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Micah Clarke – Tome I – Les Recrues de Monmouth

Micah Clarke – Tome I – Les Recrues de Monmouth

de Sir Arthur Conan Doyle

Introduction

James Scott, duc de Monmouth, (1649-1685),fils naturel de Charles II d’Angleterre.

À l’avènement de Jacques II, il organisa avec le duc d’Argyle un coup de force qui échoua. Ses troupes furent écrasées le 6 juillet 1685 lors de la bataille de Sedgemoor et il fut décapité.

Toutefois certaines théories ont prétendu qu’il aurait pu être l’homme au masque de fer.

Cette victoire ne profita guère à Jacques II qui ne resta que quelques mois sur le trône avant de venir se réfugier en France où il finit ses jours.

Préface

Micah Clarke, dont nous publierons successivement en traduction française les trois épisodes : Les recrues de Monmouth, Le capitaine Micah Clarke, La bataille de Sedgemoor, est le grand roman historique qui établit la réputation en ce genre d’Arthur-ConanDoyle.

Le romancier y a déployé une verve, un humour, un entrain qui rappellent les bonnes pages de Dumas père.Aussi faudrait-il s’étonner que les traducteurs aient négligé une œuvre aussi vivante s’il n’en fallait voir la cause dans le peu de familiarité de nos contemporains français avec l’histoire étrangère. Pour le lecteur d’Outre-Manche, Conan Doyle n’avait nulle besoin d’explications préliminaires. Il nous a paru qu’uneprésentation était nécessaire en tête de l’édition française de sonroman et l’on nous permettra, en outre, de renvoyer à notreouvrage La Cour galante de Charles II, où le lecteurtrouvera, sans préjudice de bien des détails curieux, des portraitsdes meilleurs peintres et graveurs, leurs contemporains,reproduisant les traits de Lucy Walters, mère de Monmouth, du roiCharles II, jeune homme et vieillard, et enfin deMonmouth.

Monmouth était né à Rotterdam, le 9 avril1649, de Lucy Walters, alors maîtresse de Charles II, après l’avoirété de Robert Sydney, qui en avait, lui-même, hérité du célèbreAlgernon Sydney, son frère. C’était une belle fille, mais communeet sans éducation, d’ailleurs très fière d’être maîtresse royale etmère d’un bâtard de roi. En 1655, la princesse d’Orange écrivant àson frère le plaisantait sur « sa femme ». La concubinedominait encore les sens de son amant et le tenait dans un servageamollissant si bien que, l’année suivante, les ministres duprétendant inquiets, obtinrent le départ de Lucy pour l’Angleterresous promesse d’une pension annuelle de quatre cents livres. Sonséjour à Londres n’alla pas sans encombre. Lucy fut arrêtée et miseà la Tour : elle y reçut les hommages des Cavaliers et obtintensuite l’autorisation de retourner en France du gouvernement peujaloux de fournir aux mécontents l’occasion de prononcer pour unecause quelconque le nom des Stuarts. Charles, prince et volage, netarda pas à délaisser cette maîtresse encombrante et volontaire,puis à l’oublier complètement et, de chute en chute, la pauvre Lucymourut, dit un chroniqueur, « d’une maladie, suite naturellede sa profession ».

Charles II n’abandonna pas l’enfant, commeil avait abandonné la mère. La veuve de Charles I le fit élever parlord Crofts et peu d’années après la Restauration, c’est sous lenom de celui-ci qu’il parut à la cour. Lady Castlemaine, la reinede la main gauche du moment, le prit en bon gré. Il était vif,spirituel, de bonnes manières, en élève formé par les soins desRévérends Pères de la Compagnie de Jésus à qui la reine-mère avaitconfié son éducation. En 1663, ce beau cavalier, titré duc et filsavoué du roi, faisait tourner la tête à toutes les dames de la courquand Charles II, jaloux de la Castlemaine, le maria à une richehéritière d’Écosse, Anna Scott, duchesse de Buccleuch. Celan’arrêta pas le cours de ses bonnes fortunes qui ne l’empêchaientpas de devenir le champion de la cause protestante. À ce titre, ilparaissait doué de toutes les vertus et de toutes les perfections.« La grâce, dit le poète Dryden, accompagnait tous sesmouvements et le paradis se révélait sur sa figure ».

On prend goût à ce jeu de la popularité.Monmouth commit imprudence sur imprudence et passa pour s’êtreassocié au complot whig avec Essex, Sydney et Russell, au moment oùla conjuration de Rye-House se proposait comme but, non plus desoulever la nation contre le gouvernement, mais d’assassiner le roiet son frère. Alors il dut s’exiler et vivre en Hollande dans uneoisiveté plus ou moins honorable. En même temps qu’il s’étaitbrouillé avec la cour, il avait cessé de vivre avec sa femme. Samaîtresse, Lady Henriette Wentworth, était riche. Dans le particatholique, on murmurait qu’elle pourvoyait à ses besoins, lessecours que lui fournissait le roi ne suffisant point à payer sescaprices. Le roi vieilli gardait pourtant, à travers son égoïsmequinteux, un faible pour ce fils de sa jeunesse et de ses bellesamours. Tant que vécut Charles II, il y eut donc pour Monmouthespoir de rappel. En octobre 1684, le prince d’Orange qui lerecevait à Leyde et à La Haye le traitait en hôte princier. Peu demois avant la mort de Charles II (en novembre 1684) Monmouthfaisait un voyage rapide en Angleterre. Allait-il rentrer enfaveur ? On le crut. Le duc d’York lui fit, on le remarqua, unaccueil cordial, comme s’il voulait démentir ainsi les bruits quicommençaient à courir et qui peignaient Monmouth comme unprétendant à la couronne. Mais bientôt le fils rebelle et ingrat,repartit pour l’exil.

Alors les rumeurs, d’abord vagues, prirentde la consistance et de la cohésion. On prétendait parmi les exilésque John Cosin, évêque de Durham, avait remis un coffret, quicontenait le contrat de mariage de Charles II et de Lucy Walters, àson gendre Gilbert Gérard, capitaine des gardes du roi. On enjasait à Londres, dans la Cité, à la cour. Gilbert Gérard niadevant le Conseil privé avoir connaissance et de la boîte et dumariage. Beaucoup continuèrent à douter. La légende de la cassettesubsista : elle devait prendre une nouvelle force quand lesavancés du parti protestant auraient intérêt à opposer leurprétendant à un roi catholique.

À la mort de Charles II, la situation deMonmouth changea brusquement. Il était maintenant un exilé danstoute l’acception du terme. Consentirait-il à mener sur le sol dela Hollande une existence inactive et presque honteuse sous lasurveillance des polices continentales ? L’ambition de samaîtresse ne paraissait pas devoir s’en contenter pour lui :elle voulait le voir roi. Stimulé par elle, Monmouth annonçad’abord l’intention de se rendre en Suède et d’y vivre del’existence d’un particulier auprès de la chère maîtresse qui avaitsacrifié pour le suivre la splendeur d’un grand nom et ses droits àun riche héritage. Mais il ne partait point.

C’est à ce point d’hésitation que leprirent les avances des exilés. Eux aussi ne savaient pas serésigner à avoir été et à ne plus être. Certes Monmouth leur étaitsuspect à plus d’un titre. Qu’y avait-il de commun entre cepaillard, séducteur de femmes et sceptique au point, luiprotestant, d’avoir versé leur sang, et les pieux et fanatiquesmartyrs de leur foi et de leur haine pour les partisans masqués deRome ? Ils reprochaient à Monmouth sa vie de plaisir, saliaison extra-conjugale, ses désordres et ses folies. Mais lanécessité fit plus que le goût. Les exaltés cédèrent auxobjurgations des plus politiques. Ils consentirent à ce queMonmouth fut sondé par des émissaires sûrs. Il se montra froid, peudésireux de se lancer dans les aventures. Alors les travauxd’approche visèrent un autre but. Sur l’invite de Ferguson, lordGrey agit auprès de Lady Henriette. Il lui montra le trône commefruit d’une alliance à laquelle il faudrait momentanément sacrifierles droits de son amour. La maîtresse de Monmouth n’était pas uneamoureuse banale : elle se jura de lui donner les moyens, tousles moyens, de conquérir une couronne. Pedro Ronquillas,ambassadeur d’Espagne, qui voyait le fait sans en comprendre lebut, fit alors des gorges chaudes de ce prince qui vivait auxcrochets de sa maîtresse et vendait son amour pour ses subsides. Cen’était pas par là cependant que Monmouth péchait. La pensée deLady Henriette était devenue la sienne.

À son passage à Rotterdam, il se rencontraavec quelques-uns des chefs de l’émigration. L’union était loind’être faite dans les rangs de celle-ci. Le duc d’Argyle seconsidérait comme maître chez lui en Écosse et entendait agird’après ses propres inspirations. Il eut soin de ne paraître àRotterdam qu’après le départ de Monmouth qu’il jalousait et quandon lui parla de différer l’exécution des projets anciens, il fitgrand étalage de ses espérances et des promesses de concours qu’ilavait reçues d’Écosse, ayant toujours grand soin de faire entendrequ’il était un chef d’armée et non un lieutenant. Il acheta unefrégate, s’équipa et arma un corps d’expédition. Cette attitudeobligea les exilés à précipiter leurs plans. Monmouth, dans sesentrevues avec eux, s’était présenté avant tout comme un protestantanglais. Légitime fils de Charles II, disait-il, il avaitlégalement droit à la couronne que portait son oncle, mais il nevoulait prendre le titre de roi que autant que ses associés lejugeraient utile à la cause commune. Il se déclarait même en ce casprêt à abdiquer ce titre après le succès et à rentrer dans le rang.Au besoin il servirait sous le duc d’Argyle. La proposition nepouvait sourire au chef écossais. Il visita personnellementMonmouth pour lui démontrer qu’une guerre de partisans n’était passon fait et qu’il valait bien mieux qu’il attendit que l’Angleterreput se soulever. Monmouth, à son tour, lui représenta que lapolitique adoptée par Jacques II était plutôt propre à remédier auxplus criants abus du précédent règne. Argyle se déclara prêt àpartir au début de mai. Alors Monmouth assura aux gentilshommesécossais qu’il mettrait à la voile six jours plus tard.

Jusqu’à l’arrivée des agents des exilés,l’Angleterre était paisible. Au début de son règne, Jacques IIparaissait prendre à tâche de donner toute satisfaction au partimodéré. En quittant le lit de mort de son frère, n’avait-il paspromis dans un bref discours au Conseil privé de soutenir l’Églised’Angleterre, propos qui avaient encore été accentués dans laproclamation rédigée par le solicitor général Finch. Toutes leslettres qu’écrivaient de Rome ou du Vatican les agents catholiquesrecommandaient la patience, la modération et le respect pour lespréjugés du peuple anglais. Mais tandis que Jacques rêvait ainsi laliberté de conscience pour tous ses sujets, sauf les catholiques àqui celle-ci faisait défaut, nul n’était disposé à accepter pourautrui une liberté qui paraissait un empiétement sur des droitsacquis. Les Dissenters, comme le clergé épiscopal, paraissaientconvaincus que la déclaration ne profiterait qu’aux Catholiques.Les épiscopaux se refusèrent à lire la déclaration à la presqueunanimité et les Dissenters marquaient qu’ils préféraient à laliberté pour eux un système résolu de persécution contre lesPapistes. Les choses s’envenimaient encore quand on apprit que lesportes de la chapelle de la reine à Saint James s’ouvraient toutesgrandes et que le roi entendait la messe avec une pompe officielle.Les gardes du corps formant la haie, les chevaliers de laJarretière, les lords les plus illustres suivant le roi jusqu’à sonprie-dieu, parurent à tous menacer d’un bouleversement atroce lemonde protestant et aux appels des prédicants les recrues deMonmouth se groupèrent le long des chemins

Albert Savine.

I – Le cornette Joseph Clarke, des Côtesde fer.

Il est possible, mes chers petits-enfants,qu’à des moments divers je vous aie conté presque tous lesincidents survenus en ma vie pleine d’aventures.

Du moins il n’en est aucun, je le sais, qui nesoit bien connu de votre père et de votre mère.

Toutefois, quand je vois que le tempss’écoule, et qu’une tête grise est sujette à ne plus contenirqu’une mémoire défaillante, il m’est venu à l’idée d’utiliser ceslongues soirées d’hiver à vous exposer tout cela, en bon ordre,depuis le commencement, de telle sorte que vous puissiez avoir dansvos esprits une image claire, que vous transmettrez dans ce mêmeétat à ceux qui viendront après vous.

Car, maintenant que la Maison de Brunswick estsolidement établie sur le trône et que la paix règne dans le pays,il vous sera chaque année de moins en moins aisé de comprendre lessentiments des gens de ma génération, au temps où Anglaiscombattaient contre Anglais et où celui qui aurait dû être lebouclier et le protecteur de ses sujets, n’avait d’autre pensée quede leur imposer par la force ce qu’ils abhorraient et détestaientle plus.

Mon histoire est de celles que vous ferez biende mettre dans le trésor de votre mémoire, pour la conter ensuite àd’autres, car selon toute vraisemblance, il ne resta dans tout cecomté de Hampshire aucun homme vivant qui soit en état de parler deces événements d’après sa propre connaissance, ou qui y ait joué unrôle plus marqué.

Tout ce que je sais, je tâcherai de le classeren ordre, sans prétention, devant vous.

Je m’efforcerai de faire revivre ces mortspour vous, de faire sortir des brumes du passé ces scènes quiétaient des plus vives au moment où elles se passaient et dont lerécit devient si monotone et si fatigant sous la plume des dignespersonnages qui se sont consacrés à les rapporter.

Peut-être aussi mes paroles ne feront-elles, àl’oreille des étrangers, que l’effet d’un bavardage devieillard.

Mais vous, vous savez que ces mêmes yeux quivous regardent, ont aussi regardé les choses que je décris, et quecette main a porté des coups pour une bonne cause, et ce sera dèslors tout autre chose pour vous, j’en suis sûr.

Tout en m’écoutant, ne perdez pas de vue quec’était votre querelle aussi bien que la nôtre, celle pour laquellenous combattions, et que si maintenant vous grandissez pour devenirdes hommes libres dans un pays libre, pour jouir du privilège depenser ou de prier comme vous l’enjoindront vos consciences, vouspouvez rendre grâces à Dieu de récolter la moisson que vos pèresont semée dans le sang et la souffrance, lorsque les Stuartsétaient sur le trône.

C’était en ce temps-là, en 1664, que jenaquis, à Havant, village prospère, situé à quelques milles dePortsmouth, à peu de distance de la grande route de Londres, et cefut là que je passai la plus grande partie de ma jeunesse.

Havant est aujourd’hui, comme il était alors,un village agréable et sain, avec ses cent et quelques cottages debriques dispersée de façon à former une seule rue irrégulière.

Chacun d’eux était précédé de son jardinet etavait parfois sur le derrière un ou deux arbres fruitiers.

Au milieu du village s’élevait la vieilleéglise au clocher carré, avec son cadran solaire pareil à une ridesur sa façade grise et salie par le temps.

Les Presbytériens avaient leur chapelle dansles environs, mais après le vote de l’Acte d’Uniformité, leur bonministre, Maître Breckinridge, dont les discours avaient bien desfois attiré une foule nombreuse sur des bancs grossiers, pendantque les sièges confortables de l’église restaient déserts, fut jetéen prison et son troupeau dispersé.

Quant aux Indépendants, du nombre desquelsétait mon père, ils étaient également sous le coup de la loi, maisils se rendaient à l’assemblée d’Elmsworth.

Mes parents et moi, nous y allions à pied,qu’il plût ou qu’il fît beau, chaque dimanche matin.

Ces réunions furent dispersées plus d’unefois, mais la congrégation était formée de gens si inoffensifs, siaimés, si respectés de leurs voisins, qu’au bout d’un certain tempsles juges de paix finirent par fermer les yeux, et par les laisserpratiquer leur culte, comme ils l’entendaient.

Il y avait aussi, parmi-nous, des Papistes,qui étaient obligés d’aller jusqu’à Portsmouth pour entendre lamesse.

Comme vous le voyez, si petit que fut notrevillage, il représentait en miniature le pays entier, car nousavions nos sectes et nos factions, et toutes n’en étaient que plusâpres, pour être renfermées dans un espace aussi étroit.

Mon père, Joseph Clarke, était plus connu dansla région sous le nom de Joe Côte-de-fer, car il avait servi, en sajeunesse, dans la troupe d’Yaxley qui avait formé le fameuxrégiment de cavalerie d’Olivier Cromwell.

Il avait prêché avec tant d’entrain, ils’était battu avec tant de courage, que le vieux Noll en personnele tira des rangs après la bataille de Dunbar, et l’éleva au gradede cornette.

Mais le hasard fit que quelque temps après,comme il avait engagé une discussion avec un de ses hommes au sujetdu mystère de la Trinité, cet individu, qui était un fanatique àmoitié fou, frappa mon père à la figure, et celui-ci rendit lecompliment avec un coup d’estoc de son sabre, qui envoya sonadversaire se rendre compte en personne de la vérité de sesdires.

Dans la plupart des armées, on aurait admisque mon père était dans son droit en punissant séance tenante unacte d’indiscipline aussi scandaleux ; mais les soldats deCromwell se faisaient une si haute idée de leur importance et deleurs privilèges qu’ils s’offenseront de cette justice sommaireaccomplie sur leur camarade.

Mon père comparut devant un conseil de guerre,et il est possible qu’il aurait été offert en sacrifice pourapaiser la fureur de la soldatesque, si le Lord Protecteur n’étaitintervenu et n’avait réduit la punition au renvoi de l’armée.

En conséquence, le cornette Clarke se vitenlever sa cotte de buffle et son casque d’acier.

Il s’en retourna à Havant et s’y établitnégociant en cuirs et tanneur, ce qui priva le Parlement du soldatle plus dévoué qui eût jamais porté l’épée à son service.

Voyant qu’il prospérait dans son commerce, ilépousa Marie Shopstone, jeune personne attachée à l’Église, et moi,Micah Clarke, je fus le premier gage de leur union.

Mon père, tel que je le trouve dans mespremiers souvenirs, était de stature haute et droite.

Il avait de larges épaules et une puissantepoitrine.

Sa figure était accidentée et rude, avec degros traits durs, des sourcils en broussaille et saillants, le nezfort, large, charnu, de grosses lèvres qui se contractaient et serentraient quand il était en colère.

Ses yeux gris étaient perçants, de vrais yeuxde soldat, et cependant je les ai vu s’éclairer d’un bon sourire,d’un pétillement joyeux.

Sa voix était terrible et propre à inspirer lacrainte à un point que je n’ai jamais su m’expliquer.

Je n’ai pas de peine à croire ce que j’aiappris, que quand il chantait le centième Psaume à cheval parmi lesbonnets bleus, à Dunbar, sa voix dominait le son des trompettes, lebruit des coups de feu, comme le roulement grave d’une vague contreun brisant.

Mais bien qu’il possédât toutes les qualitésnécessaires pour devenir un officier de distinction, il renonça àses habitudes militaires, en rentrant dans la vie civile.

Grâce à sa prospérité et à la fortune qu’ilavait acquise, il aurait fort bien pu porter l’épée.

Au lieu de cela, il avait un petit exemplairede la Bible logé dans sa ceinture, à l’endroit où les autressuspendent leurs armes.

Il était sobre et mesuré en ses propos, etmême au milieu de sa famille, il lui arrivait rarement de parlerdes scènes auxquelles il avait pris part, où des grands personnagestels que Fleetwood et Harrison, Blake et Ireton, Desborough etLambert, dont quelques-uns étaient comme lui simples soldats,lorsque les troubles éclatèrent.

Il était frugal dans sa nourriture, fuyant laboisson, et ne s’accordait d’autre plaisir que ses trois pipesquotidiennes de tabac d’Oroonoko, qu’il gardait dans une jarrebrune près du grand fauteuil de bois, à gauche de la cheminée.

Et cependant, malgré toute la réserve qu’ils’imposait, il arrivait parfois que l’homme de jadis se fit jour enlui, et éclata en un de ses accès que ses ennemis appelaient dufanatisme, ses amis de la piété, et il faut bien reconnaître quecette piété-là avait tendance à se manifester sous une formefarouche et emportée.

Et quand je remonte dans mes souvenirs, deuxou trois incidents y reparaissent avec un relief si net et si clairque je pourrais les prendre pour des scènes tout récemment vues authéâtre, alors qu’elles datent de mon enfance, d’une soixantained’années, et de l’époque où régnait Charles II.

Quand survint le premier incident, j’étais sijeune, que je ne puis me rappeler ni ce qui le précéda, ni ce quile suivit immédiatement.

Il se planta dans ma mémoire parmi bien deschoses qui en ont disparu depuis.

Nous étions tous à la maison, par une lourdesoirée d’été, quand nous entendîmes un roulement de timbales, unbruit de fers de chevaux, qui amenèrent sur le seuil mon père et mamère.

Elle me portait dans ses bras pour que jepuisse mieux voir.

C’était un régiment de cavalerie, qui serendait de Chichester à Portsmouth, drapeau au vent, musiquejouant, et c’était le plus attrayant coup d’œil qu’eussent jamaisvu mes yeux d’enfant.

J’étais plein d’étonnement, d’admiration encontemplant les chevaux au poil lustré, à l’allure vive, lesmorions d’acier, les chapeaux à plumes des officiers, les écharpeset les baudriers.

Je ne croyais avoir jamais vu une aussi belletroupe réunie, et dans mon ravissement je battis des mains, jepoussai des cris.

Mon père sourit gravement, et me prit des brasde ma mère :

– Hé ! dit-il, mon garçon ; tu es unfils de soldat, et tu devrais avoir assez de jugement pour ne paslouer une cohue pareille. Est-ce que tout enfant que tu es, tu nevois pas que leurs armes sont mal fourbies, que leurs éperons defer sont rouillés, leurs rangs sans ordre ni cohésion ? Et ilsn’ont pas envoyé en avant d’eux d’éclaireurs ainsi que cela doit sefaire, même en temps de paix, et leur arrière-garde a des traînardsd’ici à Bedhampton…

« Oui, reprit-il en brandissant son longbras dans la direction des soldats, et les interpellant, vous êtesdu blé mûr pour la faucille et qui n’attend plus que lesmoissonneurs.

Plusieurs d’entre eux tirèrent sur les rênes àcette soudaine explosion.

– Jack, un bon coup sur le crâne tondu de cecoquin, cria l’un d’eux, on faisant faire demi-tour à soncheval.

Mais il y avait dans la figure de mon pèrequelque chose qui fit reculer l’homme, et il rentra dans les rangssans avoir fait ce qu’il disait.

Le régiment défila à grand fracas sur laroute.

Ma mère posa ses mains fines sur le bras demon père et apaisa par ses gentillesses et ses caresses le démonendormi qui s’était réveillé en lui.

En une autre occasion que je puis me rappeler– c’était quand j’avais sept ou huit ans – sa colère éclata d’unefaçon plus dangereuse dans ses effets.

Je jouais autour de lui un après-midi deprintemps pendant qu’il travaillait dans la cour de la tannerie,lorsque par la porte ouverte entrèrent, en se dandinant, deux beauxmessieurs aux revers d’habit dorés, et des cocardes coquettementfixées sur le côté de leurs tricornes.

Ainsi que je l’appris plus tard, c’étaient desofficiers de la flotte qui passaient par Havant, et nous voyantoccupés dans la cour, ils étaient entrés pour nous demander desrenseignements sur leur route.

Le plus jeune des deux aborda mon père, etcommença l’entretien par un grand fracas de mots qui étaient pourmoi de l’hébreu ; mais maintenant je me souviens que c’étaitune série de ces jurons qui sont communs dans la bouche d’unmarin.

Et pourtant que des gens qui sont sans cesseexposés à comparaître devant le Tout-Puissant s’égarassent au pointde l’insulter, cela fut toujours un mystère pour moi !

Mon père, d’un ton rude et sévère, l’invita àparler avec plus de respect des choses saintes.

Sur quoi les deux hommes lâchèrent la bride àleur langue, et traitèrent mon père de farceur prédicant, deJacquot presbytérien à figure de cafard.

Je ne sais ce qu’ils auraient dit encore, carmon père saisit le gros couteau dont il se servait pour lisser lescuirs, et s’élançant sur eux, il l’abattit sur le côté de la têtede l’un deux, avec une telle force que sans la dureté de sonchapeau, l’homme eût été hors d’état de lancer désormais desjurons.

En tout cas, il tomba comme une bûche sur lespierres de la cour, pendant que son camarade dégainait vivement sarapière et portait une botte dangereuse.

Mais mon père, qui avait autant d’agilité quede vigueur, fit un bond de côté, et abattant sa massue sur le brastendu de l’officier, il le brisa comme il aurait fait d’un tuyau depipe.

Cette affaire ne fit pas peu de bruit, carelle survint à l’époque ou ces archi-menteurs, Oates, Bedloe etCarstairs troublaient l’esprit public par leurs histoires decomplot, et où l’on s’attendait à voir des émeutes d’une façon oùde l’autre éclater dans le pays.

Au bout de peu de jours, tout le Hampshireparlait du tanneur séditieux de Havant qui avait cassé la tête etle bras à deux serviteurs de Sa Majesté.

Toutefois une enquête démontra qu’il n’y avaitrien dans l’affaire qui ressemblait à de la déloyauté, et lesofficiers ayant reconnu qu’ils avaient été les premiers à parler,les juges de paix se bornèrent à punir mon père d’une amende et àlui faire prendre l’engagement de rester désormais tranquillependant une période de six mois.

Je vous conte ces faits pour que vous puissiezvous faire une idée de la piété farouche et grave dont étaientanimés non seulement votre ancêtre, mais encore la plupart deshommes qui avaient été formés dans les troupes du Parlement.

Par bien des côtés, ils ressemblaientdavantage à ces Sarrasins fanatiques, qui croient à la conversionpar le glaive, qu’aux disciples d’une croyance chrétienne.

Mais ils ont ce grand mérite d’avoir mené pourla plupart une vie pure et recommandable, car ils pratiquaient avecrigueur les lois qu’ils auraient volontiers imposées aux autres àla pointe de l’épée.

Sans doute, il y en eut dans ce grand nombrequelques-uns, pour qui la piété n’était que le masque del’ambition, et d’autres qui pratiquaient en secret ce qu’ilscondamnaient en public, mais il n’est point de cause, si bonnequ’elle soit, qui n’ait des parasites hypocrites de cettesorte.

Ce qui prouve que la grande majorité de cesSaints, ainsi qu’ils se qualifiaient eux-mêmes, étaient des gens devie régulière, craignant Dieu, c’est ce fait qu’après lelicenciement de l’armée républicaine, les vieux soldatss’empressèrent de se remettre au travail dans tout le pays, etqu’ils laissèrent leur empreinte partout où ils allèrent, grâce àleur industrie et à leur valeur.

Il existe en Angleterre plus d’une opulentemaison de commerce, à l’heure actuelle, qui peut faire remonter sonorigine à l’économie et à la probité d’un simple piquier d’Iretonou de Cromwell.

Mais pour mieux nous faire comprendre lecaractère de votre arrière grand-père, je vous conterai un incidentqui montre combien étaient ardentes et sincères les émotionsauxquelles étaient dues les crises violentes que j’ai décrites.

À cette époque, j’avais environ douze ans.

Mes frères, Hosea et Ephraïm, en avaientrespectivement neuf et sept ; la petite Ruth ne devait pas enavoir plus de quatre.

Le hasard avait amené chez nous un prédicateurambulant des Indépendants, et ses enseignements religieux avaientrendu mon père sombre et excitable.

Un soir, je m’étais couché comme d’habitude,et je dormais profondément, côte à côte avec mes deux frères,lorsque nous fûmes réveillés et nous reçûmes l’ordre dedescendre.

Nous nous habillâmes à la hâte.

Nous suivîmes mon père dans la cuisine, où mamère, pâle, effarée, était assise, tenant Ruth sur ses genoux.

– Réunissez-vous autour de moi, mes enfants,dit-il d’une voix profonde et solennelle, afin que nous puissionsparaître tous ensemble devant le Trône. Le Royaume du Seigneur estproche ; oh ! tenez-vous prêts à l’accueillir. Cette nuitmême, mes bien-aimés, vous Le verrez dans sa splendeur,avec les Anges et les Archanges dans leur puissance et leur gloire.À la troisième heure, il viendra, à cette troisième heure quis’approche de nous.

– Cher Joe, dit ma mère, d’un ton câlin, tut’épouvantes toi-même et tu terrifies les enfants hors de propos.S’il est certain que le Fils de l’Homme vient, qu’importe que noussoyons levés ou couchés ?

– Silence, femme, répondit-il d’une voixsévère, n’a-t-il pas dit qu’il viendrait dans la nuit comme unlarron, et que c’est à nous d’être en attente. Joignez-vous donc àmoi en de continuelles prières, pour que nous soyons là en costumede fiançailles. Rendons-lui grâce pour la bonté qu’il nous atémoignée en nous avertissant par la voix de son serviteur. Ô Dieugrand, jette un regard sur ce petit troupeau et conduis-le aubercail. Ne mêle pas le peu de grain au grand amas de paille. Ôpère miséricordieux, vois avec clémence mon épouse, et pardonne-luila faute de l’Érastianisme, vu qu’elle n’est qu’une femme, et peuen état de rompre les chaînes de l’Antéchrist dans lesquelles elleest née. Et ceux-ci, pareillement, mes jeunes enfants, Michée etHosea, et Ephraïm et Ruth, dont les noms mêmes sont ceux de tesfidèles serviteurs d’autrefois. Oh ! place-les cette nuit à tadroite.

C’est ainsi qu’il priait, dans un flot emportéde paroles ardentes ou touchantes, qu’il se tordait prosterné surle sol, en la véhémence de ces supplications, pendant que nous,pauvres mignons tremblants, nous nous serrions contre les jupes denotre mère, et que nous regardions avec épouvante sa figurebouleversée, à la faible lumière de la modeste lampe à huile.

Soudain retentit la sonnerie de l’horlogetoute neuve de l’église, pour nous apprendre que l’heure étaitvenue.

Mon père se releva brusquement, courut à lafenêtre, regarda au dehors, les yeux brillants de l’attente, versles cieux étoilés.

Évoquait-il une vision à son cerveau excité,ou bien le flot des sensations qui l’assaillirent en voyant que sonattente était vaine, était-il trop violent pour lui ?

Il leva ses longs bras, jeta un cri rauque ettomba à la renverse, l’écume aux lèvres, les membres agités par dessecousses.

Durant une heure et plus, ma pauvre mère etmoi, nous fîmes tous nos efforts pour le calmer, pendant que lespetits pleurnichaient dans un coin.

À la fin, il se redressa en chancelant, et dequelques mots brefs entrecoupés, il nous renvoya dans noschambres.

Depuis cette époque, je ne l’ai jamais entendufaire allusion à ce sujet, et il ne nous apprit à aucune époquepour quelle raison il avait cru fermement que le secondadvent devait se produire cette nuit-là.

Mais j’ai été informé depuis que leprédicateur qui logeait chez nous était un de ceux qu’on nommaitalors les hommes de la Cinquième Monarchie, et que cette secteétait particulièrement sujette à répandre des avertissements decette sorte.

Je ne doute pas que des propos tenus par luin’aient fait entrer cette idée dans la tête de mon père et que sonardent naturel n’ait fait le reste.

Tel était donc votre arrière-grand-père, JoeCôte-de-fer.

J’ai jugé à propos de retracer ces traits àvos yeux, conformément au principe selon lequel les actes parlentplus haut que les mots.

J’estime que quand on décrit le caractère d’unhomme, il vaut mieux citer des exemples de ses façons d’agir queparler en termes vagues et généraux.

Si j’avais dit qu’il était farouche en sareligion, qu’il était sujet à d’étranges crises de piété, celangage aurait pu ne faire sur vous qu’une faible impression, maisaprès que vous aurez entendu conter son algarade avec les officiersdans la cour de la tannerie, et l’ordre qu’il nous donna, au milieude la nuit, d’attendre le second advent, vous êtes en étatde juger par vous mêmes jusqu’à quelles extrémités sa croyancepouvait l’entraîner.

D’autre part, il s’entendait parfaitement auxaffaires.

Il se montrait probe et même large dans sesrelations.

Il avait le respect de tous et l’affectiond’un petit nombre, car il était d’un naturel trop concentré pourfaire naître beaucoup d’affection.

Pour nous il était un père plein de sévéritéet de rigueur, et nous punissait rudement de tout ce qu’ildésapprouvait dans notre conduite.

Il avait une provision de proverbes de cegenre : « Rassasiez un enfant, et donnez à satiété à unjeune chien, et ni l’un ni l’autre ne feront un effort » oubien : « Les enfants sont des soucis certains et desconsolations incertaines » et il s’en servait pour modérer lesimpulsions plus indulgentes de ma mère.

Il ne pouvait souffrir de nous voir jouer autric-trac sur l’herbe, ou danser le samedi soir avec les autresenfants.

Quant à ma mère, excellente créature, c’étaitson influence calmante, pacifiante qui retenait mon père dans decertaines bornes et qui adoucissait sa sévère discipline.

Et vraiment il était rare qu’en ses momentsles plus sombres, il ne fût calmé par le contact de cette main sidouce, que son esprit ardent ne fut apaisé par le son de cettevoix.

Elle appartenait à une famille de gens del’Église, et elle tenait à sa religion avec une force tranquille, àl’épreuve de tout ce qu’on pouvait tenter pour l’en détourner.

Je me figure qu’à une certaine époque son mariavait beaucoup raisonné avec elle sur l’Arminianisme, sur le péchéde simonie, mais qu’il avait reconnu l’inutilité de sesexhortations, et laissé-là ces sujets, excepté en de très raresoccasions.

Toutefois bien que fervente pour l’Épiscopat,elle était restée profondément Whig et ne permettait jamais que sonloyalisme envers le trône obscurcît son jugement sur les actes dumonarque qui l’occupait.

Il y a cinquante ans, les femmes étaientbonnes ménagères, et elle se distinguait parmi les meilleures.

Quand on voyait ses manchotes immaculées, sontablier d’une blancheur de neige, on avait peine à croire qu’ellefût une rude travailleuse.

Seules la bonne tenue de la maison, lapropreté des chambres exemptes de toute poussière, démontrait sonactivité.

Elle composait des remèdes, des eaux pour lesyeux, des poudres et compositions, du cordial et du persicot, ou dunoyau de pêche, de l’eau de fleur d’oranger, de l’eau de vie decerise, chaque chose en son temps, et le tout dans laperfection.

Elle s’entendait également en herbes et ensimples.

Les villageois et les travailleurs des champsaimaient mieux la consulter sur leurs indispositions que d’allertrouver le docteur Jackson, de Purbrook, qui ne prenait jamaismoins d’une couronne d’argent pour composer un remède.

Dans tout le pays, il n’y avait pas de femmequi fût l’objet d’un respect, d’une estime mieux mérités, de lapart de ses supérieurs et de ses inférieurs.

Tels étaient mes parents, d’après lessouvenirs de mon enfance.

Quand à moi, je laisserai mon récit expliquerle développement de mon caractère.

Mes frères et ma sœur étaient tous de solidesbambins campagnards, aux figures brunies, sans autre particularitébien marquée qu’un penchant à jouer de mauvais tours, modéré par lacrainte de leur père.

Eux et notre servante Marthe composèrent toutenotre maisonnée pendant ces années de jeunesse première où l’âmeflexible de l’enfant s’affermit pour former le caractère de l’hommefait.

Quelle influence ces choses exercèrent-ellessur moi, c’est ce que je dirai dans une séance future, et si jevous ennuie en vous les rapportant, il vous faudra songer que jeraconte ces choses pour votre profit plutôt que pour votreamusement et qu’il peut vous être utile, dans votre voyage àtravers la vie, de savoir comment un autre y a cherché son cheminavant vous.

II – Je suis envoyé à l’école. Je laquitte.

D’après les influences domestiques que j’aidécrites, on n’aura pas de peine à croire que mon jeune esprit sepréoccupait beaucoup des choses de la religion, d’autant plus quemon père et ma mère avaient à ce sujet des vues différentes.

Le vieux soldat puritain était convaincu quela Bible seule contenait tout ce qui est nécessaire pour le salut,et que s’il est avantageux que les hommes doués de sagesse oud’éloquence développent les Écritures à leurs frères, il n’est pasdu tout nécessaire, il est même plutôt nuisible qu’il existe uncorps organisé de ministres ou d’évêques, prétendant à desprérogatives spéciales, ou s’arrogeant le rôle de médiateurs entrela créature et le créateur.

Il professait le plus amer mépris à l’égarddes opulents dignitaires de l’Église, qui se rendaient en carrosseà leurs cathédrales pour y prêcher les doctrines de leur Maître,alors que celui-ci usait ses sandales à parcourir pédestrement lescampagnes.

Il n’était pas plus indulgent envers cesmembres pauvres du clergé qui fermaient les yeux sur les vices deleurs protecteurs, afin de s’assurer une place à la table deceux-ci, et qui restaient tout une soirée à entendre des proposscandaleux plutôt que de dire adieu aux tartes, au fromage et auflacon de vin.

L’idée que de tels hommes représentassent lareligion faisait horreur à son esprit, et il n’accordait pas mêmeson adhésion à cette forme de gouvernement ecclésiastique chère auxPresbytériens, et dans laquelle une assemblée générale desministres dirige les affaires de leur Église.

Selon son opinion, tous les hommes étaientégaux aux yeux du Tout-Puissant, et aucun d’eux n’avait le droit deréclamer une place plus élevée que son voisin dans les questions dereligion.

Le Livre avait été écrit pour tous.

Tous étaient également capables de le lire,pourvu que leur esprit fût éclairé par le Saint-Esprit.

D’un autre côté, ma mère soutenait quel’essence même de toute Église était la possession d’unehiérarchie, avec une échelle graduée d’autorités en elle-même, leRoi au sommet, les archevêques au-dessous de lui, et ayant autoritésur les Évêques, et ainsi de suite on passant par les ministrespour aboutir aux simples ouailles.

Telle était d’après elle, l’Église dès sapremière institution, et aucune religion dépourvue de cescaractères ne saurait prétendre qu’elle est la vraie. À ses yeux lerituel avait une importance égale à celle de la morale.

S’il était permis au premier commerçant, aupremier fermier venu, d’inventer des prières, de modifier leservice au gré de sa fantaisie, il serait impossible de conserverla doctrine chrétienne dans sa pureté.

Elle admettait que la Religion est fondée surla Bible, mais la Bible est un livre qui renferme bien del’obscurité, et à moins que cette obscurité ne soit dissipée par unserviteur de Dieu élu et consacré selon les règles, par un hommequi descend en droite ligne des disciples, toute la sagesse humaineest insuffisante pour l’interpréter droitement.

Ma mère occupait cette position.

Ni discussions ni prières n’étaient capablesde l’en déloger.

La seule question de croyance sur laquelle mesdeux parents étaient d’accord et avaient la même ardeur, c’étaitleur commune aversion et leur défiance à l’égard des cérémonies duculte de l’Église Romaine, et sur ce point la femme, disciplefidèle de l’Église, n’était pas moins décidée que le fanatiqueIndépendant.

En ces temps de tolérance, il peut vousparaître étrange que les adhérents de cette vénérable croyanceaient été en butte à tant de malveillance de la part de plusieursgénérations successives d’Anglais.

Nous reconnaissons aujourd’hui qu’il n’y a pasde citoyens plus utiles ou plus loyaux que nos frères catholiques,et Mr Alexandre Pope, ou tout autre Papiste d’importance n’est pastenu en plus mince estime à raison de sa religion que ne le futWilliam Penn pour son quakerisme, sous le règne de Jacques.

Nous avons grand-peine à croire que desgentilshommes, comme Lord Stafford, des ecclésiastiques commel’archevêque Plunkett, des membres des Communes comme Langhorne etPickering aient été traînés à la mort sur le témoignage des gensles plus vils, sans qu’une voix se soit élevée en leur faveur, ou àcomprendre comment on a pu regarder comme un acte de patriotisme,pour un Anglais, de porter sous son manteau un fouet garni deplomb, pour menacer ses paisibles voisins, qui n’étaient pas de sonopinion en matière de doctrine.

Ce fut une longue folie qui heureusement adisparu de nos jours, ou qui du moins se manifeste plus rarement etsous une forme plus bénigne.

Si sot que cela parût, cela s’expliquait pardes raisons de quelque poids.

Vous avez sans doute lu qu’un siècle avant manaissance le grand royaume d’Espagne se développa et prospéra.

Ses navires couvraient toutes les mers.

Ses troupes remportaient la victoire partoutoù-elles se montraient.

Cette nation était à la tête de l’Europe dansles lettres, dans l’érudition, dans tous les arts de la guerre etde la paix.

Vous avez aussi entendu parler desdispositions hostiles qui existaient entre cette grande nation etnous-mêmes, et conter comment nos coureurs d’aventures harassaientses possessions d’au-delà de l’Atlantique, et comment elle exerçaitdes représailles en faisant brûler par sa diabolique Inquisitiontous ceux de nos marins qu’elle pouvait prendre, en menaçant noscôtes tant de Cadix que de ses provinces des Pays-Bas.

La querelle s’échauffa tellement que lesautres nations se tinrent à l’écart, ainsi que j’ai vu les gensfaire de la place pour les tireurs d’épée à Hockley-dans-le-Trou,si bien que le géant espagnol et la robuste petite Angleterre setrouvèrent face à face pour vider leur querelle.

Pendant tout ce temps, ce fut en champion duPape et en vengeur des injures de l’Église Romaine que se posa leroi Philippe.

Il est vrai que Lord Howard et bien d’autresgentilshommes de l’ancienne religion se battirent bravement contreles Castillans, mais il était impossible au peuple d’oublier que laRéforme avait été le drapeau sous lequel il avait triomphé, et quele Pape avait donné sa bénédiction à nos ennemis.

Puis, ce fut la tentative cruelle et insenséeque fit Marie pour imposer une croyance qui n’avait plus nossympathies, et aussitôt après elle, une autre grande Puissancecatholique du continent menaça nos libertés.

La force croissante de la France provoqua enAngleterre une hostilité proportionnelle au Papisme, hostilité quiatteignit son plus haut degré, lorsque vers l’époque de mon récit,Louis XIV nous menaça d’une invasion, et cela au moment même ou laRévocation de l’Édit de Nantes mettait en lumière son espritd’intolérance à l’égard de la doctrine qui nous était chère.

L’étroit Protestantisme de l’Angleterre étaitmoins un sentiment religieux qu’une réponse patriotique à labigoterie agressive de ses ennemis.

Nos compatriotes catholiques étaientimpopulaires, non pas tant parce qu’ils croyaient à laTranssubstantiation qu’à raison de ce qu’ils étaient injustementsoupçonnés de pactiser avec l’Empereur ou avec le Roi deFrance.

Maintenant que nos victoires ont faitdisparaître toute crainte d’une attaque, nous avons heureusementrenoncé à cette âpre haine religieuse sans laquelle les mensongesd’Oates et de Dangerfield auraient été vains.

Au temps de ma jeunesse, des causesparticulières avaient enflammé cette hostilité et l’avaient rendued’autant plus âcre qu’il s’y mêlait un grain d’effroi.

Aussi longtemps que les catholiques furent àl’état d’obscure faction, on put les négliger mais vers la fin durègne de Charles II, lorsqu’il parut absolument certain qu’unedynastie catholique allait monter sur le trône, que le catholicismeserait la religion de la Cour et l’échelle pour monter auxdignités, on sentit que le jour approchait où il tirerait vengeancede ceux qui l’avaient foulé aux pieds dans le temps où il étaitsans défense.

L’Église d’Angleterre qui a besoin du Roicomme l’arc de sa clef ; la noblesse dont les domaines et lescoffres s’étaient enrichis du pillage des abbayes ; lapopulace chez qui les notions au sujet du papisme étaient associéesà celles d’instruments de torture, du martyrologe de Fox, ne futpas moins troublées.

Et l’avenir n’avait rien de rassurant pournotre cause.

Charles était un protestant des plus tièdes,et même, au lit de mort, il prouva qu’il n’était pas protestant dutout.

Il n’y avait plus aucune probabilité pourqu’il eût une descendance légitime.

Le duc d’York, son frère cadet, était doncl’héritier du trône.

On le savait Papiste austère et borné.

Son épouse, Marie de Modène, était aussibigote que lui.

S’ils avaient des enfants, il était hors dedoute qu’ils seraient élevés dans la religion de leurs parents, etqu’une lignée de rois catholiques occuperait le trôned’Angleterre.

Et c’était une perspective intolérable tantpour l’Église, telle que la représentait ma mère, que pour lesnon-conformistes, personnifiés par mon père.

Je vous ai raconté toute cette histoireancienne parce que vous vous apercevrez, à mesure que j’avance dansmon récit, que cet état de choses finit par causer dans toute lanation un bouillonnement, une fermentation telle que moi-même, unsimple jeune campagnard, je fus entraîné par le tourbillon, et quependant toute ma vie j’en ressentis l’influence.

Si je ne vous indiquais pas avec clarté lasuite des événements, vous auriez grand-peine à comprendre lesinfluences qui produisirent un tel effet sur ma carrièreentière.

En attendant je tiens à vous rappeler quequand le roi Jacques monta sur le trône, ce fut au milieu dusilence boudeur d’un grand nombre de ses sujets, et que mon père etma mère étaient au même degré de ceux qui souhaitaient avec ardeurune succession protestante.

Ainsi que je l’ai déjà dit, mon enfance futtriste.

De temps à autre, quand il y avait par hasardune foire à Portsdown Hell, ou quand passait un montreur decuriosités avec son théâtre portatif, ma bonne mère prélevait surl’argent du ménage un ou deux pence qu’elle me glissait dans lamain, et mettant le doigt sur ses lèvres pour m’avertir d’êtrediscret, elle m’envoyait voir le spectacle.

Mais ces distractions étaient des plusrares.

Elles laissaient dans mon esprit des traces siprofondes que quand j’eus atteint ma seizième année, j’aurais pucompter sur mes doigts tout ce que j’avais vu.

C’était William Harker, l’homme fort, quisoulevait la jument rouanne du fermier Alcott.

C’était Tobie Lawson, le nain, capabled’entrer tout entier dans une jarre à conserves.

Je me rappelle fort bien ces deux-là à causede l’admiration qu’ils firent naître dans ma jeune âme.

Puis, c’était la pièce jouée par desmarionnettes, l’Île Enchantée avec Mynheer Munster, des Pays-Bas,qui pirouettait sur la corde raide tout en jouant mélodieusement dela virginale.

En dernier lieu, mais au premier rang dans monestime, venait la grande représentation à la foire de Portsdown,intitulé : « La véridique et antique histoire deMandlin, fille du Marchand de Bristol, et de son amant Antonio,comment ils furent jeté sur les côtes de Barbarie, où l’on voit lesSirènes flottant sur la mer, chantant dans les rochers, et leurprédisant les dangers. »

Cette petite pièce me causa un plaisirinfiniment plus vif que je n’en éprouvai bien des années après, enassistant aux pièces les plus célèbres de Mr Congrève et de MrDryden, bien qu’elles fussent jouées par Kynaston, Betterton ettoute la Compagnie du Roi.

Je me souviens qu’une fois, à Chichester, jepayai un penny pour voir le soulier gauche de Madame Putiphar, maisil ressemblait à n’importe quel vieux soulier, et était d’unepointure telle qu’il eût chaussé la femme du montreur.

Plus d’une fois j’ai regretté que mon penny nefut tombé entre les mains des coquines.

Il y avait toutefois d’autres spectacles dontla vue ne me coûtait rien, et qui cependant étaient plus réels, etplus intéressants sous tous les rapports que ceux qu’il fallaitpayer.

De temps à autre, un jour de congé, j’avais lapermission de descendre à Portsdown.

Une fois même, mon père m’y mena àcalifourchon devant lui sur son cheval.

J’y errai avec lui par les rues, le regardémerveillé, admirant les choses singulières qui m’entouraient.

Les murailles et les fossés, les portes et lessentinelles, la longue Grande Rue avec les grands édifices dugouvernement, le bruit incessant des tambours, le son aigu destrompettes, tout cela faisait battre plus vite mon petit cœur sousma jaquette de layette.

Il y avait à Portsdown la maison où, trenteans auparavant, l’orgueilleux duc de Buckingham avait été frappépar le poignard de l’assassin.

Il y avait aussi l’habitation du gouverneur,et je me rappelle que pendant que je regardais, il y arrivait àcheval, la figure rouge et colérique, avec un nez tel qu’il sied àun gouverneur, sa poitrine toute chamarrée d’or.

– Ne voilà-t-il pas un bel homme ?dis-je, en levant les yeux vers mon père.

Il rit et enfonça son chapeau sur sesyeux.

– C’est la première fois, dit-il, que j’ai vuen face Sir Ralph Lingard, mais j’ai vu son dos à la bataille dePreston. Ah ! mon garçon, avec son air fier, s’il voyaitseulement le vieux Noll entrer par la porte, il ne croirait pasau-dessous de lui de sortir par la fenêtre.

