Mon oncle et mon curé

Chapitre 6

 

C’était un dimanche.

Le dimanche, nous assistions régulièrement àla grand’messe, qui était l’unique office du matin, le curé n’ayantpas de vicaire. Ma tante entrait la première dans notre bancarmorié, je la suivais immédiatement ; Suzon venait ensuite,et Perrine fermait la marche.

Notre petite église était vieille etmisérable. La couleur primitive des murs disparaissait sous unesorte de limon verdâtre, causé par l’humidité ; le sol, loind’être uni, était formé d’une quantité de crevasses et demonticules qui invitaient les fidèles à se casser le cou et àprofiter de leur présence dans un lieu sanctifié pour monter plustôt au ciel ; l’autel était orné de petites figures d’angespeintes par le charron du village, qui se piquait d’êtreartiste ; deux ou trois saints se contemplaient avec surprise,étonnés de se trouver si laids. Plusieurs fois, en les regardant,je me suis dit que si j’étais une sainte, et si les mortels mereprésentaient d’une manière aussi hideuse, je serais absolumentsourde à leurs prières ; mais les saints n’ont peut-être pasmon tempérament. Par une fenêtre privée de ses vitraux, une roseblanche montrait sa tête parfumée et, par sa beauté, sa fraîcheur,semblait protester contre le mauvais goût de l’homme.

Nous possédions un harmonium dont trois notesseulement pouvaient vibrer ; quelquefois le nombre en allaitjusqu’à cinq, cet instrument étant, grâce à la température, sujet àdes caprices, comme les rhumatisme de notre chantre, lequelrugissait pendant deux heures avec la conviction si naïve et siprofonde de posséder une belle voix qu’il était impossible de luien vouloir.

Le tabouret de l’officiant était placé au fondd’un précipice, de sorte que, de ma place, je ne voyais que la têteet le buste du curé, qui avait l’air en pénitence. Les enfants dechœur se faisaient des grimaces et chuchotaient derrière son dos,sans qu’il eût l’idée de se fâcher.

Après l’évangile, il quittait sa chasubledevant nous, les choses se passant en famille, trébuchait dansquelques trous et arrivait à la chaire.

Parmi les êtres humains qui s’agitent sur lasurface du globe, il n’y en a pas, je suppose, qui, dans le coursde son existence, n’ai fait un rêve. L’homme, que sa position soitinfirme ou élevée, ne peut vivre sans désirs, et le curé, subissantla loi commune, avait, durant trente ans de sa vie, rêvé lapossession d’une chaire.

Malheureusement, il était très pauvre, sesparoissiens l’étaient également, et ma tante, qui seule eût pu luivenir en aide, ne répondait rien à ses timides insinuations ;outre qu’elle était d’un intérêt sordide quand il s’agissait dedonner, elle avait la plus mince considération pour le rêve de sonprochain.

Enfin, à force d’économiser, le curé se trouvaun jour à la tête d’une somme de deux cents francs. Il résolut deréaliser son rêve tant bien que mal.

Un matin, je le vis arriver horsd’haleine.

– Ma petite Reine, venez avec moi,s’écria-t-il.

– Où ça, monsieur le curé ?

– À l’église, venez vite !

– Mais la messe est dite !

– Oui, oui, mais j’ai quelque chose decharmant à vous montrer.

Il avait l’air si joyeux, sa bonne figurerespirait une telle allégresse, que je ris encore en y songeant etque sa joie est pour moi un des meilleurs souvenirs de cetemps-là.

Il ne marchait pas, il volait, et nousarrivâmes tout courant à l’église. On venait de poser la chaire, etle curé, en extase devant elle, me dit à voix basse :

– Regardez, petite Reine, regardez !N’est-ce pas une heureuse invention ? Nous possédons enfin unechaire ! Elle n’a pas l’air très solide, et cependant elletient très bien. Et voilà donc le rêve de ma vie réalisé ! Ilne faut jamais désespérer de rien, ma petite, jamais !

