Michel Strogoff

Chapitre 8Un bièvre qui traverse la route

Michel Strogoff pouvait enfin croire que la route était librejusqu’à Irkoutsk. Il avait devancé les Tartares, retenus à Tomsk,et lorsque les soldats de l’émir arriveraient à Krasnoiarsk, ils netrouveraient plus qu’une ville abandonnée. Là, aucun moyen decommunication immédiat entre les deux rives de l’Yeniseï. Donc,retard de quelques jours, jusqu’au moment où un pont de bateaux,difficile à établir, leur livrerait passage.

Pour la première fois depuis la funeste rencontre d’Ivan Ogareffà Omsk, le courrier du czar se sentit moins inquiet et put espérerqu’aucun nouvel obstacle ne surgirait entre le but et lui.

La kibitka, après être redescendue obliquement vers le sud-estpendant une quinzaine de verstes, retrouva et reprit la longue voietracée à travers la steppe.

La route était bonne, et même cette portion du chemin, quis’étend entre Krasnoiarsk et Irkoutsk, est considérée comme lameilleure de tout le parcours. Moins de cahots pour les voyageurs,de vastes ombrages qui les protègent contre les ardeurs du soleil,quelquefois des forêts de pins ou de cèdres qui couvrent un espacede cent verstes. Ce n’est plus l’immense steppe dont la lignecirculaire se confond à l’horizon avec celle du ciel. Mais ce richepays était vide alors. Partout des bourgades abandonnées. Plus deces paysans sibériens, parmi lesquels domine le type slave. C’étaitle désert, et, comme on le sait, le désert par ordre.

Le temps était beau, mais déjà l’air, rafraîchi pendant lesnuits, ne se réchauffait que plus difficilement aux rayons dusoleil. En effet, on arrivait aux premiers jours de septembre, etdans cette région, élevée en latitude, l’arc diurne se raccourcitvisiblement au dessus de l’horizon. L’automne y est de peu dedurée, bien que cette portion du territoire sibérien ne soit passituée au-dessus du cinquante-cinquième parallèle, qui est celuid’Édimbourg et de Copenhague. Quelque-fois même, l’hiver succèdepresque inopinément à l’été. C’est qu’ils doivent être précoces,ces hivers de la Russie asiatique, pendant lesquels la colonnethermométrique s’abaisse jusqu’au point de congélation dumercure[12] , et où l’on considère comme unetempérature supportable des moyennes de vingt degrés centigradesau-dessous de zéro.

Le temps favorisait donc les voyageurs. Il n’était ni orageux nipluvieux. La chaleur était modérée, les nuits fraîches. La santé deNadia, celle de Michel Strogoff se maintenaient, et, depuis qu’ilsavaient quitté Tomsk, ils s’étaient peu à peu remis de leursfatigues passées.

Quant à Nicolas Pigassof, il ne s’était jamais mieux porté.C’était une promenade pour lui que ce voyage, une excursionagréable, à laquelle il employait ses vacances de fonctionnairesans fonction.

«Décidément, disait-il, cela vaut mieux que de rester douzeheures par jour, perché sur une chaise, à manoeuvrer unmanipulateur!»

Cependant, Michel Strogoff avait pu obtenir de Nicolas qu’ilimprimât à son cheval une allure plus rapide. Pour arriver à cerésultat, il lui avait confié que Nadia et lui allaient rejoindreleur père, exilé à Irkoutsk, et qu’ils avaient grande hâte d’êtrerendus. Certes, il ne fallait pas surmener ce cheval, puisquetrès-probablement on ne trouverait pas à l’échanger pour un autre;mais, en lui ménageant des haltes assez fréquentes,—par exemple àchaque quinzaine de verstes,—on pouvait franchir aisément soixanteverstes par vingt-quatre heures. D’ailleurs, ce cheval étaitvigoureux et, par sa race même, très-apte a supporter les longuesfatigues. Les gras pâturages ne lui manquaient pas le long de laroute, l’herbe y était abondante et forte. Donc, possibilité de luidemander un surcroît de travail.

Nicolas s’était rendu a ces raisons. Il avait été très-ému de lasituation de ces deux jeunes gens qui allaient partager l’exil deleur père. Rien ne lui paraissait plus touchant. Aussi, avec quelsourire il disait à Nadia:

«Bonté divine! quelle joie éprouvera M. Korpanoff, lorsque sesyeux vous apercevront, quand ses bras s’ouvriront pour vousrecevoir! Si je vais jusqu’à Irkoutsk,—et cela me paraît bienprobable maintenant,—me permettrez-vous d’être présent a cetteentrevue! Oui, n’est-ce pas?»

