Mon oncle et mon curé

Chapitre 17

 

Cette visite au curé ne me fit qu’un bienmomentané.

L’effet salutaire de ses paroles s’évanouitrapidement, je retombai dans mes idées noires, et mon oncle, touten maugréant intérieurement contre les femmes, les nièces, leurmauvaise tête et leurs caprices, parlait de nous conduire à Paris,Blanche et moi, pour me distraire, lorsque, bien heureusement lesévénements se précipitèrent.

À quelques jours de là, M. de Pavolreçut la lettre d’un ami qui lui demandait la permission d’amenerau château un des ses cousins, un M. de Kerveloch, ancienattaché d’ambassade.

Mon oncle répondit avec empressement qu’ilserait heureux de recevoir M. de Kerveloch et l’invita àdéjeuner sans se douter qu’il courait au-devant de l’événement qui,en engloutissant son rêve, devait me ressusciter à la joie et àl’espoir.

Le surlendemain, – j’ai de bonnes raisons pourme rappeler éternellement ce jour fameux, – le surlendemain, ilfaisait un temps épouvantable.

Selon notre habitude, nous étions réunis dansle salon. Blanche, assise, rêveuse, près du feu, répondait parmonosyllabes à M. de Conprat. Cet amoureux têtu, n’ayantpu supporter son exil, était réapparu au Pavol depuis quarante-huitheures. Mon oncle lisait son journal, et moi je m’étais réfugiéedans une embrasure de fenêtre.

Tantôt je travaillais avec une ardeurnerveuse, car j’avais une passion pour les travaux àl’aiguille ; tantôt je regardais le ciel noir, la pluie quitombait sans interruption ; j’écoutais le vent rugir, ce ventde novembre qui pleure d’une façon si lamentable, et je me sentaisfatiguée, triste, sans le moindre pressentiment heureux, quoique,dans le même moment, le bonheur accourût vers moi au trot précipitéde deux beaux chevaux.

De minute en minute, et à la dérobée, jejetais un coup d’œil sur Paul. Il regardait Blanche avec uneexpression qui me donnait envie de l’étrangler.

« A-t-il l’air stupide, me disais-je,avec ses yeux grands ouverts, fixes, presque hébétés ! Oui,mais si j’étais à la place de Blanche, s’il me contemplait de lamême manière, je le trouverais charmant, plus séduisant que jamais.Ô bêtise, ô inconséquence humaines ! »

Et je piquai mon aiguille avec tant de ragequ’elle se cassa tout net.

En cet instant, nous entendîmes une voitureapprocher du château. Mon oncle plia son journal, Junon dressal’oreille en disant : « Voilà une visite ! »et, quelques secondes plus tard, on introduisait près de nous l’amide mon oncle et son attaché d’ambassade.

Je ne sais pourquoi ce titre étaitinséparable, dans mon esprit, de la vieillesse et de la calvitie.Cependant, non seulement M. de Kerveloch n’était ni vieuxni chauve, mais, à part François 1er, je n’avaisjamais vu d’homme aussi bien physiquement.

Quand il entra, j’eus la pensée que sa belletête renfermait des idées matrimoniales. Il avait trente ans ;sa taille était assez élevée pour que Paul, auprès de lui, parûttransformé en pygmée ; son expression était intelligente,hautaine, et telle que personne, à première et même à seconde vue,ne lui eût octroyé l’auréole de la sainteté. Assez froid, maiscourtois jusqu’à la minutie, il avait de grandes manières et uneaisance qui subjuguèrent Blanche séance tenante.

M. de Kerveloch la regarda avecadmiration et lorsque, se levant pour partir, je le vis debout prèsd’elle, je constatai avec une joie secrète qu’il était impossiblede voir un couple mieux assorti.

Chacun, je crois, fit à part soi la mêmeremarque, car Paul nous quitta avec un visage assombri. Junon jouadix fois de suite la dernière pensée de Weber ou quelque chosed’aussi ennuyeux, indice chez elle d’une grande préoccupation,tandis que mon oncle nous observait l’une et l’autre d’un airsoucieux et narquois.

M. de Kerveloch vint déjeuner lelendemain au Pavol ; trois jours après, il demandait la mainde Blanche, et deux semaines avaient passé sur ce fait lorsquej’écrivis au curé :

Mon cher curé, l’homme est un petit animalmobile, changeant, capricieux ; une girouette qui tourne àtous les caprices de l’imagination et des circonstances. Quand jedis l’homme, j’entends parler de l’humanité entière, car mapersonne est aujourd’hui le petit animal en question.

 

Je ne suis plus désespérée, je n’ai plusenvie de mourir, mon curé. Je trouve que le soleil a retrouvé toutson éclat, que l’avenir pourrait bien me réserver des joies, quel’univers fait bien d’exister, et que la mort est la plus stupideinvention du Créateur.

Blanche se marie, monsieur le curé !Blanche se marie avec le comte de Kerveloch ! Dieu, qu’ils seconviennent bien !… Et ils s’est fallu d’un fétu, d’un atome,d’une rien, qu’elle acceptât M. de Conprat !… Unhomme qu’elle n’aimait pas et auquel elle reproche de tropmanger ! Trop manger… est-ce absurde, cetteconsidération ? et n’est-il pas rationnel de manger beaucoupquand on a de l’appétit ?… si vous me demandez comment lesévénements ont ainsi tourné brusquement au Pavol, c’est à peine sije pourrai vous répondre. Je suis bouleversée, et tout ce que jepuis vous dire c’est qu’un beau jour, un jour radieux, – non, ilpleuvait à torrents, mais n’importe ! – un jour, dis-je,M. de Kerveloch est arrivé ici, conduit par un ami de mononcle. En le voyant entrer, j’ai deviné aussi qu’il plairait àBlanche, car il a toutes les qualités qu’elle rêvait dans son mari.M. de Kerveloch l’a regardée en homme qui sait apprécierla beauté, et, quelques jours après, il sollicitait l’honneur del’épouser, comme disent mon oncle et l’étiquette.

