ROSETTE.
Hélas ! Monsieur le docteur, je vous aimerai comme je
pourrai.
PERDICAN.
Oui, comme tu pourras ; et tu m’aimeras mieux, tout
docteur que je suis et toute paysanne que tu es, que ces
pâles statues, fabriquées par les nonnes, qui ont la tête à
la place du coeur, et qui sortent des cloîtres pour venir
répandre dans la vie l’atmosphère humide de leurs
cellules ; tu ne sais rien ; tu ne lirais pas dans un livre la
prière que ta mère t’apprend, comme elle l’a apprise de sa
mère ; tu ne comprends même pas le sens des paroles que
tu répètes, quand tu t’agenouilles au pied de ton lit ; mais
tu comprends bien que tu pries, et c’est tout ce qu’il faut à
Dieu.
ROSETTE.
Comme vous me parlez, monseigneur !
PERDICAN.
Tu ne sais pas lire ; mais tu sais ce que disent ces bois et
ces prairies, ces tièdes rivières, ces beaux champs
couverts de moissons, toute cette nature splendide de
jeunesse. Tu reconnais tous ces milliers de frères, et moi
pour l’un d’entre eux ; lève-toi, tu seras ma femme, et
nous prendrons racine ensemble dans la sève du monde
tout-puissant.
Il sort avec Rosette.
SCÈNE IV.
Entre Le Choeur.
LE CHOEUR.
Il se passe assurément quelque chose d’étrange au
château ; Camille a refusé d’épouser Perdican ; elle doit
retourner aujourd’hui au couvent dont elle est venue.
Mais je crois que le seigneur son cousin s’est consolé
avec Rosette. Hélas ! La pauvre fille ne sait pas quel
danger elle court en écoutant les discours d’un jeune et
galant seigneur.
DAME PLUCHE, entrant.
Vite, vite, qu’on selle mon âne !
LE CHOEUR.
Passerez-vous comme un songe léger, ô vénérable
dame ? Allez-vous si promptement enfourcher derechef
cette pauvre bête qui est si triste de vous porter ?
DAME PLUCHE.
Dieu merci, chère canaille, je ne mourrai pas ici.
LE CHOEUR.
Mourez au loin, Pluche, ma mie ; mourez inconnue dans
un caveau malsain. Nous ferons des voeux pour votre
respectable résurrection.
DAME PLUCHE.
Voici ma maîtresse qui s’avance.
À Camille qui entre.
Chère Camille, tout est prêt pour notre départ ; le baron a
rendu ses comptes, et mon âne est bâté.
CAMILLE.
Allez au diable, vous et votre âne ; je ne partirai pas
aujourd’hui.
Elle sort.
LE CHOEUR.
Que veut dire ceci ? Dame Pluche est pâle de terreur ; ses
faux cheveux tentent de se hérisser, sa poitrine siffle avec
force et ses doigts s’allongent en se crispant.
DAME PLUCHE.
Seigneur Jésus ! Camille a juré !
Elle sort.
SCÈNE V.
Entrent le Baron et Maître Bridaine.
MAÎTRE BRIDAINE.
Seigneur, il faut que je vous parle en particulier. Votre
fils fait la cour à une fille du village.
LE BARON.
C’est absurde, mon ami.
MAÎTRE BRIDAINE.
Je l’ai vu distinctement passer dans la bruyère en lui
donnant le bras ; il se penchait à son oreille et lui
promettait de l’épouser.
LE BARON.
Cela est monstrueux.
MAÎTRE BRIDAINE.
Soyez-en convaincu ; il lui a fait un présent considérable,
que la petite a montré à sa mère.
LE BARON.
Ô ciel ! Considérable, Bridaine ? En quoi considérable ?
MAÎTRE BRIDAINE.
Pour le poids et pour la conséquence. C’est la chaîne d’or
qu’il portait à son bonnet.
LE BARON.
Passons dans mon cabinet ; je ne sais à quoi m’en tenir.
Ils sortent.
SCÈNE VI.
Entrent Camille et Dame_Pluche.
La chambre de Camille.
CAMILLE.
Il a pris ma lettre, dites-vous ?
DAME PLUCHE.
Oui, mon enfant ; il s’est chargé de la mettre à la poste.
CAMILLE.
Allez au salon, Dame Pluche, et faites-moi le plaisir de
dire à Perdican que je l’attends ici.
Dame Pluche sort.
Il a lu ma lettre, cela est certain ; sa scène du bois est une
vengeance, comme son amour pour Rosette. Il a voulu
me prouver qu’il en aimait une autre que moi, et jouer
l’indifférent malgré son dépit. Est-ce qu’il m’aimerait, par
hasard ?
Elle lève la tapisserie.
Es-tu là, Rosette ?
ROSETTE, entrant.
Oui, puis-je entrer ?
CAMILLE.
Écoute-moi, mon enfant ; le seigneur Perdican ne te
fait-il pas la cour ?
ROSETTE.
Hélas ! Oui.
CAMILLE.
Que penses-tu de ce qu’il t’a dit ce matin ?
ROSETTE.
Ce matin ? Où donc ?
CAMILLE.
Ne fais pas l’hypocrite. ? Ce matin, à la fontaine, dans le
petit bois.
ROSETTE.
Vous m’avez donc vue ?
CAMILLE.
Pauvre innocente ! Non, je ne t’ai pas vue. Il t’a fait de
beaux discours, n’est-ce pas ? Gageons qu’il t’a promis de
t’épouser.
