Categories: Romans

Mes forêts d’Hélène Dorion

Mes forêts d’Hélène Dorion (livre au programme du bac de Français 2025-2026)

Mes forêts sont de longues traînées de temps

elles sont des aiguilles qui percent la terre déchirent le ciel avec des étoiles qui tombent comme une histoire d’orage elles glissent dans l’heure bleue un rayon vif de souvenirs l’humus de chaque vie où se pose légère une aile qui va au cœur

mes forêts sont des greniers peuplés de fantômes

elles sont les mâts de voyages immobiles un jardin de vent où se cognent les fruits d’une saison déjà passée qui s’en retourne vers demain

mes forêts sont mes espoirs debout

un feu de brindilles et de mots que les ombres font craquer dans le reflet figé de la pluie

mes forêts

sont des nuits très hautes

L’écorce incertaine

Dehors, est-ce l’infini ou juste la nuit ? Ann Lauterbach L’horizon une chute de liens avec le ciel qui jette l’ancre un désordre que blessent les vents

de biais

la beauté vient chasser l’obscurité

les forêts

apprennent à vivre avec soi-même L’arbre le mur de bois s’est fissuré

une pluie

de longues tiges inquiète nos pas tombe comme on tombe parfois dans sa propre vie

j’écoute cette partition

        du temps

        je déchiffre enfin

        le désordre des branches

les forêts hurlent

entre racines et nuages Le ruisseau creuse loin dans la terre dénoue la montagne qui pèse de tout l’automne le rideau s’effrite dans un souffle lourd le ruisseau balaie le passé vers demain entraîne dans son courant le froid qui rongeait les heures

comme un petit bruit

au fond de l’âme ce que l’on tait les pierres le portent Le rocher on dirait une histoire couverte de rouille

mousse et cratères

un ciel noirci par l’ombre de nos pas que les années fendillent

les forêts s’embrasent

dans le clair-obscur révèlent des chemins de sève Le tronc tout un champ de colonnes effleure les nuages

lentes cicatrices

dans la bouche de l’hiver un visage d’épines insoumises

les forêts entendent nos rêves

et nos désenchantements L’île si la pointe de l’arbre vacille pour lécher la lumière qui l’aveugle

si l’île flotte

à la surface du jour comme un navire de feuillage

serait-elle une pierre

avec des noms échoués au fond de leur vie La branche et l’horizon craquelle un sentier se referme sur l’écorce des choses

que rongent les vers

et les fourmis

il n’y a que ce qui casse

et repousse autour de nous syllabes informes qu’assemble la lumière

jusqu’à l’autre saison

les forêts vacillent dans le souffle de la terre Les feuilles comme des flammes étreignent le vide puis tombent dans la tempête souterraine l’alchimie de vivre et de mourir

les forêts creusent

parfois une clairière au-dedans de soi La déchirure j’écoute un chant de vagues qui chutent à l’horizon l’éternité flotte sur la montagne

le vent défait la lumière

cherche un visage pour les orages à venir

une lame cogne

contre les mâts de nos rêves casse la branche du temps L’écorce un bruit de scie brouille le silence perce le mur de nos frêles illusions

les forêts grincent

et ce gémissement secoue nos solitudes L’humus s’il était la racine et s’il était du ciel devenu herbe un commencement posé sur la pierre

s’il était la voix

qu’on n’entend plus une sorte de clarté qu’on aurait saccagée Le mur de bois alors que l’écorchent les flèches de pluie des vagues de vents luttent avec les veilleurs

des mangeoires se balancent

comme des girouettes égarées au milieu d’un vaste bouquet fané

le fouillis sauvage

attend l’éclaircie

les forêts nous promettent

l’écume et les embruns sur l’épaule du présent l’écorce du souvenir La cime on dirait une goutte de terre pour le nuage qui passe

une falaise d’où s’élancer

quand on refait les saisons

bientôt le regard se brouille

avec le sommet qui s’effrite on quitte l’instant aigu La bête bondit avec sa soif un goût de froid dans la gueule nos questions d’enfants jamais réparées

on pourrait l’abattre

et avec elle

l’écho des finitudes


Les racines

fendent le sol

comme des éclairs

avancent dans leur solitude

et tremblent

pareilles à une vaste cité de bois

les racines s’accordent à la sève qui les fouille

observent-elles les nuages

pour apprendre la langue de l’horizon Le silence si je marche avec les ombres de ma vie comme de lourds oiseaux qui dévorent les promesses suis-je l’arbre suis-je la feuille grugée par les saisons

