Mont-Oriol

Chapitre 6

 

La journée du lendemain s’annonça mal pour Andermatt. Enarrivant à l’établissement des bains, il apprit que M.Aubry-Pasteur était mort, dans la nuit, d’une attaque d’apoplexie,au Splendid Hotel. Outre que l’ingénieur lui était très utile parses connaissances, son zèle désintéressé et l’amour dont il s’étaitpris pour la station du Mont-Oriol qu’il considérait un peu commesa fille, il était fort regrettable qu’un malade, venu pourcombattre une tendance congestive, mourût justement de cettemanière, en plein traitement, en pleine saison, au début du succèsde la ville naissante.

Le banquier, fort agité, allait et venait dans le cabinet del’inspecteur absent, cherchait les moyens d’attribuer une autreorigine à ce malheur, imaginait un accident, une chute, uneimprudence, la rupture d’un anévrisme ; et il attendait avecimpatience l’arrivée du docteur Latonne, afin que le décès fûtadroitement constaté sans qu’aucun soupçon pût s’éveiller sur lacause initiale de l’accident.

Le médecin-inspecteur entra tout à coup, la face pâle etbouleversée, et dès la porte il demanda :

– Vous savez la déplorable nouvelle ?

– Oui, la mort de M. Aubry-Pasteur.

– Non, non, la fuite du docteur Mazelli avec la fille duprofesseur Cloche.

Andermatt sentit un frisson lui courir sur la peau.

– Comment ?… vous dites…

– Oh, mon cher Directeur, c’est une affreuse catastrophe, unécrasement…

Il s’assit et s’essuya le front, puis il raconta les faits telsqu’il les tenait de Petrus Martel qui venait de les apprendredirectement par le valet de chambre de M. le professeur.

Le Mazelli avait fait une cour très vive à la jolie rousse, unerude coquette, une gaillarde, dont le premier mari avait succombé àune phtisie, résultat de leur union trop tendre, disait-on. Mais M.Cloche avait éventé les projets du médecin italien, et ne voulantpas pour second gendre cet aventurier, le mit dehors énergiquement,l’ayant surpris aux genoux de sa fille.

Mazelli, sorti par la porte, rentra bientôt par la fenêtre avecl’échelle de soie des amoureux. Deux versions couraient. D’après lapremière, il avait rendu la fille du professeur folle d’amour et dejalousie ; d’après la seconde, il avait continué à la voirsecrètement, tout en paraissant s’occuper d’une autre femme ;et, sachant enfin, par sa maîtresse, que le professeur demeuraitinflexible, il l’avait enlevée la nuit même, rendant par cescandale un mariage inévitable.

Le docteur Latonne se releva et, s’adossant à la cheminée tandisqu’Andermatt atterré continuait à marcher, il s’écria :

– Un médecin, Monsieur, un médecin, faire une chosepareille !… un docteur en médecine !… quelle absence decaractère !…

Andermatt, désolé, appréciait les conséquences, les classait etles pesait comme on fait une addition. C’étaient :

1º Le bruit fâcheux se répandant dans les villes d’eaux voisineset jusqu’à Paris. En s’y prenant bien, cependant, peut-êtrepourrait-on faire servir cet enlèvement comme réclame. Unequinzaine d’échos bien rédigés dans les feuilles à grand tirageattireraient fortement l’attention sur Mont-Oriol ;

2º Le départ du professeur Cloche, perte irréparable ;

3º Le départ de la duchesse et du duc de Ramas-Aldavarra,seconde perte inévitable sans compensation possible.

En somme, le docteur Latonne avait raison. C’était une affreusecatastrophe.

Alors le banquier, se tournant vers le médecin :

– Vous devriez aller tout de suite au Splendid Hotel et rédigerl’acte de décès d’Aubry-Pasteur de façon à ce qu’on ne soupçonnepas une congestion.

Le docteur Latonne reprit son chapeau, puis, au moment de partir:

– Ah ! encore une nouvelle qui court. Est-ce vrai que votreami Paul Brétigny va épouser Charlotte Oriol ?

Andermatt tressaillit de surprise :

– Brétigny ? Allons donc !… Qui vous a contécela ?…

– Mais, toujours Petrus Martel qui le tenait du père Oriollui-même.

– Du père Oriol ?

– Oui, du père Oriol, lequel affirmait que son futur gendrepossédait trois millions de fortune.

William ne savait plus que penser. Il murmura :

– Au fait, c’est possible, il la chauffait pas mal depuisquelque temps !… Mais alors, toute la butte est à nous… toutela butte !… Oh, il faut que je m’assure de celaimmédiatement.

Et il sortit derrière le docteur pour rencontrer Paul avant ledéjeuner.

Comme il entrait à l’hôtel, on le prévint que sa femme l’avaitdemandé plusieurs fois. Il la trouva encore au lit, causant avecson père et avec son frère qui parcourait les journaux d’un œilrapide et distrait.

Elle se sentait souffrante, très souffrante, inquiète. Elleavait peur, sans savoir de quoi. Et puis une idée lui était venueet grandissait depuis quelques jours dans son cerveau de femmeenceinte. Elle voulait consulter le docteur Black. À forced’entendre autour d’elle des plaisanteries sur le docteur Latonneelle avait perdu toute confiance en lui et elle désirait un autreavis, celui du docteur Black, dont le succès grandissait toujours.Des craintes, toutes les craintes, toutes les hantises dont sontassiégées les femmes vers la fin des grossesses, la tenaillaientmaintenant du matin au soir. Depuis la veille, à la suite d’unrêve, elle se figurait l’enfant mal tourné, placé de telle sorteque l’accouchement serait impossible et qu’il faudrait avoirrecours à l’opération césarienne. Et elle assistait en pensée àcette opération faite sur elle-même. Elle se voyait sur le dos, leventre ouvert, dans un lit plein de sang, tandis qu’on emportaitquelque chose de rouge, qui ne remuait pas, qui ne criait pas, quiétait mort. Et toutes les dix minutes elle fermait les yeux pourrevoir cela, pour assister de nouveau à son horrible et douloureuxsupplice. Alors elle s’était imaginé que le docteur Black, seul,pourrait lui dire la vérité, et elle le réclamait immédiatement,elle exigeait qu’il l’examinât tout de suite, tout de suite, toutde suite !

Andermatt, fort troublé, ne savait plus que répondre :

– Mais, ma chère enfant, c’est bien difficile, étant données mesrelations avec Latonne… c’est… même impossible. Écoute, j’ai uneidée, je vais chercher le professeur Mas-Roussel qui est cent foisplus fort que Black. Il ne me refusera pas de venir.

Mais elle s’obstina. Elle voulait voir Black, rien quelui ! Elle avait besoin de le voir, de voir sa grosse tête dedogue à côté d’elle. C’était une envie, un désir fou etsuperstitieux ; il le lui fallait.

Alors William essaya de changer le cours de ses idées :

– Tu ne sais pas que cet intrigant de Mazelli a enlevé, cettenuit, la fille du professeur Cloche. Ils sont partis ; ils ontfilé on ne sait où. En voilà une histoire !

Elle s’était soulevée sur son oreiller, les yeux agrandis par lechagrin ; et elle balbutiait :

– Oh ! la pauvre duchesse… la pauvre femme, comme je laplains.

Son cœur, depuis longtemps, avait compris ce cœur meurtri etpassionné ! Elle souffrait du même mal et pleurait les mêmeslarmes.

Mais elle reprit :

– Écoute, Will, va me chercher M. Black. Je sens que je vaismourir s’il ne vient pas !

