pas tout à fait ; mais peu s’en faut. Les états généraux seraient dangereux, si le peuple, qui est le tiers état, pouvait contrebalancer les suffrages de la noblesse, et du clergé ; mais cela n’est pas, et cela ne sera jamais, car il n’est pas vraisemblable que la politique mette l’épée entre les mains des furieux. Le peuple voudrait bien parvenir à avoir la même influence, mais il n’y aura jamais ni roi, ni ministre qui la lui accorde. Un tel ministre serait sot ou traître.

Le jeune homme qui me tenant ce discours me donna d’abord une vraie idée de la nation, du peuple parisien, de la cour, et du monarque s’appelait Patu. Il m’arrivera de devoir parler de lui. En causant ainsi il me conduisit jusqu’à la porte de Silvia, et me fit compliment sur ce que j’avais l’accès dans cette maison.

J’ai trouvé cette aimable actrice en belle compagnie. Elle me présenta à tout son monde, et elle me fit connaître tous ceux auxquels elle me présenta. Le nom qui me frappa fut Crébillon43. Comment Monsieur ? lui dis-je. Heureux si rapidement ! il y a huit ans que vous me charmez. Écoutez de grâce.

Je lui récite alors la plus belle scène de sa Zénobie, et Radamiste44 traduite par moi en vers blancs45. Silvia était [18r] enchantée de voir le plaisir que Crébillon à l’âge de quatre-vingts ans ressentait en s’écoutant rendu dans une langue qu’il aimait plus que la sienne. Il récita la même scène en français, et il releva poliment les endroits dans lesquels il disait que je l’avais embelli. Je l’ai remercié sans être la dupe du compliment. Nous nous mîmes à table, et interrogé de ce que j’avais vu de beau dans Paris je leur ai dit tout ce que j’avais vu, et appris, excepté le discours de Patu. Après avoir parlé au moins deux heures, Crébillon qui avaitn observé plus que tous les autres la route que je prenais pour connaître le bon et le mauvais de sa nation, me parla en ces termes :

— Pour un premier jour je trouve, Monsieur, que vous promettez beaucoup. Vous ferez des progrès rapides. Je trouve que vous narrez bien. Vous parlez français à vous faire parfaitement comprendre ; mais tout ce que vous avez dit, vous l’avez prononcé par des phrases italiennes. Vous vous faites écouter, vous intéressez, et vous vous attirez par cette nouveauté une double attention de la part de ceux qui vous écoutent : je vous dirai même que votre jargon est fait pour vouso captiver46 le suffrage de ceux qui vous écoutent car il est singulier, et nouveau, et vous êtes dans le pays, où l’on court après tout ce qui est singulier, et nouveau ; mais malgré tout cela vous devez commencer demain, pas plus tard à vous donner toutes les peines pour apprendre à bien parler notre langue, car dans deux, ou trois mois les mêmes qui vous applaudissent aujourd’hui commenceront à se moquer de vous.

— Je le crois, et je le crains : [18v] aussi mon principal projet en venant ici fut celui de me donner de toute ma force à l’étude de la langue, et de la littérature françaisesp ; mais comment ferai-je, Monsieur, pour trouver un maître ? Je suis un écolier insoutenable, interrogateur, curieux, importun, insatiable. Je ne suis pas assez riche pour payer un maître pareil en supposant que je le trouve.

— Il y a cinquante ans, Monsieur, que je cherche un écolier tel que vous vous êtes peint, et c’est moi qui vous payerai si vous voulez venir prendre des leçons chez moi. Je demeure au marais dans la rue des douze portes47, j’ai les meilleurs poètes italiens que je vous ferai traduire en français, et je ne vous trouverai jamais insatiable.

J’ai accepté fort embarrassé à lui expliquer tous mes sentiments de reconnaissance. Crébillon avait une taille de six pieds : il me surpassait de trois pouces48 ; il mangeait bien, il narrait plaisamment, et sans rire, et il était célèbre pour les bons mots. Il passait la vie chez lui, ne sortant que très rarement, et ne voyant presque personne, parce qu’il avait toujours la pipe à la bouche, et dix-huit ou vingt chats qui l’entouraient, et avec lesquels il se divertissait la plus grande partie du jour. Il avait une vieille gouvernante, une cuisinière, et un domestique. Sa gouvernante pensait à tout, tenait son argent, et ne le laissant jamais manquer de rien, il ne lui en demandait jamais aucun compte. Une chose assez remarquable est celle-ci. La physionomie de Crébillon avait le [19r] caractère de celle du lion, ou du chat, ce qui est la même chose49. Il était censeur royal50, et il me disait que cela l’amusait. Sa gouvernante lui lisait les ouvrages qu’on lui portait, et suspendait sa lecture quand il lui paraissait que la chose méritait sa censure, et je riais de ses disputes avec cette gouvernante quand il était de différent avis. J’ai entendu un jour cette femme renvoyer quelqu’un qui était allé pour recevoir son manuscrit revu, en lui disant : venez la semaine prochaine, car nous n’avons pas encore eu le temps d’examiner votre ouvrage.

Je suis allé chez Crébillon trois fois par semaine une année de suite, et j’ai appris chez lui tout le français que je sais, mais je n’ai jamais pu me défaire des tournures italiennes : je les connais51 quand je les trouve dans les autres ; mais lorsqu’elles sortent de ma plume je ne les connais pas, et je suis sûr que je n’apprendrai jamais à les connaître, comme je n’ai jamais pu voir en quoi consiste le vice qu’on impute à Tite-Live dans sa latinité52.

J’ai composé un huitain en vers libres53 sur un certain sujet, et je les ai portés à Crébillon pour les soumettre à sa correction. Après avoir lu avec attention mes huit vers voilà ce qu’il me dit :

— Votre pensée est belle, et très poétique : votre langue est parfaite : vos vers sont bons et très justes ; et malgré tout cela votre huitain est mauvais.

— Comment cela ?

— Je n’en sais rien. Ce qui manque est le je ne sais quoi54. Imaginez-vous un homme que vous voyez, et que vous trouvez beau, bien fait, aimable, [19v] rempli d’esprit, parfait à la fin selon votre jugement le plus sévère. Une femme arrive, elle considère cet homme, et après l’avoir bien considéré, elle s’en va en vous disant, que cet homme ne lui plaît pas. — Mais, madame, dites-moi quel défaut vous lui trouvez. — Je n’en sais rien.

Vous retournez à cet homme, vous lui faites un examen plus exact, et vous découvrez à la finq que c’est un castrato. Ah ! vous dites pour lors, je vois actuellement la raison que cette femme ne l’a pas trouvé de son goût.

C’est par cette comparaison que Crébillon me fit apercevoir la raison que mon huitain pouvait ne pas plaire.

Nous parlâmes beaucoup à table de Louis XIV auquel Crébillon avait fait sa cour quinze années de suite, et il nous dit des anecdotes très curieuses que tout le monde ignorait. Il nous assura que les ambassadeurs de Siam étaient des fripons payés par Madame de Maintenon55. Il nous dit qu’il n’avait jamais achevé sa tragédie dont le titre était Cromwel parce que ler roi lui-même lui avait dit un jour de ne pas user sa plume d’après un coquin56.

Il nous parla de son Catilina, et il nous dit qu’il la croyait la plus faible de toutes ses pièces, mais qu’il n’aurait pas voulu qu’elle fût bonne si pour la rendre telle il eût dû faire paraître sur la scène César, car César jeune homme devait faire rire, comme ferait rire Médée si on la faisait paraître sur la scène avant qu’elle eût connu Jason. Il loua beaucoup le talent de Voltaire, [20r] mais en l’accusant de vol, car il lui avait volé la scène du Sénat57. Il dit, en lui rendant justice qu’il était né avec tout le talent pour écrire l’histoire, mais qu’il la falsifiait, et qu’il la remplissait des contes pour la rendre intéressante. L’homme au masque de fer, selon Crébillon était un conte, et il disait d’en avoir été assuré de la bouche même de Louis XIV58.

On donnait au théâtre italien dans ce jour-là, Cénie pièce de Madame de Grafigni59. J’y suis allé de bonne heure pour avoir une bonne place à l’amphithéâtre60.

Les dames toutes chargées de diamants qui entraient dans les premières loges m’intéressaient, et je me tenais attentif à les voir. J’avais un bel habit, mais ayant les manches ouvertes, et les boutons jusqu’au bas, tout le monde qui me voyait me reconnaissait pour étranger : cette mode n’existait plus à Paris. Pendant donc que je me tenais si attentif, un homme richement vêtu trois fois plus gros que moi m’approche, et me demande poliment si je suis étranger. Je lui dis qu’oui, et il me demande d’abord si je suis content de Paris. Je lui réponds, en lui en faisant l’éloge ; et dans le même instant je vois entrer dans la loge à ma gauche une femme couverte de pierreries, mais d’une taille énorme.

— Qui est donc, dis-je à mon gros voisin, cette grosse cochonne ?

— C’est la femme de ce gros cochon.

— Ah Monsieur je vous demande un million de pardons.

Mais l’homme n’avait pas besoin que je lui demandasse pardon, [20v] car bien loin d’être fâché il étouffait de rire. J’étais au désespoir. Après avoir bien ri, il se lève, il sort de l’amphithéâtre, et un moment après je le vois dans la loge parlant à sa femme. Je les vois rire tous les deux, et j’étais pour prendre le parti de m’en aller, lorsque j’entends qu’il m’appelle : Monsieur Monsieur. Je ne peux sans impolitesse me refuser, et je m’approche de la loge. D’un air alors sérieux, et très noble il me demande pardon s’il a tant ri, et de la meilleure grâce du monde il me prie d’aller souper chez lui le soir même. Je le remercie, et je lui dis que j’étais engagé. Il me réitère ses instances, la dame y met du sien, et pour les convaincre que ce n’est pas une défaite61 je leur dis que je suis engagé chez Silvia. Je suis sûr, dit-il, de vous dégager, si vous ne le trouvez pas mauvais ; j’irai en personne. Je cède ; il va ; il revient après avec Balletti qui me dit de la part de sa mère qu’elle est enchantée que je fasse des si belles connaissances, et qu’elle m’attend à dîner le lendemain. Balletti me dit à part que c’était M. de Beauchamp62 receveur général des finances.

Après la comédie j’ai donné ma main à Madame, et je suis entré dans son équipage. J’ai trouvé dans cette maison la profusion qu’on trouvait à Paris chez toutes les personnes de cette espèce. Grande compagnie, gros jeu de commerce63, et grande gaieté à table. On se leva de table à une heure après minuit, et on me fit reconduire. Cette maison me fut ouverte tout le temps que je suis resté à Paris, et elle me fut fort utile. Ceux qui disent que tous les [21r] étrangers qui vont à Paris s’ennuient au moins les premiers quinze jours, disent vrai, car pour se faufiler64 il faut le temps. Pour ce qui me regarde je sais qu’en vingt-quatre heures je me suis vu déjà occupé, et sûr de m’y plaire.

Le lendemain matin j’ai vu chez moi Patu qui me fit présent de l’éloge en prose qu’il avait fait au maréchal de Saxe65. Nous sortîmes ensemble, et nous allâmes déjeuner aux Tuileries66, où il me présenta à Madame du Boccage67. En parlant du maréchal de Saxe cette dame dit un bon mot. Il est singulier, dit-elle, que nous ne puissions pas dire un de profundis pour cet homme qui nous a fait chanter tant de Te Deum68. Il me conduisit après chez une fameuse actrice de l’opéra qui s’appelait la Le Fel69, bien-aimée de tout Paris, et membre femelle de l’académie royale de musique70. Elle avait trois enfants en bas âge charmants, qui voltigeaient par la maison.

— Je les adore, dit-elle.

— La beauté de leur physionomie, lui répondis-je, a dans tous les trois un différent caractère.

— Je le crois bien. L’aîné est fils du duc d’Aneci71 ; celui-là est du comte d’Eguemont72, et le cadet est fils de Maison rouge qui vient d’épouser la Romainville73.

— Ah ah ! Excusez de grâce. J’ai cru que vous étiez la mère de tous les trois.

— Je le suis aussi.

Et en disant cela, elle regarde Patu, et elle donne avec lui dans un grand éclat de rire qui me fit rougir jusqu’aux oreilles. J’étais nouveau. Je n’étais pas accoutumé à entendre une femme empiéter ainsi sur les droits des hommes. Mademoiselle Le Fel n’était pas effrontée, elle était franche, et supérieure à tous les préjugés. [21v] Les seigneurs auxquels ces petits bâtards appartenaient les laissaient entre les mains de leur mère, et lui payaient une pension pour les élever, et la mère vivait dans l’abondance. Mon inexpérience des mœurs de Paris me faisait donner ainsi dans des lourdes méprises. La le Fel aurait ri au nez de quelqu’un qui serait allé lui dire que j’avais de l’esprit après l’interrogation que je lui avais faite.

Un autre jour chez Lany74 maître des ballets de l’opéra j’ai vu quatre ou cinq filles toutes accompagnées de leur mère auxquelles il donnait des leçons de danse. Elles avaient toutes l’âge de treize à quatorze ans, et l’air modeste de l’honnête éducation. Je leur disais des choses flatteuses, et elles me répondaient en baissant les yeux. Une d’elles avait mal à la tête, et je lui fais flairer de l’eau des carmes : son amie lui demande si elle a bien dormi ; ce n’est pas cela, répond l’enfant, je crois que je suis grosse. À cette réponse inattendue je lui dis, comme une bête : je n’aurais jamais pensé que Madame fût mariée. Elle me regarde, puis elle se tourne à l’autre, et elles se mettent toutes les deux à rire de toute leur âme. Je m’en suis en allé tout honteux, et bien déterminé à ne plus supposer à l’avenir aucune pudeur dans des filles de théâtre. Elles se piquent de ne pas en avoir, et elles traitent de bêtes ceux qui leur en supposent.

Patu me fit connaître toutes les filles de Paris qui avaient quelque renommée ; il aimait le beau sexe autant que moi, mais malheureusement pour lui, il n’avait pas un tempérament si fort que le mien, et il paya de sa propre vie. [22r] S’il avait vécu il aurait remplacé Voltaire. Il est mort à l’âge de trente ans à S. Jean de Morienne, lorsqu’il revenait de Rome pour retourner en France. C’est de lui que j’ai appris un secret, que plusieurs jeunes lettrés français emploient pour s’assurer de la perfection de leur prose lorsqu’ils doivent écrire quelque chose qui demande que la prose soit belle au possible, comme par exemple les éloges, les oraisons funèbres, les lettres dédicatoires. J’ai relevé ce secret, de Patu même, par surprise.

Un matin chez lui j’ai vu sur sa table dess feuilles volantes remplies de vers alexandrins blancs : j’en ai lu une douzaine, et je lui ai dit que quoique beaux ils me faisaient plus de peine que de plaisir, et je lui ai ajouté que ce que j’avais lu dans ces vers me plaisait beaucoup plus dans l’éloge qu’il avait fait en prose au maréchal de Saxe.

— Ma prose ne t’aurait pas tant plu si je n’avais pas auparavant écrit en vers blancs tout ce que j’y dis.

— C’est se donner bien de la peine en pure perte.

— Point de peine, puisque les vers non rimés ne coûtent rien. On les écrit, comme si on écrivait de la prose.

— Tu crois donc que ta prose devient plus belle, lorsque tu la copies de tes propres vers ?

— Je le crois parce que ce n’est pas douteux ; elle devient plus belle, et outre cela je m’assure que ma prose n’aura pas le défaut d’être pleine de demi-vers, qui sortent de la plume de l’écrivain sans qu’il s’en aperçoive.

— Est-ce un défaut ?

— Très grand, et impardonnable. Une prose entrelardée de vers casuels75 est pire qu’une poésie prosaïque.

— Il est vrai que les vers involontaires qui se fourrent dans une oraison doivent faire mauvaise figure, et doivent même être mauvais.

— Certainement. Prends l’exemple de [22v] Tacite dont l’histoire commence par Urbem Romam a principio reges habuere [À l’origine Rome appartenait à des rois]76. C’est un hexamètre fort mauvais que certainement il n’a pas fait exprès, et qu’il n’a pas discerné après, car il aurait donné une autre tournure à sa phrase. Est-ce que votre prose italienne, où l’on trouve des vers involontaires n’est pas vicieuse ?

— Très vicieuse. Mais je te dirai que plusieurs pauvres génies y mettent des vers exprès pour la rendre plus sonore : c’est un clinquant ; mais ils se flattent qu’il passera pour or, et que les lecteurs n’y prendront pas garde. Mais je crois que tu es le seul qui veut bien se donner cette peine.

— Le seul ? Tu te trompest. Tous ceux auxquels les vers ne coûtent rien, comme à moi, font cela lorsque la chose qu’ils écrivent doit être copiée par eux-mêmes. Demande à Crébillon, à l’abbé de Voisenon, à la Harpe77, et à qui tu voudras, et on te dira ce que je te dis. Voltaire est le premier qui a employé cet art dans les petites pièces où sa prose est enchanteresse. L’épître par exemple à Madame du Châtelet78 est de ce nombre : elle est superbe : lis-la, et si tu y trouves un seul hémistiche dis que j’ai tort.

J’ai demandé à Crébillon, et il m’a dit la même chose ; mais il m’a assuré qu’il n’avait jamais fait cela.

Il tardait à Patu de me conduire à l’opéra pour voir l’effet que ce spectacle ferait dans mon esprit, car effectivement un Italien doit le trouver extraordinaire. On donnait un opéra dont le titre était Les Fêtes vénitiennes79. Titre intéressant. Nous allons nous mettre dans le parterre en payant quarante sous ; on y est debout80, et on y trouve bonne compagnie. Ce spectacle est celui quiu fait les délices de la nation. Solus Gallus cantat [seul le Français chante]81.

[23r] Après une symphonie très belle dans son genre donnée par un excellent orchestre on lève la toile, et je vois une décoration qui me représente la petite place de S. Marc vue de la petite île de S. Georges82 ; mais je suis surpris de voir le palais ducal à ma gauche, et les procuraties83, et le grand clocher à ma droite. Cette faute trop comique, et honteuse pour mon siècle commence par me faire rire, et Patu informé doit en rire aussi. La musique, quoique belle dans le goût antique, m’amuse un peu à cause de sa nouveauté, puis m’ennuie, et la mélopée me désole à cause de sa monotonie, et des cris hors de propos. Cette mélopée des Français remplace à ce qu’ils prétendent la mélopée grecque, et notre récitatif qu’ils détestent, et qu’ils ne détesteraient pas s’ils entendaient notre langue84.

Pour ce qui regarde l’erreur du prospect85 je l’attribue à la crasse ignorance du peintre qui avait mal copié une estampe. S’il avait trouvé des hommesv ayant l’épée au côté droit il n’aurait pas deviné que s’il le voit au droit il doit être au gauche.

L’action était un jour du carnaval, dans lequel les Vénitiens vont se promener en masque dans la grande place de S. Marc, et on y représentait des galants, des entremetteuses, et des filles qui nouaient, et dénouaient des intrigues ; tout ce qui était costume86 était faux, mais amusant. Mais ce qui me fit bien rire fut de voir sortir des coulisses le doge avec douze conseillers tous en toge bizarre qui se mettent à danser la grande passacaille87. Tout d’un coup j’entends le parterre qui claque des mains à l’apparition d’un grand, et beau danseur masqué avec une perruque noire à longues boucles qui descendaient jusqu’à la moitié de sa taille, et vêtu d’une robe ouverte par-devant qui lui allait jusqu’aux talons. Patu me dit d’un air dévot, et pénétré que je voyais le grand Dupré88. J’en avais entendu parler, et je m’y tiens attentif. Je vois cette belle figure qui s’avance à pas cadencés, et qui parvenue au bord de l’orchestre élève lentement ses bras arrondis, les meut avec [23v] grâce, les étend entièrement, puis les resserre, remue ses pieds, fait des petits pas, des battements à mi-jambe, une pirouette ensuite, et disparaît après entrant à reculons dans la coulisse. Tout ce pas de Dupré n’a duré que trente secondes. Le claquement du parterre et des loges était général ; je demande à Patu ce que cet applaudissement signifiait, et il me répond sérieusement qu’on applaudissait aux grâces de Dupré, et à la divine harmonie de ses mouvements. Il avait, me dit-il soixante ans89, et il était le même qu’il était quarante ans auparavant.

— Quoi ? Il n’a jamais dansé autrement ?

— Il ne peut pas avoir dansé mieux ; car ce développement que tu as vu est parfait. Y a-t-il quelque chose au-dessus du parfait ? Il fait toujours la même chose, et nous le trouvons toujours neuf ; telle est la puissance du beau, du bon, du vrai qui pénètre à l’âme. Voilà la véritable danse ; c’est un chant : vous n’en avez point d’idée en Italie.

À la fin du second acte voilà de nouveau Dupré avec son visage couvert d’un masque, cela va sans dire, qui danse, accompagné d’un air différent, mais à mes yeux la même chose. Il avance vers l’orchestre, il arrête sa taille un instant, très bien dessinéew, j’en conviens ; et tout d’un coup j’entends cent voix dans le parterre qui disent tout bas : oh ! Mon Dieu ! mon Dieu ! il se développe, il se développe. Et vraiment il paraissait un corps élastique qui en se développant devenait plus grand. J’ai accordé à Patu qu’il y avait à tout cela de la grâce, et je l’ai vu content. Tout d’un coup après Dupré je vois une danseuse qui comme une furieuse parcourt tout l’espace en faisant des entrechats à droite à gauche rapidement, mais ne s’élevant guère, applaudie à toute force.

— C’est la fameuse Camargot90, mon ami, que tu es arrivé à Paris à temps de voir. Elle a aussi soixante ans91. C’est la première danseuse qui a osé sauter, avant elle les danseuses ne sautaient pas : et l’admirable est qu’elle ne porte pas des culottes.

— Pardon ; j’ai vu….

[24r] — Qu’as-tu vu ? C’est sa peau, qui à dire vrai n’est pas blanche.

— La Camargot, lui dis-je d’un air pénitent, ne me plaît pas, j’aime mieux Dupré.

Un zélé très vieux que j’avais à ma gauche me dit qu’étant jeune elle faisait le saut de basque, et même la gargouillade92x et qu’il n’avait jamais vu ses cuisses malgré qu’elle dansât sans culottes.

— Mais si vous n’avez jamais vu ses cuisses comment pouvez-vous jurer qu’elle n’avait pas des culottes ?

— Oh ! ce sont des choses qu’on peut savoir. Je vois que Monsieur est étranger.

— Oh ! pour ça, oui.

Une chose qui m’a plu à l’opéra français fut l’obéissance du changement de décoration auy son du sifflet. Le début aussi de l’orchestre au coup d’archet : mais l’auteur de la musique avec un sceptre à la main qui se donnait un violent mouvement à droite, et à gauche, comme s’ilz avait dû faire agir tous les instruments par des ressorts, m’a choqué93. Ce qui me fit aussi plaisir fut le silence de tous les spectateurs. En Italie on est à juste titre scandalisé de l’insolent bruit qu’on y fait quand on chante, et il faut rire après quand on remarque le silenceaa qu’on observe quand on exécute le ballet. Il n’y a point d’endroit sur la terre où l’observateur ne trouve des extravagances, s’il est étranger, car s’il est du pays il ne peut pas les discerner.

Je me suis trouvé content à la comédie française94. Mon grand plaisir était d’y aller dans les jours où l’on donnait du vieux, et qu’il n’y avait pas deux cents spectateurs. J’ai vu Le Misanthrope, l’Avare, le Joueur, le Glorieux95, et je m’imaginais d’en voir la première représentation. Je suis arrivé à temps de voir Sarasin96, Grandval97, sa femme, la Dangeville98, la Dumenil99, la Gaussin100, la Cléron101, Préville102, et plusieurs actrices aussi qui retirées du théâtre vivaient de leurs pensions entre autres la Le Vasseur103. Je leur parlais avec plaisir, [24v] car elles me communiquaient les plus délicieuses anecdotes. Outre cela elles étaient très serviables. On donnait une tragédie, où une jolie comédienne jouait le rôle muet d’une prêtresse.

— Comme elle est jolie ! dis-je à une de ces matrones.

— Oui elle est à croquer. C’est la fille de celui qui a joué le confident. Elle est très aimable en société, et elle promet beaucoup.

— Je ferais bien volontiers sa connaissance.

— Oh mon Dieu ! cela n’est pas difficile. Son père et sa mère sont l’honnêteté même, et je suis sûre qu’ils seront enchantés si vous leur demandez à souper, et ils ne vous gêneront pas : ils iront se coucher, et ils vous laisseront causer à table avec la petite tant qu’il vous plaira. Vous êtes en France Monsieur où l’on connaît le prix de la vie, et où on tâche d’en tirer parti. Nous aimons les plaisirs, et nous nous croyons heureux quand nous pouvons les faire naître.

— Cette façon de penser est divine, Madame ; mais de quel front104 voulez-vous que j’aille demander à souper à des honnêtes gens qui ne me connaissent pas ?

— Oh mon Dieu ! Que dites-vous ? Nous connaissons tout le monde. Vous voyez bien comme je vous traite. Ai-je l’air de ne pas vous connaître ? Après la comédie je vous présenterai.

— Je vous prierai, Madame, de me faire cet honneur-là un autre jour.

— Quand il vous plaira Monsieur.

a. Baletti biffé.

b. Initié biffé.

c. Orth. de lettres puis, quatre lignes plus bas, de lettre : nous unifions.

d. Lettre biffé.

e. De ce siècle biffé.

f. Avec biffé.

g. Aux qualités biffé.

h. Orth. eu.

i. Tenant biffé.

j. Sa nation biffé.

k. Orth. fait.

l. Nous ajoutons le tiret, omis sur le manuscrit.

m. Procurer tant biffé.

n. Noté biffé.

o. Faire fortune, car il est biffé.

p. Orth. française (latinisme).

q. Qu’il est eunuque biffé.

r. Même roi lui dit biffé.

s. Vraisemblablement cayers [cahiers] biffé.

t. Orth. trompe.

u. Orth. que.

v. Tenant biffé.

w. Orth. dessiné.

x. Sans culotte, et que le parterre ne voyait rien biffé.

y. Coups de biffé.

z. Faisait agir tous biffé.

CHAPITRE XI

Mon frère arrive à Paris

Tous les comédiens italiens de Paris voulurent me faire voir leur magnificence. Ils m’invitèrent à des repas, et me fêtèrent. Carlin Bertinazzi qui jouait l’Arlequin, et que tout Paris adorait me fit souvenir qu’il m’avait vu, il y avait treize ans, à Padoue, lorsqu’il venait de Pétersbourg avec ma mère1.

Il m’a donné un beau dîner chez Madame de la Caillerie2, où il logeait. Cette dame était amoureuse de lui. Elle avaita quatre enfants qui voltigeaient par la maison ; j’ai fait mon compliment à son mari sur les grâces de ces petits, et le mari me répondit qu’ils appartenaient à Carlin.

— Cela se peut, mais en attendant c’est vous qui en avez soin, et c’est vous qu’ils doivent reconnaître pour père, et dont ils porteront le nom.

— Oui : cela serait en droit ; mais Carlin est trop honnête homme pour ne pas s’en charger, quand il me viendra dans l’esprit de m’en défaire. Il sait bien qu’ils sont à lui, et ma femme serait la première à s’en plaindre s’il n’en convenait pas.

C’est ainsi que cet honnête homme pensait, et c’est ainsi qu’il s’expliquait fort paisiblement. Il aimait Carlin autant que sa femme l’aimait avec la seule différence que les conséquences de sa tendresse n’étaient pas celles qui font naître des enfants. Des affaires de cette espèce ne sont pas rares à Paris dans des gens d’une certaine façon. [25v] Deux des plus grands seigneurs de la France troquèrent de femme très paisiblement, et eurent des enfants qui portèrent le nom non pas de leur vrai père, mais du mari de leur mère ; il n’y a pas un siècle que cela est arrivé (Bouflers, et Luxembourg)b, et les descendants de ces enfants sont connus aujourd’hui sous le même nom3. Ceux qui savent l’affaire rient ; et ils ont raison. Celui de pouvoir rire avec raison est un droit qui n’appartient qu’à ceux qui savent comme l’affaire est.

Le plus riche des comédiens italiens était Pantalon4, il était père de Coraline5, et de Camille6, outre cela il savait, et exerçait le métier de prêteur sur gages. Il voulut me donner à dîner en famille. Les deux sœurs m’enchantèrent. Coraline était entretenue par le prince de Monaco7 fils du duc de Valentinois, qui vivait encore, et Camille était amoureuse du comte de Melfort8 favori de la duchesse de Chartres9, devenue dans ce temps-là duchesse d’Orléans à cause de la mort de son beau-père.

Coraline était moins vive que Camille, mais elle était plus jolie ; j’ai commencé à lui faire ma cour aux heures indues, comme personne10 sans conséquence ; mais ces heures indues11 appartiennent aussi au tenant12 ; ainsi je m’y suis quelquefois trouvé dans l’heure même que le Prince venait la voir. Dans les premières rencontres je tirais la révérence et je m’en allais, mais dans la suite on me disait de rester, car les princes tête-à-tête de leurs maîtresses [26r] ordinairement ne savent que faire. Nous soupions en trois, leur emploi était celui de me regarder, de m’écouter, et de rire ; le mien était celui de manger, et de parler.

Mon devoir me parut celui de faire ma cour à ce prince à l’hôtel de Matignon rue de Varenne13. Je suis bien aise, me dit-il un matin, que vous soyez venu, car j’ai promis à la duchesse de Rufec14 de vous conduire chez elle, et nous irons d’abord.

Voilà encore une duchesse. Je ne demandais pas mieux. Nous montons dans un Diable15, voiture de mode, et nous voilà à onze heures du matin chez la duchesse. Je vois une femme de soixante ans16, avec une figure couverte de rouge, un teint couperosé, maigre, laide, et flétrie, assise indécemment sur un sopha, qui à mon apparition s’écrie : ah ! Voilà un beau garçon ! Prince tu es charmant. Viens t’asseoir ici mon garçon. J’obéis tout étonné, et je me sens d’abord rebuté par une puanteur de musc insoutenable. Je vois un sein hideux, que la Mégère montrait tout entier, des boutons, non visibles parce qu’ils étaient couverts de mouches, mais palpables. Où suis-je ? Le prince s’en va, et me dit qu’il me renverra son diable dans une demi-heure, et qu’il m’attendrait chez Coraline.

Le prince à peine parti, cette harpie me surprend avecc deux lèvres baveuses qui m’offraient un [26v] baiser que j’aurais dû peut-être avaler ; mais au même instant elle allonge un bras décharné là où sa rage infernale attachait sa vilaine âme en me disant :

— Voyons si tu as un beau…

— Ah ! Mon Dieu ! Madame la duchesse.

— Tu te retires ? Quoi ! Tu fais l’enfant.

— Oui, Madame… Car…

— Quoi ?

— J’ai, je ne peux pas, je n’ose…

— Qu’as-tu donc ?

— J’ai la ch…….17

— Ah ! le vilain cochon.

Elle se lève fâchée, et moi aussi, et je prends bien vite la porte, et je sors de l’hôtel ayant peur que le suisse m’arrête. Je prends un fiacre, et je vais narrer en propres termes la noire aventure à Coraline qui a beaucoup ri, mais qui en même temps tomba d’accord avec moi que le prince m’avait joué un tour sanglant. Elle loua la présence d’esprit avec laquelle je m’étais tiré de cette vilaine affaire ; mais elle ne m’a pas mis à même de la convaincre, que j’en avais imposé à la duchesse. Malgré cela je ne désespérais pas. Je savais qu’elle ne me voyait pas assez amoureux.

Trois ou quatre jours après je lui ai dit à souper tant de choses, et je lui ai demandé mon congé en termes si clairs, qu’elle me promit la récompense de ma tendresse pour le lendemain. Le prince de Monaco, me dit-elle, ne reviendra de Versailles qu’après-demain. Nous irons demain à la garenne18, nous dînerons tête à tête, nous chasserons au furet, et nous reviendrons à Paris contents. — À la bonne heure.

[27r] Le lendemain à dix heures nous montons dans un cabriolet, et nous voilà à la barrière de Vaux Girard19. Au moment de la passer voilà un vis-à-vis à livrée étrangère qui nous rencontre : arrête, arrête.

C’était le chevalier de Wirtemberg20 qui sans même me daigner d’un regard, commence à dire des douceurs à Coraline, puis en mettant toute sa tête dehors lui parle à l’oreille, elle lui répond de la même façon, il lui parle encore, elle pense un peu, puis elle me dit, en me prenant la main et toute riante : J’ai une grande affaire avec ce prince : allez à la garenne, mon cher ami, dînez-y, chassez, et venez me voir demain. En me disant cela, elle descend, elle monte dans le vis-à-vis, et elle me plante.

Le lecteur qui s’est trouvé dans une situation pareille à la mienne n’a pas besoin que je lui explique le genre de colère dont je me suis trouvé enflammé dans cet indigne instant. Je ne saurais pas l’expliquer à ceux qui ne s’y sont pas trouvés. Je n’ai pas voulu rester dans ce maudit cabriolet un seuld moment : j’ai dit au domestique de s’en aller à tous les diables, j’ai pris le premier fiacre que j’ai trouvé, et je suis allé chez Patu auquel j’ai narré l’aventure brûlant de colère.

Patu trouva mon aventure comique, pas neuve, et dans l’ordre.

— Comment dans l’ordre ?

— Dans l’ordre, car il n’y a pas de greluchone auquel il n’en doive arriver une pareille, et qui s’il a de l’esprit, ne doive être disposé à en souffrir le désagrément. Pour moi je me [27v] sens jaloux d’un travers pareil : je signerais à en avoir un demain. Je t’en fais compliment. Tu es sûr d’avoir Coraline demain.

— Je n’en veux plus.

— C’est une autre affaire. Veux-tu que nous allions dîner à l’hôtel du Roule ?

— Ma foi oui. Le projet est excellent. Allons-y.

L’hôtel du Roule était fameux à Paris. En deux mois que j’y habitais je ne l’avais encore vu, et j’en avais la plus grande curiosité. La maîtresse femme qui avait pris cet hôtel l’avait très bien meublé, et y tenaitf douze à quatorze filles choisies. Elle avait un bon cuisinier, des bons vins, des excellents lits, et elle faisait accueil à tous ceux qui allaient lui faire des visites. Elle s’appelait Madame Paris21, elle était protégée par la Police, elle était à une certaine distance de Paris, de sorte qu’elle était sûre que ceux qui iraient chez elle seraient des gens comme il faut, car c’était trop loin pour y aller à pied. La police de chez elle était excellente : tous les plaisirs étaient taxés à un prix fixe, et pas cher. On payait six francs pour déjeuner avec une fille, douze francs pour y dîner, un louis pour souper, et coucher22. C’était une maison réglée, et on en parlait avec admiration. Il me tardait d’y être, et je trouvais qu’elle valait mieux que la garenne.

Nous montons dans un fiacre. Patu dit au cocher : À la Porte Chaillot.

— J’entends mon bourgeois.

[28r] Il y est dans une demi-heure. Il s’arrête à une porte cochère où je lis Hôtel du Roule. La porte était fermée. Un domestique à moustaches sorti par une porte de derrière vient nous regarder. Content de nos mines, il ouvre. Nous renvoyons notre fiacre, nous entrons, et il ferme la porte. Une femme bien mise, polie, sans un œil23, qui montrait l’âge de cinquante ans nous demande, si nous sommes allés pour dîner chez elle et pour voir les demoiselles de sa société. Nous lui disons qu’oui, et elle nous mène dans une salle où nous voyons quatorze filles en uniforme blanc de mousseline, leur ouvrage à la main assises en demi-cercle, qui à notre apparition se lèvent, et nous font toutes en même temps une profonde révérence. Toutes bien coiffées, toutes presque du même âge, et toutes jolies qui grande, qui moyenne, qui petite, brune, blonde, châtaineg. Nous les parcourons toutes, et disons à chacune trois ou quatre mots, et dans le même moment que Patu choisit la sienne, je m’empare de la mienne. Les deux choisies font un cri de joie nous sautent au cou, et nous enlèvent de la salle pour nous conduire au jardin en attendant qu’on nous appelle à dîner. Madame Paris nous laisse en nous disant : Allez Messieurs vous promener dans mon jardin, jouissez du bon air, de la paix, de la tranquillité, et du silence qui règne dans ma maison, et je vous réponds de la bonne santé des filles que vous avez choisies24.

Après une courte promenade, chacun de nous conduit sah chacune dans une chambre rez-de-chaussée. La fille que j’avais choisie avait quelque chose de Coralinei, ainsi je lui rends d’abord mes devoirs. On nous appela à [28v] table où nous dînâmes assez bien, mais à peine le café pris, voilà la borgnesse, la montre à la main, qui rappelle les deux filles, en nous disant que notre partie était finie ; mais quej payant encore six francs nous pouvions nous amuser jusqu’au soir.

Patu lui répond qu’il le veut bien mais qu’il veut choisir une autre, et je suis de son avis. — Allons, vous êtes les maîtres.

Nous rentrons donc dans le sérail, nous choisissons de nouveau, etk nous allons nous promener. Ce second conflit, comme de raison nous fit trouver le temps trop court. On vint nous l’annoncer dans un moment désagréable, mais ill fallait plier, et obéir aux lois. J’ai pris Patum à part, et après nos considérations philosophiques, nous trouvâmes que ces plaisirs mesurés à l’heure n’étaient pas parfaits. Allons de nouveau, lui dis-je, au sérail choisissons une troisième, et assurons-nous de l’avoir en notre pouvoir jusqu’à demain. Patu trouva mon projet de son goût, et nous allâmes le communiquer à l’abbesse qui nous reconnut à ce trait pour gens d’esprit. Mais lorsque nous rentrâmes dans la salle pour faire un nouveau choix, et que celles que nous avions eues se virent rejetées, toutes les autres se moquèrent d’elles, et elles pour se venger nous sifflèrent et dirent que nous étions des flandrins25.

Mais je fus étonné lorsque j’ai vu cette troisième qui était une beauté. Je remerciais le ciel qu’elle [29r] m’était échappée, car je me voyais sûr de la posséder quatorze heures. Elle s’appelait S.t Hilaire26 ; c’était la même, qui sous ce même nom devint célèbre une année après avec un Milord qui la conduisit en Angleterre. Elle me regardait d’un air fier, et de mépris. J’ai dû employer plus d’une heure en me promenant avec elle pour la calmer. Elle me trouvait indigne de coucher avec elle puisque j’avais eu la hardiesse de ne la prendre ni la première ni la seconde fois. Mais lorsque je lui ai démontré que mon inadvertance était la cause que nous allions y gagner tous les deux, elle commença à rire, et elle me devint charmante. Cette fille avait de l’esprit, de la culture, et tout ce qu’il fallait pour faire fortune dans la profession qu’elle avait embrassée. Patu me dit en italien lorsque nous soupions que je ne l’ai prévenu que d’un instant, mais il voulut l’avoir cinq ou six jours après. Il m’a assuré le lendemain qu’il avait passé toute la nuit à dormir ; mais je ne l’ai pas imité. La St-Hilaire fut très contente de moi, et s’en vanta avec ses camarades. Je suis retourné chez la Paris plus de dix foisn avant que d’aller à Fontainebleau, et je n’ai pas eu le courage d’en prendre une autre. La St-Hilaire était glorieuse d’avoir su me fixer.

L’hôtel du Roule fut la cause que je me suis refroidi à la poursuite de Coraline. Un musicien vénitien nommé Guadagni27 beau, savant dans son art, et plein d’esprit sut plaire à Coraline deux ou trois semaines après que je me suis brouillé avec elle. [29v] Le beau garçon qui n’avait que l’apparence de la virilité, rendit Coraline curieuse, et il fut la cause de sa rupture avec le Prince de Monaco qui la trouva en flagrant délit. Mais Coraline sut tant faire qu’elle se raccommoda un mois après avec le princeo et de si bonne foi qu’elle lui donna au bout de neuf mois un poupon. Ce fut une fille qu’elle appela Adélaïde28 et que le Prince dota. Puis le prince la quitta après la mort du duc de Valentinois pour aller épouser Mademoiselle Brignole29 génoise, et Coraline devint maîtresse du comte de la Marche, qui est aujourd’hui le prince de Conti30. Coraline ne vit plus, ni un fils que ce prince eut d’elle qu’il appela comte de Monreal31. Mais retournons à moi.

Madame la Dauphine accoucha alors d’une princesse32 qui eut d’abord le titre de Madame de France. J’ai vu dans le mois d’août au Louvre les nouveaux tableaux que les peintres de l’académie royale de peinture exposaient au public33, et ne voyant pas des batailles j’ai conçu le projet de faire venir à Paris mon frère François qui était à Venise, et qui avait du talent dans ce genre-là. Parosselli34 seul peintre de batailles que la France avait, étant mort, j’ai cru que mon frère pouvait faire sa fortune ; j’ai écrit à Monsieur Grimani, et à mon frère même, et je les ai persuadés ; mais il n’est arrivé à Paris qu’au commencement de l’année suivante.

Le roi Louis XV qui aimait passionnément la chasse était accoutumé d’aller passer tous les ans six semaines de l’Automne à Fontainebleau35. Il était toujours de retour à Versailles à la moitié de Novembre. Ce voyage lui coûtait cinq millions : il conduisait avec lui tout ce qui [30r] pouvait contribuer aux plaisirs de tous les ministres étrangers, et de toute sa cour. Il se faisait suivre par les comédiens français, et italiens, et par ses acteurs, et actrices de l’opéra. Fontainebleau dans ces six semaines était beaucoup plus brillant que Versailles. Malgré cela la grande ville de Paris ne restait pas sans spectacles. Il y avait tout de même opéra, comédie française, et comédie italienne, car l’abondance d’acteurs faisait qu’on pouvait suppléer à l’un et à l’autre.

Mario père de Balletti qui avait parfaitement recouvré sa santé devait y aller avec Silvia sa femme, et toute sa famille : il m’invita à aller avec eux, et accepter le logement dans une maison qu’il avait louée, et j’ai accepté. Je ne pouvais profiter d’une occasion plus belle pour connaître toute la cour de Louis XV, et tous les ministres étrangers. Aussi me suis-je alors présenté à Monsieur de Morosini36 aujourd’hui Procurateur de S.t Marc, ambassadeur alors de la République au roi de France. Le premier jour qu’on donna l’opéra il me permit de le suivre. C’était une musique de Lulli. J’étais assis dans le parquet37 précisément au-dessous de la loge où se trouvait Madame de Pompadour38, que je ne connaissais pas. À la première scène voilà la fameuse Le Maur39 qui sort de la coulisse, et qui au second versp, fait un cri si fort, et si inattendu que je l’ai crue devenue folle ; je fais un petit éclat de rire de très bonne foi ne m’imaginant jamais qu’on pourrait le trouver mauvais. Un cordon bleu40 qui était auprès de la Marquise me demande sec de quel pays je suis, et je lui réponds sec que j’étais de Venise.

— qLorsque j’ai été à Venise j’ai aussi beaucoup ri au récitatif de vos opérasr.

— Je le crois Monsieur et je suis aussi sûr que personne ne [30v] s’est avisés de vous empêcher de rire.

Ma réponse un peu verte41 fit rire Madame de Pompadour, qui me demanda si j’étais vraiment de là-bas.

— D’où donc ?

— De Venise.

— Venise, Madame, n’est pas là-bas ; elle est là-haut.

On trouve cette réponse plus singulière que la première, et voilà toute la loge qui fait une consultation pour savoir si Venise était là-bas, ou là-haut. On trouva apparemment que j’avais raison, et on ne m’attaqua plus. J’écoutais l’opéra sans rire, et comme j’étais enrhumé je me mouchais trop souvent. Le même cordon bleu, que je ne connaissais pas, et qui était le Maréchal de Richelieu42, me dit qu’apparemment les fenêtres de ma chambre n’étaient pas bien fermées. — Demande pardon Monsieur ; elles sont même calfoutrées. On rit alors beaucoup, et j’en fus mortifié parce que je me suis aperçut que j’avais mal prononcé le mot calfeutrées. J’avais l’air tout humilié. Une demi-heure après M. de Richelieu me demande laquelle des deux actrices me plaisait davantage pour la beauté.

— Celle-là.

— Elle a des vilaines jambes.

— On ne les voit pas, Monsieur et après, dans l’examen de la beauté d’une femme la première chose que j’écarte sont les jambes.

Ce bon mot-là dit par hasard, et dont je ne connaissais pas la force, me rendit respectableu, et fit devenir la compagnie de la loge curieuse de moi. Le Maréchal sut qui j’étais de M. Morosini même, qui me dit que je lui ferais plaisir à lui faire ma cour. Mon bon mot devint fameux, et le Maréchal de Richelieu me fit un accueil gracieux. Celui des ministres étrangers auquel je me suis attaché le plus fut Milord Maréchal d’Écosse Keit43, qui l’était du Roi de Prusse44. J’aurai occasion de parler de lui.

Ce fut le surlendemain de mon arrivée à Fontainebleau que je suis allé tout seul à la cour. J’ai vu le beau [31r] Roi aller à la messe, et toute la famille royale, et toutes les dames de la cour qui me surprirent par leur laideur comme celles de la cour de Turin m’avaient surpris par leur beauté. Mais en voyant une beauté surprenante entre tant de laideurs j’ai demandé à quelqu’un comment s’appelait la dame.

— C’est, Monsieur, Madame de Brionne45, qui est encore plus sage que belle, car non seulement il n’y a aucune histoire sur son compte ; mais elle n’a jamais fourni le moindre motif pour que la médisance puisse en inventer une.

— On n’en a peut-être rien su.

— Ah, Monsieur ! on sait tout à la courv.

J’allais tout seul rôdant partout jusqu’à l’intérieur des appartements royaux, lorsque j’ai vu dix à douze dames laides qui avaient plus l’air de courir que de marcher, et si mal qu’elles paraissaient tomber le visage en avant. Je demande d’où elles venaient, et pourquoi elles marchaient si mal.

— Elles sortent de chez la Reine qui va dîner, et elles marchent mal, parce que le talon de leurs pantoufles haut d’un demi-pied46 les oblige à marcher avec les genoux pliés.

— Pourquoi ne portent-elles pas le talon plus bas ?

— Parce qu’elles croient de paraître ainsi plus grandes.

J’entre dans une galerie, et je vois le Roi qui passe se tenant appuyé avec un bras à travers les épaules de M. d’Argenson47. La tête de Louis XV était belle à ravir, et plantée sur son cou l’on ne pouvait pas mieux. Jamais peintre très habile ne put dessiner le coup de tête de ce monarque lorsqu’il la tournait pour regarder quelqu’un. On se sentait forcé de l’aimer dans l’instant. J’ai pour lors cru voir la majesté que j’avais en vain cherchéew sur la figure du Roi de Sardaigne. Je me suis trouvé certain que Madame de Pompadour était devenue amoureuse de cette physionomie, lorsqu’ellex parvint à se procurer sa connaissance. Ce n’était pas vrai, peut-être, [31v] mais la figure de Louis XV forçait l’observateur à penser ainsi.

J’entre dans une salle où je vois dix à douze courtisans qui se promènent, et une table préparée pour y dîner, faite pour douze, mais qui n’était couverte que pour un seul.

— Pour qui est cette table ?

— Pour la Reine qui va dîner. La voilà.

Je vois la Reine de France48 sans rouge, avec un grand bonnet, l’air vieux et dévot, qui remercie deux nonnes qui mettent sur la table une assiette où il y avait du beurre frais. Elle s’assit ; les dix à douze courtisans qui se promenaient se mettent devant la table en demi-cercle éloignés de dix pas, et je me mets avec eux dans le plus profond silence.

La reine commence à manger ne regardant personne, et tenant les yeux toujours sur son assiette. Elle avait mangé d’un plat ; et l’ayant trouvé à son goût elle y retournait, mais en y retournant elle parcourut des yeux tous les assistants pour voir apparemment si elle en voyait quelqu’un, auquel elle dût rendre compte de sa friandise49. Elle le trouva, et elle lui adressa la parole en disant : Monsieur de Lowendal50.

À ce nom, je vois un bel hommey deux pouces plus haut que moi qui en inclinant sa tête, et faisant trois pas vers la table lui répond :

— Madame.

— Je crois que le ragoût préférable à tous les autres est une fricassée de poulet.

— Je suis de cet avis-là Madame.

Après cette réponse donnée dans le ton le plus sérieux, la reine mange, et le Maréchal de Lowendal recule de trois pas, et se remet à sa première place. La reine ne parla plus, finit de dîner, et retourna à ses chambres.

Curieux comme j’étais de connaître ce fameux guerrier qui avait pris Berg-op-Zoom, je me trouve enchanté d’y [32r] être parvenu à cette occasion. Consulté par la reine de France sur la bonté d’une fricassée, et ayant donné son avis dans le même ton qu’on prononce une sentence de mort dans un conseil de guerre. Enrichi de cette anecdote, je vais la régaler chez Silvia à un élégant dîner où j’ai trouvé l’élite de l’agréable compagnie.

Huit à dix jours après je me trouve à dix heures dans la galerie en haie avec tous les autres pour avoir le plaisir toujours nouveau de voir passer le roi qui allait à la messe, et le singulier de voirz le bout des tétons de Mesdames de France51 ses filles, qui en conséquence de leur vêtement le montraientaa à tout le monde avec toutes leurs épaules nues, lorsque je me vois surpris par la vue de la Cava-macchie, Giulietta que j’avais laissée à Césène sous le nom de Madame Querini52. Si je fus surpris de la voir, elle ne le fut pas moins en me voyant dans un endroit comme celui-là. Celui qui lui donnait le bras était le marquis de S.t Simon53 premier gentilhomme de la chambre du prince de Condé54.

— Madame Querini à Fontainebleau ?

— Vous ici ? Je me souviens de la reine Élisabeth qui dit : Pauper ubique jacet [Le pauvre se couche partout]55.

— La comparaison est très juste Madame.

— Je badine, mon cher ami, je viens ici pour voir le Roi, qui ne me connaît pas ; mais demain l’ambassadeur me présentera.

Elle se met en haie cinq à six pas au-dessus de moi du côté vers la porte d’où le roi devait sortir. Le Roi entre, tenant M. de Richelieu à son côté, et je le vois d’abord lorgner la prétendue Madame Querini, et tout en marchant je l’entends dire à son ami ces précises paroles : Nous en avons ici de plus jolies.

Je vais l’après-dîner chez l’ambassadeur de Venise, et je le trouve au dessert en grande compagnie assis à côté de Madame Querini, qui me dit en me voyant tout ce qu’il y avait de plus [32v] gracieux, chose extraordinaire à cette évaporée qui n’avait ni sujet ni raison de m’aimer, car elle savait que je la connaissais à fond, et que j’avais su la mener. Mais je comprends la raison de tout, et je me dispose à tout pour lui faire plaisir, et même à lui servir de faux témoin, si elle en avait eu besoin.

Elle vient à parler de Monsieur Querini, et l’ambassadeur lui fait compliment sur ce qu’il lui avait rendu justice en l’épousant. C’est, dit l’ambassadeur, ce que je ne savais pas. Il y a cependant plus de deux ans, dit Giuliette. C’est un fait, dis-je alors à l’ambassadeur, car il y a deux ans queab le général Spada a présenté Madame sous le nom de Querini à toute la noblesse de Césène, où j’avais l’honneur de me trouver. Je n’en doute pas, dit l’ambassadeur en me regardant, puisque Querini lui-même me l’écrit. Lorsque j’ai voulu partir l’ambassadeur me fit aller avec lui dans une autre chambre sous prétexte de me faire lire une lettre. Il me demanda ce qu’on disait à Venise de ce mariage, et je lui ai répondu que personne n’en savait rien, et qu’on disait même que l’aîné de la maison Querini allait épouser une Grimani56.

— J’écrirai après-demain cette nouveauté à Venise.

— Quelle nouveauté ?

— Que Juliette est vraiment Querini, puisque V. E.57ac la présentera pour telle à Louis XV.

— Qui vous a dit que je la présenterai ?

— Elle-même.

— Il se peut qu’elle ait changé d’avis actuellement.

Je lui ai dit alors les paroles mêmes que j’avais entendues sortir de la bouche du Roi, qui lui firent deviner la raison que Juliette ne se souciait plus d’être présentée. M. de St-Quentin58 ministre secret des volontés particulières du monarque était allé en personne après la messe dire à la belle Vénitienne que le Roi de France était d’un mauvais goût, puisqu’il ne l’avait pas trouvée plus belle que plusieurs autres qui se trouvaient à sa cour. Juliette partit de [33r] Fontainebleau le lendemain de bon matin. J’ai parlé au commencement de ces mémoires59 de la beauté de Juliette ; elle avait dans sa physionomie des charmes extraordinaires, mais ils avaient perdu de leur force dans le temps que je l’ai vue à Fontainebleau, outre cela elle mettait du blanc, artifice que les Français ne savent pas pardonner ; et ils ont raison, car le blanc dérobe la nature. Malgré cela les femmes, dont le métier est celui de plaire en mettront toujours, car elles espèrent toujours de trouver celui qui s’y trompe.

Après le voyage de Fontainebleau j’ai trouvé Juliette chez l’ambassadeur de Venise : elle me dit en riant qu’elle avait plaisanté en se disant Madame Querini, et que pour l’avenir je lui ferais plaisir à l’appeler par son vrai nom de comtesse Preati ;ad elle me dit d’aller la voir à l’hôtel de Luxembourg60 où elle logeait. J’y suis allé très souvent pour m’amuser de ses intrigues, mais je ne m’en suis jamais mêlé. Dans les quatre mois qu’elle passa à Paris elle fit devenir fou M. Zanchi. C’était le secrétaire d’ambassade de Venise, homme aimable, noble, et lettré. Elle le fit devenir amoureux d’elle, il se dit prêt à l’épouser, elle le flatta, et après elle le traita si mal, elle le rendit si jaloux, que le pauvre malheureux perdit l’esprit, et mourut peu de temps après. Le comte de Kaunitz61 ambassadeur de l’impératrice reine eut du goût pour elle, et le comte de Sizendorf62 aussi. Le médiateur de ces amours [33v] passagères était un abbé Guasco63, qui n’étant point riche, et étant fort laid ne pouvait aspirer à ses faveurs que par le moyen de devenir son confident. Mais celui sur lequel elle avait jeté un dévolu était le Marquis de S.t Simon. Elle voulait devenir sa femme, et il l’aurait épousée, si elle ne lui avait pas donné des fausses adresses pour qu’il s’informe de sa naissance. La famille Preati de Vérone, qu’elle s’appropria, la renia, et M. de S.t Simon qui malgré l’amour avait su se conserver le bon sens eut la force de la quitter. Elle ne fit pas des bons coups à Paris, car elle y laissa ses diamants en gage. De retour à Venise, elle se fit épouser par le fils du même M. Uccelli, quiae seize ans auparavant l’avait tirée de la misère, et mise sur le trottoir. Elle est morte il y a dix ans.

À Paris j’allais toujours prendre des leçons chez le vieux Crébillon, mais malgré cela mon langage rempli d’italianismes me faisait souvent dire en compagnie ce que je ne voulais pas dire, et il sortait presque toujours de mes discours des plaisanteries très curieuses qu’on se narrait après ; mais mon jargon ne me préjudiciait pas par rapport à ce qu’on pouvait juger de mon esprit ; il me procurait au contraire des belles connaissances. Plusieurs femmes qui comptaient me prièrent d’aller leur apprendre l’italien, pour se procurer le plaisir, disaient-elles, de m’instruire dans le français, et dans ce troc j’ai gagné plus qu’elles.

[34r] Madame Preodot64, qui était une de mes écolières me reçut un matin étant encore dans son lit, et me disant qu’elle n’avait pas envie de prendre leçon parce qu’elle avait pris médecine le soiraf. Je lui ai demandé si pendant la nuit elle avait bien déchargé.

— Que me demandez-vous donc ? Quelleag curiosité ! Vous êtes insoutenable.

— Parbleu Madame : pourquoi prend-on une médecine si ce n’est pour décharger ?

— Une médecine purge Monsieur, et ne fait pas décharger, et que ce soit pour la dernière fois de votre vie que vous vous servirez de ce mot-là.

— Je sais bienah, actuellement que j’y pense, qu’on peut me mal interpréter65 ; mais vous direz tout ce que vous voudrez, c’est le mot propre.

— Voulez-vous déjeuner ?

— Non madame. Cela est fait. J’ai bu un café avec deux savoyards66 dedans.

— Ah mon Dieu ! je suis perdue. Quel furieux déjeuner ! Expliquez-vous.

— J’ai bu un café, comme je le bois tous les matins.

— Mais cela est bête, mon ami ; un café c’est la boutique où on le vend ; et ce qu’on boit est une tasse de café.

— Bon ! Est-ce que vous buvez la tasse ? Nous disons en Italie un café, et nous avons l’esprit de deviner que nous n’avons pas bu la boutique.

— Il veut avoir raison. Et les deux savoyards comment les avez-vous avalés ?

— Trempés dedans. Ils n’étaient pas plus grands que ceux que vous avez là sur votre table de nuit.

— Et vous appelez cela des savoyards ? Dites biscuits.

— Nous les appelons en Italie savoyards, madame, car la mode est venue de Savoie, et ce n’est pas ma faute si vous [34v] avez pensé que j’ai mangé deux de ces commissionnaires qui se tiennent au coin des rues pour servir le public, et que vous appelez savoyards, tandis qu’ils sont peut-être d’un autre pays. Pour l’avenir je dirai que j’ai mangé des biscuits pour me conformer à vos usages ; mais permettez que je vous dise que le terme de savoyards leur est plus propre.

Voilà son mari qui arrive ; elle lui rend compte de nos questions ; il rit, il lui dit que j’ai raison. Sa nièce entre. C’était une demoiselle de quatorze ans, sage, spirituelle, et fort modeste : je lui avais donné cinq à six leçons, et comme elle aimait la langue, et s’y appliquait beaucoup, elle commençait à parler. Voilà le fatal compliment qu’elle me fit :

— Signore sono incantata di vi vedere in buona salute [Monsieur, je suis enchantée de vous voir en bonne santé].

— Je vous remercie Mademoiselle, mais pour traduire je suis charmé il faut dire ho piacere. Et encore pour traduire de vous voir il faut dire di vedervi, et non pas di vi vedere.

— Je croyais, Monsieur, qu’il fallait mettre le vi devant.

— Non Mademoiselle, nous le mettons derrière67.

Voilà Monsieur, et Madame pâmés de rire, la demoiselle qui rougit, et moi interdit, et désespéré d’avoir dit une bêtise de ce calibre ; mais c’était fait. Je prends un livre en boudant, et désirant en vain que leur rire finisse ; mais il a duré plus d’une semaine. Cet équivoque insolent courut Paris, et me rendit fameux ; mais j’ai enfin connu la force de la langue, et pour lors ma fortune diminua. Crébillon après avoir bien ri, me dit qu’il fallait dire après, et non pas derrière. Mais si les Français se divertissaient des fautes que je commettais en parlant leur [35r] langue je ne prenais pas mal ma revanche en relevant certains usages ridicules de la leur.

— Monsieur, je lui demande, comment se porte Madame votre épouse ?

— Vous lui faites bien de l’honneur.

— Il ne s’agit pas d’honneur ; je vous demande comment elle se porte.

Un jeune homme au bois de Boulogne tombe de cheval ; j’accours pour le relever, mais le voilà debout, et leste.

— Vous êtes-vous fait du mal ?

— Tout au contraire Monsieur.

— La chute vous a donc fait du bien.

Je suis chez madame la présidente68 pour la première fois, son neveu tout brillant arrive, elle me présente, et elle lui dit mon nom, et ma patrie.

— Comment donc Monsieur vous êtes Italien ? Par ma foi vous vous présentez si bien que j’aurais gagé que vous étiez Français.

— Monsieur en vous voyant j’ai couru le même risque : j’aurais parié que vous êtes Italien.

— Je ne savais pas d’en avoir l’air.

J’étais à table chez Miladi Lambert69, on observe une cornaline70 que j’avais à mon doigt où la tête de Louis XV était gravée à la perfection. Ma bague fait le tour de la table, tout le monde trouve la ressemblance frappante : une jeune marquise me rend la bague, et me dit :

— Est-ce vraiment un antique ?

— C’est-à-dire la pierre ? Oui Madame certainement.

Tout le monde rit, et la marquise, reconnue pour remplie d’esprit, ne s’arrête pas à demander pourquoi on rit. On parle après dîner du Rhinocéros qu’on montrait pour vingt-quatre sous par tête à la foire S.t Germain71. Allons le voir, allons le voir. Nous montons dans un équipage, [35v] nous descendons à la foire, nous faisons plusieurs tours dans les allées cherchant celle où était le Rhinocéros. J’étais seul homme je servais de mes bras deux dames, la spirituelle marquise nous devançait. Au bout de l’allée où on nous avait dit que l’animal se trouvait, son maître était assis à la porte pour recevoir l’argent de ceux qui voulaient entrer. À la vérité c’était un homme vêtu à l’africaine, basané, d’une grosseur énorme, qui avait l’air d’un monstre ; mais la marquise devait pour le moins le reconnaître pour homme. Point du tout.

— Est-ce vous, Monsieur, le Rhinocéros ?

— Entrez, Madame, entrez.

Elle nous voit étouffer de rire, et voyant le vrai Rhinocéros,ai elle se croit obligée de demander excuse à l’Africain en l’assurant qu’elle n’avait de sa vie vu des Rhinocéros, et que par conséquent il ne devait pas s’offenser si elle s’était trompée.

Au foyer de la comédie italienne, où pendant les entractes se trouvent les plus grands seigneurs, qui viennent là pour se chauffer dans l’hiver, et toujours pour s’amuser en parlant aux actrices qui se tiennent là assises en attendant leur tour dans les rôles qu’elles jouent, j’étais assis près de Camille sœur de Coraline que je faisais rire en lui contant fleurette. Un jeune conseiller qui trouvait mauvais que je l’occupasse, suffisant dans ses propos m’attaqua sur une idée que j’ai donnée d’une pièce italienne, [36r] et fit trop paraître sa mauvaise humeur en critiquant mal ma nation. Je lui répondais de bricole72 en regardant Camille qui riait, et la compagnie présente se tenait attentive à l’assaut, qui n’étant que d’esprit n’avait jusqu’alors rien de désagréable. Mais il parut devenir sérieux lorsque le petit maître tournant son discours sur la police de la ville dit que depuis quelque temps il était dangereux de marcher la nuit à pied à Paris. Dans le mois passé, dit-il, Paris a vu à la place de Grève73 sept pendus, dont cinq étaient italiens. C’est étonnant. Pas étonnant, lui dis-je, car les honnêtes gens vont se faire pendre hors de leur pays, preuve de cela soixante Français furent pendus dans le courant de l’année dernière entre Naples, Rome et Venise. Ainsi cinq fois douze fait soixante, et vous voyez que ce n’est qu’un troc. Les rieurs furent tous pour moi ; et le jeune conseiller partit. Un aimable seigneur qui trouva ma réponse bonne, s’approcha de Camille, lui demanda à l’oreille qui j’étais, et voilà la connaissance faite. C’était M. de Marigni74 frère de Madame la Marquise, que j’étais enchanté de connaître pour lui présenter mon frère que j’attendais de jour en jour. Il était surintendant des bâtiments du roi, et toute l’académie de peinture dépendait de lui. Je lui en ai parlé d’abord, et il me promit de le protéger. Un autre jeune seigneur lia discours avec moi, me pria d’aller le voir, et me dit qu’il était le duc de Matalone. Je lui ai dit que [36v] je l’avais vu enfant à Naples huit ans auparavant75, et que D. Lelio Caraffa son oncle avait été mon bienfaiteur. Ce jeune duc en fut enchanté, et m’ayant réitéré ses instances d’aller chez lui nous sommes devenus intimes.

Mon frère arriva à Paris au printemps de l’année 1751 logea avec moi chez Madame Quinson, et commença à travailler avec succès pour des particuliers ; mais sa principale idée étant celle de faire un tableau que l’académie devait juger, je l’ai présenté à M. de Marigni, qui lui fit bon accueil, et l’encouragea en lui promettant sa protection. Il se mit donc attentif à l’étude pour ne pas manquer son coup.

Monsieur de Morosini ayant terminé son ambassade était retourné à Venise, et M. Mocenigo76 était venu à sa place. Je lui étais recommandé par M. de Bragadin, et il m’a ouvert sa maison, également qu’à mon frère intéressé aussi à le protéger en qualité de Vénitien, et de jeune homme qui voulait faire fortune en France par le moyen de son talent.

M. de Mocenigo était d’un caractère fort doux, il aimait le jeu, et il perdait toujours, il aimait les femmes, et il était malheureux parce qu’il ne savait pas prendre le bon chemin. Deux ans après son arrivée à Paris il devint amoureux de Madame de Colande77, elle lui fut cruelle, et l’ambassadeur de Venise se tua.

Madame la Dauphine accoucha d’un duc de Bourgogne, et les réjouissances que j’ai vuesaj deviennent incroyables aujourd’hui quand on observe ce que cette [37r] même nation fait contre son roi. La nation veut se rendre libre ; son ambition est noble, et raisonnable, et elle conduira son entreprise à maturité sous le règne de ce monarque, qui par une combinaison singulière, et unique a une âme sans ambition successeur de soixante et cinq rois tous du plus au moins ambitieux, et jaloux de leur autorité. Mais est-il vraisemblable que son âme passe dans le corps de son successeur ?

La France a vu sur le trône plusieurs autres monarques paresseux, haïssant le travail, ennemis des soucis, et uniquement occupés de leur propre paix. Retirés dans le centre de leur palais ils abandonnaient le despotisme à leurs maires78, qui agissaient en leur nom, et ils étaient toujours rois, et vrais monarques ; mais le monde n’a jamais vu un roi comme celui-ci, qui de bonne foi s’est rendu chef de la nation qui s’est assemblée pour le détrôner. Il semble enchanté d’être à la fin parvenu à ne devoir penser à autre chose qu’à obéir. Il n’était donc pas né pour régner ; et il semble certain qu’il regarde comme ses propres ennemis tous ceux qui animés d’une véritable amitié pour ses intérêts n’adhèrent pas aux décrets de l’assemblée tous faits pour avilir la majesté royale79.

Une nation qui se révolte pour secouer le joug du despotisme, qu’elle nomme, et nommera toujours tyrannie, n’est pas chose rare ; car elle est naturelle, preuve de cela est que le monarque s’y attend toujours, et se garde de [37v] lâcher la bride, car il est sûr que la nation ne manquera pas de prendre le mors aux dents. Ce qui est rare, unique, et inouï est un monarque qui se rend chef de vingt-trois millions de ses sujets, et qui ne leur demande autre chose sinon qu’ils lui laissent le vain nom de roi, et de chef non pas pour les commander, mais pour exécuter leurs ordres. Soyez, leur dit-il, législateurs, et je ferai exécuter toutesak vos lois, pourvu que vous me prêtiez main-forte contreal les mutins, qui ne voudraient pas obéir ; et vous serez d’ailleurs les maîtres de les déchirer à belles dents, et les mettre en pièces sans aucune forme de procès, car qui pourrait s’opposer à vos volontés ? Vous occuperez positivement ma place. Ceux qui y trouveront à redire seront les nobles, et les prêtres, mais ce n’est qu’un contre vingt-cinq. C’est à vous à leur couper les ailes physiques, et morales pour les mettre hors d’état d’assigner des bornes à votre autorité, et de vous nuire. Pouram parvenir à cela vous dompterez l’orgueil des prêtres en donnant les dignités ecclésiastiques à vos égaux, et ne leur donnant que les appointements qui leur sont nécessaires pour se soutenir. Pour ce qui regarde la noblesse, vous n’avez pas besoin de l’appauvrir, il suffit que vous ne la respectiez plus à cause de ses vains titres de naissance : il n’y aura plus de nobles : prenez l’exemple des sages règlements turcs80 : quand ces messieurs ne se verront plus ni marquis, ni ducs, ils modéreront leur ambition, et le seul plaisir qui leur restera sera celui de dépenser leur argent en magnificences, et tant [38r] mieux pour la nation, car leurs dépenses verseront leur argent dans elle, qui le fera circuler et grandir dans le commerce. Pour ce qui regarde mes ministres ils seront sages à l’avenir, car ils dépendront de vous, et ce ne sera pas à moi à juger de leur capacité : je les choisirai moi-même pour la forme ; mais j’en renverrai tant que vous voudrez. Par là je verrai enfin terminée la tyrannie par laquelle ils m’opprimaient, en me faisant faire tout ce qu’ils voulaient, en me compromettant très souvent, et en obérant toujours l’état sous mon nom. Je n’en disais rien ; mais je n’en pouvais plus. M’en voilà à la fin délivré. Ma femme, mes enfants avec le temps, mes frères, mes cousins soi-disant princes du sang me condamneront, je le sais, mais en eux-mêmes, car ils n’oseront pas me parler de cela. Je leur serai plus redoutable à présent sous votre haute protection, que lorsque je n’avais à ma défense que ma maison, dont je vous ai aidé moi-même à démontrer au public l’inutilité.

Ceux qui sont mécontents, et qui sont allés vivre hors du royaume y reviendront un jour ou l’autre s’ils en auront envie, et sinon il faut les laisser faire tout ce qu’ils veulent : ils disent qu’ils sont mes vrais amis, et ils me font rire, car je ne peux avoir autres vrais amis que ceux qui conforment leur façon de penser à la mienne. Tout ce qu’il a81 au monde d’important,an selon eux sont les anciens droits de notre maison à la royauté annexée au despotisme ; et tout ce qu’il a d’important au monde, selon moi, est premièrement ma paix, en second lieu l’extirpation de la [38v] tyrannie que mes ministres exerçaient sur moi ; troisièmement votre contentement. Je pourrais encore vous dire que ce qui m’intéresse est la richesse du royaume si j’étais charlatan, mais je ne m’en soucie pas : c’est à vous à y penser, cela ne regarde que vous, puisque le royaume ne m’appartient plus ; je ne suis grâce à Dieu plus roi de France ; mais je le suis comme vous dites fort bien, des Français. Tout ce que je vous demande est de vous dépêcher, et de me permettre enfin d’aller à la chasse, car je suis las de m’ennuyer.

Cette harangue historique vraie à la lettre est je crois démonstrative que la contre-révolution ne peut pas arriver. Mais elle est aussi démonstrative qu’elle arrivera lorsque le roi changera de façon de penser ; et il n’y a pas d’apparence82, comme il n’y a pas d’apparence qu’il puisse avoir un successeur qui lui ressemble.

L’assemblée nationale fera tout ce qu’elle voudra malgré la noblesse, et le clergé parce qu’elle aao à son service le peuple effréné aveugle exécuteur de ses ordres. On peut actuellement regarder la nation française comme la poudre à canon, ou comme le chocolat : et l’un, et l’autre, sont composés de trois ingrédients : leur bonté ne pouvait, et ne peut dépendre que de la dose. Le temps nous fera voir quelsap étaient les ingrédients qui excédaient avant la révolution, ou quels sont ceux qui excèdentaq actuellement. Tout ce que je sais est que la puanteur du soufre est mortelle, et que la vanille est un poison.

Pour ce qui regarde le peuple il est partout de la même nature : donnez six francs à un crocheteur83 pour qu’il crie vive le roi, il vous fera ce plaisir, et pour trois livres il criera un moment après que le roi meure. Mettez-y un boutefeu84 [39r] à la tête, et il démantèle dans un jour unear citadelle de marbre. Il n’a ni lois, ni système, ni religion, ses dieux sont le pain le vin, et la fainéantise, il croit que liberté veut dire impunité,as qu’aristocrate signifie tigre, que démagogue veut dire pasteur amoureux de son troupeau. Le peuple enfin n’est qu’un animal d’une grandeur immense qui ne raisonne pas. Les prisons de Paris regorgent de prisonniers qui étaient tous membres du peuple révoltés. Que quelqu’un aille leur dire : je vous ouvre les portes de votre prison si vous vous engagez à faire sauter en l’air la salle de l’assemblée, ils acceptent, et ils y vont. Tout peuple est une union de bourreaux. Le clergé de France le sait ; aussi ne compte-t-il que sur lui, s’il peut parvenir à lui inspirer un zèle de religion, qui peut être encore plus fort que celui de la liberté qu’on ne connaît que par une abstraction, dont les têtes matérielles ne sont pas susceptibles.

On peut d’ailleurs ne pas croire que dans l’assemblée nationale il y ait un seul membre uniquement animé du bien de la patrie. L’âme de chacun est l’intérêt qui peut lui être propre, et il n’y en a pas un seul qu’étant roi eût imité Louis XVI.

Le Duc de Matalone me fit faire connaissance avec les princes D. Marcantoine85, et D. Jean-Baptiste Borghèse86 romains, qui se divertissaient à Paris, et vivaient sans aucun faste. J’ai remarqué que lorsque ces princes romains sont présentés à la cour de France ils ne sont reconnus que sous le titre de marquis. Par la même raison on ne voulait pas donner le titre de prince aux princes russes, [39v] qu’on présentait ; on les appelait cnez87. Cela leur était égal, car ce mot veut dire prince. La cour de France fut toujours minutieuse sur l’article des titres. Il ne faut que lire la gazette pour voir cela. On est avare du titre de Monsieur, qui d’ailleurs court les rues, on dit sieur à toute personne qui n’est pas titrée. J’ai observé que le roiat n’appelait évêque aucun de ses évêques, il les appelait abbés. Il affectait aussi de ne connaître aucun seigneur de son royaume, dont il ne voyait pas le nom inscrit entre ceux qui étaient à son service. La hauteur de Louis XV cependant n’était que celle qu’on lui avait insinuéeau dans l’éducation, elle ne lui était pas caractéristique. Lorsqu’un ambassadeur lui présentait quelqu’un, le présenté retournait à la maison sûr que le Roi de France l’avait vu ; et voilà tout. C’était le plus poli de tous les Français principalement vis-à-vis des dames, et vis-à-vis de ses maîtresses en public : il disgraciait quiconque osait leur manquer dans la moindre chose ; et personne ne possédait plus que lui la vertu royale de la dissimulation, gardien fidèle d’un secret, et enchantéav quand il se trouvait sûr qu’il savait une chose que tout le monde ignorait. M. D’Éon88 femme en est un petit exemple. Le Roi seul savait, et avait toujours su que c’était une femme, et toute cette querelle que ce faux chevalier eut avec le bureau des affaires étrangères fut une vraie comédie que le roi a laissé aller jusqu’à sa fin pouraw s’en divertir.

Louis XVax était grand en tout, et il n’aurait eu aucun défaut, si la flatterie ne l’eût forcé à en avoir. Comment pouvait-il savoir d’être mauvais, tandis qu’on lui disait toujours qu’il était le meilleur des rois ? La princesse d’Ardore89 accoucha dans ce temps-là d’un garçon. Son mari qui était ambassadeur de Naples désira que Louis XV en fût le parrain, et le Roi le voulut bien. Le cadeau qu’il fit à son filleul fut un régiment. L’accouchée n’en voulut point, parce qu’elle n’aimait pas le militaire. M. le Maréchal de Richelieu me dit qu’il n’a jamais vu le Roi tant rire comme lorsqu’il fut informé de ce refus.

J’ai connu chez la duchesse de Fulvie90 Mademoiselle Gaussin, qu’on appelait Lolotte91, qui était maîtresse de Milord Albemarle92 ambassadeur d’Angleterre, homme d’esprit, très noble, et très généreux, qui se plaignit à Lolotte une nuit en se promenant avec elle de ce qu’elle louait la beauté [40r] des étoiles qu’elle voyait dans le ciel, tandis qu’il ne pouvait pas lui en faire présent. Si ce lord eût été ministre en France lors de la rupture entre sa nation, et la française, il aurait accommodé tout, et la malheureuse guerre quiay fit perdre à la France tout le Canada ne serait pas arrivée93. Il n’est pas douteux que la bonne harmonie de deux nations dépend le plus souvent des ministres respectifs qu’elles tiennent aux cours qui sont dans le cas, ou dans le danger de se brouiller.

Pour ce qui regarde sa maîtresse tous ceux qui l’ont connue ont porté sur elle le même jugement. Elle avait toutes les qualités pour mériter de devenir sa femme, et les plus grandes maisons de France n’ontaz pas trouvé que le titre de Miladi Albemarle lui fût nécessaire pour l’admettre à leur société, etba aucune femme n’était choquée de la voir assise à son côté parce qu’on savait qu’elle n’avait autre titre que celui de maîtresse de Milord. Elle était passée des bras de sa mère entre ceux de Milord à l’âge de treize ans, et sa conduite fut toujours irréprochable ; elle eut des enfants que Milord reconnut, et elle mourut comtesse d’Érouville. Je parlerai d’elle à sa place94.

J’ai connu dans ce temps-là chez M. Mocenigo ambassadeur de Venise une Vénitienne veuve du chevalier Winne95 anglais qui venait de Londres avec ses enfants. Elle y était allée pour s’assurer de sa dot, et de l’héritage de feu son mari, qui ne pouvait passer à ses enfants à moins qu’ils n’allassent se déclarer de la religion anglicane. Elle avait fait cela, et elle retournait à Venise contente de son voyage. Cette dame avait avec elle sa fille aînée qui n’avait que l’âge debb douze ans, mais son caractère était déjà peint à la perfection sur sa belle physionomie. Elle vit aujourd’hui à Venise veuve [40v] du feu comte de Rosenberg96, mort à Venise ambassadeur de l’impératrice reine Marie-Thérèse : elle brille dans sa patrie par sa sage conduite, par son esprit, et par ses vertus sociales portées au suprême degré. Tout le monde dit d’elle que le seul défaut qu’elle a est celui de n’être pas riche. C’est vrai, mais personne ne peut s’en plaindre ; elle est même seulebc à en sentir la grandeur quand il lui empêche d’être généreuse.

J’ai eu dans ce temps-là un petit démêlé avec la justice française.

a. Trois biffé.

b. La mention Bouflers, et Luxembourg est ajoutée en note dans la marge gauche.

c. Une biffé.

d. Instant biffé.

e. Orth. guerluchon (voir ici note 54).

f. Dix à biffé.

g. Orth. châtaigne, corrigée en châtaine.

h. Belle biffé.

i. Mais après le fait j’ai trouvé que ce n’était pas elle, et je me suis trouvé plus malheureux qu’auparavant biffé.

j. Nous pouvions nous divertir encore une heure si nous voulions payer encore six francs chacun biffé.

k. Chacun veut se retirer avec sa chacune biffé.

l. Fallut biffé.

m. Par le bras, je l’ai conduit au jardin biffé.

n. Après celle-là biffé.

o. Au point qu’elle lui permit de lui faire un enfant.

p. La musique était de Lulli biffé.

q. Lorsque j’entendis biffé.

r. Orth. opera.

s. Orth. avisée.

t. Que j’avais si mal prononcé le mot calfeutrées que j’avais fait entendre un mot indécent.

u. Et fameux biffé.

v. Cet échange est ajouté en note (signalée par des chevrons) dans la marge gauche.

w. Orth. cherché, dans biffé.

x. Fit tant qu’elle se procura biffé.

y. Quatre biffé.

z. Ses filles biffé.

aa. Orth. montrait.

ab. Son excellence fut présentée pour avec le nom de Madame Querini par le Général Spada en la nommant Querini.

ac. L’a présentée biffé.

ad. Et que je lui ferais plaisir si j’allais la voir biffé.

ae. Dix-huit biffé.

af. Avant que de se mettre au lit biffé.

ag. Bêtise est-ce ? biffé.

ah. Que c’est biffé.

ai. Elle se voit obligée à.

aj. Orth. vu.

ak. Orth. tous.

al. Ceux qui biffé.

am. Faire biffé.

an. Pour biffé.

ao. Le verbe a est omis, nous l’ajoutons.

ap. Orth. quelles.

aq. Après biffé.

ar. Montagne biffé.

as. Que despote biffé.

at. N’appelle biffé.

au. Orth. insinué.

av. De savoir biffé.

aw. En jouir biffé.

ax. Tout ce paragraphe est ajouté dans la marge gauche.

ay. Valut à l’Angleterre biffé.

az. Orth. n’on.

ba. Personne biffé.

bb. Dix biffé.

bc. Qui en sente biffé.

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CHAPITRE XII

[41r] Mademoiselle Vesian

La fille cadette de Madame Quinson, qui me logeait, venait souvent dans ma chambre sans être appelée, et m’étant aperçu qu’elle m’aimait, je me serais trouvé singulier si je me fusse avisé de faire le cruel avec elle ; d’autant plus qu’elle ne manquait pas de mérite, elle avait une jolie voix, elle lisait toutes les brochures du jour, et elle parlait de tout à tort, et à travers avec une vivacité faite pour plaire. Son âge était le balsamique1 de quinze à seize ans.

Pour les quatre, ou cinq premiers mois il n’y a eu entr’elles, et moi que des enfantillages, mais m’étant arrivé une fois d’entrer fort tard je l’ai trouvée endormie sur mon lit. Curieux de voir si elle se réveille je me suis déshabillé tout seul, je m’y suis mis, et tout le reste va sans dire. À la pointe du jour, elle est descendue, et elle est allée se mettre dans le sien. Elle s’appelait Mimi. Deux ou trois heures après, le hasard voulut qu’une marchande de modes vienne avec une jeune fille me demander à déjeuner. La jeune fille était jolie, mais ayant trop travaillé avec Mimi, je leur ai dit de s’en aller après avoir passé une heure avec elles à causer. Lorsqu’elles sortaient de ma chambre voilà Madame Quinson qui entre avec Mimi pour faire mon lit. Je me mets à écrire, et je l’entends dire : Ah les coquines !

— À qui en voulez-vous Madame ?

— L’énigme n’est pas bien obscurea ; voilà des draps abîmés.

— J’en suis fâché ; excusez : ne dites rien, et changez-les.

— Que je n’en dise rien ? Qu’elles retournent.

[41v] Elle descend pour aller prendre d’autres draps, Mimi reste, je lui reproche son imprudence, elle rit, et elle me dit que le ciel a protégé l’innocence de l’événement. Depuis ce jour-là Mimi ne se gêna plus : elle venait coucher avec moi, quand elle en avait besoin, et sans me gêner, je la renvoyais quand je n’enb voulais pas, et notre petit ménage était des plus tranquilles.c Quatre mois après notre alliance Mimi me dit qu’elle était grosse : je lui ai répondu que je ne savais qu’y faire.

— Il faut penser à quelque chose.

— Penses-y.

— À quoi veux-tu que je pense ? Il arrivera ce qu’il pourra. Le parti que je prends est celui de n’y pas penser.

Au cinquième, ou sixième mois, le ventre de Mimi rend sa mère convaincue de la chose ; elle la prend par les cheveux, elle la bat, l’oblige à en convenir, veut savoir qui est l’auteur de cet embonpoint ; et Mimi lui dit, et peut-être sans mentir, que c’était moi.

Madame Quinson monte, et entre dans ma chambre furieuse. Elle se jette sur un fauteuil, elle prend haleine, elle soulage sa colère en me disant des injures, et elle finit par me dire que je devais me disposer à épouser sa fille. À cette intimation j’entends de quoi il s’agit, et je lui réponds que je suis marié en Italie.

— Et pourquoi donc êtes-vous allé faire un enfant à ma fille ?

— Je vous assure que je n’ai pas eu cette intention, et encore qui vous a dit que c’est moi ?

— Elle, Monsieur, elle-même : elle en est sûre.

— Je lui en fais compliment. Pour moi je suis prêt à jurer que je n’en suis pas sûr.

[42r] — Ainsi donc ?

— Ainsi rien. Si elle est grosse, elle accouchera.

Elle descend avec des menaces, et je la vois de ma fenêtre monter dans un fiacre. Le lendemain je me vois cité devant le commissaire du quartier2 ; j’y vais, et je trouve là Madame Quinson armée de toutes pièces. Le commissaire après m’avoir demandé mon nom, depuis quand j’étais à Paris, et plusieurs autres choses, et avoir écrit toutes mes réponses, me demande si je convenais d’avoir fait l’injure dont j’étais accusé à la fille de la dame qui était là.

— Ayez la bonté, Monsieur le Commissaire, d’écrire mot pour mot ma réponse.

— Fort bien.

— Je n’ai fait aucune injure à Mimi fille de la dame Quinson que voici, et je m’en rapporte à Mimi même, qui eut toujours pour moi la même amitié que j’ai eue pour elle.

— Elle dit que vous l’avez engrossée.

— Cela est possible ; mais cela n’est pas sûr.

— Elle dit que c’est sûr, puisqu’elle n’a vu autre homme que vous.

— Si cela est vrai, elle est malheureuse, car un homme ne peut ajouter foi sur cette matière-là qu’à sa femme.

— Que lui avez-vous donné pour la séduire ?

— Rien, car c’est elle qui m’a séduit, et nous nous trouvâmes dans l’instant d’accord.

— Était-elle pucelle ?

— Je n’en ai été curieux ni avant, ni après : ainsi je n’en sais rien.

— Sa mère vous demande une satisfaction, et la loi vous condamne.

— Je n’ai point de satisfaction à lui donner, et pour ce qui regarde la loi, j’y succomberai volontiers, lorsque je l’aurai vue, et que je me trouverai convaincu que je l’ai enfreinte.

— Vous en êtes déjà convenu. [42v] Trouvez-vous qu’un homme qui fait un enfant à une fille honnête dans une maison où il est habitué ne viole pas les lois de la société ?

— J’en conviens, lorsque la mère se trouve trompée ; mais lorsqu’elle m’envoie sa fille dans ma propre chambre, ne dois-je pas la juger disposée à souffrir en paix toutes les suites de la conversation ?

— Elle ne vous l’a envoyée que pour qu’elle vous serve.

— Aussi m’a-t-elle servi, comme je l’ai servie dans les besoins de la nature humaine ; et si elle me l’enverra ce soir j’en ferai peut-être de même, si Mimi y consentira, et rien par force, ni hors de ma chambre, dont j’ai payé toujours exactement le loyer.

— Vous direz tout ce que vous voudrez ; mais vous payerez l’amende.

— Je ne payerai rien, car il n’est pas possible qu’il y ait une amende à payer, lorsqu’on ne trouve point une violation de droit ; et si on me condamne je réclamerai jusqu’au dernier ressort, et jusqu’à ce que l’équité me fera raison, car je sais que tel que je suis je n’aurai jamais lad lâcheté de refuser mes caresses à une fille qui me plaira, et qui viendra s’y soumettre dans ma propre chambre, principalement lorsque je me trouverai sûr qu’elle y vient du consentement de sa mère.

Ce fut avec peu de différence mon constitut3 que j’ai lu et signé, et que le commissaire porta au lieutenant de Police, qui voulut m’entendre, et qui après avoir examiné la mère, et la fille, m’a absous, et a condamné l’imprudente mère à payer les frais de commissaire. [43r] Mais je n’ai pas moins cédé aux larmes de Mimi pour défrayer sa mère de ses couches. Elle est accouchée d’un garçon que j’ai laissé aller à l’Hôtel-Dieu4 au bénéfice de la nation. Mimi après cela s’enfuit de la maison maternelle pour aller représenter à l’opéra-comique de la foire S.t Laurent chez Monét5. N’étant point connue, elle n’a pas eu de peine à trouver un amant qui l’a prise pour pucelle. Je fus enchanté lorsque je l’ai vue sur le théâtre à la foire. Je l’ai trouvée très jolie.

— Je ne savais pas, lui dis-je, que tu étais musicienne.

— Comme toutes mes camarades. Les filles de l’opéra à Paris ne connaissent pas une note ; mais elles chantent tout de même. Il ne s’agit que d’avoir une belle voix.

J’ai prié Mimi de donner à souper à Patu, qui la trouva charmante. Mais après, elle donna dans le travers. Elle devint amoureuse d’un violon appelé Berard qui lui mangea tout ce qu’elle avait, et elle est disparue.

Les comédiens italiens eurent alors la permission de donner sur leur théâtre des parodies d’opéras, et de tragédies6, et j’ai connu la célèbre Chantilli7 qui avait été maîtresse du Maréchal de Saxe, et qu’on appelait Favard, parce que le poète Favard8 l’avait épousée. Elle chanta dans la parodie de Thétis, et Pelée de M. de Fontenelle le rôle de Tonton avec un applaudissement extraordinaire9. Elle rendit amoureux de ses grâces, et de son talent un homme du plus grand mérite, que toute la France a connu dans ces ouvrages. Ce fut l’abbé de Voisenon10 avec lequel j’ai fait une connaissance si intime que celle que j’avais faite avec Crébillon. [43v] Tous les ouvrages de théâtre qui passent pour être de Madame Favard, et qui en portent le nom sont de ce célèbre abbé, qui fut élu de l’académie après mon départ. J’ai fait sa connaissance, je l’ai cultivée, et il m’honora de son amitié. C’est de moi qu’il conçut l’idée de faire des oratoires11 en vers, qui furent alors pour la première fois chantés au concert spirituel12 aux Tuileries dans les peu de jours de l’année où la religion ordonne qu’on tienne les théâtres fermés. Cet abbé auteur secret de plusieurs comédies était un homme qui avait une fort petite santé égale à sa personne ; il était tout esprit, et gentillesse, fameux pour ses bons mots, qui étaient tranchants, et qui malgré cela n’offensaient personne. Il ne pouvait pas avoir des ennemis, car sa critique glissait à fleur de peau, et ne piquait pas. Le roi bâillait, me dit-il un jour venant de Versailles, parce qu’il doit venir demain au parlement pour tenir un lit de justice13.

— Pourquoi l’appelle-t-on lit de justice ?

— Je ne sais pas. C’est peut-être parce que la justice y dort.

J’ai trouvé le portrait de cet abbé à Prague dans la personne du comte François Hardig actuellement ministre plénipotentiaire de l’empereur à la cour électorale de Saxe14. Ce fut cet abbé qui me présenta à M. de Fontenelle qui avait alors l’âge de quatre-vingt-treize ans, et qui ne fut pas seulement bel esprit, mais profond physicien, [44r] fameux aussi pour ses bons mots, dont on pourrait faire un recueil. Il ne savait faire un compliment sans l’animer avec l’esprit. Je lui ai dit que je venais de l’Italie exprès pour lui faire une visite. Il me répondit en saisissant la force du mot exprès : Avouez que vous vous êtes fait bien attendre15. Obligeante réponse, et en même temps critique, car elle relève le mensonge de mon compliment. Il me fit présent de ses ouvrages16. Il m’a demandé si je goûtais les spectacles français, et je lui ai répondu que j’avais vu à l’opéra Thétis, et Pelée ; c’était de lui ; mais lorsque je lui en ai fait l’éloge il me dit que c’était une tête pelée17.

— Vendredi aux français18, lui dis-je, j’ai vu Athalie.

— C’est le chef-d’œuvre de Racine, Monsieur, et Voltaire eut tort de m’accuser de l’avoir critiquée en m’attribuant unef épigramme, dont personne n’a jamais connu l’auteur19, et dont les deux derniers vers sont fort mauvais :

Pour avoir fait pis qu’Esther20

Comment diable as-tu pu faire ?

On m’a dit que M. de Fontenelle avait été le tendre ami de Madame de Tencin21g, et que M. d’Alembert avait été le fruit sorti de leur intimité. Le Rond était le nom de son père nourricier22. J’ai connu d’Alembert chez madame de Graffigni. Ce grand philosophe possédait supérieurement le secret de ne paraître jamais savant lorsqu’il se trouvait en compagnie agréable de personnes qui ne professaient pas des sciences. [44v] Il avait aussi l’art de donner de l’esprit à tous ceux qui raisonnaient avec lui.

La seconde fois que je suis retourné à Paris en fuyant des plombs je me faisais une fête de revoir Fontenelle, et il mourut quinze jours après mon arrivée dans le commencement de l’année 175723.

La troisième fois que je suis retourné à Paris avec intention d’y rester jusqu’à ma mort, je comptais sur l’amitié de M. d’Alembert, et il mourut quinze jours après celui de mon arrivée vers la fin de l’année 178324. Je ne reverrai plus ni Paris, ni la France ; je crains trop les exécutions d’un peuple effréné.

Monsieur le comte de Lozh ambassadeur du roi de Pologne électeur de Saxe25 à Paris m’ordonna dans cette année 1751 de traduire en italien un opéra français susceptible de grandes transformations, et de grands ballets annexés au sujet même de l’opéra, et j’ai choisi Zoroastre26 de M. de Cahusac27. J’ai dû adapter les paroles italiennes à la musique française des chœurs. La musique se conserva belle, mais la poésie italienne ne brillait pas. J’ai malgré cela reçu du généreux monarque une belle tabatière d’or, et j’ai procuré un grand plaisir à ma mère.

Dans ce même temps Mademoiselle Vesian28 vint à Paris avec son frère29, toute jeune, bien née, et bien élevée, toute jolie, toute neuve, et aimable au possible. Son père, qui avait servi dans le militaire en France, [45r] était mort à Parme sa patrie ; sa fille restée orpheline, et n’ayant pas de quoi vivre, suivit le conseil que quelqu’un lui donna de vendre tout, et de se traîner avec son frère à Versailles pour mouvoir à pitié30 le ministre de la guerre, et obtenir quelque chose. Sortant de la Diligence, elle dit à un fiacre de la conduire à une chambre garnie voisine du théâtre italien, et le fiacre l’a menée à l’hôtel de Bourgogne dans la rue Mauconseil, où je logeais.

On me dit le matin que dans la chambre sur le derrière de mon même étage logeaient deux jeunes Italiens frère, et sœur nouvellement arrivés, fort jolis, mais n’ayant pour tout équipage que ce que pouvait contenir un petit sac de nuit. Italiens, nouveaux arrivés, jolis, pauvres, et mes voisins furent cinq motifs pour aller en personne voir ce que c’était. Je frappe ; je refrappe, et voilà un garçon en chemise qui vient ouvrir la porte en me demandant excuse, s’il est en chemise. — C’est à moi à vous la demander. Je viens en qualité d’Italien et de voisin vous offrir mes services.

Je vois un matelas par terre, où, en qualité de frère, ce garçon avait dormi, et je vois un lit enfermé par les rideaux, où je m’imagine que sa sœur devait être, et je lui dis sans la voir que si je l’avais crue encore au lit à neuf heures du matin je n’aurais pas osé frapper à sa porte. Elle me répond sans se montrer qu’elle avait dormi plus qu’à son ordinaire à cause qu’elle s’était couchée fatiguée du voyage, et qu’elle allait se lever si je voulais bien lui en donner le temps. — Je m’en vais dans ma chambre, Mademoiselle, et vous aurez la bonté de me faire appeler d’abord que vous vous jugerez visible. Je suis votre voisin. Un quart d’heure après au lieu de me faire appeler, [45v] elle entre elle-même, et me faisant une belle révérence, elle me dit qu’elle était venue me rendre ma visite, et que son frère viendrait d’abord qu’il serait prêt. Je la remercie, je la prie de s’asseoir, je l’informe d’abord sincèrement de l’intérêt qu’elle m’inspire, elle en est charmée, et elle n’attend pas plusieurs interrogations pour me narreri toute la courte et simple histoire que je viens de décrire : elle la finit en me disant qu’elle devait penser à se trouver dans la journée un logement moins cher, car il ne lui restait que six francs31, et elle n’avait rien à vendre. Elle devait payer un mois anticipé du loyer de la chambre qu’elle occupait. Je lui demande si elle a des lettres de recommandation et elle tire de sa poche un paquet où je vois dans un moment sept à huit certificats des services de son père, extraits baptistaires de lui, d’elle, et de son frère, extraits mortuaires, certificats de bonnes mœurs, de pauvreté, et passeports. Voilà tout.

— Je me présenterai, dit-elle, avec mon frère, au ministre de la guerre, et j’espère qu’il aura pitié de nous.

— Vous ne connaissez personne ?

— Personne. Vous êtes le premier homme en France auquel j’ai dit mon histoire.

— Nous sommes compatriotes. Vous m’êtes recommandée par votre situation, et par votre figure, je veux être votre conseil, si vous le voulez bien. Donnez-moi vos papiers, et laissez que je m’informe. Ne dites rien à personne que vous êtes dans la misère ; ne sortez pas de cet hôtel, et voilà deux louis32 que je vous prête.

Elle les accepte pénétrée de reconnaissance.

Mademoiselle Vesian était une brune de seize ans tout intéressante sans être une beauté parfaite. Parlant bien français, elle me dit ses pitoyables affaires sans bassesse, et sans cet air de timidité qui paraît venir de la crainte que la personne qui écoute ne pense à profiter de la détresse qu’on [46r] lui confie. Elle n’avait l’air ni humilié, ni hardi ; elle ne manquait pas d’espoir, et elle ne vantait pas son courage : avec un noble maintien, et sans nulle apparence de vouloir faire parade de vertu, elle avait cependant un je ne sais quoi qui décourageait le libertin ; preuve de cela est que ses yeux, sa belle taille, sa blancheur, sa fraîcheur, son négligé, tout me tenta, et malgré cela elle s’empara jusque du premier moment de mon sentiment, et non seulement je n’ai rien entrepris sur elle ; mais je me suis promis de ne pas être le premier à la mettre sur le mauvais chemin. J’ai différé à un autre temps un discours fait pour la sonder sur cet article, et pour me faire embrasser peut-être un autre système ; mais pour ce premier moment je ne lui ai dit autre chose sinon qu’elle était venue dans une ville où son destin devait se développer, et où toutes les qualités qu’elle avait, et qui paraissaient être des dons de la nature pour l’aider à faire sa fortune pouvaient être les causes de sa perte irréparable. Vous êtes, lui dis-je, venue dans une ville, où les hommes riches méprisent toutes les filles libertines, excepté celles qui leur ont sacrifié leur vertu. Si vous en avez, et si vous êtes déterminée à la conserver, préparez-vous à souffrir la misère, et si vous vous sentez un esprit au-dessus du préjugé, et prêt à consentir à tout pour vous procurer un état aisé, tâchez du moins de ne pas vous laisser tromper. N’ayez point de confiance dans les paroles dorées qu’un homme plein de feu vous dira pour parvenir à obtenir vos faveurs ; croyez-le lorsque les faits auront précédé les paroles, car après la jouissance le feu s’éteint, et vous vousj trouverez attrapée. Gardez-vous aussi de supposer des sentiments désintéressés dans ceux que vousk verrez surpris par vos charmes : ils vous donneront de la [46v] fausse monnaie en quantité pour vous réduire à leur accorder la bonne. Ne soyez pas facile. Pour moi je suis sûr que je ne vous ferai pas de mal, et j’espère de vous faire du bien ; et pour vous rassurer je vous traiterai comme ma sœur, car je suis encore trop jeune pour vous traiter en père : je ne vous parlerais pas ainsi si je ne vous trouvais charmante.

Son frère alors entra, et j’ai vu un joli garçon de dix-huit ans fort bien bâti ; mais sans aucun ton, parlant fort peu, et n’annonçant rien dans sa physionomie. Nous déjeunâmes, et lorsque j’ai voulu savoir de lui-même quel serait le parti qu’il inclinerait à prendre, il me dit qu’il se sentait prêt à tout faire pour gagner honnêtement sa vie.

— Avez-vous quelque talent ?

— J’écris assez bien.

— C’est quelque chose. Gardez-vous, si vous sortez, de tout le monde, vous n’irez à aucun café, aux promenades vous ne parlerez à personne. Mangez chez vous avec votre sœur, et faites-vous donner d’abord un petit cabinet au quatrième. Écrivez aujourd’hui quelque chose en français, que vous me donnerez demain matin, et espérez. Pour vous, mademoiselle, voilà des livres, choisissez. J’ai vos papiers, je saurai vous dire quelque chose demain, car je rentre très tard.

Elle prit des livres, et, avec l’air très honnête, elle s’en alla après m’avoir dit qu’elle se sentait pleine de confiance en moi.

Très porté à être utile à cette fille, j’ai parlé dans toute la journée partout où je suis allé, de son affaire, et j’ai entendu partout hommes, et femmes qui me dirent que si elle était jolie quelque sort ne pourrait pas lui manquer, et qu’elle ferait toujours bien à faire des démarches, et pour le frère on m’a assuré que s’il savait écrire on trouverait à le placer dans quelque bureau. J’ai pensé à trouver [47r] quelque femme comme il faut, faite pour la recommander à M. d’Argenson, et à la lui présenter. C’était le vrai chemin, je me sentais la force de la soutenir en attendant, et j’ai prié Silvia d’en parler à Madame de Monconseil33, qui avait beaucoup de pouvoir sur l’esprit du ministre de la guerre. Elle me le promit, et elle désira de voir auparavant la demoiselle.

Je suis rentré chez moi à onze heures, et voyant de la lumière dans la chambre de la Vesian j’ai frappé, et elle vint m’ouvrir en me disant qu’elle ne s’était pas couchée dans l’espoir de me voir. Je lui ai rendu compte de ce que j’avais fait pour elle, et je l’ai trouvée prête à tout, et pénétrée de reconnaissance. Elle parlait de sa situation avec un air de noble indifférence, qui ne se soutenait que pour empêcher des larmes, auxquelles elle ne voulait pas permettre de sortir, mais je voyais ses yeux que la transpiration des pleurs rendait plus brillants, cette vision m’arracha un soupir, et j’en ai eu honte. Nos raisonnements nous occupaient depuis deux heures. L’explication décemment conduite par le propos me fit savoir qu’elle n’avait jamais aimé, et que par conséquent elle était digne d’un amant qui la récompenserait comme il fallait si elle lui faisait le sacrifice de sa vertu. Il était ridicule de prétendre que cette récompense dût être un mariage : la jeune Vesian n’avait jamais fait le faux pas, mais elle ne faisait pas la bégueule en me disant qu’elle ne l’aurait pas fait pour tout l’or du monde : elle n’aspirait qu’à nel se donner ni par caprice, ni pour peu de chose.

Je soupirais en écoutant ses propos sensés, dont la sincérité était au-dessus de son âge, et je brûlais. Je me souvenais de la pauvre Lucie à Paséan34, de mon repentir, du tort que j’avais [47v] eu en agissant avec elle comme j’en avais agi, et je me voyais alors assis près d’une brebis, qui allait être la proie de quelque loup affamé, et qui n’avait pas été élevée pour l’être et à laquelle l’éducation avait donné des sentiments dignes d’être cultivés par la vertu, et par l’honneur. Je soupirais de ce que je n’étaism en état ni de faire sa fortune en me l’appropriant illégitimement, ni d’être sa sauvegarde. Je voyais même qu’en devenant son producteur35 je lui aurais fait plus de mal que de bien, et qu’au lieu de l’aider à faire une fortune honnête j’aurais peut-être contribué à sa perte. Je la tenais assise près de moi lui parlant sentiments et jamais amour, et baisant trop souvent sa main, et son bras, et ne venant jamais à une résolution, ni à un commencement qui serait allé trop vite à sa fin, et qui pour lors m’aurait engagé à me la conserver : il n’y aurait eu pour lors ni plus de fortune à espérer pour elle, ni plus de moyen pour moi de m’en délivrer. J’ai aimé les femmes à la folie, mais je leur ai toujours préféré ma liberté. Lorsque je me suis trouvé dans le danger de la sacrifier, je ne me suis sauvé que par hasard.

Ce fut à trois heures après minuit que j’ai pris congé de Mademoiselle Vesian, qui ne pouvant pas naturellement supposer ma retenue effet de ma vertu36, dut en avoir attribué la cause ou à honte, ou à impuissance, ou à quelque maladie secrète ; mais non pas au défaut de penchant, car mon feu amoureux s’était assez laissé voir dans mes yeux, et dans la ridicule avidité avec laquelle je baisais ses mains, et ses bras. Tel j’ai dû être avec cette charmante fille pour m’en repentir après. Je lui ai dit, en lui souhaitant un heureux sommeil, que nous dînerions ensemble le lendemain.

Nous dînâmes fort gaiement, et son frère alla se promener après dîner. Les fenêtres de ma chambre d’où nous voyions toute la rue française, nous laissaient voir aussi toutes [48r] les voitures qui arrivaient à la porte du théâtre italien, où il y avait ce jour-là un grand concours37. Je demande à ma compatriote si elle veut que je la mène à la comédie ; elle m’en prien ; je la place sur l’amphithéâtre, et je l’y laisse en lui disant que nous nous reverrions à la maison à onze heures. Je n’ai pas voulu me tenir près d’elle pour éviter toutes les questions qu’on m’aurait faiteso, car plus elle était mise simplement plus elle intéressait.

Après avoir soupé chez Silvia, je vais chez moi, et je vois à la porte un équipage fort élégant : on me dit qu’il appartient à un jeune seigneur qui avait soupé avec Mademoiselle Vesian, et qui y était encore. La voilà sur le trottoir. Je m’en moque ; et je vais me coucher.

Je me lève le lendemain je vois un fiacre qui s’arrête à la porte de l’hôtel, un jeune homme habillép en chenille38 qui en descend, il monte, et je l’entends entrer chez ma voisine. Cela m’est égal. Je m’habille pour sortir, et voilà Vesian qui vient me dire qu’il n’entre pas chez sa sœur parce que le même seigneur qui leur avait donné à souper était chez elle.

— C’est dans l’ordre.

— Il est riche, et poli à l’excès. Il veut nous conduire lui-même à Versailles, et me faire avoir d’abord un emploi.

— Qui est-il ?

— Je n’en sais rien.

Je mets ses papiers sous uneq enveloppe, que je cachette, et je lui remets le paquet pour qu’il le rende à sa sœur, et je sors. Je retourne chez moi à trois heures, et l’hôtesse me remet un billet que Mademoiselle qui était partie, lui a dit de me donner. Je vais dans ma chambre, je l’ouvre, et j’y trouve deux louis, et ces paroles : « Je vous rends [48v] l’argent que vous m’avez prêté, et je vous remercie. Le comte de Narbonne39 s’intéresse à moi, et ne veut assurément que me faire du bien, ainsi qu’à mon frère, et je vous écrirai tout de la maison, où il veut que j’aille demeurer, et où il ne me laissera manquer de rien ; mais je fais le plus grand cas de votre amitié, et je vous prie de me la garder. Mon frère reste dans le cabinet au quatrième, et ma chambre m’appartient pour tout le mois, car j’ai tout payé. »

La séparation du frère dit tout. Elle a fait bien vite. Je décide de ne plus m’en mêler, et je me repens de l’avoir laissée intacte à ce jeune comte, qui fera d’elle Dieu sait quoi. Je m’habille pour aller aux français, et pour m’informer de ce Narbonne, car, quoique fâché, je me sentais un peu intéressé à tout savoir. À la comédie française le premier venu m’informe que Narbonne était fils d’un père riche duquel il dépendait, qu’il était cousu de dettes, et qu’il courait toutes les filles de Paris.

J’allais tous les jours à deux, et à trois spectacles plus pour voir Narbonne que j’étais curieux de connaître que pour la Vesian que je croyais de mépriser, et huit jours s’étant écoulés sans que j’eusse pu parvenir à savoir quelque chose, ni à voir ce jeune seigneur je commençais à oublier l’aventure, lorsque Vesian entra à huit heures du matin dans ma chambre pour me dire que sa sœur était dans la sienne, et qu’elle désirait de me parler. J’y vais sans perdre un instant, et je la trouve très triste, et les yeux gros. Elle dit à son frère d’aller se promener ; et elle me parla ainsi :

[49r] M. de Narbonne, que j’ai cru honnête parce que j’avais besoin qu’il le fût, s’assit près de moi là où vous m’avez laissée, me dit que ma figure l’intéressait, et me demanda qui j’étais. Je lui ai dit tout ce que j’ai dit à vous-même. Vous m’avez promis de penser à moi ; mais Narbonne me dit qu’il n’avait pas besoin d’y penser, et qu’il allait tout faire d’abord. Je lui ai cru40 : j’en ai été la dupe : il m’a trompée : c’est un coquin.

Comme elle ne pouvait plus retenir ses larmes je suis allé à la fenêtre pourr lui laisser le temps de les verser à son aise, et quelques minutes après je me suis remis à son côté.

— Dites-moi tout, ma chère Vesian, et soulagez-vous librement. Ne vous croyez pas coupable vis-à-vis de moi, car dans le fond je suis la cause de votre malheur. Vous n’auriez pas à présent le chagrin qui vous déchire l’âme si je n’avais pas eu l’imprudence de vous mener à la comédie.

— Hélas ! monsieur ne dites pas cela : dois-je vous vouloir du mal parce que vous m’avez crue sage ? Bref. Il m’a promis tous ses soins à condition que je lui donne une marque sûre de la confiance qu’il méritait que j’eusse en lui : cette marque était d’aller me loger chez unes femme comme il faut dans une petite maison qu’il louait, et surtout sans mon frère car la malice pouvait le croire mon amant. Je me suis laissét persuader. Malheureuse ! Pouvais-je y aller sans vous demander conseil ? Il m’a dit, et il m’a trompée, que la respectable femme chez laquelle il me menait, [49v] serait celle qui me conduirait à Versailles, où il ferait que mon frère se trouve pour être présentés tous les deux ensemble au ministre. Après souper il s’en alla en me disant qu’il viendrait me prendre le lendemain matin dans un fiacre, et il me donna deux louis, et une montre d’or que j’ai cru de pouvoir accepter sans m’obliger à rien d’un seigneur riche qui se disait porté à me faire du bien sans aucun autre intérêt.

En arrivant à sa petite maison il me présenta à une femme qui à son air ne me parut pas respectable, et il me tint là tous ces huit jours allant, venant, sortant, retournant sans jamais rien décider ; lorsqu’enfin aujourd’hui, à sept heures du matin, cette femme me dit que par des raisons de famille Monsieur le comte avait été obligé d’aller à la campagne, et qu’il y avait un fiacre à la porte qui me conduirait à l’hôtel de Bourgogne d’où il m’avait prise, et où il viendrait me voir à son retour. Elle me dit, affectant un air triste que je devais lui remettre la montre d’or qu’il m’avait donnée, parce qu’elle devait la rendre à l’horloger, auquel Monsieur avait oublié de la payer. Je la lui ai remise dans l’instant sans lui répondre un seul mot ; j’ai mis dans un mouchoir ce que j’avais porté avec moi, et je suis revenue ici il y a une demi-heure.

Une minute après, je lui ai demandé si elle espérait de le voir à son retour de la campagne. [50r] — Moi le revoir ! Moi lui parler encore !

Je suis retourné vite à la fenêtre pour faire encore place à ses pleurs, car elle étouffait. Jamais au monde, fille malheureuse dans une situation déplorable ne m’a tant touché. La pitié prit la place de la tendresse qu’elle m’avait inspiréeu huit jours auparavant, et malgré qu’elle ne m’en accusait pas je me reconnaissais pour la principale cause de son malheur : par conséquent je me croyais obligé d’avoir pour elle la même amitié. L’infâme procédé de Narbonne me révoltait au point que si j’avais su où le trouver seul, il est certain, que sans rien dire à la Vesian, je serais allé l’attaquer.

Je me suis bien gardé de lui demander l’histoire détaillée de ces huit jours qu’elle avait passés dans la petite maison. C’était une histoire que je savais par cœur sans avoir besoin de la voir humiliée en exigeant indiscrètement qu’elle me la narre. Dans la montre retirée j’ai vu l’infamie, la basse tromperie, la vilenie, la honte de ce malheureux. Elle me laissa plus d’un quart d’heure à la fenêtre : je suis retourné à elle quand elle m’a appelé, et je l’ai trouvée moins triste. Dans une grande douleur le soulagement des larmes est un remède immanquable. Elle me pria d’avoir pour elle des entrailles de père, en m’assurant qu’il ne lui arrivera plus de s’en rendre indigne ; et de lui dire ce qu’elle devait faire.

— Actuellement, lui dis-je, vous devez non seulement oublier [50v] le crime de Narbonne ; mais oublier aussi la faute que vous avez faite en le mettant à même de le commettre. Ce qui est fait est fait, ma chère Vesian ; vous devez retourner à vous aimer, et reprendre le même air qui brillait sur votre belle physionomie il y a huit jours. On y voyait l’honnêteté, la candeur, la bonne foi, et cette noble assurance qui réveille le sentiment dans ceux qui en connaissent les charmes. Tout cela doit se laisser voir encore sur votre figure, car il n’y a que cela qui intéresse les honnêtes gens, et vous avez besoin d’intéresser plus que jamais. Pour ce qui me regarde, mon amitié est faible, mais je vous la promets dans toute son étendue, en vous faisant savoir qu’actuellement vous avez sur elle un droit que vous n’aviez pas il y a huit jours. Je vous promets que je ne vous quitterai jamais tant que vous ne serez pas sûre d’un sort. Dans le moment je ne saurais que vous dire ; mais soyez sûre que je penserai à vous.

— Ah ! mon cher ami, si vous me promettez de penser à moi, je ne demande pas davantage. Malheureuse ! Il n’y a personne qui y pense.

Cette réflexion la toucha tellement que j’ai vu son menton trembler, et l’oppression de l’angoisse qui la fit évanouir. J’ai eu soin d’elle sans appeler personne, jusqu’à ce que je l’aie vue remise, et calme. Je lui ai conté des histoires vraies, ou inventées des friponneries de ceux qui ne faisaient à Paris autre métier que celui de tromper des filles ; je lui en ai conté des plaisantes pour l’égayer, et j’ai fini par lui dire qu’elle [51r] devait remercier le ciel de ce qui lui était arrivé avec Narbonne, car ce malheur lui était nécessaire pour être sûre d’être plus circonspecte à l’avenir.

Dans tout le temps de ce tête-à-tête par lequel j’ai mis du véritable baume dans son âme je n’ai pas eu de peine à m’abstenir de lui prendre la main, et de lui donner des marques de tendresse, car à la vérité le seul sentiment qui m’animait était celui de la pitié. J’ai ressenti un véritable plaisir lorsqu’au bout de deux heures je l’ai vue pénétrée, et encouragée à souffrir son malheur en héroïne. Elle se lève tout d’un coup ; elle me regarde d’un air entre la confiance, et le doute, et elle me demande si je n’avais rien de pressant qui dût m’occuper dans la journée ; et je lui réponds que non.

— Eh bien, me dit-elle, conduisez-moi quelque part dans les environs de Paris, où je puisse, en respirant le grand air, reprendre l’apparence que vous me trouvez nécessaire pour intéresser encore à ma faveur ceux qui me verront. Si je peux me procurer un doux sommeil dans la nuit prochaine, je sens que je pourrai encore redevenir heureuse.

— Je vous sais gré de cette confiance : je vais m’habiller, et nous irons quelque part : votre frère en attendant retournera.

— Qu’importe mon frère ?

— Songez, ma chère amie, que vous devez rendre Narbonne honteux, et malheureux pour toute sa vie par votre conduite. Réfléchissez que s’il parvient à savoir que le même jour qu’il vous a renvoyée vous êtes venue toute seule à la campagne avec moi, il triomphera, et il dira qu’il [51v] vous a traitée comme vous méritiez. Mais étant avec votre frère, et venant avec moi votre compatriote, vous ne donnez aucune prise à la médisance, ni aucun sujet à la calomnie.

La bonne enfant rougit, et elle se disposa à attendre son frère, qui rentra un quart d’heure après, et j’ai d’abord envoyé chercher un fiacre. Dans le moment que nous y montions voilà Balletti qui venait me voir. Je l’invite à être de la partie après l’avoir présenté à la demoiselle, il accepte, et nous allons au gros caillou manger la matelote, du bœuf à la mode, une omelette, des pigeons à la crapaudine41 ; la gaieté que j’ai su réveiller dans l’esprit de la demoiselle suppléa au désordre de ce dîner.

Vesian est allé l’après-dîner se promener tout seul, etv sa sœur resta seule avec nous. Je voyais avec plaisir que Balletti la trouvait aimable, et sans la consulter je forme le projet d’engager mon ami à lui apprendre à danser. Je l’informe de sa situation, de la raison qu’elle eut de quitter l’Italie, du faible espoir qu’elle avait d’obtenir quelque pension à la cour, et du besoin qu’elle avait de quelqu’emploi convenable à son sexe pour bien vivre. Balletti pense, et dit qu’il est prêt à tout faire, et après avoir bien examiné la taille, et la disposition de la demoiselle il l’assure qu’il trouvera le moyen de faire que Lany la prenne pour figurer dans les ballets de l’opéra. Il faut donc, lui dis-je, commencer demain à lui donner des leçons. Mademoiselle [52r] demeure dans la chambre près de la mienne.

Après la conclusion de ce projet né sur l’heure, voilà la Vesian qui se pâme de rire dans l’idée de se voir devenir danseuse, chose qui ne lui était jamais passée par la tête.

— Mais est-ce qu’on apprend à danser si à la hâte ? Je ne sais danser que le menuet, et j’ai bonne oreille pour les contredanses ; mais je ne sais pas faire un pas.

— Les figurantes de l’opéra, lui répond Balletti, n’en savent pas plus que vous.

— Et combien demanderai-je à M. Lany, car il me semble de ne pouvoir pas prétendre beaucoup.

— Rien. On ne paye pas à l’opéra les figurantes.

— De quoi vivrai-je donc ?

— Ne vous embarrassez pas de cela. Telle que vous êtes, vous trouverez d’abord dix riches seigneurs qui vous offriront leur hommage. Ce sera à vous à bien choisir. Nous vous verrons couverte de diamants.

— Actuellement j’entends. On me prendra, et on m’entretiendra en qualité de maîtresse.

— Précisément. Cela vaut bien mieux que quatre cents francs de pension, que vous ne parviendriez peut-être à obtenir qu’après vous être donné bien de peines.

Elle me regarde alors toute étonnée pour examiner si cela était sérieux, ou si ce n’était qu’un simple badinage, et Balletti s’étant éloigné je l’assure que c’était le meilleur parti qu’elle pouvait prendre à moins qu’elle ne préférât le triste métier de femme de chambre de quelque grande dame qu’on pourrait lui chercher. Elle me dit qu’elle ne voudrait pas être femme de chambre [52v] même de la Reine.

— Et figurante à l’opéra ?

— Plutôt.

— Vous riez ?

— C’est à mourir de rire. Maîtresse d’un grand Seigneur, qui me couvrira de diamants ! Je veux choisir le plus vieux.

— À merveille, ma chère amie ; mais prenez garde à ne pas le cocufierw.

— Je vous promets que je lui serai fidèle. Il trouvera un emploi pour mon frère.

— N’en doutez pas.

— Mais en attendant que j’entre à l’opéra, et que mon vieil amoureux se présente, qui me donnera de quoi vivre ?

— Moi, Balletti, et tous mes amis, et tous pour nul autre intérêt que pour celui de voir vos beaux yeux, et d’être sûrs que vous vivez sagement, et de contribuer à votre bonheur. Êtes-vous persuadée ?

— Très persuadée ; je ne ferai que ce que vous me direz de faire. Soyez seulement toujours mon ami.

Nous retournâmes à Paris qu’il était nuit. J’ai laissé la Vesian à l’hôtel, et je suis allé souper avec mon ami, qui à table engagea sa mère à parler à Lany. Silvia dit que cela valait mieux que solliciter une misérable pension au bureau de la guerre. On parla d’un projet, qui était sur le tapis dans le conseil de l’opéra, quix consistait à mettre en vente toutes les places de figurantes, et des chanteuses dans les chœurs de l’opéra ; et on voulait même les mettre à un haut prix, car plus elles seraient chères, plus les filles qui les achèteraient seraient estimées. Ce projet entre les mœurs scandaleuses avait cependant une apparence de sagesse. Il aurait d’une certaine façon anobli une engeance qui poursuit à être méprisable.

[53r] J’ai remarqué dans ce temps-là plusieurs figurantes, et chanteuses laides, et sans talent, et malgré cela toutes vivant à leur aise ; parce qu’il est dit qu’une fille qui est là doit par état renoncer à ce que les gens du commun appellent sagesse, car quiconque voudrait vivre sagement mourrait de faim. Mais si une nouvelle installée a l’adresse d’être sage pour l’espace d’un seul mois, il est certain que sa fortune est faite parce que pour lors les seigneurs qui cherchent à s’emparer de cette sagesse respectable sont les plus respectés. Un grand seigneur est enchanté que le public le nomme lorsque la fille se montre. Il lui passe même quelques infidélités pourvu qu’elle ney jette pas ce qu’il lui donne, et que la chose ne soit pas trop éclatante ;z pour le guerluchon, on y trouve rarement à redire, et d’ailleurs l’entreteneur ne va jamais souper chez la maîtresse sans le lui faire savoir auparavant. Ce qui rend surtout les seigneurs français ambitieux d’avoir sur leur compte une fille de l’opéra c’est que toutes ces filles appartiennent au Roi en qualité de suppôts de son académie royale de musique.

Je suis rentré à onze heures, et voyant la chambre de la Vesian entrouverte j’y suis entré. Elle étaitaa au lit.

— Je vais me lever, car je veux vous parler.

— Restez au lit, et vous me parlerez de même. Je vous trouve plus belle.

— Cela me fait donc plaisir.

— Quelle est la chose que vous voulez me dire ?

— Rien, sinon parler du métier que je vais faire. Je vais exercer la vertu pour trouver celui qui ne l’aime que pour la détruire.

[53v] — Voilà ce que c’est ; et croyez-moi que tout est dans ce goût-là dans la vie. Nous rapportons tout à nous-mêmes, et chacun est tyran. Voilà la raison que le meilleur des êtres est celui qui tolère. J’aime de vous voir en train de devenir philosophe.

— Comment fait-on pour le devenir ?

— On pense.

— Pour combien de temps ?

— Pour toute la vie.

— On ne finit donc jamais ?

— Jamais ; mais on gagne ce qu’on peut, et on se procure toute la portion du bonheur, dont on est susceptible.

— Et ce bonheur, comment fait-il pour se faire sentir ?

— Il se fait sentir dans tous les plaisirs que le philosophe se procure, et lorsqu’il pense qu’il se les a procurésab par ses soins, et par le moyen de fouler aux pieds tous les préjugés.

— Qu’est-ce que plaisir ? et qu’est-ce que préjugé ?

— Le plaisir est une jouissance actuelle des sens ; c’est une satisfaction entière qu’on leur accorde dans tout ce qu’ils appétissent42 ; et lorsque les sens épuisés, ou fatigués veulent du repos ou pour reprendre haleine, ou pour renaître, le plaisir devient de l’imagination : elle se plaît à réfléchir au bonheur que sa tranquillité lui procure. Or le philosophe est celui qui ne se refuse aucun plaisir qui ne produit pas des peines plus grandes, et qui sait s’en fabriquer.

— Et vous dites que cela dépend de fouler aux pieds les préjugés. Qu’est-ce que préjugé, et comment fait-on pour les fouler aux pieds, et pour en avoir la force ?

— Vous me faites, ma chère amie, une question, dont la philosophie morale ne connaît pas la plus grande : aussi est-ce une leçon qui dure toute la vie. Mais je vous dirai en bref que préjugé s’appelle [54r] tout soi-disant devoir dont on ne trouve pas la raison en nature.

— Le philosophe doit donc faire sa principale occupation de l’étude de la nature ?

— C’est tout ce qu’il a à faire. Le plus savant est celui qui se trompe le moins.

— Quel est selon vous le philosophe qui s’est le moins trompé ?

— C’est Socrate.

— Mais il s’est trompé.

— Oui : en métaphysique.

— Oh ! je ne m’en soucie pas. Il me semble qu’il pouvait se passer de cette étude.

— Vous vous trompez ; car la morale même est la métaphysique de la physique, car tout est nature. Par cette raison je vous permets de traiter de fou tout homme qui viendra vous dire d’avoir fait une nouvelle découverte en métaphysique. Mais actuellement je dois vous devenir obscur. Allez doucement. Pensez, ayez des maximes en conséquence d’un raisonnement juste, et ayez toujours en vue votre bonheur, et vous serez heureuse.

— J’aime la leçon que vous m’avez donnée beaucoup plus que celle de danse que Balletti me donnera demain, car je prévois que je m’y ennuierai ; et je ne m’ennuie pas actuellement avec vous.

— À quoi vous apercevez-vous que vous ne vous ennuyez pas ?

— Au désir que j’ai que vous ne me quittiez pas.

— Je veux mourir, ma chère Vesian, si jamais philosophe a défini l’ennui mieux que vous. Quel plaisir ! D’où vient que j’ai envie de vous le témoigner en vous embrassant ?

— C’est que notre âme ne peut être heureuse qu’étant d’accord avec nos sens.

— Comment, divine Vesian ; votre esprit accouche.

— C’est vous, mon divin ami, qui êtes l’accoucheur ; et je vous en sais gré, au point que je ressens votre même désir.

— Satisfaisons donc nos désirs, ma chère amie, et embrassons-nous bien.

[54v] Dans ces raisonnements nous passâmes toute la nuit, et ce qui nous assura à la pointe du jour que notre joie avait été parfaite, fut que nous ne pensâmes jamais que la porte de la chambre était ouverte, marque que nous ne crûmes jamais d’avoir une raison d’aller la fermer.

Balletti lui donna quelques leçons, elle fut reçue à l’opéra, et elle n’y figura que deux ou trois mois en se réglant toujours selon les préceptes que je lui avais insinués, et que son esprit sage avait reconnus pour uniques. Elle refusa tous ceux qui se présentèrent pour la conquérir, car ils ressemblaient tous en quelque partie à Narbonne. Celui qu’elle choisit fut un seigneur différent de tous les autres, puisqu’il a fait pour elle ce qu’aucun des autres n’aurait jamais fait. Il lui fit d’abord quitter le théâtre. Il lui prit une petite loge, dans laquelle elle se mettait tous les jours d’opéra, où elle recevait son entreteneur, et tous ses amis. C’était Monsieur le comte de Tressan, si je ne me trompe, ou de Tréan43, car dans ce nom ma mémoire chancelle. Elle fut avec lui jusqu’à sa mort toujours heureuse, et le rendant toujours heureux. Elle vit encore à Paris n’ayant besoin de personne, car son amant lui fit un sort. Il n’y a plus question d’elle44, car une femme de cinquante-six ans est à Paris comme si elle n’existait plus. Après sa sortie de l’hôtel de Bourgogne je ne lui ai jamais parlé : quand je la voyais en diamants, et qu’elle me voyait nos âmes se saluaient. Son frère fut placé, mais il n’embrassa autre état que celui d’épouser la Picinelli45, qui est peut-être morte.

a. Orth. obscur.

b. Avais pas besoin biffé.

c. Trois mois étaient écoulés lorsque Mimi ne douta plus d’être grosse, elle me le dit, et biffé.

d. Vilenie biffé.

e. Orth. critiquée.

f. Orth. un.

g. Orth. Tancin.

h. Ministre biffé.

i. L’histoire que mon lecteur biffé.

j. Trouvez biffé.

k. Voyez biffé.

l. Pas biffé.

m. Pas en situation biffé.

n. Et je l’y emmène, et biffé.

o. Orth. fait.

p. Couleur de muraille biffé.

q. Orth. un.

r. Attendre qu’elle biffé.

s. Honnête femme biffé.

t. Orth. laissée.

u. Orth. inspiré.

v. La V biffé.

w. Orth. cucufier.

x. Était biffé.

y. Discipe (dissipe) biffé.

z. On ne trouve rien à dire pour un guerluchon biffé.

aa. Sur son biffé.

ab. Orth. procuré.

Mon âge de 25 ans

CHAPITRE XIII

Départ de Paris, séjour à Dresdea

Mon ami Patu à la foire S. Laurent conçut l’envie de souper avec une actrice flamande qui s’appelait Morfi1, et m’invita à être de moitié de son caprice ; j’y ai consenti. La Morfi ne me tentait pas ; mais c’était égal : le plaisir de l’ami intéresse assez. Il proposa doncb deux louis, qui furent d’abord acceptés, et nous allâmes après l’opéra à la maison de la belle dans la rue des deux portes S. Sauveur2. Après le souper Patu eut envie de coucher avec elle, et j’ai demandé pour moi un canapé dans quelque coin de la maison. La petite sœur de la Morfi jolie gueuse, et sale me dit qu’elle me donnerait son lit, mais qu’elle voulait un petit écu3 ; je le lui ai accordé. Elle me conduit dans un cabinet, où je ne vois qu’une paillasse sur trois ou quatre planches.

— Et tu appelles cela un lit ?

— C’est mon lit.

— Je n’en veux point, et tu n’auras pas le petit écu.

— Est-ce que vous pensiez de vous déshabiller pour y dormir ?

— Sans doute.

— Quelle idée ! Nous n’avons pas des draps.

— Tu dors donc vêtue ?

— Point du tout.

— Eh bien ! Va donc te coucher toi-même, et tu auras le petit écu. Je veux te voir.

— Oui. Mais vous ne me ferez rien.

— Pas la moindre chose.

Elle se déshabille, elle se couche, et se couvre avec un vieux rideau. Elle avait treize ans. Je regarde cette fille ; je secoue tout préjugé ; je ne la vois plus ni gueuse, ni en lambeaux, et je trouve la beauté la plus parfaite. Je veux l’examiner toute, elle refuse, elle rit, elle ne veut pas ; mais un écu de six francs la rend douce comme un mouton, et n’ayant autre défaut que celui d’être sale, je la lave toute de mes propres mains : mon lecteur sait que l’admiration est inséparable d’une autre approbation,c et je trouve [55v] la petite Morfi disposée à me laisser faire tout ce que je veux hormis ce que je n’avais pas envie de faire. Elle me prévient qu’elle ne me permettrait pas cela, car cela, au jugement de sa sœur aînée valait vingt-cinq louis. Je lui dis que nousd marchanderions de cela une autre fois ; et pour lors ellee me donne toutes les marques de sa future complaisance dans celle qu’elle me démontref avec la plus grande prodigalité en tout ce que je pouvais vouloirg.

La petite Hélène, dont j’avais joui, en la laissant intacte, donna à sa sœur les six francs, et lui dit ce qu’elle espérait de moi. Elle m’appela avant que je parte, et elle me dit qu’ayant besoin d’argent, elle diminuerait quelque chose. Je luih réponds que j’irais lui parler le lendemain. J’ai voulu que Patu voie cette fille telle que je l’avais vue pour le faire avouer qu’il n’était pas possible de voir une beauté plusi accomplie. Hélène blanche comme un lys avait tout ce que la nature, et l’art des peintres pouvaient mettre ensemble de plus beau. Outre cela la beauté de la physionomie qui causait à l’âme qui la contemplait le plus délicieux calme. Elle était blonde4. J’y fus le soir, et ne m’étant pas accommodé pour le prix je lui ai donnéj douze francs pour que la sœur lui prête son lit, et j’ai enfin fait un accord que je lui donnerais toujoursk douze francs jusqu’à ce que je me déterminasse à payer lesl six cents5. L’usure était forte, mais la Morfi était de race grecque, et elle n’avait sur cela aucun scrupule. Il est certain que je ne me serais jamais déterminé à dépenser les vingt-cinq louis, car j’aurais cru d’y perdrem. La grande Morfi me croyait le plus grand des dupes, puisqu’en deux moisn j’avais dépensé trois cents francs pour rieno. Elle attribuait [56r] cela à mon avarice. Quelle avarice ! J’ai dépensép six louis pour la faire peindre toute nue d’après nature par un peintre allemand6 qui la fit vivante. Elle étaitq couchée sur son ventre, s’appuyant de ses bras, et de sa gorge sur un oreiller, et tenant sa tête comme si elle était couchée sur son dos. L’habile artiste avait dessiné ses jambes, et ses cuisses de façon que l’œil ne pouvait pas désirer de voir davantage. J’y ai fait écrire dessous O-Morphi. Mot qui n’est pas homérique, mais qui n’est pas moins grec. Il signifie Belle7.

Mais voilà les chemins secrets de la très puissante destinée. Mon ami Patu eut envie d’avoir la copie der ce portrait. Refuse-t-on cela à un ami ? Le même peintre la fit, alla à Versailles, la montra avec plusieurs autres portraits à M. de S.t Quentin, qui les montra au Roi, qui devint curieux de voir si le portrait de la Grecque était fidèle. S’il l’était le monarque prétendait d’avoir droit de condamner l’original à éteindre le feu qu’il lui avait allumé dans l’âme.

M. de S.t Quentin demanda au peintre s’il pouvait conduire à Versailles l’originals de la Grecque ; et il lui répondit qu’il croyait la chose très faisable. Il vint chez moi me communiquer l’affaire, et je l’ai trouvée bonne. La Morfi tressaillit de joie quand je lui ai dit qu’il s’agissait d’aller à la cour avec sa sœurt et avec le peintre conducteur, et se conformer là aux décrets de la providence. Un beau matin donc elle débarbouilla la petite, elle l’habilla décemment, et elle alla avec le peintre à Versaillesu, qui lui dit de se promener dans le parc jusqu’à son retour. Il retourna avec le valet de chambrev, qui lui dit d’aller à l’auberge attendre les deux sœurs, qu’il conduisit et enferma dans un cabinet de verdure8w. J’ai su le surlendemain de la Morfi même qu’une demi-heure après, le roi vint seul, [56v] luix demanda si elle était grecque, tira de sa poche le portrait, regarda bien la petite, et dit : Je n’ai jamais vu rien de plus ressemblant. Il s’assit, il la prit entre ses genoux, il lui fit quelques caressesy, et après s’être assuré de sa royale main qu’elle était toute neuve, il lui donna un baiser. O-Morphi le regardait, et elle riait.

— De quoi ris-tu ?

— Je ris de ce que vous ressemblez à un écu de six francs comme deux gouttes d’eau.

Le monarque à cette naïveté donna un grand éclat de rire, et lui demanda si elle voulait rester à Versailles : elle lui répondit de s’arranger avec sa sœur, et la sœur dit au Roi qu’elle ne désirait pas un plus grand bonheur. Le roi alors partit, et les enferma à la clef. Un quart d’heure après S.t Quentin vint les tirer dehors, mit la petite dans un appartement rez-de-chaussée entre les mains d’une femme, et est allé avecz l’aînée rejoindre l’Allemand, auquel il donna cinquante louis pour le portrait, et rien à la Morfi. Il prit seulement son adresse en l’assurant qu’elle aurait de ses nouvelles. Elle eutaa mille louis, qu’elle me montra le surlendemain. L’Allemand honnête me donna vingt-cinq louis pour mon portrait, et m’en fit un autre en le copiant de celui que Patu avait. Il s’offrit à me faire le portrait gratis de toutes les jolies filles qui m’en feraient venir l’envie. Mon grand plaisir fut celui de voir la joie de cette bonne Flamande qui, contemplant cinq cents doubles louis9, se croyait devenue riche, et qui me regardait comme l’auteur de sa fortune.

— Je ne m’attendais pas à tant, car il est vrai qu’Hélène est jolie, mais je ne croyais pas ce qu’elle me disait de vous. Est-il possible mon cher ami que vous l’ayez laissée pucelle ? Dites-moi la vérité.

— Si elle l’était, je peux vous assurer qu’à cause de moi elle n’a pas cessé de l’être.

— Sûrement elle l’était, car ce n’est qu’à vous que je l’ai livrée. Ah ! l’honnête homme ! Elle était destinée au Roi. Qui l’eût dit. Dieu est le maître de tout. J’admire votre vertu. Venez que je vous embrasse.

[57r] O-Morphi, car le roi ne l’appela jamais autrement, lui plut plus encore par sa naïveté, dont le monarque n’avait pas d’idée, que par sa beauté malgré qu’elle fût des plus régulières. Il la mit dans un appartement du Parc au cerf10, où S. M. tenait positivement son sérail, et où il n’était permis d’aller qu’aux dames présentées à la cour. La petite au bout de l’an accoucha d’un fils11 qui est allé on ne sait pas où, car Louis XV ne voulut jamais rien savoir des bâtards qu’il eut tant que la Reine Marie vécut.

O-Morphi fut disgraciée au bout de trois ans. Le roi lui donna quatre cent mille francs qu’elle porta en dot à un officier de l’état-major en Bretagne12. J’ai vu un fils de ce mariage13 l’année 1783 à Fontainebleau. Il avait vingt-cinq ans, et il ne savait rien de l’histoire de sa mère, dont il était le vrai portrait. Je l’ai prié de lui faire mes compliments, et j’ai écrit mon nom sur ses tablettes14.

La cause de la disgrâce de cette belle personne fut la malice de Mme de Valentinois15 belle-sœur du prince de Monaco. Cette dame, que tout Paris connaît, dit à l’O-Morphi, dans une visite qu’elle lui fit au Parc au cerf, de faire rire le Roi en lui demandant comme il traitait sa vieille femme. L’O-Morphi, dont l’esprit était trop simple, fit au roi cette même impertinente, et injurieuse question, qui surprit le monarque au point, qu’en se levant, et la foudroyant des yeux : Malheureuse, lui dit-il, qui vous a induite à me faire cette demande ? O-Morphi tremblante lui dit la vérité : le Roi lui tourna le dos, et elle ne le revit plus. La comtesse de Valentinois ne fut revue à la cour que deux ans après. Louis XV qui savait qu’il manquait à16 sa femme en qualité de mari, voulait au moins [57v] la dédommager en qualité de Roi. Malheur à celui qui aurait osé lui manquer.

Malgré tout l’esprit des Français Paris est, et sera toujours la ville où l’imposture fera fortune. Lorsqu’elle est découverte on s’en moque, et on en rit, et l’imposteur en rit encore plus, car il est déjà devenu riche recto stat famula talo [la pièce se tient sur un pied sûr]17. Ce caractère de la nation qui donne si facilement dans des panneaux vient de l’empire que la mode a sur elle. L’imposture est neuve ; elle devient donc de mode. Il suffit que la chose ait droit de surprendre par un caractère d’extraordinaire, et tout le monde y fait accueil, car tout le monde craint de paraître sot en disant : Cela est impossible. Il n’y a en France que les seuls physiciens qui sachent qu’entre la puissance et l’action il y a l’infini18, tandis qu’en Italie la force de cet axiome est enracinée dans l’esprit de tout le monde. Un peintre fit pour quelque temps fortune s’étant annoncé pour capable de faire le portrait d’une personne sans la voir : tout ce qu’il demandait était d’être bien informé par celui qui le lui demandait : il devait lui faire la description de la physionomie si exactement, que le peintre n’eût pas pu se tromper. Il arrivait de cela que le portrait faisait plus encore d’honneur à l’informateur, qu’au peintre ; et il arrivait aussi que l’informateur se voyait obligé à dire que le portrait ressemblait parfaitement, puisque s’il disait autrement le peintre alléguait la plus légitime de toutes les excuses ; il disait que si le portrait ne ressemblait pas la faute était de celui qui n’avait pas su lui communiquer la physionomie de la personne. Je soupais chez Silvia, lorsque quelqu’un [58r] débita cette nouvelle ; mais, observons bien, sans la ridiculiser, et sans mettre en doute l’habileté du peintre qui à ce qu’on disait avait déjà fait plus de cent portraits tous très ressemblants. Tout le monde disait que cela était beau. Je fus le seul quiab étouffant de rire j’ai dit que c’était une imposture. Le narrateur fâché me proposa une gageure de cent louis ; mais j’ai encore ri, parce que c’était une question sur laquelleac on ne pouvait parier, qu’en s’exposant à être dupé.

— Mais les portraits ressemblent.

— Je n’en crois rien ; et s’ils ressemblent il y a de la friponnerie.

La seule Silviaad étant de mon avis, accepte la partie que le narrateur lui propose d’aller dîner avec moi, et avec lui chez le peintre. Nous y allons, et nous voyons une quantité de tableaux portraits tous soi-disant ressemblants ; mais comme nous n’en connaissions pas les originaux, c’était égal.

— Me feriez-vous, Monsieur, lui dit Silvia, le portrait de ma fille sans la voir ?

— Oui Madame ; si vous êtes sûre de me faire la description de sa physionomieae.

Nous nous donnâmes alors un coup d’œil, et tout fut dit. La politesse ne permettait pas deaf dire davantage. Le peintre qui se nommait Sanson19 nous donna un bon dîner, et sa nièce qui avait de l’esprit me plut infiniment. Comme j’étais de bonne humeur je l’ai intéressée en la faisant beaucoup rire. Le peintre nous dit que son repas favori était le souper, et que nous lui ferions plaisir toutes les fois que nous l’honorerionsag en y allant. Il nous fit voir plus de [58v] cinquante lettres de Bordeaux, de Toulouse, de Lyon, de Rouen, deah Marseille dans lesquelles on lui ordonnait des portraits en lui envoyant la description des figures qu’on voulait : j’en ai lu trois ou quatre avec un plaisir infini. On le payait d’avance.

Deux ou trois jours après j’ai vu sa jolie nièce à la foire qui me fit des reproches de ce que je n’allais pas souper chez son oncle. Cette nièce était très intéressante, et flatté du reproche j’y suis allé le lendemain, et en sept huit jours la pratique devint sérieuse. J’en devins amoureux, et la nièceai qui avait de l’esprit, n’étant pas amoureuse, ne voulait que rire, et ne m’accordait rien. Malgré cela j’espérais, et je me voyais dans le puits20.

Je prenais du café tout seul dans ma chambre pensant à elle, lorsque je me vois visité par un jeune homme que je ne remettais pas. Il me dit qu’il avait eu l’honneur de souper avec moi chez le peintre Sanson.

— Oui oui : excusez, Monsieur, si je ne vous remettais pas.

— C’est naturel : vous n’eûtes des yeux à table que pour Mademoiselle Sanson.

— Cela se peut, car avouez qu’elle est charmante.

— Je n’ai pas de peine à l’avouer, car par21 mon malheur je ne le sais que trop.

— Vous en êtes donc amoureux.

— Hélas oui.

— Faites-vous aimer.

— C’est ce que je tâche de faire depuis un an, et je commençais à espérer lorsque vous êtes survenu pour me désespérer.

— Qui, monsieur ? Moi ?

— Vous-même.

— J’en suis bien fâché ; mais en même temps je ne saurais qu’y faire.

— Cela cependant n’est pas difficile, et si vous me le permettez je vous suggérerai moi-même ce que vous pourriez faire pour m’obliger.

— Dites-le-moi de grâce.

— Vous pourriez ne mettre plus de votre vie les pieds dans sa maison.

[59r] — Effectivement c’est tout ce que je pourrais faire ayant une extrême envie de vous obliger ; mais croyez-vous pour lors qu’elle vous aimerait ?

— Oh ! cela est mon affaire. En attendant n’y venez plus, vous, et j’aurai soin du reste.

— J’avoue que je peux avoir cette extraordinaire complaisance ; mais permettez-moi que je vous dise que je trouve singulier que vous y ayez compté dessus.

— Oui Monsieur : après avoir bien pensé. Je vous ai reconnu pour homme de beaucoup d’esprit. Je me suis donc persuadé que vous vous mettriez parfaitement à ma place, et que vous raisonneriez ; et que vous ne voudriez pas vous battre à mort avec moi pour une demoiselle que vous, comme je pense, n’avez pas envie d’épouser, tandis que dans mon amour mon seul objet est ce lien.

— Et si je pensais aussi à la demander pour ma femme ?

— Nous serions pour lors tous les deux également à plaindre, et moi plus que vous, car tant que je vivrai Mademoiselle Sanson ne sera jamais la femme d’un autre.

Ce jeune homme bien planté, pâle, sérieux, froid comme de la glace, amoureux qui vient me tenir un propos pareil avec un flegme surprenant dans ma propre chambre me donna sujet de penser. Je me suis promené un bon quart d’heureaj en long, et en large pour mettre sur une juste balance les deux actions, et voir laquelle me déclarerait plus brave, et plus digne de ma propre estime. J’ai vu que celle qui était faite pour me déclarer plus brave était celle qui devait me déclarer à l’esprit de mon rival pour plus sage que lui.

— Que penserez-vous de moi, Monsieur, lui dis-je d’un air décidé, si je ne mets plus les pieds chez Mademoiselle Sanson ?

— Que vous avez pitié d’un malheureux, qui sera toujours prêt à verser tout son sang pour vous [59v] témoigner sa reconnaissance.

— Qui êtes-vous ?

— Je suis Garnier22 fils unique de Garnier marchand de vin dans la rue de Seine.

— Eh bien, Monsieur Garnier. Je n’irai plus chez Mademoiselle Sanson. Soyez mon ami.

— Jusqu’à la mort. Adieu Monsieur.

Voilà Patu, qui vient chez moi un moment après son départ, à qui je narre ce fait, et qui me trouve un héros : il m’embrasse, il pense, et il me dit qu’il en aurait agi de même à ma place ; mais pas à la place de l’autre.

Le comte de Melfort dans ces jours Colonel du régiment d’Orléans me fit prier par Camille sœur de Coraline, que je ne voyais plus, de tirer la réponse à deux questions par le moyen de ma cabale23. Je fais deux réponses fort obscures, mais disant beaucoup, je les cachette, et je les remets à Camille qui me prie le lendemain d’aller avec elle dans un endroit qu’elle ne veut pas me nommer. Elle me mène au palais royal, et nous montons par un petit escalier jusqu’à l’appartement de Madame la duchesse de Chartres24, qui vient un quart d’heure après, fait cent caresses à la petite reine25, et la remercie de lui avoir conduit ma personne. Après un petit préambule tout noble, et tout gracieux, mais sans façon elle commence à m’indiquer toutes les difficultés qu’elle trouvait dans les deux réponses que j’avais faitesak, et qu’elle tenait à la main. Après m’être montré un peu surpris que ces questions-là étaient de Son Alt. je lui dis queal je savais faire la cabale, mais que je ne valais rien pour l’interpréter, et qu’il lui fallait donc se donner la peine de faire elle-même des nouvelles questions faites pour rendre les réponses plus claires. Elle écrit donc tout ce qu’elle n’entendait pas, et tout ce qu’elle voulait savoir : je lui dis qu’il fallait qu’elle séparât les questions, car on ne pouvait pas demander à l’oracle deux choses, [60r] elle me dit de faire les questions moi-même ; je lui réponds qu’elle devait écrire tout de sa main, etam s’imaginer d’interroger une intelligence qui savait tous ses secrets. Elle écrit tout ce qu’elle voulait savoir en sept ou huit questions : elle les lit après toute seule, et elle me dit de l’air le plus noble qu’elle voudrait être sûre que personne, moi excepté, ne verrait jamais ce qu’elle venait d’écrire. Je le lui promets en parole d’honneur ; je lis, et je vois non seulement qu’elle avait raison, maisan qu’en les mettant dans ma poche pour les lui faire tenir le lendemain avec les réponses, je risquais de me compromettre.

— Il ne me faut, Madame, que trois heures pour tout ce travail, et je veux que V. A. soit tranquille. Si elle a à faire elle peut s’en aller, et me laisser ici, pourvu que personne ne vienne m’interrompre. Après que j’aurai fini je mettrai tout sous cachet : il me reste seulement à savoir à qui je dois remettre le paquet.

— À moi-même, ou à Madame de Polignac26, si vous la connaissez.

— Oui Madame je la connais.

La duchesse me donna de ses propres mains un briquet pour allumer une petite bougie, lorsque j’aurais besoin de cacheter, et s’en alla, et Camille en même temps. Je suis resté là enfermé à clef ;ao et trois heures après, comme je venais de finir, Madame de Polignac entra, je lui ai remis le paquet, et je me suis en allé.

La Duchesse de Chartres fille du prince de Conti27 avait vingt-six ans. Elle était remplie de cette espèce d’esprit fait pour rendre adorables toutes les femmes qui le possèdent, elle était très vive, sans préjugés, gaie, disant [60v] des bons mots, aimant le plaisirap, et le préférant à l’espoir d’une longue vie. Courte, et bonne était un mot qu’elle avait toujours sur la langue. Outre cela elle était bonne, généreuse, patiente, tolérante, et constante dans tous ses goûts. Avec cela elle était très jolie. Elle se tenait mal, et elle se moquait du maître des grâces Marcel28 qui voulait la corriger. Elle dansait tenant la tête penchée en avant, et les pieds en dedans ; malgré tout cela elle était charmante. Un défaut essentiel qui l’ennuyait, et qui faisait du tort à sa belle figure était des boutons qu’on croyait procédés du foie, et qui venaient d’un vice dans le sang, qui fut enfin la cause de sa mort, qu’elle brava jusqu’au dernier moment de sa vie.

Les questions qu’elle fit à mon oracle avaient pour objet des affaires qui regardaient son cœur, et entr’autres choses elle voulait savoir un remède pour faire disparaître de sa belle peau des petites bubes29 qui effectivement faisaient de la peine à tous ceux qui la voyaient. Mes oracles étaient obscurs dans tout ce dont j’ignorais les circonstances ; mais ils ne l’étaient pas sur sa maladie, et ce fut cela qui lui rendit mon oracle cher, et nécessaire.

Le lendemain après dîner, Camille m’écrivit un billet, comme je m’y attendais, dans lequel elle me priait de quitter tout pour être à cinq heures au palais royal dans le même cabinet où elle m’avait conduit. J’y fus, et un vieux valet de chambre qui m’attendait, partit dans l’instant, et cinq minutes après j’ai vu la charmante princesse.

[61r] Après un très court compliment, mais gracieux au possible, elle tira de sa poche toutes mes réponses, et elle me demanda si j’avais des affaires : je l’ai assurée que la seule que j’avais était celle de la servir. — Fort bien ; je ne sortirai pas non plus, et nous travaillerons. Là-dessus elle me montra toutes les nouvelles demandes qu’elle avait déjà faites sur toutes les matières, et particulièrement sur le remède pour faire disparaître les bubes. Ce qui lui avait accrédité mon oracle était une chose qu’il lui avait diteaq, et que personne ne pouvait savoir. J’ai conjecturé, et j’ai deviné : si je n’avais pas deviné c’eût été égal : j’avais eu la même indisposition, et j’étais assez physicien pour savoir qu’une guérison forcée d’une maladie cutanée par des topiques30 aurait pu tuer la princesse. J’avais déjà répondu qu’elle ne pouvait guérir en moins de huit jours de l’apparence de la maladie sur le visage, et qu’il lui fallait un an de régime pour la guérir radicalement ; mais qu’en huit jours elle paraîtrait guérie. Or nous passâmes trois heures pour savoir tout ce qu’elle devait faire. Curieuse de la science de l’oracle elle se soumit à tout, et huit jours après toutes les bubes disparurent. Je l’ai purgée tous les jours, je lui ai ordonné ce qu’elle devait manger, et je lui ai défendu toutes les pommades, en lui ordonnant seulement de se laver avant que de se coucher, et le matinar avec de l’eau de plantain31. L’oracle modeste ordonna à la princesse de faire le même lavage partout où elle aurait envie de voir le même effet, et la princesse enchantée de la discrétion de l’intelligence obéit.

[61v] Je suis allé exprès à l’opéra le jour que la princesse y parut avec son visage tout à fait propre. Elle se promena après l’opéra sur la grande allée de son palais royal suivie de toutes les premières dames, et fêtée de tout le monde ; elle me vit, et elle m’honora d’un sourire. Il me paraissait d’être le plus heureux des hommes. Camille, M. de Melfort, et Madame de Polignac étaient les seuls qui savaient que j’avais l’honneur d’être l’oracle de la princesse. Mais le lendemain du jour qu’elle fut à l’opéra des petits boutons retournèrent à salir sa peau, et j’ai reçu ordre d’aller au palais royal le matin. Le vieux valet de chambre qui ne me connaissait pas me fit aller dans un cabinet délicieux près d’un autre où il y avait une baignoire, et la duchesse y vint ayant l’air un peu triste car elle avait des petits boutons sur le menton, et sur le front. Elle tenait à la main une question à l’oracle, et comme elle était courte je me suis amusé à lui faire tirer la réponse à elle-même, ce qui la surprit lorsqu’en traduisant les nombres en lettres elle trouva que l’ange lui reprochait d’avoir transgressé le régime ordonné. Elle ne put pas le nier. Elle avait mangé du jambon, et elle avait bu des liqueurs. Dans ce moment une de sesas femmes de chambre vint lui dire un mot à l’oreille. Elle lui dit d’attendre un moment dehors. Vous ne serez pas fâché Monsieur, me dit-elle, de voir ici quelqu’un qui est de vos amis, et qui est discret. En disant cela elle met tous les papiers qui n’avaient rien de commun avec sa maladie dans sa poche, et elle appelle. Voilà une personne qui entre, et que j’ai priseat positivement pour un garçon d’écurie. C’était M. de Melfort.

[62r] — Voyez, lui dit-elle, M. Casanova m’a appris à faire la cabale, et elle lui montre la réponse qu’elle avait tirée. Le comte ne le croyait pas.

— Allons, me dit-elle, il faut le convaincre, que voulez-vous que je demande ?

— Tout ce qui plaira à Votre Altesse.

Elle pense, et elle tire de sa poche une boîte d’ivoire, et elle écrit : Dis-moi pourquoi cette pommade ne me fait plus aucun effet.

Elle fait la pyramide, les colonnes, et les clefs comme je lui avais déjà appris, et lorsqu’elle est pour tirer la réponse je lui montre à faire des additions, des soustractions, qui paraissent sortir des nombres, et qui étaient malgré cela arbitraires, et après cela je lui dis d’interpréter les nombres en lettres elle-même, et je sors faisant semblant d’avoir quelque besoin. Je rentre quand je crois que la traduction est faite, et je vois la duchesse hors d’elle-même d’étonnement.

— Ah ! Monsieur, quelle réponse !

— Fausse peut-être ; mais cela peut arriver.

— Point du tout ; divine. La voici : Elle n’a de force que sur la peau d’une femme qui n’a pas fait des enfants.

— Je ne trouve pas cette réponse étonnante.

— Parce que vous ne savez pas que cette pommade est celle de l’abbé de Brosses32 qui m’a guérie il y a cinq ans dix mois avant que j’accouche de M. le Duc de Montpensier33. Je donnerais tout ce que j’ai au monde pour apprendre à faire par moi-même cette cabale.

— Comment, dit le comte, c’est cette pommade dont je sais l’histoire ?

— Précisément.

— C’est surprenant.

— Je voudrais demander encore une chose qui regarde une [62v] femme dont je ne voudrais pas dire le nom.

— Dites la femme que j’ai dans ma pensée.

Elle demande alors quelle est la maladie de cette femme, et je lui fais tirer en réponse qu’elle veut en imposer à son mari. Pour lors la duchesse fit les hauts cris.

Il était fort tard, et je suis parti avec M. de Melfort qui avait auparavant parlé à part à Madame. Il me dit que ce que la cabale avait répondu sur la pommade était étonnant, et en voici l’histoire.

Madame la Duchesse, me dit-il, jolie comme vous la voyez, avait la figure si remplie de boutons que M. le Duc dégoûté n’avait pas la force de coucher avec elle : ainsi elle n’aurait jamais eu d’enfant. L’abbé de Brosses l’a guérie avec cette pommade, et toute belle elle est allée à la comédie française dans la loge de la Reine. Voilà par hasard le duc de Chartres qui va à la comédie sans savoir que sa femme y était, et va se mettre dans la loge du Roi. Il voit sa femme vis-à-vis de lui, il la trouve jolie, il demande qui c’est, on lui dit que c’était sa femme, il ne le croit pas ; il sort de sa loge, il va la voir, et il lui fait compliment sur sa beauté, puis il retourne dans sa loge. À onze heures et demie nous étions tous au palais royal dans l’appartement de la duchesse qui jouait. Tout d’un coup, chose extraordinaire, un page avertit la duchesse que le duc son époux entrait chez elle, elle se lève pour lui faire accueil, et le duc lui dit, qu’il l’avait trouvéeau si belle à la comédie que brûlant d’amour il était venu la prier de lui permettre de lui faire un enfant. À ces paroles nous partîmes d’abord tous, [63r] c’était dans l’été de l’année quarante-six, et dans le printemps de l’année quarante-sept elle accoucha du duc de Montpensier qui a cinq ans, et qui se porte bien. Mais après ses couches les boutons revinrent, et la pommade ne valut plus rien.

Après cette anecdote le comte tira de sa poche une boîte ovale d’écaille où était le portrait de Madame la duchesse, très ressemblant, et il me le donna de sa part en me disant que si je voulais le faire monter en or, elle m’envoyait aussi l’or, et il me remit un rouleau de cent louis. Je l’ai reçu en le suppliant de témoigner à la princesse toute ma reconnaissance ; mais je n’ai pas fait monter en or le portrait, car j’avais alors grand besoin d’argent. Dans la suite lorsque la duchesse me faisait dire d’aller au palais royal il n’y avait plus question de guérir les boutons, car elle n’a jamais voulu se soumettre à un régime ; mais elle me faisait passer les cinq, et les six heures tantôt dans un coin, et tantôt dans un autre s’en allant, venant après me rejoindre, et me faisant donner à dîner, ou à souper par ce vieux bonhomme qui ne me disait jamais le moindre mot. Les cabales ne roulaient que sur des affaires secrètes d’elle ou d’autres dont elle était curieuse, et elle trouvait des vérités que je ne savais pas de savoir. Elle désiraitav que je lui apprisse à la faire ; mais elle ne me pressa jamais : elle me fit seulement dire par M. de Melfort qu’elle me ferait avoir un emploi qui me rendrait vingt-cinq mille livres34 de rente, si je voulais lui apprendre ce calcul. Hélas ! c’était impossible. J’étais amoureux d’elle à la folie, [63v] mais je ne lui ai jamais donné le moindre indice de ma passion. Une pareille bonne fortune me paraissait trop grande : j’avais peur de me voir humilié par un mépris trop marqué ; et peut-être étais-je un sot. Tout ce que je sais est que je me suis toujours repenti de ne m’être pas déclaré. Il est vrai que je jouissais de plusieurs privilèges, dont elle ne m’aurait pas laissé jouir, peut-être, si elle avait su que je l’aimais. J’avais peur de les perdre en me découvrant. Elle voulut un jour savoir de la cabale si on pouvait guérir un cancer que Madame la Popelinière35 avait à un sein. J’ai eu le caprice de lui répondre que cette dame n’avait aucun cancer, et qu’elle se portait très bien. Comment, dit-elle, tout Paris le croit, elle-même fait des consultations avec tout le monde ; malgré cela je crois à la cabale. Elle voit à la cour M. de Richelieu, et elle lui dit qu’elle était sûre que Mme la Popelinière feignait, le Maréchal qui était du secret dit à la duchesse qu’elle se trompait, et elle lui offrit une gageure de cent mille francs36 : elle me fit trembler quand elle me dit cela.

— A-t-il accepté le pari ?

— Non. Cela l’a étonné, et vous savez qu’il doit le savoir.

Trois ou quatre jours après, elle me dit, que M. de Richelieu lui avait avoué que ce cancer était une ruse pour mouvoir à pitié son mari avec lequel elle avait envie de retourner ; mais que le Maréchal avait dit qu’il payerait mille louis pour savoir comment elle avait su cela.

— Si vous voulez les gagner, dit-elle, je lui dirai tout.

— Non non, madame, je vous en supplie.

J’eus peur d’une attrape. Je connaissais la tête37 du Maréchal, [64r] l’aventure du trou dans lesaw parois de la cheminée par où ce fameux seigneur entrait chez cette femme était connue de tout Paris38. M. de la Popelinière même avait renduax l’histoire publique en ne voulant plus voir sa femme à laquelle il donnait douze mille francs39 par an. La duchesse avait composé des couplets fort jolis sur cet événement ; mais personne ne les a vusay hors de sa coterie que le Roi, qui l’aimait beaucoup malgré qu’elle lui lançait de temps en temps des bons mots sanglants. Elle lui demanda un jour s’il était vrai que le Roi de Prusse venait à Paris, et le Roi lui ayant répondu que c’était un conte elle lui repartit qu’elle en était fâchée parce qu’elle mourait d’envie de voir un Roi.

Mon frère qui avait déjà fait à Paris plusieurs tableaux se détermina à en présenter un à M. de Marigni. Nous allâmes donc ensemble un beau matin chez ce seigneur qui demeurait au Louvre où les artistes allaient lui faire leur cour. Nous nous trouvâmes dans la salle contiguë à son appartement, et étant arrivés les premiers nous attendions qu’il sortît. Le tableau était là exposé. C’était une bataille dans le goût de Bourguignon40.

Voilà un homme habillé de noir qui entre, voit le tableau, s’y arrête un moment, et dit, tout seul : C’est mauvais. Un moment après deux autres arrivent, regardent le tableau, rient et disent : C’est de quelque écolier. Je lorgnais mon frère, qui était assis à côté de moi, et qui suait à grosses gouttes. En moins d’un quart d’heure la salle se trouva remplie de monde, et la méchanceté41 du tableau était le sujet des risées de tous ceux qui étaient là en cercle le critiquant. Mon pauvre frère se sentait mourir, et remerciait Dieu que personne ne le connaissait.

[64v] Comme la situation de son âme m’excitait à rire je me suis levé, et je suis entré dans l’autre salle. J’ai dit à mon frère qui me suivit, que M. de Marigny allait sortir, et qu’en trouvant son tableau beau il le vengerait de tous ces gens-là ; mais très sagement il ne fut pas de cet avis. Vite vite nous descendîmes, nous entrâmes dans notre fiacre ordonnant à notre domestique d’aller prendre le tableau. Ainsi nous retournâmes chez nous, et mon frère donna au tableau vingt coups d’épée pour le moins ; et prit dans le moment la résolution d’arranger ses affaires, et de quitter Paris pour aller ailleurs étudier, et se rendre maître dans l’art auquel il s’était adonné. Nous nous déterminâmes à aller à Dresde.

Deux ou trois jours avant que de quitter l’agréable séjour de cette ville enchanteresse, j’ai dîné tout seul aux Tuileries chez le suisse de la porte de feuillants42 qui s’appelait Condé. Après dîner sa femme assez jolie me présenta une carte où j’ai vu tout mis au double : je voulais rabattre, mais elle ne voulut me diminuer un seul liard43. J’ai donc payé, et comme la carte était quittancée au bas par ces mots femme Condé, j’ai pris la plume et j’ai ajouté au mot Condé – Labré. Après cela je suis sorti en me promenant vers le pont tournant44. Lorsque je ne pensais plus à la femme du Suisse, qui m’avait surfait, je vois unaz petit homme coiffé à l’oiseau royal45, ayant à sa boutonnière un bouquet énorme, et une épée en ceinture dont la gardeba tierçait46 de deux poucesbb, qui m’aborde d’un air insolent, et me dit sans préambule qu’il avait envie de me couper la gorge.

— En sautant, puisque vous n’êtes qu’un bout d’homme vis-à-vis de moi, qui vous couperai les oreilles.

— Sacr…… Monsieur.

— Point de colère de manant. Vous n’avez qu’à me suivre.

Je vais à longs pas jusqu’à l’Étoile47, où ne voyant personne, je [65r] demande à l’insolent ce qu’il me voulait, et la raison qui le conduisait à m’attaquer.

— Je suis le chevalier de Talvis48. Vous avez insulté à49 une honnête femme que je protège. Dégainez.

En disant ces mots il tire son épée. Je tirebc dans l’instant la mienne, et sans attendre qu’il se couvre je le blesse à la poitrine. Il saute en arrière, et il me dit que je l’ai blessé en assassin.

— Vous mentez, et convenez-en, oubd je vous égorge.

— Point du tout, car je suis blessé ; mais je vous demanderai ma revanche, et nous ferons juger le coup.

Je l’ai laissé là ; mais mon coup était en règle, puisqu’il mit l’épée à la main avant moi. S’il ne s’est pas couvert c’est sa faute.

À la moitié du mois d’Août50 j’ai quitté Paris avec mon frère, où j’ai séjourné deux ans, et où j’ai joui de tous les plaisirs de la vie sans aucun désagrément, si ce n’est que je me suis souvent trouvé bas en argent. Par Metz, et par Francfort nous arrivâmes à Dresde à la fin du mois, et nous vîmes notre mère qui nous fit le plus tendre accueil charmée de voir les deux premiers fruits de son mariage qu’elle ne pouvait pas espérer de revoir. Mon frère s’adonna entièrement à l’étude de son art en copiant dans la célèbre galerie51 les beaux tableaux de batailles qui s’y trouvent des auteurs les plus célèbres. Il y passa quatre ans, jusqu’à ce qu’il crut d’être devenu en état de retourner à Paris, et de braver la critique. Je narrerai à sa place comme nous y retournâmes presque dans le même temps52 ; mais mon lecteur avant cette époque verra comme je fus traité par la fortune ennemie, et amie tour à tour.

La vie que j’ai menéebe à Dresde jusqu’à la fin du carnaval de l’année suivante 1753 ne contient rien d’extraordinaire. La seule chose que j’ai faitebf pour faire plaisir aux comédiens fut une pièce comico-tragique où j’ai employé deux [65v] personnages qui jouaient le rôle d’Arlequin. Ma pièce était une parodie des Frères ennemis de Racine53. Le Roi54 rit beaucoup des disparates55 comiques dont ma comédie était farcie, et j’ai reçu au commencement du carême un beau présent de ce monarque prodigue secondé d’un ministre56 dont l’Europe n’a vu nulle part le plus magnifique57. J’ai dit adieu à ma mère, à mon frère, et à ma sœur devenue femme de Pierre Auguste maître de clavecin de la cour qui mourut il y a deux ans58, en laissant sa veuve dans une honnête aisance, et sa famille heureuse.

J’ai employé les trois premiers mois de mon séjour à Dresde à connaître toutes les beautés mercenaires. Je les ai trouvées supérieures aux Italiennes, et aux Françaises pour ce qui regarde le matériel, mais très inférieures dans les grâces, dans l’esprit, et dans l’art de plaire, qui consiste principalement à paraître amoureuse de celui qui les trouva aimables, et qui les paye. Cela fait qu’elles ont la réputation d’être froides. Ce qui m’arrêta dans ces courses brutales fut une indisposition qu’une belle Hongroise de la société de la Creps59 me communiqua. C’était labg septième, et je m’en suis délivré comme toujours par un régime de six semaines. Je n’ai jamais dans ma vie fait autre chose que travailler pour me rendre malade quand je jouissais de ma santé, et travailler pour regagner ma santé quand je l’avais perdue. J’ai très bien, et également réussi dans l’un, et dans l’autre, et je jouis aujourd’hui à l’égard de cela d’une santé parfaite, dont je voudrais bien pouvoir encore faire dégât60 ; mais l’âge me le défend. Le mal que nous appelons français n’abrège pas la vie, quand on sait s’en guérir ; il laisse seulement des cicatrices ; mais on s’en console facilement quand on pense [66r] qu’on les a gagnées avec plaisir, comme les militaires qui se plaisent à voir les marques de leurs blessures indices de leur vertu, et sources de leur gloire.

Le roi Auguste électeur de Saxe aimait son premier ministre comte de Brühl parce qu’à proportion il dépensait plus que lui, et parce qu’il ne lui laissait jamais trouver rien d’impossible. Ce Roi était un homme ennemi déclaré de l’économie, riant de ceux qui le volaient, et ne dépensant beaucoup que pour se procurer des sujets de rire. N’ayant pas assez d’esprit pour rire des sottises politiques des souverains, et des ridicules des hommes de toutes les espèces, il tenait à son service quatre bouffons qu’en allemand on appelle fous, dont l’office était celui de le faire rire par des véritables scurrilités61, par des cochonneries, par des impertinences. Ces messieurs fous obtenaient souvent de leur maître des grâces importantes en faveur de ceux pour lesquels ils s’intéressaient. Il arrivait de cela que très souvent ces fous se voyaient honorés, et cultivés par des honnêtes gens qui avaient besoin de leur protection. Quel est l’homme auquel le besoin ne fasse faire des bassesses ? Agamemnon dans Homère dit à Ménélas qu’ils sont dans le cas de devoir en faire62.

On a tort aujourd’hui en conversation, et en histoire de dire que le comte de Brühl fut la cause de ce qu’on appelait dans ce temps-là la perte de la Saxe. Cet homme n’était que le ministre fidèle de son maître, et tous ses enfants, qui n’ont rien hérité de toutes ses prétendues grandes richesses justifient assez la mémoire de leur père63.

J’ai enfin vu à Dresde la plus brillante cour de toute l’Europe, et les arts qui y fleurissaient. Je n’y ai pas vu la galanterie, car le Roi Auguste n’était pas galant, et les [66v] Saxons ne sont pas de nature à l’être, lorsque le souverain ne leur en donne pas l’exemple.

À mon arrivée à Prague64, où je n’avais pas intention de m’arrêter, je n’ai fait que porter une lettre d’Amorevoli65 à l’entrepreneur de l’opéra Locatelli66, et voir la Morelli67. C’était une ancienne connaissance qui me tint lieu de tout en trois jours que j’ai passésbh dans cette vaste ville. Maisbi au moment de mon départ, j’ai rencontré dans la rue mon ancien ami Fabris, qui était Colonel68, et qui m’obligea à aller dîner avec lui. Je l’embrasse, et je lui remontre que je dois partir. — Vous partirez ce soir avec un de mes amis, et vous rejoindrez la Diligence. J’ai fait ce qu’il a voulu, et j’en fus enchanté. Il souhaitait la guerre, et elle arriva deux ans après69, où il acquit beaucoup de gloire.

Pour ce qui regarde Locatelli, c’était un caractère original, qui valait la peine d’être connu. Il mangeait tous les jours à une table de trente couverts : les convives étaient ses acteurs, actrices, danseurs, et danseuses, et ses amis. Il présidait lui-même à la bonne chère qu’il faisait faire, car celle de bien manger était sa passion. J’aurai occasion de parler de lui, lorsque je serai à mon voyage de Pétersbourg70, où je l’ai trouvé, et où il est mort il n’y a pas longtemps à l’âge de quatre-vingt-dix ans.

a. Mon arrivée à Vienne biffé.

b. Quatre puis trois ou biffé.

c. Et la petite Morphi me laissa faire d’elle.

d. Parlerions biffé.

e. Se dispose à me donner biffé.

f. Dans sa biffé.

g. En respectant donc toujours son petit trésor j’ai passé avec elle délicieusement tout le temps que Patu passa avec l’adulte biffé.

h. Ai dit biffé.

i. Parfaite biffé.

j. Un louis biffé.

k. Un louis biffé.

l. Vingt-cinq biffé.

m. Le cent pour quatre biffé.

n. J’en avais dépensé trente biffé.

o. Disait-elle biffé.

p. Quatre biffé.

q. Peinte biffé.

r. Mon biffé.

s. Et il lui dit qu’on le défrayerait, et le peintre lui biffé.

t. Sans lui dire pourquoi biffé.

u. Où elle se promena avec sa fille jusqu’au retour du peintre qui vint biffé.

v. L’Allemand pour lors eut ordre d’aller attendre à l’auberge, et les deux sœurs furent placées enfermées biffé.

w. à clef. Une heure après, me dit la Morphi biffé.

x. Parla biffé.

y. Et ils biffé.

z. La Morphi biffé.

aa. Cinq cents louis, comme je l’ai su après biffé.

ab. Étouffais de rire criant à la bêtise, et finissant par dire que.

ac. On ne pouvait pas parier, car.

ad. Était de mon avis, et elle.

ae. — Je n’en suis pas sûre, Monsieur, mais je suis aussi sûre que personne au monde ne la connaît mieux que moi. biffé.

af. Badiner biffé.

ag. D’y biffé.

ah. Bruxelles, puis Lille biffé.

ai. Avait de l’esprit, n’était pas amoureuse apparemment.

aj. Dans ma chambre biffé.

ak. Orth. fait.

al. Je sais faire la cabale, mais que je ne vaux rien.

am. De biffé.

an. Que je risquais de me compromettre biffé.

ao. Mais biffé.

ap. Au-dessus biffé.

aq. Orth. dit.

ar. En se lavant biffé.

as. Dames lui dit biffé.

at. Orth. pris.

au. Orth. trouvé.

av. De biffé.

aw. Orth. le.

ax. L’aventure biffé.

ay. Orth. vu.

az. Jeune biffé.

ba. Excédait d’ biffé.

bb. Au moins biffé.

bc. Après lui biffé.

bd. Poursuivons biffé.

be. Orth. mené.

bf. Orth. fait.

bg. Sixième ou la biffé.

bh. Orth. passé.

bi. Le passage « Mais au moment […] de gloire » est ajouté dans la marge gauche.

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CHAPITRE XIV

[67r] Mon séjour à Vienne

Me voilà dans laa capitale de l’Autriche pour la première fois dans le bel âge de vingt-huit ans. J’avais quelques effets1, mais je n’avais guère d’argent ; il fallait donc aller doucement jusqu’au retour d’une lettre de change que j’ai d’abord tiréeb surc M. de Bragadin. Je n’avais autre lettre qu’une du poète Migliavacca2 de Dresde qui me recommandait à l’illustre abbé Metastasio que je brûlais d’envie de connaître. Je la lui ai présentée le surlendemain, et dans une heure d’entretien je l’ai trouvé encore plus grand que ses ouvrages ne l’annoncent pour ce qui regarde l’érudition, et une modestie, que dans le commencement je n’ai pas crued naturelle ; mais je me suis vite vite aperçu qu’elle était véritable lorsqu’elle disparaissait d’abord qu’il récitait quelque chose du sien, et qu’il en faisait observer les beautés lui-même. Je lui ai parlé de son précepteur Gravina3, et il me dit cinq ou six stances qu’il avait composéese à sa mort, qui n’étaient pas imprimées, et je l’ai vu verser des larmes attendri par la douceur de sa propre poésie. Après me les avoir récitées, il ajouta ces mots : Ditemi il vero : si può dir meglio ? [Dites-moi la vérité : peut-on écrire mieux ?] Je lui ai répondu qu’il n’appartenait qu’à lui de croire cela impossible.f

[67v] Je lui ai demandé si ses beaux vers lui coûtaient beaucoup de peine, et il me montra d’abord quatre ou cinq pages remplies de ratures pour avoir voulu réduire à la perfection quatorze vers. Il m’assura qu’il n’avait jamais pu en faire davantage dans un seul jour. Il me confirma une vérité que je savais que les vers qui coûtent le plus de peine à un poète sont ceux que les lecteurs non initiés pensent qu’ils ne lui en ont coûté aucune. Je lui ai demandé quel était celui de ses opéras qu’il aimait davantage et il me dit que c’était son Attilio Regolo4, et il ajouta : Ma questo non vuol già dire che sia il migliore [Mais cela ne veut pas dire qu’il soit le meilleur]. Je lui ai dit qu’on avait traduit à Paris tous ses ouvrages en prose française5, et que l’éditeur s’était ruiné, car il n’était pas possible de les lire ; et que cela démontrait la force de sa belle poésie. Il me répondit qu’un autre sot s’était ruiné dans le siècle passé qui avait traduit en prose française l’Arioste6, et il rit beaucoup de ceux qui soutinrent, et qui soutiennent qu’un ouvrage en prose puisse avoir le droit d’être appelé poème7. Pour ce qui regarde ses ariettes il me dit qu’il n’en a jamais écrit aucune sans la mettre en musique lui-même, mais qu’ordinairement il ne montrait sa musique à personne ; et il rit beaucoup des Français qui croient qu’on puisse adapter des paroles à une musique faite d’avance. Il me porta une comparaison très philosophique. C’est, me dit-il, comme si on disait à un sculpteur : Voilà un morceau de marbre, faites-moi une Vénus, [68r] qui montre sa physionomie avant que vous ayez développé ses traits.

J’ai trouvé avec grande surprise à la bibliothèque impériale8 Monsieur de la Haye avec deux Polonais, et un jeune homme vénitien9 que son père avait mis près de lui pour qu’il lui donnât une bonne éducation. Je l’ai embrassé à reprises. Je le croyais en Pologne. Il me dit qu’il était à Vienne pour affaires, et qu’il serait de retour à Venise dans l’été. Nous nous fîmes des visites réciproques, et d’abord que je lui ai dit que je n’avais pas d’argent il me prêta cinquante sequins10, dont je lui ai tenu compte. La nouvelle qu’il me donna, et qui me fit un très sensible plaisir fut celle de son ami le Baron de Bavois qui était déjà Lieutenant-Colonel au service vénitien. Il avait eu le bonheur d’être choisi pour adjudant général par M. Morosini qu’à son retour de l’ambassade de France la République avait fait commissaire aux confins11. J’étais enchanté de voir devenus heureux ceux qui devaient me reconnaître pour premier auteur de leur fortune. J’ai su à Vienne sans pouvoir en douter que de la Haye avait été jésuite ; mais il ne fallait pas lui en parler.

Ne sachant où aller, et ayant envie de me divertir je suis allé à la répétition de l’opéra12 qui devait commencer après Pâques, et j’ai trouvé Bodin premier danseur qui avait épousé la Jeoffroi. Je les avais vusg tous les deux à Turin. J’ai aussi trouvé là Campioni le [68v] mari de la belle Ancilla, qui me dit qu’il avait fait divorce, car elle le déshonorait. Campioni était grand danseur, et grand joueur. Je me suis logé avec lui.

Tout à Vienne était beau, il y avait beaucoup d’argent, et beaucoup de luxe ; mais une grande gêne pour ceux qui étaient dévoués à Vénus. Des scélérats espions qu’on appelait commissaires de chasteté13 étaient les bourreaux impitoyables de toutes les jolies filles ; l’impératrice qui avait toutes les vertus, n’avait pas celle de la tolérance lorsqu’il s’agissait d’un amour non légitime entre un homme, et une femme14. Cette grande souveraine très religieuse haïssait en général le péché mortel, et désirant de se faire un mérite devant Dieu en l’extirpant elle crut avec raison qu’il fallait le persécuter en détail. Elle prit donc entre ses royales mains le registre de ce qu’on appelle les péchés mortels, elle trouva qu’ils étaient sept, et elle crut qu’elle pouvait dissimuler sur six, maish la paillardise lui parut impardonnable, et ce fut contre elle que tout son zèle se déploya, et éclata.

— On peut, dit-elle, ne pas connaître l’orgueil, car la dignité en porte l’étendard. L’avarice est affreuse, mais on peut s’y méprendre ; elle peut paraître économie à celui qui aime l’espèce. Pour la colère c’est une maladie, qui dans son accès esti meurtrière, mais les homicides sont punis de mort. La gourmandise peut n’être que friandise, qui passe pour une vertu dans la bonne compagnie, et elle s’allie avec l’appétit. Tant pis d’ailleurs pour ceux qui meurent d’une indigestion. L’Envie n’est jamais avouée ; et la Paresse est punie par l’ennui. Mais l’Incontinence est ce que je ne peux pas pardonner. Mes sujets seront les maîtres de trouver jolies toutes les femmes qui leur paraîtront telles, et les femmes feront tout ce qu’elles pourront pour le paraître ; [69r] qu’on s’entre-désire tant qu’on voudra, je ne peux pas l’empêcher ; mais je ne souffrirai jamais l’acte indigne qui tend à contenter ce désir, qui est cependant inséparable de la nature humaine, et cause de la reproduction de l’espèce. Qu’on se marie, si on veut avoir ce plaisir-là, et périssent tous ceux qui veulent se le procurer pour leur argent, et qu’on envoie à Temisvar15 toutes les malheureuses, qui vivent du parti qu’elles pensent pouvoir tirer de leurs charmes. Je sais que sur cet article-là on est indulgent à Rome pour empêcher, dit-on, la sodomie, les incestes, et les adultères ; mais mon climat est un autre ; mes Allemands n’ont pas le diable au corps comme les Italiens, qui n’ont pas, comme on l’a ici, la ressource de la bouteille ; et d’ailleurs les désordres de conséquence seront aussi surveillés, et lorsque je saurai qu’une femme n’est pas fidèle à son mari, je la ferai enfermer aussi, malgré qu’on prétend, que le mari en est le seul maître. Ce ne peut pas être une raison dans mes états, car les maris y sont trop indolents. Je laisserai crier tant qu’ils voudront les maris fanatiques qui prétendront qu’en punissant leurs femmes je les déshonore. Ne sont-ils pas déshonorés d’avance ?

— Mais, Madame, le déshonneur ne peut exister que dans la publicité16, et d’ailleurs vous pouvez être trompée.

— Taisez-vous.

Dans cette féroce maxime, sortie du seul défaut que la grande Marie-Thérèse avait sub specie recti [sous prétexte de justice]17, naissaient toutes les injustices, et toutes les rapines que commettaient les bourreaux commissaires de chasteté. On enlevait, et on conduisait en prison à toutes les heures du jour dans les rues de Vienne toutes les filles qui toutes seules marchaient pour aller gagner leur vie même honnêtement. Mais comment pouvait-on savoir que ces filles allaient se faire consoler chez [69v] quelqu’un ou qu’elles cherchaient le consolateur ? Un espion les suivait de loin, la police en payait cinq cents, et ils n’étaient pas vêtus en uniforme. Lorsque la fille entrait dans une maison, l’espion qui l’avait vue, ne pouvant pas savoir à quel étage elle était montée, l’attendait en bas, et s’en emparait pour savoir chez qui elle était allée, et ce qu’elle y avait fait, et au moindre sens obscur dans ses réponses, le bourreau la conduisait en prison, commençant par lui prendre tout ce qu’elle avait en argent, ou en bijoux, dont on ne pouvait plus savoir des nouvelles. Ce fut à Leopoldstat que dans un tumulte une fille qui se sauvait, et que je ne connaissais pas, glissa dans mes mains une montre d’or, qu’elle prévoyait devoir devenir rapine de ceux qui allaient la conduire à Stokaus18. Un mois après je la lui ai rendue, après avoir entendu son histoire, et par quels sacrifices elle s’était délivrée du supplice. Toutes les filles enfin qui marchaient dans les rues de Vienne étaient réduites à tenir un chapelet à la main. On ne pouvait pas pour lors les arrêter d’emblée, car elles disaient qu’elles allaient à l’église, et Marie-Thérèse aurait pour lors fait pendre le commissaire. Vienne était si obérée19 par cette canaille qu’un homme qui avait besoin de lâcher de l’eau20 était embarrassé à chercher l’endroit où personne ne l’aurait pu voir. Je fus très surpris un jour que je me suis vu interrompu par un gueux en perruque ronde, qui me menaça de me faire arrêter si je n’allais pas finir ailleurs.

— Pourquoi s’il vous plaît ?

— Parce qu’il y a à votre gauche une femme à la fenêtre qui vous voit.

Je regarde, et effectivement j’ai vu au quatrième étage d’une maison une figure de femme qui était à une fenêtre, et qui moyennant une lorgnette aurait pu voir si j’étais juif, ou chrétien. J’ai obéi en riant de la chose, dont j’ai conté l’histoire à tout le monde ; mais personne ne la trouvait rare.

[70r] Je suis allé à l’Écrevisse21 dîner avec Campioni à une table d’hôte, et je fus surpris d’y voir Pepe il cadetto que j’avais connu lors de mon arrêt à l’armée d’Espagne, puis à Venise, puis à Lyon sous le nom de D. Giuseppe Marcati22. Campioni qui avait été son associé à Lyon l’embrassa, lui parla à part, et me dit avant que nous nous missions à table que ce monsieur-là avait repris son véritable nom, et qu’il s’appelait le comte Afflisio. Il me dit qu’après table on ferait une banque de Pharaon, où j’aurais un petit intérêt, et par conséquent de m’abstenir de jouer23. J’y ai adhéré. On fit la banque, Afflisio gagna, le Capitaine Beccaria24 lui jeta les cartes à la figure ; mais Afflisio prudent n’y fit pas attention. Nous allâmes au café Afflisio, Campioni, et moi avec un officier de bonne mine qui me regardait, et souriait mais d’une façon à ne pas blesser la politesse.

— Je ris de ce que vous ne me remettez pas.

— Non Monsieur, mais j’ai une impression.

— Il y a neuf ans que par ordre du prince Lobkowitz je vous ai conduit à la porte de Rimini25.

— Vous êtes le baron Vais.

— Précisément.

Il me fit des offres d’amitié, et il me promit de me procurer à Vienne tous les plaisirs qui dépendaient de lui. Effectivement il me présenta le soir à une comtesse, où j’ai connu l’abbé Testa grossa26, qu’on appelait Grosse tête, qui était ministre du duc de Modène27, bien vu à la cour, parce que c’était lui qui avait négocié le mariage de l’archiduc28 avec Madame Béatrice d’Este29. Dans cette compagnie j’ai connu un comte de Roquendorf30, et un comte Sarotin31, et plusieurs frailes32 avec une baronne qui avait rôti le balai, mais qui avait encore de quoi plaire. On soupa, et on me fit baron : j’eus beau dire que je n’avais aucun titre ; on m’a répondu que je devais bien être quelque chose dans ce monde, et que je ne pouvais être moins que baron, et que je devais convenir de l’être, si je [70v] voulais à Vienne être admis quelque part. J’y ai consenti. Cette baronne avec un air dégagé me fit comprendre que j’étais de son goût, et qu’elle agréerait ma cour ; je lui ai fait une visite le lendemain : elle me dit d’y aller le soir si j’aimais le jeu, et j’ai connu plusieurs joueurs. J’ai connu là Tramontini33 dont je connaissais la femme qu’on appelait Madame Tesi34. Dans cette maison j’ai connu trois ou quatre frailes, qui sans avoir aucune peur des commissaires de chasteté étaient dévouées à l’amour, et si bonnes qu’elles ne craignaient pas de préjudicier à leur noblesse en acceptant de l’argent. Après avoir découvert les privilèges de ces demoiselles, j’ai vu que les commissaires n’étaient gênants que pour ceux qui n’allaient pas dans les bonnes maisons.

La baronne me dit que je pouvais lui présenter des amis si j’en avais, et ayant consulté Campioni j’y ai conduit Afflisio, le baron Vais, et Campioni même qui étant danseur n’eut besoin d’aucun titre. Afflisio joua, tint la banque, gagna, et Tramontini le présenta à sa femme, qui le présenta à son prince de Saxe Hildbourghausen35. Ce fut là qu’Afflisio fit sa grande fortune qui finit si mal vingt-cinq ans après36. Tramontini devenu son associé dans les grandes parties de jeu qu’il lui fit faire fit facilement que sa femme engageât le duc à lui faire donner d’abord le rang de Capitaine au service de L. M. I. R. A.37. Cela ne fut pas long, car trois semaines après je l’ai vu moi-même en uniforme38. Il était déjà maître de cent mille florins39 à mon départ de Vienne, l’impératrice aimait le jeu, et l’empereur aussi, mais non pas pour ponter. Il faisait tenir une banque. C’était un bon prince, magnifique, et économe, je l’ai vu en majesté impériale, et je fus surpris de le voir vêtu en Espagnol40. Il [71r] me paraissait de voir Charles V qui avait établi cette étiquette, et qui durait encore malgré qu’après lui aucun empereur n’ait été espagnol, et que François premier n’eut rien de commun avec cette nation. J’ai observé la même chose avec plus de raison à Varsovie lors du couronnement de Stanislas Auguste Poniatowski qui eut aussi le caprice de s’habiller à l’espagnole41. Cette décoration fit pleurer les vieux palatins42, mais ils durent avaler la pilule, car sous le despotisme russe il ne leur était resté plus que la faculté de penser.

L’empereur François premier était beau, et je lui aurais connu la physionomie heureuse quand même je ne l’aurais pas vu monarque. Il avait pour sa femme tous les égards, il ne l’empêchait pas d’être prodigue, parce qu’elle ne jouait, et ne donnait en pensions que des Cremnitz43, et il laissait qu’elle endettât l’état parce qu’il avait l’art d’en devenir lui-même le créancier. Il favorisait le commerce parce qu’il mettait dans ses coffres une bonne partie des utilités qu’il produisait44. Il était aussi galant ;j et l’impératrice, qui lui donnait toujours le titre de maîtrek, dissimulait. Elle nel voulait, peut-être, pas que le mondem sût que ses charmes ne suffisaient pas au tempérament de son mari, d’autant plus que le monde tout entier admirait la beauté de sa nombreuse famille. J’ai vu toutes ses archiduchesses45 belles, la première exceptée, et je n’ai examiné entre les mâles46 que son aîné, auquel j’ai trouvé la physionomie malheureuse, malgré l’idée contraire de l’abbé Grossetête qui se piquait aussi d’être physionomiste.

— Qu’y voyez-vous ?

— J’y vois la présomption, et le suicide.

J’ai deviné, car Joseph II s’est tué47 ; [71v] et malgré qu’il n’en ait pas eu le dessein, il ne s’est pas moins tué. La présomption fut la cause qu’il ne s’en est pas aperçu. Ce qu’il prétendait de savoir, et qu’il ne savait pas rendait inutile ce qu’il savait, et l’esprit qu’il voulait avoir gâtait celui qu’il avait48. Il aimait à parler à tous ceux qui éblouis par son raisonnement ne savaient que lui répondre, et il appelait pédants tous ceux qui par un raisonnement vrai rendaient le sien sans force. Il me dit à Laxembourg il y a sept ans49 à propos de quelqu’un qui avait dépensé des trésors pour acheter des titres de noblesse qu’il méprisait tous ceux qui l’achetaient. Je lui ain répondu qu’il fallait mépriser préférablement ceux qui la vendaient50. Il me tourna le dos, et il ne me crut plus digne d’entendre sa voix. Sa passion était celle de voir rire, au moins sous cape, ceux qui l’écoutaient lorsqu’il narrait en société quelque chose, car il contait joliment, et il brodait plaisamment les circonstances de la chose ; et il traitait de pauvres d’esprit ceux que ses plaisanteries ne faisaient pas rire. C’étaient ceux qui les comprenaient plus que tous les autres. Il aimait mieux le raisonnement de Brambila51 qui l’encouragea à se tuer que celui des médecins qui lui disaient : Principiis obsta [protège-toi dès le début]52. Personne n’a pu lui contester l’intrépidité. Pour ce qui regarde l’art de régner il ne leo connaissait pas, car il n’avait aucune connaissance du cœur humain, il ne savait ni dissimuler, ni garder le secret, il laissait voir le plaisir qu’il avait à punir, et il n’avait pas appris à régler sa physionomie. Il négligea cet artifice au point que lorsqu’il voyait quelqu’un qu’il ne connaissait pas, il faisait une grimace qui le rendait très laid, dans le moment qu’il aurait pu se permettre de substituer à cette grimace odieuse une lorgnette53 ; car la grimacep paraissait dire : Qui est donc cette espèce54 ?

[72r] Ce souverain a succombé à une maladie très cruelle par rapport à ce qu’elle l’a laissé raisonner jusqu’à sa fin, et parce qu’avant de le tuer elle lui fit voir la mort irréparable. Il doit avoir eu le malheur de se repentir de tout ce qu’il a fait, et l’autre malheur de ne pas pouvoir défaire ce qu’il avait fait, en partie parce que cela n’était pas possible, et en partie parce qu’il aurait cru de se déshonorer en le faisantq, car l’esprit de sa haute naissance dut toujours rester dans son âme quoique languissante. Il avait une estime infinie pour son frère qui règne aujourd’hui à sa place55, et malgré cela il n’eut pas la force de suivre les principaux conseils qu’il lui donna. Par grandeur d’âme il donna une grosse récompense au médecin56 homme d’esprit qui lui prononça la sentence de mort, mais par faiblesse d’âme il avait récompensé quelques mois auparavant les médecins, et le charlatan, qui lui firent croire qu’il était guéri. Il eut aussi le malheur de savoir qu’on ne le regretterait pas ; c’est une pensée désolante. L’autre malheur qu’il eut fut celui de ne pas mourir avant l’archiduchesse sa nièce57. Si ceux qui l’entouraientr l’avaient aimé véritablement ils lui auraient épargné cette déchirante nouvelle, car il était déjà expédié, et on ne pouvait pas craindre qu’il aurait pu redevenir en état de punir la discrétion comme indiscrétion ; mais on eut peur que le successeur ne serait pas généreux avec la respectable dame qui obtint d’abord cent mille florins. Léopold n’aurait frustré personne.

Enchanté du séjour de Vienne, et des plaisirs que je me procurais avec les belles frailes que j’avais connuess chez la baronne je pensais à partir, lorsque M. Vais me trouva à la fête du mariage de M. le comte Durazzo58, et m’engagea à un Pique-nique à Schönbrunnt. Nous y fûmes, et je m’en suis donné de toutes façons59, mais je suis retourné à Vienne avec une si forte indigestion qu’en vingt-quatre heures j’étais déjà sur les bords du tombeau. [72v] J’ai employé la dernière partie d’esprit qui me restait encore à me sauver la vie. J’avais à mon lit Campioni qui me logeait, et Messieurs Roquendorf, et Sarotin. Ce dernier qui avait conçu pour moi une forte amitié était venu avec un médecin, tandis que je m’étais expliqué que je n’en voulais aucun. Ce médecin croyant de pouvoir user du despotisme de son art avait envoyé quérir un chirurgien, et on allait me saigner contre, et sans mon consentement. À demi mort, je ne sais pas par quelle inspiration j’ai ouvert les yeux, et j’ai vu l’homme avec la lancette qui allait me percer la veine. Non non ; lui dis-je, et languissant j’ai retiré mon bras ; mais le bourreau allait, à ce que le médecin prétendait, me donner la vie malgré moi, et je vois mon bras saisi. J’ai vite mis la main sur un des deux pistolets que j’avais sur ma table de nuit, et je l’ai déchargé contre celui qui avait juré obéissance au médecin. La balle défit une boucle de ses cheveux, et ce fut très suffisant à faire partir le chirurgien, le médecin, et tout le monde qui était près de moi. La seule servante ne m’abandonna pas, et me donna à boire de l’eau tant que je lui en ai demandé, et en quatre jours je me suis trouvé en parfaite santé. Toute la ville de Vienne sut cette histoire, et l’abbé Grosse-tête m’assura que si je l’avais tué il ne me serait rien arrivé, car deux seigneurs qui étaient présents avaient été témoins qu’on allait me saigner par force. Outre cela tout le monde me dit que les médecins de Vienne disaient que si on m’avait saigné je serais mort. Il est cependant vrai que je devais me garder de tomber maladeu, car aucun médecin n’aurait plus osé me visiter. Cette aventure fit du bruit. Je suis allé à l’opéra, et beaucoup de personnes voulurent me connaître : on me regardait [73r] comme un homme qui s’était défendu de la mort en lui lâchant un coup de pistolet. Un peintre en miniaturesv nommé Marol mon ami mort d’une indigestion parce qu’on l’avait saigné m’avait endoctriné que pour guérir de cette maladie il ne fallait que boire de l’eau, et avoir patience. On est dans un état de détresse qu’on ne peut pas expliquer. On ne désire pas de vomir, car le vomissement ne guérit pas. Je n’oublierai jamais un bon mot sorti de la bouche d’un homme qui n’en disait jamais ; c’était monsieur de Maisonrouge qu’on conduisait chez lui mourant d’une indigestion60. Un embarras de charrettes oblige vis-à-vis les Quinze-Vingt61 son cocher à s’arrêter. Un mendiant s’approche de sa voiture, et lui demande un sou par charité en lui disant qu’il se mourait de faim. Maisonrouge ouvre les yeux, le regarde, et lui dit : Tu es bien heureux coquin.

Dans ces jours-là j’ai fait connaissance avec une danseuse milanaise62 qui avait de l’esprit de littérature, et qui outre cela était jolie. Elle recevait chez elle bonne compagnie. J’ai connu là un comte Christophe Herdëdi63 aimable, riche, et généreux ; et un prince Kinski pétillant qui avait toutes les grâces d’un Arlequin ; cette fille, qui vit encore, je crois, m’inspira de l’amour, mais en vain, puisqu’elle était devenue amoureuse d’un danseur arrivé de Florence qu’on appelait Angiolini64. [73v] Je lui faisais ma cour, mais elle se moquait de moi. Une fille de théâtre amoureuse de quelqu’un est invincible à moins qu’on ne sache en faire la conquête à force d’or. Je n’étais pas riche. Malgré cela je ne désespérais pas, et je poursuivais à y aller : ma compagnie l’amusait parce qu’elle me montrait les lettres qu’elle écrivait, et je lui en relevais les beautés : en même temps assis près d’elle je jouissais de la beauté de ses yeux. Elle me montrait les lettres de son frère qui était jésuite, et prédicateur. On lui avait fait son portrait en miniature, où elle était parlante65 ; à la veille de mon départ enragé de n’avoir pu rien obtenir de cette beauté, je me suis déterminé à lui voler le portrait, faible ressource pour un malheureux qui n’avait pas pu obtenir l’original. Le jour donc que j’ai pris congé d’elle, je l’ai pris sans qu’elle s’en aperçoive, et je l’ai mis dans ma poche. Le lendemain je suis parti pour Presbourg, où le Baron Vais m’avait engagé en compagnie de deux frailes dans une partie de plaisir.

Nous descendons de voiture à une auberge, et la première personne que je vois c’est le chevalier de Talvis, le même qui m’avait forcé à lui donner un petit coup d’épée à l’Étoile le jour que j’avais écrit labré après condé sur la quittance de la femme du suisse aux Tuileries66. D’abord qu’il me voit, il m’approche, et il me dit que je lui dois une revanche. [74r] Je lui réponds que je ne quitte jamais une partie pour une autre, et que nous nous verrions.

— Cela suffit, me répondit-il, me feriez-vous l’honneur de me présenter à ces dames ?

— Volontiers, mais non pas dans la rue.

Nous montons, il nous suit, et je pense que cet homme qui d’ailleurs était brave pourrait nous divertir, et je le présente. Il logeait à cette même auberge depuis deux jours, et il était habillé en deuil avec une chemise à manchettes effilées67. Il nous demande si nous allions au bal du prince-évêque68, dont nous ne savions rien et Vais lui répond qu’oui. On y va, dit-il, sans être présenté, et voilà la raison que je compte d’y aller, car ici je ne suis connu de personne. Un moment après il s’en va, l’hôte vient demander nos ordres, il nous informe de ce bal, les frailes ont envie d’y aller, et après avoir mangé quelque chose, nous y allons, et nous voyons beaucoup de monde, et n’étant connus de personne nous nous promenons par-ci par-là en pleine liberté.

Nous entrons dans une chambre, où nous voyons une grande table entourée de noblesse qui pontait à Pharaon ; celui qui taillait était le prince, et la banque nous semble entre souveraines, et ducats de treize ou quatorze mille florins69. Le chevalier de Talvis était debout entre deux dames auxquelles il disait des jolies choses, tandis que Monseigneur mêlait. [74v] Il donne à couper, et il s’avise de regarder le Français, et de lui dire de mettre aussi une carte.

— Volontiers, monseigneur, va la banque à cette carte70.

— Va, dit l’évêque dans sa grandeur, voulant faire voir qu’il n’avait pas peur, et voilà la carte qui paraît dans le moment à sa gauche, et voilà le chevalier qu’avec71 indifférence ramasse tout cet orw. L’évêque étonné dit au Gascon :

— Si votre carte avait perdu, Monsieur, comment m’auriez-vous payé ?

— Monseigneur ce ne sont pas vos affaires.

— Monsieur, vous êtes plus heureux que sage.

Talvis partit avec son or dans la poche.

Cette étonnante aventure fit faire cent discours ; mais personne ne finissait par dire autre chose, sinon que cet étranger devait être fou, ou désespéré, et que l’évêque était une bête.

Une demi-heure après nous retournons à l’auberge nous demandons des nouvelles du vainqueur et on nous dit qu’il était allé se coucher. Je dis à Vais que nous devions profiter de cet événement empruntant une petite somme.x Nous entrons dans sa chambre de très bonne heure, je lui fais compliment, et je lui demande le plaisir de me prêter centy ducats72.

— De tout mon cœur.

— Je vous les rendrai à Vienne. Voulez-vous mon billet ?

— Point de billet.

Il me compte cent cremnitz, et un quart d’heure après il part en poste pour Vienne. Tout son équipage était un sac de nuit, une redingote, et une paire de bottes. J’ai loyalement divisé les cent ducats entre nous quatre, et nous retournâmes à Vienne le lendemain. Nous trouvâmesz cette histoire dans la bouche de tout le beau monde ; mais personne ne savait ni que nous avions reçu cent ducats, ni que le vainqueur était le chevalier de Talvis ; outre cela personne à Vienne, jusqu’à ce moment-là ne pouvait deviner qui était l’homme. Chez l’ambassadeur de France73 on n’en avait pas d’idée. Je n’ai jamais su si on en a su quelque nouvelle après. Je suis parti avec la diligence, et le quatrième jour je fus à Trieste, où je me suis d’abord embarqué pour Venise. J’y suis arrivé l’avant-veille de l’ascension l’année 1753.

Fin du tome quatrièmeaa

a. Belle biffé.

b. Orth. tiré.

c. Venise en écrivant à M. de Bragadin d’envoyer la somme au banquier.

d. Orth. cru.

e. Orth. composé.

f. À ce trait j’ai vu que sa modestie était vraie biffé.

g. Orth. vu.

h. Le troisième biffé.

i. Micidielle biffé (italianisme formé sur micidiale : meurtrier, mortel).

j. Mais biffé.

k. N’y trouvait pas à redire : elle faisait semblant de ne rien savoir biffé.

l. Voulut biffé.

m. Sache biffé.

n. Dit biffé.

o. Orth. la (arte est féminin en italien).

p. Disait : qui êtes-vous ? biffé.

q. Parce que biffé.

r. L’eussent biffé.

s. Orth. connu.

t. Orth. Schonbrun.

u. À Vienne biffé.

v. Orth. miniature.

w. Plusieurs personnes alors lui parlent à l’oreille, et biffé.

x. Prêt à faire tout ce que je veux biffé.

y. Cinquante biffé et corrigé en cent (de même dans les trois occurrences suivantes).

z. Les dernières lignes, « cette histoire […] l’année 1753 », sont écrites dans la marge gauche.

aa. Tomaison intermédiaire du manuscrit, non corrigée et non harmonisée par Casanova.

Le théâtre de la foire Saint-Laurent, à Paris

« Je fus enchanté lorsque je l’ai vue sur le théâtre à la foire »

Année 1753. Mon âge 28 ans

Enchanté de me voir de retour dans la patrie, que l’homme aime tant par le plus grand des préjugés ; devenu supérieur à plusieurs de mes égaux à l’égard de l’expérience, et de la connaissance des lois de l’honneur, et de la politesse, il me tardait de reprendre mes anciennes habitudes ; mais plus méthodiquement, et avec plus de réserve. J’ai vu avec plaisir dans le cabinet où je dormais, et écrivais, mes papiers voilés par la poussière, marque sûre que personne depuis trois ans n’était entréa là-dedans.

Le surlendemain de mon arrivée, dans le moment que je sortais pour aller accompagner le bucentaure, où le doge allait, comme de coutume, épouser la mer Adriatique, un barcarol me remit un billet. Je l’ouvre, et je trouve que M. Giovanni Grimani1 me priait d’aller chez lui pour recevoir une lettre qu’il avait ordre de me remettre en personne. Ce seigneur âgé de vingt-trois ans, riche patricien, n’avait pas le droit de me mander, mais il compta sur ma politesse. J’y fus dans l’instant. [C’était le même qui dans la ville de Vicence s’était emparé de Barberine2, il y avait alors à peu près trois ansb.]

Après m’avoir félicité sur mon heureux retour, il me remet une petite lettre sans cachet qu’il avait reçue la veille. J’y trouve ceci :

« Après votre départ, j’ai cherché en vain partout mon portrait en miniature. Je suis sûre qu’il [162v] est entre vos mains, puisque ne recevant pas chez moi des voleurs, tout y est à l’abri. Vous le remettrez à la personne, de laquelle vous recevrez cette lettre. – Fogliazzi. »

Bien aise d’avoir le portrait dans ma poche, je le rends dans l’instant à ce seigneur d’ailleurs très aimable. J’observe dans sa physionomie l’air de la surprise, et de la satisfaction. Il croyait avec raison cette commission difficile.

— C’est apparemment l’amour, me dit-il, qui vous a fait faire ce larcin ; mais je vous fais compliment sur ce qu’il ne doit pas être bien fort. Je juge cela par la promptitude avec laquelle vous restituez le bijouc.

— Je ne le rendrais pas si facilement à toute autre personne.

— Cela étant, je vous prie de compter à l’avenir sur toute mon amitié.

— Elle vaut beaucoup plus que le portrait, et que l’original. Oserai-je espérer que V. E. lui enverra ma réponse ?

— N’en doutez pas. Voilà du papier. Vous n’avez pas besoin de la cacheter.

Voici les trois lignes que j’ai écrites : Le plaisir que Casanova ressent se débarrassant de ce portrait est beaucoup plus grand que celui qu’il eut quand un misérable caprice lui fit faire la folie de le mettre dans sa poche.

Le mauvais temps ayant fait différer au dimanche la merveilleuse épousaille3, j’ai accompagné le lendemain M. de Bragadin à Padoue, où il allait passer en paix les jours que les fêtes vénitiennes lui rendaient ennuyeux. Un très aimable vieillard abandonne à la jeunesse les plaisirs bruyants. Le samedi, après avoir dîné avec lui, je lui ai baisé la main, me mettant dansd une barelle4 de poste pour retourner à Venise. Si j’étais parti de Padoue dixe secondes avant, ou après, tout ce qui m’est arrivé dans ma vie aurait été différent : [163r] ma destinée s’il est vrai qu’elle dépende des combinaisons aurait été une autre. Le lecteur en jugera. [Si après avoir bien pensé, il dira : Fata viam inveniunt [Les destins trouvent leur voie]5, il aura peut-être raison, mais sera-t-il plus savant ? Cette sentence n’est bonne que pour affermir le philosophe dans un système d’apathief.]

Étant donc parti de Padoue dans ce moment fatal ; deux heures après, je rencontre à Oriago un cabriolet, qui venait à grand trot de deux chevaux de poste, où il y avait une jolie femme à la droite d’un homme en uniforme allemand. À huit, ou dix pas de moi, le cabriolet verse du côté de la rivière, et la femme tombe par-dessus l’officier, et elle est dans l’évident danger de tomber dans la Brenta. Je saute dehors de mon petit chariot sans crier arrête, et je retiens la dame baissant vite ses jupes, qui avaient exposég à ma vue toutes ses merveilles secrètes. Son compagnon accourt dans le même instant, et la voilà debout tout ébahie, et certainement moins fâchée de sa chute, que de l’indiscrétion de ses jupes, malgré la beauté de tout ce qu’elles avaient étalé. Dans ses remerciements qui durèrent tout le temps que son postillon aidé du mien employa à redresser la voiture, elle m’appela plusieurs fois son ange. Après que les deux postillons se querellèrent, l’un attribuant la faute à l’autre comme toujours,h la dame partit pour Padoue, et j’ai poursuivi mon voyage. À peine arrivé à Venise, je me suis masqué, et je suis allé à l’opéra.

Le lendemain je me masque de bonne heure pour aller suivre le Bucentaure, qui, le temps étant beau, devait aller au Lido, sans faute. Cette fonction6, non seulement rare ; mais unique, dépend du courage de l’amiral de l’arsenal7, car il doit répondre sur sa tête que le temps sera beau constamment. Le moindre vent [163v] contraire pourrait renverser le vaisseau, et noyer le doge avec toute la sérénissime seigneurie, les ambassadeurs, et le nonce du pape instituteur, et garant de la vertu de cette singulière cérémonie sacramentale qu’avec raison les Vénitiens révèrent jusqu’à la superstition. Par surcroît de malheur cet accident tragique ferait rire toute l’Europe, qui dirait que le doge de Venise est enfin allé consommer le mariage8.

Je prenais du café à visage découvert sous les procuraties de la place de S.t Marc, quand un beau masque femelle qui passait me donna galamment un coup d’éventail sur l’épaule. Ne connaissant pas le masque, je n’y fais pas attention. Après avoir pris mon café, je mets mon masque, et je m’achemine au quai du Sépulcre9, où la gondole de M. de Bragadin m’attendait. Vers le pont de la paille10 je vois le même masque, qui m’avait donné le coup d’éventail, attentif à regarder le portrait d’un monstre enfermé11 qu’on laissait voir aux curieux qui donnant dix sous voulaient entrer. J’approche la dame masquée, et je lui demande de quel droit elle m’avait battu. – Pour vous punir de ce que vous ne me connaissez pas après m’avoir sauvé la vie hier sur la Brenta.

Je lui fais alors compliment : je lui demande si elle va suivre le Bucentaure, et elle me répond qu’elle irait si elle avait une gondole bien sûre : je lui offre la mienne qui était des plus grandes ; elle consulte l’officier, quei quoiqu’en masque je reconnais à l’uniforme ; et elle accepte. Nous allons y monter, je les excite à se démasquer, et ils me répondent qu’ils ont des raisons de ne pas se montrer. Je les prie alors de me dire s’ils appartenaient à quelqu’ambassadeur, car dans ce cas [164r] je devais les prier de descendre, et ils me répondent qu’ils étaient vénitiens. La gondole étant à la livrée d’un patricien j’aurais eu un embarras avec les inquisiteurs d’état. Nous suivîmes le Bucentaure. Étant assis sur la banquette près de la dame, je prends, à la faveur du manteau, quelques libertés ; mais elle me décourage changeant de posture. Après la fonction, nous retournons à Venise, nous descendons aux Colonnes12, et l’officier me dit que si je voulais aller dîner avec eux au Sauvage13, je leur ferais plaisir : j’accepte. J’étais devenu très curieux de cette femme qui était jolie, et dont j’avais vu quelque chose de plus que la physionomie. L’officier me laissa seul avec elle prenant le devant pour aller ordonner à dîner pour trois.

Je lui ai d’abord dit que je l’aimais, que j’avais une loge à l’opéra, que je la lui offrais, et que je la servirais pendant toute la foire14, si elle voulait m’assurer que je ne perdrais pas mon temps.

— Si vous avez donc, lui dis-je, intention de m’être cruelle, je vous prie de me parler franchement.

— Je vous prie de me dire avec qui vous croyez d’être.

— Avec une femme toute aimable ou qu’elle soit une princesse, ou de la plus basse de toutes les conditions. Vous me donnerez aujourd’hui des marques de bonté, ou après dîner je vous tirerai ma révérence.

— Vous ferez ce que vous voudrez ; mais j’espère qu’après dîner vous changerez de langage, car le ton que vous prenez est fait pour vous faire haïr. Il me semble qu’une explication pareille ne peut aller qu’au moins après avoir fait connaissance. Sentez-vous bien cela ?

— Oui : mais j’ai peur d’être attrapé.

— Pauvre homme ! Et par cette raison vous voulez commencer par [164v] où on finit.

— Je ne demande que des bonnesj arrhes aujourd’hui, et après vous me trouverez modeste, soumis, et discret.

— Je vous crois très plaisant : je vous conseille de vous modérer.

À la porte du Sauvage nous trouvâmes l’officier, et nous montâmes. Quand elle se démasqua je l’ai trouvée encore plus jolie que la veille. Il me restait à savoir pour la forme, et pour le cérémonial, si l’officier était son mari, son amant, son parent, ou son conducteur. Fait aux aventures, je voulais savoir de quelle espèce était celle que je venais d’entamer.

Nous mangeons, nous causons, et elle aussi bien que lui se comporte de façon que je crois devoir procéder avec des ménagements. Ce fut à lui que j’ai cru devoir offrir ma loge, et elle fut acceptée ; mais comme je ne l’avais pas, je les ai laissés sous un prétexte pour aller en acheter une. Je l’ai prise pour l’opéra-bouffon qu’on donnait à S.t Moyse, où Lasqui, et Pertici brillaient15. Après l’opéra je leur ai donné à souper dans une locande ; puis je les ai conduits chez eux dans ma gondole, où à la faveur de la nuit la belle m’accorda toutes les faveurs que la bienséance permet d’accorder quand il y a un troisième qu’on doit ménager. À notre séparation l’officier me dit que j’aurais le lendemain de ses nouvelles.

— Où donc ? Comment ?

— Ne vous en inquiétez pas.

Le lendemain matin on m’annonce un officier. C’était lui-même. Après l’avoir remercié de l’honneur qu’il me faisait, je le prie de me dire son nom, et ses qualités, me félicitant d’être connu de lui. Voici ce qu’il me répond parlant très bien ; mais sans me regarder. Je m’appelle P. C.16. Mon père est assez riche, et très considéré à la bourse ; mais nous sommes mal ensemble. Ma [165r] maison est sur le quai de S. M.17, et la dame que vous avez vue est née O. femme du courtier C. Sa sœur est femme du patricien P. M.18. Madame C.. est brouillée avec son mari à cause de moi, comme je suis brouillé avec mon père à cause d’elle. Je porte cet uniforme en force d’un brevet de capitaine au service Autrichien ; mais je n’ai jamais servi. Je préside à l’approvisionnement des bœufs pour l’état vénitien19, les faisant venir de la Styrie, et de la Hongrie. Cette entreprise liquidée20 m’assure un gain de dix mille florins21 par an ; mais un étanchement imprévu22, et auquel je vais remédier, une banqueroute frauduleuse, et des dépenses extraordinaires me tiennent maintenant dans la détresse. Il y a quatre ans qu’ayant entendu parler de vous, j’ai désiré de faire votre connaissance ; et vous voyez que le ciel même est celui qui me la fit faire avant-hier. Je n’hésite pas à vous demander un plaisir essentiel qui nous unira de l’amitié la plus étroite. Devenez mon soutien sans rien risquer. Acceptez ces trois lettres de change, et ne craignez pas de devoir les escompter à l’échéance, car je vous cède ces trois autres, dont le paiement vous sera fait avant l’échéance des vôtres. Outre cela je vous hypothèque la conduite des bœufs pour toute cette année, de sorte que, si je vous manquais vous pourriez séquestrer à Trieste tous mes bœufs, qui ne peuvent venir à Venise que de ce côté-là.

Étonné de ce discours, et de ce projet qui me paraissait chimérique, et source de cent embarras que j’abhorrais, et de l’idée singulière de cet homme, qui s’imaginant que je pourrais donner là-dedans, me choisissait de préférence à cent autres qu’il devait connaître, je n’hésite pas à lui [165v] répondre que je n’accepterai jamais les trois lettres de change. Son éloquence redoubla alors pour me convaincre ; mais son courage diminua quand je lui ai dit que j’étais surpris qu’il m’eût choisi de préférence à plusieurs autres. Il me répondit que sachant que j’avais beaucoup d’esprit, il s’était tenu pour certain que je n’aurais aucune objection à lui faire. Vous vous êtes donc désabusé, lui dis-je, je suis un sot qui ne comprendra jamais que faisant cela je ne risque pas d’en être la dupe.

Il partit me demandant excuse, et me disant qu’il espérait de me voir vers le soir sur le liston de la place S. Marc, où il se trouverait avec Madame C.. Il me laissa son adresse ; me disant qu’à l’insu de son père il occupait encore son appartement. C’était me dire que je devais lui rendre la visite. Étant bien sage je me serais dispensé de ce prétendu devoir.

Dégoûté du dévolu que cet homme avait jeté sur moi, je me suis aussi dégoûté de l’autre que j’avais jeté sur madame C.. J’ai cru voir un complot ; j’ai cru apercevoir qu’on me prenait pour dupe, et décidé à ne pas vouloir l’être, je ne suis pas allé sur le liston ; mais le lendemain matin je suis allé chezk lui. J’ai cru qu’une visite de politesse ne tirerait à aucune conséquence.

Un domestique m’ayant conduit à sa chambre, il m’embrassa, et il me fit obligeamment des reproches de ce que je me suis fait en vain attendre sur le liston. Me reparlant tout de suite de son affaire, il me montra un flatrat23 de papiers qui m’ennuya. Si je voulais accepter les trois lettres, il me dit qu’il me ferait [166r] son associé dans l’entreprise des bœufs. Par cette marque extraordinaire d’amitié il me rendait riche de cinq mille florins par an. Pour toute réponse je l’ai prié de ne plus me parler de cette affaire. J’allais prendre congé lorsqu’il me dit qu’il voulait me présenter sa mère et sa sœur24.

Il sort, et une minute après il rentre avec elles. Je vois une femme à l’air ingénu, et respectable, et une demoiselle très jeune qui me semble un prodige. Un quart d’heure après la trop bonne mère me demande la permission de se retirer, et la fille reste. Elle n’eut besoin que d’une demi-heure pour m’enchanter par son maintien, par sa physionomie, et par tout ce que je voyais de naissant sur elle. Ce qui me frappa principalement fut un esprit vif, et tout nouveau dans lequel brillaientl la candeur et l’ingénuité, des sentiments simples, et élevés, une vivacité gaie, et innocente, un ensemble enfin qui mit devant mon âme le vénérable portrait de la vertu qui eut toujours sur moi la plus grande force pour me rendre l’esclave de l’objet dans lequel je croyais de l’apercevoir.

Mademoiselle C. C. ne sortait jamais qu’avec sa mère, qui était dévote, et indulgente. Elle n’avait lu que les livres de son père homme sage qui n’avait pas des romans : elle mourait d’envie de connaître Venise : personne n’allait dans sa maison : on ne lui avait jamais dit qu’elle était un prodige de la nature. Le peu de temps que je suis resté là, tandis que son frère écrivait, je l’ai passé occupé à répondre à des interrogations qu’elle me faisait, et que je ne [166v] pouvais satisfaire qu’en ajoutant à des idées primitives qu’elle avait des idées nouvelles, dont elle ne savait pas d’être susceptible ; son âme était encore dans le chaos. Je ne lui ai dit ni qu’elle était belle, ni qu’elle m’intéressait au suprême degré, parce que c’était trop vrai, et ayant menti sur cet article vis-à-vis de tant d’autres, j’avais peur de lui devenir suspect.

Je suis parti de cette maison triste, et rêveur, trop frappé des rares qualités que j’avais découvertes dans cette fille. Je me suis promis de ne plus la revoir. Je me plaignais de ce que je n’étais pas homme fait pour la faire demander pour ma femme à son père. Elle me semblait faite pour faire uniquement mon bonheur.

N’ayant pas encore vu madame Manzoni, je lui ai fait une visite ; et je l’ai trouvée à mon égard toujours la même. La nouvelle qu’elle me donna fut que Thérèse Imer, cette Thérèse à cause de laquelle le vieux sénateur Malipiero treize ans avant ce temps-là m’avait donné des coups de canne25, venait d’arriver de Bareith26, où le margrave27 avait fait sa fortune. Comme elle demeurait dans la maison vis-à-vis, madame Manzoni voulant jouir de la surprise envoya la prier de venir chez elle. Elle parut un quart d’heure après avec un petit garçon de huit ans joli au possible. C’était son fils unique qu’elle avait eu du danseur Pompeati qui l’avait épouséem ; il était resté à Bareith.

Notre surprise en nous revoyant fut égale au plaisir que nous eûmes nous rappelant ce qui nous [167r] était arrivé quand nous sortions de l’enfance. Aussi nous ne pouvions nous souvenir que d’enfantillages. Je lui ai fait compliment sur sa fortune, et elle crut de m’en devoir autant jugeant par l’apparence ; mais la sienne aurait été plus solide que la mienne, si dans la suite cette femme avait eu de la conduite. Elle eut des caprices beaucoup plus grands que les miens, et le lecteur en saura une partie dans cinq ans d’ici28. Elle était devenue grande musicienne ; mais sa fortune n’avait pas tout à fait dépendu de son talent : ses charmes y avaient contribué le plus. Elle me fit une longue narration de ses aventures, passant, comme de raison, sous silence celles que son amour-propre ne lui permettait pas de me conter. L’entrevue se termina au bout de deux heures après m’avoir engagé à aller déjeuner avec elle le lendemain. Le margrave, à ce qu’elle me dit, la faisait observer ; mais étant une ancienne connaissance je ne pouvais être soupçonné de rien. C’est l’aphorisme de toutes les femmes galantes. Elle me dit d’aller le même soir dans sa loge à l’opéra, où M. Papafava29 me verrait avec plaisir. J’y fus. C’était son parrain. Le lendemain je suis allé de très bonne heure déjeuner avec elle.

Je l’ai trouvée au lit avec son fils, qui par précepte d’éducation se leva, d’abord qu’il me vit assis aux pieds de sa mère. J’ai passé trois heures avec elle, dont la dernière fut l’importante. Le lecteur en verra la conséquence dans cinq ans. Dans les quinze jours qu’elle passa à Venise, je me suis trouvé avec elle encore une fois ; et à son départ [167v] je lui ai promis une visite à Bareith, mais je ne lui ai pas tenu parole.

Dans ces premiers jours de mon retour à la patrie, j’ai dû m’occuper des affaires de mon frère le posthume, qui ayant, à ce qu’il disait, une vocation toute divine à se faire prêtre il ne le pouvait pas parce qu’il n’avait pas un patrimoine. Ignorant, et sans nulle éducation, n’ayant pour lui qu’une jolie figure, il ne prévoyait son bonheur à venir que dans l’état d’ecclésiastique ; comptant beaucoup sur la prédication, pour laquelle, lui disaient les femmes qu’il connaissait, il avait un talent décidé. Je me suis donné tous les mouvements qu’il a voulus, et je suis réussi à réduire l’abbé de Grimani à lui faire un patrimoine30. Il se vit obligé à cela étant débiteur de tous les meubles de notre maison, dont il ne nous avait rendu aucun compte. Il lui fit une transaction viagère d’une maison qu’il avait, et deux ans après mon frère entra dans l’ordre sacré, en qualité de patrimonié. Mais ce patrimoine fut fictice31, la maison étant déjà hypothéquée : ce fut un stellionat32. Je parlerai de la conduite de ce malheureux frère, lorsqu’elle deviendra liée à mes vicissitudes33.

Deux jours après la visite que j’ai faite à P. C., je l’ai rencontré dans la rue. Il me dit que sa sœur ne faisait que parler de moi, qu’elle avait retenu une quantité de choses que je lui avais ditesn, et que sa mère était enchantée qu’elle eût fait ma connaissance. Il me dit qu’elle serait un bon parti pour moi, car elle me porterait en dot dix mille ducats courants34. Il me [168r] pria d’aller le lendemain prendre du café avec elle, et sa mère, et j’y fus malgré que je m’étais promis de n’aller plus chez lui. L’homme se détermine facilement à se manquer de parole.

À cette seconde visite, trois heures de pur colloque, qui me passèrent très vite, me firent partir tellement amoureux que je me suis reconnu inguérissable. Lui ayant dit, en la quittant, que j’enviais le sort de celui que le ciel lui avait destiné, j’ai vu une flamme de son âme qui lui inonda toute la figure. Personne ne lui avait jamais dit autant.

Retournant chez moi, j’examinais le caractère de ma passion naissante, et je le trouvais cruel. Je ne pouvais procéder avec C. C. ni en honnête homme, ni en libertin. Je ne pouvais pas me flatter de l’obtenir pour femme, et il me semblait que j’aurais tué quelqu’un qui aurait osé me persuader à la séduire. Pour me distraire je suis allé à un casin35 de joueurs. Le jeu est souvent un grand lénitif pour un homme amoureux.

Sortant du brelan36 vainqueur d’une centaine de sequins37, je me suis vu approché dans une rue solitaire d’un homme courbé sous le poids des années que j’ai d’abord reconnu pour le comte de Bonafede. Il me dit, après un court exorde, qu’il se trouvait opprimé par le besoin, et réduit au désespoir par l’obligation qu’il avait de soutenir sa nombreuse famille. Je ne rougis pas, me dit-il, à vous demander un sequin, qui me fera vivre cinq à six jours.

Je lui en ai vite donné dix l’empêchant de faire des bassesses pour me marquer sa reconnaissance ; mais je n’ai pas pu l’empêcher de verser des larmes. Il me dit, me [168v] quittant que ce qui mettait le comble à son malheur était l’état de sa fille aînée, qui étant devenue une beauté, voulait mourir plutôt que sacrifier sa vertu à la nécessité. Je ne peux, me dit-il soupirant, ni soutenir, ni récompenser ses sentiments.

Comprenant ce qu’il désirait, j’ai pris son adresse, et j’ai promis d’aller le voir. Je me suis trouvé curieux de voir ce que pouvait être devenue une vertu, dont je n’avais pas grande idée depuis dixo ans que je ne l’avais vue. J’y suis allé le lendemain. Il demeurait dans le Biri38. La maison presque sans meubles, où j’ai trouvé sa fille, car le père n’y était pas, ne me surprit point. La jeune comtesse, m’ayant vu entrer de la fenêtre, vint me rencontrer à l’escalier. Elle était assez bien vêtue. Je l’ai trouvée belle, et vive, comme je l’avais connue au fort S.t André. Son père l’avait prévenue. Transportée de joie, elle m’embrassa : elle n’aurait pas pu faire un accueil plus tendre à un amant chéri. Elle me conduisit dans sa chambre, où après m’avoir dit que sa mère était au lit malade, et hors d’état de se laisser voir, elle se livra de nouveau aux transports, que lui causait, me disait-elle, le plaisir qu’elle avait de me revoir. La fougue de baisers, qui n’étaient donnés, et rendus que sous l’ombre de l’amitié, gagnèrent si vite les sens, que le fait qui dans les bonnes règles ne devait se vérifier qu’à la fin de la visite arriva dans le premier quart d’heure. Après cela notre rôle, naturel, ou joué, fut celui de laisser [169r] paraître notre surprise. Honnêtement je ne pouvais qu’assurer la pauvre comtesse que ce que j’avais fait n’était que l’avant-coureur d’un constant attachement : elle le crut, comme je le croyais aussi dans ce moment-là. Dans le calme survenu elle me parla de la misère de sa famille, de ses frères qui allaient par les rues de Venise comme des gueux, et de son père qui positivement n’avait pas de quoi leur donner à manger.

— Vous n’avez donc pas un amant ?

— Quoi ! Un amant ? Quel est l’homme qui aurait le courage de vouloir l’être dans une maison comme celle-ci ? Et pour tirer parti de moi-même, vous parais-je faite pour me donner pour trente sous39 ? Il n’y a personne à Venise qui puisse m’évaluer à un plus haut prix, me voyant dans la misère de cette maison. D’ailleurs je ne me sens pas faite pour me prostituer.

Elle commença alors à verser des larmes qui me firent tomber les bras, le cœur, et l’âme. Le triste tableau de la misère effraye, et révolte l’amour. Elle ne me laissa partir que quand je lui ai promis d’aller souvent la voir. Je lui ai donné douze sequins40, et cette somme l’étonna ; elle ne s’était jamais vue si riche.

Le lendemain de cette aventure P. C. vint chez moi de bonne heure pour me dire de l’air le plus amical que sa mère avait permis à sa sœur d’aller à l’opéra avec lui, qu’elle en était enchantée parce qu’elle n’avait jamais vu un théâtre ; et que si cela me faisait [169v] plaisir, je pourrais les attendre quelque part.

— Et votre sœur sait-elle que vous voulez bien me mettre de la partie ?

— Elle le sait, et elle s’en fait une fête.

— Et madame votre mère le sait-elle ?

— Non ; mais quand elle le saura elle n’en sera pas fâchée, car elle vous considère.

— Je tâcherai donc d’avoir une loge.

— Vous nous attendrez à vingt une heures à la place des SS. Apôtres41.

Le bourreau ne me parlait plus de lettres de change. Voyant que je ne me souciais pas de sa dame, et s’étant aperçu que sa sœur m’avait plu, il enfanta le beau projet de me la vendre. Je plaignais sa mère qui lui confiait sa fille, et la fille qui se mettait ainsi entre les mains d’un pareil frère ; mais je n’avais pas assez de vertu pour refuser la partie. J’ai cru au contraire qu’en l’aimant je devais y être pour la garantir d’autres pièges. Si je m’étais refusé, il aurait trouvé quelqu’un autre ; et cette idée m’empoisonnait l’âme. Il me semblait d’être sûr qu’avec moi elle ne courrait aucun risque.

J’ai loué une loge à l’opéra sérieux qui était à S. Samuel42, et sans me soucier de dîner je les ai attendus à l’heure, et au lieu indiquésp. J’ai vu C. C. faite à ravir élégamment masquée. Je les ai fait entrer dans ma gondole, car P. C. avec son uniforme pouvait être connu, et quelqu’un aurait pu deviner que le joli masque était sa sœur. Il voulut être débarqué chez sa maîtresse qu’il nous dit être malade, nous promettant de venir nous rejoindre dans notre [170r] loge dont je lui ai dit le numéro. Ce qui me surprit fut que C. C. ne montra ni crainte ni répugnance à rester seule avec moi dans la gondole. Pour ce qui regarde son frère qui me l’abandonna je n’en fus pas étonné. C’était évident qu’il voulaitq en tirer parti. J’ai dit à C. C. que jusqu’à l’heure du liston nous nous ferions voguer, et que la chaleur étant forte elle pouvait se démasquer. Ce qu’elle fit dans l’instant. Dans la loi que je m’étais faite de la respecter, voyant sur sa physionomie la noble assurance, et briller dans ses yeux la belle confiance, et la joie de son âme, mon amour devint géant.

Ne sachant que lui dire, car naturellement je ne pouvais lui parler que d’amour, et le propos étant dangereux, je ne faisais que tenir mes yeux sur son visage, n’osant pas les laisser aller sur sa gorge naissante de crainte d’alarmer sa pudeur. Son corps43 trop bas par-devant me laissait voir à travers la dentelle de sa baoüte44 les boutons de ses seins. Je ne les avais vus qu’un instant, et effrayé, je n’osais pas y retourner.

— Dites-moi donc quelque chose, me dit-elle ; vous ne faites que me regarder, et vous ne me parlez pas. Vous vous êtes sacrifié aujourd’hui, car je suis sûre que mon frère vous aurait conduit chez sa dame, qui, à ce qu’il dit, est belle, et a de l’esprit comme un ange.

— Je connais la dame de votre frère, je ne suis jamais allé chez elle, et je n’irai jamais : je ne vous sacrifie rien, et si je ne vous parle pas, c’est que mon bonheur, et la belle confiance que vous avez en moi me ravissent.

[170v] — J’en suis enchantée on ne peut pas plus ; mais comment pourrais-je manquer de confiance en vous ? Je me sens plus libre, et plus sûre que si j’étais avec mon frère. Ma mère même dit qu’on ne peut pas s’y tromper, et que sûrement vous êtes un des plus honnêtes garçons de Venise. D’ailleurs vous n’êtes pas marié. C’est la première chose que j’ai demandéer à mon frère. Vous souvenez-vous que vous m’avez dit que vous enviez le sort de celui qui m’aura pour femme ? Dans ce même moment je disais en moi-même que celle qui vous aura sera la plus heureuse fille de Venise.

Entendant ces paroles prononcées avec une sincérité angélique, et n’osant pas imprimer un baiser sur la belle bouche d’où elles étaient sorties, je plains le lecteur qui ne sent pas de quelle espèce devait être la peine que j’endurais en même temps que je ressentais la plus douce joie de me savoir aimé de cet ange incarné.

— Dans la conformité de nos pensées, lui dis-je, nous serions donc heureux, ma charmante C., si nous pouvions devenir inséparables ? Mais je pourrais être votre père.

— Vous mon père ? Quel conte ! Savez-vous que j’ai quatorze ans ?

— Et moi vingt-huit.

— Eh bien ! quel est l’homme qui à votre âge ait une fille comme moi ? Je ris pensant que si mon père vous ressemblait, il ne me ferait certainement jamais peur ; et je ne pourrais avoir vis-à-vis de lui aucune réserve.

À l’heure du liston, nous descendîmes à la petite place, et le nouveau spectacle l’occupa entièrement. Sur la brune nous allâmes prendre des glaces, puis à l’opéra, où son frère vint nous rejoindre au troisième acte. Je leur ai donné à souper à une locande45, où le [171r] plaisir de voir la jeune fille très gaie manger avec le plus grand appétit me fit oublier que je n’avais pas dîné. Je n’ai presque jamais parlé : j’étais malade d’amour, et dans un état de violence qui ne pouvait pas durer. Ayant dit que j’avais mal aux dents on me plaignait, et on laissait que je me tusse.

Après souper, P. dit à sa sœur que j’étais amoureux d’elle, et que je me sentirais soulagé, si elle voulait me permettre de l’embrasser. Elle ne lui répondit que se tournant vers moi à bouche riante. C’eût été pour lors vilenie de ma part, si je ne me fusse acquitté de ce devoir ; mais ce ne fut que l’embrassement de la politesse : un baiser par joue, et même très froid. Ce qui m’empêcha de la baiser autrement fut le crime qui ne pouvait pas se résoudre à souiller l’innocence.

Quel baiser ! dit le débordé46. Allons, allons ; un baiser d’amour. Je ne bougeais pas, et l’instigateur m’ennuyait. Sa sœur alors, détournant sa belle tête : Ne le pressez pas, lui dit-elle, car je ne lui plais pas.

Cette conséquence m’alarma, me perça l’âme, et me détermina. Comment ! lui dis-je. Vous n’attribuez pas ma retenue au sentiment ? Vous croyez de ne pas me plaire ? Vous vous trompez céleste C., et si un baiser est nécessaire à vous apprendre que je vous aime, voilà comme il faut que je l’imprime sur cette belle bouche riante.

La serrant alors tendrement contre mon sein, je lui ai donné le baiser qu’elle méritait, et que je mourais d’envie de lui donner. Mais à la nature de ce baiser la colombe s’aperçut qu’elle était entre les griffes du vautour. Elle sortit de mes bras tout enflammée, et comme étonnée de m’avoir découvert amoureux par ce chemin-là. Son frère m’applaudissait, [171v] tandis qu’elle était affairée à se remettre en masque. Je lui ai demandé si pour le coup elle doutait de me plaire. Elle me répondit que je l’avais convaincue ; mais que pour la détromper je ne devais pas la punir. Cette réponse dictée par le sentiment parut une bêtise à son malheureux frère. Après les avoir conduits chez eux, je suis allé chez moi content, mais fort triste.

Le surlendemain, P. C. vint chez moi me dire d’un air triomphant, que sa sœur avait dit à sa mère que nous nous aimions, et que devant se marier elle ne pouvait être heureuse qu’avec moi.

— Je l’adore, lui dis-je, mais votre père me l’accorderait-il ?

— Je ne le crois pas ; mais il est vieux. En attendant, aimez. Ma mère est contente qu’elle aille aujourd’hui avec vous à l’opéra bouffon.

— Eh bien, mon cher ami, nous irons.

— Je suis dans le cas de vous prier de me faire un petit plaisir.

— Ordonnez.

— Il y a actuellement de l’excellent vin de Chypre à vendre à bon marché. Je peux en avoir un tonneau moyennant un billet payable à six mois. Je suis sûr de le revendre d’abord, et d’y gagner ; mais le marchand veut une caution, et il est content de la vôtre. Voulez-vous signer mon billet ?

— Avec plaisir.

— Voici le billet.

Je l’ai signé sans biaiser. Quel est l’homme amoureux qui dans ce moment-là aurait pu refuser ce plaisir à celui qui pour se venger aurait pu le rendre malheureux ? Après lui avoir indiqué le même lieu à vingt heures47, je suis allé louer une loge à la place de S. Marc48. Un quart d’heure après, je vois P. C. en masque avec un habit tout neuf. Je le loue d’avoir quitté l’uniforme, et je lui montre le numéro de ma loge. Nous nous [172r] quittons. Je vais en foire49, j’achète une douzaine de gants blancs, une douzaine de bas de soie, et des jarretières brodées avec des agrafes d’or, que je mets d’abord au haut de mes propres bas. Je me fais une fête de faire ce premier présent à mon ange. Après cela, l’heure s’approchant, je cours à la place des S.S. Apôtres, et je les vois fermes me cherchant des yeux. P. C. me dit qu’ayant des affaires il devait me laisser, et que sachant déjà le numéro de ma loge, il nous rejoindrait à l’opéra. Je dis alors à sa sœur que nous ne pouvions qu’aller nous promener en gondole jusqu’à l’heure du liston. Elle me répond qu’elle avait envie d’aller se promener dans un jardin de la Zuecca, j’approuve son idée. N’ayant pas dîné, tout comme elle, je lui dis que nous pourrions au jardin même nous faire donner à manger, et nous y allons dans une gondole de trajet50.

Nous allons à S. Blaise51 dans un jardin de ma connaissance, dont moyennant un sequin je me suis rendu maître pour toute la journée. Personne ne pouvait plus y entrer. Nous ordonnons ce que nous voulons manger, nous montons à l’appartement, nous laissons là nos habits de masque, et nous descendons au jardin pour nous promener. C. C. n’avait qu’un corset de taffetas en petenlair52, et une jupe de la même étoffe : c’était tout son habillement. Mon âme amoureuse la voyait toute nue, je soupirais, je maudissais les devoirs, et tous les sentiments qui s’opposaient à la nature qui triomphait dans l’âge d’or.

Venise : l’île de la Giudecca

a Pointe Saint-Blaise

b Teatro San Samuele

D’abord que nous fûmes dans la longue allée, C. C., comme une jeune levrette, qui sort de la chambre de son maître, où elle s’était ennuyée ayant dû y passer [172v] plusieurs jours, se voyant à la fin dans la prairie, toute joyeuse, elle s’abandonne à son instinct, et elle court ventre à terre à droite, à gauche, en long, et en large, retournant à chaque moment aux pieds de son maître, comme pour le remercier des folies qu’il lui permettait de faire ; telle C. C. qui ne s’était jamais vue seule dans la liberté où elle se voyait ce jour-là ; elle se mit à courir jusqu’à perte d’haleine riant après de l’étonnement avec lequel je me tenais immobile, et attentif à la regarder. Après avoir repris haleine, et essuyé son front, elle s’avise de me défier à la course. Le jeu me plaît, j’y consens ; mais je veux une gageure.

— Celui qui perd, lui dis-je, sera condamné à faire ce que le vainqueur voudra.

— Je le veux bien.

Nous établissons le terme de la course à la porte qui donnait sur la lagune. Le premier qui la touchera aura gagné. J’étais sûr de gagner ; mais je me suis proposé de perdre pour voir ce qu’elle m’ordonnerait. Nous partons. Elle emploie toute sa force ; mais je ménage la mienne de façon qu’elle touche à la porte quatre ou cinq pas avant moi. Elle reprend haleine pensant à me donner une jolie pénitence, puis elle va derrière les arbres, et une minute après elle vient me dire qu’elle me condamnait à trouver sa bague qu’elle avait cachée sur elle, elle me rendait maître de la chercher, et elle ne m’estimerait guère si je ne la trouvais pas.

C’était charmant : la malice y était ; mais elle était enchanteresse, et je ne devais pas en abuser, car sa naïves confiance avait besoin d’être encouragée. Nous nous asseyons sur l’herbe. Je visite ses poches, les plis du petenlair, ceux de la jupe, puis ses souliers, et je la trousse [173r] honnêtement, et lentement jusqu’aux jarretières qu’elle avait au-dessous du genou : je les délace, et je ne trouve rien. Je les relace, je rebaisset son jupon, et tout m’étant permis, je la tâte sous les aisselles : le chatouillement la fait rire ; mais je sens la bague, et si elle veut que je la prenne, elle doit me permettre de délacer son corset, et que ma main touche le joli sein sur lequel elle devait passer pour l’atteindre ; mais fort à propos elle tomba plus bas de sorte que j’ai dû la ramasser à la ceintureu du jupon rendant heureux mes yeux affamés également que ma main qu’elle fut surprise de voir tremblante.

— D’où vient ce tremblement ?

— Du plaisir d’avoir trouvé la bague ; mais vous me devez une revanche. Vous ne me subjuguerez pas cette fois-ci.

— Nous verrons.

La charmante coureuse au commencement de la course n’allait pas bien vite, et je ne me souciais pas de la devancer. Je me croyais sûr de prendre l’essor vers la fin, et de toucher la porte avant elle. Je ne pouvais pas lui supposer la même malice ; mais elle l’avait. Quand elle fut à trente pas du but, elle prit l’élan, et me voyant perdu, j’eus recours à une ruse immanquable. Je me laisse tomber disant : Oh ! Mon Dieu ! Elle se tourne ; elle croit que je me suis fait mal, et elle vient à moi. Aidé par elle, je me lève me plaignant, et faisant semblant de ne pouvoir pas me soutenir sur un pied, et elle s’alarme. Mais d’abord que je me vois un seul pas avant elle, je la regarde, et je ris, je cours vers la porte, je la touche, et je crie victoire.

La charmante fille tout ébahie avait de la peine à concevoir la chose.

— Vous ne vous êtes donc pas [173v] blessé ?

— Non ; car je suis tombé exprès.

— Exprès pour me tromper, comptant sur la bonté de mon âme. Je ne vous aurais pas cru capable de cela. Il n’est pas permis de gagner par fraude, et vous n’avez pas gagné.

— J’ai gagné, car j’ai atteint la porte avant vous, et ruse pour ruse avouez que vous avez aussi tenté de me tromper prenant l’élan.

— Mais cela est permis. Votre ruse, mon cher ami, est d’une espèce sanglante.

— Mais elle m’a procuré la victoire

Vincasi per fortuna o per inganno

Il vincer sempre fu laudabil cosa.

[Que l’on triomphe par la chance ou par la ruse,

vaincre est toujours louable.]53

— Celle-ci est une sentence que j’ai plusieurs fois entendu prononcée par mon frère, jamais par mon père. Mais bref. Je conviens d’avoir perdu. Ordonnez, condamnez-moi, j’obéirai.

— Attendez. Asseyons-nous. Je dois y penser.

Je vous condamne, lui dis-je avec réflexion, à troquer avec moi de jarretières.

— De jarretières ? Vous les avez vues. Elles sont vieilles, et laides : elles ne valent rien.

— N’importe. Je penserai à l’objet que j’aime deux fois par jour dans les momentsv qu’il se trouve toujours présent à l’esprit d’un tendre amant.

— L’idée est fort jolie, et elle me flatte. Je vous pardonne maintenant de m’avoir trompée. Voici mes vilaines jarretières.

— Et voici les miennes.

— Ah ! mon cher trompeur ! Qu’elles sont belles ! Le joli présent ! Qu’elles plairont à ma chère mère ! C’est sûrement un cadeau qu’on vient de vous faire, car elles sont toutes neuves.

— Non. Ce n’est pas un présent. Je les ai achetées pour vous, et j’ai mis ma cervelle à l’alambic pour deviner comment je pourrais faire pour vous les [174r] faire agréer. L’amour m’a suggéré de les faire devenir le prix passif54 de cette course. Or, figurez-vous mon chagrin quand je vous ai vuew dans le moment de gagner. C’est l’amour même qui m’a suggéré une tromperie fondée sur ce qui vous fait honneur, car avouez que pour ne pas courir d’abord à moi vous auriez dû avoir un mauvais cœur.

— Aussi je suis sûre que vous n’auriez pas employé cette ruse, si vous aviez pu deviner la peine que j’ai souffertex.

— Vous vous intéressez donc bien à moi ?

— Je ferais tout au monde pour vous en convaincre. Mais pour ces jarretières, je vous assure que je n’en aurai jamais d’autres à mes jarrets, et pour le coup mon frère ne me les volera pas.

— En serait-il capable ?

— Très capable, si c’est de l’or.

— C’est de l’or ; mais vous lui direz que c’est du cuivre doré.

— Mais vous m’apprendrez à accrocher ces jolies agrafes, car mon jarret est mince.

— Allons manger l’omelette.

Le petit repas nous était nécessaire. Elle devint plus gaie, et moi plus amoureux, et par conséquent plus à plaindre par rapport à la loi que je m’étais faite. Impatiente de mettre ses jarretières, elle me pria de l’aider de la meilleure foi du monde, sans malice, et sans le moindre esprit de coquetterie. Une fille innocente qui malgré ses quatorze ans n’a jamais aimé, et n’a pas vécu en société avec d’autres filles, ne connaît ni la violence des désirs ni tout à fait ce qui les fait naître, ni les dangers des tête-à-tête. Quand l’instinct la fait devenir [174v] amoureuse d’un homme, elle le croit digne de toute sa confiance, et elle pense de ne pouvoir se faire aimer qu’à force de lui faire connaître qu’elle n’a pour lui aucune réserve. C. C. se troussa jusqu’au jarret, et trouvant que ses bas étaient trop courts pour les mettre au-dessus du genou, elle dit qu’elle les mettrait avec des bas plus longs ; mais dans le moment je lui ai donné la douzaine de bas perle55 que j’avais achetée. Transportée par la reconnaissance, elle s’assit sur moi, me donnant les mêmes baisers qu’elle aurait donnés à son père dans le moment qu’il lui aurait fait ce présent. Je les lui ai rendus étouffant avec une force surnaturelle la violence de mes désirs. Je lui ai cependant dit qu’un seul de ses baisers valait plus qu’un royaume. C. C. se déchaussa, et se mit une paire de mes bas qui lui allait jusqu’à la moitié de la cuisse ; et me supposant amoureux d’elle elle crut non seulement que cette vue me ferait plaisir, mais qu’étant de nulle importance, je la prendrais pour sotte, si elle y attachait un prix. Plus je la découvrais innocente, moins je pouvais me déterminer à m’emparer d’elle.

Nous descendîmes de nouveau, et après nous être promenés jusqu’au soir nous allâmes à l’opéra, gardant toujours nos masques sur le visage ; car le théâtre étant petit, on aurait pu nous connaître. C. C. était sûre qu’il ne lui serait plus possible de sortir, si son père venait à savoir qu’elle jouissait de ce plaisir.

[175r] Nous nous étonnions de ne pas voir P. C. À notre gauche il y avait le marquis de Montallegre56 ambassadeur d’Espagne avec Mademoiselle Bola sa maîtresse, et à notre droite deux masques homme et femme, qui comme nous n’avaient jamais ôté leur masque. Ils avaient toujours les yeux sur nous, mais C. C. qui leur tournait le dos ne pouvait pas s’en apercevoir. Dans le temps du ballet, elle mit sur la hauteur d’appui de la loge le livre de l’opéra, et j’ai vu le masque homme allonger le bras, et le prendre. Jugeant pour lors que ce ne pouvait être que quelqu’un qui était connu d’un de nous deux, je l’ai dit à C. C., qui connut d’abord57 son frère. La dame ne pouvait être que la C.. Sachant le numéro de ma loge il avait acheté celle au côté, et j’ai prévu qu’il allait faire souper sa sœur avec cette femme. J’en étais fâché ; mais je ne pouvais éviter la chose que rompant en visière58 ; et j’étais amoureux.

Après le second ballet il vint dans notre loge avec sa belle, et après les compliments d’usage, la connaissance fut faite, et nous dûmes aller souper à son casin. Après s’être défaites de leur attirail de masque, les dames s’embrassèrent, et la C. combla d’éloges les charmes de mon ange. À table elle eut toujours l’air de la gracieuser, et elle, n’ayant pas l’usage du monde, celui d’un respect infini. Je voyais cependant la C., malgré son art, très jalouse des charmes naissants, que j’avais préférés aux siens. [175v] P. C., fou de gaieté, ne ménageait rien dans ses plates plaisanteries, dont sa seule dame riait : dans ma mauvaise humeur j’étais sérieux, et C. C., n’y comprenant rien, ne disait rien. Notre partie était très maussade.

Au dessert, étant ivre, il embrassa sa dame, me défiant à en faire autant à la mienne : je lui ai répondu d’un air serein, qu’aimant beaucoup mademoiselle, je n’en viendrai là que lorsque j’aurai gagné des droits sur son cœur. C. C. me remercia, son frère dit qu’il ne nous croyait pas, et sa dame lui imposa silence. J’ai alors tiré de ma poche les gants, et je lui en ai donné six paires, présentant à C. C. les autres six. Les lui chaussant j’ai baisé à reprises son joli bras, comme si c’était la première faveur que je me procurais. Son frère ricana, et se leva de table.

Il se jeta sur un sofa entraînant la C., qui avait aussi trop bu, et étalant à nos yeux sa gorge, elle ne faisait que semblant de se défendre ; mais quand il vit que sa sœur, lui tournant le dos était allée devant un miroir, et que ce libertinage me déplaisait, il la troussa pour me faire admirer ce que j’avais déjà vu à sa chute sur la Brenta, et manié depuis. Pour elle, elle lui donnait des soufflets en apparence de le punir, mais elle riait. Elle voulait que je crusse que ce rire lui ôtait la force de se défendre : dans ses efforts au contraire, elle réussit à se montrer tout entière. Une fatale dissimulation me forçait à faire l’éloge des charmes de la dévergondée.

Mais enfin voilà le roué qu’en59 apparence de calme lui demande pardon, l’ajuste, et la change de posture. [176r] Puis sans bouger il étale son état d’animal, et il s’adapte la dame la prenant à califourchon, qui faisant toujours semblant de ne pas pouvoir sortir de ses mains lui laisse faire, et fait. Je vais alors parler à C. C. me mettant entr’eux, et elle pour dérober à ses yeux cette horreur qu’elle devait déjà avoir vuey dans le miroir. Rouge comme du feu elle me parlait de ses beaux gants qu’elle pliait sur la console.

Après son brutal exploit le bourreau vint m’embrasser, et la dame embrassa sa sœur lui disant qu’elle était sûre qu’elle n’avait rien vu. C. C. lui répondit sagement qu’elle ne savait pas ce qu’elle aurait pu voir. Mais je voyais sa belle âme dans la plus grande alarme. Pour ce qui regarde mon état, je le laisse deviner au lecteur qui connaît le cœur de l’homme. Comment souffrir cette scène à la présence d’une innocente que j’adorais et dans le moment que mon âme combattait entre le crime, et la vertu pour la défendre de moi-même ? Quel martyre ! La colère, et l’indignation me faisaient trembler de la tête aux pieds. L’infâme croyait de me donner ainsi une extrême marque d’amitié. Comptant pour rien qu’il déshonorait sa dame, et qu’il débauchait, et prostituait sa sœur, il était aveugle, et insensé au point qu’il ne comprenait pas que par ce qu’il avait fait il devait m’avoir poussé à bout au point de me mettre dans le risque évident d’ensanglanter la scène. Je ne sais pas comment j’ai pu me tenir de l’égorger. La seule bonne raison qu’il m’allégua le surlendemain fut qu’il était bien loin de s’imaginer que je n’eusse déjà traitéz sa sœur tête à tête comme il avait traité la C.. Après les avoir conduits chez eux, je suis allé me coucher espérant que le sommeil calmerait mon courroux.

[176v] À mon réveil ne me trouvant qu’indigné, mon amour devint invincible. C. C. ne me parut à plaindre que parce que je ne pouvais pas faire son bonheur, car je me sentais déterminé à tout faire pour mettre obstacle à tout le parti que le coquin pourrait tirer de ses charmes, s’il m’arrivait de devoir l’abandonner. L’affaire me semblait pressante. Quelle horreur ! Quelle espèce inouïe de séduction ! Quel étrange moyen de gagner mon amitié ! Je me voyais à la dure condition de devoir faire semblant de reconnaître pour marques d’amitié ce qui ne pouvait dériver que des lâches sentiments d’un libertinage effréné qui sacrifiait tout à l’intérêt de se soutenir. On m’avait informé qu’il était obéré, qu’il avait fait banqueroute à Vienne, où il avait femme et enfants, qu’il l’avait faite à Venise même compromettant son père qui l’avait chassé de sa maison, et qui faisait semblant de ne pas savoir qu’il y demeurait encore. Il avait séduit la C. que son mari ne voulait plus voir, et après lui avoir mangé tout, il voulait poursuivre à l’entretenir, malgré qu’il ne sût plus où donner de la tête pour trouver un sequin. Sa mère, qui l’adorait, lui avait donné tout ce qu’elle possédait, et jusqu’à ses habits. Je m’attendais à le voir venir de nouveau me demander de l’argent, ou quelque caution ; maisaa j’étais décidé à lui refuser tout. Je ne pouvais souffrir l’idée que C. C. dût devenir la cause de ma ruine, ni l’autre qu’elle dût servir d’instrument à son frère pour entretenir ses débauches.

Guidé par l’amour, je suis allé chez lui le lendemain, et après lui avoir dit que j’adorais sa sœur avec l’intention la plus pure, je lui ai fait sentir la peine qu’il [177r] m’avait faite à cet indigne souper. Je lui ai dit que j’étais décidé à ne plus me trouver avec lui quand même je devrais renoncer au plaisir de voir sa sœur ; mais que je trouverais le moyen d’empêcher qu’elle sorte avec lui, s’il se flattait de réussir à la vendre à quelqu’un autre.

Il ne me répondit autre chose sinon que je devais lui pardonner parce qu’il était ivre, et qu’il ne croyait pas que j’aimasse sa sœur d’un amour qui excluait la jouissance. Il m’embrassa en pleurant, et dans ce moment sa mère vint avec sa fille me remercier des jolis présents que je lui avais faits. Je lui ai dit que je ne l’aimais qu’espérant qu’elle me l’accorderait pour femme : qu’à cette fin je ferais parler à son mari, après que je me serais fait un état suffisant à la rendre heureuse. Lui disant cela, je lui ai baisé la main sans pouvoir retenir mes larmes qui excitèrent les siennes. Après m’avoir remercié des sentiments que je lui avais témoignés, elle se retira me laissant avec sa fille, et son fils qui paraissait devenu de marbre.

Il y a dans le monde une grande quantité de mères de cette trempe, toutes honnêtes, et ayant en partage toutes les vertus, dont la première étant la bonne foi, elles sont presque toutes les victimes de la confiance qu’elles ont en ceux qui leur paraissent gens de probité.

Le discours que j’ai tenu à madame étonna sa fille. Mais elle fut bien plus étonnée quand je lui ai répété ce que j’avais dit à son frère. Après une très courte réflexion, elle lui dit qu’avec un autre que moi elle aurait été perdue, et qu’elle ne lui aurait pas pardonné si elle avait été à la place de la dame qu’il avait déshonorée quand même elle aurait été sa femme.

P. C. pleura. Mais le coquin était le maître de ses larmes.

[177v] Dans ce jour-là, dimanche de la Pentecôte, les théâtres n’étant pas ouverts, il me pria de me trouver le lendemain à l’endroit ordinaire où il me consignerait sa sœur. Il nous dit que l’honneur, et l’amour l’obligeant à ne pas laisser seule Madame C. il nous laisserait en pleine liberté. Je vous donnerai, me dit-il, ma clef, et vous reconduirez ma sœur ici après que vous aurez soupé où bon vous semblera.

Il nous laissa après m’avoir donné la clef que je n’ai pas eu la force de refuser, et je suis parti aussi un moment après disant à C. C. que nous nous parlerions le lendemain dans le jardin de la Zuecca. Elle me dit que le parti que son frère avait pris était le plus honnête qu’il pût prendre.

La chose fut ainsi le lendemain, il me la laissa, et brûlant d’amour j’ai prévu ce qui devait arriver. Après avoir loué une loge, nous allâmes à notre jardin, où étant le lundi de la Pentecôte nous trouvâmes beaucoup de monde ; mais le casin étant libre nous ne demandions pas davantage.

Nous montons, et certains que nous n’oserons pas nous promener, dix à douze compagnies se trouvant à plusieurs tables dans le jardin, nous nous déterminons à souper dans le casin, ne nous souciant d’aller à l’opéra qu’au second ballet. Nous ordonnons donc le souper en conséquence. Nous avions devant nous sept heures : elle me dit qu’elle était sûre que nous ne nous ennuierionsab pas, et s’étant défaite de tout l’attirail de masque elle se jette entre mes bras me disant que j’avais fini de lui lier l’âme à cet affreux souper, où je l’avais si bien ménagée. Nos raisonnements étaient toujours accompagnés de [178r] baisers, dont nous inondions nos physionomies. Mais l’amour ne baise la physionomie que pour la remercier des désirs qu’elle lui inspire ; et le but de ses désirs étant un autre, l’amour s’irrite si on n’en vient pas là.

— As-tu vu, me dit-elle, ce que mon frère a fait avec sa dame, lorsqu’elle monta sur lui comme on monte à cheval ? Je suis vite allée devant le miroir ; mais je me suis bien figuréac la chose.

— As-tu eu peur que je te traite de même ?

— Je t’assure que non. Comment aurais-je pu craindre cela sachant combien tu m’aimes ? Tu m’aurais tellement humiliée que je n’aurais plus pu t’aimer. Nous nous garderons toujours pour lorsque nous serons mariés. N’est-ce pas ? Tu ne saurais te figurer la joie de mon âme quand tu t’es expliqué à ma mère. Nous nous aimerons toujours. Mais, tant que je m’en souviens, je te prie de m’expliquer les deux vers des jarretières.

— Y a-t-il deux vers ? Je n’en sais rien.

— Fais-moi le plaisir de le lire. Ils sont français.

Comme elle était assise sur moi, elle se défait d’une, tandis que je lui ôtais l’autre. Voici les deux vers que j’aurais dû lire avant de lui donner les jarretières :

En voyant tous les jours le bijou de ma belle

Vous lui direz qu’amour veut qu’il lui soit fidèle60.

Ces vers que quoique polissons j’ai trouvés parfaits, comiques, et spirituels me firent éclater de rire, et encore plus rire quand pour la contenter j’ai dû les lui expliquer à la lettre. S’agissant de deux idées neuves elle eut besoin d’un commentaire qui nous mit en feu tous les deux. La première chose que j’ai dû lui [178v] dire fut que pour le bijou on entendait son petit cela dont je ne pouvais devenir maître que l’épousant ; et la seconde de quelle façon les jarretières auraient le privilège de le voir à chaque instant si elles avaient des yeux. C. C. toute rouge me dit en m’embrassant de tout son cœur que son bijou n’avait aucun besoin que les jarretières lui fissent ce compliment, puisqu’il savait parfaitement bien qu’il ne devait être qu’à son mari.

— Je suis seulement fâchée, m’ajouta-t-elle, après y avoir un peu pensé, que je n’oserai plus faire voir mes jarretières à personne. Dis-moi à quoi tu penses.

— Je pense que ces bienheureuses jarretières ont un privilège que je n’aurai peut-être jamais. Que ne suis-je à leur place ! Je mourrai peut-être de ce désir, et je mourrai malheureux.

— Non mon ami. Je suis dans ton même cas, car tu dois aussi avoir des bijoux qui m’intéressent, et je suis sûre de vivre. D’ailleurs nous pouvons hâter notre mariage. Pour moi je suis prête à te donner ma foi demain si tu veux. Nous sommes libres, et mon père devra y consentir.

— Tu raisonnes juste, car l’honneur même l’y forcerait ; mais je veux pourtant lui donner avant tout une marque de respect te faisant demander, et notre maison sera bien vite faite. Ce sera dans huit à dix jours.

— Si tôt ? Tu verras qu’il répondra que je suis trop jeune.

— Et il dira peut-être vrai.

— Non ; car je suis jeune ; mais pas trop. Je suis sûre, mon cher ami, que je pourrais être ta femme.

[179r] Je brûlais : je ne pouvais plus résister à la force que la nature me faisait61.

— Ma chère amie, lui dis-je, la tenant serrée entre mes bras, es-tu sûre que je t’aime ? Me crois-tu capable de te manquer ? Es-tu certaine de ne jamais te repentir de m’avoir épousé ?

— J’en suis plus que certaine, mon cœur : jamais je ne te croirai capable de faire mon malheur.

— Marions-nous donc dans ce même moment devant Dieu, en sa présence : nous ne pouvons pas avoir un plus loyal, un plus respectable témoin que notre créateur qui connaît nos consciences, et la pureté de nos intentions. Nous n’avons pas besoin d’écritures. Donnons-nous réciproquement notre foi : unissons nos destinées dans ce moment, et rendons-nous heureux. Nous passerons au cérémonial de l’église, lorsque le tout pourra se faire publiquement.

— Je suis contente, mon cher ami. Je promets à Dieu, et à toi d’être depuis ce moment jusqu’à ma mort ta fidèle femme, et de m’expliquer ainsi à mon père, au prêtre qui nous donnera la bénédiction à l’église, et à toute la terre.

— Je te fais, ma chère amie, le même serment ; et je t’assure que nous sommes parfaitement mariés, et appartenons l’un à l’autre. Viens actuellement entre mes bras. Nous allons rendre notre mariage complet au lit.

— D’abord ? Est-il possible que je touche de si près à mon bonheur ?

Je suis alors allé dire à la maîtresse du jardin de ne nous porter à manger que quand nous appellerions, et de nous laisser tranquilles, car nous voulions dormir jusqu’à la nuit. C. C. s’était jetée sur [179v] le lit toutad habillée ; mais je lui ai dit en riant que l’amour, et l’hymen allaient tout nus.

— Tout nus ? Et toi aussi ?

— Naturellement. Laisse-moi faire.

En moins d’une minute, je l’ai mise devant mes yeux avides, et avares sans que nul voile pût me dérober le moindre de ses charmes. Extasié par une admiration qui m’excédait62, je dévorais par des baisers de feu tout ce que je voyais courant d’un endroit à l’autre, et ne pouvant m’arrêter nulle part, possédé comme j’étais par la cupidité d’être partout, me plaignant que ma bouche devait aller moins rapidement que mes yeux. Ta beauté, lui dis-je, est divine : elle ne me laisse pas croire dans ce moment d’être mortel.

C. C., blanche comme l’albâtre, avait desae cheveux noirs, et sa puberté ne paraissait que par le poil follet, divisé en petites boucles qui formaient une frise transparente par-dessus la petite entrée du temple de l’amour. Grande, et mince de taille, elle était honteuse de me laisser voir ses hanchesaf, que l’emboîtement des cuisses relevait à merveille, et dont elle croyait la proportion vicieuse, tandis que moins grosses, et moins relevées, elles auraient été moins belles. Son ventre paraissait à peine, et ses seins ne laissaient rien à désirer ni aux yeux ni aux mains. Ses grands yeux noirs sous des sourcils ennemis de la colère témoignaient la joie de son âme ravie de voir dans mon admiration l’effet du prestige de la beauté. Ses joues couleur de rose, qui faisaient contraste avec sa blancheur, ne montraient deux petites fosses que lorsqu’un doux rire allongeait de quelques lignes63 [180r] ses lèvres de corail qui dans le même temps montraient des dents dont la blancheur ne surpassait celle de sa gorge que parce qu’elle était animée par le lustre de l’émail.

Hors de moi-même, je commençais à craindre ou que mon bonheur ne fût pas réel, ou qu’il ne pût pas devenir parfait par une plus grande jouissance. Mais l’amour malin s’avisa dans un moment si sérieux de me donner un sujet de rire.

— Serait-ce une loi, me dit C. C., que l’époux ne dût pas se déshabiller ?

— Non, mon ange. Et quand même cette barbare loi existerait, je ne m’y soumettrais pas.

Jamais je ne me suis déshabillé plus rapidement. Ce fut alors à son tour à suivre aveuglément les impulsions de l’instinct. Elle n’interrompait ses transports, et ses fureurs que pour me demander si c’était bien vrai que je lui appartinsse. Elle me dit que la statue de la beauté que son père avait démontrait que le premier sculpteur avait été un homme, carag une femme l’aurait composée du sexe différent du sien.

— Grande puissance de l’amour ! s’écria-t-elle. On n’a point de honte. Aurais-je cru cela il y a dix jours64 ? Ne me chatouille pas là, je t’en prie, c’est trop sensible.

— Mon cœur, je vais te faire un grand mal.

— J’en suis sûre ; mais que rien ne t’empêche. Quelle différence de toi à mon oreiller !

— À ton oreiller ? Tu ris ? Explique-moi cela.

— C’est un enfantillage. Depuis quatre ou cinq nuits, je ne pouvais m’endormir que [180v] serrant entre mes bras un grand oreiller, lui donnant cent baisers, et m’imaginant toujours que c’était toi. Je ne me touchais là, mon cher ami, qu’un seul instant à la fin, et très légèrement. Un plaisir qu’on ne peut pas expliquer survenait pour me rendre immobile, et comme morte : je m’endormais, et me réveillant huit ou neuf heures après, je riais de me trouver avec le gros coussin entre mes bras.

C. C. devint ma femme en héroïne, comme toute fille amoureuse doit le devenir, car le plaisir, et l’accomplissement du désir rendent délicieuse jusqu’à la douleur. J’ai passé deux heures entières sans jamais me séparer d’elle. Ses continuelles pâmoisons me rendaient immortel. L’obscurité me fit résoudre à suspendre la jouissance. Nous nous sommes habillés, et j’ai appelé de la lumière et à souper.

Quel repas délicieux, quoique frugal ! Nous mangions nous entreregardant, et nous ne parlions pasah, parce que nous ne savions plus que nous dire. Nous trouvions notre bonheur suprême songeant que c’était nous qui nous l’avions fait, et que nous nous le renouvellerions à notre gré.

L’hôtesse monta pour savoir si nous voulions encore quelque chose ; et elle nous demanda si nous allions à l’opéra, et s’il était vrai qu’il était si beau.

— Vous n’y avez donc jamais été lui dit C. C.

— Jamais, car pour des gens comme nous c’est trop cher. Ma fille en est si curieuse qu’elle donnerait, Dieu me pardonne, son pucelage, je crois, pour y aller une fois.

[181r] C. C. lui répondit en éclatant de rireai qu’elle payerait sa curiosité à trop cher prix ; et dans le même instant que je pensais à faire présent à cette femme de la loge que j’avais louée, elle me dit que nous pourrions faire le bonheur de cette fille lui donnant notre clef. Je la lui donne lui jurant que j’avais la même pensée.

— Tenez, dit-elle à l’hôtesse, voici la clef d’une loge de S.t Moyse qui coûte deux sequins. Allez d’abord à l’opéra avec votre fille, qui doit garder son pucelage pour quelque chose de mieux.

— Et en voilà deux autres, lui ajoutai-je alors, pour faire ce que vous voudrez.

La bonne femme tout étonnée de la magnificence de ce présent courut le porter à sa fille, tandis que nous nous applaudissions de nous être mis dans la nécessité de nous recoucher. L’hôtesse remonte avec sa fille, belle blonde assez ragoûtante, qui veut à toute force baiser la main à ses bienfaiteurs.

Elle va partir dans l’instant, nous dit la mère, avec son amoureux, qui est là-bas ; mais je ne la laisserai pas aller seule, car c’est un gaillard. J’irai avec eux. Je lui ai dit alors de faire attendre la gondole dans laquelle elle reviendrait, dont nous nous servirions pour retourner à Venise.

— Quoi ? Vous resterez ici jusqu’à quatre heures65 ?

— Oui ; car nous nous sommes mariés ce matin.

— Ce matin ? Dieu vous bénisse.

Elleaj s’approche alors du lit ; et après avoir vu des indices dignes de vénération, elle va embrasser ma charmante initiée, lui faisant compliment sur sa sagesse ; mais ce qui nous amusa à l’excès fut un sermon que cette [181v] femme fit à sa fille, lui montrant ce qui selon elle faisait un honneurak immortel à C. C., et que l’Hymen ne voyait que très rarement sur son autel. La fille lui répondit en baissant ses yeux bleus qu’elle était sûre qu’il lui en arriverait autant à ses noces.

— J’en suis certaine aussi, car je ne te perds jamais de vue. Va chercher de l’eau dans la cuvette, et porte-la ici, car cette nouvelle mariée doit en avoir besoin.

Elle monta de l’eau, puis elles partirent, et cette scène comique égaya mon ange à l’excès. Après un rafraîchissement général nous nous enfermâmes, et nous nous remîmes au lit, où quatre heures nous passèrent bien vite. Le dernier débat aurait duré davantage, si le caprice n’était venu à ma moitié, devenue déjà curieuse, de prendre ma place me mettant à la sienne. S’étant offerte à mon âme dans un aspect d’obsession qui la déclarait envahie par Vénus, le suprême degré de la volupté s’empara de mes sensal. Étant restés comme morts, nous nous endormîmes ; mais un moment après l’hôtesse frappa pour nous dire que la gondole était à notre service. Je suis allé vite ouvrir pour rire de ce qu’elle nous conterait de l’opéra ; mais elle laissa ce soin à sa fille pour aller nous faire du café. La blondine aida C. C. à s’habiller, me donnant de temps en temps des coups d’œil qui me firent parfaitement connaître que sa mère se trompait bien si elle la croyait inexperte.

Rien n’était plus indiscret que les yeux de mon ange. [182r] Cernés au point qu’elle paraissait avoir reçu des coups. La pauvre enfant venait de soutenir un combat, qui l’avait positivement rendue une autre. Après avoir pris du café bien chaud, nous dîmes à l’hôtesse que nous voulions un dîner délicat pour le lendemain. À la lumière du nouveau jour, nous sommes descendus à la place de S.te Sophie66 pour éluder la curiosité des barcarols. Nous nous quittâmes contents, heureux, et sûrs que nous étions parfaitement mariés. Je suis allé me coucher, déterminé à obliger, par un oracle infaillible, M. de Bragadin à me faire avoir cette fille pour femme. J’ai dormi jusqu’à midi ; j’ai dîné dans mon lit, et j’ai passé le reste de la journée à jouer malheureusement.

Le lendemain, j’ai vu P. C. dans ma chambre fort gai, et ayant avec moi un ton tout à fait nouveau. Il me dit clair, et net qu’il était sûr que j’avais couché avec sa sœur, et qu’il en était enchanté.

— Elle ne veut pas en convenir, me dit-il, mais cela m’est égal. Je vous la conduirai aujourd’hui.

— Vous me ferez plaisir, car je l’aime, et je la ferai demander à votre père d’une façon qu’il ne me la refusera pas.

— Je le désire ; mais j’en doute. En attendant, je suis dans le cas de devoir vous prier d’un nouveau plaisir. Je peux avoir, moyennant un billet payable en six mois, une bague qui vaut deux cents sequins que je suis sûr de vendre aujourd’hui pour le même prix ; mais sans votre caution le marchand, qui vous connaît, ne veut pas me la donner. Me ferez-vous ce plaisir ? Je sais que vous avez hier perdu trois cents sequins : je vous en offre cent, que vous me rendrez à l’échéance du billet.

Comment faire à refuser à ce malheureux ce qu’il me demandait ? Je lui ai répondu que j’étais prêt ; mais [182v] qu’il avait tort d’abuser ainsi de la tendresse qui m’attachait à sa sœur. Nous allâmes chez le marchand qui avaitam la bague, et nous finîmes l’affaire. Cet homme, que je ne connaissais pas, crut de me faire un compliment très flatteur me disant qu’il était prêt sous ma caution à donner à P. C. tout ce qu’il avait. C’est ainsi que ce coquin allait chercher par Venise un en cent le mal avisé67, qui contre toutes les raisons me faisait crédit, car je n’avais rien. Par là C. C., qui ne devait être faite que pour mon bonheur, devenait la cause de mon précipice.

Le père de C. C. étant allé à Treviso pour affaires, son frère vint me la consigner à midi. Pour me convaincre qu’il était honnête homme, il me rendit le billet du vin de Chypre que j’avais cautionné, m’assurant en même temps qu’à notre première entrevue il me donnerait les cent sequins qu’il m’avait promis.

À la Zuecca, dont j’ai d’abord fait fermer le jardin, nous dînâmes sous une vigne. C. C. me paraissait devenue plus belle. Le sentiment de l’amitié s’étant joint à l’amour, notre pleine satisfaction brillait sur nos figures. L’hôtesse qui m’avait trouvé généreux me donna du gibier, et de l’esturgeon. La blondine nous servit à table, et elle vint nous servir dans notre chambre quand elle sut que nous allions nous coucher. Après avoir aidéan ma femme à se déshabiller, elle voulait aussi me déchausser ; mais je l’ai dispensée faisant semblant de ne pas voir sa gorge que sous le prétexte de la chaleur elle laissait trop voir. Mais pouvais-je avoir des yeux pour quelqu’autre objet étant avec C. C. ?

Elle me demanda d’abord ce que c’était que les cent sequins que son frère devait me porter, et je lui ai tout dit. Elle me dit que pour l’avenir je devais absolument lui refuser ma signature, car le malheureux étant obéré m’entraînerait [183r] dans son précipice qui ne pouvait pas manquer.

Nos plaisirs amoureux cette seconde fois nous semblèrent plus solides : nous crûmes de les savourer avec plus de délicatesse ; nous y raisonnions dessus. Elle me pria de faire tout mon possible pour la rendre féconde, car dans le cas que son père s’obstinât à ne pas vouloir qu’elle se mariât si jeune, il changerait d’avis quand il la verrait grosse. J’ai dû lui faire un doctrinal68 par lequel elle comprit que l’enfantement ne pouvait dépendre de nous qu’en partie ; mais qu’il était probable qu’il arrivât une fois ou l’autre, principalement quand nous nous trouverions dans la douce extase en même temps.

Travaillant donc à la chose avec étude, et attention, après deux épreuves qui selon elle allèrent très bien, nous passâmes quatre bonnes heures à dormir. J’ai appelé ; on nous porta des bougies, et après avoir pris du café nous recommençâmes nos travaux amoureux pour parvenir à l’accord de cette mort source de vie qui devait assurer notre bonheur. Mais l’aube étant venue nous avertir que nous devions retourner à Venise, nous nous habillâmes à la hâte, et nous partîmes.

Nous fîmes la même partie le vendredi, et je crois devoir faire grâce au lecteur du détail de notre entretien qui quoique toujours nouveau pour ceux qui s’aiment, ne paraît souvent pas tel à ceux qui en écoutent les circonstances. Nous avons fixé notre dernière partie au jardin pour le lundi dernier jour de masques. La seule mort pouvait m’y faire manquer, car ce pouvait être le dernier jour de nos jouissances amoureuses.

Le lundi matin donc ayant vu P. C. qui me confirma le [183v] rendez-vous à la même heure, et au même lieu, je n’ai pas manqué de m’y trouver. La première heure passe vite, malgré l’impatience de celui qui attend ; mais après la première passa la seconde, la troisième, la quatrième, et la cinquième sans que le couple que j’attendaisao parût. Je ne pouvais me figurer que tout ce qu’il y avait de plus sinistre. Mais si C. C. n’avait pas pu sortir, son frère aurait dû venir me le dire ; mais il se pouvait que quelque contretemps invincible l’eût empêché lui-même d’aller prendre sa sœur. Je ne pouvais pas aller à leur maison de crainte de les manquer en chemin.

Ce fut à la fin au son de la cloche de l’Angélus que je me suis vu approché par C. C. masquée ; mais toute seule. J’étais sûre, me dit-elle, que tu étais ici, et j’ai laissé que ma mère dise. Me voilà. Tu dois être mort de faim. Mon frère ne s’est pas laissé voir dans toute la journée. Allons vite à notre jardin. J’ai besoin de manger, et que l’amour me console de tout ce que j’ai souffert aujourd’hui.

M’ayant dit tout, je n’ai eu rien à lui demander. Nous allâmes au jardin malgré un orage très violent, qui, étant à une seule rame69, me fit grande peur. C. C. qui ne connaissait pas le danger folâtrait, et le mouvement qu’elle donnait à la gondole mettait le barcarol dans le risque de tomber dans l’eau, et pour lors nous aurions péri. Je lui disais de se tenir tranquille sans lui représenter le danger qui nous menaçait de crainte de l’épouvanter. Ce fut le barcarol qui à haute voix nous dit que si nous ne nous tenions immobiles nous étions perdus. Nous arrivâmes à la fin, et le barcarol rit lorsqu’il se vit payé au quadruple.

[184r] Nous passâmes là six heures heureuses comme le lecteur peut se les figurer. Le sommeil ne fut pas de la partie. La seule pensée qui mettait du trouble dans notre joie c’était que le temps des masques étant fini nous ne savions pas de quelle façon nous pourrions dans la suite avoir des entretiens amoureux. Je lui ai promis d’aller le mercredi matin faire une visite à son frère, où elle viendrait comme de coutume.

Après avoir pris congé de la bonne jardinière, qui ne pouvait plus espérer de nous voir, nous allâmes à Venise, et après avoir mis C. C. à sa porte, je suis allé chez moi. La nouveauté que j’ai trouvéeap me réveillant à midi fut le retour de de la Haye avec son élève Calvi. C’était un fort joli garçon, comme je crois l’avoir dit ; mais j’ai bien ri à table, lorsque le faisant parler je l’ai trouvé en tout jusque dans les gestes un jeune de la Haye en miniature. Il marchait, il riait, il regardait comme lui, il parlait son même français qui était correct mais âpre. J’ai trouvé cet excès scandaleux. Je me suis cru en devoir de dire ouvertement à son précepteur qu’il devait absolument démaniérer70 son élève, car cette singerie lui attirerait des railleries très amères. Le baron de Bavois survint, et après avoir passé une heure avec ce garçon, il pensa comme moi. Ce bon garçon mourut deux ou trois ans après. De la Haye dont la fureur71 était de faire des élèves, deux ou trois mois après la mort de Calvi, devint instituteur du jeune chevalier de Morosini neveu de celui qui avait fait la fortune du baron de Bavois, et qui était alors commissaire de la [184v] République aux confins pour en régler les limites avec la Maison d’Autriche dont le commissaire était le comte de Christiani72.

Amoureux comme j’étais, je n’ai pu différer davantage une démarche, dont, selon mon calcul, mon bonheur devait dépendre. Après le départ de la compagnie, j’ai prié M. de Bragadin avec les deux autres ses fidèles amis de me donner deux heures d’audience dans notre cabinet où nous étions inaccessibles. Ce fut là que sans nul exorde, mais ex abrupto73 je leur ai dit que j’étais amoureux de C. C., et déterminé à l’enlever s’ils ne trouvaient pas le moyen de me la faire accorder par son père pour épouse. Il s’agit, dis-je à M. de Bragadin, de me faire un état suffisant à ma vie, et d’assurer dix mille ducats que cette fille doit me porter en dot.

Leur réponse fut que, si Paralis leur donnera toutes les instructions nécessaires, ils obéiront. Je ne demandais pas davantage. J’ai alors passé deux heures à faire toutes les pyramides qu’ils désirèrent, et la conclusion fut que celui qui demanderait la fille à son père serait M. de Bragadin en personne, parce que c’était lui qui devait assurer sa dot avec tous ses biens présents, et éventuels. Le père de C. C. étant alors à la campagne, je leur ai dit qu’ils seraient tous les trois avertis quand il serait de retour en ville, puisqu’ils devaient être tous les trois ensemble quand on lui demanderait la fille.

Très content de ma démarche, je suis allé le lendemain matin chez P. C.. Une vieille femme me dit qu’il n’y était [185r] pas ; mais que madame viendrait d’abord me parler. Je la vois un moment après avec sa fille ayant toutes les deux l’air triste. C. C. me dit que son frère était en prison pour dettes, et qu’il serait difficile de le faire sortir parce que les sommes qu’il devait étaient trop fortes. La mère me dit en pleurant qu’elle était au désespoir de ne pas pouvoir le soutenir en prison, et elle me montre la lettre qu’il lui avait écrite dans laquelle il la priait de donner l’incluse à sa sœur. Je lui demande si je pouvais lire la lettre qu’il lui écrivait, elle me la donne, et je trouve qu’il la priait de le recommander à moi. Je lui dis, la lui rendant, qu’elle n’avait qu’à lui écrire que je ne pouvais rien faire pour lui, et en même temps je supplie madame de recevoir vingt sequins avec lesquels elle pourrait le secourir, lui en envoyant un ou deux à la fois. Elle ne les prit qu’en force des prières de sa fille.

Après cette scène lugubre, je leur rends compte de ma démarche pour obtenir pour ma femme C. C.. Madame trouva mon procédé honorifique74, et très bien conduit ; mais elle me dit de ne rien espérer, car son mari ne voulait la marier que lorsqu’elle aurait l’âge de dix-huit ans, et surtout à un négociant. Il devait arriver dans le même jour. Au moment de mon départ C. C. me glissa un billet. Elle m’écrivait que je pouvais sans rien craindre, ayant la clef de la petite porte, aller chez elle à minuitaq, sûr de la trouver dans la chambre de son frère.

Ma joie était complète, car malgré leurs doutes j’espérais tout. Je retourne chez moi, et j’annonce à M. de [185v] Bragadin l’arrivée imminente de M. Ch.75 père de C. C. : Il écrit le billet à ma présence. Il le priait de lui assigner l’heure à laquelle il pourrait aller lui parler d’une affaire d’importance. Je lui ai dit d’attendre à l’envoyer le lendemain.

Étant allé à minuit chez C. C., je l’ai trouvée à bras ouverts dans la chambre de son frère. Après m’avoir assuré que je n’avais rien à craindre, que son père était retourné en parfaite santé, et que tout le monde dormait, nous nous livrâmes à l’amour ; mais elle frissonnaar quand je lui ai dit que le lendemain son père recevrait le fatal billet. Elle me dit ce qu’elle craignait, et elle raisonnait juste.

— Mon père, me dit-elle, qui actuellement ne pense à moi que comme on pense à un enfant, ouvrira les yeux sur moi, et voulant éclairer76 ma conduite, Dieu sait ce qu’il fera. Maintenant nous sommes heureux plus encore que lorsque nous allions à la Zuecca, puisque nous pouvons ici passer ensemble toutes les nuits ; mais que fera mon père quand il saura que je me suis fait un amant ?

— Que peut-il faire ? S’il me refuse, je t’enlèverai, et le patriarche ne pourra pas nous refuser la bénédiction nuptiale. Nous serons l’un à l’autre pour tout le reste de nos jours.

— C’est tout ce que je souhaite, et je suis prête à tout ; mais je connais mon père, et je crains.

Deux heures après, je l’ai laissée, lui promettant de retourner dans la nuit suivante. M. de Bragadin envoya vers midi son billetas au père. Il lui répondit qu’il irait lui-même le lendemain à son palais pour recevoir ses ordres. Vers minuit j’ai rendu compte de tout ceci à ma [186r] chère C. C. qui me dit que son père était fort curieux de savoir ce que M. de Bragadin, auquel il n’avait jamais parlé, pouvait vouloir de lui. L’incertitude, la crainte, et l’espoir trompeur rendirent dans ces dernières deux heures que nous passâmes ensemble les plaisirs de l’amour beaucoup moins vifs. J’étais sûr que M. Ch. retournant chez lui après avoir entendu la proposition de M. de Bragadin parlerait beaucoup à sa fille, et devant s’y attendre je la voyais plongée dans l’alarme ; la pitié qu’elle me faisait me fendait le cœur, je ne savais lui donner la moindre instruction, car je ne pouvais savoir comment son père prendrait la chose : elle devait lui cacher des circonstances qui auraient préjudicié77 sa vertu, et dans l’essentiel elle devait dire la vérité se montrant très soumise àat sa volonté. Dans ces réflexions je me trouvais repenti d’avoir fait la grande démarche précisément parce qu’elle devait avoir une conséquence trop décisive. Il me tardait de sortir de la cruelle incertitude qui m’accablait l’âme, et j’étais surpris de voir C. C. moins inquiète que moi. auJe me sentais sûr que je la verrais dans la nuit suivante. Le contraire ne me semblait pas vraisemblable.

Le lendemain après dîner, M. Ch. vint chez M. de Bragadin, et je ne me suis pas montré. Il partit après avoir passéav deux heures avec lui, et ses deux amis, et j’ai d’abord su qu’il avait répondu ce que sa femme m’avait déjà dit ; mais avec une circonstance de plus pour moi très affligeante. Il leur dit qu’il allait faire passer à sa fille dans un couvent les quatre ans qu’elle devait passer avant de se marier. Il avait fini par leur dire qu’ayant dans le temps fixé un état solide, il pourrait me l’accorder. J’ai trouvé cette réponse désolante ; et dans l’accablement de mon âme je ne fus pas étonné à minuit de trouver la petite porte de la maison de C. C. fermée [186v] en dedans. Je suis retourné chez moi, ni mort ni vivant. J’ai passé vingt-quatre heures dans la cruelle perplexité où l’on est quand on doit prendre un parti, et on ne sait pas lequel. Je trouvais alors l’enlèvement difficile, et P. C. étant en prison, je trouvais difficile aussi une correspondance avec ma femme, car je la croyais telle en force d’un lien beaucoup plus fort que celui que nous aurions pu contracter par-devant l’église, et un notaire.

Ce fut le surlendemain vers midi que je me suis déterminé d’aller faire une visite à Madame C. allant sonner à la grande porte de sa maison. Une servante est descendue pour me dire que madame était allée à la campagne, et qu’on ne savait pas quand elle serait de retour. Dans ce moment-là, j’ai presque fini d’espérer. Tous les chemins pour parvenir à savoir quelque chose m’étaient coupés. Je tâchais de me montrer indifférent lorsque j’étais avec mes trois amis ; mais j’étais le plus à plaindre de tous les hommes. Espérant d’apprendre quelque chose je me suis vu réduit à aller faire une visite à P. C. dans sa prison.

Surpris de me voir, il me témoigne la plus grande reconnaissance. Il me parle de l’état de ses dettes, il me dit cent mensonges que je fais semblant de croire : il m’assure qu’il sortira de prison dans dix ou douze jours, et il me demande excuse s’il ne m’a pas donné les cent sequins qu’il m’avait promis ; mais il m’assure qu’à son temps il fera honneur au billet des deux cents que j’avais cautionné. Après l’avoir laissé dire, je lui demande d’un air froid des nouvelles de chez lui. Il n’en sait rien, et il croit qu’il n’y a rien de nouveau : il me dit que j’avais tortaw de ne pas aller quelquefois voir sa mère, où je verrais sa sœur. Je luiax ai promis d’y aller, et après lui avoir donné deux sequins je suis parti.

Je mettais ma tête à l’alambic pour trouver le moyen de savoir l’état de C. C.. Je me l’imaginais devenue malheureuse, [187r] et me reconnaissant pouray en être la cause, je me désolais, je ne pouvais plus me souffrir. Je commençais à ne plus pouvoir ni manger ni dormir.

Deux jours après le refus de M. Ch., M. de Bragadin, et lesaz deux amis étaient allés à Padoue pour y passer un mois à l’occasion de la foire de S.t Antoine78. L’état de mon âme, et de mes affaires ne meba permettait pas de les accompagner. J’étais resté dans le palais tout seul ; mais je n’y allais que pour y dormir. Je passais toute la journée à jouer, je perdais toujours, j’avais vendu, ou mis en gage tout ce que j’avais, et je devais partout ; je ne pouvais espérer du secours que de mes constants amis, qui étaient à Padoue, et la honte m’empêchait de leur écrire.

Dans cette situation qui fait penser au suicide (c’était le 13 de juin jour dédié à S.t Antoine)bb dans le moment que je me rasais mon valet m’annonce une femme. Elle entre avec un panier, et une lettre à la main. Elle me demande si j’étais la personne qui portait le nom que je voyais sur l’adresse. Je vois l’empreinte d’un cachet que j’avais donné à C. C. J’ai cru de tomber mort. Pour me calmer, je dis à la femme d’attendre pensant de finir de me raser ; mais la main me tremblait. Je pose le rasoir, je tourne le dos à cette femme, je décachette, et je lis ce qui suit : « Avant de t’écrire au long, je dois m’assurer de cette femme. Je suis en pension dans ce couvent, très bien traitée ; et je jouis d’une santé parfaite, malgré le trouble de mon esprit. La supérieure a ordre de ne me laisser voir de personne, et de ne me permettre aucun commerce épistolaire avec qui que ce soit ; mais je suis déjà sûrebc de pouvoir t’écrire malgré sa défense. Je ne doute pas de ta foi79, mon cher époux, et je suis certaine que tu ne doutes, et ne douteras jamais de la mienne, et de mon empressement à faire tout ce que tu m’ordonneras ; car je suis à toi. Réponds-moi peu de mots, jusqu’à ce que nous soyons sûrs de la porteuse. De Muran ce 12 juin. »

[187v] Toutes les lettres que je donne sont la traduction fidèle des originales que j’ai toujours conservées80.

Cette fille en moins de trois semaines est devenue savante en morale ; mais son précepteurbd dut être l’amour, qui seul fait des miracles. Le moment, dans lequel un homme passe de la mort à la vie, ne saurait être qu’un moment de crise ; aussi ai-je eu besoin de m’asseoir, et d’employer quatre ou cinq minutes à me remettre en état naturel.

J’ai demandé à cette femme si elle savait lire. — Ah ! monsieur. Si je ne savais lire, je serais à plaindre. Nous sommes sept femmes destinées au service des saintes religieuses des XXX de Muran81. Chacune de nous vient à son tour à Venise dans son jour de la semaine : le mien est le mercredi. Ainsi aujourd’hui en huit je pourrai revenir pour vous porter la réponse de la lettre que, si vous voulez, vous pouvez écrire actuellement. Or, imaginez-vous que la plus importante des commissions qu’on nous donne étant les lettres, on ne voudrait pas de nous, si nous n’étions pas en état de lire les adresses de celles qu’on nous confie. Les religieuses veulent être sûres, et elles ont raison, que nous ne donnerons pas à Pierre une lettre qu’elles écrivent à Paul. Nos mères82 ont toujours peur que nous fassions cette balourdise. Vous me verrez donc aujourd’hui en huit à cette même heure ; mais donnez ordre qu’on vous réveille, si vous dormez, car on nous mesure le temps au poids de l’or. Surtout, ayant à faire à moi, ne craignez pas d’indiscrétion. Si je ne savais me taire, je perdrais mon pain, et pour lors que ferais-je étant veuve avec un fils de huit ans, et trois jolies filles, dont l’aînée a seize ans, et la cadette treize ? Vous serez le maître de venir les voir si vous venez à Muran. Je demeure rez-de-chaussée à dix pas du pont plus voisin de l’église du côté du jardin dans l’allée, dont l’entrée a quatre [188r] marches en dehors, et je suis toujours chez moi, ou à la tour83, ou au parloir, ou en commissions qui ne manquent jamais. Mademoiselle, dont je ne sais pas le nom, car il n’y a que huit jours qu’elle est chez nous, et qui vraiment, Dieu la garde en santé, est une beauté parfaite, m’a donné cette lettre maisbe adroitement…. ! Oh ! Elle doit avoir un esprit profond, car trois religieuses, qui étaient là présentes, ne s’en sont certainement pas aperçues. Elle me l’a donnée avec ce billet pour moi que je vous laisse aussi. Elle me recommande le secret. La pauvre enfant ! Je vous prie de lui écrire qu’elle peut en être sûre, et répondez de moi hardiment ; mais non pas des autres, malgré que je les croie toutes honnêtes, car Dieu me garde de penser mal de quelqu’un ; mais, voyez-vous, elles sont toutes ignorantes, et il est sûr qu’elles bavardent pour le moins avec leur père spirituel84. Pour moi, grâce à Dieu, je sais que je ne lui dois compte que de mes péchés, et celui de porter une lettre d’une chrétienne à un chrétien n’en est pas un ; et encore ; mon confesseur est un vieux moine, que, Dieu me pardonne, je crois sourd, car il ne me répond jamais rien ; mais s’il l’est, ce sont ses affaires : je ne dois pas m’en mêler.

C’est ainsi que cette femme que je n’avais pas dessein d’interroger, voulut m’en épargner la peine, me disant tout ce que je pouvais avoir envie de savoirbf, au seul dessein de m’engager à me servir uniquement d’elle dans cette intrigue. On peut voir dans ce bavardage même, qu’il est difficile d’oublier, une éloquence sublime qui persuade, et insinue beaucoup de confiance.

