On ne badine pas avec l’amour Alfred de Musset

LE BARON.
Maître Bridaine, il y a des moments où je doute de votre
amitié. Prenez-vous à tâche de me contredire ? Pas un
mot de plus là-dessus. J’ai formé le dessein de marier
mon fils avec ma nièce ; c’est un couple assorti : leur
éducation me coûte six mille écus.
MAÎTRE BRIDAINE.
Il sera nécessaire d’obtenir des dispenses.
LE BARON.
Je les ai, Bridaine ; elles sont sur ma table, dans mon
cabinet. Ô mon ami ! Apprenez maintenant que je suis
plein de joie. Vous savez que j’ai eu de tout temps la plus
profonde horreur pour la solitude. Cependant la place que
j’occupe et la gravité de mon habit me forcent à rester
dans ce château pendant trois mois d’hiver et trois mois
d’été. Il est impossible de faire le bonheur des hommes en
général, et de ses vassaux en particulier, sans donner
parfois à son valet de chambre l’ordre rigoureux de ne
laisser entrer personne. Qu’il est austère et difficile le
recueillement de l’homme d’État ! Et quel plaisir ne
trouverai-je pas à tempérer, par la présence de mes deux
enfants réunis, la sombre tristesse à laquelle je dois
nécessairement être en proie depuis que le roi m’a nommé
receveur !
MAÎTRE BRIDAINE.
Ce mariage se fera-t-il ici ou à Paris ?
LE BARON.
Voilà où je vous attendais, Bridaine ; j’étais sûr de cette
question. Eh bien ! Mon ami, que diriez-vous si ces
mains que voilà, oui, Bridaine, vos propres mains, – ne
les regardez pas d’une manière aussi piteuse – étaient
destinées à bénir solennellement l’heureuse confirmation
de mes rêves les plus chers ? Hé ?
MAÎTRE BRIDAINE.
Je me tais ; la reconnaissance me ferme la bouche.
LE BARON.
Regardez par cette fenêtre ; ne voyez-vous pas que mes
gens se portent en foule à la grille ? Mes deux enfants
arrivent en même temps ; voilà la combinaison la plus
heureuse. J’ai disposé les choses de manière à tout
prévoir. Ma nièce sera introduite par cette porte à gauche,
et mon fils par cette porte à droite. Qu’en dites-vous ? Je
me fais une fête de voir comme ils s’aborderont, ce qu’ils
se diront ; six mille écus ne sont pas une bagatelle, il ne
faut pas s’y tromper. Ces enfants s’aimaient d’ailleurs fort
tendrement dès le berceau. ? Bridaine, il me vient une
– 9 –

idée.
MAÎTRE BRIDAINE.
Laquelle ?
LE BARON.
Pendant le dîner, sans avoir l’air d’y toucher, – vous
comprenez, mon ami, – tout en vidant quelques coupes
joyeuses, vous savez le latin, Bridaine.
MAÎTRE BRIDAINE.
Ita adepol : Latin, signifiant « si
Ita adepol, pardieu, si je le sais !
désagréable ».
LE BARON.
Je serais bien aise de vous voir entreprendre ce garçon, –
discrètement, s’entend, – devant sa cousine ; cela ne peut
produire qu’un bon effet ; – faites-le parler un peu latin, –
non pas précisément pendant le dîner, cela deviendrait
fastidieux, et quant à moi, je n’y comprends rien ; – mais
au dessert, entendez-vous ?
MAÎTRE BRIDAINE.
Si vous n’y comprenez rien, monseigneur, il est probable
que votre nièce est dans le même cas.
LE BARON.
Raison de plus ; ne voulez-vous pas qu’une femme
admire ce qu’elle comprend ? D’où sortez-vous,
Bridaine ? Voilà un raisonnement qui fait pitié.
MAÎTRE BRIDAINE.
Je connais peu les femmes ; mais il me semble qu’il est
difficile qu’on admire ce qu’on ne comprend pas.
LE BARON.
Je les connais, Bridaine, je connais ces êtres charmants et
indéfinissables. Soyez persuadé qu’elles aiment à avoir de
la poudre dans les yeux, et que plus on leur en jette, plus
elles les écarquillent, afin d’en gober davantage.
Perdican entre d’un côté, Camille de l’autre.
Bonjour, mes enfants ; bonjour, ma chère Camille, mon
cher Perdican ! Embrassez-moi, et embrassez-vous.
PERDICAN.
Bonjour, mon père, ma soeur bien-aimée ! Quel
bonheur ! Que je suis heureux !

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