Michel Strogoff

Chapitre 7Le passage de l’Yeniseï

Le 23 août, à là tombée du jour, la kibitka arrivait en vue deKrasnoiarsk. Le voyage depuis Tomsk avait duré huit jours. S’il nes’était pas accompli plus rapidement, quoi qu’eût pu faire MichelStrogoff, cela tenait surtout à ce que Nicolas avait peu dormi. Delà, impossibilité d’activer l’allure de son cheval, qui, end’autres mains, n’eût mis que soixante heures à faire ceparcours.

Très-heureusement, il n’était pas encore question des Tartares.Aucun éclaireur n’avait paru sur la route que venait de suivre lakibitka. Cela devait sembler assez inexplicable, et il fallaitévidemment qu’une grave circonstance eût empêché les troupes del’émir de sa porter sans retard sur Irkoutsk.

Cette circonstance s’était produite, en effet. Un nouveau corpsrusse, rassemblé en toute hâte dans le gouvernement d’Yeniseisk,avait marché sur Tomsk afin d’essayer de reprendre la ville. Mais,trop faible contre les troupes de l’émir, maintenant concentrées,il avait dû opérer sa retraite. Féofar-Khan, en comprenant sespropres soldats et ceux des khanats de Khokhand et de Koundouze,comptait alors sous ses ordres deux cent cinquante mille hommes,auxquels le gouvernement russe ne pouvait pas encore opposer deforces suffisantes. L’invasion ne semblait donc pas devoir êtreenrayée de sitôt, et toute la masse tartare allait pouvoir marchersur Irkoutsk.

La bataille de Tomsk était du 22 août,—ce que Michel Strogoffignorait,—mais ce qui expliquait pourquoi l’avant-garde de l’émirn’avait pas encore paru à Krasnoiarsk à la date du 25.

Toutefois, si Michel Strogoff ne pouvait connaître les derniersévénements qui s’étaient accomplis depuis son départ, du moinssavait-il ceci: c’est qu’il devançait les Tartares de plusieursjours, c’est qu’il ne devait pas désespérer d’atteindre avant euxla ville d’Irkoutsk, distante encore de huit cent cinquante verstes(900 kilomètres).

D’ailleurs, à Krasnoiarsk, dont la population est de douze milleâmes environ, il comptait bien que les moyens de transport nepourraient lui manquer. Puisque Nicolas Pigassof devait s’arrêterdans cette ville, il serait nécessaire de le remplacer par unguide, et de changer la kibitka pour un autre véhicule plus rapide.Michel Strogoff, après s’être adressé au gouverneur de la ville etavoir établi son identité et sa qualité de courrier du czar,—ce quilui serait aisé,—ne doutait pas qu’il ne fût mis à même d’atteindreIrkoutsk dans le plus court délai. Il n’aurait plus alors qu’àremercier ce brave Nicolas Pigassof et à partir immédiatement avecNadia, car il ne voulait pas la quitter avant de l’avoir remiseentre les mains de son père.

Cependant, si Nicolas avait résolu de s’arrêter à Krasnoiarsk,c’était, comme il le dit, «à la condition d’y trouver del’emploi.»

En effet, cet employé modèle, après avoir tenu, jusqu’à ladernière minute au poste de Kolyvan, cherchait à se mettre denouveau à la disposition de l’administration.

«Pourquoi toucherais-je des appointements que je n’aurais pasgagné?» répétait-il.

Aussi, au cas où ses services ne pourraient pas être utilisés àKrasnoiarsk, qui devait toujours se trouver en communicationtélégraphique avec Irkoutsk, il se proposait d’aller soit au posted’Oudinsk, soit même jusqu’à la capitale de la Sibérie. Donc, dansce cas, il continuerait à voyager avec le frère et la soeur, et enqui trouveraient-ils un guide plus sûr, un ami plus dévoué?