Le résonnement de l’acier, la vue d’unjustaucorps de buffle ne manquaient jamais d’éveiller dans le cœurde mon père l’amertume des Têtes-Rondes.

Mais il y avait d’autres choses à voir àPortsmouth que les habits rouges et leur gouverneur.

C’était le second port du royaume, aprèsChatham, et il y avait toujours un nouveau navire de guerre toutprêt sur les étais.

Il s’y trouvait alors une escadre de la marineroyale.

Parfois la flotte entière était réunie àSpithead.

Alors les rues étaient pleines de matelots,dont les figures étaient aussi brunes que l’acajou, avec des queuesde cheveux aussi raides, aussi dures que leurs coutelas.

Les voir déambuler d’un pas balançant, écouterleur langage étrange et piquant, leurs récits sur les guerres deHollande, était pour moi un régal des plus fins, et plus d’unefois, quand j’étais seul, je me suis attaché à un de leurs groupes,et j’ai passé la journée à aller de taverne en taverne.

Toutefois il arriva une fois que l’un d’eux mepressa de partager son verre de vin des Canaries, et ensuite parsimple malice, me persuada d’en avaler un second.

Il en résulta que je revins à la maison, horsd’état de parler, dans la charrette du voiturier, et que depuislors il ne me fut plus permis d’aller seul à Portsdown.

Mon père fut moins scandalisé de cet incidentque je ne m’y étais attendu, et il rappela à ma mère que Noés’était laissé surprendre d’une façon analogue.

Il conta aussi qu’un certain chapelaind’armée, nommé Quant, du régiment de Desborough, ayant vidéplusieurs bouteilles de bière de Mumm, après une journée chaude etsèche, s’était mis à chanter certaines chansons peu édifiantes, età danser d’une façon qui ne convenait point à sa professionsacrée.

Il expliqua dans la suite que des égarementsde ce genre ne devaient point être regardés comme des fautesindividuelles, mais plutôt comme des obsessions proprement dites del’Esprit mauvais, qui s’ingéniait ainsi à donner du scandale auxfidèles, et choisissait pour cela les hommes les plus saints.

Cette manière ingénieuse d’excuser lechapelain d’armée mit mon dos en sûreté, car mon père, quiapprouvait l’axiome de Salomon, exerçait une grosse verge debouleau et un bras vigoureux sur tout ce qui lui paraissaits’écarter de la bonne voie.

Depuis l’époque où j’appris mes lettres dansle syllabaire sur les genoux de ma mère, je fus toujours avided’accroître mes connaissances.

Jamais il ne passait à ma portée quelque chosed’imprimé sans que j’en fisse mon profit, avec empressement.

Mon père poussait la haine sectaire del’instruction à un point tel qu’il ne supportait pas chez lui laprésence de livres non religieux.

Dès lors, je ne pouvais m’approvisionnerqu’auprès d’un ou deux de mes amis du village, qui me prêtaient unvolume après l’autre de leurs petites bibliothèques.

Je les emportais sous ma chemise et ne les entirais que quand j’avais réussi à m’esquiver dans la campagne, pourm’y cacher dans les hautes herbes, ou la nuit quand brûlait encorela mèche de roseau, et que le rondement de mon père m’avertissaitque je ne courais pas le risque d’être surpris par lui.

Ce fut ainsi que j’approfondis « DonBellianis de Grèce » et « Les SeptChampions » puis les « Jeux d’esprit »de Tarleton, et autres livres de cette espèce, jusqu’à ce que jefusse en état de goûter la poésie de Waller et de Herrick, ou lespièces de Massinger et de Shakespeare.

Quelles étaient douces, les heures, où ilm’était permis de laisser là toutes les questions de libre-arbitreet de prédestination, de rester étendu, les talons en l’air parmile trèfle odorant, à écouter le vieux Chaucer qui me narrait lacharmante histoire de la résignée Grisel, à pleurer sur la chasteDesdémone, à gémir sur la fin prématurée de son vaillant époux.

Certaines fois, je me levais, l’esprit pleinde cette noble poésie.

Je promenais mes regards sur la pente fleuriede la campagne, que bornaient le miroitement de la mer et lecontour pourpre de l’Île de Wight.

Alors se révélait en moi l’idée que l’ÊtreCréateur de toutes ces choses, l’Être qui avait donné à l’homme lafaculté d’exprimer ces belles pensées, n’était point la propriétéde telle ou telle secte, qu’il était le père de tous les petitsenfants qu’il avait envoyés prendre leurs ébats sur ce beau terrainde jeux.

J’éprouvais de la peine, et j’en éprouveencore en songeant qu’un homme aussi sincère, d’un caractère aussiélevé que votre arrière-grand-père, fût enchaîné ainsi par desdogmes de fer.

Pouvait-il croire ainsi que le Créateur étaitchiche de sa miséricorde au point de la refuser auxquatre-vingt-dix-neuf centièmes de ses enfants ?

Après tout, on est ce que vous a faitl’éducation, et si mon père avait une cervelle étroite sur seslarges épaules, il faut du moins lui rendre cette justice dereconnaître qu’il était prêt à tout faire, à tout souffrir pour cequ’il croyait être la vérité.

Mes chers enfants, si vous avez plus delumières, faites en sorte qu’elles vous amarrent à vivreconformément à ces lumières.

Lorsque j’atteignis quatorze ans, et que jefus devenu un garçon aux cheveux d’un blond filasse, à la figurebrunie, je fus expédié dans une petite école privée, àPetersfield.

J’y passai un an, pendant lequel je retournaisà la maison le dernier samedi de chaque mois.

Je n’emportais qu’un maigre assortiment delivres scolaires, outre la Grammaire Latine de Lilly et leTableau de toutes les Religions de l’Univers depuis la Créationjusqu’à nos jours de Rosse.

Ce fut ma mère qui me glissa cet ouvrage commeprésent d’adieu.

Avec ce mince bagage littéraire, j’auraispeut-être été fort en peine, mais heureusement mon maître, MrThomas Chillingworth possédait une bonne bibliothèque, et sefaisait un plaisir de prêter ses livres à ceux de ses élèves quimanifestaient le désir de s’instruire par eux-mêmes.

Grâce à ce bon vieillard, j’acquis nonseulement quelques notions de latin et de grec, mais je trouvai lemoyen de lire un grand nombre d’écrivains classiques dans de bonnestraductions anglaises, et de connaître l’histoire de mon pays etdes autres.

Je me développais rapidement l’esprit et lecorps, quand ma carrière fut brusquement interrompue par unévénement qui ne fut ni plus ni moins que mon expulsion sommaire etignominieuse.

Il faut que je vous apprenne comment survintcette interruption inattendue de mes études.

Petersfield avait toujours été une fortecitadelle de l’Église, car il eût été malaisé de trouver unNon-Conformiste dans ses limites.

Cela venait de ce que la plupart des maisonshabitées étaient la propriété de partisans zélés de l’Église etqu’ils ne permettaient à personne de s’y établir, si l’on n’étaitpas un fidèle de l’Église Établie.

Le curé, nommé Pinfold, devait à cet état dechoses une grande autorité dans la ville.

C’était un homme à la figure fibre, au teintenflammé, aux manières pompeuses, et qui inspirait une certaineterreur aux paisibles habitants.

Je le revois encore, avec son nez crochu, songilet coupé en rond, ses jambes cagneuses, qui semblaient, avoirfléchi sous le poids de l’érudition qu’elles étaient condamnées àporter.

Il marchait lentement, la main droite tendueavec raideur, et faisant sonner sur le pavé le bout ferré de sacanne.

Il avait l’habitude de s’arrêter chaque foisqu’il rencontrait quelqu’un, et d’attendre pour voir si on luiferait le salut auquel il croyait avoir droit, de par sadignité.

Et cette politesse, il ne se figurait pasqu’il dût la rendre, excepté quand il avait affaire à quelque richeparoissien. Si par hasard on venait à l’omettre, il courait aprèsle coupable, agitait sa canne à la figure de celui-ci et exigeaitavec insistance qu’on se découvrît.

Nous autres, les marmots, quand nous lerencontrions dans nos promenades, nous passions près de lui au pasde course, comme une bande de poussins à côté d’un vénérabledindon.

Notre digne maître lui-même semblait disposé às’esquiver par une rue de traverse dès que la majestueuse carruredu curé s’apercevait tanguant de notre côté.

Cet orgueilleux ecclésiastique se piquait deconnaître l’histoire de tous les gens de la paroisse.

Ayant appris que j’étais le fils d’unindépendant, il réprimanda sévèrement Mr Chillingworth pour avoirmanqué de tact en me recevant dans son école.

Et, en effet, il en fallut rien moins que labonne réputation d’orthodoxie de ma mère pour qu’il consentît à nepas exiger mon renvoi.

À l’autre bout du village, il y avait unegrande école de jour.

Il existait une inimitié perpétuelle entre lesécoliers qui la fréquentaient et ceux que dirigeait notremaître.

Personne n’eût pu dire comment la guerreéclata, mais pendant bien des années on se chercha querellemutuellement, et cela finissait par des escarmouches, desalgarades, des embuscades, et une bataille rangée de temps entemps.

On se faisait peu de mal dans ces rencontres,car les armes consistaient l’hiver, en boules de neiges, l’été enpommes de pin ou mottes de terre.

Alors même qu’on s’abordait de plus près,qu’on en venait aux coups de poing, les pires effets se bornaient àquelques contusions, quelques gouttes de sang.

Nos adversaires avaient sur nous lasupériorité du nombre, mais nous avions l’avantage d’être toujoursgroupés, d’avoir un asile sûr pour battre en retraite.

Eux, au contraire, habitaient des maisonséparpillées par toute la paroisse et il leur manquait un centre deralliement.

Un ruisseau, que traversaient deux ponts,passait par le milieu de la ville, et servait de frontière entrenotre territoire et celui de nos ennemis.

L’enfant, qui franchissait un des ponts, setrouvait en pays hostile.

Le hasard fit que dans la première bataillequi suivit mon arrivée à l’école, je me distinguai en attaquantséparément le plus redoutable de nos adversaires, et le frappantavec tant de force qu’il tomba sans pouvoir se relever, et futemporté comme prisonnier par notre troupe.

Cette prouesse établit ma réputation deguerrier, si bien que j’en vins à jouer le rôle de chef de notrearmée, et à être un objet d’envie pour des garçons plus grands quemoi.

Cette promotion chatouilla si bien mon amourpropre, que je me mis en tête de prouver que je la méritais, eninventant des moyens nouveaux et ingénieux pour battre nosadversaires.

Un soir d’hiver, nous apprîmes que nos rivauxse préparaient à nous attaquer à la faveur de la nuit, et qu’ilscomptaient arriver par le pont de planches qui servait rarement, defaçon à n’être pas remarqués de nous.

Ce pont se trouvait presque hors de laville.

Il consistait simplement en une grosse poutre,sans parapet ni appui quelconque, placée là pour la commodité dusecrétaire de la ville, qui demeurait jute en face.

Nous décidâmes qu’on se mettrait en embuscadederrière les broussailles, de notre côté, et qu’on attaquerait àl’improviste les envahisseurs au passage.

Mais au moment de partir, je m’avisai d’uningénieux stratagème qui se pratiquait dans les guerresd’Allemagne, ainsi que je l’avais lu.

Je l’expliquai à mes camarades enchantés.

Nous prîmes la scie de Mr Chillingworth, etnous partîmes pour le théâtre des opérations.

Lorsqu’on arriva au pont, tout étaittranquille et silencieux.

Il faisait très noir et très froid, car Noëlapprochait.

Aucun indice ne décelait nos adversaires.

On échangea quelques mots à voix basse, pourse demander qui ferait ce coup hardi, et comme j’avais tropd’orgueil pour proposer une chose que je n’oserais pas exécuter, jepris la scie.

Je m’assis, jambe de çà jambe de là, sur laplanche et l’attaquai à son centre même.

Je me proposais d’en diminuer la résistance aupoint qu’elle pût encore porter le poids d’un corps, mais qu’ellese rompit au moment ou le gros de la troupe ennemie s’y engageraitde façon à les précipiter dans l’eau glacée du ruisseau.

L’eau avait au plus deux pieds de profondeur,de sorte qu’ils en seraient quittes pour la peur et unplongeon.

La fraîcheur de cet accueil les détourneraitpour toujours de nous envahir et établirait ma réputation de chefaudacieux.

Ruben Lockarby, mon lieutenant, fils du pèreJohn Lockarby, qui tenait la Gerbe de blé, rangea nosforces derrière la haie pendant que je manœuvrais la scie avecvigueur et que je coupais presque entièrement la planche.

Je n’éprouvais aucun remords en détruisant lepont, car je m’entendais assez en charpente pour savoir qu’uncharpentier adroit le rétablirait en une heure de travail de tellesorte qu’il fût plus solide que jamais, en dressant un étai sousl’endroit où je l’avais scié.

Lorsqu’enfin la courbure de la planchem’avertit que j’étais allé assez loin, et que la moindre tension laromprait d’un seul coup, je m’en allai en rampant, je pris monposte parmi mes condisciples, et j’attendis l’arrivée del’ennemi.

À peine m’étais-je caché que j’entendis lespas de quelqu’un sur le sentier qui aboutissait au pont.

On se courba derrière le rideau de lahaie.

Nous étions convaincus que ce bruit venaitd’un éclaireur que nos adversaires avaient dépêché en avant.

C’était évidemment un gros gaillard, car sonpas était pesant et lent, et il s’y mêlait un tintement métalliqueauquel nous ne comprenions rien.

Le bruit se rapprocha et nous finîmes parapercevoir une vague silhouette sortir de l’obscurité sur l’autrebord.

Elle s’arrêta un instant pour épier auxalentours.

Puis elle se dirigea vers le pont.

Ce fut seulement quand le personnage mit lepied sur le pont, et s’avança avec précaution pour le traverser,que nous distinguâmes des contours qui nous étaient familiers.

Alors nous comprimes la terrible vérité.

L’individu que nous avions pris pourl’avant-garde ennemie n’était rien moins que le curé Pinfold, etc’était la chute rythmée du bout de sa canne que nous avionsentendu entre chacun de ses pas.

Paralysé par cette vue, nous restâmes là sanspouvoir l’avertir.

Nous n’étions plus qu’une rangée de prunellesimmobiles.

L’orgueilleux ecclésiastique fit un premierpas, un second, un troisième.

Alors on entendit un craquement sonore, et ildisparut au milieu d’un vaste éclaboussement dans le ruisseau aucours rapide.

Il avait dû choir sur le dos, car nousdistinguions au-dessus de la surface la courbe de son ventremajestueux, pendant qu’il se démenait désespérément pour seremettre sur ses pieds. Il parvint enfin à se redresser, et grimpasur le bord pour se secouer tout en lâchant une bordéed’exclamations pieuses et de jurons profanes qui nous fit éclaterde rire malgré notre frayeur.

Nous partîmes sous ses pieds comme une couvéede perdreaux.

Nous gagnâmes au large dans la campagne etrentrâmes dans l’école. Comme vous le pensez bien, nous ne dîmesrien de ce qui s’était passé à notre bon maître.

Mais l’affaire était trop sérieuse pour qu’ilfût possible de l’étouffer.

Le brusque refroidissement fit tourner enquelque sorte la bouteille de vin du Rhin que le curé venait deboire avec le secrétaire de la ville, et il eut une attaque degoutte qui le mit sur le dos pendant une quinzaine de jours.

Pendant ce temps-là, un examen du pont fitreconnaître qu’il avait été scié et une enquête amena à découvrirle rôle en cette histoire des pensionnaires de MrChillingworth.

Pour éviter à l’école une expulsion en massede la ville, je me vis dans la nécessité de me reconnaître à lafois l’inventeur et l’instrument de l’exploit.

Chillingworth était entièrement à ladiscrétion du curé.

Il fut donc forcé de m’adresser en public unelongue homélie – qu’il compensa par des paroles bienveillantesquand il me dit adieu en particulier – et il dut me renvoyersolennellement de l’école.

Jamais je n’ai revu mon vieux maître, car ilmourut peu d’années après, mais j’ai appris que son second filsWilliam dirige encore l’école qui est plus florissante quejamais.

Son fils aîné se fit Quaker et partit pour lacolonie de Penn, où, parait-il, il fut massacré par lessauvages.

Cette aventure fit grand-peine à ma mère, maiselle fut très bien vue de mon père.

Il en rit au point qu’on entendit dans tout levillage les éclats de sa gaieté de Stentor.

Elle lui rappelait, disait-il, un stratagèmeanalogue, qu’avait employé à Market-Drayton ce pieux serviteur deDieu, le colonel Pride, et qui eut pour résultat la noyade d’uncapitaine et de trois soldats du régiment de cavalerie de Lunsford,à la grande gloire de la véritable Église, et pour la satisfactiondu peuple élu.

Même parmi les partisans de l’Église, plusd’un se réjouit en secret de la mésaventure du curé que sesprétentions et son orgueil avaient rendu odieux dans tout lepays.

En ce temps-là, j’étais devenu un garçonsolide, aux larges épaules.

Chaque mois ajoutait à ma force et à mataille.

À l’âge de seize ans, j’étais capable deporter un sac de farine ou un baril de bière aussi loin qu’aucunhomme du village, et de lancer le disque de pierre de quinze livresà la distance de trente-six pieds, c’est-à-dire quatre pieds deplus que Ted Dawson, le forgeron.

Un jour, mon père ne venant pas à bout deporter hors de la cour un ballot de peaux, je l’enlevai d’un coupet le transportai sur mes épaules.

Le vieillard me regardait souvent d’un airgrave par-dessous ses sourcils épais et saillants, et hochait satête grisonnante, quand il était assis dans son fauteuil, à fumersa pipe.

– Vous devenez trop gros pour votre nid, mongarçon, me disait-il parfois. Je me demande si un de ses jours lesailes ne vont pas vous pousser et vous emporter loin d’ici.

Au fond du cœur, je soupirais après cetteoccasion, car je m’ennuyais de la vie paisible du village.

J’avais grande envie de voir ce vaste universau sujet duquel j’avais entendu dire et lu tant de choses.

Je ne pouvais porter mes regards du côté dusud sans éprouver une agitation intérieure, à la vue de ces sombresvagues, dont les crêtes blanches avaient l’air d’un signal toujoursprésent pour faire invite à un jeune Anglais et le lancer à lapoursuite de quelque but inconnu, mais glorieux.

III – Sur deux amis de ma jeunesse.

Je crains, mes enfants, que vous ne trouviezle prologue trop long pour la pièce ; mais il faut poser lesfondations, avant d’élever l’édifice, et un récit de cette sorteserait bien piteux, bien stérile, si vous ne saviez rien des gensqui y figurent.

Ainsi donc, patientez, pendant que je vousparlerai de mes vieux amis de jeunesse, dont quelques-uns seretrouveront dans mon histoire, dont les autres restèrent auvillage natal, en exerçant toutefois sur mon caractère, dès cetteépoque, une influence dont les traces pourraient encore seretrouver.

Au premier rang parmi les meilleurs de ceuxque j’ai connus, était Zacharie Palmer, le charpentier du village,dont le corps vieilli et déformé par le travail cachait l’âme laplus simple et la plus pure qui fût.

Mais sa simplicité n’était pas le moins dumonde le résultat de l’ignorance, car il y avait peu de systèmesqu’il n’eût étudiés et pesés, depuis les leçons de Platon jusqu’àcelles de Hobbes.

À l’époque de mon enfance, les livres étaientbien plus rares que de nos jours, les charpentiers étaient moinsbien payés, mais le vieux Palmer n’avait ni femme ni enfant.

Il dépensait peu pour sa nourriture ou sonentretien.

Ce fut ainsi qu’il arriva à avoir surl’étagère, au-dessus de son lit, une collection de livres pluschoisis – car ils étaient peu nombreux – que ceux du squire ou ducuré.

Et ces livres, il les avait lus si bien qu’ilétait non seulement en état de les comprendre, mais encore de lesexpliquer aux autres.

Ce vénérable philosophe villageois à la barbeblanche, s’asseyait souvent par les soirs d’été devant la porte desa chaumière, et n’était jamais plus content que quand quelquesjeunes gens désertaient le jeu de boules ou des anneaux pour venirs’asseoir sur l’herbe, à ses pieds, et lui faire des questions surles grands hommes d’autrefois, leurs paroles et leurs actions.

Mais parmi les jeunes gens, moi et RubenLockarby, le fils de l’aubergiste, nous étions ceux qu’ilpréférait, car nous étions les premiers à venir écouter les proposdu vieillard et les derniers à le quitter.

Jamais père n’eut pour ses enfants plusd’affection qu’il ne nous en témoignait.

Il n’épargnait aucune peine pour pénétrerjusqu’à nos intelligences primitives et porter la lumière dans cequi nous embarrassait ou nous troublait.

Ainsi que tous les êtres qui grandissent, nousdonnâmes de la tête contre le problème de l’univers.

Nous avions épié, guetté de nos regardsd’enfants dans ces abîmes infinis où les yeux les plus clairvoyantsde la race humaine n’avaient pas vu de fond.

Et pourtant quand nous regardions ce qui nousentourait dans le monde de notre village, devant l’amertume etl’aigreur dont étaient pénétrées toutes les sectes, nous nepouvions manquer de nous dire qu’un arbre qui portait de telsfruits devait avoir quelque tare.

C’était une des pensées que nous n’énoncionspoint à nos parents, mais que nous soumettions au vieuxZacharie.

Il avait à dire sur ce point bien des chosespour nous encourager et nous réconforter.

– Les querelles, ces chamailleries, disait-il,ne sont que superficielles. Elles ont une source dans l’infinievariété de l’esprit humain, toujours enclin à modifier une doctrinepour l’adapter à ses habitudes de pensée. Ce qui importe, c’est lenoyau poli qui se trouve au fond de toute croyance chrétienne. Sivous pouviez revivre parmi les Romains ou les Grecs, avant l’époqueoù fut prêchée, cette nouvelle doctrine, vous reconnaîtriez alorsle changement qu’elle a accompli dans le monde. Qu’on donne tel outel sens à un texte, cela ne signifie rien. Ce qui est d’uneimportance capitale, c’est que tout homme ait une bonne, une solideraison pour mener une vie simple et pure. C’est là ce que nous adonné la foi chrétienne.

« Je ne voudrais pas vous voir vertueuxpar crainte, dit-il une autre fois. L’expérience d’une longue viem’a cependant appris que le péché est toujours puni en ce monde,quoi qu’il puisse en être dans l’autre monde. Il n’est pas de fautequ’on ne paie de sa santé, de son confortable, de sa tranquillitéd’esprit. Il en est des nations comme des individus. Voyez commeles luxurieux Babyloniens furent détruits par les Perses aux mœursfrugales, et comme les mêmes Perses succombèrent sous l’épée desGrecs, lorsqu’ils eurent appris les vices de la prospérité. Lisezencore, et remarquez que les Grecs sensuels furent écrasés sous lespieds des Romains plus robustes, plus durs à la peine, et enfin queles Romains, après avoir perdu leurs vertus viriles, furent soumispar les nations du Nord. Le vice et la ruine vont toujours decompagnie. C’est ainsi que la Providence les emploie tour à tourpour châtier par l’un les folies de l’autre. Ces choses-làn’arrivent point par hasard. Elles font partie d’un grand systèmequi agit jusqu’en notre propre existence. Plus vous avancerez dansla vie et mieux vous verrez que le péché et la souffrance ne sontjamais loin l’un de l’autre, et qu’on dehors de la vertu, il nepeut y avoir de véritable prospérité.

Un maître bien différent de celui-là, le loupde mer, Salomon Sprent, qui habitait l’avant-dernier cottage sur lagauche, dans la grande rue du village !

Il appartenait à la génération des vieuxmarins, qui avait combattu sous le pavillon à croix rouge, contreFrançais, Espagnols, Hollandais, Maures, jusqu’au jour où un bouletlui avait emporté un pied et avait mis fin pour toujours à sesexploits.

Il était maigre de corps, dur, brun, aussileste, aussi vif qu’un chat.

Il avait le corps court, des bras extrêmementlongs, dont chacun était terminé par une grande main toujours àmoitié fermée, comme si elle serrait un câble.

Il était couvert de la tête aux pieds, desplus merveilleux tatouages, tracés en couleurs bleue, rouge etverte.

Elle commençait par la création, sur son couet se terminait par l’Ascension, sur sa cheville gauche.

Jamais je n’ai vu pareille œuvre d’artambulante.

Il disait souvent que s’il avait été noyé, etque son corps eût été rejeté à la côte, dans quelque pays sauvage,les indigènes auraient pu apprendre tout le Saint Évangile, rienqu’en étudiant sa carcasse.

Et pourtant je suis désolé d’avoir à dire quetoute la religion du marin semblait bornée à sa peau, en sortequ’il ne lui en restait guère pour l’usage interne.

Elle avait fait éruption à la surface, commela fièvre pourprée, mais sans laisser de trace dans le reste de sonorganisation.

Il savait jurer en huit langues et vingt-troisdialectes, et il ne laissait pas rouiller, faute d’exercice, sesgrandes facultés.

Il jurait quand il était triste, ou quand ilétait content, quand il était en colère ou en dispositionaffectueuse, mais ses jurons n’étaient qu’une forme de langage,sans méchanceté ni amertume, au point que mon père lui-même nepouvait se montrer bien sévère envers ce pécheur.

Mais avec le temps, le vieillard s’assagit, etdans les dernières années de sa vie, il revint aux simplescroyances de son enfance.

Il apprit à combattre le diable avec la mêmefermeté, le même courage dont il avait fait preuve contre lesennemis de son pays.

Le vieux Salomon était une source inépuisabled’amusement et d’intérêt pour mon ami Lockarby et pour moi.

Aux grands jours, il nous invitait à dînercher lui et nous régalait d’un hachis, d’un salmigondis, ou dequelque plat étranger, du pilau, une ollapodrida, du poisson grillé comme on le fait aux Açores, car ils’entendait merveilleusement à la cuisine et savait préparer lesplats favoris de toutes les nations.

Et pendant tout le temps que nous passions ensa compagnie, il nous contait les histoires les plusextraordinaires au sujet du Prince Rupert, sous lequel il avaitservi, comment il lançait de la poupe l’ordre à son escadre defaire volte-face ou de charger, suivant la circonstance, comme s’ilcommandait encore son régiment de cavalerie.

Il avait aussi bien des histoires au sujet deBlake. Mais le nom de Blake lui-même n’était pas aussi cher à nosmarins de jadis que celui de Sir Christophe Mings.

Salomon avait été quelque temps son maîtred’équipage, et en savait, à n’en plus finir, sur les vaillantsexploits par lesquels il s’était distingué depuis le jour où ilétait entré dans la marine comme mousse du poste, jusqu’à celui oùil tomba sur le pont de son navire avec le grade d’amiral desRouges, et fut porté en terre par son équipage en pleurs dans lecimetière de Chatham.

– S’il est bien vrai qu’il y a là-haut une merde jaspe, disait le vieux marin, je parie que sir Christophe aurasoin d’y faire respecter comme il faut le pavillon anglais, et queles étrangers ne viendront pas nous narguer. J’ai servi sous sesordres dans ce monde, et je ne demande rien de plus que d’être sonmaître d’équipage dans l’autre, si par hasard l’emploi se trouvaitvacant.

Ces réminiscences aboutissaient toujours à lapréparation d’un nouveau bol de punch, que l’on vidaitsolennellement en mémoire du défunt.

Si animés que fussent les récits de SalomonSprent à propos de ses anciens chefs, ils ne nous faisaient pasautant d’effet que quand, après son second ou son troisième verre,s’ouvraient les écluses de ses souvenirs.

Alors c’étaient de longues histoires sur lespays qu’il avait visités, sur les peuples qu’il avait vus.

Appuyés aux dossiers de nos chaises, le mentondans notre main, nous, les adolescents, nous restions là pendantdes heures, les yeux fixés sur le vieil aventurier, buvant sesparoles, pendant que, flatté de l’intérêt qu’il excitait, il tiraitde sa pipe de lentes bouffées, et déroulait un à un les récits deschoses qu’il avait vues ou faites.

En ce temps-là, mes chers enfants, il n’yavait pas un Defoe pour nous raconter les merveilles de l’univers,pas de Spectateur à notre portée sur la table du déjeuner,pas de Gulliver pour contenter notre amour des aventuresen nous parlant d’aventures qui n’avaient point eu lieu.

Il se passait plus d’un mois sans qu’uneFeuille de Nouvelles tombât entre nos mains.

Les relations fortuites avaient donc uneimportance plus grande qu’elles n’en ont de nos jours, et laconversation d’un homme, tel que le vieux Salomon, était à elleseule une bibliothèque.

Pour nous, tout cela était réel.

Sa voix enrouée, ses mots mal choisis, étaientcomme la voix d’un ange, et nos esprits alertes ajoutaient lesdétails et comblaient les lacunes des récits.

En une soirée, nous avons fait franchir à uncorsaire de Sallee les Colonnes d’Hercule, nous avons louvoyé lelong des côtes du continent africain, nous avons vu les grandesvagues de la mer espagnole se briser sur les sables jaunes, nousavons dépassé les nègres marchands d’ivoire avec leurs cargaisonshumaines, nous avons tenu tête aux terribles ouragans qui soufflentconstamment autour du Cap de Bonne-Espérance ; et pour finir,nous avons fait voile sur le vaste Océan qui s’étend au-delà parmiles îles de corail couvertes de palmiers, avec la certitude que lesroyaumes du Prêtre Jean commencent quelque part de l’autre côté dela brume dorée qui s’entrevoit à l’horizon.

Après un vol de cette étendue, lorsque nousrevenions à notre village du Hampshire, parmi les monotonesréalités de la vie champêtre, nous nous sentions comme des oiseauxsauvages que l’oiseleur a pris au piège et enfermés brusquementdans d’étroites cages.

C’était alors que me revenaient à la penséeles paroles de mon père : « Un jour vous sentirez que vosailes ont poussé » et cela me jetait dans des dispositions siinquiètes, que tous les sages propos de Zacharie Palmer étaientimpuissants à me calmer.

IV – Sur le poisson étrange que nousprimes à Spithead.

Un soir de mai 1685, vers la fin de lapremière semaine du mois, mon ami Ruben Lockarby et moi nousempruntâmes le bateau de plaisance de Ned Marley, et nous allâmespêcher hors de la baie de Langston.

J’avais alors bien près de vingt et un ans, etmon camarade était d’un an plus jeune que moi.

Nous étions devenus des amis très intimes,grâce à une estime réciproque ; car n’ayant pas atteint toutesa croissance, il était fier de ma force et de ma taille, tandisque moi, avec mes dispositions mélancoliques et mon esprit un peulourd, je me plaisais à l’énergie et à l’humeur joviale qui nel’abandonnaient jamais, et à l’esprit qui brillait avec l’éclatinoffensif d’un éclair d’été dans tout ce qu’il disait.

Physiquement, il était petit et gros avec lafigure ronde, les joues colorées, et à dire vrai, assez porté àl’embonpoint, bien qu’il ne voulut avouer rien de plus qu’uneagréable rondeur, ce qui d’après lui, était le dernier mot de labeauté chez les Anciens.

La rude épreuve du danger et des privationscommunes m’autorisent à affirmer que nul n’eut jamais camarade plusattaché, plus sûr. Comme il était destiné à se trouver avec moi parla suite, il était fort à propos qu’il s’y trouvât aussi dans cettesoirée de mai, qui fut le point de départ de nos aventures.

On dépassa à force de rames les sables deWarner pour atteindre un endroit qui se trouvait à mi-chemin duNab, et où d’ordinaire nous prenions du bar en quantité.

Nous y jetâmes la grosse pierre qui nousservait d’ancre, et nous mîmes nos lignes en place.

Le soleil, se couchant lentement derrière unbanc de brouillards, avait paré tout le ciel d’occident de bandesécarlates sur lesquelles se détachaient en contours vaporeux etpourpres les cimes boisées de l’île de Wight.

Une fraîche brise soufflait du sud-est etfaisait aux longues vagues vertes des panaches d’écume, enrépandant sur nos yeux et nos lèvres la sensation salée del’embrun.

Aux environs de la Pointe Sainte-Hélène, unvaisseau du Roi suivait le goulet, en même temps qu’un grand brickisolé qui virait de bord à un mille au plus de l’endroit où nousnous trouvions.

Nous en étions si près que nous pouvonsentrevoir les figures qui se mouvaient sur son pont, pendant qu’ildonnait à la bande sous la brise.

Nous entendions même le craquement de sesvergues, et le battement de ses voiles salies par des intempéries,au moment où il fut sur le point de reprendre sa route.

– Regardez donc, Micah, dit mon compagnon, enlevant les yeux de sa ligne, voilà un navire qui ne sait guère cequ’il veut faire… un navire qui ne fera pas son chemin dans lemonde. Voyez-vous cette attitude irrésolue sous le vent. Il ne saits’il doit virer de bord ou aller de l’avant. C’est un courtisan descirconstances, un Lord Halifax de la mer.

– Non, dis-je en regardant fixement, les yeuxabrités sous ma main, c’est qu’il y a quelque accident à son bord.Il vacille comme s’il n’y avait personne à la barre. Sa grandevergue descend ! Non, voilà qu’il se met en marchemaintenant ! Les gens, qui sont sur le pont, m’ont l’air de sebattre ou de danser. Relevons l’ancre, Ruben, et ramons de soncôté.

– Relevons l’ancre et ramons pour nous enéloigner, répondit Ruben, l’œil toujours fixé sur le navireinconnu. Qu’est-ce que cette manie que vous avez de vous fourrertoujours dans quelque danger ? Il porte pavillon hollandais,mais qui sait d’où il vient réellement ? Ce serait une jolieaffaire si nous étions capturés et vendus aux plantations.

– Un boucanier dans le Solent !m’écriai-je d’un ton moqueur. Il ne nous manque plus que de voir lepavillon noir dans la Crique d’Elmsworth. Mais écoutez :qu’est-ce que cela ?

Du brick arriva le bruit d’un coup demousquet.

Il y eut un instant de silence.

Puis un second coup de mousquet résonna, suivid’un chœur d’exclamations et de cris.

En même temps les vergues tournèrent pour semettre en place, les voiles reçurent une fois de plus la brise, etle navire fila dans une direction qui devait lui faire dépasser laPointe de Bembridge et le faire entrer dans le Canal anglais.

Et comme il filait, sa barre fut brusquementtournée, un nuage de fumée s’éleva de sa hanche, et un boulet passaau-dessus des vagues, faisant jaillir l’eau, à moins de cent yardsde nous.

Et après nous avoir aussi fait ses adieux, lenavire revint dans le vent et reprit sa marche vers le sud.

– Cœur de grâce ! s’écria Ruben, leslèvres béantes de saisissement ; les assassins, lesbandits !

– Je donnerais bien quelque chose pour que lenavire du Roi les cueille au passage, m’écriai-je avec fureur, carcette agression était si peu justifiée qu’elle émouvait ma bile.Que veulent donc ces coquins ? Certainement ils sont ivres oufous.

– Tirez sur l’ancre, l’ami, tirez surl’ancre ! cria mon camarade, en se levant brusquement de sonsiège. Je comprends, tirez sur l’ancre.

– Qu’y a-t-il donc ? demandai-je enl’aidant à remonter la grosse pierre, jusqu’à ce qu’elle sortit del’eau toute ruisselante.

– Ce n’est pas sur nous qu’ils font feu, mongarçon. Ils visaient quelqu’un qui se trouve dans l’eau entre euxet nous. Tirez, Micah ! un bon coup de reins. C’est peut-êtrequelque pauvre diable qui se noie.

– Oui, oui, dis-je en regardant entre deuxcoups de rames derrière moi. Je vois sa tête à la crête d’unevague. Doucement, ou nous allons passer sur lui. Encore deux coups,et tenez vous prêt à le saisir. Tenez bon, l’ami. On vient à votreaide.

– Offrez votre aide à ceux qui ont besoind’aide ! dit une voix partant de la mer. Diantre, l’ami,faites attention à votre rame. J’ai plus de peur d’en recevoir uncoup que je n’ai peur de l’eau.

Ces mots étaient prononcés avec tant de calmeet de sang-froid que toutes nos craintes au sujet du nageurdisparurent.

Nous rentrâmes les rames, et nous noustournâmes pour jeter un coup d’œil sur lui.

La barque, en dérivant, s’était rapprochée delui au point qu’il aurait pu saisir le bord s’il avait jugé àpropos de le faire.

– Sapperment ! s’écria-t-il d’un tonbourru, dire que c’est mon frère Nonus qui me joue un pareiltour ! Qu’aurait dit notre sainte mère si elle avait vucela ? Tout mon équipement perdu, sans parler de ma part dansles profits du voyage ! Et maintenant voilà que j’ai jeté unepaire de bottes à l’écuyère toute neuve, qui coûtent seizerixdollars chez Vanseddar’s à Amsterdam ! Avec cela,impossible de nager ! Sans cela, impossible demarcher !

– Est-ce que vous ne voulez pas sortir del’eau, monsieur ? demanda Ruben.

Il avait grand-peine à garder son sérieux envoyant la tournure de l’inconnu et entendant ses propos.

Au-dessus de l’eau sortaient de longsbras.

En un instant, avec des mouvements flexiblesde serpent, l’homme entra dans la barque et étendit son long corpssur les planches de l’arrière.

Il était efflanqué à l’extrême, très grêle,avec une figure taillée à coup de hache, d’expression dure, raséede près, recuite par le soleil, et avec mille petites rides quis’entrecroisaient en tous sens.

Il avait perdu son chapeau et sa courte etraide chevelure, légèrement grisonnante, se dressait en brosse surtoute sa tête.

Il était malaisé de deviner son âge, mais ildevait avoir bien près de la cinquantaine, malgré l’agilité aveclaquelle il était entré dans notre barque, preuve qu’il n’avaitrien perdu de sa vigueur et de son énergie.

De tous les traits qui le caractérisaient,celui qui attira le plus mon attention, ce furent ses yeux, quipresque recouverts par l’abaissement des paupières, apparaissaientnéanmoins à travers l’étroite fente avec un éclat, une vivacitéremarquable.

Un regard superficiel pouvait faire croirequ’il était dans un état de langueur, de demi-sommeil, mais avecplus d’attention, on apercevait ces lignes brillantes, mobiles, etl’on y voyait un avertissement de se tenir en garde contre sespremières impressions.

– J’aurais pu nager jusqu’à Portsmouth, dit-ilen fouillant dans les poches de sa jaquette trompée d’eau. Jepourrais nager jusqu’à n’importe quel endroit. Une fois j’aidescendu le Danube à la nage depuis Gran jusqu’à Bude, pendantqu’une centaine de janissaires trépignaient de rage sur l’autrebord. Je l’ai fait, oui, par les clefs de Saint Pierre ! LesPandours de Wessenburg pourraient vous dire si Decimus Saxon saitnager. Suivez mon conseil, jeune homme. Tenez toujours votre tabacdans une boite de métal, pour que l’eau ne puisse pas entrer.

En parlant ainsi, il tira de sa poche uneboite plate et plusieurs tubes de bois, qu’il vissa bout à bout demanière à en faire une longue pipe.

Il la bourra de tabac, l’alluma au moyen d’unsilex et d’un briquet, avec un morceau de papier amadou, qu’ilavait dans sa boîte.

Puis il ploya ses jambes sous lui à la façonorientale, et s’assit pour fumer sa pipe à son aise.

Il y avait dans tout cet incident quelquechose de si bizarre, l’homme et ses actes avaient une apparence siabsurde que nous partîmes tous les deux d’un éclat de rire qui durajusqu’à ce que l’épuisement y mit fin.

Il ne prit aucune part à notre gaîté, maisn’en parut nullement blessé.

Il continua à fumer jusqu’au bout d’un airparfaitement insensible et impassible, à cela près que ses yeux àdemi voilés brillaient en nous regardant tour à tour.

– Vous nous excuserez d’avoir ri, monsieur,dis-je enfin, mais mon ami et moi nous ne sommes pas habitués à detelles aventures, et nous sommes joyeux que celle-ci ait fini aussiheureusement. Puis-je demander qui nous avons recueilli ?

– Je me nomme Decimus Saxon, réponditl’inconnu. Je suis le dixième fils d’un digne père, ainsi quel’indique mon nom latin. Il n’y a que neuf hommes entre moi et unhéritage. Qui sait ? La petite vérole ou la peste pourraients’en mêler.

– Nous avons entendu un coup de feu sur lebrick ? demanda Ruben.

– C’était Nonus, mon frère qui tirait sur moi,fit remarquer l’inconnu, en hochant la tête avec tristesse.

– Mais il y a eu un second coup de feu.

– C’était moi qui tirais sur mon frèreNonus.

– Grands Dieux ! m’écriai-je, j’espèreque vous ne l’avez pas atteint.

– Oh ! tout au plus une éraflure enpleine chair, répondit-il. Mais j’ai jugé préférable de partir, depeur que l’affaire ne tournât en querelle. Je suis sûr que c’estlui qui a fait partir le canon de neuf livres quand j’étais àl’eau. Le boulet a passé si près qu’il a séparé ma chevelure. Il atoujours été excellent tireur au fauconneau, ou au mortier. Il nepouvait avoir grand mal, puisqu’il a eu le temps de descendre de lapoupe sur le pont.

Il y eut ensuite un instant de silence,pendant lequel l’inconnu prit dans sa ceinture un long couteau,dont il se servit pour nettoyer sa pipe.

Ruben et moi, nous primes nos rames, nousrelevâmes nos lignes emmêlées, qui avaient traîné derrière lebateau, et nous nous mîmes en mesure de regagner la côte.

– Il s’agit maintenant de savoir où nousallons, dit l’inconnu.

– Nous descendons la baie de Langston,répondis-je.

– Nous descendons, nous descendons… fit-ild’un ton moqueur. En êtes-vous bien sûrs ? Êtes-vous certainsque nous n’allons pas en France ? Nous avons un mât et unevoile ici, à ce que je vois, et de l’eau dans le réservoir. Tout cequ’il nous faut, c’est un peu de poisson, et j’ai oui dire qu’ilabonde dans ces parages, et nous pourrions faire un tour du côté deBarfleur.

– Nous descendons la baie de Langston,répétai-je avec froideur.

– Vous savez, sur l’eau la force prime ledroit, expliqua-t-il avec un sourire qui couvrit sa figure derides. Je suis un vieux soldat et un rude combattant. Vous êtesdeux béjaunes. J’ai un couteau et vous n’avez pas d’armes.Voyez-vous où aboutit ce raisonnement ? Il s’agit maintenantde savoir où nous allons.

Je me tournai, vers lui une rame dans lesmains :

– Vous vous êtes vanté de pouvoir atteindrePortsmouth à la nage, dis-je, et c’est ce que vous ferez. À l’eau,vipère de mer, ou je vais vous y jeter, aussi vrai que je m’appelleMicah Clarke.

– Jetez votre couteau, ou je vous passe lagaffe à travers le corps, s’écria Ruben en la poussant jusqu’àquelques pouces de la gorge de l’homme.

– Par mon plongeon, voilà qui est fortlouable ! dit-il en remettant son couteau dans sa gaine, etriant sous cape, j’aime à faire jaillir le courage des jeunes gens.Voyez-vous, je suis le briquet qui fait jaillir de votre silexl’étincelle de la valeur. C’est une comparaison remarquable, etdigne à tous les points de vue de Samuel Butler, le plus spiritueldes hommes… Ceci, reprit-il en donnant de petites tapes sur unebosse que j’avais remarquée sur sa poitrine, ce n’est point unedifformité naturelle. C’est un exemplaire de cet incomparableHudibras, qui unit la légèreté d’Horace à la gaîté plusample de Catulle. Eh ! que dites-vous de cetteappréciation ?

– Donnez ce couteau, dis-je, d’un ton sec.

– Certainement, répondit-il en me le tendantavec une inclinaison de tête polie. Avez-vous à me faire quelqueautre demande raisonnable qui me permettrait de vous obliger. Jedonnerais n’importe quoi pour vous être agréable, excepté ma bonneréputation et mon renom de soldat, ou cet exemplaired’Hudibras, dont je ne me sépare jamais, non plus que d’untraité en latin sur les usages de la guerre, composé par un Flamandet imprimé à Liège, dans les Pays-Bas.

Je m’assis à côté de lui, le couteau à lamain.

– Vous, jouez des rames, dis-je à Ruben,pendant que j’aurai l’œil sur notre homme, et que je veillerai à cequ’il ne nous joue pas de tour. Je crois que vous avez raison etque ce n’est rien de mieux qu’un pirate. Nous le livrerons auxjuges de paix, quand nous arriverons à Havant.

Je crois que le sang-froid de notre passagerl’abandonna un instant et qu’une expression d’inquiétude parut sursa figure.

– Attendez un instant, dit-il, vous vousnommez Clarke, et vous habitez Havant, à ce que j’apprends.Êtes-vous un parent de Joseph Clarke, l’ancien Tête-Ronde de cetteville ?

– C’est mon père, répondis-je.

– Écoutez bien, maintenant, s’écria-t-il,après un fort éclat de rire. J’ai un talent particulier pourretomber sur mes pieds. Regardez cela, mon garçon, regardezcela.

Il tira de sa poche intérieure une liasse delettres enveloppée dans un carré de toile cirée, en prit une, et lamit sur mon genou.

– Lisez, dit-il, en la montrant de son longdoigt maigre.

L’adresse, en gros caractères bien nets, étaitainsi conçue :

« À Joseph Clarke, marchand de cuirs àHavant. Par les mains de Maître Decimus Saxon, propriétaire pourune part du vaisseau La Providence, allant d’Amsterdam àPortsmouth ».

Elle était scellée des deux côtés d’un groscachet rouge, et consolidée en outre par une large bande desoie.

– J’en ai vingt-trois autres à remettre dansle pays, remarqua-t-il. Voilà qui indique ce que l’on pense deDecimus Saxon. J’ai dans mes mains la vie et la liberté devingt-trois personnes. Ah ! mon garçon ; ce n’est pas decette façon que sont faits les connaissements et les billets dechargement. Ce n’est point une cargaison de peaux flamandes qu’onenvoie au vieux. Dans les peaux, il y a de braves cœurs anglais, etils ont au poing des épées anglaises pour conquérir la liberté. Jerisque ma vie en portant cette lettre à votre père, et vous sonfils, vous me menacez de me livrer aux juges ! C’est honteux,honteux ! J’en rougis pour vous.

– Je ne sais pas à quoi vous faites allusionrépondis-je. Il faut parler plus clairement si vous voulez que jevous comprenne.

– Pouvons-nous nous fier à lui ? dit-ilen me montrant Ruben d’un brusque mouvement de tête.

– Comme à moi-même.

– Voilà qui est charmant ! dit-il avecune grimace qui tenait du sourire et de la raillerie. David etJonathan, ou… soyons plus classique et moins biblique, Damon etPythias, hein ? Donc ces papiers viennent des fidèles quihabitent à l’étranger, des exilés de Hollande, vousm’entendez ? Ils songent à partir et à venir rendre visite auroi Jacques, leurs épées bouclées à la ceinture. Les lettres sontadressées à ceux dont ils espèrent la sympathie, et les informentde la date et de l’endroit où ils opéreront un débarquement.Maintenant, mon cher garçon, vous reconnaîtrez que ce n’est pas moiqui suis en votre pouvoir, et qu’au contraire vous êtes si bienentre mes mains qu’un mot de moi suffit pour anéantir toute votrefamille. Mais Decimus Saxon est un homme éprouvé, et ce mot ne serajamais dit.

– Si tout cela est vrai, dis-je, et si votremission est réellement celle dont vous parlez, pourquoi nousavez-vous proposé, il n’y a qu’un instant, de gagner laFrance ?

– Voilà une question fort bien faite etpourtant la réponse est assez claire, répondit-il. Vos figures sontagréables et intelligentes, mais il ne m’était pas possible d’ylire que vous étiez réellement des Whigs, des amis de la bonnevieille cause. Vous auriez pu me conduire dans quelque endroit oùdes douaniers et d’autres auraient éprouvé le besoin de regarder deprès, de fureter, ce qui aurait fait courir des risques à mamission. Plutôt un voyage en France dans une barque non pontée quecela.

– Je vous conduirai auprès de mon père, dis-jeaprès avoir réfléchi quelques instants. Vous pourrez lui remettrevotre lettre et expliquer votre affaire. Si vous êtes de bonne foi,vous serez accueilli avec empressement, mais s’il se découvre quevous êtes un scélérat, ainsi que je le soupçonne, ne comptez suraucune pitié.

– Ah ! ce petit ! Il parle comme leLord grand chancelier d’Angleterre. Que dit doncl’ancien :

Il ne pouvait ouvrir la bouche

Qu’il n’en tombât un trope.

« Non, c’est une menace qu’il faudrait,c’est la marchandise que vous aimez le plus à débiter :

Il ne pouvait laisser passer une minute

Sans faire une menace.

« N’est-ce pas ? Waller en personnen’aurait pas trouvé de meilleure rime.

Pendant ce temps, Ruben avait manœuvrévigoureusement ses rames. Nous étions rentrés dans la baie deLangston, au milieu des eaux abritées, et nous avancionsrapidement.

