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Michel Strogoff

Michel Strogoff

de Jules Verne

Partie 1

 

Chapitre 1 Une fête au palais-neuf

«Sire, une nouvelle dépêche.

—D’où vient-elle?

—De Tomsk.

—Le fil est coupé au delà de cette ville?

—Il est coupé depuis hier.

—D’heure en heure, général, fais passer un télégramme à Tomsk,et que l’on me tienne au courant.

—Oui, sire,» répondit le général Kissoff.

Ces paroles étaient échangées à deux heures du matin, au moment où la fête, donnée au Palais-Neuf, était dans toute sa magnificence.

Pendant cette soirée, la musique des régiments de Préobrajensky et de Paulowsky n’avait cessé de jouer ses polkas, ses mazurkas,ses scottischs et ses valses, choisies parmi les meilleures du répertoire. Les couples de danseurs et de danseuses se multipliaient à l’infini à travers les splendides salons de ce palais, élevé a quelques pas de la «vieille maison de pierres», où tant de drames terribles s’étaient accomplis autrefois, et dont leséchos se réveillèrent, cette nuit-là, pour répercuter des motifs dequadrilles.

Le grand maréchal de la cour était, d’ailleurs, bien secondédans ses délicates fonctions. Les grands-ducs et leurs aides decamp, les chambellans de service, les officiers du palaisprésidaient eux-mêmes à l’organisation des danses. Lesgrandes-duchesses, couvertes de diamants, les dames d’atour,revêtues de leurs costumes de gala, donnaient vaillamment l’exempleaux femmes des hauts fonctionnaires militaires et civils del’ancienne «ville aux blanches pierres». Aussi, lorsque le signalde la «polonaise» retentit, quand les invité de tout rang prirentpart à cette promenade cadencée, qui, dans les solennités de cegenre, a toute l’importance d’une danse nationale, le mélange deslongues robes étagées de dentelles et des uniformes chamarrés dedécorations offrit-il un coup d’oeil indescriptible, sous lalumière de cent lustres que décuplait la réverbération desglaces.

Ce fut un éblouissement.

D’ailleurs, le grand salon, le plus beau de tous ceux quepossède le Palais-Neuf, faisait à ce cortège de hauts personnageset de femmes splendidement parées un cadre digne de leurmagnificence. La riche voûte, avec ses dorures, adoucies déjà sousla patine du temps, était comme étoilée de points lumineux. Lesbrocarts des rideaux et des portières, accidentés de plis superbes,s’empourpraient de tons chauds, qui se cassaient violemment auxangles de la lourde étoffe.

A travers les vitres des vastes baies arrondies en plein cintre,la lumière dont les salons étaient imprégnés, tamisée par une buéelégère, se manifestait au dehors comme un reflet d’incendie ettranchait vivement avec la nuit qui, pendant quelques heures,enveloppait ce palais étincelant. Aussi, ce contraste attirait-ill’attention de ceux des invités que les danses ne réclamaient pas.Lorsqu’ils s’arrêtaient aux embrasures des fenêtres, ils pouvaientapercevoir quelques clochers, confusément estompés dans l’ombre,qui profilaient çà et là leurs énormes silhouettes. Au-dessous desbalcons sculptés, ils voyaient se promener silencieusement denombreuses sentinelles, le fusil horizontalement couché surl’épaule, et dont le casque pointu s’empanachait d’une aigrette deflamme sous l’éclat des feux lancés au dehors. Ils entendaientaussi le pas des patrouilles qui marquait la mesure sur les dallesde pierre, avec plus de justesse peut-être que le pied des danseurssur le parquet des salons. De temps en temps, le cri desfactionnaires se répétait de poste en poste, et, parfois, un appelde trompette, se mêlant aux accords de l’orchestre, jetait sesnotes claires au milieu de l’harmonie générale.

Plus bas encore, devant la façade, des masses sombres sedétachaient sur les grands cônes de lumière que projetaient lesfenêtres du Palais-Neuf. C’étaient des bateaux qui descendaient lecours d’une rivière, dont les eaux, piquées par la lueur vacillantede quelques fanaux, baignaient les premières assises desterrasses.

Le principal personnage du bal, celui qui donnait cette fête, etauquel le général Kissoff avait attribué une qualification réservéeaux souverains, était simplement vêtu d’un uniforme d’officier deschasseurs de la garde. Ce n’était point affectation de sa part,mais habitude d’un homme peu sensible aux recherches de l’apparat.Sa tenue contrastait donc avec les costumes superbes qui semélangeaient autour de lui, et c’est même ainsi qu’il se montrait,la plupart du temps, au milieu de son escorte de Géorgiens, deCosaques, de Lesghiens, éblouissants escadrons, splendidementrevêtus des brillants uniformes du Caucase.

Ce personnage, haut de taille, l’air affable, la physionomiecalme, le front soucieux cependant, allait d’un groupe à l’autre,mais il parlait peu, et même il ne semblait prêter qu’une vagueattention, soit aux propos joyeux des jeunes invités, soit auxparoles plus graves des hauts fonctionnaires ou des membres ducorps diplomatique qui représentaient près de lui les principauxÉtats de l’Europe. Deux ou trois de ces perspicaces hommespolitiques—physionomistes par état—avaient bien cru observer sur levisage de leur hôte quelque symptôme d’inquiétude, dont la causeleur échappait, mais pas un seul ne se fût permis de l’interroger àce sujet. En tout cas, l’intention de l’officier des chasseurs dela garde était, à n’en pas douter, que ses secrètes préoccupationsne troublassent cette fête en aucune façon, et comme il était un deces rares souverains auxquels presque tout un monde s’est habitué àobéir, même en pensée, les plaisirs du bal ne se ralentirent pas uninstant.

Cependant, le général Kissoff attendait que l’officier auquel ilvenait de communiquer la dépêche expédiée de Tomsk lui donnâtl’ordre de se retirer, mais celui-ci restait silencieux. Il avaitpris le télégramme, il l’avait lu, et son front s’assombritdavantage. Sa main se porta même involontairement à la garde de sonépée et remonta vers ses yeux, qu’elle voila un instant. On eût ditque l’éclat des lumières le blessait et qu’il recherchaitl’obscurité pour mieux voir en lui-même.

«Ainsi, reprit-il après avoir conduit le général Kissoff dansl’embrasure d’une fenêtre, depuis hier nous sommes sanscommunication avec le grand-duc mon frère?

—Sans communication, sire, et il est à craindre que les dépêchesne puissent bientôt plus passer la frontière sibérienne.

—Mais les troupes des provinces de l’Amour et d’Iakoutsk, ainsique celles de la Transbaikalie, ont reçu l’ordre de marcherimmédiatement sur Irkoutsk?

—Cet ordre a été donné par le dernier télégramme que nous avonspu faire parvenir au delà du lac Baïkal.

—Quant aux gouvernements de l’Yeniseisk, d’Omsk, deSémipalatinsk, de Tobolsk, nous sommes toujours en communicationdirecte avec eux depuis le début de l’invasion?

—Oui, sire, nos dépêches leur parviennent, et nous avons lacertitude, à l’heure qu’il est, que les Tartares ne se sont pasavancés au delà de l’Irtyche et de l’Obi.

—Et du traître Ivan Ogareff, on n’a aucune nouvelle?

—Aucune, répondit le général Kissoff. Le directeur de la policene saurait affirmer s’il a passé ou non la frontière.

—Que son signalement soit immédiatement envoyé à Nijni-Novgorod,à Perm, à Ékaterinbourg, à Kassimow, à Tioumen, à Ichim, à Omsk, àÉlamsk, à Kolyvan, à Tomsk, à tous les postes télégraphiques aveclesquels le fil correspond encore!

—Les ordres de Votre Majesté vont être exécutés à l’instant,répondit le général Kissoff.

—Silence sur tout ceci!»

Puis, ayant fait un signe de respectueuse adhésion, le général,après s’être incliné, se confondit d’abord dans la foule, et quittabientôt les salons, sans que son départ eût été remarqué.

Quant à l’officier, il resta rêveur pendant quelques instants,et lorsqu’il revint se mêler aux divers groupes de militaires etd’hommes politiques qui s’étaient formés sur plusieurs points dessalons, son visage avait repris tout le calme dont il s’était unmoment départi.

Cependant, le fait grave qui avait motivé ces paroles,rapidement échangées, n’était pas aussi ignoré que l’officier deschasseurs de la garde et le général Kissoff pouvaient le croire. Onn’en parlait pas officiellement, il est vrai, ni mêmeofficieusement, puisque les langues n’étaient pas déliées «parordre», mais quelques hauts personnages avaient été informés plusou moins exactement des événements qui s’accomplissaient au delà dela frontière. En tout cas, ce qu’ils ne savaient peut-être qu’à peuprès, ce dont ils ne s’entretenaient pas, même entre membres ducorps diplomatique, deux invités qu’aucun uniforme, aucunedécoration ne signalait à cette réception du Palais-Neuf, encausaient à voix basse et paraissaient avoir reçu des informationsassez précises.

Comment, par quelle voie, grâce à quel entregent, ces deuxsimples mortels savaient-ils ce que tant d’autres personnages, etdes plus considérables, soupçonnaient à peine? on n’eût pu le dire.Était-ce chez eux don de prescience ou de prévision?Possédaient-ils un sens supplémentaire, qui leur permettait de voirau delà de cet horizon limité auquel est borné tout regard humain?Avaient-ils un flair particulier pour dépister les nouvelles lesplus secrètes? Grâce à cette habitude, devenue chez eux une secondenature, de vivre de l’information et par l’information, leur natures’était-elle donc transformée? on eût été tenté de l’admettre.

De ces deux hommes, l’un était Anglais, l’autre Français, tousdeux grands et maigres,—celui-ci brun comme les méridionaux de laProvence,—celui-là roux comme un gentleman du Lancashire.L’Anglo-Normand, compassé, froid, flegmatique, économe demouvements et de paroles, semblait ne parler ou gesticuler que sousla détente d’un ressort qui opérait à intervalles réguliers. Aucontraire, le Gallo-Romain, vif, pétulant, s’exprimait tout à lafois des lèvres, des yeux, des mains, ayant vingt manières derendre sa pensée, lorsque son interlocuteur paraissait n’en avoirqu’une seule, immuablement stéréotypée dans son cerveau.

Ces dissemblances physiques eussent facilement frappé le moinsobservateur des hommes; mais un physionomiste, en regardant d’unpeu près ces deux étrangers, aurait nettement déterminé lecontraste physiologique qui les caractérisait, en disant que si leFrançais était «tout yeux», l’Anglais était «tout oreilles».

En effet, l’appareil optique de l’un avait été singulièrementperfectionné par l’usage. La sensibilité de sa rétine devait êtreaussi instantanée que celle de ces prestidigitateurs, quireconnaissent une carte rien que dans un mouvement rapide de coupe,ou seulement à la disposition d’un tarot inaperçu de tout autre. CeFrançais possédait donc au plus haut degré ce que l’on appelle «lamémoire de l’oeil».

L’Anglais, au contraire, paraissait spécialement organisé pourécouter et pour entendre. Lorsque son appareil auditif avait étéfrappé du son d’une voix, il ne pouvait plus l’oublier, et dans dixans, dans vingt ans, il l’eût reconnu entre mille. Ses oreillesn’avaient certainement pas la possibilité de se mouvoir commecelles des animaux qui sont pourvus de grands pavillons auditifs;mais, puisque les savants ont constaté que les oreilles humaines nesont «qu’à peu près» immobiles, on aurait eu le droit d’affirmerque celles du susdit Anglais, se dressant, se tordant, s’obliquant,cherchaient à percevoir les sons d’une façon quelque peu apparentepour le naturaliste.

Il convient de faire observer que cette perfection de la vue etde l’ouïe chez ces deux hommes les servait merveilleusement dansleur métier, car l’Anglais était un correspondant duDaily-Telegraph, et le Français, un correspondant du… . De queljournal ou de quels journaux, il ne le disait pas, et lorsqu’on lelui demandait, il répondait plaisamment qu’il correspondait avec«sa cousine Madeleine». Au fond, ce Français, sous son apparencelégère, était très-perspicace et très-fin. Tout en parlant un peu àtort et à travers, peut-être pour mieux cacher son désird’apprendre, il ne se livrait jamais. Sa loquacité même le servaità se taire, et peut-être était-il plus serré, plus discret que sonconfrère du Daily-Telegraph.

Et si tous deux assistaient à cette fête, donnée au Palais-Neufdans la nuit du 15 au 16 juillet, c’était en qualité dejournalistes, et pour la plus grande édification de leurslecteurs.

Il va sans dire que ces deux hommes étaient passionnés pour leurmission en ce monde, qu’ils aimaient à se lancer comme des furetssur la piste des nouvelles les plus inattendues, que rien ne leseffrayait ni ne les rebutait pour réussir, qu’ils possédaientl’imperturbable sang-froid et la réelle bravoure des gens dumétier. Vrais jockeys de ce steeple-chase, de cette chasse àl’information, ils enjambaient les haies, ils franchissaient lesrivières, ils sautaient les banquettes avec l’ardeur incomparablede ces coureurs pur sang, qui veulent arriver «bons premiers» oumourir!

D’ailleurs, leurs journaux ne leur ménageaient pas l’argent,—leplus sûr, le plus rapide, le plus parfait élément d’informationconnu jusqu’à ce jour. Il faut ajouter aussi, et à leur honneur,que ni l’un ni l’autre ne regardaient ni n’écoutaient jamaispar-dessus les murs de la vie privée, et qu’ils n’opéraient quelorsque des intérêts politiques ou sociaux étaient en jeu. En unmot, ils faisaient ce qu’on appelle depuis quelques années «legrand reportage politique et militaire».

Seulement, on verra, en les suivant de près, qu’ils avaient laplupart du temps une singulière façon d’envisager les faits etsurtout leurs conséquences, ayant chacun «leur manière à eux» devoir et d’apprécier. Mais enfin, comme ils y allaient bon jeu bonargent, et ne s’épargnaient en aucune occasion, on aurait eumauvaise grâce à les en blâmer.

Le correspondant français se nommait Alcide Jolivet. HarryBlount était le nom du correspondant anglais. Ils venaient de serencontrer pour la première fois à cette fête du Palais-Neuf, dontils avaient été chargés de rendre compte dans leur journal. Ladiscordance de leur caractère, jointe à une certaine jalousie demétier, devait les rendre assez peu sympathiques l’un à l’autre.Cependant, ils ne s’évitèrent pas et cherchèrent plutôt à sepressentir réciproquement sur les nouvelles du jour. C’étaient deuxchasseurs, après tout, chassant sur le même territoire, dans lesmêmes réserves. Ce que l’un manquait pouvait être avantageusementtiré par l’autre, et leur intérêt même voulait qu’ils fussent àportée de se voir et de s’entendre.

Ce soir-là, ils étaient donc tous les deux à l’affût. Il yavait, en effet, quelque chose dans l’air.

«Quand ce ne serait qu’un passage de canards, se disait AlcideJolivet, ça vaut son coup de fusil!»

Les deux correspondants furent donc amenés à causer l’un avecl’autre pendant le bal, quelques instants après la sortie dugénéral Kissoff, et ils le firent en se tâtant un peu.

«Vraiment, monsieur, cette petite fête est charmante! dit d’unair aimable Alcide Jolivet, qui crut devoir entrer en conversationpar cette phrase éminemment française.

—J’ai déjà télégraphié: splendide! répondit froidement HarryBlount, en employant ce mot, spécialement consacré pour exprimerl’admiration quelconque d’un citoyen du Royaume-Uni.

—Cependant, ajouta Alcide Jolivet, j’ai cru devoir marquer enmême temps à ma cousine… .

—Votre cousine?… répéta Harry Blount d’un ton surpris, eninterrompant son confrère.

—Oui,… reprit Alcide Jolivet, ma cousine Madeleine… C’est avecelle que je corresponds! Elle aime à être informée vite et bien, macousine!.. J’ai donc cru devoir lui marquer que, pendant cettefête, une sorte de nuage avait semblé obscurcir le front dusouverain.

—Pour moi, il m’a paru rayonnant, répondit Harry Blount, quivoulait peut-être dissimuler sa pensée à ce sujet.

—Et, naturellement, vous l’avez fait «rayonner» dans lescolonnes du Daily-Telegraph.

—Précisément.

—Vous rappelez-vous, monsieur Blount, dit Alcide Jolivet, ce quis’est passé à Zakret en 1812?

—Je me le rappelle comme si j’y avais été, monsieur, répondit lecorrespondant anglais.

—Alors, reprit Alcide Jolivet, vous savez qu’au milieu d’unefête donnée en son honneur, on annonça à l’empereur Alexandre queNapoléon venait de passer le Niémen avec l’avant-garde française.Cependant, l’empereur ne quitta pas la fête, et, malgré l’extrêmegravité d’une nouvelle qui pouvait lui coûter l’empire, il nelaissa pas percer plus d’inquiétude… .

—Que ne vient d’en montrer notre hôte, lorsque le généralKissoff lui a appris que les fils télégraphiques venaient d’êtrecoupés entre la frontière et le gouvernement d’Irkoutsk.

—Ah! vous connaissez ce détail?

—Je le connais.

—Quant à moi, il me serait difficile de l’ignorer, puisque mondernier télégramme est allé jusqu’à Oudinsk, fit observer AlcideJolivet avec une certaine satisfaction.

—Et le mien jusqu’à Krasnoiarsk seulement, répondit Harry Blountd’un ton non moins satisfait.

—Alors vous savez aussi que des ordres ont été envoyés auxtroupes de Nikolaevsk?

—Oui, monsieur, en même temps qu’on télégraphiait aux Cosaquesdu gouvernement de Tobolsk de se concentrer.

—Rien n’est plus vrai, monsieur Blount, ces mesures m’étaientégalement connues, et croyez bien que mon aimable cousine en sauradès demain quelque chose!

—Exactement comme le sauront, eux aussi, les lecteurs duDaily-Telegraph, monsieur Jolivet.

—Voila! Quand on voit tout ce qui se passe!…

—Et quand on écoute tout ce qui se dit!…

—Une intéressante campagne à suivre, monsieur Blount.

—Je la suivrai, monsieur Jolivet.

—Alors, il est possible que nous nous retrouvions sur un terrainmoins sûr peut-être que le parquet de ce salon!

—Moins sûr, oui, mais… .

—Mais aussi moins glissant!» répondit Alcide Jolivet, qui retintson collègue, au moment où celui-ci allait perdre l’équilibre en sereculant.

Et, là-dessus, les deux correspondants se séparèrent, assezcontents, en somme, de savoir que l’un n’avait pas distancél’autre. En effet, ils étaient à deux de jeu.

En ce moment, les portes des salles contiguës au grand salonfurent ouvertes. La se dressaient plusieurs vastes tablesmerveilleusement servies et chargées à profusion de porcelainesprécieuses et de vaisselle d’or. Sur la table centrale, réservéeaux princes, aux princesses et aux membres du corps diplomatique,étincelait un surtout d’un prix inestimable, venu des fabriques deLondres, et autour de ce chef-d’oeuvre d’orfèvrerie miroitaient,sous le feu des lustres, les mille pièces du plus admirable servicequi fût jamais sorti des manufactures de Sèvres.

Les invités du Palais-Neuf commencèrent alors à se diriger versles salles du souper.

A cet instant, le général Kissoff, qui venait de rentrer,s’approcha rapidement de l’officier des chasseurs de la garde.

«Eh bien? lui demanda vivement celui-ci, ainsi qu’il avait faitla première fois.

—Les télégrammes ne passent plus Tomsk, sire.

—Un courrier à l’instant!»

L’officier quitta le grand salon et entra dans une vaste pièce yattenant. C’était un cabinet de travail, très-simplement meublé envieux chêne, et situé à l’angle du Palais-Neuf. Quelques tableaux,entre autres plusieurs toiles signées d’Horace Vernet, étaientsuspendus au mur.

L’officier ouvrit vivement la fenêtre, comme si l’oxygène eûtmanqué à ses poumons, et il vint respirer, sur un large balcon, cetair pur que distillait une belle nuit de juillet.

Sous ses yeux, baignée par les rayons lunaires, s’arrondissaitune enceinte fortifiée, dans laquelle s’élevaient deux cathédrales,trois palais et un arsenal. Autour de cette enceinte se dessinaienttrois villes distinctes, Kitaï-Gorod, Beloï-Gorod, Zemlianoï-Gorod,immenses quartiers européens, tartares ou chinois, que dominaientles tours, les clochers, les minarets, les coupoles de trois centséglises, aux dômes verts, surmontés de croix d’argent. Une petiterivière, au cours sinueux, réverbérait ça et la les rayons de lalune. Tout cet ensemble formait une curieuse mosaïque de maisonsdiversement colorées, qui s’enchâssait dans un vaste cadre de dixlieues.

Cette rivière, c’était la Moskowa, cette ville, c’était Moscou,cette enceinte fortifiée, c’était le Kremlin, et l’officier deschasseurs de la garde, qui, les bras croisés, le front songeur,écoutait vaguement le bruit jeté par le Palais-Neuf sur la vieillecité moscovite, c’était le czar.

Chapitre 2Russes et tartares

Si le czar avait si inopinément quitté les salons duPalais-Neuf, au moment où la fête qu’il donnait aux autoritésciviles et militaires et aux principaux notables de Moscou étaitdans tout son éclat, c’est que de graves événementss’accomplissaient alors au delà des frontières de l’Oural. On nepouvait plus en douter, une redoutable invasion menaçait desoustraire à l’autonomie russe les provinces sibériennes.

La Russie asiatique ou Sibérie couvre une aire superficielle decinq cent soixante mille lieues et compte environ deux millionsd’habitants. Elle s’étend depuis les monts Ourals, qui la séparentde la Russie d’Europe, jusqu’au littoral de l’océan Pacifique. Ausud, c’est le Turkestan et l’empire chinois qui la délimitentsuivant une frontière assez indéterminée; au nord, c’est l’océanGlacial depuis la mer de Kara jusqu’au détroit de Behring. Elle estdivisée en gouvernements ou provinces, qui sont ceux de Tobolsk,d’Yeniseisk, d’Irkoutsk, d’Omsk, de Iakoutsk; elle comprend deuxdistricts, ceux d’Okhotsk et de Kamtschatka, et possède deux pays,maintenant soumis à la domination moscovite, le pays des Kirghis etle pays des Tchouktches.

Cette immense étendue de steppes, qui renferme plus de cent dixdegrés de l’ouest à l’est, est à la fois une terre de déportationpour les criminels, une terre d’exil pour ceux qu’un ukase afrappés d’expulsion.

Deux gouverneurs généraux représentent l’autorité suprême desczars en ce vaste pays. L’un réside à Irkoutsk, capitale de laSibérie orientale; l’autre réside à Tobolsk, capitale de la Sibérieoccidentale. La rivière Tchouna; un affluent du fleuve Yeniseï,sépare les deux Sibéries.

Aucun chemin de fer ne sillonne encore ces immenses plaines,dont quelques-unes sont véritablement d’une extrême fertilité.Aucune voie ferrée ne dessert les mines précieuses qui font, sur devastes étendues, le sol sibérien plus riche au-dessous qu’au-dessusde sa surface. On y voyage en tarentass ou en télègue, l’été; entraîneau, l’hiver.

Une seule communication, mais une communication électrique,joint les deux frontières ouest et est de la Sibérie au moyen d’unfil qui mesure plus de huit mille verstes de long (8,536kilomètres). [1] A sa sortie de l’Oural, il passe parEkaterinbourg, Kassimow, Tioumen, Ichim, Omsk, Elamsk, Kolyvan,Tomsk, Krasnoiarsk, Nijni-Oudinsk, Irkoutsk, Verkne-Nertschink,Strelink, Albazine, Blagowstenks, Radde, Orlomskaya,Alexandrowskoë, Nikolaevsk, et prend six roubles et dix-neuf kopekspar chaque mot lancé à son extrême limite. [2]D’Irkoutsk un embranchement va se souder à Kiakhta sur la frontièremongole, et de là, à trente kopeks par mot, la poste transporte lesdépêches à Péking en quatorze jours.

C’est ce fil, tendu d’Ekaterinbourg à Nikolaevsk, qui avait étécoupé, d’abord en avant de Tomsk, et, quelques heures plus tard,entre Tomsk et Kolyvan.

C’est pourquoi le czar, après la communication que venait de luifaire pour la seconde fois le général Kissoff, n’avait-il réponduque par ces seuls mots: «Un courrier à l’instant!»

Le czar était, depuis quelques instants, immobile à la fenêtrede son cabinet, lorsque les huissiers en ouvrirent de nouveau laporte. Le grand maître de police apparut sur le seuil.

«Entre, général, dit le czar d’une voix brève, et dis-moi toutce que tu sais d’Ivan Ogareff.

—C’est un homme extrêmement dangereux, sire, répondit le grandmaître de police.

—Il avait rang de colonel?

—Oui, sire.

—C’était un officier intelligent?

—Très-intelligent, mais impossible à maîtriser, et d’uneambition effrénée qui ne reculait devant rien. Il s’est bientôtjeté dans de secrètes intrigues, et c’est alors qu’il a été casséde son grade par Son Altesse le grand-duc, puis exilé enSibérie.

—A quelle époque?

—Il y a deux ans. Gracié après six mois d’exil par la faveur deVotre Majesté, il est rentré en Russie.

—Et, depuis cette époque, n’est-il pas retourné en Sibérie?

—Oui, sire, il y est retourné, mais volontairement cette fois,»répondit le grand maître de police.

Et il ajouta, en baissant un peu la voix:

«Il fut un temps, sire, où, quand on allait en Sibérie, on n’enrevenait pas!

—Eh bien, moi vivant, la Sibérie est et sera un pays dont onrevient!»

Le czar avait le droit de prononcer ces paroles avec unevéritable fierté, car il a souvent montré, par sa clémence, que lajustice russe savait pardonner.

Le grand maître de police ne répondit rien, mais il étaitévident qu’il n’était pas partisan des demi-mesures. Selon lui,tout homme qui avait passé les monts Ourals entre les gendarmes nedevait plus jamais les franchir. Or, il n’en était pas ainsi sousle nouveau règne, et le grand maître de police le déploraitsincèrement! Comment! plus de condamnation à perpétuité pourd’autres crimes que les crimes de droit commun! Comment! des exiléspolitiques revenaient de Tobolsk, d’Iakoutsk, d’Irkoutsk! Envérité, le grand maître de police, habitué aux décisionsautocratiques des ukases qui jadis ne pardonnaient pas, ne pouvaitadmettre cette façon de gouverner! Mais il se tut, attendant que leczar l’interrogeât de nouveau.

Les questions ne se firent pas attendre.

«Ivan Ogareff, demanda le czar, n’est-il pas rentré une secondefois en Russie après ce voyage dans les provinces sibériennes,voyage dont le véritable but est resté inconnu?

—Il y est rentré.

—Et, depuis son retour, la police a perdu ses traces?

—Non, sire, car un condamné ne devient véritablement dangereuxque du jour où il a été gracié!»

Le front du czar se plissa un instant. Peut-être le grand maîtrede police put-il craindre d’avoir été trop loin,—bien que sonentêtement dans ses idées fût au moins égal au dévouement sansbornes qu’il avait pour son maître; mais le czar, dédaignant cesreproches indirects touchant sa politique intérieure, continuabrièvement la série de ses questions:

«En dernier lieu, où était Ivan Ogareff?

—Dans le gouvernement de Perm.

—En quelle ville?

—A Perm même.

—Qu’y faisait-il?

—Il semblait inoccupé, et sa conduite n’offrait rien desuspect.

—Il n’était pas sous la surveillance de la haute police?

—Non, sire.

—A quel moment a-t-il quitté Perm?

—Vers le mois de mars.

—Pour aller?…

—On l’ignore.

—Et, depuis cette époque, on ne sait ce qu’il est devenu?

—On ne le sait.

—Eh bien, je le sais, moi! répondit le czar. Des avis anonymes,qui n’ont pas passé par les bureaux de la police, m’ont étéadressés, et, en présence des faits qui s’accomplissent maintenantau delà de la frontière, j’ai tout lieu de croire qu’ils sontexacts!

—Voulez-vous dire, sire, s’écria le grand maître de police,qu’Ivan Ogareff a la main dans l’invasion tartare?

—Oui, général, et je vais t’apprendre ce que tu ignores. IvanOgareff, après avoir quitté le gouvernement de Perm, a passé lesmonts Ourals. Il s’est jeté en Sibérie, dans les steppes kirghises,et, là, il a tenté, non sans succès, de soulever ces populationsnomades. Il est alors descendu plus au sud, jusque dans leTurkestan libre. Là, aux khanats de Boukhara, de Khokhand, deKoundouze, il a trouvé des chefs disposés à jeter leurs hordestartares dans les provinces sibériennes et à provoquer une invasiongénérale de l’empire russe en Asie. Le mouvement a été fomentésecrètement, mais il vient d’éclater comme un coup de foudre, etmaintenant les voies et moyens de communication sont coupés entrela Sibérie occidentale et la Sibérie orientale! De plus, IvanOgareff, altéré de vengeance, veut attenter à la vie de monfrère!»

Le czar s’était animé en parlant et marchait à pas précipités.Le grand maître de police ne répondit rien, mais il se disait, àpart lui, qu’au temps où les empereurs de Russie ne graciaientjamais un exilé, les projets d’Ivan Ogareff n’auraient pu seréaliser.

Quelques instants s’écoulèrent, pendant lesquels il garda lesilence. Puis, s’approchant du czar, qui s’était jeté sur unfauteuil:

«Votre Majesté, dit-il, a sans doute donné des ordres pour quecette invasion fût repoussée au plus vite?

—Oui, répondit le czar. Le dernier télégramme qui a pu passer àNijni-Oudinsk a dû mettre en mouvement les troupes desgouvernements d’Yeniseisk, d’Irkoutsk, d’Iakoutsk, celles desprovinces de l’Amour et du lac Baïkal. En même temps, les régimentsde Perm et de Nijni-Novgorod et les Cosaques de la frontière sedirigent à marche forcée vers les monts Ourals; mais,malheureusement, il faudra plusieurs semaines avant qu’ils puissentse trouver en face des colonnes tartares!

—Et le frère de Votre Majesté, Son Altesse le grand-duc, en cemoment isolé dans le gouvernement d’Irkoutsk, n’est plus encommunication directe avec Moscou?

—Non.

—Mais il doit savoir, par les dernières dépêches, quelles sontles mesures prises par Votre Majesté et quels secours il doitattendre des gouvernements les plus rapprochés de celuid’Irkoutsk?

—Il le sait, répondit le czar, mais ce qu’il ignore, c’estqu’Ivan Ogareff, en même temps que le rôle de rebelle, doit jouerle rôle de traître, et qu’il a en lui un ennemi personnel etacharné. C’est au grand-duc qu’Ivan Ogareff doit sa premièredisgrâce, et, ce qu’il y a de plus grave, c’est que cet homme n’estpas connu de lui. Le projet d’Ivan Ogareff est donc de se rendre àIrkoutsk, et là, sous un faux nom, d’offrir ses services augrand-duc. Puis, après qu’il aura capté sa confiance, lorsque lesTartares auront investi Irkoutsk, il livrera la ville, et avec ellemon frère, dont la vie est directement menacée. Voilà ce que jesais par mes rapports, voilà ce que ne sait pas le grand-duc, etvoilà ce qu’il faut qu’il sache!

—Eh bien, sire, un courrier intelligent, courageux… .

—Je l’attends.

—Et qu’il fasse diligence, ajouta le grand maître de police, carpermettez-moi d’ajouter, sire, que c’est une terre propice auxrébellions que cette terre sibérienne!

—Veux-tu dire, général, que les exilés feraient cause communeavec les envahisseurs? s’écria le czar. qui ne fut pas maître delui-même devant cette insinuation du grand maître de police.

—Que Votre Majesté m’excuse!… répondit en balbutiant le grandmaître de police, car c’était bien véritablement la pensée que luiavait suggérée son esprit inquiet et défiant.

—Je crois aux exilés plus de patriotisme! reprit le czar.

—Il y a d’autres condamnés que les exilés politiques en Sibérie,répondit le grand maître de police.

—Les criminels! Oh! général, ceux-là je te les abandonne! C’estle rebut du genre humain. Ils ne sont d’aucun pays. Mais lesoulèvement, ou plutôt l’invasion n’est pas faite contrel’empereur, c’est contre la Russie, contre ce pays, que les exilésn’ont pas perdu toute espérance de revoir… et qu’ils reverront!…Non, jamais un Russe ne se liguera avec un Tartare pour affaiblir,ne fût-ce qu’une heure, la puissance moscovite!»

Le czar avait raison de croire au patriotisme de ceux que sapolitique tenait momentanément éloignés. La clémence, qui était lefond de sa justice, quand il pouvait en diriger lui-même leseffets, les adoucissements considérables qu’il avait adoptés dansl’application des ukases, si terribles autrefois, luigarantissaient qu’il ne pouvait se méprendre. Mais, même sans cepuissant élément de succès apporté à l’invasion tartare, lescirconstances n’en étaient pas moins très-graves, car il était àcraindre qu’une grande partie de la population kirghise ne sejoignit aux envahisseurs.

Les Kirghis se divisent en trois hordes, la grande, la petite etla moyenne, et comptent environ quatre cent mille «tentes», soitdeux millions d’âmes. De ces diverses tribus, les unes sontindépendantes, et les autres reconnaissent la souveraineté, soit dela Russie, soit des khanats de Khiva, de Khokhand et de Boukhara,c’est-à-dire des plus redoutables chefs du Turkestan. La hordemoyenne, la plus riche, est en même temps la plus considérable, etses campements occupent tout l’espace compris entre les cours d’eaudu Sara-Sou, de l’Irtyche, de l’Ichim supérieur, le lac Hadisang etle lac Aksakal. La grande horde, qui occupe les contrées situéesdans l’est de la moyenne, s’étend jusqu’aux gouvernements d’Omsk etde Tobolsk. Si donc ces populations kirghises se soulevaient,c’était l’envahissement de la Russie asiatique, et, tout d’abord,la séparation de la Sibérie, à l’est de l’Yeniseï.

Il est vrai que ces Kirghis, fort novices dans l’art de laguerre, sont plutôt des pillards nocturnes et agresseurs decaravanes que des soldats réguliers. Ainsi que l’a dit M. Levchine,«un front serré ou un carré de bonne infanterie résiste à une massedo Kirghis dix fois plus nombreux, et un seul canon peut ondétruire une quantité effroyable.»

Soit, mais encore faut-il que ce carré de bonne infanteriearrive dans le pays soulevé, et que les bouches à feu quittent lesparcs des provinces russes, qui sont éloignées de deux ou troismille verstes. Or, sauf par la route directe qui jointEkaterinbourg à Irkoutsk, les steppes, souvent marécageuses, nesont pas aisément praticables, et plusieurs semaines s’écouleraientcertainement avant que les troupes russes pussent se trouver enmesure de repousser les hordes tartares.

Omsk est le centre de l’organisation militaire de la Sibérieoccidentale qui est destinée à tenir en respect les populationskirghises. Là sont les limites que ces nomades, incomplètementsoumis, ont plus d’une fois insultées, et, au ministère de laguerre, on avait tout lieu de penser qu’Omsk était déjàtrès-menacé. La ligne des colonies militaires, c’est-à-dire de cespostes de Cosaques qui sont échelonnés depuis Omsk jusqu’àSémipalatinsk, devait avoir été forcée en plusieurs points. Or, ilétait à craindre que les «grands sultans» qui gouvernent lesdistricts kirghis n’eussent accepté volontairement ou subiinvolontairement la domination des Tartares, musulmans comme eux,et qu’à la haine provoquée par l’asservissement ne se fût jointe lahaine due à l’antagonisme des religions grecque et musulmane.

Depuis longtemps, en effet, les Tartares du Turkestan, etprincipalement ceux des khanats de Boukhara, de Khokhand, deKoundouze, cherchaient, aussi bien par la force que par lapersuasion, à soustraire les hordes kirghises à la dominationmoscovite.

Quelques mots seulement sur ces Tartares.

Les Tartares appartiennent plus spécialement à deux racesdistinctes, la race caucasique et la race mongole.

La race caucasique, celle, a dit Abel de Rémusat, «qui estregardée en Europe comme le type de la beauté de notre espèce,parce que tous les peuples de cette partie du monde en sont issus,»réunit sous une même dénomination les Turcs et les indigènes desouche persane.

La race purement mongolique comprend les Mongols, les Mandchouset les Thibétains.

Les Tartares, qui menaçaient alors l’empire russe, étaient derace caucasique et occupaient plus particulièrement le Turkestan.Ce vaste pays est divisé en différents États, qui sont gouvernéspar des khans, d’où la dénomination de khanats. Les principauxkhanats sont ceux de Boukhara, de Khiva, de Khokband, de Koundouze,etc.

A cette époque, le khanat le plus important et le plusredoutable était celui de Boukhara. La Russie avait déjà eu àlutter plusieurs fois avec ses chefs, qui, dans un intérêtpersonnel et pour leur imposer un autre joug, avaient soutenul’indépendance des Kirghis contre la domination moscovite. Le chefactuel, Féofar-Khan, marchait sur les traces de sesprédécesseurs.

Ce Khanat de Boukhara s’étend du nord au sud, entre lestrente-septième et quarante et unième parallèles, et de l’est àl’ouest, entre les soixante et unième et soixante-sixième degrés delongitude, c’est-à-dire sur une surface d’environ dix mille lieuescarrées.

On compte dans cet État une population de deux millions cinqcent mille habitants, une armée de soixante mille hommes, portée autriple en temps de guerre, et trente mille cavaliers. C’est un paysriche, varié dans ses productions animales, végétales, minérales,et qui a été agrandi par l’accession des territoires de Balkh,d’Aukoï et de Meïmaneh. Il possède dix-neuf villes considérables.Boukhara, ceinte d’une muraille mesurant plus de huit millesanglais et flanquée de tours, cité glorieuse qui fut illustrée parles Avicenne et autres savants du Xè siècle, est regardée comme lecentre de la science musulmane et rangée parmi les plus célèbres del’Asie centrale; Samarcande, qui possède le tombeau de Tamerlan etpalais célèbre où l’on garde cette pierre bleue sur laquelle chaquenouveau khan doit venir s’asseoir à son avènement, est défendue parune citadelle extrêmement forte; Karschi, avec sa triple enceinte,située dans une oasis qu’entoure un marais peuplé de tortues et delézards, est presque imprenable; Tschardjoui est défendue par unepopulation de près de vingt mille âmes; enfin, Katia-Kourgan,Nourata, Djizah, Païkande, Karakoul, Khouzar, etc., forment unensemble de villes difficiles à réduire. Ce khanat de Boukhara,protégé par ses montagnes, isolé par ses steppes, est donc un Étatvéritablement redoutable, et la Russie serait forcée de lui opposerdes forces importantes.

Or, c’était l’ambitieux et farouche Féofar qui gouvernait alorsce coin de la Tartarie. Appuyé sur les autres khans,—principalementceux de Khokhand et de Koundouze, guerriers cruels et pillards,tout disposés à se jeter dans des entreprises chères à l’instincttartare,—aidé des chefs qui commandaient à toutes les hordes del’Asie centrale, il s’était mis à la tête de cette invasion, dontIvan Ogareff était l’âme. Ce traître, poussé par une ambitioninsensée autant que par la haine, avait régularisé le mouvement demanière à couper la grande route sibérienne. Fou, en vérité, s’ilcroyait pouvoir entamer l’empire moscovite! Sous son inspiration,l’émir—c’est le titre que prennent les khans de Boukhara—avaitlancé ses hordes au delà de la frontière russe. Il avait envahi legouvernement de Sémipalatinsk, et les Cosaques, qui se trouvaienten trop petit nombre sur ce point, avaient dû reculer devant lui.Il s’était avancé plus loin que le lac Balkhach, entraînant lespopulations kirghises sur son passage. Pillant, ravageant, enrôlantceux qui se soumettaient, capturant ceux qui résistaient, il setransportait d’une ville à l’autre, suivi de ces impedimenta desouverain oriental, qu’on pourrait appeler sa maison civile, sesfemmes et ses esclaves,—le tout avec l’audace impudente d’unGengis-Khan moderne.

Où était-il en ce moment? Jusqu’où ses soldats étaient-ilsparvenus à l’heure où la nouvelle de l’invasion arrivait à Moscou?À quel point de la Sibérie les troupes russes avaient-elles dûreculer? on ne pouvait le savoir. Les communications étaientinterrompues. Le fil, entre Kolyvan et Tomsk, avait-il été brisépar quelques éclaireurs de l’armée tartare, ou l’émir était-ilarrivé jusqu’aux provinces de l’Yeniseisk? Toute la basse Sibérieoccidentale était-elle en feu? Le soulèvement s’étendait-il déjàjusqu’aux régions de l’est? on ne pouvait le dire. Le seul agentqui ne craint ni le froid ni le chaud, celui que ni les rigueurs del’hiver ni les chaleurs de l’été ne peuvent arrêter, qui vole avecla rapidité de la foudre, le courant électrique, ne pouvait plus sepropager à travers la steppe, et il n’était plus possible deprévenir le grand-duc, enfermé dans Irkoutsk, du danger dont lemenaçait la trahison d’Ivan Ogareff.

Un courrier seul pouvait remplacer le courant interrompu. Ilfaudrait, à cet homme, un certain temps pour franchir les cinqmille deux cents verstes (5,323 kilomètres) qui séparent Moscoud’Irkoutsk. Il devrait, pour traverser les rangs des rebelles etdes envahisseurs, déployer à la fois un courage et une intelligencepour ainsi dire surhumains. Mais, avec de la tête et du coeur, onva loin!

«Trouverai-je cette tête et ce coeur?» se demandait le czar.

Chapitre 3Michel Strogoff

La porte du cabinet impérial s’ouvrit bientôt, et l’huissierannonça le général Kissoff.

«Ce courrier? demanda vivement le czar.

—Il est là, sire, répondit le général Kissoff.

—Tu as trouvé l’homme qu’il fallait?

—J’ose en répondre à Votre Majesté.

—Il était de service au palais?

—Oui, sire.

—Tu le connais?

—Personnellement, et plusieurs fois il a rempli avec succès desmissions difficiles.

—A l’étranger?

—En Sibérie même.

—D’où est-il?

—D’Omsk. C’est un Sibérien.

—Il a du sang-froid, de l’intelligence, du courage?

—Oui, sire, il a tout ce qu’il faut pour réussir là où d’autreséchoueraient peut-être.

—Son âge?

—Trente ans.

—C’est un homme vigoureux?

—Sire, il peut supporter jusqu’aux dernières limites le froid,la faim, la soif, la fatigue.

—Il a un corps de fer?

—Oui, sire.

—Et un coeur?…

—Un coeur d’or.

—Il se nomme?…

—Michel Strogoff.

—Est-il prêt à partir?

—Il attend dans la salle des gardes les ordres de VotreMajesté.

—Qu’il vienne,» dit le czar.

Quelques instants plus tard, le courrier Michel Strogoff entraitdans le cabinet impérial.

Michel Strogoff était haut de taille, vigoureux, épaules larges,poitrine vaste. Sa tête puissante présentait les beaux caractèresde la race caucasique.

Ses membres, bien attachés, étaient autant de leviers, disposésmécaniquement pour le meilleur accomplissement des ouvrages deforce. Ce beau et solide garçon, bien campé, bien planté, n’eût pasété facile à déplacer malgré lui, car, lorsqu’il avait posé sesdeux pieds sur le sol, il semblait qu’ils s’y fussent enracinés.Sur sa tête, carrée du haut, large de front, se crépelait unechevelure abondante, qui s’échappait en boucles, quand il lacoiffait de la casquette moscovite. Lorsque sa face, ordinairementpâle, venait à se modifier, c’était uniquement sous un battementplus rapide du coeur, sous l’influence d’une circulation plus vivequi lui envoyait la rougeur artérielle. Ses yeux étaient d’un bleufoncé, avec un regard droit, franc, inaltérable, et ils brillaientsous une arcade dont les muscles sourciliers, contractésfaiblement, témoignaient d’un courage élevé, «ce courage sanscolère des héros», suivant l’expression des physiologistes. Son nezpuissant, large de narines, dominait une bouche symétrique avec leslèvres un peu saillantes de l’être généreux et bon.

Michel Strogoff avait le tempérament de l’homme décidé, quiprend rapidement son parti, qui ne se ronge pas les ongles dansl’incertitude, qui ne se gratte pas l’oreille dans le doute, qui nepiétine pas dans l’indécision. Sobre de gestes comme de paroles, ilsavait rester immobile comme un soldat devant son supérieur; mais,lorsqu’il marchait, son allure dénotait une grande aisance, uneremarquable netteté de mouvements,—ce qui prouvait à la fois laconfiance et la volonté vivace de son esprit. C’était un de ceshommes dont la main semble toujours «pleine des cheveux del’occasion», figure un peu forcée, mais qui les peint d’untrait.

Michel Strogoff était vêtu d’un élégant uniforme militaire, quise rapprochait de celui des officiers de chasseurs a cheval encampagne, bottes, éperons, pantalon demi-collant, pelisse bordée defourrure et agrémentée de soutaches jaunes sur fond brun. Sur salarge poitrine brillaient une croix et plusieurs médailles.

Michel Strogoff appartenait au corps spécial des courriers duczar, et il avait rang d’officier parmi ces hommes d’élite. Ce quise sentait particulièrement dans sa démarche, dans sa physionomie,dans toute sa personne, et ce que le czar reconnut sans peine,c’est qu’il était «un exécuteur d’ordres». Il possédait donc l’unedes qualités les plus recommandables en Russie, suivantl’observation du célèbre romancier Tourguèneff, qualité qui conduitaux plus hautes positions de l’empire moscovite.

En vérité, si un homme pouvait mener à bien ce voyage de Moscouà Irkoutsk, à travers une contrée envahie, surmonter les obstacleset braver les périls de toutes sortes, c’était, entre tous, MichelStrogoff,

Circonstance très-favorable à la réussite de ses projets, MichelStrogoff connaissait admirablement le pays qu’il allait traverser,et il en comprenait les divers idiomes, non-seulement pour l’avoirdéjà parcouru, mais parce qu’il était d’origine sibérienne.

Son père, le vieux Pierre Strogoff, mort depuis dix ans,habitait la ville d’Omsk, située dans le gouvernement de ce nom, etsa mère, Marfa Strogoff, y demeurait encore. C’était là, au milieudes steppes sauvages des provinces d’Omsk et de Tobolsk, que leredoutable chasseur sibérien avait élevé son fils Michel «à ladure», suivant l’expression populaire. De sa véritable profession,Pierre Strogoff était chasseur. Été comme hiver, aussi bien par leschaleurs torrides que par des froids qui dépassent quelquefoiscinquante degrés au-dessous de zéro, il courait la plaine durcie,les halliers de mélèzes et de bouleaux, les forêts de sapins,tendant ses trappes, guettant le petit gibier au fusil et le grosgibier à la fourche ou au couteau. Le gros gibier n’était rien demoins que l’ours sibérien, redoutable et féroce animal dont lataille égale celle de ses congénères des mers glaciales. PierreStrogoff avait tué plus de trente-neuf ours, c’est-à-dire que lequarantième était tombé sous ses coups,—et l’on sait, à en croireles légendes cynégétiques de la Russie, combien de chasseurs ontété heureux jusqu’au trente-neuvième ours, qui ont succombé devantle quarantième!

Pierre Strogoff avait donc dépassé sans avoir reçu même uneégratignure le nombre fatal. Depuis ce moment, son fils Michel, âgéde onze ans, ne manqua plus de l’accompagner dans ses chasses,portant la «ragatina», c’est-à-dire la fourche, pour venir en aideà son père, armé seulement du couteau. A quatorze ans, MichelStrogoff avait tué son premier ours, tout seul,—ce qui n’étaitrien;—mais, après l’avoir dépouillé, il avait traîné la peau dugigantesque animal jusqu’à la maison paternelle, distante deplusieurs verstes,—ce qui indiquait chez l’enfant une vigueur peucommune.

Cette vie lui profita, et, arrivé à l’âge de l’homme fait, ilétait capable de tout supporter, le froid, le chaud, la faim, lasoif, la fatigue. C’était, comme le Yakoute des contréesseptentrionales, un homme de fer. Il savait rester vingt-quatreheures sans manger, dix nuits sans dormir, et se faire un abri enpleine steppe, là où d’autres se fussent morfondus à l’air. Doué desens d’une finesse extrême, guidé par un instinct de Delaware aumilieu de la plaine blanche, quand le brouillard interceptait touthorizon, lors même qu’il se trouvait dans le pays des hauteslatitudes, où la nuit polaires se prolonge pendant de longs jours,il retrouvait son chemin, là où d’autres n’eussent pu diriger leurspas. Tous les secrets de son père lui étaient connus. Il avaitappris à se guider sur des symptômes presque imperceptibles,projection des aiguilles de glaces, disposition des menues branchesd’arbre, émanations apportées des dernières limites de l’horizon,foulée d’herbes dans la forêt, sons vagues qui traversaient l’air,détonations lointaines, passage d’oiseaux dans l’atmosphèreembrumée, mille détails qui sont mille jalons pour qui sait lesreconnaître. De plus, trempé dans les neiges, comme un damas dansles eaux de Syrie, il avait une santé de fer, ainsi que l’avait ditle général Kissoff, et, ce qui était non moins vrai, un coeurd’or.

L’unique passion de Michel Strogoff était pour sa mère, lavieille Marfa, qui n’avait jamais voulu quitter l’ancienne maisondes Strogoff, à Omsk, sur les bords de l’Irtyche, là où le vieuxchasseur et elle vécurent si longtemps ensemble. Lorsque son filsla quitta, ce fut le coeur gros, mais en lui promettant de revenirtoutes les fois qu’il le pourrait,—promesse qui fut toujoursreligieusement tenue.

Il avait été décidé que Michel Strogoff, à vingt ans, entreraitau service personnel de l’empereur de Russie, dans le corps descourriers du czar. Le jeune Sibérien, hardi, intelligent, zélé debonne conduite, eut d’abord l’occasion de se distinguerspécialement dans un voyage au Caucase, au milieu d’un paysdifficile, soulevé par quelques remuants successeurs de Shamyl,puis, plus tard, pendant une importante mission qui l’entraînajusqu’à Petropolowski, dans le Kamtschatka, à l’extrême limite dela Russie asiatique. Durant ces longues tournées, il déploya desqualités merveilleuses de sang-froid, de prudence, de courage, quilui valurent l’approbation et la protection de ses chefs, et il fitrapidement son chemin.

Quant aux congés qui lui revenaient de droit, après ceslointaines missions, jamais il ne négligea de les consacrer à savieille mère,—fût-il séparé d’elle par des milliers de verstes etl’hiver rendit-il les routes impraticables. Cependant, et pour lapremière fois, Michel Strogoff, qui venait d’être très-employé dansle sud de l’empire, n’avait pas revu la vieille Marfa depuis troisans, trois siècles! Or, son congé réglementaire allait lui êtreaccordé dans quelques jours, et il avait déjà fait ses préparatifsde départ pour Omsk, quand se produisirent les circonstances quel’on sait. Michel Strogoff fut donc introduit en présence du czar,dans la plus complète ignorance de ce que l’empereur attendait delui.

Le czar, sans lui adresser la parole, le regarda pendantquelques instants et l’observa d’un oeil pénétrant, tandis queMichel Strogoff demeurait absolument immobile.

Puis, le czar, satisfait de cet examen, sans doute, retournaprès de son bureau, et, faisant signe au grand maître de police des’y asseoir, il lui dicta à voix basse une lettre qui ne contenaitque quelques lignes.

La lettre libellée, le czar la relut avec une extrême attention,puis il la signa, après avoir fait précéder son nom de ces mots:«Byt po sémou,» qui signifient: «Ainsi soit-il,» et constituent laformule sacramentelle des empereurs de Russie.

La lettre fut alors introduite dans une enveloppe, que ferma lecachet aux armes impériales.

Le czar, se relevant alors, dit à Michel Strogoff des’approcher.

Michel Strogoff fit quelques pas en avant et demeura de nouveauimmobile, prêt à répondre.

Le czar le regarda encore une fois bien en face, les yeux dansles yeux. Puis, d’une voix brève:

«Ton nom? demanda-t-il.

—Michel Strogoff, sire.

—Ton grade?

—Capitaine au corps des courriers du czar.

—Tu connais la Sibérie?

—Je suis Sibérien.

—Tu es né?…

—A Omsk.

—As-tu des parents à Omsk?

—Oui, sire.

—Quels parents?

—Ma vieille mère.

Le czar suspendit un instant la série de ses questions. Puis,montrant la lettre qu’il tenait à la main:

«Voici une lettre, dit-il, que je te charge, toi, MichelStrogoff, de remettre en mains propres au grand-duc et à nul autreque lui.

—Je la remettrai, sire.

—Le grand-duc est à Irkoutsk.

—J’irai à Irkoutsk.

—Mais il faudra traverser un pays soulevé par des rebelles,envahi par des Tartares, qui auront intérêt à intercepter cettelettre.

—Je le traverserai.

—Tu te méfieras surtout d’un traître, Ivan Ogareff, qui serencontrera peut-être sur ta route.

—Je m’en méfierai.

—Passeras-tu par Omsk?

—C’est mon chemin, sire.

—Si tu vois ta mère, tu risques d’être reconnu. Il ne faut pasque tu voies ta mère!»

Michel Strogoff eut une seconde d’hésitation.

«Je ne la verrai pas, dit-il.

—Jure-moi que rien ne pourra te faire avouer ni qui tu es ni oùtu vas!

—Je le jure.

—Michel Strogoff, reprit alors le czar, en remettant le pli aujeune courrier, prends donc cette lettre, de laquelle dépend lesalut de toute la Sibérie et peut-être la vie du grand-duc monfrère.

—Cette lettre sera remise à Son Altesse le grand-duc.

—Ainsi tu passeras quand même?

Je passerai, ou l’on me tuera.

—J’ai besoin que tu vives!

—Je vivrai et je passerai,» répondit Michel Strogoff. Le czarparut satisfait de l’assurance simple et calme avec laquelle MichelStrogoff lui avait répondu.

«Va donc, Michel Strogoff, dit-il, va pour Dieu, pour la Russie,pour mon frère et pour moi!»

Michel Strogoff salua militairement, quitta aussitôt le cabinetimpérial, et, quelques instants après, le Palais-Neuf.

«Je crois que tu as eu la main heureuse, général, dit leczar.

—Je le crois, sire, répondit le général Kissoff, et VotreMajesté peut être assurée que Michel Strogoff fera tout ce que peutfaire un homme.

—C’est un homme, en effet,» dit le czar.

Chapitre 4De Moscou a Nijni-Novgorod

La distance que Michel Strogoff allait franchir entre Moscou etIrkoutsk était de cinq mille deux cents verstes (3,523 kilomètres).Lorsque le fil télégraphique n’était pas encore tendu entre lesmonts Ourals et la frontière orientale de la Sibérie, le servicedes dépêches se faisait par des courriers dont les plus rapidesemployaient dix-huit jours à se rendre de Moscou à Irkoutsk. Maisc’était là l’exception, et cette traversée de la Russie asiatiquedurait ordinairement de quatre à cinq semaines, bien que tous lesmoyens de transport fussent mis à la disposition de ces envoyés duczar.

En homme qui ne craint ni le froid ni la neige, Michel Strogoffeût préféré voyager par la rude saison d’hiver, qui permetd’organiser le traînage sur toute l’étendue du parcours. Alors lesdifficultés inhérentes aux divers genres de locomotion sont enpartie diminuées sur ces immenses steppes nivelées par la neige.Plus de cours d’eau a franchir. Partout la nappe glacée surlaquelle le traîneau glisse facilement et rapidement. Peut-êtrecertains phénomènes naturels sont-ils a redouter, à cette époque,tels que permanence et intensité des brouillards, froids excessifs,chasse-neiges longs et redoutables, dont les tourbillonsenveloppent quelquefois et font périr des caravanes entières. Ilarrive bien aussi que des loups, poussés par la faim, couvrent laplaine par milliers. Mais mieux, eût valu courir ces risques, car,avec ce dur hiver, les envahisseurs tartares se fussent depréférence cantonnés dans les villes, leurs maraudeurs n’auraientpas couru la steppe, tout mouvement de troupes eût étéimpraticable, et Michel Strogoff eût plus facilement passé. Mais iln’avait à choisir ni son temps ni son heure. Quelles que fussentles circonstances, il devait les accepter et partir.

Telle était donc la situation, que Michel Strogoff envisageanettement, et il se prépara à lui faire face.

D’abord, il ne se trouvait plus dans les conditions, ordinairesd’un courrier du czar. Cette qualité, il fallait même que personnene put la soupçonner sur son passage. Dans un pays envahi, lesespions fourmillent. Lui reconnu, sa mission était compromise.Aussi, en lui remettant une somme importante, qui devait suffire àson voyage et le faciliter dans une certaine mesure, le généralKissoff ne lui donna-t-il aucun ordre écrit portant cette mention:service de l’empereur, qui est le Sésame par excellence. Il secontenta de le munir d’un «podaroshna».

Ce podaroshna était fait au nom de Nicolas Korpanoff, négociant,demeurant à Irkoutsk. Il autorisait Nicolas Korpanoff à se faireaccompagner, le cas échéant, d’une ou plusieurs personnes, et, enoutre, il était, par mention spéciale, valable même pour le cas oùle gouvernement moscovite interdirait à tous autres nationaux dequitter la Russie.

Le podaroshna n’est autre chose qu’un permis de prendre leschevaux de poste; mais Michel Strogoff ne devait s’en servir quedans le cas où ce permis ne risquerait pas de faire suspecter saqualité, c’est-à-dire tant qu’il serait sur le territoire européen.Il résultait donc, de cette circonstance, qu’en Sibérie,c’est-à-dire lorsqu’il traverserait les provinces soulevées, il nepourrait ni agir en maître dans les relais de poste, ni se fairedélivrer des chevaux de préférence à tous autres, ni réquisitionnerles moyens de transport pour son usage personnel. Michel Strogoffne devait pas l’oublier; il n’était plus un courrier, mais unsimple marchand, Nicolas Korpanoff, qui allait de Moscou àIrkoutsk, et, comme tel, soumis à toutes les éventualités d’unvoyage ordinaire.

Passer inaperçu,—plus ou moins rapidement,—mais passer, teldevait être son programme.

Il y a trente ans, l’escorte d’un voyageur de qualité necomprenait pas moins de deux cents Cosaques montés, deux centsfantassins, vingt-cinq cavaliers baskirs, trois cents chameaux,quatre cents chevaux, vingt-cinq chariots, deux bateaux portatifset deux pièces de canon. Tel était le matériel nécessité par unvoyage en Sibérie.

Lui, Michel Strogoff, n’aurait ni canons, ni cavaliers, nifantassins, ni bêtes de somme. Il irait en voiture ou à cheval,quand il le pourrait; à pied, s’il fallait aller à pied.

Les quatorze cents premières verstes (1,493 kilomètres),mesurant la distance comprise entre Moscou et la frontière russe,ne devaient offrir aucune difficulté. Chemin de fer, voitures deposte, bateaux à vapeur, chevaux des divers relais, étaient à ladisposition de tous, et, par conséquent, à la disposition ducourrier du czar.

Donc, ce matin même du 16 juillet, n’ayant plus rien de sonuniforme, muni d’un sac de voyage qu’il portait sur son dos, vêtud’un simple costume russe, tunique serrée à la taille, ceinturetraditionnelle du moujik, larges culottes, bottes sanglées à lajarretière, Michel Strogoff se rendit à la gare pour y prendre lepremier train. Il ne portait point d’armes, ostensiblement dumoins; mais sous sa ceinture se dissimulait un revolver, et, danssa poche, un de ces larges coutelas qui tiennent du couteau et duyatagan, avec lesquels un chasseur sibérien sait éventrerproprement un ours, sans détériorer sa précieuse fourrure.

Il y avait un assez grand concours de voyageurs à la gare deMoscou. Les gares des chemins de fer russes sont des lieux deréunion très-fréquentés, autant au moins de ceux qui regardentpartir que de ceux qui partent. Il se tient là comme une petitebourse de nouvelles.

Le train dans lequel Michel Strogoff prit place devait ledéposer à Nijni-Novgorod. Là s’arrêtait, à cette époque, la voieferrée qui, reliant Moscou à Saint-Pétersbourg, doit se continuerjusqu’à la frontière russe. C’était un trajet de quatre centsverstes environ (426 kilomètres), et le train allait les franchiren une dizaine d’heures. Michel Strogoff, une fois arrivé àNijni-Novgorod, prendrait, suivant les circonstances, soit la routede terre, soit les bateaux à vapeur du Volga, afin d’atteindre auplus tôt les montagnes de l’Oural.

Michel Strogoff s’étendit donc dans son coin, comme un dignebourgeois que ses affaires n’inquiètent pas outre mesure, et quicherche à tuer le temps par le sommeil.

Néanmoins, comme il n’était pas seul dans son compartiment, ilne dormit que d’un oeil et il écouta de ses deux oreilles.

En effet, le bruit du soulèvement des hordes kirghises et del’invasion tartare n’était pas sans avoir transpiré quelque peu.Les voyageurs, dont le hasard faisait ses compagnons de voyage, encausaient, mais non sans quelque circonspection.

Ces voyageurs, ainsi que la plupart de ceux que transportait letrain, étaient des marchands qui se rendaient à la célèbre foire deNijni-Novgorod. Monde nécessairement très-mêlé, composé de Juifs,de Turcs, de Cosaques, de Russes, de Géorgiens, de Kalmouks etautres, mais presque tous parlant la langue nationale.

On discutait donc le pour et le contre des graves événements quis’accomplissaient alors au delà de l’Oural, et ces marchandssemblaient craindre que le gouvernement russe ne fût amené àprendre quelques mesures restrictives, surtout dans les provincesconfinant à la frontière,—mesures dont le commerce souffriraitcertainement.

Il faut le dire, ces égoïstes ne considéraient la guerre,c’est-à-dire la répression de la révolte et la lutte contrel’invasion, qu’au seul point de vue de leurs intérêts menacés. Laprésence d’un simple soldat, revêtu de son uniforme,—et l’on saitcombien l’importance de l’uniforme est grande en Russie,—eûtcertainement suffi à contenir les langues de ces marchands. Mais,dans le compartiment occupé par Michel Strogoff, rien ne pouvaitfaire soupçonner la présence d’un militaire, et le courrier duczar, voué à l’incognito, n’était pas homme à se trahir.

Il écoutait donc.

«On affirme que les thés de caravane sont en hausse, disait unPersan, reconnaissable à son bonnet fourni d’astrakan et à sa robebrune à larges plis, usée par le frottement.

—Oh! les thés n’ont rien à craindre de la baisse, répondit unvieux Juif à mine refrognée. Ceux qui sont sur le marché deNijni-Novgorod s’expédieront facilement par l’ouest, mais il n’ensera malheureusement pas de même des tapis de Boukhara!

—Comment! Vous attendez donc un envoi de Boukhara? lui demandale Persan.

—Non, mais un envoi de Samarcande, et il n’en est que plusexposé! Comptez donc sur les expéditions d’un pays qui est soulevépar les khans depuis Khiva jusqu’à la frontière chinoise!

—Bon! répondit le Persan, si les tapis n’arrivent pas, lestraites n’arriveront pas davantage, je suppose!

—Et le bénéfice, Dieu d’Israël! s’écria le petit Juif, lecomptez-vous pour rien?

—Vous avez raison, dit un autre voyageur, les articles de l’Asiecentrale risquent fort de manquer sur le marché, et il en sera destapis de Samarcande comme des laines, des suifs et des châlesd’Orient.

—Eh! prenez garde, mon petit père! répondit un voyageur russe àl’air goguenard. Vous allez horriblement graisser vos châles, sivous les mêlez avec vos suifs!

—Cela vous fait rire! répliqua aigrement le marchand, quigoûtait peu ce genre de plaisanteries.

—Eh! quand on s’arracherait les cheveux, quand on se couvriraitde cendres, répondit le voyageur, cela changerait-il le cours deschoses? Non! pas plus que le cours des marchandises!

—On voit bien que vous n’êtes pas marchand! fit observer lepetit Juif.

—Ma foi, non, digne descendant d’Abraham! Je ne vends nihoublon, ni édredon, ni miel, ni cire, ni chènevis, ni viandessalées, ni caviar, ni bois, ni laine, ni rubans, ni chanvre, nilin, ni maroquin, ni pelleteries!… .

—Mais en achetez-vous? demanda le Persan, qui interrompit lanomenclature du voyageur.

—Le moins que je peux, et seulement pour ma consommationparticulière, répondit celui-ci en clignant de l’oeil.

—C’est un plaisant! dit le Juif au Persan.

—Ou un espion! répondit celui-ci en baissant la voix.Défions-nous, et ne parlons pas plus qu’il ne faut! La police n’estpas tendre par le temps qui court, et on ne sait trop avec qui l’onvoyage!

Dans un autre coin du compartiment, on parlait un peu moins desproduits mercantiles, mais un peu plus de l’invasion tartare et deses fâcheuses conséquences.

Les chevaux de Sibérie vont être réquisitionnés, disait unvoyageur, et les communications deviendront bien difficiles entreles diverses provinces de l’Asie centrale!

—Est-il certain, lui demanda son voisin, que les Kirghis de lahorde moyenne aient fait cause commune avec les Tartares?

—On le dit, répondit le voyageur en baissant la voix, mais quipeut se flatter de savoir quelque chose dans ce pays!

—J’ai entendu parler de concentration de troupes à la frontière.Les Cosaques du Don sont déjà rassemblés sur le cours du Volga, eton va les opposer aux Kirghis révoltés.

—Si les Kirghis ont descendu le cours de l’Irtyche, la routed’Irkoutsk ne doit pas être sûre! répondit le voisin. D’ailleurs,hier, j’ai voulu envoyer un télégramme à Krasnoiarsk, et il n’a paspu passer. Il est à craindre qu’avant peu les colonnes tartaresn’aient isolé la Sibérie orientale!

—En somme, petit père, reprit le premier interlocuteur, cesmarchands ont raison d’être inquiets pour leur commerce et leurstransactions. Après avoir réquisitionné les chevaux, onréquisitionnera les bateaux, les voitures, tous les moyens detransport, jusqu’au moment où il ne sera plus permis de faire unpas sur toute l’étendue de l’empire.

—Je crains bien que la foire de Nijni-Novgorod ne finisse pasaussi brillamment qu’elle a commencé! répondit le secondinterlocuteur, en secouant la tête. Mais la sûreté et l’intégritédu territoire russe avant tout. Les affaires ne sont que lesaffaires!

Si, dans ce compartiment, le sujet des conversationsparticulières ne variait guère, il ne variait pas davantage dansles autres voitures du train; mais partout un observateur eûtobservé une extrême circonspection dans les propos que les causeurséchangeaient entre eux. Lorsqu’ils se hasardaient quelquefois surle domaine des faits, ils n’allaient jamais jusqu’à pressentir lesintentions du gouvernement moscovite, ni à les apprécier.

C’est ce qui fut très-justement remarqué par l’un des voyageursd’un wagon placé en tête du train. Ce voyageur—évidemment unétranger—regardait de tous ses yeux et faisait vingt questionsauxquelles on ne répondait que très-évasivement. A chaque instantpenché hors de la portière, dont il tenait la vitre baissée, au vifdésagrément de ses compagnons de voyage, il ne perdait pas un pointde vue de l’horizon de droite. Il demandait le nom des localitésles plus insignifiantes, leur orientation, quel était leurcommerce, leur industrie, le nombre de leurs habitants, la moyennede la mortalité par sexe, etc., et tout cela il l’inscrivait sur uncarnet déjà surchargé de notes.

C’était le correspondant Alcide Jolivet, et s’il faisait tant dequestions insignifiantes, c’est qu’au milieu de tant de réponsesqu’elles amenaient, il espérait surprendre quelque fait intéressant«pour sa cousine». Mais, naturellement, on le prenait pour unespion, et on ne disait pas devant lui un mot qui eût trait auxévénements du jour.

Aussi, voyant qu’il ne pouvait rien apprendre de relatif al’invasion tartare, écrivit-il sur son carnet:

«Voyageurs d’une discrétion absolue. En matière politique,très-durs à la détente.»

Et tandis qu’Alcide Jolivet notait minutieusement sesimpressions de voyage, son confrère, embarqué comme lui dans lemême train, et voyageant dans le même but, se livrait au mêmetravail d’observation dans un autre compartiment. Ni l’un nil’autre ne s’étaient rencontrés, ce jour-là, à la gare de Moscou,et ils ignoraient réciproquement qu’ils fussent partis pour visiterle théâtre de la guerre.

Seulement, Harry Blount, parlant peu, mais écoutant beaucoup,n’avait point inspiré à ses compagnons de route les mêmes défiancesqu’Alcide Jolivet. Aussi ne l’avait-on pas pris pour un espion, etses voisins, sans se gêner, causaient-ils devant lui, en selaissant même aller plus loin que leur circonspection naturellen’aurait dû le comporter. Le correspondant du Daily-Telegraph avaitdonc pu observer combien les événements préoccupaient ces marchandsqui se rendaient à Nijni-Novgorod, et à quel point le commerce avecl’Asie centrale était menacé dans son transit.

Aussi n’hésita-t-il pas à noter sur son carnet cette observationon ne peut plus juste:

«Voyageurs extrêmement inquiets. Il n’est question que de laguerre, et ils en parlent avec une liberté qui doit étonner entrele Volga et la Vistule!»

Les lecteurs du Daily-Telegraph ne pouvaient manquer d’êtreaussi bien renseignés que la «cousine» d’Alcide Jolivet.

Et, de plus, comme Harry Blount, assis à la gauche du train,n’avait vu qu’une partie de la contrée, qui était assez accidentée,sans se donner la peine de regarder la partie de droite, formée delongues plaines, il ne manqua pas d’ajouter avec l’aplombbritannique:

«Pays montagneux entre Moscou et Wladimir.»

Cependant, il était visible que le gouvernement russe, enprésence de ces graves éventualités, prenait quelques mesuressévères, même à l’intérieur de l’empire. Le soulèvement n’avait pasfranchi la frontière sibérienne, mais dans ces provinces du Volga,si voisines du pays kirghis, on pouvait craindre l’effet desmauvaises influences.

En effet, la police n’avait encore pu retrouver les tracesd’Ivan Ogareff. Ce traître, appelant l’étranger pour venger sesrancunes personnelles, avait-il rejoint Féofar-Khan, ou biencherchait-il à fomenter la révolte dans le gouvernement deNijni-Novgorod, qui, à cette époque de l’année, renfermait unepopulation composée de tant d’éléments divers? N’avait-il pas parmices Persans, ces Arméniens, ces Kalmouks, qui affluaient au grandmarché, des affidés, chargés de provoquer un mouvement àl’intérieur? Toutes ces hypothèses étaient possibles, surtout dansun pays tel que la Russie.

En effet, ce vaste empire, qui compte douze millions dekilomètres carrés, ne peut pas avoir l’homogénéité des États del’Europe occidentale. Entre les divers peuples qui le composent, ilexiste forcément plus que des nuances. Le territoire russe, enEurope, en Asie, en Amérique, s’étend du quinzième degré delongitude est au cent trente-troisième degré de longitude ouest,soit un développement de près de deux cents degrés [3] , et du trente-huitième parallèle sud auquatre-vingt-unième parallèle nord, soit quarante-troisdegrés[4] . On y compte plus de soixante-dixmillions d’habitants. On y parle trente langues différentes. Larace slave y domine sans doute, mais elle comprend, avec lesRusses, des Polonais, des Lithuaniens, des Courlandais. Que l’on yajoute les Finnois, les Esthoniens, les Lapons, les Tchérémisses,les Tchouvaches, les Permiaks, les Allemands, les Grecs, lesTartares, les tribus caucasiennes, les hordes mongoles, kalmoukes,samoyèdes, kamtschadales, aléoutes, et l’on comprendra que l’unitéd’un aussi vaste État ait été difficile à maintenir et qu’ellen’ait pu être que l’oeuvre du temps, aidée par la sagesse desgouvernements.

Quoi qu’il en soit, Ivan Ogareff avait su, jusqu’alors, échapperà toutes les recherches, et, très-probablement, il devait avoirrejoint l’armée tartare. Mais, à chaque station où s’arrêtait letrain, des inspecteurs se présentaient qui examinaient lesvoyageurs et leur faisaient subir à tous une inspection minutieuse,car, par ordre du grand maître de police, ils étaient à larecherche d’Ivan Ogareff. Le gouvernement, en effet, croyait savoirque ce traître n’avait pas encore pu quitter la Russie européenne.Un voyageur paraissait-il suspect, il allait s’expliquer au postede police; pendant ce temps, le train repartait sans s’inquiéter enaucune façon du retardataire.

Avec la police russe, qui est très-péremptoire, il estabsolument inutile de vouloir raisonner. Ses employés sont revêtusde grades militaires, et ils opèrent militairement. Le moyen,d’ailleurs, de ne pas obéir sans souffler mot à des ordres émanantd’un souverain qui a le droit d’employer cette formule en tête deses ukases: «Nous, par la grâce de Dieu, empereur et autocrate detoutes les Russies, de Moscou, Kief, Wladimir et Novgorod, czar deKazan, d’Astrakan, czar de Pologne, czar de Sibérie, czar de laChersonèse Taurique, seigneur de Pskof, grand prince de Smolensk,de Lithuanie, de Volhynie, de Podolie et de Finlande, princed’Esthonie, de Livonie, de Courlande et de Semigallie, deBialystok, de Karélie, de Iougrie, de Perm, de Viatka, de Bolgarieet de plusieurs autres pays, seigneur et grand prince du territoirede Nijni-Novgorod, de Tchernigof, de Riazan, de Polotsk, de Rostof,de Jaroslavl, de Bielozersk, d’Oudorie, d’Obdorie, de Kondinie, deVitepsk, de Mstislaf, dominateur des régions hyperboréennes,seigneur des pays d’Ivérie, de Kartalinie, de Grouzinie, deKabardinie, d’Arménie, seigneur héréditaire et suzerain des princestcherkesses, de ceux des montagnes et autres, héritier de laNorwége, duc de Schleswig-Holstein, de Stormarn, de Dittmarsen etd’Oldenbourg.» Puissant souverain, en vérité, que celui dont lesarmes sont un aigle à deux têtes, tenant un sceptre et un globe,qu’entourent les écussons de Novgorod, de Wladimir, de Kief, deKazan, d’Astrakan, de Sibérie, et qu’enveloppe le collier del’ordre de Saint-André, surmonté d’une couronne royale!

Quant à Michel Strogoff, il était en règle, et, par conséquent,à l’abri de toute mesure de police.

A la station de Wladimir, le train s’arrêta pendant quelquesminutes,—ce-qui parut suffire au correspondant du Daily-Telegraphpour prendre, au double point de vue physique et moral, un aperçuextrêmement complet de cette ancienne capitale de la Russie.

A la gare de Wladimir, de nouveaux voyageurs montèrent dans letrain. Entre autres, une jeune fille se présenta à la portière ducompartiment occupé par Michel Strogoff.

Une place vide se trouvait devant le courrier du czar. La jeunefille s’y plaça, après avoir déposé près d’elle un modeste sac devoyage en cuir rouge qui semblait former tout son bagage. Puis, lesyeux baissés, sans même avoir regardé les compagnons de route quele hasard lui donnait, elle se disposa pour un trajet qui devaitdurer encore quelques heures.

Michel Strogoff ne put s’empêcher de considérer attentivement sanouvelle voisine. Comme elle se trouvait placée de manière à alleren arrière, il lui offrit même sa place, qu’elle pouvait préférer,mais elle le remercia en s’inclinant légèrement.

Cette jeune fille devait avoir de seize à dix-sept ans. Sa tête,véritablement charmante, présentait le type slave dans toute sapureté,—type un peu sévère, qui la destinait à devenir plutôt belleque jolie, lorsque quelques années de plus auraient fixédéfinitivement ses traits. D’une sorte de fanchon qui la coiffait,s’échappaient à profusion des cheveux d’un blond doré. Ses yeuxétaient bruns avec un regard velouté d’une douceur infinie. Son nezdroit se rattachait à ses joues, un peu maigres et pâles, par desailes légèrement mobiles, Sa bouche était finement dessinée, maisil semblait qu’elle eût, depuis longtemps, désappris desourire.

La jeune voyageuse était grande, élancée, autant qu’on pouvaitjuger de sa taille sous l’ample pelisse très-simple qui larecouvrait. Bien que ce fût encore une «très-jeune fille», danstoute la pureté de l’expression, le développement de son frontélevé, la forme nette de la partie inférieure de sa figure, donnaitl’idée d’une grande énergie morale,—détail qui n’échappa point àMichel Strogoff. Évidemment, cette jeune fille avait déjà souffertdans le passé, et l’avenir, sans doute, ne s’offrait pas à ellesous des couleurs riantes, mais il était non moins certain qu’elleavait su lutter et qu’elle était résolue à lutter encore contre lesdifficultés de la vie. Sa volonté devait être vivace, persistante,et son calme inaltérable, même dans des circonstances où un hommeserait exposé à fléchir ou à s’irriter.

Telle était l’impression que faisait naître cette jeune fille, àpremière vue. Michel Strogoff, étant lui-même «d’une natureénergique, devait être frappé du caractère de cette physionomie,et, tout en prenant garde de ne point l’importuner par l’insistancede son regard, il observa sa voisine avec une certaineattention.

Le costume de la jeune voyageuse était à la fois d’unesimplicité et d’une propreté extrêmes. Elle n’était pas riche, celase devinait aisément, mais on eût vainement cherché sur sesvêtements quelque marque de négligence. Tout son bagage tenait dansun sac de cuir, fermé à clef, et que, faute de place, elle tenaitsur ses genoux.

Elle portait une longue pelisse de couleur sombre, sans manches,qui se rajustait gracieusement à son cou par un liseré bleu. Souscette pelisse, une demi-jupe, sombre aussi, recouvrait une robe quilui tombait aux chevilles, et dont le pli inférieur était orné dequelques broderies peu voyantes. Des demi-bottes en cuir ouvragé,assez fortes de semelles, comme si elles eussent été choisies enprévision d’un long voyage, chaussaient ses pieds, qui étaientpetits.

Michel Strogoff, à certains détails, crut reconnaître dans ceshabits la coupe des costumes livoniens, et il pensa que sa voisinedevait être originaire des provinces baltiques.

Mais où allait cette jeune fille, seule, à cet âge où l’appuid’un père ou d’une mère, la protection d’un frère, sont pour ainsidire obligés? Venait-elle donc, après un trajet déjà long, desprovinces de la Russie occidentale? Se rendait-elle seulement àNijni-Novgorod, ou bien le but de son voyage était-il au delà desfrontières orientales de l’empire? Quelque parent, quoique amil’attendait-il à l’arrivée du train? N’était-il pas plus probable,au contraire, qu’à sa descente du wagon, elle se trouverait aussiisolée dans la ville que dans ce compartiment, où personne—elledevait le croire—ne semblait se soucier d’elle? Cela étaitprobable.

En effet, les habitudes que l’on contracte dans l’isolement semontraient d’une façon très-visible dans la manière d’être de lajeune voyageuse. La façon dont elle entra dans le wagon et dontelle se disposa pour la route, le peu d’agitation qu’elle produisitautour d’elle, le soin qu’elle prit de ne déranger et de ne gênerpersonne, tout indiquait l’habitude qu’elle avait d’être seule etde ne compter que sur elle-même.

Michel Strogoff l’observait avec intérêt, mais, réservélui-même, il ne chercha pas à faire naître une occasion de luiparler, bien que plusieurs heures dussent s’écouler avant l’arrivéedu train à Nijni-Novgorod.

Une fois seulement, le voisin de cette jeune fille—ce marchandqui mélangeait si imprudemment les suifs et les châles—s’étantendormi et menaçant sa voisine de sa grosse tête qui vacillaitd’une épaule à l’autre, Michel Strogoff le réveilla assezbrusquement et lui fit comprendre qu’il eût à se tenir droit etd’une façon plus convenable.

Le marchand, assez grossier de sa nature, grommela quelquesparoles contre «les gens qui se mêlent de ce qui ne les regardepas»; mais Michel Strogoff le regarda d’un air si peu accommodant,que le dormeur s’appuya du côté opposé et délivra la jeunevoyageuse de son incommode voisinage.

Celle-ci regarda un instant le jeune homme, et il y eut unremercîment muet et modeste dans son regard.

Mais une circonstance se présenta, qui donna à Michel Strogoffune idée juste du caractère de cette jeune fille.

Douze verstes avant d’arriver à la gare de Nijni-Novgorod, à unebrusque courbe de la voie ferrée, le train éprouva un choctrès-violent. Puis, pendant une minute, il courut sur la pente d’unremblai.

Voyageurs plus ou moins culbutés, cris, confusion, désordregénéral dans les wagons, tel fut l’effet produit tout d’abord. Onpouvait craindre que quelque accident grave ne se produisît. Aussi,avant même que le train fût arrêté, les portièress’ouvrirent-elles, et les voyageurs, effarés, n’eurent-ils qu’unepensée: quitter les voitures et chercher refuge sur la voie.

Michel Strogoff songea tout d’abord à sa voisine; mais, tandisque les voyageurs de son compartiment se précipitaient au dehors,criant et se bousculant, la jeune fille était restée tranquillementà sa place, le visage à peine altéré par une légère pâleur.

Elle attendait. Michel Strogoff attendit aussi.

Elle n’avait pas fait un mouvement pour descendre du wagon. Ilne bougea pas non plus.

Tous deux demeurèrent impassibles.

«Une énergique nature!» pensa Michel Strogoff.

Cependant, tout danger avait promptement disparu. Une rupture dubandage du wagon de bagages avait provoqué d’abord le choc, puisl’arrêt du train, mais peu s’en était fallu que, rejeté hors desrails, il n’eût été précipité du haut du remblai dans unefondrière. Il y eut là une heure de retard. Enfin, la voie dégagée,le train reprit sa marche, et, à huit heures et demie du soir, ilarrivait en gare à Nijni-Novgorod.

Avant que personne eût pu descendre des wagons, les inspecteursde police se présentèrent aux portières et examinèrent lesvoyageurs.

Michel Strogoff montra son podaroshna, libellé au nom de NicolasKorpanoff. Donc, nulle difficulté.

Quant aux autres voyageurs du compartiment, tous à destinationde Nijni-Novgorod, ils ne parurent point suspects, heureusementpour eux.

La jeune fille, elle, présenta, non pas un passeport, puisque lepasseport n’est plus exigé en Russie, mais un permis revêtu d’uncachet particulier et qui semblait être d’une nature spéciale.

L’inspecteur le lut avec attention. Puis, après avoir examinéattentivement celle dont il contenait le signalement:

«Tu es de Riga? dit-il.

—Oui, répondit la jeune fille.

—Tu vas à Irkoutsk?

—Oui.

—Par quelle route?

—Par la route de Perm.

—Bien, répondit l’inspecteur. Aie soin de faire viser ton permisà la maison de police de Nijni-Novgorod.»

La jeune fille s’inclina en signe d’affirmation.

En entendant ces demandes et ces réponses, Michel Strogofféprouva à la fois un sentiment de surprise et de pitié. Quoi! cettejeune fille seule, en route pour cette lointaine Sibérie, et cela,lorsque, à ses dangers habituels, se joignaient tous les périlsd’un pays envahi et soulevé! Gomment arriverait-elle? quedeviendrait-elle?…

L’inspection finie, les portières des wagons furent alorsouvertes, mais, avant que Michel Strogoff eût pu faire un mouvementvers elle, la jeune Livonienne, descendue la première, avaitdisparu dans la foule qui encombrait les quais de la gare.