Andermatt lui saisit la main, la baisa tendrement :

– Voyons, ma petite Christiane, sois raisonnable… comprends…

Il vit des larmes dans ses yeux, et, se tournant vers le marquis:

– C’est vous qui devriez faire ça, mon cher beau-père. Moi je nepeux pas. Black vient ici tous les jours vers une heure pour voirla princesse de Maldebourg. Arrêtez-le au passage et faites-leentrer chez votre fille. Tu peux bien attendre une heure, n’est-cepas, Christiane ?

Elle consentit à attendre une heure, mais refusa de se leverpour déjeuner avec les hommes qui passèrent seuls dans la salle àmanger.

Paul y était déjà. Andermatt, en l’apercevant, s’écria :

– Ah ! dites donc, qu’est-ce qu’on m’a raconté tout àl’heure ? Vous épousez Charlotte Oriol ? Ça n’est pasvrai, n’est-ce pas ?

Le jeune homme répondit à mi-voix, en jetant un regard inquietsur la porte fermée :

– Mon Dieu oui !

Personne ne le sachant encore, tous les trois demeuraient ébahisdevant lui.

William demanda :

– Qu’est-ce qui vous a pris ? Avec votre fortune, vousmarier ? vous embarrasser d’une femme quand vous les aveztoutes ? Et puis enfin la famille laisse à désirer commeélégance. C’est bon pour Gontran qui n’a pas le sou !

Brétigny se mit à rire :

– Mon père a fait fortune dans les farines, il était doncmeunier… en gros. Si vous l’aviez connu, vous auriez pu dire aussiqu’il manquait d’élégance. Quant à la jeune fille…

Andermatt l’interrompit :

– Oh ! parfaite… délicieuse… parfaite… et… vous savez… ellesera aussi riche que vous… sinon plus… j’en réponds, moi, j’enréponds !…

Gontran murmurait :

– Oui, le mariage ça n’empêche rien et ça couvre les retraites.Seulement il a eu tort de ne pas nous prévenir. Comment diables’est faite cette affaire-là, mon cher ?

Alors Paul conta la chose en la modifiant un peu. Il dit seshésitations qu’il exagéra, et sa décision subite quand un mot de lajeune fille lui avait permis de se croire aimé. Il raconta l’entréeinattendue du père Oriol, leur querelle, en l’amplifiant, lesdoutes du paysan sur sa fortune et le papier timbré tiré del’armoire.

Andermatt, riant aux larmes, tapait du poing sur la table :

– Ah ! il l’a refait, le coup du papier timbré ! Elleest de mon invention, celle-là !

Mais Paul balbutia en rougissant un peu :

– Je vous prie de ne pas annoncer encore cette nouvelle à votrefemme. Dans les termes où nous sommes, il est plus convenable queje la lui porte moi-même…

Gontran regardait son ami avec un sourire bizarre et gai quisemblait dire :

– C’est très bien, tout cela, très bien ! Voilà comment leschoses doivent finir, sans bruit, sans histoires, sans drames.

Il proposa :

– Si tu veux, mon vieux Paul, nous irons ensemble après ledéjeuner, quand elle sera levée, et tu lui feras part de tadétermination.

Leurs yeux se rencontrèrent, fixes, pleins de penséesinconnaissables, puis se détournèrent.

Et Paul répondit avec indifférence :

– Oui, volontiers, nous reparlerons de cela tout à l’heure.

Un domestique de l’hôtel entra pour prévenir que le docteurBlack venait d’arriver chez la princesse ; et le marquissortit aussitôt afin de le saisir au passage.

Il exposa au médecin la situation, l’embarras de son gendre etle désir de sa fille, et il l’emmena sans résistance.

Dès que le petit homme à grosse tête fut entré dans la chambrede Christiane :

– Papa, laisse-nous, dit-elle.

Et le marquis se retira. Alors, elle énuméra ses inquiétudes,ses terreurs, ses cauchemars, d’une voix basse et douce, comme sielle se fût confessée. Et le médecin l’écoutait comme un prêtre, lacouvrant parfois de ses gros yeux ronds, prouvait son attention parun petit signe de tête, murmurant un : « C’est cela » qui semblaitdire : « Je connais votre cas sur le bout du doigt et je vousguérirai quand je voudrai. »

Lorsqu’elle eut fini de parler, il se mit à son tour àl’interroger avec une extrême minutie de détails sur sa vie, surses habitudes, sur son régime, sur son traitement. Tantôt ilparaissait approuver d’un geste, tantôt il blâmait d’un : «Oh ! » plein de réserves. Quand elle en vint à sa grosse peurque l’enfant fût mal placé, il se leva, et, avec une pudeurecclésiastique, l’effleura de ses mains à travers les couvertures,puis il déclara :

– Non, très bien.

Elle eut envie de l’embrasser. Quel brave homme que cemédecin !

Il prit une feuille de papier sur la table et écrivitl’ordonnance. Elle fut longue, très longue. Puis il revint près dulit et, avec un ton différent, pour bien prouver qu’il avait achevésa besogne professionnelle et sacrée, il se mit à causer.

Il avait la voix profonde et grasse, une voix puissante de naintrapu ; et des questions se cachaient dans ses phrases lesplus banales. Il parla de tout. Le mariage de Gontran semblaitl’intéresser beaucoup. Puis, avec son vilain sourire d’être malfait :

– Je ne vous dis rien encore du mariage de M. Brétigny, bien quece ne soit plus un secret, car le père Oriol le raconte à tout lemonde.

Ce fut en elle une sorte de défaillance qui commença par le boutdes doigts, puis envahit tout le corps, les bras, la poitrine, leventre, les jambes. Elle ne comprenait point cependant ; maisune peur horrible de ne pas savoir la rendit subitement prudente,et elle balbutia :

– Ah ! Le père Oriol le raconte à tout le monde ?

– Oui, oui. Il m’en a parlé à moi-même il n’y a pas dix minutes.Il paraît que M. Brétigny est très riche, et qu’il aime la petiteCharlotte depuis longtemps. C’est Mme Honorat, d’ailleurs, qui afait ces deux unions-là. Elle prêtait les mains et sa maison auxrencontres des jeunes gens…

Christiane avait fermé les yeux. Elle était sansconnaissance.

À l’appel du docteur, une femme de chambre accourut ; puisapparurent le marquis, Andermatt et Gontran qui allèrent chercherdu vinaigre, de l’éther, de la glace, vingt choses diverses etinutiles.

Soudain la jeune femme fit un mouvement, rouvrit les yeux, levales bras et poussa un cri déchirant en se tordant dans son lit.Elle essayait de parler, balbutiait :

– Oh ! que je souffre… mon Dieu… que je souffre… dans lesreins… on me déchire… oh ! mon Dieu…

Et elle recommençait à crier.

On dut reconnaître bientôt les symptômes d’un accouchement.

Alors, Andermatt s’élança pour chercher le docteur Latonne et letrouva achevant son repas :

– Venez vite… ma femme a un accident… vite…

Puis il eut une ruse et raconta comment le docteur Black s’étaittrouvé dans l’hôtel au moment des premières douleurs.

Le docteur Black lui-même confirma ce mensonge à son confrère:

– Je venais d’entrer chez la princesse quand on m’a prévenu queMme Andermatt se trouvait mal. Je suis accouru. Il étaittemps !

Mais William, très ému, le cœur battant, l’âme troublée, futpris de doutes tout à coup sur la valeur des deux hommes, et ilsortit de nouveau, nu-tête, pour courir chez le professeurMas-Roussel et le supplier de venir. Le professeur y consentitaussitôt, boutonna sa redingote d’un geste machinal de médecin quipart pour ses visites, et se mit en marche à grands pas pressés, àgrands pas sérieux d’homme éminent dont la présence peut sauver unevie.

