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Notre Coeur

Notre Coeur

de Guy de Maupassant

Partie 1

 

Chapitre 1

 

Un jour Massival, le musicien, le célèbre auteur de Rébecca,celui que, depuis quinze ans déjà on appelait « le jeune et illustre maître », dit à André Mariolle, son ami :

– Pourquoi ne t’es-tu jamais fait présenter à Mme Michèle de Burne ? Je t’assure que c’est une des femmes les plus intéressantes du nouveau Paris.

– Parce que je ne me sens pas du tout mis au monde pour son milieu.

– Mon cher, tu as tort. C’est là un salon original, bien neuf,très vivant et très artiste. On y fait d’excellente musique, on y cause aussi bien que dans les meilleures potinières du dernier siècle. Tu y serais fort apprécié, d’abord parce que tu joues du violon en perfection, ensuite parce qu’on a dit beaucoup de bien de toi dans la maison, enfin parce que tu passes pour n’être pas banal et point prodigue de tes visites.

Flatté, mais résistant encore, supposant d’ailleurs que cettedémarche pressante n’était point ignorée de la jeune femme,Mariolle fit un « Peuh ! je n’y tiens guère » où le dédainvoulu se mêlait au consentement acquis déjà.

Massival reprit :

– Veux-tu que je te présente un de ces jours ? Tu laconnais d’ailleurs par nous tous qui sommes de son intimité, carnous parlons d’elle assez souvent. C’est une fort jolie femme devingt-huit ans, pleine d’intelligence, qui ne veut pas se remarier,car elle a été fort malheureuse une première fois. Elle a fait deson logis un rendez-vous d’hommes agréables. On n’y trouve pas tropde messieurs de cercle ou du monde. Il y en a juste ce qu’il fautpour l’effet. Elle sera enchantée que je t’amène à elle.

Vaincu, Mariolle répondit :

– Soit, un de ces jours.

Dès le début de la semaine suivante, le musicien entrait chezlui, et demandait :

– Es-tu libre demain ?

– Mais… oui.

– Bien. Je t’emmène dîner chez Mme de Burne. Elle m’a chargé det’inviter. Voici un mot d’elle, d’ailleurs.

Après avoir réfléchi quelques secondes encore, pour la forme,Mariolle répondit :

– C’est entendu !

Âgé d’environ trente-sept ans, André Mariolle, célibataire etsans profession, assez riche pour vivre à sa guise, voyager ets’offrir même une jolie collection de tableaux modernes et debibelots anciens, passait pour un garçon d’esprit, un peufantasque, un peu sauvage, un peu capricieux, un peu dédaigneux,qui posait au solitaire plutôt par orgueil que par timidité. Trèsbien doué, très fin, mais indolent, apte à tout comprendre etpeut-être à faire bien beaucoup de choses, il s’était contenté dejouir de l’existence en spectateur, ou plutôt en amateur. Pauvre,il fût devenu sans doute un homme remarquable ou célèbre ; nébien renté, il s’adressait l’éternel reproche de n’avoir pas suêtre quelqu’un. Il avait fait, il est vrai, des tentativesdiverses, mais trop molles, dans les arts : une vers lalittérature, en publiant des récits de voyage agréables,mouvementés et de style soigné ; une vers la musique enpratiquant le violon, où il avait acquis, même parmi les exécutantsde profession, un renom respecté d’amateur, et une enfin vers lasculpture, cet art où l’adresse originale, où le don d’ébaucher desfigures hardies et trompeuses remplacent pour les yeux ignorants lesavoir et l’étude. Sa statuette en terre « Masseur tunisien » avaitmême obtenu quelque succès au salon de l’année précédente.

Remarquable cavalier, c’était aussi, disait-on, un excellentescrimeur, bien qu’il ne tirât jamais en public, obéissant en celapeut-être à la même inquiétude qui le faisait se dérober auxmilieux mondains où des rivalités sérieuses étaient à craindre.

Mais ses amis l’appréciaient et le vantaient avec ensemble,peut-être parce qu’il leur portait peu d’ombrage. On le disait entous cas sûr, dévoué, agréable de rapports et très sympathique desa personne.

De taille plutôt grande, portant la barbe noire courte sur lesjoues et finement allongée en pointe sur le menton, des cheveux unpeu grisonnants mais joliment crépus, il regardait bien en face,avec des yeux bruns, clairs, vifs, méfiants et un peu durs.

Parmi ses intimes il avait surtout des artistes, le romancierGaston de Lamarthe, le musicien Massival, les peintres Jobin,Rivollet, de Maudol, qui semblaient priser beaucoup sa raison, sonamitié, son esprit et même son jugement, bien qu’au fond, avec lavanité inséparable du succès acquis, ils le tinssent pour un trèsaimable et très intelligent raté.

Sa réserve hautaine semblait dire : « Je ne suis rien parce queje n’ai rien voulu être ». Il vivait donc dans un cercle étroit,dédaignant la galanterie élégante et les grands salons en vue oùd’autres auraient brillé plus que lui, l’auraient rejeté dansl’armée des figurants mondains. Il ne voulait aller que dans lesmaisons où on apprécierait sûrement ses qualités sérieuses etvoilées ; et, s’il avait consenti si vite à se laisserconduire chez Mme Michèle de Burne, c’est que ses meilleurs amis,ceux qui proclamaient partout ses mérites cachés, étaient lesfamiliers de cette jeune femme.

Elle habitait un joli entresol, rue du Général-Foy, derrièreSaint-Augustin. Deux pièces donnaient sur la rue : la salle àmanger et un salon, celui où on recevait tout le monde ; deuxautres sur un beau jardin dont jouissait le propriétaire del’immeuble. C’était d’abord un second salon, très grand, plus longque large, ouvrant trois fenêtres sur les arbres, dont les feuillesfrôlaient les auvents, et garni d’objets et de meublesexceptionnellement rares et simples, d’un goût pur et sobre etd’une grande valeur. Les sièges, les tables, les mignonnes armoiresou étagères, les tableaux, les éventails et les figurines deporcelaine sous une vitrine, les vases, les statuettes, le cartelénorme au milieu d’un panneau, tout le décor de cet appartement dejeune femme attirait ou retenait l’œil par sa forme, sa date ou sonélégance. Pour se créer cet intérieur, dont elle était presqueaussi fière que d’elle-même, elle avait mis à contribution lesavoir, l’amitié, la complaisance et l’instinct fureteur de tousles artistes qu’elle connaissait. Ils avaient trouvé pour elle, quiétait riche et payait bien, toutes choses animées de ce caractèreoriginal que ne distingue point l’amateur vulgaire, et elle s’étaitfait, par eux, un logis célèbre, difficilement ouvert, où elles’imaginait qu’on se plaisait mieux et qu’on revenait plusvolontiers que dans l’appartement banal de toutes les femmes dumonde.

C’était même une de ses théories favorites de prétendre que lanuance des tentures, des étoffes, l’hospitalité des sièges,l’agrément des formes, la grâce des ensembles, caressent, captiventet acclimatent le regard autant que les jolis sourires. Lesappartements sympathiques ou antipathiques, disait-elle, riches oupauvres, attirent, retiennent ou repoussent comme les êtres qui leshabitent. Ils éveillent ou engourdissent le cœur, échauffent ouglacent l’esprit, font parler ou se taire, rendent triste ou gai,donnent enfin à chaque visiteur une envie irraisonnée de rester oude partir.

Vers le milieu de cette galerie un peu sombre, un grand piano àqueue, entre deux jardinières fleuries, avait une place d’honneuret une allure de maître. Plus loin, une haute porte à deux battantsfaisait communiquer cette pièce avec la chambre à coucher, quis’ouvrait encore sur le cabinet de toilette, fort grand et élégantaussi, tendu en toiles de Perse comme un salon d’été, et où Mme deBurne, quand elle était seule, avait coutume de se tenir.

Mariée avec un vaurien de belles manières, un de ces tyransdomestiques devant qui tout doit céder et plier, elle avait étéd’abord fort malheureuse. Pendant cinq ans, elle avait dû subir lesexigences, les duretés, les jalousies, même les violences de cemaître intolérable, et terrifiée, éperdue de surprise, elle étaitdemeurée sans révolte devant cette révélation de la vie conjugale,écrasée sous la volonté despotique et suppliciante du mâle brutaldont elle était la proie.

Il mourut, un soir, en revenant chez lui, de la rupture d’unanévrisme, et, quand elle vit entrer le corps de ce mari enveloppédans une couverture, elle le regarda, ne pouvant croire à laréalité de cette délivrance, avec un sentiment profond de joiecomprimée et une peur affreuse de le laisser voir.

D’une nature indépendante, gaie, même exubérante, très souple etséduisante, avec des saillies d’esprit libre, semées on ne saitcomment dans les intelligences de certaines petites fillettes deParis qui semblent avoir respiré dès l’enfance le souffle poivrédes boulevards, où se mêlent chaque soir, par les portes ouvertesdes théâtres, les courants d’air des pièces applaudies ou sifflées,elle garda cependant de son esclavage de cinq années une timiditésingulière mêlée à ses hardiesses anciennes, une peur grande detrop dire, de trop faire, avec une envie ardente d’émancipation etune énergique résolution de ne plus jamais compromettre saliberté.

Son mari, homme du monde, l’avait dressée à recevoir, comme uneesclave muette, élégante, polie et parée. Parmi les amis de cedespote étaient beaucoup d’artistes qu’elle avait accueillis aveccuriosité, écoutés avec plaisir, sans jamais oser leur laisser voircomment elle les comprenait et les appréciait.

Son deuil fini, elle en invita quelques-uns à dîner, un soir.Deux s’excusèrent, trois acceptèrent et trouvèrent avec étonnementune jeune femme d’âme ouverte et d’allures charmantes, qui les mità l’aise et leur dit avec grâce le plaisir qu’ils lui avaient faiten venant chez elle autrefois.

Elle fit ainsi, peu à peu, parmi ses connaissances anciennes quil’avaient ignorée ou méconnue, un choix suivant ses goûts, et semit à recevoir, en veuve, en femme affranchie, mais qui veut resterhonnête, tous ceux qu’elle put réunir des hommes les plusrecherchés de Paris, avec quelques femmes seulement.

Les premiers admis devinrent des intimes, formèrent un fond, enattirèrent d’autres, donnèrent à la maison l’allure d’une petitecour où tout habitué apportait soit une valeur, soit un nom, carquelques titres bien triés étaient confondus avec la rotureintelligente.

Son père, M. de Pradon, qui occupait l’appartement au-dessus,lui servait de chaperon et de porte-respect. Vieux galantin, trèsélégant, spirituel, empressé près d’elle, qu’il traitait plutôt endame qu’en fille, il présidait les dîners du jeudi, bientôt connus,bientôt cités dans Paris et fort recherchés. Les demandes deprésentation et d’invitation affluèrent, furent discutées, etsouvent repoussées après une sorte de vote du cercle intime. Desmots d’esprit sortirent de ce cercle, coururent la ville. Desdébuts d’acteurs, d’artistes et de jeunes poètes, y eurent lieu,devinrent une sorte de baptême de renommée. Des inspirés chevelusamenés par Gaston de Lamarthe y remplacèrent près du piano desviolonistes hongrois présentés par Massival ; et des danseusesexotiques y esquissèrent leurs poses agitées avant de paraîtredevant le public de l’Eden ou des Folies-Bergère.

Mme de Burne, d’ailleurs jalousement gardée par ses amis et quiconservait de son passage dans le monde sous l’autorité maritale unsouvenir répulsif, avait la sagesse de ne point trop augmenter sesconnaissances. Satisfaite et effrayée en même temps de ce qu’onpourrait dire et penser d’elle, elle s’abandonnait à ses penchantsun peu bohêmes avec une grande prudence bourgeoise. Elle tenait àson renom, redoutait les témérités, demeurait correcte dans sesfantaisies, modérée dans ses audaces, et avait soin qu’on ne pût lasoupçonner d’aucune liaison, d’aucune amourette, d’aucuneintrigue.

Tous avaient essayé de la séduire ; aucun, disait-on,n’avait réussi. Ils le confessaient, se l’avouaient entre eux avecsurprise, car les hommes n’admettent guère, peut-être avec raison,la vertu des femmes indépendantes. Une légende courait sur elle. Ondisait que son mari avait apporté dans le début de leurs relationsconjugales une brutalité si révoltante et des exigences siinattendues qu’elle avait été guérie pour toujours de l’amour deshommes. Et les intimes discutaient souvent sur ce cas. Ilsarrivaient infailliblement à cette conclusion qu’une jeune filleélevée dans le rêve des tendresses futures et dans l’attente d’unmystère inquiétant, deviné indécent et gentiment impur, maisdistingué, devait demeurer bouleversée quand la révélation desexigences du mariage lui était faite par un rustre.

Le philosophe mondain Georges de Maltry ricanait doucement, etajoutait : « Son heure viendra. Elle vient toujours pour cesfemmes-là. Plus elle est tardive, plus elle sonne fort. Avec lesgoûts artistes de notre amie, elle sera sur le tard amoureuse d’unchanteur ou d’une pianiste. »

Gaston de Lamarthe avait d’autres idées. En sa qualité deromancier, observateur et psychologue, voué à l’étude des gens dumonde, dont il faisait d’ailleurs des portraits ironiques etressemblants, il prétendait connaître et analyser les femmes avecune pénétration infaillible et unique. Il classait Mme de Burneparmi les détraquées contemporaines dont il avait tracé le typedans son intéressant roman Une d’Elles. Le premier, il avait décritcette race nouvelle de femmes agitées par des nerfs d’hystériquesraisonnables, sollicitées par mille envies contradictoires quin’arrivent même pas à être des désirs, désillusionnées de tout sansavoir goûté à rien par la faute des événements, de l’époque, dutemps actuel, du roman moderne, et qui, sans ardeur, sansentraînements, semblent combiner des caprices d’enfants gâtés avecdes sécheresses de vieux sceptiques.

Il avait échoué, comme les autres, dans ses tentatives deséduction.

Car tous les fidèles du groupe étaient devenus à tour de rôleamoureux de Mme de Burne, et, après la crise, demeuraient encoreattendris et émus à des degrés différents. Ils avaient formé peu àpeu une sorte de petite église. Elle en était la madone, dont ilsparlaient sans cesse entre eux, tenus sous le charme, même loind’elle. Ils la célébraient, la vantaient, la critiquaient et ladépréciaient suivant les jours, les rancunes, les irritations oules préférences qu’elle avait montrées. Ils se jalousaientcontinuellement, s’espionnaient un peu, et tenaient surtout lesrangs serrés autour d’elle pour ne pas laisser approcher quelqueconcurrent redoutable. Ils étaient sept assidus : Massival, Gastonde Lamarthe, le gros Fresnel, le jeune philosophe homme du mondefort à la mode M. Georges de Maltry, célèbre par ses paradoxes, sonérudition compliquée, éloquente, toujours de la dernière heure,incompréhensible pour ses admiratrices même les plus passionnées,et encore par ses toilettes aussi recherchées que ses théories.Elle avait joint à ces hommes de choix quelques simples mondainsréputés spirituels, le comte de Marantin, le baron de Gravil etdeux ou trois autres.

Les deux privilégiés de ce bataillon d’élite paraissaient êtreMassival et Lamarthe, qui avaient, semblait-il, le don de toujoursdistraire la jeune femme amusée par leur sans-gêne artiste, leurblague, leur adresse à se moquer de tout le monde, et même un peud’elle quand elle le tolérait. Mais le soin naturel ou voulu,qu’elle apportait à ne jamais montrer à l’un de ses admirateurs uneprédilection prolongée et marquante, l’air espiègle et dégagé de sacoquetterie et l’équité réelle de sa faveur maintenaient entre euxune amitié pimentée d’hostilité et une ardeur d’esprit qui lesrendaient amusants.

Un d’eux par moments, pour faire une niche aux autres,présentait un ami. Mais comme cet ami n’était jamais un homme trèséminent ou très intéressant, les autres, ligués contre lui, netardaient guère à l’exclure.

C’est ainsi que Massival amena dans la maison son camarade AndréMariolle.

Un domestique en habit noir jeta ces noms :

– Monsieur Massival !

– Monsieur Mariolle !

Sous un grand nuage fripé de soie rose, abat-jour démesuré quirejetait sur une table carrée en marbre antique la lumièreéclatante d’une lampe-phare portée par une haute colonne de bronzedoré, une tête de femme et trois têtes d’hommes étaient penchéessur un album que venait d’apporter Lamarthe. Debout entre elles, leromancier tournait les feuillets en donnant des explications.

Une des têtes se retourna, et Mariolle, qui s’avançait, aperçutune figure claire, blonde, un peu rousse, dont les cheveux folletssur les tempes semblaient brûler comme des flambées debroussailles. Le nez fin et retroussé faisait sourire cevisage ; la bouche nettement dessinée par les lèvres, lesfossettes profondes des joues, le menton un peu saillant et fendu,lui donnaient un air moqueur, tandis que les yeux, par un contrastebizarre, le voilaient de mélancolie. Ils étaient bleus, d’un bleudéteint, comme si on l’eût lavé, frotté, usé, et les pupillesnoires luisaient au milieu, rondes et dilatées. Ce regard brillantet singulier paraissait raconter déjà des rêves de morphine, oupeut-être plus simplement l’artifice coquet de la belladone.

Mme de Burne, debout, tendait la main, souhaitait la bienvenue,remerciait. – « J’avais demandé depuis longtemps à nos amis de vousamener chez moi, disait-elle à Mariolle, mais il faut que je répètetoujours plusieurs fois ces choses-là pour qu’on les fasse. »

Elle était grande, élégante, un peu lente en ses gestes,sobrement décolletée, montrant à peine le sommet de ses bellesépaules de rousse que la lumière rendait incomparables. Ses cheveuxcependant n’étaient point rouges, mais de la couleur intraduisiblede certaines feuilles mortes brûlées par l’automne.

Puis elle présenta M. Mariolle à son père, qui salua et tenditla main.

Les hommes, en trois groupes, causaient entre eux,familièrement, semblaient chez eux, dans une sorte de cerclehabituel où la présence d’une femme mettait des airs galants.

Le gros Fresnel causait avec le comte de Marantin. L’assiduitéconstante de Fresnel en cette maison et la prédilection que luitémoignait Mme de Burne choquaient et fâchaient souvent ses amis.Encore jeune, mais gros comme un bonhomme de baudruche, soufflé,soufflant, presque sans barbe, la tête ennuagée d’une vaguechevelure de poils clairs et follets, commun, ennuyeux, il n’avaitassurément pour la jeune femme qu’un mérite, désagréable auxautres, mais essentiel à ses yeux, celui de l’aimer aveuglément,plus et mieux que tout le monde. On l’avait baptisé « le phoque ».Marié, il n’avait jamais parlé de présenter dans la maison safemme, qui, disait-on, était, de loin, fort jalouse. Lamarthe etMassival surtout s’indignaient de la sympathie évidente de leuramie pour ce souffleur, et, quand ils ne pouvaient s’abstenir delui reprocher ce goût condamnable, ce goût égoïste et vulgaire,elle leur répondait en souriant :

– Je l’aime comme un bon toutou fidèle.

Georges de Maltry s’entretenait avec Gaston de Lamarthe de ladécouverte la plus récente, incertaine encore, desmicrobiologistes.

M. de Maltry développait sa thèse avec des considérationsinfinies et subtiles, et le romancier Lamarthe l’acceptait avecenthousiasme, avec cette facilité dont les hommes de lettresaccueillent sans contrôle tout ce qui leur paraît original etneuf.

Le philosophe du high-life, blond, d’un blond de lin, mince ethaut, était encorseté dans un habit très serré sur les hanches. Satête fine, au-dessus, sortait du col blanc, pâle sous des cheveuxplats et blonds qui paraissaient collés dessus.

Quand à Lamarthe, Gaston de Lamarthe, à qui sa particule avaitinoculé quelques prétentions de gentilhomme et de mondain, c’étaitavant tout un homme de lettres, un impitoyable et terrible homme delettres. Armé d’un œil qui cueillait les images, les attitudes, lesgestes avec une rapidité et une précision d’appareilphotographique, et doué d’une pénétration, d’un sens de romanciernaturel comme un flair de chien de chasse, il emmagasinait du matinau soir des renseignements professionnels. Avec ces deux sens trèssimples, une vision nette des formes et une intuition instinctivedes dessous, il donnait à ses livres, où n’apparaissait aucune desintentions ordinaires des écrivains psychologues, mais qui avaientl’air de morceaux d’existence humaine arrachés à la réalité, lacouleur, le ton, l’aspect, le mouvement de la vie même.

L’apparition de chacun de ses romans soulevait par la sociétédes agitations, des suppositions, des gaietés et des colères, caron croyait toujours y reconnaître des gens en vue à peine couvertsd’un masque déchiré ; et son passage par les salons laissaitun sillage d’inquiétudes. Il avait publié d’ailleurs un volume desouvenirs intimes où beaucoup d’hommes et de femmes de saconnaissance avaient été portraiturés, sans intentions nettementmalveillantes, mais avec une exactitude et une sévérité telles,qu’ils s’étaient sentis ulcérés. Quelqu’un l’avait surnommé : «Gare aux amis. »

Âme énigmatique et cœur fermé, il passait pour avoir aiméviolemment, autrefois, une femme qui l’avait fait souffrir, et pours’être ensuite vengé sur les autres.

Massival et lui s’entendaient fort bien, quoique le musicien fûtd’une nature très différente, plus ouverte, plus expansive, moinstourmentée peut-être, mais plus visiblement sensible. Après deuxgrands succès, une pièce jouée à Bruxelles et venue ensuite à Parisoù elle avait été acclamée à l’Opéra-Comique, puis une secondeœuvre reçue et interprétée du premier coup au Grand-Opéra, etaccueillie comme l’annonce d’un superbe talent, il avait subi cetteespèce d’arrêt qui semble frapper la plupart des artistescontemporains comme une paralysie précoce. Ils ne vieillissent pasdans la gloire et le succès ainsi que leurs pères, mais paraissentmenacés d’impuissance, à la fleur de l’âge. Lamarthe disait : «Aujourd’hui il n’y a plus en France que des grands hommes avortés.»

Massival à ce moment semblait fort épris de Mme de Burne, et lecercle en jasait un peu : aussi tous les yeux se tournèrent-ilsvers lui quand il lui baisa la main avec un air d’adoration.

Il demanda :

– Sommes-nous en retard ?

Elle répondit :

– Non, j’attends encore le baron de Gravil et la marquise deBratiane.

– Ah ! quelle chance, la marquise ! Alors nous allonsfaire de la musique ce soir.

– Je l’espère.

Les deux attardés entraient. La marquise, une femme, un peu troppetite peut-être, parce qu’elle était assez dodue, d’origineitalienne, vive, avec des yeux noirs, des cils noirs, des sourcilsnoirs et des cheveux noirs aussi, tellement drus et envahissantsqu’ils mangeaient le front et menaçaient les yeux, passait pouravoir la plus remarquable voix connue parmi les femmes dumonde.

Le baron, homme comme il faut, à poitrine creuse et à grossetête, n’était vraiment complet qu’avec son violoncelle aux mains.Mélomane passionné, il n’allait que dans les maisons où la musiqueétait en honneur.

Le dîner fut annoncé, et Mme de Burne, prenant le bras d’AndréMariolle, laissa passer ses convives. Puis, comme ils étaientdemeurés tous deux les derniers au salon, au moment de se mettre enroute elle jeta sur lui, obliquement un regard rapide de son œilpâle à lentille noire, où il crut sentir une pensée de femme pluscomplexe et un intérêt plus chercheur que ne se donnent la peined’en avoir ordinairement les jolies dames recevant à leur table unmonsieur quelconque pour la première fois.

Le dîner fut un peu triste et monotone. Lamarthe, nerveux,semblait hostile à tout le monde, non point hostile ouvertement,car il tenait à paraître bien élevé, mais armé de cette presqueimperceptible mauvaise humeur qui glace l’entrain des causeries.Massival, concentré, préoccupé, mangeait peu et regardait endessous, de temps en temps, la maîtresse de la maison, quiparaissait être en un tout autre endroit que chez elle.Inattentive, souriante pour répondre, puis figée tout de suite,elle devait songer à quelque chose qui ne la préoccupait pasbeaucoup, mais qui l’intéressait encore davantage, ce soir-là, queses amis. Elle fit des frais cependant, les frais nécessaires, ettrès amplement, pour la marquise et pour Mariolle ; mais elleles faisait par devoir, par habitude, visiblement absented’elle-même et de sa demeure. Fresnel et M. de Maltry sequerellèrent sur la poésie contemporaine. Fresnel possédait sur lapoésie les opinions courantes des hommes du monde, et M. de Maltryles perceptions impénétrables pour le vulgaire des plus compliquésfaiseurs de vers.

Plusieurs fois pendant ce dîner, Mariolle avait encore rencontréle regard fouilleur de la jeune femme, mais plus vague, moins fixé,moins curieux. Seuls, la marquise de Bratiane, le comte de Marantinet le baron de Gravil causèrent sans discontinuer et se dirent desmasses de choses.

Puis, dans la soirée, Massival, de plus en plus mélancolique,s’assit au piano et fit sonner quelques notes. Mme de Burne parutrenaître, et elle organisa bien vite un petit concert composé desmorceaux qu’elle aimait le plus.

La marquise était en voix, et, surexcitée par la présence deMassival, elle chanta comme une vraie artiste. Le maîtrel’accompagnait avec ce visage mélancolique qu’il prenait en semettant à jouer. Ses cheveux, qu’il portait longs, frôlaient le colde son habit, se mêlaient à sa barbe frisée, entière, luisante etfine. Beaucoup de femme l’avaient aimé, le poursuivaient encore,disait-on. Mme de Burne, assise près du piano, écoutant de toute sapensée, semblait en même temps le contempler et ne pas le voir, etMariolle fut un peu jaloux. Il ne fut pas jaloux particulièrement àcause d’elle et de lui ; mais, devant ce regard de femme fixésur un Illustre, il se sentit humilié dans sa vanité masculine parle sentiment du classement qu’Elles font de nous, selon la renomméeque nous avons conquise. Souvent déjà il avait secrètement souffertde ce contact avec les hommes connus qu’il fréquentait devantcelles dont la faveur est pour beaucoup la suprême récompense dusuccès.

Vers dix heures arrivèrent coup sur coup la baronne de Frémineset deux Juives de la haute banque. On causa d’un mariage annoncé etd’un divorce prévu.

Mariolle regardait Mme de Burne assise à présent sous unecolonne qui portait une énorme lampe.

Son nez fin, au bout retroussé, les fossettes de ses joues et lepli mignon de chair qui fendait son menton lui faisaient une figureespiègle d’enfant, bien qu’elle approchât de la trentième année etbien que son regard de fleur passée animât ce visage d’une sorte demystère inquiétant. Sa peau, sous la clarté qui l’inondait, prenaitdes nuances de velours blond, tandis que ses cheveux s’éclairaientde lueurs fauves quand elle remuait la tête.

Elle sentit ce regard d’homme qui venait à elle de l’autre boutde son salon, et, se levant bientôt, elle alla vers lui, souriante,comme on répond à un appel.

– Vous devez vous ennuyer un peu, monsieur, dit-elle. Quand onn’est pas acclimaté dans une maison, on s’y ennuie toujours.

Il protesta.

Elle prit une chaise et s’assit près de lui.

Et tout de suite ils causèrent. Ce fut instantané chez l’un etchez l’autre, comme un feu qui prend bien dès qu’une allumette l’atouché. Il semblait qu’ils se fussent communiqué d’avance leursopinions, leurs sensations, qu’une même nature, qu’une mêmeéducation, les mêmes penchants, les mêmes goûts, les eussentprédisposés à se comprendre et destinés à se rencontrer.

Peut-être y avait-il là quelque adresse de la part de la jeunefemme ; mais la joie qu’on éprouve à trouver quelqu’un quivous écoute, qui vous devine, qui vous répond, qui vous fournit desréparties par ses répliques, animait Mariolle d’un bel entrain.Flatté d’ailleurs par la façon dont elle l’avait reçu, conquis parla grâce provocante qu’elle déployait pour lui et par le charmedont elle savait envelopper les hommes, il s’efforçait de luimontrer cette couleur d’esprit un peu voilée, mais personnelle etdélicate, qui lui attirait quand on le connaissait bien, de rareset vives sympathies.

Tout à coup elle lui déclara :

– C’est vraiment fort agréable de causer avec vous, monsieur. Onm’avait prévenue d’ailleurs.

Il se sentit rougir, et hardiment :

– Et moi on m’avait annoncé, madame, que vous étiez…

Elle l’interrompit :

– Dites une coquette. Je le suis beaucoup avec les gens qui meplaisent. Tout le monde le sait, je ne m’en cache pas, mais vousverrez que ma coquetterie est fort impartiale, ce qui me permet degarder… ou de reprendre mes amis sans jamais les perdre, et de lesretenir tous autour de moi.

Elle avait un air sournois qui signifiait : « Soyez calme et pastrop fat ; ne vous y trompez point, car vous n’aurez rien deplus que les autres. »

Il répondit :

– Cela s’appelle prévenir son monde de tous les dangers qu’oncourt ici. Merci, madame ; j’aime beaucoup cette manièred’agir.

Elle lui avait ouvert la voie pour parler d’elle ; il enusa. Il lui fit d’abord des compliments et constata qu’elle lesaimait ; puis il éveilla sa curiosité de femme en luiracontant ce qu’on disait d’elle dans les différents milieux qu’ilfréquentait. Un peu inquiète, elle ne put cacher son désir desavoir, bien qu’elle affectât une grande indifférence sur ce qu’onpouvait penser de son existence et de ses goûts.

Il faisait un portrait flatteur de femme indépendante,intelligente, supérieure et séduisante, qui s’était entouréed’hommes éminents, et restait cependant une mondaine accomplie.

Elle protestait avec des sourires, avec des petits « non »d’égoïsme content, s’amusant beaucoup de tous les détails qu’ildonnait, et, sur un ton badin, elle en demandait sans cessedavantage, en l’interrogeant finement avec un sensuel appétit deflatteries.

Il pensa, en la regardant : « Au fond, ce n’est qu’une enfant,comme toutes les autres. » Et il acheva une jolie phrase où ilvantait son amour réel pour les arts, si rare chez une femme.

Alors elle prit un air tout imprévu de moquerie, de cettegouaillerie française qui semble la moelle de notre race :

Mariolle avait forcé l’éloge. Elle lui montra qu’elle n’étaitpas sotte.

– Mon Dieu, dit-elle, je vous avouerai que je ne sais pas aujuste si j’aime les arts ou les artistes.

Il répliqua :

– Comment pourrait-on aimer les artistes sans aimer lesarts ?

– Parce qu’ils sont quelquefois plus drôles que les hommes dumonde.

– Oui ; mais ils ont des défauts plus gênants.

– C’est vrai.

– Alors vous n’aimez pas la musique ?

Elle redevint subitement sérieuse.

– Pardon ! j’adore la musique. Je crois que je l’aime plusque tout. Massival cependant est convaincu que je n’y entendsrien.

– Il vous l’a dit ?

– Non, il le pense.

– Comment le savez-vous ?

– Oh ! nous autres, nous devinons presque tout ce que nousne savons pas.

– Alors Massival pense que vous n’entendez rien à lamusique ?

– J’en suis sûre. Je vois cela rien qu’à la façon dont il mel’explique, dont il souligne les nuances tout en ayant l’air deruminer : « Ça ne sert à rien ; je fais cela parce que vousêtes bien gentille. »

– Il m’a pourtant annoncé qu’on entendait chez vous de meilleuremusique que dans n’importe quelle maison de Paris.

– Oui, grâce à lui.

– Et la littérature, vous ne l’aimez pas ?

– Je l’aime beaucoup, et j’ai même la prétention de la sentirfort bien, malgré l’avis de Lamarthe.

– Qui juge aussi que vous n’y comprenez rien ?

– Naturellement.

– Mais qui ne vous l’a pas dit non plus.

– Pardon ! il me l’a dit, celui-là. Il prétend quecertaines femmes peuvent avoir une perception délicate et juste dessentiments exprimés, de la vérité des personnages, de lapsychologie en général, mais qu’elles sont totalement incapables dediscerner ce qu’il y a de supérieur dans sa profession, l’art.Quand il a prononcé ce mort, l’art, il n’y a plus qu’à le mettre àla porte.

Mariolle demanda en souriant :

– Et vous, qu’en pensez-vous, madame ?

Elle réfléchit quelques secondes, puis le regarda bien en facepour voir s’il était tout disposé à l’écouter et à lacomprendre.

– Moi, j’ai des idées là-dessus. Je crois que le sentiment, vousentendez bien – le sentiment – peut faire tout entrer dans l’espritd’une femme ; seulement ça n’y reste pas souvent. Yêtes-vous ?

– Non, pas tout à fait, madame.

– J’entends par là que pour nous rendre compréhensives au mêmedegré que vous, il faut toujours faire un appel à notre nature defemme avant de s’adresser à notre intelligence. Nous ne nousintéressons guère à ce qu’un homme ne nous rend pas d’abordsympathique, car nous regardons tout à travers le sentiment. Je nedis pas à travers l’amour – non – à travers le sentiment, qui atoutes sortes de formes, de manifestations, de nuances. Lesentiment est quelque chose qui nous appartient, que vous necomprenez pas bien, vous autres, car il vous obscurcit, tandisqu’il nous éclaire. Oh ! je sens que cela est bien vague pourvous, tant pis ! Enfin, si un homme nous aime et nous estagréable, car il est indispensable que nous nous sentions aiméespour devenir capables de cet effort-là, et, si cet homme est unêtre supérieur, il peut, en s’en donnant la peine, nous faire toutsentir, tout entrevoir, tout pénétrer, mais tout, et nouscommuniquer par moments, et par morceaux, toute son intelligence.Oh ! cela s’efface souvent ensuite, disparaît, s’éteint, carnous oublions, oh ! nous oublions, comme l’air oublie lesparoles. Nous sommes intuitives et illuminables, mais changeantes,impressionnables, modifiables par ce qui nous entoure. Si voussaviez combien je traverse d’états d’esprit qui font de moi desfemmes si différentes, selon le temps, ma santé, ce que j’ai lu, cequ’on m’a dit. Il y a vraiment des jours où j’ai l’âme d’uneexcellente mère de famille, sans enfants, et d’autres où j’aipresque celle d’une cocotte… sans amants.

Il demanda, charmé :

– Croyez-vous que presque toutes les femmes intelligentes soientcapables de cette activité de pensée ?

– Oui, dit-elle. Seulement elles s’endorment, et puis elles ontune existence déterminée qui les entraîne d’un côté ou d’unautre.

Il demanda encore :

– Alors, au fond, c’est la musique que vous préférez àtout ?

– Oui. Mais ce que je vous disais tout à l’heure est sivrai ! Certainement je ne l’aurais pas goûtée comme je lagoûte, adorée comme je l’adore, sans cet ange de Massival. Toutesles œuvres des grands, que j’aimais déjà passionnément, ehbien ! il a mis leur âme dedans en me les faisant jouer. Queldommage qu’il soit marié !

Elle dit ces derniers mots avec un air enjoué, mais de siprofond regret qu’ils primaient tout, ses théories sur les femmeset son admiration pour les arts.

Massival, en effet, était marié. Il avait contracté, avant lesuccès, une de ces unions d’artistes qu’on traîne ensuite jusqu’àsa mort, à travers la gloire.

Il ne parlait jamais de sa femme, d’ailleurs, ne la présentaitpoint dans le monde, où il allait beaucoup, et, bien qu’il eûttrois enfants, on le savait à peine.

Mariolle se mit à rire. Décidément, elle était gentille, cettefemme, imprévue, d’un type rare, et fort jolie. Il regardait, sanspouvoir s’en lasser, avec une insistance dont elle ne semblaitpoint gênée, ce visage grave et gai, un peu mutin, au nez hardi, etd’une carnation si sensuelle, d’un blond chaud et doux, flambé parle plein été d’une maturité si juste, si tendre, si savoureuse,qu’elle semblait arrivée à l’année même, au mois, à la minute deson complet épanouissement. Il se demandait : « Est-elleteinte ? » et il cherchait à distinguer la petite ligne pluspâle ou plus sombre à la racine des cheveux, sans pouvoir ladécouvrir.

Des pas sourds, derrière lui, sur les tapis, le firenttressaillir et tourner la tête. Deux domestiques apportaient latable à thé. La petite lampe à flamme bleue faisait doucementmurmurer l’eau dans un grand appareil argenté, luisant et compliquécomme un instrument de chimiste.

– Vous prendrez une tasse de thé ? demanda-t-elle.

Quand il eut accepté, elle se leva, et alla, d’une démarchedroite, sans balancements, distinguée par sa raideur même, vers latable où la vapeur bouillante chantait dans le ventre de cettemachine, au milieu d’un parterre de gâteaux, de petits fours, defruits confits et de bonbons.

Alors, son profil se dessinant nettement sur la tenture dusalon, Mariolle remarqua la finesse de la taille et la minceur deshanches, sous les épaules larges et la gorge pleine qu’il avaitadmirées tout à l’heure. Comme la robe claire traînait enrouléederrière elle et semblait allonger sur le tapis un corps sans fin,il pensa crûment : « Tiens ! une sirène. Elle n’a que ce quipromet. »

Elle allait maintenant de l’un à l’autre, offrant sesrafraîchissements avec une grâce de gestes exquise.

Mariolle la suivait des yeux, mais Lamarthe, qui se promenait,sa tasse à la main, l’aborda et lui dit :

– Partons-nous ensemble ?

– Mais oui.

– Tout de suite, n’est-ce pas ? Je suis fatigué.

– Tout de suite. Allons.

Ils sortirent.

Dans la rue, le romancier demanda :

– Vous allez chez vous ou au cercle ?

– Je vais passer une heure au cercle.

– Aux Tambourins ?

– Oui.

– Je vous conduis à la porte. Moi, ces endroits-là m’ennuient.Je n’y entre jamais. J’en suis uniquement pour avoir desvoitures.

Ils se prirent le bras et descendirent vers Saint-Augustin.

Ils firent quelques pas ; puis Mariolle demanda :

– Quelle bizarre femme ! Qu’en pensez-vous ?

Lamarthe se mit à rire tout à fait.

– C’est la crise qui commence, dit-il. Vous allez y passer commenous tous : moi je suis guéri, mais j’ai eu cette maladie-là. Moncher ami, la crise consiste pour ses amis à ne parler que d’ellequand ils sont ensemble, quand ils se rencontrent, partout où ilsse trouvent.

– Dans tous les cas, pour moi, c’est la première fois, et c’estbien naturel, puisque je la connais à peine.

– Soit. Parlons d’elle. Eh bien vous allez en devenir amoureux.C’est fatal, tout le monde y passe.

– Elle est donc bien séduisante ?

– Oui et non. Ceux qui aiment les femmes d’autrefois, les femmesà âme, les femmes à cœur, les femmes à sensibilité, les femmes desromans passés, la prennent en grippe, et l’exècrent à tel pointqu’ils finissent par dire sur elle des infamies. Les autres, nous,qui goûtons le charme moderne, nous sommes forcés d’avouer qu’elleest délicieuse, pourvu qu’on ne s’attache pas à elle. Et c’estjustement ce que tout le monde fait. On n’en meurt pas du reste, onn’en souffre même pas trop ; mais on rage qu’elle ne soit pasdifférente. Vous y passerez si elle le veut ; d’ailleurs, ellevous gobe déjà.

Mariolle s’écria, écho de sa secrète pensée :

– Oh ! moi, je suis pour elle le premier venu, et je croisqu’elle tient aux titres de toute nature.

– Oui, elle y tient parbleu ! mais en même temps elle s’enmoque. L’homme le plus célèbre, le plus recherché et même le plusdistingué ne retournera pas dix fois chez elle s’il ne lui plaîtpoint ; et elle s’est attachée d’une façon stupide à cet idiotde Fresnel et à ce poisseux de Maltry. Elle s’acoquine avec descrétins sans excuse, on ne sait pourquoi, peut-être parce qu’ilsl’amusent plus que nous, peut-être parce qu’au fond ils l’aimentdavantage, et que toutes les femmes sont plus sensibles à cela qu’àn’importe quoi.

Et Lamarthe parla d’elle, analysant, discutant, se reprenantpour se contredire, interroger par Mariolle, répondant avec uneardeur sincère, en homme intéressé, entraîné par son sujet, un peudérouté aussi, ayant l’esprit plein d’observations vraies et dedéductions fausses.

Il disait : « Elle n’est pas seule d’ailleurs : elles sontcinquante aujourd’hui, sinon plus, qui lui ressemblent. Tenez, lapetite Frémines qui entrait chez elle tout à l’heure est toutepareille, mais plus hardie d’allure, et mariée avec un étrangemonsieur, ce qui fait de sa maison un des asiles de déments lesplus intéressants de Paris. Je vais beaucoup aussi dans cetteboîte-là. »

Ils avaient suivi, sans y songer, le boulevard Malesherbes, larue Royale, l’avenue des Champs-Élysées, et ils arrivaient à l’Arcde Triomphe, quand Lamarthe brusquement tira sa montre.

– Mon cher, dit-il, voilà une heure dix minutes que nous parlonsd’elle ; ça suffit pour aujourd’hui. Je vous conduirai uneautre fois à votre cercle. Allez vous coucher, et j’en faisautant.

Chapitre 2

 

C’était une grande pièce bien éclairée et tendue, murs etplafonds, d’admirables toiles de Perse rapportées par un diplomateami. Elles étaient à fond jaune, comme si on les eût trempées en dela crème dorée, et les dessins de toutes nuances, où dominait levert persan, représentaient des constructions bizarres, aux toitsretroussés, autour desquelles couraient des lions à perruques, desantilopes à cornes démesurées, et volaient des oiseauxparadisiaques.

Peu de meubles, Trois longues tables couvertes de plaques enmarbre vert portaient tout ce qui sert à la toilette d’une femme.Sur l’une, celle du milieu, les grandes cuvettes en cristal épais.La seconde présentait une armée de flacons, de boîtes et de vasesde toutes tailles, coiffés d’argent au chiffre couronné. Sur latroisième, s’étalaient tous les outils et instruments de lacoquetterie moderne, innombrables, aux usages compliqués,mystérieux et délicats. Dans ce cabinet, rien que deux chaiseslongues et quelques sièges bas, capitonnés et moelleux, faits pourle repos des membres las et du corps dévêtu. Puis, tenant un murentier, une glace immense s’ouvrait comme un horizon clair. Elleétait formée de trois panneaux dont les deux côtés latéraux,articulés sur des charnières, permettaient à la jeune femme de sevoir en même temps de face, de profil et de dos, de s’enfermer dansson image. À droite, dans une niche que voilait ordinairement unedraperie, la baignoire, ou plutôt une vasque profonde, également enmarbre vert, où l’on descendait par deux marches. Un amour debronze, élégante figurine du sculpteur Prédolé, assis sur le bord,y versait l’eau chaude et l’eau froide par des coquilles aveclesquelles il jouait. Au fond de ce réduit, une glace de Venise àpans brisés, faite de miroirs inclinés, montait en voûte arrondie,abritait, enfermait et reflétait, en chacun de ses morceaux, labaignoire et la baigneuse.

Un peu plus loin, le bureau épistolaire, simple et beau meubleanglais moderne, couvert de papiers traînants, lettres pliées,petites enveloppes déchirées, où brillaient des initiales dorées.Car c’était là qu’elle écrivait et qu’elle vivait quand elle étaitseule.

Étendue sur sa chaise longue, dans une robe de chambre enfoulard de chine, les bras nus, de beaux bras souples et fermessortant hardiment des grands plis de l’étoffe, les cheveux relevéset pesant sur la tête de leur masse blonde et tordue, Mme de Burnerêvassait, après le bain.

La femme de chambre frappa, puis entra, apportant unelettre.