Chapitre 5Un arrêté en deux articles

Nijni-Novgorod, Novgorod-la-Basse, située au confluent du Volgaet de l’Oka, est le chef-lieu du gouvernement de ce nom. C’était làque Michel Strogoff devait abandonner la voie ferrée, qui, à cetteépoque, ne se prolongeait pas au delà de cette ville. Ainsi donc, àmesure qu’il avançait, les moyens de communication devenaientd’abord moins rapides, ensuite moins sûrs.

Nijni-Novgorod, qui en temps ordinaire ne compte que trente àtrente-cinq mille habitants, en renfermait alors plus de trois centmille, c’est-à-dire que sa population était décuplée. Cetaccroissement était dû à la célèbre foire qui se tient dans sesmurs pendant une période de trois semaines. Autrefois, c’étaitMakariew qui bénéficiait de ce concours de marchands, mais, depuis1817, la foire a été transportée à Nijni-Novgorod.

La ville, assez morne d’habitude, présentait donc une animationextraordinaire. Dix races différentes de négociants, européens ouasiatiques, y fraternisaient sous l’influence des transactionscommerciales.

Bien que l’heure à laquelle Michel Strogoff quitta la gare fûtdéjà avancée, il y avait encore grand rassemblement de monde surces deux villes, séparées par le cours du Volga, que comprendNijni-Novgorod, et dont la plus haute, bâtie sur un roc escarpé,est défendue par un de ces forts qu’on appelle «kreml» enRussie.

Si Michel Strogoff eût été forcé de séjourner à Nijni-Novgorod,il aurait eu quelque peine à découvrir un hôtel ou même une aubergeà peu près convenable. Il y avait encombrement. Cependant, comme ilne pouvait partir immédiatement, puisqu’il lui fallait prendre lesteam-boat du Volga, il dut s’enquérir d’un gîte quelconque. Mais,auparavant, il voulut connaître exactement l’heure du départ, et ilse rendit aux bureaux de la Compagnie, dont les bateaux font leservice entre Nijni-Novgorod et Perm.

Là, à son grand déplaisir, il apprit que le Caucase—c’était lenom du steam-boat—ne partait pour Perm que le lendemain, à midi.Dix-sept heures à attendre! c’était fâcheux pour un homme aussipressé, et, cependant, il lui fallut se résigner. Ce qu’il fit, caril ne récriminait jamais inutilement.

D’ailleurs, dans les circonstances actuelles, aucune voiture,télègue ou tarentass, berline ou cabriolet de poste, ni aucuncheval ne l’eût conduit plus vite, soit à Perm, soit à Kazan. Mieuxvalait donc attendre le départ du steam-boat,—véhicule plus rapidequ’aucun autre, et qui devait lui faire regagner le tempsperdu.

Voilà donc Michel Strogoff, allant par la ville, et cherchant,sans trop s’en inquiéter, quelque auberge afin d’y passer la nuit.Mais de cela il ne s’embarrassait guère, et, sans la faim qui letalonnait, il eût probablement erré jusqu’au matin dans les rues deNijni-Novgorod. Ce dont il se mit en quête, ce fut d’un souperplutôt que d’un lit. Or il trouva les deux à l’enseigne de la Villede Constantinople.

Là, l’aubergiste lui offrit une chambre assez convenable, peugarnie de meubles, mais à laquelle ne manquaient ni l’image de laVierge, ni les portraits de quelques saints, auxquels une étoffedorée servait de cadre, Un canard farci de hachis aigre, enlisédans une crème épaisse, du pain d’orge, du lait caillé, du sucre enpoudre mélangé de cannelle, un pot de kwass, sorte de bièretrès-commune en Russie, lui furent servis aussitôt, et il ne lui enfallait pas tant pour se rassasier. Il se rassasia donc, et mieuxmême que son voisin de table, qui, en qualité de « vieux croyant » dela secte des Raskolniks, ayant fait voeu d’abstinence, rejetait lespommes de terre de son assiette et se gardait bien de sucrer sonthé.

Son souper terminé, Michel Strogoff, au lieu de monter à sachambre, reprit machinalement sa promenade à travers la ville.Mais, bien que le long crépuscule se prolongeât encore, déjà lafoule se dissipait, les rues se faisaient peu à peu désertes, etchacun regagnait son logis.

Pourquoi Michel Strogoff ne s’était-il pas mis tout bonnement aulit, comme il convient après toute une journée passée en chemin defer? Pensait-il donc à cette jeune Livonienne qui, pendant quelquesheures, avait été sa compagne de voyage? N’ayant rien de mieux àfaire, il y pensait. Craignait-il que, perdue dans cette villetumultueuse, elle ne fût exposée à quelque insulte? Il lecraignait, et avait raison de le craindre. Espérait-il donc larencontrer et, au besoin, s’en faire le protecteur? Non. Larencontrer était difficile. Quant à la’protéger… . de queldroit?

«Seule, se disait-il, seule au milieu de ces nomades! Et encoreles dangers présents ne sont-ils rien auprès de ceux que l’avenirlui réserve! La Sibérie! Irkoutsk! Ce que je vais tenter pour laRussie et le czar, elle va le faire, elle, pour… . Pour qui? Pourquoi? Elle est autorisée à franchir la frontière! Et le pays audelà est soulevé! Des bandes tartares courent les steppes!… »

Michel Strogoff s’arrêtait par instants et se prenait àréfléchir.

«Sans doute, pensa-t-il, cette idée de voyager lui est venueavant l’invasion! Peut-être elle-même ignore-t-elle ce qui sepasse!… Mais non, ces marchands ont causé devant elle des troublesde la Sibérie… et elle n’a pas paru étonnée… . Elle n’a mêmedemandé aucune explication… . Mais alors elle savait donc, et,sachant, elle va!… La pauvre fille!… Il faut que le motif quil’entraîne soit bien puissant! Mais, si courageuse qu’elle soit,—etelle l’est assurément—ses forces la trahiront en route, et, sansparler des dangers et des obstacles, elle ne pourra supporter lesfatigues d’un tel voyage!… Jamais elle ne pourra atteindreIrkoutsk!»

Cependant, Michel Strogoff allait toujours au hasard, mais,comme il connaissait parfaitement la ville, retrouver son chemin nepouvait être embarrassant pour lui.

Après avoir marché pendant une heure environ, il vint s’asseoirsur un banc adossé à une grande case de bois, qui s’élevait, aumilieu de beaucoup d’autres, sur une très-vaste place.

Il était là depuis cinq minutes, lorsqu’une main s’appuyafortement sur son épaule.

«Qu’est-ce que tu fais la? lui demanda d’une voix rude un hommede haute taille qu’il n’avait pas vu venir.

—Je me repose, répondit Michel Strogoff.

—Est-ce que tu aurais l’intention de passer la nuit sur ce banc?reprit l’homme.

—Oui, si cela me convient, répliqua Michel Strogoff d’un ton unpeu trop accentué pour le simple marchand qu’il devait être.

—Approche donc qu’on te voie!» dit l’homme. Michel Strogoff, serappelant qu’il fallait être prudent avant tout, reculainstinctivement.

«On n’a pas besoin de me voir,» répondit-il.

Et il mit, avec sang-froid, un intervalle d’une dizaine de pasentre son interlocuteur et lui.

Il lui sembla alors, en l’observant bien, qu’il avait affaire àune sorte de bohémien, tel qu’il s’en rencontre dans toutes lesfoires, et dont il n’est pas agréable de subir le contact niphysique ni moral. Puis, en regardant plus attentivement dansl’ombre qui commençait à s’épaissir, il aperçut près de la case unvaste chariot, demeure habituelle et ambulante de ces zingaris outsiganes qui fourmillent en Russie, partout où il y a quelqueskopeks à gagner.

Cependant, le bohémien avait fait deux ou trois pas en avant, etil se préparait à interpeller plus directement Michel Strogoff,quand la porte de la case s’ouvrit. Une femme, à peine visible,s’avança vivement, et dans un idiome assez rude, que MichelStrogoff reconnut être un mélange de mongol et de sibérien:

«Encore un espion! dit-elle. Laisse-le faire et viens souper. Le«papluka»[5] attend.»

Michel Strogoff ne put s’empêcher de sourire de la qualificationdont on le gratifiait, lui qui redoutait particulièrement lesespions.

Mais, dans la même langue, bien que l’accent de celui quil’employait fût très-différent de celui de la femme, le bohémienrépondit quelques mots qui signifiaient:

«Tu as raison, Sangarre! D’ailleurs, nous serons partisdemain!»

—Demain? répliqua à mi-voix la femme d’un ton qui dénotait unecertaine surprise.

—Oui, Sangarre, répondit le bohémien, demain, et c’est le Pèrelui-même qui nous envoie… où nous voulons aller!»

Là-dessus, l’homme et la femme rentrèrent dans la case, dont laporte fut fermée avec soin.

«Bon! se dit Michel Strogoff, si ces bohémiens tiennent à ne pasêtre compris, quand ils parleront devant moi, je leur conseilled’employer une autre langue!»

En sa qualité de Sibérien, et pour avoir passé son enfance dansla steppe, Michel Strogoff, on l’a dit, entendait presque tous cesidiomes usités depuis la Tartarie jusqu’à la mer Glaciale. Quant àla signification précise des paroles échangées entre le bohémien etsa compagne, il ne s’en préoccupa pas davantage. En quoi celapouvait-il l’intéresser?

L’heure étant déjà fort avancée, il songea alors à rentrer àl’auberge, afin d’y prendre quelque repos. Il suivit, en s’enallant, le cours du Volga, dont les eaux disparaissaient sous lasombre masse d’innombrables bateaux. L’orientation du fleuve luifit alors reconnaître quel était l’endroit qu’il venait de quitter.Cette agglomération de chariots et de cases occupait précisément lavaste place où se tenait, chaque année, le principal marché deNijni-Novgorod,—ce qui expliquait, en cet endroit, le rassemblementde ces bateleurs et bohémiens venus, de tous les coins dumonde.

Michel Strogoff, une heure après, dormait d’un sommeil quelquepeu agité sur un de ces lits russes, qui semblent si durs auxétrangers, et le lendemain, 17 juillet, il se réveillait au grandjour.

Cinq heures encore à passer à Nijni-Novgorod, cela lui semblaitun siècle. Que pouvait-il faire pour occuper cette matinée, si cen’était d’errer comme la veille à travers les rues de la ville. Unefois son déjeuner fini, son sac bouclé, son podaroshna visé à lamaison de police, il n’aurait plus qu’à partir. Mais, n’étant pointhomme à se lever après le soleil, il quitta son lit, il s’habilla,il plaça soigneusement la lettre aux armes impériales au fond d’unepoche pratiquée dans la doublure de sa tunique, sur laquelle ilserra sa ceinture; puis, il ferma son sac et l’assujettit sur sondos. Cela fait, ne voulant pas revenir à la Ville deConstantinople, et comptant déjeuner sur les bords du Volga, prèsde l’embarcadère, il régla sa dépense et quitta l’auberge.

Par surcroît de précaution, Michel Strogoff se rendit d’abordaux bureaux des steam-boats, et, là, il s’assura que le Caucasepartait bien à l’heure dite. La pensée lui vint alors pour lapremière fois que, puisque la jeune Livonienne devait prendre laroute de Perm, il était fort possible que son projet fût aussi des’embarquer sur le Caucase, auquel cas Michel Strogoff ne pourraitmanquer de faire la route avec elle.

La ville haute, avec son kremlin, dont la circonférence mesuredeux verstes, et qui ressemble a celui de Moscou, était alors fortabandonnée. Le gouverneur n’y demeurait même plus. Mais, autant laville haute était morte, autant la ville basse était vivante!

Michel Strogoff, après avoir traversé le Volga sur un pont debateaux, gardé par des Cosaques à cheval, arriva à l’emplacementmême où, la veille, il s’était heurté à quelque campement debohémiens. C’était un peu en dehors de la ville que se tenait cettefoire de Nijni-Novgorod, avec laquelle celle de Leipzig elle-mêmene saurait rivaliser. Dans une vaste plaine, située au delà duVolga, s’élevait le palais provisoire du gouverneur général, etc’est là, par ordre, que réside ce haut fonctionnaire pendant toutela durée de la foire, qui, grâce aux éléments dont elle se compose,nécessite une surveillance de tous les instants.

Cette plaine était alors couverte de maisons de bois,symétriquement disposées, de manière à laisser entre elles desavenues assez larges pour permettre à la foule d’y circuleraisément. Une certaine agglomération de ces cases, de toutes lesgrandeurs et de toutes les formes, formait un quartier différent,affecté à un genre spécial de commerce. Il y avait le quartier desfers, le quartier des fourrures, le quartier des laines, lequartier des bois, le quartier des tissus, le quartier des poissonssecs, etc. Quelques maisons étaient même construites en matériauxde haute fantaisie, les unes avec du thé en briques, d’autres avecdes moellons de viande salée, c’est-à-dire avec les échantillonsdes marchandises que leurs propriétaires y débitaient auxacheteurs. Singulière réclame, tant soit peu américaine!

Dans ces avenues, le long de ces allées, le soleil étant fortau-dessus de l’horizon, puisque, ce matin-là, il s’était levé avantquatre heures, l’affluence était déjà considérable. Russes,Sibériens, Allemands, Cosaques, Turcomans, Persans, Géorgiens,Grecs, Ottomans, Indous, Chinois, mélange extraordinaired’Européens et d’Asiatiques, causaient, discutaient, péroraient,trafiquaient. Tout ce qui se vend ou s’achète semblait avoir étéentassé sur cette place. Porteurs, chevaux, chameaux, ânes,bateaux, chariots, tout ce qui peut servir au transport desmarchandises, était accumulé sur ce champ de foire. Fourrures,pierres précieuses, étoffes de soie, cachemires des Indes, tapisturcs, armes du Caucase, tissus de Smyrne ou d’Ispahan, armures deTiflis, thés de la caravane, bronzes européens, horlogerie de laSuisse, velours et soieries de Lyon, cotonnades anglaises, articlesde carrosserie, fruits, légumes, minerais de l’Oural, malachites,lapis-lazuli, aromates, parfums, plantes médicinales, bois,goudrons, cordages, cornes, citrouilles, pastèques, etc., tous lesproduits de l’Inde, de la Chine, de la Perse, ceux de la merCaspienne et de la mer Noire, ceux de l’Amérique et de l’Europe,étaient réunis sur ce point du globe.

C’était un mouvement, une excitation, une cohue, un brouhahadont on ne saurait donner une idée, les indigènes de classeinférieure étant fort démonstratifs, et les étrangers ne leurcédant guère sur ce point. Il y avait là des marchands de l’Asiecentrale, qui avaient mis un an à traverser ses longues plaines, enescortant leurs marchandises, et qui ne devaient pas revoir d’uneannée leurs boutiques ou leurs comptoirs. Enfin, telle estl’importance de cette foire de Nijni-Novgorod, que le chiffre destransactions ne s’y élève pas à moins de cent millions deroubles.[6]

Puis, sur les places, entre les quartiers de cette villeimprovisée, c’était une agglomération de bateleurs de toute espèce:saltimbanques et acrobates, assourdissant avec les hurlements deleurs orchestres et les vociférations de leur parade; bohémiens,venus des montagnes et disant la bonne aventure aux badauds d’unpublic toujours renouvelé; zingaris ou tsiganes,—nom que les Russesdonnent aux gypsies, qui sont les anciens descendants desCophtes,—chantant leurs airs les plus colorés et dansant leursdanses les plus originales; comédiens de théâtres forains,représentant des drames de Shakspeare, appropriés au goût desspectateurs, qui s’y portaient en foule. Puis, dans les longuesavenues, des montreurs d’ours promenaient en liberté leurséquilibristes à quatre pattes, des ménageries retentissaient derauques cris d’animaux, stimulés par le fouet acéré ou la baguetterougie du dompteur, enfin, au milieu de la grande place centrale,encadré par un quadruple cercle de dilettanti enthousiastes, unchoeur de «mariniers du Volga», assis sur le sol comme sur le pontde leurs barques, simulait l’action de ramer, sous le bâton d’unchef d’orchestre, véritable timonier de ce bateau imaginaire!

Coutume bizarre et charmante! au-dessus de toute cette foule,une nuée d’oiseaux s’échappaient des cages dans lesquelles on lesavait apportés. Suivant un usage très-suivi à la foire deNijni-Novgorod, en échange de quelques kopeks charitablementofferts par de bonnes âmes, les geôliers ouvraient la porta à leursprisonniers, et c’était par centaines qu’ils s’envolaient en jetantleurs petits cris joyeux… .

Tel était l’aspect de la plaine, tel il devait être pendant lessix semaines que dure ordinairement la célèbre foire deNijni-Novgorod. Puis, après cette assourdissante période, l’immensebrouhaha s’éteindrait comme par enchantement, la ville hautereprendrait son caractère officiel, la ville basse retomberait danssa monotonie ordinaire, et, de cette énorme affluence de marchands,appartenant à toutes les contrées de l’Europe et de l’Asiecentrale, il ne resterait ni un seul vendeur qui eût quoi que cesoit à vendre encore, ni un seul acheteur qui eût encore quoi quece soit à acheter.

Il convient d’ajouter ici que cette fois, au moins, la France etl’Angleterre étaient chacune représentées au grand marché deNijni-Novgorod par deux des produits les plus distingués de lacivilisation moderne, MM. Harry Blount et Alcide Jolivet.

En effet, les deux correspondants étaient venus chercher là desimpressions au profit de leurs lecteurs, et ils employaient de leurmieux les quelques heures qu’ils avaient à perdre, car, eux aussi,ils allaient prendre passage sur le Caucase.

Ils se rencontrèrent précisément l’un et l’autre sur le champ defoire, et n’en furent que médiocrement étonnés, puisqu’un mêmeinstinct devait les entraîner sur la même piste; mais, cette fois,ils ne se parlèrent pas et se bornèrent à se saluer assezfroidement.

Alcide Jolivet, optimiste par nature, semblait, d’ailleurs,trouver que tout se passait convenablement, et, comme le hasard luiavait heureusement fourni la table et le gîte, il avait jeté surson carnet quelques notes particulièrement honnêtes pour la villede Nijni-Novgorod.

Au contraire, Harry Blount, après avoir vainement cherché àsouper, s’était vu forcé de coucher à la belle étoile. Il avaitdonc envisagé les choses à un tout autre point de vue, et méditaitun article foudroyant contre une ville dans laquelle les hôteliersrefusaient de recevoir des voyageurs qui ne demandaient qu’à selaisser écorcher «au moral et au physique!»

Michel Strogoff, une main dans sa poche, tenant de l’autre salongue pipe à tuyau de merisier, semblait être le plus indifférentet le moins impatient des hommes. Cependant, à une certainecontraction de ses muscles sourciliers, un observateur eûtfacilement reconnu qu’il rongeait son frein.

Depuis deux heures environ, il courait les rues de la ville pourrevenir invariablement au champ de foire. Tout en circulant entreles groupes, il observait qu’une réelle inquiétude se montrait cheztous les marchands venus des contrées voisines de l’Asie. Lestransactions en souffraient visiblement. Que bateleurs,saltimbanques et équilibristes fissent grand bruit devant leurséchoppes, cela se concevait, car ces pauvres diables n’avaient rienà risquer dans une entreprise commerciale, mais les négociantshésitaient à s’engager avec les trafiquants de l’Asie centrale,dont le pays était troublé par l’invasion tartare.

Autre symptôme, aussi, qui devait être remarqué. En Russie,l’uniforme militaire apparaît en toute occasion. Les soldats semêlent volontiers à la foule, et précisément, à Nijni-Novgorod,pendant cette période de la foire, les agents de la police sonthabituellement aidés par de nombreux Cosaques, qui, la lance surl’épaule, maintiennent l’ordre dans cette agglomération de troiscent mille étrangers.

Or, ce jour-là, les militaires, Cosaques ou autres, faisaientdéfaut au grand marché. Sans doute, en prévision d’un départ subit,ils avaient été consignés à leurs casernes.

Cependant, si les soldats ne se montraient pas, il n’en étaitpas ainsi des officiers. Depuis la veille, les aides de camp,partant du palais du gouverneur général, s’élançaient en toutesdirections. Il se faisait donc un mouvement inaccoutumé, que lagravité des événements pouvait seule expliquer. Les estafettes semultipliaient sur les routes de la province, soit du côté deWladimir, soit du côté des monts Ourals. L’échange de dépêchestélégraphiques avec Moscou et Saint-Pétersbourg était incessant. Lasituation de Nijni-Novgorod, non loin de la frontière sibérienne,exigeait évidemment de sérieuses précautions. On ne pouvait pasoublier qu’au XIVe siècle la ville avait été deux fois prise parles ancêtres de ces Tartares, que l’ambition de Féofar-Khan jetaità travers les steppes kirghises.

Un haut personnage, non moins occupé que le gouverneur général,était le maître de police. Ses inspecteurs et lui, chargés demaintenir l’ordre, de recevoir les réclamations, de veiller àl’exécution des règlements, ne chômaient pas. Les bureaux del’administration, ouverts nuit et jour, étaient incessammentassiégés, aussi bien par les habitants de la ville que par lesétrangers, européens ou asiatiques.

Or, Michel Strogoff se trouvait précisément sur la placecentrale, lorsque le bruit se répandit que le maître de policevenait d’être mandé par estafette au palais du gouverneur général.Une importante dépêche, arrivée de Moscou, disait-on, motivait cedéplacement.

Le maître de police se rendit donc au palais du gouverneur, etaussitôt, comme par un pressentiment général, la nouvelle circulaque quelque mesure grave, en dehors de toute prévision, de toutehabitude, allait être prise.

Michel Strogoff écoutait ce qui se disait, afin d’en profiter,le cas échéant.

«On va fermer la foire! s’écriait l’un.

—Le régiment de Nijni-Novgorod vient de recevoir son ordre dedépart! répondait l’autre.

—On dit que les Tartares menacent Tomsk!

—Voici le maître de police!» cria-t-on de toutes parts.

Un fort brouhaha s’était élevé subitement, qui se dissipa peu àpeu, et auquel succéda un silence absolu. Chacun pressentaitquelque grave communication de la part du gouvernement.

Le maître de police, précédé de ses agents, venait de quitter lepalais du gouverneur général. Un détachement de Cosaquesl’accompagnait et faisait ranger la foule à force de bourrades,violemment données et patiemment reçues.

Le maître de police arriva au milieu de la place centrale, etchacun put voir qu’il tenait une dépêche à la main.

Alors, d’une voix haute, il lut la déclaration suivante:

«ARRÊTÉ DU GOUVERNEUR DE NIJNI-NOVGOROD.

«1° Défense à tout sujet russe de sortir de la province, pourquelque cause que ce soit.

«2° Ordre à tous étrangers d’origine asiatique de quitter laprovince dans les vingt-quatre heures.»

Chapitre 6Frère et soeur

Ces mesures, très-funestes pour les intérêts privés, lescirconstances les justifiaient absolument.

«Défense à tout sujet russe de sortir de la province», si IvanOgareff était encore dans la province, c’était l’empêcher, non sansd’extrêmes difficultés tout au moins, de rejoindre Féofar-Khan, etenlever au chef tartare un lieutenant redoutable.

«Ordre à tous étrangers d’origine asiatique de quitter laprovince dans les vingt-quatre heures», c’était éloigner eh blocces trafiquants venus de l’Asie centrale, ainsi que ces bandes debohémiens, de gypsies, de tsiganes, qui ont plus ou moinsd’affinités avec les populations tartares ou mongoles et que lafoire y avait réunis. Autant de têtes, autant d’espions, et leurexpulsion était certainement commandée par l’état des choses.

Mais on comprend aisément l’effet de ces deux coups de foudre,tombant sur la ville de Nijni-Novgorod, nécessairement plus viséeet plus atteinte qu’aucune autre.

Ainsi donc, les nationaux que des affaires eussent appelés audelà des frontières sibériennes ne pouvaient plus quitter laprovince, momentanément du moins. La teneur du premier article del’arrêté était formelle. Il n’admettait aucune exception. Toutintérêt privé devait s’effacer devant l’intérêt général.

Quant au second article de l’arrêté, l’ordre d’expulsion qu’ilcontenait était aussi sans réplique. Il ne concernait pointd’autres étrangers que ceux qui étaient d’origine asiatique, maisceux-ci n’avaient plus qu’à réemballer leurs marchandises et àreprendre la route qu’ils venaient de parcourir. Quant à tous cessaltimbanques, dont le nombre était considérable, et qui avaientprès de mille verstes à franchir pour atteindre la frontière laplus rapprochée, c’était pour eux la misère à bref délai!

—Aussi s’éleva-t-il tout d’abord contre cette mesure insolite unmurmure de protestation, un cri de désespoir, que la présence desCosaques et des agents de la police eut promptement réprimé.

Et presque aussitôt ce qu’on pourrait appeler le déménagement decette vaste plaine commença. Les toiles tendues devant les échoppesse replièrent; les théâtres forains s’en allèrent par morceaux; lesdanses et les chants cessèrent; les parades se turent; les feuxs’éteignirent; les cordes des équilibristes se détendirent; lesvieux chevaux poussifs de ces demeures ambulantes revinrent desécuries aux brancards. Agents et soldats, le fouet ou la baguette àla main, stimulaient les retardataires et ne se gênaient pointd’abattre les tentes, avant même que les pauvres bohèmes leseussent quittées. Évidemment, sous l’influence de ces mesures,avant le soir, la place de Nijni-Novgorod serait entièrementévacuée, et au tumulte du grand marché succéderait le silence dudésert.

Et encore faut-il le répéter,—car c’était une aggravationobligée de ces mesures,—à tous ces nomades que le décretd’exclusion frappait directement, les steppes de la Sibérie étaientmême interdites, et il leur faudrait se jeter dans le sud de la merCaspienne, soit en Perse, soit en Turquie, soit dans les plaines duTurkestan. Les postes de l’Oural et des montagnes qui forment commele prolongement de ce fleuve sur la frontière russe ne leur eussentpas permis de passer. C’était donc un millier de verstes qu’ilsétaient dans la nécessité de parcourir, avant de pouvoir fouler unsol libre.

Au moment où la lecture de l’arrêté avait été faite par lemaître de police, Michel Strogoff fut frappé d’un rapprochement quisurgit instinctivement dans son esprit.

«Singulière coïncidence! pensa-t-il, entre cet arrêté quiexpulse les étrangers originaires de l’Asie et les paroleséchangées cette nuit entre ces deux bohémiens de race tsigane.«C’est le Père lui-même qui nous envoie où nous voulons aller!» adit ce vieillard. Mais «le Père», c’est l’empereur! On ne ledésigne pas autrement dans le peuple! Comment ces bohémienspouvaient-ils prévoir la mesure prise contre eux, comment l’ont-ilsconnue d’avance, et où veulent-ils donc aller? Voilà des genssuspects, et auxquels l’arrêté du gouverneur me paraît, cependant,devoir être plus utile que nuisible!»

Mais cette réflexion, fort juste à coup sûr, fut coupée net parune autre qui devait chasser toute autre pensée de l’esprit deMichel Strogoff. Il oublia les tsiganes, leurs propos suspects,l’étrange coïncidence qui résultait de la publication de l’arrêté…. Le souvenir de la jeune Livonienne venait de se présenter soudainà lui.

«La pauvre enfant! s’écria-t-il comme malgré lui. Elle ne pourraplus franchir la frontière!»

En effet, la jeune fille était de Riga, elle était Livonienne,Russe par conséquent, elle ne pouvait donc plus quitter leterritoire russe! Ce permis, qui lui avait été délivré avant lesnouvelles mesures, n’était évidemment plus valable. Toutes lesroutes de la Sibérie venaient de lui être impitoyablement fermées,et, quel que fût le motif qui la conduisît à Irkoutsk, il lui étaitdès a présent interdit de s’y rendre.

Cette pensée préoccupa vivement Michel Strogoff. Il s’était dit,vaguement d’abord, que, sans rien négliger de ce qu’exigeait de luison importante mission, il lui serait possible, peut-être, d’êtrede quelque secours à cette brave enfant, et cette idée lui avaitsouri. Connaissant les dangers qu’il aurait personnellement àaffronter, lui, homme énergique et vigoureux, dans un pays dont lesroutes lui étaient cependant familières, il ne pouvait pasméconnaître que ces dangers seraient infiniment plus redoutablespour une jeune fille. Puisqu’elle se rendait à Irkoutsk, elleaurait a suivre la même route que lui, elle serait obligée depasser au milieu des hordes des envahisseurs, comme il allaittenter de le faire lui-même. Si, en outre, et selon touteprobabilité, elle n’avait à sa disposition que les ressourcesnécessaires à un voyage entrepris pour des circonstancesordinaires, comment parviendrait-elle à l’accomplir dans lesconditions que les évènements allaient rendra non-seulementpérilleuses, mais coûteuses?

«Eh bien! s’était-il dit, puisqu’elle prend la route de Perm, ilest presque impossible que je ne la rencontre pas. Donc, je pourraiveiller sur elle sans qu’elle s’en doute, et, comme elle m’a toutl’air d’être aussi pressée que moi d’arriver a Irkoutsk, elle ne mecausera aucun retard.»

Mais une pensée en amène une autre. Michel Strogoff n’avaitraisonné jusque-là que dans l’hypothèse d’une bonne action à faire,d’un service à rendre. Une idée nouvelle venait de naître dans soncerveau, et la question se présenta à lui sous un tout autreaspect.

«Au fait, se dit-il, mais je puis avoir besoin d’elle plusqu’elle n’aurait besoin de moi. Sa présence peut ne pas m’êtreinutile et servirait à déjouer tout soupçon à mon égard. Dansl’homme courant seul à travers la steppe, on peut plus aisémentdeviner le courrier du czar. Si, au contraire, cette jeune fillem’accompagne, je serai bien, mieux aux yeux de tous le NicolasKorpanoff de mon podaroshna. Donc, il faut qu’elle m’accompagne!Donc, il faut qu’à tout prix je la retrouve! Il n’est pas probableque depuis hier soir elle ait pu se procurer quelque voiture pourquitter Nijni-Novgorod. Cherchons-la, fit que Dieu meconduise!»

Michel Strogoff quitta la grande place de Nijni-Novgorod, où letumulte, produit par l’exécution des mesures prescrites, atteignaiten ce moment à son comble. Récriminations des étrangers proscrits,cris des agents et des Cosaques qui les brutalisaient, c’était untumulte indescriptible. La jeune fille qu’il cherchait ne pouvaitêtre là.

Il était neuf heures du matin. Le steam-boat ne partait qu’àmidi. Michel Strogoff avait donc environ deux heures à employerpour retrouver celle dont il voulait faire sa compagne devoyage.

Il traversa de nouveau le Volga et parcourut les quartiers del’autre rive, où la foule était bien moins considérable. Il visita,on pourrait dire rue par rue, la ville haute et la ville basse. Ilentra dans les églises, refuge naturel de tout ce qui pleure, detout ce qui souffre. Nulle part il ne rencontra la jeuneLivonienne.

«Et cependant, répétait-il, elle ne peut encore avoir quittéNijni-Novgorod. Cherchons toujours!»

Michel Strogoff erra ainsi pendant deux heures. Il allait sanss’arrêter, il ne sentait pas la fatigue, il obéissait à unsentiment impérieux qui ne lui permettait plus de réfléchir. Letout vainement.

Il lui vint alors, à l’esprit que la jeune fille n’avaitpeut-être pas eu connaissance de l’arrêté,—circonstance improbable,cependant, car un toi coup de foudre n’avait pu éclater sans êtreentendu de tous. Intéressée, évidemment, à connaître les moindresnouvelles qui venaient de la Sibérie, comment aurait-elle puignorer les mesures prises par le gouverneur, mesures qui lafrappaient si directement?

Mais enfin, si elle les ignorait, elle viendrait donc, dansquelques heures, au quai d’embarquement, et, là, quelque agentimpitoyable lui refuserait brutalement passage! Il fallait à toutprix que Michel Strogoff la vît auparavant, et qu’elle put, grâce alui, éviter cet échec.

Mais ses recherches furent vaines, et il eut bientôt perdu toutespoir do la retrouver.

Il était alors onze heures. Michel Strogoff, bien qu’en touteautre circonstance cela eût été inutile, songea à présenter sonpodaroshna aux bureaux du maître de police. L’arrêté ne pouvaitévidemment le concerner, puisque le cas était prévu pour lui, maisil voulait s’assurer que rien ne s’opposerait à sa sortie de laville.

Michel Strogoff dut donc retourner sur l’autre rive du Volga,dans le quartier où se trouvaient les bureaux du maître depolice.

Là, il y avait grande affluence, car si les étrangers avaientordre de quitter la province, ils n’en étaient pas moins soumis àcertaines formalités pour partir. Sans cette précaution, quelqueRusse, plus ou moins compromis dans le mouvement tartare, auraitpu, grâce à un déguisement, passer la frontière,—ce que l’arrêtéprétendait empêcher. On vous renvoyait, mais encore fallait-il quevous eussiez la permission de vous en aller.

Donc, bateleurs, bohémiens, zingaris, tsiganes, mêlés auxmarchands de la Perse, de la Turquie, de l’Inde, du Turkestan, dela Chine, encombraient la cour et les bureaux de la maison depolice.

Chacun se hâtait, car les moyens de transport allaient êtresingulièrement recherchés de cette foule de gens expulsés, et ceuxqui s’y prendraient trop tard courraient grand risque de ne pasêtre en mesure de quitter la ville dans le délai prescrit,—ce quiles eût exposés à quelque brutale intervention des agents dugouverneur.

Michel Strogoff, grâce à la vigueur de ses coudes, put traverserla cour. Mais entrer dans les bureaux et parvenir jusqu’au guichetdes employés, c’était une besogne bien autrement difficile.Cependant, un mot qu’il dit à l’oreille d’un inspecteur et quelquesroubles donnés à propos furent assez puissants pour lui faireobtenir passager.

L’agent, après l’avoir introduit dans la salle d’attente, allaprévenir un employé supérieur.

Michel Strogoff ne pouvait donc tarder à être en règle avec lapolice et libre de ses mouvements.

En attendant, il regarda autour de lui. Et que vit-il?

Là, sur un banc, tombée plutôt qu’assise, une jeune fille, enproie à un muet désespoir, bien qu’il put à peine voir sa figure,dont le profil seul se dessinait sur la muraille.

Michel Strogoff ne s’était pas trompé. Il venait de reconnaîtrela jeune Livonienne.

Ne connaissant pas l’arrêté du gouverneur, elle était venue aubureau de police pour faire viser son permis!… On lui avait refuséle visa! Sans doute elle était autorisée à se rendre à Irkoutsk,mais l’arrêté était formel, il annulait toutes autorisationsantérieures, et les routes de la Sibérie lui étaient fermées.

Michel Strogoff, très-heureux de l’avoir enfin retrouvée,s’approcha de la jeune fille.

Celle-ci le regarda un instant, et son visage s’éclaira d’unelueur fugitive en revoyant son compagnon de voyage. Elle se leva,par instinct, et, comme un naufragé qui se raccroche à une épave,elle allait lui demander assistance… .

En ce moment, l’agent toucha l’épaule de Michel Strogoff.

«Le maître de police vous attend, dit-il.

—Bien,» répondit Michel Strogoff.

Et, sans dire un mot à celle qu’il avait tant cherchée depuis laveille, sans la rassurer d’un geste qui eût pu compromettre et elleet lui-même, il suivit l’agent à travers les groupes compactes.

La jeune Livonienne, voyant disparaître celui-là seul qui eût pupeut-être lui venir en aide, retomba sur son banc.

Trois minutes ne s’étaient pas écoulées, que Michel Strogoffreparaissait dans la salle, accompagné d’un agent.

Il tenait à la main son podaroshna, qui lui faisait libres lesroutes de la Sibérie.

Il s’approcha alors de la jeune Livonienne, et, lui tendant lamain:

«Soeur… .» dit-il.

Elle comprit! Elle se leva, comme si quelque soudaineinspiration ne lui eût pas permis d’hésiter!

«Soeur, répéta Michel Strogoff, nous sommes autorisés àcontinuer notre voyage à Irkoutsk. Viens-tu?

—Je te suis, frère,» répondit la jeune fille, en mettant sa maindans la main de Michel Strogoff.

Et tous deux quittèrent la maison de police.

Chapitre 7En descendant le Volga

Un peu avant midi, la cloche du steam-boat attirait àl’embarcadère du Volga un grand concours de monde, puisqu’il yavait là ceux qui partaient et ceux qui auraient voulu partir. Leschaudières du Caucase étaient en pression suffisante. Sa cheminéene laissait plus échapper qu’une fumée légère, tandis quel’extrémité du tuyau d’échappement et le couvercle des soupapes secouronnaient de vapeur blanche.

Il va sans dire que la police surveillait le départ du Caucase,et se montrait impitoyable à ceux des voyageurs qui ne setrouvaient pas dans les conditions voulues pour quitter laville.

De nombreux Cosaques allaient et venaient sur le quai, prêts àprêter main-forte aux agents, mais ils n’eurent point à intervenir,et les choses se passèrent sans résistance.

A l’heure réglementaire, le dernier coup de cloche retentit, lesamarres furent larguées, les puissantes roues du steam-boatbattirent l’eau de leurs palettes articulées, et le Caucase filarapidement entre les deux villes dont se composeNijni-Novgorod.

Michel Strogoff et la jeune Livonienne avaient pris passage àbord du Caucase. Leur embarquement s’était fait sans aucunedifficulté. On le sait, le podaroshna, libellé au nom de NicolasKorpanoff, autorisait ce négociant à être accompagné pendant sonvoyage en Sibérie. C’était donc un frère et une soeur quivoyageaient sous la garantie de la police impériale.

Tous deux, assis à l’arrière, regardaient fuir la ville, siprofondément troublée par l’arrêté du gouverneur.

Michel Strogoff n’avait rien dit à la jeune fille, il ne l’avaitpas interrogée. Il attendait qu’elle parlât, s’il lui convenait deparler. Celle-ci avait hâte d’avoir quitté cette ville, danslaquelle, sans l’intervention providentielle de ce protecteurinattendu, elle fût restée prisonnière. Elle ne disait rien, maisson regard remerciait pour elle.

Le Volga, le Rha des anciens, est considéré comme le fleuve leplus considérable de toute l’Europe, et son cours n’est pasinférieur à quatre mille verstes (4,300 kilomètres). Ses eaux,assez insalubres dans sa partie supérieure, sont modifiées àNijni-Novgorod par celles de l’Oka, affluent rapide qui s’échappedes provinces centrales de la Russie.

On a assez justement comparé l’ensemble des canaux et fleuvesrusses à un arbre gigantesque dont les branches se ramifient surtoutes les parties de l’empire. C’est le Volga qui forme le troncde cet arbre, et il a pour racines soixante-dix embouchures quis’épanouissent sur le littoral de la mer Caspienne. Il estnavigable depuis Rjef, ville du gouvernement de Tver, c’est-à-diresur la plus grande partie de son cours.

Les bateaux de la Compagnie de transports entre Perm etNijni-Novgorod font assez rapidement les trois cent cinquanteverstes (373 kilomètres) qui séparent cette ville de la ville deKazan. Il est vrai que ces steam-boats n’ont qu’à descendre leVolga, lequel ajoute environ deux milles de courant à leur vitessepropre. Mais, lorsqu’ils sont arrivés au confluent de la Kama, unpeu au-dessous de Kazan, ils sont forcés d’abandonner le fleuvepour la rivière, dont ils doivent alors remonter le cours jusqu’àPerm. Donc, tout compte établi, et bien que sa machine fûtpuissante, le Caucase ne devait pas faire plus de seize verstes àl’heure. En réservant une heure d’arrêt à Kazan, le voyage deNijni-Novgorod à Perm devait donc durer soixante à soixante-deuxheures environ.

Ce steam-boat, d’ailleurs, était fort bien aménagé, et lespassagers, suivant leur condition ou leurs ressources, y occupaienttrois classes distinctes. Michel Strogoff avait eu soin de retenirdeux cabines de première classe, de sorte que sa jeune compagnepouvait se retirer dans la sienne et s’isoler quand bon luisemblait.

Le Caucase était très-encombré de passagers de toutescatégories. Un certain nombre de trafiquants asiatiques avaientjugé bon de quitter immédiatement Nijni-Novgorod. Dans la partie dusteam-boat réservée à la première classe se voyaient des Arméniensen longues robes et coiffés d’espèces de mitres,—des Juifs,reconnaissables à leurs bonnets coniques,—de riches Chinois dansleur costume traditionnel, robe très-large, bleue, violette ounoire, ouverte devant et derrière, et recouverte d’une seconde robeà larges manches dont la coupe rappelle celle des popes,—des Turcs,qui portaient encore le turban national,—des Indous, à bonnetcarré, avec un simple cordon pour ceinture, et dont quelques-uns,plus spécialement désignés sous le nom de Shikarpouris, tiennententre leurs mains tout le trafic de l’Asie centrale,—enfin desTartares, chaussés de bottes agrémentées de soutaches multicolores,et la poitrine plastronnée de broderies. Tous ces négociantsavaient dû entasser dans la cale et sur le pont leurs nombreuxbagages, dont le transport devait leur coûter cher, car,réglementairement, ils n’avaient droit qu’à un poids de vingtlivres par personne.

A l’avant du Caucase étaient groupés des passagers plusnombreux, non-seulement des étrangers, mais aussi des Russes,auxquels l’arrêté ne défendait pas de regagner les villes de laprovince.

Il y avait là des moujiks, coiffés de bonnets ou de casquettes,vêtus d’une chemise à petits carreaux sous leur vaste pelisse, etdes paysans du Volga, pantalon bleu fourré dans leurs bottes,chemise de coton rose serrée par une corde, casquette plate oubonnet de feutre. Quelques femmes, vêtues de robes de cotonnade àfleurs, portaient le tablier à couleurs vives et le mouchoir àdessins rouges sur la tête. C’étaient principalement des passagersde troisième classe, que, très-heureusement, la perspective d’unlong voyage de retour ne préoccupait pas. En somme, cette partie dupont était fort encombrée. Aussi les passagers de l’arrière nes’aventuraient-ils guère parmi ces groupes très-mélanges, dont laplace était marquée sur l’avant des tambours.

Cependant, le Caucase filait de toute la vitesse de ses aubesentre les rives du Volga. Il croisait de nombreux bateaux auxquelsdes remorqueurs faisaient remonter le cours au fleuve et quitransportaient toutes sortes de marchandises à Nijni-Novgorod. Puispassaient des trains de bois, longs comme ces interminables filesde sargasses de l’Atlantique, et des chalands chargés à couler bas,noyés jusqu’au plat-bord. Voyage inutile à présent, puisque lafoire venait d’être brusquement dissoute à son début.

Les rives du Volga, éclaboussées par le sillage du steam-boat,se couronnaient de volées de canards qui fuyaient en poussant descris assourdissants. Un peu plus loin, sur ces plaines sèches,bordées d’aunes, de saules, de trembles, s’éparpillaient quelquesvaches d’un rouge foncé, des troupeaux de moutons à toison brune,de nombreuses agglomérations de porcs et de porcelets blancs etnoirs. Quelques champs, semés de maigre sarrasin et de seigle,s’étendaient jusqu’à l’arrière-plan de coteaux à demi cultivés,mais qui, en somme, n’offraient aucun point de vue remarquable.Dans ces paysages monotones, le crayon d’un dessinateur, en quêtede quelque site pittoresque, n’eût rien trouvé à reproduire.

Deux heures après le départ du Caucase, la jeune Livonienne,s’adressant à Michel Strogoff, lui dit:

«Tu vas à Irkoutsk, frère?

—Oui, soeur, répondit le jeune homme. Nous faisons tous les deuxla même route. Par conséquent, partout où je passerai, tupasseras.

—Demain, frère, tu sauras pourquoi j’ai quitté les rives de laBaltique pour aller au delà des monts Ourals.

—Je ne te demande rien, soeur.

—Tu sauras tout, répondit la jeune fille, dont les lèvresébauchèrent un triste sourire. Une soeur ne doit rien cacher à sonfrère. Mais, aujourd’hui, je ne pourrais!… La fatigue, le désespoirm’avaient brisée!

—Veux-tu reposer dans ta cabine? demanda Michel Strogoff.

—Oui… oui… et demain… .

—Viens donc… .»

Il hésitait à finir sa phrase, comme s’il eût voulu l’acheverpar le nom de sa compagne, qu’il ignorait encore.

«Nadia, dit-elle en lui tendant la main.

—Viens, Nadia, répondit Michel Strogoff, et use sans façon deton frère Nicolas Korpanoff.»

Et il conduisit la jeune fille à la cabine qui avait été retenuepour elle sur le salon de l’arrière.

Michel Strogoff revint sur le pont, et, avide des nouvelles quipouvaient peut-être modifier son itinéraire, il se mêla aux groupesde passagers, écoutant, mais ne prenant point part auxconversations. D’ailleurs, si le hasard faisait qu’il fût interrogéet dans l’obligation de répondre, il se donnerait pour le négociantNicolas Korpanoff, que le Caucase reconduisait à la frontière, caril ne voulait pas que l’on pût se douter qu’une permission spécialel’autorisait à voyager en Sibérie.

Les étrangers que le steam-boat transportait ne pouvaientévidemment parler que des événements du jour, de l’arrêté et de sesconséquences. Ces pauvres gens, à peine remis des fatigues d’unvoyage à travers l’Asie centrale, se voyaient forcés de revenir, ets’ils n’exhalaient pas hautement leur colère et leur désespoir,c’est qu’ils ne l’osaient. Une peur, mêlée de respect, lesretenait. Il était possible que des inspecteurs de police, chargésde surveiller les passagers, fussent secrètement embarqués à borddu Caucase, et mieux valait tenir sa langue, l’expulsion, aprèstout, étant encore préférable à l’emprisonnement dans uneforteresse. Aussi, parmi ces groupes, ou l’on se taisait, ou lespropos s’échangeaient avec une telle circonspection, qu’on nepouvait guère en tirer quelque utile renseignement.

Mais si Michel Strogoff n’eut rien à apprendre de ce côté, simême les bouches se fermèrent plus d’une fois à son approche,—caron ne le connaissait pas,—ses oreilles furent bientôt frappera parles éclats d’une voix peu soucieuse d’être ou non entendue.

L’homme à la voix gaie parlait russe, mais avec un accentétranger, et son interlocuteur, plus réservé, lui répondait dans lamême langue, qui n’était pas non plus sa langue originelle.

«Comment, disait le premier, comment, vous sur ce bateau, moncher confrère, vous que j’ai vu a la fête impériale de Moscou, etseulement entrevu a Nijni-Novgorod?

—Moi-même, répondit le second d’un ton sec.

—Eh bien, franchement, je ne m’attendais pas a êtreimmédiatement suivi par vous, et de si près!

—Je ne vous suis pas, monsieur, je vous précède!

—Précède! précède! Mettons que nous marchons de front, du mêmepas, comme deux soldats à la parade, et, provisoirement du moins,convenons, si vous le voulez, que l’un ne dépassera pasl’autre!

—Je vous dépasserai, au contraire.

—Nous verrons cela, quand nous serons sur le théâtre de laguerre; mais jusque-là, que diable! soyons compagnons de route.Plus tard, nous aurons bien le temps et l’occasion d’êtrerivaux!

—Ennemis.

—Ennemis, soit! Vous avez dans vos paroles, cher confrère, uneprécision qui m’est tout particulièrement agréable. Avec vous, aumoins, on sait à quoi s’en tenir!

—Où est le mal?

—Il n’y en a aucun. Aussi, à mon tour, je vous demanderai lapermission de préciser notre situation réciproque.

—Précisez.

—Vous allez a Perm… comme moi?

—Comme vous.

—Et, probablement, vous vous dirigerez de Perm surEkaterinbourg, puisque c’est la route la meilleure et la plus sûrepar laquelle on puisse franchir les monts Ourals?

—Probablement.

—Une fois la frontière passée, nous serons en Sibérie,c’est-à-dire en pleine invasion.

—Nous y serons!

—Eh bien alors, mais seulement alors, ce sera le moment de dire:«Chacun pour soi, et Dieu pour… .»

—Dieu pour moi!

—Dieu pour vous, tout seul! Très-bien! Mais, puisque nous avonsdevant nous une huitaine de jours neutres, et puisquetrès-certainement les nouvelles ne pleuvront pas en route, soyonsamis jusqu’au moment où nous redeviendrons rivaux.

—Ennemis.

—Oui! c’est juste, ennemis! Mais, jusque-là, agissons de concertet ne nous entre-dévorons pas! Je vous promets, d’ailleurs, degarder pour moi tout ce que je pourrai voir… .

—Et moi, tout ce que je pourrai entendre.

—Est-ce dit?

—C’est dit.

—Votre main?

—La voila.»

Et la main du premier interlocuteur, c’est-à-dire cinq doigtslargement ouverts, secoua vigoureusement les deux doigts que luitendit flegmatiquement le second.

«A propos, dit le premier, j’ai pu, ce matin, télégraphier à macousine le texte même de l’arrêté dès dix heures dix-septminutes.

—Et moi je l’ai adressé au Daily-Telegraph dès dix heurestreize.

—Bravo, monsieur Blount.

-Trop bon, monsieur Jolivet.

—A charge de revanche!

—Ce sera difficile!

—On essayera pourtant!»

Ce disant, le correspondant français salua familièrement lecorrespondant anglais, qui, inclinant sa tête, lui rendit son salutavec une raideur toute britannique.

Ces deux chasseurs de nouvelles, l’arrêté du gouverneur ne lesconcernait pas, puisqu’ils n’étaient ni Russes, ni étrangersd’origine asiatique. Ils étaient donc partis, et s’ils avaientquitté ensemble Nijni-Novgorod, c’est que le même instinct lespoussait en avant. Il était donc naturel qu’ils eussent pris lemême moyen de transport et qu’ils suivissent la même routejusqu’aux, steppes sibériennes. Compagnons de voyage, amis ouennemis, ils avaient devant eux huit jours avant «que la chasse fûtouverte». Et alors au plus adroit! Alcide Jolivet avait fait lespremières avances, et, si froidement que ce fût, Harry Blount lesavait acceptées.

Quoi qu’il en soit, au dîner de ce jour, le Français, toujoursouvert et même un peu loquace, l’Anglais, toujours fermé, toujoursgourmé, trinquaient à la même table, en buvant un Cliquotauthentique, à six roubles la bouteille, généreusement fait avec lasève fraîche des bouleaux du voisinage.

En entendant ainsi causer Alcide Jolivet et Harry Blount, MichelStrogoff s’était dit:

«Voici des curieux et des indiscrets que je rencontreraiprobablement sur ma route. Il me parait prudent de les tenir àdistance.»

La jeune Livonienne ne vint pas dîner. Elle dormait dans sacabine, et Michel Strogoff ne voulut pas la faire réveiller. Lesoir arriva donc sans qu’elle eût reparu sur le pont duCaucase.

Le long crépuscule imprégnait alors l’atmosphère d’une fraîcheurque les passagers recherchèrent avidement après l’accablantechaleur du jour. Quand l’heure fut avancée, la plupart ne songèrentmême pas à regagner les salons ou les cabines. Étendus sur lesbancs, ils respiraient avec délices un peu de cette brise quedéveloppait la vitesse du steam-boat. Le ciel, à cette époque del’année et sous cette latitude, devait à peine s’obscurcir entre lesoir et le matin, et il laissait au timonier toute aisance pour sediriger au milieu des nombreuses embarcations qui descendaient ouremontaient le Volga.

Cependant, entre onze heures et deux heures du matin, la luneétant nouvelle, il fit à peu près nuit. Presque tous les passagersdu pont dormaient alors, et le silence n’était plus troublé que parle bruit des palettes, frappant l’eau à intervalles réguliers.

Une sorte d’inquiétude tenait éveillé Michel Strogoff. Il allaitet venait, mais toujours à l’arrière du steam-boat. Une fois,cependant, il lui arriva de dépasser la chambre des machines. Il setrouva alors sur la partie réservée aux voyageurs de seconde et detroisième classe.

Là, on dormait, non-seulement sur les bancs, mais aussi sur lesballots, les colis et même sur les planches du pont. Seuls, lesmatelots de quart sa tenaient debout sur le gaillard d’avant. Deuxlueurs, l’une verte, l’autre rouge, projetées par les fanaux detribord et de bâbord, envoyaient quelques rayons obliques sur lesflancs du steam-boat.

Il fallait une certaine attention pour ne pas piétiner lesdormeurs, capricieusement étendus ça et là. C’étaient pour laplupart des moujiks, habitués de coucher à la dure et auxquels lesplanches d’un pont devaient suffire. Néanmoins, ils auraient fortmal accueilli, sans doute, le maladroit qui les eût éveillés àcoups de botte.

Michel Strogoff faisait donc attention à ne heurter personne. Enallant ainsi vers l’extrémité du bateau, il n’avait d’autre idéeque de combattre le sommeil par une promenade un peu pluslongue.

Or, il était arrivé à la partie antérieure du pont, et ilmontait déjà l’échelle du gaillard d’avant, lorsqu’il entenditparler près de lui. Il s’arrêta. Les voix semblaient venir d’ungroupe de passagers, enveloppés de châles et de couvertures, qu’ilétait impossible de reconnaître dans l’ombre. Mais il arrivaitparfois, lorsque la cheminée du steam-boat, au milieu des volutesde fumée, s’empanachait de flammes rougeâtres, que des étincellessemblaient courir à travers le groupe, comme si des milliers depaillettes se fussent subitement allumées sous un rayonlumineux.

Michel Strogoff allait passer outre, lorsqu’il entendit plusdistinctement certaines paroles, prononcées en cette langue bizarrequi avait déjà frappé son oreille pendant la nuit, sur le champ defoire.

Instinctivement, il eut la pensée d’écouter. Protégé par l’ombredu gaillard, il ne pouvait être aperçu. Quant a voir les passagersqui causaient, cela lui était impossible. Il dut donc se borner àprêter l’oreille.

Les premiers mots qui furent échangés n’avaient aucuneimportance,—du moins pour lui,—mais ils lui permirent dereconnaître précisément les deux voix de femme et d’homme qu’ilavait entendues à Nijni-Novgorod. Dès lors, redoublementd’attention de sa part. Il n’était pas impossible, en effet, queces tsiganes, dont il avait surpris un lambeau de conversation,maintenant expulsés avec tous leurs congénères, ne fussent à borddu Caucase.

Et bien lui en prit d’écouter, car ce fut assez distinctementqu’il entendit cette demande et cette réponse, faites en idiometartare:

«On dit qu’un courrier est parti de Moscou pour Irkoutsk!

—On le dit, Sangarre, mais ou ce courrier arrivera trop tard, ouil n’arrivera pas!»

Michel Strogoff tressaillit involontairement à cette réponse,qui le visait si directement. Il essaya de reconnaître si l’hommeet la femme qui venaient de parler étaient bien ceux qu’ilsoupçonnait, mais l’ombre était alors trop épaisse, et il n’y putréussir.

Quelques instants après, Michel Strogoff, sans avoir été aperçu,avait regagné l’arrière du steam-boat, et, la tête dans les mains,il s’asseyait à l’écart. On eût pu croire qu’il dormait.

Il ne dormait pas et ne songeait pas à dormir. Il réfléchissaità ceci, non sans une assez vive appréhension:

«Qui donc sait mon départ, et qui donc a intérêt à lesavoir?»

Chapitre 8En remontant la Kama

Le lendemain, 18 juillet, à six heures quarante du matin, leCaucase arrivait à l’embarcadère de Kazan, que sept verstes (7kilomètres et demi) séparent de la ville.

Kazan est située au confluent du Volga et de la Kazanka. C’estun important chef-lieu de gouvernement et d’archevêché grec, enmême temps qu’un siège d’université. La population variée de cette«goubernie» se compose de Tchérémisses, de Mordviens, deTchouvaches, de Volsalks, de Vigoulitches, de Tartares,—cettedernière race ayant conservé plus spécialement le caractèreasiatique.

Bien que la ville fut assez éloignée du débarcadère, une foulenombreuse se pressait sur le quai. On venait aux nouvelles. Legouverneur de la province avait pris un arrêté identique à celui deson collègue de Nijni-Novgorod. On voyait là des Tartares vêtusd’un cafetan à manches courtes et coiffés de bonnets pointus dontles larges bords rappellent celui du Pierrot traditionnel.D’autres, enveloppés d’une longue houppelande, la tête couverted’une petite calotte, ressemblaient à des Juifs polonais. Desfemmes, la poitrine plastronnée de clinquant, la tête couronnéed’un diadème relevé en forme de croissant, formaient divers groupesdans lesquels on discutait.

Des officiers de police, mêlés à cette foule, quelques Cosaques,la lance au poing, maintenaient l’ordre et faisaient faire placeaussi bien aux passagers qui débarquaient du Caucase qu’à ceux quiy embarquaient, mais après avoir minutieusement examiné ces deuxcatégories de voyageurs. C’étaient, d’une part, des Asiatiquesfrappés du décret d’expulsion, et, de l’autre, quelques familles demoujiks qui s’arrêtaient à Kazan.

Michel Strogoff regardait d’un air assez indifférent ceva-et-vient particulier à tout embarcadère auquel vient d’accosterun steam-boat. Le Caucase devait faire escale à Kazan pendant uneheure, temps nécessaire au renouvellement de son combustible.

Quant à débarquer, Michel Strogoff n’en eut pas même l’idée. Iln’aurait pas voulu laisser seule à bord la jeune Livonienne, quin’avait pas encore reparu sur le pont.

Les deux journalistes, eux, s’étaient levés dès l’aube, comme ilconvient à tout chasseur diligent. Ils descendirent sur la rive dufleuve et se mêlèrent à la foule, chacun de son côté. MichelStrogoff aperçut, d’un côté, Harry Blount, le carnet à la main,crayonnant quelques types ou notant quelque observation, del’autre, Alcide Jolivet, se contentant de parler, sûr de samémoire, qui ne pouvait rien oublier.

Le bruit courait, sur toute la frontière orientale de la Russie,que le soulèvement et l’invasion prenaient des proportionsconsidérables. Les communications entre la Sibérie et l’empireétaient déjà extrêmement difficiles. Voilà ce que Michel Strogoff,sans avoir quitté le pont du Caucase, entendait dire aux nouveauxembarqués.

Or, ces propos ne laissaient pas de lui causer une véritableinquiétude, et ils excitaient l’impérieux désir qu’il avait d’êtreau delà des monts Ourals, afin de juger par lui-même de la gravitédes événements et de se mettre en mesure de parer à touteéventualité. Peut-être allait-il même demander des renseignementsplus précis à quelque indigène de Kazun, lorsque son attention futtout à coup distraite.

Parmi les voyageurs qui quittaient le Caucase, Michel Strogoffreconnut alors la troupe des tsiganes qui, la veille, figuraitencore sur le champ de foire de Nijni-Novgorod. Là, sur le pont dusteam-boat, se trouvaient et le vieux bohémien et la femme quil’avait traité d’espion. Avec eux, sous leur direction, sans doute,débarquaient une vingtaine de danseuses et de chanteuses, de quinzeà vingt ans, enveloppées de mauvaises couvertures qui recouvraientleurs jupes à paillettes.

Ces étoffes, piquées alors par les premiers rayons du soleil,rappelèrent à Michel Strogoff cet effet singulier qu’il avaitobservé pendant la nuit. C’était tout ce paillon de bohème quiétincelait dans l’ombre, lorsque la cheminée du steam-boatvomissait quelques flammes.

«Il est évident, se dit-il, que cette troupe de tsiganes, aprèsêtre restée sous le pont pendant le jour, est venue se blottir sousle gaillard pendant la nuit, Tenaient-ils donc à se montrer lemoins possible, ces bohémiens? Ce n’est pourtant pas dans leshabitudes de leur race!»

Michel Strogoff ne douta plus alors que le propos, qui letouchait directement ne fût parti de ce groupe noir, pailleté parles lueurs du bord, et n’eût été échangé entre le vieux tsigane etla femme à laquelle il avait donné le nom mongol de Sangarre.

Michel Strogoff, par un mouvement involontaire, se porta doncvers la coupée du steam-boat, au moment où la troupe bohémienneallait le quitter pour n’y plus revenir.

Le vieux bohémien était là, dans une humble attitude, peuconforme avec l’effronterie naturelle à ses congénères. On eût ditqu’il cherchait plutôt à éviter les regards qu’à les attirer. Sonlamentable chapeau, rôti par tous les soleils du monde, s’abaissaitprofondément sur sa face ridée. Son dos voûté se bombait sous unevieille souquenille dont il s’enveloppait étroitement, malgré lachaleur. Il eût été difficile, sous ce misérable accoutrement, dejuger de sa taille et de sa figure.

Près de lui, la tsigane Sangarre, femme de trente ans, brune depeau, grande, bien campée, les yeux magnifiques, les cheveux dorés,se tenait dans une pose superbe.

De ces jeunes danseuses, plusieurs étaient remarquablementjolies, tout en ayant le type franchement accusé de leur race. Lestsiganes sont généralement attrayantes, et plus d’un de ces grandsseigneurs russes, qui font profession de lutter d’excentricité avecles Anglais, n’a pas hésité à choisir sa femme parmi cesbohémiennes.

L’une d’elles fredonnait une chanson d’un rhythme étrange, dontles premiers vers peuvent se traduire ainsi:

Le corail luit sur ma peau brune, L’épingle d’or à mon chignon!Je vais chercher fortune Au pays de… .

La rieuse fille continua sa chanson sans doute, mais MichelStrogoff ne l’écoutait plus.

En effet, il lui sembla que la tsigane Sangarre le regardaitavec une insistance singulière. On eût dit que cette bohémiennevoulait ineffaçablement graver ses traits dans sa mémoire.

Puis, quelques instants après, Sangarre débarquait la dernière,lorsque le vieillard et sa troupe avaient déjà quitté leCaucase.

«Voilà une effrontée bohémienne! se dit Michel Strogoff. Est-cequ’elle m’aurait reconnu pour l’homme qu’elle a traité d’espion àNijni-Novgorod? Ces damnées tsiganes ont des yeux de chat! Elles yvoient clair la nuit, et celle-là pourrait bien savoir… .»

Michel Strogoff fut sur le point de suivre Sangarre et satroupe, mais il se retint.

«Non, pensa-t-il, pas de démarche irréfléchie! Si je faisarrêter ce vieux diseur de bonne aventure et sa bande, monincognito risque d’être dévoilé. Les voilà débarqués, d’ailleurs,et, avant qu’ils aient passé la frontière, je serai déjà loin del’Oural. Je sais bien qu’ils peuvent prendre la route de Kazam àIchim, mais elle n’offre aucune ressource, et un tarentass, atteléde bons chevaux de Sibérie, devancera toujours un chariot debohémiens! Allons, ami Korpanoff, reste tranquille!»

D’ailleurs, à ce moment, le vieux tsigane et Sangarre avaientdisparu dans la foule.

Si Kazan est justement appelée «la porte de l’Asie», si cetteville est considérée comme le centre de tout le transit du commercesibérien et boukharien, c’est que deux routes viennent s’y amorcer,qui donnent passage à travers les monts Ourals. Mais MichelStrogoff avait choisi très-judicieusement en prenant celle qui vapar Perm, Ekaterinbourg et Tioumen. C’est la grande route de poste,bien fournie de relais entretenus aux frais de l’État, et elle seprolonge depuis Ichim jusqu’à Irkoutsk.

Il est vrai qu’une seconde route,—celle dont Michel Strogoffvenait de parler,—évitant le léger détour de Perm, relie égalementKazan à Ichim, en passant par Iélabouga, Menzelinsk, Birsk,Zlatoouste, où elle quitte l’Europe, Tchélabinsk, Chadrinsk etKourganno. Peut-être même est-elle un peu plus courte que l’autre,mais cet avantage est singulièrement diminué par l’absence desmaisons de poste, le mauvais entretien du sol, la rareté desvillages. Michel Strogoff, avec raison, ne pouvait être qu’approuvédu choix qu’il avait fait, et si, ce qui paraissait probable, cesbohémiens suivaient cette seconde route de Kazan à Ichim, il avaittoutes chances d’y arriver avant eux.

Une heure après, la cloche sonnait a l’avant du Caucase,appelant les nouveaux passagers, rappelant les anciens. Il étaitsept heures du matin. Le chargement du combustible venait d’êtreachevé. Les tôles des chaudières frissonnaient sous la pression dela vapeur. Le steam-boat était prêt à partir.

Les voyageurs, qui allaient de Kazan à Perm, occupaient déjàleurs places a bord.

En ce moment, Michel Strogoff remarqua que, des deuxjournalistes, Harry Blount était le seul qui eût rejoint lesteam-boat.

Alcide Jolivet allait-il donc manquer le départ?

Mais, à l’instant où l’on détachait les amarres, apparut AlcideJolivet, tout courant. Le steam-boat avait déjà débordé, lapasserelle était même retirée sur le quai, mais Alcide Jolivet nes’embarrassa pas de si peu, et, sautant avec la légèreté d’unclown, il retomba sur le pont du Caucase, presque dans les bras doson confrère.

«J’ai cru que le Caucase allait partir sans vous, dit celui-cid’un air moitié figue, moitié raisin.

—Bah! répondit Alcide Jolivet, j’aurais bien su vous rattraper,quand j’aurais dû fréter un bateau aux frais de ma cousine, oucourir la poste à vingt kopeks par verste et par cheval. Quevoulez-vous? Il y avait loin de l’embarcadère au télégraphe!

—Vous êtes allé au télégraphe? demanda Harry Blount, dont leslèvres se pinceront aussitôt.

—J’y suis allé! répondit Alcide Jolivet avec son plus aimablesourire.

—Et il fonctionne toujours jusqu’à Kolyvan?

—Cela, je l’ignore, mais je puis vous assurer, par exemple,qu’il fonctionne de Kazan à Paris!

—Vous avez adressé une dépêche… à votre cousine?…

—Avec enthousiasme.

—Vous avez donc appris?…

—Tenez, mon petit père, pour parler comme les Russes, réponditAlcide Jolivet, je suis bon enfant, moi, et je ne veux rien avoirde caché pour vous. Les Tartares, Féofar-Kan à leur tête, ontdépassé Sémipalatinsk et descendent le cours de l’Irtyche.Faites-en votre profit!»

Comment! Une si grave nouvelle, et Harry Blount ne laconnaissait pas, et son rival, qui l’avait vraisemblablementapprise de quelque habitant de Kazan, l’avait aussitôt transmise àParis! Le journal anglais était distancé! Aussi, Harry Blount,croisant ses mains derrière son dos, alla-t-il s’asseoir àl’arrière du steam-boat, sans ajouter une parole.

Vers dix heures du matin, la jeune Livonienne, ayant quitté sacabine, monta sur le pont.

Michel Strogoff, allant à elle, lui tendit la main.

«Regarde, soeur,» lui dit-il après l’avoir amenée jusque surl’avant du Caucase.

Et, en effet, le site valait qu’on l’examinât avec quelqueattention.

Le Caucase arrivait, en ce moment, au confluent du Volga et dela Kama. C’est la qu’il allait quitter le grand fleuve, aprèsl’avoir descendu pendant plus de quatre cents verstes, pourremonter l’importante rivière sur un parcours de quatre centsoixante verstes (490 kilomètres).

En cet endroit, les eaux des deux courants mêlaient leursteintes un peu différentes, et la Kama, rendant à la rive gauche lemême service que l’Oka avait rendu à sa rive droite en traversantNijni-Novgorod, l’assainissait encore de son limpide affluent.

La Kama s’ouvrait largement alors, et ses rives boisées étaientcharmantes. Quelques voiles blanches animaient ses belles eaux,tout imprégnées de rayons solaires. Les coteaux, plantés detrembles, d’aunes et parfois de grands chênes, fermaient l’horizonpar une ligne harmonieuse, que l’éclatante lumière de midiconfondait en certaine points avec le fond du ciel.

Mais ces beautés naturelles ne semblaient pas pouvoir détourner,même un instant, les pensées de la jeune Livonienne. Elle ne voyaitqu’une chose, le but à atteindre, et la Kama n’était pour ellequ’un chemin plus facile pour y arriver. Ses yeux brillaientextraordinairement en regardant vers l’est, comme si elle eût voulupercer de son regard cet impénétrable horizon.

Nadia avait laissé sa main dans la main de son compagnon, etbientôt, se retournant vers lui:

«A quelle distance sommes-nous de Moscou? luidemanda-t-elle.

—A neuf cents verstes! répondit Michel Strogoff.

—Neuf cents sur sept mille!» murmura la jeune fille.

C’était l’heure du déjeuner, qui fut annoncé par quelquestintements de la cloche. Nadia suivit Michel Strogoff au restaurantdu steam-boat. Elle ne voulut point toucher à ces hors-d’oeuvre,servis à part, tels que caviar, harengs coupés par petitestranches, eau-de-vie de seigle anisée destinés à stimulerl’appétit, suivant un usage commun à tous les pays du Nord, enRussie comme en Suède ou en Norwége. Nadia mangea peu, et peut-êtrecomme une pauvre fille dont les ressources sont très-restreintes.Michel Strogoff crut donc devoir se contenter du menu qui allaitsuffire à sa compagne, c’est-à-dire d’un peu de «koulbat», sorte depâté fait avec des jaunes d’oeufs, du riz et de la viande pilée, dechoux rouges farcis au caviar[7] et de thépour toute boisson.

Ce repas ne fut donc ni long ni coûteux, et, moins de vingtminutes après s’être mis tous les deux a table, Michel Strogoff etNadia remontaient ensemble sur le pont du Caucase.

Alors, ils s’assirent à l’arrière, et, sans autre préambule,Nadia, baissant la voix de manière à n’être entendue que de luiseul:

«Frère, dit-elle, je suis la fille d’un exilé. Je me nomme NadiaFédor. Ma mère est morte à Riga, il y a un mois à peine, et je vaisà Irkoutsk rejoindre mon père pour partager son exil.

—Je vais moi-même à Irkoutsk, répondit Michel Strogoff, et jeregarderai comme une faveur du ciel de remettre Nadia Fédor, saineet sauve, entre les mains de son père.

—Merci, frère!» répondit Nadia.

Michel Strogoff ajouta alors qu’il avait obtenu un podaroshnaspécial pour la Sibérie, et que, du côté des autorités russes, rienne pourrait entraver sa marche.

Nadia n’en demanda pas davantage. Elle ne voyait qu’une chosedans la rencontre providentielle de ce jeune homme simple et bon:le moyen pour elle d’arriver jusqu’à son père.

«J’avais, lui dit-elle, un permis qui me donnait l’autorisationde me rendra a Irkoutsk; mais l’arrêté du gouverneur deNijni-Novgorod est venu l’annuler, et sans toi, frère, je n’auraispu quitter la ville où tu m’as trouvée, et dans laquelle, bien sûr,je serais morte!

—Et seule, Nadia, répondit Michel Strogoff, seule, tu osaist’aventurer à travers les steppes de la Sibérie!

—C’était mon devoir, frère.

—Mais ne savais-tu pas que le pays, soulevé et envahi, étaitdevenu presque infranchissable?

—L’invasion tartare n’était pas connue quand je quittai Riga,répondit la jeune Livonienne. C’est à Moscou seulement que j’aiappris cette nouvelle!

—Et, malgré cela, tu as poursuivi ta route?

—C’était mon devoir.»

Ce mot résumait tout le caractère de cette courageuse jeunefille. Ce qui était son devoir, Nadia n’hésitait jamais à lefaire.

Elle parla alors de son père, Wassili Fédor. C’était un médecinestimé de Riga. Il exerçait sa profession avec succès et vivaitheureux au milieu des siens. Mais son affiliation à une sociétésecrète étrangère ayant été établie, il reçut l’ordre de partirpour Irkoutsk, et les gendarmes, qui lui apportaient cet ordre, leconduisirent sans délai au delà de la frontière.

Wassili Fédor n’eut que le temps d’embrasser sa femme, déjà biensouffrante, sa fille, qui allait peut-être rester sans appui, et,pleurant sur ces deux êtres qu’il aimait, il partit.

Depuis deux ans, il habitait la capitale de la Sibérieorientale, et, là, il avait pu continuer, mais presque sans profit,sa profession de médecin. Néanmoins, peut-être eût-il été heureux,autant qu’un exilé peut l’être, si sa femme et sa fille eussent étéprès de lui. Mais Mme Fédor, déjà bien affaiblie, n’aurait puquitter Riga. Vingt mois après le départ de son mari, elle mourutdans les bras de sa fille, qu’elle laissait seule et presque sansressource. Nadia Fédor demanda alors et obtint facilement dugouvernement russe l’autorisation de rejoindre son père à Irkoutsk.Elle lui écrivit qu’elle partait. A peine avait-elle de quoisuffire à ce long voyage, et, cependant, elle n’hésita pas àl’entreprendre. Elle faisait ce qu’elle pouvait!… Dieu ferait lereste.

Pendant ce temps, le Caucase remontait le courant de la rivière.La nuit était venue, et l’air s’imprégnait d’une délicieusefraîcheur. Des étincelles s’échappaient par milliers de la cheminéedu steam-boat, chauffée au bois de pin, et, au murmure des eauxbrisées sous son étrave, se mêlaient les rugissements des loups quiinfestaient dans l’ombre la rive droite de la Kama.

Chapitre 9En tarentass nuit et jour

Le lendemain, 18 juillet, le Caucase s’arrêtait au débarcadèrede Perm, dernière station qu’il desservît sur la Kama.

Ce gouvernement, dont Perm est la capitale, est l’un des plusvastes de l’empire russe, et, franchissant les monts Ourals, ilempiète sur le territoire de la Sibérie. Carrières de marbre,salines, gisements de platine et d’or, mines de charbon y sontexploités sur une grande échelle. En attendant que Perm, par sasituation, devienne une ville de premier ordre, elle est fort peuattrayante, très-sale, très-boueuse et n’offre aucune ressource. Aceux qui vont de Russie en Sibérie, ce manque de confort est assezindifférent, car ils viennent de l’intérieur et sont munis de toutle nécessaire; mais à ceux qui arrivent des contrées de l’Asiecentrale, après un long et fatigant voyage, il ne déplairait pas,sans doute, que la première ville européenne de l’empire, située àla frontière asiatique, fût mieux approvisionnée.

C’est a Perm que les voyageurs revendent leurs véhicules, plusou moins endommagés par une longue traversée au milieu des plainesde la Sibérie. C’est là aussi que ceux qui passent d’Europe en Asieachètent des voitures pendant l’été, des traîneaux pendant l’hiver,avant de se lancer pour plusieurs mois au milieu des steppes.

Michel Strogoff avait déjà arrêté son programme de voyage, et iln’était plus question que de l’exécuter.

Il existe un service de malle-poste qui franchit assezrapidement la chaîne des monts Ourals, mais, les circonstancesétant données, ce service était désorganisé. Ne l’eût-il pas été,que Michel Strogoff, voulant aller rapidement, sans dépendre depersonne, n’aurait pas pris la malle-poste. Il préférait, avecraison, acheter une voiture et courir de relais en relais, enactivant par des «na vodkou» [8]supplémentaires le zèle de ces postillons appelés iemschiks dans lepays.

Malheureusement, par suite des mesures prises contre lesétrangers d’origine asiatique, un grand nombre de voyageurs avaientdéjà quitté Perm, et, par conséquent, les moyens de transportétaient extrêmement rares. Michel Strogoff serait donc dans lanécessité de se contenter du rebut des autres. Quant aux chevaux,tant que le courrier du czar ne serait pas en Sibérie, il pourraitsans danger exhiber son podaroshna, et les maîtres de posteattelleraient pour lui de préférence. Mais, ensuite, une fois horsde la Russie européenne, il ne pourrait plus compter que sur lapuissance des roubles.

Mais à quel genre de véhicule atteler ces chevaux? A une télègueou à un tarentass?

La télègue n’est qu’un véritable chariot découvert, à quatreroues, dans la confection duquel il n’entre absolument que du bois.Roues, essieux, chevilles, caisse, brancards, les arbres duvoisinage ont tout fourni, et l’ajustement des diverses pièces dontla télègue se compose n’est obtenu qu’au moyen de cordesgrossières. Rien de plus primitif, rien de moins confortable, maisaussi rien de plus facile à réparer, si quelque accident se produiten route. Les sapins ne manquent pas sur la frontière russe, et lesessieux poussent naturellement dans les forêts. C’est au moyen dela télègue que se fait la poste extraordinaire, connue sous le nomde «perekladnoï», et pour laquelle toutes routes sont bonnes.Quelquefois, il faut bien l’avouer, les liens qui attachentl’appareil se rompent, et, tandis que le train de derrière resteembourbé dans quelque fondrière, le train de devant arrive aurelais sur ses deux roues,—mais ce résultat est considéré déjàcomme satisfaisant.

Michel Strogoff aurait bien été forcé d’employer la télègue,s’il n’eût été assez heureux pour découvrir un tarentass.

Ce n’est pas que ce dernier véhicule soit le dernier mot duprogrès de l’industrie carrossière. Les ressorts lui manquent aussibien qu’à la télègue; le bois, à défaut du fer, n’y est pasépargné; mais ses quatre roues, écartées de huit à neuf pieds àl’extrémité de chaque essieu, lui assurent un certain équilibre surdes routes cahoteuses et trop souvent dénivelées. Un garde-crotteprotège ses voyageurs contre les boues du chemin, et une fortecapote de cuir, pouvant se rabaisser et le fermer presquehermétiquement, en rend l’occupation moins désagréable par lesgrandes chaleurs et les violentes bourrasque de l’été. Le tarentassest d’ailleurs aussi solide, aussi facile à réparer que la télègue,et, d’autre part, il est moins sujet à laisser son train d’arrièreen détresse sur les grands chemins.

Du reste, ce ne fut pas sans de minutieuses recherches queMichel Strogoff parvint à découvrir ce tarentass, et il étaitprobable qu’on n’en eût pas trouvé un second dans toute la ville dePerm. Malgré cela, il en débattit sévèrement le prix, pour laforme, afin de rester dans son rôle de Nicolas Korpanoff, simplenégociant d’Irkoutsk.

Nadia avait suivi son compagnon dans ses courses à la recherched’un véhicule. Bien que le but à atteindre fût différent, tous deuxavaient une égale hâte d’arriver, et, par conséquent, de partir. Oneût dit qu’une même volonté les animait.

«Soeur, dit Michel Strogoff, j’aurais voulu trouver pour toiquelque voiture plus confortable.

—Tu me dis cela, frère, à moi qui serais allée, même à pied,s’il l’avait fallu, rejoindre mon père!

—Je ne doute pas de ton courage, Nadia, mais il est des fatiguesphysiques qu’une femme ne peut supporter.

—Je les supporterai, quelles qu’elles soient, répondit la jeunefille. Si tu entends une plainte s’échapper de mes lèvres,laisse-moi en route et continue seul ton voyage!»

Une demi-heure plus tard, sur la présentation du podaroshna,trois chevaux de peste étaient attelés au tarentass. Ces animaux,couverts d’un long poil, ressemblaient à des ours hauts sur pattes.Ils étaient petits, mais ardents, étant de race sibérienne.

Voici comment le postillon, l’iemschik, les avait attelés: l’un,le plus grand, était maintenu entre deux longs brancards quiportaient à leur extrémité antérieure un cerceau, appelé «douga»,chargé de houppes et de sonnettes; les deux autres étaientsimplement attachés par des cordes aux marchepieds du tarentass. Dureste, pas de harnais, et pour guides, rien qu’une simpleficelle.

Ni Michel Strogoff, ni la jeune Livonienne n’emportaient debagages. Les conditions de rapidité dans lesquelles devait se fairele voyage de l’un, les ressources plus que modestes de l’autre,leur avaient interdit de s’embarrasser de colis. Dans cettecirconstance, c’était heureux, car ou le tarentass n’aurait puprendre les bagages, ou il n’aurait pu prendre les voyageurs. Iln’était fait que pour deux personnes, sans compter l’iemschik, quine se tient sur son siège étroit que par un miracled’équilibre.

Cet iemschik change, d’ailleurs, à chaque relais. Celui auquelrevenait la conduite du tarentass pendant la première étape étaitSibérien, comme ses chevaux, et non moins poilu qu’eux, cheveuxlongs, coupés carrément sur le front, chapeau à bords relevés,ceinture rouge, capote à parements croisés sur des boutons frappésau chiffre impérial.

L’iemschik, en arrivant avec son attelage, avait tout d’abordjeté un regard inquisiteur sur les voyageurs du tarentass. Pas debagages!—et où diable les aurait-il fourrés?—Donc, apparence peufortunée. Il fit une moue des plus significatives.

«Des corbeaux, dit-il sans se soucier d’être entendu ou non, descorbeaux à six kopeks par verste!

—Non! des aigles, répondit Michel Strogoff, qui comprenaitparfaitement l’argot des iemschiks, des aigles, entends-tu, à neufkopeks par verste, le pourboire en sus!»

Un joyeux claquement de fouet lui répondit. Le «corbeau», dansla langue des postillons russes, c’est le voyageur avare ouindigent, qui, aux relais de paysans, ne paye les chevaux qu’à deuxou trois kopeks par verste. L’«aigle», c’est le voyageur qui nerecule pas devant les hauts prix, sans compter les généreuxpourboires. Aussi le corbeau ne peut-il avoir la prétention devoler aussi rapidement que l’oiseau impérial.

Nadia et Michel Strogoff prirent immédiatement place dans letarentass. Quelques provisions, peu encombrantes et mises enréserve dans le caisson, devaient leur permettre, en cas de retard,d’atteindre les maisons de poste, qui sont très-confortablementinstallées, sous la surveillance de l’État. La capote fut rabattue,car la chaleur était insoutenable, et, à midi, le tarentass, enlevépar ses trois chevaux, quittait Perm au milieu d’un nuage depoussière.

La façon dont l’iemschik maintenait l’allure de son attelage eûtété certainement remarquée de tous autres voyageurs qui, n’étant niRusses ni Sibériens, n’eussent pas été habitués à ces façonsd’agir. En effet, le cheval de brancard, régulateur de la marche,un peu plus grand que ses congénères, gardait imperturbablement, etquelles que fussent les pentes de la route, un trot très-allongé,mais d’une régularité parfaite. Les deux autres chevaux nesemblaient connaître d’autre allure que le galop et se démenaientavec mille fantaisies fort amusantes. L’iemschik, d’ailleurs, neles frappait pas. Tout au plus les stimulait-il par lesmousquetades éclatantes de son fouet. Mais que d’épithètes il leurprodiguait, lorsqu’ils se conduisaient en bêtes dociles etconsciencieuses, sans compter les noms de saints dont il lesaffublait! La ficelle qui lui servait de guides n’aurait eu aucuneaction sur des animaux à demi emportés, mais, «napravo», à droite,«na lèvo», à gauche,—ces mots, prononcés d’une voix gutturale,faisaient meilleur effet que bride ou bridon.

Et que d’aimables interpellations suivant la circonstance!

«Allez, mes colombes! répétait l’iemschik. Allez, gentilleshirondelles! Volez, mes petits pigeons! Hardi, mon cousin degauche! Pousse, mon petit père de droite!»

Mais aussi, quand la marche se ralentissait, que d’expressionsinsultantes, dont les susceptibles animaux semblaient comprendre lavaleur!

«Va donc, escargot du diable! Malheur a toi, limace! Jet’écorcherai vive, tortue, et tu seras damnée dans l’autremonde!»

Quoi qu’il en soit de ces façons de conduire, qui exigent plusde solidité au gosier que de vigueur au bras des iemschiks, letarentass volait sur la route et dévorait de douze à quatorzeverstes à l’heure.

Michel Strogoff était habitué à ce genre de véhicule et à cemode de transport. Ni les soubresauts, ni les cahots ne pouvaientl’incommoder. Il savait qu’un attelage russe n’évite ni lescailloux, ni les ornières, ni les fondrières, ni les arbresrenversés, ni les fossés qui ravinent la route. Il était fait àcela. Sa compagne risquait d’être blessée par les contre-coups dutarentass, mais elle ne se plaignit pas.