J’ai d’abord répondu à ma chère recluse avec intention de n’écrire que quatre ou six lignes comme elle me disait de faire ; mais je n’avais pas assez de temps pour lui écrire une courte lettre : elle fut de quatre pages, et elle dit peut-être moins de ce [188v] qu’elle m’avait dit dans une. Je lui ai dit que sa lettre m’avait sauvé la vie, puisque je ne savais ni où elle était, ni si elle était vive ou morte. Je lui demandais si je pouvais espérer, sinon de lui parler, au moins de la voir. Je lui disais que j’avais donné à la porteuse un sequin, qu’elle devait en avoir trouvé un sous le cachet de la lettre, et que je lui enverrais autant d’argent qu’elle voudrait, si elle croyait qu’il pourrait lui être nécessaire ou utile. Je la priais de ne pas manquer de m’écrire tous les mercredis, et de ne jamais craindre d’être trop longue, me rendant non seulement compte de tout ce qui la regardait dans le plus grand détail de la vie qu’on lui faisait faire ; mais de toutes ses pensées aussi sur le projet de briser toutes les chaînes, et de détruire par la force tous les obstacles qui pourraient s’opposer à notre réunion, car je me devais à elle tout comme elle me disait qu’elle se devait à moi. Je lui faisais sentir qu’elle devait employer tout son esprit à se faire aimer non seulement de toutes les religieuses ; mais des pensionnaires aussi sans cependant leur faire la moindre confidence, ni montrer d’être mécontente qu’on l’eût mise là-dedans. Après avoir loué son esprit qui avait su trouver le moyen de m’écrire malgré la prohibition de la supérieure, je lui faisais sentirbg qu’elle devait avoir le plus grand soin de ne se laisser jamais surprendre dans le moment qu’elle m’écrivait, car pour lors on visiterait sa chambre, sa commode, et même ses poches pour lui prendre tout ce qu’on lui trouverait d’écrit. Par cette raison je la priais de brûler toutes mes lettres. Je lui disais de se régler avec toute la force de son esprit sur la nécessité où elle était d’aller souvent à confesse ; étant sûr qu’elle devait comprendre très bien ce que je voulais [189r] lui dire. Je finissais par la conjurer de me communiquer toutes ses souffrances l’assurant que ses peines m’intéressaient encore plus que ses plaisirs.

Après avoir cacheté ma lettre de façon que le sequin qui était sous la cire d’Espagne était imperceptible, j’en ai donné un autre à la femme l’assurant que je la traiterais de même toutes les fois qu’elle me porterait une lettre de la même demoiselle. La reconnaissance la fit pleurer. Elle me dit que n’y ayant point de clôture pour elle85, elle remettrait ma lettre à la demoiselle dans un moment qu’elle la trouverait seule. Voici le billet que ma chère C. C. avait donné à cette femme en lui confiant la lettre : « C’est Dieu, ma bonne femme, qui m’inspire de me confier à vous plutôt qu’à une autre. Portez cette lettre à son adresse, et si la personne n’est pas à Venise, vous me la rapporterez. Vous devez la remettre entre ses propres mains. Je suis sûre que vous aurez d’abord la réponse que vous ne me remettrez qu’étant certaine de n’être observée de personne. »

L’amour ne devient imprudent que dans l’impatience de jouir ; mais lorsqu’il s’agit de se ménager le retour d’un bonheur auquel des combinaisons funestes ont mis des entraves, l’amour voit, et prévoit tout ce que la plus fine perspicacité peut apercevoir. La lettre de ma femme combla mon âme de joie, et je me suis trouvé dans un instant passé d’une extrémité à l’autre. Je me croyais certain de l’enlever quand même le couvent aurait eu ses murs garnis d’artillerie. Ma première pensée fut de trouver le moyen de me faire passer vite les sept jours après lesquels je devais recevoir la seconde lettre. Il n’y avait que le jeu qui pût me distraire, et tout le monde était [189v] à Padoue. J’ordonne vite à mon valet de me faire ma malle, et de me la porter dans le burchiello qui allait partir, et je pars dans l’instant pour Fusine86, et de là à franc étrier je suis en moins de trois heures à la porte du palais Bragadin87, où je vois le maître qui entrait pour aller dîner. Il m’embrassa, et me voyant tout en nage il me dit en riant qu’il était sûr que rien me pressait. Je lui ai répondu que je mourais de faim.

J’ai porté la joie dans la compagnie, et elle s’augmenta quand je leur ai dit que je passerais avec eux six jours. Après dîner j’ai vu M. Dandolo s’enfermer dans sa chambre avec de la Haye. Ils y passèrent deux heures entières. M. Dandolo vint à mon lit pour me dire que j’étais arrivé à temps pour consulter mon oracle sur une affaire d’importance qui le regardait, et il me présenta la question. Il demandait s’il ferait bien à embrasser le projet que de la Haye venait de lui faire. Je fais sortir la réponse qui lui ordonnait de le rejeter. M. Dandolo surpris fait une seconde question. Il demande quelles raisons il lui alléguerait pour justifier son refus. Jebh lui insinue qu’il devait répondre qu’il avait cru de devoir me demander mon avis, et quebi m’ayant trouvé contraire à la chose, il ne voulait plus en entendre parler. M. Dandolo content de pouvoir jeter sur moi tout l’odieux du refus me laissa. Je ne savais pas de quoi il s’agissait, et je n’en étais pas curieux. Ma satisfaction consistait en ce que par le brusque refus de M. Dandolo de la Haye devait apprendre qu’il ne lui convenait pas de vouloir faire faire quelque chose à mes amis sans passer par mon canal.

Je me suis vite masqué, et je suis allé à l’opéra88. Je me suis assis à une banque de Pharaon, j’ai joué ; et j’ai perdu tout mon argent. La fortune me fit voir qu’elle n’était pas toujours [190r] d’accord avec l’amour. Après ce mauvais exploit je suis allé ensevelir mon chagrin dans le sommeil.

Le matin à mon réveil je vois devant moi de la Haye avec la mine riante. Après m’avoir exagéré ses sentiments à mon égard, il me demande pour quelle raison j’avais dissuadé M. Dandolo sur l’affaire qu’il lui avait proposée.

— Sur quelle affaire ?

— Vous le savez.

— Je n’en sais rien.

— Il m’a dit lui-même que vous l’avez déconseillé.

— Passe déconseillé89 ; mais non pas dissuadé, car s’il avait été persuadé, il n’aurait pas eu besoin de me demander conseil.

— Comme vous voudrez. Puis-je vous demander vos raisons ?

— Dites-moi auparavant de quoi il s’agit.

— Ne vous l’a-t-il pas dit lui-même ?

— Cela se peut ; mais si vous voulez que je vous dise mes raisons, il faut que j’apprenne le tout de vous-même, car il m’a parlé en secret. Vous feriez tout de même à ma place. Je vous ai toujours entendu dire qu’en matière de secret il faut se tenir à l’abri de la surprise.

— Je ne suis pas capable de surprendre un ami ; mais en général votre maxime est bonne. J’aime la circonspection. Voilà de quoi il s’agit. Vous savez que madame Tiepolo90 est restée veuve, et que M. Dandolo poursuit à lui faire assidûment sa cour après la lui avoir faite dix ans continuels du vivant de son mari. Cette dame, qui est encore jeune, belle, et fraîche, qui est très sage, et la douceur même, désire de devenirbj sa femme. C’est à moi qu’elle s’est confiée, et ne voyant dans cette union rien que de très louable tant dans le temporel comme dans le spirituel, car vous savez que nous sommes tous hommes, je m’en suis mêlé avec un vrai plaisir. J’ai cru même de voir M. Dandolo [190v] incliné à la chose quand il m’a dit qu’il me donnerait la réponse aujourd’hui. Je vous dirai sincèrement que je ne fus pas étonné qu’il vous ait demandé conseil, car il est de l’homme sage de le prendre d’un prudent ami avant de se déterminer à une démarche décisive et importante ; mais je fus fort étonné qu’un pareil mariage n’ait pas eu votre approbation. Excusez si pour m’instruire je souhaite de savoir les raisons qui rendent votre avis différent du mien.

Charmé d’avoir tout découvert, et d’être arrivé à temps pour empêcher mon ami, qui était la bonté même, de contracter un mariage ridicule, j’ai répondu à de la Haye que j’aimais M. Dandolo, et que connaissant son tempérament j’étais sûr qu’un mariage avec une femme comme madame Tiepolo lui abrégerait la vie. Cela étant, lui dis-je, convenez qu’en caractère de vrai ami je devais le déconseiller. Vous souvenez-vous de m’avoir dit que vous ne vous êtes jamais marié par cette même raison ? Vous souvenez-vous de m’avoir beaucoup parlé à Parme en qualité d’avocat des célibataires ? Faites aussi attention, je vous prie, que tout homme est un peu égoïste ; et qu’il m’est permis de l’être réfléchissant que M. Dandolo prenant une femme, le crédit de cette femme vis-à-vis de lui devrait être de quelque poids, et qu’il est certain que tout ce qu’elle gagnerait sur son esprit serait autant de perdu pour moi. Ainsi vous voyez qu’il n’est pas naturel que je le conseille à faire un pas qu’il ne pourrait faire qu’à mon désavantage. Si vous pouvez me démontrer que mes raisons sont frivoles, ou sophistiques, parlez, et je me rendrai, et je chanterai à M. Dandolo la palinodie. Madame Tiepolo deviendra sa femme à notre retour à Venise ; [191r] mais je vous avertis que je ne me rendrai qu’à une conviction91.

— Je ne me crois pas assez fort pour vous convaincre. J’écrirai à Madame Tiepolo que c’est à vous qu’elle doit s’adresser.

— Ne lui écrivez pas cela, car elle croira que vous vous moquez d’elle. La croyez-vous assez bête pour se flatter que j’y consentirais ? Elle sait que je ne l’aime pas.

— Comment peut-elle savoir que vous ne l’aimez pas ?

— Ayant vu que je ne me suis jamais soucié que M. Dandolo me mène chez elle. Sachez enfin que tant que je vivrai avec ces trois amis, ils n’auront autre femme que moi. Pour vous, mariez-vous si vous voulez, et je ne m’y opposerai pas ; mais si vous voulez que nous soyons bons amis, abandonnez le projet de me les débaucher.

— Vous êtes caustique ce matin.

— J’ai perdu cette nuit tout mon argent.

— J’ai donc mal pris mon temps92. Adieu.

Depuis ce jour de la Haye est devenu mon secret ennemi ; et il n’a pas mal contribué à me faire mettre sous les plombs deux ans après, non pas par des calomnies, car il n’en était pas capable ; mais par des discours dévots tenus à d’autres dévots. Si mon lecteur aime les dévots je le conseille de ne pas lire ces mémoires. Il n’y a plus eu question de ce mariage à notre retour à Venise. M. Dandolo poursuivit à faire sa cour àbk la veuve tous les jours, et je me suis fait défendre par l’oracle de mettre jamais les pieds chez elle.

D. Antoine93 Croce, milanais, jeune homme que j’avais connu à Reggio, grand joueur, et correcteur déterminé de la mauvaise fortune, vint me voir dans le moment que de la Haye sortait. Il me dit que m’ayant vu perdre mon argent, il venait me proposer le moyen de me refaire, si je voulais me mettre de moitié avec lui dans une banque de Pharaon [191v] qu’il ferait chez lui-même, où il aurait pour pontes sept ou huit riches étrangers qui faisaient tous la cour à sa femme. Tu mettras, me dit-il, dans ma banque trois cents sequins, et tu seras mon croupier94. J’en ai trois cents ; mais ils ne suffisent pas, car les pontes sont forts. Viens aujourd’hui dîner chez moi, et tu les connaîtras tous. Nous pourrons jouer demain qu’étant vendredi il n’y a pas d’opéra. Sois sûr que nous gagnerons de très grosses sommes, car un Suédois nommé Gilenspetz peut lui seul perdre vingt mille sequins95.

Sûr que ce fameux capon n’avait pas jeté un dévolu sur moi, et certain qu’il savait le secret de gagner, je ne me suis pas trouvé assez scrupuleux pour lui refuser mon assistance en qualité d’adjudant, et pour ne vouloir pas être de moitié de son gain. La difficulté était de trouver de l’argent ; mais j’ai voulu en attendant connaître les gonzes, et l’idole à laquelle ils faisaient hommage. Nous allâmes donc au prato della valle où nous trouvâmes madamebl Croce au café environnée d’étrangers. Elle était jolie. Un secrétaire du comte de Rosenberg96 ministre impérial qui l’accompagnait était la cause qu’aucun noble vénitien n’osait être à ses trousses. Ceux qui m’intéressèrent furent le Suédois Gilenspetz, un Hambourgeois, un Juif anglais nommé Mendex dont j’ai déjà parlé97 et trois ou quatre autres quebm Croce me fit remarquer. Nous allâmes dîner, et après, tout le monde le pria de faire une banque ; mais il se dispensa, ce qui me surprit, car, sachant bien travailler, trois cents sequins qu’il disait d’avoir devaient lui suffire ; mais il ne me laissa plus douter quand, m’ayant conduit dans un cabinet [192r] il me montra cinquante beaux doblones da ocho, qui faisaient au point98 trois cent cinquante sequins99. Lui ayant promis que je trouverais la somme, il les invita tous à souper pour le lendemain. Nos conditions furent que nous partagerions avant de nous séparer ; et qu’il ne tiendrait à personne sur la parole100.

Ce fut à M. de Bragadin que j’eus recours pour trouver cette somme, carbn sa caisse était toujours vide. Il trouva un usurier juif qui sur un billet, que mon bienfaiteur signa, me donna mille ducats vénitiens au cinq pour cent par mois101, payables au bout d’un mois, et prenant l’intérêt d’avance. C’était la somme qu’il me fallait. Je fus au souper, ilbo tailla jusqu’à la pointe du jour, et nous partageâmes huit cents sequins chacun. Le samedi le seul Gilenspetz perdit deux mille sequins, et mille le juif de Mendex. Le dimanche nous ne jouâmes pas, et le lundi la banque gagna quatre mille. Le mardi il donna à dîner parce que je lui ai dit que je devais aller à Venise. Il fit la banque après dîner, et voilà ce qui arriva à l’entrée de la nuit.

Un adjudant du podestà102 entra, et lui dit qu’il avait ordre de Son Excellence de lui dire un mot à l’écart. Ils sortirent ensemble, et deux minutes après l’ami rentra. Il dit à la compagnie ayant l’air un peu décontenancé, qu’il venait de recevoir un ordre de ne plus tailler chez lui. Madame se trouvant mal, se retira ; et tous les joueurs défilèrent. Après avoir pris la moitié de l’or qui était sur la table, je suis aussi parti. Il me dit que nous nous reverrions à Venise103, parce qu’il avait [192v] eu ordre de partirbp dans les vingt-quatre heures. Je m’y attendais parce que ce jeune homme était trop connu, et plus encore à cause qu’on voulait que les joueurs allassent perdre leur argent à la salle du théâtre, où la plupart des banquiers étaient des nobles vénitiens.

Je suis parti à franc étrierbq au commencement de la nuit par un temps très mauvaisbr ; mais rien n’aurait pu me retenir. Je devais recevoir le lendemain de bonne heure la lettre de C. C..

À six milles de Padoue mon cheval s’abattit en flanc, de façon que je suis resté avec ma jambe gauche sous son ventre. Mes bottes étant molles je craignais de me l’être cassée. Le postillon104 qui me précédait accourt, me tire de là, et je me réjouis de ne m’avoir fait aucun mal ; mais mon cheval se trouva estropié. J’use de mon droit montant sur le cheval du postillon, mais l’insolent le prend au mors, et ne veut pas me laisser aller. Je lui démontre son tort ; mais c’est égal : il me retient me donnant des mauvaises raisons, et je n’ai pas de temps à perdre. Je lui décharge à brûle-pourpoint105 un coup de pistolet, il s’éloigne alors, et je suis mon chemin. Au Dolo106, j’entre dans l’écurie, et je mets moi-même ma selle à un cheval que le postillon, auquel j’ai d’abord donné un écu107, me dit être excellent. On ne trouve pas extraordinaire que mon postillon soit resté en arrière. C’était une heure après minuit, un orage avait gâté le chemin, et la nuit étant très obscure, quand je suis arrivé à Fusine je voyais l’aube.

On me menaça d’un second orage ; mais m’en moquant, unebs remorque à quatre rames brava les éléments, et je suis arrivé chez [193r] moi sain, et sauf ; mais maltraité par la pluie, et par le vent. Un quart d’heure après la femme de Muran me remit une lettre de C. C. me disant qu’elle retournerait dans deux heures pour recevoir la réponse.

Cette lettre était un journal de sept pages, dont la traduction ennuierait le lecteur ; mais voici l’essentiel. Son père, après avoir parlé à M. de Bragadin étant retourné chez lui, l’avait appelée dans sa chambre avec sa mère, et lui avait demandé avec douceur où elle m’avait connu. Elle lui a répondu qu’elle m’avait parlé quatre ou cinq fois dans la chambre de son frère, où je lui avais demandé si elle consentirait à devenir ma femme, à quoi elle m’avait répondu qu’elle dépendait de son père, et de sa mère. Il lui avait alors dit qu’elle était trop jeune pour penser à se marier, et que d’ailleurs je n’avais pas encore un état. Après cela il était allé à la chambre où demeurait son fils ; et il avait lui-même fermé au verrou la porte qui donnait dans la petite rue, et celle de communication avec la chambre de sa mère ; lui ordonnant de me faire dire qu’elle était allée à la campagne, si je me présentais pour lui faire une visite.

Deux jours après, il lui dit au lit de sa mère, qui était malade, que sa tante allait la conduire à un couvent, où elle resterait en pension jusqu’au moment qu’elle recevrait un mari des mains de son père, et de sa mère. Elle luibt avait répondu que parfaitement soumise à sa volonté, elle y allait très volontiers. Il lui avait alors promis de l’aller voir, et quebu sa mère quand elle se porterait bien y irait aussi. Elle descendit un quart d’heure après ce discours dans une gondole avec sa tante, qui était sœur de son père, et qui la conduisit au couvent, où elle était. On lui avait porté dans le même jour son lit, et toutes ses hardes, et elle était fort contente de sa chambre, et de [193v] la religieuse à laquelle l’abbesse l’avait consignée, et de laquelle elle devait dépendre. C’était d’elle qu’elle avait reçu la prohibition de recevoir des visites, et des lettres, et d’en écrire à personne sous peine d’excommunication. Cette religieuse cependant lui avait donné des livres, et tout ce qu’il lui fallait pour copier les morceaux qui lui feraient plaisir : c’était dans la nuit qu’elle abusait de cette bonté m’écrivant, et ne craignant pas une excommunication qui ne lui paraissait pas raisonnable. Elle me disait qu’elle croyait la porteuse de ses lettres discrète, et fidèle, et qu’elle le serait toujours, car étant pauvre, quatre sequins par mois la rendraient riche. Elle me remerciait du sequin que je lui avais envoyé me disant qu’elle m’avertirait quand elle aurait besoin que je lui en envoyasse un autre. Elle me rendit compte d’un style très plaisant que la plus belle de toutes les religieuses du couvent l’aimait à la folie108, qu’elle lui donnait deux fois par jour des leçons de langue française, et qu’elle lui avait défendu de lier connaissance avec les pensionnaires. Cette religieuse n’avait que vingt-deux ans, et étant riche, et généreuse toutes les autres avaient des grands égards pour elle. Elle me disait qu’elle lui donnait, quand elles étaient seules, des baisers, dont j’aurais raison d’être jaloux, si elle était d’un différent sexe. Pour ce qui regardait le projet de l’enlèvement, elle me disait qu’ellebv n’en croyait pas l’exécution difficile, mais qu’il était de la prudence d’attendre qu’elle pût m’informer de tout le local109 du couvent. Elle me recommandait la fidélité me disant que la constance en dépendait ; et elle finissait sa lettre me demandant mon portrait en bague ; mais avec un secret110 fait pour que personne nebw pût le voir. Elle me disait que je pourrais le lui faire tenir par sa mère, qui se portait bien, et qui allait tous les jours toute seule à la première messe de l’église des P. S.111. Elle m’assurait que sa mère aurait le plus grand plaisir, [194r] si j’allais lui parler. Elle espérait, me disait-elle, de se trouver dans cinq ou six mois dans un état, qui scandaliserait, et déshonorerait le couvent, si elle y restait.

Je lui ai d’abord répondu, ne finissant ma lettre que lorsque j’ai vu la femme. Elle s’appelait Laure. Après lui avoir donné son sequin, je lui ai consigné un paquet où il y avait du beau papier, de la cire d’Espagne, et une boîte à briquet. Elle partit m’assurant que ma cousine devenait tous les jours plus belle. C. C. lui avait dit que j’étais son cousin, et Laure faisait semblant de le croire. Ne sachant que faire à Venise, et mon honneur voulant que j’allasse à Padoue, où mon départ précipité aurait pu donner lieu à des conjectures sinistres analogues au départ de Croce, j’ai pris un bouillon, et je suis parti allant prendre en personne un boleton112 à la poste de Rome. J’ai facilement prévu, que le coup de pistolet lâché à Fiezzo, et le cheval estropié pouvaient avoir mis les maîtres des postes de mauvaise humeurbx, jusqu’à me refuser des chevaux ; mais ils devaient obéir quand ils voyaient ce qu’on appelle en Italie le boleton. Pour le coup de pistolet je ne craignais rien, parce que je savais d’avoir manqué exprès l’insolent. byMais quand même je l’aurais tué il ne me serait arrivé rien.

À Fusine j’ai pris une barelle à deux roues, étant fort fatigué, et même en état de ne pas pouvoir monter à cheval. J’arrive au Dolo, on me connaît d’abord113, et on me refuse des chevaux. Le maître de la poste sort, et me menace de me faire arrêter, si je ne paye le cheval que j’avais crevé. Je lui réponds que si le cheval était mort j’en rendrais compte au maître de la poste de Padoue, et je lui fais lire mon boleton. Il me dit qu’ayant presque tué mon postillon, aucun des siens ne veut me servir. Je lui dis que dans ce cas ce sera lui-même qui me servira. Il me rit au nez, et il s’en va. Je vais alors chez le notaire avec deux [194v] témoins, je fais procès-verbal, et je lui intime la peine de dix sequins par heure s’il s’obstine à me refuser des chevaux.

Pour lors il fait sortir un postillon avec deux chevaux furieux : je vois très clair le projet de me jeter peut-être dans la rivière. Je dis froidement au postillon que dans le moment qu’il me verserait je lui brûlerais la cervelle. Il rentre avec les chevaux, et il dit au maître de poste qu’il ne voulait pas me servir. Dans le même moment voilà un courrier qui arrive de Padoue ventre à terre, et qui ordonne six chevaux pour une berline, et deux de selle. Je dis alors au maître de poste qu’avant moi il ne donnera des chevaux à personne, et que si on voudra user de force il y aura du sang répandu, et disant cela je lui montre mes pistolets. Il jure, il s’en va : toute la foule qui m’entourait lui donne tort.

Cinq ou six minutes après, voilàbz Croce dans une belle berline à six chevaux avec sa femme, fille de chambre, et domestiques à sa livrée. Il portait un uniforme imposant. Il descend, nous nous embrassons, et je lui dis d’un air triste qu’il ne partira pas avant moi : je lui en dis la raison, et il la trouve juste. Il fait tapage, on tremble, le maître de la poste s’était enfui, sa femme descend, et ordonne qu’on me serve. Croce me dit que je ferais très bien allant me montrer à Padoue, puisqu’on disait que j’étais aussi parti par ordre. Il me dit qu’on avait fait partir aussi M. de Gondoin114 colonel au service de Modène qui faisait aussi une banque chez lui. Je lui ai promis d’aller le voir à Venise dans la semaine suivante. Cet homme, qui me tomba des nues115, avait gagné en quatre fois dix mille sequins, dont j’en ai reçu quatre mille, et neuf cents. J’ai payé toutes mes dettes, et retiré tous les effets que j’avais en gage ; mais qui plus est il me mit en fortune.

[195r] À mon arrivée à Padoue j’ai trouvé tous mes amis en alarme, excepté M. de Bragadin, entre les mains duquel j’avais mis la veille ma cassette. Ils croyaient à un bruit qui s’était répandu que le podestà m’avait aussi envoyé ordre de partir. Étant vénitien on ne pouvait pas m’envoyer un tel ordre. Au lieu d’aller me coucher j’ai fait une grande toilette pour aller à l’opéra sans masque. Je leur dis que je devais aller démentir tout ce que des mauvaises langues avaient débité sur mon compte.

— Je suis charmé, me dit de la Haye, si tout ce qu’on dit est faux, mais vous ne pouvez vous plaindre que de vous-même. Votre départ précipité vous fit ce tort. Le public veut savoir la raison de tout, et quand il ne la sait pas, il l’invente. Il est cependant certain que vous avez voulu tuer le postillon ; remerciez Dieu que vous l’avez manqué.

— Calomnie aussi. Croyez-vous qu’un coup de pistolet lâché à brûle-pourpoint puisse manquer ?

— Mais le cheval est mort, et vous le payerez.

— Je ne le payerai pas car le postillon me devançait. Savez-vous les lois de la poste ? D’ailleurs j’étais pressé. J’avais promis à une dame de déjeuner ce matin avec elle.

Il m’a paru piqué de ce qu’après ce dialogue je lui ai rendu tout l’argent qu’il m’avait prêté à Vienne. L’homme ne raisonne bien que quand il a de l’argentca, à moins qu’une passion en tumulte ne l’excède. M. de Bragadin dit que je ferais très bien d’aller à l’opéra sans masque.

À mon apparition dans le parterre j’ai vu tout le monde étonné, et vrais ou faux tous ceux qui me parlèrent me firent des compliments. Après le premier ballet, je suis allé à la salle du jeu, et en trois ou quatre tailles j’ai gagné [195v] cinq cents sequins116. Mourant de sommeil, et de faim je suis allé chez moi chanter mes victoires. Mon cher Bavois m’emprunta cinquante sequins qu’il ne m’a jamais rendus ; mais il est vrai que je ne les lui ai jamais demandés.

M’occupant toujours de C. C. j’ai passé tout le lendemain à me faire tirer117 en miniature par un habile Piémontais qui était venu à la foire118, et qui après gagna beaucoup d’argent à Venise : il me fit aussi une sainte Catherine119 de la même mesure. Un Vénitien excellent metteur en œuvre me fit la bague supérieurement bien. Celle qu’on voyait était la sainte. Un point bleu presque invisible sur le blanc émail qui l’entourait était ce qu’on devait pousser avec la pointe d’une épingle. La sainte sautait, et ma figure paraissait, qui était très ressemblante. Il me la remit quatre jours après comme il me l’avait promiscb.

Le vendredi, dans le moment que nous nous levions de table on me remit un billet. Je fus surpris de voir que c’était P. C., qui me priait d’aller d’abord le voir à l’Étoile (c’était l’auberge de la poste)120. Il me disait qu’il avait une nouvelle à me donner qui m’intéresserait beaucoup. J’ai cru que c’était quelque chose qui regardait sa sœur, et j’y suis allé dans l’instant.

Je l’ai trouvé, comme je m’y attendais avec la C.. Après lui avoir fait compliment sur sa sortie de prison, je lui ai demandé l’intéressante nouvelle. Il me dit qu’il était sûr que sa sœur était en pension dans un couvent, et il m’assurait qu’il saurait me dire le nom du couvent d’abord [196r] qu’il serait de retour à Venise. Je lui ai répondu qu’il me fera plaisir. Mais cette nouvelle ne lui servit que de moyen pour m’engager à aller lui parler. La cause de son empressement était une autre. Il me dit avec joie qu’il avait vendu pour trois ans son droit sur l’approvisionnement des bœufs pour la somme de quinze mille florins. Que le partisan121 avec lequel il avait fait cette affaire l’avait fait sortir de prison sous sa caution, et qu’il lui avait avancé six mille florins122 en quatre lettres de change. Il me les montra dans l’instant toutes les quatre acceptées par un nom que je ne connaissais pas ; mais dont il me fit l’éloge. Je veux acheter, poursuivit-il à me dire, pour six mille florins d’étoffes de soie des fabriques de Vicence donnant en paiement aux fabricants ces mêmes lettres qui sont à mon ordre, et que je passerai au leur. Je suis sûr de vendre les étoffes, et d’y gagner le dix pour cent. Venez avec nous, et je vous en donnerai pour deux cents sequins ; et par là vous vous trouverez à couvert de la caution que vous m’avez faite des deux cents sequins de la bague. Nous n’aurons besoin que de vingt-quatre heures pour finir tout cela.

Je n’y serais pas allé ; mais le désir d’avoir entre mes mains la valeur de ma caution me fit perdre le jugement. J’y ai consenti. Si je n’y vais pas, me suis-je dit, il vendra les étoffes sur-le-champ àcc 25 pour cent de perte, et je n’aurai plus mon argent. J’ai donc promis de partir avec eux le lendemain de bonne heure. Il me fit voir des lettres ouvertes de recommandation qu’il avait aux premières maisons de Vicence. Une avarice123, qui ne m’était pas caractéristique, me fit donner là-dedans.

[196v] Me voilà à l’Étoile, le lendemain de très bonne heure. On attelle quatre chevaux. L’hôte monte avec la carte ; et P. C. me prie de payer. Je vois un compte de cinq sequins, dont quatre étaient déboursés par l’hôte ; car Monsieur les devait au voiturier qu’il avait pris à Fusine. J’ai payé faisant un petit rire. Le bourreau était parti de Venise sans le sou124. Nous montons dans la voiture, nous arrivons à Vicence en trois heures, et nous nous logeons à l’enseigne du Chapeau125. Il ordonne un dîner délicat, puis il me laisse avec sa dame pour aller parler aux fabricants d’étoffes.

Madame C. commence à me faire des reproches que je méprise. Elle me dit qu’il y avait dix-huit ans qu’elle m’aimait, que nous avions tous les deux l’âge de neuf ans, quand nous nous vîmes pour la première fois à Padoue. Elle m’en fait souvenir. Elle était fille de ce mêmecd antiquaire ami de M. l’abbé Grimani qui m’avait mis en pension chez l’esclavonne. Cette nouvelle me fait rire, me souvenant que sa mère m’aimaitce.

Mais voilà des garçons de boutique, qui commencent déjà à venir avec des pièces d’étoffes. Madame C. se réjouit. En moins de deux heures la chambre en était pleine. P. C. arrive avec deux maîtres qu’il avait engagés à dîner. La C. leur fait des agaceries, on dîne, on fait profusion de vins exquis. L’après-dîner on porte encore des étoffes : P. C. en prend les états126 avec les prix ; mais il en veut encore. On en lui promet127 pour le lendemain malgré que ce fût un dimanche.

Sur la brune, voilà des comtes qui arrivent, car à [197r] Vicence tous les nobles sont comtes128. P. C. avait laissé à leurs maisons les lettres qui le leur recommandaient. C’était un Vélo un Sesso un Trento129 fort aimable : ils nous invitent au casin où la noblesse s’assemblait. La C. y brille. Après y avoir passé deux heures P. C. les engage à venir souper avec nous. Joie, et profusion. Cela m’ennuyait fort : je ne parlais pas ; on ne me disait pas le mot. Je vais me coucher dans une chambre au troisième les laissant à table. Le matin je descends à déjeuner, et je vois jusqu’à midi un si grand nombre de pièces130 qu’il devait y en avoir assez. P. C. me dit qu’on finirait tout dans le jour suivant, et que nous étions invités à un bal où il y avait toute la noblesse. Les maîtres fabricants avec lesquels il avait fait affaire viennent tous dîner avec nous. Toujours profusion.

La nuit au bal je m’impatiente tout de bon. Tout le monde parlait à la C., et à P. C. qui ne disait rien qui vaille, et quand je disais un mot on ne m’écoutait pas. Je prends une dame pour danser un menuet, elle le danse, mais regardant à droite, et à gauche. On fait une contredanse, et je me vois exclucf,cg et la même dame qui m’avait refusé danser avec un autre. Si j’avais été de bonne humeur je ne l’aurais pasch souffert ; mais j’ai préféré de retourner d’abord à l’auberge, et d’aller me coucher, ne comprenant pasci la raison que la noblesse de Vicence pouvait avoir de me traiter ainsi. On me négligeait peut-être parce que je n’étais pas nommé dans les lettres que P. C. avait présentées ; mais on devait savoir les lois de lacj politesse. Je prends patience. On devait partir le lendemain.

Le lendemain le couple fatigué dormit jusqu’à midi. [197v] Après dîner P. C. sortit pour aller payer les étoffes qu’il avait choisies. Nous devions partir le lendemain mardi de bonne heure. Les comtes que la C. avait enchantés vinrent souper. Je les ai laissés à table impatient de voir arriver le lendemain, car le mercredi de bonne heure je devais être à Venise.

Le lendemain matin on vient me dire que le déjeuner était prêt dans la chambre en bas : je tarde un peu. Le garçon de l’auberge remonte pour me dire que madame mon épouse me priait de me hâter. Au mot épouse ma main tombe sur le visage de ce pauvre innocent, et mes pieds dans le ventre le conduisent jusqu’à l’escalier qu’il descendit à précipice131 au risque de se casser le cou.

Je descends en fureur, j’entre dans la chambre où on m’attendait, et je demande à P. C. qui était le J. F.132 qui m’avait annoncé à l’auberge pour l’époux de madame ; et dans le même moment qu’il me répond qu’il n’en savait rien, l’hôte tenant un couteau à la main entre, et me demande pourquoi j’avais fait sauter l’escalier à son neveu. Je lui demande, tenant un pistolet à la main, qui lui avait dit que j’étais l’époux de cette femme. Il me répond que c’était monsieur le capitaine P. C. même qui avait dictéck la consigne133. Je prends alors le capitaine au collet, je le pousse à la muraille, et c’est l’hôte, qui jetant son couteau m’empêche de lui fendre la tête avec la crosse de mon pistolet. Madame, comme toujours paraissait évanouie. L’infâme ne faisait que crier : ce n’est pas vrai ce n’est pas vrai. L’hôte descend, et remonte vite avec le livre des consignes, et avec un air atroce il le met sous les yeux du lâche, le défiant à répéter que ce n’était pas lui qui avait dicté P. C. capitaine impérial avec M. et mad. Casanova. Il lui répond qu’il avait mal entendu, [198r] et pour lors l’hôte lui flanque le livre sur la physionomie. Quand j’ai vu le poltron souffrir cet affront sans se souvenir qu’il avait une épée, et qu’il endossait un uniforme, je suis sorti de la salle, et montant l’escalier j’ai dit au neveu de l’hôte de me faire d’abord atteler deux chevaux à une barelle pour Padoue. Écumant de colère je mets ce que j’avais dans un sac de nuit, reconnaissant trop tard la faute impardonnable que commet un homme d’honneur, lorsqu’il s’associe à des coquins. Mais voilà madame C.. Sortez d’abord d’ici, car je brûle, et je ne respecterai pas votre sexe.

Elle se jette sur un fauteuil, et fondantcl en pleurs elle me dit qu’elle était innocente ; quand l’impudent avait dictécm la consigne, elle jure qu’elle n’était pas présente. La femme de l’hôte survient, et me dit la même chose. Ma colère alors commence à s’évaporer en paroles ; et je vois de ma fenêtre la barelle que j’avais ordonnée prête à la porte. Je fais monter l’hôte pour payer ce que ma part pouvait importer134. Il me répond que ne lui ayant rien ordonné, je ne lui devais rien. Dans ce moment voilà le comte Vélo.

— Je gage, signor comte, que vous avez cru que cette dame est ma femme.

— C’est ce que toute la ville sait.

— Comment Sacr….. ! Je m’étonne que vous l’ayez cru, sachant que je loge tout seul dans cette chambre, et ayant vu hier au soir aussi que je me retire la laissant là avec tout le monde.

— Il y a des maris commodes.

— Je ne suis pas de ce nombre ; et vous ne vous connaissez pas en hommes d’honneur. Sortons d’ici, et je vous le prouverai.

Le comte prit vite l’escalier, et sortit de l’auberge. La C. étouffait, et ne me faisait pas pitié. Mais je pense alors que [198v] partant sans rien payer, on dirait, se moquant du tapage que j’avais fait, que j’avais profité en qualité d’escroc. J’ordonne à l’hôte de me porter le compte voulant absolument en payer la moitié. Il va d’abord le prendre ; mais voilà une nouvelle surprise. Madame C., se jetant à genoux, et pleurant, me dit que si je l’abandonnais, elle se voyait perdue, car elle n’avait ni argent, ni rien à laisser en gage.

— Comment ? N’avez-vous pas pour quatre mille écus d’étoffes ?

— On les a emportées toutes. Vous ne savez pas cela ? Les lettres de change que vous avez vues, et que nous regardions comme de l’argent comptant firent rire ces messieurs : ils retirèrent toutes les pièces d’étoffes que nous avions choisies. Pouvait-on croire cela ?

— Le coquin prévit tout ; et voilà la raison qu’il m’a engagé à venir ici. Mais j’ai honte de m’en plaindre. J’ai fait une bêtise, dont je dois faire la pénitence.

Le compte que l’hôte me porte montait à quarante sequins135, dépense énorme faite en trois jours ; mais il y avait en ligne de compte de l’argent déboursé. J’ai dans l’instant connu que mon honneur exigeait que je payasse tout, et je me suis acquitté de ce devoir dans l’instant, prenant une quittance signée par deux témoins. J’ai donné deux sequins au neveu de l’hôte pour qu’il me pardonne de l’avoir maltraité, et j’en ai refusé deux à la C., qui me les fit demander par l’hôtesse.

Ainsi se termina cette vilaine histoire qui m’apprit à vivre, mais dont j’aurais dû ne pas avoir besoin. Deux ou trois semaines après, j’ai su que le comte Trento fit partir ces malheureux auxquels je n’ai pas voulu avoir affaire. Un mois après [199r] ce fait P. C. retourna en prison, l’homme qui lui avait fait caution ayant fait banqueroute. Il eut l’effronterie de me prier dans une longue lettre d’aller le voir ; mais je ne lui ai pas même répondu. J’en ai agi de même avec la C. aussi, qui se trouva réduite à la misère.

Je ne me suis arrêté à Padoue que pour prendre ma bague, et pour dîner avec M. de Bragadin quicn retourna à Venise quelques jours après.

La lettre de C. C. que Laure me porta exactement le lendemain ne me disait rien de nouveau. Je lui ai conté dans ma réponse en détail le tour que son frère m’avait joué, et je lui ai annoncé sa bague lui apprenant le secret.

Suivant donc l’instruction qu’elle m’avait donnée je me suis placé un matin à la pointe du jour dans un endroit où j’ai vu sa mère entrer dans l’église. Je lui ai dit me mettant à genoux près d’elle que j’avais besoin de lui parler, et elle vint dans le cloître. Après avoir tâché de la consoler, et l’avoir assurée que je me conserverai constant jusqu’à la mort dans l’amour de sa fille, je lui ai demandé si elle allait la voir. Elle me répondit qu’elle comptait d’y aller le dimanche, et qu’elle était fâchée de ne pas pouvoir me dire dans quel couvent elle était. Je lui ai dit qu’il était inutile que je le susse, que je la priais seulement de lui dire que mon cœur était uniquement à elle, et de lui donner la bague qu’elle voyait. C’est l’image, lui dis-je, de la sainte sa patronne sans la protection de laquelle elle ne deviendra jamais ma femme. Elle devait la garder [199v] jour, et nuit à son doigt, et lui dire tous les jours un pater et un Ave Maria. Je lui ai dit que j’en agissais de même avec mon S.t Jacques lui récitant tous les jours un Credo136.

Enchantée de pouvoir insinuer à sa fille cette nouvelle dévotion, elle accepta la bague me promettant de la lui remettre. Je l’ai laissée lui donnant deux sequins, qui pouvaient être chers à sa fille pour satisfaire à ses petits besoins. Elle s’en chargea m’assurant cependant que rien ne lui manquait de son nécessaire.

Dans la lettre qu’elle m’écrivit le mercredi suivant, j’ai trouvé la quintessence du sentiment amoureux. Elle me disait que d’abord qu’elle était seule rien n’était plus prompt de la pointe137 de l’épingle avec laquelle elle faisait sauter la sainte. Elle donnait alors cent baisers à mon portrait, et elle ne discontinuait pas, si elle était surprise, car dans l’instant elle lui faisait tomber dessus le couvercle. Les religieuses étaient toutes édifiées de la confiance qu’elle avait dans la protection de sa bienheureuse patronne, dont par hasard, à ce que tout le couvent disait, les traits ressemblaient aux siens. Elle me disait que par cette raison la religieuse qui lui apprenait le français lui avait offert cinquante sequins de sa bague ; mais non pas par amour de la sainte, dont elle s’était moquée lisant sa vie ; maisco parce qu’elle lui ressemblait. Les deux sequins que je lui avais envoyés lui avaient été fort chers, car lui ayant été donnés publiquement par sa mère même elle pouvait en faire ce qu’elle voulait sans donner motif de [200r] faire des spéculations oiseuses à ceux qui la voyant faire des dépensescp seraient devenus curieux de savoir d’où elle pouvait avoir l’argent. Elle aimait à faire des petits présents aux pensionnaires. Elle me disait que sa mère avait fait l’éloge de ma piété chrétienne, et elle finissait sa lettre très longue me priant de ne plus lui parler de son frère.

Pour trois ou quatre semaines de suite il n’y eut question dans ses lettres que de sa sainte Catherine qui la faisait trembler de peur, lorsqu’elle était entre les mains de quelque religieuse qui ayant la vue basse frottait la glace. Que ferais-je, me disait-elle, si dans ce moment-là, le ressort sautant, la religieusecq verrait devant ses yeux une figure qui certainement ne ressemble pas à celle d’un saint ? Dis-moi quel parti je devrais prendre.

Un mois après l’emprisonnement de P. C., le marchand qui lui avait vendu la bague pour deux cents sequins me donna le billet se contentant d’en perdre vingt. Je l’ai envoyé à ce malheureux dans sa prison qui m’écrivait toujours me demandant l’aumône.

Croce à Venise faisait parler. Il tenait une bonne maison, il taillait à Pharaon, et on y faisait des lessives138. Prévoyant ce qui devait arriver tôt ou tard je n’avais jamais voulu mettre les pieds chez lui ; mais sa femme étant accouchée d’un garçon, et m’ayant prié de le lui tenir aux fonts du baptême139, j’ycr suis allé, et je suis resté au souper. [200v] Depuis ce jour-là, je n’ai plus remis les pieds chez luics.

[210r] ctCe qui attira l’ordre à mon cher compère de sortir des états de la république ne fut pas le jeu, car les inquisiteurs d’état auraient trop à faire s’ils voulaient purger l’état des joueurs d’avantage140. La cause de son exil fut une autre très extraordinaire.

Un noble Vénitien de la famille Gritti, surnommé Sgombro141, devint amoureux de cet homme antiphysiquement, et celui-ci soit pour rire, soit par goût ne lui était pas cruel. Le grand mal consistait en ce que cet amour monstrueux était public. Le scandale parvint à un tel excès que le sage gouvernement se vit forcé à ordonner au jeune homme d’aller vivre ailleurs.

Mais peu de temps après ce qui arriva à Sgombro fut de plus grande conséquence. Étant devenu amoureux de ses deux fils142, il mit le plus joli dans la nécessité d’avoir besoin du chirurgien. Le pauvre garçon confessa qu’il n’avait pas eu le courage de désobéir à l’auteur de ses jours. Cette soumission à la tendresse paternelle parut à juste titre d’une espèce que la nature devait détester. Les inquisiteurs d’état envoyèrent ce père tyran à la citadelle de Cataro, où il mourut au [210v] bout de l’an empoisonné par l’air qu’on y respire. La force vénéneuse de cet air est si bien connue du tribunal qu’il ne condamne à le respirer que les citoyens qui ont mérité la mort, commettant des crimes, dont la politique ne permet pas qu’on publie le procès.

Ce fut à Cataro que le conseil des dix143 envoya, il y a quinze ans, le célèbre avocat Contarini noble Vénitien, qui par son éloquence s’était rendu maître du grand conseil, et allait changer la constitution144. Il y mourut au bout de l’an. Pour ce qui regarde ses complices, on a cru sagement qu’il suffisait de punir les quatre ou cinq principaux.

Ce noble Sgombro, dont j’ai parlé avait une femme charmante, qui, je crois, vit encore. C’est madame Cornelia Gritti célèbre plus encore par son esprit, que par sa beauté supérieure aux injures de l’âge145. À la mort de son mari, se voyant devenue maîtresse146, elle se moqua de tous ceux qui se présentèrent pour l’engager à leur sacrifier sa liberté ; mais n’ayant jamais été ennemie déclarée de l’amour, elle agréa toujours leur hommage.

Vers la fin du mois de juillet147, un jour de lundi, mon valet me réveilla à la pointe du jour me disant que la femme qui venait tous les mercredis voulait me parler. Voici la lettre qu’elle me donna d’un air fort triste. « Dimanche au soir. Un malheur qui m’est arrivé ce matin me désole parce que je dois le cacher à tout le couvent. Je perds mon sang, je ne sais comment faire à l’étancher, et je n’ai pas beaucoup de linge. Laure m’a dit qu’il m’en faudra une grande quantité dans le cas que l’hémorragie dure, etcu je ne peux me confier à personne. Envoie-moi donc du linge, mon unique ami. Tu vois [211r] que j’ai dû me confier à Laure qui dans le jour peut venir dans ma chambre à toute heure. Si cette hémorragie me fait mourir, tout le couvent saura de quoi je suis morte ; mais je pense à toi ; et je tremble. Que feras-tu dans ta douleur. Ah ! Mon cher ami ! Quel dommage ! »

Je m’habille à la hâte, prenant ce temps pour penser à la chose. Je demande à Laure de quel caractère était l’hémorragie, et elle me dit clair que c’était à la suite d’une perte148, et qu’il fallait agir dans le plus grand secret en grâce de la réputation de la demoiselle. Elle me dit qu’elle n’avait besoin que de linge, et que ce ne sera rien. C’est le langage ordinaire. À peine habillé, je fais mettre à ma gondole une autre rame, et je vais avec Laure au Ghetto149, où j’achète d’un Juif tous les draps qu’il avait et plus de deux cents serviettes, et ayant mis tout dans un sac, je vais à Muran avec elle. Chemin faisant j’écris au crayon à ma chère amie d’avoir en Laure toute la confiance, et je l’assure que je ne quitteraicv Muran que lorsque son sang se sera étanché. Laure, descendant de la gondole m’a persuadé que, ne voulant pas me faire voir, je ferais bien à me cacher chez elle. Elle me laissa dans une chambre rez-de-chaussée remplie de guenilles, où j’ai vu deux lits. Après avoir mis sous ses jupes tout le linge qu’elle a pu, elle est allée chez la malade qu’elle avait vue la veille à l’entrée de la nuit. J’espérais qu’elle la trouverait hors de danger, et il me tardait d’en recevoir la nouvelle.

Elle vint une heure après me dire qu’ayant perdu beaucoup de sang toute la nuit elle était au lit très faible, et qu’il fallait la recommander à Dieu, car l’hémorragie ne cessant pas elle devait succomber en vingt-quatre heures. [211v] Quand j’ai vu le linge qu’elle tira de dessous ses jupes, j’ai manqué de tomber mort. C’était une boucherie. Elle m’assure qu’il n’y avait rien à craindre pour le secret ; mais beaucoup pour la vie de la pauvre enfant. Étrange style de consoler ; mais dans ce moment-là la sottise n’avait pas la force de me faire rire. Elle m’a dit que lisant mon billet elle a fait la bouche riante, et qu’après l’avoir baisé, elle lui avait dit que moi étant si près d’elle, elle était sûre de ne pas mourir.

J’ai frissonné quand cette bonne femme me montra mêlée au sang une petite masse informe. Elle me dit qu’elle allait laver elle-même tout cela, et qu’elle allait revenir pour retourner au couvent porter du linge à la malade quand tout le couvent serait à table.

— A-t-elle eu des visites ?

— Tout le couvent ; mais personne ne s’imagine d’où sa maladie vient.

— Mais avec la chaleur de cette saison elle ne peut avoir qu’une couverture légère, et il est impossible qu’on n’observe le gros volume que doivent faire les serviettes.

— Point du tout, car elle se tient sur son séant.

— Que mange-t-elle ?

— Rien. Il faut ne pas manger.

Elle partit alors ; et moi aussi. Je suis allé chez le médecin Payton, où j’ai perdu le temps, et l’argent que je lui ai donné pour un long récipé, dont je ne me suis pas servi. Il aurait fait connaître la maladie de mon ange à tout le couvent, et celui qui l’aurait publiée150 aurait été le médecin même du couvent par esprit peut-être de vengeance. Après avoir été chez moi pour prendre mon petit nécessaire je suis retourné à mon gîte, où une demi-heure après j’ai vu Laure fort triste qui me donna un billet où C. C. m’écrivait : « Mon cher ami, je n’ai pas la force de t’écrire. Je saigne toujours, et il n’y a pas de remède. Dieu est le maître ; mais mon honneur est à couvert. Ma seule consolation est de savoir que tu es ici. »

[212r] Laure m’effraya me montrant encore dix à douze serviettes imbibées de sang. Elle crut me consoler me disant qu’avec une livre on en imbibait cent ; mais je n’étais pas susceptible de consolation. J’étais au vrai désespoir. Me reconnaissant pour le bourreau de cette innocente je ne me sentais pas la force de lui survivre. Je me suis tenu abasourdi sur le lit sans jamais dire le mot six heures entières jusqu’au moment que Laure retourna du couvent avec vingt serviettes imbibées. La nuit ne lui permettait pas d’y retourner. Elle devait attendre le nouveau jour. Je l’ai attendu aussi sans avoir pu dormir, ni manger, ni permettre aux filles de Laure de me déshabiller, qui quoique jolies me faisaient horreur. Je les regardais comme les instruments de mon horrible incontinence qui m’avait fait devenir l’assassin d’un ange incarné.

Le soleil sortait de l’horizon quand Laure entra, me donnant d’un air très triste la nouvelle que la pauvre fille ne saignait plus. Elle crut de me disposer à entendre dans la journée même celle de sa mort.

— Elle est épuisée, me dit-elle, elle n’a que la force de tenir les yeux ouverts, elle paraît de cire, son pouls se laisse à peine sentir.

— Mais, ma chère Laure, cette nouvelle n’est pas mauvaise. Il faut à présent lui donner quelque nourriture.

— On a envoyé chercher le médecin. C’est lui qui ordonnera ce qu’il faut lui donner ; mais à vous dire vrai, je n’espère pas. Vous sentez qu’elle ne dira pas la vérité au docteur, ainsi Dieu sait ce qu’il lui ordonnera. Je lui ai dit à l’oreille de ne rien prendre, et elle m’a comprisecw.

— Si elle ne meurt pas de langueur jusqu’à demain, je suis sûr de sa vie, et son médecin aura été la nature.

— Dieu le fasse. Je retournerai chez elle à midi.

— Pourquoi pas avant ?

— Parce que sa chambre sera pleine de monde.

[212v] Ayant besoin d’espérer, j’ai pensé à soutenir ma vie, je me suis fait faire à manger, et en attendant je me suis mis à écrire à C. C. pour lorsqu’elle retournerait en état de pouvoir lire. Les moments du repentir sont bien tristes. J’étais à plaindre. J’avais le plus grand besoin de revoir Laure pour apprendre l’oracle du médecin. J’avais des grandes raisons de rire de tous les oracles ; mais malgré cela j’avais un vrai besoin de celui de ce médecin, et surtout de l’entendre propice.

Les filles de Laure me portèrent un dîner, mais je n’ai pu rien avaler. Elles me divertirent mangeant tout elles-mêmes avec un appétit dévorant. Sa fille aînée151 pièce de résistance ne me regarda jamais : les deux cadettes me paraissaient dégagées152 ; mais je ne les examinais que pour nourrir mon cruel repentir.

Laure enfin vint me dire que la malade était dans le même état de langueur, que sa grande faiblesse avait fort surpris le médecin qui ne savait pas à quoi l’attribuer. Il lui avait ordonné des cordiaux, et des bouillons légers, et il lui avait pronostiqué le recouvrement de sa santé, si elle pouvait dormir. Lui ayant ordonné une garde de nuit, la malade avait tendu la main à Laure, et moyennant cela, elle me promit qu’elle ne la quitterait plus. Sa mère était allée la voir ; et cette nouvelle me fit plaisir. Je voyais très bien que si elle pouvait dormir elle guérirait, ainsi je désirais le lendemain. J’ai donné six sequins à Laure, et un à chacune de ses filles, et j’ai soupé en poisson. Je me suis aussi couché déshabillé malgré la méchanceté du lit. Quand les filles de Laure m’y virent, elles se déshabillèrent sans façon, et elles se couchèrent ensemble dans un autre, qui était à côté du mien. Cette confiance me plut. Leur sœur aînée [213r] devait être au fait. Elle alla se coucher dans une autre chambre parce qu’elle avait un amoureux qui devait l’épouser dans l’automne.

Le lendemain de très bonne heure, Laure d’un air gai est venue me dire que la malade avait bien dormi, et qu’elle retournait au couvent pour lui porter une soupe. Il n’était cependant pas encore temps de chanter victoire, car elle avait besoin de regagner ses forces, et de remettre le sang qu’elle avait perdu. Je me suis alors senti sûr qu’elle regagnerait sa santé ; et la chose fut ainsi. Mais je suis resté là encore huit jours ne m’étant déterminé à partir que lorsque C. C. me l’a pour ainsi dire ordonné dans une lettre de quatre pages. Laure à mon départ pleura du plaisir de se voir récompensée avec presque tout le beau linge que je lui avais acheté pour la malade, et ses deux filles cadettes pleurèrent apparemment parce qu’elles ne surent pas dans les dix jours que j’avais passés chez elles m’engager à leur donner au moins un baiser.

Je suis retourné, à Venise à mes anciennes habitudes ; mais sans un amour réel, et heureux je ne pouvais pas être content. Je n’avais autre plaisir que celui de recevoir tous les mercredis une lettre de ma petite femme qui m’encourageait à attendre au lieu de me solliciter à l’enlever. Laure m’assurait qu’elle était devenue plus belle. Je mourais [213v] d’envie de la voir.

Ce fut à la fin du mois d’Août que Laure m’ayant parlé d’une prise d’habit153, qui mettait en mouvement tout le couvent, je me suis déterminé à me procurer le plaisir de voir mon bel ange. Les parloirs devaient être pleins de monde, et les religieuses recevant des visites à la porte du couvent il était vraisemblable que les pensionnaires se montreraient, et que C. C. y serait aussi. Je ne pouvais pas craindre d’être remarqué plus qu’un autre dans un jour où il y aurait eu une quantité de personnes inconnues. J’y suis donc allé sans avoir rien dit à Laure, et sans en avoir averti C. C. dans ma dernière lettre.

J’ai cru de mourir de plaisir quand je l’ai vue à quatre pas de moi attentive, et étonnée de me voir là. Je l’ai trouvée grandie, plus formée, et même plus belle dans la physionomie, ce que je ne croyais pas possible. Je n’ai eu d’yeux que pour elle, et je ne suis retourné à Venise que lorsqu’on ferma la porte.

Mais la lettre qu’elle m’écrivit trois jours après me peignit avec des couleurs trop vives le plaisir qu’elle avait eu à me voir pour que je ne pensasse au moyen de le lui procurer souvent. Je lui ai répondu sur-le-champ qu’elle me verrait à la messe dans son église tous les jours de fête ; et j’ai d’abord commencé. Cela ne me coûtait rien. Je ne la voyais pas ; mais sachant qu’elle me voyait, son plaisir suffisait à rendre le mien [214r] parfait. Je ne pouvais rien craindre, car il était presqu’impossible qu’on pût me connaître dans une église où il n’y avait que des bourgeois, et des bourgeoises muranaises. Après avoir entendu une ou deux messes, j’allais monter dans une gondole de trajet, dont le barcarol ne pouvait avoir aucune curiosité de me connaître. cxJe me tenais cependant sur mes gardes. Sachant que l’intention du père de C. C. était de faire qu’elle m’oubliât, j’étais sûr que s’il avait su que je ne cessais pas de me montrer, il l’aurait mise dans un autre couvent où je n’aurais pu avoir avec elle la moindre correspondance.

C’est ainsi que je raisonnais mais je ne connaissais pas bien ni le caractère des religieuses, ni l’espèce singulière de leur curiosité. Outre cela je ne pensais pas que ma personne étant remarquable etcy que me voyant assidu à leur église elles croiraient toutes d’accord que cela ne pourrait être sans une raison, et qu’elles feraient tout leur possible de la pénétrer.C. C. au bout de cinq à six fêtes m’écrivit en style plaisant que j’étais devenu l’énigme de tout le couvent, tant des religieuses que des pensionnaires. Tout le chœur m’attendait à la minute : on s’avertissait quand on me voyait entrer, et prendre l’eau bénite ; et on remarquait que je ne regardais jamais la grille derrière laquelle devaient être toutes les recluses, ni aucune femme ou fille qui entrait ou sortait de l’église. Les vieilles religieuses disaient que je devais [214v] avoir quelque grand chagrin, dont je n’espérais de me délivrer que par la protection de leur sainte vierge, dans laquelle je devais avoir toute la confiance : et les jeunes disaient que je devais être un malade de mélancolie, un misanthrope qui fuyait le grand monde. Ma chère femme qui m’écrivait tout cela m’amusait. Je lui ai écrit que si elle craignait que je pusse être connu je cesserais d’y aller ; et elle me répondit qu’elle deviendrait fort triste, si elle se voyait privée du plaisir de me voir qui faisait tout son bonheur. Informé cependant de cette curiosité générale je n’osais pas aller chez Laure. Je maigrissais, je me détruisais peu à peu : je ne pouvais pas durer longtemps dans ce genre de vie. J’étais né pour avoir une maîtresse, et pour vivre heureux avec elle. Ne sachant que faire, je jouaiscz et je gagnais presque tous les jours, mais malgré cela je m’ennuyais. Après les cinq mille sequins154 que j’avais gagnés à Padoue par les mains heureuses deda mon compère, j’avais suivi le conseil de M. de Bragadin. J’avais loué un casin où je taillais à Pharaon de moitié avec un matador qui me garantissait des supercheries de certains aristocrates tyrans vis-à-vis desquels un simple particulier a toujours tort dans ma charmante patrie155.

Le jour de la Toussaint, dans le moment qu’après avoir entendu la messe j’allais monter dans une gondole pour retourner à Venise, j’aidc rencontré une femme dans le goût de Laure qui après avoir laissé tomber à mes pieds une lettre passa en avant. Je la ramasse, et je [215r] vois la même femme, qui satisfaite de m’avoir vu la ramasser, va son chemin. La lettre était blanche, et cachetée à cire d’Espagne couleur de venturine156. L’empreinte représentait un nœud coulant. À peine entré dans la gondole, je décachette, et lis ceci :

« Une religieuse qui depuis deux mois et demi vous voit tous les jours de fête à son église, désire que vous la connaissiez. Une brochure que vous avez perdue, et qui est parvenue entre ses mains, la rend sûre que vous entendez le français. Vous pouvez cependant lui répondre en italien, car elle souhaite la clarté, et la précision.

« Elle ne vous invite pas à la faire appeler au parloir, parce qu’avant que vous vous mettiez dans la nécessité de lui parler elle veut que vous la voyiez. Elle vous indiquera donc une dame que vous pourrez accompagner au parloir qui ne vous connaîtra pas, et qui par conséquent ne sera pas dans l’obligation de vous présenter, si par hasard vous ne voulez pas être connu.

« S’il vous semble que cela ne convienne pas, la même religieuse, qui vous écrit cette lettre, vous indiquera un casin ici à Muran, où vous la trouverez seule à la première heure de la nuit dans le jour que vous lui marquerez : vous pourrez rester à souper avec elle, ou vous en aller un quart d’heure après en cas que vous ayez des affaires.

« Aimeriez-vous mieux lui donner à souper à Venise ? Dites-lui le jour, l’heure nocturne, et l’endroit où elle doit se rendre, et vous la verrez masquée sortir d’une [215v] gondole, vous étant à la rive seul, sans domestique, masqué, et une bougie à la main.

« Étant sûre que vous me répondrez, et impatiente, comme vous pouvez bien vous le figurer, de lire votre réponse, je vous prie de la remettre demain à la même femme qui vous a fait parvenir celle-ci. Vous la trouverez une heure avant midi dans l’église de S. Cancian157 au premier autel à main droite.

« Songez que si je ne vous eusse supposé l’esprit bon, et honnête, je ne me serais jamais déterminée à une démarche, quidd pourrait vous faire porter sur ma personne un jugement sinistre. »

Le ton de cette lettre, que je copie mot pour mot, me surprit plus encore que la chose. J’avais des affaires, mais j’ai tout quitté pour aller m’enfermer, et répondre. La demande était d’une folle, et158 j’y trouvais une dignité qui me la rendait respectable. Je fus d’abord tenté de croire que la religieuse pouvait être la même qui apprenait le français à C. C., qui était belle, riche, et galante, que ma chère femme pouvait avoir été indiscrète, et tout de même à l’obscur de cette démarche inouïe de son amie, et que par cette raison elle n’avait pas pu m’en prévenir. Mais j’ai rejeté ce soupçon précisément parce qu’il me faisait plaisir. C. C. m’avait écrit, que la religieuse qui lui apprenait le français, n’était pas la seule qui possédait très bien cette langue. Je ne pouvais pas douter de la discrétion de C. C, et de la sincérité avec laquelle elle m’en aurait rendu compte, si elle eût fait à sa religieuse la moindre confidence. Malgré cela la religieuse qui m’écrivait pouvant être la belle amie [216r] de C. C., et pouvant être une autre, voici ce que j’ai répondu, me tenant à cheval du fossé tant que le bon procédé me permettait de m’y tenir.

« J’espère, madame, que ma réponse en français ne fera aucun tort à la clarté, et à la précision que vous exigez, et dont vous me donnez l’exemple.

« La matière est très intéressante : elle me semble de la plus grande importance par rapport aux circonstances, et devant répondre sans savoir à qui, sentez-vous, madame, que n’étant point un fat, je dois craindre l’attrape ? C’est l’honneur qui m’oblige à me tenir sur mes gardes. S’il est donc vrai que la plume qui m’écrit soit celle d’une respectable dame qui me rend justice me supposant une âme aussi noble, et un esprit aussi bon que le sien, elle trouvera, j’espère, que je ne peux lui répondre que dans les termes suivants.

« Si vous m’avez cru digne, madame, de parvenir à vous connaître personnellement, ne portant sur moi qu’un jugement fondé sur l’apparence, je me crois dans l’obligation de vous obéir, quand ce ne serait que pour vous désabuser, si par hasard je vous avais involontairement induite en erreur.

« Des trois moyens que vous avez eu la générosité de m’offrir, je n’ose choisir que le premier avec les restrictionsde que votre esprit très clairvoyant m’a marquéesdf. J’accompagnerai à votre parloir une dame, que vous me nommerez, et qui ne me connaîtra pas. Par conséquent il n’y aura pas question de me présenter.

[216v] « Soyez indulgente, madame, vis-à-vis des raisons spécieuses qui m’obligent à ne pas me nommer. En revanche, je vous promets en honneur que votre nom ne me deviendra connu que pour vous rendre hommage. Si vous trouverez à propos de m’adresser la parole, je ne vous répondrai qu’en vous donnant des marques du plus profond respect.

« Permettez que j’espère qu’à la grille vous serez seule, et que je vous dise par manière d’acquit159 que je suis vénitien, et libre dans toute la signification de ce mot. La seule raison qui m’empêche de m’arrêter aux deux autres moyens que vous m’offrez, et qui m’honorent infiniment est, permettez que je le répète, la crainte de l’attrape. Ces heureux rendez-vous pourront s’effectuer d’abord que vous m’aurez mieux connu, et que nul doute troublera mon âme ennemie du mensonge. Très impatient à mon tour, j’irai demain à la même heure à S. Cancian pour recevoir votre réponse. »

Ayant trouvé la femme à l’endroit indiqué, je lui ai donné ma lettre, et un sequin. Le lendemain, j’y suis retourné, et elle m’approcha. Après m’avoir rendu le sequin, elle me donna cette réponse, me priant d’aller la lire, et de retourner après pour lui dire si elle devait attendre une réponse. Après l’avoir lue, je suis allé lui dire que je n’avais aucune réponse à lui donner. Voilà ce que la lettre de cette religieuse me disait.

« Je crois, monsieur, de ne m’être trompée en rien. J’abhorre, tout comme vous, le mensonge, lorsqu’il porte à conséquence ; mais je ne le regarde que comme un badinage, lorsqu’il ne fait du mal à personne. [217r] Vous avez choisi entre mes trois propositions celle qui fait le plus d’honneur à votre esprit. Respectant les raisons que vous pouvez avoir de cacher votre nom, j’écris à la comtesse dedg S. ce que je vous prie de lire sur le billet ci-joint. Vous le cachetterez avant de le lui faire passer. Elle sera prévenue par un autre billet. Vous irez chez elle à votre commodité ; elle vous donnera son heure, et vous l’accompagnerez ici dans sa propre gondole. Elle ne vous fera aucune interrogation, et vous n’aurez besoin de lui rendre aucun compte. Il n’y aura pas question de présentation ; mais comme vous apprendrez mon nom, il ne tiendra qu’à vous de venir en masque me voir au parloir quand il vous plaira, me faisant appeler de la part de la même comtesse. Ainsi notre connaissance sera faite sans qu’il soit nécessaire que vous vous gêniez perdant dans la nuit un temps qui vous est peut-être précieux. J’ai ordonné à la servante d’attendre votre réponse dans le cas qu’étant peut-être connu de la comtesse, vous ne veuillez pas d’elle. Si le choix vous plaît dites à la servante que vous n’avez rien à répondre ; et pour lors elle ira porter à la même comtesse mon billet. Vous lui porterez l’autre à votre commodité. »

J’ai dit à la servante que je n’avais rien à répondre quand je fus sûr de n’être pas connu de [217v] cette comtesse que je n’avais jamais entendu nommer. Voici la teneur du billet que je devais lui remettre :

« Je te prie, ma chère amie, de venir me parler quand tu en auras le temps, et de donner au masque porteur de ce billet ton heure pour qu’il t’accompagne. Il sera exact. Tu obligeras beaucoup ta bonne amie. »

L’adresse était à madame la comtesse de S. sur le quai du Romarin160. Ce billet me parut sublime par rapport à l’esprit de l’intrigue. Il y avait quelque chose d’élevé dans la façon de procéder. On me faisait représenter un personnage auquel on faisait une grâce. Je voyais tout cela.

La religieuse dans sa dernière lettre, ne se souciant pas de savoir qui j’étais, applaudissait à mon choix, et voulait paraître indifférente sur les rendez-vous nocturnes ; mais elle comptait, et semblait même sûre que j’irais la faire appeler au parloir après que je l’aurais vue. Sa certitude augmentait ma curiosité. Elle avait raison de l’espérer si elle était jeune, et jolie. Il ne tenait qu’à moi de différer trois ou quatre jours, et de savoir de C. C. qui pouvait être cette religieuse ; mais outre que c’était une noirceur, j’avais peur de gâter l’aventure, et de me repentir. Elle me disait d’aller chez la comtesse à ma commodité : sa dignité exigeait de ne pas se montrer tant pressée ; mais elle savait que je devais l’être. Elle me paraissait trop savante en [218r] galanterie pour la croire novice, et inexperte : j’avais peur de me repentir d’avoir perdu mon temps ; et je me préparais à rire si je me trouvais avec une surannée. Il est enfin décidé que je n’y serais pas allé sans la curiosité que j’avais de voir quelle contenance ferait vis-à-vis de moi une femme de ce caractère, qui s’était offerte à venir souper avec moi à Venise. J’étais d’ailleurs très surpris de la grande liberté de ces saintesdh vierges qui pouvaient violer si facilement leur clôture.

À trois heures après-midi j’ai fait passer à la comtesse de S. le billet. Elle sortit une minute après de la chambre où elle avait compagnie, et elle me dit que je lui ferais plaisir, me trouvant le lendemain à la même heure chez elle ; et après m’avoir fait une belle révérence elle se retira. C’était une maîtresse femme un peu sur son retour ; mais belledi.

Le lendemain matin, qui était un dimanche, je suis allé à mon heure ordinaire à la messe vêtu, et coiffé avec toute l’élégance, et déjà infidèle en imagination à ma chère C. C., car je pensais plus à me faire voir de la religieuse jeune ou vieille que d’elle.

L’après-dîner, je me mets en masque ; et à l’heure fixée je vais chez la comtesse qui m’attendait. [218v] Nous descendons, nous entrons dans une ample gondole à deux rames, nous arrivons au couvent des XXX, sans avoir parlé d’autre chose que du bel automne dont nous jouissions. Elle fait appeler M. M.161 de sa part. Ce nom m’étonne, car celle qui le portait était célèbre. Nous entrons dans un petit parloir ; et cinq minutes après, je vois paraître cette M. M., qui va droit à la grille, ouvre quatre carrés poussant un ressort, embrasse son amie, puis ferme de nouveau cette ingénieuse fenêtre. Ces quatre carrés composaient une ouverture de dix-huit pouces carrés162. Tout homme de ma taille aurait pu y entrer. La comtesse s’assit vis-à-vis de la religieuse ; et moi de l’autre côté en position de pouvoir examiner tout à mon aise cette rare beauté de vingt-deux à vingt-trois ans163. Je décide d’abord que ce devait être la même, dont C. C. m’avait fait l’éloge, celle qui l’aimait tendrement, et lui montrait la langue française.

L’admiration me tenant comme hors de moi-même, je n’ai rien entendu de tout ce qu’elles dirent. Pour ce qui me regarde, non seulement la religieuse ne m’adressa jamais la parole mais elle ne me daigna d’un seul regard164. C’était une beauté accomplie, de la grande taille, blanche pliant au pâle, l’air noble décidé, et en même temps réservé, [219r] et timide, des grands yeux bleus, physionomie douce, et riante, belles lèvres humides de rosée qui laissaient voir deux râteliers superbes : la coiffure de religieuse ne me laissait pas voir des cheveux ; mais ou qu’elle en eût, ou qu’elle n’en eût pas, leur couleur devait être châtain clair : ses sourcils m’en assuraient ; mais ce que je trouvais d’admirable et surprenant était sa main avec son avant-bras que je voyais jusqu’au coude : on ne pouvait rien voir de plus parfait. On ne voyait point de veines, et au lieu de muscles je ne voyais que des fossettes. Malgré tout ceci, je ne me repentais pas d’avoir refusé les deux rendez-vous animés d’un souper que cette beauté divine m’avait offerts. Sûr d’en devenir possesseur en peu de jours, je jouissais du plaisir de lui faire l’hommage de la désirer. Il me tardait de me voir seul avec elle à la grille, et il me semblait que j’aurais commis la plus grande des fautes si j’avais différé au-delà du lendemain à la rendre certaine que j’avais rendu à son mérite toute la justice qui lui était due. Elle fut toujours constante à ne jamais me regarder ; mais à la fin cela m’a plu.

Tout d’un coup les deux dames baissèrent la voix s’approchant de la tête, ce qui indiquant que j’étais de trop, je me suis lentement éloigné de la grille allant regarder un tableau. Un quart d’heure [219v] après, elles se dirent adieu après s’être embrassées à la fenêtre mouvante. La religieuse tourna le dos sans me mettre à portée de lui faire au moins une inclination de tête. La comtesse, retournant avec moi à Venise, lasse peut-être de mon silence, me dit, faisant un sourire : M. M. est belle, mais son esprit est encore plus rare.

— J’ai vu l’un, et je crois l’autre.

— Elle ne vous a pas dit un seul mot.

— N’ayant pas voulu lui être présenté, elle voulut ignorer que j’étais là. Ainsi elle m’a puni.

La comtesse n’ayant pas répliqué nous arrivâmes à sa maison sans plus ouvrir nos bouches. Je l’ai laissée à sa porte, parce que ce fut là qu’elle me fit le beau plongeon165 qui signifie : je vous remercie. Adieu. Je suis allé ailleurs rêver à cette singulière aventure, dont j’étais curieux de voir les suites immanquables.

Elle ne m’avait pas parlé, et j’en étais bien aise. J’étais si surfait166, que je n’aurais peut-être répondu rien qui vaille. Je voyais qu’elle n’était pas dans le cas de craindre l’humiliation d’un refus ; mais il faut tout de même un grand courage à une pareille femme pour en courir les risques. Tant de hardiesse à son âge me surprenait, et je ne pouvais pas concevoir tant de liberté. Un casin à Muran ! Maîtresse d’aller à Venise ! J’ai décidé qu’elle devait avoir un heureux en titre qui se plaisait à la rendre heureuse. Cette idée mettait des bornes à ma gloriole. Je me voyais sur le chemin de devenir infidèle à C. C. ; mais je ne me sentais retenu par aucun scrupule. Il me semblait qu’une infidélité [220r] de cette espèce, si elle eût pu parvenir à la découvrir, n’aurait pas pu lui déplaire, parce qu’elle n’était propre qu’à me maintenir en vie, et par conséquent à me conserver pour elle.

Je suis allé le lendemain matin faire une visite à la comtesse de Coronini167, qui demeurait pour son plaisir dans le couvent de S.te Justine168. C’était une vieille femme rompue dans toutes les affaires des cours de l’Europe, et qui s’en mêlant s’était fait une réputation. Le désir du repos qui va à la suite du dégoût lui avait fait choisir cette retraite. Je lui avais été présenté par une religieuse parente de M. Dandolo. Cette femme qui avait été belle, et qui avait beaucoup d’esprit, ne voulant plus l’exercer dans les spéculations des intérêts des princes, l’amusait avec les frivoles nouvelles que lui fournissait la ville où elle vivait. Elle savait tout, et comme de raison, elle voulait savoir toujours davantage. Elle voyait à sa grille tous les ministres, et par conséquent tous les étrangers lui étaient présentés, et plusieurs graves sénateurs lui faisaient de temps en temps des longues visites. La curiosité en était toujours l’âme tant d’un côté que de l’autre ; mais elle se tenait couverte sous le voile de l’intérêt que la noble société semble devoir prendre à toutes les affaires courantes. Madame de Coronini enfin savait tout, et se plaisait à me donner des leçons de morale très agréables quand j’allais la voir. Devant aller l’après-dîner me présenter à M. M., j’ai cru qu’il me réussirait d’apprendre169 de cette savante dame quelque chose d’intéressant par rapport à cette religieuse.

[220v] Amenant très facilement, après plusieurs autres propos, celui qui regardait les couvents de Venise, nous parlâmes de l’esprit, et du crédit d’une religieuse Celsi170, qui quoique laide avait sur tout ce qu’elle voulait une grande influence. Puis nous parlâmes de la jeune et charmante religieuse Micheli171 qui avait pris le voile pour démontrer à sa mère qu’elle avait plus d’esprit qu’elle. Parlant de plusieurs autres belles qu’on disait galantes j’ai nommé M. M. disant qu’elle devait l’être aussi ; mais que c’était unedj énigme. Madame me répondit en souriant qu’elle ne l’était pas pour tout le monde ; mais qu’en général elle devait l’être. Mais ce qui est une vraie énigme, m’ajouta-t-elle, c’est le caprice qu’elle eut de prendre le voile étant belle, riche, remplie d’esprit, et très cultivée, et, à ce que je sais, esprit fort172. Elle se fit religieuse sans aucune raison ni physique, ni morale. Ce fut un vrai caprice.

— La croyez-vous heureuse ?, madame.

— Oui, si elle ne s’est pas repentie, et si le repentir ne lui surviendra, ce qui cependant, si elle est sage, ne sera connu que d’elle.

Rendu certain par le sens mystérieux de cette comtesse que M. M. devait avoir un amant, et ne voulant pas m’en mettre en peine, je me masque après avoir dîné sans appétit, je vais à Muran, je sonne à la tour, et avec le cœur palpitant je demande M. M. de la part de la comtesse de S.. Le petit parloir était fermé. On me montre celui dans lequel je devais entrer. J’ôte mon masque, je le mets sur mon chapeau, et je m’assieds attendant la déesse. Mon cœur allait à vigoureux train. Elle différait à venir, et ce délai au lieu de m’impatienter, me plaisait : je craignais [221r] le moment de l’entrevue, et même l’effet. Mais une heure s’étant très rapidement écoulée, un pareil retardement ne me parut pasdk dans l’ordre. Certainement on ne l’a pas avertie. Je me lève remettant mon masque, je retourne à la tour, et je demande si on m’avait annoncé à la mère M. M.. Une voix me dit qu’oui, et que je n’avais qu’à l’attendre. Je retourne à ma place un peu pensif, et quelques minutes après je vois une hideuse vieille converse173 qui me dit : La mère M. M. est occupée pour toute la journée. Ces paroles à peine prononcées, elle s’en va.

Voilà les terribles moments auxquels l’homme à bonnes fortunes est sujet : ils sont ce qu’il y a de plus cruel. Ils humilient, ils affligent, ils tuent. Me trouvant révolté, et avili, ma première sensation fut un mépris de moi-même, mépris ténébreux qui allait aux confins de l’horreur. La seconde fut une indignation dédaigneuse à l’égard de la religieuse sur laquelle j’ai porté le jugement qu’elle paraissait mériter. Folle, malheureuse, dévergondée. Je ne pouvais me consoler que me l’imaginant telle. Elle ne pouvait en avoir agi ainsi vis-à-vis de moi qu’étant la plus impudente de toutes les femmes, la plus dépourvue de bon sens ; car ses deux lettres que je tenais suffisaient à la déshonorer, si j’avais voulu me venger, et ce qu’elle avait fait demandait vengeance. Elle ne pouvait la défier qu’étant plus que folle : sa démarche était d’une enragée. Je l’aurais déjà crue en démence, si je ne l’avais entendue raisonner avec la comtesse.

Dans le tumulte cependant que la honte, et la colère [221v] excitaient dans mon âme affixa humo [clouée au sol]174 je m’encourageais discernant des intervalles lucides. Je voyais clairement, me moquant de moi-même, que si la beauté, et l’apparat de cette nonne ne m’eussent ébloui, et rendu amoureux, et que si le préjugé ne s’en fût aussi un peu mêlé175, tout cela serait peu de chose. Je voyais que je pouvais faire semblant d’en rire, et qu’on ne pourrait pas deviner que je n’en faisais que semblant.

Me reconnaissant malgré cela pour insulté, j’ai vu que je devais me venger ; mais que rien de bas ne devait se trouver dans ma vengeance ; et en devoir de n’accorder à la mauvaise plaisante le moindre triomphe j’ai vu que je ne devais pas me montrer piqué. Elle m’avait fait dire qu’elle était occupée, c’était tout simple. Je devais faire l’indifférent. Une autre fois elle ne le serait pas ; mais je la défiais à me faire donner dans le panneau une autre fois. Il me semblait de devoir la convaincre que par son procédé elle ne m’avait excité qu’à rire. Je devais, cela allait sans dire, lui renvoyer en original ses lettres ; mais incluses dans une mienne courte, et bonne. Ce qui me déplaisait fort était que je devais absolument cesser d’aller à la messe dans son église, car ne sachant rien que j’y allais pour C. C., elle aurait pu s’imaginer que je n’y allais que dans l’espoir qu’elle pût me faire des excuses, et me donner de nouveau les rendez-vous que j’avais refusés. Je voulais qu’elle fût sûre que je la méprisais. J’ai cru un moment que ces rendez-vous n’étaient que des imaginations faites pour m’en imposer.

[222r] Je me suis endormi vers minuit ayant ce projet dans l’esprit, et le matin me réveillant je l’ai trouvé mûr. J’ai écrit une lettre, et après l’avoir écrite je l’ai encore laissée là vingt-quatre heures pour voir, la relisant, si elle ne se ressentait quand ce ne serait que d’une ombre du dépit amoureux qui me rongeait.

J’ai bien fait, car le lendemain, la relisant je l’ai trouvée indigne. Je l’ai vite déchirée. Il y avait des phrases qui me décelaient faible, lâche, amoureux, et qui par conséquent l’auraientdl excitée à rire. Il y en avait d’autres qui sentaient la colère, et d’autres qui me démontraient fâché, parce que je me voyais déchu de l’espoir de la posséder.

Le lendemain je lui en ai écritdm une autre, après avoir écrit à C. C. que des fortes raisons m’obligeaient à cesser d’aller entendre la messe dans son église. Mais le lendemain j’ai encore trouvé ma lettre ridicule, et je l’ai déchirée. Il me semblait de ne savoir plus écrire, et je ne me suis aperçu de la raison de ma difficulté que dix jours après l’insulte. J’en tenais176.

Sincerum est nisi vas, quodcumque infundis acescit.

[Si le vase n’est pas propre, tout ce qu’on y verse s’aigrit.]177

La figure de M. M. m’avait laissé une impression qui ne pouvait être effacée que par le plus grand, et le plus puissant de tous les êtres abstraits. Par le temps.

Dans ma sotte situation, je fus vingt fois tenté d’aller me plaindre à la comtesse de S. ; mais, Dieu merci, je ne suis jamais allé que jusqu’à sa porte.

[222v] Pensant à la fin que cette étourdie devait vivre dans une alarme continuelledn à cause de ses lettres avec lesquelles je pouvais la perdre de réputation, et faire un très grand tort au couvent, je me suis déterminé à les lui envoyer jointes à un billet qui lui parlait en ces termes. Mais ce ne fut que dix à douze jours après le fait. « Je vous prie, madame, de croire que c’est faute d’attention que je ne vous ai pas envoyé d’abord vos deux lettres, que vous voyez ci-jointes. Je n’ai jamais pensé à devenir différent de moi-même par une lâche vengeance. Je dois vous pardonner deux étourderies insignes ou que vous les ayez faites naturellement, et sans y penser, ou pour vous moquer de moi ; mais je vous conseille à ne pas en agir ainsi à l’avenir vis-à-vis de quelqu’un autre, car tout le monde ne me ressemble pas. Je sais votre nom ; mais je vous assure que c’est comme si je ne le savais pas. Je vous dis cela malgré qu’il se peut que vous ne vous souciez pas de ma discrétion ; mais si cela est je vous plains.

« Vous ne me verrez plus dans votre église, madame, et cela ne me coûtera rien, car j’irai dans une autre ; mais il me semble de devoir vous en dire la raison. Je trouve facile que vous ayez fait la troisième étourderie de vous vanter de votre petit exploit avec quelques-unes de vos amies, et partant j’ai honte à me montrer. Excusez si, malgré les cinq à six ans que je crois avoir plus que vous, je n’ai pas encore foulé aux pieds tous les préjugés : croyez, madame, qu’il y en a qu’il ne faut jamais [223r] secouer. Ne dédaignez pas que je vous donne cette petite leçon après la trop grande qu’apparemment vous ne m’avez donnée que pour rire. Soyez certaine que j’en profiterai pour tout le reste de mes jours. »

J’ai cru avec cette lettre de traiter cette folâtre avec la plus grande douceur. Je suis sorti, et appelant à part un fourlan178, qui sous le masque ne pouvait pas me connaître179, je lui ai donné ma lettre qui contenait les deux autres, et je lui ai donnédo quarante sous180 pour qu’il la porte d’abord à Muran à son adresse, lui en promettantdp encore quarante quand il retournerait pour me rendre compte qu’il s’était exactement acquitté de sa commission. L’instruction que je lui ai donnéedq fut qu’il devait consigner le paquet à la tourière181, puis partir sans attendre aucune réponse, quand même la tourière lui dirait d’attendre. Mais pour moi, j’aurais commis une faute si je l’avais attendu. Chez nous les fourlans sont si sûrs, et fidèles que les Savoyards l’étaient à Paris il y a dix ans.

Cinq à six jours après, sortant de l’opéra, je vois le même fourlan sa lanterne à la main. Je l’appelle, et sans me démasquer je lui demande s’il me connaissait : après m’avoir bien regardé il me dit que non. Je lui demande s’il avait bien faitdr à Muran la commission que je lui avais donnée.

— Ah ! Monsieur Dieu soit loué. Puisque c’est vous j’ai à vous parler d’importance. J’ai porté votre [223v] lettre comme vous me l’avez ordonné, et après l’avoir consignée à la tourière, je suis parti malgré qu’elle m’ait dit d’attendre. À mon retour je ne vous ai pas trouvé ; mais n’importe. Le lendemain matin un fourlan mon camarade qui était à la tour quand j’ai consigné votre lettre, est venu me réveiller pour me dire d’aller à Muran parce que la tourière devait absolument me parler. J’y suis allé, et après m’avoir fait un peu attendre, elle me dit d’aller dans le parloir, où une religieuse voulait me parler. Cette religieuse, belle comme l’étoile du matin, me tint une heure, et davantage pour me faire cent interrogations toutes tendantds à savoir, sinon qui vous êtes, du moins à trouver le moyen de découvrir l’endroit où je pourrais vous trouver ; mais tout fut inutile, puisque je n’en savais rien.

Elle partit m’ordonnant d’attendre, et deux heures après elle reparut avec une lettre. Elle me la consigna, et elle me dit que si je pouvais réussir à vous la remettre, et lui porter la réponse, elle me donnerait deux sequins182 ; mais que ne vous trouvant pas je devais aller tous les jours à Muran lui montrer sa lettre me promettant à chaque voyage que je ferais quarante sous. Jusqu’à présent j’ai gagnédt vingt livres ; mais j’ai peur qu’elle se lasse. Il ne tient qu’à vous de me faire gagner les deux sequins répondant à la lettre183.

— Où est-elle ?

[224r] — Chez moi sous clef, car j’ai toujours peur de la perdre.

— Comment veux-tu donc que je réponde ?

— Attendez-moi ici. Vous me reverrez avec la lettre dans un quart d’heure.

— Je ne t’attendrai pas, car cette réponse ne m’intéresse guère ; mais dis-moi comment tu as pu flatter la religieuse que tu me trouverais. Tu es un fripon. Il n’est pas vraisemblable qu’elle t’eût confié la lettre, si tu ne lui avais fait espérerdu de me trouver.

— C’est vrai. Je lui ai fait la description de l’habit que vous aviez, de vos boucles184, et de votre taille. Je vous assure que depuis dix jours je regarde attentivement tous les masques de votre taille ; mais en vain. Voilà vos boucles que je reconnais ; mais je ne vous aurais pas reconnu à l’habit. Hélas monsieur ! Il ne vous coûte rien de répondre une seule ligne. Attendez-moi dans ce café.

Ne pouvant plus vaincre ma curiosité, je me détermine, non pas à l’attendre, mais à aller avec lui chez lui. Je ne me voyais obligé à répondre autre chose sinon : J’ai reçu votre lettre. Adieu. Le lendemain j’aurais changé de boucles, et j’aurais vendu l’habit. Je vais donc avec le fourlan à sa porte, il va prendre la lettre, il me la remet, et je le mène avec moi à une auberge, où pour lire la lettre à mon aise, je prends une chambre, je fais allumer du feu, et je lui dis de m’attendre dehors. Je décachette le [224v] paquet, et le premier objet qui me frappe sont les mêmes deux lettres qu’elle m’avait écritesdv, et que j’avais cru de devoir lui rendre pour mettre son cœur en paix. À cette vue voilà une palpitation qui m’annonce déjà ma défaite. Outre ces deux lettres j’en vois une petite signée S.. Elle était adressée à M. M. Je la lis, et je trouve : « Le masque qui m’a conduite, et reconduitedw n’aurait jamais ouvert la bouche pour me dire un seul mot, si je ne m’étais avisée de lui dire que les charmes de ton esprit sont encore plus séduisants que ceux de ta figure. Il m’a répondu qu’il désirait de connaître l’un, et qu’il était sûr de l’autre. J’ai ajouté que je ne comprenais pas pourquoi tu ne lui avais pas parlé ; et il m’a répondu en souriant quedx tu as voulu le punir et que n’ayant pas voulu t’être présenté, tudy as voulu à ton tour ignorer qu’il était là. C’est tout notre dialogue. Je voulais t’envoyer ce billet ce matin ; mais je ne l’ai pas pu. Adieu. S. Fdz. »

Après avoir lu ce billet de la comtesse qui n’ajoutait, ni ne diminuait un iota à la vérité, et qui pouvait être pièce justificative, mon cœur palpita moins. Enchanté de me voir au moment d’être convaincu que j’avais tort, je me fais courage, et voilà ce que je trouve sur la lettre de M. M. :

« Par une faiblesse, que je crois très pardonnable, curieuse de savoir ce que vous auriez su dire de moi [225r] à la comtesse venant de me voir, et la reconduisant chez elle, j’ai saisi le moment que vous vous promeniez dans le parloir pour la prier de m’en rendre compte. Je lui ai dit de me le faire savoir d’abord, ou le lendemain matin tout au plus tard, car je prévoyais que dans l’après-dîner vous viendriez certainement me faire une visite d’office185. Son billet que je vous envoie, et que je vous prie de lire, m’est parvenu une demi-heure après qu’on vous a renvoyé. Première fatalité. N’ayant pas encore reçu ce billet lorsque vous m’avez fait appeler, je n’ai pas eu la force de vous recevoir. Seconde faiblesse fatale que l’on peut aussi facilement pardonner. J’ai ordonné à la converse de vous dire que j’étais malade pour toute la journée. Excuse très légitime soit qu’elle soit vraie, soit qu’elle soit fausse, car c’est un mensonge officieux dans lequel les mots pour toute la journée disent tout. Vous étiez déjà parti, et je ne pouvais pas vous faire courir après, quand la vieille imbécile est venue me dire qu’elle vous avait dit, non pas que j’étais malade ; mais que j’étais occupée. eaTroisième fatalité. Vous ne sauriez croire ce qu’il me vint envie de dire, et de faire à cette converse dans ma juste colère ; mais ici on ne peut ni dire ni faire. Il faut avoir patience, dissimuler, et remercier Dieu lorsque les fautes sortent de l’ignorance plutôt que de la malice. J’ai d’abord prévu en partie ce qui est arrivé, car la raison humaine n’aurait jamais pu le prévoir entièrement. J’ai deviné qu’en vous croyant joué, vous vous révolteriez, et j’en ai ressenti une peine atroce, ne sachant comment [225v] faire à vous faire savoir la vérité avant le premier jour de fête. Je me tenais pour certaine que vous viendriez à l’église. Qui aurait pu deviner que vous prendriez la chose avec la violence inouïe que votre lettre a mise devant mes yeux ? Quand je ne vous ai pas vu paraître à l’église ma douleur commença à devenir insoutenable, car elle était mortelle ; mais elle m’a mise au désespoir, et elle m’a percé le cœur quand j’ai lu onze jours après le fait la lettre cruelle, barbare, injuste que vous m’avez écriteeb. Elle m’a rendue malheureuse, et j’en mourrai, à moins que vous ne veniez tout au plus tôt vous justifier. Vous vous êtes cru joué : voilà tout ce que vous pouvez dire ; et vous êtes actuellement convaincu que vous vous êtes trompé. Mais même vous croyant joué, convenez que pour prendre le parti que vous avez pris, et pour m’écrire l’affreuse lettre que vous m’avez envoyéeec, vous avez eu besoin de vous figurer en moi un monstre qu’il est impossible de trouver entre les femmes qui ont eu comme moi une naissance, et une éducation. Je vous renvoie les deux lettres que vous m’avez renvoyéesed croyant d’apaiser mes alarmes. Sachez que je suis meilleure physionomiste que vous, et que ce que j’ai fait, je ne l’ai pas fait par étourderie. Je ne vous ai jamais cru capable d’une noirceur, même étant sûr que je vous aurais joué en effrontée ; mais vous n’avez vu sur ma figure que l’âme d’une impudente. Vous serez peut-être la cause de ma mort, ou pour le moins vous me rendrez malheureuse pour tout le reste de mes jours, si vous ne vous souciez pas de vous justifier ; car pour ce qui me regarde, je crois l’être en tout point.

[226r] « Songez que, quand même ma vie ne vous intéresserait pas, votre honneur exige que vous veniez d’abord me parler. Vous devez venir en personne vous dédire de tout ce que vous m’avez écrit. Si vous ne connaissez pas le funeste effet que votre lettre infernale doit faire dans l’âme d’une femme innocente, et qui n’est pas une insensée, permettez que je vous plaigne. Vous n’auriez la moindre connaissance du cœur humain. Mais je suis sûre que vous viendrez pourvu que l’homme auquel je recommande cette lettre vous trouve. M. M. »

Je n’ai pas eu besoin de lire cette lettre deux fois pour me trouver au désespoir. M. M. avait raison. Je me suis d’abord masqué pour sortir de la chambre, et parler au fourlan. Je lui ai demandé, s’il lui avait parlé le matin, et si elle avait l’air malade. Il me répondit qu’il la trouvait tous les jours plus abattue. Je suis rentré lui disant d’attendre.

Je n’ai fini de lui écrire qu’à la pointe du jour. Voici mot pour mot la lettre que j’ai écrite à la plus noble de toutes les femmes que, raisonnant mal, j’avais très cruellement insultée.

« Je suis coupable, madame, et dans l’impossibilité de me justifier, autant que très convaincu de votre innocence. Je ne peux vivre qu’en espérant votre pardon, et vous me l’accorderez, quand vous réfléchirez à ce qui m’a rendu criminel. Je vous ai vueee : vous m’avez ébloui, et songeant à mon bonheur, il me parut chimérique : j’ai cru de rêver. Je [226v] ne pouvais me voir sorti de doute que vingt-quatre heures après ; et Dieu seul sait combien elles me furent longues. Elles passèrent enfin, et mon cœur palpitait quand j’étais dans le parloir mesurant les minutes. Au bout de soixante, qui cependant par l’effet d’une impatience d’une espèce toute neuve me passèrent très rapidement, je vois une figure sinistre qui avec un odieux laconisme me dit que vous êtes occupée pour toute la journée ; puis elle s’en va. Figurez-vous le reste. Hélas ! Ce fut un véritable coup de foudre qui ne m’a pas tué, et ne m’a pas laissé vivant. Oserai-je vous dire, madame, que m’envoyant, même par les mains de la même converse, deux lignes tracées par votre plume, vous m’auriez renvoyé, sinon content, du moins exempt de trouble ? C’est laef quatrième fatalité que vous avez oublié de m’alléguer dans votre charmante, et très puissante justification. L’effet de la foudre fut le fatal186 qui fit que je me reconnusse joué, bafoué. Cela me révolta, mon amour-propre cria, la honte ténébreuse m’accabla. Je me prends en horreur, et me trouve forcé à croire que sous la physionomie d’un ange vous nourrissez une âme effroyable. Je pars dans la consternation, et en onze jours, je perds mon bon sens. Je vous ai écrit la lettre, dont vous avez mille fois raison de vous plaindre ; mais, le croirez-vous ? Je l’ai crue honnête. Tout est fini actuellement. Vous me verrez à vos pieds une heure avant midi. Je n’irai pas me coucher. Vous me pardonnerez, madame, ou je vous vengerai. Oui ; je serai moi-même votre vengeur. La seule chose, que je vous demande à titre de grâce, est de brûler ma lettre, [227r] ou qu’il n’en soit pas question demain. Je ne vous l’ai envoyée qu’après vous en avoir écrit quatre que j’ai déchirées après les avoir lues, parce que j’y trouvais des phrases par lesquelles j’avais peur que vous vous aperçussiez de la passion que vous m’avez inspirée. Une dame qui m’avait joué n’était pas digne de ma tendresse, eût-elle été un ange. Je n’avais pas tort ; mais…. malheureux ! Pouvais-je vous en croire capable après vous avoir vue ? Je vais me jeter sur le lit pour y passer trois ou quatre heures. Mes larmes inonderont mon oreiller. J’ordonne à cet homme d’aller d’abord à votre couvent pour m’assurer que vous recevrez cette lettre à votre réveil. Il ne m’aurait jamais trouvé, si je ne l’avais abordé sortant de l’opéra. Je n’aurai plus besoin de lui. Ne me répondez pas. »

Après avoir cacheté ma lettre je la lui ai donnée, lui ordonnant d’aller d’abord à la porte du couvent, et de ne la remettre qu’entre les mains de la religieuse. Il me le promit, je lui ai donné un sequin, et il partit. Après avoir passé six heures avec impatience, je me suis masqué, et je suis allé à Muran, où M. M. est descendue d’abord que je l’ai faiteg avertir. On m’avait fait entrer dans le petit parloir, où je l’avais vue avec la comtesse. Je me suis mis à genoux devant elle ; mais elle me dit vite vite de me lever parce qu’on pouvait me voir. Sa physionomie devint dans l’instant toute en feu. [227v] Elle s’assit, je me suis assis devant elle, et nous passâmes ainsi nous entre-regardant un bon quart d’heure. J’ai enfin rompu le silence lui demandant, si je pouvais compter sur ma grâce, et elle mit sa belle main hors de la grille : je l’ai baignée de mes larmes, la lui baisant cent fois. Elle me dit que notre connaissance ayant commencé par un si fier orage devait nous faire espérer un calme éternel. C’est la première fois, me dit-elle, que nous nous parlons ; mais ce qui nous est arrivé est suffisant pour que nous nous flattions de nous entre-connaître parfaitement. J’espère que notre amitié sera aussi tendre que sincère, et que nous saurons avoir une indulgence réciproque pour nos défauts.

— Quand pourrais-je, madame, vous convaincre de mes sentiments hors de ces murs, et dans toute la joie de mon âme ?

— Nous souperons à mon casin quand vous voudrez : je dois seulement le savoir deux jours d’avance ; ou avec vous à Venise, si cela ne vous gêne pas.

— Cela ne ferait qu’augmenter mon bonheur ; je dois vous informer que je suis très à mon aise, et que bien loin de craindre la dépense je l’aime ; et que tout ce que j’ai appartient à l’objet que j’adore.

— Cette confidence me plaît, mon cher ami. Je peux aussi vous dire que je suis assez riche, et que je sens que je ne saurais rien refuser à mon amant.

— Mais vous devez en avoir un.

— Oui : je l’ai : et c’est lui qui me rend riche, et qui est absolument mon maître. [228r] Par cette raison, je ne lui laisse jamais rien ignorer. Après-demain à mon casin vous saurez davantage.

— Mais j’espère que votre amant….

— N’y sera pas. Soyez-en sûr. Avez-vous aussi une maîtresse ?

— Hélas ! Je l’avais, et on me l’a arrachée. Je vis depuis six mois dans un parfait célibat.

— Mais vous l’aimez encore.

— Je ne peux m’en souvenir sans l’aimer ; mais je prévois que vos charmes séduisants me la feront oublier.

— Si vous étiez heureux je vous plains. On vous l’a arrachée ; et vous dévoriez votre chagrin vous éloignant du grand monde : je l’ai deviné. Mais s’il arrive que je m’empare de sa place, personne, mon cher ami, ne m’arrachera de votre cœur.

— Mais que dira votre amant ?

— Il sera charmé de me voir tendre, et heureuse avec un amant comme vous. C’est dans son caractère.

— Caractère adorable ! Héroïsme supérieur à ma force.

— Quelle vie faites-vous à Venise ?

— Théâtre, société, casins où je lutte avec la fortune quelquefois bonne, et quelquefois mauvaise.

— Chez des ministres étrangers aussi ?

— Non : parce que je suis trop lié avec des patriciens ; mais je les connais tous.

— Comment les connaissez-vous, si vous ne les voyez pas ?

— Je les ai connus dans les pays étrangers. J’ai connu à Parme le duc de Montallegre ambassadeur d’Espagne ; à Vienne le comte de Rosemberg ; [228v] à Paris l’ambassadeur de France il y a deux ans à peu près187.

— Mon cher ami, je vous conseille de partir parce que midi va sonner. Venez après-demain à cette même heure, et je vous donnerai les instructions nécessaires pour que vous puissiez venir souper avec moi.

— Tête-à-tête ?

— Cela s’entend.

— Oserais-je vous en demander un gage ? car ce bonheur est si grand.

— Quel gage voulez-vous ?

— Vous voir debout à la petite fenêtre, moi étant à la place où était la comtesse S.

Elle se leva, et avec le plus gracieux sourire elle poussa le ressort, et après un baiser, dont l’aigreur dut lui plaire autant que la douceur, je l’ai quittée. Elle m’accompagna de ses yeux amoureux jusqu’à la porte.

La joie et l’impatience m’empêchèrent absolument de manger, et de dormir tous ces deux jours. Il me semblait de n’avoir jamais été heureux en amour, et que j’allais l’être pour la première fois. Outre la naissance, la beauté, et l’esprit de M. M., qui faisaient son mérite réel, le préjugé s’en mêlait pour me rendre la grandeur de mon bonheur incompréhensible. Il s’agissait d’une vestale. J’allais goûter d’un fruit défendu. J’allais empiéter sur les droits d’un époux tout-puissant188, m’emparant dans son divin sérail de la plus belle de toutes ses sultanes.

Si dans ces moments-là ma raison avait été libre, j’aurais bien vu que cette religieuse ne pouvait [229r] être faite que comme toutes les jolies femmes que j’avais aimées depuis treize ans que je guerroyais sur les champs de l’amour ; mais quel est l’homme amoureux qui s’arrête à cette pensée ? Si elle se présente à son esprit, il la rejette avec dédain. M. M. devait être absolument différente, et plus belle de toutes les femmes de l’univers.

La nature animale, que les chimistes appellent le règne animal, se procure par instinct les trois moyens qui lui sont nécessaires pour se perpétuer. Ce sont trois véritables besoins. Elle doit se nourrir, et pour que ce ne soit pas une besogne, elle a la sensation qu’on appelle appétit ; et elle a du plaisir à y satisfaire. En second lieu elle doit conserver sa propre espèce par la génération, et certainement elle ne s’acquitterait pas de ce devoir, quoi qu’en dise S.t Augustin189, si elle n’avait pas du plaisir àeh l’exercer. Elle a en troisième lieu un penchant invincible à détruire son ennemi ; et rien n’est mieux raisonné, car en devoir de se conserver, elle doit haïr tout ce qui opère, ou désire sa destruction. Dans cette loi générale chaque espèce cependant agit à part. Ces trois sensations faim, appétence au coït, haine qui tend à détruire l’ennemi sont dans les brutes des satisfactions habituelles, dispensons-nous de les appeler plaisirs ; ils ne peuvent l’être que par rapport à eux : ils n’y raisonnent pas dessus. Le seul homme est susceptible du vrai plaisir, car douéei de la faculté de raisonner, il le prévoit, il le cherche, il le compose, et il y raisonne dessus après en avoir joui. Mon cher lecteur je vous prie de me suivre : si vous me plantez190, vous n’êtes pas poli. Voyons ce que c’est.

[229v] L’homme est à la même condition des brutes, lorsqu’il se livre à ces trois penchants sans que sa raison s’en mêle. Quand notre esprit y met du sien ces trois satisfactions deviennent plaisir, plaisir, plaisir : sensation inexplicable, qui nous fait savourer ce qu’on appelle bonheur, que nous ne pouvons non plus expliquer quoique nous le sentions.

L’homme voluptueux qui raisonne dédaigne la gourmandise, la paillardise, et la brutale vengeance dépendantej d’un premier mouvement de colère : il est friand ; il devient amoureux ; mais il ne veut jouir de l’objet qu’il aime qu’étant sûr d’être aimé ; et se trouvant insulté, il sait ne se venger qu’après avoir de sang-froid combinéek les moyens de sa vengeance plus propres191 à lui en faire goûter le plaisir. Il se trouve plus cruel ; mais il se console se trouvant du moins raisonnable. Ces trois opérations sont l’ouvrage de l’âme, qui pour se procurer du plaisir devient le ministre des passions quæ nisi parent imperant [qui, si elles n’obéissent pas, commandent]192. Nous souffrons la faim pour mieux savourer les ragoûts : nous différons la jouissance de l’amour pour la rendre plus vive ; et nous suspendons une vengeance pour la rendre plus meurtrière. Il est cependant vrai qu’on meurt souvent d’une indigestion, que nous nous trompons, ou nous laissons tromper en amour par des sophismes, et que l’objet que nous voulons exterminer échappe souvent à notre vengeance ; mais nous courons volontiers ces risques.

Rien ne peut être plus cher à l’homme qui pense que la vie, et malgré cela le plus voluptueux est celui quiel exerce le mieux l’art trop difficile de la faire passer vite. On ne veut pas la rendre plus courte ; mais [230r] on veut que l’amusement rende son cours insensible. On a raison, si on n’a pas manqué à des devoirs. Ceux qui croient n’en avoir d’autres que ceux qui flattent leurs sens se trompent, et il se peut qu’Horace aussi se soit trompé là où il a dit à Julius Florus : Nec metuam quid de me judicet heres, Quod non plura datis inveniet [Je ne crains pas l’opinion qu’aura de moi mon héritier parce qu’il ne trouvera pas plus qu’on m’avait donné]193.

Le plus heureux des hommes est celui qui connaît mieux l’art de se rendre tel sans empiéter sur ses devoirs ; et le plus malheureux est l’autre qui a embrassé un état dans lequel il se trouve tous les jours du matin au soir dans la triste obligation de prévoir.

Certain que M. M. ne manquerait pas à sa parole, je fus au parloir deux heures avant midi. Ma mine la força à me demander d’abord si j’étais malade.

— Non, lui répondis-je ; mais je peux le paraître dans l’inquiète attente d’un bonheur qui m’excède. J’ai perdu l’appétit, et le sommeil : s’il est différé, je ne vous réponds pas de ma vie.

— Rien n’est différé, mon cher ami : mais quelle impatience ! Asseyons-nous. Voici la clef du casin où vous irez. Il y a du monde, car nous devons être servis ; mais personne ne vous parlera, et vous n’aurez besoin de parler à personne. Vous serez en masque. Vous n’y irez qu’à une heure et demie de la nuit194, et pas auparavant. Vous monterez l’escalier qui est vis-à-vis la porte de la rue, et au haut de l’escalier vous verrez à la lumière d’une lanterne une porte verte que vous ouvrirez pour entrer dans l’appartement que vous trouverez éclairé. Dans la seconde chambre vous me [230v] trouverez, et si je n’y suis pas vous m’attendrez. Je ne tarderai que de quelques minutes. Vous pourrez vous démasquer, vous mettre devant le feu, et lire. Vous trouverez des livres. La porte du casin est dans le tel, tel, et tel endroit195.

La description ne pouvant pas être plus exacte, je me réjouis que je ne pourrai pas me tromper. Je baise la main qui me donne la clef, et la clef aussi avant de la mettre dans ma poche. Je lui demande si je la verrai habillée en séculière, ou en sainte comme je la voyais.

— Je sors habillée en religieuse, mais au casin je m’habille en séculière. C’est là que j’ai tout ce qu’il me faut pour me masquer aussi.

— J’espère que vous ne vous habillerez pas en séculière ce soir.

— Pourquoi s’il vous plaît ?

— Je vous aime tant coiffée comme vous êtes.

— Ah ah ! Je comprends. Vous figurant ma tête sans cheveux, je vous fais peur ; mais sachez que j’ai une perruque dont rien n’est mieux fait.

— Dieu ! Que dites-vous ? Le seul nom de perruque m’assomme196. Mais non. Non non : n’en doutez pas : je vous trouverai tout de même charmante. Ayez seulement soin de ne pas la mettre à ma présence. Je vous vois mortifiée. Pardon. Je suis au désespoir de vous avoir parlé de cela. Êtes-vous sûre que personne ne vous voit sortir du couvent ?

— Vous en serez sûr vous-même, quand faisant le tour de l’île en gondole, vous verrez l’endroit où est la petite rive. Cette rive donne dans une chambre dont j’ai la clef, et je suis sûre de la converse qui me sert.

— Et la gondole ?

— C’est mon amant qui me répond de la fidélité des [231r] gondoliers.

— Quel homme que votre amant ! J’imagine qu’il est vieux.

— Non en vérité. J’en serais honteuse. Je suis sûre qu’il n’a pas quarante ans. Il a tout, mon cher ami, pour être aimé. Beauté, esprit, douceur dans le caractère, et procédés197.

— Et il vous pardonne des caprices.

— Qu’appelez-vous caprices ? Il y a un an qu’il s’est emparé de moi. Je n’ai connu avant lui aucun homme, comme je n’ai connu personne avant vous qui m’ait donné une fantaisie. Quand je lui ai tout dit, il fut un peu étonné, puis il en a ri, ne me faisant qu’une courte remontrance sur le risque que je courais de me livrer à un indiscret. Il aurait désiré que je susse avant de pousser la chose au moins qui vous êtes ; mais c’était trop tard. J’ai répondu de vous, et il a encore ri de ce que je répondais de quelqu’un que je ne connaissais pas.

— Quand lui avez-vous fait la confidence de tout ?

— Avant-hier ; mais dans la plus grande vérité. Je lui ai fait voir la copie de mes lettres, et les vôtres, dont la lecture lui fit dire qu’il vous croyait Français, malgré que vous me disiez d’être Vénitien. Il est curieux de savoir qui vous êtes, et voilà tout ; mais puisque je n’en suis pas curieuse, ne craignez rien. Je vous donne ma parole d’honneur que je ne ferai jamais la moindre démarche pour parvenir à savoir cela.

— Ni moi pour savoir qui est cet homme aussi rare que vous. Je suis [231v] au désespoir quand je pense à l’amertume que je vous ai causéeem.

— N’en parlons pas ; mais consolez-vous, car quand j’y pense je trouve que vous n’auriez pu en agir autrement qu’étant un fat.

À mon départ elle me répliqua198 à la petite fenêtre le gage de sa tendresse, et elle resta là jusqu’à ma sortie du parloir.

Dans la nuit à l’heure fixée j’ai trouvé le casin sans la moindre difficulté, j’ai ouvert la porte, et suivant son instruction je l’ai trouvée habillée en séculière avec la plus grande élégance. La chambre était éclairée par des bougies placées sur des bracelets devant des plaques de miroir, et par quatre autres flambeaux qui étaient sur une table, où il y avait des livres. M. M. me parut une beauté tout à fait différente de celle que j’avais vue au parloir. Elle paraissait coiffée en cheveux avec un chignon qui faisait parade d’abondance, mais mes yeux ne firent qu’y glisser dessus, car rien dans ce moment-là n’aurait été plus sot qu’un compliment sur sa belle perruque. Me mettre à genoux devant elle, lui témoigner cent fois la grandeur de ma reconnaissance baisant à tout moment ses belles mains furent les avant-coureurs des transports, dont l’issue devait être une lutte amoureuse dans toutes les règles ; mais M. M. crut que son premier devoir était celui de se défendre. Ah ! Les charmants refus ! La force de deux mains qui repoussent les attaques d’un amant respectueux, et tendre, et en même temps hardi, et [232r] insistant, ne s’en mêlait que très légèrement : les armes qu’elle employait pour refréner ma passion, pour modérer mon feu, étaient des raisons rendues par des paroles aussi amoureuses qu’énergiques fortifiées à tout instant par des baisers d’amour qui me fondaient l’âme. Dans cette lutte, aussi douce que pénible pour tous les deux, nous passâmes deux heures. À la fin de ce combat, nous nous félicitâmes, nous attribuant tous les deux la victoire : elle d’avoir su se défendre de toutes mes attaques : moi d’avoir tenu en frein mes sentiments d’impatience.

À quatre heures (je compte toujours à l’italienne)199 elle me dit qu’elle avait grand appétit, et qu’elle désirait de ne pas me voir différent d’elle. Elle sonna, et une femme bien mise ni jeune, ni vieille, et dont la physionomie caractérisait l’honnêteté, vint couvrir une table pour deux personnes ; et après avoir mis sur une autre à côté de nous tout ce qui pouvait nous être nécessaire, elle nous servit. Le service était de porcelaine de Sèvres200. Huit plats de cuisine faisaient le souper : ils étaient sur desen boîtes d’argent remplies d’eau chaude qui tenaient les mets toujourseo chauds. C’était un souper délicat, et fin. Je me suis écrié que le cuisinier devait être français, et elle me le confirma201. Nous ne bûmes que du Bourgogne, et vidâmes une bouteille de Champagne œil de perdrix202, et une autre de mousseux pour rire. Ce fut elle qui fit la salade ; son appétit était égal au mien. Elle ne sonna que pour faire servir le dessert, et tout le nécessaire pour faire du punch. [232v] Je n’ai pu qu’admirer en tout ce qu’elle a fait son savoir, son adresse et ses grâces. C’était évident qu’elle avait un amant qui l’avait instruite. Je me suis trouvé si curieux de savoir qui c’était que je lui ai dit que j’étais prêt à lui dire mon nom si elle voulait me confier celui de l’heureuxep dont elle possédait le cœur et l’âme. Elle me répondit que nous devions laisser au temps le soin de satisfaire à notre curiosité.

Elle avait entre les breloques de sa montre un petit flacon de cristal de roche parfaitement égal à celui que j’avais à la chaîne de la mienne. Je le lui ai fait voir lui vantant l’essence de rose qu’il contenait, dont un petit morceau de coton était imbibé. Elle me montra le sien qui était plein de la même essence en liqueur.

— Je m’étonne, lui dis-je, car c’est fort rare ; et cela coûte beaucoup.

— Aussi ne la vend-on pas.

— C’est vrai. L’auteur de cette essence est le roi de France ; il en a fait une livre qui lui coûta dix mille écus203.

— C’est un présent qu’on a fait à mon amant, qui me l’a donné.

— Madame de Pompadour en a envoyé une petite fiole, il y a deux ans, à M. de Mocenigo ambassadeur de Venise à Paris par les mains de l’A. de B.204 qui actuellement est ambassadeur de France ici.

— Le connaissez-vous ?

— Je l’ai connu ce jour-làeq, ayant l’honneur de dîner avec lui. Étant sur son départ pour se rendre ici, il était venu prendre congé. C’est un homme que la fortune a favorisé, mais homme de mérite, et de beaucoup d’esprit, et distingué par sa naissance, car iler est comte de Lyon205. Sa jolie figure lui a fait donner le sobriquet de belle-babet ; nous avons un petit recueil de ses poésies, qui lui font honneur206.

[233r] Minuit étant sonné, et le temps commençant à devenir précieux, nous quittons la table, et devant le feu je deviens pressant. Je lui dis que ne voulant pas se rendre à l’amour, elle ne pouvait pas se refuser à la nature quies devait l’exciter à aller se coucher après un si joli souper.

— Vous avez donc sommeil ?

— Point du tout ; mais à l’heure qu’il est on va au lit. Laissez207 que je vous y mette, et que je me tienne à votre chevet tant que vous voudrez y rester, ou permettez que je me retire.

— Si vous me quittez, vous me ferez une grande peine.

— Pas plus grande certainement que celle que je ressentirais en vous quittant ; mais que ferons-nous ici devant le feu jusqu’au jour ?

— Nous pouvons dormir tous les deux vêtus sur ce sofa que vous voyez.

— Vêtus. Soit. Je pourrai aussi vous laisser dormir ; mais si je ne dors pas, me pardonnerez-vous ? Près de vous, et d’ailleurs gêné par mon habit comment pourrais-je dormir ?

— Très bien. Ce canapé d’ailleurs est un vrai lit. Vous allez le voir.

Elle se lève alors, elle va tirer de travers le canapé, elle déploie les coussins, les draps, et une couverture, et je vois un vrai lit. Elle met sous un grand mouchoir mes cheveux, et elleet m’en donne un autre pour que je lui rende le même service me disant qu’elle n’avait pas une coiffe de nuit. Je me mets à l’ouvrage dissimulant mon dégoût pour sa perruque, lorsqu’un phénomène inattendu me cause la plus agréable surprise. Je trouve au lieu de perruque la plus belle de toutes les chevelures. Elle me dit, après avoir bien ri, qu’une religieuse n’avait autre devoir [233v] que celui de ne pas laisser voir ses cheveux aux profanes, et après m’avoir dit cela, elle se jette sur le canapé de tout son long. Je me défais vite de mon habit, je pousse hors des pieds mes souliers, et je tombe plus sur elle que près d’elle. Elle me serre entre ses bras, et exerçant sur elle une tyrannie qui insulte la nature, elle croit que je dois lui pardonner toutes les peines que sa résistance doit me faire ressentir.

euD’une main tremblante, et timide, la regardant avec des yeux qui lui demandaient l’aumône, je délace six larges rubans qui serraient sa robe par-devant, et ravi de joie qu’elle ne me l’empêchait pas, je me trouve heureux maître de la plus belle de toutes les gorges. Il n’est plus temps. Elle doit laisser qu’après l’avoir contemplée je la dévore : j’élève mes yeux à sa physionomie, et je vois la douceur de l’amour qui me dit : contente-toi de cela, et apprends de moi à souffrir l’abstinence. Forcé par l’amour, et par la toute-puissante nature, désespéré qu’elle ne veuille pas permettre à mes mains d’aller ailleurs, je fais l’impossible pour conduire une des siennes là où elle aurait pu se convaincre que je méritais sa grâce ; mais avec une force supérieure à la mienne, elle ne veut pas détacher ses mains deev ma poitrine, où elle ne pouvait trouver rien d’intéressant. Malgré cela, c’était là que sa bouche tombait lorsqu’elle se détachait de la mienne.

Soit besoin, soit effet de lassitude, ayant passé tant [234r] d’heures sans pouvoir faire rien de plus qu’avaler continuellement sa salive mêlée à la mienne, je me suis endormi entre ses bras la tenant serrée entre les miens. Ce qui me réveilla en sursaut fut un fort carillon. Qu’est-ce que cela ?

— Habillons-nous vite, mon tendre ami, mon cher ami : je dois retourner au couvent.

— Habillez-vous donc. Je vais jouir du spectacle de vous voir remasquée en sainte.

— Volontiers. Si rien ne te presse, tu peux dormir ici.

Elle sonna alors la même femme, qui devait être la grande confidente de tous ses mystères amoureux. Après s’être fait coiffer, elle ôta sa robe, elle mit ses montres, ses bagues, et tous ses ornements profanes dans un secrétaire qu’elle ferma à clef, mit les souliers de l’ordre puis un corps, où elle serra comme dans une étroite prison les jolis enfants, qui seuls m’avaient nourri avec leur nectar, et enfin elle endossa le saint habit. La confidente étant sortie pour avertir le gondolier, elle vint se jeter à mon cou, et elle me dit qu’elle m’attendrait dans le surlendemain pour me fixer la nuit qu’elle viendrait passer chez moi à Venise, où nous nous rendrions, me dit-elle, entièrement heureux ; et elle partit. Très content de mon sort, quoique plein de désirs non satisfaits, j’ai éteint les bougies, et j’ai profondément dormi jusqu’à midi.

Je suis sorti du casin sans voir personne, et bien masqué je suis allé chez Laure qui me donna une [234v] lettre de C. C. dont voici la teneur :

« Voici, mon cher mari, un bon essai de ma façon de penser. Tu vas me trouver toujours plus digne d’être ta femme. Tu dois me croire, malgré mon âge, capable de garder un secret, et assez discrète pour ne pas trouver mauvaise ta réserve. Sûre de ton cœur, je ne suis pas jalouse de ce qui peut divertir ton esprit, et t’aider à souffrir en patience notre séparation.

« Je dois te dire que hier traversant un corridor qui est au-dessus du petit parloir, voulant ramasser un cure-dent qui m’était tombé de la main j’ai dû retirer du mur un tabouret. Le ramassant j’ai vu par une fente presque imperceptible dans l’union du plancher au mur ta propre personne très intéressée à parler à ma chère amie la mère M. M.. Tu ne saurais te figurer ni ma surprise ni ma joie. Ces deux sentiments firent cependant dans l’instant même place à la peur que j’ai eue d’être vue, et de rendre curieuse quelqu’indiscrète. Après avoir vite remis le tabouret à sa place je suis partie. Ah ! Mon cher ami, je te prie de me dire tout. Comment pourrais-je t’aimer, et ne pas être curieuse de toute l’histoire de ce phénomène ? Dis-moi si elle te connaît, et comment tu as fait sa connaissance. C’est ma tendre amie, dont je t’ai parlé, et que je n’ai pas cru nécessaire de te nommer. C’est elle qui m’a appris le français, et qui dans sa chambre m’a donné à lire des livres qui m’ont rendue savante dans une matière très importante dans laquelle peu de femmes le sont. Sache que sans elle on aurait découvert la fière [235r] maladie qui m’a presque tuée. Elle m’a donné du linge, et des draps ; je lui dois mon honneur ; elle sut ainsi que j’ai eu un amant, comme je sais qu’elle en eut un aussi ; mais nous ne fûmes jamais curieuses de nos secrets réciproques. La mère M. M. est une femme unique. Je suis sûre, mon cher ami que tu l’aimes, et qu’elle t’aime, et n’en étant point jalouse je mérite que tu me dises tout. Mais je vous plains tous les deux, car tout ce que vous pouvez faire ne peut servir, je crois, qu’à irriter votre passion. Tout le couvent te croit malade : je meurs d’envie de te voir. Viens donc au moins une fois. Adieu. »

Cette lettre m’inquiéta, car j’étais bien sûr de C. C, mais cette crevasse208 pouvait nous découvrir à d’autres. Outre cela je me voyais forcé à conter une fable à ma chère amie, car l’honneur, et l’amour me défendaient de lui dire la vérité. Dans la réponse, que je lui ai envoyée d’abord, je l’ai instruite qu’elle devaitew sans tarder avertir son amie qu’elle l’avait vue par la crevasse parler à un masque. Pour ce qui regardait la connaissance que j’avais faite avec la religieuse, je lui ai dit qu’ayant entendu parler de son rare mérite, je l’avais fait appeler à la grille m’annonçant sous un faux nom, et que par conséquent elle devait s’abstenir de parler de moi, car elle m’avait reconnu pour le même qui allait entendre la messe à son église. Pour ce qui regardait l’amour, je l’ai assurée qu’il n’en était rien, convenant cependant avec elle que c’était une femme charmante.

[235v] Le jour de S.te Catherine209 fête de C. C. je suis allé à la messe dans son église. Allant au trajet pour prendre une gondole je m’aperçois d’être suivi. J’avais besoin de m’en assurer. Je vois le même hommeex prendre aussi une gondole et me suivre : cela pouvait être naturel ; mais pour m’en rendre certain je descends à Venise au palais Morosini du jardin210, et je vois le même homme qui descend aussi. Pour lors je n’en doute plus. Je sors du palais, je m’arrête dans une rue étroite vers la poste de Flandre211, je vois l’espion, et un couteau à la main je le serre212 au coin de la rue, et lui mettant la pointe au gosier, je veux qu’il me dise par ordre de qui il me suivait. Il m’aurait peut-être tout dit si par hasard quelqu’un ne fût entré dans la rue. Il s’échappa alors, et je n’ai rien su. Mais voyant qu’il était trop facile à un curieux de savoir qui j’étais, s’il s’opiniâtrait à vouloir le savoir, je me suis déterminé à ne plus aller à Muran qu’en masque, ou dans la nuit.

Le lendemain, jour dans lequel M. M. devait me faire savoir comment elle viendrait souper avec moi, je suis allé au parloir de très bonne heure. Je l’ai vue devant moi portant sur sa figure les marques du contentement qui lui inondait l’âme. Le premier compliment qu’elle me fit fut sur mon apparition à son église après trois semaines qu’on ne me voyait plus. Elle me dit que l’abbesse en avait été bien aise, parce qu’elleey se disait sûre qu’elle saurait qui je suis. Je lui ai alors conté toute l’histoire de l’espion, et ma [236r] résolution de ne plus aller à la messe dans son église. Elle me répondit que je ferais bien à me montrer à Muran le moins que je pourrais. Elle me détailla alors l’histoire de la fente dans le vieux plancher, et elle me dit qu’elle était déjà bouchée. Elle me dit qu’elle avait été avertie par une pensionnaire qui lui était attachée, mais elle ne me la nomma pasez.

Après ces petits propos je lui ai demandé si mon bonheur était différé, et elle me répondit qu’il ne l’était que de vingt-quatre heures parce que la nouvelle professe l’avait invitée à souper dans sa chambre. Ces invitations, me dit-elle, arrivent rarement, mais quand elles arrivent on ne peut s’en dispenser qu’en se faisant ennemie213 la personne qui invite.

— Ne peut-on pas dire qu’on est malade ?

— Oui ; mais pour lors il faut souffrir des visites.

— J’entends, car si tu les refuses, on peut soupçonner l’évasion.

— Oh ! Pour cela non. On ne compte pas l’évasion entre les choses possibles.

— Tu es donc la seule ici capable de faire ce miracle ?

— Tiens-toi pour certain que je suis la seule, et que l’or est le puissant dieu qui fit ce miracle. Dis-moi donc où tu veux m’attendre demain à deux heures de nuit précises214.

— Ne pourrais-je pas t’attendre ici à ton casin ?

— Non. Car celui qui me mène à Venise est mon amant.

— Ton amant ?

— Lui-même.

— C’est original. Je t’attendrai donc dans la place des S. S. Jean, et Paul derrière le piédestal de la statue équestre de Barthelmi de Bergame215.

— Je n’ai jamais vu cette statue, ni cette place que sur une estampe216 ; mais je n’y manquerai pas. Cela suffit. Il n’y aurait qu’un [236v] temps affreux qui pourrait m’empêcher de venir ; mais espérons le bon. Adieu donc. Nous parlerons beaucoup demain au soir, et si nous dormirons, nous nous endormirons plus contents.

Il fallait faire vite, car je n’avais pas de casin. J’ai donc pris un second rameur pour être en moins d’un quart d’heure dans le quartier de S.t Marc. Après avoir passé cinq à six heures à en voir un bon nombre j’ai choisi le plus élégant, et par conséquent le plus cher. Il avait appartenu au lord Olderness ambassadeur d’Angleterre, qui à son départ l’avait vendu à bon marché à un cuisinier217. Il me le loua jusqu’à Pâques pour cent sequins payés d’avance218 sous condition que ce serait lui qui me ferait les dîners, et les soupers que je donnerais.

Ce casin était composé de cinq pièces, dont l’ameublement était d’un goût exquis. Il n’y avait rien qui ne fût fait en grâce de l’amour219, de la bonne chère, et de toute espèce de volupté. On servait à manger par une fenêtre aveugle enclavée dans la paroi, occupée par un porte-manger tournant qui la bouchait entièrement : les maîtres, et les domestiques ne pouvaient pas s’entrevoir. Cette chambre était ornée de glaces, de lustres, et d’un superbe trumeau au-dessus d’une cheminée de marbre blanc, tapissée de petits carreaux de porcelaine de la Chine tous peints, et intéressants par des couples amoureux en état de nature qui par leurs voluptueuses attitudes enflammaient l’imagination. Des petits fauteuils étaient à l’avenant des sofas qui étaient à droite, et à gauche. Une autre chambre était octogone toute tapissée de glaces, pavée, et [237r] plafonnée de même : toutes ces glaces faisant contraste rendaient les mêmes objets sous mille différents points de vue. Cette pièce était contiguë à une alcôve qui avait deux issues secrètes, un cabinet de toilette d’un côté, de l’autre un boudoir, où il y avait une baignoirefa, et des lieux à l’anglaise220. Tous les lambris étaient ciselés en or moulu, ou peints en fleurs, et en arabesques. Après l’avoir averti de ne pas oublier de mettre des draps dans le lit, et des bougies sur tous les lustres, et sur les flambeaux dans chaque chambre, je lui ai ordonné à souper pour deux personnes pour le même soir l’avertissant que je ne voulais autre vin que221 Bourgogne, et Champagne, et pas davantage que huit plats de cuisine lui laissant le choix sans pardon222 à la dépense. Le dessert devait aussi être son affairefb. Prenant la clef de la porte de la rue je l’ai averti qu’en entrant je ne voulais voir personne. Le souper devait être prêt à deux heures de la nuit ; et on le servirait quand je sonnerais. J’ai observé avec plaisir que la pendule qui était dans l’alcôve avait un réveil, car je commençais malgré l’amour à devenir sujet à l’empire du sommeil.

Venise : autour de la place Saint-Marc

a Teatro San Samuele

b San Moisè (casin de Casanova)

c Rio di Palazzo

d Sant’Apollonia

e Prigioni Nuove

f Palais ducal

Après avoir donné ces ordres je suis allé acheter des pantoufles, et une coiffe de nuit chez une marchande de modes toute garnie de doubles dentelles de point d’Alençon223. Je l’ai mise dans ma poche. S’agissant de donner à souper à la plus belle de toutes lesfc sultanes du maître de l’univers, j’ai voulu m’assurer la veille que [237v] tout serait en ordre. Lui ayant dit que j’avais un casin, je ne devais lui paraître nouveau en rien.

Ce fut le cuisinier qui resta surpris quand il me vit à deux heures de nuit tout seul. J’ai d’abord trouvé mauvais qu’il n’eût pas éclairé partout, tandis que lui ayant donné l’heure il ne pouvait pas en douter.

— Je n’y manquerai pas une autre fois.

— Éclairez donc, et servez.

— Vous m’avez dit pour deux.

— Servez pour deux. Restez présent à mon souper pour cette première fois pour que je puisse vous avertir de tout ce que je trouverai bon ou mauvais.

Le souper vint dans la roue224 en bon ordre deux plats à la fois : j’ai fait des commentaires à tout ; mais j’ai trouvé tout excellent en porcelaine de Saxe. Gibier, esturgeon, troufles225, huîtres, et vins parfaits. Je lui ai seulement reproché qu’il avait oublié de mettre sur une assiette des œufs durs, des anchois, et des vinaigres composés pour faire la salade. Il regarda le ciel d’un air contrit s’accusant d’avoir commis une grande faute. Je lui ai aussi dit qu’une autre fois je voulais avoir des oranges amères pour donner du goût au punch, et que je voulais du rhum, et non pas du rac226. Après avoir passé deux heures à table je lui ai dit de me porter la carte de toutes les dépenses. Il me la porta un quart d’heure après, et je me suis trouvé content. Après l’avoir payé, et lui avoir ordonné de me porter du café quand je sonnerais je suis allé me coucher dans l’excellent lit qui était dans l’alcôve. Ce lit, et le bon souper me [238r] concilièrent le plus heureux sommeil. Sans cela je n’aurais pas pu dormir songeant que dans la nuit suivante j’aurais entre mes bras dans le même lit ma déesse. Le matin en partant j’ai averti mon homme que je voulais au dessert tous les fruits frais qu’il pourrait trouver, et surtout des glaces. Pour empêcher la journée de me paraître longue j’ai joué jusqu’au soir, et je n’ai pas trouvé la fortune différente de mon amour. Tout allait à seconde de mes désirs. J’en remerciais dans le fond de mon âme le puissant génie de ma belle religieuse.

Ce fut à une heure de nuit que je suis allé me poster à la statue du héros Colleoni. Elle m’avait dit d’y aller à deux ; mais je voulais avoir le doux plaisir de l’attendre. La nuit était froide, mais superbe, et sans le moindre vent.

À deux heures précises j’ai vu arriver une gondole à deux rames, et un masque en sortir, qui, après avoir parlé au barcarol de proue, s’achemina vers la statue. Voyant un masque homme, je m’alarme, je l’esquive, et je suis fâché de ne pas avoir des pistolets. Le masque fait le tour, m’approche, me tend une main paisible qui ne me laisse plus douter. Je reconnais mon ange habillée en homme. Elle rit de ma surprise, elle s’attache à mon bras, et sans nous dire le moindre mot nous nous acheminons à la place S.t Marc, nous la traversons, et nous allons au casin qui n’était éloigné que de cent pas du théâtre de S.t Moyse.

Tout se trouve comme j’avais ordonné. Nous [238v] montons je me démasque vite, mais M. M. se plaît à se promener lentement dans tous les recoins du délicieux endroit où elle se voyait accueillie, enchantée aussi que je contemplasse dans tous les profils, et souvent de face toutes les grâces de sa personne, et que j’admirasse dans ses atours quel devait être l’amant qui la possédait. Elle était surprise du prestige227 qui lui faisait voir partout, et en même temps, malgré qu’elle se tînt immobile, sa personne en cent différents points de vue. Ses portraits multipliés que les miroirs lui offraient à la clarté de toutes les bougies placées exprès lui présentaient un spectacle nouveau qui la rendait amoureuse d’elle-même. Assis sur un tabouret, j’examinais avec attention toute l’élégance de sa parure. Un habit de velours ras228 couleur de rose brodé sur les bords en paillettes d’or, une veste à l’avenant brodée au métier, dont on ne pouvait rien voir de plus riche, des culottes de satin noir, des dentelles de point à l’aiguille229, des boucles de brillants, un solitaire de grand prix à son petit doigt, et à l’autre main une bague qui ne montrait qu’une surface de taffetas blanc couvert d’un cristal convexe. Sa baüte de blonde230 noire était tant à l’égard de la finesse que du dessin tout ce qu’on pouvait voir de plus beau. Pour que je pussefd la regarder encore mieux elle vint se mettre debout devant moi. Je visite ses poches, et j’y trouve tabatière, bonbonnière, flacon, étui à cure-dents, lorgnette, et mouchoirs qui exhalaient des odeurs qui embaumaient l’air. Je considère avec attention la richesse, et le [239r] travail de ses deux montres, et ses beaux cachets231 en pendeloques attachés aux chaînons couverts de petits carats232. Je visite ses poches de côté, et je trouve des pistolets à briquet plat à ressort, ouvrage anglais des plus finis.

— Tout ce que je vois, lui dis-je, est au-dessous de toi, mais laisse que mon âme étonnée rende hommage à l’être adorable qui veut te convaincre que tu es réellement sa maîtresse.

— C’est ce qu’il m’a dit quand je l’ai prié de me conduire à Venise, et de m’y laisser, m’ajoutant qu’il désirait que je m’y amusasse, et que je pusse me convaincre toujours plus que celui que j’allais rendre heureux le méritait.

— C’est incroyable, mafe chère amie. Un amant de cette trempe est unique, et je ne saurai jamais mériter un bonheur dont je suis déjà ébloui.

— Laisse que j’aille me démasquer toute seule.

Un quart d’heure après, elle parut devant moi coiffée en homme avec ses beaux cheveux dépoudrés, dont les faces233 en longues boucles lui arrivaient jusqu’au bas des joues. Un ruban noir les nouaitff derrière, et en queue flottante ils lui descendaient jusqu’aux jarrets. M. M. en femme ressemblait à Henriette, et en homme à un officier des gardes nommé l’Étoriere que j’avais connu à Paris ; ou plutôt à cet Antinous dont on voit encore des statues234, si l’habillement à la française m’avait permis l’illusion.

[239v] Frappé par tant de charmes, j’ai cru de me trouver mal. Je me suis jeté sur le sofa pour soutenir ma tête. J’ai perdu, lui dis-je, toute confiance : tu ne seras jamais à moi : dans cette nuit même quelque contretemps fatal t’arrachera à mes désirs ; un miracle peut-être de ton divin époux devenu jaloux d’un mortel. Je me sens anéanti. Dans un quart d’heure peut-être je ne serai plus.

— Es-tu fou ? Je suis à toi dans le moment même, si tu veux. Quoiqu’à jeun, je ne me soucie pas de souper. Allons nous coucher.

Elle avait froid. Nous nous asseyons devant le feu. Elle me dit qu’elle n’avait pas de gilet235. Je lui déboucle un cœur de brillants qui lui tenait son jabot fermé, et mes mains sentent avant que mes yeux voient que la seule chemise défendait de l’air les deux sources de vie qui décoraient sa poitrine. Je deviens ardent ; mais elle n’a besoin que d’un seul baiser pour me calmer, et de deux mots : Après souper.

Je sonne alors, et voyant son alarme je lui fais voir le porte-manger. Personne ne te verra, lui dis-je, tu le diras à ton amant qui ignore peut-être ce secret.

— Il ne l’ignore pas ; mais il admirera ton attention, et il dira que tu n’es pas novice dans l’art de plaire, et qu’il est évident que je ne suis pas la seule qui jouit avec toi des délices de cette maisonnette.

— Et il aura tort. Je n’ai ni soupé, ni couché ici que tout seul, et j’abhorre le mensonge. Tu n’es pas, ma divine amie, ma première passion ; mais tu seras la dernière.

— Je suis heureuse, mon ami, si tu es constant. Mon amant l’est : il est bon ; il est doux ; mais il a toujours laissé mon cœur vide.

— Le sien doit l’être aussi, car si son amour était de la trempe du mien, il ne te permettrait pas une absence comme celle-ci. Il ne [240r] pourrait pas la souffrir.

— Il m’aimefg, comme je t’aime. Crois-tu que je t’aime ?

— Je dois le croire ; mais tu ne souffrirais pas…..

— Tais-toi ; car je sens que pourvu que tu ne me laissasses rien ignorer je te pardonnerais tout. La joie que je ressens dans ce moment dans mon âme dépend plus de la certitude que j’ai que je ne te laisserai rien à désirer que de l’autre que je passerai avec toi une nuit délicieuse. Elle sera la première de ma vie.

— Tu n’en as pas passé avec ton digne amant ?

— Oui. Mais ces nuits-là ne furent animées que de l’amitié, de la reconnaissance, et de la complaisance. L’amour est l’essentiel. Malgré cela mon amant te ressemble. Il a l’esprit gai, toujours monté à l’instar du tien, et il est aussi très aimable par rapport à sa figure, et à sa personne ; mais en cela il ne te ressemble guère. Je le crois aussi plus riche que toi, malgré que par ce casin on pourrait juger le contraire. Mais ne t’imagine pas que je t’adjuge moins de mérite qu’à lui, parce que tu t’avoues incapable de l’héroïsme de me permettre une absence, puisqu’au contraire je sais que tu ne m’aimerais pas comme je suis bien aise que tu m’aimes, si tu me disais que tu aurais pour une de mes fantaisies la même indulgence qu’il a.

— Sera-t-il curieux des particularités de cette nuit ?

— Il croira de me faire plaisir à m’en demander des nouvelles, et je lui dirai tout excepté quelques circonstances qui pourraient l’humilier.

Après le souper qu’elle trouva délicat, et exquis comme les glaces, et les huîtres, elle fit du punch, et dans mon impatience amoureuse, après en avoir bu quelques verres, je l’ai priée de réfléchir que nous n’avions devant nous que sept heures, et que nous aurions grand tort de ne pas les passer [240v] au lit. Nous passâmes alors à l’alcôve qui était éclairée par douze bougies flamboyantes, et de là au cabinet de toilette, où lui présentant le beau bonnet de dentelles, je l’ai priée de se coiffer en femme. Après l’avoir trouvé magnifique, elle me dit d’aller me déshabiller dans la chambre me promettant de m’appeler d’abord qu’elle se serait couchée.

Cela ne dura que deux minutes. Je me suis élancé entre ses bras brûlants, ardent d’amour, et lui en donnant les plus vives preuves pour sept heures de suite qui ne furent interrompues que par autant de quarts d’heure animés par les propos les plus touchants. Elle ne m’apprit rien de nouveau pour le matériel de l’exploit ; mais des nouveautés infinies en soupirs, en extases, en transports, en sentiments de nature qui ne se développent que dans ces moments-là. Chaque découverte que je faisais m’élevait l’âme à l’amour, qui me fournissait des nouvelles forces pour lui témoigner ma reconnaissance. Elle fut étonnée de se reconnaître pour susceptible de tant de plaisir, lui ayant fait voir beaucoup de choses qu’elle croyait fabuleuses. Je lui fis ce qu’elle ne croyait pas permis d’exiger que je lui fisse, et je l’ai endoctrinée que la moindre gêne gâte le plus grand des plaisirs. Au carillon du réveil, elle éleva les yeux au troisième ciel, comme une idolâtre pour remercier la mère, et le fils de l’avoir si bienfh récompensée de l’effort qu’elle avait fait quand elle me déclara sa passion.

Nous nous habillâmes à la hâte, et me voyant mettre dans sa poche la belle coiffe, elle m’assura qu’elle lui serait toujours extrêmement chèrefi. Après avoir pris du café nous allâmes à longs pas236 à la place des S.S. Jean, et Paul, où je l’ai quittée l’assurant qu’elle me verrait le surlendemain. Après l’avoir vue entrer dans sa [241r] gondole, je suis allé chez moi où dix heures de sommeil me remirent en état de nature.

Le surlendemain je suis allé au parloir après dîner. Je la fais appeler, et elle vient d’abord me dire de m’en aller, car elle attendait son ami ; mais de ne pas manquer d’y aller le lendemain. Je pars. Au pied du pont je vois un masque mal masqué sortir d’une gondole, dont je connaissais le barcarol qui devait être alors au service de l’ambassadeur de France. Il était sans livrée, et la gondole était simple comme toutes celles qui appartiennent à des Vénitiens. Je tourne la tête, et je vois le masque qui va au couvent. Je n’en doute plus, et je retourne à Venise ravi d’aise d’avoir fait cette découverte, et enchantéfj que ce ministre soit mon principal237. Je me détermine à n’en rien dire à M. M..

Je vais la voir le lendemain, et elle me dit que son ami était allé prendre congé d’elle jusqu’aux fêtes de Noël. Il va à Padoue238, me dit-elle, mais tout est arrangé pour que nous puissions souper à son casin si l’envie nous en vient.

— Pourquoi pas à Venise ?

— À Venise non, jusqu’à son retour. Il m’en a priée. C’est un homme fort sage.

— À la bonne heure. Quand souperons-nous donc au casin ici ?

— Dimanche, si tu veux.

— Dimanche donc, j’irai au casin sur la brune, et je t’attendrai en lisant. As-tu dit à ton ami que tu n’as pas été mal à mon casin ?

— Mon cher ami, je lui ai tout dit ; mais une chose l’inquiète fort. Il veut que je te prie de ne pas m’exposer aufk redoutable embonpoint.

— Je veux mourir si j’y ai pensé. Mais avec lui n’en cours-tu pas le risque ?

— Jamais.

— Il nous faudra donc être sages à l’avenir. Je pense que neuf jours avant noël n’y ayant pas de masques239, je serai obligé d’aller à ton casin par eau, car y allant par terre je pourrais [241v] facilement être reconnu pour le même qui allait à ton église.

— C’est fort sage. Je te ferai reconnaître la rive très facilement. Je songe que tu dois aussi pouvoir y venir en carême, où Dieu veut que nous mortifions nos sens. N’est-il pas plaisant qu’il y ait un temps dans lequel Dieu trouve bon que nous nous divertissions, et un autre dans lequel nous ne pouvons lui plaire que par des abstinences ! Qu’est-ce qu’un anniversaire peut avoir de commun avec la divinité ? Je ne sais pas comment l’action de la créature puisse influer sur le créateur que ma raison ne peut concevoir qu’indépendant. Il me semble que si Dieu avait créé l’homme capable de l’offenser, l’homme aurait raison de faire tout ce qu’il lui aurait défendu, quand ce ne serait que pour lui apprendre à créer. Peut-on s’imaginer Dieu affligé en carême ?

— Ma divine amie, tu raisonnes juste ; mais pourrais-je savoir où tu as appris à raisonner, et comment tu as fait pour sauter le fossé240 ?

— Mon ami m’a donné des bons livres, et la lumière de la vérité a dissipé bien vite les nuages de la superstition qui opprimaient ma raison. Je t’assure que quand je réfléchis à moi-même, je me trouve plus heureuse d’avoir trouvé quelqu’un qui m’a éclairé l’esprit, que malheureuse d’avoir pris le voile, car le plus grand des bonheurs est celui de vivre, et de mourir tranquille ; ce qu’on ne peut pas espérer ajoutant foi à ce que les prêtres nous disent.

— C’est très juste ; mais laisse que je t’admire, car celui d’éclairer un esprit extrêmement préoccupé241 comme le tien devait être ne pouvait pas être l’ouvrage de quelques mois.

— J’aurais vu beaucoup moins rapidement la lumière, si j’avais été moins imbue d’erreurs. Ce qui séparait dans mon esprit le faux du vrai n’était qu’un rideau : [242r] la seule raison pouvait le tirer ; mais on m’avait appris à la mépriser. D’abord qu’on m’a démontré que je devais en faire le plus grand cas, je l’ai mise en activité : elle tira le rideau. L’évidence du vrai parut avec éclat, les sottises disparurent ; et je n’ai pas lieu de craindre qu’elles reparaissent, car je me fortifie tous les jours davantage. Je peux dire que je n’ai commencé à aimer Dieu que depuis que je me suis désabusée de l’idée que la religion m’enfl avait donnée.

— Je te félicite. Tu fus plus heureuse que moi. Tu as fait plus de voyage en un an que moi en dix.

— Tu n’as pas donc commencé par lire ce que milord Bolimbroke242 a écrit ? Il y a cinq à six mois que je lisais la Sagesse de Charon243, et je ne sais pas comment notre confesseur l’a su. Il osa me dire à confesse que je devais abandonner cette lecture. Je lui ai répondu que ma conscience n’en souffrant pas je ne pouvais pas l’obéir. Il me dit qu’il ne m’absoudrait pas, et je lui ai répondu que j’irais tout de même à la communion. Le prêtre alla chez l’évêque Diedo244 pour savoir ce qu’il devait faire, et l’évêque vint me parler pour m’insinuer que je devais dépendre de mon confesseur. Je lui ai répondu que mon confesseur était fait pour m’absoudre, et qu’il n’avait même le droit de me donner des conseils que quand je lui en demandais. Je lui ai dit net qu’étant dans l’obligation de ne pas scandaliser tout le couvent, quand il s’avisera de me refuser l’absolution j’irais communier tout de même. L’évêque lui ordonna de m’abandonner à ma conscience. Mais je ne me suis pas trouvée satisfaite. Mon amant m’a fait obtenir un bref245 du pape qui m’autorise à me confesser à qui je veux. Toutes mes sœurs sont jalouses de ce [242v] privilège ; mais je ne m’en suis servie qu’une seule fois, car la chose n’en vaut pas la peine. Je me confesse toujours au même, qui après m’avoir écoutée, fmn’a nulle difficultéfn à m’absoudre, car je ne lui dis positivement rien d’important.

Ce fut ainsi que j’ai reconnu cette femme adorable esprit fort ; mais cela ne pouvait pas être autrement, car elle avait plus encore besoin de tranquilliser sa conscience que de satisfaire à ses sens246.

Après l’avoir assurée qu’elle me trouverait au casin, je suis retourné à Venise. Le dimanche après dîner j’ai fait le tour de l’île de Muran dans une gondole à deux rames tant pour voir où pouvait être la rive du casin, que la petite par où elle sortait du couvent ; mais je n’y ai rien compris. Je n’aifo connu la rive du casin que dans la neuvaine ; et la petite du couvent six mois après au risque de ma vie. Nous en parlerons quand nous serons là247.

Vers une heure de nuit248 je me suis rendu au temple de mon amour, et attendant l’arrivée de l’idole je me suis amusé à examiner les livres qui composaient une petite bibliothèque qui était dans le boudoir. Ils n’étaient pas nombreux mais choisis. On y trouvait tout ce que les philosophes les plus sages avaient écrit contre la religion, et tout ce que les plumes les plus voluptueuses avaient écrit sur la matière objet unique de l’amour. Livres séduisants, dont le style incendiaire force le lecteur à aller chercher la réalité seule capable d’éteindre le feu qu’il sent circuler dans ses veines.

Outre les livres il y avait des in-folio249 qui ne contenaient que des estampes lascives. Leur grand mérite consistait dans la beauté du dessin beaucoup plus que dans la [243r] lubricité de l’attitude. J’ai vu les estampes du portier des chartreux250 faites en Angleterre, comme celles de Meursius, ou d’Aloysia Sigea Toletana251 dont je n’avais jamais rien vu de plus beau. Outre cela les petits tableaux qui ornaient le cabinet étaient si bien peints que les figures paraissaient vivantes252. Une heure me passa dans un instant.

L’apparition de M. M. habillée en nonne me fit faire un cri. Je lui ai dit, lui sautant au cou, qu’elle n’aurait pu venir plus à propos pour empêcher une manstrupation d’écolier à laquelle tout ce que j’avais vu là depuis une heure m’aurait forcé. Mais ainsi habillée en sainte, tu me surprends. Laisse, mon ange, que je t’adorefp sur-le-champ.

— Je me mettrai en séculière dans l’instant : il ne me faut qu’un quart d’heure. Je ne m’aime pas dans ces laines.

— Point du tout. Tu recevras l’hommage de l’amour, vêtue, comme tu étais quand tu l’as fait naître.

Elle ne me répondit qu’un fiat voluntas tua [que ta volonté soit faite]253 de l’air le plus dévot se laissant tomber sur le grand sofa, où je l’ai ménagée malgré elle. Après le fait je l’ai aidée à se déshabiller, et à se mettre une petite robe de mousseline de Pequin254, dont rien n’était plus élégant. Je lui ai ensuite servi de femme de chambre pour se coiffer en bonnet de nuit.

Après souper, avant que d’aller nous coucher nous établîmes de ne nous revoir que le premier jour de la neuvaine où pour dix jours les théâtres étant fermés, il n’y a pas de masques. Elle me donna alors les clefs de la porte de la rive. Un ruban bleu attaché à la fenêtre qui y était dessus devait être le signal qui me l’aurait fait connaître de jour pour que je pusse y aller [243v] après pendant la nuit. Mais ce qui la combla de joie fut que je suis allé demeurer au casin sans jamais en sortir jusqu’au retour de son ami. Dans dix jours que j’y ai demeuré je l’ai eue quatre fois, et par là je l’ai convaincue que je ne vivais que pour elle. Je m’amusais à lire, à écrire à C. C., mais ma tendresse pour celle-ci était devenue tranquille. Le principal point qui m’intéressait dans les lettres qu’elle m’écrivait était ce qu’elle me disait de sa chère amie la mère M. M.. Elle me disait que j’avais tort de n’avoir pas cultivé sa connaissance, et je lui répondais que je ne l’avais pas suivie parce que j’avais eu peur d’être connu. Par là je l’engageais toujours plus à me garder inviolablement le secret.

Il n’est pas possible d’aimer deux objets à la fois, et il n’est pas possible de maintenir l’amour en vigueur ni lui donnant trop de nourriture ni ne lui en donnant aucune. Ce qui faisait que ma passion pour M. M. se maintenait toujours dans la même force était que je ne pouvais jamais l’avoir qu’avec la plus grande crainte de la perdre. Je lui disais qu’il était impossible qu’une fois ou l’autre quelque religieuse n’eût besoin de lui parler dans un moment qu’elle n’était ni dans sa chambre ni dans le couvent. Elle me soutenait que cela ne pouvait pas arriver, puisque rien n’était plus respecté dans le couvent que la liberté qu’une religieuse devait avoir de s’enfermer dans sa chambre, et de se rendre inaccessible même à l’abbesse. Elle ne pouvait craindre que le funeste événement d’un incendie, car pour lors tout étant en confusion et n’étant pas naturel qu’une religieuse pût se tenir tranquille, et indifférente, on [244r] se serait invinciblement aperçu de l’évasion. Elle se félicitait d’être parvenue à gagner la converse, le jardinier, et une autre religieuse qu’elle ne voulut jamais me nommer255. L’adresse, et l’or de son amant avaient fait tout cela ; et il lui répondait de la fidélité du cuisinier, et de sa femme qui étaient à la garde du casin. Il était aussi sûr de ses gondoliers, malgréfq qu’un d’eux dût être infailliblement espion des inquisiteurs d’état.

La veille de Noël elle me dit que son amant allait arriver, que le jour de S.t Étienne256 elle devait aller avec lui à l’opéra ; fret souper avec lui au casin la troisième fête. Après m’avoir dit qu’elle m’attendrait à souper le dernier jour de l’an, elle me donna une lettre me priant de ne la lire que chez moi.

Une heure avant jour j’ai fait mon paquet, et je suis allé au palais Bragadin, où impatient de lire la lettre qu’elle m’avait donnée, je me suis d’abord enfermé. En voici la teneur :

« Tu m’as un peu piquée, mon cher ami, quand tu m’as dit avant-hier à propos du mystère que je dois te faire sur ce qui concerne mon amant, que content de posséder mon cœur, tu me laisses maîtresse de mon esprit. Cette distinction de cœur, et d’esprit fait une division sophistique257, et si elle ne te semble pas telle, tu dois convenir que tu ne m’aimes pas toute entière, car il est impossible que j’existe sans esprit, et que tu puisses chérir mon cœur s’il n’est pas d’accord avec lui. Si ton amour peut se contenter du contraire, il n’excède pas en délicatesse.

[244v] « Mais comme il pourrait arriver le cas dans lequel tu pourrais me convaincre de n’avoir pas agifs vis-à-vis de toi avec toute la sincérité qu’un véritable amour exige, je me suis déterminée à te découvrir un secret qui regarde mon ami, malgré que je sache qu’il est sûr que je ne le révélerai jamais, car c’est une trahison. Tu ne m’aimeras cependant pas moins. Réduite à devoir opter entre vous deux, et dans le devoir de tromper l’un ou l’autre, l’amour a vaincu ; mais non pas aveuglément. Tu pèseras les motifs qui eurent la force de faire pencher la balance de ton côté.

« Lorsque je n’ai plus pu résister à l’envie de te connaître de près, je n’ai pu me satisfaire sans me confier à mon ami. Je n’ai pas douté de sa complaisance. Il conçut une idée très avantageuse de ton caractère lorsqu’il a lu ta première lettre dans laquelle tu choisissais le parloir, et il te trouva honnête quand après nous avoir connus, tu as choisi le casin de Muran de préférence au tien. Mais d’abord qu’il le sut, il me demanda aussi d’avoir la complaisance de lui permettre de se trouver présent à notre première entrevue dans un endroit qui est une véritable cachette, d’où il devait non seulement voir sans être vu tout ce que nous ferions, mais entendre aussi tous nos propos. C’est un cabinet indevinable. Tu ne l’as pas vu dans les dix jours que tu as passés au casin ; mais je te le ferai voir le dernier jour de l’an. Dis-moi si je pouvais lui refuser ce plaisir. J’y ai consenti ; et rien ne fut plus naturel que de t’en faire un mystère. Tu sais donc actuellement que mon ami fut témoin de tout ce que nous avons dit et fait la première fois que nous [245r] fûmes ensemble. Mais que cela ne te déplaise, mon très cher ami ; tu lui as plu ; non seulement dans tous tes procédés, mais aussi dans toutes les jolies choses pour rire que tu m’as dites. J’eus bien peur quand le discours tomba sur le caractère que mon amant devait avoir pour être tolérant à cet excès ; mais heureusement tout ce que tu as dit ne put que le flatter. C’est toute la confession de ma trahison qu’en sage amoureux tu dois me pardonner d’autant plus qu’elle ne t’a fait aucun tort. Je peux t’assurer que mon ami a la plus grande curiosité de savoir qui tu es. Dans cette nuit-là tu fus naturel, et fort aimable : si tu avais su d’avoir un témoin, Dieu sait ce que tu aurais été. Si je t’avais confié la chose, il se peut même que tu n’y aurais pas consenti, et tu aurais eu peut-être raison.

« C’est actuellement que je dois risquer le tout pour le tout, et me mettre en état de tranquillité, me reconnaissant exempte de reproche. Sache, mon cher ami, que le dernier jour de l’an, mon ami sera au casin, et qu’il n’en partira que le lendemain. Tu ne le verras pas, et il verra tout. Ne devant pas le savoir, tu comprends combien tu dois être naturel en tout, car si tu ne l’étais pas, mon ami qui a beaucoup d’esprit, pourrait soupçonner que j’ai trahi le secret. La principale chose sur laquelle tu dois te tenir sur tes gardes sont les propos. Il a toutes les vertus excepté la théologale qu’on appelle foi, et sur cette matière tu auras le champ libre. Tu pourrais parler littérature, voyages, politique, et conter tant d’anecdotes que tu voudras, étant sûr d’avoir toute son approbation.

[245v] « C’est à savoir si tu es d’humeur à te laisser voir d’un homme dans les moments que tu te livres aux fureurs amoureuses. Cette incertitude fait maintenant mon tourment. Oui, ou non : il n’y a pas de milieu. Comprends-tu la cruauté de ma crainte ? Sens-tu la difficulté que je dois avoir eue à me déterminer à cette démarche ? Je ne dormirai pas la nuit prochaine. Je n’aurai du repos qu’après avoir lu ta réponse. Je prendrai alors un parti dans le cas que tu me répondes qu’il ne t’est pas possible d’être tendre en présence de quelqu’un, et principalement si ce quelqu’un t’est inconnu. J’espère cependant que tu viendras tout de même, et que si tu ne pourras pas jouer le rôle d’amoureux comme la première fois cela ne tirera à aucune mauvaise conséquence. Il croira, et je laisserai qu’il le croie, que ton amour s’est refroidi. »

Cette lettre m’a fort surpris ; ftpuis toute réflexion faite, j’en ai ri. Mais elle ne m’aurait pas fait rire si je n’avais su de quelle espèce était l’homme qui serait témoin de mes exploits amoureux. Étant certain que M. M. devait être fort inquiète jusqu’à la réception de ma réponse, je lui ai répondu d’abord en ces termes :

« Je veux, mon divin ange, que tu reçoives la réponse à ta lettre avant midi. Tu dîneras sans la moindre inquiétudefu.

« Je passerai la nuit du dernier jour de l’an avec toi, et je t’assure que l’ami, dont nous serons le spectacle, ne verra et n’entendra rien qui puisse lui faire conjecturer que tu m’as révélé son secret. Sois certaine que je jouerai mon rôle à la perfection. Si le devoir de l’homme est d’être toujours [246r] esclave de sa raison ; si tant qu’il dépend de lui, il ne doit se rien permettre sans la prendre pour guide, je ne pourrai jamais comprendre qu’un homme puisse être honteux qu’un ami le voie dans un moment où il donnerait les plus grandes marques de son amour à une très belle femme. C’est mon cas. Je veux bien cependant te dire que m’avertissant de la chose la première fois tu aurais mal fait. Je m’y serais absolument refusé. J’aurais cru d’y remettre de mon honneur258 : j’aurais cru que m’invitant à souper tu n’étais que la complaisante d’un ami, homme singulier, dont ce goût aurait pu être le dominant, et j’aurais conçufv de toi une idée si désavantageuse qu’elle m’aurait peut-être guéri de l’amour, qui dans ce moment-là ne faisait que de naître. Tel est ma charmante amie le cœur humain ; mais actuellement le cas est différent. Tout ce que tu m’as dit de ton digne ami m’a fait connaître son caractère, je le crois mon ami aussi, et je l’aime. Si un sentiment de honte ne t’empêche pas de te laisser voir de lui-même tendre, et amoureuse avec moi, comment, bien loin d’en être honteux, pourrais-je n’en être pas glorieux ? L’homme peut-il rougir de sa propre gloire ? Je ne peux, ma chère amie, ni rougir d’avoir fait ta conquête, ni de me laisser voir dans des moments, où je me flatte de pouvoir ne pas en paraître indigne. Je sais cependant que par un sentiment de nature, que la raison ne peut pas désapprouver, la plus grande partie des hommes répugne à se laisser [246v] voir dans ces moments-là. Ceux qui ne sauraient alléguerfw des bonnes raisons de cette répugnance doivent participer de la nature du chat ; mais ils peuvent enfx avoir des bonnes, sans même se croire obligés d’en rendre compte à personne. La principale serait qu’un tiers spectateur, qu’ils verraient, devrait les distraire, et que toute distraction ne peut que diminuer le plaisir de l’accouplement. Une autre grande raison pourrait aussi passer pour légitime, et ce serait si les acteurs sussent en conscience que leurs moyens de jouir feraient pitié à ceux qui en seraient témoins. Ces malheureux ont raison de ne pas vouloir exciter des sentiments de pitié dans une action qui semble plutôt faite pour faire des jaloux. Mais nous savons, ma chère amie que certainement nous n’excitons pas des sentiments de pitié. Tout ce que tu m’as dit me rend sûr que l’âme angélique de ton ami doit, en nous voyant, partager nos plaisirs. Mais sais-tu ce qui arrivera ? et dont je suis bien fâché, car ton amant ne peut être qu’un très aimable homme. Il arrivera qu’à force de nous voir il enragera, ou il se sauvera, ou il se verra obligé de sortir de sa niche, et de se jeter à genoux devant moi pour me prier de te céder à la violence de ses désirs dans la nécessité où il se trouvera de calmer le feu que nos ébats auront allumé dans son âme. Si cela arrive je rirai, et je te céderai ; mais je m’en irai, car je sens que je ne pourrais pas me tenir tranquille spectateur de ce qu’un autre pourrait te faire. Adieu donc, mon ange : tout ira bien. Je cachette vite cette lettre, et je vais dans l’instant la porter à ton casin. »

J’ai passé ces six jours de vacance avec mes amis, etfy à la redoute259 qu’on ouvrait dans ce temps-là le jour de S.t Étienne. Ne pouvant pas y tailler, car il n’était permis [247r] de faire la banque qu’aux patriciens vêtus en robe, j’y ai joué matin, et soir, et j’ai continuellement perdu. Qui ponte doit perdre. La perte de quatre à cinq mille sequins260 qui faisaient toute ma richesse fit devenir mon amour plus fort.

À la fin de l’an 1774, une loi du grand conseil a défendu tous les jeux de hasard, et a fait fermer ce qu’on appelait il ridotto. Le grand conseil fut étonné lorsqu’il vit en comptant les suffrages qu’il avait fait une loi qu’il n’avait pas pu faire, car pour le moins trois quarts des ballottants ne l’avaient pas voulue, et malgré cela trois quarts des ballottes démontraient qu’ils l’avaient voulue261. Les votants s’entre-regardaient tout saisis d’étonnement. Ce fut un miracle visible du glorieux évangéliste S.t Marc, invoqué par M. Flangini alors premier des correcteurs262, et actuellement cardinal, et par les trois inquisiteurs d’état.

Le jour fixé, à l’heure ordinaire je me suis trouvé au casin devant la belle M. M. vêtue en dame du monde, se tenant debout, le dos tourné à la cheminée. L’ami, me dit-elle, n’est pas encore arrivé ; mais d’abord qu’il sera là-dedans je te clignerai l’œil.

— Où est cet endroit ?

— Le voilà. Observe le dossier de ce canapé qui tient aux parois. Toutes ces fleurs de relief que tu vois ont des trous dans le centre qui percent au cabinet qui est derrière. Il y a lit, table, et tout ce qu’il faut à un homme qui veut y demeurer tout seul sept à huit heures s’amusant à regarder ce qu’on fait ici. Tu le verras quand tu voudras.

— Est-ce lui-même qui l’a fait faire ?

— Pour cela non ; car il ne pouvait pas deviner qu’il pourrait en tirer parti.

— Je comprends que ce spectacle peut lui faire un grand plaisir ; mais ne pouvant [247v] pas t’avoir lorsque la nature fera qu’il en ait le plus grand besoin, que fera-t-il ?

— Ce sont ses affaires. Il est d’ailleurs le maître de partir, s’il s’ennuie, et il peut aussi dormir ; mais si tu es naturel il s’y plaira.

— Je le serai, excepté que je serai plus poli.

— Point de politesse, mon cher, car tu vas d’abord sortir de nature. Où as-tu trouvé que deux amoureux livrés aux fureurs de l’amour s’avisent d’être polis ?

— Tu as raison mon cœur ; mais j’aurai de la délicatesse.

— Passe263. Celle que tu as toujours. Ta lettre m’a fait plaisir. Tu as traité la matière à fond.

M. M. était coiffée en cheveux ; mais négligemment. Une robe piquée bleu céleste faisait toute sa parure. Elle avait aux oreilles des boutons de brillants : son cou était tout nu. Un fichu de gaze de soie, et fil d’argent placé à la hâte laissait entrevoir toute la beauté de sa gorge, et en montrait la blancheur à la séparation du devant de sa robe. Elle était chaussée en pantoufles. Sa figure timide, et modestement riante paraissait me dire : voilà la personne que tu aimes. Ce que j’ai trouvé extraordinaire, et qui me plut à l’excès fut du rouge mis à la façon que les dames de la cour le mettent à Versailles. L’agrément de cette peinture consiste dans la négligence avec laquelle elle est placée sur les joues. On ne veut pas que ce rouge paraisse naturel, on le met pour faire plaisir aux yeux qui voient les marques d’une ivresse, qui leur promet des égarements, et des fureurs amoureuses. Elle me dit qu’elle avait mis du rouge pour faire plaisir à son ami qui l’aimait. Je lui ai répondu qu’à ce goût je serais tenté de le croire français. À ces paroles elle me cligna l’œil. L’ami était arrivé. C’était donc dans ce moment-là que la comédie devait commencer.

— Plus je regarde ta figure, plus j’en veux à ton époux.

— On dit qu’il était laid.

— On l’a dit : aussi mérite-t-il d’être fait cocu ; et nous [248r] y travaillerons toute la nuit. Je vis dans le célibat depuis huit jours, mais j’ai besoin de manger, car je n’ai dans mon estomac qu’une tasse de chocolat, et le blanc de six œufs frais que j’ai mangés en salade accommodée à l’huile de Luques264, et au vinaigre des quatre voleurs265.

— Tu dois être malade.

— Oui : mais je me porterai bien quand je les aurai distillés un à la fois dans ton âme amoureuse.

— Je ne croyais pas que tu eusses besoin de frustratoires266.

— Qui pourrait en avoir besoin avec toi ; mais j’ai une peur raisonnée, car s’il m’arrive de te rater, je me brûle la cervelle.

— Qu’est-ce que rater ?

— Rater, au figuré, veut dire manquer son coup. Au propre c’est lorsque voulant tirer contre mon ennemi mon coup de pistolet l’amorce ne prend pas. Je le rate.

— Maintenant je t’entends. Effectivement, mon cher brunet, ce serait un malheur, mais il n’y aurait pas de quoi te brûler la cervelle.

— Que fais-tu ?

— Je t’ôte ce manteau. Donne-moi aussi ton manchon267.

— Ce sera difficile, car il est cloué.

— Comment cloué ?

— Mets-y une main dedans. Essaye.

— Ah le polisson ! Est-ce les blancs d’œufs qui te fournissent ce clou ?

— Non, mon ange, c’est toute ta charmante personne.

Je l’ai alors soulevée, elle m’embrassa aux épaules pour me peser moins, et ayant laissé tomber le manchon, je l’ai saisie aux cuisses, et elle se fortifia sur le clou ; mais après avoir fait un petit tour de promenade dans la chambre, craignant des suites, je l’ai posée sur le tapis, puis m’étant [248v] assis, et l’ayant fait asseoir sur moi, elle eut la complaisance de finir de sa belle main l’ouvrage cueillant dans le creux le blanc du premier œuf. Reste cinq, me dit-elle : et après avoir purifié sa belle main avec un pot pourri d’herbes balsamiques elle me la livra pour que je la lui baisasse cent fois. Devenu calme j’ai passé une heure lui faisant des contes à rire ; puis nous nous mîmes à table.

Elle mangea pour deux ; mais moi pour quatre. Le service était de porcelaine, mais au dessert de vermeil comme les deux flambeaux dont chacun portait quatre bougies. Voyant que j’en admirais la beauté, elle me dit que c’était un cadeau que son ami lui avait fait.

— T’a-t-il donné les mouchettes268 aussi ?

— Non.

— Je juge donc que ton amant doit être un grand seigneur, car les grands seigneurs ne savent pas qu’on mouche269.

— Les mèches de nos bougies n’ont pas besoin d’être mouchées.

— Dis-moi qui t’a appris le français, car tu parles trop bien pour que je n’en sois pas curieux.

— Le vieux La Forêt, qui est mort l’année passée. J’ai été six ans son écolière : il m’a appris à faire aussi des vers ; mais j’ai appris de toi des mots que je n’ai jamais entendus sortir de sa bouche : à gogo270, frustratoire, dorloter271. Qui te les a appris ?

— La bonne compagnie de Paris, Madame de Boufflers, par exemple, femme d’un esprit profond qui me demanda un jour pourquoi on avait mis dans l’alphabet italien con rond. J’en ai ri, et je n’ai su que lui répondre.

— Ce sont je crois des abréviations usitées dans le vieux temps272.

Après avoir fait du punch nous nous amusâmes à manger des huîtres les troquant lorsque nous les avions déjà dans la bouche. [249r] Elle me présentait sur sa langue la sienne en même temps que je lui embouchais la mienne273 : il n’y a point de jeu plus lascif, plus voluptueux entre deux amoureux, il est même comique, et le comique n’y gâte rien, car les ris ne sont faits que pour les heureux. Quelle sauce que celle d’une huître que je hume de la bouche de l’objet que j’adore ! C’est sa salive. Il est impossible que la force de l’amour ne s’augmente quand je l’écrase quand je l’avale.

Elle me dit qu’elle allait changer de robe, et revenir en coiffe de nuit. Ne sachant alors que faire, je me suis amusé à examiner ce qu’elle avait dans son secrétaire qui était ouvert. Je n’ai point touché aux lettres, mais ouvrant une boîte, et voyant des condons274, je les ai mis dans ma poche, et j’ai écrit à la hâte ces vers que j’ai mis à la place du vol :

Enfants de l’amitié, ministres de la peur,

Je suis l’amour, tremblez, respectez le voleur.

Et toi, femme de Dieu, ne crains pas d’être mère

Car si tu fais un fils, il se dira son père.

S’il est dit cependant que tu veux te barrer275,

Parle ; je suis tout prêt ; je me ferai châtrer.

M. M. reparut sous une nouvelle décoration. Elle était en robe de chambre de mousseline des Indes brodée en fleurs de fil d’or, et sa coiffure de nuit était digne d’une reine.

Je me suis jeté à ses pieds pour la prier de se rendre sur-le-champ à mes désirs ; mais elle m’ordonna de garder mon feu jusqu’à ce que nous fussions au lit. Je ne veux pas, me dit-elle d’un air riant, avoir soin que ta quintessence ne tombe sur le tapis. Tu vas voir.

Elle va alors à son secrétaire, et au lieu des chemisettes, elle trouve mes six vers. Après les avoir lus, et relus tout haut, elle m’appelle voleur, et me donnant baisers sur [249v] baisers, ellefz veut me persuader à lui rendre le larcin. Après avoir encore lentement lu tout haut mes vers, faisant semblant d’y réfléchir, elle sort sous prétexte d’aller chercher une meilleure plume, puis elle rentre, et elle écrit cette réponse :

Dès qu’un ange me f…276, je deviens d’abord sûre

Que mon seul époux est l’auteur de la nature.

Mais pour rendre sa race exempte des soupçons,

L’amour doit dans l’instant me rendre mes condons

Ainsi toujours soumise à sa volonté sainte

J’encourage l’ami de me f… sans crainte.

Je les lui ai alors rendus contrefaisant très naturellement l’étonné ; car à la vérité c’était trop.

Minuit étant sonné, et lui faisant voir son petit Gabriel qui soupirait pour elle, elle arrangea le sofa, me disant que l’alcôve étant trop froide nous coucherions là. La raison était que dans l’alcôve l’ami n’aurait pas pu nous voir.

En attendant j’ai enveloppé mes cheveux dans un mouchoir de Mazulipatan277 qui faisant quatre fois le tour de ma tête me donna l’air redoutable d’un despote asiatique dans son sérail. Après avoir mis impérieusement ma sultane en état de nature, et en avoir fait autant de moi-même, je l’ai couchée, et subjuguée dans les plus strictes règles jouissant de ses pâmoisons. Un oreiller que je lui avais adapté sousga le croupion, et le genou courbé du côté opposé au dossier du sofa dut être une vision pour l’ami caché des plus voluptueuses. Après l’ébat, qui dura une heure, elle recueillit la chemisette, où voyant la quintessence elle se réjouit ; mais se sentant tout de même inondée par ses propres distillations, nous convînmes qu’une courte ablution nous remettrait d’abord in statu quo. Aprèsgb cela nous nous mîmes de pair devant un grand miroir droit, l’un passant un bras derrière le dos de l’autre. Admirant la beauté de nos simulacres278, et devenant curieux d’en jouir, nousgc [252r] luttâmes en tous sens toujours debout. Après la dernière lutte elle tomba sur le tapis de Perse qui couvrait le parquet. Les yeux fermés, la tête penchée, étendue sur son dos, les bras, et les jambes comme si on l’avait détachée dans le moment de la croix de S.t André, elle aurait eu l’air d’une morte, si l’oscillation de son cœur n’eût été visible. La dernière lutte l’avait épuisée de forces. Je lui ai fait faire l’arbre droit279, et dans cette posture je l’ai soulevée pour lui dévorer le cabinet de l’amour que je ne pouvais atteindre autrement voulant la mettre à portée de me dévorer à son tour l’arme qui la blessait à mort sans la priver de la vie.

Réduit après cet exploit à devoir lui demander une trêve, je l’ai remise debout ; mais un moment après elle me défia à lui donner sa revanche. Ce fut à moi à faire l’arbre droit, et à elle à me saisir aux hanches pour me soulever. Dans cette position se soutenant sur ses colonnes écartées, elle fut saisie d’horreur voyant ses seins éclaboussés par mon âme détrempée en gouttes de sang. Que vois-je, s’écria-t-elle, me laissant tomber, et tombant elle aussi avec moi. Le carillon alors se fit entendre.

Je l’ai rappelée à la vie l’excitant à rire. N’aie pas peur mon ange, lui dis-je, c’est le jaune du dernier œuf, qui souvent est rouge. Je lui ai moi-même lavé ses beaux seins, qu’avant ce moment-là le sang humain n’avait jamais souillésgd. Elle avait grande peur d’en avoir avalé quelques gouttesge ; mais je l’ai facilement persuadée que, quand même cela serait, il n’y aurait pas de mal. Elle s’habilla en religieuse, et elle partit après m’avoir conjuré de coucher là, et de lui écrire avant de retourner à Venise comment je me portais. Elle me promit d’en faire autant le lendemain. La concierge aurait la lettre. Je l’ai [252v] obéie. Elle ne partit qu’une demi-heure après, qu’elle a certainement passée avec son ami.

J’ai dormi jusqu’au soir, et à peine réveillé je lui ai écrit que je me portais très bien. Je suis allé à Venise où pour m’acquitter de ma promesse je suis allé chercher le même peintre qui avait fait mon portrait pour C. C.. Il n’eut besoin que de trois séances. Je l’ai fait faire un peu plus grand que le premier parce que M. M. le voulait en médaillon couvert de quelque sainte image pour le cacher à tout le monde, possédant elle seule le secret fait pour le démasquer. Ce fut l’ouvrage du metteur en œuvre de pratiquer le secret différent du premier. Le même peintre me fit une Annonciation, où on voyait l’ange Gabriel brun, et la sainte vierge blonde tenant ses bras ouverts devant le divin messager. Le fameux peintre Mengs suivit cette même idée dans l’Annonciation qu’il peignit à Madrid douze ans après280.

1754gf

Le second jour de l’an, avant d’aller au casin, je suis allé chez Laure pour luigg donner une lettre pour C. C., et pour en recevoir une qui me fit rire. M. M. avait initié cette fille non seulement dans les mystères de Sapho, mais aussi dans la grande métaphysique281. Elle était devenue esprit fort. Elle m’écrivait que ne voulant rendre compte de ses affaires à son confesseur, et ne voulant pas non plus lui dire des mensonges, elle ne lui disait plus rien. Il m’a dit, m’écrivait-elle, que je ne lui confessais rien parce que je n’examinais peut-être pas bien ma conscience, et je lui ai répondu que je n’avais rien à lui dire, mais que s’il le souhaitait, je ferais quelque péché exprès pour pouvoir lui dire quelque chose.

[253r] Voici la copie de la lettre de M. M. que j’ai trouvée au casin :

« Je t’écris de mon lit, mon cher brunet282, car il me semble positivement d’être déhanchée ; mais cela s’en ira, puisque je mange, et je dors bien. Ce qui m’a mis du baume dans le sang fut la lettre où tu m’as assuré que l’effusion du tien n’a eu aucune conséquence. Je m’en apercevrai le jour des Rois à Venise. Écris-moi si je peux compter là-dessus. Je souhaite d’aller à l’opéra. Je te défends pour toujours les blancs d’œufs en salade. Pour l’avenir quand tu iras au casin tu demanderas s’il y a quelqu’un, et si on te dit qu’oui, tu t’en iras : mon ami fera de même ; ainsi vous ne vous rencontrerez jamais ; mais cela ne durera pas longtemps, car il t’aime à la folie, et il veut absolument que tu le connaisses. Il dit qu’il ne croyait pas qu’en nature il y avait un homme de ta force ; mais il prétend que faisant l’amour ainsi tu défies la mort, car il soutient que le sang que tu as élancé dut partir du cerveau. Mais que dira-t-il quand il saura que tu t’en moques ? Mais tu riras de ceci. Il veut manger la salade de blancs d’œufs, et je dois te prier de me donner de ton vinaigre des quatre voleurs ; il dit qu’il sait qu’il existe ; mais qu’on n’en trouve pas à Venise. Il m’a dit qu’il a passé une nuit douce, et cruelle, et il m’a témoigné des craintes sur moi aussi ayant trouvé mes efforts supérieurs à la délicatesse de mon sexe. Cela se peut ; mais en attendant je suis charmée de m’être surpassée, et d’avoir fait une si belle expérience de ma force. Je t’aime à l’adoration ; je baise l’air croyant que tu y es ; et il me tarde de baiser ton portrait. J’espère que [253v] le mien te sera aussi cher. Il me semble que nous soyons nés l’un pour l’autre, et je me maudis quand je pense que j’y ai mis un obstacle. La clef que tu vois est de mon secrétaire. Visite-le : Prends ce que tu verras avec l’adresse à mon ange. C’est un petit présent que mon ami a voulu que je te fasse en échange de la coiffe de nuit que tu m’as donnée. Adieu. »

La petite clef que j’ai trouvée dans la lettre était d’un écrin qui était dans le boudoir. Impatient de voir de quelle nature était le présent que son ami l’avait excitée à me faire, je vais ouvrir le petit coffre, et j’ouvre le paquet. Je trouve une lettre, et un étui de galucha283. Voici la lettre : « Ce qui te rendra cher ce cadeau, mon tendre ami est mon portrait, dont notre ami qui en a deux se prive avec plaisir quand il pense que c’est toi qui en deviendras possesseur. Dans cette boîte tu trouveras mon portrait double sous deux différents secrets. Tu me verras en religieuse détachant284 le fond de la tabatière en long, et poussant l’angle tu verras s’ouvrir un couvercle à charnière où je me montre telle que tu m’as fait devenir. Il n’est pas possible, mon cher ami, que femme t’ait jamais aimé comme je t’aime. Notre ami flatte ma passion. Je ne peux pas décider si je suis plus heureuse en ami qu’en amant, car je ne saurais rien imaginer au-dessus ni de l’un ni de l’autre. »

Dans l’étui j’ai trouvé une tabatière d’or que quelques marques de tabac d’Espagne démontraient qu’on s’en était servi. Conformément à la leçon, je l’ai trouvée dans le dessous habillée [254r] en religieuse debout, et en demi-profil. Le second fond élevé me la montrait toute nue étendue sur un matelas de satin noir dans la même posture de la Magdelaine du Coreggio285. Elle regardait un Amour, qui avait à ses pieds le carquois, se tenant assis sur ses habits de religieuse. C’était un présent dont je ne me croyais pas digne. Je lui ai écrit une lettre, où elle dut trouver la véritable peinture des sentiments de la plus grande reconnaissance. Dans le même petit coffre j’ai vu dans des tiroirs tous ses diamants, et quatre bourses remplies de sequins. Admirateur du noble procédé, j’ai refermé l’écrin et je suis retourné à Venise heureux, si j’avais su, et pu me soustraire à l’empire de la fortune finissant286 de jouer.

Le metteur en œuvre me donna le médaillon de l’Annonciation tel que je pouvais le désirer. Il était fait pour être porté au cou en sautoir. Un chaînon percé par où il fallait passer le cordon qui l’attacherait au cou contenait le secret. Si on le tirait avec force l’Annonciation sautait, et laissait voir à découvert ma figure. Je l’ai attaché à six aunes287 de chaîne d’or à maille d’Espagne, et par là mon présent devint fort noble. Je l’ai mis en poche, et le soir du jour de l’Épiphanie, je suis allé me mettre sous la belle statue, que la reconnaissante république avait fait élever au héros Colleoni après l’avoir fait empoisonner, si l’histoire secrète ne ment pas288. Sit divus, modo non vivus [Qu’il soit un dieu pourvu qu’il ne vive plus !]289 est une sentence du monarque éclairé, qui durera tant qu’il y aura des monarques.

À deux heures précises290 j’ai vu M. M. sortir de la gondole habillée et très bien masquée en dame. Nous allâmes à l’opéra à S. Samuel, et à la fin du second ballet nous sommes allés au ridotto, où elle se plut beaucoup à regarder toutes les dames patriciennes, qui en force de leur qualité ont le privilège de pouvoir s’asseoir à visage découvert. Après [254v] nous être promenés une demi-heure nous allâmes à la chambre des grands banquiers. Elle s’arrêta devant la banque du seigneur Momolo Mocenigo291, qui dans ce temps-là était le plus beau de tous les jeunes joueurs patriciens. N’ayant point de jeu, il se tenait nonchalamment assis devant deux mille sequins, la tête penchée vers l’oreille d’un masque dame assis à son côté. C’était madame Marine Pisani292, dont il était legh chevalier adorateur.

M. M. m’ayant demandé si je voulais jouer, et lui ayant répondu que non, elle me dit qu’elle me prenait de moitié : et sans attendre ma réponse, elle tire une bourse, et elle met sur une carte un rouleau. Le banquier, ne bougeant que de ses mains, mêle, puis taille, et M. M. gagne sa carte, et le reva au paroli293. Le seigneur paye, puis prend un nouveau jeu de cartes, et se met à parler à l’oreille à sa dame voisine, se montrant indifférent à quatre cents sequins que M. M. avait déjà mis sur la même carte. Le banquier poursuivant à causer, M. M. me dit en bon français : Notre jeu n’est pas assez fort pour intéresser monsieur, allons-nous-en. Disant cela, elle ôte sa carte, et elle s’éloigne. Je ramasse l’or sans répondre à Monsieur qui me dit : Votre masque est trop intolérant. Je rejoins ma belle joueuse qui était entourée.

Elle s’arrête devant la banque du seigneur Pierre Marcello294 jeune, et charmant aussi qui avait à son côté madame Venier sœur du seigneur Momolo295. Elle joue, et elle perd cinq rouleaux de suite. N’ayant plus d’argent, elle prend hors de ma poche, où j’avais les quatre cents sequins, l’or à poignée, et en quatre ou cinq tailles, elle réduit la banque à l’agonie. Elle quitte, et le noble banquier lui fait compliment sur son bonheur. Après avoir empoché tout cet or, je lui donne mon bras, et nous descendons pour aller souper. M’étant aperçu que quelques curieux nous suivaient, [255r] j’ai pris une gondole de trajet, que j’ai fait arriver où j’ai voulu. Par ce moyen on échappe à Venise à tous les curieux.

Après avoir bien soupé, j’ai vidé mes poches. Je me suis trouvé maître pour ma part de presque mille sequins, elle me pria de mettre les siens en rouleaux, pour les remettre dans son petit coffre, et en garder la clef. Je lui ai enfin donné le médaillon, qui contenait mon portrait, quand elle me reprocha de ne m’être pas hâté à lui faire ce plaisir. Après s’être en vain évertuée pour découvrir le secret, elle fut enchantée de l’apprendre, et elle me trouva très ressemblant.

Réfléchissant que nous n’avions devant nous que trois heures je l’ai sollicitée à se déshabiller.

— Oui, me dit-elle ; mais sois sage, car mon ami prétend que tu peux rester mort sur le coup.

— Et pourquoi te croit-il exempte du même danger, tandis que tes extases sont plus fréquentes que les miennes ?

— Il dit que la liqueur que nous autres femmes distillons ne peut pas partir du cerveau, la matrice n’ayant aucune correspondance avec le siège de l’entendement. D’où il s’ensuit, dit-il, que l’enfant n’est pas fils de la mère à l’égard du cerveau, qui est le siège de la raison ; mais du père, et cela me semble vrai. Dans ce système la femme n’a que tout au plus la raison qui lui est nécessaire : il ne lui en reste pas pour en donner une dose au fœtus.

— Ton amant est savant. Par ce système il faut pardonner aux femmes toutes les folies qu’elles font à cause de l’amour, et aucune à l’homme296. Voilà pourquoi je me verrai au désespoir s’il m’arrive de te voir grosse.

— Je le saurai dans quelques semaines, et si je suis grosse tant mieux. J’ai pris mon [255v] parti.

— Quel est ce parti ?

— De m’abandonner entièrement à mon ami, et à toi-même. Je suis sûre que ni l’un, ni l’autre de vous deux me laissera accoucher au couvent.

— Ce serait un événement fatal qui déciderait de notre destinée. Je me verrais obligé à t’enlever, et à aller t’épouser en Angleterre.

— Mon ami pense qu’on pourrait corrompre un médecin, qui m’attribuant une maladie de son invention m’ordonnerait d’aller prendre des eaux minérales sur le lieu même, ce que l’évêque pourrait permettre. Aux eaux je guérirais, puis je retournerais ici ; mais j’aimerais bien mieux que nous unissions nos destinées jusqu’à la mort. Pourrais-tu vivre à ton aise partout comme ici ?

— Hélas ! non. Mais avec toi pourrais-je me trouver malheureux ? Nous parlerons de ceci quand il faudra en parler. Allons donc nous coucher.

— Allons. Si j’accouche d’un fils, mon ami veut en avoir soin en qualité de père.

— Pourra-t-il croire de l’être ?

— Vous pourrez vous en flatter tous les deux ; mais quelque ressemblance me démontrera la vérité.

— Oui : si par exemple avec le temps il fait des jolis vers, tu pourras juger que c’est à lui qu’il appartient.

— Qui t’a dit qu’il sait faire des vers ?

— Conviens qu’il a fait les six en réponse aux miens.

— Je n’en conviendrai pas. Bons, ou mauvais ils sont de moi ; et je veux t’en convaincre sur-le-champ.

— Point du tout. Allons nous coucher : sans cela l’Amour appelle en duel Apollon297.

— Eh bien ! C’est bon. Prends ce crayon, et écris. Actuellement je suis Apollon.

Elle me dicta alors ces quatre vers :

Je ne me battrai pas. Je te cède la place.

Si Vénus est ma sœur, commune est notre race.

Je sais faire des vers. Un moment de perdu

Ne pourra pas déplaire à l’amour convaincu.

[256r] Je lui ai pour lors demandé pardon à genoux, la reconnaissant aussi savante en mythologie ; mais pouvais-je supposer tant de talent dans une Vénitienne âgée de vingt-deux ans, et élevée au couvent ? Elle me dit qu’elle était insatiable de me convaincre qu’elle méritait mon cœur ; et elle me demanda si je la trouvais prudente joueuse.

— À faire trembler le banquier.

— Je ne joue pas toujours de cette force ; mais t’ayant pris de moitié, j’ai défié la fortune ; pourquoi n’as-tu pas joué ?

— Parce qu’ayant perdu dans la dernière semaine de l’année quatre mille sequins, je suis resté sans argent ; mais demain je jouerai, et la fortune me sera favorable. En attendant voici un petit livre que j’ai pris dans ton boudoir. Ce sont les postures de Pierre Arétin298. Je veux dans ces trois heures en exécuter quelques-unes.

— La pensée est digne de toi ; mais il y en a d’inexécutables, et même d’insipides.

— C’est vrai ; mais quatre sont fort intéressantes.

Ce fut à ces travaux que nous employâmes les trois heures. Le carillon de la pendule nous fit terminer la fête. Après l’avoir reconduite à sa gondole, je suis allé me coucher ; mais je n’ai pas pu dormir. Je me suis levé pour aller payer des dettes criantes. Un des plus grands plaisirs que le dissipateur puisse se procurer est celui de payer certaines dettes. L’or que M. M. m’avait gagné me porta bonheur dans toute la nuit, et je suis arrivé à la fin du carnaval après avoir gagné tous les jours.

Trois jours aprèsgi les rois299 étant allé au casin de Muran pour mettre dans l’écrin de M. M. dix à douze rouleaux, j’ai trouvé dans les mains de la concierge une de ses lettres. Je venais d’en recevoir une de C. C. des mains de Laure.

[256v] M. M. après m’avoir donné des nouvelles de sa santé aussi heureuse que je pouvais les désirer, me priait de m’informer du même metteur en œuvre qui avait monté son médaillon, s’il avait par hasard monté une bague qui montrait une sainte Catherine qui devait aussi couvrir un portrait : elle désirait d’en apprendre le secret. Elle me disait que c’était une pensionnaire qu’elle aimait qui avait la bague, gjqu’elle était fort grosse, et qu’elle ignorait qu’il y avait certainement un secret pour l’ouvrirgk. Je lui ai répondu que je l’obéirais en tout. Mais voici la lettre de C. C. assez plaisante par rapport à l’embarras où elle me mettait. Cette lettre de C. C. était de très fraîche date : celle de M. M. avait été écrite deux jours auparavant. « Ah ! que je suis contente ! Tu aimes ma chère amie la mère M. M.. Elle a un médaillon gros comme ma bague. Elle ne peut l’avoir reçu que de toi, il doit contenir ton portrait. Je suis sûre que le peintre qui a fait son Annonciation est le même qui a fait ma patronne ; le metteur en œuvre doit être aussi le même. Je me sens très sûre que c’est toi qui lui as fait ce présent. Satisfaite de savoir tout, je n’ai pas voulu risquer de lui faire de la peine lui faisant connaître que j’ai pénétré son secret. Mais, ma chère amie, ou plus franche, ou plus curieuse n’en a pas agi ainsi. Elle me dit qu’elle était certaine que ma S.te Catherine servait de couvercle à un portrait, qui devait être celui de la personne qui me l’avait donnée. Je lui ai répondu qu’il était vrai que ma bague venait de mon amant, mais que je ne savais pas qu’elle pût en contenir le portrait. Elle me répliqua que si la chose était ainsi, et si cela ne me déplaisait pas, elle tâcherait de découvrir le secret, et qu’après elle me [257r] découvrirait aussi le sien. Certaine qu’elle ne trouverait pas le secret, je lui ai donné ma bague lui disant que cette découverte me ferait plaisir. La mère ma tante m’ayant dans ce moment-là faitgl appeler, je lui ai laissé la bague, qu’elle me rendit l’après-dîner me disant qu’elle n’avait pu rien découvrir ; mais qu’elle était toujours sûre que le portrait devait y être. Elle le croit fermement ; mais je t’assure qu’en ceci elle ne me trouvera pas complaisante ; car si elle te voyait elle devinerait tout, et je me verrais alors obligée de lui dire qui tu es. Je suis fâchée de devoir avoir avec elle une réserve ; mais je ne suis point du tout fâchée ni qu’elle t’aime, ni que tu l’aimes, et je te plains tant dans la condition cruelle où tu es de devoir faire l’amour à une grille que je te céderais volontiers ma place. Je ferais dans un instant deux heureux. Adieu. »

Je lui ai répondu qu’elle avait deviné que dans le médaillon de M. M. il y avait mon portrait ; mais lui recommandant toujours de me garder le secret, et l’assurant que le goût que j’avais pris pour sa chère amie ne préjudiciait en rien à la constance de ma passion pour elle. C’est ainsi que je tergiversais pour nourrir cette intrigue que je voyais cependant s’acheminer au dénouement dans l’intimité de leur amitié.

Ayant su de Laure qu’on donnait dans un tel jour un bal dans le grand parloir, je me suis déterminé d’y aller masqué de façon que mes bonnes amies ne pussent pas me connaître300. J’étais sûr de les voir. On permet à Venise dans le temps du carnaval301 aux couvents de religieuses, de se procurer cet innocent plaisir. On danse dans le parloir, et elles se tiennent dans [257v] l’intérieur à leurs amples grilles spectatrices de la belle fête302. À la fin du jour la fête est finie, tout le monde s’en va, et elles se retirent fort contentes d’avoir été présentes à ce plaisir des séculiers. Ce bal se donnait dans le même jour que M. M. m’avait invité à souper à son casin ; mais cela ne m’empêchait pas d’aller en masque au parloir, où j’étais sûr de voir ma chère C. C. aussi.

Voulant m’assurer que les deux amies ne me connaîtraient pas, j’ai décidé de me masquer en Pierrot303. Il n’y a pas de masque plus propre à déguiser quelqu’un, s’il n’est ni bossu, ni boiteux. L’habit large de Pierrot, ses longues manches très larges, ses larges culottes qui lui arrivent aux talons cachent tout ce qu’il pourrait avoir de distinctif dans toute sa taille pour que quelqu’un qui le connaîtrait particulièrement pût le reconnaître. Un bonnet qui couvre toute sa tête, ses oreilles, et son cou cache non seulement ses cheveux ; mais la couleur aussi de sa peau, et une gaze au-devant des yeux de son masque empêche qu’on voie s’ils sontgm noirs ou bleus.

Après donc avoir mangé une soupe, je me masque ainsi, et me moquant du froid, car tout l’habit étant de toile blanche, il n’était pas possible d’être vêtu plus légèrement, je monte en gondole, je me fais jeter à un trajet, et je prends là une autre gondole qui me transporte à Muran. Je n’avais pas de manteau. Je n’avais dans les poches de mes culottes qu’un mouchoir, les clefs du casin, et ma bourse.

Je descends au parloir qui était plein ; mais tout le [258r] monde fait place à ce masque extraordinaire, dont personne à Venise ne connaît les êtres304. Je m’avance marchant en nigaud, comme le caractère du masque exige, et je vais dans le cercle où l’on dansait. Je vois des Polichinelles, des Scaramouches, des Pantalons, des Arlequins. Je vois aux grilles toutes les religieuses, et toutes les pensionnaires, les unes assises, les autres debout, et sans arrêter mes yeux sur aucune, je vois cependant M. M., et de l’autre côté la tendre C. C. debout qui jouissait du spectacle. Je fais le tour du cercle marchant comme si j’avais été ivre, regardant de la tête jusqu’aux pieds chacun ; mais étant beaucoup plus regardé et examiné. Tout le monde m’étudiait.

Je m’arrête sur une jolie Arlequine lui prenant grossièrement la main pour la faire danser un menuet avec moi. Chacun rit et nous fait grande place. L’Arlequine danse à merveille selon le caractère de son masque, et moi selon le mien j’ai fait à la compagnie le plus grand plaisir à cause de l’apparence continuelle que j’avais de tomber, me tenant cependant toujours en balance305. Après la peur générale les risées s’ensuivaient.

Après le menuet j’ai dansé douze furlanes306 avec une vigueur extraordinaire. Hors d’haleine je me suis laissé tomber faisant semblant de dormir ; et quand on m’a entendu ronfler tout le monde respecta le sommeil de Pierrot. On dansa une contredanse qui dura une heure, dont j’ai cru ne devoir pas me mêler ; mais après la contredanse, voilà un Arlequin qui avec l’impertinence permise à son caractère vient me fesser [258v] avec sa batte. C’est l’arme d’Arlequin. En qualité de Pierrot n’ayant point d’arme, je le saisis à la ceinture, et je le porte par tout le parloir en courant tandis qu’il poursuivait à me frapper de sa batte sur le derrière. Son Arlequine qui était la gentille qui avait dansé avec moi accourt au secours de son ami, et me frappe aussi de sa batte. Je dépose alors l’Arlequin, je lui arrache sa batte, et je me mets l’Arlequine sur les épaules la frappant sur le derrière, et courant à toutes jambes par le parloir au bruit des risées, et des cris de peur de la petite qui craignait si je tombais de montrer ses cuisses, ou ses culottes. Mais un impertinent Polichinelle déconcerta tout ce combat comique. Il vint par-derrière me faire un si rude croc-en-jambe, que j’ai dû tomber. Tout le monde le hua. Je me suis vite levé, et fort piqué j’ai entamé avec cet insolent une lutte dans toutes les règles. Il était aussi grand que moi. Étant maladroit, et ne sachant que se servir de sa force, je lui ai fait mordre le terrain, et je l’ai si bien manié que son habit se déboutonnant il perdit sa bosse du derrière, et son ventre postiche. Au bruit des claquements des mains, et des risées de toutes les religieuses, qui n’avaient peut-être jamais joui d’un pareil spectacle, j’ai saisi le moment, j’ai percé la foule, et je me suis sauvé.

Tout en nage j’ai pris une gondole je m’y suis enfermé et je me suis fait mettre à la redoute pour ne pas me refroidir.

[259r] La nuit commençait, je ne devais être au casin de Muran qu’à deux heures, et il me tardait de voir la surprise de M. M. lorsqu’elle verrait devant elle Pierrot. J’ai donc passé ces deux heures jouant à toutes les petites banques courant d’une à l’autre gagnant, perdant, et faisant des folies dans toute la liberté de mon corps, et de mon âme, sûr de n’être connu de personne, jouissant du présent, et méprisant le temps futur, et tous ceux qui s’amusent à maintenir leur raison dans le triste emploi de le prévoir.

Mais voilà deux heures qui sonnent, et m’avertissent, que l’amour, et un souper délicat m’attendent pour me fournir des nouvelles jouissances. Avec mes poches pleines de pièces d’argent, je sors de ridotto, je vole à Muran, je vais au casin, j’entre dans la chambre où je crois voir M. M. debout habillée en religieuse le dos tourné à la cheminée. Je l’approche pour voir le mouvement de sa physionomie à la surprise ; et je reste pétrifié. Ce que je vois n’est pas M. M., mais C. C. habillée en nonne, qui étonnée plus que moi ne dit mot, ne bouge pas. Je me laisse tomber assis sur un fauteuil pour me donner le temps de revenir de mon étonnement, et de recouvrer mes facultés intellectuelles.

[Unegn surprise qui laisse la liberté de penser n’est qu’ordinaire. Si elle est grande à l’examen, et qu’elle n’ait pas eu la force d’interdire l’esprit, on admire307 la grandeur de sa résistance qu’on appelle présence. Ceux qui me connaissant, et qui savent combien j’ai eu l’esprit présent à plusieurs rencontres308 très surprenantes qui m’arrivèrent dans ma vie, m’en attribueront suffisamment, et réfléchissant moi-même quelquefois à ma conduite dans des cas fort dangereux [259v] je me suis persuadé que je n’avais pas à me plaindre de la nature ; mais] Quand j’ai vu C. C. je me suis trouvé comme frappé de la foudre. Mon âme resta immobile comme mon corps, se trouvant dans un labyrinthe inextricable.

C’est M. M., me disais-je, qui me joue ce tour ; mais comment a-t-elle fait pour savoir que je suis l’amant de C. C. ? Celle-ci a trahi mon secret. Mais, m’ayant trahi, de quel front ose-t-elle paraître devant mes yeux ? Si M. M. m’aime, comment a-t-elle pu se priver du plaisir de me voir, et m’envoyer sa rivale ? Ce ne peut pas être une marque de complaisance, car on ne la pousse pas si loin. C’est une marque de mépris piquante, et offensante.

Mon amour-propre n’a pas manqué d’enfanter des forts arguments pour réfuter la possibilité de ce mépris ; mais en vain. Morfondu dans un ténébreux mécontentement je me suis reconnu tour à tour joué, trompé, attrapé, méprisé.

goJ’ai passé ainsi une demi-heure, morne et taciturne, tenant mes yeux fixés à la figure de C. C., qui me regardait aussi sans dire mot, plus embarrassée, et interdite que moi, car elle ne pouvait me reconnaître que tout au plus pour le même masque qui avait fait tant de folies au parloir.

Étant amoureux de M. M., et n’étant allé là que pour elle, je ne me trouvais pas dans la commode situation de prendre mon parti en homme qu’on appelle d’esprit substituant l’une à l’autre, malgré qu’il s’en fallût bien que je méprisasse C. C., dont le mérite était pour le moins aussi grand que celui de M. M.. Je l’aimais, je l’adorais ; mais dans ce moment-là ce n’était pas elle que je devais avoir. C’était un fort démenti donné à l’amour qui devait indigner ma raison. Il me semblait que prenant le parti de fêter C. C. je me rendrais méprisable : il me semblait que l’honneur me [260r] défendait de me prêter à ce manège ; et outre cela je me trouvais bien aise de me mettre en état de pouvoir reprocher à M. M. une indifférence étrangère à l’amour, et de ne jamais agir de façon qu’elle pût juger de m’avoir fait plaisir. Ajoutons à cela que j’étais continuellement tenté de croire qu’elle était dans le cabinet, et que l’ami était avec elle.

Je devais me déterminer à prendre un parti, car je ne pouvais pas penser à passer là toute la nuit ainsi masqué, et toujours dans le silence. J’ai pensé à prendre celui de m’en aller d’autant plus que ni M. M. ni C. C. pouvaient être sûres que le Pierrot c’était moi ; mais j’ai rejetégp avec horreur cette idée réfléchissant à la grande mortification qu’en ressentirait la belle âme de C. C. d’abord qu’elle parviendrait à savoir que j’étais le Pierrot ; je pensais ressentant la plus grande peine qu’elle s’en doutait déjà dans ce même moment-là. J’étais son mari : j’étais celui qui l’avait séduite. Ces réflexions me déchiraient l’âme.

Il me semble tout d’un coup de pouvoir deviner que M. M. étant dans le cabinet secret, elle se montrerait quand elle le jugerait à propos. Dans cette idée je me décide àgq rester. Je délace le mouchoir qui enveloppait ma tête avec le masque blanc de Pierrot, et je tire d’inquiétude la charmante C. C. lui découvrant ma physionomie.

— Ce ne pouvait être que toi, me dit-elle, mais je respire. Tu m’as paru surpris me voyant. Tu ne savais donc pas de me trouver ici ?

— Sans doute je n’en savais rien.

— Si tu en es fâché, j’en suis au désespoir ; mais je suis innocente.

— Mon adorable amie, viens entre mes bras. Comment peux-tu croire que je puisse être fâché de te voir ? Tu es toujours ma meilleure moitié ; mais je te prie de tirer mon âme d’un cruel labyrinthe qui l’égare, car [260v] tu ne saurais être ici sans avoir trahi notre secret.

— Moi ! Je n’en aurais jamais été capable, eussé-je dû mourir.

— Comment peux-tu donc être ici ? Comment a donc fait ta bonne amie à découvrir tout ? Personne au monde ne peut lui avoir dit que je suis ton mari. Laure peut-être….

— Laure est fidèle. Mon cher ami, je ne peux rien deviner.

— Mais comment donc t’es-tu laissé persuader à faire cette mascarade, à venir ici ? Tu sors du couvent, et tu ne m’as jamais confié cet important secret ?

— Peux-tu croire que je ne t’aurais pas rendu compte d’une chose si importante, si j’en étais sortie une seule fois ? Ce fut aujourd’hui la première il y a deux heures ; et rien n’est si simple, ni si naturel que ce qui m’a fait faire le pas que j’ai fait.

— Conte-moi tout ça, ma chère amie ; ma curiosité est extrême.

— Elle m’est chère ; et je vais te dire tout. Tu sais combien M. M. et moi nous nous aimons : notre liaison ne peut pas être plus tendre : tu dois en être certain par tout ce que je t’ai écrit. Il y a donc deux jours que M. M. pria l’abbesse, et ma tante de me laisser coucher dans son appartement à la place de la sœur converse, qui ayant un fort rhume est allée tousser à l’infirmerie. La permission lui fut donnée, et tu ne peux te figurer le plaisir que nous eûmes nous voyant maîtresses pour la première fois de coucher ensemble dans le même lit.

Aujourd’hui, un moment après que tu sortis du parloir, où tu nous as fait tant rire, et où certainement ni M. M., ni moi n’aurions jamais pu nous figurer que c’était toi, elle se retira. Je l’ai suivie, et d’abord que nous fûmes seules, elle me dit qu’elle avait besoin que je lui rendisse un service duquel dépendait son bonheur. Je lui ai répondu [261r] qu’elle n’avait qu’à parler. Elle ouvrit alors un tiroir, et à mon grand étonnement elle m’habilla comme tu me vois. Elle riait, et je riais ne sachant pas à quoi devait aboutir ce badinage. Quand elle me vit complètement habillée, elle me dit qu’elle allait me mettre à part d’un très important secret309 qu’elle confiait à ma foi sans nulle crainte. Sache, ma chère amie, me dit-elle, que j’allais sortir du couvent cette nuit pour n’y rentrer que demain matin. Mais c’est actuellement décidé que ce ne sera pas moi qui en sortiraigr, mais toi-même. Tu n’as rien à craindre, et tu n’as besoin d’aucune instruction, car je suis sûre qu’à ta situation tu ne te trouveras pas courtgs. Dans une heure une converse viendra ici, je lui dirai quelque chose à part, puis elle te dira de la suivre. Tu sortiras donc avec elle par la petite porte, et tu traverseras le jardin jusqu’à la chambre où il y a la petite rive. Là tu monteras dans une gondole où tu ne diras au gondolier que ce mot : au casin. Tu y arriveras en cinq minutes, tu descendras, et tu entreras dans un petit appartement où tu trouveras du feu. Tu te trouveras là toute seule, et tu attendras. Qui ? lui dis-je. — Personne. Tu ne dois en savoir davantage. Il ne t’arrivera rien qui puisse te déplaire. Fie-toi à moi. À ce casin tu souperas, et tu te coucheras aussi si tu le trouveras bon, car personne ne te gênera. Je te prie de ne pas me faire des interrogations ultérieures, car je ne peux pas te dire davantage.

Dis-moi, mon cher ami, ce que je pouvais faire après ce discours, et après lui avoir donné parole de faire tout ce [261v] qu’elle voudrait. Point de lâche méfiance. J’ai ri, et ne m’attendant à rien que de très agréable, d’abord que la converse est venue, je l’ai suivie, et me voilà. Après m’être ennuyée trois quarts d’heure j’ai vu Pierrot.

Je peux t’assurer en honneur que dans l’instant même que je t’ai vu paraître mon cœur m’a dit que c’était toi ; mais dans le second instant où je t’ai vu reculer d’abord que tu m’as regardéegt de près, j’ai aussi clairement compris que tu t’es trouvé attrapé. Tu t’es assis ici gardant un si morne silence que j’aurais cru de commettre une grande faute étant la première à le rompre, d’autant plus que, malgré ce que le cœur me disait je devais craindre de me tromper. Le masque de Pierrot pouvait cacher quelqu’un autre ; mais personne assurément qui pût m’être plus cher que toi depuis huit mois310 que la force me prive du plaisir de t’embrasser. Maintenant que tu dois être sûr de mon innocence, laisse que je te fasse mes compliments sur ce que ce casin t’est connu. Tu es heureux, et je t’en félicite. M. M. est la seule après moi, qui soit digne de ta tendresse, la seule avec laquelle je puisse me contenter de la partager. Je te plaignais ; je ne te plains plus, et ton bonheur me rend heureuse. Embrasse-moi.

J’aurais été un ingrat, et un barbare, si je n’avais alors serré contre mon sein avec les démonstrations non feintes de la plus sincère tendresse cet ange de bonté, et de beauté qui n’était là qu’en force de l’amitié. [262r] Mais après l’avoir convaincue que je la tenais pour entièrement justifiée, je n’ai pas laissé de lui parler sentiment, et de beaucoup raisonner, et déraisonner sur la démarche inouïe de M. M. que je trouvais très équivoque, et fort peu susceptible d’une interprétation favorable. Je lui ai dit sans détour qu’abstraction faite du plaisir que j’avais de la voir, il était évident que son amie m’avait joué un tour sanglant, qui devait me déplaire sentant parfaitement tout ce qu’il avait d’offensant.

— Je ne trouve pas cela, me répondit C. C.. Ma chère amie doit être parvenue à savoir, je ne sais pas comment, que tu étais mon amant avant de l’avoir connue. Elle a pu croire que tu m’aimes encore, et elle a cru, car je connais son âme, de nous donner une marque solennelle d’une amitié parfaite nous procurant, sans nous prévenir, tout ce que deux amants peuvent souhaiter de plus heureux. Je ne peux que lui vouloir du bien à cause de cela.

— Tu as raison, ma chère amie ; maisgu ta situation est très différente de la mienne. Tu n’as pas un autre amant, et ne pouvant pas vivre avec toi, je n’ai pu me défendre des charmes de M. M.. J’en suis devenu éperdument amoureux ; elle le sait, et avec l’esprit qu’elle a elle n’a pu faire ce qu’elle a fait que pour me donner une marque de mépris. Je t’avoue que j’y suis sensible au suprême degré. Si elle m’aimait comme je l’aime, elle n’aurait jamais [262v] pu me faire la désolante politesse de t’envoyer ici à sa place.

— Je ne suis pas de ton avis. Elle a l’âme aussi noble et grande que son cœur est généreux, et tout comme je ne suis pas fâchée de savoir que tu l’aimes, et que tu en es aimé, et que vous vous êtes rendus heureux, comme l’apparence m’en assure, elle n’est pas non plus fâchée de savoir que nous nous aimons, charmée au contraire d’être en état de nous convaincre qu’elle y consent. Elle veut que tu comprennes qu’elle t’aime pour toi-même, que tes plaisirs sont les siens, et qu’elle n’est pas jalouse de moi qui suis sa plus tendre amie. Pour te convaincre que tu ne dois pas être fâché qu’elle ait découvert notre secret, elle te déclare, m’ayant fait venir ici, qu’elle est contente que tu partages ton cœur entr’elle et moi. Tu sais bien qu’elle m’aime, et que je suis souvent sa femme ou son petit mari : or comme tu ne trouves pas mauvais que je sois ton rival, et que tant qu’il est possible je la rende souvent heureuse, elle ne veut pas non plus que tu puisses te figurer que son amour ressemble à la haine, car tel est l’amour d’un cœur jaloux.

— Tu plaides la cause de ton amie comme un ange, ma chère femme, mais tu ne vois pas l’affaire dans son véritable aspect. Tu as de l’esprit, et une âme pure ; mais tu n’as pas mon expérience. M. M. ne m’aime que pour rire, sachant parfaitement que je ne suis pas assez sot pour prendre le change311 sur la démarche qu’elle vient de faire. Je me trouve malheureux, et c’est elle qui me rend tel.

— J’aurais donc aussi raison [263r] de me plaindre d’elle. Elle m’a fait voir qu’elle est maîtresse de mon amant, et qu’après s’en être emparée, elle n’a pas de peine à me le rendre. Elle me fait voir outre cela qu’elle méprise la tendresse que j’ai pour elle d’abord qu’elle me met dans l’occasion d’en donner des marques à un autre.

— Oh ! Actuellement ton raisonnement chancelle. Le cas entr’elle et toi est tout à fait d’un différent caractère. Vos amours ne sont qu’un badinage des sens en illusion. Les plaisirs dont vous jouissiez ne sont pas exclusifs. Ce qui pourrait vous rendre jalouses l’une de l’autre serait un amour pareil de femme à femme ; mais M. M. ne pourrait pas être fâchée que tu eusses un amant, tout comme tu ne pourrais pas l’être si elle en avait un ; pourvu que cet amant ne fût pas celui de l’autre.

— C’est précisément le cas où nous nous trouvons, et tu te trompes. Nous ne sommes point du tout fâchées que tu nous aimes toutes les deux. Ne t’ai-je pas écrit que je désirais de pouvoir te céder ma place ? Tu croiras donc que je te méprise aussi ?

— Le désir, ma chère amie, que tu avais de me céder ta place quand tu ne savais pas que j’étais heureux, venait de ce que ton amour s’était changé en amitié, et pour le présent je dois en être content ; mais j’ai raison d’être fâché que ce sentiment puisse être aussi celui de M. M., car je l’aime en actualité312 étant sûr de ne pouvoir jamais l’épouser. Comprends-tu cela, mon ange ? Étant sûr que tu seras ma femme, je le suis aussi de notre amour, qui aura tout le temps de renaître ; mais celui de M. M. ne [263v] reviendra plus. N’est-il pas humiliant pour moi de n’avoir fait, et de n’avoir su que me rendre méprisable ? Pour ce qui te regarde, tu dois l’adorer. Elle t’a initiée dans tous ses mystères : tu lui dois une reconnaissance, et une amitié éternellesgv.

C’est la substance de nos raisonnements qui durèrent jusqu’à minuit que313 la prudente concierge nous porta un excellent souper. Je n’ai pas pu manger ; mais C. C. eut bon appétit. Malgré mon chagrin j’ai dû rire voyant une salade de blancs d’œufs. Elle me dit que j’avais raison d’en rire, puisqu’on y avait séparé le jaune qui était le meilleur. J’admirais avec plaisir l’augmentation de sa beauté sans me sentir nulle envie de lui témoigner ma sensibilité. J’ai toujours cru qu’on n’a aucun mérite à se conserver fidèle à un objet qu’on aime bien.

Deux heures avant jour nous nous remîmes devant le feu. C. C. me voyant triste, eut à ma situation les égards les plus délicats : nulle agacerie, nulle position moins que décente. Ses discours étaient amoureux, et tendres, mais elle n’osa jamais me reprocher ma froideur.

Vers la fin de notre long entretien, elle me demanda ce qu’elle devait dire à M. M. d’abord qu’elle serait de retour au couvent. Elle s’attend, me dit-elle, à me revoir toute contente, et pleine de reconnaissance pour le généreux don qu’elle me fit de cette nuit. Que lui dirai-je ?

— La pure vérité. Tu ne lui cacheras pas un seul mot de notre entretien, pas une seule de mes pensées s’il est possible que tu t’en souviennes. Tu lui diras qu’elle m’a rendu malheureux pour longtemps.

— Je l’affligerais trop si je lui disais cela, car elle t’aime, et elle chérit au suprême degré le médaillon où il y a ton portrait. Je ferai tout de mon mieux pour vous raccommoder bien vite. Je t’enverrai ma lettre par Laure à moins que tu ne m’assuresgw d’aller demain la prendre chez elle.

— Tes lettres me seront toujours chères ; mais tu verras que M. M. ne se souciera pas de venir à une explication. Elle ne te croira pas peut-être sur un article.

— Je le sais. Sur la constance [264r] que nous avons eue de passergx huit heures ensemble comme frère, et sœur. Si elle te connaît comme je te connais, cela lui paraîtra impossible.

— Dans ce cas, dis-lui, si tu veux, tout le contraire.

— Oh ! Pour cela non. Ce serait un mensonge forgé très mal à propos. Je sais un peu dissimuler ; mais je n’apprendrai jamais à mentir. Je t’aime aussi parce que dans toute cette nuit tu n’as pas voulu faire semblant de m’aimer encore.

— Crois-moi, mon ange, que je suis malade de tristesse. Je t’aime de toute mon âme ; mais je suis actuellement dans une situation qui me rend à plaindre.

— Tu pleures, mon ami, je te prie d’épargner mon cœur. Je suis au désespoir de t’avoir dit cela ; mais crois que je n’ai pas eu intention de te reprocher314. Je suis sûre que dans un quart d’heure M. M. pleurera aussi.

Au son du carillon n’espérant plus que M. M. paraisse pour se justifier, j’ai embrassé C. C., j’ai remis mon masque pour m’envelopper la tête, et me garantir par là d’un vent très fort, dont j’entendais les sifflements, et j’ai vite descendu l’escalier après avoir donné à C. C. la clef du casin, lui disant de la remettre à M. M.. Je vais au trajet en courant, espérant de trouver une gondole, et je n’en trouve pas.

Selon les lois de la police vénitienne, cela ne peut jamais arriver, car à toute heure chaque trajet doit avoir au moins deux gondoles prêtes au service du public : malgré cela il arrive, quoique rarement, le cas qu’il n’y en a aucune. Le cas était dans ce moment-là. Il faisait un ventgy d’aval315 des plus forts, et les barcarols ennuyés étaient apparemment allés se coucher. Que devais-je faire au bout du quai une heure avant jour presque tout nu ? Je serais peut-être retourné au casin si j’en avais eu la clef. Le vent m’enlevait, et je ne pouvais entrer dans aucune maison pour m’en garantir.

[264v] J’avais dans mes poches au moinsgz trois cents philippes316 que j’avais gagnés à la redouteha, et une bourse remplie d’or : je devais craindre les voleurs de Muran, coupe-jarrets très dangereux, assassins déterminés qui jouissent, et abusent de plusieurs privilèges, que la politique du gouvernement leur accorde en grâce du métier qu’ils font dans les fabriques de verrerie dont l’île abonde :hb pour empêcher leur émigration le gouvernement accorde à tous ces gens-là le droit de bourgeoisie à Venise317. Je m’attendais à enhc rencontrer un couple, qui m’aurait mis en chemise, car je n’avais pas seulement dans ma poche le couteau ordinaire que tous les honnêtes gens à Venise portent pour défendre leur vie. Moment malheureux ! J’étais à plaindre, et je tremblais de froid.

Je vois, par les fentes des volets d’une pauvre maison rez-de-chaussée de la lumière. Je me détermine à frapper avec modestie à la porte de cette petite maison. On crie : Qui frappe ? On ouvre le volet. Que voulez-vous ? me dit un homme étonné de me voir habilléhd ainsi. Je le prie de me laisser entrer chez lui en lui donnant unhe Philippe, pièce qui valait onze livres lui contant en peu de paroles le cruel cas dans lequel je me trouvais. Il vient ouvrir la porte ;hf et je le prie d’aller me chercher une gondole qui moyennant un sequin puisse mehg mettre à Venisehh. Il s’habille vite remerciant la providence de Dieu, et m’assurant qu’il allait d’abord m’en faire venir une. Il met sa capote, et il me laisse dans sa chambre où je vois toute sa famille dans un seul lit étonnée de voir ma figure318. Une demi-heure après voilà mon homme qui revient, et qui me dit qu’une gondole à deux rames était à la rive ; mais que les barcarols voulaient avoir le sequin d’avance. J’acquiesce, je le remercie, et je parshi sans rien craindre voyant deux [265r] barcarols à l’air vigoureux.

Nous allons bien jusqu’à S. Michel319 ; mais à peinehj dépassée l’île, voilà le vent qui renforce avec une telle fureur, que je me vois en danger dehk périr si j’avance ; car malgré quehl je fusse bon nageur, je n’étais sûr ni de mes forces, ni de la possibilité de résister au courant. J’ordonne aux barcarols de se lier à l’île ; mais ils me répondent que je n’ai pas affaire à des poltrons ; et de ne pas avoir peur. Connaissant le caractère de nos barcarols, je prends le parti de me taire ; mais les coups de vent redoublaient, les ondes écumeuses entraient dans la gondole de travers, et mes gens, malgré leurs vigoureux bras, ne pouvaient pas la pousser en avant.

Nous n’étions qu’à cent pas de l’embouchure du canal des jésuites320, lorsqu’un coup de vent furieux fit tomber le barcarol de poupe dans l’eau, qui se tenant à la gondole y remonta facilement.hm La rame étant perdue, il en prend une autre ; mais la gondole virée de bord avait déjà parcouru à ma gauche deux cents pas de travers321 dans une seule minute. Le cas était pressant. Je crie qu’on abandonne le felce322 à la mer, jetant sur le tapis de la gondole une poignée de pièces d’argent. Je fus dans l’instant obéi, et pour lors mes deux braveshn déployant toute leur vigueur firent voir à Éole que sa force devait céder à la leur. Nous entrâmes en moins de quatre minutes dans le canal des mendiants, et en les applaudissant je leur ai ordonné de me mettre à la rive du palais Bragadin à S.te Marine323, où à peine arrivé je suis allé me mettre au lit bien couvert pour recouvrer ma chaleur naturelle ; un heureux sommeil m’aurait remis dans mon état primitif ; mais rien n’a pu me le concilier. Cinq à six heures après M. de Bragadin avec les deux autres inséparables vinrent me voir, et me trouvèrent dans le spasme de la [265v] fièvre ; mais cela n’empêcha pas M. de Bragadin de rire voyant sur le canapé l’habit de Pierrot. Après m’avoir fait compliment sur ce que j’avais su me tirer d’affaire ils me laissèrent tranquille. Vers le soir la sueur se déclara si abondante qu’on dut me changer de lit pendant la nuit, et le lendemain j’ai eu un redoublement avec transport au cerveau. Le surlendemain je me suis trouvé tout perclus. La courbature me rendait immobile. La fièvre ayant cédé je ne pouvais espérer de recouvrer ma santé que du bon régime.

Le mercredi de très bonne heure j’ai vu Laure. Je lui ai dit que je ne pouvais ni écrire ni lire, en la priant cependant de venir le lendemain. Elle mit sur ma table de nuit ce qu’elle avait à me remettre, et elle s’en allaho assez instruite pour pouvoir rendre compte à C. C. de l’état dans lequel elle m’avait vu.

Ce ne fut que vers le soir que me trouvant un peu mieux je me suis fait enfermer pour lire ce que C. C. m’écrivait. La première chose qui m’a fait plaisir fut la clef du casin qu’elle me renvoyait, car j’étais déjà très repenti de l’avoir ainsi laissée. Il me paraissait déjà d’avoir tort, et je sentais le baume que cette clef me répandait dans les veines retournant entre mes mains. Je vois dans le paquet une lettre de M. M., je la lis avec avidité. « Les détails que vous avez lus, ou que vous allez lire sur la lettre de C. C. vous feront oublier j’espère la faute que j’ai commisehp croyant de vous causer la plus agréable de toutes les surprises. J’ai tout vu et entendu, et vous ne seriez pas parti en laissant la clef, si je ne m’étais endormie une heure avant votre départ. Gardez donc la clef que C. C. vous renvoie pour retourner au casin demain au soir, puisque le ciel vous a sauvé de la tempête. Votre amour vous autorise peut-être à vous plaindre ; mais non pas à maltraiter une femme, qui certainement ne vous a pas donné des marques de mépris. »

Voici la longue lettre de C. C. que je ne traduis que parce que je la crois intéressante : « Je te prie, mon cher mari, de ne pas me renvoyer cette clef, à moins que devenu le plus cruel des [266r] hommes, tu ne te plaises à chagriner deux femmes, dont tu es aimé uniquement. En connaissant ton cœur je suis sûre que tu iras au casin demain au soir, et que tu te raccommoderas avec M. M., qui ne pourrait pas s’y rendre ce soir. Tu verras que tu ne peux avoir raison qu’en manquant d’esprit. Voici en attendant tout ce que tu ne sais pas, et que tu dois être bien aise d’apprendre.

« D’abord que tu fus partihq par un temps affreux, qui n’a pas laissé de m’inquiéter, au moment que j’allais descendre pour retourner au couvent, je fus très surprise de voir devant moi M. M.. Elle me dit d’un air fort triste que dans un endroit où nous ne pouvions pas la voir elle avait tout vu, et tout entendu. Elle avait été plusieurs fois tentée de se faire voir ; mais elle ne s’y était jamais déterminée, parce qu’elle craignait toujours de venir mal à propos, et précisément dans le moment où par sa présence elle aurait empêché le raccommodement qui devait arriver entre deux personnes qui ne pouvaient que s’aimer. Elle se serait cependant décidée vers la fin de notre entretien, si elle ne se fût endormie. Elle ne se réveilla qu’au carillon, lorsqu’après m’avoir donné une clef que je ne connaissais pas tu t’es en allé, comme si tu te fusses sauvé d’un mauvais lieu. M. M. me dit qu’elle me communiquerait tout dans sa chambre, et nous partîmes avec un temps affreux, et beaucoup en peinehr pensant à toi, qui étant sage tu aurais dû, comme elle me dit, rester au casin. D’abord que nous fûmes dans sa chambre, nous nous déshabillâmes, moi pour me revêtir en fille séculière, elle pour se mettre au lit. Je me suis assise à son chevet, et voilà à peu près mot pour mot tout le récit qu’elle me fit.

« Lorsque tu as laissé ta bague entre mes mains pour aller voir ce que ta tante voulait, je l’ai tant examinée que j’ai soupçonné le petit point bleu324. N’ayant rien à faire avec le blanc émail [266v] qui bordait l’arabesque, j’ai vu qu’il se pouvait que le secret fût là. J’ai donc pris une épingle, et je l’ai poussé. Figure-toi ma surprise, et ma grande satisfaction lorsque j’ai découvert que nous aimions le même homme, et en même temps la peine que j’ai ressentiehs en songeant que je te l’usurpais. Charmée de cette découverte, et décidée dans l’instant même à en faire usage pour te procurer le plaisir de souper avec lui, j’ai vite rebaissé ta sainte Catherine, et je te l’ai rendue faisant semblant de n’avoir rien découvert. Quelle joie ! Je me suis trouvée dans ce moment-là la plus heureuse de toutes les femmes. Connaissant ton cœur, sachant que tu savais que ton amant m’aimait, puisque je t’avais laissé voir son portrait dans le médaillon, et voyant que tu n’en étais pas jalouse, je me serais trouvée méprisable si j’eusse pu nourrir des sentiments différents des tiens : d’autant plus que le droit que tu avais sur lui devait être beaucoup plus fort que le mien. Pour ce qui regarde le constant mystère que tu m’as toujours fait du nom de ton amant, j’ai d’abord deviné que ce ne pouvait être que par son ordre, et j’admirais dans ta fidélité la beauté de ton âme. Ton amant, selon mon jugement, devait craindre de nous perdre toutes les deux, si nous venions à découvrir qu’aucune de nous deux ne possédait son cœur entièrement. Tu ne saurais croire quelle pitié tu m’as faiteht, lorsque j’ai réfléchi que tu poursuivais à te montrer indifférente même après qu’ayant vu son portrait entre mes mains tu devais être sûre qu’il ne t’aimait plus uniquement. Ravie par la justesse de mon raisonnement je m’y suis livrée de cœur et d’âme déterminée à agir en conséquence, et de façon à vous convaincre tous les deux que M. M. mérite votre tendresse, votre amitié, et votre estime. Ma satisfaction était inconcevable, lorsque [267r] je songeais que nous allions devenir tous les trois cent fois plus heureux, lorsqu’il n’y aurait plus entre nous aucun secret. Dans cette idée j’ai tout arrangé pour vous jouer à tous les deux un tour, qui devait augmenter jusqu’au suprême degré la tendresse que vous avez pour moi. J’ai substitué ta personne à la mienne, conduisant à la perfection mon projet qui me parut dans son espèce le chef-d’œuvre de l’esprit humain. Tu as laissé que je t’habille en nonne, et avec une complaisance égale à la plus grande confiance en moi tu es allée à mon casin ne sachant pas où tu allais ; après t’y avoir conduite, la gondole vint me prendre, et je suis allée me mettre où, sûre de n’être point vue, je ne pouvais manquer de voir, et d’entendre tout ce qu’il arriverait entre vous. Étant l’auteur de la pièce, il était fort naturel que je me procurasse le plaisir d’en être spectatrice. J’étais sûre de ne m’exposer à voir rien de désagréable.

« Je suis arrivée au casin un quart d’heure après toi, et tu ne saurais t’imaginer le charme de ma surprise quand j’ai vu le même Pierrot, qui nous avait amusées au parloir, et que ni toi ni moi n’avions pas eu le talent de connaître325. Mais son apparition en Pierrot fut le seul coup de théâtre qui me fit plaisir. Ma crainte, mon inquiétude, et mon mécontentement commencèrent dans la minute même, et je me suis rendue malheureuse. Notre amant a pris la chose de travers, il est parti désespéré, il m’aime encore ; mais il ne pense qu’à guérir de sa passion, et il y réussira. Le renvoi de cette clef me dit déjà qu’il ne reviendra plus au casin. Nuit fatale où n’ayant eu intention que de faire trois heureux, j’ai fait trois malheureux, et qui me coûtera la vie, si tu ne lui fais pas entendre raison, car je sens que [267v] sans lui je ne peux pas vivre. Tu as certainement le moyen de lui écrire, tu le connais, tu sais où tu peux lui renvoyer cette clef avec une lettre qui le persuade à venir au casin demain, ou après-demain au soir pour me parler au moins une seule fois, et j’espère. Dors aujourd’hui, ma chère amie, et écris-lui demain toute la vérité, aie pitié de ta pauvre amie, et pardonne-lui si elle aime ton amant. Je lui écrirai aussi une courte lettre que tu mettras dans la tienne. Je suis la cause qu’il ne t’aime plus, tu devrais me haïr, et tu m’aimes encore, j’adore ton âme, j’ai vu ses pleurs, j’ai vu combien, et comme il m’aime, je le connais actuellement ; je ne savais pas qu’il y avait des hommes qui aimaient ainsi. J’ai passé une nuit d’enfer. Ne me croishu pas fâchée, ma chère amie, de ce que j’ai entendu que tu lui as confié que nous nous aimons comme mari, et femme ; cela ne me déplaît pas ; ce n’est pas une indiscrétion vis-à-vis de lui dont la liberté d’esprit est égale à la bonté de son cœur.

« Son discours se finit avec des larmes. J’ai tâché de la consoler en lui promettant de t’écrire, et je suis allée me coucher dans mon lit où j’ai dormi quatre bonnes heures ; mais M. M. n’a pas pu dormir. Elle s’est cependant levée ; nous trouvâmes le couvent rempli de tristes nouvelles, qui devaient nous intéresser beaucoup. On disait qu’une heure avant jour une barque de pêcheurs s’était perdue dans la lagune, que deux gondoles s’étaient versées, et que ceux qui y étaient dedans s’étaient noyés. Figure-toi notre peine : nous n’osions pas interroger. Une heure avant jour était l’heure à laquelle tu étais parti. M. M. retourna à sa chambre, je l’ai suivie, et secourue dans un évanouissement que lui causa la peur que tu n’eusses péri. Plus courageuse qu’elle, je lui disais que tu sais nager ; maishv des frissons avant-coureurs de la fièvre l’obligèrent à se remettre au lit. Nous étions dans cet état, lorsqu’une demi-heure après, ma tante qui est fort gaie entra chez nous en riant [268r] pour nous conter que dans la tempête avant jour ce même Pierrot qui nous avait fait tant rire avait manqué de se noyer. Ah ! Pauvre Pierrot !, lui dis-je, contez-nous cela ma chère tante. Je suis bien aise qu’il se soit sauvé. Qui est-il ? Le sait-on ? Oui, me répondit-elle, on sait tout, car la gondole qui l’a conduit chez lui est la nôtre. Le barcarol de proue vient de nous dire que Pierrot passa la nuit au bal de Briati326, et que voulant retourner à Venise et ne trouvant pas des gondoles au trajet, il avait donné un sequin à la nôtre pour le conduire chez lui. Le poupier son camarade tomba dans la lagune ; mais sais-tu ce que le brave Pierrot fit alors ? Il jeta sur la zenia327 tout l’argent qu’il avait, et il jeta à la mer le felce de la gondole, et pour lors le vent étant d’Ouest ils l’ont conduit chez lui en entrant à Venise par le canal des mendiants. Les barcarols heureux partagèrent trentehw philippes en argent qu’ils ramassèrent sur le tapis, et après ils recouvrèrent le felce. Pierrot se souviendra de Muran, et du bal de Briati. Le barcarol dit que c’est le fils de M. de Bragadin frère du Procurateur : ils l’ont conduit au palais presque mort de peur, et de froid, car il était habillé de toile, et sans manteau.

« Après ce discours ma tante s’en alla, et nous restâmes là en nous regardanthx, et comme revenues de la mort à la vie. M. M. me demanda en souriant, s’il était vrai que tu fusses le fils de M. de Bragadin. J’ai dû lui répondre qu’on pouvait se figurer cela entre les choses possibles ; mais que le nom que tu portais ne t’indiquait pas pour son bâtard, et encore moins pour légitime, car ce seigneur ne s’était jamais marié. M. M. me répondit qu’elle serait bien fâchée si tu fusses Bragadin. J’ai cru alors de devoir lui dire ton vrai nom, la démarche que M. de Bragadin avait faite pour m’obtenir pour ta femme, et la conséquence de cette démarche qui fut celle de me faire mettre au couvent. Ainsi [268v] mon cher ami, ta petite femme n’a plus de secrets à garder vis-à-vis de M. M.. J’espère que tu nehy m’accuseras pas d’indiscrétion, car il vaut mieux que notre tendre amie sache la vérité simple, et pure, que la vérité mêlée avec le mensonge. Ce que nous avons trouvé plaisant, et qui nous a fait bien rire fut la certitude avec laquelle on dit que tu as passé la nuit au bal de Briati. Quand le monde ne sait pas quelque chose qui doit rendre un conte parfait, il invente, et le vraisemblable occupe souvent très à propos la place du vrai. Ce que je peux te dire est que cet éclaircissement a mis du baume dans l’âme de notre chère amie, elle a dormi très bienhz cette nuit, et elle n’est retournée328 belle qu’en grâce de l’espoir que tu viendras d’abord au casin. Elle a lu trois fois cette lettre, et elle m’a embrassée trente.ia Il me tarde de lui remettre la lettre que tu lui écrirasib. Laure attendra. Je te verrai peut-être encore au casin, et de meilleure humeur, j’en suis sûre. Adieu. »

Il ne fallait pas tant pour me réduire à la raison. À la fin de cette lecture je me suis trouvé l’admirateur de C. C., et l’adorateur de M. M. ; mais j’étais malade, et perclus quoique sans fièvre.ic Étant sûr que Laure reviendrait le lendemain de bonne heure, je n’ai pu m’empêcher d’écrire à l’une, et à l’autre peu ; mais assez pour les assurer que j’étais retourné en moi-même329. J’ai écrit à C. C. qu’elle avait bien fait de dire mon nom à son amie d’autant plus que ne me laissant plus voir dans l’église je n’avais plus aucune bonne raison de me tenir caché. Pour le reste je l’ai assurée que je me reconnaissais pour coupable, et que j’en donnerais les plus grandes assurances à M. M. d’abord que je me trouverais en état de quitter le lit. Voici la copie de la lettre que j’écrivis à M. M..

« J’ai laissé la clef du casin à C. C. pour qu’elle te la remette, [269r] ma charmante amie, parce que je me croyais joué, méprisé, et déshonoré par toi-même avec une volonté déterminée. Dans cet abus de mon âme je ne me reconnaissais plus capable de mettre ma personne devant tes yeux, et malgré l’amour je frissonnais d’horreur en me figurant la tienne. Telle fut la forceid qu’exerça sur moi une action de ta part qui aurait dû me paraître héroïque si j’avais eu un esprit égal au tien. Je te cède en tout, et je te convaincrai à notre première entrevue de la sincérité avec laquelle mon âme repentie te demande pardon. Ce n’est que par cette raison qu’il me tarde de regagner ma santé. La courbature qui me tient tout perclus ne m’a pas permis de t’écrire hier. Je peux t’assurer qu’au milieu du canal de Muran, dans le moment où je me voyaisie à deux doigts de la mort, j’ai pensé que le ciel me punissait de la faute que j’avais faite en te renvoyant la clef du casin, puisque lorsque je n’ai pas trouvé des barques au trajet, j’y serais retourné siif je l’avais eue encore dans ma poche ; et tu vois qu’actuellement je ne serais pas malade, et immobile. N’est-il pas évident que si j’avais péri,ig ce n’aurait été qu’une juste punition du crime que j’avais commis t’envoyant ces clefs ? Soit loué le Dieu qui m’a fait retourner en moi-même me corrigeant parih un moyen qui me démontre tout mon tort. Pour l’avenir je me tiendrai mieux sur mes gardes, et rien n’aura plus la force de me faire douter de ta tendresse. Mais que dis-tu de C. C. ? C’est un ange incarné qui te ressemble. Tu nous aimes tous les deux, et elle nous aime également. Je suis le seul être faible, et imparfaitii qui ne peut pas vous imiter. Il me semble cependant que je mettrais ma vie pour l’une aussi bien que pour l’autre. J’ai une curiosité que je n’ose pas confier au papier ; mais tu [269v] la satisferas, j’en suis sûr, la première fois que nous nous verrons. Ce sera beaucoup si nous pouvons nous revoir aujourd’hui en huit. Je t’avertirai deux jours d’avance. Adieu mon ange. »

Le lendemain Laure me trouva sur mon séant, et promettant santé. Je l’ai priée de le dire de bouche à C. C. lui remettant la lettre que je luiij avais écriteik, et elle partit après m’avoir donné une lettre de C. C. qui ne demandait pas de réponse. Cette lettre en contenait une de M. M. : l’une et l’autre ne contenaient que des craintes, et des alarmes, et des expressions d’amour désespérées au sujet de ma santé.

Ce fut six jours après que je suis allé avant dîner au casin de Muran, où la concierge me remit une lettre de M. M.. « Impatiente, me disait-elle, de savoir le retour de ta santé, et d’être certaine que tu as repris la possession, et le droit que tu as sur le casin où tu es actuellement, je t’écris ces quatre mots mon cher ami, pour te prier de me marquer quand nous nous reverrons, et où. Soit que tu me veuilles à Venise, ou ici cela me sera égal. Nous n’aurons ni dans un endroit ni dans l’autre aucun témoin. »

Je lui ai répondu que je me portais bien, et que nous nous reverrions le surlendemain à l’heure ordinaire dans l’endroit même d’où je lui écrivais.

Je brûlais d’envie de la revoir. Je me trouvais dans mon tort d’une façon que j’en avais honte. En connaissant son caractère je devais voir avec évidence que ce qu’elle avait fait bien loin d’être un indice de mépris, était un effort des plus raffinés d’un amour qui avait [270r] pour objet mon plaisir plus que le sien. Elle ne pouvait pas deviner que je l’aimais exclusivement. Tout comme l’amour qu’elle avait pour moi ne l’empêchait pas d’être complaisante avec l’ambassadeur, elle supposait que je pouvais l’être avec C. C.. Elle ne pensait pas à la constitution différente des deux sexes, et aux privilèges que la nature avait accordés au féminin.

Le surlendemain, quatrième jour de février de l’an 1754, je me suis trouvé vis-à-vis de mon bel ange. Elle était vêtue en religieuse. Notre tendresse réciproque nous constituant également coupables nous nous jetâmes à genoux dans le même instant l’un devant l’autre. Nous avions tous les deux maltraité l’amour, elle le traitant trop en enfant, et moi en janséniste330. Les pardons que nous devions nous demander ne pouvant pas s’expliquer par des paroles ne purent consister que dans un déluge de baisers allant, et venant, dont nous sentions toute la force dans nos âmes amoureuses charmées dans ces moments-là de n’avoir pas besoin d’un langage différent pour expliquer leurs désirs, et la joie dont elles se sentaient inondées.

Au comble de l’attendrissement, impatients de nous donner des marques mutuelles de la sincérité de notre retour, et du feu qui nous agitait nous nous levâmes sans nous lâcher, et nous tombâmes en groupe sur le sofa où nous restâmes inséparables jusqu’à l’arrivée d’un long soupir que nous n’aurions pas voulu rejeter même étant certains qu’il aurait été l’avant-coureur de la mort. Tel fut le tableau du retour de notre tendresse, dessiné, [270v] incarné, et fini par le grand peintre, par la savante nature, qui se trouvant animée par l’amour ne sut jamais en produire un autre ni plus vrai, ni plus intéressant.

Dans la tranquillité que laisse à l’âme la satisfaisante persuasion331, j’ai ri avec M. M. observant que je ne m’étais défait ni de mon manteau ni de ma baüte. Est-il certain, lui dis-je m’en défaisant, que notre raccommodement n’a pas un témoin ?

Elle prit alors un flambeau, et me prenant par la main, elle me conduisit dans la chambre où il y avait la grande armoire que j’avais déjà jugée dépositaire du grand secret. Elle l’ouvrit, et après avoir baisséil une planche qui en couvrait le dos, j’ai vu une porte par laquelle nous entrâmes dans un cabinet où j’ai vu ce qui pouvait être nécessaire à quelqu’un qui aurait eu besoin d’y passer plusieurs heures. Sofa qui était un lit d’abord qu’on le voulait, table, fauteuil, secrétaire, bougies sur des martinets332 : tout ce qu’il fallait enfin à un curieux voluptueux, dont un principal plaisir devait être celui d’y demeurer spectateur inconnu des jouissances des autres. J’ai vu à côté du sofa la planche mouvante. M. M. la tira ; et par vingt trous, à quelque distance l’un de l’autre, j’ai vu toute la chambre où le spectateur devait avoir vu des pièces que la nature avait composées, et dans lesquelles il n’avait pas eu lieu d’être mécontent des acteurs.

— Actuellement, me dit M. M., je vais satisfaire à la curiosité que très prudemment tu n’as pas osé confier au papier.

— Tu ne peux pas savoir…..

— Tais-toi. L’amour est divin, et devin : il sait tout. Conviens que tu désires savoir si notre ami était ici dans la fatale [271r] nuit qui m’a coûté tant de larmes.

— J’en conviens.

— Eh bien ! Il y était : et tu n’en seras pas fâché quand tu sauras que tu as fini de l’enchanter, et que tu possèdes toute son amitié. Il a admiré ton caractère, ton amour, tes sentiments, et ta probité : il a approuvéim la passion que tu m’as inspirée. Ce fut lui qui me consola le matin m’assurant qu’il était impossible que tu ne retournasses à moi d’abord que je t’aurais fait connaître mes vrais sentiments, mon intention, et ma bonne foi.

— Mais vous devez vous être souvent endormis, car, sans un certain intérêt, il n’est pas possible de passer ainsi huit heures dans l’obscurité et dans le silence.

— L’intérêt fut des plus vifs tant de sa part que de la mienne, et d’ailleurs nous ne nous tînmes dans l’obscurité que lorsque vous étiez sur le sofa, où vous auriez pu observer les rayons de lumière, qui seraient sortis des trous de ces fleurs. Nous tirâmes ce rideau, et nous soupâmes écoutant attentivement tous vos propos à table. L’intérêt qu’il y prenait surpassait le mien. Il me dit qu’il n’a jamais si bien connu le cœur humain que dans cette occasion, et que tu ne dois jamais avoir tant souffert que dans cette nuit : aussi tu lui faisais pitié : mais C. C. l’a étonné autant que moi, car il n’est pas possible qu’une fille de quinze ans raisonne comme elle te raisonnait, voulant me justifier, et disant tout ce qu’elle disait sans autre art que celui que lui fournissait la nature, et la vérité sans avoir [271v] une âme angélique. Si tu l’épouses, tu auras une femme divine. Quand je la perdrai je deviendrai malheureuse ; mais ton bonheur me dédommagera. Je ne comprends ni comme tu as pu devenir amoureux de moi lorsque tu l’aimais, ni comme elle puisse ne pas me haïr sachant que je lui ai ôté ton cœur. C. C. est une divinité. Elle me dit qu’elle ne t’a confié ses amours stériles avec moi que pour décharger sa conscience des crimes qu’il lui paraissait de commettre contre la fidélité qu’elle croyait te devoir.

Quand nous nous mîmes à table M. M. observa que j’avais maigri. Nous nous égayâmes rappelant les dangers passés, la mascarade de Pierrot, le bal de Briati, où on l’avait assurée qu’il y avait un autre Pierrot, et le prodigieux effet de ce déguisement, qui ne laissait pas reconnaître la personne, car le Pierrot du parloir lui paraissait moins grand, et plus maigre que moi. Elle réfléchit que si je n’avais pas pris par hasard la gondole du couvent, et si je n’avais pas été au parloir habillé en Pierrot elle n’aurait pas su qui j’étais, car les religieuses ne se seraient pas intéressées à mon sort ; et elle m’ajouta qu’elle respira quand elle sut que je n’étais pas patricien comme elle le craignait, parce qu’il aurait pu lui arriver à la longue quelque désagrément qui l’aurait mise au désespoir.

Je savais bien ce qu’elle devait craindre ; mais faisant l’ignorant :

— Je ne conçois pas, lui dis-je, ce que tu pouvais craindre si j’avais été patricien.

— Mon [272r] cher ami ; la raison de ceci est telle que je ne peux te la déclarer qu’en recevant ta parole d’honneur que tu me feras le plaisir que je te demanderai.

— Quelle difficulté puis-je avoir à te faire tout plaisir que tu saurais me demander d’abord qu’il dépendrait de moi, et qu’il ne compromettrait pas mon honneur actuellement qu’entre nous deux il n’y a plus aucun secret ? Parle ma chère : dis-moi cette raison, et compte sur ma tendresse, et par conséquent sur ma complaisance pour tout ce qui peut te faire plaisir.

— Fort bien. Je te demande à souper à ton casin. Je m’y rendrai avec mon ami qui meurt d’envie de faire ta connaissance.

— Et après souper tu t’en iras avec lui ?

— Tu vois que cela doit être.

— Et ton ami sait déjà qui je suis.

— J’ai cru de devoir le lui dire. Sans cela il n’aurait pas osé venir souper chez toi.

— Actuellement j’y suis. Ton ami est un ministre étranger.

— Précisément.

— Mais me faisant l’honneur de venir souper avec moi, il ne gardera pas l’incognito ?

— Cela serait monstrueux. Je te le présenterai par son nom, et par sa qualité.

— Et pouvais-tu me supposer difficile à t’accorder ce plaisir ? Dis-moi, si tu peux toi-même m’en faire un plus grand. Fixe le jour, et sois sûre que je t’attendrai avec impatience.

— J’aurais été sûre de ta complaisance, si tu ne m’avais accoutumée à douter.

— Je mérite ce lardon.

— Je te prie d’en rire. Maintenant je suis contente. [272v] Celui qui soupera avec toi est M. dein Bernis ambassadeur de France. Je te le présenterai d’abord qu’il aura levé son masque. Songe qu’il n’ignorera pas que tu devras savoir qu’il est mon amant, mais que tu dois ignorer qu’il est à part de333 notre tendresse réciproque.

— Je sais mon devoir, ma tendre amie. Ce souper me comble. Tu avais raison d’être inquiète sur ma qualité, car étant patricien les inquisiteurs d’état s’en seraient mêlés d’importance, et les conséquences affreuses font trembler. Moi sous les plombs, toi déshonorée, l’abbesse, le couvent, juste ciel ! Tu as raison. Si tu m’avais communiquéio tes inquiétudes, je t’aurais dit qui je suis ; car à la fin ma réserve ne venait que de la peur que j’avais qu’étant connu, le père de C. C. ne la mît dans un autre couvent. Peux-tu me dire le jour du souper ? J’en suis impatient.

— C’est aujourd’hui le quatre ; nous pourrons souper ensemble le huit. Nous irons chez toi après le second ballet de l’opéra. Dis-moi seulement les renseignements pour que nous puissions trouver le casin sans avoir besoin d’interroger personne.

Je lui ai alors donné par écrit tout ce qu’il fallait pour trouver la porte de mon casin tant s’ils voulaient y venir par eau que par les rues. Enchanté de cette belle, et honorable partie j’ai sollicité mon ange à aller se coucher. Je lui ai représenté que j’étais convalescent, et qu’ayant soupé avec bon appétit, il m’arriverait au lit de devoir mon premier hommage à Morphée. Elle mit donc le réveil [273r] à dix heures334, et nous allâmes nous coucher dans l’alcôve. De dix jusqu’à douze, car les nuits commençaient à diminuer, nous fîmes l’amour.

Nous nous étions endormis non seulement sans nous séparer ; mais sans décoller nos bouches dont nous avions ménagéip les derniers soupirs. Cette position fut celle qui nous empêcha de maudire le réveil qui six heures après nous donna le signal que nous devions faire parvenir à son but la carrière que nous n’avions que suspendue.

M. M. était une source de lumière. Ses joues animées par la joie me faisaient voir les roses brillantes de Vénus qui l’annonçaient. Je le lui disais, et elle, désireuse de me surprendre, m’excitait à regarder attentivement ses beaux seins, qui par un mouvement extraordinaire paraissaient m’inviter à les délivrer avec mes lèvres des esprits amoureux qui les agitaient. Après en avoir absorbé tant que j’ai pu, j’ai couru à sa bouche béante pour recevoir le baiser qui indiquait sa défaite, et que j’ai accompagnée de la mienne.

Morphée aurait peut-être alors obtenu sur nous une seconde victoire, si la pendule ne nous eût avertis que nous n’avions plus devant nous que le temps de nous habiller.

Elle retourna au couvent après m’avoir confirmé la partie du huit. Après avoir dormi jusqu’à midi je suis retourné à Venise, où j’ai donnéiq à mon cuisinier mes ordres pour cette partie qui me faisait le plus grand plaisir.

[273v] Dans une telle situation il semble que j’aurais dû me trouver heureux ; mais je ne l’étais pas. J’aimais le jeu, et ne pouvant pas tailler, j’allais ponter à la redoute, et je perdais matin, et soir. Le chagrin que j’en ressentais me rendait malheureux. Mais pourquoi jouais-je ? Je n’en avais pas besoin ; car j’avais tant d’argent que je voulais pour satisfaire à toutes mes envies. Pourquoi jouais-je me connaissant extrêmement sensible à la perte ? Ce qui m’obligeait à jouer était un sentiment d’avarice. J’aimais la dépense, et le cœur me saignait quand je ne pouvais pas la faire avec de l’argent gagné au jeu. J’ai perdu dans ces quatre jours tout l’or que M. M. m’avait fait gagner.

La nuit du huit de Février, je me suis rendu à mon casin ; et à l’heure fixée j’ai vu devant moi M. M. avec son respectable serviteur qu’elle me présenta par son nom, et par sa qualité d’abord qu’il leva son masque. Il me dit qu’il lui tardait de renouer connaissance avec moi ayant su de madame que nous nous étions connus à Paris.

Disant cela, il me regardait avec cet air d’attention qu’on a quand on veut se rappeler une physionomie. Il se plaignit de sa mauvaise mémoire. Je l’ai rendu tranquille là-dessus lui disant que nous ne nous étions pas parlé, et qu’ainsi il ne m’avait pas assez regardé pour que ma figure eût pu faire une impression surir sa mémoire. Le jour, lui dis-je, que j’ai eu l’honneur de dîner avec V. E. chez M. de Mocenigo, le lord Maréchal ministre de Prusse335 n’a jamais cessé de vous occuper. Vous deviez partir quatre jours après [274r] pour vous rendre ici. Après dîner vous prîtes congé.

Il me remit alors se souvenant d’avoir demandé à quelqu’un si j’étais le secrétaire d’ambassade. Mais depuis ce moment, me dit-il, nous ne pourrons plus nous oublier. Les mystères qui nous unissent sont assez forts pour nous rendre amis intimes.

Après que le rare336 couple se mit337 à l’aise, nous nous assîmes à table, où, comme de raison, ce fut à moi à en faire les honneurs. Le ministre, bon gourmet, ayant trouvéis excellents le Bourgogne, le Champagne, et le Gravesit que je lui ai donné après des huîtres d’arsenal338, me demanda d’où je le tenais, et il fut charmé d’apprendre que c’était du comte Algarotti339.

Tout mon souper fut exquis, et mon maintien vis-à-vis de tous les deux fut celui d’un particulier auquel un roi avec sa maîtresse ferait le plus grand de tous les honneurs. J’ai vu M. M. enchantée de mon procédé respectueux avec elle, et de tous les propos par lesquels j’ai intéressé l’ambassadeur à m’écouter avec la plus grande attention. Le sérieux n’a jamais exclu la plaisanterie du côté du ministre, qui en cela possédait à la perfection l’esprit français. Tout fut accompagné du mot pour rire, et M. M., en amenant adroitement le propos, vint à parler de la combinaison340 qui lui fit faire ma connaissance.

Parlant de ma passion pour C. C., elle lui fit une description des plus intéressantes de sa figure, et de son caractère qu’il écouta comme un homme qui n’aurait eu aucune idée de cette fille. C’était le rôle qu’il devait jouer, car il ignorait que jeiu susse qu’il était dans la [274v] cache. Il dit à M. M. qu’elle m’aurait fait le plus joli de tous les cadeaux, si elle l’avait conduite à notre souper. Elle lui répondit qu’elle aurait dû braver trop de risques. Mais, ajouta-t-elle m’adressant la parole d’un air encore plus noble que complaisant, si cela vous faisait plaisir, je pourrais vous faire souper avec elle chez moi, car elle couche dans mon appartement.

Cette offre me surprit beaucoup ; mais ce n’était pas le moment de laisser voir ma surprise. On ne peut rien ajouter, madame, lui répondis-je, au plaisir qu’on ressent quand on est avec vous ; mais malgré cela, je ne pourrais pas être indifférent à cette grâce.

— Eh bien ! J’y penserai.

— Mais, lui dit alors l’ambassadeur, il me semble, si je dois être de la partie, que vous devez la prévenir qu’outre son amant il y aura un de vos amis.

— Ce ne sera pas nécessaire, lui dis-je alors, car je lui écrirai de faire aveuglément tout ce que madame lui dira de faire. Je m’acquitterai de ce devoir demain.

— Je vous invite donc à souper, dit M. M., pour après-demain.

J’ai prié alors l’ambassadeur à se disposer à avoir de l’indulgence pour une fille de quinze ans qui n’avait pas l’usage du monde.

Ce fut alors que je lui ai conté avec toutes ses circonstances l’histoire d’O-Morphi341. Cette narration lui fit le plus grand plaisir. Il me pria de lui faire voir son portrait. Il me dit qu’elle était toujours au parc au cerf, où elle faisait les délices du roi auquel elle avait déjà donné un enfant. Ils partirent à huit heures fort contents ; et je suis resté au casin.

[275r] Le lendemain matin, en conséquence de la parole que j’avais donnée à M. M., j’ai écrit à C. C. sans la prévenir que quelqu’un qu’elle ne connaissait pas serait de la partie. Après avoir donné ma lettre à Laure, je suis allé au casin, où la concierge me remit une lettre de M. M. qui parlait ainsi :

« Dix heures sont sonnées, et je vais me coucher ; mais si je veux espérer de dormir, il faut qu’auparavant je décharge ma conscience d’un scrupule. Il se peut que tu n’aies approuvéiv la partie de souper avec notre jeune amie que par politesse. Parle vrai, mon cher ami, et je la ferai aller en fumée sans te compromettre en rien ; fie-toi à moi. Mais si la partie te fait plaisir, elle ira. J’aime encore plus ton âme que ta personne. »

Sa crainte était fort juste ; mais j’aurais eu trop de honte à m’en dédire ; et M. M. me connaissait trop bien pour m’en croire capable. Voici ma réponse :

« Le croiras-tu que je m’attendais à ta lettre ? Oui ; je m’y attendais, car je connais ton esprit, et je sais quelle idée tu dois avoir du mien après que mes sophismes firent que je te devinsse redoutable deux fois. J’en fais la pénitence, mon indulgente amie, quand je songe que t’étant devenu suspect, cette idée doit avoir diminué ta tendresse. Je te prie donc d’oublier mes visions342, et de croire pour l’avenir que mon âme est tout à fait ressemblante à la tienne. Le souper concerté [275v] me fera un vrai plaisir. Quand j’y ai consenti je me suis trouvé plus reconnaissant que poli. Crois cela. C. C. est neuve, et je suis charmé qu’elle commence à apprendre à représenter343. Je te la recommande, et je te prie de redoubler tes bontés pour elle, si cela est possible. Je meurs de peur que tu ne la détermines à prendre le voile ; mais sache, que j’en serais au désespoir. Ton ami est le roi des hommes. »

Après m’avoir ainsi mis dans l’impuissance de reculer, je me suis permis toutes les réflexions qu’en connaisseur du monde, et du cœur humain je devais faire. J’ai vu avec évidence que l’ambassadeur était devenu curieux de C. C., qu’il s’était expliqué à M. M., et que celle-ci dans le devoir où elle était de le servir sans aucune réserve dans tout ce qu’il pouvait désirer, s’était engagée de faire tout ce qui pouvait dépendre d’elle pour le contenter. Elle ne pouvait pas faire cela sans mon consentement, et elle n’aurait pas non plus osé me proposer la partie. Ils s’étaient concertés de façon qu’amenant le propos je devais moi-même par politesse, par sentiment, et par esprit de bon, et honnête procédé approuver la chose. L’ambassadeur, dont le métier devait être celui de savoir bien mener une intrigue, y était réussi, et j’avais donné dans le panneau. C’était fait, et faire tout de bonne grâce était devenu mon devoir, tant pour ne pas faire la figure d’un sot, que pour ne pas paraître ingrat vis-à-vis d’un homme qui m’avait accordé des privilèges d’une espèce inouïe. Mais la conséquence de tout cela pouvait être un refroidissement de ma part [276r] tant vers l’une que vers l’autre.

M. M. avait parfaitement senti tout cela rentrant chez elle, et vite vite elle avait cru de remédier à tout, ou au moins de se justifier m’écrivant qu’elle ferait aller la partie en fumée sans me compromettre. Elle savait que je n’accepterais pas son offre. L’amour-propre, plus fort que la jalousie, ne permet pas à un homme qui veut passer pour avoir de l’esprit de se découvrir jaloux, et principalement s’il se trouve vis-à-vis d’un autre qui ne brille devant lui que parce qu’il est entièrement exempt de toute atteinte de cette vilaine passion.

Le lendemain, allant au casin un peu de meilleure heure, j’ai trouvé l’ambassadeur tout seul qui me fit un vrai accueil amical. Il me dit que s’il m’avait connu à Paris, il m’aurait montré le chemin pour me faire connaître à la cour, où selon lui j’aurais fait fortune. Cela se peut, me dis-je aujourd’hui quand j’y pense ; mais à quoi m’aurait amené cette fortune ? J’aurais été une des victimes de la révolution, comme l’ambassadeur même l’aurait été, si sa qualité ne l’eût conduit à aller mourir à Rome l’an 1794. Il y mourut malheureux quoique riche à moins qu’il n’ait changé de façon de penser avant sa mort, ce que je crois difficile.

Je lui ai demandé s’il se plaisait à Venise, et il me répondit d’un air riant qu’il ne pouvait que s’y plaire puisqu’il jouissait d’une bonne santé, et [276v] que moyennant l’argent il pouvait se procurer tous lesiw agréments de la vie plus facilement que partout ailleurs, mais il ajouta qu’il ne croyait pas qu’on le laisserait longtemps dans cette ambassade. Il me pria de n’en rien dire à M. M. car elle pourrait s’affliger.

Elle arriva avec C. C., dont j’ai remarqué la surprise quand elle me vit en compagnie. Je l’ai encouragée lui faisant le plus tendre accueil, en même temps que l’inconnu se montra enchanté lorsqu’elle répondit au compliment qu’il lui fit dans sa même langue. Nous applaudîmes l’habile maîtresse qui la lui avait si bien apprise.

Mais regardant C. C. comme quelque chose qui devait m’appartenir, le désirix de la voir briller chassa quelque lâche sentiment de jalousie qui aurait pu m’occuper. Je l’ai montée sur un ton de gaieté344iy, la faisant raisonner sur des matières où je savais qu’elle était charmante. C. C. applaudie, suivie345, flattée, et animée par l’air de satisfaction qu’elle voyait dans mes yeux parut un prodige à l’homme que cependant je n’aurais pas voulu voir en devenir amoureux. Quelle contradiction ! Je travaillais moi-même à un ouvrage, que tout autre qui aurait osé l’entreprendre se serait attiré toute ma haine.

Pendant le souper, l’ambassadeur eut pour C. C. toutes sortes d’attentions. L’esprit, et la gaieté présidèrent à notre jolie partie, et les propos amusants se maintinrent sans la moindre interruption avec toute la décence.

[277r] Un observateur critique qui, non informé, aurait voulu deviner si l’amour était de la partie, il l’aurait peut-être soupçonné ; mais il n’aurait jamais pu le décider. M. M. n’eut jamais autre air que celui de l’amitié vis-à-vis de l’ambassadeur, celui de l’estime vis-à-vis de moi, et de la tendre complaisance vis-à-vis de C. C.. L’ambassadeur avec M. M., conservant un air de respect mêlé de reconnaissance, ne cessa jamais de s’intéresser aux propos de C. C., leur donnant tout le relief dont ils étaient susceptibles, et renvoyant tout à moi d’un air de la plus noble intelligence. Celui de nous quatre enfin qui eut le moins de peine à jouer son rôle fut C. C., car n’étant concertée sur rien, elle se laissa aller à la pure nature. Aussi le joua-t-elle à la perfection. La réussite est sûre ; mais la nature a besoin d’être belle : sans cela le débutant est sûr d’être sifflé.

Nous avions passé cinq heures dans une égale satisfaction ; mais celui qui la faisait paraître le plus était l’ambassadeur. M. M. avait l’air d’une personne contente de son ouvrage, et j’avais celui d’un approbateur. C. C. paraissait glorieuse d’avoir su plaire à tous les trois, et était vaine de ce que l’étranger n’avait paru s’occuper principalement que d’elle. Elle me regardait en souriant, et j’entendais parfaitement le langage de son âme : elle voulait me faire réfléchir à la différence qui passait entre cette compagnie, [277v] et celle dans laquelle son frère lui avait donné un si vilain échantillon de ce monde dans l’année précédente.

À huit heures346 on parla de se retirer, et ce fut à l’ambassadeur à faire les frais des compliments. Remerciant M. M. de lui avoir donné un souper, dont dans toute sa vie il n’avait jamais joui du plus agréable, il l’obligea à lui offrir son pendant pour le surlendemain, me demandant par manière d’acquit si je m’y trouverais avec un égal plaisir. Pouvait-elle douter de mon agrément ? Je ne le crois pas. Avec cet accord nous nous séparâmes.

Réfléchissant le lendemain à ce souper exemplaire, je n’ai pas eu de difficulté à prévoir où la chose irait finir. L’ambassadeur n’avait fait fortune par le chemin des femmes qu’en force de l’art qu’il possédait de dorloter l’amour. Très voluptueux par nature, il y trouvait son compte : en se délicatant il faisait naître les désirs, sans lesquels il avait raison de ne pas vouloir de jouissance. Je le voyais avec évidence amoureux de C. C. ; et je ne pouvais pas le croire d’humeur à se contenter de ne jouir que de la lumière de ses beaux yeux. J’étais sûr qu’il avait un projet formé, dont M. M., malgré toute sa loyauté devait être la directrice, mais si adroitement, et avec tant de délicatesse que l’évidence devait m’échapper. Malgré que je ne me sentisse pas d’humeur à pousser la complaisance trop loin, je prévoyais cependant que je finirais par en être la dupe, et qu’on me croquerait C. C.. Je ne pensais ni à y consentir, ni à y porter des obstacles. Connaissant ma petite femme pour incapable de se laisser aller à quelqu’excès qui pourrait me déplaire, j’aimais à m’endormir confiant dans la difficulté qu’on aurait à la séduire. C’était une intrigue, dont je craignais beaucoup [278r] les suites, et dont cependant j’étais fort curieux de voir la fin. Je savais que cette réplique du souper ne voulait pas dire qu’on représenterait la même pièce : j’étais sûr qu’il y aurait des changements essentiels.

Tout ce qu’il me semblait de devoir faire était de ne pas changer de conduite ; et en possession de donner le ton, je me promettais un manège qui les déjouerait. Mais après toutes ces réflexions, l’inexpérience de C. C., qui, malgré toutes les connaissances qu’elle avait acquises, était cependant novice, me faisait trembler. On pouvait abuser du devoir qu’elle avait d’être polie ; mais l’âme délicate que je connaissais à M. M. venait me rassurer. Après avoir vu comment j’avais passéiz dix heures vis-à-vis de cette fille, et s’être rendue certaine que j’avais intention de l’épouser, je ne pouvais pas la supposer capable d’une si noire trahison. Toutes ces réflexions qui dans le fond n’étaient que d’un jaloux faible, et honteux ne concluaient rien. Je devais me laisser aller, et voir.

À l’heure accoutumée je suis allé au casin, et j’ai trouvé mes belles amies devant le feu. Je vous salue, mes anges. Où est notre Français ?

Je me démasque ; je m’assieds au milieu d’elles, leur donnant tour à tour des marques d’une égale tendresse par des baisers à foison. Malgré que je susse qu’elles savaient que j’avais sur elles un droit incontestable, je me tiens cependant dans les bornes prescrites par la décence. Je leur fais compliment sur leur inclination mutuelle ; et je les vois charmées de ne pas se trouver dans le cas de devoir en rougir. Ainsi s’écoula une heure sans que je pensasse à venir à la moindre voie de fait, car celle qui prédominait sur mon cœur étant M. M., C. C. aurait dû trouver insultantes les marques que je lui en aurais données.

[278v] Trois heures étant sonnées, et l’aimable Français ne venant pas, M. M. commençait à en être inquiète, lorsque la concierge monta pour lui remettre un billet que l’ami lui écrivait : « Un courrier arrivé il y a deux heures m’empêche d’être heureux cette nuit. Je dois la passer toute à répondre. J’espère non seulement que vous me pardonnerez ; mais que vous me plaindrez. Puis-je espérer que vous m’accorderez vendredi le plaisir dont la fortune ennemie me prive cette nuit ? Faites que je le sache demain. Je désire de vous trouver dans la même compagnie. »

— Patience, dit M. M., ce n’est pas sa faute : nous souperons nous trois. Viendrez-vous vendredi ?

— Oui : et avec plaisir. Mais qu’as-tu donc ? dis-je à C. C., il me semble que cette nouvelle t’a rendueja triste.

— Pas triste ; j’en suis fâchée pour ma chère amie, et pour toi, car je n’ai guère vu d’homme si poli, si obligeant.

— Fort bien, ma belle amie ; je suis ravi qu’il t’ait rendue sensible.

— Qu’appelles-tu sensible ? Peut-on être indifférent à ses manières ?

— Encore mieux. Je tombe d’accord avec toi, ma chère enfant. Dis-moi aussi que tu l’aimes.

— Eh bien ! Quand même je l’aimerais, il ne serait pas dit pour cela que j’irais le lui dire. Et d’ailleurs je suis sûre qu’il aime ma femme.

Disant cela elle se lève, et elle va s’asseoir sur elle, et les deux bonnes amies commencent à se faire des caresses qui me font rire, et qui peu à peu attirent mon attention. Je me dispose à exciter347, et jouir de ce spectacle que je connaissais depuis longtemps.

M. M. prend les estampes de Meursius, où il y avait les beaux combats amoureux entre femmes, et jetant un coup d’œil malin sur ma physionomie, elle me demande si je veux qu’elle ordonne qu’on fasse du feu dans la chambre de l’alcôve : je lui réponds pénétrant sa pensée qu’elle me ferait plaisir, parce que le lit étant vaste nous pourrions y coucher tous les trois. Ellejb eut peur que je pusse soupçonner l’ami dans la cache.

[279r] On met donc la table devant l’alcôve, et me voilà tranquille à l’égard du soupçon d’être vu. On nous sert et nous soupons avec un appétit fort vif. M. M. apprenait à C. C. à faire le punch. Les ayant devant moi j’admirais le progrès de la beauté de C. C.. Ta gorge, lui dis-je, enjc neuf mois doit être arrivée à sa plus haute perfection. Elle est comme la mienne, ajouta M. M. : veux-tu voir ?

Après ces mots, elle interrompt son punch pour délacer la robe de sa chère amie, qui la laisse faire, et elle se délace aussi tout de suite pour me mettre à même de juger ; et me voilà dans l’instant ivre du désir de comparer, et de juger de tout. En ton de pleine gaieté, je mets sur la table l’académie des dames348, et je montre à M. M. une posture que j’aurais voulu voir. Elle demande à C. C., si elle voulait me la faire voir, et elle lui répond qu’elles devaient se déshabiller, et se mettre sur le lit. Je les prie de me faire ce plaisir.

Après avoir bien ri de ce qu’elles allaient me faire voir, je mets le réveil à huit heures, et en moins de cinq minutes nous voilà tous les trois en état de nature, en proie de la volupté, et de l’amour. Elles commencent leurs travaux avec une fureur pareille à celle de deux tigresses qui paraissaient vouloir se dévorer.

Ces deux beautés en lutte devant mes yeux me rendant ardent, je me trouve embarrassé à commencer. À la gloire du sentiment je devais donner la préférence à C. C., mais je craignais les railleries de M. M. qui [279v] aurait chanté victoire à l’égard de mon amour que je voulais lui soutenir exclusif. C. C. était plus mince que M. M., et malgré cela elle était plus forte en hanches, et en cuisses : elle avait ses ornements bruns, l’autre les avait blonds, et l’une était aussi habile que l’autre à cette lutte qui les fatiguait sans qu’elles pussent venir à bout de rien.

Ne pouvant à la fin plus résister, je me jette sur elles, et sous prétexte de les séparer, je mets sous moi M. M. qui m’échappe, me faisant tomber sur C. C. qui me reçoit à bras ouverts, et me fait rendre l’âme dans moins d’une minute accompagnant mon trépas du sien sans nous soucier d’aucun ménagement.

Revenus de l’extase, nous attaquons M. M., C. C. animée par la reconnaissance, moi par un sentiment de vengeance, m’ayant forcé à lui faire une infidélité. Je l’ai tenue subjuguée une bonne heure, aimant à voir C. C. qui me regardant me semblait vaine d’avoir fourni à son amie un amant digne d’elle.

Mes héroïnes se rendirent à mes remontrances. D’un commun accord nous nous abandonnâmes au sommeil jusqu’au carillon, sûrs d’employer comme iljd faudrait les deux heures qui nous resteraient jusqu’au moment de la retraite.

Au rafraîchissement nos entrevues en nature nous remirent en haleine349. C. C. s’étant noblement plainte que je n’avais eu avec elle qu’un souffle de vie, M. M. m’excita à lui faire raison ; mais elle ne me trouva pas difficile. Après un long combat animé par une résolution formelle de part, et d’autre de le faire couronner par l’Hyménée, s’il eût eu des suites que nous nous fîmes un devoir [280r] de braver, M. M. voulut courir les mêmes risques, ne se dévouant qu’à l’amour. Défiant tout ce qu’il pouvait arriver, elle me donna un ordre positif de ne pas l’épargner, et je l’ai satisfaite. Enivrés tous les trois par la volupté, et par les frustratoires, et transportés par des continuelles fureurs nous fîmes dégât de tout ce que la nature nous avait donné de visible et de palpable, dévorant à l’envije tout ce que nous voyions, et nous trouvant devenus tous les trois du même sexe dans tous les trios que nous exécutâmes. Une demi-heure avant l’aube nous nous quittâmes épuisés de force, las, fatigués, rassasiés, et humiliés de devoir en convenir, mais non pas dégoûtés.

Réfléchissant le lendemain à cette nuit trop vive, dans laquelle la volupté avait mis, comme toujours, sous ses pieds la raison, je me suis senti des remords. M. M. voulait me convaincre qu’elle m’aimait combinant avec son amour toutes les vertus que j’attachais au mien : l’honneur, la probité, la vérité. Son tempérament cependant dont son esprit était esclave l’entraînait aux excès, et elle faisait tous les préparatifs pour s’y livrer, en attendant l’occasion de me faire devenir son complice. Elle caressait l’amour, et elle l’amadouait pour le rendre flexible, et pour parvenir à le maîtriser se sentant exempte de reproches. Elle se croyait en droit d’exiger mon approbation. Elle voulait ignorer que je pouvais me plaindre qu’elle m’eût surpris. Elle savait que je ne pouvais [280v] en venir là que me confessant plus faible, ou moins brave qu’elle, et que j’aurais dû en avoir honte.

Je me sentais sûr que l’absence de l’ambassadeur avait été concertée. Ils avaient prévu que je le devinerais, et que reconnaissant, et piqué d’honneur je n’aurais pas voulu être moins brave qu’eux foulant aux pieds la nature en grâce du sentiment, et de l’obligation où je me trouverais d’être également qu’eux généreux, et poli.

L’ambassadeur m’ayant procuré le premier une nuit délicieuse, comment pouvais-je me déterminer à mettre des obstacles à une nuit pareille qu’il devait désirer ? Ils avaient bien raisonné. Mon esprit combattait, mais je voyais que je devais leur accorder la victoire. C. C. ne les embarrassait pas ; ils étaient sûrs d’elle d’abord qu’ils ne se trouveraient pas gênés par ma présence ; et je voyais qu’ils ne s’étaient pas trompés. C’était l’affaire de M. M. de mettre l’âme de C. C. en état de honte si elle se fût avisée de ne pas l’imiter. Pauvre C. C. ! Je la voyais débauchée, et c’était mon ouvrage. Hélas ! Je ne les avais pas épargnées. Que ferai-je, si dans quelques mois elles se trouvent grosses ? Je les voyais toutes les deux sur mon compte350. Dans ce malheureux combat entre la raison, et le préjugé, la nature, et le sentiment, je ne pouvais me déterminer ni à me trouver au souper, ni à y manquer. Si je m’y trouve, on passera une nuit dans la décence, et je me rends ridicule, jaloux, avare, ingrat, et impoli. Si j’y manque, C. C. est perdue, du moins [281r] dans mon esprit. Je sens que je ne l’aimerai plus, et que certainement je ne penserai plus à l’épouser.

Dans ce combat de mon âme, je me sens dans le besoin indispensable d’une certitude. Je me masque, et je vais en droiture à l’hôtel de l’ambassadeur de France351. Je dis au Suisse que j’avais une lettre pour Versailles, et qu’il me ferait plaisir la remettant au courrier qui devait y retourner d’abord qu’il aurait reçu la dépêche de S. E.. Il me répond que depuis deux mois on n’avait pas vu de courrier extraordinaire.

— Comment ! Un courrier n’est pas arrivé hier au soir ?

— Hier S. E. a soupé chez l’ambassadeur d’Espagne352.

Sûr du fait, j’ai vu que je devais avaler la pilule. Il faut abandonner C. C. à sa destinée. Si j’écris à la bonne fille de ne pas y aller j’en agis en lâche.

Vers le soir je vais exprès au casin de Muran, et j’écris un billet à M. M. dans lequel je la prie d’excuser si une affaire pressante survenue à M. de Bragadin m’obligeait à passer toute la nuit avec lui. Après cette démarche je retourne à Venise de très mauvaise humeur, et je vais passer la nuit à la redoute où j’ai perdu trois ou quatre fois mon argent.

Le surlendemain je suis allé au casin de Muran sûr de trouver une lettre de M. M.. La concierge me la remet : je l’ouvre, et j’en trouve une aussi de C. C.. Tout était devenu commun entr’elles. Voici la lettre de C. C. :

« Nous restâmes fort mortifiées, mon cher mari, lorsque nous apprîmes que tu ne pouvais pas venir souper. L’ami de ma bonne, arrivé un quart d’heure après, en a été aussi fort fâché. Nous nous attendions [281v] à souper tristement ; mais point du tout. Les jolis propos de ce monsieur nous égayèrent ; et tu ne saurais t’imaginer, mon cher ami, comme nous sommes devenues folles après le punch au vin de Champagne ; mais il est devenu aussi fou que nous. Dans les trios il ne nous a pas fatiguées ; mais il nous a fait beaucoup rire. C’est, je t’assure un homme charmant fait pour être aimé ; mais il doit te céder en tout. Sois certain que je n’aimerai jamais que toi, et que tu seras toujours le seul maître de mon cœur. »

Cette lettre, malgré mon dépit, a dû me faire rire. Mais celle de M. M. était encore plus singulière :

« Je suis sûre, mon ange, que tu as menti par politesse ; mais sache que je m’y attendais. C’est un cadeau magnifique que tu as voulu faire à notre ami en échange de celui qu’il t’a fait en laissant que sa M. M. te donne son cœur. Tu le posséderais tout de même, mon cher ami, mais il est bien doux de savoir assaisonner les plaisirs de l’amour par les charmes de l’amitié. J’ai été fâchée de ne pas te voir ; mais j’ai vu après que si tu étais venu nous n’aurions pas beaucoup ri, car notre ami malgré son grand esprit a quelques préjugés de nature353. C. C. actuellement a l’esprit aussi libre que le nôtre ;jf et c’est à moi qu’elle en a l’obligation. Je peux me vanter d’avoir fini de te la former. J’aurais voulu que tu fusses caché à [282r] l’observatoire : je t’assure que tu y aurais passé des heures délicieuses. Mercredi je serai toute seule, et toute à toi à ton casin à Venise. Mande-moi, si tu seras à l’heure ordinaire à la statue. Si tu ne le peux pas, nomme-moi un autre jour. »

Il fallait répondre à l’unisson à ces filles. J’étais amer, et je devais me faire trouver doux. Tu l’as voulu Georges Dandin354. Je n’ai jamais pu décider si ma honte était de la bonne espèce ou de la mauvaise ; et je serais trop long, si je voulais actuellement agiter ce problème. Dans ma lettre à C. C. j’ai eu la force de lui faire mes compliments, et de l’encourager à imiter M. M. en tout comme le vrai modèle de la perfection.

J’ai écrit à cette dernière qu’elle me trouvera obéissant, comme toujours aux pieds de la statue. Dans ma lettre pleine de faux compliments sur l’éducation qu’elle donnait à C. C., je ne lui disais que cette seule vérité équivoque : je te remercie de la place dans l’observatoire que tu voudrais que j’eusse occupée. Je n’aurais pas pu y tenir.

Le mercredi, je fus exact au rendez-vous. Elle vint habillée en homme. Elle ne voulut ni opéra ni comédie. Allons, me dit-elle, à la redoute perdre notre argent, ou le redoubler.

Elle avait six cents sequins, et j’en avais cent à peu près355. La fortune nous fut contraire. Après avoir tout perdu, elle trouva dans un endroit, où elle savait qu’il devait être, son bon ami auquel elle demanda de l’argent. Il revint une heure après, et il lui donna une bourse de trois cents sequins. Elle retourna à ponter, et elle s’était refaite ; mais ne se contentant pas, elle reperdit, et après minuit nous allâmes souper. Elle me trouva triste malgré que je m’efforçais de ne pas le paraître. Pour elle, elle était belle, gaie, enjouée, amoureuse, toujours la même.

[282v] Elle crut de me mettre en train de gaieté356 me contant en détail tout l’historique de la nuit qu’elle avait passée avec C. C., et l’ami. C’était précisément ce qu’elle ne devait pas faire357 ; mais l’esprit a trop souvent le défaut de supposer celui d’un autre dégagé, et libre comme il se sent lui-même. Il me tardait que nous allassions nous coucher pour voir finir une narration dont les détails voluptueux ne faisaient pas sur moi l’effet qu’ils auraient dû faire. J’avais peur de me trouver hors d’état de faire bonne figure au lit ; et pour la faire mauvaise il suffit de le craindre. Un jeune homme amoureux ne doute jamais de l’insuffisance de son amour : s’il en doute l’amour se venge, et le plante là.

Mais au lit, la beauté, les caresses et la pureté de l’âme de cette charmante femme dissipèrent toute ma mauvaise humeur. Les nuits étant devenues plus courtes nous n’eûmes pas le temps de dormir. Après avoir passé nos deux heures avec l’amour, nous nous séparâmes amoureux. Elle me força à lui promettre d’aller prendre de l’argent au casin pour jouer de moitié avec elle. J’y fus, j’ai pris toutjg l’or que j’ai trouvé, et pontant avec la force qu’en termes de jeu on dit à la martingale358, j’ai gagné trois et quatre fois par jour pendant tout le reste du carnaval. Je n’ai jamais perdu lajh sixième carte. Si je l’avais perdue je n’aurais plus eu de fondsji qui consistaient en deux mille sequins359. De cette façon j’ai augmenté le petit trésor de ma chère M. M., qui m’écrivit que l’honnêteté exigeait que nous soupassions tous les quatre ensemble le dernier lundi360 du carnaval, et j’y ai consenti.

Ce souper fut le dernier que j’ai fait avec C. C.. Elle y fut fort gaie ; et ayant pris mon parti, je n’ai eu des grandes attentions que pour M. M.. La jeune fille nullement gênée par ma présence ne s’occupa que de son nouveau galant.

[283r] Prévoyant cependant des gênes inévitables, j’ai prié M. M. de disposer les choses de façon que l’ambassadeur pût passer librement la nuit avec C. C., comme moi avec elle, et elle fit cela très bien.

Après souper il parla du jeu de Pharaon, que les belles ne connaissaient pas361, et pour leur faire voir ce que c’était il demanda des cartes et il fit une banque de cent doubles louis362 qu’il eut soin de faire gagner à C. C.. Ne sachant que faire de tout cet or, elle pria sa chère amie d’en avoir soin jusqu’au moment qu’elle sortirait du couvent pour se marier.

Après le jeu, M. M. dit qu’ayant mal à la tête, elle allait se coucher dans l’alcôve, et ellejj me priait d’aller l’endormir. Nous laissâmes ainsi la novice toute seule avec l’ambassadeur. Six heures après, quand le carillon nous apprit que nous devions finir notre orgie, nous les trouvâmes endormis. Pour ce qui me regarde j’ai passéjk avec M. M. une nuit aussi amoureuse que tranquille sans jamais penser à C. C.. Ainsi nous finîmes le carnaval.

Le premier vendredi de carême j’ai trouvé à son casin une lettre de M. M. dans laquelle elle me donnait deux nouvelles affligeantes. La première était que la mère de C. C. étant morte, la pauvre fille était au désespoir363. L’autre, que sa converse étant guérie de son rhume, elle était retournée dans sa chambre en même temps que la religieuse tante de C. C. par une prédilection particulière avait obtenu de l’abbesse qu’elle coucherait dans son appartement. Cet événement privait l’ambassadeur de l’espoir de souper encore avec elle. Tous ces malheurs me paraissaient petits en comparaison d’un plus grand que je craignais. C. C. pouvait être grosse. Malgré que les sentiments qui m’attachaient à elle ne fussent plus ceux [283v] de l’amour, ils étaient cependant assez forts pour m’obliger à ne jamais l’abandonner. M. M. m’invitait à souper avec son ami pour le lundi prochain. J’y fus, et j’ai trouvé l’ambassadeur également que M. M. fort tristes. Lui d’avoir perdu C. C., elle de ne plus l’avoir dans sa chambre, et de ne savoir que faire pour la consoler dans le malheur qu’elle avait eu de perdre sa mère.

Vers minuit l’ambassadeur nous quitta, nous disant d’un air triste qu’il craignait de devoir aller passer quelques mois à Vienne pour une affaire de grande conséquence. En même temps nous fixâmes nos soupers en maigre tous les vendredis.

D’abord que nous restâmes seuls, elle me dit que l’ambassadeur me saurait gré, si pour l’avenir j’irais au casin deux heures plus tard. Cet homme d’esprit ne pouvait pas se livrer à la tendresse en présence d’unjl tiers. À tous ces soupers, jusqu’à son départ pour Vienne, il nous quitta toujours à minuit. Il ne s’agissait plus d’aller se cacher dans le cabinet, car nous allions nous coucher dans l’alcôve, et d’ailleurs ayant fait l’amour avant que j’arrivasse, il n’avait pas des désirs de reste. M. M. me trouvait amoureux même avec quelqu’augmentation d’ardeur, car ne pouvant la voir qu’une fois par semaine, j’attendais toujours le vendredi avec impatience. Les lettres de C. C. qu’elle me portait m’attendrissaient jusqu’aux larmes. Après avoir perdu sa mère, elle ne pouvait plus compter sur l’amitié d’aucun de ses parents. Elle m’appelait son unique ami, et me parlant de la peine qu’elle ressentait songeant que tant qu’elle resterait au couvent elle ne pourrait plus se [284r] flatter de me voir, elle me recommandait de rester toujours le fidèle ami de M. M..

Ce fut le vendredi saint qu’arrivant au casin à l’heure de souper j’ai trouvé le couple fort triste. Ils ne mangeaient pas, ils ne parlaient guère, cela m’inquiétait, et l’honnête discrétion m’empêchait d’en demander la raison. M. M. étant allée quelque part, l’ambassadeur me dit qu’elle était affligée, et qu’elle pouvait avoir raison de l’être parce qu’il devait partir pour Vienne quinze jours après Pâques. Je vous dirai même, me dit-il, qu’il se peut que je ne revienne plus ; mais il ne faut pas le lui dire, car elle en serait au désespoir.

Lorsqu’elle vint se remettre à table je lui ai vu les yeux gros. Voici ce qu’il lui dit :

Mon départ est indispensable, car je ne suis pas mon maître ; mais mon retour est sûr d’abord que j’aurai fini l’affaire qui m’oblige à partir. Le casin vous reste, mais l’amitié, et la prudence m’obligent à vous avertir, ma chère amie, de ne pas y mettre les pieds pendant mon absence, car d’abord que je ne suis plus ici, je ne peux plus être sûr de la fidélité des gondoliers qui me servent, et je doute que notre ami que voici puisse se flatter d’en trouver d’incorruptibles. Je vous dirai d’ailleurs que non seulement je crois que notre pratique est connue aux inquisiteurs d’état, qui par politique [284v] dissimulent ; mais je ne réponds pas que le secret puisse se conserver au couvent d’abord que la religieuse que vous connaissez sera sûre que ce ne sera plus pour aller souper avec moi que vous sortirez. Les personnes dont je vous réponds sont le concierge et sa femme. Je leur ordonnerai avant de partir de regarder notre ami comme un autre moi-même. Vous vous entendrez ensemble, et tout ira bien jusqu’à mon retour si vous vous réglez avec prudence.

Je vous écrirai par le canal de mon concierge, et sa femme vous fera tenir mes lettres comme elle a fait jusqu’à présent, et vous vous servirez du même moyen pour me répondre. Je dois partir, ma chère amie, mais mon cœur ne s’éloigne pas de vous. Je vous laisse jusqu’à mon retour entre les mains d’un ami que je suis bien content d’avoir connu. Il vous aime, il a du cœur, et de l’expérience, et il ne vous laissera pas faire des faux pas.

Cette nouvelle a tant frappé M. M. qu’elle nous pria de la laisser partir se sentant dans le besoin d’aller se coucher. Nous mîmes le souper au jeudi après Pâques.

Après son départ l’ambassadeur me démontra qu’il fallait absolument tenir loin d’elle l’idée qu’il pourrait ne plus retourner. Je vais travailler, me dit-il, avec le cabinet de Vienne à un ouvrage qui fera parler toute l’Europe364. Écrivez-moi tout, et si vous l’aimez ayez soin de son honneur, et surtout, s’il le faut, ayez la force de vous opposer à tout ce qui pourrait vous exposer à des malheurs que vous pourriez prévoir, et qui vous deviendraient funestes à [285r] tous les deux. Vous savez ce qui est arrivé à madame da Riva, religieuse dans le couvent de S. XXX. On la fit disparaître d’abord qu’on sut qu’elle était grosse, et M. de Frulai, ambassadeur de France comme moi, peu de temps après devint fou, et mourut365. J.-J. Rousseau m’a dit que ce fut l’effet d’un poison ; mais c’est un visionnaire366. Son poison fut le chagrin de ne pouvoir rien faire pour cette malheureuse, que le pape à la fin dispensa de ses vœuxjm, se maria, et vit actuellement à Parme.

Faites donc que les sentiments de l’amitié aient plus de force que ceux de l’amour, voyez-la quelquefois au parloir, et abstenez-vous de la conduire au casin, car les barcarols vous trahiront. La certitude où nous sommes que ni l’une ni l’autre est grosse diminue de beaucoup ma peine ; mais convenez que vous avez été bien imprudent ! Vous avez bravé un terrible malheur ! Réfléchissez au parti extrême que vous vous seriez vu forcé à prendre, car je suis sûr que vous n’auriez pas pu l’abandonner. Elle croyait qu’il était facile d’avorter prenant certaines drogues ; mais je l’ai désabusée. Au nom de Dieu soyez sage à l’avenir, et écrivez-moi tout. Mon devoir est de m’intéresser à son sort.

Il me mena à Venise, et il retourna chez lui. J’ai passé une nuit fort inquiète, et le lendemain je suis retourné au casin pour écrire à l’affligée une lettre faite pour la consoler, et lui insinuer la nécessité où nous étions de nous soumettre à un système de prudence.

Dans sa réponse, que j’ai reçue le lendemain, j’ai vu la plus vive peinture du désespoir qui opprimait son âme. La nature lui avait développé un tempérament, qui lui rendait le cloître insupportable, et je prévoyais les furieux combats avec elle, et avec moi-même que je devais me préparer à essuyer.

Nous nous vîmes le jeudi après Pâques. Je l’avais prévenue que j’irais à minuit. Elle avait passé quatre heures avec [285v] son ami dans les tristes plaintes de sa cruelle destinée. Après souper il s’en alla me priant de rester avec elle ; ce que j’ai fait ne pensant certainement pas à ces plaisirs qui ne peuvent pas avoir lieu quand le cœur est préoccupé par une grande douleur. Elle avait maigri, et elle m’excitait à une compassion exclusive de tout autre sentiment. Je l’ai gardée une heure entre mes bras, imprimant cent baisers sur son intéressante figure367, très content de trouver mon âme entièrement concentrée à respecter sa douleur. J’aurais cru de l’insulter, si je l’avais invitée à se distraire par des égarements auxquels son âme d’accord avec la mienne n’aurait pas pu se livrer. Elle me dit quand je l’ai quittée qu’elle ne s’était jamais368 tant sûre que je l’aimais comme dans cette nuit, et elle me pria de réfléchir que je restais son seul ami.

Dans la semaine suivante avant souper l’ambassadeur appela le concierge, et il me fit en sa présence une écriture369, qu’il lui fit signer, dans laquelle il me transmettait tous ses droits sur tout ce qui se trouvait dans le casin, et il lui ordonnait de me servir en tout comme à lui-même.

Nous devions souper ensemble pour la dernière fois lejn surlendemain ; mais j’ai trouvé M. M. seule qui avait l’air d’une statue de marbre blanc de Carrare. Il est parti, me dit-elle, et il te recommande M. M.. Demain au soir il quittera Venise. Homme fatal que je ne verrai peut-être plus, et que je ne savais pas d’aimer370 ! C’est à présent que je le perds que je m’en aperçois. Je n’étais pas heureuse avant de le connaître ; mais je ne m’appelais pas non plus malheureuse. Je sens que je le suis à présent.

J’ai passé toute la nuit avec elle pour calmer sa douleur. J’ai connu le caractère de son âme aussi [286r] transportée pour les plaisirs quand elle se croyait heureuse, que sensible à la peine lorsque la douleur l’accablait. Elle me donna l’heure à laquelle je devais aller au parloir le surlendemain, et je fus enchanté de la trouver moins triste. Elle me montra une petite lettre que l’ami lui avait écrite de Treviso371. Puis elle me dit que je devais aller la voir deux fois par semaine, et que souvent elle viendrait à la grille accompagnée d’une autre religieuse, et une autre fois d’une autre, parce qu’elle prévoyait que les visites que j’allais lui faire deviendraient la nouvelle du couvent quand on saurait que j’étais le même qui allait toujours à la messe à leur église : par conséquent elle me dit de m’annoncer sous un autre nom pour ne faire naître aucun soupçon dans la tête de la tante de C. C.. Elle me dit que cela cependant ne l’empêcherait pas de venir à la grille toute seule quand elle aurait besoin de me parler sans témoin. Elle me demanda un autre plaisir que je n’ai pas eu de peine à lui accorder. Elle a voulu que je luijo promisse de souper, et coucher au casin au moins une fois par semaine, et de lui écrire après souper une petite lettre que la concierge aurait soin de lui faire tenir comme toujours.

Nous passâmes ainsijp quinze jours assez tranquillement, jusqu’à ce qu’elle reprît son enjouement, et que ses inclinations amoureuses se remirent en force. La nouvelle qu’elle me donna, et qui me mit du baume dans l’âme fut que C. C. était enfin hors de crainte.

Toujours amoureux, et réduits à n’avoir autre ressource que celle d’une gênante grille, nous nous sentions irrités. [286v] Nous mettions à la torture notre esprit, pour trouver quelques moyens faits pour nous procurer des entrevues libres. M. M. m’assurait qu’elle était toujours sûre de la fidélité de la jardinière pour sortir et pour rentrer sans nulle crainte d’être vue, puisque la petite porte attenante au couvent par laquelle elle entrait dans le jardin n’était sujette à être vue d’aucune fenêtre, et passait même pour condamnée, et que personne ne pouvait non plus la voir quand elle traversait le jardin pour parvenir à la loge où était la petite rive qui passait pour impraticable. Nous n’avions besoin que d’une gondole à une rame, et il lui paraissait impossible qu’à force d’or, je ne pusse trouver un barcarol duquel nous pourrions être sûrs. Je pénétrais avec douleur qu’elle me soupçonnait de peu d’amour.

Je lui ai proposé d’aller tout seul dans un bateaujq dont je serais moi-même le batelier, et d’où je descendrais, j’entrerais dans le jardin, et dans sa chambre après conduit par elle-même, ou par la converse, où je passerais avec elle toute la nuit, et même tout le lendemain si elle était sûre de pouvoir me cacher ; mais ce projet la faisait frissonner : elle frémissait en songeant au risque auquel je m’exposerais. Mais, me dit-elle, puisque tu sais voguer, viens dans le bateau, fais que je sache l’heure, et s’il est possible, le moment ; la femme fidèle se tiendra aux aguets, et tu peux être sûr que tu n’attendras que quatre minutes : j’entrerai dans le bateau, nous irons au casin, et nous passerons des moments heureux. Je lui ai promis d’y penser ; et ce fut ainsi que je l’ai contentée.