Elle la prit, regarda l’écriture, déchira le papier, lut lespremières lignes, puis dit tranquillement à sa domestique : « Jevous sonnerai dans une heure ».

Restée seule, elle sourit avec une joie victorieuse. Lespremiers mots lui avaient suffit pour comprendre que c’était là,enfin, la déclaration d’amour de Mariolle. Il avait résisté bienplus qu’elle n’aurait cru, car depuis trois mois elle le captaitavec un grand déploiement de grâce, des attentions et des frais decharme qu’elle n’avait jamais faits pour personne. Il semblaitméfiant, prévenu, en garde contre elle, contre l’appât toujourstendu de son insatiable coquetterie. Il avait fallu bien descauseries intimes, où elle avait donné toute la séduction physiquede son être, tout l’effort captivant de son esprit, et aussi biendes soirées de musique, où devant le piano vibrant encore, devantles pages de partitions pleines de l’âme chantante des maîtres, ilsavaient tressailli de la même émotion, pour qu’elle aperçût enfindans son œil cet aveu de l’homme vaincu, la supplication mendiantede la tendresse qui défaille. Elle connaissait si bien cela, larouée ! Elle avait fait naître si souvent, avec une adresseféline et une curiosité inépuisable, ce mal secret et torturantdans les yeux de tous les hommes qu’elle avait pu séduire !Cela l’amusait tant de les sentir envahis peu à peu, conquis,dominés par sa puissance invincible de femme, de devenir pour euxl’Unique, l’Idole capricieuse et souveraine ! Cela avaitpoussé en elle tout doucement, comme un instinct caché qui sedéveloppe, l’instinct de la guerre et de la conquête. Pendant sesannées de mariage, un besoin de représailles avait peut-être germédans son cœur, un besoin obscur de rendre aux hommes ce qu’elleavait reçu de l’un d’eux, d’être la plus forte à son tour, deployer les volontés, de fouailler les résistances et de fairesouffrir aussi. Mais surtout elle était née coquette ; et, dèsqu’elle se sentit libre dans l’existence, elle se mit à poursuivreet à dompter les amoureux, comme le chasseur poursuit le gibier,rien que pour les voir tomber. Son cœur cependant n’était pointavide d’émotions comme celui des femmes tendres etsentimentales ; elle ne recherchait point l’amour unique d’unhomme ni le bonheur dans une passion. Il lui fallait seulementautour d’elle l’admiration de tous, des hommages, desagenouillements, un encensement de tendresse. Quiconque devenaitl’habitué de sa maison devait être aussi l’esclave de sa beauté, etaucun intérêt d’esprit ne pouvait l’attacher longtemps à ceux quirésistaient à ses coquetteries, dédaigneux des soucis d’amour oupeut-être engagés ailleurs. Il fallait qu’on l’aimât pour resterson ami ; mais, alors, elle avait des prévenancesinimaginables, des attentions délicieuses, des gentillessesinfinies, pour conserver autour d’elle tous ceux qu’elle avaitcaptivés. Une fois enrégimenté dans son troupeau d’adorateurs, ilsemblait qu’on lui appartînt de par le droit de conquête. Elle lesgouvernait avec une adresse savante, suivant leurs défauts et leursqualités et la nature de leur jalousie. Ceux qui demandaient trop,elle les expulsait au jour voulu, les reprenait ensuite, assagis,en leur posant des conditions sévères ; et elle s’amusaittellement, en gamine perverse, à ce jeu de séduction, qu’elletrouvait aussi charmant d’affoler les vieux messieurs que detourner la tête aux jeunes.

On eût dit même qu’elle réglait son affection sur le degréd’ardeur qu’elle avait inspiré ; et le gros Fresnel, inutileet lourd comparse, demeurait un de ses favoris grâce à la passionfrénétique dont elle le sentait possédé.

Elle n’était pas non plus tout à fait indifférente aux qualitésdes hommes ; et elle avait subi des commencementsd’entraînement connus d’elle seule, arrêtés au moment où ilsauraient pu devenir dangereux.

Chaque débutant apportant la note nouvelle de sa chanson galanteet l’inconnu de sa nature, les artistes surtout, en qui ellepressentait des raffinements, des nuances, des délicatessesd’émotion plus aiguës et plus fines, l’avaient plusieurs foistroublée, avaient éveillé en elle le rêve intermittent des grandesamours et des longues liaisons. Mais, en proie aux craintesprudentes, indécise, tourmentée, ombrageuse, elle s’était gardéetoujours jusqu’au moment où le dernier amoureux avait cessé del’émouvoir. Et puis elle possédait des yeux sceptiques de fillemoderne qui déshabillaient en quelques semaines les plus grandshommes de leur prestige. Dès qu’ils étaient épris d’elle, et qu’ilsabandonnaient, dans le désarroi de leur cœur, leurs poses dereprésentation et leurs habitudes de parade, elle les voyait touspareils, pauvres êtres qu’elle dominait de son pouvoirséducteur.

Enfin, pour s’attacher à un homme, une femme comme elle, siparfaite, il aurait fallu qu’il possédât tant de méritesinestimables !

Pourtant elle s’ennuyait beaucoup. Sans amour pour le monde, oùelle allait par préjugé, dont elle subissait les longues soiréesavec des bâillements retenus dans la gorge et du sommeil dans lespaupières, amusée seulement par les marivaudages, par ses capricesagressifs, par des curiosités changeantes pour certaines choses oucertains êtres, s’attachant juste assez pour ne se point dégoûtertrop vite de ce qu’elle avait apprécié ou admiré, et pas assez pourdécouvrir un plaisir vrai dans une affection ou dans un goût,tourmentée par ses nerfs et non par ses désirs, privée de toutesles préoccupations absorbantes des âmes simples ou ardentes, ellevivait dans un ennui gai, sans la foi commune au bonheur, en quêteseulement de distractions, et déjà courbaturée de lassitude, bienqu’elle s’estimât satisfaite.

Elle s’estimait satisfaite parce qu’elle se jugeait la plusséduisante et la mieux partagée des femmes. Fière de son charme,dont elle expérimentait souvent le pouvoir, amoureuse de sa beautéirrégulière, bizarre et captivante, sûre de la finesse de sapensée, qui lui faisait deviner, pressentir, comprendre millechoses que les autres ne voyaient point, orgueilleuse de sonesprit, que tant d’hommes supérieurs appréciaient, et ignorante desbarrières qui fermaient son intelligence, elle se croyait un êtrepresque unique, une perle rare, éclose en ce monde médiocre, quilui paraissait un peu vide et monotone parce qu’elle valait troppour lui.

Jamais elle ne se serait soupçonnée d’être elle-même la causeinconsciente de cet ennui continu dont elle souffrait, mais elle enaccusait les autres et les rendait responsables de ses mélancolies.S’ils ne savaient pas la distraire assez, l’amuser et même lapassionner, c’est qu’ils manquaient d’agréments et de véritablesqualités. « Tout le monde, disait-elle en riant, est assommant. Iln’y a de tolérable que les gens qui me plaisent, uniquement parcequ’ils me plaisent. »

Et on lui plaisait surtout en la trouvant incomparable. Sachantfort bien qu’on ne réussit pas sans peine, elle mettait tous sessoins à séduire, et ne trouvait rien de plus agréable que savourerl’hommage du regard qui s’attendrit et du cœur, ce muscle violent,qu’on fait battre par un mot.

Elle s’était étonnée beaucoup de la peine qu’elle avait eue àconquérir André Mariolle, car elle avait bien senti, dès le premierjour, qu’elle lui plaisait. Puis, peu à peu, elle avait deviné sanature ombrageuse, secrètement envieuse, très subtile etconcentrée, et elle lui avait montré, pour vaincre son faible, tantd’égards, de préférence et de naturelle sympathie, qu’il avait finipar se rendre.

Depuis un mois surtout, elle le sentait pris, inquiet devantelle, taciturne et enfiévré, mais il résistait à l’aveu. Oh !les aveux ! Au fond, elle ne les aimait pas beaucoup, car,lorsqu’ils étaient trop directs, trop expressifs, elle se voyaitforcée de sévir. Elle avait même dû se fâcher deux fois etinterdire sa porte. Ce qu’elle adorait, c’étaient lesmanifestations délicates, les demi-confidences, les allusionsdiscrètes, l’agenouillement moral ; et elle déployait vraimentun tact et une adresse exceptionnels pour obtenir de sesadmirateurs cette réserve dans l’expression.

Depuis un mois elle attendait et guettait sur les lèvres deMariolle la phrase claire ou voilée, selon la nature de l’homme, oùse soulage le cœur oppressé.

Il n’avait rien dit, mais il écrivait. C’était une longue lettre: quatre pages ! Elle la tenait en ses mains, frémissante decontentement. Elle s’étendit sur sa chaise longue pour être plus àl’aise, et laissa choir sur le tapis les petites mules de sespieds, puis elle lut. Elle fut surprise. Il lui disait, en termessérieux, qu’il ne voulait pas souffrir par elle, et qu’il laconnaissait déjà trop pour consentir à être sa victime. Avec desphrases très polies, chargées de compliments, où transperçaitpartout de l’amour retenu, il ne lui laissait pas ignorer qu’ilsavait sa manière d’agir envers les hommes, qu’il était pris aussi,mais qu’il s’affranchissait de ce début de servitude en s’enallant. Il recommençait tout simplement sa vie vagabonded’autrefois. Il partait.

C’était un adieu, éloquent et résolu.

Certes elle fut surprise en lisant, en relisant, en recommençantencore ces quatre pages de prose tendrement irritée et passionnée.Elle se leva, reprit ses mules, se mit à marcher, les bras nus horsdes manches rejetées en arrière, les mains entrées à moitié auxpetites poches de sa robe de chambre, et tenant dans l’une lalettre froissée.

Elle pensait, étourdie de cette déclaration imprévue : « C’estqu’il écrit fort bien, ce garçon, c’est sincère, ému, touchant. Ilécrit mieux que Lamarthe : ça ne sent pas le roman. »

Elle eut envie de fumer, s’approcha de la table aux parfums, et,dans une boîte en porcelaine de Saxe, prit une cigarette ;puis l’ayant allumée, elle alla vers la glace, où elle voyait venirtrois jeunes femmes, dans les trois panneaux diversement orientés.Quand elle fut tout près, elle s’arrêta, se fit un petit salut, unpetit sourire, un petit coup de tête ami qui disait : « Très jolie,très jolie ». Elle inspecta ses yeux, se montra ses dents, leva sesbras, posa ses mains sur ses hanches et se tourna de profil pour sebien apercevoir tout entière dans les trois miroirs, en inclinantun peu la tête.

Alors elle resta debout, amoureusement, en face d’elle-même,enveloppée par le triple reflet de son être, qu’elle trouvaitcharmant, ravie de se voir, saisie d’un plaisir égoïste et physiquedevant sa beauté, et la savourant avec une satisfaction detendresse presque aussi sensuelle que celle des hommes.

Tous les jours elle se contemplait ainsi ; et sa femme dechambre, qui l’avait souvent surprise, disait avec malice : «Madame se regarde tant qu’elle finira par user toutes les glaces dela maison. »

Mais cet amour d’elle-même, c’était le secret de son charme etde son pouvoir sur les hommes. À force de s’admirer, de chérir lesfinesses de sa figure et les élégances de sa personne, et dechercher, et de trouver tout ce qui pouvait les faire valoirdavantage, de découvrir les nuances imperceptibles qui rendaient sagrâce plus active et ses yeux plus étranges, à force de poursuivretous les artifices qui la paraient pour elle-même, elle avaitdécouvert naturellement tout ce qui pouvait le mieux plaire auxautres.

Plus belle et plus indifférente à sa beauté, elle n’aurait pointpossédé cette séduction précipitant vers l’amour presque tous ceuxqui n’étaient point d’abord rebelles à la nature de sapuissance.

Un peu fatiguée bientôt de rester ainsi debout, elle dit à sonimage qui lui souriait toujours (et son image, dans la tripleglace, remua les lèvres pour répéter) : « Nous allons bien voir,monsieur ». Puis, traversant le cabinet, elle alla s’asseoir à sonbureau.

Voici ce qu’elle écrivit :

Cher Monsieur Mariolle, venez me voir demain, à quatre heures.Je serai seule, et j’espère que je vous rassurerai sur le dangerimaginaire qui vous effraye.

Je me dis votre amie, et je vous prouverai que je le suis.

Michèle de Burne.

Quelle toilette simple elle avait pour recevoir, le lendemain,la visite d’André Mariolle ! Une petite robe grise, d’un grisléger un peu lilas, mélancolique comme un crépuscule et tout unie,avec un col qui serrait le cou, des manches qui serraient les bras,un corsage qui serrait la gorge et la taille, une jupe qui serraitles hanches et les jambes.

Quand il entra, avec un visage un peu grave, elle vint à lui,tendant les deux mains. Il les baisa, puis ils s’assirent ; etelle laissa le silence durer quelques instants, pour s’assurer deson embarras.

Il ne savait que dire, et attendait qu’elle parlât.

Elle s’y décida.

– Eh bien ! arrivons tout de suite à la grosse question.Que se passe-t-il ? Vous m’avez écrit, savez-vous, une lettrefort insolente ?

Il répondit :

– Je le sais bien, et je vous fais toutes mes excuses. Je suis,j’ai toujours été avec tout le monde d’une franchise excessive,brutale. J’aurais pu m’en aller sans les explications déplacées etblessantes que je vous ai adressées. J’ai jugé plus loyal d’agirselon ma nature et de compter sur votre esprit, que je connais.

Elle reprit, avec un ton de pitié contente :

–Voyons ! voyons ! Qu’est-ce que c’est que cettefolie-là ?…

Il l’interrompit :

– J’aime mieux n’en pas parler.

Elle répliqua vivement à son tour, sans le laisser continuer:

– Moi, je vous ai fait venir pour en parler ; et nous enparlerons jusqu’à ce que vous soyez bien convaincu que vous necourez aucun danger.

Elle se mit à rire comme une petite fille, et sa robe depensionnaire donnait à ce rire une jeunesse enfantine.

Il balbutia :

– Je vous ai écrit la vérité, la vérité sincère, la redoutablevérité dont j’ai peur.

Redevenant sérieuse, elle reprit :

– Soit, je le sais ; tous mes amis passent par là. Vousm’avez écrit aussi que je suis une affreuse coquette : je l’avoue,mais personne n’en meurt ; je crois même que personne n’ensouffre. Il y a bien ce que Lamarthe appelle : la crise. Vous yêtes, mais ça passe et on tombe dans… comment dire ça ?… dansl’amour chronique, qui ne fait plus mal et que j’entretiens à petitfeu, chez tous mes amis, afin qu’ils me soient très dévoués, trèsattachés, très fidèles. Hein ? suis-je sincère aussi, moi, etfranche, et crâne ? En avez-vous vu beaucoup, de femmes quioseraient dire à un homme ce que je viens de vous dire ?

Elle avait un air si drôle et si décidé, si simple et siprovocant en même temps, qu’il ne put s’empêcher de sourire à sontour.

– Tous vos amis, dit-il, sont des hommes qui ont été souventbrûlés à ce feu-là, même avant de l’être par vous. Flambés etgrillés déjà, ils supportent facilement le four où vous lestenez ; mais moi, madame, je n’ai jamais passé par là. Et jesens, depuis quelque temps, que ce sera terrible si je me laissealler au sentiment qui grandit dans mon cœur.

Elle devint familière subitement, et se penchant un peu verslui, les mains croisées sur les genoux :

– Écoutez-moi : je suis sérieuse. Cela m’ennuie de perdre un amipour une crainte que je crois chimérique. Vous m’aimerez,soit ; mais les hommes d’à présent n’aiment pas les femmesd’aujourd’hui jusqu’à s’en faire vraiment du mal. Croyez-moi, jeconnais les uns et les autres.

Elle se tut, puis ajouta avec un sourire singulier de femme quidit une vérité en croyant mentir :

– Allez, je n’ai pas ce qu’il faut pour qu’on m’adoreéperdument. Je suis trop moderne. Voyons, je serai une amie, unejolie amie, pour qui vous aurez vraiment de l’affection, mais riende plus, car j’y veillerai.

D’un ton plus sérieux elle ajouta :

– En tous cas, je vous préviens que, moi, je suis incapable dem’éprendre vraiment de n’importe qui, que je vous traiterai commeles autres, comme les bien traités, mais jamais mieux. J’ai horreurdes despotes et des jaloux. D’un mari j’ai dû tout supporter ;mais d’un ami, d’un simple ami, je ne veux accepter aucune de cestyrannies d’affection qui sont les calamités des relationscordiales. Vous voyez que je suis gentille comme tout, que je vousparle en camarade, que je ne vous cache rien. Acceptez-vous defaire l’essai loyal que je vous propose ? Si ça ne va pas, ilsera toujours temps de vous en aller, quelle que soit la gravité devotre cas. Amoureux parti, amoureux guéri.

Il la regardait, déjà vaincu par sa voix, par son geste, partoute la griserie de sa personne, et il murmura, tout résigné ettout vibrant de la sentir si près :

– J’accepte, madame ; et, si j’ai mal, tant pis ! Vousvalez bien qu’on souffre pour vous.

Elle l’arrêta.

– Maintenant, n’en parlons plus, dit-elle, n’en parlons plusjamais.

Et elle entraîna la causerie vers des sujets qui nel’inquiétaient point.

Il sortit au bout d’une heure, torturé, car il l’aimait, etjoyeux, car elle lui avait demandé et il lui avait promis de nepoint s’en aller.

Chapitre 3

 

Il était torturé, car il l’aimait. Différent des amoureuxvulgaires, pour qui la femme élue par leur cœur apparaît dans uneauréole de perfections, il s’était attaché à elle en la regardantavec des yeux clairvoyants de mâle soupçonneux et défiant qui n’ajamais été tout à fait capturé. Son esprit inquiet, pénétrant etparesseux, toujours sur la défensive dans la vie, l’avait préservédes passions. Quelques intrigues, deux courtes liaisons mortes dansl’ennui, et des amours payées rompues par dégoût, rien de plus dansl’histoire de son âme. Il considérait les femmes comme un objetd’utilité pour ceux qui veulent une maison bien tenue et desenfants, comme un objet d’agrément relatif pour ceux qui cherchentdes passe-temps d’amour.

En entrant chez Mme de Burne il avait été prévenu contre ellepar toutes les confidences de ses amis. Ce qu’il en savaitl’intéressait, l’intriguait, lui plaisait, mais lui répugnait unpeu. Il n’aimait pas, en principe, ces joueurs qui ne payentjamais. Après les premières entrevues, il l’avait jugée fortamusante et animée d’un charme spécial et contagieux. La beauténaturelle et savante de cette svelte, fine et blonde personne quisemblait en même temps grasse et fluette, armée de beaux bras faitspour attirer, pour enlacer, pour étreindre, et de jambes devinéeslongues et minces, faites pour fuir, comme celles des gazelles,avec des pieds si petits qu’ils ne devaient pas laisser de traces,lui paraissait être une espèce de symbole des vaines espérances. Deplus, il avait goûté dans ses entretiens avec elle un plaisir qu’ilcroyait introuvable dans une conversation de mondaine. Douée d’unesprit plein de verve familière, imprévue et gouailleuse, et d’unecaressante ironie, elle se laissait aller pourtant à être séduitequelquefois par des influences sentimentales, intellectuelles ouplastiques, comme si, au fond de sa gaieté moqueuse, traînaitencore l’ombre séculaire de la tendresse poétique des aïeules. Etcela la rendait exquise.

Elle le choyait, désireuse de le conquérir comme lesautres ; et il venait chez elle aussi souvent qu’il y pouvaitvenir, attiré par le grandissant besoin de la voir de plus en plus.C’était comme une force émanée d’elle qui le prenait, une force decharme, de regard, de sourire, de parole, irrésistible, bien qu’ilsortît souvent de chez elle irrité de ce qu’elle avait fait ou dece qu’elle avait dit.

Plus il se sentait envahi par cet inexprimable fluide dont unefemme nous pénètre et nous asservit, plus il la devinait, lacomprenait et souffrait de sa nature, qu’il désirait ardemmentdifférente.

Mais ce qu’il réprouvait en elle l’avait assurément séduit etdompté, malgré lui, en dépit de sa raison, plus peut-être que sesvraies qualités.

Sa coquetterie, dont elle jouait ouvertement comme d’unéventail, qu’elle déployait ou repliait à la face de tous, suivantles hommes qui lui plaisaient et lui parlaient ; sa façon dene rien prendre au sérieux, qu’il trouvait drôle dans les premierstemps et menaçante à présent ; son désir constant dedistraction, de renouveau, qu’elle portait insatiable dans son cœurtoujours lassé, tout cela le laissait parfois tellement exaspéré,qu’il prenait, en rentrant chez lui, la résolution de distancer sesvisites jusqu’au jour où il les supprimerait.

Le lendemain, il cherchait un prétexte pour se présenter chezelle. Ce qu’il sentait surtout s’accentuer, à mesure qu’ils’éprenait davantage, c’était l’insécurité de cet amour et lacertitude de la souffrance.

Oh ! il n’était pas aveugle ; il s’enfonçait peu à peudans ce sentiment comme un homme se noie par fatigue, parce que sabarque a sombré et qu’il est trop loin des côtes. Il la connaissaitautant qu’on pouvait la connaître, la prescience de la passionayant surexcité sa clairvoyance, et il ne pouvait plus s’empêcherde penser à elle indéfiniment. Avec une obstination infatigable, ilcherchait toujours à l’analyser, à éclairer ce fond obscur d’âmeféminine, cet incompréhensible mélange d’intelligence gaie et dedésenchantement, de raison et d’enfantillage, d’affectueuseapparence et de mobilité, tous ces contradictoires penchants réuniset coordonnés pour former un être anormal, séducteur etdéroutant.

Mais pourquoi le séduisait-elle ainsi ? Il se le demandaitindéfiniment et le comprenait mal, car, avec sa nature réfléchie,observatrice et fièrement modeste, il eût dû rechercher logiquementdans une femme les antiques et tranquilles qualités de charmetendre et d’attachement constant qui semblent devoir assurer lebonheur d’un homme.

Mais il rencontrait en celle-là quelque chose d’inattendu, unesorte de primeur de la race humaine excitante par sa nouveauté, unede ces créatures qui sont le commencement d’une génération, qui neressemblent pas à ce qu’on a connu et qui répandent autour d’elles,même par leurs imperfections, l’attrait redoutable d’un éveil.

Après les rêveuses passionnées et romanesques de laRestauration, étaient venues les joyeuses de l’époque impériale,convaincues de la réalité du plaisir ; puis voilàqu’apparaissait une transformation nouvelle de cet éternel féminin,un être raffiné, de sensibilité indécise, d’âme inquiète, agitée,irrésolue, qui semblait avoir passé déjà par tous les narcotiquesdont on apaise et dont on affole les nerfs, par le chloroforme quiassomme, par l’éther et par la morphine qui fouaillent le rêve,éteignent les sens et endorment les émotions.

Il goûtait en elle la saveur d’une créature factice, façonnée etentraînée pour charmer. C’était un objet de luxe rare, attrayant,exquis et délicat, sur qui s’arrêtaient les yeux, devant quibattait le cœur et s’agitait le désir, ainsi que vient l’appétitdevant les nourritures fines dont une vitre vous sépare, préparéeset montrées pour exciter la faim.

Quand il fut bien convaincu qu’il descendait la pente d’unabîme, il se mit à réfléchir avec terreur aux dangers de sonentraînement. Qu’adviendrait-il de lui ? Queferait-elle ? Elle ferait assurément ce qu’elle avait dû faireavec tout le monde : elle l’amènerait à cet état où on suit lescaprices d’une femme comme un chien suit les pas d’un maître, etelle le classerait dans sa collection de favoris plus ou moinsillustres. Mais avait-elle, en effet, joué ce jeu avec tous lesautres ? Ne s’en trouvait-il pas un, pas un seul qu’elle eûtaimé, vraiment aimé, un mois, un jour, une heure, dans un de cesélans aussitôt comprimés où se jetait son cœur ?

Il parla d’elle avec eux interminablement, en sortant des dînersoù ils s’étaient chauffés à son contact. Il les sentit tous encoretroublés, mécontents, énervés, en hommes qu’aucune réalité n’asatisfaits.

Non, elle n’avait aimé personne parmi ces paradeurs de lacuriosité publique ; mais lui, qui n’était rien près d’eux,qui ne faisait pas se tourner les têtes et se fixer les yeux quandson nom passait dans une foule ou dans un salon, que serait-il pourelle ? Rien, rien, un comparse, un monsieur, celui qui, pources femmes recherchées, devient le familier vulgaire, utile et sansbouquet comme le vin qu’on boit avec l’eau.

S’il avait été un homme connu, il aurait encore accepté ce rôle,que sa célébrité eût rendu moins humiliant. Ignoré, il n’en voulaitpas et il écrivit pour lui dire adieu.

Quand il reçut la courte réponse, il en fut ému comme d’unbonheur tombé sur lui, et quand elle lui eut fait promettre qu’ilne partirait point, il fut joyeux comme d’une délivrance.

Quelques jours passèrent sans amener rien entre eux ; mais,lorsque fut calmé l’apaisement qui suit les crises, il sentitregrandir et le brûler son désir d’elle. Il avait pris larésolution de ne plus jamais lui parler de rien, mais il n’avaitpoint promis de ne pas écrire ; et, un soir, comme il nepouvait dormir, comme elle le possédait dans la veille agitée del’insomnie d’amour, il s’assit, presque malgré lui, devant sa tableet se mit à exprimer sur du papier blanc ce qu’il sentait. Cen’était point une lettre, c’étaient des notes, des phrases, despensées, des frissons de souffrance qui se changeaient en mots.

Cela l’apaisa ; il lui semblait qu’il se soulageait d’unpeu de son angoisse, et, s’étant couché, il put dormir enfin.

Dès son réveil le lendemain, il relut ces quelques pages, lesjugea bien frémissantes, les mit sous enveloppe, écrivit l’adresse,les garda jusqu’au soir, et les fit porter à la poste fort tard,pour qu’elle les reçût à son lever.

Il pensait bien qu’elle ne s’effaroucherait point de cesfeuilles de papier. Les plus timorées des femmes ont pour la lettrequi parle d’amour avec sincérité des indulgences infinies. Et ceslettres, quand elles sont écrites par des mains qui tremblent, avecdes yeux qu’emplit et qu’affole un visage, ont à leur tour sur lescœurs une invincible puissance.

Vers la fin du jour, il alla chez elle, afin de voir commentelle le recevrait et ce qu’elle pourrait lui dire. Il y trouva M.de Pradon qui fumait des cigarettes en causant avec sa fille. Ilpassait ainsi souvent des heures entières auprès d’elle, car ilsemblait la traiter plutôt en homme qu’en père. Elle avait mis dansleurs rapports et dans leur affection une nuance de l’hommaged’amour qu’elle se rendait à elle-même et qu’elle exigeait detous.

Quand elle vit arriver Mariolle, sa figure eut un éclair deplaisir ; sa main fut tendue avec vivacité ; son souriredisait : « Vous me plaisez beaucoup. »

Mariolle espérait que le père s’en irait bientôt. Mais M. dePradon ne s’en alla point. Bien qu’il connut sa fille et qu’il eûtdepuis longtemps perdu tout soupçon sur elle, tant il la croyaitinsexuelle, il la surveillait toujours avec une attention curieuse,inquiète, un peu maritale. Il voulait apprendre ce que ce nouvelami pouvait bien avoir de chances de succès durable, ce qu’ilétait, ce qu’il valait. Serait-il un simple passant comme tantd’autres, ou bien un membre du cercle ordinaire ?

Donc il s’installa, et Mariolle comprit aussitôt qu’on ne lepourrait point déloger. Il en prit son parti, et se décida même àle séduire, s’il le pouvait, estimant qu’une bienveillance, ou dumoins une neutralité, vaudrait toujours mieux qu’une hostilité. Ilfit des frais, fut gai, amusa, sans aucune pose de soupirant.

Elle songeait, contente : « Il n’est pas bête et joue bien lacomédie. »

Et M. de Pradon pensait : « Voilà un aimable homme, à qui mafille ne paraît pas tourner la tête comme à tous les autreimbéciles. »

Quand Mariolle jugea le moment venu de s’en aller, il les laissatous deux charmés par lui.

Mais il sortait de cette maison avec de la détresse dansl’esprit. Auprès de cette femme, il souffrait déjà del’emprisonnement où elle le tenait, sentant qu’il frapperait envain sur ce cœur, comme un homme enfermé frappe du poing une portede fer.

Possédé, il en était sûr, et ne cherchait plus à se délivrerd’elle ; alors, ne pouvant fuir cette fatalité, il se résolutà être rusé, patient, tenace, dissimulé, à la conquérir parl’adresse, par l’hommage dont elle était avide, par l’adoration quila grisait, par la servitude volontaire à laquelle il se laisseraitréduire.

Sa lettre avait plu. Il écrirait. Il écrivit. Presque chaquenuit, en rentrant, à l’heure où l’esprit, animé par toutes lesagitations du jour, regarde ce qui l’intéresse ou l’émeut dans unesorte de grossissement d’hallucination, il s’asseyait à sa table,sous sa lampe, et s’exaltait en pensant à elle. Le germe poétiqueque laissent mourir en eux, par paresse, tant d’hommes indolentsgrandit dans cet entraînement. À force d’écrire les mêmes choses,la même chose, son amour, sous des formes que renouvelait lerenouveau quotidien de son désir, il enfiévra son ardeur dans cettebesogne de tendresse littéraire. Il cherchait tout le long desjours, et trouvait pour elle des expressions irrésistibles quel’émotion surexcitée fait jaillir du cerveau comme des étincelles.Il soufflait ainsi sur le feu de son propre cœur et l’allumait enincendie, car les lettres d’amour vraiment passionnées sont souventplus dangereuses pour celui qui les écrit que pour celle qui lesreçoit.

À force de s’entretenir lui-même dans cet état d’effervescence,de chauffer son sang avec des mots et de faire habiter son âme avecune pensée unique, il perdit peu à peu la notion de la réalité surcette femme. Cessant de la juger telle qu’il l’avait vue d’abord ilne l’apercevait plus à présent qu’à travers le lyrisme de sesphrases ; et tout ce qu’il lui écrivait chaque nuit devenaitdans son cœur autant de vérités. Ce travail quotidiend’idéalisation la lui montrait à peu près telle qu’il l’auraitrêvée. Ses anciennes résistances tombaient d’ailleurs devantl’indéniable affection que lui témoignait Mme de Burne. Certes, ence moment, bien qu’ils ne se fussent rien dit, elle le préférait àtous, et le lui montrait ouvertement. Il pensait donc avec uneespèce de folie d’espérance qu’elle finirait peut-être parl’aimer.

Elle subissait, en effet, avec une joie compliquée et naïve laséduction de ces lettres. Jamais personne ne l’avait adulée etchérie de cette manière, avec cette réserve silencieuse. Jamaispersonne n’avait eu cette idée charmante de faire apporter sur sonlit, à chaque réveil, dans le petit plateau d’argent que présentaitla femme de chambre, ce déjeuner de sentiment sous une enveloppe depapier. Et ce qu’il y avait de précieux à cela, c’est qu’il n’enparlait jamais, qu’il semblait l’ignorer lui-même, qu’il demeurait,dans son salon, le plus froid de ses amis, qu’il ne faisait pas uneallusion à toute cette pluie de tendresse dont il la couvrait ensecret.

Certes elle avait reçu déjà des lettres d’amour, mais d’un autreton, moins réservées, plus pressantes, plus semblables à dessommations. Pendant trois mois, ses trois mois de crise, Lamarthelui avait consacré une jolie correspondance de romancier fortséduit qui marivaude littérairement. Elle avait en son secrétaire,dans un tiroir spécial, ces très fines et très séduisantes épîtresà une femme, d’un écrivain vraiment ému qui l’avait caressée de saplume jusqu’au jour où il perdit l’espoir du succès.

Les lettres de Mariolle étaient tout autres, d’une concentrationde désir si énergique, d’une sincérité d’expression si juste, d’unesoumission si complète, d’un dévouement qui promettait d’être sidurable, qu’elle les recevait, les ouvrait et les goûtait avec unplaisir qu’aucune écriture ne lui avait encore donné.

Son amitié pour l’homme s’en ressentait, et elle l’invitait àvenir la voir d’autant plus souvent qu’il apportait dans sesrelations cette discrétion absolue, et semblait ignorer, en luiparlant, qu’il n’eût jamais pris une feuille de papier pour luidire son adoration. Elle jugeait d’ailleurs la situation originale,digne d’un livre, et trouvait, dans sa satisfaction profonde àsentir près d’elle cet être qui l’aimait ainsi, une sorte deferment actif de sympathie qui le lui faisait juger d’une façonparticulière.

Jusqu’ici, dans tous les cœurs troublés par elle, elle avaitpressenti, malgré la vanité de sa coquetterie, des préoccupationsétrangères ; elle n’y régnait pas seule ; elle ytrouvait, elle y voyait des soucis puissants qui ne la touchaientpoint. Jalouse de la musique avec Massival, de la littérature avecLamarthe, et toujours de quelque chose, mécontente des demi-succèsqu’elle obtenait, impuissante à tout chasser devant elle dans cesâmes d’hommes ambitieux, d’hommes en renom ou d’artistes pour quila profession est une maîtresse dont rien ni personne ne peut lesdétacher, elle en rencontrait un pour la première fois à qui elleétait tout. Il le lui jurait au moins. Seul, le gros Fresnell’aimait autant, assurément. Mais c’était le gros Fresnel. Elledevinait que jamais personne n’avait été possédé par elle de cettefaçon ; et sa reconnaissance égoïste pour le garçon qui luidonnait ce triomphe prenait des allures de tendresse. Elle avaitbesoin de lui maintenant, besoin de sa présence, besoin de sonregard, besoin de son asservissement, besoin de cette domesticitéd’amour. S’il flattait moins que les autres sa vanité, il flattaitdavantage ces souveraines exigences qui gouvernent l’âme et lachair des coquettes, son orgueil et son instinct de domination, soninstinct féroce de calme femelle.

Comme un pays dont on s’empare, elle accapara sa vie peu à peupar une succession de petits envahissements plus nombreux chaquejour. Elle organisait des fêtes, des parties au théâtre, des dînersau restaurant, pour qu’il en fût ; elle le traînait derrièreelle avec une satisfaction de conquérante, ne pouvait plus sepasser de lui ou plutôt de l’esclavage auquel il était réduit.

Il la suivait, heureux de se sentir ainsi choyé, caressé par sesyeux, par sa voix, par tous ses caprices ; et il ne vivaitplus que dans un transport de désir et d’amour, affolant et brûlantcomme une fièvre chaude.

Partie 2

Chapitre 1

 

Mariolle venait d’arriver chez elle. Il l’attendait, car ellen’était pas rentrée, bien qu’elle lui eût donné rendez-vous par unedépêche bleue, le matin.

Dans ce salon, où il aimait tant se sentir, où tout luiplaisait, il éprouvait cependant chaque fois qu’il s’y trouvaitseul, une oppression du cœur, un peu d’essoufflement, d’énervement,qui l’empêchaient d’y rester assis tant qu’elle n’avait point paru.Il marchait, dans une attente heureuse, avec la crainte que quelqueobstacle imprévu ne l’empêchât de revenir et ne remît au lendemainleur rencontre.

Quand il entendit s’arrêter une voiture devant la porte de larue, il eut un tressaillement d’espoir, et lorsque sonna le timbrede l’appartement, il ne douta plus.

Elle entra, son chapeau sur la tête, ce qu’elle ne faisaitjamais, avec un air pressé et content.

– J’ai une nouvelle pour vous, dit-elle.

– Laquelle donc, madame ?

Elle se mit à rire en le regardant.

– Eh bien ! je vais passer quelque temps à la campagne.

Un chagrin le saisit, subit et fort, que son visage refléta.

– Oh ! Et vous m’annoncez cela avec une figuresatisfaite !

– Oui. Asseyez-vous, je vais vous conter tout. Vous savez ouvous ne savez pas, que M. Valsaci, le frère de ma pauvre mère,l’ingénieur en chef des ponts, a une propriété à Avranches où ilpasse une partie de sa vie avec sa femme et ses enfants, car ilexerce là-bas sa profession. Or nous allons les voir tous les étés.Cette année, je ne voulais pas ; mais il s’est fâché et il afait à papa une scène pénible. À ce propos, je vous confierai quepapa est jaloux de vous, et m’en fait aussi, des scènes, enprétendant que je me compromets. Il faudra que vous veniez moinssouvent. Mais ne vous troublez point, j’arrangerai les choses. Doncpapa m’a réprimandée et m’a fait promettre d’aller passer dixjours, peut-être douze, à Avranches. Nous partons mardi matin.Qu’en dites-vous ?

– Je dis que vous me navrez.

– C’est tout ?

– Que voulez-vous ? je ne peux vous en empêcher !

– Vous ne voyez rien à faire ?

– Mais… mais non… je ne sais pas moi ! Et vous ?

– Moi j’ai une idée, que voici : Avranches est tout près du MontSaint-Michel. Connaissez-vous le Mont Saint-Michel ?

– Non, madame.

– Eh bien ! vous aurez vendredi prochain, l’inspirationd’aller voir cette merveille. Vous vous arrêterez à Avranches, vousvous promènerez, samedi soir, par exemple, au coucher du soleildans le Jardin public, d’où l’on domine la baie. Nous nous yrencontrerons par hasard. Papa fera une tête, mais je m’en moque.J’organiserai une partie pour aller tous ensemble avec la famille,le lendemain, à l’abbaye. Montrez de l’enthousiasme, et soyezcharmant, comme vous savez l’être quand vous voulez. Faites laconquête de ma tante et invitez-nous tous à dîner à l’auberge oùnous descendrons. On y couchera et nous ne nous quitterons ainsique le lendemain. Vous reviendrez par Saint-Malo, et huit joursplus tard je serai de retour à Paris. Est-ce bien imaginé ?Suis-je gentille ?

Il murmura dans un élan de reconnaissance :

– Vous êtes tout ce que j’aime au monde.

– Chut ! fit-elle.

Et pendant quelques instants ils se regardèrent. Elle souriait,lui envoyant dans ce sourire toute sa reconnaissance, leremerciement de son cœur, et sa sympathie aussi, très sincère, trèsvive, devenue tendre. Il la contemplait, lui, avec des yeux qui ladévoraient. Il avait envie de tomber à ses pieds, de s’y rouler, demordre sa robe, de crier quelque chose, et surtout de lui fairevoir ce qu’il ne savait pas dire, ce qui était en lui des talons àla tête, dans son corps comme dans son âme, inexprimablementdouloureux parce qu’il ne le pouvait montrer, son amour, sonterrible et délicieux amour.

Mais elle le comprenait sans qu’il s’exprimât, comme un tireurdevine que sa belle a fait un trou juste à la place de la mouchenoire du carton. Il n’y avait plus rien dans cet homme, rienqu’Elle. Il était à elle plus qu’elle-même. Et elle était contente,et elle le trouvait charmant.

Elle lui dit, avec bonne humeur :

– Alors c’est entendu, nous faisons cette partie.

Il balbutia, la voix coupée par l’émotion :

– Mais oui, madame, c’est entendu.

Puis après un nouveau silence, elle reprit, sans autre excuse:

– Je ne peux vous garder plus longtemps aujourd’hui. Je suisrentrée uniquement pour vous dire cela, puisque je pars aprèsdemain ! Toute ma journée de demain est prise, et j’ai encorequatre ou cinq courses à faire avant le dîner.

Il se leva tout de suite, saisi de peine, lui qui n’avaitd’autre désir que de ne la plus quitter ; et, lui ayant baiséles mains, il s’en alla, le cœur un peu meurtri, mais pleind’espoir.

Ce furent quatre jours bien longs qu’il eut à passer. Il lestraîna dans Paris, sans voir personne, préférant le silence auxvoix et la solitude aux amis.

Il prit donc, le vendredi matin, le train express de huitheures. Il n’avait guère dormi, enfiévré par l’attente de cevoyage. Sa chambre noire, silencieuse, où passaient seulement lesroulements des fiacres attardés, évocateurs des désirs de départ,l’avait, durant toute la nuit, oppressé comme une prison.

Dès qu’une lueur apparut entre les rideaux fermés, la lueurgrise et triste du tout premier matin, il sauta du lit, ouvrit safenêtre et regarda le ciel. La peur du mauvais temps le hantait. Ilfaisait beau. Une brume légère flottait, présage de chaleur. Ils’habilla plus vite qu’il ne fallait, fut prêt deux heures troptôt, le cœur rongé par l’impatience de quitter la maison, d’être enroute enfin ; et son domestique dut aller chercher un fiacre,à peine sa toilette finie, par crainte de n’en point trouver.

Les premiers cahots de la voiture furent pour lui des secoussesde bonheur ; mais quand il pénétra dans la gare Montparnasse,un énervement le saisit en reconnaissant que cinquante minutes leséparaient encore du départ du train.

Un coupé se trouvait libre ; il le loua afin d’être seul etde pouvoir rêver à son aise. Lorsqu’il se sentit en marche,glissant vers elle, emporté dans le roulement doux et rapide del’express, son ardeur, au lieu de se calmer, grandit, et il avaitenvie, une envie bête d’enfant, de pousser à deux mains, de toutesa force, la cloison capitonnée pour accélérer la vitesse.

Pendant longtemps, jusqu’au milieu du jour, il demeura muré dansson attente et perclus d’espérance ; puis peu à peu, Argentanpassé, ses yeux furent attirés vers les portières par toute laverdure normande.

Le convoi traversait un long pays onduleux, coupé de vallons, oùles domaines des paysans, herbages et prairies à pommiers, étaiententourés de grands arbres dont les têtes touffues semblaientluisantes sous les rayons du soleil. On touchait à la fin dejuillet ; c’était la saison vigoureuse où cette terre,nourrice puissante, fait épanouir sa sève et sa vie. Dans tous lesenclos, séparés et reliés par ces hautes murailles de feuilles, lesgros bœufs blonds, les vaches aux flancs tachetés de vagues dessinsbizarres, les taureaux roux au front large, au jabot de chairpoilue, à l’air provocateur et fier, debout auprès des clôtures oucouchés dans les pâturages qui ballonnaient leurs ventres, sesuccédaient indéfiniment à travers la fraîche contrée, dont le solsemblait suer du cidre et de la chair.

Partout de minces rivières glissaient au pied des peupliers,sous des voiles légers de saules ; des ruisseaux brillaientdans l’herbe une seconde, disparaissaient pour reparaître plusloin, baignaient toute la campagne d’une fraîcheur féconde.

Et Mariolle promenait, ravi, et distrayait son amour dans lerapide et continu défilé de ce beau parc à pommiers habité par destroupeaux.

Mais, quand il eut changé de train à la station de Folligny,l’impatience d’arriver l’agita de nouveau, et, pendant lesdernières quarante minutes, il tira vingt fois sa montre de sapoche. À tout moment il se penchait à la portière, et il aperçutenfin, sur une colline assez élevée, la ville où Elle l’attendait.Le train avait eu du retard, et une heure seulement le séparait del’instant où il devait la retrouver, par hasard, à la promenadepublique.

Un omnibus d’hôtel l’ayant recueilli, seul voyageur, se mit àgravir, au pas lent des chevaux, la route escarpée d’Avranches, àqui ses maisons, couronnant la hauteur, donnaient de loin un aspectfortifié. De près, c’était une jolie et vieille cité normande, auxpetites demeures régulières et presque pareilles, tassées les unescontre les autres, avec un air de fierté ancienne et d’aisancemodeste, un air moyen âge et paysan.

Dès que Mariolle eut jeté sa valise dans une chambre, il se fitindiquer la rue par où l’on parvient au Jardin botanique, et ils’en alla à grands pas, bien qu’il fût en avance, mais espérantqu’elle aurait peut-être aussi devancé l’heure.