Pendant les premiers instants du voyage, Nadia, ainsi emportée àtoute vitesse, demeura sans parler. Puis, toujours obsédée de cettepensée unique, arriver, arriver:

«J’ai compta trois cents verstes entre Perm et Ekaterinbourg,frère! dit-elle. Me suis-je trompée?»

—Tu ne t’es pas trompée, Nadia, répondit Michel Strogoff, etlorsque nous aurons atteint Ekaterinbourg, nous serons au pied mêmedes monts Ourals, sur leur versant opposé.

—Que durera cette traversée dans la montagne?

—Quarante-huit heures, car nous voyagerons nuit et jour.—Je disnuit et jour, Nadia, ajouta-t-il, car je ne peux pas m’arrêter mêmeun instant, et il faut que je marche sans relâche versIrkoutsk.

—Je ne te retarderai pas, frère, non, pas même une heure, etnous voyagerons nuit et jour.

—Eh bien, alors, Nadia, puisse l’invasion tartare nous laisserle chemin libre, et, avant vingt jours, nous serons arrivés!

—Tu as déjà fait ce voyage? demanda Nadia.

—Plusieurs fois.

—Pendant l’hiver, nous aurions été plus rapidement et plussûrement, n’est-ce pas?

—Oui, plus rapidement surtout, mais tu aurais bien souffert dufroid et des neiges!

—Qu’importe! L’hiver est l’ami du Russe.

—Oui, Nadia, mais quel tempérament à toute épreuve il faut pourrésister à une telle amitié! J’ai vu souvent la température tomberdans les steppes sibériennes à plus de quarante degrés au-dessousde glace! J’ai senti, malgré mon vêtement de peau de renne,[9] mon coeur se glacer, mes membres setordre, mes pieds se geler sous leurs triples chaussettes de laine!J’ai vu les chevaux de mon traîneau recouverts d’une carapace deglace, leur respiration figée aux naseaux! J’ai vu l’eau-de-vie dema gourde se changer en pierre dure que le couteau ne pouvaitentamer!… Mais mon traîneau filait comme l’ouragan! Plusd’obstacles sur la plaine nivelée et blanche à perte de vue! Plusde cours d’eau dont on est obligé de chercher les passagesguéables! Plus de lacs qu’il faut traverser en bateau! Partout laglace dure, la route libre, le chemin assuré! Mais au prix dequelles souffrances, Nadia! Ceux-là seuls pourraient le dire, quine sont pas revenus, et dont le chasse-neige a bientôt recouvertles cadavres!

—Cependant, tu es revenu, frère, dit Nadia.

—Oui, mais je suis Sibérien, et tout enfant, quand je suivaismon père dans ses chasses, je m’accoutumais à ces dures épreuves.Mais toi, lorsque tu m’as dit, Nadia, que l’hiver ne t’aurait pasarrêtée, que tu serais partie seule, prête à lutter contre lesredoutables intempéries du climat sibérien, il m’a semblé te voirperdue dans les neiges et tombant pour ne plus te relever!

—Combien de fois as-tu traversé la steppe pendant l’hiver?demanda la jeune Livonienne.

—Trois fois, Nadia, lorsque j’allais a Omsk,

—Et qu’allais-tu faire à Omsk?

—Voir ma mère, qui m’attendait!

—Et moi, je vais à Irkoutsk, où m’attend mon père! Je vais luiporter les dernières paroles de ma mère! C’est te dire, frère, querien n’aurait pu m’empêcher de partir!

—Tu es une brave enfant, Nadia, répondit Michel Strogoff, etDieu lui-même t’aurait conduite!»

Pendant cette journée, le tarentass fut mené rapidement par lesiemschiks qui se succédèrent à chaque relais. Les aigles de lamontagne n’eussent pas trouvé leur nom déshonoré par ces «aigles»de la grande route. Le haut prix payé par chaque cheval, lespourboires largement octroyés, recommandaient les voyageurs d’unefaçon toute spéciale. Peut-être les maîtres de poste trouvèrent-ilssingulier, après la publication de l’arrêté, qu’un jeune homme etsa soeur, évidemment Russes tous les deux, pussent courir librementà travers la Sibérie, fermée à tous autres, mais leurs papiersétaient en règle, et ils avaient le droit de passer. Aussi lespoteaux kilométriques restaient-ils rapidement on arrière dutarentass.

Du reste, Michel Strogoff et Nadia n’étaient pas seuls à suivrela route de Perm à Ekaterinbourg. Dès les premiers relais, lecourrier du czar avait appris qu’une voiture le précédait; mais,comme les chevaux ne lui manquaient pas, il ne s’en préoccupa pasautrement.

Pendant cette journée, les quelques haltes, durant lesquelles sereposa le tarentass, ne furent uniquement faites que pour lesrepas. Aux maisons de poste, on trouve à se loger et à se nourrir.D’ailleurs, à défaut de relais, la maison du paysan russe n’eût pasété moins hospitalière. Dans ces villages, qui se ressemblentpresque tous, avec leur chapelle à murailles blanches et à toituresvertes, le voyageur peut frapper à toutes les portes. Elles luiseront ouvertes. Le moujik viendra, la figure souriante, et tendrala main à son hôte. On lui offrira le pain et le sel, on mettra le«samovar» sur le feu, et il sera comme chez lui. La familledéménagera plutôt, afin de lui faire place. L’étranger, quand ilarrive, est le parent de tous. C’est «celui que Dieu envoie».

En arrivant le soir, Michel Strogoff, poussé par une sorted’instinct, demanda au maître de poste depuis combien d’heures lavoiture qui le précédait avait passé au relais.

«Depuis deux heures, petit père, lui répondit le maître deposte.

—C’est une berline?

—Non, une télègue.

—Combien de voyageurs?

—Deux.

—Et ils vont grand train?

—Des aigles!

—Qu’on attelle rapidement.»

Michel Strogoff et Nadia, décidés à ne pas s’arrêter une heure,voyagèrent toute la nuit.

Le temps continuait à être beau, mais on sentait quel’atmosphère, devenue pesante, se saturait peu à peu d’électricité.Aucun nuage n’interceptait les rayons stellaires, et il semblaitqu’une sorte de buée chaude s’élevât du sol. Il était à craindreque quelque orage ne se déchaînât dans les montagnes, et ils y sontterribles. Michel Strogoff, habitué à reconnaître les symptômesatmosphériques, pressentait une prochaine lutte des éléments, quine laissa pas de le préoccuper.

La nuit se passa sans incident. Malgré les cahots du tarentass,Nadia put dormir pendant quelques heures. La capote, à demirelevée, permettait d’aspirer le peu d’air que les poumonscherchaient avidement dans cette atmosphère étouffante.

Michel Strogoff veilla toute la nuit, se défiant des iemschiks,qui s’endorment trop volontiers sur leur siège, et pas une heure nefut perdue aux relais, pas une heure sur la route.

Le lendemain, 20 juillet, vers huit heures du matin, lespremiers profils des monts Ourals se dessinèrent dans l’est.Cependant, cette importante chaîne, qui sépare la Russie d’Europede la Sibérie, se trouvait encore à une assez grande distance, eton ne pouvait compter l’atteindre avant la fin de la journée. Lepassage des montagnes devrait donc nécessairement s’effectuerpendant la nuit prochaine.

Durant cette journée, le ciel resta constamment couvert, et, parconséquent, la température fut un peu plus supportable, mais letemps était extrêmement orageux.

Peut-être, avec cette apparence, eût-il été plus prudent de nepas s’engager dans la montagne en pleine nuit, et c’est ce qu’eutfait Michel Strogoff, s’il lui eût été permis d’attendre; maisquand, au dernier relais, l’iemschik lui signala quelques coups detonnerre qui roulaient dans les profondeurs du massif, il secontenta de lui dire:

«Une télègue nous précède toujours?

—Oui.

—Quelle avance a-t-elle maintenant sur nous?

—Une heure environ.

—En avant, et triple pourboire, si nous sommes demain matin àEkaterinbourg!»

Chapitre 10Un orage dans les monts Ourals

Les monts Ourals se développent sur une étendue de près de troismille verstes (3,200 kilomètres) entre l’Europe et l’Asie. Qu’onles appelle de ce nom d’Ourals, qui est d’origine tartare, ou decelui de Poyas, suivant la dénomination russe, ils sont justementnommés, puisque ces deux noms signifient «ceinture» dans les deuxlangues. Nés sur le littoral de la mer Arctique, ils vont mourirsur les bords de la Caspienne.

Telle était la frontière que Michel Strogoff devait franchirpour passer de Russie en Sibérie, et, on l’a dit, en prenant laroute qui va de Perm à Ekaterinbourg, située sur le versantoriental des monts Ourals, il avait agi sagement. C’était la voiela plus facile et la plus sûre, celle qui sert au transit de toutle commerce de l’Asie centrale.

La nuit devait suffire à cette traversée des montagnes, si aucunaccident ne survenait. Malheureusement, les premiers grondements dutonnerre annonçaient un orage que l’état particulier del’atmosphère devait rendre redoutable. La tension électrique étaittelle, qu’elle ne pouvait se résoudre que par un éclat violent.

Michel Strogoff veilla à ce que sa jeune compagne fût installéeaussi bien que possible. La capote, qu’une bourrasque auraitfacilement arrachée, fut maintenue plus solidement au moyen decordes qui se croisaient au-dessus et à l’arrière. On doubla lestraits des chevaux, et, par surcroît de précaution, le heurtequindes moyeux fut rembourré de paille, autant pour assurer la soliditédes roues que pour adoucir les chocs, difficiles à éviter dans unenuit obscure. Enfin, l’avant-train et l’arrière-train, dont lesessieux étaient simplement chevillés à la caisse du tarentass,furent reliés l’un à l’autre par une traverse de bois assujettie aumoyen de boulons et d’écrous. Cette traverse tenait lieu de labarre courbe qui, dans les berlines suspendues sur des cols decygne, rattache les deux essieux l’un à l’autre.

Nadia reprit sa place au fond de la caisse, et Michel Strogoffs’assit près d’elle. Devant la capote, complètement abaissée,pendaient deux rideaux de cuir, qui, dans une certaine mesure,devaient abriter les voyageurs contre la pluie et les rafales.

Deux grosses lanternes avaient été fixées au côté gauche dusiège de l’iemschik et jetaient obliquement des lueurs blafardespeu propres à éclairer la route. Mais c’étaient les feux deposition du véhicule, et, s’ils dissipaient à peine l’obscurité, dumoins pouvaient-ils empêcher l’abordage de quelque autre voiturecourant à contre-bord.

On le voit, toutes les précautions étaient prises, et, devantcette nuit menaçante, il était bon qu’elles le fussent.

«Nadia, nous sommes prêts, dit Michel Strogoff.

—Partons,» répondit la jeune fille.

L’ordre fut donné à l’iemschik, et le tarentass s’ébranla enremontant les premières rampes des monts Ourals.

Il était huit heures, le soleil allait se coucher. Cependant letemps était déjà très-sombre, malgré le crépuscule qui se prolongesous cette latitude. D’énormes vapeurs semblaient surbaisser lavoûte du ciel, mais aucun vent; ne les déplaçait encore. Toutefois,si elles demeuraient immobiles dans le sens d’un horizon à l’autre,il n’en était pas ainsi du zénith au nadir, et la distance qui lesséparait du sol diminuait visiblement. Quelques-unes de ces bandesrépandaient une sorte de lumière phosphorescente et sous-tendaientà l’oeil des arcs de soixante à quatre-vingts degrés. Leurs zonessemblaient se rapprocher peu à peu du sol, et elles resserraientleur réseau, de manière à bientôt étreindre la montagne, comme siquelque ouragan supérieur les eût chassées de haut en bas.D’ailleurs, la route montait vers ces grosses nuées, très-denses etpresque arrivées déjà au degré de condensation. Avant peu, route etvapeurs se confondraient, et si, en ce moment, les nuages ne serésolvaient pas en pluie, le brouillard serait tel que le tarentassne pourrait plus avancer, sans risquer de tomber dans quelqueprécipice.

Cependant, la chaîne des monts Ourals n’atteint qu’une médiocrehauteur. L’altitude de leur plus haut sommet ne dépasse pas cinqmille pieds. Les neiges éternelles y sont inconnues, et cellesqu’un hiver sibérien entasse à leurs cimes se dissolvententièrement au soleil de l’été. Les plantes et les arbres ypoussent à toute hauteur. Ainsi que l’exploitation des mines de feret de cuivre, celle des gisements de pierres précieuses nécessiteun concours assez considérable d’ouvriers. Aussi, ces villagesqu’on appelle «zavody» s’y rencontrent assez fréquemment, et laroute, percée à travers les grands défilés, est aisément praticableaux voitures de poste.

Mais ce qui est facile par le beau temps et en pleine lumièreoffre difficultés et périls, lorsque les éléments luttentviolemment entre eux et qu’on est pris dans la lutte.

Michel Strogoff savait, pour l’avoir éprouvé déjà, ce qu’est unorage dans la montagne, et peut-être trouvait-il, avec raison, cemétéore aussi redoutable que ces terribles chasse-neiges qui,pendant l’hiver, s’y déchaînent avec une incomparable violence.

Au départ, la pluie ne tombait pas encore. Michel Strogoff avaitsoulevé les rideaux de cuir qui protégeaient l’intérieur dutarentass, et il regardait devant lui, tout en observant les côtésde la route, que la lueur vacillante des lanternes peuplait defantasques silhouettes.

Nadia, immobile, les bras croisés, regardait aussi, mais sans sepencher, tandis que son compagnon, le corps à demi hors de lacaisse, interrogeait à la fois le ciel et la terre.

L’atmosphère était absolument tranquille, mais d’un calmemenaçant. Pas une molécule d’air ne se déplaçait encore. On eût ditque la nature, à demi étouffée, ne respirait plus, et que sespoumons, c’est-à-dire ces nuages mornes et denses, atrophiés parquelque cause, ne pouvaient plus fonctionner. Le silence eût étéabsolu sans le grincement des roues du tarentass qui broyaient legravier de la route, le gémissement des moyeux et des ais de lamachine, l’aspiration bruyante des chevaux auxquels manquaitl’haleine, et le claquement de leurs pieds ferrés sur les caillouxqui étincelaient au choc.

Du reste, route absolument déserte. Le tarentass ne croisait niun piéton, ni un cavalier, ni un véhicule quelconque, dans cesétroits défilés de l’Oural, par cette nuit menaçante. Pas un feu decharbonnier dans les bois, pas un campement de mineurs dans lescarrières exploitées, pas une hutte perdue sous les taillis. Ilfallait de ces raisons qui ne permettent ni une hésitation ni unretard pour entreprendre la traversée de la chaîne dans cesconditions. Michel Strogoff n’avait pas hésité. Cela ne lui étaitpas possible; mais alors—et cela commençait à le préoccupersingulièrement—quels pouvaient donc être ces voyageurs dont latélègue précédait son tarentass, et quelles raisons majeuresavaient-ils d’être si imprudents?

Michel Strogoff, pendant quelque temps, resta ainsi inobservation. Vers onze heures, les éclairs commencèrent à illuminerle ciel et ne discontinuèrent plus. A leur rapide lueur, on voyaitapparaître et disparaître la silhouette des grands pins qui semassaient aux divers points de la route. Puis, lorsque le tarentasss’approchait à raser la bordure du chemin, de profonds gouffress’éclairaient sous la déflagration des nues. De temps en temps, unroulement plus grave du véhicule indiquait qu’il franchissait unpont de madriers à peine équarris, jeté sur quelque crevasse, et letonnerre semblait rouler au-dessous de lui. D’ailleurs, l’espace netarda pas à s’emplir de bourdonnements monotones, qui devenaientd’autant plus graves qu’ils montaient davantage dans les hauteursdu ciel. A ces bruits divers se mêlaient les cris et lesinterjections de l’iemschik, tantôt flattant, tantôt gourmandantses pauvres bêtes, plus fatiguées de la lourdeur de l’air que de laraideur du chemin. Les sonnettes du brancard ne pouvaient même plusles animer, et, par instants, elles fléchissaient sur leursjambes.

«A quelle heure arriverons-nous au sommet du col? demanda MichelStrogoff à l’iemschik.

—A une heure du matin,… si nous y arrivons! répondit celui-ci ensecouant la tête.

—Dis donc, l’ami, tu n’en es pas à ton premier orage dans lamontagne, n’est-ce pas?

—Non, et fasse Dieu que celui-ci ne soit pas mon dernier!

—As-tu donc peur?

—Je n’ai pas peur, mais je te répète que tu as eu tort departir.

—J’aurais eu plus grand tort de rester.

—Va donc, mes pigeons!» répliqua l’iemschik, en homme qui n’estpas là pour discuter, mais pour obéir.

En ce moment, un frémissement lointain se fit entendre. C’étaitcomme un millier de sifflements aigus et assourdissants, quitraversaient l’atmosphère, calme jusqu’alors. A la lueur d’unéblouissant éclair qui fut presque aussitôt suivi d’un éclat detonnerre terrible, Michel Strogoff aperçut de grands pins qui setordaient sur une cime. Le vent se déchaînait, mais il ne troublaitencore que les hautes couches de l’air. Quelques bruits secsindiquèrent que certains arbres, vieux ou mal enracinés, n’avaientpu résister à la première attaque de la bourrasque. Une avalanchede troncs brisés traversa la route, après avoir formidablementrebondi sur les rocs, et alla se perdre dans l’abîme de gauche, àdeux cents pas en avant du tarentass.

Les chevaux s’étaient arrêtés court.

«Va donc, mes jolies colombes!» cria l’iemschik en mêlant lesclaquements de son fouet aux roulements du tonnerre.

Michel Strogoff saisit la main de Nadia.

«Dors-tu, soeur? lui demanda-t-il.

—Non, frère.

—Sois prête à tout. Voici l’orage!

—Je suis prête.»

Michel Strogoff n’eut que le temps de fermer les rideaux de cuirdu tarentass.

La bourrasque arrivait en foudre.

L’iemschik, sautant de son siège, se jeta à la tête de seschevaux, afin de les maintenir, car un immense danger menaçait toutl’attelage.

En effet, le tarentass, immobile, se trouvait alors à untournant de la route par lequel débouchait la bourrasque. Ilfallait donc le tenir tête au vent, sans quoi, pris de côté, il eûtimmanquablement chaviré et eût été précipité dans un profond abîmeque le chemin côtoyait sur la gauche. Les chevaux, repoussés parles rafales, se cabraient, et leur conducteur ne pouvait parvenir àles calmer. Aux interpellations amicales avaient succédé dans sabouche les qualifications les plus insultantes. Rien n’y faisait.Les malheureuses bêtes, aveuglées par les décharges électriques,épouvantées par les éclats incessants de la foudre, qui étaientcomparables à des détonations d’artillerie, menaçaient de briserleurs traits et de s’enfuir. L’iemschik n’était plus maître de sonattelage.

A ce moment, Michel Strogoff, s’élançant d’un bond hors dutarentass, lui vint en aide. Doué d’une force peu commune, ilparvint, non sans peine, à maîtriser les chevaux.

Mais la furie de l’ouragan redoublait alors. La route, en cetendroit, s’évasait en forme d’entonnoir et laissait la bourrasques’y engouffrer, comme elle eût fait dans ces manches d’aérationtendues au vent à bord des steamers. En même temps, une avalanchede pierres et de troncs d’arbres commençait à rouler du haut destalus.

«Nous ne pouvons rester ici, dit Michel Strogoff.

—Nous n’y resterons pas non plus! s’écria l’iemschik, touteffaré, en se raidissant de toutes ses forces contre cet effroyabledéplacement des couches d’air. L’ouragan aura bientôt fait de nousenvoyer au bas de la montagne, et par le plus court!

—Prends le cheval de droite, poltron! répondit Michel Strogoff.Moi, je réponds de celui de gauche!»

Un nouvel assaut de la rafale interrompit Michel Strogoff. Leconducteur et lui durent se courber jusqu’à terre pour ne pas êtrerenversés; mais la voiture, malgré leurs efforts et ceux deschevaux qu’ils maintenaient debout au vent, recula de plusieurslongueurs, et, sans un tronc d’arbre qui l’arrêta, elle étaitprécipitée hors de la route.

«N’aie pas peur, Nadia! cria Michel Strogoff.

—Je n’ai pas peur,» répondit la jeune Livonienne, sans que savoix trahît la moindre émotion.

Les roulements de tonnerre avaient cessé un instant, etl’effroyable bourrasque, après avoir franchi le tournant, seperdait dans les profondeurs du défilé.

«Veux-tu redescendre? dit l’iemschik.

—Non, il faut remonter! Il faut passer ce tournant! Plus haut,nous aurons l’abri du talus!

—Mais les chevaux refusent!

—Fais comme moi, et tire-les en avant!

—La bourrasque va revenir!

—Obéiras-tu?

—Tu le veux!

—C’est le Père qui l’ordonne! répondit Michel Strogoff, quiinvoqua pour la première fois le nom de l’empereur, ce nomtout-puissant, maintenant, sur trois parties du monde.

—Va donc, mes hirondelles!» s’écria l’iemschik, saisissant lecheval de droite, pendant que Michel Strogoff en faisait autant decelui de gauche.

Les chevaux, ainsi tenus, reprirent péniblement la route. Ils nepouvaient plus se jeter de côté, et le cheval de brancard, n’étantplus tiraillé sur ses flancs, put garder le milieu du chemin. Mais,hommes et bêtes, pris debout par les rafales, ne faisaient guèretrois pas sans en perdre un et quelquefois deux. Ils glissaient,ils tombaient, ils se relevaient. A ce jeu, le véhicule risquaitfort de se détraquer. Si la capote n’eût pas été solidementassujettie, le tarentass eût été décoiffé du premier coup.

Michel Strogoff et l’iemschik mirent plus de deux heures àremonter cette portion du chemin, longue d’une demi-verste au plus,et qui était si directement exposée au fouet de la bourrasque. Ledanger alors n’était pas seulement dans ce formidable ouragan quiluttait contre l’attelage et ses deux conducteurs, mais surtoutdans cette grêle de pierres et de troncs brisés que la montagnesecouait et projetait sur eux.

Soudain, un de ces blocs fut aperçu, dans l’épanouissement d’unéclair, se mouvant avec une rapidité croissante et roulant dans ladirection du tarentass.

L’iemschik poussa un cri.

Michel Strogoff, d’un vigoureux coup de fouet, voulut faireavancer l’attelage, qui refusa.

Quelques pas seulement, et le bloc eût passé en arrière!…

Michel Strogoff, en un vingtième de seconde, vit à la fois letarentass atteint, sa compagne écrasée! Il comprit qu’il n’avaitplus le temps de l’arracher vivante du véhicule!…

Mais alors, se jetant à l’arrière, trouvant dans cet immensepéril une-force surhumaine, le dos à l’essieu, les pieds arc-boutésau sol, il repoussa de quelques pieds la lourde voiture.

L’énorme bloc, en passant, frôla la poitrine du jeune homme etlui coupa la respiration, comme eût fait un boulet de canon, enbroyant les silex de la route, qui étincelèrent au choc.

«Frère! s’était écriée Nadia épouvantée, qui avait vu toutecette scène à la lueur de l’éclair.

—Nadia! répondit Michel Strogoff, Nadia, ne crains rien!…

—Ce n’est pas pour moi que je pouvais craindre!

—Dieu est avec nous, soeur!

—Avec moi, bien sûr, frère, puisqu’il t’a mis sur ma route!»murmura la jeune fille.

La poussée du tarentass, due à l’effort de Michel Strogoff, nedevait pas être perdue. Ce fut l’élan donné qui permit aux chevauxaffolés de reprendre leur première direction. Traînés, pour ainsidire, par Michel Strogoff et l’iemschik, ils remontèrent la routejusqu’à un col étroit, orienté sud et nord, où ils devaient êtreabrités contre les assauts directs de la tourmente. Le talus dedroite faisait là une sorte de redan, dû à la saillie d’un énormerocher qui occupait le centre d’un remous. Le vent n’ytourbillonnait donc pas, et la place y était tenable, tandis qu’àla circonférence de ce cyclone ni hommes ni chevaux n’eussent purésister.

Et, en effet, quelques sapins, dont la cime dépassait l’arête durocher, furent étêtés en un clin d’oeil, comme si une fauxgigantesque eût nivelé le talus au ras de leur ramure.

L’orage était alors dans toute sa fureur. Les éclairsemplissaient le défilé, et les éclats du tonnerre nediscontinuaient plus. Le sol, frémissant sous ces coups furieux,semblait trembler, comme si le massif de l’Oural eût été soumis àune trépidation générale.

Très-heureusement, le tarentass avait pu être, pour ainsi dire,remisé dans une profonde anfractuosité que la bourrasque nefrappait que d’écharpe. Mais il n’était pas si bien défendu quequelques contre-courants obliques, déviés par des saillies dutalus, ne l’atteignissent parfois avec violence. Il se heurtaitalors contre la paroi du rocher, à faire craindre qu’il ne fûtbrisé en mille pièces.

Nadia dut abandonner la place qu’elle y occupait. MichelStrogoff, après avoir cherché à la lueur d’une des lanternes,découvrit une excavation, due au pic de quelque mineur, et la jeunefille put s’y blottir, en attendant que le voyage pût êtrerepris.

En ce moment,—il était une heure du matin,—la pluie commença àtomber, et bientôt les rafales, faites d’eau et de vent, acquirentune violence extrême, sans pouvoir cependant éteindre les feux duciel. Cette complication rendait tout départ impossible.

Donc, quelle que fût l’impatience de Michel Strogoff,—et l’oncomprend qu’elle fût grande,—il lui fallut laisser passer le plusfort de la tourmente. Arrivé d’ailleurs au col même qui franchit laroute de Perm à Ekaterinbourg, il n’avait plus qu’à descendre lespentes des monts Ourals, et descendre, dans ces conditions, sur unsol raviné par les mille torrents de la montagne, au milieu destourbillons d’air et d’eau, c’était absolument jouer sa vie,c’était courir à l’abîme.

«Attendre, c’est grave, dit alors Michel Strogoff, mais c’estsans doute éviter de plus longs retards. La violence de l’orage mefait espérer qu’il ne durera pas. Vers trois heures, le jourcommencera à reparaître, et la descente, que nous ne pouvonsrisquer dans l’obscurité, deviendra, sinon facile, du moinspossible après le lever du soleil.

—Attendons, frère, répondit Nadia, mais si tu retardes tondépart, que ce ne soit pas pour m’épargner une fatigue ou undanger!

—Nadia, je sais que tu es décidée à tout braver, mais, en nouscompromettant tous deux, je risquerais plus que ma vie, plus que latienne, je manquerais à la tâche, au devoir que j’ai avant tout àaccomplir!

—Un devoir!… » murmura Nadia.

En ce moment, un violent éclair déchira le ciel, et sembla, pourainsi dire, volatiliser la pluie. Aussitôt un coup sec retentit.L’air fut rempli d’une odeur sulfureuse, presque asphyxiante, et unbouquet de grands pins, frappé par le fluide électrique à vingt pasdu tarentass, s’enflamma comme une torche gigantesque.

L’iemschik, jeté à terre par une sorte de choc en retour, sereleva heureusement sans blessures.

Puis, après que les derniers roulements du tonnerre se furentperdus dans les profondeurs de la montagne, Michel Strogoff sentitla main de Nadia s’appuyer fortement sur la sienne, et ill’entendit murmurer ces mots à son oreille:

«Des cris, frère! Écoute!»

Chapitre 11Voyageurs en détresse

En effet, pendant cette courte accalmie, des cris se faisaiententendre vers la partie supérieure de la route, et à une distanceassez rapprochée de l’anfractuosité qui abritait le tarentass.

C’était comme un appel désespéré, évidemment jeté par quelquevoyageur en détresse.

Michel Strogoff, prêtant l’oreille, écoutait.

L’iemschik écoutait aussi, mais en secouant la tête, comme s’illui eût semblé impossible de répondre à cet appel.

«Des voyageurs qui demandent du secours! s’écria Nadia.

—S’ils ne comptent que sur nous!… répondit l’iemschik.

—Pourquoi non? s’écria Michel Strogoff. Ce qu’ils feraient pournous en pareille circonstance, ne devons-nous pas le faire poureux?

—Mais vous n’allez pas exposer la voiture et les chevaux!…

—J’irai à pied, répondit Michel Strogoff, en interrompantl’iemschik.

—Je t’accompagne, frère, dit la jeune Livonienne.

—Non, reste, Nadia. L’iemschik demeurera près de toi. Je ne veuxpas le laisser seul… .

—Je resterai, répondit Nadia.

—Quoi qu’il arrive, ne quitte pas cet abri!

—Tu me retrouveras là où je suis.»

Michel Strogoff serra la main de sa compagne, et, franchissantle tournant du talus, il disparut aussitôt dans l’ombre.

«Ton frère a tort, dit l’iemschik à la jeune fille.

—Il a raison,» répondit simplement Nadia.

Cependant, Michel Strogoff remontait rapidement la route. S’ilavait grande hâte de porter secours à ceux qui jetaient ces cris dedétresse, il avait grand désir aussi de savoir quels pouvaient êtreces voyageurs que l’orage n’avait pas empêchés de s’aventurer dansla montagne, car il ne doutait pas que ce ne fussent ceux dont latélègue précédait toujours son tarentass.

La pluie avait cessé, mais la bourrasque redoublait de violence.Les cris, apportés par le courant atmosphérique, devenaient de plusen plus distincts. De l’endroit où Michel Strogoff avait laisséNadia, on ne pouvait rien voir. La route était sinueuse, et lalueur des éclairs ne laissait apparaître que le saillant des talusqui coupaient le lacet du chemin. Les rafales, brusquement briséesà tous ces angles, formaient des remous difficiles à franchir, etil fallait à Michel Strogoff une force peu commune pour leurrésister.

Mais il fut bientôt évident que les voyageurs, dont les cris sefaisaient entendre, ne devaient plus être éloignés. Bien que MichelStrogoff ne pût encore les voir, soit qu’ils eussent été rejetéshors de la route, soit que l’obscurité les dérobât à ses regards,leurs paroles, cependant, arrivaient assez distinctement à sonoreille.

Or, voici ce qu’il entendit,—ce qui ne laissa pas de lui causerune certaine surprise:

«Butor! reviendras-tu?

—Je te ferai knouter au prochain relais!

—Entends-tu, postillon du diable! Eh! là-bas!

—Voilà comme ils vous conduisent dans ce pays!…

—Et ce qu’ils appellent une télègue!

—Eh! triple brute! Il détale toujours et ne paraît pass’apercevoir qu’il nous laisse en route!

—Me traiter ainsi, moi! un Anglais accrédité! Je me plaindrai àla chancellerie, et je le ferai pendre!»

Celui qui parlait ainsi était véritablement dans une grossecolère. Mais tout à coup, il sembla à Michel Strogoff que le secondinterlocuteur prenait son parti de ce qui se passait, car l’éclatde rire le plus inattendu, au milieu d’une telle scène, retentitsoudain et fut suivi de ces paroles:

«Eh bien! non! décidément, c’est trop drôle!

—Vous osez rire! répondit d’un ton passablement aigre le citoyendu Royaume-Uni.

—Certes oui, cher confrère, et de bon coeur, et c’est ce quej’ai de mieux à faire! Je vous engage à en faire autant! Paroled’honneur, c’est trop drôle, ça ne s’est jamais vu!… »

En ce moment, un violent coup de tonnerre remplit le défilé d’unfracas effroyable, que les échos de la montagne multiplièrent dansune proportion grandiose. Puis, après que le dernier roulement sefût éteint, la voix joyeuse retentit encore, disant:

«Oui, extraordinairement drôle! Voilà certainement quin’arriverait pas en France!

—Ni en Angleterre!» répondit l’Anglais.

Sur la route, largement éclairée alors par les éclairs, MichelStrogoff aperçut, à vingt pas, deux voyageurs, juchés l’un près del’autre sur le banc de derrière d’un singulier véhicule, quiparaissait âtre profondément embourbé dans quelque ornière.

Michel Strogoff s’approcha des deux voyageurs, dont l’uncontinuait de rire et l’autre de maugréer, et il reconnut les deuxcorrespondants de journaux, qui, embarqués sur le Caucase, avaientfait en sa compagnie la route de Nijni-Novgorod à Perm.

«Eh! bonjour, monsieur! s’écria le Français. Enchanté de vousvoir dans cette circonstance! Permettez-moi de vous présenter monennemi intime, monsieur Blount.»

Le reporter anglais salua, et peut-être allait-il, à son tour,présenter son confrère Alcide Jolivet, conformément aux règles dela politesse, quand Michel Strogoff lui dit:

«Inutile, messieurs, nous nous connaissons, puisque nous avonsdéjà voyagé ensemble sur le Volga.

—Ah! très-bien! Parfait! monsieur… ?

—Nicolas Korpanoff, négociant d’Irkoutsk, répondit MichelStrogoff. Mais m’apprendrez-vous quelle aventure, si lamentablepour l’un, si plaisante pour l’autre, vous est arrivée?

—Je vous fais juge, monsieur Korpanoff, répondit Alcide Jolivet.Imaginez-vous que notre postillon est parti avec l’avant-train deson infernal véhicule, nous laissant en panne sur l’arrière-trainde son absurde équipage! La pire moitié d’une télègue pour deux,plus de guide, plus de chevaux! N’est-ce pas absolument etsuperlativement drôle?

—Pas drôle du tout! répondit l’Anglais.

—Mais si, confrère! Vous ne savez vraiment pas prendre leschoses par leur bon côté!

—Et comment, s’il vous plaît, pourrons-nous continuer notreroute? demanda Harry Blount.

—Rien n’est plus simple, répondit Alcide Jolivet. Vous allezvous atteler à ce qui nous reste de voiture; moi, je prendrai lesguides, je vous appellerai mon petit pigeon, comme un véritableiemschik, et vous marcherez comme un vrai postier!

—Monsieur Jolivet, répondit l’Anglais, cette plaisanterie passeles bornes, et… .

—Soyez calme, confrère. Quand vous serez fourbu, je vousremplacerai, et vous aurez droit de me traiter d’escargot poussifou de tortue qui se pâme, si je ne vous mène pas d’un traind’enfer!»

Alcide Jolivet disait toutes ces choses avec une telle bonnehumeur, que Michel Strogoff ne put s’empêcher de sourire.

«Messieurs, dit-il alors, il y a mieux à faire. Nous sommesarrivés, ici, au col supérieur de la chaîne de l’Oural, et, parconséquent, nous n’avons plus maintenant qu’à descendre les pentesde la montagne. Ma voiture est là, à cinq cents pas en arrière. Jevous prêterai un de mes chevaux, on l’attellera à la caisse devotre télègue, et demain, si aucun accident ne se produit, nousarriverons ensemble à Ekaterinbourg.

—Monsieur Korpanoff, répondit Alcide Jolivet, voici uneproposition qui part d’un coeur généreux!

—J’ajoute, monsieur, répondit Michel Strogoff, que si je ne vousoffre pas de monter dans mon tarentass, c’est qu’il ne contient quedeux places, et que ma soeur et moi, nous les occupons déjà.

—Comment donc, monsieur, répondit Alcide Jolivet, mais monconfrère et moi, avec votre cheval et l’arrière-train de notredemi-télègue, nous irions au bout du monde!

—Monsieur, reprit Harry Blount, nous acceptons votre offreobligeante. Quant à cet iemschik!…

—Oh! croyez bien que ce n’est pas la première fois que pareilleaventure lui arrive! répondit Michel Strogoff.

—Mais, alors, pourquoi ne revient-il pas? Il sait parfaitementqu’il nous a laissés en arrière, le misérable!

—Lui! Il ne s’en doute même pas!

—Quoi! Ce brave homme ignore qu’une scission s’est opérée entreles deux parties de sa télègue?

—Il l’ignore, et c’est de la meilleure foi du monde qu’ilconduit son avant-train à Ekaterinbourg!

—Quand je vous disais que c’était tout ce qu’il y a de plusplaisant, confrère! s’écria Alcide Jolivet.

—Si donc, messieurs, vous voulez me suivre, reprit MichelStrogoff, nous rejoindrons ma voiture, et… .

—Mais la télègue? fit observer l’Anglais.

—Ne craignez pas qu’elle s’envole, mon cher Blount! s’écriaAlcide Jolivet. La voilà si bien enracinée dans le sol, que si onl’y laissait, au printemps prochain il y pousserait desfeuilles!

—Venez donc, messieurs, dit Michel Strogoff, et nous ramèneronsici le tarentass.»

Le Français et l’Anglais, descendant de la banquette de fond,devenue ainsi siège de devant, suivirent Michel Strogoff.

Tout en marchant, Alcide Jolivet, suivant son habitude, causaitavec sa bonne humeur, que rien ne pouvait altérer.

«Ma foi, monsieur Korpanoff, dit-il à Michel Strogoff, vous noustirez là d’un fier embarras!

—Je n’ai fait, monsieur, répondit Michel Strogoff, que ce quetout autre eût fait à ma place. Si les voyageurs nes’entre-aidaient pas, il n’y aurait plus qu’à barrer lesroutes!

—A charge de revanche, monsieur. Si vous allez loin dans lessteppes, il est possible que nous nous rencontrions encore, et….»

Alcide Jolivet ne demandait pas d’une façon formelle à MichelStrogoff où il allait, mais celui-ci, ne voulant pas avoir l’air dedissimuler, répondit aussitôt:

«Je vais à Omsk, messieurs.

—Et monsieur Blount et moi, reprit Alcide Jolivet, nous allonsun peu devant nous, là où il y aura peut-être quelque balle, mais,à coup sûr, quelque nouvelle à attraper.

—Dans les provinces envahies? demanda Michel Strogoff avec uncertain empressement.

—Précisément, monsieur Korpanoff, et il est probable que nous nenous y rencontrerons pas!

—En effet, monsieur, répondit Michel Strogoff. Je suis peufriand de coups de fusil ou de coups de lance, et trop pacifique demon naturel pour m’aventurer là où l’on se bat.

—Désolé, monsieur, désolé, et, véritablement, nous ne pourronsque regretter de nous séparer sitôt! Mais, en quittantEkaterinbourg, peut-être notre bonne étoile voudra-t-elle que nousvoyagions encore ensemble, ne fût-ce que pendant quelquesjours?

—Vous vous dirigez sur Omsk? demanda Michel Strogoff, aprèsavoir réfléchi un instant.

—Nous n’en savons rien encore, répondit Alcide Jolivet, maistrès-certainement nous irons directement jusqu’à Ichim, et, unefois là, nous agirons selon les événements.

—Eh bien, messieurs, dit Michel Strogoff, nous irons de conservejusqu’à Ichim.»

Michel Strogoff eût évidemment mieux aimé voyager seul, mais ilne pouvait, sans que cela parût au moins singulier, chercher à seséparer de deux voyageurs qui allaient suivre la même route quelui. D’ailleurs, puisqu’Alcide Jolivet et son compagnon avaientl’intention de s’arrêter à Ichim, sans immédiatement continuer surOmsk, il n’y avait aucun inconvénient à faire avec eux cette partiedu voyage.

«Eh bien, messieurs, répondit-il, voilà qui est convenu. Nousferons route ensemble.»

Puis, du ton le plus indifférent:

«Savez-vous avec quelque certitude où en est l’invasion tartare?demanda-t-il.

—Ma foi, monsieur, nous n’en savons que ce qu’on en disait àPerm, répondit Alcide Jolivet. Les Tartares de Féofar-Khan ontenvahi toute la province de Sémipalatinsk, et, depuis quelquesjours, ils descendent à marche forcée le cours de l’Irtyche. Ilfaut donc vous hâter si vous voulez les devancer à Omsk.

—En effet, répondit Michel Strogoff.

—On ajoutait aussi que le colonel Ogareff avait réussi à passerla frontière sous un déguisement, et qu’il ne pouvait tarder àrejoindre le chef tartare au centre même du pays soulevé.

—Mais comment l’aurait-on su? demanda Michel Strogoff, que cesnouvelles, plus ou moins véridiques, intéressaient directement.

—Eh! comme on sait toutes ces choses, répondit Alcide Jolivet.C’est dans l’air.

—Et vous avez des raisons sérieuses de penser que le colonelOgareff est en Sibérie?

—J’ai même entendu dire qu’il avait dû prendre la route de Kazanà Ekaterinbourg.

—Ah! vous saviez cela, monsieur Jolivet? dit alors Harry Blount,que l’observation du correspondant français tira de sonmutisme.

—Je le savais, répondit Alcide Jolivet.

—Et saviez-vous qu’il devait être déguisé en bohémien? demandaHarry Blount.

—En bohémien! s’écria presque involontairement Michel Strogoff,qui se rappela la présence du vieux tsigane à Nijni-Novgorod, sonvoyage à bord du Caucase et son débarquement à Kazan.

—Je le savais assez pour en faire l’objet d’une lettre à macousine, répondit en souriant Alcide Jolivet.

—Vous n’avez pas perdu votre temps à Kazan! fit observerl’Anglais d’un ton sec.

—Mais non, cher confrère, et, pendant que le Caucases’approvisionnait, je faisais comme le Caucase!»

Michel Strogoff n’écoutait plus les réparties qu’Harry Blount etAlcide Jolivet échangeaient entre eux. Il songeait à cette troupede bohémiens, à ce vieux tsigane dont il n’avait pu voir le visage,à la femme étrange qui l’accompagnait, au singulier regard qu’elleavait jeté sur lui, et il cherchait à rassembler dans son esprittous les détails de cette rencontre, lorsqu’une détonation se fitentendre à une courte distance.

«Ah! messieurs, en avant! s’écria Michel Strogoff.

—Tiens! pour un digne négociant qui fuit les coups de feu, sedit Alcide Jolivet, il court bien vite à l’endroit où ilséclatent!»

Et, suivi d’Harry Blount, qui n’était pas homme à rester enarrière, il se précipita sur les pas de Michel Strogoff.

Quelques instants après, tous trois étaient en face du saillantqui abritait le tarentass au tournant du chemin.

Le bouquet de pins allumé par la foudre brûlait, encore. Laroute était déserte. Cependant, Michel Strogoff n’avait pu setromper. Le bruit d’une arme à feu était bien arrivé jusqu’àlui.

Soudain, un formidable grognement se fit entendre, et uneseconde détonation éclata au delà du talus.

«Un ours! s’écria Michel Strogoff, qui ne pouvait se méprendre àce grognement. Nadia! Nadia!»

Et, tirant son coutelas de sa ceinture, Michel Strogoff s’élançapar un bond formidable et tourna le contrefort derrière lequel lajeune fille avait promis de l’attendre.

Les pins, alors dévorés par les flammes du tronc à la cime,éclairaient largement la scène.

Au moment où Michel Strogoff atteignit le tarentass, une masseénorme recula jusqu’à lui.

C’était un ours de grande taille. La tempête l’avait chassé desbois qui hérissaient ce talus de l’Oural, et il était venu chercherrefuge dans cette excavation, sa retraite habituelle, sans doute,que Nadia occupait alors.

Deux des chevaux, effrayés de la présence de l’énorme animal,brisant leurs traits, avaient pris la fuite, et l’iemschik, nepensant qu’à ses bêtes, oubliant que la jeune fille allait resterseule en présence de l’ours, s’était jeté à leur poursuite.

La courageuse Nadia n’avait pas perdu la tête. L’animal, qui nel’avait pas vue tout d’abord, s’était attaqué à l’autre cheval del’attelage. Nadia, quittant alors l’anfractuosité dans laquelleelle s’était blottie, avait couru à la voiture, pris un desrevolvers de Michel Strogoff, et, marchant hardiment sur l’ours,elle avait fait feu à bout portant.

L’animal, légèrement blessé à l’épaule, s’était retourné contrela jeune fille, qui avait cherché d’abord à l’éviter en tournantautour du tarentass, dont le cheval cherchait à briser ses liens.Mais ces chevaux, une fois perdus dans la montagne, c’était tout levoyage compromis. Nadia était donc revenue droit à l’ours, et, avecun sang-froid surprenant, au moment même où les pattes de l’animalallaient s’abattre sur sa tête, elle avait fait feu sur lui uneseconde fois.

C’était cette seconde détonation qui venait d’éclater à quelquespas de Michel Strogoff. Mais il était là. D’un bond il se jetaentre l’ours et la jeune fille. Son bras ne fit qu’un seulmouvement de bas en haut, et l’énorme bête, fendue du ventre à lagorge, tomba sur le sol comme une masse inerte.»

C’était un beau spécimen de ce fameux coup des chasseurssibériens, qui tiennent à ne pas endommager cette précieusefourrure des ours, dont ils tirent un haut prix.

«Tu n’es pas blessée, soeur? dit Michel Strogoff, en seprécipitant vers la jeune fille.

—Non, frère,» répondit Nadia.

En ce moment apparurent les deux journalistes.

Alcide Jolivet se jeta à la tête du cheval, et il faut croirequ’il avait le poignet solide, car il parvint à le contenir. Soncompagnon et lui avaient vu la rapide manoeuvre de MichelStrogoff.

«Diable! s’écria Alcide Jolivet, pour un simple négociant,monsieur Korpanoff, vous maniez joliment le couteau duchasseur!

—Très-joliment même, ajouta Harry Blount.

—En Sibérie, messieurs, répondit Michel Strogoff, nous sommesforcés de faire un peu de tout!»

Alcide Jolivet regarda alors le jeune homme.

Vu en pleine lumière, le couteau sanglant à la main, avec sahaute taille, son air résolu, le pied posé sur le corps de l’oursqu’il venait d’abattre, Michel Strogoff était beau à voir.

«Un rude gaillard!» se dit Alcide Jolivet.

S’avançant alors respectueusement, son chapeau à la main, ilvint saluer la jeune fille.

Nadia s’inclina légèrement.

Alcide Jolivet, se tournant alors vers son compagnon:

«La soeur vaut le frère! dit-il. Si j’étais ours, je ne mefrotterais pas à ce couple redoutable et charmant!»

Harry Blount, droit comme un piquet, se tenait, chapeau bas, àquelque distance. La désinvolture de son compagnon avait pour effetd’ajouter encore à sa raideur habituelle.

En ce moment reparut l’iemschik, qui était parvenu à rattraperses deux chevaux. Il jeta tout d’abord un oeil de regret sur lemagnifique animal, gisant sur le sol, qu’il allait être obligéd’abandonner aux oiseaux de proie, et il s’occupa de réinstallerson attelage.

Michel Strogoff lui fit alors connaître la situation des deuxvoyageurs et son projet de mettre un des chevaux du tarentass àleur disposition.

«Comme il te plaira, répondit l’iemschik. Seulement, deuxvoitures au lieu d’une… .

—Bon! l’ami, répondit Alcide Jolivet, qui comprit l’insinuation,on te payera double.

—Va donc, mes tourtereaux!» cria l’iemschik.

Nadia était remontée dans le tarentass, que suivaient à piedMichel Strogoff et ses deux compagnons.

Il était trois heures. La bourrasque, alors dans sa périodedécroissante, ne se déchaînait plus aussi violemment à travers ledéfilé, et la route fut remontée rapidement.

Aux premières lueurs de, l’aube, le tarentass avait rejoint latélègue, qui était consciencieusement embourbée jusqu’au moyeu deses roues. On comprenait parfaitement qu’un vigoureux coup decollier de son attelage eût opéré la séparation des deuxtrains.

Un des chevaux de flanc du tarentass fut attelé à l’aide decordes à la caisse de la télègue. Les deux journalistes reprirentplace sur le banc de leur singulier équipage, et les voitures semirent aussitôt en mouvement. Du reste, elles n’avaient plus qu’àdescendre les pentes de l’Oural,—ce qui n’offrait aucunedifficulté.

Six heures après, les deux véhicules, l’un suivant l’autre,arrivaient à Ekaterinbourg, sans qu’aucun incident fâcheux eûtmarqué la seconde partie de leur voyage.

Le premier individu que les journalistes aperçurent sur la portede la maison de poste, ce fut leur iemschik, qui semblait lesattendre.

Ce digne Russe avait vraiment une bonne figure, et, sans plusd’embarras, l’oeil souriant, il s’avança vers ses voyageurs, et,leur tendant la main, il réclama son pourboire.

La vérité oblige à dire que la fureur d’Harry Blount éclata avecune violence toute britannique, et si l’iemschik ne se fûtprudemment reculé, un coup de poing, porté suivant toutes lesrègles de la boxe, lui eût payé son «na vodkou» en pleinefigure.

Alcide Jolivet, lui, voyant cette colère, riait à se tordre, etcomme il n’avait jamais ri peut-être.

«Mais il a raison, ce pauvre diable! s’écriait-il. Il est donsson droit, mon cher confrère! Ce n’est pas sa faute si nous n’avonspas trouvé le moyen de le suivre!».

Et tirant quelques kopeks de sa poche:

«Tiens, l’ami, dit-il en les remettant à l’iemschik, empoche! Situ ne les as pas gagnés, ce n’est pas ta faute!»

Ceci redoubla l’irritation d’Harry Blount, qui voulait s’enprendre au maître de poste et lui faire un procès.

«Un procès, en Russie! s’écria Alcide Jolivet. Mais si leschoses n’ont pas changé, confrère, vous n’en verriez pas la fin!Vous ne savez donc pas l’histoire de cette nourrice russe quiréclamait douze mois d’allaitement à la famille de sonnourrisson?

—Je ne la sais pas, répondit Harry Blount.

—Alors, vous ne savez pas non plus ce qu’était devenu cenourrisson, quand fut rendu le jugement qui lui donnait gain decause?

—Et qu’était-il, s’il vous plaît?

—Colonel des hussards de la garde!»

Et, sur cette réponse, tous d’éclater de rire.

Quant à Alcide Jolivet, enchanté de sa repartie, il tira soncarnet de sa poche et y inscrivit en souriant cette note, destinéeà figurer au dictionnaire moscovite:

«Télègue, voiture russe à quatre roues, quand elle part,—et àdeux roues, quand elle arrive!»

Chapitre 12Une provocation

Ekaterinbourg, géographiquement, est une ville d’Asie, car elleest située au delà des monts Ourals, sur les dernières pentesorientales de la chaîne. Néanmoins, elle dépend du gouvernement dePerm, et, par conséquent, elle est comprise dans une des grandesdivisions de la Russie d’Europe. Cet empiétement administratif doitavoir sa raison d’être. C’est comme un morceau de la Sibérie quireste entre les mâchoires russes.

Ni Michel Strogoff ni les deux correspondants ne pouvaient êtreembarrassés de trouver des moyens de locomotion dans une villeaussi considérable, fondée depuis 1723. A Ekaterinbourg, s’élève lepremier Hôtel des monnaies de tout l’empire; là est concentrée ladirection générale des mines. Cette ville est donc un centreindustriel important, dans un pays où abondent les usinesmétallurgiques et autres exploitations où se lavent le platine etl’or.

A cette époque, la population d’Ekaterinbourg s’était fortaccrue. Russes ou Sibériens, menacés par l’invasion tartare, yavaient afflué, après avoir fui les provinces déjà envahies par leshordes de Féofar-Khan, et principalement le pays kirghis, quis’étend dans le sud-ouest de l’Irtyche jusqu’aux frontières duTurkestan.

Si donc les moyens de locomotion avaient dû être rares pouratteindre Ekaterinbourg, ils abondaient, au contraire, pour quittercette ville. Dans les conjonctures actuelles, les voyageurs sesouciaient peu, en effet, de s’aventurer sur les routessibériennes.

De ce concours de circonstances, il résulta qu’Harry Blount etAlcide Jolivet trouvèrent facilement à remplacer par une télèguecomplète la fameuse demi-télègue qui les avait transportés tantbien que mal à Ekaterinbourg. Quant à Michel Strogoff, le tarentasslui appartenait, il n’avait pas trop souffert du voyage à traversles monts Ourals, et il suffisait d’y atteler trois bons chevauxpour l’entraîner rapidement sur la route d’Irkoutsk.

Jusqu’à Tioumen et même jusqu’à Novo-Zaimskoë, cette routedevait être assez accidentée, car elle se développait encore surces capricieuses ondulations du sol qui donnent naissance auxpremières pentes de l’Oural. Mais, après l’étape de Novo-Zaimskoë,commençait l’immense steppe, qui s’étend jusqu’aux approches deKrasnoiarsk, sur un espace de dix-sept cents verstes environ (1,815kilomètres).

C’était à Ichim, on le sait, que les deux correspondants avaientl’intention de se rendre, c’est-à-dire à six cent trente verstesd’Ekaterinbourg. Là, ils devaient prendre conseil des événements,puis se diriger à travers les régions envahies, soit ensemble, soitséparément, suivant que leur instinct de chasseurs les jetteraitsur une piste ou sur une autre.

Or, cette route d’Ekaterinbourg à Ichim—qui se dirige versIrkoutsk—était la seule que pût prendre Michel Strogoff. Seulement,lui qui ne courait pas après les nouvelles, et qui aurait vouluéviter, au contraire, le pays dévasté par les envahisseurs, ilétait bien résolu à ne s’arrêter nulle part.

«Messieurs, dit-il donc à ses nouveaux compagnons, je seraitrès-satisfait de faire avec vous une partie de mon voyage, mais jedois vous prévenir que je suis extrêmement pressé d’arriver à Omsk,car ma soeur et moi nous y allons rejoindre notre mère. Qui saitmême si nous arriverons avant que les Tartares aient envahi laville! Je ne m’arrêterai donc aux relais que le temps de changer dechevaux, et je voyagerai jour et nuit!

—Nous comptons bien en agir ainsi, répondit Harry Blount.

—Soit, reprit Michel Strogoff, mais ne perdez pas un instant.Louez ou achetez une voiture dont… .

—Dont l’arrière-train, ajouta Alcide Jolivet, veuille bienarriver en même temps que l’avant-train à Ichim.»

Une demi-heure après, le diligent Français avait trouvé,facilement d’ailleurs, un tarentass, à peu près semblable à celuide Michel Strogoff, et dans lequel son compagnon et luis’installèrent aussitôt.

Michel Strogoff et Nadia reprirent place dans leur véhicule, et,à midi, les deux attelages quittèrent de conserve la villed’Ekaterinbourg.

Nadia était enfin en Sibérie et sur cette longue route quiconduit à Irkoutsk! Quelles devaient être alors les pensées de lajeune Livonienne? Trois rapides chevaux l’emportaient à traverscette terre de l’exil, où son père était condamné à vivre,longtemps peut-être, et si loin de son pays natal! Mais c’était apeine si elle voyait se dérouler devant ses yeux ces longuessteppes, qui, un instant, lui avaient été fermées, car son regardallait plus loin que l’horizon, derrière lequel il cherchait levisage de l’exilé! Elle n’observait rien du pays qu’elle traversaitavec cette vitesse de quinze verstes à l’heure, rien de cescontrées de la Sibérie occidentale, si différentes des contrées del’est. Ici, en effet, peu de champs cultivés, un sol pauvre, aumoins à sa surface, car, dans ses entrailles, il recèle abondammentle fer, le cuivre, le platine et l’or. Aussi partout desexploitations industrielles, mais rarement des établissementsagricoles. Comment trouverait-on des bras pour cultiver la terre,ensemencer les champs, récolter les moissons, lorsqu’il est plusproductif de touiller le sol à coups de mine, à coups de pic? Ici,le paysan a fait place au mineur. La pioche est partout, la bêchenulle part.

Cependant, la pensée de Nadia abandonnait quelquefois leslointaines provinces du lac Baïkal, et se reportait alors à sasituation présente. L’image de son père s’effaçait un peu, et ellerevoyait son généreux compagnon, tout d’abord sur le chemin de ferde Wladimir, où quelque providentiel dessein le lui avait faitrencontrer pour là première fois. Elle se rappelait ses attentionspendant le voyage, son arrivée à la maison de police deNijni-Novgorod, la cordiale simplicité avec laquelle il lui avaitparlé en l’appelant du nom de soeur, son empressement près d’ellependant la descente du Volga, enfin tout ce qu’il avait fait, danscette terrible nuit d’orage à travers les monts Ourals, pourdéfendre sa vie au péril de la sienne!

Nadia songeait donc à Michel Strogoff. Elle remerciait Dieud’avoir placé à point sur sa route ce vaillant protecteur, cet amigénéreux et discret. Elle se sentait en sûreté près de lui, sous sagarde. Un vrai frère n’eût pu mieux faire! Elle ne redoutait plusaucun obstacle, elle se croyait maintenant certaine d’atteindre sonbut.

Quant à Michel Strogoff, il parlait peu et réfléchissaitbeaucoup. Il remerciait Dieu de son côté de lui avoir donné danscette rencontre de Nadia, en même temps que le moyen de dissimulersa véritable individualité, une bonne action à faire. L’intrépiditécalme de la jeune fille était pour plaire à son âme vaillante. Quen’était-elle sa soeur en effet? Il éprouvait autant de respect qued’affection pour sa belle et héroïque compagne. Il sentait quec’était là un de ces coeurs purs et rares sur lesquels on peutcompter.

Cependant, depuis qu’il foulait le sol sibérien, les vraisdangers commençaient pour Michel Strogoff. Si les deuxjournalistes, ne se trompaient pas, si Ivan Ogareff avait passé lafrontière, il fallait agir avec la plus extrême circonspection. Lescirconstances étaient maintenant changées, car les espions tartaresdevaient fourmiller dans les provinces sibériennes. Son incognitodévoilé, sa qualité de courrier du czar reconnue, c’en était faitde sa mission, de sa vie peut-être! Michel Strogoff sentit pluslourdement alors le poids de la responsabilité qui pesait surlui.

Pendant que les choses étaient ainsi dans la première voiture,que se passait-il dans la seconde? Rien que de fort ordinaire.Alcide Jolivet parlait par phrases, Harry Blount répondait parmonosyllabes. Chacun envisageait les choses à sa façon et prenaitdes notes sur les quelques incidents du voyage,—incidents quifurent d’ailleurs peu variés pendant cette traversée des premièresprovinces de la Sibérie occidentale.

A chaque relais, les deux correspondants descendaient et seretrouvaient avec Michel Strogoff. Lorsqu’aucun repas ne devaitêtre pris dans la maison de poste, Nadia ne quittait pas letarentass. Lorsqu’il fallait déjeuner ou dîner, elle venaits’asseoir à table; mais, toujours très-réservée, elle ne se mêlaitque fort peu à la conversation.

Alcide Jolivet, sans jamais sortir d’ailleurs des bornes d’uneparfaite convenance, ne laissait pas d’être empressé près de lajeune Livonienne, qu’il trouvait charmante. Il admirait l’énergiesilencieuse qu’elle montrait au milieu des fatigues d’un voyagefait dans de si dures conditions.

Ces temps d’arrêt forcés ne plaisaient que médiocrement à MichelStrogoff. Aussi pressait-il le départ à chaque relais, excitant lesmaîtres de poste, stimulant les iemschiks, hâtant l’attellement destarentass. Puis, le repas rapidement terminé,—trop rapidementtoujours au gré d’Harry Blount, qui était un mangeur méthodique,—onpartait, et les journalistes, eux aussi, étaient menés comme desaigles, car ils payaient princièrement, et, ainsi que disait AlcideJolivet, «en aigles de Russie». [10]

Il va sans dire qu’Harry Blount ne faisait aucuns fraisvis-à-vis de la jeune fille. C’était un des rares sujets deconversation sur lesquels il ne cherchait pas à discuter avec soncompagnon. Cet honorable gentleman n’avait pas pour habitude defaire deux choses à la fois.

Et Alcide Jolivet lui ayant demandé, une fois, quel pouvait êtrel’âge de la jeune Livonienne:

«Quelle jeune Livonienne? répondit-il le plus sérieusement dumonde, en fermant à demi les yeux.

—Eh parbleu! la soeur de Nicolas Korpanoff!

—C’est sa soeur?

—Non, sa grand’mère! répliqua Alcide Jolivet, démonté par tantd’indifférence.—Quel âge lui donnez-vous?

—Si je l’avais vue naître, je le saurais!» répondit simplementHarry Blount, en homme qui ne voulait pas s’engager.

Le pays alors parcouru par les deux tarentass était presquedésert. Le temps était assez beau, le ciel couvert à demi, latempérature plus supportable. Avec des véhicules mieux suspendus,les voyageurs n’auraient pas eu à se plaindre du voyage. Ilsallaient comme vont les berlines de poste en Russie, c’est-à-direavec une vitesse merveilleuse.

Mais si le pays semblait abandonné, cet abandon tenait auxcirconstances actuelles. Dans les champs, peu ou pas de ces paysanssibériens, à figure pâle et grave, qu’une célèbre voyageuse ajustement comparés aux Castillans, moins la morgue. Ça et là,quelques villages déjà évacués, ce qui indiquait l’approche destroupes tartares. Les habitants, emmenant leurs troupeaux demoutons, leurs chameaux, leurs chevaux, s’étaient réfugiés dans lesplaines du nord. Quelques tribus de la grande horde des Kirghisnomades, restées fidèles, avaient aussi transporté leurs tentes audelà de l’Irtyche ou de l’Obi, pour échapper aux déprédations desenvahisseurs.

Fort heureusement, le service de la poste se faisait toujoursrégulièrement. De même, le service du télégraphe, jusqu’aux pointsque raccordait encore le fil. A chaque relais, les maîtres de postefournissaient les chevaux dans les conditions réglementaires. Achaque station aussi, les employés, assis à leur guichet,transmettaient les dépêches qui leur étaient confiées, ne lesretardant que pour les télégrammes de l’État. Aussi Harry Blount etAlcide Jolivet en usaient-ils largement.

Ainsi donc, jusqu’ici, le voyage de Michel Strogoffs’accomplissait dans des conditions satisfaisantes. Le courrier duczar n’avait éprouvé aucun retard, et, s’il parvenait à tourner lapointe faite en avant de Krasnoiarsk par les Tartares deFéofar-Khan, il était certain d’arriver avant eux à Irkoutsk etdans le minimum de temps obtenu jusqu’alors.

Le lendemain du jour où les deux tarentass avaient quittéEkaterinbourg, ils atteignaient la petite ville de Toulouguisk, àsept heures du matin, après avoir franchi une distance de deux centvingt verstes, sans incident digne d’être relaté.

Là, une demi-heure fut consacrée au déjeuner. Cela fait, lesvoyageurs repartirent avec une vitesse que la promesse d’un certainnombre de kopeks rendait seule explicable.

Le même jour, 22 juillet, à une heure du soir, les deuxtarentass arrivaient, soixante verstes plus loin, a Tioumen.

Tioumen, dont la population normale est de dix mille habitants,en comptait alors le double. Cette ville, premier centre industrielque les Russes créèrent. en Sibérie, dont on remarque les bellesusines métallurgiques et la fonderie de cloches, n’avait jamaisprésenté une telle animation.

Les deux correspondants allèrent aussitôt aux nouvelles. Cellesque les fugitifs sibériens apportaient du théâtre de la guerren’étaient pas rassurantes.

On disait, entre autres choses, que l’armée de Féofar-Khans’approchait rapidement de la vallée de l’Ichim, et l’on confirmaitque le chef tartare allait être bientôt rejoint par le colonel IvanOgareff, s’il ne l’était déjà. D’où cette conclusion naturelle queles opérations seraient alors poussées dans l’est de la Sibérieavec la plus grande activité.

Quant aux troupes russes, il avait fallu les appelerprincipalement des provinces européennes de la Russie, et, étantencore assez éloignées, elles ne pouvaient s’opposer à l’invasion.Cependant, les Cosaques du gouvernement de Tobolsk se dirigeaient àmarche forcée sur Tomsk, dans l’espoir do couper les colonnestartares.

A huit heures du soir, soixante-quinze verstes de plus avaientété dévorées pas les deux tarentass, et ils arrivaient àYaloutorowsk.

On relaya rapidement, et, au sortir de la ville, la rivièreTobol fut passée dans un bac. Son cours, très-paisible, renditfacile cette opération, qui devait se renouveler plus d’une foissur le parcours, et probablement dans des conditions moinsfavorables.

A minuit, cinquante-cinq verstes au delà (58 kilomètres etdemi), le bourg de Novo-Saimsk était atteint, et les voyageurslaissaient enfin derrière eux ce sol légèrement accidenté par descoteaux couverts d’arbres, dernières racines de montagnes del’Oural.

Ici commençait véritablement ce qu’on appelle la steppesibérienne, qui se prolonge jusqu’aux environs de Krasnoiarsk.C’était la plaine sans limites, une sorte de vaste désert herbeux,à la circonférence duquel venaient se confondre la terre et le cielsur une courbe qu’on eût dit nettement tracée au compas. Cettesteppe ne présentait aux regards d’autre saillie que le profil despoteaux télégraphiques disposés sur chaque côté de la route, etdont les fils vibraient sous la brise comme des cordes de harpe. Laroute elle-même ne se distinguait du reste de la plaine que par lafine poussière qui s’enlevait sous la roue dos tarentass. Sans ceruban blanchâtre, qui se déroulait à perte de vue, on eût pu secroire au désert.

Michel Strogoff et ses compagnons se lancèrent avec une vitesseplus grande encore à travers la steppe. Les chevaux, excités parl’iemschik et qu’aucun obstacle ne pouvait retarder, dévoraientl’espace. Les tarentass couraient directement sur Ichim, là où lesdeux correspondants devaient s’arrêter, si aucun événement nevenait modifier leur itinéraire.

Deux cents verstes environ séparent Novo-Saimsk de la villed’Ichim, et le lendemain, avant huit heures du soir, elles devaientet pouvaient être franchies, a la condition de ne pas perdre uninstant. Dans la pensée des iemschiks, si les voyageurs n’étaientpas de grands seigneurs ou de hauts fonctionnaires, ils étaientdignes de l’être, ne fût-ce que par leur générosité dans lerèglement des pourboires.

Le lendemain, 23 juillet, en effet, les deux tarentass n’étaientplus qu’à trente verstes d’Ichim.

En ce moment, Michel Strogoff aperçut sur la route, et à peinevisible au milieu des volutes de poussière, une voiture quiprécédait la sienne. Comme ses chevaux, moins fatigués, couraientavec une rapidité plus grande, il ne devait pas tarder àl’atteindre.

Ce n’était ni un tarentass, ni une télègue, mais une berline deposte, toute poudreuse, et qui devait avoir déjà fait un longvoyage. Le postillon frappait son attelage a tour de bras et ne lemaintenait au galop qu’à force d’injures et de coups. Cette berlinen’était certainement pas passée par Novo-Saimsk, et elle n’avait dûrejoindre la route d’Irkoutsk que par quelque route perdue de lasteppe.

Michel Strogoff et ses compagnons, en voyant cette berline quicourait sur Ichim, n’eurent qu’une même pensée, la devancer etarriver avant elle au relais, afin de s’assurer avant tout deschevaux disponibles. Ils dirent donc un mot a leurs iemschiks, quise trouvèrent bientôt en ligne avec l’attelage surmené de laberline.

Ce fut Michel Strogoff qui arriva le premier.

A ce moment, une tête parut a la portière de la berline.

Michel Strogoff eut à peine le temps de l’observer. Cependant,si vite qu’il passât, il entendit très-distinctement ce mot,prononcé d’une voix impérieuse, qui lui fut adressé:

«Arrêtez!»

On ne s’arrêta pas. Au contraire, et la berline fut bientôtdevancée par les deux tarentass.

Ce fut alors une course de vitesse, car l’attelage de laberline, excité sans doute par la présence et l’allure des chevauxqui le dépassaient, retrouva des forces pour se maintenir pendantquelques minutes. Les trois voitures avaient disparu dans un nuagedu poussière. De ces nuages blanchâtres s’échappaient, comme unepétarade, des claquements de fouet, mêlés de cris d’excitation etd’interjections de colère.

Néanmoins, l’avantage resta à Michel Strogoff et à sescompagnons,—avantage qui pouvait être très-important, si le relaisétait peu fourni de chevaux. Deux voitures à atteler, c’étaitpeut-être plus que ne pourrait faire le maître de poste, du moinsdans un court délai.

Une demi-heure après, la berline, restée en arrière, n’étaitplus qu’un point à peine visible à l’horizon de la steppe.

Il était huit heures du soir, lorsque les deux tarentassarrivèrent au relais de poste, à l’entrée d’Ichim.

Les nouvelles de l’invasion étaient de plus en plus mauvaises.La ville était directement menacée par l’avant-garde des colonnestartares, et, depuis deux jours, les autorités avaient dû sereplier sur Tobolsk. Ichim n’avait plus ni un fonctionnaire ni unsoldat.

Michel Strogoff, arrivé au relais, demanda immédiatement, deschevaux pour lui.

Il avait été bien avisé de devancer la berline. Trois chevauxseulement étaient en état d’être immédiatement attelés. Les autresrentraient fatigués de quelque longue étape.

Le maître de poste donna l’ordre d’atteler.

Quant aux deux correspondants, auxquels il parut bon des’arrêter à Ichim, ils n’avaient pas à se préoccuper d’un moyen detransport immédiat, et ils firent remiser leur voiture.

Dix minutes après son arrivée au relais, Michel Strogoff futprévenu que son tarentass était prêt à partir.

«Bien,» répondit-il.

Puis, allant aux deux journalistes:

«Maintenant, messieurs, puisque vous restez à Ichim, le momentest venu de nous séparer.

—Quoi, monsieur Korpanoff, dit Alcide Jolivet, ne resterez-vouspas même une heure à Ichim?

—Non, monsieur, et je désire même avoir quitté la maison deposte avant l’arrivée de cette berline que nous avons devancée.

—Craignez-vous donc que ce voyageur ne cherche à vous disputerles chevaux du relais?

—Je tiens surtout à éviter toute difficulté.

—Alors, monsieur Korpanoff, dit Alcide Jolivet, il ne nous resteplus qu’à vous remercier encore une fois du service que vous nousavez rendu et du plaisir que nous avons eu à voyager en votrecompagnie.

—Il est possible, d’ailleurs, que nous nous retrouvions dansquelques jours à Omsk, ajouta Harry Blount.

—C’est possible, en effet, répondit Michel Strogoff, puisque j’yvais directement.

—Eh bien! bon voyage, monsieur Korpanoff, dit alors AlcideJolivet, et Dieu vous garde des télègues.»

Les deux correspondants tendaient la main à Michel Strogoff avecl’intention de la lui serrer le plus cordialement possible, lorsquele bruit d’une voiture se fit entendre au dehors.

Presque aussitôt, la porte de la maison de poste s’ouvritbrusquement, et un homme parut.

C’était le voyageur de la berline, un individu à tournuremilitaire, âgé d’une quarantaine d’années, grand, robuste, têteforte, épaules larges, épaisses moustaches se raccordant avec sesfavoris roux. Il portait un uniforme sans insignes. Un sabre decavalerie traînait à sa ceinture, et il tenait à la main un fouet àmanche court.

«Des chevaux, demanda-t-il avec l’air impérieux d’un hommehabitué à commander.

—Je n’ai plus de chevaux disponibles, répondit le maître deposte, en s’inclinant.

—Il m’en faut à l’instant.

—C’est impossible.

—Quels sont donc ces chevaux qui viennent d’être attelés autarentass que j’ai vu à la porte du relais?

—Ils appartiennent à ce voyageur, répondit le maître de poste enmontrant Michel Strogoff.

—Qu’on les dételle!… » dit le voyageur d’un ton qui n’admettaitpas de réplique.

Michel Strogoff s’avança alors.

«Ces chevaux sont retenus par moi, dit-il.

—Peu m’importe! Il me les faut. Allons! Vivement! Je n’ai pas detemps à perdre!

—Je n’ai pas de temps à perdre non plus,» répondit MichelStrogoff, qui voulait être calme et se contenait non sanspeine.

Nadia était près de lui, calme aussi, mais secrètement inquièted’une scène qu’il eût mieux valu éviter.

«Assez!» répéta le voyageur.

Puis, allant au maître de poste:

«Qu’on dételle ce tarentass, s’écria-t-il avec un geste demenace, et que les chevaux soient mis à ma berline!»

Le maître de poste, très-embarrassé, ne savait à qui obéir, etil regardait Michel Strogoff, dont c’était évidemment le droit derésister aux injustes exigences du voyageur.

Michel Strogoff hésita un instant. Il ne voulait pas faire usagede son podaroshna, qui eût attiré l’attention sur lui, il nevoulait pas non plus, en cédant les chevaux, retarder son voyage,et, cependant, il ne voulait pas engager une lutte qui eût pucompromettre sa mission.

Les deux journalistes le regardaient, prêts d’ailleurs à lesoutenir, s’il faisait appel à eux.

«Mes chevaux resteront à ma voiture,» dit Michel Strogoff, maissans élever le ton plus qu’il ne convenait à un simple marchandd’Irkoutsk.

Le voyageur s’avança alors vers Michel Strogoff, et lui posantrudement la main sur l’épaule:

«C’est comme cela! dit-il d’une voix éclatante. Tu ne veux pasme céder tes chevaux?

—Non, répondit Michel Strogoff.

—Eh bien, ils seront à celui de nous deux qui va pouvoirrepartir! Défends-toi, car je ne te ménagerai pas!»

Et, en parlant ainsi, le voyageur tira vivement son sabre dufourreau et se mit en garde.

Nadia s’était jetée devant Michel Strogoff.

Harry Blount et Alcide Jolivet s’avancèrent vers lui.

«Je ne me battrai pas, dit simplement Michel Strogoff, qui, pourmieux se contenir, croisa ses bras sur sa poitrine.

—Tu ne te battras pas?

—Non.

—Même après ceci?» s’écria le voyageur.

Et, avant qu’on eût pu le retenir, le manche de son fouet frappal’épaule de Michel Strogoff.

A cette insulte, Michel Strogoff pâlit affreusement, Ses mainsse levèrent toutes ouvertes, comme si elles allaient broyer cebrutal personnage. Mais, par un suprême effort, il parvint à semaîtriser. Un duel, c’était plus qu’un retard, c’était peut-être samission manquée!… Mieux valait perdre quelques heures!… Oui! maisdévorer cet affront!

«Te battras-tu, maintenant, lâche? répéta le voyageur, enajoutant la grossièreté à la brutalité.

—Non! répondit Michel Strogoff, qui ne bougea pas, mais quiregarda le voyageur les yeux dans les yeux.

—Les chevaux, et à l’instant!» dit alors celui-ci. Et il sortitde la salle.

Le maître de poste le suivit aussitôt, non sans avoir haussé lesépaules, après avoir examiné Michel Strogoff d’un air peuapprobateur.

L’effet produit sur les journalistes par cet incident ne pouvaitpas être à l’avantage de Michel Strogoff. Leur déconvenue étaitvisible. Ce robuste jeune homme se laisser frapper ainsi et ne pasdemander raison d’une pareille insulte! Ils se contentèrent donc dele saluer et se retirèrent, Alcide Jolivet disant à HarryBlount:

«Je n’aurais pas cru cela d’un homme qui découd si proprementles ours de l’Oural! Serait-il donc vrai que le courage a sesheures et ses formes? C’est à n’y rien comprendre! Après cela, ilnous manque peut-être, à nous autres, d’avoir jamais étéserfs!»

Un instant après, un bruit de roues et le claquement d’un fouetindiquaient que la berline, attelée des chevaux du tarentass,quittait rapidement la maison de poste.

Nadia, impassible, Michel Strogoff, encore frémissant, restèrentseuls dans la salle du relais.

Le courrier du czar, les bras toujours croisés sur sa poitrine,s’était assis. On eût dit une statue. Toutefois, une rougeur, quine devait pas être la rougeur de la honte, avait remplacé la pâleursur son mâle visage.

Nadia ne doutait pas que de formidables raisons eussent puseules faire dévorer à un tel homme une telle humiliation.

Donc, allant à lui, comme il était venu à elle à la maison depolice de Nijni-Novgorod:

«Ta main, frère!» dit-elle.

Et, en même temps, son doigt, par un geste quasi-maternel,essuya une larme qui allait jaillir de l’oeil de son compagnon.

Chapitre 13Au-dessus de tout, le devoir

Nadia avait deviné qu’un mobile secret dirigeait tous les actesde Michel Strogoff, que celui-ci, pour quelque raison inconnued’elle, ne s’appartenait pas, qu’il n’avait pas le droit dedisposer de sa personne, et que, dans cette circonstance, il venaitd’immoler héroïquement au devoir jusqu’au ressentiment d’unemortelle injure.

Nadia ne demanda, d’ailleurs, aucune explication à MichelStrogoff. La main qu’elle lui avait tendue ne répondait-elle pasd’avance à tout ce qu’il eût pu lui dire?

Michel Strogoff demeura muet pendant toute cette soirée. Lemaître de poste ne pouvant plus fournir de chevaux frais que lelendemain matin, c’était une nuit entière à passer au relais. Nadiadut donc en profiter pour prendre quelque repos, et une chambre futpréparée pour elle.

La jeune fille eût préféré, sans doute, ne pas quitter soncompagnon, mais elle sentait qu’il avait besoin d’être seul, etelle se disposa à gagner la chambre qui lui était destinée.

Cependant, au moment où elle allait se retirer, elle ne puts’empêcher de lui dire adieu.

«Frère,… » murmura-t-elle.

Mais Michel Strogoff, d’un geste, l’arrêta. Un soupir gonfla lapoitrine de la jeune fille, et elle quitta la salle.

Michel Strogoff ne se coucha pas. Il n’aurait pu dormir, mêmeune heure. À cette place que le fouet du brutal voyageur avaittouchée, il ressentait comme une brûlure.

«Pour la patrie et pour le Père!» murmura-t-il enfin enterminant sa prière du soir.

Toutefois, il éprouva alors un insurmontable besoin de savoirquel était cet homme qui l’avait frappé, d’où il venait, où ilallait. Quant à sa figure, les traits en étaient si bien gravésdans sa mémoire, qu’il ne pouvait craindre de les oublierjamais.

Michel Strogoff fit demander le maître de poste.

Celui-ci, un Sibérien de vieille roche, vint aussitôt, et,regardant le jeune homme d’un peu haut, il attendit d’êtreinterrogé.

«Tu es du pays? lui demanda Michel Strogoff.

—Oui.

—Connais-tu cet homme qui a pris mes chevaux?

—Non.

—Tu ne l’as jamais vu?

—Jamais!

—Qui crois-tu que soit cet homme?

—Un seigneur qui sait se faire obéir!»

Le regard de Michel Strogoff entra comme un poignard dans lecoeur du Sibérien, mais la paupière du maître de poste ne se baissapas.

«Tu te permets de me juger! s’écria Michel Strogoff.

—Oui, répondit le Sibérien, car il est des choses qu’un simplemarchand lui-même ne reçoit pas sans les rendre!

—Les coups de fouet?

—Les coups de fouet, jeune homme! Je suis d’âge et de force à tele dire!»

Michel Strogoff s’approcha du maître de poste et lui posa sesdeux puissantes mains sur les épaules.

Puis, d’une voix singulièrement calme:

«Va-t’en, mon ami, lui dit-il, va-t’en! Je te tuerais!»

Le maître de poste, cette fois, avait compris.

«Je l’aime mieux comme ça,» murmura-t-il.

Et il se retira sans ajouter un mot.

Le lendemain, 24 juillet, à huit heures du matin, le tarentassétait attelé de trois vigoureux chevaux. Michel Strogoff et Nadia yprirent place, et Ichim, dont tous les deux devaient garder un siterrible souvenir, eut bientôt disparu derrière un coude de laroute.

Aux divers relais où il s’arrêta pendant cette journée, MichelStrogoff put constater que la berline le précédait toujours sur laroute d’Irkoutsk, et que le voyageur, aussi pressé que lui, neperdait pas un instant en traversant la steppe.

À quatre heures du soir, soixante-quinze verstes plus loin, à lastation d’Abatskaia, la rivière d’Ichim, l’un des principauxaffluents de l’Irtyche, dut être franchie.

Ce passage fut un peu plus difficile que celui du Tobol. Eneffet, le courant de l’Ichim était assez rapide en cet endroit.Pendant l’hiver sibérien, tous ces cours d’eau de la steppe, geléssur une épaisseur de plusieurs pieds, sont aisément praticables, etle voyageur les traverse même sans s’en apercevoir, car leur lit adisparu sous l’immense nappe blanche qui recouvre uniformément lasteppe, mais, en été, les difficultés peuvent être grandes à lesfranchir.

En effet, deux heures furent employées au passage de l’Ichim,—cequi exaspéra Michel Strogoff, d’autant plus que les bateliers luidonnèrent d’inquiétantes nouvelles de l’invasion tartare.

Voici ce qui se disait:

Quelques éclaireurs de Féofar-Khan auraient déjà paru sur lesdeux rives de l’Ichim inférieur, dans les contrées méridionales dugouvernement de Tobolsk. Omsk était très-menacé. On parlait d’unengagement qui avait eu lieu entre les troupes sibériennes ettartares sur la frontière des grandes hordes kirghises,—engagementqui n’avait pas été à l’avantage des Russes, trop faibles sur cepoint. De là, repliement de ces troupes, et, par suite, émigrationgénérale des paysans de la province. On racontait d’horriblesatrocités commises par les envahisseurs, pillage, vol, incendie,meurtres. C’était le système de la guerre à la tartare. On fuyaitdonc de tous côtés l’avant-garde de Féofar-Khan. Aussi, devant cedépeuplement des bourgs et des hameaux, la plus grande crainte deMichel Strogoff était-elle que les moyens de transport ne vinssentà lui manquer. Il avait donc une hâte extrême d’arriver à Omsk.Peut-être, au sortir de cette ville, pourrait-il prendre l’avancesur les délateurs tartares qui descendaient la vallée de l’Irtyche,et retrouver la route libre jusqu’à Irkoutsk.

C’est à cet endroit même, où le tarentass venait de franchir lefleuve, que se termine ce qu’on appelle en langage militaire la«chaîne d’Ichim», chaîne de tours ou de fortins en bois, quis’étend depuis la frontière sud de la Sibérie sur un espace dequatre cents verstes environ (427 kilomètres). Autrefois, cesfortins étaient occupés par des détachements de Cosaques, et ilsprotégeaient la contrée aussi bien contre les Kirghis que contreles Tartares. Mais, abandonnés, depuis que le gouvernementmoscovite croyait ces hordes réduites à une soumission absolue, ilsne pouvaient plus servir, précisément alors qu’ils auraient été siutiles. La plupart de ces fortins venaient d’être réduits encendres, et quelques fumées que les bateliers montrèrent à MichelStrogoff, tourbillonnant au-dessus de l’horizon méridional,témoignaient de l’approche de l’avant-garde tartare.

Dès que le bac eut déposé le tarentass et son attelage sur larive droite de l’Ichim, la route de la steppe fut reprise à toutevitesse.

Il était sept heures du soir. Le temps était très-couvert.Aussi, à plusieurs reprises, tomba-t-il une pluie d’orage, qui eutpour résultat d’abattre la poussière et de rendre les cheminsmeilleurs.

Michel Strogoff, depuis le relais d’Ichim, était demeurétaciturne. Cependant il était toujours attentif à préserver Nadiades fatigues de cette course sans trêve ni repos, mais la jeunefille ne se plaignait pas. Elle eût voulu donner des ailes auxchevaux du tarentass. Quelque chose lui criait que son compagnonavait plus de hâte encore qu’elle-même d’arriver à Irkoutsk, etcombien de verstes les en séparaient encore!

Il lui vint aussi à la pensée que si Omsk était envahie par lesTartares, la mère de Michel Strogoff, qui habitait cette ville,courrait des dangers dont son fils devait extrêmement s’inquiéter,et que cela suffisait à expliquer son impatience d’arriver prèsd’elle.

Nadia crut donc, à un certain moment, devoir lui parler de lavieille Marfa, de l’isolement où elle pourrait se trouver au milieude ces graves événements.

«Tu n’as reçu aucune nouvelle de ta mère depuis le début del’invasion? lui demanda-t-elle.