ROSETTE.
Comment le savez-vous ?
CAMILLE.
Qu’importe comment je le sais ? Crois-tu à ses
promesses, Rosette ?
ROSETTE.
Comment n’y croirais-je pas ? Il me tromperait donc ?
Pour quoi faire ?
CAMILLE.
Perdican ne t’épousera pas, mon enfant.
ROSETTE.
Hélas ! je n’en sais rien.
CAMILLE.
Tu l’aimes, pauvre fille ; il ne t’épousera pas, et la preuve,
je vais te la donner ; rentre derrière ce rideau, tu n’auras
qu’à prêter l’oreille et à venir quand je t’appellerai.
Rosette sort.
CAMILLE, seule.
Moi qui croyais faire un acte de vengeance, ferais-je un
acte d’humanité ? La pauvre fille a le coeur pris.
Entre Perdican.
Bonjour, cousin, asseyez-vous.
PERDICAN.
Quelle toilette, Camille ! À qui en voulez-vous ?
CAMILLE.
À vous, peut-être ; je suis fâchée de n’avoir pu me rendre
au rendez-vous que vous m’avez demandé ; vous aviez
quelque chose à me dire ?
PERDICAN, à part.
Voilà, sur ma vie, un petit mensonge assez gros pour un
agneau sans tache ; je l’ai vue derrière un arbre écouter la
conversation.
Haut.
Je n’ai rien à vous dire qu’un adieu, Camille ; je croyais
que vous partiez ; cependant votre cheval est à l’écurie, et
vous n’avez pas l’air d’être en robe de voyage.
CAMILLE.
J’aime la discussion ; je ne suis pas bien sûre de ne pas
avoir eu envie de me quereller encore avec vous.
PERDICAN.
À quoi sert de se quereller, quand le raccommodement
est impossible ? Le plaisir des disputes, c’est de faire la
paix.
CAMILLE.
Êtes-vous convaincu que je ne veuille pas la faire ?
PERDICAN.
Ne raillez pas ; je ne suis pas de force à vous répondre.
CAMILLE.
Je voudrais qu’on me fit la cour ; je ne sais si c’est que j’ai
une robe neuve, mais j’ai envie de m’amuser. Vous
m’avez proposé d’aller au village, allons-y, je veux bien ;
mettons-nous en bateau ; j’ai envie d’aller dîner sur
l’herbe, ou de faire une promenade dans la forêt. Fera-t-il
clair de lune, ce soir ? Cela est singulier, vous n’avez plus
au doigt la bague que je vous ai donnée.
PERDICAN.
Je l’ai perdue.
CAMILLE.
C’est pour cela que je l’ai trouvée ; tenez, Perdican, la
voilà.
PERDICAN.
Est-ce possible ? Où l’avez-vous trouvée ?
CAMILLE.
Vous regardez si mes mains sont mouillées, n’est-ce pas ?
En vérité, j’ai gâté ma robe de couvent pour retirer ce
petit hochet d’enfant de la fontaine. Voilà pourquoi j’en ai
mis une autre, et, je vous dis, cela m’a changée ; mettez
donc cela à votre doigt.
PERDICAN.
Tu as retiré cette bague de l’eau, Camille, au risque de te
précipiter ? Est-ce un songe ? La voilà ; c’est toi qui me la
mets au doigt ! Ah ! Camille, pourquoi me le rends-tu, ce
triste gage d’un bonheur qui n’est plus ? Parle, coquette et
imprudente fille, pourquoi pars-tu ? pourquoi, restes-tu ?
Pourquoi, d’une heure à l’autre, changes-tu d’apparence et
de couleur, comme la pierre de cette bague à chaque
rayon de soleil ?
CAMILLE.
Connaissez-vous le coeur des femmes, Perdican ?
Êtes-vous sûr de leur inconstance, et savez-vous si elles
changent réellement de pensée en changeant quelquefois
de langage ? Il y en a qui disent que non. Sans doute, il
nous faut souvent jouer un rôle, souvent mentir ; vous
voyez que je suis franche ; mais êtes-vous sûr que tout
mente dans une femme, lorsque sa langue ment ?
Avez-vous bien réfléchi à la nature de cet être faible et
violent, à la rigueur avec laquelle on le juge, aux
principes qu’on lui impose ? Et qui sait si, forcée à
tromper par le monde, la tête de ce petit être sans cervelle
ne peut pas y prendre plaisir et mentir quelquefois, par
passe-temps, par folie, comme elle ment par nécessité ?
PERDICAN.
Je n’entends rien à tout cela, et je ne mens jamais. Je
t’aime, Camille, voilà tout ce que je sais.
CAMILLE.
Vous dites que vous m’aimez, et vous ne mentez jamais ?
PERDICAN.
Jamais.
CAMILLE.
En voilà une qui dit pourtant que cela vous arrive
quelquefois.
Elle lève la tapisserie ; Rosette paraît dans le fond, évanouie sur une
chaise.
Que répondrez-vous à cette enfant, Perdican, lorsqu’elle
vous demandera compte de vos paroles ? Si vous ne
mentez jamais, d’où vient donc qu’elle s’est évanouie en
vous entendant dire que vous m’aimez ? Je vous laisse
avec elle ; tâchez de la faire revenir.
Elle veut sortir.
PERDICAN.
Un instant, Camille, écoutez-moi.