En arrivant à la grille, il reconnut d’un coup d’œil qu’il étaitvide ou presque vide. Trois vieux hommes seulement s’y promenaient,bourgeois indigènes qui devaient récréer là quotidiennement leursderniers loisirs ; et une famille de jeunes Anglais, filles etgarçons, aux jambes sèches, jouait autour d’une institutrice blondedont le regard distrait semblait rêver.

Mariolle, le cœur battant, marchait devant lui, scrutant leschemins. Il atteignit une grande allée d’ormes d’un vert puissantqui coupait en deux le jardin par le travers, allongeant au milieuune voûte épaisse de feuillage ; puis il passa outre, etsoudain, en approchant d’une terrasse dominant l’horizon, il futdistrait brusquement de celle qui le faisait venir en ce lieu.

Du pied de la côte sur laquelle il était debout partait uneinimaginable plaine de sable qui se mêlait au loin avec la mer etle firmament. Une rivière y promenait son cours, et, sous l’azurflambant de soleil, des mares d’eau la tachetaient de plaqueslumineuses qui semblaient des trous ouverts sur un autre cielintérieur.

Au milieu de ce désert jaune, encore trempé par la marée enfuite, surgissait, à douze ou quinze kilomètres du rivage, unmonumental profil de rocher pointu, fantastique pyramide coifféed’une cathédrale.

Elle n’avait pour voisin, dans ces dunes immenses, qu’un écueilà sec, au dos ronds, accroupi sur les vases mouvantes :Tombelaine.

Plus loin, dans la ligne bleuâtre des flots aperçus, d’autresroches noyées montraient leurs crêtes brunes ; et l’œil,continuant le côté de cette solitude sablonneuse la vaste étendueverte du pays normand, si couvert d’arbres qu’il avait l’air d’unbois illimité. C’était toute la nature s’offrant d’un seul coup, enun seul lieu, dans sa grandeur, dans sa puissance, dans safraîcheur et dans sa grâce ; et le regard allait de cettevision de forêts à cette apparition du mont de granit, solitairehabitant des sables, qui dressait sur la grève démesurée sonétrange figure gothique.

Le plaisir bizarre, dont Mariolle jadis avait souvent tressaillidevant les surprises que les terres inconnues gardent aux yeux desvoyageurs, l’envahit si brusquement qu’il demeura immobile,l’esprit ému et attendri, oubliant son cœur garrotté. Mais, un sonde cloche ayant vibré, il se retourna, ressaisi tout à coup parl’espérance ardente de leur rencontre. Le jardin était toujourspresque vide. Les enfants anglais avaient disparu. Seuls les troisvieillards faisaient encore leur promenade monotone. Il se mit àmarcher comme eux.

Elle allait venir tout à l’heure, dans un instant. Il la verraitau bout des chemins qui aboutissaient à cette merveilleuseterrasse. Il reconnaîtrait sa taille, sa démarche, puis sa figureet son sourire, et il entendrait sa voix. Quel bonheur ! quelbonheur ! Il la sentait proche, quelque part, introuvable,invisible encore, mais pensant à lui, sachant aussi qu’elle allaitle revoir.

Il faillit pousser un cri léger. Une ombrelle bleue, rien qu’undôme d’ombrelle, glissait là-bas au-dessus d’un massif. C’étaitelle sans aucun doute. Un petit garçon apparut, poussant un cerceaudevant lui ; puis deux dames, – il la reconnut, – puis deuxhommes : son père et un autre monsieur. Elle était tout en bleu,comme un ciel de printemps. Ah ! oui ! il lareconnaissait sans distinguer encore ses traits ; mais iln’osait point aller vers elle, sentant qu’il allait balbutier,rougir, qu’il ne saurait expliquer ce hasard sous l’œil soupçonneuxde M. de Pradon.

Il marchait cependant à leur rencontre, sa jumelle sans cesselevée, tout occupé, semblait-il, à contempler l’horizon. Ce futelle qui l’appela, sans même prendre la peine de jouer lasurprise.

– Bonjour, Monsieur Mariolle, dit-elle. C’est superbe, n’est-cepas ?

Interdit par cet accueil, il ne savait sur quel ton répondre etbalbutiait :

– Ah ! vous, madame, quelle chance de vousrencontrer ! J’ai voulu connaître ce délicieux pays.

Elle reprit en souriant :

– Et vous avez choisi le moment où j’y suis. C’est tout à faitaimable de votre part.

Puis elle présenta :

– Un de mes meilleurs amis, M. Mariolle ; ma tante, MmeValsaci, mon oncle qui fait des ponts.

Après les saluts échangés, M. de Pradon et le jeune homme sedonnèrent une froide poignée de main, et on continua lapromenade.

Elle l’avait placé entre elle et sa tante, en lui jetant un trèsrapide regard, un de ces regards qui ont l’air d’une défaillance.Elle reprit :

– Qu’est-ce que vous pensez de ce pays ?

– Moi, dit-il, je crois que je n’ai jamais rien vu de plusbeau.

Alors elle :

– Ah ! si vous y aviez passé quelques jours comme je viensde le faire, vous sentiriez comme il vous pénètre. Il est d’uneimpression inexprimable. Ces allées et venues de la mer sur lessables, ce grand mouvement qui ne cesse jamais, qui baigne tout çadeux fois par jour, et si vite, qu’un cheval au galop ne pourraitpas fuir devant lui, ce spectacle extraordinaire que le ciel nousdonne pour rien, je vous jure que ça me met hors de moi. Je ne mereconnais plus. N’est-ce pas, ma tante ?

Mme Valsaci, une femme déjà vieille, à cheveux gris, distinguéedame de province, épouse estimée d’ingénieur en chef, hautainfonctionnaire impurifiable de la morgue de l’École, avoua quejamais elle n’avait vu sa nièce dans cet état d’enthousiasme. Puiselle ajouta, après réflexion :

– Ça n’est pas étonnant d’ailleurs quand on n’a guère regardé etadmiré, comme elle, que des décors de théâtre.

– Mais je vais à Dieppe et à Trouville presque tous les ans.

La vieille dame se mit à rire.

– À Dieppe et à Trouville on n’y va jamais que pour retrouverdes amis. La mer n’est là que pour baigner des rendez-vous.

Ce fut dit très simplement, peut-être sans malice.

On retournait vers la terrasse, qui attirait irrésistiblementles pieds. Ils y venaient malgré eux, de tous les points du jardin,comme des boules roulent sur une pente. Le soleil baissant semblaitétendre un drap d’or fin, transparent et léger, derrière la hautesilhouette de l’Abbaye, qui s’assombrissait de plus en plus,pareille à une châsse gigantesque sur un voile éclatant. MaisMariolle ne regardait plus que l’adorée figure blonde qui passait àson côté, enveloppée dans un nuage bleu. Jamais il ne l’avait vuesi délicieuse. Elle lui semblait changée sans qu’il sût en quoi,fraîche d’une fraîcheur imprévue répandue sur sa chair, dans sesyeux, sur ses cheveux et entrée aussi dans son âme, d’une fraîcheurvenue de ce pays, de ce ciel, de cette clarté, de cette verdure.Jamais il ne l’avait connue et aimée ainsi.

Il marchait à côté d’elle, sans trouver rien à lui dire ;et le frôlement de sa robe, le coudoiement, parfois, de son bras,la rencontre, si parlante, de leurs regards, l’anéantissaientcomplètement, comme s’ils eussent tué en lui sa personnalitéd’homme. Il se sentait soudain détruit par le contact de cettefemme, absorbé par elle jusqu’à n’être plus rien, rien qu’un désir,rien qu’un appel, rien qu’une adoration. Elle avait supprimé toutson être ancien comme on flambe une lettre.

Elle vit bien, elle comprit cette absolue victoire, et vibrante,et touchée, plus vivante aussi dans cet air de campagne et de merplein de rayons et de sève, elle lui dit, en ne le regardant point:

– Je suis si contente de vous voir !

Tout de suite elle ajouta :

– Combien restez-vous de temps ici ?

Il répondit :

– Deux jours, si aujourd’hui peut compter pour un jour.

Puis, se tournant vers la tante :

– Est-ce que Mme Valsaci consentirait à me faire l’honneur devenir passer la journée de demain au Mont Saint-Michel avec sonmari ?

Mme de Burne répondit pour sa parente :

– Je ne lui permettrai pas de refuser, puisque nous avons lachance de vous rencontrer ici.

La femme de l’ingénieur ajouta :

– Oui, Monsieur, j’y consens bien volontiers, à la condition quevous dînerez chez moi ce soir.

Il salua en acceptant.

Soudain ce fut en lui une joie délirante, une de ces joies quivous saisissent quand on reçoit la nouvelle de ce qu’on a le plusespéré. Qu’avait-il obtenu ? qu’était-il arrivé de nouveaudans sa vie ? Rien ; et pourtant il se sentait soulevépar l’ivresse d’un indéfinissable pressentiment.

Ils se promenèrent longtemps sur cette terrasse, attendant quele soleil disparût, pour voir jusqu’à la fin se dessiner surl’horizon de feu l’ombre noire et dentelée du Mont.

Ils causaient à présent de choses simples, répétant tout cequ’on peut dire devant une étrangère et se regardant parmoments.

Puis on rentra dans la villa, bâtie, à la sortie d’Avranches, aumilieu d’un beau jardin dominant la baie.

Voulant être discret, un peu troublé d’ailleurs par l’attitudefroide et presque hostile de M. de Pradon, Mariolle s’en alla debonne heure. Quand il prit, pour les porter à sa bouche, les doigtsde Mme de Burne, elle lui dit deux fois de suite, avec un accentbizarre : « À demain, à demain. »

Dès qu’il fut parti, M. et Mme Valsaci, qui avaient depuislongtemps des habitudes provinciales, proposèrent de secoucher.

– Allez, dit Mme de Burne, moi je fais un tour dans lejardin.

Son père ajouta :

– Et moi aussi.

Elle sortit, enveloppée d’un châle, et ils se mirent à marchercôte à côte sur le sable blanc des allées que la pleine luneéclairait, comme de petites rivières sinueuses à travers les gazonset les massifs.

Après un silence assez long, M. de Pradon dit presque à voixbasse :

– Ma chère enfant, tu me rendras cette justice que je ne t’aijamais donné de conseils ?

Elle le sentait venir, et, prête à cette attaque :

– Je vous demande pardon, papa, vous m’en avez donné au moinsun.

– Moi ?

– Oui, oui.

– Un conseil relatif à… ton existence ?

– Oui, et même un très mauvais. Aussi je suis bien décidée, sivous m’en donnez d’autres, à ne pas les suivre.

– Quel conseil t’ai-je donné ?

– Celui d’épouser M. de Burne. Ce qui prouve que vous manquez dejugement, de clairvoyance, de la connaissance des hommes en généralet de la connaissance de votre fille en particulier.

Il se tut quelques instants, un peu surpris et embarrassé, puislentement :

– Oui, je me suis trompé ce jour-là. Mais je suis sûr de ne pasme tromper dans l’avis très paternel que je te doisaujourd’hui.

– Dites toujours. J’en prendrai ce qu’il faudra.

– Tu es sur le point de te compromettre.

Elle se mit à rire, d’un rire trop vif, et complétant sapensée.

– Avec M. Mariolle sans doute.

– Avec M. Mariolle.

– Vous oubliez, reprit-elle, que je me suis compromise déjà avecM. Georges de Maltry, avec M. Massival, avec M. Gaston de Lamarthe,avec dix autres, dont vous avez été jaloux, car je ne peux pastrouver un homme gentil et dévoué sans que toute ma troupe se metteen fureur, vous le premier, vous que la nature m’a donné comme pèrenoble et régisseur général.

Il répondit vivement :

– Non, non, tu ne t’es jamais compromise avec personne. Tuapportes, au contraire, dans tes relations avec tes amis beaucoupde tact.

Elle reprit crânement :

– Mon cher papa, je ne suis plus une petite fille, et je vouspromets que je ne me compromettrai pas davantage avec M. Mariollequ’avec les autres ; ne craignez rien. J’avoue cependant quec’est moi qui l’ai prié de venir ici. Je le trouve charmant, aussiintelligent et bien moins égoïste que les anciens.

C’était également votre avis jusqu’au jour où vous avez crudécouvrir que je le préférais un peu. Oh ! vous n’êtes pas simalin que ça ! Je vous connais aussi, et je vous enraconterais long, si je voulais. Donc, M. Mariolle me plaisant, jeme suis dit qu’il serait fort agréable de faire par hasard avec luiune belle excursion, qu’il est stupide de se priver, quand on necourt aucun danger, de tout ce qui peut nous amuser. Et je ne coursaucun danger de me compromettre puisque vous êtes là.

Elle riait franchement, à présent, sachant bien que chaqueparole portait, qu’elle le tenait entravé par ce soupçon jeté dejalousie un peu suspecte flairée en lui depuis longtemps, et elles’amusait de cette découverte avec une coquetterie secrète,inavouable et hardie.

Il se taisait, gêné, mécontent, irrité, sentant aussi qu’elledevinait, au fond de sa paternelle sollicitude, une mystérieuserancune dont il ne voulait pas lui-même connaître l’origine.

Elle ajouta :

– Ne craignez rien. Il est tout naturel de faire en cette saisonune promenade au Mont Saint-Michel avec mon oncle, ma tante, vous,mon père, et un ami. On ne le saura pas d’ailleurs. Et si on lesait personne n’y peut trouver rien à redire. Quand nous serons deretour à Paris, je ferai rentrer cet ami dans les rangs avec lesautres.

– Soit, reprit-il ; mettons que je n’ai pas parlé.

Ils firent encore quelques pas. M. de Pradon demanda :

– Revenons-nous à la maison ? Je suis fatigué, je vais mecoucher.

– Non, moi je me promène encore un peu. La nuit est sibelle.

Il murmura, avec des intentions :

– Ne t’éloigne pas. On ne sait jamais quelles gens on peutrencontrer.

– Oh ! je reste sous les fenêtres.

– Alors adieu, ma chère enfant.

Il la baisa rapidement sur le front, et rentra.

Ella alla s’asseoir plus loin sur un petit banc rustique plantéen terre au pied d’un chêne. La nuit était chaude, pleined’exhalaisons des champs, d’effluves de la mer et de clartébrumeuse, car, sous la lune épanouie en plein ciel, la baie s’étaitvoilée de vapeurs.

Elles rampaient comme de blanches fumées et cachaient la dune,que la marée montante devait à présent couvrir.

Michèle de Burne, les mains croisées sur ses genoux, les yeux auloin, cherchait à voir dans son âme, à travers un brouillardimpénétrable et pâle comme celui des sables.

Combien de fois déjà, dans son cabinet de toilette à Paris,assise ainsi devant sa glace, elle s’était demandé : Qu’est-ce quej’aime ? qu’est-ce que je désire ? qu’est-ce quej’espère ? qu’est-ce que je veux ? qu’est-ce que jesuis ?

À côté du plaisir d’être elle et du besoin profond de plaire,dont elle jouissait vraiment beaucoup, elle ne s’était jamais sentiau cœur autre chose que des curiosités vite éteintes. Elle nes’ignorait point d’ailleurs, ayant trop l’habitude de regarder etd’étudier son visage et toute sa personne pour ne pas observeraussi son âme. Jusqu’alors elle avait pris son parti de ce vagueintérêt pour tout ce qui émeut les autres, impuissant à lapassionner, capable au plus de la distraire.

Et cependant, chaque fois qu’elle avait senti naître en elle lesouci intime de quelqu’un, chaque fois qu’une rivale, lui disputantun homme auquel elle tenait et surexcitant ses instincts de femme,avait fait brûler en ses veines un peu de fièvre d’attachement,elle avait trouvé à ces faux départs de l’amour une émotion bienplus ardente que le seul plaisir du succès. Mais cela ne duraitjamais. Pourquoi ? Elle se fatiguait, elle se dégoûtait, ellevoyait trop clair peut-être. Tout ce qui lui avait plu d’abord dansun homme, tout ce qui l’avait animée, agitée, émue, séduite, luiparaissait bientôt connu, défloré, banal. Tous ils se ressemblaienttrop sans être jamais pareils ; et aucun d’eux encore ne luiavait paru doué de la nature et des qualités qu’il fallait pour latenir longtemps en éveil et lancer son cœur dans un amour.

Pourquoi cela ? Était-ce leur faute à eux, ou bien sa fauteà elle ? Manquaient-ils de ce qu’elle attendait, ou bienmanquait-elle de ce qui fait qu’on aime ? Aime-t-on parcequ’on rencontre une fois un être qu’on croit vraiment créé poursoi, ou bien aime-t-on simplement parce qu’on est né avec lafaculté d’aimer ? Il lui semblait par moments que le cœur detout le monde doit avoir des bras comme le corps, des bras tendreset tendus qui attirent, étreignent et enlacent, et que le sienétait manchot. Il avait seulement des yeux, son cœur.

On voyait souvent des hommes, des hommes supérieurs deveniréperdument amoureux de filles indignes d’eux, sans esprit, sansvaleur, parfois même sans beauté ? Pourquoi ?Comment ? Quel mystère ? Ce n’était donc pas seulement àune rencontre providentielle qu’était due cette crise des êtres,mais à une sorte de germe qu’on porte en soi et qui se développetout à coup. Elle avait écouté des confidences, elle avait surprisdes secrets, elle avait même vu, de ses yeux, la transfigurationsubite venue de cette ivresse éclatant dans une âme, et elle yavait songé beaucoup.

Dans le monde, dans le train-train courant des visites, despotins, de toutes les petites bêtises dont on s’amuse, dont onoccupe les riches désœuvrements, elle avait découvert parfois, avecune surprise envieuse, jalouse et presque incrédule, des êtres, desfemmes, des hommes en qui quelque chose d’extraordinaire sans aucundoute s’était produit. Cela ne se voyait point d’une façonmanifeste, éclatante ; mais, avec son flair inquiet, elle lesentait et le devinait. Sur leur visage, dans leur sourire, dansleurs yeux surtout, quelque chose d’inexprimable, de ravi, dedélicieusement heureux apparaissait, une joie de l’âme répanduedans tout le corps lui-même, illuminant la chair et le regard.

Sans savoir pourquoi, elle leur en voulait. Les amoureuxl’avaient toujours fâchée, et elle qualifiait en elle-même dedédain cette irritation sourde et profonde que lui inspiraient lesgens dont le cœur battait de passion. Elle les reconnaissait,croyait-elle, avec une promptitude et une sûreté de pénétrationexceptionnelle. Souvent, en effet, elle avait flairé et dévoilé desliaisons avant que dans la société on les eût encoresoupçonnées.

Quand elle songeait à cela, à cette folie tendre où pouvait nousjeter l’existence voisine d’un autre être, sa vue, sa parole, sapensée, le je ne sais quoi de l’intime personne dont notre cœurdevient éperdument troublé, elle s’en jugeait incapable. Etcependant, que de fois, lasse de tout et rêvant à d’inexprimablesdésirs, tourmentée par cette harcelante envie de changement etd’inconnu qui n’était peut-être que l’agitation obscure d’uneindéfinie recherche d’affection, elle avait souhaité, avec unehonte secrète née dans son orgueil, de rencontrer un homme qui lajetterait, ne fût-ce que pendant quelque temps, quelques mois, danscette surexcitation ensorcelante de toute la pensée et de tout lecorps ; car la vie, en ces périodes d’émotion, devait prendreun étrange attrait d’extase et d’ivresse.

Non seulement elle avait souhaité cette rencontre, mais ellel’avait même un peu cherchée, rien qu’un peu, avec cette activitéindolente qui ne s’arrêtait longtemps à rien.

En tous ses commencements d’entraînement vers les hommesqualifiés supérieurs qui l’avaient éblouie durant quelquessemaines, c’était toujours en des déceptions irrémédiables que sacourte effervescence de cœur était morte. Elle attendait trop deleur valeur, de leur nature, de leur caractère, de leurdélicatesse, de leurs qualités. Avec chacun d’eux elle en avait ététoujours réduite à constater que les défauts des hommes éminentssont souvent plus saillants que leurs mérites, que le talent est undon spécial, comme une bonne vue et un bon estomac, un don decabinet de travail, un don isolé, sans rapports avec l’ensemble desagréments personnels qui rendent cordiales ou attrayantes lesrelations.

Mais, depuis qu’elle avait rencontré Mariolle, autre chosel’attachait à lui. L’aimait-elle cependant, l’aimait-elled’amour ? Sans prestige, sans notoriété, il l’avait conquisepar son affection, par sa tendresse, par son intelligence, partoutes les véritables et simples attractions de sa personne. Ill’avait conquise, car elle pensait à lui sans cesse ; sanscesse elle désirait sa présence ; aucun être au monde ne luiétait plus agréable, plus sympathique, plus indispensable. Était-cede l’amour cela ?

Elle ne se sentait point à l’âme cette flamme dont tout le mondeparle, mais elle s’y sentait pour la première fois une enviesincère d’être pour cet homme quelque chose de plus qu’une amieséduisante. L’aimait-elle ? Pour aimer, faut-il qu’un êtreapparaisse rempli d’exceptionnelles attirances, différent etau-dessus de tous, dans l’auréole que le cœur allume autour de sespréférés, ou suffit-il qu’il vous plaise beaucoup, qu’il vousplaise à ne pouvoir presque plus se passer de lui ?

En ce cas, elle l’aimait, ou, du moins, elle était bien près del’aimer. Après y avoir réfléchi profondément, avec une attentionaiguë, elle se répondit enfin : « Oui, je l’aime, mais je manqued’élan : c’est la faute de ma nature. »

De l’élan, elle s’en était pourtant senti un peu tout à l’heureen le voyant venir à elle sur cette terrasse du jardin d’Avranches.Pour la première fois, elle avait senti ce quelque chosed’inexprimable qui nous porte, qui nous pousse, qui nous jette versquelqu’un ; elle avait éprouvé un grand plaisir à marcher prèsde lui, à l’avoir près d’elle, brûlé d’amour pour elle, enregardant descendre le soleil derrière l’ombre du Mont Saint-Michelpareille à une vision de légende. L’amour lui-même n’était-il pasune espèce de légende des âmes, à laquelle les uns croient parinstinct, à laquelle les autres, à force d’y songer, finissent parcroire aussi quelquefois ? Allait-elle finir par ycroire ? Elle avait éprouvé une envie molle et bizarred’appuyer sa tête sur l’épaule de cet homme, d’être plus près delui, de chercher ce « tout près » qu’on ne trouve jamais, de luidonner ce qu’on offre en vain et ce qu’on garde toujours : lasecrète intimité de soi.

Oui, elle avait eu de l’élan vers lui, et elle en avait encore,en ce moment, au fond du cœur. Il lui suffirait d’y céder,peut-être, pour que cela devînt de l’entraînement. Elle résistaittrop, elle raisonnait trop, elle combattait trop le charme desgens. Ne serait-il pas doux, en un soir semblable à celui-ci, de sepromener avec lui le long des saules de la rivière, et, pour payertoute sa passion, de lui offrir, de temps en temps, seslèvres ?

Une fenêtre de la villa s’ouvrit. Elle tourna la tête. C’étaitson père, qui cherchait sans doute à la voir.

Elle lui cria :

– Vous ne dormez donc pas ?

Il répondit :

– Si tu ne rentres point, tu vas prendre froid.

Alors elle se leva et revint vers la maison. Puis, quand ellefut dans sa chambre, elle souleva encore ses rideaux pour regarderles vapeurs de la baie de plus en plus blanches sous la lune, etdans son cœur aussi il lui semblait que les brumes venaient des’éclairer sous un lever de tendresse.

Elle dormit bien cependant, et ce fut la femme de chambre qui laréveilla, car on devait partir tôt pour déjeuner au Mont.

Un grand break vint les prendre. En l’entendant rouler sur lesable, devant le perron, elle se pencha à sa fenêtre, et ellerencontra tout de suite les yeux d’André Mariolle, qui lacherchaient. Son cœur se mit à battre un peu. Elle constata,surprise et oppressée, l’impression étrange et nouvelle de cemuscle qui palpite et qui fait courir le sang parce qu’on aperçoitquelqu’un. Comme la veille, avant de s’endormir, elle se répéta : «Je vais donc l’aimer ? »

Puis, quand elle fut en face de lui, elle le devina tellementépris, tellement malade d’amour, qu’elle eut vraiment envied’ouvrir ses bras et de lui donner sa bouche.

Ils échangèrent seulement un regard qui le fit pâlir debonheur.

La voiture se mit en marche. C’était un clair matin d’été, pleinde chants d’oiseaux et de jeunesse épandue. On descendit la côte,on passa la rivière, on traversa des villages par une petite routecaillouteuse qui faisait sauter les voyageurs sur les banquettes dubreak. Après un long silence, Mme de Burne se mit à plaisanter sononcle sur l’état de ce chemin ; cela suffit à rompre laglace ; et la gaieté qui flottait dans l’air sembla pénétrerles esprits.

Tout à coup, au sortir d’un hameau, la baie réapparut, non plusjaune comme la veille au soir, mais luisante d’eau claire quicouvrait tout, les sables, les prés salés, et, au dire du cocher,la route elle-même, un peu plus loin.

Alors, pendant une heure, on alla au pas pour laisser à cetteinondation le temps de retourner vers le large.

Les ceintures d’ormes ou de chênes des fermes au milieudesquelles on passait cachaient aux yeux, à tout moment, le profilgrandissant de l’Abbaye dressée sur son rocher, en pleine mermaintenant. Puis, entre deux coups, elle se remontrait soudain, deplus en plus proche, de plus en plus surprenante. Le soleiléclairait de tons roux l’église dentelée de granit assise sur sonpied de roche.

Michèle de Burne et André Mariolle la contemplaient, puis seregardaient, mêlant l’un et l’autre au trouble naissant ou suraigude leurs cœurs la poésie de cette apparition dans cette matinéerose de juillet.

On causait avec une aisance amicale. Mme Valsaci contait deshistoires tragiques d’enlisements, les drames nocturnes du sablemou qui dévore les hommes. M. Valsaci défendait la digue, attaquéepar les artistes, ou vantait ses avantages au point de vue descommunications ininterrompues avec le mont, et des dunes gagnées,pour les pâturages d’abord, pour la culture plus tard.

Soudain le break s’arrêta. La mer noyait la route. Ce n’étaitpresque rien, une pelure liquide sur la voie pierreuse ; maison pressentait que par places il devait y avoir des fondrières, destrous dont on ne sortirait pas. Il fallut attendre.

« Oh ! cela descend vite ! » affirma M. Valsaci, et dudoigt il montrait le chemin dont la mince surface d’eau fuyait,semblait bue par la terre, ou tirée au loin par une force puissanteet mystérieuse.

Ils descendirent pour regarder de plus près ce départ étrange,rapide et muet de la mer, et, pas à pas, ils le suivaient. Déjàapparaissaient des taches vertes dans les herbages submergés,légèrement soulevés par endroits ; et ces tachesgrandissaient, s’arrondissaient, devenaient des îles. Ces îlesbientôt prirent des aspects de continents séparés par des océansminuscules ; et puis ce fut enfin par toute l’étendue du golfeune course de déroute de la marée retournant au loin. On eût dit unlong voile argenté qu’on retirait de sur la terre, un voile immensetroué, déchiqueté, plein de déchirures, qui s’en allait, laissant ànu de grandes prairies à l’herbe rase, sans découvrir encore lessables blonds qui les suivaient.

On était remonté dans la voiture, et tout le monde se tenaitdebout pour mieux voir. La route séchant devant eux, les chevauxremarchaient, mais toujours au pas ; et, comme les cahotsfaisaient parfois perdre l’équilibre, André Mariolle sentit soudainl’épaule de Mme de Burne appuyée contre la sienne. Il crut d’abordque le hasard d’une secousse avait amené ce contact ; maiselle y resta, et chaque soubresaut des roues martelait la place oùelle s’était posée d’une trépidation qui secouait son corps etaffolait son cœur. Il n’osait plus regarder la jeune femme,paralysé de bonheur par cette familiarité inespérée, et il pensait,dans un désordre d’idées pareil à celui des ivresses : « Est-cepossible ? Serait-ce possible ? Est-ce que nous perdonsla tête tous les deux ? »

La voiture se remettant à trotter, il fallut s’asseoir. AlorsMariolle éprouva le besoin subit, impérieux, mystérieux, d’êtreaimable pour M. de Pradon, et il s’occupa de lui avec desattentions flatteuses. Sensible aux compliments presque autant quesa fille, le père se laissa séduire et reprit bientôt sa figuresouriante.

On avait enfin atteint la digue. Et on courait vers le Montdressé au bout de cette route droite, élevée au milieu des sables.La rivière de Pontorson en baignait le talus de gauche ; àdroite, les pâturages couverts de petit gazon, que le cocherappelait de la Criste marine, avaient fait place aux dunes encoresuantes, imprégnées de mer.

Et le haut monument grandissant sur le ciel bleu, où ilprofilait, très nette à présent en tous ses détails, sa tête àclochetons et à tourelles, sa tête d’abbaye hérissée de gargouillesgrimaçantes, chevelures de monstres, dont la foi épouvantée de nospères a coiffé leurs sanctuaires gothiques.

Il était près d’une heure quand on arriva dans l’hôtel, où ledéjeuner était commandé. La patronne, par prudence, n’était pointprête ; il fallut attendre encore. On se mit donc à table forttard ; on avait grand faim. Le champagne tout de suite égayales âmes.

Tout le monde se sentait content, et deux cœurs se sentaienttout près d’être heureux. Vers le dessert, quand l’animation desvins bus et le plaisir des causeries eurent développé dans lescorps ce bonheur de vivre qui nous anime parfois à la fin des bonsrepas et nous dispose à tout approuver, à tout accepter, Mariolledemanda :

– Voulez-vous que nous restions ici jusqu’à demain ? Ceserait si beau de voir cela au clair de lune et si agréable dedîner encore ensemble ce soir !

Mme de Burne accepta tout de suite ; les deux hommesconsentirent. Seule, Mme Valsaci hésitait, à cause de son petitgarçon resté chez elle, mais son mari la rassura, lui rappela quesouvent elle s’était absentée ainsi. Il écrivit même, séancetenante, une dépêche pour la gouvernante. Il trouvait charmantAndré Mariolle, qui avait approuvé la digue, par flatterie, etl’avait jugée beaucoup moins nuisible à l’effet du Mont qu’on ne ledisait en général.

En quittant la table, ils allèrent visiter le monument. On pritle chemin des remparts. La ville, un tas de maisons du moyen âgeétagées les unes au-dessus des autres sur le bloc énorme de granitqui porte à son sommet l’abbaye, est séparée des sables par unehaute muraille crénelée. Cette muraille monte, en contournant lavieille cité, avec des coudes, des angles, des plates-formes, destours de guet, autant d’étonnements pour l’œil qui découvre, àchaque circuit, une nouvelle étendue de l’immense horizon. On setaisait, soufflant un peu après ce long déjeuner, et surpristoujours de voir et de revoir cet étonnant édifice. Au-dessusd’eux, c’était, dans le ciel, un emmêlement prodigieux de flèches,de fleurs de granit, d’arches jetées d’une tour à l’autre, uneinvraisemblable, énorme et légère dentelle d’architecture, brodée àjour sur l’azur, et d’où jaillissait, d’où semblait s’élancer,comme pour s’envoler, l’armée menaçante et fantastique desgargouilles à face de bêtes. Entre la mer et l’abbaye, sur le flancnord du Mont, une pente sauvage et presque à pic, qu’on appelle laForêt, parce qu’elle est couverte de vieux arbres, commençait à lafin des maisons, étalant une sombre tache verte sur le jauneillimité des sables. Mme de Burne et André Mariolle, qui marchaientles premiers, s’arrêtèrent pour regarder. Elle s’appuyait à sonbras engourdie dans un ravissement qu’elle n’avait jamais senti.Elle montait, légère, prête à monter toujours, avec lui vers cemonument de rêve et vers autre chose encore. Elle aurait voulu quece chemin escarpé ne finît jamais, car elle s’y sentait presquepleinement satisfaite pour la première fois de sa vie.

Elle murmura :

– Dieu ! est-ce beau !

Il répondit, en la regardant :

– Je ne puis penser qu’à vous.

Avec un sourire, elle reprit :

– Je ne suis pourtant pas très poétique, mais je trouve cela sibeau, que je me sens vraiment très émue.

Il balbutia :

– Moi, je vous aime comme un fou.

Il sentit son bras légèrement pressé, et ils se remirent enroute.

Un gardien les attendait à la porte de l’abbaye, et ilsentrèrent par cet escalier superbe, entre deux tours énormes, quiles conduisit à la salle des gardes. Puis ils allèrent de salle ensalle, de cour en cour, de cachot en cachot, écoutant, s’étonnant,enchantés de tout, admirant tout, la crypte des gros piliers, d’unebeauté si robuste, qui soutient sur ses énormes colonnes le chœurentier de l’église supérieure, et toute la Merveille, constructionformidable de trois étages de monuments gothiques élevés les unsau-dessus des autres, le plus extraordinaire chef-d’œuvre del’architecture monastique et militaire du moyen âge.

Puis ils arrivèrent au cloître. Leur surprise fut telle, qu’ilss’arrêtèrent devant ce grand préau carré qu’enferme la plus légère,la plus gracieuse, la plus charmante des colonnades de tous lescloîtres du monde. Sur deux rangs, les minces petits fûts coiffésde chapiteaux délicieux portent, tout le long des quatre galeries,une guirlande ininterrompue d’ornements et de fleurs gothiquesd’une variété infinie, d’une invention toujours nouvelle, fantaisieélégante et simple des vieux artistes naïfs, dont le rêve et lapensée creusaient la pierre avec leur marteau.

Michèle de Burne et André Mariolle en firent le tour, à toutpetits pas, le bras sur le bras, tandis que les autres, un peufatigués admiraient de loin, debout près de la porte d’entrée.

– Dieu que j’aime ceci ! dit-elle, en s’arrêtant.

Il répondit :

– Moi je ne sais plus où je suis, ni où je vis, ni ce que jevois. Je sens que vous êtes près de moi, voilà tout.

Alors elle le regarda bien en face, souriante, et murmura :

– André !

Il comprit qu’elle se donnait. Ils ne parlèrent plus et seremirent à marcher.

On continua la visite du monument, mais à peineregardaient-ils.

L’escalier de dentelle cependant les put distraire une minute,emprisonné dans une arche jetée en plein ciel entre deuxclochetons, pour escalader, semble-t-il les nues ; et ilsfurent encore saisis d’étonnement en arrivant au chemin des Fous,vertigineux sentier de granit qui circule sans parapet presque aufaîte de la dernière tour.

– Peut-on passer ? demanda-t-elle.

– C’est défendu, reprit le guide.

Elle montra vingt francs. L’homme hésita. Toute la famille,étourdie déjà devant l’abîme et l’immensité de l’étendue,s’opposait à cette imprudence.

Elle interrogea Mariolle :

– Vous irez bien là, vous ?

Il se mit à rire :

– J’ai franchi des passages plus difficiles.

Et, sans plus s’occuper des autres, ils partirent.

Il marchait le premier sur l’étroite corniche, tout au bord dugouffre, et elle le suivait, glissant contre le mur, les yeuxbaissés, pour ne pas voir le trou béant sous eux, émue à présent,presque défaillante de peur, cramponnée à la main qu’il tendaitvers elle ; mais elle le sentait fort, sans défaillance, sûrde sa tête et de son pied, et elle pensait, ravie malgré sa frayeur: « Vraiment, c’est un homme. » Ils étaient seuls dans l’espace,aussi haut que planent les oiseaux de mer, dominant le même horizonque les bêtes aux ailes blanches parcourent sans cesse de leur volen l’explorant de leurs petits yeux jaunes.

La sentant trembler, Mariolle demanda :

– Vous avez le vertige ?

Elle répondit à voix basse :

– Un peu, mais avec vous je ne crains rien.

Alors, se rapprochant d’elle, il l’enlaça d’un bras pour lasoutenir, et elle se sentit tellement rassurée par ce rude secoursqu’elle leva la tête pour regarder au loin.

Il la portait presque, et elle se laissait aller, jouissant decette protection robuste qui lui faisait traverser le ciel, et ellelui savait gré, un gré romanesque de femme, de ne pas gâter debaiser cette promenade de goélands.

Lorsqu’ils eurent rejoint ceux qui les attendaient tourmentésd’inquiétude, M. de Pradon, exaspéré, dit à sa fille :

– Dieu, est-ce niais ce que tu viens de faire !

Elle répondit avec conviction :

– Non, puisque ça a réussi. Rien n’est bête de ce qui réussit,papa.

Il haussa les épaules, et on redescendit. On s’arrêta encorechez le portier pour acheter des photographies, et lorsqu’on revintà l’hôtel, il était presque l’heure du dîner. La patronne conseillaune courte promenade sur les sables, vers le large, afin d’admirerle Mont du côté de la pleine mer, d’où il présentait, disait-elle,son plus magnifique aspect.

Bien que fatiguée la troupe entière repartit et contourna lesremparts en s’éloignant un peu dans la dune inquiétante, molle avecdes aspects de solidité, où le pied posé sur le beau tapis jaunetendu sous lui, et qui semblait dur, s’enfonçait soudain jusqu’aumollet en des vases trompeuses et dorées.

De là, l’Abbaye, perdant tout à coup l’aspect de cathédralemarine dont elle étonnait de loin la terre ferme, prenait, pourmenacer l’Océan, un air belliqueux de manoir féodal, avec sa grandemuraille crénelée percée de meurtrières pittoresques et soutenuepar des contreforts géants qui venaient souder leur maçonnerie decyclopes dans le pied de l’étrange montagne. Mais Mme de Burne etAndré Mariolle ne s’occupaient plus guère de tout cela. Ils nesongeaient qu’à eux-mêmes, enlacés dans le filet qu’ils s’étaienttendu l’un à l’autre, enfermés dans cette prison où l’on ne saitplus rien du monde, où l’on ne voit plus rien qu’un être.

Lorsqu’ils se retrouvèrent assis devant leurs assiettes pleines,sous la gaie lumière des lampes, ils semblèrent se réveiller, etils s’aperçurent tout de même qu’ils avaient faim.

On resta longtemps à table, et, lorsque le dîner fut fini, onoublia le clair de lune dans le bien-être de la causerie. Personned’ailleurs n’avait plus envie de sortir, et personne n’en parla. Lagrande lune pouvait moirer de lueurs poétiques le mince petit flotde la marée montante glissant déjà sur les sables avec son bruitd’eau qui court presque imperceptible et terrifiant ; ellepouvait éclairer les remparts serpentant autour du Mont, et, dansle décor unique de la baie illimitée, luisante du frisson desclartés rampantes sur les dunes, illuminer l’ombre romantique detous les clochetons de l’Abbaye, – on n’avait plus envie de rienvoir.

Il n’était même pas dix heures quand Mme Valsaci, accablée desommeil, parla de s’aller coucher. Et cette proposition futacceptée sans la moindre résistance. Après des adieux pleins decordialité, chacun rentra dans sa chambre.

André Mariolle savait bien qu’il ne dormirait point ; ilalluma ses deux bougies sur sa cheminée, ouvrit sa fenêtre etregarda la nuit.

Tout son corps défaillait sous la torture d’une inutileespérance. Il la savait là, tout près, séparée de lui par deuxportes, et il était presque aussi impossible de la rejoindre qued’arrêter ce flot de la mer qui noyait tout le pays. Il avait dansla gorge un besoin de crier, et dans les nerfs un tel suppliced’attente inapaisable et vaine, qu’il se demandait ce qu’il allaitfaire, ne pouvant plus supporter la solitude de cette soirée destérile bonheur.

Tous les bruits peu à peu étaient morts dans l’hôtel et dans larue unique et tortueuse de la ville. Mariolle restait toujoursaccoudé à sa fenêtre, sachant seulement que le temps passait,regardant la nappe d’argent de la marée haute, et retardant sanscesse l’heure du lit, comme s’il eût subi le pressentiment d’on nesait quelle providentielle fortune.

Il lui sembla tout à coup qu’une main touchait sa serrure. Il seretourna d’une secousse. Sa porte lentement s’ouvrait. Une femmeentra, la tête voilée d’une dentelle blanche et tout le corpsenveloppé d’un de ces grands manteaux de chambre qui semblent faitsde soie, de duvet et de neige. Elle referma avec soin la portederrière elle ; puis comme si elle ne l’eût pas vu, debout etfoudroyé de joie dans le cadre clair de sa fenêtre, elle marchadroit à la cheminée et souffla les deux bougies.

Chapitre 2

 

Ils allaient se retrouver, pour se dire adieu, le lendemainmatin, devant la porte de l’hôtel. Descendu le premier, AndréMariolle attendait qu’elle parût, avec un poignant sentimentd’inquiétude et de bonheur. Que ferait-elle ? Queserait-elle ? Qu’adviendrait-il d’elle et de lui ? Enquelle aventure bienheureuse ou terrible venait-il d’entrer ?Elle pouvait faire de lui ce qu’elle voudrait, un halluciné pareilaux fumeurs d’opium ou un martyr, à son gré. Il marchait à côté desdeux voitures, car ils se séparaient, lui achevant son voyage parSaint-Malo pour continuer son mensonge, eux retournant àAvranches.

Quand la retrouverait-il ? Allait-elle abréger sa visite àsa famille ou retarder son retour ? Il avait une peur affreusede son premier regard et de ses premières paroles, car il nel’avait point vue, et ils ne s’étaient presque rien dit pendantleur courte étreinte de la nuit. Elle s’était offerte résolument,mais avec une réserve pudique, sans s’attarder, sans se complaire àses caresses ; puis elle était partie de son pas léger, enmurmurant : « À demain, mon ami ! »

Il restait à André Mariolle de cette rapide, de cette bizarreentrevue, l’imperceptible déception de l’homme qui n’a pu cueillirtoute la moisson d’amour qu’il croyait mûre et, en même temps,l’enivrement du triomphe, donc l’espérance presque assurée deconquérir bientôt ses derniers abandons.

Il entendit sa voix et tressaillit. Elle parlait haut, irritéeassurément contre un désir de son père, et, quand il l’aperçut surles dernières marches de l’escalier, elle avait aux lèvres le petitpli colère révélateur de ses impatiences.

Mariolle fit deux pas ; elle le vit, et se mit à sourire.Dans ses yeux calmés soudain, quelque chose de bienveillant passaqui se répandit sur tout le visage. Puis dans sa main subitement ettendrement tendue il y eut la confirmation, sans contrainte et sansrepentir du cadeau d’elle-même qu’elle avait fait.

– Alors nous allons nous séparer ? lui dit-elle.

– Hélas ! madame, j’en souffre plus que je ne le sauraismontrer.

Elle murmura :

– Ce ne sera pas pour longtemps.

Comme M. de Pradon les rejoignait, elle ajouta tout bas :

– Annoncez que vous allez faire un tour en Bretagne d’unedizaine de jours, mais ne le faites pas.

Mme Valsaci très émue accourait.

– Qu’est-ce que me dit ton père ? que tu veux partiraprès-demain ? Mais tu devais rester au moins jusqu’à l’autrelundi.

Mme de Burne, un peu assombrie, répliqua :

– Papa n’est qu’un maladroit qui ne sait pas se taire. La mer medonne, comme tous les ans, des névralgies très désagréables, etj’ai en effet parlé de m’en aller pour n’avoir pas à me soignerpendant un mois. Mais ce n’est guère le moment de nous occuper decela.

Le cocher de Mariolle le pressait de monter en voiture, afin dene pas manquer le train de Pontorson.

Mme de Burne demanda :

– Et vous, quand rentrez-vous à Paris ?

Il eut l’air d’hésiter.

– Mais je ne sais pas trop, je veux voir Saint-Malo, Brest,Douarnenez, la baie des Trépassés, la pointe du Raz, Audierne,Penmarch, le Morbihan, enfin toute cette pointe célèbre du paysbreton. Cela me prendra bien…

Après un silence plein de calculs fictifs, il exagéra.