je ne sais pas

ce qui se tait en moi quand la forêt cesse de rêver L’ocre dit la saison l’usure lente des mémoires que l’on piétine

le vent nous invente

des dénuements

déchire les feuilles

casse les branches casse même le tronc

pour mieux voir

le paysage que l’on trahit Le houppier dans la lumière haute les nuages chuchotent à l’oreille des pierres

la lumière éblouit la montagne

dessine des espoirs dans la neige

tombe encore

un peu de solitude Les brèches maintiennent la vie dans sa fragilité

l’aube s’infiltre

touche l’écorce blessée

qu’en est-il du chaos

qui flotte dans le bégaiement des feuilles

la forêt défriche

en moi tant d’années Le temps comme s’émiette la tour on dirait une pluie de chimères venues accabler la terre

on n’a pas vu la feuille

qui se froissait pas vu les déchirures dégriser le vent Le sentier entre les troncs comme une large rayure le hibou s’élance

repère l’ombre

la proie qui remue dans le désordre du monde la forêt se souvient du chant des ailes Le feu qu’on entend venir on dirait une bête prête à tout dévorer

au milieu d’un champ

de longues allumettes soudain la flèche soudain l’embrasement du cortège redouté

le feu promet l’éclaircie

qui donnerait envie de grandir Les vents et le mur se fracture avec le souffle qui poursuit l’œuvre du courant vif d’air refroidi

comme des oiseaux

les arbres se débattent cherchent la vague ou le rivage

la forêt disperse

nos fatigues masques et failles de nos illusions Un lit de mousse flotte sur le sol on dirait une cité venue d’un autre univers

un remous de fourmis

sur la pierre pèse un poids de lettres et de mots inconnus

l’amas d’étoiles

dessine une étrange constellation qui n’a pas de ciel L’aile très haute de la beauté perce le brouillard de vivre retombe entre les branches

l’animal saisit l’aile

qui gît au sol

comme une mémoire difforme

de l’histoire l’emporte loin

à l’intérieur du poème

la forêt rêve-t-elle

alors que j’avance

à petits pas de l’autre côté de la nuit

Mes forêts sont un champ silencieux

de naissances et de morts la mémoire de saisons qui se lèvent et retombent

mes forêts sont du temps qui s’immisce

à travers tronc branche racine elles traversent le feuillage du jour capturent l’ombre capturent l’éclat

elles sont la solitude disséminée

comme poussière de notre passage une poignée de roches qui savent les âges mes forêts sont des traits de craie noire les lettres désarticulées de mots inconnus d’un matin qui hésite à venir

elles sont des ossements

que lèche l’invisible une géométrie de souffles et de pas qui se perdent

mes forêts sont lièvres et renards

jungle d’insectes qui scintillent un soir d’été quand c’est l’hiver elles sont coyote ours noir orignal sittelle geai bleu mésange

elles dorment nues mes forêts

attendent le vent qui les fera tanguer comme des bêtes ivres qui marchent vers leurs racines

si peu me fait vivre

quand c’est plein d’étoiles et que s’avance le poème

Une chute de galets

Où aller sans commencement et peut-être sans fin Silvia Baron Supervielle C’est le bruit du monde l’écoulement du temps –

goutte de pluie et grain de sable

l’éclosion d’un bourgeon la branche qui tombe l’avancée d’un nuage dans le bleu la nuit se brise à l’horizon un vent plus léger que les autres

c’est le bruit du monde

l’écoulement du temps –

l’heure mauve les glaces qui se rompent

la lumière de midi une secousse l’ondée vive le sol craquelle

c’est le murmure d’une forêt

le bruit du monde

l’écoulement du temps l’écoulement du temps –

une feuille tombe nue

comme s’égrènent les voix dans leur solitude

la neige nourrie de vent

siffle dans le désert de froid

quel silence

sous nos pas soudain se fissure

écoute

la lumière se pose sur ton visage l’âme des choses ne laisse sa trace que dans le silence entre l’automne et l’hiver hier et demain entre les étoiles les nuages et chaque goutte de pluie