Assis sur un des bancs, je tournais etretournais dans mon esprit tout ce que ce naufragé avait dit.

J’avais jeté par-dessus son épaule un coupd’œil sur les adresses de quelques lettres : Steadman, deBasingstoke ; Wintle, d’Alresford ; Fortescue, de Bognor,tous des chefs parmi les Dissenters.

Si elles étaient telles qu’il lesreprésentait, il n’exagérait nullement en disant qu’il tenait entreses mains la fortune et le sort de ces hommes.

Le gouvernement ne serait que trop heureux deposséder un motif plausible pour frapper fort sur les hommes qu’ilredoutait.

Tout bien considéré, il fallait s’avancer d’unpas prudent en cette affaire.

Je rendis donc à notre prisonnier son couteauet le traitai avec plus de déférence.

Il était presque nuit quand nous mines lebateau à sec, et il faisait très noir avant notre arrivée à Havant,et ce fut heureux car l’état de notre compagnon, ruisselant d’eau,sans bottes, sans chapeau, n’aurait pas manqué de mettre leslangues en mouvement, et peut-être aussi d’attirer la curiosité desautorités.

Mais nous ne rencontrâmes âme qui vivejusqu’au moment de notre arrivée à la porte de mon père.

V – De l’homme aux paupièrestombantes.

Ma mère et mon père étaient assis dans leursfauteuils aux dossiers élevés, de chaque côté du foyer vide, quandnous arrivâmes.

Il fumait la pipe de tabac d’Oroonoko, qu’ils’accordait chaque soir, et elle travaillait à sa broderie.

Au moment où j’ouvris la porte, l’homme quej’amenais entra vivement, s’inclina devant les deux vieillards etse mit à s’excuser avec volubilité sur l’heure tardive de savisite, et à raconter de quelle façon je l’avais recueilli.

Je ne pus retenir un sourire en voyantl’extrême étonnement que témoigna ma mère lorsqu’elle eut jeté lesyeux sur lui, car la perte de ses hautes bottes avait laissé àdécouvert une paire de flûtes qui n’en finissaient pas, et dont lamaigreur était encore accentuée par les larges culottes bouffantesà la hollandaise dont elles étaient surmontées.

La tunique de Decimus était d’un drap grossierde couleur triste, avec des boutons plats, neufs, en cuivre.

Par-dessous se voyait un gilet de calamancoblanchâtre bordé d’argent.

Par-dessus le collet de son habit passait unlarge col blanc selon la mode de Hollande, et de là sortait sonlong cou noueux supportant une tête ronde que couvrait unechevelure en brosse.

On eût dit le navet piqué au bout d’un bâtonsur lequel nous tirions dans les fêtes foraines.

Ainsi équipé, il restait debout, clignotant,fermant les yeux devant l’éclat de la lumière, débitant ses excusesqu’il accompagnait d’autant de révérences et de courbettes qu’enfait Sir Peter Witling dans la comédie.

J’étais sur le point d’entrer avec lui dans lapièce quand Ruben me tira par la manche pour me retenir :

– Non, dit-il, je n’entrerai pas avec vous. Ilest probable que tout cela aboutira à quelque malheur. Il se peutque mon père grogne quand il a bu ses cruches de bière, mais iln’en est pas moins un partisan de la Haute Église et un torydéterminé, et je préfère rester en dehors de toute cettehistoire.

– Vous avez raison, répondis-je. Il n’estnullement nécessaire que vous vous mêliez de cette affaire. Gardezboucle close surtout ce que vous avez entendu.

– Muet comme un rat, dit-il en me serrant lamain, avant de s’enfoncer dans les ténèbres.

Lorsque je retournai dans la chambre, jem’aperçus que ma mère avait couru à la cuisine, où le pétillementdu menu bois indiquait qu’elle allumait du feu.

Decimus Saxon était assis sur le bord ducoffre de chêne à côté de mon père et l’épiait attentivement de sespetits yeux clignotants, pendant que le vieillard ajustait seslunettes de corne et brisait le sceau de la lettre que le visiteurinconnu venait de lui remettre.

Je vis que mon père, après avoir jeté les yeuxsur la signature qui terminait la longue épître d’une écritureserrée, laissa échapper un mouvement de surprise et resta uninstant immobile à la regarder fixement.

Puis il commença à lire, depuis lecommencement, avec la plus grande attention.

Évidemment elle ne lui apportait pas demauvaises nouvelles, car ses yeux étincelaient de joie quand il lesreleva après sa lecture, et plus d’une fois il rit tout haut.

Enfin, il demanda à Saxon comment elle étaitparvenue entre ses mains, et s’il en connaissait le contenu.

– Oh ! pour cela, dit le messager, ellem’a été remise par un personnage qui n’était rien moins que DickyRumbold lui-même, et en présence d’autres qu’il ne m’appartient pasde nommer. Quant au contenu, votre bon sens vous dira que je megarderais bien de risquer mon cou en portant un message sansconnaître la nature de ce message. Cartels,pronunciamientos, défis, signaux de trêve, propositions dewaffenstillstand, comme les appellent les Allemands, toutcela a passé par mes mains, sans jamais s’égarer.

– Vraiment ! dit mon père, vous êtesaussi du nombre des fidèles ?

– J’espère être du nombre de ceux qui marchentdans le sentier étroit et plein d’épines, dit-il en parlant du nezcomme le font les sectaires les plus endurcis.

– Un sentier sur lequel aucun prélat ne peutnous servir de guide, dit mon père.

– Où l’homme n’est rien, où le Seigneur esttout, répartit Saxon.

– Très bien ! très bien ! s’écriamon père. Micah, vous conduirez ce digne homme dans ma chambre.Vous ferez en sorte qu’il ait du linge sec, et mon second vêtementcomplet en velours d’Utrecht. Il pourra lui servir jusqu’à ce quele sien soit séché. Mes bottes lui seront peut-être aussi utiles,mes bottes de cheval, en cuir non tanné. Il y a un chapeau bordéd’argent suspendu dans l’armoire. Veillez à ce qu’il ne lui manquerien de ce qui peut se trouver dans la maison. Le souper sera prêtquand il aura changé de vêtements. Je vous prie de monter tout desuite, mon bon monsieur Saxon. Autrement vous allez vousenrhumer.

– Nous n’avons oublié qu’une chose, dit notrevisiteur en se levant de sa chaise d’un air solennel et joignantses longues mains nerveuses, ne tardons pas un instant de plus àadresser quelques mots d’hommages au Tout-Puissant pour sesmultiples bienfaits, et pour la faveur qu’il m’a faite en me tirantde l’abîme, moi et mes lettre, tout comme Jonas fut sauvé de laviolence des méchants qui le jetèrent par-dessus bord et tirèrentpeut-être sur lui des coups de fauconneau, bien qu’il n’en soitpoint fait mention dans l’Écriture sainte. Donc, prions, mesamis.

Alors, prenant un ton élevé et une voixchantante ; il débita une longue prière d’action de grâce,qu’il conclut en implorant la grâce et les lumières divines sur lamaison et tous ses habitants.

Il termina par un sonore amen, et alors voulutbien se laisser conduire en haut, pendant que ma mère qui étaitsurvenue à l’improviste, et avait été extrêmement édifiée del’entendre, repartait en toute hâte pour lui préparer un verred’usquebaugh vert, avec dix gouttes d’Élixir deDaffy, ce qui était sa recette souveraine contre les suitesd’un bain froid.

Il n’y avait pas un seul événement de la vie,depuis le baptême jusqu’au mariage, qui ne correspondit, dans levocabulaire de ma mère, à une chose qui se mangeait ou se buvait,pas une indisposition pour laquelle elle n’eût un remède agréabledans ses tiroirs bien garnis.

Maître Decimus Saxon, vêtu de l’habit develours d’Utrecht, et chaussé des bottes en cuir non tanné de monpère, faisait une toute autre figure que l’épave souillée quis’était glissée dans notre barque de pêche avec des mouvementsd’anguille congre.

On eût dit qu’il avait changé de façons enchangeant d’habits, car, pendant le souper, il se montra à l’égardde ma mère d’une galanterie discrète, et cela lui seyait bien mieuxque les façons narquoises et suffisantes dont il avait usé avecnous dans le bateau.

À vrai dire, s’il était maintenant trèsréservé, c’est qu’il y avait à cela une excellente raison, car ilfit une si large brèche parmi les victuailles servies sur la tablequ’il ne lui restait guère de temps pour causer.

À la fin, après avoir passé de la tranche debœuf froid au pâté de chapon, et avoir continué par une perche dedeux livres, qu’il fit descendre au moyen d’un grand pot d’ale, ilnous adressa à tous un sourire, et déclara que pour le moment sesbesoins charnels étaient satisfaits.

– Je me fais, dit-il, une règle d’obéir ausage précepte, d’après lequel on doit se lever de table avec assezd’appétit pour manger autant qu’on vient de manger.

– Je conclus de vos paroles, monsieur, quevous avez fait de rudes campagnes, remarqua mon père, quand latable fut desservie, et que ma mère se fut retirée pour lanuit.

– Je suis un vieux batailleur, répondit notrehôte, en revissant sa pipe, un vieux chien si maigre de la race des« Tiens ferme ». Ce corps que voici porte les traces demaints coups d’estoc et de taille reçus au service de la loiprotestante, sans compter d’autres, reçus pour la défense de laChrétienté en général dans les guerres contre le Turc. Monsieur, ily a des gouttes de mon sang sur toute la carte d’Europe. Sansdoute, je le reconnais, il ne fut pas toujours versé dans l’intérêtpublic, mais pour défendre mon honneur dans un ou deux duels, ouholmgangs, ainsi que cela se nommait chez les nations duNord. Il est nécessaire qu’un cavalier de fortune, qui le plussouvent est un étranger en pays étranger, se montre un peuchatouilleux sur ce point, car il est en quelque sorte lereprésentant de son pays dont le bon renom doit lui être plus cherque le sien propre.

– En pareille circonstance, votre arme étaitl’épée, je suppose ? dit mon père, en se démenant sur sachaise d’un air embarrassé, ainsi qu’il faisait lorsques’éveillaient ses instincts d’autrefois.

– Sabre, rapière, lame de Tolède, esponton,hache de combat, pique ou demi-pique, morgenstiern, et hallebarde.Je parle avec la modestie convenable, mais quand je tiens en mainle sabre à un seul tranchant, le sabre avec poignard, le sabre avecbouclier, le sabre courbe seul ou l’assortiment de sabres courbes,je m’engage à tenir tête à n’importe qui aura porté la cotte debuffle, à l’exception de mon frère Quartus.

– Par ma foi, dit mon père, les yeuxbrillants, si j’avais vingt ans de moins, je m’essaierais avecvous. Mon jeu au sabre droit a été estimé bon par de rudes gens deguerre. Que Dieu me pardonne de me laisser encore émouvoir par detelles vanités !

– J’en ai entendu dire du bien par des genspieux, remarqua Saxon. Maître Richard Rumbold lui-même parla de vosexploits au duc d’Argyle. N’y avait-il pas un écossais nommé Storrou Stour ?

– Oui, oui, Stour, de Drumlithie. Je l’aifendu en deux presque jusqu’à la selle dans une escarmouche, laveille de Dunbar. Ainsi donc Dicky n’a pas oublié cela ? Iltenait bon jusqu’au bout, qu’il s’agît de prier ou de se battre.Nous nous sommes trouvés côte à côte sur le champ de bataille, etnous avons cherché la vérité ensemble dans la chambrée. Ainsi doncDick va reprendre le harnais ! Il lui était impossible derester tranquille, tant qu’il y avait un coup à donner pour la foifoulée aux pieds. Si le flot de la guerre s’avance de ce côté-ci,moi aussi… qui sait, qui sait ?

– Et voici un combattant solide, dit Saxon enposant sa main sur mon bras. Il a du nerf et des muscles, et saitparler fièrement à l’occasion, ainsi que j’ai de bonnes raisonspour le savoir, quoique nous ne nous connaissions que depuis peu.Ne pourrait-il pas se faire qu’il frappe, lui aussi, son coup danscette querelle ?

– Nous discuterons de cela, dit mon père d’unair pensif, en me regardant par-dessous ses sourcils enbroussailles, mais je vous en prie, Maître Saxon, donnez-nousquelques autres détails sur cette affaire. À ce que j’ai appris,mon fils Micah vous a tiré des flots. Comment y étiez-voustombé ?

Decimus Saxon fuma sa pipe pendant plus d’uneminute sans rien dire, en homme qui passe la revue des événementspour les ranger en bon ordre.

– Voici de quelle façon la chose arriva,dit-il enfin. Lorsque Jean de Pologne chassa le Turc des portes deVienne, la paix s’établit parmi les Principautés, et maint cavaliererrant, comme moi, se trouva sans emploi. Il n’y avait plus deguerre nulle part, si ce n’est de menues escarmouches en Italie, oùun soldat pût s’attendre à récolter argent ou renommée. J’erraidonc par le Continent, fort marri de l’étrange paix qui régnaitpartout. À la fin pourtant, arrivé aux Pays-Bas, j’appris que laProvidence ayant pour propriétaires et commandants mes deux frèresNonus et Quartus était sur le point de partir d’Amsterdam pour uneexpédition à la côte de Guinée. Je leur proposai de me joindre àeux. Je fus donc pris comme associé à condition de payer un tiersdu prix de la cargaison. Pendant que j’attendais au port, jerencontrai quelques-uns des exilés, qui, ayant entendu parler demon dévouement à la cause protestante, me présentèrent au Duc et auMaître Rumbold, qui confièrent ces lettres à mes soins. Voilà quiexplique clairement de quelle manière elles sont venues entre mesmains.

– Mais non de quelle manière vous et elles,vous êtes trouvés à l’eau, suggéra mon père.

– Oh ! c’est par le plus grand deshasards, dit l’aventurier avec un léger trouble. Ce fut lafortuna belli, ou pour parler avec plus de propriété,pacis. J’avais demandé à mes frères de s’arrêter àPortsmouth pour que je puisse me débarrasser de ces lettres. À quoiils ont répondu en un langage de gens mal élevés, de butors, qu’ilsattendaient les mille guinées qui représentaient ma part dansl’entreprise. À quoi j’ai répondu avec une familiarité fraternelleque c’était peu de chose, et que cette somme serait prélevée surles profits, de notre affaire. Ils ont allégué que j’avais promisde payer d’avance et qu’il leur fallait l’argent. Alors je me suismis en mesure de prouver tant par la méthode d’Aristote que parcelle de Platon, et la méthode déductive que n’ayant point deguinées en ma possession, il m’était impossible d’en payer unmillier, je leur fis remarquer en même temps que la participationprise à l’affaire par un honnête homme était en elle-même une amplecompensation pour l’argent, attendu que leur réputation avaitquelque peu souffert. En outre, donnant une nouvelle preuve de mafranchise et de mon esprit conciliant, je leur proposai unerencontre à l’épée ou au pistolet, avec l’un quelconque d’entreeux, proposition qui aurait satisfait tout cavalier éprisd’honneur. Mais leurs âmes basses et mercantiles leur suggérèrentde prendre deux mousquets, Nonus en déchargea un sur moi, et il estprobable que Quartus l’aurait imité, si je ne lui avait arrachél’arme des mains, et si je ne l’avais fait partir pour empêcher unnouveau méfait. Je crains bien qu’en la déchargeant, un des lingotsn’ait fait un trou dans la peau de mon frère Nonus. Voyant qu’ilpourrait bien survenir d’autres complications à bord du navire, jepris le parti de le quitter sur le champ, et pour ce faire, il mefallut ôter mes belles bottes à revers, qui, à en croire Vanseddarslui-même, étaient la meilleure paire qui fût jamais sortie de sonmagasin. Des hottes à bout carré, à double semelle !Hélas ! Hélas !

– Il est étrange que vous ayez été recueillipar le fils même de l’homme pour qui vous aviez une lettre.

– Ce sont les voies de la Providence, réponditSaxon. J’en ai vingt-deux autres qui doivent être remises de lamain à la main. Si vous me permettez d’user de votre demeurequelque temps, j’en ferai mon quartier général.

– Usez-en comme si elle vous appartenait, ditmon père.

– Votre très reconnaissant, serviteur,répliqua Decimus, en se levant brusquement et mettant la main surson cœur. Je me trouve en vérité dans un port de repos, après lasociété impie et profane de mes frères. Ne chanterons-nous pas unhymne avant de nous délasser des affaires de la journée ?

Mon père y consentit avec empressement, etnous chantâmes : « Ô terre heureuse ».

Après quoi notre hôte nous suivit dans sachambre, en emportant la bouteille d’usquebaugh entaméeque ma mère avait laissée sur la table.

S’il agissait ainsi, c’était, d’après lui,qu’il redoutait une attaque de la fièvre persane, contractée dansses campagnes contre l’Ottoman, et sujette à revenir d’un moment àl’autre.

Je le laissai dans notre meilleure chambre àcoucher et allai retrouver mon père, toujours assis, la têtepenchée sous le poids des réflexions, dans son coin ordinaire.

– Que pensez-vous de ma trouvaille,papa ? demandai je.

– Un homme de talent et de piété, répondit-il,mais la vérité, c’est qu’il m’a apporté les nouvelles les pluspropres à me réjouir le cœur. Aussi n’aurais je pu lui fairemauvais accueil, quand même il eût été le pape de Rome.

– Quelles nouvelles, alors ?

– Les voici, les voici, s’écria-t-il, entirant la lettre de sa poitrine, l’air tout joyeux. Je vais vousles lire, mon garçon. Non, je ferais mieux d’aller dormir sur cela,et de les lire demain, quand nous aurons les idées plus claires.Que le Seigneur me dirige sur ma route, et qu’il confonde letyran ! Priez, pour avoir des lumières, mon garçon, car ilpeut se faire que ma vie et la vôtre soient pareillement enjeu.

VI – Au sujet de la lettre venue desPays-Bas.

Je me levai le matin de bonne heure, et jecourus, selon l’usage des campagnards, à la chambre de notre hôtepour voir si je pouvais lui être de quelque utilité.

En poussant sa porte, je m’aperçus qu’ellerésistait.

Cela me surprit d’autant plus que je savaisqu’il n’y avait en dedans ni clef, ni verrou.

Mais elle céda peu à peu sous ma poussée, etje reconnus qu’un lourd coffre ordinairement placé près de lafenêtre avait changé de place et été mis là pour empêcher touteintrusion.

Cette précaution, prise sous le toit paternel,comme s’il se trouvait dans une tanière de voleurs, me mit encolère.

Je donnai un violent coup d’épaule qui déplaçale coffre, ce qui me permit d’entrer dans la chambre.

Monsieur Saxon était assis dans le lit etjetait autour de lui des regards fixes, comme s’il ne savait pastrès bien où il était.

Il avait noué un mouchoir blanc autour de satête, en guise de bonnet de nuit, et son visage aux traits durs,rasé de près, vu sous cet abri, contribuait avec son corps osseux,à lui donner l’air d’une gigantesque vieille femme.

La bouteille d’usquebaugh vide étaitposée à côté de son lit.

Évidemment les craintes s’étaientréalisées.

Il avait eu une attaque de fièvre persane.

– Ah ! mon jeune ami, dit-il enfin, c’estdonc l’usage dans cette partie du pays, de prendre d’assaut ou parescalade les chambres de vos hôtes, aux premières heures dumatin ?

– Est-ce l’habitude, répondis-je d’un tonrude, de barricader votre porte quand vous dormez sous le toit d’unhonnête homme ! Qu’aviez-vous à craindre pour prendre uneprécaution de ce genre !

– Bon ! vous êtes un mangeur defeu ! répondit-il en se renversant de nouveau sur l’oreilleret ramenant les draps sur lui, un feuerkopf, comme disentles Allemands, ou plutôt un tollkopf mot qui, pris dansson sens propre signifie tête folle. Votre père, à ce que j’aiappris, était un homme vigoureux et violent, quand le sang de lajeunesse circulait dans ses veines ; mais, autant que je puisen juger, vous n’êtes pas en arrière de lui. Sachez donc que leporteur de papiers importants, documenta pretiosa sedpericulosa, a pour devoir de ne rien laisser au hasard, et deveiller de toutes les façons sur le dépôt qui lui a été confié. Àla vérité, je suis dans la maison d’un honnête homme, mais je nesais qui peut entrer, qui peut venir pendant les heures de la nuit.Vraiment, pour cette affaire… Mais j’en ai dit assez, je serai avecvous dans un instant.

– Vos habits sont secs et tout prêts, fis-jeremarquer.

– Assez ! Assez ! Je ne veux pas meplaindre du vêtement complet que votre père m’a prêté. Peut-êtreétais-je accoutumé à en porter de meilleurs, mais celui-ci fera monaffaire. Le camp n’est pas la cour.

Pour moi, il était évident que le vêtement demon père valait infiniment mieux soit par la coupe, soit parl’étoffe, que celui qu’avait porté sur lui notre hôte.

Mais comme il avait rentré complètement satête sous les draps du lit, il n’y avait rien de plus à dire.

Je descendis à la chambre du bas, où jetrouvai mon père activement occupé à assujettir une boucle neuve aubaudrier de son épée, pendant que ma mère préparait le repas dumatin.

– Venez dans la cour avec moi, Micah, dit monpère. Je voudrais vous dire un mot.

Les ouvriers n’étaient pas encore à leurtravail.

Nous sortîmes donc par cette belle matinéepour nous asseoir sur le petit parapet de pierre qui sert à étendreles peaux.

– Je suis sorti ce matin pour voir où j’ensuis de l’exercice au sabre, dit-il. Je m’aperçois que j’ai gardétoute ma vivacité pour un coup de pointu, mais pour les coups detaille je sens une raideur pénible. Je pourrais rendre quelquesservices à l’occasion, mais hélas ! je ne suis plus le sabreurqui menait l’aile gauche du plus beau régiment de cavalerie qui aitjamais marché derrière les timbaliers. Le Seigneur m’avait donné,le Seigneur m’a ôté. Mais si je suis vieux et usé, j’ai le fruit demes reins pour prendre ma place et manier la même épée pour la mêmecause. Vous partirez à ma place, Micah.

– Partir ! où ?

– Chut, mon garçon, et écoutez. N’en dites pastrop long à votre mère, car les femmes ont le cœur sans force.Lorsqu’Abraham offrit son premier-né, je suis certain qu’il n’enparla guère à Sarah. Voici la lettre. Savez-vous qui est ceRumbold ?

– Je suis sûr de vous avoir entendu parler delui comme d’un de vos compagnons d’autrefois.

– C’est bien lui, un homme sûr et sincère. Ilfut si fidèle – fidèle jusqu’au meurtre – que quand l’armée desJustes se dispersa, il ne déposa point son zèle en même temps queson justaucorps de buffle. Il s’établit comme fabricant de malt àHoddesdon, et ce fût chez lui qu’on prépara le fameux complot deRye-House, où furent impliqués tant de braves gens.

– N’était-ce pas un déloyal projetd’assassinat, demandai-je.

– Non ! Ne vous laissez pas décevoir parles mots. Ce sont des gens malveillants qui sont les auteurs decette vile calomnie que Rumbold et ses amis projetaient unassassinat. Ce qu’ils voulaient accomplir, ils étaient résolus à lefaire au grand jour, à trente d’entre eux contre cinquante hommesde la Garde Royale, lorsque Charles et Jacques se rendraient àNewmarket. Si le roi et son frère avaient reçu une balle ou un coupde pointe de sabre, ils l’auraient reçu en pleine bataille, oùleurs agresseurs se seraient exposés. C’était coup pour coup ;ce n’était point un assassinat.

Il se tut et posa sur moi un regardinterrogateur.

Je ne saurais dire franchement que je fussatisfait, car une attaque contre des gens sans armes et sansdéfiance, fussent-ils même entourés par des gardes du corps,n’était pas justifiable à mes yeux.

– Lorsque le complot eut échoué, reprit monpère, Rumbold dut fuir pour sauver sa vie, mais il réussit àglisser entre les mains de ceux qui le poursuivaient, et à gagnerles Pays-Bas. Il y trouva réunis un grand nombre d’ennemis dugouvernement. Des messages réitérés venant d’Angleterre, et surtoutdes comtés de l’Ouest et de Londres, leur affirmaient que s’ilsvoulaient enfin tenter une invasion, ils pourraient compter sur dessecours tant en hommes qu’en argent. Mais ils furent quelque tempsdans l’embarras, faute d’un chef qui eut assez d’importance pourexécuter un aussi grand projet, mais enfin maintenant ils en ontun, le meilleur qu’on pût choisir. Ce n’est rien moins que le bienaimé capitaine protestant, James, duc de Monmouth, fils de CharlesII.

– Fils légitime, remarquai-je.

– C’est vrai ou c’est faux. Certainsprétendent que Lucy Walters était épouse légitime. Bâtard ou non,il professe les vrais principes de la vénérable Église et il estaimé du peuple. Qu’il se montre dans l’Ouest, et les soldatssurgiront comme les fleurs au printemps.

Il se tut et me conduisit à l’autre bout de lacour, car les ouvriers arrivaient déjà et entouraient la fosse àplonger les peaux.

– Monmouth est en route, reprit-il, ets’attend à rallier sous son étendard tous les braves Protestants.Le duc d’Argyle doit commander un corps distinct, qui mettra en feutous les Highlands d’Écosse. À eux deux, ils espèrent obliger lepersécuteur des fidèles à demander grâce. Mais j’entends la voix del’ami Saxon, et je ne veux pas qu’il dise que je me suis conduitcomme un rustre à son égard. Voici la lettre, mon garçon. Lisez-laattentivement, et rappelez-vous que quand des braves luttent pourleurs droits, il est juste qu’un membre de la vieille famillerebelle de Clarke soit dans leurs rangs.

Je pris la lettre, et après m’être promenédans la campagne, je m’établis confortablement sous un arbre pourla lire.

Cette feuille jaunie que je tiens en cemoment, c’est celle-là même qui fut apportée par Decimus Saxon,celle que je lus dans cette belle matinée de mai à l’ombre del’aubépine.

Je vous la reproduis telle quelle.

« À mon ami et compagnon dans la cause duSeigneur, Joseph Clarke.

« Sache, ami, que la délivrance estproche pour Israël, et que le roi criminel ainsi que ceux qui lesoutiennent seront frappés et entièrement abattus, à tel pointqu’on ne sache plus l’endroit où ils se trouvaient sur laterre.

« Hâte-toi, dès lors, de donner unepreuve de ta foi, pour qu’au jour de peine, tu ne sois point trouvéen défaut.

« Il est arrivé que de temps à autrebeaucoup de ceux qui appartiennent à l’Église souffrante, tant dansnotre pays que parmi les Écossais, se sont réunis en cette bonneville luthérienne d’Amsterdam, et qu’à la fin ils se sont trouvésen nombre suffisant, pour entreprendre une bonne besogne.

« Car il y a au milieu de nous MylordGrey de Wark, Wade, Dare de Taunton, Ayloffe, Holmes, Hollis,Goodenough, et d’autres que tu connaîtras.

« Parmi les Écossais, il y a le Ducd’Argyle, qui a souffert cruellement pour le Covenant, Sir PatrickHume, Fletcher de Saltoun, Sir John Cochrane, le Docteur Ferguson,le Major Elphinstone et d’autres.

« À ceux-ci nous aurions volontiersajouté Locke et le vieux Hal Ludlow, mais ils ne sont ni chauds nifroids, comme ceux de l’Église de Laodicée.

« Toutefois il est maintenant arrivé queMonmouth, après avoir longtemps vécu dans les chaînes honteuses decette femme Madianite nommée Wentworth, s’est enfin tourné à deschoses plus hautes et qu’il a consenti à proclamer ses droits à lacouronne.

« Il a été reconnu que les Écossaispréféraient suivre un chef de leur propre nation, et il a été enconséquence décidé qu’Argyle, ou Mac Callum le Grand, ainsi que lenomment les sauvages dépourvus de culottes d’Inverary, commanderaune expédition distincte sur la cote occidentale de L’Écosse.

« On espère lever cinq mille Campbells,et être rejoint par tous les Convenanters et Whigs de l’Ouest, gensqui feraient de bonnes troupes comme autrefois, s’ils avaientseulement des officiers craignant Dieu et expérimentés dans leshasards des combats et les usages de la guerre.

« Avec une armée pareille, il serait enmesure d’occuper Glasgow, et d’attirer dans le Nord les forcesroyales.

« Ayloffe et moi, nous partons avecArgyle.

« Il est probable que nos pieds auronttouché le sol écossais avant que cette lettre soit sous tesyeux.

« Le corps principal part avec Monmouth,et débarque sur un point favorable de l’Ouest, où nous sommesassurés d’amis nombreux.

« Je ne puis nommer cet endroit, dans lacrainte que cette lettre ne s’égare, mais tu ne tarderas pas àl’apprendre.

« J’ai écrit à tous les honnêtes gens quihabitent près de la côte, en leur demandant de se tenir prêts àseconder la révolte.

« Le roi est faible et détesté de lamajorité de ses sujets.

« Il ne faut qu’un grand coup pour fairetomber sa couronne dans la poussière.

« Monmouth partira dans quelquessemaines, quand son armement sera achevé et le temps favorable.

« Si tu peux venir, mon vieux camarade,je sais bien que je n’aurai pas à te prier pour que tu sois sousnotre drapeau.

« Si par hasard une existence paisible etle déclin de ta force t’interdisaient de te joindre à nous,j’espère que tu lutteras pour nous par la prière, ainsi que le fitle saint prophète d’autrefois.

« Peut-être même, car j’apprends que tuas prospéré en ce qui concerne les choses de ce monde, seras-tu enétat d’équiper un piquier ou deux, ou d’envoyer un présent pour lacaisse de l’armée, laquelle ne sera pas des mieux pourvues.

« Ce n’est point dans l’or que nousmettons notre confiance, mais dans l’acier et dans la bonté denotre cause.

« Cependant l’or sera le bienvenu.

« Si nous échouons, nous tomberons enhommes et en chrétiens.

« Si nous réussissons, nous verronscomment ce parjure de Jacques, ce persécuteur des saints, cet hommeau cœur dur comme la pierre de dessous dans un moulin, et quisouriait à Edimburg quand les pouces des fidèles étaient arrachésde leur articulation, nous verrons s’il supportera virilementl’adversité quand elle fondra sur lui.

« Que la main du Tout-Puissant soitau-dessus de nous !

« Je sais peu de chose sur le compte duporteur de cette lettre, excepté qu’il se dit du nombre desélus.

« Si tu viens au camp de Monmouth, faisen sorte de l’avoir avec toi, car il a acquis une grande expériencedans les guerres d’Allemagne, d’Espagne et de Turquie.

« Votre ami dans la foi du Christ.

« RICHARD RUMBOLD »

« Offre mes compliments à ton épouse.Qu’elle lise l’Épître à Timothée, chapitre huitième, du neuvième auquinzième verset. »

J’avais lu avec soin cette longue lettre.

Je la remis alors dans ma poche, et regagnaile logis pour déjeuner.

Mon père me jeta un regard interrogateur quandje rentrai, mais je ne dis rien pour y répondre, car j’avaisl’esprit plein de ténèbres et d’incertitude.

Ce jour-là, Decimus Saxon nous quitta, en vuede faire le tour du pays pour remettre les lettres, mais en nouspromettant de revenir bientôt.

Il survint une petite mésaventure avant sondépart, car pendant que nous causions de son voyage, mon frèreHosea jugea à propos de jouer avec la poire à poudre de mon père,qui prit feu, en lançant tout à coup une grande flamme, et parsemales murs d’éclats de métal.

L’explosion fut si brusque et si violente quemon père et moi nous nous levâmes en sursaut, mais Saxon, quitournait le dos à mon frère, resta immobile, se carrant sur sachaise, sans jeter un coup d’œil derrière lui, sans qu’unchangement parût sur sa figure aux traits rudes.

Par une chance incroyable, personne ne futatteint, pas même Hosea, mais cet incident me donna quelque estimepour notre nouvelle connaissance.

Lorsqu’il partit, qu’il parcourut la rue duvillage, son long corps efflanqué, son visage étrange et ses traitsdurs, et le chapeau brodé d’argent de mon père, dont il étaitcoiffé attirèrent plus d’attention que je n’en souhaitais, à raisonde l’importance des missives qu’il portait, et de la certitudequ’elles seraient découvertes, dans le cas où on l’arrêterait commeinconnu n’ayant nul répondant.

Heureusement la curiosité des compagnons n’eutd’autre effet que de les grouper sur leurs portes et à leursfenêtres, d’où ils contemplaient le passant en ouvrant de grandsyeux, pendant que lui, enchanté de l’attention qu’il excitait, s’enallait à grandes enjambées, le nez en l’air et faisant tournoyer matrique dans sa main.

Il avait laissé derrière lui la meilleureopinion sur son compte.

La bienveillance de mon père lui avait étéacquise par sa piété et les sacrifices qu’il prétendait avoir faitepour la foi.

Il avait enseigné à ma mère comment les Serbesportent leurs bonnets.

Il lui avait aussi montré une nouvelle façond’apprêter les marigolds, en usage chez lesLithuaniens.

Quant à moi, j’avoue qu’il me restait unevague réserve à l’égard de ce personnage, et que j’étais résolu àne pas lui témoigner plus de confiance qu’il ne le faudrait.

Mais pour le moment, il n’y avait qu’uneconduite à tenir, qui était de le traiter comme l’ambassadeur degens amis.

Et moi ? Que devais-je faire ?

Obéir aux désirs paternels et tirer mon épéevierge en faveur des insurgés, ou me tenir à l’écart et voir quelletournure les événements prendraient d’eux-mêmes ?

Il était plus convenable que ce fut moi quipartît et non lui.

Mais d’autre part je n’avais rien de l’ardeurdu zélateur en religion.

Papisme, Église, Dissenters, tous mesemblaient avoir leurs bons côtés, mais aucun ne paraissait valoirl’effusion du sang humain.

Jacques était peut-être un parjure, un hommeméprisable, mais autant que je pouvais le voir, il était le roilégitime d’Angleterre, et des histoires de mariages secrets, decassette noire, n’étaient pas de nature à faire oublier que sonrival était en apparence un fils illégitime, et comme telinéligible pour le trône.

Pourrait-on dire quel acte coupable de la partdu monarque donnait à son peuple le droit de le chasser.

Qui devrait être juge en pareil cas ?

Et, cependant, il était notoire que cet hommeavait violé ses promesses, et cela devait délier ses sujets de leursoumission.

C’était là une question bien difficile àrésoudre pour un jeune campagnard.

Pourtant il fallait la résoudre, et sansdélai.

Je pris mon chapeau et m’en allai par la ruedu village en retournant la chose dans mon esprit.

Mais il ne m’était pas très facile de penser àquoi que ce fût de sérieux dans le village, car j’étais jusqu’à uncertain point le favori des jeunes et des vieux, en sorte que je nepouvais faire dix pas sans qu’on me saluât ou qu’on m’adressât laparole.

Je traînais après moi mes frères.

Les enfants du boulanger Misford étaientpendus à mes basques et je tenais par la main les deux fillettes dumeunier.

Puis, quand j’eus réussi à me débarrasser detous ces étourdis, je tombais sur Dame Fullerton, la veuve.

Elle me conta d’un ton lamentable l’affaire desa meule à aiguiser, qui était tombée de son support, et que nielle ni ses gens ne parvenaient à remettre en place.

Je mis ordre à la chose, et je repris mapromenade, mais je ne pouvais guère passer devant l’enseigne de laGerbe de blé sans que John Lockarby, le père Ruben, fonditsur moi, et me pressât vivement d’entrer pour boire avec lui lecoup du matin.

– Un verre de la meilleure bière qu’il y aitdans le pays, brassée sous mon propre toit, dit-il en la versantdans la coupe. Voyons, Maître Micah, à un coffre comme le vôtre, ilfaut certainement une forte dose de bon malt pour le tenir en bonnecondition.

– Et de la bière comme celle-là mérite bien unbon coffre pour la contenir, dit Ruben, qui était à la besogneparmi les bouteilles.

– Qu’en pensez-vous, Micah ! ditl’hôtelier. Hier matin le Squire de Milton se trouvait ici avecJohnny Fernley, celui du côté du Bank, et ils prétendent qu’il y aà Farnham un homme capable de vous tomber à la lutte, deux fois surtrois, et de découvrir votre jeu, pour une mise qui en vaille lapeine.

– Peuh ! répondis-je, vous voudriez fairede moi un mâtin de combat, qui montre les dents à tous les gens dupays ! Qu’est-ce que cela prouverait que cet homme me tombe,ou que je le tombe ?

– Qu’est-ce que cela prouverait ? Etbien, et l’honneur de Havant ? Est-ce que cela ne signifierien ?… Mais vous avez raison, reprit-il, en vidant songobelet de corne, qu’est-ce que toute cette existence villageoise,avec ses petits triomphes, pour des gens tels que vous ? Vousêtes tout aussi hors de votre place que du vin de vendange à unsouper de moisson. C’est toute la vaste Angleterre, et non pas lesrues de Havant, qui forme une scène digne d’un homme de votresorte. Est-ce votre affaire de battre des peaux, et de tanner ducuir ?

– Mon père voudrait que vous partiez pourfaire le chevalier errant, dit Ruben en riant. Vous risqueriezd’avoir la peau battue et le cuir tanné.

– A-t-on jamais vu une langue aussi longuedans un corps aussi court ? s’écria l’hôtelier. Mais parlonspour tout de bon, Maître Micah. C’est tout à fait sérieusement queje vous le dis ! Vous gaspillez vos jours de jeunesse, alorsque la vie pétille, qu’elle brille, et vous le regretterez quandvous n’aurez plus que la lie sans force et sans saveur de lavieillesse.

– Ainsi parla le brasseur, dit Ruben, mais monpère a raison tout de même, avec sa façon de dire les choses enhomme qui vit dans le bouillon et l’eau.

– J’y songerai, dis-je.

Puis prenant congé de cette paire d’amis parun signe de tête, je me remis en route.

Lorsque je passai, Zacharie Palmer étaitoccupé à raboter une planche.

Il leva les yeux et me souhaita lebonjour.

– J’ai un livre pour vous, mon garçon,dit-il.

– Je viens justement de finir leComus répondis-je, car il m’avait prêté le poème deMilton, mais quel est ce nouveau livre, papa ?

– Il a pour auteur le savant Locke, et iltraite de l’État et de la science du gouvernement. C’est un toutpetit ouvrage, mais si l’on pouvait mettre la sagesse dans unebalance, il pèserait autant qu’une bibliothèque. Vous l’aurez dèsque je l’aurai fini, peut-être demain ou après-demain. C’est ungrand homme, Maître Locke. En ce moment n’erre-t-il point par lesPays-Bas plutôt que de fléchir le genou devant ce que sa consciencen’approuve pas ?

– Il y a bien des honnêtes gens parmi lesexilés, n’est-ce pas ? dis-je.

– L’élite du pays, répondit-il. Un pays estbien malade quand il chasse au loin les plus grands et les plusbraves de ses citoyens. Le jour approche, j’en ai peur, où chacunse verra contraint de choisir entre ses croyances et sa liberté. Jesuis un vieillard, Micah, mon garçon, mais je puis vivre assezlongtemps pour voir d’étranges choses dans ce royaume jadisprotestant.

– Mais si ces exilés réalisaient leursprojets, objectai-je, ils mettraient Monmouth sur le trône, etchangeraient ainsi injustement l’ordre de la succession.

– Non, non, répondit le vieux Zacharie, endéposant son rabot, s’ils se servent du nom de Monmouth, ce n’estque pour donner plus de force à leur cause, et pour montrer qu’ilsont un chef renommé. Si Jacques était chassé du trône, les Communesd’Angleterre réunies en Parlement auraient à lui désigner unsuccesseur. Il y a derrière Monmouth des hommes qui ne bougeraientpas s’il devait en être autrement.

– Alors, papa, dis-je, puisque je peux me fierà vous et que vous me direz ce que vous pensez réellement,serait-il bien, dans le cas où le drapeau de Monmouth seraitdéployé, que je me joigne à lui ?

Le charpentier caressa sa barbe blanche, etréfléchit un instant.

– C’est là une grosse question, dit-il enfin,et pourtant m’est avis qu’elle ne comporte qu’une seule réponse,surtout pour le fils de votre père. Si l’on mettait fin au règne deJacques, il ne serait pas trop tard pour maintenir la nation dansl’ancienne croyance, mais si on laissait le mal s’étendre, ilpourrait se faire que l’expulsion du tyran lui-même n’empêchât pasla mauvaise semence de germer. Ainsi donc je suis d’avis que si lesexilés font une pareille tentative, il est du devoir de tous ceuxqui attachent quelque prix à la liberté de conscience, de sejoindre à eux. Et vous, mon fils, l’orgueil du village, pouvez-vousfaire un meilleur emploi de votre vigueur que de la consacrer àl’œuvre de délivrer votre pays de ce joug insupportable ?

« C’est là un conseil qui serait qualifiéde trahison, un conseil dangereux, qui pourrait aboutir à unecourte confession et à une mort sanglante, mais, sur le Dieuvivant, je ne vous tiendrais pas un autre langage, quand vousseriez mon propre fils.

Ainsi parla le vieux charpentier d’une voixtoute vibrante, tant il y avait de gravité.

Puis il se remit à travailler sa planche,pendant que je lui disais quelques mots de gratitude.

Ensuite, je m’éloignai en réfléchissant sur cequ’il m’avait dit.

Je n’étais pas encore bien loin, quand la voixenrouée de Salomon Sprent interrompit mes méditations.

– Ohé, là-bas, ohé ! beugla-t-il, bienque sa bouche fût à quelques yards seulement de mon oreille, est-ceque vous allez passer à travers mon écubier sans ralentir lamarche ? Carguez les voiles, vous dis-je, carguez lesvoiles.

– Ah ! dis-je, capitaine, je ne vousvoyais pas. J’étais tout entier à mes réflexions.

– Tout à la dérive, et personne au poste degarde ! dit-il en se frayant passage par la brèche de la haie.Par tous les nègres, mon garçon, les amis ne sont pas si nombreux,croyez-vous, qu’on puisse passer devant eux sans saluer dupavillon. Par ma foi, si j’avais de l’artillerie, je vous auraisenvoyé un boulet par les baux.

– Ne vous fâchez pas, capitaine, car levétéran avait l’air contrarié, j’ai bien des sujets depréoccupation ce matin.

– Et moi aussi, matelot, répondit-il d’unevoix plus douce, que dites-vous de mon gréement, hein ?

Il se tourna lentement en plein soleil, touten parlant et je vis alors qu’il était vêtu avec une recherche peuordinaire.

Il portait un habillement complet de drap bleuavec huit rangées de boutons, culottes pareilles, avec de grosflots de ruban attachés aux genoux.

Son gilet était d’une étoffe plus légère, seméd’ancres d’argent, avec une bordure de dentelle d’un doigt delargeur.

Sa botte était si large qu’on eût dit qu’ilavait le pied dans un seau, et il portait un sabre d’abordagesuspendu à un baudrier de cuir qui reposait sur son épauledroite.

– J’ai passé partout une nouvelle couche depeinture, dit-il en clignant de l’œil. Caramba, le vieux bateau nefait pas eau, encore. Que diriez-vous à présent, si j’étais sur lepoint de jeter une aussière à un petit bachot pour le prendre àl’attache.

– Une vache !

– Une vache ! Pour qui meprenez-vous ? Non, mon garçon, une belle fille, un petitesquif comme on n’en a guère vu de plus solides faire voile vers leport conjugal.

– Voici bien longtemps que je n’ai appris demeilleures nouvelles, dis-je. Je ne savais pas même que vousfussiez fiancé. Alors, pour quand le mariage ?

– Doucement, l’ami, doucement, et jetez votresonde. Vous êtes sorti de votre chenal, et vous êtes en eau basse.Je n’ai jamais dit que je fusse fiancé.

– Quoi donc, alors ? demandai-je.

– Je lève l’ancre, pour le moment. Je vaisporter sur elle et lui faire sommation. Attention, mon garçon,reprit-il, en ôtant son bonnet et grattant ses cheveux rebelles.J’ai eu assez souvent affaire aux donzelles, depuis le Levantjusqu’aux Antilles, des donzelles comme en trouve le marin, toutesen maquillage et en poches. Dès qu’on a lancé sa première grenade àla main, elles baissent pavillon. Non, c’est un navire d’une autrecoupe, que je ne connais pas, et si je ne manœuvre pas la barreavec attention, il pourrait bien se faire qu’il me laisse là entrele vent et l’eau, avant que je sache seulement si je suis fiancé.Qu’en dites-vous ? Hé ! Faut-il que je me range hardimentbord à bord, dites, et que je l’emporte à l’arme blanche, ou bienvaut-il mieux que je me tienne au large et que j’essaie d’un feu àdistance ? Je ne suis pas de ces savants avocats, retors à lalangue bien huilée, mais si elle consent à prendre un compagnon, jelui serai dévoué, quelque vent, quelque temps qu’il fasse tant quemes planches dureront.

– Je ne suis guère en état de donner desconseils en un cas pareil, dis-je, car mon expérience est moindreque la vôtre. Je pense néanmoins qu’il serait préférable de luiparler le cœur sur la main, en langage bien clair, en langage demarin.

– Oui, oui, ce sera pour elle à prendre où àlaisser. C’est de Phébé Dawson, la fille du forgeron, qu’il s’agit.Manœuvrons pour reculer, et prenons une goutte de véritable Nantes,avant de partir. J’en ai un baril qui vient d’arriver et qui n’apas payé un denier au Roi.

– Non, il vaut mieux n’y pas toucher,répondis-je.

– Hé ! que dites-vous ? Vous avezpeut-être raison. Alors coupez vos amarres, et déployez vos voiles,car il nous faut partir.

– Mais cela ne me regarde pas, dis-je.

– Cela ne vous regarde pas ? Cela…

Il était trop agité pour continuer : ildut se borner à tourner vers moi un visage chargé de reproches.

– J’avais meilleure opinion de vous,Micah ; est-ce que vous allez laisser cette vieille carcassetoute disloquée aller au combat, sans que vous soyez là pourl’aider d’une bordée ?

– Que voulez-vous donc que je fasse ?

– Eh bien, je voudrais que vous soyez là pourm’encourager selon les circonstances. Si je me lance à l’abordage,il faudrait que vous la preniez d’enfilade, de façon à la couvrirde feux. Si je l’attaque par tribord, vous en feriez autant parbâbord. Si je suis mis hors de combats vous attireriez ses feux survous pendant que je me radoube. Voyons, l’ami, vous n’allez pasm’abandonner.

Les figures, l’éloquence navale du vieux marinn’étaient pas toujours intelligibles pour moi, mais il était clairqu’il avait compté sur moi pour l’accompagner, et j’étais égalementdécidé à ne point le faire.

Enfin, à force de raisonnements, je lui fiscomprendre que ma présence lui serait plus nuisible qu’utile, etqu’elle détruirait probablement toutes les chances de réussite.

– Bon ! Bon ! grommela-t-il, enfin,je n’ai jamais pris part à une expédition de ce genre. Et si c’estla coutume des navires célibataires de partir seuls pour lesfiançailles, je m’exposerai tout seul. Toutefois vous viendrez avecmoi comme compagnon de route, vous louvoierez entre moi et la dite,ou vous me coulerez si je recule d’un pas.

J’avais l’esprit entièrement absorbé par lesprojets de mon père et les perspectives qui s’offraient à moi.

Mais il me paraissait impossible de refuser,car le vieux Salomon parlait du ton le plus convaincu.

Le seul parti à prendre était de laisser decôté l’affaire et de voir comment tournerait cette expédition.

– Souvenez-vous bien, Salomon, dis-je, que jene veux pas franchir le seuil.

– Oui, oui, matelot, vous ferez comme vousvoudrez. Nous aurons à marcher tout le temps contre le vent. Elleest aux écoutes, car je l’ai hélée hier soir, et je lui ai faitsavoir que je porterais sur elle, à sept heures du quart dumatin.

Tout en cheminant avec lui sur la route, je medisais que Phébé devrait être fort au courant des termes nautiquespour comprendre quelque chose aux propos du bonhomme, quand ils’arrêta court, et donna une tape sur ses poches.

– Diable ! s’écria-t-il, j’ai oublié deprendre un pistolet.

– Au nom du ciel ! dis-je tout effaré,qu’avez-vous besoin d’un pistolet ?

– Eh ! mais pour faire des signaux,dit-il. C’est bien singulier que je n’aie pas pensé à cela. Commentun convoyeur saura-t-il ce qui se passe en avant de lui, si lenavire amiral n’a point d’artillerie ? Si la jeune personnem’avait bien reçu, j’aurais tiré un coup de canon pour vous lefaire savoir.

– Mais, répondis-je, si vous ne sortez pas, jesupposerai que tout va bien. Si les choses tournent mal, je neserai pas longtemps à vous revoir.

– Oui ou à attendre. Je hisserai un pavillonblanc au sabord de gauche ; un pavillon blanc signifieraqu’elle s’est rendue. Nombre de Dios, au temps où j’étaismousse canonnier sur le vieux navire le Lion, le jour oùnous attaquâmes le Spiritus Sanctus, qui avait deux étagesde canons, la première fois que j’entendis le sifflement d’uneballe, mon cœur ne battit jamais comme il le fait maintenant. Qu’endites-vous, si nous battions en retraite pour attendre un ventfavorable et dire un mot à ce baril d’eau-de-vie deNantes ?