Puis, se frappant le front:

«Mais, j’y pense, quelle douleur aussi, quand il s’apercevra queson pauvre grand fils est aveugle! Ah! tout est bien mêlé en cemonde!»

Enfin, de tout cela, il était résulté que la kibitka marchaitplus vite, et, suivant les calculs de Michel Strogoff, elle faisaitmaintenant dix à douze verstes à l’heure.

Il s’ensuit donc que, le 28 août, les voyageurs dépassaient lebourg de Balaisk, à quatre-vingts verstes de Krasnoiarsk, et le 29,celui de Ribinsk, à quarante verstes de Balaisk.

Le lendemain, trente-cinq verstes au delà, elle arrivait àKamsk, bourgade plus considérable, arrosée par la rivière du mêmenom, petit affluent de l’Yeniseï, qui descend des monts Sayansk. Cen’est qu’une ville peu importante, dont les maisons de bois sontpittoresquement groupées autour d’une place; mais elle est dominéepar le haut clocher de sa cathédrale, dont la croix doréeresplendissait au soleil.

Maisons vides, église déserte. Plus un relais, plus une aubergehabitée. Pas un cheval aux écuries. Pas un animal domestique dansla steppe. Les ordres du gouvernement moscovite avaient étéexécutés avec une rigueur absolue. Ce qui n’avait pu être emportéavait été détruit.

Au sortir de Kamsk, Michel Strogoff apprit à Nadia et à Nicolasqu’ils ne trouveraient plus qu’une petite ville de quelqueimportance, Nijni-Oudinsk, avant Irkoutsk. Nicolas répondit qu’ille savait d’autant mieux qu’une station télégraphique existait danscette bourgade. Donc, si Nijni Oudinsk était abandonnée commeKamsk, il serait bien obligé d’aller chercher quelque occupationjusqu’à la capitale de la Sibérie orientale.

La kibitka put traverser à gué, et sans trop de mal, la petiterivière qui coupe la route au delà de Kamsk. D’ailleurs, entrel’Yeniseï et l’un de ses grands tributaires, l’Angara, qui arroseIrkoutsk, il n’y avait plus à redouter l’obstacle de quelqueconsidérable cours d’eau, si ce n’est peut-être le Dinka. Le voyagene pourrait donc être retardé de ce chef.

De Kamsk à la bourgade prochaine, l’étape fut très-longue,environ cent trente verstes. Il va sans dire que les haltesréglementaires furent observées, a sans quoi, disait Nicolas, on seserait attiré quelque juste réclamation de la part du cheval. Ilavait été convenu avec cette courageuse bête qu’elle se reposeraitaprès quinze verstes, et, quand on contracte, même avec desanimaux, l’équité veut qu’on se tienne dans les termes ducontrat.

Après avoir franchi la petite rivière de Biriousa, la kibitkaatteignit Biriousinsk dans la matinée du 4 septembre.

Là, très-heureusement, Nicolas, qui voyait s’épuiser sesprovisions, trouva dans un four abandonné une douzaine de«pogatchas», sorte de gâteaux préparés avec de la graisse demouton, et une forte provision de riz cuit à l’eau. Ce surcroîtalla rejoindre à propos la réserve de koumyss, dont la kibitkaétait suffisamment approvisionnée depuis Krasnoiarsk.

Après une halte convenable, la route fut reprise dansl’après-dînée du 8 septembre. La distance jusqu’à Irkoutsk n’étaitplus que de cinq cents verstes. Rien on arrière ne signalaitl’avant-garde tartare. Michel Strogoff était donc fondé à penserque son voyage ne serait plus entravé, et que dans huit jours, dansdix au plus, il serait en présence du grand-duc.

En sortant de Biriousinsk, un lièvre vint à traverser le chemin,à trente pas en avant de la kibitka.

«Ah! fit Nicolas.

—Qu’as-tu, ami? demanda vivement Michel Strogoff, comme unaveugle que le moindre bruit tient en éveil.

—Tu n’as pas vu?… .» dit Nicolas, dont la souriante figures’était subitement assombrie.

Puis il ajouta:

«Ah! non! tu n’as pu voir, et c’est heureux pour toi, petitpère!

—Mais je n’ai rien vu, dit Nadia.

—Tant mieux! tant mieux! Mais moi… j’ai vu!… .