écoute

le chemin qui s’ouvre dans ton cœur et ta main cherchant une autre main remue les mots jusqu’à ce qu’ils s’ouvrent comme une onde

l’énigme heureuse

        d’une eau de montagne

        s’immisce à travers nos vies

c’est le bruit du monde

l’écoulement du temps – nos souvenirs noués à la nuit c’est le bruit du monde

au coin des villes

sirènes klaxons alarmes du siècle amas de choses jetables et tintamarre de nos pas

l’écoulement du temps –

le bruit d’une terre ébranlée où les fenêtres deviennent noires les toits s’effondrent comme de vastes illusions

la lumière tombe lourde

tombe lourde tombe la lumière

son tumulte résonne

jusque dans les pierres

c’est le bruit du monde

l’écoulement du temps –

écoute l’instant fragile et pur

notre marche au bout des ombres

l’aube recommencée l’arbre haut des bonheurs et de nos déchirures le murmure de la haine à l’oreille de l’amour

écoute

l’écho de nos rêves

dans le vent qui s’enfuit le souffle des mers nous enlace comme un corps choses muettes et nues que ton chant accorde pour éclairer le néant

une fleur déchire le silence

un mouvement d’herbes le froisse écoute les cloches les pétales la chair et la joie

une voix s’avance

dans le bégaiement de l’histoire

œuf eau sang reptile poisson

os arbre grotte créature homme femme langue main souffle rêve rêve terre battement passage rêve route forêt rivière fissure œuf eau sang salive chute rêve et chute

c’est le bruit du monde

l’écoulement du temps –

choses muettes et nues

Mes forêts sont des bêtes qui attendent la nuit

pour lécher le sang de leurs rêves gratter la terre gratter l’écorce boire l’offrande et se glisser dans un lit rempli de lucioles

mes forêts sont une planète silencieuse

une éclipse qui fléchit

le bois de barques à la dérive alors qu’on croirait tout immobile

elles sont un dessin de nature morte

ignorant les écrans sur lesquels on les regarde sans jamais les voir mes forêts

sont chemin de chair et marées de l’esprit

un verbe qui se conjugue lentement loin de facebookinstagramtwitter

mes forêts sont des rivages

accordés à mes pas la demeure où respire ma vie

L’onde du chaos

Aux aguets, nous faisons écho Aux rumeurs de l’abîme Kathleen Raine Il souffle mille voix de vent sur la montagne que traversent des marées tant d’aubes un silence de fin de jour quand s’amorce la descente vers soi

au-dessus du vide

flotte un ciel qui n’ignore pas sa fragilité

murs d’incertitude et miroir

déformé de nos rêves

on entend que revient

un désir d’orage dans le jardin chargé de remous le désordre d’existences où l’on piétine la vie

le temps ne va plus ni ne vient

dans le mystère obstiné d’étoiles il n’y a que des saisons décousues

où aller

quand il n’y a pas de commencement

quand la terre et nos corps

plus chancelants que la terre ne reconnaissent plus la mémoire d’un arbre

on appelle des catastrophes

pour les couvrir du tissu de nos indifférences nos regards étouffent sous les poignées de cris jetées dans les fosses

il se fait tard

pour la nuit humaine

on ne pourra pas toujours

ne pas recommencer on ne pourra pas toujours fuir au bout des hivers Rêve-t-elle d’autres saisons la forêt qui promène ses ombres au-dessus de nous

des bêtes aveugles

engouffrent nos vies embrouillées

quand tanguent les arbres

rêve-t-elle d’oiseaux venus chasser les vestiges glisser l’aile fragile d’un espoir

la chute ne fait aucun bruit

dans la forêt ne laisse aucune trace l’agneau déserte le troupeau Le jeune érable frémit sous les coups du tonnerre la foule autour de lui hurle contre le vent

quand j’ai ouvert les yeux

ce n’était plus à l’intérieur de moi que la pluie s’immisçait

le bois racontait une histoire

d’air rouillé de pas égarés dans le brouillard de l’aube

grandir disait-il

ne suffit pas à remplir le cœur Les arbres mordent le sol corps séchés dans le froid des racines ombres maigres corps serrés contre d’autres on entend le chant de fêlure et de désir corps comme va la marée barque blême perdue dans sa nuit

corps d’amour et d’orage

abandonné à la terre qu’il lèche comme un mur à percer Il fait un temps de bourrasques et de cicatrices un temps de séisme et de chute

les promesses tombent

comme des vagues sur aucune rive les oiseaux demandent refuge à la terre ravagée nos jardins éteints entre l’odeur de rose et de lavande

il fait un temps de verre éclaté

d’écrans morts de nord perdu un temps de pourquoi de comment

tout un siècle à défaire le paysage

mon chant soulève la poussière

de spectacles muets comme un trou béant dans la maison noire des mots

il fait un temps jamais assez

un temps plus encore et encore plus encore plus on ne pourra pas toujours tout refaire