Dès qu’il entra, les deux autres, pleins de déférence, leconsultèrent avec humilité, répétant ensemble ou presque en mêmetemps :

– Voici ce qui s’est passé, cher Maître… Ne croyez-vous pas,cher Maître ?… N’y aurait-il pas lieu, cher Maître ?…

Andermatt, à son tour, affolé d’angoisse par les gémissements desa femme, harcelait de questions M. Mas-Roussel, et l’appelaitaussi « cher Maître », à pleine bouche.

Christiane, presque nue devant ces hommes, ne voyait plus rien,ne savait plus rien, ne comprenait plus rien ; elle souffraitsi horriblement que toute idée avait fui de sa tête. Il luisemblait qu’on lui promenait dans le flanc et dans le dos à lahauteur des hanches une longue scie à dents émoussées qui luidéchiquetait les os et les muscles, lentement, d’une façonirrégulière, avec des secousses, des arrêts et des reprises de plusen plus affreuses.

Quand cette torture s’affaiblissait quelques instants, quand lesdéchirures de son corps laissaient renaître sa raison, une penséealors se plantait dans son âme, plus cruelle, plus aiguë, plusépouvantable que la douleur physique : il aimait une autre femme etil allait l’épouser.

Et pour que cette morsure qui lui rongeait la tête s’apaisât denouveau, elle s’efforçait de réveiller le supplice atroce de sachair ; elle agitait son flanc, elle remuait ses reins ;et quand la crise recommençait, au moins elle ne songeait plus.

Pendant quinze heures elle fut ainsi martyrisée, tellementbroyée par la souffrance et le désespoir qu’elle désirait expirer,qu’elle s’efforçait de mourir dans ces spasmes qui la tordaient.Mais, après une convulsion plus longue et plus violente que lesautres, il lui sembla que tout le dedans de son corps s’échappaitd’elle tout à coup ! Ce fut fini ; ses douleurs secalmèrent comme des vagues qui s’apaisent ; et le soulagementqu’elle éprouva fut si grand que son chagrin lui-même demeuraquelque temps engourdi. On lui parlait, elle répondait d’une voixtrès lasse, très basse.

Soudain le visage d’Andermatt se pencha vers le sien et il dit:

– Elle vivra… elle est presque à terme… C’est une fille…

Christiane ne put que murmurer :

– Ah ! mon Dieu !

Donc elle avait un enfant, un enfant vivant, qui grandirait… unenfant de Paul ! Elle eut envie de se remettre à crier, tantce nouveau malheur lui meurtrissait le cœur. Elle avait unefille ! Elle n’en voulait pas !… Elle ne la verraitpoint !… elle ne la toucherait jamais !

On l’avait recouchée, soignée, embrassée ! Qui ? Sonpère et son mari sans doute ? Elle ne savait pas. Mais lui, oùétait-il ? Que faisait-il ? Comme elle se serait sentieheureuse, à cette heure-là, s’il l’eût aimée !

Le temps passait, les heures se suivaient sans qu’elledistinguât même le jour de la nuit, car elle sentait seulement labrûlure de cette pensée : il aimait une autre femme.

Tout à coup elle se dit : « Si ce n’était pas vrai ?…Comment n’aurais-je pas su plus tôt son mariage, moi, avant cemédecin ? »

Puis elle réfléchit qu’on le lui avait caché. Paul avait prissoin qu’elle ne l’apprît pas.

Elle regarda dans sa chambre pour voir qui était là. Une femmeinconnue veillait près d’elle, une femme du peuple. Elle n’osa pasl’interroger. À qui pourrait-elle donc demander cettechose ?

Soudain la porte fut poussée. Son mari entrait sur la pointe despieds. Lui voyant les yeux ouverts, il s’approcha.

– Tu vas mieux ?

– Oui, merci.

– Tu nous as fait bien peur depuis hier. Mais voilà le dangerpassé ! À ce propos je suis tout à fait dans l’embarras à tonsujet. J’ai télégraphié à notre amie, Mme Icardon, qui devait venirpour tes couches, en la prévenant de l’accident et en la suppliantd’arriver. Elle est auprès de son neveu, atteint de la fièvrescarlatine… Tu ne peux pourtant pas rester sans personne auprès detoi, sans une femme un peu… un peu… convenable… Alors une damed’ici s’est offerte pour te soigner et te tenir compagnie tous lesjours, et, ma foi, j’ai accepté. C’est Mme Honorat.

Christiane se souvint soudain des paroles du docteurBlack ! Un soubresaut de peur la secoua ; et elle gémit:

– Oh non… non… pas elle… pas elle !…

William ne comprit pas et reprit :

– Écoute, je sais bien qu’elle est fort commune, mais ton frèrel’apprécie beaucoup ; elle lui a été très utile ; et puison prétend que c’est une ancienne sage-femme qu’Honorat a connueprès d’une malade. Si elle te déplaît par trop je la congédierai lelendemain. Essayons toujours. Laisse-la venir une fois ou deux.

Elle se taisait, songeant. Un besoin de savoir, de savoir tout,entrait en elle si violent que l’espérance de faire bavarder cettefemme elle-même, de lui arracher une à une les paroles quidéchireraient son cœur, lui donnait envie à présent de répondre : «Va… va la chercher tout de suite… tout de suite… Va donc !»

Et à ce désir irrésistible de savoir, s’ajoutait aussi unétrange besoin de souffrir plus fort, de se rouler sur son malheurcomme on se roulerait sur des ronces’ un besoin mystérieux,maladif, exalté de martyre appelant la douleur.

Alors elle balbutia :

– Oui, je veux bien, amène-moi Mme Honorat.

Puis, tout à coup, elle sentit qu’elle ne pourrait pas attendreplus longtemps sans être sûre, bien sûre de cette trahison ;et elle demanda à William d’une voix faible comme un souffle :

– Est-ce vrai que M. Brétigny se marie ?

Il répondit tranquillement :

– Oui, c’est vrai. On te l’aurait annoncé plus tôt si on avaitpu te parler.

Elle dit encore :

– Avec Charlotte ?

– Avec Charlotte.

Or William avait, lui aussi, une idée fixe qui déjà ne lequittait plus : sa fille, à peine vivante encore, et qu’il venaitregarder à tout instant. Il s’indigna que la première parole deChristiane n’eût pas réclamé l’enfant ; et, d’un ton de douxreproche :

– Eh bien, voyons, tu n’as pas encore demandé la petite ?Tu sais qu’elle se porte très bien ?

Elle tressaillit comme s’il eût touché une plaie vive ;mais il lui fallait bien passer par toutes les stations de cecalvaire.

– Apporte-la, dit-elle.

Il disparut au pied du lit, derrière le rideau, puis il revint,la figure illuminée d’orgueil et de bonheur, et tenant en sesmains, d’une façon maladroite, un paquet de linge blanc.

Il le posa sur l’oreiller brodé, près de la tête de Christianequi suffoquait d’émotion, et il dit :

– Tiens, regarde si elle est belle !

Elle regarda.

Il maintenait écartées, avec deux doigts, les dentelles légèresdont était voilée une petite figure rouge, si petite, si rouge, auxyeux fermés, et dont la bouche remuait.

Et elle songeait, penchée sur ce commencement d’être : « C’estma fille… la fille de Paul… Voilà donc ce qui m’a fait tantsouffrir… Cela… cela… cela… c’est ma fille !… »

Sa répulsion pour l’enfant dont la naissance avait si férocementdéchiré son pauvre cœur et son tendre corps de femme venait soudainde disparaître ; elle le contemplait maintenant avec unecuriosité ardente et douloureuse, avec un étonnement profond, unétonnement de bête qui voit sortir d’elle son premier-né.

Andermatt s’attendait à ce qu’elle le caressât avec passion. Ilfut encore surpris et choqué, et demanda :

– Tu ne l’embrasses pas ?