—Aucune, Nadia. La dernière lettre que ma mère m’a écrite datedéjà de deux mois, mais elle m’apportait de bonnes nouvelles. Marfaest une femme énergique, une vaillante Sibérienne. Malgré son âge,elle a conservé toute sa force morale. Elle sait souffrir.

—J’irai la voir, frère, dit Nadia vivement. Puisque tu me donnesce nom de soeur, je suis la fille de Marfa!»

Et, comme Michel Strogoff ne répondait pas: «Peut-être,ajouta-t-elle, ta mère a-t-elle pu quitter Omsk?

—Cela est possible, Nadia, répondit Michel Strogoff, et mêmej’espère qu’elle aura gagné Tobolsk. La vieille Marfa a la haine duTartare. Elle connaît la steppe, elle n’a pas peur, et je souhaitequ’elle ait pris son bâton et redescendu les rives de l’Irtyche. Iln’y a pas un endroit de la province qui ne soit connu d’elle.Combien de fois a-t-elle parcouru tout le pays avec le vieux père,et combien de fois, moi-même enfant, les ai-je suivis dans leurscourses à travers le désert sibérien! Oui, Nadia, j’espère que mamère aura quitté Omsk!

—Et quand la verras-tu?

—Je la verrai… au retour.

—Cependant, si ta mère est à Omsk, tu prendras bien une heurepour aller l’embrasser?

—Je n’irai pas l’embrasser!

—Tu ne la verras pas?

—Non, Nadia… ! répondit Michel Strogoff, dont la poitrine segonflait et qui comprenait qu’il ne pourrait continuer de répondreaux questions de la jeune fille.

—Tu dis: non! Ah! frère, pour quelles raisons, si ta mère est àOmsk, peux-tu refuser de la voir?

—Pour quelles raisons, Nadia! Tu me demandes pour quellesraisons! s’écria Michel Strogoff d’une voix si profondément altéréeque la jeune fille en tressaillit. Mais pour les raisons qui m’ontfait patient jusqu’à la lâcheté avec le misérable dont… »

Il ne put achever sa phrase.

«Calme-toi, frère, dit Nadia de sa voix la plus douce. Je nesais qu’une chose, ou plutôt je ne la sais pas, je la sens! C’estqu’un sentiment domine maintenant toute ta conduite: celui d’undevoir plus sacré, s’il en peut être un, que celui qui lie le filsà la mère!»

Nadia se tut, et, de ce moment, elle évita tout sujet deconversation qui pût se rapporter à la situation particulière deMichel Strogoff. Il y avait là quelque secret à respecter. Elle lerespecta.

Le lendemain, 25 juillet, à trois heures du matin, le tarentassarrivait au relais de poste de Tioukalinsk, après avoir franchi unedistance de cent vingt verstes depuis le passage de l’Ichim.

On relaya rapidement. Cependant, et pour la première fois,l’iemschik fit quelques difficultés pour partir, affirmant que desdétachements tartares battaient la steppe, et que voyageurs,chevaux et voitures seraient de bonne prise pour ces pillards.

Michel Strogoff ne triompha du mauvais vouloir de l’iemschikqu’à prix d’argent, car, en cette circonstance comme en plusieursautres, il ne voulut pas faire usage de son podaroshna. Le dernierukase, transmis par le fil télégraphique, était connu dans lesprovinces sibériennes, et un Russe, par cela même qu’il étaitspécialement dispensé d’obéir à ses prescriptions, se fûtcertainement signalé à l’attention publique,—ce que le courrier duczar devait par-dessus tout éviter. Quant aux hésitations del’iemschik, peut-être le drôle spéculait-il sur l’impatience duvoyageur? Peut-être aussi avait-il réellement raison de craindrequelque mauvaise aventure?

Enfin, le tarentass partit, et fit si bien diligence qu’à troisheures du soir, quatre-vingts verstes plus loin, il atteignaitKoulatsinskoë. Puis, une heure après, il se trouvait sur les bordsde l’Irtyche. Omsk n’était plus qu’à une vingtaine de verstes.

C’est un large fleuve que l’Irtyche, et l’une des principalesartères sibériennes qui roulent leurs eaux vers le nord de l’Asie.Né sur les monts Altaï, il se dirige obliquement du sud-est aunord-ouest et va se jeter dans l’Obi, après un parcours de près desept mille verstes.

A cette époque de l’année, qui est celle de la crue des rivièresde tout le bassin sibérien, le niveau des eaux de l’Irtyche étaitexcessivement élevé. Par suite, le courant, violemment établi,presque torrentiel, rendait assez difficile le passage du fleuve.Un nageur, si bon qu’il fût, n’aurait pu le franchir, et, même aumoyen d’un bac, cette traversée de l’Irtyche n’était pas sansoffrir quelque danger.

Mais ces dangers, comme tous autres, ne pouvaient arrêter, mêmeun instant, Michel Strogoff et Nadia, décidés à les braver, quelsqu’ils fussent.

Cependant, Michel Strogoff proposa à sa jeune compagne d’opérerd’abord lui-même le passage du fleuve, en s’embarquant dans le bacchargé du tarentass et de l’attelage, car il craignait que le poidsde ce chargement ne rendit le bac moins sûr. Après avoir déposéchevaux et voiture sur l’autre rive, il reviendrait prendreNadia.

Nadia refusa. C’eût été un retard d’une heure, et elle nevoulait pas, pour sa seule sûreté, être la cause d’un retard.

L’embarquement se fit non sans peine, car les berges étaient enpartie inondées, et le bac ne pouvait pas les accoster d’assezprès.

Toutefois, après une demi-heure d’efforts, le batelier eutinstallé dans le bac le tarentass et les trois chevaux. MichelStrogoff, Nadia et l’iemschik s’y embarquèrent alors, et l’ondéborda.

Pendant les premières minutes, tout alla bien. Le courant del’Irtyche, brisé en amont par une longue pointe de la rive, formaitun remous que le bac traversa facilement. Les deux batelierspoussaient avec de longues gaffes qu’ils maniaienttrès-adroitement; mais, à mesure qu’ils gagnaient le large, le fonddu lit du fleuve s’abaissant, il ne leur resta bientôt presque plusde bout pour y appuyer leur épaule. L’extrémité des gaffes nedépassait pas d’un pied la surface des eaux,—ce qui en rendaitl’emploi pénible et insuffisant.

Michel Strogoff et Nadia, assis à l’arrière du bac, et toujoursportés à craindre quelque retard, observaient avec une certaineinquiétude la manoeuvre des bateliers.

«Attention!» cria l’un d’eux à son camarade.

Ce cri était motivé par la nouvelle direction que venait deprendre le bac avec une extrême vitesse. Il subissait alorsl’action directe du courant et descendait rapidement le fleuve. Ils’agissait donc, en employant utilement les gaffes, de le mettre ensituation de biaiser avec le fil des eaux. C’est pourquoi, enappuyant le bout de leurs gaffes dans une suite d’entaillesménagées au-dessous du plat-bord, les bateliers parvinrent-ils àfaire obliquer le bac, et il gagna peu à peu vers la rivedroite.

On pouvait certainement calculer qu’il l’atteindrait à cinq ousix verstes en aval du point d’embarquement, mais il n’importaitaprès tout, si bêtes et gens débarquaient sans accident.

Les deux bateliers, hommes vigoureux, stimulés en outre par lapromesse d’un haut péage, ne doutaient pas d’ailleurs de mener àbien cette difficile traversée de l’Irtyche.

Mais ils comptaient sans un incident qu’ils étaient impuissantsà prévenir, et ni leur zèle ni leur habileté n’auraient rien pufaire en cette circonstance.

Le bac se trouvait engagé dans le milieu du courant, à égaledistance environ des deux rives, et il descendait avec une vitessede deux verstes à l’heure, lorsque Michel Strogoff, se levant,regarda attentivement en amont du fleuve.

Il aperçut alors plusieurs barques que le courant emportait avecune grande rapidité, car à l’action de l’eau se joignait celle desavirons dont elles étaient armées.

La figure de Michel Strogoff se contracta tout à coup, et uneexclamation lui échappa.

«Qu’y a-t-il?» demanda la jeune fille.

Mais avant que Michel Strogoff eût eu le temps de lui répondre,un des bateliers s’écriait avec l’accent de l’épouvante:

«Les Tartares! les Tartares!»

C’étaient, en effet, des barques, chargées de soldats, quidescendaient rapidement l’Irtyche, et, avant quelques minutes,elles devaient avoir atteint le bac, trop pesamment encombré pourfuir devant elles.

Les bateliers, terrifiés par cette apparition, poussèrent descris de désespoir et abandonnèrent leurs gaffes.

«Du courage, mes amis! s’écria Michel Strogoff, du courage!Cinquante roubles pour vous si nous atteignons la rive droite avantl’arrivée de ces barques!»

Les bateliers, ranimés par ces paroles, reprirent la manoeuvreet continuèrent à biaiser avec le courant, mais il fut bientôtévident qu’ils ne pourraient éviter l’abordage des Tartares.

Ceux-ci passeraient-ils sans les inquiéter? c’était peuprobable! On devait tout craindre, au contraire, de cespillards!

«N’aie pas peur, Nadia, dit Michel Strogoff, mais sois prête àtout!

—Je suis prête, répondit Nadia.

—Même à te jeter dans le fleuve, quand je te le dirai?

—Quand tu me le diras.

—Aie confiance en moi, Nadia.

—J’ai confiance!»

Les barques tartares n’étaient plus qu’à une distance de centpieds. Elles portaient un détachement de soldats boukhariens, quiallaient tenter une reconnaissance sur Omsk.

Le bac se trouvait encore à deux longueurs de la rive. Lesbateliers redoublèrent d’efforts. Michel Strogoff se joignit à euxet saisit une gaffe, qu’il manoeuvra avec une force surhumaine.S’il pouvait débarquer le tarentass et l’enlever au galop del’attelage, il avait quelques chances d’échapper à ces Tartares,qui n’étaient pas montés.

Mais tant d’efforts devaient être inutiles!

«Saryn na kitchou!» crièrent les soldats de la premièrebarque.

Michel Strogoff reconnut ce cri de guerre des pirates tartares,auquel on ne devait répondre qu’en se couchant à plat ventre.

Et comme ni les bateliers ni lui n’obéirent à cette injonction,une violente décharge eut lieu, et deux des chevaux furent atteintsmortellement.

En ce moment, un choc se produisit… Les barques avaient abordéle bac par le travers.

«Viens, Nadia!» s’écria Michel Strogoff, prêt à se jeterpar-dessus le bord.

La jeune fille allait le suivre, quand Michel Strogoff, frappéd’un coup de lance, fut précipité dans le fleuve. Le courantl’entraîna, sa main s’agita un instant au-dessus des eaux, et ildisparut.

Nadia avait poussé un cri, mais, avant qu’elle eût le temps dese jeter à la suite de Michel Strogoff, elle était saisie, enlevée,et déposée dans une des barques.

Un instant après, les bateliers avaient été tués à coups delance, et le bac dérivait à l’aventure, pendant que les Tartarescontinuaient à descendre le cours de l’Irtyche.

Chapitre 14Mère et fils

Omsk est la capitale officielle de la Sibérie occidentale. Cen’est pas la ville la plus importante du gouvernement de ce nom,puisque Tomsk est plus peuplée et plus considérable, mais c’est àOmsk que réside le gouverneur général de cette première moitié dela Russie asiatique.

Omsk, à proprement parler, se compose de deux villes distinctes,l’une qui est uniquement habitée par les autorités et lesfonctionnaires, l’autre où demeurent plus spécialement lesmarchands sibériens, bien qu’elle soit peu commerçantecependant.

Cette ville compte environ douze à treize mille habitants. Elleest défendue par une enceinte flanquée de bastions, mais cesfortifications sont en terre, et elles ne pouvaient la protéger quetrès-insuffisamment. Aussi les Tartares, qui le savaient bien,tentèrent-ils à cette époque de l’enlever de vive force, et ils yréussirent après quelques jours d’investissement.

La garnison d’Omsk, réduite à deux mille hommes, avaitvaillamment résisté. Mais, accablée par les troupes de l’émir,repoussée peu à peu de la ville marchande, elle avait dû seréfugier dans la ville haute.

C’est la que le gouverneur général, ses officiers, ses soldatss’étaient retranchés. Ils avaient fait du haut quartier d’Omsk unesorte de citadelle, après en avoir crénelé les maisons et leséglises, et, jusqu’alors, ils tenaient bon dans cette sorte dekreml improvisé, sans grand espoir d’être secourus à temps. Eneffet, les troupes tartares, qui descendaient le cours del’Irtyche, recevaient chaque jour de nouveaux renforts, et,circonstance plus grave, elles étaient alors dirigées par unofficier, traître à son pays, mais homme de grand mérite et d’uneaudace à toute épreuve.

C’était le colonel Ivan Ogareff.

Ivan Ogareff, terrible comme un de ces chefs tartares qu’ilpoussait en avant, était un militaire instruit. qui était d’origineasiatique, il aimait la ruse, il se plaisait à imaginer desembûches, et ne répugnait à aucun moyen lorsqu’il voulaitsurprendre quelque secret ou tendre quelque piège. Fourbe parnature, il avait volontiers recours aux plus vils déguisements, sefaisant mendiant à l’occasion, excellant à prendre toutes lesformes et toutes les allures. De plus, il était cruel, et il se fûtfait bourreau au besoin. Féofar-Khan avait en lui un lieutenantdigne de le seconder dans cette guerre sauvage.

Or, quand Michel Strogoff arriva sur les bords de l’Irtyche,Ivan Ogareff était déjà maître d’Omsk, et il pressait d’autant plusle siège du haut quartier de la ville, qu’il avait hâte derejoindre Tomsk, où le gros de l’armée tartare venait de seconcentrer.

Tomsk, en effet, avait été prise par Féofar-Khan depuis quelquesjours, et c’est de là que les envahisseurs, maîtres de la Sibériecentrale, devaient marcher sur Irkoutsk.

Irkoutsk était le véritable objectif d’Ivan Ogareff.

Le plan de ce traître était de se faire agréer du grand-duc sousun faux nom, de capter sa confiance, et, l’heure venue, de livreraux Tartares la ville et le grand-duc lui-même.

Avec une telle ville et un tel otage, toute la Sibérie asiatiquedevait tomber aux mains des envahisseurs.

Or, on le suit, ce complot était connu du czar, et c’était pourle déjouer qu’avait été confiée à Michel Strogoff l’importantemissive dont il était porteur. De là aussi, les instructions lesplus sévères qui avaient été données au jeune courrier, de passerincognito à travers la contrée envahie.

Cette mission, il l’avait fidèlement exécutée jusqu’ici, mais,maintenant, pourrait-il en poursuivre l’accomplissement?

Le coup qui avait frappé Michel Strogoff n’était pas mortel. Ennageant de manière à éviter d’être vu, il avait atteint la rivedroite, où il tomba évanoui entre les roseaux.

Quand il revint à lui, il se trouva dans la cabane d’un moujikqui l’avait recueilli et soigné, et auquel il devait d’être encorevivant. Depuis combien de temps était-il l’hôte de ce braveSibérien? il n’eût pu le dire. Mais, lorsqu’il rouvrit les yeux, ilvit une bonne figure barbue, penchée sur lui, qui le regardait d’unoeil compatissant. Il allait demander où il était, lorsque lemoujik, le prévenant, lui dit:

«Ne parle pas, petit père, ne parle pas! Tu es encore tropfaible. Je vais te dire où tu es et tout ce qui s’est passé depuisque je t’ai rapporté dans ma cabane.»

Et le moujik raconta à Michel Strogoff les divers incidents dela lutte dont il avait été témoin, l’attaque du bac par les barquestartares, le pillage du tarentass, le massacre des bateliers!…

Mais Michel Strogoff ne l’écoutait plus, et, portant la main àson vêtement, il sentit la lettre impériale, toujours serrée sur sapoitrine.

Il respira, mais ce n’était pas tout.

«Une jeune fille m’accompagnait! dit-il.

—Ils ne l’ont pas tuée! répondit le moujik, allant au-devant del’inquiétude qu’il lisait dans les yeux de son hôte. Ils l’ontemmenée dans leur barque, et ils ont continué de descendrel’Irtyche! C’est une prisonnière de plus à joindre à tant d’autresque l’on conduit à Tomsk!»

Michel Strogoff ne put répondre. Il mit la main sur son coeurpour en comprimer les battements.

Mais, malgré tant d’épreuves, le sentiment du devoir dominaitson âme tout entière.

«Où suis-je? demanda-t-il.

—Sur la rive droite de l’Irtyche, et seulement à cinq verstesd’Omsk, répondit le moujik.

—Quelle blessure ai-je donc reçue, qui ait pu me foudroyerainsi? Ce n’est pas un coup de feu?

—Non, un coup de lance à la tête, cicatrisé maintenant, réponditle moujik. Après quelques jours de repos, petit père, tu pourrascontinuer ta route. Tu es tombé dans le fleuve, mais les Tartaresne l’ont ni touché ni fouillé, et ta bourse est toujours dans tapoche.»

Michel Strogoff tendit la main au moujik. Puis, se redressantpar un subit effort:

«Ami, dit-il, depuis combien de temps suis-je dans tacabane?

—Depuis trois jours.

—Trois jours perdus!

—Trois jours pendant lesquels tu as été sans connaissance!

—As-tu un cheval à me vendre?

—Tu veux partir?

—A l’instant.

—Je n’ai ni cheval ni voiture, petit père! Où les Tartares ontpassé, il ne reste plus rien!

—Eh bien, j’irai a pied à Omsk chercher un cheval…

—Quelques heures de repos encore, et tu seras mieux en état decontinuer ton voyage!

—Pas une heure!

—Viens donc! répondit le moujik, comprenant qu’il n’y avait pasà lutter contre la volonté de son hôte. Je te conduirai moi-même,ajouta-t-il. D’ailleurs, les Russes sont encore en grand nombre àOmsk, et tu pourras peut-être passer inaperçu.

—Ami, répondit Michel Strogoff, que le ciel te récompense detout ce que tu as fait pour moi!

—Une récompense! Les fous seuls en attendent sur la terre,»répondit le moujik.

Michel Strogoff sortit de la cabane. Lorsqu’il voulut marcher,il fut pris d’un éblouissement tel que, sans le secours du moujik,il serait tombé, mais le grand air le remit promptement. Ilressentit alors le coup qui lui avait été porté à la tête, et dontson bonnet de fourrure avait heureusement amorti la violence. Avecl’énergie qu’on lui connaît, il n’était pas homme à se laisserabattre pour si peu. Un seul but se dressait devant ses yeux,c’était cette lointaine Irkoutsk qu’il lui fallait atteindre! Maisil lui fallait traverser Omsk sans s’y arrêter.

«Dieu protège ma mère et Nadia! murmura-t-il. Je n’ai pas encorele droit de penser à elles!»

Michel Strogoff et le moujik arrivèrent bientôt au quartiermarchand de la ville basse, et, bien qu’elle fût occupéemilitairement, ils y entrèrent sans difficulté. L’enceinte de terreavait été détruite en maint endroit, et c’étaient autant de brèchespar lesquelles pénétraient ces maraudeurs qui suivaient les arméesde Féofar-Khan.

A l’intérieur d’Omsk, dans les rues, sur les places,fourmillaient les soldats tartares, mais on pouvait remarquerqu’une main de fer leur imposait une discipline à laquelle ilsétaient peu accoutumés. En effet, ils ne marchaient pointisolément, mais par groupes armés, en mesure de se défendre contretoute agression.

Sur la grande place, transformée en camp que gardaient denombreuses sentinelles, deux mille Tartares bivouaquaient en bonordre, Les chevaux, attachés à des piquets, mais toujoursharnachés, étaient prêts à partir au premier ordre. Omsk ne pouvaitêtre qu’une halte provisoire pour cette cavalerie tartare, quidevait lui préférer les riches plaines de la Sibérie orientale, làoù les villes sont plus opulentes, les campagnes plus fertiles, et,par conséquent, le pillage plus fructueux.

Au-dessus de la ville marchande s’étageait le haut quartier,qu’Ivan Ogareff, malgré plusieurs assauts vigoureusement donnés,mais bravement repoussés, n’avait encore pu réduire. Sur sesmurailles crénelées flottait le drapeau national aux couleurs de laRussie.

Ce ne fut pas sans un légitime orgueil que Michel Strogoff etson guide le saluèrent de leurs voeux.

Michel Strogoff connaissait parfaitement la ville d’Omsk, et,tout en suivant son guide, il évita les rues trop fréquentées. Cen’était pas qu’il pût craindre d’être reconnu. Dans cette ville, savieille mère aurait seule pu l’appeler de son vrai nom, mais ilavait juré de ne pas la voir, et il ne la verrait pas.D’ailleurs,—il le souhaitait de tout coeur,—peut-être avait-ellefui dans quelque portion tranquille de la steppe.

Le moujik, très-heureusement, connaissait un maître de postequi, en le payant bien, ne refuserait pas, suivant lui, soit delouer, soit de vendre voiture ou chevaux. Resterait la difficultéde quitter la ville, mais les brèches, pratiquées à l’enceinte,devaient faciliter la sortie de Michel Strogoff.

Le moujik conduisait donc son hôte directement au relais,lorsque, dans une rue étroite, Michel Strogoff s’arrêta soudain etse rejeta derrière un pan de mur.

«Qu’as-tu? lui demanda vivement le moujik, très-étonné de cebrusque mouvement.

—Silence,» se hâta de répondre Michel Strogoff, en mettant undoigt sur ses lèvres.

En ce moment, un détachement de Tartares débouchait de la placeprincipale et prenait la rue que Michel Strogoff et son compagnonvenaient de suivre pendant quelques instants.

En tête du détachement, composé d’une vingtaine de cavaliers,marchait un officier vêtu d’un uniforme très-simple. Bien que sesregards se portassent rapidement de côté et d’autre, il ne pouvaitavoir vu Michel Strogoff, qui avait précipitamment opéré saretraite.

Le détachement allait au grand trot dans cette rue étroite. Nil’officier, ni son escorte ne prenaient garde aux habitants. Cesmalheureux avaient à peine le temps de se ranger à leur passage.Aussi y eut-il quelques cris à demi étouffés, auxquels répondirentimmédiatement des coups de lance, et la rue fut dégagée en uninstant.

Quand l’escorte eut disparu:

«Quel est cet officier?» demanda Michel Strogoff en seretournant vers le moujik.

Et, pendant qu’il faisait cette question, son visage était pâlecomme celui d’un mort.

«C’est Ivan Ogareff, répondit le Sibérien, mais d’une voix bassequi respirait la haine.

—Lui!» s’écria Michel Strogoff, auquel ce mot échappa avec unaccent de rage qu’il ne put maîtriser.

Il venait de reconnaître dans cet officier le voyageur quil’avait frappé au relais d’Ichim!

Et, fût-ce une illumination de son esprit, ce voyageur, bienqu’il n’eût fait que l’entrevoir, lui rappela en même temps levieux tsigane, dont il avait surpris les paroles au marché deNijni-Novgorod.

Michel Strogoff ne se trompait pas. Ces deux hommes n’enfaisaient qu’un. C’était sous le vêtement d’un tsigane, mêlé à latroupe de Sangarre, qu’Ivan Ogareff avait pu quitter la province deNijni-Novgorod, où il était allé chercher, parmi les étrangers sinombreux que la foire avait amenés de l’Asie centrale, les affidésqu’il voulait associer à l’accomplissement de son oeuvre maudite.Sangarre et ses tsiganes, véritables espions à sa solde, luiétaient absolument dévoués. C’était lui qui, pendant la nuit, surle champ de foire, avait prononcé cette phrase singulière dontMichel Strogoff pouvait maintenant comprendre le sens, c’était luiqui voyageait à bord du Caucase avec toute la bande bohémienne,c’était lui qui, par cette autre route de Kazan à Ichim à traversl’Oural, avait gagné Omsk, où maintenant il commandait enmaître.

Il y avait à peine trois jours qu’Ivan Ogareff était arrivé àOmsk, et, sans leur funeste rencontre à Ichim, sans l’événement quivenait de le retenir trois jours sur les bords de l’Irtyche, MichelStrogoff l’eût évidemment devancé sur la route d’Irkoutsk!

Et qui sait combien de malheurs eussent été évités dansl’avenir!

En tout cas, et plus que jamais, Michel Strogoff devait fuirIvan Ogareff et faire en sorte de ne point en être vu. Lorsque lemoment serait venu de se rencontrer avec lui face à face, ilsaurait le retrouver,—fut-il maître de la Sibérie touteentière!

Le moujik et lui reprirent donc leur course à travers la ville,et ils arrivèrent à la maison de poste. Quitter Omsk par une desbrèches de l’enceinte ne serait pas difficile, la nuit venue. Quantà racheter une voiture pour remplacer le tarentass, ce futimpossible. Il n’y en avait ni à louer ni à vendre. Mais quelbesoin Michel Strogoff avait-il d’une voiture maintenant?N’était-il pas seul, hélas! à voyager? Un cheval devait luisuffire, et, très-heureusement, ce cheval, il put se le procurer.C’était un animal de fond, apte à supporter de longues fatigues, etdont Michel Strogoff, habile cavalier, pourrait tirer un bonparti.

Le cheval fut payé un haut prix, et, quelques minutes plus tard,il était prêt à partir.

Il était alors quatre heures du soir.

Michel Strogoff, obligé d’attendre la nuit pour franchirl’enceinte, mais ne voulant pas se montrer dans les rues d’Omsk,resta dans la maison de poste, et, là, il se fit servir quelquenourriture.

Il y avait grande affluence dans la salle commune. Ainsi quecela se passait dans les gares russes, les habitants, très-anxieux,venaient y chercher des nouvelles. On parlait de l’arrivéeprochaine d’un corps de troupes moscovites, non pas à Omsk, mais àTomsk,—corps destiné à reprendre cette ville sur les Tartares deFéofar-Khan.

Michel Strogoff prêtait une oreille attentive à tout ce qui sedisait, mais il ne se mêlait point aux conversations.

Tout à coup, un cri le fit tressaillir, un cri qui le pénétrajusqu’au fond de l’âme, et ces deux mots furent pour ainsi direjetés à son oreille:

«Mon fils!

Sa mère, la vieille Marfa, était devant lui! Elle lui souriait,toute tremblante! Elle lui tendait les bras!…

Michel Strogoff se leva. Il allait s’élancer…

La pensée du devoir, le danger sérieux qu’il y avait pour samère et pour lui dans cette regrettable rencontre, l’arrêtèrentsoudain, et tel fut son empire sur lui-même, que pas un muscle desa figure ne remua.

Vingt personnes étaient réunies dans la salle commune. Parmielles, il y avait peut-être des espions, et ne savait-on pas dansla ville que le fils de Maria Strogoff appartenait au corps descourriers du czar?

Michel Strogoff ne bougea pas.

«Michel! s’écria sa mère.

—Qui êtes-vous, ma brave dame? demanda Michel Strogoff,balbutiant ces mots plutôt qu’il ne les prononça.

—Qui je suis? tu le demandes! Mon enfant, est-ce que tu nereconnais plus ta mère?

—Vous vous trompez!… répondit froidement Michel Strogoff. Uneressemblance vous abuse… »

La vieille Marfa alla droit à lui, et là, les yeux dans lesyeux:

«Tu n’es pas le fils de Pierre et de Marfa Strogoff?»dit-elle.

Michel Strogoff aurait donné sa vie pour pouvoir serrerlibrement sa mère dans ses bras!… mais s’il cédait, c’en était faitde lui, d’elle, de sa mission, de son serment!… Se dominant toutentier, il ferma les yeux pour ne pas voir les inexprimablesangoisses qui contractaient le visage vénéré de sa mère, il retirases mains pour ne pas étreindre les mains frémissantes qui lecherchaient.

«Je ne sais, en vérité, ce que vous voulez dire, ma bonne femme,répondit-il en reculant de quelques pas.

—Michel! cria encore la vieille mère.

—Je ne me nomme pas Michel! Je n’ai jamais été votre fils! Jesuis Nicolas Korpanoff, marchand à Irkoutsk!… »

Et, brusquement, il quitta la salle commune, pendant que cesmots retentissaient une dernière fois: «Mon fils! mon fils!»

Michel Strogoff, à bout d’efforts, était parti. Il ne vit pas savieille mère, qui était retombée presque inanimée sur un banc.Mais, au moment où le maître de poste se précipitait pour lasecourir, la vieille femme se releva. Une révélation subite s’étaitfaite dans son esprit. Elle, reniée par son fils! ce n’était paspossible! Quant à s’être trompée et à prendre un autre pour lui,impossible également. C’était bien son fils qu’elle venait de voir,et, s’il ne l’avait pas reconnue, c’est qu’il ne voulait pas, c’estqu’il ne devait pas la reconnaître, c’est qu’il avait des raisonsterribles pour en agir ainsi! Et alors, refoulant en elle sessentiments de mère, elle n’eut plus qu’une pensée: «L’aurai-jeperdu sans le vouloir?»

«Je suis folle! dit-elle à ceux qui l’interrogeaient. Mes yeuxm’ont trompée! Ce jeune homme n’est pas mon enfant! Il n’avait passa voix! N’y pensons plus! Je finirais par le voir partout.»

Moins de dix minutes après, un officier tartare se présentait àla maison de poste.

«Marfa Strogoff? demanda-t-il.

—C’est moi, répondit la vieille femme d’un ton si calme et levisage si tranquille, que les témoins de la rencontre qui venait dese produire ne l’auraient pas reconnue.

—Viens,» dit l’officier.

Marfa Strogoff, d’un pas assuré, suivit l’officier tartare etquitta la maison de poste.

Quelques instants après, Marfa Strogoff se trouvait au bivouacde la grande place, en présence d’Ivan Ogareff, auquel tous lesdétails de cette scène avaient été rapportés immédiatement.

Ivan Ogareff, soupçonnant la vérité, avait voulu interrogerlui-même la vieille Sibérienne.

«Ton nom? demanda-t-il d’un ton rude.

—Marfa Strogoff.

—Tu as un fils?

—Oui.

—Il est courrier du czar?

—Oui.

—Où est-il?

—A Moscou.

—Tu es sans nouvelles de lui?

—Sans nouvelles.

—Depuis combien de temps?

—Depuis deux mois.

—Quel est donc ce jeune homme que tu appelais ton fils, il y aquelques instants, au relais de poste?

—Un jeune Sibérien que j’ai pris pour lui, répondit MarfaStrogoff. C’est le dixième en qui je crois retrouver mon filsdepuis que la ville est pleine d’étrangers! Je crois le voirpartout!

—Ainsi ce jeune homme n’était pas Michel Strogoff?

—Ce n’était pas Michel Strogoff.

—Sais-tu, vieille femme, que je puis te faire torturer jusqu’àce que tu avoues la vérité?

—J’ai dit la vérité, et la torture ne me fera rien changer à mesparoles.

—Ce Sibérien n’était pas Michel Strogoff? demanda une secondefois Ivan Ogareff.

—Non! Ce n’était pas lui, répondit une seconde fois MarfaStrogoff. Croyez-vous que pour rien au monde je renierais un filscomme celui que Dieu m’a donné?»

Ivan Ogareff regarda d’un oeil méchant la vieille femme qui lebravait en face. Il ne doutait pas qu’elle n’eût reconnu son filsdans ce jeune Sibérien. Or, si ce fils avait d’abord renié sa mère,et si sa mère le reniait à son tour, ce ne pouvait être que par unmotif des plus graves.

Donc, pour Ivan Ogareff, il n’était plus douteux que le prétenduNicolas Korpanoff ne fût Michel Strogoff, courrier du czar, secachant sous un faux nom, et chargé de quelque mission qu’il eûtété capital pour lui de connaître. Aussi donna-t-il immédiatementordre de se mettre à sa poursuite. Puis:

«Que cette femme soit dirigée sur Tomsk,» dit-il en seretournant vers Marfa Strogoff.

Et, pendant que les soldats l’entraînaient avec brutalité, ilajouta entre ses dents:

«Quand le moment sera venu, je saurai bien la faire parler,cette vieille sorcière!»

Chapitre 15Les marais de la Baraba

Il était heureux que Michel Strogoff eût si brusquement quittéle relais. Les ordres d’Ivan Ogareff avaient été aussitôt transmisà toutes les issues de la ville, et son signalement envoyé à tousles chefs de poste, afin qu’il ne pût sortir d’Omsk. Mais, à cemoment, il avait déjà franchi une des brèches de l’enceinte, soncheval courait la steppe, et, n’ayant pas été immédiatementpoursuivi, il devait réussir à s’échapper.

C’était le 29 juillet, à huit heures du soir, que MichelStrogoff avait quitté Omsk. Cette ville se trouve à peu près àmi-route de Moscou a Irkoutsk, où il lui fallait arriver sous dixjours, s’il voulait devancer les colonnes tartares. Évidemment, ledéplorable hasard qui l’avait mis en présence de sa mère avaittrahi son incognito. Ivan Ogareff ne pouvait plus ignorer qu’uncourrier du czar venait de passer à Omsk, se dirigeant surIrkoutsk. Les dépêches que portait ce courrier devaient avoir uneimportance extrême. Michel Strogoff savait donc que l’on feraittout pour s’emparer de lui.

Mais ce qu’il ne savait pas, ce qu’il ne pouvait savoir, c’estque Marfa Strogoff était aux mains d’Ivan Ogareff, et qu’elleallait payer, de sa vie peut-être, le mouvement qu’elle n’avait puretenir en se trouvant soudain en présence de son fils! Et il étaitheureux qu’il l’ignorât! Eût-il pu résister à cette nouvelleépreuve!

Michel Strogoff pressait donc son cheval, lui communiquant toutel’impatience fiévreuse qui le dévorait, ne lui demandant qu’unechose, c’était de le porter rapidement jusqu’à un nouveau relais,où il pût l’échanger contre un attelage plus rapide.

A minuit, il avait franchi soixante-dix verstes et s’arrêtait àla station de Koulikovo. Mais là, ainsi qu’il le craignait, il netrouva ni chevaux, ni voitures. Quelques détachements tartaresavaient dépassé la grande route de la steppe. Tout avait été voléou réquisitionné, soit dans les villages, soit dans les maisons deposte. C’est à peine si Michel Strogoff put obtenir quelquenourriture pour son cheval et pour lui.

Il lui importait donc de le ménager, ce cheval, car il ne savaitplus quand et comment il pourrait le remplacer. Cependant, voulantmettre le plus grand espace possible entre lui et les cavaliersqu’Ivan Ogareff devait avoir lancés à sa poursuite, il résolut depousser plus avant. Après une heure de repos, il reprit donc sacourse à travers la steppe.

Jusqu’alors les circonstances atmosphériques avaientheureusement favorisé le voyage du courrier du czar. La températureétait supportable. La nuit, très-courte à cette époque, maiséclairée de cette demi-clarté de la lune qui se tamise a traversles nuages, rendait la route praticable. Michel Strogoff allait,d’ailleurs, en homme sûr de son chemin, sans un doute, sans unehésitation. Malgré les pensées douloureuses qui l’obsédaient, ilavait conservé une extrême lucidité d’esprit et marchait à son but,comme si ce but eût été visible à l’horizon. Lorsqu’il s’arrêtaitun instant, à quelque tournant de la route, c’était pour laisserreprendre haleine à son cheval Alors, il mettait pied à terre, pourle soulager un instant, puis il posait son oreille sur le sol etécoutait si quelque bruit de galop ne se propageait pas à lasurface de la steppe. Quand il n’avait perçu aucun son suspect, ilreprenait sa marche en avant.

Ah! si toute cette contrée sibérienne eût été envahie par lanuit polaire, cette nuit permanente de plusieurs mois! Il en étaità le désirer, pour la franchir plus sûrement.

Le 30 juillet, à neuf heures du matin, Michel Strogoff dépassaitla station de Touroumoff et se jetait dans la contrée marécageusede la Baraba.

La, sur un espace de trois cents verstes, les difficultésnaturelles pouvaient être extrêmement grandes. Il le savait, maisil savait aussi qu’il les surmonterait quand même.

Ces vastes marais de la Baraba, compris du nord au sud entre lesoixantième et le cinquante-deuxième parallèle, servent deréservoir à toutes les eaux pluviales qui ne trouvent d’écoulementni vers l’Obi, ni vers l’Irtyche. Le sol de cette vaste dépressionest entièrement argileux, par conséquent imperméable, de tellesorte que les eaux y séjournent et en font une régiontrès-difficile à traverser pendant la saison chaude.

Là, cependant, passe la route d’Irkoutsk, et c’est au milieu demares, d’étangs, de lacs, de marais dont le soleil provoque lesexhalaisons malsaines, qu’elle se développe, pour la plus grandefatigue et souvent pour le plus grand danger du voyageur.

En hiver, lorsque le froid a solidifié tout ce qui est liquide,lorsque la neige a nivelé le sol et condensé les miasmes, lestraîneaux peuvent facilement et impunément glisser sur la croûtedurcie de la Baraba. Les chasseurs fréquentent assidûment alors lagiboyeuse contrée, à la poursuite des martres, des zibelines et deces précieux renards dont la fourrure est si recherchée. Mais,pendant l’été, le marais redevient fangeux, pestilentiel,impraticable même, lorsque le niveau des eaux est trop élevé.

Michel Strogoff lança son cheval au milieu d’une prairietourbeuse, que ne revêtait plus ce gazon demi-ras de la steppe,dont les immenses troupeaux sibériens se nourrissent exclusivement.Ce n’était plus la prairie sans limites, mais une sorte d’immensetaillis de végétaux arborescents.

Le gazon s’élevait alors à cinq ou six pieds de hauteur. L’herbeavait fait place aux plantes marécageuses, auxquelles l’humidité,aidée de la chaleur estivale, donnait des proportions gigantesques.C’étaient principalement des joncs et des butomes, qui formaient unréseau inextricable, un impénétrable treillis, parsemé de millefleurs, remarquables par la vivacité de leurs couleurs, entrelesquelles brillaient des lis et des iris, dont les parfums semêlaient aux buées chaudes qui s’évaporaient du sol.

Michel Strogoff, galopant entre ces taillis de joncs, n’étaitplus visible des marais qui bordaient la route. Les grandes herbesmontaient plus haut que lui, et son passage n’était marqué que parle vol d’innombrables oiseaux aquatiques, qui se levaient sur lalisière du chemin et s’éparpillaient par groupes criards dans lesprofondeurs du ciel.

Cependant, la route était nettement tracée. Ici, elles’allongeait directement entre l’épais fourré des plantesmarécageuses; là, elle contournait les rives sinueuses de vastesétangs, dont quelques-uns, mesurant plusieurs verstes de longueuret de largeur, ont mérité le nom de lacs. En d’autres endroits, iln’avait pas été possible d’éviter les eaux stagnantes que le chemintraversait, non sur des ponts, mais sur des plates-formesbranlantes, ballastées d’épaisses couches d’argile, et dont lesmadriers tremblaient comme une planche trop faible jetée au-dessusd’un abîme. Quelques-unes de ces plates-formes se prolongeaient surun espace de deux à trois cents pieds, et plus d’une fois, lesvoyageurs, ou tout au moins les voyageuses des tarentass, y ontéprouvé un malaise analogue au mal de mer.

Michel Strogoff, lui, que le sol fût solide ou qu’il fléchîtsous ses pieds, courait toujours sans s’arrêter, sautant lescrevasses qui s’ouvraient entre les madriers pourris; mais, si vitequ’ils allassent, le cheval et le cavalier ne purent échapper auxpiqûres de ces insectes diptères, qui infestent ce paysmarécageux.

Les voyageurs obligés de traverser la Baraba, pendant l’été, ontle soin de se munir de masques de crins, auxquels se rattache unecotte de mailles on fil de fer très-ténu, qui leur couvre lesépaules. Malgré ces précautions, il en est peu qui ne ressortent deces marais sans avoir la figure, le cou, les mains criblés depoints rouges. L’atmosphère semble y être hérissée de finesaiguilles, et on serait fondé à croire qu’une armure de chevalierne suffirait pas à protéger contre le dard de ces diptères. C’estlà une funeste région, que l’homme dispute chèrement aux tipules,aux cousins, aux maringouins, aux taons, et même à des milliardsd’insectes microscopiques, qui ne sont pas visibles à l’oeil nu;mais, si on ne les voit pas, on les sent à leurs intolérablespiqûres, auxquelles les chasseurs sibériens les plus endurcis n’ontjamais pu se faire.

Le cheval de Michel Strogoff, taonné par ces venimeux diptères,bondissait comme si les molettes de mille éperons lui fussententrées dans le flanc. Pris d’une rage folle, il s’emportait, ils’emballait, il franchissait verste sur verste, avec la vitessed’un express, se battant les flancs de sa queue, cherchant dans larapidité de sa course un adoucissement à son supplice.

Il fallait être un aussi bon cavalier que Michel Strogoff pourne pas être désarçonné par les réactions de son cheval, ses arrêtsbrusques, les sauts qu’il faisait pour échapper à l’aiguillon desdiptères. Devenu insensible, pour ainsi dire, à la douleurphysique, comme s’il eût été sous l’influence d’une anesthésiepermanente, ne vivant plus que par le désir d’arriver à son but,coûte que coûte, il ne voyait qu’une chose dans cette courseinsensée, c’est que la route fuyait rapidement derrière lui.

Qui croirait que cette contrée de la Baraba, si malsaine pendantles chaleurs, pût donner asile à une population quelconque?

Cela était, cependant. Quelques hameaux sibériens apparaissaientde loin en loin entre les joncs gigantesques. Hommes, femmes,enfants, vieillards, revêtus de peaux de bêtes, la figurerecouverte de vessies enduites de poix, faisaient paître de maigrestroupeaux de moutons; mais, pour préserver ces animaux del’atteinte des insectes, ils les tenaient sous le vent de foyers debois vert, qu’ils alimentaient nuit et jour, et dont l’acre fuméese propageait lentement au-dessus de l’immense marécage.

Lorsque Michel Strogoff sentait que son cheval, rompu defatigue, était sur le point de s’abattre, il s’arrêtait à l’un deces misérables hameaux, et là, oublieux de ses propres fatigues, ilfrottait lui-même les piqûres du pauvre animal avec de la graissechaude, selon la coutume sibérienne; puis, il lui donnait une bonneration de fourrage, et ce n’était qu’après l’avoir bien pansé, bienpourvu, qu’il songeait à lui-même, qu’il réparait ses forces, enmangeant quelque morceau de pain et de viande, en buvant quelqueverre de kwass. Une heure après, deux heures au plus, il reprenaità toute vitesse l’interminable route d’Irkoutsk.

Quatre-vingt-dix verstes furent ainsi franchies depuisTouroumoff, et le 30 juillet, à quatre heures du soir, MichelStrogoff, insensible à toute fatigue, arrivait à Elamsk.

Là, il fallut donner une nuit de repos à son cheval. Lecourageux animal n’eût pu continuer plus longtemps ce voyage.

À Elamsk, pas plus qu’ailleurs, il n’existait aucun moyen detransport. Pour les mêmes raisons qu’aux bourgades précédentes,voitures ou chevaux, tout manquait.

Elamsk, petite ville que les Tartares n’avaient pas encorevisitée, était presque entièrement dépeuplée, car elle pouvait êtrefacilement envahie par le sud, et difficilement secourue par lenord. Aussi, relais de poste, bureaux de police, hôtel dugouvernement, étaient-ils abandonnés par ordre supérieur, et, d’unepart les fonctionnaires, de l’autre les habitants en mesured’émigrer, s’étaient-ils retirés à Kamsk, au centre de laBaraba.

Michel Strogoff dut donc se résigner à passer la nuit à Elamsk,pour permettre à son cheval de se reposer pendant douze heures. Ilse rappelait les recommandations qui lui avaient été faites àMoscou: traverser la Sibérie incognito, arriver quand même àIrkoutsk, mais, dans une certaine mesure, ne pas sacrifier laréussite à la rapidité du voyage, et, par conséquent, il devaitménager l’unique moyen de transport qui lui restât.

Le lendemain, Michel Strogoff quittait Elamsk au moment où l’onsignalait les premiers éclaireurs tartares, à dix verstes enarrière, sur la route de la Baraba, et il s’élançait de nouveau àtravers la marécageuse contrée. La route était plane, ce qui larendait plus facile, mais très-sinueuse, ce qui l’allongeait.Impossible, d’ailleurs, de la quitter pour courir en droite ligne àtravers cet infranchissable réseau des étangs et des mares.

Le surlendemain, 1er août, cent vingt verstes plus loin, à midi,Michel Strogoff arrivait au bourg de Spaskoë, et, à deux heures, ilfaisait halte à celui de Pokrowskoë.

Son cheval, surmené depuis son départ d’Elamsk, n’aurait pas pufaire un pas de plus.

Là, Michel Strogoff dut perdre encore, pour un repos forcé, lafin de cette journée et la nuit tout entière; mais, reparti lelendemain matin, toujours courant à travers le sol à demi inondé,le 2 août, à quatre heures du soir, après une étape desoixante-quinze verstes, il atteignit Kamsk.

Le pays avait changé. Cette petite bourgade de Kamsk est commeune île, habitable et saine, située au milieu de l’inhabitablecontrée. Elle occupe le centre même de la Baraba. Là, grâce auxassainissements obtenus par la canalisation du Tom, affluent del’Irtyche qui passe à Kamsk, les marécages pestilentiels se sonttransformés en pâturages de la plus grande richesse. Cependant, cesaméliorations n’ont pas encore tout à fait triomphé des fièvresqui, pendant l’automne, rendent dangereux le séjour de cette ville.Mais c’est encore là que les indigènes de la Baraba cherchent unrefuge, lorsque les miasmes paludéens les chassent des autresparties de la province.

L’émigration provoquée par l’invasion tartare n’avait pas encoredépeuplé la petite ville de Kamsk. Ses habitants se croyaientprobablement en sûreté au centre de la Baraba, ou, du moins, ilspensaient avoir le temps de fuir, s’ils étaient directementmenacés.

Michel Strogoff, quelque désir qu’il en eût, ne pu doncapprendre aucune nouvelle en cet endroit. C’est à lui, plutôt, quele gouverneur se fût adressé, s’il eût connu la véritable qualitédu prétendu marchand d’Irkoutsk. Kamsk, en effet, par sa situationmême, semblait être en dehors du monde sibérien et des gravesévénements qui le troublaient.

D’ailleurs, Michel Strogoff ne se montra que peu ou pas. Êtreinaperçu ne lui suffisait plus, il eût voulu être invisible.L’expérience du passé le rendait de plus en plus circonspect pourle présent et l’avenir. Aussi se tint-il à l’écart et, peu soucieuxde courir les rues de la bourgade, ne voulut-il même pas quitterl’auberge dans laquelle il était descendu.

Michel Strogoff aurait pu trouver une voiture à Kamsk etremplacer par un véhicule plus commode le cheval qui le portaitdepuis Omsk. Mais, après mûre réflexion, il craignit que l’achatd’un tarentass n’attirât l’attention sur lui, et, tant qu’iln’aurait pas dépassé la ligne maintenant occupée par les Tartares,ligne qui coupait la Sibérie à peu près suivant la vallée del’Irtyche, il ne voulait pas risquer de donner prise auxsoupçons.

D’ailleurs, pour achever la difficile traversée de la Baraba,pour fuir à travers le marécage, au cas où quelque danger l’eûtmenacé trop directement, pour distancer des cavaliers lancés à sapoursuite, pour se jeter, s’il le fallait, même au plus épais dufourré des joncs, un cheval valait évidemment mieux qu’une voiture.Plus tard, au delà de Tomsk, ou même de Krasnoiarsk, dans quelquecentre important de la Sibérie occidentale, Michel Strogoff verraitce qu’il conviendrait de faire.

Quant à son cheval, il n’eut même pas la pensée de l’échangercontre un autre. Il était fait à ce vaillant animal. Il savait cequ’il en pouvait tirer. En l’achetant à Omsk, il avait eu la mainheureuse, et, en l’amenant chez ce maître de poste, c’était ungrand service que lui avait rendu le généreux moujik. D’ailleurs,si Michel Strogoff s’était déjà attaché à son cheval, celui-cisemblait se faire peu à peu aux fatigues d’un tel voyage, et, à lacondition de lui réserver quelques heures de repos, son cavalierpouvait espérer qu’il irait jusqu’au delà des provincesenvahies.

Donc, pendant la soirée et pendant la nuit du 2 au 3 août,Michel Strogoff resta confiné dans son auberge, à l’entrée de laville, auberge peu fréquentée et à l’abri des importuns ou descurieux.

Brisé par la fatigue, il se coucha, après avoir veillé à ce queson cheval ne manquât de rien; mais il ne put dormir que d’unsommeil intermittent. Trop de souvenirs, trop d’inquiétudesl’assaillaient à la fois. L’image de sa vieille mère, celle de sajeune et intrépide compagne, laissées derrière lui, sansprotection, passaient alternativement devant son esprit et s’yconfondaient souvent dans une même pensée.

Puis, il revenait à la mission qu’il avait juré de remplir. Cequ’il voyait depuis son départ de Moscou lui en montrait de plus enplus l’importance. Le mouvement était extrêmement grave, et lacomplicité d’Ogareff le rendait plus redoutable encore. Et, quandses regards tombaient sur la lettre revêtue du cachetimpérial,—cette lettre, qui sans doute contenait le remède à tantde maux, le salut de tout ce pays déchiré par la guerre,—MichelStrogoff sentait en lui comme un désir farouche de s’élancer àtravers la steppe, de franchir à vol d’oiseau la distance qui leséparait d’Irkoutsk, d’être aigle pour s’élever au-dessus desobstacles, d’être ouragan pour passer à travers les airs avec unerapidité de cent verstes à l’heure, d’arriver enfin en face dugrand-duc et de lui crier: «Altesse, de la part de Sa Majesté leczar!»

Le lendemain matin, à six heures, Michel Strogoff repartit avecl’intention de faire dans cette journée les quatre-vingts verstes(85 kilomètres) qui séparent Kamsk du hameau d’Oubinsk. Au delàd’un rayon de vingt verstes, il retrouva la marécageuse Baraba,qu’aucune dérivation n’asséchait plus, et dont le sol était souventnoyé sous un pied d’eau. La route était alors difficile areconnaître, mais, grâce à son extrême prudence, cette traversée nefut marquée par aucun accident.

Michel Strogoff, arrivé à Oubinsk, laissa son cheval reposerpendant toute la nuit, car il voulait, dans la journée suivante,enlever sans débrider les cent verstes qui se développent entreOubinsk et Ikoulskoë. Il partit donc dès l’aube, mais,malheureusement, dans cette partie, le sol de la Baraba fut de plusen plus détestable.

En effet, entre Oubinsk et Kamakova, les pluies, très-abondantesquelques semaines auparavant, s’étaient conservées dans cetteétroite dépression comme dans une imperméable cuvette. Il n’y avaitmême plus solution de continuité à cet interminable réseau desmares, des étangs et des lacs. L’un de ces lacs,—assez considérablepour avoir mérité d’être admis à la nomenclature géographique,—ceTchang, chinois par son nom, dut être côtoyé sur une largeur deplus de vingt verstes et au prix de difficultés extrêmes. De làquelques retards que toute l’impatience de Michel Strogoff nepouvait empêcher. Il avait d’ailleurs été bien avisé on ne prenantpas une voiture à Kamsk, car son cheval passa là où aucun véhiculen’aurait pu passer.

Le soir, à neuf heures, Michel Strogoff, arrivé a Ikoulskoë, s’yarrêta pendant toute la nuit. Dans ce bourg perdu de la Baraba, lesnouvelles de la guerre faisaient absolument défaut. Par sa naturemême, cette portion de la province, placée dans la fourche queformaient les deux colonnes tartares en se bifurquant l’une surOmsk, l’autre sur Tomsk, avait échappé jusqu’ici aux horreurs del’invasion.

Mais les difficultés naturelles allaient enfin s’amoindrir, car,s’il n’éprouvait aucun retard, Michel Strogoff devait, dès lelendemain, avoir quitté la Baraba. Il retrouverait alors une routepraticable, lors-qu’il aurait franchi les cent vingt-cinq verstes(133 kilomètres) qui le séparaient encore de Kolyvan.

Arrivé à ce bourg important, il ne serait plus qu’à une égaledistance de Tomsk. Il prendrait alors conseil des circonstances,et, très-probablement, il se déciderait à tourner cette ville, queFéofar-Khan occupait, si les nouvelles étaient exactes.

Mais si ces bourgs, tels qu’Ikoulskoë, tels que Karguinsk, qu’ildépassa le lendemain, étaient relativement tranquilles, grâce àleur situation dans la Baraba, où les colonnes tartares eussentdifficilement manoeuvré, n’était-il pas à craindre que, sur lesrives plus riches de l’Obi, Michel Strogoff, n’ayant plus àredouter d’obstacles physiques, n’eût tout à appréhender del’homme? cela était vraisemblable. Toutefois, s’il le fallait, iln’hésiterait pas à se jeter hors de la route d’Irkoutsk. A voyageralors à travers la steppe, il risquerait évidemment de se trouversans ressource. Là, en effet, plus de chemin tracé, plus de villesni de villages. À peine quelques fermes isolées, ou simples huttesde pauvres gens, hospitaliers sans doute, mais chez lesquels setrouverait à peine le nécessaire! Cependant, il n’y aurait pas àhésiter.

Enfin, vers trois heures et demie du soir, après avoir dépasséla station de Kargatsk, Michel Strogoff quittait les dernièresdépressions de la Baraba, et le sol dur et sec du territoiresibérien sonnait de nouveau sous le pied de son cheval.

Il avait quitté Moscou le 15 juillet. Donc, ce jour-là, 5 août,en y comprenant plus de soixante-dix heures perdues sur les bordsde i’Irtyche, vingt et un jours s’étaient écoulés depuis sondépart.

Quinze cents verstes le séparaient encore d’Irkoutsk.

Chapitre 16Un dernier effort

Michel Strogoff avait raison de redouter quelque mauvaiserencontre dans ces plaines qui se prolongent au delà de la Baraba.Les champs, foulés du pied des chevaux, montraient que les Tartaresy avaient passé, et de ces barbares on pouvait dire ce que l’on adit des Turcs: «Là où le Turc passe, l’herbe ne repoussejamais!»

Michel Strogoff devait donc prendre les plus minutieusesprécautions en traversant cette contrée. Quelques volutes de fuméequi se tordaient au-dessus de l’horizon indiquaient que bourgs ethameaux brûlaient encore. Ces incendies avaient-ils été allumés parl’avant-garde, ou l’armée de l’émir s’était-elle déjà avancéjusqu’aux dernières limites de la province? Féofar Khan setrouvait-il de sa personne dans le gouvernement de l’Yeniseisk?Michel Strogoff ne le savait et ne pouvait rien décider sans êtrefixé à cet égard. Le pays était-il donc si abandonné qu’il ne s’ytrouvât plus un seul Sibérien pour le renseigner?

Michel Strogoff fit deux verstes sur la route absolumentdéserte. Il cherchait du regard, à droite et à gauche, quelquemaison qui n’eût pas été délaissée. Toutes celles qu’il visitaétaient vides.

Une hutte, cependant, qu’il aperçut entre les arbres, fumaitencore. Lorsqu’il en approcha, il vit, à quelques pas des restes desa maison, un vieillard, entouré d’enfants qui pleuraient. Unefemme, jeune encore, sa fille sans doute, la mère de ces petits,agenouillée sur le sol, regardait d’un oeil hagard cette scène dedésolation. Elle allaitait un enfant de quelques mois, auquel sonlait devait manquer bientôt. Tout, autour de cette famille, n’étaitque ruines et dénuement!

Michel Strogoff alla au vieillard.

«Peux-tu me répondre? lui dit-il d’une voix grave.

—Parle, répondit le vieillard.

—Les Tartares ont passé par ici?

—Oui, puisque ma maison est en flammes!

—Était-ce une armée ou un détachement?

—Une armée, puisque, si loin que ta vue s’étende, nos champssont dévastés!

—Commandée par l’émir?..

—Par l’émir, puisque les eaux de l’Obi sont devenues rouges!

—Et Féofar-Khan est entré à Tomsk?

—A Tomsk.

—Sais-tu si les Tartares se sont emparés de Kolyvan?

—Non, puisque Kolyvan ne brûle pas encore!

—Merci, ami.—Puis-je faire quelque chose pour toi et lestiens?

—Rien.

—Au revoir.

—Adieu.»

Et Michel Strogoff, après avoir mis vingt-cinq roubles sur lesgenoux de la malheureuse femme, qui n’eut même pas la force de leremercier, pressa son cheval et reprit sa marche, interrompue uninstant.

Il savait maintenant une chose, c’est qu’à tout prix il devaitéviter de passer à Tomsk. Aller à Kolyvan, où les Tartaresn’étaient pas encore, c’était possible. S’y ravitailler pour unelongue étape, c’était ce qu’il fallait faire. Se jeter ensuite horsde la route d’Irkoutsk pour tourner Tomsk, après avoir franchil’Obi, il n’y avait pas d’autre parti à prendre.

Ce nouvel itinéraire décidé, Michel Strogoff ne devait pashésiter un instant. Il n’hésita pas, et, imprimant à son cheval uneallure rapide et régulière, il suivit la route directe quiaboutissait à la rive gauche de l’Obi, dont quarante verstes leséparaient encore. Trouverait-il un bac pour le traverser, ou, lesTartares ayant détruit les bateaux du fleuve, serait-il forcé de lepasser à la nage? Il aviserait.

Quant à son cheval, bien épuisé alors, Michel Strogoff, aprèslui avoir demandé ce qui lui restait de force pour cette dernièreétape, devrait chercher à l’échanger contre un autre à Kolyvan. Ilsentait bien qu’avant peu le pauvre animal manquerait sous lui.Kolyvan devait donc être comme un nouveau point de départ, car, àpartir de cette ville, son voyage s’effectuerait dans desconditions nouvelles. Tant qu’il parcourrait le pays ravagé, lesdifficultés seraient grandes encore, mais si, après avoir évitéTomsk, il pouvait reprendre la route d’Irkoutsk à travers laprovince d’Yeniseisk, que les envahisseurs ne désolaient pasencore, il devait avoir atteint son but en quelques jours.

La nuit était venue, après une assez chaude journée. Une assezprofonde obscurité, à minuit, enveloppa la steppe. Le vent,complètement tombé au coucher du soleil, laissait à l’atmosphère uncalme complet. Seul, le bruit des pas du cheval se faisait entendresur la route déserte, et aussi quelques paroles avec lesquelles sonmaître l’encourageait. Au milieu de ces ténèbres, il fallait uneextrême attention pour ne pas se jeter hors du chemin, bordéd’étangs et de petits cours d’eau, tributaires de l’Obi.

Michel Strogoff s’avançait donc aussi rapidement que possible,mais avec une certaine circonspection. Il s’en rapportait non moinsà l’excellence de ses yeux, qui perçaient l’ombre, qu’à la prudencede son cheval, dont il connaissait la sagacité.

A ce moment, Michel Strogoff, ayant mis pied à terre, cherchaità reconnaître exactement la direction de la route, lorsqu’il luisembla entendre un murmure confus qui venait de l’ouest. C’étaitcomme le bruit d’une chevauchée lointaine sur la terre sèche. Pasde doute. Il se produisait, à une ou deux verstes en arrière, uncertain cadencement de pas qui frappaient régulièrement le sol.

Michel Strogoff écouta avec plus d’attention, après avoir poséson oreille à l’axe même du chemin.

«C’est un détachement de cavaliers qui vient par la routed’Omsk, se dit-il. Il marche rapidement, car le bruit augmente.Sont-ce des Russes ou des Tartares?»

Michel Strogoff écouta encore.

«Oui, dit-il, ces cavaliers viennent au grand trot!

Avant dix minutes, ils seront ici! Mon cheval ne saurait lesdevancer. Si ce sont des Russes, je me joindrai à eux. Si ce sontdes Tartares, il faut les éviter! Mais comment? Où me cacher danscette steppe?»

Michel Strogoff regarda autour de lui, et son oeil si pénétrantdécouvrit une masse confusément estompée dans l’ombre, à unecentaine de pas en avant, sur la gauche de la route.

«Il y a là quelque taillis, se dit-il. Y chercher refuge, c’estm’exposer peut-être à être pris, si ces cavaliers le fouillent,mais je n’ai pas le choix! Les voilà! les voilà!»

Quelques instants après, Michel Strogoff, traînant son chevalpar la bride, arrivait à un petit bois de mélèzes, auquel la routedonnait accès. Au delà et en deçà, complètement dégarnie d’arbres,elle se développait entre des fondrières et des étangs, queséparaient des buissons nains, faits d’ajoncs et de bruyères. Desdeux côtés, le terrain était donc absolument impraticable, et ledétachement devait forcément passer devant ce petit bois, puisqu’ilsuivait le grand chemin d’Irkoutsk.

Michel Strogoff se jeta sous le couvert des mélèzes, et, s’yétant enfoncé d’une quarantaine de pas, il fut arrêté par un coursd’eau qui fermait ce taillis par une enceinte semi-circulaire.

Mais l’ombre était si épaisse, que Michel Strogoff ne couraitaucun risque d’être vu, à moins que ce petit bois ne fûtminutieusement fouillé. Il conduisit donc son cheval jusqu’au coursd’eau, et il l’attacha à un arbre, puis, il revint s’étendre à lalisière du bois, afin de reconnaître à quel parti il avaitaffaire.

A peine Michel Strogoff avait-il pris place derrière un bouquetde mélèzes, qu’une lueur assez confuse apparut, sur laquelletranchaient ça et là quelques points brillants qui s’agitaient dansl’ombre.

«Des torches!» se dit-il.

Et il recula vivement, en se glissant comme un sauvage dans laportion la plus épaisse du taillis.

En approchant du bois, le pas des chevaux commença à seralentir. Ces cavaliers éclairaient-ils donc la route avecl’intention d’en observer les moindres détours?

Michel Strogoff dut le craindre, et, instinctivement, il reculajusqu’à la berge du cours d’eau, prêt à s’y plonger, s’il lefallait.

Le détachement, arrivé à la hauteur du taillis, s’arrêta. Lescavaliers mirent pied à terre. Ils étaient cinquante environ. Unedizaine d’entre eux portaient des torches, qui éclairaient la routedans un large rayon.

A certains préparatifs, Michel Strogoff reconnut que, par unbonheur inattendu, le détachement ne songeait aucunement à visiterla taillis, mais à bivouaquer en cet endroit, pour faire reposerles chevaux et permettre aux hommes de prendre quelquenourriture.

En effet, les chevaux, débridés, commencèrent à paître l’herbeépaisse qui tapissait le sol. Quant aux cavaliers, ils s’étendirentau long de la route et se partagèrent les provisions de leurshavre-sacs.

Michel Strogoff avait conservé tout son sang-froid, et, seglissant entre les hautes herbes, il chercha à voir, puis àentendre.

C’était un détachement qui venait d’Omsk. Il se composait decavaliers usbecks, race dominante en Tartarie, que leur typerapproche sensiblement des Mongols. Ces hommes, bien constitués,d’une taille au-dessus de la moyenne, aux traits rudes et sauvages,étaient coiffés du «talpak», sorte de bonnet de peau de moutonnoir, et chaussés de bottes jaunes à hauts talons, dont le bout serelevait en pointe, comme aux souliers du moyen âge. Leur pelisse,faite d’indienne ouatée avec du coton écru, les serrait à la taillepar une ceinture de cuir soutachée de rouge. Ils étaient armés,défensivement d’un bouclier, et offensivement d’un sabre courbe,d’un long coutelas et d’un fusil à pierre suspendu à l’arçon de laselle. Sur leurs épaules se drapait un manteau de feutre de couleuréclatante.

Les chevaux, qui paissaient en toute liberté sur la lisière dutaillis, étaient de race usbèque, comme ceux qui les montaient.Cela se voyait parfaitement à la lueur des torches qui projetaientun vif éclat sous la ramure des mélèzes. Ces animaux, un peu pluspetits que le cheval turcoman, mais doués d’une force remarquable,sont des bêtes de fond qui ne connaissent pas d’autre allure quecelle du galop.

Ce détachement était conduit par un «pendja-baschi»,c’est-à-dire un commandant de cinquante hommes, ayant en sous-ordreun «deh-baschi», simple commandant de dix hommes. Ces deuxofficiers portaient un casque et une demi-cotte de mailles; depetites trompettes, attachées à l’arçon de leur selle, formaient lesigne distinctif de leur grade.

Le pendja-baschi avait dû faire reposer ses hommes, fatiguésd’une longue étape. Tout en causant, le second officier et lui,fumant le «beng», feuille de chanvre qui forme la base du«haschisch» dont les Asiatiques font un si grand usage, allaient etvenaient dans le bois, de sorte que Michel Strogoff, sans être vu,put saisir et comprendre leur conversation, car ils s’exprimaienten langue tartare.

Dès les premiers mots de cette conversation, l’attention deMichel Strogoff fut singulièrement surexcitée. En effet, c’était delui qu’il s’agissait.

«Ce courrier ne saurait avoir une telle avance sur nous, dit lependja-baschi, et, d’autre part, il est absolument impossible qu’ilait suivi d’autre route que celle de la Baraba.

—Qui sait s’il a quitté Omsk? répondit le deh-baschi. Peut-êtreest-il encore caché dans quelque maison de la ville?

—Ce serait à souhaiter, vraiment! Le colonel Ogareff n’auraitplus à craindre que les dépêches dont ce courrier est évidemmentporteur n’arrivassent à destination!

—On dit que c’est un homme du pays, un Sibérien, reprit ledeh-baschi. Comme tel, il doit connaître la contrée, et il estpossible qu’il ait quitté la route d’Irkoutsk, sauf à la rejoindreplus tard!

—Mais alors nous serions en avance sur lui, répondit lependja-baschi, car nous avons quitté Omsk moins d’une heure aprèsson départ, et nous avons suivi le chemin le plus court de toute lavitesse de nos chevaux. Donc, ou il est resté à Omsk, ou nousarriverons avant lui à Tomsk, de manière à lui couper la retraite,et, dans les deux cas, il n’atteindra pas Irkoutsk.

—Une rude femme, cette vieille Sibérienne, qui est évidemment samère!» dit le deh-baschi.

A cette phrase, le coeur de Michel Strogoff battit à sebriser.

«Oui, répondit le pendja-baschi, elle a bien soutenu que ceprétendu marchand n’était pas son fils, mais il était trop tard. Lecolonel Ogareff ne s’y est pas laissé prendre, et, comme il l’adit, il saura bien faire parler la vieille sorcière, quand lemoment en sera venu.»

Autant de mots, autant de coups de poignard pour MichelStrogoff! Il était reconnu pour être un courrier du czar! Undétachement de cavaliers, lancé à sa poursuite, ne pouvait manquerde lui couper la route! Et, suprême douleur! sa mère était entreles mains des Tartares, et le cruel Ogareff se faisait fort de lafaire parler lorsqu’il le voudrait!

Michel Strogoff savait bien que l’énergique Sibérienne neparlerait pas, et qu’il lui en coûterait la vie!…

Michel Strogoff ne croyait pas pouvoir haïr Ivan Ogareff plusqu’il ne l’avait haï jusqu’à ce moment, et, cependant, un flot dehaine nouvelle monta jusqu’à son coeur. L’infâme qui trahissait sonpays menaçait maintenant de torturer sa mère!

La conversation continua entre les deux officiers, et MichelStrogoff crut comprendre qu’aux environs de Kolyvan un engagementétait imminent entre les troupes moscovites venant du nord et lestroupes tartares. Un petit corps russe de deux mille hommes,signalé sur le cours inférieur de l’Obi, venait à marche forcéevers Tomsk. Si cela était, ce corps, qui allait se trouver auxprises avec le gros des troupes de Féofar-Khan, seraitinévitablement anéanti, et la route d’Irkoutsk appartiendrait toutentière aux envahisseurs.

Quant à lui-même, Michel Strogoff apprit, par quelques mots dupendja-baschi, que sa tête était mise à prix, et qu’ordre étaitdonné de le prendre mort ou vif.

Donc, il y avait nécessité immédiate de devancer les cavaliersusbecks sur la route d’Irkoutsk et de mettre l’Obi entre eux etlui. Mais, pour cela, il fallait fuir avant que le bivouac fûtlevé.

Cette résolution prise, Michel Strogoff se prépara àl’exécuter.

En effet, la halte ne pouvait se prolonger, et le pendja-baschine comptait pas donner à ses hommes plus d’une heure de repos, bienque leurs chevaux n’eussent pu être échangés contre des chevauxfrais depuis Omsk, et qu’ils dussent être fatigués dans la mêmemesure et pour les mêmes raisons que celui de Michel Strogoff.

Il n’y avait donc pas un instant à perdre. Il était une heure dumatin. Il fallait profiter de l’obscurité que l’aube allait chasserbientôt, pour quitter le petit bois et se jeter sur la route; mais,bien que la nuit dût la favoriser, le succès d’une telle fuiteparaissait presque impossible.

Michel Strogoff, ne voulant rien donner au hasard, prit le tempsde réfléchir et pesa attentivement les chances pour et contre, afinde mettre les meilleures dans son jeu.

De la disposition des lieux, il résultait ceci: c’est qu’il nepourrait s’échapper par l’arrière-plan du taillis, fermé par un arcde mélèzes dont la grande route traçait la corde. Le cours d’eauqui bordait cet arc était non-seulement profond, mais assez largeet très-boueux. De grands ajoncs en rendaient le passage absolumentimpraticable. Sous cette eau trouble, on sentait une fondrièrevaseuse, sur laquelle le pied ne pouvait prendre un point d’appui.En outre, au delà du cours d’eau, le sol, coupé de buissons, ne sefût prêté que très-difficilement aux manoeuvres d’une fuite rapide.L’alerte une fois donnée, Michel Strogoff. poursuivi à outrance etbientôt cerné, devait immanquablement tomber aux mains descavaliers tartares.

Il n’y avait donc qu’une seule voie praticable, une seule, lagrande route. Chercher à l’atteindre en contournant la lisière dubois, et, sans éveiller l’attention, franchir un quart de versteavant d’avoir été aperçu, demander à son cheval ce qui lui restaitd’énergie et de vigueur, dût-il tomber mort en arrivant aux rivesde l’Obi, puis, soit par un bac, soit à la nage, si tout autremoyen de transport manquait, traverser cet important fleuve, voilàce que devait tenter Michel Strogoff.

Son énergie, son courage s’étaient décuplés en face du danger.Il y allait de sa vie, de sa mission, de l’honneur de son pays,peut-être du salut de sa mère. Il ne pouvait hésiter et se mit àl’oeuvre.

Il n’y avait plus un seul instant à perdre. Déjà un certainmouvement se produisait parmi les hommes du détachement. Quelquescavaliers allaient et venaient sur le talus de la route, devant lalisière du bois. Les autres étaient encore couchés au pied desarbres, mais leurs chevaux se rassemblaient peu à peu vers lapartie centrale du taillis.

Michel Strogoff eut d’abord la pensée de s’emparer de l’un deces chevaux, mais il se dit avec raison qu’ils devaient être aussifatigués que le sien. Mieux valait donc se confier à celui dont ilétait sûr, et qui lui avait rendu tant de bons services. Cettecourageuse bête, cachée par un haut buisson de bruyères, avaitéchappé aux regards des Usbecks. Ceux-ci, d’ailleurs, ne s’étaientpas enfoncés jusqu’à l’extrême limite du bois.

Michel Strogoff, en rampant sous l’herbe, s’approcha de soncheval, qui était couché sur le sol. Il le flatta de la main, illui parla doucement, il parvint à le faire lever sans bruit.

En ce moment,—circonstance favorable,—les torches, entièrementconsumées, étaient éteintes, et l’obscurité restait encore assezprofonde, au moins sous le couvert des mélèzes.

Michel Strogoff, après avoir remis le mors, assuré la sangle dela selle, éprouvé la courroie des étriers, commença à tirerdoucement son cheval par la bride. Du reste, l’intelligent animal,comme s’il eût compris ce que l’on voulait de lui, suivitdocilement son maître, sans faire entendre le plus légerhennissement.

Toutefois, quelques chevaux usbecks dressèrent la tête et sedirigèrent peu à peu vers la lisière du taillis.

Michel Strogoff tenait de la main droite son revolver, prêt àcasser la tête au premier cavalier tartare qui s’approcherait.Mais, très-heureusement, l’éveil ne fut pas donné, et il putatteindre l’angle que le bois faisait à droite en rejoignant laroute.

L’intention de Michel Strogoff, pour éviter d’être vu, était dene se mettre en selle que le plus tard possible, et seulement aprèsavoir dépassé un tournant qui se trouvait à deux cents pas dutaillis.

Malheureusement, au moment où Michel Strogoff allait franchir lalisière du taillis, le cheval d’un Usbeck, le flairant, hennit ets’élança sur la route.

Son maître courut à lui pour le ramener, mais, apercevant unesilhouette qui se détachait confusément aux premières lueurs del’aube: «Alerte!» cria-t-il.

A ce cri, tous les hommes du bivouac se relevèrent et seprécipitèrent sur la route.

Michel Strogoff n’avait plus qu’à enfourcher son cheval et àl’enlever au galop.

Les deux officiers du détachement s’étaient portés en avant etexcitaient leurs hommes.

Mais déjà Michel Strogoff s’était mis en selle.

En ce moment, une détonation éclata, et il sentit une balle quitraversait sa pelisse.

Sans tourner la tête, sans répondre, il piqua des deux, et,franchissant la lisière du taillis par un bond formidable, ils’élança bride abattue dans la direction de l’Obi.

Les chevaux usbecks étant déharnachés, il allait donc pouvoirprendre une certaine avance sur les cavaliers du détachement; maisceux-ci ne pouvaient tarder à se jeter sur ses traces, et, eneffet, moins de deux minutes après qu’il eut quitte le bois, ilentendit le bruit de plusieurs chevaux qui, peu à peu, gagnaientsur lui.

Le jour commençait à se faire alors, et les objets devenaientvisibles dans un plus large rayon.

Michel Strogoff, tournant la tête, aperçut un cavalier quil’approchait rapidement.

C’était le deh-baschi. Cet officier, supérieurement monté,tenait la tête du détachement et menaçait d’atteindre lefugitif.

Sans s’arrêter, Michel Strogoff tendit vers lui son revolver,et, d’une main qui ne tremblait pas, il le visa un instant.L’officier usbeck, atteint en pleine poitrine, roula sur lesol.

Mais les autres cavaliers le suivaient de près, et, sanss’attarder près du deh-baschi, s’excitant par leurs propresvociférations, enfonçant l’éperon dans le flanc de leurs chevaux,ils diminuèrent peu à peu la distance qui les séparait de MichelStrogoff.

Pendant une demi-heure, cependant, celui-ci put se maintenirhors de portée des armes tartares, mais il sentait bien que soncheval faiblissait, et, à chaque instant, il craignait que, buttantcontre quelque, obstacle, il ne tombât pour ne plus se relever.

Le jour était assez clair alors, bien que le soleil ne se fûtpas encore montré au-dessus de l’horizon.

A deux verstes au plus se développait une ligne pâle quebordaient quelques arbres assez espacés.

C’était l’Obi, qui coulait du sud-ouest au nord-est, presque auras du sol, et dont la vallée n’était que la steppe elle-même.

Plusieurs fois, des coups de fusil furent tirés sur MichelStrogoff, mais sans l’atteindre, et, plusieurs fois aussi, il dutdécharger son revolver sur ceux, des cavaliers qui le serraient detrop près. Chaque fois, un Usbeck roula à terre, au milieu des crisde rage de ses compagnons.

Mais cette poursuite ne pouvait se terminer qu’au désavantage deMichel Strogoff. Son cheval n’en pouvait plus, et, cependant, ilparvint à l’enlever jusqu’à la berge du fleuve.

Le détachement usbeck, à ce moment, n’était plus qu’à cinquantepas en arrière de lui.

Sur l’Obi, absolument désert, pas de bac, pas un bateau qui pûtservir à passer le fleuve.

«Courage, mon brave cheval! s’écria Michel Strogoff. Allons! Undernier effort!»

Et il se précipita dans le fleuve, qui mesurait en cet endroitune demi-verste de largeur.

Le courant, très-vif, était extrêmement difficile à remonter. Lecheval de Michel Strogoff n’avait pied nulle part. Donc, sans pointd’appui, c’était à la nage qu’il devait couper ces eaux rapidescomme celles d’un torrent. Les braver, c’était, pour MichelStrogoff, faire un miracle de courage.

Les cavaliers s’étaient arrêtés sur la berge du fleuve, et ilshésitaient à s’y précipiter.

Mais, à ce moment, le pendja-baschi, saisissant son fusil, visaavec soin le fugitif, qui se trouvait déjà au milieu du courant. Lecoup partit, et le cheval de Michel Strogoff, frappé au flanc,s’engloutit sous son maître.

Celui-ci se débarrassa vivement de ses étriers, au moment oùl’animal disparaissait sous les eaux du fleuve. Puis, plongeant àpropos au milieu d’une grêle de balles, il parvint à atteindre larive droite du fleuve et disparut dans les roseaux qui hérissaientla berge de l’Obi.

Chapitre 17Versets et chansons

Michel Strogoff était relativement en sûreté. Toutefois, sasituation restait encore terrible.

Maintenant que le fidèle animal, qui l’avait si courageusementservi, venait de trouver la mort dans les eaux du fleuve, comment,lui, pourrait-il continuer son voyage?

Il était à pied, sans vivres, dans un pays ruiné par l’invasion,battu par les éclaireurs de l’émir, et il se trouvait encore à unedistance considérable du but qu’il fallait atteindre.

«Par le ciel, j’arriverai! s’écria-t-il, répondant ainsi àtoutes les raisons de défaillance que son esprit venait un instantd’entrevoir. Dieu protège la sainte Russie!»

Michel Strogoff était alors hors de portée des cavaliersusbecks. Ceux-ci n’avaient point osé le poursuivre à travers lefleuve, et, d’ailleurs, ils devaient croire qu’il s’était noyé,car, après sa disparition sous les eaux, ils n’avaient pu le voiratteindre la rive droite de l’Obi.

Mais Michel Strogoff, se glissant entre les roseaux gigantesquesde la berge, avait gagné une partie plus élevée de la rive, nonsans peine, cependant, car un épais limon, déposé à l’époque dudébordement des eaux, la rendait peu praticable.

Une fois sur un terrain plus solide, Michel Strogoff arrêta cequ’il convenait de faire. Ce qu’il voulait avant tout, c’étaitéviter Tomsk, occupée par les troupes tartares. Néanmoins, il luifallait gagner quelque bourgade, et au besoin quelque relais deposte, où il pût se procurer un cheval. Ce cheval trouvé, il sejetterait en dehors des chemins battus, et il ne reprendrait laroute d’Irkoutsk qu’aux environs de Krasnoiarsk. A partir de cepoint, s’il se hâtait, il espérait trouver la voie libre encore, etil pourrait descendre au sud-est les provinces du lac Baïkal.

Tout d’abord, Michel Strogoff commença par s’orienter.

A deux verstes en avant, en suivant le cours de l’Obi, unepetite ville, pittoresquement étagée, s’élevait sur une légèreintumescence du sol. Quelques églises, à coupoles byzantines,coloriées de vert et d’or, se profilaient sur le fond gris duciel.

C’était Kolyvan, où les fonctionnaires et les employés du Kumsket autres villes vont se réfugier pendant l’été pour fuir le climatmalsain de la Baraba. Kolyvan, d’après les nouvelles que lecourrier du czar avait apprises, ne devait pas être encore auxmains des envahisseurs. Les troupes tartares, scindées en deuxcolonnes, s’étaient portées à gauche sur Omsk, à droite sur Tomsk,négligeant le pays intermédiaire.

Le projet, simple et logique, que forma Michel Strogoff, ce futde gagner Kolyvan avant que les cavaliers usbecks, qui remontaientla rive gauche de l’Obi, y fussent arrivés. Là, dût-il en payer dixfois la valeur, il se procurerait des habits, un cheval, etrejoindrait la route d’Irkoutsk à travers la steppeméridionale.

Il était trois heures du matin. Les environs de Kolyvan,parfaitement calmes alors, semblaient être absolument abandonnés.Évidemment, la population des campagnes, fuyant l’invasion, àlaquelle elle ne pouvait résister, s’était portée au nord dans lesprovinces de l’Yeniseisk.

Michel Strogoff se dirigeait donc d’un pas rapide vers Kolyvan,lorsque des détonations lointaines arrivèrent jusqu’à lui.

Il s’arrêta et distingua nettement de sourds roulements quiébranlaient les couches d’air, et, au-dessus, une crépitation plussèche dont la nature ne pouvait le tromper.

«C’est le canon! c’est la fusillade! se dit-il. Le petit corpsrusse est-il donc aux prises avec l’armée tartare! Ah! fasse leciel que j’arrive avant eux à Kolyvan!»

Michel Strogoff ne se trompait pas. Bientôt, les détonationss’accentuèrent peu à peu, et, en arrière, sur la gauche de Kolyvan,des vapeurs se condensèrent au-dessus de l’horizon,—non pas desnuages de fumée, mais de ces grosses volutes blanchâtres,très-nettement profilées, que produisent les déchargesd’artillerie.

Sur la gauche de l’Obi, les cavaliers usbecks s’étaient arrêtéspour attendre le résultat de la bataille.

De ce côté, Michel Strogoff n’avait plus rien à craindre. Aussihâta-t-il sa marche vers la ville.

Cependant, les détonations redoublaient et se rapprochaientsensiblement. Ce n’était plus un roulement confus, mais une suitede coups de canon distincts. En même temps, la fumée, ramenée parle vent, s’élevait dans l’air, et il fut même évident que lescombattants gagnaient rapidement au sud. Kolyvan allait êtreévidemment attaquée par sa partie septentrionale. Mais les Russesla défendaient-ils contre les troupes tartares, ou essayaient-ilsde la reprendre sur les soldats de Féofar-Khan? c’est ce qu’ilétait impossible de savoir. De là, grand embarras pour MichelStrogoff.

Il n’était plus qu’à une demi-verste de Kolyvan, lorsqu’un longjet de feu fusa entre les maisons de la ville, et le clocher d’uneéglise s’écroula au milieu de torrents de poussière et deflammes.

La lutte était-elle alors dans Kolyvan? Michel Strogoff dut lepenser, et, dans ce cas, il était évident que Russes et Tartares sebattaient dans les rues de la ville. Était-ce donc le moment d’ychercher refuge? Michel Strogoff ne risquait-il pas d’y être pris,et réussirait-il à s’échapper de Kolyvan, comme il s’était échappéd’Omsk?

Toutes ces éventualités se présentèrent à son esprit. Il hésita,il s’arrêta un instant. Ne valait-il pas mieux, même à pied, gagnerau sud et à l’est quelque bourgade, telle que Diachinks ou autre,et là se procurer à tout prix un cheval?

C’était le seul parti à prendre, et aussitôt, abandonnant lesrives de l’Obi, Michel Strogoff se porta franchement sur la droitede Kolyvan.

En ce moment, les détonations étaient extrêmement violentes.Bientôt des flammes jaillirent sur la gauche de la ville.L’incendie dévorait tout un quartier de Kolyvan.

Michel Strogoff courait à travers la steppe, cherchant à gagnerle couvert de quelques arbres, disséminés ça et la, lorsqu’undétachement de cavalerie tartare apparut sur la droite.

Michel Strogoff ne pouvait évidemment plus continuer à fuir danscette direction. Les cavaliers s’avançaient rapidement vers laville, et il lui eût été difficile de leur échapper.

Soudain, à l’angle d’un épais bouquet d’arbres, il vit unemaison isolée qu’il lui était possible d’atteindre avant d’avoirété aperçu.