– Non, l’ami, tenez ferme, dis-je.

À ce moment, nous étions arrivés au cottagerevêtu de lierre derrière lequel se trouvait la forge duvillage.

– Quoi, Salomon ! repris-je. Un marinanglais a-t-il jamais craint un ennemi, avec ou sansjupons ?

– Non, que je sois maudit si j’ai peur !dit Salomon en se carrant. Jamais un seul Espagnol, diable ouhollandais ! Donc en avant sur elle !

Et en disant cela, il pénétra dans le cottage,et me laissa debout à la porte à claire-voie du jardin, où j’étaisdiverti autant que vexé de voir mes réflexions interrompues.

Et, en effet, le marin n’eut pas des peinesbien grandes à faire agréer sa demande.

Il manœuvra de manière à capturer sa prise,pour employer son propre langage.

J’entendis du jardin le bourdonnement de savoix rude, puis un carillon de rire aigu finissant par un petitcri.

Cela signifiait sans doute qu’on se serrait deprès.

Puis, il y eut un court instant de silence, etenfin je vis un mouchoir blanc s’agiter à la fenêtre, et jem’aperçus que c’était Phébé en personne qui le faisaitvoltiger.

Bah ! c’était une fille pimpante, à l’âmetendre, et au fond du cœur, je fus enchanté que le vieux marin eûtprès de lui, pour le soigner, une telle compagne.

Ainsi donc voilà un excellent ami dontl’existence était définitivement fixée.

Un autre, que je consultais, m’assurait que jegaspillais mes meilleures années au village.

Un troisième, le plus respecté de tous,m’engageait franchement à me joindre aux insurgés, si l’occasions’en présentait.

En cas de refus, j’aurais la honte de voir monvieux père partir pour les combats, pendant que je languirais à lamaison.

Et pourquoi refuser ?

N’était-ce pas depuis longtemps le secretdésir de mon cœur de voir un peu le monde, et pouvait-il seprésenter une chance plus favorable ?

Mes souhaits, le conseil de mes amis, lesespérances de mon père, tout cela tendait dans la mêmedirection.

– Père, dis-je en rentrant à la maison, jesuis prêt à partir où vous le voulez.

– Que le Seigneur soit glorifié !s’écria-t-il d’un ton solennel. Puisse-t-il veiller sur votre jeuneexistence et conserver votre cœur fermement attaché à la cause quiest certainement la sienne !

Et ce fut ainsi, mes chers petits-enfants, quefut prise la grande résolution, et que je me vis engagé dans un despartis de la querelle nationale.

VII – Du cavalier qui arriva del’ouest.

Mon père se mit sans retard à préparer notreéquipement.

Il en agit avec Saxon, comme avec moi, de lafaçon la plus libérale, car il avait décidé que la fortune de sesvieux jours serait consacrée à la Cause, autant que l’avait été lavigueur de sa jeunesse.

Il fallait agir avec la plus grande prudencedans ces préparatifs, car les Épiscopaux étaient nombreux dans levillage, et dans l’état d’agitation où se trouvait l’esprit public,l’activité, qu’on aurait remarque chez un homme aussi connu, auraittout de suite éveillé l’attention.

Mais le vieux et rusé soldat manœuvra avectant de soin que nous nous trouvâmes bientôt en état de partir uneheure après en avoir reçu l’avis, sans qu’aucun de nos voisins s’endoutât.

Le premier soin de mon père fut d’acheter, parl’intermédiaire d’un agent, deux chevaux convenables au marché deChichester.

Ils furent conduits dans l’écurie d’un fermierwhig, homme de confiance, qui habitait près de Portchester, et quidevait les garder jusqu’à ce qu’on les lui demandât.

L’un de ces chevaux était gris pommelé, etremarquable par sa force et son entrain, haut de dix-sept traversde main et demi, et fort capable de porter mon poids, car, à cetteépoque, mes chers enfants, je n’étais pas surchargé de chair, etmalgré ma taille et ma force, je pesais un peu moins de deux centvingt-quatre livres.

Un juge difficile aurait peut-être trouvé queCovenant, ainsi que je nommai mon étalon, avait un peu de lourdeurdans la tête et l’encolure, mais je reconnus en lui une bête sûre,docile, avec beaucoup de vigueur et de résistance.

Saxon, qui, tout équipé, devait peser au pluscent soixante quatre livres, avait un genêt d’Espagne bai clair,très rapide et très ardent.

Il nomma sa jument Chloé, nom que portait« une pieuse demoiselle de sa connaissance », quoique monpère trouvât je ne sais quoi de profane et de païen dans cenom-là.

Ces chevaux et leur harnachement furent tenusprêts sans que mon père eût à se montrer en quoi que ce fût.

Lorsque ce point important eut été réglé, ilrestait à discuter une autre question, celle de l’armement.

Elle donna lieu à plus d’une grave discussionentre Decimus Saxon et mon père.

Chacun d’eux prenait des arguments dans sapropre expérience, et insistait sur les conséquences très gravesque pouvait avoir pour le porteur la présence ou l’absence de telleou telle tassette ou telle ou telle plaque de cuirasse.

Votre arrière-grand-père tenait beaucoup à mevoir porter la cuirasse que marquaient encore les traces des lancesécossaises de Dunbar, mais lorsque je l’essayai, elle se trouvatrop petite pour moi.

J’avoue que j’en fus surpris, car quand je merappelle l’effroi et le respect que j’éprouvais en contemplant lavaste carrure de mon père, j’avais bien sujet de m’étonner devantcette preuve convaincante que je l’avais dépassé.

Ma mère trouva le moyen d’arranger l’affaireen fendant les courroies latérales et en perçant des trous parlesquels passerait un cordon, et elle fit si bien que je pusajuster cette cuirasse sans être gêné.

Une paire de tassettes ou cuissards, desbrassards pour protéger le bras, et des gantelets furent empruntésà l’attirail de l’ancien soldat du Parlement, ainsi que le lourdsabre droit, et la paire de pistolets d’arçon qui formaientl’armement ordinaire du cavalier.

Mon père m’avait acheté à Portsmouth un casqueà cannelures, avec de bonnes barrettes, bien capitonné de cuirflexible, très léger et néanmoins très solide.

Lorsque je fus complètement équipé, Saxon,ainsi que mon père, reconnurent que j’avais tout ce qu’il fallaitpour faire un soldat bien monté.

Saxon avait acheté une cotte de buffle, uncasque d’acier, une paire de bottes montantes, de sorte qu’avec larapière et les pistolets dont mon père lui fit présent, il étaitprêt à entrer en campagne au premier appel.

Nous espérions ne pas rencontrer de grandesdifficultés à rejoindre les forces de Monmouth quand l’heure seraitvenue.

En ces temps de trouble, les principalesroutes étaient si infestées de bandits de grand chemin et devagabonds que les voyageurs avaient l’habitude de porter des armes,et même des armures pour leur défense.

Il n’y avait donc aucune raison pour que notreaspect extérieur fit naître le soupçon.

Si l’on nous interrogeait, Saxon tenait touteprête une longue histoire, d’après laquelle nous étions en routepour nous rendre auprès d’Henry Somerset, duc de Beaufort, à lamaison duquel nous appartenions.

Il m’expliqua cette invention, en m’enseignantmaints détails que j’aurais à fournir pour la confirmer, maislorsque je lui eus dit que j’aimais mieux être pendu comme rebelleque de dire un mensonge, il me regarda en ouvrant de grands yeux,et hocha la tête d’un air offensé.

– Quelques semaines de campagne, dit-il, meguériraient bientôt de mes scrupules.

Quant à lui, un enfant qui étudie sonsyllabaire n’était pas plus sincère que lui, mais sur le Danube, ilavait appris à mentir et regardait cela comme une partieindispensable de l’éducation du soldat.

– En effet, arguait-il, que sont tous lesstratagèmes, que sont les embuscades, les pièges, s’ils neconsistent pas à mentir sur une vaste échelle ? Qu’est-cequ’un commandant habile, sinon celui qui sait aisément déguiser lavérité ? À la bataille de Senlac, lorsque Guillaume deNormandie ordonna à ses gens de simuler la fuite, afin de rompreles rangs de l’ennemi, ruse fort employée par les Scythesd’autrefois et par les Croates de notre temps, je vous demande sice n’était pas là mettre un mensonge en action ? Et quandAnnibal attacha des torches aux cornes de nombreux troupeaux debœufs et fit ainsi croire aux consuls romains que son armée battaiten retraite, n’était-ce point une supercherie, une infraction à lavérité ?… C’est un sujet qui a été traité à fond par un soldatrenommé dans le traité qui a pour titre : An in bello dolouti liceat ; an apud hostes falsiloquio uti liceat (Cequi veut dire : est-il permis d’user de tromperie à laguerre ? Est-il permis d’employer avec l’ennemi, de parolespropres à le tromper ?) Ainsi donc si, d’après l’exemple deces grands modèles, et en vue d’arriver à nos fins, je déclare quenous allons rejoindre Beaufort, alors que nous nous rendons auprèsde Monmouth, n’est-ce pas conforme aux usages de la guerre, auxcoutumes des grands généraux ?

Je n’essayai point de répondre à cesraisonnements spécieux.

Je me bornai à répéter qu’il pouvaits’autoriser de cet usage, mais qu’il ne devait pas compter sur moipour confirmer ses dires.

D’ailleurs, je promis de ne rien laisseréchapper qui pût lui causer des difficultés et il lui fallut secontenter de cette garantie.

Me voici maintenant, mes patients auditeurs,en état de vous emmener loin de l’humble existence villageoise.

Je n’aurai pas à bavarder sur des gens quiétaient des vieillards au temps de ma jeunesse, et qui maintenantreposent depuis bien des années dans le cimetière deBedhampton.

Vous allez donc partir avec moi, vous verrezl’Angleterre telle qu’elle était en ce temps-là ; vousapprendrez comment nous nous mîmes en route pour la guerre, ettoute les aventures qui nous advinrent.

Et si ce que je vous dit ne ressemble pastoujours à ce que vous aurez lu dans les ouvrages de Mr Coke ou deMr Oldmixon, ou de tout autre auteur qui aura publié des écrits surces événements, rappelez-vous que je parle de choses que j’ai vuesde mes propres yeux, que j’ai concouru à faire l’histoire, ce quiest chose plus noble que de l’écrire.

Donc, ce fut vers la tombée de la nuit, le 12juin 1685, que l’on apprit dans notre région le débarquement opéréla veille par Monmouth à Lyme, petit port de mer sur la limiteentre les comtés de Dorset et de Devon.

Un grand feu allumé comme signal sur lamontagne de Portsdown en fut la première nouvelle.

Puis, vinrent les bruits de ferraille, lesroulements de tambours de Portsmouth, où les troupes furentrassemblées sous les armes.

Des messagers à cheval parcoururent à grandfracas la rue du village, la tête penchée très bas sur le cou deleurs montures, car il fallait porter à Londres la grande nouvelle,afin que le gouverneur de Portsmouth sût ce qu’il avait àfaire.

Nous étions à notre porte contemplant larougeur du couchant, les allées et venues, le flamboiement de laligne des signaux de feu qui s’allongeait dans la direction del’est, lorsqu’un petit homme arriva au galop jusqu’à la porte, etarrêta son cheval essoufflé.

– Joseph Clarke est-il ici ?demanda-t-il.

– C’est moi, dit mon père.

– Ces hommes sont-ils sûrs ? dit-il toutbas en me désignant, ainsi que Saxon, de son fouet.

« … Alors, reprit-il, le rendez-vous estTaunton. Passez-le à tous ceux que vous connaissez. Donnez à boireet à manger à mon cheval, je vous en prie, car je dois me remettreen route.

Mon jeune frère Hosea s’occupa de la bêtefatiguée, pendant que nous faisions entrer le cavalier pour luifaire prendre un rafraîchissement.

C’était un homme nerveux, aux traits anguleux,avec une loupe sur la tempe.

Sa figure et ses vêtements étaient couverts deterre desséchée, et ses membres étaient si raides, que quand il futdescendu de cheval, il pouvait à peine mettre un pied devantl’autre.

– J’ai crevé un cheval, dit-il et celui-ciaura à peine la force de faire vingt milles de plus. Il faut que jesois à Londres ce matin, car nous espérons que Danvers et Wildmanseront en mesure de soulever la Cité. Hier j’ai quitté le camp deMonmouth. Son étendard bleu flotte sur Lyme.

– Quelles forces a-t-il ? demandaanxieusement mon père.

– Il n’a amené que des chefs. Quant auxtroupes, elles devront lui être fournies par vous autres, les gensdu pays. Il a avec lui Lord Grey de Wark, Wade, l’Allemand Buyse,et quatre-vingt ou cent autres. Hélas, deux de ceux qui sontarrivés sont déjà perdus pour nous. C’est mauvais, mauvaisprésage.

– Qu’y a-t-il donc eu de fâcheux ?

– Dare, l’orfèvre de Taunton, a été tué parFletcher, de Saltoun, dans une querelle puérile à propos d’uncheval. Les paysans ont réclamé à grands cris le sang del’Écossais, et il a été forcé de se sauver sur les navires. C’estune triste mésaventure, car c’était un chef habile et un vieuxsoldat.

– Oui, oui, s’écria Saxon avec emportement, ily aura bientôt dans l’ouest d’autres chefs habiles, d’autres vieuxsoldats, pour prendre sa place. Mais s’il connaissait les usages dela guerre, comment se fait-il qu’il se soit engagé dans unequerelle personnelle, en un moment pareil ?

Et tirant de dessous son habit un livre brunmince, il promena son long doigt mince sur la table desmatières.

– Sous-section neuvième, reprit-il,voici : le cas traité : Si dans une guerre publique,l’on peut refuser par amitié particulière un duel auquel on auraété provoqué. Le savant Fleming est d’avis que l’honneur privéd’un homme doit céder la place au bien de la cause. N’est-il pasarrivé, en ce qui me regarde personnellement, que la veille du jouroù fut levé le siège de Vienne, nous, les officiers étrangers,avions été invités dans la tente du général. Or, il arriva qu’unrousseau d’Irlandais, un certain O’Daffy, qui servait depuislongtemps dans le régiment de Pappenheimer, réclama le pas sur moi,en alléguant qu’il était de meilleure naissance. Sur quoi, je luipassai mon gant sur la figure, non pas, remarquez-le, non pas queje fusse en colère, mais pour montrer que je n’étais pas tout àfait de son avis. Ce désaccord l’amena à offrir tout de suite defaire valoir son assertion, mais je lui fis lecture de cettesous-section, et je lui démontrai que l’honneur nous interdisait derégler cette affaire avant que le Turc fût chassé de Vienne. Aussi,après l’attaque…

– Non, monsieur… J’écouterai peut-être lereste de l’histoire un jour ou l’autre, dit le messager qui se levaen chancelant. J’espère trouver un relais à Chichester, et le tempspresse. Travaillez à la cause maintenant, ou soyez éternellementesclaves. Adieu.

Et il se remit péniblement on selle.

Puis, nous entendîmes le bruit des fers quidiminuait peu à peu sur la route de Londres.

– Le moment du départ est venu pour vous,Micah, dit mon père avec solennité… Non, femme, ne pleurez pas.Encouragez plutôt notre garçon par un mot affectueux et une figuregaie. Je n’ai pas besoin de vous dire de combattre comme un homme,sans rien craindre, dans cette querelle. Si le flux des événementsde la guerre se dirige de ce côté-ci, il pourra se faire que vousretrouviez votre vieux père chevauchant près de vous. Maintenantmettons-nous à genoux et implorons la faveur du Tout-Puissant surcette expédition.

Nous nous mimes tous à genoux dans la piècebasse, au plafond formé de grosses solives, pendant que levieillard improvisait une ardente, une énergique prière pour notresuccès.

À ce moment encore, pendant que je vous parle,je revois votre ancêtre, avec sa face aux traits marqués, àl’expression austère, aux sourcils réunis, avec ses mains noueusesjointes dans la ferveur de sa supplication.

Ma mère est agenouillée près de lui, leslarmes coulant une à une sur sa douce et placide figure.

Elle étouffe ses sanglots de peur qu’en lesentendant je ne trouve la séparation plus cruelle.

Les petits sont dans la chambre à coucher d’enhaut, et le bruit de leurs pieds nus arrive jusqu’à nous.

Messire Saxon est vautré sur l’une des chaisesde chêne, où il a posé un genou, tout en se penchant.

Ses longues jambes traînent par derrière, etil cache sa figure dans ses mains.

Tout autour de moi, à la lueur clignotante dela lampe suspendue, j’aperçois les objets qui me sont familiersdepuis mon enfance, le banc près du foyer, les chaises aux dossiershauts, aux appuis raides, le renard empaillé au-dessus de la porte,le tableau de Christian considérant la Terre Promise du haut desMontagnes délectables, tous ces menus objets sans valeur propre,mais dont la réunion constitue cette chose merveilleuse que nousappelons le foyer domestique, cet aimant tout puissant qui attiredu bout de l’univers le voyageur.

Le reverrai-je jamais, même dans mes rêves,moi qui m’éloigne de cette rade si bien abritée pour me plonger aucœur de la tempête ?

La prière terminée, tout le monde se leva, àl’exception de Saxon, qui resta la figure cachée dans ses mains uneou deux minutes avant de se redresser.

J’eus l’audace de penser qu’il s’étaitprofondément assoupi, bien qu’il prétendit que son retard était dûà une prière supplémentaire.

Mon père mit ses mains sur ma tête et invoquasur moi la bénédiction des Cieux.

Puis, il prit à part mon compagnon etj’entendis le tintement de pièces de monnaie, ce qui me fitsupposer qu’il lui donnait quelque viatique pour le voyage.

Ma mère me serra sur son cœur et glissa dansma main un petit carré de papier, en me disant que je devrais lelire quand je serais de loisir, et que je la rendrais heureuse sije me conformais aux instructions qu’il contenait.

Je lui promis de le faire, et alorsm’arrachant de là, je gagnai la rue noire du village, ayant à côtéde moi mon compagnon qui marchait à longues enjambées.

Il était près d’une heure du matin, et depuislongtemps tous les campagnards étaient couchés.

Lorsque je passai devant la Gerbe etdevant la demeure du vieux Salomon, je ne pus m’empêcher de medemander ce qu’ils penseraient de mon accoutrement guerrier, s’ilsétaient levés.

J’avais eu à peine le temps de me faire lamême question devant le cottage de Zacharie Palmer que sa portes’ouvrit et que le charpentier accourut, sa chevelure blancheflottant à la fraîche brise de la nuit.

– Je vous attendais, Micah, s’écria-t-il. J’aiappris que Monmouth avait paru, et je savais que vous ne laisseriezpas passer une nuit avant de partir. Dieu vous bénisse, mon garçon,Dieu vous bénisse ! Fort de bras, doux de cœur, tendre aufaible et farouche contre l’oppresseur, vous avez les prières etl’affection de tous ceux qui vous connaissent !

Je serrai ses mains tendues, et le dernier desobjets de mon village natal qui s’offrit à ma vue, ce fut lasilhouette confuse du charpentier, pendant que d’un geste de samain il m’envoyait ses meilleurs souhaits à travers la nuit.

Nous traversâmes les champs pour nous rendrechez Whittier, le fermier Whig.

Saxon s’y harnacha en guerre.

Nous trouvâmes nos chevaux sellés, tout prêts,car à la première alarme, mon père y avait envoyé un messager pourdire que nous en aurions besoin.

À deux heures du matin, nous longions lacolline de Portsdown, armés, montés, et nous nous mettions en routecette fois pour gagner le camp des Rebelles.

VIII – Notre départ pour la guerre.

En cheminant le long des hauteurs dePortsdown, nous vîmes tout le temps les lumières de Portsmouth, etcelles des navires du port, qui clignotaient à notre gauche,pendant qu’à notre droite la forêt de Bere était illuminée par lessignaux de feu qui annonçaient le débarquement del’envahisseur.

Un grand bûcher flambait à la cime du Butser,et plus loin, jusqu’aux limites de la vue, des scintillementslumineux montraient que la nouvelle gagnait au Nord le Berkshire età l’Est le Sussex.

Parmi ces feux, les uns étaient faits defagots entassés ; d’autres avec des barils de goudron plantésau bout d’une perche.

Nous passâmes devant un de ces derniers, enface même de Portchester.

Ceux qui les gardaient, entendant le bruit denos chevaux et de nos armes, poussèrent une bruyante acclamation,car sans doute ils nous prirent pour des officiers du Roi en routepour l’Ouest.

Maître Decimus Saxon avait jeté au vent cesfaçons méticuleuses qu’il avait étalées en présence de mon père etil jasait abondamment, en mêlant fréquemment des vers ou des boutsde chansons à ses propos, pendant que nous galopions dans lanuit.

– Ah ! Ah ! disait-il franchement,il fait bon parler sans contrainte, sans qu’on s’attende à vousvoir finir chaque phrase par un Alléluia ou un Amen !

– Vous étiez toujours le premier dans cespieux exercices, remarquai-je d’un ton sec.

– Oui, c’est vrai, vous avez mis en plein dansle but : quand une chose doit être faite, arrangez-vous pourla mener vous-même, quelle qu’elle soit. C’est une recommandationfameuse, et qui m’a bien des fois servi jusqu’à ce jour. Je ne merappelle pas si je vous ai conté qu’à une certaine époque je fusfait prisonnier par les Turcs et emmené à Istamboul, nous étions làplus d’une centaine, mais les autres ont péri sous le bâton, oubien ils sont présentement enchaînés à une rame sur les galèresimpériales ottomanes, et ils y resteront sans doute jusqu’au jouroù une balle vénitienne ou génoise trouvera le chemin de leurmisérable carcasse. Moi seul, j’ai réussi à ravoir ma liberté.

– Ah ! dites-moi donc comment vous vousêtes échappé ? demandai-je.

– En tirant parti de l’esprit dont m’a doué laProvidence, reprit-il d’un ton enchanté, car en voyant que leurmaudite religion est justement ce qui aveugle ces infidèles, je memis à l’œuvre pour en profiter. Dans ce but, j’observai la façondont nos gardes procédaient à leurs exercices du matin et du soir.Je fis de ma veste un prie-dieu et je les imitai. Seulement j’ymettais plus de temps et plus de ferveur.

– Quoi ! m’écriai-je avec horreur, vousavez fait semblant d’être musulman ?

– Non, je n’ai pas fait semblant. Je le suisdevenu tout à fait. Toutefois c’est entre nous, attendu que celapourrait ne pas me mettre en odeur de sainteté, auprès de quelqueRévérend Aminadab-Source-de-Grâce, s’il s’en trouve dansle camp rebelle, qui ne soit point admirateur de Mahomet.

Je fus si abasourdi de cette impudenteconfession dans la bouche d’un homme, qui avait toujours été lepremier à diriger les exercices d’une pieuse famille chrétienne,qu’il me fut impossible de trouver un mot.

Decimus Saxon siffla quelques mesures d’un airguilleret.

Puis il reprit :

– Ma persévérance dans ces dévotions eut pourrésultat qu’on me sépara des autres prisonniers. J’acquis assezd’influence sur les geôliers, pour me faire ouvrir les portes, eton me laissa sortir, à condition de me présenter une fois par jourà la porte de la prison. Et quel emploi fis-je de ma liberté ?Vous en doutez-vous ?

– Non, vous êtes capable de tout, dis-je.

– Je me rendis aussitôt à leur principalemosquée, celle de Sainte-Sophie. Quand les portes s’ouvraient etque le muezzin lançait son appel, j’étais toujours le premier àaccourir pour faire mes dévotions et le dernier à les cesser. Si jevoyais un Musulman frapper de son front le pavé une fois, je lefrappais deux fois. Si je le voyais pencher le corps ou la tête, jem’empressais de me prosterner.

« Aussi ne se passa-t-il guère de tempsavant que la piété du Gnaim ne devint le sujet des conversations detoute la ville, et on me fit présent d’une cabane pour m’y livrer àmes méditations religieuses.

« J’aurais pu fort bien m’en accommoder,et à vrai dire j’avais pris le ferme parti de me poser en prophèteet d’écrire un chapitre supplémentaire pour le Koran, lorsqu’un sotdétail inspira aux fidèles des doutes sur ma sincérité.

« Bien peu de choses d’ailleurs.

« Une bécasse de donzelle se laissasurprendre dans ma cabane par quelqu’un qui venait me consulter surquelque point de doctrine ; Mais il n’en fallut pas davantagepour mettre en mouvement les langues de ces païens. Je jugeai doncprudent de leur glisser entre les doigts en montant à bord d’uncaboteur levantin et en laissant le Koran inachevé.

« La chose vaut peut-être autant, car ceserait une cruelle épreuve que de renoncer aux femmes chrétienneset au porc pour leurs houris qui fleurent l’ail et leursmaudits kybobs de mouton.

Pendant cette conversation, nous avionstraversé Farnham et Botley ; nous nous trouvions alors sur laroute de Bishopstoke.

En cet endroit, le sol change de nature :le calcaire fait place au sable, en sorte que les fers de noschevaux ne rendaient plus qu’un son sourd.

Cela n’était point fait pour gêner notreconversation ou plutôt celle de mon compagnon ; car je mebornais au rôle d’auditeur.

À la vérité, j’avais l’esprit si pleind’hypothèses sur ce qui nous attendait et de pensées, qui allaientau foyer que je laissais derrière moi, que je n’étais guère enveine de propos plaisants.

Le ciel était un peu nébuleux, mais la lunebrillait d’un éclat métallique à travers les déchirures des nuageset nous montrait devant nous un long ruban de route.

Les deux côtés étaient disséminés des maisonsavec jardins, sur les pentes, qui descendaient vers la route.

On sentait dans l’air une lourde et fade odeurde fraises.

– Avez-vous jamais tué un homme dans un momentde colère ? demanda Saxon, pendant que nous galopions.

– Jamais, répondis-je.

– Là ! vous reconnaîtrez alors que quandvous entendez le cliquetis de l’acier contre l’acier, et que vousregardez dans les yeux de votre adversaire, vous oubliez àl’instant toutes les règles, toutes les maximes, tous les préceptesde l’escrime que vous ont enseignés votre père ou d’autres.

– J’ai appris fort peu de ces choses-là,dis-je. Mon père ne m’a appris qu’à porter un bon et franc coupdroit. Ce sabre ci peut trancher une barre de fer d’un pouced’épaisseur.

– La sabre de Scanderbeg a besoin du bras deScanderbeg, remarqua-t-il. J’ai constaté que c’était une lame dumeilleur acier. C’est là un de ces véritables arguments de jadispour faire entrer un texte, ou expliquer un psaume, tel qu’endégainaient les fidèles du temps jadis, alors qu’ils prouvaientl’orthodoxie de leur religion par des coups et des bourradesapostoliques. Ainsi donc vous n’avez pas fait beaucoupd’escrime ?

– J’en ai très peu fait, presque pas,dis-je.

– Cela vaut presque autant. Pour un vieuxmanieur d’épée qui a fait ses preuves comme moi, le point capitalest de connaître son arme, mais pour un jeune Hotspur de votresorte, il y a beaucoup à espérer de la force et de l’énergie. J’airemarqué bien des fois que les gens les plus adroits dans le tir àl’oiseau, dans l’art de fendre la tête de turc, et d’autres sports,sont toujours des traînards sur le champ de bataille. Si l’oiseauétait, lui aussi, armé d’une arbalète, avec une flèche sur lacorde, si le turc avait un poing aussi bien qu’une tête, votrefreluquet aurait tout juste les nerfs assez solides pour son jeu.Maître Clarke, j’en suis certain, nous serons d’excellentscamarades. Que dit-il, le vieux Butler ?

Jamais fidèle écuyer ne fit mieux le saut avec unchevalier.

Jamais chevalier ne fit mieux le saut avec un écuyer.

« Voilà plusieurs semaines que je n’aipas osé citer Hudibras par crainte de mettre le Covenanten ébullition dans les veines du vieux.

– Si vraiment nous devons être camarades,dis-je d’un ton rude, il faut que vous appreniez à parler avec plusde respect et moins de désinvolture au sujet de mon père. Il nevous aurait jamais accordé l’hospitalité, s’il avait entendul’histoire que vous m’avez racontée, il n’y a qu’un instant.

– C’est probable, dit l’aventurier en riantsous cape. Il y a pas mal de chemin entre une mosquée et unconventicule. Mais n’ayez pas la tête si chaude, mon ami. Il vousmanque cette égalité de caractère que vous acquerrez, sans aucundoute, en vos années de maturité. Comment ! mon garçon, moinsde cinq minutes après m’avoir vu, vous allez m’assommer à coups derame, et depuis lors vous avez toujours été sur mes talons comme unchien de meute, tout prêt à donner de la voix, pour peu que jemette le pied sur ce que vous appelez la ligne droite. Songez-y,vous allez vous trouver au milieu de gens qui se battent àl’occasion de la moindre querelle. Un mot de travers et un coup derapière se suivent de près.

– Êtes-vous dans ces dispositions-là ?répondis-je avec vivacité. J’ai le caractère paisible, mais desmenaces déguisées, des bravades voilées, je ne les toléreraipas.

– Diantre ! s’écria-t-il, je vois quevous vous disposez à me couper en morceaux et à m’envoyer ainsi parmorceaux au camp de Monmouth. Non, nous aurons assez à nous battre,sans nous chercher noise mutuellement. Quelles sont ces maisons, àgauche ?

– C’est le village de Swathling, répondis-je.Les lumières de Bishopstoke brillent à droite, dans le creux.

– Alors nous avons fait quinze milles de notretrajet, et il me semble qu’on voit déjà une faible lueur d’aube.Hallo ! qu’est-ce que cela ? Il faut que les lits soientrares pour que les gens dorment sur les grandes routes.

Une tache sombre que j’avais remarquée sur lachaussée en avant de nous devint à une approche un corps humain,étendu de tout son long, la face contre terre, la tête posant surses bras croisés.

– Un homme qui aura fait la fête, à l’aubergedu village sans doute ? remarquai-je.

– Il y a du sang dans l’air, dit Saxon enrelevant son nez recourbé comme un vautour qui flaire lacharogne.

La lueur pâle et froide de la première aube,tombant sur des yeux grands ouverts et sur une face exsangue meprouva que l’instinct du vieux soldat ne l’avait pas trompé et quel’homme avait rendu le dernier soupir.

– Voilà de la belle besogne ; dit Saxonen s’agenouillant à côté du cadavre et lui mettant les mains dansles poches, des vagabonds sans doute ! Pas unfarthing dans les poches ! Pas même la valeur d’unbouton de manchette pour payer son enterrement.

– Comment a-t-il été tué ? demandai-je,plein d’horreur en voyant cette pauvre face sans expression, maisonvide, dont l’habitant était parti.

– Un coup de poignard par derrière, et un coupsec sur la tête avec la crosse d’un pistolet. Il ne peut pas êtremort depuis longtemps, et cependant il n’a pas un denier sur lui.Pourtant c’était un homme d’importance, à en juger par sesvêtements : du drap fin, d’après le toucher, culottes develours, boucles d’argent aux souliers. Les coquins ont dû faire unriche butin sur lui. Si nous pouvions les rattraper, Clarke, ceserait une grande et belle chose.

– En effet, ce serait beau ! m’écriai-jeavec enthousiasme. Quelle tâche plus noble que de faire justiced’assassins aussi lâches !

– Peuh ! Peuh ! s’écria-t-il. Lajustice est une dame sujette aux glissades et l’épée qu’elle portea deux tranchants. Il pourrait bien se faire qu’en notre rôle derebelles, nous ayons de la justice à en revendre. Si je songe àpoursuivre ces voleurs, c’est pour que nous les soulagions de leurspolia opima, en même temps que des autres chosesprécieuses qu’ils ont pu amasser illégalement. Mon savant ami leFlamand établit que ce n’est point voler que de voler un voleur.Mais où allons-nous cacher ce corps ?

– Pourquoi le cacherions-nous ? demandaije.

– Eh ! l’ami, si ignorant que vous soyezdes choses de la guerre ou des précautions du soldat, vous devezvoir que si l’on trouvait ce cadavre ici, on crierait au meurtredans tout le pays, et que des inconnus comme nous seraient arrêtéscomme suspects. Et si nous arrivions à nous justifier, ce qui n’estpas chose facile, le juge de paix voudrait au moins savoir d’oùnous venons, où nous allons ; et tout cela finirait par desrecherches qui ne présagent rien de bon.

« Ainsi donc, mon ami inconnu etsilencieux, reprit-il, je vais prendre la liberté de vous traînerjusque dans les broussailles. Il est probable que vous y passerezau moins un ou deux jours sans qu’on s’aperçoive de votre présence,et qu’ainsi vous ne causerez pas d’ennuis à d’honnêtes gens.

– Au nom du Ciel, ne le traitez pas avec cettebrutalité, m’écriai-je en sautant à bas de mon cheval, et posant mamain sur le bras de mon compagnon. Il n’est nullement nécessaire dele traîner avec autant de sans-gêne. Puisqu’il faut l’enleverd’ici, je le transporterai avec tous les égards nécessaires.

En disant ces mots, je pris le corps entre mesbras. Je le portai dans un amas d’ajoncs en fleur près de la route,je l’y déposai avec respect et ramenai les branches sur lui pour lecacher.

– Vous avez les muscles d’un bœuf et un cœurde femme, marmotta mon compagnon. Par la Messe, il avait raison, cechanteur de psaumes en cheveux blancs, car, si ma mémoire estfidèle, il a dit quelque chose de ce genre. Quelques poignées depoussière feront disparaître les taches. Maintenant nous pouvonsnous remettre en route sans crainte d’être appelés à répondre descrimes d’un autre. Je vais seulement serrer ma ceinture et sansdoute nous serons bientôt hors de danger.

« J’ai eu affaire, reprit Saxon, pendantque nous reprenions notre chevauchée, à bien des gentilshommes decette espèce, avec les brigands albanais, les bandittipiémontais, les lansquenets, les francs-cavaliers du Rhin, lespicaroons d’Algérie, et autres de leurs pareils. Cependantje ne puis m’en rappeler un seul qui ait pu prendre sa retraite ensa vieillesse avec une fortune suffisante. C’est un commercetoujours précaire, et qui doit finir tôt ou tard par une danse dansle vide au bout d’une corde raide, avec un bon ami vous tirant detoute sa force par les jambes pour vous débarrasser de l’excès desouffle qui peut vous rester.

– Et tout ne finit pas là !remarquai-je.

– Non, il y a de l’autre côté Tophet et le feude l’enfer. Ainsi nous l’apprennent nos bons amis les curés. Ehbien, si l’on ne réussit pas à gagner de l’argent dans ce monde, sil’on finit par y être pendu, et si l’on doit enfin brûleréternellement, il est certain qu’on s’est engagé dans une routesemée d’épines. Mais d’autre part, si l’on parvient à mettre lamain sur une bourse bien garnie, ainsi que l’on fait cette nuit cescoquins, on peut bien risquer quelque chose, dans le monde àvenir.

– Mais, dis-je, à quoi leur servira cettebourse pleine ? De quelle utilité seront les vingt ou trentepièces enlevées à ce malheureux par ces coquins, quand sonnera leurdernière heure ?

– C’est vrai, dit sèchement Saxon, mais ellespourront leur rendre quelques services en attendant. Vous dites quec’est là Bishopstoke ? Que sont ces lumières qu’on voit plusloin ?

– Elles viennent de Bishop’s Waltham, répondisje.

– Il faut aller plus vite, car je tiendraisbeaucoup à être à Salisbury avant qu’il fasse grand jour.

« Nous y donnerons du repos à nos cheveuxjusqu’au soir, et nous nous reposerons aussi, car l’homme et labête ne gagnent rien à arriver fourbus sur le théâtre de laguerre.

« Pendant toute cette journée, on neverra pas que courriers sur courriers par toutes les routes del’ouest.

« Il y aura peut être aussi despatrouilles de cavalerie et nous ne pourrons y montrer nos figuressans risquer d’être arrêtés et interrogés.

« Or, si nous restons dedans pendant lejour, et si nous reprenons notre voyage à la tombée de la nuit, ennous écartant de la grande route et traversant la plaine deSalisbury et les dunes du comté de Somerset, nous arriveronsprobablement au but sans accident.

– Mais si Monmouth avait engagé la lutte avantque nous soyons arrivés ?

– Alors nous aurons manqué une occasion denous faire couper la gorge.

« Hé ! l’ami, en supposant qu’il aitété mis en déroute, et son monde dispersé, ne serait-ce pas unefameuse idée de notre part que de nous présenter comme deux loyauxyeomen, qui auraient fait à cheval tout le trajet depuis leHampshire, pour frapper un coup contre les ennemis duRoi ?

« Nous pourrions obtenir un présent enargent ou en terre comme récompense de notre zèle…

« Non, ne froncez pas le sourcil, cen’était qu’une plaisanterie.

« Laissons souffler nos chevaux enmontant cette côte au pas.

« Mon genêt est aussi frais qu’au départ,mais votre grande carcasse commence à peser sur votre grispommelé.

La tache lumineuse de l’orient s’étaitallongée et élargie.

Le ciel était parsemé de petites aigrettesécarlates formées par des nuages.

Comme nous franchissions les collines bassesprès du gué de Chandler et Romsey, nous pûmes voir la fumée deSouthampton au Sud-Est, et la vaste et sombre masse de la NewForest sur laquelle planait la brume matinale.

Quelques cavaliers passèrent près de nous,jouant de l’éperon, et trop préoccupés de leurs affaires pours’enquérir des nôtres.

Deux ou trois charrettes, et une longue filede chevaux de bât, dont la charge consistait principalement enballots de laine arrivèrent fort espacés par un chemin, detraverse.

Les conducteurs nous ôtèrent leurs chapeaux etnous souhaitèrent bon voyage.

À Dunbridge, les habitants commençaient à semettre en mouvement.

Ils enlevaient les volets des cottages etvenaient à la barrière de leurs jardins pour nous voir passer.

Lorsque nous entrâmes à Dean, le grand soleilrouge élevait son globe rosé au-dessus de l’horizon.

L’air s’emplissait du bourdonnement desinsectes et des doux parfums du matin.

Nous mîmes pied à terre dans le derniervillage et bûmes un verre d’ale pendant que nos chevaux sereposaient et se désaltéraient.

L’hôtelier ne put nous donner aucunrenseignement au sujet des insurgés et paraissait d’ailleurs sesoucier fort peu que l’affaire tournât dans un sens ou dansl’autre.

– Tant que le brandy paiera un droit de sixshillings huit pence par gallon et qu’avec le fret et le coulage ilreviendra à une demi-couronne, dont je compte bien tirer douzeshillings, peu m’importe que tel ou tel soit roi d’Angleterre.Parlez-moi d’un roi qui empêcherait la maladie du houblon, je suisson homme.

Telle était la politique de l’hôtelier, etj’oserai dire qu’il y en avait bien d’autres qui pensaient commelui.

De Dean à Salisbury, on va en droite ligne àtravers de la lande, des marais, des bourbiers de chaque côté de laroute, sans autre halte que le hameau d’Aldesbury, à cheval sur lalimite même du comté de Wilts.

Nos montures, ragaillardies par un courtrepos, allaient d’un bon train.

Ce mouvement rapide, l’éclat du soleil, labeauté du matin, tout concourait à nous égayer l’esprit, à nousremonter, après l’abattement que nous avaient causé notre longuechevauchée nocturne et l’incident du voyageur assassiné.

Les canards sauvages, les macreuses, lesbécasses partaient à grand bruit des deux côtés de la route au sondes fers des chevaux.

Une fois, une harde de daims rouges se dressaau milieu de la fougère et s’enfuit dans la direction de laforêt.

Une autre fois, comme nous passions devant unépais bouquet d’arbres, j’entrevis une créature de formesindécises, à demi cachée par les troncs des arbres, et qui étaitsans doute, à ce que j’imagine, un de ces bœufs sauvages dont j’aientendu les paysans parler, êtres, qui, d’après eux, habitent lesprofondeurs des forêts du sud et sont si farouches, si intraitablesque nul n’ose en approcher.

L’étendue de la perspective, la fraîcheurpiquante de l’air, la sensation toute nouvelle d’une grande tâche àaccomplir, tout concourait à faire circuler dans mes veines commeune vie ardente, et telle que le tranquille séjour au village n’eûtjamais pu me la donner.

Mon compagnon, avec sa supérioritéd’expérience, éprouvait aussi cette influence car il se mit àchanter d’une voix fêlée une chanson monotone, qui, prétendait-il,était une ode orientale et qui lui avait été apprise par la sœurcadette de l’Hospodar de Valachie.

– Parlons un peu de Monmouth, remarqua-t-il,revenant soudain aux réalités de notre situation. Il est peuprobable qu’il soit en état d’entrer en campagne avant quelquesjours, quoiqu’il soit d’extrême importance pour lui de frapper uncoup sans retard, de façon à exciter le courage de ses partisansavant d’avoir sur les bras les troupes du roi.

« Remarquez-le, il lui faut non seulementtrouver des soldats, mais encore les armer, et il est probable quece sera plus difficile encore.

« Supposons qu’il réussisse à rassemblercinq mille hommes – et il ne peut faire un mouvement avec un nombreinférieur – il n’aura pas un mousquet par cinq hommes. Le restedevra se tirer d’affaires avec des piques, des massues et les armesprimitives qu’on pourra trouver.

« Tout cela prend du temps ; il yaura peut-être des escarmouches, mais sans doute aucun engagementsérieux avant notre arrivée.

– Lorsque nous le rejoindrons, il auradébarqué depuis trois ou quatre jours, dis-je.

– C’est bien peu de temps, avec son petitétat-major d’officiers pour enrôler ses hommes et les organiser enrégiments. Je ne m’attends guère à le trouver à Taunton, quoiqu’onnous y ait envoyés. Avez-vous entendu parler de riches Papistesdans ce pays ?

– Je ne sais, répondis-je.

– S’il y en avait, il y aurait des caissesd’orfèvrerie, de la vaisselle d’argent, sans parler des bijoux deMilady et autres bagatelles propres à récompenser un fidèlesoldat.

« Que serait la guerre sans lepillage ?

« Une bouteille sans vin, une coquillesans huître.

« Voyez-vous là-bas cette maison quiregarde furtivement entre les arbres. Je parie qu’il y a sous cetoit un tas de bonnes choses, que vous et moi nous les aurions,rien qu’on prenant la peine de les demander, pourvu que nous lesdemandions, le sabre bien en main. Vous m’êtes témoin que votrepère m’a fait présent de ce cheval, qu’il ne me l’a pointprêté ?

– Alors pourquoi dites-vous cela ?

– De peur qu’il ne réclame la moitié du butinque je pourrai faire. Que dit mon érudit Flamand dans le chapitreintitulé : « An qui militi equum proebuit proedoe abeo captoe particeps esse debeat ? » ce quisignifie : « Si celui qui prête un cheval à un soldat,doit avoir part au butin fait par celui-ci ? »

« En ce passage, il cite le cas d’uncommandant espagnol, qui avait prêté un cheval à l’un de sescapitaines, et le capitaine ayant fait prisonnier le généralennemi, le commandant l’assigna en justice pour avoir la moitié desvingt mille couronnes auxquelles se monta la rançon du prisonnier.Un cas analogue est rapporté par le fameux Petrinus Bellus en sonlivre : « De Re militari » lecture favoritedes chefs de grand renom.

– Je puis vous promettre, dis-je, que jamaismon père ne vous fera aucune réclamation, de ce genre. Voyez-vous,là, par-dessus la cime de la colline, comme le soleil fait brillerle haut clocher de la cathédrale, qui semble comme un gigantesquedoigt de pierre, montrant la route que tout homme doit suivre.

– Il y a une belle provision d’orfèvrerie etd’argenterie dans ces mêmes églises, dit mon compagnon. Je mesouviens qu’à Leipzig, au temps de ma première campagne, je mis lamain sur un chandelier, que je fus forcé de vendre à un brocanteurjuif pour un quart de sa valeur ; et pourtant, même à ceprix-là, j’en eus assez pour remplir de grosses pièces monhavresac.

Pendant qu’il parlait, il se trouva que lajument de Saxon avait gagné une où deux longueurs sur ma monture,ce qui me permit de le considérer à loisir sans tourner latête.

Pendant notre chevauchée, j’avais eu trop peude lumière pour juger de l’air qu’il avait sous son équipement, jefus stupéfait du changement que cela avait produit chez monhomme.

Habillé en simple particulier, sa maigreurextrême, la longueur de ses membres lui donnaient l’air gauche,mais à cheval, sa face maigre et sèche, vue sous son casqued’acier, sa cuirasse et son justaucorps de buffle élargissant soncorps, ses hautes bottes de cuir souple montant jusqu’à mi-cuisse,il avait bien l’air du vétéran qu’il prétendait être.

L’aisance avec laquelle il se tenait en selle,l’expression hautaine et hardie de sa figure, la grande longueur deses bras, tout indiquait l’homme capable de bien jouer son rôledans la mêlée.

Son langage seul m’inspirait peu de confiance,mais son attitude suffisait aussi pour convaincre un novice quec’était un homme profondément expérimenté dans les choses de laguerre.

– Voici l’Aven qui brille parmi les arbres,remarquai-je. Nous sommes à environ trois milles de la ville deSalisbury.

– Voici un beau clocher, dit-il en jetant unregard sur la haute tour de pierre qui se dressait devant nous. Ondirait que les gens d’autrefois passaient leur vie à entasserpierres sur pierres.

« Et pourtant l’histoire nous conte derudes batailles, nous parle de bons coups donnés ! Cela prouvequ’ils avaient des loisirs pour se distraire par des exercicesguerriers, et qu’ils n’étaient pas toujours occupés à des besognesde maçons.

– En ce temps-là, l’Église était rude,répondis-je, en secouant mes rênes, car Covenant commençait àdonner des signes de paresse. Mais voici quelqu’un qui pourraitpeut-être nous donner des nouvelles de la guerre.

Un cavalier, dont l’extérieur indiquait qu’ilavait dû faire une longue et pénible traite, s’approchaitrapidement vers nous.

Homme et cheval étaient pareillement couvertsde poussière grise, barbouillés de boue.

Néanmoins l’homme se mit au galop en laissantaller les rênes, et en se courbant sur l’encolure comme un hommepour lequel une foulée de plus a de la valeur.

– Holà ! hé, l’ami, s’écria Saxon, endirigeant sa jument de façon à barrer la route sur le passage del’homme, quoi de nouveau dans l’Ouest ?

– Je ne dois pas m’attarder, dit le messagerd’une voix haletante, en ralentissant un instant son allure, jeporte des papiers importants envoyés par Gregory Alford, maire deLyme, pour le Conseil de Sa Majesté.

« Les Rebelles lèvent la tête, et serassemblent comme les abeilles au temps de l’essaimage. Il y en adéjà quelques milliers en armes, et tout le comté de Devons’agite.

« La cavalerie rebelle, commandée parLord Grey, a été chassée de Bridport par la milice rouge de Dorset,mais tous les whigs à l’oreille en pointe, depuis le Canal jusqu’àla Severn, vont rejoindre Monmouth.

Et après ce bref résumé des nouvelles, il nousdépassa et reprit sa route à grand bruit, au milieu d’un nuage depoussière, pour remplir sa mission.

– Ainsi donc voilà la bouillie sur le feu, ditDecimus Saxon, lorsque nous nous remîmes en marche, maintenantqu’il y a des peaux trouées, les rebelles peuvent tirer les épéeset jeter les fourreaux. Ou bien c’est la victoire pour eux, ou bienleurs quartiers seront accrochés dans toutes les villes du royaumequi ont un marché. Hé ! mon garçon, nous jetons une bassecarte pour une belle mise.

– Remarquez que Lord Grey a éprouvé un échec,dis-je.

– Peuh ! cela n’a pas d’importance. Uneescarmouche de cavalerie, tout au plus, car il est impossible queMonmouth ait amené le gros de ses forces à Bridport, et s’il avaitpu l’y amener, il s’en serait gardé, car cet endroit n’est pas sursa route.

« Ça été une de ces affaires qui secomposent de trois coups de feu et un temps de galop, où chacun descombattants gagne au large en s’attribuant la victoire. Mais nousvoici dans les rues de Salisbury. Maintenant laissez-moi la parole.Sans quoi votre maudite véracité peut nous faire faire la culbuteavant que l’heure ait sonné.

Nous descendîmes la large Grand-Rue pourmettre pied à terre devant l’Hôtellerie du Sanglier Bleu.

Nous confiâmes nos chevaux fatigués au valetd’écurie, auquel Saxon fit de minutieuses recommandations au sujetde la façon de les soigner, en parlant à très haute voix, etémaillant ses propos de nombreux et rudes jurons soldatesques.

Après quoi, il fit une entrée bruyante dans lasalle commune, s’assit sur une chaise, posa ses pieds sur une autrechaise, et fit comparaître l’hôtelier devant lui, pour lui faireconnaître nos besoins, sur un ton et avec des façons bien propres àlui donner une haute idée de notre condition.