Elle se pencha tout doucement vers le petit front rouge ;et à mesure qu’elle approchait ses lèvres, elle les sentaitattirées, appelées par lui. Et quand elle les eut posées dessus,quand elle le toucha, un peu moite, un peu chaud, chaud de sapropre vie, il lui sembla qu’elle ne les pourrait plus retirer, seslèvres, de cette chair d’enfant, qu’elle les y laisseraittoujours.

Quelque chose frôla sa joue ; c’était la barbe de son mari,qui se penchait pour l’embrasser. Et quand il l’eut serréelongtemps contre lui, avec une tendresse reconnaissante, il voulut,à son tour, baiser sa fille, et il lui donna avec sa bouche tenduede petits coups bien doux sur le nez.

Christiane, le cœur crispé par cette caresse, les regardait, àcôté d’elle, sa fille et lui… et lui !

Il prétendit bientôt remporter l’enfant dans son berceau.

– Non, dit-elle, laisse-le encore quelques minutes, que je lesente près de ma tête. Ne parle plus, ne bouge pas, laisse-nous,attends.

Elle passa un de ses bras par-dessus le corps caché dans leslanges, posa son front tout près de la petite figure grimaçante,ferma les yeux, et ne remua plus, sans penser à rien.

Mais William, au bout de quelques minutes, lui toucha doucementl’épaule :

– Allons, ma chérie, il faut être raisonnable ! pasd’émotions, tu le sais, pas d’émotions !

Alors il emporta leur fille que la mère suivit des yeux jusqu’àce qu’elle eût disparu derrière le rideau du lit.

Puis il revint :

– C’est entendu, je t’enverrai demain matin Mme Honorat pour tetenir compagnie.

Elle répondit d’une voix affermie :

– Oui, mon ami, tu peux me l’envoyer… demain matin.

Et elle s’allongea dans son lit, fatiguée, brisée, un peu moinsmalheureuse, peut-être ?

Son père et son frère vinrent la voir dans la soirée et luicontèrent les histoires du pays, le départ précipité du professeurCloche à la recherche de sa fille, et les suppositions sur lecompte de la duchesse de Ramas, qu’on ne voyait plus, qu’on pensaitpartie aussi, à la recherche de Mazelli. Gontran riait de cesaventures, tirait une morale comique des événements :

– C’est incroyable, ces villes d’eaux. Ce sont les seuls pays deféerie qui subsistent sur la terre ! En deux mois il s’y passeplus de choses que dans le reste de l’univers durant le reste del’année. On dirait vraiment que les sources ne sont pasminéralisées, mais ensorcelées. Et c’est partout la même chose, àAix, Royat, Vichy, Luchon, et dans les bains de mer aussi, àDieppe, Étretat, Trouville, Biarritz, Cannes, Nice. On y rencontredes échantillons de tous les peuples, de tous les mondes, desrastaquouères admirables, un mélange de races et de gensintrouvable ailleurs, et des aventures prodigieuses. Les femmes yfont des farces avec une facilité et une promptitude exquises. ÀParis on résiste, aux eaux on tombe, vlan ! Les hommes ytrouvent la fortune, comme Andermatt, d’autres y trouvent la mortcomme Aubry-Pasteur, d’autres y trouvent pis que ça… et s’ymarient… comme moi… et comme Paul. Est-ce bête et drôle, cettechose-là ? Tu savais le mariage de Paul, n’est-cepas ?

Elle murmura :

– Oui, William me l’a dit tantôt.

Gontran reprit :

– Il a raison, très raison. C’est une fille de paysans… Eh bienquoi, elle vaut mieux qu’une fille d’aventuriers ou qu’une filletout court. Je connais Paul. Il aurait fini par épouser une gueusepourvu qu’elle lui eût résisté six semaines. Et pour lui résisteril fallait une rosse ou une innocente. Il est tombé surl’innocente. Tant mieux pour lui.

Christiane écoutait, et chaque mot entrant dans son oreille luiallait jusqu’au cœur, et lui faisait mal, un mal horrible.

Elle dit, en fermant les yeux :

– Je suis bien fatiguée. Je voudrais me reposer un peu.

Ils l’embrassèrent et partirent.

Elle ne put dormir, tant sa pensée s’était réveillée active ettorturante. Cette idée qu’il ne l’aimait plus, plus du tout, luidevenait tellement intolérable, que si elle n’eût pas vu cettefemme, cette garde assoupie dans un fauteuil, elle se serait levée,aurait ouvert sa fenêtre, et se serait jetée sur les marches duperron. Un très mince rayon de lune entrait par une fente de sesrideaux et posait sur le parquet une petite tache ronde et claire.Elle l’aperçut ; tous ses souvenirs l’assaillirent ensemble :le lac, le bois, ce premier « Je vous aime », à peine entendu, sitroublant, et Tournoël, et toutes leurs caresses, le soir, par leschemins sombres, et la route de La Roche-Pradière. Tout à coup,elle vit cette route blanche, par une nuit pleine d’étoiles, etlui, Paul, tenant par la taille une femme et lui baisant la boucheà chaque pas. Elle la reconnut. C’était Charlotte ! Il laserrait contre lui, souriait comme il savait sourire, lui murmuraitdans l’oreille les mots si doux qu’il savait dire, puis se jetait àses genoux et embrassait la terre devant elle comme il l’avaitembrassée devant Christiane ! Ce fut si dur, si dur pour elleque, se tournant et se cachant la figure dans l’oreiller, elle semit à sangloter. Elle poussait presque des cris, tant son désespoirlui martelait l’âme.

Chaque battement de son cœur qui sautait dans sa gorge, quisifflait à ses tempes, lui jetait ce mot : – Paul, – Paul, – Paul,interminablement répété. Elle bouchait ses oreilles de ses mainspour ne plus l’entendre, enfonçait sa tête sous les draps ;mais il sonnait alors au fond de sa poitrine, ce nom, avec chacundes coups de son cœur inapaisable.

La garde, réveillée, lui demanda :

– Êtes-vous plus malade, Madame ?

Christiane se retourna, la face pleine de larmes, et murmura:

– Non, je dormais, je rêvais… J’ai eu peur.

Puis elle pria qu’on allumât deux bougies pour ne plus voir lerayon de lune.

Vers le matin pourtant, elle s’assoupit.

Elle avait sommeillé quelques heures quand Andermatt entra,amenant Mme Honorat. La grosse dame, familière tout de suite,s’assit près du lit, prit les mains de l’accouchée, l’interrogeacomme un médecin, puis, satisfaite des réponses, déclara :

– Allons, allons, ça va bien.

Alors elle ôta son chapeau, ses gants, son châle, et se tournantvers la garde :

– Vous pouvez vous en aller, ma fille. Vous viendrez si on voussonne.

Christiane, soulevée déjà de répugnance, dit à son mari :

– Donne-moi un peu ma fille.

Comme la veille, William apporta l’enfant en l’embrassant avectendresse, et le posa sur l’oreiller. Et, comme la veille aussi, ensentant contre sa joue, à travers les étoffes, la chaleur de cecorps inconnu, emprisonné dans les linges, elle fut pénétréesoudain par un calme bienfaisant.

Tout à coup la petite se mit à crier, elle pleurait d’une voixgrêle et perçante :

– Elle veut le sein, dit Andermatt.

Il sonna, et la nourrice parut, une énorme femme rouge, avec unebouche d’ogresse, pleine de dents larges et luisantes qui firentpresque peur à Christiane. Et de son corsage ouvert elle tira unepesante mamelle, molle et lourde de lait comme celles qui pendentsous le ventre des vaches. Et quand Christiane vit sa fille boire àcette gourde charnue elle eut envie de la saisir, de la reprendre,un peu jalouse et dégoûtée.

Mme Honorat maintenant donnait des conseils à la nourrice, quis’en alla, emportant l’enfant.

Andermatt à son tour sortit. Les deux femmes restèrentseules.