La kibitka n’était plus qu’à une demi-verste de Krasnoiarsk. Onvoyait à droite et à gauche les nombreuses croix de bois qui sedressent sur le chemin aux approches de la ville. Il était septheures du soir. Sur le ciel clair se dessinaient la silhouette deséglises et le profil des maisons construites sur la haute falaisede l’Yeniseï. Les eaux du fleuve miroitaient sous les dernièreslueurs éparses dans l’atmosphère.

La kibitka s’était arrêtée.

«Où sommes-nous, soeur? demanda Michel Strogoff.

—A une demi-verste au plus des premières maisons, réponditNadia.

—Est-ce donc une ville endormie? reprit Michel Strogoff. Nulbruit n’arrive à mon oreille.

—Et je ne vois pas une lumière briller dans l’ombre, pas unefumée monter dans l’air, ajouta Nadia.

—La singulière ville! dit Nicolas. On n’y fait pas de bruit eton s’y couche de bonne heure!»

Michel Strogoff eut l’esprit traversé d’un pressentiment demauvais augure. Il n’avait point dit à Nadia tout ce qu’il avaitconcentré d’espérances sur Krasnoiarsk, où il comptait trouver lesmoyens d’achever sûrement son voyage. Il craignait tant que sonespoir ne fût encore une fois déçu! Mais Nadia avait deviné sapensée, bien qu’elle ne comprit plus pourquoi son compagnon avaithâte d’arriver à Irkoutsk, maintenant que la lettre impériale luimanquait. Un jour même, elle l’avait pressenti à cet égard.

«J’ai juré d’aller à Irkoutsk,» s’était-il contenté de luirépondre.

Mais, pour accomplir sa mission, encore fallait-il qu’il trouvâtà Krasnoiarsk quelque rapide mode de locomotion.

«Eh bien, ami, dit-il a Nicolas, pourquoi n’avançons-nouspas?

—C’est que je crains de réveiller les habitants de la ville avecle bruit de ma charrette!»

Et, d’un léger coup de fouet, Nicolas stimula son cheval. Serkopoussa quelques aboiements, et la kibitka descendit au petit trotla route qui s’engageait dans Krasnoiarsk.

Dix minutes après, elle entrait dans la grande rue. Krasnoiarskétait déserte! Il n’y avait plus un Athénien dans cette «Athènes duNord», ainsi que l’appelle Mme de Bourboulon. Pas un de seséquipages, si brillamment attelés, n’en parcourait les rues propreset larges. Pas un passant ne suivait les trottoirs établis à labase de ses magnifiques maisons de bois, d’un aspect monumental!Pas une élégante Sibérienne, habillée aux dernières modes deFrance, ne se promenait au milieu de cet admirable parc, taillédans une forêt de bouleaux, qui se prolonge jusqu’aux berges del’Yeniseï! La grosse cloche de la cathédrale était muette, lescarillons des églises se taisaient, et il est rare, cependant,qu’une ville russe ne soit pas emplie du son de ses cloches! Mais,ici, c’était l’abandon complet. Il n’y avait plus un être vivantdans cette ville, naguère si vivante!

Le dernier télégramme parti du cabinet du czar, avant la rupturedu fil, avait donné ordre au gouverneur, à la garnison, auxhabitants, quels qu’ils fussent d’abandonner Krasnoiarsk,d’emporter tout objet ayant quelque valeur ou qui aurait pu être dequelque utilité aux Tartares, et de se réfugier à Irkoutsk. Mêmeinjonction à tous les habitants des bourgades de la province.C’était le désert que le gouvernement moscovite voulait fairedevant les envahisseurs. Ces ordres à la Rostopschine, on ne songeapas à les discuter, même un instant. Ils furent exécutés, et c’estpourquoi il ne restait plus un seul être vivant à Krasnoiarsk.