– Ce que vous avez de mieux, et tout de suite,dit-il. Tenez prête votre plus grande chambre à coucher à deuxlits, auxquels vous mettrez les draps les plus fins, parfumés à lalavande, car nous avons fait un fatigant trajet à cheval, et nousavons besoin de repos.

« Et puis, vous m’entendez bien,hôtelier, n’essayez pas de nous faire passer de vos marchandiseséventées et moisies pour des denrées fraîches, non plus que devotre lessive de vin français pour du Hainaut authentique.

« Je tiens à vous faire savoir que monami et moi nous sommes des personnages qui jouissent de quelqueconsidération dans le monde, bien que nous ne pensions pas devoirfaire connaître nos noms au premier croquant venu.

« Faites donc en sorte de bien mériter denous, ou autrement ce sera tant pis pour vous.

Ce discours, ainsi que les façons hautaines etl’air farouche de mon compagnon, produisit tant d’effet surl’hôtelier qu’il nous servit aussitôt un déjeuner qui avait étépréparé pour trois officiers des Bleus, lesquels l’attendaient dansla pièce voisine.

Il leur fallut passer une demi-heure de plus àjeun.

Nous entendions fort bien leurs jurons etleurs plaintes pendant que nous dévorions leur chapon et leur pâtéde gibier.

Lorsque nous eûmes fait ce bon repas, arroséd’une bouteille de Bourgogne, nous montâmes à notre chambre, pourétendre sur les lits nos membres fatigués, et nous fûmes bientôtplongés dans un profond sommeil.

IX – Une passe d’armes au SanglierBleu.

Je dormais depuis quelques heures, lorsque jefus réveillé brusquement par un fracas prodigieux, suivi d’un bruitd’armes entrechoquées et de cris perçants qui parvenaient durez-de-chaussée.

Je me levai aussitôt.

Je m’aperçus que le lit qu’avait occupé moncamarade était vide, et que la porte de la chambre étaitouverte.

Comme le vacarme continuait et qu’il mesemblait y reconnaître sa voix, je pris mon épée et sans prendre letemps de me couvrir de mon casque, de ma cuirasse et de mesbrassards, je courus vers l’endroit où avait lieu cette scène dedésordre.

Le vestibule et le corridor étaient encombrésde sottes servantes et de voituriers, qui restaient là, ouvrant degrands yeux, et que le vacarme avait attirés, comme moi.

Je me frayai passage à travers ces gens,jusque dans la salle où nous avions déjeuné le matin, et où régnaitla plus grande confusion.

La table ronde, qui en occupait le centre,avait été renversée et trois bouteilles de vin brisées.

Des pommes, des poires, des noix, les morceauxdes assiettes qui les avaient contenues, jonchaient le sol.

Deux paquets de cartes et un cornet à désgisaient parmi les débris du festin.

Près de la porte, Decimus Saxon était debout,la rapière nue en main, une seconde rapière sous ses pieds.

En face de lui, un jeune officier en uniformebleu, la figure pourpre de confusion et de colère, jetant autour delui des regards furieux comme s’il cherchait une arme pourremplacer celle qu’on lui avait enlevée.

Il aurait pu servir de modèle à Cibber ou àGibbons pour une statue représentant la rage impuissante.

Deux autres officiers, portant le mêmeuniforme bleu, étaient debout près de leur camarade, et comme jeles avais vus mettre la main sur la garde de leurs épées, je prisplace à côté de Saxon, en me tenant prêt à frapper, si l’occasionse présentait.

– Qu’est-ce que dirait le maître d’armes, lemaître d’escrime ? raillait mon compagnon. M’est avis qu’ilserait cassé de son emploi pour ne vous avoir point appris à fairemeilleure figure. Foin de lui ! Est-ce ainsi qu’il enseigneaux officiers de la garde de Sa Majesté à se servir de leursarmes ?

– Cette raillerie, monsieur, dit le plus âgédes trois, un homme trapu, brun, aux gros traits, n’est pasimméritée. Et pourtant, vous auriez pu vous en dispenser. Je mepermets de trouver que notre ami vous a attaqué avec un peu trop deprécipitation et qu’un soldat aussi jeune aurait dû témoigner unpeu plus de déférence à un cavalier aussi expérimenté que vous.

L’autre officier, personnage aux traits fins,à l’air noble, s’exprima d’une façon presque identique.

– Si ces excuses sont admises, dit-il, je suisprêt à y ajouter les miennes. Si toutefois on en demande davantage,je serai heureux de prendre la querelle à mon compte.

– Non, non, ramassez votre poinçon, réponditSaxon, d’un ton de bonhomie, en poussant du pied la rapière du côtéde son tout jeune adversaire, seulement faites attention àceci : quand vous vous fendez à fond, dirigez votre pointe enbas plutôt qu’en haut. Sans quoi vous risquez d’exposer votrepoignet au coup de votre adversaire, qui, sans doute, ne manquerapas de vous désarmer. Qu’on tire en quarte, en tierce ou enseconde, la même règle est applicable.

Le jeune homme remit son épée au fourreau,mais il était si confus d’avoir été battu avec tant de facilité, etde la façon dédaigneuse dont son adversaire le renvoyait, qu’il fitdemi-tour et sortit.

Pendant ce temps, Decimus Saxon et les deuxofficiers se mirent à l’œuvre pour redresser la table et rétablirun ordre relatif dans la pièce.

Je fis de mon mieux pour les y aider.

– J’avais en main trois dames aujourd’hui pourla première fois, grommela le soldat de fortune. J’allais lesannoncer quand ce jeune coq m’a sauté à la gorge. C’est égalementlui qui nous a causé la perte de trois bouteilles du meilleur vin.Lorsqu’il aura bu du vin détestable autant qu’il m’a fallu enavaler, il ne sera pas aussi pressé d’en gaspiller du bon.

– C’est un gamin qui a la tête chaude, dit leplus âgé des officiers, et quelques instants de réflexionssolitaires ajoutés à la leçon que vous lui avez donnée pourront luiêtre utiles. Quant au vin muscat, la perte en sera aisémentréparée, d’autant plus joyeusement que votre ami ici présent nousaidera à le boire.

– J’ai été réveillé par le bruit des armes,dis-je, et maintenant je me doute à peine de ce qui est arrivé.

– Bah ! une simple dispute de cabaret,que l’habileté et la jugement de votre ami a empêchée de tourner ausérieux. Je vous en prie, prenez cette chaise à fond de jonc, etvous Jack, commandez le vin. Si notre camarade a répandu ladernière bouteille, c’est à nous à offrir celle-ci, et du meilleurqu’il y ait à la cave.

« Nous faisions une partie de bossette,ou Mr Saxon ici présent faisait preuve de la même habileté qu’aumaniement de l’épée de combat.

« Le hasard a fait tourner la chancecontre le jeune Horsford, ce qui sans doute l’a disposé à prendretrop vite les choses du mauvais côté.

« Au cours de la conversation, votre ami,parlant de ce qu’il avait vu en différents pays, remarqua que lestroupes de la garde, en France, semblaient soumises à unediscipline plus stricte que nos régiments.

« Sur ces mots, Horsford a pris feu, etaprès quelques paroles vives, ils se sont trouvés comme vous lesavez vus, face à face, l’épée tirée.

« Le petit n’a pas encore fait campagne.Aussi est-il très désireux de prouver qu’il a du courage.

– En quoi, dit l’officier de haute taille, ila montré assez peu d’égards pour moi, car si les propos avaient étéoffensants, c’eût été à moi de les relever, en ma qualité decapitaine plus ancien et major à brevet, et non à un petit boutd’enseigne, qui en sait tout juste assez pour faire l’exercice à satroupe.

– Vous parlez raison, Ogilvy, dit l’autreofficier en reprenant son siège près de la table et essuyant lescartes qui avaient été éclaboussées par le vin.

« Si la comparaison avait été faite parun officier de la garde de Louis dans le but d’insulter et parbravade, il aurait été à propos pour nous de risquer une passe.

« Mais ces mots venant d’un Anglais mûripar l’expérience ne peuvent constituer qu’une critique instructivedont on devrait profiter au lieu de s’en fâcher.

– C’est vrai, Ambroise, répondit l’autre, sansdes critiques de cette sorte, une armée moisit sur place, et ellene peut espérer de se maintenir au niveau de ces troupescontinentales qui rivalisent sans cesse entre elles à qui deviendrala plus efficace.

Je fus si enchanté d’entendre ces officiersfaire ces remarques pleines de bon sens, que je fus vraimentheureux d’avoir l’occasion de faire plus ample connaissance aveceux par l’intermédiaire d’une bouteille d’excellent vin.

Les préjugés de mon père m’avaient amené àcroire qu’un officier du Roi ne pouvait être autre chose qu’uncomposé du fat et du fanfaron, mais je reconnus, devant la réalité,que cette idée-là était comme presque toutes celles qu’on acceptede confiance, dépourvue de tout fondement.

En fait, s’ils avaient été vêtus d’habitsmoins guerriers, si on leur avait ôté leurs épées et leurs bottesmontantes, on aurait pu les prendre pour des gens remarquables parla douceur de leurs manières, car leur causerie roulait sur dessujets de science.

Ils discutaient sur les recherches de Boyle,sur le passage de l’air, d’un rire fort grave, et avec grandétalage de connaissances.

En même temps, leurs mouvements alertes, etleur port viril prouvaient qu’en cultivant le lettré, ils n’avaientpoint sacrifié le soldat.

– Puis-je vous demander, dit l’un d’eux ens’adressant à Saxon, si au cours de vos nombreux voyages, vous avezjamais rencontré un de ces sages, de ces philosophes qui ont valutant d’honneur et de gloire à la France et à l’Allemagne ?

Mon compagnon parut embarrassé.

Il avait l’air d’un homme qu’on met sur unterrain qui n’est pas le sien.

– Il y en avait en effet un à Nuremberg,dit-il, un certain Gervinus ou Gervianus qui, d’après les on-dit,était capable de changer un morceau de fer en un lingot d’or aussiaisément que je change en cendres ce tabac. Le vieux Pappenheimerl’enferma avec une tonne de métal, en le menaçant de lui fairesubir les poucettes s’il ne le changeait pas en pièces d’or.

« Je puis vous garantir qu’il n’y avaitpas un jaunet dans la tonne, car j’étais capitaine de la garde, etje fouillai minutieusement la prison. Je le dis à mon regret, carj’avais ajouté de mon chef une petite grille de fer au tas, dansl’espoir que s’il y avait quelques métamorphose de ce genre, ilserait bon que j’eusse ma petite part du l’expérience.

– L’Alchimie, la transmutation des métaux etd’autres choses de cette sorte ont été rejetées par la véritablescience, remarqua le grand officier. Même le vieux Sir ThomasBrowne, de Norwich, qui fut toujours porté à plaider la cause desAnciens, ne trouve rien à dire en faveur de ces idées. DepuisTrismegiste, en passant par Albert le Grand, Thomas d’Aquin,Raymond Lulle, Basile Valentin, Paracelse et les autres, il n’y ena pas un qui ait laissé derrière lui autre chose qu’un nuage demots.

– Et le coquin dont je parle n’en laissa pasdavantage, dit Saxon. Il y en eut un autre, Van Helstadt, qui étaitun savant. Il tirait des horoscopes moyennant un petit tarif ouhonoraire. Je n’ai jamais connu d’homme aussi avisé que lui, ilparlait planètes, constellations, comme s’il les gardait toutesdans son arrière-cour. Il ne faisait pas plus de cas d’une comèteque si c’était une orange de Chine pourrie, et il nous enexpliquait la nature, en disant que c’étaient tout simplement desétoiles ordinaires dans lesquelles on avait fait un trou, par oùsortaient leurs intestins, leurs entrailles. C’était un vraiphilosophe, celui-là.

– Et avez-vous jamais mis son habileté àl’épreuve ? demanda l’un des officiers en souriant.

– Non, pas moi, car je me suis toujours tenu àl’écart de la magie noire, et de toute la diablerie de cetteespèce. Mon camarade Pierre Scotton, qui était oberst(colonel) dans la brigade de cavalerie impériale, lui paya un nobleà la rose pour se faire dévoiler son avenir.

« Si je m’en souviens bien, les étoilesdirent qu’il aimait trop le vin et les femmes : il avait l’œilcoquin, et le nez couleur d’escarboucle.

« Elles lui prédirent aussi qu’il auraitun jour le bâton de maréchal, qu’il mourrait à l’âge mûr, et toutcela aurait bien pu arriver s’il n’était pas tombé de cheval unmois après à Obergraustock et s’il n’avait pas péri sous les fersde ses propres chevaux.

« Ni les planètes, ni même lemaréchal-ferrant du régiment, homme d’expérience pourtant,n’auraient pu prédire que l’animal aurait crevé aussicomplètement.

Les officiers rirent à gorge déployée de lafaçon de voir de mon compagnon et se levèrent de leurs chaises, carla bouteille était finie, et il se faisait tard.

– Nous avons de la besogne à faire par ici,dit l’un d’eux, celui qui avait répondu au nom d’Ogilvy. En outre,il nous faut retrouver notre jeune sot et lui démontrer qu’il n’y arien de déshonorant à être désarmé par un tireur d’épée aussiexercé. Nous devons préparer les quartiers pour le régiment, quidoit se réunir aux troupes de Churchill dès ce soir. Vous aussi,vous êtes envoyés dans l’Ouest, à ce que je pense.

– Nous faisons partie de la maison du duc deBeaufort, dit Saxon.

– Ah ! vraiment ! je croyais quevous apparteniez au régiment jaune de milice de Portman. Je compteque le Duc armera, autant de monde que possible et qu’il occuperale tapis jusqu’à l’arrivée des troupes royales.

– Combien d’hommes amènera Churchill ?demanda mon compagnon d’un air indifférent.

– Huit cents chevaux au plus, mais milordFeversham suivra avec bien près de quatre mille fantassins.

– Nous nous rencontrerons peut-être sur lechamp de bataille, sinon avant, dis-je.

Et nous fîmes des adieux pleins de cordialitéà nos excellents ennemis.

– Voilà qui n’est pas mal comme équivoque,maître Micah, dit Decimus Saxon, et cela vous a un parfum derestriction mentale chez un homme épris de véracité comme vous. Sijamais nous les rencontrons sur le champ de bataille, j’espère bienque ce sera derrière des chevaux de frise faits de piques et demorgenstierns, et doublés, en avant, d’une rangée dechausse-trapes, car Monmouth n’a pas de cavalerie capable de tenirun instant contre la garde royale.

– Comment en êtes-vous venu à faire leurconnaissance ? demandai-je.

– J’ai dormi quelques heures à peine, maisj’ai appris dans les camps à me contenter d’un court sommeil. Vousvoyant profondément endormi, et entendant là-bas le bruit du cornetà dés, je suis descendu tout doucement, et j’ai trouvé le moyen deprendre part à leur jeu, ce qui m’a enrichi de trente guinées etaurait pu m’enrichir encore davantage, si ce jeune imbécile n’avaitpas sauté sur moi, ou si la conversation n’avait pas dévié ensuitedu côté de sujets indécents, comme les lois de la chimie et lereste.

« Je vous le demande quel rapport ya-t-il entre la cavalerie bleue de la garde et les lois de lachimie !

« Wessemburg, des Pandours, admettait lefranc-parler à sa propre table du mess. Il en tolérait peut-êtremême plus qu’il ne convient à un chef qui se respecte.

« Mais si ses officiers s’étaient risquéssur des sujets pareils, il eût tôt fait de les traduire en conseilde guerre, ou tout au moins de les casser de leur grade.

Sans m’arrêter à discuter les appréciations deMaître Saxon, non plus que celles de Wessenburg, des Pandours, jeproposai de commander le souper, et de passer une heure ou deux dugrand jour à faire un tour dans la ville.

La chose la plus intéressante à voir étaitévidemment la majestueuse cathédrale, construite sur desproportions si justes qu’à moins d’y entrer et d’en parcourir lessombres ailes dans toute leur longueur, il était impossible d’encomprendre les vastes dimensions.

Il y avait tant de grandeur dans ces largesarcades, dans ces longues bandes de lumière colorée qui passaientpar les vitraux et qui jetaient des ombres étranges parmi lescolonnes, que mon compagnon, pourtant difficile à émouvoir, restaitsilencieux, subjugué.

C’était une grande prière en pierre.

En retournant à l’hôtellerie, nous passâmesdevant la prison de la ville.

La façade en était formée par une grille, ettrois gros mâtins aux museaux noirs s’y promenaient les yeuxféroces, injectés de sang, et leurs langues rouges pendant hors dela bouche.

Quelqu’un qui se trouvait là nous appritqu’ils étaient employés à la chasse des coupables dans la Plaine deSalisbury, qui était devenue un refuge de coquins et de voleurs,jusqu’au jour où l’on avait recouru à ce moyen pour les atteindrejusque dans leurs cachettes.

Il était presque nuit lorsque nous revînmes àl’hôtellerie, et tout à fait nuit quand nous eûmes soupé, payénotre dépense, et que nous nous remîmes en route.

Avant de partir, je me rappelai le papier quema mère m’avait glissé dans la main au moment de la séparation.

Je le tirai de ma sacoche et je le lus à lalueur de la mèche de jonc.

On y voyait encore les taches laissées par leslarmes qu’y avait laissé tomber la bonne créature.

Il était ainsi conçu :

« Instructions données parMistress Marie Clarke à son fils Micah, le douzième deJuin, l’an du Seigneur mil huit cent quatre-vingt-cinq.

« À l’occasion de ce qu’il partit, commeDavid le fit jadis, pour livrer bataille au Goliath du Papisme, quiavait couvert de son ombre et mis en mauvaise renommée ce sincèreet respectable attachement au rituel qui devrait exister dans lavéritable Église d’Angleterre, telle qu’elle est constituée par laloi.

« Qu’il se conforme aux avis ci-dessous,savoir :

« 1° Changez de caleçons quand l’occasionle rendra nécessaire ; vous en avez deux paires dans lasacoche de votre selle, et vous pourrez en acheter d’autres, vu queles lainages sont de bonne qualité dans l’Ouest.

« 2° Une patte de lièvre pendue au coupréserve de la colique.

« 3° Dites l’oraison dominicale le soiret le matin. Lisez aussi les Écritures, et spécialement Job, lesPsaumes et l’Évangile selon Saint-Mathieu.

« 4° L’élixir de Daffy possède des vertusextraordinaires pour purifier le sang, et chasser au dehors tousles flegmes, humeurs, vapeurs ou flux. La dose est de cinq gouttes.Il s’en trouve un petit flacon dans le canon de votre pistolet degauche, avec de l’étoffe autour pour qu’il ne soit pasendommagé.

« 5° Dix pièces d’or sont cousues dans lebord de votre doublet de dessous. N’y touchez que comme à unedernière ressource.

« 6° Battez-vous vaillamment pour leSeigneur ! Et cependant, Micah, je vous prie de ne pas vousexposer trop dans le combat, et de laisser les autres faire leurpart de besogne. Ne vous lancez pas en pleine mêlée, et toutefoisn’abandonnez point l’étendard protestant.

« Ô Micah ! mon brave fils, revenezsain et sauf auprès de votre mère, ou bien je mourrai certainementde chagrin.

« Et la soussignée ne cessera deprier ».

La soudaine effusion de tendresse quidébordait dans les dernières lignes fit monter des larmes à mesyeux ; et cependant je ne pouvais m’empêcher de sourire enlisant l’ensemble de cette composition.

Ma mère avait eu bien peu de temps pourcultiver les grâces du style.

Elle avait certainement eu l’idée de rendreses instructions plus impératives en les exprimant sous une formequi avait quelque chose de légal.

Mais je n’eus guère le loisir d’y réfléchir,car j’avais à peine terminé la lecture, que j’entendis la voix deDecimus Saxon.

Le bruit sonore des fers des chevaux sur lesgalets, dont la cour était pavée, m’apprit que tout était prêt pournotre départ.

X – Notre périlleuse aventure dans laPlaine.

Nous nous étions à peine éloignés d’undemi-mille de la ville quand le roulement des timbales, et lafanfare des trompettes, dont les sons musicaux se faisaiententendre de plus en plus clairement à travers l’obscurité,annoncèrent l’arrivée du régiment de cavalerie attendu par nos amisde l’hôtellerie.

– Nous avons très bien fait de les planter là,dit Saxon, car ce jeune étourneau aurait pu éventer le gibier etnous jouer quelque mauvais tour. Est-ce que par hasard, vous auriezvu mon mouchoir de soie ?

– Non, répondis-je.

– Non ? Alors il a dû tomber de maboutonnière pendant la querelle. J’aurai de la peine à m’en passer,car je ne me charge guère de bagages en route… Huit cents hommesd’abord, a dit le major, et bientôt après, trois mille. S’ilm’arrive de rencontrer ce même Oglethorpe, ou Ogilvy, quand lapetite affaire sera finie, je lui donnerai une leçon pour luiapprendre à s’occuper moins de chimie et un peu plus de lanécessité de se conformer aux règles de la prudence militaire…C’est bien d’être toujours poli avec les inconnus et de donner desrenseignements, pourvu que ces renseignements soient faux.

– Comme le sont peut-être les siens,suggérai-je.

– Oh ! non, ils sont sortis de sa boucheavec trop de volubilité… Tout doux ! Chloé, tout doux. Elleest bourrée d’avoine et ne demande qu’à prendre le galop, mais ilfait diablement noir. C’est à peine si nous voyons notrechemin.

Nous avions suivi au trot la grande routeindiquée par une vague blancheur dans les ténèbres, pendant que lefeuillage épais des arbres s’agitait des deux côtés, à peineentrevu sur le fond noir des nuages.

Nous arrivions alors au bord oriental de lagrande plaine qui s’étend à quarante milles dans un sens et à vingtmilles dans l’autre, sur une grande partie du comté de Wilts, etplus loin que la limite du comté de Somerset.

La grande route de l’Ouest longe ce désert,mais nous avions décidé de suivre un chemin moins battu qui nousconduirait à notre but, mais d’une façon plus ennuyeuse.

Son peu d’importance, ainsi que nousl’espérions, ferait oublier à la cavalerie royale de lesurveiller.

Nous étions parvenu à l’endroit où ce cheminde traverse se détache de la route principale, quand nousentendîmes derrière nous le bruit des pas d’un cheval.

– En voici un qui ne craint pas de galoper,remarquai-je.

– Faisons halte ici dans l’ombre ! criaSaxon.

Puis d’une voix basse et rapide.

– Assurez-vous que votre épée joue bien dansle fourreau. Il faut qu’il ait un ordre à transmettre pour aller dece train en pleine nuit.

À force de sonder du regard l’obscurité de laroute, nous finîmes par entrevoir une tache indécise qui bientôtprit la forme d’un homme à cheval.

Le cavalier était presque sur la même ligneque nous, avant qu’il se fût aperçu de notre présence.

Alors il poussa son cheval d’un gestesingulier et maladroit et fit demi tour de notre côté.

– Micah Clarke est-il ici ? dit-il d’unevoix dont le timbre m’était étrangement familier.

– Je suis Micah Clarke, dis-je.

– Et moi, je suis Ruben Lockarby, s’écriacelui qui nous poursuivait, en prenant une intonationhéroï-comique. Ah ! Micah, je vous embrasserais, si je n’étaispas sûr qu’en essayant de le faire je tomberai de cheval, etpeut-être en vous entraînant avec moi. Cette brusque évolution afailli me jeter sur la grande route. Je n’ai fait que glisser et mecramponner tout le temps depuis que j’ai dit adieu à Havant.Sûrement jamais n’a été monté un cheval qui s’entende si bien àglisser sous vous.

– Grands Dieux ! Ruben ! m’écriai-jetout abasourdi, pourquoi tout ce trajet depuis la maison ?

– C’est la même cause qui vous a fait partir,vous et Don Decimo Saxon, ci-devant du Solent, que je croisentrevoir dans l’ombre derrière vous. Comment cela va-t-il,illustre personnage ?

– C’est donc vous, jeune coq des bois ?grogna Saxon d’une voix qui n’exprimait pas un excès de joie.

– Ni plus, ni moins, dit Ruben. Et maintenant,mes gais cavaliers, faites faire demi-tour à vos chevaux, et autrot, en route. Il n’y a pas un moment à perdre. Il faut que noussoyons tous à Taunton demain.

– Mais, dis-je, mon cher Ruben, il n’est paspossible que vous veniez avec nous pour rejoindre Monmouth. Quedirait votre père ? Il ne s’agit pas d’une promenade devacances, mais d’une expédition qui peut finir d’une façon tristeet cruelle. Mettons les choses au mieux. La victoire ne seraobtenue qu’au prix de beaucoup de sang et de dangers. Si celatourne mal, il peut arriver que nous ayons à monter surl’échafaud.

– En avant, les amis, en avant !s’écria-t-il, en donnant de l’éperon à son cheval, tout estarrangé, réglé. Je viens exprès offrir mon auguste personne, enmême temps qu’une épée que j’ai empruntée, et un cheval que j’aidérobé, à Son Altesse très Protestante, James, duc de Monmouth.

– Mais comment cela se fait-il ?demandai-je, pendant que nous chevauchions côte à côte. Cela meréchauffe jusqu’au fond du cœur de vous voir, mais vous ne vousêtes jamais occupé de religion ni de politique ; d’où vientdonc cette soudaine résolution ?

– Eh bien, à dire la vérité, répondit-il, jene suis homme ni du Roi ni du duc, et je ne donnerais pas un boutonpour voir l’un ou l’autre sur le trône. Je ne suppose pas que l’uncontribue plus que l’autre à augmenter la clientèle de la Gerbede blé, ou qu’il ait besoin des conseils de Ruben Lockarby. Jesuis l’homme de Micah Clarke, de la pointe des cheveux à la plantedes pieds, et s’il part à cheval pour la guerre, que la pestem’emporte, si je ne suis pas à ses côtés.

Et en parlant, il leva la main d’un gesteenthousiaste.

Cela lui fit perdre l’équilibre, et il tombadans un épais fourré de broussailles sur le bord de la route, d’oùses jambes émergèrent, s’agitant désespérément dans lesténèbres.

– C’est la dixième fois, dit-il en sedégageant et grimpant de nouveau sur sa selle. Mon père medisait : « prends l’habitude de ne pas rester collé à toncheval. Il faut se hausser et se laisser tomber doucement. »Cela ne fait rien, on se laisse tomber plus souvent qu’on ne sehausse. Et la chute n’est pas douce.

– Pardieu, c’est vrai, s’écria Saxon, au nomde tous les saints du calendrier, comment espérez-vous de voustenir en selle, en face de l’ennemi, si vous n’y arrivez pas surune route tranquille ?

– Tout ce que je peux faire, c’est d’essayer,illustre personnage, dit Ruben en réparant le désordre de sesvêtements. Peut-être que la vue soudaine et inattendue de mesmouvements déconcertera ledit ennemi.

– Bon, bon, il y a peut-être plus de véritéque vous n’en soupçonnez dans ce que vous dites, fit Saxon enchevauchant du côté où Lockarby tenait la bride, de façon qu’il n’yeut guère de place entre nous pour une nouvelle chute.

– J’aimerais mieux avoir à combattre contre unhomme comme ce jeune fou de l’hôtellerie, que contre Micah quevoici, ou contre vous, qui ne savez rien.

« On peut prévoir ce que le premier vafaire, mais l’autre inventera un système qui lui servira pour lacirconstance.

« Muller, le capitaine en premier,passait pour le plus fin joueur au fleuret qu’il y eût dans l’arméeimpériale, et il était capable, pour un peu de faire sautern’importe quel bouton du gilet de son adversaire sans toucherl’étoffe.

« Et cependant il périt dans un duel avecle porte-drapeau Zollner, qui était cornette dans notre corps dePandours, et qui se connaissait en escrime autant que vous enéquitation.

« Car, sachez le bien, la rapière estfaite pour les coups de pointe et non pour les coups de taille, ensorte que celui qui la manie ne se tient jamais en garde contre uncoup de côté.

« Mais Zollner, qui avait les bras longs,frappa son adversaire au travers de la figure comme il l’auraitfait avec une canne, et alors avant que l’autre eût le temps derevenir de son étonnement, il l’embrocha.

« Évidemment, si c’était à recommencer,le capitaine en premier se serait arrangé pour donner le premier uncoup de pointe, mais la chose était faite ; aucuneexplication, aucune excuse ne pouvait rien changer à ce fait quemon homme était mort.

– Si le défaut de savoir rend dangereux unhomme d’épée, dans ce cas, dit Ruben, je suis bien plus redoutableque le gentleman au nom barbare dont vous venez de parler.

« Pour revenir à mon histoire, que j’aiinterrompue pour descendre de cheval, j’appris dès la premièreheure du matin que vous étiez parti, et Zacharie Palmer put me diredans quel but.

« Ma résolution fut aussitôt prise.J’irais moi aussi faire mon tour du monde.

« Dans cette intention, j’empruntai uneépée à Salomon Sprent, et comme mon père était allé à Gosport, jem’emparai du meilleur cheval qu’il eût dans son écurie, car jerespecte trop le vieux pour admettre qu’un homme de sa chair et deson sang parte pour la guerre en piteux équipage.

« J’ai chevauché tout le jour, depuis lapremière heure du matin, j’ai été arrêté deux fois comme suspect demauvaises intentions, mais j’ai eu la chance de m’en tirer deuxfois. Je savais que je vous suivais de près, car j’ai vu qu’on vouscherchait à Salisbury.

Decimus Saxon siffla.

– On nous cherche ?

– Oui, il paraît qu’on se figure là-bas quevous n’étiez pas ce que vous prétendiez être. En sorte que quand jesuis passé, l’hôtellerie était cernée, mais personne ne savaitquelle route vous aviez prise.

– Ne l’avais-je pas dit ? s’écria Saxon.Cette petite vipère a remué tout le régiment contre nous. Il fautaller d’un bon train, car on peut envoyer un détachement sur nostraces.

– Nous voici maintenant hors de la granderoute, remarquai-je, et lors même qu’on nous poursuivrait, il estpeu probable qu’on prenne ce chemin de traverse.

– Néanmoins il serait sage de leur montrer unebonne paire de talons, dit saxon, lançant sa jument au galop.

Lockarby et moi, nous suivîmes son exemple, etnous allâmes à fond de train par ce sentier à travers la lande.

Nous traversâmes des bosquets épais de pins,où le chat sauvage hurlait, où la chouette huait, puis de largesétendues de fougères, de marécages, où le silence n’étaitinterrompu que par le cri sourd du butor, ou par le bruit d’ailesdu canard sauvage bien au-dessus de nos têtes.

Dans certains endroits, la route étaitentièrement envahie par les ronces et coupée d’ornières siprofondes, avec des trous si nombreux, aux bords si abrupts, sidangereux, que nos chevaux tombèrent à genoux plus d’une fois.

Ailleurs, le pont de bois que franchissait unruisseau était rompu. On n’avait rien fait pour le réparer.

Nous fûmes donc forcés de faire entrer noschevaux dans l’eau, jusqu’aux sangles pour passer le torrent.

D’abord, quelques lumières éparses nousavaient indiqué le voisinage d’habitations humaines, mais elles sefirent plus rares à mesure que nous avancions, et quand la dernièreeut disparu, nous étions dans une lande désolée qui s’étendait detoutes parts, vaste solitude que limitait l’horizon noir.

La lune s’était montrée à travers les nuages.À ce moment, elle brillait sous une buée légère, parmi des bandesde brouillards.

Elle jetait une vague lueur sur ce paysagefarouche, ce qui nous permettait de suivre le sentier, qui n’étaitindiqué par aucune barrière et se distinguait à grand-peine de laplaine environnante.

Nous avions ralenti notre allure, en nousdisant que nous n’avions plus aucune poursuite à craindre, et Rubennous divertissait en nous racontant l’agitation qu’avait produite àHavant notre disparition, quand il nous arriva à travers le silencede la nuit un bruit scandé, rat-tat-tat, mais étouffé.

Au même instant, Saxon sauta à bas de soncheval et se mit aux écoutes, attentif, la tête penchée decôté.

– Botte et selle ! s’écria-t-il enremontant d’un bond à cheval. Ils sont après nous, aussicertainement que le destin. D’après le bruit, il y a une douzainede soldats. Il faut nous en débarrasser, ou sinon, bonjour àMonmouth.

– Laissons leur la bride sur le cou,répondis-je.

Nous donnâmes de l’éperon à nos coursiers, etavançâmes avec un bruit de tonnerre à travers l’obscurité.

Covenant et Chloé étaient aussi frais qu’onpouvait le souhaiter, et ils ne tardèrent pas à prendre un galopbondissant, allongé.

Mais le cheval de mon ami avait voyagé toutela journée. Son souffle pénible, laborieux indiquait qu’il nepourrait tenir bien longtemps encore.

À travers le bruit sonore des fers de noschevaux, je distinguais de temps à autre l’inquiétant murmure quivenait de derrière nous.

– Cela ne va pas, Ruben, dis-je d’un tonanxieux, au moment où sa bête épuisée butait, et où son cavalierfut bien près de faire le saut par-dessus la tête.

– Le vieux cheval est presque fourbu,répondit-il piteusement. Nous voilà hors de la grande routemaintenant, et ce terrain inégal le fatigue trop.

– Oui, nous sommes au dehors de la piste,s’écria Saxon, par-dessus son épaule, car il nous précédait dequelques pas. Souvenez-vous que les habits bleus ont été en marchetout le jour, et que leurs chevaux sont peut-être fourbus aussi.Comment par le ciel, ont-ils pu découvrir la route que nous avonsprise ?

Et comme pour répondre à son interrogation, ils’éleva derrière nous dans la nuit un son isolé, clair, vibrantcomme un son de cloche, dont le volume s’accrut, s’enfla, si bienque sa mélodie semblait remplir tout l’espace.

– Un mâtin, s’écria Saxon.

Un autre son plus aigu, plus perçant,finissant par un hurlement sur lequel il était impossible de seméprendre, succéda au premier.

« Et un autre ! dit-il. Ils ontlâché leurs animaux, ceux que nous avons vus près de la cathédrale.Pardieu, quand nous les regardions à travers les barreaux, il y aquelques heures à peine, nous ne nous doutions guère que nous lesaurions si tôt sur nos traces. Genoux fermes, et tenez-vous bien enselle, car une glissade serait la dernière.

– Sainte Vierge ! s’écria Ruben, je mesuis couvert d’acier pour mourir dans la bataille ; maisdevenir de la viande à chiens ! Voilà qui n’est pas dans lecontrat !

– Ils les tiennent en laisse, dit Saxon entreses dents. Sans quoi ils dépasseraient les chevaux et on lesperdrait de vue dans les ténèbres. Si nous pouvions seulementtrouver de l’eau courante, nous leur ferions peut-être perdre lapiste.

– Mon cheval ne pourra plus faire que quelquespas encore, à cette allure, s’écria Ruben. Si je tombe, alleztoujours de l’avant, car souvenez-vous qu’ils sont sur votre piste,et non sur la mienne. Ils ont trouvé des motifs de soupçon contreles deux inconnus de l’hôtellerie, mais ils n’en ont point surmoi.

– Non, Ruben, on se sauvera ou on mourraensemble, dis-je avec tristesse, car à chaque pas son chevalfaiblissait davantage. Dans cette obscurité, ils ne feront pasgrande différence entre les personnes.

– Ayez le cœur ferme, cria le vieux soldat,qui alors nous précédait de vingt yards au plus. Nous pouvons lesentendre parce que le vent souffle de ce côté, mais ce serait biensingulier qu’ils nous entendent. Il me semble qu’ils ralentissentleur poursuite.

– En effet, le bruit de leurs chevaux estdevenu moins distinct, dis-je avec joie.

– Si peu distinct, que je ne l’entends plus dutout, s’écria mon camarade.

Nous arrêtâmes nos coursiers haletants, ettendîmes l’oreille.

Mais on n’entendait aucun bruit si ce n’est ledoux murmure de la brise à travers les genêts et le crimélancolique de l’engoulevent.

Derrière nous s’étendait la vaste plaineondulée, à moitié éclairée, à moitié dans l’ombre, et fuyant versl’horizon sombre, sans qu’il s’y remarquât un indice de vie ou demouvement.

– Nous les avons entièrement dépassés, ou bienils ont renoncé à nous faire la chasse, dis-je. Mais qu’ont doncles chevaux pour trembler et renâcler ainsi ?

– Ma pauvre bête est presque morte, remarquaRuben, en se penchant en avant, et frappant la main sur la crinièrefumante de son cheval.

– Malgré tout cela, impossible de prendre durepos, dit Saxon, il peut se faire que nous ne soyons pas encorehors de danger. Un ou deux milles de plus nous tireront d’affaire.Mais voici quelque chose qui ne me plaît pas.

– Qu’est-ce qui ne vous plaît pas.

– Ces chevaux, et leur frayeur. À certainsmoments les animaux peuvent voir et entendre mieux que nous, ainsique je serais en état de le prouver par divers exemples tirés de mapropre expérience sur le Danube ou dans le Palatinat, si le momentet l’endroit s’y prêtaient. Encore un effort, avant de nousreposer !

Les chevaux fatigués répondirent bravement àl’appel, et parcoururent ainsi à grand-peine un assez long trajetsur ce sol inégal.

Nous songions à nous arrêter pour tout de bonet nous allions nous féliciter d’avoir vaincu nos poursuivants parla fatigue, lorsque tout à coup retentit le coup de voix semblableà un son de cloche, et cette fois bien plus sonore qu’il n’avaitété jusqu’alors, si sonore même qu’il était évident que nous avionsles chiens presque sur les talons.

– Maudits mâtins ! cria Saxon, enéperonnant son cheval, et s’élançant en avant de nous, voilà ce queje craignais. Ils leur ont ôté leur laisse. Impossible d’échapper àces démons, mais nous pouvons choisir un endroit pour leur fairetête.

– En avant, Ruben, m’écriai-je, nous n’avonsplus affaire qu’aux chiens maintenant. Leurs maîtres les ont lâchéspour retourner à Salisbury.

– Fasse le ciel qu’ils se cassent le cou avantd’y arriver, s’écria-t-il. Ils lancent des chiens après nous commesi nous étions des rats enfermés dans une arène de coqs. Et direqu’on appelle l’Angleterre un pays chrétien ? C’est peineperdue, Micah ! la pauvre Didon ne peut faire un pas deplus.

Pendant qu’il parlait, l’aboiement perçant,féroce des mâtins, se fit entendre de nouveau, clair, âpre, dansl’air de la nuit.

Il montait, passant du grondement sourd, bas,au coup de voix aigu et furieux.

On eut cru saisir une vibration, joyeuse auplus haut point, dans leur cri farouche, comme s’ils croyaient leurproie prête à être dépecée.

– Pas même un pas de plus, dit Ruben Lockarby,en arrêtant son cheval et tirant son épée. S’il faut combattre, jecombattrai ici.

– Impossible de trouver un endroit plusfavorable, répondis-je.

Deux grands rochers dentelés se dressaientdevant nous, sortant brusquement du sol, et laissant entre eux unintervalle de douze à quinze pieds.

Nous nous plaçâmes à cheval dans cetteouverture et je criai de toute ma force à Saxon de venir se joindreà nous.

Mais son cheval n’avait cessé de prendre del’avance sur les nôtres.

Ce redoublement d’alarme lui fit augmenterencore sa vitesse, de sorte qu’il était à quelques centaines deyards de distance.

Il était inutile de le rappeler, alors mêmequ’il aurait pu entendre nos voix, car les chiens arriveraient surnous avant qu’il fût revenu à nos côtés.

– Ne vous inquiétez pas de lui, dis-je d’unevoix précipitée. Attachez votre cheval par la bride derrière cerocher-ci, j’en ferai autant derrière l’autre. Cela serviratoujours à résister au premier choc. Ne mettez pas pied à terre.Frappez bas, mais frappez fort.

Nous attendîmes en silence, côte à côte, dansl’ombre des rochers, l’arrivée de nos terribles chasseurs.

Lorsque je regarde en arrière, mes chersenfants, je ne puis m’empêcher de trouver que c’était une rudeépreuve à subir pour des soldats aussi jeunes que Ruben et moi, quede nous trouver dans une situation pareille, quand nous avions àtirer l’épée pour la première fois.

En effet, j’ai reconnu, et d’autres m’ontconfirmé dans mon opinion, que de tous les dangers auxquels unhomme se voit obligé de faire face, il n’en est pas de plus propreà vous faire perdre courage que l’attaque d’animaux sauvages etrésolus.

Quand on a affaire à des hommes, il y atoujours une chance pour qu’un détail trahisse le côté faible ou ledéfaut de courage, qui vous assure la supériorité sur lui, mais onne peut compter sur rien de semblable avec des bêtes.

Nous savions que les êtres, à l’attaquedesquels nous étions en proie, ne cesseraient pas de nous sauter àla gorge tant qu’ils auraient un souffle de vie dans le corps.

Puis, on sent, au fond du cœur que la lutteest inégale, car votre vie est chose précieuse, au moins pour vosamis, tandis que leur vie… qu’est-elle ?

Toutes ces pensées, et bien d’autres encore,se présentèrent rapidement à notre esprit pendant que l’épée à lamain, nous attendions l’arrivée des mâtins, rassurant de notremieux nos chevaux effrayés.

Et nous n’eûmes pas longtemps à attendre.

Un autre aboiement long, sonore, retentissantcomme le tonnerre, fut suivi d’un profond silence, où l’onpercevait à peine la respiration rapide et agitée des chevaux.

Puis, tout à coup, sans bruit, une énormebête, couleur de tan, son noir museau contre terre, avec des lèvrespendantes de chaque côté de la mâchoire, passa au clair de luneentre les rocs, puis disparut dans les ténèbres, plus loin.

Elle ne s’arrêta pas, ne se détourna pas uninstant.

Elle poursuivit sa course, tout droit devantelle, sans regarder à droite ni à gauche.

Presque aussitôt derrière elle, une autre semontra, puis une troisième, toutes les trois de taille énorme, etparaissant d’autant plus grosses et plus terribles, qu’elles setrouvaient dans une lumière indécise et mobile.

De même que la première, elles ne firentaucune attention à notre présence.

Elles partirent par grands bonds sur la pistede Decimus Saxon.

Je laissai passer le premier et le second deschiens, car j’avais à peine le temps de voir qu’ils ne s’occupaientpas du tout de nous.

Mais quand le troisième se trouva par un bonden pleine lumière, je tirai de la fonte de droite mon pistolet, jeposai son long canon sur mon bras gauche et je fis feu sur lui aupassage.

La balle alla au but, car l’animal jeta unfarouche hurlement de rage et de douleur, mais resta collé à lapiste, sans dévier, sans se retourner.

Lockarby fit feu de son côté au moment oùl’animal disparaissait dans les broussailles, mais sans produired’effet visible.

Les grands chiens avaient passé si vite etavec si peu de bruit, qu’on eût pu les prendre pour les redoutableset silencieux esprits de la nuit, les chiens fantômes du chasseurHerne, sans le lugubre aboiement qui avait succédé à mon coup defeu.

– Quelles brutes ! s’écria mon camarade.Qu’allons nous faire, Micah ?

– Il est évident qu’ils ont été lancés sur lapiste de Saxon, dis-je, et il faut les suivre jusqu’au bout, sansquoi ils seront trop pour lui. Entendez-vous quelque chose du côtéde ceux qui nous poursuivent ?

– Rien.

– Alors c’est qu’ils ont renoncé à la chasse,et qu’ils ont lâché les chiens, comme une dernière ressource. Sansdoute ces animaux sont dressés à revenir au logis. Mais il fautnous hâter, Ruben, si nous voulons secourir notre compagnon.

– Encore un coup de collier, alors, petiteDidon, s’écria Ruben. Pouvez-vous rassembler assez de forces pourcela ? Non, je n’ai pas le courage d’employer l’éperon. Sivous pouvez le faire, je sais que vous le ferez.

La brave jument renâcla, comme si ellecomprenait le langage de son cavalier, et joua des jambes pour semettre au galop.

Elle répondit si énergiquement à l’appel quemême en mettant Covenant à son allure la plus rapide, il ne putregagner les deux ou trois longueurs qu’elle avait sur lui.

– Il a pris cette direction, dis-je en sondantd’un regard anxieux l’obscurité. Il ne peut pas être allé bienloin, il a parlé de faire tête. Ou bien peut-être, ne nous voyantpas avec lui, il s’est fié à la vitesse de son cheval.

– Quelle chance a un cheval de gagner devitesse des animaux pareils ? répondit Ruben. Ils le forcerontjusqu’à ce qu’il s’abatte et il sait cela. Hallo ! Qu’est-ceque ceci ?

Un corps sombre, aux contours vagues, gisaitdevant nous à la clarté de la lune. C’était le cadavre d’un chien,évidemment celui sur lequel j’avais fait feu.

– En voici un qui a son compte, m’écriai-jed’un ton joyeux. Nous n’avons plus affaire qu’à deux.

Pendant que je parlais, j’entendis deuxdétonations de pistolet à une petite distance sur la gauche.

Nous mîmes nos chevaux dans cette direction,en les poussant de toute la vitesse possible.

Bientôt nous entendîmes partir des ténèbres enface de nous un grondement, un aboiement si furieux que nous noussentîmes presque défaillir.

Ce n’était point un cri isolé, comme lesmâtins en lançaient quand ils étaient sur la piste.

C’était un grondement contenu, d’un timbregrave, si féroce, et prolongé, que nous n’eûmes pas un instant dedoute.

Ils étaient arrivés au but de leur course.

– Dieu veuille qu’ils ne l’aient point faittomber.

La même idée m’était venue à l’esprit, carj’avais entendu un vacarme du même genre, mais moins intense, seproduire dans une meute qui chassait la loutre, au moment où leschiens avaient atteint la proie et la mettaient en pièces.

Le cœur défaillant, je tirai mon épée, bienrésolu à venger la mort de mon compagnon sur ces démons à quatrepattes, si nous arrivions trop tard pour le sauver.

Nous franchîmes par bonds une épaisse lisièrede genêts et d’ajoncs emmêlés et nous nous trouvâmes devant unescène si différente de celle que nous attendions que dans notreétonnement, nous arrêtâmes nos chevaux.

Nous avions devant nous une clairière de formecirculaire, qu’illuminait l’éclat argenté de la lune.

Au centre se dressait une pierre gigantesque,l’un de ces hauts et noirs piliers qu’on trouve épars dans toute laplaine, et surtout dans l’endroit nommé Stonehenge.

Celle-ci devait avoir au moins quinze pieds dehaut.

Elle avait été certainement verticale, mais levent, les intempéries, le tassement du sol l’avaient inclinéegraduellement à un angle tel qu’un homme agile pouvait grimperjusqu’à son extrémité.

Au sommet de ce bloc antique, Decimus Saxon,les jambes croisées, immobile, pareil à une étrange idole sculptéedu temps jadis, était assis, et tirait tranquillement des boufféesde la longue pipe qui était sa consolation certaine dans lesmoments difficiles.

Au-dessous de lui, à la base du monolithe,pour employer le langage de nos savants, les deux énormes mâtins sedressaient de toute leur hauteur, faisaient des bonds, grimpaientsur le dos l’un et l’autre, dans leurs efforts enragés etimpuissants pour atteindre l’impassible personnage qui était perchéau-dessus d’eux, ils exhalaient leur rage et leur désappointementen faisant l’affreux vacarme qui avait fait naître en notre espritde si terribles pensées.

Mais nous n’eûmes guère le temps de contemplercette scène étrange.

Dès notre apparition, les mâtins renoncèrent àleurs efforts inutiles pour atteindre Saxon et jetant un farouchegrondement de satisfaction, ils s’élancèrent sur Ruben et surmoi.

Un grand animal, aux yeux flamboyants, à lagueule béante, aux crocs blancs luisant à la clarté de la lune,sauta à la gorge de mon cheval, mais je l’arrêtai tout net d’uncoup lancé à tour de bras, qui lui trancha le mufle, et l’envoyarouler et se tordre dans une mare de sang.

Pendant ce temps, Ruben avait donné del’éperon à son cheval pour aborder son ennemi, mais la pauvre bêtefourbue faiblit à la vue du féroce mâtin et s’arrêta soudain, cequi eut pour résultat de lancer son cavalier la tête en avant, etde le jeter par terre presque sous la mâchoire de l’animal.

La chose aurait peut-être mal tourné pourRuben, s’il avait été abandonné à ses propres ressources.

Il arrivait à grand-peine à éloigner un courtinstant de sa gorge les dents cruelles ; mais à la vue de cetaccident, je pris le pistolet qui me restait, je sautai à bas demon cheval, et je déchargeai mon arme dans le flanc de la bête,pendant qu’elle se débattait contre mon ami.

Le chien jeta un dernier hurlement de rage etde douleur.

Dans un dernier et impuissant effort, ilallongea le cou pour donner un coup de dent.

Puis, il s’affaissa lentement et tomba sur leflanc, pendant que Ruben se dégageait de dessous, effaré,contusionné, mais sans avoir autrement souffert de sa périlleusechute.

– Voilà ma première dette avec vous, Micah,dit-il d’un ton reconnaissant. Je vivrai peut-être assez pour m’enacquitter.