Christiane ne savait comment parler de ce qui torturait son âme,tremblait d’être trop émue, de perdre la tête, de pleurer, de setrahir. Mais Mme Honorat se mit à bavarder toute seule, sans qu’onlui demandât rien. Lorsqu’elle eut conté tous les potins quicouraient par le pays, elle en vint à la famille Oriol :

– C’est de braves gens, disait-elle, de bien braves gens. Sivous aviez connu la mère, quelle femme honnête, vaillante !Elle en valait dix, Madame. Les petites tiennent d’elle,d’ailleurs.

Puis, comme elle abordait un autre sujet, Christiane dit :

– Laquelle préférez-vous des deux, Louise ouCharlotte ?

– Oh ! moi, Madame, j’aime mieux Louise, celle de votrefrère, elle est plus sage, plus rangée. C’est une femmed’ordre ! Mais mon mari préfère l’autre. Les hommes, voussavez, ils ont leurs goûts, pas comme les nôtres.

Elle se tut. Christiane, dont le courage faiblissait, balbutia:

– Mon frère l’a rencontrée souvent chez vous, sa fiancée.

– Oh ! oui, Madame, je crois bien, tous les jours. Touts’est fait chez moi, tout ! Moi je les laissais causer, cesenfants, je comprenais bien la chose ! Mais ce qui m’a faitplaisir vraiment, c’est quand j’ai vu que M. Paul en tenait pour lacadette.

Alors Christiane, d’une voix presque inintelligible :

– Il l’aime beaucoup ?…

– Ah ! Madame, s’il l’aime ! Il en perdait l’espritdans ces derniers temps. Et puis comme l’Italien, celui qui a prisla fille au docteur Cloche, tournait un peu autour de la petite,histoire de voir, de tâter, j’ai cru qu’ils s’allaientbattre !… Ah ! si vous aviez vu les yeux de M.Paul ! Et il la regardait comme une bonne Vierge, elle !…Ça fait plaisir quand on aime tant que ça !

Alors Christiane l’interrogea sur tout ce qui s’était passédevant elle, sur ce qu’ils avaient dit, sur ce qu’ils avaient fait,sur leurs promenades dans ce vallon de Sans-Souci, où tant de foisil lui avait parlé de son amour. Elle avait des questionsinattendues qui surprenaient la grosse dame, sur des chosesauxquelles personne n’eût songé, car elle comparait sans cesse,elle se rappelait mille détails de l’an passé, toutes lesgalanteries délicates de Paul, ses prévenances, ses inventionsingénieuses pour lui plaire, tout ce déploiement d’attentionscharmantes et de soins tendres qui prouvent chez un hommel’impérieux désir de séduire ; et elle voulait savoir s’ilavait fait tout cela pour l’autre, s’il avait recommencé ce sièged’une âme avec la même ardeur, avec le même entraînement, avec lamême passion irrésistible.

Et chaque fois qu’elle reconnaissait un petit fait, un petittrait, un de ces riens délicieux, une de ces troublantes surprisesqui font venir un battement de cœur, et dont Paul était prodiguequand il aimait, Christiane, étendue en son lit, poussait un petit« Ah ! » de souffrance.

Étonnée de ce cri bizarre, Mme Honorat affirmait plus fort :

– Mais oui. C’est comme je vous dis, tout comme je vous dis. Jen’ai jamais vu un homme aussi amoureux que lui.

– Est-ce qu’il lui disait des vers ?

– Je crois bien, Madame, et de jolis encore.

Et quand elles se taisaient toutes les deux, on n’entendait plusque le chant monotone et doux de la nourrice, endormant l’enfantdans la pièce voisine.

Des pas s’approchaient dans le corridor. MM. Mas-Roussel etLatonne venaient visiter leur malade. Ils la trouvèrent agitée, unpeu moins bien que la veille.

Lorsqu’ils furent partis, Andermatt rouvrit la porte, et, sansentrer :

– C’est le docteur Black qui désire te voir. Tu veuxbien ?

Elle cria, en se soulevant dans son lit :

– Non… non… je ne veux pas… non !…

William s’avança stupéfait :

– Mais pourtant, écoute… il faudrait… on lui doit… tudevrais…

Elle semblait folle tant ses yeux étaient grands et sa bouchefrémissante. Elle répéta, d’une voix aiguë, si forte qu’elle devaitpercer tous les murs :

– Non… non… jamais !… qu’il ne vienne jamais… tu entends…jamais !…

Et puis, ne sachant plus ce qu’elle disait et désignant, de sonbras tendu, Mme Honorat debout au milieu de la chambre :

– Elle non plus… chasse-la… je ne veux pas la voir…chasse-la !…

Alors il s’élança vers sa femme, la prit dans ses bras, luibaisa le front :

– Ma petite Christiane, calme-toi… Qu’est-ce que tu as ?…mais calme-toi donc !

Elle ne pouvait plus parler. Les larmes lui jaillissaient desyeux :

– Fais-les partir tous, dit-elle, et reste seul avec moi.

Il courut, éperdu, vers la femme du médecin, et la poussantdoucement vers la porte :

– Laissez-nous quelques instants, je vous prie, c’est la fièvre,la fièvre de lait. Je vais la calmer. Je vous retrouverai tout àl’heure.

Quand il retourna vers le lit, Christiane s’était recouchée etpleurait d’une façon continue, sans secousses, anéantie. Et pour lapremière fois de sa vie, il se mit à pleurer aussi.

En effet, la fièvre de lait se déclara dans la nuit, et ledélire survint.

Après quelques heures d’agitation extrême, l’accouchée se mittout à coup à parler.

Le marquis et Andermatt, qui avaient voulu rester près d’elle,et jouaient aux cartes, en comptant les points à voix basse, secrurent appelés, se levèrent et vinrent au lit.

Elle ne les vit pas, ou ne les reconnut point. Toute pâle surson oreiller blanc, avec ses cheveux blonds répandus sur sesépaules, elle regardait, de ses clairs yeux bleus, le mondeinconnu, mystérieux et fantastique où vivent les fous.

Ses mains, allongées sur les draps, remuaient parfois, agitéesde mouvements rapides et involontaires, de tressaillements et desursauts.

Elle ne semblait point causer d’abord avec quelqu’un, mais voiret raconter. Et les choses qu’elle disait paraissaient sans suite,incompréhensibles. Elle trouva une roche trop haute pour sauter.Elle avait peur d’une entorse, et puis elle ne connaissait pasassez l’homme qui lui tendait les bras. Puis elle parla desparfums. Elle avait l’air de chercher des phrases oubliées : « Quoide plus doux ?… Cela grise comme le vin… Le vin grise lapensée, mais le parfum grise le rêve… Avec le parfum on goûtel’essence même, l’essence pure des choses et du monde… on goûte lesfleurs… les arbres… l’herbe des champs… on distingue jusqu’à l’âmedes demeures anciennes endormie dans les vieux meubles, les vieuxtapis et les vieux rideaux… »

Puis son visage se contracta, comme si elle eût subi une longuefatigue. Elle montait une côte lentement, lourdement, et disait àquelqu’un :

– Oh ! porte-moi encore, je t’en prie, je vais mouririci ! Je ne peux plus marcher. Porte-moi comme tu faisaisau-dessus des gorges ? Te rappelles-tu !… comme tum’aimais !

Puis elle poussa un cri d’angoisse ; une horreur passa dansses yeux. Elle voyait une bête morte devant elle et suppliait qu’onl’ôtât de là sans lui faire de mal.

Le marquis dit tout bas à son gendre :

– Elle pense à un âne que nous avons rencontré en revenant de laNugère.

Maintenant elle parlait à cette bête morte, la consolait, luiracontait qu’elle était aussi très malheureuse, elle, bien plusmalheureuse, parce qu’on l’avait abandonnée.