dans ce temps de bile et d’éboulis

les forêts tremblent sous nos pas la nuit approche Entre mes doigts le nom de l’arbre le nom de la chair ce peu d’écorce qu’est ma vie

une forêt d’édifices

l’éternité bâtie sur un nuage un gouffre sous la terre remords ténèbres débris se transforme en rêve – c’est beau n’est-ce pas ou en ruines qui nous dévorent – peut-être on a tout raté Les alertes du matin résonnent dans la chambre du siècle un fracas de fatigue l’ombre d’imprévus mes désirs et mes soifs bercent les hautes exigences

du portable au jetable

le jardin où périt un monde où l’on voudrait vivre

et je ne vois plus les heures

plus l’horizon avec ses levées de lumière Comme roulent les galets la vague n’emporte aucune question

on ne tourne plus

que sur soi-même au milieu des flots l’abîme évide l’espérance que l’on ne peut nommer Il fait un temps de foudre et de lambeaux d’arbres abattus au-dedans de soi il fait pluie maigre un temps de glace et de rêves qui fondent dans le labyrinthe des miroirs le dos courbé le poids des silences

guerres famines tristes duretés

c’est seulement l’hiver sur l’écran d’aujourd’hui s’annoncent les orages de demain des chiffres pour ne rien dire de l’inquiétude qui brûle nos mots lettres échevelées bientôt cassées comme pib nip fmi

il fait un temps à s’enfermer

dans nos maisons de forêt avec le bruit secret des nuages qui souffle de l’autre côté de la nuit Je n’ai rien déposé au pied du chêne rien à l’ombre du saule

je ne me suis adressée ni aux faibles

ni aux puissants

je n’ai pas vu le veilleur

à l’entrée de la mer pas vu le jardinier cueillir le crocus d’un printemps pas trouvé le miel et la soie

pas vu le ciel dans l’étang

quelque chose de la solitude rien qui laisse paraître la déchirure

je me suis assise

au milieu de ces vastes alliés sans voix le temps continue de s’infiltrer dans la terre gorge les rochers

le pas des animaux

s’accorde à la lumière par la lenteur du monde je me laisse étreindre je n’attends rien de ce qui ne tremble pas À la table du silence je suis cette branche qui avance comme va le vent sans père ni mère des années de nulle part poussées vers demain

je suis cette ramille qui frémit

au bout du vide trace un invisible chemin vers l’horizon chaque souffle me dépouille d’un feuillage me laisse vacante comme la lumière qui va elle aussi vers le soir Parfois je sarcle le sol arrache un peu d’herbe et de mousse je laisse mes questions se frayer un chemin au-dessus du néant elles flottent recouvrent de froid la terre nue

et font le bruit du marcheur

qui approche comme l’érable en feu au bord de sa chute Tu t’arrêtes pour que traversent à l’embranchement les chagrins jamais avoués de tant de visages éparpillés parmi les heures gestes et tâches qui ensemencent nos vies Il fait un temps d’insectes affairés de chiffres et de lettres qui s’emmêlent sur la terre souillée un temps où soufflent des vagues au-dessus des vagues

dans nos corps

il fait un temps d’arn de ram zip et chus sdf et vip il fait triple k usa made in China un temps de ko pour nos émerveillements il fait casse-gueule un bruit de ferraille déchire le paysage comme un vêtement usé

il fait refus et rejet

un temps de pixels d’algorithmes qui nous projettent sur des routes invisibles avec l’avenir comme promesse que le vent dévore aussitôt un peu d’écorce et de feu au creux de la main il fait chimère et rêve de rien du tout un siècle de questions rudoyées

le bord d’une falaise

où chutent nos poèmes et la neige nous apprend à perdre tout ce que l’on perdra Je m’incline souvent devant la figure unique d’un jeu de feuilles et de branches

la maigre cicatrice de l’écorce

le nœud dans le bois dur l’arbre n’échappe pas à sa souffrance il n’est rien d’autre que lui-même

avec la longue respiration des saisons

il regarde par les yeux du vent

de ses racines

et de l’anneau des années il ignore tout

et je m’incline encore

        pour écouter son voyage immobile





        Je marche entre mes ombres

        et ma quête de joie

la neige striée de sentiers

boit l’encre de chaque mot

j’attends un geste de lumière

posé sur l’énigme fragile Nos matins de brume comme surgit l’ondée claire parmi les arbres le regard hésite hier demain un chemin voudrait venir