– Quinze ou vingt jours.

– C’est beaucoup, reprit-elle en riant… Moi, si j’ai encore malaux nerfs comme cette nuit, j’y retournerai avant deux jours.

Suffoqué par l’émotion, il eut envie de crier : « Merci ! »Il se contenta de baiser, d’un baiser d’amant, la main qu’elle luitendait pour la dernière fois.

Et, après mille compliments, remerciements et affirmations desympathie échangés avec les Valsaci et M. de Pradon un peu rassurépar l’annonce de ce voyage, il monta dans sa voiture, et s’éloigna,la tête tournée vers elle.

Il rentra à Paris sans s’arrêter, et ne vit rien sur sa route.Durant toute la nuit, encoigné dans son wagon, les yeux mi-clos,les bras croisés, l’âme plongée dans un souvenir, il n’eut d’autrepensée que celle de son rêve réalisé. Dès qu’il fut chez lui, dèssa première minute d’arrêt, dans le silence de la bibliothèque oùil se tenait d’ordinaire, où il travaillait, où il écrivait, où ilse sentait presque toujours calme dans le voisinage amical de seslivres, de son piano et de son violon, commença en lui ce supplicecontinu de l’impatience qui agite comme une fièvre les cœursinsatiables. Surpris de ne pouvoir s’attacher à rien, s’occuper àrien, de juger insuffisantes, non seulement à absorber sa pensée,mais même à immobiliser son corps, les habitudes ordinaires dont ildistrayait sa vie intime, la lecture et la musique, il se demandace qu’il allait faire pour apaiser ce trouble nouveau. Un besoin desortir, de marcher, de remuer semblait entré en lui, physique etinexplicable, cette crise d’agitation inoculée au corps par lapensée, et qui est simplement une instinctive et inapaisable enviede chercher et de retrouver quelqu’un.

Il mit son pardessus, prit son chapeau, ouvrit sa porte, et, endescendant l’escalier, il se demandait : « Où vais-je ? »Alors une idée à laquelle il ne s’était point encore arrêté lesaisit. – Il lui fallait, pour abriter leurs rencontres, un logissecret, discret et joli.

Il chercha, il marcha, parcourut des avenues après des rues, desboulevards après les avenues, examina avec inquiétude lesconcierges à sourires complaisants, les loueuses à mines suspectes,les appartements à étoffes douteuses, et il rentra le soir,découragé. Dès neuf heures le lendemain, il se remettait en quête,et il finit par découvrir, à la nuit tombante, dans une ruelled’Auteuil, au fond d’un jardin ayant trois issues, un pavillonsolitaire qu’un tapissier du voisinage promit de garnir en deuxjours. Il choisit les étoffes, voulut des meubles très simples, enbois de pin verni, et des tapis fort épais. Ce jardin était sous lagarde d’un boulanger qui habitait près d’une des portes. Unarrangement fut conclu avec la femme de ce commerçant pour tous lessoins à donner au logis. Un horticulteur du quartier s’engageaaussi à emplir de fleurs les plates-bandes.

Toutes les dispositions à prendre le retinrent jusqu’à huitheures, et, quand il rentra chez lui, harassé de fatigue, il vitavec un battement de cœur, une dépêche sur son bureau. L’ayantouverte :

Je serai chez moi demain soir, disait-elle. Recevrezinstructions.

Miche

Il ne lui avait pas encore écrit, par crainte que sa lettres’égarât, puisqu’elle devait quitter Avranches. Aussitôt qu’il eûtdîné, il s’assit à sa table pour lui exprimer ce qu’il sentait enson âme. Ce fut long et difficile, car toutes les expressions, lesphrases et les idées elles-mêmes lui semblaient faibles, médiocres,ridicules, pour préciser une si délicate et si passionnée action degrâces.

La lettre qu’il reçut d’elle à son réveil lui confirmait leretour pour le soir même, et le priait de ne se montrer à personneavant quelques jours, afin qu’on crût bien à son voyage. Ellel’invitait aussi à se promener le lendemain, vers dix heures dumatin, sur la terrasse du jardin des Tuileries qui domine laSeine

Il y fut une heure trop tôt, et il erra dans le grand jardin,que traversaient seulement des passants matineux, des bureaucratesen retard allant aux ministères de la rive gauche, des employés,des laborieux de toute race. Il savourait un plaisir réfléchi àregarder ces gens au pas hâtif que la nécessité du pain quotidienentraînait à des besognes abrutissantes, et, se comparant à eux, encette heure où il attendait sa maîtresse, une des reines du monde,il se sentait un être tellement fortuné, privilégié, hors de lutte,qu’il eut envie de remercier le ciel bleu, car la Providencen’était pour lui que des alternances d’azur et de pluies dues auHasard, maître sournois des jours et des hommes.

Quelques minutes avant dix heures, il monta sur la terrasse etépia son arrivée.

« Elle sera en retard ! » pensait-il. Il venait à peined’entendre tinter les dix coups à une horloge de monument voisin,quand il crut l’apercevoir de très loin, traversant aussi le jardind’un pas rapide, comme une ouvrière pressée qui se rend à sonmagasin. Il hésitait. »Est-ce bien elle ? » Il reconnaissaitsa démarche, mais s’étonnait de son allure changée, si modeste dansune petite toilette sombre. Elle venait cependant vers l’escalierqui monte à la terrasse, en ligne droite, comme si elle l’eûtpratiqué depuis longtemps.

« Tiens ! se dit-il, elle doit aimer cet endroit et s’ypromener quelquefois. » Il la regarda soulever sa robe pour mettrele pied sur la première marche de pierre, puis gravir les autresavec célérité, et, comme il s’avançait vivement pour la rencontrerplus vite, elle lui dit en l’abordant, avec un sourire affable oùgermait une inquiétude :

– Vous êtes très imprudent. Il ne faut pas vous montrer commeça ! Je vous vois presque depuis la rue de Rivoli. Venez, nousallons nous asseoir sur un banc, là-bas, derrière l’orangerie.C’est là qu’il faudra m’attendre une autre fois.

Il ne peut s’abstenir de demander :

– Vous venez donc souvent ici ?

– Oui, j’aime beaucoup cet endroit ; et, comme je suis unepromeneuse matinale, j’y viens prendre de l’exercice en regardantle paysage, qui est fort joli. Et puis on n’y rencontre jamaispersonne, tandis que le Bois est impossible. Mais ne révélez pas cesecret.

Il rit :

– Je m’en garderai bien !

Lui prenant une main, discrètement, une petite main cachée etpendante dans les plis de son vêtement, il soupira.

– Comme je vous aime ! Je suis malade de vous attendre.Avez-vous reçu ma lettre ?

– Oui, merci, j’en ai été fort touchée.

– Et alors vous n’êtes pas encore fâchée contre moi ?

– Mais non. Pourquoi le serais-je ? Vous êtes tout à faitgentil.

Il cherchait des paroles ardentes, vibrantes de reconnaissanceet d’émotion. N’en trouvant pas, et trop ému pour conserver laliberté du choix des mots, il répéta :

– Comme je vous aime !

Elle lui dit :

– Je vous ai fait venir ici parce qu’il y a aussi de l’eau etdes bateaux. Ça ne ressemble point à là-bas, cependant ça n’est paslaid.

Ils s’étaient assis sur un banc, près de la balustrade de pierrequi règne le long du fleuve, presque seuls, invisibles de partout.Deux jardiniers et trois bonnes d’enfants étaient, à cette heure,les uniques vivants de la longue terrasse.

Des voitures roulaient sur le quai à leurs pieds, sans qu’ilsles vissent. Des pas sonnaient sur le trottoir tout proche, contrele mur qui portait la promenade, et, ne trouvant pas encore cequ’ils allaient se dire, ils regardaient ensemble ce beau paysageparisien qui va de l’île Saint-Louis et des tours de Notre-Dame,aux coteaux de Meudon. Elle répéta :

– C’est très joli tout de même, ceci.

Mais lui fut tout à coup saisi par le souvenir exaltant de leurvoyage dans le ciel, au sommet de la tour de l’Abbaye, et, dévorédu regret de l’émotion enfuie :

– Oh ! madame, lui dit-il. Vous rappelez-vous notre envoléedu chemin des Fous ?

– Oui. Mais j’ai un peu peur, à présent que j’y pense de loin.Dieu ! Comme j’aurais le vertige s’il me fallaitrecommencer ! J’étais tout à fait grisée par le grand air, lesoleil et la mer. Regardez, mon ami, comme c’est superbe aussi ceque nous avons devant nous. J’aime beaucoup Paris, moi.

Il fut surpris, ayant le confus pressentiment que quelque choseapparu en elle, là-bas, n’y était plus. Il murmura :

– Qu’importe le pays pourvu que je sois près de vous !

Sans répondre, elle serra sa main. Alors, plus pénétré debonheur par cette légère pression qu’il ne l’eût été peut-être parune tendre parole, le cœur allégé de la gêne qui l’avait oppresséjusqu’ici, il put enfin parler.

Il lui dit lentement, avec des mots presque solennels, qu’il luiavait donné sa vie pour toujours, afin qu’elle en fît ce qu’il luiplairait.

Reconnaissante, mais fille des doutes modernes, captiveindélivrable des ironies rongeuses, elle sourit en lui répondant:

– Ne vous engagez pas tant que ça !

Il se tourna vers elle tout à fait, et, en la regardant au fonddes yeux, de ce regard pénétrant qui ressemble à un toucher, ilrépéta ce qu’il venait de lui dire, plus longuement, plusardemment, plus poétiquement. Tout ce qu’il lui avait écrit en tantde lettres exaltées, il l’exprima avec une telle ferveur deconviction qu’elle l’écoutait comme dans un nuage d’encens. Elle sesentait caressée, en toutes ses fibres de femme, par cette boucheadoratrice, plus et mieux qu’elle ne l’avait jamais été.

Quand il se tut, elle lui répondit simplement :

– Moi aussi, je vous aime bien.

Ils se tenaient la main ainsi que les adolescents qui s’en vontcôte à côte par les routes de campagne, et ils regardaientmaintenant, d’un œil vague, glisser sur la rivière les mouches àvapeur. Ils étaient seuls dans Paris, dans la rumeur confuse,immense, rapprochée et lointaine qui flottait sur eux, dans cetteville pleine de toute la vie du monde, plus qu’ils n’avaient étéseuls au sommet de la tour aérienne ; et pendant quelquessecondes ils oublièrent vraiment tout à fait qu’il existait sur laterre autre chose qu’eux.

Ce fut elle qui retrouva la première le sentiment de la réalité,et celle de l’heure qui marchait.

– Voulez-vous nous revoir ici demain ? dit-elle.

Il réfléchit quelques secondes, et, troublé par ce qu’il allaitdemander :

– Oui… oui… certainement… Mais… ne nous verrons-nous jamaisailleurs ?… Cet endroit est solitaire… Cependant… tout lemonde peut y venir.

Elle hésitait.

– C’est juste… Il faut pourtant aussi que vous ne vous montriezà personne pendant quinze jours au moins, pour faire croire à votrevoyage. Ce sera très gentil et très mystère de nous rencontrer sansqu’on vous sache à Paris. Mais je ne puis vous recevoir en cemoment. Alors… je ne vois pas…

Il se sentait rougir, et reprit :

– Je ne peux pas non plus vous prier d’entrer chez moi. N’yaurait-il pas d’autres moyens, d’autres endroits ?…

Elle ne fut ni surprise ni choquée, étant une femme de raisonpratique, de logique élevée et sans fausse pudeur.

– Mais oui, dit-elle. Seulement il faut le temps d’y songer.

– J’y ai songé.

– Déjà ?

– Oui, madame.

– Eh bien ?

– Connaissez-vous la rue des Vieux-Champs, à Auteuil ?

– Non.

– Elle donne dans la rue Tournemine et dans la rueJean-de-Saulge.

– Après !

– Dans cette rue, ou plutôt dans cette ruelle, existe unjardin ; dans ce jardin, un pavillon ayant sortie égalementpar les deux autres voies que je viens de citer.

– Après !

– Ce pavillon vous attend.

Elle se mit à réfléchir, puis, toujours sans embarras, elle posadeux ou trois questions de prudence féminine. Il donna desexplications, satisfaisantes paraît-il, car elle murmura, en selevant :

– Eh bien ! j’irai demain.

– Quelle heure ?

– Trois heures.

– Je vous attendrai derrière la porte, au numéro 7. N’oubliezpas. Frappez seulement en passant.

– Oui, adieu mon ami, à demain.

– À demain. Adieu. Merci. Je vous adore.

Ils étaient debout.

– Ne m’accompagnez pas, dit-elle ; restez ici pendant dixminutes, puis allez vous-en par le quai.

– Adieu.

– Adieu.

Elle partit très vite, avec un air si discret, si modeste, sipressé, qu’elle ressemblait vraiment tout à fait à une de ces fineset laborieuses filles de Paris, qui trottent au matin par les rues,en allant à des besognes honnêtes.

Il se fit conduire à Auteuil, tourmenté par la crainte que lelogis ne fût pas prêt le lendemain.

Mais il le trouva plein d’ouvriers. Les murs étaient couvertsd’étoffes, les tapis posés sur les parquets. On frappait, onclouait, on lavait partout. Dans le jardin, assez vaste et coquet,débris d’un ancien parc, contenant quelques grands et vieux arbres,des bosquets épais simulant un bois, deux salles vertes, deuxgazons et des chemins tournant à travers les massifs,l’horticulteur du voisinage avait déjà planté des rosiers, desœillets, des géraniums, du réséda, vingt autres sortes de cesplantes dont on hâte ou dont on retarde l’épanouissement avec dessoins attentifs, afin de pouvoir faire en un seul jour un parterrefleuri d’un champ inculte.

Mariolle fut joyeux comme s’il venait de remporter un nouveausuccès auprès d’elle, et, ayant obtenu le serment du tapissier quetous les meubles seraient en place le lendemain avant midi, il s’enalla, par divers magasins, acheter des bibelots pour fleurir aussile dedans de cette demeure. Il choisit pour les murs ces admirablesphotographies qu’on fait aujourd’hui des tableaux célèbres, pourles cheminées et les tables de faïences de Deck et quelques-uns deces objets familiers que les femmes toujours aiment à trouver sousleur main.

Il dépensa dans sa journée deux mois de son revenu, et il le fitavec un plaisir profond en songeant que depuis dix ans il avaitsans cesse économisé, non par amour de l’épargne, mais par absencede besoins, ce qui lui permettait maintenant de se conduire engrand seigneur.

Dès le matin, le jour suivant, il revint à ce pavillon, présidaà l’arrivée des meubles, à leur placement, suspendit lui-même lescadres, monta sur des échelles, brûla des parfums, en vaporisa surles étoffes, en répandit sur le tapis. Dans sa fièvre, dans leravissement excité de tout son être, il avait l’impression de fairela chose la plus amusante, la plus délicieuse qu’il eût jamaisfaite. À chaque minute, il regardait l’heure, calculait combien detemps le séparait encore du moment où elle entrerait, et ilpressait les ouvriers, s’agitait pour trouver mieux, pour arrangeret disposer les objets dans leur ordre le plus heureux.

Par prudence, avant deux heures il congédia tout le monde, etalors, pendant la marche lente des aiguilles parcourant le derniertour du cadran, dans le silence de cette maison où il attendait leplus grand bonheur qu’il eût espéré, il savoura seul avec son rêve,en allant et venant de la chambre au salon, parlant haut,imaginant, déraisonnant, la plus folle jouissance d’amour qu’ildevait jamais goûter.

Puis il sortit au jardin. Les rayons de soleil tombaient surl’herbe à travers les feuilles, éclairaient surtout d’une façoncharmante une corbeille de roses. Le ciel se prêtait donc aussi àparer ce rendez-vous. Puis il s’embusqua contre la porte, qu’ilentr’ouvrait par instants, par crainte qu’elle ne se trompât.

Trois heures sonnèrent, répétées aussitôt par dix horloges decouvents ou d’usines. Il attendait maintenant, sa montre à la main,et il tressaillit d’étonnement quand deux petits coups furentfrappés contre le bois où il tenait collés son oreille, car iln’avait entendu aucun bruit de pas dans la ruelle.

Il ouvrit : c’était elle. Elle regardait, surprise. Elleinspecta d’abord, d’un coup d’œil inquiet, les maisons les plusvoisines, et elle se rassura, car elle ne connaissait certainementpersonne parmi les bourgeois modestes qui devaient habiterlà ; ensuite elle examina le jardin avec une curiositésatisfaite ; enfin elle posa le dos de ses deux mains, qu’ellevenait de déganter, sur la bouche de son amant, puis elle prit sonbras.

Elle répétait à chaque pas :

– Dieu ! que c’est joli ! que c’est inattendu !que c’est séduisant !

Apercevant la plate-bande de roses que le soleil, dans unetrouée de branches, illuminait, elle s’écria :

– Mais c’est de la féerie, mon cher ami !

Elle en cueillit une, la baisa et la mit à son corsage. Alorsils entrèrent dans le pavillon ; et elle paraissait sicontente qu’il avait envie de se mettre à genoux devant elle, bienqu’au fond du cœur il eût senti qu’elle aurait dû peut-êtres’occuper plus de lui et moins du lieu. Elle regardait autourd’elle, agitée d’un plaisir de petite fille qui trouve et manie unjouet nouveau, et, sans trouble dans ce joli tombeau de sa vertu defemme, elle en appréciait l’élégance avec une satisfaction deconnaisseur dont on a flatté les goûts. Elle avait craint, envenant, le logis banal, aux étoffes ternies, souillé par d’autresrendez-vous. Tout cela, au contraire, était neuf, imprévu, coquet,fait pour elle, et avait dû coûter fort cher. Il était vraimentparfait, cet homme.

Se tournant vers lui, elle souleva ses deux bras, par unravissant geste d’appel, et ils s’étreignirent dans un de cesbaisers aux yeux clos qui donnent l’étrange et double sensation dubonheur et du néant.

Ils eurent, dans l’impénétrable silence de cette retraite, troisheures de face à face, de corps à corps, de bouche à bouche, quimêlèrent enfin pour André Mariolle l’ivresse des sens à l’ivressede l’âme.

Avant de se quitter, ils firent un tour dans le jardin ets’assirent en une des salles vertes où on ne pouvait les apercevoirde nulle part. André, plein d’exubérance, lui parlait comme à uneidole qui venait de descendre pour lui de son piédestal sacré, etelle l’écoutait, alanguie par une de ces fatigues dont il avait vusouvent se refléter l’ennui dans ses yeux, après les visites troplongues de gens qui l’avaient lassée. Elle demeurait affectueusepourtant, la figure éclairée d’un sourire tendre, un peu contraint,et tenant sa main, elle la serrait d’une étreinte continue, plusirréfléchie peut-être que volontaire.

Elle ne devait point l’entendre, car elle l’interrompit aumilieu d’une phrase pour lui dire :

– Il faut absolument que je m’en aille. Je dois être à sixheures chez la marquise de Bratiane, et je vais y arriver fort enretard.

Il la conduisit tout doucement à la porte qu’il lui avaitouverte à son entrée. Ils s’embrassèrent, et, après un coup d’œilfurtif dans la rue, elle partit en rasant le mur.

Dès qu’il fut seul, qu’il sentit ce vide subit laissé en nous,après les étreintes, par la femme disparue, et la bizarre petitedéchirure faite au cœur par la fuite des pas qui s’éloignent, illui sembla qu’il était abandonné et solitaire, comme s’il n’avaitrien pris d’elle ; et il se mit à marcher par les cheminssablés, en songeant à cette contradiction éternelle de l’espéranceet de la réalité.

Il resta là jusqu’à la nuit, se rassérénant peu à peu, et sedonnant à elle, de loin, plus assurément qu’elle ne s’était livréeà lui entre ses bras ; puis il rentra en son appartement, dînasans remarquer ce qu’il mangeait, et se mit à lui écrire.

La journée du lendemain lui parut longue, la soiréeinterminable. Il lui écrivit encore. Comment ne lui avait-elle rienrépondu, rien fait dire ? Il reçut un court télégramme, lematin du second jour, lui fixant pour le jour suivant un nouveaurendez-vous à la même heure. Ce petit papier bleu le délivrasoudain de ce mal d’attendre dont il commençait à souffrir.

Elle vint, comme la première fois, exacte, affectueuse etsouriante ; et leur rencontre dans la petite maison d’Auteuilfut toute pareille à la première. André Mariolle, surpris d’abordet vaguement ému de ne pas sentir éclore entre eux l’extasiantepassion dont il avait pressenti l’approche, mais plus sensuellementépris, oubliait doucement le songe de la possession attendue dansle bonheur un peu différent de la possession obtenue. Ils’attachait à elle par la caresse, lien redoutable, le plus fort detous, le seul dont on ne se délivre jamais quand il a bien enlacéet quand il serre jusqu’au sang la chair d’un homme.

Vingt jours passèrent, si doux, si légers ! Il lui semblaitque cela ne devait pas finir, qu’il resterait toujours ainsi,disparu pour tous et vivant pour elle seule, et, dans sa penséeentraînable d’artiste infécond, toujours rongé d’attentes, naissaitun impossible espoir de vie discrète, heureuse et cachée.

Elle venait de trois jours en trois jours, sans résistances,attirée, semblait-il autant par l’amusement de ce rendez-vous, parle charme de la petite maison devenue une serre de fleurs rares, etpar la nouveauté de cette vie d’amour, à peine dangereuse, puisquepersonne n’avait le droit de la suivre, mais pleine de mystèrecependant, que séduite par la tendresse prosternée et grandissantede son amant.

Puis un jour, elle lui dit :

– Maintenant, mon cher ami, il faut reparaître. Vous viendrezpasser l’après-midi chez moi demain. J’ai annoncé que vous étiezrevenu.

Il fut navré :

– Oh ! pourquoi sitôt ? dit-il.

– Parce que, si on apprenait, par hasard, que vous êtes à Paris,votre présence ici serait trop inexplicable pour ne pas fairenaître des suppositions.

Il reconnut qu’elle avait raison et promit de venir chez elle lelendemain. Il lui demanda ensuite :

– Vous recevez donc demain ?

– Oui, dit-elle. Il y a même chez moi une petitesolennité ?

Cette nouvelle lui fut désagréable.

– Quel genre de solennité ?

Elle riait, enchantée.

– J’ai obtenu de Massival, au prix des plus grandesflagorneries, qu’il jouât chez moi sa Didon, que personne encore neconnaît. C’est le poème de l’amour antique. Mme de Bratiane, qui seconsidérait comme l’unique propriétaire de Massival, estexaspérée.

Elle sera là d’ailleurs, car elle chante. Suis-jeforte ?

– Vous aurez beaucoup de monde ?

– Oh ! non, quelques intimes seulement. Vous les connaissezpresque tous.

– Ne puis-je me dispenser de cette fête ? Je suis siheureux dans ma solitude.

– Oh ! non, mon ami. Comprenez donc que je tiens à vousavant tout.

Il eut un battement de cœur.

– Merci, dit-il, je viendrai.

Chapitre 3

 

Bonjour, cher monsieur.

Mariolle remarqua que ce n’était plus le « cher ami » d’Auteuil,et la poignée de main fut courte, une pression hâtive de femmeoccupée, agitée, en pleines fonctions mondaines. Il entra dans lesalon pendant que Mme de Burne s’avançait vers la toute belle MmeLe Prieur que ses décolletages hardis et ses prétentions aux formessculpturales avaient fait surnommer un peu ironiquement « la Déesse». Elle était femme d’un membre de l’Institut, section desInscriptions et Belles-Lettres.

– Ah, Mariolle, s’écria Lamarthe, d’où sortez-vous donc, moncher ? On vous croyait mort.

– Je viens de faire un voyage dans le Finistère.

Il racontait ses impressions, quand le romancierl’interrompit.

– Est-ce que vous connaissez la baronne de Frémines ?

– Non, de vue seulement, mais on m’a beaucoup parlé d’elle. Onla dit fort curieuse.

– L’archiduchesse des détraquées, mais avec une saveur, unbouquet de modernité exquis. Venez que je vous présente.

Le prenant par le bras, il l’entraîna vers une jeune femme qu’oncomparait toujours à une poupée, une pâle et ravissante petitepoupée blonde, inventée et créée par le diable lui-même pour ladamnation des grands enfants à barbe ! Elle avait des yeuxlongs, minces, fendus, un peu retroussés, semblait-il, vers lestempes, comme ceux de la race chinoise ; leur regard d’émailbleu glissait entre les paupières qui s’ouvraient rarement tout àfait, de lentes paupières, faites pour voiler, pour retomber sanscesse sur le mystère de cette créature.

Les cheveux, très clairs, luisaient de reflets argentés de soie,et la bouche fine, aux lèvres étroites, semblait dessinée par unminiaturiste, puis creusée par la main légère d’un ciseleur. Lavoix qui sortait de là avait des vibrations de cristal, et lesidées imprévues, mordantes, d’un tour particulier, méchant etdrôle, d’un charme destructeur, la séduction corruptrice et froide,la complication tranquille de cette gamine névrosée, troublaientson entourage de passions et d’agitations violentes. Elle étaitconnue de tout Paris comme la plus extravagante des mondaines duvrai monde, la plus spirituelle aussi ; mais personne nesavait au juste ce qu’elle était, ce qu’elle faisait. Elle dominaiten général les hommes avec une puissance irrésistible. Son mariégalement demeurait une énigme. Affable et grand seigneur, ilsemblait ne rien voir. Était-il aveugle, indifférent oucomplaisant ? Peut-être n’avait-il vraiment autre chose à voirque des excentricités qui, sans doute, l’amusaient lui-même. Toutesles opinions d’ailleurs se donnaient cours sur lui. Des bruits trèsméchants couraient. On allait jusqu’à insinuer qu’il profitait desvices secrets de sa femme.

Entre Mme de Burne et elle, il y avait des attirances de natureet des jalousies féroces, des périodes d’intimité suivies par descrises d’inimitié furieuse. Elles se plaisaient, se redoutaient etse recherchaient, comme deux duellistes de profession quis’apprécient et désirent se tuer.

La baronne de Frémines, en ce moment, triomphait. Elle venait deremporter une victoire, une grande victoire : elle avait conquisLamarthe ; elle l’avait pris à sa rivale, détaché et cueillipour le domestiquer ostensiblement parmi ses suivants attitrés. Leromancier semblait épris, intrigué, charmé et stupéfait de tout cequ’il avait découvert dans cette créature invraisemblable, et il nepouvait s’empêcher de parler d’elle à tout le monde, ce dont onjasait déjà.

Au moment où il présentait Mariolle, le regard de Mme de Burnetomba sur lui de l’autre bout du salon, et il sourit, en murmurantà l’oreille de son ami :

– Regardez donc la Souveraine d’ici qui n’est pas contente.

André leva les yeux ; mais Mme de Burne se retournait versMassival, apparu sous la portière soulevée.

Il fut suivi presque immédiatement par la marquise deBratiane ; ce qui fit dire à Lamarthe :

– Tiens ! nous n’aurons qu’une seconde audition de Didon,la première a dû avoir lieu dans le coupé de la marquise.

Mme de Frémines ajouta :

– La collection de notre amie de Burne perd vraiment ses plusbeaux joyaux.

Une colère, une sorte de haine contre cette femme, s’éveillabrusquement au cœur de Mariolle, et une irritation subite contretout ce monde, contre la vie de ces gens, leurs idées, leurs goûts,leurs penchants futiles, leurs amusements de pantins. Alors,profitant de ce que Lamarthe s’était penché pour parler bas à lajeune femme, il tourna le dos et s’éloigna.

La belle Mme Le Prieur se trouvait seule, à quelques pas devantlui. Il alla la saluer. D’après Lamarthe, celle-là représentaitl’ancien jeu dans ce milieu d’avant-garde. Jeune, grande, jolie,avec des traits fort réguliers, avec des cheveux châtains oùcouraient des nuances de feu, affable, captivante par son charmetranquille et bienveillant, par une coquetterie calme et savanteaussi, par un grand désir de plaire dissimulé sous des dehors desincère et simple affection, elle avait des partisans déterminés,qu’elle se gardait bien d’exposer à des rivalités dangereuses. Samaison passait pour un cercle d’étroite intimité, où tous leshabitués d’ailleurs vantaient avec ensemble les mérites dumari.

Elle et Mariolle se mirent à causer. Elle appréciait beaucoupcet homme intelligent et réservé, dont on parlait peu et qui valaitpeut-être mieux que les autres.

Les derniers invités entraient. Le gros Fresnel, essoufflé,essuyant encore d’un dernier effleurement de mouchoir son fronttoujours tiède et luisant, le philosophe mondain Georges de Maltry,puis, ensemble le baron de Gravil et le comte de Marantin. M. dePradon faisait avec sa fille les honneurs de cette matinée. Il futplein d’attentions pour Mariolle. Mais Mariolle, le cœur serré, laregardait aller, venir, s’occuper de tout ce monde plus que de lui.Deux fois, il est vrai, elle lui avait jeté de loin des regardsrapides qui semblaient dire : « Je pense à vous », mais si courtsqu’il s’était peut-être mépris sur leur sens. Et puis il ne pouvaitplus ne pas voir que l’assiduité agressive de Lamarthe pour Mme deFrémines irritait Mme de Burne. « Ce n’est là, pensait-il, que dudépit de coquette, de la jalousie de salonnière à qui on a volé unbibelot rare. » Il en souffrait déjà pourtant ; il souffraitsurtout de constater qu’elle les regardait sans cesse d’une façonfurtive et dissimulée, et qu’elle ne s’inquiétait nullement de levoir, lui, assis près de Mme Le Prieur. C’est qu’elle le tenait,elle en était sûre, tandis que l’autre lui échappait. Alorsqu’était donc pour elle déjà cet amour, leur amour né d’hier, etqui ne laissait survivre en lui aucune autre idée ?

M. de Pradon demandait le silence, et Massival ouvrait le piano,dont Mme de Bratiane s’approchait en ôtant ses gants, car elleallait chanter les transports de Didon, quand la porte s’ouvritencore une fois, et un jeune homme parut qui fixa tous les yeux. Ilétait grand, svelte, avec des favoris frisés, des cheveux blonds,courts et bouchés, un air absolument aristocrate. Mme Le Prieurelle-même semblait émue.

– Qui est-ce ? lui demanda Mariolle.

– Comment ! vous ne le connaissez pas ?

– Mais non.

– Le comte Rodolphe de Bernhaus.

– Ah ! celui qui s’est battu avec Sigismond Fabre.

– Oui.

L’histoire avait fait grand bruit. Le comte de Bernhaus,conseiller de l’ambassade d’Autriche, diplomate du plus grandavenir, un Bismarck élégant, disait-on, ayant entendu, dans uneréception officielle, un mot mal sonnant sur sa souveraine, sebattit le surlendemain avec celui qui l’avait prononcé, escrimeurcélèbre, et le tua. Après ce duel par qui l’opinion publique avaitété ravagée, le comte de Bernhaus acquit du jour au lendemain unecélébrité à la Sarah Bernhardt, avec cette différence que son nomapparaissait dans une auréole de poésie chevaleresque. Il était, enoutre, charmant, agréable causeur, excellemment distingué. Lamarthedisait de lui : « C’est le dompteur de nos belles féroces. »

Il s’assit auprès de Mme de Burne avec un air très galant, etMassival prit place devant le clavier, où ses doigts coururentquelques instants.

Presque tous les auditeurs changèrent de sièges, serapprochèrent, de façon à bien entendre et à bien voir en mêmetemps la chanteuse. Lamarthe se retrouva près de Mariolle épaulecontre épaule.

Il y eut un grand silence plein d’attente, d’attention et derespect ; puis le musicien commença par une lente, une trèslente succession de notes qui avaient l’air d’un récit musical. Ily avait des pauses, des reprises légères, des séries de petitesphrases, tantôt languissantes, tantôt nerveuses, inquiètessemblait-il, mais d’une originalité imprévue. Mariolle rêvait. Ilvoyait une femme, la reine de Carthage, dans la force de sajeunesse mûre et de sa beauté pleinement éclose, marchant à petitspas sur une côte baignée par la mer. Il devinait qu’elle souffrait,qu’elle avait dans l’âme un grand malheur, et il examinait Mme deBratiane.

Immobile, pâle sous ses pesants cheveux noirs, qui semblaientavoir été trempés dans de la nuit, l’Italienne, le regard fixedevant elle, attendait. Il y avait dans son visage énergique, unpeu dur, que ses yeux et ses sourcils marquaient comme des taches,dans tout son être brun, puissant et passionné, quelque chose desaisissant, une de ces menaces d’orages qu’on devine dans les cielssombres.

Massival continuait, en balançant un peu sa tête aux longscheveux, l’histoire poignante qu’il contait sur les sonores touchesd’ivoire.

Soudain un frisson parcourut la chanteuse ; elleentr’ouvrit la bouche, et il en sortit une plainte d’angoisseinterminable et déchirante. Ce n’était point une de ces clameurs dedésespoir tragique que les chanteurs exhalent sur la scène avec desgestes dramatiques, ce n’était pas non plus un de ces beauxgémissements d’amour trompé qui font éclater une salle en bravos,mais un inexprimable cri, sorti de la chair et non de l’âme, poussécomme un hurlement de bête écrasée, le cri de l’animal féminintrahi. Puis elle se tut ; et Massival recommença, vibrante,plus animée, plus tourmentée, l’histoire de cette misérable reinequ’un homme aimé avait abandonnée.

Alors, de nouveau, la voix de la femme s’éleva. Elle parlaitmaintenant, elle disait l’intolérable torture de la solitude,l’inapaisable soif des caresses enfuies et le supplice de savoirqu’il est parti pour toujours.

Sa voix chaude et vibrante faisait tressaillir les cœurs. Ellesemblait souffrir tout ce qu’elle disait, aimer ou du moins êtrecapable d’aimer d’une ardeur furieuse, cette sombre Italienne avecsa chevelure de ténèbres. Quand elle se tut, elle avait les yeuxpleins de larmes, et elle les essuya lentement. Lamarthe, penchévers Mariolle, et tout frémissant d’exaltation artiste, lui dit:

– Dieu ! qu’elle est belle en ce moment, mon cher : c’estune femme, la seule qui soit ici.

Puis, après une courte réflexion il ajouta :

– Au fait, qui sait ? Il n’y a peut-être là qu’un mirage dela musique, car rien n’existe que l’illusion ! Mais quel artpour en donner des illusions, celui-là, et toutes lesillusions !

Il y eut alors un repos entre la première et la deuxième partiedu poème musical, et on félicita chaudement le compositeur de soninterprète. Lamarthe surtout fut très ardent dans ses compliments,et il était vraiment sincère, en homme doué pour sentir, pourcomprendre, et que touchent également toutes les formes expriméesde la beauté. La façon dont il dit à Mme de Bratiane ce qu’il avaitéprouvé en l’écoutant fut flatteur à la faire un peu rougir ;et les autres femmes qui l’entendirent en conçurent quelque dépit.Il n’était peut-être pas inconscient de l’effet qu’il avaitproduit. Quand il se retourna pour reprendre sa place, il aperçutle comte Rodolphe de Bernhaus qui s’asseyait auprès de Mme deFrémines. Elle eut l’air tout de suite de lui faire desconfidences, et ils souriaient l’un et l’autre comme si cettecauserie intime les eût enchantés et ravis. Mariolle, de plus enplus morne, était debout contre une porte. Le romancier alla lerejoindre. Le gros Fresnel, Georges de Maltry, le baron de Gravilet le comte de Marantin entouraient Mme de Burne, qui, debout,offrait du thé. Elle semblait enfermée dans une couronned’adorateurs. Lamarthe le fit remarquer ironiquement à son ami, etil ajouta :

– Une couronne sans joyau d’ailleurs, et je suis certain qu’elledonnerait tous ces cailloux du Rhin pour le brillant qui luimanque.

– Quel brillant ? demanda Mariolle.

– Mais Bernhaus, le beau, l’irrésistible, l’incomparableBernhaus, celui pour qui cette fête est donnée, pour qui on a faitce miracle de décider Massival à faire chanter ici sa Didonflorentine.

André, bien qu’incrédule, se sentit étreint par un poignantchagrin.

– Y a-t-il longtemps qu’elle le connaît ? dit-il.

– Oh ! non, dix jours tout au plus. Mais elle en a fait desefforts pendant cette courte campagne, et de la tactique deconquérante. Si vous aviez été ici, vous auriez bien ri.

– Ah ! pourquoi donc ?

– Elle l’a rencontré pour la première fois chez Mme de Frémines.J’y dînais ce soir-là. Bernhaus est très bien dans cette maison,comme vous pouvez voir ; il suffit de le regarder en cemoment ; et voilà, à la minute même qui suivit leur doublesalut, notre belle amie de Burne partie en guerre à la conquête del’unique Autrichien. Et elle réussit, elle réussira, bien que lapetite Frémines lui soit bien supérieure en rosserie, enindifférence réelle et en perversité peut-être. Mais notre amie deBurne est plus savante en coquetterie, plus femme, j’entends femmemoderne, c’est-à-dire irrésistible par l’artifice de séduction quiremplace chez elles l’ancien charme naturel. Et ce n’est pas encorel’artifice qu’il faudrait dire, mais l’esthétique, le sens profondde l’esthétique féminin. Toute sa puissance est là. Elle se connaîtadmirablement, parce qu’elle se plaît à elle-même plus que tout, etelle ne se trompe jamais sur le meilleur moyen de conquérir unhomme et de se mettre en valeur pour nous capter.

Mariolle protesta.

– Je crois que vous exagérez ; avec moi elle a été toujoursfort simple !

– Parce que la simplicité est le truc qui vous convient.D’ailleurs, je n’en veux pas dire de mal ; je la trouvesupérieure à presque toutes ses semblables. Mais ce ne sont pas desfemmes.

Quelques accords de Massival les firent taire, et Mme deBratiane chanta la seconde partie du poème, où elle fut vraimentune Didon superbe de passion physique et de désespoir sensuel.

Mais Lamarthe ne quittait pas des yeux le tête-à-tête de Mme deFrémines et du comte de Bernhaus.

Dès que la dernière vibration du piano se fut perdue dans lesapplaudissements, il reprit, irrité comme s’il eût continué unediscussion, comme s’il eût répondu à quelque adversaire :

– Non, ce ne sont pas des femmes. Les plus honnêtes d’entreelles sont des rosses inconscientes. Plus je les connais, moins jetrouve en elles cette sensation d’ivresse douce qu’une vraie femmedoit nous donner. Elles grisent aussi, mais en exaspérant lesnerfs, car elles sont frelatées. Oh, c’est très bon à déguster,mais ça ne vaut pas le vrai vin d’autrefois. Voyez-vous, mon cher,la femme n’est créée et venue en ce monde que pour deux choses, quiseules peuvent faire épanouir ses vraies, ses grandes, sesexcellentes qualités : l’amour et l’enfant. Je parle comme M.Prudhomme. Or celles-ci sont incapables d’amour, et elles neveulent pas d’enfants ; quand elles en ont, par maladresse,c’est un malheur, puis un fardeau. En vérité, ce sont desmonstres.

Étonné du ton violent qu’avait pris l’écrivain et du regard decolère qui brillait dans ses yeux, Mariolle lui demanda :

– Alors pourquoi passez-vous la moitié de votre vie dans leursjupes ?

Lamarthe répondit avec vivacité :

– Pourquoi ? Pourquoi ? Mais parce que ça m’intéresse,parbleu ! Et puis… et puis… allez vous défendre aux médecinsd’entrer dans les hôpitaux regarder les maladies ? C’est maclinique à moi, ces femmes-là.

Cette réflexion parut l’avoir calmé. Il ajouta :

– Puis, je les adore parce qu’elles sont bien d’aujourd’hui. Aufond je ne suis guère plus un homme qu’elles ne sont des femmes.Quand je me suis à peu près attaché à l’une d’elles, je m’amuse àdécouvrir et à examiner tout ce qui m’en détache avec une curiositéde chimiste qui s’empoisonne pour expérimenter des venins.

Après un silence il reprit encore :

– De cette façon je ne serai jamais vraiment pincé par elles. Jejoue leur jeu, aussi bien qu’elles, mieux qu’elles peut-être, et çame sert pour mes livres, tandis que ça ne leur sert à rien, àelles, ce qu’elles font. Sont-elles bêtes ! Toutes des ratées,de délicieuses ratées qui n’arrivent, quand elles sont sensibles àleur manière, qu’à crever de chagrin en vieillissant.

En l’écoutant, Mariolle sentait tomber sur lui une de cestristesses pareilles aux humides mélancolies dont les pluiescontinues assombrissent la terre. Il savait bien qu’en générall’homme de lettres n’avait pas tort, mais il ne pouvait admettrequ’il eût tout à fait raison.

Alors, un peu irrité, il discuta, non pas tant pour défendre lesfemmes que pour découvrir les causes de leur mobilité désenchantéedans la littérature contemporaine.

– Au temps où les romanciers et les poètes les exaltaient et lesfaisaient rêver, disait-il, elles cherchaient et croyaient trouverdans la vie l’équivalent de ce que leur cœur avait pressenti dansleurs lectures. Aujourd’hui, vous vous obstinez à supprimer toutesles apparences poétiques et séduisantes, pour ne montrer que lesréalités désillusionnantes. Or, mon cher, plus d’amour dans leslivres, plus d’amour dans la vie. Vous étiez des inventeursd’idéal, elles croyaient à vos inventions. Vous n’êtes maintenantque des évocateurs de réalités précises, et derrière vous elles sesont mises à croire à la vulgarité de tout.

Lamarthe, qu’amusaient toujours les discussions littéraires,commençait une dissertation quand Mme de Burne s’approchad’eux.

Elle était vraiment dans un de ses beaux jours, habillée à ravirles yeux, avec cet air hardi et provocant que lui donnait lasensation de la lutte. Elle s’assit :

– Voilà ce que j’aime, dit-elle : surprendre deux hommes quicausent, sans qu’ils parlent pour moi. Vous êtes d’ailleurs lesdeux seuls intéressants à entendre ici. Sur quoidiscutez-vous ?

Lamarthe, sans embarras et d’un ton de gouaillerie galante, luirévéla la question soulevée. Puis il reprit ses arguments avec uneverve accentuée par le désir de parade qui excite devant les femmestous les buveurs de gloire.

Elle s’amusa tout de suite du motif de cette querelle, et,excitée elle-même par ce sujet, y prit part, en défendant lesfemmes modernes avec beaucoup d’esprit, de finesse et d’à-propos.Quelques phrases, incompréhensibles pour le romancier, sur lafidélité et l’attachement dont les plus suspectes pouvaient êtrecapables, firent battre le cœur de Mariolle, et, quand elle futpartie pour aller s’asseoir à côté de Mme de Frémines, qui avaitgardé près d’elle obstinément le comte de Bernhaus, Lamarthe etMariolle, séduits par tout ce qu’elle leur avait montré de scienceféminine et de grâce, se déclarèrent l’un à l’autre qu’elle étaitincontestablement exquise.

– Et regardez-là ! dit l’écrivain.

C’était le grand duel. De quoi parlaient-ils, à présent,l’Autrichien et les deux femmes ? Mme de Burne était arrivéejuste au moment où le tête-à-tête trop prolongé de deux personnes,même quand elles se plaisent devient monotone ; et elle lerompait en racontant d’un air indigné tout ce qu’elle venaitd’entendre dans la bouche de Lamarthe. Tout cela certes pouvaits’appliquer à Mme de Frémines, tout cela venait de sa plus récenteconquête, tout cela était répété devant un homme très fin quisavait tout comprendre. Le feu de nouveau prit à cette questionéternelle de l’amour ; et la maîtresse de la maison fit signeà Lamarthe et à Mariolle de les rejoindre. Puis, comme les voixs’élevaient, elle appela tout le monde.

