On ne badine pas avec l’amour
d’ Alfred de Musset
ACTE I
SCÈNE PREMIÈRE.
Maître Blazius, Dame Pluche, le Choeur.
Une place devant le château.
LE CHOEUR.
Pater noster : prière chrétienne du Marmotter : Parler confusément entre
Doucement bercé sur sa mule fringante, messer Blazius
« Notre Père ». ses dents.
s’avance dans les bluets fleuris, vêtu de neuf, l’écritoire
au côté. Comme un poupon sur l’oreiller, il se ballotte sur
son ventre rebondi, et les yeux à demi fermés, il
marmotte un Pater noster dans son triple menton. Salut,
maître Blazius ; vous arrivez au temps de la vendange,
pareil à une amphore antique.
MAÎTRE BLAZIUS.
Que ceux qui veulent apprendre une nouvelle
d’importance m’apportent ici premièrement un verre de
vin frais.
LE CHOEUR.
Voilà notre plus grande écuelle ; buvez, maître Blazius ;
le vin est bon ; vous parlerez après.
MAÎTRE BLAZIUS.
Vous saurez, mes enfants, que le jeune Perdican, fils de
notre seigneur, vient d’atteindre à sa majorité, et qu’il est
reçu docteur à Paris. Il revient aujourd’hui même au
château, la bouche toute pleine de façons de parler si
belles et si fleuries, qu’on ne sait que lui répondre les
trois quarts du temps. Toute sa gracieuse personne est un
livre d’or ; il ne voit pas un brin d’herbe à terre qu’il ne
vous dise comment cela s’appelle en latin ; et quand il fait
du vent ou qu’il pleut, il vous dit tout clairement
pourquoi. Vous ouvririez des yeux grands comme la
porte que voilà de le voir dérouler un des parchemins
qu’il a coloriés d’encres de toutes couleurs de ses propres
mains et sans rien en dire à personne. Enfin c’est un
diamant fin des pieds à la tête, et voilà ce que je viens
annoncer à Monsieur le Baron. Vous sentez que cela me
fait quelque honneur, à moi, qui suis son gouverneur
depuis l’âge de quatre ans ; ainsi donc, mes bons amis,
apportez une chaise, que je descende un peu de cette
mule-ci sans me casser le cou ; la bête est tant soit peu
rétive, et je ne serais pas fâché de boire encore une
gorgée avant d’entrer.
LE CHOEUR.
Buvez, maître Blazius, et reprenez vos esprits. Nous
avons vu naître le petit Perdican, et il n’était pas besoin,
du moment qu’il arrive, de nous en dire si long.
Puissions-nous retrouver l’enfant dans le coeur de
l’homme !
MAÎTRE BLAZIUS.
Ma foi, l’écuelle est vide ; je ne croyais pas avoir tout bu.
Adieu ; j’ai préparé, en trottant sur la route, deux ou trois
phrases sans prétention qui plairont à monseigneur ; je
vais tirer la cloche.
Il sort.
LE CHOEUR.
Gourdiner : Terme populaire. Donner
Durement cahotée sur son âne essoufflé, Dame Pluche
des coups de gourdin. [L]
gravit la colline ; son écuyer transi gourdine à tour de
bras le pauvre animal, qui hoche la tête un chardon entre
les dents. Ses longues jambes maigres trépignent de
colère, tandis que de ses mains osseuses elle égratigne
son chapelet. Bonjour donc, Dame Pluche, vous arrivez
comme la fièvre, avec le vent qui fait jaunir les bois.
DAME PLUCHE.
Un verre d’eau, canaille que vous êtes ! Un verre d’eau et
un peu de vinaigre !
LE CHOEUR.
D’où venez-vous, Pluche, ma mie ? Vos faux cheveux
sont couverts de poussière, voilà un toupet de gâté, et
votre chaste robe est retroussée jusqu’à vos vénérables
jarretières.
DAME PLUCHE.