J’ai acheté un petit bateau, et sans la prévenir [287r] je suis allé la nuit tout seul faire le tour de l’île, pour voir tous les murs du couvent du côté de la lagune. Une petite porte fermée que j’ai aperçue ne pouvait être que celle de la rive par oùjr elle était accoutumée de sortir. Mais pour aller de là au casin le tour qu’il fallait faire de la moitié de l’île n’était pas indifférent, car le sec372 obligeait à le prendre au large. Allant à une seule rame j’avais besoin au moins d’un quart d’heure.

D’abord que je me suis vu sûr j’ai communiqué le projet à M. M. qui en fut joyeuse. Nous déterminâmes le jour du vendredi lendemain de la fête de l’ascension, et dans le même jour je suis allé en masque au parloir, où nous mîmes nos montres d’accord ; puis je suis allé au casin pour ordonner à souper pour deux.

Une heure après le soleil couché, je suis allé à S.t François de la vigne373 où je tenais mon bateau dans une cavane374 que je louais. Après l’avoir fait sécher, et mettre en bon ordre, je me suis habillé alerte375js dans le costume des barcarols, et monté en poupe, je suis allé en droiture à la petite rive du couvent, dont la porte s’ouvrit dans l’instant même de mon arrivée, et où je n’ai pas eu besoin d’attendre les quatre minutes. À peine la porte ouverte M. M. en sortit, la porte fut referméejt, et elle descendit dans le bateau enveloppéeju dans le capuchon du mantelet. Dans un quart d’heure sans point du tout forcer la vogue376, je suis arrivé au casin, où elle descendit dans l’instant, et deux minutes après moi aussi, car j’ai dû lier le bateau à un chaînon, et l’assurer avec un cadenas pour le garantir des voleurs, qui dans la nuit s’amusent à en voler tant qu’ils peuvent, lorsqu’ils ne les trouvent liés qu’avec de la corde.

[287v] J’étais tout en nage ; mais cela n’a pas empêché mon ange de me sauter au cou : la reconnaissance défiait l’amour : glorieux de mon exploit, je riais des mouvements de son âme. Ayant oublié de porter avec moi une chemise, elle me donna une des siennes après m’avoir essuyé, et avoir absorbé à force de poudre la sueur qui mejv couvrait la tête. Nous ne soupâmes qu’après avoir passé deux heures en proie à la flamme qui nous brûlait avec encore plus de force que dans le commencement de notre connaissance ; mais je l’ai laissée dire ; je l’ai trichée dans le moment du danger craignant trop le tableau quejw l’ami m’avait fait, et dont l’impression était ineffaçable dans mon esprit. M. M. gaie, et folâtre, me trouvant nouveau en barcarol, anima nos débats avec les expressions les plus libres ; mais elle n’avait besoin de rien ajouter à mon ardeur, car je l’aimais plus que moi-même.

Les nuits étaient courtes. Elle devait retourner au couvent à six heures377, et quatre heures sonnaient précisément lorsque nous nous mettions à table. Mais ce qui vint non seulement troubler notre joie, mais nous faire dresser les cheveux fut un orage, qui se levait au couchant. Nous ne pouvions nous consoler qu’en comptant sur la nature de ces orages, qui ordinairement ne durent jamais plus d’une heure : nous espérions qu’il ne serait pas extraordinaire, et qu’il ne laisserait pas après lui un vent trop fort pour moi, qui quoiqu’assez brave, je n’avais pas cependant ni la pratique, ni la vigueur d’un barcarol.

En moins d’une demi-heure l’orage éclate entre les éclairs, et les foudresjx, le tonnerre gronde sans cesse, et après une grande pluie, le ciel retourne serein, mais sans clair de Lune qui ne peut pas luire à la fête de l’Ascension.

[288r] Cinq heures sonnent : mais ce que j’avais prévu est arrivé. À la suite de l’orage le vent Garbin378 qui m’était contraire soufflait fort : ma tiranno del mar Libecchio resta [Mais il reste le lebeche, tyran de la mer]379. Ce Lébèche, que l’Arioste avec raison appelle tyran de la mer, est le Sud-Ouest : je ne disais rien ; mais il m’effrayait. Je dis à M. M. que nous devions sacrifier une heure de plaisir à la prudence. Il faut partir d’abord, car si le vent augmente, il ne me sera plus possible de doubler la pointe380. Elle entend raison, et elle va au coffre, dont elle avait aussijy une clef pour prendre quarante ou cinquante sequins dont elle avait besoin. Elle fut enchantée, lorsqu’elle vit quatre fois plus d’or qu’elle n’avait à la fin du carême. Elle me remercia de ne lui avoir rien dit, et me disant qu’elle ne voulait que mon cœur, elle descendit, et se mit tout étendue dans le bateau. Je me suis mis en poupe plein de courage, et de peur tout en même temps, et en cinq minutes j’ai doublé la pointe. Mais c’est au-delà que j’ai trouvé une résistance supérieure à ma force. Sans cette résistance je n’aurais eu besoin que de dix minutes. Sans un rameur à proue, il me paraissait impossible de pouvoir affronter le vent et la courante381 : je voguais avec toute ma vigueur ; mais tout ce que je pouvais faire étaitjz d’empêcher le bateau de reculer. Après une demi-heure de cet état de détresse je sentais que l’haleine me manquait, et je n’osais rien dire : je ne pouvais pas penser à me reposer, car le moindre repos m’aurait dans un momentka poussé en arrière. M. M. se tenait là dans le silence, ayant peur à parler, car elle savait que je n’aurais pas la force de lui répondre. Je me voyais à la fin perdu.

Je vois de loin une barque quikb venait rapidement ; sûr d’être secouru, j’attends qu’elle me dépasse, car sans cela le vent ne lui aurait pas laissé entendre ma voix. D’abord [288v] que je la vois à ma gauche à la seule distance de deux toises382, je crie : Au secours, pour deux sequins. La barque baisse d’abord la voile, vient à moi à quatre rames, m’accroche, et je ne demande qu’un homme qui me mène à la pointe opposée de l’île. On me demande un sequin, que je donne d’abord, promettant l’autre à l’homme qui me mènerait à la pointe montant en poupe. En moins de dix minutes, moi voguant à proue, nous nous vîmes devant la petite rive du couvent ; mais le secret m’était trop cher pour le risquer. Nous arrivâmes à la pointe, où j’ai renvoyé mon homme lui donnant son sequin. De là avec le vent en faveur383 je suis facilement arrivé à la petite porte, où M. M. descendit ne me disant que ces quatre paroles : Va dormir au casin. J’ai trouvé son conseil très sage, et je l’ai suivi. J’avais le vent en faveur, et faisant le contraire je me serais vu dans le même danger. Je suis allé me coucher, j’ai dormi huit heures, j’ai écrit à M. M. que je me portais bien, et que nous nous reverrions à la grille ; puis je suis allé à S. François, où après avoir fait remettre mon bateau en cavane je me suis masqué, et je suis allé sur le liston.

Murano

a Casin de Bernis

b Séminaire et église San Cipriano

Parcours de Casanova et M. M. contre le vent du sud-ouest, garbino

M. M. le lendemain vint à la grille toute seule pour faire avec moi toutes les réflexions que sa raison avait besoin de faire après tout ce qui nous était arrivé. Mais la conséquence de ces réflexions ne fut pas celle de nous décider à ne plus nous exposer à un danger pareil : nous nous déterminâmes seulement à prévenir384 l’orage s’il arrivait une autre fois en quittant tout dans l’instant que nous le verrions naître. Nous n’avions besoin que d’un quart d’heure. C’est toute la prudence que l’amour nous permitkc d’adopter. Nous fixâmes notre seconde partie à la troisième fête des Pentecôtes. Sans la rencontre de la barque qui allait à Torcello, j’aurais dû retourner avec M. M. au casin, qui ne [289r] pouvant plus retourner au couvent serait restée avec moi. J’aurais dû partir de Venise avec elle, et je n’aurais pu plus y retourner, et son sort devenant attaché au mien, ma vie serait devenue dépendante d’une destinée tout à fait différente de celle dont les combinaisons m’ont conduitkd à me trouver aujourd’hui à l’âge de soixante etke douze ans à Dux385.

Nous poursuivîmes trois mois à nous voir une fois par semaine toujours amoureux, et jamais troublés par le moindre accident. M. M. ne pouvait s’empêcher d’en rendre compte à l’ambassadeur auquel je devais aussi écrire tout ce qui nous arrivait. Il nous répondait qu’il nous faisait compliment sur le bonheur dont nous jouissions ; mais qu’il ne pouvait que prévoir des malheurs si nous ne nous déterminions à finir.

M. Murrai386 ministre résident d’Angleterre, bel homme, plein d’esprit, savant, et prodigieusement amateur du beau sexe, de Bacchus, et de la bonne chère entretenait la célèbre Ancilla, qui m’ayant trouvé à Padoue387 voulut me faire faire connaissance avec lui. Ce brave homme, après trois ou quatre soupers qu’il me fit faire avec lui, devint mon ami dans le même goût à peu près quekf l’ambassadeur l’avait été, avec la seule différence que celui-ci aimait à être spectateur, et celui-là aimait de faire lui-même le spectacle. Je n’étais jamais de trop dans ses débats amoureux, où à la vérité il était brave, la voluptueuse Ancilla étant enchantée de m’avoir pour témoin ; mais je ne leur ai jamais donné la satisfaction de me mêler aussi dans leurs combats. J’aimais M. M. ; mais ce n’était pas la principale raison. Ancilla était toujours enrouée, et se plaignait continuellement d’une douleur intérieure dans le gosier. Je craignais la V…..388, malgré que Murraikg se portât bien. Elle en est morte dans l’automne389, et un quart [289v] d’heure avant d’expirer, son amant Murrai à ma présence céda à ses instances lui rendant le devoir d’un tendre amant malgré un cancer qui la défigurait. Ce fait fut connu de toute la ville, car ce fut lui qui le publia ; khme citant en qualité de témoin. Ce fut un des plus frappants spectacles que j’aie vus en toute ma vie. Le cancer, qui rongea le nez, et la moitié de la belle figure de cette femme lui remonta de l’œsophageki deux mois après qu’elle crut d’être guérie de la vérole par l’onction mercurielle que lui administra un chirurgien nommé Lucchesi qui s’était engagé de la guérir pour cent sequins. Elle les lui promit par écrit sous condition qu’elle ne les lui payeraitkj que quand il aurait joué lui-même avec elle le rôle de tendre amant. Lucchesi ne voulut pas passer par là, et elle s’étant obstinée à ne pas vouloir le payer à moins qu’il ne tînt la condition stipulée, l’affaire fut portée devant le magistrat. En Angleterre Ancilla aurait gagné son procès, mais à Venise elle l’a perdu. Le juge dit dans sa sentence qu’une condition criminelle non tenue ne pouvait pas préjudicier à la validité du contrat. Sentence fort sage390.

Deux mois avant que le cancer eût rongé, et rendu révoltante la charmante figure de cette célèbre courtisane, Monsieur Memmo mon amikk ensuite procurateur de S.t Marc391, me pria de le conduire chez elle. Dans le plus beau de la conversation une gondole arrive, et nous voyons descendre le comte de Rosemberg ambassadeur de la cour de Vienne. Voilà M. Memmo épouvanté, puisqu’un noble Vénitien ne peut se trouverkl nulle part avec un ministre d’une cour étrangère sans devenir coupable de haut crime. M. Memmo donc vite vite sort de la chambre d’Ancilla pour se sauver, et je le suis ; [290r] mais vers l’escalier il rencontre l’ambassadeur, qui voyant qu’il se cache fait un éclat de rire. Je monte dans l’instant dans la gondole de M. Memmo avec lui, et je l’accompagne chez M. Cavalli392 secrétaire des inquisiteurs d’état, qui demeurait à cent pas de là sur le même grand canal. Le seul moyen que M. Memmo avait pour se garantir au moins d’une grande réprimande était celui d’aller d’abord narrer la chosekm au secrétaire du tribunal qui en verrait l’innocence : il était bien aise que je fusse avec lui pour que je pusse témoigner de la simplicité de l’événement.

M. Cavalli reçoit M. Memmo en souriant, et lui disant qu’il avait très bien fait à venir se confesser sans perdre le moindre temps. M. Memmo alors tout étonné lui dit la courte histoire de la rencontre, et le secrétaire de l’air le plus sérieux lui dit qu’ilkn en était informé, et qu’il ne doutait pas de la vérité de son récit, puisque les circonstances étaient les mêmes qui lui étaient déjà connues.

En sortant de chez M. Cavalli nous raisonnâmes sur cet événement assez pour décider qu’il était impossible qu’il lui fût connu ; mais la maxime du tribunal estko de ne se laisser jamais croire à l’obscur de quelque chose.

Le Résident Murrai après la mort d’Ancilla resta sans maîtresse en titre ; mais sautant d’une à l’autre il avait toujours les plus jolies filles de Venise. Cet aimable Épicurien partit deux ans après pour Constantinople où il resta vingt ans ministre de sa nation. Il retourna à Venise l’annéekp 1778 avec intention de s’y établir, et d’y finir ses jours en paix sans vouloir plus se mêler d’affaires politiques ; mais il est mort dans le lazaret huit jours avant de finir sa quarantainekq.

[290v] La Fortune qui poursuivait à me bien traiter au jeu, mes entrevues avec M. M., dont le secret ne pouvait plus être trahi de personne, puisque les seules religieuses qui pouvaient le découvrir étaient intéressées à le maintenir toujours inviolable, me faisaient passer une vie très heureuse ; mais je prévoyais que d’abord que l’ambassadeur se déterminerait à désabuser M. M. sur l’espoir qu’elle conservait toujours de le voir de retour à Venise il rappellerait aussi ses gens qu’il tenait toujours à Venise à ses gages, et que nous n’aurions plus de casin. Outre cela je ne pouvais pas poursuivre à aller à Muran voguant tout seul dans un petit bateau d’abord que la mauvaise saison arriverait.

Le premier lundi d’Octobre, jour dans lequel les théâtres s’ouvrant, les masques commençaient, je vais à S. François, jekr monte en poupe de mon bateau, et je vais à Muran prendre M. M. qui m’attendait ; de là je vais au casin, et les nuits étant devenues plus longues nous soupons, puis nous allons nous coucher, et au son du réveil nous nous disposons à nous entredonner un bonjour amoureux, lorsqu’un bruit qu’il me semble d’entendre du côté du canal me fait aller à la fenêtre. Je reste fort surpris voyant un gros bateau qui partait enlevant le mien. Je dis aux voleurs que je leur donnerais dix sequins s’ils voulaient bien me le laisser ; mais ils rient, [291r] ils ne me croient pas, et ils s’en vont, certains qu’à cette heure-là je ne pouvais ni appeler aux voleurs, ni courir après eux. Cet événement me désole, et M. M. même en est désespérée, car elle ne voyait pas comment je pouvais y remédier. Je m’habille vite ne pensant plus à l’amour, me consolant seulement que j’avais encore deux heures de temps pour aller chercher un bateau coûte que coûteks. Je n’aurais pas été embarrassé si j’avais pu prendre une gondole ; mais les barcarols n’auraient pas manqué de conter le lendemain à tout Muran qu’ils avaient reconduit une religieuse danskt un tel couvent. Je ne pouvais donc penser qu’à trouver un bateau et à l’acheter. Je mets des pistolets dans ma poche,ku et après avoir pris avec moi une rame et une fourche393, je sors en assurant M. M. que je retournerais avec un bateau quand même je devrais voler le premier que je trouverais.kv C’était dans cette idée que j’avais la rame et la fourche. Les voleurs avaient limé la chaîne du mien avec une lime sourde394. Je n’avais pas des limes.

Je vais au grand pont, où je savais qu’il y avait des bateaux, et j’en vois à foison dépareillés, et liés mais il y avait du monde sur le quaikw. Courant comme un forcené je vois au bout du quai un [291v] cabaret ouvert. J’entre, et je demande au garçon s’il y avait là des bateliers : il me répond qu’il y en avait deux ivres. Je vais leur parler, et je leur demande lequel d’eux deux voulait gagner quatre livres pour me conduire d’abord à Venise. À cette proposition les voilà en dispute pour avoir la préférence. Je les apaise en donnant quarante sous au plus ivre, et je sors avec l’autre. Tu as trop bu, lui dis-je, prête-moi ton bateau, et je te le rendrai demain.

— Je ne te connais pas.

— Je te laisserai un gage. Tiens. Voilà dix sequins ; mais qui me répondra de toi, car ton bateau ne vaut pas tant, et tu pouvais me le laisser.

Il me conduit alors au même cabaret, et le garçon se rend caution que si je retourne dans la journée avec le bateau le propriétaire me rendrait mon argent. Fort content d’être réussi, il me conduit dans son bateau, il y metkx deux fourches, et une autre rame, et il s’en va fort content de m’avoir trompé comme moi d’avoir voulu l’être. Toute cette intrigue m’avait coûté une heure. Je suis arrivé au casin où M. M. était dans la plus grande inquiétude ; mais d’abord qu’elle m’a vu toute sa gaieté retourna à paraître. Je l’ai conduite au couvent, et je suis allé à S.t François, où l’homme qui me louait la cavaneky [292r] a cru que je me moquais de lui quand je lui ai dit que j’avais troqué mon bateau contre celui-là. Je me suis masqué, et je suis allé chez moi pour me mettre au lit, car cette tracasserie m’avait mis aux abois.

Dans ce même temps la fatalité me fit faire connaissance avec le patricien Marcantoine Zorzi395, homme d’esprit, et célèbre dans l’art d’écrire des couplets en langue vénitienne. Cet homme aimait aussi le théâtre, et ambitionnant l’honneur de devenir auteur, il avait fait une comédie que le public avait sifflée. S’étant mis dans la tête que sa pièce n’était tombée qu’à cause d’une cabale que lui avait faite l’Abbé Chiari poète du théâtre de S.t Ange396, il se déclara persécuteur de toutes les comédies de cet abbé. Je suis facilement devenu membre de la société de ce M. Zorzi qui avait un bon cuisinier, et une jolie femme397. Il savait que je n’aimais pas Chiari en qualité d’auteur ; et M. Zorzi payait des gens qui sans miséricorde sifflaient toutes ses pièces. Mon amusement consistait à les critiquer en vers martelliens398, vers mauvais qui étaient alors en vogue : M. Zorzi distribuait les copies de mes critiques. Ce manège me fit un ennemi puissant dans la personne de M. Condulmer, qui m’en voulait aussi à cause que j’avais l’air de posséder les bonnes grâces de Madame Zorzi à laquelle avant mon apparition il faisait une cour assidue. Ce M. Condulmer cependant avait raison de m’en vouloir, car étant le maître d’une bonne partie du théâtre de St-Ange, la chute des pièces du poète lui faisait du tort. On ne pouvait louer les loges qu’à un très bas prix. Il avait soixante ans [292v] il aimait les femmes, le jeu, et l’usure ; mais il passait pour un saint parce qu’il se laissait voir tous les matins à la messe à S.t Marc, et pleurer devant un crucifix. On le fit conseiller dans l’année suivante, et en cette qualité il fut pour huit mois inquisiteur d’état399. Dans cette place éminente il ne lui fut pas difficile d’insinuer à ses deux collègues qu’il fallait me mettre sous les plombs en qualité de perturbateur du repos public. On verra cela dans neuf mois d’ici.

Au commencement de l’hiverkz on apprit l’étonnante nouvelle de l’alliance conclue entre la maison d’Autriche, et la France400. Le système politique de toute l’Europe devenait un autre en conséquence de ce traité inattendu qui jusqu’à ce moment-là paraissait invraisemblable à toutes les têtes pensantes. La partie de l’Europe qui avait la plus grande raison de s’en réjouir était l’Italie, parce qu’elle se voyait tout d’un coup délivréela du malheur de devenir le théâtre de la guerre au moindre différendlb qui survenait entre les deux cours. Ce fameux traité était sorti de la tête d’un jeune ministre qui jusqu’à ce moment-là n’avait représenté dans la carrière politique que le personnage d’homme d’esprit. Ce surprenant traité qui mourut au bout delc quarante ans fut enfanté l’an 1750 entre madame de Pompadour, le comte puis prince de Kaunitz401 ambassadeurld de Vienne, et l’abbé dele Bernis qui ne fut connu que dans l’année suivante le roi l’ayant nommé ambassadeur à Venise. Il réunit en amitié les maisons d’Autriche, et de Bourbon après deux cent quarante ans d’inimitié. Le comte [293r] de Kaunitz étant retourné à Vienne dans le même temps porta à l’impératrice Marie-Thérèse une lettre de la marquise de Pompadour qui donna la dernière main à la grande négociation. L’abbé de Bernis la termina à Vienne cette même année conservant le caractère d’ambassadeur de France à Venise. Trois ans après, étant ministre des affaires étrangères, il rétablit le parlement, puis il fut fait cardinal, puis disgracié, puis placé à Rome, puis mort402. Mors ultima linea rerum est [La mort marque la ligne où tout finit]403.

Neuf mois après son départ, il annonça à M. M. son rappel404, se servant des termes les plus doux ; mais si je n’avais pas prévenu le coup la disposant peu à peu à y être supérieure, elle y aurait succombé. Ce fut à moi qu’il donna ses instructions. Tout ce qui se trouvait dans le casin devait être vendu, et tout ce qu’on en retirerait devait appartenir à M. M., excepté les livres, et les estampes, que le concierge devait lui porter à Paris.

Tandis que M. M. ne faisait que verser des larmes, je me suis acquitté de toutes les commissions. À lalf moitié de Janvier 1755lg nous n’eûmes plus de casin. Elle garda près d’elle deux mille sequins405, ses diamants, et ses bijoux, se réservant à les vendre dans un autre temps pour se faire une rente viagère, et elle me laissa la caisse du jeu, dont nous étions toujours de moitié. À cette époque j’avais trois mille sequins, et nous ne nous vîmes plus qu’à la grille ; mais elle tomba malade, et en danger de vie406. Je l’ai vue à la grille le deux de Février portant sur son visage les marques d’une mort prochaine. Elle me remit l’écrin avec tous ses diamants, tout l’argent qu’elle avait, excepté une petite somme, tous les livres scandaleux, et toutes [293v] ses lettres, me disant que je lui rendrais tout si elle échappait à la maladie qu’elle allait faire, et que tout m’appartiendrait si elle mourrait. Elle m’a dit que C. C. aurait soin de m’écrire tout, et elle me pria d’avoir pitié d’elle lui écrivant toujours ; car elle ne pouvait attendre quelque consolation que de mes lettres ; elle espérait d’avoir la force de lire jusqu’au dernier moment de sa vie. Je l’ai assurée, fondant en larmes, que je demeurerais à Muran jusqu’à ce qu’elle eût recouvré sa santé. Elle me dit en me quittant qu’elle était sûre que la tante de C. C. la lui céderait.

Dans la plus grande affliction, j’ai fait mettre dans une gondole un sac rempli de livres, et de paquets de lettres, et ayant mis les bourses d’or dans mes poches, et l’écrin sous mon bras, je suis retourné à Venise, où j’ai mis tout en lieu de sûreté au palais Bragadin. Une heure après, je suis retourné à Muran pour engager Laure à me trouver une chambre meublée où je pusse demeurer en pleine liberté. Elle me répondit qu’elle savait où il y avait deux chambres meublées, et une cuisine, que je pourrais avoir à très bon marché, et même sans dire qui j’étais si je voulais payer le mois d’avance à un vieillard qui demeurait rez-de-chaussée ; il me donnerait toutes les clefs, et si cela me faisait plaisir, je ne verrais jamais personne. Elle me donna l’adresse, j’y fus sur-le-champ, et ayant trouvé tout à merveille, j’ai payé pour un mois, il me donna la clef de la porte de la rue, et il garnit d’abord les lits. C’était un casin qui était au bout d’une rue morte qui finissait au canal. Je suis retourné chez Laure pour lui dire que j’avais besoin d’une servante qui allât me chercher à manger, et qui pût faire [294r] mon lit, et elle me la promit pour le lendemain.

Je suis alors retourné à Venise, où j’ai fait ma malle comme si j’eusse dû faire un long voyage. Après souper j’ai pris congé de M. de Bragadin, et des deux autres amis, leur disant que j’allais pour une affaire très importante m’éloigner d’eux pendant quelques semaines.

Le lendemain matin j’ai pris une gondole de trajet, et je suis allé à mon nouveau petit casin, où je fus très surpris de trouver Tonine fille de Laure jolie, âgée de quinze ans, qui rougissant, mais avec une sorte d’esprit que je ne lui connaissais pas, me dit qu’elle aurait le courage de me servir avec autant de zèle que sa mère même pourrait en avoir.

Dans l’affliction où j’étais, je n’ai pas pu savoir bon gré à Laure de ce cadeau, et j’ai même d’abord décidé que la chose ne pouvant pas aller où elle pensait, sa fille ne pourrait pas rester à mon service. En attendantlh je l’ai traitée avec douceur ; je lui ai dit que j’étais sûr de sa bonne volonté ; mais que je voulais parler à sa mère. Je lui ai dit que voulant passer toute la journée à écrire je ne mangerais qu’au commencement de la nuit, et que je lui laissais le soin de me faire venir à manger suffisamment. Après être sortie de ma chambre, elle retourna sur ses pas, pour me donner une lettre me disant qu’elle avait oublié de me la donner d’abord. Il ne faut jamais oublier, lui dis-je, car si vous aviez encore tardé une seule minute à me donner cette lettre, un grand malheur aurait pu arriver. Elle rougit de honte. C’était une courte lettre de C. C., dans laquelle elle me disait que son amie était au [294v] lit, et que le médecin du couvent lui avait trouvé de la fièvre. Elle me promettait une longue lettre pour le lendemain. J’ai passé la journée mettant en bon ordre ma chambre, puis écrivant à M. M., et à ma pauvre C. C..

Tonine vint me porter des flambeaux, et me dire que mon dîner était prêt. Je lui ai dit de me le servir, et voyant qu’elle n’avait mis qu’un couvert je lui en ai fait mettre un autre lui disant qu’elle mangerait toujours avec moi. Je n’avais guère d’appétit ; mais j’ai trouvé que tout était bon, excepté le vin. Tonine me promit qu’elle en trouverait duli meilleur, et elle est allée se coucher dans mon antichambre.

Après avoir cachetélj mes lettres, je suis allé voir si Tonine avait fermé la porte de sa chambre du côté de l’escalier, et je l’ai trouvée fermée au verrou. J’ai soupiré voyant cette fille qui dormait profondément, ou en faisait semblant, et dont il m’était facile de pénétrer l’idée ; mais je ne m’étais jamais de ma vie trouvé dans une affliction pareille : j’en jugeais la grandeur par l’indifférence avec laquelle je la regardais, et par la certitude dans laquelle j’étais que ni elle ni moi nous ne courions aucun risque.

Le lendemain je l’ai appelée de très bonne heure, et elle entra tout habillée, et très décemment. Je lui ai donné la lettrelk pour C. C., qui en contenait une pour M. M., et je lui ai dit de la porter d’abord à sa mère, et de revenir pour me faire du café. Je lui ai dit en même temps que je dînerais à midi. Elle me dit alors que c’était elle qui m’avait fait à manger la veille, et que si j’en avais été content, elle en ferait autant tous les jours. llAprès lui avoir dit qu’elle me ferait plaisir, je lui ai donné [295r] encore un sequin. Elle m’a dit qu’elle avait encore seize livres de celui que je lui avais donné la veille ; mais quand je lui ai dit que je lui faisais présent du surplus et que je ferais ainsi tous les jours, je n’ai pas pu l’empêcher de me baiser dix fois la main. Je me suis bien gardé de la retirer, et l’embrasser, car l’envie de rire me serait trop facilement venue, et j’aurais déshonoré ma douleur. Et faveo morbo cum juvat ipse dolor [Je nourris mon mal et je me complais dans ma douleur]407.

Ainsi la journée passa comme la précédente. Tonine est allée se coucher très contente de m’avoir plu en qualité de servante, et que je ne lui eusse pas répliqué que je voulais parler à sa mère. Après avoir cacheté ma lettre, ayant peur de me réveiller trop tard, j’ai appelé tout bas la fille, craignantlm de la réveiller, si elle dormait ; mais elle m’entendit, et elle vint voir ce que je voulais n’ayant qu’une jupe au-dessus de sa chemise. Voyant trop, j’ai d’abord détourné mes yeux. Je lui ai donné sans la regarder la lettre adressée à sa mère, lui ordonnant de la lui porter toujours le matin avant d’entrer dans ma chambre.

Elle retourna dans son lit, et pensant à ma faiblesse je me suis attristé. J’ai reconnu Tonine pour si jolie, qu’en songeant à la facilité avec laquelle elle m’aurait guéri de ma douleur j’en fus honteux. Cette douleur m’était chère. Je me suis endormi décidé à dire à Laure d’éloigner de moi ce talisman408, mais le lendemain je n’ai pas pu m’y résoudre. J’eus peur de causer à la bonne fille la plus sensible de toutes les mortifications. Dans les jours suivants elle [295v] n’est plus allée se mettre au lit qu’après avoir reçu ma lettre, et je lui ai su gré, car pour quinze jours de suite la maladie de M. M. empira tellement que je m’attendais matin et soir à recevoir la nouvelle de sa mort. C. C. m’écrivit le dernier jour de carnaval, que sa chère amie n’avait pas eu la force de lire ma lettre, et qu’on allait l’administrer409 le lendemain. Frappé par cette nouvelle, je n’ai pu ni sortir de mon lit, ni manger. J’ai passé la journée à écrire, et à pleurer, et Tonine n’a quitté mon chevet qu’à minuit ; mais je n’ai pas pu fermer l’œil.

Le lendemain matin Tonine me remit une lettre de C. C., dans laquelle elle me disait que le médecin avait pronostiqué qu’entre la vie, et la mort M. M. pourrait vivre encore quinze à vingt jours : une fièvre lente ne la quittait jamais, sa faiblesse était extrême, elle ne pouvait prendre que des bouillons, et le confesseur par des sermons qui l’ennuyaient lui accélérait la mort. Je fondais en larmes. Je ne pouvais soulager ma douleur qu’en écrivant, et Tonine avec son bon sens me disait que je la nourrissais ; et que j’en mourrais. Je voyais moi-même que la douleur, le lit, le peu de nourriture, et la plume à la main toute la journée me feraient devenir fou. J’avais communiqué mon affliction à la pauvre fille qui ne savait plus que me dire. Son emploi était devenu celui d’essuyer mes larmes. Elle me faisait pitié.

Le huitième ou dixième jour de carême, après avoir assuré C. C. que si M. M. mourrait je ne lui survivrais que de quelques jours, je l’ai priée de dire à sa mourante [296r] amie que pour vivre moi-même j’avais besoin qu’elle me donnât parole de se laisser enlever, si elle guérissait. Je lui disais que j’avais quatre mille sequins, et ses diamants qui en valaient six mille, qui faisaient un capital suffisant pour nous donner de quoi bien vivre par toute l’Europe.

C. C. m’écrivit le lendemain que la malade, après avoir écouté attentivement la lecture de mon projet, avait été assaillie de mouvements spasmodiques, et que lorsqu’ils cessèrent une forte fièvre lui était montée au cerveau de sorte que pour trois heures continuelles elle avait extravagué avec un vaniloque410 en français qui aurait scandalisé les nonnes qui s’y trouvaient présentes si elles l’avaient compris. Ce fatal effet de ma lettre me mit au désespoir.

Je voyais411 que j’allais mourir aussi, si je ne retournais à Venise, car les deux lettres de C. C., que je recevais soir, et matin, me narguaient412 le cœur deux fois par jour. Le délire de ma chère M. M. dura trois jours. C. C. m’écrivit le quatrième qu’après avoir dormi trois heures elle s’était trouvée en état de raisonner, et qu’elle lui avait dit de m’écrire qu’elle était sûre de guérir, si elle pouvait se tenir pour certaine, que j’exécuterais le projet que je lui avais fait. Je lui ai répondu qu’elle ne devait pas en douter, d’autant plus que ma vie même dépendait de la certitude qu’elle y consentirait. Ainsi trompés tous les deux par notre propre espoir nous guérîmes. Chaque lettre de C. C. qui m’annonçait que son amie s’acheminait à la santé, me mettait du baume dans l’âme, l’appétit me venait, et j’écoutais avec plaisir les naïvetés d’Antoinette, qui avait pris l’habitude de n’aller se coucher que lorsqu’elle me voyait endormi.

Vers la fin du mois de Mars, M. M. même m’écrivit [296v] qu’elle se croyait hors de danger, et que moyennant un bon régime elle espérait de pouvoir sortir de sa chambre après Pâques. Je lui ai répondu que je ne quitterais Muran qu’après l’avoir vue à la grille, où sans nous presser nous nous concerterions sur le projet, dont l’exécution devait nous rendre heureux jusqu’à la mort. Dans le même jour j’ai pensé d’aller dîner avec M. de Bragadin qui n’ayant reçu aucune nouvelle de ma personne depuis sept semaines devait être inquiet.

Après avoir dit à Tonine de ne m’attendre que jusqu’à quatre heures de la nuit, je suis allé à Venise sans manteau, parce qu’étant allé à Muran en masque je n’en avais pas. J’étais resté quarante-huit jours sans jamais sortir de ma chambre, dont j’en avais passé quarante dans le chagrin, et quinze de ceux-ci sans presque ni manger ni dormir. Je venais de faire une expérience de moi-même qui flattait beaucoup mon amour-propre. J’avais été servi par une fille des plus jolies, qui avait tout pour plaire, douce comme un mouton, et que, sans fatuité, je pouvais croire, sinon amoureuse de moi, disposée au moins à avoir pour moi toutes les complaisances que j’aurais pu exiger ; et malgré tout cela j’avais su résister à toute la force que ses jeunes charmes avaient exercée sur moi les premiers quinze jours. J’étais parvenu à la fin, après la maladie qui m’avait tenu accablé presque trois semaines, à ne plus la craindre. L’habitude de la voir avait dissipé les sensations de l’amour, et y avait substituéln les sentiments de l’amitié, et de la reconnaissance, car elle avait eu pour moi les soins les plus assidus. Elle avait passé les nuits entières sur un fauteuil près de mon [297r] lit, et elle m’avait secouru comme si elle avait été ma mère.

Il est vrai que je ne lui avais jamais donné un seul baiser, que je ne m’étais jamais permis de me déshabiller à sa présence, et qu’elle-même n’était jamais venue dans ma chambre, la première fois exceptée, mise moins que décemment ; mais malgré cela je savais d’avoir combattu. Je me sentais glorieux d’avoir remporté la victoire. Ce qui me déplaisait était que ni M. M. ni C. C. ne croiraient pas la chose si elles parvenaient à la savoir, et que Laure même, à laquelle sa fille avait certainement dû tout dire, n’aura fait que semblant de lui croire.

Je suis arrivé chez M. de Bragadin précisément dans le moment qu’on servait la soupe. Il me reçut avec des cris de joie, riant de ce qu’il avait toujours dit que je les surprendrais ainsi. Outre mes deux autres amis il y avait à table De la Haye, Bavois et le médecin Righelini. Comment, sans manteau ? me dit M. Dandolo.

— Parce qu’étant parti en masque je l’ai laissé dans ma chambre.

Les ris redoublèrent, et je me suis assis. Personne ne me demanda où j’étais resté si longtemps, car honnêtement cela devait venir de moi413 ; mais le curieux de la Haye ne put s’empêcher de me lancer, quoiqu’en souriant, un petit lardon. Vous êtes, me dit-il, devenu si maigre que le monde malin portera sur vous un jugement sinistre.

— Que dira-t-on ?

— Qu’il se peut que vous ayez passé le carnaval, et presque tout le carême dans une chambre chaude chez un habile chirurgien.

Après avoir laissé rire la compagnie, j’ai répondu à de la Haye que pour empêcher ce jugement téméraire, je repartirais le même soir. Il eut beau me répliquer non non ; je lui ai dit que je faisais trop de cas de ses paroles [297v] pour ne pas en agir en conséquence. Voyant que je parlais sérieusement mes amis lui en voulurent, et le critiqueur resta muet.

Righelini, qui était ami intime de Murrai, me dit qu’il lui tardait de lui porter la nouvelle que j’étais ressuscité, et que tout ce qu’on avait dit n’étaitlo que des contes. Je lui ai dit que nous irions souper chez lui, et que je repartirais après souper. Pour tranquilliser M. de Bragadin, et mes autres amis, je leur ai promis de dîner avec eux le 25 d’avril jour de S. Marc.

Quand l’Anglais Murrai me vit il me sauta au cou. Il me présenta à sa femme qui était une lady Olderness414, qui m’engagea à souper très obligeamment. Murrai, après m’avoir conté une quantité d’histoires qu’on avait forgées sur mon compte, me demanda si je connaissais un petit roman de l’abbé Chiari qui était sorti à la fin du carnaval, et il m’en fit présent m’assurant qu’il m’intéresserait. Il avait raison. C’était une satire qui déchirait la coterie de M. Marcantoine Zorzi, et où cet abbé me faisait faire une très mauvaise figure415 ; mais je ne l’ai lu que quelque temps après. En attendant je l’ai mis dans ma poche. Après souper je suis allé à un trajet pour prendre une gondole, et retourner à Muran.

Minuit étant sonné, et le temps étant couvert, je n’ai pas regardé si la gondole était en bon état. Il pleuvait un tant soit peu, et la pluie étant devenue forte, j’ai voulu m’en garantir tirant les volets, mais je n’ai trouvé ni volets, ni le gros drap, qui couvre ordinairement le felce. Un petit vent de traverse fit qu’elle m’inonda. Le malheur n’était pas grand. J’arrive à mon petit casin, je monte à tâtons, je frappe à la porte de mon avant-chambre416, où Tonine s’était déjà couchée. [298r] Elle m’avait attendu jusqu’à quatre heures, et il était une heure après minuit.

D’abord que Tonine entendit ma voix, elle vint ouvrir la porte. Elle n’avait pas de lumière, j’en avais besoin, elle cherche le briquet, et comme j’étais dans sa chambre, elle m’avertit avec douceur, et en riant qu’elle était en chemise. Je lui réponds en brave qu’à moins qu’elle ne fût sale cela ne faisait rien. Elle ne réplique pas, et elle allume une chandelle. Elle éclate de rire me voyant imbibé d’eau comme il n’était pas permis de l’être.

Je lui dis que je n’avais besoin d’elle que pour m’essuyer une face de mes cheveux, et elle se hâte d’aller chercher la poudre, et la houppe417 ; mais sa chemise étant fort courte, et large en haut d’une épaule à l’autre, je me suis repenti trop tard. Je me suis prévu perdu, et d’autant plus perdu qu’elle riait de tout son cœur de ce qu’ayant ses deux mains embarrassées par la houppe, et par la boîte de la poudre, elle ne pouvait tenir sa chemise de façon à me cacher une gorge précoce, dont il fallait être mort pour ne pas sentir la force. Comment faire à détourner mes yeux ? Je les y fixe dessus si ouvertement que la pauvre Tonine en rougit. Tiens, lui dis-je, prends ce devant de ta chemise entre tes dents, et je ne verrai plus rien. Je la lui mets moi-même, mais pour lors je découvre la moitié de deux cuisses qui me firent jeter un cri. Tonine ne sachant comment faire à dérober à ma vue le haut, et le bas en même temps se laisse tomber assise sur le canapé, et je reste ardent ne pouvant me déterminer à rien.

— Eh bien ! me dit-elle avec émotion, irai-je m’habiller pour vous mettre en bonnet de nuit ?

— Non. Viens t’asseoir [298v] sur moi, et bande-moi les yeux. Puis je banderai les tiens, car j’ai besoin que tu m’aides à me déshabiller.

Elle vint alors ; mais n’en pouvant plus, je l’ai serrée entre mes bras, et il n’y eut plus question de jouer à Colin-maillard. Je l’ai mise sur mon lit, où après l’avoir couverte de baisers, et lui avoir juré d’être à elle jusqu’à ma mort, elle ouvrit ses bras d’une façon que j’ai vu qu’il y avait longtemps qu’elle désirait ce moment-là. J’ai cueilli sa belle fleur, la trouvant, comme toujours, supérieure à toutes celles que j’avais cueillies dans l’espace de quatorze ans.

À la fin du second débat le sommeil m’a surpris, et à mon réveil je me suis trouvé amoureux de Tonine comme il me paraissait de ne l’avoir jamais été d’aucune fille. Elle s’était levée sans me réveiller. Elle vient un quart d’heure après, et lui donnant cent baisers je lui demande pourquoi elle n’avait pas attendu que je lui donnasse le bonjour. Pour toute réponse elle me donne la lettre de C. C.. Je la remercie : je mets la lettre à part, et je la prends entre mes bras.

— Quel miracle ! me dit-elle en riant. Vous n’êtes pas pressé de la lire ? Homme inconstant ! Pourquoi n’as-tu pas voulu que je te guérisse il y a six semaines ? Que je suis heureuse ! Chère pluie ! Mais je ne te fais aucun reproche. Aime-moi comme tu as aimé celle qui t’écrit tous les jours, et je suis contente.

— Sais-tu qui elle est ?

— C’est une pensionnaire, belle comme un ange ; mais elle est là-dedans, et je suis ici. Tu es mon maître ; et il ne tiendra qu’à toi de l’être toujours.

Charmé de pouvoir la laisser dans l’erreur, je lui promets [299r] un amour éternel, et je la prie de se remettre au lit. Elle me répond qu’au contraire je devais me lever pour bien dîner, et elle m’y engage me faisant la description d’un dîner délicat à la vénitienne. Je lui demande qui l’avait fait, et elle me répond que c’était elle-même, qu’il était une heure après midi, et qu’il y avait cinq heures qu’elle s’était levée. Tu as dormi neuf heures. Nous nous coucherons ce soir de très bonne heure.

Tonine me semblait devenue une autre. Elle avait cette physionomie triomphante que donne l’amour heureux. Je ne comprenais pas comment j’avais pu méconnaître son rare mérite la première fois que je l’avais vue chez sa mère418 ; mais j’étais alors trop amoureux de C. C., et d’ailleurs elle n’était pas encore formée. Je me suis levé, j’ai pris du café, et je l’ai priée de différer notre dîner d’une couple d’heures.

J’ai trouvé la lettre de M. M. toute tendre ; mais non pas si intéressante que celle de la veille. Je me suis d’abord mis à lui répondre, et je me suis trouvé surpris que cela me parût une besogne. J’ai cependant rempli quatre pages avec l’histoire de mon court voyage à Venise.

La compagnie de Tonine me fit faire un dîner délicieux. La regardant tout à la fois comme ma femme, ma maîtresse, et ma servante, je me félicitais de me voir heureux si facilement. C’était le premier jour que je mangeais avec elle comme amoureux, aussi m’a-t-elle trouvé tout attentif à lui en donner les marques les plus certaines. Nous passâmes toute la journée à table parlant de notre amour : il n’y a pas [299v] de matière plus ample en nature, lorsque les personnages sont juges, et partie. Elle me dit avec une sincérité enchanteresse que connaissant très bien que je ne pouvais devenir amoureux d’elle, parce qu’une autre occupait mon cœur, et mon âme, elle n’espérait de me gagner que dans un moment de surprise, et qu’elle l’avait prévu quand je lui avais dit qu’il n’était pas nécessaire qu’elle s’habillât pour allumer une chandelle. Elle me dit que jusqu’à ce moment-là elle avait dit à sa mère la pure vérité, et qu’elle ne l’avait jamais crue ; mais qu’actuellement pour la punir elle ne la lui dirait plus. Tonine avait de l’esprit, et elle ne savait ni écrire ni lire. Elle était fort aise de se voir devenue riche sans que personne à Muran pût dire d’elle la moindre chose qui pût préjudicier à son honneur. J’ai passé avec cette fille vingt-deux jours, que je compte aujourd’hui, quand je me les rappelle, entre les plus heureux de ma vie. Je ne suis retourné à Venise que vers la fin d’Avril d’abord que j’ai vu M. M. à la grille, que j’ai trouvée fort changée ; mais malgré cela le sentiment m’aida à agir vis-à-vis d’elle de façon qu’elle ne pût s’apercevoir ni que je ne l’aimais plus comme auparavant, ni que j’avais abandonné le projet qui lui avait rendu la vie, et sur lequel elle comptait toujours. J’avais trop peur qu’elle retombât malade si je lui avais ôté cet espoir. J’ai gardé mon casin qui ne me coûtait que trois sequins par mois allant voir M. M. deux fois par semaine ; et en y couchant dans ces jours-là avec ma chère Tonine.

[300r] Après avoir tenu parole à mes amis dînant avec eux le jour de S. Marc, je suis allé avec le médecin Righelini au parloir des vierges419 à l’occasion d’une prise d’habit. Le couvent des vierges est de la juridiction du doge de Venise : les nonnes l’appellent sérénissime père : elles sont toutes dames vénitiennes des premières familles.

Ayant fait l’éloge à Righelini de la mère M. E., qui était une beauté achevée, il me dit à l’oreille qu’il se faisait fort de me la faire voir pour mon argent, si j’en étais curieux. Cent sequins pour elle, et dix pour l’entremetteur était le prix : il m’assura que Murrai l’avait eue, et qu’il pouvait l’avoir encore. Me voyant surpris, il me dit qu’il n’y avait point de religieuse à Venise qu’on ne pût avoir pour de l’argent, quand on savait le chemin qu’il fallait prendre. Murrai, me dit-il, eut le cœur de débourser cinq cents sequins420 pour avoir une religieuse de Muran dont la beauté est surprenante. Son amoureux était l’ambassadeur de France.

Quoique ma passion pour M. M. fût sur son déclin, je me suis senti le cœur serré comme par une main de glace. Ce fut à la force du sentiment que j’ai dû résister pour conserver celle qui m’était nécessaire à montrer un air d’indifférence à cette nouvelle. Malgré cependant la certitude où j’étais que c’était une fable, j’étais bien loin de laisser tomber le propos sans le tirer, tant qu’il était possible, au clair. J’ai répondu d’un ton tranquille à Righelini qui avait de l’esprit, et qui était honnête homme, qu’il se pouvait qu’on pût avoir quelque religieuse en vertu de l’argent, [300v] mais que ce devait être fort rare à cause des difficultés ordinaires dans tous les couvents : et pour ce qui regardait la religieuse de Muran, célèbre par sa beauté, si c’était M. M. religieuse du couvent XXX, je lui ai dit que non seulement je ne croyais pas que Murrai l’eût eue ; mais pas même l’ambassadeur de France, qui ne devait se borner qu’à lui faire des visites à la grille, où cependant je ne savais pas ce qu’on pouvait faire.

Righelini me répondit froidement, que le résident d’Angleterre était honnête homme, et qu’il savait de lui-même qu’il l’avait eue. S’il ne m’avait pas, me dit-il, confié la chose sous le plus grand secret, je vous le ferais dire par lui-même. Je vous prie de ne faire jamais qu’il sache ce que je vous ai dit.

— Ça suffit.

Mais le même soir soupant au casin de Murrai avec Righelini, et n’étant que nous trois, j’ai parlé avec enthousiasme de la beauté de la mère M. E. que j’avais vue aux vierges. Entre maçons421, me dit le résident, vous pourrez l’avoir pour une somme, et même pas bien forte, si vous en avez envie ; mais il faut avoir la clef.

— On vous l’aura fait croire.

— On m’en a convaincu. Ce n’est pas si difficile que vous pensez.

— Si on vous en a convaincu, je vous en fais compliment, et je n’en doute plus. Je ne crois pas qu’on puisse trouver dans les couvents de Venise une beauté plus accomplie.

— Vous vous trompez. La mère M. M. aux XXX de Muran est encore plus belle.

— J’ai entendu parler d’elle, après l’avoir vue une fois ; mais est-il possible aussi de l’avoir pour de l’argent ?

[301r] — Je crois qu’oui, me dit-il en souriant, et quand je crois quelque chose, c’est à bonnes enseignes422.

— Vous m’étonnez. Malgré cela je gagerais qu’on vous a trompé.

— Vous perdriez. Ne l’ayant vue qu’une fois, vous ne la reconnaîtriez pas peut-être à son portrait.

— Si faitlp, car sa figure est frappante.

— Attendez.

Il se lève alors de table, il s’en va, et il retourne une minute après avec une boîte où il y avait huit à dix portraits en miniature, tous dans le même costume. C’étaient des têtes à cheveux flottants, et à gorge nue. Voilà, lui dis-je, des rares beautés, dont vous avez joui.

— Oui : et si vous en reconnaissez quelques-unes, soyez discret.

— Soyez-en sûr. Je connais ces trois. Celle-ci ressemble à M. M. ; mais convenez qu’on peut vous avoir trompé, à moins que vous ne l’ayez eue entrant vous-même dans le couvent, ou la conduisant dehors vous-même, car enfin il y a des femmes qui se ressemblent.

— Comment voulez-vous qu’on m’ait trompé ? Je l’ai eue ici habillée en religieuse toute une nuit. Ce fut à elle-même que j’ai donné une bourse qui contenait cinq cents sequins, et au maq…… j’en ai donné autres cinquante.

— Vous lui aurez fait aussi, j’imagine, des visites au parloir avant, et après l’avoir eue ici.

— Non jamais, car elle avait peur que son amant en titre vînt à le savoir. Vous savez que c’était l’ambassadeur de France.

— Elle le recevait au parloir.

— Et elle allait chez lui habillée [301v] en dame du monde quand il voulait. Je le sais du même homme qui me l’a menée ici.

— L’avez-vous eue plusieurs fois ?

— Une fois. Cela suffit. Mais je peux l’avoir quand je veux pour cent sequins.

— Tout cela doit être exact ; mais je gage cinq cents sequins qu’on vous a trompé.

— Je vous répondrai en trois jours.

Je n’en croyais rien ; mais j’avais besoin de me rendre certain. Je frissonnais quand je pensais que cela pouvait être vrai. C’eût été un crime qui n’aurait pas mérité pardon, et qui d’ailleurs m’aurait délivré de plusieurs obligations. J’étais sûr de la trouver innocente ; mais si je devais la trouver coupable je perdais avec plaisir cinq cents sequins. J’avais enfin besoin de m’en rendre certain ; mais par une évidence du plus haut degré. L’inquiétude me déchirait l’âme. Si Murrai avait été trompé, l’honneur de M. M. m’ordonnait impérieusement de trouver le moyen de désabuser l’honnête Anglais. Voilà comme la fortune m’aida.

Trois ou quatre jours après, le résident me dit, Righelini présent, qu’il était sûr d’avoir la religieuse pour cent sequins, et qu’il ne voulait parier que cette somme.

— Si je gagne, me dit-il, je l’aurai pour rien ; si je perds, je ne lui donnerai rien. Mon Mercure423 m’a dit qu’il faut attendre un jour de masque. Il s’agit à présent de savoir comment nous ferons pour être convaincus, car sans cela nous ne pourrons ni vous, ni moi nous trouver obligés à payer la gageure ; et cette conviction me semble difficile, car mon honneur ne me [302r] permet pas, si j’ai vraiment avec moi M. M., de lui laisser connaître que j’ai trahi son secret.

— Ce serait une horrible noirceur. Voici mon projet fait pour nous satisfaire également, car après l’exécution nous nous trouverons convaincus d’avoir très loyalement gagné, ou perdu. D’abord que vous croirez d’avoir entre vos mains la religieuse, vous la quitterez sous quelque prétexte, et vous viendrez me rejoindre quelque part, où vous serez sûr que je vous attends. Nous irons d’abord ensemble au couvent, et je ferai descendre au parloir M. M.. Lorsque vous l’aurez vue, et même parlé avec elle, serez-vous convaincu que celle que vous aurez laissée chez vous n’est qu’une put… ?

— Très convaincu : et je n’aurai jamais de ma vie payé pari plus volontiers.

— Je vous en offre autant. Si la converse nous dira, quand je la ferai appeler, qu’elle est malade, ou occupée, nous partirons, et vous aurez gagné. Vous irez souper avec elle, et j’irai où je voudrai.

— C’est à merveille. Mais cela ne pouvant arriver que dans la nuit, il se peut que quand vous la ferez appeler la tourière vous réponde qu’à cette heure-là, elle n’annonce personne.

— J’aurai tout de même perdu.

— Vous êtes donc sûr que si elle est dans le couvent elle descendra ?

— C’est mon affaire. Je vous le répète : si vous ne lui parlerez pas, je me déclare convaincu d’avoir perdu cent sequins, et même mille si vous voulez.

— On ne peut pas parler plus clair, mon cher ami, et je vous remercie d’avance.

— Je vous demande seulement d’être exact à l’heure ; et qu’elle ne soit pas trop indue pour un couvent.

— Une heure après le coucher du soleil424. Ça va-t-il bien ?

— Très bien.

— Je fais aussi mon affaire de faire attendre le masque là où je le tiendrai, [302v] quand même ce serait la véritable M. M..

— Elle n’attendra pas longtemps, si vous pouvez vous la faire conduire à un casin que j’ai moi-même à Muran, où je tiens à l’insu de tout le monde une fille dont je suis amoureux. Je ferai qu’elle ne s’y trouve pas dans ce jour-là, et je vous donnerai la clef du casin. Je vous ferai même trouver un petit souper froid.

— Cela est trop beau. Je dois savoir où est le casin pour le faire connaître au Mercure.

— C’est juste. Je vous donnerai à souper demain au soir, il y aura entre nous trois le plus grand secret. Nous irons à mon casin en gondole, et nous partirons après souper par la porte de la rue : ainsi vous apprendrez à y aller par eau, et par terre. Vous n’aurez besoin de montrer au conducteur de M. M. que la rive, et la porte. Le jour dans lequel il devra vous la conduire vous en aurez la clef, et il n’y aura qu’un vieux homme qui loge dans une petite chambre en bas, où il ne verra ni ceux qui entreront, ni ceux qui sortiront. Ma petite ne verra rien, et ne se laissera pas voir. Soyez sûr que je ferai tout cela très bien.

— Je commence à croire, me dit le résident enchanté de mon arrangement, d’avoir perdu la gageure ; mais j’y vais au-devant avec toute la joie de mon âme.

Je les ai quittés après leur avoir donné rendez-vous pour le lendemain au soir.

Le matin, je suis allé à Muran pour avertir Tonine que j’iraislq souper avec elle conduisant avec moi deux amis, et pour lui laisser des bouteilles de bons vins, car mon cher Anglais était grand, et fort buveur. Tonine enchantée du plaisir qu’elle aurait de faire les honneurs de la table ne me demanda autre chose sinon si mes deux amis partiront après souper ; et je l’ai vue très [303r] contente quand je lui ai dit qu’oui. Après avoir passélr une heure au parloir avec M. M., qui regagnait tous les jours sa belle santé, je suis retourné à Venise ; et à deux heures de nuit je suis retourné à Muran avec le résident, et Righelini arrivant à mon petit casin par eau.

Le souper fut délicieux par rapport aux grâces, et au maintien de ma chère Tonine. Quel plaisir pour moi de voir Righelini enchanté, et le résident obligé par l’admiration à garder le silence. Quand j’étais amoureux mon ton n’encourageait pas mes amis à cajoler l’objet que j’aimais : fort complaisant d’ailleurs425 quand le temps avait attiédi ma flamme.

Après minuit nous nous levâmes de table, et après avoir conduit Murrai de la porte de mon casin jusqu’à l’endroit, où je l’attendrais la nuit dans laquelle je devais le conduire au couvent, je suis retourné au casin pour faire à Tonine tous les compliments qu’elle méritait tant sur le joli souper bourgeois426 qu’elle avait fait que sur la belle conduite qu’elle avait eue à table. Elle me fit l’éloge de mes amis, fort étonnée que le résident était parti frais comme une rose après avoir vidéls six bouteilles. Murrai avait l’air d’un beau Bacchus peint par Rubens.

Le jour de la Pentecôte Righelini vint me dire que le résident avait tout arrangé avec le Mercure prétendu de M. M. pour le surlendemain. Je lui ai donné les clefs des deux portes du casin, et je lui ai dit de l’assurer qu’à une heure de nuit je l’attendrais à la porte de l’église cathédrale427.

[303v] L’impatience me causait une palpitation invincible : j’ai passé les deux nuits sans pouvoir dormir. Malgré quelt je fusse sûr, et très sûr que M. M. était innocente, j’étais cependant très inquiet. Mais d’où venait donc mon inquiétude ? Elle ne pouvait dériver que de l’impatience de voir le résident désabusé. M. M. devait être dans son esprit une lâche coquine jusqu’au moment dans lequel il se trouverait sûr d’avoir été trompé. Cette idée me déchirait les entrailles.

L’impatience de Murrai égalait la mienne, mais avec une différence que lui, trouvant cette histoire très comique, il en riait, tandis que moi la trouvant tragique je frémissais.

Le mardi matin donc je suis allé à mon casin de Muran pour ordonner à Tonine de mettre dans ma chambre un souper froid pour deux personnes, des bouteilles, et tout ce qu’il fallait, et de se retirer après dans la chambre du vieux maître de la maison, d’où elle ne devait sortir que lorsquelu les conviés seraient partis. Elle m’assura que je serais obéi sans me faire la moindre interrogation. Après cela je suis allé au parloir faire appeler M. M..

Ne s’attendant pas à ma visite, elle me demande pourquoi je n’étais pas allé accompagner le Bucentaure, qui, le temps étant beau, devait partir ce jour-là. Après plusieurs propos que je suivais mal, et dont elle s’apercevait, je viens à la fin à l’article important.

— Il faut, lui dis-je, que je te demande un plaisir, et la paix de mon âme exige que tu me l’accordes [304r] aveuglément sans m’en demander la raison.

— Ordonne, mon cœur, je ne te refuserai rien d’abord que la chose dépendra de moi.

— Je viendrai ce soir à une heure de nuit ; je te ferai appeler à cette grille, et tu viendras. Tu ne resteras avec moi qu’une minute. Je serai avec une personne. Tu lui diras deux ou trois mots par politesse, puis tu t’en iras. Cherchons actuellement un prétexte fait pour justifier l’heure indue.

— Cela sera fait. Mais tu ne saurais te figurer combien cela est embarrassant dans ce couvent, quand il s’agit de descendre au parloir la nuit, car à vingt-quatre heures428 les parloirs sont fermés, et les clefs sont chez l’abbesse. Mais dès qu’il ne s’agit que de cinq minutes, je dirai à l’abbesse que j’attends une lettre de mon frère429 qu’on ne peut me remettre que ce soir pour que j’y réponde d’abord. Tu me remettras donc une lettre, et la religieuse qui sera avec moi verra cela.

— Tu ne viendras pas seule ?

— Non. Je n’oserais pas même le demander.

— Fort bien. C’est égal. Tâche seulement de venir avec quelque vieille qui ait la vue usée.

— Je laisserai le flambeau en arrière.

— Point du tout mon ange. Il faut au contraire que tu le mettes sur la hauteur d’appui de la grille, car il est de conséquence que le masque qui sera avec moi voie ta figure.

— C’est singulier. Mais je t’ai promis une obéissance aveugle. Je descendrai avec deux flambeaux. Puis-je espérer que tu m’expliqueras cette énigme la première fois que nous nous reverrons ?

— Je te donne parole d’honneur de t’en rendre un compte très exact pas plus tard que demain.

— J’en suis curieuse.

[304v] Après ce concert430, le lecteur croira que j’aie mis mon cœur en paix. Point du tout. Je suis retourné à Venise tourmenté par la crainte, que Murrai ne vienne le soir à la porte de la cathédrale pour me dire que son Mercure était allé l’avertir que la religieuse avait dû différer. Si cela fût arrivé, je n’aurais certainement pas cru M. M. coupable ; mais j’aurais vu le résident autorisé à croire que je fusse la cause que la religieuse lui avait manqué. Il est certain que pour lors je ne l’aurais pas conduit au parloir. J’y serais allé fort triste tout seul.

La journée me parut fort longue. J’ai mis dans ma poche une feinte lettre cachetée ; et à l’heure concertée je suis allé me poster sur la porte de l’église. Murrai ne m’a pas fait attendre. Je l’ai vu un quart d’heure après, en masque comme moi, venir vers la porte à longs pas.

— La religieuse, lui dis-je, est-elle chez nous ?

— Oui mon ami. Allons, si vous voulez, au parloir, mais vous verrez qu’on vous dira qu’elle est malade, ou occupée. Dédisons-nous, si vous voulez, de la gageure.

— Allons, allons. Je ne me dédirai pas.

Je vais à la tour, je fais demander M. M., et la tourière me rend l’âme me disant que j’étais attendu, et que je n’avais qu’à entrer dans le parloir. J’entre avec l’ami, et je le vois éclairé par quatre flambeaux. Puis-je me rappeler ces moments sans chérir ma vie ? Je n’ai pas reconnu alors l’innocence de la généreuse, et noble M. M., mais la pénétration de son esprit divin. Murrai sérieux ne riait plus.

[305r] M. M., toute brillante, entre avec une converse, ayant toutes les deux un martinet à la main. Elle me fait en très bon français un compliment très flatteur. Je lui remets la lettre ; elle regarde l’adresse, et le cachet, puis elle la met dans sa poche. Après m’avoir remercié, elle me dit qu’elle répondrait d’abord. Elle regarde alors le résident, et elle lui dit qu’elle était peut-être la cause qu’il avait perdu le premier acte de l’opéra.

— L’honneur de vous voir, madame, vaut tous les opéras du monde.

— Il me semble que monsieur est anglais.

— Oui madame.

— La nation anglaise est aujourd’hui la première du monde. Messieurs je suis votre très humble servante.

Je n’avais jamais vu M. M. si belle, comme dans ce moment-là. Je suis sorti du parloir enflammé d’amour, et avec un contentement d’une espèce toute neuve. Je me suis acheminé au casin sans prendre garde au résident, qui n’étant plus pressé me suivait à pas lents. Je l’ai attendu à la porte.

— Eh bien ! lui dis-je, êtes-vous convaincu actuellement qu’on vous a trompé ?

— Taisez-vous. Nous aurons assez le temps de nous parler. Montons.

— Que je monte ?

— Je vous en prie. Que voulez-vous que je fasse seul quatre heures avec la p….. qui est là-haut ? Nous la boucannerons431.

— Mettons-la plutôt à la porte.

— Non, car deux heures après minuit son maq…… doit venir la prendre. Elle irait l’avertir, et il échapperait à ma vengeance. [305v] Nous les jetterons tous les deux par la fenêtre.

— Modérez-vous. L’honneur de M. M. veut que cette affaire ne soit connue de personne. Allons. Montons. Nous rirons. Je suis curieux de voir cette friponne.

Murrai entre le premier. D’abord qu’elle me voit, elle met un mouchoir devant sa figure ; et elle dit au résident que son procédé était infâme. Murrai ne lui répond pas.

Elle était debout, elle n’était pas si grande que M. M., elle lui avait parlé en mauvais français. Sa baüte, son manteau, et son masque étaientlv sur le lit ; mais elle était tout de même habillée en religieuse. Il me tardait de voir sa figure. Je la prie avec douceur de me faire ce plaisir. Qui êtes-vous ? me dit-elle.

— Vous êtes chez moi, et vous ne savez pas qui je suis ?

— J’y suis parce qu’on m’a trahie. Je ne croyais pas d’avoir affaire à un coquin.

Murrai alors lui impose silence l’appelant par le nom de son honorable métier, et la coquine se leva pour prendre son manteau disant qu’elle voulait s’en aller ; mais il la repoussa lui disant qu’elle devait attendre son maq….., et de ne pas faire du bruit, si elle ne voulait pas aller dans l’instant en prison.

— Moi en prison !

Disant ces deux mots elle porta la main à l’ouverture de sa robe ; mais je la lui ai dans l’instant saisie, et le résident lui saisit l’autre. Nous la poussons sur un siège, et nous nous emparons des pistolets qu’elle avait dans ses poches. Murrai lui [306r] déchire le devant de sa sainte robe de laine, et je lui prends un stylet de huit pouces. La coquine pleurait à verse.

— Veux-tu, lui dit le Résident, te tenir tranquille ici jusqu’à l’arrivée de Capsucefalo432, ou veux-tu aller en prison ?

— Et quand Capsucefalo sera venu ?

— Je te promets de te laisser aller.

— Avec lui ?

— Peut-être.

— Eh bien. Je resterai tranquille.

— As-tu encore des armes ?

À cette question, la coquine ôta sa robe, et salw jupe, et si nous ne l’avions pas empêchée, elle se serait mise toute nue, espérant d’obtenir de la brutalité ce qu’elle ne pouvait pas espérer de notre raison.

Ce qui me tenait dans ces moments-là très étonné c’était que je ne lui trouvais qu’un faux air de M. M.. Je l’ai dit au résident, et il en convint ; mais me raisonnant en homme d’esprit, il me fitlx convenir aussi, qu’en force de la prévention433 plusieurs autres auraient pu donner dans le panneau.

Il y a six mois, me dit-il, que je me suis trouvé à la porte du couvent avec Schmit434 notre consul, je ne me souviens plus à l’occasion de quelle fonction. Ayant vu entre dix à douze nonnes la religieuse en question, j’ai dit à Schmit que je n’hésiterais pas un seul moment à donner cinq cents sequins pour l’avoir deux ou trois heures avec moi. Le comte Capsucefalo m’entendit, et ne dit rien. Schmit me dit qu’on ne pouvait l’avoir qu’à la grille comme l’ambassadeur de France, qui lui faisait souvent des visites. Capsucefalo [306v] vint le lendemain me dire que si j’avais parlé tout de bon, il était sûr de me faire passer une nuit avec la religieuse dans tel endroit qu’il me plairait, pourvu qu’elle fût sûre du secret. Il me dit qu’il venait de lui parler, et que quand il lui avait nommé ma personne, elle lui avait répondu qu’elle m’avait vu avec Schmit, et qu’elle souperait avec moi bien volontiers plus par inclination que pour les cinq cents sequins. Il me dit qu’il était le seul dont elle se fiait, et que c’était lui-même qui la conduisait à Venise à un casin de l’ambassadeur de France quand elle le lui ordonnait. Il me dit enfin que je ne pouvais pas craindre d’être trompé, puisque ce ne serait qu’à elle que je donnerais la somme lorsque je l’aurais avec moi ; et à la fin de tout cela il tira de sa poche le portrait que vous avez vu, et que voici. Je l’ai acheté de lui-même deux jours après que j’ai cru d’avoir couché avec elle. Cela arriva quinze jours après notre accord. Quoiqu’en masque, elle vint avec son habit de religieuse ; mais je m’en veux de ce que je n’ai pas du moins soupçonné la tromperie voyant ses longs cheveux, car je savais que les religieuses se les font couper. Elle me dit que celles qui aiment à les conserver sous leur bonnet sont les maîtresses435 ; et je l’ai cru.

La coquine disait vrai ; mais je n’avais pas besoin de faire cette explication au résident dans ce moment-là. J’étais surpris et attentif à examiner les traits de son visage tenant le portrait à la main, qui était à gorge nue. J’ai dit que pour ce qui regardait la gorge les peintres l’inventaient, et la dévergondée saisit ce moment-là pour me faire voir que la copie était fidèle. Je lui ai tourné le dos. Le fait est que dans cette nuit-là j’ai ri de l’axiome que, sunt aequalia uni tertio sunt [307r] aequalia inter se [Deux objets égaux à un troisième sont égaux entre eux]436, car le portrait ressemblait à M. M., et il ressemblait aussi à la garce, et celle-ci ne ressemblait pas à M. M.. Murrai en convint, et nous passâmes une heure à philosopher. Comme elle s’appelait437 innocente, nous devînmes curieux de savoir comment le fourbe avait fait pour l’induire à consentir à la mascarade, et voici son récit, dans lequel nous vîmes le caractère de la vérité.

— Il y a deux ans que je connais le comte Capsucefalo, et sa connaissance me fut utile. S’il ne m’a pas donné de son argent, il m’en a fait gagner beaucoup des personnes qu’il m’a fait connaître. Vers la fin de l’automne passé, il vint chez moi un jour me dire que si j’étais capable de me masquer en religieuse avec les habits qu’il me porterait, et de feindre de l’être avec un Anglais qui passerait la nuit avec moi tête-à-tête en amant heureux j’aurais cent sequins. Il m’assura que je n’avais rien à craindre, qu’il me conduirait lui-même au casin, où la dupe m’attendrait, et qu’il viendrait me prendre vers la fin de la nuit pour me reconduire à mon prétendu couvent. Cette intrigue me plut. J’en riais d’avance. Je lui ai dit que j’étais prête. Outre cela je vous demande, si une femme de mon métier peut résister à l’envie de gagner cent sequins. Trouvant la chose très plaisante, je l’ai sollicité : je l’ai assuré que je jouerais parfaitement bien mon rôle. La chose fut faite. Je n’ai eu besoin d’autre instruction que de celle qui regardait le dialogue. Il me dit que l’Anglais ne pouvait me parler que de mon couvent, et par manière d’acquit des amants que je pouvais avoir, et qu’à ces propos je devais couper court, répondre en riant que je ne savais pas de quoi il me parlait, [307v] et dire même, badinant avec esprit, que je ne savaisly d’être religieuse qu’en qualité de masque, et pour le convaincre je devais, toujours riant, lui faire voir mes cheveux. Cela, me dit-il, ne l’empêchera pas de me croire la religieuse qu’il aimait, puisqu’il devait être sûr que je ne pouvais pas être une autre. Comprenant tout l’esprit de cette fine friponnerie, je ne me suis pas souciée de savoir ni comment s’appelait la religieuse que je devais représenter, ni de quel couvent elle était. La seule chose qui m’intéressait était les cent sequins. C’est si vrai, que malgré que j’aie couché avec vous, et que je vous aie trouvé charmant, et fait plus pour être payé que pour payer, je ne me suis pas souciée de savoir qui vous êtes. Je ne le sais pas actuellement que je vous parle. Vous savez comment nous avons passélz la nuit, je l’ai trouvée délicieuse, et Dieu sait avec quel plaisir je me suis flattée aujourd’hui de passer la pareille. Vous m’avez donnéma cinq cents sequins, mais j’ai dû me contenter de cent, comme Capsucefalo me l’avait dit, et comme il m’a dit hier que vous m’en donnerez cent cette nuit que je partagerai avec lui. Vous avez tout découvert ; mais je ne crains rien, car je peux me masquer comme je veux, et je ne peux pas empêcher que ceux qui couchent avec moi me croient une sainte, si cela les amuse. Vous m’avez trouvé des armes ; mais on ne pourra pas me trouver coupable pour cela, car je ne les avais prises que pour défendre ma vie dans le cas qu’on eût voulu me faire quelque violence. Je ne me trouve coupable de rien.

— Me connais-tu ? lui dis-je.

— Non. Je vous vois cependant passer souvent sous mes fenêtres. Je demeure à S.t Roc438, dans la première maison à gauche, passé le pont.

[308r] D’après ce récit nous trouvâmes Capsucefalo digne cent fois du carcan439, et de la galère ; mais la femme nous parut innocente en qualité de p….. Elle devait avoir au moins dix ans de plus que M. M., elle était jolie ; mais blonde, et ma chère amie était châtain clair, et plus grande au moins de trois pouces440.

Après minuit nous nous mîmes à table, et mangeâmes ce qu’Antoinette nous avait préparé avec un excellent appétit. Nous eûmes la force de laisser là la pauvre diablesse sans lui offrir un seul verre de vin. Il nous parut de devoir en agir ainsi. Dans nos discours de table le résident me fit des commentaires en ami, et en homme d’esprit sur l’empressement que j’avais eu de le rendre certain qu’il n’avait pas eu M. M.. Il me dit qu’il n’était pas naturel que j’eusse fait tout ce que j’avais fait sans en être amoureux. Je lui ai répondu qu’étant condamné, et borné au parloir j’étais à plaindre : il me répondit qu’il payerait volontiers cent guinées441 par mois pour le seul privilège de lui faire des visites à la grille. Disant cela il me donna les cent sequins qu’il me devait, me remerciant de les lui avoir gagnés. Je les aimb mis sans façon dans ma poche.

Deux heures après minuit nous entendîmes frapper doucement à la porte de la rue. Voilà l’ami, lui dis-je ; soyez sage, et soyez sûr qu’il confessera tout.

Il entre, et il voit Murrai, et la belle. Il ne s’aperçoit qu’il y avait unmc tiers qu’entendant fermer à la clef la porte de l’avant-chambre. Il se tourne, et il me voit. Il me connaissait. Il dit sans perdre contenance : Ah ! C’est vous ? Passe. Vous sentez la [308v] nécessité du secret. Murrai rit, et lui dit de s’asseoir. Il lui demande, tenant entre ses mains les pistolets de la coquine, dans quel endroit il la conduirait avant qu’il fût jour, et il lui répond qu’il la conduirait chez elle. Il pourra vous arriver, lui dit le résident, d’aller tous les deux en prison. Non, lui répondit-il, car l’affaire ferait trop de bruit, et on se moquerait de vous. Allons, dit-il à la fille, habillez-vous et partons.

Le résident lui verse un verre de Pontac442, et le maquereau boit à sa santé. Murrai loue une belle quadrille de diamants blancs443 qu’il avait au doigt, et s’en montrant curieux, il la lui tire dehors. Il la trouve parfaite, et il lui demande ce qu’elle lui coûtait. Elle coûte, lui dit Capsucefalo décontenancé, quatre cents sequins444. Je la garde pour ce prix, lui répond le résident. L’autre baisse la tête. Cette grande modestie445 fait rire Murrai. Il dit à la femme de s’habiller, et de partir avec son ami. Cela fut fait dans l’instant. Ils partirent après nous avoir fait une profonde salutation.

J’ai alors embrassé Murrai, lui faisant compliment, et le remerciant d’avoir fini la chose si tranquillement, car l’éclat aurait pu faire du tort à trois innocents. Il me répondit que les coupables seraient punis, et que personne ne parviendrait jamais à en savoir la raison. J’ai alors fait monter Tonine que l’Anglais invita à boire ; mais elle s’en est dispensée. Il la regardait avec des yeux enflammés. Il partit [309r] après m’avoir fait les plus sincères remerciements. Après son départ Tonine entre mes bras se trouva certaine que je ne lui avais faitmd la moindre infidélité. Après avoir dormi six heures, et dîné avec elle, je suis allé au parloir rendre compte à la noble M. M. de toute cette histoire.

La narration que je lui en ai faiteme sans oublier la moindre circonstance, la description de toutes mes inquiétudes qu’elle écouta sans jamais battre paupière, peignaient sur sa physionomie les différentes nuances qui devaient sortir des différentes sensations de sa belle âme. La crainte, la colère, l’indignation, l’approbation de ma conduite pour tirer tout au clair, la joie de voir que tout ce que j’avais fait me déclarait toujours amoureux, et digne d’elle, tout se montra à mes yeux pour me reprocher que je la trompais lui faisant croire que mon unique pensée était celle d’exécuter le projet de la conduire en France.

Elle fut charmée de savoir que le masque qui était avec moi était le résident d’Angleterre ; mais je l’ai vue piquée d’un noble dédain quand je lui ai dit qu’il donnerait cent guinées par mois pour avoir le privilège de lui faire des visites à la grille. Il lui semblait d’avoir raison d’être fâchée contre lui parce qu’il avait joui d’elle en imagination, et parce qu’il avait trouvé que le portrait, que je lui avais fait voir lui ressemblait. Elle ne pouvait pas se reconnaître. Elle me dit avec un fin sourire, qu’elle était sûre que je n’avais pas laissé voir à ma petite la fausse religieuse, car elle aurait pu, peut-être, se tromper.

[309v] — Tu sais donc que j’ai une jeune servante.

— Et qui plus est jolie. C’est la fille de Laure. Et si tu l’aimes, j’en suis bien aise, et C. C. aussi ; mais j’espère que tu trouveras le moyen de me la faire voir : pour C. C., elle la connaît.

Après lui avoir promis de la lui faire voir, je lui ai conté toute l’histoire de cet amour en toute vérité ; et je l’ai vue contente. Dans le moment que j’allais la quitter elle me dit qu’elle se croyait en devoir de faire assassiner Capsucefalo, car il l’avait déshonorée. Je lui ai juré que si le résident ne nous vengeait dans la huitaine, je la servirais moi-même.

Le procurateur Bragadin frère aîné de mon bon patron mourut dans ces jours-là446. Par cette mort il devenait assez riche. Mais la famille allant s’éteindre, il vint envie à une femme qui avait été sa maîtresse, et qui lui avait donné un fils naturel qui vivait, de devenir sa femme. Par ce mariage le fils serait devenu légitime, et la famille n’aurait pas fini. Moyennant l’assemblée du collège447 elle aurait été reconnue citoyenne, et tout serait allé à merveille. Elle m’écrivit un billet dans lequel elle me priait d’aller la voir. Nous ne nous connaissions pas. Dans le moment que je sortais pour y aller M. de Bragadin me fit appeler. Il me pria de demander à l’oracle, s’il devait suivre l’avis de de la Haye dans l’affaire qu’il lui avait promis de ne pas me communiquer, mais que l’oracle ne pouvait pas ignorer. L’oracle lui [310r] répond qu’il ne devait suivre autre avis que celui de sa propre raison ; et je vais d’abord chez la dame.

Elle m’informe de tout, elle me présente son fils, et elle me dit que si le mariage pouvait se faire on me ferait un instrument par-devant notaire en force duquel à la mort de M. de Bragadin je deviendrais maître d’une campagne qui rendait cinq mille écus par an448.

Devinant dans l’instant que cette affaire devait être la même que de la Haye avait proposéemf à M. de Bragadin, je réponds sans hésiter à la dame que M. de la Haye en ayant déjà parlé à M. de Bragadin, je ne voulais pas m’en mêler. Après cette courte réponse, je leur ai tiré la révérence.

J’ai trouvé singulier ce de la Haye, qui à mon insu intriguait pour marier mes amis. Il y avait deux ans que, si je ne m’y étais opposé, il aurait marié M. Dandolo449. Je ne me souciais pas de l’extinction de la famille Bragadin ; mais beaucoup de la vie de mon cher bienfaiteur que l’action du mariage aurait fait mourir450. Il avait soixante et trois ans, et il avait eu un coup d’apoplexie.

Je suis allé dîner avec milady Murrai. Les Anglaises filles des lords conservent leur titre. Après dîner le résident me dit qu’il avait communiqué toute l’histoire de la feinte religieuse à M. Cavalli secrétaire des inquisiteurs d’état, et que le même secrétaire lui avait fait savoir la veille que tout avait été fait à sa satisfaction ; mais voici ce qu’il avait su au café. Le comte Capsucefalo avait été envoyé à Cefalonie sa patrie avec ordre de ne plus retourner à Venise. La courtisane avait disparu.

Ce qui est beau dans ces expéditions économiques451 du tribunal est que personne n’en sait la raison. Le secret est [310v] l’âme du redoutable magistrat qui quoiqu’inconstitutionnel est nécessaire à la conservation de la chose publique. J’ai vu M. M. enchantée quand je lui ai fait part de cet événement.

Dans ce même temps je suis allé en déroute de jeu. Jouant à la martingale, j’ai perdu des très grosses sommes ; j’ai vendumg excité par M. M. même tous ses diamants, ne laissant entre ses mains que cinq cents sequins. Il n’y avait plus question d’évasion. Je jouais encore, mais à petit jeu taillant à des casins contre des pauvres joueurs. J’attendais ainsi le retour de la fortune.

Le résident d’Angleterre, après m’avoir fait souper à son casin avec la célèbre Fanni Murrai452, me demanda à souper à mon petit casin de Muran que je ne gardais encore qu’à cause de Tonine. J’ai eu cette complaisance ; mais sans imiter sa générosité : il trouva ma petite Tonine riante, et polie ; mais dans des bornes contraires à son goût. Le lendemain il m’écrivit un billet dont voici la copie : « Je suis invinciblement amoureux de votre Tonine. Si vous voulez me la céder, voici le sort que je suis prêt à lui faire. Je prendrai un casin que je louerai en son nom, et je le lui meublerai lui faisant d’abord une donation des meubles ; sous condition que je serai le maître d’aller la voir quand j’en aurai envie, et que j’aurai avec elle tous les droits d’un amant heureux. Je lui donnerai une femme de chambre, et une cuisinière, et trente sequins par mois pour une table de deux personnes sans compter les vins que je fournirai moi-même. Outre cela je lui ferai une rente viagère de deux cents écus453 par an, dont elle sera maîtresse au bout d’un an de notre connaissance. Je vous donne le temps de huit jours pour me répondre. »

[311r] Je lui ai écrit que je n’avais besoin que de troismh, que Tonine avait une mère qu’elle respectait, et que jugeant par les apparences, je la croyais grosse.

J’ai d’abord vu que ne me prêtant pas à cette affaire, je devenais le bourreau de la fortune de cette fille. Je suis allé le même jour à Muran ; et je lui ai dit tout.

— Tu veux donc me quitter, me dit-elle en pleurant. Tu ne m’aimes plus.

— Je t’aime de tout mon cœur, et je prétends que ce que je te propose doit t’en convaincre.

— Non : car je ne peux pas être à deux.

— Tu ne seras qu’à ton nouvel amant. Songe que tu deviens maîtresse d’une dot qui peut te procurer un très bon mariage, et que je ne suis pas en état de te faire une fortune égale.

— Viens souper avec moi demain.

Le lendemain elle me dit que l’Anglais était bel homme, que quand il parlait vénitien il la faisait rire, et qu’elle pourrait l’aimer, si sa mère y consentait. Dans le cas, me dit-elle, que nos humeurs ne puissent pas se conformer, nous nous séparerons au bout d’un an, et j’aurais gagné une rente de deux cents écus. J’y consens. Parle à ma mère.

Laure, que depuis qu’elle m’avait donné sa fille, je n’avais plus vue, n’eut pas besoin de me demander du temps pour y penser. Elle me dit que Tonine deviendrait ainsi en état de la soutenir, et qu’elle quitterait Muran, où elle était lasse de servir. Elle me montra cent trente sequins que Tonine avait gagnés à mon service, et qu’elle avait déposés entre ses mains.

[311v] Sa fille Barberine qui avait une année moins que Tonine vint me baiser la main. Je l’ai trouvée frappante, je lui ai donné tout l’argent blanc454 que j’avais, et j’ai dit à Laure que je l’attendais chez sa fille.

Cette bonne mère donna à Tonine sa bénédiction maternelle, lui disant qu’elle ne lui demandait que trois livres455 par jour pour aller vivre à Venise avec sa famille, et Tonine les lui promit. Elle avait un garçon qu’elle voulait faire prêtre, et Barberine qui devait devenir excellente couturière. Sa fille aînée était déjà mariée. Après avoir fini cette importante affaire, je suis allé au parloir, où M. M. me fit le cadeau de venir avec C. C.. J’ai ressenti un vrai plaisir la revoyant toujours plus jolie quoique triste, et en deuil à cause de la mort de sa mère. Elle ne put rester avec moi qu’un quart d’heure craignant d’être vue, et réprimandée parce qu’il lui était toujours défendu d’aller au parloir. J’ai conté à M. M. toute l’histoire de Tonine qui allait demeurer à Venise avec le résident, et je l’ai vue fâchée de cet événement. Elle me dit que tant que j’aurais eu Tonine elle était sûre de me voir souvent, et qu’elle ne me verrait que plus rarement quand elle n’y serait plus. Mais le temps approchait de notre séparation éternelle.

Ce fut le même soir que j’ai porté à Murrai cette nouvelle. Il me dit que je pouvais venir souper avec elle au casin qu’il me nomma, le surlendemain pour la lui laisser, et j’en ai agi en conséquence.

Le généreux Anglais remit à ma présence entre [312r] les mains de Tonine le contrat de rente viagère de deux cents ducats vénitiens par an sur le corps des boulangers456. C’est l’équivalentmi de deux cent quarante florins457. Par une autre écriture il lui faisait présent de tout ce qui se trouvait dans le casin, la vaisselle exceptée après qu’elle aurait vécu un an avec lui. Il lui dit qu’elle aurait un sequin par jour pour la table, et pour les domestiques, et que si elle était grosse, il aurait soin de la faire accoucher avec toutes ses aises, et qu’il me donnerait l’enfant. Outre cela il me dit qu’elle sera la maîtresse de me recevoir, et même de me donner des marques de sa tendresse jusqu’au terme de sa grossesse, et qu’elle pourra recevoir sa mère, et même l’aller voir selon son bon plaisir. Tonine l’embrassa, lui démontrant la plus vive reconnaissance, et l’assurant que depuis ce moment-là elle n’aimerait que lui, et n’aurait pour moi que des sentiments d’amitié. À toute cette scène elle sut retenir ses larmes ; mais je n’ai pas pu retenir les miennes. Murrai fit son bonheur ; mais je n’en ai pas été longtemps témoin. On en saura la raison dans un quart d’heure.

Trois jours après j’ai vu chez moi Laure, qui après m’avoir dit qu’elle s’était déjà établie à Venise, me pria de la conduire chez sa fille. Je l’ai d’abord contentée, et je fus enchanté de l’entendre remercier tantôt Dieu, tantôt moi, ne sachant pas bien auquel des deux elle avait plus d’obligation. Tonine me fit les plus grands éloges de son nouvel amant, sans se plaindre que je ne fusse pas allé la voir ; ce qui me plut beaucoup. [312v] Le casin de Tonine était au Canal regio, et sa mère s’était logée à Castello458. L’ayant reconduite chez elle, elle me pria de sortir de ma gondole pour voir sa petite maison, où elle avait un jardin. Je lui ai fait ce plaisir sans me souvenir que j’y trouverais Barberine.

Cette fille aussi jolie que sa sœur, quoique dans un autre genre, commença par exciter ma curiosité. C’est la curiosité qui rend inconstant un homme habitué dans le vice. Si toutes les femmes avaient la même physionomie, et le même caractère dans l’esprit, l’homme, non seulement ne deviendrait jamais inconstant, mais pas même amoureux. Il en prendrait une par instinct, et il se contenterait d’elle seule jusqu’à la mort. L’économie de notre monde serait une autre. La nouveauté est le tyran de notre âme : nous savons que ce qu’on ne voit pas est à peu près la même chose ; mais ce qu’elles nous laissent voir nous fait croire le contraire ; et cela leur suffit. Avares par nature de nous laisser voir ce qu’elles ont de commun avec les autres, elles forcent notre imagination à se figurer qu’elles sont tout autre chose.

La jeune Barberine qui me regardait comme ancienne connaissance, que sa mère avait accoutumée à me baiser la main, qui s’était plusieurs fois mise en chemise à ma présence sans se supposermj faite pour m’émouvoir, qui savait que j’avais fait la fortune de sa sœur, et de toute sa famille, et qui, comme de raison, se croyait plus jolie parce qu’elle était plus blanche, et elle avait les yeux plus noirs, connut qu’elle ne pouvait faire ma conquête que me [313r] prenant d’emblée. Son bon sens lui apprenait que n’allant jamais chez elle je ne pourrais jamais en devenir amoureux à moins qu’elle ne me convainquît, qu’elle aurait pour moi toutes les complaisances que je pourrais désirer sans que cela me coûtât la moindre peine. Ce raisonnement était de sa nature ; sa mère ne lui avait donné la moindre instruction.

Après avoir vu ses deux chambres, sa petite cuisine, et toute la propreté du ménage, Barberine me demanda, si je voulais aller voir le jardin. Sa mère lui dit de me donner des figues vertes, si elles étaient mûres.

Dans le petit jardin de six toises carrées459 il n’y avait que de la salade, et un figuier. Je ne voyais pas des figues, mais Barberine me dit qu’elle en voyait en haut, et qu’elle irait les prendre, si je voulais bien lui tenir l’échelle. Elle monte, et pour parvenir à en prendre quelques-unes qui étaient distantes, elle allonge un bras, et elle met son corps hors d’équilibre se tenant de l’autre main à l’échelle.

— Ah ! ma charmante Barberine. Si tu savais ce que je vois !

— Ce que vous devez avoir vu souvent à ma sœur.

— C’est vrai. Mais je te trouve plus jolie.

Sans se soucier de me répondre, faisant semblant de ne pas pouvoir atteindre les figues, elle met un pied sur une branche élevée, et elle m’offre un tableau, dont l’expérience la plus consommée n’aurait pas pu imaginer le plus séduisant. Elle me voit ravi, elle ne se presse pas, et je lui sais gré. L’aidant à descendre, je lui demande si la figue que je touchais avait été cueillie, et elle laisse que je m’éclaircisse restant [313v] entre mes bras avec un sourire, et une douceur qui me mettent dans un instant dans ses fers. Je lui donne un baiser d’amour qu’elle me rend dans la joie de son âme qui brillait dans ses beaux yeux. Je lui demande si elle veut me la laisser cueillir, et elle me répond que sa mère était obligée d’aller le lendemain à Muran, où elle resterait toute la journée, que je la trouverais seule, et qu’elle ne me refuserait rien.

Voilà le langage qui rend l’homme heureux quand il sort d’une bouche novice, car les désirs ne sont que des vrais tourments, ce sont des peines positives460, et on ne chérit la jouissance que parce qu’elle en délivre. Par là nous voyons que ceux qui préfèrent un peu de résistance à la grande facilité manquent de jugement.

Je remonte avec le jeune cœur, je la serre entre mes bras en présence de sa mère qui rit m’entendant lui dire qu’elle était un bijou inappréciable. Je donne à la gentille enfant dix sequins, et je pars me félicitant, et en même temps me plaignant de la fortune qui me maltraitant m’empêchait de faire d’abord à Barberine une fortune égale à celle de sa sœur.

Ma chère Tonine m’avait dit que le bon procédé exigeait que j’allasse souper avec elle, et que si j’y allais le même soir j’y trouverais Righelini.

Ce qui m’amusa à ce souper fut le parfait accord entre Tonine, et le résident. Je lui ai fait compliment sur un goût qu’il avait perdu. Il me répondit qu’il serait fâché d’avoir perdu quelque goût.

— Vous aimiez, lui dis-je, à exercer l’amour sans voiler ses mystères.

— C’était le goût d’Ancille, et pas le mien.

[314r] Cette réponse m’a fait plaisir, car je n’aurais pas pu, sans beaucoup de peine, être témoin des marques de tendresse qu’il aurait données à Tonine. Étant venu sur le propos que je n’avais plus de casin, Righelini me dit que je pourrais avoir à bon marché deux chambres sur les fondamente nuove.

C’est un grand quartier de Venise exposé au Nord, aussi agréable dans l’été que désagréable dans l’hiver. Muran y est vis-à-vis, et je devais y aller au moins deux fois par semaine. J’ai donc dit à Righelini que je verrais avec plaisir les deux chambres.

À minuit j’ai dit adieu au riche et heureux résident, et je suis allé dormir pour pouvoir aller le lendemain de bonne heure à S.t Joseph461 à Castello, où je devais passer la journée avec Barberine.

— Je suis sûre, me dit-elle au premier abord, que ma mère ne reviendra que ce soir, et mon frère dîne à l’école462. Voilà une poularde froide, du jambon, du fromage, et deux flacons de vin de Scopolo. Nous dînerons à la militaire463 quand vous voudrez.

— Comment as-tu su te procurer un dîner si appétissant ?

— Ma mère a fait tout ça.

— Tu lui as donc dit ce que nous allons faire ?

— Je ne lui ai dit autre chose sinon que vous m’avez dit que vous viendriez me voir ; et je lui ai donné les dix sequins. Elle m’a répondu qu’il n’y aurait pas de mal si vous deveniez mon amoureux, ma sœur ne vivant plus avec vous. Cette nouvelle m’a surprisemk, et m’a fait plaisir. Pourquoi avez-vous quitté ma sœur ?

— Nous ne nous sommes pas quittés, car j’ai soupé avec elle hier au soir ; mais nous ne vivons plus ensemble en amoureux. Je l’ai cédée à un ami qui a fait sa fortune.

— Fort bien. Je vous [314v] prie de lui dire que c’est moi qui l’ai remplacée, et que vous m’avez trouvée telle que vous pouvez jurer que je n’ai jamais aimé personne.

— Et si cette nouvelle lui fait de la peine ?

— Tant mieux. Me ferez-vous ce plaisir ? C’est le premier que je vous demande.

— Je te promets de lui dire tout.

Après ce préambule nous déjeunâmes, puis dans le plus parfait accord nous nous mîmes au lit ayant plus l’air d’aller sacrifier à l’hyménée qu’à l’amour.

La fête étant nouvelle pour Barberine, ses transports, ses idées vertes464 qu’elle me communiquait avec la plus grande naïveté, et ses complaisances assaisonnées des charmes de l’inexpérience ne m’auraient pas surpris, si je ne me fusse trouvé nouveau moi-même. Il me semblait de jouir d’un fruit, dont dans le temps passé je n’avais jamais si bien goûté la douceur. Barberine eut honte à me laisser connaître que je l’avais blessée465, et ce même sentiment de dissimulation l’excita à tout faire pour me convaincre que le plaisir qu’elle ressentait était plus grand que celui qu’elle ressentait en effet466. Elle n’était pas encore grande fille : les roses de ses seins naissants n’étaient pas encore écloses : la puberté parfaite n’était que dans son jeune esprit.

Nous nous levâmes pour dîner, puis nous nous mîmes de nouveau au lit où nous restâmes jusqu’au soir. Laure nous trouva à son retour habillés, et contents. Après avoir fait présent de vingt sequins à la belle enfant, je suis parti l’assurant d’un amour éternel, et certainement sans intention de la tromper ; mais ce que la destinée me préparait ne pouvait pas se combiner avec mes projets.

Le lendemain je suis allé avec le médecin Righelini voir les deux chambres ; elles me plurent, et je les ai d’abord prises payant trois mois d’avance467. On avait saigné [315r] la fille468 de la maîtresse de la maison qui était veuve. C’était une malade, dont Righelini avait soin depuisml neuf mois, et qu’il ne pouvait pas guérir. Je suis entré avec lui dans sa chambre, et j’ai cru voir une statue de cire. J’ai dit qu’elle était belle ; mais que le sculpteur devait lui donner des couleurs : la statue fit alors un sourire. Righelini me dit que sa pâleur ne devait pas m’étonner, puisqu’on venait de la saigner pour la cent quatrième fois. Elle avait dix-huit ans, et n’ayant jamais eu ses bénéfices469, elle se sentait mourir trois ou quatre fois par semaine, et elle mourrait, me dit-il, si on ne lui ouvrît d’abord la veine. Il pensait de la faire aller à la campagne, espérant beaucoup du changement d’air. Après avoir dit à Madame que je coucherais chez elle la même nuit, je suis parti avec le médecin. Me parlant de la maladie de cette fille, il me dit que le vrai remède qui la guérirait serait un amoureux robuste.

Venise : Cannaregio et Castello

a Gesuiti et Rio dei Gesuiti

b Biri

c Rio dei Mendicanti

d Cavallerizza

e Campo dei Santi Apostoli

f Campo Santa Sofia

g Erberia

h Rialto

i Campo Santa Marina

j Santi Giovanni e Paolo (statue de Colleoni)

k San Francesco della Vigna

l Palais ducal

m Quai du Romarin

n Quai des Esclavons

— En qualité de son médecin, lui répondis-je, vous pourriez être aussi son apothicaire.

— Je jouerais trop gros jeu, car je pourrais me voir obligé à un mariage que je crains plus que la mort.

Après avoir donc soupé de bonne heure avec M. de Bragadin, je vais à mon nouveau casin pour jouir de la fraîcheur sur le balcon de ma chambre à coucher. Je reste surpris en entrant de le voir occupé. Une demoiselle de la plus belle taille se lève, et me demande excuse de la liberté qu’elle s’était prisemm. Je suis, me dit-elle, la même que vous avez prise ce matin pour une statue de cire. Nous ne tenons pas de lumière tant que les fenêtres sont ouvertes à cause des cousins470 ; mais quand vous voudrez aller vous coucher nous fermerons, et nous nous en irons. Celle-ci est ma sœur cadette, et ma mère est au lit.

[315v] Je lui réponds que le balcon devait être à son service, qu’il était de bonne heure, et que je la priais seulement de me permettre de me mettre en robe de chambre pour rester en sa compagnie. Elle m’a amusé471 deux heures par des propos aussi sensés qu’agréables, et elle est partie à minuit. Sa jeune sœur m’alluma une bougie, puis elle s’en alla me souhaitant un bon sommeil.

Allant me coucher, et pensant à cette fille, il me paraissait impossible qu’elle fût malade. Elle parlait avec vigueur, elle était gaie, cultivée, et remplie d’esprit. Je ne comprenais pas par quelle fatalité, si sa maladie ne dépendait que du remède que Righelini appelait unique, elle pût n’en être pas guérie dans une ville comme Venise, car malgré sa couleur elle me paraissait très digne d’avoir un amant actif, et avoir assez d’esprit pour se déterminer d’une façon ou de l’autre à prendre un remède dont rien ne saurait égaler la douceur.

Le lendemain je sonne pour me lever, et celle qui entre est la cadette : il n’y avait pas de domestiques dans la maison ; et je ne voulais pas du mien. Je lui demande de l’eau chaude pour me raser, je lui demande comment sa sœur se portait, et elle me répond qu’elle n’était pas malade, que les pâles couleurs n’étaient pas une maladie, sinon qu’elle était obligée de se faire saigner toutes les fois que la respiration lui manquait. Cela ne l’empêche pas, me dit-elle, de bien manger, et de mieux dormir.

Pendant que la petite fille memn parlait ainsi, j’entends un violon. C’est, me dit-elle, ma [316r] sœur qui apprend à danser le menuet. Je m’habille vite pour aller la voir, et je vois une demoiselle fort jolie, qu’un vieux maître faisait danser, et qui lui laissait tenir les pieds en dedans. Il ne manquait à cette fille que la couleur de l’âme vivante. Sa blancheur ressemblait trop à la neige, il lui manquait l’incarnat.

Le maître de danse m’invite à danser un menuet avec son écolière, et je le veux bien, mais je le prie de le jouer larghissimo472. Il me répond qu’il fatiguerait trop mademoiselle, mais elle lui dit qu’elle n’était pas faible. Après ce menuet, je l’ai vue avec un soupçon de couleur sur ses joues obligée de se jeter sur un fauteuil. Elle dit cependant au danseur que pour l’avenir elle ne voulait danser que comme cela. Je lui ai dit quand nous fûmes seuls que la leçon que cet homme lui donnait était trop courte, et qu’il ne corrigeait pas ses défauts. Je lui ai appris à tenir les pieds en dehors, à donner la main avec grâce, à plier les genoux en mesure, et quand au bout d’une heure je l’ai vue un peu trop fatiguée, je lui ai demandé pardon, et je suis allé à Muran faire une visite à M. M..

Je l’ai trouvée fort triste. Le père de C. C. étant mort, on l’avait retirée du couvent pour la marier à un avocat. Elle lui avait laissémo une lettre pour moi dans laquelle elle me disait que si je voulais lui promettre de nouveau de l’épouser quand je le trouverais à propos, elle attendrait, se tenant ferme à refuser sa main à quiconque se présenterait. Je lui ai répondu sans nul détour que n’ayant pas un état, et n’y ayant pas d’apparence que je pusse l’espérer de sitôt, je la laissais libre, [316v] et je la conseillais même à ne pas refuser quelqu’un qui se présenterait, et qu’elle croirait propre à faire son bonheur. Malgré cette espèce de congé C. C. ne devint la femme de XXX qu’après ma fuite des plombs, quand personne n’espéra plus de me revoir à Venise473. Je ne l’ai plus revue que dix-neuf ans après cette époque. Il y a dix ans qu’elle est veuve, et malheureuse. Si j’étais à Venise actuellement je ne l’épouserais pas, car le mariage à mon âge n’est qu’une bouffonnerie ; mais il est certain que j’unirais son sort au mien.

Je ris quand j’entends certaines femmes appeler perfides des hommes qu’elles accusent d’inconstance. Elles auraient raison si elles pouvaient prouver que quand nous leur jurons constance nous avons intention de leur manquer. Hélas ! Nous aimons sans consulter la raison, et elle ne s’en mêle pas davantage quand nous finissons d’aimer.

Dans ce même temps j’ai reçu une lettre de l’ambassadeur474, qui en écrivait une autre dans le même goût à M. M.. Il me disait que je devais employer mon esprit uniquement à mettre celui de M. M. à la raison. Il me disait que rien ne serait plus imprudent de ma part que l’enlever pour la conduire à Paris où malgré toute sa protection elle ne serait pas sûre475. Cette charmante malheureuse me communiquait sa tristesse.

Un petit événement nous fit faire des réflexions.

— On vient d’enterrer, me dit-elle, une religieuse morte avant-hier de consomption en odeur de sainte476 à l’âge de vingt-huit ans. Elle s’appelait Maria Concetta. Elle te connaissait, et elle dit ton nom à C. C, lorsque tu [317r] venais à la messe ici tous les jours de fête. C. C. ne put s’empêcher de la prier d’être discrète. La religieuse lui dit que tu étais un homme dangereux duquel une fille devait se garder. C. C. m’a dit tout ceci après que la mascarade de Pierrot t’a découvert.

— Comment s’appelait-elle quand elle était dans le monde ?

— Marthe S..

— Actuellement je sais tout477.

J’ai alors conté à M. M. toute l’histoire de mes amours avec Nanette, et Marton, finissant par la lettre qu’elle m’avait écritemp, dans laquelle elle me disait qu’elle me devait, quoique par une cause indirecte, son salut éternel478.

En huit ou dix jours, les conversations que j’avais avec la fille de mon hôtesse sur mon balcon jusqu’à minuit, et la leçon que je lui donnais tous les matins avaient fait deux effets fort naturels. Un, que la respiration ne lui manquait plus, l’autre que j’étais devenu amoureux d’elle. Ses menstrues ne lui étaient pas venues ; mais elle n’avait pas eu besoin d’envoyer chercher le chirurgien. Righelini venait la visiter, et voyant qu’elle se portait mieux il lui pronostiqua avant l’automne le bienfait de la nature sans lequel elle ne pouvait vivre que par artifice479. Sa mère me regardait comme un ange que Dieu lui avait envoyé pour guérir sa fille, et celle-ci était touchée d’une reconnaissance quimq chez les femmes n’est distante de l’amour que du plus petit de tous les pas. Je lui avais fait congédier son maître de danse.

Mais au bout de ces dix à douze jours j’ai cru de la voir mourir dans le moment que j’allais lui donner sa leçon. [317v] Son manque de respiration lui prit ; c’était beaucoup pire qu’un asthme. Elle tomba entre mes bras comme morte. Sa mère accoutumée à la voir dans cet état envoya d’abord chercher le chirurgien, et sa jeune sœur se mit à délacer robe, et soutane480. La fermeté de sa gorge qui n’avait pas besoin de couleur pour être tout ce qu’il y avait de plus beau me surprit. Je la lui couvris lui disant que le chirurgien manquerait la saignée, s’il la lui voyait ; mais me regardant avec des yeux mourants, elle repoussa ma main avec la plus grande douceur d’abord qu’elle s’aperçut que je la lui tenais dessus avec plaisir.

Le chirurgien arriva, il la saigna vite vite du bras, et dans un instant je l’ai vue passée de la mort à la vie. Il lui mit d’abord la compresse, et tout fut fait. Ne lui ayant tiré qu’à peine quatre onces de sang481, et ayant su de sa mère qu’elle n’avait jamais besoin qu’on lui en tirât davantage, j’ai vu que le prodige n’était pas si grand que Righelini le représentait. La saignant ainsi deux fois par semaine, il lui tirait trois livres de sang par mois : c’était ce que ses menstrues devaient donner, et les vaisseaux étant obstrués de ce côté-là, la nature, toujours attentive à se conserver, lui menaçait la mort, si elle ne la soulageait du superflu qui lui empêchait la liberté du mouvement.

Le chirurgien à peine parti, elle m’étonna un peu me disant que si je voulais attendre un moment dans la salle, elle viendrait danser : et elle vint, se portant très bien comme si de rien n’avait été.

Sa gorge, dont deux de mes sens pouvaient donner bon témoignage, avait engagé mon âme : elle [318r] m’a tant intéressé que je suis rentré au commencement de la nuit. Je l’ai trouvée dans sa chambre avec sa sœur. Elle me dit qu’elle viendrait jouir de la fraîcheur sur mon balcon à deux heures, parce qu’elle attendait son parrain, qui ayant été ami intime de son père, venait tous les soirs passer une heure, et demie avec elle depuis huit ans.

— Quel âge a-t-il ?

— Entre le cinquante, et le soixante. Il est marié. C’est le comte S.mr. Il m’est tendrement attaché, mais comme un père. Il m’aime aujourd’hui comme il m’aimait dans ma plus tendre enfance. Sa femme même vient quelquefois me voir, et m’invite à dîner. Dans l’automne prochain j’irai à la campagne avec elle. Il sait que vous êtes chez nous, et il n’y trouve rien à redire. Il ne vous connaît pas ; mais, si vous voulez, vous ferez connaissance ce soir.

Tout ce discours, qui me mit au fait de tout, sans que j’eusse besoin de faire des interrogations indiscrètes, me fit plaisir. L’amitié de ce grec ne pouvait être que charnelle482. C’était le mari de la comtesse avec laquelle j’avais vu pour la première fois M. M. il y avait alors deux ans483.

J’ai trouvé ce comte fort poli. Il me remercia, prenant un ton de père, de l’amitié que j’avais conçuems pour sa filleule ; et il me pria d’aller le lendemain dîner avec elle chez lui, où il aurait le plaisir de me présenter sa femme. J’ai accepté avec plaisir. J’ai toujours aimé les coups de théâtre ; et ma rencontre avec la comtesse devait en être un assez intéressant. Ce procédé était d’un galant hommemt, et j’ai vu la demoiselle enchantée quand après son départ je lui en ai fait l’éloge. Elle me dit qu’il avait entre ses mains tous les papiers pour retirer de la maison Persico tout l’héritage de sa famille qui consistait en quarante mille écus484, dont un quart lui appartenait, outre la dot de sa mère, dont elle disposerait en faveur des filles, de sorte [318v] qu’elle portera à celui qui l’épousera une dot de quinze mille ducats courants485, et sa sœur autant.

Cette demoiselle avait envie de me rendre amoureux, et de s’assurer de ma constance par le moyen d’être avare de ses faveurs ; car quand je tentais de m’en procurer elle s’opposait par des remontrances auxquelles je n’osais pas répondre ; mais j’allais lui faire prendre un nouveau système.

Le lendemain, je l’ai conduite chez le comte ne la prévenant pas que je connaissais la comtesse. Je croyais qu’elle ferait semblant de ne pas me connaître ; mais point du tout. Elle me fit le bel accueil qu’on a coutume de faire aux anciennes connaissances. Quand son mari un peu surpris lui demanda d’où nous nous connaissions, elle lui dit que nous nous étions vus à la Mire486 il y avait alors deux ans. Nous passâmes la journée fort gaiement.

Vers le soir dans ma gondole avec la demoiselle retournant chez nous j’ai exigé quelques faveurs ; mais à leur place je n’ai reçu que des reproches qui me piquèrent au point qu’après l’avoir mise chez elle je suis allé souper avec Tonine, où le résident étant venu très tard, j’ai passé presque toute la nuit. Le lendemain donc, ayant dormi jusqu’à midi je ne lui ai pas donné leçon. Quand je lui ai demandé excuse elle me dit que je ne devais pas me gêner. Le soir elle n’est pas venue sur le balcon, et j’en fus piqué. Le lendemain je sors de bonne heure, et point de leçon, et le soir sur le balcon, je ne lui tiens que des discours indifférents ; mais le matin un grand bruit me réveille, je sors de ma chambre pour voir ce que c’était, et l’hôtesse me dit que sa fille ne pouvait plus respirer. Vite le chirurgien.

J’entre chez elle, et mon cœur saigne la voyant mourante. C’était au commencement du mois de Juillet, elle était au lit couverte du seul drap. Elle ne pouvait me parler que des yeux. Je lui demande si elle avait des palpitations, j’applique ma main à l’endroit, je baise le centre, et elle n’a pas la [319r] force de me le défendre. Je baise ses lèvres froides comme de la glace, et ma main va rapidement un pied et demi plus bas, et s’empare de ce qu’elle trouve. Elle me la repoussa faiblement ; mais avec beaucoup de force dans ses yeux qui me disent assez pour me convaincre que je lui manquais487. Dans ce moment le chirurgien arrive, il lui ouvre la veine, et elle respire sur-le-champ. Elle veut se lever ; je la conseille de rester au lit, et je la persuade lui disant que j’enverrais prendre mon dîner, et que je mangerais à côté d’elle. Sa mère dit que le lit ne pouvait que lui faire du bien. Elle se met un corset, et elle dit à sa sœur de mettre une légère couverture au-dessus du drap, car on la voyait comme si elle avait été toute nue.

Brûlant d’amour en conséquence de ce que j’avais fait, décidé à saisir le moment de mon bonheur s’il arrivait, je prie mon hôtesse d’envoyer dire à la cuisine de M. de Bragadin de m’envoyer à dîner, et je m’assieds au chevet de la belle malade, l’assurant qu’elle guérirait si elle pouvait aimer.

— Je suis sûre que je guérirais ; mais qui puis-je aimer n’étant pas sûre d’être aimée ?

Les propos gagnant force je glisse ma main sur la cuisse qu’elle avait de mon côté, et je la prie de me laisser là, mais poursuivant à la prier je remonte, et j’arrive où je crois lui causer une très agréable sensation la chatouillant. Mais elle se retire me disant d’un ton de sentiment que ce que j’allais lui faire était peut-être la cause de sa maladie. Je lui réponds que cela pouvait être vrai, et par cette confidence je me prévois parvenu à ce que je désirais, et je me sens animé par l’espoir de la guérir si ce que tout le monde disait était vrai. Je ménage sa pudeur lui épargnant des interrogations indiscrètes, et je me déclare son amant lui promettant de ne rien exiger d’elle que ce qu’elle croira propre, à nourrir ma tendresse. [319v] Elle mangea avec bon appétit la moitié de mon dîner, elle s’est levée lorsque je me suis habillé pour sortir, et rentrant à deux heures je l’ai trouvée assise sur mon balcon.

Sur ce balcon, assis vis-à-vis d’elle, après un quart d’heure de discours amoureux, elle permit à mes yeux de jouir de tous ses charmes que la lumière de la nuit me rendait plus encore intéressants, et qu’elle me laissa couvrir de baisers. Dans le tumulte que sa passion dominante réveilla dans son âme, étroitement serrée contre ma poitrine, s’abandonnant à l’instinct ennemi de tout artifice, elle me rendit heureux avec une telle fureur que j’ai connu avec évidence qu’elle crut de recevoir beaucoup plus qu’elle ne me donnait. J’ai immolé la victime sans ensanglanter l’autel.

Quand sa sœur vint lui dire qu’il était tard, et qu’elle avait sommeil, elle lui dit d’aller se coucher, et d’abord que nous fûmes seuls nous nous couchâmes sans le moindre préliminaire. Nous passâmes la nuit tout entière, moi animé par l’amour, et par le désir de la guérir, elle par la reconnaissance, et par la volupté la plus extraordinaire. Vers le jour elle est allée dormir dans sa chambre me laissant très fatigué, mais point épuisé. La crainte de la rendre féconde m’avait empêché de mourir sans cependant cesser de vivre. Elle coucha avec moi sans interruption trois semaines de suite, et la respiration ne lui a jamais manqué, et ses bénéfices lui vinrent. Je l’aurais épousée, si vers la [320r] fin de ce même mois ne me fût survenue la catastrophe qu’onmu va voir.

Mon lecteur peut se souvenir que j’avais raison d’en vouloir à l’abbé Chiari à cause d’un roman satirique, que Murrai m’avait donné à lire, et dont il était auteur488. Il y avait un mois que je m’étais expliqué de façon qu’on pouvait croire que je me serais vengé, et l’abbé se tenait sur ses gardes. Dans ce même temps j’ai reçu une lettre anonyme qui me disait qu’au lieu de penser à faire bâtonner cet abbé, je ferais mieux à penser à moi-même, le plus grand des malheurs m’étant imminent. On doit mépriser tous ceux qui écrivent des lettres anonymes, car ils ne peuvent être que traîtres, ou sots ; mais on ne doit jamais mépriser l’avis. J’eus tort.

Dans ce même temps un certain Manuzzi, metteur en œuvre de son premier métier, et alors espion des inquisiteurs d’état489, à moi inconnu, lia connaissance avec moi me flattant de me faire donner à crédit des diamants sous certaines conditions, quimv m’engagèrent à le recevoir là où je demeurais. Regardant plusieurs livres que j’avais par-ci par-là, il s’arrêta à des manuscrits qui traitaient de magie. Jouissant de son étonnement, je lui ai fait voir ceux qui apprenaient à faire connaissance avec tous lesmw esprits élémentaires490.

Le lecteur peut bien se figurer que je méprisais ces livres, mais je les avais. Cinq ou six jours après, ce traître est venu chez moi me dire qu’un curieux qu’il ne pouvait pas me nommer était prêt à me donner mille sequins de mes cinq livres ; mais qu’il voulait auparavant les voir pour savoir s’ils étaient authentiques. S’étant engagé de me les rendre [320v] vingt-quatre heures après, et dans le fond n’en faisant aucun cas, je les lui ai confiés. Il ne manqua pas de me les rendre le lendemain, me disant que la personne les trouvait falsifiés ; mais j’ai su quelques années après qu’il les porta chez le secrétaire des inquisiteurs d’état, qui par ce moyen surent que j’étais un insigne magicien.

Dans ce même fatal mois, madame Memmo, mère de messieurs André, Bernard, et Laurent491, s’étant mis dans la tête que j’acheminais à l’athéisme ses enfants, se recommanda au vieux chevalier Antoine Mocenigo oncle de M. de Bragadin492 qui m’en voulait parce qu’il disait que j’avais séduit son neveu moyennant ma cabale. La matière regardait le saint office ; mais comme il était difficile de me faire enfermer dans les prisons de l’inquisition ecclésiastique493, ils se déterminèrent à porter l’affaire aux inquisiteurs d’état qui se chargèrent d’éclairer ma conduite. C’était ce qu’il fallait faire pour me perdre.

M. Antoine Condulmer mon ennemi en qualité d’ami de l’abbé Chiari, et inquisiteur d’état rouge494, saisit l’occasion de me faire regarder comme perturbateur du repos public. Un secrétaire d’ambassade me dit quelques années après qu’un dénonciateur m’avait accusé, ayant deux témoins, de ne croire qu’au diable. Ils certifiaient que quand je perdais mon argent au jeu, moment dans lequel tous les croyants blasphémaient Dieu, personne ne m’entendait faire des exécrations que contre le diable. J’étais accusé de manger gras tous les jours, de n’aller qu’aux belles messes495, et on avait des forts motifs pour me croire franc-maçon. On ajoutait à tout cela que je fréquentais des ministres étrangers, et [321r] que demeurant avec trois patriciens, il était certain, que sachant tout ce qu’on faisait au sénat je le révélais pour les grosses sommes d’argent qu’on me voyait perdre.

Tous ces griefs déterminèrent le tout-puissant tribunal à me traiter comme ennemi de la patrie, conspirateur, scélérat du premier ordre496. Depuis deux, ou trois semaines, plusieurs personnes, auxquelles je devais croire497, me disaient d’aller faire un voyage en pays étranger, puisque le tribunal s’occupait de moi. C’était tout dire ; car les seuls qui à Venise peuvent vivre heureux sont ceux dont le formidable tribunal ignore l’existence ; mais je méprisais tous les avis. Si je leur avais fait attention, ils m’auraient inquiété, et j’étais ennemi des inquiétudes. Je disais que n’ayant pas des remords, je ne pouvais pas être coupable, et que n’étant pas coupable, je devais ne rien craindre. J’étais un sot. Je raisonnais comme un homme libre.

Ce qui m’empêchait aussi de penser sérieusement à un malheur incertain était le malheur réel qui m’opprimait soir et matin. Je perdais tous les jours, j’avais des dettes partout, j’avais mis en gage tous mes bijoux, jusqu’aux boîtes à portraits, que j’avais cependant séparés, les mettant entre les mains de madame Manzoni, où j’avais tous mes papiers importants, et mes lettres de correspondance amoureuse. Je voyais qu’on me fuyait. Un vieux sénateur me dit que le tribunal savait que la jeune comtesse de Bona-fede498 était devenue folle à cause des drogues, et des philtres amoureux que je lui avais donnés. Elle était encore à l’hôpital, et dans ses accès, elle ne manquait jamais de me nommer, et de me charger d’exécrations. Je dois conter au lecteur cette courte histoire.

[321v] Cette jeune comtesse à laquelle j’avais donné quelques sequins peu de jours après mon retour à Venise, crut de pouvoir m’engager à poursuivre des visites qui ne pouvaient que lui être utiles. Importuné par ses billets j’avais été la voir encore quelquefois, et je lui avais toujours laissé de l’argent ; mais la première fois exceptée, elle ne m’avait jamais trouvé complaisant pour lui donner des marques de tendresse. Au bout d’un an elle prit un parti criminel, dont je n’ai pas pu la convaincre499, mais dont j’ai eu grand lieu de la croire coupable.

Elle m’écrivit une lettre dans laquelle elle sut me persuader d’aller la voir à la telle heure pour affaire de grande importance. La curiosité m’y entraîna à l’heure indiquée. Elle me sauta d’abord au cou me disant que l’affaire importante était l’amour. J’en ai ri. Je l’ai trouvée plus jolie que de coutume, et plus propre. Elle me parla du fort S. André, et elle m’agaça500 de façon que je me suis trouvé disposé à la satisfaire. J’ôte mon manteau, et je lui demande si son père était à la maison : elle me répond qu’il était sorti. Ayant besoin d’aller à la garde-robe, je sors, et voulant retourner dans sa chambre, je me trompe, j’entre dans la voisine, où je suis surpris de voir le comte avec deux hommes de mauvaise mine.

— Mon cher comte, lui dis-je, la comtesse votre fille vient de me dire que vous n’étiez pas à la maison.

— C’est moi qui lui ai donné cet ordre, parce que j’avais une affaire [322r] avec ces gens que je finirai un autre jour.

Je voulais m’en aller ; mais il m’arrête ; il renvoie ces deux hommes, et il me dit qu’il était enchanté de me voir. Il me conte l’histoire de ses misères. Les inquisiteurs d’état lui avaientmx suspendu sa pension, et il était à la veille d’être mis à la rue avec toute sa famille réduit à demander l’aumône. Il logeait dans cette maison, dont depuis trois ans il ne payait pas le loyer à force de chicaner ; mais il n’y avait plus moyen, on allait le chasser. Il me dit que s’il avait seulement de quoi payer le premier trimestre, il déménagerait la nuit, et il irait dans une autre. Ne s’agissant que de vingt ducats courants, je tire six sequins501 de ma poche, et je les lui donne. Il m’embrasse, il pleure de joie, il appelle sa fille, il lui dit de me tenir compagnie, il prend son manteau, et il s’en va.

J’observe la porte de communication de cette chambre à celle où j’étais avec sa fille, et je la vois entrebâillée. Votre père, lui dis-je, m’aurait surpris, et il n’est pas difficile de deviner ce qu’il aurait fait avec les deux sbires qui étaient avec lui. Le complot est évident ; c’est Dieu qui m’a sauvé. Elle nie, elle pleure, elle se jette à genoux, je ne la regarde pas, je reprends mon manteau, et je me sauve. Je n’ai plus répondu à ses billets, et je ne l’ai plus vue. C’était en été. La saison, la passion, la faim, et la misère lui firent tourner la tête. Elle devint folle au point qu’un jour à midi elle sortit toute nue courant [322v] dans la place de S.t Pierre502, et demandant à ceux qu’elle rencontrait, et à ceux qui l’arrêtèrent de la conduire chez moi. Cette misérable histoire fut connue de toute la ville, et m’ennuya fort. On enferma la folle, qui ne recouvra sa raison que cinq ans après ; mais ne sortant de l’hôpital que pour aller demander l’aumône par Venise, comme tous ses frères, l’aîné excepté que douze ans après j’ai trouvé garçon à Madrid dans les gardes du corps de S. M. C.503.

Il y avait déjà un an que ce fait était arrivé ; mais on le remit au jour dans le fatal mois de Juillet de cette année 1755. Tous les nuages noirs, et épais s’accumulèrent sur ma tête pour me frapper de la foudre. Le tribunal donna ordre à messer grande504 de s’assurer de ma personne vivante, ou morte. C’est la formule de tous les décrets de prise de corps qui sortent de ce redoutable triumvirat505. On n’annonce jamais le moindre de ses ordres que sous peine de la vie à l’infracteur506.

Trois ou quatre jours avant la fête de S.t Jacques507, dont je porte le nom, M. M. me fit présent de plusieurs aunes de dentelle d’argent pour me garnir un habit de taffetas que je devais mettremy la veille de ma fête. Je fus la voir vêtu du joli habit, lui disant que j’irais le lendemain la prier de me prêter de l’argent, ne sachant plus où donner de la tête pour en trouver. Elle avait mis à part cinq cents sequins508 quand j’avais vendu ses diamants.

[323r] Certain que je recevrais cette somme le lendemain, j’ai passé la journée à jouer, et à perdre, et dans la nuit j’ai perdu cinq cents sequins sur la parole509. À la pointe du jour, ayant besoin de me calmer, je suis allé à l’Erberia510. L’endroit appelé Erberia est sur un quai du grand canal qui traverse la ville ; et on l’appelle ainsi parce que c’est positivement le marché aux herbes, aux fruits, aux fleurs.

Ceux, qui vont s’y promener de si bonne heure, disent qu’ils y vont pour avoir l’innocent plaisir de voir arriver dans deux ou trois centsmz bateaux toutes sortes d’herbages, des fruits de toutes les espèces, et des fleurs de saison, que les habitants des petites îles qui entourent la capitale y portent, et vendent à bon marché aux gros marchands, qui les vendent en y gagnant dessus à des médiocres511, qui les vendent cher à des petits, qui les distribuent à un prix encore plus cher à toute la ville. Mais ce n’est pas vrai que la jeunesse vénitienne aille à l’herberie avant le lever du soleil pour avoir ce plaisir-là : il ne leur sert que de prétexte.

Ceux qui y vont sont les hommes, et les femmes galantes qui ont passé la nuit aux casins, aux auberges, ou aux jardins dans les plaisirs de la table, ou dans les fureurs du jeu. Le goût de cette promenade démontre qu’une nation peut changer de caractère.

Les Vénitiens de jadis aussi mystérieux en galanterie qu’en politique sont effacés par les modernes, dont le goût prédominant est celui de ne faire mystère de rien. Les hommes qui y vont en compagnie des femmes veulent exciter l’envie de leurs égaux en affichant leurs [323v] bonnes fortunes. Ceux qui y vont toutna seuls cherchent à faire des découvertes, ou à faire naître des jalousies ; et les femmes y vont plus pour se faire voir que pour voir. Elles sont bien aises que tout le monde apprenne qu’elles ne se gênent pas. La coquetterie y est exclue à cause du délabrement de la parure. Il semble au contraire que les femmes veuillent se montrer dans cet endroit-là sous les enseignes du désordre ; etnb qu’elles veuillent que ceux qui les voient y raisonnent dessus. Les hommes, qui leur donnent le bras, doivent afficher l’ennui d’une complaisance trop usée, et avoir l’air de ne pas se soucier qu’on devine que ces débris d’une vieille toilette, dont leurs belles font parade sont les indices de leur triomphe. Tout le monde à cette promenade doit avoir l’air rendu512, et montrer le besoin d’aller se mettre au lit.

Après m’être promené une demi-heure, je vais à mon casin, où tout le monde devait être encore au lit. Je tire de ma poche la clef ; mais elle ne m’était pas nécessaire. Je vois la porte ouverte, et qui plus est la serrure abattue. Je monte, et je trouve toute la famille debout, et j’entends les plaintes de mon hôtesse. Elle me dit que messer grande avec une bande de sbires était entré par force dans sa maison, mettant tout sens dessus dessous disant qu’il cherchait une malle qui devait être remplie de sel, ce qui était une contrebande d’importance. Il savait qu’on avait introduit cette malle la veille. Elle me dit qu’une malle avait été effectivement débarquée, mais qu’elle appartenait au comte S.nc où il n’y avait que ses habits. Messer grande l’avait vue, et il était [324r] parti sans rien dire. Il avait aussi visité ma chambre. Elle prétendait une satisfaction513 ; et voyant qu’elle avait raison, je lui ai promis d’en parler le jour même à M. de Bragadin, et je suis allé me coucher ; mais l’insulte qu’on avait faite à cette maison me tenant au cœur, je n’ai pu dormir que trois à quatre heures.

Je vais chez M. de Bragadin, je lui conte toute l’affaire, et j’exige vengeance. Je lui représente vivement toutes les raisons que mon honnête hôtesse avait de vouloir une satisfaction proportionnée à l’offense, puisque les lois garantissaient la tranquillité de toute famille, dont la conduite était irréprochable. Après lui avoir parlé ainsi, les deux autres amis se trouvant présents, je les ai vus tous les trois pensifs. Le sage vieillard me dit qu’il me répondrait après dîner.

À ce dîner, où de la Haye ne dit jamais un seul mot, je les ai vus tous tristes. Je devais en attribuer la raison à l’amitié qu’ils avaient pour moi. La liaison de ces trois respectables personnages avec moi avait toujours été un sujet d’étonnement pour toute la ville. On décidait que la chose ne pouvait pas être naturelle ; et que ce ne pouvait donc être que l’effet d’un sortilège. Ils étaient dévots à outrance, et à Venise il n’y avait pas un libertin plus grand que moi. La vertu, disait-on, pouvait être indulgente avec le vice ; mais non pas l’aimer.

Après dîner, M. de Bragadin me prit dans son cabinet avec les deux autres amis, qui n’étaient jamais de trop. Il me dit d’un grand sang-froid qu’au lieu de penser à tirer vengeance de l’affront que Messer Grande avait fait à la maison où j’habitais, je devais penser à me mettre en lieu de sûreté.

[324v] La malle, me dit-il, remplie de sel n’est qu’un prétexte. C’était toi qu’on voulait, et qu’on croyait de trouver. Ton ange514 a fait qu’on te manque, sauve-toi. J’ai été huit mois inquisiteur d’état, et je connais le style des captures que le tribunal ordonne. On n’abat pas une porte pour prendre une caisse remplie de sel. Il se peut aussi qu’on t’ait manqué exprès. Crois-moi, mon cher fils, pars d’abord pour Fusine ; et de là, va en poste jour, et nuit à Florence, et restes-y jusqu’à ce que je t’écrive que tu peux retourner. Fais mettre ma gondole à quatre rames, et pars. Si tu n’as pas d’argent, je vais te donner cent sequins en attendant. La prudence veut que tu partes.

Je lui réponds que ne me sentant coupable de rien, je ne pouvais pas craindre le tribunal, et que par conséquent je ne pouvais pas suivre son conseil, malgré que je le reconnusse pour très prudent. Il me répond que le tribunal des inquisiteurs d’état pouvait me reconnaître pour coupable de crimes que j’ignorais. Il m’excita à demander à mon oracle si je devais suivre son conseil ou non, et je m’en dispense lui disant que je ne demandais que quand je doutais. Je lui allègue pour dernière raison qu’en partant je donnerais une marque de crainte par laquelle je me déclarerais coupable, car un innocent, ne pouvant pas avoir des remords, ne pouvait pas non plus avoir des craintes.

Si le silence, lui dis-je, est l’âme de ce grand tribunal, il vous sera impossible après mon départ de savoir si j’ai bien, ou mal fait à m’enfuir. La même prudence qui selon V. E. m’ordonne de partir [325r] m’empêchera aussi de retourner. Faut-il donc que je donne un éternel adieu à ma patrie ?

Il tenta alors de me persuader à dormir, au moins pour cette nuit-là, dans mon appartement au palais, et je suis honteux, encore dans ce moment, de lui avoir refusé ce plaisir.

Les archers ne peuvent pas entrer dans le palais d’un patricien, à moins que le tribunal ne leur en donne l’ordre positif ; mais cela n’arrive jamais.

Je lui ai dit que la précaution de dormir chez lui ne me garantissait que pendant la nuit, et qu’on me trouverait partout pendant le jour, si on avait ordre de m’arrêter. On en sera le maître515, lui dis-je, mais je ne dois pas avoir peur.

Le bon vieillard m’émut alors me disant que nous ne nous reverrions peut-être plus ; et je l’ai prié en grâce de ne pasnd m’attrister. Il fit à cette prière une petite réflexion, puis un sourire, et il m’embrassa prononçant la formule des stoïciens : Fata viam inveniunt [Le destin sait nous guider]516.

Je l’ai embrassé versant des larmes, et je suis parti ; mais sa prédiction s’avéra. Je ne l’ai plus revu. Il est mort onze ans après. Je suis sorti du palais n’ayant dans mon âme la moindre ombre de crainte ; mais beaucoup de chagrin à cause de mes dettes. Je n’ai pas eu le cœur d’aller à Muran prendre à M. M. les cinq cents sequins que j’aurais dû payer d’abord à celui qui me les avait gagnés la veille : j’ai préféré d’aller le prier d’attendre huit jours. Après cette démarche, je suis allé chez moi, et après avoir consolé mon hôtesse comme j’ai pu, et avoir embrassé sa fille, je me suis [325v] couché. C’était au commencement de la nuit, le 25 de Juillet 1755.

Le lendemain à la pointe du jour Messer Grande entra dans ma chambre. Me réveiller, le voir, et l’entendre me demander si j’étais Jacques Casanova fut l’affaire du moment517. D’abord que je lui ai répondu que j’étais le même qu’il avait nommé, il m’ordonna de lui donner tout ce que j’avais d’écrit, soit de moi, soit d’autres, de m’habiller, et d’aller avec lui. Lui ayant demandé de la part de qui il me donnait cet ordre, il me répondit que c’était de la part du tribunal.

a. Orth. entrée.

b. Phrase biffée.

c. Volé biffé.

d. Un chariot biffé.

e. Cinq biffé.

f. Ces deux phrases sont biffées.

g. Orth. exposées.

h. Ils partirent biffé.

i. Orth. qui.

j. Orth. bons, gages biffé.

k. P. C. biffé.

l. Orth. brillait.

m. Mais qui n’était pas avec elle biffé.

n. Orth. dit.

o. Onze biffé.

p. Orth. indiqué.

q. Me la vendre biffé.

r. Orth. demandé.

s. Complais[ance] biffé.

t. Sa soutanne biffé (italianisme formé sur sottana : jupon).

u. De la jupe biffé.

v. Les plus chéris biffé.

w. Orth. vu.

x. Orth. souffert.

y. Orth. vu.

z. Orth. traitée.

aa. J’avais.

ab. Orth. ennuyerions.

ac. Orth. figurée.

ad. Orth. toute.

ae. Orth. de.

af. Et… (quatre mots méticuleusement biffés).

ag. Étant une femme [?]… sa statue… (phrase illisible).

ah. Et nous lisions nos yeux [?]… (deux phrases illisibles).

ai. Qu’elle le payerait trop cher.

aj. À la suite, quelques mots biffés, illisibles.

ak. Plusieurs mots soigneusement biffés.

al. Une ou deux phrases biffées, seul le verbe unîmes n’étant pas raturé.

am. Changement d’encre, écriture plus fine à partir de ce mot.

an. Orth. aidée.

ao. Paraisse biffé.

ap. Orth. trouvé.

aq. À la suite, quelques mots biffés, illisibles.

ar. Frissonnait corrigé d’une autre encre.

as. À M. Ch. qui biffé.

at. La volonté de son père biffé.

au. J’étais biffé.

av. Orth. passées.

aw. Si je n’allais biffé.

ax. Dis que j’irai biffé.

ay. La seule biffé.

az. Orth. le.

ba. Permit biffé.

bb. Que biffé.

bc. Que pour t’écrire je n’aurai pas besoin de sa permission biffé.

bd. Devait biffé.

be. Avec une adresse… biffé.

bf. Et qui pouvait m’engager biffé.

bg. Qu’il était de la plus grande biffé.

bh. Fais biffé.

bi. Ayant désapprouvé la chose biffé.

bj. La femme de M. Dandolo, qui l’estime infiniment.

bk. Madame Tiepolo biffé.

bl. De la Croix biffé.

bm. Crozin me puis La Croix biffé.

bn. Pour lui il n’avait pas d’argent de reste biffé.

bo. Le nom Crozin est systématiquement biffé et remplacé par un pronom (il, lui), Croce, l’ami, etc. dans la suite du chapitre.

bp. À la suite, quelques mots biffés, illisibles.

bq. À une heure de biffé.

br. La nuit étant très obscure biffé.

bs. Orth. un (rimorchio est masculin en italien).

bt. Répondit biffé.

bu. Quand sa mère biffé.

bv. Ne le biffé.

bw. Le voye biffé.

bx. Ils pouvaient se venger me refusant biffé.

by. À la suite, quelques mots biffés, illisibles.

bz. La Croix, Crozin biffé.

ca. Excepté si une de ses passions se trouve en tumulte biffé.

cb. Orth. promise.

cc. Un quart biffé.

cd. Ottaviani biffé (voir ici).

ce. M’avait aimé, m’aimait aussi biffé.

cf. Orth. exclus.

cg. Car la même dame qui m’a refusé chercha biffé.

ch. Empêché de danser biffé.

ci. Comment biffé.

cj. Bonne société biffé.

ck. Orth. dictée. De même plus bas.

cl. Orth. fondante.

cm. Orth. dictée.

cn. Quitta Padoue dans biffé.

co. Étant tête à tête avec elle, car les religieuses étaient toutes dévotes biffé.

cp. Voudraient deviner biffé.

cq. Voyait biffé.

cr. Je n’ai pu me dispenser d’y aller et d’y biffé.

cs. Suit une page entièrement biffée dont nous proposons une transcription possible : « [trois lignes illisibles] la politesse m’a forcé à prendre [?] […] au ducat, j’ai quitté le jeu quand je n’en eus plus dans ma bourse. Ma perte ne consistait qu’en douze ou quatorze sequins : je n’en avais pas porté davantage parce que je ne voulais pas jouer. Dans le moment que je voulais partir un propos me fait dire que telle carte gagnerait, Crozin me dit qu’elle perdrait, et certain qu’il ne me tricherait pas, j’y mets dessus sur ma parole cinquante sequins. La carte gagne, et je m’en vais. Le lendemain, en devoir de les lui renvoyer [?], mon bon Génie m’inspire de payer cette dette en doblons da ocho. Mon lecteur peut se souvenir qu’à Padoue il en avait cinquante le dernier jour qu’il jouait plus largement. Tenant la banque quand il venait [?] de partir [?] j’ai pris pour trois cent cinquante sequins les beaux doblons que j’avais en trop. M’étant donc venu envie de payer en doblons, je prends la balance, je mets cinquante sequins d’un côté, et sept doblons de l’autre le poids devait être égal à peu près ; mais point du tout satisfait [?] de trouver ses doblons si légers qu’il m’en faut dix. C’était trop car [?] ils étaient si beaux qu’à leur apparence personne n’aurait pu juger qu’ils ne fussent pas de poids [?] Ne pouvant pas les supposer [mot illisible] être faux. Je les prends. » La suite de la page est coupée, ainsi que celles correspondant aux feuillets 201 à 209.

ct. Autre passage biffé en haut de cette page, en rapport avec l’histoire des faux doublons : « Quand même la protection m’aurait tiré de là, la réputation de faux monnayeur serait restée et l’homme qui a une réputation infâme est un grand sot s’il sait de pouvoir se dire innocent, et qu’il n’y a pas de sa faute. Directement ou indirectement nous sommes la cause de tous nos malheurs. / Ce qui attira à Croce l’ordre ».

cu. Ne pouvant biffé.

cv. Orth. quitterais.

cw. Orth. compris.

cx. Malgré cela biffé.

cy. Toutes les religieuses qui me verraient assidu à leur église envieraient biffé.

cz. Mais le jeu même m’ennuyait malgré que je gagnais presque tous les jours biffé.

da. Crozin biffé.

db. Date donnée dans la marge gauche.

dc. Vu biffé.

dd. Peut biffé.

de. Qu’avec un esprit très clairvoyant vous avez prévues.

df. Orth. marqué.

dg. Seguro biffé (de même pour toutes les autres occurrences de ce nom). L’Histoire de ma fuite mentionne un comte Securo (voir ici).

dh. Religieuses biffé.

di. Phrase biffée, illisible.

dj. Orth. un. Casanova écrit de même dans les phrases suivantes il ne l’était, il devait l’être et un vrai énigme.

dk. Naturel biffé.

dl. Faite rire biffé.

dm. Orth. écrite.

dn. Orth. un alarme continuel.

do. Deux livres biffé.

dp. Deux autres livres biffé.

dq. Orth. donné.

dr. Orth. faite.

ds. Orth. tendantes.

dt. Douze biffé.

du. Que tu me trouverais biffé.

dv. Orth. écrit, le es étant biffé.

dw. Orth. conduite, et reconduite, le e final étant biffé dans les deux cas.

dx. Tu ne lui as pas parlé pour ne pas te croire obligé de lui parler le regarder, et que d’ailleurs biffé.

dy. À la suite, quelques mots biffés, illisibles.

dz. L’initiale F. est sans doute le prénom de la comtesse Seguro, mais Casanova aime à brouiller les pistes. Une variante de cette lettre a été retrouvée dans les papiers de Dux (U17a-43-K, 374) : « Le masque qui m’a conduit chez vous n’aurait jamais parlé si je n’avais dit que les charmes de votre esprit sont encore supérieurs à ceux de votre figure. Il m’a répondu qu’il était sûr de l’un et qu’il croyait l’autre. Quand je lui ai dit que je ne comprenais pas pourquoi tu ne lui avais pas parlé, il m’a répondu en souriant que tu ne lui avais parlé pour te dispenser de le regarder pour le punir ainsi. C’est tout, et… Est-il vrai que tu as voulu le punir ? Il n’a pas l’air coupable… »

ea. Seconde biffé.

eb. Orth. écrite, le e final étant biffé.

ec. Orth. envoyée, le e final étant biffé.

ed. Orth. renvoyées, le es final étant biffé.

ee. Orth. vu.

ef. Troisième biffé.

eg. Orth. faite.

eh. Y satisfaire biffé.

ei. Orth. doüé.

ej. Orth. dépendante.

ek. Orth. combinés.

el. Connaît biffé.

em. Orth. causé.

en. Brasiers biffé.

eo. En saison (c’est-à-dire à la bonne température) biffé.

ep. Qui possédait son cœur. Elle biffé.

eq. Et j’ai eu biffé.

er. Était biffé.

es. L’excitait biffé.

et. Me biffé.

eu. Avec une biffé.

ev. Mes seins masculins biffé.

ew. D’abord biffé.

ex. Qui prend aussi une gondole et qui me suit biffé.

ey. Était biffé.

ez. C. C. biffé, la ajouté.

fa. Orth. un baignoir.

fb. Après lui avoir dit que si je ne me trouverai content ou des mets, ou du prix je ne le ferais plus travailler, j’ai pris la clef de la porte de la rue l’avertissant biffé.

fc. Épouses de mon rédempteur biffé.

fd. Puisse biffé.

fe. Changement d’encre : écriture plus fine.

ff. Orth. nouaient.

fg. Et il n’est pas jaloux biffé.

fh. Dédommagée biffé.

fi. Une phrase biffée, illisible.

fj. De savoir biffé.

fk. Risque de devenir grosse biffé.

fl. Donnait biffé.

fm. Doit biffé.

fn. Orth. difficultés.

fo. Tout vu biffé.

fp. Dans l’instant biffé.

fq. Qu’il se pouvait qu’un d’eux fût biffé.

fr. Pour souper après biffé.

fs. Avec biffé.

ft. Mais biffé.

fu. À la suite, une phrase biffée, illisible.

fv. Orth. conçue.

fw. Une biffé.

fx. Donner biffé.

fy. Au biffé.

fz. Me force biffé.

ga. L’os sacrum biffé.

gb. L’ablution biffé.

gc. Le texte se poursuit sans coupure au feuillet 252r.

gd. Orth. souillés, le s final étant biffé.

ge. De mon sang biffé.

gf. Date donnée dans la marge gauche.

gg. Porter biffé.

gh. Galant biffé.

gi. L’Épiphanie biffé.

gj. Et qu’elle ne pouvait pas biffé.

gk. ; car elle était fort grosse biffé.

gl. Orth. faite.

gm. Blancs biffé.

gn. Dix lignes biffées jusqu’à mais.

go. Après avoir biffé.

gp. Orth. rejetée.

gq. À la suite, quelques mots biffés, illisibles.

gr. Orth. sortira.

gs. Orth. courte.

gt. Orth. regardé.

gu. Orth. ma.

gv. Orth. éternelle.

gw. De venir biffé.

gx. Dix biffé.

gy. Du Levant biffé.

gz. Deux cent pièces d’argent que biffé.

ha. Qui au lieu de me chauffer me faisaient biffé.

hb. Ces gens là pour empêcher leur émigration jouissent tous du.

hc. Voir biffé.

hd. En Pierrot biffé.

he. Ducat d’argent, et lui représen[tant] biffé. Un ducat (8 lires) valait un peu moins qu’un philippe (11 lires).

hf. Je lui demande [un mot illisible] d’aller biffé.

hg. Conduire biffé.

hh. Lui promettant un sequin biffé.

hi. Consolé biffé.

hj. Passée biffé.

hk. Choir [?] biffé.

hl. Un mot biffé, illisible.

hm. Ayant cependant perdu sa rame. Il en biffé.

hn. Sans doute rameurs biffé.

ho. En état de biffé.

hp. Orth. commise, le e étant biffé.

hq. Dans biffé.

hr. Orth. peines.

hs. Orth. ressenti.

ht. Orth. fait.

hu. Orth. croire.

hv. Elle fut obligée de se recoucher avec des frissons de fièvre biffé.

hw. Ducats d’ biffé.

hx. Devenues sans inquiétude biffé.

hy. Me taxeras pas d’indiscrète biffé.

hz. La nuit suivante, et la nuit passée.

ia. Ce mercredi n’arrivait jamais. biffé.

ib. En attendant biffé.

ic. J’étais biffé.

id. D’un biffé.

ie. Au mom[ent] biffé.

if. J’en avais eu encore les clefs.

ig. Ne serait qu’à cause d’avoir commis le crime de t’avoir envoyé biffé.

ih. Une punition.

ii. Animal biffé.

ij. Écrivais biffé.

ik. Orth. écrit.

il. Orth. baissée.

im. Orth. approuvée.

in. Un mot ou des initiales soigneusement rayés, le nom Bernis est ajouté en surcharge, probablement après la mort de l’ambassadeur, le 2 novembre 1794.

io. Orth. communiquées.

ip. Orth. ménagés.

iq. Orth. donnés.

ir. Ma biffé.

is. Orth. trouvés.

it. Orth. Grave.

iu. Savais biffé.

iv. Orth. n’ayes approuvée.

iw. Plaisirs biffé.

ix. Qu’elle se fît honneur biffé.

iy. Et je l’ai faite parler sur des matières où je savais qu’elle brillait biffé.

iz. Orth. passées.

ja. Orth. rendu.

jb. Crut biffé.

jc. Dix biffé.

jd. Orth. envie.

je. Fallait biffé.

jf. À la suite, un mot biffé, illisible.

jg. L’argent biffé.

jh. Septième biffé.

ji. Orth. fond.

jj. Voulut bien me permettre d’al biffé.

jk. Orth. passée.

jl. Troisième biffé.

jm. À la suite, plusieurs mots biffés, illisibles.

jn. Jour et d’autres mots biffés, illisibles.

jo. Promette biffé.

jp. Trois mots biffés, illisibles.

jq. Sans batelier, que je conduirais moi-même, biffé.

jr. M. M. était accoutumée à.

js. Comme biffé.

jt. Orth. renfermée.

ju. À la tête biffé.

jv. Grondait de la biffé (italianisme sur grondàre : ruisseler, couler).

jw. L’abbé de [nom illisible] biffé.

jx. Et le continuel gronder du tonnerre biffé.

jy. La biffé.

jz. Que je ne reculais pas biffé.

ka. Chassé trop loin biffé.

kb. S’approchait biffé.

kc. D’avoir biffé.

kd. À mourir en Bohème puis jusqu’à ce moment biffé.

ke. Dix ans à Dux biffé.

kf. L’abbé de Bernis biffé.

kg. Se portait biffé.

kh. Je ne l’ai confirmé qu’ biffé.

ki. À la suite du grand remède biffé.

kj. Que lorsqu’elle et deux lignes illisibles biffé.

kk. Aujourd’hui biffé.

kl. Quelque biffé.

km. Pour qu’on juge de son biffé.

kn. La savait, et qu’il ne doutait pas de la vérité biffé.

ko. Était en surcharge, est n’étant pas biffé.

kp. 1779 biffé.

kq. Je parlerai encore de lui dans le chapitre suivant biffé.

kr. Prends biffé.

ks. Orth. coute qui coute.

kt. Le couvent des anges XXX.

ku. Et je sors biffé.

kv. Dans cette idée je sors portant sur mon épaule biffé.

kw. ; et outre cela les bateaux étaient dépareillés. J’avais une rame ; mais sans la petite fourche qui tient soutient la rame, je ne pouvais pas me flatter de voguer. biffé.

kx. La fou[rche] biffé.

ky. S’est moqué de moi lorsque biffé et changement d’encre au feuillet suivant.

kz. Toute l’Europe apprit biffé.

la. Du danger biffé.

lb. Orth. différent.

lc. Cinquante biffé.

ld. À Venise biffé.

le. Bernis et XXX biffé – de même à l’occurrence suivante de Bernis.

lf. Fin biffé.

lg. 1755 ajouté en marge.

lh. J’ai traité sa fille.

li. Orth. de.

lj. Orth. cachetées.

lk. À biffé.

ll. Je lui ai biffé.

lm. Ayant pe[ur] biffé.

ln. Orth. substitués.

lo. Orth. étaient.

lp. Orth. siffai.

lq. Orth. j’irai.

lr. Orth. passée.

ls. Orth. vidées.

lt. J’étais biffé.

lu. Elle serait biffé.

lv. Orth. était.

lw. Mot biffé illisible.

lx. Orth. fît.

ly. Pas biffé.

lz. Orth. passée.

ma. Orth. donnés.

mb. Pris sans façon et je les ai mis.

mc. Troisième biffé.

md. Orth. faite.

me. Orth. faite, le e étant biffé.

mf. Orth. proposé.

mg. Orth. vendus.

mh. Jours pour lui répondre, que Henriette biffé. La fille aînée de Laure s’appelait sans doute Enrichetta en réalité.

mi. Orth. équivaillant, corrigé en équivalant.

mj. Fait biffé.

mk. Orth. surpris.

ml. Deux ans biffé.

mm. Orth. prise, le e étant biffé. Idem phrase suivante.

mn. Faisait rire avec ses naïvetés biffé.

mo. Orth. laissée.

mp. Orth. écrite, le e final étant biffé.

mq. Orth. que.

mr. Seguro qui a la [mot et nom illisibles] biffé.

ms. Orth conçu.

mt. Orth. galanthomme.

mu. Verra biffé.

mv. M’obligèrent de biffé.

mw. Diables de l’enfer biffé.

mx. Orth. avait.

my. Le jour biffé.

mz. Orth. cent.

na. Orth. tous.

nb. Elles veulent biffé.

nc. Un nom biffé, illisible.

nd. Me funester biffé (italianisme forgé sur funestare : attrister).

Suite du troisième tome, et Troisième fragment de mes mémoires

CHAPITRE XIII

Sous les Plombs. Tremblement de terre

Le mot Tribunal me pétrifia l’âme ne me laissant que la faculté matérielle nécessaire à l’obéissance. Mon secrétaire était ouvert ; tous mes papiers étaient sur la table où j’écrivais, je lui ai dit qu’il pouvait les prendre ; il remplit un sac qu’un de ses gens lui porta, et il me dit que je devais aussi lui consigner des manuscrits reliés en livres que je devais avoir : je lui ai montré le lieu où ils étaient, et pour lors j’ai vu clair, que le metteur en œuvre Manuzzi avait étéa l’infâme espion, qui m’avait accusé d’avoir ces livres, lorsqu’il s’introduisit chez moi me flattant de me faire acheter des diamants,b et me flattant comme je l’ai dit de me faire vendre ces livres ; c’était la clavicule de Salomon ; le Zecor-ben ; un Picatrix ; une ample instruction sur les heures planétaires aptes à faire les parfums, et les conjurations nécessaires pour avoir le colloque avec les démons de toutes les classes1. Ceux qui savaient que je possédais ces livres me croyaient magicien, et je n’en étais pas fâché. Messer Grande me prit aussi les livres que j’avais sur ma table de nuit : Arioste, Horace, Pétrarque, le philosophe militaire2, manuscrit que Mathilde3 m’avait donné, le portier des chartreux, et le petit livre des postures lubriques de l’Arétinc que Manuzzi avait dénoncé, car Messer Grande me l’a aussi demandé. Cet espion avait l’air d’un honnête homme : qualité nécessaire pour son métier ; son fils fit fortune en Pologne épousant une Opeska4 qu’il fit mourir, à ce qu’on prétend, car je n’en sais rien, et même je ne le crois pas, malgré que je l’en connaisse capable.

[328v] Tandis que le Messer-Grande moissonnait ainsi mes manuscrits, mes livres et mesd lettres, je m’habillais machinalement ni vite, ni lentement ; j’ai fait ma toilette, je me suis rasé, C. D.5 me peigna, j’ai mis une chemise à dentelle, et mon joli habit, tout sans y penser, sans prononcer le moindre mot, et sans que Messer qui ne m’a jamais perdu de vue osât trouver mauvais que je m’habillasse comme si j’eusse dû aller à une noce.

En sortant de ma chambre je fus surpris de voir trente ou quarante archers dans la salle. On m’a fait l’honneur de les croire nécessaires pour s’assurer de ma personne tandis que selon l’axiome ne Hercules quidem contra duos [même Hercule, contre deux, n’est pas de force]6 il n’en fallait que deux. Il est singulier qu’à Londres, où tout le monde est brave, on n’emploie qu’un seul homme pour en arrêter un autre, et que dans ma chère patrie, où on est poltron, on en emploie trente. La raison peut en être que le poltron obligé à assaillir doit avoir plus peur que l’assailli, et l’assailli peut par cette même raison devenir brave : et effectivement l’on voit souvent à Venise un seul homme se défendre de vingte sbires, et se sauver après les avoir rossés. J’ai aidé à Paris un de mes amis à échapper de quarante pousse-culs7, que nous mîmes en fuite.

Messer Grande me fit entrer dans une gondole, où il se plaça près de moi, ne retenant que quatre hommes, ayant renvoyé le reste. Arrivé chez lui, il m’enferma dans une chambre après m’avoir offert du café que j’ai refusé. J’ai passé là quatre heures toujours dormant, me réveillant à chaque quart d’heure pour lâcher de l’eau ; phénomène fort extraordinaire, car je ne connaissais pas la strangurie8, la chaleur était excessive, et je n’avais pas soupé : malgré cela j’ai rempli d’urine deux grands pots de chambre. J’avais fait autrefois l’expérience que la surprise causée par l’oppression faisait sur moi l’effet d’un grand narcotique, [329r] mais je n’ai appris qu’à cette occasion-là que dans un haut degré elle est diurétique. J’abandonne cela aux physiciens. J’ai bien ri à Prague, où j’ai publié ma fuite des plombs il y af six ans9, lorsque j’ai su que les belles dames trouvèrent que la description de ce fait était une cochonnerie que je pouvais omettre. Je l’aurais omise, peut-être, parlant à une dame ; mais le public n’est pas dame, et j’aime l’instruire. Outre cela, ce n’est pas une cochonnerie : il n’y a rien là de malpropre, ni de puant, malgré que nous ayons cela de commun avec les cochons, comme nous avons le manger, et le boire qu’on n’a jamais baptisés de cochonneries.

Il y a apparence que dans le même temps que mon esprit effrayé devait donner des marques de défaillance par l’assouvissement10 de sa faculté pensante, mon corps aussi, comme s’il se fût trouvé dans un pressoir devait exprimer une bonne partie des fluides qui avec une circulation continuelle donnent l’action à notre faculté de penser : et voilà comment une effrayante surprise peut parvenir à causer une mort subite, et, Dieu nous préserve, nous envoyer au Paradis, car elle peut arracher l’âme au sang.

Au son de la cloche de Terza11, le chef des archers entra, et me dit qu’il avait ordre de me mettre sous les plombs. Je l’ai suivi. Nousg montâmes dans une autre gondole, et après un grand détour par des petits canaux nous entrâmes dans le grand, et descendîmes au quai des prisons12. Après avoir monté plusieurs escaliers, nous passâmes un pont éminent, et enfermé, qui fait la communication des prisons avec le palais ducal par-dessus le canal qu’on appelle rio di palazzo13. Au-delà de ce pont nous passâmes une galerie, entrâmes dans une chambre, puis dans une autre, où il me présenta à un homme vêtu en robe de patricien, qui après m’avoir regardé lui dit : é quello : mettetelo in deposito [C’est lui, mettez-le au dépôt]14.

[329v] Ce personnage était le secrétaire de messieurs les inquisiteurs, le circospetto15 Domenico Cavalli, qui apparemment eut honte de parler vénitien à ma présence, car il prononça mon arrêt en langue toscane. Messer Grande alors me remith au gardien des plombs, qui était là tenant entre ses mains un clavier, et qui suivi de deux archers me fit monter deux petits escaliers, enfiler une galerie, puis une autre séparée par porte à clef, puis une autre encore dont au bout il ouvrit avec une autre clef une porte par laquelle je suis entré dans un grand vilain, et sale galetas long de six toises, large de deux16, mal éclairé par une éminente lucarne17. J’ai pris ce galetas pour ma prison, mais je me suis trompé. Cet homme, qui était le geôlier, empoigna une grosse clef, il ouvrit une grosse porte doublée de fer, haute de trois pieds, et demi18, qui dans son milieu avait un trou rond de huit pouces19 de diamètre, et m’ordonna d’entrer,i dans le moment que je regardais attentivement une machine de fer enclouée20 dans la forte cloison qui avait la forme d’un fer à cheval ; elle avait un pouce d’épaisseur, et un diamètre de cinqj de l’un à l’autre de ses bouts parallèles. Je pensais à ce que cela pouvait être, lorsqu’il me dit en souriant : Je vois, Monsieur, que vous voudriez deviner à quoi cette machine sert, et je peux vous le dire. Lorsque leurs excellences ordonnent qu’on étrangle quelqu’un, on le fait asseoir sur un tabouret, le dos tourné contre ce collier, et on lui place la tête de façon qu’il vienne à garnir la moitié de son cou. Une masse de soie, qui lui garnit l’autre moitié, passe avec ses deux bouts par ce trou, qui aboutit à un moulinet auquel on les recommande21, et un homme le tourne jusqu’à ce que le patient ait rendu l’âme à notre seigneur, car le confesseur ne le quitte, Dieu soit loué, que lorsqu’il est mort.

— C’est fort ingénieux, et je pense, Monsieur, que c’est vous-même qui avez l’honneur de tourner le moulinet.

Il ne me répondit pas. Ma taille étant de cinq pieds, et [330r] neuf pouces22, je me suis bien courbé pour entrer ; et il m’enferma. M’ayant demandé par la grille ce que je voulais manger, je lui ai répondu que je n’y avais pas encore pensé. Il s’en alla en refermant toutes ses portes.

Accablé, et abasourdi, je mets les coudes sur la hauteur d’appui de la grille. Elle avait deux pieds en tous sens, croisée par six barreaux de fer d’un pouce d’épaisseur, qui formaient seize trous carrés de cinq pouces23. Elle aurait rendu le cachot assez clair, si une poutre quadrangulaire maîtresse d’œuvres de comble, qui avait un pied et demi de large24, et qui entrait dans le mur au-dessous de la lucarne, que j’avais obliquement vis-à-vis, n’eût pas intercepté la lumière qui entrait dans le galetas. Ayant fait le tour de cette affreuse prison, tenant la tête inclinée, car elle n’avait que cinq pieds et demi25 de hauteur, j’ai trouvé presque à tâtons qu’elle formait les trois quarts d’un carré de deux toises26. Le quart contigu à celui qui lui manquait était positivement une alcôve capable de contenir un lit ; mais je n’ai trouvé ni lit, ni siège, ni table, ni meuble d’aucune espèce, excepté un baquet pour les besoins naturels, et un ais assuré au mur, large d’un pied, et élevék du plancher de quatre. J’ai placé là mon beau manteau de bout de soie27, mon joli habit mal étrenné, et mon chapeau bordé à point d’Espagne28 avec un plumet blanc. La chaleur était extrême. Dans mon étonnement la nature m’a porté à la grille seul lieu, où je pouvais me reposer sur mes coudes : je ne pouvais pas voir la lucarne ; mais je voyais la lumière qui éclairait le galetas, et des rats gros comme des lapins qui se promenaient. Ces hideux animaux, dont j’abhorrais la vue, venaient jusque sous ma grille sans montrer aucune marque de frayeur29. J’ai vite enfermé avec un volet intérieur le trou rond qui était au milieu de la porte, car leur visite [330v] m’aurait glacé le sang. Tombé dans la rêverie la plus profonde, mes bras toujours croisés sur la hauteur d’appui, j’ai passé là huit heures immobile, dans le silence, et sans jamais bouger.

Au son de vingt une heure30 j’ai commencé à m’inquiéter de ce que je ne voyais paraître personne, de ce qu’on ne venait pas voir si je voulais manger, de ce qu’on ne me portait pas un lit, une chaise, et au moins du pain, et de l’eau. Je n’avais pas d’appétit, mais il me semblait qu’on ne devait pas le savoir ; je n’avais jamais de ma vie eu la bouche si amère : je me tenais cependant pour sûr qu’avant la fin du jour quelqu’un paraîtrait31 ; mais lorsque j’ai entendu sonner les vingt-quatre heures je suis devenu comme un forcené hurlant, frappant des pieds, pestant, et accompagnant de hauts cris tout le vain tapage que mon étrange situation m’excitait à faire. Après plus d’une heure de ce furieux exercice ne voyant personne, n’ayant pas le moindre indice qui m’aurait fait imaginer que quelqu’un pût avoir entendu mes fureurs, enveloppé de ténèbres j’ai fermé la grille, craignant que les rats ne sautassent dans le cachot. Je me suis jeté étendu sur le plancher ayant enveloppé mes cheveux dans un mouchoir. Un pareil impitoyable abandon ne me paraissait pas vraisemblable, quand même on aurait décidé de me faire mourir. L’examen de ce que je pouvais avoir fait pour mériter un traitement si cruel ne pouvait durer qu’un moment car je ne trouvais pas matière pour m’y arrêter. En qualité de grand libertin, de hardi parleur, d’homme qui ne pensait qu’à jouir de la vie, je ne pouvais pas me trouver coupable, mais en me voyant malgré cela traité comme tel, j’épargne au lecteur [331r] tout ce que la rage, l’indignation, le désespoir m’a fait dire, et penser contre l’horrible despotisme qui m’opprimait. La noire colère, cependant, et le chagrin qui me dévorait, et le dur plancher sur lequel j’étais ne m’empêchèrent pas de m’endormir : ma constitution naturelle avait besoin du sommeil ; et lorsque l’individu qu’elle anime est jeune, et sain, elle sait se procurer ce qu’il lui faut sans avoir besoin qu’il y pense.

La cloche de minuit m’a éveillé. Affreux réveil lorsqu’il fait regretter le rien, ou les illusions du sommeil. Je ne pouvais pas croire d’avoir passé trois heures sans avoir senti aucun mal. Sans bouger, couché comme j’étais sur mon côté gauche, j’ai allongé le bras droit pour prendre mon mouchoir, que la réminiscence me rendait sûr d’avoir placé là. En allant à tâtons avec ma main ; Dieu ! Quelle surprise lorsque j’en trouve une autre froide comme glace. L’effroi m’a électrisé depuis la tête jusqu’aux pieds, et tous mes cheveux se hérissèrent. Jamais je n’ai eu dans toute ma vie l’âme saisie d’une telle frayeur, et je ne m’en suis jamais cru susceptible. J’ai certainement passé trois ou quatre minutes non seulement immobile, mais incapable de penser. Rendu un peu à moi-même je me suis fait la grâce de croire que la main que j’avais cru de toucher n’était qu’un objet de l’imagination : dans cette ferme supposition j’allonge de nouveau le bras au même endroit, et je trouve la même main, quel transi d’horreur, et jetant un cri perçant je serre, et je relâche en retirant mon bras. Je frémis ; mais devenu maître de mon [331v] raisonnement, je décide que pendant que je dormais on avait mis près de moi un cadavre32 ; car j’étais sûr que lorsque je me suis couché sur le plancher il n’y avait rien. Je me figure d’abord le corps de quelqu’innocent malheureux, et peut-être mon ami qu’on avait étranglé33, et qu’on avait ainsi placé près de moi pour que je trouvasse à mon réveil devant moi l’exemple du sort auquel je devais m’attendre. Cette pensée me rend féroce : je porte pour la troisième fois mon bras à la main, je m’en saisis, et je veux dans le même moment me lever pour tirer à moi le cadavre, et me rendre certain de toute l’atrocité de ce fait ; mais voulant m’appuyer sur mon coude gauche la même main froide que je tenais serrée devient vive, se retire, et je me sens dans l’instant avec ma grande surprise convaincu que je ne tenais dans ma main droite autre main que ma gauche, qui percluse, et engourdie avait perdu mouvement, sentiment34, et chaleur, effet du lit tendre, flexible, et douillet sur lequel mon pauvre individu reposait.

Cette aventure, quoique comique, ne m’a pas égayé. Elle m’a au contraire donné sujet aux réflexions les plus noires. Je me suis aperçu que j’étais dans un endroit, où si le faux paraissait vrai, les réalités devaient paraître des songes ; où l’entendement devait perdre la moitié de ses privilèges ; où la fantaisie altérée35 devait rendre la raison victime ou de l’espérance chimérique, ou de l’affreux désespoir. Je me suis d’abord mis sur mes gardes pour tout ce qui concernait cet article ; et j’ai pour la première fois de ma vie à l’âge de trente ans appelé à mon secours la philosophie dont j’avais tous les germes dans l’âme, et dont il ne m’était pas encore arrivé l’occasion d’en faire cas ni usage. Je crois que la plus grande partie des hommes meurent sans avoir [332r] jamais pensé. Je me suis tenu sur mon séant jusqu’à huit heures36 : les crépuscules37 du nouveau jour paraissaient : le Soleil devait se lever à neuf heures et un quart38 : il me tardait de voir ce jour : un pressentiment que je tenais pour infaillible m’assurait qu’on me renverrait chez moi : je brûlais des désirs de vengeance que je ne me dissimulais pas. Il me paraissait d’être à la tête du peuple pour exterminer le gouvernement, et pour massacrer les aristocrates ; tout devait être pulvérisé : je ne me contentais pas d’ordonner à des bourreaux le carnage de mes oppresseurs, mais c’était moi-même qui devais en exécuter le massacre. Tel est l’homme ; et il ne se doute pas que ce qui tient ce langage dans lui n’est pas sa raison ; mais sa plus grande ennemie : la colère.

J’ai attendu moins de ce que je m’étais disposé à attendre ; et voilà un premier motif de calme de fureur39. À huit heures et demie, le profond silence de ces lieux, enfer de l’humanité vivante, fut rompu par le glapissement des verrous aux vestibules des corridors qu’il fallait passer pour parvenir à mon cachot. J’ai vu le geôlier devant ma grille qui me demanda si j’avais eu le temps de penser à ce que je voulais manger. On est bien heureux, lorsque l’insolence d’un infâme se met sous le masque de la raillerie. Je lui ai répondu que je voulais une soupe aux ris, du bouilli, du rôti, du pain de l’eau, et du vin. J’ai vu le butor étonné de ne pas entendre les plaintes auxquelles il s’attendait. Il s’en alla ; mais il revint un quart d’heure après me dire qu’il s’étonnait que je ne [332v] voulusse pas avoir un lit, et tout ce qu’il me fallait, puisque, me dit-il, si vous vous flattezm, qu’on ne vous fait mettre ici que pour une nuit, vous vous trompez.

— Portez-moi donc tout ce que vous me croyez nécessaire.

— Où faut-il que j’aille ? Voilà un crayon, et du papier. Écrivez-moi tout.

Je lui ai indiqué par écrit l’endroit où il devait aller me chercher un lit, chemises, bas, robe de chambre, pantoufles, bonnets, fauteuil, table, peignes, miroirs, rasoirs, mouchoirs, mes livres, que Messer Grande m’avait pris, encre, et plumes, et papier. À la lecture que je lui ai faiten de ces articles, car le maraud ne savait pas lire, il me dit de rayer livres, encre, papier, miroir, rasoir, car tout cela était défendu sous les plombs par institution, et il me demanda de l’argent pour m’acheter le dîner. J’avais trois sequins, et je lui en ai donné un. Il sortit du galetas, et je l’ai entendu partir une heure après. Dans cette heure, comme je l’ai su dans la suite, il a servi sept autres prisonniers qui étaient retenus là-haut dans des cachots éloignés les uns des autres, pour leur empêcher toute communication.

Vers midi le geôlier parut suivi de cinq archers destinés à servir les prisonniers d’état. Il ouvrit le cachot pour introduire les meubles que j’avais ordonnéso, et mon dîner. On plaça le lit dans l’alcôve, on mit mon dîner sur une petite table. Mon couvert consista dans une cuiller d’ivoire qu’il avait achetéep avec mon argent ; fourchettes, et couteau étaient défendus comme tout outil de métal.

— Ordonnez, me dit-il, ce que vous voulez manger demain, parce que je ne peux venir ici qu’une fois [333r] par jour au lever de l’Aurore. L’illustrissime secrétaire m’a ordonné de vous dire qu’il vous enverra des livres convenables, puisque ceux que vous désirez d’avoir sont défendus.

— Remerciez-le de la grâce qu’il m’a faiteq de me mettre seul.

— Je ferai votre commission, mais vous faites mal à vous moquer ainsi.

— Je ne me moque pas, car il vaut mieux, ce me semble d’être seul qu’avec les scélérats qui doivent être ici.

— Comment Monsieur ! des scélérats ? J’en serais bien fâché. Il n’y a ici que d’honnêtes gens, qu’il faut cependant séparer de la société par des raisons que leurs seules Excellences savent. On vous a mis tout seul pour vous punir davantage, et vous voulez que jer remercie de votre part.

— Je ne savais pas cela.

Cet ignorant avait raison, et je ne m’en suis que trop aperçu quelques jours après. J’ai reconnu qu’un homme enfermé tout seul, et mis dans l’impossibilité de s’occuper, seul dans un endroit presqu’obscur, où il ne voit, ni ne peut voirs qu’une fois par jour celui qui lui porte à manger et où il ne peut pas marcher se tenant droit, est le plus malheureux des mortels. Il désire l’enfer, s’il le croit40, pour se voir en compagnie. Je suis parvenu là-dedans à désirer celle d’un assassin, d’un fou, d’un malade puant, d’un ours. La solitude sous les plombs désespère ; mais pour le savoir il faut en avoir fait l’expérience. Si le prisonnier est un homme de lettres, qu’on lui donne une écritoire, et du papier, et son malheur diminue de neuf dixièmes.

Après le départ du Geôlier j’ai mis la table près du trou pour me procurer un peu de lumière, et je me suis assis [333v] pour dîner à la petite lueur qui venait de la lucarne, mais je n’ai pu avaler qu’un peu de soupe. À jeun depuis quarante-cinq heures, il n’est pas étonnant si j’étais malade. J’ai passé la journée sans fureur sur mon fauteuil, désirant le lendemain, et m’accommodant l’esprit41 à la lecture des livres qu’on m’avait fait la grâce de me promettre. J’ai passé la nuit sans dormir au désagréable bruit que les rats faisaient dans le galetas, et en compagnie de l’horloge de S.t Marc qu’au son des heures il me paraissait d’avoir dans ma chambre. Une espèce de tourment dont je trouverai dans mes lecteurs peu de juges me faisait une peine insoutenable ; c’était un million de puces qui s’en donnaient à cœur joie sur tout mon corps, avides de mon sang, et de ma peau qu’elles perçaient avec un acharnement, dont je n’avais point d’idée : ces maudits insectes me donnaient des convulsions, me causaient des contractions spasmodiques, et m’empoisonnaient le sang42.

À la pointe du jour Laurent, c’était le nom du geôlier43, parut, fit faire mon lit, balayer, nettoyer, et un de sest sbires me présenta de l’eau pour me laver. Je voulaisu sortir dans le galetas ; mais Laurent me dit que cela n’était pas permis. Il me donna deux gros livres, que je me suis abstenu d’ouvrir, n’étant point sûr de pouvoir modérer un premier mouvement d’indignation qu’ils auraient peut-être pu me causer, et que l’espion aurait référé44. Après m’avoir laissé ma mangeaille, et m’avoir coupé deux citrons, il partit.

Après avoir vite mangé ma soupe pour la manger chaude, j’ai mis un livre contre la lumière qui venait de la lucarne au trou, et j’ai vu qu’il me serait facile de lire. Je regarde le titre, et je vois La cité mystique de sœur Marie de Jésus [334r] appelée d’Agrada45. Je n’en avais aucune idée. Le second était d’un jésuite dont j’ai oublié le nom46. Il établissait une nouvelle adoration particulière directe au cœur de Notre S. J. C.47. De toutes les parties humaines de notre divin médiateur, c’était celle-là que selon cet auteur on devait particulièrement adorer : idée singulière d’un fou ignorant, dont la lecture me révolta à la première page, car le cœur ne me paraissait pas un viscère plus respectable du poumon48. La cité mystique m’intéressa un peu.

J’ai lu tout ce que l’extravagance de l’imagination échauffée d’une vierge espagnole extrêmement dévote, mélancolique, enfermée dans un couvent, ayant des directeurs de conscience ignorants, et flatteurs, pouvait enfanter. Toutes ses visions chimériques, et monstrueuses étaient décorées du nom de révélations : amoureuse, et amie très intime de la sainte vierge, elle avait reçu ordre de DIEU même d’écrire la vie de sa divine mère, les instructions qui lui étaient nécessaires, et que personne ne pouvait avoir lues nulle part, lui avaient été fournies par le Saint-esprit.

Elle commençait donc l’histoire de la mère de DIEU, non pas du moment de sa naissance ; mais de celui de sa très immaculée conception dans le ventre de sainte Anne. Cette Sœur Marie d’Agrada était supérieure d’un couvent de cordelières49 fondé par elle-même chez elle. Après avoir narré en détail tout ce que sa grande héroïne faisait dans les neuf mois avant sa naissance, elle dit qu’à l’âge de trois ans elle balayait sa maison, aidée par neuf cents domestiques tous anges, que Dieu lui avait destinésv, commandés en personne par leur propre prince Michel, qui allait, et venait d’elle à Dieu, et de Dieu à elle pour leurs réciproques ambassades. Ce qui frappe dans ce livre est l’assurance où le lecteur judicieux doit se trouver qu’il n’y a rien que l’auteur plus que fanatique [334v] puisse avoir cru d’avoir inventé : l’invention ne peut pas aller jusque-là : tout est dit de bonne foi : ce sont des visions d’une cervelle sublimée50, qui sans aucune ombre d’orgueil, ivre de DIEU, croit de ne révéler autre chose que ce que le Saint-esprit lui dicte. Ce livre était imprimé avec la permission de l’inquisition51. Je ne pouvais revenir de mon étonnement. Bien loin que cet ouvrage augmentât, ou excitâtw dans mon esprit une ferveur, ou un zèle de religion, il me tenta de traiter de fabuleux tout ce que nous avons de mystique, et de dogmatique aussi.

Le caractère de ce livre traîne avec lui des conséquences. Un lecteur d’un esprit plus susceptible, et plus attaché que le mien au merveilleux, risque en le lisant de devenir visionnaire, et graphomane comme cette vierge. La nécessité de m’occuper à quelque chose m’a fait passer une semaine sur ce chef-d’œuvre d’un esprit exalté qui forge, je n’en disais rien au sot geôlier ; mais je n’en pouvais plus. D’abord que je m’endormais je m’apercevais de la peste que sœur d’Agrada avait communiquéex à mon esprit affaibli par la Mélancolie, et par la mauvaise nourriture. Mes rêves extravagants me faisaient rire, lorsqu’éveillé je les récapitulais, puisqu’il me venait envie de les écrire, et, si j’avais eu le nécessaire, j’aurais peut-être produit là-haut un ouvrage encore plus fou que celui que M. Cavalli m’avait envoyé. Depuis ce temps-là j’ai vu combien se trompent ceux qui attribuent à l’esprit de l’homme une certaine force : elle n’est que relative ; et l’homme qui s’étudierait bien ne trouverait en lui-même que faiblesse. J’ai vu que quoiqu’il arrive rarement que l’homme devienne fou, il est pourtant vrai que la chose est facile. Notre raison est comme la poudre à canon, qui quoiqu’il soit très facile de l’enflammer, elle ne s’enflamme cependant jamais à moins qu’on ne lui mette le feu ; ou comme un verre à boire qui ne se casse jamais à moins qu’on ne le casse. Le livre de cette Espagnole est ce qu’il faut pour faire devenir fou un homme ; mais pour que ce poison fasse l’effet, il faut le mettre seul sous les plombs, et le priver de toute autre occupation.

[335r] Dans le mois de novembre 1767 en allant de Pamplune à Madrid Andréa Capello mon voiturier s’arrêta pour dîner à une ville de la vieille Castille, dont considérant la tristesse, et la laideur il me vint envie d’en savoir le nom. Oh ! que j’ai ri quand on m’a dit que c’était Agreda52 ! C’est donc ici, me dis-je, que la tête de cette sainte folle est accouchée du chef-d’œuvre, que si je n’avais eu jamais à faire avec M. Cavalli je n’aurais jamais connu ! Un vieux prêtre, qui conçut de moi la plus haute estime, d’abord que je l’ai interrogé sur l’existence de cette heureuse amie de la mère de son créateur, me montra le lieu même où elle avait écrit,y m’assurant que le père, la mère et la sœur de la divine biographe avaient tous été saints. Il me dit, et c’était vrai, que l’Espagne sollicitait à Rome sa canonisation avec celle du vénérable Pallafox53. Ce fut peut-être cette cité mystique qui donna le talent au père Malagrida d’écrire la vie de sainte Anne54, que le Saint-esprit lui dicta aussi ; mais le pauvre jésuite dut en souffrir le martyre : raison plus forte pour lui procurer la canonisation lorsque la compagnie ressuscitera, et retournera dans son ancienne splendeur55.

Au bout de neuf à dix jours je n’ai eu plus d’argent. Laurent me demanda où il devait aller en prendre, et je lui ai répondu laconiquement : nulle part. Ce qui déplaisait à cet homme ignorant, avide, et bavard était mon silence. Le lendemain il me dit que le Tribunal m’assignait cinquante sous par jour56, dont il devait être le caissier, et dont il me rendrait compte tous les mois, et ferait l’usage que je lui prescrirais de mes épargnes. Je lui dis de me porter deux fois par semaine la gazette de Leide57, et il me répondit que ce n’était pas permis. Soixante et quinze livres par mois étaient plus qu’il ne me fallait, puisque je ne pouvais plus manger. L’extrême chaleur, et l’inanition causée par défaut de nourriture m’avaient énervé58. C’était le temps de la pestilentielle canicule : la force des rayons du Soleil qui dardaient sur les plombs qui couvraient le toit de ma prison, me tenait comme dans une étuve : [335v] la sueur qui filtrait de mon épiderme ruisselait sur le plancher à droite et à gauche de mon fauteuil, où je me tenais tout nu.

N’étant en quinze jours que j’étais là jamais allé à la selle, j’y fus, et j’ai cru de mourir des douleurs, dont je n’avais pas d’idée. Elles venaient d’hémorroïdes internes. C’est là que j’ai gagné cette cruelle maladie, dont je ne suis plus guéri : ce souvenir qui me rappelle de temps en temps la cause, ne vaut rien pour me la faire chérir. Si la Physique ne nous apprend pas des remèdes pour guérir de plusieurs maux, elle nous fournit du moins des moyens sûrs d’en acquérir. Cette maladie cependant m’a procuré des compliments en Russie : on en fait cas au point que je n’osais pas m’en plaindre lorsque j’y fus dix ans après. Il m’est arrivé la même chose à Constantinople, lorsque j’avais un rhume de cerveau, et que je m’en plaignais en présence d’un Turc : il ne disait rien ; mais il pensait en lui-même qu’un chien comme moi en était indigne.

Des violents frissons me firent connaître dans le même jour que j’étais assailli par la fièvre. J’ai gardé le lit, et le lendemain je n’en ai rien dit ; mais le surlendemain lorsque Laurent trouva encore tout le manger intact, il me demanda comment je me portais.

— Fort bien.

— Non monsieur, car vous ne mangez pas. Vous êtes malade, et vous verrez la magnificence59 du Tribunal qui vous fournira gratis médecin, médecines, médicaments, et chirurgien.

Trois heures après je l’ai vu sans aucun satellite60 avec une bougie à la main précédant un grave personnage dont la physionomie imposante me montra le médecin. J’étais dans l’ardeur de la fièvre qui depuis trois jours me brûlait le sang. Il m’interrogea, et je lui ai répondu qu’au confesseur, et au médecin je ne parlais jamais que sans témoins. Il dit à Laurent de sortir. Laurent ne voulut pas, et le docteur partit en me disant que j’étais en danger de mort. C’est ce que je désirais. Je sentais aussi quelque satisfaction dans une démarche qui pouvait démontrer aux impitoyables tyrans qui me tenaient là leur procédé inhumain.

Quatre heures après j’ai entendu le bruit des verrous. Le médecin [336r] entra tenant lui-même un flambeau à la main, et Laurent resta dehors. J’étais dans la plus grande langueur qui me procurait un véritable repos. Un vrai malade est exempt du tourment de l’ennui. J’étais charmé de voir cet infâme dehors, que je ne pouvais souffrir après l’explication qu’il m’avait faite du collier de fer.

Dans un petit quart d’heure j’ai informé le docteur de tout.

— Si vous voulezz, me dit-il, recouvrer la santé il faut bannir la tristesse.

— Écrivez-m’en la recette, et portez-la au seul apothicaire qui peut en faire la manipulation. Monsieur Cavalli est le mauvais physicien qui m’a donné le Cœur de Jésus, et la Cité mystique.

— Ces deux drogues peuvent fort bien vous avoir donné la fièvre, et les hémorroïdes : je ne vous abandonnerai pas.

Il s’en alla après m’avoir fait lui-même une fort longue61 limonade, dont il me pria de boire souvent. J’ai passé la nuit assoupi, et rêvant des extravagances mystiques.

Le lendemain deux heures plus tard que d’ordinaire je l’ai vu avec Laurent, et un chirurgien qui me saigna. Il me laissa une médecine qu’il me dit de prendre le soir, et une bouteille de bouillon. J’ai obtenu, me dit-il, la permission de vous faire transporter dans le galetas, où la chaleur n’est pas si grande qu’ici où l’air étouffe.

— Je renonce à cette grâce, car j’abhorre les rats que vous ne connaissez pas, et qui certainement viendraient dans mon lit.

— Quelle misère ! J’ai dit à Monsieur Cavalli qu’il a risqué de vous tuer avec ses livres, et il m’a dit de les lui rendre, et à leur place il vous donne Boèce62. Le voici.

— C’est un auteur qui vaut mieux que Sénèque, et je vous remercie.

— Je vous laisse une seringue, et de l’eau d’orge : amusez-vous avec des clystères63.

Il me fit quatre visites, et il me tira d’affaire : mon appétit revint. Au commencement de Septembre je me portais bien. Je n’endurais [336v] autre mal réel qu’une extrême chaleur, les puces, et l’ennui, car je ne pouvais pas toujours lire Boèce. Laurent me dit que j’avais la permission de sortir du cachot pour me laver en attendant qu’on faisait mon lit, et qu’on balayait, seul moyen de diminuer les puces, qui me dévoraient. Ce fut une grâce. Je profitai de ces huit à dix minutes pour me promener avec violence : les rats épouvantés n’osaient pas se montrer. Le même jour que Laurent me permit ce soulagement, il me rendit compte de mon argent. Il se trouva mon débiteur de vingt-cinq ou trente livres64 qu’il ne m’était pas permis de mettre dans ma bourse. Jeaa les lui ai laissées lui disant de me faire célébrer des messes. Il me remercia d’un style comme si c’était lui-même le prêtre qui devait les dire. J’en ai usé ainsi tous les mois, et je n’ai jamais vu de quittances d’aucun prêtre : il est certain que tout ce que Laurent put faire de moins injuste fut de s’approprier mon argent, et de dire mes messes lui-même au cabaret.

J’ai poursuivi dans cet étatab me flattant tous les jours d’être renvoyé chez moi : je ne me couchais jamais sans une espèce de certitude qu’on viendrait le lendemain me dire que j’étais libre ; mais lorsque toujours frustré dans mon espoir je réfléchissais qu’on aurait pu me fixer un terme, je décidais que ce ne pouvait pas être plus tard qu’auac premier d’Octobre jour où commençait le règne des nouveaux inquisiteurs. Ma prison donc selon moi, devait durer tant que les inquisiteurs actuels dureraient, et c’était la raison que je n’avais jamais vu le secrétaire qui, si cela n’était pas décidé, serait venu m’examiner, me convaincre de mes crimes, m’annoncer ma condamnation65 : cela me paraissait infaillible, parce que naturel ; mauvais argument sous les plombs où rien ne peut être selon la nature. Je me figurais que les inquisiteurs devaient avoir reconnu dans [337r] mon innocence leur injustice, et qu’ainsi ils ne me tenaient là que pour la forme, et en grâce de leur réputation ; mais qu’ils devaient absolument me remettre en liberté à la fin de leur règne. Je me sentais même en état de leur pardonner, et d’oublier l’injure qu’ils m’avaient faitead. Comment, me disais-je, pourraient-ils me laisserae ici à l’arbitre de leurs successeurs66 auxquels ilsaf n’auraient pu communiquer rien de suffisant à me faire condamner ? Je trouvais impossible qu’ils eussent pu me condamner et écrire ma sentence sans me la communiquer, et m’en avoir dit la raison. Mon droit me paraissait incontestable, et je raisonnais ainsi en conséquence ; mais ce raisonnement n’avait pas lieu vis-à-vis des règles d’un Tribunal qui se distingue de tous les tribunaux légaux de tous les gouvernements de la terre. Quand ce Tribunal procède contre un délinquant il est déjà sûr qu’il l’est : quel besoin a-t-il donc de lui parler ? Et quand il l’a condamné quelle nécessité a-t-il de lui donner la mauvaise nouvelle de sa sentence ? Son consentement n’est pas nécessaire : il vaut mieux, dit-on, de le laisser espérer : si on lui en rendait compte, il ne resterait pas pour cela en prison une seule heure de moins : celui qui est sage ne rend compte de ses affaires à personne ; et les affaires du Tribunal vénitien ne sont que celles de juger, et condamner ; le coupable est une machine qui n’a pas besoin de s’en mêler pour coopérer à la chose : c’est un clou qui pour entrer dans une planche n’a besoin que des coups de marteau.

Je savais en partie ces usages du colosse dont j’étais sous les pieds ; mais il y a sur la terre des choses qu’on ne peut jamais dire de bien savoir que lorsqu’on en a fait l’expérience. Si entre mes lecteurs s’en trouve quelqu’un auquel ces règles semblent injustes, je lui pardonne parce que vraiment elles n’en ont pas mal [337v] l’apparence ; mais il doit savoir qu’étant d’institution, elles deviennentag nécessaires parce qu’un Tribunal de cette trempe ne saurait subsister que par elles. Ceux qui les tiennent en vigueur sont des sénateurs choisis entre les plus qualifiés, et reconnus pour les plus vertueux. [Élusah à couvrir ce poste éminent, ils doivent jurer de faire ce que les premiers instituteurs67 ont prescrit à ceux qui y président, et ils n’y manquent pas, quoique quelquefois en soupirant, car ayant l’âme honnête ils doivent sentir qu’en condamnant même injustement un coupable, coupable de première évidence, ils exercent un exécrable despotisme en les condamnant sans le voir, sans le convaincre, et sans lui indiquer la punition.ai Ils ne sont pas honteux d’être élus à exercer un pouvoir si monstrueux ; mais au contraire ils en sont glorieux, et se sentent honorés. Ceux qui devraient être honteux sont leurs ministres, comme estaj le vers de A re malvagio consiglier peggiore [À mauvais roi, conseiller pire encore]68, mais il s’en faut bien qu’ils le soient :ak Les circospetti Nicolosi, Cavalli, Businello69 se croyaient monarques. Ce fut M. Cavalli qui manqua de me faire mourir avec sa maudite cité mystique, car ce livre n’a pu être dans l’institution du Tribunal.

Il y a douze ansal je crois que je fus témoin des soupirs de Monsieur Girolamo Diedo qui était inquisiteur d’état, et qui m’honorait de son amitié en qualité d’homme.

— Votre Excellence est si triste, lui dis-je un jour, qu’avez-vous donc ?

— Je dois ce soir faire étrangler un muranais, qui a soulevé le peuple à Muran où une rébellion était déjà déclarée, et dans le moment d’éclater.

— C’est haut crime, il mérite la mort, la raison d’état le condamne, si vous êtes sûr qu’il est coupable, pourquoi soupirez-vous ?

— Parce que ma nature répugne à faire mourir un homme sans l’avoir entendu.

— Vous avez raison ; mais vous deviez savoir que vous vous donniez un tel devoir, lorsque vous avez consenti à devenir du conseil de dix.

— On m’a élu sans que je le demande, […]am

[339r] anLe dernier de Septembre70 j’ai passé la nuit sans pouvoir dormir : j’étais impatient de voir paraître le nouveau jour, car je me sentais sûr d’être mis en liberté. Les impitoyables qui m’avaient fait mettre là avaient terminé leur règne. Mais le jour parut, Laurent vint me porter à manger, et ne m’annonça rien de nouveau. J’ai passé cinq ou six jours dans la rage, dans le désespoir. J’ai cru qu’il se pouvait que par des raisons que je ne pouvais pas deviner, on eût décidé de me tenir là pour tout le reste de mes jours. Cette idée affreuse me fit rire ; car je savais d’être le maître de n’y rester que très peu de temps d’abord que j’eusse pris le parti de me procurer la liberté au risque de ma vie. Ou l’on m’aurait tué, ou j’en serais venu à bout.

Deliberata morte ferocior [Devenu plus féroce par la résolution de mourir]71 ce fut au commencement de Novembre que j’ai formé le projet de sortir par force d’un lieu où on me tenait par force : cette pensée devint mon unique. J’ai commencé à chercher, à inventer, à examiner cent moyens de venir à bout d’une entreprise qu’avant moi plusieursao pouvaient avoir tentéeap ; mais que personne ne put conduire à son terme.

Dans ces mêmes jours un événement singulier me fit connaître la misérable situation où mon âme se trouvait.

J’étais debout dans le galetas regardant en haut vers la lucarne : je voyais également la très grosse poutre. Laurent sortait de mon cachot avec deux de ses gens, lorsque j’ai vu l’énorme poutre [339v] non pas branler, mais se tourner vers son côté droit, et se retourner d’abord comme elle était par un mouvement contraire lent, et interrompu : en même temps ayant senti que j’avais perdu mon aplomb, je fus convaincu que ç’avait été une secousse de tremblement de terre, et les archers étonnés dirent la même chose : me sentant réjoui de ce phénomène je n’ai pas prononcé le mot. Quatre ou cinq secondes après, ce mouvement reparut ; et je n’ai pas pu m’empêcheraq de prononcer ces mots : un altra, un altra gran Dio, ma più forte [Une autre, une autre grand Dieu, mais plus forte]. Les archers effrayés de ce qui leur sembla impiété d’un désespéré fou, et blasphémateur s’enfuirent saisis d’horreur. En m’examinant après, j’ai trouvé que je calculais entre les événements possibles l’écroulement du palais ducal compatible avec le recouvrement de ma liberté : le palais précipitant devait me jeter sans le moindre détriment72 sain, sauf, et libre sur le beau pavé de la place de S.t Marc. C’est ainsi que je commençais à devenir fou. Cette secousse vint du même tremblement de terre qui écrasa dans ces mêmes jours Lisbonne73.

a. Le noble biffé.

b. Il me flatta même de me faire vendre ces livres à un très cher prix. Je les lui avais confiés ; je les aurais donnés à très bon marché, car je n’en faisais aucun cas.

c. Que Mathilde m’avait donné et que biffé.

d. Écrits biffé.

e. Archers biffé.

f. Quatre biffé.

g. Entrâmes biffé.

h. Entre les mains du biffé.

i. Lorsque biffé.

j. D’un biffé.

k. Orth. une ais [planche] assurée… et élevée.

l. Jetant biffé.

m. Monsieur biffé.

n. Orth. fait.

o. Orth. ordonné.

p. Orth. acheté.

q. Orth. m’a fait.

r. Le biffé.

s. Personne biffé.

t. Archers biffé.

u. Aller biffé.

v. Orth. destiné.

w. Orth. augmenta ou excita.

x. Orth. communiqué.

y. Et il me dit biffé.

z. Monsieur biffé.

aa. Lui ai dit biffé.

ab. À me flatter biffé.

ac. Orth. que au.

ad. Orth. fait.

ae. Là biffé.

af. Ne pouvai biffé.

ag. Sinon justes, au moins de devoir, et biffé.

ah. Passage biffé. La première phrase reprend un passage de l’Histoire de ma fuite (voir ici).

ai. Bien loin d’être biffé.

aj. Leçon probable.

ak. Monsieur biffé.

al. Ou quatorze ans biffé.

am. Lacune : deux pages coupées.

an. Cinq lignes biffées en haut de la page : « comme dit Montagne, à tous les gros plaisirs que j’y serais mort comme un cochon ; et voilà comment assez souvent un malheur apparent est la cause d’un bonheur réel. Cette longue digression ne fera aucun tort à la narration exacte de mon séjour dans la prison des plombs ». Même référence à Montaigne dans l’Histoire de ma fuite (voir ici).

ao. Peuvent biffé.

ap. Orth. tenté.

aq. Qu’il ne m’échappât de la bouche biffé.

[342r] CHAPITRE XIV

Changement de cachot

Pour préparer mon lecteur à bien comprendre ma fuite d’un endroit pareil, il faut que je lui désigne le local. Ces prisons faites pour y tenir les coupables d’état sont positivement dans ce qu’on appelle le grenier du palais ducal. Son toit n’étant couvert ni d’ardoises, ni de briques ; mais de plaques de plomb de trois pieds carrés, et épaisses d’une ligne1, donne le nom de plombs aux mêmes prisons. On ne peut y entrer que par les portes du palais, ou par le bâtiment des prisons, par où on m’a fait entrer en passant le pont qu’on nomme des soupirs, dont j’ai déjà parlé. On ne peut monter à ces prisons qu’en passant par la salle où les inquisiteurs d’état s’assemblent : leur secrétaire en a seul la clef, que le concierge des plombs doit lui remettre, d’abord que du grand matin il a fait son service aux prisonniers. On le fait à la pointe du jour, parce que plus tard les archers allant, et venant seraient trop vus dans un endroit qui est rempli de tous ceux qui ont affaire aux chefs du conseil de dix, qui siègent tous les jours dans la salle contiguë appelée la bussola2 par où les archers doivent nécessairement passer.

Les prisons se trouvent divisées sous l’éminence des deux faces opposées du palais : trois sont au couchant dont la mienne était une, et quatre sont au levant. La gouttière au bord du toit de celles qui sont au couchant donne dans la cour du palais : celle au levant est perpendiculairement sur le canal dit rio di palazzo3. De ce côté les cachots sont très clairs, et on peut s’y tenir debout, qualités qui manquaient à la prison où j’étais qu’on appelait il trave4. Le plancher de mon cachot était positivement au-dessus du plafond de la salle des inquisiteurs, où ordinairement ils ne s’assemblent que la nuit après la séance [342v] journalière du conseil de dix dont tous les trois sont membres.

Informé comme j’étais de tout cela, eta ayant la parfaite idée topographique du local, la seule voie de me sauver susceptible de réussite, qui se présenta à mon jugement fut celle de percer le plancher de ma prison ; mais il fallait avoir des instruments, chose difficile dans un lieu où toute correspondance au-dehors5 était défendue, où on ne permettait ni visites, ni commerce épistolaire avec personne. N’ayant point d’argent pour séduire un archer je ne pouvais compter sur aucun. En supposant que le geôlier, et les deux satellites qui l’accompagnaient eussent eu la complaisance de se laisser étrangler, car je n’avais pas des armes, un autre archer se tenait à la porte de la galerie fermée qu’il n’ouvrait que lorsque le camarade qui voulait sortir lui donnait le mot de passe. La seule pensée qui m’occupait était celle deb m’enfuir, et ne trouvant pas dans Boèce le moyen je ne le lisais plus. J’y pensais toujours parce que j’étais certain de ne pouvoir le trouver qu’à force d’y penser. J’ai toujours cru que lorsqu’un homme se met dans la tête de venir à bout d’un projet quelconque, et qu’il ne s’occupe que de cela, il doit y parvenir, malgré toutes les difficultés : cet homme deviendra grand Vizir, il deviendra Pape, il culbutera une monarchie, pourvu qu’il s’y prenne de bonne heure, car l’homme arrivé à l’âge méprisé par la Fortune ne parvient plus à rien, et sans son secours on ne peut rien espérer. Il s’agit de compter sur elle, et en même temps de défier ses revers. Mais c’est un calcul politique des plus difficiles.

À la moitié de Novembre Laurent me dit que Messer Grande avait entre ses mains un détenu, et que le secrétaire Businello nouveau circospetto lui avait ordonné de le mettre dans le plus mauvais de tous les cachots, et que par conséquent c’était avec moi qu’il allait le mettre : il m’assurac que lui ayant représenté que j’avais regardé comme une grâce celle d’avoir été mis tout seul, ild lui avait répondu que je devais être devenu plus sage en quatre mois que j’étais là. Cette nouvelle ne me fit pas de peine, et je n’ai pas [343r] trouvé désagréable celle qui m’annonçait le changement de secrétaire. Ce M. Pierre Businello était un brave homme que j’avais connu à Paris, lorsqu’il allait à Londres en qualité de Résident de la République6.

Une heure après la cloche de Terza j’ai entendu le sifflement des verrous, et j’ai vu Laurent suivi de deux archers qui tenaient avec des menottes un jeune homme qui pleurait. On l’enferma chez moi, et on s’en alla sans dire le moindre mot. J’étais sur mon lit, où il ne pouvait pas me voir. Sa surprise m’amusa. Ayant le bonheur d’avoir une taille de cinq pieds7 il se tenait debout en regardant attentif mon fauteuil qu’il devait croire à son propre usage. Il voit sur la hauteur d’appui de la grille Boèce. Il essuie ses pleurs, l’ouvre et le rejette avec dépite, révolté peut-être d’avoir vu du latin. Il va à la gauche du cachot, et il s’étonne de trouver des hardes ; il s’approche de l’alcôve, il croit voir un lit ; il allonge la main, il mef touche, et il me demande pardon ; je lui dis de s’asseoir ; et voilà notre connaissance faite. Qui êtes-vous ? lui dis-je.

— Je suis de Vicence, je m’appelle Maggiorin8, mon père est cocher dans la maison Poggiana, il m’a tenu à l’école jusqu’à l’âge de onze ans, où j’ai appris à lire, et à écrire, puis je suis entré dans la boutique d’un perruquier, où en cinq ans j’ai appris à bien peigner. Je suis entré valet de chambre chez le comte XX9. Deux ans après sa fille unique sortit du couvent, et en la peignant je suis devenu amoureux d’elle comme elle de moi. Après nous être donné la foi de mariage nous nous abandonnâmes à la nature, et la comtesse qui a dix-huit ans comme moi devint grosse. Une servante de la maison fort dévote découvrit notre intelligence et la grossesse de la comtesse, et elle lui dit qu’elle était obligée en conscience de découvrir tout à son père ; mais ma femme sut l’engager à se taire en l’assurant que dans la semaine elle lui ferait dire le tout par son confesseur. Mais au lieu d’aller à confesse elle m’avertit de tout, et nous nous déterminâmes à partir. Elle s’est emparée d’une bonne somme d’argent, et de quelques [343v] diamants de feug sa mère, et nous devions partir la nuit pour aller à Milan ; mais après dîner le comte m’appela, et me donnant une lettreh il me dit que je devais partir d’abord pour la remettre en main propre de la personne ici à Venise à laquelle elle était adressée. Il me parla avec tant de bonté, et si tranquillement que je n’aurais jamais pu soupçonner ce qui m’est arrivé. Je suis allé prendre mon manteau, et en passant j’ai dit adieu à ma femme, en l’assurant que le cas était innocent, et qu’elle me verrait de retour le lendemain. Elle s’est évanouie. D’abord arrivé ici j’ai porté la lettre à la personne qui me fit attendre pour faire la réponse,i après l’avoir reçue je suis allé au cabaret pour manger un morceau, et pour partir d’abord après pour Vicence. Mais en sortant du cabaret les archers m’ont pris, etj m’ont conduit à la garde : j’y suis resté jusqu’à ce moment qu’ils m’ont conduit ici. Je crois, Monsieur, que je peux considérer la jeune comtesse comme ma femme.

— Vous vous trompez.

— Mais la nature.

— La nature si on l’écoute mène l’homme à faire des sottises jusqu’à ce qu’on le mette sous les plombs.

— Je suis donc sous les plombs ?

— Comme moi.

Il commença à pleurer à chaudes larmes. C’était un très joli garçon sincère, honnête, et amoureux à outrance, et je pardonnais en moi-même à la comtesse, en condamnant l’imprudence du père qui pouvait la faire peigner par une femme. Dans ses pleurs, et dans ses plaintes il ne parlait que de sa pauvre comtesse, il me faisait la plus grande pitié. Il croyait qu’on retournerait pour lui porter un lit, et à manger, mais je l’ai désabusé, et j’ai deviné10. Je lui ai donné à manger ; mais il n’a pu rien avaler. Il passa toute la journée, en ne se plaignant jamais de son sort que par rapport à sa maîtresse qu’il ne pouvait soulager, et qu’il ne pouvait pas se figurer ce qu’elle deviendrait. Elle était déjà vis-à-vis de moi plus que justifiée, et j’étais sûr que si les inquisiteurs [344r] s’étaient trouvés invisibles dans mon cachot présents à tout ce que ce pauvre garçon m’a dit, ils l’auraient non seulement renvoyé, mais marié avec sa maîtresse sans faire attention ni aux lois, ni aux usages ; et ils auraient peut-être fait enfermer le comte père, qui avait mis la paille près du feu. Je lui ai donné ma paillasse, car malgré qu’il fût propre je devais craindre les rêves d’un jeune homme amoureux. Il ne connaissait ni la grandeur de sa faute, ni le besoin que le comte avait qu’on lui donnât une punition secrète pour sauver l’honneur de sa famille.

Le lendemain on lui porta une paillasse, et un dîner de quinze sous que le Tribunal lui passait par charité. J’ai dit au geôlier que mon dîner suffisait pour tous les deux, et qu’il pouvait employer ce que le Tribunal passait à ce garçon pour lui faire célébrer trois messes par semaine. Il s’en chargea volontiers, il lui fit compliment de ce qu’il était avec moi, et il nous dit que nous pouvions nous promener dans le galetas pour une demi-heure. J’ai trouvé cette promenade excellente pour ma santé, et pour mon projet de fuite, qui ne parvint à sa maturité qu’onze mois après. Au bout de ce repaire de rats j’ai vu une quantité de vieux meubles jetés sur le plancher à droite et à gauche de deux caisses, et devant un grand tas de cahiers. J’en ai pris dix à douze pour m’amuser à les lire. C’était des procès tous criminels dont j’ai trouvé la lecture très divertissante, car il m’était permis de lire ce qui dans son temps dut avoir été très secret. J’ai vu des réponses singulières à des interrogations suggestives sur des séductions de vierges, des galanteries [344v] poussées trop loin par des hommes employés à des conservatoires de filles11, des faits vis-à-vis des confesseurs qui avaient abusé de leurs pénitentes, des maîtres d’école convaincus de pédérastie, et des tuteurs qui avaient trompé leurs pupilles : il y en avait d’anciens de deux, et trois siècles, dont le style, et les mœurs me procurèrent quelques heures de plaisir. Entre les meubles qui étaient par terre j’ai vu une bassinoire12, une chaudière, une pelle à feu, des pincettes, des vieux chandeliers, des pots de terre, et une seringue d’étain. J’ai jugé que quelqu’illustre prisonnier avait ainsi été distingué par la permission de faire usage de ces meubles. J’ai vu aussi une espèce de verrou tout droit gros comme mon poucek, et long d’un pied et demi13. Je n’ai touché à rien de tout cela. Le temps n’était pas encore venu pour jeter des dévolus sur quelque chose.

Mon camarade un beau matin vers la fin du mois me fut enlevé. Laurent me dit qu’on l’avait condamné aux prisons appelées les quatre14. Elles sont dans l’enceinte du bâtiment des prisons. Elles appartiennent aux inquisiteurs d’état. Les prisonniers qui sont là ont l’agrément de pouvoir appeler les geôliers quand ils en ont besoin15 : elles sont obscures ; mais ilsl ont une lampe à huile : tout est marbre, et on n’y craint pas le feu. J’ai su longtemps après que le pauvre Maggiorin y est resté cinq ans, et qu’on l’a après envoyé à Cerigo pour dix16. Je ne sais pas s’il y est mort. Il m’a tenu bonne compagnie, et je m’en suis aperçu lorsqu’étant resté seul je suis retombé dans la tristesse. Le privilège cependant de me promener tous les jours une demi-heure dans le galetas m’est resté. J’ai examiné tout ce qu’il y avait. Un caisson était rempli de beau papier, de cartons, de plumes d’oie non taillées, et de pelotons de ficelle : l’autre était cloué. Un morceau de marbre noir, poli, épais d’un pouce, long de six, et large de trois17 intéressa ma vue : je l’ai pris sans aucun dessein, et je l’ai placé sous mes chemises dans le cachot.

[345r] Huit jours après le départ de Maggiorin, Laurent me dit qu’il y avait apparence que j’aurais un nouveau camarade. Cet homme, qui au fond n’était qu’un bavard, commença à s’impatienter de ce que je ne lui faisais jamais aucune question. Son devoir était de ne pas l’être ; et ne pouvant pas faire parade avec moi de sa réserve, il s’imagina que je ne l’interrogeais jamais, parce que je supposais qu’il ne savait rien : son amour-propre se trouva lésé, et pour me faire voir que je me trompais, il commença à jaser non interrogé.

Il me dit qu’il croyait que j’aurais souvent des nouvelles visites, car les autres six cachots contenaient tous deux personnes qui n’étaient point faites pour être envoyées aux quatre. Après une longue pause, voyant que je ne lui demandais pas ce que c’était que cette distinction, il me dit qu’aux quatre il y avait pêle-mêle toutes sortes de gens, dont la condamnation quoiqu’à eux non connue était écrite : il poursuivit à me dire que ceux qui étaient comme moi sous les plombs, confiés à lui, étaient tous des personnes de la plus grande distinction, et criminels de ce qu’il était impossible que les curieux devinassent. Si vous saviez Monsieur quels sont les compagnons de votre sort ! Vous vous étonneriez, car il est vrai qu’on dit que vous êtes un homme d’esprit ; mais vous me pardonnerez…. Vous savez que ce n’est rien qu’avoir de l’esprit pour être traité18 ici…. vous m’entendez…. cinquante sous par jour c’est quelque chose….. on donne trois livres à un citoyen, quatre à un gentilhomme, et huit à un comte étranger19 : je dois le savoir je pense, car tout passe par mes mains.

Ici il me fit son propre éloge tout composé de qualités négatives : je ne suis ni voleur, ni traître, ni menteur, ni avare, ni méchant, ni brutal comme tous mes prédécesseurs, et quand j’ai bu une pinte de plus je deviens meilleur : si mon père m’avait envoyé [345v] à l’école, j’aurais appris à lire et à écrire, et je serais peut-être Messer Grande ; mais ce n’est pas ma faute. M. André Diedo20 m’estime, et ma femme qui n’a que vingt-quatre ans, et qui vous fait tous les jours à manger, va lui parler quand elle veut, et il la fait entrer sans façon, même quand il est au lit, grâce qu’il ne fait à aucun sénateur. Je vous promets que vous aurez avec vous tous les nouveaux débarqués, quoique toujours pour peu de temps ; car d’abord que le secrétaire a relevé de leur propre bouche ce qu’il lui importe de savoir, il les envoie à leur destination ou aux quatre, ou à quelque Fort, ou au Levant, ou, s’ils sont étrangers, aux confins de l’état, car le gouvernement ne se croit pas le maître de disposer des sujets des autres princes sommairement, à moins qu’ils ne soient à son service. La clémence du Tribunal, Monsieur, est sans exemple ; et il n’y en a aucun autre au monde qui procure à ses prisonniers plus de douceurs : on trouve cruel qu’il ne permette ni écrire, ni recevoir des visites, et c’est fou, car écrire et recevoir du monde est une perte de temps : vous me direz que vous n’avez rien à faire, mais nous ne pouvons pas dire cela nous autres.

Voilà à peu près la première harangue, dont ce bourreau m’a honoré, et qui, au vrai, m’amusa. J’ai vu que cet homme un peu moins bête aurait été plus méchant. J’ai décidé de tirer parti de sa bêtise.

Le lendemain on m’amena le nouveau camarade qu’on traita le premier jour comme on avait traité Maggiorin. J’ai appris qu’il me fallait avoir une autre cuiller d’ivoire, carm le premier jour on laissait le nouveau venu sans manger. C’était à moi à le traiter.

Cet homme, auquel je me suis d’abord montré, me fit une profonde révérence. Ma barbe, qui avait déjà quatre pouces21 de longueur, en imposait plus encore que ma taille. Laurent me prêtait souvent des ciseaux pour me faire les ongles des pieds ; mais il m’était défendu de couper ma barbe sous des grandes peines. On se fait à tout.

Mon nouveau venu était un homme de cinquante ans, grand comme moi, un peu courbé, maigre, à grande bouche, et longues dents sales ; il avait des petits yeux châtains, et des longs sourcils rouges22, une perruque ronde, et noire qui puait l’huile, et un habit de gros drap gris. Malgré qu’il ait accepté mon dîner, il fit le réservé ; il ne me dit pas le mot pour toute [346r] la journée, et j’en ai agi de même ; mais il changea de système le lendemain. On lui apporta de bonne heure un lit qui lui appartenait, et du linge dans un sac. Maggiorin sans moi n’aurait pas pu changer de chemise. Le geôlier lui demanda ce qu’il voulait pour son dîner, et de l’argent pour l’acheter.

— Je n’ai pas d’argent.

— Un homme riche comme vous n’a pas d’argent ?

— Je n’ai pas le sou.

— Fort bien. Je m’en vais d’abord vous porter du biscuit de munition une livre et demie, et un pot d’eau excellente. C’est dans l’ordre.

Il le lui porta avant que de partir, et il me laissa avec ce spectre23.

Je l’entends soupirer, il me fait pitié, et je romps le silence. Ne soupirez pas, Monsieur, vous dînerez avec moi ; mais il me semble que vous ayez commis une grande faute en venant ici sans argent.

— J’en ai ; mais il ne faut pas le dire à ces harpies.

— Belle sagacité qui vous condamne au pain, et à l’eau ! Puis-je vous demander si vous savez la raison de votre détention ?

— Oui Monsieur je la sais, et pour vous la faire sentir je vais vous dire en peu de mots mon histoire.

Je m’appelle Sgualdo Nobili24. Je suis fils d’un paysan, qui me fit apprendre à écrire, et qui à sa mort me laissa sa petite maison, et le peu de terrain qui en dépendait. Ma patrie est le Frioul une journée loin d’Udine. Un torrent qu’on appelle Corno25, et qui trop souvent endommageait ma petite possession, me fit prendre le parti il y a dix ans den la vendre, et de m’établir à Venise. On m’en compta huit mille livres en beaux sequins26. J’étais informé que dans la capitale de cette glorieuse république tout le monde jouissait d’une honnête liberté, et qu’un homme industrieux, et qui avait un capital comme le mien, pouvait y vivre fort à son aise en prêtant sur gages. Sûr de mon économie, de mon jugement, et de mon savoir-vivre, je me suis déterminé à faire ce même métier.

J’ai loué une petite maison dans le quartier du canal regio, je l’ai meublée, [346v] et en vivant tout seul, j’ai vécu deux ans très tranquille, et devenu plus riche deo dix mille livres, puisque voulant bien vivre j’en ai dépensé mille pour mon entretien. J’étais sûr de devenir en peu de temps dix fois plus riche. Dans ce temps-là j’ai prêté deux sequins à un Juif sur plusieurs livres bien reliés, entre lesquels j’ai trouvé la Sagesse de Charon. Je n’ai jamais aimé la lecture, je n’avais jamais lu que la doctrine chrétienne ; mais ce livre de la Sagesse me fit voir combien il était heureux de savoir lire27. Ce livre, Monsieur, que peut-être vous ne connaissez pas est l’excellent28. On connaît quand on l’a lu qu’on n’a pas besoin d’en lire d’autres ; car il contient tout ce qu’il peut importer à l’homme de savoir ; il le purge de tous les préjugés contractés dans l’enfance ; il le délivre des craintes d’une vie future ; il lui ouvre les yeux, il lui montre le chemin du bonheur, et il le rend savant. Procurez-vous cette lecture, et traitez de sots ceux qui vous diront qu’elle est défendue.

À ce discours j’ai connu mon homme, car je connaissais Charon, sans savoir qu’on l’avait traduit29. Mais quels sont les livres qu’on ne traduit pas à Venise ? Charon, grand admirateur de Montagne, crut d’aller au-delà de son modèlep mais il n’est pas parvenu à cela. Il a donné une forme méthodique à plusieurs choses que Montagne couche sans ordre, et qui jetées là par le grand homme ne parurent pas sujettes à censure ; mais Charon prêtre, et théologien fut justement condamné30. On ne l’a pasq beaucoup lu. Le sot Italien qui l’a traduit n’a pas seulement su que la traduction du mot sagesse est Sapienza. Charon eut l’impertinence de donner à son livre le titre de celui de Salomon. Mon camarade poursuivit ainsi :

Délivré par Charon de scrupules, et de toutes les anciennes fausses impressions, j’ai poussé mon commerce de façon qu’en six ans je me suis trouvé maître de neuf mille sequins31. Il ne faut pas vous étonner de cela, car dans cette riche ville le jeu, la débauche, et la [347r] fainéantise mettent tout le monde dans le désordre, et dans le besoin d’argent, et les sages profitent de ce que les fous dissipent.

Il y a trois ans qu’un comte Seriman32 fit connaissance avec moi, et qui m’ayant connu pour économe me pria de prendre de lui cinq cents sequins, de les mettre dans mon commerce, et de lui donner la moitié de l’utilité33. Il n’exigea qu’une simple quittance, dans laquelle je m’engageais de lui remettre la même somme à sa réquisition34. Je lui ai donné au bout de l’année soixante et quinze sequins, qui faisaient le quinze pour cent, et il me donna quittance, mais il se montra mécontent. Il avait tort car ayant assez d’argent je ne me suis pas servi du sien pour négocier. La seconde année par pure générosité j’en ai fait de même ; mais nous sommes venus à des mauvaises paroles, de sorte qu’il m’a demandé la restitution de la somme. Je lui ai répondu que j’en rabattrais cent cinquante sequins qu’il avait reçus ; rmais s’étant mis en colère il m’intima d’abord une extrajudiciaire exigeant la restitution de toute la somme. Un habile procureur prit ma défense, et suts me gagner deux ans : il y a trois mois qu’on m’a parlé d’un accommodement, et je m’y suis refusé ; mais craignant quelque violence, je me suis adressé à l’abbé Giustiniani, homme d’affaires du Marquis de Montallegre ambassadeur d’Espagne, qui me loua une petite maison sur la liste35, où on est à l’abri des surprises. Je voulais bien rendre au comte Seriman son argent mais je prétendais rabattre cent sequins que j’avais dépensést pour le procès qu’il m’a intenté. Mon procureur fut chez moi il y a huit jours avec celui du comte, et je leur ai fait voir les deux cent cinquante sequins dans une bourse que j’étais prêt à leur donner, et pas le sou davantage. Ils sont partis tous les deux mécontents. Il y a trois jours [347v] que l’abbé Giustiniani me fit dire que l’ambassadeur avait trouvé bon de permettre aux inquisiteurs d’état d’envoyer chez moi leurs gens pour faire une exécution36. Je ne savais pas que cela pouvait se faire. J’ai attendu cette visite avec courage après avoir mis tout mon argent en lieu de sûreté. Je n’aurais jamais cru que l’ambassadeur leur aurait permis de s’emparer de moi comme ils firent. À la pointe du jour Messer Grande vint chez moi, et me demanda trois cent cinquante sequins ; et à ma réponse que je n’avais pas le sou, il m’enleva ; et me voilà.

Après cette narration j’ai fait mes réflexions sur l’infâme coquin qu’on avait mis en ma compagnie, et à l’honneur qu’il m’avait fait de me croire un coquin comme lui en me narrant toute l’affaire, et me supposant fait pour l’applaudir. Dans tous les sots propos qu’il me tint trois jours de suite, me citant toujours Charon, j’ai vu la vérité du proverbe : Guardati da colui che non ha letto che un libro solo [Gardez-vous de celui qui n’a lu qu’un seul livre]37. Charon l’avait rendu athée, et il s’en vantait sans façon. Le quatrième jour, une heure après Terza, Laurent vint lui dire de descendre avec lui pour parler au Secrétaire. Il s’habilla vite, et au lieu de mettre ses souliers il mit les miens sans que je m’en aperçoive. Il descendit avec Laurent ; il remonta une demi-heure après en pleurant, et il tira hors de ses souliers deux bourses où il avait trois cent cinquante sequins que précédé de Laurent il porta au secrétaire. Il remonta après, et ayant pris son manteau il partit ; Laurent me dit après qu’on l’avait laissé aller. Le lendemain on vint prendre ses hardes. J’ai toujours cru que le secrétaire l’a fait confesser qu’il avait l’argent en lui menaçant la torture, qui en qualité de menace peut être encore bonne à quelque chose38.

Le premier de l’année 1756 j’ai reçu des étrennes. Laurent me porta une robe de chambre doublée de Renards, une couverture de soie rembourrée de coton, et un sac de peau d’ours pour y mettre les jambes, [348r] dans le froid qu’il faisait aussi excessif que la chaleur que j’avais enduréeu dans le mois d’Août. En me donnant cela il me dit par ordre du secrétaire que je pouvais disposer de six sequins par mois pour m’acheter tous les livres que je voulais, et la gazette aussi, et que ce présent me venait de M. de Bragadin. J’ai demandé à Laurent le crayon, et j’ai écrit sur un morceau de papier : Je suis reconnaissant à la pitié du Tribunal, et à la vertu de M. de Bragadin.

Il faut avoir été dans ma situation pour comprendre les sentiments que cette aventure réveilla dans mon âme : dans le fort de ma sensibilité j’ai pardonné à mes oppresseurs, et j’ai quasi abandonné le projet de m’enfuir, tant l’homme est pliant lorsque le malheur l’accable, et l’avilit. Laurent m’a dit que M. de Bragadin s’était présenté aux trois inquisiteurs, et qu’il leur avait demandé à genoux, et en pleurant la grâce de me faire parvenir cette marque de sa constante tendresse si j’étais encore dans le nombre des vivants ; et qu’émus ils n’avaient pas pu la lui refuser. J’ai sur-le-champ écrit tous les titres des livres que je voulais.

En me promenant dans le galetas, un beau matin, mes yeux s’arrêtèrent sur le long verrou qui était sur le plancher en le considérant comme arme offensive, et défensive : je l’ai pris, et porté dans le cachot en le plaçant sous mon habitv avec le morceau de marbre noir ;w d’abord que je me vis seul, je l’ai reconnu pour une parfaite pierre de touche39, puisqu’après un long frottement d’un bout du verrou contre la pierre j’ai vu sur le même bout une facette.

Devenu curieux de ce rare ouvrage où je me voyais nouveau, et auquel je me trouvais excité par l’espoir de posséder un meuble, qui là-haut devait être très défendu ; poussé aussi par la vanité de réussir à faire une arme sans les instruments nécessaires pour [348v] la construire, irrité même par les difficultés, car je devais frotter le verrou presqu’à l’obscur sur la hauteur d’appui sans pouvoir tenir ferme la pierre qu’avec ma main gauche, et sans avoir de l’huile pour l’humecter, et émoudre40 plus facilement le fer que je voulais rendre pointu : je n’ai fait usage que de ma salive, et j’ai travaillé quinze jours pour affiler41 huit facettes pyramidales, qui à leur bout formèrent une pointe parfaite : ces facettes avaient un pouce et demi de longueur. Cela formait un stylet octangulaire aussi bien proportionné qu’on n’aurait pu exiger davantage d’un bon taillandier42. On ne peut pas se figurer la peine, l’ennui que j’ai endurésx, et la patience que j’ai dû avoir à cette désagréable besogne sans autre outil qu’une pierre volante : ce fut pour moi un tourment d’une espèce quam siculi non invenere tyranni [que les tyrans siciliens n’ont pas inventée]43. Je ne pouvais plus mouvoir mon bras droit, et mon épaule me paraissaity disloquée. Le creux de ma main était devenu une grande plaie après que les vessies44 crevèrent : malgré mes douleurs je n’ai pourtant pas discontinué mon travail : je l’ai voulu voir parfait.

Vain de mon ouvrage, et sans avoir décidé comme, et en quoi j’aurais pu en faire usage, j’ai pensé à le cacher dans quelqu’endroit, où il eût pu se dérober même à la perquisition : j’ai pensé à le mettre à travers la paille de mon fauteuil ; mais non pas par-dessus où en levant le coussin on aurait pu voir la marque de la proéminence inégale ; mais en tournant le fauteuil à la renverse, où j’ai poussé dedans le verrou tout entier ; et si bien que pour le retrouver il aurait fallu savoir qu’il y était. C’est ainsi que DIEU me préparait le nécessaire à une fuite qui devait être admirable sinon prodigieuse. Je m’en avoue vain ; mais ma vanité ne vient pas de ce que j’ai réussi, car le bonheur45 s’en est beaucoup mêlé ;z elle procède de ce que j’ai jugé la chose faisable, et que j’ai eu le [349r] courage de l’entreprendre.

Après trois ou quatre jours de réflexions sur l’usage que je devais faire de mon verrou devenu esponton gros comme une canne, et long de vingt pouces46, dont la belle pointe acérée me démontrait qu’il n’est pas nécessaire de rendre le fer acier pour parvenir à la faire, j’ai vu que je n’avais qu’à faire un trou dans le plancher sous mon lit.

J’étais sûr que la chambre dessous ne pouvait être que celle où j’avais vu M. Cavalli ; j’étais sûr qu’on ouvrait cette chambre tous les matins, et j’étais sûr de pouvoir me couler facilement du haut en bas dès que le trou serait prêt moyennant mes draps de lit, dont j’aurais fait une espèce de corde, en assurant le bout d’en haut à un chevalet de mon lit. Dans cette même chambre je me serais tenu caché sous la grande table du Tribunal, et le matin, d’abord que j’aurais vu la porte ouverte, j’en serais sorti, et avant qu’on eût pu me suivre je me serais mis en lieu de sûreté. Je pensais qu’il était vraisemblable que Laurent laissât dans cette chambre un de ses archers pour garde, et pour celui-là je l’aurais d’abord tué en lui enfonçant mon esponton dans le gosier. Tout était bien imaginé ; mais le plancher pouvant être double, et triple, l’ouvrage aurait pu m’occuper un, et deux mois, je trouvais très difficile le moyen d’empêcher les archers de balayer le cachot pour un aussi long temps. Si je le leur avais défendu je leur aurais donné des soupçons, d’autant plus que pour me délivrer des puces j’avais exigé qu’ils balayassent tous les jours :aa le balai même leur aurait découvert le trou : j’avais besoin de la plus grande certitude que ce malheur ne m’arriverait pas.

En attendant j’aiab défendu qu’on balaye sans dire pourquoi je le défendais. Huit à dix jours après Laurentac m’en demanda la raison : je lui ai dit que c’était parce que la poussière qui s’élevait du plancher m’allait au poumon [349v] et pouvait me causer des tubercules47.

— Nous jetterons, me répondit-il, de l’eau sur le plancher.

— Point du tout car l’humidité peut produire la pléthore48.

Mais une semaine après, il ordonna qu’on balayât ; il fit porter le lit hors du cachot, et sous prétexte de faire nettoyer partout il alluma une chandelle. J’ai vu que le soupçon animait cette démarche, mais je me suis montré indifférent. J’ai alors pensé au moyen de fortifier mon projet. Le matin du lendemain, j’ai ensanglanté mon mouchoir me piquant un doigt, et j’ai attendu Laurent dans mon lit. La toux m’a pris, lui dis-je, avec tant de violence qu’une veine de ma poitrine s’est rompue, et m’a fait rendre tout le sang que vous voyez : faites-moi venir le médecin. Le docteur vint, m’ordonna une saignée, et m’écrivit un recipe. Je lui ai dit que Laurent était la cause de mon malheur ayant voulu balayer : il lui en fit des reproches, et il conta qu’un jeune perruquier venait de mourir de la poitrine49 par cette même raison, car, selon lui la poussière aspirée ne s’expirait jamais. Laurent jura qu’il crut de me rendre un service, et qu’il ne ferait plus balayer de toute sa vie. Je riais en moi-même de ce que le docteur n’aurait pas pu mieux parler étant concerté par moi. Les archers présents à ce doctrinal, furent enchantés de l’apprendre, et mirent entre les actes de leur charité celui de ne plus balayer que les cachots de ceux qui les maltraiteraient.

Après le départ du médecin, Laurent me demanda pardon, et m’assura que tous ses autres prisonniers se portaient bien, malgré qu’il faisait balayer leurs chambres tous les jours. Il les appelait chambres. Mais l’article, dit-il, est important, et je vais les éclairer là-dessus, car je vous regarde tous comme mes enfants.

La saignée d’ailleurs m’était nécessaire : elle m’a rendu le sommeil, et m’a guéri des contractions spasmodiques qui m’épouvantaient.

J’avais gagné un grand point ; mais le temps d’entamer mon ouvrage n’était pas encore arrivé. Le froid était fort, et mes mains ne pouvaient empoigner l’esponton sans geler. Mon entreprise exigeait un esprit prévoyant, déterminé à éviter tout ce qui pouvait être prévu [350r] facilement, et hardi, et intrépide pour se livrer au hasard dans tout ce qui malgré que prévu pouvait ne pas arriver. La situation de l’homme, qui doit en agir ainsi est fort malheureuse ; mais un juste calcul politique instruit que pour le tout expedit [il faut]50 risquer le tout.

Les nuits trop longues de l’hiver me désolaient. J’étais obligé de passer dix-neuf mortelles heures positivement dans les ténèbres ; et dans les jours de brouillard, qui à Venise ne sont pas rares, la lumière qui entrait par la fenêtre, et par le trou de la porte n’éclairait pas assez mon livre pour que je pusse y lire. Ne pouvant pas lire je tombais dans la pensée de mon évasion, et une cervelle toujours fixe à une même pensée peut donner dans la folie. La possession d’une lampe à l’huile m’aurait rendu heureux ; j’y ai pensé, et je me suis beaucoup réjoui lorsque j’ai cru d’avoir trouvé le moyen de l’obtenir par ruse. Pour la création de cette lampe, j’avais besoin des ingrédients qui devaient la composer. Il me fallait un vase, des lumignons de fil ou de coton, de l’huile, une pierre à fusil, briquet, allumettes, et amadou. Le vase pouvait être une petite casserole de terre, et j’avais celle où on me cuisait des œufs au beurre. Je me suis fait acheter de l’huile de Lucques sous prétexte que la salade accommodée avec l’ordinaire me faisait mal. J’ai extrait de ma courtepointe assez de coton pour me faire des lumignons. J’ai fait semblant d’être tourmenté par une forte douleur de dents ; et j’ai dit à Laurent qu’il me fallait de la pierre ponce ; il ne la connaissait pas, et j’ai substitué une pierre à fusil en lui disant qu’elle ferait le même effet ayant été mise pour un jour dans du fort vinaigre, et appliquée après sur la dent : elle m’aurait soulagé de la douleur. Laurent me dit que mon vinaigre était excellent, et que je pouvais y mettre une pierre moi-même, et il m’en jeta là trois ou quatre. Une boucle d’acier que j’avais à la ceinture de mes culottes devait me servir de briquet ; il ne restait à obtenir que du soufre, et de l’amadou, dont la provision me mettait aux champs. Mais [350v] voilà comment je l’ai trouvée à force d’y penser, et comment la Fortune s’en mêla.

J’avais eu une espèce de rougeole, qui après s’être desséchée m’avait laissé sur les bras des dartres qui me causaient une démangeaison qui m’incommodait ; j’ai dit à Laurent de demander au médecin un remède. Le lendemain il me porta un billet que le secrétaire avait lu, dans lequel le médecin avait écrit : un jour de diète, et quatre onces d’huile d’amandes douces, et la peau guérira : ou une onction d’onguent de fleur de soufre ; mais ce topique est dangereux. Je me moque, dis-je à Laurent, du danger, achetez-moi de cet onguent, et portez-le-moi demain ; ou donnez-moi du soufre, j’ai ici du beurre, et je me ferai l’onguent moi-même : avez-vous des allumettes ? Donnez-m’en. Il tira de sa poche toutes celles qu’il avait, et il me les donna. Qu’il est aisé d’avoir de la consolation quand on est dans la détresse !

J’ai passé deux ou trois heures pensant à ce que je pouvais substituer à l’amadou seul ingrédient qui me manquait, et que je ne savais sous quel prétexte me procurer ; lorsque je me suis souvenu d’avoir recommandé à mon tailleur de me doubler d’amadou mon habit de taffetas sous les aisselles, et de le couvrir avec de la toile cirée pour empêcher la tache de sueur qui principalement dans l’été gâte dans cet endroit-là tous les habits. J’avais mon habit devant moi, qui était tout neuf ; et mon cœur palpitait ; mon tailleur avait pu oublier mon ordre, et j’étais entre l’espoir, et la crainte. Je n’avais qu’à faire deux pas pour m’en assurer, et je n’osais pas. J’avais peur de ne pas trouver l’amadou, et de devoir abandonner un si cher espoir. Je m’y résous à la fin : je m’approche à l’ais où mon habit était, et tout d’un coup me trouvant indigne de cette grâce je me jette à genoux priant DIEU que le tailleur n’ait pas oublié mon ordre. Après cette chaude prière, je déploie mon habit, je découds la toile cirée, et je trouve l’amadou. Ma joie fut grande. Il était naturel que je remerciasse DIEU, puisque j’avais été chercher l’amadou confiant en sa bonté ; et ce fut ce [351r] que j’ai fait avec effusion de cœur.

À l’examen de cette action de grâces je ne me suis pas trouvé sot, comme je me suis découvert tel, réfléchissant à la prière que j’ai faitead au maître de tout en allant chercher l’amadou. Je ne l’aurais pas faite avant que d’aller sous les plombs, ni ne la ferais aujourd’hui ; mais la privation de la liberté du corps hébète les facultés de l’âme. On doit prier DIEU d’accorder des grâces, et non pas de bouleverser la nature par des miracles. Si le tailleur n’avait pas mis l’amadou sous les aisselles, je devais être certain de ne pas le trouver ; et s’il l’avait mis je devais être sûr de le trouver. Que voulais-je donc du maître de la nature ? L’esprit de ma première prière ne pouvait être que celui de dire :ae Seigneur faites que je trouve l’amadou quand même le tailleur l’aurait oublié, et s’il l’a mis ne le faites pas disparaître. Quelque théologien cependant pourrait trouver ma prière pieuse, sainte, et très raisonnable, car il la dirait fondée sur la force de la foi ; et il aurait raison, comme j’ai raison moi-même non théologien, de la trouver absurde. Je n’ai d’ailleurs pas besoin d’être sublime théologien pour trouver mon action de grâces louable. J’ai remercié DIEU de ce que le tailleur n’a pas manqué de mémoire, et ma reconnaissance fut juste selon les règles d’une saine philosophie.

D’abord que je me suis vu maître de l’amadou j’ai mis l’huile dans une casserole, et un lumignon, et j’ai vu une lampe. Quelle satisfaction que celle de ne devoir reconnaître ce bienfait que de moi-même, et de transgresser un ordreaf des plus cruels ! Il n’y avait pour moi plus de nuits. Adieu salade : je l’aimais beaucoup ; mais je ne la regrettais pas : il me semblait que l’huile n’était faite que pour nous éclairer. J’ai décidé de commencer à rompre le plancher le premier lundi de carême51, car dans les désordres du carnaval52 je craignais tous les jours des visites ; et j’ai bien prévu. Le Dimanche gras à midi j’ai entendu le bruit des verrous, et j’ai vu Laurent suivi d’un très gros homme que j’ai d’abord reconnu pour le Juif Gabriel Schalon53 célèbre dans l’habileté de faire trouver de l’argent aux jeunes gens par des mauvaises affaires : nous nous [351v] connaissions, ainsi nos compliments furent ceux de saison. La compagnie de cet homme n’était pas faite pour me faire plaisir ; mais il me fallait avoir patience : on l’enferma. Il dit à Laurent d’aller chez lui pour prendre son dîner, un lit, et tout ce qu’il lui fallait ; et il lui répondit qu’ils parleraient de cela le lendemain.

Ce Juif, qui était un évaporé54, ignorant, bavard et bête excepté dans son métier, commença par me féliciter de ce qu’on m’avait préféré à tout autre pour me donner sa compagnie. Je lui ai offert pour toute réponse la moitié de mon dîner qu’il refusa en me disant qu’il ne mangeait que du pur ; et qu’il attendrait à bien souper chez lui.

— Quand ?

— Ce soir. Vous voyez que quand j’ai demandé mon lit, il me dit que nous parlerons de cela demain. Il est évident que cela veut dire que je n’en ai pas besoin. Trouvez-vous vraisemblable qu’onag puisse laisser sans manger un homme comme moi ?

— On m’a traité de même.

— C’est bon ; mais entre nous il y a quelque différence ; et, cela soit dit entre vous et moi, les inquisiteurs d’état ont fait un faux pas en me faisant arrêter, et ils doivent se trouver embarrassés actuellement à réparer leur faute.

— Ils vous feront peut-être une pension, car vous êtes un homme à ménager.

— Vous raisonnez fort juste : il n’y a point de courtier à la bourse plus utile que moi au commerce intérieur, et les cinq sages55 ont beaucoup profité des avis que je leur ai donnésah. Ma détention est un événement singulier, qui par hasard aura fait votre bonheur.

— Mon bonheur ? Comment ?

— Il ne passera pas un mois que je vous ferai sortir d’ici. Je sais à qui je dois parler, et de quelle façon.

— Je compte donc sur vous.

Ce fripon imbécile se croyait quelque chose. Il a voulu m’informer de ce qu’on disait de moi ; et ne me rapportant que ce qu’on pouvait dire dans les entretiens des plus grands sots de la ville, il m’a ennuyé. J’ai pris un livre, et il eut l’effronterie de me prier de ne pas lire. Sa passion était celle de parler, et toujours de lui-même.

Je n’ai pas osé allumer ma lampe, et la nuit approchant il s’est déterminé à accepter du pain, et du vin de Chypre, et ma paillasse qui était devenue le lit de tous les nouveaux arrivés. Le lendemain on lui porta à manger de chez lui, et un lit. J’ai eu ce fardeau sur le corpsai huit à neuf semaines, car le secrétaire du tribunal eut besoin avant que de le condamner aux quatre [352r] de lui parler plusieurs fois pour tirer au clair ses friponneries, et pour le forcer à défaire des contrats illicites qu’il avait faits. Il me confessa lui-même d’avoir acheté de M. Dominico Micheli des rentes qui ne pouvaient appartenir à l’acheteur qu’après la mort du chevalier Antoine son père56. C’est vrai, me dit-il, que le vendeur y perdait cent pour cent, mais il faut considérer que l’acheteur aurait perdu tout, si le fils était mort avant le père. Lorsque j’ai vu que ce mauvais camarade ne s’en allait pas je me suis déterminé à allumer ma lampe : il me promit d’être discret, mais il ne le fut que tant qu’il resta avec moi ; car, quoique sans conséquence, Laurent l’a su. Cet homme enfin m’était à charge, et m’empêchait de travailler à ma fuite.

Il m’empêchait aussi de m’amuser à lire ; exigeant, ignorant, superstitieux, fanfaron, timide, de temps en temps désespéré fondant en larmes il prétendait de me faire faire les hauts cris d’accord avec lui en me démontrant que cette détention le perdait de réputation : je l’ai assuré que pour sa réputation il n’avait rien à craindre, et il prit mon brocard57 pour un compliment. Il ne voulait pas convenir d’être avare, et pour l’en convaincre je lui ai démontré un jour que si les inquisiteurs d’état lui donnaient cent sequins par jour, en lui ouvrant en même temps la porte de la prison, il n’en sortirait plus pour ne pas perdre les cent sequins. Il dut en convenir, et il en rit.

Il était Talmudiste comme tous les Juifs qui existent aujourd’hui ; et il affectait de me faire voir qu’il était très attaché à sa religion en conséquence de son savoir. Étant fils d’un Rabbi il était docte dans le cérémonial ; mais en examinant dans la suite mon genre humain, j’ai vu que la plus grande partie des hommes croit que le plus essentiel de la Religion consiste dans la discipline.

Ce Juif extrêmement gras ne sortant jamais de son lit, et dormant dans le jour, il lui arrivait de ne pas pouvoir dormir dans la nuit tandis qu’il entendait que je dormais assez bien. Il s’avisa une fois de me réveiller sur le plus beau de mon repos58.

— Eh bien par DIEU, lui dis-je, que voulez-vous ? Pourquoi m’avez-vous réveillé : si vous mourez je vous pardonne.

— Hélas ! mon cher ami, je ne peux pas dormir, ayez pitié de moi, et [352v] causons un peu.

— Et vous m’appelez cher ami ? Homme exécrable ! Je crois que votre insomnie est un vrai tourment, et je vous plains ; mais si une autre fois, pour vous soulager de votre peine, vous vous aviserez de me priver du plus grand bien dont la natureaj me permet de jouir dans le grand malheur qui m’accable, je sortirai de mon lit pour venir vous étrangler.

— Pardonnez de grâce, et soyez sûr que je ne vous réveillerai plus à l’avenir.

Il se peut que je ne l’aurais pas étranglé, mais il est certain qu’il m’en fit venir la tentation. Un homme en prison qui est entre les bras d’un doux sommeil n’est pas en prison, et l’esclave qui dort ne sent pas les chaînes de l’esclavage, tout comme les rois ne règnent pas alors. Le prisonnier donc doit regarder l’indiscret qui le réveille comme un bourreau qui vient le priver de sa liberté pour le replonger dans la misère : ajoutons qu’ordinairement le prisonnier qui dort rêve d’être en liberté, et que cette illusion lui tient lieu de réalité. Je me félicitais bien de n’avoir pas commencé mon travail avant l’arrivée de cet homme. Il demanda qu’on balaye ; les archers servants me firent rire lorsqu’ils lui dirent que cela me faisait mourir : il l’exigea. J’ai fait semblant d’en être malade, et les archers n’auraient pas exécuté son ordre si je m’y étais opposé ; mais mon intérêt me voulait complaisant.

Le Mercredi saint59, Laurent nous dit qu’après Terza M. le Circospetto Secrétaire monterait pour nous faire la visite de coutume à l’occasion des fêtes de Pâques qui sert à mettre la tranquillité dans l’âme de ceux qui veulent bien recevoir le Saint Sacrement, comme pour savoir s’ils n’ont rien à dire contre l’administration du geôlier. Ainsi, Messieurs, nous dit-il, si vous avez à vous plaindre de moi, plaignez-vous-en. Habillez-vous complètement, car telle est l’étiquette. J’ai ordonné à Laurent de me faire venir un confesseur pour le lendemain.

Je me suis donc habillé en tout point, et le Juif en fit de même en prenant congé de moi, parce qu’il se sentait sûr que le circospetto l’enverrait en liberté d’abord qu’il lui aurait parlé : il me dit que son [353r] pressentiment était de l’espèce de ceux qui ne l’avaient jamais trompé. Je l’en ai félicité. Le secrétaire arriva, on ouvrit le cachot, le Juif sortit, et se jeta à genoux : je n’ai entendu que des pleurs, et des cris, qui durèrent quatre ou cinq minutes sans que le secrétaire dise le mot. Il rentra, et Laurent me dit de sortir. Avec ma barbe de huit mois, et un habit composé par l’amour fait pour les chaleurs du mois de juillet dans ce jour-là, où le froid était fort, j’étaisak un personnage qui devait exciter à rire, et non pas inspirer la pitié. Ce terrible froid me faisait trembler comme le bord de l’ombre causée par le Soleil qui va se coucher, ce qui me déplaisait par la seule raison que le secrétaire pouvait croire que je tremblais de peur. Comme je suis sorti du cachot incliné, la révérence était déjà faite : je me suis dressé, je l’ai regardé sans orgueil, et sans bassesse sans me mouvoir, et sans parler : le circospetto immobile aussi garda le silence : cette scène muette de part, et d’autre dura deux minutes. Voyant que je ne lui disais rien, il me fit une inclination de tête d’un demi-pouce, et s’en alla. Je suis rentré, je me suis déshabillé, et je me suis mis au lit pour ressusciter ma chaleur naturelle. Le Juif fut étonné de ce que jeal n’avais pas parlé au secrétaire : tandis que mon silence avait dit beaucoup plus de ce qu’il croyait lui avoir dit avec ses lâches cris. Un prisonnier de mon espèce en présence de son juge ne devait ouvrir la bouche que pour répondre à des interrogations.

Le jour suivant un jésuite vint me confesser, et le Samedi saint un prêtre de S.t Marc vint m’administrer la sainte Eucharistie. Ma confessionam paraissant trop laconique au missionnaire qui l’écouta, il trouva bon de me faire plusieurs remontrances avant de m’absoudre.

— Priez-vous Dieu ? me dit-il.

— Je le prie depuis le matin jusqu’au soir, et depuis le soir jusqu’au matin, même lorsque je mange, et que je dors, puisque dans la situation où je suis tout ce qui se passe en moi jusqu’à mes agitations, à mes impatiences, et aux égarements de mon esprit ne peut être que prière devant la divine sagesse, qui seulean voit mon cœur.

Le jésuite accompagna d’un petit sourire mon doctrinal [353v] spécieux sur la prière, et le paya par un discours métaphysique d’un acabit qui ne cadrait aucunement avec celui du mien. J’aurais réfuté tout, si habile dans son métier il n’eût pas eu le talent de m’étonner, et de me rendre plus petit qu’une puce par une espèce de prophétie qui m’en imposa. Puisque, dit-il, c’est de nous que vous avez appris la religion que vous professez, exercez-la comme nous, et priez Dieu comme nous vous l’avons appris, et sachez que vous ne sortirez jamais d’ici que le jour dédié au Saint votre patron. Après ces paroles il me donna l’absolution, et il partit. L’impression qu’elles me firent est incroyable : j’ai eu beau faire, mais je n’ai jamais pu les faire sortir de ma tête. J’ai passé en revue tous les saints que j’ai trouvés sur l’almanach.

Ce jésuite était le directeur de la conscience de Monsieur Flaminio Corner60 vieux sénateur alors actuel inquisiteur d’état. Ce sénateur était homme de lettres célèbre, grand politique, très dévot, et auteur d’ouvrages tous pieux, et tous extraordinaires écrits en latin. Sa réputation était sans tache.

Informé que je devais sortir de là le jour du saint mon patron par un homme qui pouvait peut-être le savoir, je me suis réjoui d’avoir su d’en avoir un, et de savoir que je l’intéressais ; mais étant en devoir de le prier je devais le connaître. Qui est-il ? Le jésuite même n’aurait pas pu me le dire s’il l’avait su, car il aurait violé le secret : mais voyons, me suis-je dit, si je peux le deviner. Ce ne pouvait pas être S. Jacques de Compostelle, dont je portais le nom, car ce fut précisément dans le jour de sa fête que Messer Grande avait abattu ma porte. J’ai pris l’almanach, et examinant le plus voisin j’ai trouvé S.t Georges61, saint de quelque renommée, mais auquel je n’avais jamais pensé. Je me suis donc attaché à S. Marc qui venait au vingt-cinq du mois, et dont en qualité de Vénitien je pouvais [354r] réclamer la protection : je lui ai donc adressé mes vœux, mais en vain. Sa fête passa, et j’étais là. J’ai prisao l’autre S.t Jacques, frère de J.-C., qui vient avec S.t Philippe, mais je me suis aussi trompé, et pour lors je me suis attaché à S.t Antoine, qui fait, à ce qu’on dit à Padoue, treize miracles par jour ; mais en vain aussi62. Je suis passé ainsi d’un autre à un autre, et insensiblement je me suis accoutumé à espérer en vain dans la protection des saints. Je fus convaincu que le saint dans lequel je devais confier63 était mon verrou esponton. Malgré cela la prophétie du jésuite s’avéra. Je suis sorti de là le jour de la Toussaint, comme le lecteur verra, et il est certain, que, si j’en avais un, mon protecteur devait être chômé64 dans ce jour-là, puisqu’ils y sont tous.

Deux ou trois semaines après Pâques on me délivra du Juif ; mais ce pauvre homme ne fut pas renvoyé chez lui ; on le condamna aux quatre, où il resta deux ans, et après il est allé terminer ses jours à Trieste.

D’abord que je me suis vu tout seul, je me suis mis à mon ouvrage avec le plus grand empressement. J’avais besoin de me hâter avant l’arrivée de quelque nouvel hôte qui aurait voulu qu’on balayât. J’ai retiré mon lit, j’ai allumé ma lampe, et je me suis jeté sur le plancher mon esponton à la main après avoir étendu une serviette près de moi pour recueillir les petits débris de bois que je rongeais avec la pointe du verrou : il s’agissait de détruire la planche à force d’y enfoncer le fer : ces fragments au commencement de mon travail n’étaient pas plus grands qu’un grain de froment ; mais dans la suite ils devinrent des gros chicots. La planche était de bois de Mélèze de seize pouces65 de largeur : j’ai commencé à l’entamer à sa connexion à l’autre planche ; il n’y avait ni clou, ni lame de fer, et mon ouvrage était tout uni. Après six heures de travail j’ai noué ma serviette, et je l’ai placée [354v] de côté pour aller la vider le lendemain derrière le tas de cahiers qui était dans le fond du galetas. Les fragments de la rupture formaient un volume quatre à cinq fois plus grand que la cavité d’où je l’avais tiré : la courbe pouvait être de trente degrés d’un cercle ; son diamètre était de dix pouces66 à peu près. J’ai remis mon lit à sa place, et le lendemain en vidant ma serviette j’ai reconnu que je n’avais pas motif de craindre que mes fragments fussent vus.

Le second jour j’ai trouvé sous la première planche, qui avait une épaisseur de deux pouces, une seconde planche que j’ai jugéeap pareille à la première. N’ayant jamais eu le malheur d’avoir des visites, et étant toujours tourmenté par la crainte d’en avoir je suis parvenu en trois semaines à la parfaite dissolution de trois planches sous lesquelles j’ai trouvé le pavé incrusté de petites pièces de marbre qu’on nomme à Venise terrazzo marmorin67. C’est le pavé ordinaire des appartements de toutes les maisons de Venise, qui n’appartiennent pas à des pauvres gens. Les grands seigneurs mêmes préfèrent le terrazzo au parquet. Je me suis trouvé consterné lorsque j’ai vu que mon verrou n’y mordait pas : j’avais beau appuyer, et pousser ; ma pointe glissait. Cet incident m’abattait l’esprit. Je me suis souvenu d’Annibal qui selon Tite-Live s’était formé un passage à travers les alpes en brisant à coups de hache le roc qu’il rendait tendre à force de vinaigre : chose que j’avais trouvée incroyable, non pas par la force de l’acide, mais par la prodigieuse quantité de vinaigre qu’il aurait dû avoir. Je croyais qu’Annibal avait réussi à cela non pas aceto mais asceta qui dans le latin de Padoue pouvait être le même qu’ascia, et que l’erreur pouvait être des copistes68. J’ai tout de même versé dans ma concavité une bouteille de fort vinaigre que j’avais ; et le lendemain soit l’effet du vinaigre, ou d’une plus grande patience j’ai vu que j’en viendrais à bout, car il ne s’agissait pas de briser les petits morceaux de marbre, mais de pulvériser par la pointe de mon outil le ciment qui les unissait : et je fus bien content lorsque j’ai vu que la grande difficulté ne se trouvait que sur la surface. En quatre jours j’ai détruit tout ce pavé sans que la pointe de mon esponton s’endommageât. Le lustre de ses surfaces était même plus beau.

[355r] Sous le pavé marmorin j’ai trouvé une autre planche comme je m’y attendais : ce devait être la dernière ; c’est-à-dire la première dans l’ordre de comble de tout appartement dont les poutres soutiennent le plafond : j’ai entamé cette planche avec quelque difficulté majeure à cause que mon trou était devenu de dix pouces69 de profondeur. Je me recommandais sans cesse à la miséricorde de Dieu. Les esprits forts qui disent que la prière ne sert à rien ne savent pas ce qu’ils disent. Je sais qu’après avoir prié DIEU, je me trouvais toujours plus fort ; et c’est assez pour en prouver l’utilité, soit que l’augmentation de vigueur vienne immédiatement de DIEU, soit qu’elle soit une conséquence physique de la confiance qu’on a en lui.

Le vingt-cinq du mois de juin, jouraq dans lequel la seule république de Venise célèbrear la prodigieuse apparition de l’évangéliste S.t Marc sous la forme emblématique d’un lion ailé dans l’église ducale vers la fin de l’onzième siècle, événement qui démontra à la sagesse du sénat qu’il était temps de remercier S.t Théodore70, dont le crédit n’était plus assez fort pouras l’assister dans ses vues d’agrandissement, et de prendre pour son patron ce saint disciple de S.t Paul, ou de S.t Pierre selon Eusèbe71, que DIEU lui envoyait. Dans ce même jour trois heures après midi, lorsque tout nu, et fondant en sueur, étendu sur mon ventre je travaillais dans le trou, où pour y voir j’avais mis ma lampe allumée, j’ai entendu avec un effroi mortel l’aigre craquement du verrou de la porte du premier corridor. Quel moment ! Je souffle la lampe ; je laisse dans le trou mon esponton, j’y jette dedans ma serviette, je me lève, je mets à la hâte les chevalets, et les planches du lit dans l’alcôve ; j’y jette dessus la paillasse, et les matelas ; et n’ayant pas eu le temps d’y mettre les draps, j’y tombe dessus comme mort dans le moment que Laurent ouvrait déjà mon cachot. Un seul moment plus tôt on m’aurait surpris. Laurent allait me marcher sur le corps sans un cri que j’ai fait qui le fit reculer courbé sous la porte, en disant avec emphase : Hélas mon DIEU ! je vous plains, monsieur, car on brûle de chaleur ici comme dans une fournaise. Levez-vous, et remerciez DIEU qui vous envoie une excellente compagnie. — Entrez entrez illustrissime seigneur, dit-il au malheureux qui le suivait. Ce butor ne prend pas garde à ma nudité, et voilà l’illustrissime qui entre en m’esquivant, tandis que ne sachant pas ce que je faisais, je ramasse mes draps, je les jette sur le lit, et ne trouve nulle part une chemise, que la décence m’obligeait à me passer. Ce nouveau arrivé crut d’entrer dans l’enfer. Il s’écria : Où suis-je ? Où me met-on ? Quelle chaleur ! Quelle puanteur ! [355v] Avec qui suis-je ? Laurent l’appela alors dehors en me priant de me mettre une chemise, et de sortir dans le galetas ; il lui dit qu’il avait ordre d’aller chez lui pour lui porter un lit, et tout ce qu’il ordonnerait, et que jusqu’à son retour il pouvait se promener dans le galetas, et qu’en attendant le cachot avec la porte ouverte se purgerait de la puanteur qui n’était que d’huile. Quelle surprise pour moi en l’entendant dire que la puanteur était d’huile ! Effectivement elle venait de la lampe que j’avais éteinte sans la moucher. Laurent ne me faisait là-dessus aucune question ; il savait donc tout : le Juif lui avait tout dit. Que je me suis trouvé heureux qu’il n’a pas pu lui dire davantage ! J’ai conçu dans ce moment-là quelque considération pour Laurent.

Après avoir pris vite une autre chemise, et une robe de chambre je suis sorti. Le nouveau prisonnier écrivait avec du crayon ce qu’il voulait avoir. Ce fut lui qui dit le premier en me voyant : Voilà Casanova. J’ai d’abord reconnu l’abbé comte Fenarolo Bressan72, âgé de cinquante ans, homme aimable, riche, et chéri dans toutes les belles compagnies. Il vint m’embrasser, et lorsque je lui ai dit que j’aurais cru de voir là-haut tout le monde excepté luiat, il ne put pas retenir ses larmes, qui excitèrent les miennes.

D’abord que nous restâmes seuls je lui ai dit que lorsque son lit arriverait, je lui offriraisau l’alcôve, mais qu’il me ferait le plaisir de la refuser, et qu’il ne demanderait pas qu’on balayât le cachot, me réservant de lui en dire les raisons à loisir. Je lui ai dit la raison de la puanteur d’huile, et après m’avoir assuré du secret sur tout, il s’appela heureux d’avoir été mis avec moi. Il me dit que tout le monde ignorait mon crime, et que par conséquent tout le monde voulait le deviner. On disait que j’étais chef d’une nouvelle religion : d’autres disaient que Madame Memmo avait convaincu le Tribunal que j’enseignais l’athéisme à ses fils. On disait que M. Antonio Condulmer inquisiteur d’état m’avait fait enfermer en qualité de perturbateur du repos publicav, puisque je sifflais les comédies de l’abbé Chiari ; et que je voulais aller à Padoue exprès pour le tuer.

Toutes ces accusations avaient quelque fondement qui les rendaitaw vraisemblables ; mais elles étaient toutes controuvées. Je n’étais pas assez soucieux de religion pour penser à en bâtir une nouvelle. Les trois fils de Madame Memmo remplis d’esprit étaient plus faits pour séduire que pour être séduits, et M. Condulmer aurait eu trop à faire s’il avait voulu faire enfermer tous ceux qui sifflaient l’abbé Chiari. Pour ce qui regarde [356r] cet abbé, qui avait été jésuite, je lui avais pardonné. Le fameux père Origo73, aussi jésuite, m’avait appris à me venger en disant du bien de lui dans les grandes compagnies. Mes éloges excitaient les assistants à prononcer des satires, et je me voyais vengé sans m’incommoder.

Vers le soir on porta lit, fauteuil, linge, eaux de senteur, un bon dîner, et des bons vins. L’abbé n’a pu rien prendre ; mais je ne l’ai pas imité. On mit son lit sans déplacer le mien, et on nous enferma.

J’ai commencé par tirer hors du trou ma lampe, et ma serviette qui tombée dans la casserole s’était imbibée d’huile. J’en ai beaucoup ri. Un accident de peu de conséquence, arrivé par des raisons qui pouvaient en avoir des tragiques a droit de faire rire : j’ai mis tout en bon ordre ; et j’ai rallumé ma lampe, dont l’histoire a bien fait rire l’abbé. Nous passâmes la nuit sans dormir, non pas tant à cause d’un million de puces qui nous dévoraient, comme à cause de cent discours intéressants qui ne finissaient jamais. Voilà l’histoire de sa détention comme il me l’a narrée lui-même.

« Hier à vingt heures74 nous montâmes dans une gondole Madame Alessandri75, le comte Paul Martinengo, et moi ; nous arrivâmes à Fusine à vingt une, et à Padoue à vingt-quatre pour voir l’opéra, et retourner ici d’abord après. Au second acte mon mauvais Génie me fit aller dans la salle du jeu où j’ai vu le comte de Rosemberg ambassadeur de Vienne à masque levé, et à dix pas de lui Madame Ruzzini, dont le mari est sur son départ pour aller en qualité d’ambassadeur de la République à la même cour76. J’ai fait ma révérence à l’un et à l’autre, et j’allais sortir, lorsque l’ambassadeur me dit tout haut : Vous êtes bien heureux de pouvoir faire votre cour à une si aimable dame : ce n’est que dans ces moments que le personnage que je représente fait que le plus beau pays du monde devient ma galère. Dites-lui, je vous prie, que les lois qui m’empêchent de lui parler ici n’auront pas de force à Vienne, où je la verrai l’année prochaine, et où je lui ferai la guerre. Madame Ruzzini, qui vit qu’on parlait d’elle, me demanda ce que le comte avait dit, et je lui aiax rendu tout mot pour mot : répondez-lui, me dit-elle, que j’accepte la déclaration de guerre, et que nous verrons qui de nous deux saura la faire mieux. Je n’ai pas cru de commettre un crime en rendant cette réponse qui n’était qu’un compliment77. Après l’opéra nous mangeâmes un poulet, et nousay fûmes de retour ici à quatorze heures. J’allais me coucher pour dormir jusqu’à vingt, lorsqu’un fante me remit un billet, qui m’ordonnait d’être à la bussola à dix-neuf heures pour entendre ce que le circospetto Businello secrétaire du conseil de dix avait à me dire. Étonné par cet ordre [356v] toujours de mauvais augure, et fort fâché de devoir y obéir, je me suis rendu à l’heure prescrite à la présence du ministre, qui sans me dire le moindre mot ordonna qu’on me dépose ici. »az

Rien n’était si innocent que cette faute ; mais il y a au monde des lois qu’on peut violer innocemment, et dont les transgresseurs ne sont pas moins coupables. Je lui ai fait compliment sur ce qu’il savait son crime, sur son crime, et sur la forme de sa détention ; et comme sa faute était fort légère je lui ai dit qu’il ne resterait avec moi que huit jours, et qu’ensuite on lui dirait d’aller demeurer chez lui à Bresse pour six mois. Il me répondit sincèrement qu’il ne croyait pas qu’on le laisserait là huit jours ; et voilà l’homme qui ne se sentant pas coupable, ne peut pas concevoir qu’on puisse le punir. J’ai laissé qu’il se flatte ; mais ce que je lui ai dit est arrivé. Je me suis bien déterminé à lui tenir bonne compagnie pour soulager de tout mon pouvoir la grande sensibilité que lui causait sa détention. Je me suis approprié son malheur au point d’oublier totalement le mien dans tout le temps qu’il a passé avec moi.

Le lendemain à la pointe du jour Laurent porta du café, et dans un grand panier le dîner du comte abbé, qui ne concevait pas comment on pût supposer qu’un homme aurait envie de manger à cette heure-là. On nous laissa promener une heure, et après on nous enferma. Les puces qui nous tourmentaient furent la cause qu’il me demanda pourquoi je ne faisais pas balayer. Je n’ai pu souffrir ni qu’il me croie un cochon, ni qu’il pense que ma peau fût plus dure que la sienne : je lui ai tout dit, et même fait voir. Je l’ai vu surpris, et mêmeba mortifié de m’avoir d’une certaine façon forcé à lui faire cette importante confidence. Il m’encouragea à travailler, et à terminer l’ouverture dans la journée, si cela était possible pour me descendre lui-même, et retirer ma corde, puisque pour lui il ne se souciait pas de rendre son affaire plus grave par une fuite. Je lui ai fait voir le modèle d’une machine par laquelle j’étais sûr que lorsque je me serais descendu, je tirerai à moi le drap qui m’aurait servi de corde : c’était une petite baguette attachée par un bout à une longue ficelle. Mon drap ne devait être assuré au chevalet de mon lit que par cette baguette, qui devait entrer dans la corde par-dessous le chevalet des deux côtés : la ficelle maîtresse de la baguette devait aller jusqu’au plancher de la chambre des inquisiteurs où d’abord que je me serais vu debout je l’aurais tirée à moi. Il ne douta pas de cet effet, et il m’en félicita, d’autant plus que cette précaution m’était indispensablement nécessaire, puisque si le drap avait dû rester là, il eût été le principal objet qui aurait frappé la vue de Laurent qui ne pouvait monter où nous étions sans passer par cette chambre : il m’aurait d’abord cherché, trouvé, et arrêté. Mon noble compagnon fut persuadé que je devais suspendre mon travail, car je [357r] devais craindre la surprise d’autant plus que j’avais encore besoin de quelques jours pour achever ce trou qui devait coûter la vie à Laurent. Mais la pensée d’acheter ma liberté aux dépens de ses jours pouvait-elle ralentir mon empressement à me procurer ma liberté ? J’en aurais agi de même quand la conséquence de ma fuite aurait été la mort de tous les archers de la République, et même de l’état. L’amour de la patrie devient un vrai fantôme devant l’esprit d’un hommebb opprimé par elle.

Ma bonne humeur n’empêchait pas cependant mon cher camarade de tomber dans des quarts d’heure de tristesse. Il était amoureux de Madame Alessandri qui avait été chanteuse, et qui était maîtresse, ou épouse de son ami Martinengo, et il devait être heureux ; mais plus l’amantbc est heureux plus il devient malheureux si on l’arrache des bras de l’objet qu’il aime. Il soupirait, les larmes sortaient de ses yeux ; et il convenait qu’il aimait une femme qui assemblait en elle toutes les vertus. Je le plaignais sincèrement, sans m’aviser de lui dire pour le consoler que l’amour n’est que bagatelle, consolation désolante, que les seuls sots donnent aux amoureux : il n’est pas même vrai que l’amour ne soit que bagatelle.

Les huit jours que j’avais préditsbd passèrent bien vite : j’ai perdu cette chère compagnie ; mais je ne me suis pas laissé le temps de la regretter. Je n’ai jamais eu garde de recommander à cet honnête homme la discrétion ; le moindre de mes doutes aurait insulté sa belle âme.

Le trois de juillet Laurent lui dit de se tenir prêt à sortir à Terza, qui dans ce mois sonne à douze heures78. Par cette raison il ne lui porta pas son dîner. Dans ces huit jours il ne se nourrit que de soupe, de fruits, et de vin de Canaries. Ce fut moi qui fisbe chère exquise, à la grande satisfaction de mon ami qui admirait mon heureux tempérament. Nous passâmes les trois dernières heures dans les protestations de la plus tendre amitié. Laurent parut, descendit avec lui, et reparut un quart d’heure après pour emporter tout ce qui appartenait à cet aimable homme.

Le lendemain Laurent me rendit compte des dépenses du mois de Juin, et je l’ai vu attendri, lorsqu’ayant trouvé qu’il me restait quatre sequins, je lui dis que j’en faisais présent à sa femme. Je ne lui ai pas dit que c’était le loyer de ma lampe ; mais il l’a peut-être pensé.

Entièrement adonné à mon travail, j’ai vu mon ouvrage réduit à la perfection le vingt-trois d’Août. Cette longueur fut causée par un incident très naturel. En creusant la dernière planche toujours avec la plus grande circonspection pour ne la rendre que fort mince ; parvenu très près de la surface opposée, j’ai mis l’œil à un petit trou par lequel je devais voir la chambre [357v] des inquisiteurs, comme effectivement je l’ai vue ; mais en même temps j’ai vu très peu distante du même petit trou, qui n’était pas plus grand qu’une mouche une surface perpendiculaire d’environ huit pouces. C’était ce que j’avais toujours craint ; c’était une des poutres, qui soutenaient le plafond. Je me suis vu forcé à rendre le trou plus étendu du côté opposé à la poutre ; car elle rendait le passage si étroit que ma personne d’assez riche taille n’aurait jamais pu y passer. J’ai dû augmenter l’ouverture d’un quart craignant encore toujours que l’espace entre les deux poutres ne fût pas suffisant. Après l’ampliation79, un second petit trou du même calibre me fit voir que DIEU avait béni mon ouvrage. J’ai bouché les petits trous pour empêcher que les petits fragments ne tombassent dans la chambrebf ; ou qu’un rayon de lumière de ma lampe en y passant ne donnât indice de mon opération à quelqu’un qui aurait pu l’apercevoir.

J’ai fixé le moment de mon évasion dans la nuit précédant la fête de S.t Augustin80, parce que je savais que dans cette fête le grand Conseil s’assemblait, et que par conséquent il n’y aurait pas de monde à la bussola contiguë à la chambre par laquelle je devais nécessairement passer en me sauvant. J’ai donc fixé de sortir dans la nuit du vingt-sept.

La journée du vingt-cinq à midi il m’arriva ce qui me fait frissonner encore dans ce moment où je l’écris. À midi précis j’ai entendu le glapissement des verrous ; j’ai cru de mourir. Un violent battement de cœur qui frappaitbg trois ou quatre pouces plus bas que sa région me fit craindre mon dernier moment. Je me suis jeté éperdu sur mon fauteuil. Laurent en entrant dans le galetas, mit sa tête à la grille,bh me disant avec un ton de jouissance : Je vous félicite, Monsieur de la bonne nouvelle que je viens vous porter. Ayant d’abord cru que c’était celle de ma liberté, car je n’en connaissais pas d’autre qui pût être bonne, je me voyais perdu. La découverte du trou aurait fait révoquer ma grâce.

Laurent entre, et me dit d’aller avec lui.

— Attendez que je m’habille.

— N’importe, puisque vous ne faites que passer de ce vilain cachot à un autre clair, et tout neuf, où par deux fenêtres vous verrez la moitié de Venise81, où vous pourrez vous tenir debout, où…..

Mais je n’en pouvais plus ; je me sentais mourir.

— Donnez-moi du vinaigre, lui dis-je. Allez dire à M. le Secrétaire que je remercie le tribunal de cette grâce, et que je le supplie au nom de DIEU de me laisser ici.

— Vous me faites rire. Êtes-vous devenu fou ? On veut vous tirer de l’enfer pour vous placer au Paradis, et vous refusez ? Allons, allons, il faut obéir, levez-vous. Je vous donnerai le bras, et je vous ferai porter vos hardes, et vos livres.

[358r] Étonnébi, et en devoir de ne plus répliquer le moindre mot, je me suis levé, je suis sorti du cachot, et j’ai dans l’instant senti un petit soulagement en l’entendant ordonner à un des siens de le suivre avec mon fauteuil. Mon esponton était caché comme toujours dans la paille, et c’était toujours quelque chose. J’aurais voulu aussi me voir suivi par le beau trou que j’avais fait avec tant de peine, et que je devais abandonner ; mais c’était impossible. Mon corps allait ; mais mon âme restait là.

Le bras appuyé sur l’épaule de cet homme, qui par ses risées croyait d’exciter mon courage, j’ai passé deux étroits corridors, et après avoir descendu trois degrés je suis entré dans une grande salle très claire, et à son extrémité dans le coin à ma main gauche je suis entré par une petite porte dans un corridor qui avait deux pieds de large, et douze de long82, et deux fenêtres grillées à ma droite par où on voyait distinctement le haut de toute la partie de la grande ville qui était de ce côté-là jusqu’au Lido. Mais je n’étais pas en situation de me consoler par une belle vue.

La porte du cachot était au coin de ce corridor : j’ai vu une fenêtre grillée qui était vis-à-vis d’une des deux qui éclairaient le corridor, de sorte que le prisonnier quoiqu’enfermé, pouvait jouir en bonne partie de cette agréable perspective. Le plus important était que cette même fenêtre [358v] étant ouverte laissait entrer un vent doux, et frais, qui tempérait l’insoutenable chaleur, et qui était un vrai baume pour la pauvre créature qui devait respirer là-dedans principalement dans cette saison.

Je n’ai pas fait ces observations dans ce moment-là, comme le lecteur peut bien se le figurer. D’abord que Laurent me vit dans le cachot, il y fit placer mon fauteuil, et je m’y suis d’abord jeté dessus ; puis il s’en alla en me disant qu’il allait me faire porter dans l’instant mon lit avec tout ce qui m’appartenait.

Le stoïcisme de Zenon, l’Ataraxie des Pyrrhoniens83 offrent au jugement des images fort extraordinaires. On les célèbre, on les met en dérision, on les admire, on s’en moque, et les sages n’accordent leurs possibilités qu’avec des restrictions. Tout homme appelé à juger d’impossibilité, ou de possibilité morale a raison de ne partir jamais que de lui-même, car étant de bonne foi il ne peut admettre une force intérieure dans qui que ce soit à moins qu’il n’en sente le germe en soi-même. Ce que je trouve en moi sur cette matière est que l’homme par une force gagnée moyennant une grande étude peut parvenir à se défendre de crier dans les douleurs, et à se maintenir fort contre l’impulsion des premiers mouvements. C’est là le tout. L’abstine, et le sustine [supporte et abstiens-toi]84 caractérisent un bon philosophe, mais les douleurs matérielles qui affligent le stoïcien, ne [359r] seront pas moindres que celles qui tourmentent l’épicurien ; et les chagrins seront plus cuisants pour celui qui les dissimule que pour l’autre qui se procure un soulagement réel en se plaignant. L’homme qui veut paraître indifférent à un événement qui décide de son état n’en a que l’air, à moins qu’il ne soit imbécile, ou enragé. Celui qui se vante de tranquillité parfaite ment, et j’en demande mille pardons à Socrate. Je croirai tout à85 Zenon lorsqu’il me dira d’avoir trouvé le secret d’empêcher la nature de pâlir, de rougir, de rire, et de pleurer.

Je me tenais sur mon fauteuil comme un homme extupéfait86 : immobile comme une statue je voyais que j’avais perdu toutes les peines que je m’étais données, et je ne pouvais pas m’en repentir. Je me trouvais destitué d’espoir, et je ne sentais autre soulagement que celui que je pouvais me procurer en ne pensant pas à l’avenir.

Ma penséebj s’élevant jusqu’à Dieu, l’état où j’étais me semblait une punition venantbk immédiatement de lui, de ce que m’ayant laissé le temps d’achever mon opération, j’avais abusé de sa grâce en tardant trois jours à me sauver. Il était vrai que j’aurais pu descendre trois jours plus tôt, mais il ne me paraissait pas de mériter une pareille punition pour avoir différé en grâce de la plus prudente de toutes les réflexions ; et adoptant une précaution qui m’était prescrite par une prévoyance, qui au contraire méritait récompense, puisque si j’avais dû suivre toute mon impatience naturelle j’aurais bravé tous les dangers.

[359v] Pour brusquer la raison qui m’avait fait différer ma fuite jusqu’au vingt-sept du mois d’Août il m’aurait fallu une révélation ; et la lecture de Marie d’Agreda ne m’avait pas fait devenir fou.

a. Avec biffé.

b. M’enfuir ; et n’ayant pas trouvé biffé.

c. Qu’il lui avait biffé.

d. Et qu’il biffé.

e. Lorsqu’il voit que c’est biffé.

f. Trouve biffé.

g. Orth. feue.

h. En me disant biffé.

i. Il me l’a donné, et biffé.

j. Me conduisirent biffé.

k. Orth. puce.

l. Peuvent avoir de la lumière biffé.

m. On laissait sans manger biffé.

n. Vendre mon bien biffé.

o. Sept biffé.

p. : il n’eut jamais l’approbation des gens de lettres biffé.

q. Lu ; on l’a laissé dans la fange biffé.

r. Et il devint furieux, et le lendemain il m’intima biffé.

s. Faire passer deux ans sans biffé.

t. Orth. dépensé.

u. Orth. enduré.

v. : retourné [leçon probable] dehors j’ai pris biffé.

w. Et resté tout biffé.

x. Orth enduré.

y. Démise biffé.

z. Mais biffé.

aa. ils auraient trouvé le trou avec le balai, et j’avais biffé.

ab. Ordonné qu’on ne balaye pas sans alléguer aucune raison biffé.

ac. Me demandat pourquoi j’avais défendu de balayer biffé.

ad. Orth. fait.

ae. Seineur biffé. Italianisme ?

af. Dont je ne connaissais pas le plus cruel ! biffé.

ag. Traite ainsi un biffé.

ah. Orth. donné.

ai. Presque trois mois biffé.

aj. Une figure biffé.

ak. Ne lui biffé.

al. Parut biffé.

am. Peut me permettre biffé.

an. Voyait biffé.

ao. Un biffé.

ap. Orth. jugé.

aq. De la fête que biffé.

ar. En mémoire de biffé.

as. Le tenir biffé.

at. Lui est ajouté par nous : le manuscrit est déchiré à cet endroit.

au. Désinences verbales ajoutées par nous à arriverait et offrirais.

av. Orth. publique.

aw. Orth. rendaient.

ax. Guillemet ajouté par nous : selon l’usage de l’époque, Casanova n’avait mis de guillemets qu’en tête des quatre premières lignes et des trois dernières.

ay. Fâché biffé.

az. Dit biffé.

ba. Retournâmes biffé.

bb. En prison biffé.

bc. Était biffé.

bd. Orth. prédit.

be. Orth. fit.

bf. Des inquisiteurs biffé.

bg. Plus que six biffé.

bh. Et me dit biffé.

bi. À partir de là, écriture en double interligne, plus aérée.

bj. S’élevait biffé.

bk. Orth. venante.

[362r] CHAPITRE XV

Ma sortie de la prison par le toit du palais ducal

Une minute après, deux sbires me portèrent mon lit, et s’en allèrent pour revenir d’abord avec toutes mes hardes, mais deux heures s’écoulèrent sans que je ne revisse personne, malgré que les portes de mon cachot fussent ouvertes. Ce retard me causait une foule de pensées ; mais je ne pouvais rien deviner. Devant tout craindre, je tâchais de me mettre dans un état de tranquillité fait pour résister à tout ce qui pouvait m’arriver de désagréable.

Outre les plombs, et les quatre, les inquisiteurs d’état possèdent aussi dix-neuf autres prisons affreuses, sous terre dans le même palais ducal, où ils condamnent des criminels qui ont mérité la mort. Tous les juges souverains de la terre ont toujours cru qu’en laissant la vie à celui qui a mérité la mort on lui fait grâce, quelle quea soit l’horreur de la peine qu’on lui substitue. Il me semble que ce ne puisse être une grâce que paraissant telle au coupable ; mais ils la lui font sans le consulter. Elle devient injustice.

Ces dix-neuf prisons souterraines ressemblent parfaitement à des tombeaux ; mais on les appelle puits1, parce qu’ils sont toujours inondés par deux pieds d’eau de la mer qui y entre par le même trou grillé par où ils reçoivent un peu de lumière : ces trous n’ont qu’un pied carré d’extension2. Le prisonnier est obligé, à moins qu’il n’aime d’être toute la journée dans un bain d’eau salée jusqu’aux genoux, de se tenir assis sur un tréteau, où il a aussi sa paillasse, et où l’on met au point du jour son eau, sa soupe, et son pain de munition qu’il doit manger d’abord, car, s’il tarde, des rats de mer fort gros iraient le lui arracher des mains. Dans cette horrible prison, où ordinairement les détenus sont condamnés pour tout le reste de leurs jours, et avec une pareille nourriture plusieurs vivent jusqu’à leur extrême vieillesse. Un scélérat qui mourut dans ce [362v] temps-là, y avait été mis à l’âge de quarante-quatre ans. Persuadé d’avoir mérité la mort, il se peut que cette prison lui ait paru une grâce. Il y a des gens qui ne craignent que la mort. L’homme dont je parle s’appelait Beguelin3 : il était français. Il avait servi en qualité de capitaine dans les troupes de la république dans la dernière guerre qu’elle avait soutenueb contre le Turc l’an 1716, et dans Corfou sous les ordres du Maréchal comte de Schulembourg qui obligea le grand Vizir à en lever le siège. Ce Beguelin servait d’espion au maréchal, se déguisant en Turc, et allant hardiment dans l’armée ennemie ; mais en même temps ilc servait d’espion au grand Vizir. Ayant été reconnu coupable de ce double espionnage il mérita la mort, et il est certain que l’envoyant mourir dans les puits on lui fit grâce, et c’est si vrai qu’il y vécut trente-sept ans. Il ne peut que s’être ennuyé, et avoir eu toujours faim. Il peut avoir dit : Dum vita superest bene est [Tant que la vie me reste, tout est bien]4. Mais les prisons que j’ai vuesd à Spilberg5 en Moravie, où la clémence mettait des coupables de mort, et où le scélérat ne pouvait jamais parvenir à y résister un an sont telles que la mort qu’elles causent Siculi non invenere tyranni [Les tyrans siciliens ne l’ont pas inventée]6.

Dans les deux heures d’attente, je n’ai pas manqué de me figurer qu’on allait peut-être me transporter aux puits. Dans un endroit où le malheureux se nourrit d’espérances chimériques, il doit aussi avoir des craintes paniques déraisonnées. Le tribunal, maître de l’éminence, et des souterrains du grand palais, aurait fort bien pu envoyer à l’enfer quelqu’un qui aurait tenté de déserter du purgatoire.

J’ai enfin entendu les pas furieux de quelqu’un qui venait où j’étais. J’ai vu Laurent que la colère défigurait. Écumant de rage, blasphémant Dieu, et tous les saints, il commença par m’ordonner de lui donner la hache, et les outils que j’avais employés pour percer le plancher, et de lui dire quel était celui de ses sbires qui me les avait portés. Je lui ai répondu, sans bouger, que je ne savais pas de quoi il me parlait. Il ordonne alors qu’on me fouille. Mais à cet ordre je me lève vite, je menace les coquins, et me mettant tout [363r] nu je leur ai dit de faire leur métier. Il fit visiter mes matelas, et vider ma paillasse, et il fit chercher jusque dans la cassolette puante. Il prit entre ses mains le coussin de mon fauteuil, et n’y ayant trouvé rien de résistant, il le jeta par dépit contre terre.

— Vous ne voulez pas, dit-il, me dire où sont les instruments avec lesquels vous avez fait l’ouverture, mais vous serez forcée à parler par quelqu’un.

— S’il est vrai que j’ai fait un trou dans le plancher je dirai que j’ai reçu les instruments de vous-même, et que je vous les ai rendusf.

À cette réponse que ses gens, qu’il avait apparemment irrités, applaudirent, il hurla, il donna de la tête contre la cloison, il pesta des pieds7 ; j’ai cru qu’il devenait furieux. Il sortit, et ses gens me portèrent mes hardes, mes livres, mes bouteilles, et tout excepté ma lampe et ma pierre. Après celag avant de quitter le corridor, il ferma les vitres des deux fenêtres par où je recevais un peu d’air. Par là je me suis trouvé enfermé dans un petit lieu, où l’air ne pouvait entrer par aucune autre ouverture. J’avoue qu’après son départ je me suis trouvé quitte à bon marché. Malgré l’esprit de son métier, il n’a pas pensé àh renverser le fauteuil.i Me trouvant encore possesseur de mon verrou, j’ai adoré la providence, et j’ai vu que jej pouvais encore y compter dessus pour le rendre l’instrument de ma fuite.

La grande chaleur, et le bouleversement arrivé dans la journée m’empêchèrent de dormir. Le lendemain de bonne heure il me porta du vin qui était devenu vinaigre, de l’eau puante, de la salade pourrie, de la viande gâtée, et du pain très dur : il ne fit point nettoyer, et lorsque je l’ai prié d’ouvrir les fenêtres, il ne m’a pas seulement répondu. Une cérémonie extraordinaire qu’on commença à exercer ce jour-là fut celle d’un archer qui avec une barre de fer faisait le tour de mon cachot en frappant partout le plancher, et les parois, et principalement sous le lit. J’ai observé que l’archer qui donnait ces coups de barre ne frappait jamais le plafond. Cette observation me fit enfanter le projet de sortir de là par le toit ; mais pour rendre le projet mûr il fallait des combinaisons qui ne dépendaient pas de moi ; car je ne [363v] pouvais rien faire qui ne fût exposé à la vue. Le cachot était tout neuf ; la moindre égratignure aurait sauté aux yeux de chacun des archers à leur entréek.

J’ai passé une cruelle journée. La forte chaleur commença vers midi. Je croyais positivement d’étouffer. Je me trouvais dans une véritable étuve. Il me fut impossible de manger, ou de boire, car tout était corrompu. La faiblesse causée par la chaleur, et par la sueur qui sortait de tout mon corps à grosses gouttes, ne me permettait ni de marcher, ni de lire. Mon dîner le lendemain fut le même ; la puanteur du veau qu’il me porta vint d’abord à mon odorat. Je lui ai demandé s’il avait ordre de me faire mourir de faim, et de chaud, et il s’en alla sans me répondre. Il fit la même chose le jour suivant. Je lui ai dit de me donner du crayon, car je voulais écrire quelque chose au secrétaire, et sans me répondre il s’en alla. J’ai mangé la soupe par dépit, et trempé du pain dans du vin de Chypre pour me conserver en force, et pour le tuer le lendemain en lui enfonçant mon esponton dans la gorge : cela était devenu si sérieux que je trouvais que je n’avais point d’autre parti à prendre ; mais le lendemain au lieu d’exécuter mon projet, je me suis contenté de lui jurer de le tuer lorsqu’on me remettrait en liberté : il en a ri ; et sans me répondre il s’en alla. J’ai commencé à croire qu’il en agissait ainsi par ordre du secrétaire, auquel il avait peut-être déclaré la fracture. Je ne savais que faire : ma patience luttait avec le désespoir ; je me sentais mourir d’inanition.

Ce fut le huitième jour que d’une voix foudroyante, et en présence de ses archers, je lui ai demandé compte de mon argent en l’appelant infâme bourreau. Il me répondit que j’aurais le compte le lendemain ; mais avant qu’il fermât le cachot j’ai pris avec violence le baquet des immondices, et je lui ai fait voir par ma posture que j’allais le verser dans le corridor : il dit alors à un archer de le prendre, et l’air étant devenu infecté il ouvrit une fenêtre ; mais après que l’archer me le changea il la referma [364r] encore, et il partit méprisant mes cris. Telle était ma situation ; mais ayant vu que ce que j’avais obtenu était en conséquence des injures que je lui avais ditesl, je me suis disposé à le traiter encore plus mal le lendemain.

mLe lendemain ma fureur se calma. Avant que de me présenter mon compte, il me donna un panier de citrons que M. de Bragadin m’envoyait, et j’ai vu une grande bouteille d’eau que j’ai jugée bonne, et dans mon dîner un poulet qui avait bonne mine : outre cela un archer ouvrit les deux fenêtres. Lorsqu’il m’a présenté mon compte je n’ai jeté les yeux que sur la somme, et je lui ai dit de donner le reste à sa femme, excepté un sequin que je lui ai ordonné de distribuer à ses gens, qui étaient là, et qui me remercièrent. Étant resté seul avec moi, voici le discours qu’il me tint d’un air assez serein :

— Vous m’avez déjà dit, Monsieur, que c’est de moi-même que vous aviez reçu le nécessaire pour faire l’énorme trou que vous avez fait à l’autre cachot, ainsi je n’en suis plus curieux. Mais pourrais-je à titre de grâce savoir qui vous a donné le nécessaire pour vous faire une lampe ?

— Vous-même.

— Pour le coup, je ne croyais pas que l’esprit consistât dans l’effronterie.

— Je ne mens pas. C’est vous qui m’avez donné avec vos propres mains tout ce qui m’était nécessaire huile, pierre à fusil, et allumettes ; j’avais tout le reste.

— Vous avez raison. Pourriez-vous me convaincre avec cette même facilité que je vous ai donné aussi le nécessaire pour faire le trou ?

— Oui ; avec cette même facilité. Je n’ai rien reçu ici que de vous.

— DIEU ayez miséricorde de moi. Qu’entends-je ! Dites-moi donc comment je vous ai donné une hache.

— Je vous dirai tout si vous voulez, mais en présence du Secrétaire.

— Je ne veux plus rien savoir, et je vous [364v] crois. Taisez-vous, et songez que je suis un pauvre homme, et que j’ai des enfants.

Il s’en alla tenant sa tête entre ses mains.

Je suis resté bien content d’avoir trouvé le moyen de me faire craindre de ce maraud, auquel il était décidé que je dusse coûter la vie8. J’ai alors connu que son propre intérêt le força à ne rien dire au ministre de tout ce que j’avais fait.

J’avais ordonné à Laurent de m’acheter toutes les œuvres du marquis Maffei9 : cette dépense lui déplaisait, et il n’osait pas me le dire. Il me demanda quel besoin je pouvais avoir de livres tandis que j’en avaisn beaucoup.

— J’ai tout lu, et il me faut du nouveau.

— Je vous ferai prêter des livres par quelqu’un qui est ici, si vous voulez aussi en prêter des vôtres, et par là vous épargnerez votre argent.

— Ces livres seront des romans, que je n’aime pas10.

— Ce sont des livres scientifiques ; et si vous croyez d’être la seule bonne tête qui se trouve ici, vous vous trompez.

— Je le veux bien. Nous verrons. Voici un livre que je prête à la bonne tête. Portez-m’en un aussi.

Je lui ai donné le rationarium de Petau, et quatre minutes après il me porta le premier tome de Wolff11. Assez content je lui ai révoqué l’ordre de m’acheter Maffei ; et très satisfait de m’avoir fait entendre raison sur cet important article, il s’en alla.

Moins ravi de m’amuser à cette savante lecture que de saisir une occasion d’entamer une correspondance avec quelqu’un qui aurait pu m’aider au projet de fuite que j’avais déjà ébauché dans ma tête, j’ai trouvé en ouvrant le livre un papier sur lequel j’ai lu en six bons vers la paraphrase de ces mots de Sénèque : Calamitosus est animus futuri anxius [L’esprit inquiet de l’avenir est malheureux]12. J’en ai fait d’abord six autres. J’avais laissé croître l’ongle de mon petit doigt de la main droite pour me nettoyer l’oreille, je l’ai coupé en pointe, et j’en ai fait une plume, et au lieu d’encre je me suis servi du suc de mûres noires, et j’ai écrit mes six vers sur le même papier. Outre cela j’ai écrit le [365r] catalogue des livres que j’avais, et je l’ai mis dans le dossier du même livre. Tous les livres reliés en carton en Italieo forment sous la reliure par-derrière une espèce de poche. Au dos du même livre là où l’on met le titre j’ai écrit latet [il est caché]p. Impatient de recevoir une réponse j’ai dit à Laurent, d’abord le lendemain, que j’avais déjà lu tout le livre, et que la même personne me ferait plaisir m’en envoyant un autre. Il me porta sur-le-champ le second tome.

Un billet volantq entre les feuilles du livre, écrit en latin parlait ainsi : Nous deux, qui sommes ensemble dans cette prison, ressentons le plus grand plaisir que l’ignorance d’un avare nous procure un privilège sans exemple. Moi, qui écris, suis Marin Balbi13 noble vénitien, régulier Somasque. Mon compagnon est le comte André Asquin14 d’Udine capitale du Frioul. Il m’ordonne de vous dire que vous êtes le maître de disposer de tous ses livres, dont vousr trouverez le catalogue dans le creux de la reliure. Nous avons besoin, Monsieur, de toutes les précautions pour cacher à Laurent notre petit commerce.

L’uniformité de notre idée de nous envoyer le catalogue, et l’autre de placer un écrit dans la cavités au dos du livre ne me surprit pas, car la chose me parut dépendante du sens commun ; mais la recommandation de la précaution me parut singulière tandis que la lettre qui disait tout était volante. Laurent non seulement pouvait, mais devait ouvrir le livre, ett voyant la lettre, et ne sachant pas lire, ilu l’aurait mise dans sa poche, pour se la faire lire en italien par le premier prêtre qu’il aurait trouvé dans la rue, et tout aurait été découvert dans sa naissance. J’ai d’abord décidé que ce père Balbi devait être un franc étourdi.

J’ai lu le catalogue, et sur la moitié de la feuille je leur ai écrit qui j’étais, comment j’avais été arrêté, l’ignorance dans laquelle j’étais de mon crime, et l’espérance que j’avais d’être bientôt renvoyé chez moi. À la réception d’un nouveau livre le père Balbi m’écrivait [365v] une lettre de seize pages. Le comte Asquin ne m’a jamais écrit. Ce moine s’est amusé à m’écrire toute l’histoire de son infortune. Il était sous les plombs depuis quatre ans parce qu’ayant eu de trois pauvres filles toutes pucelles trois bâtards il les avait fait baptiser en leur donnant son nom. Le père son supérieur15 l’avait corrigé la première fois, menacé la seconde, et à la troisième il avait porté plainte au Tribunal, qui l’avait fait enfermer, et le père supérieur lui envoyait son dîner tous les matins. Sa défense occupait la moitié de sa lettre, où il disait cent pauvretés. Son Supérieur, me disait-il, également que le Tribunal, n’étaient que des vrais tyrans, car ils n’avaient aucun droit sur sa conscience. Il me disait qu’étant sûr que ses bâtards lui appartenaient, il ne pouvaitv les frustrer des avantages qu’ils pouvaient retirer de son nom ; et que leurs mères étaient respectables quoique pauvres, car ellesw n’avaient connu, avant lui, aucun homme. Il concluait que sa conscience l’obligeait à reconnaître publiquement pour siens les enfants que ces honnêtes filles lui avaient donnésx pour empêcher la calomnie de les attribuer à d’autres, et que d’ailleurs il ne pouvait pas démentir la nature, et les entrailles de père qu’il se sentait en faveur de ces pauvres innocents. Il n’y a pas de risque, me disait-il, que mon supérieur devienne coupable de ma même faute, puisque sa tendresse pieuse ne se déclare que vis-à-vis de ses écoliers.

Il ne m’a pas fallu davantage pour connaître mon homme : original, sensuel, mauvais raisonneur, méchant, sot, imprudent, ingrat. Après m’avoir dit dans sa lettre qu’il serait fort malheureux sans la compagnie du comte Asquin qui avait soixante et dix ans, des livres, et de l’argent, il employait deux pages à m’en dire du mal en me peignant ses défauts, et ses ridicules. Hors de prison je n’aurais pas répondu à un homme de ce caractère ; mais là-haut j’avais besoin de tirer parti de tout. J’ai trouvé dans le dossier du livre du crayon, des plumes, et du papier, ce qui me mit en état d’écrire avec toute ma commodité.

[366r] Tout le reste de sa longue lettre contenait l’histoire de tous les prisonniers qui étaient sous les plombs, et qui y avaient été depuis les quatre ans qu’il y était lui-même. Il me dit que Nicolas était l’archer qui en secret lui achetait tout ce qu’il voulait, et qui lui disait le nom de tous ceux qu’on arrêtait, et de tout ce qui arrivait dans les autres cachots, et pour m’en convaincre il me disait tout ce qu’il savait du trou que j’avais fait. On vous a tiré de là, me disait-il, pour y loger le patricien Priuli Gran Can16, et Laurent a employé deux heures à faire boucher l’ouverture que vous avez faite par un menuisier, et un serrurier auxquels il a intimé le silence sous peine de la vie, comme à tous ses archers. Nicolasy m’a assuré qu’un seul jour plus tard vous vous en seriez en allé par un moyen qui aurait fait beaucoup parler, et qu’on aurait fait étrangler Laurent parce qu’il était tout simple que quoiqu’il ait voulu paraître surpris à la vue du trou, et qu’il ait fait semblant d’être fâché contre vous ce ne pouvait être que lui qui vous eût donné les instruments pour rompre le plancher, que vous devez lui avoir rendus. Nicolas m’a aussi dit que M. de Bragadin lui a promis mille sequins s’il peut vous procurer le moyen de vous en aller, et que Laurent se flatte de pouvoir les gagner sans perdre son emploi moyennant la protection de Monsieur Diedo ami de sa femme. Il m’a aussi dit qu’aucun archer n’a osé rapporter au secrétaire ce qui était arrivé de crainte que Laurent venant à se tirer d’affaire ne se vengeât du rapporteur en le faisant chasser. Je vous prie d’avoir confiance en moi et de me dire en détail l’histoire de cet événement, et surtout comment vous avez fait pour avoir les instruments nécessaires. Je vous promets que ma discrétion sera égale à ma curiosité.

Je ne doutais pas de sa curiosité, mais beaucoup de sa discrétion, puisque sa demande même le déclarait pour le plus indiscret des hommes. J’ai cependant vu que je devais le ménager, car un être dans ce goût-là me paraissait fait exprès pour exécuter tout ce que je lui dirais, et qui me servirait à regagner ma liberté. J’ai passé toute la journée à lui répondre ; mais un fort soupçon me fit différer à lui envoyer ma réponse : j’ai vu que ce commerce épistolaire aurait pu être un artifice de Laurent pour parvenir à savoir qui m’avait donné les instruments pour rompre, et où je les avais. Je lui ai [366v] écrit en peu de mots qu’un grand couteau avec lequel j’avais fait le trou se trouvait sous la hauteur d’appui de la fenêtre du corridor du cachot où j’étais, où en entrant je l’avais placé là moi-même. Cette fausse confidence mit en moins de trois jours mon esprit en paix, car Laurent n’a pas visité la hauteur d’appui ; et il l’aurait visitée s’il avait intercepté ma lettre.

Le père Balbi m’écrivit qu’il savait que je pouvais avoir ce gros couteau, car Nicolas lui avait dit qu’avant de m’enfermer on ne m’avait pas fouillé : c’était ce que Laurent avait su, et cette circonstance aurait peut-être sauvé Laurent si ma fuite m’avait réussi, car il prétendait qu’en recevant un homme des mains de Messer Grande il devait le supposer déjà visité. Messer Grande aurait dit que m’ayant vu sortir de mon lit il était sûr que je n’avais point d’armes sur moi. Il finissait sa lettre par me prier de lui envoyer mon couteau par Nicolas dont je pouvais me fier.

La légèreté de ce moine me surprenait. Lorsque je me suis cru sûr, que mes lettres n’étaient pas interceptées je lui ai écrit que je ne me sentais pas la force d’avoir quelque confiance dans son Nicolas, et que je ne pouvais pas même confier mon secret au papier. Ses lettres cependant m’amusaient. Il m’informa dans une de la raison qu’on tenait sous les plombs le comte Asquin qui ne pouvait pas se mouvoir, car outre qu’il était âgé de soixante, et dix ans, il était incommodé par un gros ventre, et par une jambe jadis cassée, et mal raccommodée après.

Il me disait que ce comte, n’étant pas riche, exerçait à Udine le métier d’avocat, et qu’il défendait l’ordre des paysans dans le conseil de la ville contre la noblesse qui voulait le priver du droit de suffrage dans les assemblées provinciales. Les prétentions des paysans troublant la paix publique, les nobles eurent recours au Tribunal des inquisiteurs d’état qui ordonnèrent au comte Asquin d’abandonner ses clients. Le comte Asquin répondit que le code municipal l’autorisait à défendre la constitution, et il désobéit ; mais les inquisiteurs le firent enlever malgré le code, et mettre sous les plombs, où il se trouvait depuis cinq ans. Il avait comme moi cinquante sous par jour ; mais il avait le privilège de manier son argent. Ce moine qui n’avait [367r] jamais le sou, me disait à ce propos beaucoup de mal de son camarade par rapport à son avarice. Il me dit que dans le cachot à l’autre côté de la salle il y avait deux gentilshommes des sept communes17, qui étaient aussi détenus par désobéissance, dont l’aîné était devenu fou, et qu’on le tenait lié. Dans un autre cachot il y avait deux notaires18.