Une discussion générale suivit, gaie et passionnée, où chacundit son mot, et où Mme de Burne trouva le moyen d’être la plus fineet la plus amusante, en laissant traîner du sentiment, peut-êtrefactice, en de drolatiques opinions, car elle était vraiment dansun jour de succès, plus animée, intelligente et jolie qu’ellen’avait jamais été.

Chapitre 4

 

Dès qu’André Mariolle eut quitté Mme de Burne, le charme mordantde sa présence s’évanouissant, il sentit en lui et autour de lui,dans sa chair, dans son âme, dans l’air et dans le monde entier uneespèce de disparition de ce bonheur de vivre qui le soutenait etl’animait depuis quelque temps.

Que s’était-il passé ? Rien, presque rien. Elle avait étécharmante pour lui à la fin de cette réunion, lui disant, par un oudeux regards ; « Il n’y a que vous ici pour moi ». Et pourtantil sentait qu’elle venait de lui faire des révélations qu’il auraitvoulu toujours ignorer. Cela aussi n’était rien, presquerien ; et il demeurait cependant stupéfait comme un homme quidécouvre de sa mère ou de son père une action suspecte, enapprenant que, depuis ces vingt jours, pendant ces vingt joursqu’il avait cru donnés entièrement, voués par elle, comme par lui,minute par minute au sentiment si neuf et si vif de leur tendresseéclose, elle avait repris son existence ancienne, fait tant devisites, de démarches, de projets, recommencé ces odieuses luttesde galanterie, combattu ses rivales, pourchassé des hommes, reçuavec plaisir des compliments, et déployé toutes ses grâces pourd’autres que pour lui.

Déjà ! Elle avait fait tout cela, déjà ! Oh, plustard, il n’aurait pas été surpris. Il connaissait le monde, lesfemmes, les sentiments, il n’aurait jamais eu, étant assezintelligent pour tout comprendre, des exigences excessives, ni desinquiétudes ombrageuses. Elle était belle, née, faite pour plaire,pour recevoir des hommages, et entendre des fadeurs. Parmi touselle l’avait choisi, s’était donnée hardiment, royalement. Ilserait demeuré, il demeurerait quand même le serviteurreconnaissant de ses caprices et le spectateur résigné de sa vie dejolie femme. Mais quelque chose souffrait en lui, dans cette espècede caverne obscure du fond de l’âme où sont blotties lessensibilités délicates.

Il avait tort sans doute, et il avait toujours eu tort ainsidepuis qu’il se connaissait. Il passait dans le monde avec trop deprudence sentimentale. La peau de son âme était trop tendre. De làl’espèce d’isolement dans lequel il avait vécu, par crainte descontacts et des froissements. Il avait tort, car ces froissementsviennent presque toujours de ce qu’on n’admet pas, de ce qu’on netolère point chez les autres une nature très différente de lanôtre. Il le savait, l’ayant souvent observé ; mais il nepouvait non plus modifier la vibration spéciale de son être.

Certes il n’avait rien à reprocher à Mme de Burne ; car, sielle l’avait tenu éloigné de son salon et caché pendant ces joursde bonheur donné par elle, c’était pour égarer les regards, tromperles surveillances, être à lui plus sûrement ensuite. Pourquoi donccette peine entrée en son cœur ? Ah ! pourquoi ?C’est qu’il l’avait crue à lui tout entière, et il venait dereconnaître, de deviner qu’il ne pourrait jamais saisir et posséderla si grande surface de cette femme qui appartenait à tout lemonde.

Il s’avait d’ailleurs fort bien que toute la vie est faite d’àpeu près, et il s’y était jusqu’ici résigné, cachant sonmécontentement des satisfactions insuffisantes sous une sauvagerievolontaire. Mais il avait pensé cette fois qu’il allait obtenirenfin le « tout à fait » sans cesse espéré, sans cesse attendu. Le« tout à fait » n’est point de ce monde.

Sa soirée fut mélancolique, et il se consolait par desraisonnements de l’impression pénible qu’il avait éprouvée.

Quand il fut au lit, cette impression, au lieu de diminuer,s’accrut, et, comme il ne laissait en lui rien d’inexploré, ilchercha les moindres origines des malaises nouveaux de son cœur.Ils passaient, s’en allaient, revenaient comme de petits soufflesde vent glacé, éveillant en son amour une souffrance encore faible,lointaine, mais inquiétante à la façon de ces vagues névralgies quefait naître un courant d’air, menace du mal aux horriblescrises.

Il comprit d’abord qu’il était jaloux, non plus seulement commeun amoureux exalté, mais comme un mâle qui possède. Tant qu’il nel’avait pas revue au milieu des hommes, de ses hommes, il avaitignoré cette sensation, tout en la prévoyant un peu, mais en lasupposant différente, très différente de ce qu’elle allait devenir.En retrouvant la maîtresse qu’il supposait occupée de lui seulpendant ces jours de rendez-vous secrets et fréquents, pendantcette période des premières étreintes qui aurait dû être touted’isolement et d’émotion ardente, en la retrouvant, autant et plusmême qu’avant de se donner, amusée et passionnée par toutes sesanciennes et futiles coquetteries, par ce gaspillage de sa personneà tout venant, qui ne devait pas laisser grand’chose d’elle-même aupréféré, il se sentit jaloux encore plus par la chair que parl’âme, non pas d’une façon vague, comme d’une fièvre qui couve,mais d’une façon précise, car il douta d’elle.

Il douta d’abord par l’instinct, par une sensation de méfianceglissée en ses veines plus qu’en sa pensée, par ce mécontentementpresque physique de l’homme qui n’est pas sûr de sa compagne. Aprèsavoir douté ainsi, il soupçonna.

Qu’était-il pour elle, après tout ? Un premier amant, ou ledixième ? Le successeur direct du mari, M. de Burne, ou lesuccesseur de Lamarthe, de Massival, de Georges de Maltry, et leprédécesseur du comte de Bernhaus, peut-être ? Que savait-ild’elle ? Qu’elle était jolie à ravir, élégante plus qu’aucuneautre, intelligente, fine, spirituelle, mais changeante, vitelassée, fatiguée, dégoûtée, éprise d’elle-même avant tout etinsatiablement coquette. Avait-elle eu un amant – ou des amantsavant lui ? Si elle n’en avait pas eu, se serait-elle donnéeavec cette crânerie ? Où aurait-elle pris l’audace d’ouvrir laporte de sa chambre, la nuit, dans une auberge ? Serait-ellevenue ensuite avec cette facilité dans la maison d’Auteuil ?Avant de s’y rendre, elle avait posé seulement quelques questionsde femme expérimentée et prudente. Il avait répondu en hommecirconspect, accoutumé à ces rencontres ; et aussitôt elleavait dit « oui », confiante, rassurée, renseignée probablement pardes aventures précédentes.

Comme elle avait frappé avec une autorité discrète, à cettepetite porte derrière laquelle il attendait, lui, défaillant, lecœur battant ! Comme elle était entrée sans émotion visible,préoccupée uniquement de constater si on ne pouvait pas lareconnaître des maisons voisines ! Comme elle s’était sentiechez elle, tout de suite, en ce logis suspect, loué et meublé pourses abandons ! Une femme, même hardie, supérieure aux morales,dédaigneuse des préjugés, aurait-elle gardé cette tranquillité enpénétrant, novice, dans tout l’inconnu du premierrendez-vous ?

Le trouble mental, les hésitations physiques, la crainteinstinctive des pieds qui ne savent pas où ils vont, n’aurait-ellepas senti tout cela si elle n’était point un peu experte en cesexcursions d’amour, et si la pratique de ces choses n’avait usédéjà sa native pudeur ?

Enfiévré de cette fièvre irritante, intolérable, que les peinesde l’âme éveillent dans la chaleur du lit, Mariolle s’agitait,entraîné comme un homme qui glisse sur une pente par l’enchaînementde ses suppositions. Parfois il essayait d’en arrêter la marche etd’en briser la suite ; il cherchait, il trouvait, il savouraitdes réflexions justes et rassurantes ; mais un germe de peurétait en lui dont il ne pouvait entraver l’accroît.

Pourtant qu’avait-il à lui reprocher ? Rien autre chose quede n’être pas toute pareille à lui, de ne pas comprendre la viecomme lui, et de n’avoir pas dans le cœur un instrument desensibilité tout à fait d’accord avec le sien.

Dès son réveil le lendemain, le désir de la revoir, de fortifierprès d’elle sa confiance en elle grandit en lui comme une faim, etil attendit le moment convenable pour lui faire sa première visiteofficielle.

En le voyant entrer dans le salon des intimes, où, seule, elleécrivait quelques lettres, elle vint à lui les deux mains tendues:

– Ah ! bonjour, cher ami, dit-elle, avec un air de joie sivive et si sincère que tout ce qu’il avait pensé d’odieux, dontl’ombre flottait encore en son esprit, s’évapora sous cetaccueil.

Il s’assit près d’elle, et il lui parla tout de suite de lafaçon dont il l’aimait, car ce n’était plus la même chose qu’avant.Il lui fit comprendre avec tendresse qu’il y a sur la terre deuxraces d’amoureux : ceux qui désirent comme des fous et dontl’ardeur s’affaiblit au lendemain du triomphe, et ceux que lapossession asservit et capture, en qui l’amour sensuel, se mêlantaux immatériels et inexprimables appels que le cœur de l’hommejette parfois vers une femme, fait éclore la grande servitude del’amour complet et torturant.

Torturant, certes, et toujours, quelque heureux qu’il soit, carrien ne rassasie, même aux heures les plus intimes, le besoind’Elle que nous portons en nous.

Mme de Burne l’écoutait charmée, reconnaissante, et s’exaltant àl’entendre, s’exaltant comme au théâtre lorsqu’un acteur jouepuissamment son rôle, et que ce rôle nous émeut par l’éveil d’unécho, l’écho troublant d’une passion sincère ; mais ce n’étaitpas en elle que criait cette passion. Pourtant elle se sentait sicontente d’avoir fait naître ce sentiment-là, si contente que cefût dans un homme capable de l’exprimer ainsi, dans un homme quilui plaisait décidément beaucoup, à qui elle s’attachait vraiment,dont elle avait de plus en plus besoin, non pour son corps, nonpour sa chair, mais pour son mystérieux être féminin si avide detendresse, d’hommages, d’asservissement, si contente, qu’elle avaitenvie de l’embrasser, de lui donner sa bouche, de se donner toute,pour qu’il continuât à l’adorer ainsi.

Elle lui répondit sans feinte et sans pruderie, avec l’adresseprofonde dont certaines femmes sont douées, en lui montrant qu’ilavait fait aussi, en son cœur à elle, de grands progrès. Et, dansle salon, où par hasard, ce jour-là, personne ne vint jusqu’aucrépuscule, ils demeurèrent en tête-à-tête à se parler de la mêmechose, en se caressant avec des mots qui n’avaient pas le même senspour leurs âmes.

On avait apporté les lampes quand Mme de Bratiane parut.Mariolle se retira, et, comme Mme de Burne l’accompagnait dans lepremier salon, il lui demanda :

– Quand vous verrai-je là-bas ?

– Voulez-vous vendredi ?

– Mais oui. Quelle heure ?

– La même. Trois heures.

– À vendredi. Adieu. Je vous adore.

Pendant les deux jours d’attente qui le séparaient de cerendez-vous, il découvrit, il sentit l’impression du vide qu’iln’avait jamais éprouvée ainsi. Une femme lui manquait, et rienqu’elle n’existait plus. Et, comme cette femme n’était pas loin,était trouvable, que de simples conventions sociales l’empêchaientde la rejoindre à tout instant, même de vivre près d’elle, ils’exaspérait dans sa solitude, dans l’interminable écoulement desmoments qui passent parfois si lentement, de cette impossibilitéabsolue d’une chose si facile.

Il arriva au rendez-vous le vendredi, trois heures troptôt ; mais attendre là où elle viendrait lui plaisait,soulageait son énervement, après avoir tant souffert déjà del’attendre mentalement en des lieux où elle ne viendrait point.

Il s’installa près de la porte longtemps avant qu’eussent tintéles trois coups tant désirés, et, lorsqu’il les eut entendus, ilcommença à frémir d’impatience. Le quart sonna. Il regarda dans laruelle, prudemment, en glissant sa tête entre le battant et leportant. Elle était déserte d’un bout à l’autre. Les minutesdevenaient pour lui d’une lenteur torturante. Il tirait sans répitsa montre, et, lorsque l’aiguille eut atteint la demie, il avaitdans l’âme l’impression d’être debout à cette place depuis un tempsincalculable. Il perçut soudain un brut léger sur les pavés, et lespetits coups frappés par le doigt ganté sur le bois, lui faisantoublier son angoisse, l’émurent de reconnaissance pour elle.

Un peu essoufflée, elle demanda :

– Je suis bien en retard ?

– Non, pas trop.

– Figurez-vous que j’ai failli ne pas pouvoir venir. Ma maisonétait pleine, et je ne savais comment m’y prendre pour mettre toutce monde à la porte. Dites-moi, êtes vous sous votre nomici ?

– Non. Pourquoi cette question ?

– Afin de pouvoir vous envoyer une dépêche si j’avais unempêchement invincible.

– Je m’appelle M. Nicolle.

– Très bien. Je ne l’oublierai pas. Dieu ! qu’il fait bondans ce jardin !

Les fleurs, entretenues, renouvelées, multipliées par lejardinier qui voyait son client payer très cher sans résistance,bariolaient le gazon de cinq grandes taches parfumées.

S’arrêtant devant un banc, contre une corbeille d’héliotropes:

– Asseyons-nous un peu ici, dit-elle, je vais vous raconter unehistoire très drôle.

Et elle raconta un potin tout chaud dont elle était encore émue.On disait que Mme Massival, l’ancienne maîtresse épousée parl’artiste, exaspérée de jalousie, avait pénétré chez Mme deBratiane au milieu d’une soirée, pendant que la marquise chantait,accompagnée par le compositeur, et avait fait une scèneépouvantable : d’où fureur de l’Italienne, surprise et joie desinvités.

Massival, affolé, essaya d’emmener, d’entraîner sa femme qui lefrappait au visage, lui arrachait la barbe et les cheveux, lemordait et déchirait ses vêtements. Cramponnée à lui, ellel’immobilisait, tandis que Lamarthe et deux domestiques survenus aubruit s’efforçaient de l’arracher aux griffes et aux dents de cettefurie.

Le calme ne se rétablit qu’après le départ du ménage. Depuis cemoment, le musicien était demeuré invisible, tandis que leromancier témoin de cette scène la racontait partout avec unefantaisie très spirituelle et amusante.

Mme de Burne en était fort agitée, tellement préoccupée que rienne l’en pouvait distraire. Les noms de Massival et de Lamarthe,revenus sans cesse sur ses lèvres, agaçaient Mariolle.

– C’est tout à l’heure que vous avez appris cela ?dit-il.

– Mais oui, il y a une heure à peine.

Il pensa avec amertume : « Et voilà pourquoi elle est en retard.»

Puis il demanda :

– Entrons-nous ?

Docile et distraite, elle murmura encore :

– Mais oui.

Quand elle l’eut quitté, une heure plus tard, car elle étaitfort pressée, il retourna seul dans la petite maison solitaire ets’assit sur une chaise basse, dans leur chambre. En tout son être,en toute son âme, l’impression de ne l’avoir pas plus possédée quesi elle n’était point venue laissait une sorte de trou noir au fondduquel il regardait. Il n’y voyait rien : il ne comprenaitpas ; il ne comprenait plus. Si elle n’avait point échappé àson baiser, elle venait du moins d’échapper à l’embrassement de satendresse par une absence mystérieuse de la volonté d’être à lui.Elle ne s’était pas refusée, elle ne s’était pas dérobée. Mais ilsemblait que son cœur ne fût point entré avec elle. Il était restéquelque part, très loin, flânant, distrait par de petiteschoses.

Il s’aperçut alors clairement qu’il l’aimait déjà avec ses sensautant qu’avec son âme, plus peut-être. La déception de sescaresses inutiles l’agitait d’une frénétique envie de courirderrière elle, de la ramener, de la reprendre. Mais pourquoi ?à quoi bon ? puisque le souci de cette mobile pensée étaitailleurs ce jour-là ? Il devrait donc attendre les jours etles heures où viendrait à cette fuyante maîtresse, ainsi que sesautres caprices, le caprice d’être amoureuse.

Il rentra chez lui lentement, très las, à pas pesants, les yeuxsur le trottoir, fatigué de vivre. Et il songea qu’ils n’avaientpris aucun rendez-vous prochain, ni chez elle, ni ailleurs.

Chapitre 5

 

Jusqu’au commencement de l’hiver elle fut à peu près fidèle auxrendez-vous. Fidèle, non pas exacte.

Pendant les trois premiers mois, elle y vint avec des retardsvariant entre trois quarts d’heure et deux heures. Comme lesaverses d’automne forçait Mariolle à attendre sous un parapluie,derrière la porte du jardin, les pieds dans la boue, en grelottant,il fit édifier une sorte de petit kiosque de bois, de vestibulecouvert et fermé, derrière cette porte, afin de ne point s’enrhumerà chacune de leurs rencontres. Les arbres ne portaient plus deverdure. À la place des roses et de toutes les autres plantes,s’étalaient, maintenant, de hautes et larges plates-bandes dechrysanthèmes blancs, roses, violets, pourpres, jaunes, quirépandaient dans l’air humide, chargé de l’odeur mélancolique de lapluie sur les feuilles mortes, leur senteur un peu âcre etbalsamique, un peu triste aussi, de grandes fleurs noblesd’arrière-saison. Devant la porte du petit logis, les espècesrares, aux nuances combinées, hypertrophiées par l’Art, formaientune grande croix de Malte aux tons délicats et changeants,invention du jardinier, et Mariolle ne pouvait plus passer devantcette plate-bande, où s’épanouissaient de nouvelles et surprenantesvariétés, sans avoir le cœur étreint par la pensée que cette croixfleurie semblait indiquer une tombe.

Il les connaissait à présent les longs séjours dans le petitkiosque, derrière la porte. La pluie tombait sur le chaume dont ill’avait fait couvrir, puis s’égouttait le long de la cloison deplanches ; et, à chaque station dans cette chapelle del’Attente, il refaisait les mêmes réflexions, recommençait lesmêmes raisonnements, repassait par les mêmes espérances, les mêmesinquiétudes et les mêmes découragements.

C’était pour lui une lutte imprévue, incessante, une luttemorale, acharnée, épuisante, avec une chose insaisissable, avec unechose qui peut-être n’existait pas : la tendresse de cœur de cettefemme. Comme ils étaient bizarres, leurs rendez-vous !

Tantôt elle arrivait rieuse, animée d’envie de causer, ets’asseyait sans ôter son chapeau, sans ôter ses gants, sans leverson voile, sans même l’embrasser. Elle n’y pensait pas souvent, cesjours-là, à l’embrasser. Elle avait en tête un tas depréoccupations captivantes, plus captivantes que le désir de tendreses lèvres au baiser d’un amoureux que rongeait une ardeurdésespérée. Il s’asseyait à côté d’elle, le cœur et la bouchepleins de paroles brûlantes qui ne sortaient point ; ill’écoutait, il répondait, et, tout en paraissant s’intéresserbeaucoup à ce qu’elle lui racontait, il essayait parfois de luiprendre une main, qu’elle abandonnait sans y songer, amicale et lesang calme.

Tantôt elle paraissait plus tendre, plus à lui ; mais lui,qui la regardait avec des yeux inquiets, avec des yeux perspicaces,avec des yeux d’amant impuissant à la conquérir tout entière,comprenait, devinait que cette affectuosité relative tenait à ceque sa pensée n’avait été agitée et détournée par personne et parrien, ces jours-là.

Ses constants retards d’ailleurs prouvaient à Mariolle combienpeu d’empressement la poussait à ces rencontres. On se hâte vers cequ’on aime, vers ce qui plaît, vers ce qui attire ; mais onarrive toujours trop tôt à ce qui ne séduit guère, et tout sert deprétexte alors pour ralentir et interrompre la marche, retarderl’heure vaguement pénible. Une singulière comparaison avec lui-mêmelui revenait sans cesse. Pendant l’été, le désir de l’eau froidelui faisait accélérer sa toilette quotidienne et sa sortie matinalevers la douche, tandis que, pendant les grandes gelées, il trouvaittant de petites choses à faire chez lui avant de partir, qu’ilarrivait toujours à l’établissement une heure plus tard qued’habitude. Les rendez-vous d’Auteuil ressemblaient pour elle à desdouches d’hiver.

Depuis quelque temps d’ailleurs elle espaçait souvent cesrendez-vous, les remettait au lendemain, envoyait des dépêches dela dernière heure, semblait à la recherche de prétextesd’impossibilité, qu’elle découvrait toujours acceptables, mais quile jetaient en des agitations morales et dans un énervementphysique intolérables.

Si elle avait laissé apparaître quelque refroidissement, quelqueennui de cette passion qu’elle voyait, qu’elle sentait toujourss’accroître, il se serait peut-être irrité, puis froissé, puisdécouragé, puis apaisé. Mais elle se montrait au contraire plusattachée à lui que jamais, plus flattée de son amour, plusdésireuse de le conserver, sans y répondre autrement que par despréférences amicales qui commençaient à rendre jaloux tous sesautres admirateurs.

Chez elle, elle ne le voyait jamais assez, et le même télégrammequi annonçait à André un empêchement pour Auteuil le priaittoujours avec instance de venir dîner ou passer une heure dans lasoirée. Il avait pris d’abord ces invitations-là pour desdédommagements, puis il avait dû comprendre qu’elle aimait beaucouple voir, plus que tous les autres, qu’elle avait vraiment besoin delui, de sa parole adoratrice, de son regard amoureux, de sonaffection enveloppante et proche, de la caresse discrète de saprésence. Elle en avait besoin, comme une idole, pour devenir vraidieu, a besoin de prière et de foi. Dans la chapelle vide, ellen’est qu’un bois sculpté. Mais si seulement un croyant entre dansle sanctuaire, adore, implore, prosterné, et gémit de ferveur, ivrede sa religion, elle devient l’égale de Brahma, d’Allah ou deJésus, car tout être aimé est une espèce de dieu.

Plus qu’aucune Mme de Burne se sentait née pour le rôle defétiche, pour cette mission donnée aux femmes par la nature d’êtreadorées et poursuivies, de triompher des hommes par la beauté, lagrâce, le charme et la coquetterie.

Elle était bien cette sorte de déesse humaine, délicate,dédaigneuse, exigeante et hautaine, que le culte amoureux des mâlesenorgueillit et divinise comme un encens.

Cependant son affection pour Mariolle et sa vive prédilection,elle les lui témoignait presque ouvertement, sans souci duqu’en-dira-t-on, et peut-être avec le secret désir d’exaspérer etd’enflammer les autres. On ne pouvait plus guère venir chez ellesans l’y trouver, installé presque toujours dans un grand fauteuilque Lamarthe appelait « la stalle du desservant » ; et elleressentait un sincère plaisir à demeurer seule avec lui pendant dessoirées entières, causant et l’écoutant parler.

Elle prenait goût à cette vie intime qu’il lui révélait, à cecontact incessant avec un esprit agréable, éclairé, instruit, etqui lui appartenait, dont elle était aussi bien la maîtresse quedes petits bibelots qui traînaient sur sa table. Elle luiabandonnait également peu à peu beaucoup d’elle-même, de sa pensée,de sa secrète personne, en ces confidences affectueuses qui sontaussi douces à faire qu’à recevoir. Elle se sentait avec lui pluslibre, plus sincère, plus découverte, plus familière qu’avec lesautres, et l’en aimait davantage. Elle éprouvait aussi cetteimpression chère aux femmes de donner vraiment quelque chose, deconfier à quelqu’un tout le disponible d’elle, ce qu’elle n’avaitjamais fait.

Pour elle c’était beaucoup, mais pour lui c’était peu. Ilattendait, il espérait toujours la grande débâcle définitive del’être qui livre son âme dans ses caresses.

Les caresses, elle semblait les considérer comme inutiles,gênantes, plutôt pénibles. Elle s’y soumettait, non pas insensible,mais vite lassée ; et cette lassitude sans doute éveillait enelle de l’ennui.

Les plus légères, les plus insignifiantes, semblaient même lafatiguer et l’énerver. Quand, tout en causant, il s’emparait d’unede ses mains pour baiser ses doigts, qu’il gardait un peu, l’unaprès l’autre, entre ses lèvres, les attirant par une petiteaspiration, comme des bonbons, elle semblait toujours désireuse deles ôter de là, et dans tout son bras il sentait un effort secretde retraite.

Quand, à la fin de ses visites, il déposait sur son cou, entrele col de la robe et les cheveux d’or de la nuque, un long baiserqui cherchait l’arome de son corps sous les plis des étoffesadhérentes à la chair, elle avait toujours un léger mouvement enarrière, puis une imperceptible fuite de sa peau sous cette boucheétrangère.

Il percevait cela comme des coups de couteau, et il s’en allaitavec des plaies qui saignaient sans cesse dans la solitude de satendresse. Comment n’avait-elle pas eu au moins cette périoded’entraînement qui succède chez presque toutes les femmes àl’abandon volontaire et désintéressé de leur corps ? Elle estcourte souvent, suivie par la fatigue et puis par le dégoût. Maisil est si rare qu’elle n’existe pas du tout, pas une heure, pas unjour ! Cette maîtresse avait fait de lui non pas un amant,mais une sorte d’associé intelligent de sa vie.

De quoi se plaignait-il ? Celles qui se donnent toutentières ne donnent pas tant peut-être ?

Il ne se plaignait pas : il avait peur. Il avait peur del’autre, de celui qui viendrait tout à coup, rencontré demain ouaprès-demain, quelconque, artiste, mondain, officier, cabotin,n’importe qui, né pour plaire à ses yeux de femme, et qui plairaitsans autre raison, parce qu’il était celui-là, celui qui feraitpénétrer pour la première fois en elle l’impérieuse envie d’ouvrirles bras.

Il était déjà jaloux de l’avenir, comme il avait été, parmoments, jaloux du passé inconnu ; et tous les intimes de lajeune femme commençaient à devenir jaloux de lui. Ils en jasaiententre eux, et faisaient même devant elle de très discrètes etobscures allusions. Pour les uns, il était son amant. Les autres,suivant l’opinion de Lamarthe, prétendaient qu’elle s’amusait,comme toujours, à l’affoler, lui, pour les énerver et lesexaspérer, eux, et rien de plus. Son père s’émut, et lui fit desobservations qu’elle reçut avec hauteur ; et plus elle voyaitla rumeur croître autour d’elle, plus elle s’obstina à témoignerouvertement ses préférences à Mariolle, par une bizarrecontradiction avec toute la prudence de sa vie.

Mais lui s’inquiétait un peu de ces mesures de suspicion. Il luien parla.

– Que m’importe ! dit-elle.

– Au moins si vous m’aimiez d’amour !

– Est-ce que je ne vous aime pas, mon ami ?

– Oui, et non. Vous m’aimez bien chez vous, et mal ailleurs. Jepréférerais le contraire pour moi, et même aussi pour vous.

Elle se mit à rire, en murmurant :

– On fait ce qu’on peut.

Il reprit :

– Si vous saviez dans quelle agitation me jettent les effortsque je tente pour vous animer. J’ai l’impression tantôt de vouloirenlacer de l’insaisissable, tantôt d’étreindre de la glace, qui megèle en fondant dans mes bras.

Elle ne répondit point, n’aimant guère ce sujet, et elle pritcet air distrait qu’elle avait souvent à Auteuil.

Il n’osa pas insister. Il la regardait comme on regarde lesobjets précieux des musées qui tentent si fort les amateurs etqu’on ne peut pas emporter chez soi.

Ses jours, ses nuits, n’avaient plus pour lui que des heures desouffrance, car il vivait avec cette idée fixe, encore plus avec lesentiment qu’avec l’idée qu’elle était à lui sans être à lui,conquise et libre, prise et imprenable. Il vivait autour d’elle,tout près d’elle, sans arriver jusqu’à elle, et il l’aimait avectoutes les convoitises non rassasiées de son âme et de son corps.Comme il avait fait au début de leur liaison, il se remit à luiécrire. Une fois il avait vaincu avec de l’encre la premièredéfense de sa vertu ; avec de l’encre il pourrait peut-êtreemporter encore cette dernière intime et secrète résistance.Espaçant un peu ses visites, il lui répéta en des lettres presquequotidiennes l’inanité de son effort d’amour. De temps en temps,quand il avait été fort éloquent, passionné, douloureux, elle luirépondait. Ses lettres à elle, datées, par chic, de minuit, uneheure, deux heures ou trois heures du matin, étaient claires,nettes, bien pensées, dévouées, encourageantes et désolantes. Elley raisonnait fort bien, y mettait de l’esprit, même de lafantaisie. Mais il avait beau les relire, il avait beau les trouverjustes, intelligentes, bien tournées, gracieuses, satisfaisantespour sa vanité d’homme, elles ne contentaient pas son cœur. Ellesne le contentaient pas plus que les baisers donnés dans la maisond’Auteuil.

Il cherchait pourquoi. Et à force de les apprendre par cœur, ilfinit par les si bien connaître qu’il en trouva la raison, carc’est par l’écriture toujours qu’on pénètre le mieux les gens. Laparole éblouit et trompe, parce qu’elle est mimée par le visage,parce qu’on la voit sortir des lèvres, et que les lèvres plaisentet que les yeux séduisent. Mais les mots noirs sur le papier blanc,c’est l’âme toute nue.

L’homme, par des artifices de rhétorique, par des habiletésprofessionnelles, par l’habitude d’employer la plume pour traitertoutes les affaires de la vie, parvient souvent à déguiser sanature propre dans sa prose impersonnelle, utilitaire oulittéraire. Mais la femme n’écrit guère que pour parler d’elle, etelle met un peu d’elle en chaque mot. Elle ne sait point les rusesdu style, et elle se livre tout entière dans l’innocence desexpressions. Il se rappela les correspondances et les mémoires desfemmes célèbres qu’il avait lus. Comme elles apparaissaientnettement, les précieuses, les spirituelles, et lessensibles ! Ce qui le frappait le plus dans les lettres de Mmede Burne, c’est qu’aucune sensibilité ne s’y révélait jamais. Cettefemme pensait et ne sentait pas. Il se rappela d’autres lettres. Ilen avait reçu beaucoup. Une petite bourgeoise rencontrée en voyage,et qui l’aima trois mois, lui avait écrit des billets délicieux etvibrants, pleins de trouvailles et d’imprévu. Il s’était mêmeétonné de la souplesse, de l’élégance colorée et de la variété desa phrase. D’où lui venait ce don ? De ce qu’elle était trèssensible, pas autre chose. La femme ne travaille point ses termes :c’est l’émotion directe qui les jette à son esprit ; elle nefouille pas les dictionnaires. Quand elle sent très fort, elleexprime très juste, sans peine et sans recherche, dans la sincéritémobile de sa nature.

C’est la sincérité de la nature de sa maîtresse qu’ils’efforçait de pénétrer à travers les lignes qu’elle lui écrivait.C’était aimable et fin. Mais comment ne trouvait-elle pas autrechose pour lui ? Ah ! il en avait trouvé pour elle, desmots vrais et brûlants comme des charbons, lui !

Quand son valet de chambre apportait son courrier, il cherchaitd’un coup d’œil l’écriture désirée sur une enveloppe, et, lorsqu’ill’avait reconnue, une involontaire émotion surgissait en lui,suivie par un battement de cœur. Il avançait la main et prenait lepapier. De nouveau il regardait l’adresse, puis déchirait.Qu’allait-elle lui dire ? le mot « aimer » y serait-il ?Jamais elle ne l’avait écrit, jamais elle ne l’avait prononcé sansle faire suivre du mot « bien ». – « Je vous aime bien. » – « Jevous aime beaucoup. » – « Est-ce que je ne vous aime pas ? »Il les connaissait, ces formules qui ne disent rien par ce qu’ellesajoutent. Peut-il exister des proportions quand on subitl’amour ? Peut-on juger si on aime bien ou mal ? Aimerbeaucoup, comme c’est aimer peu ! On aime, rien de plus, riende moins. On ne peut pas compléter cela. On ne peut rien imaginer,on ne peut rien dire au delà de ce mot. Il est court, il est tout.Il devient le corps, l’âme, la vie, l’être entier. On le sent commela chaleur du sang, on le respire comme l’air, on le porte en soicomme la Pensée, car il se fait l’unique Pensée. Rien n’existe plusque lui. Ce n’est pas un mot, c’est un inexprimable état, figurépar quelques lettres. Quoi qu’on fasse, on ne fait rien, on ne voitrien, on n’éprouve rien, on ne goûte rien, on ne souffre de riencomme avant. Mariolle était devenu la proie de ce petitverbe ; et son œil courait sur les lignes, y cherchant larévélation d’une tendresse pareille à la sienne. Il y trouvait eneffet de quoi se dire : « Elle m’aime bien », jamais de quois’écrier : « Elle m’aime ! » Elle continuait dans sacorrespondance le joli et poétique roman commencé au MontSaint-Michel. C’était de la littérature d’amour, pas del’amour.

Quand il avait fini de lire et de relire, il enfermait dans untiroir ces papiers chéris et désespérants, et il s’asseyait dansson fauteuil. Il y avait déjà passé des heures bien dures.

Au bout de quelque temps elle répondit moins, un peu fatiguéesans doute de faire des phrases et de redire les mêmes choses. Elletraversait d’ailleurs une période d’agitation mondaine, qu’Andréavait sentie venir avec ce surcroît de souffrance qu’apportent auxcœurs en peine les plus petits incidents désagréables.

C’était un hiver à fêtes. Une griserie de plaisir avait envahiParis, secouait la ville, où les fiacres et les coupés roulaienttout le long des nuits, voiturant à travers les rues, derrièreleurs glaces relevées, des apparitions blanches de femmes entoilette. On s’amusait ; on ne parlait que de comédies et debals, de matinées et de soirées. La contagion, comme une épidémiede divertissements, avait gagné subitement toutes les classes de lasociété et Mme de Burne aussi en fut atteinte.

Cela commença par un succès de beauté qu’elle obtint au balletdansé à l’ambassade d’Autriche. Le comte de Bernhaus avait établides relations entre elle et l’ambassadrice, la princesse de Malten,que Mme de Burne séduisit tout à coup et tout à fait. Elle devintdonc en peu de temps une amie intime de la princesse, et par làelle étendit ses relations avec une grande rapidité dans le mondediplomatique et dans l’aristocratie la plus choisie. Sa grâce, saséduction, son élégance, son intelligence, son esprit rare lafirent triompher bien vite, la mirent à la mode, au premier rang,et les femmes les plus titrées de France se firent présenter chezelle.

Tous les lundis une file de coupés armoriés stationna le longdes trottoirs de la rue du Général-Foy, et les domestiquesperdaient la tête, confondaient les duchesses avec les marquises,les comtesses avec les baronnes, en jetant les grands noms sonoresà la porte des salons.

Elle en fut enivrée. Les compliments, les invitations, leshommages, le sentiment d’être devenue une de ces préférées, une deces élues que Paris acclama, adule, adore tant que dure sonentraînement, la joie d’être ainsi, choyée, admirée, d’êtreappelée, attirée, recherchée partout, firent éclater dans son âmeune crise aiguë de snobisme.

Son clan artiste essaya de lutter ; et cette révolutionamena une alliance intime entre ses anciens amis. Fresnel lui-mêmefut accepté par eux, enrégimenté, devint une force dans cetteligue, et Mariolle en fut la tête, car on n’ignorait pas sonascendant sur elle et l’amitié qu’elle avait pour lui.

Mais lui la regardait s’envoler dans cette popularité flatteuseet mondaine, comme un enfant regarde disparaître son ballon rougedont il a lâché le fil.

Il lui semblait qu’elle fuyait au milieu d’une foule élégante,bariolée, dansante, loin, bien loin de ce puissant bonheur secretqu’il avait tant espéré, et il fut jaloux de tout le monde et detout, des hommes, des femmes et des choses. Il détesta toute la viequ’elle menait, tous les gens qu’elle voyait, toutes les fêtes oùelle allait, les bals, la musique, les théâtres, car tout cela laprenait par parcelles, absorbait ses jours et ses soirs ; etleur intimité n’avait plus que de rares heures de liberté. À forcede souffrir de cette féroce rancune, il faillit tomber malade, etil apportait chez elle une figure si ravagée qu’elle lui demanda:

– Qu’avez-vous donc ? Vous changez et vous maigrissezbeaucoup en ce moment.

– J’ai que je vous aime trop, dit-il.

Elle lui jeta un regard reconnaissant :

– On n’aime jamais trop, mon ami.

– C’est vous qui dites cela ?

– Mais oui.

– Et vous ne comprenez pas que je meurs de vous aimervainement ?

– D’abord vous ne m’aimez pas vainement. Et puis on ne meurt pasde ça. Enfin tous nos amis sont jaloux de vous, ce qui prouve queje ne vous traite pas trop mal en somme.

Il prit sa main :

– Vous ne me comprenez pas !

– Si, je vous comprends très bien.

– Vous entendez l’appel désespéré que je jette incessamment àvotre cœur ?

– Oui, je l’entends.

– Et ?…

– Et… cela me fait beaucoup de peine, parce que je vous aimeénormément.

– Alors ?

– Alors vous me criez : « Soyez pareille à moi ; pensez,sentez et exprimez comme moi. » Mais je ne peux pas, mon pauvreami. Je suis ce que je suis. Il faut m’accepter telle que Dieu m’afaite, puisque je me suis donnée ainsi à vous, que je ne leregrette pas, que je n’ai pas envie de me reprendre, que vousm’êtes le plus cher de tous les êtres que je connais.

– Vous ne m’aimez pas.

– Je vous aime avec toute la force d’aimer qui se trouve en moi.Si elle n’est pas différente ou plus grande, est-ce mafaute ?

– Si j’étais sûr de cela, je m’en contenterais peut-être.

– Qu’entendez-vous par ces mots ?

– J’entends que je vous crois capable d’aimer autrement, maisque je ne me crois plus capable, moi, de vous inspirer un véritableamour.

– Non, mon ami, vous vous trompez. Vous êtes pour moi plus quepersonne n’a jamais été et plus que personne ne sera jamais, je lepense du moins absolument. J’ai avec vous ce grand mérite de ne pasmentir, de ne pas simuler ce que vous désirez, alors que bien desfemmes agiraient d’autre façon. Sachez-m’en gré, ne vous agitezpas, ne vous énervez point, ayez confiance en mon affection, quivous est acquise entière et sincère.

Il murmura, comprenant combien ils étaient loin l’un de l’autre:

– Ah ! quelle bizarre manière de comprendre l’amour et d’enparler ! Je suis pour vous quelqu’un que vous désirez, eneffet, avoir souvent, sur une chaise, à votre côté. Mais pour moivous emplissez le monde ; je n’y connais que vous, je n’y sensque vous, je n’y ai besoin que de vous.

Elle eut un sourire bienveillant, et répondit :

– Je le sais, je le devine, je le comprends. J’en suis ravie, etvous dis : Aimez-moi toujours autant, si c’est possible, car celam’est un vrai bonheur ; mais ne me forcez pas à vous jouer unecomédie qui me ferait de la peine, qui ne serait pas digne de nous.Depuis quelque temps je sentais venir cette crise ; elle m’esttrès cruelle parce que je vous suis profondément attachée, mais jene puis plier ma nature jusqu’à la rendre semblable à la vôtre.Prenez-moi comme je suis.

Il demanda tout à coup :

– Avez-vous pensé, avez-vous cru, rien qu’un jour, rien qu’uneheure, soit avant, soit après, que vous pourriez m’aimerautrement ?

Elle fut embarrassée pour répondre et réfléchit quelquesinstants.

Il attendait avec angoisse, et reprit :

– Vous voyez bien, que vous avez aussi rêvé autre chose.

Elle murmura lentement :

– J’ai pu me tromper un instant sur moi-même.

Il s’écria :

– Oh ! que de finesse et de psychologie ! On neraisonne pas ainsi les élans du cœur.

Elle songeait encore, intéressée par sa propre pensée, par cetterecherche, par ce retour sur elle, et elle ajouta :

– Avant de vous aimer comme je vous aime, j’ai pu croire unmoment, en effet, que j’aurais pour vous plus de… plus de… plusd’emballement… mais alors j’aurais été certainement moins simple,moins franche… peut-être moins sincère, plus tard.

– Pourquoi moins sincère, plus tard ?

– Parce que vous enfermez l’amour dans cette formule : « Tout ourien », et ce « tout ou rien » signifie, à mon sens : « Toutd’abord, puis Rien ensuite ». C’est quand le rien commence que lafemme se met à mentir.

Il répliqua très énervé :

– Mais vous ne comprenez pas ma misère et la torture de penserque vous auriez pu m’aimer autrement ? Vous l’avezsenti ; donc c’est un autre que vous aimerez ainsi.

Elle répondit sans hésiter :

– Je ne crois pas.

– Et pourquoi ? oui pourquoi ? Du moment que vous avezeu le pressentiment de l’amour, que vous avez été effleurée par lesoupçon de cet irréalisable et torturant espoir de mêler sa vie,son âme et sa chair avec celles d’un autre être, de disparaître enlui et de le prendre en soi, que vous avez senti la possibilité decette inexprimable émotion, vous subirez cela un jour oul’autre.

– Non. C’est mon imagination qui m’a trompée, et qui s’esttrompée sur moi. Je vous donne tout ce que je peux donner. J’y aibeaucoup réfléchi depuis que je suis votre maîtresse. Remarquez queje n’ai peur de rien, pas même des mots. Vraiment je suis tout àfait convaincue que je ne peux pas aimer davantage ni mieux que jene le fais en ce moment. Vous voyez que je vous parle comme je meparle à moi-même. Je fais cela parce que vous êtes trèsintelligent, que vous comprenez tout, que vous pénétrez tout, etque ne vous rien cacher est le meilleur, le seul moyen de nous lierétroitement et pour longtemps. Voilà ce que j’espère, mon ami.

Il l’écoutait comme on boit quand on meurt de soif, et il tombaà genoux, le front sur sa robe. Il tenait les deux petites mainssous sa bouche, en répétant : « Merci, merci ! » – Quand ileut relevé la tête pour la contempler, elle avait deux larmes dansles yeux ; puis croisant à son tour ses bras sur le coud’André, elle l’attira doucement, se pencha, et le baisa sur lespaupières.

– Asseyez-vous, dit-elle ; ça n’est pas très prudent devous agenouiller ici devant moi.

Il s’assit, et, après un silence de quelques instants pendantlequel ils se regardèrent, elle lui demanda s’il voulait laconduire un jour ou l’autre à l’exposition du sculpteur Prédolé,dont on lui parlait avec enthousiasme. Elle avait de lui, dans soncabinet de toilette, un Amour de bronze, figurine charmante quiversait l’eau dans la baignoire, et elle désirait voir, assembléedans la galerie Varin, l’œuvre complète de ce délicieux artiste,qui depuis huit jours passionnait Paris.

Ils prirent date, puis Mariolle se leva pour se retirer.

– Voulez-vous venir demain à Auteuil ? dit-elle toutbas.

– Oh ! je crois bien !

Et il s’en alla étourdi de joie, enivré de ce « peut-être » quine meurt jamais dans les cœurs épris.

Chapitre 6

 

Le coupé de Mme de Burne roulait au grand trot des deux chevauxsur le pavé de la rue de Grenelle. La grêle d’une dernièregiboulée, car on était aux premiers jours d’avril, battait avecbruit la vitre de la voiture et rebondissait sur la chaussée déjàsablée de grains blancs. Les passants, sous leurs parapluies, sehâtaient, la nuque cachée dans le col relevé des pardessus. Aprèsdeux semaines de beau temps un odieux froid de fin d’hiver glaçaitde nouveau et gerçait la peau.