– Et je vous suis redevable à tous les deux,dit Saxon, qui était descendu de son refuge. Moi aussi, je paie mesdettes, pour le bien comme pour le mal. J’aurais pu rester làjusqu’au jour où j’aurais mangé mes bottes montantes, car jen’avais guère de chance de jamais redescendre. Santa Maria !Quel beau coup de sabre vous avez donné là, Clarke ! La têtede l’animal à été coupée en deux comme une citrouille gâtée. Il n’ya rien d’étonnant à ce qu’ils aient suivi ma piste, car j’ai laissénon seulement ma sangle de rechange, mais encore mon mouchoirlà-bas, et cela a suffi pour les mettre sur la piste de Chloé commesur la mienne.

– Et Chloé, où est-elle ? demandai-je enessuyant mon épée.

– Chloé a dû se tirer d’affaire comme ellepouvait. Voyez-vous, je me suis aperçu que les chiens me gagnaientde vitesse. Je les ai laissé approcher jusqu’à portée de mespistolets, mais avec un cheval lancé à l’allure de vingt milles parheure, il n’y a guère de chance pour qu’une seule balle arrive aubut. La chose prenait donc une tournure funèbre, car je n’avais pasle temps de recharger, et la rapière, qui est la reine des armes enun duel, n’est pas assez lourde pour qu’on puisse compter sur elleon pareille occasion. Et au moment même de mon plus grand embarras,qu’est-ce que le hasard vient m’offrir ? Cette pierre siaccessible, que les bons prêtres d’autrefois ont dressée évidemmentdans le but unique d’assurer à de dignes caballeros uneressource contre ces ennemis ignobles, grogneux. Sans perdre detemps, j’ai grimpé dessus, non sans avoir eu quelque peine àarracher un de mes talons de la gueule du premier ; il auraitpeut-être réussi à m’entraîner s’il n’avait pas trouvé mon éperonun peu trop dur à avaler. Mais je suis sûr qu’une de mes balles estarrivée au but.

Allumant un morceau de papier amadou pris danssa boite à tabac, il le promena le long du corps du chien quim’avait attaqué, puis sur l’autre.

– Tiens ! Celui-ci est criblé comme uneécumoire, s’écria-t-il. Avec quoi chargez-vous donc vos pétrinaux,bon maître Clarke ?

– Avec deux chevrotines de plomb.

– Avec deux chevrotines de plomb qui ont faitau moins une vingtaine de trous. Et ce qu’il y a de plus curieux aumonde, c’est qu’il y a incrusté dans la peau de la bête, un goulotde bouteille.

– Grands Dieux ! m’écriai-je, je mesouviens : ma bonne mère avait placé un flacon d’élixir deDaffy dans le canon de mon pistolet.

– Et vous l’avez déchargé sur ce mâtin ?brailla Ruben. Ho ! Ho ! quand on entendra conter cettehistoire devant les robinets à la Gerbe de blé, il y auraplus d’un gosier de sec à force de rire. Ce qui m’a sauvé la vie,c’est un flacon d’élixir de Daffy tiré dans le corps d’unchien.

– Mais il y avait aussi une balle, Ruben, etje crois bien que les compères n’auront garde de mentionner cedétail. C’est un vrai coup de chance que le pistolet n’ait paséclaté. Et maintenant, que proposez-vous de faire, MaîtreSaxon ?

– D’abord je veux tâcher de ravoir ma jument,si la chose est possible, dit l’aventurier. Mais sur cette immenselande dans l’obscurité, ce sera aussi malaisé que de trouver lesculottes d’un Écossais ou un vers sans saveur dansHudibras.

– Et la monture de Ruben Lockarby estincapable d’aller plus loin, remarquai-je. Mais est-ce que mes yeuxme trompent ? Il me semble que j’aperçois là-bas un pointlumineux.

– Un feu follet, dit Saxon. Un ignisfatuus qui ensorcelle et attire les gens dans des mares et desfondrières. Mais je reconnais que son état est fixe et clair, commes’il était produit par une lampe, une chandelle, une torche, unelanterne, ou autre objet sorti de la main des hommes.

– Où il y a de la lumière, il y a de la vie,s’écria Ruben, dirigeons nos pas de ce côté, et voyons quel abri lehasard nous y aura offert.

– Cela ne peut venir de nos amis les dragons,fit observer Decimus. Que la peste soit avec eux. Comment ont-ilspu découvrir notre vrai rôle. À moins que ce ne soit pour venger unaffront fait à tout le régiment que ce jeune enseigne les eutlancés sur notre piste. Si jamais je le tiens au bout de mon épée,il ne s’en tirera pas à aussi bon compte. Bon, conduisez voschevaux à la main, et nous allons voir ce que c’est que cettelumière, puisque nous n’avons pas de meilleur parti à prendre.

Nous nous guidâmes de notre mieux à travers lalande, en marchant du côté du point brillant qui scintillait auloin.

Tout en avançant, nous fîmes bien desconjectures sur l’endroit d’où il pouvait provenir.

Si c’était d’une habitation humaine, quelétait donc l’être qui, non content de vivre au cœur même de lasolitude, avait choisi un endroit aussi éloigné des routes battuesqui la traversaient ?

La grande route était à plusieurs milles enarrière de nous, et selon toute probabilité, ceux-là seuls qui yétaient contraints par la nécessité, comme nous l’avions été,pouvaient se trouver par hasard dans cette région désolée.

Un ermite n’aurait pas souhaité un endroitaussi complètement isolé de toute communication avec sessemblables.

En nous approchant, nous vîmes que la lumièrevenait en effet d’un petit cottage bâti dans un creux, de façon àêtre invisible de tous les côtés, excepté de celui par lequel nousarrivions.

Devant cet humble logis, un petit espace avaitété débarrassé des ronces, et c’était au milieu de ce carré deterre que notre cheval perdu se trouvait, broutant à loisir lemaigre gazon.

La même lumière, qui nous avait attirés, avaitsans doute frappé son regard, et il s’y était dirigé dans l’espoird’obtenir de l’avoine et de l’eau.

Saxon poussa un grognement de satisfaction enreprenant possession de son bien perdu, et tirant le cheval par labride, il approcha de la porte du cottage solitaire.

XI – Le solitaire à la caisse pleined’or.

La forte lumière jaune qui nous avait attirésà travers la lande, filtrait par une seule fente étroite de laporte, qui remplissait en même temps d’une façon primitive le rôlede fenêtre.

À notre approche, la lumière prit soudain unecouleur rouge, puis tourna au vert, en répandant sur nos figuresune teinte fantastique, et faisant surtout ressortir la nuancecadavéreuse des traits durs de Saxon.

En même temps nous sentîmes une odeur trèssubtile, très désagréable, qui empoisonnait l’air tout autour ducottage.

Cette réunion de singularités, dans un lieuaussi désert, agit sur les idées superstitieuses du vieux guerrieravec tant de force qu’il s’arrêta pour nous jeter un regardinterrogateur.

Mais Ruben et moi, nous étions pareillementrésolus à aller jusqu’au bout de l’aventure.

Il se borna donc à rester un peu en arrière denous et à marmotter pour son compte un exorcisme approprié à lacirconstance.

Je m’avançai vers la porte, où je frappai avecle pommeau de mon épée, en annonçant que nous épions des voyageursfatigués et que nous cherchions un abri pour la nuit.

Le premier résultat de mon appel fut un bruitanalogue à celui qu’on ferait en allant et venant avecprécipitation, en remuant des objets métalliques, en tournant desclefs dans des serrures.

À ce bruit succéda le silence, et j’allaisfrapper de nouveau, lorsque, de l’autre côté de la porte, une voixfêlée nous accueillit :

– Il y a peu de chose pour vous abriter,gentilshommes, et moins encore de provisions, disait-elle. Vousn’êtes qu’à six milles d’Amesbury et vous y trouverez à l’enseignedes Armes de Cecil tout ce qu’il faut pour gens etbêtes.

– Non pas, mon invisible ami, dit Saxon quiretrouva tout son aplomb en entendant une voix humaine, voilàsûrement un accueil rebutant. Un de nos chevaux est entièrementfourbu, et aucun n’est en bien bonne condition, en sorte qu’il nousserait aussi impossible de nous rendre à Amesbury Aux Armes deCecil que d’aller à l’Homme Vert à Lubeck. Je vous enprie donc, permettez-nous de passer le reste de la nuit sous votretoit.

Cet appel fut suivi de nombreux grincements deserrures fermées, de verrous tirés, et quand ce fut fini, la portes’ouvrit lentement et laissa apercevoir la personne qui nous avaitrépondu.

Grâce à la forte lumière qui brillait derrièrelui, nous vîmes un homme d’aspect vénérable, aux cheveux blancscomme neige, aux traits qui indiquaient un caractère pensif maisardent.

Le front haut, intelligent, la longue barbeflottante, tout cela sentait le philosophe, mais l’éclat des yeux,le nez aquilin à courbure très forte, le corps svelte et droit quele poids des années n’avait pu faire fléchir, faisaient deviner unsoldat.

Son port fier, son costume riche, quoiquesévère, de velours noir, contrastaient singulièrement avec l’humbleaspect du logis qu’il avait choisi pour sa demeure :

– Oh ! dit-il, en nous jetant un regardpénétrant, deux d’entre vous sont novices à la guerre, et l’autreest un vieux soldat. Vous avez été poursuivis, à ce que jevois.

– Mais comment le savez-vous ? demandaSaxon.

– Ah ! mon ami, moi aussi j’ai servi enmon temps. Mes yeux ne sont point si vieux qu’ils ne puissentreconnaître que des chevaux ont été éperonnés à outrance, et iln’est pas malaisé de voir que l’épée de ce jeune géant a étéemployée à une besogne moins innocente qu’à griller du lard. Votreassertion peut donc s’admettre. Un véritable soldat commencetoujours par s’occuper de son cheval. Je vous prie donc de mettreles vôtres à l’entrave au dehors, car je n’ai ni valet d’écurie nidomestiques à qui les confier.

La maison inconnue, où nous entrâmes aussitôt,avait été agrandie aux dépens de la pente de la hauteur contrelaquelle elle avait été construite, en sorte qu’elle formait unesalle très longue et très étroite.

Les extrémités de cette grande pièce, aumoment de notre entrée, étaient plongées dans l’ombre, mais aucentre flambait avec une vive lumière un brasier plein de charbon,au-dessus duquel était suspendue une marmite de cuivre.

À côté du feu, une longue table de bois étaitcouverte de flacons de verre au goulot recourbé, de bassins, detubes, d’autres instruments dont je ne connaissais ni le nom nil’usage.

Une longue rangée de bouteilles contenant desliquides et des poudres de diverses couleurs était disposée sur uneétagère.

Une autre étagère supportait une assez bellecollection de volumes bruns.

Il y avait, en outre, une seconde table d’untravail grossier, deux commodes, trois ou quatre tabourets de bois,plusieurs grandes feuilles épinglées aux murs et entièrementcouvertes de chiffres, de figures symboliques, auxquelles je necompris rien.

L’odeur désagréable qui nous avait accueillisau dehors, était encore plus infecte à l’intérieur et paraissaitproduite par les vapeurs du liquide en ébullition que contenait lamarmite de cuivre.

– Vous voyez en moi, dit notre hôte, ens’inclinant poliment devant nous, le dernier descendant d’uneancienne famille. Je suis Sir Jacob Clancing, de Snellaby-Hall.

– Ce serait plutôt de Snelle a pueHall, à mon avis, murmura Ruben, dont la boutade,heureusement, ne fut point entendue du vieux chevalier.

– Veuillez vous asseoir, je vous prie, dit-il,ôtez vos cuirasses, vos casques et vos bottes.

« Regardez ce logis comme votre aubergeet mettez-vous à l’aise. Vous voudrez bien m’excuser un instant sije cesse de m’occuper de vous pour surveiller l’opération que j’aicommencée ce qui ne comporte pas de retard.

Saxon se mit aussitôt à défaire ses boucles,ôter les pièces de son équipement, pendant que Ruben, se laissanttomber sur une chaise semblait trop las pour faire mieux que dedétacher son ceinturon. Quant à moi, j’étais content de pouvoir medébarrasser de mon armement, mais je ne cessai pas un instantd’observer les actes de notre hôte, dont les manières courtoises etle langage distingué avaient éveillé ma curiosité et monadmiration.

Il s’approcha de la marmite à l’odeurdésagréable et en remua le contenu, avec une expression dephysionomie qui indiquait la plus vive anxiété.

Il était évident qu’il avait poussé lacourtoisie envers nous jusqu’au point de manquer peut-être uneexpérience importante.

Il plongea une cuiller dans le liquide, enramena une certaine quantité et la reversa dans le vase, ce quipermit de voir un fluide jaune et trouble.

L’aspect lui en parut évidemment rassurant,car l’air d’anxiété disparut de ses traits et il poussa uneexclamation de soulagement.

Puis, prenant sur une assiette, à côté de lui,une pincée de poudre blanchâtre, il la jeta dans la marmite, dontle contenu se mit aussitôt à bouillir, et à projeter de l’écume surle feu, ce qui donnait à la flamme l’étrange teinte verte que nousavions remarquée avant d’entrer.

Ce traitement eut pour résultat de rendre leliquide clair, car le chimiste put verser dans une bouteille unecertaine quantité de liquide aussi transparent que l’eau, pendantqu’au fond du vase se formait un dépôt brun qui fut versé sur unefeuille de papier.

Cela fait, Sir Jacob Clancing rangea de côtétous les flacons et se tourna vers nous, l’air souriant etsatisfait.

– Nous allons voir ce que peut fournir monpauvre garde-manger, dit-il, mais cette odeur peut-être gênantepour votre odorat qui n’y est point accoutumé ; nous allons lachasser.

Il jeta sur le feu quelques grains d’unerésine balsamique, qui remplit toute la pièce du parfum le plusagréable.

Puis, il étendit sur la table une nappeblanche, prit dans un placard un plat de truite froide et un grandpâté de viande, qu’il mit devant nous, après nous avoir invités àrapprocher nos sièges et à nous mettre à la besogne.

– Je ne demanderais pas mieux que de vousoffrir quelque chose de plus appétissant, dit-il. Si nous étions àSnellaby-Hall, vous ne seriez pas accueillis de cette façonmisérable, je vous le promets. Mais enfin cela peut rendre serviceà des gens qui ont faim, et je suis encore en mesure de mettre lamain sur une paire de bouteilles de vieil Alicante.

En disant ces mots, il tira d’un enfoncementdeux bouteilles.

Il nous invita à nous servir, à remplir nosverres, et s’assit sur une chaise de chêne à haut dossier, pourprésider à notre festin avec la courtoisie de l’ancien temps.

Pendant le souper, je lui contai nos aventuresde la nuit, sans rien dire de notre destination.

– Vous êtes en route pour le camp de Monmouth,dit-il tranquillement, en me regardant bien en face de ses yeuxnoirs et pénétrants, quand j’eus fini. Je le sais, mais vous n’avezpoint à craindre que je vous trahisse, lors même que ce serait enmon pouvoir. À votre avis, quelle chance a le Duc en présence destroupes royales ?

– Autant de chances qu’un coq de basse-courcontre un coq de combat armé d’éperons, s’il ne devait compter quesur ceux qu’il a autour de lui, répondit Saxon. Toutefois il a desraisons de croire que toute l’Angleterre est comme une poudrière,et il espère être l’étincelle qui y mettra le feu.

Le vieillard hocha la tête avec tristesse.

– Le Roi, remarqua-t-il, a de grandesressources. Où Monmouth prendra-t-il des soldats exercés ?

– Il y a la milice, suggérai-je.

– Et il reste encore un bon nombre des vieuxtroupiers parlementaires, qui ne sont pas tellement âgés qu’ils nepuissent frapper un coup pour leur croyance, dit Saxon. Qu’on mettedans un camp seulement une demi-douzaine de ces prédicants avecleur chapeau à large bord, leur parler nasillard, et toute la tribudes Presbytériens fourmillera autour d’eux comme les mouches autourd’un pot de miel. Jamais sergents recruteurs ne rassembleront unearmée comparable à celle des prédicants du vieux Noll dans lescomtés de l’Est, où la promesse d’une place à côté du Trône del’Agneau avait plus de prix qu’une gratification de dix livres. Jene demanderais pas mieux que de payer mes dettes avec des promessescomme celles-là.

– À en juger par votre langage, monsieur,remarqua notre hôte, vous n’êtes pas du nombre des sectaires. Dèslors comment se fait-il que vous jetiez le poids de votre épée etde votre expérience dans le plateau le plus faible ?

– Pour cette raison même, qu’il est le plusfaible, dit le soldat de fortune. Je serais volontiers parti avecmon frère pour la Côte de Guinée, et je ne me serais mêlé àl’affaire que pour porter des lettres, ou pour d’autres bagatelles.Puisqu’il me faut faire quelque chose, je prends le parti decombattre pour le Protestantisme et pour Monmouth. Il m’estparfaitement indifférent de voir sur le trône Jacques Stuart ouJacques Walters, mais la Cour et l’armée du roi, ce sont des chosesdéjà toutes faites. Eh bien, puisque Monmouth en est encore àchercher courtisans et soldats, il pourrait bien arriver qu’il soitenchanté de mes services et qu’il les récompense par des avantageset des honneurs.

– Votre logique est irréprochable, dit notrehôte, sauf sur un point : c’est que vous avez laissé de côtéle très grand risque que court votre tête, dans le cas où le partidu duc succomberait sous la disproportion des forces.

– On ne joue pas un coup de dés sans mettre unenjeu.

– Et vous, jeune monsieur, demanda levieillard, qu’est-ce qui vous a engagé dans cette partie si pleinede dangers ?

– Je suis fils d’un des Têtes-Rondes,répondis-je, et les gens de ma famille ont toujours combattu pourla liberté du peuple et l’abaissement de la tyrannie. Je viensprendre la place de mon père.

– Et vous, monsieur ? reprit lequestionneur, en regardant Ruben.

– Je pars pour voir un peu le monde et pouraccompagner mon ami et camarade ici présent, répondit-il.

– Et moi j’ai des raisons plus puissantesqu’aucun de vous, s’écria Sir Jacob, pour partir en guerre contretout homme qui porte le nom de Stuart. Si je n’avais pas unemission qui ne comporte aucune négligence, je serais peut-êtretenté de faire route avec vous pour l’Est et de faire poser sur mescheveux gris la rude compression d’un casque d’acier.

« Où est-il maintenant le noble châteaude Snellaby ? où sont ces bosquets, ces forêts dans lesquellesont grandi, ont vécu, et sont morts les Clancing, depuis l’époqueoù Guillaume de Normandie mit le pied sur le sol anglais.

« Un trafiquant, un homme qui a amasséune fortune méprisable, grâce à la sueur d’ouvriers à demi-mort defaim, est maintenant possesseur de ce beau domaine.

« Si moi, le dernier des Clancing, je m’ymontrais, on aurait le droit de me livrer à l’huissier du villagecomme un vagabond, ou de m’en chasser à coup de fouets tressés avecles cordes d’arbalète d’insolents piqueurs.

– Et comment est arrivé un aussi brusquechangement de fortune ? demandai-je.

– Remplissez vos verres, s’écria le vieillarden joignant l’action à la parole. Je bois à votre santé, je bois àla perte de tous les princes sans foi.

« Comment cela arriva-t-il,demandiez-vous ? Eh bien ! Lorsque Charles Iervit fondre sur lui les premières agitations, je le soutins commes’il avait été mon propre frère. À Edgehill, à Naseby, dans vingtescarmouches ou combats, je me battis vaillamment pour sa cause,j’entretins à mes frais une troupe de cavalerie, levée parmi mesjardiniers, palefreniers et domestiques.

« Puis, la caisse de l’armée commençait àse vider ; il fallait de l’argent pour prolonger la lutte.

« Ma vaisselle et mes chandeliersd’argent furent jetés au creuset. Ils y entrèrent à l’état de métalet en sortirent sous forme de soldats et de piquiers.

« Nous durâmes ainsi quelques mois,jusqu’au jour où l’escarcelle se vida ; et, par nos effortscommuns, nous la remplîmes de nouveau. Cette fois, ce fut la fermedu domaine et le bois de chênes qui partirent.

« Puis advint Marston Morr. Il fallutrecourir au dernier penny, au dernier homme, pour réparer ce granddésastre.

« Je ne faiblis pas.

« Je donnai tout.

« Ce fabricant de savon, homme prudent àla face rubiconde et joufflue, s’était tenu en dehors des querellesciviles, et depuis longtemps, il jetait ses regards avides sur lechâteau.

« C’était son ambition, à ce misérablever, d’être un gentleman, comme s’il suffisait pour cela d’un toiten pignon et d’une maison qui s’émiette.

« Mais je le laissai satisfaire soncaprice, et l’argent que je reçus je le jetai jusqu’à la dernièreguinée, dans les coffres du roi.

« Et je tins bon ainsi jusqu’à lacatastrophe finale, celle du Worcester, où je couvris la retraitedu jeune prince, et je puis dire à bon droit qu’en dehors de l’Îlede Man, je fus le dernier Royaliste qui défendit l’autorité de laCouronne.

« La république mit ma tête à prix, meregardant comme un ennemi dangereux.

« Je fus donc forcé de m’embarquer sur unnavire marchand à Harwich et j’arrivai aux Pays-Bas sans autre bienque mon épée et quelques pièces d’argent dans ma poche.

– Un cavalier peut fort bien se tirerd’affaire avec cela, fit remarquer Saxon. Il y a en Allemagne desguerres incessantes où un homme peut vendre ses services, quand lesAllemands du Nord ne sont pas en armes contre les Suédois ou lesFrançais, les Allemands du Sud sont sûrs d’avoir sur les bras lesJanissaires.

– En effet, je portai les armes quelque tempsau service des Provinces-Unies, ce qui me mit plus d’une fois faceà face avec mes vieux ennemis les Têtes-Rondes.

« Olivier avait prêté aux Français labrigade de Reynolds, et Louis fut enchanté d’avoir à son servicedes troupes aussi éprouvées. Par Dieu, je me trouvai sur lacontrescarpe à Dunkerque, et il m’arriva d’applaudir à l’attaquealors que mon devoir aurait été d’encourager la défense.

« Mon cœur s’enfla d’orgueil quand je visces gaillards, tenaces comme des bouledogues, grimper sur la brècheleurs piques traînant derrière eux, chantant leurs psaumes d’unevoix qui ne tremblait pas, bien que les balles partissent autourd’eux aussi denses que les abeilles au moment de l’essaimage.

« Et quand ils en furent au corps à corpsavec les Flamands, je vous réponds qu’ils poussèrent un cri où il yavait tant de joie soldatesque que mon orgueil de retrouver depareils Anglais l’emporta sur ma haine contre des ennemis.

« Mais ma carrière militaire ne fut pasde longue durée, car la paix fut bientôt conclue.

« Alors je me remis à l’étude de lachimie pour laquelle j’avais une grande passion, d’abord sousVorhaager de Leyde, puis avec De Huy, de Strasbourg, mais je crainsbien que ces grands noms ne soient lettre morte pour vous.

– Vraiment, dit Saxon, on dirait que cettechimie exerce une attraction bien puissante, car nous avonsrencontré à Salisbury deux officiers de la garde bleue, qui avaientaussi un faible de ce genre, bien que ce fussent de solidesgaillards, de vrais soldats pour tout le reste.

– Ha ! s’écria Sir Jacob, avec intérêt, àquelle école appartenaient-ils ?

– Oh ! je n’entends rien à ces choses-là,répondit Saxon, je sais seulement que selon eux Gervinus, deNuremberg, celui que j’ai gardé en prison, ou n’importe quel autrehomme, était capable de transformer les métaux.

– Pour Gervinus, je ne saurais en répondre,dit notre hôte, mais pour ce qui est de la possibilité de la chose,je puis engager ma parole de chevalier. Nous reparlerons decela.

« Vint enfin l’époque où Charles II futinvité à reprendre possession du trône, et nous tous, depuisJeffrey Hudson, le nain de la cour, jusqu’à Mylord Clarendon, nousfûmes transporté de joie à la pensée que nous recouvrerions ce quinous appartenait.

« Je laissai dormir ma créance quelquetemps, m’imaginant que le Roi se montrerait magnanime en aidant unpauvre Cavalier qui s’était ruiné pour sa famille, sans attendreque celui-ci l’en sollicitât.

« J’attendis, j’attendis ! Je nereçus pas un mot.

« Un jour donc, je me rendis au lever, etje fus présenté en bonne et due forme :

« – Ah ! dit-il, avec cettecordialité qu’il savait si bien feindre, si je ne me trompe, vousêtes Sir Jaspar Killigrew ?

« – Non, Sire, répondis-je, je suis SirJacob Clancing, jadis de Snellaby-Hall, dans le comté deStafford.

« Ensuite je rappelai à son souvenir labataille de Worcester, et plusieurs autres événements qui nousétaient arrivés en commun.

« – Oh ! parbleu, s’écria-t-il,comme je suis oublieux ! Et comment va-t-on àSnollaby ?

« Je lui expliquai alors que le Manoirn’était plus ma propriété.

« Je lui dis en quelques mots à quellesituation j’étais réduit.

« Sa figure s’obscurcît aussitôt, et ilme témoigna une froideur glaciale.

« – Tout le monde se jette sur moi pouravoir de l’argent et des places, dit-il, et la vérité est que lesCommunes se montrent si chiches que je n’ai guère de quoi êtregénéreux pour les autres. Toutefois, Sir Jacob, nous verrons cequ’on peut faire pour vous.

« Et sur ces mots il me renvoya.

« Ce même soir, le secrétaire de MylordClarendon vint me trouver, et m’apprit qu’en considération de monlong dévouement et des pertes que j’avais subies, le Roi me faisaitla grâce de me donner le titre de Chevalier de la Loterie.

– Je vous prie, monsieur, dites-nous ce quec’est qu’un Chevalier de la Loterie, demandais-je.

– C’est le tenancier d’une maison de jeu, niplus ni moins. Voilà comment il me récompensait.

« Je recevais l’autorisation de tenir untapis-franc sur la Place de Covent-Garden et d’y attirer les jeunesétourneaux de la ville pour les tondre au jeu de l’hombre.

« Pour rétablir ma fortune, il me fallaitruiner autrui.

« Mon honneur, ma famille, ma réputation,tout cela ne pesait aucun poids, du moment que j’avais le moyen desoutirer leurs guinées à quelques imbéciles.

– J’ai entendu dire que certains chevaliers dela Loterie ont fait de bonnes affaires, dit Saxon, d’un airréfléchi.

– Bonnes ou mauvaises, ce n’était point unemploi convenable pour moi, j’allai trouver le Roi et je lesuppliai de donner à sa générosité une autre forme.

« Il me répondit seulement que je faisaisbien le difficile pour un homme aussi pauvre que je l’étais.

« Je tournai autour de la Cour pendantdes semaines.

« Moi et d’autres cavaliers, nous avonsvu le Roi et son frère gaspiller au jeu et en courtisanes dessommes qui nous auraient rendu nos patrimoines.

« J’ai vu Charles risquer sur une seulecarte une somme qui aurait contenté le plus exigeant de nous.

« Je faisais tout mon possible pour metenir dans les Parcs de Saint-James, dans la galerie de White-hall,espérant qu’on ferait quelque chose pour moi.

« À la fin, je reçus de lui un secondmessage.

« Il m’y était dit que si je ne pouvaism’habiller plus à la mode, il me dispensait de mon assiduité.

« Voilà ce qu’il faisait dire au vieuxsoldat usé qui avait sacrifié santé, fortune, position, tout auservice de son père et au sien.

– Quelle honte ! criâmes-nous d’une seulevoix.

– Pouvez-vous dès lors vous étonnez que j’aiemaudit toute la race des Stuart, cette race menteuse, débauchée, etcruelle ? Quant au Manoir, je pourrais le racheter demain, sicela me plaisait, mais pourquoi le ferais-je, puisque je n’ai pasd’héritier.

– Ho ! vous avez donc réussi ? ditDecimus Saxon, avec un de ses coups d’œil de côté si pleins demalice. Vous avez peut-être trouvé vous même le moyen de convertiren or marmites et casseroles, d’après ce que vous avez dit. Maisc’est impossible, car je vois dans cette pièce-ci qu’il resteencore du cuivre et du fer à changer en or.

– L’or a son emploi, le fer a son usage, ditSir Jacob, d’un ton d’oracle. L’un ne peut prendre la place del’autre.

– Pourtant, remarquai-je, ces officiers nousont affirmés que c’était là uniquement une superstition duvulgaire.

– Alors ces officiers ont prouvé que leursconnaissances étaient moins étendues que leurs préjugés. AlexanderSetonius, un Écossais, a été le premier à le faire, parmi lesmodernes. En 1602 au mois de mars, il a changé en or une barre deplomb dans la main d’un certain Hansen, à Rotterdam, et celui-ci ena témoigné.

« Il ne s’est pas borné à recommencercette opération devant les savants envoyés par l’EmpereurRodolphe ; il l’a encore enseignée à Johann Wolfgang Dreisheimde Fribourg, et à Gustenhofer, de Strasbourg, qui l’a lui-mêmeenseignée à mon illustre maître le…

– Qui vous l’a enseignée à son tour, s’écriaSaxon d’un ton de triomphe. Je n’ai pas une provision de métal surmoi, cher monsieur, mais voici mon casque, ma cuirasse, mesbrassards, mes cuissards, puis mon épée, mes éperons, les bouclesde mon harnachement.

« Je vous en prie, employez votre arttrès excellent, très louable sur ces objets, et je vous promets devous apporter sous peu de jours une quantité de métal plus digne devotre habileté.

– Non, non, dit l’alchimiste en souriant ethochant la tête, cela peut être fait, sans doute, mais aveclenteur, peu à peu, par petits morceaux à la fois, avec beaucoup dedépenses et de patience.

« Ce serait une longue et pénible tâchepour un homme que de chercher à s’enrichir ainsi, mais je ne nieraipas que la chose ne se puisse faire à la fin.

« Et maintenant, comme les bouteillessont vides, et que votre jeune camarade s’assoupit sur sa chaise,il est peut-être préférable pour vous d’employer au sommeil lereste de la nuit.

Il prit dans un coin plusieurs couvertures ettapis, et les étendit sur le sol.

– C’est un lit de soldat, remarqua-t-il, maisvous serez peut-être plus mal couchés encore, d’ici au jour où vousaurez mis Monmouth sur le trône d’Angleterre. Quant à moi, j’ail’habitude de dormir dans une chambre intérieure pratiquée làhaut.

Après avoir ajouté quelques mots relatifs auxprécautions à prendre pour être à notre aise, il se retira enemportant la lampe, et passa par une porte qui se trouvait au boutde la pièce, et qui avait échappé à notre observation.

Ruben, qui n’avait pas eu un instant de reposdepuis son départ de Havant, s’était déjà étendu sur lescouvertures, et dormait profondément, avec une selle commeoreiller.

Quant à Saxon et à moi, nous restâmes assisquelques minutes encore, à la lumière du brasier qui brûlait.

– On pourrait faire pire que de s’adonner à cemétier de chimiste, fit remarquer mon compagnon, en secouant lescendres de sa pipe. Voyez-vous là, dans le coin, ce coffre renforcéde ferrures ?

– Eh bien ?

– Il est rempli jusqu’aux deux tiers de l’orqu’a fabriqué le digne gentleman.

– Comment le savez-vous ? demandais-jed’un ton incrédule.

– Quand vous avez frappé au panneau de laporte avec le pommeau de votre épée, comme si vous vouliez l’yfaire entrer, vous avez sans doute entendu des allées et venuesrapides, puis le bruit d’une ferrure.

« Eh bien, grâce à ma haute taille, j’aipu jeter un regard à travers cette fente du mur, et j’ai vu notreami jeter dans ce coffre quelque chose de sonore, avant de lefermer.

« Je n’ai pu qu’entrevoir le contenu,mais je peux jurer que cette couleur jaune foncé ne vient pas d’unautre métal que de l’or. Voyons si elle est bien fermée à clef.

Il se leva, se dirigea vers le coffre, et tiraavec force sur le couvercle.

– Arrêtez, Saxon, arrêtez, criai-je aveccolère, que dirait notre hôte, s’il nous surprenait.

– Bon, il ne devrait pas garder des chosespareilles sous son toit. Avec un ciseau ou un poignard, on pourraitpeut-être forcer le couvercle.

– Par le ciel, dis-je à demi-voix, si vousl’essayez, je vous couche sur le dos.

– C’est bon, c’est bon, jeune Anak, ce n’étaitqu’une fantaisie, pour jeter encore un coup d’œil sur le trésor.Maintenant, si c’était un partisan dévoué du Roi, ce serait là unebelle prise de guerre. N’avez-vous pas remarqué qu’il prétendaitavoir été le dernier Royaliste qui ait tiré l’épée en Angleterre etqu’il a reconnu que sa tête avait été mise à prix commerebelle ? Votre père, tout pieux qu’il est, n’éprouveraitguère de componction à dépouiller un pareil Amalécite. En outre, nel’oubliez pas, il n’est pas plus embarrassé pour faire de l’or, quevotre bonne mère ne le serait pour faire des beignets auxframboises.

– En voilà assez, répondis-je d’un ton âpre,inutile de discuter ! Couchez-vous, ou j’appelle notre hôte etje lui apprends à quel personnage il a donné l’hospitalité.

Saxon, après avoir poussé maints grognements,prit enfin le parti d’étendre ses longs membres sur une natte,pendant que je me reposais à côté de lui.

Je restai éveillé jusqu’au moment où la doucelumière du matin se montra à travers les fentes des solives malcouvertes du toit.

À vrai dire, je n’osais m’endormir, de peurque les habitudes pillardes du soldat de fortune ne prissent ledessus et qu’il ne nous déshonorât aux yeux de notre hôte siprévenant.

À la fin, cependant, sa respiration à tempsprolongés me prouva qu’il s’était endormi et je pus goûter quelquesheures d’un repos bien gagné.

XII – De quelques aventures sur lalande.

Dans la matinée, après avoir déjeuné desrestes de notre souper, nous nous occupâmes de nos chevaux et despréparatifs du départ.

Mais, avant de nous laisser monter en selle,notre excellent hôte accourut à nous, portant une armure.

– Venez par ici, dit-il à Ruben. Mon garçon,il n’est pas bon que vous alliez à l’ennemi, la poitrine sansprotection, alors que vos camarades sont couverts d’acier. J’ai icima cuirasse et mon casque, qui vous iront, je crois, car si vousêtes mieux en chair que moi, je suis, d’autre part, d’uneconstruction plus large.

« Ah ! ne l’avais-je pas dit !Quand Silas Thompson, l’armurier de la Cour, vous l’aurait fait surmesure, cela ne vous irait pas mieux.

« Maintenant voyons pour le casque. Ils’ajuste aussi très bien.

« Vous voilà à présent devenu un cavaliercomme Monmouth ou n’importe quel autre chef seraient fiers d’enavoir autour de sa bannière.

Le casque et la cuirasse complète étaient dumeilleur acier de Milan, avec de riches incrustations d’argent etd’or, des dessins rares et curieux en relief de tous côtés.

Il en résultait un effet si sévère, simartial, que la rouge et gaie physionomie de mon ami, vue souscette panoplie, avait je ne sais quoi qui heurtait, je ne sais quoide plaisant.

– Non, non, s’écria le vieux Cavalier, envoyant un sourire sur nos traits, il n’est que juste qu’un aussiprécieux joyau que l’est un cœur honnête soit dans un écrin capablede le protéger.

– Je vous suis vraiment reconnaissant,monsieur, dit Ruben. Je ne sais comment trouver des mots pour vousremercier. Ah ! Sainte Mère ! j’ai grande envie derevenir tout droit à Havant pour leur montrer le solide hommed’armes qui a été élevé parmi les habitants.

– C’est de l’acier qui a fait ses preuves,insista Sir Jacob. Une balle de pistolet rebondirait dessus.

« Et vous, reprit-il, en s’adressant àmoi, voici un petit présent qui vous rappellera notre rencontre.J’ai remarqué que vous jetiez des regards curieux sur mon étagèrede livres. Ce sont les Vies des grands Hommes d’autrefois,par Plutarque, mises en anglais par l’ingénieux Mr Latimer. Portezce volume avec vous et conformez votre vie aux exemples des géantsdont les exploits y sont racontés.

« Je mets dans vos poches d’arçon unpaquet de peu de volume mais d’une grande importance, que je vousprie de remettre à Monmouth le jour où vous arriverez à soncamp.

« Pour vous, monsieur, dit-il en parlantà Decimus Saxon, voici un lingot d’or vierge, dont vous pourrezfaire une épingle ou tout autre ornement. Ayez la consciencetranquille en le portant, car il vous est donné en toute loyauté etn’a point été filouté à votre hôte pendant son sommeil.

Saxon et moi, nous échangeâmes un promptregard de surprise à ce discours, qui nous prouvait que notre hôten’ignorait pas les propos tenus par nous pendant la nuit.

Mais Sir Jacob ne laissa percer aucun indicede colère.

Il se mit en devoir de nous indiquer la routeà suivre et de nous conseiller pour notre voyage.

– Il faut que vous suiviez ce chemin tracé parles moutons jusqu’à ce que vous arriviez à un autre chemin pluslarge qui se dirige vers l’ouest, dit-il. Mais c’est un chemin donton ne fait que peu d’usage, et il y a peu de chance pour que voustombiez sur des ennemis. Le chemin vous fera passer entre lesvillages de Fovant et de Hindon, avant de vous conduire à Mere, quiest à peu de distance de Bruton, sur la limite du comté deSomerset.

Après avoir remercié notre vénérable hôte dela bonté qu’il nous avait témoignée, nous laissâmes aller lesrênes, et il put reprendre l’étrange et solitaire existence où nousl’avions trouvé.

L’emplacement de son cottage avait été sihabilement choisi, que quand nous nous retournâmes pour luiadresser un dernier salut, lui et sa demeure avaient déjà disparu ànos yeux, et que parmi les nombreux tertres, les nombreusescavités, il nous fut impossible de reconnaître l’endroit où étaitla maisonnette dans laquelle nous avions trouvé un abri aussiopportun.

En avant et à côté de nous la plaines’étendait en un tapis de couleur brune jusqu’à l’horizon, sans querien fit saillie à sa surface stérile et couverte d’ajoncs.

Sur tout cet espace, rien ne décelait la vie,à l’exception de rares lapins, qui rentraient à la hâte dans leurstrous au bruit de notre approche, ou de quelques moutons décharnés,affamés, qui trouvaient à peine leur subsistance dans l’herbegrossière et filandreuse que produisait ce sol stérile.

Le sentier était si étroit que nous nepouvions le suivre qu’un à un, mais nous ne tardâmes pas à lequitter entièrement, ne nous en servant que pour nous guider, etgalopant côte à côte à travers la plaine ondulée.

Nous gardions tous le silence.

Ruben contemplait sa nouvelle cuirasse, ainsique je pouvais en juger par les fréquents regards qu’il yjetait.

Saxon, les yeux à demi clos, ruminait quelqueaffaire qui l’intéressait.

Quant à moi, mes pensées se reposaient sur lesinfâmes projets que le coffre d’or avait inspirés au vieux soldat,et sur le surcroît de honte que me causait la certitude que notrehôte avait, je ne sais comment, deviné son intention.

Il ne pouvait résulter rien de bon d’unealliance avec un homme à ce point dépourvu de tous sentimentsd’honneur ou de gratitude.

Je sentis cela si fortement que je rompisenfin le silence, en montrant un sentier qui coupait le notre, ets’en éloignait, et en lui recommandant de le suivre, puisqu’ilavait prouvé qu’il n’était point fait pour la compagnie d’honnêtesgens.

– Par la sainte croix ! dit-il en mettantla main sur la poignée de sa rapière, est-ce que vous avez donnécongé à votre bon sens ? Ce sont là des paroles qu’aucuncavalier d’honneur ne saurait tolérer.

– Elles n’en sont pas moins l’expression de lavérité, répondis-je.

Sa lame sortit aussitôt du fourreau, pendantque sa jument faisait un bond de deux fois sa longueur, sous lebrusque contact des éperons.

– Voici, s’écria-t-il en lui faisant fairedemi-tour, sa figure farouche et maigre toute frémissante decolère, voici un emplacement bien nivelé, qui sera excellent pourrégler l’affaire. Tirez votre aiguille et soutenez vos dires.

– Je ne bougerai pas de l’épaisseur d’uncheveu pour vous attaquer, répondis-je. Pourquoi le ferais-je,alors que je ne vous en veux nullement. Mais si vous fondez surmoi, je vous jetterai sûrement à bas de votre selle, malgré tousvos artifices d’escrimeur.

En parlant ainsi, je tirai mon sabre et me misen garde, car je sentais bien qu’avec un vieux soldat commecelui-là, le premier choc serait rude et brusque.

– Par tous les Saints du ciel, cria Ruben, lepremier des deux qui frappe l’autre, je lui décharge ce pistoletdans la tête. Pas de ces jeux-là, Don Decimo, car par le Seigneur,je fonds sur vous, quand même vous seriez le fils de ma propremère. Rengainez votre épée, car une détente part aisément, et ledoigt me démange.

– Au diable soit le trouble-fête ! grognaSaxon, remettant son épée au fourreau d’un air bourru.

« Non, Clarke, reprit-il, après quelquesmoments de réflexion, ce n’est qu’une plaisanterie d’enfants, quejouent deux camarades pour voir lequel des deux se fâchera pour unebagatelle. Moi qui suis assez âgé pour être votre père, j’aurais dûme maîtriser assez pour ne pas dégainer contre vous, car la langued’un jeune homme part sur une impulsion, et sans réfléchir. Ditesseulement que vous en avez dit plus que vous ne pensiez.

– Ma façon de le dire a pu être trop claire ettrop rude, répondis-je, car je vis qu’il ne demandait qu’un peud’onguent pour l’endroit où mes brèves paroles l’avaientblessé ; mais nos caractères différent du votre, et cettedifférence doit disparaître, autrement vous ne sauriez être pournous un camarade sûr.

– Très bien, Maître la Morale, il va falloirque je désapprenne quelques-uns des tours de mon métier. Corbleu,mon homme, si vous faites le difficile sur mon compte, qu’est-ceque vous penseriez de certaines gens que j’ai connus ? Iln’est que temps que nous commencions la guerre, car nos bonneslames ne veulent pas se tenir tranquilles dans leurs fourreaux.

La lame tranchante, la fidèle lame de Tolède,

S’était rouillé faute de combats,

Et s’était rongée elle-même, n’ayant

Personne à tailler, à dépecer.

« Vous ne sauriez exprimer une idée quele vieux Samuel ne l’ait eue avant vous.

– Nous allons certainement arriver bientôt aubout de cette terrible plaine, s’écria Ruben. La platitude insipidesuffit pour mettre aux prises les meilleurs amis. Nous pourrionsnous trouver dans les déserts de Libye aussi bien que dans leWiltshire, qui appartient à Sa Très Disgracieuse Majesté.

– Voici de la fumée là-bas, sur le flanc decette hauteur, dit Saxon, en montrant le sud.

– M’est avis que j’aperçois une rangée demaisons en ligne droite, remarquai-je en abritant mes yeux avec mamain. Mais c’est loin, et l’éclat du soleil m’empêche de biendistinguer.

– Ce doit être le hameau de Hindon, dit Ruben.Oh ! comme on a chaud sous cet habit d’acier !

« Je me demande si ce serait conforme auxus militaires de le défaire et de le pendre au cou de Didon. Sansquoi je vais y être rôti tout vif comme un crabe dans sa carapace.Qu’en dites-vous, homme illustre ? Est-ce contraire à l’un deces Trente-neuf articles de guerre que vous portez dans votrecœur ?

– Porter le poids du harnachement, jeunehomme, répondit gravement Saxon, c’est un des exercices de laguerre, et dès lors c’est une qualité à laquelle on n’atteint qu’enpratiquant l’épreuve à laquelle vous êtes soumis en ce moment. Vousavez bien des choses à apprendre, et l’une d’elles, c’est de nepoint mettre si vite que cela un pétrinal à la tête des gens quandvous êtes à cheval. La secousse brusque, que produit votre cheval,aurait suffi pour faire abattre la détente, en une seconde, ce quiaurait privé Monmouth d’un vieux et expérimenté soldat.

– Votre remarque aurait une grande importance,répondit mon ami, si je ne me rappelais pas maintenant que j’aioublié de recharger mon pistolet, depuis que je l’ai déchargé hiersoir sur cette énorme bête jaune.

Decimus Saxon hocha la tête d’un airdécouragé :

– Je me demande, remarqua-t-il, si nous feronsjamais de vous un soldat. Vous tombez de cheval dès que l’animalchange d’allure. Vous faites preuve d’une légèreté qui n’est guèreen harmonie avec le sérieux du vrai soldado. Vous menacezde votre pétrinal quand il n’est pas chargé, et pour finir, voussollicitez la permission d’attacher au cou de votre cheval votrearmure, une armure que le Cid lui-même pourrait être fier deporter. Cependant vous avez du cœur, de l’activité, je crois. Sanscela vous ne seriez pas ici.

– Gracias, Senior, ditRuben, en faisant un salut qui faillit le désarçonner, cettedernière remarque fait passer tout le reste. Autrement j’aurais étéforcé de croiser le fer avec vous, pour maintenir mon renom desoldat.

– À propos de cet incident de la nuit, ditSaxon, à propos du coffre, qui selon moi, était plein d’or et quej’étais disposé à saisir comme légitime butin, je suis maintenanttout prêt à reconnaître que j’ai laissé voir trop de hâte, trop deprécipitation, car le vieillard nous avait accueillisloyalement.

– N’en parlez plus, répondis-je, si vousvoulez seulement vous tenir désormais en garde contre de tellesimpulsions.

– Elles ne m’appartiennent point en propre,répondit-il. Elles viennent de Will Spotterbridge, qui était unhomme sans réputation.

– Et comment se trouve-t-il mêlé àl’affaire ? demandai-je avec curiosité.

– Eh bien, voici comment : mon pèreépousa la fille dudit Will Spotterbridge, et il affaiblit ainsi lavaleur d’une bonne vieille famille par l’introduction d’un sangmalsain. Will était un diable d’enfer de Fleet-Steet, au temps deJacques, une lumière remarquable de l’Alsace, séjour des bravacheset des chercheurs de querelles. Son sang a été transmis parl’intermédiaire de sa fille à nous dix, bien que j’aie la joie depouvoir dire qu’étant le dixième, il avait perdu à cette époque unebonne partie de sa virulence, et il n’en reste guère plus qu’unedose convenable de fierté et un désir louable de réussir.

– Mais en quoi a-t-il affecté la race ?demandai-je.

– Le voici, répondit-il. Les Saxons d’au tempsjadis étaient une génération de gens à figure pleine, contente,occupés à leurs bureaux pendant six jours et à leurs Bibles leseptième. Si mon père buvait un verre de petite bière de plus qu’àl’ordinaire, ou si par suite d’une provocation, il lui arrivait delâcher l’un de ses jurons favoris comme : « Oh !noiraud ! » ou bien : « cœurvivant ! » il s’en tourmentait comme si c’étaient lessept péchés capitaux. Est-il vraisemblable, conforme au coursnaturel des choses qu’un homme de cette sorte ait engendré dixgarçons allongés, efflanqués, dont neuf auraient pu être cousins aupremier degré de Lucifer et frères de lait de Belzébuth !

– C’était bien pénible pour lui, remarquaRuben.

– Pour lui ? Oh non, tous les ennuisfurent pour nous ! Si les yeux ouverts, il jugea à proposd’épouser la fille d’un diable incarné comme Will Spotterbridge,parce que ce jour-là elle était poudrée et peinte à son goût, quelsujet eut-il de se plaindre ? C’est nous qui avons dans lesveines du sang de ce bravo de taverne, greffé sur notrebonne, notre honnête nature, c’est nous qui avons le plus de raisonde protester.

– Sur ma foi, d’après le même enchaînement deraisons, dit Ruben, un de mes ancêtres a dû épouser une femme quiavait la gorge terriblement sèche, car mon père et moi nous sommesaffligés de la même maladie.

– Vous avez sûrement hérité d’une langue bienpendue, grogna Saxon. D’après ce que je vous ai dit, vous voyez quetoute notre vie est un conflit entre notre vertu naturelle deSaxon, et les impulsions impies dues à la tache des Spotterbridge.Celle dont vous avez eu sujet de vous plaindre, la nuit dernière,n’est qu’un exemple du mal auquel je suis sujet.

– Et vos frères et sœurs, demandai-je, queleffet a produit en eux cette circonstance ?

La route était triste et longue, en sorte quele bavardage du vieux soldat était une diversion des plusopportunes à l’ennui du voyage.

– Ils ont tous succombé, dit Saxon, engémissant. Hélas ! hélas ! quelle pieuse troupe ilsauraient fait, s’ils avaient employé leurs talents à de meilleursusages.

« Prima fut notre aînée. Elle vécut bienjusqu’à ce qu’elle fût devenue femme.