Dans ces jours-là un marquis Véronais de la famille Pindemonte avait été enfermé pour n’avoir pas obéi à l’ordre qu’il reçut de se présenter. Ce seigneur avait eu des grandes distinctions, jusqu’à celle qu’on avait permis à ses domestiques de lui consigner ses lettres en main propre. Il n’est resté là que huit jours19.

Lorsque mes soupçons furent dissipés, l’état de mon âme me fit raisonner ainsi. Je voulais me procurer la liberté. L’esponton que j’avais était excellent ; mais il était impossible que je m’en servisse, parce que tous les matins mon cachot était frappé par des coups de barre à tous les coins excepté au plafond. Je ne pouvais donc penser qu’à sortir par le plafond en le faisant rompre par-zdehors. Celui qui l’aurait rompu aurait pu se sauver avec moi en m’aidant à faire un trou dans le grand toit du palais dans la même nuit. Je pouvais me flatter d’en venir à bout ayant un compagnon à l’ouverture. Lorsque j’aurais été sur le toit j’aurais vu ce qu’il y avait à faire ; il fallait donc se résoudre, et y aller. Je n’ai vu que ce moine, qui à l’âge de trente-huit ans, quoique non pourvu d’un bon jugement, aurait pu exécuter mes instructions. Je devais donc me déterminer à lui confier tout, et penser au moyen de lui envoyer mon verrou. J’ai commencé par lui demander s’il désirait la liberté, et s’il se sentait disposé à tout faire pour se la procurer en se sauvant avec moi. Il me répondit que tant lui que son camarade seraient prêts à tout faire pour briser leurs chaînes ; mais qu’il était inutile de penser à ce qui était impossible : il me faisait ici un long détail des difficultés dont il remplissait quatre pages, et que je n’aurais jamais finiesaa, si j’avais [367v] voulu les aplanir. Je lui ai répondu que les difficultés générales ne m’occupaient pas ; et qu’ayant fait mon plan je n’avais pensé qu’à la solution des particulières que je ne pouvais pas confier au papier. Je lui ai promis la liberté s’il me donnait parole d’honneur d’exécuter aveuglément mes ordres. Il m’a promis de faire tout.

Je lui ai alorsab écrit que j’avais une barre de fer pointue de la longueur de vingt pouces, qui devait lui servir à percer le plafond de son cachot, pour en sortir ; et qu’étant sorti il devait percer le mur qui nous séparaitac, passer par cette ouverture pour venir sur mon cachot le rompre par-dessus, et me tirer dehors. D’abord que vous aurez fait tout cela, lui disais-je, vous n’aurez plus rien à faire, puisque ce sera moi qui feraiad le reste. Je vous tirerai dehors vous, et le comte Asquin.

Il me répondit que lorsqu’il m’aurait tiré dehors du cachot je serai tout de même en prison qui ne différera de la première que dans la grandeur. Nous nous trouverons, m’écrivait-il, dans les galetas sujets encore à trois portes à clefs. — Je le sais, mon révérend père, lui répondis-je, et aussi ce n’est pas par les portes que je veux que nous nous sauvions. Mon plan est fait, et j’en suis sûr, et je ne vous demande plus qu’exactitude dans l’exécution, et point d’objections. Pensez seulement au moyen fait pour faire passer entre vos mains ma barre longue de vingt pouces sans que celui qui vous la remettra sache qu’il vous la remet ; et communiquez-moi vos pensées là-dessus. En attendant faites acheter par Laurent quarante à cinquante images de saints assez grandes pour tapisser toute la surface intérieure de votre cachot. Toutes ces estampes analogues à la religion ne laisseront pas soupçonner à Laurent qu’elles ne vous servent qu’à couvrir l’ouverture que vous ferez au plafond, et par où vous sortirez. Vous aurez besoin de quelques jours pour faire cette ouverture ; et Laurent le matin ne pourra pas voir l’ouvrage que vous aurez fait la veille, puisque vous remettrez l’estampe à la place où elle était, et votre travail ne sera pas aperçu. Je neae peux pas faire cela, car je suis suspect, et on ne meaf croit pas dévot d’estampes. Faites cela, et pensez au moyen d’avoir ma barre.

[368r] En y pensant aussi j’ai ordonné à Laurent de m’acheter une bible in-folio20 qu’on avait nouvellement imprimée, où il y avait la vulgate, et la version des septante21. J’ai pensé à ce livre dont le volume me faisait espérer de pouvoir placer au derrière de la reliure mon esponton, et de l’envoyer ainsi au moine ; mais lorsque je l’ai reçu j’ai vu que le verrou avait deux pouces de longueur plus que la bible qui avait un pied et demi juste. Le moine m’avait écrit que son cachot était déjà tapissé d’estampes ; et je lui avais communiqué ma pensée sur la bible, et la forte difficulté dépendante de la longueur de ma barre qu’il m’était impossible de raccourcir sans la forge. Il me répondit en se moquant de l’infécondité de mon imagination, que je n’avais qu’à lui envoyer le verrou dans ma pelisse de Renards. Il me disait que Laurent leur avait dit que j’avais cette belle pelisse, et que le comte Asquin ne pourrait causer aucun soupçon en demandant de la voir pour en faire acheter une pareille. Je n’avais, me disait-il, qu’à la leur envoyer pliée ; mais j’étais sûr que Laurent laag déplierait chemin faisant, car une pelisse pliée embarrassait plus celui qui la portait qu’étant dépliée ; mais pour ne pas le décourager, et le convaincre en même temps que j’étais moins étourdi que lui, je lui ai écrit qu’il n’avait qu’envoyer prendre la pelisse. Laurent le matin suivant me la demanda, et je la lui ai donnée pliée, mais sans le verrou. Un quart d’heure après il me la rendit, en me disant qu’on l’avait trouvée belle.

Le moine m’écrivit le lendemain une lettre dans laquelle il s’avouait coupable d’un mauvais conseil ; mais il me disait aussi que j’avais eu tort de le suivre. L’esponton selon lui était perdu, car Laurent avait porté la pelisse déjàah dépliée, et il avait dû avoir mis la barre dans sa poche. Tout espoir était donc perdu. Je l’ai consolé en le désabusant, et en le priant d’être moins hardi à l’avenir dans ses conseils. Je me suis alors déterminé d’envoyer au moine mon verrou dans la bible en employant un moyen sûr pour empêcher Laurent de regarder les extrémités du gros volume. Je lui ai donc dit [368v] que je voulais célébrer le jour de S. Michel22 avec deux grands plats de macaroni23 au beurre, et au fromage parmesan : j’en voulais deux plats, parce que je voulais en faire présent d’un à la respectable personne qui me prêtait des livres. À ce propos Laurent me dit que la même respectable personne désirait de lire le gros livre qui coûtait trois sequins. Je lui ai répondu que je le lui enverrai avec un plat de macaroni ; mais je lui ai dit que je voulais le plus grand plat qu’il eût à la maison, et que je voulais les assaisonner moi-même : il me promit de faire tout à la lettre. En attendant j’ai enveloppé le verrou dans du papier, et je l’ai mis dans le dos de la reliure de la bible. J’ai partagé les deux pouces : chaque extrémité du verrou sortait de la bible d’un pouce. En posant sur la bible un grand plat de Macaroni rempli de beurre j’étais sûr que les yeux de Laurent s’attacheraient au beurre de crainte de le verser sur la bible, et qu’ainsi il n’aurait pas le temps de regarder aux extrémités des coins du volume. J’ai averti le père Balbi de tout, en lui recommandant d’être adroit en recevant les macaroni des mains de Laurent, et de prendre bien garde à ne pas prendre le plat, et la bible après, mais l’un et l’autre ensemble, car en prenant le plat il aurait découvert la bible, et Laurent aurait pu facilement alors voir les deux excédents.

Le jour de S.t Michel Laurent parut de grand matin avec une grande chaudière où les macaroni bouillonnaient : j’ai d’abord mis le beurre sur un réchaud pour le fondre, et j’ai préparé mes deux plats arrosés de fromage parmesan qu’il m’avait porté tout râpé. J’ai pris la cuiller percée, et j’ai commencé à les remplir, en y mettant dessus à chaque main beurre, et fromage, et en ne finissant que lorsque le grand plat destiné au moine ne pouvaitai pas en contenir davantage. Ils nageaient dans le beurre qui touchait jusqu’aux extrémités de ses bords. Le diamètre de ce plat était quasi le double de la largeur de la bible. Je l’ai pris, et je l’ai [369r] placé sur le grand livre que j’avais à la porte de mon cachot, et en le prenant au-dessus de mes mains avec le dossier tourné vers Laurent, je lui ai dit d’allonger ses bras, et d’étendre ses mains, et je lui ai consigné le tout en toute diligence, et lentement pour que le beurre sortant du plat ne coulât pas sur la bible. En lui consignant cet important fardeau, je tenais mes yeux fixés contre les siens qu’avec le plus grand plaisir je ne voyais pas se détourner de dessus le beurre qu’il craignait de verser. Il voulait porter les macaroni, et revenir prendre la bible après ; mais je lui ai dit en riant que mon présent perdrait alors toute sa beauté. Il le prit enfin en se plaignant que j’avais mis trop de beurre, et protestant que s’il coulait sur la bible ce ne serait pas sa faute. Je me suis vu sûr de la victoire d’abord que j’ai vu la bible sur ses bras, car les deux bouts de l’esponton qui étaient éloignés de mes yeux de toute la largeur du livre, étaient devenus invisibles pour lui lorsqu’il le tenait : ils se trouvaient attenants à ses épaules, et il n’y avait aucune raison qui pût lui faire détourner les yeux pour regarder ni l’un ni l’autre de ces coins qui ne pouvaient l’intéresser en rien. Son seul empressement devait être celui de tenir son plat parallèle. Je l’ai suivi des yeux jusqu’à ce que je l’aie vu descendre trois marches pour entrer dans l’avant-cachot du moine, qui se mouchant à trois reprises me donna le signal concerté que le tout était arrivé en bon ordre entre ses mains. Laurent est retourné me dire que le tout avait été dûment consigné.

Le père Balbi employa huit jours pour faire une suffisante ouverture dans son plafond, qu’il masqua facilement tous les jours avec une estampe qu’il décollait, et recollait avec de la mie de pain.

Le huit d’octobre il m’écrivait qu’il avait passé toute la nuit en travaillant dans le mur qui nous séparait, et qu’il n’était parvenu à en extraire qu’un seul carreau : il m’exagérait la difficulté de dessouder des briques unies par un ciment trop solide : il me promettait de poursuivre, et il me répétait dans toutes ses lettres que nous allions rendre notre condition plus mauvaise, car nous ne réussirions pas. Je lui répondais que j’étais sûr du contraire.

[369v] Hélas ! je n’étais sûr de rien ; mais il fallait en agir ainsi ou abandonner le tout. Comment aurais-je pu lui dire que je ne savais pas moi-même ? Je voulais sortir de là : voilà tout ce que je savais ; et je ne pensais qu’à faire des pas24, et aller en avant pour ne m’arrêter que lorsque je trouverais l’insurmontable25. J’avais luaj et appris sur le grand livre de l’expérience qu’il ne fallait pas consulter26 les grandes entreprises mais les exécuter sans contester à la fortune l’empire qu’elle a sur tout ce que les hommes entreprennent. Si j’avaisak communiqué ces hauts mystères de la philosophie morale au père Balbi, il aurait dit que j’étais fou.

Son travail fut difficile dans la seule première nuit ; mais dans les suivantes plus il tirait des briques plus il trouvait de facilité à en extraire d’autres. Il trouva à la fin de son travail qu’il avait ôté du mur trente-six briques.

Le seize d’octobre à dix-huit heures27 dans le moment que je m’amusais à traduire une ode d’Horace j’ai entendu un trépignement au-dessus deal mon cachot, et trois petits coups de poignet : j’ai d’abord répondu avec trois coups pareils : c’était le signal concerté pour nous assurer que nous ne nous étions pas trompés. Il travailla jusqu’au soir, et le lendemain il m’écrivit que si mon toit n’était que de deux rangs de planches son travail serait fini dans le même jour, puisque la planche n’avait qu’un pouce d’épaisseur. Il m’assura qu’il ferait le petit canal en cercle comme je l’avais instruit, et qu’il aurait grand soin de ne jamais parvenir à percer tout à fait la dernière planche ; c’était ce que je lui avais beaucoup recommandé, parce que le moindre petit signe de fraction28 au-dedans de mon cachot aurait fait soupçonner la fraction extérieure. Il m’assurait que l’excavation serait poussée au point qu’elle se trouverait en état d’être achevée dans un quart d’heure. J’avais déjà fixé ce moment au surlendemain pour sortir de mon cachot la nuit, et pour n’y retourner plus, car ayant un compagnon je me sentais sûr de faire en trois ou quatre heures une ouverture dans le grand toit du palais ducal, et d’y monter dessus, et pour lors d’embrasseram le meilleur des moyens que le hasard me présenterait pour descendre.

Dans ce même jour, c’était un lundi, deux heures après midi dans le temps même que le père Balbi travaillait, j’ai entendu ouvrir la porte de la salle contiguë à mon cachot : mon sang se gela ; mais je n’ai [370r] pas perdu la force de frapper deux coups, marque concertée d’alarme, à laquelle le père Balbi devait vite repasser le trou du mur, et rentrer dans son cachot. Une minute après j’ai vu Laurent qui me demandait pardon s’il mettait en ma compagnie un gueux mauvais sujet. J’ai vu un homme de quarante à cinquante ans petit, maigre, laid, mal vêtu, en perruque noire, et ronde que deux archers dégarrottèrent. Je n’ai pas douté que ce nean fût un coquin, puisque Laurent me l’a annoncé pour tel en sa présence sans que ce titre ait rebuté le personnage. J’aiao répondu à Laurent que le Tribunal était le maître ;ap après lui avoir fait porter une paillasse, il s’en alla lui disant que le Tribunal lui donnait dix sous par jour. Mon nouveau camarade lui répondit : DIEU les lui rende.

Désolé par ce fatal contretemps j’ai regardé ce coquin que sa physionomie décelait. Je pensais à le faire parler, lorsqu’il commença lui-même par me remercier de la paillasse que je lui avais fait porter. Je lui ai dit qu’il mangera avec moi, et il me baisa la main en me demandant s’il pouvait tout de même se faire donner les dix sous que le Tribunal lui passait, et je lui ai dit qu’oui. Il se mit alors à genoux, et il tira de sa poche un chapelet en regardant tous les endroits du cachot.

— Que cherchez-vous mon ami ?

— Je cherche, vous me pardonnerez, quelqu’image dell’immacolata Vergine Maria [de l’immaculée Vierge Marie], car je suis chrétien, ou au moins quelque chétif crucifix, car je n’ai jamais eu tant besoin deaq me recommander à S.t François d’Assise, dont je porte le nom indignement, comme dans le moment présent.

J’ai eu de la peine à retenir un éclat de rire, non pas à cause de sa piété chrétienne que je révérais, mais à cause de la tournure de sa remontrance : sa demande de pardon me fit croire qu’il me prenait pour juif ; je me suis hâté de lui donner l’office de la sainte vierge29, dont il baisa l’image, en me le rendant, me disant modestement que son père argousin30 de galère avait négligé de lui faire apprendre à lire. Il me dit qu’il était dévot du très saint Rosaire31, dont il me narra une quantité de miracles que j’ai écoutés avec une patience d’ange, et il me demanda la permission de le dire en mettant devant ses yeux la sainte image qui était sur le frontispice de mon livre d’heures. Après le Rosaire que j’ai récité avec lui, je lui ai demandé [370v] s’ilar avait dîné, et il me dit qu’il mourait de faim. Je lui ai donné tout ce que j’avais ; il dévora tout avec une faim canine, but tout le vin que j’avais, et lorsqu’il fut gris, il commença à pleurer, et ensuite à parler de tout à tort, et à travers. Je lui ai demandé la cause de son malheur, et voici sa narration.

Mon unique passion dans ce monde, mon cher maître, fut toujours la gloire de cette sainte République, et l’exacte obéissance à ses Lois : toujours attentif aux malversations des fripons, dont le métier est celui de tromper, et frustrer de ses droits leur prince, et de tenir cachées leurs démarches, j’ai tâché de découvrir leurs secrets, et j’ai toujours fidèlement rapporté à Messer Grande tout ce que j’ai pu découvrir : il est vrai qu’on m’a toujours payé ; mais l’argent qu’on m’a donné ne m’a jamais fait tant de plaisir comme la satisfaction que j’ai ressentie de me voir utile au glorieux évangéliste S.t Marc. Je me suis toujours moqué du préjugé de ceux qui attachent une mauvaise idée au nom d’espion : ce nom ne sonne mal qu’aux oreilles de ceux qui n’aiment pas le gouvernement, car l’espion n’est autre chose que l’ami du bien de l’état, le fléau des criminels, et le fidèle sujet de son prince. Lorsqu’il s’est agi de mettre en activité mon zèle, le sentiment de l’amitié, qui peut avoir quelque force sur d’autres, n’en a jamais eu sur moi, et encore moins ce qu’on appelle reconnaissance, et j’ai souvent juré de me taire pour arracher à quelqu’un un important secret que d’abord su j’ai référé ponctuellement, assuré par mon confesseur que je pouvais le révéler non seulement parce que je n’avais pas eu intention d’observer le jurement32 de silence, lorsque je l’avais fait ; mais parce qu’en s’agissant du bien public il n’y a pas de serment qui tienne. Je sens qu’esclave de mon zèle j’aurais trahi mon père, et j’aurais su faire taire la nature.

Il y a donc trois semaines que j’ai observé à Isola, petite île où je demeurais, une grande union entre quatre ou cinq personnes notables de la ville que je connaissais mécontentes du gouvernement à cause d’une contrebande surprise, et confisquée, que les principaux avaient dû expier par la prison. Le premier chapelain de la paroisse né sujet de l’impératrice reine33 était de ce complot, dont je me suis déterminé à développer le mystère. Ces gens-là s’assemblaient le soir dans une chambre du cabaret, où il y avait un lit ; et après qu’ils avaient bu [371r] et parlé ensemble, ils s’en allaient. Je me suis courageusement déterminé à me cacher sous ce lit, un jour que sûr de n’être pas observé, j’ai trouvé la chambre ouverte, et vide. Vers le soir mes gens vinrent, et parlèrent de la ville d’Isola qu’ils disaient n’être pas de la juridiction de S.t Marc, mais de celle de la principauté de Trieste, car elle ne pouvait aucunement être regardée comme une partie de l’Istrie vénitienne. Le chapelain dit au principal du complot qui s’appelait Pietro Paolo que s’il voulait signer un écrit, et si les autres voulaient en faire de même, il irait en personne chez l’ambassadeur impérial34, et que l’impératrice non seulement s’emparerait de la ville, mais les récompenserait. Ils dirent tous au chapelain qu’ils étaient prêts, et il s’engagea de porter le lendemain l’écriture, et de partir d’abord pour venir ici la porter à l’ambassadeur. J’ai décidé de faire aller en fumée cet infâme projet, malgré qu’un des conjurés était mon compère de S.t Jean35, parenté spirituelle qui lui donnait sur moi un titre inviolable, et plus sacré que s’il avait été mon propre frère.

Après leur départ j’ai eu tout le loisir de m’évaderas, jugeant inutile de m’exposer à un nouveau risque en me cachant de nouveau le lendemain sous le même lit. J’avais assez découvert. Je suis parti à minuit dans un bateau, et le lendemain avant midi je fus ici, où je me suis fait écrire les noms des six rebelles que j’ai portésat au secrétaire des inquisiteurs d’état en lui narrant le fait. Il m’a ordonné d’aller le lendemain de bonne heure chez Messer, qui me donnerait un homme avec lequel j’irais à Isola pour lui faire connaître la figure du chapelain, qui apparemment ne serait pas encore parti, et qu’après cela je ne devais plus me mêler de rien. J’ai exécuté son ordre. Messer me donna l’homme, je l’ai mené à Isola, je lui ai montré le chapelain, et je suis allé à mes affaires.

Après dîner mon compère de S. Jean me fit appeler pour aller le raser, car je suis barbier. Après que je lui ai fait la barbe il m’a donné un excellent verre de refosco, et quelques tranches de saucisson à l’ail, et goûta avec moi en bonne amitié. Mon affection de compère s’est alors emparée de mon âme, je l’ai pris par la main, et pleurant de bon cœur je l’ai conseillé à quitter la connaissance du chapelain, et surtout de se garder de signer l’écriture qu’il savait ; il me dit [371v] alors qu’il n’était pas ami du chapelain plus que d’un autre, et il me jura qu’il ne savait pas de quelle écriture je voulais lui parler. Je me suis alors mis à rire, je lui ai dit que j’ai badiné, et je l’ai quitté repenti d’avoir écouté la voix de mon cœur.

Le lendemain je n’ai vu ni l’homme ni le chapelain, et huit jours après j’ai quitté Isola pour venir ici. Je suis allé faire une visite à Messer Grande qui sans façon me fit enfermer ; et me voilà avec vous, mon cher maître. Je remercie S.t François de me voir en compagnie d’un bon chrétien qui est ici pour des raisons que je ne me soucie pas de savoir, car je ne suis pas curieux. Mon nom est Soradaci, et ma femme est Legrenzi36 fille d’un secrétaire du conseil de dix, qui se moquant du préjugé voulut m’épouser. Elle sera au désespoir de ne pas savoir ce que je suis devenu, mais j’espère de ne rester ici que pour peu de jours : je ne peux y être que pour la commodité du secrétaire qui apparemment aura besoin de m’examiner.

Après cette narration effrontée qui me fit connaître de quelle espèce était ce monstre, j’ai fait semblant de le plaindre, et faisant l’éloge de son patriotisme je lui ai prédit sa liberté dans peu de jours. Une demi-heure après il s’est endormi, et j’ai tout écrit au père Balbi lui remontrant la nécessité où nous étions de suspendre notre travail pour attendreau la favorable opportunité. Le lendemain j’ai ordonné à Laurent de m’acheter un crucifix de bois, une estampe de la sainte vierge, et de me porter un flacon d’eau bénite. Soradaci lui demanda ses dix sous, et Laurent avec un air de mépris lui en donna vingt. Je lui ai ordonné de me porter quatre fois plus de vin, et de l’ail, car il faisait les délices de mon camarade. Après son départ j’ai adroitement tiré hors du livre la lettre du père Balbi qui me peignait sa frayeur. Il était rentré dans son cachot plus mort que vivant, et il avait vite remis l’estampe sous le trou. Il réfléchissait que tout était perduav si Laurent se fût avisé de mettre Soradaci dans son galetas au lieu de le mettre avec moi. Il ne l’aurait pas vu dans le cachot, et il aurait vu l’ouverture.

[372r] Le récit que Soradaci me fit de son affaire m’a fait juger qu’il devait certainement subir des interrogatoiresaw ; car le secrétaire ne pouvait l’avoir fait enfermer que par soupçon de calomnie, ou par obscurité de rapport. J’ai donc décidé de lui confier deux lettres, que s’il avait portéesax à ceux auxquels elles seraient adressées elles ne m’auraient fait ni bien ni mal, et qui m’auraient fait du bien, si le traître lesay remettait au secrétaire pour lui donner une marque de sa fidélité. J’ai passé deux heures à écrire ces lettres avec du crayon. Le lendemain Laurent me porta le Crucifix, l’image de la Vierge, la bouteille d’eau bénite, et tout ce que je lui avais ordonné.

Après avoir bien nourri ce coquin, je lui ai dit que j’avais besoin de lui demander un plaisir dont dépendait mon bonheur.

— Je compte, mon cher Soradaci, sur votre amitié, et sur votre courage. Voici deux lettres que je vous prie de porter à leurs adresses d’abord que vous serez remis en liberté. Mon bonheur dépend de votre fidélité ; mais vous avez besoin de les cacher, car si on vous les trouve en sortant d’ici nous sommes perdus tous les deux. Il faut que vous me juriez sur ce crucifix, et sur cette sainte vierge que vous ne me trahirez pas.

— Je suis prêt, mon maître, à jurer tout ce que vous voudrez : je vous ai trop d’obligation pour que je puisse vous trahir.

Il se mit à pleurer, et à s’appeler malheureux de ce que je pouvais supposer sa trahison vraisemblable.az Après lui avoir fait présent d’une chemise, et d’un bonnet ; j’ai ôté le mien, j’ai arrosé le cachot d’eau bénite, et devant les deux saintes images j’ai prononcé une formule de serment avec des conjurations qui n’avaient pas de bon sens mais qui étaient épouvantables, et après plusieurs signes de croix je l’ai fait mettre à genoux, et je l’ai fait jurer avec des imprécations à faire trembler qu’il portera les lettres. Je les lui ai [372v] données après cela, et ce fut lui-même qui voulut les coudre au dos de sa veste entre le dessus, et la doublure.

J’étais moralement sûr qu’il les remettrait au secrétaire : aussi j’ai employé tout l’art pour qu’on ne puisse jamais par mon style relever ma ruse. Elles étaient faites pour me concilier l’indulgence du Tribunal et même son estime. J’écrivais à M. Bragadin et à M. l’abbé Grimani, et je leur disais de se tenir tranquilles, et de ne s’affliger nullement sur mon sort, puisque j’avais lieu d’espérer bientôt mon élargissement. Je leur disais qu’ils trouveraient à ma sortie que cette punition m’a fait plus de bien que de mal,ba puisque personne à Venise n’avait eu plus que moi besoin de réforme. Je priais M. de Bragadin de m’envoyer des bottes doublées pour l’hiver, mon cachotbb étant assez haut pour que je pusse m’y tenir debout, et m’y promener. Je n’ai pas voulu que Soradaci sache que mes lettres étaient si innocentes, car il aurait pu lui venir le caprice de faire une action d’honnête homme, et de les porter.

Deux ou trois jours après Laurent monta à Terza, etbc fit descendre Soradaci avec lui. Ne le voyant pas revenir j’ai cru de ne plus le revoir ; mais on me l’a reconduit vers la fin du jour, ce qui m’a un peu surpris. Après le départ de Laurent il me dit que le Secrétaire le soupçonnait d’avoir averti le chapelain, puisque ce prêtre n’avait jamais été chez l’ambassadeur, et on n’avait trouvé sur lui aucune écriture. Il me dit qu’après un long interrogatoire on l’avait mis tout seul dans une très petite prison où on l’avait laissé sept heures, et qu’après on l’avait garrotté pour une seconde fois, et on l’avait ainsi reconduit devant le secrétaire, qui voulait qu’il confessât d’avoir dit à quelqu’un à Isola que le prêtre ne retournerait plus là ; ce qu’il n’avait pas pu confesser, car il n’avait dit cela à personne. Le secrétaire enfin avait sonné, et on l’avait reconduit avec moi37.

[373r] J’ai connu dans l’amertume de mon âme qu’il était possible qu’on le laissât avec moi pour longtemps. J’ai écrit dans la nuit au père Balbi tout cet événement. Ce fut là-dedans que je me suis accoutumé à écrire à l’obscur.

Le lendemain après avoir avalé mon bouillon, j’ai voulu me rassurer38 de ce dont je me doutais déjà. Je veuxbd, dis-je à l’espion, ajouter quelque chose à la lettre que j’ai écritebe à M. Bragadin ; donnez-la-moi : vous la recoudrez après.

— C’est dangereux, me répondit-il, car on pourrait venir dans ce moment, et nous surprendre.

— Laissez qu’on vienne. Rendez-moi mes lettres.

Ce monstre alors se jeta à genoux devant moi, et me jura qu’à sa seconde apparition devant le redoutable secrétaire, il lui prit un grand tremblement, et une pesanteur au dos insoutenable dans l’endroit même où les lettres étaient, et que le secrétaire lui ayant demandé ce que c’était, il n’avait pu s’empêcher de lui déclarer la vérité. Il avait alors sonné, et Laurent l’ayant dégarrotté, et ôté sa veste, il avait décousu les lettres, que le secrétaire avait misesbf dans un tiroir après les avoir lues. Il m’ajouta que le secrétaire lui avait dit que s’il avait porté ces lettres, on l’aurait su, et que sa faute lui aurait coûtébg la vie.

J’ai fait alors semblant de me trouver mal. J’ai porté mes mains devant mon visage, je me suis jeté sur le lit à genoux devant le Crucifix, et la Vierge, et je leur ai demandé vengeance du monstre qui m’avait trahi en violant le plus solennel de tous les serments. Après cela je me suis couché sur mon côté avecbh le visage tourné vers la cloison, et j’ai eu la constance de me tenir ainsi sans articuler le moindre mot pour toute la journée, faisant semblant de ne pas entendre les pleurs, les cris, et les protestations de repentir de cet infâme. J’ai joué mon rôle à merveille pour une comédie, dont j’avais déjà tout le canevas dans la tête. J’ai [373v] écrit dans la nuit au père Balbi de venir à dix-neuf heures précises39, pas une minute avant ni après pour achever son travail, et de ne travailler que quatre heures, de sorte que sans nulle faute il devait partir précisément lorsqu’il entendrait sonner vingt-trois heures. Je lui ai dit que notre liberté dépendait de cette fidèle exactitude, et qu’il n’y avait rien à craindre.

Nous étions au vingt-cinq d’Octobre, et les jours s’approchaient dans lesquels je devais exécuter mon projet, ou l’abandonner pour toujours. Les inquisiteurs d’état, et même le secrétaire allaient tous les ans passer les trois premiers jours de Novembre dans quelque village de la terre ferme40. Laurent dans ces trois jours de vacance de ses maîtres se soûlait le soir, dormait jusqu’à Terza, et ne paraissait que fort tard sous les plombs. Il y avait déjà un an que j’avais appris tout cela. Je devais par prudence, voulant m’enfuir, choisir une de ces trois nuits pour être sûr que ma fuite n’aurait été découverte que le matin assez tard. Une autre raison de cet empressement, qui me fit prendre cette résolution dans un temps où je ne pouvais plus douter de la scélératesse de mon camarade fut très puissante, et elle mérite, ce me semble, d’être écrite.

Le plus grand soulagement qu’un homme qui est dans la peine puisse avoir est celui d’espérer d’en sortir bientôt : il contemple l’heureux instant dans lequel il verra la fin de son malheur, il se flatte qu’ellebi ne tardera pas beaucoup à arriver, et il ferait tout au monde pour savoir le temps précis dans lequel ellebj arrivera ; mais il n’y a personne qui puisse savoir dans quel instant un fait qui dépend de la volonté de quelqu’un arrivera, à moins que ce quelqu’un ne l’ait dit. L’homme néanmoins devenu impatient, et faible parvient à croire que l’on puisse par quelque moyen occulte découvrir ce moment. DIEU, dit-il, doit le savoir, et DIEU peut permettre que l’époque de ce moment me soit révélée [374r] par le sort. D’abord que le curieux a raisonné ainsi, il n’hésite pas à consulter le sort, disposé ou non à croire infaillible tout ce qu’il peut lui dire. Tel était l’esprit de ceux qui consultaient jadis les oracles ; tel est l’esprit de ceux qui interrogent encore aujourd’hui les cabales, et qui vont chercher ces révélations dans un verset de la bible, ou dans un vers de Virgile ce qui a rendu si célèbres les sortes virgilianae41, dont tant d’auteurs nous parlent.

Ne sachant pas de quelle méthode me servir pour obliger la destinée à me révéler par la bible le moment dans lequel je recouvrerais ma liberté, je me suis déterminé à consulter le divin poème du Roland Furieux de Messer Lodovico Ariosto, que j’avais lu cent fois, et qui faisait encore là-haut mes délices. J’idolâtrais son Génie, et je le croyais beaucoup plus propre que Virgile à me prédire mon bonheur.

Dans cette idée j’ai couché une courte question, dans laquelle je demandais à la supposée intelligence dans quel chant de l’Arioste se trouvait la prédiction du jour de ma délivrance42. Après cela j’ai formé une pyramide à rebours composée des nombres résultant des paroles de mon interrogation, et par la soustraction du nombre neuf de chaque couple de chiffres j’ai trouvé pour dernier nombre le neuf. J’ai alors fixé que la prédiction que je cherchais se trouvait dans le neuvième chant. J’ai suivi la même méthode pour savoir dans quelle stance la même prédiction se trouvait, et le nombre résultant fut le sept. Curieux à la fin de savoir dans quel vers de la même stance se trouvait l’oracle, la même méthode me donna le nombre un. Ayant donc les nombres 9 · 7 · 1, j’ai pris le poème, et avec le cœur palpitant j’ai trouvé dans le chant neuvième à la stance septième au premier vers

Tra il fin d’Ottobre, e il capo di Novembre

[Entre la fin d’octobre et le début de novembre]43

La précision de ce vers, et l’à-propos me parurent si admirables que je ne dirai pas d’y avoir entièrement ajouté foi mais le lecteur me pardonnera si je me suis disposé de mon côté à faire tout ce qui dépendait de moi pour aider à la vérification de l’oracle. Le [374v] singulier de ce fait est que tra il fin d’ottobre, e il capo di novembre il n’y a que minuit, et que ce fut positivement au son de la cloche de minuit du trente un d’octobre que je suis sorti de là comme le lecteur va voir. Je le prie de ne pas vouloir d’après cette fidèle narration m’expédier44 pour homme plus superstitieux qu’un autre, car il se tromperait. Je narre la chose parce qu’elle est vraie, et extraordinaire, etbk parce que si je n’y avais pas fait attention je ne me serais peut-être pas sauvé. Ce fait instruira tous ceux qui ne sont pas encore devenus savants quebl sans les prédictions plusieurs faits qui arrivèrent ne seraient jamais arrivés. Le fait rend à la prédiction le service de la vérifier. Si le fait n’arrive pas la prédiction devient nulle ; mais je renvoie mon lecteur débonnaire à l’histoire générale45, où il trouvera beaucoup d’événements, qui ne seraient jamais arrivés s’ils n’avaient pas été prédits. Pardon à la digression.

Voici comment j’ai passé la matinée jusqu’à dix-neuf heures pour frapper l’esprit de ce méchant sot animal, pour porter la confusion dans sa frêle raison par des images étonnantes, et pour le rendre par là impuissant à me nuire. Le matin après que Laurent nous quitta j’ai dit à Soradaci de venir manger la soupe. L’infâme était couché, et il avait dit à Laurent qu’il était malade. Il n’aurait pas osé venir à moi si je ne l’avais appelé. Il se leva et étendu sur son ventre à mes pieds, me les baisa, et me dit fondant en larmes qu’à moins que je ne lui pardonnasse, il se voyait mort dans la journée, et qu’il sentait déjà le commencement de la malédiction dépendante de la vengeance de la Sainte vierge que j’avais conjurée contre lui : il sentait des tranchées46 qui lui déchiraient les entrailles, et sa langue était couverte d’ulcères : il me la montra ; et je l’ai vue réellement couverte d’aphtes : je ne sais pas s’il les avait la veille. Je ne me suis pas beaucoup soucié de l’examiner pour voir s’il me disait la vérité ; mon intérêt était celui de faire semblant de le croire, et même de lui faire espérer pardon. Il fallait alors le faire manger et boire. Le traître avait peut-être l’intention de me tromper ; mais déterminé comme j’étais à le tromper lui-même, il s’agissait de voir lequel de nous deux serait le plus habile. Je lui avais préparé une attaque contre laquelle j’étais sûr qu’il ne pouvait pas se défendre.

J’ai emprunté dans l’instant une physionomie d’inspiré, et je lui ai ordonné de s’asseoir. Mangeons ce potage, lui dis-je, et après je vous [375r] annoncerai votre bonheur. Sachez que la sainte Vierge du Rosaire m’est apparue à la pointe du jour, et m’a ordonné de vous pardonner. Vous ne mourrez pas, et vous sortirez d’ici avec moi. Tout ébahi, il mangea la soupe avec moi se tenant à genoux parce qu’il n’y avait pas de sièges, puis il s’assit sur la paillasse pour m’écouter. Voici mon discours.

Le chagrin que votre trahison m’a causé m’a fait passer toute la nuit sans dormir, puisque mes lettres que vous avez donnéesbm au secrétaire, ayant été lues par les inquisiteurs d’état, devaient me faire condamner à passer ici tout le reste de ma vie. Mon unique consolation, je le confesse, était celle d’être certain que vous mourriez en trois jours sous mes yeux. Ayant la tête pleine de ce sentiment indigne d’un chrétien, car DIEU nous commande de pardonner, un assoupissement à la pointe du jour me procura une véritable vision. J’ai vu cette sainte vierge, dont vous voyez l’image, devenir vivante, se mouvoir, se mettre devant moi, ouvrir la bouche, et me parler en ces termes : Soradaci est dévot de mon saint Rosaire, je le protège, je veux que tu lui pardonnes ; et la malédiction qu’il s’est attirée cessera d’abord d’opérer. En récompense de ton acte généreux, j’ordonnerai à un de mes anges de prendre la figure d’un homme, de descendre d’abord du ciel pour venir rompre le toit de ce cachot, et te tirer dehors dans cinq à six jours. Cet ange commencera son ouvrage aujourd’hui à dix-neuf heures, et il travaillera jusqu’à une demi-heure avant que le Soleil se couche ; car il doit remonter au ciel en plein jour. En sortant d’ici accompagné de mon ange tu conduiras Soradaci, et tu auras soin de lui sous condition qu’il quittera le métier d’espion. Tu lui diras tout. Ce discours terminé, la sainte vierge disparut, et je me suis trouvé réveillé.

En gardant mon plus grand sérieux, j’observais la physionomie de ce traître qui paraissait pétrifié. J’ai alors pris mon livre d’heures, j’ai arrosé d’eau bénite le cachot, et j’ai commencé à faire semblant de prier DIEU en baisant de temps en temps l’image de la vierge. Une heure après, cet animal qui n’avait jamais dit le mot, me demanda de but en blancbn à quelle heure l’ange devait descendre du ciel, et si nous l’entendrions lorsqu’il romprait le cachot.

— Je suis sûr qu’il viendra à dix-neuf heures, que nous l’entendrons travailler, et qu’il s’en ira à vingt-trois ; et il me semble qu’un travail de quatre heures soit assez pour un ange.

— Vous pouvez avoir rêvé.

— Je suis sûr que non. Vous [375v] sentez-vous déterminé à me jurer de quitter le métier d’espion ?

Au lieu de me répondre, il s’endormit, et ne se réveilla que deux heures après pour me demander s’il pouvait différer à me prêter serment qu’il quitterait son métier.

— Vous pouvez différer, lui répondis-je, jusqu’au moment que l’ange entrera ici pour me conduire avec lui : mais je vous avertis, que si vous ne renoncez pas par serment à votre mauvais métier, je vous laisserai ici, car tel est l’ordre que j’ai de la sainte Vierge.

J’ai alors observé sa satisfaction, car il se sentait sûr que l’ange ne viendrait pas. Il avait l’air de me plaindre. Il me tardait d’entendre sonner l’heure dix-neuvième ; et cette comédie m’amusait infiniment, car j’étais sûr que l’arrivée de l’ange devait donner des vertiges à la misérable raison de cet animal. La chose ne pouvait manquer à mon grand regret que dans le seul cas que Laurent eût oublié de porter le livre.

À dix-huit heures j’ai voulu dîner, et j’ai bu de l’eau. Soradaci but tout le vin, et mangea au dessert tout l’ail que j’avais ; c’était sa confiture. Lorsque j’ai entendu dix-neuf heures, je me suis jeté à genoux en lui ordonnant d’en faire autant d’un ton de voix qui le fit trembler. Il m’obéit en me regardant comme un imbécile avec des yeux égarés. Lorsque j’ai entendu le petit bruit qui m’indiquait le passage du mur : L’Ange vient, lui dis-je. Je me suis alors couché sur mon ventre, en lui donnant en même temps un coup aux épaules qui le fit tomber aussi dans la même position. Le bruit de la fraction était fort, et je suis resté là ainsi prosterné pour un bon quart d’heure : n’y avait-ilbo pas de quoi rire en remarquant que le coquin s’était tenu immobile dans la même position ? Mais je ne riais pas : il s’agissait de l’œuvre méritoire de le faire devenir fou, ou au moins énergumène. Sa maudite âme ne pouvait devenirbp humaine qu’en la noyant dans la terreur. J’ai passé trois heures et demie à lire, et lui à dire le Rosaire en s’endormant de temps en temps n’osant jamais ouvrir la bouche, regardant seulement le plafond lorsqu’il entendait le bruit de la planche que le moine déchirait. Dans sa stupeur il faisait des gestes de tête à l’image de la sainte vierge dont rien n’était plus comique. Au son de vingt-trois heures je lui ai dit de m’imiter, car l’ange devait partir : nous nous sommes prosternés, le Père Balbi partit, et nous n’ouïmes plus le moindre bruit. J’ai vu, en me levant, sur la physionomie de ce méchant homme le trouble, et [376r] l’effroi plus que le raisonnable étonnement.

Je me suis un peu amusé à lui parler pour entendre comme il raisonnerait. Il tenait des propos, toujours en pleurant, dont la liaison allait à l’extravagance : c’était un assemblage d’idées, dont aucune n’avait une suite. Il parlait de ses péchés, de ses dévotions particulières, de son zèle pour S.t Marc, de ses devoirs vis-à-vis de son prince, et il attribuait à ce mérite la grâce qu’il recevaitbq alors de la Sainte viergebr, et j’ai dû souffrir ici une longue narration des miracles du Rosaire que sa femme, dont le confesseur était un dominicain, lui avait contésbs. Il me disait qu’il ne pouvait pas deviner ce que je pourrais faire de lui ignorant comme il était.

— Vous serez à mon service, et vous aurez tout ce qui vous sera nécessaire sans plus faire le dangereux, et vilain métier d’espion.

— Mais nous ne pourrons plus rester à Venise.

— Non certainement. L’ange nous conduira dans un état qui n’appartiendra pas à S. Marc. Êtes-vous disposé à me jurer de quitter ce métier ? Et si vous jurez, deviendrez-vous parjure une autre fois ?

— Si je jure, je ne manquerai plus à mon serment, cela est sûr ; mais convenez que sans mon parjure vous n’auriez pas obtenu de la sainte vierge la grâce qu’elle vous a faitebt. Mon manque de foi est la cause de votre bonheur. Vous devez donc m’être obligé, et aimer ma trahison.

— Aimez-vous Judas qui a trahi Jésus Christ ?

— Non.

— Vous voyez donc qu’on déteste le traître, et qu’on adore en même temps la Providence qui sait faire sortir le bien du mal. Vous avez été un scélérat, mon cher, jusqu’à présent. Vous avez offensé DIEU, et la Sainte vierge, et actuellement je ne veux plus accepter votre serment à moins que vous ne fassiez une expiation à votre péché.

— Quel péché ai-je fait ?

— Vous avez péché d’orgueil en supposant que je doive vous être obligé de ce que vous avez remis mes lettres au secrétaire.

— Quelle est donc l’expiation de mon péché ?

— La voici. Demain lorsque Laurent viendra vous devez vous tenir immobile sur votre paillasse, le visage tourné vers le mur, sans jamais regarder Laurent. S’il vous parle, vous devez lui [376v] répondre sans le regarder que vous n’avez pas pu dormir. Me promettez-vous d’être obéissant ?

— Je vous promets que je ferai tout ce que vous me dites.

— Promettez cela à cette sainte image. Vite.

— Je vous promets très sainte vierge qu’à l’arrivée de Laurent je ne le regarderai pas, et que je ne bougerai pas de ma paillasse.

— Et moi, très sainte Vierge, je vous jure par les entrailles de Jésus Christ votre Dieu, et fils, que d’abord que je verrai Soradaci tourné vers Laurent je courrai sur-le-champ à lui, et je l’étranglerai à votre honneur, et gloire.

Je lui ai demandé s’il avait quelque opposition à mon serment ; et il me répondit qu’il était content. Je lui ai alors donné à manger, et je lui ai dit de se coucher, car j’avais besoin de dormir. J’ai passé deux heures à écrire au moine toute cette histoire, et je lui ai dit que si l’ouvrage était à la perfection il n’avait plus besoin de venir sur le toit de mon cachot que pour abattre la planche, et y entrer. Je lui disais que nous sortirions la nuit du trente un octobre, et que nous serions quatre en comptant son camarade, et le mien. Nous étions au vingt-huit. Le lendemain de bonne heure le moine m’avertit que le petit canal était fait, et qu’il n’avait plus besoin de monter sur mon cachot que pour l’ouvrir, ce qu’il était sûr de faire en quatre minutes. Soradaci exécuta sa leçon à merveille. Il fit semblant de dormir, et Laurent ne lui adressa pas même la parole. Je lui ai tenu les yeux dessus, et je crois que je l’aurais exactement étranglé si je l’avais vu tourner la tête vers Laurent, car pour me trahir il n’aurait eu besoin que de lui faire un clin d’œil.

J’ai passé la journée en lui faisant des discours sublimes qui inspiraient le fanatisme,bu ne le laissant en paix que lorsque je le voyais ivre, et prêt à s’endormir, ou sur le point de tomber en convulsion par la force d’une métaphysique tout à fait [377r] étrangère, et neuve à sa tête qui n’avait jamais exercé ses facultés que pour inventer des ruses d’espion.

Il m’embarrassa en me disant qu’il ne concevait pas comment un ange pouvait avoir besoin d’un si long travail pour ouvrir mon cachot ; mais je me suis d’abord débarrassé47 en lui disant qu’il ne travaillait pas en qualité d’ange mais en qualité d’homme, et au surplus je lui ai dit que sa pensée malicieuse avait dans l’instant offensé la sainte vierge, et vous verrez, lui dis-je, qu’à cause de ce péché l’ange ne viendra pas aujourd’hui. Vous pensez toujours non comme un homme honnête, pieux, et dévot, mais comme un malin pécheur qui croit de traiter avec Messer Grande, et des sbires.

Il se mit alors à pleurer, et je fus enchanté de le voir désespéré lorsque dix-neuf heures sonnèrent, et qu’on n’entendit pas l’arrivée de l’ange. J’ai fait alors des plaintes qui le désolèrent, et je l’ai laissé passer dans l’affliction toute la journée. Le lendemain il ne manqua pas à l’obéissance, et interrogé de l’état de sa santé par Laurent il lui répondit sans le regarder. Il se régla ainsi le jour suivant jusqu’à ce qu’enfin j’ai vu Laurent pour la dernière fois le trente un au matin lui ayant donné le livre dans lequel j’avertissais le moine de venir abattre l’ouverture à dix-sept heures. Pour le coup je ne craignais plus aucun contretemps,bv ayant su de Laurent même que non seulement les inquisiteurs, mais que le secrétaire aussi étaient allés à la campagne. Je ne pouvais pas avoir peur de l’arrivée de quelque nouvel hôte ; et je n’avais plus besoin de ménager cet infâme coquin.

[377v] Mais voici une apologie qui m’est nécessaire peut-être vis-à-vis de quelque lecteur qui pourrait juger sinistrement de ma religion et de ma morale par rapport à l’abus que j’ai fait de nos saints mystères, et au serment que j’ai exigé de cet imbécile, et aux mensonges que je lui ai dits touchant l’apparition de la sainte Vierge.

Mon but étant celui de narrer l’histoire de mon évasion avec toutes les véritables circonstances qui l’ont accompagnée je me suis cru en devoir de ne rien cacher. Je ne peux pas dire de me confesser, car je ne me sens mortifié par aucun repentir, et je ne peux pas dire non plus de me vanter, car ce fut à contrecœur que je me suis servi de l’imposture. Si j’avais eu des meilleurs moyens je leur aurais donné certainement la préférence. Pour regagner ma liberté je sens que je ferais encore aujourd’hui la même chose, et peut-être beaucoup davantage.

La nature m’ordonnait de me sauver, et la religion ne pouvait pas me le défendre : je n’avais pas de temps à perdre : il fallait mettre un espion que j’avais avec moi, et qui m’avait donné un exemple évident de sa perfidie, dans la morale impuissance d’avertir Laurent qu’on rompait le toit du cachot. Que devais-je faire ? Je n’avais que deux moyens, et il fallait opter. Ou faire ce que j’ai fait enbw enchaînant l’âme de ce maraud par la terreur, ou l’étouffer en l’étranglant, comme tout autre homme raisonnable, et plus cruel que moi aurait fait. Cela m’aurait été beaucoup plus facile, et même sans rien craindre, car j’aurais dit qu’il était mort de sa mort naturelle, et on ne se serait pas donné beaucoup de peine pour savoir si c’était vrai, ou non. Or quel est le lecteur qui pourra penser que j’aurais mieux fait à l’étrangler ? S’il y en a un, DIEU veuille l’éclairer : sa religion ne sera jamais la mienne. Je crois d’avoir fait mon devoir, et la victoire qui a couronné mon exploit peut être une preuve, que mes moyens ne furent pas désapprouvés par la Providence éternelle. Pour ce qui regarde le serment que je lui ai fait d’avoir toujours soin de lui, il m’en a délivré, Dieu merci, lui-même, car il n’a pas eu le courage de se sauver avec moi ; mais quand même il l’aurait eu, je [378r] confie au lecteur que je ne me serais pas cru parjure si je ne le lui avais pas tenu. Je me serais débarrassé de ce monstre à la première occasion opportune quand même je me serais vu obligé à le pendre à un arbre. Lorsque je lui ai juré une assistance éternelle je savais que sa foi ne durerait qu’autant que l’exaltation de son fanatisme qui devait disparaître d’abord qu’il aurait vu que l’ange était un moine. Non merta fé chi non la serba altrui [Celui qui manque de foi en autrui ne mérite pas qu’on en ait pour lui-même]48. L’homme a beaucoup plus de raison d’immoler tout à sa propre conservation que les souverains n’en ont pour conserver l’état.

Après le départ de Laurent j’ai dit à Soradaci que l’Ange viendrait faire une ouverture dans le toit de mon cachot à dix-sept heures ; il portera des ciseaux, lui dis-je, et vous nous couperez la barbe à moi, et à l’ange.

— Est-ce que l’ange a la barbe ?

— Oui : vous le verrez. Après cela nous sortirons, et nous irons rompre le toit du palais ; et dans la nuit nous descendrons à la place de S.t Marc, et nous irons en Allemagne.

Il ne me répondit pas ; il mangea tout seul, car j’avais le cœur, et l’esprit trop occupés de l’affaire pour avoir la faculté de manger. Je n’avais pas même pu dormir.

Dix-sept heures sonnent, et voilà l’Ange. Soradaci voulait se prosterner,bx mais je lui dis que ce n’était plus nécessaire. En moins de trois minutes il enfonça le canal,by le morceau de planche bel, et rond tomba à mes pieds, et le père Balbibz se coula entre mes bras. Voilà, lui dis-je en l’embrassant, vos travaux terminés : les miens vont commencer. Il me consigna l’esponton, et il me donna des ciseaux, que j’ai remis à Soradaci pour qu’il nous fasse d’abord la barbe. Pour le coup je n’ai plus pu me tenir de rire enca observant cet animal qui tout étonné regardaitcb l’ange, qui avait l’air d’un diable. Hors de lui-même il nous fit la barbe à tous les deux à la pointe des ciseaux à la perfection.

[378v] Impatient de voir le local j’ai dit au moine de rester avec Soradaci, car je ne voulais pas le laisser seul ; je suis sorti, et j’ai trouvé le trou du mur étroit, mais j’y ai passé : je me suis trouvé sur le toit du cachot du comte, j’y suis entré, et j’ai cordialement embrassé ce malheureux vieillard. J’ai vu une taille d’homme qui n’était pas fait pour aller au-devant des difficultés, et des dangers, auxquels une pareille fuite devait nous exposer sur un vaste toit penchant tout couvert de plaques de plomb. Il me demanda d’abord quel était mon projet en me disant qu’il croyait que j’avais fait des pas trop légèrement. Je ne demande, lui répondis-je, que de faire des pas en avant jusqu’à ce que je trouve la liberté ou la mort. Il me dit en me serrant la main que si je pensais de percer le toit, et d’aller chercher en marchant sur les plombs un chemin pour descendre, il ne le voyait pas, à moins que je n’eusse des ailes. Je n’ai pas, m’ajouta-t-il, le courage de vous accompagner : je resterai icicc prier Dieu pour vous.

Je suis alors sorti pour visiter le grand toit,cd m’approchant tant que j’ai pu des bords latéraux du grenier. Parvenu à toucher le dessous du toit au plus étroit de l’angle je me suis assis entre les œuvres de comble, dont les greniers de tous les grands palais sont remplis. J’ai tâté les planches avec la pointe de mon verrou, et je les ai trouvées comme pourries. À chaque coup d’esponton tout ce que je perçais tombait en poussière.ce Me voyant sûr de faire une ouverture assez ample en moins d’une heure,cf je suis retourné dans mon cachot où j’ai employé quatre heures à couper draps, serviettes, matelas, et tout ce que j’avais pour faire corde. J’ai voulu nouer les morceaux ensemble moi-même avec des nœuds de tisserand49, car un nœud mal fait aurait pu se délacer, et l’homme qui dans l’instant se serait trouvé suspendu à la corde se serait précipité50. Je me suis vu maître de cent brasses de corde51. Il y a dans les grandes entreprises des articles qui décident de tout, et sur lesquels le chef qui mérite de [379r] réussir est celui qui ne se fie à personne.

Après avoir fait la corde, j’ai fait un paquet de mon habit, de mon manteau de bout de soie, de quelques chemises, de bas, et de mouchoir, et nous sommes allés tous les trois dans le cachot du comte en portant avec nous tout ce bagage. Le comte fit d’abord compliment à Soradaci de ce qu’il avait eu le bonheur d’être mis avec moi, et d’être dans le moment de me suivre. Son air interdit me donnait la plus grande envie de rire. Je ne me gênais plus ; j’avais envoyé à tous les diables le masque de Tartuffe que je gardais toute la journée depuis une semaine pour empêcher ce double coquin de me trahir. Je le voyais convaincu que je l’avais trompé, mais il n’y comprenait rien ; car il ne pouvait pas deviner comment je pouvais avoir une correspondance avec le prétendu ange pour le faire venir, et aller à l’heure que je voulais. Il entendait le comte qui nous disait que nous allions nous exposer au risque le plus évident de périr, et poltron, comme il devait être, il roulait dans sa tête le dessein de se dispenser de ce dangereux voyage. J’ai dit au moine de faire son paquet pendant quecg j’irais faire le trou au bord du grenier.

Mon ouverture sans que j’eusse eu besoin d’aucun secours se trouva parfaite à deux heures de nuit52. J’ai pulvérisé les planches. Ma rupture était deux fois plus ample qu’il ne fallait ; et je touchais la plaque de plomb tout entière. Le moine m’a aidé pour la soulever parce qu’elle était rivée, ou courbée sur le bord de la gouttière de marbre ; mais à force de pousser l’esponton entre la gouttière, et la plaque je l’ai détachée, et puis avec nos épaules nous l’avons pliée au point où il fallait pour que l’ouverture par laquelle nous devions passer fût suffisante. En mettant la tête hors du trou j’ai vu avec bien de douleur la grande clarté du croissant qui devait être à son premier quartier le lendemain. C’était un contretemps qu’il fallait souffrir en patience ; et attendre à sortir jusqu’à minuit, temps où la Lune serait allée éclairer nos antipodes. Dans une nuit superbe, où tout le monde du bon ton devait se promener dans la place de S.t Marc, je ne pouvais pas m’exposer à être vu me promener là-haut. On aurait vu notre ombre fort allongée sur le pavé [379v] de la place ; on aurait élevé les yeux, et nos personnes auraient offert un spectacle fort extraordinaire, qui aurait excité la curiosité, et principalement celle de Messer Grande, dont les sbiresch, seule garde de la grande ville de Venise, veillent toute la nuit. Il aurait d’abord trouvé le moyen d’en envoyer là-haut une bande, qui aurait dérangé tout mon beau projet. J’ai donc décidé impérieusement que nous ne sortirions de là qu’après le coucher de la Lune. J’invoquais l’aide de DIEU, et je ne demandais pas des miracles. Exposé aux caprices de la Fortune je devais lui donner moins de prise que je pouvais. Si mon entreprise échouait je ne devais pas pouvoir me reprocher le moindre faux pas. La Lune devait infailliblement se coucher à cinq heures, et le Soleil devait se lever à treize et demie53 ; il nous restait sept heures de parfaite obscurité dans lesquelles nous aurions pu agir.

J’ai dit au père Balbi que nous passerions trois heures à causer avec le comte Asquin ; et d’aller d’abord tout seul le prévenir que j’avais besoin qu’il me prêtât trente sequins54, qui pourraient me devenir nécessaires autant que mon esponton me l’avait été pour faire tout ce que j’avais fait. Il fit ma commission, et quatre minutes après il vint me dire d’y aller tout seul, car il voulait me parler sans témoins. Ce pauvre vieillard commença par me dire avec douceur que pour m’enfuir je n’avais pas besoin d’argent, qu’il n’en avait pas, qu’il avait une nombreuse famille, que si je périssais l’argent qu’il me donnerait serait perdu, et beaucoup d’autres raisons toutes faites pour masquer l’avarice. Ma réponse dura une demi-heure. Raisons excellentes ; mais quici depuis que le monde existe n’eurent jamaiscj de force, parce que l’orateur ne peut pas déraciner la passion. C’est le cas de nolenti baculus [le bâton au récalcitrant] ; mais je n’étais pas assez cruel pour employer la violence vis-à-vis de ce malheureux vieillard. J’ai fini par lui dire que s’il voulait s’enfuir avec moi je le porterais sur mes épaules comme Énée Anchise55 ; mais que s’il voulait rester pour prier DIEU de nous conduire je l’avertissais que sa prière serait inconséquente, puisqu’il prierait DIEU de faire réussir une chose à laquelle il n’aurait pas contribué par les moyens ordinaires. Le son de sa voix me fit voir ses larmes qui m’énervèrent56 : il me [380r] demanda si deux sequins me suffisaient ; et je lui ai répondu que tout devait me suffire. Il me les donna en me priant de les lui rendre, si après avoir fait un tour sur le toit du grand palais j’eusse pris le sage parti de rentrer dans mon cachot. Je lui ai promis cela un peu surpris de ce qu’il supposait que je pouvais me déterminer à retourner sur mes pas. J’étais sûr de n’y retourner plus.

J’ai appelé mes compagnons, et nous mîmes près du trou tout notre équipage. J’ai séparé en deux paquets les cent brasses de corde ; et nous passâmes deux heures à causer, et à rappeler, non sans plaisir, toutes nos vicissitudes. Le premier essai que le père Balbi me donna de son joli caractère fut celui de me répéter dix fois que je lui avais manqué de parole, puisque je l’avais assuré dans mes lettres que mon plan était fait, et sûr, tandis qu’il n’en était rien ; et il me disait effrontément que s’il avait prévu cela il ne m’aurait pas tiré hors du cachot. Le comte avec une gravité de soixante et dix ans me disait que mon plus sage parti était celui de ne pas aller en avant, car l’impossibilité de descendre du toit était évidente, comme le danger, qui pouvait me coûter la vie. Je lui ai dit avec une voix douce que ces deux évidences ne me paraissaient pas évidentes ; mais comme il était avocat de son métier, voilà la harangue par laquelle il prétendit de me convaincre. Ce qui l’animait étaient les deux sequins que j’aurais dû lui rendre s’il m’avait persuadé à rester.

La déclivité du toit, me dit-il, garni de plaques de plomb ne vous permettra pas d’y marcher, car à peine pourrez-vous vous y tenir debout. Ce toit est garni de sept à huit lucarnes, mais elles sont toutes grillées de fer, et inaccessibles pour s’y tenir devant de pied ferme, puisqu’elles sont toutes éloignées des bords. Les cordes que vous avez vous seront inutiles, parce que vous ne trouverez pas un endroit propre à y attacher ferme un bout ; et quand même vous le trouveriez, un homme descendant d’une si grande éminence ne peut pas se tenir suspendu sur ses bras, ni s’accompagner jusqu’au bas. Un de vous trois devrait donc lier à travers un à la fois les deux, et les descendre comme on descend un seau dans un puitsck ; et celui qui ferait cet ouvrage devrait rester, et retourner dans son cachot. Quel est celui de vous trois qui se sente porté à faire cette charitable action ? Et supposant qu’un de vous ait l’héroïsme de se contenter de rester dites-moi de quel côté vous descendrez. Non pas du côté de la place vers les colonnes, car on vous verrait. Non pas [380v] du côté de l’église, car vous vous trouveriez enfermé. Non pas du côté de la cour du palais car la garde des Arsenalotti57 y fait continuellement la ronde. Vous ne pourriez donc descendre que du côté du canal. Vous n’avez pas là une gondole, ni un bateau qui vous attende ; vous seriez donc obligés de vous jeter à l’eau, et de nager jusqu’à S.te Appolonie58, où vous arriveriez dans un état déplorable, ne sachant où aller dans la nuit pour vous mettre en état de prendre d’abord la fuite. Songez que sur les plombs on glisse, et que si vous tombez dans le canal vous ne pouvez pas espérer d’éviter la mort même en sachant nager, car l’éminence est si élevée, et le canal a si peu de profondeur que la chute vous ferait mourir écrasés avant que noyés. Trois ou quatre pieds d’eau59 ne forment pas un volume fluide assez fort pour modérer la violence du plongeon du corps solide qui y tombe. Votre moindre malheur serait celui de vous trouver avec les jambes ou les bras cassés.

J’écoutai ce discours, imprudent par rapport à l’exigence du cas60, avec une patience qui ne me ressemblait pas. Les reproches du moine lancés sans aucun ménagement m’indignaient, et m’excitaient à les repousser durement ; mais j’aurais ruiné mon édifice, car j’avais affaire àcl un lâche capable de me répondre qu’il n’était pas assez désespéré pour défier la mort, et que par conséquent je n’avais qu’à m’en aller tout seul ; et tout seul je ne pouvais pas me flatter de réussir. J’ai ménagé ces mauvais esprits avec la douceur. Je leur ai dit que j’étais sûr de nous sauver malgré que je n’étais pas en état de leur communiquer mes moyens en détail. J’ai dit au comte Asquin que son sage raisonnement ferait que je me réglerai avec prudence, et que la confiance que j’avais en DIEU était si grande qu’elle me tenait lieu de tout.

J’allongeais souvent les mains pour savoir si Soradaci était là, car il ne disait jamais le mot : je riais en songeant à ce qu’il pouvait rouler dans sa méchante cervelle qui devait connaître que je l’avais trompé. À quatre heures et demie je lui ai dit d’aller voir dans quel endroit du ciel était le croissant. Il me dit en revenant que dans une demi-heure on ne le verrait plus ; et qu’un brouillard très épais devait rendre les plombs fort dangereux. — Il me suffit, mon cher, que le brouillard ne soit pas de l’huile. Mettez votre manteau en paquet avec une partie de nos cordes, [381r] que nous devons également partager.

Je fus alors fort surpris de sentir cet homme à mes genoux prendre mes mains, les baiser, et me dire en pleurant qu’il me suppliait de ne pas vouloir sa mort. Je suis sûr, me dit-il, de tomber dans le canal : je ne peux vous être d’aucune utilité. Hélas ! Laissez-moi ici, et je passerai toute la nuit à prier S.t François pour vous. Vous êtes le maître de me tuer ; mais je ne me déterminerai jamais à venir avec vous.

Le sot ne savait pas que je croyais que sa compagnie me porterait malheur. Vous avez raison, lui dis-je, restez ; mais sous condition que vous prierez S.t François, et allez d’abord prendre tous mes livres,cm que je veux laisser à M. le comte. Il m’obéit dans l’instant. Mes livres valaient cent écus61 pour le moins. Le comte me dit qu’il me les rendrait à mon retour. Soyez sûr, lui répondis-je, que vous ne me reverrez plus ici, et que je suis bien aise que ce lâche n’ait pas le courage de me suivre. Il m’embarrasserait, et d’ailleurs le lâche n’est pas digne de partager avec le père Balbi, et moi l’honneur d’une si belle fuite. N’est-ce pas ? mon brave camarade, dis-je au moine autre lâche que je voulais piquer d’honneur. C’est vrai, me répondit-il, pourvu que demain il n’ait pas raison de se féliciter.

J’ai alors demandé au comte plume, encre, et papier qu’il possédait malgré la défense, car les lois prohibitives n’étaient rien pour Laurent, qui pour un écu aurait vendu S.t Marc. J’ai alors écrit cette lettre que j’ai laissée à Soradaci sans que j’aie pu la relire, car je l’ai écrite à l’obscur. Je l’ai commencée par une devise de tête sublimée62, qui dans la circonstance me parut très à propos.

Non moriar sed vivam, et narrabo opera domini

[Je ne mourrai pas, je vivrai pour raconter les œuvres du seigneur]63

« Nos seigneurs les inquisiteurs d’état doivent tout faire pour tenir par force dans une prison un coupable : le coupable heureux de n’être pas prisonnier sur sa parole, doit aussi tout faire [381v] pour se procurer la liberté. Leur droit a pour base la justice, celui du coupable la nature. Tout comme ils n’eurent pas besoin du consentement de celui-ci pour l’enfermer, il ne peut pas avoir besoin du leur pour se sauver.

« Jacques Casanova qui écrit ceci dans l’amertume de son cœur, sait qu’il peut lui arriver le malheur qu’avant qu’il sorte de l’état on le rattrape, et on le reconduise entre les mains de ceux mêmes dont il se dispose à fuir le glaive, et dans ce cas il supplie à genoux l’humanité de ses généreux juges à ne vouloir pas rendre son sort plus cruel en le punissant de ce qu’il n’a fait que forcé par la raison, et par la nature. Il supplie qu’on lui rende, s’il est repris, tout ce qui lui appartient, et qu’il laisse dans le cachot qu’il a violé. Mais, s’il a le bonheur de se sauver, il fait présent de tout ce qu’il laisse ici à François Soradaci qui reste prisonnier parce qu’il craint les dangers auxquels je vais m’exposer, et n’aime pas comme moi sa liberté plus que sa vie. Casanova supplie la vertu magnanime de L.L.E.E.64 de ne pas contester à ce misérable le don qu’il lui fait. Écrit une heure avant minuit sans lumière dans le cachot du comte Asquin ce 31 8bre 1756. »

Castigans castigavit me Deus, et morti non tradidit me.

[Dieu qui châtie m’a châtié, mais il ne m’a pas livré à la mort.]65

Je lui ai donné cette lettre l’avertissant de ne pas la donner à Laurent, mais au secrétaire même qui certainement ne manquerait pas de monter. Le comte lui dit que l’effet de cette lettre était immanquable, mais qu’il devait me rendre tout si je reparaissais. Le sot lui répondit qu’il désirait de me revoir, et de me rendre tout.

Mais il était temps de partir. On ne voyait plus la lune. J’ai lié au cou du père Balbi la moitié des cordes d’un côté, et le paquet de ses pauvres nippes sur son autre épaule. J’en ai fait de même sur moi. Tous les deux en gilet ; nos chapeaux sur la tête ; nous allâmes à l’ouverture

E quindi uscimmo a rimirar le stelle [Et par là nous sortîmes pour revoir les étoiles] – Dante66

a. Orth. quelque.

b. Orth. soutenu.

c. Servit biffé.

d. Orth. vu.

e. De le confesser à biffé.

f. Suit un double tiret (=) que nous interprétons comme un nouveau paragraphe.

g. Il entra dans biffé.

h. Verser biffé.

i. Et en me biffé.

j. Devais biffé.

k. Dans le cachot biffé.

l. Orth. dit.

m. Mais biffé.

n. Tant biffé.

o. Ont biffé.

p. Quaere [Cherche !] biffé.

q. Enfoncé dans la cavité de la reliure biffé.

r. Voyez biffé.

s. Derrière le biffé.

t. Voir biffé.

u. Devait la mettre biffé.

v. Pas biffé.

w. N’avaient pas, avant lui, connu d’autres.

x. Orth. donné.

y. M’assurait biffé.

z. Dessus biffé.

aa. Orth. fini.

ab. Dit biffé.

ac. Et par l’ouverture du mur pass biffé.

ad. Orth. fera.

ae. Pouvais biffé.

af. Croirait biffé.

ag. Plus biffé.

ah. Déployerait biffé.

ai. Déployée biffé.

aj. Quelque part biffé.

ak. Dit ces biffé.

al. Ma tête biffé.

am. Tous les biffé.

an. Soit biffé.

ao. Dit biffé.

ap. Et je l’ai prié de lui porter une paillasse, qu’il lui fit porter d’abord, et s’en alla après en.

aq. Prier biffé.

ar. Encre plus fine à partir de cet endroit.

as. Et j’ai cru biffé.

at. Orth. porté.

au. L’occasion biffé.

av. S’il se fût biffé.

aw. Interrogations, corrigé en interrogatoires.

ax. Eût biffé ; orth. porté.

ay. Avaient remises biffé.

az. Je lui ai alors biffé.

ba. Et que biffé.

bb. Était biffé.

bc. Dit à Soradici de biffé.

bd. Lui dis-je ajou biffé.

be. Orth. écrit.

bf. Orth. mis.

bg. Cher biffé.

bh. Mon biffé.

bi. Il biffé.

bj. Il biffé.

bk. Parce que à cause de l’attention que j’y ai fait pas.

bl. Ce ne sont pas les prédictions qui font arriver le fait, mais les faits qui arrivant rendent.

bm. Orth. donné.

bn. Orth. de bout en blanc.

bo. Orth. n’y avait-y.

bp. Passable biffé.

bq. À présent biffé.

br. Du Rosaire biffé.

bs. Orth. conté.

bt. Orth. fait.

bu. Et je biffé.

bv. Et j’avais biffé.

bw. Lui biffé.

bx. Et biffé.

by. Et biffé.

bz. Vint biffé.

ca. Regardant biffé.

cb. Le moine biffé.

cc. À biffé.

cd. Et je me suis approché biffé.

ce. Je me suis vu biffé.

cf. Je suis alors biffé.

cg. J’allais biffé.

ch. Veillent toute la nuit biffé.

ci. Orth. que.

cj. La biffé.

ck. Orth. sceau et puit.

cl. Des lâches capables.

cm. Et biffé.

[384r] CHAPITRE XVI

Mon essor1, et mon arrivée à Paris

Je suis sorti le premier ; le père Balbi vint après moi. J’ai dit à Soradaci de remettre la plaque comme elle était, et je l’ai envoyé prier son S.t François. En me tenant à genoux, et à quatre pattes j’ai empoigné mon esponton, et en allongeant le bras je l’ai poussé obliquement entre la connexion des plaques de l’une à l’autre, de sorte que saisissant avec mes quatre doigts le bord de la plaque que j’avais élevéea, j’ai pu m’aider à monter jusqu’au sommet du toit. Le moine pour me suivre avait mis les quatre doigts de sa main droite dans la ceinture de mes culottes à l’endroit de la boucle ; moyennant quoi j’avais le malheureux sort de la bête qui porte, et traîne ; et qui plus est en montant une déclivité mouillée par le brouillard.

À la moitié de cette montée assez dangereuse, le moine me dit de m’arrêter, parce qu’un de ses paquets s’étant détaché de son cou était allé en roulant peut-être pas plus loin que sur la gouttière. Mon premier mouvement fut une tentation de lui sangler une ruade2 : il ne fallait pas davantage pour l’envoyer vite vite rejoindre son paquet ; mais DIEU m’a donné la force de me retenir : la punition aurait été trop grande de part et d’autre, car tout seul je n’aurais absolument jamais pu me sauver. Je lui ai demandé si c’était le paquet des cordes ; mais lorsqu’il me dit que c’était celui où il avait sa redingote noire, deux chemises, et un précieux manuscrit qu’il avait trouvé sous les plombs, qui à ce qu’il prétendait devait faire sa fortune, je lui ai dit tranquillement qu’il fallait avoir patience, et aller notre chemin. Il soupira, et toujours accroché à mon derrière il me suivit.

Après avoir passé par-dessus à quinze ou seize plaques je me suis trouvé sur la plus haute éminence du toit, où enb écartant mes jambes, je me suis commodément assis à califourchon. Le moine en fit autant derrière moi. Nous avions le dos tourné à la petite [384v] île de S. George Majeur, et nous avions à deux cents pas vis-à-vis de nous les nombreuses coupoles de l’église de S.t Marc, qui fait partie du palais ducal : c’est la chapelle du Doge : nul monarque sur la terre peut se vanter d’en avoir une pareille. Je me suis d’abord déchargé de mes sommes3, et j’ai dit à mon associé qu’il pouvait en faire autant. Il plaça son tas de cordes entre ses cuisses assez bien, mais son chapeau qu’il voulut y placer aussi, perdit l’équilibre, et après avoir fait toutes les culbutes nécessaires pour parvenir à la gouttière, il tomba dans le canal. Voilà mon compagnon désespéré. Mauvais augure, dit-il, me voilà dans le commencement de l’entreprise sans chemise, sans chapeau, et sans un manuscrit, qui contenait l’histoire précieuse, et inconnue à tout le monde de toutes les fêtes du palais de la République. Moins féroce alors que quand je grimpais, je lui ai dit tranquillement que les deux accidents qui venaient de lui arriver n’avaient rien d’extraordinaire pour qu’un superstitieux pût leur donner le nom d’augures, que je ne les prenais pas pour tels, et qu’ils ne me décourageaient pas ; mais qu’ils devaient lui servir de dernière instruction pour être prudent, et sage, et pour réfléchir que si son chapeau au lieu de tomber à sa droite était tombé à sa gauche nous aurions été perdus ; puisqu’il serait tombé dans la cour du palais où les arsenalotes l’auraient ramassé, etc conjecturant qu’il devait y avoir du monde surd le toit du palais ducal, ils n’auraient pas manqué de faire leur devoir en trouvant le moyen de nous faire une visite.

Après avoir passé quelques minutes à regarder à droite et à gauche, j’ai dit au moine de rester là immobile avec les paquets jusqu’à mon retour. Je suis parti de cet endroit n’ayant que mon esponton à la main, et marchant sur mon derrière toujours à cheval de l’angle sans nulle difficulté. J’ai employé presque une heure à aller partout, à visiter4, à observer, à examiner, et ne voyant dans aucun des bords rien où je pusse rassurer5 un bout de [385r] ma corde pour me descendre dans un lieu où je me serais vu sûr j’étais dans la plus grande perplexité. Il ne fallait plus penser ni au canal, ni à la cour du palais. Le dessus de l’église n’offrait à ma vue que des précipices entre les coupoles qui n’aboutissaient à aucun endroit non fermé. Pour aller au-delà de l’Église vers la Canonica6 j’aurais dû gravir sur des déclivités courbes : il était naturel que je dépêchasse7 pour impossible tout ce que je ne concevais pas faisable. J’étais dans la nécessité d’être téméraire sans imprudence. C’était un point de milieu dont la morale ne connaît pas, à ce que je crois, le plus imperceptible.

J’ai arrêté ma vue, et ma pensée sur une lucarne, qui était du côté due rio de palazzo8 à deux tiers de la pente. Elle était assez éloignée de l’endroit d’où j’étais sorti pour me rendre certain que le grenier qu’elle éclairait n’appartenait pas à l’enclos des prisons que j’avais brisées. Elle ne pouvait éclairer que quelque galetas, habité, ou non, au-dessus de quelque appartement du palais, où au commencement du jour j’aurais trouvé les portes naturellement ouvertes. Les servants du palais, ou ceux de la famille du doge9 qui auraient pu nous voir, j’étais moralement sûr qu’ils se seraient hâtés de nous faire sortir, et auraient fait tout hormis que nous remettre entre les mains de la justice inquisitoriale, quand même ils nous auraient reconnus pour les plus grands criminels de l’état. Dans cette idée je devais visiter le devant de la lucarne ; et je m’y suis d’abord mis en levant une jambe, et en me laissant glisser jusqu’à ce que je m’y suis trouvé comme assis sur son petit toit parallèle, dont la longueur était de trois pieds, et la largeur d’un et demi10. Je me suis alors bien incliné en tenant mes mains fermes sur les bords, et en y approchant ma tête en l’avançant. J’ai vu, et mieux senti en tâtonnant une mince grille de ferf, et derrière elle une fenêtre de vitres rondes jointes les unesg aux autres par des petites coulisses de plomb. Je n’ai fait aucun cas de cette fenêtre quoique fermée ; mais la grille toute mince qu’elle était demandait la lime, et je ne possédais autre outil que mon esponton.

[385v] Pensif, triste, et confus, je ne savais que faire, lorsqu’un événement très naturel fit sur mon âme étonnée11 l’effet d’un véritable prodige. J’espère que ma sincère confession ne me dégradera pas dans l’esprit de mon lecteur bon philosophe, s’il réfléchira que l’homme en état d’inquiétude, et de détresse n’est que la moitié de ce qu’il peut être en état de tranquillité. La cloche de S. Marc qui sonna minuit dans ce moment-là fut le phénomène qui frappa mon esprit, et qui par une violente secousse le fit sortir de la dangereuseh ambiguïté qui l’accablait. Cette cloche me rappela que le jour qui allait commencer dans ce moment-là était celui de la Toussaint, où mon patron, si j’en avais un, devait se trouver ; mais ce qui éleva avec beaucoup plus de force mon courage, et augmenta positivement mes facultés physiques fut l’oracle profane que j’avais reçu de mon cher Arioste Tra il fin d’Ottobre, e il capo di Novembre. Si un grand malheur fait qu’un esprit fort devienne dévot, il est presque impossible que la superstition ne se mettei de la partie. Le son de cette cloche me parla, me dit d’agir, et me promit la victoire. Étendu sur mon ventre jusqu’au cou la tête penchéej vers la petite grille, j’ai poussé mon verrou dans le châssisk qui l’entourait, et je me suis déterminé à le briser pour l’enlever toute entière. Je n’ai employé qu’un quart d’heure à mettre en morceaux, tout le bois qui composait les quatre coulisses. La grillel étant restée toute entière entre mes mains, je l’ai placée à côté de la lucarne. Je n’ai eu non plus aucune difficulté à rompre toute la fenêtre vitrée en méprisant le sang qui sortait de ma main gauche légèrement blessée par une vitre que j’ai arrachéem.

À l’aide de mon verrou j’ai suivin ma première méthode pour retourner à monter à chevalo du sommet pyramidal du toit, et je me suis acheminé à l’endroit, où j’avais laissé mon compagnon. Je l’ai trouvé désespéré, furieux, atroce : il me dit des injures, parce que je l’avais laissé là tout seul deux [386r] grandes heures. Il m’assura qu’il n’attendait que sept heures pour retourner à sa prison.

— Que pensiez-vous de moi ?

— Je vous croyais tombé dans quelque précipice.

— Et vous ne vous réjouissez pas en voyant que je n’y suis pas tombé ?

— Qu’avez-vous donc fait si longtemps ?

— Vous le verrez. Suivez-moi.

J’ai relié à mon cou mon équipage, et mes cordes, et jep me suis acheminé vers la lucarne. Lorsque nous fûmes à l’endroit où nous l’avionsq à notre main droite, je lui ai rendu un compte exact de tout ce que j’avais fait, en le consultant sur le moyen d’entrer dans le grenier tous les deux. Je voyais cela facile pourr un de nous deux qui moyennant la corde pourrait être descendu par l’autre ; mais je ne savais pas quel serait le moyen que l’autre pourrait employer pour descendre aussi, car je ne voyais pas comment j’aurais pu assurer la corde pour m’y attacher. En m’introduisant, et me laissant tomber je pouvais me casser une jambe,s car je ne savais pas la mesure de ce saut trop hardi. À ce discours tout sage et prononcé avec le ton de l’amitié, le moine me répondit que je n’avais qu’à le descendre, et qu’après j’aurais tout le temps de penser au moyen d’aller le rejoindre dans l’endroit où je l’aurais descendu. Je me suis assez possédé12 pour ne pas lui reprocher toute la lâcheté de cette réponse, mais non pas assez pour différer à le mettre hors d’embarras. J’ai d’abord défait mon paquet de cordes ; je lui ai ceint par-dessous les aisselles la poitrine, je l’ai fait coucher sur le ventre, et je l’ai fait descendre à reculons jusque sur le petit toit de la lucarne, où me tenant à cheval du sommet toujours maître de la corde, je lui ai dit de s’introduire par les jambes jusqu’aux hanches, en se soutenant sur ses coudes appuyés sur le toit. Je me suis alors glissé sur la pente comme j’avais fait la première fois, et couché sur ma poitrine je lui ai dit d’abandonner son corps sans rien craindre, car je tenais fermement la corde. Lorsqu’il parvint sur le plancher du grenier il se délia, et tirant la corde à moi j’ai trouvé que la distance de la lucarne au plancher était de dix longueurs de mon bras13. C’était trop pour risquer [386v] le saut. Il me dit que je pouvais jeter dedans les cordes ; mais je n’ai eu garde de suivre ce sot conseil.

Je suis retourné sur le sommet, et ne sachant quel parti prendre je me suis acheminé vers un endroit près d’une coupole que je n’avais pas visité. J’ai vu une terrasse en plate-forme pavée de plaques de plomb jointe à une grande lucarne fermée par deux battants de volets, et j’ai vu dans une cuve un tas de chaux vive, outre cela une truelle, et une échelle assez longue pour pouvoir me servir à descendre là où était mon compagnon : cette échelle m’intéressa uniquement. J’ai passé sous le premier échelon ma corde, et m’étant remis à califourchon du toit, je l’ai traînée jusqu’à la lucarne. Il s’agissait alors de l’introduire. La longueur de cette échelle était de douze de mes bras.

Les difficultés que j’ai rencontréest pour venir à bout de cette introduction furent si grandes que je me suis bien repenti de m’être privé du secours du moine. J’avais poussé l’échelle vers la gouttière d’une façon que son bout touchait à l’embouchure de la lucarne, et son autre bout était au-delà de la gouttière avec un tiers de l’échelle, qui avançait dehors. Je me suis alors glissé sur le toit de la lucarne, j’ai traîné l’échelle de côté, et la tirant à moi j’ai assuré la corde à l’huitième échelon. Après cela je l’ai repoussée en bas, et je l’ai remise de nouveau parallèle à la lucarne ; puis j’ai tiré à moi la corde ; mais l’échelle n’a jamais pu entrer que jusqu’au cinquième échelon : son bout trouvait le toit de la lucarne, et nulle force aurait pu la faire entrer davantage. Il fallait absolument l’élever à l’autre bout : l’élévation pour lors aurait causé l’inclinationu du côté opposé, et l’échelle aurait pu être entièrement introduite. J’aurais pu placer l’échelle de travers à l’embouchure, y lier ma corde, et me descendre sans aucun risque ; mais l’échelle serait restée dans le même endroit, et le matin elle aurait montré aux sbires, et à Laurent l’endroit où je me serais trouvé peut-être encore.

Il fallait donc introduire dans la lucarne toute l’échelle, et n’ayant personne je devais me déterminer à aller moi-même sur la gouttière pour élever son bout. C’est ce que j’ai faitv, [387r] m’exposant à un risque qui sans un secours extraordinaire de la providence m’aurait coûté la vie. J’ai osé abandonner l’échelle en lâchant la corde sans craindre qu’elle tombât dans le canal, puisque son troisième échelon l’accrochait à la gouttière. Je me suis glissé tout doucement tenant mon esponton à la main jusque sur la gouttière à côté de l’échelle : j’ai déposé l’esponton, et je me suis adroitement tourné de façon que j’avais la lucarne vis-à-vis, et ma main droite sur l’échelle. La gouttière de marbre faisait front aux pointes de mes pieds, puisque je n’étais pas debout, mais couché sur mon ventre. Dans cette posture j’ai eu la force de soulever l’échelle un demi-pied en la poussant en même temps en avant. J’ai eu la satisfaction de la voir entrer un bon pied. Le lecteur voit que son poids a dû se diminuer de beaucoup. Il s’agissait de la soulever encore deux pieds pour la faire entrer autant, et pour lorsw j’étais sûr de la faire entrer entièrement, en retournant d’abord sur le toit de la lucarne, et en tirant à moi la corde que j’avais liée à l’échelon. Pour lui donner l’élévation de deux pieds, je me suis dressé sur mes genoux,x mais la force que j’ai voulu employer pour la lui donner fit glisser les pointes de mes deux pieds de façon que mon corps tomba dehors jusqu’à la poitrine suspendu à mes deux coudes. Ce fut dans le même épouvantable instant que j’ai employé toute ma vigueur à m’aider des coudes pour m’appuyer, et m’arrêter sur mes côtes ; et j’y ai réussi14. Attentif à ne pas m’abandonner, je suis parvenu à m’aider de tout le reste de mes bras jusqu’aux poignets pour me rendre ferme sur la gouttière avec tout mon ventre. Je n’avais rien à craindre pour l’échelle qui étant entrée aux deux efforts plus de trois pieds était là immobile. Me trouvant donc sur la gouttière positivement sur mes poignets, et sur mes aines entre le bas-ventre, et le haut de mes cuisses, j’ai vu qu’en élevant ma cuisse droite pour parvenir à mettre sur la [387v] gouttière un genou, puis l’autre, je me trouverais tout à fait hors du grand danger. L’effort que je fis pour exécuter mon dessein me causa une contraction nerveuse, dont la douleur est faite pour abattre le plus fort des hommes. Elle me prit dans le moment que mon genou droit touchait déjà la gouttière ; mais non seulement cette douloureuse contraction, qu’on appelle crampe, me rendit comme perclus de tous mes membres, mais en devoir de me tenir immobile pour attendre qu’elle s’en allât d’elle-même, comme j’en avais fait l’expérience autrefois. Terrible moment ! Deux minutes après, j’ai tenté, et j’ai, Dieu merci, opposé à la gouttière mon genou, puis l’autre, et d’abord que j’ai cru d’avoir recouvré assez d’haleine, tout droit, quoiqu’à genoux, j’ai soulevé l’échelle tant que j’ai pu, et j’ai pu assez pour la faire parvenir parallèle à l’embouchure de la lucarne.y Suffisant connaisseur15 des lois du levier, et de l’équilibre, j’ai alors pris mon verrou, et suivant ma méthode ordinaire, je me suis grimpé16 à la lucarne, où j’ai très facilement fini d’y introduire l’échelle, dont mon compagnon reçut le bout entre ses bras. J’ai jeté dans le grenier les cordes, mes hardes, et tous les débris des fractures, et je suis entré dans le grenier bien accueilli par le moine qui eut soin de retirerz l’échelle. Nous tenant bras à bras, nous avons fait le tour de l’endroit ténébreux où nous étions, qui pouvait avoir trente pas de longueur, et dix de largeur17.

À un de ses bouts nous avons trouvé une porte à deux battants composée de barreaux de fer : en tournant le loquet qu’elle avait au milieu je l’ai ouverte. Nous fîmes à tâtons le tour des cloisons, et en voulant traverser le lieu nous trouvâmes une grande table, entourée de tabourets, et de fauteuils. Nous retournâmes là, où nous avions touché des fenêtres ; j’en ai ouvert une, puis les volets, et à la lueur des étoiles, nous avons vu des précipices entre des coupoles. Je ne me suis pas arrêté un seul instant sur l’idée de descendre : je voulais savoir où j’allais, et [388r] je ne connaissais pas ces lieux-là. J’ai refermé les volets ; nous sortîmes de la salle, et nous retournâmes à l’endroit où nous avions laissé nos bagages. Las à n’en pouvoir plus, je me suis laissé tomber sur le plancher, je me suis étendu mettant sous ma tête un paquet de cordes, et dans une destitution totale de force18 de corps, et d’esprit, un très doux assoupissementaa s’est emparé de tout mon individu : je me suis si invinciblement endormi que j’ai cru de consentir à la mort, et quand même j’aurais été sûr que c’était elle, je ne m’y serais pas refusé, car le plaisir que j’ai ressenti en m’endormant était incroyable.

Mon sommeil duraab trois heures et demie. Les cris perçants, et les fortes secousses du moine furent celles qui me réveillèrent. Il me dit que douze heures19 venaient de sonner, et que mon sommeil dans notre situation était inconcevable. Il l’était pour lui ; mais mon sommeil n’avait pas été volontaire : c’était ma nature aux abois qui se l’avait procuré, et l’inanition procédantac de n’avoir ni mangé, ni dormi depuis deux jours. Mais ce sommeil m’avait rendu toute ma vigueur, et j’étais enchanté de voir un peu diminuée l’obscurité du grenier.

Je me suis levé en disant : ce lieu n’est pas une prison, il doit avoir une issue simplead qu’on doit facilement trouver. Nous nous acheminâmes alors au bout opposé à la porte de fer, et dans un recoin fort étroit j’ai cru de sentir une porte. Je sens un trou de serrure, j’y enfonce mon verrou, désirant que ce ne soit pas une armoire. Après trois ou quatre secousses je l’ouvre, je vois une petite chambre, et je trouve une clef sur une table. J’essaye la clef à la porte, et je vois que je la referme. Je l’ouvre, et je dis au moine d’aller vite prendre nos paquets, et d’abordae qu’il me les remit je referme la petite porte, et je remets la clef là où elle était. Je sors de cette petite chambre, et je meaf trouve dans une galerie à niches remplies de cahiers. C’était des archives. Je trouve un escalier de pierre court, et étroit, je le descends : j’en trouve un autre qui avait au bout une porte de vitres : je l’ouvre, et je me vois à la fin dans une salle que je connaissais : nous étions dans la chancellerie ducale20. J’ouvre une fenêtre, et je vois qu’il me serait facile de descendre, mais je me serais trouvé dans le labyrinthe des petites cours qui entourent l’église de S. Marc. Dieu m’en garde. Je vois sur un bureau un outil de fer à manche de bois à pointe arrondie, le même dont les secrétaires de la chancellerie se servent pour percer les parchemins, auxquels ils attachent avec une ficelle les sceaux de [388v] plomb21 : je le prends. J’ouvre le bureau, et je trouve la copie d’une lettre qui annonce au Provéditeur Général22 à Corfou trois mille sequins23 pour la restauration de la vieille forteresse. Je regarde si je trouve la somme, mais elle n’y était pas. Dieu sait avec quel plaisir que je m’en serais emparé, et comme je me serais moqué du moine s’il avait osé me dire que c’était un vol. Je l’aurais pris pour un don de la Providence, et outre cela je m’en serais emparé en force du droit de conquête.

Je vais à la porte de la chancellerie, je mets mon verrou dans la serrureag mais en moins d’une minuteah me trouvant certain que mon esponton neai pouvait pas la forcer, je me détermine à faire vite un trou dans un des deux battants. Je choisis l’endroit où la planche avait le moins de nœuds. J’entame la planche à la fente que sa connexion à l’autre battant m’offre, et cela va bien. J’ai faitaj enfoncer par le moine l’outil à manche de bois dans les fentes que j’ouvrais avec l’espontonak, puis en le poussant tant que je pouvais à droite, et à gauche, je rompais, je fendais, je crevais le bois,al méprisant le bruit énorme que ce moyen de rompre faisait : le moine tremblait car on devait l’entendre de loin. Je connaissais ce danger, mais j’étais dans la nécessité de le braver.

Le trou dans une demi-heure fut assez grand, et tant mieux pour nous qu’il le fût assez, car il m’aurait été bien difficile de le faire plus ample. Des nœuds à droite, à gauche, en haut, et en bas m’auraient rendu nécessaire une scie. Le circuit de ce trou faisait peur, car il était tout hérissé de pointes, fait pour déchirer les habits, et lacérer la peau. Il était à la hauteur de cinq pieds24 : j’y ai mis un tabouret dessous, sur lequel le moine monta. Il introduisit dans l’ouverture ses bras joints, et sa tête, et moi derrière lui sur un autre tabouret le saisissant aux cuisses, puis aux jambes, je l’ai poussé dehors où il faisait très sombre ; mais je ne m’en souciais pas car je connaissais le local. Lorsque mon compagnon fut dehors je lui ai jeté tout ce qui m’appartenait, en ne laissant dans la chancellerie que les cordes.

J’ai alors mis deux tabourets l’un à côté de l’autre sous le trou, etam en y ajoutant un troisième dessus ;an j’y suis monté : de cette [389r] façon le trou se trouva vis-à-vis de mes cuisses. Je m’y suis fourré jusqu’à mon bas-ventre avec difficulté, et me déchirantao car il était étroit, etap n’ayant personne derrière qui pût m’aider à m’avancer davantage, j’ai dit au moine de me prendre à travers, et de me tirer dehors impitoyablement, et par morceaux, s’il était nécessaire. Il exécuta mon ordre, et j’ai dévoré en silence toute la douleur que ma peau déchirée aux flancs, et aux cuisses me fit ressentir.

D’abord que je me suis vu dehors j’ai ramassé vite mes hardes, j’ai descendu deux escaliers, et j’ai ouvert sans nulle difficulté la porte qui donne dans l’allée où il y a la grande porte de l’escalier royal25, et à son côté le cabinet du Savio alla scrittura26. Cette grande porte était fermée comme celle de la salle aux quatre portes. La porte à l’escalier était grosse comme celle d’une ville : je n’ai eu besoin que du coup d’œil pour voir que sans le mouton27, ou le pétard28 elle était inviolable : mon verrou dans ce moment là parut me dire hic fines posuit [il a fixé la frontière ici]29, tu n’as plus que faire de moi : instrument de ma chère liberté digne d’être suspendu ex voto30 sur l’autel de la divinité tutélaire. Serein et tranquille, je me suis assis, en disant au moine que mon ouvrage était fini, et que c’était à DIEU ou à laaq Fortune à faire le reste.

Abbia chi regge il ciel cura del resto,

O laar Fortuna se non tocca a lui.

[Pour le reste y pourvoie celui qui gouverne le ciel

Ou la Fortune, si ce n’est pas à lui.]31

Je ne sais pas, lui dis-je, si les balayeurs du palais s’aviseront de venir ici aujourd’hui, jour de la Toussaint, ni demain dédié aux Trépassés. Si quelqu’un vient, je me sauverai d’abord que je verrai cette porte ouverte, et vous me suivrez à la piste ; mais si personne ne vient je ne bouge pas d’ici ; et si je meurs de faim je ne sais qu’y faire.

Plan du palais des Doges

(1er et 2e étages)

À ce discours ce pauvre homme se mit en fureur. Il m’appela fou, désespéré, séducteur, menteur, et que sais-je. Ma patience fut héroïque. Treize heures32as sonnèrent. Depuis le moment de mon réveil dans le grenier sous la lucarne jusqu’à ce moment-là il n’était passé qu’une heure. L’affaire importante qui m’occupa d’abord fut celle de me changer de tout33. Le père Balbi avait l’air d’un paysan, mais il était intactat : on ne le voyait ni en lambeaux ni en sang : son gilet de flanelle rouge, et ses culottes de peau violette n’étaient pas déchirésau. Mais ma personne faisaitav pitié, et horreur. [389v] J’étais tout déchiré, et tout en sang.aw Ayant arraché mes bas de soie de deux plaies que j’avais, une à chaque genou ;ax elles saignaient. La gouttière, et les plaques de plomb m’avaient mis dans cet état. Le trou de la porte de la chancellerie m’avait déchiré gilet, chemise, culottes, hanches, et cuisses : j’avais partout des écorchures effrayantes. J’ai déchiré des mouchoirs, et je me suis fait des bandages comme j’ai pu en les liant avec de la ficelle, dont j’avais un peloton dans ma poche. J’ai mis mon joli habit qui dans ce jour-là assez froid devenait comique ; j’ai arrangé comme j’ai pu mes cheveux que j’ai mis dans la bourse ; j’ai mis des bas blancs : une chemise à dentelle,ay n’en ayant pas d’autres, et deux autres chemises, des mouchoirs, et des bas dans mes poches, et j’ai jeté derrière un fauteuil mes culottes, et ma chemise déchirées, et tout le reste. J’ai mis mon beau manteau sur les épaules du moine qui lui donnait l’air de l’avoir volé. J’avaisaz l’apparence d’un homme qui après avoir été au bal, avait été dans un lieu de débauche où on l’avait échevelé. Les bandages qu’on voyait à mes genoux étaient ce qui gâtait toute l’élégance de mon personnage.

Ainsi paré, mon beau chapeau à point d’Espagne d’or, et à plumet blanc sur la tête, j’ai ouvert une fenêtre. Ma figure34 fut d’abord remarquée par des fainéants qui étaient dans la cour du palais, qui ne comprenant pas comment quelqu’un fait comme moi pouvait se trouver de si bonne heure à cette fenêtre allèrent avertir celui qui avait la clef de ce lieu35. L’homme crut qu’il pouvait y avoir enfermé quelqu’un la veille sans s’en apercevoir, etba étant allé prendre ses clefs il vint. Je n’ai su cela qu’à Paris cinq ou six mois après.

bbFâché de m’être fait voir à la fenêtre je m’étais assis près du moine qui me disait des impertinences, lorsque j’ai entendu un bruit de clefs, et de quelqu’un qui montait l’escalier royal. Tout ému je me lève, je regarde par une fente de la grande porte, et je vois un homme seul, en perruque noire, et sans chapeau qui montait à son aise tenant entre ses mains un clavier. J’ai dit au moine du ton le plus sérieux de ne pas ouvrir la bouche, de se tenir derrière moi, et de suivre mes pas. J’ai empoigné mon esponton, le tenant caché sous mon habit, et je me suis posté à l’endroit de la porte, où d’abord ouverte j’aurais pu prendre l’escalier. J’envoyais des vœux à [390r] DIEU pour obtenir que cet homme ne fît aucune résistance, car dans le cas contraire je me voyais en devoir debc l’égorger. J’y étais déterminé.

D’abord que la porte fut ouvertebd je l’ai vu à mon aspect comme pétrifié. Sans m’arrêter, et sans lui dire le moindre mot, je suis descendu avec la plus grande célérité suivi par le moine. Sans aller lentement, et sans courir, j’ai pris le magnifique escalier qu’on appelle des géants36, méprisant la voix du père Balbi qui me suivant ne cessait de me dire, et de me répéter : Allons dans l’église. La porte de l’église était à main droite vingt pas loin de l’escalier.

Les églises de Venise ne jouissent de la moindre immunité pour assurer un coupable quelconque, soit pour le criminel, soit pour le civil ; aussi n’y a-t-il plus personne qui aille s’y retirer pour mettre un obstacle aux archers qui auraient ordre de se saisirbe d’elle. Le moine savait cela ; mais cela n’avait pas la force d’éloigner de son esprit cette tentation. Il me dit après que ce qui le poussait à recourir à l’autel était un sentiment de religion que je devais respecter.

— Pourquoi n’y êtes-vous pas allé tout seul ?

— Parce que je n’ai pas eu le cœur de vous abandonner.

L’immunité que je cherchais était au-delà des confins de la Sérénissime République : je commençais déjà dans ce moment-là à m’y acheminer : j’y étais avec mon esprit ; il fallait y transporter mon corps. Je fus tout droit à la porte de la Carte, qui est la royale du palais ducal37 ; et sans regarder personne (moyen d’être moins regardé) j’ai traversé la piazzetta, je suis allé au rivage, et je suis entré dans la première gondole que j’ai trouvée là, en disant tout haut au gondolier qui était sur la poupe : je veux aller à Fusina38 appelle vite un autre homme. L’autre homme entre d’abord ; je me jette nonchalamment sur le coussin du milieu, le moine se met sur la banquette, et la gondole se détache d’abord du rivage. La figure de ce moine sans chapeau avec mon manteau contribua beaucoup à me faire croire un charlatan, ou un astrologue.

À peine doublée la Douane39, mes gondoliers commencèrent à fendre avec vigueur les eaux du grand canal de la Giudecca par [390v] lequelbf il faut passer tant pour aller à Fusine comme pour aller à Mestre, où effectivement je voulais aller. Lorsque je me suis vu à la moitié du canal, j’ai mis la tête dehors, et j’ai dit au barcarol de poupe : Crois-tu que nous serons à Mestre avant quatorze heures ?

— Vous m’avez dit d’aller à Fusina.

— Tu es fou ; je t’ai dit à Mestre.

bgL’autre barcarol me dit que j’avais tort ; et le père Balbi bon chrétien, zélé pour la vérité me dit aussi que j’avais tort. Je donne alors dans un éclat de rirebh, convenant que je pouvais m’être trompé ; mais quebi mon intention était d’ordonner à Mestre. On ne réplique pas. Mon gondolier me dit qu’il est prêt à me conduire en Angleterre. Nous serons à Mestre, me dit-il, dans trois quarts d’heure, car nous allons à seconde d’eau et de vent40.

J’ai alors regardé derrière moi tout le beau canal, et ne voyant pas un seul bateau, admirant la plus belle journée qu’on pût souhaiter, les premiers rayons d’un superbe Soleil qui sortait de l’Horizon, les deux jeunes barcarols qui ramaient à vogue forcée41, et réfléchissant en même temps à la cruelle nuit que j’avais passée, à l’endroit où j’étais dans la journée précédente, et à toutes les combinaisons qui me furent favorables, le sentiment s’est emparé de mon âme, qui s’éleva à Dieu miséricordieux secouant les ressorts de ma reconnaissance, m’attendrissant avec une force extraordinaire, et tellement que mes larmes s’ouvrirent soudain le chemin le plus ample pour soulager mon cœur, que la joie excessive étouffait : je sanglotais, je pleurais comme un enfant qu’on mène par force à l’école.

Mon adorable compagnon, qui jusqu’alors n’avait parlé que pour donner raison aux gondoliers, se crut en devoir de calmer mes pleurs, dont il ne connaissait pas la belle source ; et la façon dont il s’y prit me fit effectivement passer tout d’un coup des pleurs à un rire d’une espèce si singulière, que n’y comprenant rien il m’avoua quelques jours après qu’il me crut devenu fou. Ce moine était bête, et sa méchanceté venait de sa bêtise. Je me suis vu à la dure condition de devoir en tirer parti ; mais il m’a presque perdu, sans cependant en avoir l’intention, car il était bête. Il n’a jamais voulu croire que j’ai ordonné d’aller à Fusine avec intention d’aller à Mestre : il disait que cette pensée ne pouvait m’être venue que lorsque j’étais sur le grand canal.

[391r] Nous arrivâmes à Mestre. Je n’ai pas trouvé des chevaux à la poste ; mais il y avait à l’auberge de la Campana42 assez de voituriers qui servent aussi bien que la poste. Je suis entré dans l’écurie, et ayant vu que les chevaux étaient bons, j’ai accordé au voiturier ce qu’il me demanda pour être en cinq quarts d’heure à Treviso. En trois minutes les chevaux furent mis,bj et supposant le père Balbi derrière moi, je ne me suis tourné que pour lui dire : montons ; mais je ne l’ai pas vu. Je le cherche des yeux ; je demande où il est ; on n’en sait rien. Je dis au garçon d’écurie d’aller le chercher, déterminé à le réprimander quand même il serait allé satisfaire à des nécessités naturelles ; car nous étions dans le cas de devoir différer cette besogne aussi. On vient me dire qu’on ne le trouve pas. J’étais comme un damné. Je pense à partir tout seul ; et je le devais ; mais j’écoute un sentiment faible de préférence à ma forte raison, et je cours dehors, je demande, toute la place me dit de l’avoir vu ; mais personne ne sait me dire où il peut être allé ; je parcours les arcades de la grande rue, je m’avisebk d’introduire ma tête dans un café, et je le vois au comptoir debout prenant du chocolat, et causant avec la servante. Il me voit, il me dit qu’elle est gentille, et il m’excite à prendre aussi une tasse de chocolat : il me dit de payer parce qu’il n’avait pas le sou. Je me possède, et je lui réponds que je n’en veux pas ;bl lui disant de se dépêcher, et lui serrant le bras de façon qu’il a cru que je le lui avais cassé. J’ai payé ; il me suivit. Je tremblais de colère. Je m’achemine à la voiture qui m’attendait à la porte de l’auberge ; mais à peine faits dix pas, je rencontre un citoyen de Mestre nommé Balbo Tomasi, bon homme, mais qui avait la réputation d’être un confident43 du Tribunal des inquisiteurs. Il me voit, il m’approche, et il s’écrie : Comment ici, Monsieur, je suis bien charmé de vous voir. Vous venez donc de vous sauver. Comment avez-vous fait ?

— Je ne me suis pas sauvé, Monsieur, mais on m’a donné mon congé.

— Cela n’est pas possible, car hier au soir j’étais à la maison Grimani à S.t Pole44, et je l’aurais su.

Le lecteur peut se figurer l’état de mon âme dans ce moment [391v] là : je me voyais découvert par un homme que je croyais payé pour me faire arrêter, et qui pour cela n’avait besoin que de cligner l’œil au premier sbire, dont Mestre était plein. Je lui ai dit de parler tout bas, et de venir avec moi derrière l’auberge. Il y vint, et lorsque j’ai vu que personne ne nous voyait, et que je me suis vu voisin d’un petit fossé, au-delà duquel il y avait la vaste campagne, j’ai mis ma main droite à mon esponton, et ma gauche à son collet ; mais très leste il m’échappa, il sauta le fossé, et il se mit à courir de toute sa force en direction opposée à la ville de Mestre, se tournant de temps en temps, et me faisant des baisemains qui voulaient dire : Bon voyage, bon voyage, soyez tranquille. Je l’ai perdu de vue ; et j’ai remercié DIEU que cet homme ayant pu sortir de ma main m’avait empêché de commettre un crime, car j’allais l’égorger ; et il n’avait pas de mauvaises intentions. Ma situation était terrible. J’étais seul, et en guerre déclarée contre toutes les forces de la République. Je devais tout sacrifier à la prévoyance, et à la précaution. J’ai remis mon esponton dans la poche.

Morne comme un homme qui venait d’échapper à un grand danger, j’ai donné un coup d’œil de mépris au lâche qui avait vu à quoi il m’avait réduit, et je me suis mis dans la calèche. Il se mit auprès de moi ; et il n’osa jamais me parler. Je pensais au moyen de me délivrer de ce malheureux. Nous arrivâmes à Treviso, où j’ai ordonné au maître de la poste de me tenir deux chevaux prêts pour partir à dix-sept heures45 ; mais mon intention n’était pas de poursuivre mon voyage en poste ; premièrement parce que je n’avais pas d’argent ; et en second lieu parce que je craignais d’être suivi. L’aubergiste me demanda si je voulais déjeuner, et j’en avais besoin pour me conserver en vie, car je mourais d’inanition ; mais je n’ai pas eu le courage d’accepter. Un quart d’heure de perdu pouvait me devenir fatal. Je craignais d’être rattrapé, et de devoir en rester honteux pour tout le reste de ma vie, car un homme sage en pleine campagne doit défier quatre cent mille hommes à le dénicher. S’il ne sait pas se cacher, c’est un sot.

[392r] Je suis sorti de la porte de S.t Thomas comme un homme qui allait se promener, et après avoir marché un mille46 sur le grand chemin je me suis jeté aux champs avec intention de ne plus en sortir tant que je me trouverais dans l’état vénitien. Le plus court chemin pour en sortir était celui de Bassan, mais j’ai pris le plus long, parce qu’au débouché le plus voisin on pouvait m’attendre, et j’étais sûr qu’on ne s’imaginerait pas que pour sortir de l’état je prendrais le chemin de Feltre, qui pour aller sur la juridiction de l’évêque de Trento était le plus éloigné47.

Après avoir marché trois heures, je me suis laissé tomber sur la dure48 n’en pouvant positivement plus. J’avais besoin de prendre quelque nourriture, ou de me disposer à mourir là.

J’ai dit au moine de mettre près de moi le manteau, et d’aller à une maison de fermier que je voyais pour se faire donner en payant quelque chose à manger, et de me porter tout là où j’étais. Je lui ai donné l’argent nécessaire. Après m’avoir dit qu’il me croyait plus courageux, il alla faire ma commission. Ce malheureux était plus vigoureux que moi. Il n’avait pas dormi ; mais il s’était bien nourri la veille, il avait pris du chocolat, il était maigre, la prudence, et l’honneur ne tourmentaient pas son âme, et il était moine.

Malgré que cette maison ne fût pas une auberge, la bonne fermière m’envoya par une paysanne un suffisant dîner qui ne me coûta que trente sous49. Lorsque j’ai senti le sommeil qui venait m’assaillir, je me suis remis en chemin assez bien orienté. Quatre heures après je me suis arrêté derrière un hameau, et j’ai su que j’étais vingt-quatre milles50 loin de Treviso. J’étais rendu ; j’avais les chevilles enflées, et mes souliers déchirésbm. Le jour allait finir dans une heure. Je me suisbn étendu au milieu d’un bouquet d’arbres, et j’ai fait asseoir près de moi ce moine.

— Nous devons aller, lui dis-je, à Borgo di Valsugana51 première ville qu’on trouve au-delà des confins de l’état de Venise. Nous serons là aussi sûrs qu’à Londres, et nous nous reposerons [392v] mais pour parvenir à cette ville qui appartient au prince-évêque de Trente nous avons besoin de prendre des précautions essentielles, dont la première est celle de nous séparer. Vous irez par le bois du Mantello52, moi par des montagnes, vous par la plus facile, et plus courte, moi par la plus difficile, et plus longue, vous avec de l’argent, moi sans le sou. Je vous fais présent de mon manteau, que vous troquerez contre une capote, et un chapeau, et tout le monde alors vous prendra pour un paysan, car heureusement vous en avez la figure. Voilà tout l’argent qui me reste de deux sequins que j’ai pris du comte Asquin, ce sont dix-sept livres53, prenez-les, vous serez à Borgo après-demain au soir ; moi vingt-quatre heures après vous. Vous m’attendrez à la première auberge à main gauche. J’ai besoin de dormir cette nuit dans un bon lit, et la providence me le fera trouver, mais j’ai besoin d’y être tranquillement, et avec vous je ne peux pas y être tranquille. Je suis sûr qu’on nous cherche actuellement partout, et que nos signalements sont si bien donnés, que l’on nous arrêterait dans toute auberge où nous oserions entrer ensemble. Vous voyez mon état déplorable, et le besoin indispensable que j’ai de me reposer dix heures. Adieu donc. Allez-vous-en, et laissez que j’aille tout seul dans ces alentours pour me trouver un gîte.

— Je m’attendais déjà, me répondit-il, à tout ce que vous venez de me dire ; mais pour toute réponse je ne vous rappelle que ce que vous m’avez promis lorsque je me suis laissé persuader à rompre votre cachot. Vous m’avez promis que nous ne nous séparerions plus, ainsi n’espérez pas que je vous quitte, votre destinée sera la mienne, la mienne sera la vôtre. Nous trouverons un bon gîte pour notre argent, et nous n’irons pas aux auberges : on ne nous arrêtera pas.

— Vous êtes donc déterminé à ne pas suivre le bon conseil que je vous ai donné.

— Très déterminé.

— Nous verrons.

Je me suis alors levé, non sans effort : j’ai pris la mesure de sa taille, et je l’ai marquée sur le terrain, puis j’ai tiré de ma poche l’esponton, je me suis couché sur mon côté gauche, [393r] et j’ai commencé une petite excavation avec le plus grand sang-froid, et ne répondant rien à toutes les questions qu’il me faisait. Après un quart d’heure d’ouvrage je lui ai dit en le regardant tristement qu’en qualité de chrétien je me croyais obligé de l’avertir qu’il devait se recommander à Dieu car, lui dis-je, je vais vous enterrer ici tout vivant, et si vous êtes plus fort que moi ce sera vous-même qui m’y enterrerezbo. C’est à cette extrémité que votre brutale opiniâtreté me réduit. Vous pouvez cependant vous sauver car je ne courrai pas après vous.

Voyant qu’il ne me répondait pas j’ai poursuivi mon travail. J’ai commencé à avoir peur de me voir poussé à bout par cet animal, dontbp j’étais déterminé à me défaire.

Enfin soit réflexion, soit peur, il se jeta près de moi. Ne sachant pas ses intentions je lui ai présenté la pointe de mon verrou ; mais il n’y avait rien à craindre. Il me dit qu’il allait faire tout ce que je voulais. Je l’ai alors embrassé : je lui ai donné tout l’argent que j’avais, et je lui ai confirmé la promesse d’aller le rejoindre à Borgo. Malgré que resté sans le sou, et en devoir de passer deux rivières je me suis bien félicité d’avoir su me délivrer de la compagnie d’un homme de ce caractère. Pour lors je me suis trouvé sûr de parvenir à sortir de l’état.

J’ai observé sur une colline à cinquante pas de moi un berger qui conduisait un troupeau de dix à douze brebis, et je m’y suis adressé pour prendre des informations qui m’étaient nécessaires. Je lui ai demandé comment s’appelait ce village, et il me dit que j’étais à Val de piadene54 ; ce qui me surprit à cause du chemin que j’avais fait. Je lui ai demandé les noms des maîtres de cinq à six maisons que je voyais de loin, et à la ronde, et j’ai trouvé que tous ceux qu’il me nomma étaient des personnes de ma connaissance ; mais chez lesquelles je ne devais pas aller porter le troublebq par mon apparition. J’ai vu un palais de la famille Grimani,br où le doyen55 qui était alors inquisiteur d’état devait se trouver, et je ne devais pas me laisser voir.

[393v] J’ai demandé au berger à qui appartenait une maison rouge, que je voyais à quelque distance, et ma surprise fut grande lorsque j’ai su que c’était la maison du nommé capitaine de campagne qui est le chef des sbires. J’ai dit adieu au paysan, et machinalement j’ai descendu la colline. Il est inconcevable que je me sois acheminé à cette terrible maison, dont raisonnablement, et naturellement je devais56 m’éloigner. J’y suis allé en droite ligne ; et en vérité je sais que je n’y suis pas allé de volonté déterminée. S’il est vrai que nous possédions tous une existence invisible bienfaisante qui nous pousse Saepe revocans raro impellens [Souvent en retenant, rarement en poussant]57 à notre bonheur comme il arrivait quoique rarement à Socrate, je dois croire que ce qui me fit aller là ait été cette existence. Je conviens que dans toute ma vie je n’ai jamaisbs fait une démarche plus hardie.

J’entre dans cette maison sans hésiter, et même d’un air fort libre. Je vois dans la cour un jeune enfant qui joue à la toupie ; je lui demande où est son père ; et au lieu de me répondre il va appeler sa mère. Je vois dans un instant paraître devant moi une très jolie femme enceinte, qui me demande fort poliment ce que je veux de son mari qui n’y était pas.

— Je suis fâché, Madame, que mon compèrebt n’y soit pas, autant quebu charmé de connaître dans ce moment sa belle moitié.

— Votre compère ? Je parle donc à Son Excellence Vetturi58 ? Il m’a dit que vous avez eu la bonté de lui promettre d’être le parrain de l’enfant dont je suis grosse. Je suis bien enchantée de vous connaître, et mon mari sera au désespoir de ne s’être pas trouvé chez nous.

— J’espère qu’il ne tardera pas à arriver car je veux lui demander un lit pour cette nuit. Je n’ose aller nulle part dans l’état où vous me voyez.

— Vous aurez un lit tout de même, et un passable souper, et mon mari ira vous remercier à son retour de l’honneur que vous nous avez fait. Il y a une heure qu’il est sorti à cheval avec tous ses hommes, et je ne l’attends de retour que dans trois ou quatre jours.

— Et pourquoi restera-t-il si longtemps ?

— Vous ne savez donc [394r] pas que deux prisonniers se sont échappés des plombs ? Un est patricien, et l’autre est un particulier qui s’appelle Casanova. Il reçut une lettre de Messer Grande de les chercher : s’il les trouve, il les conduira à Venise, et s’il ne les trouve pas il retournera à la maison ; mais il les cherchera au moins trois jours.

— J’en suis fâché, ma chère commère, mais je ne voudrais pas vous gêner, d’autant plus que je voudrais me coucher d’abord.

— Cela sera fait dans l’instant, et vous serez servi par ma mère. Qu’avez-vous aux genoux ?

— Je suis tombé à la chasse sur la montagne : ce sont des fortes écorchures ; et j’ai perdu du sang.

— Pauvre seigneur ! Mais ma mère vous guérira.

Elle l’appelabv, et après lui avoir dit tout ce dont j’avais besoin, elle s’en alla. Cette jolie femme d’archer n’avait pas l’esprit de son métier, car rien n’avait plus l’air d’un conte que l’histoire que je lui avais faite. À cheval avec des bas blancs ! À la chasse en habit de taffetas ! Sans manteau, sans domestique ! Son mari à son retour se sera bien moqué d’elle. Sa mère eut soin de moi avec toute la politesse que j’aurais pu prétendre chez des personnes de la plus grande distinction. Elle prit un ton de mère, et en soignant mes blessures elle m’appela toujours son fils. Si mon âme eût été tranquille, je lui aurais donné des marques non équivoques de ma politesse, et de ma reconnaissance ; mais l’endroit où j’étais, et le rôle dangereux que je jouais m’occupaient trop sérieusement.

Après avoir visité mes genoux, et mes hanches, elle me dit qu’il me fallait un peu souffrir ; mais que le lendemain je me trouverais guéri : je devais seulement tenir les serviettes imbibées, qu’elle appliqua sur mes plaies, pour toute la nuit, et dormir sans jamais bouger. J’ai bien soupé, et après, je l’ai laissé faire : je me suis endormi pendant qu’elle m’opérait, car je ne me suis jamais souvenu de l’avoir vue me quitter : elle dut m’avoir déshabillé comme un enfant : je ne parlais, et je ne pensais pas. J’ai mangé [394v] pour suppléer à la nécessité que j’avais de nourriture, et j’ai dormi cédant à un besoin auquel je ne pouvais pas résister. J’ignorais tout ce qui dépendait d’un certain raisonnement. Il était une heure de nuit59, lorsque j’ai fini de manger, et le matin en me réveillant, et en entendant sonner treize heures60, j’ai cru que c’était un enchantement, car il me semblait que je ne m’étais endormi que dans ce moment-là. Il m’a fallu plus de cinq minutes pour recouvrer mes sens, pour rappeler mon âme à ses fonctions, pour m’assurer que ma situation était réelle, pour passer en un mot du sommeil au vrai réveil ; mais d’abord que je me suis reconnu, je me suis vite débarrassé des serviettes, étonné de voir mes plaies tout à fait sèches. Je me suis habillé dans moins de quatre minutes ; j’ai mis moi-même mes cheveux dans la bourse, et je suis sorti de ma chambre qui était tout ouverte : j’ai descendu l’escalier, traversé la cour, et quitté cette maison sans faire nulle attention qu’il y avait là deux hommes debout, qui sans aucun doute ne pouvaient être que sbires. Je me suis éloigné de cet endroit, où j’ai trouvé politesse, bonne chère, santé, et tout le recouvrement de mes forces, avec un sentiment d’horreur qui me faisait frissonner, car je voyais que je m’étais exposé très imprudemment au plus évident de tous les risques. Je m’étonnais d’être entré dans cette maison, et plus encorebw d’avoir pu en sortir, et il me paraissait impossible de n’être pas suivi. J’ai marché cinq heures de suite par bois, et montagnes sans jamais rencontrer que quelques paysans, sans jamais regarder derrière moi.

Il n’était pas encore midi, lorsqu’allant mon chemin j’ai entendu le son d’une cloche. Regardant en bas de l’éminence où j’étais, j’ai vu la petite église d’où le son venait, et voyant du monde qui y entrait, j’ai cru que c’était une messe ; il me vint envie d’aller l’entendre. Lorsque l’homme est dans la détresse tout ce qu’il lui vient dans l’esprit lui semble inspiration. C’était la fête des Trépassés61. Je descends, j’entre dans l’église, et je suis surpris d’y voir M. Marc-Antoine Grimani neveu de l’inquisiteur d’état62 avec madame Marie Pisani son épouse. Je les ai vus étonnés. Je leur ai fait la révérence, et j’ai entendu la messe. À ma sortie de l’église, Monsieur me suivit, madame y resta. Il m’approche, et il me dit :

— Que faites-vous ici, où est votre [395r] compagnon ?

— Je lui ai donné dix-sept livres que j’avais pour qu’il aille se sauver par un autre côté plus facile, tandis que je vais aux confins par celui-ci qui est le plus difficile ; et je n’ai pas le sou. Si V. E. voulait bien me donner quelque secours je me tirerais d’affaire plus facilement.

— Je ne peux vous rien donner ; mais vous trouverez des ermites qui ne vous laisseront pas mourir de faim. Mais contez-moi comment vous avez pu réussir à percer les plombs.

— C’est très intéressant ; mais c’est long, et les ermites pourraient en attendant tout manger.

En lui disant cela, je lui ai tiré ma révérence. Malgré mon extrême besoin, ce refus d’aumône me fit plaisir. Je me suis trouvé beaucoup plus gentilhomme que ce monsieur. J’ai su à Paris, que lorsque sa femme sut la chose elle lui dit des injures. Il n’est pas douteux que le sentiment loge chez les femmes plus souvent que chez les hommes.

J’ai marché jusqu’au Soleil couchant, et las, et affamé je me suis arrêté à une maison solitaire qui avait bonne mine. J’ai demandé de parler au maître, et la concierge me dit qu’il était allé à une noce au-delà de la rivière63, où il passerait la nuit ; mais qu’elle avait ordre de faire bon accueil à ses amis. Par conséquent elle me donna un excellent souper, et un très bon lit. Je me suis aperçu par plusieurs adresses de lettres que j’étais chez M. Rombenchi consul je ne me souviens pas de quelle nation64. Je lui ai écrit, et j’ai laissé là ma lettre cachetée. Après avoir bien dormi je me suis vite habillé, j’ai passé la rivière en promettant de payer à mon retour, et après cinq heures de marche j’ai dîné à un couvent de capucins. Après le dîner j’ai marché jusqu’à vingt-deux heures65 pour aller à une maison, dont le maître était mon ami. Ce fut d’un paysan que j’ai su cela. J’entre, je demande si le maître y est, et on me montre la porte de la chambre où il était tout seul attentif à écrire. Je cours pour l’embrasser ; mais d’abord qu’il me voit, il recule, et il me dit de m’en allerbx sans le moindre délai en me rendant des raisons frivoles, et outrageantes. Je lui représente mon cas, mon [395v] besoin, et je lui demande soixante sequins66 sur mon billet qui l’assurait que M. de Bragadin les lui remettrait, et il me répond qu’il ne peut pas me secourir, et pas même m’offrir un verre d’eau, puisqu’en me voyant chez lui il tremblait de peur d’encourir la disgrâce du Tribunal. C’était un homme de soixante ans courtier de changes qui m’avait des obligations. Son cruel refus fit en moi un effet différent de celui que me fit M. Grimani. Soit colère, soit indignation, soit droit de raison, ou de nature, je l’ai pris au collet, lui présentant mon esponton, et lui menaçant la mort s’il élevait la voix. Tout tremblant il tira de sa poche une clef, et il me dit en me montrant un secrétaire, qu’il y avait là de l’argent, et que je n’avais qu’à prendre ce que je voulais ; mais je lui ai dit d’ouvrir lui-même. Il fit cela, et il m’ouvrit un tiroir où il y avait de l’or : je lui ai dit alors de me compter six sequins.

— Vous m’en avez demandé soixante.

— Oui, quand je les voulais de l’amitié ; mais de la violence je n’en prends que six, et je ne te ferai pas de billet. On te les rendra à Venise, où j’écrirai demain ce que tu m’as forcé à faire, homme lâche, et indigne de vivre.

— Pardon, je vous supplie, prenez tout.

— Non. Je m’en vais, et je te conseille à me laisser aller tranquille, ou crains que je ne revienne mettre le feu à ta maison.

J’ai marché deux heures, et voyant la nuit, je me suis arrêté à une maison de paysan, oùby après avoir fait un mauvais souper, j’ai dormi sur la paille. Le matin j’ai acheté une vieille redingote, et je me suis mis à cheval d’un âne après avoir acheté près de Feltre une paire de bottes. C’est ainsi que j’ai passé la bicoque qu’on appelle la Scala. Un garde qui était là ne m’a pas seulement demandé mon nom. J’ai pris une charrette à deux chevaux, et je suis arrivé de bonne heure à Borgo de Valsugana, où j’ai trouvé à l’auberge que je lui avais indiquée le Père Balbi. S’il ne m’avait pas approché je ne l’aurais pas reconnu. Une redingote verte, et un chapeau rabattu au-dessus d’un bonnet de coton le déguisaient tout à fait. Il me dit qu’un fermier lui avait donné tout cela pour mon manteau, et encore un sequin ; et qu’il était arrivé là le matin, et fait bonne chère. Il termina [396r] sa narration me disant fort noblement qu’il ne m’attendait pas, car il ne supposait pas que je lui eusse promis avec intention de lui tenir parole. J’ai passé dans cette auberge toute la journée suivante écrivant sans sortir du lit plus de vingt lettres à Venise, dont dix à douze circulaires où je narrais ce que j’avais dû faire pour me faire donner six sequins. Le moine écrivit des lettres impertinentes au Père Barbarigo son supérieur, aux patriciens ses frères, et des lettres galantes aux servantes causes de sa ruine. J’ai dégalonné mon habit, et j’ai vendu mon chapeau, car ce luxe me faisait trop observer.

Le lendemain j’ai dormi à Pergine où un jeune comte d’Alberg67 vint me voir, ayant su, je n’ai jamais su comment, que nous étions des gens qui se sauvaient de l’état de Venise. J’ai passé à Trente, et de là à Bolzan68, où ayant besoin d’argent pour m’habiller, et pour m’acheter des chemises, je me suis présenté à un vieux banquier nommé Mench69, qui me donna un homme sûr, que j’ai envoyé à Venise avec une lettre à M. Bragadin, qui l’accréditait. Le négociant Mench me mit à une auberge où j’ai passé au lit tous les six jours que l’homme employa pour aller et revenir. Il revint avec une lettre de change de cent sequins tirée sur le même Mench. Avec cet argent je me suis habillé ; mais auparavant je me suis acquitté de ce devoir envers mon camarade, qui me donnait tous les jours quelque nouvelle raison pour trouver sa société insoutenable. Il me disait que sans lui je ne me serais jamais sauvé, et qu’en force de ma promesse je lui devais la moitié de toute ma fortune éventuelle. Il était amoureux de toutes les servantes, et n’ayant ni taille, ni figure pour les rendre bonnes, et soumises, elles recevaient ses galanteries en luibz appliquant des bons soufflets qu’il prenait avec une patience exemplaire. C’était mon seul amusement.

[396v] Nous avons pris la poste, etca le troisième jour nous arrivâmes à Munichcb. Je fus me loger au cerf70, où j’ai d’abord su que deux jeunes frères vénitiens de la famille Contarini étaient là depuis quelque temps accompagnés du comte Pompei Véronais ; mais n’étant pas connu d’eux, et n’ayant plus besoin de rencontrer des ermites pour vivre je ne me suis pas soucié d’aller leur faire ma révérence. Je fus la faire à la comtesse de Coronini que j’avais connue à Venise au couvent de S.te Justine71, et qui était fort bien en cour.

Cette illustre dame âgée alors de soixante et dix ans m’a très bien reçu, et m’a promis de parler d’abord à l’Électeur72 pour me faire obtenir la sûreté de l’asile.cc Le lendemain s’étant acquittée de sa promesse, elle me dit que le souverain n’avait aucune difficulté sur moi, et que je pouvais me tenir pour sûr à Munich, et en toute la Bavière ; mais qu’il n’y avait point de sûreté pour le père Balbi, qui en qualité de Somasque, et de fugitif pouvait être réclamé par les somasques de Munich, et qu’il ne voulait pas avoir des démêlés avec des moines. La comtesse donc me conseilla de le faire sortir de la ville tout au plus tôt pour aller se recouvrer ailleurs, et éviter ainsi quelque mauvais tour que les moines ses confrères pourraient lui jouer.

Me sentant en conscience, et en honneur obligé à avoir soin de ce malheureux je suis allé chez le confesseur de l’Électeur73 pour lui demander quelque recommandation pour le moine dans quelque ville de la Souabecd. Ce confesseur qui était un jésuite me reçut on ne peut pas plus mal. Il me dit, par manière d’acquit, qu’à Munich on me connaissait à fond. Je lui ai demandé d’un ton ferme s’il me [397r] donnait cet avis comme une bonne, ou comme une mauvaise nouvelle ; et il ne m’a pas répondu. Il m’a laissé là ; et un prêtre me dit qu’il était allé pour vérifier un miracle, dont tout Munich parlait. L’impératrice, me dit-il, veuve de Charles VII, dont le cadavre est encore dans la salle exposé à la vue du public, a les pieds chauds toute morte qu’elle est74 ; il me dit que je pouvais aller voir ce prodige moi-même. Très curieux de pouvoir à la fin me vanter d’avoir été témoin d’un miracle, et d’ailleurs très intéressant pour moi, car j’avais toujours les pieds gelés, je vais voir l’auguste morte, qui effectivement avait les pieds chauds ; mais c’était en conséquence d’un poêle ardent qui était très près de sa Majesté impériale morte. Un danseur qui était là, et qui me connaissait beaucoup, m’approcha, et me fit compliment sur mon bonheur, dont on parlait déjà par toute la ville. Ce danseur me pria à dîner, et j’ai accepté avec plaisir : il s’appelait Michel da l’Agata, et sa femme était la même Gardela que seize ans avant cette époque j’avais connue chez le vieillard Malipiero qui m’avait donné les petits coups de canne à cause que je badinais avec Thérèse75. La Gardela qui était devenue célèbre danseuse, et toujours fort jolie fut enchantée de me voir, et de savoir de ma bouche même toute l’histoire de ma fuite. Elle s’intéressa pour le moine76, et elle m’offrit une lettre de recommandation à Augsbourg au chanoine Bassi77 Bolognais, son ami, et doyen du chapitre de S.t Maurice78. Elle écrivit la lettre sur-le-champ, et elle m’assura en me la donnant que je n’avais plus besoin de penser au moine, puisqu’elle était sûre que le doyen s’en chargerait même pour accommoder son affaire à Venise.

Enchanté de me défaire de lui d’une façon si honorable, [397v] je cours à l’auberge, je lui narre le fait, je lui donne la lettre, et je lui promets de ne pas l’abandonner dans le cas que le doyen ne le reçoive pas bien. Je l’ai fait partir le lendemain à la pointe du jour dans une bonne voiture.

Il m’écrivit quatre jours après que le Doyen l’avait reçu on ne peut pas mieux, l’avait logé chez lui, l’avait habillé en abbé, l’avait présenté au prince-évêque qui était un d’Armestat79, et l’avait fait assurer80 par la ville. Le doyen outre cela lui avait promis de le garder chez lui jusqu’à ce qu’il eût obtenu de Rome sa sécularisation en prêtre, et la liberté de retourner à Venise, car d’abord qu’il n’était plus moine il cessait d’être coupable vis-à-vis du Tribunal des inquisiteurs d’état81. Le père Balbi finissait sa lettre par me dire de lui envoyer quelques sequins pour ses menus plaisirs, car il était trop noble, me disait-il, pour demander de l’argent au Doyen, qui ne l’était pas assez pour lui en offrir. Je ne lui ai pas répondu.

Resté seul, et tranquille, j’ai pensé à rétablir ma santé ; car les fatigues, et les peines souffertes m’avaient donné des contractions aux nerfs, qui pouvaient devenir très sérieuses. Un bon régime me rendit en moins de trois semaines ma parfaite santé. Dans ces mêmes jours Madame Rivière vint de Dresde avec son fils, et ses deux filles, dont elle allait marier l’aînée à Paris82. Le fils avait fait ses études, et était à tous égards très accompli, et sa fille aînée qu’elle allait marier à un comédien joignait à la figure la plus jolie qu’on pût voir le talent de la danse ; elle touchait le clavecin à la perfection, et elle avait l’esprit de la société accompagné de toutes les grâces de la jeunesse. Toute cette famille fut enchantée de me voir ; et je me suis trouvé très heureux, [398r] lorsque Madame Rivièrece prévenant mes vœux,cf me fit comprendre que ma compagnie jusqu’à Paris lui serait agréable. Il n’y a pas eu question de me faire payer ma part,cg et j’ai dû recevoir le cadeau en entier. Mon projet étant celui d’aller m’établir à Paris, ce coup de Fortune me fit prévoir que mon bonheur m’attendait dans la carrière d’aventurier sur laquelle j’allais me mettre dans la seule ville de l’univers où l’aveugle déesse dispensait ses faveurs à ceux qui s’abandonnaient à elle. Je ne me suis pas trompé, comme le lecteur le verra à temps, et lieu, mais les grâces de la Fortune furent inutiles ; j’ai abusé de tout par ma folle conduite. Les plombs en quinze mois me donnèrent le temps de connaître toutes les maladies de mon esprit ; mais il m’aurait été nécessaire d’y demeurer davantage pour me fixer à des maximes faites pour les guérir.

Madame Rivière me voulait bien avec elle ; mais elle ne pouvait pas différer son départ, et je devais attendre une réponse de Venise, et de l’argent, qui d’ailleurs ne pouvait pas beaucoup tarder.ch M’ayant assuré qu’elle resterait huit jours à Strasbourg,ci je me suis flatté de la rejoindre, et je l’ai vue partir de Munich le dix-huit de Décembre.

J’ai reçu de Venise la lettre de change, que j’attendais, deux jours après son départ, j’ai payé mes petites dettes, et je suis d’abord parti pour me rendre à Augsbourg non pas tant pour voir le père Balbi que pour connaître l’aimable Doyen Bassi qui en avait agi en prince vis-à-vis de lui. Étant arrivé à Augsbourg sept heures après mon départ de Munichcj, je suis d’abord allé chez le Doyen. [398v] Leck doyen n’y était pas : j’ai trouvé le père Balbi habillé en abbé, coiffé en cheveux, poudré en blanc, ce qui faisait paraîtrecl sa peau encore plus noire. Cet homme qui n’avait pas encore quarante ans était non seulement laid, mais il avait une physionomie qui indiquait bassesse, lâcheté, insolence, et sotte malice. Je l’ai vu bien logé, bien servi, je lui ai vu des livres, tout ce qui lui était nécessaire pour écrire ; je lui ai fait compliment, je l’ai appelé heureux, et heureux moi-même d’avoir pu lui procurer tous ses avantages avec l’espoir de devenir bientôt prêtre séculier. Bien loin de me remercier il me dit que je m’étais débarrassé de lui, et ayant appris que j’allais à Paris il me dit qu’il irait beaucoup plus volontiers avec moicm car à Augsbourg il s’ennuyait à périr.

— Que voudriez-vous faire à Paris ?

— Qu’y ferez-vous vous-même ?

— Je mettrai à profit mes talents.

— Et moi les miens.

— Vous n’avez donc pas besoin de moi. Allez-y. Les personnes qui m’y conduisent ne voudraient pas de moi, peut-être, si j’étais accompagné de vous.

— Vous m’avez promis de ne pas m’abandonner.

— Appelez-vous abandonner quelqu’un lorsqu’on le laisse avec tout ce qui lui est nécessaire ?

— Tout le nécessaire ? Je n’ai pas le sou.

— Vous n’avez pas besoin d’argent. Et si vous croyez en avoir besoin pour vos plaisirs, demandez-en à vos frères83.

— Ils [399r] n’en ont pas.

— À vos amis.

— Je n’ai pas d’amis.

— Tant pis : c’est une marque que vous n’avez jamais été l’ami de personne.

— Vous me laisserez quelques sequins.

— Je n’en ai pas de reste.

— Attendez le doyen ; il viendra demain. Parlez-lui : persuadez-le à me prêter de l’argent. Dites-lui que je le lui rendrai.

— Je ne l’attendrai pas, car je pars d’abord, et je ne serais jamais assez effronté pour lui dire de vous donner de l’argent.

Après cet aigre dialogue je l’ai quitté ; je suis allé à la poste, et je suis parti très peu content d’avoir procuré un si grand bonheur à un homme qui ne le méritait pas. À la fin de Mars j’ai reçu à Paris une lettre du noble, et honnête doyen Bassi dans laquelle il me rendait compte que le père Balbi s’était évadé de chez lui avec une de ses servantes en lui enlevant une somme d’argent, une montre d’or, et douze couverts d’argent ; il ne savait pas où il était allé.

Vers la fin de l’an j’ai su qu’il était allé avec lacn servante du doyen à Coire capitale des Grisons, où il demanda d’être agrégé à l’église des calvinistes, et d’être reconnu pour mari légitime de la dame qui était avec lui, mais lorsqu’on sut qu’il ne savait rien faire pour soutenir sa vie, on n’a plus voulu de lui. Lorsqu’il n’eut plus d’argent, la servante qu’il avait trompée, l’a quitté après l’avoir battu plusieurs fois. Le père Balbi alors ne sachant ni où aller, ni comment faire pour vivre [399v] prit le parti d’aller à Bresse, ville appartenantco à la République84, où il se présenta au gouverneur, lui dit son nom, sa fuite, et son repentir, et le pria de le prendre sous sa protection pour obtenir son pardon. La protection ducp podestà85 commença par faire mettre en prison le sot recourant86 ; puis il écrivit au tribunal, lui demandant ce qu’il devait en faire ; et en conséquence des ordres qu’il a reçuscq, il l’envoya enchaîné à Messer Grande qui le consigna au tribunal, qui le fit remettre sous les plombs, où il ne trouva plus le comte Asquin qu’on avait envoyé aux quatre par pitié de son âge trois mois après mon évasion. J’ai su cinq ou six ans après que le Tribunalcr après avoir gardé le Père Balbi sous les plombs deux ans, l’avait envoyé à son couvent où son supérieur l’avait relégué dans le couvent de l’institution près de Feltre bâti sur une éminence ; mais le père Balbi n’y demeura que six mois. Il prit la fuite, et il est allé à Rome se jeter aux pieds du Pape Rezzonico87 qui l’absout de ses vœux monastiques, et il retourna alors à sa patrie en qualité de prêtre, où il vécut toujours misérablement, parce qu’il n’eut jamais de conduite. Il mourut dans la misère l’année 1785.

J’ai rejoint à Strasbourg à l’auberge de l’Esprit88 Madame Rivière avec sa charmante famille, qui me reçut avec les démonstrations du vrai plaisir. Nous y passâmes quelques jours, et nous partîmes pour Paris dans une [400r] bonne Berline où je me suis cru en devoir de payer de ma personne par l’emploi de tenir la compagnie toujours gaie. Les charmes de Mademoiselle Rivière ravissaient mon âme ; mais j’étais humilié, et j’aurais cru de manquer à la mère, et à ce que je devais à ma situation si j’avais fait paraître la moindre inclination amoureuse. Malgré que trop jeune pour cela je me plaisais à jouer le rôle de père, et avoir tous les soins qu’il est nécessaire d’avoir quand on voyage avec toutes ses aises, et qu’on veut passer les nuits dans des bons lits.

Nous sommes arrivés à Paris le matin du 5 de janvier 1757 jour de Mercredi, et je suis descendu chez mon ami Balletti, qui me reçut à bras ouverts,cs m’assurant que malgré que je ne luict avais pas donné de mes nouvelles il m’attendait, car ma fuite ayant pour conséquence nécessaire mon éloignement de Venise, et même mon exil, il ne concevait pas que je pusse choisir autre séjour qu’une ville, où j’avais vécu deux années de suite jouissant de tous les agréments de la vie. La joie fut dans toute la maison d’abord qu’on sut mon arrivée ; et j’ai embrassé sa mère, et son pèrecu qu’à mon égard j’ai trouvés tels que je les avais laissés l’an 1752. Mais ce qui me frappa fut Mademoiselle Balletti sœur de mon ami. Elle avait quinze ans89, et elle était devenue fort jolie : la mère l’avait élevée en lui donnant [400v] tout ce qu’une tendre mère, et pleine d’esprit, peut donner à sa fille et tout ce qui a du rapport aux talents, aux grâces, à la sagesse, et au savoir-vivre.cv Après avoir loué une chambre dans la même rue90, je suis allé à l’Hôtel de Bourbon91 pour me présenter à M. l’abbé de Bernis, qui était chef du département des affaires étrangères92, et j’avais des bonnes raisons pour espérer de lui ma fortune.cw J’y vais : on me dit qu’il était à Versailles ; impatient de le voir jecx vais au pont royal93,cy je prends une voiture qu’on appelle pot de chambre94, etcz j’y arrive à six heures et demie.da Ayant su qu’il était retourné à Paris avec le comte de Cantillana ambassadeur de Naples,db je n’ai eu autre parti à prendre que celui de faire la même chose. Je retourne donc dansdc ma même voiture ; mais à peine arrivé à la grille je vois une grande quantité de monde courir de tous côtés dans la plus grande confusion ; et j’entends crier à droite, et à gauche : Le roi est assassiné ; on vient de tuer Sa Majesté.

Mon cocher effrayé ne pense qu’à suivre son chemin ; mais on arrête ma voiture, on me fait descendre, et on me met dans le corps de garde, où je vois en trois ou quatre minutes plus de vingt personnes arrêtées toutes étonnées, et [401r] aussi coupables que moi. Je ne savais que penser, et ne croyant pas aux enchantements, je croyais de rêver. Nous étions là, et nous nous regardions sans oser nous parler ; la surprise nous tenait tous accablés, chacun quoiqu’innocent avait peur.

Mais quatre ou cinq minutes après un officier entra, et après nous avoir demandé fort poliment excuse, il nous dit que nous pouvions nous en aller. Le roi, dit-il, est blessé, et on l’a porté dans son appartement. L’assassin que personne ne connaît est arrêté95. On cherche partout Monsieur de la Martinière96.

Remonté dans ma voiture, et me trouvant fort heureux de m’y voir, un jeune homme très bien mis, et d’une figure faite pour persuader me prie de le prendre avec moi moyennant qu’il payerait la moitié ; mais malgré les lois de la politesse je lui refuse ce plaisir. Il y a des moments où il ne faut pas être poli.

Dans les trois heures que j’ai employées pour retourner à Paris, car les pots de chambre vont très lentement, deux cents courriers pour le moins, qui allaient ventre à terre, me devancèrent. À chaque minute j’en voyais un nouveau, et chaque courrier criait, et publiait à l’air la nouvelle qu’il portait. Les premiers dirent ce que je savais ; un quart d’heure après j’ai su qu’on avait saigné le roi, j’ai su après que la blessure n’était pas mortelle, et [401v] une heure après, que la blessure était si légère que Sa M. pourrait même aller à Trianon si elle voulait97.

Avec cette intéressante nouvelle je suis allé chez Silvia, et j’ai trouvé toute la famille à table, car il n’était pas encore onze heures. J’entre, et je vois tout le monde consterné. J’arrive, leur dis-je, de Versailles.

— Le Roi est assassiné.

— Point du tout, il pourrait aller à Trianon, s’il en avait envie. Monsieur de la Martinière l’a saigné, l’assassin est arrêté, et il sera brûlé après qu’on l’aura tenaillé, et écartelé vif.

À cette nouvelle que les domestiques de Silvia publièrent d’abord, tous les voisins vinrent pour m’entendre, et ce fut à moi que tout le quartier eut l’obligation d’avoir bien dormi cette nuit-là. Dans ce temps-là les Français s’imaginaient d’aimer leur roi, et ils en faisaient toutes les grimaces : aujourd’huidd on est parvenu à les connaître un peu mieux. Mais dans le fond les Français sont toujours les mêmes. Cette nation est faite pour être toujours dans un état de violence : rien n’est vrai chez elle : tout n’est qu’apparent. C’est un vaisseau qui ne demande que d’aller, et qui veut du vent, et le vent qui souffle est toujours bon. Aussi un navire est-il les armes de Paris.

Fin du tomede troisième

a. Orth. élevé.

b. Élargissant biffé (italianisme sur allargare : écarter).

c. Auraient jugé qu’il y avait biffé.

d. Les plombs, et biffé.

e. Canal biffé.

f. Assez mince biffé.

g. Orth. vitres ronds joints les uns (italianisme : vitro est masculin).

h. Probablement inaction biffé.

i. Pas biffé.

j. Vis-à-vis de la biffé.

k. Qui entourait la grille, et je me suis déterminé à le détruire, et à enlever la grille.

l. Resta biffé.

m. Orth. un vitre que j’ai arraché.

n. La même biffé.

o. De l’angle biffé.

p. Lui ai dit de me suivre biffé.

q. La lucarne biffé.

r. Un, qui puis quelqu’ biffé.

s. Et biffé.

t. Orth. rencontré.

u. De l’autre côté biffé.

v. Et je me suis exposé biffé.

w. Je me serais assuré de la faire biffé.

x. Et biffé.

y. Petit [leçon probable], mais biffé.

z. L’escalier biffé (italianisme : scala signifie à la fois « échelle » et « escalier »).

aa. Orth. assouvissement (voir aussi ici).

ab. Quatre heures biffé.

ac. Orth. procédente.

ad. Et elle doit être facile, il faut la trouver biffé.

ae. Que j’ai tout biffé.

af. Vois biffé.

ag. Et biffé.

ah. Je me trouve biffé.

ai. Sert à rien pour la forcer, et je me détermine donc.

aj. Je fais biffé.

ak. Et biffé.

al. En biffé.

am. J’en ai mis biffé.

an. Et biffé.

ao. Puisqu’il biffé.

ap. Et lorsque je n’ai pu plus m’avancer par moi, et n’ayant personne qui m’aidât par derrière biffé.

aq. Nature biffé.

ar. Natura biffé.

as. Douze heures étaient sonnées que nous étions incertains dans la chancellerie biffé.

at. Orth. intacte.

au. Orth. déchirée (latinisme).

av. Peur biffé.

aw. J’ai biffé.

ax. Et biffé.

ay. Car je n’en avais biffé.

az. L’air biffé.

ba. Il prit d’abord ses clefs, et biffé.

bb. J’étais morne, et biffé.

bc. Le tuer [?] biffé.

bd. J’ai vu cet homme comme pétrifié à mon aspect.

be. De la personne biffé.

bf. Encre plus fine à partir de cette page.

bg. Le barcarol de proue me dit que biffé.

bh. Et je conviens que je peux biffé.

bi. Je veux qu’on aille à Mestre, et on ne me biffé.

bj. Je supposais biffé.

bk. De mettre ma biffé.

bl. Et je lui dis biffé.

bm. Orth. déchirées (scarpa est féminin).

bn. Couché biffé.

bo. Orth. enterrera.

bp. Il était sûr que je voulais biffé.

bq. Avec biffé.

br. Dont biffé.

bs. Commis une plus grande biffé.

bt. Ne soit pas chez lui biffé.

bu. D’avoir connu biffé.

bv. Sa mère, et elle lui biffé.

bw. D’en être sorti biffé.

bx. D’abord biffé.

by. J’ai fait biffé.

bz. Rendant des biffé.

ca. N’étant point pressés biffé.

cb. Orth. Munick. Vers la moitié du mois biffé.

cc. Elle me dit biffé.

cd. Orth. Suabe.

ce. Prévint biffé.

cf. Et biffé.

cg. Et elle me fit comprendre que je devais biffé.

ch. Elle m’assura biffé.

ci. Ainsi biffé.

cj. Je suis arrivé à Augsbourg, et biffé.

ck. Écriture en double interligne à partir de cette page.

cl. Sur sa peau noire un effet très immonde au spectateur biffé.

cm. Que rester biffé.

cn. Belle d’Augsbourg biffé.

co. Orth. appartenante.

cp. Gouverneur biffé.

cq. Orth. reçu.

cr. Avait envoyé le père Balbi au somasque biffé.

cs. Et m’assura biffé.

ct. Eusse biffé.

cu. Que j’ai trouvé les mêmes à mon égard comme ils l’étaient par rapport à leur état physique biffé.

cv. Quatre lignes biffées illisibles.

cw. Il me suffisait de m’annoncer. On m’a dit biffé.

cx. Suis allé biffé.

cy. J’ai pris biffé.

cz. Je suis arrivé biffé.

da. On m’a dit biffé.

db. Et biffé.

dc. Mon biffé.

dd. Ils veulent le voir pendre il est devenu [mot illisible], leur premier fonctionnaire, et ils s’imaginent de n’avoir plus pour lui autre sentiment que celui qu’un maître éclairé a pour le plus dévoué de tous ses serviteurs biffé.

de. Cinquième puis quatrième biffés.

L’écrivain Casanova

avant

l’Histoire de ma vie

Les premières préfaces de l’Histoire de ma vie

Le texte de 1797 est la troisième version de la préface de l’Histoire de ma vie. Un premier projet date de 1791. Il a été publié par Octave Uzanne dans Le Livre (1887, p. 35-44) puis dans l’édition de La Sirène (t. I, p. 259-268). Entre ces deux éditions, une partie (le début et la fin) en a été perdue, qui n’a pas été retrouvée depuis. Nous établissons la majeure partie du texte à partir du manuscrit conservé à Prague (U29-7) et, pour la partie manquante, donnons le texte de La Sirène.

Le deuxième projet de préface date de 1794. Le texte devait se trouver dans les papiers de Dux : il est annoncé par le catalogue de B. Marr revu par Marco Leeflang (U40-284). Le manuscrit a cependant disparu dès l’époque de Dux (le catalogue établi par Marco Leeflang en 1997 indique « not in Dux », mais cette mention disparaît dans celui de 2005). Marie Tarantova, responsable du Fonds Casanova, nous a confirmé que les Archives de Prague n’ont jamais détenu ce document. La seule source disponible reste les Mélanges militaires, littéraires et sentimentaires du Prince de Ligne (1807) : Charles-Joseph de Ligne y publie le texte sur lequel nous nous fondons. Helmut Watzlawick l’a signalé et reproduit dans son article « La genèse des mémoires de Casanova en trois dates, trois préfaces et trois titres » (Recherches et Travaux, nº 61, 2002, p. 11-22).

Nous donnons à la suite de la préface de 1794 trois fragments conservés à Prague et publiés pour la première fois par La Sirène. Le premier, intitulé « Histoire de mon existence », semble préparer la préface de 1791. Le suivant constitue un probable brouillon partiel du « pacte autobiographique » anticipé contenu dans l’Histoire de ma fuite. Le dernier s’intitule « Casanova au lecteur » : il semble former une digression autant qu’un fragment d’introduction, mais la réflexion qu’il propose sur le plaisir et le devoir fait écho à une préoccupation des préfaces. Nous établissons le texte d’après les manuscrits.

Préface de 17911

aHISTOIRE DE MON EXISTENCE

Volentem ducit, nolentem trahit

[Le destin conduit celui qui veut, et entraîne celui qui résiste]2

Glose au titre

Quand je m’annonce comme historien de mon existence, j’entends parler de celle dont ma mémoire me rend témoin, car il est impossible que je rende compte de ce dont je ne peux pas me souvenir. Le fait le plus ancien, dont je me souvienne, m’est arrivé à l’âge de huit ans et quatre mois. Donc avant cet âge, l’organe qui fait ma mémoire ne s’était pas encore formé, car s’il avait été formé, il aurait reçu l’impression de plusieurs autres petits faits qui durent être arrivés à ma présence. L’homme entre tous les animaux est le seul qui sait d’avoir une mémoire, et qui possède l’art de se rappeler des idées, et de se souvenir des faits qu’il sait lui avoir fait impression. Il se donne la peine de les chercher, et il les trouve, secouru quelquefois par le local comme les chiens et les chevaux, auxquels un lieu rappelle des faits malgré eux, et sans qu’ils se donnent aucune peine. Si l’homme donc ne se souvient de rien qu’en se rappelant des impressions, il est évident qu’il ne pourra jamais trouver des impressions plus anciennes que l’organe sur lequel elles durent être gravées, et que sans l’organe il n’aurait pas de mémoire, comme il ne pourrait pas posséder le sens de la vue sans les yeux. Il est donc absurde de s’imaginer l’âme dépouillée de matière, et en même temps susceptible d’idées sans se la figurer en Dieu, auquel tantummodo [seulement] la raison doit accorder abstraitement toutes les facultés concevables. L’âme de l’homme, conçue comme existence séparée de Dieu, ne peut pas être susceptible d’impression, car il est absurde d’imaginer impression sans supposer matière, et également absurde d’accorder à l’âme les attributs que la raison ne me permet d’accorder qu’à Dieu. Il est aussi impossible de se figurer le pouvoir attaché à la mémoire sans établir la nécessité des impressions. Avant l’âge de huit ans et quatre mois, je n’avais donc pas de mémoire, car, comme je puis dire : je suis sûr que ce fait est arrivé à ma présence, parce que j’en éprouve l’impression dans ma cervelle, je dois pouvoir dire qu’il n’est pas arrivé à ma présence, puisque je n’en trouve pas l’impression. Si un témoin m’assure que le fait est arrivé à ma présence, et qu’il m’y a vu attentif, la conséquence que je dois en tirer, ne m’en souvenant pas, est que je manquais donc alors de l’organe sur lequel il aurait dû faire impression, car il est impossible de communiquer sans toucher et de toucher sans presser. Donc mon existence d’homme qui pense commence à huit ans et quatre mois.

Glose à ma devise

Par cette devise Volentem ducit, nolentem trahit, je souhaite que le lecteur entende que de gré ou de force je ne peux avoir jamais fait autre chose que ce que Dieu a voulu. Dieu étant présent à tout, toujours agissant et jamais indifférent, est-il possible à l’homme de faire quelque chose de contraire à sa divine volonté ? Je ne le crois pas, mais malgré cela je me suis toujours cru libre dans l’action, et par conséquent je suis sûr que si j’ai démérité dans le mal, je dois avoir mérité dans le bien. La liberté de l’âme est le don que Dieu lui a fait ; mais l’exécution dépend de sa santé, mens sana in corpore sano [un esprit sain dans un corps sain]3. Si je ne m’étais pas trouvé libre un million de fois, je ne me serais jamais persuadé d’être une âme enfermée dans un corps. Lorsqu’après l’action et à l’examen je ne me suis pas trouvé libre, j’ai reconnu que j’étais malade. La maladie de l’âme est une forte passion en mouvement : Videt bona probatque, deteriora SEQUITUR [je vois, j’approuve le meilleur (et pourtant) je POURSUIS le pire]4. L’homme qui se reconnaît dans un état de violence est sage s’il sait se tenir dans l’inaction, car, s’il agit, il agira mal, quand même il aura la force de se déterminer à faire tout le contraire de ce à quoi la passion l’excite. La liberté cependant de ce pouvoir m’a rendu sûr de ma divine existence, dont depuis longtemps je ne révoque

plusb en doute l’immortalité. Si j’existe, j’ai donc toujours existé, et j’existerai toujours ; et comme je ne sais pas ce que j’ai fait avant que d’être dans le corps où je me trouve actuellement, je ne me flatte pas de parvenir à me reconnaître, lorsqu’à cause de la dissolution du corps que j’anime je me trouverai enveloppé dans une autre matière, à moins que mon esprit tout nu ne se trouve absorbé dans DIEU. C’est là où la philosophie toute tremblante doit s’arrêter.

Pour me reconnaître après ma mort, restant existence distincte de la divine universelle, j’aurais besoin de conserver l’organe, dont je me sers actuellement pour écrire ces mémoires, et cet organe deviendra poussière. En raisonnant ainsi, je rends à DIEU mon tout-puissant auteur, et mon seul principe l’hommage le plus pur ; et ne me sentant pas en danger de tomber, je ne lui demande pas d’empêcher ma chute en me soutenant avec les lisières de la foi. Je n’en aurai besoin que lorsque ma raison n’aura plus de force, ou lorsque j’oublierai l’évidence dont l’éblouissante lumière m’éclaire dans ce moment.

Préface

Mon histoire est celle d’un célibataire, qui dans cette année 1791 a soixante et six ans, et dont l’affaire principale fut celle de cultiver les plaisirs de ses sens : il n’en a pas eu de plus importante. Se sentant né pour le sexe différent du sien, il l’a toujours aimé, et tant qu’il l’a pu il s’en est fait aimer : il a aussi aimé la table : il a eu des amis qui lui ont fait du bien ; et il leur a été reconnaissant, et des ennemis, dont il ne s’est pas vengé parce qu’il ne l’a pas pu, et auxquels il n’aurait jamais pardonné, s’il n’avait oublié le mal qu’ils lui ont fait. L’homme, qui oublie une injure, ne l’a pas pardonnée : il l’a oubliée. Le pardon part de la générosité du cœur ; l’oubli de la faiblesse de mémoire.

Cet homme prévoit aujourd’hui sa fin imminente ; et en est fort fâché quand il y pense, car il aime la vie comme son âme, et ses sens comme lui-même : cela étant son tout, nulle autre chose ne peut l’attacher. Cet homme, qui aspire à porter dignement le respectable nom de monothéiste, est sûr de l’action jamais discontinuée de la providence d’un DIEU infini, tout puissant, et incompréhensible, auteur de toutes les formes, et maître de la nature. Il sait que Dieu n’est pas matière, et qu’il n’a rien de commun avec elle, quoiqu’il soit par tout comme elle ; mais il ne sait pas davantage. Il lui rend hommage en l’adorant, et il l’adore dans tous les moments, où il lui adresse la prière mentale, qu’il a trouvéec toujours consolante. Il croit qu’on ne peut adorer DIEU qu’en le priant, qu’on ne peut le prier qu’en l’adorant, et qu’on ne peut le remercier qu’étant juste. Il pense par conséquent que l’homme ne peut ni adorer, ni prier, ni remercier l’être des êtres qu’en se faisant aimer de toutes ses créatures. Tel est le partage du juste, et le philosophe qui cherche le bonheur ailleurs se trompe.

Cet homme écrit son histoire pour s’amuser, pour renouveler les plaisirs qu’il a eusd en se les rappelant, et pour rire des peines qu’il a souffertese, et qu’il ne sent plus. Il écrit sa vie actuellement qu’il croit d’avoir fini de la faire. Il l’écrit comme un maître d’hôtel présente à son seigneur un compte rendu avant que de partir pour aller vivre ailleurs, ou pour disparaître. Il croit d’avoir existé parce qu’il a senti ; et par conséquent, il croit qu’il n’existera plus quand il aura fini de sentir. S’il lui arrivera après sa mort de sentir encore, il trouvera la chose fort plaisante ; mais il donnera un démenti à tous ceux qui iront lui dire qu’il est mort.

Les lecteurs qui me trouveront trop diffus5 dans les descriptions de mes sensualités, me pardonneront quand ils sauront que la tâche de les allonger fut toujours ma marotte laudibus arguitur vini vinosus Homerus [Par les éloges qu’il donne au vin, Homère est convaincu d’en être l’ami]6. Ceux qui diront que j’aurais dû être honteux de les publier padroni7. Il se peut que je l’aurais dû ; mais je n’ai pas senti ce devoir. Je leur permets de m’appeler cochon. Le serais-je moins si je me cachais ? Quand j’examine un vrai cochon, je me sens plus incliné à le féliciter de ce qu’il n’a pas les qualités de l’esprit de l’homme, qu’à plaindre un homme qui a les qualités d’un cochon, car avec l’esprit qu’il a il les purge de toutes les saletés qui dégoûtent : or si elles ne dégoûtent pas, le nom de saletés ne leur convient plus ; et rien de dégoûtant ne se trouve dans mes mémoires. Si mon goût n’est pas le général, je ne saurais qu’y faire ; et d’ailleurs je ne me crois pas beaucoup à plaindre de ce que je n’ai jamais trouvé que ma maîtresse sente mauvais. Est-ce un grand malheur que le fromage de Sassenage, ou celui de Roquefort me plaît davantage lorsque je le trouve habité par des petites créatures qui me le déclarent vivant, à la barbe de Dioscorides, d’Avicenna, et de Galenus, que les Français appellent Galien, et en dépit de Martin Schookius8, dont l’aversion au fromage me fait rire. J’aime le gibier qui touche aux confins de la corruption, et son agréable fumet qui me ragoûte, comme le gluant de l’odoriférante Morue. En grâce de ces cochonneries je suis assez effronté pour me croire plus heureux qu’un autre.

La vie en général n’est autre chose que l’âme de l’univers. Cette vie générale est une masse immense de vies particulières de cent mille millions d’êtres, qui ne font autre chose que mourir et renaître dans une succession continuelle jamais interrompue. Entre toutes ces espèces, la mienne est la seule, qui ait su pousser plus loin l’art de communiquer ses pensées aux individus ses semblables, et qui ait la faculté de raisonner sur sa propre existence. Cette espèce est celle qui a dit, et fait plus de sottises que les autres toutes ensemble, parce qu’elle eut en partage du Créateur des facultés toutes particulières. L’homme est sans contredit l’animal qui a poussé plus loin la prévoyance, et la précaution, et s’il n’y a aucun animal qui ait fait la cent millième partie des sottises que l’homme a faitesf, je défie qu’on m’en montre un qui ait fait la cent millième partie des bonnes, et belles choses que l’homme a faitesg. Nous n’avons d’idée d’autre beauté que de celle qui gît sur la surface des objets. Serait-elle belle la surface de notre globe, nommé terre, sans l’homme ? La vilaine figure ! Le Créateur m’a donné la matière ; mais qu’on me permette de dire qu’il ne peut pas s’en repentir, puisqu’en suivant son grand dessein j’ai tiré parti de tout, et en grand maître. J’ai deviné des choses qui ont étonné, et étonnent la philosophie, des choses que des têtes obtuses crurent qu’elles durent m’avoir été révélées. Quelqu’un croit encore aujourd’hui que sans certaines tables antédiluviennesh, que le célèbre fléau doit avoir respectées je ne saurais rien de chimiei, et l’étonnement fait dire que le très savant auteur de ces tables doit avoir été DIEU lui-même. Je crois DIEU maître de tout ; mais je ne crois pas à la prétendue préexistence de ces tables. Je ne mets cependant pas en doute la révélation. Il ne s’agit que de la forme. Tout ce que nous savons fut communiqué par DIEU même à l’esprit humain : cela n’est pas douteux ; mais comment ? L’esprit parle à l’esprit, et non pas aux oreilles. L’abeille qui fait sa ruche, l’oiseau qui fait son nid, la fourmi qui fait sa cave, la fait par une révélation. Il est impossible que l’homme, qui admire la nature n’adore son auteur : malheureux celui qui peut ne pas le contempler. Il est impossible à l’homme d’être athée d’abord qu’il s’arrête un seul instant pour s’examiner. Est Deus in nobis [Il est un dieu en nous]9. L’homme qui après s’être reconnu s’aimera ne pourra s’aimer qu’en conséquence d’un amour de reconnaissance, qui n’aura sa source qu’en DIEU. Il se trouvera redevable de tout à l’être suprême qui l’a créé.

Il n’est donné qu’à l’homme de fabriquer le plaisir. C’est un don de DIEU. Heureux celui qui le met en usage en se conservant juste, et monstre l’autre qui croit que DIEU puisse jouir des douleurs, des peines, des abstinences qu’il lui offre en sacrifice, et qu’il chérisse principalement l’extravagant qui se les procure.

Nous ne pouvons avoir d’autres devoirs que ceux que la nature fille unique de DIEU, nous enseigne. Il a gravé dans nos cœurs la religion naturelle : ceux qui la violent sont damnés ; ceux qui la suivent sont sûrs d’être heureux. Les peines, ou les récompenses après la mort n’existent que par la foi ; mais la philosophie nous démontre les peines, et les récompenses immanquables dans cette vie. Le genre humain déteste le méchant ; il aime le juste. L’homme ne peut être heureux que par l’exercice de la vertu. Cette religion naturelle nous ordonne avant tout de nous conserver, et dans ce précepte on trouve la loi de nous procurer tous les plaisirs imaginables, et d’écarter de nous toutes les peines, excepté celles qui doivent nous produire des plaisirs plus grands. La principale de ces peines est celle d’être entièrement soumis, et obéissants aux princes, dont nous sommes nés, ou devenus sujets, car elle nous produit la satisfaction de leur plaire. Pour nous rendre à la fin très heureux DIEU nous a donné l’amour-propre, l’ambition, le courage, et le moyen d’augmenter notre faible force par les moyens de défense. Il nous a donné aussi un pouvoir dont nulle force ne peut nous priver : c’est celui de nous tuer, si en calculant mal nous avons le malheur d’y trouver notre compte. C’est la plus forte preuve de notre liberté morale, que le sophisme a tant combattue.

Je dois avertir le lecteur qu’en écrivant ma vie je ne prétends ni de faire mon éloge, ni de me donner pour modèle : c’est au contraire une vraie satire que je me fais, malgré qu’il n’y trouvera pas le caractère de la confession. Il verra que je n’ai jamais fait le bien que par vanité, ou par intérêt, et le mal par inclination : que je n’ai jamais commis un crime par ignorance : que les prohibitions au lieu de me diminuer le courage, me l’ont augmenté : qu’assez content de trouver la permission dans ma force, je me suis laissé aller, disposé souvent à en payer l’amende.

Malgré cela, tout complaisant que je suis, je n’écrirais pas ma vie, si je croyais de me rendre par là méprisable. Je suis sûr que mes égaux ne me mépriseront pas, et cela me suffit, car leur suffrage est le seul auquel j’aspire. Si pour obtenir pardon du mal que j’ai fait, je dois me confesser ignorant, j’ai moins de répugnance à passer pour plus coupable que pour sot. Je me consterne cependant quand je trouve que je ne suis devenu bon que parce que je ne peux plus être mauvais ; mais cette consternation n’engendre pas le mépris. Je m’aime, je regrette ma jeunesse, et je suis fâché de me voir sur le bord du fossé.

Je suis loin de mépriser la vie. Quel mérite y a-t-il à mépriser un bien qu’on ne peut pas conserver ? Qu’est-ce que le mépris d’une chose chérie, et qu’invinciblement je dois perdre ? C’est un parti, un expédient qu’on n’emploie que par lâcheté. Je sais, et je sens que je mourrai ; mais je veux que cela arrive malgré moi : mon consentement sentirait le suicide.

Il faut toujours être de bonne foi. Comment peut-on ne pas regretter ce monde, où s’il y a des peines il n’y en a que pour interrompre les plaisirs ? Plaisirs immanquables, dont nous jouissons tous les jours. Malheur à celui qui les méconnaissant n’est pas ingénieux à en augmenter les charmes, et sot l’autre qui n’en regrette pas l’irréparable perte. Il faut un fond de bêtise, ou une incrédulité outrée pour mourir content, et je parle en chrétien, car rien n’est si incertain que le salut éternel. L’homme, qui meurt, est un être qui raisonne, et qui dit : Mon existence doit actuellement obéir à un décret de la nature : ma raison ne peut pas applaudir à ce décret, car il la détruit.

C’est un devoir désolant que celui qui oblige un spectateur attentif à sortir d’un théâtre, où l’auteur très savant DIEU fait jouer une pièce, dont les variétés intéressantes offrent à chaqu’instant unej intrigue, et un dénouement, un commencement, et une fin, des catastrophes affreuses mêlées de bouffonneries continuelles, qui tempèrent la tristesse, que les premières devraient causer à l’esprit des spectateurs, qui tour à tour deviennent acteurs, et où les incidents surprennent toujours, malgré qu’ils auraient dû être prévus, et où le philosophe même se trouve agréablement surpris, parce qu’il aperçoit précisément leur nouveauté dans ce qu’ils sont toujours les mêmes. Celui-ci est un des plus respectables paradoxes de la plus sublime philosophie.

J’ai écrit cette préface, parce qu’il me paraît juste que le lecteur me connaisse avant que de me lire. Ce n’est qu’aux cafés, et qu’aux tables d’hôtes, où l’on converse avec des inconnus. Mais à mon tour suis-je sage en donnant mon histoire au public que je ne connais qu’en gros, et à son grand désavantage ? Point du tout. Je fais une folie : mais comme je le sais, je me la pardonne. Je complais à un petit nombre de gens que j’aime, et dont je fais plus de cas que des innombrables que, m’étant inconnus, je ne mets pas entre les existences permanentes. Si ceux qui condamneront mon histoire ne m’en parleront pas, je leur saurai gré ; et si on me les nommera je les aimerai.

Pline le jeune me dit gravement : Si vous ne faites pas des choses dignes d’être écrites, écrivez-en du moins de dignes d’être lues10. Ce précepte est un diamant de première eau brillanté en Angleterre ; mais il ne me regarde pas, car je n’écris ni la vie d’un illustre, ni un roman. Ma matière est mon histoire, et mon histoire est ma matière ; et je sais que ma vie qui intéressera beaucoup de lecteurs, n’intéresserait peut-être personne, si j’avais employé soixante ans à la faire avec un dessein prémédité de l’écrire. Les sages liront mon histoire quand ils sauront qu’elle narre des faits, que l’acteur n’a pas cru que le jour viendrait dans lequel il se déterminerait à les publier. Ils deviendront curieux de voir ce qui est sorti d’un homme qui s’est laissé aller, et dont le grand système fut celui de n’en avoir aucun. Mon histoire est unek école de morale ; et elle donnera matière à penser à ceux qui savent combien la prudence a peu de force sur les vicissitudes de la vie, et combien la chaîne des événements est indépendante des méthodes, et de ce qu’on appelle bonne conduite.

Il n’est pas nécessaire d’être bien docte en histoire pour savoir que dans notre monde tant physique que moral le bien sort du mal, et le mal du bien. Mais faites toujours du bien dit le moraliste. D’accord ; mais que sais-je ? Je défie le plus profond des hommes à faire le moindre bien étant sûr qu’il ne produira pas le plus grand mal. Nous ne pouvons pas apercevoir l’utilité dans ce qui ne nous plaît pas, ni préférer au nôtre le plaisir d’autrui.

En vous communiquant mes actions mon cher lecteur je ne vous les donne pas comme des exemples à suivre : je désire au contraire que mes égarements vous instruisent, et vous montrent un chemin contraire à celui que j’ai pris, malgré qu’il puisse vous arriver de vous trouver attrapé. J’ai presque toujours vu le bonheur tomber sur moi en conséquence d’une infortune, ou d’une démarche imprudente, et je me suis vu souvent accablé par un malheur, dont la source fut une démarche de ma part dictée par la sagesse. C’est pourquoi je rejette le triste, et avilissant repentir. Il me rendrait ingrat à une providence toute divine, qui par sa bénédiction changea en bonne toute la mauvaise influence que ma conduite devait avoir sur ma vie. Je dirai outre cela que puisque tout ce que j’ai fait est fait je ne pouvais pas faire autrement. Je l’aurais pu hors de la violence de la passion. Ce raisonnement n’est pas si scabreux11 qu’on le pense, car il est absolument impossible que l’homme agité se détermine autrement qu’en force des motifs qui le font agir lorsqu’une passion prépondérante l’occupe. La vertu consiste à savoir surseoir jusqu’au moment que l’oscillation cesse.

Sautez, mon cher lecteur, mes incartades philosophiques, si vous en trouvez de temps en temps, et si elles ne sont pas de votre goût. Vous ne trouverez dans cet ouvrage de vérité que ma mémoire, et point d’autre esprit que le nécessaire à la narration, esprit de routine, et ordinaire, le même que quand je parle, et quand je rêve, et que je n’ai besoin de conjurer que quand j’invente. Vous ne lirez que la vérité, et mon amour-propre est votre garant.

Cet amour-propre qui a toujours exercé sur moi un empire absolu, me menace que si j’ajoute ou ôte un seul iotal à la vérité, je n’aurai pas le droit de repousser un démenti, s’il arrive que quelqu’un entre mes contemporains se trouve en état de pouvoir me le donner à l’examen de quelque fait qu’il pourra lire dans ces mémoires.

J’ai quelquefois trompé mon homme de volonté déterminée quand ce fut un trompeur, et malgré moi quand ce fut un honnête homme, car j’étais trompé moi-même. Quand il m’est arrivé de tromper un sot, je ne me suis pas trouvé humilié : j’ai cru d’avoir vengé l’esprit, car rien n’est plus difficile que de tromper les sots : ils ont la cuirasse d’airain. J’ai trompé quelquefoism des femmes, mais elles prirent leur revanche et très cruellement. Je me suis trompé en croyant que je ne les aimerais qu’autant que je m’en ferais aimer : elles ne m’aiment plus, et je les aime encore.

Ceux qui me connaissent, et qui savent certaines histoires qui me regardent, et qu’ils ne trouveront pas dans ces mémoires m’excuseront. Je me crois le maître de publier mes affaires, et non pas celles des autres. Ajoutons que pour narrer certaines choses, j’aurais besoin du cynisme du misanthrope qui n’est pas dans mon caractère ; ou d’une bonhomie qui ne me ressemble pas. L’homme sage ne doit la confession humiliante qu’à soi-même, et à DIEU qui pour savoir tout n’a pas besoin qu’on le lui dise ; qui est bon dépositaire de tout, et qui n’en dit rien à personne. Approbateur de tous les préjugés de la bonne compagnie, je ne diffame personne ni vivante ni morte : il y a donc apparence qu’on ne fera pas à mon ouvrage l’honneur de le défendre. Je souffrirai ce malheur en paix ; car à la honte des lettres, ou du siècle les seuls ouvrages qui font fortune sont ceux dont on défend la lecture.

On m’accusera d’être trop peintre là où je narre plusieurs exploits d’amour. C’est en cela que mon cynisme consiste ; mais cette critique ne sera juste que dans le cas qu’on me trouve mauvais peintre. On dira que je circonstancie ces faits d’une façon qu’il semble que je m’en complaise en me le rappelant. On aura deviné. Je conviens que le souvenir de mes plaisirs passés les renouvelle dans ma vieille âme : je me trouve alors enchanté de me convaincre que ce ne sont pas des vanités, puisque ma mémoire m’en démontre la réalité. Mais le critique insiste, et me dit que mes descriptions trop lubriques peuvent échauffer la fantaisie du lecteur12. C’est ce que je désire. C’est un service que je prétends lui rendre, car je ne suppose pas un lecteur ennemi de lui-même. Outre cela n’est-il pas vrai que l’office d’un écrivain est celui d’intéresser ? Suis-je donc condamnable si je remplis ma tâche ? Je ne peux être critiquable que convaincu d’avoir mal écrit, et pour l’être il me suffira de savoir que je n’intéresse pas. On me dira qu’un livre qui alarme la vertu est mauvais. À cette sentence je me rends ; et j’avoue que ceux dont la vertu favorite est la chasteté, ceux qui frémissent lorsqu’ils se souviennent des plaisirs que l’amour leur a procurésn quand ils étaient jeunes, ceux que l’ivresse amoureuse rend malades, ceux qui croient qu’elle souille l’âme doivent s’abstenir de me lire.

Il est cependant singulier que cet avis, au lieu de diminuer le nombre de mes lecteurs, paraisse fait pour l’augmenter. J.-J. Rousseau l’a donné à cet effet dans sa préface de la nouvelle Héloïse. Il a averti les femmes qu’elles sont perdues si elles la lisent. Jamais livre ne fut tant lu, et cela devait être car les perdues ne risquaient rien, et les autres voulurent voir si cela était vrai. D’abord qu’on considère les égarements des sens comme des faiblesses, malheur à ceux qui ne savent qu’il faut les pardonner. Que pardonnera-t-on, si on ne pardonne pas à l’humanité ses faiblesses ? La seule chose que le philosophe ne doit jamais pardonner au mortel est l’esprit tyrannique ; l’homme horrible est l’intolérant, comme le tolérant est l’aimable toujours, et par tout. Mais qui est l’homme véritablement tolérant ? C’est l’homme tranquille. Cet homme à mon avis n’est certainement pas ni Voltaire, ni un J.-J. Rousseau. C’est un Haller, un Hume, un d’Alembert, un philosophe qui n’a jamais inquiété personne, un savant qui bene vixit si bene latuit [a bien vécu s’il s’est bien caché]13. Je terminerai cette préface par dire quelque chose sur mon style.

Étant Italien, et persuadé que la langue que je possède le mieux est la mienne, il semble que j’aurais dû lui donner la préférence sur la française, quand même je la saurais comme Théophraste savait la grecque ; mais plusieurs raisons s’y opposèrent.

J’ai écrit en français parce que dans le pays où je me trouve cette langue est plus commune que l’italienne : parce que, mon ouvrage n’étant pas scientifique, je préfère les liseurs français aux italiens ; eto

parce que l’esprit français est plus tolérant que l’italien et plus éclairé dans la connaissance du cœur humain, et plus rompu dans les vicissitudes de la vie. Fort bien. Mais sais-je la langue que j’ai choisie ? Je dois croire qu’oui, puisque j’y dis sans peine tout ce que je pense et sans me trouver aucunement gêné. Mais m’entendra-t-on ? Je dois le supposer. Je me croirais présomptueux, si je m’imaginais d’avoir plus d’esprit que les lecteurs que j’ai en vue. Ceux qui diront que ma diction est tudesque14 me feront rire, comme les rhéteurs firent rire Tite-Live lorsqu’ils dirent que sa latinité sentiebat patavinitatem [sentait sa patavinité]15.

La langue française est la sœur bien-aimée de la mienne ; je l’habille souvent à l’italienne ; je la regarde, elle me semble plus jolie, elle me plaît davantage, et je me trouve content. Sûr en grammaire et certain qu’aucun lecteur ne me trouvera obscur, j’ai défendu à mon éditeur d’adopter des corrections que quelque puriste constipé s’aviserait d’introduire dans mon manuscrit16.

Si nous nous sentons flattés en Italie, lorsque nous trouvons dans les belles proses du docte comte Algarotti17 une grande quantité de gallicismes ; et s’il nous semble que cet ornement étranger nous rende plus agréable la matière qu’il traite, pourquoi jugerai-je la langue française insusceptible d’ornements italiens ? Pourquoi bornerai-je l’intelligence du Français en lui refusant la faculté de comprendre la force d’une période18 parce qu’elle exige une plus longue haleine ? Ils la chériront lorsqu’ils se trouveront convaincus qu’elle dit davantage. Ils se déferont du préjugé qui leur fait croire que leur langue ne souffre pas des beautés étrangères. Qui leur a dit cela ? Est-ce une loi salique ? Ils les ont déjà abdiquées toutes. L’aurait-on cru ? Ils donneront aussi une nouvelle constitution à leur langue, tout comme ils l’ont donnée à leur musique, et la révolution ne sera pas meurtrière. Dans le nouveau règlement, ils n’auront pas la confusion de devoir se reconnaître pour parjures.

Jacques Casanova de Seingalt

a. La première partie du texte ne se trouve plus dans le Fonds Casanova.

b. À partir de ce mot, le texte est conservé dans le Fonds Casanova (U29-7).

c. Orth. trouvé.

d. Orth. eu.

e. Orth. souffert.

f. Orth. fait.

g. Orth. fait.

h. Orth. antidiluviennes.

i. Orth. chymie.

j. Orth. un.

k. Orth. un.

l. Orth. jota.

m. Orth. quelques fois.

n. Orth. procuré.

o. Fin du texte conservé dans le Fonds Casanova.

Préface de 17941

FRAGMENT SUR CASANOVA

Mémoires de ma vie écrits par moi-même à Dux en Bohème Volentem ducit, nolentem trahit

Préface

Ayant besoin de m’amuser je me suis déterminé dans l’année 1790 à écrire tout ce qu’on m’a fait et que j’ai fait jusqu’à ce moment. Je suis, actuellement que j’écris cette préface, dans le mois de Juin 1794, Dieu sait quand je finirai. J’ai bientôt soixante et dix ans.

Mon histoire, comme de raison, doit commencer par le fait le plus reculé que ma mémoire puisse me rappeler. Ce fait m’est arrivé à l’âge de huit ans et quatre mois. Avant cette époque, s’il est vrai que vivere cogitare est [vivre, c’est penser], je ne vivais pas : je végétais. La pensée de l’homme ne peut pas, à ce que je crois, précéder sa mémoire ; cette divine faculté, principal apanage de l’âme, et sans lequel l’entendement et la volonté ne seraient qu’égaux à ceux des brutes, ne lui fut donnée, par le développement de l’organe qui lui est propre, que huit ans et quatre mois après ma naissance. Mon âme dut commencer dans ce moment-là à être susceptible d’impressions, car étant immatérielle, il semble qu’elle ne puisse pas en avoir d’immédiates. Lorsqu’après ma mort je me trouverai savant, malgré l’extinction de mes organes, je déplorerai la misère de l’entendement de l’homme vivant dans ce monde, qui trouve tout inconcevable et qui n’est pas matière, comme le chien, le singe et l’éléphant.

Une philosophie consolante dit que la dépendance de l’âme des sens et des organes n’est que fortuite et passagère et qu’elle sera libre et heureuse, lorsque la mort du corps l’aura affranchie de leur pouvoir tyrannique. Hélas ! c’est fort beau ; mais ce n’est pas assez. Ne pouvant me trouver dans la certitude d’être immortel qu’ayant perdu la vie, je ne suis pas pressé de parvenir à connaître cette vérité. Comment peut-on désirer de connaître une vérité, dont la connaissance doit coûter la vie ? La philosophie ne me permettant pas la certitude, la religion me l’ordonne. En attendant j’adore Dieu, me défendant toute action injuste, et abhorrant tous les hommes injustes, sans cependant leur faire du mal, il me suffit de m’abstenir de leur faire du bien. Il ne faut pas nourrir les serpents.

Ma devise volentem ducit, nolentem trahit, dévoile au lecteur ma façon de penser.

Malgré qu’ordinairement je me sois dans toute ma vie, trouvé libre dans l’action, j’ai cependant toujours aperçu une force occulte à laquelle je n’ai jamais pu me soustraire. Il se peut que je me trompe ; mais il me semble de n’avoir jamais fait que ce que j’ai dû faire. De là vient que je n’ai jamais pu me repentir, lorsqu’il m’est arrivé de prendre le mauvais parti. Si j’avais su m’abstenir d’agir lorsque j’étais amoureux ou en colère, je n’aurais jamais fait de mal ; n’étant ni l’un ni l’autre, j’ai souvent mérité, et démérité : pour lors je fus libre, le témoignage de ma conscience me paraît irréfragable, malgré qu’il ne paroisse pas toujours tel à certains fatalistes plus rigoureux que moi.

En croyant à la force de la destinée, et malgré cela me croyant libre, je sais que je combine deux idées au premier aspect contradictoires. Mais les choses ne sont jamais ce qu’elles paraissent au premier aspect : il ne représente que la superficie, qui très souvent induit en erreur. L’homme n’est pas le maître de se donner une idée, ni de vouloir ; il est le maître de son action, mesurée par son pouvoir. De cette dépendance et de cette indépendance dérive toute la doctrine de la destinée qui ne s’oppose pas au franc arbitre, et de celui-ci qui ne peut jamais s’opposer à la force du destin. Je ne suis pas assez sot pour tâcher de me rendre plus clair à ceux qui me trouveront obscur, car mon système est tel qu’il devient encore plus obscur quand on veut le rendre plus clair.

Homère, dont le grand Dieu est Jupiter, ne le représente cependant que soumis au destin. Il nous apprend qu’Achille était destiné à mourir jeune au siège de Troie ; mais que cela n’a dépendu que de lui, car le même destin l’avait laissé libre dans le choix de la gloire, ou d’une longue vie, s’il avait voulu passer ses jours à Phtie, régnant dans la maison paternelle et jouissant du repos. Achille choisit la gloire ; et le choix n’est que liberté, mais Achille n’obéit pas moins à la toute puissante destinée. Ce destin peut chrétiennement aussi être regardé comme Dieu, dont nous ne pouvons connaître les irrévocables décrets qu’après leur accomplissement, et c’est de notre part une très heureuse ignorance, car si ces décrets pouvaient nous être connus, il ne serait plus question de liberté. Cette grande science nous hébéterait, et nous rendrait inutile le divin usage de la raison. Chérissons donc notre ignorance ; et remercions notre créateur qu’il ait gardé pour lui la grande science inconcevable du temps avenir, et même des événements dépendants de nos actions. Dieu doit les connaître par des conjectures d’une si haute profondeur, que notre raison ne peut les envisager un tant soit peu qu’en se prosternant, et adorant l’inconcevable grandeur de l’Être des Êtres. Soyons justes et humbles ; et défions l’inexorable destin de nous rendre malheureux. Un parfait Stoïcisme est la médecine universelle contre tous les maux.

Mon histoire, cher lecteur, est celle d’un célibataire, qui dans cette année 1794 a soixante-neuf ans, et dont l’affaire principale fut dans toute sa vie celle de cultiver les plaisirs de ses sens. Il n’en a pas eu de plus importante, se sentant né pour le sexe différent du sien, il l’a toujours aimé, et tant qu’il l’a pu il s’en est fait aimer. Il a aussi aimé la table, et tous les objets qui ont droit d’exciter toute espèce de curiosité. Il a eu des amis qui lui ont fait du bien, et il leur a été reconnaissant ; et des ennemis qui l’ont persécuté, et dont il ne s’est pas vengé parce qu’il ne l’a pas pu, et auxquels il n’aurait jamais pardonné, s’il n’avait pas oublié le mal qu’ils lui ont fait. L’homme qui oublie une injure ne l’a pas pardonnée ; il l’a oubliée. Le pardon part de l’héroïque générosité d’un cœur ; l’oubli vient d’une faiblesse de mémoire, ou d’une douce nonchalance, amie d’une belle âme, et souvent d’un besoin de calme et de paix, car la haine à la longue tue celui qui la nourrit.

Cet homme ne peut pas être indifférent à sa fin qu’il voit imminente : il tâche de s’en éloigner la pensée, parce qu’elle le rend triste ; et pour se distraire il écrit. En écrivant il rend hommage à ce sens qu’il a toujours aimé comme lui-même. Le lecteur verra que ce fut un sensuel ; mais, s’il est humain, il lui pardonnera quand il trouvera qu’il ne s’en vante pas. Veut-on porter en triomphe ses propres égarements ?

Cet homme avait été théiste2 ; mais de la bonne espèce, et toujours certain de l’action jamais discontinuée de la providence d’un Dieu infini, immatériel, tout puissant, auteur de toutes les formes, et maître de la nature, sachant que son essence est incompréhensible, il ne l’a jamais soumise à l’examen de son faible entendement. Il n’a jamais osé que le contempler. Il sait qu’il n’est pas matière, et que quoiqu’il soit par tout comme elle, il ne peut cependant avoir rien de commun avec elle : il sait qu’il s’en sert comme il veut ; et quoiqu’il ne sache pas comment, il n’en doute pas, il lui rend hommage en l’adorant : et il l’adore dans tous les moments où il lui adresse la prière mentale, qu’il a trouvée toujours consolante et efficace. Il croit qu’on ne peut adorer Dieu qu’en le priant, qu’on ne peut le prier qu’en l’adorant, et qu’on ne peut le remercier qu’étant juste. Pour la posture du corps dans laquelle il faut être pour adorer dignement l’être suprême, il dit avec Pétrarque :

Con le ginocchia della mente inchine

[Les genoux de l’âme ployés]3

Cet homme écrit son histoire pour s’amuser, pour renouveler les plaisirs qu’il a eus en se les rappelant et pour rire des peines qu’il a souffertes et qu’il ne sent plus. Il écrit sa vie actuellement qu’il croit avoir fini de la faire. Il l’écrit comme un maître d’hôtel présente à son Seigneur un compte rendu avant que de partir pour aller vivre ailleurs, ou pour disparaître. Il croit avoir existé parce qu’il a senti ; par conséquent il est sûr qu’il n’existera plus quand il aura fini de sentir. S’il lui arrive après sa mort de sentir encore ; sans la religion catholique, qui l’assure et que je crois à présent, après avoir eu la bêtise d’en douter : il donnerait un démenti à tous ceux qui iront lui dire qu’il est mort.

Les lecteurs qui me trouvant prolixe dans les descriptions de mes sensualités diront avec Horace :

Laudibus arguitur vini vinosus Homerus.

[Par les éloges qu’il donne au vin, Homère est convaincu d’en être l’ami.]4

ne se tromperont pas ; et ceux qui diront que j’aurais dû être honteux de les publier, auront tort, car le sentiment de la honte n’est pas volontaire. Je leur permets de m’appeler cochon ; mais le serais-je moins si je me cachais ? Quand j’examine un vrai cochon, je me sens plus incliné à le féliciter de ce qu’il n’a pas les qualités de l’esprit de l’homme, qu’à plaindre un homme qui a les qualités d’un cochon, car avec l’esprit qu’il a, il peut les purger de toutes les saletés qui dégoûtent : or si elles ne dégoûtent pas, le nom de saletés ne leur convient plus. Il reste à voir si les choses qu’on trouvera dans ces mémoires seront dégoûtantes au moins pour le plus grand nombre, car il n’y a pas au monde un goût général.

Note de l’Éditeur

Je fais grâce du reste ; et on voit bien que j’ai raison. Cet article cochon prouve que ce savant singulier et aimable père d’Épicure n’a pas été délicat dans les détails de ses pensées, que je supprime, quoique le feu le plus impur qui les anime, les rende bien piquants.

Trois fragments

Premier fragment1

HISTOIRE DE MON EXISTENCE

[signe illisible] premier

[S’ila est vrai que je suis une partie de l’immense univers, bmon existence n’a pas eu un commencement ; ainsi il m’est impossible d’en

Je suis une partie de l’immense univers, et par conséquent j’ai toujours existé. Étant sûr que je suis indestructible, je suis fou si je ne me crois pas incréé ; ainsi il m’est impossible d’écrire l’histoirec du commencement de mon existence, car en qualité de matière elle ne peut pas en avoir eu un.

J’écris donc l’histoire de mon existence en qualité de témoin, et de registrateur de tout ce qui est arrivé jusqu’à ce jour à l’individud dans lequel je me trouve enveloppé. dCette mienne existence doit avoir eu un commencement, et c’est là que je dois en commencer l’histoire.]

ePhysiquement sûr, qu’en qualité de matière j’existerai toujours, je dois croire d’avoir toujours existé, carf je fais partie de l’univers. Quand je dis donc d’écrire l’histoire de mon existence je ne peux entendre que de la partie de mon existence qui commence à l’époque dans laquelle l’individu qui m’enveloppe a commencé à penser guidé par la raison. Ce fut à l’âge de cent mois solaires, comme je l’ai appris à ma grande commodité. Il se peut qu’avant cette époque ma matière ait pensé, mais en qualité de fidèle historien je ne peux en rien dire, car ma mémoire n’y étant pas présente je ne peux en rien savoir. L’écrivain donc de ces mémoires est ma mémoire, qui certainement ne peut parler d’elle avant sa propre naissance. Elle est née que mon individu avait l’âge de huit ans et quatre mois, et elle en est sûre, puisqu’elle s’en souvient : elle est sûre aussi de n’avoir pas existé auparavant, car elle s’en souviendrait. La mémoire est une faculté quig ne peut pas exister à son propre insu : si elle ne sait pas d’être, elle n’est pas.

J’ai donc commencé à être à l’âge de cent mois. Mais avant cette époque étais-je ? Certainement, car il n’est pas possible d’arriver au cent sans passer par nonante neuf ; mais je n’en suis certain que par déductions, et parce qu’on me l’a dit : jeh sais que j’étais, mais je ne pourrais pas en jurer en qualité de témoin : je n’en suis sûr qu’en conséquence des lois de la nature qu’on m’a communiquéesc dans la suite.

La Métempsycosei n’est un dogme qu’entre les mains de visionnaires : elle ne l’est pas, Dieu merci, entre les miennes. C’est une vérité physique que je suis une partie de mon père, que mon père l’était de son grand-père, et ainsi jusqu’àj l’infini ; mais cela ne sert à rien ; car suis-je bien avancé, et gagnais-je quelque chose quand par une suite de descendancesk assez bien constatées je me trouve en droitel ligne fils du fils du fils de fils du plus grand des hommes qui ont vécu ? C’est une vérité physique quim n’a aucune force naturelle pour men rendre meilleur d’un autre, car l’homme de mérite ne l’est qu’en grâce de l’éducation. La force vitale dans le germe qui fut le principe de mon individu est si petite qu’on ne peut la regarder que comme une puissance, et ce qu’elle devra être devient imperceptible, puisqu’elle doit se combiner avec l’esprit du germe féminino qui ne prévaut jamais mais qui n’influe pas moins.

Si nous regardons donc la nommée métempsycose comme un passage de la faculté pensante d’un homme dans un autre être elle devient absurde, ou pour le moins inconséquente. Absurdep parce qu’une faculté ne peut être considérée comme chose réelle qu’attachée à l’être réel qui la possède, et l’être réel est mort. Inconséquente, carq devant passer dans un autre organe elle ne peut plus être la même.

Si nous regardons la métempsycose comme un passage dans un autre corps de l’être réel qui possède cette faculté pensante nous supposons pour lors l’âme, et nous voilà hors de physique. C’est dogme. Il ne s’agit plus du passage de l’esprit du père dans celui du fils qui doit se trouver dans le germe nommé sperme, mais du passage d’un être qui n’a rien de commun avec la matière qu’il quitte, il ne l’habitait que dans ses organes tantôt maître, tantôt dépendant. C’est une autre question. Cet être donc qui n’est pas matière, et qui passe dansr une autre matière, s’il a la faculté pensante il est certain qu’il devra la conserver quel que soit le corps dans lequel il entre animal, végétable, ou minéral. Quel que soit ce corps, l’être métempsycosé pensera, mais dans une pierre, dans une herbe, dans une brutes, il ne pourra pas nous faire voir qu’il pense, car il n’aura pas d’organes. Le seul cas dans lequel il pourra exercer sa qualité pensante sera si le hasard, la nécessité, ou Dieu le fait aller dans un sperme, ou dans un fétus, et pour lors quand ses organes seront parvenus à maturité il pensera.

Deuxième fragment2

Ou mon histoire ne verra jamais le jour, ou ce sera une vraie confession. Elle fera rougir des lecteurs qui n’auront jamais rougi de leur vie, car elle sera un miroir dans lequel de temps en temps ils se verront, et quelques-uns jetteront mon livre par la fenêtre ; mais ils ne diront rien à personne. Elle ne portera pas le titre de confession, car depuis qu’il a été profané par un extravagant je ne peux plus le souffrir ; mais elle sera une confession si jamais il y en eut.

Je ne sais pas si elle me conciliera l’estime de ceux quit s’imaginent de me connaître, et qui ne m’estiment pas car je ne me donnerai pas la peine d’écrire pour eux, mais je suis sûr qu’elle ne me produira le mépris de personne, car il est impossible qu’un homme qui pense soit méprisable sans qu’il sache de l’être, et je sais que je n’aurais pu me souffrir vivant si je me fusse reconnu pour tel. Si après ma mort on pourra m’adapter la devise d’extinctus amabitur idem [il sera aimé après sa mort]3 je ne demanderai pas davantage. Nil ultra deos lacesso [je ne demande rien de plus aux dieux]4. J’aurai des très illustres compagnons.

Troisième fragment5

CASANOVA AU LECTEUR

J’ai dit que ceteris paribus [toutes choses étant égales par ailleurs] l’homme qui fait son devoir avec une répugnance invincible mérite plus que l’autre qui le fait volontiers. Une société de théologiens s’est opposée à ma proposition très poliment, mais d’un styleu à me faire comprendre qu’elle était fausse et insoutenable.

Quand un homme qui sait calculer est convaincu d’une vérité par la force d’une démonstration, ceux qui veulent le faire changer d’avis doivent commencer par lui démontrer qu’il est fou, car si cet homme n’est pas fou il ne pourra jamais se rendre au raisonnement de ceux qui impugnent6 son opinion, et qui se montrent par là ennemisv déclarés de la démonstration mère toujours de la vérité.

Je suis dans ce cas même. Et pour rendre ma proposition claire comme le soleil contre toutes les assertions sophistiques, et paradoxiques je n’ai que quatre mots à dire, et tout sera dit.

Celui qui fait son devoir volontiers le fait animo libenti avec plaisir7 : celui qui le fait avec répugnance ressent de la peine. Qui de ces deux est celui qui mérite le plus ?

Qui osera me dire que celui qui fait son devoir, et qui en le faisant se procure un plaisir mérite de son maître une plus grande récompense que l’autre qui en le faisant souffre ? Je crois que la récompense est due au plus grand mérite, et que le mérite dépend de l’effervescence des sentiments. Est-ce que l’effervescence du plaisir est plus méritoire que celle qui est causée par la vertu de l’obéissance ?

Ajoutons qu’en nature simple et pure l’homme n’est pas porté à faire avec plaisir ce qu’on lui a prescrit en qualité de devoir, et que le plaisir même perd ses appas lorsqu’on lui donne une teinture de devoir. Je suis chrétienw et je vais à la messe. Je confesse que je n’y vais pas avec plaisir, et que je me gêne même pour y aller : mais j’y vais. Suis-je pour cela moins chrétien, ou ai-je moins de mérite qu’un autre qui ressent du plaisir à y aller ? Ajoutons que je ne comprends pas quelle sorte de plaisir on peut avoir à aller à la messe, où il faut que je réfléchisse à la passion de mon créateur, idée qui doit remplir mon cœur d’amertume. Si ces messieurs ressentent du plaisir à cela je les félicite.

Je trouve dans le saint évangile la doctrine de Jésusx Christ, et je crois qu’on ne me cherchera pas chicane sur les mérites du créateur. Il dit net et clair Pater si fieri potest transeat a me calix iste [Mon Père, s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi]8.

Ces paroles démontrent-elles qu’il soit allé sur la croix avec plaisir ?

a. Tout le passage entre crochets est rayé par des biffures verticales. Nous le reproduisons et donnons en note le texte rayé par des biffures horizontales, qui indiquent des corrections antérieures. Cette première phrase est inachevée.

b. Il ne me sera donc pas possible d’écrire le commencement de mon histoire, car biffé. Dans l’interligne, une autre correction sur cette biffure : Je ne pourrai donc pas écrire devait corriger il ne me sera donc pas possible d’écrire.

c. De mon biffé.

d. Quand je dis donc mon existence, j’entends M [?] biffé.

e. Sûr et certain biffé.

f. Quoique fort petit biffé.

g. , si elle biffé.

h. Ne peux biffé.

i. Orth. Metempsicose.

j. L’Éte [éternité ?].

k. Orth. descendences.

l. Orth. droit.

m. Ne peut avoir aucune biffé.

n. Prouver biffé.

o. : si le féminin prévaut [le germe biffé] l’animal provenant du germe tiendra de la mère plus que du père, et pour lors la descendance masculine est manquée.

p. Car une faculté séparée de la partie qui la possède ne peut pas être biffé.

q. Il est biffé.

r. Le manuscrit porte un autre être matière.

s. Orth. un herbe […] un brute.

t. Espèrent [?] biffé.

u. Orth. stile.

v. Orth. ennemi.

w. Orth. crétien. Idem dans la suite.

x. Orth. Jesu.

Sur la langue française

Ce texte fut inspiré par le sujet proposé par l’Académie de Berlin en 1783 : Qu’est-ce qui a rendu la langue française universelle ? Pourquoi mérite-t-elle cette prérogative ? Est-il à présumer qu’elle la conserve ? L’opuscule de Rivarol De l’universalité de la langue française (1784)1 avait été couronné malgré sa rhétorique agressive et son ton catégorique : « sûre, sociale, raisonnable, ce n’est plus la langue française, c’est la langue humaine », proclamait le pamphlétaire. Rivarol comme Casanova reprennent des lieux communs vieux de plus d’un siècle (l’exemple de Charles Quint, la prétendue clarté naturelle du français) sur le mythe de l’universalité de la langue française. Le sujet a été longuement traité par Bouhours dans ses Entretiens d’Ariste et d’Eugène (1672). Or ce type de propagande idéologique, encouragée sous le règne de Louis XIV pour assurer l’hégémonie de la culture française en Europe, est à bout de souffle sous celui de Louis XVI. Aussi est-ce sur le terrain philologique et grammatical que se place initialement Casanova pour démontrer que la principale qualité de la langue française est la séduction qu’elle produit sur l’esprit et les sens – à l’instar des Françaises comme Henriette. Choix des mots, brièveté et simplicité des phrases assurent tout naturellement « la clarté et la grâce, constituants uniques du beau ». La voie est ouverte vers une réinvention personnelle de la langue qui n’exclut pas la précision ni l’agrément.

SUR LA LANGUE FRANÇAISE2

Pourquoi elle est devenue quasi générale.

Si elle mérite de l’être.

Si elle le sera toujours.

La langue française ne doit ses progrès ni à son énergie, ni à l’abondance de ses termes et de ses manières de dire, ni à la liberté qui peut lui être propre, mais bien à sa clarté, à l’ordre qui prévaut dans sa tournure, et à sa netteté, de sorte qu’on peut la dire très soignée3. La source de la clarté de la langue française, c’est l’ordre qui dépend d’une construction toujours simple et totalement exempte d’inversions, ce qui a pour seul inconvénient de faire trébucher la rime des vers sur des consonances peu agréables, inconvénient que l’on peut facilement pardonner quand on constate que les inversions rendent le discours ambigu, mal bien plus grand que l’autre, qui ne me semble pas substantiel. Ceux qui, en raison des déplacements de mots4, donnent la préférence aux langues à la nature desquelles ils participent me semblent avoir un si grand tort qu’il est inutile de le démontrer. Tous les critiques reconnaissent que le fait de déployer les mots dans le raisonnement selon leur ordre grammatical est une perfection. C’était là la vraie raison pour laquelle Charles Quint5 donnait la préférence à la langue française sur les autres ; il disait qu’elle était la plus adéquate de toutes pour les négociations, les traités et toutes les grandes affaires : il l’appelait la langue d’État. Les faits donnèrent raison au génie et au jugement de ce monarque : la langue française devint après lui la langue de la politique et de toutes les affaires importantes.

Henri Estienne6 traduit ainsi un distique d’Ovide :

Aube, rebaille le jour ; pourquoi notr’aise retiens-tu ?

César doit revenir : aube rebaille le jour7

Phosphore redde diem ; cur gaudia nostra moraris ?

Caesare venturo Phosphore redde diem.

La facilité et la grâce doivent avoir été les raisons pour lesquelles toutes les nations d’Europe ont consenti à choisir la langue française pour avoir entre elles un commerce général. Ce choix même prouve la vérité de ces qualités de la langue. La langue française est la seule qui soit parlée de la même façon par tous ceux qui l’ont apprise, contrairement à toutes les autres qui, ou à cause de leur difficulté, ou de leur génie changeant8, sont parlées de façon différente par tous ceux qui les apprennent. Un Italien qui aura appris l’allemand et un Anglais qui l’aura également appris auront du mal à se comprendre en parlant ensemble, de même un Français et un Espagnol s’entretiendront bien mal en italien et un Anglais et un Suisse ayant appris la langue illyrienne se trouveront fort obscurs en parlant ensemble. L’habileté des Français fut celle de donner à leur commerce la plus vaste extension, si bien que toutes les nations se trouvèrent presque en même temps intéressées à s’expliquer avec les Français dans leur langue ; ce qu’elles furent obligées de faire dès qu’il fut clair pour tout le monde que non seulement les Français répugnaient à apprendre une langue étrangère, mais aussi qu’il leur était généralement difficile de 1’apprendre. Les raisons de cette difficulté ne sont pas seulement évidentes, mais plausibles. Voulant exprimer leurs sentiments dans une langue différente de la leur, les Français trouvent qu’il n’y a aucune langue de nature à leur permettre de les expliquer plus clairement et plus simplement que la leur, aussi répugnent-ils à juste titre à l’étude de toute autre. À cela s’ajoute que les Français ont la langue, le palais, les lèvres, la poitrine et le nez si bien adaptés au son, à l’accent, à la prosodie, à la consonance de leurs mots et à la force de convention de leurs phrases9, que, quelque effort qu’ils fassent, ils ne parviennent jamais à imiter les phrases et encore moins la prononciation de la langue étrangère qu’ils veulent parler.

Dans les plus belles langues d’Europe, vivantes et mortes, nous pouvons admirer la grâce, la force et même la beauté, mais, après les avoir bien examinées, nous verrons que, chez elles, ces trois qualités sont égales ou du moins nous n’entendrons jamais un observateur raisonnable affirmer qu’il trouve dans les langues grecque, latine, italienne, allemande, illyrienne et arabe une grâce supérieure à leur force, suprématie d’où naît la vraie beauté de la langue française10. Selon moi, seule la langue française tire toute sa force de sa grâce. La grâce est donc la principale qualité de la langue française, et c’est en vain que quiconque chercherait à briller et à persuader en la parlant, s’il ne tendait d’abord au respect rigoureux de l’ordre, du choix des mots, de la brièveté et de la simplicité des phrases, d’où naissent la clarté et la grâce, constituants uniques du beau. Cette qualité naturelle et cette essence effective de la langue française sont les prestiges qui obligèrent tout le monde à l’adopter, puisque le beau pour plaire n’a pas besoin de l’assentiment, ni de la volonté de qui le contemple, mais opère par lui-même, et fait l’effet qu’il doit faire en charmant l’esprit de tous ceux sous les sens desquels il tombe. Une idée sublime qui frappe quand elle est noblement exprimée, n’ouvrira pas de brèche avancée en termes bas et en phrases mal agencées. En somme ce qui fait que la langue française plaît à tout le monde, c’est le vêtement avec lequel elle se présente. La pensée, les mots et les phrases sont l’étoffe du vêtement, l’élégance, l’harmonie et la modestie en composent la forme : constitué de toutes ces parties, il est impossible que ce vêtement ne plaise pas11. J’exclus de mes assertions le jugement d’un esprit prévenu : en vain le philosophe cherchera-t-il à faire sortir une claire sentence d’un esprit préoccupé : l’esprit prévenu est toujours séduit et corrompu male verum judicat omnis corruptus judex [Un juge corrompu est toujours mauvais juge du vrai]12. On ne voit jamais de grâce dans aucun objet sans la modestie, qui en est toujours l’âme, tant au moral qu’au physique.

Le juge du beau véritable doit être une sensation qui s’appelle le bon goût. Ce bon goût est toujours auteur du beau, et il est impossible que le beau soit créé par qui en est dépourvu. Mais, me répondra-t-on, si le beau a le droit de plaire à tous, le bon goût sera, de ce fait, commun à tout le monde ; or il n’en est rien. On appelle bon goût ce jugement qu’on forme sur des choses dont l’examen ne dépend pas de règles assurées ou susceptibles de démonstrations évidentes, par conséquent celui qui le possède ne peut l’exprimer avec précision que par ses productions qui, fortes ensuite de l’approbation générale, démontrent que la semence de ce bon goût se trouve dans l’esprit de tous. L’objet lui donne vie et la développe. Le palais Farnèse à Rome plaît à tout le monde. Ceux qui n’ont que la semence cachée du bon goût n’auraient jamais été capables d’imaginer le palais Farnèse s’ils ne l’avaient vu. Chez celui qui le bâtit, elle s’était développée. Mais ce qui plaît à Rome déplaît à Constantinople. Les vieilles gens et les jeunes vivent13, et sentent différemment, et de même les joyeux et les mélancoliques : c’est vrai, mais ce sont des exceptions qui proviennent de causes physiques14, de préjugés15, d’une éducation barbare. L’idée du beau véritable, le siège bon goût, les fondements essentiels […]16 de la nature, et de la vérité. Ce qui ne charme pas les sens en plaisant à la raison ne peut être ni beau, ni honnête, puisque le bon goût ne peut jamais être séparé de la raison qui évalue la symétrie, l’ordre, et toutes ces parties dont nous avons montré qu’elles concourent à former les choses qui doivent plaire. Si le bon goût était arbitraire, la langue française n’aurait pas été adoptée par toute l’Europe. La cause physique pour laquelle le germe du bon goût doit se trouver chez tous n’a pas encore été bien développée17, nous devons la placer dans la nécessaire perfection de notre âme ; et nous entrons ici dans la métaphysique : notre esprit doit toujours craindre de plonger dans ses profonds abîmes à ses risques et périls.

La possession de Bettine dans la Confutazione

Vingt ans avant d’écrire l’Histoire de ma vie (voir ici), Casanova insère un premier récit de la « possession » de Bettine dans le deuxième tome de la Confutazione della Storia del governo veneto.

Une traduction de cet extrait a été donnée dans l’édition de La Sirène, puis reprise dans le Répertoire de l’édition Bouquins de 1993. Élégante, elle met en valeur le texte de Casanova, mais estompe les effets produits par des phrases longues, à la syntaxe complexe. Or celles-ci sont un fait d’écriture. Le récit à la première personne interrompt le fil de la réfutation et entraîne une réflexion sur la réputation d’athéisme, qui semble contredire l’ambition première de ce livre : plaire à l’Inquisition d’État pour obtenir le droit de revenir à Venise. Les méandres syntaxiques, la digression autobiographique, la critique des superstitions comme du dogmatisme chrétien et l’ambiguïté de certaines expressions ne peuvent être dissociés. Si nous avons pu nous fonder sur la traduction de La Sirène, nous nous efforçons donc de restituer quelque chose de l’allure du texte italien.

En 1737, Elisabetta Gozzi, à Padoue, jeune fille de quinze ans, fut communément réputée ensorcelée, et l’effet des sortilèges qui furent ensuite découverts dans les matelas et les coussins de son lit fut de la faire devenir possédée par le diable, et elle fut déclarée telle par tous les experts padouans, Exorcistes de profession, et amateurs, et je fus présent à tous les exorcismes, qui durèrent environ six mois. Celui qui entreprit et prit l’engagement de la guérir fut F.1 Prospero Capucin, lequel, alléguant pour raison qu’un membre de l’assistance, faute de foi, pouvait être la cause de l’obstination de ce Diable à rester dans la jeune fille, chassait tout le monde et s’entretenait seul avec elle pendant deux heures. Ses peines durèrent un mois, et chaque jour il sortait en disant qu’elle était libérée, mais de nouvelles culbutes, que la pauvre Lisabetta faisait le lendemain de bon matin, obligeaient ses parents à faire appeler de nouveau le Frère Conjurateur ; et nous en étions toujours au même point.

Mais un Dominicain avenant, de belle figure, doté de littérature et, à ce que l’on disait, de mœurs saintes, qui s’appelait le Père Mancia et pouvait avoir entre vingt-huit et trente ans, se fit fort de chasser du corps de Lisabetta les maudits petits démons qui la possédaient.

Ce jeune Moine, qui ne partageait pas l’avis du capucin, disait que plus l’assistance était nombreuse, plus le Diable était tourmenté, et pour cette raison il convoquait toute la maison et tous les élèves, parmi lesquels je me trouvais aussi.

Le Docteur D. Bastiano Zanetti, jeune prêtre qui aimait honnêtement Lisabetta et avait plaisir à parler, interrogea un jour le P. Mancia sur sa maladie, et lui demanda modestement si d’aventure elle ne pouvait pas être naturelle. L’Exorciste répondit que l’on ne pouvait plus révoquer en doute la possession démoniaque, puisqu’il avait déjà vu chez Lisabetta non pas un, mais tous les trois signes indiqués par le Rituel pour établir la réalité du fait. Ces signes sont la prédiction de l’avenir, la connaissance de langues jamais apprises, et une force extraordinaire. Un seul de ces trois signes suffisait à affirmer que celui qui opérait dans la créature soignée était l’ennemi de Dieu ; et Lisabetta, c’est-à-dire le Démon qui l’envahissait, les avait montrés tous les trois. Et en effet, je l’entendis dire cent choses, qui paraissaient relever de l’avenir, parce qu’elles étaient prédites dans le futur. Je l’entendis dire au hasard des mots Latins, Grecs et Hébreux, bien qu’ils appartinssent à ces termes triviaux qui sont dans la bouche de tout le monde, et que tout le monde prononce sans savoir ce qu’ils signifient, et je la vis parfois serrer les dents et se tordre les mains d’une façon telle que la force employée par toute l’assistance réunie ne suffisait ni à lui ouvrir la bouche, ni à séparer ses bras joints l’un à l’autre.

Je me sentais mourir d’envie de poser au Moine beaucoup de questions ; mais, de surcroît jeune comme je l’étais, je n’avais pas le droit d’ouvrir la bouche, et puis je me serais rendu suspect d’incrédulité par mes questions trop curieuses, et je serais sur-le-champ passé pour Athée.

Les Chrétiens sévères ont toujours considéré comme tel un Chrétien qui a le plus petit doute, qui hésite sur la moindre croyance, et la raison en est qu’ils voudraient qu’il y ait un voile devant les yeux de chacun, grâce auquel on croirait aveuglément sans se risquer à raisonner sur la foi, ni affirmativement, ni négativement, de telle sorte que celui qui raisonne se détachant de quelque façon que ce soit de la foi soit justement considéré comme un mécréant ; or la piété chrétienne traite le mécréant d’Athée, parce qu’elle ne peut pas imaginer que l’on puisse adorer un autre Dieu, si l’on n’adore pas Jésus-Christ.

J’aurais voulu dire au Père Mancia, qu’il fallait attendre que les prédictions se vérifiassent pour décider que la Divination, un des signes prescrits, était bien établie. Que les mots qu’elle prononçait en Grec, en Hébreu, en Latin, ne prouvaient pas la connaissance de ces langues, parce que c’étaient des mots connus de tout le monde, et que serrer les bras et les dents pouvait être naturel. Je ne dis rien, mais n’en pensai pas moins. Je décidai qu’on ne pouvait pas induire, de ces prétendus signes, que Lisabetta fut mue par le Diable ; mais il était vrai aussi que rien ne pouvait me convaincre du contraire.

Je me rappelle qu’un jour le Moine Exorciste demanda au Démon, au nom de Dieu, de lui dire s’il était seul ou accompagné, et le démon répondit (bien évidemment) par la bouche d’Élisabeth qu’il était à la tête de onze mille Diables, qui étaient tous amoureux d’elle, et qu’ils restaient avec plaisir dans son corps, parce qu’ils n’y éprouvaient pas les peines de l’Enfer, et que jadis, c’est-à-dire avant d’avoir été chassés du Ciel par l’Archange Michel, ils étaient les Anges Gardiens des onze mille Vierges Compagnes de la glorieuse Sainte Ursule, que ces Saintes Vierges avaient été ensuite toutes envahies par ces mêmes Esprits, par l’œuvre d’un sortilège et d’un pacte impie de Simon le mage, et que les mêmes vierges avaient été libérées ensuite par S. Antoine de Padoue.

Le Père Mancia, stupéfait par d’aussi énormes anachronismes, ne put alors s’empêcher de rire et, indigné, il prit à deux mains la Sainte Étole et se mit à frapper la pauvre Lisabetta qui, malmenée par ces coups non retenus, pleurait abondamment et le priait de s’apaiser, et me faisait beaucoup de peine, car je me sentais enclin à l’aimer ; mais F. Mancia, implacable, la frappait de plus en plus, disant qu’il frappait le Diable, qu’il appelait père du mensonge, comme monsieur Voltaire appelle Hérodote. Seul dans mon coin, je réfléchissais, et il me semblait que la facétie des onze mille était une bagatelle pour l’esprit angélique, mais elle me semblait trop sublime pour Lisabetta qui ne savait que coudre, et pourtant il me semblait ne pas pouvoir, en conscience, considérer comme gens de mauvaise foi ni le Moine, ni la jeune fille, qui se maria ensuite et eut des enfants, parce qu’en fin de compte le P. Mancia, ne pouvant la libérer, lui lia son Diable Chef de troupe avec toute la légion sous l’ongle du gros doigt du pied gauche, mais je me rappelle que le cordonnier Annibale Pigozzo, qui l’épousa, après l’avoir abandonnée, fatigué ou dégoûté d’elle, soutint que ce Diable Général n’était pas bien attaché, parce qu’il faisait de temps en temps une escapade. Je ne sais que décider. Je remarquai seulement chez Lisabetta une grande inclination pour les Hommes quand les Démons la tourmentaient, et de lubriques et indécentes contorsions quand les Esprits s’attaquaient à sa gorge, et que tout son corps en convulsions s’arquait ; ces efforts, je ne suis pas persuadé qu’un vieil homme ou une vieille femme puissent les faire, malgré le diable qu’il aurait dans le corps, sans risquer de perdre la vie ; mais je ne me rappelle pas avoir vu en Italie, ou du moins très rarement, des hommes d’un âge avancé, ou de vieilles femmes parmi les Énergumènes, et j’ai noté que ce sont presque toujours des jeunes gens, des jeunes filles nubiles, et de tempérament robuste.

Giacomo Casanova, Confutazione della Storia

del governo Veneto d’Amelot de la Houssaie, 1769,

t. II, p. 147 et sq.

Page de titre de l’édition originale (1788)

É quello : mettetelo in deposito

Frontispice de l’édition originale

Messer grande, Casanova, le secrétaire Cavalli et Laurent

(voir ici et ici)

Histoire de ma fuite

Vir fugiens denuo pugnabit – HOR.

[L’homme en fuite se remettra à combattre – Horace]1

AVANT-PROPOS2

J.-J. Rousseau, fameux relaps, écrivain très éloquent, philosophe visionnaire, jouant la misanthropie et ambitionnant la persécution, écrivit un avant-propos à sa nouvelle Héloïse, qui est unique : il insulte le lecteur, et3 ne l’indispose pas4. Un petit avant-propos étant de saison dans tout ouvrage, j’en écris un aussi ; mais c’est pour vous procurer ma connaissance, mon cher lecteur, et pour me concilier votre amitié : vous verrez, j’espère, que je ne prétends rien ni par mon style, ni par des nouvelles, et surprenantes découvertes en morale, comme l’auteur que je viens de nommer, qui n’écrivait pas comme on parle, et qui au lieu de décider en conséquence d’un système, il prononçait des aphorismes résultant d’un enchaînement casuel de ses chaudes circonlocutions, et non pas de la froide raison : ses axiomes sont des paradoxes faits pour faire éternuer l’esprit : passés à la coupelle5 de l’entendement ils se dispersent en fumée. Je vous préviens que dans cette histoire vous ne trouverez rien de nouveau que l’histoire, car pour ce qui regarde la morale, Socrate, Horace, Sénèque, Boèce, et plusieurs autres ont tout dit : tout ce que nous pouvons faire encore ne consiste qu’en portraits ; et il n’est pas nécessaire de posséder un grand génie pour en faire, même de fort jolis.

Vous devez me vouloir du bien, mon cher lecteur, car sans nul autre intérêt que celui de vous amuser, et sûr de vous plaire je vous présente une confession. Si un écrit de cette espèce n’est pas ce qu’on appelle une véritable confession il faut le jeter par la fenêtre, car un auteur qui se loue n’est pas digne d’être lu : je sens dans moi-même le repentir, et l’humiliation ; et c’est tout ce qu’il faut pour que ma confession soit parfaite ; mais ne vous attendez pas à me trouver méprisable : une confession sincère ne peut rendre méprisable que celui qui l’est effectivement, et celui qui l’est est bien fou s’il la fait au public, dont tout homme sage doit aspirer à l’estime. Je suis donc certain que vous ne me mépriserez pas. Je n’ai jamais commis des fautes que trompé par mon cœur, ou tyrannisé par une force abusive d’esprit, que l’âge seul a pu dompter ; et c’est assez pour me faire rougir : les sentiments d’honneur, que me communiquèrent ceux qui m’ont appris à vivre, furent toujours mes idoles, quoique non pas toujours à l’abri de la calomnie. Je n’ai point de plus grand mérite.

Trente-deux ans après l’événement je me détermine à écrire l’histoire d’un fait qui me surprit à l’âge de trente nel mezzo del cammin di nostra vita [au milieu du chemin de notre vie]6. La raison qui m’oblige à l’écrire est celle de me soulager de la peine de la réciter toutes les fois que des personnes dignes de respect, ou de mon amitié exigent, ou me prient que je leur fasse ce plaisir. Il m’est arrivé cent fois de me trouver après le récit de cette histoire quelqu’altération dans la santé, causée ou par le fort souvenir de la triste aventure, ou par la fatigue soutenue par mes organes en devoir d’en détailler les circonstances : j’ai cent fois décidé de l’écrire, mais plusieurs raisons ne me l’ont jamais permis : elles sont toutes disparues aujourd’hui à l’aspect de celle qui me met la plume à la main.

Je ne me sens plus la force nécessaire à narrer ce fait, et je n’ai pas non plus celle de dire aux curieux, qui me pressent de le leur réciter, que je ne l’ai pas ; car j’aimerais mieux succomber aux dangereuses conséquences d’un effort qu’aller au-devant d’une odieuse suspicion de peu de complaisance. Voilà donc cette histoire qui jusqu’à ce jour ne fut par moi communiquée nisi amicis idque coactus [qu’à des amis, et encore par contrainte]7 parvenue à la possibilité de devenir publique. Soit. Je suis arrivé à un âge, où il faut que je fasse à ma santé de bien plus grands sacrifices. Pour narrer il faut avoir la faculté de bien prononcer : la langue déliée ne suffit pas, il faut avoir des dents, car les consonnes auxquelles elles sont nécessaires composent plus d’un tiers de l’alphabet, et j’ai eu le malheur de les perdre : l’homme peut s’en passer pour écrire, mais elles lui sont indispensables s’il veut parler, et persuader.

Celui de survivre au dépérissement de nos membres, et à la perte de ce dont notre individu a besoin pour son bien-être est un grand malheur, car la misère ne peut dépendre que du manque du nécessaire ; mais si ce malheur arrive quand on est vieux il ne faut pas s’en plaindre, puisque si l’on a enlevé nos meubles on nous a laissé du moins la maison. Ceux qui pour se délivrer de pareils maux se sont tués ont mal raisonné, puisqu’il est bien vrai qu’un homme qui se tue anéantit ses maux, mais il n’est pas vrai qu’il s’en délivre, puisqu’en se tuant il se prive de la faculté de sentir ce bénéfice. L’homme ne hait les maux que parce qu’ils sont incommodes à la vie : dès qu’il ne la possède plus le suicide ne peut le délivrer de rien8. Debilem facito manu – Debilem pede, coxa – Lubricos quate – dentes – Vita dum superest bene est [Fais de moi un infirme, manchot, estropié d’une jambe, boiteux ; ébranle et fais tomber mes dents : tant que la vie me reste, tout est bien]9.

Ceux qui ont dit que les chagrins sont plus accablants que les plus grands maux qui affligent notre corps, ont mal dit ; puisque les maux de l’esprit n’attaquent que l’esprit, tandis que ceux du corps abattent l’un, et désolent l’autre. Le vrai sapiens, l’homme sage est toujours, et partout plus heureux que tous les rois de la terre nisi quum pituita molesta est [sauf quand la pituite le tourmente]10. Il n’est pas possible de vivre longtemps sans que nos outils s’usent : je crois même que s’ils se conservassent exempts de détérioration nous sentirions le coup de la mort avec beaucoup plus de sensibilité : la matière ne peut résister au temps sans perdre sa forme : singula de nobis anni praedantur euntes [nos années en s’en allant emportent chacune son butin]11. La vie est comme une coquine que nous aimons, à laquelle nous accordons à la fin toutes les conditions qu’elle nous impose, pourvu qu’elle ne nous quitte pas : ceux qui ont dit qu’il faut la mépriser ont mal raisonné ; c’est la mort qu’il faut mépriser, et non pas la vie ; et ce n’est pas la même chose : ce sont deux idées entièrement diverses : aimant la vie j’aime moi-même, et je hais la mort parce qu’elle en est le bourreau : le sage cependant ne doit que la mépriser parce que la haine est un sentiment qui incommode : ceux qui la craignent sont un peu sots, car elle est inévitable ; et ceux qui la désirent sont des lâches, car chacun est le maître de se la donner.

Disposé à écrire l’histoire de ma fuite des prisons d’état de la république de Venise qu’on appelle les plombs, je crois, avant que d’entrer en matière, de devoir prévenir le lecteur sur un article, où il pourrait s’aviser d’exercer sa critique. On ne veut pas que les auteurs parlent beaucoup d’eux-mêmes, et dans l’histoire que je vais écrire je parle de moi à tout moment. Je le prie donc de se disposer à m’accorder cette permission, et je l’assure qu’il ne trouvera jamais que je me fasse des éloges, car, Dieu merci, au milieu de tous mes malheurs je me suis toujours reconnu pour leur première cause. Pour ce qui regarde mes réflexions, et plusieurs menus détails, je laisse à tous ceux qui s’y ennuieront la belle liberté de les sauter.

Tout auteur qui prétend de faire penser tous ceux, qui ne lisent que positivement pour se défendre de la tentation de penser, est un impertinent. Je déclare que je n’ai rien écrit que dans la maxime de ne dire que la pure vérité, dont j’aurais cru de frustrer les lecteurs, si j’eusse omis la moindre des choses qui ont rapport à mon sujet. Quand on se détermine à exposer un fait qu’on peut se dispenser de narrer, on doit, ce me semble, le rendre tout pur, et entier, ou n’en rien dire. Il faut ajouter à cela que tout comme je me trouverais gêné si je dusse raconter toutes les circonstances de ce fait en le récitant, je me trouverais également gêné actuellement si voulant l’écrire avec satisfaction je fusse obligé par quelqu’un à passer sous silence la moindre des particularités qui ont rapport à ma matière. Pour me captiver le suffrage de tout le monde j’ai cru de devoir me montrer avec toutes mes faiblesses tel que je me suis trouvé moi-même, en parvenant par là à me connaître : j’ai reconnu dans mon épouvantable situation mes égarements, et j’ai trouvé des raisons pour me les pardonner : ayant besoin de la même indulgence de la part de ceux qui me liront, je n’ai voulu leur rien cacher, car je préfère un jugement fondé sur la vérité, et qui me condamne, à un qui pourrait m’être favorable fondé sur le faux.

Si l’on trouvera dans quelqu’endroit de l’histoire quelque trait amer contre le pouvoir qui m’a détenu, et m’a pour ainsi dire forcé à m’abandonner aux risques auxquels l’exécution de mon projet m’a exposé, je déclare que mes plaintes ne peuvent être sorties que de la pure nature, car nulle aigreur préoccupe mon cœur, ou mon esprit, pour qu’elles puissent être nées de haine, ou de colère. J’aime ma patrie, et par conséquent ceux qui la gouvernent : je n’ai pas approuvé alors ma détention, parce que la nature ne me l’a pas permis ; mais je l’approuve aujourd’hui par rapport à l’effet qu’elle fit sur moi, et au besoin que j’avais d’une correction à ma conduite : malgré cela je condamne la maxime, et les moyens. Si j’avais su mon crime, et le temps qu’il me fallait pour l’expier je ne me serais pas mis dans l’évident danger de perdre la vie ; et ce qui m’aurait fait périr si je fusse péri aurait été l’économie d’un despotisme quia vub ses funestes conséquences devrait être aboli par ceux mêmes qui l’exercent.

PREMIÈRE PARTIE

Après avoir fini mes études, avoir quitté à Rome l’état d’ecclésiastique, avoir embrassé celui de militaire, l’avoir quitté à Corfou, entrepris le métier d’avocat, l’avoir quitté par aversion, et après avoir vu toute mon Italie, les deux Grèces12, l’Asie mineure, Constantinople, et les plus belles villes de France, et d’Allemagne, je suis retourné à ma patrie l’année 1753 assez instruit, plein de moi-même, étourdi, aimant le plaisir, ennemi de prévoir, parlant de tout à tort, et à travers, gai, hardi, vigoureux, et me moquant au milieu d’une bande d’amis de ma clique13, dont j’étais le gonfalonier14 de tout ce qui me paraissait sottise soit sacrée, soit profane, appelant préjugé tout ce qui n’était pas connu aux sauvages, jouant gros jeu, trouvant égal le temps de la nuit à celui du jour, et ne respectant que l’honneur, dont j’avais toujours le nom sur les lèvres plus par hauteur que par soumission, prêt pour garantir le mien de toute tache à violer toutes les lois qui auraient pu m’empêcher une satisfaction, un dédommagement, une vengeance de tout ce qui avait l’apparence d’injure, ou de violence. Je ne manquais à personne, je ne troublais pas la paix des sociétés, je ne me mêlais ni d’affaires d’état, ni des différendsc des particuliers, et voilà tout ce que j’avais de bon, et ce que je croyais suffisant pour être à l’abri de tout malheur, qui en me surprenant aurait pu me priver d’une liberté, que je supposais inviolable. Lorsque dans certains moments je jetais un coup d’œil sur ma conduite je ne manquais pas de la trouver exempte de reproche, puisqu’enfin mon libertinage ne pouvait que tout au plus me rendre coupable vis-à-vis de moi-même, et aucun remords ne troublait ma conscience. Je croyais de n’avoir autre devoir que celui d’être honnête homme, et je m’en piquais, et n’ayant besoin pour vivre ni d’emploi, ni d’office, qui aurait pu gêner pour quelques heures ma liberté, ou m’obliger à en imposer au public avec une conduite régulière, et édifiante, je me félicitais, et j’allais mon train.

Monsieur de Br… Sénateur amplissime15 avait soin de moi ; sa bourse était la mienne ; il aimait mon cœur, et mon esprit. Après avoir été dans tout le cours de sa jeunesse grand libertin, et esclave de toutes ses passions un coup d’Apoplexie lui fit le cruel halte-là, qui le mettant au bord du tombeau le rappela à la raison. Retourné en état d’agir, et d’espérer de parvenir à l’âge de vieillesse moyennant le bon régime, il ne trouva autre ressource que celle de la dévotion, seule faite pour remplacer les vices avec des actes de vertu : il s’y livra de bonne foi : il crut de voir en moi son propre portrait, et je lui faisais pitié : il disait que j’allais si vite qu’il était impossible que je ne me désabusasse en peu de temps ; et dans cet espoir il ne m’a jamais abandonné : il attendait l’assouvissement de mes passions de l’issue continuelle ; mais il n’a pas assez vécu pour voir ses vœux exaucés. Il me donnait toujours des excellentes leçons de morale, que j’écoutais avec plaisir, et avec admiration sans jamais les éviter : c’était tout ce qu’il exigeait de moi. Il me donnait de bons conseils, et de l’argent ; et ce dont il ne me rendait pas compte était qu’il priait incessamment Dieu de me faire connaître toute l’irrégularité de ma conduite.

Dans le mois de Mars de l’année 1755 j’ai pris un appartement dans la maison d’une veuve sur le quai qu’on appelle à Venise le fondamente nove en assurant M. de Br…. que ce nouveau séjour était nécessaire à ma santé, puisque l’été allait venir, et dans les grandes chaleurs qu’on ressentait dans l’intérieur de la ville j’avais besoin d’habiter dans un quartier exposé au grand air, et à la fraîcheur du vent du Nord. Ce Seigneur qui trouvait bon tout ce que je désirais approuva mon idée, assez content de ce que je lui promettais d’aller dîner chez lui tous les jours. La vraie raison qui me faisait quitter son palais était celle de devenir voisin d’une fille que j’aimais16. Le détail de cette intrigue n’a rien de commun avec cette histoire ; ainsi je l’épargne au lecteur.

Le 25 du mois de Juillet un quart d’heure avant le lever du Soleil j’ai quitté l’Erbaria pour aller me coucher. Cette Erbaria est un endroit sur un quai du grand canal attenant au pont de Rialte, qui s’appelle ainsi parce que c’est le marché aux herbes, aux fruits, et aux fleurs : les hommes, et les femmes galantes qui ont passé la nuit dans les plaisirs de la table, ou dans les fureurs du jeu ont l’habitude d’aller y faire un tour de promenade avant que d’aller se coucher. Cette promenade démontre qu’une nation peut facilement changer de caractère. Les Vénitiens de jadis mystérieux en politique, et en galanterie sont effacés par les modernes dont le goût prédominant est celui de ne faire plus aucun mystère de rien. Ce lieu offre un beau coup d’œil, mais il n’en est que le prétexte. On va dans l’Erbaria plus pour se faire voir que pour voir, et les femmes l’aiment plus que les hommes : elles veulent que le monde sache qu’elles ne se gênent pas : la coquetterie y est exclue à cause du délabrement de la parure. Le jour commence alors, mais personne n’a l’air d’en convenir : c’est la fin du précédent : chaque homme, chaque femme doit voir dans l’autre les marques du désordre : les hommes doivent afficher l’ennui d’une complaisance trop usée, et les femmes doivent faire parade des débris d’une vieille toilette qu’on n’a pas respectée : tout le monde doit avoir l’air rendu, et montrer le besoin d’aller se mettre au lit. Je ne manquais jamais à cette promenade ; observateur de ses lois le plus souvent sans aucune raison.

À l’heure qu’il était tout devait dormir chez moi : ma surprise ne fut pas petite en voyant la porte de la maison ouverte : elle augmenta lorsque j’ai vu la serrure abattue. Je monte, et je trouve toute la famille debout, et mon hôtesse triste à cause d’une visite extraordinaire qui avait mis sens dessus dessous toute la maison. Elle me dit toute effarée qu’une heure avant le jour Messer grande (c’est le nom d’emploi du chef des archers de la république) avait abattu la porte de la rue, était monté avec son escouade, et avait fait dans toute la maison la perquisition la plus exacte sans excepter mon appartement dont il avait visité tous les recoins. Après toutes ses vaines recherches il lui avait dit que le matin du jour précédent on avait débarqué chez elle une malle, et qu’il savait que cette malle était pleine de sel : elle la lui avait alors fait voir remplie, non pas de sel, mais d’habits du comte Securo ami de la maison, qui l’avait envoyée de la campagne. Messer grande après avoir vu cela s’en était allé. J’ai assuré mon hôtesse de lui faire obtenir une éclatante satisfaction ; et sans la moindre inquiétude je me suis mis au lit.

Je me suis levé à midi pour aller dîner chez M. de Br….., auquel j’ai exposé le fait, et représenté la nécessité de procurer à cette femme une satisfaction proportionnée, puisque les lois garantissaient la tranquillité de toute maison exempte de crime. Je lui ai dit que le mal avisé ministre devait pour le moins perdre sa charge. Ce sage vieillard, après m’avoir écouté très attentivement, me dit qu’il me répondrait après dîner. Nous passâmes deux heures fort gaiement avec deux autres nobles aussi dévots, et pieux que lui, quoique moins âgés, tous les deux mes tendres amis, et pensant comme lui sur mon compte. L’étroite liaison de ces trois respectables personnages avec moi était le sujet de l’étonnement de tous ceux qui l’observaient : on en parlait comme d’un rare phénomène, dont la cause devait être mystérieuse ; car on ne pouvait pas comprendre comment le caractère des trois pût convenir avec le mien, comment le mien pût se conformer au leur, eux tout éternité, et vertus, moi tout monde, et vices. Les méchants inventaient des raisons infâmes : la chose, disait-on, ne pouvait pas être naturelle ; et la calomnie s’en mêlait : il y avait sûrement là-dessous un mystère, il fallait le dévoiler. J’ai su vingt ans après qu’on nous faisait suivre, et que les plus fins des espions du Tribunal des inquisiteurs d’état furent chargés de découvrir la raison occulte de cette union invraisemblable, et monstrueuse. Pour moi innocent comme je croyais d’être je ne me défiais de personne, et j’allais mon train de la meilleure foi du monde.

M. de Br…. d’abord après dîner me dit d’un grand sang-froid, et sans autres témoins que les deux nobles, qu’au lieu de penser à tirer vengeance de l’affront fait à mon hôtesse, je devais penser à me mettre en lieu de sûreté. Il me dit que la malle remplie de sel était une contrebande forgée par Messer grande, qui n’en voulait qu’à moi : qu’il était vrai qu’il ne parlait que par conjecture, mais qu’ayant eu siège dans le tribunal, il reconnaissait le style de captures qu’il ordonnait. Il me dit qu’en conséquence il avait fait armer à quatre rames sa gondole, dans laquelle je devais aller sur-le-champ à Fusine, où je prendrais la poste pour aller à Florence, et pour y rester jusqu’à ce qu’il m’eût écrit que je pourrais retourner. À la fin de son sage discours il me donna un rouleau qui contenait cent sequins. Plein de respect et de reconnaissance, je lui ai répondu que je lui demandais mille pardons si je ne me rendais pas à son conseil. Je lui ai dit qu’en ne me sentant pas coupable je ne pouvais pas craindre la justice du tribunal. Il me dit qu’un tribunal comme celui-là pouvait en savoir plus que moi, et reconnaître en moi des crimes, dont je pouvais me croire innocent, et que ce qu’il y avait pour moi de plus sûr en attendant, était d’accepter les cent sequins, et de m’en aller. Je lui ai dit alors que l’homme ne pouvait pas être criminel sans le savoir, et que j’aurais commis une faute contre moi-même, si en fuyant j’eusse pu donner und indice aux inquisiteurs d’état de quelque remords de conscience, qui n’aurait pu que les confirmer dans leur propre idée. Je lui ai ajouté que le silence étant l’âme de ce grand Magistrat, il serait impossible de pénétrer après mon départ si j’eusse eu raison de me sauver, et que je ne pouvais prendre ce parti qu’en donnant à ma patrie un éternel adieu, puisque rien ne m’aurait assuré que j’aurais pu y vivre à mon retour libre de crainte, et de la même qui m’aurait induit à partir dans ce moment-là. En disant cela je l’ai embrassé, je n’ai pas voulu l’argent offert, et je l’ai supplié de ne pas vouloir avec son inquiétude troubler la paix de mon âme. Fais-moi du moins le plaisir, dit-il, de ne pas aller dormir cette nuit dans ton casin. Je me suis dispensé de cela aussi, et j’ai eu tort : cette prière me venait de la bonté même ; et c’est par une raison des plus frivoles que je n’y ai pas fait attention. Ce jour-là était la fête de S. Jacques, dont je porte le nom ; et le lendemain on chômait S.te Anne nom de la fille que j’aimais à cette époque-là : j’avais écrit que nous irions déjeuner ensemble à Castello. Le même jour le tailleur m’avait apporté un habit de taffetas, dont la bordure en dentelle d’argent était de l’invention de ma belle. Je n’ai pas cru de devoir sacrifier ce rendez-vous à une prudente précaution, et à la tendresse de mon bienfaiteur. Je n’étais cependant pas méchant, ni ingrat, mais étourdi, et sensible au plaisir, que je me figurais d’avance toujours plus grand : un engagement pareil à cet âge-là est quelque chose de très important : amare et sapere vix Deo conceditur [aimer et demeurer sage, à peine est-ce donné à un Dieu]17 est une sentence dont je n’ai reconnu la vérité que dernièrement18 à Vienne. Lorsque j’ai pris congé de M. de Br…. il me dit en riant que nous ne nous reverrions peut-être plus : ces paroles m’étonnèrent : mais ce fut lui-même qui craignant de m’avoir trop dit me fit sortir de mon étonnement en me disant en vrai stoïcien comme il était : va-t’en, va-t’en, mon fils, sequere Deum, fata viam inveniunt [suis le Dieu, les destins trouvent leur voie]19. Le fait est que ce fut la dernière fois que je l’ai vu quoiqu’il ait survécu dix ans à ma fuite. J’ai embrassé mes deux autres amis qui étaient là comme extupéfaits ; et obligé à me lever le lendemain de bonne heure, je suis rentré chez moi à une heure de nuit, et je me suis d’abord couché.

À la pointe du jour 26 Juillet 1755 Messer grande20 entra dans ma chambre. Me réveiller, le voir, et entendre son interrogation fut l’affaire d’un moment. Il prononça mon nom en me demandant s’il se trompait ; car c’était la première fois qu’il me voyait : je lui ai répondu qu’il ne se trompait pas. Donnez-moi, dit-il, tout ce que vous avez d’écrit soit de vous, soit d’autres ; habillez-vous d’abord, et venez avec moi. Je lui ai demandé de qui il tenait cette commission, et il me répondit qu’il obéissait aux ordres du tribunal. J’ai laissé alors qu’il prenne tous mes papiers qu’il fit mettre dans un sac par deux de ses gens, et sans plus ouvrir la bouche je me suis habillé. Ce qui est rare est que je me suis rasé, fait peigner, mis une chemise à dentelle, et mon galant habit, non pas comme un homme qui sait d’aller en prison, mais comme on va aux noces, ou au bal : j’ai fait tout cela machinalement ; car le lendemain en y pensant je ne me suis pas trouvé en état de rendre compte à moi-même comment cela était arrivé. Messer grande sans jamais me perdre de vue me laissa faire toute ma toilette : quand il me vit prêt, il me dit que je devais avoir des manuscrits reliés en livres, et que je devais les lui consigner. Ce fut pour lors que j’ai cru de pouvoir pénétrer quelque chose. Je lui ai indiqué un tas de livres tous imprimés, au-dessus desquels il y en avait quatre des manuscrits : il les prit, et avec eux tous les imprimés qu’il a vuse sur ma table de nuit : c’était l’Arioste, Pétrarque, Horace, un tome des opuscules de Plutarque, et quelques brochures françaises. Les manuscrits contenaient des impostures de Magie, Clavicule de Salomon, Talismans, Cabale, Zecor-ben, Picatrix, parfums, et conjurations pour avoir des colloques avec les démons de toutes les classes21 : la curiosité m’avait fait devenir possesseur de toutes ces drogues-là, dont je ne faisais aucun cas ; mais ceux qui savaient que je les avais ne croyaient pas cela, et je les laissais croire tout ce qu’ils voulaient, n’étant pas même fâché qu’on me crût un peu sorcier.

Deux mois avant ce fait un Vénitien22, dont l’ancien métier avait été de metteur en œuvre, fit connaissance avec moi en me proposant l’achat d’une jolie bague de brillants à bon marché, et étant venu chez moi il vit mes livres de Magie. Deux ou trois semaines après, il vient me dire que quelqu’un, qui ne voulait pas être nommé, m’en donnerait mille ducats si je voulais les vendre, mais qu’on voulait auparavant les voir. Cette proposition m’a plu, et je lui ai répondu que je n’aurais pas de difficulté à les lui confier pour vingt-quatre heures. Quinze jours après il me demanda les livres, qu’il me rendit le lendemain en me disant que la personne ne les trouvait pas légitimes. Huit jours après cela je fus arrêté, et ces mêmes livres m’ayant été demandés par Messer grande j’ai fait là-dessus des conjectures sans cependant rien décider. Ce que j’ai su après fut, que ce Vénitien était espion du tribunal.

En sortant de ma chambre je fus surpris de voir trente à quarante archers : on m’a fait l’honneur de les croire nécessaires pour s’assurer de ma personne, tandis que deux auraient été assez selon l’axiome ne Hercules quidem contra duos [même Hercule, contre deux, n’est pas de force]23. Il est singulier qu’à Londres où tout le monde est brave on n’emploie qu’un seul homme pour en arrêter un autre, et qu’à Venise ma patrie, où généralement on est poltron, on en emploie trente : je crois que cela vient de ce que le poltron obligé à assaillir a toujours plus de peur que l’assailli, et l’assailli peut par la même raison devenir brave : et effectivement l’on voit souvent à Venise de gens arrêtés qui se sont défendus, et qui enfin ne se rendirent qu’accablés par le nombre.

Messer grande me fit entrer dans une gondole où il se plaça près de moi n’ayant gardé que quatre hommes, et ayant renvoyé tout le reste. La gondole arriva chez lui : il me fit entrer dans une chambre où il me laissa seul après m’avoir offert du café que j’ai refusé. J’ai passé presque quatre heures toujours opprimé par un sommeil assez tranquille, interrompu à chaque quart d’heure par la nécessité de lâcher de l’eau, phénomène fort extraordinaire ; car la chaleur était excessive ; je n’avais pas soupé, et je n’avais pris dans la journée précédente qu’une glace à l’entrée de la nuit : j’ai néanmoins rempli d’urine deux grands pots de chambre. La surprise causée par l’oppression était pour moi un grand narcotique, et j’en avais fait autrefois l’expérience ; mais je ne l’avais pas crue diurétique : j’abandonne cela aux physiciens. Il y a cependant apparence que dans le même temps que mon esprit effrayé devait donner des marques de défaillance par l’assouvissement de sa faculté pensante, mon corps aussi, comme s’il se fût trouvé dans un pressoir devait exprimer une bonne partie des fluides qui avec une circulation continuelle donnent action à notre faculté de penser : et voilà comment une effrayante surprise peut parvenir à causer une mort subite, car elle peut arracher l’âme au sang.

Au son de la cloche de Terza Messer grande entra, et me dit qu’il avait ordre de me mettre sous les plombs. Je l’ai suivi. Nous entrâmes dans une autre gondole, et après un détour par des petits canaux nous entrâmes dans le grand, et nous descendîmes au quai des prisons. Après avoir monté quelques escaliers nous passâmes un pont éminent, et enfermé qui sert de communication des mêmes prisons avec le palais ducal par-dessus le canal qu’on appelle rio di palazzo. Au-delà de ce pont nous passâmes une galerie, et entrâmes dans une seconde chambre où il me présenta à un homme vêtu en robe de patricien, qui après m’avoir regardé lui dit : é quello : mettetelo in deposito [c’est lui : mettez-le au cachot]. Ce personnage était le secrétaire de messieurs les inquisiteurs il circospetto Domenico Cavalli24, qui apparemment eut honte de parler vénitien à ma présence, car il prononça mon arrêt en bonne langue toscane. Messer Grande alors me consigna au gardien des plombs25, qui suivi de deux hommes me fit monter deux petits escaliers, enfiler une galerie, puis une autre séparée par porte à clef, et puis une autre encore, qui avait au bout une porte après laquelle je me suis vu dans un grand vilain, et sale galetas long six toises, large deux, éclairé par une éminente lucarne : j’ai pris ce galetas pour ma prison ; mais je me suis trompé. Il empoigna une grosse clef, il ouvrit une grosse porte doublée de fer haute trois pieds et demi, qui dans son milieu avait un trou rond de huit pouces de diamètre, et m’ordonna d’entrer. Tandis qu’il ouvrait cette porte je regardais attentivement une machine de fer enclouée dans la forte cloison, qui avait la forme d’un fer à cheval, un pouce d’épaisseur, et un diamètre de cinq d’un à l’autre de ces bouts parallèles. Je pensais à ce que cela pouvait être, lorsque le gardien me dit en souriant : je vois monsieur que vous voudriez deviner à quoi cette machine sert, et je peux vous le dire. Lorsque leurs excellences ordonnent qu’on étrangle quelqu’un, on le fait asseoir sur un tabouret, le dos tourné contre ce collier, et on lui place la tête de façon qu’il embrasse la moitié de son cou, et une masse de soie qui lui environne l’autre moitié, passe avec ses deux bouts par ce trou qui aboutit à un moulinet auquel on les recommande, et un homme le tourne jusqu’à ce que le patient ait rendu l’âme à notre Seigneur, car le confesseur ne le quitte, Dieu soit loué, que lorsqu’il est mort. — C’est fort ingénieux, lui répondis-je, et je pense, monsieur, que c’est vous-même qui avez l’honneur de tourner le moulinet. Il ne me répondit pas. Ayant la taille de cinq pieds, et neuf pouces je me suis bien courbé pour entrer, et il m’enferma. Il me demanda par la grille ce que je voulais manger, et je lui ai répondu je n’y avais pas encore pensé. Il s’en alla en refermant toutes ses portes.

Étonné j’ai appuyé mes coudes sur la hauteur d’appui de la grille : elle avait deux pieds en tous sens, croisée par six barreaux de fer d’un pouce de diamètre, qui formaient seize trous carrés de cinq pouces. Elle aurait rendu le cachot assez clair si une poutre quadrangulaire maîtresse d’œuvres de comble, qui avait un pied et demi de large, et qui entrait dans le mur au-dessous de la lucarne, que j’avais obliquement vis-à-vis, n’eût pas intercepté la lumière qui entrait dans le galetas. J’ai fait le tour de mon affreuse prison qui n’avait que cinq pieds et demi de hauteur en tenant ma tête inclinée : j’ai trouvé quasi à tâtons qu’elle formait les trois quarts d’un carré de deux toises. Le quart contigu à celui qui lui manquait était positivement une alcôve capable de contenir un lit ; mais je n’ai trouvé ni lit, ni siège, ni table, ni meuble d’aucune espèce, excepté un baquet pour les besoins naturels, et un ais assuré au mur, large un pied, et élevéf du plancher quatre. J’ai placé là mon beau manteau de soie, et mon joli habit mal étrenné, avec mon chapeau bordé d’un point d’Espagne, et d’un plumet blanc. La chaleur était extrême. Triste, et rêveur la nature m’a porté au seul lieu, où je pouvais me reposer sur mes coudes : je ne pouvais pas voir la lucarne ; mais je voyais la lumière, qui éclairait le galetas, et des rats gros comme des lapins qui se promenaient. Ces hideux animaux dont j’abhorrais la vue, venaient jusque sous ma grille sans nulle marque de frayeur. J’ai vite enfermé le trou de la porte avec un volet intérieur : leur visite m’aurait glacé le sang. Je suis tombé dans la rêverie la plus profonde, mes bras toujours croisés sur la hauteur d’appui, où j’ai passé huit heures immobile, dans le silence, et sans jamais bouger.

J’ai entendu sonner vingt une heure, et j’ai commencé à m’inquiéter de ce que je ne voyais paraître personne, de ce qu’on ne venait pas voir si je voulais manger, de ce qu’on ne me portait pas un lit, une chaise, et au moins du pain, et de l’eau. Je n’avais pas d’appétit, mais il me semblait qu’on ne devait pas le savoir : jamais de ma vie je n’avais eu la bouche si amère : je me tenais cependant pour sûr que vers la fin du jour quelqu’un paraîtrait : mais lorsque j’ai entendu sonner le vingt-quatre heures je suis devenu comme un forcené hurlant, frappant des pieds, pestant, et accompagnant de hauts cris tout le vain tapage que mon étrange situation m’excitait à faire. Après plus d’une heure de ce furieux exercice ne voyant personne, n’entendant pas moi-même le moindre indice, qui m’aurait fait imaginer que quelqu’un pût avoir entendu mes fureurs, enveloppé de ténèbres j’ai fermé la grille, craignant que les rats ne sautassent dans le cachot : je me suis jeté étendu sur le plancher avec mes cheveux enveloppés dans un mouchoir. Un pareil impitoyable abandon ne me paraissait pas vraisemblable quand même on eût décidé de me faire mourir. L’examen de ce que je pouvais avoir fait pour mériter un traitement si cruel ne pouvait durer qu’un moment, car je ne trouvais pas matière pour m’arrêter. En qualité de grand libertin, de hardi parleur, et d’homme qui ne pensait qu’à jouir de la vie je ne pouvais pas me trouver coupable ; mais en me voyant malgré cela traité comme tel j’épargne au lecteur tout le détail de ce que la rage, la fureur, le désespoir m’a fait dire, et penser contre le despotisme qui m’opprimait. La noire colère cependant, et le chagrin qui me dévorait, et le dur plancher sur lequel j’étais ne m’empêchèrent pas de m’endormir : ma nature avait besoin du sommeil, et lorsque l’individu qu’elle anime est jeune, et sain elle sait se procurer ce qu’il lui faut sans avoir besoin de son consentement.

La cloche de minuit m’a éveillé. Affreux réveil lorsqu’il fait regretter le rien, ou les illusions du sommeil. Je ne pouvais pas croire d’avoir passé trois heures sans avoir senti aucun mal. Sans bouger, couché comme j’étais sur mon côté gauche j’ai allongé le bras droit pour prendre mon mouchoir que la réminiscence me rendait sûr d’avoir placé là. En allant à tâtons avec ma main, Dieu ! quelle surprise lorsque j’en trouve une autre froide comme glace. L’effroi m’a électrisé depuis la tête jusqu’aux pieds, et mes cheveux se hérissèrent : jamais je n’ai eu dans toute ma vie l’âme saisie d’une telle frayeur, et je ne m’en suis jamais cru susceptible : j’ai passé certainement trois ou quatre minutes non seulement immobile, mais incapable de penser : rendu à moi-même je me suis fait la grâce de croire que la main que j’avais touchéeg n’était qu’un objet de l’imagination : dans cette ferme supposition, j’allonge de nouveau le bras au même endroit, et je trouve la même main, que jetant un cri perçant, et transi d’horreur je serre, et je relâche en retirant mon bras. Je frémis ; mais devenu maître de mon raisonnement je décide que pendant que je dormais on avait mis près de moi un cadavre ; car j’étais sûr que lorsque je me suis couché sur le plancher il n’y avait rien. J’imagine d’abord le corps de quelqu’innocent malheureux, et peut-être mon ami qu’on avait étranglé, et qu’on avait ainsi placé près de moi pour que je trouvasse à mon réveil devant mes yeux l’exemple du sort qu’on m’avait destiné. Cette pensée me rend féroce : je porte pour la troisième fois mon bras à la main, je la saisis, je la serre, et je veux dans le même instant me lever pour tirer à moi ce cadavre, et me rendre certain de toute l’atrocité de ce fait : mais voulant m’appuyer sur mon coude gauche la même main froide que je tenais serrée devient vive, se retire, et je me sens dans l’instant avec ma grande surprise convaincu que je ne tenais dans ma main droite autre main que ma même main gauche, qui percluse, et engourdie avait perdu mouvement, sentiment, et chaleur, effet du lit tendre, flexible, et douillet sur lequel mon pauvre individu reposait.

Cette aventure quoique comique ne m’a pas égayé. Elle m’a donné matière aux réflexions les plus noires. Je me suis aperçu que j’étais dans un endroit où si le faux paraissait vrai, les réalités devaient paraître des songes, où l’entendement devait perdre la moitié de ses privilèges, où la fantaisie échauffée devait rendre la raison victime ou de l’espérance chimérique, ou de l’affreux désespoir. Je me suis d’abord mis sur mes gardes pour tout ce qui concernait cet article, et j’ai pour la première fois de ma vie à l’âge de trente ans appelé à mon secours la philosophie, dont j’avais tous les germes dans l’âme, et dont il ne m’était pas encore arrivé l’occasion d’en faire cas, ni usage. Je crois que la plus grande partie des hommes meurent sans avoir jamais pensé. Je me suis tenu sur mon séant jusqu’au frapper de huit heures : les crépuscules du nouveau jour paraissaient ; le Soleil devait se lever à neuf heures et un quart ; il me tardait de voir ce jour : un pressentiment intérieur que je tenais pour infaillible m’assurait qu’on me renverrait chez moi d’abord, et je brûlais des désirs de vengeance, que je ne me dissimulais pas. Je me voyais à la tête du peuple pour pulvériser le gouvernement, et je ne pouvais pas me contenter d’ordonner à des bourreaux le carnage de mes oppresseurs ; mais c’était moi-même qui devais en faire le massacre. Tel est l’homme : et il ne se doute pas que ce qui tient ce langage dans lui n’est pas la raison, mais sa plus grande ennemie, la colère.

J’ai attendu moins de ce que je me sentais disposé à attendre ; et voilà un premier motif de calme des fureurs. À huit heures et demie le profond silence de ces lieux, enfer de l’humanité vivante, fut rompu par le glapissement des verrous aux vestibules des corridors qu’il fallait passer pour arriver à mon cachot. J’ai vu le gardien devant ma grille, qui me demanda si j’avais eu le temps de penser à ce que je voulais manger. Je lui ai répondu, sans relever sa raillerie, que je voulais une soupe au ris, du bouilli, du rôti, des fruits, du pain, du vin, et de l’eau : j’ai vu ce butor étonné de ne pas entendre les plaintes auxquelles il s’attendait. Après s’être arrêté une minute, voyant que je ne lui disais rien, et sa dignité ne lui permettant pas de me demander si je voulais autre chose, il s’en alla ; mais un quart d’heure après il reparut, et me dit qu’il s’étonnait que je ne voulusse pas avoir un lit, et ce qu’il me fallait, puisque si je me flattais de n’avoir été mis là que pour une nuit je me trompais. Je lui ai répondu qu’il me ferait plaisir en me portant ce qu’il me croyait nécessaire. Où faut-il, me dit-il, que j’aille le chercher ? Je lui ai dit d’aller chez moi, et de me porter tout. Il me donna pour lors un morceau de papier, et un crayon. J’ai demandé par écrit lit, chemises, bas, robe de chambre, bonnets, peignes, pantoufles, fauteuil, table, miroir, rasoirs et nommément les livres que Messer Grande avait trouvésh sur la tablette près de mon lit ; outre cela papier, plumes, et encre. À la lecture que je lui ai faitei de ces articles (car il ne savait pas lire), il me dit de rayer papier, écritoire, miroir, et rasoirs ; car tout cela était défendu par institution, et il me demanda de l’argent pour acheter le dîner que je lui avais ordonné. Je lui ai donné un sequin de trois dont j’étais possesseur. Je l’ai entendu partir une demi-heure après. Dans cette demi-heure, comme j’ai su dans la suite, il avait servi sept autres prisonniers qui étaient détenus là-haut, chacun séparé, et dans l’impossibilité de tout commerce réciproque, et d’avoir connaissance ni du nom, ni de la qualité de ceux que le même malheur accablait.

Vers midi cet homme parut dans le galetas suivi de cinq archers destinés au service des prisonniers d’état (c’est le titre dont on nous honorait). Il ouvrit mon cachot pour introduire les meubles que j’avais ordonnésj, et mon dîner. On fit le lit dans l’alcôve, et on mit mon dîner sur la petite table ; il me donna une cuillère d’ivoire qu’il avait achetéek de mon argent, en me disant que couteau, et fourchette étaient défendus, comme tout outil de métal, et qu’il ne me laissait mes boucles que parce qu’il voyait qu’elles étaient de pierres. Il me dit de lui ordonner ce que je voulais manger dans le jour suivant, parce que la seule heure à laquelle il pouvait monter là-haut était à la pointe du jour : il finit par me dire que l’illustrissimo signor secretario avait effacé de ma note tous les livres que j’avais ordonnésl en lui disant qu’il m’en enverra des convenables à mon état actuel. Je lui ai ordonné de le remercier de ma part de ce qu’il ne m’avait fait mettre en compagnie de personne. Il me répondit qu’il fera ma commission, mais que j’avais tort de me moquer, puisque je devais sentir qu’on ne m’avait mis tout seul que pour me rendre la prison plus pénible. Il avait raison, et je m’en suis bien aperçu quelques jours après. J’ai reconnu qu’un homme mis dans l’impossibilité de s’occuper, et enfermé tout seul dans un endroit quasi obscur, où il ne peut appeler personne, et où il ne voit qu’une fois en vingt-quatre heures, celui qui lui porte sa nourriture doit se trouver dans un vrai enfer. La compagnie d’un assassin, d’un fou, d’un malade puant, d’un ours, d’un tigre est préférable à une solitude de cette espèce : elle désespère : mais on ne peut le savoir qu’en ayant fait l’expérience.

Après le départ du gardien, pour voir un peu de jour, et pour ne pas manger à l’obscur, car toute espèce de lumière artificielle était défendue, j’ai placé ma table près du trou par où entrait la petite lueur qui venait de la lucarne. J’étais à jeun précisément depuis quarante-cinq heures, mais je n’ai pu avaler que du riz. J’ai passé la journée sans fureur sur mon fauteuil ne souffrant que l’ennui, désirant le lendemain, et m’accommodant déjà l’esprit à la lecture prétendue convenable qu’on m’avait annoncée. J’ai passé la nuit sans dormir au bruit que les rats bondissants faisaient dans le galetas, et en compagnie de l’horloge de S. Marc qui me paraissait frapper dans mon cachot. Une espèce de tourment, dont je trouverai dans mes lecteurs peu de juges me faisait une peine insoutenable : c’était un million de puces qui s’en donnaient à cœur joie sur tout mon corps, avides de mon sang, et de ma peau qu’ellesm perçaient avec un acharnement dont je n’avais point d’idée : ces insectes me donnaient des convulsions, me causaient des contractions spasmodiques dans les nerfs ; ils m’empoisonnaient le sang.

Le lendemain à la pointe du jour le gardien parut, fit faire mon lit, balayer, et nettoyer : lorsqu’un de ses archers me présenta de l’eau pour me laver les mains, le gardien qui vit que je voulais sortir, m’avertit que cela ne m’était pas permis. J’ai vu deux livres, et je me suis abstenu de les ouvrir pour me garantir d’un premier mouvement peut-être de dédain, qu’il n’aurait pas manqué de référer. Après m’avoir laissé ma mangeaille, et m’avoir coupé deux citrons il partit.

Ayant à peine mangé ma soupe chaude je mis mes livres contre la lumière du trou, et j’ai vu qu’il ne me serait pas difficile de lire. Un de ces livres avait pour titre La cité mystique de Sœur Marie de Jésus appelée d’Agreda26 : je n’en avais nulle idée. Le second était d’un jésuite dont j’ai oublié le nom : il établissait une nouvelle adoration particulière directe au cœur de notre seigneur J.-C. De toutes les parties humaines de notre divin médiateur c’était celle-là que selon cet auteur on devait particulièrement adorer : idée singulière d’un fou ignorant, dont je n’ai pas pu souffrir la lecture, car le cœur ne me paraissait pas un viscère plus respectable du poumon. La cité mystique m’intéressa un peu. J’ai lu tout ce que l’extravagance d’une imagination échauffée d’une vierge extrêmement dévote, espagnole, mélancolique, enfermée dans un couvent, ayant des directeurs de conscience ignorants et flatteurs, pouvait enfanter. Toutes ses visions chimériques, et monstrueuses étaient décorées du nom de révélations : amoureuse, et amie très intime de la sainte vierge, elle avait reçu ordre de Dieu même d’écrire la vie de sa divine mère : le saint esprit lui avait fourni les instructions qui lui étaient nécessaires, et que personne ne pouvait avoir lues nulle part. Elle commençait l’histoire non pas du moment de sa naissance, mais de celui de sa très immaculée conception dans le ventre de sainte Anne. Cette sœur Marie d’Agreda était supérieure d’un couvent de cordelières fondé par elle-même chez elle. Après avoir narré en détail tout ce que la mère de Dieu fit dans les neuf mois avant sa naissance, elle dit qu’à l’âge de trois ans elle balayait sa maison aidée par neuf cents domestiques, tous anges que Dieu lui avait destinés, commandés en personne par leur prince archange Michel qui allait, et venait d’elle à Dieu, et de Dieu à elle pour leurs réciproques ambassades. Ce qui frappe dans ce livre est l’assurance où le lecteur judicieux doit se trouver qu’il n’y a rien dans tout l’ouvrage que l’auteur plus que fanatique puisse avoir cru d’avoir inventé : l’invention ne peut pas aller jusque-là : tout est dit de bonne foi : ce sont des visions d’une cervelle sublimée, qui sans aucune ombre d’orgueil, ivre de Dieu croit de ne révéler autre chose que ce que le saint esprit lui dicte : ce livre était imprimé avec la permission de l’inquisition : je ne pouvais revenir de mon étonnement : bien loin d’augmenter, ou d’exciter dans mon esprit une ferveur, un zèle de religion, il me tenta de traiter de fabuleux tout ce que nous avons de mystique, et de dogmatique aussi.

Le caractère de ce livre porte des conséquences : un lecteur d’un esprit plus susceptible que le mien, et plus attaché au merveilleux risque en le lisant de devenir visionnaire, et graphomane comme cette vierge. La nécessité de m’occuper à quelque chose m’a fait passer une semaine sur ce chef-d’œuvre d’un esprit exalté qui forge : je n’en ai jamais rien dit au sot gardien ; mais je n’en pouvais plus. D’abord que je m’endormais je m’apercevais de la peste que ce livre avait communiquée à mon esprit affaibli par la mélancolie, et par la mauvaise nourriture. Mes rêves extravagants me faisaient rire lorsqu’éveillé je les récapitulais, puisqu’il me prenait envie de les écrire, et si j’eusse eu le nécessaire j’aurais peut-être produit là-haut un ouvrage encore plus fou que celui que M. de Cavalli m’avait envoyé. Depuis ce temps-là j’ai vu combien se trompent ceux qui attribuent à l’esprit de l’homme une certaine force : elle n’est que relative, et l’homme qui s’étudierait bien ne trouverait en lui-même que faiblesse. J’ai vu que quoiqu’il arrive rarement que l’homme devienne fou il est pourtant vrai que la chose était facile. Notre jugement est comme la poudre à canon, qui quoiqu’il soit très facile de l’enflammer elle ne s’enflamme cependant jamais à moins qu’on ne lui mette le feu ; ou comme un verre à boire qui ne se cassera jamais à moins qu’on ne le casse. Le livre de cette Espagnole est ce qu’il faut pour faire devenir fou un homme ; mais il faut lui donner ce poison lorsqu’il est en prison seul, et sans nul moyen de s’occuper.

Dans l’année 1767, en allant de Pamplune à Madrid mon voiturier s’arrêta pour dîner dans une ville de la vieille Castille, dont considérant la tristesse, et la laideur il me vint envie de savoir le nom. Oh que j’ai ri quand on m’a dit que c’était Agreda ! C’était là où la tête de cette sainte folle était accouchée du chef-d’œuvre que si je n’eusse jamais eu affaire avec M. de Cavalli je n’aurais jamais lu. Un vieux prêtre me montra le lieu où sœur Marie avait écrit, dont le père, la mère, et la sœur avaient tous été saints : il me dit, et c’était vrai, que l’Espagne sollicitait à Rome sa canonisation avec celle du bienheureux Pallafox. Ce fut peut-être cette cité mystique qui donna le talent au père Malagrida d’écrire la vie de sainte Anne, que le saint esprit lui dicta aussi : mais le pauvre jésuite dut en souffrir le martyre : raison plus forte pour lui procurer la canonisation lorsque la compagnie ressuscitera, et retournera dans son ancienne splendeur.

Au bout de neuf à dix jours, je n’ai eu plus d’argent. Le gardien me demanda où il devait aller en prendre, et je lui ai répondu laconiquement nulle part : ce qui déplaisait à cet homme avare, et bavard était mon silence. Le lendemain, il me dit que le tribunal m’assignait cinquante sous par jour dont il devait être le caissier, et dont il me rendrait compte tous les mois, et ferait l’usage que je lui ordonnerais de mes épargnes. Je lui ai dit de me porter deux fois par semaine la gazette de Leide, et il me répondit que ce n’était pas permis. Ces cinquante sous par jour étaient plus qu’il ne me fallait, puisque je ne pouvais plus manger : l’extrême chaleur, et la diète m’avaient rendu languissant : c’était le temps de la canicule, et la force des rayons du Soleil qui dardaient les plombs me tenaitn comme dans une étuve : la sueur qui sortait de mon corps ruisselait sur le plancher à droite, et à gauche de mon fauteuil, où il me semblait de me soulager en me tenant tout nu.

Au bout de quinze jours que je n’allais à la selle, j’y fus, et j’ai cru de mourir des douleurs, dont je n’avais pas d’idée : ce fut la maladie des hémorroïdes internes qui me prit alors, et dont je ne suis plus guéri : ce souvenir, qui me rappelle de temps en temps la cause, ne vaut rien pour me la faire chérir : si la physique ne nous donne pas ces bons remèdes pour guérir des maux, elle nous fournit du moins des moyens sûrs d’en acquérir. On fait grand cas en Russie de cette maladie-là, jusqu’à faire compliment à ceux qui en sont attaqués. Des violents frissons me firent connaître dans le même jour que j’étais assailli par la fièvre : j’ai gardé le lit, et le lendemain je n’ai rien dit : mais le surlendemain que le gardien trouva pour la seconde fois mon dîner tel qu’il me l’avait porté, me demanda comment je me portais ; et je lui ai répondu que cela allait fort bien : il me parla alors avec emphase des avantages que ses prisonniers avaient lorsqu’ils étaient malades, que le tribunal leur fournissait gratis médecin, médecines, et chirurgien, et que j’avais tort de ne pas lui donner mes ordres, puisqu’il était sûr que j’étais malade. Je ne lui ai rien répondu, mais malgré cela il retourna trois heures après sans aucun de ses satellites, une bougie à la main, suivi d’une figure grave, et imposante, qui me fit d’abord connaître le médecin.

J’étais dans l’ardeur de la fièvre, et c’était le troisième jour qu’elle me brûlait le sang : il me fit des interrogations, et je ne lui ai répondu autre chose, sinon qu’au confesseur, et au médecin je ne parlais que tête à tête : il dit alors au gardien de sortir, et le gardien ne l’ayant pas voulu, il partit avec lui après m’avoir dit que j’étais en danger de mort. Le fait est que j’enrageais, et que je ne me souciais pas de vivre. Je ressentais aussi quelque satisfaction dans une démarche qui pouvait démontrer aux cruels, qui me condamnaient à une prison pareille, leur procédé inhumain.

Quatre heures après j’ai entendu le bruit des verrous, et j’ai vu le même médecin qui tenait la bougie lui-même, et le gardien resté dehors. J’étais dans la plus grande langueur, et je jouissais d’un véritable repos. Un vrai malade est exempt du tourment de l’ennui : j’ai ressenti une vraie satisfaction en voyant le gardien resté dehors. Je ne pouvais souffrir la vue de cet homme depuis l’explication du collier de fer.

Dans un petit quart d’heure j’ai informé le médecin de tout. Il me dit que si je voulais recouvrer ma santé il fallait éloigner de moi la tristesse, et je lui ai répondu qu’il n’avait qu’à écrire la recette pour une pareille opération, et la donner au seul apothicaire qui pouvait exécuter son ordonnance. J’ai exagéré contre le cœur, ou pour mieux dire contre le livre du cœur de Jésus, et contre la cité mystique qui dans l’ardeur de la fièvre me faisait égarer dans ses mêmes délires ; et il me plut, en convenant que ces deux drogues m’avaient donné les hémorroïdes, et la fièvre : il me quitta en m’assurant qu’il ne m’abandonnera pas, après m’avoir fait lui-même une fort longue limonade qu’il mit à côté de moi, dont il me pria de boire souvent. J’ai passé la nuit toujours assoupi, et rêvant des extravagances mystiques.

Le matin deux heures plus tard que d’ordinaire je l’ai vu avec le gardien, et avec un chirurgien qui me saigna d’abord du bras : il me laissa une médecine qu’il me dit de prendre le soir, et une bouteille de bouillon fort léger : il me dit qu’il avait obtenu la permission de faire transporter mon lit dans le galetas, où la chaleur était moindre, grâce qui positivement m’épouvanta à cause des rats que j’abhorrais plus que la mort : il ne trouva pas à redire à la raison de mon refus ; mais ce qui me consola, et qui vraiment mit ce médecin dans toutes mes bonnes grâces fut qu’il jeta hors du cachot les deux mauvais livres, et me donna à leur place Boèce. Sans connaître cet auteur j’en avais la plus grande idée ; mais n’ai pu commencer à le lire que deux semaines après. Pour savoir ce qu’il vaut il faut le lire dans la situation où j’étais. Personne ni avant ni après lui est parvenu à fournir un baume pareil aux esprits affligés. Sénèque à côté de lui devient petit.

Plusieurs clystères d’eau d’orge me guérirent en huit jours de la fièvre, et calmèrent l’autre cruelle incommodité, et huit jours après l’appétit vint. Au commencement de Septembre je me portais bien : je n’endurais autre mal réel qu’une extrême chaleur, les puces, et l’ennui, car je ne pouvais pas lire Boèce toute la journée. Le gardien me dit que je pouvais sortir du cachot pour me laver, et marcher tandis que ses gens faisaient mon lit, et balayaient à force, seul moyen de diminuer cette maudite vermine qui se nourrissait de mon sang. Cette promenade de cinq minutes que je faisais tous les matins dans le galetas, et avec violence me paraissait une grâce essentielle. C’était peut-être un ordre que le secrétaire avait donné, ou c’était un arbitre du gardien, s’il était vrai que ce ne fût pas permis. Le fait est qu’il ne me donna cette permission que le premier de Septembre, lorsque m’ayant rendu compte de l’argent qui lui était resté de la dépense du mois d’Août, il se trouva mon débiteur de vingt-cinq à trente livres : je lui ai dit qu’il n’avait qu’à employer cet argent à faire célébrer des messes selon mon intention. Il me remercia d’un style comme si c’eût été lui-même le prêtre qui devait les dire. En me voyant par cet acte de dévotion gratifié de la permission de cette courte promenade où je me voyais debout, j’ai suivi à faire la même chose tous les mois ; mais je n’ai jamais vu la moindre quittance de prêtre qui aurait pu avoir reçu mes aumônes. Tout ce que mon gardien a pu faire de moins injuste fut de s’approprier mon argent, et de prier Dieu pour moi lui-même.

J’ai poursuivi dans cet état à me flatter tous les jours d’être renvoyé chez moi : je ne me couchais jamais sans une espèce de certitude qu’on viendrait le lendemain me dire que j’étais libre : mais lorsque toujours frustré dans mon espoir, je réfléchissais qu’on aurait pu m’avoir fixé un terme, je décidais que ce ne pouvait pas être au-delà du dernier jour de Septembre, puisque dans ce jour-là les inquisiteurs régnants finissaient leur année : ce qui me faisait croire que la chose serait ainsi était que je n’avais jamais vu personne ni juge, ni secrétaire qui fût venu pour m’examiner, pour me convaincre que j’avais mérité cette punition. Il me paraissait que cela fût indispensable, et qu’on n’avait pu négliger ce devoir que parce que mes juges qui devaient savoir que je n’avais manqué en rien, n’avaient par conséquent rien à me dire ; et qu’ainsi ne me tenant là que pour la forme, et en grâce de leur réputation ils auraient ordonné ma délivrance à la fin de leur cours. Je me sentais même en état de leur pardonner l’injure qu’ils m’avaient faiteo ; car une fois qu’ils avaient commis la faute de me faire enfermer ils ne me devaient pas tenir moins de neuf à dix semaines ; car autrement ils auraient donné motif au monde de juger qu’ils s’étaient trompés, ou qu’ils ne m’avaient mis là qu’à cause de quelques fredaines incompétentes27. J’étais donc sûr de sortir de là tout au plus tard le premier d’Octobre, à moins qu’ils ne m’oubliassent, ce que je ne pouvais pas mettre en ligne de compte ; ou qu’ils ne me laissassent à l’arbitre de leurs successeurs, qui n’auraient su que faire de moi ; car ils n’auraient pu leur communiquer le moindre crime de ma part. Je trouvais impossible qu’ils m’eussent condamné, et écrit ma sentence ; car selon mon système cela ne pouvait pas se faire sans me parler, sans me la communiquer : celui de la savoir en même temps que son crime est le droit incontestable de tout criminel, auquel notre religion nous dit que Dieu même devenu notre juge se soumettra dans le jour novissime [dernier]28. Tels étaient mes raisonnements, et tels sont ceux de tous les prisonniers qui ne se sentent pas criminels : on se figure immanquable ce qu’on désire, Arioste dit : il miser suole dar facile credenza a quel che vuole [l’infortuné souvent a coutume de croire aisément ce qu’il veut]29 ; et Sénèque dans une de ses tragédies, l’a dit encore plus élégamment : Quod nimis miseri volunt, hoc facile credunt [quand dans le malheur, on veut trop quelque chose, on y croit facilement]30.

Mon raisonnement n’avait pas lieu vis-à-vis des règles du tribunal qui se distingue de tous les tribunaux de la terre, et qui ne fait pas profession d’une certaine politesse. Quand il procède contre un délinquant il est déjà sûr qu’il l’est : quel besoin a-t-il donc de lui parler ? Et quand il l’a condamné quelle nécessité y a-t-il de lui donner la mauvaise nouvelle de la sentence ? Son consentement n’est pas nécessaire : il vaut mieux, dit-on, de le laisser espérer : si l’on lui en rendît compte, il ne resterait pas pour cela en prison une seule heure de moins : celui qui est sage ne rend compte à personne de ses affaires : et juger, et condamner sont les affaires du tribunal, dont le coupable ne doit pas se mêler. Je savais en partie ses usages ; mais il y a sur la terre des choses qu’on ne peut dire de bien savoir que lorsqu’on les sait par expérience. Si entre mes lecteurs il s’en trouve quelqu’un auquel ces règles paraissent injustes, je lui pardonne parce que vraiment elles n’en ont pas mal l’apparence ; mais il faut qu’il sache qu’étant d’institution elles deviennent justes ou du moins nécessaires, parce qu’un tribunal pareil ne saurait subsister que par elles. Ceux qui les tiennent en vigueur sont des sénateurs choisis entre les plus qualifiés, et reconnus pour les plus vertueux. Élus à couvrir ce poste éminent ils doivent jurer de faire ce que les premiers instituteurs ont prescrit à ceux qui y président ; et ils n’y manquent pas, quoique quelquefois en soupirant. Il n’y a que sept à huit ans que je fus témoin des soupirs d’un d’eux, très honnête homme31, dans le cas qu’il dut faire étrangler sommairement un chef boute-feu qui mettait en alarme toute la ville de Muran : ce sénateur avec un cœur bon, et un esprit juste ne se croyait maître de rien ; il n’osait pas croire d’être inquisiteur d’état ; il disait : je sers le tribunal ; je crois qu’il devait avoir une espèce de sentiment de vénération pour la table, et pour les trois fauteuils qui le forment. Un fort désagrément que j’ai eu dans l’année 1782 m’a excité à une vengeance32 : je me suis satisfait sans blesser les lois ; mais je me suis rendu ennemie toute la noblesse, qui a fait cause commune : je lui ai donné volontairement un éternel adieu : sans ce puissant motif je n’aurais jamais eu la force de m’éloigner de ma patrie ; car j’étais tant acoquiné, comme dit Montagne33, à tous les gros plaisirs que l’homme peut s’y procurer que peu différent d’un cochon je croupissais délicieusement : et voilà comment les hommes font souvent du bien à quelqu’un sans l’intention de lui en faire.

Le dernier de Septembre j’ai passé la nuit sans pouvoir fermer les yeux ; impatient de voir paraître le jour dans lequel je me sentais sûr de retourner chez moi. Mais le jour parut, Laurent vint, et ne me dit rien de nouveau. J’ai passé cinq ou six jours dans la rage, dans le désespoir. J’ai cru qu’il se pouvait que par des raisons que j’ignorais on eût décidé de me tenir là pour tout le reste de mes jours. Cette idée affreuse me fit rire ; car je savais d’être le maître de n’y rester que très peu de temps, une fois que j’eusse pu me résoudre à me procurer la liberté au risque de ma vie.

Deliberata morte ferocior [Devenu plus féroce par la résolution de mourir]34, ce fut au commencement de Novembre que j’ai formé le projet de sortir par force d’un lieu où on me tenait par force : cette pensée devint mon unique : j’ai commencé à chercher, à inventer, à examiner cent moyens de venir à bout d’une entreprise qu’avant moi plusieurs peuvent avoir tentée ; mais que personne ne put conduire à son terme.

Dans ce même temps il m’arriva un matin un accident qui me fit connaître la misérable situation de mon âme. J’étais debout dans le galetas regardant en haut vers la lucarne : je voyais également la grosse poutre. Laurent mon gardien, sortait de mon cachot avec deux de ses gens, lorsque j’ai vu l’énorme poutre non pas branler, mais se tourner vers son côté droit, et se retourner d’abord comme elle était par un mouvement contraire lent, et interrompu : en même temps ayant senti que j’avais perdu mon aplomb je fus convaincu que c’était une secousse de tremblement de terre, et mes gens s’en aperçurent : je n’ai rien dit, et je me suis senti réjoui de ce phénomène. Quelques secondes après, ce même mouvement reparut ; et je n’ai pu empêcher qu’il ne m’échappât de la bouche ces mots : un’ altra, un’ altra, gran Dio, ma più forte [une autre, une autre grand Dieu, mais plus forte]. Les archers effrayés de ce qui leur sembla impiété d’un désespéré fou, et blasphémateur s’enfuirent saisis d’horreur. En m’examinant après, j’ai trouvé que je calculais entre les événements possibles l’écroulement du palais ducal compatible avec le recouvrement de ma liberté : le palais précipité devait me jeter sans le moindre détriment sain, sauf, et libre sur le beau pavé de la place de S. Marc. C’est ainsi que je commençais à devenir fou. Cette secousse vint du même tremblement de terre qui écrasa dans ces mêmes jours Lisbonne.

Pour préparer mon lecteur à bien comprendre ma fuite d’un endroit pareil il faut que je lui désigne le local. Ces prisons sont positivement dans ce qu’on appelle le grenier du grand palais : son toit n’étant couvert ni d’ardoises, ni de briques, mais de plaques de plomb de trois pieds carrés, et épaisses d’une ligne donne le nom des plombs aux mêmes prisons. On ne peut y entrer que par les portes du palais, ou par le beau bâtiment des prisons, par où on m’a fait entrer en passant le pont qu’on nomme des soupirs, dont j’ai déjà parlé. On ne peut monter à ces prisons qu’en passant par la salle où les inquisiteurs d’état s’assemblent : leur secrétaire en a seul la clef, que le gardien des plombs doit lui remettre d’abord que dep grand matin il a fait son service aux prisonniers. On le fait à la pointe du jour parce que plus tard les archers allant, et venant seraient trop vus dans un endroit qui est rempli de tous ceux qui ont affaire aux chefs du conseil de dix qui siègent tous les matins dans la salle contiguë appelée la bussola [la salle du Tambour], par où les archers doivent passer.

Ces prisons se trouvent divisées sous l’éminence des deux faces opposées du palais : trois sont au couchant, dont la mienne était une, et quatre au levant. La gouttière au bord du toit de celles qui sont au couchant donne dans la cour du palais : celle au levant est perpendiculairement sur le canal di Palazzo. De ce côté les cachots sont très clairs, et on peut y être debout, qualités qui manquaient à la prison où j’étais, et dont le nom était il trave la poutre. Le plancher de mon cachot était positivement au-dessus du plafond de la salle des inquisiteurs d’état, où ils vont presque toujours dans la nuit après la séance journalière du conseil de dix, dont tous les trois sont membres.

Informé comme j’étais de tout cela avec la parfaite idée topographique du local, la seule voie susceptible de réussite qui se présenta à mon jugement fut celle de percer le plancher ; mais il fallait avoir des instruments, chose très difficile dans un lieu où toute correspondance au-dehors est défendue, où on ne permet ni visites, ni commerce épistolaire avec personne. Je ne pouvais pas penser à confier à quelqu’un35 de ces archers d’autant plus que je n’avais pas d’argent pour le séduire. Dans certaines heures de fureur je roulais dans ma tête le moyen de me rendre la sortie libre en tuant le gardien, et les deux satellites qui venaient faire mon lit ; mais, n’ayant pas des armes je ne voyais autre moyen que celui de les étrangler à belles mains en leur supposant toute la complaisance nécessaire à l’exécution. Un archer était toujours dehors à la première porte, qu’il n’ouvrait que lorsque ceux qui voulaient sortir lui donnaient le mot de passe : outre cela il était prêt à accourir au moindre bruit. Mon seul plaisir était celui de me repaître de projets chimériques tous tendantq au recouvrement de ma liberté sans laquelle je ne voulais pas de la vie. Je lisais toujours Boèce ; mais j’avais besoin de sortir de là, et dans Boèce je ne trouvais pas le moyen : j’y pensais toujours parce que j’étais persuadé de ne pouvoir le trouver qu’à force d’y penser. Je crois encore aujourd’hui que lorsque l’homme se met dans la tête de venir à bout d’un projet quelconque, et qu’il ne s’occupe que de cela il doit y parvenir malgré toutes les difficultés : cet homme deviendra grand Vizir, il deviendra Pape, il culbutera une monarchie, pourvu qu’il s’y prenne de bonne heure ; car l’homme arrivé à l’âge méprisé par la fortune ne parvient à rien, et sans son secours on ne peut pas espérer de réussite. Il s’agit de compter sur elle, et en même temps de défier ses revers ; mais c’est un calcul politique des plus difficiles.

À la moitié de Novembre, le gardien me dit que Messer grande avait entre ses mains un détenu, et que le secrétaire nouveau circospetto Pierre Businello36 lui avait ordonné de le mettre dans le plus mauvais de tous les cachots, et que par conséquent c’était avec moi qu’il allait le mettre : il m’assura qu’il lui avait représenté que j’avais regardé comme une grâce celle d’avoir été mis tout seul, et qu’il lui avait répondu que je devais être devenu plus sage en quatre mois que j’étais là. Cette nouvelle ne me fit pas de peine, et je n’ai pas trouvé désagréable celle qui m’annonçait le changement du secrétaire. Ce M. de Businello était un brave homme que j’avais connu à Londres Résident de la République ; mais je me suis montré indifférent à l’une aussi bien qu’à l’autre de ces nouveautés.

Une heure après la cloche de Terza j’ai entendu le sifflement des verrous, et j’ai vu Laurent suivi de deux archers qui tenaient avec des menottes un jeune homme37 qui pleurait. On l’enferma chez moi, et on s’en alla sans dire le moindre mot. J’étais sur mon lit dans la petite alcôve, où il ne pouvait pas me voir : sa surprise m’amusa. Ayant le bonheur d’avoir une taille de cinq pieds il se tenait debout en regardant attentif mon fauteuil qu’il croyait préparé pour lui : il vit sur la hauteur d’appui Boèce : il essuya ses pleurs, l’ouvrit, et le rejeta avec dépit, lorsqu’il vit que c’était du latin. Il fit le tour du cachot, et étonné de trouver des hardes, il fut vite à l’alcôve, où une faible lueur lui fit voir un lit : il mit alors la main sur moi qu’il retira en me demandant pardon, lorsqu’il entendit le son de ma voix : je lui ai dit de s’asseoir, et le lecteur peut s’imaginer que notre connaissance fut bientôt faite. Il me dit qu’il était natif de la ville de Vicence, et que son père quoique pauvre cocher, l’avait envoyé à l’école, où ayant appris à écrire il s’était trouvé en état à l’âge de onze ans d’entrer dans la boutique d’un perruquier : en quatre ans il avait appris à peigner perruques, et cheveux assez bien pour aller servir M. le comte… en qualité de valet de chambre. Il me dit en soupirant que deux ans après la fille unique du comte fut retirée du couvent, et qu’en peignant ses beaux cheveux il en était devenu amoureux comme elle de lui ; et que ne pouvant résister ni l’un ni l’autre à la violence de leur ardeur ils s’étaient donné la foi de mariage, et avaient laissé après cela un libre cours à la nature, au moyen de quoi la jeune comtesse qui avait dix-huit ans était devenue grosse. Une vieille servante de la maison fort dévote avait découvert leur intelligence, et l’embonpoint criminel de sa maîtresse, et après avoir su lui faire confesser tout, lui avait dit qu’elle était obligée en conscience de tout découvrir au comte père : la coupable avait assuré la vieille que dans la semaine même elle le lui ferait dire par son confesseur ; et sous cette condition elle lui avait promis silence. Il me dit qu’au lieu de penser à cette vaine démarche ils avaient pris le parti de s’enfuir, et d’aller vivre à Milan sûrs, et contents : la demoiselle sa femme s’était déjà emparée d’une somme d’argent, et de quelques diamants de feu sa mère, et ils devaient partir ensemble au commencement de la nuit lorsque le comte l’appela, lui donna une lettre, et l’envoya à Venise pour la remettre à la personne à laquelle elle était adressée : il me dit que le comte lui avait parlé avec tant de bonté, et si tranquillement qu’il n’eut aucun motif de soupçonner la fraude. Il n’avait eu le temps que d’aller dans sa chambre pour prendre son manteau, et il n’avait dit adieu à sa belle qu’en passant en l’assurant qu’il serait de retour le lendemain, sur quoi elle s’était évanouie. Il était arrivé à Venise en moins de huit heures ; il avait porté la lettre à son adresse ; il avait reçu la réponse, il était allé à l’hôtellerie pour manger, et pour retourner d’abord à Vicence ; mais en sortant du cabaret les archers l’avaient pris, et l’avaient mis dans leur corps de garde, où ils l’avaient tenu jusqu’au moment qu’ils l’avaient conduit là où il se voyait.

C’était un fort joli garçon sincère, honnête, et amoureux à outrance : il ne faisait que réfléchir au sort de la jeune comtesse qu’il plaignait plus qu’il ne se plaignait : il me demanda en pleurant s’il pouvait la regarder comme sa femme, et je l’ai vu désespéré, lorsque je lui ai dit qu’elle ne l’était pas : il défendit sa cause vis-à-vis de moi par des raisons tirées du code de la nature qui lui paraissaient saintes, et tout-puissantes ; et je crois qu’il m’a supposé un peu fou lorsque je lui ai dit que la nature ne pouvait mener l’homme qu’à faire des sottises. Il croyait qu’on retournerait pour lui porter à manger, et un lit, mais je l’ai désabusé, et j’ai deviné.

Je lui ai donné à manger, mais il n’a pu rien avaler : il me parla de sa maîtresse toute la journée toujours pleurant : il me faisait la plus grande pitié ; et cette pauvre fille était déjà vis-à-vis de moi plus que justifiée. Si les inquisiteurs d’état se fussent trouvés invisibles dans mon cachot présents à tout ce que ce pauvre garçon m’a dit, je suis sûr encore aujourd’hui qu’ils l’auraient non seulement renvoyé, mais marié sans faire attention ni aux lois ni aux usages : je lui ai donné ma paillasse ; car je n’ai pas voulu d’un jeune homme amoureux dans mon lit. Il ne connaissait pas la grandeur de sa faute, ni le besoin que le comte avait qu’on lui donnât une punition secrète pour sauver l’honneur de sa famille.

Le lendemain on lui porta une paillasse, et un manger de quinze sous que le tribunal lui passait par charité. J’ai dit au gardien que mon dîner suffisait pour tous les deux, et qu’il pouvait employer ce que le tribunal passait à ce garçon pour lui faire célébrer trois messes par semaine. Il s’en chargea volontiers, fit compliment au garçon de ce qu’il était avec moi, lui ordonna de me respecter, et nous dit que nous pouvions nous promener dans le galetas pour la demi-heure qu’il lui fallait pour faire servir les autres prisonniers. J’ai accepté cette grâce, et j’ai trouvé cette promenade excellente pour ma santé, et essentielle pour mon projet de fuite qui parvint à sa maturité en onze mois. J’ai vu plusieurs vieux meubles jetés sur le plancher à droite, et à gauche de deux caisses, et devant un grand tas de cahiers : j’en ai pris cinq à six pour m’amuser à les lire. C’étaient des procès tous criminels que j’ai trouvésr très amusants ; lecture pour moi d’une nouvelle espèce ; interrogations suggestives, réponses singulières sur des séductions de vierges, des galanteries défendues vis-à-vis des gouverneurs, des confesseurs, des maîtres d’école, et des pupilles : il y en avait de deux ou trois siècles d’ancienneté, dont le style, et les mœurs me firent passer assez agréablement des journées entières. Dans les meubles qui étaient par terre j’ai vu une bassinoire, une chaudière, une pelle à feu, des pincettes, deux vieux chandeliers, des pots de terre, et une seringue d’étain. J’ai jugé que quelqu’illustre prisonnier put avoir mérité être distingué par la permission de faire usage de ces meubles. J’ai vu aussi une espèce de verrou tout droit gros comme mon pouce, et long plus d’un pied, et demi. Je n’ai touché à rien de tout cela : le temps n’était pas encore venu de jeter des dévolus sur quelque chose.

Mon camarade un beau matin vers la fin du mois me fut enlevé. On l’a condamné dans les prisons appelées les quatre. Elles sont dans l’enceinte du bâtiment des prisons, et elles appartiennent aux inquisiteurs d’état. Les prisonniers qui sont là ont l’agrément de pouvoir appeler les gardiens quand ils en ont besoin : elles sont obscures ; mais on leur accorde une lampe : tout est marbre, et on n’y craint pas le feu. J’ai su longtemps après qu’on a tenu là-dedans ce pauvre garçon cinq ans, et qu’on l’a envoyé après à Cerigo, qui est l’ancienne Cythère, île appartenant à la république de Venise, située à la fin de l’Archipel, la plus éloignée de toutes les possessions du grand conseil. On envoie là à terminer leurs jours tous les coupables en fait de galanterie, qui ne sont pas d’un rang qui mérite des égards : cette île est la patrie de Vénus selon la mythologie ; et il est singulier que les Vénitiens l’aient choisie pour la terre d’exil de toute la famille de la déesse, et que ce soit pour la déshonorer, tandis que les anciens ses dévots y allaient pour lui rendre hommage, et pour se livrer à tous les plaisirs. J’ai doublé le cap de cette île l’année 43 allant à Constantinople, et je suis descendu pour y voir la misère qui n’empêche pas cependant que l’air ne soit embaumé par les délicieux parfums des fleurs, et des herbes, que le climat ne soit des plus doux, que le muscat ne soit plus estimé que celui de Chypre, que les femmes ne soient toutes belles, et que tous les habitants n’y brûlent d’amour jusqu’au dernier moment de leur vie. La république y envoie tous les deux ans un noble pour la gouverner avec le titre de provéditeur qui, ayant besoin de se pourvoir lui-même ne manque pas de réaliser son titre38. Je n’ai jamais pu savoir si ce garçon y est mort : il m’a tenu bonne compagnie ; et je m’en suis aperçu lorsque resté seul je suis retombé dans la tristesse.