Puis tout à coup elle refusa quelque chose exigée d’elle. Ellecriait :

– Oh ! non, pas cela ! Oh ! c’est toi… toi… quiveux me faire traîner cette voiture !…

Alors elle haleta, comme si elle eût traîné une voiture, eneffet. Elle pleurait, gémissait, poussait des cris, et toujours,pendant plus d’une demi-heure, elle monta cette côte, en tirantderrière elle, avec des efforts horribles, la charrette de l’âne,sans doute.

Et quelqu’un la frappait durement, car elle disait :

– Oh ! que tu me fais mal ! Au moins ne me bats plus,je marcherai… mais ne me bats plus, je t’en supplie… Je ferai ceque tu voudras, mais ne me bats plus !…

Puis son angoisse se calma peu à peu et elle ne fit plus quedivaguer doucement jusqu’au jour. Elle s’assoupit alors et finitpar dormir. Quand elle se réveilla, vers deux heures del’après-midi, la fièvre la brûlait encore, mais sa raison lui étaitrevenue.

Jusqu’au lendemain, cependant, sa pensée demeura engourdie, unpeu indécise, fuyante. Elle ne trouvait pas tout de suite les motsdont elle avait besoin et se fatiguait affreusement à leschercher.

Mais, après une nuit de repos, elle reprit complètement lapossession d’elle-même.

Cependant elle se sentait changée, comme si cette crise eûtmodifié son âme. Elle souffrait moins et songeait davantage. Lesévénements terribles, si proches, lui paraissaient reculés dans unpassé déjà lointain, et elle les regardait avec une clarté d’idéesdont son esprit n’avait encore jamais été éclairé. Cette lumière,qui l’avait envahie soudain, et qui illumine certains êtres encertaines heures de souffrance, lui montrait la vie, les hommes,les choses, la terre entière avec tout ce qu’elle porte comme ellene les avait jamais vus.

Alors, plus même que le soir où elle s’était sentie tellementseule au monde dans sa chambre en revenant du lac de Tazenat, ellese jugea totalement abandonnée dans l’existence. Elle comprit quetous les hommes marchent côte à côte, à travers les événements,sans que jamais rien unisse vraiment deux êtres ensemble. Ellesentit, par la trahison de celui en qui elle avait mis toute saconfiance, que les autres, tous les autres ne seraient jamais pluspour elle que des voisins indifférents dans ce voyage court oulong, triste ou gai, suivant les lendemains, impossibles à deviner.Elle comprit que, même entre les bras de cet homme, quand elles’était crue mêlée à lui, entrée en lui, quand elle avait cru queleurs chairs et leurs âmes ne faisaient plus qu’une chair et qu’uneâme, ils s’étaient seulement un peu rapprochés jusqu’à fairetoucher les impénétrables enveloppes où la mystérieuse nature aisolé et enfermé les humains. Elle vit bien que nul jamais n’a puou ne pourra briser cette invisible barrière qui met les êtres dansla vie aussi loin l’un de l’autre que les étoiles du ciel.

Elle devina l’effort impuissant, incessant depuis les premiersjours du monde, l’effort infatigable des hommes pour déchirer lagaine où se débat leur âme à tout jamais emprisonnée, à tout jamaissolitaire, effort des bras, des lèvres, des yeux, des bouches, dela chair frémissante et nue, effort de l’amour qui s’épuise enbaisers, pour arriver seulement à donner la vie à quelque autreabandonné !

Alors un désir irrésistible la saisit de revoir sa fille. Ellela demanda, et quand on l’eut apportée, elle pria qu’on la dévêtît,car elle ne connaissait encore que son visage.

La nourrice déroula donc les langes et découvrit un pauvre corpsde nouveau-né, agité de ces vagues mouvements que la vie met en cesébauches de créatures. Christiane le toucha d’une main timide,tremblante, puis voulut baiser le ventre, les reins, les jambes,les pieds, puis elle le regarda, pleine de pensées bizarres.

Deux êtres s’étaient vus, s’étaient aimés avec une exaltationdélicieuse ; et de leur étreinte, cela était né ! Celac’était lui et elle, mêlés pour jusqu’à la mort de ce petit enfant,c’était lui et elle, revivant ensemble, c’était un peu de lui et unpeu d’elle avec quelque chose d’inconnu qui le ferait différentd’eux. Il les reproduirait l’un et l’autre, dans la forme de soncorps et dans celle de son esprit, dans ses traits, ses gestes, sesyeux, ses mouvements, ses goûts, ses passions, jusque dans le sonde sa voix et l’allure de sa démarche, et il serait un être nouveaupourtant !

Ils étaient séparés maintenant, eux, pour toujours ! Jamaisplus leurs regards ne se confondraient dans un de ces élans detendresse qui font indestructible la race humaine.

Et serrant l’enfant contre son cœur, elle murmura :

– Adieu – adieu !

C’était à lui qu’elle disait « adieu » dans l’oreille de safille, l’adieu courageux et désolé d’une âme fière, l’adieu d’unefemme qui souffrira longtemps encore, toujours peut-être, mais quisaura du moins cacher à tous ses larmes.

– Ah ! ah ! criait William par la porte entr’ouverte.Je t’y prends ! Veux-tu bien me rendre ma fille ?

Courant au lit, il saisit la petite en ses mains exercées déjà àla manier, et l’élevant au-dessus de sa tête, il répétait :

– Bonjour, mademoiselle Andermatt… bonjour, mademoiselleAndermatt…

Christiane songeait : « Voici donc mon mari. » Et elle lecontemplait avec des yeux surpris comme s’ils l’eussent regardépour la première fois. C’était lui, l’homme à qui la loi l’avaitunie, l’avait donnée ! l’homme qui devait être, d’après lesidées humaines, religieuses et sociales, une moitié d’elle !plus que cela, son maître, le maître de ses jours et de ses nuits,de son cœur et de son corps ! Elle eut presque envie desourire, tant cela, à cette heure, lui parut étrange, car, entreelle et lui, aucun lien jamais n’existerait, aucun de ces liens sivite brisés, hélas ! mais qui semblent éternels, ineffablementdoux, presque divins.

Aucun remords même ne lui venait de l’avoir trompé, de l’avoirtrahi ! Elle s’en étonna, cherchant pourquoi. Pourquoi ?…Ils étaient trop différents sans doute, trop loin l’un de l’autre,de races trop dissemblables. Il ne comprenait rien d’elle ;elle ne comprenait rien de lui. Pourtant il était bon, dévoué,complaisant.

Mais seuls, peut-être, les êtres de même taille, de même nature,de même essence morale peuvent se sentir attachés l’un à l’autrepar la chaîne sacrée du devoir volontaire.

On rhabillait l’enfant. William s’était assis :

– Écoute, ma chérie, disait-il, je n’ose plus t’annoncer devisite depuis que tu m’as si bien accueilli avec le docteur Black.Il en est une pourtant que tu me ferais grand plaisir de recevoir :celle du docteur Bonnefille !

Alors elle rit, pour la première fois, d’un rire pâle, resté sursa lèvre, sans aller jusqu’à l’âme ; et elle demanda :

– Le docteur Bonnefille ? Quel miracle ! Vous êtesdonc réconciliés ?

– Mais oui. Écoute : je vais t’annoncer, en grand secret, unegrande nouvelle. Je viens d’acheter l’ancien établissement. J’aitout le pays, maintenant. Hein ! quel triomphe ? Cepauvre docteur Bonnefille l’a su avant tout le monde, bien entendu.Alors il a été malin ; il est venu prendre de tes nouvelles,tous les jours, en laissant sa carte avec un mot sympathique. Moi,j’ai répondu à ses avances par une visite ; et nous sommes aumieux à présent.