« Secundus fut un vaillant marin, et ilavait son vaisseau à lui qu’il n’était encore qu’un jeune homme.Toutefois on fit la remarque qu’il partit en voyage sur unschooner, et qu’il revînt sur un brick, ce qui donna lieu à desrecherches. Il peut se faire, comme il le dit, qu’il l’aitrencontré allant à la dérive dans la Mer du Nord, et qu’il aitabandonné son vaisseau pour sa trouvaille, mais on le pendit avantqu’il eut pu le prouver.

« Tertia se sauva avec un meneur debestiaux du Nord, et depuis ce temps-là elle court encore.

« Quartus et Nonus se sont livréslongtemps à leur métier d’arracher les noirs à leurs pays deténèbres et d’idolâtrie pour les transporter comme cargaison dansles plantations, où ils peuvent apprendre les beautés de lareligion chrétienne. Toutefois ce sont des hommes d’un caractèreemporté, au langage profane, qui n’éprouvent aucune affectionenvers leur jeune frère.

« Quintus était un jeune garçon quipromettait beaucoup, mais il trouva un baril de rhum qui avait étéjeté par-dessus bord dans un naufrage, et il mourut peu après.

« Septus aurait pu bien tourner, car ilétait devenu clerc chez John Tranter, attorney, mais il était d’unenature entreprenante et transporta au Pays-Bas tout ce qu’il yavait dans l’étude, papiers, argent, et le reste ; ce qui necausa pas de minces ennuis à son patron, qui n’a jamais pu ravoirni les uns ni les autres depuis ce jour jusqu’à présent.

« Septimus mourut jeune.

« Quant à Octavus, le sang de WillSpotterbridge se fit jour de bonne heure chez lui, et il fut tuédans une rixe à propos d’un coup de dés, que ses ennemisprétendirent avoir été pipés de façon à faire sortir invariablementle six.

« Que cet émouvant récit vous served’avertissement : si vous êtes assez sots pour vous imposer lacharge d’une femme, faites en sorte qu’elle ne soit affligéed’aucun vice, car une jolie figure est une bien faible compensationpour un esprit mauvais.

Ruben et moi nous ne pûmes nous empêcher derire en entendant cette confession de famille, que notre camaradedébita sans laisser voir la moindre confusion, le moindreembarras.

– Vous avez payé cher le manque dediscernement de votre père, remarquais-je. Mais que peut donc êtrecet objet que voici, à notre gauche ?

– C’est une potence, à en juger parl’apparence, dit Saxon en examinant la haute charpente qui sedressait sur un petit tertre. Rapprochons-nous, car c’est à peu dedistance de notre route. Ce sont des objets rares en Angleterre, etje vous réponds sur ma foi, que quand Turenne était dans lePalatinat, on voyait plus de potences que de bornes sur les routes.Aussi, pour ne rien dire des espions, des traîtres qu’engendrait laguerre, les coquins de Chevaliers Noirs et de Lansquenets, desvagabonds bohémiens, et par ci par là d’un homme du pays qu’onsupprimait pour l’empêcher de mal faire, jamais les corbeaux ne sevirent à pareille fête.

Lorsque nous fûmes près de ce gibet solitairenous aperçûmes comme un paquet de guenilles desséchées où il étaità peine possible de reconnaître des restes humains, et qui sebalançait au centre.

Ce misérable débris d’humanité était attaché àla barre transversale par une chaîne de fer, et oscillait d’unmouvement monotone en avant et en arrière, au souffle de la brisematinale.

Nous avions arrêté nos chevaux, et nousregardions en silence cette enseigne de la mort, quand l’objet quinous avait semblé être un paquet de guenilles jeté au pied de lapotence, remua soudain et se tourna vers nous montrant la figureravagée d’une vieille femme, si profondément empreinte de passionsmauvaises, si méchante dans son expression, qu’elle nous inspiraplus d’horreur encore que l’objet impur qui se balançait au-dessusde sa tête.

– Gott in Himmel ! s’écriaSaxon, c’est toujours ainsi. Une potence attire les sorcières aussifort qu’un aimant attire les aiguilles. Toute la sorcellerie dupays veut s’installer autour, comme des chats autour d’une jatte delait. Méfiez-vous d’elle, car elle a le mauvais œil.

– Pauvre créature, c’est plutôt le mauvaisestomac qu’elle a, dit Ruben en poussant son cheval vers la femme.Qui a jamais vu un pareil sac à os. Je parie qu’elle est en trainde mourir, faute d’une croûte de pain.

La créature gémit et tendit deux griffesdécharnées pour saisir la pièce d’argent que mon ami lui avaitjetée.

Ses yeux noirs à l’expression farouche, sonnez en forme de bec, les os desséchés sur lesquels la peau jaune etparcheminée était fortement tirée, lui donnaient l’air d’un espritqui inspire la crainte.

On eût dit un impur oiseau de proie, un de cesvampires dont parlent les conteurs.

– À quoi bon de l’argent dans ce désert ?remarquai-je. Elle ne peut pas se nourrir d’une pièce d’argent.

Elle se hâta de nouer la pièce de monnaie dansun coin de ses haillons comme si elle craignait que je vinsse lalui prendre par force.

– Cela servira à acheter du pain,croassa-t-elle.

– Mais qui vous en vendra, bonne femme ?demandai-je.

– On en vend à Fovant, et on en vend à Hindon,répondit-elle. Je reste ici pendant le jour, mais je voyage pendantla nuit.

– Je garantis qu’elle voyage en effet, et surun manche à balai, dit Saxon, mais dites-nous, la mère, qui est cependu, au-dessus de vous ?

– C’est celui qui a fait périr mon dernier-né,dit la vieille, en jetant un regard méchant à la momie qui pendaitlà-haut, et lui tendant son poing fermé, où il ne restait guèreplus de chair que sur l’autre. C’est celui qui a fait périr monbrave petit garçon. Il le rencontra sur la vaste lande, et luiarracha sa jeune vie, quand aucune main secourable n’était là pourarrêter le coup. C’est ici qu’a été versé le sang de mongarçon.

« C’est ainsi que sous cet arrosage apoussé cette belle potence, avec le fruit mûr qu’elle porte. Etici, qu’il pleuve, qu’il fasse du soleil, moi, sa mère, je resteraitant que deux os tiendront encore ensemble, de l’homme qui a faitpérir le chéri de mon cœur.

Et en parlant ainsi, elle se serra dans seshaillons, puis appuyant son menton sur ses mains, elle leva lesyeux pour contempler avec un redoublement de haine les hideuxdébris.

– Partons, Ruben, criai-je, car cette vueétait bien de nature à inspirer l’horreur de son semblable, c’estune goule, non une femme.

– Pouah ! dit Saxon, voilà qui vous faitmonter à la bouche une saveur de cadavre ! Qui veut partir àfond de train sur les Dunes ? Au diable le souci et lacharogne !

Sir John enfourcha son brave coursier brun,

Pour une chevauchée à Monmouth, ah !

Un bon justaucorps de buffle sur le dos,

Un sabre au côté. Ah !

Ha ! Ha ! jeune homme, nous les rebelles,saurons,

Abattre l’orgueil du roi Jacques. Ah !

En avant, mes gaillards, à toute bride, et du sang àl’éperon !

Nous donnâmes de l’éperon à nos chevaux pournous éloigner au galop de ce lieu maudit aussi vite que nos bravesbêtes pouvaient nous porter.

L’air avait pour nous tous une saveur pluspure, la bruyère un parfum plus doux, grâce au contraste avec lesdeux êtres horribles que nous avions laissés derrière nous.

Que le monde serait charmant, mes enfants,sans l’homme et ses pratiques.

Lorsque nous nous arrêtâmes enfin, nous avionsmis trois ou quatre milles entre la potence et nous.

Juste en face de nous, sur une pente douce,s’élevait un charmant petit village, avec son église au toit rougesurgissant du milieu d’un bouquet d’arbres.

Pour nos yeux, après le monotone tapis de laplaine, c’était un spectacle réjouissant que ce vaste déploiementde feuillée verte, et ces agréables jardins qui entouraient de touscôtés le hameau.

Pendant toute la matinée, nous n’avions vud’autres êtres humains que la vieille sorcière de la lande etquelques coupeurs de tourbe dans le lointain.

Puis, nos ceintures commençaient à devenirtrop larges, et nous n’avions qu’un faible souvenir de notredéjeuner.

– Cela, dis-je, ce doit être le village deMere, que nous devions dépasser avant d’arriver à Bruton. Nousfranchirons bientôt la limite du comté de Somerset.

– J’espère que nous arriverons bientôt enprésence d’un beefsteak, gémit Ruben. Je suis à demi mort de faim.Un aussi joli village doit avoir une hôtellerie passable, bien quedans mes voyages je n’en aie rencontré aucune qui soutienne lacomparaison avec la vieille Gerbe de Blé.

– Il n’y a pour nous en ce moment-ci niauberge ni dîner, dit Saxon. Regardez là-bas vers le Nord etdites-moi ce que vous voyez.

À l’extrême horizon s’apercevait une longuefile de points brillants, scintillants, qui lançaient des rayonsrapides comme un collier de diamants.

Toutes ces taches brillantes étaient animéesd’un mouvement rapide, et cependant elles conservaient leursdistances respectives.

– Qu’est-ce donc ? fîmes-nous d’une seulevoix.

– Cavalerie en marche, dit Saxon. Il sepourrait que ce soient nos amis de Salisbury, qui auront fait unelongue journée de marche, ou bien, comme je suis porté à le croire,c’est un autre corps de la cavalerie royale. Ils sont très loin, etce que nous voyons n’est que le reflet du soleil sur leurscasques ; et cependant, si je ne me trompe, c’est vers cevillage même qu’ils se dirigent. Il serait fort prudent de n’ypoint entrer, de peur que les paysans ne les mettent sur nostraces. Il faut le doubler et pousser jusqu’à Bruton, où nousaurons du temps de reste pour potage et souper.

– Hélas ! Hélas ! notre dîner !s’écria Ruben d’un ton piteux. J’ai tellement diminué que mon corpss’agite en dedans de cette carapace d’armure, comme un pois dans sagousse. N’importe, mes amis. En avant pour la foiprotestante !

– Encore un bon coup de collier, pour arriverà Bruton, et nous pourrons nous reposer tranquillement. C’est unmauvais dîner que celui où on peut nous servir un dragon commedessert après le rôti. Nos chevaux sont encore frais, et nousarriverons en une heure au plus.

L’on se remit donc en route, en se tenant àdistance du danger et de Mere, ce village ou Charles II se cachaaprès la bataille de Worcester.

Au sortir de là, la route était encombrée depaysans, qui abandonnaient le comté de Somerset, et de carrioles defermiers, qui transportaient des charges de vivres dans l’ouest etqui étaient disposés à recevoir quelques guinées des troupesroyales comme des rebelles.

Nous en interrogeâmes un grand nombre pouravoir des nouvelles de la guerre, mais bien que nous fussions alorsdans le voisinage du pays qui était troublé, nous ne pûmes riensavoir de précis sur la situation, sinon que, de l’avis de tous, lesoulèvement gagnait du terrain.

La contrée que nous parcourions étaitbelle : formée de collines basses, ondulantes, bien cultivéeet arrosée par de nombreux petits cours d’eau.

Nous franchîmes la rivière de Brue sur un bonpont de pierre et nous arrivâmes enfin à la petite villecampagnarde qui était le but de notre course.

Elle s’étend au milieu d’une vaste étendue deprairies, de vergers, et de pacages fertiles.

De la hauteur qui domine la ville, notre vuese promena sur la plaine que nous avions laissée derrière nous,sans apercevoir trace de soldats.

Nous apprîmes aussi d’une vieille femme del’endroit qu’une troupe des Yeomen du Comté de Wilts avait bienpassé par là, le jour précédent, mais qu’il n’y avait pas desoldats établis dans le pays.

Ainsi rassurés, nous fîmes hardiment notreentrée à cheval dans la ville, et nous eûmes bientôt trouvé lechemin de la principale hôtellerie.

J’ai un vague souvenir d’une vieille églisesituée sur une hauteur, et d’une bizarre croix de pierre dans laplace du Marché, mais assurément de tous les souvenirs que j’aiemportés de Bruton, aucun ne m’est plus agréable que celui de lafigure épanouie de la maîtresse de l’hôtellerie, et des platsfumants qu’elle nous servit sans perdre de temps.

XIII – Sur Sir Gervas Jérôme, ChevalierBanneret du comté de Surrey.

L’hôtellerie était pleine de monde, car il s’ytrouvait à la fois de nombreux agents et courriers du gouvernementallant et venant sur les chemins du foyer de la rébellion, et lescompères de la localité, qui s’y rendaient pour échanger desnouvelles et consommer la bière que fabriquait elle-même DameRobson, l’hôtelière.

Malgré cette cohue de clients et le vacarmequi en résultait, l’hôtelière consentit à nous conduire dans sapropre chambre, où nous pourrions déguster sa bonne chère en toutepaix et sécurité.

Cette faveur, à ce que je crois, était due àde petites manœuvres adroites, et à quelques mots dits à demi-voixpar Saxon.

Entre autres talents acquis au cours de sacarrière mouvementée, il avait un tour de main particulièrementagréable pour se mettre sur un pied amical avec le beau sexe, sansse préoccuper autrement de l’âge, de la taille et de laréputation.

Noblesse et populaire, amies de l’Église oudissenters, Whig et Tory, peu importait, du moment qu’onétait enjuponnée, notre camarade réussissait toujours, malgré sescinquante ans, à s’établir dans les bonnes grâces du sexe, à l’aidede sa langue bien pendue et de son assurance.

– Nous sommes vos reconnaissants serviteurs,Mistress, dit-il, quand le rôti fumant et le puddingeurent été servis. Nous vous avons privée de votre chambre.Voulez-vous nous faire le grand honneur de vous asseoir à notretable et de partager notre repas ?

– Non, cher monsieur, dit l’imposante dame,très flattée de la proposition, il ne m’appartient pas de prendreplace à côté de gentlemen comme vous.

– La beauté à des droits que les personnes dequalités et avant tout les caballeros de l’épée sont lespremiers à reconnaître, s’écria Saxon, fixant ses petits yeuxclignotants et pleins d’une expression admirative sur la personnedodue de l’hôtelière. Non, sur ma foi, vous ne nous quitterez pas.Je commencerai par fermer la porte à clef. Si vous ne voulez pasmanger, vous boirez au moins avec nous un verre d’Alicante.

– Non, monsieur, c’est trop d’honneur que vousme faites-là, s’écria Dame Robson, en minaudant ; je vaisdescendre à la cave et j’apporterai une bouteille du meilleur.

– Non, par ma foi d’homme, vous n’irez pas,dit Saxon en se levant brusquement. Où sont donc ces endiablésfainéants de domestiques, pour que vous soyez réduite à faire desbesognes serviles ?

Et installant la veuve sur une chaise, ilpartit à grand bruit pour la grande salle, où nous l’entendîmesjurer après les garçons, les traiter de bande de coquins qui sedonnent l’air affairé, qui abusent de l’angélique bonté de leurmaîtresse et de son incomparable douceur de caractère.

– Voici le vin, belle Mistress,dit-il en lui tendant une bouteille de chaque main. Permettez-moide remplir votre verre. Ah ! comme il coule clair et jaune,pareil à de la première cuvée. Ces coquins se remuent quand ilssentent qu’ils ont un homme pour les commander.

– Ah ! s’ils pouvaient toujours êtreainsi, dit la veuve, d’un ton significatif, en jetant à notrecompagnon un regard langoureux. À vous, monsieur… Et à vous aussi,mes jeunes messieurs, ajouta-t-elle en portant le verre à seslèvres. Plaise à Dieu que l’insurrection prenne bientôt fin, car àen juger par votre bel équipement, vous êtes au service du Roi.

– Ses affaires nous appellent dans l’Ouest,dit Ruben, et nous avons toutes les raisons d’espérer quel’insurrection sera bientôt terminée.

– Oui, oui, mais il y aura auparavant du sangversé, dit-elle en hochant la tête. On m’a dit que les rebellessont maintenant au nombre de sept mille, qu’ils jurent de ne donnerni demander quartier ; les bandits, les assassins !Hélas ! comment un gentilhomme peut-il se livrer à cettesanglante besogne, alors qu’il pourrait s’occuper d’une façonvertueuse, honorable, comme de tenir une hôtellerie ! C’est ceque mon pauvre esprit ne peut pas concevoir. Il y a une tristedifférence entre l’homme qui dort sur la terre froide, sans savoirs’il sera longtemps avant d’en avoir trois pieds d’épaisseur sur lecorps, et celui qui passe la nuit sur un lit de plume bien chaud,peut-être au-dessus d’une cave bien fournie de vin comme celui quenous buvons en ce moment même.

Et en parlant ainsi, elle regardait Saxon bienen face, pendant que Ruben et moi nous échangions des signaux sousla table.

– Cette affaire a sans doute fait marchervotre commerce, belle Mistress, dit Saxon.

– Oui, et de la façon qui donne le plus debénéfice, dit-elle. Quelques barils de bière de plus ou de moins,bus par les petites gens, ne font pas grande différence dans unsens ou dans l’autre. Mais maintenant que nous avons deslieutenants de comté, des officiers, des maires, de la noblesse,jouant de l’éperon comme s’il s’agissait de sauver sa vie, sur tousles grands chemins, j’ai vendu plus de mes vins vieux, de mes vinsprécieux en trois jours que je n’en vendais jamais en un mois detrente jours. Je vous en réponds, ce n’est pas de l’ale, ni del’eau-de-vie, que boivent ces gentilshommes. Il en faut du Prignac,du Languedoc, du Tent, du Muscat, du Chianti, du Tokay : pasune bouteille qui coûte moins d’une demi-guinée.

– Ah ! Vraiment, fit Saxon, d’un airpensif, une maison confortable et un revenu régulier !

– Ah ! si mon pauvre Pierre avait vécupour en jouir avec moi, dit Dame Robson en posant son verre, etfrottant ses yeux avec le coin de son mouchoir. C’était un bonhomme, le pauvre défunt, et pourtant, on peut bien le dire, entreamis, car c’est la vérité, il était devenu aussi gros, aussi largequ’une des futailles. C’est vrai, mais le cœur, c’est l’essentiel.Mais en fait, après tout, si une femme devait toujours attendre quel’objet de son caprice vienne à passer, il y aurait plus dedemoiselles que de mamans dans le pays.

– Je vous le demande, bonne dame, commentest-il l’objet de votre caprice ? demanda malicieusementRuben.

– Ce n’est pas un jeune homme gros et gras,riposta-t-elle avec vivacité, en jetant un regard narquois surnotre camarade grassouillet.

– Elle vous a envoyé cela en plein visage,Ruben, dis-je.

– Je ne voudrais pas d’un jeune freluquet à lalangue bien pendue, reprit-elle, mais un homme qui connaît lemonde, qui est mûri par l’expérience. Il le faudrait grand, etpourvu de bons muscles, avec la langue assez déliée pour distrairedes longues heures et aider à amuser les gentilshommes pendantqu’ils dégustent une bouteille de bon vin. Il faut aussi qu’il aitl’habitude des affaires, car n’est-ce pas ici une hôtellerie bienachalandée, et où deux cents bonnes livres lui passent chaque annéeentre les mains si jamais Dame Robson se laisse conduire de nouveauà l’autel, il faudra que ce soit par un homme comme celui-là.

Saxon avait écouté fort attentivement lespropos de la veuve et venait d’ouvrir la bouche pour lui répondrequand un grand bruit et des allées et venues annoncèrent l’arrivéed’un voyageur.

Notre hôtesse finit son vin et dressa lesoreilles, mais une voix forte et autoritaire s’étant fait entendredans le corridor pour demander une chambre particulière et un verrede vin du Rhin, elle se dit que son devoir l’emportait sur sesaffaires personnelles, et elle sortit aussitôt en s’excusant enquelques mots pour prendre la mesure du nouvel arrivant.

– Corbleu, mes enfants, dit Decimus Saxon, dèsqu’elle eut disparu, vous voyez aisément où nous en sommes. J’aipresque envie de laisser Monmouth se frayer passage, et de dressertente dans cette tranquille localité anglaise.

– Votre tente ! dites-vous, fit Ruben.C’est une belle tente que celle-ci, avec des caves garnies de vincomme celui que nous buvons. Et quant au repos, mon illustrepersonnage, si vous établissez votre résidence ici, je vousgarantis que vous ne resterez pas longtemps en repos.

– Vous avez vu la dame, dit Saxon, le fronttout sillonné de rides sous l’influence de la préoccupation. Elle abien des choses pour la recommander. Un homme doit pourvoir à sesintérêts. Deux cents livres par an, cela ne se ramasse pas sur lagrande route, tous les matins de juin. Ce n’est pas princier, maisc’est quelque chose pour un vieux soldat de fortune qui guerroiedepuis trente-cinq ans, qui voit venir le temps où ses membresdeviendront raides sous le harnais. Qu’en dit notre savantFlamand : an mulier (est-ce qu’une femme…). Mais, aunom du diable, que se passe-t-il ?

L’exclamation de notre compagnon étaitprovoquée par le bruit d’une légère bousculade derrière la porte,accompagnée d’un : « Oh ! monsieur » et :« Qu’est-ce que penseront les servantes ? »

La discussion se termina par la rentrée deDame Robson, qui avait la figure toute rouge et l’apparition surses talons d’un tout jeune homme fluet, vêtu à la dernièremode.

– Je suis convaincue, mes bons messieurs,dit-elle, que vous ne vous opposerez pas à ce que ce jeunegentilhomme boive son vin dans la même chambre que vous, d’autantque les autres pièces sont pleines des gens de la ville et duconseil.

– Sur ma foi, il faut que je sois mon propreintroducteur, dit l’étranger en mettant sous son bras gauche sacoiffure à broderie d’or, et posant la main sur son cœur, ets’inclinant en même temps si bas que son front faillit heurter lebord de la table. Votre très humble serviteur, Sir Gervas Jérôme,chevalier banneret de Sa Majesté pour le comté de Surrey et jadiscustos rotulorum (garde des rôles) pour le district deBlacham Ford.

– Soyez le bienvenu, monsieur, dit Ruben, avecun clignement de l’œil. Vous avez devant vous Don Decimo Saxon, dela noblesse espagnole, ainsi que Sir Micah Clarke, et Sir RubenLockarby, tous deux sujets de Sa Majesté, comté de Hampshire.

– Fier et heureux de faire votre connaissance,dit le nouvel arrivant, avec un grand geste de la main. Mais qu’ya-t-il sur la table ? de l’Alicante ? Fi ! Fi !c’est un breuvage de jeunes garçons. Qu’on nous donne du bon vin duRhin, bien corsé. Du clairet pour les jeunes gens, dis-je, le vindu Rhin pour l’âge mûr, et de l’eau-de-vie pour la vieillesse.Vole, ma belle, remue tes jolis petits pieds, car, pardieu, j’ai lagorge comme du cuir. C’est vrai, j’ai pas mal bu la nuit dernière,et cependant je n’avais pas assez bu, car en m’éveillant j’étaisaussi sec qu’une concordance.

Saxon était assis à la table, ne disant mot,mais jetant sur l’inconnu, à travers ses paupières mi-closes, unregard si sournois de ses yeux brillants, que je redoutaid’assister à une autre querelle comme celle que nous avions eue àSalisbury, et qui peut-être tournerait plus mal encore.

Mais finalement la méchante humeur que luicausaient les façons sans gêne et l’empressement du galant auprèsde l’hôtelière se réduisirent à quelques jurons prononcés àdemi-voix, et il alluma sa longue pipe, sa ressource infailliblequand il était contrarié.

Quant à Ruben et à moi, nous examinions notrenouveau compagnon avec un mélange de surprise et d’amusement, carson extérieur et ses façons étaient bien propres à exciterl’intérêt de deux jeunes gens sans expérience comme nous.

J’ai dit qu’il était vêtu à la dernièremode.

Telle était, en effet, l’impression qu’ilproduisait au premier coup d’œil.

Sa figure était maigre, aristocratique, sonnez fort, ses traits délicats, son air gai, insouciant.

Une certaine pâleur des joues, les yeuxlégèrement cernés, qui pouvaient être l’effet d’un trajet fatigant,ou de l’abus des plaisirs, ne faisaient qu’ajouter une grâcenouvelle à son apparence.

Sa perruque blanche, son habit de cheval envelours et argent, son gilet couleur de lavande, ses culottes desatin rouge descendant jusqu’au genou, tout cela était du meilleurstyle, de la meilleure coupe, mais quand on y regardait de prèstoutes les pièces de ce costume et son ensemble laissaient devinerqu’ils avaient vu des jours meilleurs.

Sans parler de la poussière et des tachesproduites par le voyage, il y avait çà et là des endroits luisantsou décolorés qui étaient peu en rapport avec le haut prix del’étoffe ou le port de celui qui en était vêtu.

De ses longues bottes de cheval, l’une avaitune fente béante sur le côté, tandis que les orteils cherchaient àsortir par le bout de l’autre.

Quant au reste, il portait une belle rapière àpoignée d’argent, une chemise de mousseline à plis bouffants, quin’avait rien gagné à être longtemps portée, et qui s’ouvrait sur ledevant, selon la mode adoptée par les galants de cette époque.

Pendant qu’il parlait, il ne cessait demâchonner un cure-dents, ce qui, joint à son habitude de prononcerles o comme les a, rendaient sa conversation assez étrange pour nosoreilles.

Pendant que nous remarquions ces détails, ils’étirait sur le meilleur des fauteuils couverts en taffetas deDame Robson et peignait tranquillement sa perruque avec un mignonpeigne d’ivoire qu’il avait tiré d’un sachet de satin suspendu àdroite de son baudrier.

– Que le Seigneur nous préserve deshôtelleries de campagne remarqua-t-il. Et puis tous ces lourdaudsqui fourmillent dans chaque chambre, sans parler du manque demiroirs, du défaut de jasmin et autres choses nécessaires, je veuxcrever si on n’est pas forcé de faire sa toilette dans la sallecommune. Ah ! j’aimerais tant voyager dans le pays du GrandMongol.

– Quand vous serez arrivé à mon âge, jeunemonsieur, répondit Saxon, vous en saurez assez pour ne pas faire fid’une confortable hôtellerie de campagne.

– C’est probable, monsieur, très probable,répondit le galant avec un rire insouciant. Mais à mon âge, je n’entrouve pas moins que les déserts du conté de Wilts, et leshôtelleries de Bruton sont un fâcheux changement, après le Mail, etle menu de chez Pantack, ou de « l’Arbre Caca ».Ah ! Lud, voici le vin du Rhin qui arrive. Débouchez, ma jolieHébé, et envoyez un garçon avec d’autres verres, car ces gentlemenvont me faire l’honneur de boire avec moi. Une prise de tabac,messieurs ? Ah ! oui, vous pouvez bien regardez cettetabatière. Un très joli petit objet, messieurs, et qui me vientd’une certaine dame titrée, laquelle ne sera point nommée.Toutefois, si je disais que son nom commence par un D et finit parun C, un gentleman de la Cour pourrait risquer une supposition.

Notre hôtelière apporta de nouveaux verres etse retira.

Decimus Saxon eut bientôt trouvé un prétextepour la suivre.

Sir Gervas Jérôme continua à babillerfamilièrement avec Ruben et avec moi, tout en buvant le vin, jouantde la langue avec autant de laisser-aller et de sans-gêne que sinous étions de vieilles connaissances.

– Que je crève, si je n’ai pas mis en fuitevotre camarade, remarqua-t-il. Ou bien se pourrait-il qu’il soitparti sur la piste de cette grosse veuve. Il me semble qu’iln’avait pas l’air de fort bonne humeur lorsque j’ai embrassé ladame devant la porte. Pourtant c’est une civilité que je refuserarement à toute créature qui porte un bonnet. L’aspect de votrecamarade faisait songer à Mars plutôt qu’à Vénus ; bien qued’ordinaire les adorateurs du Dieu soient généralement en bonstermes avec la déesse. Un rude vieux soldat, à mon avis, d’aprèsses traits et son costume.

– Il a beaucoup servi à l’étranger,répondis-je.

– Ah ! vous avez de la chance, vous, departir en guerre en compagnie d’un cavalier aussi accompli. Jesuppose en effet que vous partez pour la guerre, puisque vous êtestous armés et équipés ainsi.

– En effet nous partons pour l’Ouest,répondis-je, avec quelque gêne, car en l’absence de Saxon, je netenais pas à laisser libre cours à mes paroles.

– Et en quelle capacité ? insista-t-il.Allez-vous risquer vos écus pour la défense du Roi Jacques, oùallez-vous frapper, touche ou manque, en compagnie de ces butors duDevon et du Somerset ? Que mon souffle vital s’arrête si jen’aimerais pas autant me ranger du côté du rustre, plutôt que decelui de la couronne, toutefois en ayant tous les égards qui sontdus à vos principes.

– Vous êtes un homme audacieux, dis-je pourproclamer ainsi vos opinions dans la première chambre d’aubergevenue. Ne savez-vous pas qu’un mot de ce que vous nous avez dit,répété à l’oreille du juge de paix le plus proche, peut vous coûterla liberté, sinon la vie ?

– Je me soucie de la liberté, et même de lavie autant que de l’écorce d’une orange gâtée, s’écria notre récentami, en faisant claquer ses doigts. Qu’on me brûle, si ce ne seraitpas une sensation toute nouvelle pour moi que de me prendre de becavec un juge de paix rural, à la tournure lourde, avec le complotpapiste encore enfoncé dans le gésier, pour être ensuite enfermédans une prison, comme ce héros de la dernière pièce de JohnDryden. J’ai été fourré dans la maison ronde plus d’une fois par lagarde, aux temps passés de Haweub, mais ce serait cette fois uneaffaire plus dramatique, le billot et la hache comme toile defond…

– Et le chevalet, et les tenailles commeprologue, dit Ruben. Cette ambition-là est bien la chose la plusétrange dont j’aie jamais ouï parler.

– Un changement à n’importe quel prix, s’écriaSir Gervas, en remplissant un verre. Celui-ci à la jeune fille quinous tient le plus au cœur, et cet autre au cœur qui aime lesjeunes demoiselles ! La guerre, le vin, les femmes, comme lemonde serait morne sans cela ! Mais vous n’avez pas répondu àma question.

– Vraiment, monsieur, dis-je, si franc quevous ayez été avec nous, je ne puis l’être autant avec vous, sansla permission du gentleman qui vient de sortir. C’est le chef denotre troupe. Si agréable qu’ait été notre courte entrevue, nousn’en sommes pas moins en un temps difficile, et des confidencesprécipitées peuvent être un sujet de repentir.

– Un Daniel pour le jugement ! Voilà desparoles antiques, vraiment antiques pour une tête si jeune. Vousavez, je crois, cinq ans de moins qu’un écervelé comme moi, etpourtant vous parlez comme les sept Sages de la Grèce. Voulez-vousde moi pour valet ?

– Pour valet ! m’écriai-je.

– Oui, pour valet, pour domestique. J’ai étéservi si longtemps, que c’est maintenant à mon tour de servir, etje ne me souhaite pas de meilleur maître. Par le Seigneur ! endemandant une place, il faut que je donne le détail de moncaractère, et une liste de mes talents. C’est ainsi que mes coquinsont toujours fait avec moi, bien qu’à vrai dire, je n’aie jamaisécouté leurs histoires.

« Honnêteté ! ici je marque un tour.Sobriété ! Ananie en personne ne saurait dire que j’ai cettequalité. Sincérité, assez mauvais à ce point de vue.Persévérance ! hum ! à peu près autant que la girouettede Gorraway. Que je sois pendu, l’ami, si je ne suis bourré debonnes résolutions, mais le pétillement d’un verre, un œil friponme voilà qui me fait dévier comme les marins disent de la boussole.Voilà pour mes faiblesses.

« Maintenant voyons quelles qualités jepuis mettre en avant. Les nerfs bien trempés, si ce n’est le matin,quand j’ai mes crises, et le cœur disposé à la joie ; jemarque deux pour cela.

« Je sais danser la sarabande, le menuet,la courante, faire de l’escrime, monter à cheval, chanter deschansons françaises. Bon dieu, a-t-on jamais entendu un valet fairevaloir de telles connaissances. Je suis le meilleur joueur depiquet qu’il y ait à Londres. C’est ce que dit Sir GeorgeEtheredge, le jour où je lui gagnai bel et bien mille livres, auGroom Parter, mais voilà qui ne m’avancera pasbeaucoup.

« De quoi donc puis-je merecommander ? Ah ! j’y suis : je sais préparer unbol de punch et je sais faire rôtir une volaille à la broche, cen’est pas beaucoup mais enfin je m’en tire fort bien.

– Vraiment, mon cher Monsieur, dis-je ensouriant, aucun de ces talents ne semble devoir nous être dequelque utilité dans l’affaire qui nous occupe. Mais sans doute,vous voulez simplement plaisanter quand vous parlez de vousabaisser à une situation pareille.

– Pas du tout ! Pas du tout, répondit-ild’un air sérieux, « C’est à ces bas emplois que nous envenons » ainsi que le dit Will Shakespeare. Si vous voulezêtre en mesure de dire que vous avez comme domestique Sir GervasJérôme, chevalier banneret, seul propriétaire de Beacham-Ford-Park,ayant un revenu de quatre mille bonnes livres par an, il estmaintenant en vente, et sera livré à l’acquéreur qui lui plaît lemieux.

« Vous n’avez qu’un mot à dire, et nousferons venir une autre bouteille de vin du Rhin pour sceller lemarché.

– Mais, dis-je, si vous êtes vraimentpossesseur de cette belle fortune, pourquoi descendre à uneprofession aussi servile ?

– Les juifs, les juifs, ô vous le maître plusrusé et cependant le plus lent d’esprit qu’il ait ! Les dixtribus ont fondu sur moi. J’ai été harassé, dévasté, lié, enlevé,dépouillé. Jamais Agag, roi d’Amalek, ne fut plus complètement auxmains du peuple élu. La seule différence, c’est qu’ils ont coupémon domaine en menus morceaux au lieu de me dépecer moi-même.

– Est-ce que vous avez tout perdu ?demanda Ruben, en ouvrant de grands yeux.

– Tout, non… pas tout, il s’en faut debeaucoup, répondit-il avec un rire joyeux. J’ai un Jacobus d’or etune ou deux guinées dans ma bourse. C’est de quoi boire encore uneou deux bouteilles.

« Voici ma rapière à poignée d’argent,mes bagues, ma tabatière en or, ma montre œuvre de Thompson, àl’enseigne des Trois Couronnes. Elle n’a pas été payéemoins de cent livres, je le garantis.

« Puis, il reste encore quelques débrisde ma grandeur sur ma personne, comme vous le voyez, bien qu’ilscommencent à prendre l’air aussi fragile, aussi usé que la vertud’une soubrette.

« Dans ce sachet, je conserve encore dequoi entretenir cette propreté, cette élégance personnelles qui afait de moi, si je puis le dire, l’homme le mieux astiqué qui aitjamais mis le pied dans Saint James Park. Il y a là des ciseauxfrançais, une brosse pour ses sourcils, une boîte à cure-dents, uneboîte à mouches, un sachet de poudre, un peigne, une houppe et mapaire de souliers à talons rouges.

« Qu’est-ce qu’un homme peut désirer deplus ?

« Cela, et en outre une gorge sèche, uncœur content, une main adroite, voilà tout mon fonds decommerce.

Ruben et moi, nous ne pûmes nous empêcher derire en entendant ce curieux inventaire des objets que Sir Gervasavait sauvés du naufrage de sa fortune.

Quant à lui, en voyant notre hilarité, il sesentit si chatouillé de ses propres malheurs qu’il éclata d’un riresuraigu qui retentit dans toute la maison.

– Par la Messe ! s’écria-t-il enfin. Aucours de ma prospérité, je ne me suis jamais amusé aussihonnêtement que maintenant après ma déchéance. Remplissez vosverres.

– Nous avons encore du chemin à faire ce soir,et il ne faut pas que nous buvions davantage, fis-je remarquer.

La prudence me faisait entendre que c’étaitjouer un jeu dangereux pour deux jeunes campagnards sobres que dese mesurer avec un buveur qui avait fait ses preuves.

– Vraiment, dit-il avec surprise, j’aurais cruque c’était une raison de plus, comme disent les Français. Mais jevoudrais bien voir revenir votre ami aux longues jambes, alors mêmequ’il aurait l’intention de me couper le sifflet pour me punir demes attentions envers la veuve. Il n’est pas homme à reculer devantla boisson, j’en réponds. Maudite poussière du comté de Wilts, quireste adhérente à ma perruque.

– En attendant le retour de mon camarade, SirGervas, dis-je, puisque ce sujet semble n’avoir rien de péniblepour vous, contez-nous comment sont venus ces temps malheureux quevous supportez avec tant de philosophie.

– La vieille histoire ! répondit-il enchassant quelques grains de tabac avec son mouchoir de batistecouvert de broderies. La vieille, vieille histoire !

« Mon père, un brave baronnet campagnard,dans l’aisance, trouvant la bourse de la famille un peu troplourde, juge à propos de m’envoyer à la ville pour faire de moi unhomme.

« Tout jeune, je fus présenté à la Cour,et comme j’étais un drille de belle tournure, et plein d’activité,à la langue bien pendue, et ayant beaucoup d’aplomb, j’attirail’attention de la Reine, qui fit de moi un de ses Pagesd’honneur.

« Je conservai ce poste jusqu’au jour oùmon âge m’en chassa, et alors je quittai la ville, mais sur ma foi,je reconnus qu’il me fallait y retourner, car Beacham Ford Parkétait aussi morne qu’un monastère, après la joyeuse vie que j’avaismenée.

« De retour à la ville, je me liai avecde joyeux compagnons, comme Tommy Lawson, Mylord Halifax, SirJasper Lemarck, le petit Geordie Chichester, oui, et le vieuxSidney Godolphin, de la Trésorerie ; car avec ses façonsposées, et sa comptabilité à n’en plus finir, il savait vider unverre comme pas un de nous et se connaissait aussi bien dansl’assortiment des coqs de combat que dans un comité des voies etmoyens.

« Bon, on s’amusa énormément tant quecela dura, et je veux être noyé si je ne suis pas prêt àrecommencer, au cas où je serais libre de le faire.

« Tout de même, c’est comme si l’onglissait sur une planche savonnée, car d’abord on va assezlentement, et l’on se figure qu’on pourra se retenir, mais bientôton va de plus en plus vite, et on finit par arriver au bout, pourse briser avec fracas contre les rocs de la ruine qui vousattendent en bas.

– Et êtes-vous venu à bout de quatre millelivres de revenu annuel ? m’écriai-je.

– Ah ! Bons Dieux ! Vous parlez decette misérable somme comme s’il s’agissait de toute la richessedes Indes. Eh bien, depuis Ormonde ou Buckingham, qui avaient leursvingt mille livres, jusqu’à ce prêcheur de Dick Talbot, il n’y enavait pas un de ma société qui n’eût pu m’acheter.

« Et pourtant il me fallait ma voiture àquatre chevaux, ma maison à la ville, mes domestiques à livrée, monécurie pleine de chevaux.

« Pour être à la mode, il me fallait monpoète, auquel je jetais une poignée de guinées pour payer sadédicace.

« Eh ! Le pauvre diable, il est leseul à me regretter.

« Je suis sûr qu’il avait sur le cœur unpoids aussi lourd que ses vers le jour ou il s’aperçut que j’avaisdisparu, bien qu’à ce moment là, il ait peut-être gagné quelquesguinées à composer une satire contre moi.

« Elle aurait trouvé de nombreuxacheteurs parmi mes amis.

« Pardiou ! je me demande où en sontmes levers et sur qui mes courtisans se sont jetésprésentement.

« Ils étaient là, tous les matins, lemaquereau français, le fanfaron anglais, l’homme de lettresbesogneux, l’inventeur méconnu, je n’aurais jamais cru pouvoir medébarrasser d’eux, mais maintenant je m’en suis délivré de la façonla plus complète. Quand le pot à miel est cassé, adieu lesmouches !

– Et vos nobles amis ? demandai-je, aucund’entre eux n’est-il venu à votre aide dans l’adversité ?

– Eh ! Eh ! je n’ai aucun sujet deme plaindre, s’écria Sir Gervas, c’étaient pour la plupart debraves garçons, j’aurais eu leur signature sur mes billets tant queleurs doigts auraient pu tenir une plume, mais que je sois égorgé,je ne veux pas saigner mes compagnons.

« Ils auraient pu aussi me trouver unemploi, si j’avais consenti à jouer le second violon, là où j’avaispris l’habitude de diriger l’orchestre. Par ma foi, il m’estindifférent de tendre la main à des inconnus, mais je tiendraisbeaucoup à laisser un bon souvenir à la Ville.

– Quant à votre proposition de nous servir devalet, dis-je, il n’y faut pas songer. En dépit de l’allureétourdie de mon camarade, nous ne sommes que deux jeunes paysanstrès frustres, et nous n’avons pas plus besoin de domestique qu’unde ces poètes dont vous avez parlé. D’autre part, si vousconsentiez à suivre notre parti, nous aurons soin de vous mener làoù vous aurez à faire un service plus à votre gré que de friser desperruques ou de lisser des sourcils.

– Ah ! mon ami, s’écria-t-il, ne parlezpas avec cette inconvenante légèreté des mystères de la toilette.Vous-mêmes, vous ne vous trouveriez pas trop mal d’un coup de monpeigne d’ivoire, et si vous appreniez à connaître les vertus de lafameuse lotion purifiante pour la peau, inventée par Murphy, etdont j’ai l’habitude de me servir…

– Je vous suis fort obligé, monsieur, ditRuben, mais la fameuse lotion à l’eau de source de la Providenceest parfaitement appropriée à cet usage.

– Puis, ajoutai-je, Dame Nature m’a mis sur latête une perruque de sa façon que je ne tiendrais pas du tout àchanger.

– Quels Goths ! De vrais Goths !s’écria le petit maître, en levant ses mains blanches… Maisj’entends un pas lourd et un bruit d’armure dans le corridor. C’estnotre ami le chevalier de la colérique figure, si je ne metrompe.

C’était, en effet, Saxon, qui entrait àgrandes enjambées, pour nous prévenir que nos chevaux étaient à laporte et que tout était prêt pour notre départ.

Je le pris en particulier, et je le mis aufait, à voix basse, de ce qui s’était passé entre l’inconnu etnous, en ajoutant les détails qui m’avaient fait penser qu’il sejoindrait à notre parti.

À ces nouvelles, le vieux soldat fronça lessourcils.

– Que peut-on faire d’un fat de cegenre ? dit-il. Nous avons en perspective de rudes coups etune existence plus rude encore. Il n’est pas propre à cettebesogne.

– Vous avez dit vous-même, répondis-je, queMonmouth manquait de cavalerie, voici un cavalier bien monté, etselon toutes les apparences un homme acculé aux dernièresextrémités et prêt à tout. Pourquoi ne l’enrôlerions-nouspas ?

– Ce que je crains, dit Saxon, c’est que soncorps ne soit comme le son dont est bourré un coussin neuf et quin’a d’autre valeur que celle de son enveloppe. Mais c’est peut-êtremieux ainsi. La série de ses titres pourra lui assurer un bonaccueil au camp, car, à ce qu’on me dit, on ne serait pas trèssatisfait de l’indifférence que montre la noblesse à l’encontre del’entreprise.

– J’ai eu peur, dis-je toujours à voix basse,que nous ne perdions l’un de nous au lieu de faire une recrue, danscette hôtellerie anglaise.

– J’ai fait mes réflexions, répondit-il ensouriant. Mais je vous en parlerai plus tard… Eh bien, Sir GervasJérôme, reprit-il à haute voix en s’adressant à notre nouvelassocié, j’apprends que vous venez avec nous. Il faudra vouscontenter de nous suivre pendant un jour sans faire de question, nide remarque. Est-ce convenu ?

– J’accepte avec empressement, s’écria SirGervas.

– Maintenant, vidons un verre pour faire plusample connaissance, s’écria Saxon, en levant son verre.

– Je bois à vous tous, dit le galant. Buvons àune lutte loyale et au triomphe des plus braves !

– Éclair et tonnerre ! dit Saxon, malgrévotre joli plumage, vous me paraissez un gaillard déterminé, jecommence à vous prendre en goût. Donnez-moi votre main.

La longue griffe brune du soldat de fortune seferma sur la main fine de notre nouvel ami, en gage decamaraderie.

Puis, après avoir payé notre dépense, nousfîmes un cordial adieu à Dame Robson qui, je crois, lança un regardde reproche ou d’interrogation à Saxon.

On se mit en selle et on reprit le voyage aumilieu d’une foule de villageois ébahis, qui nous applaudirent àgrands cris, lorsque nous eûmes franchi leur cercle.

XIV – Du Curé à la jambe raide et de sesouailles.

Notre itinéraire nous fit traverser CastleCarey et Somerton, petites villes qui se trouvent dans une trèsbelle région pastorale, bien boisée et arrosée par de nombreuxcours d’eau.

Les vallées, dont la route coupe le centre,sont d’une richesse exubérante, abritées contre les vents par delongues collines ondulées, qui sont, elles aussi, cultivées avec leplus grand soin.

De temps à autre, nous passions devant latourelle couverte de lierre d’un vieux château, ou devant lespignons pointus d’une maison de campagne de constructionirrégulière, qui surgissait parmi les arbres.

Cela marquait la résidence rurale de quelquefamille bien connue.

Plus d’une fois, lorsque ces manoirs ne setrouvaient pas trop loin de la route, nous pûmes distinguer lestraces intactes, les lézardes béantes qu’avaient causées dans lesmurailles les orages des guerres civiles.

Fairfax, à ce qu’il parait, avait passé par làet avait laissé de nombreux vestiges de sa visite.

Je suis convaincu que mon père aurait eu biendes choses à raconter sur ces signes de la colère puritaine, s’ilavait chevauché côte à côte avec nous.

La route était encombrée de paysans quivoyageaient en formant deux forts courants en sens contraire :l’un dirigé de l’est à l’ouest et l’autre de l’ouest à l’est.

Le dernier se composait surtout de gens âgéset d’enfants, qu’on envoyait en lieu sûr, résider dans les comtésmoins agités jusqu’à la fin des troubles.

Bon nombre de ces pauvres gens poussaient desbrouettes chargées de literie et de quelques ustensiles fêlés quiformaient toute leur fortune en ce monde.

D’autres, plus aisés, avaient des petitescarrioles, tirées par les petits chevaux sauvages et velus queproduisent les landes du Somerset.

Par suite de l’entrain de ces bêtes à moitiédressées et de la faiblesse des conducteurs, les accidentsn’étaient point rares et nous passâmes près de plusieurs groupesmalchanceux, qui avaient versé dans le fossé avec leurs effets, ouqui faisaient cercle, en discutant avec inquiétude au sujet d’untimon fendu ou d’un essieu brisé.

Quant aux campagnards qui faisaient route versl’ouest, c’étaient pour la plupart des hommes à la fleur de l’âge,et peu ou point chargés de bagages.

Leurs figures brunies, leurs grosses bottes,et leurs limousines, indiquaient qu’ils étaient en grande majoritéde simples valets de ferme, quoique parmi eux, on reconnut, à leursbottes à revers ou à leur vêtement en étoffe à côtes, de petitsfermiers ou propriétaires.

Ces gens-là marchaient par bandes.

Le plus grand nombre étaient armés de grossestriques de chêne, qui leur servaient de bâtons pendant leur voyage,mais qui, maniées par des hommes robustes, pouvaient être des armesformidables.

De temps à autre, l’un d’eux entonnait unpsaume, qui était repris en chœur par tous ceux qui étaient àportée de l’entendre, en sorte que le chant finissait par gagnertoute la longueur de la route par vagues successives.

Sur notre passage, plusieurs nous lancèrentdes regards de colère.

D’autres échangèrent quelques paroles àdemi-voix en hochant la tête, et se demandant évidemment qui nousétions et quel était notre but.

Ça et là, parmi ce peuple, nous aperçûmes lehaut chapeau à larges bords et le manteau genevois qui étaient lesinsignes du clergé puritain.

– Nous voici enfin dans le pays de Monmouth,me dit Saxon, car Ruben Lockarby et sir Gervas Jérôme nousprécédaient, voilà les matériaux brutes qu’il nous faudra taillerpour en faire des soldats.

– Et des matériaux qui ne sont pas tropmauvais, répondis-je, car j’avais remarqué la force corporelle, etl’expression d’énergie et de bonhomie des figures. Ainsi donc vouscroyez que ces gens-là sont en route pour le camp deMonmouth ?

– Certainement, ils y vont. Voyez-vous là basce prédicant aux longs membres, à gauche, celui qui a un chapeau àgrande visière ne remarquez-vous pas la raideur avec laquelle ilmarche ?

– Mais oui, c’est sans doute qu’il est lasd’avoir voyagé !

– Ho ! Ho ! fit mon compagnon, enriant, j’ai déjà vu cette sorte de raideur : c’est que notrehomme à un sabre droit dans une des jambes de sa culotte. C’est unartifice qui sent bien son Parlementaire.

« Quand il sera sur un terrain sûr, il lesortira de là, et il s’en servira aussi, mais tant qu’il ne serapas hors de danger, qu’il risquera de tomber sur la cavalerieroyale, il se gardera bien de l’attacher à son ceinturon.