Le privilège de me promener une demi-heure dans le galetas m’est resté : j’ai examiné tout ce qu’il y avait : un caisson était rempli de beau papier, de cartons, de plumes d’oie non taillées, et de pelotons de ficelle. L’autre était cloué. Un morceau de marbre noir, poli, épais d’un pouce, long six, et large trois intéressa ma vue : je l’ai pris sans aucun dessein, et je l’ai placé sous mes chemises dans le cachot.

Huit jours après le départ de ce garçon, Laurent me dit qu’il y avait apparence que j’aurais un nouveau camarade. Cet homme qui aus fond n’était qu’un bavard, commença à s’impatienter de ce que je ne lui faisais jamais aucune question : son devoir était de ne pas l’être ; et ne pouvant pas faire parade avec moi de sa réserve, car je ne me montrais curieux de rien, il s’imagina que je ne l’interrogeais jamais, parce que je supposais qu’il ne savait rien : son amour-propre se trouva lésé, et pour me faire voir que je me trompais, il commença à jaser non interrogé.

Il me dit qu’il croyait que j’aurais souvent des nouvelles visites, car les autres six cachots contenaient tous deux personnes qui n’étaient pas faites pour être envoyées aux quatre. Après une longue pause voyant que je ne lui demandais pas ce que c’était que cette distinction, il me dit qu’aux quatre il y avait pêle-mêle toute sorte de gens dont la sentence quoique à eux non connue était écrite : il poursuivit à me dire que ceux qui étaient comme moi sous les plombs, confiés à lui, étaient tous des personnes de la plus grande distinction, et criminels de ce qu’il était impossible que les curieux devinassent. Si vous saviez monsieur quels sont les compagnons de votre sort ! Vous vous étonneriez, car il est vrai qu’on dit que vous êtes un homme d’esprit ; mais vous me pardonnerez. Vous savez que ce n’est rien qu’avoir de l’esprit pour être traité ici…. vous m’entendez… cinquante sous par jour c’est quelque chose… on donne trois livres à un patricien, et je dois le savoir je pense, puisque tout passe par mes mains. Ici il me fit son propre éloge tout composé de qualités négatives : il me dit qu’il n’était ni voleur, ni brutal, ni méchant, ni menteur, ni traître, ni ivrogne, ni avare comme tous ses prédécesseurs ; il me dit que si son père l’eût envoyé à l’école, il aurait appris à écrire, et qu’il serait au moins Messer grande, puis S. E. André D….39, qui à son tour était toujours inquisiteur d’état l’estimait beaucoup, et qu’il avait une femme qui n’avait que vingt-quatre ans, et que c’était elle-même qui me faisait à manger. Il me dit que j’aurais le plaisir d’avoir avec moi tous les nouveaux arrivés, mais tous pour peu de jours ; car lorsque le secrétaire avait relevé d’eux ce qu’il avait besoin de savoir de leur propre bouche, il les envoyait à leur destination, ou aux quatre ou dans quelque fort, ou s’ils étaient étrangers il les faisait accompagner où on leur annonçait l’exil. La clémence du tribunal, mon cher monsieur, est sans exemple, et il n’y en a aucun autre au monde qui procure à ses prisonniers plus de douceur, et d’agréments : on trouve cruel qu’il ne permette ni d’écrire ni de recevoir des visites, et c’est une folle idée, car écrire ne sert à rien, et recevoir des visites est une perte de temps : vous me direz que vous n’avez rien à faire ; mais les gardiens ne peuvent pas dire cela.

Voilà à peu près la première harangue dont ce bourreau m’a honoré, et qui au vrai m’amusa : j’ai décidé que j’aurais pu avoir un gardien beaucoup moins bête, et beaucoup plus méchant. J’ai fait plusieurs dispositions pour tirer quelque parti de sa bêtise.

Le lendemain on m’amena le nouveau camarade qu’on traita le premier jour comme on avait traité le jeune valet de chambre : j’ai appris qu’il s’agissait de recevoir un convive inattendu, et qu’il fallait donc avoir toujours préparée une autre cuillère d’ivoire.

Cet homme, auquel je me suis d’abord montré, me fit une profonde révérence : ma barbe en imposait encore plus que ma taille : elle avait déjà quatre pouces de longueur, et je m’y étais accoutumé autant qu’un capucin. Laurent me prêtait souvent des ciseaux pour me faire les ongles des pieds, mais il m’était défendu de couper ma barbe sous de grandes peines ; et je n’avais garde de désobéir.

Mon nouveau venu était un homme de cinquante ans grand comme moi, un peu courbé, maigre, à grande bouche, et longues dents, avec des petits yeux châtains, des longs sourcils rouges, une perruque ronde, et noire, et vêtu de gros drap gris. Malgré qu’il ait accepté mon dîner, il fit le réservé : il ne me dit pas le mot de toute la journée ; et j’en ai agi de même ; mais il changea de système le lendemain. On lui apporta de bonne heure un lit qui lui appartenait, et du linge dans un sac. Mon pauvre premier camarade sans moi n’aurait pas pu changer de chemise. Le gardien dit à cet homme qu’il avait mal fait à ne pas mettre dans sa poche de l’argent, puisque le secrétaire lui avait ordonné de ne lui porter que de l’eau, et du pain de munition qu’on appelle biscotto : mon homme soupira, et ne répondit rien. Lorsque nous fûmes seuls, je lui ai dit qu’il mangerait avec moi, et le vilain avare me baisa la main, et me parla ainsi :

Je m’appelle Sgualdo Nobili40. Je suis fils d’un paysan qui m’envoya à l’école, où j’ai appris à écrire, et qui me laissa à sa mort sa petite maison, et le peu de terrain qui en dépendait. Ma patrie est le Frioul une journée au-delà d’Udine. Un torrent qu’on appelle Corno, et qui souvent endommageait ma petite possession me fit prendre le parti il y a dix ans de vendre mon bien, et de m’établir à Venise. On m’en compta huit mille livres vénitiennes en beaux sequins. J’étais informé que dans la capitale de cette glorieuse république tout le monde jouissait d’une honnête liberté, et qu’un homme industrieux, et qui avait un capital comme le mien, pouvait y vivre fort à son aise sans fatiguer son corps en prêtant sur gages. Sûr de mon économie, de mon jugement, et de mon savoir-vivre, je me suis déterminé à faire ce même métier. J’ai loué une petite maison dans le canal regio ; je l’ai meublée, et en vivant tout seul, et sans besoin de domestique, en me faisant moi-même mon manger, j’ai vécu deux ans avec toute ma tranquillité, devenu plus riche de deux mille livres, puisqu’en voulant bien vivre j’en avais dépensé mille pour mon entretien. J’étais sûr de devenir en peu de temps vingt fois plus riche. Dans ce temps-là un Juif me pria de lui prêter deux sequins sur plusieurs livres latins bien reliés, entre lesquels j’en ai trouvé un italien dont le titre était la Saggezza di Charon. Je n’ai jamais aimé la lecture : je n’ai jamais lu que la doctrine chrétienne, mais je vous avoue que cette Saggezza que j’ai voulu lire, m’a démontré combien l’homme a tort de ne pas se procurer des lumières en lisant. Ce livre, monsieur, que peut-être vous ne connaissez pas, est l’excellent entre tous les livres ; et quand on l’a lu on connaît qu’on n’a pas besoin d’en lire d’autres ; car il contient tout ce qu’il peut importer à l’homme de savoir : il le purge des préjugés contractés dans l’enfance ; il le délivre des craintes d’une vie future ; il lui fait ouvrir les yeux sur tout, et lui fournit à la fin le vrai moyen de devenir heureux, et foncièrement savant. Si vous sortez jamais d’ici procurez-vous cette lecture, et vous aimerez toujours celui qui vous l’a suggérée : si quelqu’un vous dit qu’elle est défendue traitez-le de sot.

À ce discours j’ai entièrement connu quel homme c’était, car je connaissais ce livre, et j’ignorais qu’on l’eût traduit. Mais quels sont les livres auxquels on ne fait pas cet honneur à Venise ? Charon fut ami, et admirateur de Montagne, et crut d’aller au-delà de son modèle : il n’a jamais eu la moindre approbation des gens de lettres ; car mauvais physicien il raisonne mal. Il a donné une forme méthodique à plusieurs choses que Montagne couche sans ordre, et qui jetées là par le grand homme ne parurent pas sujettes à censure ; mais Charon prêtre, et théologien fut justement improuvé41 : on ne l’a pas lu, et on l’a laissé dans la fange. Le traducteur italien très ignorant n’a pas seulement su que Saggezza est un mot inusité mauvais synonyme de Saviezza. Il fallait dire Sapienza. Charon eut la folie de donner à son livre le titre de celui de Salomon. Mon camarade poursuivit ainsi :

Délivré par Charon de certains scrupules, et de toutes les anciennes fausses impressions, j’ai poussé mon commerce de façon qu’en six années je me suis trouvé maître de neuf mille sequins. Il ne faut pas vous étonner de cela, car cette ville est fort riche, mais le jeu, la débauche, et la fainéantise mettent tout le monde dans le désordre, et dans le besoin d’argent, et les sages profitent de ce que les fous dissipent.

Il y a trois ans qu’un comte Ser….42 fit connaissance avec moi, et m’ayant connu pour économe me pria de prendre de lui cinq cents sequins, de les mettre dans mon commerce, et de lui donner la moitié de l’utilité : il n’exigea qu’une simple quittance, dans laquelle je m’engageais de lui remettre la même somme à sa réquisition. Je lui ai donné au bout de la première année soixante, et quinze sequins, qui fait le quinze pour cent, et il me donna quittance ; mais il se montra mécontent. Il eut tort, puisque son argent ne m’a rien produit : j’ai toujours négocié avec le mien. La seconde année par pure générosité j’en ai fait de même, et nous sommes venus à des mauvaises paroles, de sorte qu’il m’a demandé la restitution de la somme : je lui ai répondu que j’en rabattrais les cent cinquante sequins que je lui avais payés : il devint furieux : il partit, et le lendemain il m’intima une extrajudiciaire exigeant la restitution de toute la somme. Un habile procureur prit ma défense, et sut faire passer deux ans sans qu’on parvienne à la sentence : on m’a parlé d’un accommodement il y a trois mois, et je m’y suis refusé ; et craignant quelque violence je me suis adressé à M. l’abbé Giust…. qui me procura la permission de M. le Duc de Mont….43 ambassadeur d’Espagne, d’aller habiter sur la liste44, où on est à l’abri de toute surprise. Je voulais bien rendre au comte Ser…. son argent, mais je prétendais cent sequins que j’avais dépensés pour le procès qu’il m’a intenté. Mon procureur fut chez moi il y a huit jours avec celui du comte, et je leur ai fait voir les deux cent cinquante sequins dans une bourse que j’étais prêt à leur donner, et pas le sou davantage. Ils sont partis tous les deux mécontents.

Il y a trois jours que M. l’abbé Giust… me fit dire que M. l’ambassadeur avait trouvé bon de permettre aux inquisiteurs d’état d’envoyer chez moi leurs gens pour faire une exécution. Je ne savais pas que cela pouvait se faire. J’ai attendu cette visite avec courage ayant mis tout mon argent en lieu de sûreté. Je n’aurais jamais pu croire que l’ambassadeur leur aurait permis de s’emparer de ma personne comme ils firent. À la pointe du jour Messer grande vint chez moi, et me demanda trois cent cinquante sequins ; et à ma réponse que je n’avais pas le sou il me fit amener dans une gondole ; et me voilà.

Après cette narration j’ai fait plusieurs réflexions sur l’infâme coquin qu’on avait mis en ma compagnie. Je trouvais très juste sa détention, et l’ambassadeur louable de l’avoir livré. Cet homme a passé dans son lit tous les trois jours qu’on l’a laissé avec moi : il est vrai qu’il faisait un grand froid. Il m’a toujours ennuyé en me faisant des discours où il me citait toujours Charon : ce fut alors que j’ai reconnu la vérité du proverbe Guardati da colui che non ha letto che un libro solo [méfie-toi de celui qui n’a lu qu’un seul livre]. J’ai bien maudit Charon et les usuriers.

Le quatrième jour, une heure après Terza Laurent vint ouvrir le cachot, et ordonna à l’avare Nobili de descendre avec lui pour parler à M. le secrétaire : je suis sorti avec Laurent pour le laisser en liberté, et en moins d’un quart d’heure je l’ai vu paraître ayant au lieu de ses boucles les miennes : il était naturel de lui en demander la raison ; mais sous les plombs on ne fait rien que par réflexion : je n’ai rien dit, et ils descendirent. Il laissa le cachot ouvert, et ferma les autres portes. Une demi-heure après je les ai revus, et Nobili pleurait. Laurent me fit rire en m’ordonnant de lui remettre tout l’argent que cet homme m’avait laissé. Nobili entra dans le cachot, et en sortit d’abord tenant entre les mains ses souliers, d’où il tira deux petits sacs de sequins qu’il porta, précédé par Laurent, au secrétaire. Ils remontèrent après, et l’usurier mit ses souliers beaucoup moins pesants, et ses boucles : il prit son manteau, et son chapeau, et s’en alla avec Laurent qui pour lors m’enferma. Le lendemain il fit emporter ses hardes, et me dit que d’abord que le secrétaire reçut la somme il remit ce fripon en liberté : je n’ai plus entendu parler de lui. Je n’ai jamais su les moyens que le secrétaire employa pour obliger cet infâme à confesser qu’il avait cette somme avec lui : il l’a peut-être menacé de la torture ; et en qualité de menace elle peut être encore bonne.

Le premier de l’année 1756 j’ai reçu des étrennes. Laurent me porta une robe de chambre doublée de beaux renards, une couverture de soie rembourrée de coton ; et un sac de peau d’ours pour tenir mes pieds chauds dans le cruel froid que je sentais aussi excessif que la chaleur que j’avais endurée dans le mois d’Août. En me donnant tout cela, il me dit par ordre du secrétaire que je pouvais disposer de six sequins par mois pour me faire acheter tous les livres que je voulais, et les gazettes aussi ; et que ce présent m’était fait par M. de Br….

J’ai demandé à Laurent son crayon, et un morceau de papier, et j’ai écrit : je suis reconnaissant à la pitié du tribunal, et à la vertu de M. de Br…. Il faut avoir été dans ma situation pour comprendre les sentiments que cette aventure réveilla dans mon âme : dans le fort de ma sensibilité j’ai pardonné à mes oppresseurs, et j’ai quasi abandonné le projet de m’enfuir, tant l’homme est bon, tant le malheur l’accable, et l’avilit ; mais le sentiment excité par un moyen pareil devient faible peu de moments après son essor. Malgré les livres que je me suis procurés d’abord, mon projet était toujours présent à mon imagination, et j’y rapportais tous les objets qui se présentaient à ma vue dans la petite promenade qu’on me permettait le matin dans le galetas.

Laurent me dit que M. de Br…. s’est présenté lui-même aux inquisiteurs d’état en leur demandant à genoux la grâce de me faire parvenir quelque marque de sa constante amitié, si j’étais encore dans le nombre des vivants, et qu’ils lui avaient accordé ce qu’il avait demandé.

Un matin mes yeux s’étant arrêtés sur le long verrou de fer qui était sur le plancher avec d’autres vieux meubles, je l’ai considéré comme une arme offensive, et défensive, et je l’ai pris, et porté dans mon cachot, en le cachant sous mon habit. Resté seul je l’ai bien examiné, et en me le figurant bien pointu j’ai vu que ce serait un excellent esponton, et bon à tout. J’ai pris le marbre noir premier de mes larcins, et je l’ai reconnu pour une parfaite pierre de touche, puisqu’après un long frottement d’un bout du verrou contre la pierre j’ai vu sur le même bout une facette.

Devenu curieux de ce rare ouvrage où je me voyais nouveau, et où je me trouvais excité par l’espoir de posséder un meuble qui devait être là-dedans très défendu, encouragé aussi par la vanité de réussir à faire une arme sans les instruments nécessaires pour la composer, enhardi par les difficultés mêmes qui s’opposaient à la construction ; car je devais frotter le verrou presqu’à l’obscur sur la hauteur d’appui sans pouvoir tenir ferme la pierre qu’avec ma main gauche, et sans avoir de l’huile pour l’humecter, et émoudre plus facilement le fer que je voulais rendre pointu : je n’ai fait usage que de ma salive, et j’ai travaillé quinze jours pour affiler huit facettes pyramidales qui à leur bout formèrent une pointe parfaite : ces facettes avaient un pouce et demi de longueur. Cela formait un stylet octangulaire aussi bien proportionné qu’on n’aurait pu exiger davantage d’un bon taillandier. On ne peut pas se figurer la peine, l’ennui que j’ai endurést, et la patience que j’ai dû avoir à cette désagréable besogne sans autre outil qu’une pierre volante : ce fut pour moi un tourment d’une espèce quam siculi non invenere tyranni [que n’ont pas inventée les tyrans de Sicile]45. Je ne pouvais plus mouvoir mon bras droit, et mon épaule me paraissait démise. Le creux de ma main était devenu une grande plaie après que les vessies crevèrent : malgré mes douleurs, je n’ai pourtant pas discontinué mon travail : je l’ai voulu voir parfait. Vain de mon ouvrage, et sans avoir décidé comme, et en quoi j’aurais pu m’en servir, j’ai pensé à le cacher dans quelqu’endroit, où il eût pu se dérober même à la perquisition : j’ai pensé de le mettre à travers la paille de mon fauteuil, mais non pas par-dessus où en levant le coussin on aurait pu voir la marque dans la proéminence inégale ; mais en tournant le fauteuil à la renverse, où j’ai poussé dedans le verrou tout entier ; et si bien que pour le trouver il aurait fallu savoir qu’il y était.

C’est ainsi que Dieu me préparait le nécessaire à une fuite qui devait être admirable ; mais non pas prodigieuse. Je m’avoue vain d’en être l’auteur, mais je puis assurer le lecteur que ma vanité ne dépend pas de ce que j’ai réussi, puisque le bonheur s’en est beaucoup mêlé ; mais de ce que j’ai jugé la chose faisable, et que j’ai eu le courage de l’entreprendre.

Après trois, ou quatre jours de réflexion sur l’usage que je devais faire de mon verrou devenu esponton gros comme une canne, et long vingt pouces, dont la belle pointe acérée me démontrait qu’il n’est pas nécessaire de rendre le fer acier pour parvenir à la faire, j’ai vu que je n’avais qu’à faire un trou dans le plancher de mon cachot sous mon lit.

J’étais sûr que la chambre dessous ne pouvait être que celle ou j’avais vu M. de Cavalli : j’étais sûr qu’on ouvrait cette chambre tous les matins, et j’étais sûr de pouvoir me couler facilement du haut en bas dès que le trou serait prêt, moyennant mes draps de lit, dont j’aurais fait une espèce de corde en assurant le bout d’en haut à un chevalet de mon lit. Dans cette même chambre je me serais tenu caché sous la grande table du tribunal ; et le matin d’abord que j’aurais vu la porte ouverte, j’en serais sorti, et avant qu’on eût pu me suivre je me serais mis en lieu de sûreté. Je pensais qu’il était vraisemblable que Laurent laissât dans cette chambre un de ses archers pour garde, et pour celui-là je l’aurais d’abord tué en lui enfonçant dans le gosier mon esponton. Tout était bien imaginé ; mais la difficulté consistait en ce que le trou ne pouvait être fait ni dans un jour, ni dans une semaine ; je prévoyais que le fort plancher pouvait être double, et triple, et m’occuper un, et deux mois, et que par conséquent il fallait chercher un moyen d’empêcher les archers de balayer le cachot pour tout ce temps, ce qui aurait pu leur donner des soupçons, d’autant plus que pour me délivrer des puces j’avais exigé qu’ils balayassent tous les jours : ils auraient trouvé le trou avec le balai ; et j’avais besoin de la plus grande certitude que ce malheur ne m’arriverait pas. Nous étions dans l’hiver, et je n’avais pas le tourment des puces. J’ai d’abord commencé à ordonner qu’on ne balaie pas, sans alléguer aucune raison. Quelques jours après Laurent me demanda pourquoi je ne voulais pas qu’on balayât, et je lui ai répondu que c’était, parce que la poussière qu’on agitait m’allait au poumon, me causait la toux, et pouvait me causer des tubercules mortels : nous jetterons, dit-il, de l’eau sur le plancher. Point du tout, lui dis-je, car l’humidité peut produire la pléthore : il se tut. Mais une semaine après, il ne me demanda pas la permission de faire balayer ; il ordonna : il fit même porter dehors le lit, et sous prétexte de faire nettoyer partout, il alluma une chandelle : j’ai laissé faire avec un air d’indifférence ; mais j’ai vu que le soupçon animait cette démarche. J’ai pensé au moyen de fortifier mon projet, et le jour suivant j’ai ensanglanté mon mouchoir m’ayant piqué un doigt, et j’ai attendu Laurent dans mon lit. Je lui ai dit que la toux m’avait pris, et qu’ayant craché du sang il me fallait le médecin. Le docteur le lendemain, persuadé, ou non, m’ordonna une saignée, et écrivit un récipe. Je lui ai dit que la cause de mon malheur était la cruauté de Laurent, qui voulut faire balayer malgré ma remontrance : il lui fit des reproches, et le butor jura qu’il crut de me rendre un service, et jura encore que quand je resterais là dix ans il ne ferait plus balayer. J’ai répondu froidement qu’on balaiera lorsque la saison des puces reviendra. Le médecin conta alors qu’un jeune homme était mort il y avait quelques jours de maladie de poumon pour nulle autre cause que pour avoir voulu faire le métier de friseur, et il dit qu’il était persuadé que la poudre, et la poussière aspirées ne s’expiraientu jamais. Je riais en moi-même de ce que le docteur paraissait de concert avec moi. Les archers présents à ce doctrinal furent enchantés de l’apprendre, et mirent entre les actes de leur charité celui de ne balayer pour l’avenir que les cachots de ceux qui les maltraiteraient. Après le départ du médecin Laurent me demanda pardon en m’assurant que tous les autres prisonniers se portaient bien malgré que leurs chambres (il les appelait chambres) fussent balayées tous les jours ; mais qu’il allait les éclairer d’abord sur cet article important, car en qualité de chrétienv il nous regardait tous comme ses enfants. La saignée d’ailleurs m’était nécessaire : elle m’a rendu le sommeil, et m’a guéri des contractions spasmodiques qui m’épouvantaient. Je me suis fait saigner dans la suite tous les quarante jours.

J’avais gagné un grand point, mais le temps de commencer mon ouvrage n’était pas encore arrivé : le froid était très fort, et mes mains ne pouvaient empoigner l’esponton sans geler : si j’eusse travaillé avec des gants j’en aurais usé un tous les jours, et si l’on eût vu ce même gant on aurait pu se douter de quelque chose : mon entreprise était d’une espèce qui exigeait un esprit prévoyant, et déterminé à éviter tout ce qui pouvait l’être facilement, et hardi, et intrépide pour se livrer au hasard dans tout ce qui malgré que prévu pouvait ne pas arriver. La situation de l’homme qui doit en agir ainsi est fort malheureuse ; mais un juste calcul politique instruit que pour le tout expedit [il faut] risquer le tout.

Les nuits éternelles de l’hiver me désolaient. J’étais obligé de passer dix-neuf mortelles heures positivement dans les ténèbres ; et dans les jours de brouillard, qui à Venise ne sont pas rares, la lumière qui entrait par le trou de la porte n’éclairait pas assez mon livre. Ne pouvant pas lire je tombais un peu trop dans la pensée de mon évasion, et une cervelle toujours occupée dans une même pensée parvient facilement aux confins de la folie. Je contemplais comme le souverain bonheur celui de posséder une lampe à l’huile, et ma joie fut grande, lorsqu’après avoir pensé à me la procurer par ruse, j’ai cru d’en avoir trouvé les moyens. Il s’agissait pour la création de cette lampe de me mettre en possession des ingrédients nécessaires à son existence. Il me fallait un vase, des lumignons de fil ou de coton, de l’huile, pierre à fusil, briquet, allumettes, amadou. Le vase pouvait être une petite casserole de terre, que j’ai retenue en la cachant, où on me portait des œufs brouillés dans le beurre : je me suis rendu possesseur d’huile en disant que l’ordinaire avec lequel on m’assaisonnait la salade était mauvais, comme il l’était effectivement : on n’eut pas de difficulté à m’acheter de l’huile de Lucques, et à me porter tous les jours de la salade que je ne mangeais pas pour épargner l’huile. J’ai extrait de ma couverture de lit rembourrée assez de coton pour me faire des lumignons en le filant à sec, et si bien entortillés, que je me suis étonné de les avoir su faire. J’ai fait semblant d’être tourmenté par une forte douleur de dents, et j’ai dit à Laurent de me porter de la pierre ponce qu’il ne connaissait pas : je lui ai substitué une pierre à fusil en lui disant qu’elle ferait le même effet ayant été mise pour un jour dans du fort vinaigre, et appliquée après sur la dent : elle m’aurait soulagé de la douleur. Laurent me dit, comme je l’avais prévu que le vinaigre qu’il m’avait porté était excellent, et que je pouvais y mettre la pierre moi-même ; et il me donna d’abord deux ou trois pierres qu’il avait dans la poche. Une boucle d’acier que j’avais à la ceinture de mes culottes devait être un excellent briquet : il ne me restait que les allumettes, et l’amadou dont la provision me mettait aux champs ; mais à force d’y penser je l’ai trouvée, et la fortune s’en mêla.

Une efflorescence dartreuse qui de temps en temps m’envahissait en me causant une très incommode démangeaison sur tout le corps m’assaillit, et me fit prier Laurent de porter un billet au médecin dans lequel je demandais un prompt remède. Le lendemain il me porta la réponse qu’il fit lire au secrétaire, dans laquelle il n’y avait que ces deux lignes : Diète et quatre onces d’huile d’amandes douces, et tout s’en ira : ou une onction d’onguent de fleur de soufre, mais ce topique est dangereux. Ravi d’aise, j’ai quasi perdu mon air d’indifférence. Je me moque, lui dis-je, du danger : achetez-moi de l’onguent de fleur de soufre, et portez-le-moi demain : ou donnez-moi du soufre ; j’ai ici du beurre, et je me ferai l’onguent moi-même. Avez-vous des allumettes ? donnez-les-moi. Il tira de son étui toutes celles qu’il avait, et me les donna. Grand Dieu ! Qu’il est facile d’avoir de la consolation quand on est dans la détresse !

J’ai passé deux ou trois heures à penser à ce que je pouvais substituer à l’amadou seul ingrédient qui me manquait, et que je ne savais pas sous quel prétexte je pourrais me procurer. Lorsque je commençais à désespérer de la chose je me suis souvenu d’avoir recommandé à mon tailleur de me doubler d’amadou mon habit de taffetas sous les aisselles, et de le couvrir avec de la toile cirée pour empêcher la tache de sueur qui ordinairement principalement dans l’été gâte dans cet endroit-là tous les habits. Mon habit que je n’avais porté que quatre heures sans suer était là vis-à-vis de moi ; mon cœur palpitait ; le tailleur aurait pu avoir oublié mon ordre ; je n’osais pas me lever, et aller faire deux pas pour voir d’abord si l’amadou y était ; c’était la seule matière qui manquait à mon bonheur ; j’avais peur de ne pas la trouver, et de payer trop cher mon désabus46, qui allait me priver d’un si cher espoir. Il fallut à la fin m’y résoudre. Je m’approche de la planche où mon habit était ; mais tout d’un coup je me trouve indigne de cette grâce, je me jette à genoux, et je prie Dieu que par sa bonté infinie il fasse que le tailleur n’ait pas oublié mon ordre. Après cette chaude prière je déploie mon habit, je découds la toile cirée, et je trouve l’amadou. Ma joie fut grande. Il était naturel que je remerciasse Dieu, puisque j’ai été chercher l’amadou confiant en sa bonté ; et c’est ce que j’ai fait avec effusion de cœur. Dans l’examen de cette action de grâces je ne me suis pas trouvé sot, comme je me suis découvert tel, réfléchissant à la prière que j’ai faite au maître de tout en allant chercher l’amadou. Je ne l’aurais pas faite avant que d’aller sous les plombs, ni ne la ferais aujourd’hui ; mais la privation de la liberté du corps hébète les facultés de l’âme. On doit prier Dieu d’obtenir des grâces, et on ne doit pas le prier de bouleverser la nature par des miracles. Si le tailleur n’eût pas mis l’amadou sous les aisselles je devais être certain de ne pas le trouver ; et s’il l’avait mis je devais être sûr de le trouver. L’esprit de ma première prière à Dieu ne pouvait être que celui de dire : Seigneur faites que je trouve l’amadou quand même le tailleur ne l’aurait pas mis : et s’il l’a mis, ne le faites pas disparaître. Quelque théologien cependant trouverait cette prière pieuse, sainte, et très raisonnable, car elle serait fondée sur la force de la foi ; et il aurait raison, comme j’ai raison moi-même non théologien de la trouver absurde. Je n’ai d’ailleurs pas besoin d’être sublime théologien pour trouver juste mon action de grâces. J’ai remercié le tout-puissant de ce que le tailleur n’a pas manqué de mémoire, et ma reconnaissance fut juste selon les règles d’une très saine philosophie.

D’abord que je me suis vu maître de l’amadou, j’ai mis dans une casserole l’huile, et un lumignon, et je l’ai allumée. Quel contentement ! quelle satisfaction de ne reconnaître ce bienfait que de soi-même ! et de transgresser un ordre dont je ne connaissais pas le plus cruel. Il n’y avait plus de nuits pour moi. Adieu salade : je l’aimais beaucoup ; mais je ne la regrettais pas : il me semblait que l’huile n’était faite que pour nous éclairer, et que c’était abuser de la providence que de s’en servir pour autre chose. J’ai décidé de commencer à rompre le plancher le premier lundi de carême ; car dans les désordres du carnaval je craignais toujours des visites. Ma précaution fut bonne. Le dimanche gras à midi j’ai entendu le bruit des verrous, et j’ai vu Laurent suivi d’un très gros homme, que j’ai reconnu d’abord pour le Juif Gabriel Schalon47 célèbre dans l’habileté de faire trouver de l’argent aux jeunes gens par des mauvaises affaires : nous nous connaissions, ainsi nos compliments furent ceux de saison. La compagnie de cet homme n’était pas faite pour me faire plaisir ; mais il fallait avoir patience : on l’enferma. Il dit à Laurent d’aller chez lui pour lui porter son dîner, un lit, et tout ce qu’il lui fallait, et il lui répondit qu’ils parleraient de cela dans le jour suivant.

Ce Juif qui était ignorant, bavard, et bête, excepté dans son métier, commença par me féliciter de ce qu’on m’avait préféré à tout autre pour me donner sa compagnie. Je lui ai offert pour toute réponse la moitié de mon dîner, qu’il refusa en me disant qu’il ne mangeait que du pur, et qu’il attendrait à bien souper chez lui ; car il n’était pas vraisemblable qu’on eût laissé sans lit, et sans manger un homme comme lui, si l’on n’eût pas eu l’intention de le renvoyer d’abord chez lui. Je lui ai dit qu’on en avait agi de même avec moi ; et il me répondit modestement qu’il y avait entre lui, et moi quelque différence. Il me dit sans mystère que les inquisiteurs d’état devaient sûrement s’être trompés en ordonnant sa capture ; qu’ils devaient déjà s’en être aperçus, et se trouver un peu embarrassés à réparer leur faute. Je lui ai dit qu’il se pourrait qu’on lui fît une pension, car, bien loin d’avoir jamais mérité cette prison, l’état lui avait de grandes obligations : il trouva que je raisonnais juste, puisqu’il se disait l’âme du commerce intérieur dans son métier de courtier, et il avait donné sous main des avis fort utiles aux cinq sages présidents au commerce. Cet événement, dit-il, aura fait votre bonheur ; car je vous donne ma parole d’honneur qu’il ne passera pas un mois que je vous ferai sortir d’ici. Je sais à qui je dois parler pour cela, et de quelle façon. Je lui ai répondu que je comptais sur lui. Il fallait laisser en pleine liberté les vains propos de cet animal imbécile qui positivement se croyait quelque chose. Il a voulu, sans que je le lui aiew demandé, m’informer de ce qu’on disait de moi, et il m’a ennuyé : puisqu’il ne m’a rapporté que ce qu’on pouvait dire dans les entretiens des plus grands sots de la ville. J’ai jeté les mains sur un livre pour me désennuyer ; mais il ne me laissa pas lire : sa passion était celle de parler ; et toujours de lui-même.

Je n’ai pas osé allumer ma lampe, et l’obscurité étant prévue48, il s’est déterminé à accepter du pain, et un verre de vin de Chypre que je n’ai pas pu m’empêcher de lui offrir également que ma paillasse, qui était devenue le lit de tous les nouveaux arrivés. Le lendemain on lui porta un lit, et du linge, et à manger de la juiverie49. J’ai eu ce fardeau sur le corps presque trois mois, car le secrétaire du tribunal eut besoin avant que de l’envoyer aux quatre de lui parler plusieurs fois pour tirer au clair ses friponneries, et pour le forcer à défaire des contrats illicites qu’il avait faitsx à son trop grand avantage. Il me confessa lui-même d’avoir acheté du N. H. Dom. Mich. des rentes qui ne pouvaient appartenir à l’acheteur qu’après la mort du Ch. Ant…. son père50 : il ajouta qu’il était vrai que le vendeur y perdait cent pour cent ; mais qu’il fallait considérer que l’acheteur aurait perdu tout, si le fils fût mort avant le père.

Lorsque j’ai vu que ce mauvais camarade ne s’en allait pas je me suis déterminé à allumer ma lampe : il m’assura qu’il n’en dirait rien à personne, mais le bavard ne m’a tenu parole que jusqu’à son départ, car, quoique sans conséquence Laurent l’a su. La compagnie de cet homme me comblait de chagrin : je ne pouvais pas travailler à mon projet. Orgueilleux, fanfaron, timide, de temps en temps désespéré, fondant en larmes il prétendait de me faire faire les hauts cris d’accord avec lui en me démontrant que cette détention le perdait de réputation : je lui ai dit que pour la réputation il n’avait rien à craindre ; et il m’a remercié prenant mon brocard pour un compliment. Je me suis diverti un jour à le convaincre que son vice dominant était l’avarice, au point qu’il ne tiendrait qu’aux inquisiteurs de le faire rester en prison pour toute sa vie, s’ils eussent envie de se divertir en lui donnant de l’argent d’avance sous condition qu’il y resterait de bon gré pour un temps limité : il tomba d’accord que pour une somme considérable il pourrait se résoudre à rester pour un peu de temps ; mais que ce ne serait que pour se dédommager de ses pertes. Ce fut assez pour l’obliger à convenir que pour une plus grosse somme il renouvellerait la même condition au bout du terme convenu ; et au lieu de se mortifier il en a ri. Il était Talmudiste comme tous les Juifs qui existent aujourd’hui ; et il affectait de me faire voir qu’il était très attaché à sa religion en conséquence de son savoir. En examinant dans la suite de ma vie mon genre humain j’ai vu que la plus grande partie des hommes croit que le plus essentiel de la religion est le cérémonial.

Ce Juif extrêmement gras ne sortait jamais de son lit, et dans la nuit il lui arrivait de ne pouvoir pas dormir, tandis que je dormais assez bien. Il s’avisa une fois de me réveiller sur le plus beau de mon repos. Je lui ai demandé avec aigreur pourquoi il m’avait réveillé, et il me dit que ne pouvant pas dormir il me priait d’avoir la complaisance de causer avec lui, moyennant quoi il espérait qu’un doux sommeil viendrait à son secours. Surpris par un mouvement d’indignation je ne lui ai pas répondu d’abord ; mais dès que je me suis trouvé en état de lui parler avec douceur, je lui ai dit que j’étais persuadé que son insomnie était un vrai tourment, et que je le plaignais ; mais qu’une autre fois que pour s’en soulager il s’aviserait de me priver du plus grand bien dont la nature me permettait de jouir dans le grand malheur qui m’accablait, je sortirais de mon lit pour aller l’étrangler. Il ne me répondit pas. Ce fut la dernière fois qu’il me joua ce tour.

Je ne crois pas que je l’aurais étranglé ; mais je sais qu’il m’en donna la tentation. Un homme en prison qui dort tranquillement n’est pas en prison pendant son doux sommeil, et l’esclave ne sait pas d’y être ; tout comme les rois ne règnent pas alors : il doit donc regarder celui qui le réveille comme un bourreau qui vient le priver de sa liberté, et le replonger dans la misère : ajoutons qu’ordinairement le prisonnier qui dort rêve d’être en liberté, et que cette illusion lui tient lieu de réalité. Je me félicitais bien de n’avoir pas commencé mon travail avant l’arrivée de cet homme : il exigea positivement qu’on balaye : j’ai fait semblant d’en être malade ; et les archers n’auraient pas exécuté son ordre, si je m’y fusse opposé ; mais mon intérêt était de me montrer complaisant.

Le Mercredi saint, Laurent nous dit qu’après Terza Monsieur le secrétaire monterait pour nous faire la visite que de coutume l’on fait tous les ans avant Pâques aux prisonniers, tant pour mettre la tranquillité dans l’âme de ceux qui veulent recevoir le saint sacrement, comme pour savoir s’ils n’ont rien à dire contre le gardien ce qui ne m’inquiète pas, dit-il, car contre moi vous ne pouvez rien dire. Il nous dit donc de nous habiller complètement, car telle était l’étiquette. Il me dit, que si j’avais envie de faire mes Pâques je n’avais qu’à lui donner mes ordres. Je lui ai dit de me faire venir un confesseur.

Je me suis donc habillé en tout point, et le Juif en fit de même en prenant congé de moi, parce qu’il se sentait sûr que le secrétaire l’enverrait en liberté d’abord après lui avoir parlé : il me dit que son pressentiment était de l’espèce de ceux qui ne l’avaient jamais trompé : je l’en ai félicité. Le secrétaire arriva, on ouvrit le cachot, et le Juif sortit, se jeta à genoux, et je n’ai entendu que pleurs, et cris : cinq à six minutes après il rentra, et Laurent me dit de sortir. J’ai fait une profonde révérence à M. de Businello, et après je n’ai fait autre chose que le regarder : nul mouvement, et pas un seul mot : cette scène muette de part, et d’autre dura autant que celle de mon camarade. Le secrétaire me fit une inclination de tête d’un demi-pouce, et s’en alla. Je suis rentré d’abord pour me déshabiller, et mettre ma pelisse, car le froid me tuait. Le ministre du tribunal doit avoir employé toute sa force pour s’empêcher de rire en me voyant, car ma personne habillée très galamment, échevelée, et avec une barbe noire de huit mois avait de quoi faire rire le plus sérieux de tous les hommes. Le Juif s’étonna de ce que je ne lui avais pas parlé, et ne fut pas persuadé que je lui eusse beaucoup plus dit moi par mon silence, que lui avec ses lâches cris. Un prisonnier de mon espèce en présence de son juge ne devait ouvrir la bouche que pour répondre aux interrogations.

Le jour suivant un jésuite vint me confesser, et le samedi saint un prêtre de S. Marc vint m’administrer la sainte Eucharistie. Ma confession parut trop laconique au père qui l’écouta, et il trouva bon de me faire plusieurs remontrances avant que de me donner l’absolution. Il me demanda si je priais Dieu, et je lui ai répondu que je le priais depuis le matin jusqu’au soir, et depuis le soir jusqu’au matin, même en mangeant, même en dormant, puisque tout ce qui se passait dans mon âme, dans mon cœur, et dans mes agitations ne pouvait être, dans la situation où j’étais qu’une prière continuelle devant la divine sagesse : je lui ai dit que mes impatiences mêmes, et les égarements de mon imagination devenaient prières. Ce jésuite qui était un missionnaire directeur de la conscience d’un vieux célèbre sénateur homme de lettres, dévot, politique, et auteur d’ouvrages tous pieux, et tous extraordinaires, et inquisiteur d’état, fit un petit sourire, et paya mon doctrinal spécieux sur la prière avec un discours métaphysique d’un acabit qui ne cadrait aucunement avec celui du mien. J’aurais réfuté tout, si habile dans son métier, il n’eût pas eu le talent de m’étonner, et de me rendre plus petit qu’une puce par une espèce de prophétie qui m’en imposa : puisque, dit-il, c’est de nous que vous avez appris la religion que vous professez, exercez-la comme nous, et priez Dieu comme nous vous l’avons appris, et sachez que vous ne sortirez jamais d’ici que le jour dédié au saint votre protecteur. Après ces paroles il me donna l’absolution, et il partit. L’impression qu’elles me firent est incroyable : j’ai eu beau faire, mais elles ne voulurent jamais sortir de ma tête. J’ai passé en revue tous les saints que j’ai trouvés sur l’almanach.

S. Jacques de Compostelle dont je porte le nom devait naturellement être par moi regardé comme mon principal patron, mais comment pouvais-je le croire pendant que ce fut précisément dans le jour de sa fête que Messer grande vint enfoncer ma porte ? Si je devais prier le saint mon protecteur il me semblait que le jésuite aurait dû me le nommer : j’ai cru qu’il s’agissait de le choisir. Examinant l’almanach, j’ai jeté un dévolu sur le plus voisin, qui était S. Marc. S. Georges venait avant lui, saint de quelque renommée, mais j’ai cru de devoir confier beaucoup plus dans l’évangéliste, d’autant plus qu’en qualité de Vénitien j’avais droit de réclamer sa protection : je n’ai donc pas manqué de lui adresser mes vœux, mais sa fête passa, et me voyant encore là je me suis recommandé à l’autre S. Jacques dont on célèbre la fête avec S. Philippe, mais elle passa sans que je me visse exaucé. Je me suis alors adressé avec beaucoup de dévotion au saint Thaumaturge S. Antoine, dont j’avais visité le tombeau mille fois dans le temps de mes études à Padoue ; mais j’ai aussi espéré en vain. J’ai été ainsi d’un autre à un autre, et insensiblement je me suis accoutumé à espérer en vain, et la chaleur de mes prières diminua, mais non pas l’envie, ni la décision de m’enfuir : ce bonheur m’est arrivé, comme le lecteur verra, dans le jour de la fête du saint mon protecteur ; car s’il y en avait un il devait se trouver dans ce jour-là : je n’ai jamais su son nom ; mais c’est égal : je ne lui ai pas été pour cela moins reconnaissant. C’est ainsi que la prophétie du jésuite dut s’avérer. J’ai regagné ma liberté le jour de la Toussaints.

Deux, ou trois semaines après Pâques on me délivra du Juif ; mais ce pauvre homme ne fut pas renvoyé chez lui : on le mit aux quatre d’où il sortit quelques années après pour aller passer le reste de ses jours à Trieste.

D’abord que je me suis vu tout seul je me suis mis à mon ouvrage avec le plus grand empressement. J’avais besoin de l’achever, et de m’en aller avant qu’on m’emmenât quelque nouvel hôte qui eût voulu qu’on balaie. J’ai retiré mon lit, j’ai allumé ma lampe, je me suis jeté sur le plancher mon esponton à la main, après avoir étendu à côté de l’endroit une serviette pour recueillir les petits débris du bois que j’allais ronger avec la pointe du verrou : il s’agissait de détruire la planche à force d’y enfoncer le fer : ces fragments au commencement de mon travail n’étaient pas plus grands qu’un grain de froment : ces chicots dans la suite devinrent plus gros. La planche était du bois de Mélèze, de seize pouces de largeur : j’ai commencé à l’entamer à sa connexion à l’autre planche : il n’y avait ni clou, ni fer, et mon ouvrage était tout uni. Après six heures de travail j’ai noué ma serviette, et je l’ai placée de côté pour aller la videry le lendemain derrière le tas de cahiers qui était dans le fond du galetas. Les fragments de la rupture formaient un volume quatre à cinq fois plus grand de la cavité d’où je l’avais tiré : la courbe pouvait être de trente degrés d’un cercle : son diamètre était de dix pouces à peu près ; et je me suis trouvé très content de mon travail. J’ai remis mon lit à sa place ; et le lendemain en vidantz ma serviette j’ai reconnu que je n’avais pas motif de craindre que mes fragments fussent vus.

Le second jour j’ai trouvé sous la première planche, qui avait deux pouces d’épaisseur, une seconde planche, que j’ai jugée pareille à la première. N’ayant jamais eu le malheur d’avoir des visites, et étant toujours tourmenté de la crainte d’en avoir, je suis parvenu dans trois semaines à la parfaite dissolution de trois planches sous lesquelles j’ai trouvé le pavé incrusté de pièces de marbre qu’on nomme à Venise terrazzo marmorin. C’est le pavé ordinaire des appartements de toutes les maisons de Venise qui n’appartiennent pas à des pauvres gens : les grands seigneurs mêmes préfèrent le terrazzo au parquet. Je me suis vu consterné, lorsque j’ai trouvé que mon verrou n’y mordait pas : j’avais beau appuyer, et pousser, ma pointe glissait : cet incident m’abattait l’esprit. Je me suis souvenu d’Annibal qui selon Tite-Live s’était formé un passage à travers les Alpes en brisant à coups de hache les durs cailloux, qu’il rendait tendres à force de vinaigre ; chose que j’avais trouvée incroyable, non pas par la force de l’acide, mais par la prodigieuse quantité de vinaigre qu’il aurait dû avoir. Je croyais qu’Annibal avait réussi à cela acetta [par la hache], et non pas aceto [par le vinaigre], erreur que les premiers copistes de Tite-Live pouvaient avoir faite par incurie51. J’ai tout de même versé dans ma concavité une bouteille de fort vinaigre que j’avais, et le lendemain soit l’effet de ce vinaigre, soit une plus grande patience de ma part j’ai vu que j’en viendrais à bout ; car il ne s’agissait pas de briser les petits morceaux de marbre, mais de pulvériser par la pointe de mon esponton poussée le ciment qui les unissait : et je fus bien content, lorsque j’ai vu que la grande difficulté ne se trouvait que sur la surface. En quatre jours j’ai détruit tout ce pavé sans que la pointe de mon esponton s’endommageât : le lustre de ses surfaces était même plus beau.

Sous le pavé marmorin j’ai trouvé une autre planche comme je m’y attendais : ce devait être la dernière ; c’est-à-dire la première dans l’ordre de comble de tout appartement dont les poutres soutiennent le plafond : j’ai entamé cette planche avec quelque difficulté majeure à cause que mon trou était devenu de dix pouces de profondeur. Je me recommandais sans cesse à la miséricorde de Dieu. Les esprits forts qui disent que la prière ne sert à rien, ne savent pas ce qu’ils disent : je sais qu’après avoir prié Dieu je me trouvais toujours plus fort : il n’en faut pas davantage pour en reconnaître l’utilité : on prétend que cette augmentation de force soit un effet naturel de la matière rendue plus vigoureuse par la confiance qu’elle eut en sa prière ; et que cela se fait sans que Dieu s’en mêle : je réponds qu’une fois qu’on admet Dieu, Dieu doit se mêler de tout. Ceux qui ont une religion ont bien des ressources que les incrédules n’ont pas : les premiers y entendent peu, mais les derniers n’y comprennent absolument rien. Poursuivons.

Le vingt-cinq du mois de Juin, jour de la fête que la seule république de Venise célèbre en mémoire de la prodigieuse apparition de l’évangéliste S. Marc sous la forme emblématique d’un lion ailé dans l’église ducale vers la fin de l’onzième siècle, événement qui démontra à la sagesse du sénat qu’il était temps de remercier S. Théodore, dont le crédit n’était pas assez fort pour la faire réussir dans ses vues d’agrandissement, et de prendre pour son patron ce saint disciple de S. Paul, ou, selon Eusèbe, de S. Pierre, que Dieu lui envoyait. Dans ce même jour trois heures après midi, lorsque tout nu, et fondant en sueur, étendu sur mon ventre je travaillais dans le trou, où pour y voir j’avais ma lampe allumée, j’ai entendu avec un effroi mortel l’aigre craquement du verrou de la porte du premier corridor. Quel moment ! Je souffle la lampe, je laisse dans le trou mon esponton ; j’y jette dedans ma serviette ; je me lève ; je mets à la hâte les chevalets, et les planches du lit dans l’alcôve ; j’y jette dessus la paillasse, et les matelas ; et n’ayant pas le temps d’y mettre les draps, j’y tombe dessus comme mort dans le moment que Laurent ouvrait déjà mon cachot. Si j’eusse tardé un seul instant, on m’aurait surpris. Laurent allait me marcher sur le corps, si je n’eusse pas crié. À mon cri il recula tout courbé sous la porte, en disant avec emphase : Hélas ! mon Dieu ! je vous plains monsieur ; car on brûle de chaleur ici, comme dans une fournaise. Levez-vous, et remerciez Dieu qui vous envoie une excellente compagnie. Entrez, entrez illustrissime seigneur. Ce butor ne prend pas garde à ma nudité, et voilà l’illustrissime qui entre en m’esquivant tandis que ne sachant pas ce que je faisais, je ramasse mes draps, je les jette sur le lit, et ne trouve nulle part une chemise que la décence m’obligeait à me passer. Ce nouveau arrivé crut d’entrer dans l’enfer ; je n’avais pas encore pu voir sa physionomie. J’ai entendu une voix désolée s’écrier : Où suis-je ! où me met-on ? quelle chaleur ! quelle puanteur ! avec qui suis-je ? Laurent l’appela alors dehors, en me disant par la grille de mettre une chemise, et de sortir dans le galetas. Il dit d’abord au nouvel hôte qu’il avait ordre d’aller chez lui pour lui porter un lit, et tout ce qu’il lui ordonnerait, et que jusqu’à son retour il pouvait se promener dans le galetas avec moi, et que le cachot avec la porte ouverte se purgerait en attendant de la puanteur qui n’était que d’huile. Quelle surprise pour moi en l’entendant dire que la puanteur n’était que d’huile ! Effectivement elle venait de la lampe que j’avais éteinte sans la moucher. Laurent ne me faisait là-dessus aucune question : il savait donc tout : le Juif lui avait tout dit. Que je me suis trouvé heureux qu’il n’ait pas pu lui dire davantage. J’ai conçu dans ce moment-là quelque considération pour Laurent.

Après avoir vite mis une autre chemise des caleçons, des bas, et une légère robe de chambre je suis sorti. Le nouveau prisonnier écrivait avec du crayon ce qu’il voulait avoir. Ce fut lui qui dit le premier en me voyant : voilà C. ; et je l’ai reconnu d’abord pour l’abbé comte de F.52 bressan, âgé de vingt ans plus que moi, très noble dans ses procédés, assez riche, et aimé dans toutes les belles compagnies. Il vint m’embrasser, et lorsque je lui ai dit que j’aurais cru de voir là-haut tout le monde, excepté lui, il ne put pas retenir ses larmes, qui excitèrent les miennes : il finit de donner ses ordres, et nous restâmes seuls.

La première chose, que je lui ai diteaa, fut, qu’il me ferait le plus grand plaisir, lorsque son lit arriverait, en refusant mon offre de déplacer le mien pour placer le sien : la seconde prière que je lui ai faiteab, fut de ne pas exiger qu’on balaye : je lui ai promis de lui en dire les raisons à loisir. Je lui ai confié en attendant que la puanteur qu’il avait sentieac venait d’une lampe, que je possédais à l’insu de tout le monde, et que j’avais soufflée sans étouffer la fumée du lumignon, n’en ayant pas eu le temps à cause de son arrivée imprévue. Il me promit tout ce que je désirais, et se dit heureux d’avoir été mis avec moi. Il me dit que tout le monde ignorait mon crime, et que par conséquent, tout le monde voulait le deviner.

Plusieurs disaient que je m’étais fait chef d’une nouvelle religion, et que les inquisiteurs d’état ne m’avaient fait enfermer qu’à la réquisition de l’inquisition ecclésiastique. Autres disaient que Madame L. M.53 avait fait persuader par le ch. A. Moc.54 le tribunal à me faire arrêter, parce que je gâtais avec mes raisonnements ultramontains la bonne religion de ses trois fils, dont le premier est aujourd’hui P. de S. Marc55, et les deux autres membres à leur tour du C. de Dix56. Quelques-uns disaient que le conseiller Ant. C.57 inquisiteur d’état lors de ma détention, et protecteur du théâtre de Saint Ange m’avait fait enfermer en qualité de perturbateur du repos public, puisque je sifflais les comédies de l’abbé Chiari58, lié à la clique du N. H. Marcant Z.59 chef du parti de Goldoni : on assurait que si l’on ne m’eût pas fait enfermer j’allais tuer le même abbé à Padoue.

Toutes ces accusations avaient quelque fondement qui les rendait vraisemblables ; mais elles étaient toutes controuvées. Je n’étais pas assez soucieux de religion pour penser à en bâtir une nouvelle. Les trois fils de Madame L. M. remplis d’esprit étaient plus faits pour séduire que pour être séduits ; et M. de Cond. aurait eu trop à faire, s’il eût voulu faire enfermer tous ceux qui sifflaient Chiari. Pour ce qui regarde cet abbé, il était vrai que j’avais dit que je voulais aller à Padoue pour le tuer ; mais le père Origo60 illustre jésuite m’avait calmé en m’insinuant que je pouvais me venger de ce qu’il m’avait ridiculisé dans un mauvais roman, mais pas autrement que comme il est permis de se venger à un bon chrétien. Il me dit d’aller faire publiquement son éloge dans les cafés où il était connu. J’ai suivi son conseil, et j’ai trouvé la vengeance parfaite. D’abord que j’en avais dit du bien, tout le monde, en se moquant de mon éloge, prononçait contre lui des satires sanglantes. Je suis devenu l’admirateur de la profonde politique du père Origo.

Vers le soir on porta lit, fauteuil, linge, eaux de senteur, un bon dîner, et des bouteilles de bon vin à M. l’abbé, qui n’a pu rien prendre ; mais je ne l’ai pas imité. Depuis neuf mois que j’étais là, ce fut le premier bon repas que j’ai fait. On laissa mon lit là où il était, on ne balaya pas, on nous fit entrer, et nous restâmes seuls.

J’ai commencé par tirer hors du trou ma lampe, et ma serviette qui tombée dans la casserole s’était imbibée d’huile. J’en ai beaucoup ri. Un accident de peu de conséquence arrivé par une raison qui pouvait en avoir des tragiques, a droit de faire rire : j’ai mis tout en bon ordre ; j’ai bien nettoyé ma casserole qui était pleine de terrazzo ; je l’ai garnie de nouveau, et nous nous vîmes éclairés. J’ai beaucoup diverti mon cher compagnon en lui faisant le détail de la création de ma lampe. Nous avons passé la nuit sans dormir, non pas tant à cause d’un million de puces, qui nous dévoraient, comme de cent discours intéressants qui ne finissaient jamais. Mais lorsqu’il me vit curieux de savoir par quelle malheureuse aventure je possédais sa chère compagnie, voilà ce qu’il n’eut aucune difficulté de me dire, et que je crois de pouvoir publier au bout de trente-deux ans de silence.

« Hier à vingt heures nous montâmes dans une gondole, Madame Aless…61 le comte P. Mart., et moi, et arrivâmes à Fusine à vingt une : nous fûmes à Padoue à vingt-quatre pour voir l’opéra, et repartir d’abord après. Au second acte mon mauvais génie me fit aller à la salle du jeu, où j’ai vu le comte de Ros….62 ambassadeur de Vienne, et peu loin de lui Madame de R….63 dont le mari doit partir un de ces jours pour aller à la même cour en qualité d’ambassadeur de Venise ; j’ai fait ma révérence muette à Monsieur qui n’était pas en masque, et j’ai fait un compliment à Madame l’Ambassadrice ; et j’allais sortir lorsque M. de Ros. me dit tout haut : Vous êtes bien heureux de pouvoir parler à une si aimable dame ! ce n’est que dans des pareils moments que le personnage que je représente fait que le plus beau pays du monde devient ma galère. Dites-lui, je vous prie, que je la connais, et que les lois qui m’empêchent de lui parler ici n’auront aucune force à la cour de Vienne, où je la verrai l’année prochaine, et où je lui ferai la guerre. Madame de R…. qui vit que le comte parlait d’elle, me fit signe, et me demanda en riant ce qu’il avait dit : je lui ai redit le compliment, et elle m’ordonna de lui répondre qu’elle acceptait la déclaration de guerre, et que l’on verrait quel serait celui des deux qui saurait la faire à l’autre plus habilement. Je n’ai pas cru de commettre un crime en rendant cette réponse qui n’était qu’un compliment : j’ai perdu quelques sequins au pharaon, et j’ai rejoint ma compagnie. Après l’opéra nous fûmes manger un poulet, et nous retournâmes ici. Il était quatorze heures : je me suis d’abord rendu chez moi pour dormir jusqu’à vingt ; mais un homme me remit un billet, qui m’ordonnait d’être à la boussole à dix-neuf heures pour entendre ce que le circonspect P. B. secrétaire du conseil de X. avait à me dire. Étonné de cet ordre toujours de mauvais augure, et fort fâché de devoir y obéir, je me suis rendu à l’heure prescrite à la présence du ministre, qui sans me dire le moindre mot ordonna qu’on me dépose ici. Voilà tout. »ad

Rien n’était si innocent que cette faute ; mais il y a au monde des lois qu’on peut violer innocemment ; et les transgresseurs n’en sont pas moins coupables. Je lui ai fait compliment sur ce qu’il savait son crime, sur son crime et sur la forme de sa détention : et comme sa faute était fort légère, je lui ai dit qu’il ne resterait avec moi que huit jours, et qu’après une petite réprimande on lui dirait d’aller passer six mois chez lui à Bresse. L’abbé me dit sincèrement qu’il ne croyait pas qu’on le laisserait là huit jours : et voilà l’homme qui ne se sentant pas coupable ne peut pas concevoir qu’on puisse le punir : j’ai laissé qu’il se flatte, mais ce que je lui ai dit lui est arrivé au pied de la lettre. Je me suis bien déterminé à lui tenir bonne compagnie pour soulager de tout mon pouvoir la grande sensibilité que lui causait sa détention. Je me suis approprié son malheur au point d’oublier totalement le mien dans tout le temps qu’il passa avec moi.

Le lendemain à la pointe du jour Laurent porta du café, et dans un grand panier le dîner du comte abbé, qui ne concevait pas comment on pût supposer qu’un homme aurait envie de manger à cette heure-là : nous nous promenâmes dans le galetas tandis qu’on servit les autres ; on nous renferma après. Les puces, qui impatientaient l’abbé, furent la cause qu’il me demanda pourquoi je ne faisais pas balayer. Je n’ai pu souffrir ni qu’il me croie un cochon, ni qu’il imagine que j’eusse la peau moins sensible que la sienne : je lui ai tout découvert, et même fait voir. Je l’ai vu surpris, et mortifié de m’avoir d’une certaine façon forcé à lui faire cette importante confidence. Il m’encouragea à travailler, et à terminer l’ouverture dans la journée, s’il était possible pour me descendre lui-même, et retirer ma corde, puisque pour lui il ne se souciait pas de rendre son affaire plus grave par une fuite. Je lui ai fait voir le modèle d’une machine par laquelle j’étais sûr que lorsque je me serais descendu, je tirerais à moi le drap qui m’aurait servi de corde : c’était une petite baguette attachée par un bout à une longue ficelle. Mon drap ne devait être assuré au chevalet de mon lit que par cette baguette, qui devait entrer dans la corde par-dessous le chevalet des deux côtés : la ficelle maîtresse de la baguette devait aller jusqu’au plancher de la chambre des inquisiteurs, où d’abord que je me serais vu debout je l’aurais tirée à moi. Il ne douta pas de cet effet, et il m’en félicita, d’autant plus que cette précaution m’était indispensablement nécessaire, puisque si le drap eût dû rester là, il eût été le principal objet, qui aurait frappé la vue de Laurent, qui ne pouvait monter où nous étions sans passer par cette chambre : il m’aurait d’abord cherché, trouvé, et arrêté. Mon noble compagnon fut persuadé que je devais suspendre mon travail, car je devais craindre la surprise d’autant plus que je devais encore employer quelques jours pour achever ce trou qui devait coûter la vie à Laurent ; mais la pensée d’acheter ma liberté aux dépens de ses jours ne ralentissait pas mon empressement à me la procurer : j’en aurais agi de même quand la conséquence de ma fuite eût évidemment été la mort de tous les archers. L’amour de la patrie devient un vrai fantôme devant l’esprit d’un homme en prison.

Ma bonne humeur n’empêchait cependant pas mon cher camarade de tomber dans des quarts d’heure de tristesse. Il était amoureux de Madame Ales…, et il devait être heureux ; mais plus l’amant est heureux plus il devient malheureux si on l’arrache de l’objet qu’il aime. Il soupirait, les larmes sortaient de ses yeux malgré lui ; et obligé à convenir que ce qui le faisait gémir était quelque malheur qui n’existerait pas sans la prison, il m’avoua qu’il aimait, et me dit que l’objet de sa flamme était l’assemblage de toutes les vertus, ce qui ne permettait pas à son ardeur d’aller au-delà des bornes du respect le plus profond. Je le plaignais sincèrement, et je ne me suis jamais avisé de lui dire pour le consoler que l’amour n’est que bagatelle, puisque c’est une consolation désolante, que les seuls sots donnent aux amoureux : il n’est même pas vrai que l’amour ne soit que bagatelle. Je me suis plusieurs fois félicité là-dedans de ce que je n’étais pas amoureux ; et ma dernière pensée fut celle de la fille avec laquelle je devais aller déjeuner à sainte Anne le jour de ma capture.

Les huit jours que j’avais prédits passèrent bien vite : j’ai perdu cette chère compagnie ; mais je ne me suis pas laissé le temps de la regretter. Je n’ai jamais eu garde de recommander à cet honnête homme la discrétion : le moindre de mes doutes sur cet article m’aurait rendu coupable d’une insulte.

Le trois de Juillet, Laurent lui dit de se préparer à sortir à Terza, qui dans ce mois sonne à douze heures. Par cette raison il porta mon dîner. Celui de l’abbé suffisait pour quatre, quoiqu’il n’ait vécu que de soupe, de fruits, et de quelque verre de vin des Canaries. C’est moi qui fis dans ces huit jours une chère exquise, qui faisait un véritable plaisir à mon ami, qui admirait mon heureux tempérament. Nous passâmes les trois dernières heures dans les protestations de la plus tendre amitié. Laurent parut, descendit avec lui, et laissa mon cachot ouvert ; ce qui me fit juger qu’il allait d’abord revenir. Un quart d’heure après il reparut, fit emporter tout ce qui appartenait à cet aimable homme, et me renferma. J’ai passé toute la journée fort triste sans rien faire, et même sans pouvoir lire. Le lendemain Laurent me rendit compte des dépenses du mois de Juin et je l’ai vu attendri, lorsqu’ayant trouvé qu’il me restait quatre sequins, je lui ai dit que j’en faisais présent à sa femme. Je ne lui ai pas dit que c’était le loyer de ma lampe, mais il l’a peut-être pensé.

Entièrement adonné à mon travail j’ai passé sept semaines sans avoir jamais été interrompu, et le 23 d’Août j’ai vu mon ouvrage à sa perfection. La raison de cette longueur fut un incident très naturel. En creusant la dernière planche toujours avec la plus grande circonspection pour ne la rendre que fort mince ; parvenu très près de sa surface opposée, j’ai mis l’œil à un petit trou par lequel je devais voir la chambre ; et effectivement je l’ai vue, mais en même temps j’ai vu très peu distante du même petit trou qui n’était pas plus grand qu’une goutte de cire, une surface perpendiculaire d’environ huit pouces. C’était ce que j’avais toujours craint : c’était une des poutres qui soutenaient le plafond. Je me suis vu forcé à rendre le trou que j’avais fait plus grand du côté opposé à cette poutre ; car elle rendait le passage si étroit que ma personne d’assez riche taille n’aurait jamais pu y passer. J’ai dû rendre le trou plus grand d’un quart, craignant encore toujours que l’espace entre les deux poutres ne fût pas suffisant. Après l’ampliation, un second petit trou du même calibre, que j’ai fait, et où j’ai mis l’œil, me fit voir mon ouvrage, Dieu merci, réduit à sa perfection. J’ai bouché les petits trous pour empêcher que les petits fragments ne tombent dans la chambre des inquisiteurs, et qu’un rayon de lumière de ma lampe en y passant ne donnât indice de mon opération à quelqu’un qui aurait pu l’apercevoir.

J’ai fixé le moment de mon évasion dans la nuit précédantae la fête de saint Augustin, non pas tant parce qu’il y avait déjà plus de quatre semaines que je l’avais fait mon protecteur, comme parce que je savais que dans cette fête-là le grand conseil s’assemblait, et que par conséquent il n’y aurait pas de monde à la boussole contiguë à la chambre par laquelle je devais nécessairement passer en me sauvant. J’ai donc fixé de sortir dans la nuit du vingt-sept.

La journée du vingt-cinq, à midi il m’arriva ce qui me fait frissonner encore dans ce moment où je vais l’écrire. À midi précis j’ai entendu le glapissement des verrous : j’ai cru de mourir. Un violent battement de cœur, qui frappait plus que six pouces plus bas que sa région, me fit craindre mon dernier moment : je me suis jeté éperdu sur mon fauteuil. Laurent en entrant me dit, mettant sa tête à la grille, et avec un ton de jouissance : je viens, monsieur, vous porter une bonne nouvelle, dont je vous félicite. J’ai d’abord cru que c’était celle de ma liberté, car je n’en connaissais pas d’autre, qui pût être bonne ; et je me voyais perdu : la découverte du trou aurait fait révoquer ma grâce. Laurent entre, et me dit d’aller avec lui ; je lui réponds d’attendre que je m’habille : n’importe, me dit-il, puisque vous ne faites que passer de ce vilain cachot à un autre clair, et tout neuf où par deux fenêtres vous verrez la moitié de Venise, où vous pourrez vous tenir debout, où…. Mais je n’en pouvais plus, je mourais : je le lui ai dit : j’ai demandé du vinaigre en le priant d’aller dire à monsieur le secrétaire que je remerciais le tribunal de cette grâce, en le suppliant au nom de Dieu de me laisser là. Laurent me dit avec un grand éclat de rire que j’étais fou : que le cachot où j’étais s’appelait l’enfer, et que celui où il avait ordre de me mettre était délicieux. Allons, allons, ajouta-t-il, il faut obéir, levez-vous. Je vous donnerai le bras, et je vous ferai d’abord porter toutes vos hardes, et tous vos livres. Étonné, et en devoir de ne plus répliquer le moindre mot je suis sorti, et j’ai dans l’instant ressenti un petit soulagement en l’entendant ordonner à un des siens de le suivre avec mon fauteuil. Mon esponton était caché dans sa paille : c’était toujours quelque chose. J’aurais voulu me voir suivi par le beau trou que j’avais fait avec tant de peine, mais c’était impossible : mon corps allait, mais mon âme restait là.

Le bras appuyé sur l’épaule de cet homme qui par ses risées croyait d’exciter mon courage, j’ai descendu trois petits degrés après avoir passé deux étroits corridors : je suis entré dans une salle assez grande, et très éclairée, et à son extrémité dans le coin à ma main gauche je suis entré par une petite porte dans un corridor qui avait deux pieds de large, et douze de long, et deux fenêtres grillées à ma droite par où on voyait distinctement toute la partie de la ville qui était de ce côté-là jusqu’au Lido. La porte du cachot était au coin de ce corridor : j’ai vu une fenêtre grillée qui était vis-à-vis d’une des deux, de sorte que le prisonnier quoiqu’enfermé pouvait jouir en bonne partie de cette agréable perspective. Le plus important était que cette même fenêtre ouverte laissait entrer un vent doux, et frais qui était un vrai baume pour la pauvre créature qui devait respirer là-dedans principalement dans cette saison où l’air était brûlant. Je n’ai pas fait ces observations dans ce moment-là, comme le lecteur peut bien penser. D’abord que Laurent me vit dans le cachot il y fit placer mon fauteuil sur lequel je me suis d’abord jeté, et s’en alla en me disant qu’il allait me faire porter dans l’instant mon lit avec tout le reste.

Fin de la première partie

SECONDE PARTIE

Le stoïcisme de Zénon, l’ataraxie des Pyrrhoniens offrent au jugement des images fort extraordinaires. On les célèbre, on les met en dérision, on les admire, on s’en moque, et les sages n’accordent leurs possibilités, qu’avec des restrictions. Tout homme appelé à juger d’impossibilité, ou de possibilité morale a raison de ne partir jamais que de lui-même, car étant de bonne foi il ne peut admettre une force intérieure dans qui que ce soit à moins qu’il n’en sente le germe en soi-même. Ce que je trouve en moi sur cette matière est que l’homme par une force gagnée moyennant une grande étude peut parvenir à se défendre de crier dans les douleurs, et à se maintenir fort contre l’impulsion des premiers mouvements. Cela est tout. L’abstine, et le sustine [supporte et abstiens-toi]64 caractérisent un bon philosophe, mais les douleurs matérielles qui affligent le stoïcien ne seront pas moindres que celles qui tourmentent l’épicurien ; et les chagrins seront plus cuisants pour celui qui les dissimule que pour l’autre qui se procure un soulagement réel en se plaignant : l’homme qui veut paraître indifférent à un événement qui décide de son état n’en a que l’air, à moins qu’il ne soit imbécile, ou enragé. Celui qui se vante de tranquillité parfaite ment, et j’en demande mille pardons à Socrate. Je croirai tout à Zénon, lorsqu’il me dira d’avoir trouvé le secret d’empêcher la nature de pâlir, de rougir, de rire, et de pleurer.

Je me tenais sur mon fauteuil comme un homme extupéfait : immobile comme une statue, je voyais que j’avais perdu toutes les peines que je m’étais données ; et je ne pouvais pas m’en repentir ; je me trouvais destitué d’espoir, et je ne sentais autre soulagement que celui que je pouvais me procurer en ne pensant pas à l’avenir. Ma pensée s’élevait à Dieu, et l’état où j’étais me semblait une punition venantaf de lui directement de ce qu’après qu’il m’avait laissé le temps d’achever mon ouvrage, j’avais abusé de sa grâce en tardant trois jours à me sauver. J’en convenais ; mais en même temps j’accusais la punition de trop de sévérité, puisque je n’avais différé de trois jours que par prudente précaution. Pour brusquer la raison qui me fit fixer ma fuite au 27 il m’aurait fallu une révélation ; et la lecture de Marie d’Agreda ne m’avait pas fait devenir fou.

Une minute après que Laurent m’eut quitté, deux de ses gens me portèrent mon lit, c’est-à-dire les draps, les matelas, et la paillasse, et s’en allèrent pour prendre le reste ; mais deux heures entières s’écoulèrent sans que je visse personne, malgré que les portes de mon cachot fussent ouvertes. Ce retard me causait une foule de pensées, qui me rendaient stupide : je ne pouvais rien deviner, et je devais tout craindre : je tâchais de me mettre dans un état assez tranquille pour souffrir sans lâcheté tout ce qui pouvait m’arriver de plus horrible.

Outre les plombs, et les quatre les inquisiteurs d’état possèdent aussi dix-neuf prisons affreuses sous terre dans le même palais ducal, où ils condamnent ceux qui ont commis des crimes qui les ont rendus coupables de mort. Tous les juges de la terre ont toujours cru qu’en laissant la vie à celui qui a mérité la mort on lui accorde une grâce, quelle que soit l’horreur de la prison qu’on lui substitue. Ces dix-neuf prisons souterraines sont positivement des tombeaux ; mais on les appelle puits ; et la raison qu’on leur donne ce nom peut être bonne, car effectivement ils sont toujours inondés de deux pieds d’eau de la mer qui y entre par le même trou grillé par où ils reçoivent un peu de lumière : ces trous n’ont qu’un pied carré d’extension. Le prisonnier est obligé, à moins qu’il n’aime d’être toute la journée dans un bain d’eau salée jusqu’aux genoux, de se tenir assis sur un tréteau, où il tient aussi sa paillasse, et où l’on met à la pointe du jour son eau, sa soupe, et sa portion de biscuit qu’il doit manger d’abord qu’on la lui porte, puisque des rats de mer plus grands que ceux que j’ai connusag à la poutre iraient le lui arracher des mains. Dans cette terrible prison, où ordinairement les détenus sont condamnés jusqu’à leur dernière heure, et avec une nourriture pareille où il semble qu’un homme ne puisse vivre que cinq à six mois, plusieurs y vivent jusqu’à la vieillesse ; et on m’a assuré qu’un vieillard de quatre-vingts ans qui mourut dans ce temps-là y avait été mis à l’âge de quarante : persuadé d’avoir mérité la mort il se trouva peut-être heureux : il y a des gens qui ne craignent que la mort : c’était un espion qui dans la dernière guerre que la république eut contre le Turc l’année seize, partait de Corfou, entrait dans l’armée du grand Vizir pour découvrir ce qu’on y décidait, et pour en instruire M. le maréchal de Schoulenbourg qui défendait la forteresse : cet infâme était dans le même temps l’espion du grand Vizir. Dans ces deux heures d’attente je n’ai pas manqué de me figurer qu’on allait peut-être me transporter dans les puits. Dans un endroit où on se nourrit d’espérances chimériques on doit aussi avoir des craintes extrêmes. Le tribunal qui pouvait disposer de moi, maître de l’éminence, et de la profondeur du palais aurait fort bien pu envoyer à l’enfer quelqu’un qui aurait tenté de déserter du purgatoire.

J’ai enfin entendu le bruit d’une serrure, et les pas d’un furieux qui venait où j’étais. J’ai vu Laurent que la colère défigurait. Tout en rage, blasphémant Dieu, et tous les saints il commença par m’ordonner de lui donner la hache, et tous les instruments que j’avais employés à percer le pavé du cachot, et de lui dire quel était celui de ses gens qui me les avait portés. Sans bouger, et de sang-froid je lui ai dit que je ne savais pas de quoi il me parlait. Il ordonna alors à deux archers de me fouiller, ce que je n’ai pas permis en me mettant dans un instant tout nu. Il fit visiter mes matelas, et vider ma paillasse, et visiter jusque dans la cassolette puante : il prit entre ses mains le coussin de mon fauteuil, et n’y ayant trouvé rien de résistant il le jeta par dépit contre terre. Vous ne voulez pas m’avouer, dit-il, où sont les instruments avec lesquels vous avez rompu le plancher, mais vous serez forcé de le confesser à quelqu’un. Je lui ai répondu que s’il était vrai que j’eusse percé le plancher je ne pouvais avoir reçu les instruments que de lui-même, et les lui avoir rendus, s’il ne les trouvait pas. À cette réponse que ses gens, qu’il avait apparemment irrités applaudirent, il hurla, il donna de la tête contre la cloison, il pesta des pieds, j’ai cru qu’il allait devenir furieux. Il sortit suivi de ses archers, qui me portèrent d’abord mes hardes, mes livres, mes bouteilles, mon dîner qui était encore là depuis le grand matin, et tout ce qui m’appartenait excepté le morceau de pierre de touche, et ma lampe. Après cela il entra dans le corridor, et il ferma les vitres des deux fenêtres par où je recevais un peu d’air. Moyennant cela je me suis trouvé, dans le plus ardent de l’été enfermé comme hermétiquement dans un très petit lieu où l’air ne pouvait entrer par aucune autre ouverture. J’avoue qu’après son départ je me suis trouvé quitte à bon marché. Malgré l’esprit de son métier il n’a pas pensé à visiter le fauteuil ; et en me trouvant encore possesseur de mon verrou j’ai poursuivi à y compter dessus sans avoir cependant dans ma tête aucun projet.

La grande chaleur, et le bouleversement de la journée m’empêchèrent de dormir. Le lendemain de bonne heure il me porta du vin qui était devenu vinaigre, de l’eau mauvaise, de la salade pourrie, et de la viande puante : il ne fit pas nettoyer, et n’ouvrit pas les fenêtres, lorsque je lui ai dit de les ouvrir. Une cérémonie extraordinaire qu’on commença à exercer ce jour-là fut l’emploi d’un archer qui avec une barre de fer faisait le tour de mon cachot, et frappait partout sur le plancher, et sur les cloisons pour découvrir s’il n’y avait rien de rompu, et on retirait tous les matins le lit pour faire cette même fonction. J’ai observé que l’archer qui donnait ces coups de barre ne frappait jamais sous le plafond. Cette observation me fit en peu de jours enfanter le projet de sortir de là par le haut ; mais pour rendre mon projet mûr il fallait des combinaisons qui ne dépendaient pas de moi ; car je ne pouvais rien faire qui ne fût exposé à la vue. La moindre égratignure serait sautée aux yeux de chacun des archers qui entraient dans mon cachot tous les matins.

J’ai passé une cruelle journée. La chaleur forte commença vers midi : je croyais positivement d’étouffer : mon cachot était devenu une véritable étuve. Il me fut impossible de manger, ou de boire, car tout était corrompu : la faiblesse causée par la chaleur, et par la sueur qui sortait de tout mon corps à grosses gouttes ne me permettait ni de marcher, ni de lire. Mon dîner le lendemain fut le même, et la nouvelle puanteur du veau qu’il me porta, et qui était encore chaud vint d’abord à mon odorat. Je lui ai demandé s’il avait ordre de me faire mourir de faim, et de chaleur ; et sans me répondre le moindre mot il s’en alla. Le jour suivant ce fut la même chose. Je lui ai dit de me donner du crayon, puisque je voulais écrire quelque chose à M. le secrétaire ; et sans me répondre il s’en alla. J’ai mangé la soupe par dépit, et trempé du pain dans du vin de Chypre pour me conserver en force, et pour le tuer le lendemain en lui enfonçant mon esponton dans le cou : cela était devenu si sérieux que je trouvais que je n’avais point d’autre parti à prendre. Mais le lendemain au lieu d’exécuter mon projet je me suis contenté de lui jurer de le tuer, lorsque l’on me remettrait en liberté : il en a ri, et sans me répondre il s’en alla. J’ai commencé à croire qu’il en agissait ainsi par ordre du secrétaire, auquel il avait peut-être déclaré la fracture. Je ne savais que faire ; ma patience luttait avec le désespoir : je me sentais mourir d’inanition, et réellement j’allais succomber.

Ce fut le huitième jour qu’avec une voix foudroyante, et toujours à la présence de ses archers je lui ai demandé compte de mon argent en l’appelant infâme bourreau. Il me répondit qu’il me portera mon compte dans le jour suivant ; mais avant qu’il fermât le cachot j’ai embrassé avec violence le baquet des immondices, et je lui ai fait voir par ma posture que j’allais le verser dans le corridor s’il ne me le faisait pas changer d’abord. Il ordonna alors à un archer de le porter dehors, et l’air étant devenu infecté il se détermina à ouvrir une fenêtre ; mais lorsque l’archer me porta dedans le nouveau baquet il la referma en sortant. J’ai crié comme un possédé, mais en vain. Telle était ma situation, et ayant vu que ce que j’avais obtenu avait été l’effet des injures que je lui avais ditesah, j’ai décidé de le traiter encore plus mal le lendemain.

Mais le lendemain ma fureur se calma. Avant que de me présenter mon compte il me donna un panier de citrons que M. de Br…. m’envoyait, et j’ai vu une grande bouteille d’eau que j’ai jugée bonne, et dans mon dîner un poulet qui avait bonne mine : outre cela un archer ouvrit les deux fenêtres. Lorsqu’il m’a présenté mon compte je n’ai jeté l’œil que sur la somme qui me restait pour lui dire que j’en faisais présent à sa femme, un sequin excepté que je distribuais à ses gens, dont deux là présents me remercièrent.

Resté seul avec moi, voici le discours qu’il me tint d’un air assez serein : Vous m’avez déjà dit, Monsieur, que c’est de moi-même que vous avez reçu l’instrument avec lequel vous avez fait l’énorme trou dans l’autre cachot, ainsi je n’en suis plus curieux ; mais pourrais-je à titre de grâce savoir qui vous a donné le nécessaire pour vous faire une lampe ? Vous-même lui ai-je répondu. Je ne croyais pas, répliqua-t-il, que l’esprit consistât dans l’effronterie. Je ne mens pas, lui dis-je d’un ton ferme, c’est vous qui m’avez donné avec vos propres mains tout ce qu’il me fallait pour me composer une lampe.

Je lui ai alors expliqué comment je m’y étais pris ; et lorsqu’il se vit convaincu il donna de ses mains contre la tête, et me demanda, si je le pouvais convaincre aussi de m’avoir donné les instruments pour rompre le plancher, et je lui ai dit qu’oui, mais qu’il ne saurait jamais comment qu’en présence du secrétaire du tribunal. Il me pria alors de penser qu’il avait des enfants, et il s’en alla. Je fus bien enchanté d’avoir trouvé le moyen de me faire craindre de cet homme auquel il était décidé que je dusse coûter la vie : je fus alors convaincu que son propre intérêt le forçait à tenir caché au ministre du tribunal ce que j’avais fait. Le petit vent qui soufflait tous les jours, et qui toujours à la même heure entrait chez moi me rendit la force, et l’appétit.

J’ai ordonné à Laurent de m’acheter les œuvres du marquis Maffei65 : cette dépense lui déplaisait, et il n’osait pas me le dire. Il me demanda quel besoin je pouvais avoir de livres pendant que j’en avais là plus de cinquante : je lui dis que je les avais tous lus, et qu’il me fallait du nouveau. Il me répondit que, si je voulais en prêter à quelqu’un, il m’en ferait prêter aussi, et que moyennant cela je m’occuperais à une lecture toute neuve sans dépenser le sou. Je lui ai opposé que les livres qu’on pourrait me prêter seraient peut-être des romans frivoles dont je n’aimais pas la lecture : il me répliqua d’un air piqué que je me trompais, si je croyais d’être la seule bonne tête qu’on tenait enfermée là-haut, et il ajouta que je m’étonnerais, si je susse quelles étaient les personnes qui partageaient mon même sort. J’ai alors contrefait l’homme pénétré de respect, et sans perdre une minute j’ai pris le premier tome de la chronologie du père Petau, et je lui ai dit de me porter en échange un autre livre d’égale importance : quatre minutes après il me porta le premier tome de Wolff66 en latin ; et très content j’ai retiré l’ordre que je lui avais donné de m’acheter Maffei. Charmé de m’avoir fait entendre raison sur cet article, il s’en alla.

Moins ravi de m’amuser à cette savante lecture que de saisir l’occasion d’entamer une correspondance avec quelqu’un qui aurait pu m’aider au projet de fuite que dans ma tête j’avais déjà ébauché, j’ai feuilleté le livre, et j’y ai trouvé une demi-feuille de papier sur lequel j’ai lu dans six bons vers la paraphrase de ces mots de Sénèque : calamitosus est animus futuri anxius [l’esprit inquiet de l’avenir est malheureux]67. J’en ai fait d’abord six autres, et n’ayant pas de crayon je me suis servi du suc de mûres noires au lieu d’encre, et m’ayant laissé croître l’ongle du petit doigt de ma main droite pour me polir les oreilles, j’y ai fait la pointe, et je m’en suis servi comme d’une excellente plume, en mettant le petit doigt entre le pouce, et l’index. Enchanté de ma belle invention j’ai fait le catalogue des livres que j’avais, et je l’ai placé dans le dossier du même livre. Tous les livres reliés en carton en Italie ont sous la reliure par-derrière une espèce de poche. Sur le même livre là où l’on écrit le titre j’ai écrit : latet quaere [il y a quelque chose de caché : cherche]. Impatient de recevoir une réponse j’ai dit à Laurent dans le matin du jour suivant que j’avais déjà lu tout le livre, et que la même personne me ferait plaisir à m’en envoyer un autre. Laurent me porta sur-le-champ le second tome de Wolff. Il me dit que la personne n’avait pas voulu différer pour me faire un si petit plaisir. J’en fus fâché ; car je désirais une réponse.

D’abord que je fus seul j’ai ouvert le livre, et j’y ai trouvé une courte lettre en latin sur laquelle j’ai lu : nous deux qui sommes ensemble dans cette prison, ressentons le plus grand plaisir que l’ignorance d’un avare nous procure un avantage sans exemple. Moi qui écris suis Marin Balbi68 noble vénitien régulier somasque. Mon compagnon est le comte André Asquin69 noble d’Udine capitale du Frioul. Il m’ordonne de vous dire que vous êtes le maître de disposer de tous ses livres, dont vous trouverez le catalogue dans le dossier, et nous vous recommandons les plus grandes précautions pour que Laurent ne parvienne jamais à découvrir notre correspondance s’il vous plaira que nous l’entretenions. L’uniformité de notre idée de placer des billets dans le derrière des livres me parut singulière, et singulière la recommandation de précaution tandis que sa petite lettre était entre une feuille et l’autre, où Laurent l’aurait d’abord trouvée, s’il eût ouvert le livre : il est vrai qu’il ne savait pas lire ; mais naturellement il aurait gardé la lettre, et aurait été chercher quelqu’un qui lui en aurait déclaré le contenu, et notre correspondance aurait fini en naissant. J’ai d’abord décidé que le père Balbi devait être un personnage auquel je ne devais céder qu’à l’égard de sa naissance, et à cause de son sacré caractère70.

J’ai trouvé le catalogue, et j’ai d’abord amplement répondu à cette lettre sur la moitié de la feuille du catalogue. Je leur ai dit mon nom : je leur ai écrit l’histoire de ma détention, et l’espoir que j’avais de sortir bientôt, car je ne pouvais être là que pour des bagatelles : je ne leur ai rien dit de la fraction du pavé. J’ai envoyé un livre le lendemain, et j’en ai reçu un autre, où j’ai trouvé une lettre du père Balbi de seize pages : le comte Asquin ne m’a jamais écrit. Ce moine m’écrivit l’histoire cause de son infortune. Il était sous les plombs depuis quatre ans, parce qu’il avait eu plusieurs bâtards, qu’il avait voulu reconnaître pour ses fils naturels en les faisant baptiser sans aucune réserve sous son nom. Le père supérieur l’avait corrigé la première fois ; l’avait menacé la seconde ; mais à la troisième il avait porté ses plaintes au tribunal, qui l’avait fait enfermer ; et le supérieur lui envoyait son dîner tous les matins. Il employait quatre pages à se défendre où il disait mille pauvretés : entre autres il soutenait que ni son supérieur, ni les inquisiteurs d’état pouvaient avoir des droits sur sa conscience, et que par conséquent ce qu’ils exerçaient sur lui n’était que tyrannie, et violent despotisme : il disait que sachant en conscience que ses enfants étaient de lui il ne pouvait pas les frustrer des avantages qu’ils pouvaient retirer de son nom ; et qu’un homme d’honneur ne pouvait envoyer à l’hôtel-Dieu (qui à Venise s’appelle la Pietà) que ceux nés d’inceste, dont la qualité connue pouvait causer du scandale. Il ajoutait que les trois mères de ces enfants, quoique pauvres, et obligées pour vivre à faire le métier de femmes de chambre, étaient respectables, parce qu’on ne pouvait rien dire contre leurs mœurs avant qu’elles ne l’eussent connu, et que l’erreur que l’amour leur avait fait commettre avec lui, étant devenue notoire, le moindre dédommagement, qu’il leur devait, était celui de reconnaître pour siens les fruits de leur commerce pour empêcher la calomnie de les attribuer à d’autres ; il finissait par dire qu’il ne pouvait pas démentir la nature en agissant autrement qu’en père. Après m’avoir dit beaucoup de mal de son supérieur, il ajoutait qu’il n’y avait point de risque qu’il pût jamais devenir coupable de la même faute, parce que sa tendresse pieuse ne se déclarait que vis-à-vis de ses écoliers, qui étaient les objets de toutes ses attentions.

À la lecture de cette longue lettre j’ai connu mon homme : original, vicieux, sophistique dans son raisonnement sans le savoir, libertin, méchant, sot, et ingrat, parce qu’après m’avoir dit qu’il serait fort malheureux sans la compagnie du vieillard qui avait des livres, et de l’argent, il employait deux pages à la description de ses défauts, et de ses ridicules. Hors de ces prisons je n’aurais pas répondu à un homme d’un pareil caractère ; mais là-haut j’avais besoin de tirer parti de tout. Dans le dossier du livre j’ai trouvé deux plumes, de l’encre de la Chine, et deux feuilles de papier dans le livre ; ce qui me mit en état d’écrire avec toute ma commodité.

Tout le reste de sa longue lettre contenait l’histoire de tous les prisonniers qui étaient sous les plombs, et de ceux qui y avaient été, et qui étaient sortis depuis les quatre ans qu’il était là. Il me rendit compte que l’archer nommé Nicolas lui portait en cachette tout ce qu’il voulait acheter, et l’informait du nom de tous les détenus, et de ce qu’il arrivait dans tous les autres cachots ; et pour m’en convaincre il me disait l’histoire du trou que je devais avoir fait dans le cachot où j’étais, et d’où l’on ne m’avait tiré que pour y loger le patricien Pr…. G. C.71 qui y fut mis le lendemain de ma sortie : il me disait que Laurent avait passé les deux heures qu’il m’avait laissé seul à chercher un menuisier, et un serrurier pour faire remplir, et ferrer le trou, en prenant la liberté d’intimer à ces artisans le silence sous peine de la vie. Nicolas l’avait assuré qu’un seul jour plus tard je m’en serais allé par un moyen qui aurait fait beaucoup parler, et qu’on aurait fait étrangler Laurent, puisqu’il était tout simple, que quoiqu’il ait voulu paraître surpris à la vue du trou, et qu’il ait fait semblant d’être fâché contre moi, il ne pouvait être que d’accord, car ce ne pouvait être que lui qui m’eût donné les instruments pour rompre, et qu’on n’avait jamais pu trouver, parce qu’adroitement je devais les lui avoir rendus. Nicolas lui avait dit aussi que M. de Br…. avait promis à Laurent mille sequins à l’événement72 de ma fuite, qu’il avait espéré de gagner sans rien risquer en comptant sur la protection de S. E. D….73 qui protégeait sa femme ; et que tous les archers étaient sûrs qu’il trouverait quelque moyen de me procurer la fuite sans risquer de perdre son emploi : il lui avait dit qu’ils n’osaient pas faire savoir à M. le secrétaire toutes ses malversations, parce qu’ils craignaient qu’en se tirant d’affaire il ne leur fît perdre leur pain. Le père Balbi finissait sa lettre par me prier d’avoir confiance en lui, et de lui conter toute l’histoire du plancher percé, et de qui j’avais reçu les instruments, en m’assurant qu’il serait discret autant qu’il était curieux. Je ne doutais pas de sa curiosité, mais sur sa discrétion j’avais des doutes : les demandes qu’il me faisait le déclaraient déjà pour le plus indiscret des hommes. J’ai vu qu’il fallait le ménager, et que j’aurais pu facilement réduire un être dans ce goût-là à faire tout ce que j’aurais voulu pour me procurer la liberté.

J’ai passé toute la journée à lui répondre ; mais un fort soupçon me fit différer à lui envoyer ma réponse. Il m’est venu dans l’esprit que ce commerce épistolaire aurait pu être un artifice de Laurent pour parvenir à savoir où étaient les instruments avec lesquels j’avais rompu le plancher. Je lui ai donc écrit une très courte lettre en lui disant qu’un fort grand mal à la tête m’empêchait de lui répondre en détail ; mais qu’en attendant je croyais de devoir satisfaire à sa curiosité en lui disant qu’un grand couteau avec lequel j’avais fait le trou se trouvait sous la hauteur d’appui de la fenêtre du corridor, où je l’avais caché d’abord que je m’étais vu seul dans le nouveau cachot, et où Laurent n’avait pas regardé, et que je ne savais plus que faire de ce couteau. Cette fausse confidence mit en trois jours de temps mon esprit en paix, car, si l’on eût intercepté mes lettres le gardien aurait visité la fenêtre ; mais je n’ai rien vu d’extraordinaire.

Le père Balbi m’écrivit qu’il savait que je pouvais avoir ce gros couteau, car Nicolas lui avait dit qu’on ne m’avait point fouillé avant que de m’enfermer. Il lui avait dit que Laurent s’était informé que les hommes de Messer grande n’avaient pas visité mes poches, et qu’il était persuadé que j’avais des armes : il disait qu’il ne se crut pas obligé à me fouiller, car en me recevant des mains de Messer grande il devait supposer que ce devoir avait été exécuté, et que dans le cas que ma fuite me fût réussie cette circonstance aurait pu le sauver, et que tout le blâme serait tombé sur l’autre : l’autre aurait dit que m’ayant vu dans mon lit, et m’habiller à sa présence il n’avait pas besoin de me faire fouiller, car il était sûr que je n’avais rien. Il finissait sa lettre par me dire, que je pouvais me fier à Nicolas, et lui envoyer mon couteau. Ce moine était un curieux qui voulait tout savoir, et cet archer Nicolas, dont la passion dominante devait être l’indiscrétion, faisait toutes ses délices. Ses lettres m’amusaient en même temps qu’elles me découvraient ses défauts. Il me dit que le comte Asquin était un homme de soixante et dix ans, incommodé par un fort gros ventre, et par une jambe qui cassée jadis, et mal raccommodée le rendait boiteux. N’étant pas riche il exerçait dans Udine le métier d’avocat, et il défendait l’ordre des paysans, que celui des nobles voulait priver du droit de suffrage dans les assemblées provinciales : les prétentions des paysans troublaient la paix publique, et les nobles eurent recours au tribunal qui ordonna au comte Asquin d’abandonner leur clientèle ! Il avait répondu que le code municipal l’autorisait à défendre la constitution, et il désobéit. Les inquisiteurs d’état le firent enlever malgré le code, et le logèrent sous les plombs où il y avait cinq ans qu’il s’amusait à lire, et à attendre le moment de sa liberté. Il avait comme moi cinquante sous par jour, et il avait le privilège de manier son argent ; ce qui l’avait mis en état d’amasser quelques douzaines de sequins, puisqu’il ne dépensait pour vivre que dix à douze sous par jour. Ce moine qui n’avait jamais le sou me disait à ce propos beaucoup de mal de son camarade que comme de raison il accusait d’avarice. Il me fit savoir que dans le cachot vis-à-vis du mien il y avait deux frères du pays des sept communes qui étaient là-dedans par inobéissance aussi, dont l’aîné était devenu fou furieux au point qu’on le tenait lié. Dans un autre cachot il y avait deux notaires publics. Un comte véronais de la maison de Pind….74 avait été enfermé pour huit jours pour n’avoir pas obéi à un ordre qu’il avait reçu de se présenter. Nicolas lui avait dit que ce seigneur avait eu des grandes distinctions : on avait permis à ses domestiques de lui consigner ses lettres en mains propres.

Lorsque mes soupçons furent dissipés l’état de mon âme me fit raisonner ainsi. Je voulais me procurer la liberté : l’esponton, que j’avais, était excellent ; mais il était impossible que je m’en servisse, parce que tous les matins mon cachot était frappé par des coups de barre à tous les coins excepté au plafond : je ne pouvais donc penser qu’à sortir par le plafond en le faisant rompre par-dessus : celui qui l’aurait rompu aurait pu se sauver avec moi en m’aidant à faire un trou dans le grand toit du palais dans la même nuit. Je pouvais me flatter d’en venir à bout ayant un compagnon à l’ouvrage. Lorsque j’aurais été sur le toit, j’aurais vu ce qu’il y avait à faire : il fallait donc se résoudre, et y aller. Je n’ai vu que ce moine qui à l’âge de trente-huit ans, quoique mal pourvu de bon jugement, aurait pu exécuter toutes mes instructions. Il fallait donc me déterminer à lui confier tout, et penser au moyen de lui envoyer mon verrou. J’ai commencé par lui demander s’il désirait sa liberté, et s’il se sentait disposé à tout faire pour se la procurer en se sauvant avec moi. Il me répondit que tant lui que son compagnon seraient prêts à tout faire pour briser leurs chaînes ; mais qu’il était inutile de penser à ce qui était impossible : il me faisait ici un long détail des difficultés dont il remplissait quatre pages, et que je n’aurais jamais fini, si j’eusse voulu les aplanir. Je lui ai répondu que toutes ses difficultés ne me paraissaient que fort légères, et qu’absolument je ne voulais pas confier au papier leur résolution ; et que s’il voulait me promettre d’exécuter mes instructions je lui promettais la liberté. Il me répondit qu’il était prêt à tout.

Je lui ai alors écrit que je penserais au moyen de lui envoyer le véritable instrument que je possédais pour rompre qui n’était pas un couteau : qu’avec cet instrument il percerait le toit de son cachot, il y monterait dessus, il irait au mur qui nous séparait, il le percerait, il le passerait, il se trouverait sur le toit de mon cachot, il le romprait, j’en sortirais, et pour lors me trouvant avec lui, et avec le comte nous romprions le grand toit du palais, soulèverions les plaques de plomb, et que dès que nous serions sur le grand toit celle de descendre pour nous trouver libres dans les rues de Venise serait mon affaire. Il me répondit qu’il était prêt à tout, mais que j’allais entreprendre un ouvrage impossible : et ici avec cent mais il me faisait l’énumération des impossibilités qui rigoureusement n’étaient que des difficultés : je lui ai répondu que j’étais sûr de mon fait, et que, s’il voulait se sauver avec moi, il n’avait qu’à commencer à exécuter mes instructions, dont la première était de faire acheter par Laurent quarante à cinquante images de saints sur papier, et sous prétexte de dévotion d’en couvrir toutes les cloisons du cachot, et avec les plus grandes le plafond, et que je ne lui dirais pas davantage, que lorsqu’il aurait exécuté cette première commission. J’avais reconnu qu’il m’était nécessaire d’en agir ainsi avec cet homme qui ne savait faire l’habile vis-à-vis de moi que par des raisonnements, dont le fond n’était que timidité, et obstacles que selon mon calcul il fallait brusquer ; il les mettait en ligne de compte : c’était le vrai moyen de ne se déterminer jamais.

J’ai ordonné à Laurent de m’acheter la nouvelle Bible qu’on avait imprimée en grand in-folio, où il y avait, outre la vulgate, et le nouveau testament la version aussi des septante. J’ai pensé à ce livre dont le grand volume me faisait espérer de pouvoir y placer mon esponton, et de l’envoyer ainsi au moine ; mais lorsque je l’ai eu, et que j’ai essayé je suis devenu triste, et rêveur. J’ai trouvé que le verrou avait deux pouces de longueur plus que la Bible. Le moine m’avait écrit que le cachot était déjà tout tapissé comme je l’avais prescrit, et que Laurent leur avait dit que j’avais acheté ce grand livre, et qu’ils l’avaient prié de leur en procurer la lecture à ma commodité : effectivement il me le demanda, et je lui ai dit que pour trois ou quatre jours j’en avais besoin moi-même.

Je ne trouvais pas de remède à la longueur excédente du verrou : il aurait fallu la forge pour le raccourcir, et je ne pouvais pas prétendre que Laurent dût devenir aveugle pour ne pas voir l’excédent de la machine qui ne pouvait sortir du dossier du livre sans lui sauter aux yeux : il fallait pourtant le trouver cet heureux moyen, et s’il existait en nature on ne pouvait le trouver qu’à force d’y penser. J’ai communiqué mon embarras au père Balbi : il me répondit le lendemain, en se moquant de l’infécondité de mon imagination, que le moyen était tout simple. Laurent leur avait dit que j’avais une belle pelisse : il me disait qu’ils s’en montreraient curieux, et qu’ils me feraient prier de la leur faire voir : que je n’avais donc qu’à y mettre dedans l’esponton, et la leur envoyer pliée ; que naturellement Laurent la leur porterait sans la déplier, et qu’adroitement il en tirerait dehors l’esponton, et qu’il me la renverrait d’abord.

Malgré que le style du moine m’ait piqué, la hardiesse de ce projet ne m’a pas déplu : j’avais des preuves de la bêtise de Laurent ; mais je trouvais trop naturel qu’il déployât la pelisse lui-même en entrant dans le galetas, comme pour la leur faire mieux regarder, d’autant plus que leur cachot n’était pas bien clair : le verrou serait tombé sur le plancher. J’ai cependant écrit au moine que j’adoptais son projet, et qu’il n’avait qu’à me faire demander la pelisse. Laurent le lendemain me pria d’excuser la curiosité de la personne qui me prêtait des livres, qui désirait de voir ma pelisse. Je la lui ai donnée sur-le-champ très bien pliée en lui disant de me la rapporter d’abord : mais j’espère que le lecteur ne pensera pas que j’aie été assez bête pour y mettre dedans le verrou : il me la rapporta deux minutes après en me remerciant. Je lui ai dans le même moment ordonné pour le jour de la saint Michel trois livres de macaroni dans une chaudière d’eau bouillante sur un grand réchaud : je lui ai dit que je voulais en assaisonner moi-même deux plats, un le plus grand qu’il eût dans sa maison, dont je voulais régaler les dignes personnes qui me donnaient des livres, l’autre de moyenne grandeur pour moi : je lui ai dit que je voulais fondre le beurre moi-même, et y mettre le fromage parmesan qu’il me porterait tout râpé. J’ai décidé de mettre le verrou dans le dossier de la Bible, en y plaçant dessus le grand plat de macaroni, dont le beurre abondant dans lequel ils devaient nager aurait engagé les yeux de Laurent tellement qu’il n’aurait pas osé les en détacher pour prendre garde aux extrémités du dossier du livre : le plat devait être si plein qu’il devait craindre d’en verser sur le livre.

Le lendemain du jour que j’ai envoyé la pelisse, j’ai bien ri. Le père Balbi inquiet, et tremblant m’écrivait que Laurent était entré dans leur galetas en tenant la pelisse déployée, et que, quoiqu’il n’eût fait semblant de rien, il dut certainement avoir trouvé, et gardé l’esponton. Il me disait qu’il était au désespoir de devoir se reconnaître pour la cause de cet irréparable malheur ; il me reprochait cependant de n’avoir pas réfléchi un peu avant que d’adopter son projet. Je lui avais déjà écrit le même matin qu’il n’y avait rien dans la pelisse, et que je ne la lui avais envoyée tout de même que pour lui faire voir qu’il pouvait se fier à moi, et être sûr pour l’avenir qu’il n’avait pas affaire à un étourdi. Je lui ai en même temps communiqué mon projet pour le jour de la S. Michel, et je lui ai recommandé toute l’adresse dans le moment où il recevrait le plat sur le livre des mains de Laurent, car ce passage des mains à mains devait être le moment le plus critique pour la fatale découverte du verrou. Je lui ai dit de se bien garder de jeter ses yeux impatients sur les deux bouts du livre, puisque par nature les yeux de Laurent se tourneraient alors vers le même endroit, et il verrait l’excédent, et tout serait perdu.

La veille de cet heureux jour, j’ai enveloppé l’esponton dans du papier, et je l’ai enfoncé dans le dossier du livre ; et au lieu de laisser l’excédent de deux pouces d’un côté, je l’ai divisé en deux : il sortait la mesure d’un pouce à droite, et d’un pouce à gauche : n’y ayant aucune raison pour que Laurent doive regarder les coins du livre plus d’un côté que de l’autre, j’ai cru en divisant cet excédent de diminuer le danger de la moitié.

Laurent parut de grand matin avec une grande chaudière où les macaronis bouillonnaient : j’ai d’abord mis le beurre sur le réchaud pour le fondre, et j’ai préparé mes plats arrosés de fromage : j’ai pris la cuillère percée, et j’ai commencé à les remplir en y mettant dessus à chaque main beurre, et fromage, et je n’ai cessé, que lorsque le grand plat destiné au moine ne pouvait en contenir davantage. Le beurre allait jusqu’aux extrémités de ses bords. Le diamètre de ce plat était quasi le double de la largeur de la Bible. Je l’ai pris, et je l’ai placé sur le grand livre que j’avais à la porte de mon cachot, et en le prenant au-dessus de mes mains avec le dossier tourné vers Laurent je lui ai dit d’allonger ses bras, et d’étendre ses mains : c’est là que j’ai placé ma Bible tout doucement pour que le beurre ne coule dessus. En lui consignant cet important fardeau je tenais mes yeux fixés contre les siens, qu’avec le plus grand plaisir je ne voyais pas se détourner de dessus le beurre qu’il craignait de verser. Il le prit en se plaignant que j’en avais mis trop, mais en y tenant toujours les yeux fermes dessus, et en disant que si quelque goutte allait se verser sur le livre, ce ne serait pas sa faute. Je me suis vu sûr de la victoire d’abord que j’ai vu la Bible sur ses mains, car les deux bouts du verrou, qui étaient éloignés de mes yeux de toute la largeur du livre, lorsque je le tenais, étaient devenus invisibles pour lui, lorsqu’il le tenait lui-même : ils se trouvaient attenants à ses épaules, et il n’y avait aucune raison qui pût lui faire détourner les yeux, et la tête pour regarder ni l’un ni l’autre de ces coins : ils ne pouvaient l’intéresser en rien, et il aurait dû faire un effort : son seul empressement devait être celui de tenir son plat parallèle. Il partit, et je l’ai suivi des yeux jusqu’à ce que je l’ai vu descendre les marches pour entrer dans le galetas du moine : un instant après j’ai entendu le bruit d’un nez qui se mouchait à trois reprises ; signal concerté pour m’indiquer que le tout était parvenu à bon port. J’ai alors fini de remplir mon plat de macaroni pour moi-même, et Laurent est venu m’assurer que pas une seule goutte de beurre était tombée sur le livre.

Le père Balbi employa huit jours à faire une suffisante ouverture dans le toit de son cachot pour pouvoir en sortir. Il détachait du toit une grande estampe qu’il remettait après à la même place en la collant avec de la mie de pain mâché pour empêcher que son travail ne fût vu.

Le huit d’Octobre, il m’écrivit qu’il avait passé toute la nuit à travailler dans le mur qui nous séparait, et qu’il n’était parvenu à en extraire qu’un seul carreau : il m’exagérait la difficulté de dessouder des briques unies par un ciment trop solide : il me promettait de poursuivre, et me répétait dans toutes ses lettres que nous allions rendre notre condition plus mauvaise, puisque nous ne réussirions pas, et que le tout étant découvert nous nous en repentirions. Je l’ai encouragé à travailler toujours en l’assurant que j’étais sûr de mon fait d’abord qu’il serait parvenu à faire une suffisante ouverture dans mon cachot. Hélas ! je n’étais sûr de rien, mais il fallait en agir ainsi ou abandonner le tout. Comment aurais-je pu lui dire ce que je ne savais pas moi-même ? Je voulais sortir de là ; voilà tout ce que je savais, et je ne pensais qu’à faire des pas et aller en avant pour ne m’arrêter, que lorsque je trouverais l’insurmontable. J’avais lu quelque part qu’il ne fallait pas consulter les grandes entreprises, mais les exécuter sans contester à la fortune l’empire qu’elle a sur tout ce que les hommes entreprennent. Si j’eusse dit ces vérités au père Balbi, si je lui eusse communiqué ces hauts mystères de la sublime philosophie, il m’aurait traité de fou.

Son travail fut difficile dans la seule première nuit : dans les suivantes plus il tirait dehors des carreaux, plus il trouvait de facilité à en extraire d’autres : il trouva à la fin de son travail qu’il avait ôté du mur trente-six briques. Le seize d’Octobre à dix-huit heures, dans le moment que je m’amusais à traduire une ode d’Horace, j’ai entendu un trépignement sur mon cachot, et d’abord trois petits coups de poignet : je me suis levé, et j’ai d’abord frappé au même endroit trois coups pareils : c’était le signal concerté pour nous rendre sûrs que nous ne nous étions pas trompés. Une minute après j’ai entendu le commencement de son travail, et j’ai adressé à Dieu tous mes vœux pour son heureuse réussite. Vers le soir il me salua en frappant trois autres coups que je lui ai rendus, et il se retira repassant le mur, et rentrant dans son cachot. Le lendemain de bonne heure j’ai reçu sa lettre dans laquelle il me disait, que si mon toit n’était composé que de deux rangs de planches, il était sûr d’être à la fin de son ouvrage en quatre jours, car la planche qu’il avait percéeai n’avait qu’un pouce d’épaisseur. Il m’assurait qu’il ferait le petit canal en cercle comme je l’avais instruit, et qu’il aurait grand soin de ne jamais parvenir à percer tout à fait la dernière planche, parce que le moindre petit signe de fraction au-dedans de mon cachot aurait fait soupçonner la fraction supérieure : il me répétait aussi la leçon en me disant qu’il pousserait l’excavation au point qu’il ne resterait qu’une ligne d’épaisseur à la dernière planche, de sorte qu’il se verrait en état d’ouvrir dans un quart d’heure le trou au moment où je l’aurais ordonné. J’avais déjà fixé ce moment. L’ouvrage devait être terminé le jeudi, et je comptais de faire achever l’ouverture le samedi à midi pour aller faire le reste de l’ouvrage en rompant les planches du grand toit qui étaient immédiatement sous les plaques de plomb qui couvraient le palais.

Le lundi deux heures après midi, dans le temps même que le père Balbi travaillait j’ai entendu le bruit des portes qu’on ouvrait de mon côté : mon sang se gela, mais j’ai frappé vite deux coups sous le plafond, marque d’alarme. Une minute après, j’ai vu Laurent qui entrait dans le corridor en me demandant pardon, s’il mettait en ma compagnie un gueux75 dans toute la signification du terme. J’ai vu un homme de quarante à cinquante ans petit, maigre, laid, mal vêtu, en perruque noire, et ronde : deux archers le dégarrottèrent. Je n’ai pas douté que ce ne soit un gueux, puisque Laurent me l’avait annoncé à sa présence sans que le titre ait rebuté le personnage. Je lui ai répondu que le tribunal était le maître, et je l’ai prié de ne pas s’en aller sans lui donner une paillasse : il eut cette complaisance. Après nous avoir enfermés, il lui dit que le tribunal lui passait dix sous par jour : mon nouveau camarade lui répondit : Dieu les lui rende. Malgré que désolé, j’ai commencé d’abord à examiner ce coquin que sa physionomie décelait. J’avais besoin de le sonder, et pour le connaître il fallait le faire parler.

Il commença par me remercier que je lui avais fait porter une paillasse. Je lui ai dit qu’il mangera avec moi, et à toute force il a fallu que je me laisse baiser la main : il me demanda, s’il pouvait demander au gardien les dix sous que le tribunal lui donnait, et en prenant un livre, et faisant semblant de lire, je lui ai répondu qu’il ferait fort bien. J’ai vu cet homme se mettre à genoux, et tirer de sa poche un chapelet : il cherchait des yeux, et je ne savais pas quoi. Que cherchez-vous ? lui dis-je. Je cherche, vous me pardonnerez quelque image dell’immacolata vergine Maria [de l’immaculée Vierge Marie], car je suis chrétien ; ou au moins quelque passable crucifix, car je n’ai jamais eu tant besoin de prier S. François, dont je porte indignement le nom, comme aujourd’hui.

J’ai eu la plus grande peine à retenir un grand éclat de rire, non pas à cause de la piété chrétienne que je révérais, mais à cause de la tournure de sa remontrance : j’ai cru à sa demande de pardon qu’il me prenait pour un Juif. Je me suis hâté de lui donner l’office de la sainte vierge, dont il baisa d’abord l’image en me le rendant, et me disant modestement que feu son père argousin de galère avait négligé de lui faire apprendre à lire ; mais que certainement il voulait pour le moins apprendre à écrire, car il lui arrivait d’en avoir besoin tous les jours. Je lui ai dit que j’allais moi-même dire l’office tout haut, et qu’en l’écoutant il aurait le même mérite, que s’il le récitait lui-même : il me répondit que sa dévotion particulière était pour le très saint Rosaire, dont il a voulu me narrer une quantité de miracles, que j’ai écoutésaj avec une patience exemplaire ; et il me dit à la fin que la grâce qu’il me demandait était de lui permettre de poster vis-à-vis de lui la sainte image que je lui avais montréeak pour l’adorer en disant son Rosaire. Je lui ai fait ce plaisir, et j’ai même accompagné sa prière, ce qui dura une demi-heure. Je lui ai demandé s’il avait dîné, et il me dit qu’il était à jeun : je lui ai donné tout ce que j’avais, et il dévora tout avec une faim canine ; mais en pleurant toujours : ayant bu tout le vin sans eau il se trouva gris, et pour lors ses larmes redoublèrent, et il lui prit une forte envie de parler. Je lui en ai fourni un grand sujet en l’interrogeant sur la cause de son malheur. Voici le précis de sa réponse, que mon esprit n’oubliera qu’en passant le Styx. Je la rends fidèlement au lecteur dans l’ordre de narration qu’il suivit lui-même.

« Mon unique passion dans ce monde, mon cher maître, fut toujours la gloire de cette sainte république, et l’exacte obéissance à ses lois : toujours attentif aux malversations des fripons dont le métier est celui de tromper, et frustrer de ses droits leur prince, et de tenir cachées leurs démarches, j’ai tâché de découvrir leurs secrets, et j’ai toujours fidèlement rapporté à Messer grande tout ce que j’ai pu découvrir : il est vrai qu’on m’a toujours payé, mais l’argent qu’on m’a donné ne m’a jamais fait tant de plaisir, comme la satisfaction que j’ai ressentieal de me voir utile au glorieux évangéliste saint Marc. Je me suis toujours moqué du préjugé de ceux qui attachent une mauvaise idée au nom d’espion : ce nom ne sonne mal qu’aux oreilles de ceux qui auam fond n’aiment pas le gouvernement, car l’espion n’est autre chose que l’ami du bien de l’état, le fléau des criminels, et le fidèle sujet de son prince. Lorsqu’il s’est agi de mettre en activité mon zèle, le sentiment de l’amitié, qui peut avoir quelque force sur d’autres, n’en a jamais eu sur moi, et encore moins ce qu’on appelle reconnaissance, et j’ai souvent juré de me taire pour arracher à quelqu’un un important secret, que d’abord su j’ai référé ponctuellement, assuré par mon confesseur, que je pouvais le révéler, non seulement parce que je n’avais pas eu l’intention d’observer le jurement de silence, lorsque je l’avais fait, mais parce qu’en s’agissant du bien public il n’y a pas de serment qui tienne. Je sens qu’esclave de mon zèle j’aurais trahi mon père, et j’aurais su imposer silence à la nature.

« Tel que je suis, il y a trois semaines que j’ai observé à Isola, petite ville où je demeurais, une grande union entre quatre ou cinq personnes notables de la ville, que je connaissais pour mécontentes du gouvernement à cause d’une contrebande surprise, et confisquée, que les principaux avaient dû expier par la prison. Le premier chapelain de la paroisse né sujet de l’impératrice était de ce complot, dont je me suis déterminé à développer le mystère. Ces gens-là s’assemblaient le soir dans une chambre du cabaret où il y avait un vieux lit, et après qu’ils avaient bu, et parlé ensemble ils s’en allaient. Je me suis courageusement déterminé à me cacher sous ce lit un jour que sûr de n’être pas observé, j’ai trouvé la chambre ouverte et vide. Vers le soir mes gens vinrent et parlèrent de la ville d’Isola qu’ils disaient n’être pas de la juridiction de Saint Marc ; mais appartenantan à la principauté de Trieste, car elle ne pouvait aucunement être regardée comme une partie de l’Istrie vénitienne. Le chapelain dit au principal du complot qui s’appelait P. P.76, que s’il voulait signer un écrit, et si les autres voulaient en faire de même, il irait en personne chez l’ambassadeur impérial, et que certainement l’impératrice non seulement s’emparerait de la ville, mais les récompenserait. Ils dirent tous au chapelain qu’ils étaient prêts ; et il s’engagea de porter le lendemain l’écriture, et de partir d’abord pour venir ici la présenter à l’ambassadeur. Avant que de partir, il dit que L… signerait aussi, ce qui me fit une grande peine, car ce L… était mon compère de S. Jean, parenté spirituelle qui lui donnait sur moi un titre inviolable et beaucoup plus fort, que s’il eût été mon frère ; mais après avoir beaucoup combattu avec moi-même j’ai vaincu ce scrupule aussi, et j’ai décidé de faire aller en fumée cet infâme projet.

« Après leur départ, j’ai eu tout le loisir de m’évader, et j’ai cru inutile de m’exposer à un nouveau risque en me cachant le lendemain sous le même lit : j’avais assez découvert. Je suis parti avant minuit dans un bateau ; et le matin avant midi je fus ici. Je suis entré dans une apothicairerie, où un jeune homme me fit le plaisir d’écrire les six noms de ces rebelles, et en s’agissant de crime d’état, j’ai été chez le secrétaire des inquisiteurs, auquel j’ai tout dit. Il m’a ordonné d’aller chez lui le lendemain de bonne heure : j’y fus, et j’ai reçu ordre d’aller chez Messer grande, qui me donnerait un homme, auquel j’aurais dû faire connaître la figure du chapelain en allant d’abord à Isola avec lui, d’où il y avait apparence qu’il ne serait pas encore parti. Il me dit qu’après cela j’aurais pu me tenir tranquille où je voulais. J’ai exécuté ses ordres. Messer me donna l’homme avec lequel je suis parti d’abord, et six ducats d’argent pour mes frais : je suis sûr qu’il en a reçu douze ; mais j’ai fait semblant d’en être content. Arrivé à Isola, j’ai montré à mon homme le chapelain, et je l’ai laissé. Vers le soir j’ai vu à sa fenêtre ma commère femme de L… qui me pria de monter pour raser son mari ; car je suis de mon premier métier barbier, et perruquier. Après l’avoir rasé il me donna un excellent verre de Refosque, et coupa quelques tranches de saucisson à l’ail que nous avons mangéesao ensemble. Me trouvant seul avec lui mon affection de compère de S. Jean s’est emparée de mon âme ; car je suis bon : en le prenant par la main, et versant des larmes, je l’ai prié de quitter l’amitié du chapelain, et surtout de se garder de signer une certaine écriture. Mon compère me jura qu’il n’était pas plus ami du chapelain que d’un autre, qu’il n’avait jamais signé aucune écriture, et il me pria de lui dire de quoi il s’agissait. Je me suis pour lors mis à rire, je l’ai assuré que j’ai badiné, et je l’ai quitté repenti d’avoir écouté mon bon cœur qui m’excita à lui donner un sage avertissement. Le lendemain je n’ai vu ni l’homme, ni le chapelain, et huit jours après j’ai quitté Isola, pour faire une visite à Messer grande, qui sans façon me fit hier mettre en prison chez lui, et aujourd’hui avec vous, dont je remercie S. François ; car je suis avec un homme comme il faut, et bon chrétien ; je vous crois ici pour quelque raison que vous savez, et que je ne vous demanderai pas. Mon nom è Sior Checco da Castello barbier al pontesello de S. Martin. Mon nom de famille est Soradaci, et ma femme est de la maison Legrenzi fille d’un secrétaire du conseil de dix, qui devenue amoureuse de moi se moqua du préjugé, et voulut m’épouser. Elle sera au désespoir de ne pas savoir ce que je suis devenu, mais j’espère de n’être ici que pour peu de jours, et pour la commodité du secrétaire, qui apparemment aura besoin de m’examiner. »

Après cette narration effrontée qui me fit connaître de quelle espèce était ce monstre, j’ai fait semblant de le plaindre, et faisant l’éloge de son patriotisme, je lui ai prédit sa liberté dans peu de jours. Une demi-heure après il s’est endormi, et j’ai tout écrit au père Balbi, et la nécessité où nous étions de suspendre tout travail pour attendre la favorable opportunité.

Le lendemain j’ai ordonné à Laurent de m’acheter un crucifix de bois, une image de la sainte vierge, et un flacon d’eau bénite, Soradaci lui demanda hardiment ses dix sous, et Laurent, faisant le généreux se mit à rire, et en l’appelant gueux lui en donna vingt. Je lui ai ordonné de me porter quatre fois plus de vin, et de l’ail, car mon camarade m’avait dit que l’ail faisait ses délices. Après le départ de Laurent, j’ai partagé ma soupe avec ce traître, et j’ai conçu le projet de faire une expérience : mais auparavant j’ai tiré adroitement hors du livre la lettre du père Balbi, et je l’ai lue sans qu’il y prenne garde. Il me peignait dans sa lettre sa surprise, sa frayeur : il s’était sauvé dans un instant : il était rentré dans son cachot plus mort que vivant, et il avait vite remis l’estampe sous le trou ; mais si Laurent fût allé chez lui tout était perdu, car il aurait vu le trou ouvert, et il ne l’aurait point vu dans le cachot.

Le récit que Soradaci me fit de son affaire m’a fait juger qu’il devait certainement subir des interrogatoires ; car on ne pouvait l’avoir enfermé que par soupçon de calomnie, ou par obscurité de rapport. J’ai donc décidé de lui confier deux lettres, quiap s’il eût porté à leurs adresses dans le cas qu’il fût mis en liberté n’auraient pu me faire ni bien ni mal, et qui n’auraient pu que m’être utiles, si au lieu de les porter il m’eût joué un tour de son métier en les donnant au secrétaire. J’ai donc passé une grande partie de la journée à les écrire avec du crayon. Le lendemain Laurent me porta un crucifix de bois, une image de la sainte vierge, et une bouteille d’eau bénite.

Après avoir bien donné à manger à Soradaci, et mieux à boire, je lui ai dit que j’avais besoin de le prier de me rendre un grand service, en comptant sur sa fidélité pour le secret, et sur son courage, car si l’on vînt à savoir que ce fût lui qui m’eût fait ce plaisir, il serait puni. Après ces paroles, je lui ai dit qu’il s’agissait de porter à leur adresse deux lettres, desquelles dépendait ma félicité. Je lui ai demandé, s’il voulait jurer sur le crucifix, et sur la sainte vierge qu’il ne me trahirait pas. Il me répondit qu’il était prêt à jurer, et à mourir plutôt que de manquer à sa foi, et il versa des larmes, dont la grande source ne s’ouvrait qu’après qu’il avait bu. Je lui ai d’abord fait présent d’une chemise, et d’un bonnet. Je me suis alors levé, j’ai ôté le mien, et devant les deux saintes images j’ai prononcé une formule de serment avec des conjurations qui n’avaient pas l’ombre du bon sens, mais qui étaient épouvantables : j’ai arrosé d’eau bénite le cachot, sa personne, la mienne, et je me suis fait plusieurs signes de croix : je l’ai fait mettre à genoux, jurer, et se faire les plus horribles imprécations, s’il violait le serment : intrépide il a dit tout ce que j’ai voulu. Après cela je lui ai donné mes deux lettres décachetées, et ce fut lui-même qui voulut les coudre dans la doublure du dos de sa veste pour qu’on ne puisse pas les lui trouver, si par hasard on eût voulu le fouiller à sa sortie.

J’étais moralement sûr que cet homme remettrait mes lettres au secrétaire : aussi ai-je employé tout l’art pour que le tribunal ne puisse jamais par mon style relever ma ruse. Ces lettres étaient faites pour me concilier la pitié, et l’estime des trois tout-puissants qui me tenaient dans un si dur esclavage : elles étaient adressées à M. de Br…, et à M. de Gr…77 : je les priais de me conserver leur bonté, de se tenir tranquilles, et de ne s’affliger aucunement sur mon sort, puisque la douceur avec laquelle je me voyais traité me faisait espérer d’obtenir bientôt ma grâce ; je leur disais qu’ils trouveraient à ma sortie que cette détention bien loin de m’avoir fait du mal m’avait été nécessaire ; que personne à Venise n’avait eu plus besoin de réforme que moi. Je priais M. de Gr… de m’envoyer quelques flacons de vin de Poleselle, et M. de Br… de m’envoyer l’histoire de Venise de Contarini, et des bottes très larges doublées de peau d’ours avant l’hiver, car me trouvant dans un cachot où je pouvais marcher debout j’avais besoin de tenir mes jambes chaudes. Je n’ai pas voulu que Soradaci sache que mes lettres étaient innocentes à ce point-là, car s’il l’avait su, il lui serait peut-être venu le caprice de faire une action d’honnête homme. Il les cousitaq à sa veste.

Deux jours après Laurent monta à Terza et dit à Soradaci de descendre, et ne l’ayant pas vu retourner j’ai cru de ne plus le revoir : j’ai écrit au moine de poursuivre son travail ; mais vers la fin du jour j’ai vu Laurent qui me reconduisait ce méchant animal. Il me dit après le départ du gardien que le secrétaire le soupçonnait d’avoir averti le chapelain, puisque non seulement il n’avait jamais été chez l’ambassadeur ; mais il n’avait eu sur lui à son arrivée à Venise ni lettre ni écriture. Il me dit qu’après cet interrogatoire, dans lequel le secrétaire devait être assuré de son innocence, on l’avait mis tout seul dans une petite prison où on l’avait laissé sept heures, et qu’après on l’avait garrotté pour une seconde fois, et on l’avait ainsi reconduit devant le secrétaire, qui voulait qu’il confessât d’avoir dit à quelqu’un à Isola que le prêtre ne retournerait plus là ; ce qu’il n’avait pu confesser, car c’était faux. Le secrétaire enfin avait sonné, et l’avait fait remettre avec moi.

J’ai connu sans rien dire, et avec amertume qu’il était possible qu’on le laissât avec moi pour longtemps. Dans la nuit pendant qu’il dormait, j’ai écrit au père Balbi tout cet événement après avoir tiré hors du livre la lettre que je lui avais écritear. C’est à cette occasion que je me suis rendu habile à écrire dans l’obscurité.

Le lendemain après avoir avalé mon bouillon, j’ai voulu m’assurer de ce dont je me doutais déjà. Je lui ai dit que je voulais ajouter quelque chose sur une des deux lettres, et que nous la recoudrions après : le sot me dit que c’était inutile, et dangereux, puisqu’on pouvait venir dans ce moment-là, et nous surprendre. Je fus pour lors sûr de sa trahison, et je lui ai dit que je voulais cela absolument : ce monstre alors se jeta à genoux, et me jura qu’à sa seconde apparition devant le redoutable secrétaire, il lui prit un grand tremblement, et une pesanteur insoutenable au dos dans l’endroit même où les lettres étaient, et que le secrétaire lui ayant demandé ce qu’il lui arrivait, il n’avait pu s’empêcher de lui déclarer la vérité : qu’il avait sonné alors, et que Laurent l’ayant dégarrotté, et ôté sa veste, il avait décousu les lettres, que le secrétaire avait misesas dans un tiroir après les avoir lues : il me dit que le secrétaire l’avait assuré, que s’il eût porté ces lettres on l’aurait su, et que sa faute lui aurait coûté la vie.

J’ai fait alors semblant de me trouver mal : j’ai porté mes mains devant mon visage, je me suis jeté sur le lit à genoux devant le crucifix, et la vierge, et je leur ai demandé vengeance du monstre qui m’avait perdu en violant le plus solennel de tous les serments. Après cela je me suis couché sur le côté avec mon visage tourné vers la cloison, et j’ai eu la constance de me tenir ainsi sans articuler le moindre mot pour toute la journée, faisant semblant de ne pas entendre les pleurs, les cris et les protestations de repentir de cet infâme. J’ai joué mon rôle à merveille pour une comédie, dont j’avais déjà tout le canevas dans ma tête. J’ai écrit dans la nuit au père Balbi de venir à dix-neuf heures précises, pas une minute avant ni après pour achever son travail, et de ne travailler que quatre heures, de sorte que sans nulle faute il devait partir précisément, lorsqu’il entendrait sonner vingt-trois heures. Je lui ai dit que notre liberté dépendait de cette fidèle exactitude, et qu’il n’y avait rien à craindre.

Nous étions au vingt-cinq d’Octobre, et les jours s’approchaient dans lesquels je devais exécuter mon projet, ou l’abandonner pour toujours. Les inquisiteurs d’état, et même le secrétaire allaient tous les ans passer les trois premiers jours de Novembre dans quelque village de la terre ferme. Laurent dans ces trois jours de vacance de ses maîtres se saoulait le soir, dormait jusqu’à Terza, et ne paraissait que fort tard sous les plombs. Il y avait déjà un an que j’avais appris cela. Je devais par prudence devant m’enfuir prendre une de ces nuits pour être sûr que ma fuite n’aurait été découverte que le matin assez tard. Une autre raison de cet empressement, qui me fit prendre cette résolution dans un temps où je ne pouvais plus douter de la scélératesse de mon camarade, fut très puissante ; et elle mérite, ce me semble, d’être écrite.

Le plus grand soulagement qu’un homme qui est dans la peine puisse avoir est celui d’espérer d’en sortir bientôt : il contemple l’heureux instant, dans lequel il verra la fin de son malheur, il se flatte qu’il ne tardera pas beaucoup à arriver, et il ferait tout au monde pour savoir le temps précis, dans lequel il arrivera : mais il n’y a personne qui puisse savoir dans quel instant un fait qui dépend de la volonté de quelqu’un arrivera, à moins que ce quelqu’un ne l’ait dit. L’homme néanmoins devenu impatient, et faible parvient à croire que l’on puisse par quelque moyen occulte découvrir ce moment. Dieu, dit-il, doit le savoir, et Dieu peut permettre que l’époque de ce moment me soit révélée par le sort. D’abord que le curieux a fait ce raisonnement il n’hésite pas à consulter le sort, disposé, ou non, à croire infaillible tout ce qu’il peut lui dire. Tel était l’esprit de ceux qui consultaient jadis les oracles, tel est l’esprit de ceux qui interrogent encore aujourd’hui les cabales ; et qui vont chercher ces révélations dans un verset de la Bible, ou dans un vers de Virgile, ce qui a rendu si célèbres les sortes virgilianae [sorts virgiliens]78 dont plusieurs auteurs nous parlent.

Ne sachant pas de quelle méthode me servir pour me faire révéler le moment de ma liberté par la Bible, je me suis déterminé à consulter le divin poème du Roland furieux de Messire Lodovico Ariosto, que j’avais lu cent fois, et qui faisait encore là-haut mes délices. J’idolâtrais son génie, et je le croyais beaucoup plus propre que Virgile à me prédire mon bonheur.

Dans cette idée, j’ai couché une courte question dans laquelle je demandais à une intelligence, que je supposais, dans quel chant de l’Arioste se trouvait la prédiction du jour de ma délivrance. Après cela j’ai formé une pyramide à rebours composée des nombres résultant des paroles de mon interrogation, et avec la soustraction du nombre 9 de chaque couple de chiffres j’ai trouvé pour le dernier nombre le 9, et j’ai cru que dans le neuvième chant il y avait ce que je cherchais. J’ai suivi la même méthode pour savoir dans quelle stance de ce chant se trouvait cette prédiction, et j’ai trouvé le nombre 7, et curieux enfin de savoir dans quel vers de la stance se trouvait l’oracle, j’ai reçu l’1. J’ai d’abord pris entre mes mains l’Arioste avec le cœur palpitant, et j’ai trouvé que le premier vers de la septième strophe du neuvième chant était : Tra il fin d’Ottobre, e il capo di Novembre [Entre la fin d’octobre et le début de novembre].

La précision de ce vers, et l’à-propos me parurent si admirables, que je ne dirai pas d’y avoir ajouté foi, mais le lecteur me pardonnera, si je me suis disposé de mon côté à faire tout ce qui dépendait de moi pour aider à la vérification de l’oracle. Le singulier de ce fait est que Tra il fin d’Ottobre, e il capo di Novembre il n’y a que minuit, et que ce fut positivement au son de la cloche de minuit du trente un d’Octobre que je suis sorti de là, comme le lecteur va voir. Je le prie de ne pas vouloir d’après cette fidèle narration me dépêcher pour homme plus superstitieux qu’un autre, ni pour un esprit capable à cause d’un fait pareil de former un système : il se tromperait. Je narre la chose, parce qu’elle est vraie, quoiqu’extraordinaire, et parce qu’à cause de l’attention que j’y ai faiteat il m’est peut-être arrivé de me sauver. Ce ne sont pas les prédictions qui font arriver un fait quelconque, mais c’est le fait lui-même qui arrivant rend à la prédiction le service de l’avérer : lorsque le fait n’arrive pas elle devient nulle ; mais il y a dans l’histoire générale beaucoup d’événements, qui ne seraient jamais arrivés s’ils n’eussent pas été prédits.

Voici comment j’ai passé la matinée jusqu’à dix-neuf heures pour frapper l’esprit de ce méchant ignorant, pour porter la confusion dans sa frêle raison avec des images extraordinaires, et étonnantes, et pour le rendre par là incapable de me nuire. Le matin après que Laurent, auquel j’ai donné le livre pour le père Balbi, nous quitta, j’ai dit à Soradaci de venir manger la soupe. Cet homme s’était tenu couché, ayant dit au gardien qu’il était malade ; et ne se serait pas levé de sa paillasse, si je ne l’eusse pas appelé. Il se leva, s’étendit sur son ventre à mes pieds, me les baisa, et me dit en versant des larmes, et en sanglotant qu’à moins que je ne lui pardonnasse, il se voyait mort dans la journée, et qu’il sentait déjà le commencement de la malédiction dépendante de la vengeance de la sainte vierge que j’avais conjurée contre lui : il sentait des tranchées qui lui déchiraient les entrailles, et sa langue s’était remplie d’ulcères : il me la montra alors et avec quelque surprise je l’ai vue réellement couverte d’aphtes : je ne sais pas, s’il les avait le jour auparavant. Je ne me suis pas soucié de l’examiner beaucoup pour voir, s’il disait la vérité, mon intérêt était celui de faire semblant de le croire, et de lui faire espérer pardon : il fallait le faire manger. Il avait peut-être l’intention de me tromper ; mais déterminé à le tromper comme j’étais, il s’agissait de voir, lequel de nous deux jouerait avec plus d’habileté son personnage.

J’ai emprunté dans l’instant une physionomie d’inspiré, et je lui ai ordonné de s’asseoir. Mangeons ce potage, lui dis-je, et après je vous annoncerai votre bonheur. Sachez que la sainte vierge m’est apparue à la pointe du jour, et m’a ordonné que je vous pardonne : vous ne mourrez pas, et vous serez heureux. Tout ébahi il mangea la soupe avec moi à genoux, puisqu’il n’y avait pas de chaises, puis il s’assit sur sa paillasse pour m’écouter ; voici mon discours :

« La douleur que votre trahison m’a causéeau m’a fait passer toute la nuit sans dormir, puisque mes lettres que vous avez données au secrétaire ayant été lues par les inquisiteurs d’état, j’étais sûr qu’après leur lecture ils m’auraient condamné à passer ici tout le reste de ma vie. Mon unique consolation, je le confesse, était celle d’être certain que vous mourriez dans le terme de trois jours dans ce cachot même sous mes yeux. Ayant la tête pleine de ce sentiment indigne d’un chrétien, car Dieu veut que nous pardonnions, un assoupissement à la pointe du jour me procura une véritable vision. J’ai vu cette même image de la sainte vierge, que vous voyez ici, devenir vivante, se mouvoir, se mettre devant moi, ouvrir la bouche, et me parler en ces termes : Soradaci est dévot de mon très saint Rosaire, je le protège, tu me feras plaisir à lui pardonner, et la malédiction de Dieu cessera d’abord d’opérer sur lui. En récompense de ton acte généreux et chrétien, j’ordonnerai à un de mes anges de prendre la figure d’un homme, et de descendre d’abord du ciel pour venir rompre le toit de ce cachot, et te tirer dehors dans cinq à six jours : cet ange commencera son ouvrage aujourd’hui à dix-neuf heures, et il travaillera jusqu’à une demi-heure avant que le Soleil se couche, car il doit remonter au ciel chez moi en plein jour. En fuyant d’ici tu conduiras avec toi Soradaci, et tu auras soin de lui pour toute sa vie sous condition qu’il quitte pour toujours le métier d’espion. Tu rendras fidèlement à ce pauvre homme tout ce que je viens de te dire. »av Ce discours terminé, la sainte vierge disparut, et je me suis trouvé avec mes yeux ouverts.

J’observais, en me conservant dans le plus grand sérieux, la figure de ce traître, qui paraissait pétrifié. Lorsque j’ai vu qu’il ne me répondait pas, j’ai pris entre mes mains un livre d’heures, je me suis fait le signe de la croix, j’ai baisé l’image de la vierge, j’ai arrosé le cachot d’eau bénite, et j’ai commencé à faire semblant de prier. Une heure après, cet animal qui n’avait jamais ouvert la bouche ni bougé de sa paillasse, s’avisa de me demander à quelle heure l’ange devait descendre du ciel, et si nous entendrions quelqu’indice de son arrivée. Je suis sûr, lui répondis-je, qu’il viendra à dix-neuf heures, que nous entendrons son travail, et qu’il s’en ira à vingt-trois, et il me semble que pour un ange c’est assez que de travailler quatre heures de suite. Une demi-heure après il me dit que je pouvais avoir rêvé. Je lui ai répondu froidement que j’étais sûr que non ; et je lui ai ajouté qu’il devait me jurer de quitter le métier d’espion. Il s’étendit sur sa paillasse, et il dormit deux heures. À peine réveillé il me demanda, s’il pouvait différer à me prêter le serment de quitter le métier qu’il faisait jusqu’au lendemain ; et je lui ai dit qu’il était le maître de différer jusqu’au dernier moment de mon séjour dans le cachot ; mais que je ne le conduirais jamais avec moi, que préalablement il ne m’ait prêté le serment que la sainte vierge sa protectrice exigeait. J’ai alors observé sa satisfaction, car en lui-même il était sûr que l’ange ne viendrait pas. Toutes les heures avant les dix-neuf lui furent fort longues, mais elles ne passèrent pas plus vite pour moi : cette comédie m’amusait, et je me sentais sûr de son effet : l’incertitude cependant me tourmentait : je me voyais perdu, si par oubli Laurent n’eût pas porté le livre au père Balbi.

À dix-huit heures j’ai voulu dîner : j’ai bu de l’eau ; et Soradaci but tout le vin que j’avais, et il a mangé tout l’ail au dessert : c’était sa confiture. Lorsque j’ai entendu dix-neuf heures je me suis jeté à genoux en lui ordonnant d’en faire autant d’un ton de voix qui l’épouvanta : il m’obéit en me regardant fixement comme un imbécile. Lorsque j’ai entendu le petit bruit qui m’indiquait le passage du mur : L’ange vient, lui dis-je, et je me suis couché sur mon ventre en le poussant pour le faire tomber dans la même position. Le bruit de la fraction était fort ; je me suis tenu là un bon quart d’heure, et lorsque je me suis levé, il me vint envie de rire en voyant qu’il s’était tenu ainsi couché comme moi avec la plus grande obéissance. J’ai passé trois heures et demie à lire, et lui à marmotter le Rosaire, à prier, à soupirer, à dormir, à plusieurs reprises, et à faire des gestes à l’image de la vierge dont rien n’était plus comique. Au son de vingt-trois heures je me suis levé, et je lui ai fait signe de m’imiter en se couchant de nouveau sur le ventre, puisque l’ange devait s’en aller, et il fallait le remercier. Le père Balbi, partit et nous n’ouïmes plus aucun bruit. La confusion, l’effroi, l’étonnement étaient tous à la fois peints sur la physionomie de ce méchant homme.

J’ai commencé à lui parler pour entendre comme il raisonnerait. Il me paraissait fou : la liaison de ses propos allait à l’extravagance : il parlait de ses péchés, de ses dévotions, des miracles que sa femme lui avait contésaw, de ce qu’il pourrait faire avec moi ignorant comme il était, et il me fit une réflexion fort singulière à laquelle je n’ai répondu qu’en biaisant. Il me dit que, s’il ne m’eût pas trahi, je n’aurais jamais reçu de la sainte vierge une grâce si signalée, et qu’ainsi je lui en avais l’obligation. Il voulait jurer d’abord, mais je lui ai dit qu’avant que d’en venir là, j’avais besoin d’une véritable marque de son obéissance. Je lui ai dit qu’il devait se tenir immobile sur sa paillasse, le visage tourné vers la cloison, tout le temps que Laurent resterait le matin dans le cachot, et que, s’il lui parlait, il devait lui répondre sans le regarder, et ne lui dire autre chose sinon que les puces ne le laissaient pas dormir. Il me promit qu’il ferait exactement ce que je lui ordonnais. J’ai ajouté avec un ton de douceur, mais ferme, et imposant, que j’étais ainsi inspiré, et en devoir de tenir les yeux sur lui pour courir l’étrangler, si j’eusse vu qu’il jetterait sur Laurent le moindre regard. Dans la nuit j’ai écrit au moine l’histoire de ce prodige pour lui faire comprendre l’importance de l’exactitude dans le rôle d’ange que je lui faisais jouer. Je lui disais que nous sortirions la nuit du trente un, et que nous serions quatre en comptant son camarade.

Soradaci le matin exécuta sa leçon à merveille : il fit semblant de dormir. Même étonnement, et augmentation de foi, lorsqu’après le dîner l’ange retourna. Je ne lui faisais que des discours sublimes inspirantax le fanatisme, et je ne le laissais en paix, que lorsque je le voyais ivre de vin prêt à s’endormir, ou sur le point de tomber en convulsion par la force d’une métaphysique tout à fait étrangère, et neuve à une tête qui n’avait jamais exercé ses facultés que pour inventer des ruses d’espion. Il m’embarrassa un jour en me disant qu’il ne concevait pas comment un ange pouvait avoir besoin d’un temps si long pour percer des planches. Lorsque j’ai su que le petit canal en cercle était fini, j’ai accepté le serment qu’il me fit de quitter son vilain métier, et je lui ai juré de ne jamais l’abandonner.

Il se peut qu’ici quelque lecteur ait besoin d’une déclaration de ma façon de penser sur ce serment, et sur l’usage que j’ai fait de nos sacrés mystères, et de notre religion pour tromper ce méchant animal. J’ai aussi besoin de la faire en général cette déclaration en qualité d’apologie, car je ne veux ni scandaliser personne, ni passer pour un autre. Je dirai donc que je ne prétends ni de me vanter, ni de me confesser : mon but n’est que d’écrire la pure vérité sans m’embarrasser du jugement, que quiconque me lira pourra porter sur ma façon de penser, ou sur ma morale ; mais par manière d’acquit je puis cependant m’expliquer un peu là-dessus.

Je ne me vante pas d’avoir abusé de ma religion, et du germe que cet homme-là en avait dans l’âme, parce que je sais que je m’en suis servi à contrecœur, et ne pouvant faire autrement dans la nécessité où j’étais de me sauver. Je ne me confesse pas non plus d’avoir fait ce que j’ai fait, parce que je n’en rougis pas, parce que je ne me sens pas repenti, et parce que je sens que j’en agirais de même aujourd’hui, si le cas l’exigeait. La nature m’ordonnait de me sauver ; la religion ne me le défendait pas ; je n’avais pas de temps à perdre ; il fallait mettre un espion que j’avais avec moi, et qui m’avait communiqué sa façon de penser, dans l’impuissance d’avertir Laurent qu’on rompait le toit du cachot : que devais-je faire ? Je n’avais que deux moyens, et il fallait opter : ou faire ce que j’ai fait en lui enchaînant l’âme, ou l’étouffer en l’étranglant ce qui m’aurait été beaucoup plus facile sans rien craindre, car j’aurais dit qu’il était mort de sa mort naturelle, et on ne se serait donné, à ce que je crois, nulle peine pour savoir, si c’était vrai, ou faux. Or quel est le lecteur qui pourra penser que j’aurais mieux fait à l’étrangler ? S’il y en a un, Dieu puisse l’éclairer : sa religion ne sera jamais la mienne. J’ai fait mon devoir, et la victoire qui couronna mon exploit peut être une preuve qu’il fut approuvé de la providence éternelle. Pour ce qui regarde le serment que je lui ai fait d’avoir toujours soin de lui, il m’en a délivré, Dieu merci, lui-même, car il n’a pas voulu se sauver avec moi ; mais quand même il se serait sauvé avec moi, je confie à mon bon lecteur que je ne me serais pas cru parjure en me débarrassant de lui d’abord que j’aurais cru de pouvoir le faire en toute sûreté, eussé-je dû le pendre à un arbre. Lorsque je lui ai juré une assistance éternelle, je savais que sa foi ne durerait qu’autant que l’exaltation de son fanatisme, qui devait disparaître d’abord qu’il aurait vu que l’ange était un moine. Non merta fé chi non la serba altrui [Celui qui ne fait pas confiance à autrui ne mérite pas qu’on lui fasse confiance], dit Le Tasse79. L’homme a beaucoup plus de raison d’immoler tout à sa propre conservation que les souverains n’en ont pour conserver leurs états.

Le trente au soir, j’ai écrit au père Balbi d’ouvrir le trou à dix-huit heures, et d’entrer chez moi : je lui ai dit de porter avec lui des ciseaux que je savais que le comte avait le privilège de posséder. Le trente un de bon matin, j’ai vu Laurent pour la dernière fois, et d’abord que je l’ai vu parti, j’ai dit à Soradaci que l’ange viendrait à dix-huit heures par le trou du toit, d’où nous sortirions pour aller faire un autre trou. Je lui ai dit que l’ange aurait une barbe longue comme la mienne, et des ciseaux avec lesquels il nous la couperait à tous les deux. Toujours étonné il ne doutait plus de rien, et il me promit obéissance ; mais tout était déjà fait, et je ne me souciais plus de lui en faire croire. Jamais sept heures ne me durèrent si longtemps : au moindre bruit que j’entendais dehors, je m’attendais à voir Laurent qui serait venu prendre l’espion, qui n’aurait pas manqué de lui narrer d’abord tous les prodiges, dont il avait été témoin : j’en serais mort de douleur. Je n’avais pas dormi : je n’ai pu ni manger ni boire : enfin dix-huit heures sonnèrent.

L’ange n’employa que dix minutes à ouvrir le trou en enfonçant le petit canal : j’ai reçu entre mes bras le père Balbi qui entra ses jambes les premières. Je l’ai cordialement embrassé en lui disant : voilà vos travaux terminés, les miens vont commencer d’abord. L’esponton vint d’abord entre mes mains, et j’ai donné les ciseaux à Soradaci pour qu’il coupe nos barbes. Cet homme était tout hors de lui-même en regardant le moine qui avait l’air de tout hormis que d’un ange. Malgré sa confusion, il nous fit la barbe à la pointe des ciseaux dans moins d’une heure, et il nous la fit à la perfection.

J’ai dit en latin au moine de rester là, que je ne voulais pas laisser ce coquin tout seul ; je suis monté sur mon fauteuil, et poussé par les jambes, je suis sorti, et me suis trouvé sur le toit de mon cachot. Je me suis approché du mur, où j’ai eu beaucoup de peine à passer par le trou, qui malgré mes instructions, était trop haut, et trop étroit ; mais j’y suis passé. Au-delà du mur je me suis trouvé sur le cachot du comte ; je me suis descendu, et j’ai cordialement embrassé ce malheureux vieillard. J’ai vu une taille d’homme qui n’était pas fait pour aller au-devant des difficultés, et des dangers auxquels une pareille fuite devait nous exposer sur un grand toit penchant tout couvert de plaques de plomb. Il me demanda d’abord quel était mon projet en me disant qu’il croyait que j’avais fait trop de pas inconsidérément. Je lui ai répondu que je me suis mis exprès dans la nécessité d’aller en avant jusqu’à ce que je trouvasse la liberté ou la mort. Il me dit alors en me serrant la main, que si je pensais de percer le toit du palais, et d’aller chercher là une issue qu’il ne voyait pas, il n’aurait pas le courage de me suivre, car il serait sûr de se précipiter, et que cela étant il resterait là pour prier Dieu pour nous, tandis que nous chercherions le moyen de nous sauver.

Impatient de voir le local, je suis remonté pour aller m’approcher des bords latéraux du grenier ; et parvenu à toucher le toit, je me suis courbé tant que j’ai pu pour parvenir au bord tant qu’il était possible. Assis très commodément entre les œuvres de comble dont les greniers de toutes les grandes maisons sont remplis, j’ai tâté pour deux minutes avec la pointe de mon verrou ces planches, et je les ai trouvées comme pourries : je me suis vu sûr de faire une très grande ouverture dans moins d’une heure. J’ai remercié de tout mon cœur la providence éternelle, et je suis retourné en repassant le mur dans mon cachot, où j’ai employé quatre heures à couper en long tous les draps de lit que j’avais, essuie-mains, serviettes, couvertures, et matelas en nouant moi-même ensemble toutes les longues pièces de façon que je me suis vu maître de cent brasses de corde très forte, et dont j’étais sûr de la résistance, car j’avais fait moi-même les nœuds qu’on appelle de tisserand. Cette diligence80 était nécessaire, car un nœud mal fait aurait pu se délacer, et l’homme qui dans l’instant se serait trouvé suspendu à la corde aurait précipité. Il y a dans les grandes entreprises des articles qui décident de tout, et sur lesquels le chef qui mérite de réussir ne doit se fier à personne. Après cela j’ai fait un paquet de mon habit, de mon manteau de bout de soie, de quelques chemises, de bas, de mouchoirs, et nous sommes entrés tous les trois dans le cachot du comte en portant avec nous tout ce bagage. Le comte fit d’abord ses compliments à Soradaci de ce qu’il avait eu le bonheur d’être mis avec moi, et l’autre d’être dans le moment de me suivre ; et il n’a rien répondu. Son air interdit me donnait la plus grande envie de rire. Je ne me gênais plus : j’avais envoyé à l’enfer le masque de l’hypocrisie que je gardais toute la journée depuis une semaine. Je voyais cet espion convaincu que je l’avais trompé, mais n’y comprenant rien ; car il ne pouvait pas concevoir de quelle façon je pouvais avoir eu une correspondance avec le prétendu ange, qui arrivait, et s’en allait dans l’instant que je l’annonçais. Il entendait le comte, qui nous disait que nous allions nous exposer au plus grand risque de périr, et, poltron comme il devait être, il roulait dans sa tête le dessein de se dispenser de ce dangereux voyage. J’ai dit au moine de faire son paquet pendant que j’allais faire le trou au bord du grenier.

À une heure et demie de nuit, j’ai achevé l’ouverture, ayant non pas rompu, mais pulvérisé toutes les planches : ce trou était fort ample, et il n’était couvert que par la plaque de plomb que je touchais tout entière. Je me suis fait aider par le père Balbi pour la soulever, parce qu’elle était rivée, ou courbée sur le bord de la gouttière de marbre ; mais à force de pousser l’esponton entre la gouttière, et la plaque je l’ai détachée, et puis avec nos épaules nous l’avons pliée au point où il fallait pour que l’ouverture par laquelle nous devions passer fût suffisante. En mettant la tête hors du trou, j’ai vu avec dépit la clarté du croissant qui devait être à son premier quartier le lendemain. C’était un contretemps qu’il fallait souffrir en patience, et attendre à sortir jusqu’à minuit, temps où la lune serait allée éclairer nos antipodes. Dans une nuit superbe, où tout le monde du bon ton devait se promener dans la place de S. Marc, je ne pouvais pas m’exposer à être vu me promener là-haut. On aurait vu notre ombre fort allongée sur le pavé de la place, on aurait élevé les yeux, et nos personnes auraient offert un spectacle extraordinaire qui aurait excité la curiosité, et principalement celle de Messer grande, dont les hommes veillent toute la nuit, seule garde de la grande ville. Il aurait d’abord trouvé le moyen d’envoyer là-haut une bande, qui aurait dérangé tout mon projet.

Remis à la volonté de Dieu, je lui demandais assistance, et point de miracles : exposé aux caprices de la fortune, je devais lui donner moins de prise que je pouvais : si mon entreprise échouait, je ne devais pas pouvoir me reprocher le moindre faux pas. La lune devait infailliblement se coucher avant six heures, et le Soleil devait se lever à treize et demie : il nous restait six heures de parfaite obscurité dans lesquelles nous aurions pu agir.

J’ai dit au père Balbi que nous passerions quatre heures à causer chez le comte Asquin, et d’aller d’abord tout seul le prévenir que j’avais besoin qu’il me prêtât trente sequins qui pourraient me devenir nécessaires autant que mon esponton me l’avait été pour faire tout ce que j’avais fait : il fit ma commission, et quatre minutes après il vint me dire d’y aller tout seul, car il me voulait parler sans témoins. Ce bon vieillard commença par me dire avec douceur que pour m’enfuir je n’avais pas besoin d’argent, qu’il n’en avait pas, qu’il n’était pas riche, qu’il avait une nombreuse famille, que si je périssais l’argent qu’il me donnerait serait perdu, et beaucoup d’autres raisons toutes faites pour masquer l’avarice. Ma réponse dura une demi-heure, et le lecteur peut se la figurer : raisons excellentes ; mais quiay depuis que le monde existe n’eurent jamais la force ni de persuader ni de convaincre, parce que l’orateur ne peut pas déraciner la passion qui fait le plus puissant obstacle à son éloquence : c’est le cas de nolenti baculus [le bâton au récalcitrant] ; mais je n’étais pas assez cruel pour employer ce moyen vis-à-vis du comte. J’ai fini par lui dire, que s’il voulait s’enfuir avec moi, je le porterais sur mes épaules comme Énée Anchise ; mais que s’il voulait rester pour prier Dieu de nous conduire, je l’avertissais que sa prière serait inconséquente, puisqu’il prierait Dieu de faire réussir une chose à laquelle il n’aurait pas contribué par les moyens ordinaires. Quisque sibi est deus [chacun est son propre dieu]81. Le son de sa voix me fit voir ses larmes : elles eurent la force de m’émouvoir : il me demanda, si deux sequins me suffisaient ; je lui ai dit que tout devait me suffire. Il me les donna en me priant de les lui rendre, si après avoir fait un tour sur le toit, j’eusse pris le parti de rentrer dans mon cachot. Cette supposition me fit presque rire, puisque ce retour ne me paraissait pas vraisemblable.

J’ai appelé mes compagnons, et nous mîmes près du trou tout notre équipage. J’ai séparé en deux paquets les cent brasses de corde, et nous passâmes trois heures à causer. Le père Balbi commença à me donner un bel essai de son caractère m’ayant répété dix fois que je lui avais manqué de parole, puisque dans mes lettres je l’avais assuré que mon plan pour nous sauver était fait, et sûr, tandis qu’il n’en était rien ; et que s’il eût prévu cela il ne m’aurait pas tiré hors du cachot : le comte disait que le plus sage parti était celui de rester où nous étions, car il prévoyait la fuite impossible, et le danger d’y laisser la vie évident. Il dit que la déclivité du toit garni de plaques de plomb ne permettait pas de s’y tenir debout, et encore moins d’y marcher, que toutes les lucarnes étaient grillées de fer, et qu’elles étaient inaccessibles, car elles étaient toutes distantes des bords ; que les cordes que j’avais me seraient inutiles, parce que je n’aurais pas trouvé un endroit propre à y attacher ferme un bout : que quand même nous l’aurions trouvé, un homme descendant d’une si grande éminence ne pouvait pas se tenir assez longtemps suspendu sur ses bras, ni s’accompagner jusqu’au bas : qu’il aurait fallu qu’un de nous trois descendît un à la fois les deux, comme on descend un seau dans un puits, et que celui qui ferait cette charitable opération se sentît disposé à rester là, et à retourner dans son cachot. Il dit qu’en supposant que nous eussions pu nous descendre tous les trois, nous ne pouvions penser qu’au côté du canal, puisque de l’autre il y avait la cour, où la garde des arsenalotti veillait toute la nuit, et que n’ayant point sur le canal du palais ni une gondole, ni un bateau, nous aurions dû parvenir au rivage en nageant, et que dans un état déplorable, et tout mouillés nous n’aurions su où aller dans la nuit pour nous mettre en état de prendre d’abord la fuite ; et que nous n’aurions pu rien faire, si nous eussions attendu le jour, puisqu’on nous aurait d’abord arrêtés. Il dit que le moindre faux pas sur les plombs nous aurait fait glisser, et tomber dans le canal, où il ne fallait pas espérer d’éviter la mort en sachant nager, puisqu’il ne s’agissait pas de se noyer, mais de rester écrasés, le fond du canal n’étant que de huit à neuf pieds dans le flux, et de deux ou trois dans le reflux ; qu’un homme donc tombant de si haut aurait donné sur le fond, et se serait assommé, l’espace d’eau n’étant pas assez grand pour modérer la violence du plongeon ; que le moindre malheur qui pourrait arriver à celui qui précipiterait dans le canal serait d’avoir les bras ou les jambes cassés.

J’écoutais ces discours avec une patience qui n’était point du tout analogue à mon caractère : les reproches du moine lancés sans aucun ménagement m’indignaient, et m’excitaient à les repousser dans les termes qui leur étaient dus ; mais j’ai vu que j’allais ruiner tout mon édifice, car il me paraissait impossible de m’en aller tout seul, ou avec Soradaci traître de métier, et lâche par nature : je me suis donc contenté de dire avec douceur au père Balbi qu’il pouvait être sûr que je ne l’avais pas trompé, et que nous nous sauverions malgré que je ne fusse pas en état de lui détailler mon plan. J’ai dit au comte Asquin que son raisonnement était sage ; et que j’en tirerais parti pour me régler avec prudence : que certainement l’accident de tomber dans le canal ne nous arriverait pas, et que ma confiance en Dieu était plus grande que la sienne. Soradaci n’ouvrait jamais la bouche : j’allongeais souvent les mains pour savoir, s’il était là, ou s’il dormait : je riais en songeant à ce qu’il pouvait rouler dans sa méchante cervelle, qui devait connaître que je l’avais trompé. À quatre heures et demie je lui ai dit d’aller voir dans quel endroit du ciel était le croissant : il me dit en retournant qu’on ne le verrait plus dans une demi-heure ; et qu’un brouillard très épais devait rendre les plombs fort dangereux : je lui ai dit qu’il suffisait que le brouillard ne fût pas de l’huile, et je lui ai demandé, s’il avait mis son manteau dans un paquet : vous me ferez aussi le plaisir, lui dis-je, d’attacher à votre cou un paquet de nos cordes : je porterai l’autre moi-même.

Je fus alors fort surpris de sentir cet homme à mes genoux, prendre mes mains, les baiser, et me dire en pleurant qu’il me suppliait de ne pas vouloir sa mort. Il était sûr, disait-il, de tomber dans le canal, où savoir nager ne lui servirait de rien. Il m’assura qu’il ne me serait d’aucune utilité ; mais qu’il pourrait bien au contraire m’embarrasser, et que si je l’eusse laissé là, il aurait passé toute la nuit à prier S. François de m’assister : le sot termina sa prière en me disant que j’étais le maître de le tuer, mais que n’étant pas désespéré il ne se déterminerait jamais à me suivre. J’ai écouté cette harangue avec plaisir, car une pareille compagnie ne pouvait que me porter malheur.

Je lui ai répondu qu’en se tenant dans son cachot à prier S. François il me serait beaucoup plus utile que s’il me suivît, et que j’allais sur-le-champ lui faire présent de tout ce qui m’appartenait, les livres exceptés qu’il devait aller prendre dans la minute pour les porter tous à M. le comte. Soradaci sans me répondre courut vite dans mon cachot, et en quatre voyages porta au comte tous mes livres, qui me dit qu’il les tiendrait en dépôt, ne me répondant rien, lorsque je lui ai dit que je serais bien plus satisfait de les lui vendre pour cinq ou six sequins. L’avare est toujours méprisable, mais il y a des cas où l’humanité doit lui pardonner : une centaine de sequins, que peut-être ce vieillard possédait, était la seule consolation qu’il avait dans sa prison : il est cependant vrai, que si j’eusse prévu que sans son argent ma fuite me serait devenue impossible, ma raison m’aurait forcé à faire taire le sentiment, qui dans ce cas-là serait devenu faiblesse. J’ai demandé au moine du papier, une plume, et de l’encre, qu’il possédait malgré les lois prohibitives, et voici la lettre que j’ai laissée à Soradaci et que j’ai écrite à l’obscur beaucoup plus intelligible, que si je l’eusse écrite à la grande lumière. Je l’ai écrite en prononçant à haute voix ce que j’écrivais, parce qu’il m’aurait été impossible de la relire. J’ai commencé par une devise de tête sublimée ; ce qui me parut fort à propos dans la circonstance.

Non moriar sed vivam, et narrabo opera Domini – David in psalmis [Je ne mourrai pas, je vivrai, et je raconterai les œuvres du Seigneur – Psaumes de David]82.

Nos seigneurs les inquisiteurs d’état doivent tout faire pour tenir par force dans une prison un coupable : le coupable, heureux de n’être pas prisonnier sur sa parole, doit tout faire pour se procurer la liberté. Leur droit a pour base la justice ; celui du coupable a la nature. Tout comme ils n’eurent pas besoin de son consentement pour l’enfermer, il ne peut pas avoir besoin du leur pour se sauver. Ja. Ca., qui écrit ceci dans l’amertume de son cœur sait qu’il peut lui arriver le malheur, qu’avant qu’il soit hors de l’état on le rattrape, et on le reconduise entre les mains de ceux-mêmes, dont il fuit le glaive, et dans ce cas il supplie à genoux l’humanité de ses généreux juges à ne vouloir pas rendre son sort plus cruel en le punissant de ce qu’il a fait, forcé par la raison, et par la nature : il supplie qu’on lui rende, s’il est repris, tout ce qui lui appartient, et qu’il le laisse dans le cachot qu’il a violé. Mais s’il a le bonheur de parvenir à se voir libre hors de l’état, il fait présent de tout ce qu’il laisse ici à François Soradaci, qui reste prisonnier, parce qu’il craint les dangers, auxquels je vais m’exposer, et n’aime pas comme moi sa liberté plus que sa vie. C… supplie la vertu magnanime de L. L. E. E.83 de ne pas contester à ce misérable le don qu’il lui fait. Écrit à minuit sans lumière dans le cachot du comte Asquin ce 31 d’Octobre 1756. Castigans castigavit me Dominus, et morti non tradidit me [Le Seigneur qui châtie m’a châtié, mais il ne m’a pas livré à la mort]84.

J’ai donné cette lettre à Soradaci en l’avertissant de ne pas la donner à Laurent, mais au secrétaire même qui certainement ne manquerait pas de monter. Le comte lui dit que mon billet était tel que son effet était immanquable, et qu’ainsi tout ce que j’avais devenait à lui ; mais qu’il devait me rendre tout, si je reparusse. Il répondit qu’il n’était pas avare, et qu’il désirait de me revoir. Cette réponse nous fit rire.

Mais il était temps de partir ; le père Balbi ne parlait pas : je m’attendais à l’entendre se dispenser aussi de me suivre, et cela m’aurait désespéré, mais il vint. J’ai lié à son cou appuyé sur son épaule gauche un paquet de cordes, et sur la droite il se lia celui où il avait mis ses pauvres nippes. J’en ai fait de même. Tous les deux en gilet, nos chapeaux sur la tête nous sortîmes par l’ouverture, moi le premier, le moine le second, nous tenant à genoux à quatre pattes. Mon compagnon rebaissa la plaque de plomb. Le brouillard n’était pas épais. À cette sombre lueur j’ai empoigné mon esponton, et en allongeant le bras, je l’ai poussé obliquement entre les connexions des plaques d’une à l’autre, de sorte que saisissant avec mes quatre doigts le bord de la plaque que j’avais élevéeaz, j’ai pu m’aider à monter jusqu’au sommet du toit. Le moine pour me suivre avait mis les quatre doigts de sa main droite à la ceinture de mes culottes à l’endroit de la boucle, moyennant quoi j’avais le malheureux sort de la bête qui porte, et traîne ; et qui plus est en montant une déclivité mouillée par le brouillard. À la moitié de cette montée assez dangereuse le moine me dit de m’arrêter, parce qu’un de ses paquets s’étant détaché de son cou était allé en roulant peut-être pas davantage que sur la gouttière : mon premier mouvement fut une tentation de lui sangler une ruade : il ne fallait pas davantage pour l’envoyer vite vite rejoindre son paquet ; mais Dieu m’a donné la force de me retenir : la punition aurait été trop grande de part et d’autre, car tout seul je n’aurais absolument jamais pu me sauver. Je lui ai demandé, si c’était le paquet de cordes ; mais lorsqu’il me dit que c’était celui où il avait sa redingote noire, deux chemises, et un précieux manuscrit qu’il avait trouvé sous les plombs, qui à ce qu’il prétendait devait faire sa fortune, je lui ai dit tranquillement qu’il fallait avoir patience, et aller notre chemin. Il soupira, et toujours accroché à mon derrière il me suivit.

Après avoir passé par-dessus quinze ou seize plaques, je me suis trouvé sur la plus haute éminence du toit, où en élargissant mes jambes je me suis commodément assis à califourchon. Le moine en fit autant derrière moi. Nous avions nos dos tournés à la petite île de S. Georges majeur, et nous avions vis-à-vis de nous les nombreuses coupoles de la grande église de S. Marc, qui fait partie du palais ducal : c’est la chapelle du Doge : nul monarque sur la terre ne peut se vanter d’en avoir une pareille. Je me suis d’abord déchargé de mes sommes, et j’ai dit à mon associé qu’il pouvait en faire autant. Il plaça son tas de cordes entre ses cuisses assez bien, mais son chapeau, qu’il voulut y placer aussi, perdit l’équilibre, et après avoir fait toutes les culbutes nécessaires pour parvenir à la gouttière, tomba dans le canal. Voilà mon compagnon désespéré. Mauvais augure, dit-il, me voilà dans le beau commencement de l’entreprise sans chemises, sans chapeau, et sans un manuscrit qui contenait l’histoire précieuse, et inconnue à tout le monde de toutes les fêtes du palais de la république. Moins féroce alors que quand je grimpais, je lui ai dit assez tranquillement, que les deux accidents qui venaient de lui arriver n’avaient rien d’extraordinaire pour qu’un superstitieux pût leur donner le nom d’augures, que je ne les prenais pas pour tels, et qu’ils ne me décourageaient pas ; mais qu’ils devaient lui servir de dernières instructions pour être prudent, et sage, et pour réfléchir, que si son chapeau au lieu de tomber à sa droite fût tombé à sa gauche, nous aurions été immanquablement perdus, puisqu’il serait tombé dans la cour du palais, ou les arsenalottes, qui y font toute la nuit la ronde, l’auraient ramassé, et auraient jugé qu’il y avait du monde sur les plombs, et ils n’auraient pas manqué de faire leur devoir en trouvant le moyen de nous faire une visite.

Après avoir passé quelques minutes à regarder à droite et à gauche, j’ai dit au moine de rester là immobile avec les paquets jusqu’à mon retour. Je suis parti de cet endroit n’ayant que mon esponton à la main, et marchant sur mon derrière toujours à cheval de l’angle sans nulle difficulté. J’ai employé presqu’une heure à aller partout, à visiter, à observer, à examiner, et ne voyant dans aucun des bords rien où je pusse assurer un bout de ma corde pour me descendre dans un lieu où je me serais vu sûr, j’étais dans la plus grande perplexité. Il ne fallait penser ni au canal, ni à la cour du palais. Le dessus de l’église n’offrait à ma vue que des précipices entre les coupoles, qui n’aboutissaient à aucun endroit non fermé : pour aller au-delà de l’église vers la canonica j’aurais dû gravir sur des déclivités courbes : il était naturel que je dépêchasse pour impossible tout ce que je ne concevais pas faisable. J’étais dans la nécessité d’être téméraire sans imprudence : c’était un point de milieu dont la morale ne connaît pas, à ce que je crois, le plus imperceptible.

J’ai arrêté ma vue, et ma pensée sur une lucarne, qui était du côté du canal à deux tiers de la pente. Elle était assez éloignée de l’endroit d’où j’étais sorti pour me rendre certain que le grenier qu’elle éclairait n’appartenait pas à l’enclos des prisons que j’avais brisé : elle ne pouvait donner que dans quelque galetas, habité ou non, au-dessus de quelqu’appartement du palais, où au commencement du jour j’aurais trouvé les portes naturellement ouvertes. Les servants du palais, ou ceux de la famille du doge, qui auraient pu nous voir se seraient hâtés de nous faire sortir, et auraient fait tout hormis que nous remettre entre les mains de la justice, quand même ils nous auraient reconnus pour les plus grands criminels de l’état. Dans cette idée je devais visiter le devant de la lucarne, et je m’y suis mis d’abord en levant une jambe, et en me glissant jusqu’à ce que je me suis trouvé comme assis sur son petit toit parallèle, dont la longueur était de trois pieds, et la largeur d’un et demi. Je me suis alors bien incliné en tenant mes mains fermes sur les bords, et en y approchant ma tête en l’avançant : j’ai vu, et mieux senti en tâtonnant une grille de fer assez mince, et derrière elle une fenêtre de vitres rondes jointes les unesba aux autres par des petites coulisses de plomb. Je ne fis aucun cas de la fenêtre, quoique fermée, mais la grille toute mince qu’elle était demandait la lime, et je n’avais que mon esponton.

Pensif, triste, et confus je ne savais que faire, lorsqu’un événement très naturel arriva pour faire sur mon âme étonnée l’effet d’un véritable prodige. J’espère que ma sincère confession ne me dégradera pas dans l’esprit de mon lecteur bon philosophe, s’il voudra réfléchir que l’homme en état d’inquiétude et de détresse n’est que la moitié de ce qu’il peut être en état de tranquillité. La cloche de S. Marc qui sonna minuit dans ce moment-là fut le phénomène qui frappa mon esprit, et qui par une très violente secousse le fit sortir de la dangereuse inaction qui l’accablait. Cette cloche me rappela que le jour qui allait alors commencer était celui de la Toussaints, où mon patron, si j’en avais un, devait se trouver ; mais ce qui éleva avec beaucoup plus de force mon courage, et augmenta positivement mes facultés physiques fut l’oracle profane que j’avais reçu de mon cher Arioste Tra in fin d’Ottobre, e il capo di Novembre : c’était là le moment. Si un grand malheur fait qu’un esprit fort devienne dévot, il est presqu’impossible que la superstition ne veuille pas se mettre de la partie. Le son de cette cloche me parla, il me dit d’agir, et il me promit la victoire. J’ai poussé mon esponton dans le châssis qui entourait la grille, et je me suis déterminé à le détruire, et à l’enlever tout entière. Je n’ai employé qu’un quart d’heure à mettre en morceaux tout le bois qui composait les quatre coulisses. La grille resta toute entière libre entre mes mains, et je l’ai placée à côté de la lucarne. Je n’ai eu aucune difficulté non plus à rompre toute la fenêtre vitrée en méprisant le sang qui sortait de ma main gauche légèrement blessée dans plusieurs endroits par les vitres que j’arrachais.

À l’aide de mon verrou j’ai suivi ma première méthode pour retourner à monter à cheval du toit, et je me suis acheminé à l’endroit où j’avais laissé mon compagnon. Je l’ai trouvé désespéré, fou, furieux : il me dit des injures de ce que je l’ai laissé là tout seul une heure et demie, il m’assura qu’il n’attendait que le son de sept heures pour s’en retourner à sa prison ; et qu’il s’étonnait de me voir, puisqu’il me croyait déjà tombé dans quelque précipice. J’ai tout pardonné à sa cruelle situation, et à son caractère. J’ai relié à mon cou mon équipage, et les cordes, et je lui ai dit de me suivre. Lorsque nous fûmes vis-à-vis le derrière de la lucarne, je lui ai rendu un compte exact de mon opération en consultant avec lui le moyen d’entrer là-dedans tous les deux : je voyais cela facile pour un, qui pourrait moyennant la corde être descendu par l’autre ; mais je ne savais pas quel serait le moyen que l’autre pourrait employer pour descendre aussi, car je ne voyais pas comment j’aurais pu assurer la corde après que je l’aurais facilement descendu : en m’introduisant, et sautant en bas je pouvais me casser une jambe : je ne savais pas la mesure de ce saut trop hardi. À ce discours tout sage, et tout prononcé avec le ton de l’amitié le moine me répondit que je n’avais qu’à le descendre, et qu’après j’aurais tout le temps de penser au moyen d’aller le trouver dans l’endroit, où je l’aurais descendu. Je me suis assez possédé pour ne pas lui reprocher toute la lâcheté de cette réponse, mais pas assez pour différer à le mettre hors d’embarras. J’ai d’abord défait mon paquet de cordes ; je lui ai ceint par-dessous les aisselles la poitrine ; je l’ai fait coucher sur son ventre, et je l’ai fait descendre à reculons jusque sur le petit toit de la lucarne, où me tenant à cheval du sommet toujours maître de la corde, je lui ai dit de s’introduire par les jambes jusqu’aux hanches en se soutenant sur ses coudes appuyésbb sur le toit de la lucarne. Je me suis alors glissé sur la pente comme j’avais fait la première fois, et couché sur ma poitrine, je lui ai dit d’abandonner son corps sans rien craindre, car je tenais fermement la corde. Lorsqu’il fut sur le plancher du grenier, il dénoua la corde, qui le ceignait, et la retirant à moi, je l’ai mesurée, et vu que la distance de la lucarne au plancher était de dix longueurs de mon bras. C’était trop haut pour me risquer par un saut : il me dit qu’il se trouvait sur un pavé de plaques de plomb. Le conseil qu’il me donna de là-bas, et que je n’ai pas suivi, fut d’y jeter les paquets de cordes. Resté tout seul dans l’embarras, je me suis bien repenti d’avoir trop tôt cédé au mouvement d’indignation qui me poussa à le descendre.

Je suis retourné sur le sommet, et ne sachant quel parti prendre, je me suis acheminé vers un endroit près d’une coupole que je n’avais pas visité. J’ai vu une terrasse en plate-forme découverte, et pavée de plaques de plomb jointe à une grande lucarne fermée par deux battants de volets, et j’ai vu dans une cuve un tas de chaux vive, une truelle, et une échelle assez longue pour pouvoir me servir à descendre là, où était mon compagnon : elle m’intéressa uniquement. Je fus vite prendre la corde, je l’ai passée sous le premier échelon, et m’étant remis à califourchon du toit, je l’ai traînée jusqu’à la lucarne. Il s’agissait de l’introduire.

Les difficultés que j’ai rencontréesbc pour venir à bout de cette introduction, furent si grandes, que je me suis de nouveau reproché le tort, que j’ai eu de me priver du secours d’un compagnon, qui de gré ou de force aurait pu m’aider. J’avais traîné mon échelle jusqu’au point que son bout était à l’embouchure de la lucarne, à sa moitié elle touchait à la gouttière, et l’autre moitié avançait dehors. Je me suis glissé sur le toit de la lucarne, j’ai traîné l’échelle de côté, et la tirant à moi, j’ai assuré la corde à l’huitième échelon ; je l’ai après poussée en bas, et remise de nouveau parallèle à la lucarne ; puis j’ai tiré à moi la corde ; mais l’échelle n’a jamais pu entrer que jusqu’au sixième échelon : son bout trouvait le toit de la lucarne, et nulle force aurait pu la faire entrer davantage : il fallait absolument l’élever à l’autre bout : pour lors l’élévation de celui-là aurait causé l’inclination de celui qui était déjà entré, et l’échelle aurait pu être entièrement introduite. J’aurais pu placer l’échelle de travers à l’embouchure, y lier ma corde, et me descendre en bas moi-même sans aucun risque ; mais mon échelle serait restée dans le même endroit, et le matin les archers en la voyant, seraient entrés dans le même endroit, où ils m’auraient peut-être encore trouvé.

Il fallait donc introduire dans la lucarne toute l’échelle, et n’ayant personne, je devais me déterminer à aller moi-même jusqu’à la gouttière pour élever son bout. Je m’y suis déterminé, et je me suis exposé à un risque, qui sans un secours extraordinaire de la providence m’aurait coûté la vie. J’ai laissé ma corde, et j’ai pu abandonner l’échelle sans craindre qu’elle tombe dans le canal, puisque son troisième échelon la tenait ferme à la gouttière. Je me suis glissé tout doucement tenant mon esponton à la main jusque sur la gouttière à côté de l’échelle ; j’ai placé l’esponton sur la gouttière, et je me suis adroitement tourné de façon que j’avais la lucarne vis-à-vis, et ma main droite sur l’échelle. La gouttière de marbre faisait front aux pointes de mes pieds, puisque je n’étais pas debout, mais couché sur mon ventre : dans cette posture, j’ai eu la force de soulever l’échelle un demi-pied, et en la poussant, j’ai eu la satisfaction de la voir entrée un bon pied : le lecteur voit que son poids a dû se diminuer de beaucoup. Il s’agissait de la soulever encore deux pieds pour la faire entrer autant, et pour lors je me serais assuré de la faire entrer entièrement, retournant d’abord sur le toit de la lucarne, et tirant à moi la corde que j’avais liée à l’échelon : pour l’élever ces deux pieds85, je me suis levé sur mes genoux, et la force que j’ai voulu employer pour soulever l’échelle fit glisser les pointes de mes deux pieds de façon que mon corps tomba dehors jusqu’à la poitrine suspendu à mes deux coudes. Ce fut dans le même épouvantable instant, que j’ai employé toute ma vigueur à m’aider des coudes pour m’appuyer, et m’arrêter sur mes côtes ; et j’y ai réussi. Attentif à ne pas m’abandonner, je suis parvenu à m’aider de tout le reste de mes bras jusqu’au poignet pour me rendre ferme sur la gouttière avec tout mon ventre. Je n’avais rien à craindre pour l’échelle, qui étant entrée aux deux efforts plus de trois pieds, était là immobile. Me trouvant donc sur la gouttière positivement sur mes deux poignets, et sur mes aines entre le bas-ventre, et le haut de mes cuisses, j’ai vu qu’en élevant ma cuisse droite pour parvenir à mettre sur la gouttière un genou, puis l’autre, je me trouverais tout à fait hors du grand danger. L’effort, que je fis pour exécuter mon dessein me causa une contraction nerveuse, dont la douleur doit abattre le plus fort des hommes : elle me prit dans le moment que mon genou droit touchait déjà la gouttière ; mais non seulement cette douloureuse contraction qu’on appelle crampe me rendit comme perclus de tous mes membres, mais en devoir de me tenir immobile pour attendre qu’elle s’en aille d’elle-même, comme j’en avais fait l’expérience autrefois. Terrible moment ! Deux minutes après j’ai tenté, et j’ai, Dieu merci, opposé à la gouttière mon genou, puis l’autre, et d’abord que j’ai cru d’avoir recouvré assez d’haleine, tout droit, quoiqu’à genoux, j’ai soulevé l’échelle tant que j’ai pu en la poussant de sorte qu’elle était devenue presque parallèle à l’embouchure de la lucarne. J’ai alors pris mon verrou, et suivant ma méthode ordinaire, je me suis grimpé à la lucarne, où j’ai très facilement fini d’y introduire l’échelle, dont mon compagnon reçut le bout entre ses bras. J’ai jeté dans le grenier les cordes, et le paquet de mes hardes, et adroitement je suis descendu. Je l’ai embrassé ; j’ai retiré dedans l’échelle, et nous tenant bras à bras, nous avons fait à tâtons le tour de l’endroit, où nous étions, qui pouvait avoir trente pas de longueur, et dix de largeur. C’était effectivement le grenier, dont le sol était comme il m’avait dit tout couvert de plaques de plomb.

La fuite sur le toit des Plombs

À un de ses bouts nous avons trouvé une porte très grande composée de barreaux de fer : en tournant un loquet qu’elle avait sur son bord, j’ai tiré à moi un de ses deux battants. Nous sommes entrés, et à l’obscur nous fîmes le tour des cloisons ; et en voulant traverser ce lieu, nous donnâmes dans une grande table, entourée de tabourets, et de fauteuils : nous retournâmes là où nous avions senti des fenêtres, j’en ai ouvert une, puis les volets, et regardant en bas, la faible lueur ne nous laissa voir que des précipices. Je n’ai pas un seul instant pensé à y descendre, car je voulais savoir où j’allais, et je ne reconnaissais pas ces lieux-là. J’ai refermé les volets, et nous sommes sortis de cette salle, et retournés à notre bagage, qui était sous la lucarne. Las à n’en pouvoir plus, je me suis jeté sur le pavé, et un moment après je m’y suis étendu en mettant sous ma tête un paquet de cordes. Réduit à une destitution totale de force de corps, et d’esprit, j’ai cru de céder non pas à la force du sommeil, mais à une charmante mort. L’assoupissementbd le plus doux s’est emparé de tout mon individu. J’ai dormi presque quatre heures, et ce furent les cris perçants du moine, et les fortes secousses qu’il me donna qui me réveillèrent. Il me dit qu’onze heures venaient de sonner, et que mon sommeil dans notre situation était incroyable, et inconcevable. Il avait raison, mais mon sommeil n’avait pas été volontaire : ma nature aux abois, le travail du corps, et de l’esprit, l’inanition qui procédait de n’avoir depuis deux jours ni dormi ni mangé, tout cela m’avait demandé le secours du sommeil, qui m’avait déjà rendu ma vigueur. Il me dit qu’il commençait à désespérer de mon réveil, puisque tous ses efforts consistant en cris, et en secousses avaient été vains depuis deux heures. J’en ai ri en me réjouissant beaucoup de voir que l’endroit, où nous étions, n’était plus si obscur : les crépuscules du nouveau jour entraient par deux lucarnes.

Je me suis levé en disant : ce lieu doit avoir une issue ; allons briser tout ; nous n’avons point de temps à perdre. Nous nous acheminâmes alors au bout opposé à la porte de fer, et dans un recoin fort étroit j’ai cru de sentir une porte : j’ai mis la pointe de mon verrou dans un trou de serrure en désirant que ce ne fût pas une armoire. Après trois ou quatre secousses je l’ai ouverte, et j’ai vu une petite chambre suivie d’une galerie à niches remplies de cahiers : nous étions dans l’archive. J’ai vu un escalier, que j’ai vite descendu, et nous trouvâmes un cabinet pour les nécessités naturelles : j’en ai descendu un autre au bout duquel une porte de vitres me laissa l’entrée libre dans la chancellerie ducale. Je me suis alors hâté de retourner sur mes pas, pour aller prendre mon paquet, que j’avais laissé sous la lucarne. J’ai repris tout, et rentrant dans la petite chambre, j’ai vu une clé sur une commode : j’ai pensé que ce pouvait être la clé de cette porte : j’ai voulu voir, si j’en avais gâté la serrure : j’ai essayé, et je l’ai parfaitement refermée, et remis la clef à la même place. Toutes ces diligences ne furent pas nécessaires, mais je les croyais telles : il me semble de devoir narrer tout.

Retourné dans la chancellerie, j’ai vu mon compagnon à une fenêtre, examinant, si nous aurions pu nous descendre moyennant nos cordes. J’ai vu des recoins, que j’ai jugés appartenantbe à l’église, où nous nous serions trouvés enfermés. J’ai vu sur un bureau un fer long à pointe arrondie avec un manche de bois, outil dont les secrétaires se servent pour percer les parchemins, auxquels ils attachent avec une ficelle les sceaux de plomb de la chancellerie. J’ai mis cet instrument dans ma poche, et ouvrant le bureau, j’ai trouvé la copie d’une lettre qui parlait de trois mille sequins que le sérénissime prince envoyait au provéditeur général de mer pour faire des améliorations nécessaires à la vieille forteresse de Corfou : si j’eusse trouvé cette somme, je l’aurais prise sans croire de commettre un vol : j’étais dans une situation, où je devais reconnaître tout de la providence de Dieu. La nécessité est une grande maîtresse qui instruit l’homme de tous ses droits.

Après avoir vite tout examiné, j’ai vu qu’il fallait forcer la porte de la chancellerie ; mais mon verrou, malgré tous mes efforts, ne put jamais faire sauter le ressort de la serrure. Je me suis déterminé à faire un trou dans un des battants de la même porte dans le lieu qui me parut le plus facile, où j’ai vu qu’il y avait moins de nœuds. J’ai eu dans le commencement quelque difficulté à entamer la planche à la fente que sa connexion m’offrait ; mais en peu de minutes cela commença à bien aller. Je faisais enfoncer par le moine l’outil à manche de bois dans les fentes que j’ouvrais avec mon esponton, et puis en le poussant tant que je pouvais à droite, et à gauche, je rompais, je fendais, je crevais le bois en méprisant le bruit énorme que ce moyen de rompre faisait, et qui faisait trembler le moine, car on devait l’entendre de loin. Je connaissais ce danger, mais je devais le braver. Le trou dans une demi-heure fut assez grand, et tant mieux pour nous qu’il le fût assez, car je n’aurais pu le faire plus ample. Des nœuds à droite, à gauche, en haut, et en bas m’auraient rendu nécessaire une scie. Le circuit de ce trou faisait peur, car il était tout hérissé de pointes, et fait pour déchirer les habits, et lacérer la peau. Il était à la hauteur de cinq pieds : j’y ai mis un tabouret dessous, sur lequel le moine monta : il introduisit dans l’ouverture ses bras, et sa tête ; et moi derrière lui sur un autre tabouret le prenant aux cuisses, puis aux jambes, je l’ai poussé dehors où il faisait très sombre ; mais je ne m’en souciais pas, car je connaissais le local. Lorsque mon compagnon fut dehors, j’y ai jeté tout ce qui m’appartenait, et j’ai laissé dans la chancellerie les cordes. J’ai mis un autre tabouret au-dessus des deux, l’un voisin à l’autre, et j’y ai monté dessus. Le trou alors se trouva vis-à-vis le haut de mes cuisses. Je m’y suis fourré jusqu’à mon bas-ventre avec quelque difficulté, puisqu’il était étroit, et lorsque je n’ai pu plus m’avancer par moi-même, n’ayant personne, qui me poussât par-derrière, j’ai dit au moine de me prendre à travers, et de me tirer dehors impitoyablement, et par morceaux, s’il était nécessaire. Il exécuta mon ordre, et j’ai dissimulé toute la douleur que j’ai ressentiebf au déchirement de ma peau aux flancs, et au-devant des cuisses. D’abord que je me suis vu dehors, j’ai ramassé vite mes hardes, j’ai descendu deux escaliers, et j’ai ouvert sans nulle difficulté la porte qui était au bout du second : sa serrure était de celles qu’on appelle à Venise à la tedesca [à l’allemande], que pour ouvrir par-dehors, il faut la clé, et qu’on ouvre par-dedans en tirant un ressort. Je me suis vu dans l’allée où il y a la grande porte de l’escalier royal, et à son côté le cabinet du président de la guerre, qu’on appelle Savio alla scrittura. La porte de la salle aux quatre portes était fermée, également que celle de l’escalier, grosse comme la porte d’une ville que pour forcer il m’aurait fallu avoir le mouton, ou le pétard. Il ne m’a fallu qu’un coup d’œil pour connaître que mon verrou avait fait dans ce grand ouvrage tout ce qu’il avait à faire : c’était devenu un instrument digne d’être suspendu ex voto sur l’autel de la divinité tutélaire. Serein, et tranquille je me suis assis en disant au moine que mon ouvrage était fini, et que c’était à Dieu à faire le reste. Je ne sais pas, lui dis-je, si les balayeurs du palais s’aviseront de venir ici aujourd’hui, jour de la Toussaints, ni demain dédié aux trépassés : si quelqu’un vient je me sauverai d’abord que je verrai cette porte ouverte, et vous me suivrez à la piste : mais si personne ne vient je ne bouge pas d’ici ; et si je meurs de faim, je ne sais qu’y faire.

À ce discours ce pauvre homme se mit en fureur. Il m’appela fou, désespéré, séducteur, traître, et que sais-je. Ma patience fut héroïque : je l’ai laissé dire : douze heures sonnèrent alors. Depuis le moment de mon réveil sous la lucarne jusqu’à celui-là, il était passé une seule heure. L’affaire importante qui m’occupa pour une demi-heure, tandis que le moine délirait, fut celle de me changer de tout. Le père Balbi avait l’air d’un paysan ; mais il n’était pas en lambeaux : son gilet de flanelle rouge, et ses culottes de peau violette n’étaient pas déchirésbg. Ma personne faisait peur, et horreur, j’étais tout déchiré, et tout en sang. J’ai détaché mes bas de soie de deux plaies que j’avais une à chaque genou ; et elles saignaient : les plaques de plomb, et la gouttière m’avaient mis dans cet état-là. Le trou de la porte de la chancellerie m’avait déchiré gilet, chemise, culottes, hanches, et cuisses ; j’avais partout des écorchures effrayantes. J’ai déchiré des mouchoirs et je me suis fait des bandages partout comme j’ai pu en les liant avec de la ficelle, dont j’avais un peloton dans ma poche. J’ai mis mon joli habit qui dans ce jour-là assez froid devenait comique : j’ai arrangé au mieux mes cheveux que j’ai mis dans la bourse : j’ai mis des bas blancs, une chemise à dentelle, car je n’en avais pas d’autre espèce, et deux autres chemises, des mouchoirs, et des bas dans mes poches, et j’ai jeté derrière la porte tout le reste. J’avais l’air d’un homme qui après avoir été au bal, avait été dans un lieu de débauche, où on l’avait échevelé. Les bandages qu’on voyait à mes genoux étaient ce qui gâtait toute l’élégance de mon personnage. Dans cet état j’ai dit au père Balbi de mettre sur ses épaules mon beau manteau, et ennuyé de ses impertinences, j’ai ouvert une fenêtre, et j’ai mis ma tête dehors. Ma figure remarquable par le brillant d’un chapeau à point d’Espagne d’or, et par un plumet blanc fut observée par des fainéants qui étaient dans la cour du palais, que j’ai vus me fixer, et qui apparemment cherchaient à comprendre comment quelqu’un pouvait se trouver là à une heure pareille, et dans un tel jour. Je me suis d’abord retiré bien repenti de mon imprudence : je me suis jeté sur un siège plongé dans la plus grande tristesse. J’ai su six mois après, que cette imprudence fut la cause de mon bonheur. On est allé dire à l’homme qui avait les clés de ces lieux qu’il y avait du monde qui devait y avoir passé la nuit, et qu’apparemment il devait avoir enfermé lui-même sans le savoir ; chose qu’il conçut possible, car il fermait tard, et quelqu’un pouvait s’y être endormi. Cet homme qui s’appelait Andreoli, et qui existe encore aujourd’hui, se crut en devoir de courir d’abord pour voir qui étaient ceux, qui par son inadvertance devaient avoir passé une fort mauvaise nuit.

J’étais donc dans les plus sombres méditations, lorsque j’ai entendu un bruit de clés, et de quelqu’un qui montait l’escalier. Tout ému je me lève, je regarde par la fente de la grande porte, et je vois un homme seul en perruque noire, et sans chapeau, qui montait à son aise tenant entre ses mains un clavier. J’ai dit au moine du ton le plus sérieux de ne pas ouvrir la bouche, de se tenir derrière moi, et de suivre mes pas. J’ai empoigné mon esponton le tenant caché sous mon habit, et je me suis posté à l’endroit de la porte, où j’aurais pu, d’abord ouverte, prendre l’escalier. J’envoyais des vœux à Dieu pour obtenir que cet homme ne fît aucune résistance, car je me voyais en devoir dans le cas contraire de le tuer. Et il est certain que j’y étais déterminé.

La porte d’abord ouverte, j’ai vu cet homme comme pétrifié à mon aspect. Sans m’arrêter, et sans lui dire le moindre mot, j’ai descendu l’escalier avec la plus grande célérité suivi par le moine. Sans aller lentement, et sans courir, j’ai pris le magnifique escalier qu’on appelle des géants, méprisant la voix, et l’avis du père Balbi, qui ne cessait de me dire, et de me répéter : allons dans l’église, dans l’église. Sa porte était à main droite presque au pied du même escalier.

Les églises à Venise ne jouissent de la moindre immunité pour assurer un coupable quelconque, soit pour le criminel, soit pour le civil, aussi n’y a-t-il plus personne qui aille s’y retirer pour mettre un obstacle aux archers, qui auraient ordre de s’en saisir. Le moine savait cela, mais cela n’avait pas la force d’éloigner de lui cette tentation. Il me dit après, que ce qui le poussait à recourir à l’autel était un sentiment de religion, que je devais respecter. Pourquoi, lui dis-je, n’y êtes-vous pas allé tout seul ? Et il me répondit qu’il n’a pas eu la cruauté de m’abandonner. Je lui ai prouvé que ce qu’il appelait à cette occasion-là sentiment de religion n’était que lâcheté pure ; et il ne m’a jamais pardonné ce raisonnement : il est vrai que j’aurais pu le lui épargner ; mais le fait est, qu’au fond je ne pouvais pas souffrir ce mauvais être.

L’immunité, que je cherchais, était au-delà des confins de la sérénissime république ; je commençais dans ce moment-là à m’y acheminer ; j’y étais déjà avec mon esprit ; mais il fallait y aller avec mon corps. J’ai été tout droit à la porte de la Carte, qui est la royale du palais ducal ; et sans regarder personne (moyen pour se faire moins regarder) j’ai traversé la piazzetta ; je me suis approché au rivage ; et entrant dans la première gondole que j’ai vue là, j’ai dit au gondolier, qui était sur sa poupe : appelle un autre rameur. Ce rameur accourut dans l’instant, et empoigna sa rame pendant que l’autre, maître de la gondole, me demandait où je voulais aller. J’ai répondu alors à haute voix, charmé que cinquante barcaroli étaient là à m’écouter, toujours curieux : Je veux aller à Fusina, et si tu vogueras bien vite, je te donnerai un Philippe. C’était lui donner plus que le tarif. Le Philippe était une monnaie espagnole, qui valait la moitié d’un sequin : on n’en voit plus. Après avoir donné cet ordre, je me suis jeté nonchalamment sur le coussin du milieu, et le père Balbi sans chapeau, et avec mon manteau s’assit comme un subalterne sur la banquette. La figure comique de ce moine contribua beaucoup à me faire croire un charlatan, ou un astrologue, car mon habit gelait les yeux de tous ceux qui me regardaient.

La gondole se détacha vite du rivage, doubla la douane, et commença à fendre avec vigueur les eaux du grand canal de la Giudecca par lequel il faut passer, tant pour aller à Fusine, comme pour aller à Mestre, où effectivement je voulais aller. Lorsque je me suis vu à la moitié du canal, j’ai mis la tête dehors, et j’ai dit au barcarol de poupe : crois-tu que nous serons à Mestre avant quatorze heures ? J’avais entendu sonner treize heures, lorsqu’Andreoli ouvrait la grande porte. Le barcarol me répondit que je lui avais ordonné d’aller à Fusine ; et je lui ai répondu qu’il était fou, puisqu’à Fusine je n’avais rien à faire. Le second barcarol me confirma que j’avais ordonné à Fusine, et appela en témoin le père Balbi, qui me dit avec un visage à faire pitié qu’il avait une conscience, et qu’il devait donner raison aux barcaroli. Je me rends, dis-je, avec un grand éclat de rire, je n’ai pas dormi cette nuit, et il se peut que j’aie dit à Fusine : c’est à Mestre que je veux aller. Et nous, répondit le barcarol, irons à Mestre, et même en Angleterre, si vous voulez ; mais si vous ne m’eussiez pas demandé, si nous y serons avant quatorze heures, vous seriez resté bien attrapé ; car nous allions à Fusine. Oui oui Monsieur nous y serons, car nous allons à seconde d’eau, et de vent.

J’ai alors regardé derrière moi tout le beau canal, et ne voyant pas un seul bateau, admirant la plus belle journée qu’on pût souhaiter, les premiers rayons d’un superbe Soleil qui sortait de l’horizon, les deux jeunes barcaroli, qui ramaient à vogue forcée, et réfléchissant en même temps à la cruelle nuit que j’avais passéebh, à l’endroit où j’étais dans la journée précédente, et à toutes les combinaisons, qui me furent favorables, le sentiment s’est emparé de mon âme, qui s’éleva à Dieu miséricordieux secouant les ressorts de ma reconnaissance, m’attendrissant avec une force extraordinaire, et tellement que mes larmes s’ouvrirent soudain le chemin le plus ample pour soulager mon cœur que la joie excessive étouffait, je sanglotais, je pleurais comme un enfant qu’on mène par force à l’école.

Mon adorable compagnon, qui jusqu’alors n’avait parlé que pour donner raison aux barcaroli, se crut en devoir de calmer mes pleurs, dont il ne connaissait pas la belle source ; et la façon, dont il se prit me fit effectivement passer tout d’un coup des pleurs à un rire d’une espèce si singulière, que n’y comprenant rien, il m’avoua quelques jours après qu’il me crut devenu fou. Ce moine était bête ; et sa méchanceté venait de sa bêtise : je me suis vu à la dure condition d’en tirer parti ; mais il m’a presque perdu sans pourtant en avoir l’intention. Il n’a jamais voulu croire que j’aie ordonné d’aller à Fusine avec l’intention d’aller à Mestre : il disait que cette pensée ne pouvait m’être venue, que lorsque j’étais sur le grand canal.

Nous arrivâmes à Mestre. J’ai été tout droit à la Campane, auberge où il y a toujours des voituriers. Je suis entré dans l’écurie disant que je voulais aller d’abord à Treviso, et le maître de deux chevaux, que j’ai jugés bons, m’ayant dit qu’il me servira dans une calèche fort légère en cinq quarts d’heure, je lui ai accordé quinze livres, et je lui ai dit d’atteler d’abord : ce qu’il fit en n’employant que deux minutes. Je supposais le père Balbi derrière moi ; je ne me suis retourné que pour lui dire : montons ; mais je ne l’ai pas vu : je le cherche des yeux, je demande où il est, on n’en sait rien. Je dis au garçon d’écurie d’aller le chercher, déterminé à le gronder, quand même il serait allé satisfaire à des nécessités naturelles, car nous étions dans le cas de devoir différer cette besogne aussi. On le cherche, on ne le trouve pas ; il ne vient pas ; j’étais comme une âme damnée : je pense à partir tout seul ; mais mon cœur s’oppose à ma raison : je ne puis pas m’y résoudre. Je cours dehors, je demande, et tous les polissons me disent qu’ils l’avaient vu, mais qu’ils ne savaient pas, où il était allé. Je vole tout seul dans la grande rue, je parcours les arcades, je m’avise de mettre la tête dans un café, et je le vois assis près du comptoir prenant du chocolat avec toute sa commodité en causant avec la servante. Il me voit, et il me dit : asseyez-vous, et prenez du chocolat aussi, puisque vous devez le payer. Je n’en veux pas, lui dis-je, avec l’angoisse au cœur, et je lui serre le bras avec une telle rage, que huit jours après il en avait encore la marque noire. Il ne me répondit rien ; il me voyait trembler de colère : j’ai payé, et nous sortîmes pour aller à la voiture, qui m’attendait à la porte de l’auberge.

À peine faits dix pas, un certain B. To…86, bon homme, mais qui avait la réputation d’être soudoyé par le tribunal, me voit, m’approche, et s’écrie : comment ici, monsieur ! je suis bien charmé de vous voir : vous vous êtes certainement sauvé des plombs, j’en suis bien aise ; contez-moi, comment vous avez pu faire ce prodige. Je me possède ; je lui réponds en riant qu’il me faisait trop d’honneur, et que j’étais en liberté depuis deux jours : il me répond net que cela n’était pas vrai, puisqu’il avait été dans le jour précédent dans un endroit, où il l’aurait su. Le lecteur peut se figurer l’état de mon âme dans ce moment-là : je me voyais découvert par un homme que je croyais payé pour me faire arrêter, et qui pour cela n’avait qu’à cligner l’œil au premier archer que nous aurions rencontré ; et Mestre en est plein. Je lui ai dit de parler tout bas, et de venir avec moi derrière l’auberge. Il y vint, et lorsque je n’ai vu personne, et que je me suis vu voisin à un petit fossé, au-delà duquel il y avait la vaste plaine de la campagne, j’ai mis ma main droite à mon esponton, et j’ai allongé ma gauche vers le collet de mon homme ; mais très leste il sauta le fossé, et se mit à courir à toutes jambes en direction opposée à Mestre, se tournant de temps en temps, et me faisant des baisemains, qui voulaient dire : bon voyage, bon voyage, partez tranquille. Je l’ai enfin perdu de vue, et j’ai remercié Dieu que la prudence de cet homme m’ait empêché de commettre un crime, car il n’avait pas de mauvaises intentions ; mais ma situation était horrible : j’étais alors en guerre déclarée contre toutes les forces de la république, et j’étais seul : je devais donc tout sacrifier à la précaution, et à la prévoyance.

J’ai remis dans ma poche l’esponton, et morne comme un homme qui venait d’échapper à un danger mortel, j’ai donné un coup d’œil de mépris au lâche, qui m’avait réduit à cela, et je me suis acheminé à la voiture, où nous montâmes, et où nous arrivâmes à Treviso sans qu’il nous arrive rien de sinistre. Mon compagnon, qui se sentait coupable, n’osa jamais m’exciter à sortir de mon silence. Je pensais à quelque moyen de me délivrer de cette compagnie, qui avait tout l’air de devoir me devenir fatale.

J’ai ordonné au maître de la poste de Treviso une voiture à deux chevaux pour Coneillan pour dix-sept heures précises ; il était alors quinze heures et demie. Je me sentais mourir d’inanition, et j’aurais pu à la hâte manger une soupe ; mais un quart d’heure pouvait m’être fatal : j’avais toujours devant mes yeux une escouade d’archers qui me garrottaient. Il me semblait qu’étant rattrapé, j’aurais non seulement perdu ma liberté, mais l’honneur. Je me suis acheminé à la porte S. Thomas, et je suis sorti de la ville comme un homme, qui allait se promener : après avoir marché un mille sur le grand chemin, j’en suis sorti pour ne plus y rentrer : je me suis déterminé à sortir de l’état en marchant toujours entre les champs, et non pas par Bassan, qui aurait été le plus court chemin, mais par Feltre : ceux qui se sauvent, doivent toujours choisir le débouché le plus éloigné, car on poursuit toujours les fuyards par le chemin qui mène au plus voisin, et on les rattrape.

Après avoir marché trois heures, je me suis étendu sur la dure n’en pouvant positivement plus : il fallait me procurer quelque nourriture ou mourir là. J’ai dit au moine de placer près de moi mon manteau, et d’aller à une maison de fermier que je voyais pour se faire donner pain, soupe, viande, vin, et eau, et je lui ai donné un Philippe pour qu’il le laisse en gage pour les plats, et les couverts. Après m’avoir dit qu’il ne me croyait pas si timide, il est allé faire la commission. Ce malheureux était plus vigoureux que moi : il n’avait pas dormi, mais dans la journée précédente, il s’était nourri, il avait pris du chocolat, et la prudence ne tourmentait pas son âme : avec cela il était maigre : j’avais l’air d’être dix fois plus fort que lui pour résister aux fatigues ; mais cela n’était pas vrai.

Malgré que cette maison ne fût pas une auberge, la bonne fermière nous envoya un bon dîner par une paysanne : le moine me dit qu’elle avait bien regardé le Philippe, et qu’elle l’avait soupçonné faux, et qu’il l’avait assurée que son ami le paierait avec de la monnaie de S. Marc. Mon pauvre ami avait un peu l’air d’un voleur, et la fermière avait raison. Nous avons fait assis sur l’herbe un excellent repas, qui ne me coûta que trente sous : j’avais alors des dents, qui ne trouvaient jamais la viande trop dure. Lorsque j’ai senti le sommeil qui venait m’assaillir, je me suis remis en chemin assez bien orienté. Quatre heures après je me suis arrêté derrière un hameau, et j’ai su d’une bonne paysanne que j’étais à vingt milles de Treviso. J’étais extrêmement las, et j’avais les jambes enflées aux chevilles : il ne nous restait plus qu’une heure de jour. Je me suis couché au milieu d’un bouquet d’arbres, et j’ai fait asseoir près de moi mon compagnon. Je lui ai dit avec le ton de la plus tendre amitié que nous devions aller à Borgo di Val Sugana première bonne ville qu’on trouve au-delà des confins de la république, ville appartenant à l’évêché de Trente, où nous serions aussi sûrs qu’à Londres, et où nous pourrions nous reposer autant qu’il nous serait nécessaire pour recouvrer entièrement nos forces : mais que pour parvenir à cette ville nous avions besoin de prendre des précautions essentielles, dont la première était celle de nous séparer en y allant lui d’un côté, moi d’un autre, lui par le bois du Mantello, moi par les montagnes, et par Feltre, lui par la plus facile, et avec tout l’argent que j’avais, moi sans le sou, et par la plus difficile. Je lui ai dit que je lui faisais présent de mon manteau qu’il aurait pu très facilement troquer contre une capote, et un chapeau, et que pour lors il se serait trouvé bien masqué, et secondé par sa physionomie tout le monde l’aurait pris pour un vrai paysan. Je l’ai donc prié de vouloir bien me quitter d’abord, et m’attendre à Borgo di Valsugana, où il aurait pu se trouver le surlendemain, et où je le priais de m’attendre l’espace de vingt-quatre heures. Je lui ai indiqué la première auberge que d’abord entré dans la ville il trouverait à sa main gauche. Je lui ai dit que j’avais besoin de repos, et que je ne pouvais me le procurer qu’avec une entière tranquillité d’âme, et que d’abord que je me verrais seul, quoique sans argent, j’étais sûr que Dieu m’inspirerait le vrai moyen de m’en procurer sans m’exposer au plus grand de tous les malheurs, qui était celui de me voir arrêté. Que nous devions d’ailleurs être sûrs qu’à l’heure qu’il était tous les archers de l’état devaient avoir été avertis de notre fuite par des exprès, et avoir reçu ordre de nous chercher dans toutes les auberges, et que le premier des signalements, qu’on devait leur avoir envoyés, devait certainement être que nous étions deux, et que nous étions vêtus comme nous l’étions, dont lui sans chapeau, et avec un manteau de bout de soie devenait le plus remarquable. Je lui ai vivement peint tout le déplorable de mon état, et le besoin indispensable que j’avais de reposer dix heures libre de toute crainte, affaibli comme j’étais par une lassitude, qui me rendait comme perclus de tous mes membres. Je lui ai montré mes genoux, mes jambes, et mes pieds avec des vessies, car les souliers fort minces que j’avais n’étant faits que pour marcher sur le beau pavé de Venise étaient tout déchirés. Je devais sans nulle exagération périr de langueur dans la même nuit, sans un bon lit ; et je devais exclure tous ceux des auberges. À l’heure même où je parlais, un seul homme aurait pu me garrotter, et me mener en prison, car je n’aurais pu lui faire aucune résistance. En lui représentant cela, je l’ai convaincu qu’allant chercher un gîte tous les deux ensemble nous risquions d’être arrêtés sur-le-champ, sur le simple soupçon que nous aurions pu être les deux qu’on cherchait. Mon cher compagnon me laissa terminer mon discours sans jamais prononcer le mot, et m’écouta toujours avec la plus grande attention.

Pour toute réponse il me dit en peu de mots qu’il s’attendait à tout ce que je venais de lui dire, et qu’il avait déjà pris son parti là-dessus jusque du temps qu’il était encore en prison : qu’il était décidé à ne pas me quitter, quand même cela aurait dû lui coûter la liberté, et la vie. Une réponse si ronde, et inattendue me surprit au plus haut degré. J’ai alors fini de bien connaître cet homme, et j’ai vu qu’il ne me connaissait pas. Je n’ai pas différé une minute à exécuter un projet formé sur-le-champ, et que l’exigence du cas me démontrait comme le seul remède contre une pareille brutalité : il tenait du comique ; mais je voyais en même temps qu’il pouvait terminer tragiquement.

Je me suis levé, non sans effort : j’ai noué ensemble mes deux jarretières, je l’ai mesuré, et puis j’ai tracé sa mesure sur le terrain ; et mon esponton à la main, j’ai commencé une petite excavation avec le plus grand empressement ne répondant rien à toutes les questions qu’il me faisait. Après un quart d’heure d’ouvrage, je lui ai dit en le regardant tristement, qu’en qualité de chrétien je me croyais obligé à l’avertir qu’il devait se recommander à Dieu. Je vous enterrerai ici tout vivant, lui dis-je, ou si vous êtes le plus fort, ce sera vous-même qui m’y enterrerez. C’est à ceci que votre brutale obstination me réduit : vous pouvez cependant vous sauver, car je ne courrai pas après vous pour vous rejoindre. Voyant qu’il ne me répondait pas, j’ai poursuivi mon travail : j’ai commencé à avoir peur de me voir poussé à bout, et de devoir lutter contre cet animal, dont il est certain que je voulais me défaire.

Enfin soit réflexion, soit peur, il se jeta près de moi : ne sachant pas ses intentions, je lui ai présenté la pointe de mon verrou ; mais il n’y avait rien à craindre : il me dit qu’il allait faire tout ce que je voulais. Je l’ai alors embrassé ; je lui ai répété sa leçon ; je lui ai confirmé la promesse de le rejoindre, et je lui ai donné tout le reste des deux sequins que le comte m’avait donnésbi. Je suis resté sans le sou, et je devais passer deux rivières. Je me suis malgré cela bien félicité d’avoir su me délivrer de la compagnie d’un homme de ce caractère : pour lors je n’ai plus douté de sortir d’affaire.

J’ai observé sur une colline à cinquante pas un berger, qui conduisait un troupeau de dix à douze brebis, et je m’y suis adressé pour prendre des informations qui m’étaient nécessaires. Je lui ai demandé, comment s’appelait cet endroit, et il me dit que j’étais à Val de piadene, ce qui me surprit à cause du chemin que j’avais fait. Je lui ai demandé le nom des maîtres de cinq à six maisons que de cette éminence je voyais à la ronde, et j’ai trouvé qu’ils étaient tous de ma connaissance, et tous à la campagne dans cette saison-là, où les Vénitiens vont tous faire la Saint-Martin quelque part ; je devais avec grand soin éviter la rencontre de qui que ce fût. J’ai vu un palais de la maison Gr., dont un vieillard87, qui était précisément alors inquisiteur d’état, s’y trouvait ; je ne devais pas me laisser voir. J’ai demandé à qui appartenait une maison rouge que je voyais à quelque distance, et ma surprise fut grande, lorsque j’ai su que c’était la maison du capitaine de campagne qui est le chef des archers. J’ai dit adieu au paysan, et machinalement j’ai descendu la colline : il est inconcevable que je me sois acheminé à cette terrible maison dont raisonnablement, et naturellement j’aurais dû m’éloigner ; j’y ai été en droite ligne, et en vérité je sais que je n’y ai pas été d’une volonté déterminée. S’il est vrai que nous possédions tous une existence invisible bienfaisante, qui nous pousse à notre bonheur, comme il arrivait quelquefois à Socrate, pourrais-je croire, sans crainte quebj quelque lecteur se moque de moi, que je fus poussé à cette maison par mon bon génie ? Je dois le croire, car la nature, et la raison me repoussaient de là, et je ne connais pas en pure physique un troisième moteur. Je conviens que dans toute ma vie, je n’ai jamais commis une plus grande imprudence.

J’entre dans cette maison sans hésiter, et même d’un air fort libre : je vois dans la cour un jeune enfant qui joue à la toupie, et je lui demande, où est son père : il ne me répond pas ; il va appeler sa mère, et je vois dans un moment une belle femme enceinte, qui me demande fort poliment ce que je veux de son mari, qui n’y était pas. Ma présence lui en imposa. Je lui ai dit que j’étais fâché que mon compère ne fût pas chez lui autant que charmé d’avoir connu sa belle moitié. Compère ? dit-elle. Vous êtes donc son Excellence Vetturi88, qui eut la bonté de promettre à mon mari d’être le parrain de l’enfant, dont je suis grosse. Je suis bien enchantée de vous connaître, et mon mari sera au désespoir de ne s’être pas trouvé chez nous. Je lui ai répondu que j’espérais qu’il ne tarderait pas à arriver, car j’avais besoin de lui demander à souper, et un lit, ne voulant me montrer à personne dans l’état où j’étais. Elle me dit avec vivacité qu’un bon lit, et un passable souper ne me manqueraient pas, mais qu’il ne fallait pas espérer son mari de retour, puisqu’il n’y avait qu’une heure qu’il était sorti à la tête de dix hommes à cheval pour aller chercher deux prisonniers, qui s’étaient enfuis des plombs, dont l’un était Patricien, et l’autre un particulier nommé C…., elle disait, que s’il les trouvait, il les conduirait à Venise, et ne les trouvant pas, il emploierait au moins deux, ou trois jours à les chercher. Charmé de me trouver persuadé89, j’ai fait semblant d’en être fâché, et de refuser de rester chez elle, craignant de la gêner ; mais elle sut se servir de manières, auxquelles la politesse veut qu’on se rende, et j’ai cédé. Pour donner à ma fable un air de vérité, j’ai dit qu’un domestique viendrait peut-être me chercher avec ma voiture ; mais que si je dormais, je la priais de ne pas me faire réveiller : je lui ajoutai, que ce qui me faisait plaisir était, que personne de mes amis ne devinerait jamais où j’étais. J’ai vu qu’elle observait mes genoux, et je n’ai pas attendu qu’elle m’interroge pour lui dire que je m’étais blessé en tombant de cheval. Elle appela alors sa mère, belle femme aussi ; et après lui avoir dit à l’oreille qui j’étais, elle ajouta qu’il fallait me donner à souper, et que c’était à elle à panser mes blessures. Je me suis laissé conduire, sans faire plus de façons, dans une chambre, où j’ai vu un lit, qui avait bonne apparence, et la jeune femme me quitta disant qu’elle ne voulait pas me gêner.

Cette jolie femme d’archer n’avait pas l’esprit de son métier, car rien n’avait plus l’air d’un conte que l’histoire que je lui avais faitebk. À cheval avec des bas blancs ! À la chasse en habit de taffetas, et sans manteau de drap ! Dieu sait combien son mari doit s’être moqué d’elle à son retour. Sa mère eut soin de moi avec toute la politesse, que j’aurais pu prétendre chez des personnes de la première distinction. Elle prit un ton de mère, et pour sauver sa dignité en soignant mes blessures, elle m’appela son fils. Si mon âme eût été tranquille, je lui aurais donné des marques non équivoques de ma politesse et de ma reconnaissance ; mais l’endroit, où j’étais, et le rôle dangereux que je jouais, m’occupaient trop sérieusement.

Après avoir visité mes genoux et mes hanches, elle me dit, qu’il me fallait un peu souffrir, mais que le lendemain je me trouverais guéri : je devais seulement tenir toute la nuit les serviettes imbibées, qu’elle appliqua sur mes plaies, et dormir sans jamais bouger. J’ai bien soupé, et après je l’ai laissée faire : je me suis endormi pendant qu’elle m’opérait, car je ne me suis jamais souvenu de l’avoir vue me quitter. Tout ce que j’ai pu rappeler à ma mémoire le lendemain fut, que j’ai mangé, et bu avec un excellent appétit, et que je me suis laissé déshabiller comme un enfant : je n’avais ni courage, ni peur, je ne parlais pas, je ne pensais pas ; j’ai mangé pour suppléer à la nécessité que j’avais de nourriture, et j’ai dormi cédant à un besoin, auquel je ne pouvais pas résister : j’ignorais tout ce qui dépendait d’un certain raisonnement. Je n’ai jamais su ni avec quelle eau elle me frotta, ni si j’ai souffert pendant qu’elle me frottait. Il était une heure de nuit, lorsque j’ai fini de manger, et le matin en me réveillant, et entendant sonner douze heures, j’ai cru que c’était un enchantement, car il me semblait que je ne m’étais endormi que dans ce moment-là. Il m’a fallu plus de cinq minutes pour rappeler mon âme à ses fonctions, pour m’assurer que ma situation était réelle, pour passer en un mot du sommeil au vrai réveil. Mais d’abord que je me suis reconnu, je me suis vite débarrassé des serviettes, étonné de voir mes plaies tout à fait sèches. Je me suis habillé dans moins de trois minutes ; j’ai mis moi-même mes cheveux dans la bourse ; j’ai mis une chemise, et des bas blancs, et je suis sorti de ma chambre que j’ai trouvéebl ouverte. J’ai descendu l’escalier, passé la cour, et quitté cette maison sans faire nulle attention qu’il y avait là deux hommes debout qui sans aucun doute ne pouvaient être qu’archers. Je me suis éloigné de cet endroit, où j’ai trouvé politesse, bonne chère, santé, et tout le recouvrement de mes forces, avec un sentiment d’horreur, qui me faisait frissonner, car je voyais que je m’étais exposé très imprudemment au plus évident de tous les risques. Je m’étonnais d’être entré dans cette maison, et plus encore d’en être sorti, et il me paraissait impossible de n’être pas suivi, et arrêté à chaque pas que je faisais. J’ai marché cinq heures de suite par bois, et montagnes sans jamais rencontrer que quelques paysans. Je me suis aperçu que j’avais oublié sur le lit ma chemise, mes bas, et un mouchoir, et j’en fus affligé, car il ne me restait plus qu’une autre chemise ; mais le malheur ne me parut pas grand : ma seule pensée était de me voir bientôt au-delà de Feltre.

Il n’était pas encore midi, lorsqu’allant mon chemin, j’ai entendu le son d’une cloche : regardant en bas de la petite éminence où j’étais, j’ai vu la petite église d’où le son venait, et voyant du monde qui ybm entrait, j’ai cru que c’était une messe, et il me vint envie d’aller l’entendre : lorsque l’homme est dans la détresse, tout ce qui lui vient dans l’esprit lui paraît inspiration. C’était le jour des trépassés : je descends, j’entre dans l’église, et je suis surpris d’y voir M. Marc. Gr. neveu de l’inquisiteur d’état, et M. M. Pis. son épouse90 : je les ai vus étonnés. Je leur ai fait la révérence, et j’ai entendu la messe. À ma sortie de l’église, monsieur me suivit, madame y resta. Il me dit en m’approchant : Que faites-vous ici, où est votre compagnon ? Je lui ai répondu que je me sauvais d’un côté tandis que par mon conseil il avait pris un autre chemin avec seize livres que je possédais, et que je lui ai donnéesbn, étant par là resté sans le sou : je lui ai clairement demandé le secours dont j’avais besoin pour sortir de l’état : il me répondit qu’il ne me pouvait rien donner ; mais que je pouvais compter sur plusieurs ermites que je trouverais chemin faisant, qui ne me laisseraient pas mourir de faim. Il me dit que son oncle avait su notre évasion à midi dans la journée précédente, et qu’il n’en avait pas été fâché. Il me demanda alors comment j’avais pu réussir à percer les plombs, et je lui ai répondu que les ermites pouvaient alors se disposer à dîner, et que n’ayant pas le sou, je n’avais pas non plus de temps à perdre : et lui tirant la révérence, je l’ai laissé. Ce refus de secours me fit plaisir : je crois que mon âme fut charmée de se trouver plus grande que celle du vilain, qui put dans un cas pareil écouter son avarice. On m’a écrit à Paris, que lorsque Madame sut la chose, elle lui dit des injures. Il n’est pas douteux que le sentiment loge chez les femmes plus souvent que chez les hommes.

J’ai marché jusqu’au Soleil couchant ; et las, et affamé, je me suis arrêté à une maison solitaire, qui avait bonne mine. J’ai demandé de parler au maître, et la concierge me dit qu’il était allé à une noce au-delà de la rivière, où il devait passer la nuit ; mais qu’elle me ferait à souper, comme son maître lui en avait donné l’ordre. J’ai accepté lui disant que j’avais besoin de me coucher. Elle me fit entrer dans une belle chambre, où d’abord que j’ai vu sur une table encre, et papier, j’ai écrit une lettre de remerciement au maître de la maison, que je ne connaissais pas. J’ai vu par l’adresse de plusieurs lettres, qui étaient là que j’étais chez M. de Rombenchi91 consul, je ne me souviens pas de quelle puissance. J’ai cacheté ma lettre, et je l’ai laissée à la bonne femme, qui me fit un souper délicat, et me traita avec tous les égards. Au bout d’un excellent sommeil d’onze heures, je partis, je passai le fleuve disant que je paierais à mon retour, et j’ai marché cinq heures. Le père gardien d’un couvent de capucins me donna à dîner, et je crois qu’il m’aurait aussi donné de l’argent, s’il n’eût pas eu peur de me scandaliser. Je me suis remis en chemin, et deux heures avant la fin du jour, j’ai demandé à un paysan à qui appartenait une maison, que je voyais, et je me suis réjoui en entendant le nom d’un de mes amis assez riche, et que je croyais honnête homme. Je m’achemine à cette maison, j’y entre, je demande le maître, on me dit qu’il écrit, qu’il est seul, et on me montre la chambre au rez-de-chaussée. Je l’ouvre, je le vois, je cours pour l’embrasser, il se lève, et il me repousse en reculant : il me dit des raisons, qui m’outragent, et qui m’irritent, et je me venge lui demandant soixante sequins sur un billet à vue sur M. de Br… : il me les refuse me disant que son précipice92 serait immanquable, lorsque le tribunal saurait qu’il m’avait donné ce secours : il me dit de m’en aller d’abord, et qu’il n’oserait pas même m’offrir un verre d’eau, car il aurait fallu attendre une minute. C’était un homme de soixante ans courtier de change, qui m’avait des obligations. Son cruel refus fit en moi un effet bien différent de celui de M. Gr… Soit colère, soit indignation, soit droit de raison ou de nature, je l’ai pris au collet lui présentant mon esponton, et lui disant que j’allais le tuer, s’il élevait la voix. Tout tremblant alors il tira de sa poche une petite clé, et voulut me la donner me montrant un tiroir, où il y avait de l’argent. Je lui ai dit de l’ouvrir lui-même, ce qu’il fit me disant de me servir d’un tas de sequins que je voyais : je lui ai ordonné alors de me donner six sequins avec ses propres mains : il me dit qu’il avait cru que je lui en eusse demandé soixante : c’est vrai, lui dis-je, mais actuellement que tu m’as réduit à employer la violence, je n’en veux que six, et tu n’auras pas de billet, mais je te promets que je te les ferai payer à Venise, où je te déshonorerai en écrivant des lettres circulaires, qui te feront connaître pour le plus lâche des hommes. Il se jeta alors à genoux me conjurant de prendre tout, si je croyais d’en avoir besoin, mais ma réponse fut un coup de pied dans la poitrine, et une menace de lui brûler la maison, si, à ma sortie de chez lui, il eût osé m’inquiéter.

J’ai marché deux heures, et voyant la nuit, je me suis arrêté à une maison de paysan, où j’ai trouvé du fromage, du pain, des œufs, et du vin, disposé à dormir sur la paille. N’ayant pas assez de monnaie pour me changer un sequin, je l’ai envoyé en chercher à la paroisse lui disant que j’achèterais volontiers un manteau. Je dormais à son retour, et il ne m’a pas réveillé ; mais le matin il me montra une vieille redingote bleue de gros drap appartenantbo au curé : je lui en ai donné deux sequins, et je suis parti. Je me suis acheté à Feltre des souliers, et j’ai passé à cheval d’un âne la bicoque qu’on appelle la Scala. Un garde qui était là ne m’a pas seulement demandé mon nom. J’ai pris une charrette à deux chevaux, et je suis arrivé le soir à Borgo de Valsugane, où à l’auberge indiquée, j’ai trouvé le moine. S’il ne m’eût pas approché, je ne l’aurais pas reconnu. Une redingote verte, et un chapeau rabattu au-dessus d’un bonnet de coton le déguisaient tout à fait. Il me dit qu’un fermier lui avait donné tout cela pour mon manteau, et un sequin avec, et qu’il était arrivé à Borgo le matin, où il avait fait bonne chère : il termina sa narration me disant fort noblement qu’il ne m’attendait pas, car il n’avait pas cru que j’eusse eu intention de lui tenir parole. J’ai passé dans cette auberge toute la journée suivante écrivant sans sortir du lit. Le père Balbi écrivit des lettres impertinentes au père supérieur de son couvent, et à ses frères, et des tendres aux servantes qu’il avait renduesbp fécondes. J’ai écrit plus de vingt lettres, dont dix à douze circulaires, où je rendais compte des six sequins que j’avais eusbq, et du moyen que j’avais employé pour les obtenir.

Le lendemain, j’ai dormi à Pergine, où un jeune comte d’Alberg93 vint me voir, ayant su, je n’ai jamais su comment, que nous étions des gens qui se sauvaient de l’état de Venise. J’ai passé à Trente, et de là à Bolzan, où n’ayant plus d’argent pour avancer chemin, je me suis présenté à un vieux banquier nommé Mench, auquel j’ai demandé un homme sûr pour l’envoyer me prendre de l’argent à Venise : je l’ai prié en même temps de nous recommander à un aubergiste jusqu’au retour de l’homme. Ce banquier qui riait toujours fit tout. En huit jours, dans lesquels nous ne sommes jamais sortis, et que j’ai tous passés au lit, l’homme est retourné avec une lettre de change de cent sequins sur le même Mench. Avec cet argent je me suis habillé ; mais je me suis auparavant acquitté de ce devoir vis-à-vis du père Balbi, qui me disant toujours, que sans lui je ne me serais jamais sauvé, me faisait entendre qu’il était devenu propriétaire juridique au moins de la moitié de toute ma fortune éventuelle.

J’ai pris la poste, et ayant voulu dormir toutes les nuits, nous sommes arrivés à Munichbr le quatrième jour. Mon camarade devenait chaque jour plus insoutenable. Il devenait amoureux de la servante dans toutes les auberges, et ne sachant pas parler, ni remplacer les désagréments de sa personne par les bonnes manières, ou par l’argent, je me pâmais de rire le voyant souvent régalé de soufflets qu’il recevait des Maritornes94 du Tyrol avec une résignation angélique. Il me trouvait avare, et vilain, parce que je n’ai jamais voulu lui donner de l’argent, avec lequel il aurait espéré de séduire leur vertu.

Je fus me loger au cerf, où j’ai d’abord su que deux jeunes frères vénitiens de l’illustre famille Cont….95 étaient là depuis quelque temps, accompagnés par un comte Pomp…96 Véronais, mais n’étant pas connu d’eux, je n’ai pas pensé à aller les voir, d’autant plus que je n’avais plus besoin de rencontrer des ermites. Je fus faire ma révérence à la comtesse de Coronini97, qui m’avait connu à Venise, et qui était fort bien en cour.

Cette illustre dame âgée de soixante et dix ans m’a très bien reçu, et m’a promis de parler à l’électeur pour me faire obtenir la sûreté de l’asile. Elle me l’a annoncée le lendemain pour moi, mais non pas pour mon camarade, car l’électeur ne voulait pas avoir des démêlés avec les somasques, dont un couvent était dans Munich ; ils auraient pu prétendre d’avoir des droits sur le père Balbi en qualité de membre fugitif de la religion : la comtesse me conseilla de le faire d’abord sortir de la ville pour aller se recouvrer ailleurs, et éviter ainsi quelque mauvais tour que les moines ses confrères pouvaient lui jouer.

J’ai d’abord été chez le jésuite confesseur de l’électeur pour obtenir de lui quelque recommandation dans quelque ville de l’empire en faveur de cet infortuné. Le jésuite me reçut fort mal : il me dit par manière d’acquit qu’à Munich on me connaissait à fond : je lui ai demandé d’un ton ferme, s’il me donnait cet avis comme une bonne, ou comme une mauvaise nouvelle, et il ne m’a pas répondu. Il m’a laissé là ; et quelqu’un me dit qu’il était allé pour vérifier un miracle tout récent, dont toute la ville parlait. Un prêtre qui était là me dit que l’impératrice veuve de Charles VII morte dans ces jours-là avait, quoique morte les pieds chauds, et que je pouvais aller voir cela moi-même, si j’en avais envie, puisque son corps était exposé au public. Ce miracle m’intéressa, car j’avais toujours froid aux pieds : il me prit envie d’aller voir le prodige, et m’étant mis à genoux pour asperger l’auguste morte, j’ai réellement trouvé ses pieds chauds ; mais c’était l’effet d’un poêle ardent, qui était très près de ses mêmes pieds. Un danseur98 que j’ai vu là, et qui me connaissait beaucoup, me fit compliment, et m’invita à dîner. Sa femme99, Vénitienne, jolie, et remplie de talent, que j’avais connue enfant, me fit le plus gracieux accueil, et me voyant embarrassé à cause de mon camarade, que je ne voulais pas abandonner, elle m’a offert une lettre de recommandation à Augsbourg au chanoine Bassi100 doyen du chapitre de S. Maurice, qui était son ami. J’ai accepté cette lettre qu’elle écrivit d’abord, et j’ai fait partir mon compagnon à la pointe du jour dans une bonne voiture lui promettant de penser à lui dans le cas que la recommandation n’eût pas la force, dont il avait besoin. Quatre jours après j’ai su par sa lettre même qu’on l’avait accueilli, logé, vêtu en abbé, présenté au magistrat, et au prince-évêque. Outre cela l’honnête, et noble doyen lui avait promis d’avoir soin de lui jusqu’à ce qu’il eût obtenu de Rome une dispense de ses vœux monastiques, et un plein pardon de la république. Il finissait sa lettre par me demander quelques sequins pour ses menus plaisirs, car il était trop noble, disait-il, pour en demander au doyen, qui ne l’était pas assez pour lui en offrir. Je ne lui ai pas répondu.

Resté seul, et tranquille, j’ai pensé à rétablir ma santé ; car les fatigues, et les peines souffertes m’avaient donné des contractions aux nerfs, qui pouvaient devenir sérieuses. Un bon régime me rendit en moins de trois semaines ma parfaite santé. Dans ces mêmes jours, Madame Rivière101 vint de Dresde à Munich avec ses deux filles, et un fils pour aller marier son aînée à Paris. Je connaissais le fils, excellent garçon, qui vit aujourd’hui à Paris chargé de famille, et d’affaires de la maison électorale de Saxe. Sa mère très bonne femme, qui connaissait d’ailleurs tous mes parents, fut enchantée de me conduire gratis dans la seule ville de l’univers faite pour ceux qui ont besoin d’invoquer le suffrage de la fortune. Ce coup de bonheur me fit prévoir toutes les grâces que la déesse se plairait à me faire dans la carrière d’aventurier, sur laquelle je devais me mettre : elles furent excessives, mais je n’en ai pas fait bon usage ; j’ai démontré par ma conduite que la fortune se plaît à favoriser ceux qui abusent de ses bienfaits. Les plombs en quinze mois me donnèrent le temps de connaître toutes les maladies de mon esprit, mais je n’y ai pas demeuré assez de temps pour me fixer à des maximes faites pour les guérir. Madame Rivière partit de Munich le 18 de Décembre m’assurant qu’elle s’arrêterait à Strasbourg huit jours. Dans le même jour, j’ai reçu de l’argent de Venise, et je suis parti seul le lendemain. Sept heures après mon départ, je me suis arrêté à Augsbourg non pas tant pour voir le père Balbi, comme pour avoir la satisfaction de connaître l’aimable Doyen, qui en avait agi en prince vis-à-vis de mon malheureux compagnon sur la simple recommandation d’une danseuse.

Je l’ai trouvé tout habillé en abbé, mal poudré, bien logé, et bien servi. Le doyen n’était pas en ville. Il me dit, que quoiqu’il ne lui manquât rien, il se trouvait dans la misère, car il n’avait pas le sou, et qu’il était étonnant que le doyen, qui le savait, ne lui donnât pas de temps en temps quelque couple de ducats. Je lui ai demandé, pourquoi il ne se faisait pas envoyer de l’argent par les nobles vénitiens ses frères, ses cousins, ses oncles, ou par quelques amis, et il me répondit qu’il n’avait que des ennemis : il aurait dû me dire qu’ils étaient tous aussi gueux que lui. J’avais de l’argent, mais j’ai su résister à la tentation de lui en donner : c’était un ingrat, bas, vil, et insatiable. À la fin de Mars, j’ai reçu à Paris une lettre de l’honnête doyen, qui me fit la plus grande peine. Il me disait que le père Balbi s’était évadé de chez lui avec une servante lui enlevant une petite somme, une montre d’or, et douze couverts d’argent, et qu’il ne savait pas, où il était allé. Vers la fin de l’année on m’a écrit de Venise qu’on l’avait remis sous les plombs. J’ai su après que d’Augsbourg, il était allé se réfugier à Coire capitale des Grisons avec la servante, où il demanda d’être agrégé à l’église des calvinistes, et d’être reconnu comme mari légitime de la dame, qui était avec lui : mais lorsqu’on sut qu’il ne savait rien faire pour soutenir sa vie, on n’a pas voulu de lui. Lorsqu’il n’eut plus d’argent, la servante qu’il avait trompéebs, l’a quitté après l’avoir battu plusieurs fois. Le père Balbi alors ne sachant pas où aller, ni comment faire pour vivre prit le parti d’aller à Bresse ville appartenant à la république, où il se présenta au gouverneur, lui dit son nom, sa fuite, et son repentir, et le pria de le prendre sous sa protection pour obtenir son pardon. La protection du gouverneur commença par faire mettre en prison le sot recourant ; puis il écrivit au tribunal, lui demandant ce qu’il devait en faire, et en conséquence des ordres qu’il reçut, il lui envoya ce fugitif enchaîné, qu’il remit de nouveau sous les plombs, où il ne trouva pas le comte Asquin, que par pitié de son âge, on avait envoyé aux quatre trois mois après mon évasion. Cinq ou six ans après, j’ai su que le tribunal avait envoyé hors des plombs mon ancien compagnon le reléguant dans le couvent de l’institution, qui est bâti sur une éminence près de Feltre ; mais il n’y demeura que six mois : il s’est enfui, et il alla à Rome se jeter aux pieds du pape Rezzonico102, qui lui permit de devenir prêtre séculier. Il retourna alors à sa patrie, où il vécut toujours dans la misère, parce que sans conduite. À mon retour à Venise103 il est venu me voir tout en lambeaux ; il me fit pitié, et j’ai fait pour lui tout ce que j’ai pu par faiblesse de cœur, et non pas par vertu. Il finit ses jours l’année 85.

J’ai rejoint à Strasbourg la charmante famille, avec laquelle je suis arrivé à Paris le matin du jour 5 de Janvier de l’année 1757 jour de mercredi. Je n’ai jamais de ma vie fait un plus agréable voyage. Le bon sens de la mère, l’esprit cultivé du fils, la beauté parfaite, l’esprit gai, et les talents de la charmante fille formaient une société, dont les charmes ne me laissaient rien à désirer. Après avoir vu le plus cher de tous mes amis104, je courus à Versailles dans un pot de chambre, que j’ai pris au pont royal pour aller embrasser M. de Sers.105 noble napolitain sur l’ancienne amitié duquel je comptais beaucoup. Je suis arrivé à la cour à quatre heures, et ayant su qu’il était parti avec l’ambassadeur comte de Cant…106 j’ai pensé d’aller dîner avant que de retourner à Paris.

Mais à peine arrivé à la grille dans ma même voiture, je vois une grande quantité de monde courir de tout côté dans la plus grande confusion, et j’entends tout le monde crier : le roi est assassiné ; on vient de tuer Sa Majesté. Mon cocher plus effrayé que moi veut suivre son chemin, mais on arrête la voiture, on me fait descendre, et on me met dans le corps de garde, où je vois en moins de trois minutes plus de vingt personnes, que je juge aussi innocentes que moi. Je ne savais que penser, et ne croyant pas aux enchantements, je croyais de rêver, lorsqu’un officier entra, nous demanda fort poliment excuse à tous, et nous dit que nous pouvions aller notre chemin : le roi, dit-il, est blessé, et n’est pas mort : l’assassin que personne ne connaît est arrêté : on cherche partout M. de la Martinière107.

Remonté dans ma voiture comme tous les autres, et absorbé par la surprise causée par un événement si extraordinaire, j’ai refusé une place à une aimable figure d’homme, qui me la demanda de la meilleure grâce. On dit que la politesse ne gâte jamais rien ; et il faut laisser qu’on le dise. Il y a des moments, où la politesse est positivement hors de saison, et où la prudence ordonne d’être impoli.

Dans les trois heures, que j’ai employéesbt pour retourner à Paris, trois cents courriers pour le moins me devancèrent à tout moment allant ventre à terre : ces courriers ne faisaient que répéter à haute voix la nouvelle, qu’ils portaient : les premiers dirent que le roi avait été saigné, et que la blessure était mortelle : les seconds que le chirurgien répondait de sa vie : les troisièmes que la blessure était légère ; et à la fin que ce n’était qu’une égratignure de la pointe d’un couteau. Le lendemain, on n’enbu a pas su davantage, ni jamais, malgré un très sévère procès, qui coûta au roi cinq millions, qui fut imprimé, et connu de tout le monde, et qui n’a rien de commun avec l’histoire de ma fuite, qu’il me semble devoir terminer ici.

Quand il me prendra envie d’écrire l’histoire de tout ce qui m’est arrivé en dix-huit ans, que j’ai passés parcourant toute l’Europe jusqu’au moment qu’il plut aux inquisiteurs d’état de m’accorder la permission de retourner libre dans ma patrie d’une façon qui me fut très honorable, je la commencerai à cette époque, et mes lecteurs la trouveront écrite avec le même style, car il n’y a pas d’écrivain, qui en ait deux, tout comme il n’y a pas de visage, qui ait deux physionomies. Mon histoire, si je l’écris, sera instructive dans plusieurs points de morale. On apprendra que le plus souvent l’homme a tort de s’attribuer du mérite pour ce qu’il fait de bon ; et double tort de calomnier la fortune mettant sur son compte les maux, qui lui arrivent : mon histoire démontrera que nous sommes tous des imbéciles, lorsque nous allons chercher loin de nous les causes de tout ce qu’il nous arrive de sinistre : nous les trouverons toutes directement, ou indirectement dans nous-mêmes ; mais dans l’examen gardons-nous bien de chatouiller notre amour-propre : il rend épaisse la divine lumière de la vérité ; il nous séduit, il nous aveugle : il s’agit de nous ériger en juges de nous-mêmes, et non pas en avocats. Male verum, dit mon maître, examinat omnis corruptus judex [Un juge corrompu démêle mal la vérité]108. Si je fais tant que d’écrire mon histoire, il est possible, qu’elle ne paraisse qu’après ma mort, puisque déterminé à dire la vérité, il faudra que très souvent je me maltraite, et cela ne m’amusera pas : si je me suis pardonné ce n’est pas une bonne raison pour que je prétende que tout le monde doive avoir pour moi la même bonté, que j’ai eue moi-même.

Je conviens avec un prince digne de l’amour de tout l’univers, que je puis ne pas tout dire : je le sais ; mais je ne le veux pas : ou tout, ou rien. Je ne puis pas me résoudre à m’outrager ; et ce serait m’outrager que de me faire moi-même le protagoniste d’un roman. Le seul cas, dans lequel je ne dirai pas tout, sera, lorsque la vérité pourrait m’obliger à introduire sur la scène des personnes, que le monde croit irréprochables, et qu’il s’en faut bien qu’elles le soient : j’emploierai tout mon art pour qu’on ne les devine pas, parce qu’elles me sont connues, il n’est pas nécessaire que je les fasse connaître aux autres ; et qui plus est, je n’en ai pas le droit. Que ces personnes donc ne tremblent pas en lisant ceci. Si elles ont du cœur, si leur philosophie les a rendues si fortes que je le suis, je les défie à m’imiter : c’est d’elles, et non pas de moi, que le monde doit savoir leurs affaires.

Ou mon histoire ne verra jamais le jour, ou ce sera une vraie confession. Elle fera rougir des lecteurs, qui n’auront jamais rougi de toute leur vie, car elle sera un miroir, dans lequel de temps en temps ils se verront ; et quelques-uns jetteront mon livre par la fenêtre ; mais ils ne diront rien à personne, et on me lira ; car la vérité se tient cachée dans le fond d’un puits ; mais lorsqu’il lui vient le caprice de se montrer, tout le monde étonné fixe ses regards sur elle, puisqu’elle est toute nue, elle est femme, et toute belle. Je ne donnerai pas à mon histoire le titre de confessions, car depuis qu’un extravagant l’a souillé, je ne puis plus le souffrir : mais elle sera une confession, si jamais il en fut.

Je ne me soucie pas de savoir, si elle me conciliera l’estime de ceux qui s’imaginent de me connaître, et qui ne m’estiment pas, car je ne me donnerai pas la peine d’écrire pour eux ; mais je suis sûr qu’elle ne me produira le mépris de personne, car il est impossible qu’un homme qui pense soit méprisable sans qu’il sache de l’être ; et je sais que je n’aurais pas pu me souffrir vivant, si je me fusse reconnu pour tel. Si après ma mort on pourra m’adapter la devise d’extinctus amabitur idem [quand il sera mort on l’aimera]109, je ne demande pas davantage : Nil ultra deos lacesso [Je ne demande rien de plus aux dieux]110. J’aurai des illustres compagnons.

Encore deux mots à mon lecteur ; et j’ai fini. Laurent sot gardien des plombs, qui était né pour favoriser ma fuite avec sa grande bêtise, tout comme j’étais né pour être la cause de sa mort, ce qui m’est fort indifférent, mourut quelques mois après mon évasion, dans les prisons du tribunal, je ne sais pas de quelle espèce de mort. Le nommé Andreoli, qui m’ouvrit naturellement la grande porte au haut bout du grand escalier a dit, que je l’ai jeté par terre tenant une arme à la main ; et ce n’est pas vrai.

Le 12 de Septembre de l’année 1774 M. de Monti111 consul de la république de Venise à Trieste me donna un billet des inquisiteurs d’état, dans lequel ils m’ordonnaient de me présenter dans le terme d’un mois au circonspect Marcantoine Businello112 leur secrétaire pour savoir leur volonté. Je n’ai pas écouté ceux qui me conseillaient de ne pas m’y fier : je savais parfaitement qu’une pareille trahison ne pouvait pas avoir lieu. La grandeur, et l’importance du Tribunal peut bien laisser courir la trahison, lorsque ses bas ministres l’emploient pour s’emparer d’un coupable, mais il n’est jamais arrivé qu’il souille la sainteté de sa foi l’employant directement, et partantbv d’eux-mêmes en premier chef. Le billet, que j’ai reçu à Trieste, était un vrai sauf-conduit signé par le très honoré, et très noble François Grimani113 alors inquisiteur d’état, neveu de celui qui régnait lors de ma fuite, et oncle de l’autre que j’ai trouvé à la messe, et qui m’a envoyé dîner avec des ermites.

Au lieu d’attendre un mois, je me suis rendu à Venise en moins de vingt-quatre heures, et je me suis présenté au secrétaire Businello frère de celui qui l’était dix-huit ans auparavant. D’abord que je lui ai dit mon nom, il m’embrassa, me fit asseoir près de lui, me dit que j’étais libre, et que ma grâce était la récompense de ma confutation de l’histoire du gouvernement de Venise d’Amelot de la Houssaye, que j’avais publiéebw en trois volumes in 8vo quatre ans auparavant114. Il m’a dit que j’avais mal fait à m’enfuir, puisque si j’eusse encore eu un peu de patience, on m’aurait remis en liberté. Je lui ai répondu que je croyais d’être condamné à rester là pour toute ma vie : il repartit que je ne pouvais pas m’imaginer cela, car à petite faute petite peine. Je l’ai pour lors interrompu avec quelqu’émotion, et je l’ai prié en grâce de me communiquer ma faute, car je n’avais jamais pu la deviner. Le sage circospetto ne me répondit alors qu’en me regardant sérieux en mettant l’index de sa main droite sur les lèvres, comme nous voyons la statue de l’Égyptien Harpocrate115, ou celle de S. Bruno fondateur des chartreux116. Je n’ai pas demandé davantage. J’ai témoigné à M. le secrétaire les sentiments de reconnaissance, dont j’étais véritablement pénétré, et je l’ai assuré que dans la suite il n’arriverait pas que le tribunal eût lieu de se repentir de la grâce complète, dont il m’avait rendu digne.

Après cette démarche je fus m’habiller, et j’ai commencé à jouir du plaisir de me montrer à toute la grande ville, où je suis d’abord devenu la nouvelle du jour. Je fus remercier un à un chez eux les trois bienfaisants inquisiteurs d’état, qui me reçurent gracieusement, et m’invitèrent à leur tour à dîner pour entendre de ma bouche même la belle histoire de ma fuite, que je leur ai narréebx sans leur rien déguiser, et avec tous les détails, que je n’ai pas épargnésby au lecteur en l’écrivant. Ceux auxquels j’ai fait des longues visites, et que j’ai su m’attacher furent les trois patriciens, qui s’intéressèrent pour moi, qui travaillèrent beaucoup pour obtenir ma grâce, et qui l’obtinrent. Le premier fut M. de Dand.117 le plus ancien de mes protecteurs, constant au point qu’il ne m’a abandonné qu’en mourant. Ce fut lui qui détermina à ma faveur M. F… de Gr… Le second que j’ai vu avec épanchement de cœur fut M. P. de Zag.118 qui travailla deux années de suite pour aplanir toutes les difficultés, qui s’opposaient à mon retour dans ma patrie. Le troisième auquel je me suis présenté fut M. le pr. L… de Mor…119 personnage à Venise de la plus grande importance, et qui détermina M. de Sagr.120 à signer ma grâce d’abord qu’il lui a parlé. Soit amour de patrie, soit amour-propre, je sais que je dois à ce retour les plus beaux moments de ma vie : on ne m’a obligé à aucune expiation, et tout le monde le savait. La plénitude extraordinaire de ma grâce à l’égard de la gravité du tribunal fit mon apologie. Ce grand magistrat souverain n’a pu faire davantage, ni pour me déclarer innocent, ni pour convaincre toute l’Europe que j’ai su mériter son indulgence. Tout le monde s’attendait à me voir pourvu d’un emploi convenable à ma capacité, et nécessaire à ma subsistance ; mais tout le monde s’est trompé, hormis moi. Un établissement quelconque, que j’aurais pu obtenir par la faveur d’un tribunal, dont l’influence n’ait point de limites, aurait eu l’air d’une récompense, et c’eût été trop. On m’a supposé tout le talent qu’un homme, qui veut se suffire, doit avoir, et cette opinion ne m’a pas déplu ; mais toutes les peines, que je me suis données pendant l’espace de neuf ans, furent vaines. Ou je ne suis pas fait pour Venise, me suis-je dit, ou Venise n’est pas faite pour moi, ou l’un et l’autre. Dans cette ambiguïté un fort désagrément est venu à mon secours, et m’a donné l’essor121. Je me suis déterminé à quitter ma patrie, comme l’on quitte une maison qui plaît, mais où il faut souffrir un mauvais voisin qui incommode, et qu’on ne peut pas faire déloger. Je suis à Dux, où pour être d’accord avec tous mes voisins, il suffit que je ne raisonne pas avec eux, et rien n’est plus facile que cela.

Fin

a. Orth. que.

b. Orth. vues.

c. Orth. différens.

d. Orth. une.

e. Orth. vu.

f. Orth. une ais assurée […] élevée.

g. Orth. touché.

h. Orth. trouvé.

i. Orth. fait.

j. Orth. ordonné.

k. Orth. acheté.

l. Orth. ordonné.

m. Orth. ils.

n. Orth. tenaient.

o. Orth. fait.

p. Orth. du.

q. Orth. tendants.

r. Orth. trouvé.

s. Orth. à.

t. Orth. enduré.

u. Orth. aspirée […] s’expirait.

v. Orth. crétien (de même dans la plupart des occurrences suivantes).

w. Orth. ai.

x. Orth. fait.

y. Orth. vuider.

z. Orth. vuidant.

aa. Orth. dit.

ab. Orth. fait.

ac. Orth. senti.

ad. Nous ajoutons le guillemet.

ae. Orth. précédente.

af. Orth. venante.

ag. Orth. connu.

ah. Orth. dit.

ai. Orth. percé.

aj. Orth. écouté.

ak. Orth. montré.

al. Orth. ressenti.

am. Orth. mangé.

an. Orth. à.

ao. Orth. appartenante.

ap. Orth. cousut.

aq. Orth. écrit.

ar. Orth. que.

as. Orth. mis.

at. Orth. fait.

au. Orth. causé.

av. Nous ajoutons le guillemet.

aw. Orth. conté.

ax. Orth. inspirants.

ay. Orth. que.

az. Orth. élevé.

ba. Orth. ronds joints les uns.

bb. Orth. appuyées.

bc. Orth. rencontré.

bd. Orth. assouvissement.

be. Orth. appartenants.

bf. Orth. ressenti.

bg. Orth. déchirées.

bh. Orth. passé.

bi. Orth. donné.

bj. Leçon originale : pourrais-je sans crainte croire, que.

bk. Orth. fait.

bl. Orth. trouvé.

bm. Orth. qu’y

bn. Orth. donné.

bo. Orth. appartenante.

bp. Orth. rendu.

bq. Orth. eu.

br. Orth. Munick.

bs. Orth. trompé.

bt. Orth. employé.

bu. Orth. on en.

bv. Orth. partante.

bw. Orth. publié.

bx. Orth. narré.

by. Orth. épargné.

NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE SUR L’HISTOIRE DE MA FUITE

L’édition originale est celle de Leipzig, imprimée chez Lenoble de Schönfeld en 1788, format in-8° (188 × 109 cm), 270 p., frontispice et gravure par J. Berka. Elle est consultable sur le site Gallica de la BNF. D’après Joseph Pollio (Bibliographie anecdotique et critique des œuvres de Jacques Casanova, Paris, Giraud-Badin, 1926, p. 131) et James Rives Childs (Casanoviana, n° XXXVII-2, p. 85), le livre aurait en réalité été imprimé à Prague fin 1787.

Une traduction allemande partielle par Holtzmann et Bohatta paraît à Vienne en 1788 sous le titre : Der zweite Trenck, oder Geschichte meiner Entweichung aus dem Staatsgefängnisse zu Venedig, geschrieben zu Dux in Böhmen, 1787. Nach dem Französischen (Vienne, G.P. Wucherer, 1788, in-16, 125 p.).

Plusieurs rééditions reprennent le texte de 1788. Celle de 1797 porte le titre Relation de ma fuite des prisons de la République de Venise…, histoire intéressante et instructive pour les jeunes personnes (Halle, chez J.-J. Gebauer, 176 p., in-8°). Elle comporte une préface en allemand signée K. Ch. André.

Devenu introuvable à la fin du XIXe siècle, le texte est réédité en 1884 par Philippe-Louis de Bordes de Fortage, accompagné d’une notice et d’une bibliographie casanovienne (Bordeaux, Vve Moquet, 1884, in-8°, 285 p., pl. et portrait de Casanova). Les interventions de l’éditeur ne sont pas heureuses : il introduit près de soixante-dix erreurs et modifie toute la ponctuation. Son texte a cependant servi de base aux trois éditions du XXe siècle :

– l’édition de Charles Samaran (Paris, Bossard, 1922), dont les notes comportent la traduction des expressions latines et italiennes ;

– l’édition préfacée par Félicien Marceau, parue sous le titre Mon évasion de Venise par Casanova (Paris, Hachette, 1961), avec des notes de Bernardine Melchior-Bonnet, accompagné de « La Venise de Casanova » par Philippe Monnier ;

– l’édition Allia (Paris, 1987), qui reproduit à l’identique l’édition Fortage en reprenant les traductions de Samaran.

Salvatore Di Giacomo donna une traduction italienne du texte dans une somptueuse édition : Historia della mia fuga dalle prigioni della Republica di Venezia dette « di Piombi », scritta a Dux, in Boemia, l’anno 1787, da Giacomo Casanova di Seingalt (Milan, Alfieri e Lacroix, 1911, in-4°, 340 p., fig. et pl.). Elle contient de riches annexes comportant des extraits de lettres, des rapports, des comptes de l’administration des Plombs, etc.

Pour bien comprendre la topographie de la prison, on se reportera à deux contributions : Mario Brunetti, La fuga di G. Casanova in una narrazione contemporanea (Venise, Nuovo Archivo, 1917) et Thomas Steidle, « Casanova sous les Plombs de Venise » (Casanova Gleanings, n° 15, 1972, p. 1-17).

AUTOUR DE L’HISTOIRE DE MA FUITE : UNE CRITIQUE ET LA RÉPONSE DE CASANOVA

Peu de temps après sa publication en français, l’Histoire de ma fuite est « adaptée » en allemand par un éditeur viennois. Celui-ci se passe de l’accord de Casanova. Il complète son titre en qualifiant le Vénitien de second « Trenck », allusion à l’évasion du baron emprisonné par Frédéric II. Casanova, qui analyse très justement la fonction de cet ajout – l’éditeur veut susciter la curiosité du public germanophone qui connaît mieux Trenck que lui – n’apprécie guère la manœuvre.

Un journaliste de Iéna prend connaissance de cette adaptation allemande. Son compte rendu dans l’Allgemeine Literatur-Zeitung (ou Gazette de Iéna) le 29 juin 1789 est peu flatteur. Une phrase de cette critique doit être particulièrement agaçante pour Giacomo : il est présenté comme « frère du célèbre peintre » Casanova. Francesco est en effet beaucoup plus connu que lui. Fort habilement, le Vénitien ne s’attarde pas plus que nécessaire sur cet affront symbolique, mais relève celui fait à son protecteur, mentionné comme « un certain comte de Waldstein » : la formule est blessante pour le descendant d’une illustre famille.

La Gazette de Iéna se penche peu après sur l’Icosameron (août 1789). Casanova accordait beaucoup d’importance à son roman utopique et c’est en s’inquiétant de ne pas recevoir de nouvelles de son débit qu’il entend parler de ces deux articles qu’il fait aussitôt traduire. Les différentes versions des réponses qu’il prépare, sans les publier, montrent sa colère. Il entend défendre les deux ouvrages, avec des arguments différentiés. La vente des livres, bien sûr, est en jeu : il assume pleinement s’en préoccuper, car sa situation financière n’est pas brillante. Mais sa reconnaissance comme écrivain est aussi mise en péril par des jugements qu’il s’empresse de contester et de disqualifier.

Nous présentons ici une traduction de l’article paru dans la Gazette de Iéna et la réponse de Casanova. Les archives de Prague comportent plusieurs états de la réfutation (confutazione en italien) du Vénitien sous le titre de Confutation de deux articles diffamatoires […] et d’Esprit de l’Icosameron. Nous donnons la version la plus élaborée de la réponse consacrée à l’Histoire de ma fuite (Archives de Prague, U23-2, fº 38-51). Il faut donc se souvenir que le texte prend place dans une réfutation plus large : l’ensemble de ce dossier sera publié dans le quatrième volume de la présente édition, consacré à des textes philosophiques de Casanova.

Compte rendu de la traduction allemande de l’Histoire de ma fuite, paru dans l’Allgemeine Literatur-Zeitung en 17891

Histoire

Vienne, chez Wucherer : Le Second Trenck, ou Histoire de ma fuite des prisons d’État de Venise, écrite à Dux en Bohême2, traduit du français. 1788, 125 pages, in-8º avec deux gravures (10 groschen3).

Lorsque les Mémoires de Trenck parurent4 et firent sensation chez nous comme chez nos voisins, il était facile de prévoir que plusieurs histoires d’évasion allaient bientôt suivre. – Le sujet lui-même est gratifiant. Tout prisonnier mérite notre compassion, surtout lorsque ses conditions de détention sont sévères et qu’il est innocent. S’il s’efforce de regagner sa liberté avec détermination et ténacité, ou en faisant preuve d’une habileté supérieure, alors nous faisons cause commune avec lui contre ses oppresseurs. Il y a ici matière pour nombre de scènes admirables, et dès lors que l’on s’est assuré de notre sympathie, nous pardonnons même à l’auteur d’affabuler parfois ou d’enjoliver un peu son récit. – L’histoire présente se recommande au moins de la vérité. L’auteur de cet article l’a entendue unanimement confirmée par plusieurs Vénitiens ; et son héros, M. Casanova, frère du célèbre peintre, vit encore à l’heure actuelle (comme en témoignent le titre et la conclusion) en Bohême, à Dux, où un certain comte de Waldstein l’a nommé à la tête de sa prestigieuse bibliothèque. – En réalité, le petit texte dont il est ici question n’est qu’un extrait d’un ouvrage plus vaste, qui était écrit dans un français si incroyablement rempli de fautes, que ces huit feuillets5, même s’ils ne sont pas parfaits, se laissent toutefois bien mieux lire ; d’autant plus qu’ils contiennent réellement des aventures en tous genres.

L’auteur, natif de Venise, a été arrêté le 23 juillet 1755, sans pouvoir, à ce qu’il assure, en deviner la raison, et a été placé dans ce qu’on appelle les Piombi, prisons d’État que l’on ne peut sans doute pas comparer aux cachots de Trenck (surtout vu la nourriture convenable qu’il y reçut), mais qui devaient être néanmoins fort désagréables. Car elles s’étendent sous le toit du grand palais de l’Inquisition, et sont ainsi exposées aux températures les plus effrayantes ; elles sont en outre tellement exiguës que le cachot où se trouvait M. C. n’avait que cinq pieds et demi de haut sur une base carrée d’une demi-brasse de côté. Mais même là, il recevait encore de temps à autre de la compagnie. Ce ne fut qu’après six à sept semaines, et après avoir réchappé à une cruelle maladie, qu’il obtint la permission de faire quelque pas dans le corridor pendant qu’on faisait son lit. Au cours d’une de ces promenades, il ressentit une secousse sismique (c’était précisément le jour où Lisbonne disparut presque entièrement), puis une seconde juste après ; impatient de son sort, il laissa alors échapper ces mots, à vrai dire sacrilèges : Encore une autre, grand Dieu, mais plus forte ! – Car il espérait recouvrer la liberté si le palais venait à s’effondrer. Ses gardiens trouvèrent son souhait tellement blasphématoire qu’ils s’enfuirent épouvantés ! (p. 30) – Au début de l’année 1756, lors d’une autre promenade dans ce corridor sous le toit du palais, il aperçut une barre en fer épaisse d’un pouce et longue d’un pied et demi ; il s’en empara, il l’aiguisa avec des peines indicibles, et décida de s’en servir pour se creuser un passage dans le sol. – Il détaille la manière dont il parvint à se procurer tout ce qui lui était nécessaire pour fabriquer une lampe : un récipient, une mèche, de l’huile, une pierre à feu, du soufre et un briquet. C’est un des passages les plus intéressants du récit (p. 43). Et lorsqu’il commença à creuser un trou sous son lit, il fut assez heureux pour empêcher que sa chambre ne fût balayée. – Il y travailla constamment jusqu’au 23 août, malgré de fréquentes interruptions, progressant peu à peu ; et il était même sur le point d’avoir tout achevé quand il fut transféré dans un autre cachot. Ce dernier était certes bien plus confortable, mais son geôlier ayant alors découvert le trou qu’il avait laissé derrière lui, il fut traité bien plus sévèrement : sa cellule était fouillée quotidiennement de fond en comble, chaque mur était ausculté ; seul le plafond échappait à cette inspection, c’est pourquoi C. décida de le percer avec la barre qu’il avait dissimulée dans son fauteuil. – Comment il réalisa son plan ; comment il réussit à échanger des lettres et des livres avec un autre détenu moins bien surveillé que lui ; comment il lui fit parvenir son instrument ; comment cet autre détenu, un moine, qui était dans un tout autre cachot, perça d’abord celui-ci, puis ouvrit une brèche dans le toit à partir du haut ; comment, ce faisant, il dupa un pauvre type emprisonné avec lui, le trompant d’une manière qui n’est concevable qu’avec de grossiers catholiques ; comment ils grimpèrent sur le toit de plomb au prix de risques effrayants, et rentrèrent finalement par une lucarne ; comment C. se trouva plusieurs fois à deux doigts de la mort ; comment ils parvinrent enfin, en traversant un grand nombre de portes et de pièces, dans la chancellerie ducale, et comment ils s’en évadèrent d’une façon presque incroyable ; tout ceci est évidemment impossible à résumer ici, mais pourrait supporter d’être lu une fois avec intérêt, si le livre n’était écrit de façon tellement désordonnée qu’il est difficile de suivre le récit, et de réussir à s’en faire une représentation claire. – Même alors que les fugitifs étaient déjà en dehors de Venise, ils n’avaient pas pour autant surmonté tous les dangers. À cet endroit, le moyen qu’a trouvé M. Cas. pour se débarrasser pour un temps de son compagnon qui commençait à lui devenir pénible a beaucoup diverti l’auteur de ces lignes (p. 110). Car après avoir longuement essayé en vain de lui faire comprendre qu’il valait mieux qu’ils se séparent, il se saisit de son instrument, commença à creuser d’un air grave un petit trou dans la terre, et conseilla au moine de « recommander son âme à Dieu, car il était résolu à l’enterrer vivant ici même. Il l’autorisait cependant, s’il se sentait plus fort, à en faire de même avec lui ». – Ces quelques mots ne manquèrent pas de produire leur effet et de ranimer le courage du moine ! – Le danger dans lequel se précipita M. C. en se rendant dans la maison du lieutenant de police témoigne toutefois d’une grande hardiesse, pour ne pas dire d’une grande légèreté. L’auteur de l’article avoue par ailleurs franchement qu’il ne comprend absolument pas comment on peut dormir dans de telles circonstances : c’est pourtant ce que l’auteur de l’ouvrage affirme avoir fait à deux reprises, et à chaque fois précisément dans les moments les plus périlleux (p. 95 et 115). Si son récit est ici tout à fait véridique, alors il surpasse le fameux chancelier suédois, Axel Oxenstirna, qui, ainsi que le raconte la reine Christine, n’avait connu que deux nuits blanches au cours d’une vie trépidante et remplie de prouesses. Il nous semblerait beaucoup plus concevable que les lecteurs s’endorment par moments à la lecture de ce petit ouvrage. Car si le contenu, comme nous l’avons déjà dit, est parfois susceptible de fournir la matière d’un récit intéressant, la façon de le raconter est par trop fautive. Et nous ne voulons pas même reprendre les fautes de langage ; elles sont déjà de règle dans les éditions Wucherer (exception faite des réimpressions).

Réponse de Casanova

Confutation de deux articles diffamatoires publiés dans les gazettes littéraires allemandes de Iénaa

Troisième partie

Dans l’année 1788 à Leipzig à la foire de S. Michel j’ai fait un marché avec le libraire La Garde établi à Berlin par lequel je lui cédais l’édition d’un ouvrage en cinq volumes in-8º que je venais de faire imprimer à Prague. Cet honnête libraire s’engagea par écrit de me payer dans le terme de deux ans la valeur de mon édition moyennant un rabais de 50 pour 100, et me donna le temps de trois jours pour me dédire.

Le lendemain M. Hyrchel, bibliothécaire, et professeur dans la ville de Leipzig me dit que mon marché avec La Garde m’était trop désavantageux, et me conseilla de céder mon édition au libraire de Leipzigb Hyrchel son cousin.

J’y consentis, et j’ai conclu le marché avec ce dernier qui se contenta de me prendre pas davantage du 33 pour 100. Monsieur le Bibliothécaire me dit que j’avais affaire à de très honnêtes gens, et que je n’avais aucun besoin de consolider mon marché par la moindre écriture. J’ai déféré à ce noble conseil, et je suis parti en laissant à ce libraire mes livres de la valeur de 2 000 écus6.

J’eus tort. Je devais exiger un engagement par écrit, égal à celui que La Garde m’avait fait, car Hyrchel ne pouvait prétendre de jouir des privilèges de l’honnête homme plus que La Garde. Si Hyrchel me l’avait refusé j’aurais conclu avec La Garde ; et s’il me l’avait fait il se serait donné du mouvement pour vendre mes livres, car au temps prescrit en force de son engagement il aurait dû m’en payer la valeur.

Ce libraire Hyrchel, point du tout malhonnête, mais homme qui ne parle qu’allemand, et qui n’a nul acheminement à la routine qui concerne le commerce des livres français, ne s’engagea avec moi que vocalement avec la même légèreté, dont ma confiance contraire à la règle lui a donné l’exemple. Ne sachant que faire il ne fit rien : il en fut fâché, peut-être ; mais il s’en consola en réfléchissant qu’il ne s’était engagé à rien, et qu’aucun orage ne pouvait lui être imminent à cause de cet incident. Dans la théorie du commerce, et dans son dictionnaire le terme d’obligation non écrite ne signifie rien : un contrat vocal n’est pas obligatoire : il est aérien. Si Hyrchel s’était engagé à me payer mon édition, il est bien sûr qu’il aurait trouvé le moyen d’induire le gazetierc de Iéna à en dire du bien, ou du moins, ne noceat [pour qu’il ne nuise pas], à se taire, d’autant plus que la satire que ce brigand littéraire fit à mon ouvrage ne parut sur sa feuille que dans le mois d’Août, tandis que son venin contre moi s’était déjà déclaré dans le mois de Juin dans la satire qu’il fit à l’histoire de ma fuite des prisons etc. sous l’apparence de critique. Il faut observer qu’à mon départ de Leipzig Hyrchel le bibliothécaire me dit qu’il allait envoyer mon ouvrage à l’habile gazetier de Iéna.

Trois mois après j’ai écrit de Dux à ce bibliothécaire en lui demandant d’où cela venait qu’on ne me rendait aucun compte de mon affaire. Il ne m’a pas répondu : la raison qu’il allègue est qu’il était malade : s’il avait pu me dire qu’il était mort, sa raison aurait été bonne, car il devait me répondre au moins après sa convalescence. Quatorze mois s’étant écoulés, j’ai écrit au libraire de m’envoyer cent écus à compte, et en même temps j’ai écrit au bibliothécaire. Le libraire me répondit qu’il n’avait pas d’argent pour moi, car il n’avait vendu aucun de mes livres qu’il me priait de retirer de ses mains ; et le bibliothécaire m’écrivit, que mon édition ne pouvait plus faire fortune en Allemagne, après ce que le gazetier de Iéna en avait dit dans sa gazette du mois d’Août. Il ne me dit rien de ce que le diffamateur avait dit de moi dans sa gazette du mois de Juin.

Je me suis procuré la traduction des deux gazettes de cet homme, et j’ai trouvé dans la première 129-29 Juin une singulière critique d’un petit in-8º de 227 pages que j’ai fait imprimer il y a trois ans, dont le titre est histoire de ma fuite des prisons etc. Dans la seconde 227 dpr. d’Août7 1789 j’ai lu la critique de l’ouvrage que j’ai laissé au libraire Hyrchel dont le titre est Icosameron ou histoire d’Édouard, et d’Élisabeth etc., dont je suis aussi éditeur, et dont j’ai assez parlé. Examinons à présent la critique du mois de Juin.

Étant jeune dans Venise ma patrie, étourdi, et libertin, Messieurs les inquisiteurs d’état maîtres souverains de la police trouvèrent à propos de mettre un frein à ma conduite. Ils me firent enfermer sous les plombs. C’est le nom d’une dure prison d’état, qui est de leur seule juridiction, et où ils enferment les coupables à eux connus sans faire usage du procès criminel dans les formes. Sans cela je n’aurais pas pu être enfermé, car je n’avais commis aucun crime. Ils me firent enfermer par précaution, et pour me corriger, mais n’ayant pas senti cela, je ne leur fus pas reconnaissant. Cette prison trop incommode me mit en fureur, et oisif, et ne sachant à quoi penser, j’ai formé le hardi projet de m’enfuire. Je le pouvais en tout honneur car on ne me tenait pas là sur ma parole, et les difficultés d’ailleurs auxquelles cette fuite était sujette ne me rebutaient point : elles me servirent même d’aiguillon à l’entreprendre, car nolo nimis facilem [je ne veux pas ce qui est trop facile]8 fut toujours une de mes devisesf caractéristiques.

J’ai tant pensé, et fait qu’en quinze mois j’ai conduit à maturité mon dessein. J’aig cru de pouvoir risquer ma vie pour gagner ma liberté. J’ai pris l’essor comme une hirondelle, et je suis arrivé à Paris mal en harnais le 5 de janvier 1757, jour de Mercredi, qui par le fanatisme de Damien manqua d’être fatal au roi Louis XV le bien-aimé.

L’histoire de ma fuite est très intéressante, parce que toutes les circonstances qui l’accompagnent sont vraies. Je l’ai récitée à mes amis pendant l’espace de trente-deux ans, et devenu vieux je me suis déterminé à la faire imprimer, non pas pour la vendre, mais pour en faire présent aux curieux, comme effectivement j’ai fait.

Ce petit livre qui contient un morceau de ma vie parvint à Vienne entre les mains d’un libraire qui ne pensant qu’à tirer parti de son métier le fit imprimer traduit en allemand, après l’avoir châtré ; infamie que ne peut se permettre qu’un butor, qui ne craignant aucune loi, et ne se sentant soumis à aucune ne pouvait être corrigé que par le bâton. Cet imprimeur dont le nom même est l’appellatif d’une scélératesse renchérit sur le frontispice en y ajoutant le second Trenck pour se procurer un plus ample débit. Le gazetier de Iéna qui n’entend pas le français fit son infâme critique sur cette traduction allemande.

Pouvais-je imaginer que mon petit livre fait pour la seule bonne compagnie deviendrait la proie de la rage du rédacteur de Iéna. Après avoir lu ce que Lucien, et Érasme disent de ces faiseurs d’épitomés9 je me flattais d’avoir su me tenir à l’abri de leurs plumes, ne donnant jamais mes ouvrages à vendre aux libraires ; mais je succombai enfin à la destinée des auteurs qui tombent entre leurs mains.

Ce compilateur commence à faire ses sublimes réflexions sur le titre de second Trenck, tandis que lorsque j’ai imprimé mon histoire je ne savais pas que ce brave homme existait, et que quand même je l’aurais su je ne me serais certainement jamais mis sur les rangs en qualité de son secondh. Si le gazetier avait connu le cœur humain il aurait vu qu’il n’est pas naturel qu’un homme qui pense, et qui écrit un fait qui le regarde en première personne veuille monter comme un fat, ou descendre comme un lâche en se donnant le titre de second de quelqu’un ? Le stupide imprimeur viennois a peut-être cru de m’honorer par le nom de Trenck, et l’homme de Iéna croirait perdu pour sa feuille tout le temps qu’il emploierait à penser, et à raisonner comme un honnête homme. Malgré que je n’aie jamais sollicité à ma faveur les journalistes, je les ai cependant toujours estimés, ayant reconnu leur mérite, et les peines qu’ils se donnent à l’avantage de la république littéraire, et j’ai toujours recherché, et lui leurs épitomés avec plaisir ; mais je ne croyais pas qu’entr’eux on pourrait en trouver un de l’espèce de celui dont je me plains. Je ne crois pas que l’Allemagne aime à nourrir cette peste par la seule raison que la presse y gagne. Elle la souffre peut-être en vertu de la maxime qui dit qu’il faut laisser que chacun vive. Maxime mal entendue puisque la société, si on pouvaitj les exterminer ne deviendrait que plus heureuse.

Il est impossible de supposer que ce gazetier entende le français puisqu’il n’a pas compris par mon style que je n’ai pas écrit l’histoire de ma fuite pour exciter la compassion des lecteurs, ni pour gagner de l’argent. C’est une narration faite pour égayer, et intéresser un lecteur ami, qui sûr de lire la vérité, se met à la place du héros de la pièce, et réfléchit à tout ce que le désir de la liberté fait faire à un jeune homme qui a du cœur, et qui sait de n’avoir à sa charge aucun délit. À mon retour à Venise vingt ans après ma fuite j’ai su que si j’avais eu encore sept ou huit mois de patience je serais sorti de là libre, et absous. Dans la prison même rien de mon nécessaire ne m’a jamais manqué, et par l’événement je dois la regarder comme un malheur heureux, puisque sans la nécessité où cette fuite m’a mis de passerk dix-huit ans à parcourir toute l’Europe, je n’aurais jamais appris beaucoup de choses utiles à l’homme, et je n’aurais pas joui du plus doux moment de ma vie lorsque le même tribunal dont j’ai forcé les prisons se détermina à me rappeler dans le mois de Septembre de l’année 1774 sans m’avoir obligé à me soumettre à aucune peine. Cette grâce extraordinaire que le plus redoutable de tous les tribunaux fit à un sujet comme moi me tint lieu d’une ample déclaration d’innocence, et mes compatriotes connurent si bien la chose que je me suis vu accueilli, fêté, et félicité par les citoyens de tous les ordres, et je peux dire que j’ai joui pour plusieurs jours de suite du plaisir d’un véritable triomphe.

La bizarrerie de ma destinée a voulu que quinze ans après mon retour dans ma patrie je fasse imprimer cette petite histoirel en Allemagne pour qu’un gazetier de Iéna me dise, non seulement que je ne sais pas écrire, mais net, et clair que je suis un menteur. Il est facile que j’ignore l’art d’écrire non seulement en français, mais en italien aussi ; mais je ne digérerai jamais ses démentis, quand même un certificat de la savante université de Iéna m’assurerait qu’il est fou. Et vraiment il faut qu’il le soit, carm la tache de calomniateur doit lui rester pour toute sa vie à moins qu’il ne prouve que ce que j’ai dit est faux, et que c’est à bon droit qu’il m’a donné des démentis. S’il peut se prouver honnête homme ce sera à moi à lui demander pardon, et je promets ici au respectable public auquel je parle, que le pardon que je lui demanderai sera solennel, et à la face de l’univers.

Pour l’épithète d’ennuyeux qu’il me prodigue je ne dis rien, car, peut-être, le suis-je. Un homme qui n’ennuie pas en parlant peut ennuyer en écrivant, et d’ailleurs il suffit pour qu’il ait raison qu’il jure qu’il s’ennuie en me lisant. Les qualités des hommes dont les effets sont extrinsèques sont toutes relatives ; de là il s’ensuit, que je pourrai ne pas être tel que je lui semble, tout comme il se peut qu’il ne soit pas lui-même un méchant gazetier, malgré qu’il l’est vis-à-vis de moi. La seule chose qui dans ce raisonnement reste incontestable est que sa malhonnêteté vis-à-vis de moi doit être évidente à tout le monde.

Je voudrais seulement qu’il eût réfléchi que l’histoire de ma fuite imprimée n’était pas un livre que j’eusse écrit pour être lu au temple d’Apollon Judice Tarpa [devant le tribunal de Tarpa]10 ;n mais une productiono de l’urbanité, que je donnais à la bonne société de patera novum fundens liquorem [en versant de la coupe la libation du vin nouveau]11. Si après avoir lu mon petit livre, et l’avoir trouvé si mauvais, il m’avait communiqué ce qu’en force de son emploi il se croyait en devoir de faire, je l’aurais calmé en le priant de me laisser en paix, et en lui disant que me pascunt olivae, me cichorea, levesque malvae [moi les olives me nourrissent, et la chicorée, et les mauves légères]12, et qu’à l’âge où je suis non aurum, non ebur Indicum [ni l’or ou l’ivoire de l’Inde]13 mais la seule tranquillité est le trésor auquel j’aspire. La république littéraire ne lui aurait jamais fait un crime d’avoir laissé passer ma fuite des prisons exempte de son animadversion14. Moyennant un prudent silence il se serait épargné lui-même, car ayant dit que la vraisemblance n’y est pas, et que c’est une fiction, il s’est déclaré dépourvu de jugement, et calomniateur, et le plus hardi de tous les affronteurs.

Lorsqu’il me nomme, et qu’il m’indique par des signalementsp avec le même style dont les sicaires se servent pour indiquer à leurs compagnons ceux qu’ils veulent assassiner, il dit que je visq en qualité de bibliothécaire chez un certain comte de Waldstein. Il est sûr que la maison de ce seigneur est assez connue, et que personne n’aurait pu s’attendre à le voir qualifié de Quidam. Ignore-t-il l’acception du mot certain lorsqu’il est devant le substantif ? Il est singulier qu’un homme qui ignore cela exerce le métier d’écrivain.

Mon histoire selon lui est non seulement mal écrite, et sans goût, mais indécente, et pleine de saletés. Je me suis dit avec Horace Neglectis urenda Philis innascitur agris [dans les champs qu’on néglige naît la fougère qu’il faudra brûler]15.

On ne m’a jamais accusé d’être sale dans mes propos en bonne compagnie, et cette hermine, qui n’a du noir qu’au bout de sa queue, trouve des saletés dans ce que j’écris. Voici une de mes saletés. Je rends compte dans mon histoire que d’abord que je me suis vu arrêté une prodigieuse quantité d’urine se sépara pour deux heures de suite de mon individu. Il dit que le plus petit savant en Physique doit trouver ce fait outré. C’est encore un démenti. Il se peut cependant que quelque Rufille trouve cette circonstance sale, et je conviens que n’étant point nécessaire à mon histoire j’aurais pu l’omettre ; mais le précepte de Cicéron ne quid veri non audeat [il faut oser dire tout ce qui est vrai]16 m’a empêché de la passer sous silence. J’ai voulu annoncer aux physiciens encore un effet de la surprise. J’ai voulu dire plus qu’Aulu-Gelle de urina crebra [sur l’envie fréquente d’uriner]17, et plus qu’Aristote. Mais examinons un peu si cette circonstance est vraiment si sale que le gazetier le prétend.

St-Augustin dit que de pudendis rebus cogit necessitas loqui, honestas circumloqui [l’infirmité et la nécessité de l’homme l’obligent à parler souvent de choses sales et déshonnêtes, mais que l’honnêteté lui commande d’en parler avec circonlocutions et périphrase]18. Le mot urine est-il plusr sale qu’excrément, sueur, digestion, accouchement ? Je ne crois pas. On dit sans rougir en bonne, et noble compagnie Clystère, et seringue, et ce n’est que depuis peu que les médecins honorèrent les sédiments de l’urine par les mots hypostase, ou hypostème, car rien n’est plus dignitaire en médecine que l’hellénisme. On me dit que ces mots sont indécents parce qu’ils font naître des idées sales ; mais comment peut-on donc permettre le mot apéritif, qui ne présente cependant qu’une idée anatomique ? Il me semble que voyant dans un jardin un mauvais jet d’eau j’oserais le nommer pissotière en parlant même à l’abbesse de Remiremont, et je crois que la princesse ne ferait pas la bégueule en me trouvant sale dans mes expressions. On ne trouve pas sale l’Âne d’Or d’Apulée à cause de ses sorcières diurétiques, ni l’écriture sainte, ni Irénée, ni Clément d’Alexandrie, ni Téodoret, ni les moralistes, ni les casuistes ni les jurisconsultes, où l’on trouve des mots bien plus significatifs que celui d’uriner, et on n’appelle pas pour cela ces auteurs sales, et le gazetier de Iéna trouvera mon livre puant, et l’auteur infecté parce qu’il narre à ses amis, en fidèle historien cette circonstance ? Je lui permets cependant d’appeler sale le docteur Cochlée qui dans son Luther à sept têtes est effectivement révoltant, mais je trouve qu’il aurait tort d’appelers sales, et indécents Homère, et Dion Cassius le premier à cause de la harangue de Phénix à Achille, et le second à cause de sa colique.

Il n’a qu’à lire les bons auteurs, et les plus châtiés, et il trouvera partout le proverbe minxit in patrios cineres [il a pissé sur la tombe de ses ancêtres]19, et même dans Cassiodore Sénateur, et modeste abbé qui en fait mention au roi Théodoric. La Reine de France eut raison de faire retrancher de je ne saist quelle pièce, le vers Tu m’as tout compissé pisseuse impitoyable, car il est à la vérité un peu trop libre, mais il faut respecter Érasme, Grotius, et Bacon de Verulame, malgré qu’on trouve dans eux des mots humains. Il faudra aussi proscrire le proverbe docui te urinandi artem, et tu me vis demergere [Je t’ai appris à plonger et toi tu veux me mettre la tête sous l’eau]20. Il me semble cependant que mon critique ne soit pas tant ennemi des saletés qu’il veut le faire croire, puisque le seul auteur que dans sa savante censure il cite est absolument le plus sale qui ait existé depuis la création du monde. C’est Rabelais. Il le cite parce qu’il veut qu’on croie qu’il l’entend. L’autre saleté qu’il trouve dans l’histoire de ma fuite est de lui. Je narre que je cachais mon esponton dans la paille de mon fauteuil. Il a traduit fauteuil en chaise percée. C’est ainsi que ce censeur entend la langue française.

Il devrait savoir que les véritables saletés qui infectent un ouvrage sont les vilaines, et puantes lubricités, et surtout la médisance, et la calomnie sous le masque de la critique ; d’où il s’ensuivra que si la gazette de Iéna ne change pas de style les étrangers se verront forcés à la brûler de crainte qu’elle n’empeste les provinces où on la distribue.

L’obscurité étant ce qu’il y avait de plus insupportable dans ma première prison sous les plombs, j’ai tant alambiqué mon imagination que je peux dire d’être parvenu à créer une lampe. Je fais dans mon petit ouvrage la description en détail des ruses que j’ai employéesu pour en devenir possesseur. Ce mécréant loue la chose en qualité d’invention ; mais il me donne un démenti : il dit que je ne l’ai pas faite. Irais-je employer l’éloquence pour persuader ce judicieux incrédule qu’il se trompe ? Non. Aristote nous apprend qu’il y a des têtes, et des créatures d’une telle espèce qu’il est impossible de les ramener à la raison par des paroles quae dum esuriunt nullis verberibus av pabulo dimoveri queunt [qui ne peuvent être éloignées de leur mangeoire par les coups]21. Ce qui est bien plus que des paroles.

Une autre preuve qu’il n’entend pas le français, ou qu’il m’a critiqué sur la traduction allemande est qu’il me fait dire qu’on m’a enfermé dans les prisons du grand palais de l’inquisition d’état. Je n’ai pas dit cela, et je n’aurais pas pu le dire, car un tel palais ne se trouve pas à Venise.

Dans l’énumération qu’il fait des ruses que j’ai employéesw pour regagner ma liberté, il dit qu’une, qu’il ne nomme pas, ne pouvait me réussir qu’ayant à faire au plus sot des catholiques. O fruges consumere nate ! [Né pour consommer les fruits de la terre !]22 Pourquoi n’a-t-il pas dit au plus sot des chrétiens ?

Par cette expression il veut dire que si l’homme que j’ai trompé avait été luthérien ma ruse aurait été vaine. J’en suis sûr. Mais est-il vraisemblable que je l’eusse employéex ? Si mon compagnon avait eu l’esprit fin que je découvre dans mon critique, je l’aurais fait passer à l’autre monde, car je m’étais mis dans le devoir de me défaire de tout ce qui pouvait porter obstacle au recouvrement de ma liberté ; Dieu soit loué que je n’ai eu besoin de tuer personne.

Un catholique, d’ailleurs, n’en déplaise au gazetier de Iéna, peut avoir, je ne dis pas plus, mais autant d’esprit qu’un luthérien. Il peut même en avoir au point de ne pas dire le moindre mot sur ce qui regarde la religion dans une critique d’un livre qui n’a rien de commun avec elle. Nous sommes tous chrétiens, tenons-nous tels que nous sommes, et respectons nos frères. Unus utrique error sed variis illudity partibus, dit Horace [L’erreur est pour tous deux la même, mais elle les égare de côtés différents]23. Mais pour me mettre plus à portée du rédacteur de Iéna je lui citerai l’auteur du conte du tonneau Jean danse mieux que Pierre, Pierre danse mieux que Jean : ils dansent bien tous deux. Mais voici encore du Horace à propos de l’épithète de sot qu’il donne à mon camarade : Oh bone ! ne te frustrare, insanis et tu [Ne t’abuse point, mon bon ; vous êtes fous, et toi et les gens déraisonnables]24.

zVoici le seul endroit où il me lèche. Il dit que mon livre pourrait devenir intéressant, si quelqu’un voulait se donner la peine de le refondre entièrement. Grand merci.

Douze heures après ma fuite, vers la fin du jour, je fus me loger chez le chef des archers. Ce grand sage de Iéna baptise cette démarche de véritable étourderie. Tous les penseurs admirèrent cetteaa belle circonstance de ma fuite, et s’unirent tous à dire que ce parti était l’unique que je pouvais prendre dans la situation où j’étais. Je n’avais pas le sou, et j’avais un vrai besoin de me procurer un lit, et un peu de nourriture, ou de me disposer à mourir d’inanition, de froid, et de lassitude, habillé comme j’étais de taffetas, sans manteau, sur le grand chemin, le premier de Novembre. Le fait est que sans connaître le cœur de l’homme, et sans le courage de compter sur cette connaissance, je ne serais jamais allé me mettre dans la même maison de celui que je devais principalement éviter. Je savais qu’il me cherchait vingt milles à la ronde à la tête de tous ses gens à cheval. Cette certitude était en moi réelle. Je savais aussi par une certitude morale que cet homme me chercherait partout hormis que dans sa propre maison, quand même il n’aurait pas été catholique. Sa femme même, sans savoir qui j’étais, m’avait informé de toutes ces circonstances, en me priant bien d’accepter un souper, et un bon lit. Je peux dire avec Horace sed me per hostes Mercurius celer denso paventem sustulit aere [mais moi, l’agile Mercure m’enleva, effrayé, à travers les ennemis, sous un nuage opaque]25. Dans toute l’Italie, et dans toute la France personne ne m’a traité d’étourdi à cause de ce fait : ce jugement était réservé au seul gazetier de Iéna qui avec sa profonde science en morale voit plus loin que tout l’univers ensemble. Le Romain Camillus fut selon lui un étourdi. Le Grec Thémistocle fut encore plus étourdi. Charles XII le fut dans sa visite au roi Auguste. Charles V lorsqu’il ne craignit pas François premier. Ce furent tous des étourdis.

Je me souviens d’avoir lu unab manuscrit de l’année 1000, où l’auteur traitait Alexandre le grand d’imprudent heureux. L’action qu’il cite pour démontrer que cet illustre conquérant était un étourdi est celle où on le voitac avaler le breuvage que son médecin lui présente, tandis qu’il avait une lettre dans laquelle on l’avertissait que cette médecine était un poison. Il est singulier que cette action, qui selon tous les grands philosophes fut précisément celle qui caractérisa Alexandre de vertueux, et à cause de laquelle on lui donna le titre de grand, soit la même qui lui procure la tache d’étourdi dans la tête d’un critique que le gazetier de Iénaad huit siècles après prit pour modèle.

Je crois qu’un honnête homme dans un cercle d’amis peut se permettreae en causant quelque plaisanterie qu’il n’oserait pas placer dans unaf imprimé fait pour paraître devant tout le monde. Le gazetier de Iéna fait tout le contraire. Il se permet tout dans sa feuille périodique, comme siag elle avait les privilèges de Messaline. Il écrit ce qu’il n’oserait pas prononcer en présence de celui qu’il insulte.

Il m’a fait rire là où il dit qu’il n’est pas vraisemblable que j’aie dormi très profondément chez le chef des archers, car, dit-il, la reine Christine dit que le seul homme qui put dormir dans la détresse, et au milieu de mille inquiétudes fut le Suédois Okchstiern. Je n’aurais jamais cru que cet homme voulût me réduire à avouer que j’ai écrit un mensonge, ou à me compromettre avec une Reine. Mais je prends cela sur moi. J’assure le lecteur que j’ai très bien dormi, et je suis sûr que je persuaderai la Reine Christine en temps, et lieu ; mais sans me hâter. Voici les paroles précises de sa plaisanterie saillante. Son sommeil est aussi incroyable que croyable celui qu’il excite dans tous ceux qui le lisent.

J’ai réglé mon style sur cet avis. J’espère que le sternutatoire que j’y ai mis l’empêchera de s’endormir ; et que les lecteurs verront que je l’aime malgré que je n’en aie pas l’air.

La raison que les épitomés de ce gazetier indignent les auteurs est qu’ils sont plus sots qu’impertinents. On voit en lui un cheval qui caracole, et bronche, et choppe. Il est âcre ; mais la rage qui l’ébahit est d’une espèce qui ne se communique pas. Il peut être honnête homme, et très maladroit il emprunte le style du malhonnête.

Malgré qu’Asini cauda non facit cribrum [Une queue d’âne ne fait pas un tamis]26, je suis cependant fâché d’avoir fait la sottise de laisser mon édition à Leipzig, car si je l’avais envoyée à Berlin, le libraire La Garde aurait eu le talent de la vendre avant la publication de l’extrait de Iéna qui la diffame. Il est permis, je crois, à un auteur qui n’est pas riche, d’être sensible au dommage qu’il ressent dans ce qui regarde une utilité qu’il peut à bon droit espérer. Un auteur qui en grâce de son propre intérêt cherche à tromper le public, est malhonnête. Un censeur qui l’avertissant qu’on veut le tromper le garantit du piège est honnête ; mais si le livre est bon, et si le censeur ne se connaît pas en livres, si l’auteur ne pense pas à tromper, et si le gazetier ne sait que dire du mal, le malhonnête devient honnête, et l’honnête malhonnête.

Si le gazetier est le subjugusah homo d’Horace [l’homme sous le joug]27, je lui dirai avec Ovide :

Et tua laesuro abstrahe colla jugo.

[Et soustrais ton cou à un joug qui peut te blesser.]28

Fin

a. Archives de Prague, U23/2, f° 38-51. Casanova écrit Iene ou Iena au cours du texte : nous unifions.

b. Orth. Leipsig dans tout le texte.

c. Orth. gazettier.

d. Ou 225.

e. Orth. m’en fuire.

f. Orth. divise.

g. Misé [ou mis ?] ma vie sur une carte au Pharaon ; j’ai trouvé la carte seconde, et j’ai gagné biffé.

h. Ni de lui, ni de qui que ce soit biffé.

i. Orth. recherchés, et lues.

j. Exterminer tous ces gueux.

k. Vingt biffé.

l. , et que dans le même temps l’Allemagne se trouve dans une famine d’ouvrages scientifiques telle que le plus savant, le plus sublime de ses rédacteurs se voie obligé, pour ne savoir avec quoi remplir sa feuille, à faire le monstrueux épitomé dans lequel biffé.

m. Je l’accuse devant le public pour calomniateur, et la tache biffé.

n. Et biffé.

o. Que biffé.

p. Orth. signalement.

q. Dans un tel biffé.

r. Honteux biffé.

s. Sages biffé.

t. Pas biffé.

u. Orth. employé.

v. Pap biffé.

w. Orth. employé.

x. Mens non inest centauris biffé (Érasme, Les Adages, adage 1908 : « Les centaures sont dépourvus d’esprit. »).

y. Mot illisible, recouvert par une tache. Nous le restituons.

z. Mais biffé.

aa. Grande biffé.

ab. Ancien biffé.

ac. Prendre la médecine biffé.

ad. Quatre biffé.

ae. Dans le courant du discours biffé.

af. Écrit biffé.

ag. C’était une prostituée biffé.

ah. Homme biffé.

Annexes

CHRONOLOGIE

Vie de Casanova1

1725 — 2 avril : Naissance à Venise de Giacomo Girolamo Casanova, fils de Gaetana Casanova et de Zanetta Farusso. Baptême à l’église de San Samuele le mois suivant.

1725-1734 — Enfance à Venise, chez sa grand-mère. La sorcière de Muran.

1734 — Avril : Arrivée à Padoue. En pension chez Mme Mida, plus tard chez le docteur Gozzi (épisode de Bettine).

1735 — Mars-avril : Visite de Casanova à sa mère, à Venise.

1737 — 28 novembre : Première immatriculation de Casanova à l’université de Padoue.

1738-1739 — Deux années d’études à Padoue. En octobre 1739, Casanova interrompt ses études et retourne à Venise. Il n’a vraisemblablement pas obtenu son doctorat (quatre années d’études) malgré ses futurs séjours à Padoue et ce qu’il affirme dans l’Histoire de ma vie.

1740 — 14 février : Tonsure.

1740-1741 — Sénateur Malipiero. Thérèse Imer. Nanette et Marton. Giulietta.

1741 — 22 janvier : Casanova reçoit les quatre ordres mineurs (première étape qui doit le conduire à une carrière ecclésiastique, selon ses protecteurs).

À partir d’avril : Probable premier voyage à Corfou, puis Constantinople.

1742 — Casanova est de retour à Venise, après Pâques.

2 avril : Casanova travaille dans une étude d’avocat (sa signature apparaît au bas d’un acte du notaire vénitien Manzoni).

Mai : Premier séjour à Paséan (Lucie).

Août : Retour à Venise.