– Qu’il vienne, dit Christiane, quand il voudra. Je seraicontente de le recevoir.

– Bon, je te remercie. Je te l’amènerai demain matin. Je n’aipas besoin de te dire que Paul me charge, sans cesse, de millecompliments pour toi, et s’informe beaucoup de la petite. Il agrande envie de la voir.

Malgré ses résolutions, elle se sentait oppressée. Elle put direcependant :

– Tu le remercieras pour moi.

Andermatt reprit :

– Il était très inquiet de savoir si on t’avait annoncé sonmariage. Je lui ai répondu oui ; alors il m’a demandéplusieurs fois ce que tu en pensais ?

Elle fit un grand effort d’énergie et murmura :

– Tu lui diras que je l’approuve tout à fait.

William, avec une ténacité cruelle, reprit :

– Il voulait aussi absolument savoir comment tu appellerais tafille. J’ai dit que nous hésitions entre Marguerite etGeneviève.

– J’ai changé d’avis, dit-elle. Je veux la nommer Arlette.

Autrefois, aux premiers jours de sa grossesse, elle avaitdiscuté avec Paul le nom qu’ils devaient choisir soit pour un fils,soit pour une fille ; et pour une fille Geneviève etMarguerite les avaient laissés indécis. Elle ne voulait plus de cesdeux noms-là.

William répétait :

– Arlette… Arlette… C’est très gentil… tu as raison. Moi,j’aurais voulu l’appeler Christiane, comme toi. J’adore ça…Christiane !

Elle poussa un profond soupir :

– Oh ! cela promet trop de souffrances de porter le nom duCrucifié.

Il rougit, n’ayant point songé à ce rapprochement, et se levant:

– D’ailleurs, Arlette est très gentil. À tout à l’heure, machérie.

Dès qu’il fut parti elle appela la nourrice et ordonna que leberceau fût placé désormais contre son lit.

Quand la couche légère en forme de nacelle, toujours balancée,et portant son rideau blanc, comme une voile, sur son mât de cuivretordu, eut été roulée près de la grande couche, Christiane étenditsa main jusqu’à l’enfant endormie, et elle dit tout bas :

– Fais dodo, ma petite. Tu ne trouveras jamais personne quit’aimera autant que moi.

Elle passa les jours suivants dans une mélancolie tranquille,songeant beaucoup, se faisant une âme résistante, un cœurénergique, pour reprendre la vie dans quelques semaines. Saprincipale occupation maintenant consistait à contempler les yeuxde sa fille, cherchant à y surprendre un premier regard, mais n’yvoyant rien que deux trous bleuâtres invariablement tournés vers lagrande clarté de la fenêtre.

Et elle ressentait de profondes tristesses en songeant que cesyeux-là, encore endormis, regarderaient le monde comme elle l’avaitregardé elle-même, à travers l’illusion du rêve intérieur qui faitheureuse, confiante et gaie l’âme des jeunes femmes. Ils aimeraienttout ce qu’elle avait aimé, les beaux jours clairs, les fleurs, lesbois et les êtres aussi, hélas ! Ils aimeraient un homme sansdoute ! Ils aimeraient un homme ! Ils porteraient en euxson image connue, chérie, la reverraient quand il serait loin,s’enflammeraient en l’apercevant… Et puis… et puis… ilsapprendraient à pleurer ! Les larmes, les horribles larmescouleraient sur ces petites joues ! Et l’affreuse souffrancedes amours trahis les rendrait méconnaissables, éperdus d’angoisseet de désespoir, ces pauvres yeux vagues, qui seraient bleus. Etelle embrassait follement l’enfant en lui disant.

– N’aime que moi, ma fille !

Un jour enfin, le professeur Mas-Roussel, qui venait la voirchaque matin, déclara :

– Vous pourrez vous lever un peu tantôt, Madame.

Andermatt, quand le médecin fut parti, dit à sa femme :

– Il est bien malheureux que tu ne sois pas tout à faitrétablie, car nous avons aujourd’hui une expérience bienintéressante à l’Établissement. Le docteur Latonne a fait un vraimiracle avec le père Clovis, en le soumettant à son traitement degymnastique automotrice. Figure-toi que ce vieux vagabond marchepresque comme tout le monde à présent. Les progrès de la guérison,d’ailleurs, sont apparents après chaque séance.

Elle demanda, pour lui plaire :

– Et vous allez faire une séance publique ?

– Oui et non, nous faisons une séance devant les médecins etquelques amis.

– À quelle heure ?

– À trois heures.

– M. Brétigny y sera ?

– Oui, oui. Il m’a promis d’y venir. Tout le conseil y sera. Aupoint de vue médical, c’est fort curieux.

– Eh bien, dit-elle, comme je serai, moi, justement levée à cemoment-là, tu prieras M. Brétigny de me venir voir. Il me tiendracompagnie pendant que vous regarderez l’expérience.

– Oui, ma chérie.

– Tu n’oublieras pas ?

– Non, non, sois tranquille.

Et il s’en alla à la recherche de spectateurs.

Après avoir été joué par les Oriol, lors du premier traitementdu paralytique, il avait à son tour joué de la crédulité desmalades, si facile à conquérir quand il s’agit de guérison, etmaintenant il se jouait à lui-même la comédie de cette cure, enparlait si souvent, avec tant d’ardeur et de conviction, qu’il luieût été bien difficile de discerner s’il y croyait ou s’il n’ycroyait pas.

Vers trois heures, toutes les personnes qu’il avait racolées setrouvaient réunies devant la porte de l’Établissement, attendant lavenue du père Clovis. Il arriva, appuyé sur deux cannes, traînanttoujours les jambes et saluant avec politesse tout le monde sur sonpassage.

Les deux Oriol le suivaient avec les deux jeunes filles. Paul etGontran accompagnaient leurs fiancées.

Dans la grande salle où étaient installés les instrumentsarticulés, le docteur Latonne attendait, en causant avec Andermattet avec le docteur Honorat.

Quand il aperçut le père Clovis, un sourire de joie passa surses lèvres rasées. Il demanda :

– Eh bien ! comment allons-nous aujourd’hui ?

– Oh ! cha va, cha va !

Petrus Martel et Saint-Landri parurent. Ils voulaient savoir. Lepremier croyait, le second doutait. Derrière eux on vit, avecstupeur, entrer le docteur Bonnefille, qui vint saluer son rival ettendit la main à Andermatt. Le docteur Black fut le derniervenu.

– Eh bien, Messieurs et Mesdemoiselles, dit le docteur Latonneen s’inclinant vers Louise et Charlotte Oriol, vous allez assisterà une chose fort curieuse. Constatez d’abord qu’avant la séance cebrave homme marche un peu, mais très peu. Pouvez-vous aller sansvos bâtons, père Clovis ?

– Oh non ! Môchieu.

– Bon, nous commençons.

On hissa le vieux sur le fauteuil, on lui sangla les jambes auxpieds mobiles du siège, puis, quand M. l’inspecteur commanda : «Allez doucement », le grand garçon de service, aux bras nus, tournala manivelle.

On vit alors le genou droit du vagabond s’élever, s’étendre, seplier, s’allonger de nouveau, puis le genou gauche en fit autant,et le père Clovis, pris d’une joie subite, se mit à rire enrépétant avec sa tête et sa longue barbe blanche tous lesmouvements auxquels on forçait ses jambes.

Les quatre médecins et Andermatt, penchés sur lui, l’examinaientavec une gravité d’augures, tandis que Colosse échangeait des coupsd’œil malins avec le vieux.

Comme on avait laissé les portes ouvertes, d’autres personnesentraient sans cesse, se pressaient pour voir, des baigneursconvaincus et anxieux.

– Plus vite, commanda le docteur Latonne.