Michel Strogoff, Nadia et Nicolas parcoururent silencieusementles rues de la ville. Ils éprouvaient une involontaire impressionde stupeur. Eux seuls produisaient le seul bruit qui se fit alorsdans cette cité morte. Michel Strogoff ne laissa rien paraître dece qu’il ressentait alors, mais il dut éprouver comme un mouvementde rage contre la mauvaise chance qui le poursuivait, car sesespérances étaient encore une fois trompées.

«Bon Dieu! s’écria Nicolas, jamais je ne gagnerai mesappointements dans ce désert!

—Ami, dit Nadia, il faut reprendre avec nous la routed’Irkoutsk.

—Il le faut, en vérité! répondit Nicolas. Le fil doit encorefonctionner entre Oudinsk et Irkoutsk, et la… Partons-nous, petitpère?

—Attendons à demain, répondit Michel Strogoff.

—Tu as raison, répondit Nicolas. Nous avons l’Yeniseï àtraverser, et il est nécessaire d’y voir!… .

—Y voir!» murmura Nadia, en songeant à son compagnonaveugle.

Nicolas l’avait entendue, et, se retournant vers MichelStrogoff:

«Pardon, petit père, dit-il. Hélas! la nuit et le jour, il estvrai que c’est tout un pour toi!

—Ne te reproche rien, ami, répondit Michel Strogoff, qui passasa main sur ses yeux, Avec toi pour guide, je puis agir encore.Prends donc quelques heures de repos. Que Nadia se repose aussi.Demain, il fera jour!»

Michel Strogoff, Nadia et Nicolas n’eurent pas à chercherlongtemps pour trouver un lieu de repos. La première maison dontils poussèrent la porte était vide, aussi bien que toutes lesautres. Il ne s’y trouvait que quelques bottes de feuillage. Fautede mieux, le cheval dut se contenter de cette maigre nourriture.Quant aux provisions de la kibitka, elles n’étaient pas épuisées,et chacun en prit sa part. Puis, après s’être agenouillés devantune modeste image de la Panaghia suspendue a la muraille, et que ladernière flamme d’une lampe éclairait encore, Nicolas et la jeunefille s’endormirent, tandis que veillait Michel Strogoff, sur quile sommeil ne pouvait avoir prise.

Le lendemain, 26 août, avant l’aube, la kibitka, réattelée,traversait le parc de bouleaux pour atteindre la berge del’Yeniseï.

Michel Strogoff était vivement préoccupé. Comment ferait-il pourtraverser le fleuve, si, ce qui était probable, toute barque ou bacavaient été détruits afin de retarder la marche des Tartares? Ilconnaissait l’Yeniseï, l’ayant déjà franchi plusieurs fois. Ilsavait que sa largeur est considérable, que les rapides sontviolents dans le double lit qu’il s’est creusé entre les îles. Endes circonstances ordinaires, au moyen de ces bacs spécialementétablis pour le transport des voyageurs, des voitures et deschevaux, le passage de l’Yeniseï exige un laps de trois heures, etce n’est qu’au prix d’extrêmes difficultés que ces bacs atteignentsa rive droite. Or, en l’absence de toute embarcation, comment lakibitka irait-elle d’une rive à l’autre?

«Je passerai quand même!» répéta Michel Strogoff.

Le jour commençait à se lever, lorsque la kibitka arriva sur larive gauche, la même où aboutissait une des grandes allées du parc.En cet endroit, les berges dominaient d’une centaine de pieds lecours de l’Yeniseï. On pouvait donc l’observer sur une vasteétendue.

«Voyez-vous un bac? demanda Michel Strogoff, en portantavidement ses yeux d’un côté et de l’autre, par une habitudemachinale, sans doute, et comme s’il eût pu voir lui-même.

—Il fait à peine jour, frère, répondit Nadia. La brume estencore épaisse sur le fleuve, et on ne peut en distinguer leseaux.

—Mais je les entends mugir?» répondit Michel Strogoff.