Les pieds sur une boule d’eau brûlante, le corps enveloppé enune fourrure dont la caresse velue et fine, immobile et douce, laréchauffait à travers sa robe, et plaisait délicieusement à sa peaucraintive des contacts, la jeune femme songeait péniblement que,dans une heure au plus, il lui faudrait prendre un fiacre pourrejoindre Mariolle à Auteuil.

Un vif désir d’envoyer un télégramme l’obsédait, mais elles’était promis depuis plus de deux mois déjà d’agir ainsi avec luile plus rarement possible, car elle venait de faire un grand effortpour l’aimer de la même façon qu’elle était aimée.

En le voyant souffrir tant, elle s’était apitoyée, et, après laconversation où elle lui baisa les yeux dans un élan vraid’attendrissement, sa sincère affection pour lui devint en effetpendant quelque temps plus chaude et plus expansive.

Elle s’était demandé, surprise de sa froideur involontaire,pourquoi elle ne l’aimerait pas à la fin comme tant de femmesaiment leurs amants, puisqu’elle se sentait profondément attachée àlui, puisqu’il lui plaisait plus que tous les autres hommes.

Cette nonchalance de sa tendresse ne pouvait provenir que d’uneparesse de cœur, qu’on pouvait peut-être dompter, comme toutes lesparesses.

Elle essaya. Elle tenta de s’exalter en pensant à lui, des’émouvoir aux jours de rendez-vous. Elle y parvint en véritéquelquefois, comme on se fait peur, la nuit, en songeant auxvoleurs et aux apparitions.

Elle s’efforça même, s’animant un peu à ce jeu de la passion,d’être plus caressante, plus enlaçante. Elle y réussit d’abordassez bien, et l’affola d’ivresse.

Alors elle crut à l’éclosion en elle d’une fièvre un peusemblable à celle dont elle le sentait brûlé. Son ancien espoirintermittent d’amour, entrevu réalisable le soir où elle s’étaitdécidée à se donner, en rêvant sous les brumes laiteuses de la nuitdevant la baie du Mont Saint-Michel, renaquit, moins séduisant,moins enveloppé de nuées poétiques et d’idéal, mais plus précis,plus humain, dégagé d’illusions après l’épreuve de la liaison.

Elle avait appelé alors et épié en vain ces grands élans del’être entier vers un autre être, nés, dit-on, lorsque les corpsentraînés par l’émotion des âmes se sont unis. Ces élans n’étaientpoint venus.

Elle s’obstina cependant à simuler de l’entraînement, àmultiplier les rendez-vous, à lui dire : « Je sens que je vous aimede plus en plus ». Mais une fatigue l’envahissait, et uneimpuissance de se tromper et de le tromper plus longtemps. Elleconstatait avec étonnement que les baisers reçus de luil’importunaient à la longue, bien qu’elle n’y fût point tout à faitinsensible. Elle constatait cela par la vague lassitude répandue enelle dès le matin des jours où elle devait le rejoindre. Pourquoidonc, ces matins-là, ne sentait-elle pas au contraire, comme tantd’autres femmes, sa chair émue par l’attente troublante et désiréedes étreintes ? Elle les subissait, les acceptait tendrementrésignée, puis vaincue, brutalement conquise, et vibrante malgréelle, mais jamais entraînée. Est-ce que sa chair si fine, sidélicate, si exceptionnellement aristocrate et raffinée, gardaitdes pudeurs inconnues, des pudeurs d’animal supérieur et sacré,ignorées encore de son âme si moderne ?

Mariolle comprit peu à peu. Il vit décroître cette ardeurfactice. Il devina cette tentative dévouée, et un mortel, uninconsolable chagrin se glissa dans son âme.

Elle savait maintenant, comme lui, que l’épreuve était faite, ettout espoir perdu. Voilà même qu’aujourd’hui, chaudement serrée ensa fourrure, les pieds sur la bouillotte, frissonnante de bien-êtreen regardant la grêle fouetter les vitres du coupé, elle netrouvait plus en elle le courage de sortir de cette tiédeur et demonter dans un fiacre glacé pour aller rejoindre le pauvregarçon.

Certes l’idée de se reprendre, de rompre, de se dérober auxcaresses, ne l’effleura pas un moment. Elle savait bien que, pourcaptiver entièrement un homme épris et le garder pour soi seule, aumilieu des rivalités féminines, il faut se donner à lui, il faut letenir par cette chaîne que le corps attache au corps. Elle savaitcela, car cela est fatal, logique, indiscutable. Il est même loyald’agir ainsi, et elle voulait rester loyale avec lui en toute saprobité de maîtresse. Donc elle se donnerait encore, elle sedonnerait toujours ; mais pourquoi si souvent ? Leursrendez-vous mêmes ne prendraient-ils pas pour lui un charme plusgrand, un attrait de renouveau à être espacés commed’inappréciables et rares bonheurs offerts par elle et qu’il nefallait point prodiguer ?

En chacune de ses courses à Auteuil, elle avait l’impression delui porter la plus précieuse des offrandes, un inestimable cadeau.Quand on donne ainsi, la joie de donner est inséparable d’unecertaine sensation de sacrifice ; ce n’est point l’ivressed’être prise, c’est l’orgueil d’être généreuse et le contentementde rendre heureux.

Elle calcula même que l’amour d’André avait plus de chancesd’être durable si elle se refusait un peu plus à lui, car toutefaim augmente par le jeûne, et le désir sensuel n’est qu’unappétit. Dès que cette résolution fut prise, elle décida qu’elleirait à Auteuil le jour même, mais simulerait un malaise. Cevoyage, qui lui semblait, une minute plus tôt, si pénible par cetemps de giboulées, lui parut aisé tout à coup ; et ellecomprit, souriant d’elle-même et de cette évolution subite,pourquoi elle avait tant de peine à supporter une chose pourtant sinormale. Tout à l’heure, elle ne voulait point, maintenant ellevoulait bien. Elle ne voulait point tout à l’heure, car ellepassait à l’avance par les mille petits détails énervants durendez-vous ! Elle se piquait les doigts aux épingles d’acier,qu’elle maniait mal ; elle ne retrouvait plus rien de cequ’elle avait jeté à travers la chambre en se dévêtant hâtivement,préoccupée déjà par cette corvée odieuse de se rhabiller touteseule.

Elle s’arrêta sur cette pensée, la fouillant, la pénétrant bienpour la première fois. N’était-ce pas un peu vulgaire, un peurépugnant tout de même, cet amour à heure fixe prévu la veille oul’avant-veille, comme un rendez-vous d’affaire ou une consultationde médecin. Après un long tête-à-tête inattendu, libre et grisant,rien de plus naturel que le baiser jailli des lèvres, unissant deuxbouches qui se sont charmées, qui se sont appelées, qui se sontséduites par de tendres et chaudes paroles. Mais comme cela étaitdifférent du baiser sans surprise, annoncé d’avance, qu’elle allaitrecevoir une fois par semaine, sa montre à la main. C’était si vraique, par moments, elle avait senti s’éveiller en elle, aux jours oùelle ne devait pas voir André, de vagues envies de le rejoindre,tandis que ce désir n’apparaissait qu’à peine quand elle allait àlui avec des ruses de voleur traqué, des contremarches suspectes,des fiacres malpropres, le cœur distrait de lui par toutes ceschoses.

Ah ! l’heure d’Auteuil ! elle l’avait calculée surtoutes les pendules de toutes ses amies ; elle l’avait vueapprocher, minute par minute, chez Mme de Frémines, chez lamarquise de Bratiane, chez la belle Mme Le Prieur, quand elle usaitses après-midi d’attente à travers Paris, pour ne pas rester chezelle, où une visite imprévue, un obstacle inattendu aurait pul’immobiliser.

Elle se dit tout à coup : « Aujourd’hui, jour de chômage, j’iraitrès tard pour ne pas trop l’énerver ». Alors elle ouvrit, sur ledevant du coupé, une sorte de petit placard invisible caché sous lasoie noire, dont la voiture, vrai boudoir de jeune femme, étaitcapitonnée. Dès que les deux portes mignonnes de cette cachette sefurent rabattues sur les côtés, apparut une glace à charnièresqu’elle fit glisser, en l’élevant à la hauteur de son visage.Derrière cette glace s’alignaient en des niches de satin quelquespetits objets en argent : une boîte pour la poudre de riz, uncrayon pour les lèvres, deux flacons à parfums, un encrier, unporte-plume, des ciseaux, un mignon couteau à papier pour couper lelivre, le dernier roman, qu’on lisait en route. Une exquisependule, grande et ronde comme une noix d’or, était fixée dansl’étoffe : elle marquait quatre heures.

Mme de Burne pensa : « J’ai encore une heure au moins », et elletoucha un ressort qui fit prendre au valet de pied, assis à côté ducocher, le tube acoustique pour recevoir l’ordre.

Elle attira l’autre bout, dissimulé dans la tenture, et,approchant ses lèvres du petit porte-voix taillé dans un cristal deroche :

– À l’ambassade d’Autriche, dit-elle.

Puis elle se regarda dans la glace. Elle se regarda, comme ellese regardait toujours, avec ce contentement qu’on éprouve enrencontrant la personne la plus aimée ; puis elle entr’ouvritsa fourrure pour juger de nouveau le corsage de sa robe. C’étaitune toilette frileuse de fin d’hiver. Le col était garni d’uncordon de très fines plumes blanches, luisantes à force d’êtreclaires. Elles s’étendaient un peu sur les épaules, en passant augris léger comme sur une aile. Toute la taille aussi était enlacéepar une bordure de ce duvet qui donnait à la jeune femme un airbizarre d’oiseau sauvage. Sur son chapeau, une espèce de toque,d’autres plumes se dressaient, aigrette hardie de couleurs plusvives, et sa si jolie figure blonde semblait parée ainsi pours’envoler avec les sarcelles, par le ciel gris, sous la grêle.

Elle se contemplait encore quand la voiture tourna brusquementsous la grande porte de l’Ambassade. Alors elle recroisa safourrure, abaissa la glace, referma les petites portes du placard,et, quand le coupé se fut arrêté, elle dit d’abord à son cocher:

– Retournez à la maison ; je n’ai plus besoin de vous.

Puis elle demanda au valet de pied qui s’avançait sur lesmarches du perron :

– La princesse est-elle chez elle ?

– Oui, madame.

Elle entra, monta l’escalier, et pénétra dans un tout petitsalon où la princesse de Malten écrivait des lettres.

En apercevant son amie, l’ambassadrice se leva avec un air degrande joie, les yeux rayonnants ; et elles s’embrassèrentdeux fois de suite, sur les joues, au coin des lèvres.

Puis elles s’assirent près l’une de l’autre, sur deux petitssièges, devant le feu. Elles s’aimaient beaucoup, se plaisaientinfiniment, se comprenaient sur tous les points, car elles étaientpresque pareilles, de la même race féminine, écloses dans la mêmeatmosphère, douées des mêmes sensations, bien que Mme de Malten fûtune Suédoise épousée par un Autrichien. Elles exerçaient l’une surl’autre une attraction mystérieuse et singulière, d’où naissait unvrai sentiment de bien-être et de contentement profond quand ellesse trouvaient ensemble. Leur bavardage durait sans discontinuerpendant des demi-journées entières, futile et intéressant pourtoutes les deux, par le simple attrait des mêmes goûts révélés.

– Vous voyez comme je vous aime ! disait Mme de Burne. Vousdînez chez moi ce soir, et je n’ai pu cependant m’abstenir de venirvous voir. C’est une passion, ma chère.

– Je la partage, répondit en souriant la Suédoise.

Et, par habitude professionnelle, elles faisaient des fraisl’une pour l’autre, coquettes comme en face d’un homme, maisdifféremment coquettes, livrées à une autre lutte, n’ayant plusdevant elles l’adversaire, mais la rivale.

Mme de Burne, tout en causant, regardait par moments la pendule.Cinq heures allaient sonner. Il était là-bas depuis une heure. «C’est assez », pensa-t-elle, en se levant.

– Déjà ? dit la princesse.

L’autre répondit hardiment :

– Oui, je suis pressée, je suis attendue. J’aimerais beaucoupmieux rester avec vous.

Elles s’embrassèrent de nouveau, et Mme de Burne, ayant priéqu’on fît venir un fiacre, s’en alla.

Le cheval boitait, traînait avec une peine infinie la vieillevoiture ; et cette boiterie, cette fatigue de l’animal, lajeune femme les sentait aussi en elle. Comme la bête poussive, elletrouvait le trajet long et dur. Puis le plaisir de voir André laconsolait, puis le souci de ce qu’elle allait fairel’affligeait.

Elle le trouva gelé derrière la porte. Les fortes gibouléestournoyaient dans les arbres. La grêle sonnait sur leur parapluiependant qu’ils allaient vers le chalet. Leurs pieds enfonçaientdans la boue.

Le jardin était triste, lamentable, mort, fangeux. Et Andréétait pâle. Il souffrait beaucoup.

Quand ils furent entrés :

– Dieu ! qu’il fait froid ! dit-elle.

Un grand feu pourtant flambait dans les deux pièces. Mais,allumé seulement depuis midi, il n’avait pu sécher les mursimprégnés d’humidité ; et des frissons couraient sur lapeau.

Elle ajouta :

– J’ai envie de ne pas quitter tout de suite ma fourrure.

Elle l’entr’ouvrit seulement, et elle apparut dessous, frileusedans son corsage garni de plumes, pareille aux oiseaux émigrantsqui ne restent jamais au même endroit.

Il s’assit à côté d’elle.

Elle reprit ;

– Ce soir, chez moi, dîner charmant, dont je me réjouisd’avance.

– Qui avez-vous donc ?

– Mais… vous d’abord ; puis Prédolé, que j’ai tant envie deconnaître.

– Ah ! vous avez Prédolé ?

– Oui, Lamarthe me l’amène.

– Mais ce n’est pas du tout un homme pour vous, Prédolé !Les sculpteurs, en général, ne sont pas faits pour plaire auxjolies femmes, et celui-là moins qu’aucun autre.

– Oh ! mon cher, c’est impossible. Je l’admire tant.

Depuis deux mois, à la suite de son exposition de la galerieVarin, le sculpteur Prédolé avait conquis et dompté Paris. Onl’estimait déjà, on l’appréciait ; on disait de lui : « Ilfait des figurines délicieuses ». Mais lorsque le public artiste etconnaisseur fut appelé à juger son œuvre entière réunie dans lessalles de la rue Varin, ce fut une explosion d’enthousiasme.

Il y avait là, semblait-il, la révélation d’un charme imprévu,un don si particulier pour traduire l’élégance et la grâce, qu’oncroyait assister à la naissance d’une séduction nouvelle de laforme.

Il avait adopté la spécialité des statuettes un peu, très peuvêtues, dont il exprimait les modelés délicats et voilés avec uneperfection inimaginable. Ses danseuses surtout, dont il avait faitde nombreuses études, montraient en leurs gestes, en leurs poses,par l’harmonie des attitudes et des mouvements, tout ce que lecorps féminin recèle de beauté souple et rare.

Depuis un mois Mme de Burne faisait des efforts incessants afinde l’attirer chez elle. Mais l’artiste était sauvage, même un peuours, disait-on. Elle venait enfin de réussir, par l’intermédiairede Lamarthe, qui avait fait une réclame sincère et frénétique ausculpteur reconnaissant.

Mariolle demanda :

– Qui avez-vous encore ?

– La princesse de Malten.

Il fut ennuyé. Cette femme lui déplaisait.

– Et encore ?

– Massival, Bernhaus et Georges de Maltry. C’est tout, rien quemon élite. Vous connaissez Prédolé, vous ?

– Oui, un peu.

– Comment le trouvez-vous ?

– Délicieux, c’est l’homme le plus amoureux de son art que j’aierencontré et le plus intéressant quand il en parle.

Elle était ravie et répéta :

– Ce sera charmant.

Il avait pris sa main sous la fourrure. Il la serrait un peu,puis il la baisa. Alors elle s’aperçut tout à coup qu’elle avaitoublié de se dire souffrante, et, cherchant soudain une autreraison, elle murmura :

– Dieu ! qu’il fait froid !

– Vous trouvez ?

– Je suis glacée jusqu’aux os.

Il se leva pour voir le thermomètre qui était assez bas eneffet.

Alors il se rassit près d’elle.

Elle venait de dire : « Dieu ! qu’il fait froid ! » etil avait cru comprendre. Depuis trois semaines il notait à chacunede leurs rencontres l’invincible apaisement de sa tentative detendresse. Il la devinait lasse de ce simulacre à ne pas pouvoir lecontinuer, et il était lui-même tellement exaspéré de sonimpuissance, tellement mordu par un désir vain et enragé de cettefemme, qu’il se disait en ses heures de solitude désespérée : «J’aime mieux rompre que de continuer à vivre ainsi ».

Il lui demanda, pour bien pénétrer sa pensée :

– Vous ne quittez même pas votre fourrure aujourd’hui ?

– Oh ! non, dit-elle, je tousse un peu depuis ce matin. Cetemps affreux m’a irrité la gorge. J’ai peur d’attraper du mal.

Après un silence, elle ajouta :

– Si je n’avais pas tenu absolument à vous voir, je ne seraispas venue.

Comme il ne répondait point, déchiré de chagrin et crispé derage, elle reprit :

– Après les si beaux jours des deux dernières semaines, ceretour de froid est très dangereux.

Elle regardait le jardin, où les arbres étaient déjà presqueverts sous la poussière de neige fondue qui tournoyait dans lesbranches.

Lui, il la regardait, et il pensait : « Voilà donc l’amourqu’elle a pour moi ! » Pour la première fois, une espèce dehaine de mâle déçu le soulevait contre elle, contre ce visage,contre cette âme insaisissable, contre ce corps de femme si fuyantet tant poursuivi.

« Elle prétend qu’elle a froid, se disait-il. Elle a froidseulement parce que je suis là. S’il s’agissait d’une partie deplaisir, d’un de ces imbéciles caprices qui agitent l’inutileexistence de ces futiles créatures, elle braverait tout, etrisquerait sa vie. Est-ce que pour montrer ses toilettes elle nesort pas en voiture découverte par les plus grands froids ?Ah ! c’est ainsi qu’elles sont toutes, à présent. »

Il la regardait, si calme en face de lui. Et il savait que dansce front, dans ce petit front adoré, il y avait une envie, l’enviede ne pas prolonger ce tête-à-tête qui devenait trop pénible.

Était-il vrai qu’il eût existé, qu’il existait encore des femmespassionnées, que l’émotion secoue, qui souffrent, pleurent, sedonnent avec transport, enlacent, étreignent et gémissent, quiaiment avec leur chair autant qu’avec leur âme, avec la bouche quiparle et les yeux qui regardent, avec le cœur qui palpite et lamain qui caresse, des femmes qui bravent tout parce qu’ellesaiment, et vont, le jour ou la nuit, surveillées et menacées,intrépides et palpitantes, vers celui qui les prend en ses bras,folles de bonheur et défaillantes.

Oh ! l’horrible amour celui auquel il est maintenantenchaîné : amour sans issue, sans fin, sans joie et sans triomphe,qui énerve, exaspère et ronge de souci ; amour sans douceur etsans ivresses, faisant seulement pressentir et regretter, souffriret pleurer, et ne révélant l’extase des caresses partagées, que parl’intolérable regret des baisers impossibles à éveiller sur deslèvres froides, stériles et sèches comme des arbres morts.

Il la regardait, emprisonnée et charmante en cette robeemplumée. N’étaient-ce point les grandes ennemies qu’il fallaitvaincre plus encore que la femme, ses robes, gardiennes jalouses,barrières coquettes et précieuses qui enfermaient et défendaientcontre lui sa maîtresse ?

– Votre toilette est ravissante, dit-il, car il ne voulait pointparler de ce qui le torturait.

Elle répondit en souriant :

– Vous verrez celle que j’aurai ce soir.

Puis elle toussa plusieurs fois de suite et reprit :

– Je m’enrhume tout à fait. Laissez-moi partir, mon ami. Lesoleil reviendra bien vite, et je ferai comme lui.

Il n’insista pas, découragé, comprenant qu’aucun effort nepourrait vaincre à présent l’inertie de cet être sans élan, quec’était fini, fini pour toujours d’espérer, d’attendre des motsbalbutiés dans cette bouche tranquille, un éclair dans ces yeuxcalmes. Et soudain il sentit surgir en lui la résolution violented’échapper à cette suppliciante domination. Elle l’avait cloué surune croix ; il y saignait de tous ses membres, et elle leregardait agoniser sans comprendre sa souffrance, contente mêmed’avoir fait ça. Mais il s’arracherait de ce poteau mortel, en ylaissant des morceaux de son corps, des lambeaux de sa chair ettout son cœur déchiqueté. Il se sauverait comme une bête que deschasseurs ont presque tuée, il irait se cacher dans une solitude oùil finirait peut-être par cicatriser ses plaies et ne plus sentirque les sourdes douleurs dont tressaillent jusqu’à leur mort lesmutilés.

– Adieu donc, lui dit-il.

Elle fut saisie par la tristesse de sa voix et reprit :

– À ce soir, mon ami.

Il répéta :

– À ce soir… adieu.

Puis il la reconduisit à la porte du jardin, et revints’asseoir, seul, devant le foyer.

Seul ! Qu’il faisait froid en effet ! Et qu’il étaittriste ! C’était fini ! Ah ! quelle horriblepensée ! Fini d’espérer, d’attendre, de rêver d’elle aveccette brûlure au cœur qui nous fait vivre par moments, sur cettesombre terre, à la façon des feux de joie allumés dans les soirsobscurs. Adieu les nuits d’émotion solitaire où presque jusqu’aujour il marchait à travers sa chambre en pensant à elle, et lesréveils où il se disait en ouvrant les yeux : « Je la verrai tantôtà notre petite maison ».

Comme il l’aimait ! comme il l’aimait ! comme ceserait dur et long de se guérir d’elle ! Elle était partieparce qu’il faisait froid ! Il la voyait, comme tout àl’heure, le regardant et l’ensorcelant, l’ensorcelant pour mieuxcrever son cœur. Ah ! comme elle l’avait bien crevé ! depart en part, d’un seul et dernier coup. Il sentait le trou : uneblessure ancienne déjà, entr’ouverte puis pansée par elle, etqu’elle venait de rendre inguérissable en y plongeant comme uncouteau sa mortelle indifférence. Il sentait même que de ce cœurcrevé quelque chose coulait en lui qui emplissait son corps,montait à sa gorge et l’étouffait. Alors, posant ses deux mains surses yeux, comme pour se cacher à lui-même cette faiblesse, il semit à pleurer. Elle était partie parce qu’il faisait froid !Il aurait marché nu, dans la neige, pour la rejoindre n’importe où.Il se serait jeté du haut d’un toit, rien que pour tomber à sespieds. Le souvenir d’une vieille histoire lui vint, dont on a faitune légende : celle de la Côte des deux Amants, qu’on voit enallant à Rouen. Une jeune fille, obéissant au caprice cruel de sonpère, qui lui défendait d’épouser son amant si elle ne parvenait àle porter elle-même au sommet de la rude montagne, l’y traîna,marchant sur les mains et les genoux, et mourut en arrivant.L’amour n’est donc plus qu’une légende, faite pour être chantée envers ou contée en des romans trompeurs.

Sa maîtresse ne lui avait-elle pas dit elle-même, dans une deleurs premières entrevues, une phrase qu’il n’avait jamais oubliée: « Les hommes d’à présent n’aiment pas les femmes d’aujourd’huijusqu’à s’en faire vraiment du mal. Croyez-moi, je connais les unset les autres. » Elle s’était trompée pour lui, mais non pour elle,car elle avait dit encore : « En tous cas, je vous préviens que,moi, je suis incapable de m’éprendre vraiment de n’importe qui…»

De n’importe qui ? Était-ce bien sûr ? De lui, non. Ilen demeurait certain maintenant, mais d’un autre ?

De lui ?… Elle ne pouvait pas l’aimer !Pourquoi ?

Alors la sensation d’avoir tout manqué dans sa vie, sensationdont il était depuis longtemps obsédé, s’abattit sur lui etl’anéantit. Il n’avait rien fait, rien réussi, rien obtenu, rienvaincu. Les arts l’ayant tenté, il ne trouva pas en lui le couragenécessaire pour se donner tout à fait à l’un d’eux, nil’obstination persévérante qu’il faut pour y triompher. Aucunsuccès ne l’avait réjoui, aucun goût exalté pour une belle chose nel’avait ennobli et grandi. Son seul effort énergique pour conquérirun cœur de femme venait d’avorter comme le reste. Il n’était aufond qu’un raté.

Il pleurait toujours sous ses mains appuyées sur ses yeux. Leslarmes, glissant contre la peau, mouillaient sa moustache etsalaient ses lèvres.

Leur amertume ainsi goûtée augmentait sa misère et sadésespérance.

Quand il releva la tête, il s’aperçut qu’il faisait nuit. Iln’avait que le temps de rentrer chez lui et de s’habiller pourdîner chez elle.

Chapitre 7

 

André Mariolle entra le premier chez Mme Michèle de Burne. Ils’assit, et il contempla autour de lui ces murs, ces objets, cestentures, ces bibelots, ces meubles qu’il chérissait à caused’elle, tout cet appartement familier où il l’avait connue, trouvéeet si souvent retrouvée, où il avait appris à aimer, où il avaitdécouvert en lui et senti croître, de jour en jour, cette passion,jusqu’à l’heure de l’inutile victoire. Avec quelle ardeur ill’avait attendue quelquefois en ce lieu coquet, fait pour elle,cadre délicieux de cet être exquis ! Et comme il connaissaitl’odeur de ce salon, de ces étoffes, une douce odeur d’iris,aristocrate et simple ! Là il avait tressailli de toutes lesattentes, tremblé à toutes les espérances, exploré toutes lesémotions, et, pour finir, toutes les détresses. Il serrait, commeles mains d’un ami qu’on abandonne, les bras du large fauteuil oùil avait si souvent causé avec elle en la regardant sourire etparler. Il aurait voulu qu’elle ne vînt pas, que personne ne vînt,et rester là, seul, toute la nuit, rêvant à son amour, comme onveille près d’un mort. Puis il serait parti, dès l’aurore, pourlongtemps, peut-être pour toujours.

La porte de la chambre s’ouvrit. Elle parut et vint à lui, lamain tendue. Il se maîtrisa et ne laissa rien voir. Ce n’était pasune femme, mais un bouquet vivant, un inimaginable bouquet.

Une ceinture d’œillets serrait sa taille et descendait autourd’elle jusqu’à ses pieds, en cascades. Autour des bras nus et desépaules courait une guirlande emmêlée de myosotis et de muguets,tandis que trois orchidées féeriques semblaient sortir de sa gorgeet caressaient la chair pâle des seins de leur chair rose et rougede fleurs surnaturelles. Ses cheveux blonds étaient poudrés deviolettes d’émail où luisaient de minuscules diamants. D’autresbrillants, tremblant sur des épingles d’or, scintillaient comme del’eau dans la garniture embaumée du corsage.

– J’aurai la migraine, dit-elle, mais tant pis ! ça me vabien.

Elle sentait bon, comme le printemps dans les jardins ;elle était plus fraîche que ses guirlandes. André la regardait,ébloui, et songeant qu’il serait aussi brutalement barbare de laprendre en ses bras en ce moment que de piétiner un parterreépanoui. Leur corps ainsi n’était plus qu’un prétexte à parures, unobjet à orner : ce n’était plus un objet à aimer. Ellesressemblaient à des fleurs, elles ressemblaient à des oiseaux,elles ressemblaient à mille autres choses autant qu’à des femmes.Leurs mères, toutes celles des générations passées, employaientl’art coquet pour aider la beauté, mais elles cherchaient d’abord àplaire par la séduction directe de leur corps, par la puissancenaturelle de leur grâce, par l’irrésistible attrait que la formeféminine exerce sur le cœur des mâles. Aujourd’hui, la coquetterieétait tout, l’artifice était devenu le grand moyen et aussi le but,car elles s’en servaient plutôt même afin d’irriter les yeux desrivales et de fouetter stérilement leur jalousie que pour laconquête des hommes.

À qui donc était destinée cette toilette, à lui l’amant, ou àhumilier la princesse de Malten ?

La porte s’ouvrit : on l’annonça.

Mme de Burne eut un élan vers elle ; et, tout en veillantaux orchidées, elle l’embrassa, les lèvres entr’ouvertes, avec unepetite moue de tendresse. Ce fut un joli, un désirable baiser,donné et rendu à plein cœur par les deux bouches.

Mariolle tressaillit d’angoisse. Pas une fois elle n’étaitaccourue à lui avec cette brusquerie heureuse ; jamais elle nel’avait embrassé ainsi, et par un revirement subit de sa pensée : «Ces femmes-là ne sont plus faites pour nous, » se dit-il avecfureur.

Massival parut, puis derrière lui M. de Pradon, le comte deBernhaus, puis Georges de Maltry, resplendissant de chicanglais.

On n’attendait plus que Lamarthe et Prédolé. On parla dusculpteur, et toutes les voix formulèrent des éloges.

« Il avait ressuscité la grâce, retrouvé la tradition de laRenaissance avec quelque chose de plus : la sincéritémoderne ; c’était, d’après M. Georges de Maltry, l’exquisrévélateur de la souplesse humaine. » Ces phrases, depuis deuxmois, couraient tous les salons, allaient de toutes les bouches àtoutes les oreilles.

Il parut enfin. On fut surpris. C’était un gros homme d’un âgeindéterminable, avec des épaules de paysan, une forte tête auxtraits accentués, couverte de cheveux et de barbe grisâtres, un nezpuissant, des lèvres charnues, l’air timide et embarrassé. Ilportait ses bras un peu loin du corps, avec une sorte de gaucherie,attribuable sans doute aux énormes mains qui sortaient des manches.Elles étaient larges, épaisses, avec des doigts velus et musculeux,des mains d’hercule ou de boucher ; et elles semblaientmaladroites, lentes, gênées d’être là, impossibles à cacher.

Mais la figure était éclairée par des yeux limpides, gris etperçants, d’une vivacité extraordinaire. Eux seuls semblaient vivreen cet homme pesant. Ils regardaient, scrutaient, fouillaient,jetaient partout leur éclair aigu, rapide et mobile, et on sentaitqu’une vive et grande intelligence animait ce regard curieux.

Mme de Burne, un peu déçue, indiqua poliment un siège, oùl’artiste s’assit. Puis il resta là, confus, semblait-il, d’êtrevenu dans cette maison.

Lamarthe, introducteur adroit, voulant rompre cette glace,s’approcha de son ami.

– Mon cher, dit-il, je vais vous montrer où vous êtes. Vous avezvu d’abord notre divine hôtesse ; regardez maintenant ce quil’entoure.

Il montrait sur la cheminée un buste authentique de Houdon,puis, sur un secrétaire de Boule, deux femmes enlacées et dansant,par Clodion, et enfin sur une étagère, quatre statuettes de Tanagrachoisies parmi les plus parfaites.

Alors la figure de Prédolé s’éclaira soudain, comme s’il eûtretrouvé ses enfants dans un désert. Il se leva, puis marcha versles quatre antiques petites figures de terre ; et, quand il ensaisit deux en même temps dans ses formidables mains qui semblaientfaites pour tuer des bœufs, Mme de Burne eut peur pour elles. Mais,dès qu’il les eût touchées, on eût dit qu’il les caressait, car illes maniait avec une souplesse et une adresse surprenantes, en lesfaisant tourner dans ses doigts épais, devenus agiles comme ceuxd’un jongleur. À le voir ainsi les contempler et les palper, onsentait qu’il avait dans l’âme et dans les mains, ce gros homme,une tendresse unique, idéale et délicate pour toutes les petiteschoses élégantes.

– Sont-elles jolies ? demanda Lamarthe.

Alors le sculpteur les vanta comme s’il les eût félicitées, etil parla des plus remarquables qu’il connût, en quelques mots,d’une voix un peu voilée mais sûre, tranquille, au service d’unepensée claire qui savait bien la valeur des termes.

Puis, conduit par l’écrivain, il inspecta les autres bibelotsrares que Mme de Burne avait réunis grâce aux conseils de ses amis.Il les appréciait avec des étonnements et des joies en lesdécouvrant en ce lieu, et toujours il les prenait dans ses mains etles retournait légèrement en tous sens, comme pour se mettre entendre contact avec eux. Une statuette de bronze était cachée dansun coin obscur, lourde comme un boulet ; il l’enleva d’un seulpoignet, l’apporta près d’une lampe, l’admira longuement, puis laremit en place sans effort visible.

Lamarthe dit ;

– Est-il taillé pour lutter avec le marbre et la pierre, cegaillard-là !

On le regardait avec sympathie.

Un domestique annonça :

– Madame est servie.

La maîtresse de la maison prit le bras du sculpteur pour passerdans la salle à manger, et, lorsqu’elle l’eut fait asseoir à sadroite, elle lui demanda par courtoisie, comme elle eût interrogél’héritier d’une grande famille sur l’origine exacte de son nom:

– Votre art, monsieur, a aussi ce mérite, n’est-ce pas, d’êtrel’aîné de tous les autres ?

Il répondit de sa voix tranquille :

– Mon Dieu ! madame, les bergers bibliques jouaient de laflûte ; la musique semble donc plus ancienne, bien qu’à notresens la véritable musique ne date pas de loin. Mais la véritablesculpture date de très loin.

Elle reprit :

– Vous aimez la musique ?

Il répondit avec une conviction grave :

– J’aime tous les arts.

Elle demanda encore :

– Sait-on quel fut l’inventeur du vôtre ?

Il réfléchit, et, avec une douceur d’accent, comme s’il eûtconté une histoire attendrissante :

– D’après la tradition hellénique, ce fut l’Athénien Dédale.Mais la plus jolie légende est celle qui attribue cette découverteà un potier de Sicyone nomme Dibutades. Sa fille Kora ayantdessiné, au moyen d’un trait, l’ombre du profil de son fiancé, sonpère remplit cette silhouette d’argile et la modela. Mon art venaitde naître.

Lamarthe murmura : « Charmant ». Puis, après un silence, ilreprit :

– Ah ! si vous vouliez, Prédolé !

S’adressant ensuite à Mme de Burne :

– Vous ne vous figurez pas, madame, comme cet homme estintéressant quand il parle de ce qu’il aime, comme il saitl’exprimer, le montrer et le faire adorer.

Mais le sculpteur ne semblait pas disposé à poser ni à pérorer.Il avait introduit entre sa chemise et son cou un des coins de saserviette pour ne pas tacher son gilet, et il mangeait son potageavec recueillement, avec cette espèce de respect que les paysansont pour la soupe.

Puis il but un verre de vin et se redressa, l’air plus à l’aise,s’acclimatant.

De temps en temps, il essayait de se retourner, car ilapercevait, reflété dans une glace, un groupe tout moderne placéderrière lui, sur la cheminée. Il ne le connaissait pas etcherchait à deviner l’auteur.

À la fin, n’y tenant plus, il demanda :

– C’est de Falguières, n’est-ce pas ?

Mme de Burne se mit à rire.

– Oui, c’est de Falguières. Comment avez-vous reconnu cela dansune glace ?

Il sourit à son tour.

– Ah ! madame, je reconnais n’importe comment, d’un seulcoup d’œil la sculpture des gens qui font aussi de la peinture, etla peinture des gens qui font aussi de la sculpture. Ça neressemble pas du tout à l’œuvre d’un homme qui pratiqueexclusivement un seul art.

Lamarthe, voulant faire briller son ami, demanda desexplications, et Prédolé s’y prêta.

Il définit, raconta et caractérisa la peinture des sculpteurs etla sculpture des peintres d’une façon si claire, originale etneuve, avec sa parole lente et précise, que les regardsl’écoutaient autant que les oreilles. Faisant reculer sadémonstration à travers l’histoire de l’art, et cueillant desexemples d’époque en époque, il remonta jusqu’aux premiers maîtresitaliens, peintres et sculpteurs en même temps, Nicolas et Jean dePise, Donatello, Lorenzo Ghiberti. Il indiqua des opinionscurieuses de Diderot sur le même sujet, et, pour conclure, cita lesportes du Baptistère de Saint-Jean de Florence, par Ghiberti,bas-reliefs si vivants et dramatiques qu’ils ont plutôt l’air detoiles peintes.

De ses lourdes mains agitées devant lui comme si elles eussentété pleines de matières à modeler, et devenues dans leursmouvements souples et légères à ravir les yeux, il reconstituaitavec tant de conviction l’œuvre racontée qu’on suivait curieusementses doigts faisant surgir au-dessus des verres et des assiettestoutes les images inexprimées par sa bouche.

Puis, comme on lui offrit des choses qu’il aimait, il se tut etse mit à manger.

Jusqu’à la fin du dîner il ne parla plus beaucoup, suivant àpeine lui-même la conversation qui allait d’un écho de théâtre àune rumeur politique, d’un bal à un mariage, d’un article de laRevue des Deux Mondes au concours hippique récemment ouvert. Ilmangeait bien et buvait sec, sans en paraître ému, ayant la penséenette, saine, difficile à troubler, à peine excitable par le bonvin.

Lorsqu’on fut revenu dans le salon, Lamarthe, qui n’avait pasobtenu du sculpteur tout ce qu’il en attendait, l’attira près d’unevitrine pour lui montrer un objet inestimable, un encrier d’argent,pièce cotée, classée, historique, ciselée par BenvenutoCellini.

Ce fut une espèce d’ivresse qui s’empara du sculpteur. Ilcontemplait cela comme on regarde le visage d’une maîtresse, et,saisi d’attendrissement, il énonça, sur l’œuvre de Cellini, desidées gracieuses et fines comme l’art du divin ciseleur ;puis, sentant qu’on l’écoutait, il se livra tout entier, et, assissur un grand fauteuil, tenant et regardant sans cesse le bijouqu’on venait de lui présenter, il raconta ses impressions surtoutes les merveilles d’art connues par lui, mit à nu sasensibilité, et rendit visible l’étrange griserie que la grâce desformes faisait entrer par ses yeux dans son âme. Pendant dix ans ilavait parcouru le monde en ne regardant que du marbre, de lapierre, du bronze et du bois sculptés par des mains géniales, oubien de l’or, de l’argent, de l’ivoire et du cuivre, vaguesmatières métamorphosées en chefs-d’œuvre sous les doigts de féesdes ciseleurs.

Et lui-même il sculptait en parlant, avec des reliefssurprenants et de délicieux modelés obtenus par la justesse desmots.

Les hommes, debout autour de lui, l’écoutaient avec un intérêtextrême, tandis que les deux femmes, assises près du feu,paraissaient s’ennuyer un peu et causaient à voix basse, de tempsen temps, déconcertées de ce qu’on pût prendre tant de goût à desimples contours d’objets.

Quand Prédolé se tut, Lamarthe, emballé et ravi lui serra lamain, et d’une voix amicale attendrie par l’émotion d’un amourcommun :

– Vrai, j’ai envie de vous embrasser, dit-il. Vous êtes le seulartiste, le seul passionné et le seul grand homme d’aujourd’hui, leseul qui aimez vraiment ce que vous faites, qui y trouvez dubonheur, qui n’en êtes jamais las ni dégoûté. Vous maniez l’artéternel dans sa forme la plus pure, la plus simple, la plus hauteet la plus inaccessible. Vous enfantez le beau par la courbe d’uneligne, et vous ne vous souciez pas d’autre chose. Je bois un verred’eau-de-vie à votre santé.

Puis la conversation redevint générale, mais languissante,étouffée par les idées qui avaient passé dans l’air de ce jolisalon meublé d’objets précieux.

Prédolé s’en alla de bonne heure, en donnant pour raison qu’ilétait au travail tous les matins au lever du jour.

Lorsqu’il fut parti, Lamarthe, enthousiasmé, demanda à Mme deBurne :

– Eh bien ! comment le trouvez-vous ?

Elle répondit, en hésitant, d’un air mécontent et peu séduit:

– Assez intéressant, mais raseur.

Le romancier sourit et pensa : « Parbleu, il n’a pas admirévotre toilette, et vous êtes le seul de vos bibelots qu’il ait àpeine regardé ». Puis, après quelques phrases aimables, il allas’asseoir auprès de la princesse de Malten, afin de lui faire lacour. Le comte de Bernhaus s’approcha de la maîtresse de la maison,et, prenant un petit tabouret, parut s’affaisser à ses pieds.Mariolle, Massival, Maltry et M. de Pradon continuaient à parler dusculpteur, qui avait fait sur leurs esprits une forte impression.M. de Maltry le comparait aux maîtres anciens, dont toute la viefut embellie et illuminée par l’amour exclusif et dévorant desmanifestations de la Beauté ; et il philosophait là-dessus,avec des phrases subtiles, justes et fatigantes.

Massival, las d’écouter parler d’un art qui n’était point lesien, se rapprocha de Mme de Malten et s’assit auprès de Lamarthe,qui lui céda bientôt la place pour aller rejoindre les hommes.

– Partons-nous ? dit-il à Mariolle.

– Oui, bien volontiers.

Le romancier aimait parler, la nuit, sur les trottoirs enreconduisant quelqu’un. Sa voix brève, stridente, mordante,semblait s’accrocher et grimper aux murs des maisons. Il se sentaitéloquent et clairvoyant, spirituel et imprévu en ces tête-à-têtenocturnes, où il monologuait plutôt qu’il ne causait. Il y obtenaitpour lui-même des succès d’estime qui lui suffisaient, et il sepréparait au bon sommeil par cette légère fatigue des poumons etdes jambes.

Mariolle, lui, était à bout de forces. Toute sa misère, tout sonmalheur, tout son chagrin, toute son irrémédiable déceptionbouillonnaient en son cœur depuis qu’il avait franchi cetteporte.

Il n’en pouvait plus, il n’en voulait plus. Il allait partirpour ne point revenir.

Quand il prit congé de Mme de Burne, elle lui dit adieu d’un airdistrait.

Les deux hommes se trouvèrent seuls dans la rue. Le vent ayanttourné, le froid de la journée avait cessé. Il faisait chaud etdoux, ainsi qu’il fait doux deux heures après une giboulée, auprintemps. Le ciel, plein d’étoiles, vibrait comme si, dansl’espace immense, un souffle d’été eût avivé le scintillement desastres.

Les trottoirs étaient redevenus gris et secs, tandis que, surles chaussées, des flaques d’eau luisaient encore sous le gaz.

Lamarthe dit :

– Quel homme heureux, ce Prédolé !… Il n’aime qu’une chose,son art, ne pense qu’à cela, ne vit que pour cela, et cela emplit,console, égaye, fait heureuse et bonne son existence. C’estvraiment un grand artiste de la vieille race. Ah ! il nes’inquiète guère des femmes, celui-là, de nos femmes à colifichets,à dentelles et à déguisements. Avez-vous vu comme il a fait peud’attention à nos deux belles dames, qui étaient pourtant trèsséduisantes ? Mais il faut de la pure plastique, à lui, et nonde l’artificiel. Il est vrai que notre divine hôtesse l’a jugéinsupportable et imbécile. Pour elle, un buste de Houdon, desstatuettes de Tanagra ou un encrier de Benvenuto ne sont que lespetites parures nécessaires à l’encadrement naturel et riche d’unchef-d’œuvre qui est Elle : Elle et sa robe, car sa robe faitpartie d’Elle ; c’est la note nouvelle qu’elle donne chaquejour à sa beauté. Comme c’est futile et personnel, unefemme !

Il s’arrêta ; en frappant le trottoir d’un coup de canne sisec que le bruit courut quelque temps dans la rue. Puis il continua:

– Elles connaissent, comprennent et savourent ce qui les faitvaloir : la toilette et le bijou qui changent de mode tous les dixans ; mais elles ignorent ce qui est d’une sélection rare etconstante, ce qui exige une grande et délicate pénétration artiste,et un exercice désintéressé, purement esthétique de leurs sens.Elles ont d’ailleurs des sens très rudimentaires, des sens defemelles, peu perfectibles, inaccessibles à ce qui ne touche pasdirectement l’égotisme féminin qui absorbe tout en elles. Leurfinesse est de sauvage, d’indien, de guerre, de piège. Elles sontmême presque impuissantes à goûter les jouissances matériellesd’ordre inférieur qui exigent une éducation physique et uneattention raffinée d’un organe, comme la gourmandise. Quand ellesarrivent, par exception, à respecter la bonne cuisine, ellesdemeurent toujours incapables de comprendre les grands vins, quiparlent seulement au palais des hommes, car le vin parle.