L’homme de peine tourna plus fort. Les jambes du vieux se mirentà courir, et lui, saisi d’une gaîté irrésistible, comme un enfantqu’on chatouille, riait de toute sa force, en agitant sa têteéperdument. Et il répétait, au milieu de ses crises de rire : « Chérigolo, ché rigolo ! » ayant cueilli ce mot sans doute dans labouche de quelque étranger.

Colosse à son tour éclata et, tapant du pied par terre, sefrappant les cuisses de ses mains, il criait :

– Ah ! bougrrre de Cloviche… bougrrre de Cloviche…

– Assez ! ordonna l’inspecteur.

On détacha le vagabond, et les médecins s’écartèrent pourconstater le résultat.

Alors on vit le père Clovis descendre tout seul de sonfauteuil ; et il marcha. Il allait à petits pas, il est vrai,tout courbé et grimaçant de fatigue à chaque effort ! mais ilmarchait !

Le docteur Bonnefille déclara le premier :

– C’est un cas tout à fait remarquable.

Le docteur Black aussitôt renchérit sur son confrère. Seul, ledocteur Honorat ne dit rien.

Gontran murmurait à l’oreille de Paul :

– Je ne comprends pas. Regarde leurs têtes. Sont-ils dupes oucomplaisants ?

Mais Andermatt parlait. Il racontait cette cure depuis lepremier jour, la rechute et la guérison enfin qui s’annonçaitdéfinitive, absolue. Il ajouta gaîment :

– Et si notre malade est un peu repris chaque hiver, nous lereguérirons chaque été.

Puis il fit l’éloge pompeux des eaux du MontOriol, célébra leurspropriétés, toutes leurs propriétés :

– Moi-même, disait-il, j’ai pu expérimenter leur puissance dansune personne qui m’est bien chère, et si ma famille ne s’éteintpas, c’est à Mont-Oriol que je le devrai.

Mais tout à coup un souvenir l’assaillit : il avait promis à safemme la visite de Paul Brétigny. Son remords fut vif, car il étaitplein de soins pour elle. Il regarda donc autour de lui, aperçutPaul et, le rejoignant :

– Mon cher ami, j’ai complètement oublié de vous dire queChristiane vous attend en ce moment.

Brétigny balbutia :

– Moi… en ce moment… ?

– Oui, elle s’est levée aujourd’hui et elle désire vous voiravant tout le monde. Courez-y donc bien vite, et excusez-moi.

Paul s’en alla vers l’hôtel, le cœur palpitant d’émotion.

En route il rencontra le marquis de Ravenel qui lui dit :

– Ma fille est debout et s’étonne de ne vous avoir pas encorevu.

Il s’arrêta cependant sur les premières marches de l’escalierpour réfléchir à ce qu’il lui dirait. Comment allait-elle lerecevoir ? Serait-elle seule ? Si elle parlait de sonmariage, que répondrait-il. ?

Depuis qu’il la savait accouchée il ne pouvait songer à ellesans frémir d’inquiétude ; et la pensée de leur premièrerencontre, chaque fois qu’elle effleurait son esprit, le faisaitbrusquement rougir ou pâlir d’angoisse. Il songeait aussi, avec untrouble profond, à cet enfant inconnu dont il était le père, et ildemeurait harcelé par le désir et la peur de le voir. Il se sentaitenfoncé dans une de ces saletés morales qui tachent, jusqu’à samort, la conscience d’un homme. Mais il redoutait surtout le regardde cette femme qu’il avait aimée si fort et si peu longtemps.

Aurait-elle pour lui des reproches, des larmes ou dudédain ? Ne le recevait-elle que pour le chasser ?

Et quelle devait être son attitude à lui ? Humble, désolée,suppliante ou froide ? S’expliquerait-il ou écouterait-il sansrépondre ? Devait-il s’asseoir ou rester debout ?

Et quand on lui montrerait l’enfant, que ferait-il ? Quedirait-il ? De quel sentiment apparent devrait-il êtreagité ?

Devant la porte il s’arrêta de nouveau, et, au moment de toucherle timbre, il s’aperçut que sa main tremblait.

Il appuya son doigt cependant sur le petit bouton d’ivoire et ilentendit dans l’intérieur de l’appartement tinter la sonnerieélectrique.

Une domestique vint ouvrir, le fit entrer. Et, dès la porte dusalon, il aperçut, au fond de la seconde chambre, Christiane qui leregardait, étendue sur sa chaise longue.

Ces deux pièces à traverser lui parurent interminables. Il sesentait chanceler, il avait peur de heurter des sièges et iln’osait pas regarder à ses pieds pour ne point baisser les yeux.Elle ne fit pas un geste, elle ne dit pas un mot, elle attendaitqu’il fût près d’elle. Sa main droite restait allongée sur sa robeet sa main gauche appuyée sur le bord du berceau tout enveloppé deses rideaux.

Quand il fut à trois pas il s’arrêta, ne sachant ce qu’il devaitfaire. La femme de chambre avait refermé la porte derrière lui. Ilsétaient seuls.

Alors il eut envie de tomber à genoux et de demander pardon.Mais elle souleva avec lenteur sa main posée sur sa robe et, la luitendant un peu :

– Bonjour, dit-elle d’une voix grave.

Il n’osait toucher ses doigts, qu’il effleura cependant de seslèvres, en s’inclinant. Elle reprit :

– Asseyez-vous.

Et il s’assit sur une chaise basse, près de ses pieds.

Il sentait qu’il devait parler, mais il ne trouvait pas un mot,pas une idée, et il n’osait plus même la regarder. Il finitpourtant par balbutier :

– Votre mari avait oublié de me dire que vous m’attendiez, sansquoi je serais venu plus tôt.

Elle répondit :

– Oh ! peu importe ! Du moment que nous devions nousrevoir… un peu plus tôt… un peu plus tard ?…

Comme elle n’ajoutait plus rien, il s’empressa de demander :

– J’espère que vous allez bien, maintenant ?

– Merci. Aussi bien qu’on peut aller, après des secoussespareilles.

Elle était fort pâle, maigrie, mais plus jolie qu’avant sonaccouchement. Ses yeux surtout avaient pris une profondeurd’expression qu’il ne leur connaissait pas. Ils semblaientassombris, d’un bleu moins clair, moins transparent, plus intense.Ses mains étaient si blanches qu’on eût dit de la chair demorte.

Elle reprit :

– Ce sont des heures très dures à passer. Mais, quand on asouffert ainsi, on se sent fort pour jusqu’à la fin de sesjours.

Il murmura, très ému :

– Oui, ce sont des épreuves terribles.

Elle répéta comme un écho :

– Terribles.

Depuis quelques secondes, de légers mouvements, ces bruitsimperceptibles du réveil d’un enfant endormi, avaient lieu dans leberceau. Brétigny ne le quittait plus du regard, en proie à unmalaise douloureux et grandissant, torturé par l’envie de voir cequi vivait là-dedans.

Alors il s’aperçut que les rideaux du petit lit étaient clos duhaut en bas avec des épingles d’or que Christiane portaitordinairement à son corsage. Il s’amusait souvent, autrefois, à lesôter et à les repiquer sur les épaules de sa bien-aimée, ces finesépingles dont la tête était formée d’un croissant de lune. Ilcomprit ce qu’elle avait voulu ; et une émotion poignante lesaisit, le crispa devant cette barrière de points d’or qui leséparait, pour toujours, de cet enfant.

Un cri léger, une plainte frêle s’éleva dans cette prisonblanche. Christiane aussitôt balança la nacelle et, d’une voix unpeu brusque :

– Je vous demande pardon de vous donner si peu de temps ;mais il faut que je m’occupe de ma fille.

Il se leva, baisa de nouveau la main qu’elle lui tendait, et,comme il allait sortir :

– Je fais des vœux pour votre bonheur, dit-elle.

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