On ne badine pas avec l’amour Alfred de Musset

charge de gouverneur. Maître Blazius confesse le fils, et
maître Bridaine le père. Déjà, je les vois accoudés sur la
table, les joues enflammées, les yeux à fleur de tête,
secouer pleins de haine leurs triples mentons. Ils se
regardent de la tête aux pieds, ils préludent par de légères
escarmouches ; bientôt la guerre se déclare ; les
cuistreries de toute espèce se croisent et s’échangent, et,
pour comble de malheur, entre les deux ivrognes s’agite
Dame Pluche, qui les repousse l’un et l’autre de ses
coudes affilés. Maintenant que voilà le dîner fini, on
ouvre la grille du château. C’est la compagnie qui sort ;
retirons-nous à l’écart.
Ils sortent. – Entrent le baron et Dame Pluche.
LE BARON.
Vénérable Pluche, je suis peiné.
DAME PLUCHE.
Est-il possible, Monseigneur ?
LE BARON.
Oui, Pluche, cela est possible. J’avais compté depuis
longtemps, – j’avais même écrit, noté, – sur mes tablettes
de poche, – que ce jour devait être le plus agréable de mes
jours, – oui, bonne dame, le plus agréable. ? Vous
n’ignorez pas que mon dessein était de marier mon fils
avec ma nièce ; – cela était résolu, – convenu, – j’en avais
parlé à Bridaine, – et je vois, je crois voir, que ces enfants
se parlent froidement ; ils ne se sont pas dit un mot.
DAME PLUCHE.
Les voilà qui viennent, monseigneur. Sont-ils prévenus
de vos projets ?
LE BARON.
Je leur en ai touché quelques mots en particulier. Je crois
qu’il serait bon, puisque les voilà réunis, de nous asseoir
sous cet ombrage propice, et de les laisser ensemble un
instant.
Il se retire avec Dame Pluche. – Entrent Camille et Perdican.
PERDICAN.
Sais-tu que cela n’a rien de beau, Camille, de m’avoir
refusé un baiser ?
CAMILLE.
Je suis comme cela ; c’est ma manière.

PERDICAN.
Veux-tu mon bras pour faire un tour dans le village ?
CAMILLE.
Non, je suis lasse.
PERDICAN.
Cela ne te ferait pas plaisir de revoir la prairie ? Te
souviens-tu de nos parties sur le bateau ? Viens, nous
descendrons jusqu’aux moulins ; je tiendrai les rames, et
toi le gouvernail.
CAMILLE.
Je n’en ai nulle envie.
PERDICAN.
Tu me fends l’âme. Quoi ! Pas un souvenir, Camille ? pas
un battement de coeur pour notre enfance, pour tout ce
pauvre temps passé, si bon, si doux, si plein de niaiseries
délicieuses ? Tu ne veux pas venir voir le sentier par où
nous allions à la ferme ?
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CAMILLE.
Non, pas ce soir.
PERDICAN.
Pas ce soir ! Et quand donc ? Toute notre vie est là.
CAMILLE.
Je ne suis pas assez jeune pour m’amuser de mes
poupées, ni assez vieille pour aimer le passé.
PERDICAN.
Comment dis-tu cela ?
CAMILLE.
Je dis que les souvenirs d’enfance ne sont pas de mon
goût.
PERDICAN.
Cela t’ennuie ?

CAMILLE.
Oui, cela m’ennuie.
PERDICAN.
Pauvre enfant ! Je te plains sincèrement.
Ils sortent chacun de leur côté.
LE BARON, rentrant avec Dame Pluche.
Vous le voyez, et vous l’entendez, excellente Pluche ; je
m’attendais à la plus suave harmonie, et il me semble
assister à un concert où le violon joue Mon coeur soupire,
pendant que la flûte joue Vive Henri IV. Songez à la
discordance affreuse qu’une pareille combinaison
produirait. Voilà pourtant ce qui se passe dans mon
coeur.
DAME PLUCHE.
Je l’avoue ; il m’est impossible de blâmer Camille, et rien
n’est de plus mauvais ton, à mon sens, que les parties de
bateau.
LE BARON.
Parlez-vous sérieusement ?
DAME PLUCHE.
Seigneur, une jeune fille qui se respecte ne se hasarde pas
sur les pièces d’eau.
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LE BARON.
Mais observez donc, Dame Pluche, que son cousin doit
l’épouser, et que dès lors…
DAME PLUCHE.
Les convenances défendent de tenir un gouvernail, et il
est malséant de quitter la terre ferme seule avec un jeune
homme.
LE BARON.
Mais je répète… Je vous dis…
DAME PLUCHE.
C’est là mon opinion.

LE BARON.
Êtes-vous folle ? En vérité, vous me feriez dire… Il y a
certaines expressions que je ne veux pas… Qui me
répugnent… Vous me donnez envie… En vérité, si je ne
me retenais… Vous êtes une pécore, Pluche ! Je ne sais
que penser de vous.
Il sort.
SCÈNE IV.
Le Choeur, Perdican.
Une place.
PERDICAN.
Bonjour, mes amis. Me reconnaissez-vous ?
LE CHOEUR.
Seigneur, vous ressemblez à un enfant que nous avons
beaucoup aimé.
PERDICAN.
N’est-ce pas vous qui m’avez porté sur votre dos pour
passer les ruisseaux de vos prairies, vous qui m’avez fait
danser sur vos genoux, qui m’avez pris en croupe sur vos
chevaux robustes, qui vous êtes serrés quelquefois autour
de vos tables pour me faire une place au souper de la
ferme ?
LE CHOEUR.
Nous nous en souvenons, seigneur. Vous étiez bien le
plus mauvais garnement et le meilleur garçon de la terre.
PERDICAN.
Et pourquoi donc alors ne m’embrassez-vous pas, au lieu
de me saluer comme un étranger ?
LE CHOEUR.
Que Dieu te bénisse, enfant de nos entrailles ! Chacun de
nous voudrait te prendre dans ses bras, mais nous
sommes vieux, monseigneur, et vous êtes un homme.
PERDICAN.
Oui, il y a dix ans que je ne vous ai vus, et en un jour tout
change sous le soleil. Je me suis élevé de quelques pieds
vers le ciel, et vous vous êtes courbés de quelques pouces
vers le tombeau. Vos têtes ont blanchi, vos pas sont
devenus plus lents, vous ne pouvez plus soulever de terre
votre enfant d’autrefois. C’est donc à moi d’être votre

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