—Qu’était-ce donc? demanda Michel Strogoff.

—Un lièvre qui vient de croiser notre route!» réponditNicolas.

En Russie, lorsqu’un lièvre croisa la route d’un voyageur, lacroyance populaire veut que ce soit le signe d’un malheurprochain.

Nicolas, superstitieux comme le sont la plupart des Russes,avait arrêté la kibitka.

Michel Strogoff comprit l’hésitation do son compagnon, bienqu’il ne partageât aucunement sa crédulité a l’endroit des lièvresqui passent, et il voulut le rassurer.

«Il n’y a rien à craindre, ami, lui dit-il.

—Rien pour toi, ni pour elle, je le sais, petit père, réponditNicolas, mais pour moi!»

Et reprenant:

«C’est la destinée,» dit-il.

Et il remit son cheval au trot.

Cependant, en dépit du fâcheux pronostic, la journée s’écoulasans aucun accident.

Le lendemain, 6 septembre, à midi, la kibitka fit halte au bourgd’Alsalevsk, aussi désert que l’était toute la contréeenvironnante.

Là, sur le seuil d’une maison, Nadia trouva deux de ces couteauxà lame solide, qui servent aux chasseurs sibériens. Elle en remitun à Michel Strogoff, qui le cacha sous ses vêtements, et ellegarda l’autre pour elle. La kibitka n’était plus qu’àsoixante-quinze verstes de Nijni-Oudinsk.

Nicolas, pendant ces deux journées, n’avait pu reprendre sabonne humeur habituelle. Le mauvais présage l’avait affecté plusqu’on ne le pourrait croire, et lui, qui jusqu’alors n’était jamaisresté une heure sans parler, tombait parfois dans de longs mutismesdont Nadia avait peine à le tirer. Ces symptômes étaientvéritablement ceux d’un esprit frappé, et cela s’explique, quand ils’agit de ces hommes appartenant aux races du Nord, dont lessuperstitieux ancêtres ont été les fondateurs de la mythologiehyperboréenne.

A partir d’Ekaterinbourg, la route d’Irkoutsk suit presqueparallèlement le cinquante-cinquième degré de latitude, mais, ensortant de Biriousinsk, elle oblique franchement vers le sud-est,de manière à couper de biais le centième méridien. Elle prend leplus court pour atteindre la capitale de la Sibérie orientale, enfranchissant les dernières rampes des monts Sayansk. Ces montagnesne sont elles-mêmes qu’une dérivation de la grande chaîne desAltaï; qui est visible à une distance de deux cents verstes.

La kibitka courait donc sur cette route. Oui, courait! Onsentait bien que Nicolas ne songeait plus à ménager son cheval, etque lui aussi avait maintenant hâte d’arriver. Malgré toute sarésignation un peu fataliste, il ne se croirait plus en sûreté quedans les murs d’Irkoutsk. Bien des Russes eussent pensé comme lui,et plus d’un, tournant les guides de son cheval, fût revenu enarrière, après le passage du lièvre sur sa route!

Cependant, quelques observations qu’il fit, et dont Nadiacontrôla la justesse en les transmettant a Michel Strogoff,donneront a croire que la série des épreuves n’était peut-être pasclose pour eux.

En effet, si le territoire avait été depuis Krasnoiarsk respectédans ses productions naturelles, ses forêts portaient maintenanttrace du feu et du fer, les prairies qui s’étendaient latéralementà la route étaient dévastées, et il était évident que quelquetroupe importante avait passé par là.

Trente verstes avant Nijni-Oudinsk, les indices d’unedévastation récente ne purent plus être méconnus, et il étaitimpossible de les attribuer à d’autres qu’aux Tartares.

En effet, ce n’étaient plus seulement des champs foulés du pieddes chevaux, des forêts entamées à la hache. Les quelques maisonséparses au long de la route n’étaient pas seulement vides: les unesavaient été en partie démolies, les autres à demi incendiées. Desempreintes de balles se voyaient sur leurs murs.

On conçoit quelles furent les inquiétudes de Michel Strogoff. Ilne pouvait plus douter qu’un corps de Tartares n’eût récemmentfranchi cette partie de la route, et, cependant, il étaitimpossible que ce fussent les soldats de l’émir, car ils n’auraientpu le devancer sans qu’il s’en fût aperçu. Mais alors quels étaientdonc ces nouveaux envahisseurs, et par quel chemin détourné de lasteppe avaient-ils pu rejoindre la grande route d’Irkoutsk? A quelsnouveaux ennemis le courrier du czar allait-il se heurterencore?