Y courir, s’y cacher, y demander, y prendre au besoin de quoirefaire ses forces, car il était épuisé de fatigue et de faim,Michel Strogoff n’avait pas autre chose à faire.

Il se précipita donc vers cette maison, distante d’unedemi-verste au plus. En s’en approchant, il reconnut que cettemaison était un poste télégraphique. Deux fils en partaient dansles directions ouest et est, et un troisième fil était tendu versKolyvan.

Que cette station fût abandonnée dans les circonstancesactuelles, on devait le supposer, mais enfin, telle quelle, MichelStrogoff pourrait s’y réfugier et attendre la nuit, s’il lefallait, pour se jeter de nouveau à travers la steppe, quebattaient les éclaireurs tartares.

Michel Strogoff s’élança aussitôt vers la porte de la maison etla repoussa violemment.

Une seule personne se trouvait dans la salle où se faisaient lestransmissions télégraphiques.

C’était un employé, calme, flegmatique, indifférent à ce qui sepassait au dehors. Fidèle à son poste, il attendait derrière songuichet que le public vint réclamer ses services.

Michel Strogoff courut à lui, et d’une voix brisée par lafatigue:

«Que savez-vous? lui demanda-t-il.

—Rien, répondit l’employé en souriant.

—Ce sont les Russes et les Tartares qui sont aux prises?

—On le dit.

—Mais quels sont les vainqueurs?

—Je l’ignore.»

Tant de placidité au milieu de ces terribles conjonctures, tantd’indifférence même étaient à peine croyables.

«Et le fil n’est pas coupé? demanda Michel Strogoff.

—Il est coupé entre Kolyvan et Krasnoiarsk, mais il fonctionneencore entre Kolyvan et la frontière russe.

—Pour le gouvernement?

—Pour le gouvernement, lorsqu’il le juge convenable. Pour lepublic, lorsqu’il paye. C’est dix kopeks par mot.—Quand vousvoudrez, monsieur?»

Michel Strogoff allait répondre à cet étrange employé qu’iln’avait aucune dépêche à expédier, qu’il ne réclamait qu’un peu depain et d’eau, lorsque la porte de la maison fut brusquementouverte.

Michel Strogoff, croyant que le poste était envahi par lesTartares, s’apprêtait à sauter par la fenêtre, quand il reconnutque deux hommes seulement venaient d’entrer dans la salle, lesquelsn’avaient rien moins que la mine de soldats tartares.

L’un d’eux tenait à la main une dépêche écrite au crayon, et,devançant l’autre, il se précipita au guichet de l’impassibleemployé.

Dans ces deux hommes, Michel Strogoff retrouva, avec unétonnement que chacun comprendra, deux personnages auxquels il nepensait guère et qu’il ne croyait plus jamais revoir.

C’étaient les correspondants Harry Blount et Alcide Jolivet, nonplus compagnons de voyage, mais rivaux, mais ennemis, maintenantqu’ils opéraient sur le champ de bataille.

Ils avaient quitté Ichim quelques heures seulement après ledépart de Michel Strogoff, et, s’ils étaient arrivés avant lui àKolyvan, en suivant la même route, s’ils l’avaient même dépassé,c’est que Michel Strogoff avait perdu trois jours sur les bords del’Irtyche.

Et maintenant, après avoir assisté tous deux à l’engagement desRusses et des Tartares devant la ville, après avoir quitté Kolyvanau moment où la lutte se livrait dans ses rues, ils étaientaccourus à la station télégraphique, afin de lancer à l’Europeleurs dépêches rivales et de s’enlever l’un à l’autre la primeurdes événements.

Michel Strogoff s’était mis à l’écart, dans l’ombre, et, sansêtre vu, il pouvait tout voir et tout entendre, il allaitévidemment apprendre des nouvelles intéressantes pour lui et savoirs’il devait ou non entrer dans Kolyvan.

Harry Blount, plus pressé que son collègue, avait prispossession du guichet, et il tendait sa dépêche, pendant qu’AlcideJolivet, contrairement à ses habitudes, piétinait d’impatience.

«C’est dix kopeks par mot,» dit l’employé en prenant ladépêche.

Harry Blount déposa sur la tablette une pile de roubles, que sonconfrère regarda avec une certaine stupéfaction.

«Bien,» dit l’employé.

Et, avec le plus grand sang-froid du monde, il commença àtélégraphier la dépêche suivante:

«Daily Telegraph, Londres. «De Kolyvan, gouvernement d’Omsk,Sibérie, 6 août. «Engagement des troupes russes et tartares… »

Cette lecture étant faite à haute voix, Michel Strogoffentendait tout ce que le correspondant anglais adressait à sonjournal.

«Troupes russes repoussées avec grandes pertes, Tartares entrésdans Kolyvan ce jour même… »

Ces mots terminaient la dépêche.

«À mon tour maintenant,» s’écria Alcide Jolivet, qui voulutpasser la dépêche adressée à sa cousine du faubourg Montmartre.

Mais cela ne faisait pas l’affaire du correspondant anglais, quine comptait pas abandonner le guichet, afin d’être toujours à mêmede transmettre les nouvelles, au fur et à mesure qu’elles seproduiraient. Aussi ne fit-il point place à son confrère.

«Mais vous avez fini!… s’écria Alcide Jolivet.

—Je n’ai pas fini,» répondit simplement Harry Blount.

Et il continua à écrire une suite de mots qu’il passa ensuite àl’employé, et que celui-ci lut de sa voix tranquille:

«Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre!… »

C’étaient les versets de la Bible qu’Harry Blount télégraphiait,pour employer le temps et ne pas céder sa place à son rival. Il encoûterait peut-être quelques milliers de roubles à son journal,mais son journal serait le premier informé. La Franceattendrait!

On conçoit la fureur d’Alcide Jolivet, qui, en toute autrecirconstance, eût trouvé que c’était de bonne guerre. Il voulutmême obliger l’employé à recevoir sa dépêche, de préférence à cellede son confrère.

«C’est le droit de monsieur,» répondit tranquillement l’employé,en montrant Harry Blount, et en lui souriant d’un air aimable.

Et il continua de transmettre fidèlement au Daily-Telegraph lepremier verset du livre saint.

Pendant qu’il opérait, Harry Blount alla tranquillement à lafenêtre, et, sa lorgnette aux yeux, il observa ce qui se passaitaux environs de Kolyvan, afin de compléter ses informations.

Quelques instants après, il reprit sa place au guichet et ajoutaà son télégramme:

«Deux églises sont en flammes. L’incendie parait gagner sur ladroite. La terre était informe et toute nue; les ténèbrescouvraient la face de l’abîme… .»

Alcide Jolivet eut tout simplement une envie féroce d’étranglerl’honorable correspondant du Daily-Telegraph.

Il interpella encore une fois l’employé, qui, toujoursimpassible, lui répondit simplement:

«C’est son droit, monsieur, c’est son droit… à dix kopeks parmot.»

Et il télégraphia la nouvelle suivante, que lui apporta HarryBlount:

«Des fuyards russes s’échappent de la ville. Or, Dieu dit que lalumière soit faite, et la lumière fut faite!… »

Alcide Jolivet enrageait littéralement.

Cependant, Harry Blount était retourné près de la fenêtre, mais,cette fois, distrait sans doute par l’intérêt du spectacle qu’ilavait sous les yeux, il prolongea un peu trop longtemps sonobservation. Aussi, lorsque l’employé eut fini de télégraphier letroisième verset de la Bible, Alcide Jolivet prit-il sans faire debruit sa place au guichet, et, ainsi qu’avait fait son confrère,après avoir déposé tout doucement une respectable pile de roublessur la tablette, il remit sa dépêche, que l’employé lut à hautevoix:

«Madeleine Jolivet, «10, Faubourg-Montmartre (Paris). «DeKolyvan, gouvernement d’Omsk, Sibérie, 6 août. «Les fuyardss’échappent de la ville. Russes battus. Poursuite acharnée de lacavalerie tartare… .»

Et lorsqu’Harry Blount levait, il entendit Alcide Jolivet quicomplétait son télégramme en chantonnant d’une voix moqueuse:

Il est un petit homme, Tout habillé de gris, Dans Paris!…

Trouvant inconvenant de mêler, comme l’avait osé faire sonconfrère, le sacré au profane, Alcide Jolivet répondait par unjoyeux refrain de Béranger aux versets de la Bible.

«Aoh! fit Harry Blount.

—C’est comme cela,» répondit Alcide Jolivet.

Cependant, la situation s’aggravait autour de Kolyvan. Labataille se rapprochait, et les détonations éclataient avec uneviolence extrême.

En ce moment, une commotion ébranla le poste télégraphique.

Un obus venait de trouer la muraille, et un nuage de poussièreemplissait la salle des transmissions.

Alcide Jolivet finissait alors d’écrire ces vers:

Joufflu comme une pomme, Qui, sans un sou comptant…

mais, s’arrêter, se précipiter sur l’obus, le prendre à deuxmains avant qu’il eût éclaté, le jeter par la fenêtre et revenir auguichet, ce fut pour lui l’affaire d’un instant.

Cinq secondes plus tard, l’obus éclatait au dehors.

Mais, continuant à libeller son télégramme avec le plus beausang-froid du monde, Alcide Jolivet écrivit:

«Obus de six a fait sauter la muraille du poste télégraphique.En attendons quelques autres du même calibre… .»

Pour Michel Strogoff, il n’était pas douteux que les Russes nefussent repoussés de Kolyvan. Sa dernière ressource était donc dese jeter à travers la steppe méridionale.

Mais alors une fusillade terrible éclata près du postetélégraphique, et une grêle de balles fit sauter les vitres de lafenêtre.

Harry Blount, frappé à l’épaule, tomba à terre.

Alcide Jolivet allait, à ce moment même, transmettre cesupplément de dépêche:

«Harry Blount, correspondant du Daily Telegraph, tombe à moncôté, frappé d’un éclat de muraille… .» quand l’impassible employélui dit avec son calme inaltérable:

«Monsieur, le fil est brisé.»

Et, quittant son guichet, il prit tranquillement son chapeau,qu’il brossa du coude, et, toujours souriant, sortit par une petiteporte que Michel Strogoff n’avait pas aperçue.

Le poste fut alors envahi par des soldats tartares, et ni MichelStrogoff, ni les journalistes ne purent opérer leur retraite.

Alcide Jolivet, sa dépêche inutile à la main, s’était précipitévers Harry Blount, étendu sur le sol, et, en brave coeur qu’ilétait, il l’avait chargé sur ses épaules dans l’intention de fuiravec lui… . Il était trop tard!

Tous deux étaient prisonniers, et, en même temps qu’eux, MichelStrogoff, surpris à l’improviste au moment où il allait s’élancerpar la fenêtre, tombait entre les mains des Tartares!

Partie 2

Chapitre 1Un camp tartare

A une journée de marche de Kolyvan, quelques verstes en avant dubourg de Diachinsk, s’étend une vaste plaine que dominent quelquesgrands arbres, principalement des pins et des cèdres.

Cette portion de la steppe est ordinairement occupée, pendant lasaison chaude, par des Sibériens pasteurs, et elle suffit à lanourriture de leurs nombreux troupeaux. Mais, à cette époque, on yeût vainement cherché un seul de ces nomades habitants. Non pas quecette plaine fût déserte. Elle présentait, au contraire, uneextraordinaire animation.

Là, en effet, se dressaient les tentes tartares, là campaitFéofar-Khan, le farouche émir de Boukhara, et c’est là que lelendemain, 7 août, furent amenés les prisonniers faits à Kolyvan,après l’anéantissement du petit corps russe. De ces deux millehommes, qui s’étaient engagés entre les deux colonnes ennemies,appuyées à la fois sur Omsk et sur Tomsk, il ne restait plus quequelques centaines de soldats. Les événements tournaient donc mal,et le gouvernement impérial semblait être compromis au delà desfrontières de l’Oural,—au moins momentanément, car les Russes nepouvaient manquer de repousser tôt ou tard ces hordesd’envahisseurs. Mais enfin l’invasion avait atteint le centre de laSibérie, et elle allait, à travers le pays soulevé, se propagersoit sur les provinces de l’ouest, soit sur les provinces de l’est.Irkoutsk était maintenant coupée de toute communication avecl’Europe. Si les troupes de l’Amour et de la province d’Irkoutskn’arrivaient pas à temps pour l’occuper, cette capitale de laRussie asiatique, réduite à des forces insuffisantes, tomberait auxmains des Tartares, et, avant qu’elle eût pu être reprise, legrand-duc, frère de l’empereur, aurait été livré à la vengeanced’Ivan Ogareff.

Que devenait Michel Strogoff? Fléchissait-il enfin sous le poidsde tant d’épreuves? Se regardait-il comme vaincu par cette série demauvaises chances, qui, depuis l’aventure d’Ichim, avait toujoursété en empirant? Considérait-il la partie comme perdue, sa missionmanquée, son mandat impossible à accomplir?

Michel Strogoff était un de ces hommes qui ne s’arrêtent que lejour où ils tombent morts. Or, il vivait, il n’avait pas même étéblessé, la lettre impériale était toujours sur lui, son incognitoavait été respecté. Sans doute, il comptait au nombre de cesprisonniers que les Tartares entraînaient comme un vil bétail;mais, en se rapprochant de Tomsk, il se rapprochait aussid’Irkoutsk. Enfin, il devançait toujours Ivan Ogareff.

«J’arriverai!» se répétait-il.

Et, depuis l’affaire de Kolyvan, toute sa vie se concentra danscette pensée unique: redevenir libre! Comment échapperait-il auxsoldats de l’émir? Le moment venu, il verrait.

Le camp de Féofar présentait un spectacle superbe. De nombreusestentes, faites de peaux, de feutre ou d’étoffes de soie,chatoyaient aux rayons du soleil. Les hautes houppes, quiempanachaient leur pointe conique, se balançaient au milieu defanions, de guidons et d’étendards multicolores. De ces tentes, lesplus riches appartenaient aux seides et aux khodjas, qui sont lespremiers personnages du khanat. Un pavillon spécial, orné d’unequeue de cheval, dont la hampe s’élançait d’une gerbe de bâtonsrouges et blancs, artistement entrelacés, indiquait le haut rang deces chefs tartares. Puis, à l’infini s’élevaient dans la plainequelques milliers de ces tentes turcomanes que l’on appelle«karaoy» et qui avaient été transportées à dos de chameaux.

Le camp contenait au moins cent cinquante mille soldats, tantfantassins que cavaliers, rassemblés sous le nom d’alamanes. Parmieux, et comme types principaux du Turkestan, on remarquait toutd’abord ces Tadjiks aux traits réguliers, à la peau blanche, à lataille élevée, aux yeux et aux cheveux noirs, qui formaient le grosde l’armée tartare, et dont les khanats de Khokhand et de Koundouzeavaient fourni un contingent presque égal à celui de Boukhara.Puis, à ces Tadjiks se mêlaient d’autres échantillons de ces racesdiverses qui résident au Turkestan ou dont le pays originaire yconfine. C’étaient des Usbecks, petits de taille, roux de barbe,semblables à ceux qui s’étaient jetés à la poursuite de MichelStrogoff. C’étaient des Kirghis, au visage plat comme celui desKalmouks, revêtus de cottes de mailles, les uns portant la lance,l’arc et les flèches de fabrication asiatique, les autres maniantle sabre, le fusil à mèche et le «tschakane», petite hache à manchecourt qui ne fait que des blessures mortelles. C’étaient desMongols, taille moyenne, cheveux noirs et réunis en une natte quileur pendait sur le dos, figure ronde, teint basané, yeux enfoncéset vifs, barbe rare, habillés de robes de nankin bleu garnies depeluche noire, cerclés de ceinturons de cuir à boucles d’argent,chaussés de bottes à soutaches voyantes, et coiffés de bonnets desoie bordés de fourrure avec trois rubans qui voltigeaient enarrière. Enfin on y voyait aussi des Afghans, à peau bistrée, desArabes, ayant le type primitif des belles races sémitiques, et desTurcomans, avec ces yeux bridés auxquels semble manquer lapaupière,—tous enrôlés sous le drapeau de l’émir, drapeau desincendiaires et des dévastateurs.

Auprès de ces soldats libres, on comptait encore un certainnombre de soldats esclaves, principalement des Persans, quecommandaient des officiers de même origine, et ce n’étaientcertainement pas les moins estimés de l’armée de Féofar-Khan.

Que l’on ajoute à cette nomenclature des Juifs servant commedomestiques, la robe ceinte d’une corde, la tête coiffée, au lieudu turban, qu’il leur est interdit de porter, de petits bonnets dedrap sombre; que l’on mêle à ces groupes des centaines de«kalenders», sortes de religieux mendiants aux vêtements enlambeaux que recouvre une peau de léopard, et on aura une idée apeu près complète de ces énormes agglomérations de tribus diverses,comprises sous la dénomination générale d’armées tartares.

Cinquante mille de ces soldats étaient montés, et les chevauxn’étaient pas moins variés que les hommes. Parmi ces animaux,attachés par dix a deux cordes fixées parallèlement l’une àl’autre, la queue nouée, la croupe recouverte d’un réseau de soienoire, on distinguait les turcomans, fins de jambes, longs decorps, brillants de poil, nobles d’encolure; les usbecks, qui sontdes bêtes de fond; les khokhandiens, qui portent avec leur cavalierdeux tentes et toute une batterie de cuisine; les kirghis, à robeclaire, venus des bords du fleuve Emba, où on les prend avecl’«arcane», ce lasso des Tartares, et bien d’autres produits deraces croisées, qui sont de qualité inférieure.

Les bêtes de somme se comptaient par milliers. C’étaient deschameaux de petite taille, mais bien faits, poil long, épaissecrinière leur retombant sur le cou, animaux dociles et plus facilesà atteler que le dromadaire; des «nars» à une bosse, de pelagerouge-feu, dont les poils se roulent en boucles; puis des ânes,rudes au travail et dont la chair, très-estimée, forme en partie lanourriture des Tartares.

Sur tout cet ensemble d’hommes et d’animaux, sur cette immenseagglomération de tentes, les cèdres et les pins, disposés parlarges bouquets, jetaient une ombre fraîche, brisée çà et là parquelque trouée des rayons solaires. Rien de plus pittoresque que cetableau, pour lequel le plus violent des coloristes eût épuisétoutes les couleurs de sa palette.

Lorsque les prisonniers faits à Kolyvan arrivèrent devant lestentes de Féofar et des grands dignitaires du khanat, les tamboursbattirent au champ, les trompettes sonnèrent. A ces bruits déjàformidables se mêlèrent de stridentes mousquetades et la détonationplus grave des canons de quatre et de six qui formaientl’artillerie de l’émir.

L’installation de Féofar était purement militaire. Ce qu’onpourrait appeler sa maison civile, son harem et ceux de ses alliés,étaient à Tomsk, maintenant aux mains des Tartares.

Le camp levé, Tomsk allait devenir la résidence de l’émir,jusqu’au moment où il l’échangerait enfin contre la capitale de laSibérie orientale.

La tente de Féofar dominait les tentes voisines. Drapée delarges pans d’une brillante étoffe de soie relevée par descordelières à crépines d’or, surmontée de houppes épaisses que levent agitait comme des éventails, elle occupait le centre d’unevaste clairière, fermée par un rideau de magnifiques bouleaux et depins gigantesques. Devant cette tente, sur une table laquée etincrustée de pierres précieuses, s’ouvrait le livre sacré du Koran,dont les pages étaient de minces feuilles d’or, finement gravées.Au-dessus, battait le pavillon tartare, écartelé des armes del’émir.

Autour de la clairière, s’élevaient en demi-cercle les tentesdes grands fonctionnaires de Boukhara. Là résidaient le chefd’écurie, qui a le droit de suivre à cheval l’émir jusque dans lacour de son palais, le grand fauconnier, le «housch-bégui», porteurdu sceau royal, le «toptschi-baschi», grand maître de l’artillerie,le «khodja», chef du conseil qui reçoit le baiser du prince et peutse présenter devant lui ceinture dénouée, le «scheikh-oul-islam»,chef des ulémas, représentant des prêtres, le «cazi-askev», qui, enl’absence de l’émir, juge toutes contestations soulevées entremilitaires, et enfin le chef des astrologues, dont la grandeaffaire est de consulter les étoiles, toutes les fois que le khansonge à se déplacer.

L’émir, au moment où les prisonniers furent amenés au camp,était dans sa tente. Il ne se montra pas. Et ce fut heureux, sansdoute. Un geste, un mot de lui n’auraient pu être que le signal dequelque sanglante exécution. Mais il se retrancha dans cetisolement, qui constitue en partie la majesté des rois orientaux.On admire qui ne se montre pas, et surtout on le craint.

Quant aux prisonniers, ils allaient être parqués dans quelqueenclos, où, maltraités, a peine nourris, exposés a toutes lesintempéries du climat, ils attendraient le bon plaisir deFéofar.

De tous, le plus docile, sinon le plus patient, étaitcertainement Michel Strogoff. Il se laissait conduire, car on leconduisait là où il voulait aller, et dans des conditions desécurité que, libre, il n’eût pu trouver sur cette route de Kolyvanà Tomsk. S’échapper avant d’être arrivé dans cette ville, c’étaits’exposer à retomber entre les mains des éclaireurs qui battaientla steppe. La ligne la plus orientale, occupée alors par lescolonnes tartares, ne se trouvait pas située au delà duquatre-vingt-deuxième méridien qui traverse Tomsk. Donc, ceméridien franchi, Michel Strogoff devait compter qu’il serait endehors des zones ennemies, qu’il pourrait traverser l’Yeniseï sansdanger, et gagner Krasnoiarsk, avant que Féofar-Khan eût envahi laprovince.

«Une fois à Tomsk, se répétait-il pour réprimer quelquesmouvements d’impatience dont il n’était pas toujours maître, enquelques minutes, je serai au delà des avant-postes, et douzeheures gagnées sur Féofar, douze heures sur Ogareff, cela mesuffira pour les devancer a Irkoutsk!

Ce que Michel Strogoff, en effet, redoutait par-dessus tout,c’était et ce devait être la présence d’Ivan Ogareff au camptartare. Outre le danger d’être reconnu, il sentait, par une sorted’instinct, que c’était ce traître sur lequel il lui importaitsurtout de prendre l’avance. Il comprenait aussi que la réunion destroupes d’Ivan Ogareff à celles de Féofar porterait au completl’effectif de l’armée envahissante, et que, la jonction opérée,cette armée marcherait en masse sur la capitale de la Sibérieorientale. Aussi, toutes ses appréhensions venaient-elles de cecôté, et, à chaque instant, écoutait-il si quelque fanfaren’annonçait pas l’arrivée du lieutenant de l’émir.

À cette pensée se joignait le souvenir de sa mère, celui deNadia, l’une retenue à Omsk, l’autre enlevée sur les barques del’Irtyche et sans doute captive comme l’était Marfa Strogoff! Il nepouvait rien pour elles! Les reverrait-il jamais? A cette questionqu’il n’osait résoudre, son coeur se serrait affreusement.

En même temps que Michel Strogoff et tant d’autres prisonniers,Harry Blount et Alcide Jolivet avaient été conduits au camptartare. Leur ancien compagnon de voyage, pris avec eux au postetélégraphique, savait qu’ils étaient parqués comme lui dans cetenclos que surveillaient de nombreuses sentinelles, mais il n’avaitpoint cherché à se rapprocher d’eux. Peu lui importait, en cemoment du moins, ce qu’ils pouvaient penser de lui depuis l’affairedu relais d’Ichim. D’ailleurs, il voulait être seul pour agir seul,le cas échéant. Il s’était donc tenu a l’écart.

Alcide Jolivet, depuis le moment où son confrère était tombéprès de lui, ne lui avait pas ménagé ses soins. Pendant le trajetde Kolyvan au camp, c’est-à-dire pendant plusieurs heures demarche, Harry Blount, appuyé au bras de son rival, avait pu suivrele convoi des prisonniers. Sa qualité de sujet anglais, il voulutd’abord la faire valoir, mais elle ne le servit en aucune façonvis-à-vis de barbares qui ne répondaient qu’à coups de lance ou desabre. Le correspondant du Daily-Telegraph dut donc subir le sortcommun, quitte à réclamer plus tard et à obtenir satisfaction d’unpareil traitement. Mais ce trajet n’en fut pas moins très-péniblepour lui, car sa blessure le faisait souffrir, et, sansl’assistance d’Alcide Jolivet, peut-être n’eût-il pu atteindre lecamp.

Alcide Jolivet, que sa philosophie pratique n’abandonnaitjamais, avait physiquement et moralement réconforté son confrèrepar tous les moyens en son pouvoir. Son premier soin, lorsqu’il sevit définitivement enfermé dans l’enclos, fut de visiter lablessure d’Harry Blount. Il parvint à lui retirer très-adroitementson habit et reconnut que son épaule avait été seulement frôlée parun éclat de mitraille.

«Ce n’est rien, dit-il. Une simple éraflure! Après deux ou troispansements, cher confrère, il n’y paraîtra plus!

—Mais ces pansements?… demanda Harry Blount.

—Je vous les ferai moi-même!

—Vous êtes donc un peu médecin?

—Tous les Français sont un peu médecins!»

Et sur cette affirmation, Alcide Jolivet, déchirant sonmouchoir, fit de la charpie de l’un des morceaux, des tampons del’autre, prit de l’eau à un puits creusé au milieu de l’enclos,lava la blessure, qui, fort heureusement, n’était pas grave, etdisposa avec beaucoup d’adresse les linges mouillés sur l’épauled’Harry Blount.

«Je vous traite par l’eau, dit-il. Ce liquide est encore lesédatif le plus efficace que l’on connaisse pour le traitement desblessures, et il est le plus employé maintenant. Les médecins ontmis six mille ans à découvrir cela! Oui! six mille ans en chiffresronds!

—Je vous remercie, monsieur Jolivet, répondit Harry Blount, ens’étendant sur une couche de feuilles mortes, que son compagnon luiarrangea à l’ombre d’un bouleau.

—Bah! il n’y a pas de quoi! Vous en feriez autant à maplace!

—Je n’en sais rien… répondit un peu naïvement Harry Blount.

—Farceur, va! Tous les Anglais sont généreux!

—Sans doute, mais les Français… .?

—Eh bien, les Français sont bons, ils sont même bêtes, si vousvoulez! Mais ce qui les rachète, c’est qu’ils sont Français! Neparlons plus de cela, et même, si vous m’en croyez, ne parlons plusdu tout. Le repos vous est absolument nécessaire.»

Mais Harry Blount n’avait aucune envie de se taire. Si le blessédevait, par prudence, songer au repos, le correspondant duDaily-Telegraph n’était pas homme à s’écouter.

«Monsieur Jolivet, demanda-t-il, croyez-vous que nos dernièresdépêches aient pu passer la frontière russe?

—Et pourquoi pas? répondit Alcide Jolivet. A l’heure qu’il est,je vous assure que ma bienheureuse cousine sait à quoi s’en tenirsur l’affaire de Kolyvan!

—A combien d’exemplaires tire t-elle ses dépêches, votrecousine? demanda Harry Blount, qui, pour la première fois, posacette question directe à son confrère.

—Bon! répondit en riant Alcide Jolivet. Ma cousine est unepersonne fort discrète, qui n’aime pas qu’on parle d’elle et quiserait désespérée si elle troublait le sommeil dont vous avezbesoin.

—Je ne veux pas dormir, répondit l’Anglais.—Que doit penservotre cousine des affaires de la Russie?

—Qu’elles semblent en mauvais chemin pour le moment. Mais bah!le gouvernement moscovite est puissant, il ne peut vraiments’inquiéter d’une invasion de barbares, et la Sibérie ne luiéchappera pas.

—Trop d’ambition a perdu les plus grands empires! répondit HarryBlount, qui n’était pas exempt d’une certaine jalousie «anglaise» àl’endroit des prétentions russes dans l’Asie centrale.

—Oh! ne parlons pas politique! s’écria Alcide Jolivet. C’estdéfendu par la Faculté! Rien de plus mauvais pour les blessures àl’épaule!… à moins que ce ne soit pour vous endormir!

—Parlons alors de ce qu’il nous reste à faire, répondit HarryBlount. Monsieur Jolivet, je n’ai pas du tout l’intention de resterindéfiniment prisonnier de ces Tartares.

—Ni moi, pardieu!

—Nous sauverons-nous à la première occasion?

—Oui, s’il n’y a pas d’autre moyen de recouvrer notreliberté.

—En connaissez-vous un autre? demanda Harry Blount, en regardantson compagnon.

—Certainement! Nous ne sommes pas des belligérants, nous sommesdes neutres, et nous réclamerons!

—Près de cette brute de Féofar-Khan?

—Non, il ne comprendrait pas, répondit Alcide Jolivet, mais prèsde son lieutenant Ivan Ogareff.

—C’est un coquin!

—Sans doute, mais ce coquin est Russe. Il sait qu’il ne faut pasbadiner avec le droit des gens, et il n’a aucun intérêt à nousretenir, au contraire. Seulement, demander quelque chose à cemonsieur-là, ça ne me va pas beaucoup!

—Mais ce monsieur-là n’est pas au camp, ou du moins je ne l’y aipas vu, fit observer Harry Blount.

—Il y viendra. Cela ne peut manquer. Il faut qu’il rejoignel’émir. La Sibérie est coupée en deux maintenant, ettrès-certainement l’armée de Féofar n’attend plus que lui pour seporter sur Irkoutsk.

—Et une fois libres, que ferons-nous?

—Une fois libres, nous continuerons notre campagne, et noussuivrons les Tartares, jusqu’au moment où les événements nouspermettront de passer dans le camp opposé. Il ne faut pasabandonner la partie, que diable! Nous ne faisons que commencer.Vous, confrère, vous avez déjà eu la chance d’être blessé auservice du Daily-Telegraph, tandis que moi, je n’ai encore rienreçu au service de ma cousine. Allons, allons!—Bon, murmura AlcideJolivet, le voilà qui s’endort! Quelques heures de sommeil etquelques compresses d’eau fraîche, il n’en faut pas plus pourremettre un Anglais sur pied. Ces gens-la sont fabriqués entôle!»

Et pendant qu’Harry Blount reposait, Alcide Jolivet veilla prèsde lui, après avoir tiré son carnet, qu’il chargea de notes,très-décidé, d’ailleurs, à les partager avec son confrère, pour laplus grande satisfaction des lecteurs du Daily-Telegraph. Lesévénements les avaient réunis l’un à l’autre. Ils n’en étaient plusà se jalouser.

Ainsi donc, ce que redoutait au-dessus de tout Michel Strogoffétait précisément l’objet des plus vifs désirs des deuxjournalistes. L’arrivée d’Ivan Ogareff pouvait évidemment servirceux-ci, car, leur qualité de correspondants anglais et françaisune fois reconnue, rien de plus probable qu’ils fussent mis enliberté. Le lieutenant de l’émir saurait faire entendre raison àFéofar, qui n’eût pas manqué de traiter des journalistes comme desimples espions. L’intérêt d’Alcide Jolivet et d’Harry Blount étaitdonc contraire à l’intérêt de Michel Strogoff. Celui-ci avait biencompris cette situation, et ce fut une nouvelle raison, ajoutée àplusieurs autres, qui le porta a éviter tout rapprochement avec sesanciens compagnons de voyage. Il s’arrangea donc de manière à nepas être aperçu d’eux.

Quatre jours se passèrent, pendant lesquels l’état de choses nefut aucunement modifié. Les prisonniers n’entendirent point parlerde la levée du camp tartare. Ils étaient surveillés sévèrement. Illeur eût été impossible de traverser le cordon de fantassins et decavaliers qui les gardaient nuit et jour. Quant a la nourriture quileur était attribuée, elle leur suffisait à peine. Deux fois parvingt-quatre heures, on leur jetait un morceau d’intestins dechèvres, grillés sur les charbons, ou quelques portions de cefromage appelé «kroute», fabriqué avec du lait aigre de brebis, etqui, trempé de lait de jument, forme le mets kinghis le pluscommunément nommé «koumyss». Et c’était tout. Il faut ajouter aussique le temps devint détestable. Il se produisit de grandesperturbations atmosphériques, qui amenèrent des bourrasques mêléesde pluie. Les malheureux, sans aucun abri, durent supporter cesintempéries malsaines, et aucun adoucissement ne fut apporté àleurs misères. Quelques blessés, des femmes, des enfants moururent,et les prisonniers eux-mêmes durent enterrer ces cadavres, auxquelsleurs gardiens ne voulaient même pas donner la sépulture.

Pendant ces dures épreuves, Alcide Jolivet et Michel Strogoff semultiplièrent, chacun de son côté. Ils rendirent tous les servicesqu’ils pouvaient rendre. Moins éprouvés que tant d’autres, valides,vigoureux, ils devaient mieux résister, et par leurs conseils, parleurs soins, ils purent se rendre utiles à ceux qui souffraient etse désespéraient.

Cet état de choses allait-il durer? Féofar-Khan, satisfait deses premiers succès, voulait-il donc attendre quelque temps avantde marcher sur Irkoutsk? On pouvait le craindre, mais il n’en futrien. L’événement tant souhaité d’Alcide Jolivet et d’Harry Blount,tant redouté de Michel Strogoff, se produisit dans la matinée du 12août.

Ce jour-là, les trompettes sonnèrent, les tambours battirent, lamousquetade éclata. Un énorme nuage de poussière se déroulaitau-dessus de la route de Kolyvan.

Ivan Ogareff, suivi de plusieurs milliers d’hommes, faisait sonentrée au camp tartare.

Chapitre 2Une attitude d’alcide jolivet

C’était tout un corps d’armée qu’Ivan Ogareff amenait à l’émir.Ces cavaliers et ces fantassins faisaient partie de la colonne quis’était emparée d’Omsk. Ivan Ogareff, n’ayant pu réduire la villehaute, dans laquelle—on ne l’a point oublié—le gouverneur et lagarnison avaient cherché refuge, s’était décidé à passer outre, nevoulant pas retarder les opérations qui devaient amener la conquêtede la Sibérie orientale. Il avait donc laissé une garnisonsuffisante à Omsk. Puis, entraînant ses hordes, se renforçant enroute des vainqueurs de Kolyvan, il venait faire sa jonction avecl’armée de Féofar.

Les soldats d’Ivan Ogareff s’arrêteront aux avant-postes ducamps. Ils ne reçurent point ordre de bivouaquer. Le projet de leurchef était, sans doute, de ne pas s’arrêter, mais de se porter enavant et de gagner, dans le plus bref délai, Tomsk, villeimportante, naturellement destinée à devenir le centre desopérations futures.

En même temps que ses soldats, Ivan Ogareff amenait un convoi deprisonniers russes et sibériens, capturés soit à Omsk, soit àKolyvan. Ces malheureux ne furent pas conduits à l’enclos, déjàtrop petit pour ceux qu’il contenait, et ils durent rester auxavant-postes, sans abri, presque sans nourriture. Quel sortFéofar-Khan réservait-il à ces infortunés? Les internerait-il àTomsk, ou quelque sanglante exécution, familière aux chefstartares, les décimerait-elle? C’était le secret du capricieuxémir.

Ce corps d’armée n’était pas venu d’Omsk et de Kolyvan sansentraîner à sa suite la foule de mendiants, de maraudeurs, demarchands, de bohémiens qui forment habituellement l’arrière-garded’une armée en marche. Tout ce monde vivait sur les pays traverséset laissait peu de chose à piller après lui. Donc, nécessité de seporter en avant, ne fût-ce que pour assurer le ravitaillement descolonnes expéditionnaires. Toute la région comprise entre les coursde l’Ichim et de l’Obi, radicalement dévastée, n’offrait plusaucune ressource. C’était un désert que les Tartares faisaientderrière eux, et les Russes ne l’auraient pas franchi sanspeine.

Au nombre de ces bohémiens, accourus des provinces de l’ouest,figurait la troupe tsigane qui avait accompagné Michel Strogoffjusqu’à Perm. Sangarre était la. Cette sauvage espionne, âme damnéed’Ivan Ogareff, ne quittait pas son maître. On les a vus, tousdeux, préparant leurs machinations, en Russie même, dans legouvernement de Nijni-Novgorod. Après la traversée de l’Oural, ilss’étaient séparés pour quelques jours seulement. Ivan Ogareff avaitrapidement gagné Ichim, tandis que Sangarre et sa troupe sedirigeaient sur Omsk par le sud de la province.

On comprendra facilement quelle aide cette femme apportait àIvan Ogareff. Par ses bohémiennes, elle pénétrait en tout lieu,entendant et rapportant tout. Ivan Ogareff était tenu au courant dece qui se faisait jusque dans le coeur des provinces envahies.C’étaient cent yeux, cent oreilles, toujours ouverts pour sa cause.D’ailleurs, il payait largement cet espionnage, dont il retiraitgrand profit.

Sangarre, autrefois compromise dans une très-grave affaire,avait été sauvée par l’officier russe. Elle n’avait point oublié cequ’elle lui devait et s’était à lui, corps et âme. Ivan Ogareff,entré dans la voie de la trahison, avait compris quel parti ilpouvait tirer de cette femme. Quelque ordre qu’il lui donnât,Sangarre l’exécutait. Un instinct inexplicable, plus impérieuxencore que celui de la reconnaissance, l’avait poussée à se fairel’esclave du traître, auquel elle était attachée depuis lespremiers temps de son exil en Sibérie. Confidente et complice,Sangarre, sans patrie, sans famille, s’était plu à mettre sa vievagabonde au service des envahisseurs qu’Ivan Ogareff allait jetersur la Sibérie. A la prodigieuse astuce naturelle à sa race, ellejoignait une énergie farouche, qui ne connaissait ni le pardon nila pitié. C’était une sauvage, digne de partager le wigwam d’unApache ou la hutte d’un Andamien.

Depuis son arrivée à Omsk, où elle l’avait rejoint avec sestsiganes, Sangarre n’avait plus quitté Ivan Ogareff. Lacirconstance qui avait mis en présence Michel et Marfa Strogoff luiétait connue. Les craintes d’Ivan Ogareff, relatives au passaged’un courrier du czar, elle les savait et les partageait. MarfaStrogoff prisonnière, elle eût été femme à la torturer avec tout leraffinement d’une Peau-Rouge, afin de lui arracher son secret. Maisl’heure n’était pas venue à laquelle Ivan Ogareff voulait faireparler la vieille Sibérienne. Sangarre devait attendre, et elleattendait, sans perdre des yeux celle qu’elle espionnait à soninsu, guettant ses moindres gestes, ses moindres paroles,l’observant jour et nuit, cherchant à entendre ce mot de « fils »s’échapper de sa bouche, mais déjouée jusqu’alors par l’inaltérableimpassibilité de Marfa Strogoff.

Cependant, au premier éclat des fanfares, le grand maître dol’artillerie tartare et le chef des écuries de l’émir, suivis d’unebrillante escorte de cavaliers usbecks, s’étaient portés au frontdu camp afin de recevoir Ivan Ogareff.

Lorsqu’ils furent arrivés en sa présence, ils lui rendirent lesplus grands honneurs et l’invitèrent à les accompagner à la tentede Féofar-Khan.

Ivan Ogareff, imperturbable comme toujours, répondit froidementaux déférences des hauts fonctionnaires envoyés à sa rencontre. Ilétait très-simplement vêtu, mais, par une sorte de bravadeimpudente, il portait encore un uniforme d’officier russe.

Au moment où il rendait la main à son cheval pour franchirl’enceinte du camp, Sangarre, passant entre les cavaliers del’escorte, s’approcha de lui et demeura immobile.

«Rien? demanda Ivan Ogareff.

—Rien.

—Sois patiente.

—L’heure approche-t-elle où tu forceras la vieille femme àparler?

—Elle approche, Sangarre,

—Quand la vieille femme parlera-t-elle?

—Lorsque nous serons à Tomsk.

—Et nous y serons?…

—Dans trois jours.»

Les grands yeux noirs de Sangarre jetèrent un éclatextraordinaire, et elle se retira d’un pas tranquille.

Ivan Ogareff pressa les flancs de son cheval, et, suivi de sonétat-major d’officiers tartares, il se dirigea vers la tente del’émir.

Féofar-Khan attendait son lieutenant. Le conseil, composé duporteur du sceau royal, du khodja et de quelques hautsfonctionnaires, avait pris place sous la tente.

Ivan Ogareff descendit de cheval, entra, et se trouva devantl’émir.

Féofar-Khan était un homme de quarante ans, haut de stature, levisage assez pâle, les yeux méchants, la physionomie farouche. Unebarbe noire, étagée par petits rouleaux, descendait sur sapoitrine. Avec son costume de guerre, cotte à mailles d’or etd’argent, baudrier étincelant de pierres précieuses, fourreau desabre courbé comme un yatagan et serti de gemmes éblouissantes,bottes ergotées d’un éperon d’or, casque orné d’une aigrette dediamants jetant mille feux, Féofar offrait au regard l’aspectplutôt étrange qu’imposant d’un Sardanapale tartare, souverainindiscuté qui dispose à son gré de la vie et de la fortune de sessujets, dont la puissance est sans limites, et auquel, parprivilège spécial, on donne, à Boukhara, la qualificationd’émir.

Au moment où Ivan Ogareff parut, les grands dignitairesdemeurèrent assis sur leurs coussins festonnés d’or; mais Féofar seleva d’un riche divan qui occupait le fond de la tente, dont le soldisparaissait sous l’épaisse moquette d’un tapis boukharien.

L’émir s’approcha d’Ivan Ogareff et lui donna un baiser, à lasignification duquel il n’y avait pas à se méprendre. Ce baiserfaisait du lieutenant le chef du conseil et le plaçaittemporairement au-dessus du khodja.

Puis, Féofar, s’adressant à Ivan Ogareff: «Je n’ai point àt’interroger, dit-il, parle, Ivan. Tu ne trouveras ici que desoreilles bien disposées à t’entendre.

—Takhsir[11] , répondit Ivan Ogareff, voici ce quej’ai à te faire connaître.»

Ivan Ogareff s’exprimait en tartare, et donnait à ses phrases latournure emphatique qui distingue le langage des Orientaux.

«Takhsir, le temps n’est pas aux inutiles paroles. Ce que j’aifait, à la tête de tes troupes, tu le sais. Les lignes de l’Ichimet de l’Irtyche sont maintenant en notre pouvoir, et les cavaliersturcomans peuvent baigner leurs chevaux dans leurs eaux devenuestartares. Les hordes kirghises se sont soulevées à la voix deFéofar-Khan, et la principale route sibérienne t’appartient depuisIchim jusqu’à Tomsk. Tu peux donc pousser tes colonnes aussi bienvers l’orient où le soleil se lève, que vers l’occident où il secouche.

—Et si je marche avec le soleil? demanda l’émir, qui écoutaitsans que son visage trahit aucune de ses pensées.

—Marcher avec le soleil, répondit Ivan Ogareff, c’est te jetervers l’Europe, c’est conquérir rapidement les provinces sibériennesde Tobolsk jusqu’aux montagnes de l’Oural.

—Et si je vais au-devant de ce flambeau du ciel?

—C’est soumettre à la domination tartare, avec Irkoutsk, lesplus riches contrées de l’Asie centrale.

—Mais, les armées du sultan de Pétersbourg? dit Féofar-Khan, endésignant par ce titre bizarre l’empereur de Russie.

—Tu n’as rien à en craindre, ni au levant ni au couchant,répondit Ivan Ogareff. L’invasion a été soudaine, et, avant quel’armée russe ait pu les secourir, Irkoutsk ou Tobolsk seronttombées en ton pouvoir. Les troupes du czar ont été écrasées àKolyvan, comme elles le seront partout où les tiens lutterontcontre ces soldats insensés de l’Occident.

—Et quel avis t’inspire ton dévouement à la cause tartare?demanda l’émir, après quelques instants de silence.

—Mon avis, répondit vivement Ivan Ogareff, c’est de marcher audevant du soleil! C’est de donner l’herbe des steppes orientales àdévorer aux chevaux turcomans! C’est de prendre Irkoutsk, lacapitale des provinces de l’est, et, avec elle, l’otage dont lapossession vaut toute une contrée. Il faut que, à défaut du czar,le grand-duc son frère tombe entre tes mains.»

C’était là le suprême résultat que poursuivait Ivan Ogareff. Onl’eût pris, à l’entendre, pour l’un de ces cruels descendants deStepan Razine, le célèbre pirate qui ravagea la Russie méridionaleau XVIIIe siècle. S’emparer du grand-duc, le frapper sans pitié,c’était pleine satisfaction donnée à sa haine! En outre, la prised’Irkoutsk faisait passer immédiatement sous la domination tartaretoute la Sibérie orientale.

«Il sera fait ainsi, Ivan, répondit Féofar.

—Quels sont tes ordres, Takhsir?

—Aujourd’hui même, notre quartier général sera transporté àTomsk.»

Ivan Ogareff s’inclina, et, suivi du housch-bégui, il se retirapour faire exécuter les ordres de l’émir.

Au moment où il allait monter à cheval, afin de regagner lesavant-postes, un certain tumulte se produisit à quelque distance,dans la partie du camp affectée aux prisonniers. Des cris se firententendre, et deux ou trois coups de fusil éclatèrent. Etait-ce unetentative de révolte ou d’évasion qui allait être sommairementréprimée?

Ivan Ogareff et le housch-bégui firent quelques pas en avant,et, presque aussitôt, deux hommes, que des soldats ne pouvaientretenir, parurent devant eux.

Le housch-bégui, sans plus d’information, fit un geste qui étaitun ordre de mort, et la tête de ces deux prisonniers allait roulerà terre, lorsqu’Ivan Ogareff dit quelques mots qui arrêtèrent lesabre déjà levé sur eux.

Le Russe avait reconnu que ces prisonniers étaient étrangers, etil donna l’ordre qu’on les lui amenât.

C’étaient Harry Blount et Alcide Jolivet.

Dès l’arrivée d’Ivan Ogareff au camp, ils avaient demandé à êtreconduits en sa présence. Les soldats avaient refusé. De là, lutte,tentative de fuite, coups de fusil qui n’atteignirent heureusementpoint les deux journalistes, mais leur exécution ne se fût pointfait attendre, n’eût été l’intervention du lieutenant del’émir.

Celui-ci examina pendant quelques moments ces prisonniers, quilui étaient absolument inconnus. Ils étaient présents, cependant, àcette scène du relais de poste d’Ichim, dans laquelle MichelStrogoff fut frappé par Ivan Ogareff; mais le brutal voyageurn’avait point fait attention aux personnes réunies alors dans lasalle commune.

Harry Blount et Alcide Jolivet, au contraire, le reconnurentparfaitement, et celui-ci dit à mi-voix:

«Tiens! Il parait que le colonel Ogareff et le grossierpersonnage d’Ichim ne font qu’un!»

Puis, il ajouta à l’oreille de son compagnon:

«Exposez notre affaire, Blount. Vous me rendrez service. Cecolonel russe au milieu d’un camp tartare me dégoûte, et bien que,grâce à lui, ma tête soit encore sur mes épaules, mes yeux sedétourneraient avec mépris plutôt que de le regarder en face!»

Et cela dit, Alcide Jolivet affecta la plus complète et la plushautaine indifférence.

Ivan Ogareff comprit-il ce que l’attitude du prisonnier avaitd’insultant pour lui? En tout cas, il n’en laissa rienparaître.

«Qui êtes-vous, messieurs? demanda-t-il en russe d’un tontrès-froid, mais exempt de sa rudesse habituelle.

—Deux correspondants de journaux anglais et français, réponditlaconiquement Harry Blount.

—Vous avez sans doute des papiers qui vous permettent d’établirvotre identité?

—Voici des lettres qui nous accréditent en Russie près deschancelleries anglaise et française.»

Ivan Ogareff prit les lettres que lui tendait Harry Blount, etil les lut avec attention. Puis:

«Vous demandez, dit-il, l’autorisation de suivre nos opérationsmilitaires en Sibérie?

—Nous demandons à être libres, voilà tout, répondit sèchement lecorrespondant anglais.

—Vous l’êtes, messieurs, répondit Ivan Ogareff, et je seraicurieux de lire vos chroniques dans le Daily-Telegraph.

—Monsieur, répliqua Harry Blount avec le flegme le plusimperturbable, c’est six pence le numéro, les frais de poste ensus.»

Et, là-dessus, Harry Blount se retourna vers son compagnon, quiparut approuver complètement sa réponse.

Ivan Ogareff ne sourcilla pas, et, enfourchant son cheval, ilprit la tête de son escorte et disparut bientôt dans un nuage depoussière.

«Eh bien, monsieur Jolivet, que pensez-vous du colonel IvanOgareff, général en chef des troupes tartares? demanda HarryBlount.

—Je pense, mon cher confrère, répondit en souriant AlcideJolivet, que cet housch-bégui a eu un bien beau geste, quand il adonné l’ordre de nous couper la tête!»

Quoi qu’il en soit et quel que fût le motif qui eût porté IvanOgareff à agir ainsi à l’égard des deux journalistes, ceux-ciétaient libres et ils pouvaient parcourir à leur gré le théâtre dela guerre. Aussi, leur intention était-elle bien de ne pointabandonner la partie. L’espèce d’antipathie qu’ils ressentaientautrefois l’un pour l’autre avait fait place à une amitié sincère.Rapprochés par les circonstances, ils ne songeaient plus à seséparer. Les mesquines questions de rivalité étaient à jamaiséteintes. Harry Blount ne pouvait plus oublier ce qu’il devait àson compagnon, lequel ne cherchait aucunement à s’en souvenir, eten somme, ce rapprochement, facilitant les opérations de reportage,devait tourner à l’avantage de leurs lecteurs.

«Et maintenant, demanda Harry Blount, qu’est-ce que nous allonsfaire de notre liberté?

—En abuser, parbleu! répondit Alcide Jolivet, et allertranquillement à Tomsk voir ce qui s’y passe.

—Jusqu’au moment, très-prochain, je l’espère, où nous pourronsrejoindre quelque corps russe?…

—Comme vous dites, mon cher Blount! Il ne faut pas trop setartariser! Le beau rôle est encore à ceux dont les armescivilisent, et il est évident que les peuples de l’Asie centraleauraient tout à perdre et absolument rien à gagner à cetteinvasion, mais les Russes sauront bien la repousser. Ce n’estqu’une affaire de temps!»

Cependant, l’arrivée d’Ivan Ogareff, qui venait de rendre à laliberté Alcide Jolivet et Harry Blount, était au contraire un gravepéril pour Michel Strogoff. Que le hasard vînt à mettre le courrierdu czar en présence d’Ivan Ogareff, celui-ci ne pourrait manquer dele reconnaître pour le voyageur qu’il avait si brutalement traitéau relais d’Ichim, et bien que Michel Strogoff n’eût pas répondu àl’insulte comme il l’eût fait en toute autre circonstance,l’attention aurait été attirée sur lui,—ce qui eût rendu difficilel’exécution de ses projets.

Là était le côté fâcheux de la présence d’Ivan Ogareff.Toutefois, une conséquence heureuse de son arrivée, ce fut l’ordrequi fut donné de lever le camp le jour même et de transporter àTomsk le quartier général.

C’était l’accomplissement du plus vif désir de Michel Strogoff.Son intention, on le sait, était d’atteindre Tomsk, confondu avecles autres prisonniers, c’est-à-dire sans risquer de tomber entreles mains des éclaireurs qui fourmillaient aux approches de cetteimportante ville. Cependant, par suite de l’arrivée d’Ivan Ogareff,et dans la crainte d’être reconnu de lui, il dut se demander s’ilne conviendrait pas de renoncer à ce premier projet et de tenter des’échapper pendant le voyage.

Michel Strogoff allait sans doute s’arrêter à ce dernier parti,lorsqu’il apprit que Féofar-Khan et Ivan Ogareff étaient déjàpartis pour la ville à la tête de quelques milliers decavaliers.

«J’attendrai donc, se dit-il, à moins qu’il ne se présentequelque occasion exceptionnelle de fuir. Les mauvaises chances sontnombreuses en deçà de Tomsk, tandis qu’au delà les bonness’accroîtront, puisque j’aurai, en quelques heures, dépassé lespostes tartares les plus avancés dans l’est. Encore trois jours depatience, et que Dieu me vienne en aide!»

C’était, en effet, un voyage de trois jours que les prisonniers,sous la surveillance d’un nombreux détachement de Tartares,devaient faire à travers la steppe. En effet, cent cinquanteverstes séparaient le camp de la ville. Voyage facile pour lessoldats de l’émir, qui ne manquaient de rien, mais pénible pour desmalheureux, affaiblis par les privations. Plus d’un cadavre devaitjalonner cette portion de la route sibérienne!

Ce fut à deux heures de l’après-midi, ce 12 août, par unetempérature fort élevée et sous un ciel sans nuages, que letoptschi-baschi donna l’ordre de départ.

Alcide Jolivet et Harry Blount, ayant acheté des chevaux,avaient déjà pris la route de Tomsk, où la logique des événementsallait réunir les principaux personnages de cette histoire.

Au nombre des prisonniers amenés par Ivan Ogareff au camptartare, était une vieille femme que sa taciturnité même semblaitmettre à part au milieu de toutes celles qui partageaient son sort.Pas une plainte ne sortait de ses lèvres. On eût dit une statue dela douleur. Cette femme, presque toujours immobile, plusétroitement gardée qu’aucune autre, était, sans qu’elle parût s’endouter ou s’en soucier, observée par la tsigane Sangarre. Malgréson âge, elle avait dû suivre à pied le convoi des prisonniers,sans qu’aucun adoucissement eût été apporté à ses misères.

Toutefois, quelque providentiel dessein avait placé à ses côtésun être courageux, charitable, fait pour la comprendre etl’assister. Parmi ses compagnes d’infortune, une jeune fille,remarquable par sa beauté et par une impassibilité qui ne le cédaiten rien à celle de la Sibérienne, semblait s’être donné la tâche deveiller sur elle. Aucune parole n’avait été échangée entre les deuxcaptives, mais la jeune fille se trouvait toujours à point nomméauprès de la vieille femme, quand son secours pouvait lui êtreutile. Celle-ci n’avait pas tout d’abord accepté sans méfiance lessoins muets de cette inconnue. Peu à peu, cependant, l’évidentedroiture du regard de cette jeune fille, sa réserve et lamystérieuse sympathie qu’une communauté de douleurs établit entred’égales infortunes, avaient eu raison de la froideur hautaine deMarfa Strogoff. Nadia—car c’était elle—avait pu ainsi, sans laconnaître, rendre à la mère les soins qu’elle-même avait reçus deson fils. Son instinctive bonté l’avait doublement bien inspirée.En se vouant à la servir, Nadia assurait à sa jeunesse et à sabeauté la protection de l’âge de la vieille prisonnière. Au milieude cette foule d’infortunés, aigris par les souffrances, ce groupesilencieux de deux femmes, dont l’une semblait être l’aïeule,l’autre la petite-fille, imposait à tous une sorte de respect.

Nadia, après avoir été enlevée par les éclaireurs tartares surles barques de l’Irtyche, avait été conduite à Omsk. Retenueprisonnière dans la ville, elle partagea le sort de tous ceux quela colonne d’Ivan Ogareff avait capturés jusqu’alors, et, parconséquent, celui de Marfa Strogoff.

Nadia, si elle eût été moins énergique, aurait succombé à cedouble coup qui venait de la frapper. L’interruption de son voyage,la mort de Michel Strogoff l’avaient à la fois désespérée etrévoltée. Éloignée à jamais peut-être de son père, après tantd’efforts déjà heureux qui l’en avaient rapprochée, et, pour comblede douleur, séparée de l’intrépide compagnon que Dieu même semblaitavoir mis sur sa route pour la conduire au but, elle avait à lafois et du même coup tout perdu. L’image de Michel Strogoff,atteint sous ses yeux d’un coup de lance et disparaissant dans leseaux de l’Irtyche, ne quittait plus sa pensée. Un tel hommeavait-il bien pu mourir ainsi? Pour qui Dieu réservait-il sesmiracles, si ce juste, qu’un noble dessein poussait à coup sur,avait pu être si misérablement arrêté dans sa marche? Quelquefoisla colère l’emportait sur la douleur. La scène de l’affront siétrangement subi par son compagnon au relais d’Ichim lui revenait àla mémoire. Son sang bouillait à ce souvenir.

«Qui vengera ce mort qui ne peut plus se venger lui-même?» sedisait-elle.

Et dans son coeur, la jeune fille, s’adressant à Dieu même,s’écriait:

«Seigneur, faites que ce soit moi!»

Si encore, avant de mourir, Michel Strogoff lui avait confié sonsecret, si, toute femme, tout enfant qu’elle était, elle eût pumener à bonne fin la tâche interrompue de ce frère que Dieun’aurait pas dû lui donner, puisqu’il devait sitôt le luireprendre!…

Absorbée dans ces pensées, on comprend que Nadia fût demeuréecomme insensible aux misères mêmes de sa captivité.

C’était alors que le hasard l’avait, sans qu’elle pût en avoirle moindre soupçon, réunie à Marfa Strogoff. Comment aurait-elle puimaginer que cette vieille femme, prisonnière comme elle, fût lamère de son compagnon, qui n’avait jamais été pour elle que lemarchand Nicolas Korpanoff? Et, de son côté, comment Marfaaurait-elle pu deviner qu’un lien de reconnaissance rattachaitcette jeune inconnue à son fils?

Ce qui frappa d’abord Nadia dans Marfa Strogoff, ce fut unesorte de conformité secrète dans la façon dont chacune, de soncôté, subissait sa dure condition. Cette indifférence stoïque de lavieille femme aux douleurs matérielles de leur vie quotidienne, cemépris des souffrances du corps, Marfa ne pouvait les puiser quedans une douleur morale égale à la sienne. Voilà ce que pensaitNadia, et elle ne se trompait pas. Ce fut donc une sympathieinstinctive pour cette part de ses misères que Marfa Strogoff nemontrait pas, qui poussa tout d’abord Nadia vers elle. Cette façonde supporter son mal allait à l’âme fière de la jeune fille. Ellene lui offrit pas ses services, elle les lui donna. Marfa n’eut nià refuser ni à accepter. Dans les passages difficiles de la route,la jeune fille était là et l’aidait de son bras. Aux heures desdistributions de vivres, la vieille femme n’eût pas bougé, maisNadia partageait avec elle son insuffisante nourriture, et c’estainsi que ce pénible voyage s’était opéré pour l’une en même tempsque pour l’autre. Grâce à sa jeune compagne, Marfa Strogoff putsuivre les soldats qui convoyaient la troupe des prisonniers sansêtre attachée à l’arçon d’une selle, comme tant d’autresmalheureuses, ainsi traînées sur ce chemin de douleur.

«Que Dieu te récompense, ma fille, de ce que tu fais pour mesvieux ans!» lui dit une fois Marfa Strogoff, et cela avait été,pendant quelque temps, la seule parole prononcée entre les deuxinfortunées.

Durant ces quelques jours, qui leur parurent longs comme dessiècles, la vieille femme et la jeune fille—il le semblait dumoins—auraient dû être amenées à causer de leur situationréciproque. Mais Marfa Strogoff, par une circonspection facile àcomprendre, n’avait parlé, et encore avec une grande brièveté, qued’elle-même. Elle n’avait fait aucune allusion ni à son fils ni àla funeste rencontre qui les avait mis face à face.

Nadia, elle aussi, fut longtemps, sinon muette, du moins sobrede toute parole inutile. Cependant, un jour, sentant qu’elle avaitdevant elle une âme simple et haute, son coeur avait débordé, etelle avait raconté, sans en rien cacher, tous les événements quis’étaient accomplis depuis son départ de Wladimir jusqu’à la mortde Nicolas Korpanoff. Ce qu’elle dit de son jeune compagnonintéressa vivement la vieille Sibérienne.

«Nicolas Korpanoff! dit-elle. Parle-moi encore de ce Nicolas! Jene sais qu’un homme, un seul parmi la jeunesse de ce temps, dontune telle conduite ne m’eût pas étonnée! Nicolas Korpanoff,était-ce bien son nom? En es-tu sûre, ma fille?

—Pourquoi m’aurait-il trompée sur ce point, répondit Nadia, luiqui ne m’a trompée sur aucun autre?»

Cependant, mue par une sorte de pressentiment, Marfa Strogofffaisait à Nadia questions sur questions.

«Tu m’as dit qu’il était intrépide, ma fille! Tu m’as prouvéqu’il l’avait été! dit-elle.

—Oui, intrépide! répondit Nadia.

—C’est bien ainsi qu’eut été mon fils,» se répétait MarfaStrogoff à part elle.

Puis elle reprenait:

«Tu m’as dit encore que rien ne l’arrêtait, que rien nel’étonnait, qu’il était si doux dans sa force même, que tu avaisune soeur aussi bien qu’un frère en lui, et qu’il a veillé sur toicomme une mère?

—Oui, oui! dit Nadia. Frère, soeur, mère, il a été tout pourmoi!

—Et aussi un lion pour te défendre?

—Un lion, en vérité! répondit Nadia. Oui, un lion, un héros!

—Mon fils, mon fils! pensait la vieille Sibérienne.

—Mais tu dis, cependant, qu’il a supporté un terrible affrontdans cette maison de poste d’Ichim?

—Il l’a supporté! répondit Nadia en baissant la tête.

—Il l’a supporté? murmura Maria Strogoff, frémissante.

—Mère! mère! s’écria Nadia, ne le condamnez pas. Il y avait làun secret, un secret dont Dieu seul, à l’heure qu’il est, est lejuge!

—Et, dit Marfa, relevant la tête et regardant Nadia comme sielle eût voulu lire jusqu’au plus profond de son âme, dans cetteheure d’humiliation, ce Nicolas Korpanoff, est-ce que tu l’asméprisé?

—Je l’ai admiré sans le comprendre! répondit la jeune fille. Jene l’ai jamais senti plus digne de respect!»

La vieille femme se tut un instant.

«Il était grand? demanda-t-elle.

—Très-grand.

—Et très-beau, n’est-ce pas? Allons, parle, ma fille.

—Il était très beau, répondit Nadia toute rougissante.

—C’était mon fils! Je te dis que c’était mon fils! s’écria lavieille femme en embrassant Nadia.

—Ton fils! répondit Nadia tout interdite, ton fils!

—Allons! dit Marfa, va jusqu’au bout, mon enfant! Ton compagnon,ton ami, ton protecteur, il avait une mère! Est-ce qu’il net’aurait jamais parlé de sa mère?

—De sa mère? dit Nadia. Il m’a parlé de sa mère comme je lui aiparlé de mon père, souvent, toujours! Cette mère, il l’adorait!

—Nadia, Nadia! Tu viens de me raconter l’histoire même de monfils,» dit la vieille femme.

Et elle ajouta impétueusement:

«Ne devait-il donc pas la voir en passant à Omsk, cette mère quetu dis qu’il aimait?

—Non, répondit Nadia, non, il ne le devait pas.

—Non? s’écria Marfa. Tu as osé me dire non?

—Je te l’ai dit, mais il me reste à t’apprendre que, pour desmotifs qui devaient remporter sur tout, des motifs que je neconnais pas, j’ai cru comprendre que Nicolas Korpanoff devaittraverser le pays dans le plus absolu secret. C’était pour lui unequestion de vie et de mort, et, mieux encore, une question dedevoir et d’honneur.

—De devoir, en effet, de devoir impérieux, dit la vieilleSibérienne, de ceux auxquels on sacrifie tout, pourl’accomplissement desquels on refuse tout, même la joie de venirdonner un baiser, le dernier peut-être, à sa vieille mère! Tout ceque tu ne sais pas, Nadia, tout ce que je ne savais pas moi-même,je le sais à l’heure qu’il est! Tu m’as tout fait comprendre! Maisla lumière que tu as jetée au plus profond des ténèbres de moncoeur, cette lumière, je ne puis la faire entrer dans le tien. Lesecret de mon fils, Nadia, puisqu’il ne te l’a pas dit, il faut queje le lui garde! Pardonne-moi, Nadia! Le bien que tu m’as fait, jene puis te le rendre!

—Mère, je ne vous demande rien,» répondit Nadia.

Tout s’était expliqué ainsi pour la vieille Sibérienne, tout,jusqu’à l’inexplicable conduite de son fils à son égard, dansl’auberge d’Omsk, en présence des témoins de leur rencontre. Il n’yavait plus à douter que le compagnon de la jeune fille n’eût étéMichel Strogoff, et qu’une mission secrète, quelque importantedépêche à porter à travers la contrée envahie, ne l’obligeât àcacher sa qualité de courrier du czar.

«Ah! mon brave enfant, pensa Marfa Strogoff. Non! Je ne tetrahirai pas, et les tortures ne m’arracheront jamais l’aveu quec’est bien toi que j’ai vu à Omsk!»

Marfa Strogoff aurait pu, d’un mot, payer Nadia de tout sondévouement pour elle. Elle aurait pu lui apprendre que soncompagnon, Nicolas Korpanoff, ou plutôt Michel Strogoff, n’avaitpas péri dans les eaux de l’Irtyche, puisque c’était quelques joursaprès cet incident qu’elle l’avait rencontré, qu’elle lui avaitparlé!…

Mais elle se contint, elle se tut, et se borna à dire:

«Espère, mon enfant! Le malheur ne s’acharnera pas toujours surtoi! Tu reverras ton père, j’en ai le pressentiment, et, peut-être,celui qui te donnait le nom de soeur n’est-il pas mort! Dieu nepeut pas permettre que ton brave compagnon ait péri!… Espère, mafille! espère! Fais comme moi! Le deuil que je porte n’est pasencore celui de mon fils!».

Chapitre 3Coup pour coup

Telle était maintenant la situation de Marfa Strogoff et deNadia l’une vis-à-vis de l’autre. La vieille Sibérienne avait toutcompris, et si la jeune fille ignorait que son compagnon tantregretté vécût encore, elle savait, du moins, ce qu’il était àcelle dont elle avait fait sa mère, et elle remerciait Dieu de luiavoir donné cette joie de pouvoir remplacer auprès de laprisonnière le fils qu’elle avait perdu.

Mais ce que ni l’une ni l’autre ne pouvaient savoir, c’est queMichel Strogoff, pris à Kolyvan, faisait partie du même convoi etqu’il était dirigé sur Tomsk avec elles.

Les prisonniers amenés par Ivan Ogareff avaient été réunis àceux que l’émir gardait déjà au camp tartare. Ces malheureux,Russes ou Sibériens, militaires ou civils, étaient au nombre dequelques milliers, et ils formaient une colonne qui s’étendait surune longueur de plusieurs verstes. Parmi eux, il en était qui,considérés comme plus dangereux, avaient été attachés par desmenottes à une longue chaîne. Il y avait aussi des femmes, desenfants, liés ou suspendus aux pommeaux des selles, etimpitoyablement traînés sur les routes! On les poussait tous commeun bétail humain. Les cavaliers qui les escortaient les obligeaientà garder un certain ordre, et il n’y avait de retardataires queceux qui tombaient pour ne plus se relever.

De cette disposition, il était résulté ceci: c’est que MichelStrogoff, rangé dans les premiers rangs de ceux qui avaient quittéle camp tartare, c’est-à-dire parmi les prisonniers de Kolyvan, nedevait pas être mêlé aux prisonniers venus d’Omsk en dernier lieu.Il ne pouvait donc soupçonner dans ce convoi la présence de sa mèreet de Nadia, pas plus que celles-ci ne pouvaient soupçonner lasienne.

Ce voyage, du camp à Tomsk, fait dans ces conditions, sous lefouet des soldats, fut mortel pour un grand nombre, terrible pourtous. On allait à travers la steppe, sur une route rendue pluspoussiéreuse encore par le passage de l’émir et de son avant-garde.Ordre avait été donna de marcher vite. Les haltes, très-courtes,étaient rares. Ces cent cinquante verstes à franchir sous un soleilardent, si rapidement qu’elles fussent parcourues, devaient semblerinterminables!

C’est une contrée stérile que celle qui s’étend sur la droite del’Obi jusqu’à la base de ce contrefort, détaché des monts Sayansk,dont l’orientation est nord et sud. A peine quelques buissonsmaigres et brûlés rompent-ils çà et là la monotonie de l’immenseplaine. Il n’y a pas de culture, parce qu’il n’y a pas d’eau, etc’est l’eau qui manqua le plus aux prisonniers, altérés par unemarche pénible. Pour trouver un affluent, il eût fallu se porterd’une cinquantaine de verstes dans l’est, jusqu’au pied même ducontrefort qui détermine le partage des eaux entre les bassins del’Obi et de l’Yeniseï. Là, coule le Tom, petit affluent de l’Obi,qui passe à Tomsk avant de se perdre dans une des grandes artèresdu nord. Là, l’eau eût été abondante, la steppe moins aride, latempérature moins ardente. Mais les plus étroites prescriptionsavaient été données aux chefs du convoi de gagner Tomsk par le pluscourt, car l’émir pouvait toujours craindre d’être pris de flanc etcoupé par quelque colonne russe qui fût descendue des provinces dunord. Or, la grande route sibérienne ne côtoyait pas les rives duTom, du moins dans sa partie comprise entre Kolyvan et une petitebourgade nommée Zabédiero, et il fallait suivre la grande routesibérienne.

Il est inutile de s’appesantir sur les souffrances de tant demalheureux prisonniers. Plusieurs centaines tombèrent sur lasteppe, et leurs cadavres y devaient rester jusqu’au moment où lesloups, ramenés par l’hiver, en dévoreraient les derniersossements.

De même que Nadia était toujours là, prête à secourir la vieilleSibérienne, de même Michel Strogoff, libre de ses mouvements,rendait à des compagnons d’infortune plus faibles que lui tous lesservices que sa situation lui permettait. Il encourageait les uns,il soutenait les autres, il se prodiguait, il allait et venait,jusqu’à ce que la lance d’un cavalier l’obligeât à reprendre saplace au rang qui lui était assigné.

Pourquoi ne cherchait-il pas à fuir? C’est que son projet étaitbien arrêté, maintenant, de ne se lancer à travers la steppe quelorsqu’elle serait sûre pour lui. Il s’était entêté dans cette idéed’aller jusqu’à Tomsk «aux frais de l’émir», et, en somme, il avaitraison. A voir les nombreux détachements qui battaient la plainesur les flancs du convoi, tantôt au sud, tantôt au nord, il étaitévident qu’il n’eût pas fait deux verstes sans avoir été repris.Les cavaliers tartares pullulaient, et, parfois, il semblait qu’ilssortissent de terre, comme ces insectes nuisibles qu’une pluied’orage fait fourmiller à la surface du sol. En outre, la fuitedans ces conditions eût été extrêmement difficile, sinonimpossible. Les soldats de l’escorte déployaient une extrêmevigilance, car il y allait pour eux de la tête, si leursurveillance eût été mise en défaut.

Enfin, le 15 août, à la tombée du jour, le convoi atteignit lapetite bourgade de Zabédiero, à une trentaine de verstes de Tomsk.En cet endroit, la route rejoignait le cours du Tom.

Le premier mouvement des prisonniers eût été de se précipiterdans les eaux de cette rivière; mais leurs gardiens ne leurpermirent pas de rompre les rangs avant que la halte fût organisée.Bien que le courant du Tom fût presque torrentiel à cette époque,il pouvait favoriser la fuite de quelque audacieux ou de quelquedésespéré, et les plus sévères mesures de vigilance allaient êtreprises. Des barques, réquisitionnées à Zabédiero, furent embosséessur le Tom et formèrent un chapelet d’obstacles impossible àfranchir. Quant à la ligne du campement, appuyée aux premièresmaisons de la bourgade, elle fut gardée par un cordon desentinelles impossible à briser.

Michel Strogoff, qui aurait pu songer dès ce moment à se jeterdans la steppe, comprit, après avoir soigneusement observé lasituation, que ses projets de fuite étaient presque inexécutablesdans ces conditions, et, ne voulant rien compromettre, ilattendit.

Cette nuit là tout entière, les prisonniers devaient camper surles bords du Tom. L’émir, en effet, avait remis au lendemainl’installation de ses troupes à Tomsk. Il avait été décidé qu’unefête militaire marquerait l’inauguration du quartier généraltartare dans cette importante cité. Féofar-Khan en occupait déjà laforteresse, mais le gros de son armée bivouaquait sous les murs,attendant le moment d’y faire une entrée solennelle.

Ivan Ogareff avait laissé l’émir à Tomsk, où tous deux étaientarrivés la veille, et il était revenu au campement de Zabédiero.C’est de ce point qu’il devait partir le lendemain avecl’arrière-garde de l’armée tartare. Une maison avait été disposéepour qu’il pût y passer la nuit. Au soleil levant, sous soncommandement, cavaliers et fantassins se dirigeraient sur Tomsk, oùl’émir voulait les recevoir avec la pompe habituelle aux souverainsasiatiques.

Dès que la halte eut été organisée, les prisonniers, brisés parces trois jours de voyage, en proie à une soif ardente, purent sedésaltérer enfin et prendre un peu de repos.

Le soleil était déjà couché, mais l’horizon s’éclairait encoredes lueurs crépusculaires, lorsque Nadia, soutenant Marfa Strogoff,arriva sur les bords du Tom. Toutes deux n’avaient pu, jusqu’alors,percer les rangs de ceux qui encombraient la berge, et ellesvenaient boire à leur tour.

La vieille Sibérienne se pencha sur ce courant frais, et Nadia,y plongeant sa main, la porta aux lèvres de Marfa. Puis elle serafraîchit à son tour. Ce fut la vie que la vieille femme et lajeune fille retrouvèrent dans ces eaux bienfaisantes.

Soudain, Nadia, au moment de quitter la rive, se redressa. Uncri involontaire venait de lui échapper.

Michel Strogoff était là, à quelques pas d’elle! C’était lui!…Les dernières lueurs du jour l’éclairaient encore!

Au cri de Nadia, Michel Strogoff avait tressailli… . Mais il eutassez d’empire sur lui-même pour ne pas prononcer un mot qui pût lecompromettre.

Et cependant, en même temps que Nadia, il avait reconnu samère!…

Michel Strogoff, à cette rencontre inattendue, ne se sentantplus maître de lui, porta la main à ses yeux et s’éloignaaussitôt.

Nadia s’était élancée instinctivement pour le rejoindre, mais lavieille Sibérienne lui murmura ces mots à l’oreille:

«Reste, ma fille!

—C’est lui! répondit Nadia d’une voix coupée par l’émotion. Ilvit, mère! c’est lui!

—C’est mon fils, répondit Marfa Strogoff, c’est Michel Strogoff,et tu vois que je ne fais pas un pas vers lui! Imite-moi, mafille!»

Michel Strogoff venait d’éprouver l’une des plus violentesémotions qu’il soit donné à un homme de ressentir. Sa mère et Nadiaétaient là. Ces deux prisonnières, qui se confondaient presque dansson coeur, Dieu les avait poussées l’une vers l’autre en cettecommune infortune! Nadia savait-elle donc qui il était? Non, car ilavait vu le geste de Marfa Strogoff, la retenant au moment où elleallait s’élancer vers lui! Marfa Strogoff avait donc tout compriset gardé son secret.

Pendant cette nuit, Michel Strogoff fut vingt fois sur le pointde chercher à rejoindre sa mère, mais il comprit qu’il devaitrésister à cet immense désir de la serrer dans ses bras, de presserencore une fois la main de sa jeune compagne! La moindre imprudencepouvait le perdre. Il avait juré, d’ailleurs, de ne pas voir samère… il ne la verrait pas, volontairement! Une fois arrivé àTomsk, puisqu’il ne pouvait fuir cette nuit même, il se jetterait àtravers la steppe sans même avoir embrassé les deux êtres en qui serésumait toute sa vie et qu’il laissait exposés à tant depérils!

Michel Strogoff pouvait donc espérer que cette nouvellerencontre au campement de Zabédiero n’aurait de conséquencefâcheuse, ni pour sa mère, ni pour lui. Mais il ne savait pas quecertains détails de cette scène, si rapidement qu’elle se fûtpassée, venaient d’être surpris par Sangarre, l’espionne d’IvanOgareff.

La tsigane était la, à quelques pas, sur la berge, épiant commetoujours la vieille Sibérienne, et sans que celle-ci s’en doutât.Elle n’avait pu apercevoir Michel Strogoff, qui avait déjà disparulorsqu’elle se retourna; mais le geste de la mère, retenant Nadia,ne lui avait pas échappé, et un éclair des yeux de Marfa venait detout lui apprendre.

Il était désormais hors de doute que le fils de Marfa Strogoff,le courrier du czar, se trouvait en ce moment, à Zabédiero, aunombre des prisonniers d’Ivan Ogareff!

Sangarre ne le connaissait pas, mais elle savait qu’il était là!Elle ne chercha donc pas à le découvrir, ce qui eût été impossibledans l’ombre et au milieu de cette nombreuse foule.

Quant à espionner de nouveau Nadia et Marfa Strogoff, c’étaitégalement inutile. Il était évident que ces deux femmes setiendraient sur leurs gardes, et il serait impossible de riensurprendre qui fût de nature à compromettre le courrier duczar.

La tsigane n’eut donc plus qu’une pensée: prévenir Ivan Ogareff.Elle quitta donc aussitôt le campement.

Un quart d’heure après, elle arrivait à Zabédiero et étaitintroduite dans la maison qu’occupait le lieutenant de l’émir.

Ivan Ogareff reçut immédiatement la tsigane.

«Que me veux-tu, Sangarre? lui demanda-t-il.

—Le fils de Marfa Strogoff est au campement, réponditSangarre.

—Prisonnier?

—Prisonnier!

—Ah! s’écria Ivan Ogareff, je saurai… .

—Tu ne sauras rien, Ivan, répondit la tsigane, car tu ne leconnais même pas!

—Mais tu le connais, toi! Tu l’as vu, Sangarre!

—Je ne l’ai pas vu, mais j’ai vu sa mère se trahir par unmouvement qui m’a tout appris.

—Ne te trompes-tu pas?

—Je ne me trompe pas.

—Tu sais l’importance que j’attache à l’arrestation de cecourrier, dit Ivan Ogareff. Si la lettre qui lui a été remise àMoscou parvient à Irkoutsk, si elle est remise au grand-duc, legrand-duc sera sur ses gardes, et je ne pourrai arriver à lui!Cette lettre, il me la faut donc à tout prix! Or, tu viens me direque le porteur de cette lettre est en mon pouvoir! Je te le répète,Sangarre, ne te trompes-tu pas?»

Ivan Ogareff avait parlé avec une grande animation. Son émotiontémoignait de l’extrême importance qu’il attachait à la possessionde cette lettre. Sangarre ne fut aucunement troublée del’insistance avec laquelle Ivan Ogareff précisa de nouveau sademande.

«Je ne me trompe pas, Ivan, répondit-elle.

—Mais, Sangarre, il y a au campement plusieurs milliers deprisonniers, et tu dis que tu ne connais pas Michel Strogoff!

—Non, répondit la tsigane, dont le regard s’imprégna d’une joiesauvage, je ne le connais pas, moi, mais sa mère le connaît! Ivan,il faudra faire parler sa mère!

—Demain, elle parlera!» s’écria Ivan Ogareff.

Puis, il tendit sa main à la tsigane, et celle-ci la baisa, sansque dans cet acte de respect, habituel aux races du Nord, il y eûtrien de servile.

Sangarre rentra au campement. Elle retrouva la place occupée parNadia et Marfa Strogoff, et passa la nuit à les observer toutesdeux. La vieille femme et la jeune fille ne dormirent pas, bien quela fatigue les accablât. Trop d’inquiétudes devaient les teniréveillées. Michel Strogoff était vivant, mais prisonnier commeelles! Ivan Ogareff le savait-il, et, s’il ne le savait pas, neviendrait-il pas à l’apprendre? Nadia était tout à cette pensée,que son compagnon vivait, lui qu’elle avait cru mort! Mais MarfaStrogoff voyait plus loin dans l’avenir, et si elle faisait bonmarché d’elle-même, elle avait raison de tout craindre pour sonfils.

Sangarre, qui s’était glissée dans l’ombre jusqu’auprès de cesdeux femmes, resta à cette place pendant plusieurs heures, prêtantl’oreille… . Elle ne put rien entendre. Par un sentiment instinctifde prudence, pas un mot ne fut échangé entre Nadia et MarfaStrogoff.

Le lendemain 16 août, vers dix heures du matin, d’éclatantesfanfares retentirent à la lisière du campement. Les soldatstartares se mirent immédiatement sous les armes.

Ivan Ogareff, après avoir quitté Zabédiero, arrivait au milieud’un nombreux état-major d’officiers tartares. Son visage étaitplus sombre que d’habitude, et ses traits contractés indiquaient enlui une sourde colère, qui ne cherchait qu’une occasiond’éclater.

Michel Strogoff, perdu dans un groupe de prisonniers, vit passercet homme. Il eut le pressentiment que quelque catastrophe allaitse produire, car Ivan Ogareff savait maintenant que Marfa Strogoffétait la mère de Michel Strogoff, capitaine au corps des courriersdu czar.

Ivan Ogareff, arrivé au centre du campement, descendit decheval, et les cavaliers de son escorte firent faire un largecercle autour de lui.

En ce moment, Sangarre s’approcha et dit:

«Je n’ai rien de nouveau à t’apprendre, Ivan!»

Ivan Ogareff ne répondit qu’en donnant brièvement un ordre àl’un de ses officiers.

Aussitôt, les rangs des prisonniers furent brutalement parcouruspar des soldats. Ces malheureux, stimulés à coups de fouet oupoussés du bois des lances, durent se relever en hâte et se rangersur la circonférence du campement. Un quadruple cordon defantassins et de cavaliers, disposé en arrière, rendait touteévasion impossible.

Le silence se fit aussitôt, et, sur un signe d’Ivan Ogareff,Sangarre se dirigea vers le groupe au milieu duquel se tenait MarfaStrogoff.

La vieille Sibérienne la vit venir. Elle comprit ce qui allaitse passer. Un sourire dédaigneux apparut sur ses lèvres. Puis, sepenchant vers Nadia, elle lui dit à voix basse:

«Tu ne me connais plus, ma fille! Quoi qu’il arrive, et si dureque puisse être cette épreuve, pas un mot, pas un geste! C’est delui et non de moi qu’il s’agit!»

A ce moment, Sangarre, après l’avoir regardée un instant, mit samain sur l’épaule de la vieille Sibérienne.

«Que me veux-tu? dit Marfa Strogoff.

—Viens!» répondit Sangarre.

Et, la poussant de la main, elle la conduisit, au milieu del’espace réservé devant Ivan Ogareff.

Michel Strogoff tenait ses paupières à demi fermées, pour n’êtrepas trahi par l’éclair de ses yeux.

Marfa Strogoff, arrivée en face d’Ivan Ogareff, redressa sataille, croisa ses bras et attendit.

«Tu es bien Marfa Strogoff? lui demanda Ivan Ogareff.

—Oui, répondit la vieille Sibérienne avec calme.

—Reviens-tu sur ce que tu m’as répondu lorsque, il y a troisjours, je t’ai interrogée à Omsk?

—Non.

—Ainsi, tu ignores que ton fils, Michel Strogoff, courrier duczar, a passé à Omsk?

—Je l’ignore.

—Et l’homme que tu avais cru reconnaître pour ton fils au relaisde poste, ce n’était pas lui, ce n’était pas ton fils?

—Ce n’était pas mon fils.

—Et depuis, tu ne l’as pas vu au milieu de ces prisonniers?

—Non.

—Et si l’on te le montrait, le reconnaîtrais-tu?

—Non.»

A cette réponse, qui dénotait une inébranlable résolution de nerien avouer, un murmure se fit entendre dans la foule.

Ivan Ogareff ne put retenir un geste menaçant.

«Écoute, dit-il à Marfa Strogoff, ton fils est ici, et tu vasimmédiatement le désigner.

—Non.

—Tous ces hommes, pris à Omsk et à Kolyvan, vont défiler soustes yeux, et si tu ne désignes pas Michel Strogoff, tu recevrasautant de coups de knout qu’il sera passé d’hommes devant toi!»