« À sa coupe, on reconnaît un ancien, unde ceux :

Qui appellent l’incendie, l’épée, la désolation,

Une pieuse et parfaite réformation.

« Le vieux Samuel vous les pose d’untrait de plume.

« En voici un autre, en avant de lui, quicache sous sa limousine un fer de faucille ; n’endistinguez-vous pas le contour ?

« Je parie qu’il n’y a pas un de cescoquins qui ne soit armé d’un fer de pioche, d’une lame de fauxdissimulée quelque part sur sa personne.

« Je commence à sentir encore une fois lesouffre de la guerre, et cela me rajeunit. Écoutez, mon garçon, jesuis enchanté de ne pas m’être attardé à l’hôtellerie.

– Vous aviez l’air d’hésiter entre deux partisà ce sujet, dis-je.

– Oui, oui, c’était une belle personne, et lesquartiers étaient confortables. Pour cela, je ne dis pas lecontraire. Mais, voyez-vous, le mariage est une citadelle où il estdiablement aisé de pénétrer, mais une fois qu’on y est entré, levieux Tilly lui-même ne vous en ferait pas sortir à votrehonneur.

« J’ai vu jadis un traquenard de ce genresur le Danube. À la première attaque, les Mameluks avaientabandonné la brèche tout exprès pour attirer les troupes impérialesdans le piège, dans les rues étroites qui s’étendaient au-delà, etbien peu d’hommes en revinrent. Ce n’est pas avec des rusespareilles qu’on attrape les vieux oiseaux.

« J’ai trouvé le moyen de causer avec undes compères et de lui demander ce qu’il pensait de la bonne dameet de son hôtellerie.

« Il paraît qu’à l’occasion, elle saitfaire des scènes et que sa langue a plus contribué à la mort de sonmari que l’hydropisie à laquelle le médecin l’a imputée.

« En outre, il s’est créé dans le villageune autre hôtellerie, qui est bien conduite, et qui probablementlui enlèvera la clientèle.

« Et puis, comme vous l’avez dit, c’estun pays ennuyeux, endormi. J’ai pesé toutes ces raisons, et j’aidécidé qu’il valait mieux renoncer à assiéger la veuve et battre enretraite quand je pouvais le faire encore avec la réputation et leshonneurs de la guerre.

– Cela vaut mieux aussi, dis-je. Vous auriezété incapable de vous habituer à une vie de buveur et de fainéant.Mais notre nouveau camarade… que pensez-vous de lui ?

– Par ma foi, répondit Saxon, nous finironspar former un peloton de cavalerie, si nous nous adjoignons tousles galants en quête d’une besogne. Mais quant à ce Sir Gervas, jesuis d’avis, comme je l’ai dit à l’auberge, qu’il a plus d’activitéqu’on ne lui en attribuerait à première vue.

« Ces jeunes étourdis de la noblesse sonttoujours prêts à se battre, mais je me demande s’il estsuffisamment endurci, s’il a assez de persévérance pour unecampagne telle que sera sans doute celle-ci.

« Puis, son extérieur est de nature à lefaire voir d’un mauvais œil par les Saints, et bien que Monmouth nesoit pas d’une vertu farouche, il est probable que les Saintsauront voix prépondérante dans son conseil.

« Mais regardez seulement de quel air ilmène son bel étalon gris de si belle apparence, et comme il seretourne pour nous regarder. Voyez ce chapeau de cheval enfoncé surses yeux, sa poitrine à demi découverte, sa cravache suspendue à saboutonnière, la main sur la hanche, et autant de jurons à la boucheque de rubans à son doublet.

« Remarquez de quel air il toise lespaysans à côté de lui.

« Il faudra qu’il change de manières,s’il veut combattre côte à côte avec ces fanatiques. Maisattention ! ou je me trompe fort, ou bien il s’est déjà misdans l’embarras.

Nos amis avaient arrêté leurs chevaux pournous attendre.

Mais à peine avaient-ils fait halte que leflot des paysans qui roulait au même niveau qu’eux ralentit samarche.

Ils se serrèrent autour d’eux, en faisantentendre des murmures de mauvais augure, accompagnés de gestesmenaçants.

D’autres campagnards, voyant qu’il se passaitquelque chose, accoururent pour soutenir leurs compagnons.

Saxon et moi, nous donnâmes de l’éperon à nosmontures.

Nous nous fîmes passage à travers la foule,qui devenait de minute en minute plus nombreuse et plus hostile, etnous accourûmes au secours de nos amis, mais nous étions pressés detous côtés par la cohue.

Ruben avait mis la main sur la garde de sonépée, pendant que Sir Gervas mâchait tranquillement son cure-dentet regardait la foule irritée d’un air où il y avait à la fois del’amusement et du dédain.

– Un ou deux flacons d’eau de senteur neseraient pas de trop, remarqua-t-il, si j’avais unvaporisateur.

– Tenez-vous sur vos gardes, mais ne dégainezpas, cria Saxon ; Qu’est-ce donc qui les prend, ces mangeursde lard ? Eh bien ! mes amis, que signifie cevacarme ?

Cette question, au lieu d’apaiser le tumulte,parut le rendre dix fois plus violent.

Tout autour de nous, c’étaient, sur vingthommes de profondeur, des figures farouches, des yeux irrités, çàet là le reflet d’une arme à demi sortie de sa cachette. Le tapage,qui d’abord n’était qu’un grondement rauque, prenait maintenant uneforme définie.

– À bas le Papiste, criait-on, à bas lesprélatistes !

– À mort le boucher érastien !

– À mort les cavaliers philistins !

– À bas ! à bas !

Quelques pierres avaient déjà sifflé à nosoreilles, et pour nous défendre, nous avions été forcés de tirernos épées, lorsque le ministre de haute taille, que nous avionsdéjà remarqué, se fraya passage à travers la cohue, et grâce à sastature et à sa voix impérieuse, parvint à obtenir le silence.

– Qu’avez-vous à dire ? demanda-t-il, ense tournant vers nous. Combattez-vous pour Baal ou pour leSeigneur ? Qui n’est pas avec nous est contre nous.

– De quel côté se trouve Baal, très Révérendmonsieur, et de quel côté se trouve le Seigneur ? demanda SirGervas Jérôme. M’est avis que si vous parliez en bon anglais aulieu de parler hébreu, nous arriverions plutôt à nous entendre.

– Ce n’est pas le moment pour des proposlégers, s’écria le ministre, dont la figure s’empourpra de colère.Si vous tenez à l’intégrité de votre peau, dites-moi si vous êtespour le sanguinaire usurpateur Jacques Stuart, ou pour sa TrèsProtestante Majesté le Roi Monmouth.

– Quoi ! il a déjà pris ce titre ?s’écria Saxon. Eh bien, sachez que nous sommes, tous les quatre,indignes instruments sans doute, en route pour offrir nos servicesà la cause protestante.

– Il ment, bon maître Pettigrue, il ment trèsimpudemment, cria du fond de la foule un robuste gaillard. A-t-onjamais vu un bon Protestant dans ce costume de Polichinelle, commecelui de là-bas ? Le nom d’Amalécite n’est-il pas écrit surson vêtement ? N’est-il pas habillé ainsi qu’il convient à unfiancé de la Courtisane Romaine. Dès lors pourquoi ne lesfrapperions-nous pas ?

– Je vous remercie, mon digne ami, dit SirGervas, dont le costume avait excité la colère de ce champion, sij’étais plus près de vous, je vous rendrais une bonne partie del’attention que vous m’avez accordée.

– Quelle preuve avons-nous que vous n’êtes pasà la solde de l’usurpateur et en route pour aller persécuter lesfidèles ? demanda l’ecclésiastique puritain.

– Je vous le répète, mon homme, dit Saxon d’unton d’impatience, nous avons fait tout le trajet depuis leHampshire pour combattre contre Jacques Stuart. Nous allons nousrendre à cheval au camp de Monmouth en votre compagnie. Pouvez-vousexiger une preuve meilleure ?

– Il peut se faire que vous cherchiezsimplement le moyen d’échapper à la captivité parmi nous, fitremarquer le ministre, après avoir délibéré avec un ou deux chefsde paysans. Nous sommes donc d’avis qu’avant de nous accompagner,vous nous remettiez vos épées, pistolets, et autres armescharnelles.

– Non, cher monsieur, cela ne saurait être. Uncavalier ne peut se défaire honorablement de sa lame ou de saliberté, de la façon que vous demandez. Tenez-vous tout près de moidu côté de la bride, Clarke, et sabrer le premier coquin qui mettrala main sur vous.

Un bourdonnement de fureur monta de lafoule.

Une vingtaine de bâtons et de lames defaucilles se levaient contre nous, quand le ministre intervint denouveau et imposa silence à sa bruyante escorte.

– Ai-je bien entendu ? demanda-t-il.Est-ce que vous vous nommez Clarke ?

– Oui, répondis je.

– Votre nom de baptême ?

– Micah.

– Demeurant à… ?

– Havant.

Le Clergyman s’entretint quelques instantsavec un barbon aux traits durs, vêtu de bougran noir, qui setrouvait tout près de lui.

– Si vous êtes réellement Micah Clarke, deHavant, dit-il, vous pourrez nous dire le nom d’un vieux soldat,qui a appris la guerre en Allemagne et qui devait se rendre avecvous au camp des fidèles.

– Mais le voici, répondis-je. Il se nommaDecimus Saxon.

– Oui, oui, maître Pettigrue, s’écria lebarbon, c’est bien le nom indiqué par Dicky Rumbold. Il a dit quele vieux Tête-Ronde Clarke ou son fils viendrait avec lui. Maisquels sont ces gens-là ?

– Celui-ci, c’est l’ami Ruben Lockarby, deHavant lui aussi, et Sir Gervas Jérôme, du Surrey. Ils sont icil’un et l’autre comme volontaires, désireux de servir sous le ducde Monmouth.

– Je suis tout à fait charmé de vous voiralors, dit l’imposant ministre. Amis, je puis vous certifier queces gentlemen sont bien disposés pour les honnêtes gens et pour lavieille cause.

À ces mots, la fureur de la foule fit placeinstantanément à l’adulation, à la joie la plus extravagante.

On se serra autour de nous ; on caressanos bottes de cheval ; on tira les bords de nos habits ;on nous serra la main ; on appela les bénédictions du ciel surnos têtes.

Le Clergyman parvint enfin à nous délivrer deces attentions et à remettre son monde en marche.

Nous nous plaçâmes au milieu de la foule, leministre allongeant le pas entre Saxon et moi.

Ainsi que Ruben en fit la remarque, il étaitbâti de façon à servir de transition entre nous deux, car il étaitplus grand mais moins large que moi.

Il était plus large et moins grand quel’aventurier.

Il avait la face longue, maigre, avec desjoues creuses, et une paire de sourcils très proéminents, d’yeuxtrès enfoncés, à l’expression mélancolique, où passait de temps àautre comme un éclair la flamme soudaine d’un enthousiasmeardent.

– Je me nomme Josué Pettigrue, gentlemen,dit-il. Je suis un digne ouvrier dans la vigne du Seigneur, et prêtà rendre témoignage par ma voix et mon bras à son saint Covenant.Voici mon fidèle troupeau, que j’emmène vers l’Ouest, afin qu’ilsoit tout prêt pour sa moisson, lorsqu’il plaira au Tout-Puissantde le convoquer.

– Mais pourquoi ne leur avez-vous pas faitprendre une sorte d’ordre ou de formation ? demanda Saxon. Ilssont éparpillés sur toute la longueur de la route comme une banded’oies par un terrain communal, à l’approche de la Saint-Michel.Est-ce que vous ne craignez rien ? N’est-il pas écrit quevotre malheur survient à l’improviste, que vous serez brisésbrusquement, sans remède ?

– Oui, ami, mais n’est-il pas écrit d’autrepart : « Mets ta confiance en Dieu de tout ton cœur, etne l’appuie pas sur ta propre intelligence. » Remarquez-le, sije rangeais mes hommes à la façon des soldats, cela attireraitl’attention, et amènerait une attaque de la part de la cavalerie deJacques qui arriverait de notre côté. Mon désir est d’amener montroupeau au camp de Monmouth et de leur procurer des mousquetsavant de les exposer dans une lutte aussi inégale.

– Vraiment, monsieur, c’est là une sagerésolution, dit Saxon d’un air sévère, car si une troupe decavalerie fondait sur ces bonnes gens, le berger n’aurait plus detroupeau.

– Non, cela n’arriverait jamais, s’écriaMaître Pettigrue avec élan. Dites plutôt que berger, troupeau, etle reste se mettraient en marche sur le sentier épineux du martyre,qui conduit à la Jérusalem nouvelle. Sache, ami, que j’ai quittéMonmouth pour amener ces hommes sous son étendard. J’ai reçu delui, ou plutôt de Maître Ferguson, des instructions m’ordonnant devous trouver, ainsi que plusieurs autres des fidèles, dont nousattendons l’arrivée du côté de l’Est. Par quelle route êtes-vousvenu ?

– À travers la plaine de Salisbury, et ensuitepar Bruton.

– Et avez-vous rencontré de nos gens onroute ?

– Pas un seul, répondit Saxon, mais nous avonslaissé les Gardes bleus à Salisbury, et nous avons vu soit ceux-ci,soit un autre régiment tout près de ce côté-ci de la Plaine, auvillage de Mere.

– Ah ! voici qu’a lieu le rassemblementdes aigles, s’écria Maître Josué Pettigrue, en secouant la tête. Cesont des gens aux beaux vêtements, avec chevaux de guerre etchariots, et harnais, comme les Assyriens de jadis, mais l’Ange duSeigneur soufflera sur eux pendant la nuit. Oui, dans sa colère, illes tranchera tous, et ils seront détruits.

– Amen ! Amen ! crièrent tous ceuxdes paysans qui étaient assez près pour entendre.

– Ils ont élevé leur corne, Maître Pettigrue,dit le Puritain aux cheveux gris. Ils ont établi leur chandeliersur une hauteur, le chandelier d’un rituel corrompu et d’uncérémonial idolâtre. Ne sera-t-il pas abattu par les mains desjustes ?

– Oh ! voici que ledit chandelier agrossi et qu’il brûle en produisant de la suie et qu’il fut même unsujet de répugnance pour les narines, dans les jours de nos pères,s’écria un lourdaud, à figure rouge, que son costume indiquaitcomme appartenant à la classe des yeomen. Il en était ainsi quandle vieux Noll prit ses mouchettes et se mit à l’arranger. C’est unemèche qui ne peut être taillée que par l’épée des fidèles.

Un rire farouche de toute la troupe montracombien elle goûtait les pieuses plaisanteries du compagnon.

– Ah ! frère Sandcroft, s’écria lepasteur, il y a tant de douceur, tant de manne cachées dans votreconversation. Mais la route est longue et monotone. Nel’allégerons-nous pas par un chant d’éloges ? Où est frèreThistlethwaite, dont la voix est comme la cymbale, le tambour et ledulcimer.

– Me voici, très pieux Maître Pettigrue, ditSaxon. Moi-même je me suis hasardé à élever ma voix devant leSeigneur.

Et sans autre préambule, il attaqua d’une voixde stentor l’hymne suivant, repris en chœur au refrain par lepasteur et son troupeau :

Le Seigneur ! Il est un morion

Qui me protège contre toute blessure ;

Le Seigneur ! Il est une cotte de mailles

Qui m’entoure tout le corps.

Dès lors qui craint de tirer l’épée.

Et de livrer les combats du Seigneur ?

Le Seigneur ! Il est mon bouclier fidèle,

Qui est suspendu à mon bras gauche,

Le Seigneur ! Il est la cuirasse éprouvée

Qui me défend contre tous les coups.

Dès lors, qui craint de tirer l’épée

Et de livrer les combats du Seigneur ?

Qui donc redoute les violents

Ou tremble devant l’orgueilleux.

Est-ce que je fuirai devant deux ou trois,

Lorsqu’IL sera à mon côté.

Dès lors, qui craint de tirer l’épée,

Et de livrer les combats du Seigneur ?

Ma foi est comme une citadelle

Qu’entourant de toute part fossé et murailles

Ni mine, ni sape, ni brèche, ni ouverture

Ne sauraient prévaloir contre elle

Dès lors, qui craint de tirer l’épée

Et de livrer les batailles du Seigneur ?

Saxon se tut, mais le Révérend Josué Pettigrueagita ses longs bras et répéta le refrain qui fut repris bien desfois par la colonne des paysans en marche.

– C’est un hymne pieux, dit notre compagnon,qui avait repris la voix nasillarde et pleurarde, à laquelle ilavait recouru en présence de mon père, et qui excitait ainsi mondégoût, en même temps que l’étonnement de Ruben et de Sir Gervas,et il a rendu de grands services sur le champ de bataille.

– Véritablement, dit le clergyman, si voscamarades sont de saveur aussi douce que vous-même, vous vaudrezaux fidèles une brigade de piquiers.

Cette appréciation souleva un murmureapprobateur chez les Puritains qui nous entouraient.

– Monsieur, reprit-il, puisque vous êtes pleind’expérience dans les pratiques de la guerre, je serai heureux devous remettre le commandement de ce petit corps de fidèles jusqu’aumoment où nous rejoindrons l’armée.

– En effet, dit tranquillement Decimus Saxon,il n’est que temps, de bonne foi, de mettre à votre tête un soldat.Ou bien mes yeux me trompent singulièrement, ou j’aperçois lereflet des épées et des cuirasses au haut de cette pente. M’estavis que nos pieux exercices ont attiré l’ennemi sur nous.

XV – Où nous nous mesurons avec lesDragons du Roi.

À peu de distance de nous, une autre routeaboutissait à celle que nous suivions en compagnie de cette foulebigarrée.

Cette route décrivait une courbe autour de labase d’une hauteur bien boisée. Puis, elle se continuait en droiteligne un ou deux milles avant de rejoindre l’autre.

Au point culminant de la hauteur, il setrouvait un épais fourré d’arbres.

Parmi leurs troncs, on voyait aller et venirde brillants reflets d’acier indiquant la présence de gensarmés.

Plus loin, à l’endroit où la route changeaitbrusquement de direction, et courant sur la crête de la hauteur, onvoyait le contour de plusieurs cavaliers se détacher nettement surle ciel du soir.

Et, cependant, il régnait un tel calme, unetelle paix sur cette vaste étendue de campagne, où s’épandait lalumière adoucie et dorée du soleil à son déclin, avec sa douzainede clochers de villages, et ses manoirs surgissant parmi les bois,qu’on avait peine à croire que le nuage, chargé de tonnerresguerriers, descendait peu à peu sur cette belle vallée, et que d’uninstant à l’autre, la foudre pouvait en jaillir.

Toutefois les campagnards parurent comprendresans aucune difficulté le danger auquel ils étaient exposés.

Ceux qui fuyaient de l’Ouest, poussèrent unhurlement de consternation et descendirent en courant éperdument,fouettèrent leurs bêtes de somme, dans l’espoir de mettre autant dedistance que possible entre eux et les assaillants.

Le chœur de cris perçants, d’exclamations, leclaquement des fouets, le grincement des roues, et le bruitd’écroulement, quand une charrette chargée venait à verser, toutcela formait un vacarme assourdissant, que dominait la voix denotre chef de son timbre vif, énergique.

Il encourageait, il donnait des ordres.

Mais quand le chant sonore, métallique desclairons jaillit du bois et que les premiers rangs d’un escadron decavalerie commencèrent à descendre la pente, la panique s’accrut,et il nous devint difficiles de maintenir un ordre quelconque dansce flot furieux de fuyards épouvantés.

– Arrêtez cette charrette, Clarke, cria Saxond’une voix ferme.

De son épée, il me désignait une vieillecharrette sur laquelle étaient entassés meubles et literie et quicheminait lourdement, traînée par deux chevaux aux ossaillants.

Au même instant, je le vis pousser son chevalen pleine foule et saisir les traits d’un autre char semblable.

Je donnai de la bride à Covenant. Je fusbientôt sur la même ligne que la charrette indiquée par lui, etdont je parvins à maîtriser les deux jeunes chevaux malgré leurrésistance.

– Amenez-la, cria notre chef, manœuvrant avecle sang-froid que donne seul un long apprentissage de la guerre.Maintenant, ami, coupez les traits.

Aussitôt une douzaine de couteaux furent àl’œuvre.

Les animaux, qui ruaient, qui se débattaient,s’enfuirent, laissant leur charge derrière eux.

Saxon sauta à bas de son cheval, et donnal’exemple pour placer la charrette en travers de la route, pendantque d’autres paysans, sous les ordres de Ruben et de Maître JosuéPettigrue, disposaient deux autres charrettes de façon à barrer laroute à une cinquantaine de yards plus loin.

Cette dernière précaution avait pour but deparer à une attaque de la cavalerie royale, qui pouvait couper àtravers champs et nous prendre par derrière.

Ce plan fut si promptement conçu et exécutéque bien peu de minutes après la première alarme, nous noustrouvions à l’abri derrière une haute barricade, et que cetteforteresse improvisés contenait une garnison de cent cinquantehommes.

– De combien d’armes à feu pouvons-nousdisposer ? demanda Saxon, d’une voix précipitée.

– Une douzaine de pistolets tout au plus,répondit le vieux Puritain, que ses compagnons appelaient Williamsmon-Espoir-est-là-haut. John Rodway, le voiturier, a sonespingole. Il y a aussi deux hommes pieux de Hungerford, qui sontgarde-chasse et qui ont apporté leurs mousquets.

– Les voici, monsieur, cria un autre, enmontrant deux solides gaillards barbus, occupés à pousser avec labaguette les charges dans leurs longs mousquets. Ils se nomment Watet Nat Millman.

– Deux hommes, qui touchent le but, valent unbataillon qui tire en l’air, remarqua notre chef. Placez-vous sousles charrettes, mes amis, et appuyez vos mousquets sur les rayonsdes roues. Ne pressez pas la détente, avant que les fils de Betialsoient à la distance de la longueur de trois piques.

– Mon frère et moi, dit l’un d’eux, nousabattons un daim à la course à deux cents pas. Notre vie est entreles mains du Seigneur, mais du moins nous expédierons avant nousdeux de ces bouchers mercenaires.

– Avec autant de plaisir que quand nous avonstué des fouines ou des chats sauvages, s’écria l’autre en seglissant sous la charrette. Maintenant nous veillons sur la chassegardée du Seigneur, frère Wat, et vraiment ces gens-là, sont dunombre. Les bêtes nuisibles qui l’infestent.

– Que tous ceux qui ont des pistolets serangent derrière la charrette, dit Saxon, en attachant sa jument àla haie, et nous fîmes comme lui… Clarke, chargez-vous de ladroite, avec Sir Gervas, tandis que Lockarby aidera MaîtrePettigrue à veiller sur la gauche. Vous autres, placez-vous enarrière, avec des pierres. Si l’on venait à forcer nos barricades,lancez vos coups de faux aux chevaux. Une foie à terre, lescavaliers sont incapables de vous résister.

Un sourd et sombre murmure, indiquant uneferme résolution, s’éleva du milieu des paysans, mêléd’exclamations pieuses et de quelques lambeaux d’hymnes ou deprières.

Tous avaient tiré de dessous leurs manteauxquelque arme rustique.

Dix ou douze d’entre eux avaient des pétrinauxqui, à en juger d’après leur air antique et la rouille qui lescouvrait, paraissaient devoir être plus dangereux pour leurspossesseurs que pour l’ennemi.

D’autres avaient des faucilles, des faux, desdemi-piques, des fléaux, ou des maillets ; quelques-uns, delongs couteaux et des triques de chêne.

Si simples que fussent de telles armes, il estprouvé par l’histoire qu’elles ne sont nullement à dédaigner, entreles mains d’hommes possédés du fanatisme religieux.

Il suffisait de jeter un coup d’œil sur lesfigures austères, contractées de nos hommes, sur leurs yeuxbrillants d’enthousiasme et d’attente, pour voir qu’ils n’étaientpas gens à s’effrayer en face d’adversaires supérieurs soit ennombre soit en armement.

– Par la messe ! dit à demi-voix SirGervas. C’est magnifique ! Une heure passée ici vaut un an duMail. Ce vieux taureau puritain est bel et bien aux abois. Voyonsquelle sorte de sport ce sera quand les chiens de combat vontl’attaquer ! Je parie cinq contre quatre pour les mangeurs delard.

– Non, ce n’est pas le moment convenable pourde futiles paris, dis-je d’un ton bref, car son babillage étourdim’agaçait en une circonstance aussi solennelle.

– Cinq contre quatre pour les soldats,alors ! insista-t-il. C’est un trop beau match pour ne pasmettre un enjeu d’un côté ou de l’autre.

– C’est notre vie qui sert d’enjeu,dis-je.

– Ma foi ! je n’y pensais plus,répondit-il, en mâchant son cure-dent. Être ou ne pas être, commele dit Will, de Stratford. Kynaston était superbe dans cettetirade. Mais voici le coup de cloche qui annonce le lever durideau.

Pendant que nous faisions nos préparatifs,l’escadron – car il semblait qu’il n’y en eût qu’un – avaitdescendu au trot par le chemin de traverse et s’était rangé sur lagrande route.

Il se composait, autant que je pus en juger,de quatre-vingt-dix soldats, et il était évident, d’après leurstricornes, leurs cuirasses, leurs manches rouges et leursbandoulières, qu’ils faisaient partie des dragons de l’arméerégulière.

Le gros de la troupe s’arrêta à un quart demille de nous.

Trois officiers s’avancèrent sur le front, seconsultèrent un court instant, et comme conséquence probable de cetentretien, l’un d’eux éperonna son cheval et trotta de notrecôté.

Un trompette le suivait à quelque pas, agitantun mouchoir blanc et lançant de temps à autre des coups declairon.

– Voici un parlementaire, dit Saxon, qui setenait debout sur sa charrette. Maintenant, mes frères, nousn’avons ni timbales, ni airain sonore, mais nous avons l’instrumentdont nous à pourvus la Providence. Montrons aux habits rouges quenous savons nous en servir.

Dès lors pourquoi craindre le violent,

Pourquoi redouter l’orgueilleux

Est-ce que je fuirai devant deux ou trois,

S’il est à côté de moi, Lui.

Cent quarante voix lui répondirent en un chœurde voix rauques :

Qui donc craindrait de tirer l’épée

Et de livrer les combats du Seigneur ?

À ce moment je n’eus pas de peine à comprendrecomment les Spartiates avaient découvert dans Tyrtée, le chantreboiteux, le plus heureux de leurs généraux, car le son de leurpropre voix augmentait la confiance des paysans, en même temps queles paroles martiales de l’hymne excitaient en leur cœur unedétermination invincible.

Leur courage s’exalta tellement que leur chants’acheva en un retentissant cri de guerre, qu’ils brandirent leursarmes au-dessus de leurs têtes et qu’ils étaient prêts, je crois, às’élancer hors de leurs barricades pour se jeter sur lescavaliers.

Au milieu de cette clameur, de cetteagitation, le jeune officier de dragons, un beau jeune homme auteint bronzé, s’approcha sans crainte de la barricade, arrêta sonsuperbe cheval rouan et leva la main d’un geste impérieux pourdemander le silence.

– Quel est le chef de cette bande ?demanda-t-il.

– Adressez-moi votre message, monsieur, ditnotre commandant, du haut de la charrette, mais sachez que votredrapeau blanc ne vous protégera que si vous employez le langage quiconvient entre adversaires courtois. Dites ce que vous avez à direou retirez-vous ?

– Courtoisie et l’honneur, dit l’officier d’unton narquois, ne sont pas de mise avec des rebelles qui s’armentcontre leur légitime souverain. Si vous êtes le chef de cettecohue, je vous avertis que si dans cinq minutes (à ces mots, iltira une belle montre en or) ils ne se dispersent pas, nous allonsles charger et les sabrer.

– Le Seigneur saura protéger les siens,répondit Saxon, au milieu d’un grondement farouche par lequel lafoule témoignait son approbation. Est-ce à cela que se réduit votremessage ?

– C’est tout, et vous verrez que cela suffit,traître Presbytérien, cria le cornette de dragons. Écoutez-moi,sots qu’on égare, reprit-il en se dressant sur ses éperons etparlant aux paysans qui se trouvaient de l’autre côté de lacharrette. Vous pouvez encore sauver votre peau, si vous consentezseulement à livrer vos chefs, à jeter ce qu’il vous plaît d’appelervos armes, et de vous remettre à la miséricorde du Roi.

– Voilà qui dépasse les bornes de vosprivilèges, dit Saxon en tirant de sa ceinture un pistolet qu’ilamorça. Si vous dites encore un mot pour détourner ces gens de leurfidélité, je fais feu.

– N’espérez pas de renforcer Monmouth, cria lejeune officier sans s’inquiéter de la menace, et s’adressanttoujours aux paysans. Toute l’armée royale se rassemble pour lecerner et…

– Prenez garde, cria notre chef d’une voitgutturale et dure.

– … sa tête roulera sur l’échafaud dans moinsd’un mois.

– Mais vous ne vivrez pas assez pour le voir,dit Saxon, en se baissant et tirant son coup de feu droit à la têtedu cornette.

À la flamme du pistolet, le trompette fitdemi-tour et partit au galop comme s’il s’agissait de sa vie,pendant que le cheval rouan pirouettait de son côté et partaitaussi, avec son cavalier solidement fixé sur sa selle.

– Vraiment, vous l’avez manqué, ceMadianite ! cria Williams mon-Espoir-est-là-haut.

– Il est mort, dit notre chef, en rechargeantson pistolet. C’est la loi de la guerre, Clarke, ajouta-t-il, en setournant vers moi. Il a jugé à propos de l’enfreindre et il lui afallu payer sa faute.

Pendant qu’il parlait, je vis le jeuneofficier s’incliner peu à peu sur sa selle.

Puis, quand il fut à moitié chemin de satroupe, il perdit l’équilibre, et tomba lourdement sur la route, oùla violence de sa chute le fit tourner deux ou trois fois surlui-même.

Un grand cri de rage partit de l’escadron àcette vue et les paysans puritains y répondirent par un cri dedéfi.

– Face contre terre, tout le monde ! criaSaxon. Ils vont faire feu.

Le pétillement de la mousqueterie, une grêlede balles frappant le sol dur, coupant les petites branches deshaies sur les deux côtés, appuya l’ordre de notre chef.

Un grand nombre de paysans se couchèrentderrière les matelas de plumes et les tables qui avaient été tiréesde la charrette.

D’autres s’étendirent de tout leur long dansla charrette même.

D’autres cherchèrent un abri derrière oupar-dessous.

D’autres encore se jetèrent dans les fossés dedroite et de gauche.

Quelques-uns prouvèrent leur confiance dansl’intervention de la Providence, en restant debout, impassibles,sans se courber devant les balles.

Du nombre de ceux-ci étaient Saxon et SirGervas.

Le premier voulait donner un exemple à sestroupes inexpérimentées. Le second agissait ainsi simplement parinsouciance, par indifférence.

Ruben et moi, nous nous assîmes côte à côtedans le fossé, et je puis vous assurer, mes chers petits-enfants,que nous éprouvâmes la plus grande envie de baisser la tête, quandnous entendîmes les balles siffler tout autour de nous.

Si jamais un soldat vous a raconté qu’il nel’a point fait la première fois qu’il est allé au feu, ce soldat-làest un homme qui ne mérite aucune confiance.

Toutefois, quand nous fûmes restés assis,raides et silencieux, comme si nous avions le cou engourdi, pendantquelques minutes au plus, cette sensation disparut entièrement, etdepuis ce jour je ne l’ai jamais éprouvée.

Vous le voyez, la familiarité engendre lemépris pour les balles comme pour d’autres choses, et bien qu’il nesoit pas aisé d’en venir à les aimer, comme le roi de Suède ouMylord Cutts, il n’est pas très difficile de les voir avecindifférence.

La mort du cornette ne resta pas longtempssans être vengée.

Un petit vieux, armé d’une faucille, et quiétait resté debout près de Sir Gervas, jeta tout à coup un criaigu, bondit, en lançant un sonore « Gloire à Dieu » ettomba la face contre terre.

Il était mort.

Une balle l’avait frappé juste au-dessus del’œil droit. Presque au même instant un des paysans, qui setrouvaient dans la charrette, eut la poitrine traversée et selaissa tomber assis, couvrant les roues de son sang qu’il rendaiten toussant.

Je vis Maître Josué Pettigrue le saisir dansses longs bras et lui mettre quelques oreillers sous la tête, desorte que l’homme resta étendu, respirant péniblement et marmottantdes prières.

En ce jour-là, le ministre se montra un homme,car il allait hardiment parmi le feu, ses carabines, son épée dansla main gauche – car il était gaucher – et sa Bible dans la maindroite.

– C’est pour ceci que vous mourez, chersfrères, ne cessait-il de crier, en tenant en l’air le volume brun,n’êtes-vous pas prêts à mourir pour LUI ?

Et chaque fois qu’il faisait cette question,un sourd et prompt murmure d’adhésion partait du fossé, de lacharrette et de la route.

– Ils tirent comme des rustauds à une revue dela milice, dit Saxon, en s’asseyant sur le bord de la charrette.Comme tous les jeunes soldats, ils visent trop haut. Quand j’étaisadjudant, je ne manquais jamais de faire abaisser les canons desmousquets jusqu’à ce qu’un coup d’œil me prouvât qu’ils étaientdirigés en ligne horizontale. Ces coquins se figurent qu’ils sesont acquittés de leur besogne quand ils ont fait partir leur arme,bien qu’ils soient aussi sûrs d’atteindre les pluviers que de nousatteindre.

– Cinq des fidèles sont tombés, dit Williammon-Espoir-est-là-haut. Est-ce que nous n’allons pas faireune sortie, et livrer bataille aux enfants de l’Antéchrist ?Allons nous rester ici comme des oiseaux de bois sur lesquels lessoldats s’exercent à tirer à une fête de village ?

– Il y a une grange de pierre là-haut, sur lapente, fis-je remarquer. Si nous qui avons des chevaux, et quelquesautres, nous pouvions occuper les dragons, le peuple réussiraitpeut-être à s’y rendre et il serait ainsi à l’abri du feu.

– Au moins laissez-nous, moi et mon frère,leur rendre une ou deux balles, s’écria un des tireurs postés entreles roues.

Mais à toutes nos prières, à tous nosconseils, notre chef répondait en secouant la tête, et ilcontinuait à balancer ses longues jambes sur les côtés de lacharrette, et à tenir les yeux attentivement fixés sur lescavaliers, dont un grand nombre avaient mis pied à terre etappuyaient leurs carabines sur les croupes de leurs chevaux.

– Cela ne peut pas durer, monsieur, dit leministre, d’une voix basse et grave, il y a encore deux hommesd’atteints.

– Quand même il y en aurait cinquante de plus,répondit Saxon, nous devons attendre qu’ils chargent. Queferiez-vous, mon homme ? Si vous quittez cet abri, vous serezcoupés et anéantis jusqu’au dernier. Quand vous aurez vu la guerreautant que moi, vous apprendrez à vous accommoder tranquillement dece qui est inévitable. Je me souviens qu’en pareille situation,comme l’arrière-garde, ou nach hut de l’armée impériale,était poursuivie par les Croates, alors à la solde du Grand Turc,je perdis la moitié de ma compagnie avant de pouvoir combattrecorps à corps contre ces renégats mercenaires. Ah ! mes bravesgarçons. Voici qu’ils remontent à cheval : nous n’aurons pas àattendre longtemps.

En effet, les dragons se remettaient en selleet se formaient sur la route, évidemment dans l’intention de nouscharger.

En même temps, une trentaine d’hommes sedétachaient de l’escadron et traversaient au trot les champs ànotre gauche.

Saxon étouffa un juron sincère en lesvoyant.

– Ils s’entendent quelque peu à la guerre,après tout, dit-il. Ils se préparent à nous charger de front et enflanc. Maître Josué, faites en sorte que vos hommes armés de fauxse rangent le long de la haie vive qui est sur la droite. Tenezbon, mes frères, et ne reculez pas devant les chevaux. Vous autres,qui avez des faucilles, couchez-vous dans ce fossé, et coupez lesjambes des chevaux. Une ligne de lanceurs de pierres derrièreceux-là. Une lourde pierre vaut une balle, à bout portant. Si voustenez à revoir vos femmes et vos enfants, défendez bien cette haiecontre les cavaliers. Maintenant voyons pour l’attaque de front.Que les hommes armés de pétrinaux montent dans la charrette. Il y avos deux pistolets, Clarke, et les deux vôtres, Lockarby. Il m’enreste un à moi aussi : cela fait cinq. Puis dix autres de mêmesorte et trois mousquets, cela fait vingt coups en tout. Vousn’avez pas de pistolets, sir Gervas ?

– Non, mais je puis m’en procurer, dit notrecompagnon qui sauta en selle, franchit le fossé, dépassa labarricade et fut bientôt sur la route, dans la direction desdragons.

Cette manœuvre fut si soudaine, si inattendue,qu’il se fit pendant quelques secondes un silence absolu, auquelsuccéda une clameur générale de haine et de malédictions parmi lespaysans.

– Feu sur lui ! Feu sur le perfideamalécite ! hurlaient-ils. Il est allé rejoindre ses pareils.Il nous a livrés aux mains de l’ennemi. Judas !Judas !

Quant aux dragons, qui continuaient à seformer pour la charge et qui attendaient que l’attaque de flanc futprête, ils restèrent immobiles, silencieux, ne sachant que penserdu cavalier en brillant costume qui arrivait à leur rencontre.

Mais nous ne restâmes pas longtemps dans ledoute.

Dès qu’il fut arrivé à l’endroit où étaittombé le cornette, il sauta à bas de son cheval, prit le pistoletdu mort et la ceinture qui contenait la poudre et les balles.

Puis il se remit en selle, sans se presser, aumilieu d’une grêle de balles qui faisaient voltiger autour de luila poussière blanche, se dirigea vers les dragons et déchargea sureux un de ses pistolets.

Alors faisant demi-tour, il leur ôta polimentson chapeau et vint nous rejoindre au galop, sans avoir reçu uneégratignure, bien qu’une halle eût écorché un pâturon de soncheval, et qu’une autre eût fait un trou dans le pan de sonhabit.

Les paysans jetèrent un grand cri de joie enle voyant revenir, et depuis ce jour-là, notre ami put porter sesbrillants costumes et se conduire à sa fantaisie, sans êtresoupçonné d’être monté sur un cheval infernal ou de manquer de zèlepour la cause des Saints.

– Ils avancent, cria Saxon. Que personnen’appuie sur la détente avant de m’avoir vu tirer ! Siquelqu’un le fait, je lui envoie une balle, dût-elle être madernière, et quand même les soldats seraient au milieu de nous.

Quand notre chef eut prononcé cette menace etpromené sur nous un regard farouche pour bien montrer qu’ill’exécuterait, le son perçant d’un clairon partit de la cavaleriequi nous faisait face, et ceux qui nous menaçaient de flanc yrépondirent de même.

À ce signal, les deux troupes jouèrent deséperons et s’élancèrent sur nous de toute leur vitesse.

Ceux qui étaient dans le champ furent retardésun instant et mis quelque peu en désordre par la nature molle duterrain détrempé, mais après en être sortis, ils se reformèrent del’autre côté et poussèrent vivement vers la haie.

Quant à nos adversaires qui n’avaient pasd’obstacle à vaincre, ils ne ralentirent point leur allure etfondirent, avec un bruit de tonnerre, un vacarme de harnais, unetempête de jurons sur nos barricades sommaires.

Ah ! mes enfants, quand un homme, parvenuà la vieillesse, tente de décrire de pareilles choses et de fairevoir à autrui ce qu’il a vu, alors seulement il comprend combienest pauvre le langage d’un homme ordinaire, le langage qui luisuffit pour les usages de la vie, et combien il est insuffisant ende semblables cas.

En effet, si en ce moment même je puis voircette blanche route de Somerset, avec la charge furieuse,tournoyante des cavaliers, les figures rouges, irritées des hommes,les naseaux dilatés des chevaux, parmi les nuages de poussière quise soulèvent et les encadrent, je ne saurais espérer de représenternettement devant vos jeunes yeux une scène pareille, que vousn’avez jamais contemplée et que vous ne contemplerez, jamais, jel’espère.

Puis, quand je pense au bruit, d’abord unsimple grincement, un tintement, qui s’enflait, redoublait de forceet d’étendue à chaque pas, jusqu’au moment où il arriva sur nous,formidable comme le tonnerre, avec un grondement qui donnait l’idéed’une puissance irrésistible, je sens qu’il y a là aussi quelquechose que ne sauraient exprimer mes faibles paroles.

Pour des soldats inexpérimentés comme nous, ilsemblait que notre fragile protection, et nos faibles armes fussentabsolument impuissantes à arrêter l’élan et l’impulsion desdragons.

À droite et à gauche, je voyais des figurespâles, contractées, aux yeux dilatés, aux traits rigides, avec unair d’obstination qui exprimait moins l’espérance que ledésespoir.

De tous côtés s’élevaient des exclamations etdes prières :

– Seigneur, sauve ton peuple !

– Miséricorde, Seigneur,miséricorde !

– Sois avec nous en ce jour !

– Reçois nos âmes, ô Pèremiséricordieux !

Saxon était couché en travers de lacharrette.

Ses yeux scintillaient comme des diamants.

Il tenait son pistolet au bout de son brastendu et rigide.

Suivant son exemple, chacun de nous visa avectout le sang-froid possible le premier rang ennemi.

Notre seul espoir de salut consistait à fairecette unique décharge assez terrible pour que nos adversairesfussent ébranlés et aussi hors d’état de poursuivre leurattaque.

Ne ferait-il donc jamais feu, cethomme ?

Ils n’étaient plus qu’à une dizaine de pas denous.

Je distinguais aisément les boucles descuirasses, et les cartouches portées en bandoulière.

Ils firent un pas de plus.

Enfin le pistolet de notre chef partit, etnous tirâmes à toute volée à bout portant, soutenus par une grêlede grosses pierres que lançaient les mains de robustes paysans,placés derrière nous.

Je les entendis heurter casques etcuirasses.

On eût dit la grêle frappant des vitres.

Le nuage de fumée qui, pendant un instant,avait voilé la ligne des chevaux lancés au galop et des bravescavaliers, se dissipa lentement pour nous montrer une scène biendifférente.

Une douzaine d’hommes et de chevaux formaientun amas confus, se roulant, s’éclaboussant de jets de sang, ceuxqui n’étaient pas atteints tombant sur ceux que nos balles et nospierres avaient abattus.

Des destriers qui se démenaient, renâclaient,des pieds ferrés, des corps humains qui se relevaient,chancelaient, retombaient, des soldats affolés, sans chapeau,éperdus, presque assommés par une chute, ne sachant de quel côté setourner, tel était le premier plan du tableau, et au fond le restede l’escadron fuyait à toute allure, les blessés et les autres,tous poussés par un commun désir d’arriver à un endroit sûr, où ilspussent reformer leurs rangs en désordre. Un grand crid’enthousiasme et de reconnaissance se fit entendre parmi lespaysans ravis.

Ils sautèrent par-dessus les barricades,tuèrent ou mirent hors de combat les quelques soldats non blessésqui n’avaient pu ou qui n’avaient pas voulu suivre leurs compagnonsdans leur fuite.

Les vainqueurs s’emparèrent avec empressementdes carabines, épées et bandoulières, car plusieurs d’entre euxavaient servi dans la milice et savaient fort bien manier les armesqu’ils avaient conquises.

Mais la victoire était encore loin d’êtrecomplète.

L’escadron de flanc avait hardiment abordé lahaie.

Une douzaine au moins de cavaliers s’y étaientfrayés passage, malgré la pluie de pierres et les coups de pique etde faux lancés avec une énergie désespérée.

Dès que les dragons, avec leurs longs sabreset leurs cuirasses, furent au milieu des paysans, ils eurent unegrande supériorité sur eux et bien que les faucilles eussent abattuplusieurs chevaux, les soldats continuaient à jouer du sabre et àtenir en respect la résistance farouche de leurs adversaires malarmés.

Un sergent de dragons, homme très résolu, etd’une force prodigieuse, semblait commander le peloton etencourageait ses hommes tant par ses paroles que par sonexemple.

Un coup de demi-pique abattit son cheval, maisil sauta à bas avant que l’animal fût tombé et vengea sa mort parun coup qu’il porta à tour de bras avec son lourd sabre.

Brandissant son chapeau de sa main gauche, ilcontinuait à rallier ses hommes, à frapper tout Puritain qui sehasardait contre lui.

Enfin un coup de hachette le fit tomber àgenoux et un fléau brisa son sabre près de la poignée.

En voyant tomber leur chef, ses camaradesfirent demi-tour et s’enfuirent à travers la haie.

Mais le vaillant soldat, blessé, couvert desang, persistait à faire tête et il aurait fini par être assommépour expier sa bravoure, si je ne l’avais pas saisi et jeté dans lacharrette, où il eut le bon sens de rester tranquille, jusqu’à lafin de l’escarmouche.

Sur les douze qui avaient forcé la haie,quatre au plus s’échappèrent.

Plusieurs autres gisaient morts ou blessés,embrochés par les faux ou jetés à bas de leurs chevaux par lespierres.

Au total neuf dragons périront, quatorzefurent blessés, et nous en fîmes prisonniers sept autres quin’avaient pas été atteints.

Il demeura entre nos mains dix chevaux en étatde servir, une vingtaine de carabines, avec une bonne provision demèche, de poudre et de balles.

Le reste de l’escadron se borna à des coups defeu isolés, épars, irréguliers. Puis ils partirent au galop par lechemin de traverse et disparurent parmi les arbres d’où ils étaientsortis.

Mais le résultat n’avait pas été atteint sansde cruelles pertes de notre côté.

Trois hommes avaient été tués et sixblessés ; l’un d’eux l’avait été fort gravement par le feu dela mousqueterie.

Cinq avaient été sabrés par le peloton deflanc lorsqu’il avait forcé la haie ; un seul d’entre euxlaissait quelque espoir de guérison.

En outre, un homme avait péri par suite del’explosion d’un antique pétrinal et un autre avait eu un brascassé par un coup de pied de cheval.

Nos pertes totales se montaient donc à huittués et autant de blessés, mais il fallait bien reconnaître que cenombre était faible, après une escarmouche aussi vive, et en faced’un ennemi qui nous était supérieur en discipline comme enarmement.

Les paysans furent si enthousiasmés de leurvictoire que ceux d’entre eux, qui avaient pris des chevaux,réclamaient à grands cris la permission de poursuivre les dragons,et cela d’autant plus instamment que Sir Gervas Jérôme et Rubens’offraient avec ardeur pour les conduire.

Mais Decimus Saxon refusa nettement de seprêter à aucune entreprise de cette sorte.

Il ne se montra pas plus accueillant à l’égarddu Révérend Josué Pettigrue, quand celui-ci parla, en sa qualité depasteur, de monter sur la charrette, pour prononcer les quelquesparoles encourageantes et onctueuses que comportait lasituation.

– Il est vrai, bon Maître Pettigrue, que noussommes obligés à bien des éloges et des actions de grâce et qu’ilnous faut rivaliser de douce et sainte émulation pour célébrer labénédiction qui a été répandue sur Israël, dit-il, mais le tempsn’est pas encore venu. Il y a une heure pour la prière, il y a uneheure pour le labeur. Écoutez-moi, l’ami, dit-il à l’un desprisonniers. À quel régiment appartenez-vous ?

– Ce n’est pas à moi de répondre à vosquestions, répondit l’homme d’un ton rude.

– Non ? Alors nous allons essayer si unecorde autour du crâne, bien serrée au moyen d’une baguette detambour, ne vous déliera pas la langue, dit Saxon en rapprochant safigure de celle du prisonnier et le regardant dans les yeux d’unair si féroce que l’homme recula d’effroi.

– C’est un escadron du second régiment dedragons, dit-il.

– Et le régiment même, où est-il ?

– Nous l’avons laissé sur la route d’Ilchesteret de Landport.

– Vous entendez ? dit notre chef. Nousn’avons pas un moment à perdre, autrement nous pourrons avoir toutela troupe sur les bras. Qu’on mette les morts et les blessés sur lacharrette ! Nous y attellerons ces deux chevaux de troupe.Nous ne serons en sûreté qu’après être arrivés à Taunton.

Maître Josué lui-même comprit que l’on étaittrop pressé pour avoir le temps de se livrer à aucune pratiquespirituelle.

Les blessés furent hissés dans la charrette etétendus sur les matelas, pendant que les morts étaient déposés dansl’autre charrette qui avait protégé notre arrière.

Les paysans, qui en étaient possesseurs, bienloin de faire des objections contre cette façon de disposer de leurbien, nous aidèrent de leur mieux, en serrant les sous-ventrièreset bouclant les traits.

Moins d’une heure après le combat, nous avionsrepris notre marche et nous jetions à travers le crépuscule undernier regard sur des taches sombres et éparpillées qui marquaientla route blanche.

C’étaient les corps des dragons quiindiquaient l’endroit où nous avions été victorieux.

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L’épisode qui suit a pour titre : LeCapitaine Micah Clarke.

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