Je regardais, un peu consternée, car je nepouvais pas me dissimuler que mon imagination m’avait représentéune chaire comme quelque chose de grand, de monumental. Ce quej’avais sous les yeux était une sorte de boîte en bois blanc poséesur des supports en fer si peu élevés que, à la rigueur, on eût puse passer de marches pour y entrer. Mais une chaire sans marches,cela ne se serait jamais vu, aussi pour que l’honneur fût sauf,avait-on réussi à en placer deux, hautes chacune de quinzecentimètres.

– Voyez donc, Reine, me disait le curé,comme elle produit bon effet ! Quand j’aurai un peu d’argent,je lui ferai donner une couche de peinture, ou, plutôt, je lapeindrai moi-même ; cela m’amusera, et puis ce seraéconomique. Certainement elle pourrait être un peu plus élevée,mais il ne faut pas avoir trop d’ambition.

Et le pauvre excellent homme tournait autourde la chaire d’un air admiratif. Les panneaux eussent été peintspar Raphaël ou sculptés par Michel-Ange qu’il n’eût pas été plusheureux.

Il ne songeait pas que la réalité commetoujours, hélas ! ne ressemblait guère au rêve ; iln’avait garde de faire des comparaisons, et jouissait de sonbonheur sans arrière-pensée.

– C’est moi qui ai donné le plan, moncher enfant, et vraiment j’ai eu là une bien bonne idée !Cependant, il y a un revers à la médaille, et je dois avouer quej’ai une petite dette ; le prix qu’on me demande est plusélevé que je ne l’avais supposé, mais il paraît que c’est toujoursainsi quand on fait construire. Je comptais m’acheter unedouillette cet hiver ; eh bien ! mon Dieu, je m’enpasserai, voilà tout !

Oh ! oui, sa joie est pour moi un desmeilleurs souvenirs de ce temps-là ! Jamais je n’ai vu unhomme si heureux, et parer ainsi une joie si médiocre des refletsde sa bonne nature et de son esprit un peu enfantin.

– C’est qu’elle a tout à fait l’air d’unechaire ! disait-il en riant et en se frottant les mains.

J’avais bien quelque doute sur ce point, maisje cachai ma déception et m’extasiai de mon mieux sur cet objetextraordinaire qui, à cause de la forme irrégulière de l’église,était placé dans un renfoncement, de telle sorte que, lorsque lecuré prêchait, les trois quarts de l’auditoire ne voyaient qu’unbras et une mèche de cheveux blancs qui s’agitaient avec éloquence,selon les diverse phrases du discours.

Le curé était si content de se dire :« Je vais monter en chaire ! » que nous dûmes nousrésigner à avoir un sermon tous les dimanches.

À peine avait-il ouvert la bouche que lesbonnes femmes prenaient une pose commode afin de faire un petitsomme ; que Perrine profitait de l’assoupissement général pourlancer quelque œillade dans le banc voisin du nôtre, et que Reinede Lavalle se préparait à méditer sur les vicissitudes de la viereprésentées par une tante et l’ennui des sermons.

Je ne sais pourquoi le curé aimait à discourirsur les passions humaines, mais, un jour qu’il s’était laisséentraîner par la chaleur de l’improvisation, je lui fis, à dîner,des questions indiscrètes et si embarrassantes qu’il se promit biende ne plus jamais aborder devant moi certains sujets. Il secontenta dorénavant de parler sur la paresse, l’ivrognerie, lacolère et autres vices qui n’excitaient ni ma curiosité, ni monbavardage.

Pendant une heure il nous mettait sous lesyeux la grande iniquité dans laquelle nous étions plongés ;puis, lorsque notre état moral était devenu vraiment tout à faitlamentable, il descendait d’un air radieux avec nous dans lesenfers et nous faisait toucher du doigt les supplices queméritaient nos âmes ravagées par le péché ; après quoi,passant, par un tour de phrase hardi, à des idées moins horribles,il émergeait peu à peu des régions infernales, restait quelquesinstants sur la terre nous déposait enfin tranquillement dans leciel et descendait de la chaire du pas triomphant d’un conquérantqui vient de t rancher quelque nœud gordien.