Ivan Ogareff avait compris que, quelles que fussent ses menaces,quelles que fussent les tortures auxquelles on la soumettrait,l’indomptable Sibérienne ne parlerait pas. Pour découvrir lecourrier du czar, il comptait donc, non sur elle, mais sur MichelStrogoff lui-même. Il ne croyait pas possible que, lorsque la mèreet le fils seraient en présence l’un de l’autre, un mouvementirrésistible ne les trahît pas. Certainement, s’il n’avait vouluque saisir la lettre impériale, il aurait simplement donné l’ordrede fouiller tous ces prisonniers; mais Michel Strogoff pouvaitavoir détruit cette lettre, après en avoir pris connaissance, ets’il n’était pas reconnu, s’il parvenait à gagner Irkoutsk, lesplans d’Ivan Ogareff seraient déjoués. Ce n’était donc passeulement la lettre qu’il fallait au traître, c’était le porteurlui-même.

Nadia avait tout entendu, et elle savait maintenant ce qu’étaitMichel Strogoff et pourquoi il avait voulu traverser sans êtrereconnu les provinces envahies de la Sibérie!

Sur l’ordre d’Ivan Ogareff, les prisonniers défilèrent un à undevant Marfa Strogoff, qui resta immobile comme une statue et dontle regard n’exprima que la plus complète indifférence.

Son fils se trouvait dans les derniers rangs. Quand, à son tour,il passa devant sa mère, Nadia ferma les yeux pour ne pas voir!

Michel Strogoff était demeuré impassible en apparence, mais lapaume de ses mains saigna sous ses ongles, qui s’y étaientincrustés.

Ivan Ogareff était vaincu par le fils et la mère!

Sangarre, placée près de lui, ne dit qu’un mot:

«Le knout!

—Oui! s’écria Ivan Ogareff, qui ne se possédait plus, le knout àcette vieille coquine, et jusqu’à ce qu’elle meure!»

Un soldat tartare, portant ce terrible instrument de supplice,s’approcha de Marfa Strogoff.

Le knout se compose d’un certain nombre de lanières de cuir, àl’extrémité desquelles sont attachés des fils de fer tordus. Onestime qu’une condamnation à cent vingt coups de ce fouet équivautà une condamnation à mort. Marfa Strogoff le savait, mais ellesavait aussi qu’aucune torture ne la ferait parler, et elle avaitfait le sacrifice de sa vie.

Marfa Strogoff, saisie par deux soldats, fut jetée à genoux surle sol. Sa robe, déchirée, montra son dos à nu. Un sabre fut posédevant sa poitrine, à quelques pouces seulement. Au cas où elle eûtfléchi sous la douleur, sa poitrine était percée de cette pointeaiguë.

Le Tartare se tint debout.

Il attendait.

«Va!» dit Ivan Ogareff.

Le fouet siffla dans l’air… .

Mais, avant qu’il eût frappé, une main puissante l’avait arrachéà la main du Tartare.

Michel Strogoff était là! Il avait bondi devant cette horriblescène! Si, au relais d’Ichim, il s’était contenu lorsque le fouetd’Ivan Ogareff l’avait atteint, ici, devant sa mère qui allait êtrefrappée, il n’avait pu se maîtriser.

Ivan Ogareff avait réussi.

«Michel Strogoff!» s’écria-t-il.

Puis, s’avançant:

«Ah! fit-il, l’homme d’Ichim?

—Lui-même!» dit Michel Strogoff.

Et, levant le knout, il en déchira la figure d’Ivan Ogareff.

«Coup pour coup! dit-il.

—Bien rendu!» s’écria la voix d’un spectateur, qui se perditheureusement dans le tumulte.

Vingt soldats se jetèrent sur Michel Strogoff, et ils allaientle tuer… .

Mais, Ivan Ogareff, auquel un cri de rage et de douleur avaitéchappé, les arrêta d’un geste.

«Cet homme est réservé à la justice de l’émir! dit-il. Qu’on lefouille!»

La lettre aux armes impériales fut trouvée sur la poitrine deMichel Strogoff, qui n’avait pas eu le temps de la détruire, et onla remit à Ivan Ogareff.

Le spectateur qui avait prononcé ces mots: «Bien rendu!» n’étaitautre qu’Alcide Jolivet. Son confrère et lui, s’étant arrêtés aucamp de Zabédiero, assistaient à cette scène.

«Pardieu! dit-il à Harry Blount, ces gens du Nord sont de rudeshommes! Avouez que nous devons une réparation à notre compagnon deroute! Korpanoff ou Strogoff se valent! Belle revanche de l’affaired’Ichim!

—Oui, revanche, en effet, répondit Harry Blount, mais Strogoffest un homme mort. Dans son intérêt, il aurait peut-être mieux faitde ne pas se souvenir encore!

—Et de laisser périr sa mère sous le knout!

—Croyez-vous qu’il lui ait fait un meilleur sort par sonemportement, à elle et à sa soeur?

—Je ne crois rien, je ne sais rien, répondit Alcide Jolivet, sice n’est que je n’aurais pas mieux fait à sa place! Quelle balafre!Eh! que diable! Il faut bien bouillir quelquefois! Dieu nous auraitmis de l’eau dans les veines et non du sang, s’il nous eût voulustoujours et partout imperturbables!

—Joli incident pour une chronique! dit Harry Blount. Si IvanOgareff voulait seulement nous communiquer cette lettre!… »

Cette lettre, Ivan Ogareff, après avoir étanché le sang qui luicouvrait le visage, en avait brisé le cachet. Il la lut et la relutlonguement, comme s’il eût voulu se bien pénétrer de tout cequ’elle contenait.

Puis, après avoir donné ses ordres pour que Michel Strogoff,étroitement garrotté, fût dirigé sur Tomsk avec les autresprisonniers, il prit le commandement des troupes campées àZabédiero, et, au bruit assourdissant des tambours et destrompettes, il se dirigea vers la ville, où l’attendait l’émir.

Chapitre 4L’entrée triomphale

Tomsk, fondée en 1604, presque au coeur des provincessibériennes, est l’une des plus importantes villes de la Russieasiatique. Tobolsk, située au-dessus du soixantième parallèle,Irkoutsk, bâtie au delà du centième méridien, ont vu Tomsks’accroître à leurs dépens.

Et cependant Tomsk, on l’a dit, n’est pas la capitale de cetteimportante province. C’est à Omsk que résident le gouverneurgénéral de la province et le monde officiel. Mais Tomsk est la plusconsidérable ville de ce territoire qui confine aux monts Altaï,c’est-à-dire à la frontière chinoise du pays des Khalkas. Sur lespentes de ces montagnes roulent incessamment jusque dans la valléedu Tom le platine, l’or, l’argent, le cuivre, le plomb aurifère. Lepays étant riche, la ville l’est aussi, car elle est au centred’exploitations fructueuses. Aussi, le luxe de ses maisons, de sesameublements, de ses équipages, peut-il rivaliser avec celui desgrandes capitales de l’Europe. C’est une cité de millionnaires,enrichis par le pic et la pioche, et, si elle n’a pas l’honneur deservir de résidence au représentant du czar, elle s’en console encomptant au premier rang de ses notables le chef des marchands dela ville, principal concessionnaire des mines du gouvernementimpérial.

Autrefois, Tomsk passait pour être située à l’extrémité dumonde. Voulait-on s’y rendre, c’était tout un voyage à faire.Maintenant, ce n’est plus qu’une simple promenade, lorsque la routen’est pas foulée par le pied des envahisseurs. Bientôt même seraconstruit le chemin de fer qui doit la relier à Perm en traversantla chaîne de l’Oural.

Tomsk est-elle une jolie ville? Il faut convenir que lesvoyageurs ne sont pas d’accord à cet égard. Mme de Bourboulon, quiy a demeuré quelques jours pendant son voyage de Shang-Haï àMoscou, en fait une localité peu pittoresque. A s’en rapporter à sadescription, ce n’est qu’une ville insignifiante, avec de vieillesmaisons de pierre et de brique, des rues fort étroites et biendifférentes de celles qui percent ordinairement les grandes citéssibériennes, de sales quartiers où s’entassent plusparticulièrement les Tartares, et dans laquelle pullulent detranquilles ivrognes, «dont l’ivresse elle-même est apathique,comme chez tous les peuples du Nord!»

Le voyageur Henri Russel-Killough, lui, est absolumentaffirmatif dans son admiration pour Tomsk. Cela tient-il à ce qu’ila vu en plein hiver, sous son manteau de neige, cette ville, queMme de Bourboulon n’a visitée que pendant l’été? Cela est possibleet confirmerait cette opinion que certains pays froids ne peuventêtre appréciés que dans la saison froide, comme certains payschauds dans la saison chaude.

Quoi qu’il en soit, M. Russel-Killough dit positivement queTomsk est non-seulement la plus jolie ville de la Sibérie, maisencore une des plus jolies villes du monde, avec ses maisons àcolonnades et à péristyles, ses trottoirs en bois, ses rues largeset régulières, et ses quinze magnifiques églises que reflètent leseaux du Tom, plus large qu’aucune rivière de France.

La vérité est entre les deux opinions. Tomsk, qui comptevingt-cinq mille habitants, est pittoresquement étagée sur unelongue colline dont l’escarpement est assez raide.

Mais la plus jolie ville du monde en devient la plus laide,lorsque les envahisseurs l’occupent. Qui eût voulu l’admirer àcette époque? Défendue par quelques bataillons de Cosaques à piedqui y résident en permanence, elle n’avait pu résister à l’attaquedes colonnes de l’émir. Une certaine partie de sa population, quiest d’origine tartare, n’avait point fait mauvais accueil à ceshordes, tartares comme elle, et, pour le moment, Tomsk ne semblaitguère être ni plus russe ni plus sibérienne que si elle eût ététransportée au centre des khanats de Khokhand ou de Boukhara.

C’était à Tomsk que l’émir allait recevoir ses troupesvictorieuses. Une fête avec chants, danses et fantasias, et suiviede quelque bruyante orgie, devait être donnée en leur honneur.

Le théâtre choisi pour cette cérémonie, réglée suivant le goûtasiatique, était un vaste plateau situé sur une portion de lacolline qui domine d’une centaine de pieds le cours du Tom. Toutcet horizon, avec sa longue perspective de maisons élégantes etd’églises aux coupoles ventrues, les nombreux méandres du fleuve,les arrière-plans de forêts noyés dans la brume chaude, tenait dansun admirable cadre de verdure, que lui faisaient quelques superbesgroupes de pins et de cèdres gigantesques.

A la gauche du plateau, une sorte d’éblouissant décorreprésentant un palais d’une architecture bizarre—quelque spécimensans doute de ces monuments boukhariens, semi-mauresques,semi-tartares—avait été provisoirement élevé sur de largesterrasses. Au-dessus de ce palais, à la pointe des minarets qui lehérissaient de toutes parts, entre les hautes branches des arbresdont le plateau était ombragé, des cigognes apprivoisées, venues deBoukhara avec l’armée tartare, tourbillonnaient par centaines.

Ces terrasses avaient été réservées à la cour de l’émir, auxkhans ses alliés, aux grands dignitaires des khanats et aux haremsde chacun de ces souverains du Turkestan.

De ces sultanes, qui ne sont pour la plupart que des esclavesachetées sur les marchés de la Transcaucasie et de la Perse, lesunes avaient le visage découvert, les autres portaient un voile quiles dérobait au regard. Toutes étaient vêtues avec un luxe extrême.D’élégantes pelisses, dont les manches relevées en arrière serattachaient à la façon du pouf européen, laissaient voir leursbras nus, chargés de bracelets réunis par des chaînes de pierresprécieuses, et leurs petites mains, dont les doigts étaient teintsaux ongles du suc du «henneh». Au moindre mouvement de cespelisses, les unes en étoffes de soie, comparables pour la finesseà des toiles d’araignée, les autres faites d’un souple «aladja»,qui est un tissu de coton à rayures étroites, il se produisait cefrou-frou si agréable aux oreilles des Orientaux. Sous ce premiervêtement chatoyaient des jupes de brocart, recouvrant le pantalonde soie qui se rattachait un peu au-dessus de fines bottes,gracieusement échancrées et brodées de perles. De celles de cesfemmes qu’aucun voile ne cachait, on eût admiré les longues nattess’échappant de turbans aux couleurs variées, les yeux admirables,les dents magnifiques, le teint éblouissant, relevé encore par lanoirceur de leurs sourcils que reliait un léger trait tracé aucollyre, et par l’estompe de leurs paupières, touchées d’un peu deplombagine.

Au pied des terrasses abritées sous les étendards et lesoriflammes, veillaient les gardes particuliers de l’émir, doublesabre recourbé au flanc, poignard à la ceinture, lance longue dedix pieds au poing. Quelques-uns de ces Tartares portaient desbâtons blancs, d’autres d’énormes hallebardes, ornées de houppesfaites de fils d’argent et d’or.

Tout autour, jusqu’aux arrière-plans de ce vaste plateau, surles talus escarpés dont le Tom baignait la base, se massait unefoule cosmopolite, composée de tous les éléments indigènes del’Asie centrale. Les Usbecks étaient là avec leurs grands bonnetsde peau de brebis noire, leur barbe rouge, leurs yeux gris, leur«arkalouk», sorte de tunique taillée à la mode tartare. Là sepressaient des Turcomans, revêtus du costume national, largepantalon de couleur voyante avec veste et manteau tissus de poil dechameau, bonnets rouges coniques ou évasés, hautes bottes en cuirde Russie, le briquet et le couteau suspendus à la taille par unelanière; là, près de leurs maîtres, se montraient ces femmesturcomanes, aux cheveux allongés par des ganses en poils de chèvre,la chemise ouverte sous le «djouba», rayé de bleu, de pourpre, devert, les jambes lacées de bandelettes coloriées qui se croisaientjusqu’à leur socque de cuir. Là aussi, —comme si toutes lespopulations de la frontière russo-chinoise se fussent levées à lavoix de l’émir,—on voyait des Mandchoux, rasés au front et auxtempes, cheveux nattés, robes longues, ceinture serrant la taillesur une chemise de soie, bonnets ovales de satin cerise à bordurenoire et frange rouge; puis, avec eux, d’admirables types de cesfemmes de la Mandchourie, coquettement coiffées de fleursartificielles que maintenaient des épingles d’or et des papillonsdélicatement posés sur leurs cheveux noirs. Enfin des Mongols, desBoukhariens, des Persans, des Chinois du Turkestan complétaientcette foule conviée à la fête tartare.

Seuls, les Sibériens manquaient à cette réception desenvahisseurs. Ceux qui n’avaient pu fuir étaient confinés dansleurs maisons, avec la crainte du pillage que Féofar-Khan allaitpeut-être ordonner, pour terminer dignement cette cérémonietriomphale.

Ce fut à quatre heures seulement que l’émir fit son entrée surla place, au bruit des fanfares, des coups de tam-tam, desdécharges d’artillerie et de mousqueterie.

Féofar montait son cheval favori, qui portait sur la tête uneaigrette de diamant. L’émir avait conservé son costume de guerre. Ases côtés marchaient les khans de Khokhand et de Koundouze, lesgrands dignitaires des khanats, et il était accompagné d’unnombreux état-major.

A ce moment apparut sur la terrasse la première des femmes deFéofar, la reine, si cette qualification pouvait être donnée auxsultanes des États de Boukharie. Mais, reine ou esclave, cettefemme, d’origine persane, était admirablement belle. Contrairementà la coutume mahométane et par un caprice de l’émir sans doute,elle avait le visage découvert. Sa chevelure, divisée en quatrenattes, caressait ses épaules éblouissantes de blancheur, à peinecouvertes d’un voile de soie lamé d’or qui se rajustait en arrièreà un bonnet constellé de gemmes du plus haut prix. Sous sa jupe desoie bleue, à larges rayures plus foncées, tombait le «zir-djameh»en gaze de soie, et, au-dessus de sa ceinture, se chiffonnait le«pirahn», chemise de même tissu, qui s’échancrait gracieusement enremontant vers son cou. Mais, depuis sa tête jusqu’à ses pieds,chaussés de pantoufles persanes, telle était la profusion desbijoux, tomans d’or enfilés de fils d’argent, chapelets deturquoises, «firouzehs» tirés des célèbres mines d’Elbourz,colliers de cornalines, d’agates, d’émeraudes, d’opales et desaphirs, que son corsage et sa jupe semblaient être tissus depierres précieuses. Quant aux milliers de diamants qui étincelaientà son cou, à ses bras, à ses mains, à sa ceinture, à ses pieds, desmillions de roubles n’en eussent pas payé la valeur, et, àl’intensité des feux qu’ils jetaient, on eût pu croire que, aucentre de chacun d’eux, quelque courant allumait un arc voltaïquefait d’un rayon de soleil.

L’émir et les khans mirent pied à terre, ainsi que lesdignitaires qui leur faisaient cortège. Tous prirent place sous unetente magnifique, élevée au centre de la première terrasse. Devantla tente, comme toujours, le Koran était déposé sur la tablesacrée.

Le lieutenant de Féofar ne se fit pas attendre, et avant cinqheures, d’éclatantes fanfares annoncèrent son arrivée.

Ivan Ogareff,—le Balafré, comme on le nommait déjà,—portant,cette fois, l’uniforme d’officier tartare, arriva à cheval devantla tente de l’émir. Il était accompagné d’une partie des soldats ducamp de Zabédiero, qui se rangèrent sur les côtés de la place, aumilieu de laquelle il ne resta plus que l’espace réservé auxdivertissements. On voyait un large stigmate qui coupaitobliquement la figure du traître.

Ivan Ogareff présenta à l’émir ses principaux officiers, etFéofar-Khan, sans se départir de la froideur qui faisait le fond desa dignité, les accueillit de façon qu’ils fussent satisfaits deson accueil.

Ce fut ainsi du moins que l’interprétèrent Harry Blount etAlcide Jolivet, les deux inséparables, associés maintenant pour lachasse aux nouvelles. Après avoir quitté Zabédiero, ils avaientrapidement gagné Tomsk. Leur projet bien arrêté était de faussercompagnie aux Tartares, de rejoindre au plus tôt quelque corpsrusse, et, si cela était possible, de se jeter avec lui dansIrkoutsk. Ce qu’ils avaient vu de l’invasion, de ces incendies, deces pillages, de ces meurtres, les avait profondément écoeurés, etils avaient hâte d’être dans les rangs de l’armée sibérienne.

Cependant, Alcide Jolivet avait fait comprendre à son confrèrequ’il ne pouvait quitter Tomsk sans avoir pris quelque crayon decette entrée triomphale des troupes tartares,—ne fût-ce que poursatisfaire la curiosité de sa cousine,—et Harry Blount s’étaitdécidé à rester pendant quelques heures; mais, le soir même, tousdeux devaient reprendre la route d’Irkoutsk, et, bien montés, ilsespéraient devancer les éclaireurs de l’émir.

Alcide Jolivet et Harry Blount s’étaient donc mêlés à la fouleet regardaient, de manière à ne perdre aucun détail d’une fête quidevait leur fournir cent bonnes lignes de chronique. Ils admirèrentdonc Féofar-Khan dans sa magnificence, ses femmes, ses officiers,ses gardes, et toute cette pompe orientale, dont les cérémoniesd’Europe ne peuvent donner aucune idée. Mais ils se détournèrentavec mépris, lorsqu’Ivan Ogareff se présenta devant l’émir, et ilsattendirent, non sans quelque impatience, que la fêtecommençât.

«Voyez-vous, mon cher Blount, dit Alcide Jolivet, nous sommesvenus trop tôt, comme de bons bourgeois qui en veulent pour leurargent! Tout cela, ce n’est qu’un lever de rideau, et il eût été demeilleur goût de n’arriver que pour le ballet.

—Quel ballet? demanda Harry Blount.

—Le ballet obligatoire, parbleu! Mais je crois que la toile vase lever.»

Alcide Jolivet parlait comme s’il eût été à l’Opéra, et, tirantsa lorgnette de son étui, il se prépara à observer en connaisseur«les premiers sujets de la troupe de Féofar».

Mais une pénible cérémonie allait précéder lesdivertissements.

En effet, le triomphe du vainqueur ne pouvait être complet sansl’humiliation publique des vaincus. C’est pourquoi plusieurscentaines de prisonniers furent amenés sous le fouet des soldats.Ils étaient destinés à défiler devant Féofar-Khan et ses alliés,avant d’être entassés avec leurs compagnons dans les prisons de laville.

Parmi ces prisonniers figurait au premier rang Michel Strogoff.Conformément aux ordres d’Ivan Ogareff, il était spécialement gardépar un peloton de soldats. Sa mère et Nadia étaient là aussi.

La vieille Sibérienne, toujours énergique quand il ne s’agissaitque d’elle, avait le visage horriblement pâle. Elle s’attendait àquelque terrible scène. Ce n’était pas sans raison que son filsavait été conduit devant l’émir. Aussi tremblait-elle pour lui.Ivan Ogareff, frappé publiquement de ce knout levé sur elle,n’était pas homme à pardonner, et sa vengeance serait sans merci.Quelque épouvantable supplice, familier aux barbares de l’Asiecentrale, menaçait certainement Michel Strogoff. Si Ivan Ogareffl’avait épargné au moment où ses soldats s’étaient jetés sur lui,c’est parce qu’il savait bien ce qu’il faisait en le réservant à lajustice de l’émir.

D’ailleurs, ni la mère ni le fils n’avaient pu se parler depuisla funeste scène du camp de Zabédiero. On les avait impitoyablementséparés l’un de l’autre. Dure aggravation de leurs misères, carc’eût été un adoucissement pour eux que d’être réunis pendant cesquelques jours de captivité! Marfa Strogoff aurait voulu demanderpardon à son fils de tout le mal qu’elle lui avait involontairementcausé, car elle s’accusait de n’avoir pu maîtriser ses sentimentsmaternels! Si elle avait su se contenir à Omsk, dans cette maisonde poste, lorsqu’elle se trouva face à face avec lui, MichelStrogoff passait sans avoir été reconnu, et que de malheurs eussentété évités!

Et, de son côté, Michel Strogoff pensait que si sa mère étaitlà, si Ivan Ogareff l’avait mise en sa présence, c’était pourqu’elle souffrit de son propre supplice, peut-être aussi parce quequelque épouvantable mort lui était réservée à elle comme àlui!

Quant à Nadia, elle se demandait ce qu’elle pourrait faire pourles sauver l’un et l’autre, comment venir en aide au fils et à lamère. Elle ne savait qu’imaginer, mais elle sentait vaguementqu’elle devait avant tout éviter d’attirer l’attention sur elle,qu’il fallait se dissimuler, se faire petite! Peut-être alorspourrait-elle ronger les mailles qui emprisonnaient le lion. Entout cas, si quelque occasion d’agir lui était donnée, elleagirait, dût-elle se sacrifier pour le fils de Maria Strogoff.

Cependant, la plupart des prisonniers venaient de passer devantl’émir, et, en passant, chacun d’eux avait dû se prosterner, lefront dans la poussière, en signe de servilité. C’était l’esclavagequi commençait par l’humiliation! Lorsque ces infortunés étaienttrop lents à se courber, la rude main des gardes les jetaitviolemment à terre.

Alcide Jolivet et son compagnon ne pouvaient assister à unpareil spectacle sans éprouver une véritable indignation.

«C’est lâche! Partons! dit Alcide Jolivet.

—Non! répondit Harry Blount. Il faut tout voir!

—Tout voir!… Ah! s’écria soudain Alcide Jolivet, en saisissantle bras de son compagnon.

—Qu’avez-vous? lui demanda celui-ci.

—Regardez, Blount! C’est elle!

—Elle?

—La soeur de notre compagnon de voyage! Seule et prisonnière! Ilfaut la sauver… .

—Contenez-vous, répondit froidement Harry Blount. Notreintervention en faveur de cette jeune fille pourrait lui être plusnuisible qu’utile.»

Alcide Jolivet, prêt à s’élancer, s’arrêta, et Nadia, qui ne lesavait pas aperçus, étant à demi voilée par ses cheveux, passa à sontour devant l’émir sans attirer son attention.

Cependant, après Nadia, Marfa Strogoff était arrivée, et, commeelle ne se jeta pas assez promptement dans la poussière, les gardesla poussèrent brutalement.

Marfa Strogoff tomba.

Son fils eut un mouvement terrible que les soldats qui legardaient purent à peine maîtriser.

Mais la vieille Marfa se releva, et on allait l’entraîner,lorsqu’Ivan Ogareff intervint, disant:

«Que cette femme reste!»

Quant à Nadia, elle fut rejetée dans la foule des prisonniers.Le regard d’Ivan Ogareff ne s’était pas arrêté sur elle.

Michel Strogoff fut alors amené devant l’émir, et là, il restadebout, sans baisser les yeux.

«Le front à terre! lui cria Ivan Ogareff.

—Non!» répondit Michel Strogoff.

Deux gardes voulurent le contraindre à se courber, mais cefurent eux qui furent couchés sur le sol par la main du robustejeune homme.

Ivan Ogareff s’avança vers Michel Strogoff.

«Tu vas mourir! dit-il.

—Je mourrai, répondit fièrement Michel Strogoff, mais ta face detraître, Ivan, n’en portera pas moins et à jamais la marqueinfamante du knout!»

Ivan Ogareff, à cette réponse, pâlit affreusement.

«Quel est ce prisonnier? demanda l’émir de cette voix qui étaitd’autant plus menaçante qu’elle était calme.

—Un espion russe,» répondit Ivan Ogareff.

En faisant de Michel Strogoff un espion, il savait que lasentence prononcée contre lui serait terrible.

Michel Strogoff avait marché sur Ivan Ogareff.

Les soldats l’arrêtèrent.

L’émir fit alors un geste devant lequel se courba toute lafoule. Puis, il désigna de la main le Koran, qui lui fut apporté.Il ouvrit le livre sacré et posa son doigt sur une des pages.

C’était le hasard, ou plutôt, dans la pensée de ces Orientaux,Dieu même qui allait décider du sort de Michel Strogoff. Lespeuples de l’Asie centrale donnent le nom de «fal» à cettepratique. Après avoir interprété le sens du verset touché par ledoigt du juge, ils appliquent la sentence, quelle qu’elle soit.

L’émir avait laissé son doigt appuyé sur la page du Koran. Lechef des ulémas, s’approchant alors, lut à haute voix un verset quise terminait par ces mots:

«Et il ne verra plus les choses de la terre.»

«Espion russe, dit Féofar-Khan, tu es venu pour voir ce qui sepasse au camp tartare! Regarde donc de tous tes yeux, regarde!»

Chapitre 5Regarde de tous tes yeux, regarde!

Michel Strogoff, les mains liées, fut maintenu en face du trônede l’émir, au pied de la terrasse.

Sa mère, vaincue enfin par tant de tortures physiques etmorales, s’était affaissée, n’osant plus regarder, n’osant plusécouter.

«Regarde de tous tes yeux! regarde!» avait dit Féofar-Khan, entendant sa main menaçante vers Michel Strogoff.

Sans doute, Ivan Ogareff, au courant des moeurs tartares, avaitcompris la portée de cette parole, car ses lèvres s’étaient uninstant desserrées dans un cruel sourire. Puis, il avait été seplacer auprès de Féofar-Khan.

Un appel de trompettes se fit aussitôt entendre. C’était lesignal des divertissements.

«Voilà le ballet, dit Alcide Jolivet à Harry Blount, mais,contrairement à tous les usages, ces barbares le donnent avant ledrame!»

Michel Strogoff avait ordre de regarder. Il regarda.

Une nuée de danseuses fit alors irruption sur la place. Diversinstruments tartares, la «doutare», mandoline au long manche enbois de mûrier, a deux cordes de soie tordue et accordées parquarte, le «kobize», sorte de violoncelle ouvert à sa partieantérieure, garni de crins de cheval mis en vibration au moyen d’unarchet, la «tschibyzga», longue flûte de roseau, des trompettes,des tambourins, des tams-tams, unis à la voix gutturale deschanteurs, formèrent une harmonie étrange. Il convient d’y ajouteraussi les accords d’un orchestre aérien, composé d’une douzaine decerfs-volants, qui, tendus de cordes à leur partie centrale,résonnaient sous la brise comme des harpes éoliennes.

Aussitôt les danses commencèrent.

Ces ballerines étaient toutes d’origine persane. Elles n’étaientpoint esclaves et exerçaient leur profession en liberté. Autrefois,elles figuraient officiellement dans les cérémonies à la cour deTéhéran; mais depuis l’événement au trône de la famille régnante,bannies ou à peu près du royaume, elles avaient dû chercher fortuneailleurs. Elles portaient le costume national, et des bijoux lesornaient à profusion. De petits triangles d’or et de longuespendeloques se balançaient à leurs oreilles, des cercles d’argentniellés s’enroulaient à leur cou, des bracelets formés d’un doublerang de gemmes enserraient leurs bras et leurs jambes, despendants, richement entremêlés de perles, de turquoises et decornalines, frémissaient à l’extrémité de leurs longues nattes. Laceinture qui les pressait à la taille était fixée par une brillanteagrafe, ressemblant à la plaque des grand croix européennes.

Ces ballerines exécutèrent très-gracieusement des dansesvariées, tantôt isolées, tantôt par groupes. Elles avaient levisage découvert, mais, de temps en temps, elles ramenaient unvoile léger sur leur figure, et on eût dit qu’un nuage de gazepassait sur tous ces yeux éclatants, comme une vapeur sur un cielconstellé. Quelques-unes de ces Persanes portaient en écharpe unbaudrier de cuir brodé de perles, auquel pendait un sachet de formetriangulaire, la pointe eu bas, et qu’elles ouvrirent à un certainmoment. De ces sachets, tissus d’un filigrane d’or, elles tirèrentde longues et étroites bandes de soie écarlate, sur lesquellesétaient brodés les versets du Koran. Ces bandes, qu’elles tendirententre elles, formèrent une ceinture sous laquelle d’autresdanseuses se glissèrent sans interrompre leurs pas, et, en passantdevant chaque verset, suivant le précepte qu’il contenait, ou ellesse prosternaient jusqu’à terre, ou elles s’envolaient par un bondléger, comme pour aller prendre place parmi les houris du ciel deMahomet.

Mais, ce qui était remarquable, ce dont fut frappé AlcideJolivet, c’est que ces Persanes se montrèrent plutôt indolentes quefougueuses. La furia leur manquait, et, par le genre de leursdanses comme par l’exécution, elles rappelaient plutôt lesbayadères calmes et décentes de l’Inde que les aimées passionnéesde l’Egypte.

Lorsque ce premier divertissement fut achevé, une voix grave sefit entendre qui disait:

«Regarde de tous tes yeux, regarde!»

L’homme qui répétait les paroles de l’émir, Tartare de hautetaille, était l’exécuteur des hautes oeuvres de Féofar-Khan. Ilavait pris place derrière Michel Strogoff et tenait à la main unsabre à large lame courbe, une de ces lames damassées qui ont ététrempées par les célèbres armuriers de Karschi ou d’Hissar.

Près de lui, des gardes avaient apporté un trépied sur lequelreposait un réchaud où brûlaient, sans donner aucune fumée,quelques charbons ardents. La buée légère qui les couronnaitn’était due qu’à l’incinération d’une substance résineuse etaromatique, mélange d’oliban et de benjoin, que l’on projetait àleur surface.

Cependant, aux Persanes avait immédiatement succédé un autregroupe de ballerines, de race très-différente, que Michel Strogoffreconnut aussitôt.

Et il faut croire que les deux journalistes les reconnaissaientaussi, car Harry Blount dit à son confrère:

«Ce sont les tsiganes de Nijni-Novgorod!

—Elles-mêmes! s’écria Alcide Jolivet. J’imagine que leurs yeuxdoivent rapporter à ces espionnes plus d’argent que leursjambes!»

En en faisant des agents au service de l’émir, Alcide Jolivet,on le sait, ne se trompait pas.

Au premier rang des tsiganes figurait Sangarre, dans son superbecostume étrange et pittoresque, qui rehaussait encore sabeauté.

Sangarre ne dansa pas, mais elle se posa comme une mime aumilieu de ses ballerines, dont les pas fantaisistes tenaient detous ces pays que leur race parcourt en Europe, de la Bohême, del’Égypte, de l’Italie, de l’Espagne. Elles s’animaient au bruit descymbales qui cliquetaient à leurs bras, et aux ronflements des«daïrés», sorte de tambours de basque, dont leurs doigtséraillaient la peau stridente.

Sangarre, tenant un de ces daïrés qui frémissait entre sesmains, excitait cette troupe de véritables corybantes.

Alors s’avança un tsigane, âgé de quinze ans au plus. Il tenaità la main une doutare, dont il faisait vibrer les deux cordes parun simple glissement de ses ongles. Il chanta. Pendant le coupletde cette chanson d’un rhythme très-bizarre, une danseuse vint seplacer près de lui et demeura immobile, l’écoutant; mais chaquefois que le refrain revenait aux lèvres du jeune chanteur, ellereprenait sa danse interrompue, secouant près de lui son daïré etl’étourdissant du cliquetis de ses crotales.

Puis, après le dernier refrain, les ballerines enlacèrent letsigane dans les mille replis de leurs danses.

En ce moment, une pluie d’or tomba des mains de l’émir et de sesalliés, des mains de leurs officiers de tous grades et, au bruitdes piécettes qui frappaient les cymbales des danseuses, semêlaient encore les derniers murmures des doutares et destambourins.

«Prodigues comme des pillards!» dit Alcide Jolivet à l’oreillede son compagnon.

Et c’était bien l’argent volé, en effet, qui tombait à flots,car, avec les tomans et les sequins tartares, pleuvaient aussi lesducats et les roubles moscovites.

Puis le silence se fit un instant, et la voix de l’exécuteur,posant sa main sur l’épaule de Michel Strogoff, redit ces paroles,que leur répétition rendait de plus en plus sinistres:

«Regarde de tous tes yeux, regarde!»

Mais, cette fois, Alcide Jolivet observa que l’exécuteur netenait plus son sabre nu à la main.

Cependant, le soleil s’abaissait déjà au-dessous de l’horizon.Une demi-obscurité commençait à envahir les arrière-plans de lacampagne. La masse des cèdres et des pins se faisait de plus enplus noire, et les eaux du Tom, obscurcies au lointain, seconfondaient dans les premières brumes. L’ombre ne pouvait tarder àse glisser jusqu’au plateau qui dominait la ville.

Mais, en cet instant, plusieurs centaines d’esclaves, portantdes torches enflammées, envahirent la place. Entraînées parSangarre, tsiganes et Persanes réapparurent devant le trône del’émir et firent valoir, par le contraste, leurs danses de genressi divers. Les instruments de l’orchestre tartare se déchaînèrentdans une harmonie plus sauvage, accompagnée des cris gutturaux deschanteurs. Les cerfs-volants, qui avaient été ramenés à terre,reprirent leur vol, enlevant toute une constellation de lanternesmulticolores, et, sous la brise plus fraîche, leurs harpesvibrèrent avec plus d’intensité au milieu de cette illuminationaérienne.

Puis, un escadron de Tartares, dans leur uniforme de guerre,vint se mêler aux danses, dont la furia allait croissant, et alorscommença une fantasia pédestre, qui produisit le plus étrangeeffet.

Ces soldats, armés de sabres nus et de longs pistolets, tout enexécutant une sorte de voltige, firent retentir l’air dedétonations éclatantes, de mousquetades continues qui sedétachaient sur le roulement des tambourins, le ronflement desdaïrés, le grincement des doutares. Leurs armes, chargées d’unepoudre colorée, à la mode chinoise, par quelque ingrédientmétallique, lançaient de longs jets rouges, verts, bleus, et on eûtdit alors que tous ces groupes s’agitaient au milieu d’un feud’artifice. Par certains côtés, ce divertissement rappelait lacybistique des anciens, sorte de danse militaire dont les coryphéesmanoeuvraient au milieu de pointes d’épée et de poignards, et ilest possible que la tradition en ait été léguée aux peuples del’Asie centrale; mais cette cybistique tartare était rendue plusbizarre encore par ces feux de couleurs qui serpentaient au-dessusdes ballerines, dont tout le paillon se piquait de points ignés.C’était comme un kaléidoscope d’étincelles, dont les combinaisonsse variaient à l’infini à chaque mouvement des danseuses.

Si blasé que dût être un journaliste parisien sur ces effets quela mise en scène moderne a portés loin. Alcide Jolivet ne putretenir un léger mouvement de tête qui, entre le boulevardMontmartre et la Madeleine, eut voulu dire: «Pas mal! pas mal!»

Puis, soudain, comme à un signal, tous les feux de la fantasias’éteignirent, les danses cessèrent, les ballerines disparurent. Lacérémonie était terminée, et les torches seulement éclairaient ceplateau, quelques instants auparavant si plein de lumières.

Sur un signe de l’émir, Michel Strogoff fut amené au milieu dela place.

«Blount, dit Alcide Jolivet a son compagnon, est-ce que voustenez à voir la fin de tout cela?

—Pas le moins du monde, répondit Henry Blount.

—Vos lecteurs du Daily-Telegraph ne sont pas friands, jel’espère, des détails d’une exécution à la mode tartare?

—Pas plus que votre cousine.

—Pauvre garçon! ajouta Alcide Jolivet, en regardant MichelStrogoff. Le vaillant soldat eût mérité de tomber sur le champ debataille!

—Pouvons-nous faire quelque chose pour le sauver? dit HarryBlount.

—Nous ne pouvons rien.»

Les deux journalistes se rappelaient la conduite généreuse deMichel Strogoff envers eux, ils savaient maintenant par quellesépreuves, esclave de son devoir, il avait dû passer, et, au milieude ces Tartares, auxquels toute pitié est inconnue, ils nepouvaient rien pour lui!

Peu désireux d’assister au supplice réservé à cet infortuné, ilsrentrèrent donc dans la ville.

Une heure plus tard, ils couraient sur la route d’Irkoutsk, etc’était parmi les Russes qu’ils allaient tenter de suivre cequ’Alcide Jolivet appelait par anticipation «la campagne de larevanche».

Cependant, Michel Strogoff était debout, ayant le regard hautainpour l’émir, méprisant pour Ivan Ogareff. Il s’attendait à mourir,et, cependant, on eût vainement cherché en lui un symptôme defaiblesse.

Les spectateurs, restés aux abords de la place, ainsi quel’état-major de Féofar-Khan, pour lesquels ce supplice n’étaitqu’un attrait de plus, attendaient que l’exécution fût accomplie.Puis, sa curiosité assouvie, toute cette horde sauvage irait seplonger dans l’ivresse.

L’émir fit un geste. Michel Strogoff, poussé par les gardes,s’approcha de la terrasse, et alors, dans cette langue tartarequ’il comprenait, Féofar lui dit:

«Tu es venu pour voir, espion des Russes. Tu as vu pour ladernière fois. Dans un instant, tes yeux seront à jamais fermés àla lumière!»

Ce n’était pas de mort, mais de cécité, qu’allait être frappéMichel Strogoff. Perte de la vue, plus terrible peut-être que laperte de la vie! La malheureux était condamné à être aveuglé.

Cependant, en entendant la peine prononcée par l’émir, MichelStrogoff ne faiblit pas. Il demeura impassible, les yeux grandsouverts, comme s’il eût voulu concentrer toute sa vie dans undernier regard. Supplier ces hommes féroces, c’était inutile, et,d’ailleurs, indigne de lui. Il n’y songea même pas. Toute sa penséese condensa sur sa mission irrévocablement manquée, sur sa mère,sur Nadia, qu’il ne reverrait plus! Mais il ne laissa rien paraîtrade l’émotion qu’il ressentait.

Puis, le sentiment d’une vengeance à accomplir quand mêmeenvahit tout son être. Il se retourna vers Ivan Ogareff.

«Ivan, dit-il d’une voix menaçante, Ivan le traître, la dernièremenace de mes yeux sera pour toi!»

Ivan Ogareff haussa les épaules.

Mais Michel Strogoff se trompait. Ce n’était pas en regardantIvan Ogareff que ses yeux allaient pour jamais s’éteindre.

Marfa Strogoff venait de se dresser devant lui.

«Ma mère! s’écria-t-il. Oui! oui! à toi mon suprême regard, etnon à ce misérable! Reste là, devant moi! Que je voie encore tafigure bien-aimée! Que mes yeux se ferment en te regardant!… .»

La vieille Sibérienne, sans prononcer une parole, s’avançait….

«Chassez cette femme!» dit Ivan Ogareff.

Deux soldats repoussèrent Marfa Strogoff. Elle recula, maisresta debout, a quelques pas de son fils.

L’exécuteur parut. Cette fois, il tenait son sabre nu à la main,et ce sabre, chauffé à blanc, il venait de le retirer du réchaud oùbrûlaient les charbons parfumés.

Michel Strogoff allait être aveuglé suivant la coutume tartare,avec une lame ardente, passée devant ses yeux!

Michel Strogoff ne chercha pas a résister. Plus rien n’existaità ses yeux que sa mère, qu’il dévorait alors du regard! Toute savie était dans cette dernière vision!

Marfa Strogoff, l’oeil démesurément ouvert, les bras tendus verslui, le regardait!…

La lame incandescente passa devant les yeux de MichelStrogoff.

Un cri de désespoir retentit. La vieille Marfa tomba inaniméesur le sol!

Michel Strogoff était aveugle.

Ses ordres exécutés, l’émir se retira avec toute sa maison. Ilne resta bientôt plus sur cette place qu’Ivan Ogareff et lesporteurs de torches.

Le misérable voulait-il donc insulter encore sa victime, et,après l’exécuteur, lui porter le dernier coup?

Ivan Ogareff s’approcha lentement de Michel Strogoff, qui lesentit venir et se redressa.

Ivan Ogareff tira de sa poche la lettre impériale, il l’ouvrit,et, par une suprême ironie, il la plaça devant les yeux éteints ducourrier du czar, disant:

«Lis, maintenant, Michel Strogoff, lis, et va redire à Irkoutskce que tu auras lu! Le vrai courrier du czar, c’est IvanOgareff!»

Cela dit, le traître serra la lettre sur sa poitrine. Puis, sansse retourner, il quitta la place, et les porteurs de torches lesuivirent.

Michel Strogoff resta seul, a quelques pas de sa mère, inanimée,peut-être morte.

Ou entendait au loin les cris, les chants, tous les bruits del’orgie. Tomsk, illuminée, brillait comme une ville en fête.

Michel Strogoff prêta l’oreille. La place était silencieuse etdéserte.

Il se traîna, en tâtonnant, vers l’endroit où sa mère étaittombée. Il la trouva de la main, il se courba sur elle, il approchasa figure de la sienne, il écouta les battements de son coeur.Puis, on eût dit qu’il lui parlait tout bas.

La vieille Marfa vivait-elle encore, et entendit-elle ce que luidit son fils?

En tout cas, elle ne fit pas un mouvement.

Michel Strogoff baisa son front et ses cheveux blancs. Puis, ilse releva, et, tâtant du pied, cherchant à tendre ses mains pour seguider, il marcha peu à peu vers l’extrémité de la place.

Soudain, Nadia parut.

Elle alla droit a son compagnon. Un poignard qu’elle tenaitservit à couper les cordes qui attachaient les bras de MichelStrogoff.

Celui-ci, aveugle, ne savait qui le déliait, car Nadia n’avaitpas prononcé une parole.

Mais cela fait:

«Frère! dit-elle.

—Nadia! murmura Michel Strogoff, Nadia!

—Viens! frère, répondit Nadia. Mes yeux seront tes yeuxdésormais, et c’est moi qui te conduirai à Irkoutsk!»

Chapitre 6Un ami de grande route

Une demi-heure après, Michel Strogoff et Nadia avaient quittéTomsk.

Un certain nombre de prisonniers, cette nuit-là, purent aussiéchapper aux Tartares, car officiers ou soldats, tous plus ou moinsabrutis, s’étaient, inconsciemment relâchés de la surveillancesévère qu’ils avaient maintenue jusqu’alors, soit au camp deZabédiero, soit pendant la marche des convois. Nadia, après avoirété emmenée tout d’abord avec les autres prisonniers, avait donc pufuir et revenir au plateau, au moment où Michel Strogoff étaitconduit devant l’émir.

La, mêlée à la foule, elle avait tout vu. Pas un cri ne luiéchappa lorsque la lame, chauffée à blanc, passa devant les yeux deson compagnon. Elle eut la force de rester immobile et muette. Uneprovidentielle inspiration lui dit de se réserver, libre encore,pour guider le fils de Marfa Strogoff au but qu’il avait juréd’atteindre. Son coeur, un moment, cessa de battre, lorsque lavieille Sibérienne tomba inanimée, mais une pensée lui rendit touteson énergie.

«Je serai le chien de l’aveugle!» se dit-elle.

Après le départ d’Ivan Ogareff, Nadia s’était dissimulée dansl’ombre. Elle avait attendu que la foule eût quitté le plateau.Michel Strogoff, abandonné comme un misérable être dont on ne doitplus rien craindre, était seul. Elle le vit se traîner jusqu’à samère, se courber sur elle, la baiser au front, puis se relever,tâtonner pour fuir…

Quelques instants plus tard, elle et lui, la main dans la main,avaient descendu le talus escarpé, et, après avoir suivi les bergesdu Tom jusqu’à l’extrémité de la ville, ils franchissaientheureusement une brèche de l’enceinte.

La route d’Irkoutsk était la seule qui s’enfonçât dans l’est, iln’y avait pas à se tromper. Nadia entraîna rapidement MichelStrogoff. Il était possible que dès le lendemain, après quelquesheures d’orgie, les éclaireurs de l’émir, se jetant de nouveau surla steppe, coupassent toute communication. Il importait donc de lesdevancer, d’atteindre avant eux Krasnoiarsk, que cinq cents verstes(533 kilomètres) séparaient de Tomsk, enfin de ne quitter que leplus tard possible la grande route. Se lancer hors du chemin tracé,c’était l’incertain, l’inconnu, c’était la mort à bref délai.

Comment Nadia put-elle supporter les fatigues de cette nuit du16 au 17 août? Comment trouva-t-elle la force physique nécessaire àfournir une si longue étape? Comment ses pieds, saignant d’unemarche forcée, purent-ils la porter jusque-là? c’est presqueincompréhensible. Mais il n’en est pas moins vrai que le lendemainmatin, douze heures après leur départ de Tomsk, Michel Strogoff etelle atteignaient le bourg de Sémilowskoë, après une course decinquante verstes.

Michel Strogoff n’avait pas prononcé une seule parole. Cen’était pas Nadia qui tenait sa main, ce fut lui qui tint celle desa compagne pendant toute cette nuit; mais, grâce à cette main quile guidait rien que par ses frémissements, il avait marché avec sonallure ordinaire.

Sémilowskoë était presque entièrement abandonnée. Les habitants,redoutant les Tartares, avaient fui dans la province d’Yeniseisk. Apeine deux ou trois maisons étaient elles encore occupées. Tout ceque la ville contenait d’utile ou de précieux avait été enlevé surdes charrettes.

Cependant, Nadia était dans la nécessité de faire là une haltede quelques heures. Il leur fallait à tous deux nourriture etrepos.

La jeune fille conduisit donc son compagnon à l’extrémité de labourgade. Une maison vide, la porte ouverte, était là. Ils yentrèrent. Un mauvais banc de bois se trouvait au milieu de lachambre; près de ce haut poêle commun à toutes les demeuressibériennes. Ils s’y assirent.

Nadia regarda alors bien en face son compagnon aveugle, et commeelle ne l’avait jamais regardé jusqu’alors. Il y avait plus que dela reconnaissance, plus que de la pitié dans son regard. Si MichelStrogoff avait pu la voir, il aurait lu dans ce beau regard désolél’expression d’un dévouement et d’une tendresse infinis.

Les paupières de l’aveugle, rougies par la lame incandescente,recouvraient à demi ses yeux, absolument secs. La sclérotique enétait légèrement plissée et comme raccornie, la pupillesingulièrement agrandie; l’iris semblait d’un bleu plus foncé qu’iln’était auparavant; les cils et les sourcils étaient en partiebrûlés; mais, en apparence du moins, le regard si pénétrant dujeune homme ne semblait avoir subi aucun changement. S’il n’yvoyait plus, si sa cécité était complète, c’est que la sensibilitéde la rétine et du nerf optique avait été radicalement détruite parl’ardente chaleur de l’acier.

En ce moment, Michel Strogoff étendit les mains. «Tu es là,Nadia? demanda-t-il.

—Oui, répondit la jeune fille, je suis près de toi, et je ne tequitterai plus, Michel.»

A son nom, prononcé par Nadia pour la première fois, MichelStrogoff tressaillit. Il comprit que sa compagne savait tout, cequ’il était, quels liens l’unissaient à la vieille Marfa.

«Nadia, reprit-il, il va falloir nous séparer!

—Nous séparer? Pourquoi cela, Michel?

—Je ne veux pas être un obstacle à ton voyage! Ton père t’attendà Irkoutsk! Il faut que tu rejoignes ton père!

—Mon père me maudirait, Michel, si je t’abandonnais, après ceque tu as fait pour moi!

—Nadia! Nadia! répondit Michel Strogoff, en pressant la main quela jeune fille avait posée sur la sienne, tu ne dois penser qu’àton père!

—Michel, reprit Nadia, tu as plus besoin de moi que mon père!Dois-tu donc renoncer à aller à Irkoutsk?

—Jamais! s’écria Michel Strogoff d’un ton qui montrait qu’iln’avait rien perdu de son énergie.

—Cependant, tu n’as plus cette lettre!… .

—Cette lettre qu’Ivan Ogareff m’a volée!… Eh bien! je sauraim’en passer, Nadia! Ils m’ont traité comme un espion! J’agiraicomme un espion! J’irai dire à Irkoutsk tout ce que j’ai vu, toutce que j’ai entendu, et, j’en jure par la Dieu vivant! le traîtreme retrouvera un jour face à face! Mais il faut que j’arrive avantlui à Irkoutsk.

—Et tu parles de nous séparer, Michel?

—Nadia, les misérables m’ont tout pris!

—Il me reste quelques roubles, et mes yeux! Je puis y voir pourtoi, Michel, et te conduire là où tu ne peux plus aller seul!

—Et comment irons-nous?

—A pied.

—Et comment vivrons-nous?

—En mendiant.

—Partons, Nadia!

—Viens, Michel.»

Les deux jeunes gens ne se donnaient plus le nom de frère et desoeur. Dans leur misère commune, ils se sentaient plus étroitementunis encore l’un à l’autre. Tous deux quittèrent la maison, aprèsavoir pris une heure de repos. Nadia, courant les rues de labourgade, s’était procuré quelques morceaux de «tchorne-khleb»,sorte de pain fait avec de l’orge, et un peu de cet hydromel connusous le nom de «méod» en Russie. Cela ne lui avait rien coûté, carelle avait commencé son métier de mendiante. Ce pain et cethydromel avaient, tant bien que mal, apaisé la faim et la soif deMichel Strogoff. Nadia lui avait réservé la plus grande portion decette insuffisante nourriture. Il mangeait les morceaux de pain quesa compagne lui présentait l’un après l’autre. Il buvait à lagourde qu’elle portait à ses lèvres.

«Manges-tu, Nadia? lui demanda-t-il à plusieurs reprises.

—Oui, Michel,» répondit toujours la jeune fille, qui secontentait des restes de son compagnon.

Michel et Nadia quittèrent Sémilowskoë et reprirent cettepénible route d’Irkoutsk. La jeune fille résistait énergiquement àla fatigue. Si Michel Strogoff l’eût vue, peut-être n’aurait-il paseu le courage d’aller plus loin. Mais Nadia ne se plaignait pas, etMichel Strogoff, n’entendant pas un soupir, marchait avec une hâtequ’il n’était pas maître de réprimer. Et pourquoi? Pouvait-il doncespérer de devancer encore les Tartares? Il était à pied, sansargent, il était aveugle, et si Nadia, son seul guide, venait à luimanquer, il n’aurait plus qu’à se coucher sur un des côtés de laroute et à y mourir misérablement! Mais enfin, si, à forced’énergie, il arrivait à Krasnoiarsk, tout n’était peut-être pasperdu, puisque le gouverneur, auquel il se ferait connaître,n’hésiterait pas à lui donner les moyens d’atteindre Irkoutsk.

Michel Strogoff allait donc, parlant peu, absorbé dans sespensées. Il tenait la main de Nadia. Tous deux étaient encommunication incessante. Il leur semblait qu’ils n’avaient plusbesoin de la parole pour échanger leurs pensées. De temps en temps,Michel Strogoff disait:

«Parle-moi, Nadia.

—A quoi bon, Michel? Nous pensons ensemble!» répondait la jeunefille, et elle faisait en sorte que sa voix ne décelât aucunefatigue.

Mais quelquefois, comme si son coeur eût cessé de battre uninstant, ses jambes fléchissaient, son pas se ralentissait, sonbras se tendait, elle restait en arrière. Michel Strogoffs’arrêtait alors, il fixait ses yeux sur la pauvre fille, commes’il eût essayé de l’apercevoir à travers cette ombre qu’il portaiten lui. Sa poitrine se gonflait; puis, soutenant plus vivement sacompagne, il reprenait sa marche en avant.

Cependant, au milieu de toutes ces misères sans trêve, cejour-là, une circonstance heureuse allait se produire, qui devaitleur épargner bien des fatigues à tous les deux.

Ils avaient quitté Sémilowskoë depuis deux heures environ,lorsque Michel Strogoff s’arrêta.

«La route est déserte? demanda-t-il.

—Absolument déserte, répondit Nadia.

—Est-ce que tu n’entends pas quelque bruit en arrière?

—En effet.

—Si ce sont les Tartares, il faut nous cacher. Regarde bien.

—Attends, Michel!» répondit Nadia en remontant le chemin, qui secoudait à quelques pas sur la droite.

Michel Strogoff resta un instant seul, tendant l’oreille.

Nadia revint presque aussitôt et dit:

«C’est une charrette. Un jeune homme la conduit.

—Il est seul?

—Seul.»

Michel Strogoff hésita un instant. Devait-il se cacher?Devait-il, au contraire, tenter la chance de trouver place dans cevéhicule, sinon pour lui, du moins pour elle? Lui, il secontenterait de s’appuyer d’une main à la charrette, il lapousserait au besoin, car ses jambes n’étaient pas près de luimanquer, mais il sentait bien que Nadia, traînée à pied depuis lepassage de l’Obi, c’est-à-dire depuis plus de huit jours, était àbout de forces.

Il attendit.

La charrette arriva bientôt au tournant de la route.

C’était un véhicule fort délabré, pouvant à la rigueur contenirtrois personnes, ce qu’on appelle dans le pays une kibitka.

Ordinairement, la kibitka est attelée de trois chevaux, maiscelle-ci n’était traînée que par un seul cheval à long poil, àlongue queue, et auquel son sang mongol assurait vigueur etcourage.

Un jeune homme la conduisait, ayant un chien près de lui.

Nadia reconnut que ce jeune homme était Russe. Il avait unefigure douce et flegmatique qui inspirait la confiance. D’ailleurs,il ne paraissait pas pressé le moins du monde. Il marchait d’un pastranquille, pour ne pas surmener son cheval, et, à le voir, onn’eût jamais cru qu’il suivait une route que les Tartares pouvaientcouper d’un moment à l’autre.

Nadia, tenant Michel Strogoff par la main, s’était rangée decôté.

La kibitka s’arrêta, et le conducteur regarda la jeune fille ensouriant.

«Et où donc allez-vous comme cela?» lui demanda-t-il en faisantde bons yeux tout ronds.

Au son de cette voix, Michel Strogoff se dit qu’il l’avaitentendue quelque part. Et, sans doute, elle suffit à lui fairereconnaître le conducteur de la kibitka, car son front se rassérénaaussitôt.

«Eh bien, où donc allez-vous? répéta le jeune homme, ens’adressant plus directement à Michel Strogoff.

—Nous allons à Irkoutsk, répondit celui-ci.

—Oh! petit père, tu ne sais donc pas qu’il y a encore bien desverstes et des verstes jusqu’à Irkoutsk?

—Je le sais.

—Et tu vas à pied?

—A pied.

—Toi, bien! mais la demoiselle?… .

—C’est ma soeur, dit Michel Strogoff, qui jugea prudent deredonner ce nom à Nadia.

—Oui, ta soeur, petit père! Mais, crois-moi, elle ne pourrajamais atteindre Irkoutsk!

—Ami, répondit Michel Strogoff en s’approchant, les Tartaresnous ont dépouillés, et je n’ai pas un kopek à t’offrir; mais si tuveux prendre ma soeur près de toi, je suivrai ta voiture à pied, jecourrai s’il le faut, je ne te retarderai pas d’une heure… .

—Frère, s’écria Nadia… je ne veux pas… je ne veux pas!—Monsieur,mon frère est aveugle!

—Aveugle! répondit le jeune homme d’une voix émue.

—Les Tartares lui ont brûlé les yeux! répondit Nadia, en tendantses mains comme pour implorer la pitié.

—Brûlé les yeux? Oh! pauvre petit père! Moi, je vais aKrasnoiarsk. Eh bien, pourquoi ne monterais-tu pas avec ta soeurdans la kibitka? En nous serrant un peu, nous y tiendrons tous lestrois. D’ailleurs, mon chien ne refusera pas d’aller à pied.Seulement, je ne vais pas vite, pour ménager mon cheval.

—Ami, comment te nommes-tu? demanda Michel Strogoff.

—Je me nomme Nicolas Pigassof.

—C’est un nom que je n’oublierai plus, répondit MichelStrogoff.

—Eh bien, monte, petit père aveugle. Ta soeur sera près de toi,au fond de la charrette, moi devant pour conduire. Il y a de labonne écorce do bouleau et de la paille d’orge dans le fond. C’estcomme un nid.—Allons, Serko, fais-nous place!»

Le chien descendit sans se faire prier. C’était un animal derace sibérienne, à poil gris, de moyenne taille, avec une bonnegrosse tête caressante, et qui semblait être très-attaché à sonmaître.

Michel Strogoff et Nadia, en un instant, furent installés dansla kibitka. Michel Strogoff avait tendu ses mains comme pourchercher celles de Nicolas Pigassof.

«Ce sont mes mains que tu veux serrer! dit Nicolas. Les voilà,petit père! Serre-les tant que cela te fera plaisir!».

La kibitka se remit en marche. Le cheval, que Nicolas nefrappait jamais, allait l’amble. Si Michel Strogoff ne devait pasgagner en rapidité, du moins de nouvelles fatigues seraient-ellesépargnées à Nadia.

Et tel était l’épuisement do la jeune fille, que, bercée par lemouvement monotone de la kibitka, elle tomba bientôt dans unsommeil qui ressemblait à une complète prostration. Michel Strogoffet Nicolas la couchèrent sur le feuillage de bouleau du mieux qu’illeur fut possible. Le compatissant jeune homme était tout ému, etsi pas une larme ne s’échappa des yeux de Michel Strogoff, envérité, c’est parce que le fer incandescent avait brûlé ladernière!

«Elle est gentille, dit Nicolas.

—Oui, répondit Michel Strogoff.

—Ça veut être fort, petit père, c’est courageux, mais au fond,c’est faible, ces mignonnes-là!—Est-ce que vous venez de loin?

—De très-loin.

—Pauvres jeunes gens!—Cela a dû te faire bien mal, quand ilst’ont brûlé les yeux!

—Bien mal, répondit Michel Strogoff, en se tournant comme s’ileût pu voir Nicolas.

—Tu n’as pas pleuré?

—Si.

—Moi aussi, j’aurais pleuré. Penser qu’on ne reverra plus ceuxqu’on aime! Mais enfin, ils vous voient. C’est peut-être uneconsolation!

—Oui, peut-être!—Dis-moi, ami, demanda Michel Strogoff, est-ceque tu ne m’as jamais vu quelque part?

—Toi, petit père? Non, jamais.

—C’est que le son de ta voix ne m’est pas inconnu.

—Voyez-vous! répondit Nicolas en souriant. Il connaît le son dema voix! peut-être me demandes-tu cela pour savoir d’où je viens.Oh! je vais te le dire. Je viens de Kolyvan.

—De Kolyvan? dit Michel Strogoff. Mais alors c’est là que jet’ai rencontré. Tu étais au poste télégraphique?

—Cela se peut, répondit Nicolas. J’y demeurais. J’étaisl’employé chargé des transmissions.

—Et tu es resté à ton poste jusqu’au dernier moment?

—Eh! c’est surtout à ce moment-là qu’il faut y être!

—C’était le jour où un Anglais et un Français se disputaient,roubles en main, la place à ton guichet, et où l’Anglais atélégraphié les premiers verses de la Bible?

—Ça, petit père, c’est possible, mais je ne me le rappellepas!

—Comment! tu ne te le rappelles pas?

—Je ne lis jamais les dépêches que je transmets. Mon devoirétant de les oublier, le plus court est de les ignorer.»

Cette réponse peignait Nicolas Pigassof.

Cependant, la kibitka allait son petit train, que MichelStrogoff aurait voulu rendre plus rapide. Mais Nicolas et soncheval étaient accoutumés à une allure dont ils n’auraient pu sedépartir ni l’un ni l’autre. Le cheval marchait pendant troisheures et se reposait pendant une,—cela jour et nuit. Durant leshaltes, le cheval paissait, les voyageurs do la kibitka mangeaienten compagnie du fidèle Serko. La kibitka était approvisionnée pourvingt personnes au moins, et Nicolas avait mis généreusement sesréserves à la disposition de ses deux hôtes, qu’il croyait frère etsoeur.

Après une journée de repos, Nadia eut recouvré une partie de sesforces. Nicolas veillait à ce qu’elle fût aussi bien que possible.Le voyage se faisait dans des conditions supportables, lentementsans doute, mais régulièrement. Il arrivait bien parfois que,pendant la nuit, Nicolas, tout en conduisant, s’endormait etronflait avec une conviction qui témoignait du calme de saconscience. Peut-être alors, en regardant bien, eût-on vu la mainde Michel Strogoff chercher les guides du cheval et lui faireprendre une allure plus rapide, au grand étonnement du Serko, quine disait rien cependant. Puis, ce trot revenait immédiatement àl’amble, dès que Nicolas se réveillait, mais la Kibitka n’en avaitpas moins gagné quelques verstes sur sa vitesse réglementaire.

C’est ainsi que l’on traversa la rivière d’Ichimsk, lesbourgades d’Ichimskoë, Berikylskoë, Kuskoë, la rivière de Mariinsk,la bourgade du même nom, Bogotowlskoë et enfin la Tchoula, petitcours d’eau qui sépare la Sibérie occidentale de la Sibérieorientale. La route se développait tantôt à travers d’immenseslandes, qui laissaient un champ vaste aux regards, tantôt sousd’épaisses et interminables forêts de sapins, dont on croyait nejamais sortir.

Tout était désert. Les bourgades étaient presque entièrementabandonnées. Les paysans avaient fui au delà de l’Yeniseï, estimantque ce large fleuve arrêterait peut-être les Tartares.

Le 22 août, la kibitka atteignit le bourg d’Atchinsk, à troiscent quatre-vingts verstes de Tomsk. Cent vingt verstes laséparaient encore de Krasnoiarsk. Aucun incident n’avait marqué cevoyage. Depuis six jours qu’ils étaient ensemble, Nicolas, MichelStrogoff et Nadia étaient restés les mêmes, l’un confit dans soncalme inaltérable, les deux autres inquiets, et songeant au momentoù leur compagnon viendrait à se séparer d’eux.

Michel Strogoff, on peut le dire, voyait le pays parcouru parles yeux de Nicolas et de la jeune fille. A tour de rôle, tous deuxlui peignaient les sites en vue desquels passait la kibitka. Ilsavait s’il était en forêt ou en plaine, si quelque hutte semontrait sur la steppe, si quelque Sibérien apparaissait al’horizon. Nicolas ne tarissait pas. Il aimait à causer, et, quelleque fût sa façon d’envisager les choses, on aimait àl’entendre.

Un jour, Michel Strogoff lui demanda quel temps il faisait.

«Assez beau, petit père, répondit-il, mais ce sont les derniersjours de l’été. L’automne est court en Sibérie, et, bientôt, noussubirons les premiers froids de l’hiver. Peut-être les Tartaressongeront-ils à se cantonner pendant la mauvaise saison?»

Michel Strogoff secoua la tête d’un air de doute.

«Tu ne le crois pas, petit père, répondit Nicolas. Tu pensesqu’ils se porteront sur Irkoutsk?

—Je le crains, répondit Michel Strogoff.

—Oui… tu as raison. Ils ont avec eux un mauvais homme qui ne leslaissera pas refroidir en route.—Tu as entendu parler d’IvanOgareff?

—Oui.

—Sais-tu que ce n’est pas bien de trahir son pays!

—Non… ce n’est pas bien… répondit Michel Strogoff, qui voulutrester impassible.

—Petit père, reprit Nicolas, je trouve que tu ne t’indignes pasassez lorsqu’on parle devant toi d’Ivan Ogareff! Tout coeur russedoit bondir, quand on prononce ce nom!

—Crois-moi, ami, je le hais plus que tu ne pourras jamais lehaïr, dit Michel Strogoff.

—Ce n’est pas possible, répondit Nicolas, non, ce n’est paspossible! Quand je songe à Ivan Ogareff, au mal qu’il fait à notresainte Russie, la colère me prend, et si je le tenais… .

—Si tu le tenais, ami?… .

—Je crois que je le tuerais.

—Et moi, j’en suis sûr,» répondit tranquillement MichelStrogoff.

Chapitre 7Le passage de l’Yeniseï

Le 23 août, à là tombée du jour, la kibitka arrivait en vue deKrasnoiarsk. Le voyage depuis Tomsk avait duré huit jours. S’il nes’était pas accompli plus rapidement, quoi qu’eût pu faire MichelStrogoff, cela tenait surtout à ce que Nicolas avait peu dormi. Delà, impossibilité d’activer l’allure de son cheval, qui, end’autres mains, n’eût mis que soixante heures à faire ceparcours.

Très-heureusement, il n’était pas encore question des Tartares.Aucun éclaireur n’avait paru sur la route que venait de suivre lakibitka. Cela devait sembler assez inexplicable, et il fallaitévidemment qu’une grave circonstance eût empêché les troupes del’émir de sa porter sans retard sur Irkoutsk.

Cette circonstance s’était produite, en effet. Un nouveau corpsrusse, rassemblé en toute hâte dans le gouvernement d’Yeniseisk,avait marché sur Tomsk afin d’essayer de reprendre la ville. Mais,trop faible contre les troupes de l’émir, maintenant concentrées,il avait dû opérer sa retraite. Féofar-Khan, en comprenant sespropres soldats et ceux des khanats de Khokhand et de Koundouze,comptait alors sous ses ordres deux cent cinquante mille hommes,auxquels le gouvernement russe ne pouvait pas encore opposer deforces suffisantes. L’invasion ne semblait donc pas devoir êtreenrayée de sitôt, et toute la masse tartare allait pouvoir marchersur Irkoutsk.

La bataille de Tomsk était du 22 août,—ce que Michel Strogoffignorait,—mais ce qui expliquait pourquoi l’avant-garde de l’émirn’avait pas encore paru à Krasnoiarsk à la date du 25.

Toutefois, si Michel Strogoff ne pouvait connaître les derniersévénements qui s’étaient accomplis depuis son départ, du moinssavait-il ceci: c’est qu’il devançait les Tartares de plusieursjours, c’est qu’il ne devait pas désespérer d’atteindre avant euxla ville d’Irkoutsk, distante encore de huit cent cinquante verstes(900 kilomètres).

D’ailleurs, à Krasnoiarsk, dont la population est de douze milleâmes environ, il comptait bien que les moyens de transport nepourraient lui manquer. Puisque Nicolas Pigassof devait s’arrêterdans cette ville, il serait nécessaire de le remplacer par unguide, et de changer la kibitka pour un autre véhicule plus rapide.Michel Strogoff, après s’être adressé au gouverneur de la ville etavoir établi son identité et sa qualité de courrier du czar,—ce quilui serait aisé,—ne doutait pas qu’il ne fût mis à même d’atteindreIrkoutsk dans le plus court délai. Il n’aurait plus alors qu’àremercier ce brave Nicolas Pigassof et à partir immédiatement avecNadia, car il ne voulait pas la quitter avant de l’avoir remiseentre les mains de son père.

Cependant, si Nicolas avait résolu de s’arrêter à Krasnoiarsk,c’était, comme il le dit, «à la condition d’y trouver del’emploi.»

En effet, cet employé modèle, après avoir tenu, jusqu’à ladernière minute au poste de Kolyvan, cherchait à se mettre denouveau à la disposition de l’administration.

«Pourquoi toucherais-je des appointements que je n’aurais pasgagné?» répétait-il.

Aussi, au cas où ses services ne pourraient pas être utilisés àKrasnoiarsk, qui devait toujours se trouver en communicationtélégraphique avec Irkoutsk, il se proposait d’aller soit au posted’Oudinsk, soit même jusqu’à la capitale de la Sibérie. Donc, dansce cas, il continuerait à voyager avec le frère et la soeur, et enqui trouveraient-ils un guide plus sûr, un ami plus dévoué?

La kibitka n’était plus qu’à une demi-verste de Krasnoiarsk. Onvoyait à droite et à gauche les nombreuses croix de bois qui sedressent sur le chemin aux approches de la ville. Il était septheures du soir. Sur le ciel clair se dessinaient la silhouette deséglises et le profil des maisons construites sur la haute falaisede l’Yeniseï. Les eaux du fleuve miroitaient sous les dernièreslueurs éparses dans l’atmosphère.

La kibitka s’était arrêtée.

«Où sommes-nous, soeur? demanda Michel Strogoff.

—A une demi-verste au plus des premières maisons, réponditNadia.

—Est-ce donc une ville endormie? reprit Michel Strogoff. Nulbruit n’arrive à mon oreille.

—Et je ne vois pas une lumière briller dans l’ombre, pas unefumée monter dans l’air, ajouta Nadia.

—La singulière ville! dit Nicolas. On n’y fait pas de bruit eton s’y couche de bonne heure!»

Michel Strogoff eut l’esprit traversé d’un pressentiment demauvais augure. Il n’avait point dit à Nadia tout ce qu’il avaitconcentré d’espérances sur Krasnoiarsk, où il comptait trouver lesmoyens d’achever sûrement son voyage. Il craignait tant que sonespoir ne fût encore une fois déçu! Mais Nadia avait deviné sapensée, bien qu’elle ne comprit plus pourquoi son compagnon avaithâte d’arriver à Irkoutsk, maintenant que la lettre impériale luimanquait. Un jour même, elle l’avait pressenti à cet égard.

«J’ai juré d’aller à Irkoutsk,» s’était-il contenté de luirépondre.

Mais, pour accomplir sa mission, encore fallait-il qu’il trouvâtà Krasnoiarsk quelque rapide mode de locomotion.

«Eh bien, ami, dit-il a Nicolas, pourquoi n’avançons-nouspas?

—C’est que je crains de réveiller les habitants de la ville avecle bruit de ma charrette!»

Et, d’un léger coup de fouet, Nicolas stimula son cheval. Serkopoussa quelques aboiements, et la kibitka descendit au petit trotla route qui s’engageait dans Krasnoiarsk.

Dix minutes après, elle entrait dans la grande rue. Krasnoiarskétait déserte! Il n’y avait plus un Athénien dans cette «Athènes duNord», ainsi que l’appelle Mme de Bourboulon. Pas un de seséquipages, si brillamment attelés, n’en parcourait les rues propreset larges. Pas un passant ne suivait les trottoirs établis à labase de ses magnifiques maisons de bois, d’un aspect monumental!Pas une élégante Sibérienne, habillée aux dernières modes deFrance, ne se promenait au milieu de cet admirable parc, taillédans une forêt de bouleaux, qui se prolonge jusqu’aux berges del’Yeniseï! La grosse cloche de la cathédrale était muette, lescarillons des églises se taisaient, et il est rare, cependant,qu’une ville russe ne soit pas emplie du son de ses cloches! Mais,ici, c’était l’abandon complet. Il n’y avait plus un être vivantdans cette ville, naguère si vivante!

Le dernier télégramme parti du cabinet du czar, avant la rupturedu fil, avait donné ordre au gouverneur, à la garnison, auxhabitants, quels qu’ils fussent d’abandonner Krasnoiarsk,d’emporter tout objet ayant quelque valeur ou qui aurait pu être dequelque utilité aux Tartares, et de se réfugier à Irkoutsk. Mêmeinjonction à tous les habitants des bourgades de la province.C’était le désert que le gouvernement moscovite voulait fairedevant les envahisseurs. Ces ordres à la Rostopschine, on ne songeapas à les discuter, même un instant. Ils furent exécutés, et c’estpourquoi il ne restait plus un seul être vivant à Krasnoiarsk.

Michel Strogoff, Nadia et Nicolas parcoururent silencieusementles rues de la ville. Ils éprouvaient une involontaire impressionde stupeur. Eux seuls produisaient le seul bruit qui se fit alorsdans cette cité morte. Michel Strogoff ne laissa rien paraître dece qu’il ressentait alors, mais il dut éprouver comme un mouvementde rage contre la mauvaise chance qui le poursuivait, car sesespérances étaient encore une fois trompées.

«Bon Dieu! s’écria Nicolas, jamais je ne gagnerai mesappointements dans ce désert!

—Ami, dit Nadia, il faut reprendre avec nous la routed’Irkoutsk.

—Il le faut, en vérité! répondit Nicolas. Le fil doit encorefonctionner entre Oudinsk et Irkoutsk, et la… Partons-nous, petitpère?

—Attendons à demain, répondit Michel Strogoff.

—Tu as raison, répondit Nicolas. Nous avons l’Yeniseï àtraverser, et il est nécessaire d’y voir!… .

—Y voir!» murmura Nadia, en songeant à son compagnonaveugle.

Nicolas l’avait entendue, et, se retournant vers MichelStrogoff:

«Pardon, petit père, dit-il. Hélas! la nuit et le jour, il estvrai que c’est tout un pour toi!

—Ne te reproche rien, ami, répondit Michel Strogoff, qui passasa main sur ses yeux, Avec toi pour guide, je puis agir encore.Prends donc quelques heures de repos. Que Nadia se repose aussi.Demain, il fera jour!»

Michel Strogoff, Nadia et Nicolas n’eurent pas à chercherlongtemps pour trouver un lieu de repos. La première maison dontils poussèrent la porte était vide, aussi bien que toutes lesautres. Il ne s’y trouvait que quelques bottes de feuillage. Fautede mieux, le cheval dut se contenter de cette maigre nourriture.Quant aux provisions de la kibitka, elles n’étaient pas épuisées,et chacun en prit sa part. Puis, après s’être agenouillés devantune modeste image de la Panaghia suspendue a la muraille, et que ladernière flamme d’une lampe éclairait encore, Nicolas et la jeunefille s’endormirent, tandis que veillait Michel Strogoff, sur quile sommeil ne pouvait avoir prise.

Le lendemain, 26 août, avant l’aube, la kibitka, réattelée,traversait le parc de bouleaux pour atteindre la berge del’Yeniseï.

Michel Strogoff était vivement préoccupé. Comment ferait-il pourtraverser le fleuve, si, ce qui était probable, toute barque ou bacavaient été détruits afin de retarder la marche des Tartares? Ilconnaissait l’Yeniseï, l’ayant déjà franchi plusieurs fois. Ilsavait que sa largeur est considérable, que les rapides sontviolents dans le double lit qu’il s’est creusé entre les îles. Endes circonstances ordinaires, au moyen de ces bacs spécialementétablis pour le transport des voyageurs, des voitures et deschevaux, le passage de l’Yeniseï exige un laps de trois heures, etce n’est qu’au prix d’extrêmes difficultés que ces bacs atteignentsa rive droite. Or, en l’absence de toute embarcation, comment lakibitka irait-elle d’une rive à l’autre?

«Je passerai quand même!» répéta Michel Strogoff.

Le jour commençait à se lever, lorsque la kibitka arriva sur larive gauche, la même où aboutissait une des grandes allées du parc.En cet endroit, les berges dominaient d’une centaine de pieds lecours de l’Yeniseï. On pouvait donc l’observer sur une vasteétendue.

«Voyez-vous un bac? demanda Michel Strogoff, en portantavidement ses yeux d’un côté et de l’autre, par une habitudemachinale, sans doute, et comme s’il eût pu voir lui-même.

—Il fait à peine jour, frère, répondit Nadia. La brume estencore épaisse sur le fleuve, et on ne peut en distinguer leseaux.

—Mais je les entends mugir?» répondit Michel Strogoff.

En effet, des couches inférieures de ce brouillard sortait unsourd tumulte de courants et de contre-courants quis’entrechoquaient. Les eaux, très-hautes à cette époque de l’année,devaient couler avec une torrentueuse violence. Tous troisécoutaient, attendant que le rideau de brumes se levât. Le soleilmontait rapidement au-dessus de l’horizon, et ses premiers rayonsn’allaient pas tarder à pomper ces vapeurs.

«Eh bien? demanda Michel Strogoff.

—Les brumes commencent à rouler, frère, répondit Nadia, et lejour les pénètre déjà.

—Tu ne vois pas encore le niveau du fleuve, soeur?

—Pas encore.

—Un peu de patience, petit père, dit Nicolas. Tout cela va sefondre! Tiens! voila le vent qui souffle! Il commence à dissiper cebrouillard. Les hautes collines de la rive droite montrent déjàleurs rangées d’arbres! Tout s’en va! Tout s’envole! Les bonsrayons du soleil ont condensé cet amas de brumes! Ah! que c’estbeau, mon pauvre aveugle, et quel malheur pour toi de ne paspouvoir contempler un tel spectacle!

—Vois-tu un bateau? demanda Michel Strogoff.

—Je n’en vois aucun, répondit Nicolas.

—Regarde bien, ami, sur cette rive et sur la rive opposée, aussiloin que puisse aller ta vue! Un bateau, une barque, un canotd’écorce!»

Nicolas et Nadia, se retenant aux derniers bouleaux de lafalaise, s’étaient penchés au-dessus du fleuve. Le champ offert àleurs regards était immense alors. L’Yeniseï, en cet endroit, nemesure pas moins d’une verste et demie, et forme deux bras,d’importance inégale, que les eaux suivaient avec rapidité. Entreces bras reposent plusieurs îles, plantées d’aunes, de saules et depeupliers, qui semblaient être autant de navires verdoyants, ancrésdans le fleuve. Au delà s’étageaient les hautes collines de la riveorientale, couronnées de forêts dont les cimes s’empourpraientalors de lumière. En amont et en aval, l’Yeniseï s’enfuyait à pertede vue. Tout cet admirable panorama s’arrondissait pour le regardsur un périmètre de cinquante verstes.

Mais, pas une embarcation, ni sur la rive gauche, ni sur la rivedroite, ni à la berge des îles. Toutes avaient été emmenées oudétruites par ordre. Très-certainement, si les Tartares nefaisaient pas venir du sud le matériel nécessaire à l’établissementd’un pont de bateaux, leur marche vers Irkoutsk serait arrêtéependant un certain temps devant cette barrière de l’Yeniseï.

«Je me souviens, dit alors Michel Strogoff. Il y a plus haut,aux dernières maisons de Krasnoiarsk, un petit port d’embarquement.C’est là que les bacs accostent. Ami, remontons le cours du fleuve,et vois si quelque barque n’a pas été oubliée sur la rive.»

Nicolas s’élança dans la direction indiquée. Nadia avait prisMichel Strogoff par la main et le guidait d’un pas rapide. Unebarque, un simple canot assez grand pour porter la kibitka, ou, àson défaut, ceux qu’elle avait amenés jusqu’ici, et Michel Strogoffn’hésiterait pas à tenter le passage!

Vingt minutes après, tous trois avaient atteint le petit portd’embarquement, dont les dernières maisons s’abaissaient au niveaudu fleuve. C’était une sorte de village placé au bas deKrasnoiarsk.

Mais il n’y avait pas une embarcation sur la grève, pas un canotà l’estacade qui servait d’embarcadère, rien même dont on pûtconstruire un radeau suffisant pour trois personnes.

Michel Strogoff avait interrogé Nicolas, et celui-ci lui avaitfait cette décourageante réponse que la traversée du fleuve luisemblait être absolument impraticable.

«Nous passerons,» répondit Michel Strogoff.

Et les recherches continuèrent. On fouilla les quelques maisonsassises sur la berge et abandonnées comme toutes celles deKrasnoiarsk. Il n’y avait qu’à en pousser les portes. C’étaient descabanes de pauvres gens, entièrement vides. Nicolas visitait l’une,Nadia parcourait l’autre. Michel Strogoff, lui-même, entrait ça etlà et cherchait à reconnaître de la main quelque objet qui pût luiêtre utile.

Nicolas et la jeune fille, chacun de son côté, avaient vainementfureté dans ces cabanes, et ils se disposaient à abandonner leursrecherches, lorsqu’ils s’entendirent appeler.

Tous deux regagnèrent la berge et aperçurent Michel Strogoff surle seuil d’une porte.

«Venez!» leur cria-t-il.

Nicolas et Nadia allèrent aussitôt vers lui, et, à sa suite, ilsentrèrent dans la cabane.

«Qu’est-ce que cela? demanda Michel Strogoff, en touchant de lamain divers objets entassés au fond d’un cellier.

—Ce sont des outres, répondit Nicolas, et il y en a, ma foi, unedemi-douzaine!

—Elles sont pleines?…

—Oui, pleines de koumyss, et voilà qui vient à propos pourrenouveler notre provision!»

Le «koumyss» est une boisson fabriquée avec du lait de jument oude chamelle, boisson fortifiante, enivrante même, et Nicolas nepouvait que se féliciter de la trouvaille.

«Mets-en une à part, lui dit Michel Strogoff, mais vide toutesles autres.

—A l’instant, petit père.

—Voilà qui nous aidera à traverser l’Yeniseï.

—Et le radeau?

—Ce sera la kibitka elle-même, qui est assez légère pourflotter. D’ailleurs, nous la soutiendrons, ainsi que le cheval,avec ces outres.

—Bien imaginé, petit père, s’écria Nicolas, et, Dieu aidant,nous arriverons à bon port… . peut-être pas en droite ligne, car lecourant est rapide!

—Qu’importe! répondit Michel Strogoff. Passons d’abord, et noussaurons bien retrouver la route d’Irkoutsk au delà du fleuve.

—A l’ouvrage,» dit Nicolas, qui commença à vider les outres et àles transporter jusqu’à la kibitka.

Une outre, pleine de koumyss, fut réservée, et les autres,refermées avec soin après avoir été préalablement remplies d’air,furent employées comme appareils flottants. Deux de ces outres,attachées au flanc du cheval, étaient destinées à le soutenir à lasurface du fleuve. Deux autres, placées aux brancards de lakibitka, entre les roues, eurent pour but d’assurer la ligne deflottaison de sa caisse, qui se transformerait ainsi en radeau.

Cet ouvrage fut bientôt achevé.

«Tu n’auras pas peur, Nadia? demanda Michel Strogoff.

—Non, frère, répondit la jeune fille.

—Et toi, ami?

—Moi! s’écria Nicolas. Je réalise enfin un de mes rêves:naviguer en charrette!»

En cet endroit, la berge, assez déclive, était favorable aulancement de la kibitka. Le cheval la traîna jusqu’à la lisière deseaux, et bientôt l’appareil et son moteur flottèrent à la surfacedu fleuve. Quant à Serko, il s’était bravement mis à la nage.

Les trois passagers, debout sur la caisse, s’étaient déchausséspar précaution, mais, grâce aux outres, ils n’eurent pas même d’eaujusqu’aux chevilles.