1743 — 18 mars : Mort de sa grand-mère. Court séjour dans la maison de la Tintoretta, puis au séminaire de Saint-Ciprien, à Muran.

Fin mars-27 juillet : Séjour au fort Saint-André (le comte Bonafede).

Août-octobre : Casanova travaille dans l’étude de l’avocat Marco Lezze.

Septembre : Selon J. R. Childs, second séjour à Paséan.

Octobre-novembre : Casanova quitte Venise avec la suite de l’ambassadeur Andrea da Lezze. Chioggia. Quarantaine à Ancône.

Décembre : Voyage à pied vers Rome. Selon la chronologie de l’Histoire de ma vie et J. R. Childs, départ pour Naples. Plus probablement, séjour à Rome.

1744 — Fin février : Casanova décide de retourner à Venise avant de suivre De Bernardis à Naples et à Martirano. Il arrive fin février à Ancône (Bellino-Thérèse).

26 avril : Présence du nom de Casanova comme témoin sur un document juridique de l’étude de l’avocat vénitien Marco Lezze.

Été-automne : Voyage à Naples (le deuxième selon Childs).

Juin : Départ de Naples. Camisade à Marino. Donna Lucrezia. Rome (service auprès du cardinal Acquaviva, Benoît XIV, marquise G., Barbaruccia, Roland).

1745 — Début de l’année : Retour à Venise via Bologne, puis voyage à Corfou au service de Giacomo da Riva. Mme F.

Été : Casanova à Constantinople.

12 octobre : D’après la chronologie de l’Histoire de ma vie, départ de Constantinople avec le Baile Dona – ce départ eut sans doute lieu plus tôt en réalité. Retour à Venise.

Décembre : Casanova travaille chez l’avocat Manzoni.

1746-fin 1748 — Venise (comtesse A. S.). Padoue. Mestre. Christine.

1746 — Carnaval : Casanova joueur de violon au théâtre de San Samuele.

Avril : Rencontre avec le sénateur Bragadin.

Août : Casanova clerc d’avocat.

1749 — Début de l’année : L’Inquisition d’État se penche sur les relations entre Casanova et Bragadin. Casanova quitte Venise. Vérone. Milan (Balletti, Marine). Crémone.

Été : Affaire du trésor de Cesena.

Automne : Épisode d’Henriette. Parme. Milan. Genève.

1750 — Février : Départ d’Henriette. Parme (de La Haye). Venise (Bavois).

Fin mai : Ferrare (Cattinella). Bologne. Reggio. Turin.

À partir de juin : Voyage vers Paris. À Lyon, Casanova reçu dans la franc-maçonnerie.

Juillet 1750-octobre 1752 — Paris, Fontainebleau. Les Balletti. Mimi Quinson. La Vesian. Mlle O’Morphy.

1751 — Adaptation italienne de Zoroastre (livret de Cahuzac) pour la cour de Dresde.

1752 — Thessaliennes, ou Arlequin au Sabbat (Casanova possible coauteur, en collaboration avec François Prévost d’Exiles).

Automne : Voyage de Paris vers Dresde.

1753 — Carnaval : Représentation de La Moluccheide à Dresde.

Fin avril : Casanova quitte Dresde pour Prague et Vienne (Métastase).

29 mai : Arrivée à Venise.

Juin-décembre : Thérèse Imer, C. C. et M. M., Bernis.

Été : Séjour à Padoue. Giustiniana Wynne. Casanova fait connaissance avec Croce ; il sera le parrain de sa fille l’année suivante.

1754 — Venise.

1755 — Carnaval : La fausse M. M.

26 juillet : Casanova arrêté et enfermé sous les Plombs.

1756 — 31 octobre-1er novembre : Fuite des Plombs.

Novembre-décembre : Mestre. Trévise. Borgo. Bozen. Munich. Augsbourg, Strasbourg (Mme Rivière et ses filles).

1757 — 5 janvier : Arrivée à Paris. Attentat de Damiens sur Louis XV. Manon Balletti. Tiretta.

Avril : Madrigal en l’honneur de Camille Veronese imprimé au Mercure de France.

Août-septembre : Dunkerque. Aire. Amiens.

1757-1758 — Rencontre des frères Calsabigi (loterie de l’École militaire), de Mme d’Urfé, du comte Lamberg et de Mme du Rumain.

Octobre 1758-début 1759 : Hollande. Boas, d’Affry, fête des francs-maçons, Esther, Lucie, Thérèse Imer, Sophie, Joseph Pompeati-Aranda).

1758-1759 — Paris. La manufacture d’étoffe au Temple.

1759 — Carnaval : Nouvelle rencontre avec Giustiniana Wynne à Paris. Casanova loue Cracovie-en-bel-air, à la Petite Pologne. D’après l’Histoire de ma vie, rencontre avec Rousseau (épisode très douteux).

Février-juillet : Visite chez la sage-femme Demay. Dénonciation de Castelbajac. Giustiniana Wynne fuit, accouche dans un couvent et part pour Bruxelles.

23 août : Casanova emprisonné pour dettes au Fort-l’Évêque. Libéré le 25 grâce à la caution de Mme d’Urfé.

Fin septembre : Casanova quitte Paris.

22 décembre : Casanova condamné par contumace.

Octobre-février 1760 : Amsterdam (Esther, Saint-Germain, Wiedau, Pochini).

1760 — Février : Utrecht. Zeyst. Cologne. Bonn. Brühl. Cologne. Casanova victime d’une accusation calomnieuse, puis réhabilité.

Fin mars-début avril : Casanova à Stuttgart. Arrêté pour dettes de jeu, il s’enfuit.

Avril : Zurich. Einsiedeln. Zurich (Mme de Roll). Première apparition du nom de « chevalier de Seingalt » sur un document.

Fin avril-mi-juin : Départ de Zurich. Baden. Lucerne. Fribourg. Soleure (M. de Chavigny, Mme de Roll, la Dubois). Berne (Sara, Mme de Saône).

24 juin : Morat. Roche (Haller).

Début juillet : Lausanne (Dubois-Lebel).

20 juillet : Mariage de Manon Balletti, que Casanova pensa épouser, avec l’architecte Blondel.

Juillet-août : Visite chez Voltaire. Genève (Hedwige, le Syndic, Lullin de Châteauvieux, Mlles de Fernex).

Août : Avignon. Vaucluse (Mme Stuard, Marchese G. G. Grimaldi). Aix-en-Savoie.

Septembre : Genève, dernière visite chez Voltaire. Annecy, Aix-en-Savoie (la seconde M. M., Desarmoises, marquis de Prié. Chambéry. Grenoble (Mlle de Roman). Marseille (engagement de Costa, Rosalie).

Octobre-novembre : Voyage avec Rosalie : Toulon. Antibes. Nice. Gênes (marquise Grimaldi, Véronique, Annette). Livourne (Passano).

Fin novembre : Pise (Corilla Olimpica). Florence (nouvelle rencontre avec Thérèse-Bellino, Cesarino, la Corticelli, Redegonde).

Mi-décembre-début janvier 1761 : Rome (Mengs, Winckelmann, Mariuccia).

1761 — 20 janvier environ : Excursion à Naples (nouvelle rencontre avec donna Lucrezia, Leonilda, le duc de Matalona).

Février-avril : Bologne, Parme, Turin (Lia).

Mai-juillet : Deuxième séjour à Chambéry (nouvelle rencontre avec la seconde M. M.). Lyon. Troisième séjour à Paris (nouvelle rencontre avec Mlle de Roman).

Mi-juillet : Départ de Paris pour Strasbourg (la Renaud) et Augsbourg.

Fin juillet-septembre : Séjour à Munich.

Automne : Augsbourg (compagnie de Bassi, Costa voleur).

1762 — Janvier : Quatrième séjour à Paris (Leduc congédié).

Février : Metz (Raton, la Corticelli). Nancy.

Printemps : Pontcarré (Mme d’Urfé, la Corticelli).

Mai : Voyage à Aix-la-Chapelle avec Mme d’Urfé et la Corticelli.

Juin : Départ d’Aix-la-Chapelle. Liège (nouvelle rencontre avec Mme Stuard). Les Ardennes. Metz. Sulzbach (partie de cartes avec d’Entragues, Mme Saxe-Salzmann).

Été : Bâle. Genève (Hedwige, Hélène, Mlles de Fernex, le Syndic). Lausanne (nouvelle rencontre avec la Dubois-Lebel).

Automne : Turin (Agathe).

Novembre : Expulsion de Turin.

Décembre : Genève. Chambéry.

1763 — Janvier : Retour à Turin.

Février-mars : Casale. Pavie (marquise Corti). Milan (nouvelle rencontre avec Thérèse-Bellino, les deux marquises Qu., Zénobie, comte et comtesse Attendolo-Bolognini). Castel S. Angelo (Clementine). Lodi.

Fin mars-début avril : Milan (la Crosin). Voyage à Gênes avec la Crosin (nouvelle rencontre avec Passano et avec Rosalie, rencontre de G. Agostino Grimaldi, Signora Isolabella, Marcoline).

15 avril : Obligation Casanova-G. Agostino Grimaldi.

Mai : « Rencontre » avec Henriette à La Croix d’Or.

Juillet-août : Pauline. Nouvelle rencontre avec les Muralt-Favre.

Hiver : La Charpillon, Goudar, Schwerin, Daturi.

1764 — Janvier : Les Hanovriennes.

Mi-mars : Départ précipité de Londres. Douvres. Calais. Dunkerque. Tournai. Bruxelles. Liège. Wesel.

Printemps : Selon Casanova, collaboration avec Goudar à la rédaction de L’Espion chinois.

Avril-mai : Traitement par le docteur Peipers à Wesel.

12 mai : Mariage du frère de Casanova, Giovanni Battista, avec Thérèse Roland.

Mai-juin : Nouvelle rencontre avec Redegonde. Départ de Wesel. Minden. Hanovre. Brunswick (Elizabeth Chudleigh). Bref séjour à Wolfenbüttel (études sur L’Iliade). Retour à Brunswick.

Juillet : Départ pour Berlin, où Casanova séjourne jusqu’en septembre (nouvelle rencontre avec Calsabigi, Keith, Frédéric le Grand, la Denis, James Boswell).

19 août : Frédéric le Grand visite le corps de cadets au Marstall. Casanova aurait refusé un emploi offert par le roi.

Septembre-octobre : Départ de Berlin. Danzig. Königsberg. Mitau. Séjour à Riga (Charles de Courlande).

Fin décembre : Arrivée de Casanova à Saint-Pétersbourg.

1765 — Mai : Excursion à Moscou.

Septembre-octobre : Casanova quitte la Russie. Séjour de neuf mois à Varsovie (Stanislas II Auguste, les Czartoryski).

1766 — 5 mars : Duel avec Branicky.

Mars-mai : Voyage en Podolie. Volhynie. Pocutie. La Russie rouge.

8 juillet : Expulsion de Pologne.

Avant le 19 juillet : Départ de Varsovie. Wartenberg. Breslau (l’abbé Bastiani, Maton).

Automne-décembre : Dresde, avec excursion à Leipzig pour la foire (la Castelbajac-Blasin, Schwerin).

Décembre : Voyage avec la Castelbajac-Blasin à Prague (nouvelle rencontre avec Thérèse-Bellino) et à Vienne (Pocchini, Adelaïde).

1767 — Début février : Départ de Vienne. Munich. Augsbourg (nouvelle rencontre avec le comte de Lamberg, Sellenthin).

Juin-juillet : Départ d’Augsbourg. Ludwigsburg. Schwetzingen. Mayence. Cologne (nouvelle rencontre avec Mme de Groote).

Août : Spa (Charlotte).

Fin septembre environ : Voyage avec Charlotte de Spa à Liège. Luxembourg. Metz. Verdun. Paris.

14 octobre : Mort de Bragadin.

Vers octobre : Rencontre de la Corticelli à Paris.

Novembre : Lettre de cachet : Casanova expulsé de France. Il quitte le pays avec un passeport signé par le duc de Choiseul. Voyage vers Madrid.

Hiver : Madrid (nouvelle rencontre avec Mengs, doña Ignacia). Arrêt au Buen Retiro. Projet de la Sierra Morena. Manuzzi.

1768 — Année passée en Espagne. Aranjuez, Tolède avec Manuzzi. Épisode de doña Ignazia à Madrid. Saragosse, Sagonte-Murviedro, Tarragone, Valence (Nina). Un mois en prison à Barcelone entre novembre et décembre. Départ de Barcelone fin décembre.

1769 — Début janvier : Perpignan. Narbonne. Béziers. Montpellier (nouvelle rencontre avec la Blasin).

Mi-février-fin mai : Aix-en-Provence (maladie, deuxième « rencontre » avec Henriette, Cagliostro). Éguilles (d’Argens).

Début juin-début juillet : Marseille. Turin.

Juillet-décembre : Lugano. Impression de la Confutazione.

Fin décembre : Turin.

1770 — Mi-mars-avril : Parme. Bologne. Pise. Bagni di San Giuliano. Livourne (Alexis Orloff). Florence.

Fin avril : Sienne (Marchesa Chigi, Maria Fortuna). Départ avec Betty pour Rome où Casanova passe le mois de mai.

Juin : Naples (nouvelle rencontre avec Agathe, Callimène, nouvelle rencontre avec les Goudar et Medin).

Août : Salerne (Lucrezia, Leonilda, Anastasia). Retour à Naples.

Septembre : Départ de Naples. Séjour à Rome (le cardinal de Bernis, les Santa-Croce, Armelline).

1771 — Printemps : Excursion à Frascati (Mariuccia, Guillelmine).

21 février : Discours de Casanova à l’Accademia dell’Arcadia.

Juillet : Départ de Rome pour Sienne et Florence où Casanova séjourne jusqu’à la fin de l’année.

28 décembre : Expulsion de Florence (affaire Zannovich-Lincoln).

30 décembre : Arrivée de Casanova à Bologne où il séjournera neuf mois.

1772 — Début de l’année : Rencontre avec Zacchiroli.

Juillet : Publication de Lana Caprina.

Début octobre : Départ de Bologne. Séjour à Ancône.

Fin octobre : Arrivée à Trieste. Casanova y séjournera jusqu’en septembre 1774, date à laquelle il retourne à Venise.

Début décembre : Rencontre avec Zaguri, en visite à Trieste.

1773 — 1er septembre : Visite à Spessa (le comte Torres) et à Gorice (Coronini-Cronberg, Valeri).

Mi-octobre : Retour à Trieste.

1774 — Été : Nouvelle rencontre de Casanova avec l’actrice Irène (fin du récit de l’Histoire de ma vie).

Juin : Publication des tomes I et II de l’Istoria delle turbolenze della Polonia.

3 septembre : Grâce accordée par les inquisiteurs de Venise, fin de l’exil. Casanova est de retour à Venise une semaine plus tard.

1775 — Premier tome de L’Iliade traduit par Casanova. Tome III de l’Istoria delle turbolenze della Polonia. Mort de Mme d’Urfé.

1776 — Novembre-décembre : Après avoir approché l’Inquisition, Casanova devient confidente, pas encore rémunéré régulièrement. Tome II de L’Iliade. Mission « secrète » à Trieste (rencontre avec Zinzendorf).

29 novembre : Mort de Zanetta Casanova.

1777 — Rencontre de Lorenzo Da Ponte à Venise.

1778 — Juin : Nouvelle rencontre avec Cagliostro en visite à Venise.

1779 — Juin : Début d’une relation avec Francesca Buschini. Casanova vivra avec elle à Venise, puis ils correspondront. Casanova part avec le consul pontifical Del Bene dans la région d’Ancône (mission pour les inquisiteurs). Visite à la danseuse Binetti à Forli.

Juillet : Séjour de Casanova aux bains d’Abano où il rédige le Scrutinio del Libro Éloges de M. de Voltaire, publié en automne.

1780 — Janvier-juillet : Publication de sept cahiers des Opuscoli miscellanei.

Début juillet : Bref séjour à Abano.

7 octobre : Casanova devient confidente régulier des inquisiteurs, sous le nom d’Antonio Pratolini.

1781 — Octobre-janvier 1782 : Casanova installe une troupe française à Venise. Publication du Messager de Thalie.

1782 — Publication de Di Aneddoti Viniziani militari ed amorosi […], adaptation du Siège de Calais de Mme de Tencin (1739).

Août : Publication de Né amori né donne, ovvero la stalla ripulita. Nouvelle disgrâce.

Septembre : Séjour à Trieste.

1783 — 13 janvier : Départ de Venise.

Mi-janvier : Arrivée à Vienne (Lorenzo Da Ponte, Della Lena).

Début juin : Départ de Vienne. Dernière visite à Venise, adieux à Francesca Buschini.

17 juin : Bassano (Boscovich).

Fin juin : Séjour d’une semaine à Augsbourg.

Juillet-août : Francfort-sur-le-Main, Aix-la-Chapelle (Casanova propose, en vain, un projet de loterie), Spa. Casanova rencontre une dame anglaise qui l’invite à l’accompagner en Europe pour une énigmatique mission. Le Vénitien la suivra un temps, mais elle lui tient un jour des propos (inconnus) qui le glacent d’effroi et cette relation ne dure pas. Projet de voyage à Madagascar, sans lendemain. Voyage à Amsterdam.

Septembre-novembre : Casanova à Paris. Il aurait assisté à une séance de l’Académie des sciences consacrée à une récente ascension en montgolfière et y aurait écouté un échange entre Benjamin Franklin et Condorcet.

24 novembre : Casanova quitte Paris pour Vienne, accompagné par son frère Francesco.

7 décembre : Arrivée à Vienne. Installation de Francesco, qui deviendra l’ami et confident du chancelier d’État Kaunitz.

Mi-décembre : Casanova quitte Vienne pour Berlin.

1784 — 9 janvier : Dessau (visite à la Librairie des Savans).

13 janvier : Visite à Dresde (réconciliation manquée avec Giovanni Battista Casanova).

Mi-janvier : Brno-Brünn (bref séjour chez Lamberg).

18 février : Retour à Vienne. Secrétaire chez l’ambassadeur vénitien Sebastiano Foscarini. Rencontre avec le comte de Waldstein.

12 mai : Publication de la Lettre historicocritique sur un fait connu…, premier opuscule consacré à défendre le point de vue de Venise dans une controverse qui oppose la République à la Hollande.

Novembre : Publication de la première édition de l’Exposition raisonnée du différent qui subsiste entre les deux Républiques de Venise et d’Hollande.

1785 — Janvier : Publication de la seconde édition corrigée de l’Exposition raisonnée…

Février : Casanova fournit un long article sur l’affaire Zannovich à l’Osservatore triestino.

20 mars : Voyage à Wiener Neustadt.

Mars-avril : Publication de la Lettre à Messieurs Jean et Étienne L. puis du Supplément à l’Exposition raisonnée (polémique Venise-Hollande).

15 avril : Casanova évoque l’Icosameron dans une lettre à Lamberg.

23 avril : Mort de Sebastiano Foscarini. Casanova perd son emploi.

Fin juillet-septembre : Casanova quitte Vienne. Visites chez ses amis Lamberg et Opiz à Czaslau. Séjours brefs à Carlsbad et Teplitz. D’après le Précis de ma vie envoyé à Cécile de Roggendorf, il espère obtenir une place à l’Académie de Berlin, mais échoue. Nouvelle rencontre avec le comte de Waldstein : Casanova est engagé comme bibliothécaire.

1786 — Printemps : Publication du Soliloque d’un penseur.

Octobre : Visite à Prague (le prince de Fürstenberg).

Décembre : Voyage à Dresde.

1787 — Sans doute à partir de juillet, Casanova est à Prague où il séjournera jusqu’en septembre 1788.

Octobre : Possible collaboration au livret de Don Giovanni de Mozart (brouillon retrouvé à Dux). Un témoin affirme que Casanova et Mozart se seraient brièvement rencontrés, via Lorenzo Da Ponte, le librettiste de l’opéra.

Décembre : Impression de l’Histoire de ma fuite…, qui porte la date de 1788.

1788 — Septembre : Fin de l’impression de l’Icosaméron, ou Histoire d’Édouard et d’Élisabeth… Départ de Prague. Voyage à Leipzig et à Dresde.

28 octobre : Départ de Dresde et retour à Dux.

1789 — Fin janvier : Bref voyage à Prague.

Avril-mai : Grave maladie de Casanova, traité par le médecin irlandais O’Reilly.

À partir de l’été : Début de la rédaction de l’Histoire de ma vie.

1790 — Mai : Voyage à Dresde. Solution du problème Déliaque. Corollaire à la duplication du cube… Démonstration géométrique de la duplication du cube. Corollaire second.

30 août : Retour à Teplitz et Dux.

Novembre : Bref séjour à Dresde.

1791 — Mai : Nouveau voyage à Dresde.

Juillet : En l’absence du comte de Waldstein, premières altercations avec le courrier Wiederholt et le régisseur du château de Dux, Feldkirchner.

Début septembre : Voyage à Prague (6 septembre : couronnement de Léopold II).

11 décembre : Wiederholt attaque Casanova dans une rue de Dux. Poursuites judiciaires infructueuses.

1792 — 10 janvier : Rédaction des Lettres […] au sieur Faulkircher.

Février : À la suite des disputes avec Feldkirchner, Casanova s’installe à Oberleutensdorf, autre propriété de la famille Waldstein près de Dux.

23 juin : Mort du comte de Lamberg, grand ami et correspondant de Casanova.

Septembre : Visite de Lorenzo Da Ponte.

1793 — Avril-juillet : Séjours à Teplitz, chez les Clary.

Mai : Retour du comte de Waldstein à Dux, après une absence de plus de deux ans.

Juillet : Le comte de Waldstein renvoie Feldkirchner et Wiederholt. Casanova rentre à Dux.

Début août : Bref voyage à Carlsbad.

1794 — Début de la révision de l’Histoire de ma vie.

1795 — Septembre-décembre : Casanova rédige une Déclaration justificative et quitte Dux. Après un bref séjour à Teplitz il se rend à Berlin et à Hambourg. Recherche d’un emploi. Long séjour à Dresde (où son frère Giovanni Battista meurt le 8 décembre). Retour à Dux.

1796 — Rencontre avec Elisabeth von der Recke.

1797 — Mars-avril : Dernier voyage à Dresde. Publication de À Léonard Snetlage.

1798 — Avril : Maladie.

4 juin : Mort de Casanova. Son neveu, Carlo Angiolini, hérite du manuscrit de l’Histoire de ma vie et l’emporte à Dresde.

1820-1821 — La famille Angiolini vend le manuscrit à l’éditeur Brockhaus, à Leipzig.

1822-1828 — Première édition des Mémoires (édition « Schütz ») : le texte est amendé et traduit en allemand.

1826-1838 — Édition Laforgue des Mémoires (texte « remanié »).

1945 — Transfert du manuscrit à Wiesbaden.

1960-1962 — Première édition du texte original de l’Histoire de ma vie (Brockhaus-Plon). Rapidement épuisée, elle est reprise par « Bouquins » en 1993.

Février 2010 — Achat du manuscrit par la Bibliothèque nationale de France.

RÉPERTOIRE DES NOMS

Pour le confort du lecteur, les informations biographiques

sur les personnages cités par Casanova sont généralement

données en note. Ce Répertoire se limite donc aux notices

qui auraient excessivement alourdi les notes de bas de page.

ASQUINI, Andréas — Le comte Andréas Asquini, d’Udine, chancelier dans cette ville, fut condamné le 20 septembre 1753 à la prison perpétuelle. Il s’évada en plein jour avec seize de ses compagnons, dont Mazzetta, en 1762. D’après l’Annotazione du 9 août 1753, Asquini avait été accusé d’avoir provoqué des différends entre les deux corporations publiques de la ville d’Udine, le parlement et les paysans, en se prononçant en faveur de ces derniers, et d’avoir abusé du titre d’un chancelier du Frioul (voir Salvatore Di Giacomo, Historia della mia fuga dalle prigioni della Republica di Venezia dette « li Piombi », Milan, Alfieri e Lacroix, 1911, p. 98 ; Mario Brunetti, I compagni di Giacomo Casanova sotto i « Piombi », Rome, Rivista d’Italia, 1914, p. 818).

BALBI, Marin — Moine somasque, issu d’une famille patricienne, Marin Balbi (1719-1783) fut, d’après un rapport de Beltrame transmis au Conseil des Dix, arrêté le 5 novembre 1754 au couvent des Padri della Salute et emprisonné. Pierre Grellet, auteur des Aventures de Casanova en Suisse (Lausane, Spes, 1919), a retrouvé sa trace à Coire dans un édit daté de septembre 1757 annonçant son expulsion pour mauvaise conduite et mensonges sur sa religion.

BASADONNA, Lorenzo (Laurent) — Lorenzo Basadonna fut nommé geôlier des Plombs le 4 mai 1755. Il y fut lui-même enfermé après la fuite de Balbi et de Casanova, puis condamné, d’après les Annotazioni, à passer dix années dans les Pozzi (puits) le 10 juin 1757 pour avoir commis un meurtre sur la personne de Giuseppe Ottaviani, prisonnier sous les Plombs.

BELLINO-THÉRÈSE — On a pu proposer d’identifier Thérèse à la chanteuse Angela (ou Angiola) Calori (1732-v. 1790). Mais, outre que l’âge de la chanteuse ne correspond pas véritablement au personnage de Bellino-Thérèse, l’argument retenu pour justifier cette identification peut être contesté. C’est en effet un passage biffé du manuscrit (t. IX, chap. I, fº 13v et 14r) qui est sollicité et présenté comme la preuve de cette identité. Casanova y narre sa rencontre à Prague avec la chanteuse, qu’il présente comme une ancienne connaissance. Elle était déjà apparue dans les Mémoires, à l’arrière-plan, sans que Casanova ne la rencontre véritablement. Dans le passage biffé du tome IX, Casanova écrit qu’Angiola Calori est décontenancée lorsqu’elle le voit et ajoute : « la même chose m’était arrivée à Florence avec Thérèse ». C’est la seule mention de Thérèse dans tout ce passage. Or cette phrase n’indique pas une identité entre Angiola Calori et Bellino-Thérèse : elle compare deux retrouvailles inattendues. Casanova n’a, de fait, pas raconté sa première rencontre avec la chanteuse : cela peut suffire à expliquer qu’il biffe le passage consacré à leurs retrouvailles. Et la comparaison entre les deux rencontres ne signifie pas nécessairement que les deux femmes n’en font qu’une.

BERNIS, abbé de — François-Joachim de Pierre, cardinal de Bernis, comte de Lyon (1715-1794), bénéficia des nombreux privilèges de la société de caste d’Ancien Régime avant de se voir dépossédé de tous ses biens par la Révolution. Il est élu à vingt-neuf ans à l’Académie française pour quelques poésies galantes raillées par Voltaire et d’aimables Réflexions morales. Son Ode à la volupté n’est pas inférieure aux vers composés par M. M. : « Belle, mais dangereuse, aimable, mais frivole ; / Telle est la Volupté, notre fatale idole : / Invisible partout, et présente en tout lieux, / Elle est tout ce qui charme et nos cœurs et nos yeux. » Protégé par la Pompadour, il obtient une pension de 1 500 livres (presque 16 000 euros), un appartement aux Tuileries, et en 1752 une royale sinécure : l’ambassade de Venise. Le diplomate y débarque le 25 octobre 1754 pour prendre possession de son poste. Ses Mémoires ne mentionnent évidemment pas les épisodes rapportés par Casanova. Il s’y plaint au contraire de ses dures conditions de travail : « Mais je n’avais point de maîtresses, et les soirées étaient longues. » Il est rappelé à Versailles en 1755, avec pour mission de négocier avec Staremberg le traité d’alliance défensive entre la France et l’Autriche évoqué par Casanova. Choiseul le nomme secrétaire d’État aux Affaires étrangères (1757-1758). Le revenu de Bernis s’élève alors à 40 000 livres par an (environ 420 000 euros). Après sa disgrâce et son exil de la cour, il obtient le richissime évêché d’Albi en 1764 où il s’adonne à son goût pour les arts. Il est nommé cardinal (1769) puis ambassadeur (1774) à Rome. En 1790 il refuse de prêter serment à la constitution civile du clergé votée par l’Assemblée. En 1792 il est inscrit sur la liste des émigrés et ses terres sont confisquées.

On trouve plusieurs traces de Bernis dans les lettres et ouvrages de Casanova. Dans la Confutazione (I, p. 152), le Vénitien rapporte l’avoir vu à Soissons en 1767. Dans une note manuscrite de Dux (U16-i5) il le cite, parmi les personnalités puissantes sur lesquelles il savait pouvoir compter, avec la princesse de Santa Croce. Dans la lettre À Leonard Snetlage (1797) Casanova rappelle l’aventure de la religieuse de Muran en désignant clairement Bernis et son cuisinier Durosier.

Bibliographie : La seule édition complète des Mémoires et Lettres de F.-J. de Pierre, cardinal de Bernis est celle de F. Masson (Paris, Plon, 1878, 2 t.). Une édition abrégée des Mémoires du cardinal de Bernis, par J.-M. Rouart et Ph. Bonnet, est parue au Mercure de France en 1986.

BIGHELIN (ou Beghelin), Domenico Lodovico — Domenico Lodovico Bighelin, originaire de Mantoue, recruteur de troupes, avait quarante-sept ans en 1743 d’après le rapport des inquisiteurs, et plus de quatre-vingts en 1775. Il n’est donc pas possible qu’il fût condamné en 1716 pour espionnage et mort en 1756 après avoir passé trente-sept ans aux Puits, comme l’écrit Casanova. Banni, il revint à Venise, fut condamné aux Pozzi en 1750, et vingt-cinq ans plus tard aux Camerotti. Bighelin vivait donc encore lors du dernier séjour de Casanova à Venise.

BONAFEDE, comte Giuseppe — D’origine florentine, Giuseppe Bonafede avait servi à la cour de Toscane et dans l’armée autrichienne. Il s’était marié à Vienne, mais ne vivait pas avec sa femme. Celle-ci mourut en 1751. Elle était cependant toujours vivante lorsque Bonafede enleva en Bavière une jeune fille noble que les registres des églises vénitiennes nomment Anna Barbara de Longhi. Après l’enlèvement, il s’installa à Venise.

Bonafede se ruina par les nombreux procès qu’il intenta pour récupérer l’héritage de sa mère, qui était riche. Il fut successivement journaliste, fournisseur d’armes, marchand de tableaux, alchimiste, espion au service de Venise, comme en témoignent des rapports des années 1735 à 1749. Il obtint finalement une pension de la République qui ne lui permit pas toutefois d’assurer une existence convenable à sa famille. Il mourut le 12 janvier 1762, à Venise, à l’âge de quatre-vingts ans.

BRÜHL, comte Henri de — Henri, comte de Brühl (1700-1763), Premier ministre du roi de Pologne Auguste III, engagea la Saxe dans la guerre de Sept Ans et dans des dépenses somptuaires colossales (la dette d’État monta à cent millions de thalers). On découvrit après sa mort que le ministre prévaricateur avait détourné 5,3 millions à son profit. Casanova ménage toutefois sa mémoire pour ne pas froisser ses protecteurs, qui sont les descendants du comte. Il entretenait de bonnes relations avec Charles-Adolphe (archives de Dux, U16e, 11), avec Frédéric-Alois (staroste de Varsovie), avec qui il était en correspondance (U4, 153, lettre du 29 avril 1766 à Casanova à Varsovie), ainsi qu’avec Heinrich (U13, 1-3, trois lettres de 1789 à Casanova à Dux) et Johann Moritz (U9, 42, 10 juin 1790).

CAPRETTA, Pier Antonio (P. C.) et Catterina (C. C.) — Pier Antonio Capretta, né en 1721, était connu comme faussaire et escroc à Venise et à Vienne. Casanova le connaissait depuis 1748, comme le prouve un document officiel provenant du bureau du notaire Manzoni et concernant de fausses lettres de change. Capretta fut condamné en 1779 aux galères de Livourne, en même temps et pour les mêmes délits que d’Affligio, en tant que membre de sa bande de faussaires.

Sa sœur Catterina Capretta (v. 1722-v. 1790) épousa l’avocat Sebastiano Marsigli le 5 février 1758. Elle devient veuve vers 1784.

CASANOVA, Francesco Giuseppe (François) — Francesco Casanova (1727-1803) étudie la peinture de batailles à Venise, avec Guardi, puis avec Francesco Simonini de Parme. Il accompagne Giacomo à Paris (1751) puis à Dresde où il poursuit son apprentissage. Revenu à Paris au début de l’année 1757, il y connaît le succès, exposant au Salon de 1761. Diderot chante ses louanges : « Ce Casanova est dès à présent un homme à imagination, un grand coloriste ; une tête chaude et hardie ; un bon poète ; un grand peintre » (Salon de 1761, in Essais sur la peinture. Salons de 1759, 1761, 1763, Paris, Hermann, 2007, p. 164). Francesco est reçu à l’Académie de peinture en 1763 et présente son tableau de réception, Combat de cavalerie, au Salon qui se tient la même année. Diderot est cette fois très critique. Il évoque un soupçon qui pèse sur « Casanove » : le jeune Loutherbourg, qui expose cette année-là pour la première fois et fut l’élève de Francesco, aurait grandement contribué aux œuvres les plus réussies du peintre vénitien. L’écrivain sera plus clément par la suite. Toujours est-il que Francesco devient bien ce peintre « célèbre » évoqué par Giacomo dont la renommée n’égale pas, de leur vivant, celle de son frère. Il reçoit des commandes de personnalités prestigieuses, peignant notamment pour Catherine II de Russie. Ses tableaux et les cartons qu’il réalise pour la fabrication de tapisseries et de tissus lui rapportent des sommes très importantes qu’il dilapide systématiquement. Giacomo sera sollicité en 1783 pour l’aider à faire face à ses déboires financiers.

Marié en 1762 à la danseuse Marie-Jeanne Jolivet, qui meurt en 1773, Francesco épouse en 1775 Jeanne-Catherine Delachaux. D’après l’Histoire de ma vie, c’est elle qui le contraint à quitter Paris pour Vienne en 1783, mais Giacomo arrête son récit plusieurs années avant l’épisode dont il annonce la narration. À Vienne, Francesco jouit de la protection de Kaunitz. Il peint, mène grand train et se ruine de nouveau. Ses créanciers le font déclarer en faillite en 1803, peu avant sa mort.

CASANOVA, Gaetano Alvisio (Gaétan-Alvise) — Né après la mort de son père en 1734, il se destine à l’état ecclésiastique et est ordonné sous-diacre en 1755. L’Histoire de ma vie le dépeint comme un sot méprisable et malhonnête. Selon Gustav Gugitz, il est emprisonné du 11 juillet 1767 au 30 juillet 1769 sur ordre du Conseil des Dix pour une histoire d’abus dans une question de divorce. En 1771, il se rend à Rome où il semble devenir un prédicateur estimé. Il y meurt en 1783.

CASANOVA, Giovanni Battista (Jean) — Né à Venise, Giovanni Battista (1730-1795) accompagne sa mère à Dresde en 1737. Il y étudie la peinture dès l’âge de huit ans avec Louis de Sylvestre et Dietricy Dietrich. En 1746, ayant obtenu une bourse, il retourne à Venise et entreprend un voyage d’études à travers l’Italie avec Guariente. Par la suite, il étudie sans doute avec Piazzetta. À Rome, il est l’élève de Raphaël Mengs, auprès duquel il vit jusqu’en 1764, année de son mariage avec la fille du cabaretier Rolland, Thérèse, dont il aura huit enfants. Il collabore alors avec Winckelmann dont il illustre les Monumenti antichi inediti (Rome, 1767) et qu’il parvient à berner en lui faisant prendre pour des antiques trois fresques qu’il a peintes – Winckelmann découvrira la vérité, mais après avoir mentionné deux de ces faux comme des œuvres antiques dans Geschichte der Kunst des Alterthums (1764, traduit en 1766 sous le titre Histoire de l’art chez les Anciens). À la suite d’une autre frasque romaine ou d’une manœuvre vengeresse de Winckelmman, Giovanni Battista est condamné aux galères par contumace en 1767 pour avoir émis une fausse lettre de change. À partir de 1764, il occupe également une chaire à l’Académie de peinture de Dresde, dont il sera nommé directeur en 1776. Il publie en 1770 un Discorso sopra gli antichi e varii monumenti loro.

CAVAMACCHIE — Giulia Ursula Preato (1724-1790), surnommée Cavamacchie (dégraisseuse), était une chanteuse et une courtisane célèbre. À Paris, elle eut notamment pour amant Francesco II Lorenzo Morosini, ambassadeur de Venise, et le prince Kaunitz, alors ambassadeur d’Autriche. Son bannissement de Vienne est sans doute antidaté par Casanova : la commission de la moralité publique n’existait pas encore en 1741. Le patricien Angelo Querini, qui fut lui aussi son amant, émit le souhait qu’elle fût enterrée à ses côtés.

CHARTRES, duchesse de — Louise-Henriette de Bourbon-Conti (1726-1759) épousa le 16 décembre 1743 Louis-Philippe, duc de Chartres. De cette union naquit, en 1747, Louis-Philippe-Joseph, duc d’Orléans, le futur Philippe Égalité. Elle se sépara de son mari en 1748 pour mener une vie libre, exempte de tout préjugé. Elle partageait avec son beau-père le Régent le goût de la vie joyeuse et des sciences occultes : il n’est donc pas étonnant que Casanova soit parvenu, grâce à sa réputation de cabaliste, à se faire connaître d’elle.

CHIARI, Pietro — Auteur dramatique et romancier originaire de Brescia, Pietro Chiari (1711-1785) fut jésuite, professeur d’éloquence à Modène en 1736, avant de vivre de sa plume et du titre de poète de la cour du duc. Il s’établit à Venise en 1753 où il devient le rival de Goldoni puis est la cible des satires de Carlo Gozzi et de Casanova. Une satire de 194 vers datée de 1755 a été retrouvée à Dux et publiée par Aldo Ravà : Epistola di Giacomo Casanova Viniziano indiritta all’ abate Chiari Bresciano restauratore del doppio jambo detto verso Martelliano e sprezzatore del publico per eux protesta non scrivere, ma solo per pocchi particolari (« Lettre de Jacques Casanova Vénitien, adressée à l’abbé Chiari, Brescian, restaurateur du double ïambe dit vers martellien, et méprisant le public pour lequel il proteste ne pas écrire, s’adressant seulement à quelques esprits »). En 1797, dans sa lettre À Léonard Snetlage (Ma voisine la postérité, Paris, Allia, 1998, p. 22-23), Giacomo écrit encore : « L’abbé Chiari à Venise, vers la moitié de ce siècle, écrivit des comédies en vers de quatorze syllabes qui allèrent aux nues. Ce poète, un peu fanfaron, s’écria que la réussite de ces nouveaux vers distinguerait notre siècle, et ajouterait à sa gloire. Quelques lettrés sensés lui dirent qu’un lustre n’était pas un siècle. La manie de ce vers de quatorze, qui n’était que l’union de deux de sept, ne dura que cinq à six ans. Martelli, qui l’avait porté de Paris vingt ans auparavant, avait cru avoir parfaitement imité l’alexandrin, qui n’en a que douze. Ce qui bafoua ces vers, fut la facilité avec laquelle les gondoliers vénitiens s’en servaient, chantant des impromptus pendant la nuit par les canaux de Venise. »

Dans le roman de Chiari La commediante in fortuna, on trouve ce portrait chargé de Casanova : « On ne connaît pas l’origine de M. Vanesio, mais on le dit bâtard. Il est bien fait de sa personne, de teint olivâtre, affecté dans ses manières, et d’une assurance incroyable. C’est un de ces astres qui brillent dans la société, sans qu’on sache d’où leur vient leur splendeur, ni comment ils font pour vivre, et pour vivre sans rien faire, n’ayant ni biens au soleil, ni emplois, ni capacités… Infatué jusqu’à la manie de tout ce qui vient d’outre-mont, il n’a jamais à la bouche que Londres et Paris, comme si, hors ces fameuses capitales, il n’y avait plus rien au monde. De fait, il y a demeuré quelque temps, je ne sais sous quel habit, ni avec quel succès. Il faut que Londres et Paris entrent dans tout ce qu’il dit. Londres et Paris lui servent de modèle pour son genre de vie, pour ses vêtements, pour ses études, en un mot pour ses sottises. Toujours soigné comme un Narcisse, il se rengorge ; un ballon n’est pas plus gonflé d’air que lui de vanité ; un moulin n’est pas plus agité. Il n’a de cesse qu’il ne se faufile partout, qu’il ne fasse la cour à toutes les femmes, qu’il ne saisisse toutes les occasions favorables, ou de se procurer de l’argent, ou de se servir de ses succès amoureux pour se pousser. Avec les avares il fait l’alchimiste, avec les belles le poète, avec les grands le politique, avec tous tout. Mais d’après les gens sensés, il n’aboutit à rien qu’à se rendre ridicule. Léger comme l’air dont son cerveau est rempli, il peut en rien de temps être l’ami juré ou l’ennemi irréconciliable » (éd. 1755, t. II, p. 130, nous reprenons la traduction proposée dans l’édition de La Sirène).

Bibliographie : Aldo Ravà, Giacomo Casanova e l’abate Chiari, Venise, Istituto Veneto di Arti Grafiche, 1911.

CROCE, Antonio — Cet aventurier milanais croisa souvent le chemin de Casanova, lui laissant sa maîtresse à deux reprises (Mlle Crosin à Milan en 1763, Charlotte à Spa en 1767). L’Annotazione du 6 novembre 1773 confirme l’expulsion de Croce. Les deux hommes restèrent en correspondance et Croce vint visiter Casanova au château de Dux. Deux lettres de Croce ont été retrouvées à Dux (U11, i1 et i2), datées de Dresde, 3 août 1795 et 9 novembre 1796 : le Milanais s’y réjouit de leurs retrouvailles.

DURAZZO, Giacomo — Le comte Giacomo Durazzo (Gênes, 1717-Venise, 1794), diplomate et homme de théâtre, était le beau-frère du prince Esterhazy, l’exigeant mécène de Joseph Haydn. Issu d’une grande famille génoise, il fut ambassadeur extraordinaire de la république de Gênes à Vienne de 1749 au 1er juin 1752. Soutenu par le chancelier Kaunitz, il prit la direction des théâtres de Vienne en 1754 et fit du Burgtheater une scène presque exclusivement française. Il publia une Lettre sur le mécanisme de l’opéra italien (1754), nomma Gluck directeur musical des théâtres impériaux (Burgtheater et Kärtnertortheater) et introduisit à Vienne l’opéra-comique avec la création de La Rencontre imprévue ou les Pèlerins de La Mecque (1764) du même Gluck, mais se heurta alors aux cabales du Kapellmeister de la cour, J.G. Reutter, et de Metastasio. Contraint de démissionner en 1764, il céda son poste à Afflisio et accepta la charge d’ambassadeur autrichien à Venise, où il séjourna jusqu’en 1784. Il y tint un petit théâtre privé où il reçut en 1771 Leopold Mozart et son fils Wolfgang Amadeus, alors âgé de quinze ans.

FARUSSO, Giovanna (Zanetta), Maria (épouse Casanova) — Zanetta naît en 1708, sans doute sur l’île de Burano, d’où son autre surnom, la Buranella. Après son mariage avec Gaetano Casanova (février 1724), elle se consacre au théâtre. Elle débute en mars 1726 à Londres, où naît Francesco. Une rumeur lui prête une aventure avec le prince de Galles, futur George II, liaison dont Francesco serait le fruit. Giacomo, de même, écrit dans Né amori né donne (Venise, 1782) que sa mère fut la maîtresse de Michele Grimani qui serait son vrai père… Il est difficile de faire la part du roman familial, des légendes entourant les actrices, et de la réalité.

À son retour de Londres, Zanetta se produit sur le théâtre de San Samuele, propriété de la famille Grimani, et met au monde deux filles et deux fils. Après la mort de Gaetano, elle entre dans la troupe de Joseph Imer et fait alors la connaissance de Goldoni.

Après avoir joué au théâtre de San Samuele pendant l’hiver 1734-1735, Zanetta se rend avec d’autres acteurs italiens à Saint-Pétersbourg. Mais la troupe ne parvient pas à s’imposer et, en 1737, Zanetta retourne à Venise. Elle part l’année suivante pour Dresde où elle joue au théâtre de la cour. Elle restera désormais fidèle à cette ville. Lorsque le théâtre italien ferme en 1756 en raison de la guerre de Sept Ans et que la ville est bombardée, la mère de Casanova se réfugie à Prague, mais revient à Dresde une fois la paix signée. Elle y meurt le 29 novembre 1776.

FENAROLI, abbé Tommaso — Fenaroli fut enfermé sous les Plombs du 22 au 30 juillet 1756 avec Casanova. Son jugement indique qu’il devait être emprisonné huit jours, puis expulsé. D’après un rapport de Manuzzi daté du 28 juillet 1753, il ressort que l’homme était un joueur aussi enragé que Casanova. On a conservé deux lettres datées des 26 avril et 11 juin 1757 (reproduites par Salvatore Di Giacomo, Historia della mia fuga dalle prigioni della Republica di Venezia dette « li Piombi », Milan, Alfieri e Lacroix, 1911, p. LXXX) dans lesquelles l’abbé le remercie de lui avoir conservé son amitié dans son « infortune ».

IMER, Thérèse (épouse Pompeati) — Thérèse Imer (1723-1797) était la fille d’un entrepreneur de théâtre et d’une actrice. Elle fit ses débuts comme chanteuse à Venise en 1742. Mariée en 1745 au danseur Angelo Pompeati, elle avait deux enfants en 1753 : un fils né en 1746, et une fille, Sophie Wilhelmine-Friederika, née le 14 février 1753 à Bayreuth. Cette Sophie, dont Casanova prétend être le père dans l’Histoire de ma vie, était donc déjà née lorsqu’il retrouva sa mère à Venise en mai-juin 1753.

Thérèse écrit dans une lettre du 28 juin 1763 : « Dans l’année 54, j’ai revu [Casanova] chez mon père, où je m’étais rendue pour faire voir mes enfants qui étaient dans leur plus tendre jeunesse » (Charles Samaran, Jacques Casanova Vénitien. Une vie d’aventurier au XVIIIe siècle, Paris, Calmann-Lévy, 1914, p. 223).

MANUZZI, Jean-Baptiste — À sa profession d’orfèvre, Giovanni Battista Manuzzi joignait celle de confidente (espion) des inquisiteurs d’État. Il envoie son premier rapport sur Casanova le 11 novembre 1754 : « Par ordre, je relève que Giacomo Casanova est fils de l’actrice Zanetta, dite la Buranella ; son père, qui était aussi acteur, se nommait Gaetano ; après la mort de celui-ci, Giacomo fut élevé pendant sa tendre enfance par sa grand-mère, car sa mère était partie à la cour de Dresde. Son habitation était à San Samuele. Il se fit prêtre et jeta ensuite le froc. On dit qu’il est lettré, mais il a surtout le génie riche en cabale ; il s’est installé chez S. Exc. Zuane Bragadino à Santa Marina, et lui a dévoré beaucoup d’argent ; il est allé en Angleterre, à Paris, où il s’est montré en compagnie de cavaliers et de femmes dont il tirait des profits illicites, car c’est toujours sa coutume de vivre aux dépens des autres, de s’entourer de gens crédules, aimant la débauche, dont il encourage les passions déréglées ; il est joueur, il connaît des patriciens, des étrangers et des gens de toute sorte. Actuellement, il fréquente S. Exc. Bernardo Memmo, avec qui il est presque toujours. S. Exc. Benedetto Pisani me disait que ledit Casanova est un iperbolano [un hâbleur], qui ment effrontément, qui vit aux dépens de l’un ou de l’autre grâce à ses escroqueries ingénieuses ; qu’il a causé la ruine de S. Exc. Zuane Bragadin, car il lui a soutiré beaucoup d’argent en lui faisant croire que l’Ange de la Lumière devait venir ; et que lui, Pisani, s’étonne qu’une personnalité qui a joué un rôle important dans les affaires politiques se soit laissé abuser par un tel imposteur. En ce moment, Casanova fréquente le café de Menegazzo, dans la Merceria ; et Filippo, le propriétaire du café, me disait que ce même Casanova a de fréquents entretiens avec L.L. Exc. Marcantonio Zorzi et Bernardo Memmo, et Antonio Braida ; il croit aussi qu’ils écrivent des satires contre l’abbé Chiari, que S. Exc. Antonio Condulmer, le protecteur de Medebach et de Chiari, fréquente chez le libraire Battinelli, et que, mis au courant de ces réunions tenues dans son café, et sachant tout, il aurait fait d’amères observations aussi bien sur S. Exc. Zorzi que sur les autres. Filippo aurait tout appris en servant le café à S. Exc. Condulmer à la bottegha Battinelli. »

Les rapports suivants de Manuzzi, des 16 et 30 novembre 1754, ne concernent que les discordes littéraires de Casanova et de Chiari, insuffisantes pour poursuivre le suspect. Encouragé par Condulmer, inquisiteur depuis le 15 février, Manuzzi envoie un nouveau rapport le 22 mars 1755 : « Silvestro Boncusen, hôtelier, connaissant Casanova, me disait que celui-ci, après avoir jeté le froc, fut violoniste au théâtre Grimani, employé dans l’étude de l’avocat Marco Leze, qu’il avait voyagé en diverses contrées avec la réputation d’un homme de lettres, et s’était introduit grâce à ses facéties chez de nobles patriciens et d’autres personnes, et qu’il ne savait pas à quelle religion il appartenait. Don Giovanni Batta Zini, de l’église S. Samuel, ami de Casanova, me disait que, après maintes confidences à lui faites par Casanova sur de nobles patriciens qui connaissaient le jeu de cartes, il lui conseilla souvent de ne pas s’en mêler ; car s’il survenait n’importe quel incident, ils rejetteraient toute la faute sur lui ; qu’il croyait ledit Casanova capable de tout, excepté de tricher au jeu ; que sans doute il faisait la connaissance d’étrangers pour les conduire jouer chez de nobles patriciens. Zini me dit aussi que l’amitié de Casanova avec S. Exc. Marcantonio Zorzi et les frères Memmo vient de ce qu’ils sont tous des philosophes du même genre. Je le pressai de s’expliquer. Il me confia qu’ils étaient de grands épicuriens, et que leur amitié avec S. Exc. Marco Donato venait de ce qu’il était joueur. J’ai eu beaucoup de mal pour obtenir ces renseignements de Don Giovanni Batta Zini. »

Les rapports des 17 et 21 juillet 1755 durent être décisifs dans l’arrestation de Casanova, puisqu’ils mentionnent tous les griefs que l’Inquisition pouvait invoquer : pratique des sciences occultes, libertinage de mœurs, diffusion d’écrits scandaleux, athéisme, franc-maçonnerie, escroqueries et abus de confiance à l’encontre de patriciens, fréquentation d’ambassadeurs étrangers. Le rapport du 17 traite des « arts magiques » de Casanova, qui les emploierait pour soutirer de l’argent à des patriciens. Casanova pousserait en outre ses connaissances au libertinage. Manuzzi évoque également l’amitié de Casanova pour les jeunes patriciens séduits par son esprit : « Il a beaucoup de connaissances parmi les étrangers et la fleur de la jeunesse ; il fréquente chez de nombreuses jeunes filles, femmes et dames d’un autre monde, ce qui lui donne la possibilité de se divertir de toutes manières. Toujours il tente de grands coups, pour améliorer sa chance. Pour satisfaire ses caprices, l’argent ne lui manque pas ; il y a peu de jours il a perdu plus de soixante sequins à Padoue. J’en fus instruit par Giacomo Canal, et aussi par un certain Cesarino, joueur de pharaon. Ce Cesarino était, lundi dans la nuit, à la taverne du Roland triomphant, lorsque Casanova y lut un poème athée, en vers et en dialecte vénitien, qu’il compose actuellement. Je ne crois pas que l’on puisse penser ou s’exprimer de façon plus répréhensible sur la religion ; car Casanova tient pour faibles d’esprit ceux qui croient à Jésus-Christ. Lorsqu’on parle audit Casanova, on reconnaît en lui l’incrédulité, l’imposture, l’impudicité et la débauche portées à un tel point qu’elles font horreur. »

L’ordre donné le 20 juillet 1755 à Manuzzi est laconique : « Que Manuzzi s’efforce d’avoir le poème et l’apporte. » N’ayant pu se le procurer, l’espion insiste dans son rapport du 21 juillet sur d’autres choses remarquables qu’il a vues dans la demeure de l’aventurier : « Il a chez lui beaucoup de mauvais livres et, au fond d’une armoire, des objets étrangers, dont une sorte de tablier de cuir, comme en portent des gens qui se disent maçons, dans ce qu’ils appellent leurs loges. » Casanova ne dira rien, ni dans l’Histoire de ma vie ni dans l’Histoire de ma fuite, de ces attributs de franc-maçon, il ne parlera que des livres magiques que Manuzzi remet aux inquisiteurs d’État. Ceux-ci donnent l’ordre à Messer Grande d’arrêter Casanova le 24 juillet 1755 pour trouble à l’ordre public et à la religion.

Dans son rapport du 21 juillet 1755, Manuzzi dit encore que Casanova lui a laissé recopier une pièce en vers, à condition de ne pas révéler qu’il en est l’auteur, dans laquelle il est question « del usar il coito nelle vie rete e indirete, meslando favole, sacra scrittura e profana, et il nascere di Gesù Christo » (« de l’usage du coït par les voies directes et indirectes, mêlant des fables, l’écriture sacrée et profane, et la naissance de Jésus-Christ »).

Bibliographie : Les rapports de l’espion Manuzzi (1754-1755) ont été publiés par E. Mola dans la Rivista Europea (t. XXIII, 1881, p. 856-869) et par Salvatore Di Giacomo en appendice de son édition de l’Historia della mia fuga dalle prigioni della Republica di Venezia dette « li Piombi » (Milan, Alfieri e Lacroix, 1911). Nous avons repris la traduction des rapports de Manuzzi de l’édition de La Sirène.

MAZZETTA, Lorenzo (Maggiorin) — Lorenzo Mazzetta (nommé Maggiorin dans l’Histoire de ma vie) fut le premier compagnon de cellule de Casanova. Valet de chambre chez le comte Giorgio Marchesini de Vicence, il séduisit sa nièce, une demoiselle Pagiello. Le 19 août 1755, le capitan-grande Varutti rapporte qu’il s’est emparé de la personne de Lorenzo Mazzetta et le 21 août, les Annotazioni enregistrent que Mazzetta, Milanais, coupable d’« un attentat indigne contre l’honneur d’une famille distinguée de Vicence », serait enfermé sous les Plombs. Le 12 septembre, il fut condamné par les inquisiteurs à dix années de Camerotti et au bannissement perpétuel.

MEMMO, Andrea — Le patricien Andrea Memmo (1729-1793), fils de Pietro Memmo et de Lucia Pisani, fut d’après Goldoni « un homme instruit, plein de goût et très versé dans la littérature ». Il épousa en 1769 Elisabetta Piovene de qui il eut deux filles, Lucia et Paola. Il fut au cours de sa vie sénateur, provéditeur de Padoue, ambassadeur à Rome et à Constantinople et procurateur de San Marco (en 1785). Il était en outre Inquisitore alle Arti, particulièrement à l’architecture, pour laquelle il avait eu comme professeur le célèbre père Carlo Lodoli. Libre-penseur et bon vivant, il fut initié à la franc-maçonnerie par Casanova, pour qui il conserva toute sa vie une amitié indéfectible dont témoignent ses lettres. La mère de Memmo avait quelque raison d’attribuer à l’influence du Vénitien la mauvaise conduite de ses fils.

METASTASIO — Pierre-Antoine-Dominique-Bonaventure Trepassi (Assise, 1698-Vienne, 1782), dit Metastasio (traduction en grec de son nom, de trapasso : passage), était fils d’un pauvre artisan. Il fut adopté par le célèbre jurisconsulte Gravina qui l’emmena à Rome. À partir de 1721, il se consacra entièrement à l’art dramatique et composa de nombreux opéras italiens. En 1729, il fut nommé par Charles VI poète de la cour. Il s’établit alors à Vienne, où il acquit considération, faveur et fortune.

M. M. (Marina Maria Morosini) — Selon les recherches des casanovistes, les lettres M. M. ne désigneraient ni Maria Maddalena Pasini (Gustav Gugitz), ni Maria Eleonora Michiel, mais Marina Maria Morosini (1731-v. 1802), en religion sœur Maria Contarina (Casanova Gleanings, XVII, p. 8, travaux de P.L. Boranga, P. Gruet et R. Selvatico). Marina Maria Morosini, fille de Domenico Morosini et de Maria Vittoria Renier, était entrée au couvent des Anges de Murano en septembre 1739.

NOBILI, Sgualdo ou Carlo — Les procès-verbaux des inquisiteurs nomment ce Nobili non pas Sgualdo mais Carlo. D’après les Annotazioni, il fut reconnu coupable de vol le 23 septembre 1755. Roberto Seriman déclara que, lorsqu’il était à son service, Carlo Nobili lui avait emprunté 6 000 lires. Après avoir acquis une petite fortune grâce à ce capital, non seulement il se refusa à rendre l’argent, mais il essaya de se soustraire aux poursuites en réclamant l’aide de l’ambassade d’Espagne. Il fut néanmoins arrêté le 29 novembre 1755. Ses effets et son argent furent confisqués. Il fut libéré après quelques jours de détention (voir Mario Brunetti, I compagni di Giacomo Casanova sotto i « Piombi », Rome, Rivista d’Italia, 1914, p. 808).

PANTALON et ses filles, CAMILLE et CORALINE — Carlo Veronese (Venise, 1702-Paris, 1762), acteur et dramaturge, dut gagner Paris en 1742 avec ses deux filles. C’est Jean-Jacques Rousseau, alors secrétaire d’ambassade à Venise, qui l’obligea à respecter son contrat : « On ne se douterait guère, que c’est à moi que les amateurs du spectacle à Paris ont dû Coraline et sa sœur Camille : rien cependant n’est plus vrai. Véronèse, leur père, s’était engagé pour la troupe italienne ; et après avoir reçu deux mille francs pour son voyage, au lieu de partir, il s’était tranquillement mis à Venise au théâtre de S. Luc [San Samuele], où Coraline, tout enfant qu’elle était encore, attirait beaucoup de monde » (Les Confessions, liv. VII, éd. J. Voisine, Paris, Classiques Garnier, p. 355).

De son mariage avec Perina Lucia Sperotti, naquirent quatre enfants : Anna Marina (1730-1782), dite Coraline ; Pietro Antonio Francesco (1732-1776), acteur sans renommée ; Jacoma Antonia Camilla (1735-1768), dite Camille ; Marine-Lucie (1739-1782), danseuse, qui épousa en 1759 Jean-Marie-Gaspard Busoni.

Anna Marina jouait Coraline (rôle de soubrette). Elle devint la maîtresse du prince de Monaco qui se sépara d’elle en 1753, en continuant à lui servir une rente de 3 000 livres. Elle eut un fils du prince de Conti, qui lui donna le titre de marquise de Silly et une petite maison à la Barrière-Blanche.

Camille était beaucoup plus connue comme actrice et danseuse. Elle débuta en automne 1743, à l’âge de huit ans, au théâtre San Moisè et éclipsa bientôt sa sœur aînée : « Sur la scène, elle faisait les délices de Paris, il en était de même pour toutes les personnes de la société qui avaient le bonheur de la rencontrer », écrit Goldoni (Mémoires, Paris, Vve Duchêne, 1787, t. III, p. 10). À sa mort, Bachaumont fit son éloge dans ses Mémoires secrets : « C’était une grande et très grande actrice ; elle possédait la partie du sentiment dans un degré supérieur, et depuis Mlle Sylvia aucune n’avait montré tant de talent pour la scène » (23 et 30 juillet 1768).

Casanova a écrit deux poèmes en son honneur. Le premier fut publié dans le Mercure sous le titre Camilla Veronese. Anagramma : L’amore se la vince. Madrigal (avril 1757, t. II, p. 171) ; le second, vraisemblablement resté inédit, s’intitule Rimostranza umilissima di Giacomo Casanova al Dio d’amore che fecegli l’onore di mandargli un reale privilegio per l’Anagramma che egli fece à Mlle Camille (« Très humble remontrance de Jacques Casanova au dieu d’amour qui lui fit l’honneur de lui envoyer un réel privilège pour l’Anagramme qu’il fit à Mlle Camille », Archives de Prague, U16a, 58). Le poème publié trouva dans le Mercure un double écho (avril 1757, t. II, p. 171-175) : la Réponse de l’Amour et Sur le portrait de Mlle Camille fait en vers italiens. Dans ce dernier poème figure le vers « Il faut brûler pour elle et soupirer tout bas », que citera Casanova dans Le Polémoscope (« Brûler pour elle et soupirer tout bas doit devenir ma devise », réplique de Gissor, II, 5, éd. G. Gargiulo, Allessandria, Edizioni dell’Orso, 2003, p. 86) et dans l’épître dédicatoire de Di aneddoti viniziani militari, ed amorosi (1782).

Deux autres notes, sur Coraline cette fois, ont été retrouvées à Dux : « Amour de mon frère avec Coraline. Mes amours avec Camille » (U31, 61) et « Valet de chambre qui a porté cinquante louis à Coraline et qui en a joui » (U16 K45). Ces épisodes ne sont pas rapportés dans l’Histoire de ma vie.

PÂRIS, Justine — Née vers 1700 à Corbeil, Mme Pâris s’appelait Bienfait et était fille de parfumeur. Elle entama une fructueuse carrière de proxénète en ouvrant en mars 1750 une « maison de plaisirs », connue rapidement sous le nom d’Hôtel du Roule. Le 12 février 1752, « Bonne Maman » fut arrêtée pour avoir attiré dans sa maison la fille d’un bourgeois, âgée de douze ans. En 1750, Rochon de Chabanne et Moufle d’Angerville publient d’instructifs Canevas de La Pâris ou Mémoires pour servir à l’histoire de l’hôtel du Roule. L’institution inspira les poèmes libertins des Réclusières de Vénus ou encore le « Cantique spirituel à l’usage des dames hospitalières de la rue de Bagneux » qui commence par cet entraînant sixain : « Le couvent le plus doux de Paris / Est celui de madame Pâris ; / On y voit fourmiller des novices / Suivant la règle avec docilité, / Au prochain rendant plus de services / Que trois cents sœurs de charité » (rééd. in Anthologie érotique, éd. M. Lever, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2003, p. 560).

RICCOBONI, Elena, dite FLAMINIA — De son vrai nom Elena Riccoboni, née Balletti à Ferrare en 1686, Flaminia (nom de la première amoureuse dans la comédie italienne) avait tenu le rôle de la fée dans l’Arlequin poli par l’amour de Marivaux (1720). Elle était latiniste, poétesse, académicienne, dramaturge, théoricienne, mais aussi directrice de troupe, chorégraphe, danseuse et chanteuse. On lui doit une Lettre au sujet de la nouvelle traduction de la Jérusalem délivrée du Tasse publiée en 1725. Elle mourut à Paris en 1771.

Il ne faut pas confondre Elena Riccoboni avec sa belle-fille Marie-Jeanne de Laboras de Mézières (1713-1792) qui épousa en 1734 l’acteur Antoine-François Riccoboni, fils de Lélio, et se fit connaître à partir de 1757 comme romancière sous le nom de Mme Riccoboni.

SALOM (ou Schalom), Gabriele et MICHIELI, Domenico — Gabriele Salom, juif de Padoue, fut arrêté, d’après les procès-verbaux de l’Inquisition, le 29 décembre 1755, et enfermé d’abord sous les Plombs, puis le 6 mai 1756, condamné pour deux ans aux Camerotti. Ce ne serait donc pas le dimanche de carême (9 février 1756) qu’il partagea la cellule de Casanova, mais vraisemblablement un mois et demi plus tôt. Quatorze jours après Pâques (2 mai 1756), le Vénitien fut enfin délivré, au bout de quatre mois, de cet hôte désagréable.

Les charges retenues contre Salom étaient ses affaires illégales avec les jeunes patriciens : il faisait aliéner des capitaux de la Zecca (Monnaie) laissés en fidéicommis sous le prétexte de fonds dotaux. Muni de preuves concluantes de ces malversations, le tribunal le condamna à rendre 850 lires extorquées à Domenico Michieli, comme le dit Casanova. Le dommage provenait d’un acte notarié du 1er octobre 1755, par lequel le jeune étourdi cédait à un certain Giovanni de Grandis les revenus d’un capital inscrit au crédit de son père Anton Michieli. Ces revenus, se montant à la somme annuelle de 100 ducats et 12 groschen, devaient être payés à partir de la mort de son père, et durant sa propre vie. Or le fils ne reçut que 600 ducats courants, alors que la somme totale du capital rétrocédé se montait à 10 050 ducats (plus de 300 000 euros). L’Inquisition découvrit que Grandis n’était qu’un homme de paille, annula le contrat, semonça le notaire et fit arrêter Salom. Ce dernier, condamné à nouveau le 26 juin 1764, s’exila à Trieste (voir Mario Brunetti, I compagni di Giacomo Casanova sotto i « Piombi », Rome, Rivista d’Italia, 1914, p. 812).

SORADACI, Francesco — Le barbier et perruquier Soradaci, employé comme espion par Messer Grande, fut enfermé avec Casanova autour de la mi-octobre 1756. Il ressort des comptes de Lorenzo Basadonna et de Carlo Trombetti qu’il séjourna sous les Plombs du 1er septembre au 31 décembre 1756 ; il a pu être détenu ailleurs en septembre.

Soradaci fut impliqué dans l’affaire d’un prêtre nommé Pietro Madecich (ou Mladosich). Le 24 septembre 1756, le secrétaire de l’Inquisition note que Soradaci s’est présenté au tribunal pour révéler qu’à Pisino, un certain Gaetano Bezzi, Vénitien employé en Autriche, lui aurait fait part d’un complot tramé par quelques personnes de Montona désireuses de placer cette localité sous la domination de l’Autriche. Pressé de prouver ce qu’il avançait, Soradaci retourna en Istrie et rapporta une lettre de Bezzi contenant les dernières instructions et les noms de dix conspirateurs. Mais lorsqu’on envoya une personne de confiance auprès de Bezzi, on établit que celui-ci ne savait rien de cette affaire. On arrêta alors Soradaci qui, après plusieurs interrogatoires, convint que la lettre lui avait été remise par Pietro Madecich, originaire de Montona et vivant à Pirano, qui, pour des raisons personnelles, voulait se venger de quelques personnes. Le prêtre s’était servi de l’illettré Soradaci pour exécuter cette pitoyable diffamation contre quelques bourgeois de Montona. On reconnut l’innocence de Soradaci, on lui rendit la liberté et on envoya le prêtre méditer sur ses péchés dans les Camerotti pour trois ans (voir Mario Brunetti, I compagni di Giacomo Casanova sotto i « Piombi », Rome, Rivista d’Italia, 1914, p. 825).

TENCIN, Claudine-Alexandrine Guérin de — Claudine-Alexandrine de Tencin (1682-1749), femme d’affaires et femme de lettres, fut d’abord une religieuse cloîtrée qui engagea très jeune une procédure d’annulation de ses vœux. De sa liaison avec le chevalier Destouches naquit en 1717 le futur d’Alembert. Elle ouvrit en 1733 un salon littéraire qui réunissait les grands esprits de son temps (elle figure sous les traits de Mme Dorsin dans La Vie de Marianne). Elle favorisa l’élection de Marivaux à l’Académie en 1742 et aida à diffuser L’Esprit des lois en 1748. Romancière appréciée et reconnue, elle publia les Mémoires du comte de Comminge (1735), Le Siège de Calais (1739) et Les Malheurs de l’amour (1747). Casanova publia en 1782 une traduction, avec transposition de décor, du roman historique Le Siège de Calais (1739) sous le titre Di aneddoti viniziani militari, ed amorosi.

VÉZIAN, Antoine-François et Camille-Louise — Antoine-François Vézian (v. 1733-apr. 1785) commença une carrière de commis aux fermes générales en tirant l’essentiel de ses revenus de ses liaisons avec des danseuses. Il épousa en 1762 la chanteuse Anna Piccinelli, du Théâtre-Italien, qui lui apporta une jolie dot. Il fut le beau-père du chanteur Mandini.

Née vers 1737, Camille Vézian figura à la Comédie-Italienne de 1753 à 1755 sous le nom de Camille Gabriac. Après un court passage à l’Opéra, elle fut entretenue dix ans par Héricy, marquis d’Étréhan, puis par le marquis de Courtenvaux.

REVENUS ET MONNAIES DANS L’EUROPE DU XVIIIE SIÈCLE

Quel est le loyer d’un casin proche de la place Saint-Marc ? À quelle somme correspond une perte de 700 sequins au pharaon ? Quelle est la valeur du ducat courant ? Le lecteur moderne de l’Histoire de ma vie est sans cesse confronté à ces questions de décodage d’un référent concret devenu anachronique. À ces difficultés s’ajoute la multiplicité des monnaies européennes, avec lesquelles notre héros voyageur jongle continuellement. Pour y répondre, nous avons systématiquement donné dans les notes historiques un équivalent en euros des sommes mentionnées. Cette conversion n’est bien sûr pas à prendre pour argent comptant : elle est simplement destinée à fournir un ordre de grandeur approximatif permettant d’apprécier la valeur relative des choses, des biens et des services.

Pour expliquer notre démarche, nous détaillons ci-dessous nos deux instruments de travail, fondés sur les études fondatrices de Jean Sgard et de Georges Coppel (voir la Bibliographie ci-dessous) : l’échelle des revenus en France et les tables de conversion des monnaies européennes.

L’échelle des revenus en France et à Venise

L’article publié par Jean Sgard en 1982 établit précisément six catégories de revenus au XVIIIe siècle :

– au bas de l’échelle, les salaires ouvriers : entre 100 et 300 livres (françaises) par an. Un ouvrier (manœuvre, journalier, serviteur) gagne en moyenne une livre par jour ;

– les salaires professionnels : entre 300 et 1 000 livres par an. C’est l’échelle de salaires des ouvriers spécialisés et de la majeure partie des travailleurs intellectuels (enseignants, précepteurs privés, censeurs royaux). Plus de 90 % de la population gagne moins de 1 000 livres par an. Cela correspond en gros au revenu annuel de Rousseau ;

– les salaires de « cadres moyens » : entre 1 000 et 3 000 livres par an. C’est le revenu de certaines professions intellectuelles : professeurs en université, précepteurs de famille princière, rédacteurs du Journal encyclopédique ou du Journal étranger ;

– un revenu de 5 000 livres par an marque un seuil correspondant aux revenus bourgeois, qui assurent un confort supérieur, soit par les rentes foncières (c’est le cas pour Mlle Habert dans Le Paysan parvenu de Marivaux), soit par un métier lucratif (médecins réputés de Paris ou de Montpellier, directeur du Mercure de France). C’est aussi le revenu annuel de Diderot en 1760, premier intellectuel salarié par les libraires de l’Encyclopédie ;

– les revenus nobles, entre 40 000 et 100 000 livres par an. La dot de Cécile de Volanges (60 000 livres) dans Les Liaisons dangereuses situe sa famille dans l’aristocratie parisienne très aisée. C’est ce que perçoivent des hauts fonctionnaires (contrôleurs généraux) et les dignitaires de l’église (évêques, etc.) – un revenu net d’impôt pour ces derniers puisque le clergé n’en paie pas ;

– les revenus princiers : à partir de 100 000 livres par an. Voltaire gagnait à la fin de sa vie 230 000 livres par an : il était alors à parité avec les grandes fortunes de la haute aristocratie de l’époque (Boulainvilliers, Levis, Montmorency) et les princes de sang (Philippe d’Orléans, le futur Philippe Égalité, disposait de 7 millions de livres en 1789).

Cette échelle de revenus est iniquement inégalitaire : le tiers-état subit seul une énorme pression fiscale (le clergé et la noblesse étant dispensés de payer l’impôt) et un prince gagne mille fois plus qu’un ouvrier (un patron du CAC 40 gagne aujourd’hui 225 fois plus : le progrès est mince).

À titre de comparaison, nous présentons dans le tableau ci-dessous, d’après un document datant de la première moitié du XVIIIe siècle reproduit par Jean Georgelin (voir la Bibliographie ci-dessous), les trois classes de revenus des patriciens de Venise :

Ces deux échelles de revenus permettent de situer le niveau de richesse et partant le train de vie de Casanova en France et à Venise.

Tables de conversion des monnaies européennes au XVIIIe siècle

Ces tables de conversion des monnaies européennes ont été établies en prenant comme référence la livre française. Deux raisons historiques justifient ce choix :

– La livre française est restée stable entre 1726 et 1790. L’édit du 15 janvier 1726 fixe la valeur de la monnaie à partir du marc d’or et du marc d’argent : le louis d’or est fixé à 24 livres ou francs1, l’écu d’argent à 6 livres, la monnaie de cuivre est le sol ou sou, et il faut 20 sols pour faire une livre.

– Les articles de l’Encyclopédie (1750-1770), source contemporaine des déplacements du Vénitien, fournissent la quasi-totalité des taux de change (ou « pair des monnaies ») entre les monnaies européennes et la livre française. Dans certains cas (livre de Parme, livre sterling), ce taux est indiqué par Casanova lui-même. Il varie selon les pays et le cours, lui-même variable, des monnaies locales (voir, dans l’Encyclopédie, l’article « Monnaies de compte des modernes » par Jaucourt). Il est plus sûr pour le Vénitien de disposer de lettres de change monnayables auprès de négociants ou d’établissements bancaires.

Après recoupement de plusieurs articles de l’Encyclopédie, nous avons pu convertir les monnaies européennes en livres françaises, afin d’en donner une évaluation en euros à partir de l’équivalence : 1 livre = environ 11 euros. Il s’agit là d’une synthèse de la bibliographie existant sur le sujet et des estimations données dans les éditions récentes de Lesage et de Prévost (voir la Bibliographie ci-dessous) : nous avons fait une moyenne entre estimation basse (1 livre = 5 euros) et estimation haute (1 livre = 16 euros). Cette conversion des livres en euros, d’une complexité extrême, fait intervenir plusieurs paramètres (coût de la vie, des services, etc.) et ne peut en toute rigueur avoir de sens que pour les sommes ou les revenus moyens. Les sommes que nous mentionnons en notes donnent un ordre de grandeur permettant de se représenter les masses d’argent maniées ou évoquées par Casanova : même si chacune d’entre elle est approximative, leur comparaison éclaire les écarts considérables entre les différentes situations financières que le Vénitien connaît au cours de sa vie et entre les milieux sociaux qu’il fréquente. Au-delà d’un certain seuil de fortune correspondant aux revenus nobles, les équivalences deviennent très hasardeuses. Il en va de même pour les pièces de très faible valeur (pichiolo, denaro, etc.). Nous avons actualisé les tableaux établis par Georges Coppel et suivi l’ordre chronologique des déplacements de Casanova.

Venise et États de la République

Rome et États de l’Église

Royaume de Naples

Constantinople et Turquie

Paris et royaume de France

Vienne et empire d’Autriche-Hongrie

Bibliographie

CLAIN-STEFANELLI, Elvira Eliza, Monnaies européennes entre 1450 et 1789, Fribourg, Office du livre, 1978.

COPPEL, Georges, « L’argent de Casanova », in Marie-Françoise Luna (éd.), Casanova fin de siècle, Paris, Champion, 2002, p. 117-140.

FOURASTIÉ, Jean (éd.), L’Évolution des prix à long terme, Paris, PUF, 1969.

GADOURY, Victor et DROULERS, Frédéric, Les Monnaies royales françaises de Louis XIII à Louis XVI, Monte Carlo, V. Gadoury, 1978.

GEORGELIN, Jean, Venise au siècle des Lumières, Paris, Mouton, 1978.

LABROUSSE, Ernest, Esquisse du mouvement des prix et des revenus en France au XVIIIe siècle, Paris, Dalloz, 1933, 2 t.

LABROUSSE, Ernest et BRAUDEL, Fernand, Histoire économique et sociale de la France, Paris, PUF, 1970, 2 t.

LESAGE, Alain-René, Turcaret, éd. N. Rizzoni, Paris, Le Livre de poche, 1999.

PRÉVOST, abbé, Manon Lescaut, éd. J. Sgard, Paris, G.F.-Flammarion, 1995.

SGARD, Jean, « L’échelle des revenus », Dix-huitième siècle, n° 14, 1982, p. 425-433.

LEXIQUE ET RÈGLES DES JEUX

Divertissement favori des classes aisées qui jouent gros jeu, le pharaon occupe une place vitale dans la vie sociale de Casanova. Les cartes sont tout à la fois une ressource, une distraction, « un grand lénitif pour un homme amoureux » (voir ici), mais aussi une activité compulsive générant des défis insensés comme l’interminable partie de quarante-deux heures contre l’officier d’Entragues à Colmar en 1762. Tenir la banque est le privilège des patriciens du Ridotto : « […] puisque tu aimes le jeu de hasard, lui dit Bragadin, je te conseille de ne jamais ponter. Taille. Tu auras de l’avantage. […] Le ponte est fou. Le banquier raisonne. Je gage, dit-il, que vous ne devinez pas. Le ponte répond Je gage que je devine. Qui est le fou ? » (voir ici). Casanova choisit de ponter malgré le sage avis de son protecteur, ayant par avance conçu sa vie d’aventurier comme un jeu de hasard : « J’ai mis ma vie sur une carte au Pharaon ; j’ai trouvé la carte seconde, et j’ai gagné » (voir Confutation de deux articles…, n. c p. 1498).

Lexique

Biribi — « Nom d’un jeu qui a été fort à la mode, et dont les instruments sont un grand tableau ayant soixante-dix cases avec leurs numéros, et un sac contenant soixante-quatre boules qui ont autant de billets numérotés. Chaque joueur tire à son tour une boule du sac ; et si le numéro du billet répond à celui de la case du tableau sur laquelle il a mis son argent, le banquier lui paye soixante-quatre fois sa mise » (Littré).

Brelan — « Sorte de jeu de renvi, où l’on joue à trois, à quatre ou à cinq, et où l’on ne donne que trois cartes à chaque joueur. On dit à ce jeu : Avoir brelan, pour dire : Avoir trois cartes de même figure ou de même point. Avoir brelan d’as » (Acad. 1762). Règle : trois cartes sont distribuées à chaque joueur et une carte est retournée ; les joueurs misent selon la valeur estimée de leur jeu.

Capon — « Joueur rusé, fin et appliqué à prendre toute sorte d’avantage aux jeux d’adresse » (Acad. 1762). Synonyme de « Grec ».

Cave — « Le fonds d’argent que chacun des joueurs met devant soi à certains jeux des cartes, comme au brelan, à la grand’prime. La première cave était de dix pistoles » (Acad. 1762).

Croupier — « Celui qui est de part au jeu avec quelqu’un qui tient la carte ou le dé » (Acad. 1762). Le croupier assiste le banquier, surveille le jeu, assure les perceptions et les paiements. Au pharaon, il est de moitié avec le banquier dans le partage des bénéfices. Il est ainsi appelé par analogie avec la personne qui monte en croupe (groppa en italien) derrière un cavalier, d’où l’orthographe « groupier » employée parfois par Casanova (voir ici note 120).

Débanquer — « Gagner tout l’argent qu’un Banquier a devant lui » (Acad. 1762).

Face — Au jeu de la bassette, on appelle Face la première carte que découvre celui qui tient la banque.

Livret — À la bassette et au pharaon, main de treize cartes donnée à chacun des pontes.

Martingale — « Jouer à la Martingale, c’est jouer toujours tout ce qu’on a perdu » (Acad. 1762). C’est miser à chaque coup le double de ce qu’on a perdu au coup précédent.

Paroli — Faire paroli, c’est miser le double de ce qu’on a joué la première fois. « On appelle Paroli de campagne un paroli qu’un joueur fait par friponnerie avant que sa carte soit venue, comme s’il avait déjà gagné » (Acad. 1762).

Piquet — Ce jeu se joue à deux avec trente-deux cartes (de l’as au 7). Le but est de réaliser les plus fortes combinaisons de cartes et d’arriver à un total de cent points. Les joueurs commencent par écarter les cartes qu’ils jugent défavorables, en prennent d’autres dans le talon, et font les annonces correspondant aux meilleures séquences qu’ils ont en main. Une séquence (tierce, quarte, huitième, etc.) est une suite de cartes de la même couleur, le nombre ne pouvant être inférieur à trois cartes. Le joueur qui ouvre les annonces énonce sa plus forte séquence par son nom et sa hauteur (par exemple, quinte au roi), l’autre répond « c’est bon » s’il n’a pas de séquence au moins égale, « égal » s’il a une séquence égale, ou « mieux » s’il en a une plus haute. Le joueur qui a la meilleure séquence en compte le nombre de points.

Ponte — « Se dit, au pharaon et à la bassette, de tout joueur différent du banquier, c’est-à-dire, qui ne taille pas » (Acad. 1762).

Quinze — Jeu de cartes « où celui des joueurs qui le premier a quinze par les points de ses cartes, ou qui en approche le plus près en dessous, gagne » (Acad. 1762).

Renvi — « Terme de certains jeux des cartes. Ce que l’on met par dessus la vade [mise]. Faire un renvi de dix louis. On le dit quelquefois au figuré en style familier pour renchérir » (Féraud).

Sonica — « Terme du jeu de la Bassette, qui se dit d’une carte qui vient ou en gain ou en perte, tout le plutôt qu’elle puisse venir pour faire gagner ou pour faire perdre » (Acad. 1762).

Taille — « En termes de Jeu, se dit de chaque fois que le Banquier, qui tient le jeu à la Bassette ou au Pharaon, achève de retourner toutes les cartes » (Acad. 1762). Les deux cartes retournées s’appellent une taille.

Tailler — « Se dit en parlant de certains jeux des cartes, comme la Bassette et le Pharaon, où un seul, qu’on nomme le Banquier, tient les cartes et joue contre plusieurs » (Acad. 1762).

Va ou Vade — Mise, ce qu’on met au jeu à chaque coup. On dit « le sept et le va » pour annoncer « ce qu’on a mis au jeu, et sept fois autant » (Trévoux).

La bassette

La bassette se pratique avec deux jeux de cinquante-deux cartes entre un banquier (appelé « tailleur ») et un nombre de joueurs (appelés « pontes ») déterminé par le banquier. Celui-ci tient un jeu complet de cinquante-deux cartes et joue seul contre les pontes qui tiennent chacun en main un jeu (ou livret) de treize cartes, allant de l’as au roi. Ces livrets sont constitués à partir du second jeu de cinquante-deux cartes, au dos différent du jeu du banquier (ce second jeu peut fournir quatre livrets de treize cartes). La couleur des cartes est indifférente, seul compte leur force.

Les pontes commencent par placer une carte de leur livret devant eux, face visible, en misant dessus une certaine somme. Les mises étant ainsi faites, le banquier mélange son jeu de cinquante-deux cartes et le coupe lui-même. Puis il retourne le paquet en le serrant dans ses mains de telle manière qu’il peut voir la première carte. Le banquier commence alors à tailler : il pose devant lui, faces visibles, un couple de cartes appelé « taille » qu’il dévoile aux pontes l’une après l’autre.

La première carte de la taille est pour le banquier. Le ponte qui a misé sur le même type de carte a perdu : il doit donner sa mise au banquier.

La seconde carte de la taille est pour les pontes. Le ponte qui a misé sur le même type de carte gagne.

Le banquier annonce à voix haute le résultat de la taille. Par exemple, si la taille est composée d’un dix puis d’une dame, il dit aux pontes : « Le dix perd, la dame gagne. » Si la taille est constituée de deux cartes de même force, par exemple deux valets, seul le banquier gagne par la primauté. La dernière des cinquante-deux cartes est nulle : elle ne fait gagner personne.

Un ponte qui gagne reçoit du banquier le montant de sa mise : il double donc sa mise initiale.

Le banquier qui gagne prend les mises des perdants. Pour la première des cinquante-deux cartes que l’on appelle « face », le banquier ne prend que les deux tiers de la mise des perdants.

Un ponte peut miser en cours de partie. Dans ce cas, la première carte de la taille qui suit sa mise est aussi considérée pour ce ponte comme une face. Lorsqu’un ponte perd contre une face, il est dit « facé ». Pour tenir compte de ces faces, la mise des pontes doit être un multiple de 3.

On peut miser sur plusieurs cartes du livret. Toute carte libérée de sa mise, par gain ou par perte, est reprise par le ponte et peut être réutilisée pour miser. Pour augmenter leurs chances de gagner, les pontes doivent mémoriser les cartes qui sont déjà sorties à mesure que le talon du banquier diminue.

Le banquier effectue ainsi vingt-six tailles jusqu’à épuisement de son jeu de cinquante-deux cartes. À la fin du paquet, il reprend les cartes, les mélange, les coupe et recommence à tailler comme précédemment.

Lorsque le talon du banquier est épuisé, les pontes ayant encore des mises sur des cartes doivent les laisser pour la suite de la taille.

La mise posée sur une carte est appelée « mas » (prononcer « mâsse »). Certaines manières de miser ont des appellations particulières.

La plus prudente est la petite paix : un ponte gagnant joue son gain sur la même carte en retirant sa mise. Ainsi, il ne peut perdre que ce qu’il vient de gagner.

La grande paix : un ponte qui vient de gagner la petite paix laisse à nouveau son gain sur sa carte.

Plus risqué est le paroli (ou alpiou, de l’italien al più) : le ponte gagnant laisse sa mise initiale et plie un coin de sa carte pour signifier qu’il rejoue aussi son gain. S’il gagne le paroli, il emporte ainsi trois fois sa mise initiale.

Sept et le va (va désigne la mise) : après avoir gagné un paroli, le ponte laisse sa mise initiale et plie un autre coin de sa carte pour signifier qu’il rejoue tous ses gains. S’il gagne, il remporte sept fois sa mise.

Quinze et le va : après avoir gagné le sept et le va, le ponte laisse sa mise initiale et plie un troisième coin de sa carte pour signifier qu’il rejoue ses gains. S’il gagne, il remporte quinze fois sa mise.

Une manière de tricher consiste à corner sa carte à l’insu du banquier : cela s’appelle faire un paroli de campagne. Pour se garder des tricheurs, le banquier n’accepte une mise ou un paroli que si elle est clairement annoncée par le ponte sous la forme : paroli du valet. Si le banquier accepte, il répond : « Va pour le valet » ; s’il refuse, il dit : « Non va pour le valet. »

L’article le plus clair sur la bassette à l’époque de Casanova est celui de d’Alembert dans l’Encyclopédie (t. II, p. 122) :

BASSETTE, s. f. sorte de jeu de carte qui a été autrefois fort à la mode en France ; mais il a été défendu depuis, et il n’est plus en usage aujourd’hui. En voici les principales règles.

À ce jeu, comme à celui du pharaon le banquier tient un jeu entier composé de 52 cartes. Il les mêle, et chacun des autres joueurs qu’on nomme pontes, met une certaine somme sur une carte prise à volonté. Le banquier retourne ensuite le jeu, mettant le dessus dessous ; en sorte qu’il voit la carte de dessous : ensuite il tire toutes ses cartes deux à deux jusqu’à la fin du jeu.

Dans chaque couple ou taille de cartes, la première est pour le banquier, la seconde pour le ponte, c’est-à-dire que si le ponte a mis par exemple sur un roi, et que la première carte d’une paire soit un roi, le banquier gagne tout ce que le ponte a mis d’argent sur son roi ; mais si le roi vient à la seconde carte, le ponte gagne, et le banquier est obligé de donner au ponte autant d’argent, que le ponte en a mis sur sa carte.

La première carte, celle que le banquier voit en retournant le jeu, est pour le banquier, comme on vient de le dire : mais il ne prend pas alors tout l’argent du ponte, il n’en prend que les 2/3, cela s’appelle facer. La dernière carte, qui devrait être pour le ponte, est nulle.

Quand le ponte veut prendre une carte dans le cours du jeu, il faut que le banquier baisse le jeu, en sorte qu’on voie la première carte à découvert : alors si le ponte prend une carte (qui doit être différente de cette première) la première carte que tirera le banquier sera nulle pour ce ponte ; si elle vient la seconde, elle sera facée pour le banquier ; si elle vient dans la suite, elle sera en pur gain ou en pure perte pour le banquier, selon qu’elle sera la première ou la seconde d’une taille.

M. Sauveur a donné dans le Journal des Savants en 1679, six tables, par lesquelles on peut voir l’avantage du banquier à ce jeu. M. Jacques Bernoulli a donné dans son Ars conjectandi l’analyse de ces tables, qu’il prouve n’être pas entièrement exactes. M. de Montmort, dans son Essai d’analyse sur les jeux de hasard a aussi calculé l’avantage du banquier à ce jeu1. On peut donc s’instruire à fond sur cette matière dans les ouvrages que nous venons de citer : mais pour donner là-dessus quelque teinture à nos lecteurs, nous allons calculer l’avantage du banquier dans un cas fort simple.

Supposons que le banquier ait six cartes dans les mains, et que le ponte en prenne une qui soit une fois dans ces six cartes, c’est-à-dire dans les cinq cartes couvertes : on demande quel est l’avantage du banquier.

Il est visible que les cinq cartes étant désignées par a, b, c, d, e, peuvent être combinées en 120 façons différentes, c’est-à-dire en 5 fois 24 façons. Imaginons donc que ces 120 arrangements soient rangés sur cinq colonnes de 24 chacune, de manière que dans la première de ces colonnes a se trouve à la première place, que dans la seconde ce soit b qui occupe la première place, c dans la troisième, etc.

Supposons que a soit la carte du ponte, la colonne où la lettre a occupe la première place, est nulle pour le banquier et pour les pontes.

Dans chacune des quatre autres colonnes la lettre a se trouve six fois à la seconde place, six fois à la troisième, six fois à la quatrième et six fois à la cinquième, c’est-à-dire qu’en supposant A la mise du ponte, il y a 24 arrangements qui font gagner 2A/3 au banquier ; 24 qui le font perdre, c’est-à-dire qui lui donnent – A ; 24 qui le font gagner, c’est-à-dire qui lui donnent A ; et 24 enfin qui sont nuls. Cela s’ensuit des règles du jeu expliquées plus haut.

Or, pour avoir l’avantage d’un joueur dans un jeu quelconque, il faut :

  1. Prendre toutes les combinaisons qui peuvent le faire gagner, ou perdre, ou qui sont nulles, et dont le nombre est ici 120.
  2. Il faut multiplier ce qu’il doit gagner (en regardant les pertes comme des gains négatifs) par le nombre des cas, qui le lui feront gagner ; ajouter ensemble ces produits, et diviser le tout par le nombre total des combinaisons ; donc l’avantage du banquier est ici :

11(24 × 2/3 × A + 24 × (– A) + 24 × A) / 120 = 2/15 × A

2/15 A, c’est-à-dire que si le ponte a mis par exemple un écu sur sa carte, l’avantage du banquier est de 2/15 d’écu, ou de huit sous.

M. de Montmort calcule un peu différemment l’avantage du banquier : mais son calcul quoique plus long que le précédent revient au même dans le fond. Il remarque que la mise du banquier étant égale à celle du ponte, l’argent total qui est sur le jeu, avant que le sort en ait décidé, est 2 A ; dans les cas nuls, le banquier ne fait que retirer son enjeu, et le ponte, le sien, ainsi le banquier gagne A ; dans le cas où il perd, son gain est 0 ; dans les cas facés, il retire A + 2/3 A ; dans les cas qui sont pur gain, il retire 2 A ; ainsi le sort total du banquier, ou ce qu’il peut espérer de retirer de la somme 2 A est :

(24 × A + 24 × 5/3 × A + 24 × 0 + 24 × (2A) + 24 × A) / 120 = A + 2/15 × A

et comme il a mis A au jeu, il s’ensuit que 2/15 A est ce qu’il peut espérer de gagner, ou son avantage.

M. de Montmort examine ensuite l’avantage du banquier lorsque la carte du ponte se trouve, deux, ou trois, ou quatre fois, etc. dans les cartes qu’il tient. Mais c’est un détail qu’il faut voir dans son livre même. Cette matière est aussi traitée avec beaucoup d’exactitude dans l’ouvrage de M. Bernoulli que nous avons cité.

À ce jeu, dit M. de Montmort, comme à celui du pharaon, le plus grand avantage du banquier, est quand le ponte prend une carte qui n’a point passé, et son moindre avantage quand le ponte en prend une qui a passé deux fois ; son avantage est aussi plus grand, lorsque la carte du ponte a passé trois fois, que lorsqu’elle a passé seulement une fois.

M. de Montmort trouve encore que l’avantage du banquier à ce jeu est moindre qu’au pharaon ; il ajoute que si les cartes facées ne payaient que la moitié de la mise du ponte, alors l’avantage du banquier serait fort peu considérable ; et il dit avoir trouvé, que le banquier aurait du désavantage si les cartes facées ne payaient que le tiers. (O)

Le pharaon

Les principes de base et les règles des mises sont les mêmes qu’à la bassette. La taille est toujours de deux cartes, mais au pharaon le banquier dévoile les deux cartes simultanément, en plaçant la première à sa droite et la deuxième à sa gauche. La carte placée à droite, appelée carte de face, fait gagner le banquier. La carte placée à gauche, appelée carte anglaise, fait perdre le banquier. La dernière carte du jeu est nulle.

Aucune carte n’est facée, pas même la première : le banquier gagnant emporte la totalité des mises. Lorsque les deux cartes d’une taille sont de même force, le banquier retire la moitié de la mise du ponte qui a joué sur ce type de carte. Le banquier perd ainsi l’avantage qu’il avait sur les paires à la bassette (où il remportait toutes les mises), mais il en regagne un autre sur les faces qui n’existent plus au pharaon.

L’article « Pharaon » de l’Encyclopédie, bien moins clair que celui de d’Alembert sur la bassette, cite les conclusions de Montmort :

Ainsi toute la science de ce Jeu se réduit pour les Pontes à observer les deux règles qui suivent :

1°. Ne prendre des cartes que dans les premières tailles, et hasarder sur le jeu d’autant moins qu’il y a un plus grand nombre de tailles passées.

2°. Regarder comme les plus mauvaises cartes celles qui n’ont point encore passé, ou qui ont passé trois fois, et préférer à toutes, celles qui ont passé deux fois.

En suivant ces deux règles, le désavantage du Ponte sera le moindre possible.

CALCUL DES HEURES À L’ITALIENNE

« Depuis que Dieu a fait le monde, le Soleil s’est toujours couché à vingt-trois heures et demie, et à vingt-quatre on a toujours dit l’Angélus », dit une femme de Parme au Vénitien (voir ici). Dans l’Italie catholique, les heures sont comptées à partir de l’Angélus du soir, prière rituelle. Une note de Casanova reprécise ce mode de calcul spécifique : en marge de la phrase « Vous n’y irez qu’à une heure et demie de la nuit », il ajoute : « C’est, selon l’horloge italienne, deux heures après le coucher du soleil » (voir ici note 194), soit dix-neuf heures en novembre. L’heure de l’Angélus varie évidemment selon les saisons et les latitudes. Dans l’Italie du Nord, les variations annuelles sont les suivantes :

Mois Heure de l’Angélus

Décembre 16 h 45

Janvier et novembre 17 h 00

Février et octobre 17 h 30-17 h 45

Mars et septembre 18 h 30

Avril et août 19 h 30

Mai et juillet 20 h 00

Juin 20 h 30

Nous donnons les tableaux de correspondance pour les mois de juillet et novembre :

Heure vénitienne en juillet Heure moderne Heure vénitienne en novembre1 Heure moderne

0 h 20 h 30 0 h 17 h 30

1 h 21 h 30 1 h 18 h 30

2 h 22 h 30 2 h 19 h 30

3 h 23 h 30 3 h 20 h 30

4 h 0 h 30 4 h 21 h 30

5 h 1 h 30 5 h 22 h 30

6 h 2 h 30 6 h 23 h 30

7 h 3 h 30 7 h 0 h 30

8 h 4 h 30 8 h 1 h 30

9 h 5 h 30 9 h 2 h 30

10 h 6 h 30 10 h 3 h 30

11 h 7 h 30 11 h 4 h 30

12 h 8 h 30 12 h 5 h 30

13 h 9 h 30 13 h 6 h 30

14 h 10 h 30 14 h 7 h 30

15 h 11 h 30 15 h 8 h 30

16 h 12 h 30 16 h 9 h 30

17 h 13 h 30 17 h 10 h 30

18 h 14 h 30 18 h 11 h 30

19 h 15 h 30 19 h 12 h 30

20 h 16 h 30 20 h 13 h 30

21 h 17 h 30 21 h 14 h 30

22 h 18 h 30 22 h 15 h 30

23 h 19 h 30 23 h 16 h 30

Nous présentons ici la seconde version des six premiers chapitres de ce tome. Vous pouvez consulter la première version en cliquant ici.

Fragment et commencement du 3e tome de mes mémoires [81r]1

[CHAPITRE IX]

a.a 1750 mon âge de 25 ans

Je sors de ma péote vers midi au Pont du Lac obscur : je prends une chaise à deux roues pour aller vite dîner à Ferrare : je descends à l’auberge de S.t Marc, et je monte précédé par le valet qui doit me conduire à ma chambre. Un bruit de gaieté qui sortait d’une salle ouverte m’excite à y regarder pour voir ce que c’était. Je vois dix à douze personnes à table. C’est tout simple. J’allais mon chemin ; mais je me sens arrêté par un Le voilà prononcé par une jolie femme qui se lève, me vient au-devant, m’embrasse, et dit : vite un couvert pour mon cher cousin ; et qu’on mette sa malle dans ma chambre. Ne vous l’ai-je pas dit, (dit-elle à un jeune homme qui s’avançait vers moi) qu’il devait arriver aujourd’hui ou demain ? Elle me fait asseoir à son côté ; et tout le monde, qui s’était levé pour me faire honneur, se remet à sa place. Tu auras sûrement bon appétit, me dit-elle en appuyant son pied sur le mien : voilà mon futur que je te présente, et voilà mon beau-père et ma belle-mère. Ces dames, et ces messieurs sont des amis de la maison. D’où vient donc que ma mère n’est pas arrivée avec toi ?

Voilà enfin le moment où il faut que je parle — Ta mère, ma chère cousine, sera ici dans trois ou quatre jours.

Regardant alors plus attentivement la hardie friponne, je la reconnais pour Cattinella2, danseuse fort connue, à laquelle je n’avais jamais de ma vie parlé. Je vois qu’elle compte sur moi, et qu’elle veut me faire jouer un faux personnage pour la commodité d’une pièce de sa composition, dont apparemment elle avait besoin pour parvenir au dénouement. Curieux de savoir si je possédais bien le talent qu’elle me supposait, je m’y prête avec plaisir, certain [81v] que pour le moins la récompense nocturne ne pourrait pas me manquer. Je devais employer toute mon habileté à bien jouer le rôle sans cependantb me compromettre. En attendant, sous prétexte d’avoir besoin de manger, je lui donne tout le temps qui lui était nécessaire pour me bien concerter.

Elle s’en acquitta en excellente comédienne, me donnant par là un essai non équivoque de son esprit fin. Parlant tantôt à l’un, tantôt à l’autre, elle m’expliqua le nœud de la fable. Dans le silence qu’il est permis de garder à un homme qui mange, j’ai relevé que son mariage ne pouvait se faire qu’à l’arrivée de sa mère qui devait lui porter ses habits, et ses diamants, et que j’étais le célèbre Maestro qui allait à Turin pour composer la musique à l’opéra de Bartoli où chantaient Gafariello, et l’Astrua aux noces du duc de Savoie avec l’infante d’Espagne3. Certain qu’elle ne m’empêcherait pas de partir le lendemain, j’ai vu que je ne risquais rien à jouer le personnage qu’elle désirait. Si cependant l’envie de goûter d’elle ne m’était pas venue, j’aurais dit à l’assemblée que c’était une folle.

[…c Les deux choses nécessaires à l’existence de l’homme. À cette fin la nature lui a donné la concupiscence, et l’appétit, et elle a fait qu’il trouve ses deux plus grands plaisirs dans la satisfaction de ces deux premiers besoins. L’homme donc qui est le plus incliné à manger, et à faire l’amour est celui qui est le plus grand fauteur4 du genre humain, celui qui mérite le mieux de l’humanité. Je pense me flatter de m’être distingué dans l’un, et dans l’autre ; mais je sais que si la nature ne m’avait pas donné des yeux j’aurais été le plus inepte des mortels. Si la beauté des femmes, et les différents ragoûts ne m’avaient excité, [82r] et même souvent séduit je n’aurais été qu’un paillard, et un glouton, et étant par nature paresseux il se peut que je n’aurais rien fait ni pour moi, ni pour la race humaine. Le premier qui a écrit sublata lucerna nullum discrimen inter mulieres [quand la lampe est éteinte on ne fait aucune distinction entre les femmes]5 eut peut-être raison, mais il ne méritait pas d’être né avec des yeux. On critique l’inconstance, mais on n’y pense pas. Si l’homme possédait la belle faculté qu’on appelle raison il ne serait pas inconstant. Cette constance qu’on qualifie de vertu, la trouvons-nous parfaite ailleurs que dans les bordels ? Tenons-nous sur nos gardes, et ne soyons pas tant faciles à décider. Songeons que le plus précieux de tous nos partages est le plaisir, et que si l’inconstance nous en procure, nous avons tort et nous ne devenons que des vrais ingrats lorsque nous en faisons la satire.]

Cattinella m’a gagné sur-le-champ. Elle était encore jeune, et fort jolie, et qui plus est célèbre par ses intrigues, et ses vicissitudes. Charmé de me trouver dans le moment de faire connaissance avec elle, je me suis senti disposé àd tout ce qui pouvait dépendre de moi pour m’attirer son estime.

La prétendue belle-mère assise vis-à-vis de moi remplit un verre, et me le présente. J’allonge le bras ; mais, tout à mon rôle, je tiens la main de façon qu’elle semblait estropiée.

— Qu’avez-vous à votre main, Signor Maestro ?

— Une petite entorse, madame, qui passera.

Cattinella, éclatant de rire, dit qu’elle en était fâchée, puisque je ne pourrais pas leur donner un plat de mon métier6 au clavecin.

— Je trouve singulier, lui dis-je, que cela te fasse rire.

— Je ris me souvenant d’une entorse de commande que je me suis donnée il y a deux ans pour ne pas danser. [82v]

Après le café la belle-mère dit que mademoiselle Cattinella devait avoir à conférer avec moi sur des affaires de famille ; et qu’il fallait donc nous laisser en liberté. Ainsi je me suis vu enfin seul avec cette intrigante dans la chambre qu’elle m’avait destinée contiguë à la sienne.

Se laissant aller sur un canapé, elle s’abandonna à un rire qu’elle ne pouvait plus modérer. Elle me dit qu’elle n’avait pas douté de moi, malgré qu’elle ne me connût que de vue, et de nom ;e m’avertissant cependant que je ferai très bien à m’en aller le lendemain. Je suis, me dit-elle, ici depuis deux mois sans le sou : je n’ai que quelques robes, et du linge que j’aurais dû vendre pour vivre, si je n’avais pas eu l’adresse de rendre amoureux de moi le fils de l’hôte. J’ai promis au nigaud de devenir sa femme, lui portant une dot de vingt mille écus en diamants que je dois avoir à Venise, et que ma mère doit me porter. Ma mère n’a rien, et ne sachant rien de cette intrigue elle ne bougera pas.

— Dis-moi, je t’en prie, quel sera le dénouement de cette farce. Je le prévois triste, et peut-être tragique.

— Tu te trompes : il sera comique. J’attends ici un amant qui est le comte d’Ostein7 frère de l’électeur de Mayence. Il m’a écrit de Francfort ; il en est parti ; et il doit être maintenant à Venise. Il doit venir me prendre pour me conduire à la foire de Reggio. Je l’attends à chaque moment. Si mon prétendu s’avisait de faire le méchant, il est certain qu’il le rosserait lui payant cependant toute ma dépense ; mais je ne veux ni qu’il la paye, ni qu’il le rosse. Au moment de m’en aller, je lui dirai à l’oreille que je retournerai, et tout sera tranquille, car je l’assurerai qu’à mon retour je l’épouserai.

— C’est à merveille, et tu as de l’esprit comme un ange ; [83r] mais je n’attendrai pas ton retour pour t’épouser : cela, ma charmante cousine, doit se faire tout à l’heure.

— Quelle folie ! Attends du moins cette nuit.

— Point du tout, car il me paraît déjà d’entendre les chevaux de ton comte. S’il n’arrive pas, il n’y aura rien de perdu pour la nuit, je t’en réponds.

— Quel fou ! Tu m’aimes donc ?

— Beaucoup ; et quand même ! Ta pièce mérite que je t’adore, et que je t’en donne des preuves. Allons vite.

— Attends. Ferme la porte. Je trouve que tu as raison. C’est un épisode des plus jolis.

Deux heures après, nous dûmes nous ajuster, entendant toute la maison qui montait pour venir chez nous. On parla d’aller prendre l’air, et on s’y disposait, lorsqu’on entendit le bruit du trot de six chevaux à un équipage qui arrivait en poste. Cattinella, après avoir regardé de la fenêtre, pria tout le monde de se retirer, puisque c’était un prince, qui venait pour elle, et qu’elle en était sûre. Toute la compagnie décampa. Elle me poussa dans la chambre voisine, où après m’avoir enfermé, elle mit la clef dans sa poche.

Derrière les rideaux de la fenêtre, je vois la berline s’arrêter devant la porte de l’auberge, et je vois en sortir un seigneur quatre fois plus gros que moi soutenu par deux domestiques. Il monte, Cattinella va à sa rencontre, et elle l’introduit dans sa chambre, le félicitant sur son heureuse arrivée. Je me place alors à la porte, dont une heureuse fente était l’unique ressource qui devait me dédommager de la peine que je devais endurer restant là tout seul. J’entendais tous leurs discours, et je voyais tout ce qu’ils pouvaient faire sur un sopha où l’énorme allemand se jeta, et où Cattinella se plaça aussi d’abord qu’on se dépêcha de porter de la voiture à la chambre toutes les petites choses volantes qui pouvaient lui [83v] être nécessaires. J’ai entendu ordonner un souper pour deux personnes, et les chevaux pour partir à minuit.

Deux heures entières que Cattinella employa à faire ses paquets m’ennuyèrent à la mort. L’amusement ne commença que lorsqu’on porta des bougies, et que Cattinella après avoir fermé la porte alla donner des marques de sa reconnaissance, et de sa tendresse à son gros animal amoureux qui la reçut entre ses bras que son ventre rendait trop courts pour tout ce qu’il voulait entreprendre sur elle. Mais en moins d’un quart d’heure cet amusement me déplut plus que l’ennui : j’ai vu des choses faites pour la honte de l’humanité, et pour l’opprobre de l’amour. Que des misères ! Les complaisances mêmes de Cattinella me révoltèrent. Je n’aurais plus voulu d’elle après ce que je venais de voir : j’étais sûr qu’elle aurait été au désespoir si elle eût pu deviner que je la voyais. Je m’humiliais pensant qu’il pouvait m’arriver devenant gras et vieux de ressembler un jour à ce comte d’Ostein.

On leur servit un souper à l’allemande fait par son cuisinier. À chaque bouteille de vin du Rhin qu’on lui débouchait il faisait l’éloge du canton qui l’avait produit. Il partit à minuit enlevant sans miséricorde l’épouse à l’époux sans l’honorer d’un seul mot. Dans les cinq heures que j’ai demeuré là personne n’est venuf, ni n’aurait pu venir voir si j’avais besoin de quelque chose, car il lui aurait fallu venir par la chambre où étaient les deux acteurs. Dieu sait comme le seigneur allemand aurait pris la chose s’il avait pu se figurer que quelqu’un était à la fente spectateur de ses plaisirs amoureux qui déshonoraient la nature.

D’abord qu’après leur départ j’ai vu par la fente le fils de l’hôte, j’ai frappé à la porte pour qu’il l’ouvre ; [84r] mais d’une voix plaintive il me dit que mademoiselle ayant emporté la clef il fallait abattre la serrure. Je l’ai prié de se hâter parce que j’avais faim. Il me tint compagnie à table ; mais sans manger, car la tristesse l’accablait. Il me dit qu’elle avait trouvé un moment pour l’assurer qu’avant la fin du mois de Juillet elle serait de retour, et elle l’épouserait. Elle pleurait, me dit-il, et pour me donner une sûre marque de sa foi, et de sa tendresse, elle a fait ce que je n’aurais jamais espéré.

— Qu’a-t-elle fait ? Vous pouvez me le dire.

— Je n’ose.

— Dites donc.

— Elle m’a donné un baiser.

— C’est beaucoup. Je n’aurais jamais cru ma cousine capable de cela.

— Elle a escamoté une bouteille de Rhin au prince pour que nous la vidions ensemble.

— Le prince aura payé sa dépense.

— Point du tout. Nous n’aurions pas voulu. Elle s’en serait offensée, car vous ne sauriez croire combien elle est délicate.

— Que dit votre père de son départ ?

— Mon père pense toujours mal : il dit qu’elle ne reviendra plus, et ma mère même est plus de son avis que du mien.

— On voit qu’ils n’ont guère d’esprit. Si elle vous l’a dit, elle reviendra sans doute.

— Si elle n’avait pas intention de revenir, elle ne me l’aurait pas assuré.

— Voilà ce qui s’appelle raisonner.

Après avoir soupé, et vidég la bouteille, j’ai pris la porte, et je suis parti assurant l’ami que je persuaderai la cousine à revenir plus tôt, et lui recommandant ma tante qui devait arriver avec les diamants. Je voulais payer pour moi ; mais il a cru que je voulais badiner. Je suis arrivé à Bologne un [84v] quart d’heure après le comte d’Ostein à la même auberge. Ce fut Cattinella qui trouva le moment de venir me demander compte de toute la conversation que je devais avoir eue avec sa pauvre dupe. Elle ne fit qu’en rire. Les femmes du caractère de Cattinella sont toutes ennemies nées des dupes : elles sont impitoyables : il ne leur semble pas d’être cruelles. Par le même esprit elles aiment tous les fripons, dont elles deviennent dupes à leur tour. Cattinella enfin croyait de me faire honneur me mettant dans le nombre de ceux qu’en langage courant on appelle grecs.

Je suis arrivé à Reggio avant elle ; mais je n’ai pas cherché à lui parler. Elle ne quittait jamais le comte qu’on ne voyait qu’au théâtre avec elle. Dans tout le temps de la foire je n’ai fait que jouer matin et soir, attentif à me défendre des capons ; mais perdant tout de même. Je suis parti huit jours avant Balletti pour aller l’attendre à Turin que j’avais envie de connaître. Quand j’y avais passé avec Henriette je ne m’étais arrêté que deux heures.

Dans cette capitale du Piémont j’ai trouvé tout également beau. La ville, la cour, le théâtre, et les femmes toutes belles, commençant par les duchesses de Savoie8, qui me parurent faites pour l’amour. Apparence trompeuse, car elles étaient destinées à être venues au monde pour végéter, prier Dieu, vieillir, et mourir. C’est l’affreuse destinée de presque toutes les filles des rois : il leur faut des princes, et malheureusement pour elles le nombre n’en est pas grand. Elles morfondent. Madame Adelayde de France9, qui actuellement est à Rome, doit bien se repentir de n’avoir pas voulu être reine [85r] d’Espagne il y ah presque quarante ans.

J’ai ri à Turin voyant les rues pleines de mendiants, tandis qu’on me disait que la police y était excellente. Cette police cependant était l’affaire chérie du roi10 lui-même, qui avait beaucoup d’esprit, comme tout le monde le sait par l’histoire. Mais je fus assez badaud pour m’étonner de la figure de ce monarque. N’ayant jamais de ma vie vu un roi,i il me semblait qu’il devait avoir dans sa physionomie quelque distinctif11 fort rare ou en beauté, ou en majesté non commun certainement aux autres hommes. En qualité de jeune républicain qui pensait, mon idée n’était pas tout à fait sotte ; mais je m’en suis défait bien vite d’abord que j’ai vu ce roi de Sardaigne laid, bossu, maussade, et ayant l’air ignoble jusque dans ses façons.

J’ai entendu chanter l’Astrua, et Gaffarello, et j’ai vu danser la Jeoffroi12 qu’un danseur très honnête homme nommé Bodin natif d’Orléans a épousée dans ce temps-là. Aucun penchant amoureux n’altéra à Turin la paix de mon âme jusqu’à l’arrivée de Balletti ; ce fut avec la fille de la blanchisseuse qu’il m’est arrivé une chose que je n’écris que parce qu’elle peut donner une instruction en physique.

Après avoir fait l’impossible pour avoir un entretien avec cette fille chez moi, chez elle, ou ailleurs, et n’y être pas parvenu, je me suis déterminé à l’avoir par surprise, et en usant un peu de violence s’il le fallait, l’attendant au bas de l’escalier dérobé, lorsqu’elle sortait de chez nous après nous avoir porté notre linge.

M’étant donc caché où elle ne pouvait pas me voir, je suis sauté sur elle quand je l’ai vue à ma [85v] portée comme le chat sur la souris. Je l’ai assise sur le troisième degré de l’escalier, lui en imposant assez pour l’empêcher de faire du bruit ; et moitié par la douceur, et moitié par la force je l’ai subjuguée. Mais à la première secousse de l’union, qui cependant ne trouva aucun obstacle, un son fort extraordinaire, à l’égard du moment, sortant de l’endroit voisin que j’avais rempli, ralentit ma fureur amoureuse, d’autant plus que j’ai vu la succombante porter la main à son visage pour cacher la honte qu’elle ressentait à cause de cette indiscrétion.

Après l’avoir rassurée par un éloquent baiser, je veux suivre ; mais voilà un second son plus fort du premier sortant du même endroit. Je le méprise, et vais mon train ; mais voilà le troisième, puis le quatrième, et le cinquième si régulièrement que cela ressemblait à la basse d’un orchestre qui bat la mesure au mouvement d’une pièce de musique. Ce phénomène de l’ouïe, joint à l’embarras, et à la confusion de ma victime, que je voyais désolée, se saisit tout à coup de mon âme. Tout cela représenta soudain à mon esprit une idée si comique que le rire s’étant emparé de ma force, et de toutes mes facultés, j’ai dû lâcher prise. Elle saisitj ce moment pour s’échapper. Je suis resté là un bon quart d’heure avant de pouvoir finir de rire. Depuis ce jour-là, elle n’a osé plus paraître devant mes yeux. Aujourd’hui encore, quand je me rappelle ce fait, je me sens forcé à rire, et je rirai au moment de ma mort, si j’aurai le bonheur de m’en ressouvenir.

J’ai réfléchi que cette fille était peut-être redevable de sa sagesse à cette petite incommodité. Si elle y était sujette à cause d’une singulière conformation d’organe, elle devait reconnaître de la providence éternelle un don que par un sentiment d’ingratitude la nature lui [86r] ferait prendre pour un défaut. Il est cependant vrai qu’il aurait puk le paraître à un homme qui l’aurait découvert après l’avoir épousée : lui arrivant à cause de cela de ne pas pouvoir lui rendre ses devoirs, il aurait pu demander l’annulation du mariage. Je crois que les trois quarts des femmes galantes cesseraient de l’être, si elles étaient sujettes à cet incident, à moins qu’elles n’eussent des amants sujets au même inconvénient, car pour lors la singulière symphonie pourrait devenir un agrément de plus dans l’accouplement amoureux, où l’ouïe n’y entre presque pour rien. On pourrait même trouver un moyen applicable à l’écluse, dont l’effet serait celui de rendre les explosions odoriférantes, car un sens ne doit pas souffrir quand un autre sens jouit, et l’odorat n’est pas pour peu de chose dans les ébats de Vénus.

Ce petit fait m’a donné motif d’observer en anatomie que ce qui sépare le rectum du vagin est absolument la même substance. J’ai pensé que c’est peut-être pour cette raison que les casuistes ne sont pas tant rigoureux sur la pédérastie féminine, comme ils le sont sur la masculine. La féminine passe même pour ridicule.

La dauphine de France avançait dans sa grossesse. On lisait sur le Mercure13 des pièces de vers, où les poètes inspirés par Apollon disaient qu’elle accoucherait d’un duc de Bourgogne qui ferait le bonheur de tout le royaume. Les fêtes devaient être magnifiques, et les étrangers quittaient déjà Turin pour s’y trouver ; nous nous disposâmes à partir aussi. Le lendemain de notre départ nous passâmes le mont Cenis, et le sixième jour nous arrivâmes à Lyon, et nous nous logeâmes au Parc14.

[86v] Lyon était une fort belle grande ville, où il n’y avait pas des maisons nobles ouvertes aux étrangers, mais où en revanche cinquante maisons de négociants, de fabricants, et de commissionnaires encore plus riches tenaient la société très bien montée. Le ton y était beaucoup en dessous de celui de Paris ; mais on s’y faisait, et on jouissait de la vie plus méthodiquement. Ce qui faisait la richesse de Lyon était la mode, le goût, et le bon marché. Elle changeait chaqu’année, et une étoffe qu’à cause du nouveau dessin on payait trente francs, on ne le payait que vingt dans l’année suivante ; mais on l’envoyait hors du royaume où les acheteurs la payaient comme toute fraîche. Le secret des lyonnais pour enrichir était de payer fort cher des dessinateurs qui avaient du goût, et le bon marché qui vient de la concurrence, dont l’âme est la liberté. Tout gouvernement qui veut s’assurer de la prospérité de son commerce n’a qu’à laisser en pleine liberté ceux qui le font, se tenant seulement attentif à empêcher les fraudes que l’intérêt particulier peut employer au préjudice du général. Le souverain doit tenir la balance laissant aux sujets la liberté de la charger à leur gré.

J’ai trouvé à Lyon la plus célèbre des courtisanes vénitiennes du second rang. C’était Ancilla mon ancienne connaissance, dont le lecteur peut se souvenir15. Sa beauté était toujours surprenante, et les Français avouaient qu’ils n’avaient jamais vu l’égale. Un danseur vénitien nommé Campioni, qui nourrissait des sentiments fort rares dans l’esprit ordinaire des danseurs, en était devenu amoureux [87r] à Venise, l’avait épousée, et lui avait appris à danser dans son même genre qui était le sérieux. Lui ayant appris toutes les grâces dont sa belle taille était susceptible, il l’avait conduite avec lui en Angleterre où elle avait brillé, et étant de retour pour se rendre de nouveau à Venise, il s’était arrêté à Lyon, où en peu de jours elle avait rendu amoureuse d’elle toute la jeunesse de la ville. Elle donnait toutes les nuits des soupers on y jouait gros jeu, et on y faisait des grosses pertes. Celui qui tenait la banque s’appelait Giuseppe Marcati : c’était le même que j’avais connu huit ans avant ce temps-là à la grande garde de S.te Marie de Pesaro lorsque j’y étais arrêté pour avoir perdu mon passeport. On l’appelait alors Giuseppe il cadetto. Ce correcteur de la fortune16 qui après devint célèbre sous son véritable nom d’Afflisio, et dont je parlerai dans deux ou trois ans d’ici était alors avec Ancilla, et ruinait la jeunesse de Lyon. Une perte de cinquante mille écus qu’un fils d’un riche négociant fit, et dut payer mit toute la ville en alarme, et Campioni se vit obligé à partir.

Un respectable personnage que j’ai connu chez M. de Rochebaron17 me crut digne, comme il me dit, de voir la lumière. Cela veut dire qu’il me présenta à la loge, d’où je suis sorti franc-maçonl. Deux mois après je suis devenu à Paris dans la loge du duc de Clermont18 compagnon, puis maître. Il n’y a point de plus haut grade dans la franc-maçonnerie : ceux qui s’imaginent d’être davantage à cause des nouveaux titres qu’on a inventésm se trompent, ou veulent tromper.

Il n’y a point d’homme au monde qui puisse parvenir à savoir ce que c’est que la franc-[87v] maçonnerie sans y être initié, mais ceux qui se déterminent à s’y faire recevoir pour apprendre ce qu’on appelle le secret peuvent se tromper, car s’ils n’ont pas le talent de le pénétrer, il pourra leur arriver de vivre cinquante ans maîtres sans jamais le savoir. Le secret des maçons est tel qu’il ne peut être communiqué à qui que ce soit par personne, car personne ne peut être sûr de le savoir. Il est donc inviolable par sa propre nature. Outre cela je dirai que la vérité que ce secret enferme est telle que celui qui n’a pas le talent de la deviner n’est pas fait pour l’apprendre d’un ami qui croyantn la savoir s’aviserait de la lui communiquer. Un vrai, et judicieux franc-maçon sait cela, et par cette raison il ne se déterminera jamais à une indiscrétion dont il se rendrait coupable en pure perte. Le secret des maçons sera donc toujours secret. Un malheureux sans foi, et sans honneur nommé Bottarelli, que j’ai connu treize ans après l’époque présente à Londres, publia, pour gagner de l’argent, tout le cérémonial qui se fait en loge19 ; mais le secret ne consiste pas dans la discipline20. Ceux qui ont lu son libelle n’ont rien appris de l’essentiel, qui tel qu’il est ne peut pas être écrit.

Les grands mystères, qu’on célébrait dans l’ancien temps à Éleusis à l’honneur de la déesse Cérès, faisaient la même sensation dans ceux qui n’y étaient pas initiés que la franc-maçonnerie fait aujourd’hui dans plusieurs qui n’en ont pas une véritable idée. Ces mystères-là intéressaient toute la Grèce, et les plus grands hommes de notre monde voulurent y être initiés ; mais cette initiation-là était d’une importance beaucoup plus grande [88r] que celle qu’on peut attacher à la franc-maçonnerie moderne, où l’on trouve des polissons, et des rebuts de l’espèce humaine. On garda longtemps sous un silence impénétrable tout ce qui se passait aux mystères d’Éleusis à cause de la vénération qu’ils inspiraient. On osait par exemple révéler les trois mots qu’on disait aux initiés lorsque le hiérophante les congédiait ; mais à quoi cela servait-il ? Pas à autre chose qu’à déshonorer celui qui les avait révélés, car ces trois mots étaient d’une langue barbare inconnue à tous les profanes. Ils signifiaient veillez, et ne faites pas de mal. L’initiation durait neuf jours. Les cérémonies étaient très imposantes, et la compagnie très respectable. Nous lisons dans Plutarque qu’Alcibiade fut condamné à mort avec la confiscation de tout son bien parce qu’il avait osé mettre en ridicule chez lui les grands mystères avec Polition, et Théodore malgré les lois des Eumolpides. En conséquence de ce sacrilège on l’a condamné à être maudit par les prêtres, et les prêtresses ; mais une prêtresse s’y étant opposée la malédiction ne fut pas donnée : elle allégua pour raison qu’elle était prêtresse pour bénir et non pas pour maudire. Leçon superbe qui malheureusement n’a pas lieu dans notre sainte religion. Il est vrai cependant qu’aujourd’hui on dissimule presqu’en tout ce qu’autrefois21 paraissait très important. On laisse dire, et on va son train. J’ai vu à Naples un duc, et M. Amilton22 faire chez eux le fameux miracle du sang de St Janvier sans craindre ni l’indignation du roi qui porte sur sa poitrine la figure de St Janvier avec les paroles in sanguine foedus, ni la fureur d’une [88v] populace aussi féroce, et bouffonne que celle de Paris, et beaucoup plus superstitieuse.

Nous prîmes deux places dans la Diligence qui pleine, ou vide allait trois fois par semaine de Lyon à Paris en cinq jours. Chaque passager payait alors cent francs23, et celui qui voulait se faire lier sur l’impériale en payait cinquante. Pour ce prix on était nourri, logé, et couché dans des excellents lits ; tout au contraire de l’Allemagne, où les passagers ne sauraient choisir meilleur lit que de paille.

Dans la diligence où nous nous trouvâmes au nombre de huit nous étions tous assis, mais tous mal assis à cause de la forme que lui avait donnéeo celui qui l’avaitp inventée. Par un effort de son génie il l’avait faite ovale : par conséquent tout son dossier en cercle était concave ; et n’y ayant pas les quatre angles qui rendent toutes les voitures carrées commodes au moins pour quatre personnes nous y étions tous mal.

Malgré cependant que je trouvasse l’architecture de ce carrosse très mal raisonnée, je gardais un profond silence tant parce que j’étais étranger, comme parce que je croyais de devoir respecter la mode dans un pays, où je savais que son empire était absolu. Outre cela cette voiture était si singulièrement suspendue qu’en allant le mouvement doux qu’elle avait me provoquait le vomissement. J’aurais préféré le plus rude cahotement. Au lieu de cahoter, elle ondoyait, et par cette raison son perspicace inventeur lui avait donné le nom de gondole. Mais la gondole vénitienne poussée par deux bons barcaroli n’ondoie pas : elle va au contraire si également que ceux qui s’y trouvent pourraient tenir dans leur main un verre rempli de vin sans [89r] craindre d’en verser une seule goutte. La gondole française me causait une nausée qui me faisait bondir le cœur. La tête me tournant le mal au cœur me força à rendre tout ce que j’avais dans l’estomac. On m’a trouvé, comme de raison, mauvaise compagnie. On ne l’a pas dit ; mais on me l’a fait sentir. Ce n’était pas ma faute. La politesse française ne permit aux passagers que de me dire que j’avais trop soupé, un abbé parisien excepté qui pour prendre ma défense soutint que cela venait de ce que j’avais l’estomac trop faible. On disputa tandis que je vomissais. Impatienté enfin j’ai saisi le premier moment pour leur dire qu’ils avaient tous tort parce que je savais d’avoir l’estomac excellent, et de n’avoir pas soupé.

Un homme d’un certain âge, qui avait près de lui un garçon de douze à treize ans, dont il était apparemment gouverneur, me dit d’un ton mielleux qu’au lieu de dire à ces messieurs qu’ils avaient tous tort, j’aurais pu leur dire qu’ils n’avaient pas raison, imitant la politesse de Cicéron, qui ne dit pas aux Romains que les conjurés compagnons de Catilina étaient morts ; mais qu’ils avaient vécu.

— N’est-ce pas la même chose ?

— Je vous demande mille pardons : l’un choque, et l’autre pas.

Cet instituteur fit alors une dissertation magnifique sur la politesse qu’il termina me disant avec un air riant je parierais que monsieur est Italien.

— Vous gagneriez ; mais oserais-je vous demander à quoi vous vous en êtes aperçu ?

— Oh oh ! À l’attention avec laquelle vous avez honoré mon bavardage.

Toute la compagnie alors fit sans se gêner un éclat de rire. J’ai pris le parti d’amadouer ce pédant. [89v] Je l’ai employé dans tous les cinq jours à me donner des leçons de politesse, et lorsque nous dûmes nous séparer, il m’appela à part me disant qu’il voulait me faire un petit cadeau.

— Vous avez besoin, me dit-il à voix basse pour que personne ne nous entende, d’oublier la particule non que vous mettez en usage sans miséricorde à tort et à travers. Non n’est pas un mot français ; et s’il l’est, il ne l’est jamais isolé dans la bouche d’un homme qui répond. Dites pardon : cela revient au même, et ne choque pas. Non est un démenti formel. Hélas ! Monsieur. Bannissez-le de votre bouche, ou disposez-vous à Paris à mettre l’épée à la main à tout bout de champ.

— Je profiterai, monsieur, de l’avertissement que vous avez la bonté de me donner.

Dans le commencement de mon séjour à Paris il me semblait d’être devenu le plus coupable des hommes, car je ne faisais que demander pardon. J’ai cru même un jour qu’on allait me faire une querelle pour l’avoir demandé hors de propos. Ce fut à la comédie qu’un petit-maître me marcha par mégarde sur un pied.

— Pardon, monsieur, lui dis-je vite.

— Pardonnez vous-même.

— Oh vous-même.

— Vous-même, vous dis-je.

— Hélas ! Pardonnons-nous tous les deux.

La politesse du dialogue est poussée si loin à Paris que souvent elle devient dangereuse. Monsieur, me dit un jour un riche négociant, vous viendrez demain dîner chez moi, et je vous présenterai ma femme : vous verrez une femme qu’en vérité je ne suis pas digne de posséder. Ayant trouvé effectivement cette femme charmante, le mari me [90r] demanda si au vrai, je l’avais trouvée telle qu’il me l’avait annoncée. Je lui ai répondu que j’étais de son avis.

— Vous croyez donc que je ne la mérite pas ?

— C’est vous qui me l’avez dit ; et j’aurais tort de vous donner un démenti.

Ce qui m’a beaucoup plu sur la route de Paris fut la beauté du grand chemin ouvrage immortel de Louis XV, que la canaille ennemie des rois ne s’avisera pas d’abattre actuellement. J’ai admiré outre cela la propreté des auberges, la promptitude avec laquelle on servait, et l’air modeste de la fille qui sert à table, qui souvent est la plus accomplie de toutes les filles du maître de la maison, dont le maintien, et les manières ont souvent la force de tenir en frein le libertinage des convives. Quel est le voyageur en Italie qui voit avec plaisir les valets de nos auberges ? Ils sont tous effrontés, et insolents. On ne savait pas en ce temps-là en France ce que c’était que surfaire ; la France était la patrie des étrangers : l’est-elle aujourd’hui des Français ? On avait souvent le désagrément de voir le despotisme du monarque : c’est vrai ; mais c’était un mal nécessaire qu’on pouvait souffrir en grâce de mille biens dont on jouissait tous dépendant du gouvernement monarchique. C’était une loi à laquelle on imposait silence. Je conviendrai aussi que souvent l’innocence d’un individu, d’une famille même était opprimée. Mais peut-on comparer à ces petits maux une anarchie générale, un empire effréné d’une canaille roi, qui sûre de l’impunité se porte à tous les excès ? Est-il rien de plus monstrueux qu’un empire qui foule aux pieds, le trône, et l’autel ?

Après avoir dormi à Fontainebleau, nous allâmes à grand trot de six puissants chevaux à Paris. [90v] Une heure avant d’y arriver, nous rencontrâmes une berline qui en venait. Voilà ma mère, dit Balletti au conducteur, arrête, arrête. Nous descendons, et après les transports d’usage, et de nature entre mère, et fils, il me présente. Cette mère qui était la célèbre, et unique Silvia24, me dit pour tout accueil ces mots : J’espère, monsieur, que l’ami de mon fils voudra bien souper avec nous ce soir. Disant cela elle remonte dans sa voiture avec son fils, et sa fille charmante enfant de neuf ans. Je remonte dans la gondole.

À Paris, à l’endroit même où la diligence s’arrête, je trouve un domestique de Silvia avec un fiacre sur lequel il charge tout, me conduisant après à un logement que je trouve fort propre. Après y avoir placé ma malle, et tout ce que j’avais, il me conduit à la maison de Balletti, qui n’était éloignée de là que de cent pas. Mon ami me présenta d’abord à son père, qu’on nommait Mario, qui était convalescent.

Les noms de Mario, et de Silvia étaient ceux qu’ils portaient dans les comédies italiennes à canevas qu’ils jouaient. Les français ne donnaient jamais aux comédiens italiens autre nom en ville que le même par lequel ils les connaissaient sur le théâtre. Bonjour monsieur Scapin, bonjour monsieur Pantalon on disait à ces acteurs quand on les rencontraitq par Paris ; et quand on voulait faire à Coralline encore plus d’honneur, on l’appelait mademoiselle Pantalon, comme si Pantalon avait été son nom de famille. Ces observations minutieuses n’étaient pas ce qui m’amusait le moins dans le commencement de mon séjour dans le grand Paris.

a. Année. Cette indication figure dans la marge gauche.

b. Cependant en surcharge et d’une autre encre.

c. Ce paragraphe est la transcription de deux pages biffées mais qui restent déchiffrables, à l’exception des cinq ou six premiers mots raturés.

d. Faire biffé.

e. Et elle m’ajouta que je ferais cependant biffé.

f. Orth. venue.

g. Orth. vidée.

h. Trente ans biffé.

i. Une idée fille du préjugé me faisait croire qu’un roi biffé.

j. Cette conjoncture biffé.

k. Tromper [?] biffé.

l. Orth. frammaçon (de même plus bas : frammaçonnerie ou framaçonnerie).

m. Orth inventé.

n. De biffé.

o. Orth. donné.

p. Bâtie biffé.

q. Orth. rencontraient.

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[CHAPITRE X]

[91r] Silvia fêta l’arrivée de son fils en mère amoureuse : elle appela à souper chez elle tous ses parents. Son mari Mario ne parut pas à table parce qu’il sortait d’une grande maladie ; mais il y avait sa sœur plus vieille que lui, que par son nom de théâtre on appelait Flamminia. Son vrai nom était Elena Riccoboni1. On la connaissait dans la république des Lettres par quelques traductions assez médiocres. Ce qui avait fait beaucoup parler d’elle en Italie avait été la cour que lui avaient faite trois célèbres lettrés italiens, qui par hasard s’étaient trouvés à Paris en même temps. Ce furent l’illustre marquis Maffei véronais, le savant abbé Conti noble vénitien, et Pierre Jacques Martelli bolognais2. Le bolognais, et le véronais devinrent ennemis, dit-on, à cause de cette rivalité. Martelli fit une tragédie nommée Femia. Femia est anagramme de Mafei, aussi la pièce n’était qu’une satire que l’homme illustre fit oublier, la méprisant. Spreta exolescunt [Les injures qu’on méprise s’effacent]3. Je fusa bien aise d’être arrivé à Paris en temps de connaître cette Flamminia qui avait soixante et dix ans, qui jouait encore la comédie, et dans laquelle je n’ai rien trouvé de ce qui aurait pu me faire croire qu’elleb eût été aimable.

Quand Balletti son neveu, me présentant à cette femme, osa lui dire que j’étais aussi un jeune membre de la république de Lettres, dont à la vérité je n’avais pas trop l’air, elle me demanda, en souriant, quels étaient les ouvrages que j’avais donnés au public. Je lui ai répondu que son neveu avait badiné. Comme j’avais beaucoup connu l’abbé Conti, j’ai cru la flatter faisant l’éloge de cet homme insigne, ami du grand Newton, qui lui avait fait sa cour, et à propos j’ai cité deux de ses vers dans lesquels se trouvait par hasard le mot scevra. Ce mot qui est une syncope de scevera signifie séparée. Flamminia, me dit, affectant un air de bonté, que je devais dire sceura, et non [91v] pas scevra parce que la lettre u était voyelle. Je lui ai répondu, lui faisant une de ces révérences qui demandent excuse, qu’elle se trompait.

— C’est vous qui vous trompez. Ne soyez pas fâché d’avoir appris à prononcer un mot italien le premier jour de votre arrivée à Paris

— Je n’en serais pas fâché, madame mais pour le coup je dois préférer au vôtre l’avis de l’Arioste.

— De l’Arioste ?

— Oui madame ; il donne scevra pour rime à persevra ; ainsi vous voyez que la lettre u y est consonne.

— Je n’en crois rien.

Je lui aurais ri au nez, si Louis Riccoboni son mari âgé de quatre-vingts ans, ne lui eût brusquement dit de se taire. Elle ne parla plus ni avec moi, ni avec personne ; et elle m’a haï jusqu’à sa mort qui arriva sept ou huit ans après.

Ce Louis Riccoboni était le fameux comédien Lélio, le même qui l’année seizième du siècle avait été appelé à Paris avec sa troupe par le duc d’Orléans régent de France4. Il avait été grand comédien, très bel homme, et homme de lettres aussi : je l’ai trouvé âgé de quatre-vingts ans, et retiré du théâtre.

À ce souper, Silvia, dont la renommée allait aux nues, attira ma principale attention. Je l’ai trouvée au-dessus de tout ce qu’on disait d’elle. Son âge était de cinquante ans, sa personne paraissait faite au tour, sa taille était élégante, son air noble comme ses façons, et ses manières ; dans la conversation elle était aisée, affable, riante, fine dans ses propos, obligeante vis-à-vis de tout le monde, remplie d’esprit sans donner aucune marque de prétention. Sa figure était une énigmec : elle était intéressante ; elle plaisait à tout le monde ; et malgré cela, à l’examen, on ne pouvait pas la trouver belle ; mais aussi personne n’a jamais osé la décider laide. On ne pouvait dire [92r] que pour se débarrasser qu’elle n’était ni belle ni laide, car un caractère devait sauter aux yeux. Qu’était-elle donc ? Belle. Mais par des lois, et des proportions non connues que de ceux qui se sentant par une force occulte forcés à l’aimer, devaient l’étudier pour apprendre, et pour parvenir à la reconnaître pour belle.

Cette actrice fut l’idole de toute la France, et le soutien de toutes les comédies que plusieurs auteurs écrivirent pour elle, et principalement Marivaux. Sans elle ces comédies ne seraient pas passées à la postérité. On n’a jamais pu trouver une actrice capable de la remplacer, et on ne la trouvera jamais, car elle devrait réunir toutes les parties que Silvia possédait dans l’art trop difficile du théâtre, action, voix, physionomie, esprit, maintien, temps5, et connaissance du cœur humain. Tout dans elle paraissait nature. L’art qui accompagnait, et avait perfectionné tout, ne se laissait pas voir.

Pour être un tout unique, elle ajoutait à celles, dont je viens de faire mention, une qualité, que, cependant, si elle n’avait pas eue, elle ne serait pas moins montée aux faîtes de la gloire. Ses mœurs furent pures. Elle voulut avoir des amis ; jamais des amants. Elle se moqua de ce privilège, dont, en qualité de comédienne, elle aurait pu jouir sans craindre de se faire aucun tort. On l’aurait estimée de même ; mais elle se serait trouvée méprisable. Par cette raison elle gagna le titre de respectable à un âge où il aurait pu paraître ridicule, et presqu’injurieux à toutes les femmes de son état. Par cette raison plusieurs dames de haut rang l’honorèrent plus encore de leur amitié que de leur protection. Par cette raison jamais le capricieux parterre de Paris n’a osé la siffler dans un rôle qui ne lui a pas plu. Par une voix générale, [92v] unanime Silvia était une femme absolument au-dessus de son état.

Comme elle ne croyait pas qu’on dût lui tenir compte de sa sage conduite, car elle savait de n’être sage que par un effet d’amour-propre, nul orgueil, nul air de supériorité put jamais être reconnu en elle dans le commerce qu’elle dut avoir avec les actrices ses camarades, qui satisfaites de briller par leur talent ne se souciaient pas de se rendre célèbres par leur vertu. Silvia les aimait, et elle en était aimée ; elle leur rendait justice publiquement, et elle en faisait l’éloge ; mais elle ne risquait rien, car aucune ne pouvait l’éclipser.

La nature a frustré cette femme unique de dix ans de vie. À l’âge de soixante ans, dix ans après que je l’ai connue, elle est devenue étique. C’est un des tours que le climat parisien joue aux femmes italiennes. Je l’ai vue, deux ans avant sa mort, jouer le rôle de Marianned dans la petite pièce de Marivaux qu’on appelle ainsi. Je l’ai vuee mourir tenant entre ses bras sa fille, à laquelle elle avait donné ses derniers conseils un quart d’heure auparavant. Elle fut honorablement enterrée à S.t Sauveur sans la moindre opposition du curé, qui dit que son métier de comédienne ne l’avait jamais empêchée d’être chrétienne.

Excusez lecteur, si j’ai fait l’oraison funèbre de Silvia dix ans avant sa mort. Je vous l’épargnerai quand je serai là. Dans cette première fois que j’ai soupé avec elle, j’ai observé que sa fille, qu’elle tenait assise près d’elle, était le principal objet de ses attentions. Elle n’avait que neuf à dix ans, [93r] et sur sa figure des forts caractères qui auraient dû me frapper ; mais l’amour ne m’en fit ressentir la force que six ans après. Tout absorbé par le mérite de la mère, je ne me suis arrêté sur ce que la fille promettait que passagèrement. Très content de cette première soirée, je me suis rendu à mon logement dans la rue de Mauconseil (Rue toujours fatale à la maison royale de France6) chezf la bourgeoise Quinson7. L’écriteau disait hôtel de Bourgogne.

Le matin à mon réveil la demoiselle Quinson vint me dire qu’un domestique de louage, dont sa mère répondait, était dehors.

Je vois entrer un drille8 alerte ; mais fort petit de taille.

— Vous êtes trop petit, lui dis-je.

— Ma taille, mon prince, vous rendra sûr que je ne mettrai pas vos habits pour aller en bonne fortune.

— Votre nom ?

— Celui que vous voudrez.

— Comment ! Je vous demande comment vous vous appelez.

— Je n’ai aucun nom. Chaque maître que je sers m’en donne un ; et j’en ai eu en ma vie au moins cinquante. Je m’appellerai par le nom que vous donnerez.

— Mais enfin vous devez avoir un nom à vous : celui de votre famille.

— Famille ? Je n’ai jamais eu de famille. J’avais un nom dans mon enfance ; mais depuis vingt ans que je sers je l’ai oublié.

— Je vous appellerai donc l’Esprit.

— Vous me faites bien de l’honneur.

— Allez me chercher la monnaie de ce louis.

— La voilà.

— Je vous vois riche.

— Tout à votre service.

— Vous aurez trente sous par jour. Je ne vous habille pas. Vous irez vous coucher chez vous à onze heures, et vous serez à mes ordres tous les matins à sept.

Baletti est venu me voir pour me prier à dîner, [93v] et à souper pendant tout le temps de mon séjour à Paris. Je me suis fait conduire au palais royal. Curieux de cette promenade tant vantée, j’ai commencé par examiner tout. J’ai vu un assez beau jardin, des allées bordées de grands arbres, des bassins, des maisons de cinq à six étages qui l’entouraient, beaucoup d’hommes, et de femmes qui se promenaient, des bancs par-ci par-là où l’on vendait des nouvelles brochures, des eaux de senteurs, des cure-dents, et cent sortes de colifichets : j’ai vu des chaises de paille qu’on louait pour un sou, des liseurs de gazettes, des filles, et des hommes qui déjeunaient seuls, et en compagnie, des garçons du café qui descendaient, et montaient rapidement un escalier caché derrière des charmilles.

Je m’assieds devant une petite table vacante. Un garçon me demande ce que je veux prendre, et je lui demande du chocolat à l’eau. Il m’en porte dans une tasse d’argent, et le trouvant mauvais, je le lui rends, lui disant de me porter du café à l’eau.

— Nous n’en faisons que l’après-dîner ; mais vous pouvez le prendre au lait ; je l’ai fait hier au soir moi-même.

— Je n’en veux pas. Portez-moi une carafe d’orgeat. Ce fut le déjeuner qu’avec un petit pain au lait j’ai préféré à tous les autres pendant tout le temps de mon séjour à Paris.

Je demande à ce garçon ce qu’on disait de nouveau. La Dauphine, me répond-il, est accouchée d’un prince. Un abbé qui l’entend lui dit que c’était d’une princesse, et un troisième ajoute qu’il venait de Versailles, et que la dauphine ne s’attendait à accoucher qu’à la fin du mois. Il me demande si je suis étranger, je lui réponds que j’étais Italien arrivé à Paris la veille. Il me parle alors de la cour, de la ville, des spectacles, et il s’offre à me présenter partout. Je le remercie, [94r] et je m’en vais ; mais l’abbé se met à mon côté, et me nomme toutes les filles que je voyais se promener. Il rencontre un robin ; il l’embrasse, et il me le présente comme un docte dans la littérature italienne : je lui parle italien, et il me répond bien, et avec esprit ; mais par des phrases qui m’excitent à rire, car il parlait précisément la langue du Boccace. Je lui dis que malgré que la langue de cet ancien fût parfaite, elle devenait ridicule dans la bouche d’un moderne : vous ririez aussi, lui dis-je si je vous parlais français dans le style de Montagne9. Ma remarque lui plaît, et en moins d’un quart d’heure, nous reconnaissant les mêmes goûts, nous devenons amis, et nous nous promettons des visites réciproques.

En voyant beaucoup d’hommes, et des femmes fermes dans un coin du jardin qui regardaient en haut, je lui demande ce qu’il y avait là de merveilleux. Il me répondit qu’on se tenait attentif à la méridienne, chacun ayant la montre à la main, pour attendre l’instant que l’ombre du gnomon10 toucherait à la ligne du midi.

— Est-ce qu’il n’y a pas des cadrans solaires partout ?

— Oui ; mais le célèbre est celui-ci. Vous riez ?

— Je ris parce que tous les cadrans solaires doivent être égaux, et immanquables dans leur justesse au moins à midi, à moins que le gnomon ne soit de paille, ou qu’il n’ait été tracé par un fou. Quelle badauderie !

Il rit aussi, et m’encourageant à critiquer les bons Parisiens, il m’accompagne hors du palais sortant par la grande porte. Je vois à droite beaucoup de monde devant une boutique qui avait pour enseigne une civette. Que veut, lui dis-je, [94v] ce monde-là ?

— On se presse pour acheter du tabac.

— N’en vend-on à Paris qu’à cette boutique ?

— On en vend partout ; mais depuis trois semaines on ne veut avoir dans la tabatière que celui que vend cette marchande-là. On veut du tabac à la Civette.

— Il est apparemment meilleur que les autres.

— Point du tout ; mais on le croit depuis que la duchesse de Chartres11 l’a mis à la mode.

— Comment a-t-elle fait pour le mettre à la mode ?

— Elle s’est arrêtée deux ou trois fois, étant dans son équipage, devant cette boutique, n’en achetant que pour remplir sa tabatière, et disant publiquement à la jeune femme qui le vend que c’était le meilleur tabac de Paris. Les badauds qui l’entendirent dirent la chose à d’autres, et toute la ville apprit que si on voulait du bon tabac il fallait aller l’acheter à la Civette.

— Cette femme fera sa fortune.

— Sûrement, parce qu’elle en vend pour cent écus par jour.

— La duchesse ne sait peut-être pas de lui avoir fait ce bien.

— Au contraire. C’est une nouvelle mariée qu’elle aime ; et pensant à ce qu’elle pouvait faire pour lui être utile, elle fit cela.

— On voit qu’elle est bonne, et qu’elle connaît la nation.

— Vous êtes actuellement dans le seul pays du monde, où l’esprit est le maître de faire fortune soit qu’il se montre en donnant du vrai, et pour lors celui qui lui fait accueil est l’esprit, ou qu’en imposant il donne du faux, et dans ce cas celui qui le récompense est la sottise. Elle est caractéristique dans la nation : et ce qui est étonnant c’est qu’elle est fille de l’esprit, de sorte que, ce n’est pas un paradoxe, la nation française serait plus sage, si elle avait moins d’esprit. Tout court après la nouveauté.

Mais, poursuivit-il, le tabac à la Civette n’est qu’un petit exemple de la cohue de la ville. Notre roi, allant à la chasse, il y a quatre ou cinq ans, et ayant envie de boire du ratafia, il s’arrêta au pont de Neuilly, [95r] et en demanda au cabaretier. Après en avoir bu un verre, il en demanda un autre, disant qu’il n’avait jamais bu du meilleur ratafia. Il n’a pas fallu davantage pour faire la fortune du cabaretier. En moins de vingt-quatre heures toute la cour et toute la ville sut que si on voulait boire du bon ratafia il fallait aller le boire à Neuilly, car c’était le roi qui l’avait trouvé excellent. Les plus brillantes compagnies se plaisaient d’aller après souper à ce cabaret vider des bouteilles de cette liqueur. En moins de trois ans le cabaretier devenu riche fit bâtir dans le même endroit la maison que vous verrez avec une inscription assez comique. Ex liquidis solidum. Ce fut un de nos académiciens qui pour rire donna au cabaretier cette épigraphe. Quel est le saint que cet homme doit remercier de la brillante fortune qu’il a faiteg ? La sottise, la légèreté, l’envie de rire.

Il me semble, lui dis-je, que cette déférence aux goûts, et aux opinions du roi, et des princes du sang vienne d’une affection invincible de la nation qui les adore. Elle est si grande, qu’ils les croient infaillibles.

— C’est vrai. Tout ce qui arrive en France fait croire aux étrangers ce que vous dites ; mais ceux d’entre nous qui voient bien savent que cette affection, cet amour n’est que du clinquant. Quel fond y a-t-il à faire sur un amour qui n’en a aucun ? La cour, soyez certain, n’y compte pas dessus. Le roi vient à Paris, et tout le monde crie VIVE le roi, parce qu’un fainéant a commencé à faire ce cri. C’est un cri de la gaieté, et peut-être de la peur, que le roi même est bien loin de prendre pour argent comptant : il lui tarde de retourner à Versailles où il a vingt-cinq mille hommes, qui le garantissent de [95v] la fureur de ce même peuple, qui devenant naturel12 pourrait s’aviser de crier meure le roi. Louis quatorze le connaissait. Il en a coûté la vie à quelques conseillers de grand-chambre, qui dans les calamités de l’état osèrent parler d’assembler les états généraux. La France n’a jamais aimé ses rois, excepté St Louis à cause de sah piété, Louis douze13, et Henri quatre après sa mort. Le roi qui règne actuellement dit de bonne foi, à l’occasion de sa convalescence à Metz, qu’il s’étonnait d’être tant aimé, tandis qu’il ne savait pas de le mériter. On a porté aux nues cette réflexion de notre monarque, comme si étant roi il n’eût pas dû raisonner, ou du moins raisonner tout haut, car une bonne logique démontre palmairement14 qu’il n’est pas possible qu’un peuple qui paye des contributions aime celui qui le force à les payer, s’il ne les paye pas de bon gré. Les rois qui comptent sur l’amour de leurs sujets sont des sots, ou des simulacres vivants dupes de la flatterie. Il se peut cependant que notre Louis XV soit aimé parce qu’on lui a donné le surnom de bien aimé, tout comme Louis XIII se croyait juste par la même raison.

— Ce roi bien-aimé a-t-il entre ses courtisans quelqu’ami capable de lui dire la vérité ?

— Oui ; mais à l’exception des vérités qui le regardent car il se croirait peut-être offensé.

— Mais il n’est pas fâché des vérités que lui disent ses parlements dans leurs remontrances15.

— Elles lui font beaucoup de peine, mais il la dissimule, car il doit les souffrir. Malgré cela on n’a jamais osé luii suggérer une convocation des états généraux pour payer [96r] les dettes de l’état.

— Il me semble que les rois de France ont raison de l’abhorrer, car ils doivent la craindre comme les papes la convocation d’un concile.

— Pas tout à fait. L’assemblée des états généraux serait dangereuse, si le tiers-état pouvait contrebalancer par son suffrage l’intérêt de la noblesse, et plus encore celui du clergé. Il devrait avoir deux voix, et on ne les lui accordera jamais ; car il est trop facile en politique de voir qu’il ne faut pas mettre l’épée entre les mains des furieux.

— Si la convocation des états dépend du roi, on prévoit facilement qu’il n’y aura plus en France des convocations.

— Je suis de votre avis. La nation même oubliera qu’elle a cette prérogative.

Le jeune homme qui me parlait ainsi, et qui me donnait des idées si justes sur la cour, et la nation, s’appelait Patu. Me raisonnant toujours dans ce goût, il me conduisit jusqu’à la porte de la maison de Silvia rue des deux portes S.t Sauveur. Il me fit les plus grands compliments quand je lui ai dit que c’était la seule maison de Paris sur laquelle je pouvais compter. Il me fit une très ample énumération de toutes les très utiles connaissances que je pouvais faire dans la maison de cette célèbre actrice. Je l’ai quitté très content d’avoir connu un jeune homme de ce caractère.

J’ai trouvé cette aimable comédienne en belle et nombreuse compagnie. Tous les amis de sa maison auxquels elle n’avait pas manqué de faire savoir l’arrivée de son fils étaient venus dîner avec elle. Celui avec lequel je fus fort aise de me [96v] trouver et dont la figure, et la taille me frappèrent était le célèbre, et vieux Crébillon16. Comment, monsieur, lui dis-je, je me trouve heureux si rapidement ? Il y a huit ans que vous me charmez. Écoutez-moi, de grâce.

Je lui récite alors la plus belle scène de sa tragédie de Zénobie, et Radamiste traduite par moi en vers blancs. Silvia, également que toute la compagnie, était enchantée voyant avec quel plaisir Crébillon à l’âge de quatre-vingts ans s’écoutait rendu dans ma langue qu’il aimait plus que la sienne. Il récita alors la même scène en français, et il releva de l’air le plus sincère les endroits dans lesquels il lui semblait que je l’avais embelli. Je l’ai remercié, étant même un peu persuadé qu’il avait raison.

Après ce début, c’est tout simple qu’on m’a fait devenir le coryphée de la table. Pour la rendre gaie, je n’ai eu besoin que de répondre à l’interrogation toute naturelle qu’on me fit de ce que j’avais trouvé de remarquable à Paris dans ce premier jour. J’ai parlé deux heures leur rendant compte de tout, et de la connaissance que j’avais faite de Patu. Crébillon qui avait observé plus que tous les autres la route que je prenais pour connaître le bon, et le mauvais de sa nation, et qui croyait d’avoir déjà découvert de quelle espèce était mon esprit, me parla en ces termes.

— Pour un premier jour, je trouve, monsieur, que vous avez fait des découvertes qui peuvent vous faire espérer des progrès rapides. Vous narrez bien ; vous parlez français à vous faire parfaitement entendre ; [97r] mais vous vous expliquez par des phrases italiennes. On vous écoute avec plus d’attention, car cette nouveauté intéresse, et je vous dirai même que votre jargon est fait pour vous captiver un double suffrage de tous ceux qui vous entendent, car il est singulier, et vous êtes dans le pays où l’on court après tout ce qui est singulier ; mais malgré tout cela vous devez commencer demain, pas plus tard, à vous donner toutes les peines pour parvenir à bien parler notre langue, car dans deux ou trois mois les mêmes qui vous applaudiront aujourd’hui commenceront à se moquer de vous.

Paris : le quartier du Marais

a Rue des Douze-Portes

b La Bastille

— Je le crois, et je le crains ; aussi mon principal projet venant ici fut celui de me donner de toute ma force à l’étude de votre langue, et de votre littérature. Mais comment ferai-je, monsieur, pour me trouver un maître ? Je suis écolier insoutenable, interrogateur insatiable, curieux, importun. Je ne me crois pas assez riche pour payer un maître qui aurait la patience de me souffrir, supposant que je pusse le trouver.

— Je vous dirai, me dit-il m’interrompant, qu’il y a cinquante ans que je cherche un écolier tel que vous vous êtes peint, et que c’est moi qui vous payeraij si vous voulez aller prendre des leçons de moi au marais dans la rue des douze portes où je demeure. J’ai tous les bons poètes italiens que je vous ferai traduire en français, et je ne vous trouverai jamais importun.

J’ai accepté, fort embarrassé à lui expliquer mes sentiments de reconnaissance. Crébillon avait une taille de six pieds : il mangeait bien : il contait plaisamment sans rire : il était aussi célèbre par ses bons mots. Il passait la vie chez lui, ne sortant que très rarement, [97v] et ne voyant chez lui presque personne, parce qu’il avait toujours sa pipe à la bouche, et dix-huit à vingt beaux chats, qui l’entouraient, et avec lesquels il se divertissait quand il n’écrivait pas. Il avait une vieille gouvernante, une cuisinière, et un domestique. Sa gouvernante pensait à tout, tenait son argent, et pourvu qu’elle ne le laissât jamais manquer de rien, il ne lui en demandait jamais aucun compte.

J’ai remarqué en Crébillon qui aimait tant les chats qu’il en avait la physionomie. Elle est très peu différente de celle du lion. Il était censeur royal, et il me disait que cela l’amusait. Il se faisait lire par sa gouvernante toutes les pièces qu’on lui portait ; mais non contente de les lui lire, elle lui disait souvent son avis ; et elle boudait quand il n’en faisait pas cas. Elle parlait en nombre plurier17. Nous ne pouvons pas permettre que votre écrit aille à l’impression, disait-elle au jeune homme qui allait le reprendre.

Je suis allé trois ou quatre fois par semaine prendre leçon chez ce grand homme dix-huit à vingt mois de suite, ayant le grand plaisir d’apprendre de lui des anecdotes de la cour de Louis XIV ignorées de tout le monde, mais à lui connues qui avait fait sa cour à ce grand roi quatorze ans de suite. La langue française de Crébillon n’était pas la plus pure : tout le monde le savait ; mais, malgré le sarcasme scandaleux de Voltaire, il ne s’ensuivait pas pour cela qu’il ne sût sa langue, car scribendi recte sapere est principium et fons [la raison est le principe et la source de l’art d’écrire]18. Voltaire a trop parlé contre cet homme19 qu’il aurait dû respecter, car les tragédies qu’il avait écritesk avant lui l’avaient instruit, et lui avaient fourni des scènes entières qui maniées avec plus de génie l’avaient fait briller, et sans lesquelles quelques-unes de ses pièces seraient tombées. Il fit [98r] connaître au monde que l’esprit qui le guidait à critiquer le grand homme sortait d’une basse jalousie plutôt que d’un louable zèle de littérature. C’est étonnant. Voltaire, qui avait toutes les qualités d’un grand génie, n’a pu se défendre de plusieurs défauts qui ne caractérisent que les petits. Crébillon riait de ses critiques, ne cessant jamais de rendre justice à son grand esprit, et principalement dans l’art qu’il possédait d’écrire l’histoire. Il parvenait à lui pardonner, si, pour la rendre intéressante, il l’alliait à des mensonges, ou à des fables. Il m’assura que l’homme au masque de fer en était une, en ayant été assuré lui-même par Louis XIV. Ce fut ce roi, qui l’empêcha de finir son Cromwell lui disant qu’il ne devait pas user sa plume d’après un coquin. Il m’assura que l’ambassade de Siam n’avait été qu’une friponnerie de madame de Maintenon faite pour dissiper l’ennui du roi qui était devenu inamusable, et dont l’humeur était devenue insoutenable.

Il me dit un jour, me parlant de son Catilina, dont par parenthèse il n’était pas content, que si pour lui assurer un plein succès ill eût dû faire que César y jouât un rôle, il n’aurait jamais pu s’y résoudre, car César, jeune homme, aurait dû faire rire le parterre, tout comme devrait le faire rire Médée, si un auteur méprisant le précepte d’Horace Sit Medea ferox [que Médée soit farouche]20, s’avisait de la faire paraître sur la scène avant qu’elle connût Jason. Il convenait d’ailleurs de plusieurs négligences de style qu’on trouvait par-ci par-là dans ses tragédies ; mais il s’en moquait : il me disait que tout comme il écrivait comme il pensait, il ne pouvait pas s’empêcher d’écrire comme il parlait21. Il me dit un jour en riant que certains vers que j’avais faitsm [98v] pour mon coup d’essai étaient parfaits tant à l’égard de la langue française, comme par rapport au mètre, et que la pensée qui les animait était sublime ; mais que malgré tout cela le tout ensemble était mauvais. Pour me faire comprendre ce qu’il leur manquait, il me dit qu’ils n’avaient pas des testicules. Il avait le talent de plaisanter sur tout ce qui paraissait sérieux. On disait qu’il était fort riche dans cette partie qui constitue le sexe masculin : un duc, et pair, qui se croyait plus riche que lui, lui proposa la gageure en présence de plusieurs courtisans : Crébillon d’un grand sang-froid lui répondit qu’il était prêt ; mais prenez garde à vous, monseigneur, ajouta-t-il, car je ne cède qu’à un âne. Le duc vit, et perdit l’envie de parier.

Un jour qu’il me vit bouder parce qu’il m’avait rayé des phrases sentantn l’italianisme dans une lettre où je croyais d’avoir évité toutes les tournures de ma langue, il me dit que je me trompais beaucoup, si j’espérais de parvenir à écrire français dans un style tout à fait exempt de l’esprit italien : il aurait fallu pour cela, me disait-il, que j’eusse appris à penser en français. Il me porta l’exemple de Théophraste à Athènes, et de Tite-Live, dont la latinité enchanteresse, au jugement porté dans tous les siècles, sentit patavinitatem [sent sa patavinité] ; quoique cela n’empêchât qu’il ne fût le plus pur, et le plus judicieux écrivain de l’histoire de Rome. Crébillon eut raison : j’écris en français, et sans que je puisse les apercevoir les italianismes sortent de ma plume. Ce qui est singulier c’est que je les distingue dans les écrits des autres. Ceux qui disent que la langue italienne farcie de gallicismes est plus jolie se trompent. Toutes les langues ont leurs lois, et les bons écrivains les suivent.

[99r] Ce fut le surlendemain de mon arrivée à Paris que je suis allé à la comédie italienne pour avoir le plaisir de voir jouer Silvia. On donnait Cénie comédie sérieuse de madame de Graffigny qui s’était déjà rendue célèbre par ses lettres péruviennes22. Cette dame était Lorraine, et avancée en âge : elle vivait d’une pension qu’elle avait méritée se mêlant d’affaires politiques, dans le temps que le duc de Lorraine avait cédé ses états à la France. Je parlerai de cette dame à temps, et lieu.

Je vais donc à la comédie de bonne heure pour m’emparer d’une bonne place sur l’amphithéâtre. Je me tenais debout observant à droite, et à gauche les femmes qui venaient occuper les premières loges chargées de rouge, et de diamants. Un homme de mise23 excessivement gros, et gras, qui était à mon côté, me demande si mon habit avait été fait en France.

— Non monsieur ; mais ce n’est que la seconde fois que je le mets.

— Je vois bien qu’il est tout neuf, et je crois pouvoir deviner que vous l’avez fait faire à manches ouvertes, et avec des boutons jusqu’au bas, parce que vous avez cru de ne pouvoir aller à la cour que dans ce costume ; mais il y a déjà quatre ans qu’on y va avec un habit fait comme vous voyez le mien.

— Je vous remercie, et je vous promets que je le vendrai demain. Mais je vous prie de me dire qui est cette énorme dame, dont les diamants m’éblouissent, qui entre actuellement dans cette loge-là. Grand Dieu qu’elle est grasse ! Qui est donc cette grosse cochonne ?

— Monsieur ; c’est la femme de ce gros cochon.

— Ah ! Monsieur ! Je suis un étourdi, et je vous en [99v] demande mille pardons.

Mais il n’y avait pas question de demander pardon, puisque l’aimable gros cochon étouffant de rire dut s’asseoir. Après avoir bien ri, il se leva, il sortit de l’amphithéâtre, et il alla dans la loge de sa femme, où je l’ai vu recommencer à rire avec elle. C’était évident qu’il lui avait conté toute l’histoire. Impatienté de ce rire, et fâché d’en avoir donné le sujet, je me lève pour aller occuper une autre place ; mais dans l’instant je me sens appelé par le gros rieur. La politesse veut que je m’approche alors de la loge pour savoir ce qu’il voulait me dire. Me demandant excuse de l’air le plus sérieux, et le plus noble, il me prie d’aller souper chez lui le soir même, si je n’étais pas engagé ailleurs. Je lui réponds que j’accepterais l’honneur qu’il m’offrait si effectivement je n’étais pas engagé.

— Chez qui donc ?

— Chez mademoiselle Silvia.

— Je vais dans l’instant vous dégager.

Il sort ; je reste à parler avec la dame, et cinq minutes après il retourne avec Balletti, qui me dit de la part de sa mère qu’elle était enchantée que je fisse de si bonnes connaissances ; et qu’elle m’attendait à dîner le lendemain. Je prends Balletti à part, et j’apprends que je souperai avec M. de B…24 receveur général deso finances. À la fin de la pièce, la grosse dame prit mon bras, nous entrons dans son équipage, et nous allons à son hôtel rue d’Antin, où j’ai vu grande compagnie, appartement magnifiquement éclairé, puis souper avec profusion, gaieté, et morceaux de musique de Rameau chantés par Jeliot, et la Lemière25. Après souper on me fit conduire chez moi.

[100r] Dans cette maison, qui me fut toujours ouverte, j’ai fait de très utiles connaissances. Voilà de quelle façon les étrangers se faufilaient à Paris dans ce temps-là : actuellement26 c’est fini. Me souvenant de cette ville, je frissonne.

Le lendemain j’ai vu chez moi Patu, qui me fit présent de l’éloge en prose qu’il avait fait de l’immortel Maurice maréchal de Saxe27. Il me fit aller déjeuner avec lui aux Tuileries, où il me présenta à madame du Bocage28, qui me parla beaucoup de Rome, et du cardinal Passionei, qui l’avait embrassée publiquement sur l’escalier du Vatican29. En parlant du maréchal de Saxe, elle dit en souriant que c’était un dommage qu’on ne pût pas dire un de profundis pour le repos de l’âme d’un homme qui avait fait chanter tant de Te deum. Sortant des Tuileries, il me mena chez une fille célèbre de l’opéra qui s’appelait Lefel30. Elle avait trois enfants en bas âge qui voltigeaient par la maison. Je fais l’éloge de leur beauté félicitant la mère. Ils ont, lui dis-je, tous les trois dans leur jolie physionomie d’unp caractère différent.

— Je le crois, dit-elle d’un air de candeur, celui-ci est fils du duc d’Aneci31, son frère que voilà appartient à d’Eguemont32, et le troisième à Maison rouge, qui par parenthèse vient d’épouser la Romainville33.

— Ah ! ah ! Excusez de grâce : j’ai cru que vous étiez la mère de tous les trois.

— Je le suis aussi.

Mais en disant ces dernières paroles, elle regarde Patu tout étonnée, et elle donne dans un grand éclat de rire, qui me fait rougir jusqu’aux oreilles. J’étais nouveau. Je n’étais pas accoutumé à entendre une femme empiéter sur les droits de l’homme. La Lefel cependant n’était pas une effrontée ; elle était franche, honnête fille d’opéra au-dessus des préjugés de cette espèce. [100v] Les seigneurs, qui se tenaient pour sûrs de lui avoir fait ces enfants, les laissaient entre ses mains, lui payant leur pension. Elle les élevait bien, et les pensions lui servaient à vivre plus à son aise. Mon ignorance des mœurs parisiennes me faisait donner ainsi dans des lourdes méprises. Cette fille aurait ri au nez de tout homme qui serait allé lui dire que j’étais un garçon d’esprit : ma méprise me déclarait bête à quatre pattes dans Paris principalement, où rien n’est jamais médiocre. Il n’y a pas de milieu entre la bêtise, et l’esprit ; et un acteur de la comédie qui a joué hier comme un ange, joue aujourd’hui comme un fiacre34 ; car à Paris le cocher d’un fiacre n’est pas cocher ; il est fiacre.

Une chose dans le même goût m’est arrivéeq à la salle de l’opéra, où le maître de ballets Lany35 apprenait à figurer36 à plusieurs filles, dont il avait besoin. J’en vois une de quatorze à quinze ans, dont la mère tenait le mantelet : elle avait l’air modeste : elle m’intéressait. Un étourdissement lui prend, j’accours avec mon flacon d’eau des carmes, et je lui demande si elle n’avait pas par hasard trop soupé.

— Non ; mais j’ai un fort soupçon d’être grosse.

— Pardon, madame ; je n’aurais jamais osé vous croire mariée.

Voyant alors la fille pouffer de rire, je reconnais ma bêtise, et je pars. Patu me fit connaître toutes les filles de Paris qui avaient un nom : il aimait le beau sexe autant que moi ; mais, malheureusement pour lui, il n’avait pas mon tempérament, et il paya de sa vie. S’il avait vécu il aurait remplacé Voltaire. Il est mort à l’âge de trente ans à S. Jean de Moriene, venant de Rome, et espérant d’aller vivre, ou mourir à Paris ; mais étant étique déclaré, il ne pouvait vivre longtemps nulle part.

Je l’ai trouvé un matin faisant des vers [101r] alexandrins non rimés.

— Les vers blancs français, lui dis-je, sont ingrats.

— Je le sais, aussi ne seront-ils pas vus. C’est une lettre, et je l’écris en vers pour m’assurer que lorsque je la traduirai en prose, elle sera charmante ; et on n’y trouvera pas des vers. Voltaire fait souvent cela. Sa belle lettre à madame du Châtelet fut écrite ainsi.

— Tu badines, je crois.

— Je ne badine pas. Rien ne déplaît plus aux oreilles délicates qu’une prose, où on trouve des vers sortis par hasard de la plume de l’écrivain ; et cela n’arrive que trop souvent. Tacite commence son histoire par un mauvais vers hexamètre, dont certainement il ne s’est pas aperçu. Urbem Romam a principio reges habuere. Est-ce que vous pardonnez, vous autres Italiens, à une prose farcie de vers ?

— Nous la condamnons, mais nous évitons les vers sans nulle difficulté, puisque le style poétique est entièrement différent de celui de la prose. Ceux qui entrelardent de vers leur prose, croyant de la rendre par là plus brillante, sont des pauvres génies qui nous font pitié.

Il tardait à Patu de me mener à l’opéra pour être témoin de l’effet qu’il me ferait, car un italien doit trouver ce spectacle fort extraordinaire. L’opéra qu’on donnait alors une fois par semaine était un ballet, dont le titre devait m’intéresser : c’était Les fêtes vénitiennes. Nous allons donc nous mettre au parterre, payant quarante sous : j’y vois bonne compagnie. Le spectacle était celui qui faisait les délices de la nation. Solus gallus cantat.

Après une symphonie très belle dans son genre donnée par un excellent orchestre, on lève la toile. Je vois une décoration qui me représente la petite place de S.t [101v] Marc vue de l’île de S.t George ; mais je reste surpris de voir le palais ducal à ma gauche, et la procuratia de la monnaie, et de la bibliothèque37, comme le grand clocher à ma droite. Cette faute trop comique, et honteuse pour mon siècle commença à me faire rire. Patu que j’informe doit en rire aussi ; mais un voisin prétend que ce n’est pas risible. Il dit que c’est un défaut accidentel de certaines estampes d’où le peintre de l’opéra pouvait avoir copié sa décoration : je lui accorde la chose ; mais je lui dis que le peintre n’était pas moins un âne qui aurait aussi peint des hommes avec leur épée au côté droit. Je lui ajoute qu’étant vénitien j’avais la même raison de rire de cette faute qu’il aurait lui-même voyant à Venise un tableau où il verrait le pont neuf avec la Samaritaine du côté gauche le voyant du Louvre38. Ne pouvant pas m’empêcher de rire, il nous laissa.

Venise : la place Saint-Marc et l’île Saint-Georges

a Douane (Dogana)

b Procuraties

c Grand clocher (campanile)

d Petite place Saint-Marc (Piazzetta)

e Palais ducal

f Saint-Georges (San Giorgio Maggiore)

La musique quoique belle dans un goût antique, et baroque39 m’amusa dans le commencement à cause de sa nouveauté, mais bientôt elle m’ennuya ; et sa mélopée qui est le récitatif me désola.

L’action, qui était le sujet de l’opéra-ballet, était un jour du carnaval dans lequel les vénitiens vont se promener en masque dans la grande place. On y voyait des galants, des entremetteuses et des filles qui nouaient, et dénouaient des intrigues. Tout ce qui était costume était faux, mais amusant. Ce qui me fit bien rire fut au moment du ballet quand j’ai vu sortir des coulisses le doge de Venise, avec douze sénateurs tous en robes bizarres, [102r] qui se mirent à danser la grande passacaille.

Mais tout d’un coup j’entends un claquement de mains général à l’apparition d’un grand danseur masqué, et ayant une perruque noire à longues boucles qui lui descendaient jusqu’aux hanches. Il était vêtu d’une robe noire ouverte par-devant qui lui allait jusqu’aux talons. Patu me dit d’un air dévot et pénétré que je voyais le grand Dupré40. Ayant entendu parler de ce danseur, je me tiens très attentif à tous ses mouvements. Je le vois s’avancer à pas cadencés, et lorsqu’il est parvenu au bord de l’orchestre élever lentement ses bras arrondis, les mouvoir avec grâce, les étendre entièrement, puis les resserrer, remuer ses pieds, faire des petits pas, des battements à mi-jambe, quelques pirouettes, et disparaître ensuite rentrant à reculons dans la coulisse. Tout ce pas de Dupré ne peut avoir duré que trente secondes. Le claquement du parterre, et des loges était général. Je demande à Patu ce que ce grand applaudissement signifiait. On applaudit, me répondit-il, aux grâces, à la divine harmonie de ce grand danseur dans ses mouvements : il a soixante ans ; et il est le même qu’il était à vingt.

— Quoi ? Il n’a jamais dansé autrement ?

— Il ne peut pas avoir dansé mieux, car ce développement que tu as vu est parfait ; et au-delà du parfait il n’y a rien. Il fait toujours la même chose, et nous le trouvons toujours neuf : telle est la puissance du beau, du bon, du vrai qui pénètre à l’âme. Voilà la véritable danse : c’est un chant. En Italie, je le sais bien, vous n’en avez pas d’idée.

À la fin du second acte, voilà de nouveau Dupré ; [102v] il avait sur le visage un autre masque analogue au nouveau caractère qu’il représentait. Il danse sur un air différent ; mais je trouve sa danse la même. Il avance vers l’orchestre ; il s’arrête un instant, très bien dessiné, j’en conviens ; et tout d’un coup j’entends vingt voix dans le parterre dire : Ah ! Mon Dieu ! mon Dieu ! il se développe, il se développe. Et réellement il paraissait un corps élastique, qui se développant devenait plus grand. J’ai accordé à Patu qu’il y avait à tout cela de la grâce, et je l’ai vu content.

Après Dupré, je vois sortir une danseuse qui comme une furieuse parcourt toute la scène faisant rapidement des entrechats à droite, et à gauche applaudie à toute force. C’est, me dit Patu, la célèbre Camargot41, que tu es venu à Paris à temps de voir. Elle a aussi soixante ans. C’est la première danseuse qui a osé sauter sur le théâtre de l’opéra. Avant elle les danseuses ne faisaient que des pas, et, ce qui est admirable, elle ne porte, et elle n’a jamais porté des culottes, tant elle est sûre de la régularité de ses sauts. Je lui ai dit qu’il se trompait, car dans un entrechat qu’elle avait fait en tournant j’avais vu des culottes noires. Dans ce cas, dit un voisin qui était de ses amis, vous ne pouvez avoir vu que ses cuisses, car elle ne met jamais ni culottes ni caleçons. Je crois que vous êtes étranger. — Oh ! Pour ça, oui.

Ce qui m’a plu dans l’opéra français fut l’obéissance, et la promptitude dans le changement de décoration. Le coup de sifflet était si bien entendu que le coup [103r] d’archet du premier violon de l’orchestre, où cependant l’auteur de la musique me fit rire, se tenant debout et agitant à droite et à gauche un grand rouleau qu’il tenait à la main comme un sceptre. Il le branlait42 avec violence comme s’il eût dû faire agir les instruments par des ressorts. Mais ce qui me fit un vrai plaisir fut le silence des spectateurs, tout au contraire de chez nous en Italie, où les spectateurs ne se tiennent attentifs dans le plus profond silence qu’au ballet. D’ailleurs il n’y a point d’endroit sur la terre où l’observateur ne trouve des extravagances s’il est étranger ; car s’il est du pays, y étant né, il ne peut pas les discerner.

Le plus grand plaisir que j’ai ressenti fut à la comédie française, où j’ai vu les grands acteurs qui peu de temps après se retirèrent. La Dumenil, la Dangeville, la Grandval avec son mari, Sarazin, la Torillere, Lanoue, et surtout la Gaussin, et la célèbre Cleron43. J’ai vu dans les jours qu’on appelle mauvais le Misanthrope, l’Avare, le Joueur, le Glorieux, m’imaginant d’être à leur première représentation. J’ai vu comment nos comédiens d’Italie devraient jouer ; mais les connaissant je n’ai pas espéré qu’ilsr pussent parvenir à se donner la peine nécessaire pour y parvenir.

Dans un de ces mauvais jours je me suis trouvé dans une loge avec des vieilles actrices qui s’étaient retirées du théâtre jouissant de leur pension. Elles m’amusaient me contant cent jolies histoires des comédiennes que je voyais. Une très jeune fille, qui jouait un petit rôle, m’intéressant beaucoup j’ai prié une de ces doyennes de me dire qui c’était, et s’il était facile de faire connaissance [103v] avec elle. Elle est jolie à croquer, me dit une d’entr’elles, elle est fille de Dubois, elle est très aimable en société dans l’âge où elle est de quatorze ans, et enfin elle promet beaucoup, et elle ne trompera pas notre attente.

— A-t-elle un amant ?

— Elle n’a personne ; mais elle en aura certainement un bientôt.

— J’envie l’heureux dont elle deviendra maîtresse. Que je serais aise, si je pouvais faire connaissance avec elle !

— Rien n’est si facile. Allez au foyer : parlez-lui : faites qu’elle vous montre son père, ou sa mère, et sans façon demandez-leur à souper : ils sont l’honnêteté même : soyez sûr qu’ils vous feront bon accueil. Ils seront enchantés que vous trouviez leur fille aimable ; et ils ne vous gêneront pas après souper ; ils se retireront, et vous causerez aussi longtemps qu’il vous plaira avec la petite.

— Je n’aurai jamais le courage de faire cela.

— Vous êtes en France, monsieur, où l’on connaît le prix de la vie, et où l’on tâche d’en tirer parti. Nous aimons le plaisir, et nous nous trouvons heureux quand nous pouvons en procurer à quelqu’un.

— Cette façon de penser est divine, madame ; mais de quel front voulez-vous que j’aille demander à souper à quelqu’un qui ne me connaît pas ?

— Oh ! Mon Dieu ! Que dites-vous ? Nous connaissons tout le monde. Vous voyez bien comment je vous traite. Ai-je l’air de ne pas vous connaître ? Après la grande pièce je vous présenterai.

— Je vous prierai, madame, de me faire cet honneur-là un autre jour.

— Quand il vous plaira.

C’est ainsi que Paris était fait.

a. Charmé biffé.

b. Avait biffé.

c. Orth. un enigme (enigma est masculin en italien).

d. Orth. Marrianne.

e. Orth. vu.

f. Madame biffé.

g. Orth. fait.

h. Pitié biffé.

i. Nommer biffé.

j. Orth. payera.

k. Orth. écrit.

l. Aurait biffé.

m. Orth. fait.

n. Orth. sententes.

o. Orth. de.

p. Le d’ est ajouté dans l’interligne.

q. Orth. arrivé.

r. Puissent biffé.

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[CHAPITRE XI]

Tous les comédiens italiens de Paris voulurent me faire voir leur magnificence. Ils me fêtèrent me donnant des dîners, et des soupers fins. Carlin Bertinazzi, qui jouait l’Arlequin, et que Paris idolâtrait me fit souvenir qu’il y avait treize ans qu’il m’avait vu [104r] dans la ville de Padoue retournant de Pétersbourg avec ma mère. Il m’a donné à dîner chez madame de la Caillerie1 où il logeait. Cette dame était amoureuse de lui depuis cinq à six ans.

Voyant quatre jolis enfants, dont madame m’avait dit d’être la mère, j’ai cru de ne pas risquer de passer pour bête faisant compliment à Monsieur de la Caillerie sur ses aimables rejetons.

— Faites-en compliment à Carlin, me répondit-il, puisque c’est lui qui en est le père. Ne riez pas : c’est tout de bon, et je n’en suis pas fâché.

— Je suis surpris que vous les entreteniez, à moins que vous ne vous croyiez obligé à cela parce qu’ils portent votre nom.

— Je ne peux pas leur refuser mon nom, car ils sont fils de ma femme ; mais Carlin est trop honnête homme pour souffrir que je les entretienne. Il sait qu’ils sont à lui ; et s’il n’en convenait pas, ma femme serait la première à s’en plaindre.

C’est ainsi que cet honnête homme français pensait, et c’est ainsi qu’il s’expliquait fort paisiblement. Il aimait Carlin autant que sa femme l’aimait avec cette différence que les conséquences de sa tendresse n’étaient pas celles qui font naître des enfants. Les histoires de cette espèce ne sont pas rares à Paris parmi des gens d’une certaine façon. Deux des plus grands seigneurs de la France troquèrent de femmes tranquillement, et eurent des enfants qui portèrent le nom non pas de leur vrai père, mais du mari de leur mère : il n’y a pas un siècle que cela est arrivé : ainsi les Bouflers d’aujourd’hui sont Luxembourg, et les Luxembourg Bouflers.

Le plus riche des comédiens italiens était Pantalon père de Coraline, et de Camille2. Coraline jouait les soubrettes, et Camille dansait, et jouait aussi les [104v] secondes amoureuses. Tout l’argent qu’elles gagnaient entrait dans la bourse du père qui outre cela prêtait sur gages. Ses deux filles, au dîner en famille qu’il me donna, m’enchantèrent ; mais principalement l’aînée qui était entretenue par le prince de Monaco3, dont le père duc de Valentinois était encore vivant. Camille était en secret entretenue par le comte de Melfort4 colonel du régiment d’Orléans, qui à son tour, n’étant point riche, était entretenu par la duchesse de Chartres. Cette duchesse quelque temps après mon arrivée est devenue duchesse d’Orléans à la mort de son beau-père qui était fils du régent de France5.

Coraline avait moins d’esprit que Camille ; mais elle était plus jolie. La trouvant adorable, et lui ayant dit que je désirais de lui faire ma cour, elle me répondit qu’elle le voulait bien ; mais qu’ayant un amant en titre, elle ne pouvait me recevoir qu’aux heures indues, et quelquefois aux autres, après m’avoir fait connaître au prince comme personne sans conséquence. J’ai trouvé ces conditions neuves, et délicieuses. Ce prince de Monaco, la première fois que Coraline lui dit qui j’étais, ne m’a qu’à peine regardé. La seconde fois il rit beaucoup de je ne sais quel conte que j’ai fait à sa maîtresse, et la troisième fois il la pria de me retenir à souper. Il finit à la fin par me trouver nécessaire, car ordinairement les princes, se trouvant tête-à-tête avec leurs maîtresses ne savent ni que dire, ni que faire.

Me croyant en devoir de lui faire ma cour, j’allais souvent le voir le matin à son hôtel de Matignon rue de Varenne. Je suis bien aise, me dit-il un matin, que vous soyez venu, car j’ai fait venir envie de vous connaître à la duchesse de Rufec6. Nous irons d’abord chez elle.

[105r] Encore une duchesse ! Mon âme nageait dans la joie. Nous montons dans son Diable, voiture de mode, et nous voilà à onze heures du matin chez la dame. Je vois une femme de soixante ans au moins, une figure couverte de rouge, la peau couperosée, laide, maigre, et flétrie, assise indécemment sur un sopha, qui à mon apparition s’écrie : Ah ! Voilà un beau garçon. Tu es charmant, mon cher prince. Viens t’asseoir près de moi, mon ami, me dit-elle. J’obéis tout étonné, me sentant d’abord rebuté par une puanteur de musc insoutenable. Je vois un sein hideux que la Mégère montrait tout entier, et des boutons non visibles parce qu’ils étaient couverts de mouches ; mais très palpables. Où suis-je ! Le prince s’en va me disant qu’il me renverrait son Diable dans une demi-heure.

À peine est-il parti, que cette harpie me surprend avec deux lèvres baveuses qui m’offraient un baiser que j’aurais peut-être dû avaler ; et en même temps elle allonge un bras décharné là où saa rage infernale attachait son âme, me disant : voyons si tu as un beau…

— Ah ! Madame la duchesse…

— Tu te retires ? Quoi ? Tu fais l’enfant ?

— Oui madame, car…. j’ai….

— Quoi ?

— J’ai la Ch…. p…..

— Ah ! Le vilain cochon.

Elle se lève fâchée ; et elle s’en va. J’en fais de même, prenant vite la porte. Je sors de l’hôtel ayant peur que le suisse me l’empêche. Je prends un fiacre, et je vais conter l’aventure toute chaude à Coraline, qui après avoir bien ri, convient que le prince m’avait joué un tour sanglant. Je voulais dans ce moment-là la convaincre que j’avais dit à la duchesse un mensonge, mais elle ne s’est point du tout rendue à mes instances. Il y avait un mois qu’on me croyait guerluchon, et il [105r] n’en était rien. Cinq à six jours après, je lui ai demandé mon congé, et pour lors elle promit tout ce que je désirais le premier jour que le prince irait à Versailles.

Ce jour vint dans la semaine suivante, la Dauphine ayant accouché d’une princesse. Coraline me dit que nous irions dîner à la garenne, où nous prendrions des lapins au furetb, et que nous retournerions le soir à Paris contents.

Nous voilà le lendemain à dix heures tous les deux dans un carrosse coupé allant où je me sentais sûr de jouir ; mais vers la barrière de Vaux Girard nous rencontrons un vis-à-vis aux armes, et à livrée étrangère. J’entends le seigneur qui y était crier : arrête arrête, et Coraline dire la même chose à son cocher. C’était dans l’ordre.

Ce seigneur était le chevalier de Wirtemberg7, qui sans même me daigner d’un regard commence à dire des douceurs à Coraline, puis mettant toute sa tête dehors lui parle à l’oreille : elle lui répond de la même façon, il lui parle encore ; elle pense un peu ; puis elle me dit, me prenant la main, et toute riante : j’ai une grande affaire à finir avec ce prince ; allez à la garenne, mon cher ami, dînez-y, chassez, et divertissez-vous. Je vous attends chez moi demain matin. Après m’avoir dit cela, elle descend, elle monte dans le vis-à-vis, et elle me plante.

Si le lecteur ne s’est jamais trouvé dans une situation pareille à la mienne, il ne pourra jamais se figurer de quelle espèce fut mon dépit dans ce moment-là. Je suis descendu aussi à la barrière, envoyant paître le cocher. J’ai pris le premier fiacre que j’ai trouvé, et ne sachant où aller, je suis allé chez Patu, qui après avoir entendu ma noire aventure crut me consoler me disant qu’il voudrait être à ma place. Il me dit que la chose n’était pas neuve, que tout était en règle, et que pour peu que j’aimasse Coraline, [106r] je devais lui passer ce petit caprice. Elle m’avait donné selon lui la plus grande marque d’amitié qu’une fille de son état pût donner à quelqu’un qu’elle voulait porter au faîte du bonheur. Quand il vit que tout ce qu’il me disait pour me calmer était inutile, il me proposa d’aller dîner avec lui à l’hôtel du Roule. J’y ai consenti.

L’hôtel du Roule était fameux à Paris. Il y avait deux mois que j’y étais, et je ne l’avais pas encore vu. La maîtresse femme qui avait loué cet hôtel s’appelait madame Paris8. Elle l’avait très bien meublé, et elle y tenait quatorze filles choisies par elle. Elle avait un bon cuisinier, des bons vins, des excellents lits, et elle faisait bon accueil à tous ceux qui allaient lui faire des visites. Le lieutenant de police Berier9 la protégeait. Étant à une certaine distance de Paris, elle était sûre que ceux qui iraient chez elle seraient des personnes à leur aise ; car c’était trop loin pour y aller à pied. La police de sa maison était très sage : tous les plaisirs étaient taxés à un prix fixe, et pas chers. On payait six francs pour déjeuner avec une fille, douze pour dîner, un louis pour y coucher. C’était enfin une maison bien montée, dont on parlait à Paris avec admiration. Il me tardait d’y être, et je trouvais que la partie vaudrait peut-être mieux que celle que j’aurais faite à la garenne.

Nous montons dans un fiacre ; Patu dit au cocher : à la porte Chaillot, il répond qu’il a entendu, et il nous y mène. Je vois écrit en grands caractères au-dessus de la porte fermée Hôtel du Roule.

La porte cochère, comme de raison, étant fermée, un portier à moustaches sorti par une porte de [106v] derrière vient regarder nos personnes. Content de nos mines, il ouvre, nous renvoyons notre fiacre, et nous entrons. Une femme de cinquante ans, d’un air aisé, et privée d’un œil, nous demande, si nous étions allés là pour dîner, après avoir vu ses demoiselles en société. Ayant entendu que tel était notre dessein, elle nous mène dans une grande salle où nous voyons quatorze filles à l’air modeste, vêtues de mousseline uniformément, assises en demi-cercle l’une auprès de l’autre, leur ouvrage à la main, qui à notre apparition se lèvent, et nous font, toutes en même temps, une belle révérence. Elles étaient toutes à peu près du même âge ; toutes jolies, grandes, moyennes, petites, blondes, châtaines, brunes. Nous les parcourons, disant à chacune quatre ou six mots, et dans le même moment que Patu choisit la sienne, je m’empare de celle qui me revient le plus. Les deux choisies faisant un cri de joie, et jetant leur ouvrage nous sautent au cou, et nous mènent de la salle au jardin, nous disant qu’on nous appellera d’abord que le dîner sera prêt. La Paris, nous laissant aller, nous dit qu’elle nous répond de la parfaite santé de ses deux pensionnaires.

Après une courte promenade chacun de nous va avec sa chacune dans un cabinet pour lui rendre son devoir. On nous appelle à table, et en dînant Patu devient amoureux de la mienne, moi de la sienne, et nous troquons ; mais suivant les lois nous devons payer encore six francs. Après le fait, Patu se plaint de ce que la maussaderie de sa belle l’ait rendu impuissant. La nuit commençait, on nous intime le départ.

[107r] Patu dit que ces plaisirs mesurés à l’heure devenaient des corvées : il me propose de souper, et de passer là la nuit, et je le veux bien. Nous allons communiquer notre projet à l’abbesse qui à ce trait nous reconnaît pour des gens d’esprit. Nous lui disons que nous voulons aller choisir de nouveau, et elle nous reconduit dans la salle, où à la lumière de quatre bougies, je vois une grande fille qui boudait. Je l’approche, je la trouve une beauté ; je m’étonne qu’elle m’ait échappé la première fois ; mais je me console, songeant que je vais l’avoir pour douze heures et toute à mes ordres. Je la prends par le bras, et je la trouve revêche. Si tu ne m’aimes pas, lui dis-je je vais prendre une de tes camarades.

— Je te trouve bien hardi de ne m’avoir pas prise la première fois.

— Je ne t’ai pas vue ; mais tu n’y perdras rien.

— Gasconnade ; mais je n’en suis pas fâchée, car j’ai envie de dormir.

Cette fille, qui un mois après fit grande fortune, s’appelait S.t Hilaire10. C’était une beauté ; et elle possédait tout le grand jargon11. Patu choisit une appelée Richemont parce qu’elle lui avait parlé anglais. En attendant l’heure du souper nous badinâmes sans venir au fait, Patu par nécessité de nature, moi par régime parce qu’il me semblait que l’honneur m’engageait à faire passer la nuit à ma belle sans dormir. Pour rendre la fête plus vive, nous demandâmes une chambre à deux lits, et à souper nous bûmes quatre bouteilles de champagne. Après souper nous nous couchâmes chacun avec la nôtre, après avoir examiné en commun toutes nos beautés en pure nature. La Richemont se moquait de mon pauvre [107v] ami qui maudissait le vin de champagne, qui, disait-il, l’avait privé de la faculté amoureuse. Nous mêlions la S.t Hilaire et moi aux plaisirs de l’amour les éclats de rire auxquels nous excitait la Richemont qui faisait l’impossible pour rendre Patu vivant, et ne réussissait pas. Ce pauvre garçon s’étant enfin endormi, j’ai joui d’une scène, dont je n’avais pas d’idée.

La Richemont sort de son lit tout ardente, et vient se coucher dans le mien au moment que je tenais entre mes bras la S.t Hilaire, qui s’avisa de trouver cette action indigne. Elle lui dit de s’en aller, l’autre s’en moque, et tente d’empiéter sur ses droits : je riais mais ma sultane en colère la jeta hors du lit. Voyant l’autre qui s’étant relevée allait se venger, je prends, comme je devais, le parti de la mienne, et je fais entendre à la Richemont avec des paroles pleines de douceur qu’elle avait tort. Je lui démontre que toute ma puissance amoureuse appartenait à la S.t Hilaire, et qu’en honneur je ne pouvais pas lui donner un seul baiser, sans manquer à celle que la fortune m’avait donnée en partage.

La Bacchante12 dut se rendre ; mais elle s’assit telle qu’elle était devant un miroir, et se contemplant elle empoigna une bougie, qui lui servit à faire ce qu’elle n’avait pu faire ni avec Patu ni avec moi. Ce tableau ne put pas déplaire à la S.t Hilaire, car il m’aida beaucoup à faire des exploits que la nature sans ce secours ne m’aurait peut être pas fourni la force de faire. Au bout de trois ou quatre heures, la S.t Hilaire s’étant endormie, j’ai dormi aussi.

[108r] Nous aurions dormi jusqu’à midi, si la vigilante abbesse ne fût entrée pour nous avertir que nous étions les maîtres d’aller choisir de nouveau pour le déjeuner. Nous lui répondîmes que très contents de nos guerrières nous ne voulions pas en défier des nouvelles ; et le déjeuner vint. La Richemont nous faisait rire par les injures atroces qu’elle disait à Patu, que le vin de Champagne tenait toujours dans une parfaite nullité. Patu s’en moquait. Il ne savait rien de notre combat nocturne, qui fit beaucoup rire la Paris. Elle prodigua ses éloges à ma fidèle soumission aux lois de sa maison, et à mon esprit conciliatoire. Elle nous dit que nous pouvions faire la même partie quand nous voudrions changeant d’héroïnes ; mais la S.t Hilaire me dit qu’elle me poignarderait si dans la suite j’oserais lui faire l’affront de lui préférer une autre, et je lui ai promis une fidélité éternelle ; mais peu de temps après, un anglais la tira de là, et treize ans après13 je l’ai vue devenue miladi à Londres à l’assemblée de la duchesse de Nortumberland.

Le dernier tableau qui m’enchanta chez la Paris fut celui-ci. Lui ayant demandé pourquoi elle avait borné le nombre de ses nonnes à quatorze ; elle me répondit que c’était en grâce d’un écriteau qu’elle voulait apposer au-dessus de la porte de l’hôtel ; et qui était déjà tout prêt : elle ne l’avait pas encore affiché parce que M. Berier s’était obstiné à lui en refuser la permission. Elle le fit apporter, et elle nous vit transportés par l’admiration. C’était le superbe vers de Virgile Sunt mihi bis septem praestanti corpore nymphae [Je dispose de deux fois sept nymphes au corps d’une beauté remarquable]14.

[108v] Nous lui avons dit qu’exposant ce vers elle se rendrait égale à la reine des dieux ; et elle nous répondit que M. de Voltaire lui donnant le vers lui avait dit la même chose. Elle nous dit que ce célèbre anglomane avait passé la nuit avec la Richemont, et la Richemont ajouta qu’il avait à peu près fait comme Patu. Cette nouvelle plut beaucoup à mon bon ami.

Mais lorsque j’ai demandé à la borgnesse comment elle s’y prenait pour recruter quand elle en avait besoin, et qu’elle me répondit qu’elle avait le séminaire dans sa propre maison, l’envie qui nous vint de voir ce séminaire fut invincible. Elle n’eut pas de difficulté à nous faire venir quatre jeunes filles une plus jolie que l’autre.

— Pourquoi ne les tenez-vous pas dans le sérail ?

— Parce qu’elles sont neuves, et que par conséquent elles coûtent davantage. La mère de celle-ci prétend vingt-cinq louis, et ces trois autres en veulent au moins douze.

— C’est surprenant, car elles sont peut-être plus jolies.

— D’accord : mais elles ne sont pas tout à fait pucelles.

Ce tout à fait nous fit éclater de rire, et dire à l’abbesse que c’était bon pour les dupes, car un pucelage ne pouvait être qu’indivisible ; mais elle nous opposa cent doctrinaux15 finissant par nous dire que sur cette matière elle en savait plus que tous les philosophes de l’univers.

Nous retournâmes à Paris très satisfaits de notre partie. Cet hôtel du Roule fut la cause que je n’ai pas eu de peine à oublier Coraline. Six mois après, un jeune, et joli castrato vénitien, nommé Guadagni16 [109r] savant dans son art, et plein d’esprit sut la séduire. Il fut la cause de sa rupture avec le prince de Monaco, qui la trouva en flagrant délit. Mais peu de temps après elle sut si bien faire que le prince lui pardonna, et lui fit une fille qu’elle nomma Adelaïde17, et à laquelle le prince donna d’abord trente mille livres, qui mises à fonds perdu et laissées là lui firent vingt ans après trente mille livres18 de rente. C’était une jolie loucheuse, que j’ai vuec au Temple l’an 1783, veuve, riche, encore jolie, âgée de trente-deux ans, et amoureuse d’un prêtre. Elle demeurait au Temple avec sa grandd-mère, qui avait quatre-vingts ans, et qui malgré ce grand âge aimait encore, et payait son amant qui avait été mon domestique.

Deux ou trois ans après la naissance d’Adelayde, le prince de Monaco quitta Coraline pour épouser mademoiselle de Brignolé19 génoise ; et Coraline alors devint maîtresse du comte de la Marche, fils du prince de Conti20, qui lui fit une fils qu’il reconnut, et l’appela chevalier de Montreal21, le faisant décorer de la croix de Malte. Il est mort il y a sept à huit ans, et le prince de Conti son père est je crois à Marseille, où depuis la mort de Robespierre22 on lui fait espérer qu’on le laissera vivre jusqu’à sa mort naturelle.

Coraline aussi mourut jeune après avoir donné un autre enfant à l’Avignonnais Dolci, joli garçon dont je parlerai dans cinq ans d’ici23.

Ayant vu dans le mois de Septembre au Louvref les tableaux que les peintres de l’académie royale avaient exposés au public, et ne voyant pas un seul [109v] tableau de batailles, j’ai conçu le projet de faire venir à Paris mon frère François, dont le talent dans ce genre était décidé. Parosselli24 seul habile peintre de batailles que l’académie possédait étant mort, j’ai vu que mon frère pouvait faire sa fortune, car dans l’Italie plongée dans les vices les bons artistes sont mal payés, et rares les médiocres qui ne languissent dans la misère. J’ai fait tout cela. J’ai tiré mon frère de la fange où il pourrissait dans ma respectable patrie ; mais n’étant arrivé à Paris qu’au carême de l’année suivante, j’en parlerai quand je serai là.

Le roi Louis XV, qui aimait passionnément la chasse, allait tous les ans passer six semaines à Fontainebleau. Il y allait au commencement d’Octobre, et il était toujours de retour à Versailles vers la moitié de Novembre. Ce voyage lui coûtait cinq millions, qui ne pouvaient être répandus que dans son ingrate nation. Il conduisait à sa suite tout ce qui pouvait contribuer à ses plaisirs ; et ses plaisirs ne pouvaient consister que dans la splendeur de la cour. Il se faisait suivre par son académie royale de musique qui lui donnait l’opéra, par ses comédiens français, et par les italiens. Malgré cela la grande ville de Paris ne restait pas sans spectacles, car les acteurs étaient tous doublés.

Silvia me dit que dans la maison qu’elle avait louée à Fontainebleau il y avait une chambre pour moi, et j’ai accepté. Je ne pouvais profiter d’une plus belle occasion pour connaître toute la cour, et tous les ministres étrangers. Ce [110r] fut là que je me suis présenté au chevalier de Morosini25 ambassadeur de Venise que je ne m’étais jamais soucié de voir dans les trois mois que j’avais passés à Paris. Un sujet de la république de Venise qui voyage peut très bien faire semblant de ne pas connaître les ministres de sa patrie dans les pays où il lui plaît d’aller s’instruire, ou se divertir, sans craindre qu’ils puissent troubler sa paix de nulle façon, car ils n’ont aucun droit sur lui ; mais M. de Morosini, qui ne ressemblait pas tout à fait aux aristocrates ses compatriotes, eut la gentillesse de me reprocher ma négligence. Le premier jour d’opéra, il me permit de le suivre. Me trouvant assis au parquet précisémentg au-dessous de la loge où se trouvait la marquise de Pompadour26 avec le maréchal duc de Richelieu27, j’eus le plaisir de voir de près la physionomie de cette grande dame.

La toile à peine levée, voilà la Le Maur28 qui sort de la coulisse, et qui au second vers fait un tel crih, qui29 me fait tressaillir, puis pouffer. On fut surpris de mon rire. M. de Richelieu, qui ne me connaissait pas, allonge dehors sa tête, et me demande de quel pays j’étais.

— Vénitien.

— J’ai aussi beaucoup ri à Venise à votre récitatif.

— Je le crois, Monsieur, et je suis sûr qu’on vous a laissé rire.

Ma réponse un peu verte fit rire la marquise.

— Êtes-vous vraiment de là-bas ? me dit-elle.

— Pardon, madame, je suis de là-haut.

— Je n’entends pas cela.

Mais pour lors, tous ceux qui étaient dans sa loge ayant trouvé ma réponse aussi singulière que précise, agitèrent la question, savoir si Venise était là-haut, ou là-bas. Un abbé académicien dit qu’à toute force Venise était plus haute que Paris à l’égard du globe, mais qu’il fallait tout de même dire là-bas voulant parler bon français.

Dans ce moment voilà l’ambassadeur de Venise qui entre dans la loge. On lui dit de quoi il était question, et il fait mes excuses disant que je ne parlais pas encore bien français. La marquise alors eut la bonté de me dire que je devais l’apprendre, et ayant remarqué que j’avais éternué cinq ou six fois [110v] elle me dit que mon rhume pouvait dériver des fenêtres de ma chambre mal fermées. Je lui ai répondu, lui demandant pardon, qu’elles étaient même calfoutrées. Ce mot fit rire toute la loge, et je suis resté capot30, car je ne savais pas d’avoir mal prononcé ce mot.

Une demi-heure après, M. de Richelieu, à dessein peut-être de me faire dire quelqu’autre bêtise, me demanda laquelle des deux actrices qui chantaient alors me plaisait davantage, et lui ayant dit mon avis, il me répondit que celle à laquelle je donnais la préférence avait des vilaines jambes. Je lui ai répondu que dans l’examen de la beauté d’une femme ce qu’on devait d’abord écarter était les jambes.

Je me suis pour lors décidé à ne plus parler, car madame se retira en dedans pour rire tout à son aise. J’ai d’abord reconnu le fier équivoque, et je fus fâché qu’il me fût échappé.

Après le spectacle l’ambassadeur me fit un commentaire sur le mot écarter croyant me convaincre que je l’avais dit exprès ; mais je l’ai persuadé du contraire ; car en italien il n’y a pas de méprise entre allargare, et porre a parte31. Je l’ai assuré que j’apprendrais à mieux parler ; mais il me répondit en riant que je ferais mieux à ne pas apprendre. Il m’invita à dîner pour le lendemain me disant que j’y verrais le lord Maréchal Keit qui m’avait connu à Constantinople32. Au souper de Silvia tout ce qui m’était arrivé à l’opéra fit la gaieté de la table.

Le lendemain à dix heures je suis allé à la cour tout seul pour voir le beau monde. Je m’arrête dans une galerie, où je vois beaucoup d’hommes, et de femmes en haie à droitei et à gauche. J’apprends qu’on attendait là pour voir passer le roi qui allait à la messe précédé de sa cour. Je m’y mets aussi avec plaisir étant fort curieux de le voir.

Je vois premièrement mesdames de France33, qui dans le costume de cour montraient non seulement leurs épaules toutes nues ; mais leurs seins aussi jusqu’au-delà du bout. Je les trouve laides malgré leur air affable, et la politesse avec laquelle elles faisaient à droite, et à gauche la révérence à tout le monde. Je vois une quantité de [111r] dames de cour toutes laides, marchant mal, juchées sur des pantoufles, dont le talon avait un demi-pied de hauteur. Elles croyaient de paraître plus grandes. Mais après toutes les laiderons je vois une beauté parfaite. On me dit que c’était madame de Brionne34 plus encore respectable que belle, car on n’avait jamais débité sur elle la moindre histoire. C’était un superbe éloge dans une cour où la corruption des mœurs avait rendu ridicule jusqu’à la calomnie.

Un moment après je vois la reine Marie35 avec son pieux, sage, et heureux père Stanislas Lescinski, ci-devant deux fois roi de Pologne alors duc de Lorraine, et de Bar. Je passe de l’autre côté pour mieux voir le roi qui allait venir, et je vois, certain de ne pas me tromper, madame Querini, c’est-à-dire la courtisane Juliette, que j’avais vue la dernière fois à Cesene avec le général comte Spada. Elle était en haie dix pas au-dessus de moi ayant avec elle le marquis de S.t Simon36 que j’avais connu chez Coraline. Elle ne pouvait pas me voir, et cela me fait plaisir.

Voilà le roi, qui entre dans la galerie marchant vite, tenant un bras à travers les épaules de M. d’Argenson37 ministre de la guerre, et ayant à sa gauche le maréchal de Richelieu. Je le vois parler au roi, lorsqu’il est à portée de voir Juliette : Sa majesté la regarde, passe outre, et dit au maréchal ces paroles précisément lorsqu’il passait devant moi : nous en avons ici de plus jolies.

À la suite du roi j’ai vu les princes du sang38 ; et tout le monde s’étant débandé39, j’ai approché Juliette lui disant que j’étais enchanté de la voir là, et lui donnant le titre d’excellence, qui lui allait, dans le cas qu’elle voulût encore passer pour Querini. Pour lui faire voir [111v] que je ne doutais pas de sa qualité, je lui ai demandé, si elle avait été présentée. Après être revenue de la forte surprise que lui causa mon apparition dans un endroit où elle n’aurait jamais pu se figurer de me voir, elle me dit que notre ambassadeur la présenterait le lendemain. Je lui dis que j’y allais dîner, et elle me répond que nous dînerons donc ensemble.

À une heure j’ai trouvé l’ambassadeur seul. Je lui fais compliment sur le plaisir qu’il aura de présenter au roi une des plus jolies femmes de Venise ; et à ce propos je lui dis franchement tout dont j’avais été témoin dans la galerie. Enchanté d’avoir appris tout cela, il me demande si à mon départ de Venise elle était déjà femme de Querini, et je lui réponds qu’elle devait l’être depuis longtemps, puisqu’elle portait le nom de Querini à Cesene il y avait alors trois ans. Il me dit en souriant qu’il ne pouvait pas douter de sa qualité puisqu’elle lui avait porté une lettre de Querini même.

Une demi-heure après j’ai vu milord Maréchal ministre du roi de Prusse qui montra un vrai plaisir me revoyant après sept ans. Voilà enfin la belle aventurière qui arrive tout ornée de diamants. Elle était belle ; mais personne n’était la dupe de son éblouissante blancheur. Son fard, que les Français ne peuvent pas souffrir, gâtait tout. On aime le rouge en France, et on a raison, car il anime ; mais le blanc artificiel est une bouffonnerie.

Madame Querini à table s’évertua dans l’éloge de la figure du roi : elle dit à reprises qu’elle en était amoureuse. L’ambassadeur lui dit avec un fin sourire qu’elle devrait cacher son penchant, carj madame de Pompadour pourrait en être informéek, et M. Querini aussi. J’ai à mon tour loué la beauté de madame la marquise, et toute la table me fit écho, [112r] excepté madame qui eut la force de se taire.

Le lendemain matin, je vais à son auberge, et je vois à la porte une berline attelée à six chevaux de poste. Je monte. Je la trouve habillée de voyage. Est-ce que madame part ?

— Oui : car cela m’impatiente. La marquise ayant su que j’étais ici fit savoir à l’ambassadeur, je ne sais pas par quel moyen, qu’elle espérait qu’il ne me présenterait pas à la cour.

— Je trouve singulier que l’ambassadeur soit si complaisant.

— C’est incroyable ; mais en vérité je ne m’en soucie pas. Je vais à Paris : je demeure à l’hôtel de Luxembourg rue des vieux Augustins ; etl j’espère que vous viendrez me voir. Si vous écrivez à Venise, je vous prie de ne rien dire de mon apparition ici. J’ai des raisons aussi pour cacher à Paris mon nom de Querini. Je porte celui de ma famille. Vous savez que je suis Preati ?

— Non madame.

— Eh bien, mon cher ami, apprenez-le. Je suis née comtesse Preati, et toute la ville de Vérone me connaît.

— Ça suffit, belle comtesse : je vous annoncerai à Paris par votre beau nom de famille.

— L’ambassadeur en fera de même.

Les friponneries de cette espèce sont charmantes, et il n’y a que les sots qui puissent les trouver malhonnêtes. Je regardais Juliette comme une comédienne qui portait de droit les différents noms qui étaient attachés aux différentes farces qu’elle jouait en Europe. Je me plaisais singulièrement à Fontainebleau : je faisais ma cour à l’ambassadeur, et à M. de Richelieu, on me connaissait ; mais je ne connaissais pas encore tous ceux que j’avais envie de connaître.

[112v] Un matin vers midi, rôdant par les appartements du château, j’entre dans une salle où je vois dix à douze courtisans qui s’y promenaient, comme s’ils y attendaient quelqu’un, et une grande table préparée pour dîner sur laquelle il n’y avait qu’un couvert. Je demande pour qui était ce couvert, et on me répond que c’était pour la reine qui allait venir dîner. Je vois servir lesm plats, et un moment après je vois sa majesté qui avant de s’asseoir s’arrête devant deux nonnes qui lui présentent du beurre, qu’elles posent sur la grande table. D’abord qu’elle fut assise, tous ces messieurs se mirent devant elle en demi-cercle cinq à six pas distants de la table. Je m’y suis mis aussi. Il me semblait d’être là pour quelque chose.

Il y avait déjà un quart d’heure que la reine mangeait dans le plus grand silence sans jamais regarder personne, lorsque tout d’un coup je la vois parcourir des yeux tout le demi-cercle. Après cela S. M. retourne au même plat dont elle avait mangé. C’était une fricassée de poulets. Se croyant peut-être obligée de justifier vis-à-vis de quelqu’un sa friandise, elle choisit un seigneur qui se distinguait par sa taille de six pieds, et par l’ordre du S.t Esprit ; et pour qu’on ne se trompe pas elle le nomma par son nom élevant ses yeux à sa figure, disant : Monsieur de Lowenthal40.

J’étais fort curieux de voir la figure de ce fameux guerrier qui avait pris Berg-op-zoom. Je tourne donc les yeux sur lui. Se sentant nommé par la reine, il s’avance de trois pas vers elle disant Madame.

— Je crois, lui dit-elle, que le ragoût préférable à tous les autres est une [113r] fricassée de poulets.

— Je suis de cet avis madame.

Après cette réponse donnée du ton le plus sérieux le grand guerrier retourne à sa place faisant les mêmes trois pas à reculons. La reine ne parla plus, finit de dîner, puis retourna dans l’intérieur de son appartement. Tous les spectateurs défilèrent.

Cette scène m’enchanta. La reine de France, me disais-je, se crut obligée de faire voir au maréchal qu’elle l’avait vu, et voulant qu’il sût qu’elle le distinguait de tous ceux qui étaient là, elle le consulta sur une fricassée n’ayant rien de mieux à lui dire. Le maréchal d’ailleurs ne pouvait lui répondre autre chose sinon qu’il était de son avis. Je réfléchissais qu’à sa place je lui aurais peut-être manqué41, car il est certain que je lui aurais dit que je préférais à une fricassée un pâté de macaroni. Ce qui me faisait rire était la gravité, et le ton d’importance avec lequel le maréchal avait prononcé sa sentence sur ce goût de la reine. Il se servit du même ton de voix avec lequel il aurait condamné un officier à la mort dans un conseil de guerre. J’ai vu le lendemain le bulletin de la cour, dans lequel le référendaire ne disait autre chose sinon que la reine avait gracieusé le maréchal de Lowenthal qui avait assisté à son dîner. Le mot gracieusé me fit rire. À l’élégant [113v] dîner de Silvia j’ai égayén toute la compagnie avec cette curieuse histoire.

À mon retour à Paris j’ai trouvé Juliette chez l’ambassadeur. Elle sut l’engager, et il lui fut utile. Je l’ai aussi trouvée très bonne à l’hôtel de Luxembourg quand je lui ai dit que M. de S.t Simon venait souvent chez Coraline. Elle me dit que je ne risquais rien à lui dire que je connaissais toute sa famille à Vérone, mais je n’ai pas voulu m’en mêler. Dans les cinq ou six mois qu’elle passa à Paris, elle fit devenir fou M. Zanchi secrétaire de l’ambassade. C’était un homme noble, aimable, et lettré, qui s’amusait à traduire le Paradis perdu de Milton. Il voulait l’épouser, elle le flatta, puis elle se moqua de lui, et étant devenu fou, il mourut dans les remèdes que les médecins de Paris lui donnèrent pour le guérir de sa folie.

Le comte de Kaunitz42 ambassadeur de l’impératrice reine eut du goût pour elle, et un comte de Sizendorff43 aussi qui avait les yeux chassieux. Le mercure de ces amours était un abbé Guasco44 qui avait aussi mal aux yeux. Il publia peu de temps après sa correspondance avec le président de Montesquieuo qui fit rire tous ceux qui la lurent. Dix à douze ans après je l’ai vu à Rome, où il mourut pour s’être imaginé que son domestique l’avait empoisonné.

Mais celui sur lequel Juliette avait [114r] jeté un grand dévolu était le marquis de S.t Simon, qui l’aimait à la folie ; elle voulait qu’il l’épousât, et elle y serait réussie, si elle ne lui avait donné des adresses pour qu’il s’informât de sa famille, qui précisément ne servirent qu’à lui faire connaître qu’elle voulait le tromper. Si elle voulut retourner à Venise, elle dut mettre en gage ses diamants, que M. de Morosini dégagea après, et les lui porta. Elle dut les vendre pour rembourser l’ambassadeur qui ne voulut pas être sa dupe. Deux ans après son retour à Venise, elle se fit épouser par le jeune Uccelli fils de celui qui l’avait mise sur le grand trottoir du monde. Vingt-cinq ans après s’être mariée elle mourut laissant son mari tout à fait pauvre, et dans l’opprobre. Il lui avait reconnu une dot imaginaire, qu’elle laissa à deux vilains enfants qu’elle eut de lui. Il dut la payer, et rester à l’aumône. Juliette dans ses dernières années eut pour amoureux le fameux M. Angelo Querini d’Altichiero, quip mourut de mort subite l’année passée45, et qui ne sut jamais aimer que des femmes surannées. Je ne parlerai peut-être plus de cette femme dans ces mémoires.

Malgré qu’à Paris j’allasse toujours prendre leçon chez mon respectable ami Crébillon, mon langage était toujours farci d’italianismes, et de phrases qui me faisaient souvent dire ce que je ne voulais pas dire.

[114v] Mon jargon cependant ne me préjudiciait pas à l’égard du raisonnement. Plusieurs femmes qui comptaient voulurent apprendre de moi l’italien pour avoir le plaisir de m’instruire sur le français ; ainsi nous troquions, et je jouissais de l’avantage de faire toujours des nouvelles connaissances.

Madame Préodot46 alors célèbre, qui était une de mes écolières, me reçut un matin étant dans son lit, me disant qu’elle n’avait pas envie de prendre leçon parce qu’elle avait pris médecine le soir en se couchant. Je lui ai demandé si pendant la nuit elle avait bien déchargé.

— Que me demandez-vous donc ? Quelle interrogation ! Je crois que vous ne savez pas ce que vous dites.

— Parbleu madame ; pourquoi prend-on médecine, si ce n’est pour décharger ?

— Une médecine purge, monsieur, et elle fait ce qu’elle fait, et qu’elle doit faire ; et que ce soit pour la dernière fois de votre vie que vous vous servirez de ce mot-là.

— J’entends tout à présent ; mais vous conviendrez que scaricare est le mot propre. L’autre en italien serait sputare pousser dehors. Convenez que toute l’incongruité vient de votre pauvre langue.

— Soit. Voulez-vous déjeuner ?

— C’est fait, madame : j’ai pris un café avec deux savoyards trempés dedans.

— Ah ! Mon Dieu ! Je suis perdue. Quel furieux déjeuner ! Que voulez-vous dire donc ?

— Que j’ai bu un café comme tous les jours.

— [115r] Une tasse donc, car un café serait la boutique. Et les deux savoyards ?

— Les voilà sur la table de nuit.

— Ce sont des biscuits de Savoie. Mais disant tout court que vous avez mangé des savoyards, vous voyez47.

— Oui : je vois que vous pouvez entendre des portefaix ; mais puis-je insulter ainsi votre intelligence ?

Voilà son mari qui arrive ; elle lui rend compte de nos disputes ; il rit. Sa nièce entre. C’était une demoiselle de quatorze ans qui avait du génie : elle s’appliquait à la langue italienne, et elle faisait des progrès rapides. Mais voilà le fatal compliment qu’elle me fit. Signore sono incantata di vi vedere in buona salute.

— Je vous remercie, mademoiselle, mais pour dire en italien je suis charmée, il faut dire ho piacere ; et pour dire de vous voir, il faut dire di vedervi.

— Je croyais, monsieur, qu’il fallait mettre comme nous le vi devant.

— Non mademoiselle, nous le mettons derrière.

À ce mot, voilà l’oncle, et la tante qui se pâment de rire, la demoiselle qui rougit, et moi interdit pour avoir dit une sottise de ce calibre ; mais c’était fait. Je prends un livre en boudant, et désirant que ce rire finisse ; mais il a duré huit jours. Cet insolent équivoque courut tout Paris. Crébillon, après avoir bien ri, me dit que je devais dire après, et non pas derrière.

Mais si mes fautes qui ne dépendaient que de [115v] l’usage divertissaient les Français, leurs habitudes de style ne m’amusaient pas moins. Un médecin dit à son malade qu’il croit que la médecine qu’il lui a donnée ne l’a fait aller à la selle qu’une seule fois. Le malade qui y est allé quatre lui demande pardon. Un prêtre dit en chaire que sainte Geneviève aimait Dieu à la folie. Je demande à un mari comment son épouse se porte, et il me dit que je lui fais bien de l’honneur. Un petit-maître au bois de Boulogne tombe de cheval, j’accours, et je lui demande s’il s’est fait du mal : il me répond au contraire. Un autre qui allait ventre à terre me dit qu’il ne pouvait pas arrêter le cheval parce qu’il n’avait pas d’éperons48. Un autre vient chezq le suisse, et dit à sa femme : Ma bonne faites-moi une omelette.

— Monsieur je n’ai point d’œufs.

— Faites-la au lard.

La présidente Charon me présente à son neveu, lui disant que je suis italien : il me dit qu’à mon air il ne m’aurait jamais pris pour un provincial ; et pour faire mon éloge il ajoute que j’avais véritablement l’air d’un Français. Me sentant piqué je lui réponds qu’il avait l’air noble, et dispos d’un Italien. Il ne sait que me répondre.

Je suis à table chez miladi Lambert49, on observe une cornaline à mon doigt où Louis XV était gravé merveilleusement bien. Elle fait le tour ; tout le monde admire : une jeune marquise me demande si c’était un antique. Tout le monde rit ; mais elle ne s’arrête pas à demander la raison du rire.

[116r] Après dîner on parle du Rhinocéros qu’on montrait à la foire S.t Germain. Allons le voir, allons le voir. Nous montons dans un équipage, nous descendons à la foire, nous parcourons les allées pour trouver l’endroit où on le montrait. Étant seul homme, je donnais mes bras à deux dames : la jeune marquise brillante d’esprit nous précédait. Au bout de l’allée où on nous avait dit que l’animal se trouvait, son maître était assis à la porte pour recevoir l’argent des curieux. À la vérité, c’était un gros homme basané, à longues moustaches, et vêtu à l’africaine qui avait l’air rébarbatif ; mais la marquise devait50 du moins le reconnaître pour homme. Point du tout : elle lui demande si c’était lui le Rhinocéros. Après avoir vu l’animal, elle lui dit qu’il devait l’excuser parce qu’elle n’avait jamais vu des Rhinocéros.

Au foyer de la comédie italienne, où pendant les entractes les plus grands seigneurs vont s’amuser, pour causer entr’eux ou avec les actrices, je me trouvais assis près de Camille lui faisant des contes à rire. Un jeune robin, qui trouvait mauvais, que je la lui occupasse, me lançait des lardons, et je lui en rendais d’autres. Camille riait, et la compagnie se tenait attentive à l’assaut. Le robin tournant le propos sur la police de la ville dit que depuis quelque temps il était dangereux de marcher la nuit par les rues de Paris. Dans le mois passé, dit-il, on a vu à la grève sept pendus, dont cinq étaient Italiens. Ce n’est pas [116v] étonnant lui dis-je, car les honnêtes gens vont tous se faire pendre loin de leur patrie. Dans cette année on a pendu en Italie soixante Français. Cinq fois douze fait soixante : vous voyez que c’est un troc. Les rieurs furent pour moi, et le petit-maître partit. Un aimable seigneur, auquel ma repartie plut, demanda à Camille qui j’étais, et la connaissance fut d’abord faite. C’était le marquis de Marigni51, ci-devant de Vandiere frère de la Pompadour. Je fus charmé de le connaître par rapport à mon frère que j’attendais tous les jours ; et dont la fortune pouvait dépendre de ce seigneur qui était surintendant des bâtiments du roi. Toute l’académie de peinture dépendait de lui. Je lui en ai parlé d’abord, et il me promit de le protéger. Un autre jeune personnage italien lia discours avec moi, me disant qu’il était le duc de Matalone, et m’invitant à aller chez lui. Je lui ai dit qu’il y avait huit ans que je l’avais vu enfant à Naples ; et que D. Lelio Caraffa son oncle avait été mon bienfaiteur. Nous sommes devenus en peu de jours amis intimes. C’était un beau garçon qu’on faisait voyager pour le rendre capable de se marier. On le croyait nul52, et il se disait tel lui-même. Je ne lui ai jamais cru.

1751r. Mon frère est arrivé à Paris dans le mois d’Avril de cette année 1751. Je l’ai logé avec moi au troisième étage, riant de le voir avec une perruque tandis qu’il avait une grande quantité de cheveux. Pour les lui faire croître, pour l’accoutumer à parler français, et pour lui apprendre à se bien présenter je l’ai [117r] gardé en secret trois mois. Ayant beaucoup d’esprit il devint Français rapidement. Il commença d’abord à travailler dans sa chambre, faisant des petits tableaux dans lesquels il montrait beaucoup d’habileté ; mais ce n’était pas ce qu’il fallait pour le goût français. Le lecteur saura bientôt comme il débuta : il n’avait pas encore vingt-quatre ans.

M. de Morosini ayant terminé son ambassade, et étant retourné à Venise, son successeur Mocenigo53 arriva. Il était parent de M. de Bragadin. C’était un homme très doux, et aimable au possible : il m’assura d’abord que dans toutes les occasions je pourrais compter sur sa protection. Il devint d’abord grand ami de milord maréchal Keit qui allait très souvent dîner chez lui, et qui était triste quand il ne m’y trouvait pas, parce qu’il n’y avait alors personne avec qui il pût parler de Constantinople.

Cet ambassadeur Mocenigo devint amoureux de Madame de Colande54 qui lui fut cruelle, et pour se distraire il s’adonna au jeu, et perdit de très grosses sommes. Il devint mélancolique, et il se tua vers la fin de la seconde année de son ambassade ; mais il choisit une mauvaise mort. Il donna de la tempe contre la hauteur d’appui de la cheminée de marbre. Il n’expira que trois jours après. Je ne sais pas comment un homme qui ne sait pas comment il faut s’y prendre pour se donner la mort puisse se résoudre à se tuer. Le suicide du malheureux Chanfort me fait toujours rire55.

[117v] Dans l’été madame la Dauphine accoucha d’un duc de Bourgogne56. Les fêtes que j’ai vues à l’occasion de cette naissances me font réfléchir aujourd’hui à ce que c’était que l’amour tant vanté de la nation française à ses roist. J’ai entendu plusieurs personnes dire que ce que les Français firent, et poursuivent à faire pour gagner leur liberté, démontre qu’ils en sont dignes. Ceux qui leur font cet éloge entendent parler de leur bravoure. Mais cetteu bravoure à quoi l’ont-ils employée ? C’est comme si on disait que les seuls assassins méritent la souveraineté de toute la terre.

Dans la cour que j’ai faite à M. de Marigni j’eus le plaisir de connaître à fond son caractère. Il était doux, très aimable en compagnie, bienfaisant, modeste, et aimant le sexe, et la table. On riait sous cape, le voyant décoré du cordon bleu ; on avait tort : il le portait en force d’une charge qu’il avait dans l’ordre. Il ne signait jamais Marigni qu’y mettant le nom de sa famille Poisson. Il ne voulait en imposer à personne. Il épousa une riche fille d’une blanchisseuse, et il mourut avant l’âge de quarante ans. Sa sœur aussi mourut jeune, et sa fille aussi mademoiselle d’Étiol avant l’âge de puberté. Toute cette famille mourut, et la mort étant le plus grand des malheurs, quand elle est immature57, je ne vois pas quel fondementv puissent avoir la jalousie, et la haine de ceux que ces passions amusent.

[118r] Allant très souvent chez le duc de Matalone, j’ai connu M. de Sersale58 noble napolitain de la première classe. Il me parla beaucoup de madame Chiara Micheli dame vénitienne, dont il avait été fort amoureux. Il adorait Paris parce qu’il y goûtait tous les plaisirs de la vie en pleine liberté ; mais un fort désagrément lui fit voir qu’il se trompait. Il fut arrêté, et conduit en prison à fort l’évêque lui, et son camarade Ranucci quarante de Bologne59 pour avoir été surpris chez lui dans la rue de Colombier les cartes à la main jouant à Pharaon tenant la banque. Le comte Cantillana Montdragon l’a réclamé à Compiègne, où dans ce moment-là la cour était, et M. de Sersale, et M. de Ranucci passèrent alors à Londres. Six mois après M. de Sersale vint mettre maison à Paris, où il mourut dix ans après pour s’être trop livré aux plaisirs de Vénus n’ayant pas encore l’âge de cinquante ans. La veille de sa mort, il me donna une bague qui valait mille écus60 à titre de souvenir. J’étais alors riche, comme le lecteur le verra à sa place.

Dans ce même temps, j’ai fait connaissance avec le prince Borghèse et son frère D. J. Baptiste61. J’étais présent, lorsque le nonce les présenta au roi, qui suivant l’étiquette ne les honora que d’un simple regard. Ce regard voulait dire : je vous connais actuellement. La gazette de la cour les annonça par le titre de marquis Borghese : on ne donnait [118v] le titre de princes qu’aux français, aux souverains, et à ceux que les cours attachées par les liens du sang annonçaient. Pour ce qui regarde les Russes qu’on appelait princes partout, on ne les connaissait à Versailles que pour Cnez, tout comme on ne voulait appeler l’impératrice que Czarine. Quelques années après on fut forcé à changer de ton.

Entre les autres ridiculités des scribes de Versailles, il était à remarquer, qu’on appelait le sieur tous ceux qui n’étaient titrés par noblesse, ou par emploi de distinction. Pour le de on l’ajoutait à des noms où on le trouvait très comique prenant cette particule dans son acception naturelle. J’ai bien ri quand j’ai su que le roi ne donnait que le titre d’abbé à tout évêque. Ces messieurs-là cependant ne présidaient pas à des abbayes, mais à des diocèses62.

Louis XV affectait aussi de ne connaître aucun seigneur de son royaume à moins qu’il ne fût à son service. Le duc de Bouillon63, qui tranchait du souverain64, n’était jamais allé à la cour. La hauteur cependant n’était pas caractéristique à ce roi ; elle n’était qu’insinuée par le cardinal de Fleuri65. Il était le plus poli de tous les Français, principalement vis-à-vis des dames, et de ses maîtresses aussi en public, car tête à tête l’amour doit se moquer de toute politesse. Il disgraciait impitoyablement tous ceux qui osaient leur manquer même dans des bagatelles, et personne ne possédait plus que lui la vertu royale de la dissimulation ; et l’autre qualité tant nécessaire à un souverain, celle de savoir garder un secret : quand il se croyait sûr d’être le seul qui savait une chose que tout le [119r] monde ignorait, il en était enchanté ; comme, par exemple, le sexe du fameux chevalier d’Éon66, dont tout le monde était à l’obscur. Le roi savait tout. Il voulut savoir tout ce que les Francs-maçons faisaient dans la loge sans se faire recevoir, et il fut obéi. Il vit tout dans une cache, et cela n’était connu que d’un seul frère.

Louis XV avait de l’esprit, et était grand en tout. Il n’aurait eu aucun défaut essentiel, si la flatterie ne l’eût forcé à en avoir. On dit qu’il était avare ; mais on peut en douter, car on accuse trop facilement les souverains de ce vilain vice. On veut que leur économie soit invisible, et on a raison ; mais rien n’est si difficile qu’une économie de souverain qui soit imperceptible. La flatterie qu’on employa pour tromper Louis XV fut si forte qu’on lui fit souvent prendre pour vrai le faux. Comment pouvait-il croire d’être mauvais tandis que les parlements ne faisaient que lui dire qu’il était le meilleur des rois ? Mais malgré cela il connaissait leur ambition, et les détestant à très juste titre, il réussit au grand ouvrage de les supprimer. Grand Dieu ! C’est incroyable. Son successeur séduit par Maurepas67 les rappela. Quand la philosophie pense à cette faute, elle est tentée de dire que le trop bon Louis XVI mérita dans ce moment-là la mort. Mais son bourreau ne devait68 jamais être sa nation. C’était la foudre qui devait le punir. Occidat illa dies [Que périsse ce jour].

La princesse d’Ardore69 accoucha dans ce temps-ci d’un garçon. Son mari ambassadeur désira que le roi fût son parrain, et le monarque nomma son filleul colonel d’un régiment, et ce fut le ministre de la guerre, [119v] qui en donna la nouvelle à Son Excellence. L’accouchée ne voulut pas de ce présent. Elle fit dire au roi qu’elle le remerciait, parce qu’elle ne pouvait se figurer sans frissonner que son fils un jour dût aller à la guerre. Le maréchal de Richelieu m’a dit qu’il n’avait jamais vu le roi tant rire comme lorsqu’on lui dit que la princesse détestait la guerre à ce point-là.

Chez la duchesse de Fulvie70 j’ai connu mademoiselle Gossé qu’on appelait Lolotte71, qui était maîtresse de Milord d’Albemarle72 ambassadeur d’Angleterre, homme d’esprit, très noble, et très généreux, qui se promenant aux Tuileries avec elle une très belle nuit, la pria de ne pas trouver belles les étoiles parce qu’il ne pouvait pas les lui donner. Si ce lord eût été ministre d’Angleterre en France lors de la rupture entre sa cour, et celle de Versailles l’année 1755 il aurait accommodé tout, et la malheureuse guerre, qui coûta à la France le Canada, ne serait pas arrivée. Il n’est pas douteux que la bonne harmonie entre deux nations dépend le plus souvent des ministres respectifs qu’elles tiennent entre elles.

Pour ce qui regarde Lolotte, tous ceux qui l’ont connue lui ont rendu la justice qu’elle méritait. Elle avait toutes les qualités qui pouvaient la rendre digne de devenir femme de milord. Les plus grandes maisons de France ne croyaient pas que la qualité de femme de Milord d’Albemarle lui fût nécessaire, pour lui faire le plus gracieux accueil. Aucune dame n’était choquée de la voir assise à son côté dans les assemblées où elle allait par la raison qu’elle n’était que la maîtresse de Milord. [120r] Elle était passée des bras de sa mère entre ceux de son amant à l’âge de treize ans, et sa conduite avait été toujours irréprochable. Elle eut de milord deux enfants qu’il reconnut ; et elle mourut marquise d’Érouville. Je parlerai d’elle dans l’année 1758.

Ce fut dans l’automne de cette année que j’ai connu chez l’ambassadeur Mocenigo une Vénitienne que quinze à seize années avant ce temps-là on appelait la belle Gr73. Elle avait rendu amoureux un anglais qui s’appelait XCV. Il l’avait épousée, et après lui avoir fait six enfants il était mort catholique pour une conversion arrivée au lit de la mort fruit des instances de son épouse. Elle venait de Londres où elle était allée pour mettre son fils aîné en possession de l’héritage du père, comme son cadet, et ses quatre filles. Ils durent tous se faire anglicans. Sans cela ils n’auraient pas pu hériter. Elle était avec sa fille aînée qui avait alors douze à treize ans, dont la belle physionomie me frappa. Il m’arrivera dans cinq ans d’ici de devoir parler de cette charmante fille74.

Elle est morte à l’âge de cinquante ans veuve du comte de XX, après avoir brillé dans sa patrie par sa sage conduite, par ses vertus sociales portées au suprême degré, et par son esprit qui parut au grand jour dans plusieurs petits ouvrages écrits en langue française dans le style le plus noble exempt de toute prétention.

Dans cette même année j’ai eu un petit démêlé avec la justice française. En voici la narration.

a. Vilaine âme biffé.

b. Orth. fouret.

c. Orth. vu.

d. Orth. grande.

e. Bâtard biffé.

f. Orth. Louvres.

g. À côté biffé.

h. Orth. cris.

i. Orth. droit.

j. Le roi même biffé.

k. Orth. informé.

l. Je vous prie de me venir voir biffé.

m. Orth. le.

n. Orth. égayée.

o. Orth. Montesquiou.

p. Vit encore biffé.

q. La suissesse et lui dit biffé.

r. Date donnée dans la marge gauche.

s. M’ont fait réfléchir biffé.

t. Deux mots illisibles et De cette horrible biffé.

u. Liberté biffé.

v. Puisse biffé.

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[CHAPITRE XII]

1751a [120v]

Mimi Quinson fille cadette de mon hôtesse venait souvent dans ma chambre sans être appelée. Convaincu qu’elle m’aimait, je me serais trouvé singulier, si je me fusse avisé de faire le cruel. D’ailleurs elle ne manquait pas de mérite. À l’âge balsamique de quinze ans, elle avait une jolie voix, elle savait une grande quantité de Ponts-neufs1, elle lisait toutes les brochures du jour, et elle parlait de tout à tort, et à travers avec une vivacité étourdie faite pour plaire.

Il n’y avait eu entr’elle et moi que des enfantillages, lorsqu’il m’est arrivé de rentrer chez moi fort tard, et de la trouver endormie sur mon lit. Curieux de voir si elle se réveillerait, je me suis déshabillé tout seul, et après avoir éteint la bougie je me suis couché. Le lecteur peut deviner tout le reste. À la pointe du jour elle me quitta pour aller se coucher avec sa sœur. À huit heures une marchande de modes vint me voir avec une fillette qui m’aurait engagé si Mimi ne m’avait un peu trop fatigué. Après leur avoir donné du café, je les ai renvoyées leur disant de venir un autre jour. Dans le moment qu’elles sortaient de ma chambre mon hôtesse entra avec Mimi pour faire mon lit. Je m’étais mis à écrire. J’entends tout d’un coup mon hôtesse, qui entamant mon lit s’écrie : Ah ! Les coquines.

— À qui en voulez-vous donc ?

— L’énigme n’est pas difficile. Voici des draps abîmés.

— Excusez ; et changez-m’en.

— Que j’excuse ? Elles reviendront peut-être. Ah ! Les coquines.

Elle descend pour aller prendre des draps : je reproche à Mimi sa nonchalance, car ce sang-là ne pouvait être que le lunaire2. Elle me [121r] répond qu’il était le sacré qu’une fille ne verse qu’une fois dans sa vie. Je lui donne un démenti raisonné, elle pleure, et elle me dit qu’en tout cas le ciel avait protégé son innocence, faisant arriver la marchande de modesb. Depuis ce jour-là, Mimi ne se gêna plus : elle venait se coucher dans mon lit, quand elle en avait envie, et elle ne se plaignait pas quand je lui disais qu’elle pouvait dormir. Notre ménage ainsi était fort tranquille.

Au bout de quatre mois elle me dit qu’elle était grosse.

— J’en suis fâché. Que dira ta mère ?

— J’espère que tu penseras à me tirer d’embarras.

— Mon petit cœur ; je ne peux que te donner de l’argent ; mais sans me mêler de rien.

— Tu n’apaiseras pas ma mère ?

— Dieu m’en préserve. Elle pourrait me faire une affaire très désagréable.

Deux mois après, le ventre de Mimi mit sa mère au fait de tout ; et elle la prit par les cheveux. Mimi battue lui ayant dit que j’étais l’auteur de son embonpoint, elle monta, et vint furieuse dans ma chambre. Après s’être jetée sur un fauteuil pour prendre haleine, elle commença à son aise à me dire toutes les injures de coutume, concluant ses invectives par une sommation de mariage.

— Il est impossible que j’épouse votre fille, car quoique secrètement je suis marié en Italie.

— Et étant marié vous osez faire un enfant à Mimi ?

— Je veux mourir si j’ai pensé à le lui faire. Je vous dirai même que je ne croirai jamais d’en être l’auteur.

— Monsieur elle en est sûre.

— Si elle en est [121v] sûre sa certitude fait son éloge, et lui fait honneur ; mais ce serait à moi à en être sûr ; et vous sentez que je ne peux pas l’être.

— Ainsi donc ?

— Ainsi rien. Si elle est grosse elle accouchera.

Elle descend avec des menaces, et je la vois de ma fenêtre monter dans un fiacre. Le lendemain matin je reçois un exploit3 d’un sergent qui m’assigne à paraître par-devant le commissaire du quartier. J’y fus exactement, et j’y ai trouvé mon hôtesse. Le commissaire, après m’avoir demandé mon nom, depuis quand j’étais à Paris, ce que j’y faisais, et avoir écrit mes réponses, me demanda si je convenais d’avoir faitc à la dame Quinson l’injure dont elle se plaignait ; et il me lut sa plainte. Je lui ai dit alors de m’interroger, et d’écrire mot pour mot tout ce que je lui répondrais.

— Madame Quinson vous accuse d’avoir engrosséd sa fille Mimi.

— Elle a tort de m’accuser d’un crime qu’elle ne pourrait pas jurer que j’aie commis.

— Convenez-vous d’avoir eu affaire à sa fille ?

— J’en conviens.

— Pourriez-vous jurer que vous ne l’avez pas engrossée ?

— Non.

— Vous voyez donc qu’en égalité d’incertitude l’axiome légal vous condamne. Favorabiliora sunt amplianda [Les dispositions les plus favorables doivent être étendues de manière extensive]4. La présomption, c’est-à-dire la conjecture est contre vous. Vous devez payer l’amende à laquelle la loi vous condamne.

— Je ne peux être matière de cette loi qu’étant supposé séducteur, et il n’y a pas question de séduction dans ce cas, puisque la fille est venue se mettre dans mon lit sans que je l’aie jamais sollicitée, et que je n’ai jamais eu affaire à elle que dans ma chambre, où la mère l’envoyait jour, [122r] et nuit.

— Elle l’envoyait pour vous servir, et vous avez abusé de sa bonne foi, et violé les droits d’hospitalité.

— Je ne me sens coupable ni de l’un ni de l’autre de ces crimes, puisque j’ai toujours cru qu’aimant Mimi je ne pouvais que faire plaisir à la mère, qui sachant ce que les hommes font quand ils se trouvent vis-à-vis des filles, devait deviner, et prévoir tout ce qui est arrivé. Puisqu’elle ose demander justice contre moi, je peux démontrer qu’elle ne m’a livré sa fille que pour m’attraper. Ainsi, si vous me condamnez à amende quelconque, j’appelle5 dans le moment à Monsieur le lieutenant de police.

Le commissaire m’ayant condamné, et ayant été obligé à écrire mon appellation6, il me renvoya me disant que je paraîtrais devant le lieutenant quand il me ferait assigner.

Monsieur Chaban7 premier commis de la police était ami intime de Silvia. Je n’ai pas manqué de lui communiquer ce fait le même jour, et elle m’envoya à son bureau, lui écrivant un billet dans lequel elle le priait de parler à M. Berier. M. Chaban me conseilla de finir cette affaire en payant à madame Quinson les frais des couches, et il s’engagea de la persuader à se contenter, puisque dans le fond elle avait tort. Ainsi j’ai tout fini en donnant cent écus à Mimi qui après ses couches disparut. Elle mit au monde un garçon qu’on m’a présenté ; mais que j’ai laissé aller à l’hôtel-Dieu. Cinq ou six mois après, j’ai vu Mimi chanter à l’opéra comique de Monet8 à la foire S.t Laurent. N’étant point connue, elle n’a pas eu de peine à trouver un amant qui la prit pour pucelle, et qui la mit dans ses meubles. Je lui ai dit, lui faisant compliment [122v] après l’opéra que je ne savais pas qu’elle sût la musique. Elle me répondit que ni elle ni aucune de ses camarades pouvait se vanter de posséder ce talent. Il ne s’agissait que d’avoir une belle voix, et une jolie figure. Cette fille fit fortune ; mais au bout d’un an un violon nommé Berard lui mangea tout ce qu’elle avait. Elle disparut après, et je n’ai plus rien appris de sa destinée.

Les comédiens italiens eurent dans ce temps-là la permission de donner sur leur théâtre des parodies d’opéra, et de tragédies françaises. Ils avaient eu ce droit autrefois ; et on le leur avait suspendu, malgré que le public courût en foule voir de quelle façon on critiquait, ou on ridiculisait les meilleures pièces des plus grands auteurs. La cabale sortie de la jalousie des comédiens français avait eu la force de les faire défendre ; mais M. de Richelieu avait eu celle de faire révoquer la défense.

Le poète Favard ayant épousé la célèbre Chantilli9, qui avait été la dernière maîtresse du maréchal comte de Saxe, et qui avait le plus grand talent pour chanter le couplet dans les opéras comiques10, les comédiens italiens prirent à leurs gages le poète, et sa femme. Elle débuta sur leur théâtre par le rôle de Tonton dans la parodie de Thétis et Pelée opéra de M. de Fontenelle. La jolie petite femme eut le plus grand succès, et l’abbé de Voisenon11 en devint si amoureux qu’il la [123r] fit devenir auteur. Trois ans après, ce charmant abbé fut élu de l’académie. Par sobriquet on l’appelait l’évêque de Mont-rouge ; c’était le plus bel esprit de la France célèbre aussi par ses bons mots. Je lui ai demandé un jour pourquoi on appelait lit de justice un acte despotique du roi, par lequel il allait en personne forcer son parlement à enregistrer un édit. Il me répondit en riant qu’on l’appelait lit apparemment parce que la justice y dormait.

Cet abbé, qui devint mon ami chez Silvia, me présenta à M. de Fontenelle à la porte de l’académie. Il avait alors l’âge de quatre-vingt-quatorze ans, grand poète, profond physicien, et fameux aussi pour ses bons mots. Il ne savait faire un compliment sans l’animer par la saillie. Lui ayant dit que je venais de l’Italie exprès pour satisfaire à la grande envie que j’avais de le voir, il me répondit que je ne pouvais pas me plaindre de lui, car je voyais qu’il y avait longtemps qu’il m’attendait. À la seconde visite que je lui ai faitee il me fit présent de tous ses ouvrages. Il me demanda un jour comment je goûtais les théâtres français ; et lui ayant répondu qu’à l’opéra, Thétis, et Pelée m’avait beaucoup plu, et aux français Athalie, il me dit que Thétis et Pelée était une tête pelée, et Athalie un chef-d’œuvref, et que Voltaire avait eu tort de lui attribuer la mauvaise épigramme qu’on avait faiteg contre cette superbe tragédie. Les deux derniers vers de cette épigramme, dont on n’avait jamais connu l’auteur, [123v] disaient avec cette rime ridicule :

Pour avoir fait pis qu’Esther

Comment diable as-tu pu fair ?

Six ans après, à mon retour à Paris, je me faisais une fête de le revoir à l’âge de cent ans moins un mois ; mais il mourut huit à dix jours après. Il avait été l’amant chéri de la fameuse madame de Tencin12, et on m’a dit que l’illustre philosophe d’Alembert avait été un fruit de cet amour ; mais dans la suite Voltaire me fit une autre histoire sur sa naissance. Il me dit que Le rond était le nom de son père nourricier. Je l’ai connu chez Crébillon, et j’ai cultivé sa connaissance. Il possédait souverainement le secret de ne paraître jamais savant quand il se trouvait en compagnie agréable de personnes qui ne se piquaient pas de littérature ; et il avait aussi l’art chéri de donner de l’esprit à tous ceux avec lesquels il raisonnait. D’Alembert mourut aussi quinze jours après mon arrivée à Paris à la fin de l’an 1783. J’y étais allé avec intention d’y mourir ; mais la situation de mon frère, qui vit aujourd’hui à Vienne, m’a fait changer d’avis ; et tant mieux pour moi, car tel que je suis fait je n’aurais pas échappé à la guillotine.

Le comte de Loz ambassadeur du roi de Pologne électeur de Saxe13 me chargea alors d’écrire en italien Zoroastre opéra de M. de Cahusac14, qu’étant susceptible de transformations, et de ballets, le roi voulait faire représenter à Dresde. La musique des chœurs de cette pièce étant superbe, il m’a chargé de faire des paroles italiennesh susceptibles de la même musique. [124r] Ce fut une opération indigne de la poésie italienne, et fort désagréable, attendu la peine qu’elle m’a coûtéei, mais j’en fus récompensé à Dresde. Si on me demandait quelle différence il y a entre faire la musique à des paroles, et faire des paroles à une musique composée d’avance, je répondrais que celui qui fait la musique à des paroles est comme un tailleur qui fait un habit à quelqu’un ; et que celui qui fait des paroles pour une musiquej faite d’avance est le tailleur qui se met à l’entreprise de faire un homme auquel l’habit fait d’avance puisse aller bien.

Mais voici une aventure qui ayant eu une jolie conséquence mérite d’être écrite.

À neuf heures du matin, mon domestique me dit que dans la chambre sur le derrière contiguë à la mienne mon hôtesse avait logé deux fort jolis Italiens frère, et sœur15 nouvellement arrivés qui pour tout bien n’avaient que ce que contenait un sac de nuit. Italiens, jolis, pauvres, nouveaux arrivés, et mes voisins, voilà cinq motifs, qui me poussèrent à leur faire d’abord une visite. Cela sentait l’aventure ; et c’était mon goût. J’y vais, je frappe, et je vois un garçon en chemise qui ouvrant la porte me demande excuse. — C’est à moi à vous la demander. Je viens en qualité de voisin, et d’Italien vous offrir mes services.

Je vois un matelas de futaine16 sur le parquet, où en qualité de frère le jeune homme devait avoir dormi, et je vois les rideaux tirés au lit où sa sœur devait être. Je lui dis, sans la voir, que si j’avais cru qu’à neuf heures elle pouvait encore dormir, je n’aurais pas osé frapper. Elle me répond, sans se montrer, qu’elle avait dormi plus qu’à son ordinaire [124v] à cause qu’elle s’était couchée très fatiguée du voyage, et qu’elle allait se lever, si je voulais bien lui en donner le temps. — Je retourne dans ma chambre, mademoiselle ; vous me ferez plaisir, si vous me ferez avertir d’abord que vous vous jugerez visible. Je suis votre voisin.

Un quart d’heure après, au lieu de me faire appeler, elle vient chez moi, et après une belle révérence elle me dit qu’elle s’était crue en devoir de me rendre ma visite. Je la prie de s’asseoir, et je l’informe d’abord de l’intérêt qu’elle m’inspire : elle s’en montre enchantée ; et, après ma modeste interrogation, elle n’a aucune difficulté à me conter sa courte histoire.

— Je suis fille, me dit-elle, du capitaine Vesian parmesan, qui après avoir servi quarante ans le roi de France s’était retiré à Parme avec une petite pension qui lui servait à vivre avec nous. Il y a six mois qu’il est mort ; et il y a six ans que nous sommes restés sans mère. Réduits à la misère, on nous a conseillék de vendre tout, et de venir ici nous présenter au ministre de la guerre, qui mû à pitié pourrait nous donner une pension, et placer peut-être mon frère, que vous avez vu, dans le militaire. Hier sortant de la Diligence j’ai dit à un fiacre que j’ai pris de nous conduire à une auberge dans le quartier des Italiens : il nous a conduits ici. L’hôtesse assez polie nous donna d’abord cette chambre que vous avez vue, me disant qu’elle coûte dix-huit francs17 par mois qu’on paye d’avance. Je lui ai répondu que je payerais aujourd’hui ; mais je ne le peux pas, car je n’ai que six francs, et rien à vendre. Ainsi je dois d’abord aller [125r] chercher quelque part une petite chambre aussi haute qu’on voudra pourvu que je puisse en payer le loyer.

— Vous avez apparemment quelque lettre adressée à quelqu’un qui vous soutiendra car vous avez aussi besoin de manger.

— J’irai demain chez M. d’Argenson, qui, quand il aura vu tous nos certificats, ne nous laissera pas mourir de faim, j’espère.

Disant cela elle tire de sa poche un portefeuille, où je vois dans un moment des congés, des certificats, des patentes18, des passeports, et des lettres, qui ne laissaient nullement douter de ce qu’elle disait. Elle avait aussi un certificat du curé de sa paroisse écrit à guise de lettre circulaire19, qui donnait un éclatant témoignage de la pureté de ses mœurs. Ce curé, qui se signait âgé de soixante et dix ans, disait qu’il avait donné à mademoiselle Vesian quatre sequins20 n’ayant pas pu lui faire une aumône plus abondante. Outre cette lettre, dont le style me faisait incliner à croire qu’elle était sage, je me trouve ému par la candeur avec laquelle elle me répond à des interrogations qui la font rougir. Porté à lui être utile, et ayant grande peur d’en être la dupe, je lui dis que jolie, comme elle était, il était impossible qu’elle ne trouvât du secours dans la bourse de tous ceux qui ne pourraient pas résister à ses charmes. Elle me répond de l’air le plus humilié, baissant ses beaux yeux, que le sacrifice d’elle-même ne serait que sa dernière ressource après qu’elle n’aurait trouvé ni pitié dans le ministre, ni quelqu’emploi misérable tant qu’on voudra, mais du moins suffisant à la faire vivre en honnête fille. Mais, m’ajouta-t-elle, si pour ne pas mourir de faim je me vois obligée à renoncer à tous les sentiments d’honneur que j’ai nourrisl jusqu’à ce moment, je suis sûre de mourir accablée [125v] par la tristesse de mon sort.

Cette fille qui parlait très bien français, qui, comme j’avais vu par son extrait baptistaire, n’avait que seize ans, était une brune très jolie, très bien formée, intéressante au possible moins encore par ses charmes que par la noble franchise avec laquelle elle faisait le tableau de ses malheurs. Elle m’inspira en même temps l’envie de lui plaire comme amant, et celle de me faire estimer en qualité de bienfaiteur désintéressé. Cette dernière prévalut parce qu’elle m’aplanissait le chemin pour parvenir à l’autre avec succès, et un plaisir beaucoup plus grand. Ce qui m’a séduit fut qu’elle me confia sa situation sans cet air de timidité qui semble venir de la crainte que la personne qui écoute ne pense à profiter de l’état de détresse qu’on lui confie. Si elle m’avait vanté son courage, si elle avait fait parade de vertu j’aurais eu peur d’être dupe. Avec un libre, et noble maintien elle me fit voir en elle je ne sais quoi qui décourageait le libertin.

Mademoiselle, lui dis-je, je me sens forcé à faire tout ce qui dépendra de moi pour vous être utile. Je suis parmesan malgré que le hasard m’a fait naître à Venise. Donnez-moi vos papiers. Ne sortez pas de cette maison. Je vous soutiendrai, et puisque vous me dites que jusqu’à ce moment vous avez vécu sagement, je vous donne ma parole d’honneur que je [126r] ne serai pas le premier à vous mettre sur le mauvais chemin. En attendant voici deux louis que je vous prête. Payez le loyer de votre chambre, et d’un cabinet au quatrième pour votre frère, qui y sera plus décemment. Vous êtes venue dans une ville où votre destinée doit se développer en très peu de temps ; et où les belles qualités que vous avez, et qui paraissent vous avoir été données par la nature pour faire votre bonheur, peuvent être la cause de votre perte irréparable. Vous êtes à la fin venue dans une ville où les hommes riches méprisent toutes les filles libertines, excepté celles quim leur ont sacrifié leur vertu. Si vous en avez, et si vous êtes déterminée à la conserver, préparez-vous à souffrir la misère, car elle vous menace, et si vous vous sentez un esprit capable de fouler aux pieds le préjugé, tâchez au moins de ne pas vous abandonner au caprice : prenez garde à ne pas vous laisser tromper. Pour ce qui me regarde, je suis sûr que je ne vous ferai pas de mal. N’étant pas riche, je ne peux pas vous promettre un état ; mais bien tout ce qui peut dépendre d’une amitié sincère, et tendre, et principalement des bons conseils. Je ne vous parlerais pas ainsi, si je ne vous trouvais charmante. Je vous avertis de ne parler de votre pauvreté à personne.

Son frère alors entra. J’ai vu un joli garçon de dix-huit ans, fort bien bâti, mais n’ayant aucun ton, ni l’ombre de ce qu’on appelle esprit de monde. Sa physionomie était belle, et honnête ; mais elle n’annonçait rien. Il me dit qu’il écrivait assez bien, et [126v] qu’il était prêt à tout faire pour gagner honnêtement sa vie. Je l’ai averti de n’aller à aucun café, et de ne parler à personne aux promenades.

Après avoir donné à la demoiselle des brochures pour qu’elle s’amuse, je suis sorti avec ses papiers l’assurant que nous nous reverrions le lendemain matin, puisque je rentrais tard. Elle alla dans sa chambre me disant qu’elle se sentait remplie de confiance en moi.

Plein de bonne volonté pour cette fille, j’ai parlé à Silvia, qui me promit de parler à Madame de Monconseil21 qui était grande amie du ministre de la guerre ; mais elle me dit en riant que si la fille était jolie elle devait s’attendre à Paris à une autre espèce de fortune.

Étant rentré chez moi à minuit, et étant surpris de voir de la lumière dans la chambre de ma voisine, je vais à sa porte, que je trouve entrouverte, et je la vois assise un livre à la main. Elle me dit que l’intéressante lecture l’avait empêchée d’aller se coucher. Je lui rends compte de ce que j’avais fait pour lui ouvrir le chemin de se présenter au ministre, elle me prie de m’asseoir, et nous commençons à raisonner sur plusieurs matières. Le propos tombe sur l’amour, je lui parle d’elle, et elle m’assure de n’avoir jamais aimé, et par conséquent de n’avoir jamais fait le faux pas. Je lui ai dit qu’elle ne devait jamais se résoudre à le faire qu’en grâce d’une fortune brillante, et je la fais convenir qu’il serait ridicule [127r] de prétendre qu’elle ne dût le sacrifice du trésor qu’elle possédait encore qu’à l’Hymen.

Quand je réfléchis aujourd’hui que je suis resté jusqu’à trois heures du matin vis-à-vis de cette fille ardent d’amour sans jamais venir au fait qui dans ce moment-là était l’objet de mes désirs je ne me reconnais pas. Nous étions assis l’un à côté de l’autre, notre conversation était fort gaie, et les contes que je lui faisais, comme nos propos étaient tous faits pour nous exciter à nous livrer à la belle nature, et malgré cela une force occulte qui ne partait que d’une crainte panique me tenait dans l’inaction. Je craignais de trouver une facilité qui m’aurait refroidin, et qui par un sentiment d’amour-propre m’aurait tout de même engagé à avoir soin d’elle. Je craignais aussi un refus, qui m’aurait avili après les sentiments dont j’avais fait parade. Je craignais enfin de n’avoir plus la force de l’aimer, et de faire quelque chose pour elle soit qu’elle se fût rendue à mes désirs, ou qu’elle m’eût repoussé. Je l’ai laissée sans l’avoir seulement embrassée lui souhaitant une bonne nuit, et lui disant que nous dînerions le lendemain ensemble.

Je me suis levé à midi, et j’ai dîné avec elle et son frère à deux heures fort gaiement. Après dîner, son frère est allé se promener.

Les fenêtres de ma chambre, d’où nous voyionso toute la rue française, nous laissaient aussi voir à [127v] notre gauche dans l’infâme rue Mauconseil toutes les voitures qui arrivaient à la porte du théâtre italien, où il y avait ce jour-là un grand concours. Je demande à ma jolie compatriote, si elle irait volontiers à la comédie. À cette question je la vois rougir d’aise. Enchanté de pouvoir lui procurer un plaisir, dont elle jouirait pour la première fois, je l’y conduis, je la place sur l’amphithéâtre, et je la laisse, lui disant que nous nous reverrions à la maison à onze heures. Elle n’avait que quarante pas à faire pour retourner chez elle à la fin de la pièce. Je n’ai pas voulu me tenir à son côté pour éviter toutes les questions qu’on m’aurait faites, car plus elle était mise simplement plus elle intéressait.

Après avoir soupé chez Silvia je vais chez moi. Je vois à la porte un fort élégant éteignoir, voiture de mode22. Je demande à qui il appartenait, et on me dit qu’ilp était à un jeune seigneur qui soupait chezq mademoiselle Vesian. Je monte un peu capot, je me méprise, puis je m’en moque. La voilà sur le grand trottoir, tant mieux pour moi. Je vais me coucher sans seulement regarder les fenêtres de sa chambre qui donnaient sur le corridor.

Le lendemain matin j’étais à ma toilette, lorsqu’une voiture qui s’arrête à ma porte me rend curieux. Je regarde de ma fenêtre, et je vois un jeune homme en chenille descendre d’un fiacre, et entrer : puis je l’entends monter chez elle. Ayant déjà pris mon parti ; cela m’est égal. Je m’habille, et dans le moment que je suis pour sortir, voilà le jeune Vesian, qui vient me dire qu’il n’ose pas entrer chez sa sœur, parce [128r] que le même seigneur, qui leur avait donné à souper, y était.

— C’est dans l’ordre.

— Il est riche, et aimable à l’excès : il veut nous mener lui-même à Versailles, et me faire employer d’abord dans un bureau.

— Qui est-il ?

— Je n’en sais rien.

Je mets ses papiers sous enveloppe, je cachette le paquet, et je lui donne pour qu’il le remette à sa sœur. Je sors d’assez mauvaise humeur, et je vais dîner chez Silvia, qui riant de l’aventure m’en fait compliment. Poussé par la curiosité, je retourne chez moi à trois heures ; et madame Quinson me remet une lettre cachetée que l’Italienne lui avait dit de me remettre. Je vais l’ouvrir dans ma chambre ; j’y trouve deux louis, et ces paroles :

Je vous rends l’argent que vous m’avez prêté, et je vous remercie. Le comte de Narbonne23 s’intéresse à moi, et ne veut absolument me faire que du bien, ainsi qu’à mon frère. Je vous écrirai tout de la maison où il veut que j’aille demeurer, et où il ne me laissera manquer de rien ; mais je fais le plus grand cas de votre amitié, et je vous prie de me la garder. Mon frère reste dans le cabinet au quatrième ; et ma chambre m’appartient pour tout le mois, car j’ai tout payé.

La restitution de l’argent, la séparation du frère disaientr tout. Elle a fait bien vite. Décidé de l’oublier, je me repens d’avoir écouté des sentiments, qui devaient me rendre ridicule vis-à-vis d’elle aussi : je me trouves sot, accablé de honte, et presque méprisable. Fort fâché d’avoir servi de ma…24 à ce jeune comte, [128v] et de m’être trompé, je vais à la comédie française pour m’informer de lui, car enfin si ce coup pouvait faire la fortune de la pauvre orpheline, je me serais félicité.

À la comédie française le premier venu m’informe que ce Narbonne était fils d’un père riche, mais qu’il était cousu de dettes, et coureur de filles.

Étant curieux de voir la figure d’un garçon, qui n’avait eu besoin que de quelques heures pour séduire la Vesian, j’allais à tous les spectacles pour me le faire montrer. Huit jours s’étant déjà écoulés, je commençais à oublier l’aventure, lorsque son frère entra dans ma chambre à huit heures du matin pour me dire que sa sœur était dans la sienne, et qu’elle désirait de me parler. Je lui ai dit de lui dire qu’elle était maîtresse de venir.

Un moment après, je la vois devant moi ayant l’air triste ; et à peine assise, elle me parle ainsi :

Monsieur de Narbonne que j’ai cru honnête homme, parce que j’avais besoin qu’il le fût, s’assit près de moi sur l’amphithéâtre, et, me disant que ma figure l’intéressait, me demanda qui j’étais. Je lui ai dit la vérité, comme je l’ai dite à vous-même. Ce fut ma première faute. Vous m’avez promis de penser à moi ; mais Narbonne me dit qu’il n’avait pas besoin d’y penser. S’offrant à tout faire d’abord, se disant riche, et m’éblouissant par des promesses, il me trompa. C’est un coquin.

Voyant qu’elle n’avait cessé de parler, que parce [129r] que le besoin qu’elle avait de pleurer l’étouffait, je suis allé me mettre à la fenêtre pour la laisser verser des larmes à son aise. Quelques minutes après, je suis allé me remettre à son côté, pénétré par des sentiments qui ne ressemblaient en rien à ceux du mépris, ni à ceux de l’amour. Me regardant comme la vraie cause de son malheur, et de la douleur qui l’opprimait, elle me mut à pitié. Lui faisant cet aveu, j’ai cru de la calmer, et de réveillert son courage. Si vous ne m’aviez pas cru sage, poursuivit-elle à me dire, il est certain que vous ne m’auriez pas laissée seule à la comédie ; la faute est donc toute de moi, tout à fait indigne de la bonne opinion que vous aviez de mon esprit. Le scélérat me promettant de faire tout pour moi exigea une marque sûre de la confiance que je devais avoir en lui : c’était d’aller me loger chez une femme de bien qu’il connaissait ; et surtout sans mon frère, que la malice pouvait croire mon amant. Je me suis laisséu persuader. Malheureuse ! Pouvais-je y aller, sans vous demander conseil ? Il me dit, et il m’a trompée, que la respectable femme, chez laquelle il me mettait, serait celle qui me conduirait à Versailles, où il ferait que mon frère se trouvât pour être présentés tous les deux ensemble au ministre. Après souper, il s’en alla me disant qu’il viendrait me prendre le lendemain matin, et il me donna deux louis, et une montre d’or que j’ai cru pouvoir accepter sans m’obliger à rien d’un seigneur qui m’assurant qu’il était riche, se disait porté à me faire du bien sans aucun autre intérêt.

[129v] En arrivant à sa petite maison il me présenta à une femme, qui à son air ne me parut rien moins que respectable, et il me tint là tous ces huit jours allant, venant, restant, sortant ; et retournant sans jamais rien décider, lorsqu’enfin aujourd’hui à sept heures cette même femme me dit que par des raisons de famille monsieur le comte avait été obligé d’aller à la campagne ; et qu’il y avait un fiacre à la porte qui me conduirait à l’hôtel de Bourgogne d’où j’étais partie, et où il irait me voir à son retour. Elle me dit, affectant un air triste, que je devais lui remettre la montre d’or qu’il m’avait donnée, parce qu’elle devait la remettre à l’horloger auquel le comte avait oublié de la payer. Je la lui ai rendue dans l’instant sans lui rien répondre. J’ai mis dans un mouchoir ce que j’avais porté avec moi ; et je suis revenue ici il y a une demi-heure.

— Vous êtes sûre de le revoir ici à son retour de la campagne.

— Moi, le revoir ? Moi lui parler encore ? Je sais bien ce que je ferais, si j’étais un homme.

Je suis retourné vite à la fenêtre pour faire encore place à ses pleurs. Jamais fille dans une situation déplorable ne m’a tant touché. La pitié prenant la place de la tendresse qu’elle m’avait inspirée huit jours auparavant, me força à la plaindre, et à me disposer à lui donner des marques d’une amitié toute pure. Je me sentais sûr que l’amour ne se mettrait pas de la partie. Je me suis senti tout révolté par l’infâme procédé de Narbonne, [130r] et si j’avais su où le trouver, je serais d’abord allé l’attaquer.

Je me suis bien gardé de lui demander l’histoire détaillée de ces huit jours. Je la savais par cœur sans avoir besoin de la voir humiliée exigeant indiscrètement qu’elle me la contât. Dans la montre retirée j’ai vu l’infamie, la basse tromperie, la vilenie, et la honte d’un malheureux qui étant gentilhomme ne pouvait pas en jouer le rôle. Elle me laissa un bon quart d’heure à la fenêtre, et elle ne m’appela que pour me faire voir je crois qu’elle était moins triste. Les larmes diminuent la douleur : c’est un remède immanquable. Elle me pria d’avoir pour elle des entrailles de père, m’assurant qu’il ne lui arrivera plus de s’en rendre indigne ; et de lui dire ce qu’elle devait faire.

— Vous devez, lui répondis-je, commencer par oublier le crime de Narbonne, et la faute aussi que vous avez faite le mettant à même de le commettre. Ce qui est fait est fait, ma chère Vesian ; vous devez retourner à vous aimer, et reprendre le même air d’honnêteté qui brillait il y a huit jours sur votre belle physionomie. C’est cet air qui réveille le sentiment dans ceux qui en connaissent les charmes, et c’est le seul qui intéresse ; et vous avez besoin d’intéresser. Pour ce qui me regarde, mon amitié est faible ; mais je vous la promets dans toute son étendue. Je vous promets que je ne vous quitterai jamais tant que vous ne serez pas sûre d’un sort25. Je penserai à vous.

— Ah ! mon cher ami ! Si vous me promettez de penser à moi, je ne demande pas davantage. Malheureuse ! Il n’y a personne qui y pense.

[130v] Cette réflexion la toucha tellement que j’ai vu son menton trembloter, et l’oppression de l’angoisse qui pouvait la faire évanouir. Je lui ai conté plusieurs histoires des friponneries des scélérats qui à Paris ne faisaient autre métier que celui de tromper des filles : je lui en ai conté des plaisantes pour l’égayer, et je lui ai dit qu’elle devait regarder ce qui lui était arrivé avec Narbonne comme un bonheur, car cela la rendrait plus circonspecte à l’avenir.

Dans tout le temps de ce tête-à-tête par lequel j’ai mis du baume dans son âme, je ne lui ai donné aucune marque de tendresse amoureuse. J’ai ressenti un véritable plaisir quand au bout de deux heures je l’ai vue encouragée, et disposée à souffrir son malheur en héroïne.

Mais ma surprise ne fut pas petite lorsque tout d’un coup je l’ai vue se lever, me regarder d’un air entre la confiance, et le doute, et me demander si je n’avais rien de pressant à faire dans la journée. D’abord que je lui ai répondu que j’étais tout à fait libre, allons, me dit-elle, dîner ensemble à la campagne, où je puisse, respirant le grand air, reprendre cet extérieur que vous me trouvez nécessaire pour intéresser. Si je peux me procurer un doux sommeil dans la nuit prochaine, je sens que je pourrai encore aspirer au bonheur.

— Je vous sais gré de cette confiance. Je vais m’habiller, et nous irons quelque part. En attendant votre frère rentrera.

— Qu’importe mon frère ?

— Ah ! ma [131r] chère amie ! Songez que c’est par votre conduite que vous devez rendre Narbonne honteux, odieux, et malheureux. Réfléchissez que s’il parvient à savoir que le même jour qu’il vous a renvoyée vous êtes venue toute seule avec moi à la campagne, il triomphera. Mais venant avec moi votre compatriote en compagnie de votre frère, vous ne donnez que très peu de prise à la médisance.

La bonne enfant rougit, le frère rentra, et j’ai fait avancer un fiacre. Dans le moment que nous allions y monter voilà Balletti qui venait me voir. Après l’avoir présenté à la demoiselle, je l’invite à être de notre partie, et il accepte. Je les mène au gros caillou, où nous avons mangé la matelote, une omelette, du bœuf à la mode, et des pigeons à la crapaudine. La gaieté, que j’ai su réveiller dans l’esprit de la Vesian, suppléa à l’irrégularité du repas ; et je fus bien aise de voir mon ami Balletti transporté pour la jolie Italienne.

Vesian étant allé se promener, je demande à Balletti s’il croyait de pouvoir apprendre à danser à la demoiselle qu’il voyait là. Je l’informe de sa situation, de la raison qu’elle eut de quitter l’Italie, du faible espoir qu’elle avait d’obtenir une pension de la cour, et du besoin qu’elle avait de trouver quelque moyen honnête fait pour lui procurer de quoi vivre. Balletti enchanté de se voir consulté, après avoir bien examiné sa taille, lui dit qu’il trouvera le moyen de la faire entrer à l’opéra pour figurer dans les ballets, dont Lany son ami était maître. Il lui promet de commencer à lui donner des leçons dans le [131v] jour suivant, l’assurant qu’en moins de deux mois il la mettrait en état de figurer.

La Vesian, qui croyait que nous badinions, fut fort surprise quand je lui ai dit que c’était tout de bon, et que la chose ne dépendait que d’elle. L’idée de devenir danseuse, qui ne lui était jamais passée par la tête, ne la révoltait pas ; mais elle lui paraissait absurde. Elle ne concevait pas qu’on pût apprendre à danser si à la hâte, et comment nous pouvions la supposer maîtresse de choisir un état pour lequel il lui fallait avoir un talent qu’elle ne savait ni d’avoir, ni d’être maîtresse de se le donner. Je ne sais danser, dit-elle à Balletti, que le menuet, et étant bien tournée naturellement, et ayant une bonne oreille, on m’a dit à Parme, que je dansais assez bien les contredanses.

— Deux tiers des figurantes de l’opéra, lui répondit Balletti, ne peuvent pas en dire autant. Permettez que je vous accommode les bras, et vous figurerez à l’opéra souverainement bien.

— Et quels appointements demanderai-je à votre ami monsieur Lany ? Il me semble de ne pouvoir pas prétendre beaucoup.

— Oh ! Pour cela ; rien. Les figurantes à l’opéra ne sont pas payées par l’opéra. Au contraire. Elles payent pour y entrer. Ce sont les revenants bons26 de Lany.

— Mais, si on ne me donne rien, de quoi vivrai-je ?

— Ne vous embarrassez pas de cela. Telle que vous êtes, vous trouverez d’abord dix des plus riches seigneurs qui s’offriront à vous entretenir. Ce sera à vous à bien choisir. Nous vous verrons couverte de diamants.

— J’entends. On me [132r] prendra en qualité de ce qu’on appelle maîtresse.

— Précisément. Cela vaut mieux que quatre cents francs de pension que vous aurez beaucoup de peine à obtenir.

Balletti étant sorti, elle me demanda encore si ce n’était pas un badinage.

— C’est tout de bon, à moins que vous ne préfériez de devenir femme de chambre de quelque dame.

— Le mot de femme de chambre me révolte. Mais, moi danseuse ! C’est à mourir de rire. Moi, maîtresse d’un grand seigneur, qui me donnera des diamants, qu’il me reprendra peu de jours après !

— Point du tout ; car vous ne vous livrerez pas à des Narbonne, j’espère.

— Oh pour cela, si le choix dépendra de moi, soyez sûr que je ne ferai rien qu’après des bons conseils. Je sens que je pourrai me reconnaître pour heureuse plus facilement avec un amant avancé en âge qu’avec un jeune homme.

— C’est à merveille, ma chère amie, mais gardez-vous de le cocufier.

— Pour lors j’en agirais en coquine. Celui qui m’aura ne me trouvera jamais infidèle. Il devra penser à placer mon frère d’une façon ou de l’autre, car il se perdra si on le laisse dans la fainéantise. Mais en attendant que j’entre à l’opéra, et que mon noble amoureux se présente, qui me donnera de quoi vivre ?

— Avez-vous oublié ce que je vous ai dit ce matin ? Moi. Et je me crois heureux de pouvoir suppléer à cela sans m’incommoder. Vous trouverez-vous humiliée acceptant de moi, et non pas d’un autre le secours qui vous sera nécessaire ? Je me [132v] déclare content que vous me remboursiez quand vous serez riche.

— Quand je serai riche, je ne vous donnerai jamais rien à titre de restitution. Vous serez le maître de toute ma fortune.

— En attendant, ma chère amie, vous serez la maîtresse de la moitié de la mienne. Embrassons-nous si cela ne vous est pas désagréable.

— De tout mon cœur.

Nous retournâmes à Paris qu’il était nuit. J’ai laissé la Vesian à l’hôtel, et je suis allé souper avec mon ami, qui à table engagea sa mère à parler à Lany. Elle dit que cela valait beaucoup mieux que solliciter une misérable pension au bureau de la guerre. On parla alors d’un projet qui était sur le tapis dans le conseil de l’opéra qui consistait à mettre en vente toutes les places de figurantes, et de chanteuses dans les chœurs ; mais on le trouvait scandaleux, et non convenable à l’académie royale de musique d’un roi de France.

Ce que j’ai remarqué, entre plusieurs autres singularités à l’opéra de Paris c’est que toutes les filles qui y représentaient, mêmev les laides, et sans talent, étaient toutes, malgré cela, très à leur aise, car elles avaient toutes un entreteneur riche, qui souvent ne voulait en avoir une en titre que par ambition. Elle était laide ; mais n’importe, car il n’en était pas amoureux. Il lui suffisaitw que le parterre pût dire à l’apparition de la fille : C’est monsieur un tel qui l’entretient. Le roi devait le savoir, et cela le rendait vain, car toutes ces filles sont censées appartenir au monarque. Toute fille nouvellement entrée à l’opéra, principalement si elle est jolie, si elle a l’art de [133r] se faire une réputation de sage, et de la conserver pendant deux ou trois mois, elle est sûre de faire sa grande fortune. J’ai aussi remarqué que ces entreteneurs non seulement ne sont pas jaloux de leurs maîtresses ; mais qu’ils ont pour elles toutes sortes d’égards, jusqu’à ne pas aller souper avec elles sans les avoir faitx avertir la veille.

Étant rentré à onze heures, j’ai trouvé mademoiselle Vesian dans son lit. Je vais me lever, me dit-elle, parce que j’ai à vous parler.

— Vous pouvez me parler restant là où vous êtes, et où je vous trouve plus belle. Qu’avez-vous à me dire ?

— Parlons du métier que vous voulez me faire faire. Je dois commencer à exercer la vertu pour trouver celui qui ne l’aime que pour la croquer.

— Voilà ce que c’est : et croyez-moi que tout est dans ce goût-là dans la vie. Inque meis culpis da tibi tu veniam [S’il y a quelque défaut dans mes ouvrages, fais-toi grâce à toi-même des fautes dont tu es la cause]27.

— Que me dites-vous en latin que je ne comprends pas ?

— C’est une mauvaise habitude excusezy. Souvent le coupable des crimes que nous commettons est un troisième. Nous ne goûtons le plaisir que lorsque nous exerçons la tyrannie. Par cette raison, la philosophie trouve que le meilleur des êtres est celui qui tolère. Je suis charmé de vous voir en train de devenir philosophe.

— Je m’y sens portée : aidez-moi. Comment fait-on ?

— On pense.

— Pour combien de temps ?

— Pour toute la vie.

[133v] — On ne finit donc jamais ?

— Jamais. Mais on gagne toujours, et on se procure toute la portion du bonheur dont on est susceptible. Le philosophe le sent dans tous les plaisirs qu’il se procure ; et il est encore plus heureux quand il pense que ce bonheur est le fruit de ses soins, et de la force qu’il a euez de fouler aux pieds tous les préjugés.

— Sans la faculté de la raison, l’homme ne pourrait donc pas être heureux ?

— Non ; car, qui plus est, il ne pourrait pas se reconnaître. Sentez-vous, ma chère, que le seul être heureux est celui qui se trouve tel ?

— Sûrement je le sens ; car quelqu’un qui voudrait me persuader que je suis heureuse dans le moment qu’il me semblerait que la vie m’est à charge, me ferait rire. Malgré cela mon pauvre père disait, pas toujours, mais très souvent, que la raison était un mauvais présent que Dieu nous avait fait.

— Je suis sûr que votre père ne disait cela que quand il se trouvait malheureux, et traité avec injustice. Il avait tort. Il raisonnait alors fort mal, et il devenait ingrat, abusant par des sophismes de la faculté de raisonner que Dieu lui avait donnée. Il devait dans ces moments-là trouver un cheval de poste plus heureux que lui.

— C’est vrai : il le disait.

— Il extravaguait, car, la chose dépendant de lui, il n’aurait pas voulu devenir cheval de poste.

— Mais, croyez-vous que le cheval de poste sente son malheur ?

— Non, car il ne raisonne pas.

— Il n’est donc pas malheureux selon vous-même, s’il est vrai que l’homme qui ne sent pas son bonheur ne puisse pas être appelé heureux.

Cette conséquence28 du charmant objet que j’avais devant mes yeux me rendit muet, et pensif, [134r] car elle me donnait un démenti, et elle paraissait juste. Je lui ai démontré qu’elle était fallacieuse en ce que le défaut de raison tenait les brutes dans l’impossibilité de remédier à leurs maux, tandis que la même raison servait à l’homme sage à diminuer le malheur, et à augmenter les plaisirs.

— Mais en quoi consiste le vrai plaisir ? Qu’est-ce que cela ?

— Le plaisir consiste dans la jouissance d’un sens en actualité. Il est précédé par celui que nous ressentons quand nous accordons aux sens d’après un bon calcul une entière satisfaction dans tout ce qu’ils appètent ; et il est suivi par l’autre que nous nous procurons quand les mêmes sens épuisés, ou fatigués demandent du repos pour reprendre haleine. Ce plaisir, quoique très sensible, est appelé de l’imagination. Elle ne peut jouir que se trouvant dans une tranquillité parfaite, et cette tranquillité est le fruit de la jouissance qui l’a précédée.

— Une jouissance donc qui n’aurait pas à sa suite cette tranquillité serait à rejeter ?

— N’en doutez pas : tout comme il est de la sagesse d’embrasser toute peine faite pour nous procurer un plaisir plus grand qu’elle.

— C’est la tâche de la philosophie, qui subjugue tous les préjugés. Mais il faut, je crois, une longue étude pour parvenir à connaître tous les préjugés.

— Il n’est pas difficile de les connaître, car ils sautent aux yeux de la raison ; mais il est difficile de savoir distinguer leur nature, car il y a des préjugés que la morale exige que nous adoptions.

[134v] — Définissez-moi le préjugé.

— C’est tout soi-disant devoir dont on ne trouve pas la raison en nature.

— La grande affaire du philosophe est donc d’étudier la nature ?

— C’est tout ce qu’il a à faire ; mais cette étude est immense, et le plus savant est celui qui se trompe le moins.

— Quel est le philosophe qui s’est le moins trompé ?

— Je ne saurais pas vous le nommer ; mais je peux vous dire en général que ce fut celui qui dans toute sa vie eut moins29 de reproches à se faire.

— Je le crois. J’aime la leçon que vous venez de me donner beaucoup plus que celle que Balletti me donnera demain, car je prévois que je m’y ennuierai, et avec vous je ne m’ennuie pas.

— À quoi vous apercevez-vous que vous ne vous ennuyez pas ?

— Au désir que j’ai que vous ne me quittiez pas.

— Ah ! Ma chère amie ! Que cette réponse me fait plaisir ! Pourquoi désiré-je de vous le témoigner vous serrant contre mon sein ?

— Parce que votre âme ne peut être heureuse qu’étant d’accord avec vos sens.

— Ma chère Vesian ! Votre divin esprit accouche.

— Il doit remercier son divin accoucheur.

— Soyons donc complaisants accordant à tous nos sens une entière satisfaction.

Elle me répondit ouvrant ses bras. Si elle avait tardé un seul instant elle ne les aurait eusaa plus libres. Après avoir dévoré sa bouche, ses yeux, et ses seins d’albâtre, étant tout habillé, et l’épée au côté, je l’ai priée de me desserrer30 pour me laisser mettre à la hâte dans un état égal à celui, où je la voyais, et je la sentais brûlante tout entière ; mais voyant qu’elle différait je me suis laissé tomber sur le canapé avec elle. Ce fut [135r] là qu’après les premiers ébats, je me suisab mis en état d’aller passer au lit avec elle tout le reste de la nuit. Ce qui nous assura à la pointe du jour que notre joie avait été pure, fut la porte de la chambre que nous oubliâmes de fermer. Depuis ce jour nous fûmes amants parfaits jusqu’au bout du mois qu’elle est entrée à l’opéra. Je l’ai alors quittée pour ne pas lui faire du tort. Je l’ai logée avec son frère dans la rue des bons enfants. Le seul Balletti allait lui donner leçon tous les jours, et ayant tout ce qui lui était nécessaire elle n’eut pas besoin deac chercher des nouveaux amis.

La Vesian ne figura que trois mois. Après avoir refusé une quantité de Narbonne, celui qu’elle choisit lui fit d’abord quitter le théâtre. Il loua une petite loge dans laquelle elle allait se mettre tous les jours d’opéra, et où elle recevait tous les amis de son amant. Cet homme aimable, sage, et riche était le comte de Tr31. Elle vécut avec lui jusqu’à sa mort toujours heureuse, et le rendant toujours heureux ; et il la laissa assez riche. Elle vit peut-être encore ; mais on ne parle plus d’ellead. Après son entrée à l’opéra je ne lui ai plus parlé. Quand je la rencontrais aux promenades, ou par Paris dans son brillant équipage nous nous saluions de la physionomie. Son frère fut placé ; mais, deux ou trois ans après, l’état qu’il embrassa fut celui d’épouser la Piccinelli32, qui peu de temps après mourut.

a. Date donnée dans la marge gauche.

b. Orth. mode.

c. Orth. faite.

d. Orth. engrossée.

e. Orth. fait.

f. Orth. chez d’œuvre.

g. Orth. faite, le e étant biffé.

h. Capables biffé.

i. Orth. couté.

j. Déjà faite est un homme qui biffé.

k. Orth. conseillés.

l. Orth. nourri.

m. Lui biffé.

n. Orth. rafroidi (raffredare en italien).

o. Orth. voyons.

p. Appartenait biffé.

q. Orth. che.

r. Orth. disait.

s. Orth. trouvé.

t. Leçon probable, le début du mot est raturé.

u. Orth. laissée.

v. Quoique biffé.

w. Qu’on sût biffé

x. Orth. faites.

y. Orth. rexcusez.

z. Orth. eu.

aa. Orth. eu.

ab. Débarrassé de tout accoutrement pour biffé.

ac. Se donner au premier venu biffé.

ad. ; car à Paris une femme à l’âge de soixante ans ne compte plus biffé.

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[CHAPITRE XIII]

[135v] À la foire S. Laurent, mon ami Patu eut envie de souper, et coucher avec une actrice flamande qui s’appelait Morfi1. Il me pria d’être de la partie. La Morfi ne me tentait pas ; mais c’était égal : le plaisir de l’ami intéresse assez. Après avoir proposé deux louis qui furent acceptés, nous prîmes à la fin de l’opéra un fiacre, où nous allâmes avec la belle à sa maison rue des deux portes St Sauveur vis-à-vis celle du banquier Verzura génois. Après le souper, en devoir de laisser mon ami tête à tête avec l’actrice, j’ai demandé pour moi un sofa dans quelqu’endroit de la maison. La petite sœur de la Morfi, jolie gueuse de treize ans, me dit qu’elle me donnerait son lit pour un petit écu. Je le lui ai accordé. Elle me mène dans un cabinet où je ne vois qu’une paillasse sur trois ou quatre planches.

— Et tu appelles cela un lit ?

— C’est mon lit.

— Je n’en veux point, et ne te flatte pas d’avoir le petit écu.

— Est-ce que vous pensiez de vous déshabiller ?

— Pourquoi pas, si j’avais trouvé un lit propre ?

— Quelle idée ! Nous n’avons pas des draps.

— Tu dors donc vêtue ?

— Point du tout.

— Eh bien ! Va donc t’y coucher toi-même, et tu auras l’écu. J’aurai le plaisir de te voir nue.

— Oui ; mais vous ne me ferez rien.

— Pas la moindre chose.

Elle se déshabille dans un clin d’œil, elle se couche, et un vieux rideau lui sert de couverture. Elle n’avait pas encore quatorze ans. Elle s’offre riante à mes yeux dans toutes les postures que je […a].

[136r] répondu que nous parlerions de cette affaire le lendemain. J’ai voulu que Patu la voie comme je l’avais vue pour lui faire avouer qu’on ne pouvait pas s’imaginer une plus grande beauté à cet âge-là, car tout dans elle était séduisant précisément parce que rien n’était mûr. Tout était naissant. La nature, et l’art des peintres ne pouvaient mettre ensemble rien de plus charmant. La beauté principalement de sa figure portait à l’âme le plus délicieux calme.

Le lendemain, j’y fus, et ne m’étant pas accommodé pour le prix, j’ai fait un marché que je lui donnerais chaque fois que j’irais six francs, jusqu’au moment dans lequel je me déterminerais à lui en donner trois cents pour ce qu’elle appelait la grande chose ; mais je ne me souciais pas d’en venir là. La jeune Hélène ne me laissait pas le loisir de penser à cette conquête. Sa sœur au bout de deux mois me remontra que j’étais la plus grande des dupes puisque j’avais déboursé déjà deux cents francs à six à la fois rien que pour des enfantillages. Elle attribuait cela à mon avarice, malgré que j’eusse donné six louis à un Allemand pour me faire son portrait en miniature. Il le fit si bien qu’elle semblait vivante. Elle était couchée sur son ventre, s’appuyant de ses bras, et de sa petite gorge sur un oreiller ; et tenant sa belle tête tournée comme si elle avait été sur son dos. L’habile artiste avait dessinéb ses jambes, et ses cuisses de façon que l’œil ne [136v] pouvait pas désirer de voir davantage. Dans cette même posture j’ai vu un hermaphrodite à Londres qu’on veut attribuer à Coreggio2. J’ai fait écrire au-dessous du portrait O-Morphi. Ce mot grec, quoique non Homérique, signifie belle.

Mais voilà les voies secrètes de la très puissante destinée. Patu eut envie d’avoir une copie de ce portrait, et je ne la lui ai pas refusée. Ce fut au même peintre que je l’ai ordonnée, et qui la fit à la perfection. Mais voici le moment de l’heureuse combinaison3.

Le peintre va à Versailles pour affaires ayant comme toujours dans sa poche le portefeuille où plusieurs autres portraits se trouvent. Il les fait voir à M. de S.t Quentin valet de chambre du roi, qui enchanté de leur beauté prie le peintre de lui permettre de les faire voir à son maître. Le monarque devient curieux de voir l’original d’O-Morphi. S.t Quentin demande au peintre s’il pouvait s’engager de faire venir à Versailles la jolie personne, dont le roi en attendant garderait le portrait. Le peintre lui répond qu’il croyait la chose facile. Il vient chez moi le lendemain, il me dit tout ; je trouve l’affaire digne d’attention, je vais avec le peintre chez la Morphi, et je la comble de joie lui communiquant ce dont il s’agit. Je la dispose d’aller avec le peintre, et sa sœur à Versailles, et de se conformer là aux décrets de la Providence.

Recumbent Nude, étude du tableau

Portrait de Marie-Louise O’Murphy,

par François Boucher, 1752

Le jour fixé, elle débarbouilla la petite, l’habilla décemment, et elle alla avec le peintre à Versailles se présenter à S.t Quentin, qui après avoir renvoyé le conducteur, dit aux femelles de l’attendre se promenant dans le parc. Voilà actuellement ce que j’ai su de la Morfi.

[137r] Un quart d’heure après, S. Quentin retourna, et les conduisit dans un cabinet à clef où il les enferma ; et un autre quart d’heure après elles virent le roi tout seul, qui après avoir demandé à la petite si elle était Grecque tira de sa poche le portrait, et dit, après l’avoir bien confrontée : je n’ai jamais rien vu de si ressemblant. Il s’assit, il la prit entre ses genoux, il lui fit quelques caresses, et après s’être assuré de son royal doigt qu’elle était toute neuve, et lui avoir donné un baiser, lui demanda de quoi elle riait. Elle lui répondit qu’elle riait parce qu’il ressemblait à un écu de six francs comme une goutte d’eau à une autre. Cette naïveté ayant fait rire le monarque, il lui demanda si elle voulait rester à Versailles, et lui ayant répondu de s’entendre avec sa sœur, elle dit au roi qu’elle ne désirait pas un plus grand bonheur. Il partit alors, et les renferma, et un quart d’heure après S.t Quentin vint les tirer dehors. Il laissa la petite dans un appartement rez-de-chaussée entre les mains d’une femme, et il alla avec l’aînée aux trois dauphins, où ils trouvèrent le peintre, auquel il donna vingt-cinq louis pour le portrait.

Pour ce qui regardait la Morfi, il ne lui donna rien : il prit seulement son adresse l’assurant qu’elle aurait de ses nouvelles. Elle retourna donc à Paris avec le peintre. Trois jours après elle reçut mille louis. Le peintre allemand fit une autre copie pour Patu, et s’offrit à me faire gratis le portrait de toutes les jolies femmes qui me feraient venir l’envie de l’avoir.

[137v] Ce qui m’amusa beaucoup fut la joie de la grosse Morfi quand elle se vit maîtresse de vingt-quatre mille livres. Elle ne trouvait pas des termes assez forts pour me marquer toute sa reconnaissance. Elle me regardait comme l’auteur de sa fortune. Je ne m’attendais pas à une si grande somme, me disait-elle, car il est vrai qu’Hélène est très jolie ; maisc je ne croyais pas ce qu’elle me disait de vous, et je me trompais, car si le roi ne l’avait pas trouvée toute neuve, il n’aurait pas voulu d’elle ; et le roi doit s’y connaître. Allez. Je ne croyais pas qu’un honnête homme de votre trempe pouvait exister.

Omorphi fut le nom que le roi donna à sa sœur. Elle lui plut plus encore par ses naïvetés, dont il n’avait pas d’idée, que par sa beauté, malgré qu’elle fût des plus régulières. Il la mit au parc au cerf où S. M. tenait positivement son sérail, et où il n’était permis d’aller qu’aux dames présentées à la cour. La petite au bout de l’an accoucha d’un fils, que le roi envoya on ne sait pas où, car Louis XV ne voulut jamais rien savoir de ses bâtards tant que la reine Marie vécut.

Omorphi fut disgraciée trois ans après. Le roi lui donna quatre cent mille francs qu’elle porta en dot à un officier de l’état-major qui l’épousa en Bretagne. J’ai vu un fils de ce mariage l’année 1783 à Fontainebleau. Il avait vingtd-trois ans, et il ne savait rien de l’histoire de sa mère, dont il était le véritable portrait. J’ai écrit mon nom sur ses tablettes avec des compliments à sa mère.

[138r] La cause de la disgrâce, ou du bonheur de cette Flamande fut la malice de la comtesse de Valentinois belle-sœur du prince de Monaco4. Elle suggéra à l’innocente Omorphi de faire rire le roi lui demandant comment il traitait sa vieille femme. La bonne enfant, dont l’esprit était trop simple pour prévoir que par une telle interrogation elle ne pouvait que déplaire au monarque, donna dans le panneau. La première fois qu’elle vit le roi chez elle, enchantée de pouvoir lui donner un essai de son esprit, ellee lui fit en propres termes l’impertinente question. Louis très surpris : malheureuse ! lui dit-il en se levant, et la foudroyant des yeux, qui vous a appris à me faire cettef question ? L’innocente se jeta d’abord à ses pieds, et toute tremblante lui dit la vérité. Le roi lui tourna le dos, et elle ne le revit plus. La comtesse de Valentinois ne fut revue à la cour qu’après la mort de la reine. Louis XV qui savait qu’il manquait à sa femme en sa qualité de mari, voulait au moins la dédommager en qualité de roi. Malheur à ceux qui auraient osé lui manquer. J’ai su ce fait en propres termes dans l’année 1757 de madame de Barail à Dunkerke qui l’avait su d’Omorphi même.

Malgré tout l’esprit des Français, Paris est la ville où l’imposture a toujours fait fortune. Quand on la démasque ceux qui en ont été les victimes se consolent avec la chansonnette, et l’imposteur devenu riche s’écrie recto stat fabula talo [la pièce se tient sur un pied sûr].