Il donna sur le pavé un nouveau coup de canne, qui scanda cedernier mot, et mit un point à sa phrase.

Puis il reprit :

– Il ne faut pas leur demander tant d’ailleurs. Mais cetteabsence de goût et de compréhension qui obscurcit leur vueintellectuelle quand il s’agit de choses élevées, les aveuglesouvent bien davantage encore quand il s’agit de nous. Il estinutile, pour les séduire, d’avoir de l’âme, du cœur, del’intelligence, des qualités et des mérites exceptionnels, commeautrefois, où on s’éprenait d’un homme pour sa valeur et soncourage. Celles d’aujourd’hui sont des cabotines, les cabotines del’amour, répétant de chic une pièce qu’elles jouent par traditionet à laquelle elles ne croient plus. Il leur faut des cabotins pourleur donner la réplique et mentir leur rôle comme elles. J’entendspar cabotins les pitres du monde ou d’ailleurs.

Ils marchèrent quelques moments en silence, l’un à côté del’autre. Mariolle l’avait écouté avec attention, répétantmentalement ses phrases, l’approuvant de toute sa douleur. Ilsavait, d’ailleurs, qu’une sorte d’aventurier italien venu pourdonner des assauts à Paris, le prince Epilati, gentilhomme desalles d’armes, dont on parlait partout et dont on vantait beaucoupl’élégance et la souple vigueur, exhibées au high-life et à lacocoterie d’élite sous des maillots collants de soie noire,accaparait en ce moment l’attention et la coquetterie de la petitebaronne de Frémines.

Comme Lamarthe continuait à se taire, il lui dit :

– C’est notre faute ; nous choisissons mal, il y a d’autresfemmes que celles-là !

Le romancier répliqua :

– Les seules encore capables d’attachement sont les demoisellesde magasin ou les petites bourgeoises sentimentales, pauvres et malmariées. J’ai porté quelquefois secours à une de ces âmes endétresse. Elles sont débordantes de sentiment, mais de sentiment sivulgaire que le troquer contre le nôtre c’est faire l’aumône. Or jedis que dans notre jeune société riche, où les femmes n’ont envieet besoin de rien et n’ont d’autre désir que d’être un peudistraites, sans dangers à courir, où les hommes ont réglementé leplaisir comme le travail, je dis que l’antique, charmant etpuissant attrait naturel qui poussait jadis les sexes l’un versl’autre a disparu.

Mariolle murmura :

– C’est vrai.

Son envie de fuir s’accrut, de fuir loin de ces gens, de cesfantoches qui mimaient, par désœuvrement, la vie passionnée, belleet tendre d’autrefois, et ne goûtaient plus rien de sa saveurperdue.

– Bonsoir ! dit-il, je vais me coucher.

Il rentra chez lui, s’assit à sa table, et écrivit :

Adieu, madame. Vous rappelez-vous ma première lettre ? Jevous disais adieu aussi ; mais je ne suis pas parti. Commej’ai eu tort ! J’aurai quitté Paris quand vous recevrezcelle-ci. Ai-je besoin de vous expliquer pourquoi ? Les hommescomme moi ne devraient jamais rencontrer les femmes comme vous. Sij’étais un artiste et si mes émotions pouvaient être exprimées demanière à m’en soulager, vous m’auriez peut-être donné dutalent ; mais je ne suis rien qu’un pauvre garçon en qui estentré, avec mon amour pour vous, une atroce et intolérabledétresse. Quand je vous ai rencontrée, je ne me serais pas crucapable de sentir et de souffrir de cette façon. Une autre, à votreplace, aurait versé en mon cœur une allégresse divine en le faisantvivre. Mais vous n’avez pu que le torturer. C’est malgré vous, jele sais ; je ne vous reproche rien, et je ne vous en veux pas.Je n’ai même pas le droit de vous écrire ces lignes. Pardonnez-moi.Vous êtes ainsi faite que vous ne pouvez pas sentir comme je sens,que vous ne pouvez pas seulement deviner ce qui se passe en moiquand j’entre chez vous, quand vous me parlez et quand je vousregarde. Oui, vous consentez, vous m’acceptez, et vous m’offrezmême un paisible et raisonnable bonheur dont je devrais vousremercier à genoux toute ma vie. Mais je n’en veux pas. Ah !quel amour, horrible et torturant, celui qui demande sans cessel’aumône d’une chaude parole ou d’une caresse émue, et qui ne lareçoit jamais ! Mon cœur est vide comme le ventre d’unmendiant qui courut longtemps, la main tendue, derrière vous. Vouslui avez jeté de belles choses, mais pas de pain. C’est du pain,c’est de l’amour qu’il me fallait. Je m’en vais misérable etpauvre, pauvre de votre tendresse, dont quelques miettes m’auraientsauvé. Je n’ai plus rien au monde qu’une pensée cruelle attachée àmoi et qu’il faut tuer. C’est ce que je vais essayer de faire.

Adieu, madame. Pardon, merci, pardon. Ce soir encore, je vousaime de toute mon âme. Adieu, madame.

André Mariolle.

Partie 3

Chapitre 1

 

Un matin radieux éclairait la ville. Mariolle monta dans lavoiture qui l’attendait devant sa porte, avec un sac de voyage etdeux malles dans la galerie. Il avait fait préparer, la nuit mêmepar son valet de chambre, le linge et les objets nécessaires pourune longue absence, et il s’en allait en donnant pour adresseprovisoire : « Fontainebleau, poste restante ». Il n’emmenaitpersonne, ne voulant pas voir une figure qui lui rappelât Paris, nevoulant plus entendre une voix entendue déjà pendant qu’il songeaità certaines choses.

Il cria au cocher : « Gare de Lyon ! » Le fiacre se mit enmarche. Alors il pensa à cet autre départ pour le MontSaint-Michel, au printemps passé. Il y aurait un an dans troismois. Puis, pour oublier cela, il regarda la rue.

La voiture déboucha dans l’avenue des Champs-Élysées, quebaignait une ondée de soleil printanier. Les feuilles vertes,désemprisonnées déjà par les premières chaleurs des autressemaines, à peine arrêtées par les deux derniers jours de grêle etde froid, semblaient épandre, tant elles s’ouvraient vite, parcette matinée lumineuse, une odeur de verdure fraîche et de sèveévaporée dans la délivrance des branches futures.

C’était un de ces matins d’éclosion où on sent que, dans lesjardins publics et tout le long des avenues, les marronniers rondsvont fleurir en un jour à travers Paris, comme des lustres quis’allument. La vie de la terre naissait pour un été, et la rueelle-même, aux trottoirs de bitume, frémissait sourdement, rongéepar des racines.

Il pensait, secoué par les cahots du fiacre : « Enfin, je vaisgoûter un peu de calme. Je vais regarder naître le printemps dansla forêt encore déserte. »

Le trajet lui parut long. Il était courbaturé après ces quelquesheures d’insomnie à pleurer sur lui, comme s’il eût passé dix nuitsprès d’un mourant. En arrivant dans la ville de Fontainebleau, ilse rendit chez un notaire pour savoir s’il n’y avait point quelquechalet à louer meublé aux abords de la forêt. On lui en indiquaplusieurs. Celui dont la photographie le séduisit le plus venaitd’être quitté par deux jeunes gens, homme et femme, qui étaientrestés presque tout l’hiver dans le village de Montigny-sur-Loing.Le notaire, homme grave pourtant, souriait. Il devait flairer làune histoire d’amour. Il demanda :

– Vous êtes seul, monsieur ?

– Je suis seul.

– Même sans domestiques ?

– Même sans domestiques. J’ai laissé les miens à Paris. Je veuxprendre des gens du pays. Je viens ici pour travailler dans unisolement absolu.

– Oh ! vous l’aurez, à cette époque de l’année.

Quelques minutes plus tard, un landau découvert emportaitMariolle et ses malles vers Montigny.

La forêt s’éveillait. Au pied des grands arbres, dont les têtesse couvraient d’une ombre légère de feuillage, les taillis étaientplus touffus. Les bouleaux hâtifs, aux membres d’argent, semblaientseuls habillés déjà pour l’été, tandis que les chênes immensesmontraient seulement, au bout de leurs branches, de légères tachesvertes tremblotantes. Les hêtres, ouvrant plus vite leurs bourgeonspointus, laissaient tomber leurs dernières feuilles mortes del’autre année.

Le long de la route, l’herbe, que ne couvrait point encorel’ombre impénétrable des cimes, était drue, luisante, vernie desève nouvelle ; et cette odeur de pousses naissantes, déjàperçue par Mariolle dans l’avenue des Champs-Élysées, l’enveloppaitmaintenant, le noyait dans un immense bain de vie végétale germantsous le premier soleil. Il respirait par grandes haleines, comme unlibéré qui sort de prison, et, avec la sensation d’un homme dont onvient de rompre les liens, il étendit mollement ses deux bras surles deux côtés du landau, laissant pendre ses mains au-dessus desdeux roues.

C’était bon d’aspirer ce grand air libre et pur ; maiscomme il en devrait boire, et boire encore, longtemps, longtemps,de cet air, pour en être imprégné jusqu’à souffrir un peu moins,pour qu’à travers ses poumons il sentît enfin ce souffle fraisglisser aussi sur la plaie vive de son cœur, et lacalmer !

Il traversa Marlotte, où le cocher lui montra l’hôtel Corot,qu’on venait d’ouvrir et dont on vantait l’originalité. Puis suivitune route entre la forêt à gauche et, à droite, une grande plaineavec des arbres par places et des coteaux à l’horizon. Puis onpénétra dans une longue rue de village, une rue blanche,aveuglante, entre deux lignes interminables de petites maisonscouvertes en tuiles. Par places, un énorme lilas fleuri jaillissaitau-dessus d’un mur.

Cette rue suivait un étroit vallon qui descendait au petit coursd’eau. Quand Mariolle l’aperçut, il eut un ravissement. C’était unfleuve mince, rapide, agité et tournoyant, qui lavait sur une deses rives le pied même des maisons et les murs des jardins, tandisque, sur l’autre, il baignait des prairies, où des arbres légerségrenaient leurs frêles feuillages à peine ouverts.

Mariolle trouva tout de suite la demeure indiquée, et en futcharmé. C’était une vieille maison restaurée par un peintre quipassa là cinq ans, puis s’en lassa, et la mit à louer. Elle étaittout au bord de l’eau, séparée seulement du courant par un jolijardin que terminait une terrasse à tilleuls. Le Loing, qui venaitde tomber d’un barrage par une chute haute d’un pied ou deux,filait le long de cette terrasse, en déroulant de grands remous.Par les fenêtres de la façade on apercevait, de l’autre côté, lesprés.

– Je me guérirai ici, pensa Mariolle.

Tout avait été convenu avec le notaire pour le cas où cettemaison lui plairait. Le cocher porta la réponse. Il fallut alorss’occuper de l’installation, qui fut rapide, le secrétaire de lamairie ayant fourni deux femmes, l’une pour la nourriture, l’autrepour faire la chambre et prendre soin du linge.

Il y avait en bas un salon, une salle à manger, la cuisine etdeux petites pièces ; au premier, une belle chambre et unesorte de grand cabinet que l’artiste propriétaire avait disposé enatelier. Tout cela installé avec amour, comme on installe quand ons’éprend d’un pays et d’un logis. C’était maintenant un peudéfraîchi, un peu dérangé, avec l’air veuf et délaissé des demeuresdont le maître est parti.

On sentait pourtant que cette petite maison venait d’êtrehabitée. Une douce odeur de verveine y flottait encore. Mariollepensa : « Tiens, de la verveine, parfum simple. La femme d’avantmoi ne devait pas être une compliquée… Heureux homme ! »

Le soir venait, toutes ses affaires ayant fait glisser lajournée. Il s’assit près d’une fenêtre ouverte, buvant la fraîcheurhumide et douce des herbages mouillés et regardant le soleilcouchant faire de grandes ombres sur les prés.

Les deux servantes parlaient en préparant le dîner, et leursvoix paysannes montaient sourdement par l’escalier, tandis que, parla fenêtre, entraient des meuglements de vache, des aboiements dechien, des appels d’homme ramenant des bêtes ou causant avec uncamarade à travers la rivière.

Cela était vraiment calme et reposant.

Mariolle se demandait pour la millième fois depuis le matin : «Qu’a-t-elle pensé en recevant ma lettre ?… Que va-t-ellefaire ?… »

Puis il se dit : « Que fait-elle en ce moment ? »

Il regarda l’heure à sa montre : – six heures et demie. – « Elleest rentrée, elle reçoit. »

Il eut la vision du salon et de la jeune femme causant avec laprincesse de Malten, Mme de Frémines, Massival et le comte deBernhaus.

Son âme soudain tressaillit d’une espèce de colère. Il auraitvoulu être là-bas. C’était l’heure où presque chaque jour ilentrait chez elle. Et il sentait en lui un malaise, non pas unregret, car sa volonté était ferme, mais une sorte de souffrancephysique pareille à celle d’un malade à qui on refuse la piqûre demorphine au moment accoutumé.

Il ne voyait plus les prairies, ni le soleil disparaissantderrière les collines de l’horizon. Il ne voyait qu’elle, au milieud’amis, elle en proie à ces soucis mondains qui la lui avaientvolée : « N’y pensons plus ! » se dit-il.

Il se leva, descendit au jardin, marcha jusqu’à la terrasse. Lafraîcheur de l’eau secouée par le barrage montait en brumes de larivière ; et cette froide sensation, glaçant son cœur déjà sitriste, le fit revenir sur ses pas. Son couvert était mis dans lasalle à manger. Il dîna vite ; puis, n’ayant rien à faire,sentant grandir dans son corps et grandir dans son âme ce malaisedont il avait subi tout à l’heure l’atteinte, il se coucha, etferma les yeux pour dormir : ce fut en vain. Sa pensée voyait, sapensée souffrait, sa pensée ne quittait point cette femme.

À qui serait-elle à présent ? Au comte de Bernhaus sansdoute ! C’était bien l’homme qu’il fallait à cette créatured’apparat, l’homme en vue, élégant, recherché. Il lui plaisait,car, pour le conquérir, elle avait employé toutes ses armes, bienqu’étant la maîtresse d’un autre.

Sous l’obsession de ces idées rongeuses, son âme pourtants’engourdissait, s’égarait en des divagations somnolentes où sanscesse ils reparaissaient, cet homme et elle. Le vrai sommeil nevint point ; et toute la nuit il les vit errer autour de lui,le bravant et l’irritant, disparaissant comme pour lui permettre des’endormir enfin, et dès que l’oubli l’avait enveloppé,reparaissant et le réveillant par un spasme aigu de jalousie aucœur.

Il sortit de son lit aux premières lueurs de l’aube et s’en alladans la forêt une canne à la main, une forte canne oubliée dans sanouvelle maison par le dernier habitant.

Le soleil levé tombait à travers les cimes presque chauvesencore des chênes, sur le sol tapissé par places d’herbeverdoyante, plus loin d’un tapis de feuilles mortes, plus loin debruyères roussies par l’hiver ; et des papillons jaunesvoltigeaient le long de la route, comme de petites flammesdansantes.

Un coteau, presque un mont, couvert de pins et de rocsbleuâtres, apparut à droite du chemin. Mariolle le gravitlentement, et, quand il fut au sommet, s’assit sur une grossepierre, car il était déjà haletant. Ses jambes ne le soutenaientplus, défaillantes de faiblesse ; son cœur battait ; toutson corps semblait meurtri par une inconcevable courbature.

Cet accablement, il le savait, ne venait point de fatigue : ilvenait d’Elle, de cet amour pesant sur lui comme un poidsintolérable ; et il murmura : « Quelle misère ! Pourquoime tient-elle ainsi, moi qui n’ai jamais pris de l’existence que cequ’il en fallait prendre pour la goûter sans en souffrir ?»

Son attention, surexcitée, aiguisée par la peur de ce mal quiserait peut-être si difficile à vaincre, se fixa sur lui-même etfouilla son âme, descendit dans son être intime, cherchant à lemieux connaître, à le mieux comprendre, à dévoiler à ses propresyeux le pourquoi de cette inexplicable crise.

Il se disait : « Je n’avais jamais subi d’entraînement. Je nesuis pas un exalté, je ne suis pas un passionné ; j’ai plus dejugement que d’instinct, de curiosités que d’appétits, de fantaisieque de persévérance. Je ne suis au fond qu’un jouisseur délicat,intelligent et difficile. J’ai aimé les choses de la vie sans m’yattacher jamais beaucoup, avec des sens d’expert qui savoure et nese grise point, qui comprend trop pour perdre la tête. Je raisonnetout, et j’analyse d’ordinaire trop bien mes goûts pour les subiraveuglément. C’est même là mon grand défaut, la cause unique de mafaiblesse. Et voilà que cette femme s’est imposée à moi, malgrémoi, malgré ma peur et ma connaissance d’elle ; et elle mepossède comme si elle avait cueilli une à une toutes lesaspirations diverses qui étaient en moi. C’est cela peut-être. Jeles éparpillais vers des choses inanimées, vers la nature qui meséduit et m’attendrit, vers la musique, qui est une espèce decaresse idéale, vers la pensée qui est la gourmandise de l’esprit,et vers tout ce qui est agréable et beau sur la terre.

« Puis, j’ai rencontré une créature qui a ramassé tous mesdésirs un peu hésitants et changeants, et, les tournant vers elle,en a fait de l’amour. Élégante et jolie, elle a plu à mesyeux ; fine, intelligente et rusée, elle a plu à monâme ; et elle a plu à mon cœur par un agrément mystérieux deson contact et de sa présence, par une secrète et irrésistibleémanation de sa personne qui m’ont conquis comme engourdissentcertaines fleurs.

« Elle a tout remplacé pour moi, car je n’aspire plus à rien, jen’ai plus besoin, envie ni souci de rien.

« Autrefois, comme j’aurais tressailli et vibré dans cette forêtqui renaît ! Aujourd’hui je ne la vois pas, je ne la sens pas,je n’y suis point ; je suis toujours près de cette femme, queje ne veux plus aimer.

« Allons ! Il faut que je tue mes idées par la fatigue,sans quoi je ne me guérirai pas. »

Il se leva, descendit le coteau rocheux, et se remit en marche àgrands pas. Mais l’obsession l’écrasait comme s’il l’eût portée surses reins.

Il allait hâtant toujours sa marche, et rencontrant parfois, àla vue du soleil plongeant dans les feuillages ou bien au passaged’un souffle résineux tombé d’un bouquet de sapin, une courtesensation de soulagement, pareille au pressentiment de laconsolation lointaine.

Tout à coup il s’arrêta : « Je ne me promène plus, se dit-il :je fuis. » Il fuyait, en effet, devant lui, n’importe où ; ilfuyait, poursuivi par l’angoisse de cet amour rompu.

Puis il repartit à pas plus tranquilles. La forêt changeaitd’aspect, devenait plus épanouie et plus ombrée, car il entraitdans la partie la plus chaude, dans l’admirable région des hêtres.Aucune sensation de l’hiver ne restait plus. C’était un printempsextraordinaire, qui semblait né dans la nuit même, tant il étaitfrais et jeune.

Mariolle pénétra dans les fourrés, sous les arbres gigantesquesqui s’élevaient de plus en plus, et il alla devant lui longtemps,une heure, deux heures, à travers les branches, à traversl’innombrable multitude des petites feuilles luisantes, huilées etvernies de sève. La voûte immense des cimes voilait tout le ciel,supportée par de longues colonnes, droites ou penchées, parfoisblanchâtres, parfois sombres sous une mousse noire attachée àl’écorce. Elles montaient indéfiniment, les unes derrière lesautres, dominant les jeunes taillis emmêlés et poussés à leur pied,et les couvrant d’un nuage épais que traversaient cependant descataractes de soleil. La pluie de feu glissait, coulait dans toutce feuillage épandu qui n’avait plus l’air d’un bois, mais d’uneéclatante vapeur de verdure illuminée de rayons jaunes.

Mariolle s’arrêta, ému d’une inexprimable surprise. Oùétait-il ? Dans une forêt ou bien tombé au fond d’une mer,d’une mer toute en feuilles et toute en lumière, d’un océan doré declarté verte ?

Il se sentit mieux, plus loin de son malheur, plus caché, pluscalme, et il se coucha par terre sur le tapis roux de feuillagemort que ces arbres ne laissent tomber qu’au moment où ils secouvrent d’une vêture nouvelle.

Jouissant du contact frais de la terre et de la pure douceur del’air, il fut d’abord envahi par une envie, vague d’abord, puisplus précise, de n’être pas seul en ce lieu charmant, et il se dit: « Ah ! si je l’avais ici, avec moi ! »

Il revit brusquement le Mont Saint-Michel, et, se rappelantcombien elle avait été différente, là-bas, de ce qu’elle était àParis, en cet éveil d’affection éclose au vent du large, en facedes sables blonds, il pensa que ce jour-là seulement elle l’avaitaimé un peu, pendant quelques heures. Certes, sur la route oùfuyait le flot, dans le cloître où, murmurant son prénom seul : «André », elle avait semblé dire : « Je suis à vous », et sur lechemin des Fous où il l’avait presque portée dans l’espace, elleavait eu pour lui une sorte d’entraînement, jamais revenu depuisque son pied de coquette avait retrouvé le pavé parisien.

Mais ici, avec lui, dans ce bain verdoyant, dans cette autremarée faite de sève nouvelle, ne serait-elle pas rentrée en soncœur, l’émotion fugace et douce rencontrée sur la côtenormande ?

Il demeurait allongé sur le dos, toujours meurtri par sasongerie, le regard perdu dans l’onde ensoleillée des cimes ;et, peu à peu, il fermait les yeux, engourdi sous la grandetranquillité des arbres. À la fin, il s’endormit, et, quand il seréveilla, il s’aperçut qu’il était plus de deux heures del’après-midi.

S’étant relevé, il se sentit un peu moins triste, un peu moinsmalade, et se remit en route. Il sortit enfin de l’épaisseur dubois, et entra dans un large carrefour où aboutissaient, comme lesrayons d’une couronne, six avenues incroyablement hautes, qui seperdaient en des lointains feuillus et transparents, dans un airteinté d’émeraude. Un poteau indiquait le nom de ce lieu : « LeBouquet du Roi ». C’était vraiment la capitale du royal pays deshêtres.

Une voiture passa. Elle était vide et libre. Mariolle la prit etse fit conduire à Marlotte, d’où il regagnerait à pied Montigny,après avoir mangé à l’auberge, car il avait faim.

Il se rappelait avoir vu la veille cet établissement qu’onvenait d’ouvrir : l’hôtel Corot, guinguette artiste à décor moyenâge, sur le modèle du cabaret du Chat Noir, à Paris. On l’y déposa,et il pénétra par une porte ouverte dans une vaste salle où destables d’un genre ancien et des escabeaux incommodes semblaientattendre des buveurs d’un autre siècle. Au fond de la pièce, unefemme, une jeune bonne sans doute, debout sur le sommet d’unepetite échelle double, accrochait de vieilles assiettes à des cloustrop élevés pour elle. Tantôt dressée sur la pointe des deux pieds,tantôt se haussant sur un seul, elle s’allongeait, une main sur lemur, l’assiette dans l’autre, avec des mouvements adroits et jolis,car sa taille était fine, et la ligne ondulant de son poignet à sacheville prenait des grâces changeantes à chacun de ses efforts.Comme elle tournait le dos, elle n’entendit point entrer Mariolle,qui s’arrêta pour la regarder. Le souvenir de Prédolé lui vint : «Tiens, c’est gentil cela ! se dit-il. Elle est très souple,cette fillette. »

Il toussa. Elle faillit tomber de surprise ; mais, dèsqu’elle eut retrouvé son équilibre, elle sauta sur le sol, du hautde l’échelle, avec une légèreté de danseuse de corde, puis vint,souriante, vers le client. Elle interrogea :

– Monsieur désire ?

– Déjeuner, mademoiselle.

Elle osa dire :

– Ce serait plutôt dîner, car il est trois heures et demie.

Il reprit :

– Disons dîner si vous le voulez. Je me suis perdu dans laforêt.

Alors elle énonça les plats à la disposition des voyageurs. Ilfit son menu et s’assit.

Elle alla donner la commande, puis revint mettre le couvert.

Il la suivait du regard, la trouvant gentille, vive et propre.Vêtue pour le travail, jupe retroussée, manches relevées, le cou auvent, elle avait un petit air alerte et plaisant à voir ; etson corset moulait bien sa taille, dont elle devait être trèsfière.

La figure, un peu rouge, vermillonnée par le grand air, semblaittrop joufflue, empâtée encore, mais d’une fraîcheur de fleur quis’ouvre, avec de beaux yeux bruns luisants dans lesquels toutsemblait briller, une bouche largement ouverte, pleine de bellesdents, et des cheveux châtains dont l’abondance révélait l’énergievivace de ce jeune corps vigoureux.

Elle apportait des radis et du beurre, et il se mit à manger,cessant de la voir. Voulant s’étourdir, il demanda une bouteille dechampagne et la but tout entière, puis deux verres de Kummel aprèsson café ; et, comme il était presque à jeun, n’ayant mangéavant de partir qu’un peu de viande froide et du pain, il se sentitenvahi, engourdi, soulagé par un étourdissement puissant qu’ilprenait pour de l’oubli. Ses idées, son chagrin, ses angoissessemblaient délayées, noyées dans le vin clair, qui avait fait, ensi peu de temps, de son cœur torturé un cœur presque inerte.

Il revint à Montigny à pas lents, rentra chez lui, et, très las,très somnolent, il se coucha dès le soir tombé, et s’endormit toutde suite.

Mais il se réveilla en pleines ténèbres, mal à l’aise, tourmentécomme si un cauchemar chassé pendant quelques heures avait reparufurtivement pour interrompre son sommeil. Elle était là, elle, Mmede Burne, revenue, rôdant encore autour de lui, toujoursaccompagnée de M. de Bernhaus. « Tiens ! se dit-il, je suisjaloux à présent ; pourquoi donc ? »

Pourquoi était-il jaloux ? Il le comprit bien vite. Malgréses craintes et ses angoisses, tant qu’il avait été son amant, illa sentait fidèle, fidèle sans élan, sans tendresse, mais avec unerésolution loyale. Or il venait de tout briser, il l’avait faitelibre : c’était fini. Resterait-elle maintenant sans liaison ?Oui, pendant quelque temps, sans doute… Et puis ?… Cettefidélité même qu’elle lui avait gardée jusqu’ici sans qu’il en pûtdouter, ne venait-elle pas du vague pressentiment que, si elle lequittait, lui Mariolle, par lassitude, il faudrait bien qu’un jourou l’autre, après un repos plus ou moins long, elle le remplaçât,non par entraînement, mais par fatigue de la solitude, comme ellel’aurait rejeté par fatigue de son attachement. N’y a-t-il pas desamants qu’on garde toujours avec résignation par peur dusuivant ? Et puis, changer de bras n’eût pas paru propre à unefemme comme celle-là, trop intelligente pour subir le préjugé de lafaute et du déshonneur, mais douée d’une délicate pudeur morale quila préservait des vraies souillures. Mondaine philosophe et nonprude bourgeoise, elle ne s’effrayait pas d’une attache secrète,tandis que sa chair indifférente eût tressailli de dégoût à lapensée d’une suite d’amants.

Il l’avait faite libre… et maintenant ?… Maintenantcertainement elle en prendrait un autre ! Et ce serait lecomte de Bernhaus. Il en était sûr, et il en souffrait, à présent,d’une inimaginable façon.

Pourquoi avait-il rompu ? Il l’avait quittée fidèle,amicale et charmante ! Pourquoi ? Parce qu’il était unebrute sensuelle qui ne comprenait pas l’amour sans lesentraînements physiques ?

Était-ce bien cela ? Oui… Mais il y avait autrechose ! Il y avait, avant tout, la peur de souffrir. Il avaitfui devant la douleur de n’être pas aimé comme il aimait, devant ledissentiment cruel, né entre eux, de leurs baisers inégalementtendres, devant le mal inguérissable dont son cœur, durementatteint, ne devait peut-être jamais guérir. Il avait eu peur detrop souffrir, d’endurer pendant des années l’angoisse pressentiependant quelques mois, subie seulement pendant quelques semaines.Faible, comme toujours, il avait reculé devant cette douleur, ainsique, durant toute sa vie, il avait reculé devant les grandsefforts.

Il était donc incapable de faire une chose jusqu’au bout, de sejeter dans la passion comme il aurait dû se jeter dans une scienceou dans un art, car il est peut-être impossible d’avoir beaucoupaimé sans avoir beaucoup souffert.

Jusqu’à l’aurore, il remua ces mêmes idées qui le mordaientcomme des chiens ; puis il se leva et descendit au bord de larivière.

Un pêcheur jetait l’épervier près du petit barrage. L’eautournoyait sous la lumière, et, quand l’homme en retirait son grandfilet rond pour l’étaler sur le bout ponté du bateau, les mincespoissons frétillaient sous les mailles comme de l’argentvivant.

Mariolle se calmait dans la tiédeur de l’air matinal, dans labuée de la chute d’eau où voltigeaient de légersarcs-en-ciel ; et le courant qui coulait à ses pieds luiparaissait emporter un peu de son chagrin dans sa fuite incessanteet rapide.

Il se dit : « Vraiment j’ai bien fait ; j’aurais été tropmalheureux ! »

Retournant alors à la maison prendre un hamac aperçu dans levestibule, il l’accrocha entre deux tilleuls, et, s’étant couchédedans, il essaya de ne songer à rien en regardant glisserl’onde.

Il gagna ainsi le déjeuner, dans une torpeur douce, dans unbien-être du corps qui se répandait jusqu’à l’âme, et il fit durerle repas le plus possible pour ralentir la fuite du jour. Mais uneattente l’énervait : celle du courrier. Il avait télégraphié àParis et écrit à Fontainebleau pour qu’on lui renvoyât ses lettres.Il ne recevait rien, et la sensation d’un grand abandon commençaità l’oppresser. Pourquoi ? Il ne pouvait rien espérerd’agréable, de consolant, de rassérénant dans la petite boîte noirependue au flanc du facteur, rien que des invitations inutiles etdes communications banales. Alors pourquoi désirer ces papiersinconnus, comme si le salut de son cœur était dedans ?

Ne cachait-il pas au fond de lui le vaniteux espoir qu’elle luiécrirait ?

Il demanda à l’une de ses vieilles femmes :

– À quelle heure arrive la poste ?

– À midi, monsieur.

C’était le moment juste. Il se mit à écouter les bruits dudehors avec une grandissante inquiétude. Un coup frappé sur laporte extérieure le souleva. Le piéton n’apportait en effet que desjournaux et trois lettres sans importance. Mariolle lut lesfeuilles publiques, les relut, s’ennuya et sortit.

Que ferait-il ? Il retourna vers le hamac, et s’y étenditde nouveau : or au bout d’une demi-heure un impérieux besoin dechanger de place le saisit. La forêt ? Oui, la forêt étaitdélicieuse, mais la solitude y semblait encore plus profonde qu’ensa maison, que dans le village, où passaient parfois quelquesbruits de vie. Et cette solitude silencieuse des arbres et desfeuilles l’imprégnait de mélancolie et de regrets, le noyait danssa misère. Il recommença dans sa pensée sa longue promenade de laveille, et, quand il revit la petite bonne alerte de l’hôtel Corot,il se dit : « Tiens ! je vais aller jusque-là, et j’ydînerai ! » Cette idée lui fit du bien ; c’était uneoccupation, un moyen de gagner quelques heures ; et il se miten route tout de suite.

La longue rue du village s’allongeait toute droite dans levallon, entre ses deux rangées de maisons blanches, basses,couvertes en tuiles, les unes alignées contre le chemin, les autresau fond d’une petite cour où fleurissait un lilas, où rôdaient despoules sur le fumier chaud, où des escaliers à rampes de boisgrimpaient en plein air à des portes dans le mur. Des paysanstravaillaient lentement devant leur logis à des besognesdomestiques. Une vieille femme courbée, avec des cheveux grisâtreset jaunes malgré son âge, car les ruraux n’ont presque jamais lescheveux vraiment blancs, passa près de lui, la taille dans uncaraco déchiré, les jambes maigres et noueuses dessinées sous uneespèce de jupon de laine que soulevait la saillie de la croupe.Elle regardait devant elle avec des yeux sans idées, des yeux quin’avaient jamais vu que les quelques simples objets utiles à sapauvre existence.

Une autre, plus jeune, étendait du linge devant sa porte. Lemouvement des bras retroussant la jupe montrait en des bas bleus degrosses chevilles et des os au-dessus, des os sans chair, tandisque la taille et la gorge, plates et larges comme une poitrined’homme, révélaient un corps sans forme qui devait être horrible àvoir.

Mariolle pensa : « Des femmes ! Ce sont des femmes !Voilà des femmes ! » La silhouette de Mme de Burne se dessinadevant ses yeux. Il l’aperçut exquise d’élégance et de beauté,bijou de chair humaine, coquette et parée pour des regardsd’hommes ; et il tressaillit de l’angoisse d’une irréparableperte.

Alors il marcha plus vite pour secouer son cœur et sapensée.

Quand il entra dans l’hôtel de Marlotte, la petite bonne lereconnut aussitôt, et, presque familière, lui dit :

– Bonjour, monsieur.

– Bonjour, mademoiselle.

– Vous voulez boire quelque chose ?

– Oui, pour commencer ; puis je dînerai ici.

Ils discutèrent sur ce qu’il boirait d’abord, sur ce qu’ilmangerait ensuite. Il la consultait pour la faire parler, car elles’exprimait bien, avec l’accent bref de Paris et une aisanced’élocution aussi facile que son aisance de mouvement.

Il pensait en l’écoutant : « Elle est fort agréable, cettefillette ; ça m’a l’air de graine de cocote. »

Il lui demanda :

– Vous êtes Parisienne ?

– Oui, monsieur.

– Il y a longtemps que vous êtes ici ?

– Quinze jours, monsieur.

– Vous vous y plaisez ?

– Pas jusqu’à présent, mais c’est trop tôt pour savoir ; etpuis j’étais fatiguée de l’air de Paris, et la campagne m’arétablie ; c’est ça surtout qui m’a décidée à venir. Alors jevous apporte un vermout, monsieur ?

– Oui, mademoiselle, et vous direz au chef ou à la cuisinière debien soigner mon dîner.

– Ne craignez rien, monsieur.

Elle sortit, le laissant seul.

Il gagna le jardin de l’hôtel et s’installa sous une tonnelle,où son vermout lui fut servi. Il y resta jusqu’à la fin de lajournée, écoutant siffler un merle dans une cage, et regardantpasser la petite bonne, qui coquetait et faisait des grâces pour lemonsieur, ayant compris qu’il la trouvait à son goût.

Il s’en alla comme la veille avec une bouteille de champagnedans le cœur ; mais, les ténèbres de la route et la fraîcheurde la nuit dissipant vite son léger étourdissement, une invincibletristesse entra de nouveau dans son âme. Il pensait : « Que vais-jefaire ? Resterai-je ici ? Serai-je condamné longtemps àtraîner cette vie désolée ? » Et il s’endormit fort tard.

Le lendemain, il se balança de nouveau dans le hamac ; etla présence constante de l’homme jetant l’épervier lui donna l’idéede se mettre à pêcher. Un épicier qui vendait des lignes lerenseigna sur ce sport tranquille, offrit même de guider sespremiers essais. La proposition fut acceptée, et de neuf heures àmidi, Mariolle, avec de grands efforts et une attention toujourstendue, parvint à prendre trois petits poissons.

Après le repas, il se rendit de nouveau à Marlotte.Pourquoi ? Pour tuer le temps.

La petite bonne de l’auberge se mit à rire en l’apercevant.

Il sourit aussi, amusé par cette reconnaissance, et il essaya dela faire causer.

Plus familière que la veille, elle parla. Elle s’appelaitÉlisabeth Ledru.

Sa mère, couturière en chambre, était morte l’annéeprécédente ; alors le mari, employé comptable, toujours ivreet sans place, et qui vivait du labeur de sa femme et de sa fille,disparut, car la fillette, restée seule tout le jour à coudre danssa mansarde, ne pouvait subvenir aux besoins de deux personnes.Lasse à son tour de sa besogne solitaire, elle entra comme bonnedans un bouillon, y resta près d’un an, et, comme elle se sentaitfatiguée, le fondateur de l’hôtel Corot, à Marlotte, ayant étéservi par elle, l’engagea pour l’été avec deux autres jeunespersonnes qui viendraient un peu plus tard. Ce patron assurémentsavait attirer la clientèle.

Cette histoire plut à Mariolle, qui fit dire à la jeune fille,en l’interrogeant avec adresse et en la traitant comme unedemoiselle, beaucoup de détails curieux sur ce sombre et pauvreintérieur ruiné par un ivrogne. Elle, être perdu, errant, sansliens, gaie quand même parce qu’elle était jeune, sentant réell’intérêt de cet inconnu, et vive son attention, parla avecconfiance, avec l’expansion de son âme qu’elle ne pouvait guèreplus contenir que l’agilité de ses membres.

Il lui demanda quand elle eut fini :

– Et… vous serez bonne toute votre vie ?

– Je ne sais pas, moi, monsieur. Est-ce que je peux deviner cequi m’arrivera demain ?

– Pourtant il faut penser à l’avenir.

Elle avait pris un air méditatif, vite effacé sur ses traits,puis elle répondit :

– Je prendrai ce qui me tombera. Tant pis !

Ils se quittèrent bons amis.

Il revint quelques jours plus tard, puis une autre fois, puissouvent, vaguement attiré par la causerie naïve de la filletteabandonnée, dont le léger bavardage distrayait un peu sonchagrin.

Mais quand il retournait à pied, le soir, à Montigny, il avait,en pensant à Mme de Burne, des crises épouvantables de désespoir.Avec la nuit retombaient sur lui les déchirants regrets et lajalousie féroce. Il n’avait aucune nouvelle. Il n’avait écrit àpersonne et personne ne lui avait écrit. Il ne savait rien. Alors,seul, sur la route noire, il imaginait les progrès de la liaisonprochaine qu’il avait prévue entre sa maîtresse d’hier et le comtede Bernhaus. Cette idée fixe entrait en lui plus profondémentchaque jour. Celui-là, pensait-il, donnera juste ce qu’elle demande: un amant distingué, assidu, sans exigences, satisfait et flattéd’être le préféré de cette délicieuse et fine coquette.

Il le comparait à lui-même. L’autre, certes, n’aurait pas cesénervements, ces impatiences fatigantes, ce besoin acharné detendresse rendue, qui avaient détruit leur entente amoureuse. Il secontenterait de peu en homme du monde très souple, avisé etdiscret, car il ne semblait guère appartenir non plus à la race despassionnés.

Or, un jour, comme André Mariolle arrivait à Marlotte, ilaperçut sous l’autre tonnelle de l’hôtel Corot deux jeunes gensbarbus coiffés de bérets, et qui fumaient des pipes.

Le patron, un gros homme à face épanouie, vint aussitôt lesaluer, car il éprouvait pour ce dîneur fidèle une sympathieintéressée, puis il dit :

– J’ai deux nouveaux clients, deux peintres, depuis hier.

– Ces messieurs là-bas ?

– Oui, ils sont déjà connus. Le plus petit a eu une secondemédaille, l’an dernier.

Et, ayant raconté tout ce qu’il savait de ces artistes enéclosion, il demanda :

– Que prenez-vous aujourd’hui, monsieur Mariolle ?

– Envoyez-moi un vermout, comme toujours.

Le patron s’éloigna.

Élisabeth parut portant le plateau, le verre, la carafe et labouteille. Et aussitôt un des peintres cria :

– Eh bien ! petite, est-on toujours fâchée ?

Elle ne répondit pas, et quand elle approcha de Mariolle il vitqu’elle avait les yeux rouges.

– Vous avez pleuré ? dit-il.

Elle répondit simplement :

– Oui, un peu.

– Que s’est-il passé ?

– Ces deux messieurs là-bas se sont mal conduits avec moi.

– Qu’est-ce qu’ils ont fait ?

– Ils m’ont prise pour une pas grand’chose.

– Vous vous êtes plainte au patron ?

Elle eut un haussement d’épaules désolé.

– Oh ! monsieur… le patron… le patron… je le connais…maintenant, le patron !…

Mariolle, ému, un peu irrité, lui dit :

– Contez-moi tout ça ?

Elle conta les tentatives immédiates et brutales de ces deuxrapins arrivés la veille. Puis elle se remit à pleurer, sedemandant ce qu’elle allait faire, perdue en ce pays, sansprotection, sans appui, sans argent, sans ressources.

Mariolle lui proposa soudain :

– Voulez-vous entrer à mon service ? Vous serez bientraitée chez moi ; et, quand je retournerai à Paris, vousdemeurerez libre de faire ce qu’il vous plaira.

Elle le regardait en face, avec des yeux interrogateurs.

Puis tout à coup :

– Je veux bien, monsieur.

– Combien gagnez-vous ici ?

– Soixante francs par mois.

Elle ajouta, prise d’inquiétude :

– Et j’ai ma petite part des pourboires en plus. Ça fait environsoixante-dix.

– Je vous en donnerai cent.

Surprise, elle répéta :

– Cent francs par mois ?

– Oui. Ça vous va ?

– Je crois bien que ça me va !

– Vous aurez simplement à me servir, à prendre soin de meseffets, linge et habits, et à faire ma chambre.

– C’est entendu, monsieur.

– Quand viendrez-vous ?

– Demain, si vous voulez. Après ce qui s’est passé ici, j’iraitrouver le maire, et je m’en irai de force.

Mariolle tira deux louis de sa poche, et, les lui donnant :

– Voilà votre denier à Dieu.

Une joie éclaira son visage, et elle lui dit d’un ton décidé:

– Je serai chez vous demain, avant midi, monsieur.

Chapitre 2

 

Élisabeth arriva le lendemain à Montigny, suivie d’un paysan quiportait sa malle dans une brouette. Mariolle s’était débarrasséd’une de ses vieilles en décomposition généreusement, et lanouvelle venue prit possession d’une petite chambre, au secondétage, à côté de la cuisinière.

Quand elle se présenta devant son maître, elle lui parut un peudifférente de ce qu’elle était à Marlotte, moins expansive, plushumble, devenue la domestique du monsieur dont elle était presquela modeste amie sous la tonnelle de son auberge.

Il lui indiqua en quelques mots ce qu’elle aurait à faire. Elleécouta avec grand soin, s’installa et prit son service.

Une semaine s’écoula sans apporter dans l’âme de Mariolle unappréciable changement.

Il remarqua seulement qu’il quittait moins sa maison, car iln’avait plus le prétexte des promenades à Marlotte, et qu’elle luisemblait peut-être moins lugubre que dans les premiers jours. Lagrande ardeur de son chagrin se calmait un peu, comme tout secalme ; mais, à la place de cette brûlure, naissait en lui unetristesse insurmontable, une de ces mélancolies profondes pareillesaux maladies chroniques et lentes, dont on finit quelquefois parmourir. Toute son activité passée, toute la curiosité de sonesprit, tout son intérêt pour les choses qui l’avaient jusqu’icioccupé et amusé étaient morts en lui, remplacés par un dégoût detout et une nonchalance invincible qui ne lui laissait pas même laforce de se lever pour une sortie. Il ne quittait plus guère samaison, allant de son salon à son hamac, de son hamac à son salon.Ses plus grandes distractions consistaient à regarder couler leLoing et le pêcheur jeter son épervier.