En effet, des couches inférieures de ce brouillard sortait unsourd tumulte de courants et de contre-courants quis’entrechoquaient. Les eaux, très-hautes à cette époque de l’année,devaient couler avec une torrentueuse violence. Tous troisécoutaient, attendant que le rideau de brumes se levât. Le soleilmontait rapidement au-dessus de l’horizon, et ses premiers rayonsn’allaient pas tarder à pomper ces vapeurs.

«Eh bien? demanda Michel Strogoff.

—Les brumes commencent à rouler, frère, répondit Nadia, et lejour les pénètre déjà.

—Tu ne vois pas encore le niveau du fleuve, soeur?

—Pas encore.

—Un peu de patience, petit père, dit Nicolas. Tout cela va sefondre! Tiens! voila le vent qui souffle! Il commence à dissiper cebrouillard. Les hautes collines de la rive droite montrent déjàleurs rangées d’arbres! Tout s’en va! Tout s’envole! Les bonsrayons du soleil ont condensé cet amas de brumes! Ah! que c’estbeau, mon pauvre aveugle, et quel malheur pour toi de ne paspouvoir contempler un tel spectacle!

—Vois-tu un bateau? demanda Michel Strogoff.

—Je n’en vois aucun, répondit Nicolas.

—Regarde bien, ami, sur cette rive et sur la rive opposée, aussiloin que puisse aller ta vue! Un bateau, une barque, un canotd’écorce!»

Nicolas et Nadia, se retenant aux derniers bouleaux de lafalaise, s’étaient penchés au-dessus du fleuve. Le champ offert àleurs regards était immense alors. L’Yeniseï, en cet endroit, nemesure pas moins d’une verste et demie, et forme deux bras,d’importance inégale, que les eaux suivaient avec rapidité. Entreces bras reposent plusieurs îles, plantées d’aunes, de saules et depeupliers, qui semblaient être autant de navires verdoyants, ancrésdans le fleuve. Au delà s’étageaient les hautes collines de la riveorientale, couronnées de forêts dont les cimes s’empourpraientalors de lumière. En amont et en aval, l’Yeniseï s’enfuyait à pertede vue. Tout cet admirable panorama s’arrondissait pour le regardsur un périmètre de cinquante verstes.

Mais, pas une embarcation, ni sur la rive gauche, ni sur la rivedroite, ni à la berge des îles. Toutes avaient été emmenées oudétruites par ordre. Très-certainement, si les Tartares nefaisaient pas venir du sud le matériel nécessaire à l’établissementd’un pont de bateaux, leur marche vers Irkoutsk serait arrêtéependant un certain temps devant cette barrière de l’Yeniseï.

«Je me souviens, dit alors Michel Strogoff. Il y a plus haut,aux dernières maisons de Krasnoiarsk, un petit port d’embarquement.C’est là que les bacs accostent. Ami, remontons le cours du fleuve,et vois si quelque barque n’a pas été oubliée sur la rive.»

Nicolas s’élança dans la direction indiquée. Nadia avait prisMichel Strogoff par la main et le guidait d’un pas rapide. Unebarque, un simple canot assez grand pour porter la kibitka, ou, àson défaut, ceux qu’elle avait amenés jusqu’ici, et Michel Strogoffn’hésiterait pas à tenter le passage!

Vingt minutes après, tous trois avaient atteint le petit portd’embarquement, dont les dernières maisons s’abaissaient au niveaudu fleuve. C’était une sorte de village placé au bas deKrasnoiarsk.

Mais il n’y avait pas une embarcation sur la grève, pas un canotà l’estacade qui servait d’embarcadère, rien même dont on pûtconstruire un radeau suffisant pour trois personnes.

Michel Strogoff avait interrogé Nicolas, et celui-ci lui avaitfait cette décourageante réponse que la traversée du fleuve luisemblait être absolument impraticable.

«Nous passerons,» répondit Michel Strogoff.