L’auditoire se réveillait alors en sursaut,sauf Suzon, trop contente d’entendre dire du mal de l’humanité pours’endormir, et qui buvait une tasse de lait pendant que le curéfustigeait ses ouailles de ses fleurs de rhétorique.

C’était donc un dimanche. Il faisait unechaleur écrasante, et en revenant à la maison, Suzon nousdit :

– Il y aura de l’orage avant la fin de lajournée.

Cette prophétie me fit plaisir ; un orageétait un incident heureux dans ma vie monotone, et, malgré mapoltronnerie, j’aimais le tonnerre et les éclairs, bien qu’ilm’arrivât de trembler de tous mes membres lorsque les roulements sesuccédaient avec trop de rapidité.

Pendant la première partie de l’après-midi,j’errai comme une âme en peine dans le jardin et le petit bois. Jem’ennuyais à mourir, me disant avec mélancolie qu’il nem’arriverait jamais quelque aventure, et que j’étais condamnée àvivre perpétuellement auprès de ma tante.

Vers quatre heures, rentrant dans la maison,je montai dans le corridor du premier, et, le visage collé contrela vitre d’une grande fenêtre, je m’amusai à suivre des yeux lemouvement des nuages qui s’amoncelaient au-dessus du Buisson etnous amenaient l’orage annoncé par Suzon.

Je me demandais d’où ils venaient, ce qu’ilsavaient vu sur leur parcours, ce qu’ils pourraient me raconter, àmoi qui ne savais rien de la vie, du monde et qui aspirais à voiret à connaître. Ils s’étaient formés derrière cet horizon que jen’avais jamais dépassé, et qui me cachait des mystères, dessplendeurs (du moins, je le croyais), des joies, des plaisirs surlesquels je méditais tout bas.

Je fus distraite dans mes réflexions enremarquant que Perrine, cachée dans un petit coin, se laissaitembrasser par un gros rustaud qui avait passé un bras autour de sataille.

J’ouvris vivement la fenêtre, et criai enfrappant des mains :

– Très bien, Perrine ; je vous vois,mademoiselle !

Perrine, épouvantée, prit ses sabots dans samain et courut se réfugier dans l’étable. Le gros rustaud tira sonchapeau et m’examina avec un sourire niais qui lui fendait labouche jusqu’aux oreilles.

Je riais de tout mon cœur, quand une voiturelégère, que je n’avais pas entendue approcher, entra dans la cour.Un homme sauta à terre, dit quelques mots au domestique quil’accompagnait et regarda autour de lui pour trouver à quiparler.

Mais Perrine, dont je voyais poindre le bonnetblanc à travers l’ouverture grillée de l’étable, ne bougeait pas,et son amoureux s’était précipité à plat-ventre derrière unpailler. Quant à moi, stupéfiée par cette apparition, j’avaispoussé un des battants de la fenêtre et j’observais les événementssans faire un mouvement.

L’inconnu franchit en deux enjambées lesmarches délabrées du perron et cherche la sonnette qui n’avaitjamais existé ; ce que voyant et la patience n’étant point saqualité dominante, il donna de grands coups de poing dans laporte.

Ma tante, Suzon, surgirent ensemble devantlui, et je certifie que, dès cet instant, j’eus la plus favorableopinion de son courage, car il me manifesta aucun effroi. Il salualégèrement, puis je compris d’après ses gestes que, le cielmenaçant l’ayant inquiété, il demandait à se réfugier auBuisson.

Au même moment, en effet, l’orage éclata avecune grande violence, on n’eut que le temps de mettre la voiture etle cheval à l’abri.