Après ses premiers jours de réserve et de retenue, Élisabeths’enhardissait un peu, et, remarquant, avec son flair féminin,l’abattement constant de son maître, elle lui demandait parfois,quand l’autre bonne n’était pas là :

– Monsieur s’ennuie beaucoup ?

Il répondait avec résignation :

– Oui, pas mal.

– Monsieur devrait se promener.

– Ça ne m’amuserait pas davantage.

Elle avait pour lui des attentions discrètes et dévouées. Chaquematin, en entrant dans son salon, il le trouvait plein de fleurs,et parfumé comme une serre. Élisabeth assurément devait mettre àcontribution les courses des gamins qui lui rapportaient de laforêt des primevères, des violettes, des genêts d’or, ainsi que lespetits jardinets du village, où les paysannes arrosaient, le soir,quelques plantes. Lui, dans son abandon, dans sa détresse, dans satorpeur, lui savait gré, un gré attendri, de cette reconnaissanceingénieuse et du souci deviné sans cesse en elle de lui êtreagréable dans les moindres choses.

Il lui semblait aussi qu’elle devenait plus jolie, plus soignée,que sa figure était un peu pâlie et pour ainsi dire affinée. Ils’aperçut même un jour, comme elle lui servait son thé, qu’ellen’avait plus des mains de bonne, mais des mains de dame, avec desongles bien taillés, irréprochablement propres. Il remarqua, uneautre fois, qu’elle portait des chaussures presque élégantes. Puis,une après-midi, comme elle était montée à sa chambre, elle enredescendit avec une charmante petite robe grise, simple et d’ungoût parfait. Il s’écria en la voyant paraître :

– Tiens, comme vous devenez coquette, Élisabeth !

Elle rougit jusqu’aux yeux, et balbutia :

– Moi ? mais non, monsieur. Je m’habille un peu mieux parceque j’ai un peu plus d’argent.

– Où avez-vous acheté cette robe-là ?

– Je l’ai faite moi-même, monsieur.

– Vous l’avez faite ? Quand donc ? Je vous voistravailler toute la journée dans la maison.

– Mais, le soir, monsieur.

– L’étoffe, où l’avez-vous eue ? Et puis qui vous l’acoupée ?

Elle raconta que le mercier de Montigny lui avait rapporté deséchantillons de Fontainebleau. Elle avait choisi, puis payé lamarchandise avec les deux louis donnés par Mariolle comme denier àDieu. Quant à la coupe et à la façon, ça ne l’embarrassait guère,ayant travaillé pendant quatre ans, avec sa mère, pour un magasinde confections.

Il ne put s’empêcher de lui dire :

– Ça vous va très bien. Vous êtes très gentille.

Et elle s’empourpra de nouveau jusqu’à la racine descheveux.

Quand elle fut partie, il se demanda : « Est-ce qu’elle seraitamoureuse de moi, par hasard ? » Il y réfléchit, hésita,douta, puis finit par se convaincre que c’était possible, aprèstout. Il avait été bon, compatissant, secourable, presque amical.Quoi d’étonnant à ce que cette fillette se fût éprise de son maîtreaprès ce qu’il avait fait pour elle. L’idée d’ailleurs ne luisemblait pas désagréable, la petite personne étant vraiment bien,et n’ayant plus rien d’une servante. Sa vanité d’homme, sifroissée, si blessée, si meurtrie, si écrasée par une autre femme,se trouvait flattée, soulagée, presque réconfortée. C’était unecompensation, très légère, imperceptible, mais enfin c’était unecompensation, car, lorsque l’amour vient à un être d’où qu’ilvienne, c’est que cet être peut l’inspirer. Son égoïsme inconscienten était aussi satisfait. Cela l’occupait et lui ferait peut-êtreun peu de bien de regarder ce petit cœur s’animer et battre pourlui. La pensée ne l’effleura pas d’éloigner cette enfant, de lapréserver de ce danger dont il souffrait si cruellement lui-même,d’avoir pitié d’elle plus qu’on n’avait eu pitié de lui, car aucunecompassion ne se mêle jamais aux histoires sentimentales.

Il l’observa donc, et reconnut bientôt qu’il ne s’était pointtrompé. Chaque jour, de menus détails le lui révélaient davantage.Comme elle le frôlait un matin en le servant à table, il flairadans ses vêtements une odeur de parfum, de parfum commun, fournisans doute aussi par le mercier ou par le pharmacien. Alors il luifit cadeau d’une bouteille d’eau de toilette au chypre qu’il avaitadoptée depuis longtemps pour ses lavages, et dont il emportaittoujours une provision. Il lui offrit encore des savons fins, del’eau dentifrice, de la poudre de riz. Il aidait subtilement àcette transformation, chaque jour plus apparente, chaque jour pluscomplète, en la suivant d’un œil et curieux et flatté.

Tout en demeurant pour lui la fidèle et discrète domestique,elle devenait une femme émue, éprise, chez qui tous les instinctscoquets se développaient naïvement.

Lui-même s’attachait à elle tout doucement. Il était amusé,touché et reconnaissant. Il jouait avec cette tendresse naissantecomme on joue, aux heures tristes, avec tout ce qui peut distraire.Il n’éprouvait pour elle aucune autre attraction que ce vague désirqui pousse tout homme vers toute femme avenante, fût-elle une jolieservante ou une paysanne faite en déesse, une sorte de Vénusrustique. Il était surtout attiré vers elle par ce qu’il trouvaitmaintenant en elle de la femme. Il avait besoin de cela, un besoinconfus et irrésistible venu de l’autre, de celle qu’il aimait, quiavait éveillé en lui ce goût invincible et mystérieux de la nature,du voisinage, du contact des femmes, de l’arôme subtil, idéal ousensuel que toute créature séduisante, du peuple ou du monde, bruted’Orient aux grands yeux noirs, ou fille du Nord au regard bleu età l’âme rusée, dégage vers les hommes en qui survit encorel’immémorial attrait de l’être féminin.

Cette attention tendre, incessante, caressante et secrète,plutôt perceptible que visible, enveloppait sa blessure d’une sortede ouate isolante qui la rendait un peu moins sensible aux retoursde ses angoisses. Elles subsistaient pourtant, rôdant et voletantcomme des mouches autour d’une plaie. Il suffisait qu’une d’elless’y posât pour qu’il se remît à souffrir. Comme il avait interditde donner son adresse, ses amis respectaient sa fuite, et il étaitsurtout tourmenté par l’absence de nouvelles et de renseignements.De temps en temps, il lisait dans un journal le nom de Lamarthe oucelui de Massival dans la liste des gens qui avaient pris part à ungrand dîner ou assisté à une grande fête. Un jour, il aperçut celuide Mme de Burne, citée comme une des plus élégantes, des plusjolies et des mieux habillées au bal de l’Ambassade d’Autriche. Unfrisson le parcourut des pieds à la tête. Le nom du comte deBernhaus apparaissait quelques lignes plus bas. Et jusqu’au soir,la jalousie revenue déchira le cœur de Mariolle. Cette liaisonprésumée était maintenant presque hors de doute pour lui !C’était une de ces convictions imaginaires, plus harcelantes que lefait certain, car on ne s’en débarrasse et on ne s’en guéritjamais.

Ne pouvant plus tolérer d’ailleurs cette ignorance de tout etcette incertitude dans ses soupçons, il se décida à écrire àLamarthe, qui, le connaissant assez pour deviner la misère de sonâme, répondrait peut-être à ses suppositions, même sans êtrequestionné.

Un soir donc, sous la lampe, il rédigea cette lettre, longue,habile, vaguement triste, pleine d’interrogations dissimulées et delyrisme sur la beauté du printemps à la campagne.

Quatre jours après, en recevant son courrier, il reconnut dupremier coup d’œil l’écriture droite et ferme du romancier.

Lamarthe lui envoyait mille renseignements désolants, de grandeimportance pour son angoisse. Il parlait d’un tas de genségalement, mais, sans donner plus de détails sur Mme de Burne etsur Bernhaus que sur n’importe qui, il semblait les mettre envedette par un de ces artifices de style qui lui étaient familierset qui conduisent l’attention juste au point où il voulaitl’attirer sans que rien révélât son dessein.

Il résultait en somme de cette lettre que tous les soupçons deMariolle étaient au moins fondés. Sa crainte serait demainréalisée, si elle ne l’avait pas été hier.

La vie de son ancienne maîtresse était toujours la même, agitée,brillante et mondaine. On avait un peu parlé de lui après sadisparition, comme on parle des disparus, avec une curiositéindifférente. On le croyait très loin, parti par lassitude deParis.

Après avoir reçu cette lettre, il demeura jusqu’au soir étendudans son hamac. Puis il ne put dîner ; puis il ne putdormir ; et il eut la fièvre pendant la nuit. Le lendemain, ilse sentit si fatigué, si découragé, tellement dégoûté des joursmonotones, entre cette forêt profonde et silencieuse, noire deverdure à présent, et la petite rivière agaçante fluant sous sesfenêtres, qu’il ne quitta pas son lit.

Lorsque Élisabeth entra, au premier coup de sonnette, et qu’ellele vit encore couché, elle demeura surprise, debout dans la porteouverte, pâlie soudain, et elle demanda :

– Monsieur est malade ?

– Oui, un peu.

– Faut-il faire venir le médecin ?

– Non. Je suis sujet à ces malaises-là.

– Qu’est-ce qu’il faut faire pour monsieur ?

Il commanda son bain quotidien, des œufs seulement pour sondéjeuner, et du thé le long du jour. Mais vers une heure del’après-midi, il fut saisi par un ennui si violent qu’il eut enviede se lever. Élisabeth, appelée sans cesse par une espèce de maniede faux malade, et qui revenait inquiète, attristée, pleine d’enviede lui être utile et secourable, de le soigner et de le guérir, levoyant agité et nerveux, lui proposa, toute rouge de son audace, delui faire la lecture.

Il demanda :

– Vous lisez bien ?

– Oui, monsieur, dans les écoles de la ville j’ai eu tous lesprix de lecture, et j’ai lu à maman tant de romans que je n’en saisplus seulement les titres.

Une curiosité lui vint, et il l’envoya chercher dans l’atelier,parmi les livres qu’il s’était fait adresser, celui qu’il préféraità tous : Manon Lescaut.

Puis elle l’aida à s’asseoir dans son lit, disposa derrière sondos deux oreillers, prit une chaise et commença. Elle lisait bien,en effet, très bien même, douée d’une espèce de don spéciald’accentuation juste et de prononciation intelligente. Elle pritintérêt, dès le début, à ce récit, et elle avançait dans l’histoireavec tant d’émotion, qu’il l’interrompait parfois pour l’interrogeret causer un peu avec elle.

Par la fenêtre ouverte, entraient avec la brise tiède pleine desenteurs de feuillages, des chants, des trilles, des roulades derossignols vocalisant autour de leurs femelles, dans tous lesarbres du pays, en cette saison des amours revenues.

André qui regardait cette jeune fille, troublée aussi, quisuivait avec ses yeux luisants l’aventure déroulée de page enpage.

Aux questions qu’il posait elle répondait avec un sens inné deschoses de la tendresse et de la passion, un sens juste, mais un peuflottant dans son ignorance populaire. Et il pensait : « Elledeviendrait intelligente et fine si elle était instruite, cettegamine-là ».

Ce charme féminin déjà senti en elle lui faisait vraiment dubien dans cette après-midi chaude et tranquille, et se mêlaitétrangement en son esprit au charme si mystérieux et si puissant decette Manon qui apporte à nos cœurs la plus étrange saveur de femmeévoquée par l’art humain.

Il était bercé par la voix, séduit par la fable tant connue ettoujours neuve, et il rêvait d’une maîtresse volage et séduisantecomme celle de des Grieux, infidèle et constante, humaine ettentante jusqu’en ses infâmes défauts, créée pour faire sortir del’homme tout ce qu’il a en lui de tendresse et de colère,d’attachement et de haine passionnée, de jalousie et de désir.

Ah ! si celle qu’il venait de quitter avait eu seulementdans les veines la perfidie énamourée et sensuelle de cetteirritante courtisane, peut-être ne serait-il jamais parti !Manon trompait, mais elle aimait ; elle mentait, mais elle sedonnait !

Après cette journée de paresse, Mariolle s’assoupit, quand lesoir vint, dans une espèce de songerie où toutes ces femmes seconfondaient.

N’ayant subi, depuis la veille, aucune fatigue, et n’ayant mêmefait aucun mouvement, son sommeil était léger, et il fut troublépar un bruit inaccoutumé entendu dans la maison.

Une fois ou deux déjà, pendant la nuit, il avait cru distinguerdes pas et des mouvements imperceptibles au rez-de-chaussée, nonpoint au-dessous de lui, mais dans les petites pièces attenantes àla cuisine : la lingerie et la salle de bains. Il n’y avait pointpris garde.

Mais ce soir-là, las d’être couché, incapable de se rendormiravant longtemps, il prêta l’oreille et distingua des frôlementsinexplicables et une sorte de clapotement. Alors il se décida àaller voir, alluma sa bougie, regarda l’heure : dix heures à peine.Il s’habilla, mit en sa poche un revolver et descendit à pas derenard, avec des précautions infinies.

En entrant dans la cuisine, il reconnut avec stupeur que lefourneau était allumé. On n’entendait plus rien, puis il crutpercevoir un mouvement dans la salle de bains, toute petite piècepeinte à la chaux, contenant juste la baignoire.

Il s’approcha, fit tourner la clef sans aucun bruit, et,poussant brusquement la porte, il aperçut allongé dans l’eau, lesbras flottant et les seins frôlant la surface de leurs fleurs, leplus joli corps de femme qu’il eût aperçu de sa vie.

Elle poussa un cri, affolée, ne pouvant fuir.

Il était à genoux déjà au bord de la baignoire, la dévorant deses yeux ardents et la bouche tendue vers elle.

Elle comprit, et, levant soudain ses deux bras ruisselants,Élisabeth les referma derrière la tête de son maître.

Chapitre 3

 

Lorsqu’elle parut devant lui le lendemain, apportant le thé, etque leurs yeux se rencontrèrent, elle se mit à trembler si fort quela tasse et le sucrier se heurtèrent plusieurs fois de suite.

Mariolle alla vers elle, prit entre ses mains le plateau, leposa sur la table, et lui dit, comme elle baissait les paupières:

– Regarde-moi, petite.

Elle le regarda, les cils pleins de larmes.

Il reprit :

– Je ne veux pas que tu pleures.

Comme il la pressait contre lui, il la sentit frémir de la têteaux pieds, et elle murmura : « Oh ! mon Dieu ! » Ilcomprit que ce n’était pas de la peine, que ce n’était pas duregret, que ce n’était pas du remords, qui lui faisaient balbutierces trois mots, mais du bonheur, du vrai bonheur. Ce fut en lui uncontentement étrange, égoïste, plutôt physique que moral, de sentirserrée contre sa poitrine cette petite personne qui l’aimait enfin.Il l’en remerciait comme ferait, au bord d’une route, un blessésecouru par une femme qui passe ; il l’en remerciait de toutson cœur meurtri, trahi dans ses inutiles élans, affamé detendresse par l’indifférence d’une autre ; et il la plaignaitun peu, au fond de sa pensée. La regardant ainsi, pâlie etlarmoyante, avec ses yeux brûlés d’amour, il se dit tout à coup : «Mais elle est belle ! Comme une femme se transforme vite,devient ce qu’il faut qu’elle soit, suivant les désirs de son âmeou les besoins de sa vie ! »

– Assieds-toi, lui dit-il.

Elle s’assit. Il prit ses mains, ses pauvres mains detravailleuse, devenues blanches, devenues fines pour lui, et, toutdoucement, avec des phrases adroites, il lui parla de l’attitudequ’ils devaient garder l’un envers l’autre. Elle n’était plus sadomestique, mais en conserverait un peu l’apparence, afin de ne pasapporter de scandale dans le village. Elle vivrait près de luicomme une gouvernante, et lui ferait souvent la lecture, ce quiservirait de prétexte à cette situation nouvelle. Dans quelquetemps même, lorsque ses fonctions de lectrice seraient tout à faitétablies, il la ferait manger à sa table.

Quand il eut fini de parler, elle lui répondit simplement :

– Non, monsieur : je suis et je resterai votre servante. Je neveux pas qu’on jase et qu’on apprenne ce qui s’est passé.

Elle ne céda point, bien qu’il insistât beaucoup ; et,quand il eut bu son thé, elle remporta son plateau, pendant qu’illa suivait d’un regard attendri.

Quand elle fut partie, il songea : « C’est une femme. Toutes lesfemmes sont égales quand elles nous plaisent. J’ai fait de ma bonnema maîtresse. Jolie, elle deviendra peut-être charmante ! Elleest, en tous les cas, plus jeune et plus fraîche que les mondaineset que les cocotes. Qu’importe, après tout ! Beaucoupd’actrices célèbres ne sont-elle pas des filles deconcierges ? On les reçoit cependant comme des dames, on lesadore comme des héroïnes de roman, et des princes les traitentcomme des souveraines. Est-ce à cause de leur talent, souventdouteux, ou de leur beauté, souvent contestable ? Non. Maisune femme a toujours, en vérité, la situation qu’elle impose parillusion qu’elle sait produire. »

Il fit ce jour-là une longue promenade, et, bien qu’au fond deson cœur il sentît toujours le même mal, et que ses jambes fussentpesantes comme si le chagrin eût détendu tous les ressorts de sonénergie, quelque chose gazouillait en lui à la façon d’un petitchant d’oiseau. Il était moins seul, moins perdu, moins abandonné.La forêt lui paraissait moins déserte, moins silencieuse et moinsvide. Et il rentra avec l’envie de voir, souriante à son approcheet le regard plein de tendresse, Élisabeth venir vers lui.

Ce fut pendant près d’un mois une vraie idylle au bord de lapetite rivière. Mariolle fut aimé comme bien peu d’hommes peut-êtrel’ont été, animalement et follement, comme un enfant par sa mère,comme un chasseur par son chien.

Il était tout pour elle, le monde et le ciel, le plaisir et lebonheur. Il répondait à toutes ses attentes ardentes et naïves defemme, lui donnant dans un baiser tout ce qu’elle pouvait éprouverd’extase. Elle n’avait plus que lui dans le regard, dans l’âme,dans le cœur et dans la chair, enivrée à la façon d’un adolescentqui boit pour la première fois. Il s’endormait dans ses bras, il seréveillait sous ses caresses, et elle s’enlaçait à lui avec desabandons inimaginables. Il savourait, surpris et séduit, cetteoffrande absolue, et il avait l’impression que c’était là del’amour bu à sa source même, aux lèvres de la nature.

Il demeurait toujours triste cependant, triste et désenchantéd’une façon constante et profonde. Sa petite maîtresse luiplaisait ; mais une autre lui manquait. Et quand il sepromenait dans les prairies, sur les bords du Loing, se demandant :« Pourquoi ce souci qui ne s’en va pas ? » il se trouvait enlui, dès que le souvenir de Paris l’effleurait, un si intolérableénervement, qu’il rentrait pour n’être plus seul.

Alors il se balançait dans le hamac, et Élisabeth, assise sur unpliant, lisait. Tout en l’écoutant et en la regardant, il serappelait les causeries dans le salon de son amie, quand ilpassait, seul, des soirées près d’elle. Alors d’abominables enviesde pleurer lui mouillaient les paupières ; un si cuisantregret lui tiraillait le cœur, qu’il éprouvait sans cesse desbesoins intolérables de partir sur-le-champ, de retourner à Paris,ou de s’en aller pour toujours.

Le voyant sombre et mélancolique, Élisabeth lui demandait :

– Est-ce que vous souffrez ? Je sens que vous avez deslarmes dans les yeux.

Il répondait :

– Embrasse-moi, petite ; tu ne comprendrais pas.

Elle l’embrassait, inquiète, pressentant quelque drame qu’ellene savait point. Mais lui, oubliant un peu sous les caresses,pensait : « Ah ! une femme qui serait ces deux-là, qui auraitl’amour de l’une et le charme de l’autre ! Pourquoi netrouve-t-on toujours que des à peu près ? »

Il songeait indéfiniment, bercé par le bruit monotone de la voixinécoutée, à tout ce qui l’avait séduit, conquis, vaincu, dans lamaîtresse abandonnée. Il se disait, sous l’obsession de sonsouvenir, de sa présence imaginaire, dont il était hanté comme unvisionnaire d’un fantôme : « Est-ce que je suis un damné qui ne sedélivrera plus d’elle ? »

Il se remit à faire de longues promenades, à rôder par lesfourrés, avec l’espoir obscur de la perdre quelque part, au fondd’un ravin, derrière un rocher, dans quelque taillis, comme unhomme, pour se débarrasser d’une bête fidèle qu’il ne veut pastuer, essaye de l’égarer en une course lointaine.

Un jour, à la fin d’une de ces promenades, il revint au pays desHêtres. C’était maintenant une sombre forêt, presque noire, avecdes feuillages impénétrables. Il allait sous la voûte immense,humide et profonde, regrettant la brume verdoyante, ensoleillée etlégère des petites feuilles à peine ouvertes ; et, comme ilsuivait un étroit sentier, il s’arrêta, saisi d’étonnement, devantdeux arbres enlacés.

Aucune image de son amour plus violente et plus émouvante nepouvait frapper ses yeux et son âme : un hêtre vigoureux étreignaitun chêne élancé.

Comme un amoureux désespéré au corps puissant et tourmenté, lehêtre, tordant ainsi que des bras deux branches formidables,enserrait le tronc du chêne en les refermant sur lui. L’autre, tenupar cet embrassement, allongeait dans le ciel, bien au-dessus dufront de son agresseur, sa taille droite, lisse et mince, quisemblait dédaigneuse. Mais, malgré cette fuite vers l’espace, cettefuite hautaine d’être outragé, il portait dans le flanc les deuxentailles profondes et depuis longtemps cicatrisées que lesbranches irrésistibles du hêtre avaient creusées dans son écorce.Soudés à jamais par ces blessures fermées, ils poussaient ensembleen mêlant leurs sèves, et dans les veines de l’arbre violé coulaitet montait jusqu’à sa cime le sang de l’arbre vainqueur.

Mariolle s’assit pour les regarder plus longtemps. Ilsdevenaient, en son âme malade, symboliques, effrayants et superbes,ces deux lutteurs immobiles qui racontaient aux passants l’histoireéternelle de son amour.

Puis il se remit en marche, plus triste encore, et soudain,comme il allait, les yeux à terre et lentement, il aperçut, cachéesous l’herbe, tachée de boue et de pluie anciennes, une vieilledépêche jetée ou perdue par un promeneur. Il s’arrêta. Qu’avaitapporté de doux ou de pénible à quelque cœur ce papier bleutraînant là sous son pied ?

Il ne put s’empêcher de le ramasser, et, avec des doigts curieuxet dégoûtés, il le déplia. On pouvait lire encore à peu près : «Venez… moi… quatre heures ». Les noms avaient été effacés parl’humidité du chemin.

Des souvenirs l’assaillirent, cruels et délicieux, ceux detoutes les dépêches qu’il avait reçues d’elle, tantôt pour luifixer le moment d’un rendez-vous, tantôt pour lui dire qu’elle neviendrait pas. Jamais rien n’avait fait entrer en lui plusd’émotion, ne l’avait fait tressaillir plus violemment, n’avaitarrêté plus net et fait rebondir plus fort son pauvre cœur que lavue de ces messagères enfiévrantes ou désespérantes.

Il demeurait presque perclus de désolation à la pensée quejamais plus il n’en ouvrirait de pareilles.

De nouveau il se demandait ce qui s’était passé en elle depuisqu’il l’avait quittée. Avait-elle souffert, regretté l’ami chassépar son indifférence, ou avait-elle pris son parti de cet abandon,froissée seulement dans sa vanité ?

Et son désir de savoir devint si violent, si tenaillant, qu’unepensée audacieuse et bizarre, encore hésitante, surgit en lui. Ilprit la route de Fontainebleau. Quand il eut gagné la ville, il serendit au télégraphe, l’âme agitée d’hésitation et vibranted’inquiétude. Mais une force semblait le pousser, une forceirrésistible venue de son cœur.

Il souleva donc d’une main tremblante un imprimé sur la table,puis écrivit, à la suite du nom et de l’adresse de Mme Michèle deBurne :

Je voudrais tant savoir ce que vous pensez de moi ! Moi jene peux rien oublier.

André Mariolle.

Montigny.

Il sortit ensuite, prit une voiture, et regagna Montigny,troublé et tourmenté par ce qu’il avait fait, et le regrettantdéjà.

Il avait calculé que, si elle daignait lui répondre, ilrecevrait sa lettre deux jours plus tard ; mais il ne quittapas sa villa le lendemain dans la crainte et dans l’espérance derecevoir une dépêche d’elle.

Il se balançait sous les tilleuls de la terrasse, vers troisheures de l’après-midi, quand Élisabeth vint le prévenir qu’unedame demandait à lui parler.

Son saisissement fut si grand qu’il eut une courte suffocation,et il s’en vint vers la maison avec des jambes brisées et un cœurpalpitant. Il n’espérait pas cependant que ce fût elle.

Quand il eut ouvert les portes du salon, Mme de Burne, assisesur un canapé, se leva, et, souriante d’un sourire un peu réservé,avec une légère contrainte dans le visage et dans l’attitude, ellelui tendit la main en disant :

– Je viens prendre de vos nouvelles, le télégraphe ne m’endonnant pas d’assez complètes.

Il était devenu si pâle devant elle, qu’elle eut dans les yeuxune lueur de joie ; et il demeurait si oppressé d’émotionqu’il ne pouvait encore parler et qu’il tenait seulement sur sabouche la main qu’elle lui avait offerte.

– Dieu ! que vous êtes bonne ! dit-il enfin.

– Non, mais je n’oublie pas mes amis, et je m’en inquiète.

Elle le regardait bien en face, profondément, de ce premierregard de femme qui surprend tout, fouille les pensées jusqu’auxracines, et dévoile toutes les feintes. Elle fut sans doutesatisfaite, car sa figure s’éclaira d’un sourire.

Elle reprit :

– C’est gentil votre ermitage. On est heureux làdedans ?

– Non, madame.

– Est-ce possible ? Dans ce joli pays, dans cette belleforêt, sur ce petit ruisseau charmant ? Mais vous devez êtretranquille et tout à fait content ici ?

– Non, madame.

– Pourquoi donc ?

– Parce qu’on n’y oublie pas.

– Et il vous est indispensable d’oublier quelque chose pour êtreheureux ?

– Oui, madame.

– Peut-on savoir quoi ?

– Vous le savez.

– Et alors ?…

– Alors je suis très misérable.

Elle dit avec une fatuité apitoyée :

– Je l’ai deviné en recevant votre télégramme, et c’est pourcela que je suis venue, avec la résolution de m’en aller tout desuite si je m’étais trompée.

Après un petit silence, elle ajouta :

– Puisque je ne m’en retourne pas immédiatement, peut-on visitervotre propriété. Voilà une petite allée de tilleuls, là-bas, quim’a l’air ravissante. On y sera plus au frais que dans cesalon.

Ils sortirent. Elle portait une toilette mauve qui s’harmonisatout à coup si complètement avec la verdure des arbres et le cielbleu, qu’elle lui parut stupéfiante comme une apparition,séduisante et jolie d’une façon inattendue et nouvelle. Sa longuetaille si souple, son visage si fin et si frais, la petite flambéeblonde des cheveux sous un grand chapeau mauve aussi, que nimbaitlégèrement une longue plume d’autruche enroulée dessus, ses brasminces, dont les deux mains portaient, en travers devant elle, sonombrelle fermée, et sa démarche un peu droite, hautaine et fière,apportaient dans ce petit jardin paysan quelque chose d’anormal,d’imprévu, d’exotique, la sensation bizarre et savoureuse d’unefigure de conte, de rêve, de gravure, de tableau à la Watteau,sortie de l’imagination d’un poète ou d’un peintre pour s’en venirà la campagne, par fantaisie, montrer combien elle était belle.

Mariolle, en la regardant avec le frémissement profond de toutesa passion revenue, se rappelait les deux femmes aperçues dans lechemin de Montigny.

Elle lui dit :

– Qu’est-ce que c’est que cette petite personne qui m’a ouvertla porte ?

– Ma domestique.

– Elle n’a pas l’air… d’une bonne.

– Non. Elle est en effet très gentille.

– Où l’avez-vous trouvée ?

– Tout près d’ici, dans un hôtel de peintre où les clientsmenaçaient sa vertu.

– Que vous avez sauvée ?

Il rougit, et répondit :

– Que j’ai sauvée.

– À votre profit, peut-être ?

– À mon profit certainement, car j’aime mieux regarder circulantautour de moi une jolie figure qu’une laide.

– C’est tout ce qu’elle vous inspire ?

– Elle m’a inspiré peut-être encore l’irrésistible besoin devous revoir, car toute femme, quand elle attire mes yeux, même uneseconde, rejette ma pensée sur vous.

– C’est très habile ce que vous dites là ! Aime-t-elle sonsauveur ?

Il rougit plus fort. Avec la rapidité d’un éclair qui passe, lacertitude que toute jalousie est bonne pour stimuler le cœur desfemmes le décida à ne mentir qu’à moitié.

Il répondit donc en hésitant :

– Je n’en sais rien. C’est possible. Elle a beaucoup de soins etde sollicitude pour moi.

Un imperceptible dépit fit murmurer à Mme de Burne :

– Et vous ?

Il fixa sur elle ses yeux enflammés d’amour et il dit :

– Rien ne pourrait me distraire de vous.

C’était encore très habile, mais elle ne le remarqua plus, tantcette phrase lui parut l’expression d’une indiscutable vérité. Unefemme comme elle pouvait-elle douter de cela ? Elle n’en doutapoint, en effet, et, satisfaite, ne s’occupa plus d’Élisabeth.

Ils s’assirent sur deux chaises de toile, sous l’ombre destilleuls, au-dessus de l’eau qui coulait.

Alors il demanda :

– Qu’est-ce que vous avez pu penser de moi ?

– Que vous étiez très malheureux.

– Par ma faute ou par la vôtre ?

– Par notre faute.

– Et puis ?

– Et puis, vous sentant très excité, très exalté, j’ai réfléchique le plus sage parti consistait à vous laisser d’abord vouscalmer. Et j’ai attendu.

– Qu’est ce que vous attendiez ?

– Un mot de vous. Je l’ai reçu, et me voici. Nous allons causermaintenant comme des gens sérieux. Donc vous m’aimez toujours… jene vous demande pas ça en coquette… je vous demande ça enamie ?

– Je vous aime toujours.

– Et quelles sont vos prétentions ?

– Est-ce que je sais ? Je suis entre vos mains…

– Oh ! moi j’ai des idées très nettes, mais je ne vous lesdirai pas sans savoir les vôtres. Parlez-moi de vous, de ce quis’est passé dans votre cœur et dans votre esprit depuis que vousvous êtes sauvé.

– J’ai pensé à vous, je n’ai guère fait autre chose.

– Oui, mais comment ? en quel sens ? avec quellesconclusions ?

Il raconta sa résolution de se guérir d’elle, sa fuite, sonarrivée dans ce grand bois où il n’avait trouvé qu’elle, ses jourspoursuivis par le souvenir, ses nuits rongées par lajalousie ; il dit tout, avec une bonne foi complète, saufl’amour d’Élisabeth, dont il ne prononça plus le nom.

Elle l’écoutait, sûre qu’il ne mentait point, convaincue par lepressentiment de sa domination sur lui plus encore que par lasincérité de sa voix, et ravie de triompher, de le reprendre, carelle l’aimait bien, tout de même.

Puis il se désola de cette situation sans fin, et, s’exaltant àparler de ce dont il avait tant souffert après y avoir tant songé,il lui reprocha de nouveau, dans un lyrisme passionné, mais sanscolère, sans amertume, révolté et vaincu par la fatalité, cetteimpuissance d’aimer dont elle était frappée.

Il répétait :

– D’autres n’ont pas le don de plaire ; vous, vous n’avezpas le don d’aimer…

Elle l’interrompit animée, pleine de raisons et de raisonnements:

– J’ai du moins celui d’être constante, dit-elle. Seriez-vousmoins malheureux si, après vous avoir adoré pendant dix mois,j’étais éprise aujourd’hui d’un autre ?

Il s’écria :

– Est-il donc impossible à une femme de n’aimer qu’un seulhomme ?

Mais elle, vivement :

– On ne peut pas aimer toujours ; on peut seulement êtrefidèle. Croyez-vous même que le délire exalté des sens doive durerplusieurs années ? Non, non. Quant à la plupart des femmes àpassions, à caprices violents, longs ou courts, elles mettent toutsimplement leur vie en romans. Les héros sont différents, lescirconstances et les péripéties imprévues et changeantes, ledénouement varié. C’est amusant et distrayant pour elles, je leconfesse, car les émotions du début, du milieu et de la fin serenouvellent chaque fois. Mais quand c’est fini, c’est fini… pourlui… Comprenez-vous ?

– Oui, il y a du vrai. Mais je ne vois pas où vous voulez envenir.

– À ceci : il n’y a point de passion qui persiste trèslongtemps, je veux dire de passion brûlante, comme celle dont voussouffrez encore. C’est une crise que je vous ai rendue pénible,très pénible, je le sais et je le sens, par… l’aridité de matendresse et ma paralysie d’expansion. Mais cette crise passera,car elle ne peut durer éternellement.

Elle se tut. Anxieux, il interrogea :

– Et alors ?

– Alors je considère que pour une femme raisonnable et calmecomme moi vous pouvez devenir un amant tout à fait agréable, carvous avez beaucoup de tact. Vous seriez, par contre, un atrocemari. Mais il n’existe pas, il ne peut pas exister de bonsmaris.

Il demanda, surpris, un peu froissé :

– Pourquoi garder un amant qu’on n’aime pas, ou qu’on n’aimeplus ?

Elle répliqua vivement :

– J’aime à ma façon, mon ami. J’aime sèchement, mais j’aime.

Il reprit, résigné :

– Vous avez surtout le besoin qu’on vous aime et qu’on vous lemontre.

Elle réplique :

– C’est vrai. J’adore ça. Mais mon cœur a besoin d’un compagnoncaché. Ce goût vaniteux des hommages publics ne m’empêche pas depouvoir être dévouée et fidèle, et de croire que je saurais donnerà un homme quelque chose d’intime qu’aucun autre n’aurait : monaffection loyale, l’attachement sincère de mon cœur, la confianceabsolue et secrète de mon âme, et, en échange, recevoir de lui,avec toute sa tendresse d’amant, la si rare et si douce impressionde n’être pas tout à fait seule. Ce n’est point de l’amour commevous l’entendez ; mais cela vaut bien quelque choseaussi !

Il se pencha vers elle, tremblant d’émotion, et balbutiant :

– Voulez-vous que je sois cet homme-là ?

– Oui, un peu plus tard, quand vous aurez moins mal. Enattendant, résignez-vous à souffrir un peu, par moi, de temps entemps. Ça passera. Puisque vous souffrez de toute façon, il vautmieux que ce soit près de moi que loin de moi, n’est-cepas ?

De son sourire elle semblait lui dire : « Ayez donc un peu deconfiance » ; et, comme elle le voyait palpitant de passion,elle sentait en tout son corps une sorte de bien-être, decontentement, qui la faisait heureuse à sa manière, comme estheureuse un épervier dont le vol s’abat sur une proie fascinée.

– Quand revenez-vous ? demanda-t-elle.

Il répondit :

– Mais… demain.

– Demain, soit. Vous dînerez chez moi ?

– Oui, madame.

– Et moi, il faut que je m’en aille bientôt, reprit-elle enregardant la montre cachée dans la pomme de son ombrelle.

– Oh ! pourquoi si vite ?

– Parce que je prends le train de cinq heures. J’ai à dînerplusieurs personnes, la princesse de Malten, Bernhaus, Lamarthe,Massival, Maltry, et un nouveau, M. de Charlaine, l’explorateur quirevient du haut Cambodge après un voyage admirable. On ne parle quede lui.

Mariolle eut un court serrement de cœur. Tous ces noms l’unaprès l’autre lui firent mal, comme des piqûres de guêpe. Ilscontenaient du venin.

– Alors, dit-il, voulez-vous partit tout de suite, et nousferons un bout de route ensemble, dans la forêt ?

– Très volontiers. Offrez-moi d’abord une tasse de thé et un peude pain grillé.

Quand il fallut servir le thé, Élisabeth fut introuvable.

– Elle est en course, dit la cuisinière.

Mme de Burne ne s’en étonna point. Quelle crainte, en effet,aurait pu maintenant lui inspirer cette bonne ?

Puis ils montèrent dans le landau arrêté devant la porte, etMariolle fit prendre au cocher un chemin un peu plus long, mais quipassait près de la Gorge-aux-Loups.

Lorsqu’on fut sous les hauts feuillages qui répandaient leurombre calme, leur fraîcheur enveloppante et des chants derossignol, elle dit, saisie par l’inexprimable sensation dont latoute-puissante et mystérieuse beauté du monde sait émouvoir lachair par les yeux :

– Dieu ! qu’on est bien ! Que c’est beau, bon, etreposant !

Elle respirait avec un bonheur et une émotion de pécheur quicommunie, pénétrée d’alanguissement, d’attendrissement. Et elleposa sa main sur celle d’André.

Mais lui pensa : « Ah oui ! la nature, c’est encore le MontSaint-Michel » ; car devant ses yeux, dans une vision, passaitun train s’en allant vers Paris. Il la conduisit jusqu’à lagare.

En le quittant, elle lui dit :

– À demain, huit heures.

– À demain, huit heures, madame.

Elle le quitta, radieuse ; et il revint chez lui dans lelandau, satisfait, bien heureux, mais tourmenté toujours, car cen’était pas fini.

Mais pourquoi lutter ? Il ne le pouvait plus. Elle luiplaisait par un charme qu’il ne comprenait pas, plus fort que tout.La fuir ne le délivrait pas, ne le séparait pas d’elle, mais l’enprivait intolérablement, tandis que, s’il parvenait à se résignerun peu, il aurait d’elle au moins tout ce qu’elle lui avait promis,car elle ne mentait pas.

Les chevaux trottaient sous les arbres, et il songea que pendanttoute cette entrevue elle n’avait pas eu l’idée, pas une impulsionde lui tendre une fois ses lèvres. Elle était toujours la même.Rien ne changerait jamais en elle, et toujours, peut-être, ilsouffrirait par elle, de la même façon. Le souvenir des heures sidures qu’il avait passées déjà, de ses attentes, avec l’intolérablecertitude que jamais il ne pourrait l’émouvoir, lui serrait denouveau le cœur, lui faisait pressentir et redouter les luttes àvenir et de pareilles détresses pour demain. Pourtant il étaitrésigné à tout souffrir plutôt que de la perdre encore, résigné àcet éternel désir devenu dans ses veines une sorte d’appétit férocejamais rassasié, et qui brûlait sa chair.

Ces rages si souvent subies en revenant tout seul d’Auteuilrecommençaient déjà, et faisaient vibrer son corps dans le landauqui courait sous la fraîcheur des grands arbres, quand soudain lapensée d’Élisabeth l’attendant, fraîche aussi et jeune et jolie,avec de l’amour plein le cœur et des baisers plein la bouche,répandit en lui un apaisement. Tout à l’heure il la tiendrait dansses bras, et, les yeux fermés, se trompant lui-même comme on trompeles autres, confondant, dans l’ivresse de l’étreinte, celle qu’ilaimait et celle dont il était aimé, il les posséderait toutes lesdeux. Certes, même en ce moment, il avait du goût pour elle, cetattachement reconnaissant de la chair et de l’âme dont la sensationde la tendresse inspirée et celle du plaisir partagé pénètrenttoujours l’animal humain. Cette enfant séduite ne serait-elle pas,pour son amour aride et desséchant, la petite source trouvée àl’étape du soir, l’espoir d’eau fraîche qui soutient l’énergie,quand on traverse le désert ?

Mais, lorsqu’il rentra dans sa maison, la jeune fille n’ayantpas reparu, il eut peur, fut inquiet, et dit à l’autre bonne :

– Vous êtes sûre qu’elle est sortie ?

– Oui, monsieur.

Alors il sortit aussi, espérant qu’il la rencontrerait.

Quand il eut fait quelques pas, avant de tourner dans la rue quimonte le long du vallon, il aperçut devant lui la vieille égliselarge et basse, coiffée d’un court clocher, accroupie sur unmamelon, et couvant, comme une poule ses poussins, les maisons deson petit village.

Un soupçon, un pressentiment, le poussèrent. Sait-on lesétranges divinations qui peuvent naître dans un cœur defemme ? Qu’avait-elle pensé, qu’avait-elle compris ? Oùs’était-elle réfugiée, sinon là, si l’ombre de la vérité avaitpassé devant ses yeux.

Le temple était très sombre, car le soir tombait. Seule lapetite lampe au bout de son fil révélait dans le tabernaclel’idéale présence du Consolateur divin. Mariolle, à pas légers,passait le long des bancs. Quand il arriva près du chœur, ilaperçut une femme à genoux, la figure dans ses mains. Ils’approcha, la reconnut, lui toucha l’épaule. Ils étaientseuls.

Elle eut une grande secousse en retournant la tête. Ellepleurait.

Il dit :

– Qu’avez-vous ?

Elle murmura :

– J’ai bien compris. Vous êtes ici parce qu’elle vous avait faitde la peine. Elle est venue vous chercher.

Il balbutia, ému de la douleur qu’il faisait naître à son tour:

– Tu te trompes, petite. Je vais, en effet retourner à Paris,mais je t’emmène avec moi.

Elle répéta, incrédule :

– Ça n’est pas vrai, ça n’est pas vrai !

– Je te le jure.

– Quand ça ?

– Demain.

Se remettant à sangloter, elle gémit : « Mon Dieu ! monDieu ! »

Alors il la prit par la taille, la souleva, l’entraîna, lui fitdescendre le coteau dans l’ombre épaissie de la nuit ; et,lorsqu’ils furent au bord de la rivière, il l’assit sur l’herbe ets’assit près d’elle. Il entendait battre son cœur et haleter sonsouffle, et, troublé de remords, la serrant contre lui, il luiparlait dans l’oreille avec des mots très doux qu’il ne lui avaitjamais dits. Attendri de pitié et brûlant de désir, il mentait àpeine et ne la trompait point ; et il se demandait, surprislui-même de ce qu’il exprimait et de ce qu’il sentait, comment,tout vibrant de la présence de l’autre dont il serait à jamaisl’esclave, il pouvait frémir ainsi de convoitise et d’émotion enconsolant cette peine d’amour.

Il promettait de l’aimer bien – il ne dit pas « aimer » toutcourt – et de lui donner, tout près de lui, un joli logis de dame,avec des meubles fort gentils et une bonne pour la servir.

Elle s’apaisait en l’écoutant, rassurée peu à peu, ne pouvantcroire qu’il l’abusât ainsi, comprenant d’ailleurs, à l’accent desa voix, qu’il était sincère. Convaincue enfin et éblouie par lavision d’être une dame à son tour, par ce rêve de fillette née sipauvre, servante d’auberge, devenue tout à coup la bonne amie d’unhomme riche et si bien, elle fut grisée de convoitises, dereconnaissance et d’orgueil, qui se mêlaient à son attachement pourAndré.

Jetant ses bras sur son cou, elle balbutiait, en couvrant sonvisage de baisers :

– Je vous aime tant ! Je n’ai plus que vous en moi.

Il murmura, très attendri en rendant ses caresses :

– Chère, chère petite.

Elle oubliait déjà presque tout à fait l’apparition de cetteétrangère qui lui avait apporté tant de chagrin tantôt. Cependantun doute inconscient flottait encore en elle, et elle demanda de savoix câline :

– Bien vrai, vous m’aimerez comme ici ?

Il répondit hardiment :

– Je t’aimerai comme ici.

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