Junon est sortie de sa nonchalancehabituelle pour déclarer avec chaleur que jamais beau chevalier nelui avait autant plu et qu’elle refusait décidémentM. de Conprat.

Voilà, mon cher curé ! C’est clair,simple, limpide, et depuis ce temps, je rêve aux étoiles comme parle passé ; je mets la bride sur le cou de mon imagination, jela laisse trotter, trotter jusqu’à ce qu’elle ne puisse pluscourir, et je danse dans ma chambre quand je suis toute seule.Ah ! mon cher curé, je ne sais pourquoi je vous aimeaujourd’hui dix fois plus qu’à l’ordinaire. Votre excellente figureme paraît plus riante que jamais, votre affection plus touchante,plus aimable, vos beaux cheveux blancs plus charmants.

Ce matin, j’ai regardé les bois sansfeuilles, qui me paraissaient frais et verts, le ciel gris, qui mesemblait tout bleu, et, soudainement, je me suis réconciliée avecl’imagination. Je me repentirai toute ma vie de l’avoir traitée sivilainement l’autre jour. C’est une fée, mon cher curé, une féeremplie de charmes, de puissance, de poésie, qui, en touchant leschoses les plus laides de sa baguette magique, les pare de sapropre beauté.

Que le petit animal est doncchangeant ! Je n’en reviens pas. À quoi tiennent l’espérance,la joie ? À quoi sert de se désoler, quand les chosess’arrangent si bien sans qu’on s’en mêle ? Mais pourquoisuis-je si gaie quand rien n’est encore décidé pour mon avenir, etquand je réfléchis qu’il n’est pas possible d’aimer deux fois dansle cours de son existence ? Quel chaos, mon curé ! Il n’ya que des mystères en ce monde, et l’âme est un abîme insondable.Je crois que quelqu’un, je ne sais où, a déjà émis cette pensée,peut-être même l’ai-je lue pas plus tard qu’hier, mais j’étais biencapable d’en dire autant.

Cependant, quand mon imagination s’apaise,mes idées joyeuses sont saisies d’une panique irrésistible ;elles se sauvent, s’envolent, disparaissent, sans que souvent jepuisse les rattraper. Car enfin il l’aime, monsieur le curé, ill’aime ! Le vilain mot, appliqué comme je l’applique en cemoment !

Vous m’avez dit qu’il n’était pas rared’être amoureux deux fois dans la vie, mon curé ; mais enêtes-vous sûr ? Êtes-vous bien convaincus ? L’amourattire l’amour, dit-on : s’il savait mon secret, peut-êtrem’aimerait-il ? Vous qui êtes un homme de sens, monsieur lecuré, ne trouvez-vous pas que les convenances sont idiotes ?Il suffirait probablement d’un aveu de ma part pour faire lebonheur de toute ma vie, et voilà que des lois, inventées parquelque esprit sans jugement, m’empêchent de suivre mon penchant,de révéler mes pensées secrètes, d’apprendre mon amour à celui quej’aime ! À vrai dire, je ne sais quoi, au fond du cœur,m’obligerait également à garder le silence et… quand je vous disaisque l’âme est un abîme insondable ! Mon cher curé, je vois uneprocession d’idées noires qui s’avancent vers moi. Mon Dieu, quel’homme est mal équilibré !

Sans doute, les circonstances modifientles idées. Mon oncle va jusqu’à prétendre que les imbéciles seulsne changent jamais d’avis ; mais en est-il du cœur comme de latête ?

Éclairez-moi, mon vieux curé.

 

Quand un projet était décidé,M. de Pavol n’aimait point tergiverser pour l’exécuter.Partant de ce principe, il décida que le mariage de Blanche auraitlieu le 15 janvier.

La déception avait été rude pour lui ;mais il eut d’autant moins l’idée de contrarier sa fille qu’ilconnaissait mon amour, qu’il était franc, sensé et incapable des’entêter dans un rêve, lorsque le bonheur de sa nièce était enjeu.

Quant à Paul, il supporta son malheur avec ungrand courage. Ainsi que la petite créature qui l’aimait sitendrement sans qu’il s’en doutât, il n’éprouvait pas la moindrevelléité de passion farouche. Je certifie qu’il n’eut jamais l’idéed’empoisonner son rival ou de lui couper galamment la gorge dansquelque coin de bois solitaire et poétique.

Lorsqu’il sut ses espérances anéanties, ilvint nous voir avec le commandant. Il tendit la main à Blanche enlui disant d’un ton franc et naturel :

– Ma cousine, je ne désire que votrebonheur, et j’espère que nous resterons bons amis.

Mais cette façon d’agir en héros de comédie nel’empêchait pas d’avoir beaucoup de chagrin. Ses visites au Pavoldevinrent très rares ; quand je le voyais, je le trouvaischangé moralement et physiquement.

Alors je pleurais de nouveau en cachette, touten me mettant en rage contre lui. Il eût été si logique dem’aimer ! si rationnel de voir que nos deux natures seressemblaient énormément et que je l’aimais à la folie !

Vraiment, si les hommes étaient toujourslogiques, le monde n’en irait pas plus mal, et le moral des gensnon plus.

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