Et les recherches continuèrent. On fouilla les quelques maisonsassises sur la berge et abandonnées comme toutes celles deKrasnoiarsk. Il n’y avait qu’à en pousser les portes. C’étaient descabanes de pauvres gens, entièrement vides. Nicolas visitait l’une,Nadia parcourait l’autre. Michel Strogoff, lui-même, entrait ça etlà et cherchait à reconnaître de la main quelque objet qui pût luiêtre utile.

Nicolas et la jeune fille, chacun de son côté, avaient vainementfureté dans ces cabanes, et ils se disposaient à abandonner leursrecherches, lorsqu’ils s’entendirent appeler.

Tous deux regagnèrent la berge et aperçurent Michel Strogoff surle seuil d’une porte.

«Venez!» leur cria-t-il.

Nicolas et Nadia allèrent aussitôt vers lui, et, à sa suite, ilsentrèrent dans la cabane.

«Qu’est-ce que cela? demanda Michel Strogoff, en touchant de lamain divers objets entassés au fond d’un cellier.

—Ce sont des outres, répondit Nicolas, et il y en a, ma foi, unedemi-douzaine!

—Elles sont pleines?…

—Oui, pleines de koumyss, et voilà qui vient à propos pourrenouveler notre provision!»

Le «koumyss» est une boisson fabriquée avec du lait de jument oude chamelle, boisson fortifiante, enivrante même, et Nicolas nepouvait que se féliciter de la trouvaille.

«Mets-en une à part, lui dit Michel Strogoff, mais vide toutesles autres.

—A l’instant, petit père.

—Voilà qui nous aidera à traverser l’Yeniseï.

—Et le radeau?

—Ce sera la kibitka elle-même, qui est assez légère pourflotter. D’ailleurs, nous la soutiendrons, ainsi que le cheval,avec ces outres.

—Bien imaginé, petit père, s’écria Nicolas, et, Dieu aidant,nous arriverons à bon port… . peut-être pas en droite ligne, car lecourant est rapide!

—Qu’importe! répondit Michel Strogoff. Passons d’abord, et noussaurons bien retrouver la route d’Irkoutsk au delà du fleuve.

—A l’ouvrage,» dit Nicolas, qui commença à vider les outres et àles transporter jusqu’à la kibitka.

Une outre, pleine de koumyss, fut réservée, et les autres,refermées avec soin après avoir été préalablement remplies d’air,furent employées comme appareils flottants. Deux de ces outres,attachées au flanc du cheval, étaient destinées à le soutenir à lasurface du fleuve. Deux autres, placées aux brancards de lakibitka, entre les roues, eurent pour but d’assurer la ligne deflottaison de sa caisse, qui se transformerait ainsi en radeau.

Cet ouvrage fut bientôt achevé.

«Tu n’auras pas peur, Nadia? demanda Michel Strogoff.

—Non, frère, répondit la jeune fille.

—Et toi, ami?

—Moi! s’écria Nicolas. Je réalise enfin un de mes rêves:naviguer en charrette!»

En cet endroit, la berge, assez déclive, était favorable aulancement de la kibitka. Le cheval la traîna jusqu’à la lisière deseaux, et bientôt l’appareil et son moteur flottèrent à la surfacedu fleuve. Quant à Serko, il s’était bravement mis à la nage.

Les trois passagers, debout sur la caisse, s’étaient déchausséspar précaution, mais, grâce aux outres, ils n’eurent pas même d’eaujusqu’aux chevilles.

Michel Strogoff tenait les guides du cheval, et, selon lesindications que lui donnait Nicolas, il dirigeait obliquementl’animal, mais en le ménageant, car il ne voulait pas l’épuiser àlutter contre le courant. Tant que la kibitka suivit le fil deseaux, cela alla bien, et, au bout de quelques minutes, elle avaitdépassé les quais de Krasnoiarsk. Elle dérivait vers le nord, et ilétait déjà évident qu’elle n’accosterait l’autre rive que bien enaval de la ville. Mais peu importait.