Michel Strogoff tenait les guides du cheval, et, selon lesindications que lui donnait Nicolas, il dirigeait obliquementl’animal, mais en le ménageant, car il ne voulait pas l’épuiser àlutter contre le courant. Tant que la kibitka suivit le fil deseaux, cela alla bien, et, au bout de quelques minutes, elle avaitdépassé les quais de Krasnoiarsk. Elle dérivait vers le nord, et ilétait déjà évident qu’elle n’accosterait l’autre rive que bien enaval de la ville. Mais peu importait.

La traversée de l’Yeniseï se serait donc faite sans grandesdifficultés, même sur cet appareil imparfait, si le courant eut étéétabli d’une manière régulière. Mais, très-malheureusement,plusieurs tourbillons se creusaient à la surface des eauxtumultueuses, et, bientôt, la kibitka, malgré toute la vigueurqu’employa Michel Strogoff à la faire dévier, fut irrésistiblemententraînée dans un de ces entonnoirs.

Là, le danger devint très-grand. La kibitka n’obliquait plusvers la rive orientale, elle ne dérivait plus, elle tournait avecune extrême rapidité, s’inclinant vers le centre du remous, commeun écuyer sur la piste d’un cirque. Sa vitesse était extrême. Lecheval pouvait à peine maintenir sa tête hors de l’eau et risquaitd’être asphyxié dans le tourbillon. Serko avait dû prendre un pointd’appui sur la kibitka.

Michel Strogoff comprit ce qui se passait. Il se sentit entraînésuivant une ligne circulaire qui se rétrécissait peu à peu et dontil ne pouvait plus sortir. Il ne dit pas une parole. Ses yeuxauraient voulu voir le péril, pour mieux l’éviter… . Ils ne lepouvaient plus!

Nadia se taisait aussi. Ses mains, cramponnées aux ridelles dela charrette, la soutenaient contre les mouvements désordonnés del’appareil, qui s’inclinait de plus en plus vers le centre dedépression.

Quant à Nicolas, ne comprenait-il pas la gravité de lasituation? Était-ce chez lui flegme ou mépris du danger, courage ouindifférence? La vie était-elle sans valeur à ses yeux, et, suivantl’expression des Orientaux, «une hôtellerie de cinq jours», que,bon gré mal gré, il faut quitter le sixième? En tout cas, sasouriante figure ne se démentit pas un instant.

La kibitka restait donc engagée dans ce tourbillon, et le chevalétait à bout d’efforts. Tout à coup, Michel Strogoff, se défaisantde ceux de ses vêtements qui pouvaient le gêner, se jeta à l’eau;puis, empoignant d’un bras vigoureux la bride du cheval effaré, illui donna une telle impulsion, qu’il parvint à le rejeter hors durayon d’attraction, et, reprise aussitôt par le rapide courant, lakibitka dériva avec une nouvelle vitesse.

«Hurrah!» s’écria Nicolas.

Deux heures seulement après avoir quitté le port d’embarquement,la kibitka avait traversé le grand bras du fleuve et venaitaccoster la berge d’une île, à plus de six verstes au-dessous deson point de départ.

Là, le cheval remonta la charrette sur la rive, et une heure derepos fut donnée au courageux animal. Puis, l’île ayant ététraversée dans toute sa largeur sous le couvert de ses magnifiquesbouleaux, la kibitka se trouva au bord du petit bras del’Yeniseï.

Cette traversée se fit plus facilement. Aucun tourbillon nerompait le cours du fleuve dans ce second lit, mais le courant yétait tellement rapide, que la kibitka n’accosta la rive droitequ’à cinq verstes en aval. C’était, en tout, onze verstes dont elleavait dérivé.

Ces grands cours d’eau du territoire sibérien, sur lesquelsaucun pont n’est jeté encore, sont de sérieux obstacles à lafacilité des communications. Tous avaient été plus ou moinsfunestes à Michel Strogoff. Sur l’Irtyche, le bac qui le portaitavec Nadia avait été attaqué par les Tartares. Sur l’Obi, après queson cheval eut été frappé d’une balle, il n’avait échappé que parmiracle aux cavaliers qui le poursuivaient. En somme, c’étaitencore ce passage de l’Yeniseï qui s’était opéré le moinsmalheureusement.

«Cela n’aurait pas été si amusant, s’écria Nicolas en sefrottant les mains, lorsqu’il débarqua sur la rive droite dufleuve, si cela n’avait pas été si difficile!

—Ce qui n’a été que difficile pour nous, ami, répondit MichelStrogoff, sera peut-être impossible aux Tartares!»

Chapitre 8Un bièvre qui traverse la route

Michel Strogoff pouvait enfin croire que la route était librejusqu’à Irkoutsk. Il avait devancé les Tartares, retenus à Tomsk,et lorsque les soldats de l’émir arriveraient à Krasnoiarsk, ils netrouveraient plus qu’une ville abandonnée. Là, aucun moyen decommunication immédiat entre les deux rives de l’Yeniseï. Donc,retard de quelques jours, jusqu’au moment où un pont de bateaux,difficile à établir, leur livrerait passage.

Pour la première fois depuis la funeste rencontre d’Ivan Ogareffà Omsk, le courrier du czar se sentit moins inquiet et put espérerqu’aucun nouvel obstacle ne surgirait entre le but et lui.

La kibitka, après être redescendue obliquement vers le sud-estpendant une quinzaine de verstes, retrouva et reprit la longue voietracée à travers la steppe.

La route était bonne, et même cette portion du chemin, quis’étend entre Krasnoiarsk et Irkoutsk, est considérée comme lameilleure de tout le parcours. Moins de cahots pour les voyageurs,de vastes ombrages qui les protègent contre les ardeurs du soleil,quelquefois des forêts de pins ou de cèdres qui couvrent un espacede cent verstes. Ce n’est plus l’immense steppe dont la lignecirculaire se confond à l’horizon avec celle du ciel. Mais ce richepays était vide alors. Partout des bourgades abandonnées. Plus deces paysans sibériens, parmi lesquels domine le type slave. C’étaitle désert, et, comme on le sait, le désert par ordre.

Le temps était beau, mais déjà l’air, rafraîchi pendant lesnuits, ne se réchauffait que plus difficilement aux rayons dusoleil. En effet, on arrivait aux premiers jours de septembre, etdans cette région, élevée en latitude, l’arc diurne se raccourcitvisiblement au dessus de l’horizon. L’automne y est de peu dedurée, bien que cette portion du territoire sibérien ne soit passituée au-dessus du cinquante-cinquième parallèle, qui est celuid’Édimbourg et de Copenhague. Quelque-fois même, l’hiver succèdepresque inopinément à l’été. C’est qu’ils doivent être précoces,ces hivers de la Russie asiatique, pendant lesquels la colonnethermométrique s’abaisse jusqu’au point de congélation dumercure[12] , et où l’on considère comme unetempérature supportable des moyennes de vingt degrés centigradesau-dessous de zéro.

Le temps favorisait donc les voyageurs. Il n’était ni orageux nipluvieux. La chaleur était modérée, les nuits fraîches. La santé deNadia, celle de Michel Strogoff se maintenaient, et, depuis qu’ilsavaient quitté Tomsk, ils s’étaient peu à peu remis de leursfatigues passées.

Quant à Nicolas Pigassof, il ne s’était jamais mieux porté.C’était une promenade pour lui que ce voyage, une excursionagréable, à laquelle il employait ses vacances de fonctionnairesans fonction.

«Décidément, disait-il, cela vaut mieux que de rester douzeheures par jour, perché sur une chaise, à manoeuvrer unmanipulateur!»

Cependant, Michel Strogoff avait pu obtenir de Nicolas qu’ilimprimât à son cheval une allure plus rapide. Pour arriver à cerésultat, il lui avait confié que Nadia et lui allaient rejoindreleur père, exilé à Irkoutsk, et qu’ils avaient grande hâte d’êtrerendus. Certes, il ne fallait pas surmener ce cheval, puisquetrès-probablement on ne trouverait pas à l’échanger pour un autre;mais, en lui ménageant des haltes assez fréquentes,—par exemple àchaque quinzaine de verstes,—on pouvait franchir aisément soixanteverstes par vingt-quatre heures. D’ailleurs, ce cheval étaitvigoureux et, par sa race même, très-apte a supporter les longuesfatigues. Les gras pâturages ne lui manquaient pas le long de laroute, l’herbe y était abondante et forte. Donc, possibilité de luidemander un surcroît de travail.

Nicolas s’était rendu a ces raisons. Il avait été très-ému de lasituation de ces deux jeunes gens qui allaient partager l’exil deleur père. Rien ne lui paraissait plus touchant. Aussi, avec quelsourire il disait à Nadia:

«Bonté divine! quelle joie éprouvera M. Korpanoff, lorsque sesyeux vous apercevront, quand ses bras s’ouvriront pour vousrecevoir! Si je vais jusqu’à Irkoutsk,—et cela me paraît bienprobable maintenant,—me permettrez-vous d’être présent a cetteentrevue! Oui, n’est-ce pas?»

Puis, se frappant le front:

«Mais, j’y pense, quelle douleur aussi, quand il s’apercevra queson pauvre grand fils est aveugle! Ah! tout est bien mêlé en cemonde!»

Enfin, de tout cela, il était résulté que la kibitka marchaitplus vite, et, suivant les calculs de Michel Strogoff, elle faisaitmaintenant dix à douze verstes à l’heure.

Il s’ensuit donc que, le 28 août, les voyageurs dépassaient lebourg de Balaisk, à quatre-vingts verstes de Krasnoiarsk, et le 29,celui de Ribinsk, à quarante verstes de Balaisk.

Le lendemain, trente-cinq verstes au delà, elle arrivait àKamsk, bourgade plus considérable, arrosée par la rivière du mêmenom, petit affluent de l’Yeniseï, qui descend des monts Sayansk. Cen’est qu’une ville peu importante, dont les maisons de bois sontpittoresquement groupées autour d’une place; mais elle est dominéepar le haut clocher de sa cathédrale, dont la croix doréeresplendissait au soleil.

Maisons vides, église déserte. Plus un relais, plus une aubergehabitée. Pas un cheval aux écuries. Pas un animal domestique dansla steppe. Les ordres du gouvernement moscovite avaient étéexécutés avec une rigueur absolue. Ce qui n’avait pu être emportéavait été détruit.

Au sortir de Kamsk, Michel Strogoff apprit à Nadia et à Nicolasqu’ils ne trouveraient plus qu’une petite ville de quelqueimportance, Nijni-Oudinsk, avant Irkoutsk. Nicolas répondit qu’ille savait d’autant mieux qu’une station télégraphique existait danscette bourgade. Donc, si Nijni Oudinsk était abandonnée commeKamsk, il serait bien obligé d’aller chercher quelque occupationjusqu’à la capitale de la Sibérie orientale.

La kibitka put traverser à gué, et sans trop de mal, la petiterivière qui coupe la route au delà de Kamsk. D’ailleurs, entrel’Yeniseï et l’un de ses grands tributaires, l’Angara, qui arroseIrkoutsk, il n’y avait plus à redouter l’obstacle de quelqueconsidérable cours d’eau, si ce n’est peut-être le Dinka. Le voyagene pourrait donc être retardé de ce chef.

De Kamsk à la bourgade prochaine, l’étape fut très-longue,environ cent trente verstes. Il va sans dire que les haltesréglementaires furent observées, a sans quoi, disait Nicolas, on seserait attiré quelque juste réclamation de la part du cheval. Ilavait été convenu avec cette courageuse bête qu’elle se reposeraitaprès quinze verstes, et, quand on contracte, même avec desanimaux, l’équité veut qu’on se tienne dans les termes ducontrat.

Après avoir franchi la petite rivière de Biriousa, la kibitkaatteignit Biriousinsk dans la matinée du 4 septembre.

Là, très-heureusement, Nicolas, qui voyait s’épuiser sesprovisions, trouva dans un four abandonné une douzaine de«pogatchas», sorte de gâteaux préparés avec de la graisse demouton, et une forte provision de riz cuit à l’eau. Ce surcroîtalla rejoindre à propos la réserve de koumyss, dont la kibitkaétait suffisamment approvisionnée depuis Krasnoiarsk.

Après une halte convenable, la route fut reprise dansl’après-dînée du 8 septembre. La distance jusqu’à Irkoutsk n’étaitplus que de cinq cents verstes. Rien on arrière ne signalaitl’avant-garde tartare. Michel Strogoff était donc fondé à penserque son voyage ne serait plus entravé, et que dans huit jours, dansdix au plus, il serait en présence du grand-duc.

En sortant de Biriousinsk, un lièvre vint à traverser le chemin,à trente pas en avant de la kibitka.

«Ah! fit Nicolas.

—Qu’as-tu, ami? demanda vivement Michel Strogoff, comme unaveugle que le moindre bruit tient en éveil.

—Tu n’as pas vu?… .» dit Nicolas, dont la souriante figures’était subitement assombrie.

Puis il ajouta:

«Ah! non! tu n’as pu voir, et c’est heureux pour toi, petitpère!

—Mais je n’ai rien vu, dit Nadia.

—Tant mieux! tant mieux! Mais moi… j’ai vu!… .

—Qu’était-ce donc? demanda Michel Strogoff.

—Un lièvre qui vient de croiser notre route!» réponditNicolas.

En Russie, lorsqu’un lièvre croisa la route d’un voyageur, lacroyance populaire veut que ce soit le signe d’un malheurprochain.

Nicolas, superstitieux comme le sont la plupart des Russes,avait arrêté la kibitka.

Michel Strogoff comprit l’hésitation do son compagnon, bienqu’il ne partageât aucunement sa crédulité a l’endroit des lièvresqui passent, et il voulut le rassurer.

«Il n’y a rien à craindre, ami, lui dit-il.

—Rien pour toi, ni pour elle, je le sais, petit père, réponditNicolas, mais pour moi!»

Et reprenant:

«C’est la destinée,» dit-il.

Et il remit son cheval au trot.

Cependant, en dépit du fâcheux pronostic, la journée s’écoulasans aucun accident.

Le lendemain, 6 septembre, à midi, la kibitka fit halte au bourgd’Alsalevsk, aussi désert que l’était toute la contréeenvironnante.

Là, sur le seuil d’une maison, Nadia trouva deux de ces couteauxà lame solide, qui servent aux chasseurs sibériens. Elle en remitun à Michel Strogoff, qui le cacha sous ses vêtements, et ellegarda l’autre pour elle. La kibitka n’était plus qu’àsoixante-quinze verstes de Nijni-Oudinsk.

Nicolas, pendant ces deux journées, n’avait pu reprendre sabonne humeur habituelle. Le mauvais présage l’avait affecté plusqu’on ne le pourrait croire, et lui, qui jusqu’alors n’était jamaisresté une heure sans parler, tombait parfois dans de longs mutismesdont Nadia avait peine à le tirer. Ces symptômes étaientvéritablement ceux d’un esprit frappé, et cela s’explique, quand ils’agit de ces hommes appartenant aux races du Nord, dont lessuperstitieux ancêtres ont été les fondateurs de la mythologiehyperboréenne.

A partir d’Ekaterinbourg, la route d’Irkoutsk suit presqueparallèlement le cinquante-cinquième degré de latitude, mais, ensortant de Biriousinsk, elle oblique franchement vers le sud-est,de manière à couper de biais le centième méridien. Elle prend leplus court pour atteindre la capitale de la Sibérie orientale, enfranchissant les dernières rampes des monts Sayansk. Ces montagnesne sont elles-mêmes qu’une dérivation de la grande chaîne desAltaï; qui est visible à une distance de deux cents verstes.

La kibitka courait donc sur cette route. Oui, courait! Onsentait bien que Nicolas ne songeait plus à ménager son cheval, etque lui aussi avait maintenant hâte d’arriver. Malgré toute sarésignation un peu fataliste, il ne se croirait plus en sûreté quedans les murs d’Irkoutsk. Bien des Russes eussent pensé comme lui,et plus d’un, tournant les guides de son cheval, fût revenu enarrière, après le passage du lièvre sur sa route!

Cependant, quelques observations qu’il fit, et dont Nadiacontrôla la justesse en les transmettant a Michel Strogoff,donneront a croire que la série des épreuves n’était peut-être pasclose pour eux.

En effet, si le territoire avait été depuis Krasnoiarsk respectédans ses productions naturelles, ses forêts portaient maintenanttrace du feu et du fer, les prairies qui s’étendaient latéralementà la route étaient dévastées, et il était évident que quelquetroupe importante avait passé par là.

Trente verstes avant Nijni-Oudinsk, les indices d’unedévastation récente ne purent plus être méconnus, et il étaitimpossible de les attribuer à d’autres qu’aux Tartares.

En effet, ce n’étaient plus seulement des champs foulés du pieddes chevaux, des forêts entamées à la hache. Les quelques maisonséparses au long de la route n’étaient pas seulement vides: les unesavaient été en partie démolies, les autres à demi incendiées. Desempreintes de balles se voyaient sur leurs murs.

On conçoit quelles furent les inquiétudes de Michel Strogoff. Ilne pouvait plus douter qu’un corps de Tartares n’eût récemmentfranchi cette partie de la route, et, cependant, il étaitimpossible que ce fussent les soldats de l’émir, car ils n’auraientpu le devancer sans qu’il s’en fût aperçu. Mais alors quels étaientdonc ces nouveaux envahisseurs, et par quel chemin détourné de lasteppe avaient-ils pu rejoindre la grande route d’Irkoutsk? A quelsnouveaux ennemis le courrier du czar allait-il se heurterencore?

Ces appréhensions, Michel Strogoff ne les communiqua ni àNicolas, ni à Nadia, ne voulant pas les inquiéter. D’ailleurs, ilétait résolu à continuer sa route, tant qu’un infranchissableobstacle ne l’arrêterait pas. Plus tard, il verrait ce qu’ilconviendrait de faire.

Pendant la journée suivante, le passage récent d’une importantetroupe de cavaliers et de fantassins s’accusa de plus en plus. Desfumées furent aperçues au-dessus de l’horizon. La kibitka marchaavec précaution. Quelques maisons des bourgades abandonnéesbrûlaient encore, et, certainement, l’incendie n’y avait pas étéallumé depuis plus de vingt-quatre heures.

Enfin, dans la journée du 8 septembre, la kibitka s’arrêta. Lecheval refusait d’avancer. Serko aboyait lamentablement.

«Qu’y a-t-il? demanda Michel Strogoff.

—Un cadavre!» répondit Nicolas, qui se jeta hors de lakibitka.

Ce cadavre était celui d’un moujik, horriblement mutilé et déjàfroid.

Nicolas se signa. Puis, aidé de Michel Strogoff, il transportace cadavre sur le talus de la route. Il aurait voulu lui donner unesépulture décente, l’enterrer profondément, afin que lescarnassiers de la steppe ne pussent s’acharner sur ses misérablesrestes, mais Michel Strogoff ne lui en laissa pas le temps.

«Partons, ami, partons! s’écria-t-il. Nous ne pouvons nousretarder, même d’une heure!»

Et la kibitka reprit sa marche.

D’ailleurs, si Nicolas eût voulu rendre les derniers devoirs àtous les morts qu’il allait maintenant rencontrer sur la granderoute sibérienne, il n’aurait pu y suffire! Aux approches deNijni-Oudinsk, ce fut par vingtaines que l’on trouva de ces corps,étendus sur le sol.

Il fallait pourtant continuer à suivre ce chemin jusqu’au momentoù il serait manifestement impossible de le faire, sans tomberentre les mains des envahisseurs. L’itinéraire ne fut donc pasmodifié, et pourtant, dévastations et ruines s’accumulaient àchaque bourgade. Tous ces villages, dont les noms indiquent qu’ilsont été fondés par des exilés polonais, avaient été livrés auxhorreurs du pillage et de l’incendie. Le sang des victimes n’étaitpas même encore complètement figé. Quant à savoir dans quellesconditions ces funestes événements venaient d’être accomplis, on nele pouvait. Il ne restait plus un être vivant pour le dire.

Ce jour-là, vers quatre heures du soir, Nicolas signala àl’horizon les hauts clochers des églises de Nijni-Oudinsk. Ilsétaient couronnés de grosses volutes de vapeurs qui ne devaient pasêtre des nuages.

Nicolas et Nadia regardaient et communiquaient à Michel Strogoffle résultat de leurs observations. Il fallait prendre un parti. Sila ville était abandonnée, on pouvait la traverser sans risque,mais si, par un mouvement inexplicable, les Tartares l’occupaient,on devait à tout prix la tourner.

«Avançons prudemment, dit Michel Strogoff, mais avançons!»

Une verste fut encore parcourue.

«Ce ne sont pas des nuages, ce sont des fumées! s’écria Nadia.Frère, on incendie la ville!»

Ce n’était que trop visible, en effet. Des lueurs fuligineusesapparaissaient au milieu des vapeurs. Ces tourbillons devenaient deplus en plus épais et montaient dans le ciel. Aucun fuyard,d’ailleurs. Il était probable que les incendiaires avaient trouvéla ville abandonnée et qu’ils la brûlaient. Mais étaient-ce desTartares qui agissaient ainsi? Étaient-ce des Russes quiobéissaient aux ordres du grand-duc? Le gouvernement du czaravait-il voulu que depuis Krasnoiarsk, depuis l’Yeniseï, pas uneville, pas une bourgade ne pût offrir un refuge aux soldats del’émir? En ce qui concernait Michel Strogoff, devait-il s’arrêter,devait-il continuer sa route?

Il était indécis. Toutefois, après avoir pesé le pour et lecontre, il pensa que, quelles que fussent les fatigues d’un voyageà travers la steppe, sans chemin frayé, il ne devait pas risquer detomber une seconde fois entre les mains des Tartares. Il allaitdonc proposer à Nicolas de quitter la route et, s’il le fallaitabsolument, de ne la reprendre qu’après avoir tourné Nijni-Oudinsk,lorsqu’un coup de feu retentit sur la droite. Une balle siffla, etle cheval de la kibitka, frappé à la tête, tomba mort.

Au même instant, une douzaine de cavaliers se jetaient sur laroute, et la kibitka était entourée. Michel Strogoff, Nadia etNicolas, sans même avoir eu le temps de se reconnaître, étaientprisonniers et entraînés rapidement vers Nijni-Oudinsk.

Michel Strogoff, dans cette soudaine attaque, n’avait rien perdude son sang-froid. N’ayant pu voir ses ennemis, il n’avait pusonger à se défendre. Eût-il eu l’usage de ses yeux, il ne l’auraitpas tenté. C’eût été courir au-devant d’un massacre. Mais, s’il nevoyait pas, il pouvait écouter ce qu’ils disaient et lecomprendre.

En effet, à leur langage, il reconnut que ces soldats étaientdes Tartares, et, à leurs paroles, qu’ils précédaient l’armée desenvahisseurs.

Voici, d’ailleurs, ce que Michel Strogoff apprit, autant par lespropos qui furent tenus en ce moment devant lui que par leslambeaux de conversation qu’il surprit plus tard.

Ces soldats n’étaient pas directement sous les ordres de l’émir,retenu encore en arrière de l’Yeniseï. Ils faisaient partie d’unetroisième colonne, plus spécialement composée de Tartares deskhanats de Khokhand et de Koundouze, avec laquelle l’armée deFéofar devait opérer prochainement sa jonction aux environsd’Irkoutsk.

C’était sur les conseils d’Ivan Ogareff, et afin d’assurer lesuccès de l’invasion dans les provinces de l’est, que cettecolonne, après avoir franchi la frontière du gouvernement deSémipalatinsk et passé an sud du lac Balkhach, avait longé la basedes monts Altaï. Pillant et ravageant sous la conduite d’unofficier du khan de Koundouze, elle avait gagné le haut cours del’Yeniseï. Là, dans la prévision de ce qui s’était fait àKrasnoiarsk par ordre du czar, et pour faciliter le passage dufleuve aux troupes de l’émir, cet officier avait lancé au courantune flottille de barques qui, soit comme embarcations, soit commematériel de pont, permettraient a Féofar de reprendre sur la rivedroite la route d’Irkoutsk. Puis, cette troisième colonne, aprèsavoir contourné le pied des montagnes, avait descendu la vallée del’Yeniseï et rejoint cette route à la hauteur d’Alsalevsk. De là,depuis cette petite ville, l’effroyable accumulation de ruines, quifait le fond des guerres tartares. Nijni-Oudinsk venait de subir lesort commun, et les Tartares, au nombre de cinquante mille,l’avaient déjà quittée pour aller occuper les premières positionsdevant Irkoutsk. Avant peu, ils devraient avoir été ralliés par lestroupes de l’émir.

Telle était la situation à cette date,—situation des plus gravespour cette partie de la Sibérie orientale, complètement isolée, etpour les défenseurs, relativement peu nombreux, de sa capitale.

Voilà donc ce dont Michel Strogoff fut informé: arrivée devantIrkoutsk d’une troisième colonne de Tartares, et jonction prochainede l’émir et d’Ivan Ogareff avec le gros de leurs troupes.Conséquemment, l’investissement d’Irkoutsk, et, par suite, sareddition n’étaient plus qu’une affaire de temps, peut-être d’untemps très court.

On comprend de quelles pensées dut être assiégé Michel Strogoff!Qui s’étonnerait si, dans cette situation, il eût enfin perdu toutcourage, tout espoir? Il n’en fut rien, cependant, et ses lèvres nemurmurèrent pas d’autres paroles que celles-ci:

«J’arriverai!»

Une demi-heure après l’attaque des cavaliers tartares, MichelStrogoff, Nicolas et Nadia entraient à Nijni-Oudinsk. Le fidèlechien les avait suivis, mais de loin. Ils ne devaient pas séjournerdans la ville, qui était en flammes et que les derniers maraudeursallaient quitter.

Les prisonniers furent donc jetés sur des chevaux et entraînésrapidement, Nicolas, résigné comme toujours, Nadia, nullementébranlée dans sa foi en Michel Strogoff, Michel Strogoff,indifférent en apparence, mais prêt à saisir toute occasion des’échapper.

Les Tartares n’avaient pas été sans s’apercevoir que l’un deleurs prisonniers était aveugle, et leur barbarie naturelle lesporta à se faire un jeu de cet infortuné. On marchait vite. Lecheval de Michel Strogoff, n’ayant d’autre guide que lui et allantau hasard, faisait souvent des écarts qui portaient le désordredans le détachement. De là, des injures, des brutalités quibrisaient le coeur de la jeune fille et indignaient Nicolas. Maisque pouvaient-ils faire? Ils ne parlaient pas la langue de cesTartares, et leur intervention fut impitoyablement repoussée.

Bientôt même, ces soldats, par un raffinement de barbarie,eurent l’idée d’échanger ce cheval que montait Michel Strogoff pourun autre qui était aveugle. Ce qui motiva ce changement, ce fut laréflexion d’un des cavaliers, auquel Michel Strogoff avait entendudire:

«Mais il y voit peut-être, ce Russe là!»

Ceci se passait à soixante verstes de Nijni-Oudinsk, entre lesbourgades de Tatan et de Chibarlinskoë. On avait donc placé MichelStrogoff sur ce cheval, en lui mettant ironiquement les rênes à lamain. Puis, à coups de fouet, à coups de pierres, en l’excitant pardes cris, on le lança au galop.

L’animal, ne pouvant être maintenu en droite ligne par soncavalier, aveugle comme lui, tantôt se heurtait à quelque arbre,tantôt se jetait hors de la route. De là, des chocs, des chutesmême qui pouvaient être extrêmement funestes.

Michel Strogoff ne protesta pas. Il ne fit pas entendre uneplainte. Son cheval tombait-il, il attendait qu’on vînt le relever.On le relevait, en effet, et le cruel jeu continuait.

Nicolas, devant ces mauvais traitements, ne pouvait se contenir.Il voulait courir au secours de son compagnon. On l’arrêtait, on lebrutalisait.

Enfin, ce jeu se fût longtemps prolongé, sans doute, et à lagrande joie des Tartares, si un accident plus grave n’y eût misfin.

A un certain moment, dans la journée du 10 septembre, le chevalaveugle s’emporta et courut droit à une fondrière, profonde detrente à quarante pieds, qui bordait la route.

Nicolas voulut s’élancer! On le retint. Le cheval, n’étant pasguidé, se précipita avec son cavalier dans cette fondrière.

Nadia et Nicolas poussèrent un cri d’épouvante!… Ils durentcroire que leur malheureux compagnon avait été broyé dans cettechute!

Lorsqu’on alla le relever, Michel Strogoff, ayant pu se jeterhors de selle, n’avait aucune blessure, mais le malheureux chevalétait rompu de deux jambes et hors de service.

On le laissa mourir là, sans même lui donner le coup de grâce,et Michel Strogoff, attaché à la selle d’un Tartare, dut suivre àpied le détachement.

Pas une plainte encore, pas une protestation! Il marcha d’un pasrapide, à peine tiré par cette corde qui le liait. C’était toujours«l’homme de fer» dont le général Kissoff avait parlé au czar!

Le lendemain, 11 septembre, le détachement franchissait labourgade de Chibarlinskoë.

Alors un incident se produisit, qui devait avoir desconséquences très-graves.

La nuit était venue. Les cavaliers tartares, ayant fait halte,s’étaient plus ou moins enivrés. Ils allaient repartir.

Nadia, qui jusqu’alors, et comme par miracle, avait étérespectée de ces soldats, fut insultée par l’un d’eux.

Michel Strogoff n’avait pu voir ni l’insulte, ni l’insulteur,mais Nicolas avait vu pour lui.

Alors, tranquillement, sans avoir réfléchi, sans peut-être avoirla conscience de son action, Nicolas alla droit au soldat, et,avant que celui-ci eût pu faire un mouvement pour l’arrêter,saisissant un pistolet aux fontes de sa selle, il le lui déchargeaen pleine poitrine.

L’officier qui commandait le détachement accourut aussitôt aubruit de la détonation.

Les cavaliers allaient écharper le malheureux Nicolas, mais, àun signe de l’officier, on le garrotta, on le mit en travers sur uncheval, et le détachement repartit au galop.

La corde qui attachait Michel Strogoff, rongée par lui, se brisadans l’élan inattendu du cheval, et son cavalier, à demi ivre,emporté dans une course rapide, ne s’en aperçut même pas.

Michel Strogoff et Nadia se trouvèrent seuls sur la route.

Chapitre 9Dans la steppe

Michel Strogoff et Nadia étaient donc libres encore une fois,ainsi qu’ils l’avaient été pendant le trajet de Perm aux rives del’Irtyche. Mais combien les conditions du voyage étaient changées!Alors, un confortable tarentass, des attelages fréquemmentrenouvelés, des relais de poste bien entretenus, leur assuraient larapidité du voyage. Maintenant, ils étaient à pied, dansl’impossibilité de se procurer aucun moyen de locomotion, sansressource, ne sachant même comment subvenir aux moindres besoins dela vie, et il leur restait encore quatre cents verstes à faire! Et,de plus, Michel Strogoff ne voyait plus que par les yeux deNadia.

Quant à cet ami que leur avait donné le hasard, ils venaient dele perdre dans les plus funestes circonstances.

Michel Strogoff s’était jeté sur le talus de la route. Nadia,debout, attendait un mot de lui pour se remettre en marche.

Il était dix heures du soir. Depuis trois heures et demie, lesoleil avait disparu derrière l’horizon. Il n’y avait pas unemaison, pas une hutte en vue. Les derniers Tartares se perdaientdans le lointain. Michel Strogoff et Nadia étaient bien seuls.

«Que vont-ils faire de notre ami? s’écria la jeune fille. PauvreNicolas! Notre rencontre lui aura été fatale!»

Michel Strogoff ne répondit pas.

«Michel, reprit Nadia, ne sais-tu pas qu’il t’a défendu lorsquetu étais le jouet des Tartares, qu’il a risqué sa vie pourmoi?»

Michel Strogoff se taisait toujours. Immobile, la tête appuyéesur ses mains, à quoi pensait il? Bien qu’il ne lui répondit pas,entendait-il même Nadia lui parler?

Oui! il l’entendait, car, lorsque la jeune fille ajouta:

«Où te conduirai-je, Michel?

—A Irkoutsk! répondit-il.

—Par la grande route?

—Oui, Nadia.»

Michel Strogoff était resté l’homme qui s’était juré d’arriverquand même à son but. Suivre la grande route, c’était y aller parle plus court chemin. Si l’avant-garde des troupes de Féofar-Khanapparaissait, il serait temps alors de se jeter par latraverse.

Nadia reprit la main de Michel Strogoff, et ils partirent.

Le lendemain matin, 12 septembre, vingt verstes plus loin, aubourg de Toulounovskoë, tous deux faisaient une courte halte. Lebourg était incendié et désert. Pendant toute la nuit, Nadia avaitcherché si le cadavre de Nicolas n’avait pas été abandonné sur laroute, mais ce fut en vain qu’elle fouilla les ruines et qu’elleregarda parmi les morts. Jusqu’alors, Nicolas semblait avoir étéépargné. Mais ne le réservait-on pas pour quelque cruel supplice,lorsqu’il serait arrivé au camp d’Irkoutsk?

Nadia, épuisée par la faim, dont son compagnon souffraitcruellement aussi, fut assez heureuse pour trouver dans une maisondu bourg une certaine quantité de viande sèche et de «soukharis»,morceaux de pain qui, desséchés par évaporation, peuvent conserverindéfiniment leurs qualités nutritives. Michel Strogoff et la jeunefille se chargèrent de tout ce qu’ils purent emporter. Leurnourriture était ainsi assurée pour plusieurs jours, et, quant àl’eau, elle ne devait pas leur manquer dans une contrée quesillonnent mille petits affluents de l’Angara.

Ils se remirent en route. Michel Strogoff allait d’un pas assuréet ne le ralentissait que pour sa compagne. Nadia, ne voulant pasrester en arrière, se forçait à marcher. Heureusement, soncompagnon ne pouvait voir à quel état misérable la fatigue l’avaitréduite.

Cependant, Michel Strogoff le sentait.

«Tu es à bout de forces, pauvre enfant, lui disait-ilquelquefois.

—Non, répondait elle.

—Quand tu ne pourras plus marcher, je te porterai, Nadia.

—Oui, Michel.»

Pendant cette journée, il fallut passer le petit cours d’eau del’Oka, mais il était guéable, et ce passage n’offrit aucunedifficulté.

Le ciel était couvert, la température supportable. On pouvaitcraindre, toutefois, que le temps ne tournât à la pluie, ce qui eûtété un surcroit de misère. Il y eut même quelques averses, maiselles ne durèrent pas.

Ils allaient toujours ainsi, la main dans la main, parlant peu,Nadia regardant en avant et en arrière. Deux fois par jour, ilsfaisaient halte. Ils se reposaient six heures par nuit. Dansquelques cabanes, Nadia trouva encore un peu de cette viande demouton, si commune en ce pays qu’elle ne vaut pas plus de deuxkopeks et demi la livre.

Mais, contrairement à ce qu’avait peut-être espéré MichelStrogoff, il n’y avait plus une seule bête de somme dans lacontrée. Cheval, chameau, tout avait été massacré ou pris. C’étaitdonc à pied qu’il lui fallait continuer à travers cetteinterminable steppe.

Les traces de la troisième colonne tartare, qui se dirigeait surIrkoutsk, n’y manquaient pas. Ici quelque cheval mort, là unchariot abandonné. Les corps de malheureux Sibériens jalonnaientaussi la route, principalement à l’entrée des villages. Nadia,domptant sa répugnance, regardait tous ces cadavres!…

En somme, le danger n’était pas en avant, il était en arrière.L’avant-garde de la principale armée de l’émir, que dirigeait IvanOgareff, pouvait apparaître d’un instant à l’autre. Les barques,expédiées de l’Yeniseï inférieur, avaient dû arriver à Krasnoiarsket servir aussitôt au passage du fleuve. Le chemin était librealors pour les envahisseurs. Aucun corps russe ne pouvait le barrerentre Krasnoiarsk et le lac Baïkal. Michel Strogoff s’attendaitdonc à l’arrivée des éclaireurs tartares.

Aussi, à chaque halte, Nadia montait sur quelque hauteur etregardait attentivement du côté de l’ouest mais nul tourbillon depoussière ne signalait encore l’apparition d’une troupe àcheval.

Puis, la marche était reprise, et lorsque Michel Strogoffsentait que c’était lui qui traînait la pauvre Nadia, il allaitd’un pas moins rapide. Ils causaient peu, et seulement de Nicolas.La jeune fille rappelait tout ce qu’avait été pour eux ce compagnonde quelques jours.

En lui répondant, Michel Strogoff cherchait à donner à Nadiaquelque espoir, dont on n’eût pas trouvé trace en lui-même, car ilsavait bien que l’infortuné n’échapperait pas à la mort.

Un jour, Michel Strogoff dit à la jeune fille:

«Tu ne me parles jamais de ma mère, Nadia?»

Sa mère! Nadia ne l’eût pas voulu. Pourquoi renouveler sesdouleurs? La vieille Sibérienne n’était-elle pas morte? Son filsn’avait-il pas donné le dernier baiser à ce cadavre étendu sur leplateau de Tomsk?

«Parle-moi d’elle, Nadia, dit cependant Michel Strogoff. Parle!Tu me feras plaisir!»

Et, alors, Nadia fit ce qu’elle n’avait pas fait jusque-là. Elleraconta tout ce qui s’était passé entre Marfa et elle depuis leurrencontre à Omsk, où toutes deux s’étaient vues pour la premièrefois. Elle dit comment un inexplicable instinct l’avait pousséevers la vieille prisonnière sans la connaître, quels soins elle luiavait donnés, quels encouragements elle en avait reçus. A cetteépoque, Michel Strogoff n’était encore pour elle que NicolasKorpanoff.

«Ce que j’aurais dû toujours être!» répondit Michel Strogoff,dont le front s’assombrit.

Puis, plus tard, il ajouta:

«J’ai manqué à mon serment, Nadia. J’avais juré de ne pas voirma mère!

—Mais tu n’as pas cherché à la voir, Michel! répondit Nadia. Lehasard seul t’a mis en sa présence!

—J’avais juré, quoi qu’il arrivât, de ne point me trahir!

—Michel, Michel! A la vue du fouet levé sur Marfa Strogoff,pouvais-tu résister? Non! Il n’y a pas de serment qui puisseempêcher un fils de secourir sa mère!

—J’ai manqué à mon serment, Nadia, répondit Michel Strogoff. QueDieu et le Père me le pardonnent!

—Michel, dit alors la jeune fille, j’ai une question à te faire.Ne me réponds pas, si tu ne crois pas devoir me répondre. De toi,rien ne me blessera.

—Parle, Nadia.

—Pourquoi, maintenant que la lettre du czar t’a été enlevée,es-tu si pressé d’arriver à Irkoutsk?»

Michel Strogoff serra plus fortement la main de sa compagne,mais il ne répondit pas.

«Connaissais-tu donc le contenu de cette lettre avant de quitterMoscou? reprit Nadia.

—Non, je ne le connaissais pas.

—Dois-je penser, Michel, que le seul désir de me remettre entreles mains de mon père t’entraîne vers Irkoutsk?

—Non, Nadia, répondit gravement Michel Strogoff. Je tetromperais, si je te laissais croire qu’il en est ainsi. Je vais làoù mon devoir m’ordonne d’aller! Quant à te conduire à Irkoutsk,n’est-ce pas toi, Nadia, qui m’y conduit maintenant? N’est-ce paspar tes yeux que je vois, n’est-ce pas ta main qui me guide? Nem’as-tu pas rendu au centuple les services que j’ai pu d’abord terendre? Je ne sais si le sort cessera de nous accabler, mais lejour où tu me remercieras de t’avoir remise entre les mains de tonpère, je te remercierai, moi, de m’avoir conduit à Irkoutsk!

—Pauvre Michel! répondit Nadia tout émue. Ne parle pas ainsi! Cen’est pas la réponse que je te demande. Michel, pourquoi,maintenant, as-tu tant de hâte d’atteindre Irkoutsk?

—Parce qu’il faut que j’y sois avant Ivan Ogareff! s’écriaMichel Strogoff.

—Même encore?

—Même encore, et j’y serai!»

Et, en prononçant ces derniers mots, Michel Strogoff ne parlaitpas seulement par haine du traître. Mais Nadia comprit que soncompagnon ne lui disait pas tout, et qu’il ne pouvait pas tout luidire.

Le 15 septembre, trois jours plus tard, tous deux atteignaientla bourgade de Kouitounskoë, à soixante-dix verstes deToulounovskoë. La jeune fille ne marchait plus sans d’extrêmessouffrances. Ses pieds endoloris pouvaient à peine la soutenir.Mais elle résistait, elle luttait contre la fatigue, et sa seulepensée était celle-ci:

«Puisqu’il ne peut pas me voir, j’irai jusqu’à ce que jetombe!»

D’ailleurs, nul obstacle sur cette partie de la route, nuldanger non plus, dans cette période du voyage, depuis le départ desTartares. Beaucoup de fatigue seulement.

Pendant trois jours, ce fut ainsi. Il était visible que latroisième colonne d’envahisseurs gagnait rapidement dans l’est.Cela se reconnaissait aux ruines qu’ils laissaient après eux, auxcendres qui ne fumaient plus, aux cadavres déjà décomposés quigisaient sur le sol.

Dans l’ouest, rien non plus. L’avant-garde de l’émir neparaissait pas. Michel Strogoff en arrivait à faire lessuppositions les plus invraisemblables pour expliquer ce retard.Les Russes, en forces suffisantes, menaçaient-ils directement Tomskou Krasnoiarsk?

La troisième colonne, isolée des deux autres, risquait-elle doncd’être coupée? S’il en était ainsi, il serait facile au grand-ducde défendre Irkoutsk, et, du temps gagné contre une invasion, c’estun acheminement à la repousser.

Michel Strogoff se laissait aller parfois à ces espérances, maisbientôt il comprenait tout ce qu’elles avaient de chimérique, et ilne comptait plus que sur lui-même, comme si le salut du grand-duceût été dans ses seules mains!

Soixante verstes séparent Kouitounskoë de Kimilteiskoë, petitebourgade située à peu de distance du Dinka, tributaire de l’Angara.Michel Strogoff ne songeait pas sans appréhension à l’obstacle quecet affluent d’une certaine importance plaçait sur sa route. Debacs ou de barques, il ne pouvait être question d’en trouver, et ilse souvenait, pour l’avoir déjà traversé en des temps plus heureux,qu’il était difficilement guéable. Mais, ce cours d’eau une foisfranchi, aucun fleuve, aucune rivière n’interromprait plus la routequi rejoignait Irkoutsk à deux cent trente verstes de là.

Il ne fallut pas moins de trois jours pour atteindreKimilteiskoë. Nadia se traînait. Quelle que fût son énergie morale,la force physique allait lui manquer. Michel Strogoff ne le savaitque trop!

S’il n’eût pas été aveugle, Nadia lui aurait dit sans doute:

«Va, Michel, laisse-moi dans quelque hutte! Gagne Irkoutsk!Accomplis ta mission! Vois mon père! Dis-lui où je suis! Dis-luique je l’attends, et tous deux, vous saurez bien me retrouver!Pars! Je n’ai pas peur! Je me cacherai des Tartares! Je meconserverai pour lui, pour toi! Va, Michel! Je ne peux plus aller!…»

Plusieurs fois, Nadia fut forcée de s’arrêter. Michel Strogoffla prenait alors dans ses bras, et n’ayant pas à penser à lafatigue de la jeune fille du moment où il la portait, il marchaitplus rapidement et de son pas infatigable.

Le 18 septembre, à dix heures du soir, tous deux atteignirentenfin Kimilteiskoë. Du haut d’une colline, Nadia aperçut une ligneun peu moins sombre à l’horizon. C’était le Dinka. Quelques éclairsse réfléchissaient dans ses eaux, éclairs sans tonnerre quiilluminaient l’espace.

Nadia conduisit son compagnon à travers la bourgade ruinée. Lacendre des incendies était froide. Il y avait au moins cinq ou sixjours que les derniers Tartares étaient passés.

Arrivée aux dernières maisons de la bourgade, Nadia se laissatomber sur un banc de pierre.

«Nous faisons halte? lui demanda Michel Strogoff.

—La nuit est venue, Michel, répondit Nadia. Ne veux-tu pas tereposer quelques heures?

—J’aurais voulu passer le Dinka, répondit Michel Strogoff,j’aurais voulu le mettre entre nous et l’avant-garde de l’émir.Mais tu ne peux plus même te traîner, ma pauvre Nadia!

—Viens, Michel,» répondit Nadia, qui saisit la main de soncompagnon et l’entraîna.

C’était à deux ou trois verstes de là que le Dinka coupait laroute d’Irkoutsk. Ce dernier effort que lui demandait soncompagnon, la jeune fille voulut le tenter. Tous deux marchèrentdonc à la lueur des éclairs. Ils traversaient alors un désert sanslimites, au milieu duquel se perdait la petite rivière. Pas unarbre, pas un monticule ne faisait saillie sur cette vaste plaine,qui recommençait la steppe sibérienne. Pas un souffle ne traversaitl’atmosphère, dont le calme eût laissé le moindre son se propager àune distance infinie.

Soudain, Michel Strogoff et Nadia s’arrêtèrent, comme si leurspieds eussent été saisis dans quelque crevasse du sol.

Un aboiement avait traversé la steppe.

«Entends-tu?» dit Nadia.

Puis, un cri lamentable lui succéda, un cri désespéré, comme ledernier appel d’un être humain qui va mourir.

«Nicolas! Nicolas!» s’écria la jeune fille, poussée par quelquesinistre pressentiment.

Michel Strogoff, qui écoutait, secoua la tête.

«Viens, Michel, viens,» dit Nadia.

Et elle, qui tout à l’heure se traînait à peine, recouvrasoudain ses forces sous l’empire d’une violente surexcitation.

«Nous avons quitté la route? dit Michel Strogoff, sentant qu’ilfoulait, non plus un sol poudreux, mais une herbe rase.

—Oui… il le faut!, répondit Nadia. C’est de là, sur la droite,que le cri est venu!»

Quelques minutes après, tous deux n’étaient plus qu’à unedemi-verste de la rivière.

Un second aboiement se fit entendre, mais, quoique plus faible,il était certainement plus rapproché.

Nadia s’arrêta.

«Oui! dit Michel. C’est Serko qui aboie!… Il a suivi sonmaître!

—Nicolas!» cria la jeune fille. Son appel resta sansréponse.

Quelques oiseaux de proie seulement s’enlevèrent et disparurentdans les hauteurs du ciel.

Michel Strogoff prêtait l’oreille. Nadia regardait cette plaine,imprégnée d’effluves lumineuses, qui miroitait comme une glace,mais elle ne vit rien.

Et, cependant, une voix s’éleva encore, qui, cette fois, murmurad’un ton plaintif: «Michel!… »

Puis, un chien, tout sanglant, bondit jusqu’à Nadia. C’étaitSerko.

Nicolas ne pouvait être loin! Lui seul avait pu murmurer ce nomde Michel! Où était-il? Nadia n’avait même plus la force del’appeler.

Michel Strogoff, rampant sur le sol, cherchait de la main.

Soudain, Serko poussa un nouvel aboiement et s’élança vers ungigantesque oiseau qui rasait la terre.

C’était un vautour. Lorsque Serko se précipita vers lui, ils’enleva, mais, revenant à la charge, il frappa le chien! Celui-cibondit encore vers le vautour!… Un coup du formidable bec s’abattitsur sa tête, et, cette fois, Serko retomba sans vie sur le sol.

En même temps, un cri d’horreur échappait à Nadia!

«Là… là!» dit-elle.

Une tête sortait du sol! Elle l’eût heurtée du pied, sansl’intense clarté que le ciel jetait sur la steppe.

Nadia tomba, à genoux, près de cette tête.

Nicolas, enterré jusqu’au cou, suivant l’atroce coutume tartare,avait été abandonné dans la steppe, pour y mourir de faim et desoif, et peut-être sous la dent des loups ou le bec des oiseaux deproie. Supplice horrible pour cette victime que le sol emprisonne,que presse cette terre qu’elle ne peut rejeter, ayant les brasattachés et collés au corps, comme ceux d’un cadavre dans soncercueil! Le supplicié, vivant dans ce moule d’argile qu’il estimpuissant à briser, n’a plus qu’à implorer la mort, trop lente àvenir!

C’était là que les Tartares avaient enterré leur prisonnierdepuis trois jours!… Depuis trois jours, Nicolas attendait unsecours qui devait arriver trop tard!

Les vautours avaient aperçu celte tête au ras du sol, et, depuisquelques heures, le chien défendait son maître contre ces férocesoiseaux!

Michel Strogoff creusa la terre avec son couteau pour en exhumerce vivant!

Les yeux de Nicolas, fermés jusqu’alors, se rouvrirent.

Il reconnut Michel et Nadia. Puis:

«Adieu, amis, murmura-t-il. Je suis content de vous avoir revus!Priez pour moi!… »

Et ces paroles furent les dernières.

Michel Strogoff continua de creuser ce sol, qui, fortementfoulé, avait la dureté du roc, et il parvint enfin à en retirer lecorps de l’infortuné. Il écouta si son cour battait encore!… Il nebattait plus.

Il voulut alors l’ensevelir, afin qu’il ne restât pas exposé surla steppe, et ce trou, dans lequel Nicolas avait été enfoui vivant,il l’élargit, il l’agrandit de manière à pouvoir l’y coucher mort!Le fidèle Serko devait être placé près de son maître!

En ce moment, un grand tumulte se produisit sur la route,distante au plus d’une demi-verste.

Michel Strogoff écouta.

Au bruit, il reconnut qu’un détachement d’hommes à chevals’avançait vers le Dinka.

«Nadia! Nadia!» dit-il à voix basse.

A sa voix, Nadia, demeurée en prière, se redressa.

«Vois! vois! lui dit-il.

—Les Tartares!» murmura-t-elle.

C’était, en effet, l’avant-garde de l’émir, qui défilaitrapidement sur la route d’Irkoutsk.

«Ils ne m’empêcheront pas de l’enterrer!» dit MichelStrogoff.

Et il continua sa besogne.

Bientôt, le corps de Nicolas, les mains jointes sur la poitrine,fut couché dans cette tombe. Michel Strogoff et Nadia, agenouillés,prièrent une dernière fois pour le pauvre être, inoffensif et bon,qui avait payé de sa vie son dévouement envers eux.

«Et maintenant, dit Michel Strogoff, en rejetant la terre, lesloups de la steppe ne le dévoreront pas!»

Puis, sa main menaçante s’étendit vers la troupe de cavaliersqui passait:

«En route, Nadia!» dit-il.

Michel Strogoff ne pouvait plus suivre le chemin, maintenantoccupé par les Tartares. Il lui fallait se jeter à travers lasteppe et tourner Irkoutsk. Il n’avait donc pas à se préoccuper defranchir le Dinka.

Nadia ne pouvait plus se traîner, mais elle pouvait voir pourlui. Il la prit dans ses bras et s’enfonça dans le sud-ouest de laprovince.

Plus de deux cents verstes lui restaient à parcourir. Commentles fit-il? Comment ne succomba-t-il pas à tant de fatigues?Comment put-il se nourrir en route? Par quelle surhumaine énergiearriva-t-il à passer les premières rampes des monts Sayansk? NiNadia ni lui n’auraient pu le dire!

Et cependant, douze jours après, le 2 octobre, à six heures dusoir, une immense nappe d’eau se déroulait aux pieds de MichelStrogoff.

C’était le lac Baïkal.

Chapitre 10Baïkal et Angara

Le lac Baïkal est situé à dix-sept cents pieds au-dessus duniveau de la mer. Sa longueur est environ de neuf cents verstes, salargeur de cent. Sa profondeur n’est pas connue. Mme de Bourboulonrapporte, au dire des mariniers, qu’il veut être appelé «madame lamer». Si on l’appelle «monsieur le lac», il entre aussitôt enfureur. Cependant, suivant la légende, jamais un Russe ne s’y estnoyé.

Cet immense bassin d’eau douce, alimenté par plus de trois centsrivières, est encadré dans un magnifique circuit de montagnesvolcaniques. Il n’a d’autre déversoir que l’Angara, qui, aprèsavoir passé à Irkoutsk, va se jeter dans l’Yeniseï, un peu en amontde la ville d’Yeniseïsk. Quant aux monts qui lui font ceinture, ilsforment une branche des Toungouzes et dérivent du vaste systèmeorographique des Altaï.

Déjà, à cette époque, les froids s’étaient fait sentir. Ainsiqu’il arrive sur ce territoire, soumis à des conditionsclimatériques particulières, l’automne paraissait devoir s’absorberdans un précoce hiver. On était aux premiers jours d’octobre. Lesoleil quittait maintenant l’horizon à cinq heures du soir, et leslongues nuits laissaient tomber la température au zéro desthermomètres. Les premières neiges, qui devaient persister jusqu’àl’été, blanchissaient déjà les cimes voisines du Baïkal. Pendantl’hiver sibérien, cette mer intérieure, glacée sur une épaisseur deplusieurs pieds, est sillonnée par les traîneaux des courriers etdes caravanes.

Que ce soit parce qu’on manque aux bienséances en l’appelant«monsieur le lac» ou pour toute autre raison plus météorologique,le Baïkal est sujet à des tempêtes violentes. Ses lames, courtescomme celles de toutes les Méditerranées, sont très redoutées desradeaux, des prames, des steam-boats, qui le sillonnent pendantl’été.

C’était à la pointe sud-ouest du lac que Michel Strogoff venaitd’arriver, portant Nadia, dont toute la vie, pour ainsi dire, seconcentrait dans les yeux. Que pouvaient-ils attendre tous deuxdans cette partie sauvage de la province, si ce n’est d’y mourird’épuisement et de dénuement? Et, cependant, que restait-il à fairede ce long parcours de six mille verstes pour que le courrier duczar eût atteint son but? Rien que soixante verstes sur le littoraldu lac jusqu’à l’embouchure de l’Angara, et quatre-vingts verstesde l’embouchure de l’Angara jusqu’à Irkoutsk: en tout, centquarante verstes, soit trois jours de voyage pour un homme valide,vigoureux, même à pied.

Michel Strogoff pouvait-il être encore cet homme-là?

Le ciel, sans doute, ne voulut pas le soumettre à cette épreuve.La fatalité qui s’acharnait sur lui sembla vouloir l’épargner uninstant. Cette extrémité du Baikal, cette portion de la steppequ’il croyait déserte, qui l’est en tout temps, ne l’était pasalors.

Une cinquantaine d’individus se trouvaient réunis à l’angle queforme la pointe sud-ouest du lac.

Nadia aperçut tout d’abord ce groupe, lorsque Michel Strogoff,la portant entre ses bras, déboucha du défilé des montagnes.

La jeune fille dut craindre un instant que ce ne fût undétachement tartare, envoyé pour battre les rives du Baïkal, auquelcas la fuite leur eût été interdite à tous deux.

Mais Nadia fut promptement rassurée à cet égard.

«Des Russes!» s’écria-t-elle.

Et, après ce dernier effort, ses paupières se fermèrent et satête retomba sur la poitrine de Michel Strogoff.

Mais ils avaient été aperçus, et quelques-uns de ces Russes,courant à eux, amenèrent l’aveugle et la jeune fille au bord d’unepetite grève à laquelle était amarré un radeau.

Le radeau allait partir.

Ces Russes étaient des fugitifs, de conditions diverses, que lemême intérêt avait réunis en ce point du Baïkal. Repoussés par leséclaireurs tartares, ils cherchaient à se réfugier dans Irkoutsk,et ne pouvant y arriver par terre, depuis que les envahisseursavaient pris position sur les deux rives de l’Angara, ilsespéraient l’atteindre en descendant le cours du fleuve quitraverse la ville.

Leur projet fit bondir le coeur de Michel Strogoff. Une dernièrechance entrait dans son jeu. Mais il eut la force de dissimuler,voulant garder plus sévèrement que jamais son incognito.

Le plan des fugitifs était très-simple. Un courant du Baïkallonge la rive supérieure du lac jusqu’à l’embouchure de l’Angara.C’est ce courant qu’ils comptaient utiliser pour atteindre toutd’abord le déversoir du Baïkal. De ce point à Irkoutsk, les eauxrapides du fleuve les entraîneraient avec une vitesse de dix àdouze verstes à l’heure. En un jour et demi, ils devaient donc êtreen vue de la ville.

Toute embarcation manquait en cet endroit. Il avait fallu ysuppléer. Un radeau, ou plutôt un train de bois, semblable à ceuxqui dérivent ordinairement sur les rivières sibériennes, avait étéconstruit. Une forêt de sapins, qui s’élevait sur la rive, avaitfourni l’appareil flottant. Les troncs, reliés entre eux par desbranches d’osier, formaient une plate-forme sur laquelle centpersonnes eussent aisément trouvé place.

C’est sur ce radeau que Michel Strogoff et Nadia furenttransportés. La jeune fille était revenue à elle. On lui donnaquelque nourriture, ainsi qu’à son compagnon. Puis, couchée sur unlit de feuillage, elle tomba aussitôt dans un profond sommeil.

A ceux qui l’interrogèrent, Michel Strogoff ne dit rien desfaits qui s’étaient passés à Tomsk. Il se donna pour un habitant deKrasnoiarsk qui n’avait pu gagner Irkoutsk avant que les troupes del’émir fussent arrivées sur la rive gauche du Dinka, et il ajoutaque, très-probablement, le gros des forces tartares avait prisposition devant la capitale de la Sibérie.

Il n’y avait donc pas un instant à perdre. D’ailleurs, le froiddevenait de plus en plus vif. La température, pendant la nuit,tombait au-dessous de zéro. Quelques glaçons s’étaient déjà formésà la surface du Baïkal. Si le radeau pouvait facilement manoeuvrersur le lac, il n’en serait pas de même entre les rives de l’Angara,au cas où les glaçons viendraient à encombrer son cours.

Donc, pour toutes ces raisons, il fallait que les fugitifspartissent sans retard.

A huit heures du soir, les amarres furent larguées, et, sousl’action du courant, le radeau suivit le littoral De grandesperches, maniées par quelques robustes moujiks, suffisaient àrectifier sa direction.

Un vieux marinier du Baïkal avait pris le commandement duradeau. C’était un homme de soixante-cinq ans, tout hâlé par lesbrises du lac. Une barbe blanche, très-épaisse, descendait sur sapoitrine. Un bonnet de fourrure coiffait sa tête, d’aspect grave etaustère. Sa large et longue houppelande, serrée à la ceinture, luitombait jusqu’aux talons. Ce vieillard taciturne, assis àl’arrière, commandait du geste et ne prononçait pas dix paroles endix heures. D’ailleurs, toute la manoeuvre se réduisait à maintenirle radeau dans le courant, qui filait le long du littoral, sansgagner au large.

On a dit que des Russes de conditions diverses avaient prisplace sur le radeau. En effet, aux moujiks indigènes, hommes,femmes, vieillards et enfants, s’étaient joints deux ou troispèlerins, surpris par l’invasion pendant leur voyage, quelquesmoines et un pope. Les pèlerins portaient le bâton de voyage, lagourde suspendue à la ceinture, et ils psalmodiaient d’une voixplaintive. L’un venait de l’Ukraine, l’autre de la mer Jaune, untroisième des provinces de Finlande. Ce dernier, fort âgé déjà,portait à la ceinture un petit tronc cadenassé, comme s’il eût étéappendu au pilier d’une église. De ce qu’il récoltait pendant salongue et fatigante tournée, rien n’était pour son compte, et il nepossédait même pas la clef de ce cadenas, qui ne s’ouvrait qu’à sonretour.

Les moines venaient du nord de l’empire. Ils avaient depuistrois mois quitté cette ville d’Arkhangel, à laquelle certainsvoyageurs ont justement trouvé la physionomie d’une cité del’Orient. Ils avaient visité les îles Saintes, près de la côte deCarélie, le couvent de Solovetsk, le couvent de Troïtsa, ceux deSaint-Antoine et de Sainte-Théodosie à Kiev, cette anciennefavorite des Jagellons, le monastère de Siméonof à Moscou, celui deKazan ainsi que son église des Vieux-Croyants, et ils se rendaientà Irkoutsk, portant la robe, le capuchon et les vêtements deserge.

Quant au pope, c’était un simple prêtre de village, un de cessix cent mille pasteurs populaires que compte l’empire russe. Ilétait vêtu aussi misérablement que les moujiks, n’étant pas plusqu’eux, en vérité, n’ayant ni rang ni pouvoir dans l’Église,laborant comme un paysan sa pièce de terre, baptisant, mariant,enterrant. Ses enfants et sa femme, il avait pu les soustraire auxbrutalités des Tartares, en les reléguant dans les provinces duNord. Lui était resté dans sa paroisse jusqu’au dernier moment.Puis, il avait dû fuir, et la route d’Irkoutsk étant fermée, il luiavait fallu gagner le lac Baïkal.

Ces divers religieux, groupés à l’avant du radeau, priaient àintervalles réguliers, élevant la voix au milieu de cettesilencieuse nuit, et, à la fin de chaque verset de leur prière, le«Slava Bogu», Gloire à Dieu, s’échappait de leurs lèvres.

Aucun incident ne marqua cette navigation. Nadia était restéeplongée dans un assoupissement profond. Michel Strogoff avaitveillé près d’elle. Le sommeil n’avait prise sur lui qu’à de longsintervalles seulement, et encore sa pensée veillait-elletoujours.

Au jour naissant, le radeau, retardé par une brise assezviolente qui contrariait l’action du courant, était encore àquarante verstes de l’embouchure de l’Angara.Très-vraisemblablement, il ne pourrait pas l’atteindre avant troisou quatre heures du soir. Ce n’était pas un inconvénient, aucontraire, car les fugitifs descendraient alors le fleuve pendantla nuit, et l’ombre devait favoriser leur arrivée à Irkoutsk.

La seule crainte que manifesta plusieurs fois le vieux marinierfut relative à la formation des glaces à la surface des eaux. Lanuit avait été extrêmement froide. On voyait des glaçons asseznombreux filer vers l’ouest sous l’impulsion du vent. Ceux-làn’étaient pas à redouter, puisqu’ils ne pouvaient dériver dansl’Angara, dont ils avaient maintenant dépassé l’embouchure. Mais ondevait penser que ceux qui venaient des portions orientales du lacpouvaient être attirés par le courant et s’engager entre les deuxrives du fleuve. De là, des difficultés, des retards possibles,peut-être même un insurmontable obstacle qui arrêterait leradeau.

Michel Strogoff avait donc un immense intérêt à savoir quelétait l’état du lac, et si les glaçons apparaissaient en grandnombre. Nadia étant réveillée, il l’interrogeait souvent, et ellelui rendait compte de tout ce qui se passait à la surface deseaux.

Pendant que les glaçons dérivaient ainsi, des phénomènes curieuxse produisaient à la surface du Baïkal. C’étaient de magnifiquesjaillissements de sources d’eau bouillante, sorties de quelques-unsde ces puits artésiens, que la nature a forés dans le lit même dulac. Ces jets s’élevaient à une grande hauteur et s’épanchaient envapeurs, irisées par les rayons solaires, que le froid condensaitpresque aussitôt. Ce curieux spectacle eût certainement émerveilléle regard d’un touriste, qui eût voyagé en pleine paix et pour sonagrément sur cette mer sibérienne.

A quatre heures du soir, l’embouchure de l’Angara fut signaléepar le vieux marinier entre les hautes roches granitiques dulittoral. On apercevait sur la rive droite le petit port deLivenitchnaia, son église, ses quelques maisons bâties sur laberge.

Mais, circonstance très-grave, les premiers glaçons, venus del’est, dérivaient déjà entre les rives de l’Angara, et, parconséquent, ils descendaient vers Irkoutsk. Cependant, leur nombrene pouvait pas être encore assez grand pour obstruer le fleuve, nile froid assez considérable pour les agréger.

Le radeau arriva au petit port et il s’y arrêta. Là, le vieuxmarinier avait décidé de relâcher pendant une heure, afin de fairequelques réparations indispensables. Les troncs, disjoints,menaçaient de se séparer, et il importait de les relier entre euxplus solidement pour résister au courant de l’Angara, qui esttrès-rapide.

Pendant la belle saison, le port de Livenitchnaia est unestation d’embarquement ou de débarquement pour les voyageurs du lacBaïkal, soit qu’ils se rendent à Kiakhta, dernière ville de lafrontière russo-chinoise, soit qu’ils en reviennent. Il est donctrès-fréquenté par les steam-boats et tous les petits caboteurs dulac.

Mais, en ce moment, Livenitchnaia était abandonnée. Seshabitants n’avaient pu rester exposés aux déprédations desTartares, qui couraient maintenant les deux rives de l’Angara. Ilsavaient envoyé à Irkoutsk la flottille de bateaux et de barques,qui hiverne ordinairement dans leur port, et, munis de tout cequ’ils pouvaient emporter, ils s’étaient réfugiés à temps dans lacapitale de la Sibérie orientale.

Le vieux marinier ne s’attendait donc pas à recueillir denouveaux fugitifs au port de Livenitchnaia, et cependant, au momentoù le radeau accostait, deux passagers, sortant d’une maisondéserte, accoururent à toutes jambes sur la berge.

Nadia, assise à l’arrière, regardait d’un oeil distrait.

Un cri faillit lui échapper. Elle saisit la main de MichelStrogoff, qui, à ce mouvement, releva la tête.

«Qu’as-tu, Nadia? demanda-t-il.

—Nos deux compagnons de route, Michel.

—Ce Français et cet Anglais que nous avons rencontrés dans lesdéfilés de l’Oural?

—Oui.»

Michel Strogoff tressaillit, car le sévère incognito dont il nevoulait pas se départir risquait d’être dévoilé.

En effet, ce n’était plus Nicolas Korpanoff qu’Alcide Jolivet etHarry Blount allaient voir en lui maintenant, mais bien le vraiMichel Strogoff, courrier du czar. Les deux journalistes l’avaientdéjà rencontré deux fois depuis leur séparation qui s’était faiteau relais d’Ichim, la première au camp de Zabédiero, quand il coupad’un coup de knout la face d’Ivan Ogareff, la seconde à Tomsk,lorsqu’il fut condamné par l’émir. Ils savaient donc à quoi s’entenir à son égard et sur sa véritable qualité.

Michel Strogoff prit rapidement son parti.

«Nadia, dit-il, dès que ce Français et cet Anglais serontembarqués, prie-les de venir près de moi!»

C’étaient, en effet, Harry Blount et Alcide Jolivet, que, non lehasard, mais la force des événements avait conduits au port deLivenitchnaia, comme ils y avaient amené Michel Strogoff.

On le sait, après avoir assisté à l’entrée des Tartares à Tomsk,ils étaient partis avant la sauvage exécution qui termina la fête.Ils ne doutaient donc pas que leur ancien compagnon de voyage n’eûtété mis à mort, et ils ignoraient qu’il eût été seulement aveuglépar ordre de l’émir.

Donc, s’étant procuré des chevaux, ils avaient abandonné Tomskle soir même, avec l’intention bien arrêtée de dater désormaisleurs chroniques des campements russes de la Sibérie orientale.

Alcide Jolivet et Harry Blount se dirigèrent à marche forcéevers Irkoutsk. Ils espéraient bien y devancer Féofar-Khan, et ilsl’eussent certainement fait, sans l’apparition inopinée de cettetroisième colonne, venue des contrées du sud par la vallée del’Yeniseï. Ainsi que Michel Strogoff, ils furent coupés avant mêmed’avoir pu atteindre le Dinka. De là, nécessité pour eux deredescendre jusqu’au lac Baïkal.

Lorsqu’ils arrivèrent à Livenitchnaia, ils trouvèrent le portdéjà désert. D’un autre côté, il leur était impossible d’entrerdans Irkoutsk, qu’investissaient les armées tartares. Ils étaientdonc là depuis trois jours, et très embarrassés, lorsque le radeauarriva.

Le dessein des fugitifs leur fut alors communiqué. Il y avaitcertainement des chances pour qu’ils pussent passer inaperçuspendant la nuit et pénétrer dans Irkoutsk. Ils résolurent donc detenter l’affaire.

Alcide Jolivet se mit aussitôt en rapport avec le vieuxmarinier, et il lui demanda passage pour son compagnon et lui,offrant de payer le prix qu’il exigerait, quel qu’il fût.

«Ici, on ne paye pas, lui répondit gravement le vieux marinier,on risque sa vie, voilà tout.»

Les deux journalistes s’embarquèrent, et Nadia les vit prendreplace à l’avant du radeau.

Harry Blount était toujours le froid Anglais, qui lui avait àpeine adressé la parole pendant toute la traversée des montsOurals.

Alcide Jolivet semblait être un peu plus grave que d’ordinaire,et l’on conviendra que sa gravité se justifiait par celle descirconstances.

Alcide Jolivet était donc installé à l’avant du radeau,lorsqu’il sentit une main s’appuyer sur son bras.

Il se retourna et reconnut Nadia, la soeur de celui qui était,non plus Nicolas Korpanoff, mais Michel Strogoff, courrier duczar.

Un cri de surprise allait lui échapper, lorsqu’il vit la jeunefille porter un doigt à ses lèvres.

«Venez,» lui dit Nadia.

Et, d’un air indifférent, Alcide Jolivet, faisant signe à HarryBlount de l’accompagner, la suivit.

Mais, si la surprise des journalistes avait été grande àrencontrer Nadia sur ce radeau, elle fut sans bornes, quand ilsaperçurent Michel Strogoff, qu’ils ne pouvaient croire vivant.

A leur approche, Michel Strogoff n’avait pas bougé.

Alcide Jolivet s’était retourné vers la jeune fille.

«Il ne vous voit pas, messieurs, dit Nadia. Les Tartares lui ontbrûlé les yeux! Mon pauvre frère est aveugle!»

Un vif sentiment de pitié se peignit sur la figure d’AlcideJolivet et de son compagnon.

Un instant après, tous deux, assis près de Michel Strogoff, luiserraient la main et attendaient qu’il leur parlât.

«Messieurs, dit Michel Strogoff à voix basse, vous ne devez passavoir qui je suis, ni ce que je suis venu faire en Sibérie. Jevous demande de respecter mon secret. Me le promettez-vous?

—Sur l’honneur, répondit Alcide Jolivet.

—Sur ma foi de gentleman, ajouta Harry Blount.

—Bien, messieurs.

—Pouvons-nous vous être utile? demanda Harry Blount. Voulez-vousque nous vous aidions à accomplir votre tâche?

—Je préfère agir seul, répondit Michel Strogoff.

—Mais ces gueux-là vous ont brûlé la vue, dit AlcideJolivet.

—J’ai Nadia, et ses yeux me suffisent!»

Une demi-heure plus tard, le radeau, après avoir quitté le petitport de Livenitchnaia, s’engageait dans le fleuve. Il était cinqheures du soir. La nuit allait venir. Elle devait être très-obscureet très-froide aussi, car la température était déjà au-dessous dezéro.

Alcide Jolivet et Harry Blount, s’ils avaient promis le secret àMichel Strogoff, ne le quittèrent cependant pas. Ils causèrent àvoix basse, et l’aveugle, complétant ce qu’il savait déjà par cequ’ils lui apprirent, put se faire une idée exacte de l’état deschoses.

Il était certain que les Tartares investissaient actuellementIrkoutsk, et que les trois colonnes avaient opéré leur jonction. Onne pouvait donc douter que l’émir et Ivan Ogareff ne fussent devantla capitale.

Mais pourquoi cette hâte d’y arriver que montrait le courrier duczar, maintenant que la lettre impériale ne pouvait plus êtreremise par lui au grand-duc, et qu’il n’en connaissait pas lecontenu? Alcide Jolivet et Harry Blount ne le comprirent pas plusque ne l’avait compris Nadia.

D’ailleurs, il ne fut question du passé qu’au moment où AlcideJolivet crut devoir dire à Michel Strogoff:

«Nous vous devons presque des excuses pour ne vous avoir passerré la main avant notre séparation au relais d’Ichim.

—Non, vous aviez droit de me croire un lâche!

—En tout cas, ajouta Alcide Jolivet, vous avez magnifiquementknouté la figure de ce misérable, et il en portera longtemps lamarque!

—Non, pas longtemps!» répondit simplement Michel Strogoff.

Une demi-heure après le départ de Livenitchnaia, Alcide Jolivetet son compagnon étaient au courant des cruelles épreuves parlesquelles avaient successivement passé Michel Strogoff et sacompagne. Ils ne pouvaient qu’admirer sans réserve une énergie quele dévouement de la jeune fille avait seul pu égaler. Et de MichelStrogoff ils pensèrent exactement ce qu’en avait dit le czar àMoscou: «En vérité, c’est un homme!»

Au milieu des glaçons qu’entraînait le courant de l’Angara, leradeau filait avec rapidité. Un panorama mouvant se déployaitlatéralement sur les deux rives du fleuve, et, par une illusiond’optique, il semblait que ce fût l’appareil flottant qui restâtimmobile devant cette succession de points de vue pittoresques.Ici, c’étaient de hautes falaises granitiques, étrangementprofilées; là, des gorges sauvages d’où s’échappait quelquetorrentueuse rivière; quelquefois, une large coupée avec un villagefumant encore, puis, d’épaisses forêts de pins qui projetaientd’éclatantes flammes. Mais si les Tartares avaient laissé partoutdes traces de leur passage, on ne les voyait pas encore, car ilss’étaient plus particulièrement massés aux approchesd’Irkoutsk.

Pendant ce temps, les pèlerins continuaient à haute voix leursprières, et le vieux marinier, repoussant les glaçons qui leserraient de trop près, maintenait imperturbablement le radeau aumilieu du rapide courant de l’Angara.

Chapitre 11Entre deux rives

A huit heures du soir, ainsi que l’état du ciel l’avait faitpressentir, une obscurité profonde enveloppa toute la contrée. Lalune, étant nouvelle, ne devait pas se lever sur l’horizon. Dumilieu du fleuve, les rives restaient invisibles. Les falaises seconfondaient à une faible hauteur avec ces nuages lourds qui sedéplaçaient à peine. Par intervalles, quelques souffles venaient del’est et semblaient expirer sur cette étroite vallée del’Angara.

L’obscurité ne pouvait que favoriser dans une grande mesure lesprojets des fugitifs. En effet, bien que les avant-postes tartaresdussent être échelonnés sur les deux rives, le radeau avait desérieuses chances de passer inaperçu. Il n’était pas vraisemblable,non plus, que les assiégeants eussent barré le fleuve en amontd’Irkoutsk, puisqu’ils savaient que les Russes ne pouvaientattendre aucun secours par le sud de la province. Avant peu,d’ailleurs, la nature aurait elle-même établi ce barrage, encimentant par le froid les glaçons accumulés entre les deuxrives.

A bord du radeau régnait maintenant un absolu silence. Depuisqu’il descendait le cours du fleuve, la voix des pèlerins ne sefaisait plus entendre. Ils priaient encore, mais leur prièren’était qu’un murmure qui ne pouvait arriver jusqu’à la rive. Lesfugitifs, étendus sur la plate-forme, rompaient à peine par lasaillie de leurs corps la ligne horizontale des eaux. Le vieuxmarinier, couché à l’avant près de ses hommes, s’occupait seulementd’écarter les glaçons, manoeuvre qui se faisait sans bruit.

C’était aussi une circonstance favorable, cette dérive desglaçons, si elle ne devait pas opposer plus tard un insurmontableobstacle au passage du radeau. En effet, cet appareil, isolé surles eaux libres du fleuve, aurait couru le risque d’être aperçu,même à travers l’ombre épaisse, tandis qu’il se confondait alorsavec ces masses mouvantes de toutes grandeurs et de toutes formes,et le fracas, produit par le heurt des blocs quis’entre-choquaient, couvrait aussi tout autre bruit suspect.

Un froid très-aigu se propageait à travers l’atmosphère, lesfugitifs en souffrirent cruellement, n’ayant d’autre abri quequelques branches de bouleau. Ils se pressaient les uns contre lesautres, afin de mieux supporter l’abaissement de température, qui,pendant cette nuit, devait atteindre dix degrés au-dessous de zéro.Le peu de vent qui arrivait, après avoir effleuré les montagnes del’est, tapissées de neige, piquait vivement.

Michel Strogoff et Nadia, couchés à l’arrière, supportaient sansse plaindre ce surcroît de souffrance. Alcide Jolivet et HarryBlount, placés près d’eux, résistaient de leur mieux à ces premiersassauts de l’hiver sibérien. Ni les uns ni les autres ne causaientmaintenant, même à voix basse. La situation, d’ailleurs, lesabsorbait tout entiers. A chaque instant, un incident pouvait seproduire, un danger, une catastrophe même, dont ils ne se seraientpas tirés indemnes.

Pour un homme qui comptait atteindre bientôt son but, MichelStrogoff semblait être singulièrement calme. D’ailleurs, dans lesplus graves conjonctures, son énergie ne l’avait jamais abandonné.Il entrevoyait déjà le moment où il lui serait enfin permis depenser à sa mère, à Nadia, à lui-même! Il ne craignait plus qu’unedernière et mauvaise chance: c’était que le radeau ne fûtabsolument arrêté par un barrage de glaçons avant d’avoir atteintIrkoutsk, il ne songeait qu’à cela, bien décidé d’ailleurs, s’il lefallait, à tenter quelque suprême coup d’audace.

Nadia, remise par ces quelques heures de repos, avait retrouvécette énergie physique, que la misère avait pu briser quelquefois,sans avoir jamais ébranlé son énergie morale. Elle songeait aussiqu’au cas où Michel Strogoff ferait un nouvel effort pour atteindreson but, elle devrait être là pour le guider. Mais, en même tempsqu’elle s’approchait d’Irkoutsk, l’image de son père se dessinaitplus nettement à son esprit. Elle le voyait dans la ville investie,loin de ceux qu’il chérissait, mais—car elle n’en doutaitpas—luttant contre les envahisseurs avec tout l’élan de sonpatriotisme. Avant quelques heures, si le ciel les favorisaitenfin, elle serait dans ses bras, lui rapportant les dernièresparoles de sa mère, et rien ne les séparerait plus. Si l’exil deWassili Fédor ne devait pas avoir de terme, sa fille resteraitexilée avec lui. Puis, par une pente naturelle, elle revenait àcelui auquel elle devrait d’avoir revu son père, à ce généreuxcompagnon, à ce «frère», qui, les Tartares repoussés, reprendraitle chemin de Moscou, qu’elle ne reverrait plus peut-être!…

Quant à Alcide Jolivet et à Harry Blount, ils n’avaient qu’uneseule et même pensée: c’est que la situation était extrêmementdramatique, et que, bien mise en scène, elle fournirait unechronique des plus intéressantes. L’Anglais songeait donc auxlecteurs du Daily-Telegraph, et le Français à ceux de sa cousineMadeleine. Au fond, ils n’étaient pas sans éprouver quelque émotiontous les deux.

«Eh! tant mieux! pensait Alcide Jolivet. Il faut être ému pourémouvoir! Je crois même qu’il y a un vers célèbre à ce sujet, mais,du diable! si je sais… »

Et avec ses yeux si exercés, il cherchait à percer l’ombreépaisse qui enveloppait le fleuve.

Cependant, de grands éclats de lumière rompaient parfois cesténèbres et découpaient les divers massifs des rives sous un aspectfantastique. C’était quelque forêt en feu, quelque village brûlantencore, sinistre reproduction des tableaux du jour avec lecontraste de la nuit en plus. L’Angara s’illuminait alors d’uneberge à l’autre. Les glaçons formaient autant de miroirs qui,réverbérant la flamme sous tous les angles et sous toutes lescouleurs, se déplaçaient suivant les caprices du courant. Leradeau, confondu au milieu de ces corps flottants, passait, sansêtre aperçu.

Le danger n’était donc pas encore là.

Mais un péril d’une autre nature menaçait les fugitifs.Celui-là, ils ne pouvaient le prévoir, et, surtout, ils nepouvaient pas y parer. Ce fut à Alcide Jolivet que le hasard lesignala, et voici dans quelle circonstance.

Alcide Jolivet, couché du côté droit du radeau, avait laissé samain pendre au fil de l’eau. Soudain, il fut surpris del’impression que lui causa le contact du courant à sa surface, Ilsemblait être de consistance visqueuse, comme s’il eut été forméd’une huile minérale.

Alcide Jolivet, contrôlant alors le toucher par l’odorat, ne puts’y tromper. C’était bien une couche de naphte liquide, quisurnageait à la partie supérieure du courant de l’Angara et coulaitavec lui!

Le radeau flottait-il donc réellement sur cette substance quiest si éminemment combustible? D’où venait ce naphte? Était-ce unphénomène naturel qui l’avait projeté à la surface de l’Angara, oudevait-il servir comme un engin destructeur, mis en oeuvre par lesTartares? Ceux-ci voulaient-ils porter l’incendie jusque dansIrkoutsk par des moyens que les droits de la guerre ne justifientjamais entre nations civilisées?

Telles furent les deux questions que se posa Alcide Jolivet,mais de cet incident il crut devoir n’instruire qu’Harry Blount, ettous deux furent d’accord pour ne point alarmer leurs compagnons enleur révélant ce nouveau danger.

On sait que le sol de l’Asie centrale est comme une épongeimprégnée de carbures d’hydrogène liquides. Au port de Bakou, surla frontière persane, à la presqu’île d’Abchéron, sur la Caspienne,dans l’Asie Mineure, en Chine, dans le Youg-Hyan, dans le Birman,les sources d’huiles minérales sourdent par milliers à la surfacedes terrains. C’est le «pays de l’huile», semblable à celui quiporte maintenant ce nom dans le Nord-Amérique.

Durant certaines fêtes religieuses, principalement au port deBakou, les indigènes, adorateurs du feu, lancent à la surface de lamer le naphte liquide, qui surnage, grâce à sa densité inférieure àcelle de l’eau. Puis, la nuit venue, lorsqu’une couche d’huileminérale s’est ainsi répandue sur la Caspienne, ils l’enflamment etse donnent l’incomparable spectacle d’un océan de feu qui ondule etdéferle sous la brise.

Mais ce qui n’est qu’une réjouissance à Bakou eût été undésastre sur les eaux de l’Angara. Que le feu fut mis parmalveillance ou imprudence, en un clin d’oeil l’inflammation se fûtpropagée jusqu’au delà d’Irkoutsk.

En tout cas, sur le radeau, aucune imprudence n’était àcraindre; mais tout était à redouter de ces incendies allumés surles deux rives de l’Angara, car il suffisait d’un brandon ou d’uneétincelle, tombant dans le fleuve, pour allumer ce courant denaphte.

Ce que furent les appréhensions d’Alcide Jolivet et d’HarryBlount, on le comprend mieux qu’on ne peut le peindre. N’aurait-ilpas été préférable, en présence de ce nouveau péril, d’accosterl’une des rives, d’y débarquer, d’attendre? Ils se ledemandèrent.

«En tout cas, dit Alcide Jolivet, quel que soit le danger, jesais quelqu’un qui ne débarquerait pas!»

Et il faisait allusion à Michel Strogoff

Cependant, le radeau dérivait rapidement au milieu des glaçons,dont les rangs se pressaient de plus en plus.

Jusqu’alors, aucun détachement tartare n’avait été signalé surles berges de l’Angara, ce qui indiquait que le radeau n’était pasencore arrivé à la hauteur de leurs avant-postes. Cependant, versdix heures du soir, Harry Blount crut voir de nombreux corps noirsqui se mouvaient à la surface des glaçons. Ces ombres, sautant del’un à l’autre, se rapprochaient rapidement.

«Des Tartares!» pensa-t-il.

Et se glissant près du vieux marinier qui se tenait à l’avant,il lui montra ce mouvement suspect.

Le vieux marinier regarda attentivement.

«Ce ne sont que des loups, dit-il. J’aime mieux ça que desTartares. Mais il faut se défendre, et sans bruit!»