Il est dit que la solitude rend timide ;mais dans certains cas, elle produit l’effet contraire. Ne m’étantfrottée à personne, n’ayant jamais rien comparé, j’avais la plusgrande confiance en moi-même, et j’ignorais complètement ce quec’était que cet étrange sentiment qui annihile les facultés lesplus brillantes et rend stupide l’homme le plus supérieur.

Néanmoins, devant cette aventure qui semblaitévoquée par mes pensées, le cœur me battait bien fort, etj’hésitais si longtemps à entrer dans le salon que j’étais encore àla porte quand le curé arriva tout ruisselant, mais biencontent.

– Monsieur le curé, m’écriai-je enm’élançant vers lui, il y a un homme dans le salon !

– Eh bien ! Reine, un fermier, sansdoute ?

– Mais non, monsieur le curé, c’est unhomme véritable.

– Comment, un homme véritable ?

– Je veux dire que ce n’est ni un curé,ni un paysan ; il est jeune et bien habillé. Entronsvite !

Nous entrâmes, et je faillis jeter un cri desurprise en remarquant que ma tante avait une expression vraimentgracieuse et qu’elle souriait agréablement à l’inconnu, qui assisen face d’elle, semblait aussi à l’aise que s’il était trouvé chezlui.

Du reste, son aspect seul eût suffi pourdérider l’esprit le plus morose. Il était grand, assez gros, avecune figure épanouie, franche et ouverte. Ses cheveux blonds étaientcoupés ras, il possédait des moustaches tordues en pointe, unebouche bien dessinée et des dents blanches qu’un rire franc etnaturel montrait souvent. Toute sa personne respirait la gaieté etl’amour de la vie…

Il se leva en nous voyant entrer, et attenditun instant que ma tante fît la présentation. Mais ce cérémonialétait aussi ignoré d’elle que des habitants du Groënland, et il seprésenta lui-même sous le nom de Paul de Conprat.

– De Conprat ! s’écria lecuré ; êtes-vous le fils de cet excellent commandant deConprat que j’ai connu autrefois ?

– Mon père était en effet commandant,monsieur le curé. Vous l’avez connu ?

– Il m’a rendu service il y a bien desannées. Quel brave, quel excellent homme !

– Je sais que mon père est aimé de toutle monde, répondit M. de Conprat, le visage plus épanouique jamais. C’est pour moi un bonheur toujours nouveau de leconstater.

– Mais, reprit le curé, n’êtes-vous pasparent de M. de Pavol ?

– Parfaitement ; cousin au troisièmedegré.

– Voici sa nièce, dit le curé en meprésentant.

Malgré mon inexpérience, je m’aperçus fortbien que le regard de M. de Conprat exprimait unecertaine admiration.

– Je suis enchanté de faire laconnaissance d’une aussi charmante cousine, me dit-il d’un tonconvaincu en me tendant la main.

Ce compliment provoqua chez moi un petitfrisson agréable, et je mis ma main dans la sienne sans le moindreembarras.

– Pas précisément cousins, dit le curé enprisant d’un air de jubilation ; M. de Pavol n’estque l’oncle par alliance de Reine : sa femme était unedemoiselle de Lavalle.

– Ça ne fait rien, s’écriaM. de Conprat, je ne renonce pas à notre parenté.D’ailleurs, si l’on cherchait bien, on trouverait des alliancesentre ma famille et celle des de Lavalle.

Nous nous mîmes à causer comme trois bonsamis, et il me sembla que nous nous étions toujours vu, connus etaimés. J’éprouvais cette impression bizarre qui fait supposer quece qui se passe immédiatement sous vos yeux est déjà arrivé à uneépoque lointaine, si lointaine qu’on n’en a gardé qu’un souvenirvague et presque effacé.