alors que je rêve

un reste de vie chute comme un écho une bourrasque hier demain le vent se disloque dans un grondement de clarté

alors que je rêve

vers toi mon corps s’enroule frêles pétales au bout de la nuit des mots frémissent comme ces brumes inapaisées encerclent nos silences Nous sommes debout comme après la pluie quand flotte un monde neuf autour de nous les lucioles vacillent dans un théâtre d’heures la terre dos courbé racines tristes rouille sous nos pas

ce n’est plus seulement l’hiver

ses marées au goût de glace qui mordent comme des bêtes mais du temps qui se lève

plus léger plus coloré

un monde surgit dans le reflet de la mémoire prononce un commencement Je n’entends pas le loup il devrait hurler à la lune qu’ébrèche le ruisseau

mais il ne vient plus boire

comme si la saison était brisée

comme si de longues blessures

et le silence et la solitude avaient désenchanté son pas

c’est le soir dans la bouche du matin

        le chant est vide

        le ciel pareil à un rocher

        se dresse devant l’appel





        Il fait taches de brouillard

        et minces certitudes

        à la porte de l’histoire

        qui s’étonne

        de tenir encore

        dans la cohue des paroles

        il fait un temps

        que le cœur ne déchiffre plus

parmi les vents durs

        il fait un temps à fermer les yeux

        pour mieux voir

        au plus obscur de la vague

        nous ne sommes pas faits pour respirer





        Les jours tombent comme

        cassent les troncs

        dans le cercle des ans

        tombe le fruit

quand la foudre me surprend

        je pourrais ne plus trouver

        la maison

        m’enfermer

        dans la nuit des autres





        L’herbe ne va nulle part

        elle devient un monde

        où se terrent d’autres mystères

        que le nôtre

entre ses brins

        elle dissimule de petites bêtes

        qui dessinent un alphabet

        loin de la nuit humaine

        elles surgissent parfois

        sur l’écran des machines

        croisent le regard

        qui attend un nouveau rêve





        À l’instant où

        rien ne s’est encore passé

avant qu’un rayon

        ne presse d’éclore

        le premier bourgeon

        avant la première fleur

        à l’instant où rien ne remue

        sur la toile

        c’est encore l’infini

quand le cœur ignore

        les erreurs de l’enfance





        Ce sera comme un souvenir

        qui s’ouvre ce sera une main

        avec de longues lignes enchevêtrées

        la langue de nos destins

        impossible à lire ce sera

        la sensation du corps

        dans les humeurs de la terre

ce sera comme une soif de clairière

        dans le fracas des ombres

        l’empreinte d’un avenir

        plus haut que la forêt ce sera

        l’épine indécise

        entre l’écorce et le noyau

ce sera un peu de lumière

        pour décider du paysage





        Le chemin qui monte vers toi

        brûle les ombres

        de ma vie

        je suis l’arbre foudroyé

        la chute et l’envol

        dans l’instant

        où advient le désir

l’élan de la neige

        recouvre la terre

        une aile perce le ciel

        et son écho rompt le rivage

        déchire comme une flamme

        la peau fragile de nos rêves

je me tiens dans le sillage

        de la nuit je remonte

        vers toi l’unique

        présence qui jamais ne s’éteint

        désir de voir toucher dire

        on invente des ailleurs à la vie

toute feuille est désir

        de fleur et de fruit

        avec lui

        le monde surgit





        Il fait rage virale

        sur nos écrans

        qui jamais ne dorment

propagent des mots

        comme un venin

        pénètre la surface

et l’image se modifie

        d’abord légèrement un jour