Ces appréhensions, Michel Strogoff ne les communiqua ni àNicolas, ni à Nadia, ne voulant pas les inquiéter. D’ailleurs, ilétait résolu à continuer sa route, tant qu’un infranchissableobstacle ne l’arrêterait pas. Plus tard, il verrait ce qu’ilconviendrait de faire.

Pendant la journée suivante, le passage récent d’une importantetroupe de cavaliers et de fantassins s’accusa de plus en plus. Desfumées furent aperçues au-dessus de l’horizon. La kibitka marchaavec précaution. Quelques maisons des bourgades abandonnéesbrûlaient encore, et, certainement, l’incendie n’y avait pas étéallumé depuis plus de vingt-quatre heures.

Enfin, dans la journée du 8 septembre, la kibitka s’arrêta. Lecheval refusait d’avancer. Serko aboyait lamentablement.

«Qu’y a-t-il? demanda Michel Strogoff.

—Un cadavre!» répondit Nicolas, qui se jeta hors de lakibitka.

Ce cadavre était celui d’un moujik, horriblement mutilé et déjàfroid.

Nicolas se signa. Puis, aidé de Michel Strogoff, il transportace cadavre sur le talus de la route. Il aurait voulu lui donner unesépulture décente, l’enterrer profondément, afin que lescarnassiers de la steppe ne pussent s’acharner sur ses misérablesrestes, mais Michel Strogoff ne lui en laissa pas le temps.

«Partons, ami, partons! s’écria-t-il. Nous ne pouvons nousretarder, même d’une heure!»

Et la kibitka reprit sa marche.

D’ailleurs, si Nicolas eût voulu rendre les derniers devoirs àtous les morts qu’il allait maintenant rencontrer sur la granderoute sibérienne, il n’aurait pu y suffire! Aux approches deNijni-Oudinsk, ce fut par vingtaines que l’on trouva de ces corps,étendus sur le sol.

Il fallait pourtant continuer à suivre ce chemin jusqu’au momentoù il serait manifestement impossible de le faire, sans tomberentre les mains des envahisseurs. L’itinéraire ne fut donc pasmodifié, et pourtant, dévastations et ruines s’accumulaient àchaque bourgade. Tous ces villages, dont les noms indiquent qu’ilsont été fondés par des exilés polonais, avaient été livrés auxhorreurs du pillage et de l’incendie. Le sang des victimes n’étaitpas même encore complètement figé. Quant à savoir dans quellesconditions ces funestes événements venaient d’être accomplis, on nele pouvait. Il ne restait plus un être vivant pour le dire.

Ce jour-là, vers quatre heures du soir, Nicolas signala àl’horizon les hauts clochers des églises de Nijni-Oudinsk. Ilsétaient couronnés de grosses volutes de vapeurs qui ne devaient pasêtre des nuages.

Nicolas et Nadia regardaient et communiquaient à Michel Strogoffle résultat de leurs observations. Il fallait prendre un parti. Sila ville était abandonnée, on pouvait la traverser sans risque,mais si, par un mouvement inexplicable, les Tartares l’occupaient,on devait à tout prix la tourner.

«Avançons prudemment, dit Michel Strogoff, mais avançons!»

Une verste fut encore parcourue.

«Ce ne sont pas des nuages, ce sont des fumées! s’écria Nadia.Frère, on incendie la ville!»

Ce n’était que trop visible, en effet. Des lueurs fuligineusesapparaissaient au milieu des vapeurs. Ces tourbillons devenaient deplus en plus épais et montaient dans le ciel. Aucun fuyard,d’ailleurs. Il était probable que les incendiaires avaient trouvéla ville abandonnée et qu’ils la brûlaient. Mais étaient-ce desTartares qui agissaient ainsi? Étaient-ce des Russes quiobéissaient aux ordres du grand-duc? Le gouvernement du czaravait-il voulu que depuis Krasnoiarsk, depuis l’Yeniseï, pas uneville, pas une bourgade ne pût offrir un refuge aux soldats del’émir? En ce qui concernait Michel Strogoff, devait-il s’arrêter,devait-il continuer sa route?

Il était indécis. Toutefois, après avoir pesé le pour et lecontre, il pensa que, quelles que fussent les fatigues d’un voyageà travers la steppe, sans chemin frayé, il ne devait pas risquer detomber une seconde fois entre les mains des Tartares. Il allaitdonc proposer à Nicolas de quitter la route et, s’il le fallaitabsolument, de ne la reprendre qu’après avoir tourné Nijni-Oudinsk,lorsqu’un coup de feu retentit sur la droite. Une balle siffla, etle cheval de la kibitka, frappé à la tête, tomba mort.