La traversée de l’Yeniseï se serait donc faite sans grandesdifficultés, même sur cet appareil imparfait, si le courant eut étéétabli d’une manière régulière. Mais, très-malheureusement,plusieurs tourbillons se creusaient à la surface des eauxtumultueuses, et, bientôt, la kibitka, malgré toute la vigueurqu’employa Michel Strogoff à la faire dévier, fut irrésistiblemententraînée dans un de ces entonnoirs.

Là, le danger devint très-grand. La kibitka n’obliquait plusvers la rive orientale, elle ne dérivait plus, elle tournait avecune extrême rapidité, s’inclinant vers le centre du remous, commeun écuyer sur la piste d’un cirque. Sa vitesse était extrême. Lecheval pouvait à peine maintenir sa tête hors de l’eau et risquaitd’être asphyxié dans le tourbillon. Serko avait dû prendre un pointd’appui sur la kibitka.

Michel Strogoff comprit ce qui se passait. Il se sentit entraînésuivant une ligne circulaire qui se rétrécissait peu à peu et dontil ne pouvait plus sortir. Il ne dit pas une parole. Ses yeuxauraient voulu voir le péril, pour mieux l’éviter… . Ils ne lepouvaient plus!

Nadia se taisait aussi. Ses mains, cramponnées aux ridelles dela charrette, la soutenaient contre les mouvements désordonnés del’appareil, qui s’inclinait de plus en plus vers le centre dedépression.

Quant à Nicolas, ne comprenait-il pas la gravité de lasituation? Était-ce chez lui flegme ou mépris du danger, courage ouindifférence? La vie était-elle sans valeur à ses yeux, et, suivantl’expression des Orientaux, «une hôtellerie de cinq jours», que,bon gré mal gré, il faut quitter le sixième? En tout cas, sasouriante figure ne se démentit pas un instant.

La kibitka restait donc engagée dans ce tourbillon, et le chevalétait à bout d’efforts. Tout à coup, Michel Strogoff, se défaisantde ceux de ses vêtements qui pouvaient le gêner, se jeta à l’eau;puis, empoignant d’un bras vigoureux la bride du cheval effaré, illui donna une telle impulsion, qu’il parvint à le rejeter hors durayon d’attraction, et, reprise aussitôt par le rapide courant, lakibitka dériva avec une nouvelle vitesse.

«Hurrah!» s’écria Nicolas.

Deux heures seulement après avoir quitté le port d’embarquement,la kibitka avait traversé le grand bras du fleuve et venaitaccoster la berge d’une île, à plus de six verstes au-dessous deson point de départ.

Là, le cheval remonta la charrette sur la rive, et une heure derepos fut donnée au courageux animal. Puis, l’île ayant ététraversée dans toute sa largeur sous le couvert de ses magnifiquesbouleaux, la kibitka se trouva au bord du petit bras del’Yeniseï.

Cette traversée se fit plus facilement. Aucun tourbillon nerompait le cours du fleuve dans ce second lit, mais le courant yétait tellement rapide, que la kibitka n’accosta la rive droitequ’à cinq verstes en aval. C’était, en tout, onze verstes dont elleavait dérivé.

Ces grands cours d’eau du territoire sibérien, sur lesquelsaucun pont n’est jeté encore, sont de sérieux obstacles à lafacilité des communications. Tous avaient été plus ou moinsfunestes à Michel Strogoff. Sur l’Irtyche, le bac qui le portaitavec Nadia avait été attaqué par les Tartares. Sur l’Obi, après queson cheval eut été frappé d’une balle, il n’avait échappé que parmiracle aux cavaliers qui le poursuivaient. En somme, c’étaitencore ce passage de l’Yeniseï qui s’était opéré le moinsmalheureusement.

«Cela n’aurait pas été si amusant, s’écria Nicolas en sefrottant les mains, lorsqu’il débarqua sur la rive droite dufleuve, si cela n’avait pas été si difficile!

—Ce qui n’a été que difficile pour nous, ami, répondit MichelStrogoff, sera peut-être impossible aux Tartares!»

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