Un mauvais peintre de portraits, nommé Sanson5, las de mourir de faim, publia sur toutes les gazettes que pour faire des portraits très ressemblants il [138v] n’avait pas besoin de voir la personne, lui suffisant seulement d’être bien informé de la physionomie qu’il devait peindre. Quand j’ai entendu, soupant chez Silvia, cette nouveauté, et que le peintre commençait déjà à devenir riche, j’ai fait les hauts cris. J’ai tout court dit à M. de Militerni Sicilien qui débitait la chose que les portraits ne pouvaient pas ressembler, et que ceux qui disaient qu’ils ressemblaient ne pouvaient qu’être des gens payés pour le dire, ou ceux qui avaient donnég au peintre les descriptions des physionomies, car les portraits n’étant pas ressemblants le peintre ne pouvait s’excuser qu’en disant que c’était leur faute. Militerni poursuivit à soutenir que les portraits étaient jugés ressemblants par ceux mêmes qu’ils représentaient, et que la chose ne pouvait être que réelle, puisque le peintre faisait fortune. Argument ridicule, puisque le peintre vivait à Paris.

Un Français qui était à table, fâché de voir que je ridiculisais la nation, me proposa une grosse gageure qui me fit encore rire ; car qui aurait été la dupe qui aurait voulu parier ? Silvia, qui était de mon avis, dit que nous devions aller demander à dîner au peintre ; et la partie fut faite.

Nous vîmes une grande quantité de portraits, que le peintre disait ressemblants, mais ne connaissant pas les originaux, nous ne changeâmes pas d’avis. Silvia lui demanda s’il voulait faire le portrait de sa fille qu’il ne connaissait pas, et il lui répondit qu’il était prêt si elle se croyait en état de lui faire une description fidèle et exacte de ses traits. Nous rîmes, et nous nous mîmes à table, où la nièce du peintre jolie, et remplie d’esprit m’intéressa beaucoup. J’ai aussi cru de ne l’avoir pas mal amusée. L’oncle, et la nièce [139r] m’ayant dit que leur repas favori était le souper, je leur ai promis d’y aller. Ce qui m’amusa après dîner furent des lettres de Lyon, de Bordeaux, de Rouen, et de toute la France, dans lesquelles on lui ordonnait des portraits faits selon les descriptions qu’on lui envoyait. J’en ai trouvé de plaisantes.

Trois ou quatre jours après, j’ai rencontré mademoiselle Sanson à la foire, qui me fit des reproches de n’être pas alléh souper chez son oncle. Flatté du reproche, j’ai commencé à y aller, et la pratique devint sérieuse. Elle me rendit amoureux.

Je prenais uni beau matin du café tout seul dans ma chambre pensant à elle, lorsque je vois entrer un jeune homme que je ne remettais pas.

— J’ai eu l’honneur, me dit-il, de souper quelquefois avec vous chez le peintre Sanson.

— Je vous reconnais maintenant. Excusez.

— C’est naturel. Vous n’aviez des yeux à cette table que pour mademoiselle Sanson.

— Je vous avoue que je la trouve charmante.

— Je n’ai pas de peine à le croire ; car je ne le sais que trop.

— En êtes-vous amoureux ?

— Hélas ! Oui !

— Et aimé sans doute.

— C’est à cela que je travaille depuis un an, et je commençais à espérer lorsque vous êtes survenu pour me désespérer.

— Moi !

— Oui ; vous-même.

— J’en suis fâché ; mais je ne saurais qu’y faire.

— Pardonnez-moi ; car la chose dépend de vous. Je peux même, si vous me le permettez, vous suggérer moi-même ce que vous pouvez faire pour m’obliger.

— J’en suis très curieux.

— Vous pourriez ne mettre plus de votre vie les pieds dans sa maison.

Paris : le quartier populaire du Gros-Caillou :

« Nous allons au gros caillou manger la matelote… » (voir p. 842)

— Effectivement [139v] ce serait tout ce que je pourrais faire, ayant une extrême envie de vous obliger ; mais croyez-vous pour lors qu’elle vous aimerait ?

— Oh ! Cela est mon affaire. En attendant, n’y venez plus, vous. Laissez-moi penser au reste.

— Il est certain que cette extraordinaire complaisance dépend de moi ; mais je trouve singulier que vous y ayez compté dessus.

— Oui monsieur, après y avoir beaucoup pensé. En vous connaissant pour homme de beaucoup d’esprit, je me suis persuadé que vous vous mettriez à ma place, que vous raisonneriez, et que vous ne voudriez pas vous battre à mort avec moi pour une demoiselle que vous comme je pense n’avez pas envie d’épouser, tandis que dans mon amour mon seul objet est ce lien.

— Et si je pensais aussi à la demander pour ma femme ?

— Nous serions pour lors tous les deux à plaindre ; et moi plus que vous, car tant que je vivrai mademoiselle Sanson ne sera jamais la femme d’un autre.

Ce jeune homme bien planté, pâle, sérieux, froid comme la glace, et amoureux qui vint me tenir un propos pareil avec un tel flegme dans ma propre chambre, me donna sujet de réflexion. Après m’être promené un bon quart d’heure en long, et en large pour décider laquelle des actions me déclarait plus brave, et plus digne de ma propre estime, j’ai vu que ce devait être celle qui me déclarerait à l’esprit de mon rival pour plus sage que lui. Que penseriez-vous de moi, lui dis-je, [140r] d’un air décidé, si je ne mettais plus les pieds chez Sanson ?

— Que vous avez pitié d’un malheureux, qui sera toujours prêt à verser tout son sang pour vous témoigner sa reconnaissance.

— Qui êtes-vous ?

— Je suis Landel fils unique du marchand de vin de l’hôtel de Bussi, rue de Bussi6.

— Eh bien ! Mons7 Landel, je n’irai plus chez mademoiselle Sanson. Soyez à l’avenir mon ami.

— Jusqu’à la mort.

Un moment après son départ, voilà Patu. Je lui conte toute l’histoire, il me trouve héros, m’embrassant, et m’assurant qu’à ma place il en aurait fait autant ; mais pas à la place de l’autre.

Le comte de Melfort colonel du régiment d’Orléans me fit prier par Camille sœur de Coraline de tirer la réponse à deux questions par le moyen de ma cabale que Camille célébrait. Je me suis tiré d’affaire les tirant fort obscures, et sujettes à différentes interprétations. Vingt-quatre heures après que je les lui ai remises, elle vint me prier d’aller avec elle, et d’être discret. Nous allâmes au palais royal par la porte qui donne dans la rue des bons enfants, et nous descendîmes à un petit escalier qui aboutissait à un cabinet où quelques minutes après parut la duchesse d’Orléans. Après avoir gracieuséj la petite reine, elle me dit qu’elle était fâchée d’avoir dû m’incommoder. Elle me pria de l’aider à comprendre quelque chose de fort obscur pour elle. J’ai répondu à S. A. qu’il m’était fort facile de tirer des réponses mais que je ne valais rien pour l’interprétation. [140v] Je l’ai donc conseillée de faire des nouvelles questions sur la même matière, et d’espérer que les réponsesk seraient plus claires. Je lui ai dit qu’elle n’avait qu’à écrire de sa main tout ce qu’elle voulait savoir, chaque chose dans une question différente, s’imaginant de demander la solution de ses doutes à une intelligence qui savait tout. Je lui ai ajouté que plus ses interrogations seraient claires, plus elle trouverait claires les réponses. La duchesse alors se mit à écrire. Elle fit huit questions, que j’ai lues, et me demandant excuse, elle me pria de lui faire tenir les réponses le lendemain sous enveloppe cachetéel. En même temps elle me dit d’un ton aussi noble qu’enchanteur qu’elle voudrait que ce qu’elle avait écrit ne fût vu de personne.

— Je vous garantis, princesse, le secret sur ma vie, et sur mon honneur ; mais je ne peux pas risquer de me compromettre. Je désire de servir V. A. avant de sortir de ce palais. Je n’ai besoin que de quatre heures, et d’un endroit où je puisse travailler en liberté.

— C’est à merveille ; mais je dois sortir. Connaissez-vous madame de Polignac8 ?

— Oui madame.

— Mettez donc tout sous enveloppe cachetéem quand vous aurez tout fini, et remettez-lui le paquet. Je vous trouve on ne peut pas plus obligeant.

Elle me fit alors entrer dans un cabinet, où il y avait tout ce qu’il me fallait, jusqu’à une machine électrique9 pour allumer une bougie. Elle s’en alla, et je me suis enfermé.

J’ai un peu ri en moi-même d’une petite étourderie de la charmante princesse qui ne pensa pas au besoin que je pouvais avoir de dîner. Mais quelle joie dans mon [141r] âme me voyant sur le chemin de devenir confident intime de la plus aimable de toutes les princesses du sang ? Elle avait vingt-six ans. Elle avait cette sorte d’esprit fait pour rendre adorables toutes les femmes qui le possèdent, sans excepter les laides. Elle avait outre cela une charmante figure, qui aurait été enchanteresse sans des boutons, qui à la vérité gâtaient toute sa beauté ; mais elle s’en moquait : elle ne voulait pas s’assujettir à un régime qui l’aurait guérie. Sa devise était courte et bonne. Elle était affable avec tout le monde généreuse, tolérante, franche, gaie, et constante dans tous ses goûts : célèbre outre cela pour ses bons mots, indice infaillible d’un esprit juste, qui, pénétrant au vrai avec rapidité, en donne à la société qui les goûte. Elle se moquait du maître de danse Marcel10 qui voulait qu’elle se tînt droite du moins quand elle dansait, et qu’elle tînt les pieds en dehors. Cela l’aurait gênée. Ces boutons d’ailleurs, qui venaient d’un vice dans le sang, la faisaient vivre. Elle ne s’en vit débarrassée qu’un mois avant sa mort qu’elle brava par des bons mots jusqu’à son dernier jour.

Les questions qu’elle m’avait faites ne regardaient que des affaires de cœur, car son grand dieu était l’amour. Elle voulait aussi savoir quelques secrets qui regardaient le manège de la marquise11 avec le roi. Après avoir tout fini, je suis allé porter le paquet à madame de Polignac, où j’ai vu madame de Boufflers, et du Blot, que dans ce temps-là le duc d’Orléans12 aimait beaucoup. Sortant du palais, je suis allé manger chez un pâtissier.

Le lendemain au soir Camille me dit que la duchesse désirait de me parler le lendemain à dix heures du [141v] matin dans le même cabinet ; et je n’y ai pas manqué. D’abord qu’un valet de chambre qui m’attendait me vit, il est allé l’avertir.

Après un court compliment, mais gracieux au possible, elle tira de sa poche toutes mes réponses, me demandant si j’avais des affaires. D’abord qu’elle apprit que j’étais tout à elle, elle me montra toutes les questions qu’elle avait faites. Elle me dit qu’une chose que l’oracle lui avait diten, et que personne au monde ne pouvait savoir lui avait gagné toute sa confiance, de sorte qu’elle se trouvait déterminée à prendre les remèdes qu’il lui suggérerait pour guérir de ses boutons. Outre cette demande elle avait fait questions sur questions sur les matières déjà entamées. Le travail devait être plus long que celui de l’avant-veille. Elle me demanda si j’avais déjeuné ; et lui ayant répondu que j’avais pris mon café, elle me dit qu’elle croyait que je ne dînais pas, car avant-hier…… Je l’ai interrompue pour lui dire que j’avais dîné après ; mais qu’elle ne devait pas penser à cela.

— Non non : je vous ferai porter un petit dîner. Puis-je être présente à votre travail ?

— V. A. peut même m’aider.

— Vous aider ? Le saurai-je ?

— Vous verrez.

J’ai fait qu’elle travaille à me traduire les nombres en lettres mettant sous ses yeux l’alphabet ; et elle s’y plut. Je lui ai donné un remède pour faire disparaître ses boutons ; mais en la purgeant, lui ordonnant un régime, et de se laver le visage soir, et matin avec de l’eau de plantage13. Au bout de huit jours, les boutons disparurent, et elle est allée à l’opéra. [142r] On lui en fit compliment ; mais d’abord qu’elle quitta le régime les boutons reparurent. À une heure, elle me fit porter à dîner, puis nous travaillâmes jusqu’à cinq.

D’abord que les boutons, dont elle se croyait guérie, reparurent, elle m’envoya chercher. Elle m’a reçu étant dans son bain ; mais avec beaucoup de décence. Après en être sortie, elle me dit qu’elle était curieuse de savoir pourquoi les boutons étaient revenus. Je lui ai dit de faire la demande, et que je l’aiderais à tirer la réponse elle-même. Elle se mit à l’ouvrage avec l’air de la plus grande reconnaissance ; et je l’ai aidée de façon qu’elle crut d’avoir tiré la réponse sans avoir eu que très peu besoin de mon assistance. Elle fut surprise de trouver que l’oracle lui reprochait d’avoir mangé du jambon, et bu des liqueurs.

Une de ses femmes entre, et lui parle à l’oreille. Elle me dit que j’allais voir quelqu’un qui était de mes amis, et qui était discret. Un moment après je reconnais M. de Melfort, malgré sa redingote de palefrenier. La première chose qu’elle lui dit fut que je lui avais appris à faire parler l’oracle, il ne le croit pas, elle veut le convaincre, elle me prie de l’aider à tirer une autre réponse, et je le veux bien. Elle tire de sa poche une boîte d’ivoire, et elle demande pourquoi ce qui était là-dedans ne lui était plus utile. Je lui fais tirer une réponse qui lui dit que cette pommade n’était bonne que pour les femmes qui n’avaient pas encore eu d’enfants. Elle se trouve étonnée, car après ses couches elle ne lui avait plus été bonne.

[142v] Elle me dit qu’elle désirait encore de demander quelque chose qui regardait une femme, dont elle ne voudrait pas dire le nom. Je lui ai dit qu’elle devait dire à l’oracle que la femme était celle à laquelle elle pensait. Elle voulait savoir quelle était la maladie de cette femme. L’oracle lui répond que son mal était une extrême envie qu’elle avait de tromper son mari. La duchesse fait les hauts cris, car, dit-elle, tout Paris sait qu’elle a un cancer au sein.

Elle parla alors à part au comte, puis je suis parti avec lui. Curieux de savoir pourquoi la réponse qui regardait la pommade avait tant surpris la duchesse, je lui en ai demandé la raison. Voilà ce qu’il me dit.

Madame la duchesse, jolie comme vous la voyez, avait la figure si couverte de boutons dans les premiers mois de son mariage que le duc dégoûté n’avait pas la force de coucher avec elle : ainsi ils n’auraient jamais eu d’enfants. L’abbé des Brosses14 qui est encore à Paris, et qui demeure au Grand Conseil, l’a guérie moyennant cette pommade, et pour lors, se voyant devenue toute belle, elle est allée à la comédie française. Par un effet du hasard, dans le même jour le duc va aussi à la comédie, il voit la jolie princesse, il demande qui c’était, on le lui dit, il va d’abord lui faire compliment dans sa loge, il reste derrière elle jusqu’à la fin, puis il s’en va. La duchesse retourne aussi au palais royal. Il était onze heures, et nous étions tous dans son appartement à l’entour de la table où elle jouait, lorsqu’un page entre, et annonce M. le [143r] duc qui ne venait jamais chez elle à cette heure-là. Elle quitte son jeu, elle lui va au-devant, et elle lui demande ce que cette belle visite voulait signifier. Le duc lui répond qu’il l’avait trouvée si belle à la comédie que brûlant d’amour il s’était vu forcé à venir lui demander la permission de lui faire un enfant. La duchesse toute riante applaudit, comme de raison à cette saillie, et toute la compagnie décampa en pointe de pied15 dans l’instant. C’est arrivé dans l’été de l’année quarante-six ; et au printemps de l’année quarante-sept la duchesse est accouchée du duc de Valois16 (C’est l’infâme Égalité.)o, qui aujourd’hui est duc de Chartres actuellement âgé de cinq ans. Mais après ses couches les boutons lui revinrent, et la pommade ne lui servit plus de rien.

Après m’avoir communiqué cette anecdote, il tira de sa poche une boîte d’écaille, où était le portrait de Madame la duchesse très ressemblant, et il me le donna de sa part, me disant qu’elle m’envoyait aussi l’or, si j’avais envie de le faire mettre dans une tabatière. Je l’ai accepté le priant de lui témoigner mes sentiments de reconnaissance. Mais ayant alors grand besoin d’argent je n’ai pas pensé à employer les cent louis à le faire monter.

Dans la suite, lorsque madame me faisait dire d’aller chez elle, il n’y avait plus question de faire partir ses boutons, car elle ne voulait pas se soumettre à un régime ; mais elle me faisait passer les cinq à six heures allant, venant, et me faisant toujours donner à dîner par le vieux bonhomme qui ne me disait jamais le mot. Elle me fit offrir par M. de Melfort un emploi qui me rendait vingt-cinq mille livres de rente, si je voulais lui montrer mon calcul ; mais hélas ! Cela [143v] ne m’était pas possible. Je l’aimais mais toujours

Brûlant pour elle, et soupirant tout bas17.

Une bonne fortune de ce calibre m’excédait18. J’eus toujours peur de me trouver humilié par un mépris trop marqué. Quand l’amour gagne la tête de l’homme amoureux il devient sot. Il se peut aussi que j’aie très bien fait en lui cachant ma flamme, car il est vraisemblable que quand une déclaration l’aurait mise dans le cas de ne plus en douter, elle ne m’aurait plus laissé jouir de certains privilèges que les femmes bien élevées n’accordent qu’à la prétendue indifférence.

Elle voulut un jour savoir comment on aurait pu guérir un cancer que madame de la Popelinière avait à un sein19. Elle croyait que je ne me souviendrais pas qu’elle m’avait fait presque la même question sans me nommer la dame. L’oracle lui a répondu qu’elle se portait très bien. La duchesse me dit qu’elle n’osait pas donner un démenti à l’oracle ; mais que tout Paris savait, et tous les médecins aussi que le cancer existait. Elle demanda encore, et l’oracle lui répéta qu’elle se portait bien. Sûre que l’oracle était infaillible, elle dit à M. de Richelieu grand ami de la dame qu’elle était prête à parier cent mille francs qu’elle se portait bien. Je l’ai applaudie, car je savais qu’elle aurait gagné ; mais ce n’était pas à M. de Richelieu qu’elle aurait dû proposer la gageure, car sachant tout il ne l’aurait jamais acceptée. L’aventure de la cheminée était connue de tout Paris. Le maréchal avait été la cause que la Popelinière s’était séparé de sa femme lui assignant mille francs par mois.

[144r] Quelque temps après elle me dit que le maréchal était prêt à donner cent louis à la personne qui lui avait découvert le secret de la fiction20 de madame de la Popelinière, et qu’il ne tenait qu’à moi de les gagner ; mais je ne lui ai pas permis de parler, car ce n’était pas de la cabale que j’avais su cela ; et quand même je lui aurais dit, et qu’il m’aurait cru, je me serais trop compromis.

1752p. Mon frère qui avait déjà fait à Paris plusieurs tableaux, se détermina à en présenter un à M. de Marigni. Un beau matin donc nous allâmes en fiacre ensemble chez ce seigneur qui demeurait au Louvre, où tous les artistes allaient lui faire la cour. Après avoir fait porter le tableau dans une salle, où il y en avait d’autres, nous y allâmes aussi, et nous nous assîmes pour attendre qu’il sortît. Le tableau de mon frère était une bataille dans le goût du Bourguignon21. Son tableau était placé dans un jour qui lui était favorable. Le monde commence à venir.

Un homme habillé de noir entre, observe le tableau, s’arrête à l’examiner disant toujours à demi-voix : C’est bien mauvais. Quelques minutes après, deux personnes arrivent qui le regardent, rient, et disent que le tableau devait être de quelqu’écolier. Je lorgnais mon frère, qui était assis près de moi, et qui suait à grosses gouttes. En moins d’un quart d’heure la salle se trouva pleine [144v] de monde, qui attendant l’apparition du surintendant riait du tableau. Mon pauvre frère, se sentant mourir, remerciait Dieu que personne ne savait qu’il en était l’auteur.

La situation de son âme m’excitant à rire, et me faisant aussi beaucoup de peine, je me suis levé, et il me suivit dans la chambre contiguë, où nous prîmes le parti de descendre ordonnant à notre domestique de reprendre le tableau, et de le remettre dans le fiacre. Nous retournâmes ainsi chez nous, et mon frère se soulagea du chagrin qui lui rongeait l’âme donnant trois ou quatre coups d’épée à son innocent ouvrage. Ce fut donc dans ce moment-là qu’il se détermina à quitter Paris pour aller étudier ailleurs ; et se rendre maître dans l’art qu’il avait embrassé. Nous nous décidâmes d’aller à Dresde.

Deux ou trois jours avant de quitter le charmant Paris, j’ai dîné tout seul chez le suisse de la porte des feuillants qui s’appelait Condé. Après dîner, sa femme assez jolie me présente la carte, où je vois tout mis au double. Je parle de rabattre, et la trouvant résistante, je paye. La carte étant quittancée par les mots Femme Condé, je prends la plume, et j’y ajoute Labré. Après cela, je sors allant me promener vers le pont tournant.

Je ne pensais plus à la femme du suisse qui m’avait surfait, ni à la plaisanterie de Condé-Labré, lorsque j’ai vu un petit homme coiffé à [145r] l’oiseau royal, un énorme bouquet à sa première boutonnière, et une épée en ceinture dont la garde tierçait visiblement de deux ou trois pouces. Il m’aborde d’un air insolent, et sans le moindre préambule il me dit qu’il avait envie de me couper la gorge.

— En sautant, lui répondis-je, car vous n’êtes qu’un bout d’homme auquel sans m’incommoder je couperai les oreilles.

— Comment ? Sacr…… !

— Point de colère de manant : allez votre chemin, et je vous suivrai.

Il va ; il s’arrête vers l’étoile, où il ne voit personne, mais sans tirer l’épée. Je lui demande, tirant la mienne, ce qu’il me voulait, et par quelle raison il m’avait attaqué. — Vous avez insultéq une femme que je protège ; et je vous avertis que vous avez à faire au chevalier de Talvis22.

Disant ces mots, il dégaine, et pour lors je l’approche, et je le blesse à la poitrine n’ayant que légèrement glissé ma lame sur la sienne. Il saute en arrière me disant que je l’avais blessé en assassin. S’il n’avait inclinér, disant ces paroles, la pointe de son épée contre terre, je l’aurais peut-être tué. Je lui ai dit qu’il mentait, lui donnant quelques coups de plat, qu’il prit me disant qu’il était blessé, et que, si j’étais gentilhomme, je devais le respecter jusqu’au moment de sa revanche qu’il viendrait me demander d’abord qu’il serait guéri. Je l’ai laissé là. Le lecteur verra dans l’année prochaine à quelle occasion je l’ai trouvé à Presbourg. Les spadassins français calomnient toujours quelqu’un qui appelé en duel les blesse sans avoir ferraillé. Il faut les laisser dire. Le vainqueur est toujours celui qui va plus vite.

[145v] 1753s

J’ai quitté Paris avec mon frère, après y avoir séjourné deux ans et deux mois, mécontent de mon sort qui ne me laissait maître de m’y établir pour toute ma vie. J’y ai joui de tous les plaisirs sans jamais y essuyer le moindre désagrément, et n’ayant pas laissé des dettes je me suis flatté d’y retourner. Cela m’arriva au commencement de l’année 1757. Le lecteur verra sous quels auspices quand nous serons là.

Paris : les quartiers nord-ouest

a Hôtel du Roule

b Pont tournant

Après avoir fait les plus tendres adieux à Silvia, à Balletti, à Patu, à Crébillon, et à tous mes amis, nous sommes partis avec le courrier qui allait à Metz dans un chariot de poste cahotés de façon que nous crûmes d’avoir tous les os cassés. Nous nous arrêtâmes trois jours pour nous remettre en force mangeant matin, et soir des rouges-gorges d’une délicatesse exquise. Nous allâmes à Dresde en poste dans une bonne voiture que mon frère acheta. Une vieille boiteuse qui était devenue amoureuse de lui, lui a prêtét cent louis qu’il ne lui a jamais rendus. Ce ne serait rien, s’il l’avait payée de sa personne.

À Dresde, notre mère, enchantée de nous voir, et de nous connaître nous fit tout l’accueil que nous pouvions désirer. Mon frère s’appliqua à l’étude de son métier copiant des tableaux des auteurs les plus célèbres qui se trouvent dans la fameuse galerie. En cinq ans il devint tel qu’à son retour à Paris il se vit en état de ne plus craindre la critique. Nous y retournâmes dans le même temps, et quand nous en serons là, le lecteur ne trouvera pas cette rencontre la moins intéressante de mon histoire.

Pour ce qui me regarde, il ne m’est rien arrivé [146r] d’extraordinaire dans les six mois que j’ai passés dans cette capitale de la Saxe électorale. Je me suis diverti dans mes habitudes ordinaires. N’entendant pas la langue, les filles saxonnes n’intéressèrent que quelquefois ma matière avec leur froide beauté. Pour faire plaisir à ma mère, et aux comédiens j’ai fait une pièce tragicomique, qui plut beaucoup au roi23 qui aimait à rire. Au commencement du carême j’ai reçu de ce roi prodigue une tabatière d’or remplie de ducats par les mains de son ministre comte de Brühl aussi magnifique que son maître. Par ce présent je me suis vu récompensé du Zoroastre24 qu’on avait donné dans l’année précédente.

Une galanterie attrapée chez la Creps25 dans le mois d’octobre arrêta mon libertinage l’espace de six semaines que j’ai employées à m’en guérir. Dans toute ma vie je n’ai fait autre chose que travailler à me rendre malade quand je me portais bien, et à regagner ma santé quand je l’avais perdue. J’ai très bien, et également réussi dans l’un, et dans l’autre, et actuellement je jouis d’une santé parfaite, dont je suis fâché que la nature à mon âge m’empêche de faire dégât. Le mal, que nous appelons français, n’abrège pas la vie quand on sait s’en guérir : il ne laisse que des cicatrices, dont on se console facilement quand on pense qu’on les a gagnées avec plaisir. Avec le même esprit les militaires se plaisent voyant les marques de leurs blessures qui témoignent leur valeur, et sont la source de leur gloire.

Une figurante, hollandaise francisée26, nommée Renaud, me plut beaucoup ; mais mes tentatives furent vaines parce qu’elle était alors entretenue par le grand écuyer comte de Brühl auquel elle ne faisait des infidélités que pour de l’argent. Mais elle m’a laissé une telle curiosité que sept [146v] ans après en Alsace elle m’a fait maudire le moment dans lequel elle me la fit naître. J’en parlerai quand je serai là27. J’ai quitté Dresde après y avoir vu la plus brillante de toutes les cours, et les arts qui y fleurissaient. Le roi Auguste n’étant point galant, je n’y ai pas vu la galanterie. Les Saxons ne sont pas de nature à l’être principalement lorsque leur souverain ne leur en donne pas l’exemple.

À mon arrivée à Prague, où je n’avais pas intention de m’arrêter, je n’ai fait que porter une lettre d’Amorevoli28 à Locatelli29 entrepreneur de l’opéra qui me donna à dîner avec toutes ses virtuoses. Cet homme mangeait ainsi tous les jours à une table de trente couverts. Celle de bien manger étant son unique passion, il présidait lui-même à sa table ; et la chère qu’on y faisait était excellente. Je parlerai de lui lorsque je serai à Pétersbourg, où il est mort il n’y a pas longtemps âgé de quatre-vingt-dix ans.

J’ai trouvé à Prague mon ami le comte Fabris qui était alors colonel. Il me garda trois jours. Il désirait la guerre, et deux ans après commença celle qu’on appelle de sept ans, où il se combla de gloire ; mais elle lui coûta la vie quoiqu’il ne soit pas mort en bataille. Ne servant pas, l’empereur Joseph ne l’aurait pas envoyé en Transylvanieu, où la fièvre l’a tué à l’âge de soixante-quatre ans.

a. Une page recto verso manque à cet endroit (on passe du feuillet 110 au feuillet 113).

b. Orth. dessinées.

c. Orth. me.

d. Un biffé.

e. Nous ajoutons le pronom elle, omis sur le manuscrit.

f. Demande biffé.

g. Orth. données.

h. Orth. aller.

i. Jour biffé.

j. Orth. gracieusée.

k. Seront biffé.

l. Orth. cacheté.

m. Orth. cacheté.

n. Orth. dit.

o. Note ajoutée en marge, signalée par une croix dans le texte.

p. Date donnée dans la marge gauche.

q. Orth. insultée.

r. Orth. inclinée.

s. Date insérée dans la marge gauche.

t. Orth. pretés.

u. Orth. Trancilvanie.

Déplacements de Casanova, 1750-1753

Voyage à Paris (juin-août 1750)

Retour à Venise par Dresde et Vienne (octobre 1752-mai 1753)

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[CHAPITRE XIV]

Je suis arrivé à Vienne capitale de l’Autriche jolie petite ville ; mais grande par ses faubourgs. J’avais des effets, mais j’étais court d’argent1. J’ai dû donc me tenir en grande économie jusqu’à l’arrivée d’une somme suffisante que j’avais demandée à Monsieur de Bragadin.

J’avais une lettre du poète Migliavacca2 de Dresde adressée au fameux poète Metastasio que je mourais d’envie de connaître. Je la lui ai portée le lendemain de mon arrivée, [147r] et après un entretien de deux heures je l’ai trouvé, par rapport à l’érudition, encore plus grand que ses ouvrages ne l’annonçaient. Sa modestie était grande, mais elle disparaissait quand il lisait quelque chose du sien. Il m’en faisait observer les beautés. Quand je lui ai parlé du fameux Gravina3 qui l’avait élevé, il me récita les stances qu’il avait composées à sa mort, et qui n’étaient pas imprimées. Je l’ai vu verser des larmes, attendri lui-même par sa propre poésie. Ditemi il vero, me dit-il, si può dir meglio ? [Dites-moi la vérité, peut-on écrire mieux ?] Il avait raison ; mais c’est une question que, ne me connaissant pas bien, il ne devait pas4 me faire.

Il me montra cinq à six feuilles qu’il avait remplies de ratures pour parvenir à faire douze à quatorze de ces vers, qui font dire aux ignorants qui les lisent qu’on voit évidemment qu’ils ne coûtèrent rien au poète. Il rit de Voltaire qui avait dit que quatre bons vers français coûtaient plus de peine que quarante italiens : il m’assura qu’il n’avait jamais faita dans un jour plus de quatorze à seize vers. L’ayant interrogé quel était celui de ses drames qu’il aimait le mieux, il me répondit que c’était son Attilio Regolo, mais ajouta-t-il, questo non vuol già dire che quell’opera sia la mia migliore [Cela ne veut pourtant pas dire que ce soit mon meilleur opéra]. L’enfant chéri est souvent le gâté.

Il m’a demandé, en riant de bon cœur, si j’avais vu à Paris ses opéras, et ses oratoires traduits en prose française, et je l’ai vu content lorsque je lui ai répondu que le sot éditeur de la traduction s’était ruiné. Le principal mérite de tout poème consistant dans la parfaite versification, il doit devenir ennuyeux d’abord [147v] que la traduction lab faisait disparaître. Homère, Dante, Pétrarque, Arioste, Tasso ennuient traduits en prose, malgré cela plusieurs petits esprits poursuivent à croire qu’il n’est pas nécessaire qu’un poème soit écrit en vers.

Les paroles des opéras de Metastasio avaient en elles-mêmes la belle musique qui fit briller tant de grands maîtres. Il rit beaucoup quand je lui ai dit que Rameau faisait des musiques auxquelles il prétendait qu’un poète dût facilement trouver les paroles qu’il fallait y adapter. Je n’oublierai jamais qu’il me dit que c’était commec si on disait que Dieu avait donné la matière à la forme, ou un corps à l’âme5.

Metastasio était riche. Marie-Thérèse impératrice, connaissant son mérite, se croyait heureuse de posséder ce grand homme moyennant une pension de cinq mille florins. Tant pis pour les souverains qui n’envièrent pas le bonheur de cette grande unique fille de Charles VI6. Joseph II son fils crut de se signaler donnant une pension à Linguet7 vil folliculaire qui n’avait autre mérite que celui d’écrire également le pour, et le contre au gré de la personne qui le soudoyait. Ce prince aurait, ce n’est pas douteux, supprimé, ou du moins diminué la pension qu’on payait à ce grand poète.

Metastasio était beau. Il avait aimé des femmes du plus haut mérite, et il avait été heureux. [148r] Né d’un pauvre père, qui s’appelait Trapasso, il suivit le conseil de son précepteur Gravina changeant de nom. Celui de Metastasio lui parut assez sonore pour passer à l’immortalité. C’est la traduction grecque de son même nom8. Gravina aima constamment son élève, et l’institua dans son testament son héritier universel. Dans un endroit de ce testament il l’apostrophe l’appelant suavissime Metastasi. Ce mot suavissime prononcé par un Gravina qui certainement savait tout le génie de la langue latine fit croire à plusieurs qu’il l’avait aimé à la grecque9. La chose n’est pas hors de vraisemblance, mais ceux qui examinèrent bien la vie de Metastasio auront raison d’en douter. Tous les Corydon dans leur jeunesse furent les Alexis de quelqu’un10. C’est souvent par esprit de vengeance que l’homme veut traiter un beau jeune homme comme il fut traité lui-même. Or Metastasio ne s’est jamais distingué par aimer ainsi quelque beau garçon. Il est donc à présumer que Gravina n’eut pour lui que la plus honnête amitié, et qu’il ne l’a appelé suavissime qu’en considération de la douceur de ses vers.

Dans la bibliothèque de Vienne, qu’on peut appeler la troisième de l’Europe, je fus fort surpris de trouver de la Haye avec le jeune Calvi, dont il faisait l’éducation. Nos embrassements furent réitérésd. Il venait de Varsovie pour faire certaine commission, et il était au moment d’y retourner pour prendre congé du palatin auquel il [148v] était attaché, et pour retourner d’abord à Venise. Il comptait d’y être dans le mois d’Août. La bonne nouvelle qu’il me donna fut que son élève baron de Bavois était déjà lieutenant-colonel au service vénitien. Il avait été avec le chevalier de Morosini en qualité d’adjudant à l’occasion que le sénat l’avait envoyé commissaire pour établir les confins entre les états autrichiens, et les vénitiens. La rencontre de cet homme me fut utile : il n’eut aucune difficulté à me prêter cinquante sequins.

Étant allé à la répétition d’un acte de l’opéra qu’on devait donner après Pâques, j’y ai trouvé Campioni mari de la belle Ancilla que j’avais vuee à Lyon il y avait alors trois ans. Il me dit que ne pouvant plus vivre avec elle parce qu’elle le déshonorait il s’était divorcéf. Campioni était beau, grand danseur, grand joueur, et homme de cœur. J’ai accepté une chambre qu’il m’a offerteg chez lui.

On se divertissait beaucoup à Vienne dans ce temps-là ; il y avait un grand luxe, et beaucoup d’argent ; mais la police qui regardait les filles de joie, et même les hommes qui les aimaient était féroce. Des scélérats espions qu’on appelait commissaires de chasteté étaient les bourreaux impitoyables de toutes les filles qui tiraient parti de leurs charmes. L’impératrice avait toutes les vertus excepté la tolérance lorsqu’il s’agissait d’un commerce [149r] illégitime d’amour entr’homme et femme de toutes les conditions. C’était le seul péché mortel auquel elle ne pouvait pas pardonner ; et tant qu’elle vécut, elle lui fit toujours la plus atroce guerre. Elle persécutait toutes les jolies filles. Elle en avait envoyé à Temisvar une grande quantité ; mais les sbires de la police poursuivaient à faire tous les jours ces scandaleuses captures. Les filles de joie n’osaient plus sortir de leurs maisons qu’un chapelet à la main pour pouvoir dire aux commissaires qui les verraient dans les rues qu’elles allaient à l’église, et les hommes qui osaient aller chez elles étaient souvent arrêtés quand ils en sortaient. J’ai manqué moi-même d’être arrêté un jour que je suis allé au coin d’une rue pour lâcher de l’eau. Un de ces sbires est venu me dire d’aller finir ailleurs, car une femme qui était à sa fenêtre à un quatrième étage pouvait me voir.

L’auguste Marie-Thérèse n’épargnait pas les femmes mariées qui vivant avec leurs maris avaient un ami qui fréquentait la maison. Elle en fit enlever déshonorant ainsi le mari. Quand elle découvrait qu’ayant été trompée elle avait puni une innocente, elle la renvoyait à l’époux, qui souvent, comme de raison, n’en voulait plus. Elle faisait alors une pension à l’opprimée croyant de la dédommager.

Je suis allé dîner avec Campioni à l’écrevisse à une table d’hôte où je fus surpris de voir le même napolitain joueur qui était avec lui à Lyon, et dix ans avant ce temps-là à l’armée d’Espagne. [149v] Campioni me dit que c’était le comte Giuseppe Afflisio. Quand on rencontre ces messieurs quelque part on fait toujours semblant de ne pas les connaître.

Ce comte Afflisio après dîner fit une banque de Pharaon, où je n’ai gagné quelques ducats que parce que j’ai joué au florin11. Ceux qui jouèrent gros perdirent, et le capitaine Beccaria12 jeta les cartes au nez du banquier que cette insulte fit rire. Je l’avais vu rire de la même chose, il y avait alors dix ans. Il s’en alla avec un Vénitien qui s’appelait Tramontini, dont la femme était madame Vittoria Tesi favorite du duc de Saxe Hildbourgausen13. Dans cette maison le fameux Afflisio fit sa fortune ; mais l’ingrat a maltraitéh la grande déesse. Vingt-cinq ans après elle l’envoya à Livourne condamné à mourir aux galères par le grand-duc de Toscane Leopold14. Tramontini qu’Afflisio avait enrichi lui fit payer à Livourne six sequins15 par mois jusqu’à sa mort arrivée l’an 1786. J’ai entendu de ce Tramontini un bon mot dînant avec lui l’an 1784 chez le lieutenant-général Fabris. Une dame dit à un certain propos que la farine du diable va toute en son. Tramontini lui dit en souriant que cela n’arrivait que lorsqu’elle était mal criblée16.

À ce même dîner j’ai trouvé le baron Vais, le même qui m’avait conduit à la porte de Rimini par ordre du prince Lobkovitz. Nous nous embrassâmes, et ce baron me procura à Vienne tous les agréments. Il me présenta le lendemain à la comtesse Altan me donnant le titre de baron ; et ce fut là que j’ai lié connaissance avec l’abbé de Testa-grossa ministre de Modène, homme de fortune, très bien en cour parce qu’il avait négocié le mariage d’un archiduc avec la princesse Béatrice d’Este, [150r] qui lui portait en dot le duché de Modène après la mort du prince Renaud qui n’avait ni n’espérait d’avoir des enfants de sa femme de Cibo, de laquelle il était déjà séparé17. Dans cette même maison j’ai aussi fait connaissance avec un comte de Roquendorf fort aimable, et avec M. de Sarotin18 ; mais ce qui m’intéressa beaucoup fut une fraila, dont la fidèle amie était une baronne qui avait rôti le balai ; mais qui n’aspirait pas moins à plaire. On m’appelait baron ; cela m’impatientait ; mais je n’osais pas en disconvenir. Quand un étranger à Vienne se trouve dans une maison comme il faut, il doit se laisser appeler au moins baron ou s’en aller. Cette baronne qui parlait très bien italien parut me trouver de son goût : elle me fit engager par M. Vais à aller souper chez elle le lendemain ; et étant presque sûr que la fraila y serait j’ai accepté l’invitation avec beaucoup de plaisir. C’était une beauté accomplie à l’âge de vingt-deux à vingt-quatre ans, dont le titre qui indiquait noblesse ne m’en imposait pas. Avec un esprit vif, et badin elle m’avait frappé. Consultant Vais sur ma passion naissante, il ne me découragea pas. La belle aimait le jeu, et n’était pas riche, je voyais qu’avec de l’argent je pouvais espérer de l’emporter d’emblée ; mais n’en ayant pas beaucoup, je me suis déterminé à tâcher de lui inspirer de l’amour : ce chemin est le plus long ; mais aussi le plus agréable. Les frailes de Vienne dans ce temps-là profitaient de la gêne du libertinage. Les hommes allaient jouer le rôle de sages leur faisant la cour, et elles moyennant une bonne conduite ne craignaient pas la persécution.

J’ai donc commencé le lendemain à lui faire des contes. Celle de faire rire une femme est la plus belle de toutes les déclarations d’amour. Dans une partie de tressette19 qui dura jusqu’à l’heure de souper j’ai perdu jouant [150v] toujours contr’elle une quarantaine de florins. Étant distrait, j’ai fait tant de fautes, que la dame qui jouait avec moi me dit que sachant vivre je devais me dispenser de jouer à des jeux, que ne sachant pas j’exposais mon compagnon à perdre son argent. Je lui ai promis de suivre son précepte à la lettre.

À table, je me suis trouvé vis-à-vis de ma belle, que j’ai toujours occupée par des historiettes parisiennes. Un jeune homme qui était assis près d’elle, et qui montrait d’en être amoureux, ne me parla que pour me dire qu’on voyait que j’étais nouveau dans Vienne, puisque j’ignorais les usages de la bonne compagnie. La baronne lui dit que c’était lui qui les ignorait, et on se leva de table pour jouer à Pharaon.

Celui qui faisait la banque étant le même qui m’avait insulté je n’ai pas voulu ponter. Je me suis assis derrière la frayla qui jouait malheureusement. Après avoir perdu les quarante florins qu’elle m’avait gagnés à tressette, elle joua sur sa parole, et au bout de cinq ou six tailles le vilain banquier mit bas les cartes. Après avoir compté les marques de la belle, il lui dit, les lui rendant, qu’elle les payerait le lendemain à la baronne étant obligé d’aller à la campagne. Il partit. C’était minuit. La baronne, après avoir dit tout le mal du banquier, dit à la frayla qu’elle était fâchée de ne pas pouvoir attendre la somme qu’elle avait perdue au-delà du lendemain. Elle lui répondit d’un air serein qu’elle n’était pas non plus dans le cas de la faire attendre. Il s’agissait de vingt ducats. Malgré son air tranquille, je voyais son chagrin, et j’en ressentais la plus grande peine.

Un vieux homme qui avait un ordre à sa boutonnière20, et qui était venu à l’assemblée avec la frayla, et une vieille dame m’excita à faire cinq à six tailles. Toute la société me sollicita excepté la frayla qui dit qu’elle ne jouerait plus. La vieille dame, qui avait gagné, lui dit qu’elle lui prêterait [151r] dix ducats, si elle ne savait par expérience que quand elle prêtait de l’argent elle perdait. La belle lui dit d’un air piqué qu’elle n’en voudrait pas. J’ai alors dit à toute la société que si la fraila ne pontait pas je ne me souciais pas de tailler, et elle se laissa persuader. Elle me dit qu’elle ne jouerait sur sa parole que jusqu’à la somme de cent florins qu’elle me payerait, si elle les perdait, à notre première entrevue. J’ai alors fait une banque de cent sequins, qui fit faire un cri de joie aux deux surannées. Le vœui de mon âme était de voir la frayla refaite21, et mon intention était de quitter d’abord qu’elle le serait. Je voyais sur sa physionomie un air de reconnaissance mêlé à la crainte de perdre.

Un abbé est parti à une heure après avoir perdu. Le vieux chevalier avait quitté. Les dames gagnaient, je prévoyais la partie fort longue, car la fraila jouait au florin. Ayant peur de perdre elle ne pouvait pas gagner. Le vieux chevalier qui était venu avec elle, et la vieille dame dit qu’il voulait aller se coucher, et elles lui dirent de s’en aller comptant que j’aurais la complaisance de les mettre chez elles dans ma voiture. Pour lors il partit. Vers les trois heures la baronne alla se coucher souhaitant du bonheur à la fraila qui resta seule tête à tête avec moi. Sa vieille amie dormait. Je lui ai alors parlé clair, et pour la faire finir j’ai triché. Elle fit semblant de ne pas s’en apercevoir, et elle se trouva refaite. Elle est allée payer la baronne qui était au lit ; puis nous partîmes. N’ayant point de strapontin elle dut s’asseoir sur mes genoux, où le sentiment de reconnaissance lui fit négliger les maximes de la coquetterie. Elle me permit des larcins, [151v] qui m’assurèrent d’un bonheur parfait à une occasion plus opportune. Je les ai descendues à leur porte au faubourg de Maria Hilff après leur avoir donné parole de les aller voir le lendemain après dîner. Je suis allé me coucher très content de ma bonne fortune. Je me trouvais encore vainqueur de dix à douze ducats.

Le lendemain après dîner, je fais une grande toilette, puis je monte dans ma voiture ordonnant au cocher d’aller à Maria Hilff. Je croyais qu’il savait dans quelle maison je voulais aller, car je le supposais le même qui m’y avait conduit laj veille. Mais le cocher était un autre. Je m’en suis aperçu quand il s’arrêta à l’église. Je suis descendu, me faisant suivre, espérant que la fraila, ou son amie me verrait : j’ai parcouru tout le faubourg jusqu’à la nuit ; mais en vain. Je suis retourné à Vienne, où je n’ai trouvé nulle part Vais qui aurait pu me conduire chez elles. Je suis retourné chez moi fort triste, fâché contre mon étourderie, et craignant d’avoir perdu les bonnes grâces de ma belle. Je devais de nouveau souper chez la baronne avec elle le lendemain ; il me tardait de voir quelle mine elle me ferait, sûr d’ailleurs de me justifier.

Mais le même cocher qui m’avait mené chez elle étant venu le matin me demander excuse, je me suis déterminé d’aller le matin même à Maria Hilff. J’y vais, et le vieux chevalier qui me reçoit me dit que les dames étaient allées à la cour. C’était un dimanche. Je prends le parti d’aller aussi à la cour, [152r] où je n’avais jamais été. La frayla était fille d’un conseiller qui était mort, et sa mère s’étant remariée, elle jouissait de mille florins par an vivant à ce jardin avec une vieille parente.

Je vais à la cour, charmé de me faire voir ; mais voici un contretemps auquel je ne me serais jamais attendu. À peine entré dans la première chambre, un homme qui paraissait être là exprès, me dit qu’ayant mes cheveux dans une bourse je ne pouvais pas entrer : je devais être en queue flottante. Il me dit qu’un perruquier à vingt pas du château en avait de toutes faites de toutes les couleurs qu’il vendait à bon marché. Je retourne sur mes pas de mauvaise humeur, et fâché aussi contre cet homme qui me supposait dans le besoin d’avoir une queue postiche. J’avais des cheveux pour en faire six ; mais il était tard, je n’avais pas le temps de faire une nouvelle toilette. Je suis allé dîner avec Campioni, qui pour me consoler me dit que ne voulant pas aller me présenter aux souverains j’aurais fort bien pu entrer en bourse. Malgré cela je me suis d’abord fait coiffer en queue.

À cinq heures je suis allé chez la baronne qui n’avait encore personne. Elle était veuve, et encore assez jeune, aimant la galanterie, le jeu, et l’argent. J’ai fait semblant de la trouver appétissante. On avait ouvert le prader22 ; elle m’invita à y aller avec elle me disant que nous y trouverions la fraila B. C. ; elle me dit que je pouvais renvoyer ma voiture lui ordonnant de revenir à minuit, et j’ai fait tout ce qu’elle a voulu.

Nous descendîmes à Lustàus23. M. Correr24 [152v] ambassadeur de Venise y était. Il ne me connaissait pas ; la baronne voulait me présenter ; mais je n’ai pas voulu. Elle m’aurait donné le titre de baron, et l’ambassadeur aurait ri. Celui que nous trouvâmes, et qu’elle engagea à son souper fut l’abbé Grosse-tête, lui promettant une partie de piquet. Nous ne trouvâmes la Fraila que chez elle-même.

Après une description pathétique que je lui ai faite de tous les contretemps qui m’avaient empêché de la voir chez elle, à la cour, et au prader, je lui ai dit que je l’adorais, et que ne pouvant pas souffrir de la voir perdre son argent, je la priais d’être de moitié de la banque que je devais faire après souper. Elle me répondit que n’étant pas assez riche, elle ne pouvait pas se mettre dans le risque de perdre beaucoup. Je l’ai assurée que je ne perdrais pas, et j’ai laissé qu’elle croie ce qui n’était pas vrai, puisque jouant loyalement je n’étais sûr de rien. Elle me demanda quel fondement j’avais eu pour la chercher au prader, et quand elle sut que ç’avait été la baronne qui m’avait dit qu’elle y était, elle me répondit que la baronne m’avait trompé, et qu’à l’avenir je ne devais la chercher que chez elle.

Toute la compagnie étant arrivée nous jouâmes à des jeux de commerce jusqu’à l’heure de souper, et après souper j’ai fait une banque. Ma belle n’ayant pas voulu être de moitié ponta, et après avoir gagné une centaine de florins, elle partit avec son amie, et le chevalier ; et une demi-heure après j’ai fini de tailler ayant perdu très peu.

J’ai passék chez la fraila tout l’après-dîner du lendemain me promenant seul avec elle dans son jardin. Je lui ai parlé d’amour, mais en vain. C’était lel mercredi saint, [153r] elle était dévote. Elle me dit qu’il fallait respecter les jours saints, et que nous aurions le temps de faire l’amour après Pâques.

Dans les fonctions25 de la semaine sainte, j’ai vu par les rues de Vienne l’empereur François premier en voiture découverte habillé à l’espagnole. Au lieu de cocher, un domestique à cheval habillé aussi à l’espagnole, conduisait à pas lents la voiture. Cet habillement venait de Charles V parce qu’il était roi d’Espagne ; mais ses successeurs n’étant pas Espagnols, et n’y ayant rien de commun entre l’Espagne et l’empire, ce train me parut une mascarade. La raison qui l’avait rendu durable était la belle décoration. Par cette même raison M. Stanislas Poniatowski voulut être vêtu à l’espagnole quand on le couronna roi de Pologne. C’était comme si le roi d’Espagne eût eu le caprice à la même occasion de s’habiller à la polonaise. Les Polonais furent tous scandalisés de cette nouveauté ; mais ils durent se taire dans un temps où le despotisme russe faisait tout.

L’empereur François était un excellent prince magnifique, et économe : il était beau ; et je lui aurais connu la physionomie heureuse quand même je l’aurais vu habillé en bourgeois. Il avait les plus grands égards pour l’impératrice ; et elle pour lui au point qu’elle faisait semblant d’ignorer ses galanteries. Les prodigalités de cette princesse auraient fait faire banqueroute à la banque de Vienne, si l’empereur avec sa sage économie ne l’avait soutenue. Ceux qui ont cru de pouvoir le trouver répréhensible parce qu’il faisait valoir l’argent comptant, dont il était maître dans le commerce général furent des sots. Rien [153v] n’est plus célébré dans l’histoire générale que le moyen dont la maison de Médicis s’est servie pour parvenir aux faîtes de la gloire, et pour faire le bonheur de l’Europe redonnant l’âme aux sciences qui avaient si longtemps languim dans la barbarie. L’empereur François premier suivit le même chemin. Pensant à la tolérance de l’impératrice sur les galanteries de ce prince, j’ai décidé qu’elle ne pouvait dériver que d’un fort amour-propre. En dissimulant elle crut que l’Europe ignorerait tout. Si elle avait persécutén les femmes qui plurent à son mari, elle eût peur26 qu’on dît que leurs charmes avaient plus de pouvoir que les siens. Cela l’aurait humiliée, car elle savait d’être la plus belle de toutes les femmes de son temps. Elle ne cessa de l’être qu’en vieillissant ; mais y a-t-il quelque chose au monde que la vieillesse ne détruise ?

Dans la physionomie, et dans le style de l’archiduc Joseph j’ai deviné ce qu’il serait quand il régnerait. Je lui ai parlé deux fois à la Favorite, me trouvant avec l’abbé Testagrossa. Ce prince avait alors douze ans.

L’empereur Joseph savait quelque chose ; mais ce qu’il prétendait de savoir, et qu’il ne savait pas rendait inutile le peu qu’il savait. Il était puissant ; mais croyant de l’être plus qu’il ne l’était son pouvoir lui fit du tort. Son âme despotique lui fit croire que tout ce qu’il avait la force de faire était permis. Cette croyance venait de ce que ses intentions étant bonnes, il croyait de faire le bien. Le meilleur des souverains est celui qui se trompe le moins. L’empereur Joseph était intrépide ; l’intrépidité est une vertu ; mais c’est un vice quand elle tue. Il a osé braver la nature. N’ayant rien fait ni pour les lettres, ni pour les arts, on peut croire qu’il les a méprisés : il aimait cependant à parler avec des savants ; mais quand ils n’étaient pas de son avis, il les appelait pédants. Il eut des chagrins jusqu’à la veille de sa mort, et il expira raisonnant par un effet de la cruelle maladie qu’il n’aurait point eueo s’il avait eu moins d’esprit, [154r] et plus de jugement. Il a jeté, quoique sans le savoir, la semence de tous lesp maux qui affligent actuellement la plus grande partie de l’Europe ; et il aurait vu tous ses États héréditaires révoltés, s’il avait vécu une seule année de plus.

La seconde fête de Pâques Vais vint m’inviter à souper chez la baronne. Dans l’après-dîner je fus chez la fraila, qui me dit qu’elle était sûre que celui qui ferait la banque serait le même qui l’avait plantée27, et qu’ainsi elle ne ponterait pas. Je l’ai assurée qu’elle me porterait bonheur si elle voulait être de moitié avec moi, lui promettant de ne risquer que cinquante ducats. Elle me répondit qu’elle n’avait pas vingt-cinq ducats, et que l’honneur l’obligeait à me les donner en présence de tout le monde. Je n’ai pas eu grande peine à la persuader de les accepter sur-le-champ sous condition qu’elle me les rendrait à sa grande commodité s’il m’arrivait de perdre.

Le même soir donc il fit à son ordinaire une petite banque, et j’ai mis devant moi cinquante ducats. Voyant que la frayla ne prenait pas de livret28, il l’excita à jouer. Elle lui dit qu’elle avait décidé de ne plus jouer contre lui. Il biaisa alors sur les raisons qu’il avait euesq de quitter, et dans ce moment-là j’ai invité la belle à être de moitié avec moi. Elle y consentit. Après donc lui avoir dit que je ne perdrai que les cinquante ducats qu’elle voyait, elle m’en donna vingt-cinq que j’ai mis dans ma poche. L’extrême envie que j’avais de gagner me fit jouer avec beaucoup de prudence. Vers les deux heures du matin j’ai fait sauter la banque que les perdants avaient fait devenir plus grosse.

[154v] La frayla eut pour sa part presque quarante ducats de gain ; outre les vingt-cinq ducats qu’elle voulut absolument me rendre le lendemain lorsque nous nous trouvâmes seuls tête à tête dans son jardin. Après cette restitution elle m’a accordé tout ce que l’amour désire, voulant me convaincre que ce n’était pas avec mon argent que j’avais fait sa conquête. Depuis ce moment-là nous vécûmes dans la plus parfaite intelligence jusqu’à mon départ.

Quelques jours après étant allé à Schönbrunnr avec Campioni, et deux ou trois danseuses, j’ai tant mangé d’Anguille que j’ai attrapé une indigestion qui m’aurait tué, si je ne m’étais défendu d’un chirurgien, qui m’ayant pris le bras voulait me saigner par force. J’ai déchargé contre sa tête un pistolet que j’avais sur la table de nuit ; et heureusement je l’ai manqué. On dit après que j’avais tués la mort, car je serais certainement mort si je l’avais laissé faire. Je crois qu’il n’y a point de mort plus cruelle de celle qui vient à la suite d’une indigestion.

Le sixième jour étant déjà parfaitement rétabli j’ai vu ma belle frayla qui n’ayant rien su de ma maladie avait porté sur moi un jugement sinistre. Elle m’engagea à aller à une noce brillante. Le comte Durazzo29 Génois épousait la plus jolie de toutes les frayles de l’impératrice : j’ai eu le plaisir de danser avec la mienne. Après cette noce le comte Durazzo et sa femme vécurent quarante un ans n’étant jamais d’accord que six semaines avant la mort de l’un, ou de l’autre. L’un mourut à Venise l’année 1794, et l’autre à Padoue six semaines après.

[155r] Une danseuse milanaise, nommée Togliazzi30 jolie, et courantt après l’esprit, me fit concevoir l’espoir de lui plaire. Ceux qui lui faisaient leur cour était un prince Kinski fort petit, que quarante ans après j’ai vu à Prague, et qui est mort, un comte Christophe Herdödi31 généreux, et charmant, et trois ou quatre autres. Outre cela elle était amoureuse du danseur Angiolini qui peu de temps après l’a épousée. Pour parvenir à lui plaire j’ai fait des bassesses : je l’ai célébrée dans des vers ; je l’ai préférée à une autre qui valait mieux qu’elle ; mais tout en vain : cette fille aliis benigna [bienveillante pour tous les autres] s’obstina à me mépriser. La veille de mon départ de Vienne je lui ai volé son portrait fait en miniature qui était dans un petit étui de galuchat32. Ce fut par esprit de vengeance que j’ai commis ce crime ridicule. Il eut une conséquence dont je parlerai33.

Trois ou quatre jours avant mon départ, on donna, je ne me souviens pas à quelle occasion, un bal masqué à Presbourg. M’étant déterminé d’être à Venise pour le jour de l’Ascension, qu’on appelle la foire de l’Ascensa, et désirant de faire avant mon départ un cadeau à la charmante frayla qui m’avait fait passer dans le bonheur les deux mois de mon séjour dans sa patrie, je l’ai invitée avec sa bonne amie, et Vais à la fête qu’on donnait dans cette capitale de la haute Hongrie qui n’est qu’à douze heures de Vienne. Notre partie ne devait durer que trois jours. Nous partîmes portant avec nous nos dominos dans une berline à six chevaux de poste, et nous arrivâmes à Presbourg vers le soir, ou malgré le grand nombre d’étrangers qui y étaient allés à cette occasion nous y fûmes très bien logés.

Ce fut en descendant à la porte de l’auberge que je [155v] fus surpris de voir le chevalier de Talvis protecteur de madame Condé-labré, qui m’avait forcé à lui donner un coup d’épée il n’y avait pas encore un an. Il m’approche, et malgré que j’eusse à mon bras la Frayla, il me dit que je lui devais une revanche. Je lui réponds, sans m’arrêter, qu’il prenait mal le temps, et que nous nous reverrions. Il me suit et à la porte de l’appartement il me prie de le présenter à ces dames, et je crois pouvoir sans aucun risque m’acquitter de cette politesse. Nous entrons, il nous suit, j’ordonne à dîner. Il était habillé de noir avec des manchettes effilées. Il nous laissa disant qu’il avait ses affaires, et que nous nous reverrions au bal.

Après notre petit repas, nous nous masquâmes, et nous allâmes au château où nous vîmes beaucoup de monde, et entre autres Mess. de Roquendorf, de Sarotin, et de Zober homme extraordinaire que je fus enchanté de connaître.

Nous nous approchâmes d’une grande table, où nous vîmes un personnage qui taillait à Pharaon ayant devant lui un grand tas d’or. On nous dit que c’était le prince-évêque. Nous nous mîmes à ponter à petit jeu. Une ou deux heures après, nous voyons quelqu’un qui s’était fait faire place. C’était le chevalier de Talvis, auquel monseigneur le banquier donna poliment un livret, attendant qu’il mette une carte. Après avoir bien cherché, il la trouva, et y mit un ducat. Le banquier fit un sourire et poursuivit sa taille. À la troisième ou quatrième chance, Talvis dit : Monseigneur va masse la banque sur cette même carte34. — Va, répondit le bon prince. Il tire, et voilà la carte qui gagne sonica35, voilà l’évêque qui connaît trop tard sa sottise, et voilà le franc Gascon qui avec l’air de la plus grande indifférence ramasse tout l’or, et le met dans un mouchoir.

— Pourrai-je savoir, lui dit l’évêque étonné, qui vous êtes ?

— Je suis le chevalier de Talvis.

— Comment m’auriez-vous payé, [156r] si la carte avait perdu ?

— Monseigneur ç’aurait été mon affaire.

— Monsieur vous êtes plus heureux que sage.

Le trop bon prince envoya d’abord chercher quatre mille ducats. Mais quand j’ai vu que le gascon était pour s’en aller, je l’ai précédé, et au bas de l’escalier, après lui avoir fait compliment je l’ai prié de me prêter cent souveraines. Il me les compta dans l’instant m’assurant qu’il était enchanté de se trouver en état de me faire ce petit plaisir. Je les ai reçuesu en ayant autant, et ne me souciant pas de la foule de masques qui m’entourait, qui naturellement avait suivi le chevalier à sa sortie de la salle. Je suis retourné à la salle pour rejoindre mes compagnons de voyage.

Mais voilà Roquendorf, et Sarotin, qui ayant su que l’heureux vainqueur m’avait donné de l’or dans la cour du palais s’empressèrent de me demander qui était cet homme. Je leur ai répondu leur disant tout ce que je savais, et leur ajoutant pour ce qui regardait l’or qu’il m’avait compté que c’était cent cinquante louis36 que je lui avais prêtés à Paris. Ils durent faire semblant de me croire.

Après avoir bien dansé, nous retournâmes vers le jour à notre auberge. L’hôte nous dit que le chevalier de Talvis était parti à franc étrier37 prenant la route de Vienne ; et que tout son équipage consistait dans une très petite malle une paire de bottes, et une redingote bleue. J’ai alors informév, pour trouver matière à rire mes dames, et Vais de l’adresse que j’avais euew de me faire donner les cent souveraines de ce désespéré, car il devait l’être.

Nous dormîmes toute la journée ; et [156v] retournâmes au lit après avoir bien soupé. La fraila coucha avec moi sauvant toutes les apparences, et très facilement, car sa bonne amie, et Vais avaient de l’esprit. Le lendemain nous arrivâmes à Vienne de très bonne heure. Tout le monde parlait de l’histoire de Talvis, et personne ne la contait au juste. J’y étais compromis ; mais je ne me suis pas donné la peine de me défendre. Talvis n’était connu de personne ni dans aucun café ni chez l’ambassadeur. Il avait logé aux trois haches ; mais à son retour de Presbourg il ne s’était arrêté nulle part, et on ne savait pas quelle route il avait prise ; mais on ne le suivit pas, car on n’aurait pu lui rien faire. Tout le monde riait de la bonhomie de l’archevêque.

Je suis parti le lendemain après avoir fait à la Frayla les plus tendres adieux, et lui avoir promis avec intention de lui tenir parole, de retourner à Vienne dans l’année suivante ; mais je n’y suis retourné que quatorze ans après.

Je suis parti tout seul dans un chariot de poste ; j’ai couché le quatrième jour à Trieste, et le cinquième j’ai embrassé à Venise mon adorable patron Bragadin, et M. Dandolo, et Barbaro ses inséparables amis, qui depuis trois ans d’absence furent ravis de me revoir en parfaite santé, et très bien équipé. C’était l’avant-veille de la fête de l’Ascension.

Fin du fragment

a. Orth. faits.

b. Orth. le.

c. Si on chargeait un sculpteur de donner la forme à une statue avant d’avoir la matière biffé.

d. Orth. vu.

e. Orth. divorcié.

f. Orth. offert.

g. Orth. reiterrés.

h. Orth. maltraitée.

i. Orth. veux.

j. Première fois biffé.

k. Orth. passée.

l. Vendredi biffé.

m. Orth. languis.

n. Orth. persecutées.

o. Orth. eu.

p. Mots biffé.

q. Orth. eu.

r. Orth. Schombrun.

s. Orth. tuée.

t. Orth. courante.

u. Orth. reçus.

v. Orth. informés.

w. Orth. eu.

CASANOVA, ÉCRIVAIN

  1. Casanova, Histoire de ma vie, ms. t. IV, fº 112r. Nous donnons les références à la présente édition dans le texte même.
  2. Casanova, Icosameron [1788], Spolète, Argentieri, 1928, t. IV, p. 258.
  3. Jean Starobinski, L’Invention de la liberté, 1700-1789, Genève, Albert Skira, 1964, p. 90 : « Délivré de tout ce qui l’enchaîne et le définit par la naissance, par la condition, par sa fonction, l’être masqué se réduit à l’image qu’il offre dans l’instant, à la parole qu’il invente sur-le-champ. Comme l’acteur, l’homme masqué manifeste une essence instantanée, dont la liberté, inépuisable, mais courte, jouit de la protection du mensonge… »
  4. Georges Poulet, Études sur le temps humain 4. Mesures de l’instant, Paris, Plon, coll. « Pocket », 1964.
  5. Voir Vincent Denis, Une histoire de l’identité. France, 1715-1815, Seyssel, Champ Vallon, 2008.
  6. René Démoris relève l’importance de cette posture pour Casanova dans son « Introduction » aux Mémoires. 1744-1756, Paris, Garnier-Flammarion, 1977, p. IX-XLII.
  7. Faut-il rappeler que l’expression est due à Philippe Lejeune (voir Le Pacte autobiographique [1975], Paris, Éditions du Seuil, nouv. éd. augm., 1996) ?
  8. Georges Poulet, Études sur le temps humain 4, Mesures de l’instant, op. cit.
  9. René Démoris, « Introduction », in Mémoires, op. cit.
  10. Ibid., p. XXXIX.
  11. François Roustang, Le Bal masqué de Giacomo Casanova, Paris, Éditions de Minuit, 1984.
  12. Chantal Thomas, Casanova, un voyage libertin (1985), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1998.
  13. Michel Delon, « Casanova et le possible », Europe, n° 697, mai 1987, p. 41-50.
  14. En France, les travaux pionniers de Gérard Lahouati et de Marie-Françoise Luna, plus récemment ceux de l’auteur de ces lignes ou de Cyril Francès, pour s’en tenir aux monographies (voir Bibliographie indicative, p. LXXVII).
  15. Octave Manoni, Clefs pour l’imaginaire, Paris, Éditions du Seuil, 1969, p. 24-32.
  16. Dans le récit de la possession de Bettine procuré par la Confutazione, Casanova tournait déjà en dérision cette légende catholique (voir ici).
  17. Thèse développée par René Démoris dans son « Introduction » aux Mémoires, op. cit.
  18. François de La Mothe Le Vayer, « Du mensonge », in Opuscules ou Petits Traittez, Paris, chez la veuve Nicolas de Sercy, 1667, p. 323.
  19. Selon l’expression et les analyses de Gisèle Mathieu-Castellani, La Scène judiciaire de l’autobiographie, Paris, Presses universitaires de France, 1996.
  20. Voir les analyses de François Roustang dans Le Bal masqué de Giacomo Casanova, op. cit.
  21. Empruntée à Horace (Épitres, I, 2), cette expression est prise pour devise par Gassendi et constitue surtout pour Kant la devise des Lumières (voir Qu’est-ce que les Lumières ?, 1784) : « Aie le courage de te servir de ton propre entendement. »
  22. La somme n’est pas négligeable : elle représente une centaine d’euros (voir Revenus et monnaies dans l’Europe du XVIIIe siècle).
  23. Voir Michel Delon, « Le tiers », Revue des sciences humaines, n° 271, juillet-septembre 2003, p. 43-54.
  24. Michel Delon, Le Savoir-Vivre libertin, Paris, Hachette Littératures, 2000.
  25. Casanova, À Léonard Snetlage (1797), rééd. sous le titre Ma voisine, la postérité, Paris, Allia, 1998, p. 16.
  26. « Pour ce qui regarde mon avenir, je n’ai jamais voulu m’en inquiéter en qualité de philosophe, car je n’en sais rien ; et en qualité de chrétien la foi doit croire sans raisonner, et la plus pure garde un profond silence. Je sais que j’ai existé, et en étant sûr parce que j’ai senti, je sais aussi que je n’existerai plus quand j’aurai fini de sentir. S’il m’arrivera après ma mort de sentir encore, je ne douterai plus de rien ; mais je donnerai un démenti à tous ceux qui viendront me dire que je suis mort » (préface de 1797, voir ici). La foi est réduite au silence poliment, mais avec fermeté : l’ironie imprègne tout le passage.

Histoire de ma vie jusqu’à l’an 1797

  1. La formule est en réalité d’Érasme (Adages, adage n° 520, éd. J.-C. Saladin, Paris, Les Belles Lettres, 2011, t. I, p. 419) qui développe l’adage avec des citations de Platon, Cicéron, Lucien et Suétone. Érasme donne la référence d’une lettre à Trébatius dans laquelle Cicéron attribue ce vers à Ennius : « Qui ipse sibi sapiens prodesse non quit, nequiquam sapit » (« Celui qui ne peut pas employer sa sagesse à son profit, est sage en vain », Ad Familiares, VII, 6, in Correspondance, éd. et trad. L.-A. Constans, Paris, Les Belles Lettres, 1971, t. III, p. 60).
  2. Casanova explicite la « doctrine des Stoïciens » à la fin du récit du séjour hollandais (1758) par une citation d’après Sénèque qu’il avait retenue comme première épigraphe : « Destin est une parole vide de sens ; c’est nous qui le faisons malgré l’axiome des stoïciens : volentem ducit, nolontem trahit [le destin conduit celui qui veut, et entraîne celui qui résiste]. J’ai trop d’indulgence pour moi quand je me l’adapte » (voir HMV, ms. t. IV, fº 102r). Le texte original dit : « Ducunt volentem fata, nolentem trahunt » (« Les destins conduisent une volonté docile ; ils entraînent celle qui résiste », Lettres à Lucilius, XVII-XVIII, 107, 11, éd. F. Préchac, trad. H. Noblot, Paris, Les Belles Lettres, 1962, t. IV, p. 177). Casanova est cependant fort éloigné de toujours dénoncer cette devise : voir ici et la préface de 1791.
  3. Au sens de « s’assurer, prendre confiance », confier est un verbe pronominal dans la langue du XVIIIe siècle (Acad. 1762). Cette construction est un italianisme probable si l’on suit la remarque de l’Accademia della Crusca (4e éd., 1729-1738) : confidare (avoir confiance) « s’utilise aussi parfois sans exprimer les particules MI, TI, etc. ».
  4. Italianisme (incomprensibilità : incompréhensibilité).
  5. Construction italianisante : on emploie en italien l’article il devant le nom d’un personnage célèbre (il Petrarco).
  6. Vers de Pétrarque (1304-1373) : « Con le ginocchia de la mente inchine, / Prego che sia mia scorta, / e la mia torta via drizzi a buon fine » (« Et, les genoux de mon âme ployés / Je prie que tu m’escortes / Et ma voie détournée à bonne fin redresses », Canzionere, CCCLXVI, v. 63-65, trad. G. Genot, Paris, Les Belles Lettres, 2009, t. I, p. 509). Le poète s’adresse à la Vierge.
  7. Quand il lui a donné la raison en partage. Sens et construction usuels au XVIIIe siècle.
  8. Citation d’Horace : « Animum rege, qui nisi paret, / imperat » (« Gouverne ton cœur ; s’il n’obéit, il commande », Épîtres, I, 2, v. 62, éd. bilingue, trad. F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. 48). L’avertissement sera repris par le P. Georgi, mentor de Casanova à Rome (voir ici).
  9. « Nous ne sommes que des atomes pensants, qui vont où le vent les pousse », écrit Casanova dans le tome consacré à son second séjour parisien (voir HMV, ms. t. IV, fº 113r).
  10. Orth. fosset. De manœuvrer avec circonspection, d’éviter le faux pas.
  11. Casanova écrit dans le Soliloque d’un penseur (1786) : « Le grand sot est soupçonneux, et avec les facultés de son esprit toutes hébétées n’est pas en état de donner dans un grand panneau : sa même sottise est celle qui le garantit de plusieurs attrapes. Un homme d’esprit, cultivé, plein de confiance dans ses lumières, se croit, et donne dedans à corps perdu » (Paris, Allia, 1998, p. 15).
  12. Citation d’Horace : « Hic ubi cognatorum opibus curisque refectus / expulit ellebero morbum bilemque meraco » (« Lorsqu’il eut été guéri par le secours et les soins de ses proches, que l’ellébore pur eut chassé son mal et éclairci sa bile », Épîtres, II, 2, v. 136-137, éd. cit., p. 174). L’ellébore, une plante médicinale, était réputé guérir la folie.
  13. D’un ton, sur un ton (construction italianisante forgée sur in tono).
  14. D’après une lettre de Pline le Jeune à Tacite : « Equidem beatos puto quibus deorum munere datum est aut facere scribenda aut scribere legenda, beatissimos vero quibus utrumque » (« Pour ma part, j’estime heureux les hommes auxquels les dieux ont accordé le privilège de faire des actions dignes d’être écrites ou d’écrire des livres dignes d’être lus, et trois fois heureux ceux qui ont l’un et l’autre don », Lettres, VI, 16, 2, trad. A.-M. Guillemin, Paris, Les Belles Lettres, 1989, t. II, p. 113-114).
  15. Brillanter un diamant, c’est le tailler en biseaux. « Dans le commerce on entend par eau, la transparence du diamant » (Encyclopédie, art. « Diamant », par Daubenton). La référence à l’Angleterre est sans doute ironique : l’art de brillanter les diamants ne s’est jamais développé à Londres, les lapidaires et les diamantaires exerçaient à Anvers et à Amsterdam depuis le XVe siècle.
  16. Il ne peut pas s’appliquer à moi. Dans la langue du XVIIIe siècle, en français et en italien, le mot « incompétent » appartient au vocabulaire juridique (un juge incompétent).
  17. Possible réminiscence de Montaigne : « je suis moi-même la matière de mon livre » (Les Essais, « Au lecteur », éd. sous la direction de J. Céard, Paris, Le Livre de poche, coll. « La Pochothèque », 2001, p. 53). Par son ambivalence, cette phrase entre aussi en résonance avec les considérations ambiguës sur les couples de l’âme et du corps, de la matière et de l’immatériel, développées dans la suite de la Préface.
  18. D’après Martial, dans la dédicace du livre XII des Épigrammes à son ami Priscus : « Si quid est enim quod in libellis meis placeat, dictavit auditor » (« Car tout ce que mes petits volumes peuvent avoir d’agrément, c’est l’auditoire qui me l’a dicté », éd. H.J. Izaac, Paris, Les Belles Lettres, 1961, t. II, p. 156).
  19. Citation de Cicéron : « Loquor enim de docto homine et erudito cui vivere cogitare est » (« Il va de soi que ceci s’applique à des gens philosophes et lettrés, pour qui vivre c’est penser », Tusculanes, V, 38, trad. J. Humbert, Paris, Les Belles Lettres, 1968, t. II, p. 159).
  20. Citation de Lucrèce : « Tangere enim et tangi, nisi corpus, nulla potest res » (« Car toucher et être touché ne peut être que le fait d’un corps », De rerum natura, I, v. 304, trad. A. Ernoud, Paris, Les Belles Lettres, 2002, t. I, p. 14). Lucrèce développe la philosophie d’Épicure.
  21. Phrase ambiguë. « La dépendance de l’âme des sens, et des organes » peut s’interpréter, lorsqu’on lit la fin de la phrase, comme une considération dualiste : l’âme serait provisoirement attachée aux sens et aux organes avant d’être libérée par la mort. Dès la phrase suivante, Casanova ironise sur cette conception spiritualiste. Mais « on dit figurément, qu’Une chose est l’âme d’une autre, pour dire, que C’est sur quoi elle est principalement fondée, que C’est ce qui la maintient, qui la fait principalement subsister » (Acad. 1762). Casanova emploie le mot dans ce sens dans l’Histoire de ma vie, par exemple à propos de l’Inquisition vénitienne : « Le secret est l’âme du redoutable magistrat » (voir ici). « La dépendance de l’âme des sens, et des organes » s’entend alors comme l’association du fondement des sens et des organes, donc comme une évocation du sensualisme inspiré par John Locke (1632-1704) : la conception spiritualiste est contestée par la formule même qui l’introduit. La phrase prolonge la fin du paragraphe précédent sur l’âme immatérielle : la formule « il n’y a point d’homme qui soit en état de l’expliquer » était déjà équivoque. Le Vénitien s’inscrit-il dans la logique chrétienne du mystère dont la raison ne doit pas se mêler ou dénonce-t-il l’absurdité d’une croyance qui rebute l’intelligence ? Dans l’Icosameron (1788), son grand roman utopique, il recourait à la même équivoque à propos du péché originel. Or, sur ce point, son attitude critique et moqueuse ne fait aucun doute. Édouard, le narrateur, institue un nouveau christianisme dans un monde situé à l’intérieur du globe terrestre mais il se dispense de transmettre les Écritures pour éluder le thème du péché originel : « je me serais mis dans la nécessité de théologiser sur l’odieux, et quasi incompréhensible premier péché » (t. IV, p. 216). On comprend que c’est le dogme du péché qui est odieux et incompréhensible lorsque Édouard abandonne tous les dogmes qu’il ne peut pas démontrer. La lecture libertine de ce passage était alors appelée par un texte liminaire : un long commentaire littéral de la Genèse adressé « au bon lecteur », sous couvert de démontrer la compatibilité de l’univers fictionnel avec la doctrine chrétienne, défend des thèses hétérodoxes qui ont moins pour horizon la théologie elle-même qu’une conception de l’existence débarrassée de la faute. La phrase « il n’y a point d’homme qui soit en état de l’expliquer » ne saurait donc être tout à fait innocente. Les remarques que fait Casanova dans cette Préface sur les sujets religieux et philosophiques peuvent sembler déconcertantes, mais elles ne doivent pas être imputées à une incohérence d’esprit. Son écriture s’est formée en un temps où tout ne pouvait pas se dire ouvertement en matière religieuse ou politique. Tous les passages ambigus et les attelages surprenants entre doctrine chrétienne et sensualisme peuvent en réalité susciter une double lecture et se comprendre comme un dispositif ironique. Casanova n’a rien d’un penseur systématique, mais son écriture est tout sauf naïve quand il aborde ces sujets.
  22. « Complexion, constitution du corps, mélange des humeurs dans le corps de l’animal » (Acad. 1762). Casanova développe dans le paragraphe suivant cette conception humorale du tempérament, héritée de l’Antiquité. Les quatre tempéraments qu’il évoque sont liés à la prédominance d’une « humeur ». La pituite détermine le tempérament lymphatique, associé par Casanova à son enfance, en raison sans doute de la maladie infantile qui le rendait indifférent à tout. Le tempérament sanguin, dont il explique le sens un peu plus bas, est aussi associé à une forme de gaieté. Le bilieux, produit par la bile jaune, renvoie à une forme d’anxiété. Le tempérament mélancolique, enfin, est associé à la bile noire.
  23. « Ce qui distingue une personne des autres à l’égard des mœurs ou de l’esprit » (Acad. 1762).
  24. Cette métaphore courante du mensonge doit être mise en relation avec ce que Casanova écrit à propos des impostures de Bettine : « je ressentais une espèce de plaisir à prendre pour bon argent comptant toute la fausse monnaie qu’elle m’avait débitée » (voir ici). La fausseté de la monnaie n’empêche pas toujours la réalité de l’échange.
  25. Référence à la physiognomonie, l’art de déchiffrer le caractère sur les traits du visage.
  26. Dans le Soliloque d’un penseur (1786), Casanova écrit : « Si nous voulons savoir en combien d’espèces on peut diviser les hommes à l’égard du caractère, donnons un coup d’œil aux physionomies : la même différence que nous observons entre elles, sera celle des caractères : elles sont innombrables, et indéchiffrables » (éd. cit., p. 11).
  27. Italianisme forgé sur in forza di : en vertu de.
  28. « Lorsqu’on veut empêcher quelqu’un de continuer un discours qui déplaît, on dit dans le style familier, Brisons-là » (Acad. 1762).
  29. D’après Horace : « Brevis esse laboro, / obscurus fio » (« Je tâche d’être court, je deviens obscur », Art poétique, v. 25-26, in Épîtres, éd. cit., p. 203).
  30. Citation de Virgile, Bucoliques, II, v. 25-26, trad. E. de Saint-Denis, Paris, Les Belles Lettres, 1999, p. 44.
  31. Citation d’Horace, Épîtres, I, 19, v. 6, éd. cit., p. 126.
  32. Olla potrida : plat espagnol consistant en un mélange de viandes, de garnitures de légumes et d’assaisonnements, le tout mijoté plusieurs heures. Casanova détaille son goût pour les mets puissants dans la préface de 1791.
  33. La préface de 1791 porte : « J’aime le gibier qui touche aux confins de la corruption » (voir ici).
  34. Dans la langue classique, aussitôt que.
  35. Casanova a inséré un « Discours sur le suicide » dans le second tome de la Confutazione della Storia del governo veneto d’Amelot de la Houssaie (1769). Ont également été retrouvés sous forme manuscrite neuf dialogues et deux notes sur le même sujet (voir Discours sur le suicide, trad. R. de Ceccaty, Paris, Payot & Rivages, 2007). La position du Vénitien sur le suicide, sujet très débattu au cours du siècle, n’y est ni transparente ni définitive. Le suicide devient un thème de l’Histoire de ma vie lors du séjour londonien avec la rencontre de la Charpillon. Voir aussi Histoire de ma fuite, n. 2 p. 1355.
  36. « La révélation divine. L’autorité de l’Écriture-Sainte est fondée sur la révélation. Il se prend aussi quelquefois pour Les choses révélées » (Acad. 1762).
  37. La physique est la « science qui a pour objet les choses naturelles » (Acad.1762). La « révélation » en physique n’a pas de référent clair : on attendrait plutôt le mot « découvertes » s’il s’agissait de désigner les nouvelles connaissances apportées par les savants tels que Newton. L’essentiel tient sans doute à la forme du raisonnement tenu et de la question posée : ce dont on ne doute pas en physique est aussi ce que l’on peut croire en matière de religion. L’analogie qui suit, sollicitant l’abeille, l’hirondelle, la fourmi et l’araignée, peut aussi laisser penser « qu’en physique » a le sens large de « dans le monde naturel ». Le débat ancien sur l’intelligence animale, dont Casanova donne des exemples canoniques depuis l’Antiquité grecque, connaît un tournant avec le débat entre Buffon et Condillac en 1755, évoluant vers ce qui ne s’appelle pas encore des sciences naturelles matérialistes, mais qui y ressemble de plus en plus. Écrire que les techniques des animaux proviennent de la révélation divine, c’est en tout état de cause faire preuve de désinvolture envers la conception usuelle de la religion révélée.
  38. Casanova pense au célèbre paradoxe de la matière pensante qu’on trouve chez Locke : « Nous avons des idées de la matière et de la pensée ; mais peut-être ne serons-nous jamais capables de connaître si un être purement matériel pense ou non, par la raison qu’il nous est impossible de découvrir par la contemplation de nos propres idées, sans révélation, si Dieu n’a point donné à quelques amas de matière disposés comme il le trouve à propos, la puissance d’apercevoir et de penser ; ou s’il a joint et uni à la matière ainsi disposée une substance immatérielle qui pense » (Essai sur l’entendement humain, IV, 3, 6, trad. P. Coste, éd. Ph. Hamou, Paris, Le Livre de poche, 2009, p. 796).
  39. Allusion à Baruch Spinoza (1632-1677) et à son adage « deus sive nature » (Dieu ou pour mieux dire la nature). Tout au long du siècle le spinozisme reste associé au fatalisme (voir l’article « Liberté » de l’Encyclopédie : « Spinoza ne dépouille pas seulement les créatures de la liberté, il assujettit encore son Dieu à une brute et fatale nécessité »). L’époque lie également son nom à l’athéisme. Dans son rapport du 22 décembre 1781 à l’Inquisition vénitienne, auprès de laquelle il joue alors le rôle de confidente, Casanova classe ainsi les ouvrages de Spinoza parmi ceux qui propagent l’athéisme. Écrire, comme il le fait plus bas, « le vertueux Spinoza » est donc aussi une prise de position : on s’est longuement interrogé depuis Bayle (voir ses Pensées diverses sur la comète [1682], éd. J. et H. Bost, Paris, GF-Flammarion, 2007, p. 371-400) sur la possibilité d’être athée et vertueux.
  40. D’après les Actes des Apôtres, 17, 28 : « In ipso enim vivimus, et movemur et sumus » (« C’est en lui [Dieu] que nous avons la vie, le mouvement et l’être », trad. École biblique de Jérusalem, Paris, Desclée de Brouwer, 2000, p. 1945).
  41. Amphiaraüs, devin d’Argos, un des Argonautes conduits par Jason.
  42. Citation d’après Eschyle : « Car il ne tient pas à paraître le meilleur, mais il veut l’être » (Les Sept contre Thèbes, v. 592, in Les Tragiques grecs, éd. L. Bardollet, B. Deforge et J. Villemonteix, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2001, t. I, p. 226).
  43. Désabuser : « Détromper de quelque fausse croyance » (Acad. 1762).
  44. « On dit figurément, Sifflet, pour, Improbation, censure accompagnée de mépris » (Acad. 1798).
  45. Cicéron écrivit les Tusculanes après la mort de sa fille Tulliola (79-45 av. J.-C.).
  46. Qui ne peuvent pas être trompés ou corrompus.
  47. Animal légendaire décrit par Pline l’Ancien comme une sorte de lézard et qui était supposé vivre dans le feu sans se consumer et mourir lorsque celui-ci s’éteignait. Dans le lexique des cabalistes, la salamandre désigne les esprits élémentaires du feu.
  48. Théophraste (v. 372-287 av. J.-C.) était natif d’Éresos, sur l’île de Lesbos. Il parlait le dialecte éolien alors que la langue dominante dans les lettres était celle d’Athènes.
  49. Tite-Live (v. 59 av. J.-C.-17 apr. J.-C.) était originaire de Patavium (Padoue) : « On a dit que son latin sentait la patavinité », dit Voltaire à Casanova lors de ses visites aux Délices en 1760 (voir HMV, ms. t. V, fº 104v).
  50. Le Vénitien Francesco Algarotti (1712-1764) était un musicien et un polygraphe érudit. Grand voyageur, il fréquenta Voltaire, Auguste III de Pologne, le pape Benoît XIV et Frédéric II, qui lui confia des missions diplomatiques et artistiques. Il vulgarisa la philosophie de Newton (Le Newtonianisme pour les dames ou Entretiens sur la lumière, sur les couleurs et sur l’attraction, traduits de l’italien de M. Algarotti par du Perron de Castera, 1738) et prépara la réforme gluckiste dans le domaine de l’opéra. Chez Voltaire, Casanova lui reproche sa langue « infectée de gallicismes ». « Il nous fait pitié », ajoute-t-il (voir HMV, ms. t. V, fº 104v).
  51. Italianisme (parola : mot). Même si « parole » est défini par « mot prononcé » (Acad. 1762), le terme ne s’emploie pas en français comme le fait ici Casanova.
  52. « Préoccupation d’esprit » (Acad. 1762) : le mot s’emploie en un sens voisin de préjugé.
  53. Casanova fait ici allusion à la querelle des ramistes et des lullistes, qui fut déclenchée en 1733 par la création d’Hippolyte et Aricie, tragédie lyrique de Jean-Philippe Rameau (1683-1764). « Monseigneur, il y a dans cet opéra assez de musique pour en faire dix ; cet homme nous éclipsera tous », écrivit Campra, alors directeur de l’Opéra de Paris, au prince de Conti. Les partisans de Lulli (1632-1687), conservateurs, n’apprécièrent pas une telle primauté accordée à la musique et blâmèrent les innovations stylistiques et structurelles apportées par Rameau dont le style était jugé trop italien.
  54. Période de cinq ans.
  55. Le dernier ouvrage publié de Casanova, À Léonard Snetlage (1797), répertorie railleusement plusieurs néologismes dont « ambulance » et « monarchien ». « Franciades » (formées sur « olympiades » : période de quatre ans) figure à l’article « Sansculottide » (Ma voisine, la postérité, Paris, Allia, 1998, p. 98-100).
  56. Citation d’Ovide, Pontiques, IV, 2, v. 35-36, trad. J. André, Paris, Les Belles Lettres, 1977, p. 117.
  57. Quod nemo laeditur nisi a seipso est le titre d’un traité de morale de saint Jean Chrysostome (v. 344-409) souvent attribué à Sénèque.

Histoire de Jacques Casanova de Seingalt Vénitien écrite par lui-même à Dux en Bohême

Chapitre I

  1. Voir ici note 1.
  2. Alphonse V le Magnanime (1396-1458), roi d’Aragon depuis 1416 et de Naples depuis 1442 sous le nom d’Alphonse Ier.
  3. En réalité Martin V (Odonne Colonna, 1368-1431), pape depuis 1417.
  4. Juan Casanova (1387-1436), théologien et religieux dominicain, créé cardinal en 1430. « On appelle à Rome, Maître du Sacré Palais, Un Religieux de Saint Dominique, qui demeure dans la maison du Pape, et qui a la principale autorité pour examiner les Livres, et pour donner la permission d’imprimer » (Acad. 1762).
  5. Marco Antonio Casanova (1476-1526 ou 1527), poète italien. Un grand nombre de ses poèmes ont été réunis dans les Delitiae poetarum italorum. « Marc-Antoine Casanova, dit de Como, quoique né à Rome, et mort dans la même Ville de la peste, qui succéda à la prise en 1527. Il fut déclaré le Prince des Poètes épigrammatiques de son temps […]. Il était enjoué, plaisant, et subtil : il était le maître de sa fin, pour laquelle il avait toujours des pointes et des rencontres ingénieuses, dont il était si sûr, qu’elles n’étaient plus pour lui de véritables rencontres » (Adrien Baillet, Jugemens des savans sur les principaux ouvrages des auteurs, revüs, corrigés et augmentés par M. de La Monnoye, Paris, C. Moette, t. IV, 1722). On trouve le même type de commentaire chez Nicolas Lenglet Dufresnoy (1674-1755), dans les Tablettes chronologiques de l’histoire universelle, sacrée et profane, ecclésiastique et civile, depuis la Création du monde, jusqu’à l’an 1762 (Paris, t. II, 1763).
  6. Pompeo Colonna (1479-1532), cardinal en 1517, vice-roi de Naples en 1519, soutien de la faction impériale (voir la n. 4 ci-dessous).
  7. Jules de Médicis (1478-1534), pape à partir de 1523 sous le nom de Clément VII.
  8. Les troupes de Charles Quint (1500-1558), empereur germanique (1519-1556), qui combattaient alors en Italie dans la première guerre (1521-1529) contre François Ier. Le pillage de Rome n’eut lieu qu’en 1527.
  9. Giovanni Pietro dalle Fosse, dit Piero Valeriano (1477-1558), savant, poète et humaniste italien. L’œuvre mentionnée, écrite en 1528 et publiée à Venise en 1620, s’intitule De infelicitate literatorum.
  10. Alessandro Farnese (1545-1592), grand capitaine au service de Philippe II d’Espagne.
  11. Henri Bourbon (1553-1610), roi de France sous le nom d’Henri IV depuis 1589.
  12. De son vrai nom Giovanna Calderoni puis Balletti après son mariage avec Francesco, Fragoletta (diminutif de fragola, ou fravola : fraise) est la mère de Mario Balletti (voir ici note 45) et d’Elena Riccoboni (voir ici note 2 et Répertoire), la belle-mère de la célèbre Silvia (voir ici note 45), la grand-mère du danseur Antonio Stefano (voir ici note 51) avec lequel Casanova lui rendra visite à Mantoue, où elle finit sa vie (voir ici), et de Manon que le Vénitien pensera épouser. Goldoni évoque l’actrice dans ses Mémoires : « C’était une ancienne comédienne, qui, sous le nom de Fravoletta, avait excellé dans l’emploi de soubrette, jouissait, dans sa retraite, d’une aisance fort agréable et conservait encore, à l’âge de 85 ans, des restes de sa beauté et une lueur assez vive et piquante de son esprit » (éd. P. de Roux, Paris, Mercure de France, 1988, p. 211).
  13. Théâtre construit en 1655 par ordre de Giovanni Grimani (voir le plan). Suite à un incendie, il fut reconstruit en 1748. La famille Grimani en était toujours propriétaire.
  14. Casanova utilise parfois ce nom comme pseudonyme, par exemple lors de son voyage en Russie (1765-1766).
  15. Sur Giovanna Maria Farussi, ou Farusso (1708-1776), voir Répertoire.
  16. L’évêque de Venise recevait le titre de patriarche depuis 1451.
  17. Le père de Zanetta serait déjà mort à cette date.
  18. « Le 2 d’avril, fatal jour de mon entrée dans ce monde », écrit plus loin Casanova à propos de la date de son anniversaire (voir ici). D’après les registres de San Samuele, les parents de Casanova se sont en réalité mariés le 27 février 1724.
  19. La grand-mère de Casanova vivait Calle delle Monache.
  20. Francesco Casanova (1727-1803) – voir Répertoire.
  21. Giovanni Battista Casanova (1730-1795) – voir Répertoire.
  22. Frédéric-Auguste III (1750-1827), Électeur depuis 1763, roi de Saxe à partir de 1806 sous le nom de Frédéric-Auguste Ier. Depuis 1356, les princes-Électeurs étaient dotés du pouvoir d’élire l’empereur romain germanique mais ce rôle était tout théorique : du XVe au XVIIIe siècle, la transmission du pouvoir impérial fut, dans les faits et à de rares exceptions près, héréditaire. Les princes-Électeurs jouissaient cependant d’autres privilèges. Dresde, qui connaît un important développement culturel au XVIIIe siècle, est alors la cité des princes-Électeurs de Saxe.
  23. Maria Magdalena Antonia Stella Casanova (1732-1800). Elle dansa brièvement à Dresde au théâtre de la cour, où elle avait suivi sa mère, et y épousa Peter August, musicien de la cour. Leur fille Marianne épousa Carlo Angiolini, auquel Casanova légua le manuscrit de l’Histoire de ma vie.
  24. Gaetano Alvise Casanova (1734-1783) – voir Répertoire.
  25. L’île de Murano.
  26. Langue des habitants de Frioul (Forlans).
  27. Une quarantaine d’euros (voir Revenus et monnaies dans l’Europe du XVIIIe siècle).
  28. Cet emploi d’« intimer » au sens de « menacer de » n’est pas usuel au XVIIIe siècle. Il n’est pas non plus répertorié en italien par l’Accademia della Crusca (4e éd.).
  29. « Espèce de jupon garni de cercles de baleine pour soutenir les jupes et la robe » (Acad. 1762).
  30. Rousseau écrit dans Les Confessions : « J’étais né presque mourant ; on espérait peu de me conserver » (liv. I, éd. J. Voisine, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 7).
  31. D’après Horace : « Somnia, terrores magicos, miracula, sagas, / nocturnos lemures portentaque Thessala rides ? » (« Te ris-tu des songes, des prestiges de la magie, des prodiges, des sorcières, des fantômes nocturnes et des sortilèges thessaliens ? », Épîtres, II, 2, v. 209, éd. cit., p. 177).
  32. L’« optique » désignait « la science de la vision », mais aussi, au sens newtonien, « la partie de la Physique qui traite des propriétés de la lumière et des couleurs, sans aucun rapport à la vision » (Encyclopédie), à partir de la diffraction du spectre lumineux.
  33. Courroies qui lient les étriers à la selle.
  34. Tout de suite.
  35. Étymologie toute personnelle : israël signifie plutôt « Dieu est fort » en hébreu.
  36. Casanova joue avec le sens de ce prénom dès l’Icosameron (1787), où il francise Giacomo en « Jacques » sur la page de titre et où il donne ce prénom au père du narrateur Édouard, un vieux serviteur de nobles anglais, et au fils d’Édouard. Ce dernier Jacques devient le « patriarche » du peuple humain dans le monde souterrain : évidente allusion au Jacob de la Genèse. Par la médiation du narrateur, « Jacques » le vieil homme devient « Jacques » le patriarche. C’est un tout autre « destin » nominal (ou prénominal) que Casanova inscrit à l’orée de sa vie en évoquant deux épisodes : le rachat rusé du droit d’aînesse et l’imposture de Jacob qui se fit passer pour Ésaü, le fils préféré, afin de recevoir à sa place la bénédiction d’Isaac. À la suite de cette usurpation d’identité, Ésaü s’interroge : « Est-ce parce qu’il s’appelle Jacob que par deux fois, il m’a supplanté ? » (Genèse, XXVII, 36). L’ensemble du deuxième souvenir dialogue plus nettement encore avec Les Confessions de Rousseau et le célèbre vol du ruban dont celui-ci accuse Marion (fin du livre II). Le seul remords exprimé, bien légèrement, par Casanova ne porte ni sur le vol ni sur le mensonge, mais sur l’aveu. L’épisode de la confession est traité sur un mode plaisant et inscrit l’imposture dans le nom même de l’auteur.
  37. « Qui [ont] la qualité de boucher les passages, les conduits du corps des animaux » (Acad. 1762).
  38. « Matière tirée du Castor, propre à fortifier la tête, les parties nerveuses, etc. » (Acad. 1798). Cette substance était employée notamment pour soigner les maux de tête et la fièvre.
  39. « Enflure extérieure avec putréfaction » (Acad. 1762).
  40. Michele (1697-1775), Zuane (1703-1762) et Alvise (« l’abbé Grimani », 1702-1761).
  41. Au sens de « concours de circonstances ». L’italien combinazione peut signifier « coïncidence ».
  42. C’est-à-dire enceinte de six mois.
  43. Au sens de « médecin », emploi archaïsant en français au XVIIIe siècle. L’Accademia della Crusca donne encore fisico comme synonyme de medico dans sa quatrième édition.
  44. « Suc blanchâtre dans lequel les aliments se changent immédiatement par la digestion, ou pour parler plus proprement, par la chylification, qui est la première partie de la digestion » (Encyclopédie).
  45. Descendant d’une famille patricienne qui s’éteindra avec lui, membre de l’important Conseil des Quarante (plus précisément de la Quarantìa Criminale, un tribunal compétent dans toutes les matières criminelles, excepté les crimes d’État), Giorgio Baffo (1694-1768) doit cependant sa célébrité à ses poèmes érotiques plus qu’à sa carrière administrative ou politique. Ses œuvres sont publiées en recueil après sa mort : Le poesie di G. Baffo (1771), Raccolta universale delle opere di Giorgio Baffo (4 vol., 1789). Casanova se trompe lorsqu’il affirme plus loin que Baffo mourut « vingt ans après » cet épisode.
  46. Alessandro Knips-Macoppe (1662-1744), qui avait étudié la médecine à Padoue, à Venise, en Hollande et à Paris, exerça à Padoue où, en 1703, il fut nommé professeur de botanique médicale puis de médecine pratique. Dans la Confutazione, dans une note sur le médecin suisse Théodore Tronchin (1709-1781) et les médecins en général, Casanova se demande comment les autorités religieuses de Padoue auraient agi si « Macop » avait, comme Tronchin, interdit l’air des églises à certaines de ses patientes (II, n. a p. 180). Il lui prête également une formule : « Cher malade, consolez-vous et soyez assuré que si la maladie qui vous opprime n’est pas la dernière, je vous guérirai » (II, suite de la n. a, p. 184 – nous traduisons).
  47. Casanova prête à Knips-Macoppe un grand principe de la médecine hippocratique, la puissance de guérison inhérente à la nature : le corps a en lui-même des ressources qui lui permettent de lutter contre la maladie. Ce que l’on considère parfois comme un état pathologique relève de la façon dont le corps cherche à rétablir son équilibre.
  48. Les trois Inquisitori di Stato (un conseiller du doge et deux sénateurs membres du Conseil des Dix) avaient à l’origine (1539) pour fonction de veiller à la protection des secrets d’État. Leur pouvoir s’est étendu ensuite à tout ce qui touchait à la sûreté de l’État, comprise dans un sens très large : crimes politiques, infractions à l’interdiction faite aux patriciens d’entrer en relation avec les étrangers, critiques du gouvernement, actes d’irrespect envers les églises et les monastères, etc. Toute décision votée à l’unanimité de leurs voix devenait une sentence applicable et sans appel. La durée de leur mandat était de huit mois.
  49. Citation de Tacite : « Spreta exolescunt ; si irascare, agnita videntur » (« Les injures qu’on méprise s’oublient ; si l’on se fâche, on a l’air d’avouer », Annales, IV, 34, trad. P. Grimal, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1999, p. 175).
  50. Grosse gondole couverte bien installée et meublée. Le burchiello allait chaque jour de Venise à Padoue par la Brenta.
  51. Chambre, cabine.
  52. Exempte de préjugés. Préoccuper : « Prévenir l’esprit de quelqu’un, en lui donnant quelque impression qu’il est difficile de lui ôter. Il se prend toujours en mauvaise part » (Acad. 1762).
  53. Des rayons du soleil qui éveillent l’enfant jusqu’à l’épanouissement de la « raison naissante », ce troisième moment inaugural file la grande métaphore des Lumières. Le jeune Casanova accomplit pour son propre compte la révolution copernicienne sur le chemin de Padoue où Copernic étudia un temps.
  54. Giovanni Alvise II Piero Mocenigo (1742-1805) épousera Chiara Marcello le 2 septembre 1770.
  55. La milice de la république de Venise se composait en partie de soldats « esclavons » recrutés dans les territoires vénitiens de Dalmatie et d’Istrie, dont les habitants slaves étaient appelés, en vénitien, schiavoni.
  56. Presque 700 euros. Le sequin (zecchino) était une pièce d’or qui devait son nom à la Zecca, l’hôtel de la Monnaie donnant sur la place Saint-Marc, à Venise (voir le plan).

Chapitre II

  1. Repas qui se prenait en début d’après-midi.
  2. Cet emploi du singulier pour désigner les deux seins est usuel au XVIIIe siècle.
  3. « Terme didactique. Connaissance obscure et superficielle qu’on a d’une chose, avant que de l’avoir examinée » (Acad. 1762).
  4. Antonio Maria Gozzi (1709-1783) était docteur en droit.
  5. Une dizaine d’euros.
  6. Dès le premier instant.
  7. Sans doute les poux, les puces et les punaises.
  8. Cette phobie des rats resurgira dans la suite de l’Histoire de ma vie : voir ici, et le t. IV (fº 197r) : « Maudit animal que je n’ai jamais pu mépriser, ni vaincre l’insoutenable nausée qu’il me cause. Il n’est cependant que hideux et puant. »
  9. Orth. Lestrigone. Les Lestrygons étaient, dans la mythologie grecque, des géants anthropophages, voisins des Cyclopes (voir Homère, Odyssée, X, v. 119).
  10. Les harengs saures, saurs ou saurets (orth. sorets) sont salés et séchés à la fumée.
  11. Au sens d’« obtenir frauduleusement, par artifice, par des voies indues » (Acad. 1762).
  12. « On appelle Décurion dans le Collège un Écolier qui est à la tête de dix autres » (Trévoux).
  13. Environ 230 euros.
  14. « Tromper, faire tomber dans l’erreur par ses insinuations, par ses écrits, par ses discours, par ses exemples » ou « Faire tomber en faute, abuser, corrompre, débaucher » (Acad. 1762).
  15. Prédisposa.
  16. Jeune homme destiné à l’Église qui n’a pas encore reçu les ordres ni fait de vœux.
  17. Via Sant’Egidio.
  18. Torquato Tasso, dit le Tasse (1544-1595), poète épique et dramaturge, auteur de Rinaldo (1562), Aminta (1573), célèbre pour son épopée La Jérusalem délivrée (Gerusalemme liberata, 1565-1575).
  19. Elisabetta Maria Gozzi (1720-1777), qui avait en fait quinze ans quand Giacomo fit sa connaissance.
  20. Voir ici et suiv.
  21. Adeptes de la doctrine d’Aristote. La logique héritée des Anciens n’était guère prisée par les Lumières qui lui reprochaient d’être « un art de mots, qui n’avaient souvent aucun sens, mais qui étaient merveilleusement propres à cacher l’ignorance, au lieu de perfectionner le jugement, à se jouer de la raison plutôt qu’à la fortifier, et à défigurer la vérité plutôt qu’à l’éclaircir » (Encyclopédie, art. « Logique »). Son enseignement scolaire était aussi l’objet de critiques.
  22. La cosmographie géocentrique de Ptolémée, astronome grec du IIe siècle, est un symbole de l’arriération de cette éducation.
  23. « Faculté de comprendre et de concevoir les choses » (Acad. 1762).
  24. Une troupe italienne fut appelée à Saint-Pétersbourg en 1735. Elle commença ses représentations l’année suivante.
  25. « Façonné, poli pour le commerce du monde » (Acad. 1762).
  26. « Robe de petits garçons qu’ils portent jusqu’à ce qu’on leur donne la culotte » (Trévoux).
  27. Ces vers ouvrent une épigramme de Jean Second (1511-1536). La réponse de Casanova est plus resserrée que celle de l’épigramme, qui dit : « La seule affaire de la verge, c’est le sexe des femmes, / Elle revendique normalement pour elle le genre féminin ; / Le con qui sans trêve ni lassitude se consacre / À la chose des hommes est, à, bon droit, du genre masculin » (Epigrammatum liber unus, in Œuvres complètes, éd. Roland Guillot, trad. D. Delas, Paris, Honoré Champion, 2007, t. III, p. 258-259).
  28. Vers latin de cinq pieds.
  29. Une action honteuse.
  30. Casanova fait ici référence à L’Académie des dames ou les Sept Entretiens galants d’Alosia, œuvre érotique de Nicolas Chorier (1612-1692 ?) Le titre original était Aloisiae Sigeae Toletanae, Satyra sotadica de arcanis amoris et Veneris (vers 1660, traduction française vers 1680). La première édition se présente comme une version latine, due à « Meursius », d’un texte espagnol de Luisa Sigea de Tolède (voir ici note 251).
  31. Maxime juridique provenant du droit romain.
  32. Soit près de 6 m.
  33. Lustrine : « Étoffe, espèce de droguet de soie » (Acad. 1762).
  34. Me causaient un grand trouble.
  35. Cinq ans en réalité.
  36. « Inclination à nuire, à mal faire » (Acad. 1762).
  37. Ignorant des bonnes manières.
  38. Si Littré signale des emplois du mot au sens de « soin » dans la langue classique, le sens répertorié par les dictionnaires (« Passion, désir, empressement de voir, d’apprendre, de posséder des choses rares, singulières, nouvelles, etc. », Acad. 1762) ne doit cependant pas être écarté ici, quoiqu’il semble moins approprié au contexte : la volonté de savoir est, chez Casanova, une vertu.
  39. De vive voix.
  40. « Espèce de pièce dramatique représentant une action qui se passe entre des personnes illustres, et dont l’événement [le dénouement] n’est ni triste, ni sanglant, et où il entre quelquefois un mélange de caractères moins sérieux » (Encyclopédie).
  41. Casanova a noté « a. 1737 », c’est-à-dire « année 1737 », dans la marge gauche.
  42. Le Roland furieux (Orlando furioso, achevé en 1532) de l’Arioste (1464-1533) est une des œuvres préférées de Casanova. Alcine est une enchanteresse qui séduit le chevalier Roger au cours d’un long épisode érotique (chant VII, str. 9-32).
  43. Probablement des élèves originaires du Feltrino, partie des États vénitiens. De même, le nom Candiani évoque celui de Candiano, un village près de Padoue.
  44. Casanova a écrit une première version du récit de la « possession » de Bettine – dont nous donnons une traduction en fin de volume (voir ici) – dans la Confutazione della Storia del governo veneto d’Amelot de la Houssaie (1769, t. II, p. 147). Dans cette œuvre, il entend réfuter l’Histoire du gouvernement de Venise (1676) de Nicolas Amelot de La Houssaye (1634-1706), qui déplaisait aux autorités de la République, afin de montrer sa bonne volonté aux inquisiteurs d’État. Il interrompt cependant sa démonstration par de très longues notes, expérimentant une écriture rhapsodique qui fait la part belle à la première personne (voir aussi Casanova, écrivain).
  45. « On dit Se posséder soi-même, pour dire : Être extrêmement maître de son esprit, de ses passions, de ses mouvements, ne se laisser émouvoir, ne se laisser troubler par quoi que ce soit » (Acad. 1762).
  46. « Hystérique, adj., qui a rapport à la matrice » (Acad. 1762), c’est-à-dire à l’utérus. Casanova a déjà abordé sur le mode satirique certaines conceptions médicales attachées à la « matrice » dans Lana Caprina (1772). La médecine moderne, en son temps, remet en cause le rôle qui était attribué à l’utérus dans certaines pathologies. L’Encyclopédie note ainsi que « la partie la plus saine des auteurs » distingue moins qu’autrefois la « passion hystérique » de la « passion hypocondriaque », l’une et l’autre étant rapportées aux nerfs. L’opposition entre la sage-femme et le médecin que fait Casanova s’inscrit dans ces préoccupations. La description de la crise de Bettine correspond très précisément aux symptômes attachés à ces maux, « qui ont tous rapport à la nature des mouvements convulsifs ou spasmodiques » (Encyclopédie).
  47. Lame fine utilisée pour tailler les plumes.
  48. Citation d’Horace, Épîtres, I, 20, v. 25, éd. cit., p. 132.
  49. Croix en X.
  50. Casanova joue sur le sens littéral (la possession diabolique), le sens figuré (« On dit qu’Un homme a le Diable au corps, pour dire, qu’Il a beaucoup d’adresse, d’esprit, de force », Acad. 1762) et un sens érotique (la vigueur sexuelle). Ce dernier, connu depuis le XVIIe siècle mais non répertorié dans les dictionnaires, sera illustré par le roman d’Andréa de Nerciat (1739-1800) Le Diable au corps, publié en 1803.
  51. « Paroles dont on se sert pour conjurer le Démon, la peste, la tempête » (Acad. 1762).
  52. L’ordre des Frères mineurs capucins était l’une des trois branches principales de l’ordre franciscain, fondé en 1525. Leur nom vient du capuchon de leur habit.
  53. Du caractère sacré de ma fonction.

Chapitre III

  1. Probablement Caton M. Voir le poème d’amour adressé à « Catton » ou « C. M. » par Casanova et deux lettres de la jeune fille au Vénitien datées d’avril et juillet 1786 et expédiées de Vienne (Aldo Ravà, Lettres de femmes à Jacques Casanova, Paris, Louis Michaud, 1912, p. 257-263).
  2. Les dominicains étaient appelés « jacobins » en France d’après le nom de leur premier couvent à Paris, Saint-Jacques.
  3. Expression équivoque : on peut comprendre « n’avoir jamais échoué dans ses exorcismes », mais aussi « avoir séduit toutes les filles ensorcelées qu’on lui avait présentées ».
  4. La statue d’Apollon installée dans la cour du Belvédère, au Vatican.
  5. « Livre contenant les cérémonies, les prières, les instructions, et autres choses qui regardent l’administration des sacrements, particulièrement les fonctions curiales » (Acad. 1762).
  6. « [Obséder] se dit dans un sens particulier, pour marquer ce que fait le malin esprit, lorsqu’il s’attache à tourmenter une personne par des illusions fréquentes » (Acad. 1762).
  7. Synonyme de goupillon : boule de métal creuse utilisée pour l’aspersion d’eau bénite.
  8. Célébrée le 2 février.
  9. « Pièce de toile que l’on met autour du cou par ornement » (Acad. 1762).
  10. Le seul capable.
  11. La grâce, les agréments ou encore la délicatesse.
  12. Cette phrase, soulignée par Casanova, fait écho au débat animé qui opposa les détracteurs et les partisans du roman. Ceux-là le soupçonnaient de pervertir les jeunes lectrices – ainsi de Mme de Lambert (1647-1733) : « Le roman, n’étant jamais pris sur le vrai, allume l’imagination, affaiblit la pudeur, met le désordre dans le cœur » (Avis d’une mère à son fils et à sa fille, Paris, Étienne Ganeau, 1728). Rousseau, dans la préface de La Nouvelle Héloïse, rappelle ce type de jugement : « Jamais une fille chaste n’a lu de Romans […]. Celle qui, malgré ce titre, en osera lire une seule page, est une fille perdue. » Prévost (« Avis au lecteur de Manon Lescaut », 1731), Lenglet Dufresnoy (De l’usage des romans, 1734, chap. VI : « Utilité du roman pour inspirer des mœurs, réprimer les passions, en éviter les pièges ; et pour connaître l’usage du monde ») et Diderot (Éloge de Richardson, 1762) défendent à l’inverse l’utilité du roman.
  13. « On dit proverbialement d’Un homme qui ayant reçu d’un autre ou quelque service, ou quelque déplaisir, lui rend ensuite la pareille, qu’Il l’a payé en même monnaie » (Acad. 1762).
  14. « Au-dessus de tout, préférablement à tout. Il l’aime uniquement » (Acad. 1762).
  15. « On dit En imposer à quelqu’un, pour dire : Tromper, abuser, surprendre quelqu’un, en faire accroire à quelqu’un » (Acad. 1762).
  16. « Sorte de poignard, dont la lame est ordinairement triangulaire, et si menue, que la blessure qu’il fait est presque imperceptible » (Acad. 1762).
  17. Ce mot corrige rendu. Casanova évite ainsi une équivoque : « rendu content » pourrait laisser entendre ironiquement que Bettine a cédé aux avances de Candiani.
  18. Une histoire de mon invention.
  19. Citation de l’Arioste, Roland furieux, I, str. 56, éd. bilingue, trad. A. Rochon, Paris, Les Belles Lettres, 2008, t. I, p. 14. Le texte de l’Arioste porte, au premier vers, « Fore era ver ».
  20. « On dit figurément qu’Un homme a l’esprit délié, pour dire, qu’il a beaucoup de finesse, d’esprit, d’habileté, de pénétration, d’adresse » (Acad. 1762).
  21. « Possédé du diable » (Acad. 1762).
  22. « Intéresser » a le sens d’« émouvoir » en contexte moral au XVIIIe siècle.
  23. Des propos délirants (italianisme forgé sur vaniloquio : radotage).
  24. Sans doute faut-il comprendre que Casanova a eu la petite vérole (la variole) avant son « premier souvenir » puisqu’il ne narre pas cet épisode. Quoique les médecins ne s’accordassent pas sur l’éventuelle immunité procurée par le fait d’avoir déjà eu la maladie, on saisirait mal, sinon, le sens de cette remarque. Casanova, en outre, continue de fréquenter le chevet de Bettine alors qu’on estimait que la petite vérole se transmettait par « l’air, qui s’en charge et qui la porte avec lui dans la bouche, le nez et les poumons, l’œsophage, l’estomac, les intestins » (Encyclopédie, article « Vérole, petite »). De plus, les symptômes et la chronologie de la maladie de Bettine correspondent à la petite vérole « confluente », la plus grave, qui « emporte souvent les malades le onzième jour » (id.). C’est d’ailleurs celle-ci qui aurait emporté quelques mois plus tôt, en août 1736, la sœur morte en bas âge évoquée par Casanova dans le premier chapitre (voir ici).
  25. Supporter avec constance, fermeté.
  26. « On appelle les saintes huiles, Les huiles dont on se sert pour le Chrême et pour l’Extrême-Onction » (Acad. 1762).
  27. Le mot doit sans doute se comprendre au sens large : acceptant aveuglément le dogme de l’ubiquité divine, celle-ci étant ici convoquée pour expliquer la « présence » d’un diable dans le corps de Bettine. Ce n’est toutefois pas le sens donné par les dictionnaires, pour lesquels un ubiquiste est un docteur en théologie qui n’appartient pas à un collège particulier de l’université de Paris. Le mot renvoie aussi à une « secte de luthériens » (Encyclopédie) qui admet la réelle présence du Christ dans l’Eucharistie, mais pas la transsubstantiation.
  28. « Mensonge, dissimulation, déguisement de la vérité » (Acad. 1762).
  29. Valle San Giorgio.
  30. Un archiprêtre est le curé d’une église importante, de l’église principale d’une ville ou d’un ensemble de paroisses. Ce titre peut aussi indiquer une prééminence sur les autres curés.
  31. L’Histoire de ma vie s’interrompt en 1774, donc avant cette époque.
  32. Anna Ivanovna (1693-1740), nièce de Pierre le Grand, impératrice de Russie (1730-1740).
  33. Carlo Antonio (dit Carlin) Bertinazzi (1710-1783), célèbre Arlequin de la scène italienne qui joua au Théâtre-Italien à Paris entre 1741 et 1782.
  34. De lynx.
  35. Auguste III (1696-1763), Électeur de Saxe et roi de Pologne (1733-1763).
  36. Le diplôme de docteur correspondait à quatre années d’étude consécutives. Casanova est bien inscrit à l’université en novembre 1737 mais, selon les travaux de Piero Del Negro, il ne suit les cours que jusqu’à l’été 1739 et n’obtient pas le doctorat, quoiqu’il écrive être revenu à Padoue pour achever ses études.
  37. Surnom de l’université de Padoue.
  38. Citation d’Horace, Odes, III, 6, v. 46-48, éd. bilingue, trad. F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 192-193.
  39. Casanova oppose le privilège comme « faculté accordée à un particulier ou à une Communauté, de faire quelque chose, ou de jouir de quelque avantage à l’exclusion des autres » à la prérogative en tant qu’« avantage attaché à certaines fonctions, à certaines dignités » (Acad. 1762). Un lecteur de l’époque devait y reconnaître une critique des privilèges aristocratiques, de naissance, dans un contexte différent. Ce travail de déplacement est caractéristique d’une écriture habituée à jouer avec les limites entre discours licites et illicites.
  40. Rigoureusement, avec une extrême sévérité.
  41. Padoue appartenait à la république de Venise depuis 1405.
  42. La juridiction de l’université de Padoue était entre les mains du commandant de la ville (podesta) qui était aidé par un professeur appelé « recteur » et par deux syndics élus par les étudiants.
  43. Un registre des étudiants.
  44. Employés subalternes des services fiscaux (douanes, impôts).
  45. Les agents de police. Le mot existe en français, mais son origine italienne (sbirro) est encore sentie.
  46. Casanova mêle dans le récit qui suit deux événements distincts auxquels il n’a pas directement participé : la mort d’un sbire en 1723 et la blessure d’un étudiant qui provoqua huit jours de troubles en 1735 (voir P. Del Negro, « Giacomo Casanova et l’università di Padova », 1992, et « Gli anni padovani di Giacomo Casanova », 1999 ; voir aussi H. Watzlawick, « Souvenirs enrichis », 2008).

Chapitre IV

  1. San Samuele Profeta, près du Palazzo Malipiero (voir le plan).
  2. Antonio Francesco Correr (1676-1741), patriarche de Venise depuis 1734.
  3. La tonsure, pour laquelle on ne coupait que quelques mèches de cheveux, et les quatre ordres mineurs (portier, lecteur, exorciste et acolyte) marquaient certes une entrée dans la vie ecclésiastique, mais Casanova est encore loin d’être ordonné prêtre, contrairement à ce que diront Lucie et la tante de Nanette.
  4. La satisfaction, la joie.
  5. Biagio Schiavo (1676-1750). Selon Piero Del Negro (« Gli anni padovani di Giacomo Casanova », 1999, p. 15), celui-ci enseignait alors les lettres, la philosophie et surtout le droit à la jeunesse patricienne.
  6. Alvise Gasparo Malipiero (1664-1745) appartenait à une ancienne famille patricienne qui avait donné deux doges à la République. La particule « de » est ajoutée par Casanova sur le modèle français.
  7. Le Sénat vénitien était composé de cent vingt sénateurs élus par le Grand Conseil et de sénateurs de droit (les membres de la Quarantie, du Conseil de Dix, les Avogadori di Comùn, les procurateurs de Saint-Marc). Il constituait un organe de décision plus restreint que le Grand Conseil, ouvert à toutes les familles patriciennes, et s’occupait d’affaires d’État et de politique étrangère.
  8. « Rôtir le balai » se dit « d’une coquette qui a vieilli dans l’intrigue, dans la galanterie » (Acad. 1762).
  9. Votre Excellence.
  10. Thérèse Imer (1723-1797, voir Répertoire) était la fille de Giuseppe Imer (1700-1758), comédien à qui les Grimani avaient confié la direction du Teatro San Samuel en 1734. Il collabora alors avec Goldoni qui, dans ses Mémoires (éd. cit., p. 149), lui prête de l’amour pour la mère de Casanova.
  11. Pierre Gassendi (1592-1655) s’opposait à la philosophie héritée d’Aristote (dite « péripatéticienne »), mais aussi à Descartes, en particulier au sujet des idées innées. Sa réception au XVIIIe siècle l’associe pour l’essentiel à l’épicurisme, dont il apparaît, écrit Diderot, comme le « restaurateur » (Encyclopédie, art. « Épicuréisme »).
  12. « Terme d’injure et de mépris, comme fripon, maraud, infâme et lâche » (Acad. 1762).
  13. Catterina Manzoni (1706-1787). Elle avait épousé en 1729 le notaire Giovanni Maria di Giovanni Antonio Manzoni. Il semble que leur fille, Elisabetta Maria Giovanna, ait été amoureuse de Casanova, mais celui-ci ne l’évoque pas.
  14. À l’origine, concile où étaient convoqués les évêques chrétiens (et seulement ceux de l’Église catholique romaine à partir de 1054) du monde entier. La question de la chevelure des clercs fut abordée lors de plusieurs conciles.
  15. Parfumée avec de l’ambre gris, qui répand une odeur très forte.
  16. La saison des théâtres vénitiens et des masques commençait en octobre (au plus tard début novembre) et, interrompue par la neuvaine avant Noël, finissait en même temps que le carnaval. On portait également des masques lors des fêtes de l’Ascension.
  17. Certainement l’avocat Pietro Carrara, qui habitait alors dans une maison appartenant à Gasparo Malipiero.
  18. Casanova a d’abord écrit « extrajudiciale » (d’après italien estragiudiziale) avant de corriger par le suffixe français. L’adjectif qualifie « les actes ou significations qui ne sont point relatives à un procès actuellement pendant en Justice » (Acad. 1762). « Intimer » signifie « faire savoir, signifier avec autorité de magistrat » et « appeler en justice » (Acad. 1762). Il s’agit donc ici d’envoyer une lettre, enregistrée auprès de l’avocat, par laquelle Casanova enjoindrait au prêtre de lui faire réparation sous peine de poursuites.
  19. Tosello a baptisé Casanova.
  20. Coiffeur pour homme (par opposition au « coiffeur » ou à la « coiffeuse » qui avaient soin des chevelures féminines).
  21. Il s’agit vraisemblablement de Bianca Zusto, qui avait épousé Bertucci Contarini en 1734 : le manuscrit porte Zusto biffé et corrigé.
  22. En brosse.
  23. Ces confraternités pieuses, vouées à la vénération du Saint-Sacrement, s’étaient développées en Italie aux XVe et XVIe siècles. Celle de San Samuele semble avoir eu une fonction caritative (voir ici : Mme Orio, qui a besoin d’argent, « désire être inscrite dans la liste des veuves nobles qui aspirent aux grâces de la confraternité du S. Sacrement »).
  24. Au sens de l’action oratoire : l’art de rendre agréables sa voix, sa physionomie, ses gestes.
  25. Le panégyrique n’a pas été retrouvé dans les papiers de Casanova.
  26. Citation d’Horace, Épîtres, II, 1, v. 9-10, éd. cit., p. 151. La phrase commence par : « Romulus, Castor et Pollux […] ont dû se plaindre, etc. »
  27. Le racheter, le délivrer.
  28. D’un auteur païen (terme de théologie).
  29. Angela Cattarina Tosello (1725-v. 1785). Casanova conserva des relations amicales avec elle et tous deux entretinrent, bien plus tard, une correspondance. À Dux, le Vénitien échangea aussi quelques lettres avec sa fille, Maria Elena.
  30. Le mot peut s’entendre à la fois dans un sens littéral, par opposition à profane, et dans un sens antiphrastique, péjoratif.
  31. Dissertation (Acad. 1762). Le sens de « critique amère et violente » (Acad. 1798) se précisera au cours du siècle.
  32. Environ 5 700 euros.
  33. Lire « cette histoire misérable mais trop vraie ».
  34. Antonio di Montereale.
  35. Troublée.
  36. Première partie du discours oratoire, dans laquelle l’orateur doit susciter l’intérêt et la bienveillance de l’auditoire. Elle est suivie par la narration puis par la division, la confirmation, la réfutation et la conclusion.
  37. L’emploi de Casanova vient de l’italien parola : mot (voir ici note 51).
  38. « On dit figurément, qu’Un Écrivain, qu’un Orateur, etc. bat la campagne, pour dire, qu’Il dit beaucoup de choses hors de son sujet » (Acad. 1762). Au sens fort, divaguer, délirer.
  39. Valise, ordinairement en tissu.
  40. Certificats d’assiduité (de terzarie).
  41. D’après les travaux de James Rives Childs et de Charles Samaran, Casanova serait parti pour Corfou et Constantinople en avril 1741 et serait retourné à Venise après Pâques de l’année 1742. Il condense en un seul récit au début du tome II de l’Histoire de ma vie (voir ici) ses deux voyages au Levant (1741-1742 puis fin de l’été 1745-printemps 1746). Toute la chronologie des pages suivantes est donc tributaire de cette disposition autobiographique. Conséquence ou coïncidence, on observe dans ce chapitre que des dates données en marge sont biffées et rendues illisibles. De même, plus bas, un « 1742 » est corrigé par surcharge en « 1741 » (voir ici note ag).
  42. Giulia Ursula Preato (1724-1790) – voir Répertoire.
  43. Devenir célèbre.
  44. Vraisemblablement le comte Antonio Giacomo Sanvitali (1699-1780).
  45. Plusieurs millions d’euros.
  46. Sebastiano Uccelli (né en 1695). Il fut le « compère de palais » – l’avocat expérimenté qui assistait un novice lors de la cérémonie de présentation au Palais – de Goldoni. Son fils épousa la Cavamacchie en 1752.
  47. La foire de l’Ascension (Fiera della Sensa), à l’occasion de laquelle les théâtres étaient ouverts et les masques autorisés. Elle avait une renommée européenne et attirait de nombreux étrangers à Venise.
  48. Promenade vespérale à la mode le long du Grand Canal à partir de la place Saint-Marc.
  49. Pietro Trapasi, dit Métastase (1698-1782), poète, librettiste et compositeur (voir Répertoire).
  50. Marie-Thérèse (1717-1780), impératrice d’Autriche depuis 1740.
  51. Ami de l’époux de Marie-Thérèse, l’empereur germanique François Ier, devenu général de cavalerie en 1758, mort en 1767.
  52. Lire sfrattata : expulsée.
  53. Stefano Querini (1711-1773) devint plus tard patriarche de Venise. Papozzo est le nom d’un village près de Ferrare.
  54. Ou guerluchon : « Nom qu’on donne à l’amant aimé et favorisé secrètement par une femme qui se fait payer par d’autres amants. Il est familier et libre » (Acad. 1762).
  55. Environ trois millions d’euros. La somme est écrite sous la forme m/100. Le ducato corrente di Venezia était une monnaie de compte.
  56. Phryné, célèbre courtisane grecque du IVe siècle av. J.-C.
  57. San Paterniano Vescovo, ancienne église dans le quartier de Saint-Marc.
  58. Le mot « râtelier » s’emploie plutôt au singulier pour désigner les deux rangées de dents.
  59. Général de Nabuchodonosor décapité par Judith.
  60. Judith, XVI, 9. Le pluriel correspond bien au texte de la Vulgate. Les traductions modernes donnent en général le singulier (« sa pantoufle »).
  61. « Avoir les yeux à fleur de tête, c’est avoir les yeux un peu plus avancés qu’ils ne le sont ordinairement » (Acad. 1762).
  62. Frédéric II le Grand (1712-1786).
  63. Saverio Constantini, né en 1703. Un ragionato (rationnaire) était, à Venise, un comptable public, haut fonctionnaire formé au Collegio dei Ragionati, fondé en 1581 et fréquentée par des cittadini.
  64. Qu’elle me lançait des attaques indirectement.
  65. Statue d’Athéna consacrée par Cécrops, le roi légendaire de l’Attique, et qui aurait été jetée du ciel par Zeus.
  66. « On dit familièrement, qu’Un homme est négatif […] pour dire, qu’il refuse toujours » (Acad. 1798).
  67. Rendu opiniâtre, obstiné. L’Académie (1762) indique que cette construction appartient au style familier.
  68. La noblesse vénitienne avait coutume de partir en villégiature des premiers jours d’octobre à la mi-novembre.
  69. « Pellicule blanche qui se forme quelquefois sur l’œil » (Acad. 1762).
  70. Expression italienne (sana come un pesce).
  71. Entre 9 h 30 et dix heures du matin. Le calcul des heures à l’italienne (en usage jusqu’à la fin du XVIIIe siècle) commençait avec l’angélus du soir, une demi-heure après le coucher du soleil (voir Calcul des heures à l’italienne).
  72. Rougissement. L’emploi de « rougir » comme substantif, qui n’est pas d’usage en français, est plus courant en italien. L’Accademia della Crusca (4e éd.) définit ainsi arrossimento par lo arrossire.
  73. « Admirer » a ici le sens classique de « Considérer avec surprise, avec étonnement ce qui paraît merveilleux » (Acad. 1762).
  74. Me mettant les mots sur les lèvres (sans doute au sens de : m’incitant à lui déclarer mon désir).
  75. Du remède des écoliers, c’est-à-dire de la masturbation.
  76. Le thème du rêve érotique se répète à l’occasion de la rencontre avec la seconde M. M. lors du séjour à Aix en Savoie, fin 1760 ; Casanova saura alors « rendre réel » le songe. Cet épisode est à son tour lié à celui des amours avec Nanette et Marton, qui commence au chapitre suivant par le motif du sommeil feint, auxiliaire du désir.
  77. « Drogue dont on se sert pour adoucir les humeurs et les douleurs » et « Adoucissement, soulagement, consolation » (Acad. 1762).
  78. Durant son premier voyage en Hollande, fin 1758.
  79. Italianisme forgé sur mettere qualcuno a parte di un segreto : confier un secret à quelqu’un.
  80. « Abîmer » signifie au sens moral perdre, ruiner entièrement.
  81. Les lettres que Casanova dit avoir conservées pour justifier leur présence dans l’Histoire de ma vie n’ont pas été retrouvées. Cela ne donne cependant aucune indication sur la véracité de ces assertions. Casanova a pu détruire les lettres. Il est aussi possible qu’il cherche à assurer la vraisemblance du récit autobiographique lorsqu’il choisit, comme écrivain, de donner à lire une « lettre » ou un « billet » plutôt qu’une évocation synthétique de leur contenu. Enfin, la prétention de se fonder sur des documents réels (correspondances, manuscrits trouvés…) est, au XVIIIe siècle, un lieu commun romanesque.
  82. Sans doute Catherine Bianchi, qui avait épousé en 1722, en secondes noces, Giovanni Francesco Orio.
  83. Marco Niccolo Rosa, né en 1687.
  84. D’entrer dans les intérêts de Mme Orio, d’intercéder en sa faveur.
  85. Ordonnance médicale écrite en latin et commençant toujours par l’impératif recipe : prends.
  86. De l’italien fraterna : confraternité. À San Samuele, cette confraternité se confondait sans doute avec celle du Saint-Sacrement.
  87. Tribunal fondé en 1310 pour réprimer toutes les atteintes à la sûreté de l’État, ce qui lui conférait un mandat très large. Entourant son action de mystère, il était composé de dix sénateurs élus par le Grand Conseil, du doge et de ses six conseillers. L’un des trois Avogadori di Común (de hauts magistrats) au moins y participait, sans droit de vote, pour veiller à la régularité et à la légalité des décisions.
  88. Une vingtaine d’euros. La lire vénitienne était une monnaie d’argent frappée depuis 1472.
  89. Emploi populaire de l’adjectif pour dire « jours ouvrables » (Acad. 1762).
  90. Quelle manière d’agir, quelle impolitesse !
  91. Italianisme forgé sur all’oscuro : dans l’obscurité.

Chapitre V

  1. Niche : « Tour de malice ou d’espièglerie que l’on fait à quelqu’un […]. Il n’a d’usage que dans le discours familier » (Acad. 1762).
  2. « On dit, que De la pâte se morfond, pour dire, qu’Elle perd la chaleur qu’elle doit avoir pour faire de bon pain » (Acad. 1762). Le verbe « morfondre », au sens de « refroidir », n’est pas toujours pronominal au XVIIIe siècle.
  3. L’usage galant ou érotique du jeu de colin-maillard appartient à l’imaginaire du temps. Voir par exemple le tableau de Fragonard, Le Colin-maillard (1770, musée du Louvre).
  4. Plus probablement les Chroniques scandaleuses de Louis XI, Lyon, 1488.
  5. Citation de l’Arioste, Roland furieux, XI, str. 9, éd. cit., t. II, p. 3.
  6. Imaginables (italianisme forgé sur escogitare : imaginer, inventer).
  7. Premier mot d’Énée lorsque Didon lui demande de raconter ses malheurs depuis la chute de Troie : « Infandum, regina, jubes renovare dolorem » (« Tu me demandes, reine, de revivre une peine indicible », Virgile, Énéide, II, v. 3, éd. bilingue, trad. J. Perret, Paris, Les Belles Lettres, 1977, t. I, p. 38).
  8. On appelle « conclusion » « en Logique, Métaphysique, Morale, et Physique scholastiques, [les] différentes propositions qu’on y démontre, et [les] démonstrations qu’on emploie à cet effet […]. On intitule en ce sens les thèses qui ne sont que des positions de Philosophie rédigées par paragraphes, conclusions de Philosophie » (Encyclopédie, art. « Conclusion »).
  9. « On dit Donner dans le panneau, pour dire : Se laisser tromper, attraper » (Acad. 1762).
  10. Mot à double sens : les jeunes filles n’auront pas la cruauté de laisser Casanova manger seul et elles ne seront pas farouches (« Familièrement et en style de galanterie […] quand [une femme] est facile de composition, on dit, qu’Elle n’est pas cruelle », Acad. 1762).
  11. « Transport se dit figurément des passions violentes qui nous mettent en quelque sorte hors de nous-mêmes » (Acad. 1762).
  12. Lorsque l’on prend ces mots dans leur sens abstrait, cette périphrase érotique semble relever de l’euphémisme. « Flatter » signifie dans cette hypothèse « délecter » (Acad. 1762). Cependant, le verbe a aussi le sens concret de « caresser » et Casanova peut jouer de cette double signification qui affiche et contredit d’un même souffle l’abstraction comme l’euphémisme. Le mot « âme » possède aussi des sens concrets (par exemple : « Âme, en terme d’Artillerie, est le dedans du calibre, depuis l’embouchure jusqu’à la culasse », Encyclopédie) qui, s’ils sont sollicités par le double sens de « flatter », transforment la périphrase euphémistique en une métaphore qui l’est beaucoup moins.
  13. Le peintre Iseppo Tosello.
  14. Affresco ou a fresco en italien. Peindre à la fresque est une technique de peinture murale sur un enduit frais.
  15. Environ 2 700 euros. On peut aussi lire « 124 sequins » sur le manuscrit, ce qui ferait environ 14 000 euros.
  16. L’économe, en français aussi bien qu’en italien (economo), désigne celui qui administre les revenus d’un bénéfice ecclésiastique. « Intendant », cependant, mot que l’on attendrait ici en français, se traduit par iconomo (Accademia della Crusca, 4e éd.).
  17. Élisabeth de France (1727-1759), qui avait épousé Philippe Ier de Parme, en 1739.
  18. Cet emploi et cette construction de « se complaire » ne sont pas usuels. Possible italianisme (me ne compiaccio : je m’en réjouis).
  19. Orth. pouille. « Injure grossière. Il ne se dit qu’au pluriel. Il lui a dit mille pouilles. Il est du style familier » (Acad. 1762).
  20. Voir ici.
  21. Santa Maria della Salute, près de la douane (voir le plan).
  22. Selon J.R. Childs (Casanova Gleanings, XII, 22), ce séjour aurait eu lieu en septembre 1743.
  23. Emilia Teresa Gozzi, sœur de Carlo Gozzi, qui avait épousé le comte Jean-Daniel de Montereale en 1743.
  24. Notre liaison.
  25. Un « coureur » était un domestique employé pour porter des messages à pied. L’Aigle (nous ajoutons la majuscule qui fait défaut dans le manuscrit) est ici le surnom de ce domestique.
  26. Vers d’après l’Arioste. Le texte exact dit : « E il fior ch’in cielo potea pormi fra i dei, / Il fior ch’intatto io mi venìa serbando / Per non turbarti, ohimè ! l’animo casto, / Ohimè ! per forza avranno colto e guasto » (« Et la fleur qui seule m’eût ravi au ciel parmi les dieux / La fleur que je voulais me réserver intacte, / de crainte de troubler, hélas ! ton esprit chaste, / Sera par force, hélas ! cueillie et abîmée », Roland furieux, VIII, str. 77, éd. cit., t. I, p. 162).
  27. « Désinvolte » est emprunté à l’italien disinvolto autour des années 1740-1750. On le trouve dans les Mémoires de Saint-Simon, publiés bien plus tard, et chez Voltaire, par exemple, mais il n’est pas répertorié par les dictionnaires français avant le Littré. Il n’est donc pas étonnant que Casanova emploie le mot italien.
  28. Poussait au péché.
  29. La poétesse Luisa Bergalli (1703-1779) et son mari Gasparo Gozzi (1713-1786), frère de Carlo, vécurent à Vicinale de 1740 à 1742.
  30. « Patience » peut avoir un emploi adverbial dans la langue classique et marque alors le dépit. Il peut aussi s’agir ici d’un italianisme (pazienza au sens de « tant pis », sens non répertorié par l’Accademia della Crusca au XVIIIe siècle).
  31. Soit 35 euros.
  32. Soit 40 euros.

Chapitre VI

  1. D’après Gugitz, Marzia Farusso mourut le 18 mars 1743.
  2. Il s’agit de Bernardo da Bernardis (1699-1758). Les Frères minimes sont un ordre mendiant fondé en Calabre au milieu du XVe siècle.
  3. Le futur évêque espère que Marie-Josèphe de Habsbourg (1669-1757), fille de l’empereur Joseph II et épouse d’Auguste III, roi de Pologne, le recommandera à sa fille Marie-Amélie. Celle-ci a épousé en 1738 Carlo Borbone, roi de Naples et plus tard d’Espagne (Charles III). Bernardis sera nommé évêque de Martirano (appelée Martorano jusqu’à la fin du XIXe siècle) en 1743, et non pas en 1742.
  4. Sa Majesté.
  5. Prospero Lambertini (1675-1758), élu pape sous le nom de Benoît XIV en 1740.
  6. Au sens de l’Ecclésiaste : « Qualité de ce qui est vain, peu solide, peu certain » (Trévoux).
  7. Ce précepte stoïcien est rapporté par plusieurs auteurs. Cicéron le place parmi les « vieux préceptes des sages “obéir au temps”, “suivre Dieu”, “se connaître soi-même”, “rien de trop” » (Des termes extrêmes des biens et des maux, III, 22, 13, trad. J. Martha, Paris, Les Belles Lettres, 1961, t. II, p. 47-48). Sénèque emploie la même expression : « [La vertu] aura sans cesse à l’esprit le vieux précepte : “suis le dieu” » (De la vie heureuse, XV, V, in Dialogues, trad. A. Bourgery, Paris, Les Belles Lettres, 1989, t. II, p. 19). On le trouve également chez Lucien (Lettres à Lucilius, II, 16, 5, trad. P. Veyne, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1993, p. 639).
  8. Citation d’après Cicéron qui évoque le démon de Socrate « numquam impellenti, saepe reuocanti », « qui ne le pousse jamais, mais souvent le retient » (De divinatione, I, 54, trad. J. Kany-Turpin, Paris, Flammarion, 2004, p. 184-185).
  9. Citation d’après l’Énéide (III, v. 395, éd. cit.). Chez Virgile, le verbe est au futur (invenient), mais Casanova, comme Montaigne (« De l’art de conférer », Essais, III, 8), le cite au présent. Ces trois dernières citations déclinent une même attitude philosophique, une même disposition existentielle : elles sont une ligne de force de l’Histoire de ma vie.
  10. Cette croyance n’est pas une fantaisie de Malipiero : elle est ancienne et encore répandue au XVIIIe siècle, quoique régulièrement dénoncée, notamment par l’Encyclopédie. Casanova y fait plusieurs fois référence dans l’Histoire de ma vie.
  11. Gondolier, du vénitien barcar(u)olo.
  12. Pour la lancer avec succès dans le monde : « [Trottoir] se dit figurément et familièrement dans ces phrases, Cette fille est sur le trottoir, pour dire, Elle est à marier ; Il est sur le trottoir, pour, Il est dans le chemin de la considération, de la fortune. On le dit aussi d’Une femme dont on parle beaucoup. Elle est sur le trottoir, Elle est en vogue » (Acad. 1798).
  13. La danseuse Ursula Maria Gardela (1730-1793 ou 1794) fut engagée en 1757 comme première danseuse à Stuttgart où elle devint la maîtresse officielle de Charles II Eugène, duc de Wurtemberg (1728-1793), qui, dit-on, l’acheta à son mari, le Vénitien maître de ballet Michel dell’Agata (1722-1794). Dans un rapport à l’Inquisition daté du 28 décembre 1776, Casanova met en garde le Tribunal contre le ballet Coriolan, représenté au théâtre de San Benedetto où officiait celui-ci : dell’Agata est convoqué, le ballet interdit, le livret confisqué.
  14. La forme extérieure de nos corps.
  15. Les Avogadori di Comùn étaient trois hauts magistrats vénitiens.
  16. « La force dont on use contre le droit commun, contre les lois, contre la liberté publique » (Acad. 1762).
  17. Le décret de prise de corps est un mandat d’arrestation.
  18. Les Grimani possédaient le théâtre San Giovanni Grisostomo, l’actuel théâtre Malibran, non loin de l’église du même nom (voir le plan).
  19. La danseuse Margarita Giovanna Grisellini (1724-1791) était fille d’un teinturier : de là son surnom.
  20. « Se dit généralement De tout ce qui est de l’usage nécessaire et ordinaire pour l’habillement. De belles hardes. De riches hardes » (Acad. 1762).
  21. « On dit figurément et familièrement, d’un homme considérable dans son état, dans son corps, que c’est un Matador » (Acad. 1762). Au jeu de l’hombre, les matadors sont les cartes supérieures.
  22. Francesco Grisellini (1717-1787), poète, traducteur, historien, journaliste et naturaliste a écrit plusieurs comédies pour le théâtre San Giovanni Grisostomo.
  23. Voir ici et suiv.
  24. Séminaire fondé en 1563 près de l’église San Cipriano, aujourd’hui détruite (voir le plan).
  25. Ordre de clercs réguliers institué pour l’entretien d’orphelins et dont l’établissement principal se trouvait à Somasca, près de Bergame. Son fondateur, le Vénitien Girolamo Miani (1481-1537), fut béatifié par Benoît XIV en 1747 et canonisé par Clément XIII en 1767.
  26. Au sens de « classes », entre lesquelles se répartissaient les enfants par groupes d’âge. À chaque classe correspondait l’enseignement d’une discipline : de là la division en écoles de grammaire, de philosophie, ou de dogmatique que l’on rencontre ensuite.
  27. D’après Gugitz, Mme Manzoni mourut en 1787.
  28. San Michele, petite île située à mi-chemin entre Murano et Venise. Elle devint un cimetière après le départ des moines camaldules en 1810.
  29. Aussi appelée « eau des carmes », l’eau de mélisse était utilisée comme cordial.
  30. Partie de la théologie qui s’occupe des dogmes. La raison alléguée par Casanova pour justifier ce choix n’est peut-être pas innocente : l’intérêt pour l’histoire de l’Église n’équivaut pas tout à fait au souci du dogme et l’historisation de la religion renvoie aussi à la tradition critique. Casanova choisit en tout cas une classe avancée qui correspond plutôt à l’enseignement supérieur. La « grammaire », elle, est enseignée dans les petites classes. L’« école de philosophie », enfin, correspond aux dernières années de l’enseignement secondaire.
  31. « Faute[s] grossière[s] contre la syntaxe » (Acad. 1762).
  32. Cette phrase latine se trouve dans El pasagero, de l’Espagnol Cristóbal Suárez de Figueroa (1617, chap. « Alivio III »), qui prête cette phrase par dérision aux professeurs d’universités pauvres, réputées vendre leurs diplômes sans considération du savoir acquis par les étudiants.
  33. Girolamo Barbarigo devint professeur de physique à Padoue en 1769.
  34. Alessandro Tassoni (1565-1635), auteur du poème comique La secchia rapita (Rome, 1624, 2 vol.) et de Considerazioni sopra il Petraraca (Modène, 1609-1611). Lodovico Antonio Muratori (1672-1750), bibliothécaire à la bibliothèque Ambrosienne de Milan puis à la cour du duc de Modène, historien, théologien, philologue et philosophe. Casanova fait sans doute référence au volume Le rime di Francesco Petrarca […] S’aggiungono le Considerazioni rivedute e ampliate d’Alessandro Tassoni, le Annotazioni di Girolamo Muzio e le Osservazioni di Lodovico Antonio Muratori (Modène, 1722) dont une nouvelle édition avait paru à Venise en 1727.
  35. « Surveiller à » est la construction attendue dans la langue classique et au XVIIIe siècle.
  36. Soit environ 70 m de longueur sur 8,6 m de largeur. On appelait à l’époque « carré » toute figure ayant quatre côtés et quatre angles droits : le mot pouvait donc s’employer à propos d’un rectangle.
  37. Les toilettes au sens moderne.
  38. Les formes « manstupration » et « manustupration », synonymes d’« onanisme », s’employaient indifféremment.
  39. Citation d’Ovide : « Nitimur in vetitum semper cupimusque negata » (« Nous recherchons l’interdit et désirons toujours ce que l’on nous refuse », Amours, III, 4, v. 17, in Écrits érotiques, éd. bilingue, trad. D. Robert, Arles, Actes Sud, 2003, p. 123).
  40. Samuel Auguste Tissot (1728-1797), célèbre médecin suisse, auteur de De morbis ex manustuprazione ortis (Lausanne, 1758) traduit en français en 1760 (De l’onanisme).
  41. Où quelque chose d’essentiel a été omis.
  42. « Un homme qui porte l’épée, et qui est aux gages et à la suite d’un autre, comme le ministre et l’exécuteur de ses violences » (Acad. 1762).
  43. « Appeler de » signifie « recourir à un tribunal supérieur ».
  44. I Gesuiti, église située au nord du Sestiere di Cannaregio (voir le plan).
  45. Francesco Guardi (1712-1793), élève de Canaletto, est lui aussi connu pour ses vues de Venise.
  46. Cazzo : verge.
  47. La piazzetta qui donne sur la lagune à l’entrée du Grand Canal, entre le palais ducal et les Procuraties (voir le plan).
  48. « Notoriété. Il n’a guère d’usage qu’en parlant d’un crime commis à la face de tout le monde » (Trévoux).
  49. Le Forte di Sant’Andrea, qui domine, dans la lagune, la petite île du même nom.
  50. Chaque année le jour de l’Ascension avait lieu le « mariage avec la mer », une cérémonie qui voyait le doge jeter dans la mer, depuis le Bucentaure, le navire de parade de la République, un anneau d’or, symbole du mariage. Casanova a écrit mère avant de corriger en biffant le e final.
  51. Un peu plus de 15 euros.
  52. Savio alla Scrittura, le ministre de la Guerre. Un des cinq Savi di Terraferma, membres du Collegio, élus depuis 1430 tous les six mois par le Sénat pour traiter des affaires de la Terraferma (les possessions de la République sur la terre ferme).
  53. Paolo Vida était un haute-contre apprécié.
  54. Montré (italianisme construit sur dimostrarsi : se montrer).

Chapitre VII

  1. Ou Chimariotes : habitants de la région de Chimara, en Albanie méridionale, au nord de Corfou.
  2. Orth. turques. Cette guerre dura de 1714 à 1718.
  3. Près de 2 m.
  4. « Cahier, feuille volante qu’on donne au Public à certains jours de la semaine, et qui contient des nouvelles de divers pays » (Acad. 1762).
  5. Demande écrite pour obtenir justice ou une faveur.
  6. Mets préparé avec des œufs de poisson salés et séchés (aussi botargue ou poutargue).
  7. Le mot est écrit avec une majuscule, il peut donc s’agir d’un toponyme (peut-être s’agit-il de la région indienne de Gingi ou Gingé, près de Pondichéry, quoique celle-ci ne soit pas particulièrement associée au tabac).
  8. Environ 4 000 euros.
  9. « Négligemment, et seulement parce qu’on ne peut pas s’en dispenser » (Acad. 1762).
  10. La médecine spagyrique, fondée par Paracelse (v. 1493-1541), s’inspirait des principes de l’alchimie.
  11. Au sens de cérémonie, procession. Italianisme : funzione (voir Casanova, écrivain, p. LXIV).
  12. « Cave, ou lieu voûté sous terre » (Acad. 1762) qui servait à la défense du fort.
  13. Pour obtenir l’ordination, un futur clerc devait, depuis le concile de Latran (1517), s’être assuré au préalable un « bénéfice » (une paroisse, par exemple) qui lui rapporterait suffisamment (ordination ad titulum beneficii) ou jouir de revenus personnels suffisants (ordination ad titulum patrimonii). Les familles riches constituaient ainsi un « patrimoine » à leurs enfants destinés à entrer dans les ordres. Gaetano Casanova fut consacré sous-diacre ad titulum patrimonii le 24 mai 1755 par le patriarche Alvise Foscari (1679-1758).
  14. Théorique (par opposition à réel). Ce mot n’est pas répertorié par l’Académie mais il est employé par Voltaire et Condillac en contexte économique. En italien, cependant, fittizio est synonyme de « feint », « fictif ».
  15. Délit de celui qui vend un héritage qui n’est pas à lui ou qui présente comme libres des biens hypothéqués. Casanova emploie ici correctement ce terme de droit.
  16. Casanova retrouvera son frère à Gênes en 1763 et s’emparera de sa maîtresse.
  17. Pietro Mira, surnommé Petrillo, bouffon à la cour de l’impératrice et violoniste.
  18. Anna Ivanovna.
  19. Couvent et église dans la rue des Esclavons.
  20. « Espèce de cape, ou de grand manteau d’étoffe grossière, où est attaché un capuchon » (Acad. 1762).
  21. Sant’Agostino, église paroissiale et collégiale du Sestiere di San Polo (voir le plan).
  22. Campo (di) San Polo (voir le plan).
  23. Casanova retrouvera Alvise Zen à Florence (voir HMV, ms. t. X, fº 61v).
  24. Ouvrage de fortification faisant saillie sur l’enceinte d’une place forte.
  25. Les portefaix et porteurs de lanterne qui accompagnaient les gens dans la nuit étaient pour la plupart natifs du Frioul.
  26. L’église paroissiale et collégiale de San Tommaso Apostolo, dit San Tomà (voir le plan).
  27. Étant poussé par le vent. L’expression « en faveur » dans ce sens n’est pas répertoriée par les dictionnaires. L’italien dit il vento a favore.
  28. Le diascordium, pâte médicinale aux propriétés astringentes et sédatives.
  29. Il lui indiquait qu’il était établi de façon certaine. Casanova construit librement le verbe impersonnel « conster », issu du latin constat, retenu pour sa connotation juridique : « Être évident, être certain. Il ne s’emploie guère qu’au Palais, où l’on dit, Il conste de cela. Il conste que… » (Acad. 1762).
  30. L’Avogaria di Común, bureau des Avogadori di Común. Le scribe était chargé des écritures légales.
  31. Il s’agit de l’avogador chargé de traiter la dénonciation.
  32. Portefaix.
  33. Le comte Giuseppe Bonafede fut enfermé du 20 au 31 juillet 1743 (voir Répertoire). Le motif de son arrestation correspond au récit de Casanova.
  34. Eugène de Savoie-Carignan (1663-1736).
  35. La poste impériale, propriété de la famille Thurn und Taxis, était couramment dénommée Posta di Fiandra. Elle était située aux Santi Apostoli, près du pont San Canciano (voir le plan).
  36. Le prochain jour de départ du courrier : « Ordinaire se dit aussi Du courrier qui part à certains jours précis […]. Il se dit aussi Du jour où ce courrier part » (Acad. 1762).
  37. Léopold Oktavian de Thurn-Valsassina und Taxis.
  38. « Un mensonge fait purement pour faire plaisir à quelqu’un, sans préjudice de personne » (Acad. 1762).
  39. « Donjon » (probable note de Casanova : le mot est écrit au-dessus de Maschio, dont il est la traduction).
  40. Pointé (emploi classique du verbe « adresser » : diriger, tourner).
  41. Par hasard.
  42. En faisait parade (italianisme forgé sur far pompa).
  43. Au creux de l’aisselle.
  44. Le peintre Pietro Liberi (1605-1687).
  45. Les deux pièces de cuir qui enserrent le talon.
  46. Johann Matthias, comte de Schulenbourg, né en 1661, avait défendu Corfou en 1716. Il ne mourut qu’en 1747.
  47. Le Ponte di Barba Fruttarol se trouvait dans la paroisse des Santi Apostoli.
  48. Pietro Giuseppe Bonafede, fils de Giuseppe Bonafede et de la comtesse Spaur, sa première épouse.
  49. De l’espagnol garzón, adjudant dans la garde du corps espagnole de Sa Majesté Catholique Charles III.
  50. « On dit encore, qu’Un homme est essentiel, qu’il est un ami essentiel, pour dire, que C’est un homme, un ami solide, et sur qui l’on peut compter » (Acad. 1762).
  51. Selon la chronologie de Casanova, le « Sage à l’écriture » aurait dû être alors Polo Renier (décembre 1742-juin 1743). Son successeur fut Francesco Foscari (juin 1743-décembre 1743). Zaccaria Valaresso fut « Sage à l’écriture » en 1748.
  52. Italianisme fréquent chez Casanova forgé sur ritornare : revenir.
  53. Environ 230 euros.
  54. Voir ici.
  55. Ceux que.
  56. Néologisme hellénisant : obsédé par la connaissance (voir C. Samaran, Casanova Gleanings, XIX, 9).
  57. Bravura signifie en italien « courage », « bravoure », mais aussi « habileté », « capacité » (sens cependant non répertorié au XVIIIe siècle par l’Accademia della Crusca).
  58. Venant de Vienne, Bernardo da Bernardis arriva à Venise le 26 août 1743. Il avait alors quarante-quatre ans, et non trente-quatre comme le dit plus bas Casanova.
  59. Soit qu’il ait honte de son accent, soit qu’il ne maîtrise pas bien la langue italienne, alors langue de culture dans une Italie qui n’a pas encore connu d’unification linguistique.
  60. Ou pulmonique : malade des poumons.
  61. Me conduire à une carrière ecclésiastique brillante.
  62. Le chevalier (cavaliere) Antonio Da Lezze, ambassadeur à Rome de 1743 à 1745, aurait en réalité quitté Venise au commencement d’octobre, par voie de terre. Il fit une quarantaine à Pontelagoscuro du 16 octobre au 12 novembre et arriva à Rome le 2 décembre 1743. Le titre de cavaliere était conféré aux patriciens qui s’étaient distingués dans des charges publiques.
  63. Antonio Joli (1700-1777), peintre de décors pour le théâtre.
  64. Grande gondole en usage dans l’Adriatique.
  65. Environ 1 150 euros.
  66. Lieu destiné à accueillir les voyageurs placés en quarantaine.

Chapitre VIII

  1. Petit navire de la Méditerranée ponté et de forme allongée, comme les chebeks, portant un mât et une voile triangulaire et pourvu de rames.
  2. La poésie macaronique, qui mêle les langues latine et moderne (facture des vers et terminaisons latines, mots modernes), est alors un divertissement cultivé. Les maccherone auxquels elle doit son nom ne sont pas des macaronis au sens moderne, qui viennent du sud de l’Italie, mais se rapprochent plutôt des gnocchis. Le poème Macaronea de Tifi degli Odasi (v. 1450-1492) apparaît comme l’œuvre fondatrice du genre, dont Merlin Cocai, également connu sous le nom de Teofilo Folengo (1491-1544), est le représentant le plus illustre.
  3. Qui a prononcé ses vœux dans un ordre religieux.
  4. Tricheur : « Joueur rusé, fin et appliqué à prendre toute sorte d’avantage aux jeux d’adresse » (Acad. 1762).
  5. Jeu de hasard proche de la bassette qui se joue entre un banquier et plusieurs pontes (les joueurs qui misent) – voir Lexique et règles des jeux.
  6. Plus de 400 euros.
  7. Débanquer : « Gagner tout l’argent qu’un Banquier a devant lui » (Acad. 1762).
  8. Citation de Martial, Épigrammes, XII, LIV, v. 1, éd. cit., p. 176 (portrait satirique de Zoïle).
  9. L’ordre des Récollets est une branche réformée de l’ordre franciscain aux règles sévères.
  10. Vin rouge du Frioul. Casanova francise ensuite le nom en « réfosque ».
  11. Italianisme forgé sur in grazia di : grâce à.
  12. Formule employée dans les certificats de mariage par laquelle le prêtre garantit avoir procédé aux vérifications obligatoires. On pourrait traduire moins fidèlement par « après les formalités d’usage ».
  13. Vaniteux.
  14. Ruineux : « Qui menace ruine » (Acad. 1762).
  15. On trouve sur la digue d’Ancône un arc de triomphe que fit construire Trajan (orth. Trayan).
  16. Casanova a pu lire cette hypothèse dans le Telliamed ou Entretiens d’un philosophe indien avec un missionnaire français sur la diminution de la mer, la formation de la terre, l’origine de l’homme, etc. (1748, rééd. 1755) de Benoît de Maillet (1656-1738), qui prédit que bientôt Venise « se trouvera en terre-ferme » (Paris, Fayard, 1984, p. 135). Il mentionnera explicitement cet ouvrage et son auteur à l’occasion de sa rencontre avec la marquise d’Urfé en 1758.
  17. Employer « se débarquer » au sens de « débarquer » est, au temps où écrit Casanova, un archaïsme.
  18. Selon J.R. Childs (Casanova Gleanings, XII, 25), du 27 octobre au 24 novembre 1743.
  19. En mars 1743, un bateau génois venant du Levant avait apporté la peste à Messine. La population fut décimée. Pour éviter pareil sort, Venise prit des mesures drastiques contre les voyageurs et les marchandises en provenance des États pontificaux.
  20. « [Mémorial] se dit des mémoires particuliers qui servent à instruire d’une affaire ; et son principal usage est en parlant de la Cour de Rome, de celle d’Espagne, etc. » (Acad. 1762).
  21. Disparate : « Mot emprunté de l’Espagnol. Écart, inégalité dans la conduite ou dans les discours » (Acad. 1762).
  22. Ce ne fut pas une mince affaire de lui faire comprendre.
  23. La lingua franca, mixte de plusieurs langues romanes et de mots arabes et turcs, était la langue commune dans tout le bassin méditerranéen depuis le Moyen Âge.
  24. « Gros paquet de marchandises, lié de cordes, et enveloppé de grosse toile » (Acad. 1762).
  25. D’environ 15 cm de côté.
  26. Un peu plus de 30 cm.
  27. Métaphore chimique : distillant mon esprit (pour en tirer le meilleur).
  28. Baïram ou beiram (« fête » en turc) : les deux baïrams correspondent à la fin du jeûne du ramadan et à la commémoration du sacrifice d’Abraham.
  29. « C’est la pâque des Turcs », lit-on dans l’Encyclopédie (art. « Bairam »).
  30. Environ 150 000 euros. La piastre, monnaie espagnole, avait cours au Levant où elle était à parité avec le daller hollandais utilisé par les marchands. Le daller valait 105 aspres (entre 60 et 80 euros, le cours était très variable).
  31. Célèbre athlète de la Grèce antique à la force légendaire.
  32. Selon la légende, des anges auraient transporté la maison de la Vierge en Dalmatie puis en Italie au XIIIe siècle.
  33. Environ 22 km (le mille romain vaut 1 490 m).
  34. Cette phrase en italien est, comme la suivante, d’une formulation très courtoise. L’emploi d’ella est une marque de respect adressée indifféremment à un homme ou à une femme.
  35. « Prière qui commence par le mot Angelus, en l’honneur du Mystère de l’Incarnation, et qui se fait trois fois le jour, au son de la cloche des Églises, qui en avertit les Fidèles, en tintant trois fois, le matin, à midi, et le soir » (Acad. 1762). Les Vénitiens comptaient les heures à partir de l’Angélus du soir, une demi-heure après le coucher du soleil (voir Calcul des heures à l’italienne).
  36. On dit « Traiter en maigre, pour dire, Faire servir du poisson sans aucune viande » (Acad. 1762).
  37. Dans ce contexte, maison entretenue par l’Église pour le logement des pèlerins.
  38. Le fils de cette comtesse s’intéressera à l’Histoire de ma vie dont il essaiera de racheter le manuscrit à Brockhaus.
  39. Son élévation au pontificat.
  40. Casanova francise cicerone (guide), que le français a pourtant déjà emprunté à l’italien.
  41. Trois paoli faisaient une quinzaine d’euros.
  42. Date donnée par Casanova dans la marge gauche. Elle est improbable si l’on admet que Casanova s’est entretenu à Venise avec Bernardo da Bernardis, qui y était arrivé le 26 août 1743, et s’il a bien quitté la ville avec l’ambassadeur Antonio Da Lezze, qui ne serait parti que début octobre. La même remarque vaut pour les dates données plus loin dans ce chapitre et dans le suivant.
  43. Pièce d’armure protégeant le bas du dos.
  44. « L’ordre, le congé par écrit, qu’un Supérieur donne à un Religieux, pour aller en quelque endroit, pour passer d’un Couvent à un autre » (Acad. 1762).
  45. Allusion au jeûne eucharistique qui impose de s’abstenir de manger avant la communion.
  46. Le déroulement ou l’apparence. Ce second sens n’est pas répertorié par l’Académie, mais il est courant dans les textes.
  47. De domestique ou de porteur de bagages, probablement, quoique ces sens ne soient pas répertoriés.
  48. Serravalle, entre Tolentino et Foligno.
  49. La chirurgie est alors définie comme l’« Art qui enseigne à faire diverses opérations de la main sur le corps de l’homme, pour la guérison des blessures, des plaies, des fractures, des abcès, etc. » (Acad. 1762).
  50. Bajocco : monnaie de cuivre de très peu de valeur (environ 50 centimes d’euro).
  51. Respectivement 75 et 20 euros environ.
  52. Environ 9 km.
  53. Vêtu d’un froc (« La partie de l’habit monacal qui couvre la tête et tombe sur l’estomac et sur les épaules. Il se prend aussi pour tout l’habit », Acad. 1762).
  54. Probablement « bougresse ».
  55. Ce proverbe est rapporté par Érasme dans ses Adages : « Sublata lucerna nihil interest inter mulieres », glosé ensuite « Lucerna sublata nihil discriminis inter mulieres » (Érasme de Rotterdam, Les Adages, éd. cit., t. III, p. 195).
  56. « On appelle ainsi par injure, une femme débauchée, une méchante femme » (Acad. 1762).
  57. Les vestiges du pont d’Auguste, près de Narni.
  58. Casanova francise Castelnuevo.
  59. La flamme a une hauteur d’environ 45 cm (si Casanova utilise la coudée romaine) et apparaît à plus d’un mètre au-dessus du sol.
  60. « Corps ou phénomène qui se forme et qui apparaît dans l’air » (Acad. 1762).
  61. Allusion à l’étymologie du nom de la Porta del Popolo, qui viendrait de populus (peuplier en latin) et pas de popolo (peuple en italien).
  62. Sur le mont Quirinal.
  63. Bernardo de Bernardis n’aurait en réalité quitté Rome pour Naples qu’après le 14 janvier 1744.
  64. Ne s’y trouve pas. La construction est peut-être influencée par l’italien non si trova.
  65. Au sens de « soin, recherche exacte » (Acad. 1762).
  66. Une trentaine d’euros.
  67. À peu près 290 km.
  68. Bâti par Charles de Bourbon à partir de 1738.
  69. De Zante, ou Zacynthe, île Ionienne sous domination vénitienne.
  70. Les possessions vénitiennes du Levant, auxquelles appartiennent les îles citées.
  71. Cerigo, ou Cythère, l’île où naquit Vénus.
  72. Samos, île de la mer Égée, et Céphalonie, île Ionienne.
  73. Vitriol : « Sel austère et astringent, formé par l’union d’un métal et d’un acide qu’on nomme Vitriolique. » Cinabre : « Combinaison de soufre et de mercure qui forme un corps solide d’un beau rouge. » Antimoine : métal « dont la couleur ressemble à celle du fer nouvellement cassé […]. Sa principale propriété est d’exciter à vomir. On en fait différentes préparations dans la Pharmacie, telles que l’Émétique, la poudre des Chartreux » (Acad. 1762).
  74. Ou amalgame : « Union d’un métal ou d’un demi-métal avec le mercure ou le vif-argent » (Acad. 1762).
  75. On lit à l’article « Bismuth » de l’Encyclopédie : « [Lorsque le bismuth] a été fondu avec de l’argent, de l’étain ou du plomb, ces métaux sont rendus par là plus propres à s’amalgamer avec le vif-argent [mercure] ; et si on vient ensuite à passer l’amalgame au chamois, on remarque que le vif-argent entraîne visiblement avec lui beaucoup plus de métal qu’il n’aurait fait sans cela. On dit que les droguistes, lorsqu’ils sont de mauvaise foi, savent tirer avantage de la connaissance qu’ils ont de cette dernière propriété du bismuth, dont ils se servent pour falsifier leur mercure et en augmenter le poids. »
  76. « On donne ce nom à quelques précipités de toutes les espèces » (Encyclopédie). Pour les alchimistes, le Magistère désigne aussi la pierre philosophale.
  77. Du grec κερδαλεόφρςων : à l’esprit rusé, astucieux – κερδαλέος signifie « lucratif », « avantageux » et « qui soigne ses intérêts ». L’idée exprimée ici est récurrente et cruciale sous la plume de Casanova qui cherche, au moins depuis la Confutazione, à distinguer la fourberie de la « ruse honnête », nécessaire au commerce du monde. Alors qu’il pourrait s’appuyer sur certaines définitions moins lointaines de la prudence et de la « dissimulation honnête », le Vénitien privilégie également ailleurs la référence à des termes grecs : le polytrope (l’homme aux mille tours, Ulysse dans l’Odyssée) dès la Confutazione (t. I, p. 190-191), mais aussi cerdalophron, par exemple dans la lettre À Léonard Snetlage (« Renardin est donc un mot que la langue française doit improuver par nulle autre raison que parce qu’il excite à rire. Il n’aurait pas ce défaut au grec, où cerdalophron est le nom de la première vertu d’Ulysse. Un sujet ignoble devient noble en grec, seulement en grâce du beau nom qu’il porte, ou qui le caractérise », Ma voisine, la postérité, op. cit., p. 75).
  78. Entre 4 et 5,5 kg.
  79. La peau de chamois était utilisée pour « purifier le mercure, en le faisant passer à travers ses pores qui sont serrés » (Encyclopédie, art. « Chamois [Art mécanique] »).
  80. On dit « être après à faire quelque chose, pour dire, qu’On y travaille actuellement » (Acad. 1762).
  81. Torre del Greco, à 20 km au sud de Naples.
  82. « Monnaie qui vaut 14 pauls » (note de Casanova), soit 70 euros – 2 000 onces feraient 140 000 euros.
  83. Il faut sans doute comprendre que la transformation revient à 1,5 % de la valeur du mercure traité.
  84. Une « Lettre à vue est une lettre de change qui est payable aussitôt qu’elle est présentée à celui sur lequel elle est tirée, à la différence de celles qui ne sont exigibles qu’après un certain délai. Quand les lettres sont payables à tant de jours de vue, le délai ne court que du jour que la lettre a été présentée » (Encyclopédie). Ce second cas se présente quelques lignes plus bas.
  85. Une fabrique d’armes se trouvait non pas à Torre del Greco, mais à Torre Annunziata.
  86. Orth. cinique (italien : cinico). Les philosophes cyniques, dans la Grèce antique, refusaient tout compromis avec les mœurs contemporaines, jugées corrompues. « Quand on examine de près la bizarrerie des Cyniques, on trouve qu’elle consistait principalement à transporter au milieu de la société les mœurs de l’état de nature. Ou ils ne s’aperçurent point, ou ils se soucièrent peu du ridicule qu’il y avait à affecter parmi des hommes corrompus et délicats, la conduite et les discours de l’innocence des premiers temps, et la rusticité des siècles de l’Animalité », écrit Diderot avec une certaine ironie (Encyclopédie, art. « Cynique »).
  87. En face.
  88. Environ 210 km.
  89. La mer Ausonienne, partie méridionale de la mer Tyrrhénienne.
  90. La Grande Grèce, nom donné aux côtes méridionales de la péninsule italienne et à la Sicile.
  91. Pythagore fonda son école à Crotone, en Calabre, au Ve siècle av. J.-C.
  92. Terra di Lavoro, le nom que porte alors cette province.
  93. Habitants du Brutium, ou Bruttium, ancien nom de la province.
  94. « La tarentule est une espèce d’araignée, ainsi appelée à cause de la ville de Tarente dans la Pouille, où elle se trouve principalement » (Encyclopédie). Des légendes circulaient sur les effets de sa morsure, sur la maladie qu’elle provoque, le « tarentisme », et sur la façon de soigner celle-ci. L’Encyclopédie se fait l’écho de thérapies musicales que l’on jugeait alors seules efficaces.
  95. Le chersydrus est un serpent amphibie décrit par Virgile dans les Géorgiques (III, v. 414-439) et aussi appelé aspic de Calabre (Calabris anguis, v. 425).
  96. Règles d’un ordre religieux et manière de vivre selon ces règles.
  97. Plus de 20 000 euros (voir Revenus et monnaies dans l’Europe du XVIIIe siècle).
  98. Italianisme forgé sur notizie : nouvelles.
  99. De célébrer la messe « avec les habits pontificaux » (Acad. 1762), c’est-à-dire d’évêque dans ce cas. L’Académie (art. « Pontifical ») indique qu’« Il y a quelques Abbés qui ont le privilège d’officier en habits pontificaux ».
  100. Mon apparence.
  101. Bernardo da Bernardis ne mourut qu’en 1758.
  102. « [Fronder] signifie figurément Blâmer, condamner, critiquer hautement » (Acad. 1762).
  103. De l’italien infarinati (enfarinés en français) : qui possèdent des connaissances superficielles sur un grand nombre de sujets.
  104. Antonio Genovesi (1712-1769), philosophe et économiste, professeur à l’université de Naples.

Chapitre IX

  1. Probable italianisme. Le sens de « donner de la vigueur, de la force » est plus sensible dans l’italien promuovere que dans le français « promouvoir » (soutenir une cause et, surtout, élever à une dignité).
  2. De l’italien flato : le « vent » généré dans l’intestin (Accademia della Crusca, 4e éd.). Ces « affections hypocondriaques » sont alors appelées en français « vapeurs ». Issues des parties inférieures de l’abdomen (les hypocondres), elles étaient réputées faire naître des idées désagréables. Elles appartiennent à la famille de la mélancolie. De là l’étonnement de Casanova à la ligne suivante.
  3. La rate est pourtant considérée comme un viscère des hypocondres. Peut-être Casanova veut-il opposer l’hypocondre droit, siège du foie, notamment, et l’hypocondre gauche, siège de la rate. En tout état de cause, la rate était bien l’organe du rire pour les Anciens. L’Encyclopédie (art. « Rire ») donne le nom de « rire sardonique » à un rire « involontaire et convulsif » produit par un empoisonnement ou par « les vices du diaphragme ».
  4. Littré signale des emplois de « présence » pour « extérieur » ou « aspect » dans la langue classique, quoique ce sens ne soit pas répertorié par l’Académie. L’italien presenza, que l’Accademia della Crusca (4e éd.) donne comme synonyme d’aspect, peut aussi expliquer cette expression ; la locution bella presenza apparaît d’ailleurs dans l’un des exemples cités par l’Accademia.
  5. Être imprimée.
  6. Santa Chiara.
  7. Carlo Alessandro Guidi (1650-1712), poète italien qui introduisit les strophes libres dans les canzoni.
  8. La personne chargée de réunir les poèmes qui composeront un recueil.
  9. Les don et donna, abrégés en D. par Casanova, rappellent que le royaume des Deux-Siciles, auquel Naples appartenait, était gouverné par un Bourbon d’Espagne.
  10. La traduction par Bernardo Galiani du traité De architectura de Vitruve, architecte romain du Ier siècle, parut en 1758. Casanova rencontra l’abbé Ferdinando Galiani (1728-1787), célèbre économiste, lors de son second séjour parisien, en 1757. Le marquis de Castromonte, comte de Cantillana, fut ambassadeur d’Espagne et de Naples à Paris à partir de novembre 1753.
  11. Apostolo Zeno (1668-1750) et Antonio Conti (1677-1749) étaient des hommes de lettres.
  12. Le recueil.
  13. Comme toutes les indications qui établissent une chronologie précise pour cette période de la vie de Casanova, celle-ci doit être prise avec précaution. S’il s’agit bien de la San Gennaro, nous sommes en septembre 1743, ce qui contredit d’autres informations données par l’Histoire de ma vie (voir ici note 42).
  14. Le terme appartient au vocabulaire théâtral depuis l’anagnorisis aristotélicienne. Les exemples retenus par le Dictionnaire de l’Académie (1762) le rappellent : « Dans les pièces de théâtre, le dénouement se fait souvent par une reconnaissance. Une reconnaissance bien touchante, bien conduite, bien amenée. » Dans la suite de l’Histoire de ma vie, Casanova écrit plusieurs véritables scènes de reconnaissance.
  15. Ce « Don Jouan » fils posthume de Marc-Antoine était appelé « Jacques » dans les premières pages de l’Histoire de ma vie (voir ici).
  16. Vivait.
  17. Italianisme forgé sur comparire : apparaître, se présenter, se faire voir. De là la construction du verbe.
  18. « Faire des démonstrations d’amitié à quelqu’un, pour gagner ses bonnes grâces » (Acad. 1762). Pour les dictionnaires de l’Académie du XVIIIe siècle, « gracieuser » est du style familier.
  19. D’écaille de tortue d’un jaune doré. Cette tabatière est un présent délicat et précieux.
  20. Environ 1 000 euros d’après la conversion donnée par Casanova (voir ici note 82).
  21. « On dit, Un homme bien étoffé, pour dire, Un homme bien vêtu, bien meublé, un homme qui a en abondance toutes ses aises et toutes ses commodités » (Acad. 1762).
  22. Don Lelio Caraffa, issu d’une prestigieuse famille napolitaine, mena une carrière diplomatique et mourut en 1761.
  23. Le futur Charles III d’Espagne.
  24. Carlo Caraffa, duc de Maddaloni – ou Matalona (1734-1765).
  25. Le richissime et très puissant Trajano Acquaviva (1696-1745), cardinal depuis 1732, nommé ambassadeur d’Espagne au Saint-Siège en 1734.
  26. Antonio Agostino Giorgi (1711-1797), augustin et adversaire des Jésuites (il publia notamment une Polemica contra i Gesuiti), fut chargé d’une chaire de théologie par le pape Benoît XIV qui l’avait fait venir à Rome. Le mot « padrasse », non répertorié par les dictionnaires, vient peut-être de l’italien patrasso, déformation du latin patres (pères).
  27. On emploie plutôt le mot « caisse » (partie qui renferme le mécanisme) à propos d’horloges ou de pendules. On parlerait aujourd’hui de boîtier. L’Encyclopédie évoque la « boîte » de la montre. L’italien cassa s’emploie aussi bien pour la caisse d’horloge que pour le boîtier d’une montre.
  28. Marco Tommaso Niccolò Gasparo Vivaldi (1699-1767).
  29. Aujourd’hui Strada di Roma.
  30. Italianisme forgé sur in forza di : en vertu de.
  31. Excrément (orth. escrément) se dit « en termes de physique [c’est-à-dire de médecine] Des ongles, des cheveux, et des cornes des animaux » (Acad. 1762).
  32. Les capucins portent la barbe.
  33. « [Saillie] se dit aussi De certains traits d’esprit brillants et surprenants » (Acad. 1762).
  34. Si. Si, en italien, signifie oui et si.
  35. Désir de se réconcilier, action qui manifeste ce désir.
  36. Velletri sera en 1744 le théâtre d’une bataille décisive lors de laquelle les troupes napolitaines et espagnoles déferont les armées autrichiennes, assurant au roi Charles la possession du royaume des Deux-Siciles et renforçant la présence des Bourbons d’Espagne en Italie.
  37. Un procès devant une juridiction ecclésiastique.
  38. Sans doute place de la Minerve.
  39. Banque entretenue par l’hôpital du Saint-Esprit, qui avait obtenu du pape l’autorisation d’hypothéquer ses biens pour garantir les dépôts.
  40. Jeu de scène physique ou verbal dans la comédie italienne.
  41. Leur donner du courage (italianisme).
  42. Italianisme forgé sur precipitare au sens de « tomber ».
  43. Trousseau de clés.
  44. « Attaque faite la nuit ou de grand matin par des gens de guerre, pour surprendre les ennemis » (Acad. 1762). Les affrontements entre les troupes autrichiennes et espagnoles dans la région s’étant déroulés au printemps et à l’été 1744, deux suppositions sont possibles : ou bien Casanova a fait un second séjour entre Naples et Rome en 1744 après être retourné à Venise (hypothèse défendue par J.R. Childs) et il narre les deux séjours en un, ou bien il incorpore à son récit des événements qu’il a connus par lecture ou par ouï-dire.
  45. Il faut sans doute comprendre Castruccio Bonamici (1710-1761), témoins et historien de la bataille de Velletri, auteur de De rebus ad Velitras gestis (1746) et d’un De bello italico en trois volumes (1750-1751).
  46. Donna Lucrezia. Selon J.R. Childs, Anna Maria d’Antoni dont la sœur (que Casanova appelle Angélique dans l’Histoire de ma vie) s’appelait Lucrezia et eut une fille baptisée Angélique. Le prétendu mari avocat serait alors en réalité le peintre Alessio Vallati.
  47. Au sens physiologique : enveloppe extérieure.
  48. « Conseil se dit quelquefois de ceux de qui on prend conseil » (Acad. 1762).
  49. Je fais bonne impression en société.
  50. Fortune a ici le sens de « Malheur, péril, danger, risque » (Acad. 1762). Mais le mot signifiant aussi « bonheur », l’équivoque n’est peut-être pas indifférente : cet habit galant et mondain, bien éloigné de la modestie ecclésiastique, n’est pas fait pour renoncer au bonheur, ni, qui sait, aux bonnes fortunes.
  51. La religion catholique appelle à manger maigre (sans viande) le vendredi et le samedi.
  52. L’institution ayant le monopole de la vente du tabac.
  53. Ordonnances papales.
  54. « On appelle Lettre de cachet, Une lettre du Roi, contre-signée par un Secrétaire d’État, cachetée du cachet de Sa Majesté, et qui contient un ordre de sa part » (Acad. 1762). Symbole de l’arbitraire royal.
  55. Son Éminence (titre d’honneur donné aux cardinaux).
  56. Cette villa, située dans Rome même, est alors célèbre pour la beauté de ses jardins.
  57. L’ambassadeur d’Espagne était logé au Palazzo di Spagna.
  58. Giovanni Patrizio da Gama de Silveira, originaire de Lisbonne, mais citoyen romain depuis 1735.
  59. Célibataire.
  60. Plus de 5 000 euros.
  61. Il faut sans doute comprendre qu’il a mûri.
  62. Vers le commencement de la nuit. En 1762, l’Académie précise que le mot est du style familier, ce qu’elle n’indique plus en 1798.
  63. Elle ne me voyait pas sous mon vrai jour.
  64. Monnaie scripturale qui n’a rien à voir avec les billets de banque modernes. « Avoir un compte en banque, c’est y avoir des fonds et s’y faire créditer ou débiter, selon qu’on veut faire des payements à ses créanciers en argent, ou en recevoir de ses débiteurs en argent de banque, c’est-à-dire en billets ou écritures de banque » (Encyclopédie, art. « Banque »).
  65. « En Italie, on appelle ainsi des domestiques qui portent la livrée, et qui marchent en manteau, à la différence des laquais qui n’en ont point » (Acad. 1762). Avoir un estaffier à son service est donc une marque de distinction.
  66. D’après Sénèque (voir ici note 2 et la préface de 1791).
  67. « Tenir en contrainte, mettre quelqu’un dans un état violent en l’obligeant de faire ce qu’il ne peut pas, ou en l’empêchant de faire ce qu’il veut » (Acad. 1762).
  68. D’après Horace (voir ici note 8).
  69. Citation d’Ovide : « Sed neque compedibus, nec me compesce catenis » (« Mais ne me maîtrise ni par des entraves, ni par des chaînes », Héroïdes, XX, v. 87, trad. M. Prévost, Paris, Les Belles Lettres, 1991, p. 143).
  70. Au sens de « S’occuper par simple divertissement, et pour ne se pas ennuyer » (Acad. 1762).
  71. Via (dei) Condotti.
  72. Inventé.
  73. À l’époque évoquée par Casanova, il y a un cardinal Francesco Scipione Maria Borghese (1697-1759), créé cardinal en 1729, mais il semble que ce soit plutôt le cardinal Scipione Borghese (1734-1782), créé cardinal en 1770, qui ait fait l’objet de telles satires liées à ses mœurs.
  74. Sans doute « en plus », à partir du sens de « séparément ».
  75. Environ 25 euros.
  76. Le castrat Beppino della Mammana s’appelait en réalité Giuseppe Ricciarelli. Il chanta à Rome, Turin, Venise, en Bavière, à Prague, Berlin, Copenhague, Hambourg et Londres.
  77. Référence à un vers célèbre d’Horace : « Auream quisquis mediocritatem / diligit », (« Quiconque élit la médiocrité toute d’or » a la sécurité, Odes, II, 10, v. 5, éd. cit., p. 120-121).
  78. À vous perdre, à vous ruiner.
  79. Natale Salicetti (1714-1789), d’origine corse et installé à Rome depuis 1735 pour poursuivre ses études, était un médecin et anatomiste renommé.
  80. Respectivement la marquise Caterina Gabrielli et sans doute le cardinal Prospero Sciarra Colonna.
  81. Le Monte Testaccio (de testaceus : tesson), au sud de Rome, est une colline formée par les débris accumulés d’amphores romaines. C’était un lieu privilégié des réjouissances d’octobre que mentionne Casanova quelques lignes plus bas, les ottobrate, fêtes populaires des cueilleurs de raisin. La pyramide de Cestius se trouve à proximité.
  82. Conviction : « Preuve évidente et indubitable d’une vérité, d’un fait » (Acad. 1762).
  83. Voiture à deux places.
  84. Carlo Roland, alors guide et loueur de voitures, deviendra l’un des aubergistes les plus considérés de Rome. Sa fille, Teresa, épousera Giovanni Casanova en mai 1764.
  85. Casanova le reverra à Rome en mai 1770.
  86. Événements favorables.
  87. San Carlo al Corso.
  88. Le petit port de Ripetta, construit au XVIIIe siècle sur la rive gauche du Tibre, n’existe plus aujourd’hui.
  89. Voiture haute, à quatre roues, légère et découverte, à deux sièges parallèles, pour quatre personnes.
  90. « On dit, qu’Un homme refuse ses meilleurs amis, pour dire, qu’Il ne fait rien de ce que ses meilleurs amis lui demandent » (Acad. 1762).
  91. Un pressentiment.
  92. Mercure était le messager des dieux. « On appelle figurément Mercure, L’entremetteur d’un mauvais commerce » (Acad. 1762).
  93. Casanova prend discrètement position dans un débat sur la légende catholique de sainte Ursule et des onze mille vierges martyres. Certains dénoncent une erreur de lecture sur XI.M.V qui signifierait « onze martyres vierges » et pas « onze mille vierges ». D’autres (et Casanova avec eux) pensent que l’on a confondu le nom propre d’une autre jeune fille qui accompagnait Ursule, Undecimille, et le nombre latin undecim millia. Dans le manuscrit de l’Histoire de ma vie, des taches d’encre rendent le d et le premier i d’Undecimille peu lisibles ; le et est ajouté dans l’interligne. La leçon n’est cependant pas douteuse et on ne peut plus lire « sainte Ursule, l’une de ces mille martyres » comme le proposaient les anciennes éditions : Casanova ne s’approprie pas la légende (en modifiant étrangement le nombre de martyres), il se situe clairement du côté de la tradition critique.
  94. « Sorte de voiture en forme de berline, mais où il n’y a qu’une seule place dans chaque fond » (Acad. 1762), les deux sièges se faisant face.
  95. Aujourd’hui la villa Torlonia, dont les jardins étaient ornés de jets d’eau.
  96. À la peau brillante. Souvenir du chersydre décrit par Virgile (voir ici note 95).
  97. Environ 1,20 m.
  98. Citation de l’Arioste, Roland furieux, XIX, str. 34, éd. cit., t. II, p. 241 (épisode des amours d’Angélique et Médor).
  99. Tabac à priser d’origine cubaine traité en Espagne.
  100. Également appelée Belvédère, cette villa comporte des terrasses superposées, un jardin d’apparat, un palais et un théâtre.
  101. Le collège des cardinaux.
  102. Le chevet est un traversin.
  103. Environ 45 cm.
  104. Un siège de forme convexe.

Chapitre X

  1. Le palais papal (aujourd’hui palais du Quirinal, résidence des présidents de la République italienne).
  2. La pantoufle blanche du pape, ornée d’une croix.
  3. Benoît XIV était natif de Bologne où il avait été archevêque de 1731 et 1740. Modéré, ouvert à l’esprit scientifique – il fit accorder l’imprimatur aux œuvres complètes de Galilée et retirer de l’Index purgatoire (ou Index, liste des livres interdits à Rome par les inquisiteurs) les œuvres défendant l’héliocentrisme –, il avait en outre la réputation d’être un homme d’esprit, féru de bons mots.
  4. Annibale Albani (1682-1751), neveu du pape Clément XI. Sa famille comptait plusieurs cardinaux.
  5. Italianisme forgé sur rimandare da Erodo a Pilato. En français, on dirait plutôt « renvoyer de Ponce à Pilate », c’est-à-dire renvoyer à une personne qui donnera la même réponse que la précédente.
  6. Votre Sainteté.
  7. « [Ramper] se dit aussi de ceux qui s’abaissent excessivement devant les Grands, qui ont de basses complaisances pour eux » (Acad. 1762).
  8. « Dans le style familier […] celui et celle qui doivent s’épouser » (Acad. 1762).
  9. « Traiter, signifie aussi, Régaler, faire bonne chère, donner à manger » (Acad. 1762).
  10. Environ 24 km.
  11. Le site de Tivoli est, au XVIIIe siècle, célèbre et apprécié, en particulier pour sa cascade et ses monuments antiques.
  12. Le premier repas du matin (notre petit déjeuner).
  13. Bâton entrelacé de deux serpents, attribut de Mercure.
  14. « Symbole, caractère, figure qui contient quelque sens mystérieux » (Acad. 1762).
  15. « Espèce d’insulte qu’une personne fait inconsidérément à une autre » (Acad. 1762).
  16. « On dit Entreprendre quelqu’un, pour dire : Le poursuivre, le persécuter, le pousser, le railler » (Acad. 1762).
  17. À l’article « Tivoli », l’Encyclopédie renvoie également à « l’itinéraire d’Italie de Jérôme Campugniani », œuvre non identifiée.
  18. Lors de son séjour à Rome de 1771, mais Casanova n’évoque pas Tivoli à ce moment-là.
  19. « Période pris au figuré, signifie, Le plus haut point où une chose puisse arriver ; et alors il est masculin » (Acad. 1762). Casanova emploie bien le mot dans ce sens, mais au féminin.
  20. « Nettoyer, rendre pur et net quelque corps » (Trévoux).
  21. Le célèbre « Va, je ne te hais point » de Chimène à Rodrigue dans Le Cid de Corneille (1637) est, dès le XVIIIe siècle, un exemple canonique de litote.
  22. Anaideïa, personnification de l’Impudence dans la mythologie grecque.
  23. Zéphyr, divinité et personnification du vent d’ouest dans la mythologie grecque. Vent du printemps et de la fécondité par excellence.
  24. Poème d’éloge composé en l’honneur de nouveaux mariés. Selon J.R. Childs, ce mariage eut lieu en janvier 1745.
  25. Les abrégeant, en choisissant des extraits.
  26. Approuvé. Dans ce sens, l’Académie donne « avouer quelqu’un » plutôt qu’« avouer quelque chose ».
  27. Frédéric II le Grand (1712-1786), roi de Prusse depuis 1740, avait envahi la Silésie en décembre 1740. Ce conflit territorial dura jusqu’en 1763.
  28. Frédéric II ne montrait guère d’intérêt pour les femmes et n’entretenait pas de maîtresse. Ses contemporains expliquaient parfois ce comportement par une supposée impuissance ou par des amours masculines. Celles-ci sont évoquées par Voltaire dans La Vie privée du roi de Prusse ou Mémoires pour servir à la vie de Mr. De Voltaire, écrits par lui-même, publié en 1784.
  29. Possible métaphore picturale : « Coucher signifie aussi, en parlant Des couleurs ou de l’émail, Étendre une couleur, en mettre une couche sur quelque chose. Coucher une couleur. Coucher de l’or, de l’argent sur… » (Acad. 1762).
  30. « [Sublime] se met aussi substantivement; et alors il se dit De ce qu’il y a de grand et d’excellent dans les sentiments, dans les actions vertueuses, dans le style » (Acad. 1762).
  31. D’après l’Arioste, Roland furieux, VII, str. 15 « Gli angelici sembianti nati in cielo / Non si ponno celar sotto alcun velo » (« Sa semblance angélique et qui est née du ciel ne peut sous aucun voile être dissimulée », éd. cit., p. 126).
  32. Italianisme forgé sur chiedere (ou domandare) di qualcuno : demander quelqu’un.
  33. Italianisme forgé sur ritornato pris au sens de « revenu ».
  34. « Lardon se dit figurément et familèrement d’Un brocard, d’un mot piquant contre quelqu’un » (Acad. 1762).
  35. En italien, un coniglio (lapin) désigne une personne très timide ou peureuse.
  36. D’après Martial (voir ici note 18) inscrite dans la marge, en renvoi.
  37. Archaïsme : le mot « est vieux » selon le Dictionnaire de l’Académie de 1762 qui donne, comme synonymes à « se dépiter », « se fâcher, se mutiner, ou agir par dépit ».
  38. Le belvédère, la terrasse.
  39. « Un bourson qu’on met en dedans de la ceinture de la culotte » (Acad. 1762).
  40. « On dit, qu’Une femme a le bras, la main, la gorge faits au tour, pour dire, qu’Elle les a parfaitement bien faits. On dit dans le même sens, qu’Un homme, qu’une femme sont fait[s] au tour » (Acad. 1762).
  41. Une arrestation (l’exécution d’un jugement, et non une exécution capitale).
  42. Chef des agents de police.
  43. Tout le quartier de la place d’Espagne était sous la juridiction de l’ambassadeur d’Espagne.
  44. Un Auditor Sanctissimi Domini Nostri Papae, conseiller du pape pour les affaires juridiques.
  45. De l’italien inquisire pris comme synonyme de ricercare : rechercher (sens donné par l’Accademia della Crusca, 4e éd.), ou du latin inquisitus.
  46. Italianisme forgé sur biroccio ou baroccio (chariot, charrette) et leurs dérivés, notamment baroccino : cabriolet (voiture légère et fermée à deux roues).
  47. Escalier construit dans les années 1720 pour relier la place d’Espagne à l’église de la Trinité-des-Monts.
  48. « Petite quantité de marchandises, qu’il est permis à ceux qui servent sur un vaisseau, d’y embarquer pour leur propre compte » (Acad. 1762).
  49. Citation de l’Arioste, Roland furieux, XXIII, str. 112, éd. cit., t. III, p. 53 (début de la folie de Roland).
  50. En italien, essere in forze signifie être en pleine possession de ses forces, de ses moyens.
  51. Ou mouchards : espions de la police.
  52. Établir des conjectures : « [Soupçon] se dit aussi d’une simple conjecture, d’une simple opinion que l’on a de quelque chose, indépendamment du bien ou du mal » (Acad. 1762).
  53. Le cardinal vicaire supplée le pape dans ses fonctions d’évêque de Rome. Il a des pouvoirs de police et constitue une autorité judiciaire. L’auditeur est ici plutôt un secrétaire.
  54. Le vin des îles Canaries est alors célèbre et apprécié.
  55. Un brasier, au sens de « grand bassin de métal où l’on met de la braise pour échauffer une chambre » (Acad. 1762), peut-être par analogie avec l’italien braciere qui est cependant aussi masculin.
  56. « Terme populaire et enfantin. Nom que l’on donne quelquefois aux petites filles qu’on appelle Babée ou Babet, et qui est un diminutif de ce diminutif » (Trévoux).
  57. Italianisme (appostare au sens de « poster »).
  58. Italianisme forgé sur ricoprire pris au sens de « cacher ».
  59. Il Teatro d’Aliberti (dit aussi Teatro delle Dame), près de la place d’Espagne, était alors un des plus grands théâtres de Rome.
  60. L’extraterritorialité du quartier de la place d’Espagne (voir ici note 43) créait des tensions entre le cardinal vicaire et l’ambassadeur d’Espagne dont Casanova fait ici les frais. La connotation libertine des rumeurs évoquées par Acquaviva lui impose, en outre, de prendre ses distances avec le Vénitien.
  61. Réfléchissez à.
  62. La caractérologie des peuples alors en vigueur attribuait aux Espagnols une certaine fierté. C’est sans doute cette qualité, développée ensuite par Casanova, qui explique cette expression.
  63. Ispahan, capitale de la Perse jusqu’en 1797.
  64. L’armée espagnole et les armées impériales qui prirent en effet leurs quartiers d’hiver en Romagne en 1743-1744.
  65. Italianisme forgé sur a seconda di : selon.
  66. Claude-Alexandre, comte de Bonneval (1675-1747), officier français passé d’abord au service de l’Autriche puis de l’Empire ottoman. Il se convertit alors à l’islam et prit le nom d’Ahmet, pacha de Caramanie.
  67. Plus de 1 200 euros.
  68. Le doblon de a ocho était une ancienne monnaie espagnole contenant une once (environ 30 g) d’or. Il valait beaucoup plus que le doublon courant (20 livres françaises, plus de 200 euros). Sa valeur d’échange était d’au moins 8 sequins (autour de 800 euros), d’après la conversion que donne Casanova (voir aussi ici).
  69. Plus de 70 000 euros.
  70. « Sorte de carrosse suspendu entre deux brancards » (Acad. 1762). C’est une voiture fermée pour quatre à six personnes, à l’origine fabriquée à Berlin (XVIIe siècle).

Chapitre XI

  1. En tête de ce feuillet, la mention « Tome second » a été biffée et le « X » de « Chapitre XI » a peut-être été ajouté. Conformément aux principes annoncés, nous conservons l’organisation des tomes et chapitres qui semble correspondre au dernier état revu par Casanova. Commence donc ici le onzième chapitre du premier tome, et non pas le premier chapitre du deuxième tome.
  2. Sans doute l’Osteria del Garofano, près de la Porta Calamo, qui jouissait d’une excellente réputation.
  3. Le terme « provéditeur » s’emploie, dans un contexte vénitien, pour désigner des fonctions précises. Il a sans doute ici un sens plus large : « C’est le nom que les Vénitiens donnent à certains Officiers publics, soit qu’ils commandent une flotte, soit qu’ils commandent dans des Provinces ou dans des Places, soit qu’ils soient chargés de quelque inspection particulière » (Acad. 1762). Provvedere, en italien, signifie avoir soin, pourvoir ; il peut donc aussi s’agir d’un intendant.
  4. Sa Majesté Catholique, Philippe V d’Espagne (1683-1746), roi depuis 1700.
  5. Jean Thierry du Mont, comte de Gages (1682-1753), commandait les armées espagnoles en Italie depuis 1742.
  6. François III Marie d’Este, duc de Modène (1698-1780), généralissime des troupes espagnoles et napolitaines depuis mars 1743.
  7. Au sens de prima donna, la cantatrice qui a le premier rôle dans un opéra.
  8. Casanova a sans doute omis le mot « avancée » avant « en âge » en recopiant le texte. L’expression « avancé(e) en âge » se retrouve plusieurs fois dans l’Histoire de ma vie, tandis que la locution « en âge » pour signifier « âgée » n’existe ni en français ni en italien.
  9. Le théâtre La Fenice, inauguré en 1711 et fermé en 1818.
  10. Dans les États pontificaux, depuis la fin du XVIIe siècle et jusqu’à la fin du XVIIIe, les femmes n’avaient pas le droit de paraître sur scène et les rôles féminins étaient tenus par des castrats.
  11. « Carbunculus, anthrax, pierre précieuse à laquelle les anciens ont donné ces noms, parce qu’elle ressemblait à un charbon ardent lorsqu’on l’exposait au soleil. Dans ce sens, toutes les pierres transparentes de couleur rouge, surtout le grenat, sont des escarboucles » (Encyclopédie). Les escarboucles sont d’un rouge foncé.
  12. Sinigaglia (ou Senigallia), dans la province d’Ancône.
  13. Personnage du Satiricon de Pétrone, aimé d’Encolpe. Le mot est passé dans la langue au XVIIIe siècle pour désigner un jeune homme entretenu par un homme riche ou puissant en échange de faveurs sexuelles.
  14. En Angleterre, où les actes sexuels non liés à la procréation avaient été criminalisés au XVIe siècle, les premières années du XVIIIe siècle furent marquées par un regain de la répression à l’encontre de ce que l’on nomme aujourd’hui l’homosexualité. En Espagne, la sodomie était un crime passible du bûcher depuis la fin du XVe siècle. L’Inquisition était chargée de sa répression.
  15. Plus de 100 euros.
  16. Presque 100 euros.
  17. Environ 2 600 euros.
  18. Environ 800 euros.
  19. Dans les cas douteux, les castrats devaient se soumettre à une inspection officielle.
  20. Au sens de « Reprendre, critiquer mal-à-propos et sur des bagatelles » (Acad. 1762).
  21. Plus de 2 000 euros : Casanova se montre magnifique.
  22. Provenant des parcs ostréicoles en face du port de l’Arsenal (orth. arsanal).
  23. La précision des « sept mois » est cohérente avec la chronologie interne de l’Histoire de ma vie (voir la date d’août 1743 donnée au chapitre VIII, et celle d’avril 1744 en tête de ce chapitre). Selon les recherches historiques, Casanova n’aurait cependant quitté le lazaret d’Ancône qu’en novembre 1743. Si l’indication de « sept mois » est exacte, elle pourrait alors correspondre à un deuxième voyage à Rome et Naples, via Ancône, à l’été 1744.
  24. Entre 2 500 et 3 000 euros tout de même.
  25. Formule de remerciement en grec moderne, aujourd’hui vieillie : σπολλάτη ou σπολλάτι, contraction de εις πολάἔτη, « [Je te souhaite de vivre] plusieurs années. »
  26. Petit bâtiment étroit et long, à voile et à rames.
  27. Séguédille, de l’espagnol seguidilla : danse d’origine andalouse et air sur lequel elle se pratique.
  28. Nous conservons la graphie du manuscrit mais le sens impose de lire « qui ».
  29. Au sens de « Fantaisie bizarre, idée folle et extravagante » (Acad. 1762).
  30. Casanova construit « déconseiller » comme « dissuader », peut-être à partir de l’italien sconsigliare : conseiller de ne pas faire, dissuader (Accademia della Crusca, 4e éd.).
  31. « Pessimiste » est un néologisme récent (1789). On le trouve dans le titre d’une comédie en un acte de Pigault-Lebrun, Le Pessimiste ou l’Homme mécontent de tout (1789), répondant à L’Optimiste de Jean-François Collin d’Harleville (1788). Comme « pessimisme », forgé en 1759 dans le sillage de la publication de Candide, il est formé comme antonyme d’« optimiste ». « Optimiste » et « optimisme » sont entrés en 1762 dans le Dictionnaire de l’Académie en tant que termes didactiques. Ils désignent alors moins un trait de caractère que l’adhésion à une philosophie pour laquelle ce qui advient est ce qui peut arriver de meilleur : ainsi de la philosophie de Leibniz simplifiée par Voltaire.
  32. À l’époque évoquée par Casanova, le vin de Champagne était réputé, mais pas nécessairement son vin effervescent : quoiqu’il fût à la mode, les connaisseurs déploraient parfois que cette ferveur permît de vendre cher des vins de piètre qualité. Les « vins non mousseux » des coteaux de la Marne et de la montagne de Reims faisaient en revanche de longue date la réputation de la Champagne. Le détail donné par Casanova ne doit donc pas surprendre : il renvoie à un certain raffinement.
  33. Peralta, au sud de Pampelune, produit un vin alors renommé.
  34. L’Encyclopédie note à propos de Xérès de la Frontera que « les vignes y produisent les meilleurs vins d’Espagne ».
  35. Le pedro ximenes est un cépage blanc cultivé dans les vignobles d’Andalousie.
  36. Plus de 10 000 euros.
  37. Des Notre Père.
  38. Feinte (italianisme) ou de pure convention (vocabulaire économique) – voir ici note 14
  39. Citation d’Horace, Épîtres, I, 16, v. 60-62, éd. cit., p. 110.
  40. Probable allusion aux versions du texte d’Horace dans lesquelles on trouvait « justum sanctumque » et non pas « justo sanctoque » : Casanova se moquerait d’un commentateur qui aurait pris parti pour la première leçon (voir édition de La Sirène, t. II, p. 281, n. 9, due à Tage Bull). L’irréel du passé peut cependant surprendre dans la mesure où Casanova vient de citer le texte dans la version portant « justo sanctoque ».
  41. Il faut sans doute comprendre « comme une colombe ». La différence avec « pigeon » tient essentiellement au registre de langue : « [Colombe] s’emploie au lieu de Pigeon, dans toutes les phrases tirées ou imitées de l’Écriture-Sainte » et en « Poésie, et au style soutenu » (Acad. 1762).
  42. Métaphore physique : le magnétisme désigne les « propriétés de l’aimant » (Acad. 1762).
  43. Vénus Anadyomène (sortant des eaux), peinte par Botticelli et Titien, est aussi un sujet privilégié par la statuaire et particulièrement apprécié au XVIIIe siècle. La Vénus de Médicis (ainsi nommée car longtemps conservée à la villa Médicis) est un des modèles de l’Antiquité parmi les plus copiés.
  44. Au sens de « décision, règlement » (Acad. 1762).
  45. Italianisme de construction (minacciare la morte : menacer de mort).
  46. Brute : « Animal privé de raison » (Acad. 1762).

Chapitre XII

  1. Probablement au sens de posture : « Action Se dit aussi de la contenance, du maintien, du geste d’un homme […]. Il se tint longtemps devant lui en action de suppliant » (Acad. 1762).
  2. L’expression classique est « prendre du relâche » : interrompre un effort par du repos.
  3. Nous maintenons ici l’orthographe de Casanova, puisque l’ambiguïté est essentielle.
  4. Sur l’identification de Bellino-Thérèse, voir Répertoire.
  5. L’Istituto delle Scienze, fondé en 1711.
  6. Felice Salimbeni (1712-1751) était un castrat à la notoriété européenne que Casanova eut l’occasion de voir en représentation à Venise quoiqu’il ne le raconte pas dans ses Mémoires. Il n’est pas mort à l’époque narrée par Casanova, contrairement à ce qu’avance Bellino.
  7. Auguste III de Pologne. Salimbeni ne chanta à Dresde qu’en 1750, ayant été au service de Frédéric le Grand de 1743 jusqu’en avril 1750.
  8. Marie-Josèphe de Habsbourg, épouse du roi de Pologne Auguste III.
  9. Environ 15 cm de longueur et 5,5 cm de largeur.
  10. On dirait aujourd’hui « gomme adragante ». L’Encyclopédie parle de « gomme adragant ».
  11. Italianisme de construction, fino pouvant indiquer aussi bien le terme (jusque) que l’origine (dès). Dans ce second cas, il se construit avec da, ce qui explique la construction « jusque du ».
  12. Je suis libre de disposer de moi.
  13. « Parure de pierreries ajoutée à des boucles d’oreilles » (Acad. 1762).
  14. Faut-il comprendre que Casanova ne peut s’attendre à faire un héritage ?
  15. Que tu es dans une situation précaire.
  16. Italianisme forgé sur guadagnarsi la vita : gagner sa vie.
  17. « Dans les Places de guerre, […] un homme qui se tient aux portes, pour tenir un registre exact de tous les étrangers qui entrent dans la Place » (Acad. 1762).
  18. « Directement, par la voie ordinaire » (Acad. 1762).
  19. Environ 10 000 euros.
  20. Italianisme forgé sur a forza : de force.
  21. Stockfisch : « poisson de mer salé et desséché, couleur de gris cendré, ayant néanmoins le ventre un peu blanc » (Encyclopédie, art. « Stocfish »).
  22. Périphrase italianisante forgée sur l’expression il rettore del cielo : Dieu. Au XVIIIe siècle, rettore en italien signifie plus naturellement « celui qui gouverne, qui règne » que « recteur » en français, qui s’emploie plus spécifiquement pour désigner le directeur d’une université, le curé d’une paroisse ou encore le supérieur d’un collège.
  23. Citation d’Horace, Épîtres, I, 1, v. 108, éd. cit., p. 42. La pituite, chez les Anciens, est l’une des quatre humeurs fondamentales du corps (voir ici note 22).
  24. Jeu qui se joue à deux avec 32 cartes (voir Lexique et règles des jeux).
  25. Environ 150 euros
  26. « Un homme qui filoute au jeu » (Littré). En 1757 parut à La Haye un livre d’Ange Goudar (1708-1791 ?) – que Casanova a bien connu et contre lequel il écrivit un pamphlet (voir aussi n. 4 p. suiv.) – intitulé L’Histoire des Grecs, ou de ceux qui corrigent la fortune au jeu.
  27. Au sens de « Prendre part dans une affaire » (Acad. 1762).
  28. Au sens de « Faire semblant de ne pas remarquer, de ne pas ressentir quelque chose. Dissimuler une injure, un affront, etc. » (Acad. 1762).
  29. Giuseppe d’Afflisio (1722-1788) était mieux connu dans le monde des théâtres sous le nom de d’Affligio. Aventurier et joueur « professionnel », il acheta une charge militaire à Vienne en 1754 mais quitta le service de l’empereur en 1756. Il devint directeur des spectacles viennois en 1767 grâce à l’appui de Kaunitz avant de disparaître en 1769 en laissant derrière lui de lourdes pertes. Il voyagea en Europe, vivant vraisemblablement du jeu, s’occupant peut-être aussi un moment du théâtre de Barcelone. Il fut arrêté en 1778 à Bologne avec un groupe de faux-monnayeurs. Les nombreux faux qu’il produisit pour escroquer les banques lui valurent d’être condamné aux galères à perpétuité en décembre 1779. Casanova le revit à Lyon en 1750 (voir ici) puis à Vienne en 1753 (voir ici).
  30. Digne du gibet (patibulum).
  31. Giuseppe Balsamo, dit Alessandro, comte de Cagliostro (1743-1795), le célèbre imposteur. Casanova le croisera à Aix-en-Provence en 1769 et l’accablera dans le Soliloque d’un penseur (1786). Suite à l’« affaire du collier de la reine », Cagliostro fut enfermé à la Bastille en 1785. Expulsé de France la même année, il échappa à la peine de mort. Il fut arrêté en Italie en 1789 et condamné à la prison à perpétuité. Il mourut dans la forteresse de San Leo.
  32. Citation d’après Sénèque (voir ici note 2 et la préface de 1791).
  33. Casanova utilise aussi cette expression dans le titre de son pamphlet contre Ange Goudar, Discorso all’orecchio di monsieur Louis Goudar, Londres [Venise], 1776.
  34. Johann Georg Christian von Lobkowitz (1686-1755), qui commandait l’armée impériale en Italie depuis 1743.
  35. « Mot tiré de l’anglais. Espèce de casaque plus longue et plus large qu’un justaucorps, et dont on se sert dans les temps de gelée, de pluie, et surtout à cheval » (Acad. 1762).
  36. Environ 1 euro.
  37. Casanova francise un nom autrichien, Weiss.
  38. Les légations étaient des divisions administratives des États pontificaux.
  39. Environ 100 000 euros.
  40. Savignano.
  41. Une voiture de poste, « établissement au moyen duquel on peut faire diligemment des courses et des voyages, avec des chevaux disposés ordinairement de deux lieues en deux lieues » (Acad. 1762).

Chapitre XIII

  1. Sans doute faut-il comprendre les tempes dégagées.
  2. La queue de cheval appartenait à la coupe de cheveux réglementaire de la plupart des armées.
  3. Ou aiguillette : « un morceau de tresse, tissu ou cordon plat ou rond, ferré par les deux bouts, dont on se sert pour mettre sur l’épaule ou pour attacher quelque chose […]. Les aiguillettes ont eu le sort de bien d’autres ajustements; elles sont hors de mode. On n’en voit plus guère qu’aux domestiques, et aux cavaliers de certains régiments. On dit aujourd’hui nœud d’épaule » (Encyclopédie).
  4. Ruban noué qui orne la poignée d’une épée.
  5. Plus de 10 000 euros.
  6. Parc et promenade publique de Bologne très en vogue au XVIIIe siècle.
  7. Zuane Cornaro (1720-1789), qui deviendra cardinal en 1778, nommé vice-légat de Bologne fin 1743.
  8. Ce « terme de Banquier » désigne « les lettres de change qu’ils tirent sur leurs correspondants » (Encyclopédie).
  9. Officier du Saint-Siège qui reçoit et expédie des actes administratifs.
  10. Casanova reverra le cardinal lors de son passage à Rome fin 1760.
  11. Sceptique. Du nom de Pyrrhon, philosophe grec du IVe siècle av. J.-C.
  12. « Le temps pendant lequel on habite en un lieu » (Acad. 1762).
  13. « Se dit d’Un homme envoyé à dessein pour porter des lettres, des nouvelles, des ordres, etc. Le Roi a envoyé un Exprès pour cette affaire. Il se dit plus ordinairement d’un courrier » (Acad. 1762).
  14. Francesco Eboli, duc de Catropignano (1688-1758), général napolitain, commandant des troupes napolitaines lors de la bataille de Velletri.
  15. Environ 70 000 euros d’après la conversion donnée par Casanova (voir ici note 82). Mais le cachet est bien supérieur (entre 100 000 et 200 000 euros) si le terme « once » désigne une pièce d’argent ou d’or, ou encore une monnaie de compte de même valeur que le louis d’or français.
  16. Le Teatro di San Carlo à Naples, inauguré en 1737.
  17. L’office désigne la fonction, le rôle auquel on est destiné, le devoir que l’on doit accomplir ; le métier est ce qu’on en fait, ou plutôt ce que l’habitude, la coutume nous impose de faire ; il y a donc de l’une à l’autre notion l’idée d’une dégradation.
  18. Service chargé d’expédier les correspondances officielles liées à la guerre.
  19. Plus de 10 000 euros. Il s’agit ici de doblones simples, qui valaient 2 pistoles ou 20 livres françaises.
  20. Personne chargée de l’achat ou de la vente de certaines marchandises. Il s’agit ici d’un responsable de l’intendance des fournitures aux armées.
  21. Se sentaient offensés.
  22. Le duc aurait en réalité quitté Venise fin février 1744.
  23. Ostille et Legnago sont deux chefs-lieux de la province de Vérone.
  24. Le quartier du Rialto, le plus ancien de Venise, le cœur de la ville (voir le plan).
  25. La date de 1744 figure aussi dans la marge à cet endroit du manuscrit.
  26. Autour du Rialto (voir le plan).
  27. « On appelle Vaisseaux de ligne, Les grands vaisseaux de guerre qui ont au moins cinquante pièces de canon, et qui peuvent être en ligne » (Acad. 1762).
  28. Nom d’une famille patricienne de Venise.
  29. La cocarde rouge est un signe d’appartenance aux armées du roi d’Espagne.
  30. Mme Manzoni aide alors vraisemblablement Casanova à trouver un emploi de clerc chez l’avocat Marco Lezze (voir ici note 3).
  31. Plus de 1 700 euros.
  32. Titre officiel des ambassadeurs vénitiens à Constantinople.
  33. Le Sage à l’écriture (voir ici note 52).
  34. Sous les arcades des palais qui se trouvent sur deux côtés de la place Saint-Marc.
  35. Italianisme forgé sur contumacia : quarantaine.
  36. Prospero Valmarana (1720-apr. 1797).
  37. Les Provveditori alla Sanità avaient la charge de la santé publique depuis 1485. Une de leurs premières missions était d’éviter les épidémies d’origine étrangère et ils veillaient donc au respect de la quarantaine.
  38. Les charges d’officier étaient vénales, c’est-à-dire qu’il fallait payer pour les occuper.
  39. Elles échangèrent leurs places. Italianisme forgé sur la locution dare il cambio a qualcuno : remplacer quelqu’un. Il ne s’agit pas de l’expression française « donner le change » : « Détourner adroitement quelqu’un du dessein et des vues qu’il peut avoir, en lui donnant lieu de croire une chose pour une autre » (Acad. 1762).
  40. Un mot semble omis à la suite : « sans » ou « par » ?
  41. Selon Gugitz, le régiment Palla (Balla en dialecte vénitien) n’était pas en garnison à Corfou à cette date.
  42. Francesco Venier (ou Veniero), né en 1700, ambassadeur à Rome, puis à Constantinople de 1745 à 1749. Il partit de Venise le 19 mai 1745, fit escale à Corfou du 10 juin au 1er juillet et arriva à Constantinople le 18 septembre.
  43. Pietro Vendramin, né en 1689, sénateur depuis 1723, provéditeur général de Dalmatie de 1726 à 1729, nommé en 1733 Provveditore generale da Mar (responsable des provinces du Stato da Mar et de la flotte vénitienne, en poste à Corfou).
  44. Zuan Antonio Dolfino (1711-1753), membre du Grand Conseil, nommé conseiller sur l’île Ionienne de Zante le 10 mai 1744.
  45. Allusion au Bucentaure, bâtiment de parade utilisé lors de la cérémonie des épousailles du doge et de la mer (voir ici note 50).
  46. Caterina Dolfin (1736-1793) entra au couvent en 1744. Devenue une femme de lettres, elle joua un rôle intellectuel important à Venise. En 1772, elle épousa en secondes noces le puissant patricien Andrea Tron (1712-1785), élu procurateur de Saint-Marc – la dignité la plus prestigieuse de Venise après celle du doge – à la même époque.
  47. Il Gran Consiglio (Maggior Consiglio), l’assemblée de tous les nobles âgés de plus de vingt-cinq ans.
  48. « Suite de valets, de chevaux, de mulets, et particulièrement des gens de livrée » (Acad. 1762).
  49. Casanova a plus probablement quitté Venise fin février ou début mars.
  50. Plus de 55 000 euros. Une tache d’encre rend le chiffre peu lisible, on pourrait aussi lire 400.
  51. Zavorra : lest.
  52. D’après la biographie de J.R. Childs, à l’occasion de ce qui fut en réalité le deuxième voyage de Casanova à Rome et Naples, en passant par Ancône, à l’été et à l’automne 1744.

Tome Second

Chapitres premier, second, et troisième

  1. Citation d’Horace, Épîtres, I, 20, v. 25 (voir ici note 48).
  2. Métaphore empruntée aux lois du mouvement, sans doute par confusion entre force et vitesse. D’Alembert définit le temps comme « l’espace divisé par la vitesse » (Encyclopédie, art. « Force »).
  3. Indurre en italien (persuader, pousser) est d’un emploi plus large qu’« induire » en français (« pousser à faire quelque chose de mauvais », Acad. 1762).
  4. Une maladie vénérienne.
  5. Au sens de « préserver » (Acad. 1762).
  6. Probable italianisme de construction forgé sur un verbe à la construction pronominale en italien (inerpicare/inerpicarsi, arrampicare/arrampicarsi).
  7. « Grosse corde dont on se sert pour élever de grands fardeaux, ou pour d’autres usages » (Acad. 1762).
  8. Port situé à l’entrée de la lagune de Venise, au sud de l’île du Lido.
  9. Une quinzaine d’euros.
  10. « Ce qu’on suppose superstitieusement fait par art magique pour produire un effet extraordinaire » (Acad. 1762).
  11. « On appelle esprit follet (lemur) un Démon ou Lutin, qui fait peur à des enfants, ou à des gens faibles, par des visions, ou par des actions dont ils ne savent point la cause. Ainsi on croit qu’il y a des esprits follets qui pansent les chevaux, qui font du bruit la nuit, qui tirent les rideaux et la couverture » (Trévoux). Dans L’Infortuné Napolitain de l’abbé Olivier, le seigneur Rozelli, aventurier cabaliste et charlatan fameux, use de semblables drogues pour faire voir à ses victimes des diables, des singes, des serpents, etc. (Amsterdam, H. Desbordes, 1729, t. I, p. 474).
  12. Pour les alchimistes, matière permettant de transformer les métaux en or et capable de guérir toutes les maladies.
  13. Désabuser : « Détromper de quelque fausse croyance » (Acad. 1762).
  14. Le Provveditore generale da Mar était responsable des provinces vénitiennes du Stato da Mar et de l’entretien de la flotte dont il était vice-commandant ; il résidait à Corfou. À la date évoquée par Casanova, le poste était occupé par Daniele Dolfin.
  15. Officiers supérieurs de la flotte.
  16. Jeu de cartes qui se joue entre un banquier et quatre joueurs (voir Lexique et règles des jeux).
  17. À la suite des travaux de Pascal et dès la fin du XVIIe siècle, les traités (Sauveur, Bernouilli, Montmort) appliquent aux jeux de hasard le calcul des probabilités, auquel d’Alembert se réfère dans son article « Bassette » de l’Encyclopédie (voir Lexique et règles des jeux).
  18. Casanova est en réalité resté plusieurs mois à Corfou. Les problèmes de chronologie que pose le voyage à Corfou et Constantinople ont fait couler beaucoup d’encre. Depuis les travaux de Charles Samaran et James Rives Childs, on les explique par la fusion en un seul récit de deux voyages (1741-1742 puis été 1745-printemps 1746).
  19. Des biens à mettre en gage.
  20. De Brescia, en Lombardie (« Bresse » est une forme francisée du nom)
  21. Sa suite (italianisme forgé sur comitiva, qui a ce sens au XVIIIe siècle).
  22. « Adjudant » ne doit pas s’entendre comme un grade officiel. Casanova a le statut plus informel d’un aide (sens étymologique du mot).
  23. Orth. feluque. « Sorte de petit bâtiment de bas-bord, et à rames » (Acad. 1762).
  24. « Provision d’eau douce que l’on prend sur le rivage de la mer pour les vaisseaux, lorsqu’ils manquent dans le cours de leur voyage. Il n’est guère en usage que dans ces phrases, Faire aiguade. C’est un lieu où il y a bonne aiguade » (Acad. 1762).
  25. Environ 2,50 euros. Les expressions « monnaie longue » (moneta longa) ou « valeur de la place » (valuta di piazza) désignent le cours des monnaies vénitiennes, fixé par un décret du Sénat de 1739.
  26. Au XVIIIe siècle, ce mot s’emploie comme une insulte (idiot, imbécile…) mais dans ce contexte, il peut aussi désigner le « commerce illicite » de Pocchini et signifier « maquereau ».
  27. Que les (italianisme de construction – comparatif + di).
  28. Antonio Pocchini (1705-1783), condamné à quatre ans de déportation en 1741, s’enfuit de Cerigo en 1743 et fut repris et déporté de nouveau. Les chemins des deux aventuriers, tous deux francs-maçons, se croiseront à de nombreuses reprises, notamment à Amsterdam, à Londres en 1763, à Vienne en 1766, à Parme en 1772 et, au-delà de la période couverte par l’Histoire de ma vie, à Venise en 1780. Malgré leurs différends passés, Casanova viendra alors en aide à Pocchini en lui donnant des recommandations pour Vienne. En 1783, il lui refusera en revanche le moindre secours financier lorsque sa femme le sollicitera.
  29. Environ 4,5 km.
  30. Du monde entier (possible calque de l’italien di tutto il mondo).
  31. L’empereur Constantin Ier (v. 288-337) transporta en 330 le siège de l’empire à Byzance.
  32. Plus exactement la prophétie de Junon rapportée par Horace : « Sed bellicosis fata Quiritibus / Hac lege dico, ne nimium pii / Rebusque fidentes avitae / Tecta velint reparare Troiae / Troiae renascens alite lugubri / Fortuna tristi clade iterabitur, / Ducente victrices catervas / Conjuge me Jovis et sorore » (« Mais je prononce ces destins pour les belliqueux Quirites sous cette condition qu’un soin trop pieux et trop de confiance en leur fortune ne les conduisent point à relever les murs de leur aïeule Troie. Troie, renaissant sous de funestes auspices, retrouvera même sort et même sombre désastre, et c’est moi qui mènerai contre elle des bataillons victorieux, moi, la femme et la sœur de Jupiter », Odes, III, 3, v. 57-64, éd. cit., p. 170-171).
  33. La Thrace, alors sous domination ottomane, recouvrait une région partagée entre la Bulgarie, la Grèce et la Turquie actuelles ; la Troade, où se trouvait notamment la ville de Troie, se situait quant à elle au nord-ouest de l’Asie Mineure.
  34. Venier présenta sa lettre de créance le 31 août 1745.
  35. Suivant le protocole, l’ancien ambassadeur devait attendre que son successeur fût présenté et installé avant de partir.
  36. Giovanni Donà (1680-1765), ambassadeur depuis août 1742, partit le 12 octobre 1745.
  37. Büyükdere, qui est aujourd’hui un quartier d’Istanbul, était alors encore un village et un lieu de villégiature.
  38. « Soldat de l’Infanterie Turque, qui sert à la garde du Grand Seigneur » (Acad. 1762).
  39. Casanova s’était intéressé de près aux conflits entre la Russie et l’Empire ottoman lorsqu’il avait écrit son Istoria delle turbolenze della Polonia (Histoire des troubles de la Pologne, 1774). Cette allusion peut renvoyer aux victoires de Catherine II (guerre de 1768-1774, annexion de la Crimée en 1782, paix de Jassy en 1792).
  40. Casanova écrivait « Pacha » au chapitre X du tome I (voir ici). Cette différence ne doit pas surprendre : « Bacha » est le « Titre d’honneur qui se donne en Turquie à des personnes considérables, même sans gouvernement […]. Les Turcs prononcent Pacha, et les Italiens Bassa. Le B en Turc se prononce comme le P en Français » (Acad. 1762).
  41. Tiges de laiton.
  42. Le Grand Mufti, plus haute autorité religieuse de l’Empire ottoman.
  43. Le Coran. « Alcoran : Alcoranus ou Coranus. Ce mot qui est Arabe, signifie la même chose en cette langue, que celui de hammikra en Hébreu, c’est-à-dire Lecture » (Trévoux).
  44. On peut lire cette phrase comme une allusion à la différence entre les circoncisions juive et turque rapportée par l’Encyclopédie (art. « Circoncision ») : « Les Turcs ont une manière de circoncire différente de celle des Juifs ; car après avoir coupé la peau du prépuce ils n’y touchent plus, au lieu que les Juifs déchirent en plusieurs endroits les bords de la peau qui restent après la circoncision. »
  45. « Précepte se prend aussi pour Commandement ; et en ce sens il ne se dit guère que Des Commandements de Dieu, des Commandements de l’Église, de ce qui nous est ordonné dans l’Évangile » (Acad. 1762).
  46. Plusieurs membres de la famille patricienne des Diedo portent ce prénom. Il est peu probable qu’il s’agisse du Marco Diedo né en 1717, qui deviendra baile à Constantinople en 1751 après la mort de Bonneval. Peut-être est-ce celui qui fut procurateur général de Dalmatie dans les années 1720.
  47. Eugène de Savoie-Carignan, illustre chef militaire au service des Habsbourg qui remporta des victoires décisives contre l’Empire ottoman. On rapporte qu’il ne jouissait plus des mêmes facultés physiques et intellectuelles au cours des dernières années de sa vie. Bonneval lui dut son ascension dans l’armée autrichienne, avant de perdre sa faveur.
  48. Le sultan de Constantinople.
  49. Ce mot d’esprit se fonde sans doute sur la locution « manger son bien » (« Consumer son bien ; et il se dit plus ordinairement de ceux qui le dissipent en débauches ou en folles dépenses », Acad. 1762) et sur le sens figuré de « manger » (« On dit fig. Ses valets le mangent, ses chevaux et ses chiens le mangent, les femmes le mangent, pour dire, Le ruinent, le consument en dépense », Acad. 1762). On peut comprendre qu’un train de vie excessivement luxueux, désigné métaphoriquement par la « soupe », a finalement contraint Bonneval à vendre tous ses biens, désignés métonymiquement par la « vaisselle ». Ce mot d’esprit est aussi rapporté par le patricien Angelo Querini dans l’Alticchiero (Padoue, 1787) de Giustiniana Wynne, la Miss XCV de l’Histoire de ma vie (voir ici note 96).
  50. « Hernie, rupture, incommodité qui consiste dans le déplacement des boyaux » (Acad. 1762).
  51. Ne sont pas aussi longues en Turquie qu’en Europe (construction italianisante forgée sur così… come).
  52. Personnellement. L’Inquisition vénitienne soupçonnait Bonneval d’intriguer contre la Sérénissime : l’ambassadeur n’avait pas le droit de le rencontrer.
  53. La langue du XVIIIe siècle dit plutôt « monté sur un ton » (plaisant, singulier…). Selon l’Académie, l’expression est familière.
  54. « Renégat est moins noble qu’Apostat, et il ne se dit guère que de ceux qui se font Mahométans » (Féraud).
  55. Orth. hydromele. Boisson faite d’eau et de miel.
  56. Maître (titre honorifique).
  57. Voir ici.
  58. « On dit figurément, Faire des avances, pour dire, Faire les premières recherches […] dans une liaison d’amitié » (Acad. 1762).
  59. En français, le mot, perçu comme un italianisme, appartenait au vocabulaire de la peinture avant de s’appliquer aux ouvrages d’imagination : « Mot pris de l’Italien, et qui signifie Les usages des différents temps, des différents lieux auxquels le Peintre est obligé de se conformer » (Acad. 1762). Costume en italien : coutume, habitude.
  60. Deux documents retrouvés à Dux (16K 32 et 45) mentionnent ce personnage. Ils semblent préparer la partie des dialogues suivants consacrée à la masturbation (voir ici et suiv.). Casanova évoque également Jossouf dans Quelques remarques au sujet du Coup d’œil sur Belœil du Prince de Ligne : « Voilà un beau jardin. C’est celui que nous trouvons dans l’Apocalypse, avec lequel j’ai étonné il y a cinquante-trois ans Jossouf Ali à Constantinople » (Liège, éditions Dynamo, 1962, p. 10) – ce jardin n’apparaît pas dans l’Histoire de ma vie. Gugitz pensait que Jossouf était une invention de Casanova, nourri d’une littérature rationaliste célébrant la tolérance turque. Rien ne permet de trancher, mais il est certain que le personnage et la forme du dialogue philosophique qui s’organise autour de lui s’inscrivent dans une mémoire littéraire.
  61. Selon l’Académie, en 1762, l’emploi élargi de « catéchiser » pour « persuader quelque chose à quelqu’un » est du style familier. Casanova écrit cathéquiser sous l’influence de la prononciation italienne (catechizzare) pour l’avant-dernière syllabe et sans doute par analogie avec « catholique » pour le h.
  62. La graphie « Maëstral » pour « mistral » (« Nom qu’on donne au vent de Nord-Ouest sur la Méditerranée ») est bien celle donnée par l’Académie en 1762.
  63. Peut-être s’agit-il d’une altération de kavurma, le mot désignant une sorte de ragoût.
  64. Le vert, plusieurs fois mentionné dans le Coran, passe pour être la couleur préférée de Mahomet.
  65. Sa part d’héritage.
  66. Salonique.
  67. Chio ou Chios, île grecque restée sous domination turque jusqu’en 1912.
  68. Casanova n’a pas pu passer plus de six semaines à Constantinople lors de ce séjour (entre l’arrivée de Venier le 31 août 1745 et le départ de Donà le 12 octobre). Il est même probable qu’il soit parti avant Donà.
  69. L’expression a ici son sens littéral, mais elle était aussi un lieu commun : « Luxe Asiatique, Un luxe excessif » (Acad. 1762).
  70. Le même que (italianisme forgé sur lo stesso di).
  71. La prédestination est pensée comme le « Décret de Dieu, par lequel les Élus sont prédestinés à la gloire éternelle » (Acad. 1762).
  72. Le mot ne peut qu’évoquer le Traité des trois imposteurs (Moïse, Jésus-Christ, Mahomet) dont différentes versions circulèrent sous ce titre à partir de 1721.
  73. Le verbe « confier » au sens de « S’assurer, prendre confiance » est pronominal : « Je me confie en la Providence de Dieu » (Acad. 1762). La construction est donc italianisante (confidare in : faire confiance à).
  74. « Conte mêlé de quelque aventure galante, ou d’autres choses de peu d’importance » (Acad. 1762).
  75. Les chevaliers de l’ordre de Malte, un ordre religieux catholique, hospitalier et militaire, prononçaient trois vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance mais ne respectaient réellement que le dernier.
  76. Énerver : « Affaiblir par la débauche, ou par quelqu’autre cause » (Acad. 1762).
  77. Le sultan.
  78. L’actuelle Édirne.
  79. Voir ici note 7.
  80. Sans doute faut-il comprendre « occupe mon âme ». La construction est inhabituelle.
  81. Mon père (πατέρα μου en grec moderne).
  82. « La littérature est la connaissance des belles lettres » (Marmontel, art. « Littérature », in Éléments de littérature [1787], éd. S. Le Ménahèze, Paris, Desjonquères, 2005, p. 697). Le mot a un sens plus large qu’aujourd’hui.
  83. Le mot « pantomime », qui désigne un spectacle sans parole fondé sur la gestuelle et le langage du corps ou un acteur dans ce spectacle, est aussi un adjectif (Acad. 1762).
  84. Danses calabraises.
  85. La forlane ou furlane (furlana), danse originaire du Frioul et très en vogue à Venise au XVIIIe siècle, se danse sur un rythme rapide. Le mot est francisé ailleurs en « fourlane » par Casanova.
  86. Masque qu’il fallait tenir par un bouton dans la bouche, ce qui empêchait la femme qui le portait de parler.
  87. Sans doute au sens de « Figure de ballet, Les diverses situations où plusieurs personnes qui dansent une entrée de ballet, se mettent les unes à l’égard des autres dans les différents mouvements qu’elles font » (Acad. 1762).
  88. « On appelle bouquet, un petit bois qui est dans le jardin d’une maison de plaisance. Quand il est à la campagne, on l’appelle buisson » (Furetière). Emploi archaïque au temps de Casanova.
  89. Tout seul. La locution est chère à Casanova qui l’emploie par exemple après la rencontre avec Henriette (voir ici). Parlare all’aria, en italien, a un sens différent : parler dans le désert, s’époumoner, parler en l’air (sens non répertorié par l’Accademia della Crusca au XVIIIe siècle).
  90. « Kiosque » est emprunté (XVIIe siècle) au turc köşk, pavillon de jardin, par l’intermédiaire de l’italien chiosco. Le mot est cependant masculin en français et en italien.
  91. Au sens de « reconnaître » (« Discerner les objets, les distinguer. Je ne l’ai vu qu’une fois, mais je le connaîtrais entre mille », Acad. 1762).
  92. Traités avec douceur.
  93. Citation de l’Arioste, Roland furieux, VII, str. 15, éd. cit., t. I, p. 126.
  94. Le vêtement oriental ne dérobe rien au désir, pas plus qu’un vernis ne dérobe les couleurs et les formes au toucher. Au plaisir des couleurs (cupidité ou concupiscence des yeux) s’ajoute celui du tact. La comparaison permettrait de dire que ce vêtement est moins un obstacle au désir qu’un adjuvant du plaisir.
  95. Charles Samaran proposait de lire « archontes » (Casanova Gleanings, XIX, 10). C’est l’hypothèse la plus probable si l’on ne donne pas au mot le sens antique de « magistrat » mais celui, plus général, de « noble ». Le féminin en grec moderne se prononçant « arkhondisse », il n’est pas impossible que Casanova reproduise phonétiquement ce mot, dont le i atone a pu subir un amuïssement chez les locuteurs qu’il a fréquentés (« arkhond’ses »).
  96. Le verbe « être » semble omis.
  97. Un badinage digne d’une comédie française. Le mot « farce » ne semble pas désigner ici un genre littéraire précis.
  98. Casanova emploie les termes précis d’un métier qu’il connaît bien pour avoir dirigé une manufacture d’étoffe à Paris en 1758. Le cylindre est employé pour « glacer » les étoffes au moment de les lisser : « Glacer, c’est coller des étoffes, et leur donner le lustre après les avoir collées. Pour les coller on prend les rognures et les raclures de parchemin ; on en fait de la colle ; on passe cette colle quand elle est faite à travers un tamis. Il faut qu’elle soit bien fine, bien pure et bien transparente ; on en étend légèrement sur l’étoffe à coller avec un pinceau, ou plutôt quand elle est assez délayée on y trempe l’étoffe ; on lui laisse prendre la colle, et ensuite on la lisse : c’est un travail dur et pénible que celui de lisser » (Encyclopédie). Antoine-Nicolas Joubert de L’Hiberderie (Le Dessinateur, pour les fabriques d’étoffes d’or, d’argent et de soie, Paris, S. Jorry, 1765, p. 54-56) note à propos du cirsaka, étoffe utilisée dans la fabrication de vêtements d’apparat : « Ce qui l’a mise en réputation, c’est l’effet qu’a produit sur la dorure le cylindre qui, en l’écrasant, lui a donné un brillant nouveau […] ; la différence qu’il y a, c’est que dans les autres étoffes, on emploie plusieurs sortes de dorure, et que dans celle-ci on n’en emploie ordinairement que d’une sorte qui est le glacé or et argent, et souvent l’un et l’autre, que le cylindre aplatit et met de niveau avec le fond et la nuance. » Il note en outre que l’introduction du « cylindre merveilleux » en France, d’abord à Lyon, est due au « sieur Badjer » qui l’a importé d’Angleterre (Préface, p. XXVI).
  99. Environ 30 000 euros.
  100. Probable toponyme. Zapandi est une localité d’Étolie, alors sous domination ottomane, dans une région qui devait être productrice de tabac. L’Encyclopédie (art. « Tabac ») note qu’« il nous vient du tabac du levant, des côtes de Grèce et l’Archipel, par feuilles attachées ensemble » et des récits de voyage du premier tiers du XIXe siècle évoquent la production de tabac dans la région de Zapandi. Aucune information en revanche n’a pu être trouvée sur « Camussades ».
  101. Plus de 11 000 euros.
  102. Le malvoisie est un cépage ; Malvasia, pour les Vénitiens, est un nom générique des vins grecs (Raguse, en Sicile, appartient à la Grande Grèce).
  103. Vin produit sur l’île de Skopelos (mer Égée), alors sous domination ottomane.
  104. Le maréchal George Keith semble être passé à Constantinople en 1745, venant de Russie et en route pour Venise. Casanova a pu le rencontrer à cette époque ou quelques années plus tard à Venise. Keith avait dû quitter l’Écosse après s’être engagé auprès des jacobites. Il servira le roi de Prusse Frédéric le Grand, mais, à l’époque évoquée par Casanova, il n’a pas encore de statut d’ambassadeur. Son surnom de « Milord Maréchal » vient d’un titre héréditaire possédé par sa famille.
  105. Voir ici.
  106. Giovanni Donà arriva à Corfou le 1er novembre 1745. Les casanovistes actuels estiment probable que Casanova soit parti avant lui.
  107. Le provéditeur général est alors Daniele Dolfin, et non Andrea.
  108. « Revue se dit principalement, en parlant Des troupes de gens de guerre que l’on met en bataille, et qu’on fait ensuite défiler, pour voir si elles sont complètes, et si elles sont en bon ordre » (Acad. 1762). La fonction administrative des revues, qui étaient suivies d’un rapport à la hiérarchie sur la composition de l’armée, explique qu’elle soit l’occasion des promotions.
  109. D’après Gugitz, probablement Simon ou Caloandro Corponese, des lieutenants généraux.
  110. Les galéasses (ou galéaces, en vénitien : galeazza) étaient de lourds bâtiments militaires que l’Académie décrit comme de très grandes galères. Le gouverneur dont parle Casanova est Giacomo da Riva (1712-1790), qui occupait ce poste depuis 1742. Casanova dissimule son nom sous les initiales MDR, M. DR, etc. Il lui rend hommage dans la Confutazione (t. I, p. 69) où il écrit avoir été à son service vingt-sept ans plus tôt et l’avoir suivi du Levant à Venise, ce qui est généralement retenu comme un argument pour défendre la thèse d’un premier voyage au Levant en 1742.
  111. « Chanson qui court par la Ville, dont l’air est facile à chanter, et dont les paroles sont faites ordinairement sur quelque aventure, sur quelque intrigue du temps » (Acad. 1762). L’Académie, en 1798, étend le sens du mot aux pièces de théâtre et aux brochures qui ont pour sujet « quelque événement du jour ».
  112. De « la disposition des lieux » (Acad. 1798).
  113. L’armata sottile était formée des bateaux à rames traditionnels de Venise (galères et galéasses, même si ces navires avaient aussi des voiles) et l’armata grossa des vaisseaux de guerre à proprement parler. La remarque de Casanova rappelle que Venise a historiquement privilégié son armée « subtile », s’appuyant sur des vaisseaux de louage ou des bâtiments pris aux Ottomans à partir des années 1650 pour constituer l’armée « grosse ».
  114. Commandant de galère.
  115. Nobili di nave (quatre ans de service).
  116. « On dit proverbialement et par dérision d’Un homme qui fait l’amoureux transi, qu’Il file le parfait amour » (Acad. 1762).
  117. Andriana Foscarini, née Longo en 1720, épouse de Vincenzo Foscarini depuis décembre 1742. Helmut Watzlawick situe la rencontre de Casanova avec Mme F. au printemps 1745.
  118. Damoiseaux, chevaliers servants, galants.
  119. D’après Gugitz, il s’agit de Pietro ou Antonio Marulli.
  120. Orth. groupier (possible analogie avec l’italien groppa : croupe). Au pharaon et à la bassette, le croupier partage gains et pertes avec le banquier (voir Lexique et règles des jeux).
  121. La cassette. Cet emploi, que l’on rencontrera plusieurs fois dans l’Histoire de ma vie, n’est pas répertorié par les dictionnaires et semble rare dans les textes – on le trouve cependant chez George Sand (Consuelo, 1843). Il s’agit peut-être d’une dérivation de l’italien scatola, mais qui n’est pas propre à Casanova.
  122. Par sa dame (construction italianisante forgée sur trattato da).
  123. « On dit : Jouer sur sa parole, perdre une somme d’argent sur sa parole, pour dire : Jouer, perdre à crédit et sur sa bonne foi » (Acad. 1762). L’expression « sur la parole » semble être un italianisme (sulla parola) ; on dit aussi en italien tenere in parola : faire confiance.
  124. Orth. raci. En 1762, l’Académie indique encore « De sang rassis, pour dire, Sans être ému, sans être troublé ». En 1798, elle répertorie « de sens rassis » avec la même signification.
  125. Domenico Condulmer, né en 1709, capitaine de galéasse depuis le 10 juin 1742, avait été chargé en 1744 du commandement des vaisseaux de guerre se trouvant devant Corfou.
  126. Environ 23 000 euros.
  127. Les sequins d’or (Zecchino di Venezia) sont appelés Ducato di Venezia quand ils sont inscrits en monnaie de compte (sur un billet à ordre, comme celui que mentionne Mme F. ici). Il ne faut pas les confondre avec les ducats d’argent (pièces) et les ducats courants (monnaie de compte), de moindre valeur (voir Revenus et monnaies dans l’Europe du XVIIIe siècle).
  128. Cet épisode du faux prince de La Rochefoucauld eut lieu en juin 1741 (voir C. Samaran et J. R. Childs, Casanova Gleanings, V, p. 12-20).
  129. Qu’on lui avait déjà administré les sacrements.
  130. Sous-entendu : à Dieu. Il n’est pas impossible qu’il y ait une certaine ironie dans la désinvolture de cette double référence à la fin de vie catholique qui évacue les mots de « sacrements » et de « Dieu ».
  131. François de La Rochefoucauld (1613-1680) était le fils de François V de La Rochefoucauld (1588-1650) et de Gabrielle Du Plessis-Liancourt (1590 ?-1672).
  132. Vraisemblablement Lucia Elena Sagredo, née Pasqualigo le 21 juillet 1712, épouse de Giovanni Francesco Sagredo depuis 1739.
  133. Qu’on lui change son assiette.
  134. Marie de Médicis (1573-1642), reine de France.
  135. Phrase inachevée à la fin du feuillet.
  136. « On dit, Enfiler un chemin, pour dire, Prendre un chemin et le suivre » (Acad. 1762).
  137. Probable métaphore chimique : « Précipiter en termes de Chimie, signifie, Faire en sorte que les parties les plus grossières d’un métal dissous ou d’autre chose, tombent au fond du vaisseau. […] Il faut attendre que ce qu’il y a d’impur dans cette liqueur soit précipité » (Acad. 1762).
  138. De l’italien bastarda : grande galère.
  139. Caïque : « Sorte de chaloupe, petit bâtiment qui sert ordinairement avec les Galères dans la Méditerranée » (Acad. 1762).
  140. Propriétaire ou capitaine d’un navire (καραβοκύρης en grec moderne).
  141. Petite île située en face de la ville.
  142. « Distance d’un lieu à un autre » (Acad. 1762), soit une traversée.
  143. Environ 22 km.
  144. Le courant. Italianisme (corrente est féminin en italien).
  145. « Hutte que font les Soldats pour se mettre à couvert » (Acad. 1762).
  146. Soit 86 m.
  147. Le pope.
  148. Romeo (Ρωμιός en grec moderne) signifie « grec » et Fragico (Φράγκος) « européen », « occidental ».
  149. Sainte-Marie de Casopo. Casopo (aujourd’hui Kassiopo ou Kassiopi) n’est pas, en réalité, une île, mais une petite péninsule au nord de Corfou.
  150. Le sanctuaire, séparé de la nef dans la liturgie orthodoxe.
  151. Ulysse est associé à la mètis, à la ruse.
  152. Le mot « grecs » est ajouté dans l’interligne : le premier propos, plus nettement anticlérical, est réorienté vers un lieu commun sur le clergé grec.
  153. « On appelle Pain de munition, Le pain que l’on distribue chaque jour aux soldats dans l’armée ou dans une place de guerre » (Acad. 1762).
  154. Citation de Sénèque, Lettres à Lucilius, 101, 11, éd. cit., t. IV, p. 143. Voir, comme possible relais, Montaigne, II, 37, « De la ressemblance des enfants aux pères » (éd. cit., p. 1182), et La Fontaine, Fables, XI, 15.
  155. Plus de 4 000 euros.
  156. Voir ici note 6.
  157. « On dit, Être en pointe de vin, pour dire, Avoir de la gaieté, à cause qu’on a bu un peu plus qu’à l’ordinaire » (Acad. 1762).
  158. En italien gazzetta, monnaie vénitienne de cuivre en circulation depuis 1538 et valant 2 soldi (environ 50 centimes d’euro). Il y avait des gazettes spéciales pour chacune des îles du Levant vénitien.
  159. Possible variation à partir d’une expression figurée : « en parlant d’un homme dont la fortune n’est soutenue de rien de solide, on dit, Que toute sa fortune est en l’air » (Acad. 1762). L’italien du XVIIIe siècle a aussi des expressions figurées dans lesquelles in aria signifie « sans fondement ».
  160. Cette graphie de « contumace » (« Le refus, le défaut que fait une Partie de répondre, de comparaître au Tribunal du Juge par devant lequel elle est appelée pour crime », Acad. 1762) est répertoriée par l’Académie.
  161. « Sorte de demi-pique, que portent les Officiers d’Infanterie » (Acad. 1762).
  162. L’attaque des Turcs à Corfou en 1716.
  163. Jeunes hommes vigoureux et très courageux (en grec moderne παλληκάρι : brave). Le mot « palikare », qui désigne des mercenaires grecs puis des miliciens combattant pour l’indépendance, n’entrera dans la langue française qu’au XIXe siècle.
  164. Lors de son séjour en 1765.
  165. Du grec moderne ποιόϛ είναι άυτου : qui est là ?
  166. Du grec moderne κατάρα : malédiction, et μοναχός : moine.
  167. En position de combat. Casanova peut aussi jouer sur un autre sens, ironiquement : « On dit Être bien sous les armes, pour dire : avoir bonne mine, bonne grâce, quand on est armé, quand on a la pique à la main, ou le mousquet sur l’épaule » (Acad. 1762).
  168. Peut-être du vin macédonien de la région de Kavala.
  169. Alvise Foscarini, né en 1723 et nommé commandant de la bastarda le 15 mars 1745.
  170. Un protopapa est un dignitaire du clergé grec orthodoxe (archiprêtre). Casanova mentionne le protopapa Bulgari dans la Confutazione (t. III, p. 9).
  171. Scala signifiait au XVIIIe siècle « escalier » ou « échelle » mais aussi « escale », « port ».
  172. Spécieux : « Qui a une apparence de vérité et de justice […] On le dit quelquefois par opposition à Solide. Cela n’est que spécieux, et il n’y a rien de réel » (Acad. 1798).
  173. Passe-droit : « Grâce qu’on accorde à quelqu’un contre le droit et contre l’usage ordinaire, sans tirer à conséquence » (Acad. 1762). Le mot peut cependant aussi avoir un sens péjoratif dans la langue du XVIIIe siècle.
  174. Gazer : « Mettre une gaze sur quelque chose. On dit figurément, Gazer un conte, une histoire, pour dire, En adoucir ce qu’il y aurait de trop libre, d’indécent » (Acad. 1762).
  175. En ma faveur (construction italianisante forgée sur a mio favore).

Chapitre IV

  1. Construction italianisante forgée sur l’expression in punta di piedi.
  2. Casanova joue d’une équivoque. « Congrès » peut s’employer au sens du latin congressus (union sexuelle), quoique ce sens ne soit rapporté qu’indirectement par les dictionnaires, qui évoquent une pratique juridique abandonnée au XVIIe siècle : le congrès était une épreuve légale, devant témoin, qui devait permettre d’établir l’impuissance d’un mari si son épouse réclamait l’annulation du mariage pour cette raison (voir Acad. 1718 par exemple).
  3. Bonneval ne mourut qu’en 1747.
  4. Étonnée, mais Casanova peut aussi jouer sur le double sens du mot tant Mme F. se dérobe à lui au cours du chapitre.
  5. « On dit, Être sur le bon pied, sur un bon pied, pour dire, Être dans un bon état, dans une situation avantageuse » (Acad. 1762).
  6. Emploi étendu de « mésallier », qui signifie littéralement « épouser quelqu’un d’un rang inférieur ». « La mienne » renvoie à la « mésalliance » avec Casanova.
  7. En associant la blessure, l’ingestion du sang et le baiser comme « désir de puiser dans l’objet qu’on aime », Casanova revisite un thème littéraire. Les célèbres Baisers (1541) de Jean Second, l’auteur de l’épigramme à l’origine de la « révélation » littéraire du Vénitien, liaient le baiser à la morsure (« Tu joins ta bouche adorable à la mienne, / Mordant et remordant », « Baiser V », in Les Baisers, éd. bilingue, trad. O. Sers, Paris, Les Belles Lettres, 1996, p. 19), à la dévoration (« Donne-moi mille fois ta bouche à dévorer », « Baiser IV », ibid., p. 15), et en faisaient le moyen d’absorber ou d’échanger les âmes (« Cependant que tu bois mon âme titubante », « Baiser V », ibid., p. 21 ; « Par nos deux bouches mêler nos deux âmes », « Baiser X », ibid., p. 45). Tout le chapitre déploie la topique de l’ingestion tout en estompant son pendant idéalisant lié à une conception spirituelle de l’âme. Ce sang bu ouvre une séquence qui se poursuivra par les dragées fabriquées avec les cheveux de Mme F., puis par la fusion du baiser et de la blessure « lambie » (léchée). Dans l’Icosameron (1788), les Mégamicres, les habitants de l’univers utopique décrit par le roman, forment des couples d’inséparables qui se nourrissent l’un l’autre en suçant leur lait rouge.
  8. Otranto, à la pointe des Pouilles, sur le versant oriental.
  9. « Parterre se dit […] De cette partie d’une salle de spectacle qui est plus basse que le théâtre » (Acad. 1762).
  10. La vente anticipée et en gros des places à des intermédiaires – qui les revendront avec un bénéfice – procure à Casanova les fonds nécessaires pour faire venir la troupe. Il ne conserve pour son propre bénéfice que la recette de deux représentations par semaine.
  11. L’entrepreneur cumulait les fonctions d’investisseur et d’imprésario.
  12. Environ 60 km. C’est plutôt le double, même si Casanova évoque les côtes de Corfou et non la ville elle-même, située sur la côte est.
  13. Environ 4 m.
  14. Fastidio et Battipaglia sont deux personnages de la commedia dell’arte apparus au XVIIIe siècle – il est fréquent à cette époque que les acteurs italiens, et les chefs de troupe en particulier, soient désignés par les personnages qu’ils représentent. Fastidio de Fastidiis est un personnage type de la comédie napolitaine qui amuse par le contraste entre son ridicule et le sérieux de ses prétentions.
  15. Suppôt : « Celui qui est membre d’un Corps, et qui y remplit de certaines fonctions pour le service du même Corps […]. Il n’est guère d’usage dans cette acception, qu’en parlant de l’Université. [Il] se dit aussi De celui qui est fauteur et partisan de quelqu’un dans le mal, qui sert aux mauvais desseins d’un autre » (Acad. 1762).
  16. Pantalon, Polichinelle et Scaramouche sont trois personnages types de la commedia dell’arte.
  17. Complètement, tout à fait, peut-être à partir de l’italien in pieno.
  18. Environ 1 200 euros.
  19. Le contrat.
  20. « Celui qui gouverne, qui conduit un vaisseau. Il n’a guère d’usage qu’en Poésie » (Acad. 1762).
  21. « Sorte de petit vaisseau à voiles et à rames pour aller en course » (Acad. 1762).
  22. On dirait aujourd’hui « au vent » (contre le vent) : « Être sous vent, c’est avoir le désavantage du vent » (Trévoux).
  23. À tribord, c’est-à-dire sur la droite. On a dit jusqu’au XVIIIe siècle « stribord », de l’islandais styribord (le bord du gouvernail). La hource (orth. ource, et plus bas hource) sert à diriger le bateau : c’est la « corde qui tient bas-bord et stribord la vergue d’artimon, et qui ne sert jamais que d’un côté à la fois, c’est-à-dire, de celui du vent » (Trévoux). Le mât d’artimon est celui qui se trouve le plus près de la poupe.
  24. Vent du sud.
  25. Casanova ordonne de naviguer par vent arrière (poussé par le vent).
  26. Environ 120 km.
  27. « Aller à la Bouline […] se dit d’un vaisseau, d’une galère qui a le vent de travers, et qui va sur le côté » (Acad. 1762).
  28. Construction inhabituelle sans doute forgée sur l’expression « il fait vent pour dire que le vent s’élève » (Trévoux).
  29. La barre du gouvernail.
  30. De l’italien mandracchio : petite darse (bassin pratiqué dans un port) destinée aux petites embarcations.
  31. Domenico Duodo (1721-v. 1767). Diedo a été biffé et corrigé.
  32. En leur offrant les bénéfices d’une représentation.
  33. Plus de 100 000 euros.
  34. Construction inhabituelle : on attendrait « me morfondre ».
  35. Que je n’avais plus rien à dire, plus de pièce à présenter en ma faveur (et non pas « que j’avais dit tout ce que j’avais sur le cœur ») : « On appelle Sac de procès, et absolument Sac, Un sac où l’on met les pièces d’un procès » (Acad. 1762).
  36. Lorsque l’occasion se présentait.
  37. Remède approprié à une maladie donnée.
  38. Dans votre personne, dans votre apparence. Le mot « individu » appartient à la langue savante (« chaque animal par rapport à l’espèce dont il fait partie », Acad. 1762) et s’emploie aussi « en termes de plaisanterie » : « Avoir soin de son individu, conserver son individu, pour dire, Avoir grand soin de sa personne » (Acad. 1798).
  39. Au sens de « Preuve évidente et indubitable d’une vérité, d’un fait » (Acad. 1762).
  40. Casanova joue sur un double sens : l’adjectif « heureux » s’emploie aussi pour qualifier l’amant qui a obtenu la fameuse « conviction », c’est-à-dire les faveurs sexuelles de la femme qu’il courtise.
  41. La ville de Buthrote, ou Butrint en albanais (Buthrotum dans l’Antiquité), dans le sud de l’Albanie, près de la frontière grecque, fut brièvement sous domination vénitienne. Elle est aujourd’hui détruite.
  42. Un peu plus de 10 km.
  43. Régulières : « On appelle Troupes réglées, Des troupes entretenues sur pied, pour les distinguer des milices » (Acad. 1762).
  44. Govino, sur l’île de Corfou, siège d’un port militaire depuis 1716.
  45. Ce dont.
  46. Voir ici note 47.
  47. Qui ne sait pas saisir la chance quand elle se présente. La formule est sans doute forgée à partir de l’expression « prendre l’occasion aux cheveux » que l’on trouve par exemple chez Molière. « Les Poètes et les Peintres font de l’Occasion un personnage allégorique de femme, qui est représentée ordinairement avec un toupet de cheveux au-dessus du front, et toute chauve par-derrière. Ainsi on dit figurément, que L’occasion est chauve, pour marquer, que Quand on a laissé échapper une occasion, on ne la recouvre plus, et qu’il la faut saisir dès qu’elle se présente » (Acad. 1762).
  48. « Espèce d’insulte qu’une personne fait inconsidérément à une autre » (Acad. 1762).
  49. Histoire non identifiée.
  50. Un peu plus de 1,5 m.
  51. L’ambre gris, à l’odeur puissante quand il est préparé, a pour « vertus » de « fortifier le cerveau, le cœur, l’estomac ; il excite de la joie, provoque la semence, et on le donne pour augmenter la sécrétion des esprits animaux et les réveiller » (Encyclopédie, art. « Ambre-gris [médecine] »). L’angélique est une plante au goût parfumé utilisée dans la confiserie. L’alkermès est une « Confection faite avec le suc exprimé de kermès, le suc de pomme, l’aloès, les perles, le santal, la cannelle, l’ambre gris, le musc, l’azur, les feuilles d’or », le terme étant « Emprunté du mot Arabe » ; c’est aussi une liqueur de couleur rouge, laquelle est donnée par le kermès, « petite excroissance de couleur rouge, qu’on trouve sur le chêne vert » (Acad. 1762). Enfin, le storax, ou styrax, est une « Espèce de résine odoriférante qui découle d’un arbre des Indes, Il s’emploie dans la Pharmacie. Il est ou liquide ou sec » (Acad. 1762).
  52. De commandement, d’autorité.
  53. Possible italianisme (forgé sur maggiore : plus grand) et/ou jeu de mots sur le français : « on appelle Force majeure, Une force à laquelle on ne peut résister. Causes majeures, Certaines causes d’une grande importance, concernant la Religion et l’État » (Acad. 1762).
  54. Les deux mots sont redondants en ce qu’ils renvoient à la poésie pastorale : l’idylle est une « Espèce de petit Poème dans lequel on peut traiter toute sorte de matière, mais qui roule plus ordinairement sur quelque sujet pastoral ou amoureux, et qui tient de la nature de l’Églogue », l’églogue une « Sorte de Poésie pastorale, où d’ordinaire on fait parler des Bergers ». Le Vénitien semble employer le premier mot pour désigner le thème, et le second pour la forme.
  55. Maladie associée à l’assèchement et au dépérissement.
  56. « On appelle Diablotins, Certaines petites pâtes de chocolat couvertes de petites dragées » (Acad. 1762).
  57. Environ 5 cm.
  58. « Sorte de chaise portative, dont les personnes considérables se servent dans les Indes, pour aller d’un lieu à un autre, en se faisant porter sur les épaules des hommes » (Acad. 1762).
  59. Érysipèle (erisipela ou risipola en italien) : « Tumeur superficielle, inflammatoire, qui s’étend facilement sur la peau, qui est accompagnée d’une chaleur âcre et brûlante » (Acad. 1762).
  60. Dans la mythologie grecque, Machaon est le fils d’Asclépios, le dieu de la médecine. C’est le médecin des Grecs lors de la guerre de Troie.
  61. Italianisme forgé sur lambire : lécher.
  62. « On dit […] au Théâtre, Doubler un rôle, un acteur, pour dire, Jouer un rôle au défaut de l’acteur qui en est chargé en premier » (Acad. 1762).
  63. « Illusion par sortilège, fascination » (Acad. 1762).
  64. « Se complaire (à soi-même), c’est s’admirer, se plaire, se délecter en soi-même, en ses productions, en ses ouvrages » (Féraud).

Chapitre V

  1. Antonio Renier (1709-1778).
  2. Cette construction non pronominale est reçue dans la langue du XVIIIe siècle (se battre avec des fleurets).
  3. Casanova prolonge ici, comme il le fera quelques lignes plus loin avec l’ordre de Mme F. « Dévore-moi », la variation sur la topique des baisers ouverte au chapitre précédent (voir ici note 7). On notera que la référence à l’âme, éludée jusque-là, apparaît au moment où la scène érotique est représentée dans les termes les plus explicites.
  4. Mitiger : « Adoucir, rendre plus aisé à supporter. Il se dit principalement Des adoucissements qu’on apporte dans les Ordres Religieux, à la pratique des règles qui sont trop sévères » (Acad. 1762).
  5. Allusion à la phrase qui orne la porte des Enfers dans La Divine Comédie de Dante : « Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate » (L’Enfer, chant III, v. 9, in La Divine Comédie, éd. bilingue, trad. J. Risset, Paris, Flammarion, coll. « G.F. », t. I, p. 40).
  6. Dans l’accomplissement effectif de l’adultère.
  7. Idée récurrente dans l’Histoire de ma vie, fondée sur l’opposition entre la morale sociale et la morale naturelle. On la retrouvera par exemple dans l’épisode de la comtesse A. S. Lorsque la jeune fille mentira à sa famille en prétendant qu’elle n’a pas fait l’amour avec Casanova, le Vénitien refusera de présenter son discours comme un véritable mensonge. Si elle se dit innocente dans les termes de la morale sociale, c’est qu’elle l’est en effet : « Une fille qui se rend à l’amour allié au sentiment ne peut pas avoir commis un crime, car elle ne peut pas ressentir des remords » (voir ici).
  8. De l’île de Zante (voir ici note 69).
  9. Possible italianisme de construction forgé sur adempiere al proprio destino : accomplir son destin (construction cependant non répertoriée par l’Accademia della Crusca au XVIIIe siècle).
  10. Être infidèle à ma divinité. « [Prévariquer se] dit surtout des Ministres de la Religion, quand ils trahissent leur ministère » (Féraud). Le verbe a aussi un sens plus large : « Trahir la cause, l’intérêt des personnes qu’on est obligé de défendre ; agir contre le devoir de sa charge, contre les obligations de son ministère » (Acad. 1762).
  11. « Complaisance, qui fait qu’on se rend aux sentiments, aux volontés de quelqu’un » (Acad. 1762).
  12. Point de mensonge, de feinte.
  13. Orth. cuison. « La douleur que l’on sent d’un mal qui cuit » (Acad. 1762).
  14. Ennui : « Fâcherie, chagrin, déplaisir, souci » (Acad. 1762).
  15. « On appelle Coup de grâce, Le coup que le bourreau donne sur l’estomac à un homme roué vif, afin de l’empêcher de languir plus longtemps. On le dit figurément, en parlant d’Un homme à qui l’on a fait le dernier mal qu’on pouvait lui faire » (Acad. 1762). Si Casanova reçoit cependant la dernière malédiction comme un coup de grâce, c’est aussi qu’elle lui fait la faveur de mettre un terme à ses « ennuis ».
  16. Faut-il comprendre M.D.R. ou Casanova introduit-il fugitivement ce nouveau personnage ?
  17. Phtisie : « Terme générique, qui signifie, Toute sorte de maigreur et de consomption du corps, de quelque cause qu’elle vienne » (Acad. 1762), mais qui s’emploie aussi pour désigner une maladie pulmonaire (Encyclopédie). L’orthographe de Casanova doit sans doute à la fois à l’italien tisi et à la graphie française du mot au XVIIIe siècle (dans les dictionnaires de l’Académie, notamment) : phthisie.
  18. « Malheur […]. Il est du style familier, et il se dit principalement au jeu » (Acad. 1762).
  19. D’après Horace, Épîtres, I, 6, 38 : « Ac bene nummatum decorat Suadela Venusque » (éd. cit., p. 64).
  20. « Vaisseau de guerre de haut bord, moindre et plus léger à la voile que les grands vaisseaux » (Acad. 1762).
  21. D’après Horace, Épîtres, II, 1, v. 48-49 : « Qui redit in fastos et virtutem aestimat annis / miratur nihil, nisi quod Libitina sacravit » (« L’homme qui cherche refuge dans les fastes, mesure le mérite aux années, et n’admire rien que ce que Libitine a consacré », éd. cit., p. 153). Libitine est la déesse romaine des funérailles.
  22. Ce thème est développé dans l’Icosameron (1788). Le monde utopique possède aussi une République, double évident de Venise, qui est incapable d’accepter le changement : « les vieux membres d’un corps législatif, presque tous superstitieux, dédaignent les doctrines de la jeunesse » (t. IV, p. 259).
  23. Galériens volontaires et payés (Accademia della Crusca, 4e éd.).
  24. Allusion à la campagne d’Italie menée par le général Bonaparte : Venise rend les armes le 12 mai 1797. Cette indication n’est pas un ajout, elle figure bien dans la continuité du texte. On voit qu’il s’agit donc ici d’une reprise tardive du manuscrit.
  25. Environ 4 000 euros.
  26. Voir ici.
  27. La recherche casanoviste a proposé de lire (Francesco) Simonini (1686-v. 1753), peintre de batailles originaire de Parme installé à Venise dans les années 1740-1745. Le peintre contemporain Domenico Simonetti, dit il Magatta (1685-1754), a peut-être peint des batailles, mais cela ne semble pas avoir été sa spécialité.
  28. « [Commission] se prend aussi pour Un emploi qu’on exerce, comme y ayant été commis pour un temps ; et alors il s’oppose à Office, Charge » (Acad. 1762). On se souvient que Casanova avait dû acheter son poste.
  29. Calle del Carbon, peu après le pont du Rialto, sur la rive gauche du Grand Canal, dans le quartier de l’église San Luca.
  30. Environ 35 euros.
  31. Mot plus péjoratif qu’aujourd’hui : « libertin, vaurien » (Acad. 1762).

Chapitre VI

  1. Italianisme forgé sur dormiente : dormeur.
  2. Le Campo Sant’Angelo, dans le quartier de Saint-Marc.
  3. Alliance conclue en 1508 contre les Vénitiens entre l’empereur germanique Maximilien Ier, Louis XII et Ferdinand II d’Aragon. Le pape Jules II y adhéra l’année suivante.
  4. Perquisition : « Recherche exacte que l’on fait de quelque chose » (Acad. 1762).
  5. La Piazzetta San Marco : la partie de la place qui rejoint le Grand Canal (voir le plan).
  6. « [Gargotier] se dit aussi par mépris De tous les méchants cabaretiers, et de tous les cuisiniers qui apprêtent mal à manger » (Acad. 1762).
  7. La Parrocchia Santa Croce au nord-ouest de la ville.
  8. Construction inhabituelle. Il distribue nos rôles et nous les fait répéter, par analogie avec le sens musical de « concerter » : « Faire l’essai, la répétition des pièces qu’on doit jouer dans un concert, avant que de le faire entendre au public » (Trévoux).
  9. Le Conseil des Dix élisait chaque mois trois capi (chefs) parmi ses membres.
  10. Italianisme forgé sur poppiere : marin chargé des manœuvres à la poupe du navire. Dans une embarcation à rames, c’est le chef de nage.
  11. L’île San Giorgio Maggiore, en face de Saint-Marc (voir le plan).
  12. San Geremia, à Cannaregio (non loin de l’actuelle gare Santa Lucia).
  13. L’église de San Marcuola, ou des Santi Ermagora e Fortunato, sur le Grand Canal (quartier Cannaregio).
  14. Casanova francise Rialto, partie du quartier San Polo.
  15. Sans doute l’hôtellerie Alle Spade : Casanova écrit plus bas « aux épées ».
  16. San Giobbe, à l’ouest de Cannaregio (voir le plan).
  17. « Entendre à » est une construction répertoriée dans la langue classique : « [Entendre] signifie aussi s’appliquer avec attention […]. Cet avocat a tant d’affaires, qu’il ne sait à laquelle entendre » (Furetière, 1694). En 1762, l’Académie ne répertorie plus ce sens.
  18. Entre 15 000 et 20 000 euros.
  19. Italianisme forgé sur taglia : mise à prix.
  20. Nicolò Tron (1685-1772) fut en réalité inquisiteur d’État de novembre 1750 à septembre 1751.
  21. C’est-à-dire de la branche des Cornaro appelée della Regina.
  22. La toge rouge n’était portée que par les sénateurs.
  23. Voir ici.
  24. Au palais du sénateur Bragadin, sur le Campo Santa Marina à Castello (voir le plan).
  25. Construction usuelle au XVIIIe siècle de « s’informer » pris au sens de « s’enquérir ».
  26. Fomentation : « Remède qu’on applique extérieurement sur une partie malade, pour adoucir, fortifier, résoudre, etc. » (Acad. 1762).
  27. Matteo III Giovanni (ou Zuanne) Bragadin (1689-1767), qui deviendra le principal protecteur vénitien de Casanova. Issu d’une famille de la plus ancienne noblesse vénitienne, il fut sénateur, membre du Conseil ducal, inquisiteur d’État. Casanova fait son éloge dans la Confutazione (t. I, p. 53 et sq.). Son frère, Daniele Bragadin (1683-1755), avait été nommé procurateur de Saint-Marc en 1735.
  28. Il s’agit de Marco Dandolo (1704-1779) et Marco Barbaro (1688-1771).
  29. Casanova rajeunit son protecteur, qui avait alors cinquante-sept ans.
  30. Par opposition à la nature. Casanova prônera exactement le contraire.
  31. Casanova semble mêler deux locutions : « être la proie de » et « être en proie à ».
  32. « Les Sciences abstraites, ce sont celles qui ont pour objet des êtres abstraits ; tels sont la Métaphysique et les Mathématiques » (Encyclopédie, art. « Abstrait »). Casanova emploie plutôt le mot au sens de « sciences occultes ».
  33. Clavicula Salomonis, c’est-à-dire la petite clé de Salomon : nom donné, à partir du XVe siècle, à divers manuscrits et ouvrages de magie attribués au roi Salomon.
  34. Au sens propre, la cabale désigne « la doctrine mystique, et […] la Philosophie occulte des Juifs » (Encyclopédie) et en particulier « l’interprétation mystique et allégorique de l’ancien Testament » (Acad. 1762). Dans une lettre de septembre 1793 dont il a conservé le brouillon, Casanova distingue le « Kab-eli » et la « Cab-ala » : « Je possède depuis longtemps le Kab-Eli. C’est un ouvrage numérique par lequel je reçois une réponse raisonnée en chiffres arabes à toutes interrogations que j’écris composée[s] en chiffres. Vous savez, je crois, que le Kab-Eli, qui veut dire secret de Dieu n’est pas la Cab-ala qui ne consiste qu’en interprétation[s] toujours plus ou moins obscures » (lettre citée par Bernhard Marr, « La kabbale de Jacques Casanova », dans Mémoires de J. Casanova de Seingalt, écrits par lui-même, Paris, La Sirène, 1926, t. III, p. IX). Pratiquement, il convertissait la question posée en nombres en fonction des lettres contenues dans chaque mot, puis disposait ces nombres en une pyramide. Celle-ci pouvait également comporter des nombres arbitraires et, parfois, une prétendue « clé » qui ajoutait encore de nouveaux nombres. Le Vénitien prétendait recevoir la réponse en procédant ou en faisant procéder à des additions et des soustractions parfaitement arbitraires, si ce n’est qu’elles lui permettaient d’aboutir à des nombres choisis par lui et qu’il n’avait plus qu’à traduire ou à faire traduire en mots. Toute l’habileté consistait donc, d’une part, à donner l’illusion que les nombres (et donc la réponse) trouvés l’avaient été « naturellement » en multipliant les opérations pour ne pas laisser la dupe comprendre que l’oracle était déjà déterminé ; et, d’autre part, à faire une réponse propre à séduire le destinataire sans trop compromettre le « cabaliste » : la technique de l’équivoque explicitée plus bas par Casanova, chère aux libres penseurs, lui fut aussi utile dans cet exercice. Au cours de cette première expérience « cabalistique », Casanova donne lui-même la réponse et n’a donc à se soucier que de la seconde exigence.
  35. Six heures ou 6 h 30 si l’action se situe début mai (« à la moitié du printemps ») – voir Calcul des heures à l’italienne.
  36. « C’est le titre du Pontife qui présidait aux Mystères d’Éleusis et de quelques autres Temples de la Grèce. Ce nom pris littéralement, signifie Celui qui révèle les choses sacrées » (Acad. 1762).
  37. Les esprits associés aux éléments. Lieu commun des croyances magiques du temps.
  38. La critique du paganisme ne cherche même pas véritablement à cacher celle du christianisme, comme on le voit dans les lignes suivantes. Dès cette phrase, le lecteur contemporain de Casanova ne peut que penser à l’Histoire des oracles de Fontenelle (1687).
  39. Obscurci par les préjugés (voir ici note 52).
  40. L’influence ainsi acquise par Casanova sur les trois patriciens et sur Bragadin en particulier ne laissa pas l’Inquisition indifférente : les rapports de l’espion Manuzzi (voir Répertoire) en 1754-1755 montrent que les agissements du Vénitien, soupçonné de vouloir s’emparer des biens du sénateur, étaient surveillés de près.
  41. « [Visionnaire] se dit figurément De celui qui a des idées folles, des imaginations extravagantes, des desseins chimériques » (Acad. 1762).
  42. La pierre philosophale.
  43. Environ 1 100 euros.

Chapitre VII

  1. Cette initiale est changée en A.S. dans la suite du texte.
  2. Un casino est une maison privée dédiée au divertissement et aux plaisirs (jeu, réceptions, rencontres amoureuses…).
  3. Angela Avogadro, née Vezzi (?-1762).
  4. Le comte Kajetan Zawoiski (1725-1788) deviendra aide de camp général du fils d’Auguste III de Pologne et Électeur de Trèves (1768-1802) Clément Wenceslas de Saxe (1739-1812), puis maréchal à la cour de Coblence et ambassadeur à Dresde où il mourra. Casanova le reverra en 1767 à Munich après son départ de Vienne (voir HMV, ms. t. IX, chap. II, fº 25r).
  5. Angelo Querini (1721-1796), patricien notoirement libre-penseur et franc-maçon.
  6. Le patricien et futur sénateur (1751) Lunardo Venier (1716-1781), qui semble avoir connu une jeunesse mouvementée.
  7. L’île de la Giudecca, ou de la Zuecca, au sud de la ville (voir le plan).
  8. Italianisme forgé sur locanda : auberge. Son nom peut provenir d’un quartier appelé il Castelletto, près du Rialto.
  9. « Marque, se dit aussi Des jetons, des fiches, et de quelques autres signes que l’on met au jeu au lieu d’argent » (Acad. 1762).
  10. Environ 57 000 euros.
  11. Italianisme forgé sur compiacersi di : se réjouir de.
  12. L’avantage qu’a le ponte sur le banquier avait été démontré par les premiers mathématiciens qui avaient appliqué le calcul des probabilités au jeu (voir Lexique et règles des jeux).
  13. « Se dit aussi en parlant d’Un Prince, d’un Ministre, d’un grand Seigneur auquel on s’attache, et sous la protection duquel on se met pour faire sa fortune, pour avoir de l’appui » (Acad. 1762).
  14. Plus de 100 000 euros.
  15. Pietro Guarienti, peintre et historien d’art d’origine véronaise, fut nommé directeur de la galerie de Dresde par le roi de Pologne. Il est essentiellement connu comme l’éditeur et le continuateur de l’Abecedario pittorico d’Orlandi (1753 pour ses ajouts et corrections).
  16. Comprendre 100 000 sequins, soit plus de 10 millions d’euros.
  17. Anton Raphael Mengs (1728-1779). Casanova le fréquentera lors de son séjour en Espagne (1767-1768).
  18. Casanova retrouvera son frère Jean à l’école de Mengs à Rome fin 1760.
  19. Corriere (plus bas francisé en courriere) doit se comprendre ici au sens de service de transport. Il s’agit d’une embarcation assurant une liaison régulière entre Ferrare et Venise.
  20. Malvasia : boutique où l’on vendait du vin (voir ici note 102).
  21. Giovanni Francesco Steffani, né en 1723, était secrétaire auprès du Conseil des Dix.
  22. « Main se dit aussi de l’écriture. Il a une belle main, pour dire, Il a une belle écriture. Et dans ce sens on dit, Reconnaître la main de quelqu’un, pour dire, Reconnaître son écriture » (Acad. 1762).
  23. La Cancelleria, au palais ducal, conservait les documents relatifs à l’administration de la République. Le chancelier et les secrétaires de la Chancellerie n’appartenait pas à l’ordre des patriciens, mais à celui des cittadini.
  24. Croire à quelqu’un : « Ajouter foi à quelqu’un, suivre son conseil, son avis. Croire aux Astrologues, aux Médecins » (Acad. 1762).
  25. Casanova, qui séduit par le récit de sa vie, attend aussi d’être intéressé au sens classique (ému, touché) par le récit d’autrui, en particulier des femmes qu’il rencontre. L’Histoire de ma vie offre de nombreux récits secondaires, plus ou moins développés, rapportés directement par des femmes. Elles y narrent souvent, comme on peut aussi le lire dans les romans, les vicissitudes qui sont les leurs aussitôt qu’elles s’écartent de leur destin social. Ces récits ont plusieurs fonctions importantes : ils offrent à Casanova un rôle dans une histoire en cours ; ils inscrivent dans le texte une mémoire romanesque ; dans la mesure où ils sont le plus souvent suivis d’une évocation de leur effet sur leur destinataire, ils représentent l’efficacité du récit dans la narration même ; un jeu d’échos s’organise entre eux et avec le récit principal.
  26. Italianisme. Desimprimere : enlever une impression (Accademia della Crusca, 4e éd.).
  27. Environ 27 cm.
  28. Mon habitude.
  29. Une quinzaine d’euros.
  30. Une cinquantaine d’euros.
  31. Orth. empyrique. Métaphore médicale. Un empirique est au sens large un médecin qui n’applique pas les règles de la médecine et prétend disposer de secrets. C’est donc souvent un synonyme d’imposteur ou de charlatan. Mais le mot désigne aussi, par opposition aux dogmatiques, une « célèbre secte qui fit autrefois une grande révolution dans la Médecine […] environ 287 ans avant la naissance de J. C. » ; hostile à la théorie et à la recherche des causes cachées, « toute la médecine des empiriques se réduisait […] à avoir vu, à se ressouvenir, et à comparer » (Encyclopédie, art. « Empirique, secte »). Casanova peut donc ici faire allusion soit aux méthodes peu orthodoxes employées par Bragadin pour le guérir de ses passions, soit au fait que celui-ci, comparant les égarements de sa propre jeunesse avec les aventures de son protégé, soit enclin à lui imposer des remèdes qui ne conviennent pas vraiment à son cas.
  32. Le babil, le bavardage.
  33. Nom du propriétaire d’une auberge.
  34. Italianisme forgé sur a favore di : en faveur de.
  35. Italianisme de construction forgé sur persuadere qualcuno a fare qualcosa : persuader quelqu’un de faire quelque chose.
  36. « Couler signifie aussi figurément, Faire glisser adroitement, mettre doucement en quelque endroit, ou parmi quelque chose » (Acad. 1762).
  37. « Flatteur, flatteuse. Celui ou celle qui par bassesse et par intérêt, donne des louanges excessives à une personne qui ne les mérite pas » (Acad. 1762).
  38. Dans la terminologie aristotélicienne, la cause efficiente, par opposition aux causes matérielle, formelle et finale, est celle qui produit l’effet.
  39. « On dit figurément, qu’Un homme est tout uni, pour dire, que C’est un homme simple et sans façon » (Acad. 1762).
  40. Steffani possédant sa propre voiture, la phrase peut indiquer qu’il a loué des chevaux ou, plus vraisemblablement, qu’il est parti à la hâte : « Figurément, en parlant d’un homme qui fait toute chose à la hâte, on dit […] qu’il fait tout en poste » (Acad. 1762).
  41. C’est-à-dire parmi les cittadini employés à la Chancellerie.
  42. Cette métaphore picturale doit être rapprochée des nombreuses métaphores théâtrales dans cet épisode et, plus généralement, dans l’Histoire de ma vie. Le « tableau » est au cœur des réflexions et des pratiques dramaturgiques du siècle (voir P. Frantz, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1998).
  43. Maquereau.
  44. Bordel.
  45. Ce nom, employé ici pour désigner l’« ange » de Casanova, sera utilisé plus tard comme pseudonyme par le Vénitien. Ses sonorités évoquent Le Comte de Gabalis, ou Entretiens sur les sciences secrètes de Montfaucon de Villars (1670).
  46. Hiérarchie : « On appelle ainsi l’ordre et la subordination des différents chœurs des Anges, et des divers degrés de l’État Ecclésiastique » (Acad. 1762).
  47. « Celui qui est initié dans les mystères d’une Secte ou d’une Science. Il se dit particulièrement de ceux qui croient être parvenus au grand œuvre » (Acad. 1762).
  48. Traghetto, au sens de station où l’on prenait une gondole.
  49. Selon La Mettrie, le remords provient de la loi naturelle, « sentiment intime » antérieur à toute éducation ou à toute législation humaine. On ressent du remords lorsqu’on a enfreint cette loi (voir par exemple L’Homme machine, dans Œuvres philosophiques [Londres, 1751], éd. J.-P. Jackson, Paris, Coda, 2004, p. 64 : « On ne peut détruire la loi naturelle. L’empreinte en est si forte dans tous les animaux que je ne doute nullement que les plus sauvages et les plus féroces n’aient quelque repentir »). De ce point de vue, le raisonnement de Casanova n’est pas un sophisme.
  50. Pontelagoscuro, petite commune de la rive droite du Pô, à 7 km de Ferrare.
  51. Italianisme forgé sur confine (ou confino selon l’Accademia della Crusca, 4e éd.) : limite, frontière.
  52. Casanova emploie « convaincu que » au sens de « convaincu de (quelque crime) ».
  53. Casanova retrouvera Ancilla à Lyon en 1750 (voir ici). Elle sera la maîtresse de John Murray à Venise (voir ici).
  54. Tommaso Medin (1725-v. 1787), homme de lettres au sens large (on le connaît surtout pour sa traduction de la Henriade de Voltaire). Grand joueur, toujours perclus de dettes, il dut quitter Venise en 1756 pour avoir menacé un créancier. Marie-Thérèse d’Autriche le nomma capitaine de justice à Mantoue en 1765 et il put rentrer à Venise l’année suivante, mais fut expulsé un an plus tard pour les mêmes raisons qu’en 1756. Il finit sa vie à Londres, probablement emprisonné pour dettes.
  55. C’est-à-dire ennemi du hasard et donc tricheur.
  56. Soupirant, par affaiblissement du sens classique du mot : « Celui ou celle qui aime avec passion une personne d’un autre sexe » (Acad. 1762).
  57. Grande place non loin de l’église de Sant’Antonio, aujourd’hui Piazza delle Statue.
  58. Lors du séjour à Naples en 1770.
  59. Édifice consacré aux jeux de hasard ouvert entre 1638 et 1774. Il y eut plusieurs ridotti à Venise, le plus fameux et le plus ancien étant celui de San Moisè.
  60. Il s’agit de la danseuse Anna Binetti.
  61. Casanova retrouvera la Binetti à Stuttgart en 1760 et il se battra en duel à cause d’elle en Pologne en 1766.
  62. Le comte Naleçz de Mosna-Moscynski, grand maître franc-maçon et ami de Cagliostro, mort en 1786.
  63. Réglementaire. C’est une hyperbole : à la différence de la robe, la perruque n’est pas un signe distinctif officiel et normé. Mais c’est en effet au début du XVIIIe siècle que la vogue des perruques longues s’est répandue chez les patriciens.
  64. Environ 23 000 euros.
  65. Soit 22 km.
  66. La bautta était un capuchon de soie noire garni de dentelles noires serrant étroitement la tête et tombant jusqu’à la taille. Le vêtement était complété par un ample manteau noir ou gris (tabarro), un masque de toile de lin blanche avec un nez pointu et un tricorne noir.
  67. Soit le 1er février (Trévoux indique que la fête de la purification de la Vierge avait lieu le 2 février).

Chapitre VIII

  1. Environ 7 euros.
  2. Illustrissimo : titre de politesse donné à des citoyens de quelque importance.
  3. Casanova n’en parle pas dans l’Histoire de ma vie, mais sa signature sur un document judiciaire en août 1746 peut laisser penser qu’il est alors au service de l’avocat Marco Lezze. Selon certaines recherches casanovistes, il aurait aussi travaillé pour lui en 1744. Le confidente Manuzzi (voir Répertoire) écrit en outre dans ses rapports à l’Inquisition que le Vénitien a étudié la procédure auprès de lui.
  4. Orth Pr :, nous substituons au deux-points le point d’usage. Peut-être Preganziol, au sud de Trévise.
  5. L’expression exacte est « par manière d’acquit », que Casanova emploie plusieurs fois. S’agit-il ici de caractériser le « jargon » de Christine ?
  6. Plus de 100 000 euros.
  7. Dot hyperbolique : près de 2 millions d’euros.
  8. Confusion naïve sur deux sens de « caractère » qui « se dit de l’écriture d’une personne » et « se prend aussi pour ce qui distingue une personne des autres à l’égard des mœurs ou de l’esprit » (Acad. 1762).
  9. « On dit, Modes, au pluriel, pour signifier Les ajustements, les parures à la mode » (Acad. 1798).
  10. Un peu plus d’une centaine d’euros.
  11. « On dit […] de celui qui retient ses larmes prêtes à s’échapper, ou qui cache le ressentiment d’un affront, qu’Il dévore ses larmes, qu’il dévore un affront » (Acad. 1762).
  12. Plus de 11 000 euros.
  13. « Apprêt, préparatif, attirail et pompe » (Acad. 1762).
  14. Conjecture, jugement fondé sur les apparences.
  15. Marches.
  16. Une quarantaine d’euros.
  17. Marque du style familier.
  18. Orth. tour. Étoffe de soie à gros grains fabriquée à Tours.
  19. En harmonie avec. L’emploi de cette locution dans ce sens n’est pas fréquente dans les textes du XVIIIe siècle.
  20. Mantelet : petit manteau ou vêtement léger porté sur les épaules.
  21. Environ sept heures du matin.
  22. Xénocrate, philosophe grec du IVe siècle av. J.-C., disciple de Platon, était célèbre pour son austérité.
  23. Expression sans doute formée d’après le sens de « charnel » dans la locution « Homme charnel, pour dire, Homme sensuel, par opposition à homme spirituel » (Acad. 1762). En italien, l’adjectif carnale est synonyme à la fois d’affectueux et de luxurieux (Academia della Crusca, 4e éd.).
  24. Vin de Lombardie.
  25. Environ vingt et une heures.
  26. Environ huit heures du matin.
  27. Vers vingt et une heures.
  28. Lire plus probablement « entendu ».
  29. Environ 120 000 euros.
  30. Savio di Settimana : les « Sages » se relayaient de semaine en semaine pour traiter les affaires courantes.
  31. D’une famille non patricienne.
  32. Plus de 100 000 euros.
  33. Environ 5 500 euros.
  34. « Le lieu et le Tribunal de Rome où s’expédient les Actes pour les Bénéfices non consistoriaux, quelquefois les autres Bénéfices et les dispenses » (Acad. 1762).
  35. Institution chargée d’élaborer les actes officiels effectués et décrétés par l’évêque.
  36. D’après Gugitz, Carlo Bernardi.
  37. Saverio Constantini, un comptable public (voir ici note 63).
  38. Le célèbre écrivain Francesco Algarotti semble avoir été à Berlin à cette époque. La recherche casanoviste a suggéré qu’il s’agisse de son frère Bonomo.
  39. C’est-à-dire qu’il n’est encore qu’un employé, considéré comme un subalterne tant qu’il n’a pas acheté sa charge.
  40. Environ 140 000 euros.
  41. Environ 33 km.
  42. Environ treize heures.
  43. « La faculté de comprendre les choses, et d’en juger selon la droite raison » (Acad. 1762).
  44. Le « tempérament » procédant des dispositions du corps (voir ici note 22), l’homme n’en est pas responsable.
  45. Honte de ce qui n’est pas blâmable, voire de ce qui est louable.
  46. « Néologisme, qui a encore l’air un peu précieux » (Féraud en 1787). Le mot apparaît en 1769 pour traduire le titre de Sterne, The Sentimental Journey. Il désigne d’abord l’élévation des sentiments, mais il est rapidement employé de façon péjorative, ironique. C’est d’ailleurs ce second emploi que répertorie l’Académie lorsque le mot entre dans son Dictionnaire, en 1825.
  47. Propre à émouvoir.
  48. Depuis saint Augustin, le mensonge se définit par l’intention de tromper. Christine applique cette définition à la promesse. Ce déplacement est problématique : la promesse se définit par une relation au temps qui excède la seule question du mensonge ; elle n’est pas seulement sincère ou mensongère dans son moment, elle engage. Or c’est précisément ce rapport au temps, cette relation entre l’identité et la projection dans le temps, qui est ici contestée. Pour Casanova, qui reprendra à son compte le discours qu’il confie ici à un personnage féminin, la promesse amoureuse est vraie dans son moment si celui qui l’énonce est sincère. Ce dernier n’est pas cependant véritablement engagé à la tenir lorsqu’il n’est plus guidé par l’amour. Il y a là un nœud important des relations de Casanova avec la morale. Le Vénitien n’est pas indifférent aux conséquences de ses actes : la représentation du bonheur de Christine dans la suite du chapitre le montre. Il reste cependant étranger au rapport au temps impliqué par une éthique de la promesse.
  49. « Instrument se dit aussi Des contrats et des actes publics par devant Notaire » (Acad. 1762).
  50. Témoin (emploi italianisant forgé sur compare d’anello : témoin de mariage).
  51. Les domestiques.
  52. Environ seize heures.