Au même instant, une douzaine de cavaliers se jetaient sur laroute, et la kibitka était entourée. Michel Strogoff, Nadia etNicolas, sans même avoir eu le temps de se reconnaître, étaientprisonniers et entraînés rapidement vers Nijni-Oudinsk.

Michel Strogoff, dans cette soudaine attaque, n’avait rien perdude son sang-froid. N’ayant pu voir ses ennemis, il n’avait pusonger à se défendre. Eût-il eu l’usage de ses yeux, il ne l’auraitpas tenté. C’eût été courir au-devant d’un massacre. Mais, s’il nevoyait pas, il pouvait écouter ce qu’ils disaient et lecomprendre.

En effet, à leur langage, il reconnut que ces soldats étaientdes Tartares, et, à leurs paroles, qu’ils précédaient l’armée desenvahisseurs.

Voici, d’ailleurs, ce que Michel Strogoff apprit, autant par lespropos qui furent tenus en ce moment devant lui que par leslambeaux de conversation qu’il surprit plus tard.

Ces soldats n’étaient pas directement sous les ordres de l’émir,retenu encore en arrière de l’Yeniseï. Ils faisaient partie d’unetroisième colonne, plus spécialement composée de Tartares deskhanats de Khokhand et de Koundouze, avec laquelle l’armée deFéofar devait opérer prochainement sa jonction aux environsd’Irkoutsk.

C’était sur les conseils d’Ivan Ogareff, et afin d’assurer lesuccès de l’invasion dans les provinces de l’est, que cettecolonne, après avoir franchi la frontière du gouvernement deSémipalatinsk et passé an sud du lac Balkhach, avait longé la basedes monts Altaï. Pillant et ravageant sous la conduite d’unofficier du khan de Koundouze, elle avait gagné le haut cours del’Yeniseï. Là, dans la prévision de ce qui s’était fait àKrasnoiarsk par ordre du czar, et pour faciliter le passage dufleuve aux troupes de l’émir, cet officier avait lancé au courantune flottille de barques qui, soit comme embarcations, soit commematériel de pont, permettraient a Féofar de reprendre sur la rivedroite la route d’Irkoutsk. Puis, cette troisième colonne, aprèsavoir contourné le pied des montagnes, avait descendu la vallée del’Yeniseï et rejoint cette route à la hauteur d’Alsalevsk. De là,depuis cette petite ville, l’effroyable accumulation de ruines, quifait le fond des guerres tartares. Nijni-Oudinsk venait de subir lesort commun, et les Tartares, au nombre de cinquante mille,l’avaient déjà quittée pour aller occuper les premières positionsdevant Irkoutsk. Avant peu, ils devraient avoir été ralliés par lestroupes de l’émir.

Telle était la situation à cette date,—situation des plus gravespour cette partie de la Sibérie orientale, complètement isolée, etpour les défenseurs, relativement peu nombreux, de sa capitale.

Voilà donc ce dont Michel Strogoff fut informé: arrivée devantIrkoutsk d’une troisième colonne de Tartares, et jonction prochainede l’émir et d’Ivan Ogareff avec le gros de leurs troupes.Conséquemment, l’investissement d’Irkoutsk, et, par suite, sareddition n’étaient plus qu’une affaire de temps, peut-être d’untemps très court.

On comprend de quelles pensées dut être assiégé Michel Strogoff!Qui s’étonnerait si, dans cette situation, il eût enfin perdu toutcourage, tout espoir? Il n’en fut rien, cependant, et ses lèvres nemurmurèrent pas d’autres paroles que celles-ci:

«J’arriverai!»

Une demi-heure après l’attaque des cavaliers tartares, MichelStrogoff, Nicolas et Nadia entraient à Nijni-Oudinsk. Le fidèlechien les avait suivis, mais de loin. Ils ne devaient pas séjournerdans la ville, qui était en flammes et que les derniers maraudeursallaient quitter.

Les prisonniers furent donc jetés sur des chevaux et entraînésrapidement, Nicolas, résigné comme toujours, Nadia, nullementébranlée dans sa foi en Michel Strogoff, Michel Strogoff,indifférent en apparence, mais prêt à saisir toute occasion des’échapper.