        on ne reconnaît rien

l’écran s’est verrouillé

        le champ d’étoiles est devenu noir

il fait nulle part et n’importe où

quand la rame fracasse le ruisseau

        quand la soif casse le verre

on ferme tout

        ce que l’on veut réparer





        On dirait une silhouette mystérieuse

        où glissent des rivières

        et s’élancent les rêves

puis le jour recommence

        l’arbre jette l’ancre

        dans le jardin de tes pas

il tend les cordes de l’univers

        où les âmes jamais ne fanent

aux confins du silence

        le ciel brûle

        – arbre de grâce et de beauté

        arbre de solitude et de questions –

        les branches qu’il recueille

        s’inclinent comme des archets

tu écoutes le chant des racines

        tu deviens la sève

        un filet de clarté

        qui traverse le tronc

c’est le temps dis-tu

        cette fenêtre opaque

        qui raconte le voyage

un poème avance sur la tige

        vole parfois

        sur les traces de l’oiseau

l’arbre n’a d’âge

        que celui des saisons





        Autour de moi les notes

        lumineuses d’une feuille

        venue jusqu’à la branche

        pour remuer avec le souffle

        danse et boit

        l’eau qui la sauve

        au matin quand recommence

        son chemin vers le soir

et je marche aussi

        d’un pas qui repose dans l’infini

        j’écoute le monde qui bruit

        à travers les arbres seuls

        comme des êtres occupés

        à devenir leur forme singulière





        La neige a cessé de fondre

        les rues se sont tues

        le siècle s’arrête comme un navire

        surpris par la marée

dans le bassin des heures

        remue l’invisible

alors que les oiseaux se renversent

        pareils à un amas d’os rompus

        ta maison devient plus vaste

        qu’un commencement





        Tu pousses la porte du temps

        vois la nuit le rocher

        comme le sang du souvenir

        qui a survécu

est-ce une joie

        dans le poème

        qui soulève l’aube

        un insondable horizon

        ou ce monde incertain

savons-nous

        gravir la montagne

        jusqu’à nous

Mes forêts sont le bois usé d’une histoire

        que racontent des lunes tenues à bout de bras

        quand s’approchent la nuit et le hurlement

        de nos peurs mes forêts

        sont la mise en terre de vagues immenses

        et de mots que je ne reconnais pas

elles sont un horizon de corps nus

        sur le plateau des heures

        qui bascule soudain

        la danse très lente des ombres

        vient hanter la machine de nos pas

et quand les brumes s’apaisent

        mes forêts sont une poignée de rayons

        plantés dans le sol durci

avec le réveil d’un temps

        elles sont les paupières tremblantes d’un espoir

        qui parle une langue d’écorce et de souffle

langue de tous les jours

        – humiliée résistante conquise invaincue –

        qui trouble et promet

        avec des mots de travers mots de trop

        de peut-être

        où les temps se confondent

mes forêts parlent la langue du fleuve

        celle d’algue et de limon

        de rivières qui débordent

        corps fous de joie ou emportés

        dans les remous de leur vie

elles disent nos mains d’obscurité

        de frêles beautés l’effroi

        qui pèse sur demain

mes forêts

        racontent une histoire

qui sauve et détruit

        sauve

        et détruit

alors nous rêvons

        comme la sève qui sera

        comme le sang

        de ce qui n’est plus

nous sommes hauteur de montagne

        parmi les brumes affolées

        rien ne nous appartient

        nous dénouons nous réparons

        ce que nous pouvons

Le bruissement du temps

        Où avons-nous été,

        et pourquoi descendons-nous ?