Mais j’avais beau passé en revue dans monesprit tous les héros de roman que je connaissais, je n’en trouvaispas un seul aussi dodu que mon héros à moi. Il était gros, cela nefaisait pas l’ombre d’un doute, mais si bon, si gai, si spirituel,que ce défaut physique se transforma promptement à mes yeux en unequalité transcendante. Bientôt même mes héros imaginaires meparurent totalement dénués de charme. Malgré leur taille éléganteet toujours mince, ils étaient effacés, radicalement effacés par cebon gros garçon bien vivant et tout joyeux que je revêtaismentalement d’une foule de qualités.

Cependant, quoique l’orage eût diminué deviolence, la pluie ne cessait pas, et, l’heure du dîner approchant,ma tante invita Paul de Conprat à le partager avec nous. Il déclaraaussitôt qu’il avait une faim de cannibale et accepta avec unempressement qui me ravit.

Je m’esquivai un instant pour aller affronterla mauvaise humeur de Suzon.

– Suzon, dis-je en entrant dans lacuisine, d’un air excité, M. de Conprat dîne avec nous.Avons-nous un gros chapon, du lait, des fraises, descerises ?

– Hé ! Seigneur qued’affaires ! grogna Suzon ; il y a ce qu’il y a,voilà !

– Grande vérité, Suzon ! maisréponds-moi donc ! Un chapon, ce ne sera peut-être passuffisant ?

– C’est pas un chapon, mademoiselle,c’est un dindon ; voyez un peu !

Et Suzon, avec un vif mouvement d’orgueil,ouvrit la rôtissoire et me fit admirer l’animal, qui, bien empâtépas ses soins et ceux de Perrine, pesait au moins douze livres. Lapeau dorée se soulevait de place en place, prouvant ainsi ladélicatesse, la tendresse de la chair qu’elle recouvrait et offrantà mes yeux charmés le spectacle le plus réjouissant.

– Bravo ! dis-je. Mais le laitégoutté, Suzon, est-il réussi ? Y en a-t-il beaucoup ? Etla salade, assaisonne-la bien !

– J’ai l’habitude de réussir ce que jefais, mademoiselle. D’ailleurs, ce monsieur n’est ni un prince niun empereur, je suppose. C’est un homme comme un autre, ils’arrangera de ce qu’on lui donnera.

– Un homme comme un autre, Suzon !dis-je indignée. Tu ne l’as donc pas vu ?

– Ma foi si, mademoiselle, je l’aivu ! et entendu, je peux bien le dire ! Est-il permis àun chrétien de cogner ainsi à tour de bras à la porte d’une maisonhonnête ? Après cela, amourachez-vous de lui, si vousvoulez !

J’ouvrais la bouche pour répondre vertement,mais je m’arrêtai prudemment, en songeant que, pour se venger et mecontrarier, Suzon serait bien capable de donner un coup de feu àson dindon.

Quelques instants après, nous passâmes dans lasalle à manger, et je ne pus m’empêcher de lancer un regard désolésur la tapisserie sale et usée qui tombait en lambeaux. Ensuite,Suzon avait une manière bien singulière de mettre le couvert !Trois salières se promenaient au milieu de la table en guise desurtout ; l’argenterie était jetée à la bonnefranquette ; les bouteilles couraient les unes après lesautres, tandis qu’une seule et unique carafe était placée de tellefaçon que chaque convive devait se disloquer un peu pourl’attraper, la table étant trois fois trop grande.

Pour la première fois de ma vie, j’eusl’intuition que toutes les lois de la symétrie étaient violées parle goût fantasque de Suzon.

Mais M. de Conprat avait un de cesheureux caractères qui prennent chaque chose du meilleur côté. Etpuis il possédait la faculté de s’identifier au milieu dans lequelil se trouvait.

Il examina la table d’un air joyeux, avala sonpotage sans cesser de parler, fit des compliments à Suzon et poussade véritables cris de joie à l’apparition du dindon.

– Il faut avouer, monsieur le curé,dit-il, que la vie est une heureuse invention, et qu’Héracliteétait doué d’une forte dose de stupidité.

– Ne médisons pas des philosophes,répondit le curé, ils ont quelquefois du bon.