En effet, les fugitifs eurent à lutter contre ces férocescarnassiers, que la faim et le froid jetaient à travers laprovince. Les loups avaient senti le radeau, et bientôt ilsl’attaquèrent. De là, nécessité pour les fugitifs d’engager lalutte, mais sans se servir d’armes à feu, car ils ne pouvaient êtreéloignés des postes tartares. Les femmes et les enfants segroupèrent au centre du radeau, et les hommes, les uns armés deperches, les autres de leur couteau, la plupart de bâtons, semirent en mesure de repousser les assaillants. Ils ne faisaient pasentendre un cri, mais les hurlements des loups déchiraientl’air.

Michel Strogoff n’avait pas voulu rester inactif. Il s’étaitétendu sur le côté du radeau attaqué par la bande des carnassiers.Il avait tiré son couteau, et, chaque fois qu’un loup passait à saportée, sa main savait le lui enfoncer dans la gorge. Harry Blountet Alcide Jolivet ne chômèrent pas non plus, et ils firent une rudebesogne. Leurs compagnons les secondaient courageusement. Tout cemassacre s’accomplissait en silence, bien que plusieurs desfugitifs n’eussent pu éviter de graves morsures.

Cependant, la lutte ne semblait pas devoir se terminer de sitôt.La bande de loups se renouvelait sans cesse, et il fallait que larive droite de l’Angara en fût infestée.

«Ça ne finira donc jamais!» disait Alcide Jolivet, enmanoeuvrant son poignard, rouge de sang.

Et, de fait, une demi-heure après le commencement de l’attaque,les loups couraient encore par centaines à travers les glaçons.

Les fugitifs, épuisés, faiblissaient visiblement alors. Lecombat tournait à leur désavantage. En ce moment, un groupe de dixloups de haute taille, rendus féroces par la colère et la faim, lesyeux brillant dans l’ombre comme des braises, envahirent laplate-forme du radeau. Alcide Jolivet et son compagnon se jetèrentau milieu de ces redoutables animaux, et Michel Strogoff rampaitvers eux, lorsqu’un changement de front se produisit soudain.

En quelques secondes, les loups eurent abandonné non-seulementle radeau, mais aussi les glaçons épars sur le fleuve. Tous cescorps noirs se dispersèrent, et il fut bientôt constant qu’ilsavaient en toute hâte regagné la rive droite du fleuve.

C’est qu’il fallait à ces loups les ténèbres pour agir, etqu’alors une intense clarté éclairait tout le cours del’Angara.

C’était la lueur d’un immense incendie. La bourgade de Poshkavskbrûlait tout entière. Cette fois, les Tartares étaient là,accomplissant leur oeuvre. Depuis ce point, ils occupaient les deuxrives jusqu’au delà d’Irkoutsk. Les fugitifs arrivaient donc à lazone dangereuse de leur traversée, et ils se trouvaient encore àtrente verstes de la capitale.

Il était onze heures et demie du soir. Le radeau continuait àglisser dans l’ombre au milieu des glaçons, avec lesquels il seconfondait absolument; mais de grandes plaques de lumières’allongeaient parfois jusqu’à lui. Aussi, les fugitifs, étendussur la plate-forme, ne se permettaient-ils pas un mouvement qui pûtles trahir.

La conflagration de la bourgade s’opérait avec une violenceextraordinaire. Ces maisons, construites en sapin, flambaient commedes résines. Elles étaient là cent cinquante qui brûlaient à lafois. Aux crépitements de l’incendie se mêlaient les hurlements desTartares. Le vieux marinier, en prenant un point d’appui sur lesglaçons voisins du radeau, était parvenu à le repousser vers larive droite, et une distance de trois à quatre cents pieds leséparait alors des berges flamboyantes de Poshkavsk.

Néanmoins, les fugitifs, éclairés par instants, auraient étécertainement aperçus, si les incendiaires n’eussent été tropoccupés à la destruction de la bourgade. Mais on comprendra quellesdevaient être alors les appréhensions d’Alcide Jolivet et d’HarryBlount, en songeant à ce liquide combustible sur lequel le radeauflottait.

En effet, des gerbes d’étincelles s’échappaient des maisons quiformaient autant de fournaises ardentes. Au milieu des volutes defumée, ces étincelles montaient dans l’air à une hauteur de cinq ousix cents pieds. Sur la rive droite, exposée de face à cetteconflagration, les arbres et les falaises apparaissaient commeenflammés. Or, il suffisait d’une étincelle, tombant à la surfacede l’Angara, pour que l’incendie se propageât au fil des eaux etportât le désastre d’une rive à l’autre. C’était, à bref délai, ladestruction du radeau et de tous ceux qu’il entraînait.

Mais, heureusement, les faibles brises de la nuit ne soufflaientpas de ce côté. Elles continuaient à venir de l’est et rabattaientles flammes vers la gauche. Il était donc possible que les fugitifséchappassent à ce nouveau danger.

Et, en effet, la bourgade en flammes fut enfin dépassée. Peu àpeu, l’éclat de l’incendie s’affaiblit, ses crépitementsdiminuèrent, et les dernières lueurs disparurent au delà des hautesfalaises, qui se dressaient à un coude brusque de l’Angara.

Il était environ minuit. L’ombre, redevenue épaisse, protégeaitde nouveau le radeau. Les Tartares étaient toujours là, quiallaient et venaient sur les deux rives. On ne les voyait pas, maison les entendait. Les feux des postes avancés brillaientextraordinairement.

Cependant, il devenait nécessaire de manoeuvrer avec plus deprécision au milieu des glaçons qui se resserraient.

Le vieux marinier se releva, et les moujiks reprirent leursgaffes. Tous avaient fort à faire, et la conduite du radeaudevenait de plus en plus difficile, car le lit du fleuves’obstruait visiblement.

Michel Strogoff s’était glissé jusqu’à l’avant.

Alcide Jolivet l’avait suivi.

Tous deux écoutaient ce que disaient le vieux marinier et seshommes.

«Veille sur la droite!

—Voilà les glaçons qui se prennent à gauche!

—Défends! défends avec ta gaffe!

—Avant une heure, nous serons arrêtés!…

—Si Dieu le veut! répondit le vieux marinier. Contre sa volonté,il n’y a rien à faire.

—Vous les entendez, dit Alcide Jolivet.

—Oui, répondit Michel Strogoff, mais Dieu est avec nous!»

Cependant, la situation s’aggravait de plus en plus. Si ladérive du radeau venait à être suspendue, non-seulement lesfugitifs n’arriveraient pas à Irkoutsk, mais ils seraient obligésd’abandonner leur appareil flottant, qui, écrasé par les glaçons,ne tarderait pas à manquer sous eux. Les cordes d’osier sebriseraient alors, les troncs de sapins, séparés violemment,s’engageraient sous la croûte durcie, et les malheureux n’auraientplus d’autre refuge que les glaçons eux-mêmes. Or, le jour venu,ils seraient aperçus des Tartares et massacrés sans pitié!

Michel Strogoff revint à l’arrière, là où Nadia l’attendait. Ils’approcha de la jeune fille, il lui prit la main et lui posa cetteinvariable question: «Nadia, es-tu prête?» à laquelle elle réponditcomme toujours:

«Je suis prête!»

Pendant quelques verstes encore, le radeau continua de dériverau milieu des glaces flottantes. Si l’Angara se resserrait, il seformerait un barrage, et, conséquemment, il y aurait impossibilitéde suivre le courant. Déjà la dérive se faisait beaucoup pluslentement. A chaque instant, c’étaient des chocs ou des détours.Ici, un abordage à éviter, là, une passe à prendre. Enfin, retardstrès-inquiétants.

En effet, il n’y avait plus que quelques heures de nuit. Si lesfugitifs n’atteignaient pas Irkoutsk avant cinq heures du matin,ils devaient perdre tout espoir d’y entrer jamais.

Or, à une heure et demie, malgré tous les efforts qui furenttentés, la radeau vint buter contre un épais barrage et s’arrêtadéfinitivement. Les glaçons, qui dérivaient en amont, se jetèrentsur lui, le pressèrent contre l’obstacle et l’immobilisèrent, commes’il eût été échoué sur un récif.

En cet endroit, l’Angara se resserrait, et son lit était réduità la moitié de sa largeur normale. De là, accumulation des glaces,qui s’étaient peu à peu soudées les unes aux autres sous la doubleinfluence de la pression, qui était considérable, et du froid, dontl’intensité redoublait. Cinq cents pas en aval, le lit du fleuves’élargissait de nouveau, et les glaçons, se détachant peu à peu dubord inférieur de ce champ, continuaient à dériver vers Irkoutsk.Donc il est probable que, sans ce resserrement des rives, lebarrage ne se fût pas formé, et que le radeau aurait pu continuer àdescendre le courant. Mais le malheur était irréparable, et lesfugitifs devaient renoncer à tout espoir d’atteindre leur but.

S’ils avaient eu à leur disposition les outils qu’emploientordinairement les baleiniers pour s’ouvrir des canaux à travers lesice-fields, s’ils avaient pu couper ce champ jusqu’à l’endroit oùs’élargissait la rivière, peut-être le temps ne leur eût-il pasmanqué? Mais pas une scie, pas un pic, rien qui permît d’entamercette croûte, que l’extrême froid rendait dure comme du granit.

Quel parti prendre?

En ce moment, des coups de fusil éclatèrent sur la rive droitede l’Angara. Une pluie de balles fut dirigée sur le radeau. Lesmalheureux avaient-ils donc été aperçus. Évidemment, car d’autresdétonations retentirent sur la rive gauche. Les fugitifs, prisentre deux feux, devinrent le point de mire des tireurs tartares.Quelques-uns furent blessés par ces balles, bien que, au milieu decette obscurité, elles n’arrivassent qu’au hasard.

«Viens, Nadia,» murmura Michel Strogoff à l’oreille de la jeunefille.

Sans faire une seule observation, «prête à tout», Nadia prit lamain de Michel Strogoff.

«Il s’agit de traverser le barrage, lui dit-il tout bas.Guide-moi, mais que personne ne nous voie quitter le radeau!»

Nadia obéit. Michel Strogoff et elle se glissèrent rapidement àla surface du champ, au milieu de cette profonde obscurité quedéchiraient ça et là les coups de feu.

Nadia rampait en avant de Michel Strogoff. Les balles tombaientautour d’eux comme une grêle violente et crépitaient sur lesglaces. La surface du champ, raboteuse et sillonnée d’arêtes vives,leur mit les mains en sang, mais ils avançaient toujours.

Dix minutes plus tard, le bord inférieur du barrage étaitatteint. Là, les eaux de l’Angara redevenaient libres. Quelquesglaçons, détachés peu à peu du champ, reprenaient le courant etdescendaient vers la ville.

Nadia comprit ce que voulait tenter Michel Strogoff. Elle vit unde ces glaçons qui ne tenait plus que par une étroite langue.

«Viens,» dit Nadia.

Et tous deux se couchèrent sur ce morceau de glace, qu’un légerbalancement dégagea du barrage.

Le glaçon commença à dériver. Le lit du fleuve s’élargissant, laroute était libre.

Michel Strogoff et Nadia écoutaient les coups de feu, les crisde détresse, les hurlements de Tartares qui se faisaient entendreen amont… Puis, peu à peu, ces bruits de profonde angoisse et dejoie féroce s’éteignirent dans l’éloignement.

«Pauvres compagnons!» murmura Nadia.

Pendant une demi-heure, le courant entraîna rapidement le glaçonqui portait Michel Strogoff et Nadia, A tout moment, ils pouvaientcraindre qu’il ne s’effondrât sous eux. Pris dans le fil des eaux,il suivait le milieu du fleuve, et il ne serait nécessaire de luiimprimer une direction oblique que lorsqu’il s’agirait d’accosterles quais d’Irkoutsk,

Michel Strogoff, les dents serrées, l’oreille au guet, neprononçait pas une seule parole. Jamais il n’avait été si près dubut. Il sentait qu’il allait l’atteindre!…

Vers deux heures du matin, une double rangée de lumières étoilale sombre horizon dans lequel se confondaient les deux rives del’Angara.

A droite, c’étaient les lueurs jetées par Irkoutsk. A gauche,les feux du camp tartare.

Michel Strogoff n’était plus qu’à une demi-verste de laville.

«Enfin!» murmura-t-il.

Mais, soudain, Nadia poussa un cri.

A ce cri, Michel Strogoff se redressa sur le glaçon, quivacillait. Sa main se tendit vers le haut de l’Angara. Sa figure,tout éclairée de reflets bleuâtres, devint effrayante à voir, etalors, comme si ses yeux se fussent rouverts à la lumière:

«Ah! s’écria-t-il, Dieu lui-même est donc contre nous!»

Chapitre 12Irkoutsk

Irkoutsk, capitale de la Sibérie orientale, est une villepeuplée, en temps ordinaire, de trente mille habitants. Une bergeassez élevée, qui se dresse sur la rive droite de l’Angara, sertd’assise à ses églises, que domine une haute cathédrale, et à sesmaisons, disposées dans un pittoresque désordre.

Vue d’une certaine distance, du haut de la montagne qui sedresse à une vingtaine de verstes sur la grande route sibérienne,avec ses coupoles, ses clochetons, ses flèches élancées comme desminarets, ses dômes ventrus comme des potiches japonaises, elleprend un aspect quelque peu oriental. Mais cette physionomiedisparaît aux yeux du voyageur, dès qu’il y a fait son entrée. Laville, moitié byzantine, moitié chinoise, redevient européenne parses rues macadamisées, bordées de trottoirs, traversées de canaux,plantées de bouleaux gigantesques, par ses maisons de briques et debois, dont quelques-unes ont plusieurs étages, par les équipagesnombreux qui la sillonnent, non-seulement tarentass et télègues,mais coupés et calèches, enfin par toute une catégorie d’habitantstrès-avancés dans les progrès de la civilisation et auxquels lesmodes les plus nouvelles de Paris ne sont point étrangères.

A cette époque, Irkoutsk, refuge de Sibériens de la province,était encombrée. Les ressources en toutes choses y abondaient.Irkoutsk, c’est l’entrepôt de ces innombrables marchandises quis’échangent entre la Chine, l’Asie centrale et l’Europe. On n’avaitdonc pas craint d’y attirer les paysans de la vallée d’Angara, desMongols-Khalkas, des Toungouzes, des Bourets, et de laissers’étendre le désert entre les envahisseurs et la ville.

Irkoutsk est la résidence du gouverneur général de la Sibérieorientale. Au-dessous de lui fonctionnent un gouverneur civil, auxmains duquel se concentre l’administration de la province, unmaître de police, fort occupé dans une ville où les exilésabondent, et enfin un maire, chef des marchands, personnageconsidérable par son immense fortune et pour l’influence qu’ilexerce sur ses administrés.

La garnison d’Irkoutsk se composait alors d’un régiment deCosaques à pied, qui comptait environ deux mille hommes, et d’uncorps de gendarmes sédentaires, portant le casque et l’uniformebleu galonné d’argent.

En outre, on le sait, et par suite de circonstancesparticulières, le frère du czar était enfermé dans la ville depuisle début de l’invasion.

Cette situation veut être précisée.

C’était un voyage d’une importance politique qui avait conduitle grand-duc dans ces lointaines provinces de l’Asie orientale.

Le grand-duc, après avoir parcouru les principales citéssibériennes, voyageant en militaire plutôt qu’en prince, sans aucunapparat, accompagné de ses officiers, escorté d’un détachement deCosaques, s’était transporté jusqu’aux contrées transbaïkaliennes.Nikolaevsk, la dernière ville russe qui soit située au littoral dela mer d’Okhotsk, avait été honorée de sa visite.

Arrivé aux confins de l’immense empire moscovite, le grand-ducrevenait vers Irkoutsk, où il comptait reprendre la route del’Europe, quand lui arrivèrent les nouvelles de cette invasionaussi menaçante que subite. Il se hâta de rentrer dans la capitale,mais, lorsqu’il y arriva, les communications avec la Russieallaient être interrompues. Il reçut encore quelques télégrammes dePétersbourg et de Moscou, il put même y répondre. Puis, le fil futcoupé dans les circonstances que l’on connaît.

Irkoutsk était isolée du reste du monde.

Le grand-duc n’avait plus qu’à organiser la résistance, et c’estce qu’il fit avec cette fermeté et ce sang-froid dont il a donné,en d’autres circonstances, d’incontestables preuves.

Les nouvelles de la prise d’Ichim, d’Omsk, de Tomsk parvinrentsuccessivement à Irkoutsk. Il fallait donc à tout prix sauver del’occupation cette capitale de la Sibérie. On ne devait pas comptersur des secours prochains. Le peu de troupes disséminées dans lesprovinces de l’Amour et dans le gouvernement d’Irkoutsk nepouvaient arriver en assez grand nombre pour arrêter les colonnestartares. Or, puisqu’Irkoutsk était dans l’impossibilité d’échapperà l’investissement, ce qui importait avant tout, c’était de mettrela ville en état de soutenir un siège de quelque durée.

Ces travaux furent commencés le jour où Tomsk tombait entre lesmains des Tartares. En même temps que cette dernière nouvelle, legrand-duc apprenait que l’émir de Boukhara et les khans alliésdirigeaient en personne le mouvement, mais ce qu’il ignorait,c’était que le lieutenant de ces chefs barbares fût Ivan Ogareff,un officier russe qu’il avait lui-même cassé de ses grades et qu’ilne connaissait pas.

Tout d’abord, ainsi qu’on l’a vu, les habitants de la provinced’Irkoutsk furent mis en demeure d’abandonner villes et bourgades.Ceux qui ne se réfugièrent pas dans la capitale durent se reporteren arrière, au delà du lac Baïkal, là où très-probablementl’invasion n’étendrait pas ses ravages. Les récoltes en blé et enfourrages furent réquisitionnées pour la ville, et ce dernierrempart de la puissance moscovite dans l’extrême Orient fut mis àmême de résister pendant quelque temps.

Irkoutsk, fondée en 1611, est située au confluent de l’Irkout etde l’Angara, sur la rive droite de ce fleuve. Deux ponts en bois,bâtis sur pilotis, disposés de manière à s’ouvrir dans toute lalargeur du chenal pour les besoins de la navigation, réunissent laville à ses faubourgs qui s’étendent sur la rive gauche. De cecôté, la défense était facile. Les faubourgs furent abandonnés, lesponts détruits. Le passage de l’Angara, fort large en cet endroit,n’eût pas été possible sous le feu des assiégés.

Mais le fleuve pouvait être franchi en amont et en aval de laville, et, par conséquent, Irkoutsk risquait d’être attaquée par sapartie est, qu’aucun mur d’enceinte ne protégeait.

C’est donc à des travaux de fortification que les bras furentoccupés tout d’abord. On travailla jour et nuit. Le grand-ductrouva une population zélée à la besogne, que, plus tard, il devaitretrouver courageuse à la défense. Soldats, marchands, exilés,paysans, tous se dévouèrent au salut commun. Huit jours avant queles Tartares parussent sur l’Angara, des murailles en terre avaientété élevées. Un fossé, inondé par les eaux de l’Angara, étaitcreusé entre l’escarpe et la contre-escarpe. La ville ne pouvaitplus être enlevée par un coup de main. Il fallait l’investir etl’assiéger.

La troisième colonne tartare—celle qui venait de remonter lavallée de l’Yeniseï—parut le 24 septembre en vue d’Irkoutsk. Elleoccupa immédiatement les faubourgs abandonnés, dont les maisonsmêmes avaient été détruites, afin de ne point gêner l’action del’artillerie du grand-duc, malheureusement insuffisante.

Les Tartares s’organisèrent donc en attendant l’arrivée des deuxautres colonnes, commandées par l’émir et ses alliés.

La jonction de ces divers corps s’opéra le 25 septembre, au campde l’Angara, et toute l’armée, sauf les garnisons laissées dans lesprincipales villes conquises, fut concentrée sous la main deFéofar-Khan.

Le passage de l’Angara ayant été regardé par Ivan Ogareff commeimpraticable devant Irkoutsk, une forte partie des troupes traversale fleuve, à quelques verstes en aval, sur des ponts de bateaux quifurent établis à cet effet. Le grand-duc ne tenta pas de s’opposerà ce passage. Il n’eût pu que le gêner, non l’empêcher, n’ayantpoint d’artillerie de campagne à sa disposition, et c’est avecraison qu’il resta renfermé dans Irkoutsk.

Les Tartares occupèrent donc la rive droite du fleuve; puis, ilsremontèrent vers la ville, ils brûlèrent en passant la maison d’étédu gouverneur général, située dans les bois qui dominent de haut lecours de l’Angara, et ils vinrent définitivement prendre positionpour le siège, après avoir entièrement investi Irkoutsk.

Ivan Ogareff, ingénieur habile, était très-certainement en étatde diriger les opérations d’un siège régulier; mais les moyensmatériels lui manquaient pour opérer rapidement. Aussi, avait-ilespéré surprendre Irkoutsk, le but de tous ses efforts.

On voit que les choses avaient tourné autrement qu’il necomptait. D’une part, marche de l’armée tartare retardée par labataille de Tomsk; de l’autre, rapidité imprimée par le grand-ducaux travaux de défense: ces deux raisons avaient suffi à faireéchouer ses projets. Il se trouva donc dans la nécessité de faireun siège en règle.

Cependant, sous son inspiration, l’émir essaya deux foisd’enlever la ville au prix d’un grand sacrifice d’hommes. Il jetases soldats sur les fortifications en terre qui présentaientquelques points faibles; mais ces deux assauts furent repoussésavec le plus grand courage. Le grand-duc et ses officiers ne seménagèrent pas en cette occasion. Ils donnèrent de leur personne;ils entraînèrent la population civile aux remparts. Bourgeois etmoujiks firent remarquablement leur devoir. Au second assaut, lesTartares étaient parvenus à forcer une des portes de l’enceinte. Uncombat eut lieu en tête de cette grande rue de Bolchaïa, longue dedeux verstes, qui vient aboutir aux rives de l’Angara. Mais lesCosaques, les gendarmes, les citoyens, leur opposèrent une viverésistance, et les Tartares durent rentrer dans leurspositions.

Ivan Ogareff pensa alors à demander à la trahison ce que laforce ne pouvait lui donner. On sait que son projet était depénétrer dans la ville, d’arriver jusqu’au grand-duc, de capter saconfiance, et, le moment venu, de livrer une des portes auxassiégeants; puis, cela fait, d’assouvir sa vengeance sur le frèredu czar.

La tsigane Sangarre, qui l’avait accompagné au camp de l’Angara,le poussa à mettre ce projet à exécution.

En effet, il convenait d’agir sans retard. Les troupes russes dugouvernement d’Irkoutsk marchaient sur Irkoutsk. Elles s’étaientconcentrées sur le cours supérieur de la Lena, dont ellesremontaient la vallée. Avant six jours, elles devaient êtrearrivées. Il fallait donc qu’avant six jours Irkoutsk fût livréepar trahison.

Ivan Ogareff n’hésita plus.

Un soir, le 2 octobre, un conseil de guerre fut tenu dans legrand salon du palais du gouverneur général. C’est là que résidaitle grand-duc.

Ce palais, élevé à l’extrémité de la rue de Bolchaïa, dominaitle cours du fleuve sur un long parcours. A travers les fenêtres desa principale façade, on apercevait le camp tartare, et uneartillerie assiégeante de plus grande portée que celle des Tartaresl’eût rendu inhabitable.

Le grand-duc, le général Voranzoff et le gouverneur de la ville,le chef des marchands, auxquels s’étaient réunis un certain nombred’officiers supérieurs, venaient d’arrêter diversesrésolutions.

«Messieurs, dit le grand-duc, vous connaissez exactement notresituation. J’ai le ferme espoir que nous pourrons tenir jusqu’àl’arrivée des troupes d’Irkoutsk. Nous saurons bien alors chasserces hordes barbares, et il ne dépendra pas de moi qu’ils ne payentchèrement cet envahissement du territoire moscovite.

—Votre Altesse sait qu’elle peut compter sur toute la populationd’Irkoutsk, répondit le général Voranzoff.

—Oui, général, répondit le grand-duc, et je rends hommage à sonpatriotisme. Grâce à Dieu, elle n’a pas encore été soumise auxhorreurs de l’épidémie ou de la famine, et j’ai lieu de croirequ’elle y échappera, mais aux remparts, je n’ai pu qu’admirer soncourage. Vous entendez mes paroles, monsieur le chef des marchands,et je vous prierai de les rapporter telles.

—Je remercie Votre Altesse au nom de la ville, répondit le chefdes marchands. Oserai-je lui demander quel délai extrême elleassigne à l’arrivée de l’armée de secours?

—Six jours au plus, monsieur, répondit le grand-duc. Unémissaire adroit et courageux a pu pénétrer ce matin dans la ville,et il m’a appris que cinquante mille Russes s’avançaient à marcheforcée sous les ordres du général Kisselef. Ils étaient, il y adeux jours, sur les rives de la Lena, à Kirensk, et, maintenant, nile froid ni les neiges ne les empêcheront d’arriver. Cinquantemille hommes de bonnes troupes, prenant en flanc les Tartares,auront bientôt fait de nous dégager.

—J’ajouterai, dit le chef des marchands, que le jour où VotreAltesse ordonnera une sortie, nous serons prêts à exécuter sesordres.

—Bien, monsieur, répondit le grand-duc. Attendons que nos têtesde colonnes aient paru sur les hauteurs, et nous écraserons lesenvahisseurs.»

Puis, se retournant vers le général Voranzoff:

«Nous visiterons demain, dit-il, les travaux de la rive droite.L’Angara charrie des glaçons, il ne tardera pas à se prendre, et,dans ce cas, les Tartares pourraient peut-être le passer.

—Que Votre Altesse me permette de lui faire une observation, ditle chef des marchands.

—Faites, monsieur.

—J’ai vu la température tomber plus d’une fois à trente etquarante degrés au-dessous de zéro, et l’Angara a toujours charriésans se congeler entièrement. Cela tient sans doute à la rapiditéde son cours. Si donc les Tartares n’ont d’autre moyen de franchirle fleuve, je puis garantir à Votre Altesse qu’ils n’entreront pasainsi dans Irkoutsk.»

Le gouverneur général confirma l’assertion du chef desmarchands.

«C’est une circonstance heureuse, répondit le grand-duc.Néanmoins, nous nous tiendrons prêts à tout événement.»

Se retournant alors vers le maître de police:

«Vous n’avez rien à me dire, monsieur? lui demanda-t-il.

—J’ai à faire connaître à Votre Altesse, répondit le maître depolice, une supplique qui lui est adressée par monintermédiaire.

—Adressée par… .?

—Par les exilés de Sibérie, qui, Votre Altesse le sait, sont aunombre de cinq cents dans la ville.»

Les exilés politiques, repartis dans toute la province, avaientété en effet concentrés à Irkoutsk depuis le début de l’invasion.Ils avaient obéi à l’ordre de rallier la ville et d’abandonner lesbourgades où ils exerçaient des professions diverses, ceux-cimédecins, ceux-là professeurs, soit au Gymnase, soit à l’Écolejaponaise, soit à l’École de navigation. Dès le début, legrand-duc, se fiant, comme le czar, à leur patriotisme, les avaitarmés, et il avait trouvé en eux de braves défenseurs.

«Que demandent les exilés? dit le grand-duc.

—Ils demandent à Votre Altesse, répondit le maître de police,l’autorisation de former un corps spécial et d’être placés en têteà la première sortie.

—Oui, répondit le grand duc avec une émotion qu’il ne cherchapoint à cacher, ces exilés sont des Russes, et c’est bien leurdroit de se battre pour leur pays!

—Je crois pouvoir affirmer à Votre Altesse, dit le gouverneurgénéral, qu’elle n’aura pas de meilleurs soldats.

—Mais il leur faut un chef, répondit le grand-duc. Quelsera-t-il?

—Ils voudraient faire agréer à Votre Altesse, dit le maître depolice, l’un d’eux qui s’est distingué en plusieurs occasions.

—C’est un Russe?

—Oui, un Russe des provinces baltiques.

—Il se nomme… .?

—Wassili Fédor.»

Cet exilé était le père de Nadia.

Wassili Fédor, on le sait, exerçait à Irkoutsk la profession demédecin. C’était un homme instruit et charitable, et aussi un hommedu plus grand courage et du plus sincère patriotisme. Tout le tempsqu’il ne consacrait pas aux malades, il l’employait à organiser lerésistance. C’est lui qui avait réuni ses compagnons d’exil dansune action commune. Les exilés, jusqu’alors mêlés aux rangs de lapopulation, s’étaient comportés de manière à fixer l’attention dugrand-duc. Dans plusieurs sorties, ils avaient payé de leur sangleur dette à la sainte Russie,—sainte, en vérité, et adorée de sesenfants! Wassili Fédor s’était conduit héroïquement. Son nom avaitété cité à plusieurs reprises, mais il n’avait jamais demandé nigrâces ni faveurs, et lorsque les exilés d’Irkoutsk eurent lapensée de former un corps spécial, il ignorait même qu’ils eussentl’intention de le choisir pour leur chef.

Lorsque le maître de police eut prononcé ce nom devant legrand-duc, celui-ci répondit qu’il ne lui était pas inconnu.

«En effet, répondit le général Voranzoff, Wassili Fédor est unhomme de valeur et de courage. Son influence sur ses compagnons atoujours été très-grande.

—Depuis quand est-il à Irkoutsk? demanda le grand-duc.

—Depuis deux ans.

—Et sa conduite… .?

—Sa conduite, répondit le maître de police, est celle d’un hommesoumis aux lois spéciales qui le régissent.

—Général, répondit le grand-duc, général, veuillez me leprésenter immédiatement.»

Les ordres du grand-duc furent exécutés, et une demi-heure nes’était pas écoulée, que Wassili Fédor était introduit en saprésence.

C’était un homme ayant quarante ans au plus, grand, laphysionomie sévère et triste. On sentait que toute sa vie serésumait dans ce mot: la lutte, et qu’il avait lutté et souffert.Ses traits rappelaient remarquablement ceux de sa fille NadiaFédor.

Plus que tout autre, l’invasion tartare l’avait frappé dans saplus chère affection et ruiné la suprême espérance de ce père,exilé à huit mille verstes de sa ville natale. Une lettre lui avaitappris la mort de sa femme, et, en même temps, le départ de safille, qui avait obtenu du gouvernement l’autorisation de lerejoindre à Irkoutsk.

Nadia avait dû quitter Riga le 10 juillet. L’invasion était du15 juillet. Si, à cette époque, Nadia avait passé la frontière,qu’était-elle devenue au milieu des envahisseurs? On conçoit que cemalheureux père fût dévoré d’inquiétudes, puisque, depuis cetteépoque, il était sans aucune nouvelle de sa fille.

Wassili Fédor, en présence du grand duc, s’inclina et attenditd’être interrogé.

«Wassili Fédor, lui dit le grand-duc, tes compagnons d’exil ontdemandé à former un corps d’élite. Ils n’ignorent pas que, dans cescorps, il faut savoir se faire tuer jusqu’au dernier?

—Ils ne l’ignorent pas, répondit Wassili Fédor.

—Ils te veulent pour chef.

—Moi, Altesse?

—Consens-tu à te mettre à leur tête?

—Oui, si le bien de la Russie l’exige.

—Commandant Fédor, dit le grand-duc, tu n’es plus exilé.

—Merci, Altesse, mais puis-je commander à ceux qui le sontencore?

—Ils ne le sont plus!»

C’était la grâce de tous ses compagnons d’exil, maintenant sescompagnons d’armes, que lui accordait le frère du czar!

Wassili Fédor serra avec émotion la main que lui tendit legrand-duc, et il sortit.

Celui-ci, se retournant alors vers ses officiers:

«Le czar ne refusera pas d’accepter la lettre de grâce que jetire sur lui! dit-il en souriant. Il nous faut des héros pourdéfendre la capitale de la Sibérie, et je viens d’en faire.»

C’était, en effet, un acte de bonne justice et de bonnepolitique que cette grâce si généreusement accordée aux exilésd’Irkoutsk.

La nuit était arrivée alors. A travers les fenêtres du palaisbrillaient les feux du camp tartare, qui étincelaient au delà del’Angara. Le fleuve charriait de nombreux glaçons, dontquelques-uns s’arrêtaient aux premiers pilotis des anciens ponts debois. Ceux que le courant maintenait dans le chenal dérivaient avecune extrême rapidité. Il était évident, ainsi que l’avait faitobserver le chef des marchands, que l’Angara ne pouvait quetrès-difficilement se congeler sur toute sa surface. Donc, ledanger d’être assailli de ce côté n’était pas pour préoccuper lesdéfenseurs d’Irkoutsk.

Dix heures du soir venaient de sonner. Le grand-duc allaitcongédier ses officiels et se retirer dans ses appartements, quandun certain tumulte se produisit en dehors du palais.

Presque aussitôt, la porte du salon s’ouvrit, un aide de campparut, et, s’avançant vers le grand-duc:

«Altesse, dit-il, un courrier du czar!»

Chapitre 13Un courrier du czar

Un mouvement simultané porta tous les membres du conseil vers laporte entr’ouverte. Un courrier du czar, arriva à Irkoutsk! Si cesofficiers eussent un instant réfléchi à l’improbabilité de ce fait,ils l’auraient certainement tenu pour impossible.

Le grand-duc avait vivement marché vers son aide de camp.

«Ce courrier!» dit-il.

Un homme entra. Il avait l’air épuisé de fatigue. Il portait uncostume de paysan sibérien, usé, déchiré même, et sur lequel onvoyait quelques trous de balle. Un bonnet moscovite lui couvrait latête. Une balafre, mal cicatrisée, lui coupait la figure. Cet hommeavait évidemment suivi une longue et pénible route. Ses chaussures,en mauvais état, prouvaient même qu’il avait dû faire à pied unepartie de son voyage.

«Son Altesse le grand-duc?» s’écria-t-il en entrant.

Le grand-duc alla à lui:

«Tu es courrier du czar? demanda-t-il.

—Oui, Altesse.

—Tu viens… .?

—De Moscou.

—Tu as quitté Moscou… .?

—Le 15 juillet.

—Tu te nommes… .?

—Michel Strogoff.»

C’était Ivan Ogareff. Il avait pris le nom et la qualité decelui qu’il croyait réduit à l’impuissance. Ni le grand-duc, nipersonne ne le connaissait à Irkoutsk, et il n’avait pas même eubesoin de déguiser ses traits. Comme il était en mesure de prouversa prétendue identité, nul ne pourrait douter de lui. Il venaitdonc, soutenu par une volonté de fer, précipiter par la trahison etpar l’assassinat le dénouement du drame de l’invasion.

Après la réponse d’Ivan Ogareff, le grand-duc fit un signe, ettous ses officiers se retirèrent.

Le faux Michel Strogoff et lui restèrent seuls dans lesalon.

Le grand-duc regarda Ivan Ogareff pendant quelques instants, etavec une extrême attention. Puis:

«Tu étais, le 15 juillet, à Moscou? lui demanda-t-il.

—Oui, Altesse, et, dans la nuit du 14 au 15, j’ai vu Sa Majestéle czar au Palais Neuf.

—Tu as une lettre du czar?

—La voici.»

Et Ivan Ogareff remit au grand-duc la lettre impériale, réduiteà des dimensions presque microscopiques.

«Cette lettre t’a été donnée dans cet état? demanda legrand-duc.

—Non, Altesse, mais j’ai dû en déchirer l’enveloppe, afin demieux la dérober aux soldats de l’émir.

—As-tu donc été prisonnier des Tartares?

—Oui, Altesse, pendant quelques jours, répondit Ivan Ogareff. Delà vient que, parti le l5 juillet de Moscou, comme l’indique ladate de cette lettre, je ne suis arrivé à Irkoutsk que le 2octobre, après soixante-dix-neuf jours de voyage.»

Le grand-duc prit la lettre. Il la déplia et reconnut lasignature du czar, précédée de la formule sacramentelle, écrite desa main. Donc, nul doute possible sur l’authenticité de cettelettre, ni même sur l’identité du courrier. Si sa physionomiefarouche avait d’abord inspiré une méfiance dont le grand-duc nelaissa rien voir, cette méfiance disparut tout à fait.

Le grand-duc resta quelques instants sans parler. Il lisaitlentement la lettre, afin de bien en pénétrer le sens.

Reprenant ensuite la parole:

«Michel Strogoff, tu connais le contenu de cette lettre?demanda-t-il.

—Oui, Altesse. Je pouvais être forcé de la détruire pour qu’ellene tombât pas entre les mains des Tartares, et, le cas échéant, jevoulais en rapporter exactement le texte à Votre Altesse.

—Tu sais que cette lettre nous enjoint de mourir à Irkoutskplutôt que de rendre la ville?

—Je le sais.

—Tu sais aussi qu’elle indique les mouvements des troupes quiont été combinés pour arrêter l’invasion?

—Oui, Altesse, mais ces mouvements n’ont pas réussi.

—Que veux-tu dire?

—Je veux dire qu’Ichim, Omsk, Tomsk, pour ne parler que desvilles importantes des deux Sibéries, ont été successivementoccupées par les soldats de Féofar-Khan.

—Mais y a-t-il eu combat? Nos Cosaques se sont-ils rencontrésavec les Tartares?

—Plusieurs fois, Altesse.

—Et ils ont été repoussés?

—Ils n’étaient pas en forces suffisantes.

—Où ont eu lieu les rencontres dont tu parles?

—A Kolyvan, à Tomsk… .»

Jusqu’ici, Ivan Ogareff n’avait dit que la vérité; mais, dans lebut d’ébranler les défenseurs d’Irkoutsk en exagérant les avantagesobtenus par les troupes de l’émir, il ajouta:

«Et une troisième fois en avant de Krasnoiarsk.

—Et ce dernier engagement?… . demanda le grand-duc, dont leslèvres serrées laissaient à peine passer les paroles.

—Ce fut plus qu’un engagement, Altesse, répondit Ivan Ogareff,ce fut une bataille.

—Une bataille?

—Vingt mille Russes, venus des provinces de la frontière et dugouvernement de Tobolsk, se sont heurtés contre cent cinquantemille Tartares, et, malgré leur courage, ils ont été anéantis.

—Tu mens! s’écria le grand-duc, qui essaya, mais vainement, demaîtriser sa colère.

—Je dis la vérité, Altesse, répondit froidement Ivan Ogareff.J’étais présent à cette bataille de Krasnoiarsk, et c’est là quej’ai été fait prisonnier!»

Le grand-duc se calma, et, d’un signe, il fit comprendre à IvanOgareff qu’il ne doutait pas de sa véracité.

«Quel jour a eu lieu cette bataille de Krasnoiarsk?demanda-t-il.

—Le 2 septembre.

—Et maintenant toutes les troupes tartares sont concentréesautour d’Irkoutsk?

—Toutes.

—Et tu les évalues… .?

—A quatre cent mille hommes.»

Nouvelle exagération d’Ivan Ogareff dans l’évaluation des arméestartares, et tendant toujours au même but.

«Et je ne dois attendre aucun secours des provinces de l’ouest?demanda le grand-duc.

—Aucun, Altesse, du moins avant la fin de l’hiver.

—Eh bien, entends ceci, Michel Strogoff. Aucun secours ne dût-iljamais m’arriver ni de l’ouest ni de l’est, et ces barbaresfussent-ils six cent mille, je ne rendrai pas Irkoutsk!»

L’oeil méchant d’Ivan Ogareff se plissa légèrement. Le traîtresemblait dire que le frère du czar comptait sans la trahison.

Le grand-duc, d’un tempérament nerveux, avait grand’peine àconserver son calme en apprenant ces désastreuses nouvelles. Ilallait et venait dans le salon, sous les yeux d’Ivan Ogareff, quile couvaient comme une proie réservée à sa vengeance. Il s’arrêtaitaux fenêtres, il regardait les feux du camp tartare, il cherchait àpercevoir les bruits, dont la plupart provenaient du choc desglaçons entraînés par le courant de l’Angara.

Un quart d’heure se passa sans qu’il fit aucune autre question.Puis, reprenant la lettre, il en relut un passage et dit:

«Tu sais, Michel Strogoff, qu’il est question dans cette lettred’un traître dont j’aurai à me méfier?

—Oui, Altesse.

—Il doit essayer d’entrer dans Irkoutsk sous un déguisement, decapter ma confiance, puis, l’heure venue, de livrer la ville auxTartares.

—Je sais tout cela, Altesse, et je sais aussi qu’Ivan Ogareff ajuré de se venger personnellement du frère du czar.

—Pourquoi?

—On dit que cet officier a été condamné par le grand-duc à unedégradation humiliante.

—Oui… je me souviens… . Mais il la méritait, ce misérable, quidevait plus tard servir contre son pays et y conduire une invasionde barbares!

—Sa Majesté le czar, répondit Ivan Ogareff, tenait surtout à ceque vous fussiez prévenu des criminels projets d’Ivan Ogareffcontre votre personne.

—Oui… la lettre m’en informe… .

—Et Sa Majesté me l’a dit elle-même en m’avertissant que,pendant mon voyage à travers la Sibérie, j’eusse surtout à meméfier de ce traître.

—Tu l’as rencontré?

—Oui, Altesse, après la bataille de Krasnoiarsk. S’il avait pusoupçonner que je fusse porteur d’une lettre adressée à VotreAltesse et dans laquelle ses projets étaient dévoilés, il ne m’eûtpas fait grâce.

—Oui, tu étais perdu! répondit le grand-duc. Et comment as-tu put’échapper?

—En me jetant dans l’Irtyche.

—Et tu es entré à Irkoutsk?… .

—A la faveur d’une sortie qui a été faite ce soir même pourrepousser un détachement tartare. Je me suis mêlé aux défenseurs dela ville, j’ai pu me faire reconnaître, et l’on m’a aussitôtconduit devant Votre Altesse.

—Bien, Michel Strogoff, répondit le grand-duc. Tu as montré ducourage et du zèle pendant cette difficile mission. Je net’oublierai pas.—As-tu quelque faveur à me demander?

—Aucune, si ce n’est celle de me battre à côté de Votre Altesse,répondit Ivan Ogareff.

—Soit, Michel Strogoff. Je t’attache dès aujourd’hui à mapersonne, et tu seras logé dans ce palais.

—Et si, conformément à l’intention qu’on lui prête, Ivan Ogareffse présente à Votre Altesse sous un faux nom?… .

—Nous le démasquerons, grâce à toi, qui le connais, et je leferai mourir sous le knout. Va.»

Ivan Ogareff salua militairement le grand duc, n’oubliant pasqu’il était capitaine au corps des courriers du czar, et il seretira.

Ivan Ogareff venait donc de jouer avec succès son indigne rôle.La confiance du grand-duc lui était accordée pleine et entière. Ilpourrait en abuser où et quand il lui conviendrait. Il habiteraitce palais même. Il serait dans le secret des opérations de ladéfense. Il tenait donc la situation dans sa main. Personne dansIrkoutsk ne le connaissait, personne ne pouvait lui arracher sonmasque. Il résolut donc de se mettre à l’oeuvre sans retard.

En effet, le temps pressait. Il fallait que la ville fût rendueavant l’arrivée des Russes du nord et de l’est, et c’était unequestion de quelques jours. Les Tartares une fois maîtresd’Irkoutsk, il ne serait pas facile de la leur reprendre. En toutcas, s’ils devaient l’abandonner plus tard, ils ne le feraient passans l’avoir ruinée de fond en comble, sans que la tête dugrand-duc eût roulé aux pieds de Féofar-Khan.

Ivan Ogareff, ayant toute facilité de voir, d’observer, d’agir,s’occupa dès le lendemain de visiter les remparts. Partout il futaccueilli avec de cordiales félicitations par les officiers, lessoldats, les citoyens. Ce courrier du czar était pour eux comme unlien qui venait de les rattacher à l’empire. Ivan Ogareff racontadonc, avec un aplomb qui ne se démentit jamais, les faussespéripéties de son voyage. Puis, adroitement, sans trop y insisterd’abord, il parla de la gravité de la situation, exagérant, et lessuccès des Tartares, ainsi qu’il l’avait fait en s’adressant augrand-duc, et les forces dont ces barbares disposaient. Al’entendre, les secours attendus seraient insuffisants, si même ilsarrivaient, et il était à craindre qu’une bataille livrée sous lesmurs d’Irkoutsk ne fût aussi funeste que les batailles de Kolyvan,de Tomsk et de Krasnoiarsk.

Ces fâcheuses insinuations, Ivan Ogareff ne les prodiguait pas.Il mettait une certaine circonspection à les faire pénétrer peu àpeu dans l’esprit des défenseurs d’Irkoutsk. Il semblait nerépondre que lorsqu’il était trop pressé de questions, et comme àregret. En tout cas, il ajoutait toujours qu’il fallait se défendrejusqu’au dernier homme et faire plutôt sauter la ville que larendre!

Le mal n’en eût pas été moins fait, s’il avait pu se faire. Maisla garnison et la population d’Irkoutsk étaient trop patriotes pourse laisser ébranler. De ces soldats, de ces citoyens enfermés dansune ville isolée au bout du monde asiatique, pas un n’eût songé àparler de capitulation. Le mépris du Russe pour ces barbares étaitsans bornes.

En tout cas, personne non plus ne soupçonna le rôle odieux quejouait Ivan Ogareff, personne ne pouvait deviner que le prétenducourrier du czar ne fût qu’un traître.

Une circonstance toute naturelle fit que, dès son arrivée àIrkoutsk, des rapports fréquents s’établirent entre Ivan Ogareff etl’un des plus braves défenseurs de la ville, Wassili Fédor.

On sait de quelles inquiétudes ce malheureux père était dévoré.Si sa fille, Nadia Fédor, avait quitté la Russie à la date assignéepar la dernière lettre qu’il avait reçue de Riga, qu’était-elledevenue? Essayait-elle maintenant encore de traverser les provincesenvahies, ou bien était-elle depuis longtemps déjà prisonnière?Wassili Fédor ne trouvait quelque apaisement à sa douleur quelorsqu’il avait quelque occasion de se battre contre lesTartares,—occasions trop rares à son gré.

Or, quand Wassili Fédor apprit cette arrivée si inattendue d’uncourrier du czar, il eut comme un pressentiment que ce courrierpourrait lui donner des nouvelles de sa fille. Ce n’était qu’unespoir chimérique, probablement, mais il s’y rattacha. Ce courriern’avait-il pas été prisonnier, comme Nadia l’était peut-êtrealors?

Wassili Fédor alla trouver Ivan Ogareff, qui saisit cetteoccasion d’entrer en relations quotidiennes avec le commandant. Cerenégat pensait-il donc à exploiter cette circonstance? Jugeait-iltous les hommes d’après lui? Croyait-il qu’un Russe, même un exilépolitique, pût être assez misérable pour trahir son pays?

Quoi qu’il en fût, Ivan Ogareff répondit avec un empressementhabilement feint aux avances que lui fit le père de Nadia.Celui-ci, le lendemain même de l’arrivée du prétendu courrier, serendit au palais du gouverneur général. Là, il fit connaître à IvanOgareff les circonstances dans lesquelles sa fille avait dû quitterla Russie européenne et lui dit quelles étaient maintenant sesinquiétudes à son égard.

Ivan Ogareff ne connaissait pas Nadia, bien qu’il l’eûtrencontrée au relais d’Ichim le jour où elle s’y trouvait avecMichel Strogoff. Mais alors, il n’avait pas plus fait attention àelle qu’aux deux journalistes qui étaient en même temps dans lamaison de poste. Il ne put donc donner aucune nouvelle de sa filleà Wassili Fédor.

«Mais à quelle époque, demanda Ivan Ogareff, votre fillea-t-elle dû sortir du territoire russe?

—A peu près en même temps que vous, répondit Wassili Fédor,

—J’ai quitté Moscou le 15 juillet.

—Nadia a dû, elle aussi, quitter Moscou à cette époque. Salettre me le disait formellement.

—Elle était à Moscou le 15 juillet? demanda Ivan Ogareff.

—Oui, certainement, à cette date.

—Eh bien!… » répondit Ivan Ogareff. Puis se reprenant:

«Mais non, je me trompe… . J’allais confondre les dates…ajouta-t-il. Il est malheureusement trop probable que votre fille adû franchir la frontière, et vous ne pouvez avoir qu’un seulespoir, c’est qu’elle se soit arrêtée en apprenant les nouvelles del’invasion tartare!»

Wassili Fédor baissa la tête! Il connaissait Nadia, et il savaitbien que rien n’avait pu l’empêcher de partir.

Ivan Ogareff venait de commettre là, gratuitement, un acte decruauté véritable. D’un mot il pouvait rassurer Wassili Fédor. Bienque Nadia eût passé la frontière sibérienne dans les circonstancesque l’on sait, Wassili Fédor, en rapprochant la date à laquelle safille se trouvait à Nijni-Novgorod et la date de l’arrêté quiinterdisait d’en sortir, en eût sans doute conclu ceci: c’est queNadia n’avait pas pu être exposée aux dangers de l’invasion, etqu’elle était encore, malgré elle, sur le territoire européen del’empire.

Ivan Ogareff, obéissant à sa nature, en homme que ne savaientplus émouvoir les souffrances des autres, pouvait dire ce mot… . Ilne le dit pas.

Wassili Fédor se retira le coeur brisé. Après cet entretien, sondernier espoir venait de s’anéantir.

Pendant les deux jours qui suivirent, 3 et 4 octobre, legrand-duc demanda plusieurs fois le prétendu Michel Strogoff et luifit répéter tout ce qu’il avait entendu dans le cabinet impérial duPalais-Neuf. Ivan Ogareff, préparé à toutes ces questions, réponditsans jamais hésiter. Il ne cacha pas, à dessein, que legouvernement du czar avait été absolument surpris par l’invasion,que le soulèvement avait été préparé dans le plus grand secret, queles Tartares étaient déjà maîtres de la ligne de l’Obi, quand lesnouvelles arrivèrent à Moscou, et, enfin, que rien n’était prêtdans les provinces russes pour jeter en Sibérie les troupesnécessaires à repousser les envahisseurs.

Puis, Ivan Ogareff, entièrement libre de ses mouvements,commença à étudier Irkoutsk, l’état de ses fortifications, leurspoints faibles, afin de profiter ultérieurement de sesobservations, au cas où quelque circonstance l’empêcherait deconsommer son acte de trahison. Il s’attacha plus particulièrementà examiner la porte de Bolchnïa, qu’il voulait livrer.

Deux fois, le soir, il vint sur les glacis de cette porte. Ils’y promenait, sans crainte de se découvrir aux coups desassiégeants, dont les premiers postes étaient à moins d’une verstedes remparts. Il savait bien qu’il n’était pas exposé, et mêmequ’il était reconnu. Il avait entrevu une ombre qui se glissaitjusqu’au pied des terrassements.

Sangarre, risquant sa vie, venait essayer de se mettre encommunication avec Ivan Ogareff.

D’ailleurs, les assiégés, depuis deux jours, jouissaient d’unetranquillité à laquelle les Tartares ne les avaient point habituésdepuis le début de l’investissement.

C’était par ordre d’Ivan Ogareff. Le lieutenant de Féofar-Khanavait voulu que toutes tentatives pour emporter la ville de viveforce fussent suspendues. Aussi, depuis son arrivée à Irkoutsk,l’artillerie se taisait-elle absolument. Peut-être—du moins ill’espérait—la surveillance des assiégés se relâcherait-elle? Entout cas, aux avant-postes, plusieurs milliers de Tartares setenaient prêts à s’élancer vers la porte dégarnie de sesdéfenseurs, lorsqu’Ivan Ogareff leur aurait fait connaître l’heured’agir.

Cela ne pouvait tarder, cependant. Il fallait en finir avant queles corps russes arrivassent en vue d’Irkoutsk. Le parti d’IvanOgareff fut pris, et ce soir-là, du haut des glacis, un billettomba entre les mains de Sangarre.

C’était le lendemain, dans la nuit du 5 au 6 octobre, à deuxheures du matin, qu’Ivan Ogareff avait résolu de livrerIrkoutsk.

Chapitre 14La nuit du 5 au 6 octobre

Le plan d’Ivan Ogareff avait été combiné avec le plus grandsoin, et, sauf des chances improbables, il devait réussir. Ilimportait que la porte de Bolchaïa fût libre au moment où il lalivrerait. Aussi, à ce moment, était-il indispensable quel’attention des assiégés fût attirée sur un autre point de laville. De là, une diversion convenue avec l’émir.

Cette diversion devait s’opérer du côté du faubourg d’Irkoutsk,en amont et en avant du fleuve, sur sa rive droite. L’attaque surces deux points serait très-sérieusement conduite, et, en mêmetemps, une tentative de passage de l’Angara serait feinte sur larive gauche. La porte de Bolchaïa serait donc probablementabandonnée, d’autant plus que, de ce côté, les avant-postestartares, reportés en arrière, sembleraient avoir été levés.

On était au 5 octobre. Avant vingt-quatre heures, la capitale dela Sibérie orientale devait être entre les mains de l’émir, et legrand-duc au pouvoir d’Ivan Ogareff.

Pendant cette journée, un mouvement inaccoutumé se produisit aucamp de l’Angara. Des fenêtres du palais et des maisons de la rivedroite, on voyait distinctement des préparatifs importants se fairesur la berge opposée. De nombreux détachements tartaresconvergeaient vers le camp et venaient d’heure en heure renforcerles troupes de l’émir. C’était la diversion convenue qui sepréparait, et d’une manière très-ostensible.

D’ailleurs, Ivan Ogareff ne cacha point au grand-duc qu’il yavait quelque attaque à craindre de ce côté. Il savait, disait-il,qu’un assaut devait être donné, en amont et en aval de la ville, etil conseilla au grand-duc de renforcer ces deux points plusdirectement menacés.

Les préparatifs observés venant à l’appui des recommandationsfaites par Ivan Ogareff, il était urgent d’en tenir compte. Aussi,après un conseil de guerre qui se réunit au palais, des ordresfurent donnés de concentrer la défense sur la rive droite del’Angara et aux deux extrémités de la ville, où les terrassementsvenaient s’appuyer sur le fleuve.

C’était précisément ce que voulait Ivan Ogareff. Il ne comptaitévidemment pas que la porte de Bolchaïa resterait sans défenseurs,mais ceux-ci n’y seraient plus qu’en petit nombre. D’ailleurs, IvanOgareff allait donner à la diversion une importance telle que legrand-duc serait obligé d’y opposer toutes ses forcesdisponibles.

En effet, un incident d’une gravité exceptionnelle, imaginé parIvan Ogareff, devait aider puissamment à l’accomplissement de sesprojets. Lors même qu’Irkoutsk n’eût pas été attaquée sur despoints éloignés de la porte de Bolchaïa et par la rive droite dufleuve, cet incident aurait suffi à attirer le concours de tous lesdéfenseurs là où Ivan Ogareff voulait précisément les amener. Ildevait provoquer en même temps une catastrophe épouvantable.

Toutes les chances étaient donc pour que la porte, libre àl’heure indiquée, fût livrée aux milliers de Tartares quiattendaient sous l’épais couvert des forêts de l’est.

Pendant cette journée, la garnison et la population d’Irkoutskfurent constamment sur le qui-vive. Toutes les mesures quecommandait une attaque imminente des points jusqu’alors respectésavaient été prises. Le grand-duc et le général Voranzoff visitèrentles postes, renforcés par leurs ordres. Le corps d’élite de WassiliFédor occupait le nord de la ville, mais avec injonction de seporter où le danger serait le plus pressant. La rive droite del’Angara avait été garnie du peu d’artillerie dont on avait pudisposer. Avec ces mesures, prises à temps, grâce auxrecommandations faites si à propos par Ivan Ogareff, il y avaitlieu d’espérer que l’attaque préparée ne réussirait pas. Dans cecas, les Tartares, momentanément découragés, remettraient sansdoute à quelques jours une nouvelle tentative contre la ville. Or,les troupes attendues par le grand-duc pouvaient arriver d’uneheure à l’autre. Le salut ou la perte d’Irkoutsk ne tenait doncqu’à un fil.

Ce jour là, le soleil, qui s’était levé à six heures vingtminutes, se couchait à cinq heures quarante, après avoir tracépendant onze heures son arc diurne au-dessus de l’horizon. Lecrépuscule devait lutter contre la nuit pendant deux heures encore.Puis, l’espace s’emplirait d’épaisses ténèbres, car de gros nuagess’immobilisaient dans l’air, et la lune, en conjonction, ne devaitpas paraître.

Cette profonde obscurité allait favoriser plus complètement lesprojets d’Ivan Ogareff.

Depuis quelques jours déjà, un froid extrêmement vif préludaitaux rigueurs de l’hiver sibérien, et, ce soir-là, il était plussensible. Les soldats, postés sur la rive droite de l’Angara,forcés de dissimuler leur présence, n’avaient point allumé de feux.Ils souffraient donc cruellement de ce redoutable abaissement de latempérature. A quelques pieds au-dessous d’eux, passaient lesglaçons qui suivaient le courant du fleuve. Pendant toute cettejournée, on les avait vus, en rangs pressés, dériver rapidemententre les deux rives. Cette circonstance, observée par le grand-ducet ses officiers, avait été considérée comme heureuse. Il étaitévident, en effet, que si le lit de l’Angara était obstrué, lepassage deviendrait tout à fait impraticable. Les Tartares nepourraient manoeuvrer ni radeaux ni barques. Quant à admettrequ’ils pussent franchir le fleuve sur ces glaçons, au cas où lefroid les aurait agrégés, ce n’était pas possible. Le champ,nouvellement cimenté, n’eût pas offert de consistance suffisante aupassage d’une colonne d’assaut.

Mais cette circonstance, par cela même qu’elle paraissait êtrefavorable aux défenseurs d’Irkoutsk, Ivan Ogareff aurait dûregretter qu’elle se fût produite. Il n’en fut rien, cependant!C’est que le traître savait bien que les Tartares ne chercheraientpas à passer l’Angara, et que, de ce côté du moins, leur tentativene serait qu’une feinte.

Toutefois, vers dix heures du soir, l’état du fleuve se modifiasensiblement, à l’extrême surprise des assiégés et maintenant àleur désavantage. Le passage, impraticable jusqu’alors, devintpossible tout à coup. Le lit de l’Angara se refit libre. Lesglaçons, qui avaient dérivé en grand nombre depuis quelques jours,disparurent en aval, et c’est à peine si cinq ou six occupèrentalors l’espace compris entre les deux rives. Ils ne présentaientmême plus la structure de ceux qui se forment dans les conditionsordinaires et sous l’influence d’un froid régulier. Ce n’étaientque de simples morceaux, arrachés à quelque ice-field, dont lesbrisures, nettement coupées, ne se relevaient pas en bourreletsrugueux.

Les officiers russes, qui constatèrent cette modification dansl’état du fleuve, la firent connaître au grand-duc. Elles’expliquait, d’ailleurs, par ce motif que, dans quelque portionrétrécie de l’Angara, les glaçons avaient dû s’accumuler de manièreà former un barrage.

On sait qu’il en était ainsi.

Le passage de l’Angara était donc ouvert aux assiégeants. De là,nécessité pour les Russes de veiller avec plus d’attention quejamais.

Aucun incident ne se produisit jusqu’à minuit. Du côté de l’est,au delà de la porte de Bolchaïa, calme complet. Pas un feu dans cemassif des forêts qui se confondaient à l’horizon avec les bassesnuées du ciel.

Au camp de l’Angara, agitation assez grande, attestée par lefréquent déplacement des lumières.

A une verste en amont et en aval du point où l’escarpe venaits’appuyer aux berges de la rivière, il se faisait un sourd murmure,qui prouvait que les Tartares étaient sur pied, attendant un signalquelconque.

Une heure s’écoula encore. Rien de nouveau.

Deux heures du matin allaient sonner au clocher de la cathédraled’Irkoutsk, et pas un mouvement n’avait encore trahi chez lesassiégeants d’intentions hostiles.

Le grand-duc et ses officiers se demandaient s’ils n’avaient pasété induits en erreur, s’il entrait réellement dans le plan desTartares d’essayer de surprendre la ville. Les nuits précédentesn’avaient pas été aussi calmes, à beaucoup près. La fusilladeéclatait dans la direction des avant-postes, les obus sillonnaientl’air, et, cette fois, rien.

Le grand-duc, le général Voranzoff, leurs aides de camp,attendaient donc, prêts à donner leurs ordres suivant lescirconstances.

On sait qu’Ivan Ogareff occupait une chambre du palais. C’étaitune assez vaste salle, située au rez-de-chaussée et dont lesfenêtres s’ouvraient sur une terrasse latérale. Il suffisait defaire quelques pas sur cette terrasse pour dominer le cours del’Angara.

Une profonde obscurité régnait dans cette salle.

Ivan Ogareff, debout près d’une fenêtre, attendait que l’heured’agir fût arrivée. Évidemment, le signal ne pouvait venir que delui. Une fois ce signal donné, lorsque la plupart des défenseursd’Irkoutsk auraient été appelés aux points attaqués ouvertement,son projet était de quitter le palais et d’aller accomplir sonoeuvre.

Il attendait donc, dans les ténèbres, comme un fauve prêt às’élancer sur une proie.

Cependant, quelques minutes avant deux heures, le grand-ducdemanda que Michel Strogoff—c’était le seul nom qu’il pût donner àIvan Ogareff—lui fût amené. Un aide de camp vint jusqu’à sachambre, dont la porte était fermée. Il l’appela… .

Ivan Ogareff, immobile près de la fenêtre et invisible dansl’ombre, se garda bien de répondre.

On rapporta donc au grand-duc que le courrier du czar n’étaitpas en ce moment au palais.

Deux heures sonnèrent. C’était le moment de provoquer ladiversion convenue avec les Tartares, disposés pour l’assaut.

Ivan Ogareff ouvrit la fenêtre de sa chambre, et il alla seposter à l’angle nord de la terrasse latérale.

Au-dessous de lui, dans l’ombre, passaient les eaux de l’Angara,qui mugissaient en se brisant aux arêtes des piliers.

Ivan Ogareff tira une amorce de sa poche, il l’enflamma, et ilalluma un peu d’étoupe, imprégnée de pulvérin, qu’il lança dans lefleuve… .

C’était par ordre d’Ivan Ogareff que des torrents d’huileminérale avaient été lancés à la surface de l’Angara!

Des sources de naphte étaient exploitées au-dessus d’Irkoutsk,sur la rive droite, entre la bourgade de Poshkavsk et la ville.Ivan Ogareff avait résolu d’employer ce moyen terrible de porterl’incendie dans Irkoutsk. Il s’empara donc des immenses réservoirsqui renfermaient le liquide combustible. Il suffisait de démolir unpan de mur pour en provoquer l’écoulement à grands flots.

C’est ce qui avait été fait dans cette nuit, quelques heuresauparavant, et c’est pourquoi le radeau qui portait le vraicourrier du czar, Nadia et les fugitifs, flottait sur un courantd’huile minérale. A travers les brèches de ces réservoirs,contenant des millions de mètres cubes, le naphte s’était précipitécomme un torrent, et, suivant les pentes naturelles du sol, ils’était répandu à la surface du fleuve, où sa densité le fitsurnager.

Voilà comment Ivan Ogareff entendait la guerre! Allié desTartares, il agissait comme un Tartare, et contre ses proprescompatriotes!

L’étoupe avait été lancée sur les eaux de l’Angara. En uninstant, comme si le courant eût été fait d’alcool, tout le fleuves’enflamma, en amont et en aval, avec une rapidité électrique. Desvolutes de flammes bleuâtres couraient entre les deux rives. Degrosses vapeurs fuligineuses se tordaient au-dessus. Les quelquesglaçons qui s’en allaient en dérive, saisis par le liquide igné,fondaient comme de la cire à la surface d’une fournaise, et l’eauvaporisée s’échappait dans l’air en sifflets assourdissants.

A ce moment même, la fusillade éclata au nord et au sud de laville. Les batteries du camp de l’Angara tirèrent à toute volée.Plusieurs milliers de Tartares se précipitèrent à l’assaut desterrassements. Les maisons des berges, construites en bois, prirentfeu de toutes parts. Une immense clarté dissipa les ombres de lanuit.

«Enfin!» dit Ivan Ogareff.

Et il pouvait s’applaudir à bon droit! La diversion qu’il avaitimaginée était terrible. Les défenseurs d’Irkoutsk se voyaiententre l’attaque des Tartares et les désastres de l’incendie. Lescloches sonnèrent, et tout ce qui était valide dans la populationse porta aux points attaqués et aux maisons dévorées par le feu,qui menaçait de se communiquer à la ville entière.

La porte de Bolchaïa était presque libre. C’est à peine si l’ony avait laissé quelques défenseurs. Et même, sous l’inspiration dutraître, et pour que l’événement accompli put s’expliquer en dehorsde lui et par des haines politiques, ces rares défenseursavaient-ils été choisis dans le petit corps des exilés.

Ivan Ogareff rentra dans sa chambre, alors brillamment éclairéepar les flammes de l’Angara, qui dépassaient la balustrade desterrasses. Puis, il se disposa à sortir.

Mais, à peine avait-il ouvert la porte, qu’une femme seprécipitait dans cette chambre, les vêtements trempés, les cheveuxen désordre.

«Sangarre!» s’écria Ivan Ogareff, dans le premier moment desurprise, et n’imaginant pas que ce pût être une autre femme que latsigane.

Ce n’était pas Sangarre, c’était Nadia.

Au moment où, réfugiée sur le glaçon, la jeune fille avait jetéun cri en voyant l’incendie se propager avec le courant del’Angara, Michel Strogoff l’avait saisie dans ses bras, et il avaitplongé avec elle pour chercher dans les profondeurs mêmes du fleuveun abri contre les flammes. On sait que le glaçon qui les portaitne se trouvait plus alors qu’à une trentaine de brasses du premierquai, en amont d’Irkoutsk.

Après avoir nagé sous les eaux, Michel Strogoff était parvenu àprendre pied sur le quai avec Nadia.

Michel Strogoff touchait enfin au but! Il était à Irkoutsk!

«Au palais du gouverneur!» dit-il à Nadia.

Moins de dix minutes après, tous deux arrivaient à l’entrée dece palais, dont les longues flammes de l’Angara léchaient lesassises de pierre, mais que l’incendie ne pouvait atteindre.

Au delà, les maisons de la berge flambaient toutes.

Michel Strogoff et Nadia entrèrent sans difficulté dans cepalais, ouvert à tous. Au milieu de la confusion générale, nul neles remarqua, bien que leurs vêtements fussent trempés.

Une foule d’officiers venant chercher des ordres, et de soldatscourant les exécuter, encombrait la grande salle durez-de-chaussée. Là, Michel Strogoff et la jeune fille, dans unbrusque remous de la multitude affolée, se trouvèrent séparés l’unde l’autre.

Nadia courait, éperdue, à travers les salles basses, appelantson compagnon, demandant à être conduite devant le grand-duc.

Une porte, donnant sur une chambre inondée de lumière, s’ouvritdevant elle. Elle entra, et elle se trouva inopinément en face decelui qu’elle avait vu à Ichim, qu’elle avait vu à Tomsk, en facede celui dont, un instant plus tard, la main scélérate allaitlivrer la ville!

«Ivan Ogareff!» s’écria-t-elle.

En entendant prononcer son nom, le misérable frémit. Son vrainom connu, tous ses plans échouaient. Il n’avait qu’une chose àfaire: tuer l’être, quel qu’il fût, qui venait de le prononcer.

Ivan Ogareff se jeta sur Nadia; mais la jeune fille, un couteauà la main, s’adossa au mur, décidée à se défendre.

«Ivan Ogareff! cria encore Nadia, sachant bien que ce nomdétesté ferait venir à son secours.

—Ah! tu te tairas! dit le traître.

—Ivan Ogareff!» cria une troisième fois l’intrépide jeune fille,et d’une voix dont la haine avait décuplé la force.

Ivre de fureur, Ivan Ogareff tira un poignard de sa ceinture,s’élança sur Nadia et l’accula dans un angle de la salle.

C’en était fait d’elle, lorsque le misérable, soulevé soudainpar une force irrésistible, alla rouler à terre.

«Michel!» s’écria Nadia.

C’était Michel Strogoff.

Michel Strogoff avait entendu l’appel de Nadia. Guidé par savoix, il était arrivé jusqu’à la chambre d’Ivan Ogareff et il étaitentré par la porte demeurée ouverte.

«Ne crains rien, Nadia, dit-il, en se plaçant entre elle et IvanOgareff.

—Ah! s’écria la jeune fille, prends garde, frère!… . Le traîtreest armé!… . Il voit clair, lui!… .»

Ivan Ogareff s’était relevé, et, croyant avoir bon marché del’aveugle, il se précipita sur Michel Strogoff.

Mais, d’une main, l’aveugle saisit le bras du clair-voyant, etde l’autre, détournant son arme, il le rejeta une seconde fois àterre.

Ivan Ogareff, pâle de fureur et de honte, se souvint qu’ilportait une épée. Il la tira du fourreau et revint à la charge.

Il avait reconnu, lui aussi, Michel Strogoff. Un aveugle! Iln’avait, en somme, affaire qu’à un aveugle! La partie était bellepour lui!

Nadia, épouvantée du danger qui menaçait son compagnon dans unelutte si inégale, se jeta sur la porte en appelant au secours!

«Ferme cette porte, Nadia! dit Michel Strogoff. N’appellepersonne et laisse-moi faire! Le courrier du czar n’a rien àcraindre aujourd’hui de ce misérable! Qu’il vienne à moi, s’ill’ose! Je l’attends.»

Cependant, Ivan Ogareff, ramassé sur lui-même comme un tigre, neproférait pas un mot. Le bruit de son pas, de sa respiration même,il eût voulu le soustraire à l’oreille de l’aveugle. Il voulait lefrapper avant même qu’il fût averti de son approche, le frapper àcoup sûr. Le traître ne songeait pas à se battre, mais à assassinercelui dont il avait volé le nom.

Nadia, épouvantée et confiante à la fois, contemplait avec unesorte d’admiration cette scène terrible. Il semblait que le calmede Michel Strogoff l’eût gagnée subitement. Michel Strogoff n’avaitque son couteau sibérien pour toute arme, il ne voyait pas sonadversaire, armé d’une épée, c’est vrai. Mais par quelle grâce duciel semblait-il le dominer, et de si haut? Comment, sans presquebouger, faisait-il face toujours à la pointe même de son épée?

Ivan Ogareff épiait avec une anxiété visible son étrangeadversaire. Ce calme surhumain agissait sur lui. En vain, faisantappel à sa raison, se disait-il que, dans l’inégalité d’un telcombat, tout l’avantage était en sa faveur! Cette immobilité del’aveugle le glaçait. Il avait cherché des yeux la place où ildevait frapper sa victime… . Il l’avait trouvée!… . Qui donc leretenait d’en finir?

Enfin, il fit un bond et porta en pleine poitrine un coup de sonépée à Michel Strogoff.

Un mouvement imperceptible du couteau de l’aveugle détourna lecoup. Michel Strogoff n’avait pas été touché, et, froidement, ilsembla attendre, sans même la défier, une seconde attaque.

Une sueur glacée coulait du front d’Ivan Ogareff. Il recula d’unpas, puis fonça de nouveau. Mais, pas plus que le premier, cesecond coup ne porta. Une simple parade du large couteau avaitsuffi à faire dévier l’inutile épée du traître.

Celui-ci, fou de rage et de terreur en face de cette vivantestatue, arrêta ses regards épouvantés sur les yeux tout grandsouverts de l’aveugle. Ces yeux, qui semblaient lire jusqu’au fondde son âme et qui ne voyaient pas, qui ne pouvaient pas voir, cesyeux opéraient sur lui une sorte d’effroyable fascination.

Tout à coup, Ivan Ogareff jeta un cri. Une lumière inattendues’était faite dans son cerveau.

«Il voit, s’écria-t-il, il voit!… »

Et, comme un fauve essayant de rentrer dans son antre, pas àpas, terrifié, il recula jusqu’au fond de la salle.

Alors, la statue s’anima, l’aveugle marcha droit à Ivan Ogareff,et se plaçant en face de lui:

«Oui, je vois! dit-il. Je vois le coup de knout dont je t’aimarqué, traître et lâche! Je vois la place où je vais te frapper!Défends ta vie! C’est un duel que je daigne t’offrir! Mon couteaume suffira contre ton épée!

—Il voit! se disait Nadia. Dieu secourable, est-cepossible!»

Ivan Ogareff se sentit perdu. Mais, par un sursaut de savolonté, reprenant courage, il se précipita l’épée en avant sur sonimpassible adversaire. Les deux lames se croisèrent, mais au chocdu couteau de Michel Strogoff, manié par cette main de chasseursibérien, l’épée vola en éclats, et le misérable, atteint au coeur,tomba sans vie sur le sol.

A ce moment, la porte de la chambre, repoussée du dehors,s’ouvrit. Le grand-duc, accompagné de quelques officiers, se montrasur le seuil.

Le grand-duc s’avança, il reconnut à terre le cadavre de celuiqu’il croyait être le courrier du czar.

Et alors, d’une voix menaçante:

«Qui a tué cet homme? demanda-t-il.

—Moi,» répondit Michel Strogoff.

Un des officiers lui posa son revolver sur la tempe, prêt àfaire feu.

«Ton nom? demanda le grand-duc, avant de donner l’ordre de luifracasser tête.

—Altesse, répondit Michel Strogoff, demandez-moi plutôt le nomde l’homme étendu à vos pieds!

—Cet homme, je le reconnais! C’est un serviteur de mon frère!C’est le courrier du czar!

—Cet homme, Altesse, n’est pas un courrier du czar! C’est IvanOgareff!

—Ivan Ogareff? s’écria le grand-duc.

—Oui, Ivan le traître!

—Mais toi, qui es-tu donc?

—Michel Strogoff!»

Chapitre 15Conclusion

Michel Strogoff n’était pas, n’avait jamais été aveugle. Unphénomène purement humain, à la fois moral et physique, avaitneutralisé l’action de la lame incandescente que l’exécuteur deFéofar avait fait passer devant ses yeux.

On se rappelle qu’au moment du supplice, Marfa Strogoff étaitlà, tendant les mains vers son fils. Michel Strogoff la regardaitcomme un fils peut regarder sa mère, quand c’est pour la dernièrefois. Remontant à flots de son coeur à ses yeux, des larmes, que safierté essayait en vain de retenir, s’étaient amassées sous sespaupières et, en se volatilisant sur la cornée, lui avaient sauvéla vue. La couche de vapeur formée par ses larmes, s’interposantentra le sabre ardent et ses prunelles, avait suffi à annihilerl’action de la chaleur. C’est un effet identique à celui qui seproduit, lorsqu’un ouvrier fondeur, après avoir trempé sa main dansl’eau, lui fait impunément traverser un jet de fonte en fusion.

Michel Strogoff avait immédiatement compris le danger qu’ilaurait couru à faire connaître son secret à qui que ce fût. Ilavait senti le parti qu’il pourrait, au contraire, tirer de cettesituation pour l’accomplissement de ses projets. C’est parce qu’onle croirait aveugle, qu’on le laisserait libre. Il fallait doncqu’il fût aveugle, qu’il le fût pour tous, même pour Nadia, qu’ille fût partout en un mot, et que pas un geste, à aucun moment, nepût faire douter de la sincérité de son rôle. Sa résolution étaitprise. Sa vie même, il devait la risquer pour donner à tous lapreuve de sa cécité, et on sait comment il la risqua.

Seule, sa mère connaissait la vérité, et c’était sur la placemême de Tomsk qu’il la lui avait dite à l’oreille, quand, penchédans l’ombre sur elle, il la couvrait de ses baisers.

On comprend, dès lors, que lorsqu’Ivan Ogareff avait, par unecruelle ironie, placé la lettre impériale devant ses yeux qu’ilcroyait éteints, Michel Strogoff avait pu lire, avait lu cettelettre qui dévoilait les odieux desseins du traître. De là, cetteénergie qu’il déploya pendant la seconde partie de son voyage. Delà, cette indestructible volonté d’atteindre Irkoutsk et d’enarriver à remplir de vive voix sa mission. Il savait que la villedevait être livrée! Il savait que la vie du grand-duc étaitmenacée! Le salut du frère du czar et de la Sibérie était doncencore dans ses mains.

En quelques mots, toute cette histoire fut racontée augrand-duc, et Michel Strogoff dit aussi, et avec quelle émotion! lapart que Nadia avait prise à ces événements.

«Quelle est cette jeune fille? demanda le grand-duc.

—La fille de l’exilé Wassili Fédor, répondit MichelStrogoff.

—La fille du commandant Fédor, dit le grand-duc, a cessé d’êtrela fille d’un exilé. Il n’y a plus d’exilés à Irkoutsk!»

Nadia, moins forte dans la joie qu’elle ne l’avait été dans ladouleur, tomba aux genoux du grand-duc, qui la releva d’une main,pendant qu’il tendait l’autre à Michel Strogoff.

Une heure après, Nadia était dans les bras de son père.

Michel Strogoff, Nadia, Wassili Fédor étaient réunis. Ce fut, depart et d’autre, le plein épanouissement du bonheur.

Les Tartares avaient été repoussés dans leur double attaquecontre la ville. Wassili Fédor, avec sa petite troupe, avait écraséles premiers assaillants qui s’étaient présentés à la porte deBolchaïa, comptant qu’elle leur serait ouverte, et dont, par uninstinctif pressentiment, il s’était obstiné à rester ledéfenseur.

En même temps que les Tartares étaient refoulés, les assiégés serendaient maîtres de l’incendie. Le naphte liquide ayant rapidementbrûlé à la surface de l’Angara, les flammes, concentrées sur lesmaisons de la rive, avaient respecté les autres quartiers de laville.

Avant le jour, les troupes de Féofar-Khan étaient rentrées dansleurs campements, laissant bon nombre de morts sur le revers desremparts.

Au nombre des morts était la tsigane Sangarre, qui avait essayévainement de rejoindre Ivan Ogareff.

Pendant deux jours, les assiégeants ne tentèrent aucun nouvelassaut. Ils étaient découragés par la mort d’Ivan Ogareff. Cethomme était l’âme de l’invasion, et lui seul, par ses trames depuislongtemps ourdies, avait eu assez d’influence sur les khans et surleurs hordes pour les entraîner à la conquête de la Russieasiatique.

Cependant, les défenseurs d’Irkoutsk se tinrent sur leursgardes, et l’investissement durait toujours.

Mais le 7 octobre, dès les premières lueurs du jour, le canonretentit sur les hauteurs qui environnent Irkoutsk.

C’était l’armée de secours qui arrivait sous les ordres dugénéral Kisselef et signalait ainsi sa présence au grand duc.

Les Tartares n’attendirent pas plus longtemps. Ils ne voulaientpas courir la chance d’une bataille livrée sous les murs de laville, et le camp de l’Angara fut immédiatement levé.

Irkoutsk était enfin délivrée.

Avec les premiers soldats russes, deux amis de Michel Strogoffétaient entrés, eux aussi, dans la ville. C’étaient lesinséparables Blount et Jolivet. En gagnant la rive droite del’Angara par le barrage de glace, ils avaient pu s’échapper, ainsique les autres fugitifs, avant que les flammes de l’Angara eussentatteint le radeau. Ce qui avait été noté par Alcide Jolivet sur soncarnet, et de cette façon:

«Failli finir comme un citron dans un bol de punch!»

Leur joie fut grande à retrouver sains et saufs Nadia et MichelStrogoff, surtout lorsqu’ils apprirent que leur vaillant compagnonn’était pas aveugle. Ce qui amena Harry Blount à libeller ainsicette observation:

«Fer rouge peut-être insuffisant pour détruire la sensibilité dunerf optique. A modifier!»

Puis, les deux correspondants, bien installés à Irkoutsk,s’occupèrent à mettre en ordre leurs impressions de voyage. De là,l’envoi à Londres et à Paris de deux intéressantes chroniquesrelatives à l’invasion tartare, et qui, chose rare, ne secontredisaient guère que sur les points les moins importants.

La campagne, du reste, fut mauvaise pour l’émir et ses alliés.Cette invasion, inutile comme toutes celles qui s’attaquent aucolosse russe, leur fut très funeste, Ils se trouvèrent bientôtcoupés par les troupes du czar, qui reprirent successivement toutesles villes conquises. En outre, l’hiver fut terrible, et de ceshordes, décimées par le froid, il ne rentra qu’une faible partiedans les steppes de la Tartarie.

La route d’Irkoutsk aux monts Ourals était donc libre. Legrand-duc avait hâte de retourner à Moscou, mais il retarda sonvoyage pour assister à une touchante cérémonie, qui eut lieuquelques jours après l’entrée des troupes russes.

Michel Strogoff avait été trouver Nadia, et, devant son père, illui avait dit:

«Nadia, ma soeur encore, lorsque tu as quitté Riga pour venir àIrkoutsk, avais-tu laissé derrière toi un autre regret que celui deta mère?

—Non, répondit Nadia, aucun et d’aucune sorte.

—Ainsi, rien de ton coeur n’est resté là-bas?

—Rien, frère.

—Alors, Nadia, dit Michel Strogoff, je ne crois pas que Dieu, ennous mettant en présence, en nous faisant traverser ensemble de sirudes épreuves, ait voulu nous réunir autrement que pourjamais.

—Ah!» fit Nadia, en tombant dans les bras de MichelStrogoff.

Et se tournant vers Wassili Fédor:

«Mon père! dit-elle toute rougissante.

—Nadia, lui répondit Wassili Fédor, ma joie sera de vous appelertous les deux mes enfants!»

La cérémonie du mariage se fit à la cathédrale d’Irkoutsk. Ellefut très-simple dans ses détails, très-belle par le concours detoute la population militaire et civile, qui voulut témoigner de saprofonde reconnaissance pour les deux jeunes gens, dont l’odysséeétait déjà devenue légendaire.

Alcide Jolivet et Harry Blount assistaient naturellement à cemariage, dont ils voulaient rendre compte à leurs lecteurs.

«Et cela ne vous donne pas envie de les imiter? demanda AlcideJolivet à son confrère.

—Peuh! fit Harry Blount. Si, comme vous, j’avais une cousine!….

—Ma cousine n’est plus à marier! répondit en riant AlcideJolivet.

—Tant mieux, ajouta Harry Blount, car on parle de difficultésqui vont surgir entre Londres et Péking.—Est-ce que vous n’avez pasenvie d’aller voir ce qui se passe par là?

—Eh parbleu, mon cher Blount, s’écria Alcide Jolivet, j’allaisvous le proposer!»

Et voilà comment les deux inséparables partirent pour laChine!

Quelques jours après la cérémonie, Michel et Nadia Strogoff,accompagnés de Wassili Fédor, reprirent la route d’Europe. Cechemin de douleurs à l’aller fut un chemin de bonheur au retour.Ils voyagèrent avec une extrême vitesse, dans un de ces traîneauxqui glissent comme un express sur les steppes glacées de laSibérie.

Cependant, arrivés aux rives du Dinka, en avant de Birskoë, ilss’arrêtèrent un jour.

Michel Strogoff retrouva la place où il avait enterré le pauvreNicolas. Une croix y fut plantée, et Nadia pria une dernière foissur la tombe de l’humble et héroïque ami que ni l’un ni l’autre nedevaient jamais oublier.

A Omsk, la vieille Marfa les attendait dans la petite maison desStrogoff. Elle pressa dans ses bras et avec passion celle qu’elleavait déjà cent fois dans son coeur nommée sa fille. La courageuseSibérienne eut, ce jour-là, le droit de reconnaître son fils et dese dire fière de lui.

Après quelques jours passés à Omsk, Michel et Nadia Strogoffrentrèrent en Europe, et, Wassili Fédor s’étant fixé àSaint-Pétersbourg, ni son fils ni sa fille n’eurent d’autreoccasion de le quitter que pour aller voir leur vieille mère.

Le jeune courrier avait été reçu par le czar, qui l’attachaspécialement à sa personne et lui remit la croix deSaint-Georges.

Michel Strogoff arriva, par la suite, à une haute situation dansl’empire. Mais ce n’est pas l’histoire de ses succès, c’estl’histoire de ses épreuves qui méritait d’être racontée.

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Tags: Jules Verne