Chapitre IX

  1. « Répondre de sa part, par ses sentiments, par ses actions. […] Je vous ai rendu toutes sortes de bons offices, mais vous n’y avez pas correspondu » (Acad. 1762).
  2. Le 25 avril.
  3. Obéissant avec respect.
  4. En 1774, lors du retour de Casanova à Venise.
  5. En 1783.
  6. La foire annuelle de Padoue, qui commençait le 13 juin. D’après les recherches casanovistes, nous sommes ici en 1748.
  7. Giuseppe Suzzi.
  8. En réalité Domenico Tomiotti (et non Tognolo) de Fabris, comte de Cassano (1725-1789). Il servit dans l’armée autrichienne et se lia d’amitié avec le prince de Ligne.
  9. Orth. Transilvanie. La Transylvanie est, dans l’actuelle Roumanie, la région située autour de Cluj, à l’ouest de la chaîne des Carpates.
  10. L’empereur germanique Joseph II (1741-1790), qui régna à partir de 1765.
  11. « Grâce, agrément » (Acad. 1762). En italien, gentilezza, formé sur gentile, peut être synonyme de « noblesse » au sens moral (Accademia della Crusca, 4e éd.).
  12. Orth. contracts publiques. Au sens large : « convention, traité entre deux ou plusieurs personnes, et rédigé par écrit, sous l’autorité publique » (Acad. 1762).
  13. Plus de 100 000 euros.
  14. Sa Majesté impériale et royale d’Autriche.
  15. « Mourir au lit d’honneur, se dit d’Un homme qui meurt à la guerre pour le service de l’État » (Acad. 1762).
  16. Emploi étendu du mot : « Terme de Grammaire. Il ne s’emploie que dans cette phrase, Nom appellatif, qui se dit D’un nom qui convient à toute une espèce. Homme, arbre, sont des noms appellatifs » (Acad. 1762).
  17. Référence ironique au meilleur des mondes possibles de Leibniz revu par Voltaire.
  18. S’ouvre ici une réflexion importante sur le pseudonyme. Casanova prend implicitement la défense de sa propre pratique, mais le passage n’est pas qu’un plaidoyer pro domo. Il applique au nom propre une représentation du langage qui associe sonorités et jugements de valeur. On retrouve cette théorie dans sa « traduction » de l’Iliade (Dell’Iliade di Omero tradotta in ottava rima…, 1775-1778, t. I, p. 21] ou dans À Léonard Snetlage (1797, Ma voisine, la postérité, op. cit., p. 75). Le nom propre, chez le Vénitien, menace d’imposer un destin : le pseudonyme est une façon de rompre avec les déterminations antérieures et subies de l’identité. Montaigne associait lui aussi sonorités du nom et prestige social : les noms faciles à prononcer et à mémoriser rendent selon lui la reconnaissance sociale plus aisée (Les Essais, livre I, chap. 46, « Des noms », éd. cit., p. 449).
  19. Voltaire est l’anagramme d’Arouet l(e) I (pour « jeune »). Casanova a développé cet exemple dans le Scrutinio del libro Éloges de M. de Voltaire (1779), éd. Bruno Rosada, Venise, Venezia Editoria Universitaria, 1999, p. 19-20.
  20. D’Alembert, fils naturel de Mme de Tencin (voir Répertoire) et du chevalier Destouches, fut déposé à sa naissance sur les marches de l’église Saint-Jean-le-Rond et confié à l’hospice des Enfants-Trouvés.
  21. Métastase devait son « pseudonyme » à son précepteur Gravina qui hellénisa son nom de naissance (voir ici et Répertoire).
  22. Philipp Melanchthon (1497-1560), né Schwarzerd, réformateur humaniste, disciple de Luther. Son pseudonyme hellénise son patronyme : tous deux signifient « terre noire ».
  23. À la différence des exemples précédents, la référence aux Beauharnais et aux Bourbons est fantaisiste. Inscrire le nom de la famille royale française dans cette série n’est cependant pas anodin, même si Casanova écrit après la Révolution : le nom du roi illustre une fonction cruciale du nom propre, celle d’assurer la continuité de l’ordre social et politique.
  24. Probable référence à l’exclamation caray en portugais, qui marque la surprise.
  25. Stanislas II Auguste (1731-1798), roi de Pologne à partir de 1764, abdiqua le 25 novembre 1795.
  26. Bartolomeo Coleoni (v. 1400-1475), condottiere italien. Jeu de mots sur coglioni : testicules.
  27. Zero Branco (Zero en vénitien), commune de la province de Trévise.
  28. La famille Lin était devenue patricienne à la fin du XVIIe siècle grâce à ses richesses.
  29. Malfaisant.
  30. Gugitz a relevé une anecdote semblable chez Anton Francesco Grazzini (1504-1584), dans la septième nouvelle des Cene del Lasca (1756 pour la première édition, parue à Paris).
  31. Hébété et agité de convulsions.
  32. Les Esecutori contro la Bestemmia jugeaient les crimes contre la religion et les bonnes mœurs. Une note en marge indique « 1747 » (une autre date est biffée, illisible).
  33. En tirer profit.
  34. Presque 700 euros.
  35. Sans doute le jardin situé à côté du Fondamenta Croce, sur l’île de la Giudecca.
  36. La Pescheria, le marché aux poissons dans le quartier du Rialto.
  37. Les démarches entreprises par les protecteurs de Casanova, d’après le sens du mot dans la locution « bons offices » ou de l’italien uficio au sens de « service », « faveur ».
  38. Ajourner : « Assigner quelqu’un à certain jour en Justice » (Acad. 1762).
  39. Orth. puit. L’Albergo del Pozzo, une des plus anciennes hôtelleries de Milan, à la Porta Ticinese.
  40. Environ 46 000 euros.
  41. La présence de Casanova à Venise en 1748 est attestée. D’après les rapports du confidente Manuzzi (voir Répertoire), Casanova dut quitter Venise début 1749 en raison des soupçons suscités par ses relations avec Bragadin.
  42. Dans le genre grotesque. « La Danse grotesque, que l’on appelle improprement Pantomime puisqu’elle ne dit rien, emprunte ses traits de la Comédie d’un genre comique, gai et plaisant » (Jean-Georges Noverre, Lettres sur les ballets, et sur la danse, Lyon, Chez Aimé Delaroche, 1760, p. 229-230).
  43. Cascina : ferme. Orth. casine, mais cascine ensuite : nous unifions.
  44. Plus de 12 000 euros.
  45. Presque 35 000 euros.
  46. Métaphore théâtrale : « On dit figurém. Filer une intrigue, une scène, une reconnaissance, etc. pour dire, Les conduire progressivement et avec art » (Acad. 1798).
  47. L’épisode du duel polonais, en 1766, commencera de la même façon.
  48. Plus de 1 m.
  49. Jean-foutre.
  50. Cette référence, encore discrète, à l’emploi de pseudonymes apparaît après le discours de Casanova sur les « appellatifs ».
  51. Antonio Stefano Balletti (1724-1789) était le fils de la comédienne Silvia Balletti, la « Silvia » des comédies de Marivaux (voir ici note 42). Sa carrière théâtrale commença à Paris en 1742. Il voyagea ensuite en Italie, où il fut maître de ballet, et resta un des amis les plus proches de Casanova.
  52. En danse, genre intermédiaire entre les genres noble (« la danse sérieuse et héroïque ») et grotesque : « celui de la Comédie noble, autrement dit le haut-comique » (Jean-Georges Noverre, Lettres sur les ballets, et sur la danse, op. cit., p. 229).
  53. Les imbéciles, les dupes. Le mot est emprunté à l’italien gonzo : nigaud, niais.
  54. L’intrigue suivante est aussi celle du Polémoscope ou la Calomnie démasquée par la présence d’esprit, pièce écrite par Casanova à Dux en 1791. Dans l’adresse au lecteur, Casanova affirme s’inspirer d’une anecdote réelle.
  55. Au cours de la guerre de Succession d’Autriche, en 1741.
  56. Plus de 6 000 euros.
  57. Orth. divortié (peut-être d’après le radical latin de divortium). La construction « se divorcer de quelqu’un » est attestée depuis le XVIe siècle. Elle est parfois décrite comme archaïsante après le XVIIe siècle, mais Mme de Staël l’emploie encore.
  58. Vers 19 h 30 (si l’on est bien en février).
  59. Il s’agit d’un régiment de l’armée impériale.
  60. Environ 700 euros (s’il s’agit bien de ducats d’argent de Venise).
  61. Casanova concatène « se déclarer » (s’expliquer) et « déclarer que » (faire savoir).
  62. Presque 35 000 euros.
  63. Il s’agit du baron Franz O’Neillan (1729-1757). Son père, originaire d’Irlande, avait été nommé major général dans l’armée impériale comme le note plus loin Casanova. Nous unifions les graphies.
  64. Probable erreur de copie : la suite invite à comprendre « quatrième ».
  65. Les sequins sont appelés « ducats de Venise » en monnaie de compte (voir Revenus et monnaies dans l’Europe du XVIIIe siècle).
  66. Tisane de salpêtre, remède dont l’Encyclopédie (art. « Nitre ») dit qu’il est « d’un usage très utile dans le commencement des gonorrhées virulentes ; qu’il calme les érections douloureuses et les ardeurs d’urine, qui sont les symptômes communs de cette maladie ; et que non seulement il n’empêche point l’écoulement utile, presque nécessaire, qui en fait l’essence, en enfermant (comme on dit d’après un proverbe vulgaire, et une erreur rationnelle) le loup dans la bergerie ; mais qu’au contraire les tisanes rafraîchissantes nitrées et les émulsions nitrées, provoquent et entretiennent convenablement ce flux ».
  67. Chaude-pisse.
  68. Ce capitaine Du Laurent ne fut en réalité pas chassé de l’armée.
  69. O’Neillan mourut à Hirschfelde en février 1757, quelques mois avant la bataille de Prague (guerre de Sept Ans).
  70. Charles de Ligne (1759-1792), fils du prince Charles-Joseph de Ligne (1735-1814), ami et protecteur de Casanova. Charles-Joseph de Ligne fut aussi l’un des premiers lecteurs de l’Histoire de ma vie, dont Casanova lui communiqua des versions manuscrites.
  71. Christian Auguste, prince de Waldeck (1744-1798). Il perdit un bras à Thionville en 1792 alors qu’il commandait des troupes de la Coalition contre la France révolutionnaire.
  72. La Fragoletta était en réalité la grand-mère d’Antonio Stefano Balletti ; elle avait aussi été la maîtresse du père de Casanova (voir ici).
  73. Spectre ou fantôme.
  74. D’après Sénèque, Consolation à Marcia, XXII : « Nihil est tam fallax quam vita humana, nihil tam insidiosum ; non mehercules quisquam illam accepisset, nisi daretur inscientibus » (« Il n’y a rien d’aussi fallacieux, d’aussi perfide que la vie humaine ; personne, par Hercule, n’en voudrait, si nous ne la recevions à notre insu », in Dialogues, t. III, Consolations, éd. bilingue, trad. René Waltz, Paris, Les Belles Lettres, 1975, p. 45).
  75. Casanova a probablement séjourné à Mantoue d’avril à juin 1749.
  76. Comprendre : j’ai été heureux au jeu.

Chapitre X

  1. Magistrat responsable des affaires qui relèvent du droit canon (religieux).
  2. Nom grec de quatre pharaons (XXe-XVIIIe s. av. J.-C.).
  3. Fondatrice et reine légendaire de Babylone.
  4. Les minéraux, les végétaux et les animaux.
  5. Malchus. « Alors Simon-Pierre, qui portait un glaive, dégaina et frappa le serviteur du Grand Prêtre ; auquel il trancha l’oreille droite ; le nom de ce serviteur était Malchus » (Évangile selon Jean, XVIII, 10, in La Bible, Paris, Le Livre de poche, coll. « La Pochothèque », p. 1610).
  6. Un chirographe est un acte établi en deux exemplaires sur un même parchemin, une même feuille de papier. Les deux exemplaires sont séparés par une ligne de texte (la devise) au niveau de laquelle la feuille est découpée, ce qui permet d’authentifier le document lorsque les deux parties sont réunies et que la devise est de nouveau lisible.
  7. « [Pancarte] se dit aussi par une espèce de plaisanterie, en parlant De toutes sortes de papiers et d’écrits » (Acad. 1762).
  8. Évangile selon Jean, XVIII, 11. C’est Jésus qui s’adresse à Pierre. Casanova cite la version latine avec une délectation lisible dans la répétition du mot essentiel quelques lignes plus bas et qui rappelle celle de Jacques le Fataliste racontant la fable de la gaine et du coutelas.
  9. Plus de 110 000 euros.
  10. L’opération magique.
  11. Melek, en hébreu : roi.
  12. Vraisemblablement de la vaisselle peinte représentant des thèmes empruntés à Raphaël. Le contexte et la phrase suivante de Casanova, à l’ironie tranchante, interdisent de penser qu’il puisse s’agir d’un objet précieux.
  13. On identifiait parfois le Rubicon de l’Antiquité et la rivière Pisciatello, près de Césène.
  14. Au sens de « Remarque, recherche savante, curieuse » (Acad. 1762).
  15. Environ 34 m.
  16. Somme incroyable : plus de 200 millions d’euros. Les sequins n’existaient pas au XIIe siècle ; l’évaluation est totalement fantaisiste.
  17. Allusion à un épisode de la querelle des Investitures qui vit l’empereur germanique Henri IV (1050-1106) s’opposer au pape Grégoire VII (v. 1020-1085) et se conclut en 1077 au château de Canossa, propriété de Mathilde, comtesse de Toscane (1046-1115), où le premier fit amende honorable devant le second. Godefroi de Bouillon (1061-1100), vassal d’Henri IV, guerroyait pour lui avant de s’engager dans la première croisade (1095).
  18. « Traverser signifie figurément, Susciter des obstacles pour empêcher le succès de quelque entreprise » (Acad. 1762).
  19. Ici, comme dans la suite du chapitre, Casanova s’inspire de croyances superstitieuses et de pratiques ésotériques réelles.
  20. La locution Cerchio maximo s’emploie en mathématiques et en astronomie. Elle renvoie au cercle produit par l’intersection d’une sphère et d’un plan.
  21. Le quart de la valeur, soit un demi-million de sequins.
  22. Plus de 50 000 euros.
  23. Titre de noblesse accordé par le pape, mais qui n’était pas accompagné d’un fief.
  24. Le Milanais Giuseppe Antonio Arconati-Visconti (1698-1763).
  25. Environ 350 m. « Quatre cents pas », un peu plus bas, est une distance équivalente.
  26. Sans doute d’un aspect agréable. La locution n’est pas courante (« du bel air » a un sens différent).
  27. Plus de 2 000 euros.
  28. Le masculin, répété par la suite, s’explique peut-être par l’italien bagno, masculin, qui s’emploie bien au sens de « baignoire » en français.
  29. Cesena appartenait aux États de l’Église et l’Inquisition romaine, fondée en 1542 par Paul III, y était plus virulente qu’à Venise où les inquisiteurs d’État étaient plus à craindre.
  30. Le sangiovese, aussi orthographié « sanjovese » – étymologiquement « sang de Jupiter » – est un cépage et vin rouge de Romagne.
  31. Du poisson frais : « Toute sorte de poisson de mer qui n’est pas salé » (Acad. 1762).
  32. Diminutif de Geneviève.
  33. Plus de 100 000 euros.
  34. Entre 30 et 35 m de tissu pour un prix de 1 000 euros environ.
  35. Voir ici note 51.
  36. Environ 50 cm.
  37. Plus de 300 euros.
  38. Respectivement : 1,63 m ; 65 cm ; 81 cm.
  39. « Sorte de vêtement d’Église, fait de toile, et dont les manches sont fort longues et fort larges, les unes rondes et fermées, les autres pendantes » (Acad. 1762).
  40. Pour tous ces préparatifs, Casanova a pu s’inspirer de la littérature ésotérique dont il a une connaissance directe, par exemple du De occulta philosophia (1533) d’Henri Corneille Agrippa.
  41. Son bronzage. Le pluriel est inhabituel.
  42. Aucune raison naturelle cachée.
  43. Voir ici.
  44. Lutin. L’Encyclopédie définit les feux follets comme « de petites flammes faibles, qui volent dans l’air à peu de distance de la terre, et qui paraissent aller çà et là à l’aventure. On en trouve ordinairement dans les lieux gras, marécageux, et dans ceux d’où l’on tire les tourbes ». Voir aussi n. 3 p. 359.

Fragment du second tome de mes Mémoires

  1. « Nom que les Cabalistes donnent à certains génies ou peuples invisibles, qu’ils supposent habiter dans la terre, où ils sont les gardiens des trésors, des mines, des pierres précieuses » (Acad. 1762).
  2. Environ 2,5 m.
  3. « [Panique] n’a guère d’usage que dans cette phrase, Terreur panique, qui signifie, Une frayeur subite et sans fondement » (Acad. 1762).
  4. « Transaction, accord, convention. Il se dit principalement en matières Ecclésiastiques » (Acad. 1762).
  5. Cette foire se tenait durant quinze jours en août (d’après Gugitz).
  6. Environ 27 000 euros.
  7. À Venise comme dans les États de l’Église, un sequin valait le double de l’écu.
  8. Son issue.
  9. Didone abbandonata (Didon abandonnée), que Métastase écrivit en 1724, fut mis en musique par Domenico Sarri (1679-1744) puis par une cinquantaine de compositeurs dans le siècle suivant.
  10. Dans le palais de la famille Spada. Le théâtre de ce nom, à Cesena, n’existe pas encore.
  11. Des espions ou mouchards.
  12. Il s’agit de la chanteuse Barbara Narici, qui se produisit notamment à Naples, Bologne et Gratz.
  13. Par politesse ou en plaisantant. La locution n’est pas usuelle.
  14. Plus de 200 euros.
  15. Voir ici. et Répertoire.
  16. « Nom propre d’une petite ville de l’État de l’Église en Italie, que les Italiens appellent Faenza, nom formé par corruption de son nom Latin Faventia. Elle est dans la Romagne, sur la rivière d’Amone, entre Forli et Imola. Fayence est renommée pour les beaux lins que produit son territoire, et par la belle vaisselle de terre qui s’y fait, et qui en a pris son nom » (Trévoux).
  17. Nom de famille de la mère de Casanova.
  18. Ou greluchon (voir ici note 54).
  19. Environ 220 km.
  20. Les treize cartes distribuées à chacun des pontes au pharaon (voir Lexique et règles des jeux).
  21. C’est-à-dire une mise de 10 sequins et sept fois autant (soit 80 sequins, plus de 9 000 euros) sur une carte (voir Lexique et règles des jeux).
  22. « On dit, Filer la carte, pour dire, Escamoter une carte, et en donner une au lieu d’une autre qu’on retient pour soi » (Acad. 1762).
  23. Pour acompte. « À compte » est une « manière de parler abrégée, pour dire, qu’On a donné ou reçu quelque chose sur la somme due » (Acad. 1762).
  24. Felice Peretti (1520-1590) fut pape sous le nom de Sixte Quint à partir de 1585.
  25. En 1764.
  26. Voir Coran, II, 216, par exemple, mais Casanova n’a comme ses contemporains qu’une connaissance indirecte du texte de Mahomet.
  27. Je lui ai pris tout son argent (voir ici note 7).
  28. Ville de la province de Ravenne, en Émilie-Romagne.
  29. Archer : « Petit officier de Justice et de Police, employé, ou à saisir les malfaiteurs, ou à exécuter quelque ordre » (Féraud). La réputation des archers, essentiellement chargés des arrestations à domicile, est exécrable au XVIIIe siècle.
  30. Environ 5 euros.
  31. La juridiction ecclésiastique.
  32. Guillaume-Léon, duc du Tillot (1711-1774), était à Parme depuis 1749 sur ordre de Louis XV pour servir Philippe Ier de Parme (1720-1765), duc de Parme, de Plaisance et de Guastella et infant d’Espagne, dont il ne deviendrait le Premier ministre que dix ans plus tard.
  33. Alessandro Albani (1692-1779), cardinal depuis 1747, protecteur des affaires de la reine de Hongrie depuis 1743.
  34. Presque 900 euros.
  35. Blâmant (voir n. 5 p. 220).
  36. Italianisme forgé sur la locution parlare fuori dai denti : parler sans ménagement.
  37. Si je délirais. Le mot appartient au vocabulaire médical.
  38. « Soupirer signifie quelquefois, Désirer ardemment, rechercher avec passion. Et en ce sens il est ordinairement suivi de la préposition Après » (Acad.1762). Casanova construit le verbe sans préposition : en italien, sospirare est synonyme de désirer, aspirer à.
  39. D’après un vers d’Horace : « Infans namque pudor prohibebat plura proferi » (« Car la timidité qui arrête la langue m’empêchait d’en dire davantage », Satires, I, 6, v. 57, éd. bilingue, trad. F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 2001, p. 74-75).
  40. « C’est un courrier qui court avec deux guides, comme il arrive au grand ordinaire. On s’en sert beaucoup en Italie » (Trévoux).
  41. La construction de « disparaître » avec l’auxiliaire « être » est un italianisme.
  42. Environ 3 300 euros.
  43. De fantaisie, comme celui que Casanova se fait faire lorsqu’il quitte l’habit ecclésiastique (voir ici).
  44. La jeune femme travestie en homme.
  45. En 1767-1768.
  46. Au gré des circonstances (italianisme forgé sur la locution a seconda di : selon).
  47. « On dit Pousser loin sa fortune et familièrement dans le même sens Pousser sa pointe » (Acad. 1762).
  48. Faut-il comprendre que l’officier ne veut pas utiliser sa propre voiture, ou bien Casanova a-t-il omis la négation en copiant son texte ?
  49. Plusieurs identifications d’Henriette ont été proposées. James Rives Childs pensait qu’il s’agissait de Jeanne-Marie d’Albert de Saint-Hippolyte, Helmut Watzlawick (L’Intermédiaire des casanovistes, n° 6) de Marie-Anne d’Albertas et Louis-Jean André (L’Intermédiaire des casanovistes, n° 13) d’Adélaïde de Gueidan, qui habitait près d’Aix-en-Provence.
  50. « On dit au jeu du Piquet, Faire la chouette, pour dire, Jouer seul contre deux ou contre plusieurs » (Acad. 1762).
  51. Ercole Francesco Dandini (1691-1747), juriste, professeur à l’université de Padoue.
  52. Environ 22 000 euros.
  53. Aventurier : « Celui qui n’a aucune fortune, et qui vit d’intrigues » (Acad. 1762).
  54. Soit 6 m.
  55. « Recueil des décisions faites par les anciens Jurisconsultes Romains, auxquelles Justinien qui les fit compiler, donna force de loi » (Acad. 1762).
  56. « Ouvrier qui fait des selles, des carrosses, etc. » (Acad. 1762).
  57. À d’autres. Construction italianisante (fidarsi di).
  58. Au sens d’alchimiste, et par extension de magicien.
  59. Environ 70 m.
  60. Exécration : « Imprécation où les choses saintes sont profanées » (Acad. 1798).
  61. La parfaite connaissance des sciences occultes. La locution ars magna s’emploie dans des contextes très variés, allant des mathématiques (Cardan) à l’alchimie.
  62. Plusieurs millions d’euros : pour de tels montants, les équivalences précises n’ont guère de sens.
  63. Comprendre « mon apparence ».
  64. L’infant d’Espagne Philippe devint duc de Parme, de Plaisance et de Guastella à la suite de la paix d’Aix-la-Chapelle (octobre 1748).
  65. Civitavecchia, port du Latium.
  66. Comprendre « temps » au sens de « Conjoncture, occasion propre » (Acad. 1762).
  67. Mon guide (voir ici note 40).
  68. Environ 160 m.
  69. Pont qu’on empruntait pour aller de Rome vers le nord.
  70. Au sens du « démon » de Socrate : « Quelquefois il se prend dans le sens des Anciens, pour Génie, esprit, soit bon, soit mauvais » (Acad. 1762).
  71. M’irritait et me déroutait : « Mettre quelqu’un aux champs : le mettre en colère, ou en crainte » (Féraud).
  72. Faisant confiance à (italianisme forgé sur confidare).
  73. « Défier quelqu’un à faire quelque chose » est la construction attendue dans la langue classique. « Défier quelqu’un de faire quelque chose » a « un sens plus doux » (Acad. 1762).
  74. Donner vie à un être.
  75. L’Istituto delle Scienze.
  76. Facile à dire.
  77. Une histoire vraie. De nombreux romans du XVIIIe siècle se présentaient comme des « histoires », notamment les romans-Mémoires. Ce type d’affirmation de véracité est même un lieu commun romanesque.
  78. Métaphore médicale : « Accès, redoublement, temps le plus fâcheux de la maladie » (Acad. 1798).
  79. Le mot s’emploie communément pour désigner la distance entre deux maisons de poste.
  80. De même qu’Henriette ne racontera jamais son histoire, Casanova élude la description de leurs nuits.
  81. Ne m’ayant pas inclus.
  82. Il s’agit des commis de l’octroi.
  83. Après m’être mis d’accord avec le laquais pour l’embaucher pour la journée.
  84. Philippe Ier de Parme est entré à Parme le 7 mars 1749.
  85. « Qui habite au-delà des Alpes » (Acad. 1762).
  86. Élisabeth de France (1727-1759), la fille aînée de Louis XV, arriva à Parme en novembre 1749.
  87. « On dit, que L’argent roule dans un pays, pour dire, que L’argent circule dans le commerce, qu’il passe fréquemment d’une main à l’autre » (Acad. 1762).
  88. Surfaire : « Demander plus qu’il ne faut d’une chose qui est à vendre » (Acad. 1762).
  89. Étoffe de fil de coton, ainsi nommée par aphérèse de « bombasin » qui désigne deux sortes d’étoffes : « l’une de soie dont la manufacture a passé de Milan en quelques provinces de France ; l’autre, croisée et de fil de coton » (Encyclopédie).
  90. Votre salaire pour la journée.
  91. Environ 8 euros.
  92. Casanova n’en parle pas dans l’Histoire de ma vie.
  93. Plus de 5 500 euros.
  94. Un friand aime la nourriture délicate, un gourmet apprécie le bon vin (Acad. 1762).
  95. Es-tu sous l’autorité de quiconque ? L’emploi absolu de « dépendre » est rare. Peut-être s’agit-il d’une marque d’oralité.
  96. À la civilité.
  97. Emploi inhabituel de cette locution, sans doute au sens de « dans la continuité de la conversation ».
  98. L’ouvrage dans lequel Corpernic (orth. Copernique) démontre la thèse héliocentrique, De revolutionibus orbium coelestum, mis à l’Index en 1616, le resta jusqu’en 1757.
  99. Une quinzaine d’euros.
  100. La fille d’un cousin germain ou d’une cousine germaine du père ou de la mère.
  101. Antonio Farnèse (1679-1731), huitième duc de Parme et de Plaisance, étant mort sans descendant mâle, le duché de Parme et de Plaisance échut à l’Espagne.
  102. Élisabeth Farnèse (1692-1766), deuxième épouse de Philippe V d’Espagne.
  103. Le calcul des heures à l’italienne (voir ici) sera officiellement aboli en 1755, mais le changement d’usage peut être contemporain du récit de Casanova.
  104. Babioles, bagatelles.
  105. La science des blasons et des armoiries.
  106. « La connaissance des principes de l’Astronomie, qu’on apprend par le moyen d’une sphère » (Acad. 1762).
  107. Anne Dacier (1647-1720), célèbre traductrice d’Homère, engagée dans la querelle des Anciens et des Modernes. Dans sa propre traduction de l’Iliade, Casanova critique son choix d’avoir adapté en prose l’épopée homérique.
  108. « Maladie qui consiste principalement dans la courbure de l’épine du dos, et de la plupart des os longs, dans des nœuds qui se forment aux articulations, et dans le rétrécissement de la poitrine » (Acad. 1762).
  109. Michel Dubois-Châtellerault (1711-1776), spécialiste de la frappe des monnaies, directeur général de l’Administration des monnaies à Parme à partir de 1757. Il faisait partie des souscripteurs à la deuxième partie de la traduction de l’Iliade par Casanova, qui parut après sa mort.
  110. Sans y mettre assez de cérémonie.
  111. Genre d’opéra italien entièrement chanté, sur un sujet comique.
  112. Baldassare Galuppi (1706-1785), né sur l’île de Burano, près de Venise.
  113. Plus de 1 700 euros. Le sequin avait une valeur intrinsèque basée sur sa teneur en or.
  114. Contradictoire : « On dit, qu’Une chose implique contradiction, pour dire, qu’Elle renferme contradiction […]. En termes d’École, on dit simplement, Cela implique » (Acad. 1762).
  115. Les Tusculanae disputationes de Cicéron traitent notamment de la mort et de la douleur.
  116. Casanova exprime la même idée dans Solution du problème déliaque, brochure pseudo-mathématique publiée à Dresde en 1790 (p. 11).
  117. « Le temps de l’après-dînée » (Acad. 1762), terme juridique.
  118. Le chanteur Filippo Laschi.
  119. La famille Baglioni comptait plusieurs chanteuses : on ne peut savoir de laquelle il s’agit.
  120. Antonio Vandini (v. 1690-apr. 1775), violoncelliste et compositeur, proche du violoniste Giuseppe Tartini. Son jeu est alors célèbre : on dit qu’il joue a parlare, comme s’il faisait parler son instrument.
  121. La partie soliste comprend toujours une ou plusieurs cadences destinées à mettre en valeur la virtuosité de l’interprète.
  122. Sans doute Louis de La Combe, Français au service du duc de Parme.
  123. Désapprouva.
  124. Coupé court à.
  125. Cette expression hérite d’une conception de l’art fondée sur l’imitation : celle-ci accordait un privilège aux instruments à cordes, tenus dès le XVIIe siècle, grâce notamment au développement des possibilités de modulation de la viole de gambe, comme les plus proches de la voix humaine.
  126. D’après Virgile, Énéide (voir ici note 9).
  127. Résidence estivale des ducs à une quinzaine de kilomètres au nord de Parme.
  128. Environ 40 m.
  129. L’ordre de Saint-Louis fut créé par Louis XIV en 1693 pour récompenser des services militaires par des pensions pouvant aller jusqu’à 6 000 livres (environ 65 000 euros).
  130. François-Antoine d’Antoine-Blacas (ou Placas), noble français au service du duc de Parme qui devint plus tard écuyer de la duchesse.
  131. « Mascarade se disait autrefois d’Une danse exécutée par une troupe de gens masqués » (Acad. 1762).
  132. Votre très humble et très obéissant.
  133. Casanova file la métaphore théâtrale, le mot « catastrophe » signifiant « figurément une fin malheureuse » et littéralement « le dernier et principal événement d’une Tragédie » (Acad. 1762).
  134. Construction italianisante (servire + infinitif).
  135. Plus de 40 000 euros.
  136. Village de Savoie, à 400 m d’altitude, près de Chambéry.
  137. « Traîner dans une ramasse » – une ramasse est une « Espèce de traîneau dans lequel les voyageurs descendent des montagnes où il y a de la neige » (Acad. 1762).
  138. L’hôtel À la Balance, construit vers 1726 dans l’actuelle rue du Rhône, sur la rive gauche.
  139. Il s’agit probablement de Jean-Louis Labat (1701-1775), associé du banquier Jean-Robert Tronchin (1702-1788) qui géra une partie de la fortune de Voltaire. Importante famille du patriarcat genevois, les Tronchin furent médecin, banquier, homme politique ou procureur.
  140. Mille louis de France valaient environ 250 000 euros.
  141. Sans doute Châtillon-en-Michaille, sur la route de Genève à Lyon.
  142. Elle pouvait seulement vouloir dire que.
  143. Les chemins d’Henriette et de Casanova se recroiseront en 1763, puis en 1769.
  144. Buen Retiro, palais situé à l’ouest de Madrid, construit sous Philippe IV (1605-1665) et transformé en prison infâme.
  145. La Corse appartint à la république de Gênes jusqu’en 1768, mais des officiers corses combattirent au service de la France lors la guerre de Succession d’Autriche.
  146. Environ 1 900 euros.
  147. Une quarantaine d’euros.
  148. Le mercure, administré contre les maladies vénériennes.
  149. La vérole (la maladie vénérienne, à ne pas confondre avec la variole ou petite vérole – contractée par Bettine).
  150. De satisfaction, de joie.
  151. Dans des circonstances où.
  152. « L’art de fortifier, d’attaquer, de défendre une place, un camp, un poste » (Acad. 1762).
  153. Peut-être un fils du général autrichien Antonietto de Botta-Adorno (1688-1774). Il s’agirait alors d’un élève prestigieux.
  154. Louis de Saussure, baron de Bavois et Bercher (1729-1772). Il commença sa carrière militaire au service de la France à seize ans, lors de la bataille de Fontenoy (1745) où s’illustra son père (voir la note suivante). Il suivit ce dernier à Modène, puis s’en sépara pour les raisons religieuses développées par de La Haye. Il entra alors au service du roi de Naples, mais fut compromis par la condamnation de son père. Il trouva un nouvel emploi militaire à Venise en 1752, et il prospéra. Il remercie Casanova d’avoir été « le premier mobile de son bonheur » dans une lettre qu’il écrivit peu avant de mourir (archives de Prague, U16K23).
  155. Alors que Georges de Saussure, baron de Bavois et Bercher (1704-v. 1752), était à la tête du régiment suisse de François III Marie d’Este, duc de Modène, il fut dégradé en 1748 et emprisonné pour des faits de brigandage : il avait notamment dévalisé un courrier de Rome.
  156. Orth. sollecita (italien sollecitare). En revanche, la construction « solliciter quelqu’un à faire quelque chose » est courante dans la langue classique.
  157. Orth. proselite. « Un homme nouvellement converti à la Foi Catholique » (Acad. 1762).
  158. Environ 800 euros.
  159. « Dans le style soutenu, Œuvre est quelquefois masculin au singulier. Un si grand œuvre, ce saint œuvre » (Acad. 1762).
  160. Élu par Dieu (voir ici note 71).
  161. L’estomac vide. Italianisme forgé sur la locution a stomaco vuoto.
  162. « Mouvement extraordinaire d’esprit, causé par une inspiration qui est ou qui paraît divine » (Acad. 1762).
  163. Alvise Mocenigo, ambassadeur jusqu’au 28 février 1750, ou Pietro Andrea Cappello qui occupa le poste après lui.
  164. Le patriarcat d’Aquilée, créé au VIe siècle, était un sujet de tension entre Venise et l’Autriche. L’autorité du patriarche, élu parmi les patriciens vénitiens, s’étendait en effet aussi sur des territoires autrichiens. En 1751, Benoît XIV abolit le patriarcat et créa deux archevêchés indépendants à Udine (partie vénitienne) et à Gorizia (pour l’Autriche).
  165. Pour l’élection du patriarche.
  166. « On se sert aussi du mot de Prononcer, pour dire, Déclarer son sentiment sur quelque chose, décider, ordonner. J’attends que vous ayez prononcé » (Acad. 1762).
  167. En avril 1750, Casanova était en réalité déjà retourné à Venise.
  168. « Celui qui réussit dans la conversion des âmes […]. Il n’est que du style familier » (Acad. 1762).
  169. Arbèles (aujourd’hui Erbil, en Irak), ville à l’est du Tigre. Cette bataille vit Alexandre le Grand vaincre Darius (331 av. J.-C.).
  170. José Carrillo de Albornoz y Montiel, duc de Montemar (1671-1747), commandait les troupes d’infanterie lors de l’expédition espagnole qui prit Oran en 1732.
  171. Général macédonien au service d’Alexandre le Grand, qui le fit assassiner en 330 av. J.-C.
  172. Chez l’Arioste (Roland furieux), Rodomont est un vantard et un orgueilleux, mais c’est aussi un véritable homme de guerre. Par antonomase, le nom a fini par désigner « un fanfaron qui vante ses beaux faits pour se faire valoir et se faire craindre » (Acad. 1762) et a donné au XVIe siècle le substantif « rodomontade ».
  173. Voir ici note 30.
  174. Se retrouver pour conférer.
  175. Le récit suivant allonge la durée de ce nouveau séjour à Venise, qui ne dura que quelques mois.
  176. Cérémonie catholique : l’exposition des hosties consacrées pendant quarante heures.
  177. S’en remettre, se conformer : « On dit, Résigner son âme à Dieu, pour dire, Remettre son âme entre les mains de Dieu ; et, Se résigner à la volonté de Dieu, pour dire, S’abandonner, se soumettre à la volonté de Dieu » (Acad. 1762). En italien, rassegnarsi : se conformer (Accademia della Crusca, 4e éd.).
  178. S’exprimant. « On se sert plus ordinairement de ce verbe avec le pronom personnel » (Acad. 1762).
  179. En rien. Emploi plaisant du couple philosophique matière-forme.
  180. On leur avait donné au préalable bonne opinion de Bavois.
  181. Savio alla Scrittura (voir ici note 52).
  182. Construction inhabituelle pour « pouffer de rire », qui est du style familier (Acad. 1762).
  183. « On dit figurément et familièrement, Se faufiler avec quelqu’un, être faufilé avec quelqu’un, pour dire, Se lier avec quelqu’un d’amitié, d’intérêt, de plaisir, etc. […] Il est bien faufilé » (Acad. 1762).
  184. Orth. Rosecroix. Société secrète dont les origines sont légendaires. Elle aurait été fondée au commencement du XVIIe siècle et son nom viendrait d’un cabaliste allemand, Rosenkreuz. La société des Rose-Croix est ainsi décrite dans l’Encyclopédie (art. « Théosophe ») : « Ceux qui la composaient se prétendaient éclairés d’en haut. Ils avaient une langue qui leur était propre, des arcanes particuliers ; leur objet était la réformation des mœurs des hommes dans tous les états, et de la science dans toutes ses branches ; ils possédaient le secret de la pierre philosophale et de la teinture ou médecine universelle. Ils pouvaient connaître le passé et prédire l’avenir. Leur philosophie était un mélange obscur de paracelsisme et de théosophie. Les merveilles qu’ils disaient d’eux, leur attachèrent beaucoup de sectateurs, les uns fourbes, les autres dupes. » L’abbé Olivier met en scène un rose-croix dans ses Nouvelles aventures de l’infortuné Napolitain (1722) : le personnage possède de multiples dons (l’omniscience, l’ubiquité, la faculté de se transporter dans les airs).
  185. « On dit figurément Culbuter un homme, pour dire, Le ruiner, détruire sa fortune, etc. » (Acad. 1762).
  186. Pluriel inhabituel en français. Il est plus courant en italien : darsi (le) arie da : se donner l’air de. Mais Casanova peut aussi avoir à l’esprit l’emploi péjoratif du pluriel avec l’article indéfini (« On dit à peu près dans le même sens, et toujours en mauvaise part, Prendre des airs, se donner des airs », Acad. 1762) et concaténer les deux locutions.
  187. Le débauchait.
  188. Voir ici note 34.
  189. « On dit figurément Tirer sur quelqu’un, pour signifier, Dire des choses offensantes de quelqu’un » (Acad. 1762).
  190. L’ordre, le règlement.
  191. L’entourage des ambassadeurs.
  192. Une heure et demie après le coucher du soleil, soit 20 h 30 environ si nous sommes en avril.
  193. Santa Marie Mater Domini, dans le quartier de Santa Croce, non loin de l’Erberia (voir le plan).
  194. Dans la province de Rovigo, en Vénétie, à environ 45 km de Venise.
  195. Environ 30 000 euros.
  196. Environ 3 000 euros s’il s’agit toujours de ducats courants (monnaie de compte).
  197. Italianisme forgé sur stipulare : contracter, conclure.
  198. Environ 1 100 euros.
  199. Quartier est de Venise (voir le plan).
  200. Voir ici note 3. Procureur : « Il signifie plus particulièrement, Un Officier établi pour agir en Justice au nom de ceux qui plaident en quelque juridiction » (Acad. 1762).
  201. La Sala della Bussola (salle de la Boussole – bussola : tambour en italien) dans le palais ducal, antichambre des chefs du Conseil des Dix et des inquisiteurs d’État (voir le plan du palais).
  202. Fante : serviteur, fantassin. Les chefs du Conseil des Dix avaient six fanti à leur disposition.
  203. Occuper les sots, ou leur faire perdre leur temps. Le sens moderne est cependant aussi possible.
  204. Zorzi Contarini dal Zoffo (1681-v. 1760), inquisiteur en 1746 puis en 1749-1750. Le nom « dal Zoffo », qui permet de distinguer une branche de la famille, vient du titre de comte de Jaffa accordé au XVe siècle à Giorgio Contarini : cette origine peut expliquer la graphie de Casanova.
  205. Église située au nord de Cannaregio, au-dessus du ghetto.
  206. Consigliere del Doge, membre du Conseil du doge, ou Consiglio minore.
  207. Dans la salle du tribunal ou son antichambre.
  208. Italianisme forgé sur la locution vivere in grazia di Dio : mener une vie sans tache, sans péché.
  209. Il est possible que cet intérêt de l’Inquisition pour les affaires de Casanova ait été en réalité l’une des causes de son départ pour Paris.
  210. Trois numéros gagnants. Il y a dans cette loterie quatre-vingt-dix numéros, dont cinq sont tirés au sort.
  211. Environ 90 000 euros.
  212. José Joaquín, duc de Montealegre, marquis de Salas (1698-1771), ambassadeur d’Espagne à Venise de 1749 à sa mort.
  213. Environ 115 000 euros.
  214. Théâtre fondé en 1640 dans le quartier de San Marco (voir le plan).
  215. Probable graphie de Mendez.
  216. Italianisme : nouvelle (voir ici note 98).
  217. On retrouvera le baron de Bavois, devenu « lieutenant-colonel », au t. III (voir ici).
  218. Voir ici.
  219. Victor-Amédée III de Savoie (1726-1796) épousa le 31 mai 1750 Marie-Antoinette (1729-1785), fille de Philippe V, roi d’Espagne.
  220. Marie-Josèphe de Saxe (1731-1767), épouse du Dauphin Louis, fils de Louis XV, accouchera d’une fille.
  221. Voir ici note 46.
  222. En réalité Francesco Simonini (voir ici note 27).
  223. Voir ici.
  224. Voir ici.
  225. Pontelagoscuro (voir ici note 50).

Chapitre IX

Mon arrivée à Paris année 1750

  1. Le t. III commence par ce chapitre numéroté IX sur le manuscrit. La première version des six premiers chapitres de ce tome remonte à 1789 (voir ici note 58). La seconde version, rédigée vers 1795-1796 (voir ici), est souvent plus précise. Les notes historiques portant sur les noms suivis d’un astérisque figurent sur les pages de droite.
  2. Auberge située Piazza della Pace (actuel Corso Martiri della Libertà), en face du château de la famille d’Este.
  3. Cattarina Lazari, dite Cattinella. Elle fut exilée de Venise en 1746 sur ordre des inquisiteurs.
  4. Giovanna Astrua (v. 1720-1758), célèbre cantatrice, fut prima donna à l’Opéra de Berlin. Gaetan Majorano, dit Gafarello (1703-1783), fit ses débuts de chanteur à Rome et devint célèbre à Londres. Giuseppe Bartoli (1717-1788), professeur à l’université de Turin, écrivit le livret de l’opéra La vittoria d’Imeneo du maestro Baldassarre Galuppi, représenté le 7 juin 1750 au Teatro regio de Turin à l’occasion des noces de Victor-Amédée III de Sardaigne et Marie-Antoinette d’Espagne (voir ici).
  5. Somme énorme : autour de 700 000 euros.
  6. Problème de chronologie : s’il est bien parti le 1er juin 1750 de Venise, la foire de Reggio (22 avril-7 mai) est terminée quand Casanova y arrive. Il alla sans doute chercher Balletti à Mantoue et tous deux se mirent en route le 12 juin (voir aussi ici).
  7. « Toute action que le Poète emploie pour étendre l’action principale et pour l’embellir, mais qu’il doit toujours lier avec son sujet » (Acad. 1762). Terme de poétique dramatique.
  8. Le comte Ludwig Wilhelm Johann Max von Ostein (1705-1757), frère du prince-Électeur et archevêque de Mayence Johann Friedrich Karl von Ostein (1689-1763).
  9. « Niais, qui s’amuse à tout et admire tout » (Acad. 1762).
  10. Fausse.
  11. Les duchesses de Savoie sont Eleonora-Teresa (1728-1781), Maria-Luisa (1729-1767) et Maria-Felicita (1730-1801), filles du roi Charles-Emmanuel III de Sardaigne (1701-1773) et de sa deuxième femme, Polyxène (fille du landgrave de Hesse-Rheinfels-Rotenburg, 1706-1735), et sœurs de Victor-Amédée III de Sardaigne.
  12. Charles-Emmanuel III était roi de Sardaigne depuis 1730. Casanova fait son éloge dans une note de la Confutazione (I, p. 165-166).

13 – 14 – 15. Louise Geoffroi-Bodin était danseuse, actrice et chanteuse. Elle épousa le danseur Pierre Bodin en 1747.

  1. Le fils aîné du Dauphin de France portait le titre de duc de Bourgogne. C’est d’une fille que la Dauphine accouchera (voir ici).
  2. Mise en valeur (métaphore empruntée au lexique des joailliers).
  3. Il s’agit de la danseuse Ancilla Campioni, mentionnée à propos du séjour à Padoue en 1746 (voir ici).
  4. La Spina, célèbre courtisane de Venise, maîtresse de Domenico Morosini en 1748.
  5. Les ballets dansés à l’Opéra, et non à la Foire (« sérieux » s’oppose à « comique »).
  6. Casanova a déjà mentionné « Pepino » dans le récit de son premier séjour à Rome (voir ici).
  7. Voir ici.
  8. Soit l’opéra de Haymarket (The King’s Theatre, construit en 1700, incendié en 1789), soit le petit théâtre construit en 1720, où se jouaient comédies et vaudevilles.
  9. Six ans : la rencontre avec D. Pepe le cadet remonte à 1744 (voir ici).
  10. Rendit public.
  11. Plus de 3 millions d’euros.
  12. Périphrase usuelle désignant les francs-maçons initiés. Il y avait trois loges à Lyon (Grande Loge écossaise, Amitié et Amis choisis) où prédominaient les familles de la noblesse et de la grande bourgeoisie commerçante. Les loges françaises distinguent trois grades : apprenti, compagnon et maître écoussé (écossais). Casanova fut probablement admis dans la Révérente Loge de Saint-Jean de Jérusalem à l’Orient de Paris.
  13. François de Laroche-Foucauld, lieutenant général, marquis de Rochebaron (1677-1766), était le commandant de Lyon.
  14. Les mystères d’Éleusis étaient célébrés dans un temple situé au nord-est d’Athènes, en l’honneur de Déméter, déesse de la terre (Cérès en latin). Aucun des mots sacrés (« J’ai mangé dans le Tympanon », « J’ai bu dans le Kymbalon », « J’ai porté le Kemos ») ni des trois grades (Myesis, Teleté, Epopteia) n’a la signification que leur prête Casanova.
  15. Cette condamnation d’Alcibiade (en 415 av. J.-C.) est rapportée par Plutarque (v. 46-v. 120) dans ses Vies parallèles (« Vies d’Alcibiade et de Coriolan », 19-22, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2001, t. I, p. 282-285). Le texte exact dit : « Une seule [prêtresse], dit-on, Théano, fille de Ménon, du dème Agrylè, refusa d’obéir à ce décret : elle déclara qu’elle était prêtresse pour prier, non pour maudire. » Les deux Athéniens Poulythion, porte-flambeau, et Théodoros, héraut, furent accusés avec Alcibiade de « sacrilège envers les deux déesses, en contrefaisant leurs mystères » par les descendants d’Eumolpe (fondateur des mystères), qui exerçaient la fonction de hiérophantes à Éleusis.
  16. Saint Janvier (San Gennaro), évêque décapité en 305 sous Dioclétien, patron de la ville de Naples. Dans la cappella del Tesoro sont conservées pieusement deux fioles de son sang coagulé qui se liquéfierait par miracle le jour de la fête du saint (19 septembre).
  17. Ordre de chevalerie.
  18. Légende figurant sur la croix de l’ordre de Saint-Janvier (fondé en 1738 par Carlo III), sans doute dérivée de la formule Hic est sanguis foederis (« Voici le sang de l’alliance », Exode, XXIV, 8).
  19. L’Ordre des francs-maçons trahi et le secret des Mopses dévoilé par l’abbé Pérau est publié en 1766. Selon Francis L. Mars, il s’agirait de l’adaptation de I secreti de’ Franchi Muratori scoperti intieramente al publico da un franco muratore ravveduto (1762) attribué à Bottarelli.
  20. Sir William Hamilton (1730-1800), archéologue et collectionneur britannique, envoyé comme ambassadeur à Naples en 1764.
  21. Comme son nom l’indique, la « diligence » désigne « des voitures de bateaux ou de carrosses qui vont plus vite que les voitures ordinaires » (Acad. 1762). La diligence de Lyon partait tous les deux jours (mardi, jeudi et samedi) et amenait les voyageurs à Paris en cinq jours l’été, en six jours l’hiver.
  22. Selon la « suspension à la Cardan » : « mode de suspension qui permet à un objet de conserver sensiblement sa position par rapport à l’horizon malgré les déplacements du support » (Littré).
  23. Au sens médical, air contenu dans l’estomac.
  24. Euphémisme attribué par Plutarque à Cicéron (voir Plutarque, « Vie de Cicéron », 22, in Vies parallèles, éd. cit., t. II, p. 364).
  25. « Celui qui est commis pour avoir soin de l’éducation et de l’instruction d’un jeune Seigneur » (Acad. 1762).
  26. Demander un prix trop élevé (voir ici note 88).
  27. Silvia était le nom de théâtre de Rosa Giovanna Balletti, née Benozzi (1701-1758). Elle avait fait ses débuts dans la troupe de Lelio (Luigi Riccoboni, voir ici note 8) et triompha dans les comédies de Marivaux dès l’Arlequin poli par l’amour (1720). Elle avait épousé en 1720 son cousin Giuseppe Antonio Balletti (1692-1762) – fils de Fragoletta (Giovanna Benozzi), la comédienne dont le père de Casanova était tombé amoureux (voir ici) –, Mario de son nom de scène. Ils eurent quatre enfants : Antonio Stefano (1724-1789), avec qui se lia Casanova, Luigi Giuseppe (1730-1788), Guglielmo Luigi (né en 1736) et Maria Maddalena, dite Manon (1740-1776).
  28. Les Balletti habitaient près de la Comédie-Italienne, rue des Deux-Portes-Saint-Sauveur (actuelle rue Dussoubs) dans une maison appartenant à la marquise d’Urfé (voir le plan).
  29. Les comédies dites à l’italienne (commedie all’improvviso ou a soggetto) étaient jouées sur des canevas connus avec des personnages types : les vieillards (Pantalon, le Docteur), les zanni ou valets (Arlequin, Mezzetin, Scaramouche), les amoureux (Isabella, Colombine, Silvia, Lelio, Mario), le soldat fanfaron (le Capitan).
  30. Le Palais-Royal, construit en face du Louvre pour le cardinal de Richelieu en 1634, comportait deux salles de théâtre. Son jardin était une promenade à la mode.

Chapitre X

Mon premier apprentissage à Paris l’année 1750

  1. La Mérope de Maffei, dont Flaminia était l’inspiratrice, avait triomphé en 1713. La satire de Martello Il Femia sentenziato fut imprimée en 1724 à Milan.
  2. Flaminia est le nom de la première amoureuse dans la comédie italienne. Elena Riccoboni, née Balletti (1686-1771), était à la fois actrice et femme de lettres (voir Répertoire).

3 – 4 – 5. Scipione Francesco Maffei (1675-1755) était archéologue, poète et dramaturge. Le Padouan Antonio Schinella, dit l’abbé Conti (1677-1749), était mathématicien, philosophe et tragédien. Le Bolognais Pier Jacopo Martello (1665-1727) était secrétaire au Sénat, professeur de belles-lettres, poète satiriste et dramaturge.

  1. Dans l’ancienne orthographe italienne comme en latin, la lettre V peut désigner la voyelle U (prononcée ou) ou la consonne V. L’expression « la u » est d’usage en italien.
  2. Touchante. La beauté de Silvia échappe aux catégories usuelles.

8 – 9. Lelio est le nom du premier amoureux dans la comédie italienne. Louis (Luigi) Riccoboni (1676-1753) n’avait que soixante-quatorze ans. Les comédiens-italiens avaient été chassés par Louis XIV en 1697. Une nouvelle troupe dirigée par Riccoboni fut appelée en 1716 par le Régent, Philippe d’Orléans (1674-1723), et reçut le titre de Comédiens du roi en 1723.

  1. Contenance, attitude, gestuelle…
  2. Pût être attribuée à son mérite (italianisme formé sur ascrivere : attribuer).
  3. Huit ans seulement, puisqu’elle mourut en septembre 1758.
  4. Au début de son second séjour parisien, en 1757.
  5. Il s’agit de L’Épreuve, comédie en un acte créée par les Italiens le 19 novembre 1740. Silvia y interprétait le rôle de Marianne, fille de Mme Desmartins. Dans la version imprimée, le nom de Marianne fut remplacé par celui d’Angélique.
  6. Il s’agit de Manon Balletti, que Casanova pensera épouser en 1757.
  7. Les acteurs italiens jouissaient du privilège d’être inhumés en terre chrétienne, au cimetière de l’église Saint-Sauveur (actuel n° 277 de la rue Saint-Denis – voir le plan) alors que l’Église refusait habituellement aux acteurs les obsèques ainsi que le mariage catholiques : Voltaire dénonce « la barbare et lâche injustice d’avoir jeté à la voirie le corps de Mlle Lecouvreur », célèbre actrice, dans ses Lettres philosophiques (L. 23, éd. G. Stenger, Paris, GF-Flammarion, 2006, p. 226).
  8. Mme Quinson louait des chambres meublées. Elle et sa fille Mimi (la « demoiselle Quinson ») étaient fichées par la police.
  9. Voir la réplique de l’Arlequin de Marivaux : « Je n’ai que des sobriquets qu’il [mon maître] m’a donnés ; il m’appelle quelquefois Arlequin, quelquefois Hé » (L’Île des esclaves, sc. 2).
  10. Un louis vaut 24 livres (monnaie de compte), soit quatre pièces de un écu.
  11. Bureau de placement servant d’intermédiaire entre les maîtres et les domestiques.
  12. Soit une livre et demie (environ 16 euros), salaire moyen d’un laquais à Paris.
  13. « Infusion de thé où l’on met du sirop de Capillaire au lieu de sucre » (Acad. 1762). Cette boisson avait été importée par les princes de Bavière, d’où son nom.
  14. Je demande quelles sont les nouvelles.
  15. La Dauphine accouchera d’une fille le 26 août 1750 (voir ici). Nous pouvons donc situer l’arrivée de Casanova à Paris vers le milieu du mois d’août.
  16. Homme de robe (terme familier). Il s’agit de Claude-Pierre Patu (1729-1758), avocat au parlement de Paris et poète à ses heures.
  17. Se tenant immobiles.
  18. « On se rassemble à midi au cadran du Palais-Royal. Des désœuvrés, montre en main, mettent l’aiguille sur onze heures soixante minutes, et s’en vantent toute la journée », écrit en 1783 Louis Sébastien Mercier dans son Tableau de Paris (t. VI, chap. 487, éd. J.-C. Bonnet, Paris, Mercure de France, 1994, t. I, p. 1328).
  19. Une niaiserie, un discours de badaud.
  20. « Animal qui ressemble à une grosse fouine, et dont on tire une sorte de liqueur épaisse et odoriférante » (Acad. 1762). Cette boutique était située en face du café de la Régence, près du Palais-Royal (voir le plan). Elle fut détruite en 1829.
  21. Louise-Henriette de Bourbon-Conti (1726-1759), duchesse de Chartres puis d’Orléans – voir Répertoire.
  22. Neuilly (orth. Neuilli) ne fut pendant longtemps qu’un simple port. On traversait la Seine par un bac ou par un pont de bois.
  23. Le ratafia, « boisson faite d’eau-de-vie, dans laquelle on a fait infuser, soit des cerises, soit des abricots, soit des pêches, etc. avec du sucre et de la cannelle » (Acad. 1762), était employé comme médicament stomachique.
  24. Jeu de mots sur solidus adjectif (solide) et substantif (pièce d’or romaine en usage à partir du IVe siècle).
  25. Savait. Louis XIV avait depuis la Fronde une prévention contre le peuple de Paris.
  26. La grand-chambre du Parlement.
  27. Les états généraux (assemblées politiques réunissant les trois états du clergé, de la noblesse et du peuple ou tiers état) furent convoqués en 1302, 1614 et 1789.
  28. Louis XV reçut le surnom de « Bien-Aimé » en 1744 après une maladie qui faillit l’emporter.
  29. Aurait dû.

39 – 40. Louis IX (1215-1270) fut canonisé en 1297 ; Louis XII (1462-1515) était surnommé « le Père du Peuple »

  1. Probablement la marquise de Pompadour.
  2. Au bordel.
  3. Rhadamiste et Zénobie (1711).
  4. En vers non rimés. Cette traduction ne semble pas avoir été publiée.
  5. Prosper Jolyot de Crébillon (1674-1762), père du romancier. Casanova évoque ses relations avec lui dans la Confutazione (I, p. 144), le Scrutinio (p. 58) et dans la préface de À Léonard Snetlage : « Je me souviens d’avoir trouvé quelque part, il y a cinquante ans, le mot tétrique. Que veut dire ce mot ? demandai-je au vieux Crébillon qui m’apprenait sa langue. Il signifiait, me répondit-il, un misanthrope austère, à mine refrognée ; mais il ne signifie plus rien, car il est mort et enterré » (Ma voisine, la postérité, op. cit., p. 22).
  6. Assurer.
  7. Le Marais était un vieux quartier aristocratique. La rue des Douze-Portes est l’actuelle rue Villehardouin (voir le plan ci-contre).
  8. Crébillon devait mesurer 1,96 m, Casanova 1,87 m d’après ses Mémoires (mais un passeport lui attribue une taille de 1,91 m).
  9. Ces animaux figurent dans les planches de Le Brun illustrant son traité sur Le Rapport de la physionomie humaine avec celle des animaux (1671).
  10. Crébillon fut nommé censeur de police en 1735, puis censeur royal des Belles-Lettres en 1741, ce qui signifie qu’il avait la haute main sur les pièces nouvelles.
  11. Reconnais.
  12. Sa « patavinité » (Tite-Live était originaire de Padoue, voir ici note 49).
  13. En vers hétérométriques.
  14. Le « je ne sais quoi » est un des termes clés de l’esthétique classique. Dominique Bouhours le définit comme « le penchant et l’instinct du cœur, un très exquis sentiment de l’âme pour un objet qui la touche, une sympathie merveilleuse et comme une parenté des cœurs » (Les Entretiens d’Ariste et Eugène [1672], éd. B. Beugnot et G. Declercq, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 281).
  15. Le roi de Siam, poussé par un aventurier grec nommé Constantin Phalkon, et craignant la puissance des Anglais et des Hollandais, envoya des ambassadeurs à la cour de France entre 1682 et 1686. « L’éclat de cette ambassade fut le seul fruit qu’on en retira », conclut Voltaire (Siècle de Louis XIV, éd. J. Hellegouarc’h et S. Menant, Paris, Livre de poche, 2005, chap. XIII, p. 344). Le rôle attribué à Mme de Maintenon semble inventé.
  16. Despote régicide, Cromwell était considéré comme un monstre politique par les têtes couronnées de cette époque. Crébillon utilisa des fragments de son Cromwell pour écrire son Triumvirat ou la Mort de Cicéron (1754), sa dernière tragédie.
  17. La tragédie de Crébillon Catilina fut créée le 12 décembre 1748. Voltaire donna Rome sauvée ou Catilina en 1752.
  18. Voltaire rapporte ce « secret d’État » dans son Siècle de Louis XIV (chap. XXIV) – le livre paraîtra début 1752 à Berlin –, sans affirmer que l’inconnu fût un frère de Louis XIV.
  19. « Lieu élevé par degrés vis-à-vis du Théâtre, d’où les Spectateurs voient le spectacle plus commodément » (Acad. 1762). Les places étaient réparties entre : théâtre (sur la scène), parterre, loges (premier rang), amphithéâtre, loges hautes (deuxième rang) et loges du troisième rang. L’amphithéâtre et les loges du premier rang étaient fréquentés par les spectateurs distingués des deux sexes, le théâtre par des hommes seulement.
  20. Cénie, comédie de Mme de Graffigny (1695-1758), dans la veine des « comédies larmoyantes » de Nivelle de La Chaussée, fut en fait créée le 25 juin 1750 au Théâtre-Français. Son roman Lettres d’une Péruvienne (1747), traduit en cinq langues, assura la gloire de l’auteure. Casanova assistera en 1758 à la chute de sa comédie La Fille d’Aristide.
  21. Une fausse excuse.
  22. « Jeu de cartes entre trois, quatre, jusqu’à neuf personnes » (Acad. 1798).
  23. Pour s’introduire dans le monde (voir ici note 21).
  24. Orth. Thuileries ou thuilleries. Les Tuileries, ancien château résidentiel des rois de France construit en 1564 sur l’emplacement d’anciennes tuileries, étaient un lieu de promenade à la mode (depuis la destruction du palais en 1871, seuls subsistent, au Louvre, les deux pavillons Marsan et Flore).
  25. Beauchamp (première version) est un nom fictif ; celui-ci, biffé, est illisible.
  26. Le comte Maurice de Saxe (1696-1750), bâtard d’Auguste II roi de Pologne et de la comtesse de Königsberg. Nommé maréchal en 1744, il remporta la bataille de Fontenoy (1745). Cet éloge de Patu n’a pas été retrouvé.
  27. Anne-Marie Fiquet du Boccage (1710-1802), femme de lettres et dramaturge, tint un salon à Paris à partir de 1733. Elle se rendit célèbre par la publication d’une traduction du Paradis perdu de Milton en 1748, louée par Fontenelle et Voltaire. Elle fit un voyage triomphal en Italie en 1757 : elle fut reçue dans les académies de Bologne, Padoue, Florence, aux Arcades à Rome et par le pape Benoît XIV.
  28. De profundis clamavi (« Des profondeurs j’ai crié »), premières paroles du psaume 129 ; Te Deum laudamus (« Nous te louons Dieu »), chant attribué à Ambroise de Milan (XIIe s.). Le mot est attribué à la reine par d’autres sources dont Elizabeth Craven dans ses Mémoires de la margrave d’Anspach (Paris, A. Bertrand, 1826, t. II, p. 124).
  29. Nom officiel de l’Opéra de Paris, fondé en 1672 par Lulli.
  30. Marie Fel ou Le Fel (1713-1794) chanta à l’Opéra de Paris de 1734 à 1759. Le peintre Quentin de La Tour fit son portrait en 1757.
  31. Le duc d’Aneci pourrait être soit Armand-Joseph, marquis de Charost, duc d’Ancenis, soit Charles-Joseph-François d’Annecy, chevalier de Champigny, baron de Monthureux.
  32. Le comte d’Egmont (1727-1801), grand d’Espagne, fut mestre de camp de cavalerie en 1744, lieutenant général en 1762.
  33. Mlle Rotisset de Romainville, chanteuse à l’Opéra, s’était mariée enceinte de Maisonrouge, fils d’un fermier général, en février 1752. Elle mourut en couches la même année. Il est impossible que la Le Fel ait pu annoncer son mariage en 1750 ou 1751 à Casanova.
  34. Jean-Barthélemy Lany (orth. Lani, 1718-1786), danseur et maître de ballet de 1748 à 1770.
  35. De vers faits involontairement.
  36. Citation de Tacite, incipit des Annales (I, 1).
  37. Extrapolation : contrairement à Crébillon et à Voisenon (1708-1775), bien plus âgés, Jean-François de La Harpe (1739-1803) était encore au collège d’Harcourt en 1750.
  38. Il s’agit probablement de l’Épître à Madame la marquise du Châtelet sur la philosophie de Newton (1736), placée en tête de la première édition des Éléments de la philosophie de Newton (1738).
  39. Opéra-ballet en un prologue et trois actes, sur une musique de Campra (1660-1744) et un livret de Danchet, créé en 1710, et repris en 1750 jusqu’au 11 février 1751.
  40. Quarante sous font deux livres, prix d’une place debout au parterre (une vingtaine d’euros). Ce n’est qu’en 1782 qu’on introduisit des sièges à la Comédie-Française (salle Luxembourg).
  41. Citation d’une lettre de Saint-Évremond publiée en 1705 : « Solus Gallus cantat ; il n’y a que le Français qui chante. Je ne veux pas être injurieux à toutes les autres nations, et soutenir ce qu’un auteur a bien voulu avancer : Hispanus flet, dolet Italus, Germanus boat, Flander ululat, solus Gallus cantat » (« Sur les opéras, à M. le duc de Bouquinquant [Buckingham] », in Œuvres en prose, éd. R. Ternois, Paris, M. Didier, 1962-1969, t. III, p. 158).
  42. San Giorgio Maggiore, petite île située en face de la place Saint-Marc (voir le plan).
  43. Respectivement le palais des Procurateurs (Procuratie Nuove) et l’hôtel de la Monnaie (Zecca).
  44. Le terme « mélopée » désigne le récitatif accompagné de l’opéra français : « Discours récité d’un ton musical et harmonieux. C’est une manière de chant qui approche beaucoup de la parole, une déclamation en musique, dans laquelle le musicien doit imiter, autant qu’il est possible, les inflexions de voix du déclamateur » (Jean-Jacques Rousseau, Dictionnaire de musique [1767], in Œuvres complètes, Écrits sur la musique, la danse et le théâtre, éd. B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1995, p. 1007). « Notre récitatif » renvoie au récitatif obligé des opéras italiens, employé dans les monologues et les moments de tension dramatique. Rousseau en souligne la puissance expressive : « Ces passages […] sont ce qu’il y a de plus touchant, de plus ravissant, de plus énergique dans toute la musique moderne. L’acteur agité, transporté d’une passion qui ne lui permet pas de tout dire, s’interrompt, s’arrête, fait des réticences, durant lesquelles l’orchestre parle pour lui ; et ces silences, ainsi remplis, affectent infiniment plus l’auditeur que si l’acteur disait lui-même tout ce que la musique fait entendre » (ibid., p. 1012-1013). Une anecdote semblable figure dans les Œuvres mêlées de Sara Goudar (Amsterdam, 1777, t. II, L. VIII, p. 134) et dans les Mémoires de la margrave d’Anspach : « Un Vénitien qui assistait à une pièce intitulée Les Fêtes vénitiennes demanda à un Français vers la fin de l’opéra : “Signore, quando si canta ? (Monsieur, quand donc chantera-t-on ?) — Eh, mon Dieu, répondit le Français en colère, n’entendez-vous pas chanter ? on chante depuis quatre heures. — Je vous demande pardon, reprit le Vénitien ; si je vous ai fait cette question, c’est que, dans mon pays, non è cantare questo, ma si chiama salmeggiare (Ce n’est pas chanter, cela s’appelle psalmodier)” » (op. cit., t. I, p. 280-281).
  45. « Prospect » est un terme de didactique désignant la « manière de regarder un objet » (Littré). Poussin le définit ainsi : « Le simple aspect est une opération naturelle ; et ce que je nomme prospect est un office de raison qui dépend de trois choses : de l’œil, du rayon visuel et de la distance de l’œil à l’objet » (lettre à Sublet de Noyers, 1642, citée par Félibien, Entretiens, Amsterdam, E. Roger, 1706, t. IV, p. 40). Le décorateur a travaillé d’après une gravure imprimée à l’envers.
  46. « Mot pris de l’Italien, et qui signifie les usages des différents temps, des différents lieux auxquels le Peintre est obligé de se conformer » (Acad. 1762).
  47. Danse lente, « espèce de chaconne d’un mouvement plus lent que la chaconne ordinaire » (Acad. 1762). Le terme est impropre : il n’y a pas de passacaille dans Les Fêtes vénitiennes.
  48. En réalité cinquante-quatre ans.
  49. Louis Dupré (1697-1774) se retira de la scène en 1751. Il fut le maître de Jean-Georges Noverre. Dans les Anecdotes dramatiques de Joseph de La Porte et Jean-Marie Clément (Paris, Vve Duchesne, 1775, p. 174), on lit à son propos : « Célèbre danseur et compositeur des ballets de l’opéra, a quitté le théâtre avec la pension.

Ah ! je vois Dupré qui s’avance :

Comme il développe ses bras !

Que de grâce dans tous ses pas !

C’est ma foi le Dieu de la Danse. »

  1. Autre exagération : elle avait seulement quarante ans.
  2. Danse qui caractérisait surtout les entrées des démons et des vents et qui consistait en un demi-tour ou une demi-pirouette rapide sur les deux pieds. Dans le saut de basque, le danseur tourne sur lui-même.
  3. Marie-Anne de Cupis de Camargo (1710-1770), élève de Dupré.
  4. Le chef d’orchestre (souvent le compositeur) dirigeait les musiciens avec un bâton de mesure. Rousseau dénonce la battue à la française : « Combien les oreilles ne sont-elles pas choquées à l’Opéra de Paris du bruit désagréable et continuel que fait, avec son bâton, celui qui bat la mesure et que le petit Prophète [Melchior Grimm] compare plaisamment à un bûcheron qui coupe du bois ! […] L’Opéra de Paris est le seul Théâtre de l’Europe où l’on batte la mesure sans la suivre ; partout ailleurs on la suit sans la battre » (art. « Battre la mesure », Dictionnaire de musique, éd. cit., p. 663).
  5. Depuis 1698 le Théâtre-Français était situé au jeu de paume de l’Étoile, rue des Fossés-Saint-Germain (actuelle rue de l’Ancienne-Comédie, voir le plan).
  6. Le Joueur (1696) est une comédie en vers de Jean-François Regnard ; Le Glorieux (1732) une comédie en vers de Philippe Néricault-Destouches.
  7. Pierre-Louis Dubus, dit Préville (1721-1799), entra à la Comédie-Française en 1753 et devint sociétaire en 1757 ; il fut le plus fameux M. Jourdain du siècle.
  8. Confusion de dates et de personnes ? Il ne peut s’agir de la célèbre Rosalie Levasseur, qui ne débuta qu’en 1766.

98 – 99 – 100 – 101 – 102 – 103. Marie-Françoise Marchand, dite la Dumesnil (1713-1802), tragédienne, fameuse dans la Mérope de Voltaire en 1743 ; Marie-Anne Botot, dite la Dangeville (1714-1796), spécialisée dans les rôles de soubrette ; Charles-François Racot de Grandval (1710-1784), acteur et auteur dramatique ; sa femme, Marie-Geneviève Dupré (1711-1783), sociétaire jusqu’en 1760 ; Pierre Sarrazin (1689 ?-1762), sociétaire en 1729 ; Anne-Maurice Le Noir de La Thorillière (1695-1759), sociétaire en 1722 ; Jean-Baptiste Sauvé, dit Lanoue (1701-1760), sociétaire en 1742 et auteur ; Jeanne-Catherine Gaussem, dite la Gaussin (1711-1767), célèbre dans les rôles tragiques de Racine et de Voltaire, elle fit pleurer le public à la création de Zaïre (Voltaire, 1732) ; Claire-Josèphe Léris (1723-1803), dite la Clairon, fit ses débuts dans des comédies de Marivaux et triompha dans la Phèdre de Racine et dans la Médée de Longepierre (plusieurs tableaux de Carle Van Loo la représentent dans ce rôle).

  1. Avec quelle effronterie.

Chapitre XI

Mon frère arrive à Paris

  1. Voir ici.
  2. Mme de La Caillerie était l’auteur avec l’acteur Gandini de la comédie Le Songe vérifié (Il sogno avverato), jouée au Théâtre-Italien le 13 octobre 1751. Elle habitait rue Saint-Denis, passage du Grand-Cerf (voir le plan).
  3. Allusion à un « mariage à quatre » fameux à l’époque : le duc de Boufflers et le duc de Montmorency-Luxembourg troquèrent leurs épouses.
  4. Comme une personne.
  5. Contre l’usage et les règles de bonne conduite.
  6. Au maître : le prince de Monaco, l’amant qui entretient Coraline.
  7. Un des plus beaux hôtels de Paris, édifié en 1722 par l’architecte Jean Courtonne au 57, rue de Varenne – c’est l’actuel hôtel Matignon.
  8. Cabriolet rapide à quatre roues, ouvert sur les côtés et surmonté d’une toiture, dans lequel on pouvait se tenir debout.
  9. Quarante-trois ans seulement.

10 – 11 – 12. Carlo Antonio Veronese (1702-1762) jouait Pantalon depuis 1744. Sa fille aînée, Marie-Anne (1730-1782), jouait Coraline (rôle de soubrette), sa cadette, Jacoma Antonia Camilla (1735-1768), était actrice et danseuse (voir Répertoire).

  1. Onorato (Honoré) III Grimaldi (1720-1795), fils de Jacques Grimaldi, duc de Valentinois (1689-1751).
  2. Louis-Hector Drummond, comte de Melfort (1722-1788).
  3. Louise-Henriette de Bourbon-Conti, duchesse de Chartes, était devenue duchesse d’Orléans en 1752, à la mort de son beau-père Louis, duc d’Orléans, fils du Régent (voir Répertoire).
  4. Catherine de Grammont, duchesse de Ruffec (1707-1755), était la belle-mère du frère cadet du prince de Monaco.
  5. La chaude-pisse.
  6. La « garenne » désigne ici un « lieu à la campagne où il y a des lapins, et où l’on prend soin de les conserver » (Acad. 1762). La garenne de Colombes appartenait au prince de Monaco.
  7. Les barrières de bois installées aux cinquante-quatre entrées de Paris étaient destinées à la perception de l’octroi sur les objets de consommation. La barrière de Vaugirard se trouvait sur la rue du même nom, au niveau de l’actuel hôpital Necker.
  8. Louis-Eugène de Wurtemberg (1731-1795) était l’aîné du duc régnant Charles-Eugène et servait en France comme maréchal de camp depuis 1749. Il était le « tenant » des actrices Gaussin et Guéant (Victoire Mélone Geayant, 1733-1758).
  9. De 1750 à 1752, Justine Pâris tint une maison de plaisir à l’hôtel du Roule, rue du Faubourg-Saint-Honoré, après la barrière de Chaillot (au niveau de l’actuelle place des Ternes) – voir le plan et Répertoire.
  10. Un louis (24 livres ou francs) valait environ 250 euros. Ce sont là les tarifs de la « seconde classe » d’après Les Cannevas de La Pâris (1750) de Rochon de Chabannes et Moufle d’Angerville (in Maurice Lever, Anthologie érotique – Le XVIIIe siècle, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2003, p. 621) :

Passades Dîners et soupers Couchers et promenades

Ire classe : 12 liv. Ire classe : 24 liv. [1 louis] Ire classe : 48 liv.

IIe classe : 6 liv. IIe classe : 12 liv. IIe classe : 24 liv.

IIIe classe : 3 liv. IIIe classe : 6 liv. IIIe classe : 12 liv.

  1. Borgne.
  2. Précision nécessaire pour prévenir la calomnie de l’anagramme : « Dans le Roule on trouve Vérolle », dit une épigramme de 1750 (citée par Maurice Lever dans son Introduction aux Cannevas de La Pâris, éd. cit., p. 564).
  3. « Homme élancé, grand et fluet, de mauvais air, qui n’a nulle contenance » (Féraud).
  4. « On appelle figurément Bacchante, Une femme emportée et furieuse » (Acad. 1762).
  5. Peut-être Gaetano Guadagni (1728-1792), castrat fameux cependant né à Lodi et non à Venise.
  6. Marie-Zéphirine (1750-1755), appelée Petite Madame, les filles du monarque étant officiellement appelées Mesdames de France.
  7. L’Académie royale de peinture, de sculpture et de gravure, créée en 1648 par Le Brun, s’installe dans le palais du Louvre en 1692 et commence à exposer en 1699. À partir de 1725, des expositions officielles, qui prennent alors le nom de « salons » et sont ouvertes gratis à tous, sont organisées dans le salon carré du Louvre. En 1748, ces salons de peinture, d’annuels, deviennent bisannuels. Celui de 1750 s’ouvre le 25 août.
  8. Orth. Fontaineblo. La cour se déplaça à Fontainebleau, résidence préférée des rois de France depuis Louis XIII, du 7 octobre au 17 novembre 1750.
  9. On n’a pas trouvé trace d’une Adélaïde née en 1751 : Coraline eut une fille, Anne, née le 26 février 1755.
  10. Marie-Catherine, marquise de Brignole (1737-1813), belle-sœur du doge de même nom, maîtresse du maréchal de Richelieu (voir ici note 27). Ce mariage eut lieu le 3 juillet 1757 et les époux divorcèrent en 1770.
  11. Louis-François-Joseph Bourbon-Conti, comte de La Marche (1734-1814), était le fils aîné de Louis-François de Bourbon-Conti (voir ici note 27).
  12. Confusion : le fils naturel du prince de Conti et de Coraline s’appelait Louis-François, chevalier de Vauréal (1761-1785), et non Montréal ou, comme dans la première version, Monreal. Chevalier de Malte en 1777, il fut lieutenant-colonel dans le régiment de son père.
  13. Charles Parrocel (1688-1752) était le second fils de Joseph Parrocel (1646-1704), surnommé Joseph des Batailles pour ses vastes peintures murales du Louvre. Il suivit Louis XV pendant les campagnes de 1744-1745 et fit plusieurs portraits du roi à cheval.
  14. Lapsus probable pour « parterre ».
  15. Un chevalier décoré de l’ordre du Saint-Esprit (créé par Henri III en 1578 le jour de la Pentecôte, d’où le nom de Saint-Esprit).
  16. Péremptoire.
  17. Francesco Lorenzo Morosini (1714-1793) fut ambassadeur à Paris de fin 1748 à fin 1751 avant d’être élu Procuratore di S. Marco di supra le 22 juillet 1755 (voir aussi ici note 11). Il habitait un hôtel dans la rue Saint-Maur, vis-à-vis des Incurables (actuelle rue Grégoire-de-Tours – voir le plan). Il s’emploiera en 1772 à obtenir la grâce de Casanova auprès des inquisiteurs.
  18. Jeanne-Antoinette Poisson, marquise de Pompadour (1722-1764), maîtresse de Louis XV depuis 1745. Dans une longue note élogieuse qu’il lui consacre dans la Confutazione (I, p. 152-158), Casanova taxe les Français d’injustice à son égard.
  19. Confusion avec la soprano Catherine Nicole Le Maure (1704-1786), qui quitta l’Opéra en 1744.
  20. Petit-neveu du Cardinal et favori de Louis XV, Louis-François-Armand de Vignerot Du Plessis (1696-1788), duc de Fronsac et de Richelieu, fut nommé maréchal en 1748. Des Mémoires apocryphes publiés en 1791 retracent ses aventures galantes (rééd. : Vie privée du maréchal de Richelieu, éd. Benedetta Craveri, Paris, Desjonquères, 1993).

43 – 44. En 1745 d’après Casanova (voir ici). Arrivé à Paris comme ambassadeur de Frédéric le Grand le 7 septembre 1751, George Keith eut sa dernière audience auprès de Louis XV le 11 juin 1754.

  1. Louise-Julie-Constance de Rohan-Montauban, chanoinesse de Remiremont (1734-1815), avait épousé en 1748 Charles-Louis de Lorraine, comte de Brionne (1725-1761).
  2. Un demi-pied faisait 16,25 cm.
  3. Marc-Pierre de Voyer de Paulmy d’Argenson (1696-1764), secrétaire d’État à la Guerre, et son frère aîné René-Louis de Voyer d’Argenson (1694-1757), ministre des Affaires étrangères (1744-1747) et historiographe du roi, étaient amis de Voltaire depuis le lycée Louis-le-Grand. Ils ont tous deux protégé les Encyclopédistes.

48 – 49. Marie Leszczynska (1703-1768), fille du roi de Pologne Stanislas Ier (1677-1766) et épouse de Louis XV depuis 1725.

  1. « Amour des bons morceaux » (Acad. 1762).
  2. Voir ici et suiv. La présence à Paris de Juliette Preati Cavamacchie, alias Mme Querini, est attestée en 1751. Elle nourrissait sans doute l’espoir de devenir la maîtresse du roi.
  3. Ulrich Friedrich Waldemar, comte de Löwendahl (1700-1755), servit en Autriche, en Saxe et en France. Ses troupes s’emparèrent de la forteresse de Bergen op Zoom, en Brabant, en septembre 1747, durant la guerre de Succession d’Autriche (1740-1748). Casanova avait rapporté l’anecdote suivante sur la fricassée de poulet dans Le Duel (Paris, Allia, 1998, p. 22-24).
  4. Louis-Henri de Bourbon-Condé (1736-1818), prince de sang.
  5. Casanova fait allusion à une anecdote qui circule à propos du vers « Pauper ubique jacet » (Ovide, Les Fastes, I, v. 218) qu’aurait cité la reine Élisabeth Ire au sens de « le pauvre se couche partout » en voyant un mendiant couché par terre. Celui-ci lui aurait répondu : « In thalamis hac nocte tuis, regina, jacerem si verum hoc esset : Pauper ubique jacet » (« Je coucherais dans votre chambre cette nuit, reine, si le mot le pauvre se couche partout était vrai »).
  6. Maximilien-Henri, marquis de Saint-Simon Sandricourt (1720-1799), aide de camp du prince de Condé, était homme de lettres et historien. Il n’avait aucun lien de parenté avec le mémorialiste duc de Saint-Simon (1675-1755).
  7. Ce mariage n’eut lieu qu’en 1757.
  8. Votre Excellence.
  9. M. de Saint-Quentin avait la charge de « garçon de la chambre du roi ».
  10. Voir ici.
  11. Rue des Petits-Augustins, l’actuelle rue Bonaparte qui mène du boulevard Saint-Germain au quai Malaquais (voir le plan).
  12. Wenzel D. Kaunitz-Rietberg (1710-1794), ambassadeur d’Autriche à Paris de 1750 à 1752, fut un des protecteurs de Casanova.
  13. Le comte Ludwig Friedrich von Zinzendorf (1721-1780) était le frère aîné du comte Karl (1739-1813), futur gouverneur de Trieste, avec qui se liera Casanova en 1770.
  14. Historien et homme de lettres, Ottaviano di Guasco (1712-1781) fut lié avec Montesquieu dont il traduisit en italien L’Esprit des lois. Mis à l’écart du cercle de Mme Geoffrin, il publia à Vérone les Lettres familières du président de Montesquieu à divers amis d’Italie (1767) où il s’en prenait à la salonnière. Melchior Grimm prit la défense de Mme Geoffrin et alimenta la rumeur mondaine qui faisait passer Guasco pour un espion ou un aventurier.
  15. Catherine-Étiennette-Charlotte Préodot (ou Préaudeau), née Gaulard, femme d’un fermier général. Nous sommes dans le milieu de la finance.
  16. Le sens sexuel, donc obscène, de « décharger » n’est pas répertorié dans le Dictionnaire de l’Académie, ni même dans celui de Littré. On trouve au dos d’une quittance de douane retrouvée à Dux (U4, 154) ce pilotis : « Je lui ai demandé si elle avait bien déchargé ! »
  17. En italien, savoiardo : biscuit.
  18. Cette équivoque peut être rapprochée d’un poème intitulé « Le maître italien », publié dans les Contes théologiques du général de Pommereul (Paris, Impr. de la Sorbonne, 1783, p. 126) :

citation

« La belle fit la mine et lui dit froidement :

— Comment dit-on vous aimer, je vous prie ?

— Madam’ on prononce amar vi ;

— Amar, aimer ; vi, vous. Par quelle fantaisie

Transposez-vous le verbe ainsi ?

Vi amar est plus doux. — Madame, en Italie,

Nous conjougons differament.

Saque païs, saque manière ;

Sto vi se met en France par devan,

En Italie on le met par derrière.

— Fi ! votre italien ne me plaît point du tout. »

  1. Mme Charon, d’après la seconde version.
  2. Orth. corneline. « Pierre précieuse rouge et peu transparente » (Acad. 1762).
  3. Vingt-quatre sous faisaient 1,2 livre (environ 13 euros). La foire Saint-Germain se tenait sur les terres de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés du 3 février au dimanche de la Passion. C’est en 1750 et non en 1751 que le rhinocéros empaillé y fut montré, après qu’il eut été exhibé vivant à Paris et à Venise (voir le tableau de Longhi peint vers 1751 – Ca’ Rezzonico, Venise). Cet épisode relève certainement d’un souvenir d’anecdotes mondaines (voir H. Watzlawick, « Souvenirs enrichis », art. cit.).
  4. Marie Lenieps (1717-1762), épouse de Jean-François Lambert, baron anglais et banquier rue de Bourbon-Saint-Germain (mort en 1755).
  5. « On dit figurément et adverbialement de bricole, par bricole, pour dire Indirectement » (Acad. 1762).
  6. La place où avaient lieu les exécutions capitales (c’est l’actuelle place de l’Hôtel-de-Ville).
  7. Abel-François Poisson de Vandières (1727-1781) prit le titre de marquis de Marigny en 1754. Il obtint la charge de directeur et ordonnateur général des Bâtiments, Jardins, Arts et Manufactures du Roi.
  8. Voir ici.
  9. Giovanni Aloise de Mocenigo, né en 1711, entra en fonction le 30 novembre 1751. Contrairement à ce que dit Casanova plus bas, il ne mourut, accidentellement, qu’en 1756.
  10. Marie-Catherine Levesque de Gravelle avait épousé Alexandre-Pierre-Jacques Le Gendre, marquis de Colande (1725-1752), mort en duel à Elbeuf.
  11. Le terme désigne le « maire du palais » : « C’était sous la première race de nos Rois, le premier et principal Officier qui avait la disposition de toutes les affaires de l’État, sous le nom du Roi » (Acad. 1762).
  12. Les décrets de l’Assemblée ordonnant le déménagement de Capet et de sa famille à Paris datent d’octobre 1789.
  13. Allusion à l’absence d’état nobiliaire en Turquie par comparaison avec l’Ancien Régime français structuré en trois états (noblesse, clergé, peuple) jusqu’au 4 août 1789.
  14. Qu’il y a.
  15. Et c’est improbable.
  16. « Un portefaix qui transporte des fardeaux sur des crochets » (Furetière).
  17. « On dit figurément de ceux qui sèment des discordes et des querelles, que Ce sont des boute-feux. Il a été le boute-feu de la sédition » (Acad. 1762).
  18. Knèze ou Knez : « prince » en langues slaves.

86 – 87. Marcantonio Nicolo Borghese (1730-1800), futur sénateur de Rome, et son frère Giovanni Battista Francesco (né en 1733).

  1. Après la prise de Québec (1759) et de Montréal (1760), le Canada (la « Nouvelle-France ») fut cédé à l’Angleterre par le traité de Paris de 1763 qui termina la guerre de Sept Ans.
  2. Le chevalier d’Éon (1728-1810) était un agent secret de Louis XV. Il s’habillait en femme mais son autopsie prouva que c’était bien un homme. Casanova le verra à Londres en octobre 1763.
  3. La princesse d’Ardore (1708-apr. 1766), épouse de Giacomo Francesco Milano (1689-1780), ambassadeur de Naples à Paris, avait donné naissance à Louis-Marie d’Ardore le 2 septembre 1743.
  4. Il n’existait pas de duchesse de Fulvie : la dame serait, selon G. Capon, Hélène-Louise-Henriette Delapierre de Bouziers, femme du conseiller d’État et intendant des Finances Jean-Henri-Louis Orry de Fulvy (1703-1751).
  5. Casanova confond les noms « Gaussin » (nom de scène de Jeanne-Catherine Gaussem, leçon de la première version) et « Gossé » : il s’agit en fait de Louise Gaucher (?-1765). Lolotte épousera Antoine Ricouart d’Hérouville (1713-1782), commandant de la région de Guyenne, en 1757 et donnera naissance à une fille, Louise-Claire, en 1759.
  6. Willem Anne van Keppel, 2e comte d’Albemarle (1702-1754).
  7. En 1758 : Lolotte sera le prétexte d’un duel de Casanova contre le Français Varnier à La Haye (voir HMV, ms. t. IV, f° 163v).
  8. Orth. Rosemberg. Philippe-Joseph, comte Orsini-Rosenberg (1691-1765), ambassadeur d’Autriche à Venise (1754-1764). Veuf en 1756, il se remaria en secret en 1761 avec Giustiniana Wynne.
  9. Il s’agit de Giustiniana Wynne (1737-1791), alias Miss XCV, que Casanova retrouvera à la Comédie-Italienne à Paris en 1759.

Chapitre XII

Mademoiselle Vesian

  1. Qui a « une qualité semblable à celle du baume » (Acad. 1762), c’est-à-dire embaumé, suave, mais aussi revigorant.
  2. Au lieutenant général de police (Berryer à l’époque) étaient subordonnés quarante-huit commissaires répartis dans les vingt et un quartiers de Paris et qui avaient également les attributions de juges d’instruction. Casanova fut interrogé par Michel-Martin Grimperel, commissaire au Châtelet de 1730 à 1774.
  3. « Chez les Romains le constitut était un contrat par lequel on s’engageait à donner ou faire quelque chose, sans employer la formule solennelle des stipulations proprement dites » (Encyclopédie). Casanova, qui se déclare docteur in utroque jure (docteur en droit civil et canon), emploie ironiquement comme synonyme de « procès-verbal » ce mot qui implique l’idée de promesse dans une scène où il ne promet rien.
  4. Confusion avec l’hôpital des Enfants-Trouvés établi en 1670 vis-à-vis de l’Hôtel-Dieu et restauré en 1747 (voir le plan).
  5. L’Opéra-Comique est l’autre nom du théâtre de la Foire, spécialisé dans les parodies d’opéras à côté des monologues, des pantomimes et des vaudevilles (voir l’illustration). En 1708, la veuve Maurice et les frères Alard, entrepreneurs de spectacles forains, avaient obtenu le droit de chanter et de danser sur les tréteaux de la Foire, privilège plusieurs fois suspendu par les institutions officielles de la monarchie (l’Opéra et la Comédie-Française), soucieuses de conserver leur monopole sur les spectacles. Jean Monnet (1710-1785) en assura la direction de 1752 à 1758 et fit édifier une grande salle dans la foire Saint-Laurent, qui se tenait sur l’emplacement actuel de la gare de l’Est de juillet à fin septembre. L’Opéra-Comique fusionna avec la Comédie-Italienne en 1762. On trouve le pilotis d’une anecdote non rapportée dans l’Histoire de ma vie sur une note de Dux (17A, 54) : « À la foire Saint-Laurent, avec Clari nous avons défendu l’épée à la main une fille habillée en homme. »
  6. L’année 1751 voit la levée des interdits imposés par les théâtres officiels à leurs principaux concurrents : les troupes de la Foire et des comédiens-italiens. Depuis 1745, elles étaient privées de paroles et ne pouvaient jouer que des pantomimes ou des spectacles de marionnettes.
  7. La Chantilli (Marie-Justine-Benoîte Duronceray, 1727-1772) avait épousé le directeur forain Charles-Simon Favart (1710-1792) en 1745. Des 150 pièces que composa le couple, les plus célèbres (Les Amours de Bastien et Bastienne, parodie du Devin de village de Rousseau, 1753 ; Annette et Lubin, 1762) sont signées de Mme Favard. Elle a écrit plusieurs pièces parodiques : Les Ensorcelés ou Jeannot et Jeannette ou la Nouvelle Surprise de l’amour, La Fille mal gardée ou le Pédant amoureux, La Fortune au village, La Parodie d’Églé.
  8. En 1762 la Comédie-Italienne comportait trois troupes : les acteurs encore capables de jouer des comédies à l’italienne (en improvisant sur des canevas) ; les acteurs jouant en français les pièces de Delisle, Boissy, Romagnosi, Biancolelli et Marivaux ; enfin les acteurs pouvant chanter et jouer dans des opéras-comiques, comme Mme Favart.
  9. Thétis et Pelée, tragédie lyrique de Fontenelle sur une musique de Colasse, représentée à l’Opéra pour la première fois en 1689 et reprise à Fontainebleau en 1750-1751. Favart en fit une parodie, Les Amants inquiets, créée à la Comédie-Italienne en 1751 avec Mme de Hesse dans le rôle de Tonton, batelière.
  10. L’abbé de Voisenon (1708-1775), auteur de poésies et de comédies, était très lié au couple Favart. Il interrompit sa carrière ecclésiastique pour fréquenter le monde, en particulier le duc de La Vallière qui habitait Montrouge. Il fut élu à l’Académie en 1762 (et non en 1755) grâce à l’appui de Mme de Pompadour.
  11. L’oratoire (en italien oratorio) est défini ainsi par Rousseau : « Espèce de drame en latin ou en langue vulgaire, divisé par scènes, à l’imitation des pièces de théâtre, mais qui roule toujours sur des sujets sacrés et qu’on met en musique pour être exécuté dans quelque église durant le Carême ou en d’autres temps » (Dictionnaire de musique, éd. cit., p. 962).
  12. Créé en 1725 par Anne Danican Philidor (1681-1728), le Concert spirituel donnait des concerts aux fêtes solennelles dans la salle des Cent-Suisses aux Tuileries.
  13. L’expression vient du dais sous lequel siégeait le roi.
  14. L’empereur régnant en 1789 est Joseph II. Franz de Paula, comte Hartig (1758-1797), fut ambassadeur d’Autriche à la cour de Saxe de 1787 à 1794.
  15. Fontenelle plaisante sur son âge avancé.
  16. Une édition complète des œuvres de Fontenelle avait paru à Paris en 1742.
  17. Jeu de mots sur Thétis et Pelée.
  18. À la Comédie-Française ou Théâtre-Français.
  19. Voltaire attribue cette épigramme à Fontenelle dans son « Discours historique et critique, à l’occasion de la tragédie des Guèbres » publié en 1769, soit douze ans après la mort de Fontenelle.
  20. Esther (1688), drame lyrique écrit par Racine à la demande de Mme de Maintenon.
  21. Claudine-Alexandrine Guérin de Tencin (1682-1749) – voir Répertoire.
  22. Voir ici note 20.
  23. Fontenelle mourut le 9 janvier 1757.
  24. La mort de d’Alembert survint le 29 octobre 1783. Casanova se trouvait alors à Paris depuis le 30 septembre.
  25. Auguste III.
  26. Zoroastre, opéra de Rameau sur un livret de Cahusac, fut représenté pour la première fois à Paris en 1749. L’adaptation ne conserva de la musique que l’ouverture et le premier chœur ; Johann Adam de Dresde, compositeur du roi de Pologne, refit tout le reste. Elle fut créée le 7 février 1752 par les comédiens-italiens du roi de Pologne (avec Zanetta Casanova dans le rôle d’Érinice, la sœur de Casanova Marie-Magdeleine étant figurante) au grand Opéra de Dresde, dans le Zwinger. Casanova ne mentionne pas le compte rendu élogieux qu’en fit le Mercure en mai. Le texte a été réédité par F. Luccichenti et H. Watzlawick (Documenti casanoviani, 2010).
  27. Louis de Cahusac (1700-1759), écrivain et avocat.

28 – 29. Il s’agit d’Antoine-François et Camille-Louise Vézian (voir Répertoire).

  1. Italianisme formé sur muovere a pietà : toucher de pitié.
  2. Une soixantaine d’euros.
  3. Environ 500 euros.
  4. Cécile-Thérèse Rioult de Cursay (1707-1789), qui avait épousé en 1725 Louis Guinot de Montconseil, lieutenant général, était dame d’honneur de la reine de Pologne. Elle était proche de la famille Balletti.
  5. Voir ici.
  6. En faisant son éducation (sexuelle). Probable latinisme sur producere : guider, éduquer.
  7. Ne pouvant pas supposer que ma retenue était un effet de ma vertu.
  8. Une grande affluence.
  9. « Tissu de soie velouté, qui imite la chenille » (Acad. 1762).
  10. Identité incertaine, peut-être un pseudonyme pris par un aventurier. Les biographes ont proposé Jean-François, comte de Narbonne-Fritzlar (1718-1784) ou encore Charles-Bernard Martial, comte de Narbonne-Pelet, officier de marine, né en 1720.
  11. Je me suis fiée à lui.
  12. Le Gros-Caillou était un faubourg situé sur la rive gauche, entre les Invalides et la Seine (voir le plan). « Ce lieu, peuplé de guinguettes, est sur le bord de la rivière, au-dessous des Invalides. Là, on mange des matelotes, objet définitif et chéri des gageures parisiennes. Une bonne matelote coûte un louis d’or ; mais c’est un manger délicieux, quand elle n’est pas manquée » (L. S. Mercier, Tableau de Paris, chap. 186, éd. cit., t. I, p. 454).

Matelote : « Mets composé de plusieurs sortes de poissons, apprêtés à la manière dont on prétend que les Matelots les accommodent. »

Bœuf à la mode : « Ragoût fait d’une tranche de bœuf lardée de gros lard. »

À la crapaudine : « Terme de cuisine qu’on emploie en parlant de pigeons ouverts, aplatis et rôtis sur le gril » (Acad. 1762).

  1. Appètent, du verbe « appéter » : « Désirer par instinct, par inclination naturelle, indépendamment de la raison » (Acad. 1762).
  2. Variante biffée : Tressan, ou de Tréan, dans ce nom ma mémoire chancelle. Jacques-Robert d’Héricy, marquis de Tréan (ou d’Étréhan), vécut jusqu’en 1767 avec Mlle Vézian.
  3. On n’entend plus parler d’elle.
  4. La chanteuse Anna Piccinelli.

Chapitre XIII

Départ de Paris, séjour à Dresde

  1. Victoire Morphy (ou Murphy), actrice à l’Opéra-Comique, était en fait d’origine irlandaise mais avait joué en Flandre. Elle avait quatre sœurs : Marguerite, Brigitte, Madeleine et Marie-Louise, dite Louison (1737-1814), la « petite sœur » dont parle Casanova et qu’il appelle plus loin Hélène (orth. Elène ou encore Heleine) en hommage à sa beauté. Louison avait une quinzaine d’années quand Casanova la rencontra, et non treize ans.
  2. En face de la maison de Silvia.
  3. Un demi-écu de 3 livres (ou francs), valant une trentaine d’euros.
  4. D’après le rapport de l’inspecteur de police Meusnier, elle était brune comme ses sœurs.
  5. Le prix du pucelage d’Hélène est estimé à 600 francs (25 louis), 300 francs dans la seconde version.
  6. Il pourrait s’agir en réalité du Suédois Gustaf Lundberg (1695-1786), membre de l’Académie royale de peinture et de sculpture depuis 1741 (voir G. Capon, p. 110). Hélène a passé pour un modèle de Boucher.
  7. Transcription du grec moderne ὠμόρφη (εὐμόρφη).
  8. Les cabinets de verdure sont des jardins clos aménagés par Le Nôtre dans les espaces boisés qui délimitent les allées. Leur entrée est fermée par une grille. Ils étaient utilisés comme salons en plein air.
  9. Monnaie d’or valant 48 livres. Cinq cents doubles louis faisaient 24 000 livres (environ 250 000 euros).
  10. Le Parc-aux-Cerfs, ancienne réserve de gibier créée par Louis XIII à Versailles entre les rues de Satory, des Rosiers et Saint-Martin, était devenu un nouveau quartier qui avait conservé le même nom.
  11. Un garçon né en mai 1754 d’après d’Argenson, une fille née en juillet d’après Dussieux.
  12. La Morphy épousa Jacques de Beaufranchet, comte d’Ayat, qui mourut à la bataille de Rossbach (5 novembre 1757) moins de deux ans plus tard. Sa dot était considérable : plus de quatre millions d’euros.
  13. Louis-Charles-Antoine Beaufranchet (1757-1812). Engagé dans les armées de la Révolution, il combattit à Valmy.
  14. « Feuilles d’ivoire, de parchemin, de papier préparé, etc. qui sont attachées ensemble, et qu’on porte ordinairement dans la poche, pour écrire […] les choses dont on veut se souvenir » (Acad. 1762).
  15. Marie-Christine Rouvroi de Saint-Simon de Ruffec (1728-1774), la fille de la duchesse de Ruffec, avait épousé en 1749 Charles-Maurice Grimaldi, chevalier de Monaco, duc de Valentinois (1727-1798).
  16. Manquer à : « Ne faire pas ce qu’on doit à l’égard de quelqu’un ou de quelque chose » (Acad. 1762).
  17. Adaptation d’un vers d’Horace (Épîtres, II, 1, v. 176, éd. cit., p. 159) avec un curieux lapsus (famula mis pour fabula) qui est corrigé dans la seconde version. Horace évoque un poète qui ne pense qu’à s’enrichir et « s’inquiète peu que la pièce tombe ou se tienne d’un pied sûr ».
  18. Référence probable au couple aristotélicien de la puissance et de l’acte. L’opposition entre en puissance et en acte (« un gland est un chêne en puissance, parce qu’un gland peut devenir un chêne », Acad. 1762) s’oriente ici vers celle du possible et de l’advenu, de ce qui peut arriver et de ce qui se produit réellement.
  19. La femme de ce peintre aurait été une indicatrice de la police d’après une note de Meusnier datée du 24 décembre 1775 disant que Mme Sanson, « femme d’un peintre, ex-acteur, demeurant rue de Richelieu », lui fournit des renseignements sur une maîtresse du duc d’Orléans (G. Capon, Casanova, p. 115). Casanova écrit dans sa lettre À Léonard Snetlage : « Le peintre La Tour, qui avait de l’esprit, me dit un jour que le barbouilleur Sanson l’avait magoté » (Ma voisine, la postérité, art. « Singer », op. cit., p. 77).
  20. Oublié, négligé.
  21. Sans doute faut-il lire « pour ».
  22. Nom fictif. La seconde version porte « Landel71 ».
  23. Louis Drummond, comte de Melfort, était franc-maçon.
  24. La duchesse était présidente des loges féminines de France.
  25. « Petite reine » ou « Ma reine » se dit familièrement « en s’adressant à une femme à qui on reconnaît quelque empire d’affection » (Littré).
  26. Plusieurs femmes de ce nom ont été pensionnées en tant que dames d’honneur de la duchesse de Chartres – la place était lucrative.
  27. Louis-François de Bourbon-Conti (1717-1776), protecteur de l’abbé Prévost et de Jean-Jacques Rousseau.
  28. François-Robert Marcel, célèbre maître à danser et pédagogue. Il mourut en 1759.
  29. Bube : « Petite élevure, pustule qui vient sur la peau » (Acad. 1762).
  30. Un remède topique est « un remède qui n’opère qu’étant appliqué sur la partie malade, ou sur celle qui y répond » (Acad. 1762).
  31. « Cette plante est vulnéraire, résolutive, fébrifuge ; on s’en sert dans la dysenterie, dans le crachement de sang, dans les flux immodérés des hémorroïdes et des mois » (Trévoux) – voir aussi la n. 1 p. 877.
  32. L’abbé Marcel des Brosses. Un mandat d’arrêt du parlement de Paris fut lancé contre lui en mars 1761. Casanova a laissé cette note sur lui : « Mais cette même princesse de Conti n’aurait jamais mis au monde dans l’année 1747 le monstre, si l’abbé des Brosses ne l’eût guérie des boutons qui la défiguraient au point que le duc de Chartres, son mari, ne pouvait pas la voir. Quelle nécessité y avait-il que l’abbé des Brosses, ignorant charlatan, allât porter sa pommade à Mme de Polignac au palais royal pour qu’elle la portât à la princesse que les pustules défiguraient ? Les pustules disparurent, son mari la trouva jolie et elle conçut le monstre, etc. […] L’abbé des Brosses finit tragiquement. […] la mère d’Égalité finit de vivre l’an 1759. Cette princesse fut galante : ce fut le seul défaut qu’elle eut, si c’est un. Voluptueuse, généreuse, bienfaisante, et remplie d’esprit, elle plaisanta jusqu’à sa dernière heure… » (archives de Prague, U19, 10).
  33. Il s’agit de Louis-Philippe-Joseph d’Orléans, né duc de Montpensier à Saint-Cloud le 13 avril 1747 et qui prit le titre de duc d’Orléans en 1785. Il mourut guillotiné à Paris le 6 novembre 1793. Premier prince du sang sous l’Ancien Régime, il avait abandonné ses titres de duc de Chartres et de duc d’Orléans pour se rallier aux députés du tiers-état le 25 juin 1789. En 1792 il avait été élu député de la Seine à la Convention sous le beau nom de Philippe Égalité.
  34. À peu près 1 000 louis, soit 250 000 euros environ.
  35. Fille de comédiens, Thérèse de Hayes (1714-1756) avait épousé en 1737 Alexandre Joseph Le Riche de La Popelinière (ou Pouplinière, 1693-1762), fermier général. Elle mourut d’un cancer du sein.
  36. Plus d’un million d’euros.
  37. La manière de penser, l’esprit.
  38. Le maréchal de Richelieu avait loué un appartement dans la maison contiguë à celle du fermier général (dans l’actuelle rue de Richelieu), pourvu d’un passage qui aboutissait directement dans la cheminée de la chambre à coucher de Mme de La Popelinière. Le mari découvrit l’ouverture et se sépara de sa femme.
  39. Environ 125 000 euros.
  40. Jacques Courtois (1621-1676), dit le Bourguignon, peintre de batailles sous Louis XIV.
  41. Ce sens esthétique du substantif « méchanceté » (qui est médiocre, sans qualité), non répertorié dans les dictionnaires de l’époque, figure chez Fontenelle.
  42. Le jardin des Tuileries était gardé par un détachement d’invalides qui fournissait les postes des six entrées par lesquelles on y accédait. L’une d’elles donnait sur l’ancien couvent des Feuillants. Les suisses et les portiers fournissaient à boire et à manger.
  43. Monnaie de cuivre valant 3 deniers ou le quart d’un sou (0,12 euro).
  44. Pour gagner la place Louis-XV (place de la Concorde) depuis les jardins des Tuileries, on empruntait alors un pont tournant situé entre les deux grandes terrasses (voir le plan).
  45. Coiffure poudrée à la mode, signe d’affectation caractéristique de l’élégant parisien d’après Mercier (Tableau de Paris, chap. 548 « Le fat à l’anglaise », éd. cit., t. II, p. 42).
  46. Dont la garde (« partie d’une épée qui est entre la poignée et la lame, et qui sert à couvrir la main », Acad. 1762) excédait d’un tiers la taille normale.
  47. L’actuelle place de l’Étoile.
  48. Michel-Louis-Gatien de La Perrine, vicomte de Talvis (ou Tailvis ou Taillevis), mousquetaire, joueur, bretteur. Les deux hommes se retrouveront peu après cet épisode à Presbourg, près de Vienne (voir ici ou ici). Contrairement à ce qu’il affirme à la fin de la première version du chapitre suivant (voir ici), Casanova le reverra à Amsterdam fin 1759, sous le nom de chevalier de La Perrine. D’après sa correspondance, il recevait encore de ses nouvelles en 1768. Il donnera le nom de « chevalier de Talvis » à un personnage de sa pièce Le Polémoscope (1791).
  49. Insulter à : « Prendre avantage de la misère d’un homme pour lui faire quelque offense, quelque déplaisir » (Acad. 1762).
  50. Août 1752.
  51. La galerie de Dresde, installée au Zwinger depuis 1722.
  52. En janvier 1762.
  53. La Thébaïde ou les Frères ennemis, première tragédie de Racine créée par la troupe de Molière en 1664. La parodie de Casanova, intitulée La Moluccheide, o sia i gemelli rivali, Commedia in tre atti di Giacomo Casanova, Veneziano, da rappresentarsi nel Teatro regio di Dresda nel Carnovale 1753, fut créée le 22 février.
  54. Auguste III, roi de Pologne et Électeur de Saxe, connu pour la somptuosité de sa cour.
  55. Traits burlesques (voir ici note 21).
  56. Il s’agit de Heinrich, comte von Brühl (1700-1763), Premier ministre d’Auguste III (voir Répertoire).
  57. Prodigue.
  58. L’organiste Pierre Auguste mourut en février 1787 : Casanova a donc écrit cette version en 1789.
  59. Il s’agit probablement d’une Mme Pâris de Dresde.
  60. « Se dit de la consommation de denrées, de vivres qui se fait avec désordre et sans économie » (Acad. 1762).
  61. Scurrilité : « Plaisanterie basse, bouffonnerie » (Acad. 1762), mot calqué sur le latin scurrilitas.
  62. « Parle d’une voix forte là où tu passeras, invite chaque homme à s’éveiller, en l’appelant par le nom de son père et du fondateur de sa race, et honore-les tous. Ne montre pas de hauteur : prenons plutôt nous-mêmes de la peine : Zeus, dès notre naissance, nous a imposé le fardeau du malheur », dit Agamemnon à son frère Ménélas (Iliade, X, v. 69-70, trad. E. Lasserre).
  63. Brühl engagea la Saxe dans la guerre de Sept Ans et dans des dépenses somptuaires colossales. Casanova ménage sa mémoire pour ne pas froisser ses protecteurs qui sont des descendants du comte (voir Répertoire).
  64. Un service de poste direct de Dresde à Prague (Fahrende Post) avait été inauguré en 1752.
  65. Angelo Amorevoli (1716-1798), célèbre ténor vénitien engagé à la cour de Dresde.
  66. Le Milanais Giovanni Battista Locatelli (1713 ou 1715-1785), entrepreneur de spectacles et librettiste, avait commencé à donner des représentations à Prague durant la saison d’hiver 1748-1749. Il mourut à l’âge de soixante-dix ans environ, et non à quatre-vingt-dix comme le dit Casanova.
  67. Thérèse Morelli, danseuse vénitienne.
  68. Fabris ne pouvait être colonel en 1753 puisqu’il ne devint major qu’en 1757.
  69. La guerre de Sept Ans (1756-1763) n’éclata que trois ans après.
  70. En 1765.
  71. Le père de Landel était propriétaire de l’hôtel de Bussy (au no 4 de l’actuelle rue de Buci – voir le plan). C’est chez lui que s’établit la première loge maçonnique de Paris, Saint-Thomas au Louis d’Argent, qui était devenue la loge du duc d’Aumont en 1732 (voir Gustave Bord, La Franc-Maçonnerie en France des origines à 1815, Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1909).

Chapitre XIV

Mon séjour à Vienne

  1. Objets et vêtements à mon usage.
  2. Giovanni Ambrogio Migliavacca (1718-1795 ?), poète italien, conseiller de légation à Dresde depuis 1752, auteur du livret de la Tetide de Gluck (1760).
  3. Le juriste et homme de lettres Giovanni Vincenzo Gravina (1664-1718), qui avait adopté Metastasio vers 1709.
  4. Attilio Regolo, tragédie-opéra de Johann Adolf Hasse (1740), fut créé à Dresde en 1750.
  5. Il s’agit de la traduction par César-Pierre Richelet des tragédies-opéras de Métastase (douze tomes en six volumes in-12), parue à Vienne entre 1751 et 1761.
  6. François de Rosset (1570-1619) avait publié en 1615 Le Divin Arioste ou Roland le furieux, dédié à Marie de Médicis et dont une luxueuse édition in-4o avait paru en 1644.
  7. Casanova s’inscrit ici dans un débat qui traverse le siècle : la querelle des Anciens et des Modernes. Dans sa traduction versifiée de l’Iliade, commencée en 1771 à Florence et publiée en 1775-1776 (Iliade di Omero in veneziano trad. in ottava rima, éd. A. Gardin et al., Venise, Editoria universitaria, 2005), il critique la traduction en prose de Mme Dacier publiée en 1699.
  8. La Kaiserlich-Königliche (k.u.k.) Hofbibliothek.
  9. Le jeune Félix Calvi.
  10. Environ 5 700 euros.
  11. Aux frontières. Une commission de plénipotentiaires avait été créée pour régler les litiges entre Venise et l’Autriche. Après son ambassade à Paris, Morosini y fut nommé le 2 mars 1752, succédant à Pietro Correr74. Les contestations de frontières furent réglées au congrès de Vaprio (juillet 1754).
  12. Les opéras étaient alors donnés au théâtre de la cour fondé en 1741 par l’impératrice Marie-Thérèse sur la Michaelerplatz, et non à l’actuel Burgtheater.
  13. La commission de chasteté (Keuschheitskommission), institution policière chargée de la moralité publique à Vienne, avait été instituée en 1751. Elle fut abolie en 1792 au début du règne de François II (1768-1835).
  14. Casanova avait dressé un véritable panégyrique de Marie-Thérèse dans sa Confutazione : elle était « au-dessus de tous les éloges », nulle souveraine n’était « plus pieuse, plus belle, ni dotée d’un courage plus héroïque […]. Elle voulut persécuter le vice pour l’extirper. Si des ministres trop zélés outrepassèrent quelquefois ses instructions, c’est un mal inévitable, et la faute n’en est pas à la souveraine, dont les intentions étaient excellentes » (t. I, p. 169-170).
  15. Temesvár (Timişoara), dans l’actuelle Roumanie. Ces déportations (Wasserschübe) des femmes exilées (Schüblinge) aux confins de l’Empire avaient lieu en mai et octobre.
  16. Notoriété publique (voir ici note 48).
  17. D’après Horace : « Decipimur specie recti » (« Nous sommes trompés par l’apparence du juste », Art poétique, v. 25).
  18. Stockhaus est l’ancien mot allemand pour « prison » (les pieds des prisonniers étaient bloqués dans un Stock, un bloc de bois). Une Zucht- und Arbeitshaus (ou Spinnhaus, « maison de correction ») était située dans la Leopoldstadt (quartier du Prater, le long du Danube).
  19. Orth. oberrée. Oppressée, gênée.
  20. D’uriner.
  21. Il s’agit sans doute d’une maison appelée L’Écrevisse rouge, où l’on pouvait louer des salons pour des assemblées privées.
  22. Voir ici ou ici.
  23. Il s’agit d’un tripot clandestin : Marie-Thérèse avait proscrit les jeux de hasard par une ordonnance du 20 février 1753, condamnant les banquiers à une amende de 1 000 ducats (environ 100 000 euros). Paradoxalement, l’impératrice, l’empereur François Ier et sa maîtresse la princesse Auersperg tenaient publiquement des banques de pharaon (voir ci-dessous).
  24. Valerius de Beccaria (1692-1770) était devenu colonel en 1752 dans l’armée autrichienne, à la tête du régiment de cuirassiers Jacquemin. Il fut nommé à Szolnok (Hongrie) jusqu’en 1763.
  25. Voir ici et suiv.

26 – 27 – 28. L’abbé Antonio Grossatesta, ou Testagrossa selon les documents officiels (1700 ?-v. 1762), ministre d’Hercule-Renaud d’Este, duc de Modène (1727-1803), était venu à Vienne le 4 décembre 1752 négocier le mariage de la princesse Marie-Béatrix d’Este (1750-1829), la fille du duc et de Marie-Thérèse Cibo de Malaspina (1725-1790), et de l’archiduc Léopold. Il envoya son dernier rapport le 21 juin 1753, après l’échec de cette négociation – la princesse fut finalement mariée en 1771 au frère cadet de Léopold, Ferdinand, et Léopold épousa en 1765 une fille du roi Charles III d’Espagne, Maria-Ludovica.

  1. Il s’agit du futur Léopold II.

30 – 31. Ernest, comte de Roggendorff (1714-1790), dont la fille Cécile, née en 1775, fut la dernière femme avec qui correspondit Casanova. Le nom de Sarotin est certainement une transcription phonétique ; il s’agit peut-être de Jean-Charles, comte Zierotin ou du camérier Félix, comte Sarentein.

  1. Frailes (orthographié aussi frayle, frayla ou freile) est la transcription phonétique de Fräulein, demoiselle de condition.

33 – 34 – 35. Vittoria Tesi-Tramontini (1700-1775) était l’une des plus célèbres contraltos du XVIIIe siècle. Mariée à Jacques Tramontini (1705-1785), elle était la maîtresse de Joseph-Frédéric Hollandinus, prince de Saxe-Hildburghausen (1702-1784), général en chef autrichien.

  1. Afflisio fut condamné aux galères à perpétuité en 1779, à Livourne (voir la seconde version).
  2. Leurs Majestés impériales et royales autrichiennes, Marie-Thérèse et François Ier.
  3. Quand Afflisio sollicita le grade de lieutenant-colonel, sa demande fut appuyée par le prince de Saxe-Hildburghausen.
  4. Plus de deux millions d’euros.
  5. Vêtu de noir avec grand collet blanc, les habits brodés d’or.
  6. Stanislas II Auguste Poniatowski fut élu roi de Pologne le 6 septembre 1764 et couronné le 25 novembre. Casanova était alors à Riga : il doit avoir vu le roi vêtu en Espagnol à une autre occasion solennelle.
  7. « En Pologne on donne le titre de Palatin au Gouverneur de chaque Province » (Acad. 1762).
  8. Ducat des Cremnitz : ancienne monnaie d’or autrichienne frappée à Kremnica (Kremnitz en allemand, dans l’actuelle Slovaquie), d’une valeur de 4 florins (10 livres, soit une centaine d’euros).
  9. Il favorisait le commerce parce qu’il mettait dans ses coffres les bénéfices produits.
  10. Marie-Anne (1738-1789), Marie-Christine (1742-1798), Marie-Élisabeth (1743-1808), Marie-Amélie (1746-1804), Jeanne-Gabrielle (1750-1762), Marie-Josèphe (1751-1767) et Marie-Caroline (1752-1814). Marie-Antoinette (1755-1793) n’était pas encore née.
  11. Joseph (1741-1790), Charles-Joseph (1745-1761) et Léopold (1747-1792).
  12. Comprendre : s’est tué à la tâche. Mort prématurément en 1790, à l’âge de quarante-neuf ans, Joseph II, de constitution fragile, avait ruiné sa santé à travailler sans relâche.
  13. Réminiscence probable d’un vers du Méchant de Jean-Baptiste-Louis Gresset (1747) : « L’esprit qu’on veut avoir gâte celui qu’on a » (IV, 7).
  14. L’épisode doit se situer en 1783. Laxenburg, château de plaisance et résidence d’été de la famille impériale près de Vienne, était le séjour favori de Joseph II.
  15. Cette réponse hardie de Casanova coïncide mal avec les termes d’une lettre de 1784 évoquant sa première rencontre avec l’empereur : « Sa Majesté s’arrêta hier à causer plus d’une demi-heure avec moi en tête à tête. Aux premières paroles qu’elle me dit, je me mis à trembler devant son grand air imposant, et le monarque doit l’avoir remarqué, car je répondais d’une voix sourde, par des phrases stupides et mal articulées » (archives de Prague, U9, 27, lettre reproduite dans C. L. Curiel, G. Gugitz et A. Ravà [éd.], Patrizi e avventurieri, dame e ballerine, Milan, Corbaccio, 1930). Dans sa Confutazione, il avait parlé très élogieusement de Joseph II (1769, t. I, p. 178).
  16. Jean-Alexandre, chevalier de Brambilla (1728-1800), était le médecin ordinaire de Joseph II. Il fonda l’Académie de médecine et de chirurgie Josephinum.
  17. Citation d’Ovide tirée des Remedia Amoris (Remèdes à l’amour), v. 91 : « Principiis obsta : sero medicina paratur » (« Protège-toi dès le début, on prépare trop mal les remèdes », in Écrits érotiques, trad. D. Robert, Arles, Actes Sud, coll. « Thesaurus », 2003, p. 305).
  18. De « lorgner » : « Regarder en tournant les yeux de côté, et comme à la dérobée » (Acad. 1762).
  19. « On dit aussi quelquefois, Une espèce, en parlant d’un homme dont on fait peu de cas » (Acad. 1798).
  20. Léopold II devint empereur en février 1790. La rédaction de ce passage est donc postérieure à cette date.
  21. Ce médecin se nommait Joseph Quarin.
  22. Élisabeth de Wurtemberg, première épouse de l’archiduc François (1768-1835), fils de Léopold II, était morte en couches le 18 février 1790.
  23. Giacomo Durazzo (1717-1794), ambassadeur de Gênes de 1749 à 1752 (voir Répertoire). Il avait épousé la comtesse Aloisia-Ernestine Weissenwolff en 1750 : la fête dont parle Casanova n’est donc pas celle de son mariage.
  24. Variante de l’expression « s’en donner d’une façon » : « On dit populairement d’un homme qui s’est jeté dans une dépense excessive, qui a fait quelque grande perte au jeu, qui s’est pris de vin dans un repas, qu’Il s’en est donné d’une façon » (Acad. 1762).
  25. Étienne Masson de Maisonrouge, receveur général des finances, fut enterré le 23 juillet 1785 (G. Capon, Casanova, p. 28). Il n’est pas sûr que le mot rapporté par Casanova soit de lui.
  26. L’hospice des Quinze-Vingts, fondé en 1260 par Louis IX, accueillait trois cents aveugles. Il était situé jusqu’en 1780 au n° 155 de l’actuelle rue Saint-Honoré.
  27. Il s’agit de Marie-Thérèse Fogliazzi (1733-1792), maîtresse du ministre Kaunitz et qui épousera le danseur Gasparo Angiolini (1731-1803) en 1754.
  28. Christophe, comte Erdödy (1726-1777), époux d’Antonia, comtesse Kinsky.
  29. Il s’agit de Marie-Thérèse Fogliazzi (1733-1792), maîtresse du ministre Kaunitz et qui épousera le danseur Gasparo Angiolini (1731-1803) en 1754.
  30. « Qui parle. Il ne se dit que figurément. Ce portrait est parlant, cette tête est parlante, pour dire, Ce portrait est fort ressemblant » (Acad. 1762). Voir l’observation de Casanova au tome V du manuscrit de l’Histoire de ma vie (f° 97r) : les portraits « auxquels on ne peut pas refuser du mérite, sont ceux qui ressemblent parfaitement, et même à un point qui étonne, car la figure paraît parlante ».
  31. Voir ici ou ici.
  32. Effilé : « On appelle ainsi le linge qui est effilé par le bout en espèce de frange, et qu’on porte dans le deuil » (Acad. 1762). L’habit de deuil, sombre et discret, est adopté par l’aventurier qui veut voyager incognito.
  33. Il s’agit de Miklós Csáky (1698-1757), archevêque d’Esztergom et primat de Hongrie depuis 1751.
  34. Somme énorme : 14 000 florins faisaient 350 000 euros. La souveraine d’or, pièce à l’effigie de Marie-Thérèse, frappée en 1750 et 1758, valait 13,33 florins (plus de 300 euros). Le ducat, monnaie vénitienne importée en Autriche, valait 4,50 florins (une centaine d’euros).
  35. Je mise l’argent de la banque sur cette carte.
  36. Qui avec.
  37. Quatre cents florins, environ 10 000 euros.
  38. Joseph-Henri Bouchard d’Esparbès de Lussan, vicomte d’Aubeterre (1714-1788), ambassadeur à Vienne de 1752 à 1756.
  39. Pietro Correr (1707-1768), ambassadeur à Vienne de 1753 à 1757.

Suite du troisième tome, et Troisième fragment de mes mémoires

Année 1753. Mon âge 28 ans

  1. Le prénom Giovanni (Zuanne) était porté par un jeune patricien de la maison Grimani né en 1720.
  2. Barberina Campanini (1721-1799), danseuse italienne, mariée en 1749 à Charles-Louis de Cocceji, fils du grand chancelier de Prusse Samuel de Cocceji (1679-1755).
  3. La cérémonie du mariage symbolique du doge de Venise avec la mer (voir ici note 50).
  4. Chaise de poste à deux roues. Le cheval était placé entre des brancards (barella, plur. barelle en italien).
  5. Citation de l’Énéide (voir ici note 9).
  6. Voir ici note 11.
  7. Trois Provveditori all’Arsenal participaient à la gouvernance de l’Arsenal, immense bâtiment construit en 1104 abritant les vaisseaux de la République, dont le Bucentaure (le navire du doge).
  8. Casanova (Confutazione, I, p. 84) a justifié, contre les critiques d’Amelot, cette obligation faite à l’amiral de ne pas lancer les autorités sur les flots dans un navire peu adapté s’il y a un risque de vents trop forts.
  9. Près de la Riva degli Schiavoni (voir le plan).
  10. Le Ponte della Paglia, construit en bois sur la Riva degli Schiavoni.
  11. Il ne peut s’agir du rhinocéros empaillé (qui fut montré à Venise en 1746 et en 1751), sinon Casanova indiquerait qu’il l’a déjà vu à Paris (voir ici ou ici).
  12. Il y avait près de Saint-Marc un Rio delle Colonne et une Terra (place) delle Colonne, aujourd’hui disparus.
  13. L’Osteria del Salvadego, appelée aussi Al Salvadego, Del Omo Salvadego ou Al Salvatico.
  14. La Fiera della Sensa (voir ici note 47).
  15. L’Arcadia in Brenta de Goldoni et Galuppi fut le seul opera buffa donné en 1753 au Teatro San Moisè. Il est possible qu’il ait été représenté durant la Fiera, en plus de L’eroe cinese, drame musical de Métastase et Antoni Sacchini que chantèrent Filippo Laschi (qui avait chanté au Teatro San Samuele pendant le carnaval de 1753) et Pietro Pertici (dont le nom est cependant enregistré à Venise pour la dernière fois en 1745).
  16. Pier Antonio Capretta, né en 1721 (voir Répertoire).
  17. Le Fondamenta San Marco à Santa Maria Maggiore.
  18. O., ou Mme C., est Maria Ottaviani, fille du chimiste et antiquaire Ottaviani de Padoue et femme du courtier Angelo Colonda de Venise. Sa sœur Rosa avait épousé le patricien Pietro Marcello (voir ici ou ici).
  19. Deux Provveditori alle Beccarie étaient chargés de l’approvisionnement en viande de la ville. Issus du Sénat, c’étaient des patriciens : P. C., bourgeois, ne pouvait être que simple marchand de bœufs.
  20. Nette de dettes.
  21. Environ 250 000 euros.
  22. Cet emploi figuré d’« étanchement » n’est pas usuel : peut-être s’agit-il d’une difficulté d’approvisionnement ou d’une somme imprévue à rembourser.
  23. Il faut probablement lire « fatras ».
  24. Il s’agirait respectivement de Maddalena Eugenia Evich (1696 ?-1767), mariée à Cristoforo (ou Christoforo) Capretta (1692-1768) vers 1718, et de Catterina Capretta (v. 1722-v. 1790 ?) – voir Répertoire.
  25. Voir ici. Sur Thérèse Imer-Pompeati et sa descendance, voir Répertoire.
  26. Bayreuth.
  27. Frédéric (1711-1763), époux de la sœur de Frédéric le Grand, Frédérique Sophie Wilhelmine (1709-1758).
  28. Casanova retrouvera Thérèse, devenue cantatrice sous le nom de Trenti, à La Haye en 1758.
  29. Sans doute Annibale Papafava (v. 1690-1766), marié depuis 1718 à Béatrice Flangini, qui avait hérité du palais de Santa Giulia.
  30. Voir ici note 13.
  31. Voir ici note 14.
  32. Voir ici note 15.
  33. Voir ici note 16.
  34. Environ 300 000 euros. Le ducat courant était une monnaie de compte.
  35. Au sens moderne de casino, maison de jeu (voir aussi n. 1 p. 489).
  36. « Sorte de Jeu de renvi, où l’on joue à trois, à quatre ou à cinq, et où l’on ne donne que trois cartes à chaque joueur » (Acad. 1762).
  37. Environ 10 000 euros.
  38. Quartier situé au nord de Cannaregio (voir le plan).
  39. Environ 7,5 euros.
  40. Environ 1 400 euros.
  41. Vers dix-sept heures sur le Campo dei Santi Apostoli, à Cannaregio (voir le plan).
  42. L’opera seria (sérieux) s’oppose à l’opera buffa (comique). On donnait en 1753 à San Samuele, où avait joué le père de Casanova, Rosmira fedele (livret de Stampiglio, musique de Cocchi).
  43. Le « corps » (orth. cors) désigne la « partie de certains habillements, qui est depuis le cou jusqu’à la ceinture » (Acad. 1762).
  44. La bautta (voir ici note 66).
  45. Casanova précise en note dans la marge gauche : « L’académie écrit locante, et elle se trompe. Il faut dire locande. » Le Dictionnaire de l’Académie de 1694 a bien une entrée « Locante » à l’intérieur de l’article « Louer » : « Adj. f. Il n’est en usage qu’en ce mot : chambre locante, pour dire : chambre garnie qu’on tient à louage », mais le mot disparaît à partir de l’édition de 1718.
  46. Le dissolu.
  47. Vers 16 h 30.
  48. On trouvait dans tous les quartiers de Venise des échoppes qui vendaient des billets de théâtre.
  49. À la foire (italianisme de construction forgé sur vado in fiera).
  50. Italianisme : le traghetto est une gondole utilisée comme bac ou comme taxi fluvial. « […] j’ai pris une gondole de trajet, que j’ai fait arriver où j’ai voulu. Par ce moyen on échappe à Venise à tous les curieux », précise Casanova plus loin (voir ici).
  51. Îlot situé à la pointe ouest de la Giudecca où furent fondés au XIIIe siècle les Chiesa e Monastero dei Santi Biagio e Cataldo (voir le plan).
  52. Ou pet-en-l’air : « Robe courte qui ne va que jusqu’aux genoux » (Trévoux).
  53. Citation déformée de l’Arioste, empruntée d’après Tage Bull à La rete di Vulcano (chant XIII, v. 1-2) de Domenico Batacchi (1748-1802) : « Vincasi per virtude o per inganno / Fu il vincer sempre mai laudabil cosa. » Casanova conserve l’ordre des vers, mais non l’opposition entre virtude (vertu ou courage) et inganno (ruse, tromperie, fraude). La citation originale de l’Arioste (Roland furieux, chant XV, v. 1-2) opposait fortuna (chance, hasard) et ingegno (esprit, habileté, intelligence) : « Fu il vincer sempre mai laudabil cosa / Vincasi per fortuna o per ingegno » (« Vaincre fut toujours une chose digne d’éloges, que la victoire soit due à la fortune ou à l’esprit »). Mêlant les deux versions, Casanova ne retient que les deux termes à connotation négative (« hasard » et « ruse »), tout en attribuant non sans humour cette « sentence » à l’escroc P. C., à moins que l’inganno ne joue, avec une ambiguïté très casanovienne, le rôle du terme connoté positivement.
  54. « On dit en termes de pratique Dette passive pour dire : une dette à laquelle on est obligé envers quelqu’un » (Acad. 1762).
  55. Couleur gris-de-perle : « couleur grise qui a un certain éclat de blanc comme les perles » (Acad. 1762).
  56. José Joaquín, duc de Montealegre, marquis de Salas (voir ici note 212).
  57. Qui reconnut immédiatement.
  58. « Rompre en visière […] signifie figurément : dire en face à quelqu’un quelque chose de fâcheux, d’injurieux, fièrement, brusquement, incivilement » (Acad. 1762).
  59. Qui en.
  60. On a retrouvé une variante de ce distique dans les papiers de Dux (U16, K38) : « Vous verrez tous les jours le bijou de ma belle, / Vous lui direz qu’Amour veut qu’il me soit fidèle. »
  61. Italianisme sur far forza a qualcuno : forcer quelqu’un, faire violence à quelqu’un.
  62. Excéder : « se dit figurément en morale, pour dire aller au-delà, outrepasser » (Trévoux).
  63. La ligne était une unité de mesure équivalant à la douzième partie d’un pouce (environ 1,25 mm).
  64. Casanova refuse de rapporter la honte de la nudité à un sentiment naturel. La critique de la pudeur ainsi comprise est un thème qui lui est cher : voir Lana Caprina, les écrits sur La vergogna (in R. Forleo et F. Di Trocchio [éd.], Casanova e le ostetriche, Turin, Centro scientifico, 2000) ou encore l’Icosameron.
  65. Autour de minuit si on calcule les heures à l’italienne, mais Casanova évoque plus bas le « nouveau jour » et précise qu’il dort « jusqu’à midi », ce qui invite à comprendre quatre heures du matin au sens moderne.
  66. Le Campo Santa Sofia se trouve à Cannaregio, près de la Ca’ d’Oro, en face de l’Erberia (voir le plan).
  67. Sens probable : ce coquin allait chercher un naïf (le « mal avisé » : l’imprudent) sur cent Vénitiens.
  68. Un cours, une leçon (voir ici note 15).
  69. Comme nous étions dans une gondole à une seule rame.
  70. Probable néologisme. Le sens se rapporte en même temps à l’affectation (les manières) et à l’imitation d’autrui, par opposition à l’imitation de la nature, ou à la répétition de procédés, selon la signification de « manière » et « maniéré » en peinture.
  71. La passion déraisonnable.
  72. Le chevalier Francesco Morosini, né en 1751, était l’unique neveu de Francesco Lorenzo Morosini, devenu commissaire aux Confins en 1752 (voir ici note 25 et ici note 11). Sur le baron de Bavois, voir ici note 154. Beltrame comte Cristiani (ou Christiani, 1702-1758), conseiller d’État, vice-gouverneur du duché de Mantoue, fut nommé grand chancelier de la Lombardie autrichienne puis ministre plénipotentiaire de l’empire d’Autriche à Milan.
  73. De but en blanc, immédiatement.
  74. Honorable. L’Accademia della Crusca (4e éd.) définit onorifico par onorevole.
  75. Christoforo Capretta.
  76. Éclaircir, élucider, mais aussi épier, observer.
  77. Orth. préjudiciée. Compromis. Italianisme forgé sur pregiudicare, compromettre.
  78. La Fiera del Santo commence le 13 juin, jour de la fête du saint patron de Padoue.
  79. De ta fidélité à tenir le serment de m’épouser.
  80. Gage d’authenticité assez convenu dans la littérature à la première personne factuelle (Mémoires) mais aussi fictionnelle (roman-Mémoires et roman épistolaire). L’absence de ces lettres dans les papiers conservés par Casanova ne prouve rien, ni dans un sens ni dans l’autre. Reste que, pour les premiers lecteurs de Casanova, une telle affirmation pouvait être entendue aussi bien comme une déclaration sincère que comme un lieu commun romanesque.
  81. Le couvent Santa Maria degli Angeli, sur l’île de Murano, comme le confirme la variante biffée de la p. 1120 : « le couvent des anges ».
  82. Les mères supérieures du couvent.
  83. L’expression « à la tour » revient régulièrement pour désigner une sorte de conciergerie du couvent. Ne pas confondre avec le tour du couvent, ouverture en forme de plateau tournant communiquant avec l’extérieur et gardée par une tourière (voir ici note 181).
  84. Leur confesseur.
  85. Qu’ayant accès à l’intérieur du couvent.
  86. Port à l’embouchure de la Brenta, à l’intérieur de la lagune.
  87. Palais situé dans la Contrada Santa Sofia à Padoue.
  88. Le grand Ridotto se trouvait au Teatro Nuovo à San Moisè (voir ici note 59).
  89. Je vous passe le mot « déconseillé ».
  90. Il doit s’agir de Cornelia Tiepolo, née Mocenigo, qui était mariée depuis 1722 à François Tiepolo, mort vers 1750.
  91. « Preuve évidente et indubitable d’une vérité, d’un fait » (Acad. 1762).
  92. J’ai donc saisi un moment défavorable pour vous parler.
  93. De la Croix, que par sobriquet on appelait Crozin biffé. D. est l’initiale de Don, titre donné en Italie aux prêtres, aux nobles romains et aux nobles des provinces qui comme Milan avaient subi la domination espagnole. La famille Croce était connue dans le Milanais, mais l’homme peut être un aventurier qui s’est approprié un nom fameux. En le nommant, Casanova a souvent rayé un autre nom, « Crosin » ou « Crozin », pour le remplacer par « Croce ».
  94. Au pharaon, le croupier est de moitié avec le banquier. Trois cents sequins faisaient 34 000 euros.
  95. Plus de deux millions d’euros. Le 25 septembre 1756, un lieutenant suédois, Gillenspetz, fut condamné à mort par contumace dans son pays pour avoir distribué des écrits séditieux.
  96. Entre la mort de l’ambassadeur autrichien Prié (en août 1753) et l’arrivée du comte Rosenberg (en juillet 1754), l’ambassade autrichienne fut administrée par le chargé d’affaires Stephan von Engel, plus tard secrétaire du comte Rosenberg.
  97. Il s’agit certainement d’un oubli de Casanova : ce nom ne figure pas dans les pages précédentes.
  98. Précisément.
  99. Plus de 40 000 euros (voir ici note 68 et n. b p. 993).
  100. Il n’accepterait aucune mise sur la seule parole des joueurs (voir ici note 123).
  101. Italianisme de construction : on dit « le tant pour cent » en italien. Mille ducats d’or (ou sequins) faisaient environ 115 000 euros.
  102. Podestat : titre du maire dans les villes de la Terraferma vénitienne.
  103. Selon Gugitz, Croce avait déjà été expulsé des États vénitiens le 7 novembre 1753.
  104. Il s’agit du postillon qui accompagnait entre deux relais le voyageur ayant loué un cheval et qui ramenait ensuite le cheval au point de départ.
  105. À bout portant.
  106. Ville située sur les deux rives de la Brenta, à 27 km à l’ouest de Venise. Il y avait là beaucoup de palais d’été appartenant à des familles patriciennes, et c’était effectivement le premier relais de poste sur la route entre Padoue et Venise.
  107. Environ 35 euros.
  108. Il s’agit de sœur Maria Contarina, M. M. (voir ici note 161 et Répertoire), comme le révélera une lettre de C. C. (voir ici).
  109. Le plan.
  110. Un ressort particulier.
  111. L’église des Pères Somasques serait Santa Maria della Salute, mais selon F. Mars, il s’agit plutôt de l’église des Padri Servi di Maria (démolie en 1862), qui était proche de la maison de la famille Capretta, à San Marziale.
  112. De l’italien bollettone, bullettone, billet de voyage payable d’avance.
  113. On me reconnaît tout de suite.
  114. Selon Brunelli (Figure padovane, p. 132), Gondoin, tricheur renommé, fut expulsé de Padoue en juillet 1756.
  115. « On dit qu’une chose nous tombe des nues, quand on ne sait d’où elle nous vient » (Féraud).
  116. Plus de 55 000 euros.
  117. Me faire faire mon portrait.
  118. D’après Casanova, nous nous trouverions environ dans les premiers jours de juillet ; à cette époque, la Fiera del Santo était déjà terminée.
  119. Nous savons grâce à cette mention le prénom de C. C.
  120. L’Albergo della Stella sur la Piazza dei Noli (actuelle place Garibaldi), dite de la Poste parce qu’on y louait des carrosses et changeait les chevaux.
  121. Celui qui signe des « partis » (traités ou contrats) avec la République pour des affaires financières.
  122. Environ 150 000 euros.
  123. Cupidité.
  124. « On dit d’un grand dissipateur que c’est un bourreau d’argent » (Acad. 1762).
  125. L’auberge Al Cappello (Rosso), dans la Stra’ Maggiore (l’actuel Corso al Palladio), à côté du palais Schio, appelé aujourd’hui Ca’ d’Oro.
  126. En fait un inventaire.
  127. On lui en promet.
  128. Il y avait à Vicence les « comtes authentiques », une douzaine de familles, et à peu près trois cents familles nobles qui avaient l’habitude de se donner le titre de comte. Casanova ironise sur cette pratique avec son « signor comte » (voir ici).
  129. Comtes apparemment authentiques. Des comtes Trento sont inscrits dans la liste des nobles vénitiens en 1777.
  130. Pièces d’étoffe.
  131. Italianisme sur a precipizio : à toute vitesse.
  132. Le jean-foutre.
  133. Ce qu’il fallait inscrire sur le registre.
  134. Pour payer le montant de ma part (italianisme forgé sur importare : s’élever, monter à).
  135. Environ 4 600 euros.
  136. Pater, Ave Maria, Credo : trois prières catholiques traditionnelles.
  137. Rien n’était plus prompt que la pointe.
  138. « Figurément et familièrement, en parlant d’une grande perte qu’un homme a faite au jeu, on dit, qu’Il a fait une étrange lessive, une furieuse lessive » (Acad. 1762).
  139. Fonts (orth. au font) du baptême : « grand vaisseau de pierre ou de marbre, où l’on conserve l’eau, dont on se sert pour baptiser » (Acad. 1762). L’enfant, né et baptisé le 15 mars 1754 (donc après l’expulsion de Croce), était une fillette, Barbara Giacoma. Casanova en fut le parrain, sans doute sur les prières de Mme Croce ; on trouve son nom au registre des baptêmes de l’église Santa Maria Formosa à Venise.
  140. Des tricheurs et autres « correcteurs de la fortune ».
  141. Maquereau. Juane Antonio Gritti (1702-1768) fut banni à Cattaro où il mourut.
  142. Gritti en avait trois : Domenico, Francesco (connu comme écrivain) et Camillo-Bernardo.
  143. Le Conseil des Dix (orth. conseil de dix) était chargé de veiller à la sûreté de l’État, ce qui lui conférait en pratique un mandat très large. Ses délibérations restaient secrètes (voir aussi n. 3 p. 108).
  144. Carlo Contarini (1732-1781) avait voulu introduire des réformes démocratiques dans la Constitution vénitienne en vue de réduire la misère croissante, la cherté des vivres et le luxe de la noblesse. Il fut arrêté le 2 juin 1780 ; condamné à deux ans de détention, il mourut peu après son emprisonnement. La précision « il y a quinze ans » permet de dater la révision de ce passage autour de 1795-1796.
  145. Gritti avait épousé en 1735 la poétesse Cornelia Barbara (1719-1808). Baffo, Métastase, Goldoni et Algarotti comptèrent parmi ses connaissances proches.
  146. Libre de disposer d’elle-même.
  147. Juillet 1753.
  148. Une fausse couche.
  149. Depuis 1516, les Juifs devaient habiter dans le ghetto vecchio ou le ghetto nuovo, à San Geremia et San Girolamo (Sestiere di Cannaregio), auxquels fut ajouté le ghetto nuovissimo à San Ermagora e Fortunato. Les portes du ghetto, situé à l’est de Cannaregio, étaient fermées et gardées chaque soir (voir le plan).
  150. Rendue publique.
  151. Il s’agit de Tonine qui deviendra la maîtresse de Casanova (voir ici).
  152. Un peu trop libres, familières.
  153. Cérémonie de profession des vœux.
  154. Somme considérable : plus de 500 000 euros.
  155. Le casin de Casanova abrite donc une salle de jeu clandestine. Le Conseil des Dix menait depuis 1704 une guerre souterraine contre les propriétaires des casins qui concurrençaient les salles de jeu officielles, dans lesquelles les patriciens tenaient la banque (voir ici : « la salle du théâtre, où la plupart des banquiers étaient des nobles vénitiens »).
  156. Aventurine : « Sorte de pierre précieuse, d’un jaune brun semé de petits points d’or » (Acad. 1762).
  157. L’église San Canziano, près du Rialto.
  158. Et pourtant.
  159. En passant (voir ici note 9).
  160. Il s’agit sans doute du Fondamenta (ou Riva) dell’Osmarin, à Castello, débouchant sur le Rio dei Greci (voir le plan).
  161. Marina Maria Morosini (1731-1801 ?), en religion sœur Maria Contarina, entrée au couvent des Anges de Murano en septembre 1739 (voir Répertoire).
  162. Une ouverture de 46 cm de côté. Les « quatre carrés » forment les barreaux entrecroisés de la grille du parloir. L’expression vient sans doute de l’italien scacchi (carrés) tel qu’employé dans la locution vedere il sole a scacchi : être en prison (voir le soleil à travers les barreaux).
  163. C. C. lui donnait vingt-deux ans dans sa première lettre (voir ici).
  164. Italianisme de construction calqué sur mi ha degnato di uno sguardò : elle a daigné me regarder.
  165. Orth. plongeons. Une belle révérence.
  166. Italianisme sur sopraffato, participe de sopraffare : écraser, accabler (en parlant d’une émotion).
  167. Marie-Thérèse comtesse de Coronini-Cronberg, veuve en 1710, fut l’éducatrice des filles de l’empereur germanique Charles VII Albert (1697-1745). Elle mourut en 1761, probablement à Munich où Casanova était allé la saluer fin 1756, après son évasion (voir ici).
  168. Santa Giustina, très ancienne église appartenant à l’ordre des Augustines.
  169. Que je réussirais à apprendre (italianisme).
  170. Peut-être Françoise-Marie Celsi (1716-1785), abbesse du Saint-Sépulcre.
  171. Il s’agirait de Laura Felice Maria Michieli (ou Michiel), belle-sœur de Chiara Bragadin, fille du protecteur de Casanova. Son nom de religieuse était Maria Eleonora.
  172. Athée. M. M. expliquera à Casanova comment la lecture de livres de philosophie a dissipé dans son esprit « les nuages de la superstition » (voir ici).
  173. « Convers […] n’a guère d’usage que dans ces phrases : Frère convers. Sœur converse, qui se disent d’un Religieux ou d’une Religieuse, qui ne sont employés qu’aux œuvres serviles du Monastère » (Acad. 1762).
  174. D’après un vers d’Horace : « atque ad figit humo divinae particulam aurae » (« et rive au sol cette parcelle du souffle divin », Satires, II, 2, v. 79, éd. cit., p. 137).
  175. L’interdit lié à l’idée de séduire une « épouse du Christ ».
  176. « On dit proverbialement, figurément et avec une espèce de joie maligne, d’un homme à qui il arrive par sa faute quelque chose de fâcheux, de désagréable, d’embarrassant, de honteux, qu’il en tient » (Acad. 1762).
  177. Horace, Épîtres, I, 2, v. 54.
  178. Un natif du Frioul (voir ici note 25).
  179. Reconnaître. Même sens plus bas dans « s’il me connaissait ».
  180. Environ 10 euros.
  181. « On appelle ainsi dans les monastères de filles une domestique de dehors, qui a soin de faire passer au tour toutes les choses qu’on y apporte » (Acad. 1762) – voir aussi n. 3 p. 972.
  182. Plus de 200 euros.
  183. En répondant à la lettre.
  184. Les boucles des souliers ou des jarretières. Cet ornement apparaît plusieurs fois comme un signe ostensible de richesse ou un indice permettant l’identification du Vénitien (voir HMV, ms. t. VII, fº 64v).
  185. Une visite faite impromptu, sans en être prié.
  186. Le coup fatal.
  187. Montealegre était arrivé à Venise le 4 avril 1749 ; Casanova a pu le rencontrer à Naples où l’Espagnol était chargé d’affaires de 1740 à 1746. Rosenberg, chef de gouvernement de la Basse-Autriche de 1750 à 1754, fut nommé ambassadeur impérial à Venise le 13 juillet 1754. François Joachim de Pierre de Bernis (1715-1794) arriva à Venise comme ambassadeur en octobre 1754 (voir Répertoire).
  188. L’Église catholique présentait les nonnes comme les épouses du Christ. Casanova ironise fort sur les « sultanes » ou les « épouses de [s]on rédempteur » (voir ici).
  189. Peut-être une réminiscence de La Cité de Dieu de saint Augustin : « La fécondité est demeurée dans une race justement condamnée ; et bien que le péché nous ait imposé la nécessité de mourir, il n’a pas pu nous ôter cette vertu admirable des semences, ou plutôt cette vertu encore plus admirable qui les produit, et qui est profondément enracinée et comme entée dans la substance du corps » (liv. XXII, chap. XXIV, Bourges, 1818, t. III, p. 630).
  190. Si vous me quittez.
  191. Les plus propres (italianisme).
  192. Citation d’Horace, Épîtres (voir ici note 8).
  193. Citation d’Horace, Épîtres, II, 2, v. 191-192 (le texte original dit invenerit).
  194. « C’est, selon l’horloge italienne, deux heures après le coucher du soleil » (note de Casanova dans la marge gauche, signalée par une croix au-dessus de une) : soit, en novembre, dix-neuf heures.
  195. Selon Gruet, le casin de Bernis se trouvait au nord-est de Murano, près de l’embouchure de l’actuel Rio San Matteo (voir le plan).
  196. M’afflige.
  197. Des manières honnêtes.
  198. Renouvela (italianisme sur replicare : répéter).
  199. Soit 21 h 30.
  200. La manufacture de Sèvres (orth. Sève) fut fondée en 1753.
  201. « Dans l’année 1754 de ce siècle […] un ministre de France qui résidait à Venise, et qui mourut à Rome cardinal, il y a deux ans, avait à son service un excellent cuisinier. Ce cuisinier, qui s’appelait Du Rosier, devint mon ami par une aventure… » Casanova raconte alors comment il prépara pour M. M. un plat baptisé « franciade » (Ma voisine, la postérité, art. « Sansculottide », op. cit., p. 98-100).
  202. « On dit que Du vin est de couleur d’œil de perdrix quand il est paillet, fort vif et fort brillant » (Acad. 1762).
  203. Plus de 300 000 euros.
  204. L’abbé de Bernis (voir Répertoire). Il avait quitté Paris en août 1752.
  205. Bernis était comte de Lyon (titre officiel des membres du chapitre de la cathédrale lyonnaise) depuis 1748.
  206. Élu à vingt-neuf ans à l’Académie française en 1744, Bernis publia la même année ses Poésies de M. L. D. B. Voltaire l’avait surnommé « Babet la Bouquetière ».
  207. Permettez.
  208. La fente dans le plancher.
  209. Sainte Catherine d’Alexandrie était fêtée le 25 novembre.
  210. Le Palazzo Morosini del Giardino, aux Santi Apostoli, propriété de la puissante famille patricienne (voir le plan).
  211. Voir ici note 36.
  212. Je le coince. Possible italianisme à partir de l’expression stringere qualcuno al muro : pousser, coincer quelqu’un contre un mur.
  213. Italianisme de construction (facendosi nemica).
  214. Vers 19 h 30.
  215. La statue sculptée par Verrocchio (1435-1488) de Bartolomeo Colleoni (1400-1475), célèbre condottiere italien entré au service de Venise en 1431.
  216. Le Campo Santi Giovanni e Paolo se trouve pourtant près du palais des Morosini. Ironie de Casanova ou jeu de piste pour dérouter les lecteurs curieux ?
  217. Selon Gugitz, le casin situé près du pont de Ca’ Barozzi (actuel Ponte San Moisè, voir le plan), appartenait à la famille Mocenigo. Robert Darcy, comte Holderness (1718-1778), entré en fonction en 1744, avait quitté Venise en 1746.
  218. Cinq mois d’un loyer de 100 sequins représentaient plus de 11 000 euros.
  219. Fait pour l’amour. Emploi inhabituel de la locution « en grâce de », employée d’ordinaire par italianisme (in grazia di : grâce à).
  220. Lieux d’aisance « dans lesquels la cuvette est fermée par une soupape qu’on ouvre à volonté » (Littré). Cette précision dénote un souci du confort moderne.
  221. Italianisme de construction (oltro vino che).
  222. Sans regarder.
  223. Le point d’Alençon, inspiré du point de Venise, avait été inventé sous Louis XIV. La dentelle au point d’Alençon était, avec la dentelle de Valenciennes, la plus précieuse de toutes.
  224. Dans le tour (le porte-manger tournant décrit plus haut).
  225. Truffes (transcription française de l’allemand Trüffeln).
  226. Ou arak : « Liqueur alcoolique tirée, par la distillation, du riz fermenté » (Littré).
  227. « Illusion par sortilège, fascination » (Acad. 1762).
  228. Orth. rat. « Nom que l’on donne à plusieurs sortes d’étoffes croisées, fort unies, et dont le poil ne paraît point, faites les unes de laine, les autres de soie » (Acad. 1762).
  229. Par opposition à la dentelle au fuseau. Signe de luxe, de même que le point d’Alençon.
  230. Dentelle de soie.
  231. Bijoux en forme de sceaux.
  232. Petits diamants.
  233. Les cheveux qui couvrent les tempes.
  234. Antinoüs, jeune Bithynien, amant de l’empereur Hadrien (76-138), divinisé après sa mort en 130.
  235. Orth. gilé. Sorte de camisole ou de corset, en laine ou en coton.
  236. Italianisme sur procedere a lunghi passi : marcher à grands pas, se hâter.
  237. Mon principal rival ? Un mot semble omis. Le Vénitien recherche constamment la protection des gens en place.
  238. Bernis eut une conférence avec Engel, secrétaire de la légation d’Autriche, le 1er décembre 1753.
  239. Les masques étaient prohibés durant la neuvaine qui précédait Noël.
  240. Pour te défaire des superstitions de la religion.
  241. Encombré de préjugés.
  242. Henry Saint John, vicomte Bolingbroke (1678-1751), exilé jacobite, professait ouvertement le déisme. Il est connu en France grâce à Voltaire, qui se lia d’amitié avec lui en 1722 et publia en 1752 sa Défense de milord Bolingbroke en réponse aux attaques contre la publication la même année des Lettres sur l’histoire, dans lesquelles l’Anglais remettait en cause l’authenticité de la Bible. L’Examen important de milord Bolingbroke ou le Tombeau du fanatisme, publié par Voltaire en 1767, prolongera ces thèses en faveur d’une croyance fondée sur la raison et non sur des dogmes absurdes. Casanova a composé à Dux un dialogue philosophique entre un prêtre et un théologien étroitement démarqué de l’Examen important…
  243. Pierre Charron (1541-1603), moraliste français, émule de Montaigne, publia son Traité de la sagesse en 1601, ouvrage interprété par les libertins érudits du XVIIe siècle comme un bréviaire de la libre-pensée (voir ici et l’Histoire de ma fuite, p. 1389).
  244. Diedo, évêque d’Altino e Torcello sous la juridiction duquel étaient les religieuses de Murano, mourut le 13 juillet 1753.
  245. « Nom qu’on donne aux lettres closes du pape qui traitent de quelque affaire » (Littré).
  246. « Satisfaire à » signifie « faire ce qu’on doit par rapport à quelque chose » (Acad. 1762). Si le verbe s’applique essentiellement à des obligations morales ou relevant de l’obéissance au souverain (satisfaire à son devoir, à la justice de Dieu, aux ordres du roi…), Casanova l’emploie pour des impératifs plus naturels.
  247. Voir ici.
  248. Vers 18 h 30.
  249. Ouvrages de très grand format (voir ici note 20).
  250. L’Histoire de dom Bougre, portier des Chartreux, écrite par lui-même, roman libertin plusieurs fois réédité au cours du siècle sous d’autres titres, est attribuée à Jean-Charles Gervaise de Latouche (1715-1782). L’édition originale de 1741 est ornée de dix-huit figures.
  251. Les sept Dialogues de Luisa Sigea, imprimés en latin en 1660, sont l’œuvre de Nicolas Chorier (1612-1692 ?), avocat lyonnais. Le titre complet, Aloisiae, Sigeae Toletanae, Satyra sotadica de arcanis amoris et Veneris, Aloisia hispanice scripsit, latinitate donavit Joannes Meursius, les présente comme une satire sur les arcanes de l’amour et de Vénus écrite en espagnol et mise en latin par Meursius (humaniste de Leyde, 1613-1653). Ces attributions fantaisistes expliquent pourquoi ces dialogues érotiques ont conservé les titres d’Aloysia et de Meursius, ou encore de L’Académie des dames (voir ici note 348). Giacomo enfant avait cité avec succès le « Meursius » lu en cachette chez le docteur Gozzi (voir ici).
  252. À Naples, Leonilda évoquera un autre cabinet « tapissé de cartes chinoises, qui représentent une quantité de postures dans lesquelles ces gens-là font l’amour » (voir HMV, ms. t. VI, fº 81r).
  253. Quatrième vers de la prière catholique Notre Père.
  254. Orth. Pékin. Étoffe de soie peinte fabriquée d’abord en Chine, puis en Europe.
  255. Peut-être une des deux sœurs aînées de M. M. qui se trouvaient dans le même couvent : Orsola Marina (1715-av. 1797) ou Elena Cattarina (1718-1761).
  256. Le 26 décembre, jour de réouverture des théâtres.
  257. Trompeuse.
  258. De rabattre de mon honneur. Possible italianisme sur rimetterci : perdre, y laisser.
  259. Il Ridotto (voir ici note 59).
  260. Environ 500 000 euros.
  261. Les « ballottants » (de « ballotte » : « Petite balle dont on se sert pour donner les suffrages, ou pour tirer au sort », Acad. 1762) sont les votants. Casanova a commémoré le résultat de ce vote dans un sonnet daté de 1774 : Sopra il Ridotto abolito (U16a, 33).
  262. Les cinq correttori delle leggi e del palazzo (magistrature instituée en 1553) étaient en 1774 Alvise Zen, Alvise Emo, Pietro Barbarigo (1711-1793), Girolamo Zulian (1730-1795) et Ludovico Flangini (1733-1804).
  263. « On dit dans le discours familier, Passe, pour dire, Soit, je l’accorde, j’y consens » (Acad. 1762).
  264. La ville de Lucques (Lucca), en Toscane, était réputée pour son huile.
  265. « Vinaigre très fort et très aromatisé. On doit à des assassins de Toulouse, pendant la peste de cette ville (1720), la composition connue sous le nom de vinaigre des quatre voleurs, dont l’ail et le camphre font la base » (Littré).
  266. Frustratoire : « Du vin où l’on a mis du sucre et de la muscade, et qu’on boit quelquefois à la fin du repas » (Acad. 1762). La suite des échanges suppose que cette boisson tonifiante possède des vertus aphrodisiaques.
  267. « Sorte de fourrure en façon de manche, dans laquelle on met les deux mains, pour les garantir du froid » (Acad. 1762).
  268. Mouchette : « Instrument avec quoi on mouche les chandelles, les bougies » (Acad. 1762).
  269. Moucher une chandelle, c’est « ôter le bout du lumignon, lorsqu’il empêche la chandelle de bien éclairer » (Acad. 1762) : tâche de domestiques…
  270. « On dit : À gogo, Vivre à gogo, Être à gogo, pour dire vivre à son aise, dans l’abondance. [Le mot] est du style familier » (Acad. 1762).
  271. « Délicater, traiter délicatement, avec complaisance. Cette mère dorlote son enfant. [Le verbe] est du style familier » (Acad. 1762).
  272. Allusion aux anciens alphabets et dictionnaires italiens dans lesquels les abréviations ette, conne, ronne, dans leur version florentine, étaient placées après la lettre Z.
  273. Italianisme sur imboccare : mettre la nourriture dans la bouche d’autrui.
  274. Des « gaines préservatrices », traduit Jean Laforgue dans son édition de 1826. Le mot est formé sur le verbe latin condo, condere (cacher). Condum est devenu condom en anglais au XVIIIe siècle.
  275. Fermer le chemin, au sens concret.
  276. Me fout. Me foutre au v. 6.
  277. Étoffe de coton des Indes.
  278. De nos reflets.
  279. Une des trente-cinq « postures arétines ». Classique de la littérature érotique décliné sous différents titres, les Figures de l’Arétin sont des copies d’estampes de Marc-Antoine Raimondi (v. 1480-v. 1527) d’après des dessins de Giulio Romano (1492-1546) qui devaient à l’origine servir à illustrer les Sonetti lussuriosi de l’Arétin (1492-1556).
  280. Anton Raphael Mengs peignit son Annonciation dans la chapelle royale de Madrid en 1768.
  281. Le déisme, voire le matérialisme athée. Sapho, poétesse grecque du VIe siècle av. J.-C., était tenue pour avoir célébré l’amour entre femmes.
  282. Casanova avait le teint foncé.
  283. Galuchat (du nom de l’inventeur) : « Peau d’une espèce de raie qu’on colore en vert et qu’on emploie à couvrir des étuis, des gaines, des fourreaux » (Littré).
  284. En détachant.
  285. La Madeleine du Corrège, peinte vers 1520.
  286. En cessant.
  287. Sept mètres, ce qui paraît considérable (1 aune valait 1,182 m).
  288. Casanova rejette lui-même cette thèse dans sa Confutazione de 1769 (Suppl. III, p. 8).
  289. Paroles attribuées à l’empereur Caracalla (211-217) après qu’il eut assassiné son frère Geta.
  290. Vers 19 h 30.
  291. Alvise Girolamo Mocenigo (1721-1771). Momolo est le diminutif de Girolamo (Jérôme).
  292. Marine Pisani, née Sagredo, avait épousé en 1741 le patricien Almoro Andrea Pisani (1720-av. 1759). Joueuse enragée, interdite de casino en 1751, elle était aussi la maîtresse du Suédois Gillenspetz (voir ici note 95).
  293. Termes de jeu. Le re-va : laisser sa mise initiale (va). Paroli : jouer le double de ce qu’on a joué la première fois.
  294. Pierre Marcello (1719-1790) était un patricien libertin et tricheur.
  295. Elisabetta Mocenigo avait épousé en 1741 Sebastiano Venier (1717-1780, procurateur en 1762).
  296. Dans Lana Caprina (1772), Casanova intervient, sur un mode satirique et plaisant, dans une controverse médicale sur les relations entre la « matrice » (l’utérus) et la pensée des femmes, se moquant de la thèse qui rattachait la seconde à la première.
  297. Apollon, protecteur des Muses, est le dieu de la poésie.
  298. Les Figures de l’Arétin (voir ici note 279).
  299. Le 9 janvier 1754 était un mercredi, jour où Laure remettait les lettres.
  300. Me reconnaître.
  301. La saison du carnaval durait de fin décembre jusqu’à fin février.
  302. Ces divertissements sont le sujet de tableaux célèbres. Voir en particulier Le Parloir des religieuses à San Zaccaria de Francesco Guardi (1746, Museo del Settecento, Ca’ Rezzonico, Venise).
  303. Ou Pedrolino, personnage habillé de blanc et à la figure enfarinée, rôle de valet naïf amoureux de Colombine, rival d’Arlequin, poltron lourdaud et distrait. Voir le Pierrot peint par Watteau en 1719.
  304. L’intérieur. Métaphore créée à partir de l’expression « connaître tous les êtres d’une maison » : connaître toutes ses pièces.
  305. En équilibre. Probable italianisme : « en balance » (en suspens, irrésolu) s’emploie plutôt dans un sens moral et figuré en français, tandis que l’italien in bilancia (en équilibre) a bien un sens concret.
  306. Ou furlana (voir ici note 85).
  307. On s’étonne de.
  308. Dans plusieurs occasions.
  309. Me confier un très important secret.
  310. C. C. est enfermée au couvent depuis le 11 juin 1753. Cet épisode a lieu fin janvier ou début février.
  311. « On dit de celui qui se laisse ainsi tromper, ou par ignorance, ou par simplicité, qu’Il prend le change, qu’il a pris le change » (Acad. 1762).
  312. L’amour qu’éprouve Casanova pour M. M. est alors effectif (en acte), tandis que celui qu’il éprouve pour C. C. est en puissance. « Actualité » est très rarement employé au XVIIIe siècle : il s’agit probablement d’un italianisme sur attualità, abstrait d’attuale (effectif, réel).
  313. Quand.
  314. De te faire des reproches. Cet emploi est un italianisme de construction (rimproverare : faire des reproches à quelqu’un).
  315. Un vent d’ouest.
  316. Environ 17 000 euros. Le filippo, monnaie d’argent milanaise d’origine espagnole qui fut frappée jusqu’en 1786, valait 7,50 livres milanaises ou 11 livres vénitiennes (soit un demi-sequin), comme le précise plus bas Casanova.
  317. Les verriers de Murano avaient le statut de cittadino.
  318. Mon aspect.
  319. San Michele, à 500 m en face du Rio dei Medicanti (voir ici note 28).
  320. À 60 m du Rio dei Gesuiti, au nord de Venise, qui mène au Campo Santi Apostoli e Paolo (voir le plan).
  321. Avait déjà dérivé vers l’est de plus de 120 m (la gondole est poussée par le vent d’ouest).
  322. « Ce qui couvre la gondole » (note de Casanova ajoutée dans la marge gauche). Le terme italien est felze.
  323. Le Rio dei Mendicanti aboutit au Campo Santa Marina (Sainte-Marine), où se trouve le palais Bragadin (voir le plan).
  324. Voir ici.
  325. Reconnaître.
  326. Institution de bienfaisance créée par les verriers Briati de Murano.
  327. « Tapis des gondoles » (note de Casanova dans la marge gauche).
  328. Redevenue. Italianisme sur ritornare : revenir à son état premier.
  329. Que j’avais repris mes esprits (italianisme sur ritornare in se).
  330. De manière trop rigoriste. Les jansénistes de Port-Royal (Arnaud, Nicole) défendaient un augustinisme sévère, opposé au laxisme des idéologues jésuites (voir Les Provinciales de Pascal).
  331. Conviction.
  332. Martinet : petit chandelier plat pourvu d’un manche.
  333. Qu’il sait (voir ici note 79).
  334. Vers trois heures.
  335. Il s’agit de George Keith, alias Milord Maréchal (voir ici note 104 et p. 776 et 781).
  336. D’un mérite exceptionnel.
  337. Se fut mis.
  338. Provenant des parcs ostréicoles installés en face du port de l’Arsenal.
  339. Le comte Bonomo Algarotti (voir ici note 38) avait une maison de commerce réputée à Venise.
  340. Des hasards.
  341. Voir les deux versions du chapitre XIII, p. 854 et suiv.
  342. Mes idées folles.
  343. À se comporter en conformité avec le personnage qu’elle sera censée jouer sur la scène sociale. Casanova extrapole l’emploi absolu de « représenter » : « En parlant d’une personne constituée en dignité, et qui sait se faire respecter et faire respecter sa place, en conservant une gravité convenable lorsqu’elle en remplit les fonctions, on dit, que C’est un homme qui représente bien, qui représente avec dignité » (Acad. 1762).
  344. « On dit figurément et familièrement d’Un homme qui plaisante, ou qui affecte de dire des choses extraordinaires, qu’Il est monté sur un ton plaisant, sur un ton singulier » (Acad. 1762).
  345. Écoutée avec attention.
  346. Vers une heure du matin.
  347. Comprendre sans doute « exciter à » : provoquer, encourager.
  348. L’Académie des dames ou les Sept Entretiens galants d’Aloisia (1680) est la traduction par Nicolas Chorier de l’Aloysia (voir ici note 251). L’édition de 1670 comportait trente-six gravures.
  349. Après avoir pris du repos et des forces, le fait de nous voir tous trois nus nous excita à recommencer. « On dit mettre un cheval en haleine pour dire : le monter souvent, le faire travailler » (Acad. 1762).
  350. « On dit qu’Une chose est sur le compte de quelqu’un, pour dire que C’est à lui à la payer » (Acad. 1762).
  351. Bernis logeait près de l’église de la Madonna dell’Orto, à Cannaregio.
  352. Le duc de Montealegre.
  353. Probablement des préjugés naturels, propres à son caractère.
  354. Dans le Georges Dandin de Molière (1669), refrain du paysan parvenu qui a épousé pour son malheur une demoiselle noble et qui doit faire excuse, à trois reprises, des offenses que sa femme et son amant lui ont faites.
  355. Sept cents sequins faisaient environ 80 000 euros.
  356. Elle crut me mettre d’humeur gaie. La construction « en train de » + substantif est très rare avant la fin du siècle ; on en trouve une occurrence chez Rousseau, dans La Nouvelle Héloïse (1761) : « Puisque je suis en train de sincérité… » (I, lettre 45, éd. R. Pomeau, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 101).
  357. Ce qu’elle n’aurait pas dû faire.
  358. « Jouer à la Martingale, c’est jouer toujours tout ce qu’on a perdu » (Acad. 1762).
  359. Somme énorme : environ 230 000 euros.
  360. Soit le 25 février puisque le mercredi des Cendres tombait le 27 en 1754.
  361. « Car au redoute on ne jouait qu’à la bassette » (note de Casanova dans la marge gauche). Les règles de la bassette sont très proches de celles du pharaon (voir Lexique et règles des jeux).
  362. Environ 50 000 euros.
  363. Sans doute une confusion de Casanova : les parents de Catterina Capretta moururent en 1768.
  364. Allusion au premier traité de Versailles, sur lequel Casanova revient plus bas (voir ici).
  365. Maria Da Riva, religieuse d’origine patricienne enfermée au couvent des Bénédictines de San Lorenzo, était la maîtresse de Louis-Gabriel de Froulay (1694-1766), ambassadeur de France à Venise de 1733 à 1742.
  366. Un fou. Il faut lire cette phrase et la suivante comme une parenthèse de Casanova qui se réfère probablement au récit que fit Rousseau de son séjour à Venise (1743-1744) en tant que secrétaire de l’ambassadeur de France Pierre-François de Montaigu (1692-1764) : « M. Froulay, son prédécesseur dont la tête s’était dérangée » (Les Confessions, liv. VII, éd. cit., p. 350).
  367. Sa touchante figure (au sens moderne de « visage »).
  368. Un mot est omis, probablement « sentie ».
  369. Une attestation ayant valeur juridique.
  370. Je n’étais pas consciente que je l’aimais.
  371. D’après ses Mémoires, durant l’été 1754, Bernis séjournait à Fiesso d’Artico, près de Venise.
  372. Les bancs de sable (appelés « bancs secs ») qui se découvrent à marée descendante et font s’échouer les embarcations.
  373. San Francesco della Vigna, originairement construite dans une vigne, à Castello (voir le plan).
  374. Petit bassin couvert destiné à l’abri des barques.
  375. Gaiement.
  376. « Terme de Marine. L’impulsion, le mouvement d’une galère ou autre bâtiment, causé par la force des rames » (Acad. 1762).
  377. Deux heures en mai.
  378. De l’arabe gharbi (occidental). Le vent du sud-ouest est aussi appelé aussi « lébèche » (libecchio) ou « tournefort ».
  379. « Vers savant de l’Arioste », indique Casanova en note dans la marge gauche. Le vers exact est : « E Sol del mar tiran Libecchio resta » (Roland furieux, XIX, str. 51, v. 8, éd. cit., t. II, p. 244).
  380. Pour gagner la rive du couvent de Santa Maria degli Angeli depuis le casin de Bernis, il fallait contourner la pointe septentrionale de l’île et voguer sud-ouest contre le vent garbin (voir le plan).
  381. Le courant (italianisme : corrente est féminin).
  382. Environ 4 m.
  383. Casanova vogue cette fois par vent arrière (voir ici note 27).
  384. Devancer.
  385. Soit en 1797 : cette indication permet de dater cette mise au net du manuscrit, deux ans après la version de 1795.
  386. John Murray (1714-1775), ambassadeur d’Angleterre à Venise jusqu’en 1766, était arrivé le 9 octobre 1754. L’épisode doit donc se situer en automne.
  387. Voir ici.
  388. La vérole.
  389. Ancilla mourut en 1755. Elle avait dansé au Teatro San Moisè durant le carnaval cette année-là.
  390. Une note de Casanova se rapporte à ce procès : « Femme qui devait payer son chirurgien après qu’il lui aurait prouvé qu’il l’a guérie de la vérole en la f…t. Elle perdit son procès » (U17 A, 54).
  391. Andrea Memmo (1729-1793) sera nommé procurateur, la dignité la plus haute après celle de doge, en 1785 (voir Répertoire).
  392. Domenico M. Cavalli, résident vénitien à Milan, Turin et Naples, secrétaire du Conseil des Dix en 1761. C’est lui qui prononcera en juillet 1755 la sentence qui enverra Casanova sous les Plombs : « É quello : mettetelo in deposito » (voir ici).
  393. Une dame de nage (point d’appui de l’aviron).
  394. « On appelle lime sourde une lime faite exprès pour limer ou couper le fer sans faire beaucoup de bruit » (Acad. 1762).
  395. Marc-Antoine Zorzi (1703-1787), légiste, poète et traducteur du français et du latin.
  396. Chiari (1711-1788) avait succédé à Goldoni en 1753 au Teatro Sant’Angelo, situé sur le Grand Canal, (voir Répertoire).
  397. Zorzi avait épousé Marie-Thérèse Dolfin en 1748.
  398. Vers de quatorze syllabes imitant l’alexandrin créé par Pier Jacopo Martello et utilisé par Goldoni et Chiari.
  399. Le patricien Antonio Condulmer (1701-1779) fut inquisiteur de février à septembre 1755 (voir aussi n. 2 p. 1193).
  400. Les négociations officielles du traité de Versailles ne commencèrent qu’en septembre 1755 entre Bernis et Georges-Adam de Starhemberg (1724-1807), ambassadeur impérial à Paris (1654-1766). Le traité de Westminster conclu entre l’Angleterre et la Prusse le 16 janvier 1756 en précipita la conclusion : le 1er mai 1756, la France et l’Autriche nouèrent une alliance défensive. Le système diplomatique en vigueur depuis la fin du règne de Louis XIV (France et Prusse d’un côté, Angleterre et Autriche de l’autre) était inversé. On ne pouvait cependant rien savoir à l’hiver 1754.
  401. Kaunitz reçut le titre de prince en 1764, quand Joseph II devint empereur d’Autriche.
  402. Bernis fut pendant deux ans secrétaire d’État des Affaires étrangères (1757-1758), avant sa disgrâce. Il finit archevêque d’Albi (1764) puis ambassadeur à Rome (1769), où il mourut en 1794.
  403. Horace, Épîtres, I, 16, v. 79, éd. cit., p. 110.
  404. Bernis est rappelé en France en 1755. Sa dernière audience est enregistrée au 1er octobre 1755.
  405. Plus de 200 000 euros.
  406. En danger de perdre la vie (italianisme sur pericoli di vita).
  407. Tibulle, Élégies, II, 5, v. 110, trad. M. Ponchont, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. 112.
  408. Un talisman est au sens propre une figure magique auxquelles « les astrologues et les charlatans attribuent des vertus merveilleuses » (Furetière).
  409. Qu’un prêtre allait lui administrer les derniers sacrements, selon la liturgie catholique.
  410. Verbiage. La fièvre avait eu le même effet sur Bettine (voir ici).
  411. Je prévoyais.
  412. Narguer : « Braver avec mépris » (Acad. 1762). Casanova voulait-il écrire « navraient » ?
  413. Car selon les lois de la politesse, c’était à moi d’aborder le sujet.
  414. Lady Bridget Milbank(e), veuve de sir Butler Cavendish Wentworth (1710-1741), s’était remariée avec Murray en 1748. Elle mourut en 1774.
  415. Le roman de Chiari (voir Répertoire) La commediante in fortuna (Venise, 1755) contient un portrait caricatural de Casanova reconnaissable derrière le personnage de M. Vanesio.
  416. Mon antichambre.
  417. La houppe à poudrer les cheveux : « Assemblage de plusieurs filets de laine ou de soie liés ensemble comme par bouquets » (Acad. 1762).
  418. Voir ici.
  419. Le couvent Santa Maria delle Vergini (Augustines) à Castello, réservé aux patriciennes, fermé en 1806 et détruit depuis.
  420. Environ 57 000 euros.
  421. Je vous fais cette confidence entre francs-maçons.
  422. À juste titre.
  423. Mon entremetteur.
  424. Presque vingt et une heures en mai.
  425. Par ailleurs.
  426. Sur sa bonne cuisine.
  427. La basilique Santi Maria e Donato à Murano (voir le plan). « Église Cathédrale se dit de la principale église d’un évêché » (Acad. 1762).
  428. Vingt-quatre heures, ou zéro heure, est l’heure du coucher du soleil (soit vingt heures en mai).
  429. Marina Maria Morosini avait trois frères : Ferigo (né en 1720), Tomaso (1722-av. 1760) et Francesco (né en 1728).
  430. Cet arrangement concerté.
  431. Boucaner : tracasser, gronder (terme populaire).
  432. Le comte Francesco Capsocefalo de Zora, ancien gouverneur de Zante, était un entremetteur connu des patriciens. Il fut arrêté le 15 février 1755 et emprisonné à vie pour espionnage et relations avec un ambassadeur étranger.
  433. Entêtement, préjugé.
  434. Joseph Smith (mort en 1770), qui fut consul à Venise de 1744 à 1760. Bibliophile et mécène, il devint en 1758 le beau-frère de Murray.
  435. Sont libres de le faire.
  436. Axiome de logique.
  437. Elle se disait.
  438. San Rocco, église construite en 1489, réédifiée en 1725, située à côté de Santa Maria Gloriosa dei Frari (voir le plan).
  439. « Cercle de fer avec lequel on attache par le cou à un poteau, celui qui a commis quelque crime, quelque délit » (Acad. 1762).
  440. De 8 cm.
  441. Cent guinées faisaient 2 485 lires, soit plus de 25 000 euros.
  442. Le nom est celui de la famille de Jean de Pontac qui a fait connaître à partir du XVIe siècle un grand cru de Graves : le Château Haut-Brion. Le vin de la famille Pontac est connu par-delà les frontières dès le XVIIe siècle, notamment en Angleterre depuis l’ouverture par un descendant de la famille d’un grand restaurant à Londres.
  443. Probablement une bague dont les diamants étaient disposés en carré : « En terme de Metteur en œuvre, les boucles à quadrille sont des boucles composées de quatre pierres ou de neuf, arrangées de manière qu’elles forment un carré régulier » (Encyclopédie).
  444. Plus de 45 000 euros.
  445. Retenue.
  446. Daniele Bragadin mourut le 19 juillet 1755, une semaine avant l’arrestation de Casanova.
  447. Le Collège des Sages était composé de vingt-six patriciens, dont le doge, les six conseillers et les trois chefs de la Quarantie criminelle.
  448. D’un domaine procurant une rente annuelle de près de 200 000 euros.
  449. Voir ici et suiv.
  450. Autre effet collatéral que Casanova passe sous silence : le mariage de son protecteur lui aurait fait perdre son statut de « fils adoptif ».
  451. Littéralement, l’expression désigne les actes de justice qui concernent le gouvernement des familles (intervention directe de l’État vénitien dans la vie domestique et privée).
  452. Imposture sur la personne ? Fanny Murray (1729-1778), fameuse courtisane anglaise, n’a jamais quitté son pays.
  453. Environ 7 000 euros.
  454. Les pièces en argent.
  455. Environ 15 euros.
  456. Le corps des boulangers était une corporation d’artisans (scuole delle arti) qui administrait des fonds.
  457. La conversion suppose qu’il s’agit de 200 ducats d’argent (740 livres, soit environ 7 700 euros), et non de 200 sequins (appelés aussi « ducats de Venise »). Deux cent quarante florins autrichiens valaient environ 6 300 euros.
  458. Cannaregio et Castello, les deux quartiers nord de Venise (voir le plan).
  459. Soit 137 m2 (1 toise valait 1,95 m).
  460. Certaines.
  461. San Giuseppe di Castello, près des actuels jardins de la Biennale (voir le plan).
  462. Il manque une fillette dans la famille : plus haut, Laure a parlé de quatre enfants (voir ici) et Casanova de trois sœurs (voir ici).
  463. Simplement, à la fortune du pot.
  464. Immatures, naïves.
  465. En la déflorant.
  466. En réalité.
  467. D’après les actes de l’Inquisition, la maison se trouvait « près de la Cavallerizza dei SS. Giovanni e Paolo » (voir le plan). Casanova précise dans l’Histoire de ma fuite (voir ici) qu’il a déménagé au mois de mars 1755.
  468. Il s’agirait d’Anna Maria del Pozzo, née en 1725.
  469. Ses règles. « On appelle en termes de Médecine, Bénéfice de nature, Les évacuations extraordinaires, par lesquelles la nature se décharge » (Acad. 1762).
  470. Des moustiques.
  471. Diverti.
  472. Au sens moderne, « jouer larghissimo » signifier « jouer le plus lentement possible », mais le tempo largo se jouait au XVIIIe siècle entre l’adagio et l’andante, le larghetto un peu plus rapidement, tout en restant un tempo modéré. La fatigue de la jeune fille tient à l’absence d’exercice physique et Casanova est adepte des danses vives.
  473. D’après Brunelli et Marsan, Catterina Capretta épousa l’avocat Sebastiano Marsigli le 5 février 1758.
  474. L’abbé de Bernis biffé. À Versailles depuis le 7 juin, il suivit la cour à Compiègne du 4 juillet au 11 août 1755.
  475. En sûreté.
  476. Avec une réputation de sainte.
  477. Je comprends tout à présent.
  478. Voir ici.
  479. Par des moyens artificiels.
  480. Jupon (italianisme formé sur sottana).
  481. Ancienne mesure de poids, l’once valait entre 30 et 40 g.
  482. Son amitié devait tenir aux liens du sang (probable italianisme sur un sens possible de carnale, qui peut désigner l’appartenance à un même sang). Le comte aurait alors été à la fois le père spirituel (le parrain) et le père biologique de la jeune fille. L’ambiguïté de l’expression est profondément casanovienne.
  483. Voir ici.
  484. Environ 1,4 million d’euros.
  485. Environ 450 000 euros.
  486. La Mira, lieu de villégiature sur les rives de la Brenta.
  487. Que je lui manquais de respect.
  488. Voir ici note 415.
  489. Jean-Baptiste Manuzzi, orfèvre de profession, fut employé par l’Inquisition pour espionner Casanova à partir de 1754 (voir Répertoire).
  490. Parmi les livres importants sur le sujet figurent ceux de Paracelse : Liber de nymphis, sylphis, pygmaeis et salamandris et de cæteris spiritibus (Le Livre des nymphes, des sylphes, des pygmées, des salamandres et de tous les autres esprits, 1535) et de Nicolas-Pierre-Henri de Montfaucon de Villars : Le Comte de Gabalis ou Entretiens sur les sciences secrètes (1670).
  491. Lucia Memmo, née Pisani, avait épousé Pietro Memmo en 1719. Bernardo était né en 1730 (sénateur en 1768, il sera le protecteur de Lorenzo Da Ponte, le librettiste de Mozart) et Lorenzo en 1733. Ils appartenaient tous deux à la franc-maçonnerie de Venise.
  492. Alvise V Antonio Mocenigo (1672-v.1762) était le frère de Chiara Mocenigo qui avait épousé en 1678 Andrea Bragadino, le père de Matteo Giovanni.
  493. Le sinistre tribunal de l’Inquisition persécutait les juifs et les musulmans sous Torquemada (1483-1507). Spécialisé depuis dans les cas d’hérésie et de sorcellerie, il avait étendu son pouvoir dans l’Europe catholique.
  494. La toge rouge désignait parmi les trois inquisiteurs d’État celui qui venait du Conseil ducal (voir ici note 48 et ici note 399).
  495. Les messes d’apparat. Peut-être une réminiscence littéraire : « Narcisse se lève le matin pour se coucher le soir […] il va tous les jours fort régulièrement à la belle messe aux Feuillants ou aux Minimes » (La Bruyère, Les Caractères, chap. « De la ville », éd. M. Escola, Paris, Champion, 1999, p. 308).
  496. Voir les rapports de l’espion Manuzzi dans le Répertoire (p. 1523).
  497. Croire à au sens d’« accorder foi à quelqu’un » (Acad. 1762).
  498. On se souvient que Casanova fit sa connaissance lors de son arrestation au fort (voir ici et suiv.).
  499. Je n’ai pas pu prouver sa culpabilité.
  500. Agacer : « Exciter par des regards, par des manières attrayantes » (Acad. 1762).
  501. Respectivement 600 et presque 700 euros.
  502. Le Campo San Pietro di Castello (Isola di San Pietro), le quartier des prostituées, à l’est de Venise (voir le plan).
  503. Sa Majesté Catholique (Charles III). Casanova avait déjà écrit que Pietro Giuseppe Bonafede deviendrait garzón (adjudant) dans l’armée espagnole (voir ici).
  504. Le chef de police (capitan grande) aux ordres du Conseil des Dix, reconnaissable à sa toge rouge, était assisté de sbires. Mattio Varutti, qui occupait ce poste depuis 1750, rédigea le rapport suivant : « Aux illustres et excellents seigneurs de l’Inquisition, le 27 juillet 1755. Comme suite à l’ordre très honoré de Vos Excellences, j’ai fait mon devoir, et mis en prison Giacomo Casanova. Puis au cours d’une perquisition exacte dans sa maison, j’ai trouvé tous les papiers que je remets à Vos Excellences avec mon plus profond respect. Mattio Varutti, Capitan Grande. »
  505. Le tribunal des trois inquisiteurs d’État (voir ici note 48).
  506. Au transgresseur de la loi.
  507. Le 25 juillet.
  508. Environ 57 000 euros.
  509. En m’engageant à payer (italianisme sur sulla parola, voir ici note 123).
  510. Le quai de l’Herberie (Erberia), à côté du marché du Rialto (voir le plan).
  511. À des vendeurs intermédiaires entre les grossistes et les petits détaillants.
  512. Épuisé.
  513. Un dédommagement.
  514. Ton génie protecteur.
  515. On en aura le pouvoir.
  516. Citation de Virgile, Énéide, (voir ici note 9).
  517. D’un moment.

Chapitre XIII

Sous les Plombs. Tremblement de terre

  1. Sur la Clavicule de Salomon, voir ici note 33. Le Zecorbeni (Zohar), appelé aussi Petite clé de Salomon ou Kabbala Denudata (trad. 1677), en est une variante attribuée au cabaliste Moses de León (v. 1250-1305). Le Picatrix (Hippocrate), traduction latine (1256) d’un traité de magie grec conservé en arabe, est cité par Rabelais (« le reverend pere en Diable Picatris, recteur de la faculté diabologique », Le Tiers Livre, éd. J. Céard, Paris, Le Livre de poche, coll. « Bibliothèque classique », 1995, p. 689). Les Livres planétaires indiquaient les possibilités d’invoquer les esprits par des parfums selon les constellations.
  2. Le Militaire philosophe ne sera imprimé sous ce titre qu’en 1767-1768. Une note des archives de Dux (U31, 61) porte : « Souvenir. Le Militaire philosophe n’existait pas imprimé lorsque je connaissais Mathilde. » L’œuvre imprimée reprend cependant un texte qui circulait sous forme manuscrite, avec des variantes déistes ou matérialistes, les Difficultés sur la religion proposées au R. P. Malebranche prêtre de l’Oratoire par un ancien officier, aujourd’hui attribué à Challe (voir l’édition de F. Deloffre et F. Moureau, Genève, Droz, 2000). F.L. Mars avait suggéré cette attribution du manuscrit à Challe en 1974. Casanova pensait que l’ouvrage était dû à Voltaire (voir archives de Dux, U31, 61).
  3. Mathilde est un prénom fictif fait pour masquer l’identité de M. M.
  4. Le fils de Manuzzi, Antonio Niccoló, fut fait comte par Stanislas Poniatowski (après 1764) pour avoir épousé Mme Opeska, maîtresse du roi.
  5. Initiales en surcharge d’un nom biffé : Clotilde. Il s’agit sans doute de Clotilda Cornelia del Pozzo, une des filles de la veuve Pozzo (voir ici et suiv.).
  6. Proverbe grec cité par Platon dans le Phédon (89c, éd. P. Vicaire, Paris, Les Belles Lettres, 1983, p. 55), évoquant le combat d’Hercule contre l’Hydre de Lerne et un crabe monstrueux envoyé par Héra.
  7. Orth. pousse-cus. « Terme populaire, dont on se sert en parlant de ceux qui aident les sergents à mener des gens en prison » (Acad. 1762).
  8. « Envie fréquente et involontaire d’uriner, dans laquelle on ne peut rendre l’urine qu’en petite quantité, goutte à goutte, et avec douleur » (Acad. 1762).
  9. L’Histoire de ma fuite ayant été publié en 1787 (selon J. Pollio et J.R. Childs, l’édition originale porte 1788), Casanova a corrigé cette partie du texte en 1793 (1974 s’il se réfère à la date indiquée par son édition). Il répond à cette critique dans sa « Confutation de deux articles diffamatoires », écrite en 1791 (voir ici).
  10. Possible lapsus pour « assoupissement » (voir aussi ici et l’Histoire de ma fuite, p. 1461).
  11. Une des cloches du campanile de Saint-Marc, qui appelait au travail les magistrats et les fonctionnaires. Elle sonnait trois heures après le lever du soleil, soit autour de 8 h 30 en juillet.
  12. Le Fondamenta delle Prigioni, en face des Prigioni Nuove érigées en 1580 par Antonio Da Ponte (1512-1597) (voir le plan).
  13. Le fameux Ponte dei Sospiri, construit en 1589, conduisait directement des Prigioni Nuove à la chambre du Conseil des Dix. Sur le trajet de Casanova à l’intérieur du palais ducal, voir l’article de Th. Steidle « Casanova sous les Plombs de Venise » (Casanova Gleanings, nº 15, 1972, p. 1-17).
  14. Sur cette phrase, voir le commentaire de J.-C. Igalens, op. cit., p. 346-350.
  15. Le « prudent » : titre de courtoisie qu’on donnait aux secrétaires du Sénat et du Conseil des Dix, et aux résidents issus de leurs rangs. Bien que cittadini, ils avaient le droit de porter la toge noire des patriciens.
  16. Soit 11,70 m sur 3,90 m.
  17. Une lucarne élevée.
  18. Environ 1,10 m.
  19. Soit 21,6 cm.
  20. Probable italianisme sur inchiodare : clouer, au propre et au figuré. Le verbe « enclouer » ne s’emploie guère au XVIIIe siècle qu’à propos d’un cheval que l’on ferre ou d’un canon que l’on obstrue.
  21. On les fixe (italianisme sur raccomandare au sens d’« attacher », « river »).
  22. Soit une taille de 1,87 m (voir aussi n. 1 p. 734).
  23. La grille mesurait 65 cm de côté, chaque trou formant un carré d’environ 14 cm de côté.
  24. Une poutre principale supportant le faîte du bâtiment large de 50 cm.
  25. Soit 1,80 m.
  26. Soit 3,90 m.
  27. Sorte de velours. « Bout de soie » est un terme technique (voir les articles « Dévider » et « Velours » de l’Encyclopédie).
  28. Bordé d’une broderie à point d’Espagne – voir l’Histoire de ma fuite (p. 1367) : « mon chapeau bordé d’un point d’Espagne ».
  29. Voir ici note 8.
  30. Soit 17 h 30.
  31. Casanova ignore encore le fonctionnement des Plombs : en dehors du moment de l’incarcération, le gardien lui-même n’a accès aux cellules qu’une fois par jour, lorsque le secrétaire de l’Inquisition lui en confie les clés ; le reste du temps, il ne peut pas rendre visite aux prisonniers. Le geôlier lui expliquera cette règle un peu plus tard (voir ici).
  32. Cette supposition de Casanova fait écho à l’épisode macabre du bras coupé sur un cadavre, vengeance destinée à effrayer le marchand Demetrios (voir ici et suiv.).
  33. Texte obscur : on ne sait de quel ami Casanova veut parler ici.
  34. Sensibilité.
  35. L’imagination déréglée.
  36. Soit 4 h 30 en juillet.
  37. Le crépuscule est la « lumière imparfaite, que l’on voit avant le lever du soleil, ou après son coucher » (Féraud). L’emploi du pluriel est inhabituel.
  38. Soit 5 h 45.
  39. De calmer ma fureur. L’Histoire de ma fuite porte : « de calme des fureurs » (voir ici).
  40. S’il y croit.
  41. Préparant mon esprit.
  42. Le séjour dans la prison de Madrid en 1767 inspirera une autre réflexion à Casanova : « Les puces, les punaises et les poux sont trois insectes si communs en Espagne qu’ils sont parvenus à n’incommoder personne. On les regarde, je crois, comme une espèce de prochain » (voir HMV, ms. t. IX, fº 90).
  43. Il s’appelait Lorenzo Basadonna (voir Répertoire).
  44. Rapporté, en langage juridique.
  45. María Fernández Coronel (1602-1665), appelée María de Ágreda (que Casanova orthographie aussi Agrada), entrée très jeune dans l’ordre franciscain de l’Immaculée Conception et qui devint abbesse du couvent qu’elle avait fondé, écrivit sa Vie de la Vierge à partir de 1637. La traduction française du P. Thomas Croset parut en 1715 sous le titre La Cité mystique de Dieu.
  46. « Caravita » (note de Casanova dans la marge gauche).
  47. Notre-Seigneur Jésus-Christ. Cet ouvrage est inconnu parmi ceux de Caravita : peut-être Casanova confond-il celui-ci avec les jésuites auteurs de la Dévotion au Sacré-Cœur (1689) ?
  48. Que le poumon.
  49. Ancien nom des Franciscaines.
  50. Métaphore chimique : « sublimer » signifie « élever les parties volatiles d’un corps par le moyen du feu, dans un matras, ou dans une cornue » (Acad. 1762).
  51. Approuvé par l’Inquisition en 1650, le texte de María de Ágreda fut publié en 1670, cinq ans après sa mort.
  52. Voir HMV, ms. t. IX, fº 58.
  53. Jean de Palafox, évêque d’Ossuna (1600-1659).
  54. La vida de gloriosa santa Anna, œuvre mystique de Gabriel Malagrida (1689-1761), écrite en prison (1759-1761), fut mise à l’Index et ne fut jamais imprimée. Malagrida fut étranglé et son corps brûlé sur l’ordre de l’Inquisition en 1761.
  55. Les Jésuites furent expulsés du Portugal en 1759 et de France en 1763, et la Compagnie de Jésus fut supprimée par Clément XIV en 1773.
  56. Soit une douzaine d’euros. Le magnifique tribunal réduisit par la suite cette somme à 30 sous. D’après les comptes de Basadonna reproduits par Giacomo (Historia della mia fuga, 1911) et Fulin (1877), Casanova dépensa pendant ses quinze mois de détention 768 lires vénitiennes (environ 3 800 euros).
  57. Les Nouvelles extraordinaires de divers endroits, dites Gazette de Leyde, du nom de la ville des Pays-Bas où elles étaient imprimées depuis 1680.
  58. Laissé affaibli, sans vigueur.
  59. L’immense générosité.
  60. Archer (voir ici note 42).
  61. Une limonade très diluée (italianisme formé sur lungo : dilué, clair, pour une boisson).
  62. Le philosophe antique Anicius Manlius Severinus Boetius (480-524), traducteur de Platon et d’Aristote, écrivit son traité De consolatione philosophiae en prison.
  63. Faites passer le temps en vous administrant des lavements (clystères). L’eau d’orge était utilisée pour les lavements.
  64. Environ 130 euros.
  65. Les inquisiteurs qui avaient fait arrêter Casanova (Andrea Diedo, Antonio Condulmer, Antonio da Mula) le condamnèrent le 12 septembre 1755 à passer cinq ans sous les Plombs pour athéisme. Ils furent remplacés le 1er octobre par Alvise Barbarigo, Lorenzo Grimani et Francesco Sagredo (qui autorisera le retour à Venise de Casanova en 1774). Il est normal que le tribunal n’ait pas indiqué le terme de sa peine à Casanova : on ne donnait pas cette information aux condamnés.
  66. Au bon vouloir de leurs successeurs (italianisme formé sur arbitrio : volonté, bon plaisir).
  67. Les fondateurs de l’institution du Tribunal.
  68. Le Tasse, Jérusalem délivrée, II, 2, v. 8, éd. J.-M. Gardair, Paris, Bordas, coll. « Classiques Garnier », 1989, p. 102-103.
  69. Les trois circospetti nommés par le Conseil.
  70. L’absence du mot « jour » est un italianisme.
  71. Horace, Odes, I, 37, v. 29, éd. cit., p. 51. Le vers s’applique à Cléopâtre qui se donne la mort après la victoire romaine d’Actium.
  72. Le palais, en s’effondrant, devait me jeter sans le moindre dommage (italianisme de construction : precipitare a aussi le sens de « tomber »).
  73. La secousse sismique frappa Lisbonne le 1er novembre 1755 à 9 h 40.

Chapitre XIV

Changement de cachot

  1. Soit 2,26 mm. Trois pieds carrés faisaient un peu moins de 1 m2.
  2. L’antichambre du Conseil des Dix et des Inquisiteurs d’État, dont la porte est garnie d’un tambour (bussola) – voir le plan du palais.
  3. Le Rio di Palazzo longe la façade orientale du palais des Doges. Aménagées en 1561, ces sept cellules furent détruites en 1797.
  4. « Ce mot signifie poutre. C’était l’énorme poutre dont l’ombre privait de lumière le cachot » (note de Casanova dans la marge gauche).
  5. Orth. au dehors. Toute relation avec l’extérieur.
  6. Pietro Businello avait été résident de Venise à Londres de décembre 1748 à juillet 1751.
  7. Soit 1,63 m.
  8. Confusion sur le nom : il s’agit de Lorenzo Mazzetta, arrêté le 19 août 1755 (voir Répertoire).
  9. Le patricien Giorgio Marchesini, l’oncle et non le père de la demoiselle séduite.
  10. J’ai deviné juste.
  11. Quatre orphelinats vénitiens étaient appelés conservatori ou scuole : la Pietà, les Mendicanti, les Incurabili et l’Ospedaletto dei Santi Giovanni e Paolo. Les orphelines qui chantaient dans les églises et dans des concerts très fréquentés étaient appelées ospedaliere ou figlie del coro (filles du chœur). Rousseau les évoque dans les Confessions (liv. VII, éd. cit., p. 371).
  12. « Bassin ayant un couvercle percé de plusieurs trous, et servant à chauffer le lit » (Acad. 1762).
  13. Soit 48,75 cm sur 2,7 cm.
  14. Les cachots des Quatre (le Quattro), situés dans les Prigioni Nuove.
  15. À la différence de ceux des Plombs (voir ici note 31).
  16. Mazzetta s’échappa des Plombs en janvier 1762. Brunetti ne signale pas de bannissement à Cerigo.
  17. Épaisseur : 2,7 cm ; longueur : 16,25 cm ; largeur : 8,1 cm.
  18. « Traiter » au sens de « régaler, faire bonne chère, donner à manger » (Acad. 1762).
  19. Soit respectivement environ 15, 20 et 40 euros.
  20. Andrea Diedo (1691-1769), un des trois inquisiteurs en exercice en juillet 1755.
  21. Presque 11 cm.
  22. Roux (italianisme sur rosso qui signifie à la fois « rouge » et « roux »).
  23. « On dit familièrement et par exagération d’une personne qui est fort grande, have et maigre, que C’est un spectre » (Acad. 1762).
  24. Les procès-verbaux le nomment Carlo Nobili (voir Répertoire).
  25. Le Corno marquait l’ancienne frontière entre l’Autriche et l’Italie.
  26. Huit mille livres faisaient 363 sequins, soit environ 40 000 euros.
  27. Combien on avait de la chance de savoir lire.
  28. Le meilleur. L’Histoire de ma fuite porte : « l’excellent entre tous les livres » (voir ici).
  29. Le Traité de la sagesse de Charron (voir ici note 243) fut traduit en italien sous le titre La Saggezza di Charron et publié à Venise en 1698.
  30. Ce sont moins les propos de Charron qui semblent justifier sa condamnation aux yeux de Casanova que leur inconvenance eu égard à son rôle social de prêtre et théologien. De même, le traité suivi est opposé à la disposition particulière des Essais de Montaigne, ici pensée comme une forme de ruse avec la censure.
  31. Plus de un million d’euros.
  32. Le comte Roberto Seriman, issu d’une famille persane, faisait le commerce de diamants.
  33. Des profits.
  34. Sa requête.
  35. La Liste (lista : bande, lisière) était un territoire placé sous la juridiction des ambassades étrangères à Venise : ses occupants jouissaient du droit d’asile en cas de poursuites.
  36. Une saisie des meubles (terme judiciaire).
  37. Dans sa Confutazione (t. II, p. 262-263) et dans un fragment retrouvé à Dux (U16, 17), Casanova place ce proverbe dans la bouche de Bragadin : « Un ancien sénateur, qui est mort il y a deux ans, me disait di guardarmi da colui che non ha letto che un libro solo. »
  38. Possible allusion, non dénuée d’ironie, au débat sur la torture (dénoncée en 1764 par Beccaria dans son traité Des délits et des peines), dont Voltaire dénonce l’inhumanité dans le Dictionnaire philosophique (article « Torture » de 1769) et que Casanova aborde d’un point de vue pratique. Dans un contexte français, sa remarque peut être liée à l’affaiblissement du rôle des aveux dans la procédure pénale depuis la fin du XVIIe siècle : les indices suffisent désormais pour condamner.
  39. Pierre à aiguiser.
  40. Aiguiser sur une meule.
  41. « Donner le fil à un instrument qui coupe, l’aiguiser » (Acad. 1762).
  42. « Artisan qui fait des instruments et outils tranchants, qui aiguise de gros ferrements sur la meule » (Trévoux).
  43. Adaptation d’un vers d’Horace : « Invidia Siculi non invenere tyranni / maius tormentum » (« Les tyrans siciliens n’ont pas inventé de pire supplice que l’envie », Épîtres, I, 2, v. 58-59, éd. cit., p. 48).
  44. Les ampoules.
  45. La chance.
  46. Soit 54 cm. Casanova a dit plus haut (voir ici) que le verrou mesurait 1,5 pied.
  47. Tubercule : « Petit abcès, attaché à la superficie du poumon » (Féraud).
  48. « Abondance de sang et d’humeurs » (Acad. 1762).
  49. D’après Di Giacomo, ce jeune coiffeur se nommait Giacomo Gobbato et mourut à vingt et un ans, le 25 novembre 1755.
  50. Formule juridique, du verbe expedire au sens d’« être utile ».
  51. Soit le 17 février 1756.
  52. Le carnaval commençait à Venise le 26 décembre.
  53. D’après Brunetti (p. 812), Gabriel Schalom aurait été le compagnon de prison de Casanova depuis le 29 décembre 1755, jour de son arrestation (voir Répertoire).
  54. Un étourdi.
  55. Les cinq sages (cinque Savii alla Mercanzia) étaient une sorte de ministère du Commerce constitué en tribunal pour juger les Turcs, les Juifs et les Arméniens de Venise.
  56. Domenico Michieli (1732-apr. 1797) était le fils d’Antonio Piero (1700-1758) et Chiara Bragadin (nièce du protecteur de Casanova) – voir Répertoire pour les détails de l’escroquerie dont il fut victime.
  57. Ma moquerie.
  58. Italianisme formé sur sul più bello : au meilleur moment.
  59. Le mercredi 14 avril 1756.
  60. Flaminio Cornaro (1692-1778), dont le Ecclesiae venetae antiquis monumentis (5 vol.) avait paru à Venise en 1749.
  61. Saint Georges (orth. George) est fêté le 23 avril.
  62. Saint Jacques le Mineur et saint Philippe étaient fêtés le 1er mai et saint Antoine de Padoue le 13 juin.
  63. Avoir confiance.
  64. Chômer un saint, c’est le fêter, solenniser son jour en cessant de travailler.
  65. Soit 43,2 cm.
  66. Soit 27 cm.
  67. Carrelage de marbre.
  68. L’hypothèse philologique de Casanova, fondée sur le préjugé de la « patavinité » de Tite-Live (l’Histoire de ma fuite attribue aussi l’erreur à une faute des premiers copistes – voir ici) ne résiste pas à l’examen du texte qui porte bien aceto (avec du vinaigre) et non asceta (altération de ascia ou ascea : hache ou pioche) : « Succendunt ardentiaque saxa infuso aceto putrefaciunt » (« Ils y mettent le feu et dissolvent la roche brûlante en y versant du vinaigre », Histoire romaine, XXI, 37, éd. P. Jal, Paris, Les Belles Lettres, 1991, t. XI, p. 45). Le mélange d’eau et de vinaigre était utilisé pour la boisson des troupes dans les armées antiques.
  69. Soit 27 cm.
  70. De congédier saint Théodore (mot d’esprit sur le double sens de « remercier » : rendre grâce et congédier). En 828 les Vénitiens substituèrent saint Marc à leur ancien patron saint Théodore (tué sous Dioclétien) : ils transportèrent clandestinement les reliques de saint Marc d’Alexandrie à Venise où ils érigèrent la future église Saint-Marc. Le lion ailé, symbole de Marc (Apocalypse, IV, 7), devint alors l’emblème de la Sérénissime.
  71. Eusebios (v. 260-v. 340), évêque de Césarée, désigne Marc comme le compagnon de saint Pierre dans son Histoire ecclésiastique (II, 15).
  72. Tommaso Fenaroli, natif de Brescia, en Lombardie (voir Répertoire).
  73. Le jésuite Origo fut un moment au service de Bernis.
  74. Dix-sept heures en juin.
  75. Sans doute Margarita Alessandri qui chanta au Teatro San Angelo, à l’automne 1747 et en 1748 pendant le carnaval.
  76. Giovanni Antonio Ruzzini (1713-1768) fut ambassadeur à Vienne de 1757 au 22 juillet 1761 mais avait été nommé à la succession de Correr dès le 20 septembre 1755.
  77. Le crime est ici de faire le messager entre deux personnages qui n’ont pas le droit de s’entretenir : l’ambassadeur de Vienne et la femme d’un futur ambassadeur vénitien.
  78. Soit 8 h 30 selon le calcul des heures à l’italienne, mais plus vraisemblablement midi.
  79. Augmentation ou élargissement. Ampliation ne s’emploie plus guère dans ce sens au XVIIIe siècle. Il peut s’agir d’un archaïsme : un latinisme (ampliatio est employé dans ce sens en tardo-latin) ou plus probablement un italianisme (ampliazione a le sens d’« augmentation » d’après le Dictionnaire de l’Accademia della Crusca, 4e éd.).
  80. Soit le 28 août.
  81. Cette description correspond à la situation d’une cellule donnant sur le Rio di Palazzo, d’où Casanova pouvait voir la « moitié » est de Venise, jusqu’au Lido – voir l’article de Th. Steidle « Casanova sous les Plombs de Venise » (1972).
  82. Soit 0,65 m sur 3,90 m.
  83. Zénon, fondateur de l’école stoïcienne, originaire de Chypre (v. 335-264 av. J.-C.). Les pyrrhoniens ou sceptiques (Timon, Énésidème, etc.) étaient les disciples de Pyrrhon d’Élis (360-271 av. J.-C.). Ils s’opposaient aux dogmatiques et prenaient « pour but de la vie la tranquillité d’esprit et la douceur », d’après Diogène Laërce (Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, éd. R. Genaille, Paris, GF-Flammarion, 1965, t. II, p. 208), d’où le lien établi par Casanova avec l’ataraxie (« calme complet de l’âme »), idéal éthique défini par Épicure.
  84. Traduction latine d’une sentence grecque d’Épictète citée par Aulu-Gelle (Nuits attiques, liv. XVII, 19, 6, éd. R. Marache, Paris, Les Belles Lettres, 1967).
  85. J’accorderai une foi aveugle à.
  86. Néologisme forgé sur « stupéfait » (stupefatto) figurant déjà dans l’Histoire de ma fuite (voir ici ou ici).

Chapitre XV

Ma sortie de la prison par le toit du palais ducal

  1. Les puits (I pozzi) étaient des cellules qui dépendaient du palais ducal. Elles étaient reliées par des escaliers secrets aux chambres des inquisiteurs. Selon Mutinelli (Lessico venet, Venise, G. Andreola, 851, p. 311), il y en avait dix-huit, dont neuf souterraines.
  2. Soit une superficie de 0,1 m2.
  3. Il s’agit de Domenico Lodovico Beghelin (1696-1777 ?), recruteur de troupes (voir Répertoire).
  4. Sénèque, lettre 101 (voir ici note 154).
  5. Spielberg était, à Brno, une citadelle et prison d’État.
  6. Vers d’après Horace (voir ici note 43).
  7. Italianisme sur pestare i piedi : taper des pieds (pestare : piler).
  8. Lorenzo Basadonna fut incarcéré pour négligence dans l’exercice de ses fonctions (voir Répertoire).
  9. Les Œuvres de Scipione Maffei ne furent publiées qu’en 1790 (Venise, 18 vol.). En 1756, on pouvait trouver son Arte magica annichilata (Vérone, 1754, in-4o), Della scienza chiamata cavalleresca (Venise, 1712) et sa tragédie Mérope (1713, plusieurs rééd.).
  10. Le mépris pour les romans est une posture de bon ton pour un homme de lettres sérieux au XVIIIe siècle (voir aussi n. 2 p. 62). Il y a de la hauteur dans la réponse de Casanova, plus qu’une véritable indication sur ses goûts littéraires.
  11. Le Rationarium temporum (1633) du père Denis Petau (1583-1652) connut plusieurs rééditions au XVIIIe siècle. Il n’y eut jamais d’édition des œuvres complètes de Christian Wolff (1679-1754) ; ses livres les plus récemment parus en 1756 étaient le Jus naturae (Francfort et Leipzig, 8 vol. in-4o, 1748) et la Philosophia moralis, sive Ethica (Halle, 5 vol. in-4o, 1753).
  12. Sénèque, Lettres à Lucilius, liv. XVI, nº 98, § 6, éd. F. Préchac, trad. H. Nolot, Paris, Les Belles Lettres, t. IV, 1962, p. 120.
  13. D’après un rapport du fante Beltrame, Marin Balbi (1719-1783) fut arrêté le 5 novembre 1754 (voir Répertoire).
  14. Le comte Andréas Asquini, chancelier à Udine, condamné le 20 septembre 1753 à la prison à perpétuité (voir Répertoire).
  15. Luigi Barbarigo, avec qui Casanova avait eu affaire dans sa jeunesse (voir ici).
  16. Sobriquet (tiré du titre oriental khan) du patricien Alvise Priuli (1718-apr. 1792), arrêté le 23 août 1755. Il tenta de s’évader en 1763 (voir Fulin, 1877).
  17. Enclave de langue allemande au nord de Venise, entre les fleuves Astico et Brenta. Les deux gentilshommes étaient les frères Bernardo et Domenico Marcolongo (voir Brunetti).
  18. Benigna raconte dans sa chronique (citée par Brunetti, p. 822) que le 2 avril 1756 les notaires Giovanni Boldrin et Pietro Zuccoli furent arrêtés et mis sous les Plombs. Ils furent libérés le 30 septembre de la même année et rétablis dans leurs fonctions.
  19. Le comte Desiderato Pindemonte fut remis en liberté le 16 mars 1756. Il avait écrit pour la justification du marquis Maffei un livre scandaleux qui lui valut des remontrances du Tribunal (voir Brunetti).
  20. Format où la feuille est pliée en deux. Le volume de Casanova mesurait 49 cm de longueur sur 33 cm environ.
  21. La Bible fut d’abord diffusée dans le monde romain par la traduction latine de la version grecque de l’Ancien Testament (appelée Bible grecque d’Alexandrie ou version des Septante), établie par soixante-douze traducteurs juifs sur ordre du roi d’Égypte Ptolémée II (v. 270 av. J.-C.). À la fin du IVe siècle de notre ère, saint Jérôme entreprit une nouvelle traduction en latin (la Vulgate), fondée directement sur le texte hébreu.
  22. Le 29 septembre.
  23. « Pâte faite de farine, de fromage, et d’autres ingrédients, dont on fait des potages et autres mets » (Acad. 1762) ; « Pâtisserie. Pâte faite avec de la farine de riz. Le macaroni est presque de la grosseur du petit doigt », d’après l’Encyclopédie (voir aussi ici).
  24. Entreprendre des démarches. « [Pas] se dit des allées et venues que l’on fait pour quelque affaire, et des peines qu’on prend pour y réussir » (Acad. 1762).
  25. Le pas, la difficulté insurmontable.
  26. Prendre conseil sur.
  27. Vers midi.
  28. Effraction. « Fraction » ne s’emploie pas dans ce sens au XVIIIe siècle. Italianisme forgé sur frazione (« il frangere », selon l’Accademia della Crusca 4e éd. Frangere : briser, rompre).
  29. L’Officium parvum beate marie virginis ou livre d’heures de la Vierge : prière et psaumes en l’honneur de la mère du Christ.
  30. « Bas Officier de galère qui veille sur les forçats » (Acad. 1762).
  31. « Grand chapelet qu’on dit à l’honneur de la Vierge, et qui est composé de quinze dizaines d’Ave, chaque dizaine précédée d’un Pater » (Acad. 1762).
  32. « Serment qu’on fait en vain, sans nécessité et sans obligation » (Acad. 1762).
  33. Marie-Thérèse d’Autriche. Le conspirateur intrigue pour placer l’île d’Isola sous la domination de Trieste, possession autrichienne à l’époque. La ville développe alors son commerce maritime en profitant du déclin de Venise.
  34. Le comte Rosenberg.
  35. Compère de baptême (compare de san Zuane en vénitien).
  36. De la famille Legrenzi.
  37. Francesco Soradaci, arrêté le 1er septembre 1756 et peut-être enfermé ailleurs qu’aux Plombs jusqu’au 18 octobre, fut relâché le 31 décembre (voir Répertoire). Les actes du procès révèlent une histoire différente de celle que Casanova lui fait raconter ici (voir Brunetti).
  38. M’assurer de nouveau.
  39. Treize heures.
  40. Les premiers jours de novembre coïncidaient avec une courte période de vacances officielles que les patriciens et les riches citoyens passaient dans leurs villas sur la Terraferma.
  41. Les sorts virgiliens étaient des divinations pratiquées au Moyen Âge en ouvrant au hasard un volume de Virgile et en interprétant le premier passage qui tombait sous les yeux.
  42. L’Histoire de ma fuite détaille cette opération cabalistique familière à Casanova (voir ici).
  43. Arioste, Roland furieux, chant IX, str. 7, v. 1.
  44. Me juger hâtivement.
  45. L’histoire générale (« Narration des actions et des choses dignes de mémoire », Acad. 1762) s’oppose ici à l’histoire particulière.
  46. Maux d’entrailles, coliques.
  47. Sorti d’embarras.
  48. Vers de Métastase (Didone abbandonata, I, 7) – voir ici note 9 – faussement attribué au Tasse dans l’Histoire de ma fuite (voir ici).
  49. Appelés aussi « nœuds d’écoute » : nœuds très solides utilisés pour nouer deux cordages de différente grosseur.
  50. Serait tombé la tête en avant (sens étymologique de « précipiter »). Le régime de précipiter (être précipité) est un italianisme forgé sur precipitare (tomber), verbe intransitif conjugué avec l’auxiliaire être.
  51. Ce n’est pas la brasse française (1,62 m) mais plutôt le braccio italien (entre 63 et 68 cm). Le Vénitien a sans doute lové sa corde en empilant et en comptant chaque boucle : elle devait mesurer une soixante de mètres.
  52. Vers vingt heures.
  53. Respectivement à vingt-trois heures et 7 h 30.
  54. Environ 3 400 euros.
  55. Énée porta son père Anchise sur ses épaules pour le sauver de l’incendie de la ville de Troie par les Grecs (Virgile, Énéide, liv. II, v. 707 sq.).
  56. M’affaiblirent.
  57. Les ouvriers de l’arsenal de Venise, qui constituaient aussi la garde du Grand Conseil.
  58. Sant’Apollonia, quartier situé de l’autre côté du Rio di Palazzo (voir le plan).
  59. Soit 1,29 m de profondeur.
  60. Inapproprié à la situation, qui exige de prendre des risques : « [Exigence] n’est guère en usage qu’en ces phrases : Selon l’exigence du cas, selon l’exigence du temps, selon l’exigence des affaires, pour dire, Selon que le cas, le temps & les affaires le requièrent » (Acad. 1762).
  61. Environ 3 500 euros.
  62. Une devise écrite la tête échauffée, dans l’enthousiasme du moment. Même métaphore chimique qu’au chapitre XIII (voir ici).
  63. Psaume 117, 17 (texte latin de la Vulgate).
  64. Loro Eccellenze : Vos Excellences.
  65. Psaume 117, 18. Le texte de la Vulgate porte Dominus et non Deus.
  66. Le texte original porte : « a riveder le stelle » (La Divine Comédie, Enfer, chant XXXIV, v. 139, éd. cit., p. 310). Ce dernier vers de l’Enfer inaugure la montée de Dante et Virgile au Purgatoire puis au Paradis.

Chapitre XVI

Mon essor, et mon arrivée à Paris

  1. « [Essor] se dit figurément d’une personne, qui après avoir été quelque temps dans la sujétion et dans la contrainte, s’en tire tout d’un coup, et se remet en liberté » (Acad. 1762).
  2. De donner avec force un coup de pied. « Sangler » est du style familier.
  3. Charges, fardeaux.
  4. « Examiner quelque chose avec soin pour en tirer quelque connaissance, ou quelque conjecture » (Acad. 1762).
  5. Assurer, fixer.
  6. Le bâtiment où résidaient les chanoines (canonici) de Saint-Marc. Casanova renonce donc à fuir vers le nord.
  7. Que je rejette rapidement. Construction inhabituelle du verbe « dépêcher ».
  8. « Canal du palais » (note de Casanova dans la marge gauche).
  9. Le doge – à l’époque Francesco Loredan (1685-1762) qui gouverna de 1752 à sa mort – habitait avec sa famille au deuxième étage du palais ducal.
  10. Presque 1 m sur 0,5 m.
  11. Au sens fort d’« étonner » : « ébranler, faire trembler par quelque grande, quelque violente commotion » (Acad. 1762).
  12. Je suis resté suffisamment maître de moi.
  13. Environ 6 m (pour le calcul, voir ici note 51).
  14. Épisode illustré par la gravure de Berka dans l’Histoire de ma fuite (voir ici).
  15. Connaisseur habile, capable.
  16. Probable italianisme à partir de la construction pronominale des verbes inerpicare ou arrampicare (qui sont conjugués avec l’auxiliaire « être »).
  17. Environ 26 m sur 9 m.
  18. Un abandon total de force. Construction inhabituelle formée sur l’expression « destitué de force, de secours ».
  19. Six heures du matin environ.
  20. La Cancelleria ducale, située au troisième étage, était l’institution chargée de conserver les lois, décrets, ordonnances, documents administratifs, etc. de la République.
  21. La république de Venise partageait avec Rome le privilège de cacheter avec du plomb. L’usage de la cire d’Espagne s’était répandu au XVIIe siècle.
  22. L’Histoire de ma fuite porte « provéditeur général de mer » (voir ici). Le Provveditore generale da Mar était responsable de la flotte vénitienne et des provinces maritimes (Stato da Mar). Il résidait à Corfou.
  23. Environ 340 000 euros.
  24. Soit 1,63 m.
  25. L’Escalier d’or (Scala d’Oro) – voir le plan.
  26. « Le président de la guerre », traduit Casanova dans l’Histoire de ma fuite (voir ici). Les bureaux du « sage à l’écriture », titre du ministre de la Guerre (voir ici note 52), étaient situés au troisième étage.
  27. « Gros billot de bois armé de fer, avec quoi on enfonce des pieux » (Acad. 1762).
  28. « Sorte de machine de fer ou de fonte, qui étant chargée de poudre à canon et couverte avec un madrier, sert à enfoncer les portes d’une ville qu’on veut surprendre » (Acad. 1762).
  29. Référence probable au texte latin inscrit sur les bornes frontalières, qui indiquait notamment l’identité de celui qui avait établi la frontière et où l’on trouvait parfois la formule fines posuit.
  30. « [Ex voto] se dit des tableaux, des figures qu’on place dans une Église, en mémoire d’un vœu fait en maladie, en péril » (Acad. 1762).
  31. Arioste, Roland furieux, chant XXII, str. 57, v. 3-4, éd. cit., t. III p. 15.
  32. Soit 7 h 30.
  33. Complètement.
  34. Mon apparence extérieure.
  35. L’Histoire de ma fuite donne son nom (Andreoli) et rapporte son témoignage (voir ici).
  36. L’escalier des Géants (Scala dei Giganti) descend dans la cour intérieure du palais, en face de la Porta della Carta (voir le plan).
  37. La Porta della Carta était l’entrée principale du palais des Doges.
  38. Fuir à Fusine et gagner Florence était le conseil donné par Bragadin (voir ici).
  39. L’actuelle Punta della Dogana, au confluent du Canal Grande et du Canale della Giudecca, où se trouvait le bâtiment des Douanes – voir le plan.
  40. Italianisme sur andare a seconda (ou a seconda del corrente) : naviguer dans le sens du courant ou avec un vent favorable. L’expression peut aussi signifier : se laisser porter par le courant ou pousser par le vent. Casanova écrit dans la Préface : « Le lecteur qui aime à penser verra dans ces mémoires que n’ayant jamais visé à un point fixe, le seul système que j’eus, si c’en est un, fut celui de me laisser aller où le vent qui soufflait me poussait » (voir ici). La formule articule ainsi les circonstances favorables à la fuite et une représentation plus large de la liberté.
  41. Italianisme forgé sur andare a voga forzata : aller à toute rame.
  42. Auberge située au centre de Mestre.
  43. Un espion (italianisme sur confidente : indicateur).
  44. Le quartier de San Polo (voir le plan).
  45. Entre 10 h 30 et onze heures.
  46. Environ 1,5 km. La mesure de distance utilisée en Italie était le mille romain (1 480 m).
  47. L’évêché de Trente bordait l’État de Venise à l’est. Bassano était à mi-chemin entre Trévise et la frontière autrichienne.
  48. « On dit coucher sur la dure, pour dire coucher sur la terre, sur le plancher, ou sur des planches » (Acad. 1762).
  49. Moins de 8 euros.
  50. Soit 42 km.
  51. Village du Trentin alors sous domination autrichienne, dans la haute vallée de la Brenta.
  52. Forêt de chênes au nord de Trévise qui fournissait à la République du bois pour les chantiers navals et surveillée depuis 1587 par une magistrature de trois patriciens.
  53. Une centaine d’euros.
  54. Val di Dobiadene, dans la vallée du Piave, au nord de Trévise.
  55. Il s’agit de Lorenzo Grimani (1689-apr. 1780).
  56. J’aurais dû.
  57. Citation d’après Cicéron (voir ici note 8) ajoutée dans la marge gauche.
  58. Il s’agit sans doute du podesta (maire) de Trévise Bartolomeo Vitturi (1719-1773), issu d’une famille patricienne de Venise.
  59. Entre 18 h 30 et dix-neuf heures.
  60. Entre 6 h 30 et sept heures.
  61. Le jour des Morts.
  62. Lorenzo Grimani, Inquisiteur d’État depuis le 1er octobre 1756 (voir ici note 55). Marc Antonio était le fils de son cousin Piero.
  63. La Piave.
  64. Gabriele Rombenchi, consul d’Espagne et de Naples à Venise.
  65. Environ seize heures.
  66. Environ 7 000 euros.
  67. Peut-être le baron de Dalberg, franc-maçon français, ou son frère.
  68. Bolzano, capitale du Tyrol italien.
  69. Georg Anton von Menz (1697-1762), fondateur d’une maison de banque et de commerce.
  70. L’auberge Zum Goldenen Hirschen (Au Cerf d’or), située dans la Theatinerstrasse.
  71. Voir ici.
  72. Maximilian III Joseph de Wittelsbach (1727-1777), fils de l’empereur Charles VII Albert, Électeur depuis 1745.
  73. Le père Daniel Stadier (1705-1764), précepteur puis confesseur de l’Électeur.
  74. Marie-Amélie (1701-1756) mourut le 11 décembre 1756. Casanova ne peut avoir vu son cadavre que dans les derniers jours de son séjour à Munich.
  75. Voir ici. Michel dell’Agata fut maître des ballets comiques à Munich de 1755 à 1757.
  76. Elle entra dans ses intérêts.
  77. Giovanni Battista de Bassi (1713-1776), savant et collectionneur d’art, ami de Bianconi et de Winckelmann.
  78. Ancienne église collégiale du XIe siècle, aujourd’hui détruite.
  79. Il s’agit de Joseph Darmstadt (1699-1768), landgrave de Hesse et prince-évêque d’Augsbourg depuis 1740.
  80. Emploi rare de ce verbe. « Racine donne à assurer le sens de pourvoir à la sûreté », signale Féraud en citant un vers d’Athalie.
  81. Les ecclésiastiques réguliers engagés dans une communauté religieuse doivent prononcer des vœux d’obéissance et de chasteté ; les prêtres séculiers s’engagent certes au célibat mais ne prononcent pas de vœu de chasteté. La « sécularisation en prêtre » du père Balbi consistant à le relever de ses vœux, ses amours n’auront plus la même gravité.
  82. Mme Rivière était la veuve d’un aide de la chambre du roi de Pologne. Sa fille Marie Rivière devait épouser le comédien Désormes, mais Pierre Céron (ou Cérou ?) (1709-1797), député de la cour de Parme à Paris, rompit ce projet pour engager la danseuse au théâtre de Parme.
  83. Balbi avait plusieurs frères, cousins, et oncles, « tous aussi gueux que lui », précise Casanova dans l’Histoire de ma fuite (voir ici).
  84. Brescia dépendait de la république de Venise.
  85. Le maire de Brescia était alors Bertucci-Dolfin.
  86. Italianisme sur il ricorrènte (l’appelant), forgé sur le verbe recourir : « demander du secours, s’adresser à quelqu’un pour en obtenir quelque chose » (Acad. 1762).
  87. Clément XIII (1693-1769).
  88. Auberge située dans le quartier de l’actuelle place Kléber et du quai Saint-Nicolas.
  89. Manon Balletti avait seize ans.
  90. Chez Mme Quinson, rue Mauconseil (voir le plan).
  91. Il s’agit du palais Bourbon, bâti en 1722 et qui héberge aujourd’hui l’Assemblée nationale.
  92. Nommé ministre d’État le 2 janvier 1757, Bernis obtiendrait la charge de secrétaire d’État aux Affaires étrangères le 29 juin 1757.
  93. Près du pont Royal en face du Louvre se trouvait, sur le quai d’Orsay, le bureau des voitures faisant la navette entre Paris et Versailles.
  94. Voiture de louage légère desservant les environs de Paris.
  95. Il s’agit de Robert François Damiens (1715-1757), domestique chez des conseillers du parlement de Paris.
  96. Germain Pichault de La Martinière (1697-1783), premier chirurgien de Louis XV depuis 1747.
  97. « Le 5 janvier 1757 à sept heures du soir, le roi étant prêt de monter en carrosse pour aller de Versailles à Trianon avec son fils le dauphin entouré de ses grands-officiers et de ses gardes, fut frappé au milieu d’eux d’un coup qui pénétra de quatre lignes dans les chairs » (Voltaire, Histoire du parlement de Paris, 2e éd. rev., corr. et augm. par l’auteur, Amsterdam, Du Fay, 1769, t. II, p. 12).

Préface de 1791

Histoire de mon existence

  1. Archives de Prague (Marr U29-7).
  2. Sentence d’après Sénèque (voir ici ou ici – tous les renvois invitent à se reporter à l’Histoire de ma vie).
  3. Citation de Juvénal : « Orandum est ut sit mens sana in corpore sano » (« Que vos prières sollicitent un esprit sain dans un corps sain », Satires, X, v. 356, éd. P. Labriolle et F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1971, p. 137).
  4. Adaptation de deux vers d’Ovide : « Video meliora proboque, / Deteriora sequor » (Les Métamorphoses, VII, v. 20-21, éd. bilingue, trad. D. Robert, Arles, Actes Sud, 2001, p. 264-265, monologue de Médée).
  5. Trop long, trop étendu.
  6. Citation d’Horace, Épîtres, I, 19, v. 6. (voir ici note 31).
  7. Le contexte immédiat impose de comprendre « sous mon nom », mais la phrase suivante incite à lire « sous un pseudonyme ». La syntaxe même de cette phrase nominale produit une bizarrerie.
  8. Dioscorides, médecin grec du Ier siècle, célèbre pour son herbier De Materia Medica (traduit en français au XVIe siècle par Jean de La Ruelle), source principale de connaissance en matière de plantes médicinales durant l’Antiquité. Avicenne, nom francisé d’Ibn Sana (980-1037), savant persan, était l’auteur d’une encyclopédie médicale et philosophique. Galien (131-201), médecin et physiologiste grec, prolongea les théories humorales d’Hippocrate. Martin Schook (1614-1669), philosophe, enseigna les langues anciennes, la philosophie et les sciences dans plusieurs universités hollandaises.
  9. Citation d’Ovide, Art d’aimer, III, v. 549. Le vers complet dit : « Un dieu est en nous et nous avons commerce avec le ciel » (in Écrits érotiques, éd. bilingue, trad. D. Robert, Arles, Actes Sud, 2003, p. 280-281).
  10. Voir ici note 14.
  11. Dangereux, difficile.
  12. Échauffer l’imagination du lecteur, lui donner des idées érotiques.
  13. D’après Ovide : « Crede mihi, bene qui latuit bene vixit » (« Crois-moi, vivre caché, c’est vivre heureux », Tristes, III, 4, v. 25, éd. J. André, Paris, Les Belles Lettres, 1968, p. 72).
  14. Germanique, dans un sens péjoratif : rude, grossier, peu élégant.
  15. Voir ici note 49.
  16. Casanova semble ici anticiper les éditions qui défigureront son texte, comme celle de Laforgue.
  17. L’érudit vénitien Francesco Algarotti (1712-1764) – voir ici note 50.
  18. D’une phrase.

Préface de 1794

Fragment sur Casanova

  1. En l’absence du manuscrit, perdu, le texte que nous donnons est celui publié par le prince de Ligne dans ses Mélanges militaires, littéraires et sentimentaires (Dresde, Frères Walter, 1807, t. 29, p. 38-45), corrigé des coquilles évidentes.
  2. Le théiste « reconnaît l’existence de Dieu. Il est opposé à athée » (Acad. 1762). Il admet également une religion et un culte publics, par opposition au déiste qui refuse l’idée de religion révélée et voit dans les prêtres d’avides imposteurs. Dans la préface de 1797, Casanova se dit « non seulement monothéiste, mais chrétien fortifié par la philosophie » (voir ici). Dans la préface de 1791, il évoque la « religion naturelle » (voir ici : « [Dieu] a gravé dans nos cœurs la religion naturelle »).
  3. Citation de Pétrarque (voir ici note 6).
  4. Citation d’Horace, Épîtres, I, 19, v. 6 (voir ici note 31).

Trois fragments

  1. Archives de Prague (U21-4), brouillon pour l’« Histoire de mon existence », la préface de 1791.
  2. Archives de Prague (U17A42). Possible brouillon pour l’Histoire de ma fuite (voir ici ou ici).
  3. Citation d’Horace, Épîtres, II, 1, v. 14, éd. bilingue, trad. F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. 152.
  4. D’après Horace, Odes : « Nihil supra deos lacesso » (II, 18, v. 11-12, éd. bilingue, trad. F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 146).
  5. Archives de Prague (U21-3).
  6. Attaquent (italianisme forgé sur impugnare).
  7. Casanova traduit ainsi animo libenti.
  8. Citation de l’Évangile selon Matthieu, XXVI, 39.

Sur la langue française

  1. Réédité dans Rivarol, Pensées diverses, Paris, Desjonquères, 1998, p. 103-157.
  2. Manuscrit, Archives d’État de Prague, Marr 18-3. Nous traduisons d’après le manuscrit. Le texte a été traduit une première fois de l’italien par Jean-Baptiste Para pour sa publication dans la revue Europe (mai 1987).
  3. Politissima.
  4. Trasposizioni : changements d’ordre, de lieu (Accademia della Crusca, 4e éd.).
  5. Casanova écrit « Carlo V ».
  6. Le manuscrit porte « Errico Steffan ». Il s’agit d’une graphie italienne du nom de l’humaniste Henri Estienne (1531-1598), Henricus Stefanus en latin.
  7. Le distique est de Martial : « Phosphorus, rends-nous le jour : pourquoi retardes-tu notre allégresse ? César va arriver : Phosphorus, rends-nous le jour. » (Épigrammes, VIII, 21, v. 1-2, texte établi et traduit par H.J. Izaac, Paris, Les Belles Lettres, 1973, t. II, p. 9 ; Phosphorus est le nom de l’étoile du matin, Vénus). Henri Estienne l’a traduit dans son ouvrage La Précellence du langage français (1579).
  8. Pel loro variato genio. Nous retenons, pour traduire variato, le sens d’instabile (Accademia della Crusca, 4e éd.).
  9. Alla forza di convenzione delle loro frasi.
  10. Onde nasce la vera di lei belleza : lei n’ayant pas de référent clair dans la phrase, nous postulons que le mot renvoie à la langue française.
  11. Voir la préface de 1791 : « La langue française est la sœur bien-aimée de la mienne : je l’habille souvent à l’italienne ; je la regarde, elle me semble plus jolie, elle me plaît davantage, et je me trouve content. »
  12. D’après Horace, Satires, II, 2, v. 8 (voir Histoire de ma fuite, p. 1485).
  13. Verbe peu lisible à cause de l’effacement de l’encre.
  14. C’est-à-dire naturelles.
  15. Preoccupazioni : nous traduisons en suivant le sens de « préoccupé » rencontré plus haut dans le texte. On pourrait aussi traduire par « inquiétudes », « soucis ».
  16. Un mot difficile à déchiffrer.
  17. Svilupata, au sens très probable d’« étudiée » : toutefois, nous conservons l’ambiguïté produite par le verbe, que Casanova emploie aussi pour désigner le développement de la semence ou du germe.

La possession de Bettine dans la Confutazione

  1. Pour Frate : moine.

Histoire de ma fuite

  1. Adage d’Érasme faussement attribué à Horace, utilisé comme devise par Petronio Zecchini (1739-1793), professeur d’anatomie à Bologne, dans sa brochure Di geniali della dialettica delle donne ridotta al suo vero principio (1771), prise pour cible par Casanova dans son Lana Caprina (1772). Cet adage est également cité dans l’Histoire de ma vie (ms. t. VIII, fº 15v).
  2. Nous reproduisons strictement le texte et la ponctuation de l’édition originale de 1788, en appliquant les mêmes principes que dans l’Histoire de ma vie : nous corrigeons les coquilles évidentes et signalons en note les principales variantes syntaxiques. Tous les renvois invitent à se reporter à l’Histoire de ma vie, dont nous ne répétons pas les notes historiques et lexicales.
  3. Et pourtant.
  4. « Il faut des spectacles dans les grandes villes, et des Romans aux peuples corrompus. J’ai vu les mœurs de mon temps, et j’ai publié ces lettres. Que n’ai-je vécu dans un siècle où je dusse les jeter au feu ! » déclare Rousseau au tout début de sa préface de La Nouvelle Héloïse (1761). Il avertit plus loin : « Ce livre n’est point fait pour circuler dans le monde, et convient à très peu de lecteurs » (éd. R. Pomeau, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 3).
  5. « On dit figurément […] passer à la coupelle, pour dire […] passer par un examen sévère » (Acad. 1762).
  6. Citation de Dante, La Divine Comédie, L’Enfer, chant I, v. 1, éd. bilingue et trad. J. Risset, Paris, G.F.-Flammarion, 1992, t. I, p. 25.
  7. Citation d’Horace, Satires, I, 4, v. 73 (« Nec recito cuiquam nisi amicis, idque coactus » : « Je ne les récite à personne, sinon à mes amis, et encore par contrainte »), éd. bilingue, trad. F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 2001, p. 51.
  8. Casanova a abondamment écrit sur le suicide, sujet philosophique très présent dans la littérature du XVIIIe siècle : citons, parmi les principaux textes, les Lettres persanes de Montesquieu (l. 76), Cleveland de Prévost (liv. VI) ou La Nouvelle Héloïse (III, l. 21-22). La position du Vénitien, qui dit avoir connu lui-même la tentation de se donner la mort après ses déboires avec la Charpillon (épisode londonien, 1763-1764), est sur ce chapitre loin d’être figée. La métaphore de l’ameublement et de la maison retenue dans ces lignes reprend une critique de Voltaire figurant dans la Confutazione : Casanova impute à Voltaire une phrase attribuée à Philippe Mordaunt, jeune Anglais qui à vingt-sept ans « se dépêcha d’un coup de pistolet, sans en avoir donné d’autre raison, sinon que son âme était lasse de son corps, et que quand on est mécontent de sa maison, il faut en sortir » (article « De Caton et du suicide », Questions sur l’Encyclopédie) ; selon la Confutazione, au contraire, « L’effort de celui qui se tue est de vaincre toute répugnance raisonnable, et de brûler la seule maison qu’il a, sûr de se retrouver sans asile » (t. II, p. 256). Les arguments de Casanova contre le suicide, lorsqu’il défend cette thèse, sont aux antipodes de la condamnation chrétienne comme de tout discours sur le devoir : le suicide est une erreur plus qu’une faute.
  9. Citation de Sénèque, Lettres, 101, 11 (voir ici note 144).
  10. Citation d’Horace, Épîtres, I, v. 108, trad. F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. 42.
  11. Citation d’Horace, Épîtres, II, 2, v. 55, éd. cit., p. 170.
  12. Une partie de la Grèce insulaire (Corfou, Zante, etc.) était sous domination vénitienne tandis que la Grèce continentale était sous domination ottomane.
  13. Le mot est de style familier.
  14. « Celui qui portait le gonfalon [étendard]. On donne encore ce titre à quelques chefs de Républiques d’Italie » (Acad. 1762).
  15. Calque de la locution honorifique Senatore amplissimo. « Br… » désigne évidemment Bragadin (voir ici note 27).
  16. Il s’agit d’Anna Maria del Pozzo (voir ici note 468).
  17. Sentence de Publius Syrus citée par Charron (De la sagesse, II, 1, vol. I, p. 17).
  18. En 1783-1784.
  19. Virgile, Énéide, III, v. 395 (voir ici note 9).
  20. Il s’agit de Mattio Varutti (voir ici note 504).
  21. Voir ici note 490.
  22. Il s’agit de l’espion Jean-Baptiste Manuzzi (voir ici note 489 et Répertoire).
  23. Proverbe grec cité par Platon dans le Phédon (voir ici note 6).
  24. Voir ici note 392.
  25. Il s’agit de Lorenzo Basadonna (voir Répertoire).
  26. Voir ici note 45.
  27. Des fredaines dont la gravité était insuffisante pour relever de la compétence d’un tribunal, et a fortiori pour justifier une condamnation (emploi inhabituel du mot).
  28. Le jour du Jugement dernier dans la mythologie chrétienne.
  29. Citation d’Arioste, Roland furieux, I, 56, v. 7-8, trad. A. Rochon, Paris, Les Belles Lettres, 2008, t. I, p. 14.
  30. Citation de Sénèque, Hercule furieux, v. 314-315, trad. F.-R. Chaumartin, Paris, Les Belles Lettres, 1996.
  31. Le sénateur Girolamo Diedo (voir ici).
  32. Après un affront infligé par Carlo Grimani, Casanova se venge en publiant son pamphlet allégorique Né amori né donne. Il y expose un roman familial auquel il croit peut-être : il serait le fil bâtard de Michele Grimani tandis que Carlo, dont le rang serait usurpé, serait en réalité le fils de Sebastiano Giustinian. Au fil du pamphlet, c’est aussi à toute l’organisation politique de la Sérénissime que s’en prend Casanova en remettant en question l’origine des familles patriciennes. Un noble, explique-t-il, ne doit en effet sa noblesse qu’à un aïeul qui « ne l’aurait peut-être pas obtenue s’il n’avait été un malandrin, ou s’il n’avait pas gagné cette faveur par des moyens illicites, ou encore s’il ne l’avait pas payée argent comptant, ou bien si l’achat d’une terre ne la lui avait pas procurée » (Pages casanoviennes, Né amori né donne ovvero la Stalla ripulita, éd. R. Vèze, Paris, Librairie de la Société casanovienne-Jean Fort, 1926, p. 82). Casanova conteste ensuite la légitimité de la transmission héréditaire du rang social. Dans une Venise où l’on ne plaisante pas avec la filiation et où la classe patricienne est jalouse de ses droits, il transgresse là un tabou qui pèse sur le fondement du pouvoir. On ne le lui pardonne pas : il doit se résoudre à fuir le 13 janvier 1783 sous peine d’être à nouveau enfermé.
  33. Le verbe « acoquiner », tenu pour familier au XVIIIe siècle, est usuel chez Montaigne : « Tant les hommes sont acoquinés à leur être misérable, qu’il n’est si rude condition qu’ils n’acceptent pour s’y conserver » (Les Essais, liv. II, chap. 37, Paris, Le Livre de poche, coll. « La Pochothèque », 2002, p. 1182).
  34. Citation d’Horace, Odes, I, 37, v. 29 (voir ici note 71).
  35. À me fier à un (italianisme forgé sur confidare in : avoir confiance en).
  36. Voir ici note 6.
  37. Il s’agit de Lorenzo Mazzetta (voir ici note 8 et Répertoire).
  38. De rendre son titre effectif. Mot d’esprit sur le sens étymologique de « provéditeur » (de l’italien provvedere : pourvoir) : les officiers qui portaient ce titre s’occupaient aussi de se pourvoir.
  39. Son Excellence André Diedo (voir ici note 20).
  40. Voir ici note 24 et Répertoire.
  41. Désapprouvé.
  42. Le comte Seriman (voir ici note 32).
  43. Respectivement l’abbé Giustiniani et le duc de Montealegre (voir ici note 212).
  44. Voir ici note 35.
  45. Adaptation d’un vers d’Horace (voir ici note 43).
  46. Mot rare, signifiant le fait d’être désabusé.
  47. Voir ici note 53 et Répertoire.
  48. Sens obscur, peut-être faut-il comprendre : l’obscurité étant venue.
  49. Du ghetto juif de Venise (voir le plan).
  50. Respectivement Domenico Michieli et le chevalier Antoine Michieli (voir ici note 56 et Répertoire).
  51. Voir ici note 68.
  52. Il s’agit de Tommaso Fenaroli (voir ici note 72 et Répertoire).
  53. Lucia Memmo (voir ici note 491).
  54. Alvise V Antonio Mocenigo (voir ici note 491).
  55. Procurateur de Saint-Marc. Il s’agit d’Andrea Memmo (voir ici note 391 et Répertoire).
  56. Conseil des Dix. Il s’agit de Bernardo et Lorenzo Memmo (voir ici note 491).
  57. Antonio Condulmer (voir ici note 399).
  58. Voir ici note 396 et Répertoire.
  59. Marc-Antoine Zorzi (voir ici note 395). N. H. est une probable francisation du titre Nobiluomo (homme noble) conféré aux patriciens vénitiens.
  60. Voir ici note 73.
  61. Mme Alessandri (voir ici note 75).
  62. Le comte Rosenberg (voir ici note 95).
  63. Mme Ruzzini, épouse de Giovanni Antonio Ruzzini (voir ici note 76).
  64. Sentence d’Épictète (voir ici note 84).
  65. Scipione Francesco Maffei (voir ici note 2 et ici note 9).
  66. Christian Wolff (voir ici note 11).
  67. Citation de Sénèque, Lettres à Lucilius (voir ici note 12).
  68. Voir ici note 13 et Répertoire.
  69. Voir ici note 14 et Répertoire.
  70. Son titre religieux.
  71. Priuli Gran Can (voir ici note 16).
  72. À l’issue.
  73. Son Excellence Diedo.
  74. Le comte Desiderato Pindemonte (voir ici note 19).
  75. Il s’agit de Francesco Soradaci (voir ici note 37 et Répertoire).
  76. Pietro Paolo (voir ici).
  77. L’abbé Alvise Grimani, protecteur de la famille Casanova (voir ici note 40).
  78. Voir n. 2 p. 1529.
  79. La citation n’est pas du Tasse mais de Métastase (Didone abbandonata, I, 7) – voir ici note 9.
  80. Ce soin.
  81. Ovide, Les Métamorphoses, VIII, v. 72-73 : « Sibi quisque profecto / Est deus » (trad. D. Robert, Arles, Actes Sud, 2001, p. 312-313).
  82. Psaume 117, 17 (texte de la Vulgate).
  83. Leurs Excellences.
  84. Psaume 117, 18 (texte de la Vulgate).
  85. De ces deux pieds.
  86. Balbo Tomasi (voir ici).
  87. Il s’agit de Lorenzo Grimani (voir ici note 55).
  88. Trévise Bartolomeo Vitturi (voir ici note 58).
  89. Cru.
  90. Respectivement Marc Antonio Grimani, Lorenzo Grimani et Marie Pisani (voir ici note 62).
  91. Voir ici note 64.
  92. Sa disgrâce.
  93. Voir ici note 67.
  94. Maritorne, nom d’une servante asturienne difforme du Don Quichotte (I, chap. XVI), a pris par antonomase le sens de fille laide et malpropre.
  95. Contarini.
  96. Pompei.
  97. La comtesse de Coronini-Cronberg (voir ici note 167).
  98. Il s’agit de Michel dell’Agata (voir ici note 13 et ici note 75).
  99. Il s’agit d’Ursula Maria Gardela (voir ici note 13).
  100. Giovanni Battista de Bassi (voir ici note 77).
  101. Voir ici note 82.
  102. Clément XIII (1693-1769).
  103. En septembre 1774.
  104. Antonio Stefano Balletti (voir ici note 51.
  105. Francesco Sersale (v. 1716-1772), qui séjourna à Paris de 1751 à 1760.
  106. Le comte de Cantillana (voir ici note 10).
  107. Voir ici note 96.
  108. Citation d’Horace, Satires, II, 2, v. 8, éd. cit., p. 129.
  109. Citation d’Horace, Épîtres, II, 1, v. 14, éd. cit., p. 152.
  110. Citation d’Horace, Odes, II, 18, v. 11-12, éd. F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1997, p. 146.
  111. Marco Monti, mort en 1782.
  112. Marcantonio Businello, circonspetto depuis 1771, frère de Pietro.
  113. Francisco de Grimani, inquisiteur d’État en 1773-1774.
  114. Casanova surestime vraisemblablement l’effet produit par son ouvrage. Les inquisiteurs ordonnèrent à l’ambassadeur de Venise à Turin, par l’intermédiaire duquel Casanova leur avait transmis l’ouvrage, de ne lui montrer aucun signe de faveur, et il dut attendre encore quatre ans pour obtenir un simple laissez-passer. Entre-temps, il rendit des services moins littéraires : il œuvra pour qu’une diligence entre Trieste et Mestre passe par le Frioul vénitien et espionna un groupe de moines arméniens expulsés de Venise et réfugiés à Trieste où ils projetaient d’installer une imprimerie. Toute l’évocation du retour à Venise, dans les lignes suivantes, est placée sous le signe d’une certaine idéalisation rétrospective.
  115. Harpokratès (dérivé du dieu égyptien Horus) était chez les Grecs le dieu du Silence.
  116. Ermite du XIe siècle béatifié. Les chartreux font vœu de silence.
  117. Marco Dandolo, ami de Bragadin (voir ici note 28).
  118. Le patricien Pietro Zaguri (1733-1805), qui entretint une correspondance avec Casanova jusqu’en 1798.
  119. Le procurateur Lorenzo Morosini (voir ici note 25).
  120. Francesco Sagredo, inquisiteur d’État (voir ici note 65).
  121. Voir ici note 1.

Autour de l’Histoire de ma fuite : une critique et la réponse de casanova

  1. Allgemeine Literatur-Zeitung, n° 192, lundi 29 juin 1789 (Iéna et Leipzig, J. Stahel, t. III, p. 721-723), texte traduit par Érik Leborgne et Laurent Cantagrel.
  2. Titre allemand de la traduction de l’Histoire de ma fuite : Der zweite Trenk, oder Geschichte meiner Entweichung aus dem Staatsgefängnisse zu Venedig, geschrieben zu Dux in Böhmen.
  3. Soit 1,6 livre française (une quinzaine d’euros).
  4. Friedrich von der Trenck (1726-1794), officier et aventurier prussien, s’était échappé en 1746 de la forteresse de Glatz où il était enfermé comme espion. Repris en 1753, il connaît de nouveau les geôles de Frédéric II jusqu’en 1762. Ses Mémoires, publiés en 1787 sous le titre Friedrichs Freiherrn von der Trenck merkwürdige Lebensgeschichte (Histoire remarquable de la vie du baron Friedrich von der Trenck), sont traduits en français la même année.
  5. La traduction contenait huit feuilles de papier pliées en huit, formant un volume in-8° de 126 pages : le traducteur a supprimé plus de la moitié du texte de l’édition originale de l’Histoire de ma fuite (in-8° de 270 p.).
  6. Environ 70 000 euros (en prenant pour base l’écu vénitien).
  7. Comprendre 1er août.
  8. Citation de Martial, Épigrammes, I, 57, éd. et trad. H.J. Isaac, Paris, Les Belles Lettres, t. I, 1973, p. 33. Martial évoque le genre de maîtresse qu’il aime : « nolo nimis facilem difficilemque nimis » (« je ne la veux ni trop facile ni trop difficile »).
  9. Épitomé : « Abrégé d’un livre, et particulièrement d’une histoire » (Acad. 1762).
  10. Citation d’Horace, Satires, I, 10, éd. bilingue, trad. F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 2001, p. 108.
  11. Citation d’Horace, Odes, I, 31, éd. bilingue, trad. F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 2002, v. 2-3, p. 77.
  12. Id., v. 15-16, p. 78.
  13. Id., v. 6, p. 77.
  14. « Terme de Palais. Correction en paroles seulement » (Acad. 1762).
  15. Citation d’Horace, Satires, I, 3, v. 37, éd. cit., p. 34-35.
  16. Citation tirée d’un adage célèbre de Cicéron : « Nam quis nescit primam esse historiae legem, ne quid falsi dicere audeat ? deinde ne quid veri non audeat » (« Qui ne sait que la première loi du genre [historique] est de ne rien oser dire de faux ? la seconde, d’oser tire tout ce qui est vrai ? », De Oratore, 15, 62, éd. et trad. E. Courbaud, Paris, Les Belles Lettres, t. II, 1966, p. 31).
  17. Citation d’Aulu-Gelle, Nuits attiques, XIX, 4.
  18. Bayle cite et traduit cette phrase de saint Augustin dans le Dictionnaire historique et critique, art. « Garasse », rem. K.
  19. Citation d’Érasme, adage 1723 (in Les Adages, sous la dir. de J.-C. Saladin, Paris, Les Belles Lettres, 2011, t. II, p. 434), tiré d’un vers de l’Épître aux Pisons d’Horace : « minxerit in patrios cineres » (v. 471). Voir M. Magnien, « Présence de l’Art poétique d’Horace dans les Adages d’Érasme », Camenae, n° 13, 2012.
  20. Érasme, Les Adages, adage 2384, éd. cit., t. III, p. 197. Casanova joue sur l’homophonie entre urinare (plonger dans l’eau) et uriner.
  21. Citation d’Érasme, Les Adages, éd. cit., t. II, p. 399. Le texte se trouve dans l’adage 1648 (« Asinus esuriens fustem negligit », « Un âne affamé se moque bien du bâton ») : alioquin asinos longe fortissimos futuros, qui dum esuriunt, nullis verberibus a pabulo dimoveri queunt (« Sinon, les ânes seraient de loin les plus courageux, eux qui ne peuvent être éloignés de leur mangeoire par les coups »). Érasme commente un passage de l’Éthique d’Aristote.
  22. Citation d’Horace, Épîtres, I, 2, v. 27, éd. cit., p. 46. Le texte exact est : « Nos numerus sumus et fruges consumere nati » (« Nous sommes, nous, bons à faire nombre, nés pour consommer les fruits de la terre »).
  23. Citation d’Horace, Satires, II, 3, v. 50-51, éd. cit., p. 149.
  24. Id., v. 32-33, éd. cit., p. 147.
  25. Citation d’Horace, Odes, II, 7, v. 13-14, éd. cit., p. 112.
  26. Citation d’Érasme, adage 3156, Les Adages, éd. cit., t. IV, p. 90.
  27. Citation d’Érasme, adage 3247, Les Adages, éd. cit., t. IV, p. 115.
  28. Citation d’Ovide, Remèdes à l’amour, v. 90, in Écrits érotiques, trad. D. Robert, Arles, Actes Sud, 2001, p. 304. Le texte porte : « Et tua laesuro subtrahe colla jugo. »

Chronologie

  1. La présente chronologie a tiré profit de celle proposée par l’édition « Bouquins » de 1993. Elle en synthétise certaines informations.

Revenus et monnaies dans l’Europe du XVIIIe siècle

  1. La livre ou le franc sont des monnaies de compte : il n’existe pas de pièce de 1 livre. La monnaie de compte (ou monnaie imaginaire) se distingue du numéraire (ou monnaie réelle).

Lexique et règles des jeux

  1. Rémond de Montmort, Essai d’analyse sur les jeux de hasard, Paris, 1708 et 1713.

Calcul des heures à l’italienne

  1. Source : R. Selvatico, Cento note per Casanova a Venezia, 1753-1756, Vicence, Neri Pozza, 1997, p. 318.

Fragment et commencement du 3e tome de mes mémoires

[Chapitre IX]

  1. Ce « fragment » est écrit en continu par Casanova. Nous l’avons découpé en « chapitres » de manière à les mettre en regard des six chapitres de la première version.
  2. Cattarina Lazari, dite Cattinella. Elle fut exilée de Venise en 1746 sur ordre des inquisiteurs.
  3. Giovanna Astrua (v. 1720-1758), célèbre cantatrice, fut prima donna à l’Opéra de Berlin. Gaetan Majorano, dit Gafarello (1703-1783), fit ses débuts de chanteur à Rome et devint célèbre à Londres. Giuseppe Bartoli (1717-1788), professeur à l’université de Turin, écrivit le livret de l’opéra La vittoria d’Imeneo du maestro Baldassarre Galuppi, représenté le 7 juin 1750 au Teatro regio de Turin à l’occasion des noces de Victor-Amédée III de Sardaigne et Marie-Antoinette d’Espagne (voir ici).
  4. Protecteur.
  5. D’après Érasme, Adages (voir ici note 55).
  6. Mot d’esprit sur le double sens de « servir un plat de son métier » : donner un exemple de ses talents dans une compagnie, mais aussi jouer un tour à quelqu’un. Cette expression figure chez Molière et dans Les Plaideurs de Racine.
  7. Le comte Ludwig Wilhelm Johann Max von Ostein (1705-1757), frère du prince-Électeur et archevêque de Mayence Johann Friedrich Karl von Ostein (1689-1763).
  8. Les duchesses de Savoie sont Eleonora-Teresa (1728-1781), Maria-Luisa (1729-1767) et Maria-Felicita (1730-1801), filles du roi Charles-Emmanuel III de Sardaigne (1701-1773) et de sa deuxième femme, Polyxène (fille du landgrave de Hesse-Rheinfels-Rotenburg, 1706-1735), et sœurs de Victor-Amédée III de Sardaigne.
  9. Marie-Adélaïde (1732-1800), fille de Louis XV, mourut célibataire à Trieste après avoir refusé d’épouser Charles III (voir HMV, ms. t. IX, fo 111r).
  10. Charles-Emmanuel III était roi de Sardaigne depuis 1730. Casanova fait son éloge dans une note de la Confutazione (I, p. 165-166).
  11. Trait distinctif.
  12. Louise Geoffroi-Bodin était danseuse, actrice et chanteuse. Elle épousa le danseur Pierre Bodin en 1747.
  13. Le Mercure de France, périodique mondain et littéraire publié depuis 1724.
  14. Probablement le parc des Hauteurs, sur la colline de Fourvière.
  15. Il s’agit de la danseuse Ancilla Campioni, mentionnée à propos du séjour à Padoue en 1746 (voir ici).
  16. Périphrase désignant un tricheur.
  17. François de Laroche-Foucauld, lieutenant général, marquis de Rochebaron (1677-1766), était le commandant de Lyon.
  18. Clermont était le grand maître de toutes les loges régulières de France.
  19. L’Ordre des francs-maçons trahi et le secret des Mopses dévoilé par l’abbé Pérau est publié en 1766. Selon Francis L. Mars, il s’agirait de l’adaptation de I secreti de’ Franchi Muratori scoperti intieramente al publico da un franco muratore ravveduto (1762) attribué à Bottarelli.
  20. Dans le respect formel des rituels.
  21. Qui autrefois.
  22. Sir William Hamilton (1730-1800), archéologue et collectionneur britannique, envoyé comme ambassadeur à Naples en 1764.
  23. Cent francs (environ 1 200 euros) représentaient deux mois de salaire d’un laquais.
  24. Silvia était le nom de théâtre de Rosa Giovanna Balletti, née Benozzi (1701-1758). Elle avait fait ses débuts dans la troupe de Lelio (Luigi Riccoboni, voir ici note 8) et triompha dans les comédies de Marivaux dès l’Arlequin poli par l’amour (1720). Elle avait épousé en 1720 son cousin Giuseppe Antonio Balletti (1692-1762) – fils de Fragoletta (Giovanna Benozzi), la comédienne dont le père de Casanova était tombé amoureux (voir ici) –, Mario de son nom de scène. Ils eurent quatre enfants : Antonio Stefano (1724-1789), avec qui se lia Casanova, Luigi Giuseppe (1730-1788), Guglielmo Luigi (né en 1736) et Maria Maddalena, dite Manon (1740-1776).

[Chapitre X]

  1. Flaminia est le nom de la première amoureuse dans la comédie italienne. Elena Riccoboni, née Balletti (1686-1771), était à la fois actrice et femme de lettres (voir Répertoire).
  2. Scipione Francesco Maffei (1675-1755) était archéologue, poète et dramaturge. Le Padouan Antonio Schinella, dit l’abbé Conti (1677-1749), était mathématicien, philosophe et tragédien. Le Bolognais Pier Jacopo Martello (1665-1727) était secrétaire au Sénat, professeur de belles-lettres, poète satiriste et dramaturge.
  3. Citation de Tacite, Annales, IV, 34 (voir ici note 49).
  4. Lelio est le nom du premier amoureux dans la comédie italienne. Louis (Luigi) Riccoboni (1676-1753) n’avait que soixante-quatorze ans. Les comédiens-italiens avaient été chassés par Louis XIV en 1697. Une nouvelle troupe dirigée par Riccoboni fut appelée en 1716 par le Régent, Philippe d’Orléans (1674-1723), et reçut le titre de Comédiens du roi en 1723.
  5. On dirait aujourd’hui : tempo.
  6. La section révolutionnaire de Bon Conseil se réunissait dans cette rue Mauconseil qui fut rebaptisée « de Bon-Conseil » en 1790 (voir le plan). Elle proclama la déchéance de Capet en 1792.
  7. Mme Quinson louait des chambres meublées. Elle et sa fille Mimi (la « demoiselle Quinson ») étaient fichées par la police.
  8. Au sens de « serviteur ».
  9. Prononciation et graphie du nom Montaigne jusqu’au XIXe siècle.
  10. Aiguille d’un cadran solaire.
  11. Louise-Henriette de Bourbon-Conti (1726-1759), duchesse de Chartres puis d’Orléans – voir Répertoire.
  12. Retournant à son naturel.
  13. Louis IX (1215-1270) fut canonisé en 1297 ; Louis XII (1462-1515) était surnommé « le Père du Peuple »
  14. Italianisme forgé sur dimostrare palmarmente : démontrer avec évidence.
  15. Les remontrances étaient des discours adressés au roi par les parlements pour protester contre un édit, une loi (voir Les Remontrances de Malesherbes, éd. É. Badinter, Paris, Flammarion, 1985).
  16. Prosper Jolyot de Crébillon (1674-1762), père du romancier. Casanova évoque ses relations avec lui dans la Confutazione (I, p. 144), le Scrutinio (p. 58) et dans la préface de À Léonard Snetlage : « Je me souviens d’avoir trouvé quelque part, il y a cinquante ans, le mot tétrique. Que veut dire ce mot ? demandai-je au vieux Crébillon qui m’apprenait sa langue. Il signifiait, me répondit-il, un misanthrope austère, à mine refrognée ; mais il ne signifie plus rien, car il est mort et enterré » (Ma voisine, la postérité, op. cit., p. 22).
  17. Au pluriel. Du latin pluralis numerus (Furetière). Selon l’Encyclopédie (art. « Pluriel »), « pluriel » a supplanté « plurier » au XVIIe siècle et « l’usage n’est plus douteux ».
  18. Horace, Épître aux Pisons (ou Art poétique), v. 309.
  19. Dans son Éloge de Crébillon (1762), au titre antiphrastique, Voltaire se livre à une critique fielleuse des neuf tragédies de son vieux rival, à l’exception de Rhadamiste.
  20. Citation inscrite dans la marge gauche, tirée de l’Art poétique d’Horace (v. 123).
  21. Dans l’Avant-Propos à l’Histoire de ma fuite, Casanova reproche à Rousseau de ne pas écrire « comme on parle » (voir ici).
  22. Cénie, comédie de Mme de Graffigny (1695-1758), dans la veine des « comédies larmoyantes » de Nivelle de La Chaussée, fut en fait créée le 25 juin 1750 au Théâtre-Français. Son roman Lettres d’une Péruvienne (1747), traduit en cinq langues, assura la gloire de l’auteure. Casanova assistera en 1758 à la chute de sa comédie La Fille d’Aristide.
  23. « On dit fig. et fam. qu’un homme est de mise, pour dire, qu’il est bien fait de sa personne, qu’il a de l’esprit, qu’il est propre au commerce du monde » (Acad. 1762).
  24. Beauchamp (première version) est un nom fictif ; celui-ci, biffé, est illisible.
  25. Pierre de Jélyotte (1713-1797) interprétait les airs de haute-contre dans les opéras de Rameau ; Jeanne-Marie Le Mière, ou Lemierre (1733-1786), fit ses débuts en août 1750 comme soprano dans l’Almasis de Royer (livret de Moncrif), créé en 1748.
  26. En 1795-1796.
  27. Le comte Maurice de Saxe (1696-1750), bâtard d’Auguste II roi de Pologne et de la comtesse de Königsberg. Nommé maréchal en 1744, il remporta la bataille de Fontenoy (1745). Cet éloge de Patu n’a pas été retrouvé.
  28. Anne-Marie Fiquet du Boccage (1710-1802), femme de lettres et dramaturge, tint un salon à Paris à partir de 1733. Elle se rendit célèbre par la publication d’une traduction du Paradis perdu de Milton en 1748, louée par Fontenelle et Voltaire. Elle fit un voyage triomphal en Italie en 1757 : elle fut reçue dans les académies de Bologne, Padoue, Florence, aux Arcades à Rome et par le pape Benoît XIV.
  29. En 1757. Domenico Passionei (1682-1761) était directeur de la bibliothèque Vaticane.
  30. Marie Fel ou Le Fel (1713-1794) chanta à l’Opéra de Paris de 1734 à 1759. Le peintre Quentin de La Tour fit son portrait en 1757.
  31. Le duc d’Aneci pourrait être soit Armand-Joseph, marquis de Charost, duc d’Ancenis, soit Charles-Joseph-François d’Annecy, chevalier de Champigny, baron de Monthureux.
  32. Le comte d’Egmont (1727-1801), grand d’Espagne, fut mestre de camp de cavalerie en 1744, lieutenant général en 1762.
  33. Mlle Rotisset de Romainville, chanteuse à l’Opéra, s’était mariée enceinte de Maisonrouge, fils d’un fermier général, en février 1752. Elle mourut en couches la même année. Il est impossible que la Le Fel ait pu annoncer son mariage en 1750 ou 1751 à Casanova.
  34. On dit familièrement « jouer » ou « chanter comme un fiacre » pour dire : jouer ou chanter très mal.
  35. Jean-Barthélemy Lany (orth. Lani, 1718-1786), danseur et maître de ballet de 1748 à 1770.
  36. À faire des figures de ballet.
  37. La bibliothèque de Saint-Marc (Libreria Sansoviniana).
  38. Le voyant depuis la rive droite : l’observateur est alors situé à l’extrémité du Pont-Neuf (voir le plan) et voit sur sa droite la pompe de la Samaritaine, surmontée d’une horloge. C’est exactement la perspective adoptée par Raguenet dans un tableau de 1777 : Le Pont-Neuf et la pompe de la Samaritaine, vus du quai de la Mégisserie (Paris, musée Carnavalet).
  39. Bizarre, irrégulier.
  40. Louis Dupré (1697-1774) se retira de la scène en 1751. Il fut le maître de Jean-Georges Noverre. Dans les Anecdotes dramatiques de Joseph de La Porte et Jean-Marie Clément (Paris, Vve Duchesne, 1775, p. 174), on lit à son propos : « Célèbre danseur et compositeur des ballets de l’opéra, a quitté le théâtre avec la pension.

citation

Ah ! je vois Dupré qui s’avance :

Comme il développe ses bras !

Que de grâce dans tous ses pas !

C’est ma foi le Dieu de la Danse. »

  1. Marie-Anne de Cupis de Camargo (1710-1770), élève de Dupré.
  2. Secouait.
  3. Marie-Françoise Marchand, dite la Dumesnil (1713-1802), tragédienne, fameuse dans la Mérope de Voltaire en 1743 ; Marie-Anne Botot, dite la Dangeville (1714-1796), spécialisée dans les rôles de soubrette ; Charles-François Racot de Grandval (1710-1784), acteur et auteur dramatique ; sa femme, Marie-Geneviève Dupré (1711-1783), sociétaire jusqu’en 1760 ; Pierre Sarrazin (1689 ?-1762), sociétaire en 1729 ; Anne-Maurice Le Noir de La Thorillière (1695-1759), sociétaire en 1722 ; Jean-Baptiste Sauvé, dit Lanoue (1701-1760), sociétaire en 1742 et auteur ; Jeanne-Catherine Gaussem, dite la Gaussin (1711-1767), célèbre dans les rôles tragiques de Racine et de Voltaire, elle fit pleurer le public à la création de Zaïre (Voltaire, 1732) ; Claire-Josèphe Léris (1723-1803), dite la Clairon, fit ses débuts dans des comédies de Marivaux et triompha dans la Phèdre de Racine et dans la Médée de Longepierre (plusieurs tableaux de Carle Van Loo la représentent dans ce rôle).

[Chapitre XI]

  1. Mme de La Caillerie était l’auteur avec l’acteur Gandini de la comédie Le Songe vérifié (Il sogno avverato), jouée au Théâtre-Italien le 13 octobre 1751. Elle habitait rue Saint-Denis, passage du Grand-Cerf (voir le plan).
  2. Carlo Antonio Veronese (1702-1762) jouait Pantalon depuis 1744. Sa fille aînée, Marie-Anne (1730-1782), jouait Coraline (rôle de soubrette), sa cadette, Jacoma Antonia Camilla (1735-1768), était actrice et danseuse (voir Répertoire).
  3. Onorato (Honoré) III Grimaldi (1720-1795), fils de Jacques Grimaldi, duc de Valentinois (1689-1751).
  4. Louis-Hector Drummond, comte de Melfort (1722-1788).
  5. Louise-Henriette de Bourbon-Conti, duchesse de Chartes, était devenue duchesse d’Orléans en 1752, à la mort de son beau-père Louis, duc d’Orléans, fils du Régent (voir Répertoire).
  6. Catherine de Grammont, duchesse de Ruffec (1707-1755), était la belle-mère du frère cadet du prince de Monaco.
  7. Louis-Eugène de Wurtemberg (1731-1795) était l’aîné du duc régnant Charles-Eugène et servait en France comme maréchal de camp depuis 1749. Il était le « tenant » des actrices Gaussin et Guéant (Victoire Mélone Geayant, 1733-1758).
  8. De 1750 à 1752, Justine Pâris tint une maison de plaisir à l’hôtel du Roule, rue du Faubourg-Saint-Honoré, après la barrière de Chaillot (au niveau de l’actuelle place des Ternes) – voir le plan et Répertoire.
  9. Nicolas-René Berryer de Renouville (1703-1762) fut lieutenant général de police de 1747 à 1757. Protégé de Mme de Pompadour, il devint conseiller d’État, ministre de la Marine en 1758 puis garde des Sceaux en 1761.
  10. Selon un rapport de police du 14 mars 1760, la Saint-Hilaire, de son vrai nom Gabrielle Sibère, aurait commencé sa carrière de prostituée au Roule en 1750.
  11. Le langage de la bonne compagnie : « On appelle quelquefois jargon un certain langage de société, où l’on emploie les mots dans des sens qu’ils n’ont pas communément, et qui sont de convention parmi les personnes, qui composent ces coteries » (Féraud).
  12. « On appelle figurément Bacchante, Une femme emportée et furieuse » (Acad. 1762).
  13. En 1763.
  14. Citation de Virgile, Énéide, I, v. 71 : supplique de Junon promettant à Éole la plus belle de ses quatorze nymphes, Déiopée.
  15. Doctrinal (adj.) : « qui se rapporte aux matières de doctrine dont s’occupaient les docteurs des universités » (Littré), notamment les docteurs en théologie.
  16. Peut-être Gaetano Guadagni (1728-1792), castrat fameux cependant né à Lodi et non à Venise.
  17. On n’a pas trouvé trace d’une Adélaïde née en 1751 : Coraline eut une fille, Anne, née le 26 février 1755.
  18. Plus de 300 000 euros.
  19. Marie-Catherine, marquise de Brignole (1737-1813), belle-sœur du doge de même nom, maîtresse du maréchal de Richelieu (voir ici note 27). Ce mariage eut lieu le 3 juillet 1757 et les époux divorcèrent en 1770.
  20. Louis-François-Joseph Bourbon-Conti, comte de La Marche (1734-1814), était le fils aîné de Louis-François de Bourbon-Conti (voir ici note 27).
  21. Confusion : le fils naturel du prince de Conti et de Coraline s’appelait Louis-François, chevalier de Vauréal (1761-1785), et non Montréal ou, comme dans la première version, Monreal. Chevalier de Malte en 1777, il fut lieutenant-colonel dans le régiment de son père.
  22. Le 28 juillet 1794.
  23. En 1760, de passage à Avignon, Casanova fera la connaissance de « cet Adonis qu’on pouvait soupçonner fille », fils du capitaine de la garde du vice-légat du pape (voir HMV, ms. t. V, fo 173r).
  24. Charles Parrocel (1688-1752) était le second fils de Joseph Parrocel (1646-1704), surnommé Joseph des Batailles pour ses vastes peintures murales du Louvre. Il suivit Louis XV pendant les campagnes de 1744-1745 et fit plusieurs portraits du roi à cheval.
  25. Francesco Lorenzo Morosini (1714-1793) fut ambassadeur à Paris de fin 1748 à fin 1751 avant d’être élu Procuratore di S. Marco di supra le 22 juillet 1755 (voir aussi ici note 11). Il habitait un hôtel dans la rue Saint-Maur, vis-à-vis des Incurables (actuelle rue Grégoire-de-Tours – voir le plan). Il s’emploiera en 1772 à obtenir la grâce de Casanova auprès des inquisiteurs.
  26. Jeanne-Antoinette Poisson, marquise de Pompadour (1722-1764), maîtresse de Louis XV depuis 1745. Dans une longue note élogieuse qu’il lui consacre dans la Confutazione (I, p. 152-158), Casanova taxe les Français d’injustice à son égard.
  27. Petit-neveu du Cardinal et favori de Louis XV, Louis-François-Armand de Vignerot Du Plessis (1696-1788), duc de Fronsac et de Richelieu, fut nommé maréchal en 1748. Des Mémoires apocryphes publiés en 1791 retracent ses aventures galantes (rééd. : Vie privée du maréchal de Richelieu, éd. Benedetta Craveri, Paris, Desjonquères, 1993).
  28. Confusion avec la soprano Catherine Nicole Le Maure (1704-1786), qui quitta l’Opéra en 1744.
  29. Il faut sans doute lire « qu’il ».
  30. Confus et interdit, en langage familier.
  31. Allargare : élargir, écarter ; porre a parte : mettre à part.
  32. En 1745 d’après Casanova (voir ici). Arrivé à Paris comme ambassadeur de Frédéric le Grand le 7 septembre 1751, George Keith eut sa dernière audience auprès de Louis XV le 11 juin 1754.
  33. Les filles vivantes du couple royal étaient respectivement : Élisabeth (1727-1759), depuis 1739 épouse de Philippe, duc de Parme (1720-1765) ; Henriette, sa jumelle (1727-1752) ; Adélaïde (1732-1800) ; Victoire (1733-1799) ; Sophie (1734-1782) ; Louise (1737-1787).
  34. Louise-Julie-Constance de Rohan-Montauban, chanoinesse de Remiremont (1734-1815), avait épousé en 1748 Charles-Louis de Lorraine, comte de Brionne (1725-1761).
  35. Marie Leszczynska (1703-1768), fille du roi de Pologne Stanislas Ier (1677-1766) et épouse de Louis XV depuis 1725.
  36. Maximilien-Henri, marquis de Saint-Simon Sandricourt (1720-1799), aide de camp du prince de Condé, était homme de lettres et historien. Il n’avait aucun lien de parenté avec le mémorialiste duc de Saint-Simon (1675-1755).
  37. Marc-Pierre de Voyer de Paulmy d’Argenson (1696-1764), secrétaire d’État à la Guerre, et son frère aîné René-Louis de Voyer d’Argenson (1694-1757), ministre des Affaires étrangères (1744-1747) et historiographe du roi, étaient amis de Voltaire depuis le lycée Louis-le-Grand. Ils ont tous deux protégé les Encyclopédistes.
  38. « On appelle en France Princes du Sang ceux qui sont sortis de la Maison Royale par les mâles » (Acad. 1762).
  39. Dispersé.
  40. Ulrich Friedrich Waldemar, comte de Löwendahl (1700-1755), servit en Autriche, en Saxe et en France. Ses troupes s’emparèrent de la forteresse de Bergen op Zoom, en Brabant, en septembre 1747, durant la guerre de Succession d’Autriche (1740-1748). Casanova avait rapporté l’anecdote suivante sur la fricassée de poulet dans Le Duel (Paris, Allia, 1998, p. 22-24).
  41. J’aurais peut-être commis une faute à son égard.
  42. Wenzel D. Kaunitz-Rietberg (1710-1794), ambassadeur d’Autriche à Paris de 1750 à 1752, fut un des protecteurs de Casanova.
  43. Le comte Ludwig Friedrich von Zinzendorf (1721-1780) était le frère aîné du comte Karl (1739-1813), futur gouverneur de Trieste, avec qui se liera Casanova en 1770.
  44. Historien et homme de lettres, Ottaviano di Guasco (1712-1781) fut lié avec Montesquieu dont il traduisit en italien L’Esprit des lois. Mis à l’écart du cercle de Mme Geoffrin, il publia à Vérone les Lettres familières du président de Montesquieu à divers amis d’Italie (1767) où il s’en prenait à la salonnière. Melchior Grimm prit la défense de Mme Geoffrin et alimenta la rumeur mondaine qui faisait passer Guasco pour un espion ou un aventurier.
  45. Angelo Querini d’Altichiero (1721-1795), sénateur vénitien.
  46. Catherine-Étiennette-Charlotte Préodot (ou Préaudeau), née Gaulard, femme d’un fermier général. Nous sommes dans le milieu de la finance.
  47. Vous voyez l’équivoque possible.
  48. Orth. eprons. « On dit figurément et familièrement d’Un homme qu’Il n’a ni bouche ni éperon, pour dire, qu’Il est stupide, qu’il n’a ni sentiment ni courage » (Acad. 1762).
  49. Marie Lenieps (1717-1762), épouse de Jean-François Lambert, baron anglais et banquier rue de Bourbon-Saint-Germain (mort en 1755).
  50. Aurait dû.
  51. Abel-François Poisson de Vandières (1727-1781) prit le titre de marquis de Marigny en 1754. Il obtint la charge de directeur et ordonnateur général des Bâtiments, Jardins, Arts et Manufactures du Roi.
  52. Impuissant.
  53. Giovanni Aloise de Mocenigo, né en 1711, entra en fonction le 30 novembre 1751. Contrairement à ce que dit Casanova plus bas, il ne mourut, accidentellement, qu’en 1756.
  54. Marie-Catherine Levesque de Gravelle avait épousé Alexandre-Pierre-Jacques Le Gendre, marquis de Colande (1725-1752), mort en duel à Elbeuf.
  55. La mort de Sébastien-Roch Nicolas de Chamfort (1740-1794) succéda à plusieurs tentatives de suicide. Menacé d’arrestation en novembre 1793, il se tire un coup de pistolet dans le visage mais la balle lui arrache le nez et une partie de la mâchoire. Il essaye alors de s’égorger avec un coupe-papier, mais ne réussit qu’à se déchirer la poitrine avant de s’évanouir. Son valet le trouve baignant dans son sang et parvient à le sauver. Chamfort meurt finalement le 13 avril suivant.
  56. Louis-Joseph-Xavier (13 septembre 1751-1761), frère aîné du futur Louis XVI.
  57. Prématurée.
  58. Francesco de Sersale (1716-1772). Casanova évoquera dans le dernier tome de ses Mémoires les « soupers fins en compagnie de jolies filles avec D. Francisco Sersale et le comte Renucci » (ms. t. X, fo 64v).
  59. Appartenant à la Quarantie (tribunal composé de quarante membres) de Bologne. Girolamo Ranucci, comte de Porretta (né en 1724), était issu d’une des plus anciennes familles de la ville.
  60. Entre 35 000 euros (s’il s’agit d’écus vénitiens) et 66 000 euros (s’il s’agit d’écus français).
  61. Marcantonio Nicolo Borghese (1730-1800), futur sénateur de Rome, et son frère Giovanni Battista Francesco (né en 1733).
  62. « Étendue de pays sous la Juridiction d’un Évêque » (Acad. 1762), plus importante que les terres d’une abbaye. Un diocèse rapportait beaucoup et son revenu était non imposable.
  63. Charles-Godefroy de La Tour d’Auvergne, duc de Bouillon (1706-1771), grand chambellan de 1728 à 1747.
  64. Se donnait des airs de souverain.
  65. Le cardinal André-Hercule de Fleury (1653-1743) gouverna le royaume de 1726 à sa mort.
  66. Le chevalier d’Éon (1728-1810) était un agent secret de Louis XV. Il s’habillait en femme mais son autopsie prouva que c’était bien un homme. Casanova le verra à Londres en octobre 1763.
  67. Jean-Frédéric Phélypeaux, comte de Maurepas (1701-1781), fut secrétaire d’État à la Marine jusqu’en 1749. Écarté de la cour par la Pompadour, il revint au pouvoir en tant que ministre d’État de Louis XVI en 1774.
  68. N’aurait pas dû. Même sens phrase suivante.
  69. La princesse d’Ardore (1708-apr. 1766), épouse de Giacomo Francesco Milano (1689-1780), ambassadeur de Naples à Paris, avait donné naissance à Louis-Marie d’Ardore le 2 septembre 1743.
  70. Il n’existait pas de duchesse de Fulvie : la dame serait, selon G. Capon, Hélène-Louise-Henriette Delapierre de Bouziers, femme du conseiller d’État et intendant des Finances Jean-Henri-Louis Orry de Fulvy (1703-1751).
  71. Casanova confond les noms « Gaussin » (nom de scène de Jeanne-Catherine Gaussem, leçon de la première version) et « Gossé » : il s’agit en fait de Louise Gaucher (?-1765). Lolotte épousera Antoine Ricouart d’Hérouville (1713-1782), commandant de la région de Guyenne, en 1757 et donnera naissance à une fille, Louise-Claire, en 1759.
  72. Willem Anne van Keppel, 2e comte d’Albemarle (1702-1754).
  73. Un nom biffé : peut-être Gragliotta ? Il s’agit d’Anna Wynne (1713-1780), née Gazini, mère de Giustiniana. Elle est appelée Mme XCV dans la suite de l’Histoire de ma vie (second séjour parisien, 1758-1759).
  74. Il s’agit de Giustiniana Wynne (1737-1791), alias Miss XCV, que Casanova retrouvera à la Comédie-Italienne à Paris en 1759.

[Chapitre XII]

  1. Airs de pont-neuf : « Chansons populaires sur un air très connu » (Littré).
  2. Le sang menstruel.
  3. « Acte que fait un sergent pour assigner, ajourner, saisir, etc. » (Acad. 1762).
  4. Maxime juridique portant sur l’interprétation des lois : Favorabilia sunt amplianda, odiosa sunt restringenda.
  5. « Appeler » au sens juridique : recourir à un juge supérieur.
  6. Ma contestation de sa décision.
  7. Louis de Chaban avait occupé pendant trente ans les fonctions de premier secrétaire de la lieutenance générale avant de devenir le chef des commis de la police. Le lieutenant général de police Antoine de Sartine (1729-1801) attendit sa retraite (vers 1768) pour réorganiser ses services. Voir la biographie de J.C.P. Lenoir, lieutenant général de police de Paris sous Louis XVI : Vincent Milliot, Un policier des Lumières, Seyssel, Champ Vallon, 2011.
  8. L’Opéra-Comique est l’autre nom du théâtre de la Foire, spécialisé dans les parodies d’opéras à côté des monologues, des pantomimes et des vaudevilles (voir l’illustration p. 679). En 1708, la veuve Maurice et les frères Alard, entrepreneurs de spectacles forains, avaient obtenu le droit de chanter et de danser sur les tréteaux de la Foire, privilège plusieurs fois suspendu par les institutions officielles de la monarchie (l’Opéra et la Comédie-Française), soucieuses de conserver leur monopole sur les spectacles. Jean Monnet (1710-1785) en assura la direction de 1752 à 1758 et fit édifier une grande salle dans la foire Saint-Laurent, qui se tenait sur l’emplacement actuel de la gare de l’Est de juillet à fin septembre. L’Opéra-Comique fusionna avec la Comédie-Italienne en 1762. On trouve le pilotis d’une anecdote non rapportée dans l’Histoire de ma vie sur une note de Dux (17A, 54) : « À la foire Saint-Laurent, avec Clari nous avons défendu l’épée à la main une fille habillée en homme. »
  9. La Chantilli (Marie-Justine-Benoîte Duronceray, 1727-1772) avait épousé le directeur forain Charles-Simon Favart (1710-1792) en 1745. Des 150 pièces que composa le couple, les plus célèbres (Les Amours de Bastien et Bastienne, parodie du Devin de village de Rousseau, 1753 ; Annette et Lubin, 1762) sont signées de Mme Favard. Elle a écrit plusieurs pièces parodiques : Les Ensorcelés ou Jeannot et Jeannette ou la Nouvelle Surprise de l’amour, La Fille mal gardée ou le Pédant amoureux, La Fortune au village, La Parodie d’Églé.
  10. En 1762 la Comédie-Italienne comportait trois troupes : les acteurs encore capables de jouer des comédies à l’italienne (en improvisant sur des canevas) ; les acteurs jouant en français les pièces de Delisle, Boissy, Romagnosi, Biancolelli et Marivaux ; enfin les acteurs pouvant chanter et jouer dans des opéras-comiques, comme Mme Favart.
  11. L’abbé de Voisenon (1708-1775), auteur de poésies et de comédies, était très lié au couple Favart. Il interrompit sa carrière ecclésiastique pour fréquenter le monde, en particulier le duc de La Vallière qui habitait Montrouge. Il fut élu à l’Académie en 1762 (et non en 1755) grâce à l’appui de Mme de Pompadour.
  12. Claudine-Alexandrine Guérin de Tencin (1682-1749) – voir Répertoire.
  13. Auguste III.
  14. Louis de Cahusac (1700-1759), écrivain et avocat.
  15. Il s’agit d’Antoine-François et Camille-Louise Vézian (voir Répertoire).
  16. « Étoffe de fil et de coton » (Acad. 1762).
  17. Environ 200 euros.
  18. Lettres patentes : lettres portant le sceau de la puissance souveraine, autorisant la circulation des biens et des personnes.
  19. En guise de lettre circulaire (lettre écrite pour informer diverses personnes d’une même chose).
  20. Environ 450 euros.
  21. Cécile-Thérèse Rioult de Cursay (1707-1789), qui avait épousé en 1725 Louis Guinot de Montconseil, lieutenant général, était dame d’honneur de la reine de Pologne. Elle était proche de la famille Balletti.
  22. Ce sens d’« éteignoir » n’est pas répertorié dans les dictionnaires de l’époque, ni dans le Littré.
  23. Identité incertaine, peut-être un pseudonyme pris par un aventurier. Les biographes ont proposé Jean-François, comte de Narbonne-Fritzlar (1718-1784) ou encore Charles-Bernard Martial, comte de Narbonne-Pelet, officier de marine, né en 1720.
  24. Maquereau.
  25. État d’une personne par rapport à sa condition sociale.
  26. Les émoluments.
  27. Fin d’une lettre d’Ausone (IVe s.) à l’empereur Théodose, in Œuvres d’Ausone, trad. abbé Jaubert, Paris, Panckoucke, 1769.
  28. Conclusion.
  29. Le moins.
  30. De desserrer ma ceinture.
  31. Variante biffée : Tressan, ou de Tréan, dans ce nom ma mémoire chancelle. Jacques-Robert d’Héricy, marquis de Tréan (ou d’Étréhan), vécut jusqu’en 1767 avec Mlle Vézian.
  32. La chanteuse Anna Piccinelli.

[Chapitre XIII]

  1. Victoire Morphy (ou Murphy), actrice à l’Opéra-Comique, était en fait d’origine irlandaise mais avait joué en Flandre. Elle avait quatre sœurs : Marguerite, Brigitte, Madeleine et Marie-Louise, dite Louison (1737-1814), la « petite sœur » dont parle Casanova et qu’il appelle plus loin Hélène (orth. Elène ou encore Heleine) en hommage à sa beauté. Louison avait une quinzaine d’années quand Casanova la rencontra, et non treize ans.
  2. Antonio Allegri (v. 1489-1534), dit il Correggio ou le Corrège.
  3. L’heureux concours de circonstances.
  4. Marie-Christine Rouvroi de Saint-Simon de Ruffec (1728-1774), la fille de la duchesse de Ruffec, avait épousé en 1749 Charles-Maurice Grimaldi, chevalier de Monaco, duc de Valentinois (1727-1798).
  5. La femme de ce peintre aurait été une indicatrice de la police d’après une note de Meusnier datée du 24 décembre 1775 disant que Mme Sanson, « femme d’un peintre, ex-acteur, demeurant rue de Richelieu », lui fournit des renseignements sur une maîtresse du duc d’Orléans (G. Capon, Casanova, p. 115). Casanova écrit dans sa lettre À Léonard Snetlage : « Le peintre La Tour, qui avait de l’esprit, me dit un jour que le barbouilleur Sanson l’avait magoté » (Ma voisine, la postérité, art. « Singer », op. cit., p. 77).
  6. Le père de Landel était propriétaire de l’hôtel de Bussy (au no 4 de l’actuelle rue de Buci – voir le plan). C’est chez lui que s’établit la première loge maçonnique de Paris, Saint-Thomas au Louis d’Argent, qui était devenue la loge du duc d’Aumont en 1732 (voir Gustave Bord, La Franc-Maçonnerie en France des origines à 1815, Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1909).
  7. Abréviation familière de « Monsieur ».
  8. Plusieurs femmes de ce nom ont été pensionnées en tant que dames d’honneur de la duchesse de Chartres – la place était lucrative.
  9. Sorte de briquet. « [Électrique] se dit de tout ce qui a rapport à la propriété d’attirer par le moyen du frottement » (Acad. 1762).
  10. François-Robert Marcel, célèbre maître à danser et pédagogue. Il mourut en 1759.
  11. La marquise de Pompadour.
  12. Vraisemblablement le mari de la duchesse.
  13. Le plantage désigne les productions des plantations coloniales (canne à sucre, tabac, etc.) – voir aussi la n. 1 p. suiv.
  14. L’abbé Marcel des Brosses. Un mandat d’arrêt du parlement de Paris fut lancé contre lui en mars 1761. Casanova a laissé cette note sur lui : « Mais cette même princesse de Conti n’aurait jamais mis au monde dans l’année 1747 le monstre, si l’abbé des Brosses ne l’eût guérie des boutons qui la défiguraient au point que le duc de Chartres, son mari, ne pouvait pas la voir. Quelle nécessité y avait-il que l’abbé des Brosses, ignorant charlatan, allât porter sa pommade à Mme de Polignac au palais royal pour qu’elle la portât à la princesse que les pustules défiguraient ? Les pustules disparurent, son mari la trouva jolie et elle conçut le monstre, etc. […] L’abbé des Brosses finit tragiquement. […] la mère d’Égalité finit de vivre l’an 1759. Cette princesse fut galante : ce fut le seul défaut qu’elle eut, si c’est un. Voluptueuse, généreuse, bienfaisante, et remplie d’esprit, elle plaisanta jusqu’à sa dernière heure… » (archives de Prague, U19, 10).
  15. Italianisme : in punta di piedi signifie au sens figuré « discrètement », « silencieusement ».
  16. Il s’agit de Louis-Philippe-Joseph d’Orléans, né duc de Montpensier à Saint-Cloud le 13 avril 1747 et qui prit le titre de duc d’Orléans en 1785. Il mourut guillotiné à Paris le 6 novembre 1793. Premier prince du sang sous l’Ancien Régime, il avait abandonné ses titres de duc de Chartres et de duc d’Orléans pour se rallier aux députés du tiers-état le 25 juin 1789. En 1792 il avait été élu député de la Seine à la Convention sous le beau nom de Philippe Égalité.
  17. Casanova cite aussi ce vers dans ses autres œuvres et ailleurs dans l’Histoire de ma vie (séjour à Madrid, début 1760). Il l’a tiré d’un poème anonyme paru en réponse à un poème adressé par lui à Camille Véronèse et publié dans le Mercure de France (avril 1757, II, p. 171-175) sous le titre : « Sur le portrait de Mlle Camille, fait en vers latins ».
  18. Excédait ma position sociale.
  19. Fille de comédiens, Thérèse de Hayes (1714-1756) avait épousé en 1737 Alexandre Joseph Le Riche de La Popelinière (ou Pouplinière, 1693-1762), fermier général. Elle mourut d’un cancer du sein.
  20. Du mensonge.
  21. Jacques Courtois (1621-1676), dit le Bourguignon, peintre de batailles sous Louis XIV.
  22. Michel-Louis-Gatien de La Perrine, vicomte de Talvis (ou Tailvis ou Taillevis), mousquetaire, joueur, bretteur. Les deux hommes se retrouveront peu après cet épisode à Presbourg, près de Vienne (voir ici ou ici). Contrairement à ce qu’il affirme à la fin de la première version du chapitre suivant (voir ici), Casanova le reverra à Amsterdam fin 1759, sous le nom de chevalier de La Perrine. D’après sa correspondance, il recevait encore de ses nouvelles en 1768. Il donnera le nom de « chevalier de Talvis » à un personnage de sa pièce Le Polémoscope (1791).
  23. Auguste III, roi de Pologne et Électeur de Saxe, connu pour la somptuosité de sa cour.
  24. Voir ici ou ici.
  25. Il s’agit probablement d’une Mme Pâris de Dresde.
  26. « [Franciser] se dit aussi en parlant des personnes, et ne s’emploie qu’avec le pronom personnel, pour dire, que quelqu’un prend l’air, le maintien, les manières Françaises » (Acad. 1762).
  27. En 1762. Catherine (Marianne Reneaud sur la scène) épousera en 1768 Karl A. Böhmer, joaillier de la Couronne qui sera, en 1785, à l’origine de l’« affaire du collier de la reine ».
  28. Angelo Amorevoli (1716-1798), célèbre ténor vénitien engagé à la cour de Dresde.
  29. Le Milanais Giovanni Battista Locatelli (1713 ou 1715-1785), entrepreneur de spectacles et librettiste, avait commencé à donner des représentations à Prague durant la saison d’hiver 1748-1749. Il mourut à l’âge de soixante-dix ans environ, et non à quatre-vingt-dix comme le dit Casanova.

[Chapitre XIV]

  1. « On dit figurément, qu’Un homme est court d’argent, court de finances, pour dire, qu’Il a peu d’argent » (Acad. 1762).
  2. Giovanni Ambrogio Migliavacca (1718-1795 ?), poète italien, conseiller de légation à Dresde depuis 1752, auteur du livret de la Tetide de Gluck (1760).
  3. Le juriste et homme de lettres Giovanni Vincenzo Gravina (1664-1718), qui avait adopté Metastasio vers 1709.
  4. Il n’aurait pas dû.
  5. Pour le Mégamicre « l’union de son corps à son âme est un présent que Dieu voulut faire à l’âme » (Icosameron, Prague, Imprimerie de l’École normale, 1788, t. II, p. 73).
  6. Charles VI (1685-1740), empereur germanique.
  7. Simon-Nicolas-Henri Linguet (1736-1794), esprit bouillant et révolté, était historien, économiste, philosophe et journaliste (folliculaire). Exécuté en juin 1794, il laissa plusieurs pamphlets (dont Le Fanatisme des philosophes, 1764), des Mémoires sur la Bastille (1783) et un traité philosophique, la Théorie des lois civiles (1767), dans lequel il dénonçait en termes très modernes l’exploitation du salarié par les puissances capitalistes.
  8. Gravina hellénisa le nom de son élève (Pietro Trapassi) encore enfant en son équivalent grec Metastasio (Trapasso : passage, transition ; Metàstasis : transformation).
  9. Comme un amant.
  10. Allusion à la 2e Bucolique de Virgile qui commence ainsi : « Pour le bel Alexis, délices de mon maître, / Le pâtre Corydon se consumait en vain » (in Bucoliques. Géorgiques, éd. bilingue présentée et annotée par F. Dupont, trad. P. Valéry, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1997, p. 59).
  11. En ne misant qu’un florin (25 euros environ) à la fois.
  12. Valerius de Beccaria (1692-1770) était devenu colonel en 1752 dans l’armée autrichienne, à la tête du régiment de cuirassiers Jacquemin. Il fut nommé à Szolnok (Hongrie) jusqu’en 1763.
  13. Vittoria Tesi-Tramontini (1700-1775) était l’une des plus célèbres contraltos du XVIIIe siècle. Mariée à Jacques Tramontini (1705-1785), elle était la maîtresse de Joseph-Frédéric Hollandinus, prince de Saxe-Hildburghausen (1702-1784), général en chef autrichien.
  14. Léopold II (1747-1792), troisième fils de François Ier et Marie-Thérèse, grand duc de Toscane de 1765 à 1790, puis empereur.
  15. Environ 700 euros.
  16. Cribler : nettoyer le blé en le passant au tamis (ou crible). Le proverbe italien « La farina del diavolo va tutta in crusca » signifie « Bien mal acquis ne profite pas ». Tramontini fait donc un mot d’esprit cynique : le bien mal acquis ne profite pas si on a mal préparé son coup.
  17. L’abbé Antonio Grossatesta, ou Testagrossa selon les documents officiels (1700 ?-v. 1762), ministre d’Hercule-Renaud d’Este, duc de Modène (1727-1803), était venu à Vienne le 4 décembre 1752 négocier le mariage de la princesse Marie-Béatrix d’Este (1750-1829), la fille du duc et de Marie-Thérèse Cibo de Malaspina (1725-1790), et de l’archiduc Léopold. Il envoya son dernier rapport le 21 juin 1753, après l’échec de cette négociation – la princesse fut finalement mariée en 1771 au frère cadet de Léopold, Ferdinand, et Léopold épousa en 1765 une fille du roi Charles III d’Espagne, Maria-Ludovica.
  18. Ernest, comte de Roggendorff (1714-1790), dont la fille Cécile, née en 1775, fut la dernière femme avec qui correspondit Casanova. Le nom de Sarotin est certainement une transcription phonétique ; il s’agit peut-être de Jean-Charles, comte Zierotin ou du camérier Félix, comte Sarentein.
  19. Le tressette (ciapano) est un jeu de cartes originaire de Lombardie.
  20. Un collier ou un ruban marquant un ordre de chevalerie.
  21. Au sens de « se refaire » : regagner l’argent perdu dans les parties précédentes.
  22. Le Prater, le célèbre parc de Vienne.
  23. Le Lusthaus, au Prater, ancien pavillon de chasse impérial.
  24. Pietro Correr (1707-1768), ambassadeur à Vienne de 1753 à 1757.
  25. Voir ici note 6.
  26. Elle eût eu peur.
  27. Le « vilain banquier » (voir ici) qui lui a fait perdre ses mises (sens de « planter » au jeu).
  28. Main de treize cartes donnée à chacun des pontes (voir Lexique et règles des jeux).
  29. Giacomo Durazzo (1717-1794), ambassadeur de Gênes de 1749 à 1752 (voir Répertoire). Il avait épousé la comtesse Aloisia-Ernestine Weissenwolff en 1750 : la fête dont parle Casanova n’est donc pas celle de son mariage.
  30. Il s’agit de Marie-Thérèse Fogliazzi (1733-1792), maîtresse du ministre Kaunitz et qui épousera le danseur Gasparo Angiolini (1731-1803) en 1754.
  31. Christophe, comte Erdödy (1726-1777), époux d’Antonia, comtesse Kinsky.
  32. « Peau d’une espèce de raie qu’on colore en vert et qu’on emploie à couvrir des étuis, des gaines, des fourreaux » (Littré).
  33. Voir le début du chapitre suivant, p. 930.
  34. Le terme « masse » (orth. mas) désigne « une certaine somme d’argent que l’on met au jeu » (Acad. 1762). Le Gascon joue tout l’argent de la banque sur sa carte.
  35. « Sonica se dit d’une carte qui vient ou en gain ou en perte tout le plus tôt qu’elle puisse venir pour faire gagner ou faire perdre » (Trévoux).
  36. Environ 37 000 euros.
  37. À vive allure.
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Tags: Casanova