– Vous êtes plein de bienveillance,monsieur le curé. Pour moi, si j’étais gouvernement, je mettraisles fous dehors et les philosophes à leur place, en ayant soin dene pas les isoler les uns des autres, de façon qu’ils puissentmieux se dévorer.

– Qu’est-ce que c’est qu’Héraclite ?dit ma tante.

– Un imbécile, madame, qui passait sontemps à pleurnicher. Était-ce ridicule, mon Dieu ! et l’avoirfait passer pour cela à la postérité.

– Peut-être, insinuai-je, vivait-il avecplusieurs tantes ; ça lui avait aigri le caractère.

M. de Conprat me regarda d’un airétonné et partit d’un grand éclat de rire. Le curé me fit les grosyeux, mais ma tante, aux prises avec le dindon, qu’elle découpaitavec art, je dois l’avouer, n’avait pas entendu.

– L’histoire passe ce fait sous silence,ma cousine.

– Dans tous les cas, repris-je,gardez-vous d’attaquer les hommes antiques ; M. le curévous arracherait les yeux.

– Ah ! les gredins, m’ont-ils faitenrager ! Je n’ai gardé d’eux qu’un souvenir : celui despensums qu’ils m’ont valus.

– Permettez, dit le curé, qui fit uneffort pour ramener sur l’eau ses amis, en train de se noyercomplètement dans mon opinion, permettez ! vous ne pouvez pasnier certaines belles vertus, certains actes héroïques qui…

– Illusions, illusions ! interrompitPaul de Conprat. C’étaient des gredins insupportables, et parcequ’ils sont morts, on les pare de vertus incroyables pour humilierces pauvres vivants qui valent mieux qu’eux. Dieu !l’excellent dindon !

Tout en parlant sans discontinuer, il mangeaitavec un appétit et un entrain sans pareils.

Les morceaux s’empilaient sur son assiette etdisparaissaient avec une vélocité si remarquable qu’il arriva unmoment où ma tante, le curé et mois nous restâmes, la fourchette enl’air, à le contempler dans un muet étonnement.

– Je vous avais bien prévenus, nousdit-il en riant, que j’avais une faim de cannibale, ce quim’arrive, du reste, trois cent soixante-cinq fois par an.

– Quel argent vous devez dépenser pourvotre table ! s’écria ma tante, qui avait la spécialité desaisir le côté mercantile des choses et de dire ce qu’il ne fallaitpas dire.

– Vingt-trois mille trois centsoixante-dix-sept francs, madame, répondit M. de Conpratavec un grand sérieux.

– Pas possible ! marmotta ma tantestupéfaite.

– Vous semblez parfaitement heureux,monsieur, dit le curé en se frottant les mains.

– Si je suis heureux, monsieur lecuré ? Je crois bien ! Et voyons, là, franchement, est-ilbien naturel d’être malheureux ?

– Mais quelquefois, répondit le curé ensouriant.

– Ah ! bah ! les gensmalheureux le sont le plus souvent par leur faute, parce qu’ilsprennent la vie à l’envers. Voyez-vous, le malheur n’existe pas,c’est la bêtise humaine qui existe.

– Mais voilà déjà un malheur, répliqua lecuré.

– Assez négatif en lui-même, monsieur lecuré, et, de ce que mon voisin est bête, il ne s’ensuit pas que jedoive l’imiter.

– Vous aimez le paradoxe,monsieur ?

– Point ; mais j’enrage quand jevois tant de gens assombrir leur existence par une imaginationmaladive. Je suppose qu’ils ne mangent pas assez, qu’ils viventd’alouettes ou d’œufs à la coque, et se détraquent la cervelle enmême temps que l’estomac. J’adore la vie, je pense que chacundevrait la trouver belle et qu’elle n’a qu’un défaut : c’estde finir, et de finir si vite !