Nonnain : Synonyme, qui ne se dit
Sachez, manants, que la belle Camille, la nièce de votre
plus que par plaisanterie, de nonne.
maître, arrive aujourd’hui au château. Elle a quitté le
La rue des Nonnains d’Hyères, nom
d’une rue de Paris. [L] couvent sur l’ordre exprès de monseigneur, pour venir en
son temps et lieu recueillir, comme faire se doit, le bon
bien qu’elle a de sa mère. Son éducation, Dieu merci, est
terminée, et ceux qui la verront auront la joie de respirer
une glorieuse fleur de sagesse et de dévotion. Jamais il
n’y a rien eu de si pur, de si ange, de si agneau et de si
colombe que cette chère nonnain ; que le seigneur Dieu
du ciel la conduise ! Ainsi soit-il. Rangez-vous, canaille ;
il me semble que j’ai les jambes enflées.
LE CHOEUR.
Défripez-vous, honnête Pluche ; et quand vous prierez
Dieu, demandez de la pluie ; nos blés sont secs comme
vos tibias.
DAME PLUCHE.
Vous m’avez apporté de l’eau dans une écuelle qui sent la
cuisine ; donnez-moi la main pour descendre ; vous êtes
des butors et des malappris.
Elle sort.
LE CHOEUR.
Mettons nos habits du dimanche, et attendons que le
baron nous fasse appeler. Ou je me trompe fort, ou
quelque joyeuse bombance est dans l’air aujourd’hui.
Ils sortent.
SCÈNE II.
Entrent le Baron, Maître Bridaine et Maître
Blazius.
Le salon du baron.
LE BARON.
Maître Bridaine, vous êtes mon ami ; je vous présente
maître Blazius, gouverneur de mon fils. Mon fils a eu
hier matin, à midi huit minutes, vingt et un ans comptés ;
il est docteur à quatre boules blanches. Maître Blazius, je
vous présente maître Bridaine, curé de la paroisse ; c’est
mon ami.
MAÎTRE BLAZIUS, saluant.
À quatre boules blanches, Seigneur : littérature,
philosophie, droit romain, droit canon.
LE BARON.
Allez à votre chambre, cher Blazius, mon fils ne va pas
tarder à paraître ; faites un peu de toilette, et revenez au
coup de la cloche.
Maître Blazius sort.
MAÎTRE BRIDAINE.
Vous dirai-je ma pensée, monseigneur ? Le gouverneur
de votre fils sent le vin à pleine bouche.
LE BARON.
Cela est impossible.
MAÎTRE BRIDAINE.
J’en suis sûr comme de ma vie ; il m’a parlé de fort près
tout à l’heure ; il sentait le vin à faire peur.
LE BARON.
Brisons là ; je vous répète que cela est impossible.
Entre Dame Pluche.
Vous voilà, bonne Dame Pluche ! Ma nièce est sans
doute avec vous ?
DAME PLUCHE.
Elle me suit, Monseigneur, je l’ai devancée de quelques
pas.
LE BARON.
Maître Bridaine, vous êtes mon ami. Je vous présente la
Dame Pluche, gouvernante de ma nièce. Ma nièce est
depuis hier, à sept heures de nuit, parvenue à l’âge de
dix-huit ans ; elle sort du meilleur couvent de France.
Dame Pluche, je vous présente maître Bridaine, curé de
la paroisse ; c’est mon ami.
DAME PLUCHE, saluant.
Du meilleur couvent de France, Seigneur, et je puis
ajouter : la meilleure chrétienne du couvent.
LE BARON.
Allez, Dame Pluche, réparer le désordre où vous voilà ; ma nièce va
bientôt venir, j’espère ; soyez prête à l’heure du dîner.
Dame Pluche sort.
MAÎTRE BRIDAINE.
Cette vieille demoiselle paraît tout à fait pleine d’onction.
LE BARON.
Pleine d’onction et de componction, maître Bridaine ; sa
vertu est inattaquable.
MAÎTRE BRIDAINE.
Mais le gouverneur sent le vin ; j’en ai la certitude.