        Annie Dillard

Avant l’aube

        Dans la forêt du temps

        il n’y avait rien

        ni ciel ni océan

au commencement

        il n’y avait ni dieux ni humains

        ni souffle ni solitude

au commencement le rien était l’obscur

        le vide un long tunnel de silence

puis sont venues les eaux

        est venue la Terre

        comme une montagne qui émerge

        est venu le ciel pour la couvrir

le haut et le bas

        l’envol et les pas

sont venus les dieux qui flottent

        au-dessus des eaux

        Hésiode Zeus Odin

        Brahma Izanami

        avec eux sont venus l’air et la lumière

        l’algue et l’arête du monde

        le rayonnement le chaud l’expansion

coulée de matière et recul des ténèbres

        il y eut un soir et il y eut un matin

il y eut la vie

        entre le Tigre et l’Euphrate

        l’œuf qui éclot

dans un magma

        se sont mises à tourner

        les particules lumineuses

        les saisons la Terre les planètes

        l’aiguille a percé la mince couche de bleu

        elle a chassé l’éternité

toutes choses alors ont été jetées

        dans le temps qui s’écoulait

        enfermées dans un cercle

        cherchant le centre vers lequel graviter

le cœur battait

        et le jour et la nuit

        et les étoiles

        comme des éclats de solitude

puis est venu le bourgeon

        sont venus la feuille les ailes

        et les pattes la tête et les yeux

Prométhée a pétri l’argile

        modelé les humains

        il a saisi le bien a saisi le mal

        et le souffle d’Athéna a donné vie

        à cette chose appelée âme

ainsi sont venus les visages

        sont venus les voix les signes et les mots

        les maisons en roseau la grotte et l’igloo

l’amour et la peur

        la prière et le sacrifice

puis il y eut un puissant chaos

        l’arc et la flèche

        sous le ciel d’Apollon est venu Dionysos

        les cyclopes et les titans

        les cris de l’un ignorant ceux de l’autre

        l’éclat des couteaux des obus

        les cités éventrées

        les dieux devenus des mendiants

et l’on a commencé à chercher l’ordonnance

on s’est nourri reproduit reposé

les animaux chassés

        les animaux domestiqués

        un corps qui tue d’autres corps

        jusqu’à l’os mange la chair

on a inventé la charrue

        les graines et les sillons

        on a ensemencé le sol on l’a arrosé

on s’est mis à échanger la pierre et le sel

        l’ambre et l’or

on a commencé la longue marche

        du mythe à la connaissance

        Galilée Giordano Bruno

        Einstein la cause et l’effet rompus

        sont venus le quantum

        l’onde et le corpuscule

        les possibles

        que déploie la résistance du temps

        et l’on a donné vie

        à cette chose appelée réalité

Avant l’horizon

        La terre a commencé à recueillir nos histoires

dans les arbres et sous la couche d’humus

        au creux des vents et des vagues

        parmi les fissures de pierres

        qui encerclent les feux

        des voix se sont levées

on a bu au sein de la mère

        on a mis la main dans celle du père

        autour de la table

        les places ont été assignées

        et l’on a prononcé le mot famille

on l’a ouvert très grand

        jusqu’à l’humanité

        puis on l’a refermé sur nos intimités

on a recouvert nos épaules de fourrures

        mangé la chair des bêtes

        brûlé leurs carcasses

avec la cendre

        on a nourri d’autres bêtes

        enrichi le sol

        inventé d’autres matières

puis nos mains ont dessiné

        quelques traits sur les murs d’une grotte

l’art allait nous protéger de la haine

mais la haine a continué

la porte du ciel s’est refermée

        sur le babil des peuples

        et les peuples se sont séparés

on a piétiné la terre des uns

        volé celle des autres

        on a arraché des enfants à leur famille

        on leur a inculqué nos croyances

        on a balayé leurs rituels enseigné notre dieu

        chassant avec lui l’esprit de la Lune

        et du Soleil celui des saisons de l’humain

        de la Terre

on a dit que le coyote l’ours blanc

        nous appartenaient

        que les oiseaux volaient dans notre ciel

        les poissons nageaient dans nos mers

on a souillé notre maison

        on l’a vendue au plus offrant

chacun s’en est allé

        emportant avec lui la terreur et le fiel

        le désir de vaincre d’assujettir

        de venger les offenses

        s’éloignant de l’amour

        pour se rapprocher du désastre

        chaque pas laissait une trace

        que jamais l’on ne pourrait effacer

corps informes plantes grenouilles

        insectes et animaux à quatre pattes

        qui voient d’autres corps

        debout dans la savane

        bientôt ils marchent

        maîtrisent le feu ouvrent la bouche

        et articulent des sons

        tiennent l’outil dans la main

puis la main se met à écrire

        invente des forêts imaginaires

        et des visages s’y promènent

l’horizon est apparu

        le monde aurait une histoire

le plus grand a croisé le plus petit et

        d’autres récits ont commencé

sont venus le premier regard

        le premier pas

        les maisons de la plaine et du lac

        celle du bois

        la fenêtre de l’amour

        qui referme celle de la peur

        puis sont venus les premières lettres

        et les premiers mots des phrases

        pour dire un monde plus vaste

        que celui des maisons

une parole échouant

        au milieu de ce que l’on cherchait

        l’eau l’or le sel le feu le bois