Le dindon, la salade, le lait, tout étaitdévoré, et ma tante regardait, avec une physionomie qui n’étaitplus du tout gracieuse, la carcasse du volatile sur lequel elleavait compté pour festoyer durant plusieurs jours.

Nous allions quitter la table quand Suzonentr’ouvrit la porte et, passant la tête dans l’ouverture, nous ditd’un ton rogue :

– J’ai du café, faut-ill’apporter ?

– Qui vous a permis…, commença matante.

– Oui, oui, dis-je en l’interrompantvivement, apporte-le tout de suite.

Je l’aurais bien embrassée pour cette bonneidée, mais ma tante ne partageait pas mon avis. Elle disparut pouraller se disputer avec Suzon, et nous ne la revîmes que dans lesalon.

– Vous avez une excellente cuisinière, macousine, dit Paul de Conprat en sirotant son café.

– Oui, mais si grognon !

– C’est un détail, cela.

– Et ma tante comment latrouvez-vous ? demandai-je d’un ton confidentiel.

– Mais… assez majestueuse, réponditM. de Conprat un peu embarrassé.

– Ah ! majestueuse… vous voulez diredésagréable.

– Reine ! murmura le curé.

– Eh bien, parlons d’autre chose,monsieur le curé, mais je voudrais bien avoir l’heureux caractèrede mon cousin et découvrir le bon côté de ma tante.

– Ayez un peu de philosophie pratique,charmante cousine, c’est là une base sérieuse pour le bonheur et laseule philosophie qui me paraisse avoir le sens commun.

– Quel malheur que vous ne soyez pas matante, comme nous nous aimerions !

– Pour cela, j’en réponds !s’écria-t-il en riant, et nous n’aurions pas besoin de philosophepour arriver à ce résultat. Mais si cela vous était égal, jepréférerais ne pas changer de sexe être votre oncle.

– Je ne demanderais pas mieux, car je nesuis pas comme François 1er, moi ! j’ai uneantipathie prononcée pour les femmes.

– Vraiment, reprit-il en riant de toutson cœur, vous connaissez les goûts deFrançois 1er ?

Le curé fit un geste désespéré, auquelM. de Conprat répondit par un clignement d’yeux expressifqui voulait dire : « Soyez tranquille, jecomprends ! »

Cette pantomime me porta sur les nerfs, et jefis un violent effort pour en saisir le sens caché.

– À propos d’oncle, dis-je, vousconnaissez beaucoup M. de Pavol ?

– Oui, beaucoup ; ma propriété est àune lieue de la sienne.

– Et sa fille, commentest-elle ?

– J’ai joué bien souvent avec elle, quandelle était enfant ; mais, depuis quatre ans, je l’ai perdue devue. On la dit fort belle.

– Que je voudrais bien être auPavol ! soupirai-je. Nous nous verrions souvent.

– Qui sait, petite cousine ?peut-être ne vous plairais-je plus si vous me connaissiez mieux.Cependant je puis certifier que je suis un brave garçon ; saufque j’ai une passion pour le dindon et que j’aime les jolies femmesà la folie, je ne me connais pas le plus petit vice.

– Aimer les jolies femmes, mais ce n’estpas un défaut ! Moi, je déteste les gens laids, ma tante, parexemple. Mais assimiler un dindon à une jolie femme, c’est peuflatteur pour cette dernière, mon cousin.

– C’est vrai, je conviens que ma phraseétait malheureuse.

– Je vous pardonne, dis-je avec vivacité.Ainsi, vous me trouvez jolie ?

Il y avait au moins deux heures que je merépétais, en mon for intérieur, qu’il ne fallait pas laisseréchapper l’occasion de m’éclairer par un avis carré et compétentsur un sujet palpitant d’intérêt pour moi. Depuis le commencementdîner, j’attendais avec impatience le moment de placer ma question.Non pas que j’eusse des doutes sur la réponse : maiss’entendre dire, bien directement et bien en face, qu’on est joliepar autre chose qu’un curé…, c’est vraiment délicieux !