Les Tartares n’avaient pas été sans s’apercevoir que l’un deleurs prisonniers était aveugle, et leur barbarie naturelle lesporta à se faire un jeu de cet infortuné. On marchait vite. Lecheval de Michel Strogoff, n’ayant d’autre guide que lui et allantau hasard, faisait souvent des écarts qui portaient le désordredans le détachement. De là, des injures, des brutalités quibrisaient le coeur de la jeune fille et indignaient Nicolas. Maisque pouvaient-ils faire? Ils ne parlaient pas la langue de cesTartares, et leur intervention fut impitoyablement repoussée.

Bientôt même, ces soldats, par un raffinement de barbarie,eurent l’idée d’échanger ce cheval que montait Michel Strogoff pourun autre qui était aveugle. Ce qui motiva ce changement, ce fut laréflexion d’un des cavaliers, auquel Michel Strogoff avait entendudire:

«Mais il y voit peut-être, ce Russe là!»

Ceci se passait à soixante verstes de Nijni-Oudinsk, entre lesbourgades de Tatan et de Chibarlinskoë. On avait donc placé MichelStrogoff sur ce cheval, en lui mettant ironiquement les rênes à lamain. Puis, à coups de fouet, à coups de pierres, en l’excitant pardes cris, on le lança au galop.

L’animal, ne pouvant être maintenu en droite ligne par soncavalier, aveugle comme lui, tantôt se heurtait à quelque arbre,tantôt se jetait hors de la route. De là, des chocs, des chutesmême qui pouvaient être extrêmement funestes.

Michel Strogoff ne protesta pas. Il ne fit pas entendre uneplainte. Son cheval tombait-il, il attendait qu’on vînt le relever.On le relevait, en effet, et le cruel jeu continuait.

Nicolas, devant ces mauvais traitements, ne pouvait se contenir.Il voulait courir au secours de son compagnon. On l’arrêtait, on lebrutalisait.

Enfin, ce jeu se fût longtemps prolongé, sans doute, et à lagrande joie des Tartares, si un accident plus grave n’y eût misfin.

A un certain moment, dans la journée du 10 septembre, le chevalaveugle s’emporta et courut droit à une fondrière, profonde detrente à quarante pieds, qui bordait la route.

Nicolas voulut s’élancer! On le retint. Le cheval, n’étant pasguidé, se précipita avec son cavalier dans cette fondrière.

Nadia et Nicolas poussèrent un cri d’épouvante!… Ils durentcroire que leur malheureux compagnon avait été broyé dans cettechute!

Lorsqu’on alla le relever, Michel Strogoff, ayant pu se jeterhors de selle, n’avait aucune blessure, mais le malheureux chevalétait rompu de deux jambes et hors de service.

On le laissa mourir là, sans même lui donner le coup de grâce,et Michel Strogoff, attaché à la selle d’un Tartare, dut suivre àpied le détachement.

Pas une plainte encore, pas une protestation! Il marcha d’un pasrapide, à peine tiré par cette corde qui le liait. C’était toujours«l’homme de fer» dont le général Kissoff avait parlé au czar!

Le lendemain, 11 septembre, le détachement franchissait labourgade de Chibarlinskoë.

Alors un incident se produisit, qui devait avoir desconséquences très-graves.

La nuit était venue. Les cavaliers tartares, ayant fait halte,s’étaient plus ou moins enivrés. Ils allaient repartir.

Nadia, qui jusqu’alors, et comme par miracle, avait étérespectée de ces soldats, fut insultée par l’un d’eux.

Michel Strogoff n’avait pu voir ni l’insulte, ni l’insulteur,mais Nicolas avait vu pour lui.

Alors, tranquillement, sans avoir réfléchi, sans peut-être avoirla conscience de son action, Nicolas alla droit au soldat, et,avant que celui-ci eût pu faire un mouvement pour l’arrêter,saisissant un pistolet aux fontes de sa selle, il le lui déchargeaen pleine poitrine.

L’officier qui commandait le détachement accourut aussitôt aubruit de la détonation.

Les cavaliers allaient écharper le malheureux Nicolas, mais, àun signe de l’officier, on le garrotta, on le mit en travers sur uncheval, et le détachement repartit au galop.

La corde qui attachait Michel Strogoff, rongée par lui, se brisadans l’élan inattendu du cheval, et son cavalier, à demi ivre,emporté dans une course rapide, ne s’en aperçut même pas.

Michel Strogoff et Nadia se trouvèrent seuls sur la route.

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