         l’eau le bois le feu l’or

         le sel l’eau le sel

         l’or l’eau le bois

         le sel le feu

à moitié debout à moitié à genoux

        l’histoire retourne

        d’où elle vient

Avant la nuit

        Le plus grand a croisé le plus petit et

        d’autres histoires ont commencé

sont venus la maternité

        la rue Summerside

        le jouet d’enfant collé au palais

        les étés à la mer la piscine minuscule

        dans le jardin le carré de sable

        et les heures de silence sont venus

la solitude et les cris des parents

        les goélands au-dessus des marées

        les châteaux cassés l’odeur de la nuit

        celle des hivers

        au sommet de la montagne

le premier jour d’école

        un deuxième et les autres jours

        la jupe à carreaux les blouses

        couleur pastel la grammaire des années

        John F. Kennedy les ombres

        qui se soulèvent

        l’hôpital du Saint-Sacrement

puis sont venus les nuits de peur

        et d’abandon

        la fenêtre noire de ma chambre d’enfant

        les trajets interminables

        l’étui à crayons le cahier rose

        la vague qui me renverse

        et la main de ma sœur me rattrape

        le club des cinq le royaume des quatre

        la bouche du garçon sur ma bouche

        le vertige de l’inconnu

        des vies qui se confondent

        et le feu de joie dans le corps sont venus

le bruit continu d’un océan

        au creux de l’oreille

        le regard fou de l’homme

        au coin de la rue

        ma course vers la maison

        le château de cartes et de silence de mon père

        nos éclipses au bout de l’horizon

        la douceur qui me porte vers la rive

        un fragment d’éternité entre les doigts

        le long paradoxe

        de l’arbre

        et de la pomme

ici tout pourrait s’éteindre

        devenir poussière

        de passé qui flotte dans l’air

        tout aurait pu ne pas être

peau laine fer charbon

        pétrole argile gravier

        chanvre sable riz maïs

        coton calcaire

mais l’histoire a continué

et avec elle

        la longue marche du savoir

        de l’argile à l’or de l’âge d’airain

        à l’âge de fer de la roue

        jusqu’à l’ère numérique sont venus

        les anges tristes et les tours blessées

        la colère de lourds printemps

        l’invisible bourreau

        la cueillette inlassable d’informations

        qui prononcent de vacillantes vérités

        le sucre et l’acide

        sur la langue

        les mots qui tournent

        comme l’histoire d’une pomme

        dans les jardins de Cézanne l’orange

        bleue comme la Terre

        et nos vies comme des étoffes

        se froissent

        dans le paysage du temps

la nuit s’approfondit

et l’on se met à rêver

        du haut des falaises de Rilke

        dans la forêt de Dante

        on voit le passé

        déjà on lit le futur

        on aperçoit l’aigle et la corneille

        qui déchirent le rideau de l’histoire

        pour rejoindre nos pas

on traverse le bois de Walden

        la mémoire des saisons de Zanzotto

        les paysages intérieurs

        d’Hopkins les clairières de Zambrano

vers la connaissance de soi

        on a marché on s’est plongé

        dans le long travail de l’amour

        on a trébuché

        rebondi puis chuté de nouveau

le temps jamais ne s’arrête

        nous dit l’arbre

        nous dit la forêt

et sur la branche du présent

un poème murmure

        un chemin vaste et lumineux

        qui donne sens

        à ce qu’on appelle humanité

Mes forêts sont de longues tiges d’histoire

        elles sont des aiguilles qui tournent

        à travers les saisons elles vont

        d’est en ouest jusqu’au sud

        et tout au nord

        mes forêts sont des cages de solitude

        des lames de bois clairsemées

        dans la nuit rare

        elles sont des maisons sans famille

        des corps sans amour

        qui attendent qu’on les retrouve

        au matin elles sont

        des ratures et des repentirs

une boule dans la gorge

        quand les oiseaux recommencement à voler

        mes forêts sont des doigts qui pointent

        des ailleurs sans retour

elles sont des épines dans tous les sens

        ignorant ce que l’âge résout

elles sont des lignes au crayon

        sur papier de temps

        portent le poids de la mer

        le silence des nuages

mes forêts sont un long passage

        pour nos mots d’exil et de survie

        un peu de pluie sur la blessure

        un rayon qui dure

        dans sa douceur

et quand je m’y promène

        c’est pour prendre le large

        vers moi-même





                Table

        Mes forêts

        L’écorce incertaine

        Mes forêts

        Une chute de galets

        Mes forêts

        L’onde du chaos

        Mes forêts

        Le bruissement du temps

        Avant l’aube

        Avant l’horizon

        Avant la nuit

        Mes forêts





                Bruno et Murielle, merci pour votre présence sensible et votre accompa­gnement attentif. Notre amitié et nos complicités poétiques me sont précieuses.

De différentes manières, vous avez stimulé le processus d’écriture de ce livre, Julie A., Marie-Claire B., David C., Claude D., Fabrice F., Angela K., Richard S., Georges T., je vous en remercie.

        Des pièces musicales ont accompagné l’écriture de mon livre.

        Pour les partager, je les ai regroupées dans une liste de lecture que vous pouvez trouver sur Spotify, sous l’intitulé Hélène Dorion – Mes forêts.

helenedorion.com

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