– Jolie, ma cousine ! vous êtesravissante ! Jamais je n’ai vu de plus beaux yeux et une plusjolie bouche !

– Quel bonheur ! et comme c’estagréable, les hommes, quoi qu’en dise ma tante !

– Madame votre tante n’aime pas leshommes ? Il est certain qu’elle a passé l’âge de lacoquetterie.

– La coquetterie ! on ne m’en parlejamais. Est-ce que vous trouvez qu’il faut être coquette ?

– Sans doute, cousine ; à mes yeux,c’est une grande qualité.

– Vous ne m’avez pas appris cela,monsieur le curé ! m’écriai-je.

Le malheureux curé, pendant cetteconversation, avait un avant-goût des peines du purgatoire. Ils’épongeait la figure, et avalait avec effort son café, qui luisemblait plein d’amertume.

– M. de Conprat se moque devous, me dit-il.

– Est-ce vrai, mon cousin ?

– Mais pas du tout, répondit Paul deConprat, qui m’avait l’air de s’amuser énormément. À mon avis, unefemme qui n’est pas coquette n’est pas une femme.

– Bien, je vais tâcher de le devenir,alors !

– Passons dans le salon, mademoiselle deLavalle, dit le curé en se levant.

« Bon, pensai-je, voilà le curé fâché. Jen’ai pourtant rien dit de travers. »

La pluie avait cessé, les nuages s’étaientdispersés, et je proposai à Paul de Conprat de faire une promenadedans le jardin. Et nous voilà partis sans attendre de permission,suivis du curé qui nous lançait des regards presque sombres etpensait que sa chère brebis était en voie de perdition.

Nous courions comme des enfants dans l’herbemouillée, nous trempant les pieds et les jambes en riant auxéclats. Nous causions, nous bavardions, moi surtout, racontant lesévénements de ma vie, mes petits chagrins, mes rêves et mesantipathies.

Oh ! la bonne, la charmante, ladélicieuse soirée !

M. de Conprat grimpa dans uncerisier, et l’arbre, secoué violemment, laissa tomber sur moitoute la pluie dont il était chargé. La bouche pleine de cerises,et du haut de son cerisier, il s’écriait que les gouttes d’eaubrillant dans mes beaux cheveux comme une parure idéale et qu’iln’avait jamais rien vu de si joli.

« Et Suzon, me disais-je, qui prétend quec’est un homme comme un autre ! Est-il possible d’être aussisotte ! »

Nous revînmes dans le salon, où l’on fit unegrande flambée pour nous sécher. Assis à côté l’un de l’autre, Paulde Conprat et moi, nous continuâmes la conversation sur un tonmystérieux.

Ma tante, abasourdie par mon audace, maliberté et la joie qui rayonnait sur mon visage, ne disait rien. Lecuré, ravi de me voir contente, n’en était pas moins si vivementpréoccupé qu’il oubliait de se mettre en tiers entre nous.Ah ! la bonne soirée !

Enfin, M. de Conprat se leva pourpartir, et nous le conduisîmes dans la cour.

Il fit des adieux affectueux au curé etremercia ma tante ; puis, arrivé à moi il prit ma main et medit à voix basse :

– J’aurais désiré que cette soirée n’eûtjamais de fin, ma cousine.

– Et moi donc ! mais vousreviendrez, n’est-ce pas ?

– Certes ; et dans peu de temps,j’espère !

Il approcha ma main de ses lèvres, et il fautvraiment que la nature humaine ait un fonds bien grand deperversité, car cet hommage fut pour moi un plaisir si nouveau, sivif et si parfait que j’eus l’idée incongrue de…, mon Dieu !faut-il l’avouer ? – Oui, j’eus l’idée, – que je n’exécutaipas, – de me jeter à son cou et de l’embrasser sur les deux joues,malgré ma tante, malgré le curé qui nous surveillait comme undragon d’une nouvelle espèce, comme un excellent dragon joufflu etdébonnaire.

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