On ne badine pas avec l’amour Alfred de Musset

CAMILLE.
Combien de temps cela durera-t-il ?
PERDICAN.
Jusqu’à ce que tes cheveux soient gris, et alors les miens
seront blancs.
CAMILLE.
Savez-vous ce que c’est que les cloîtres, Perdican ? Vous
êtes-vous jamais assis un jour entier sur le banc d’un
monastère de femmes ?
PERDICAN.
Oui, je m’y suis assis.
CAMILLE.
J’ai pour amie une soeur qui n’a que trente ans, et qui a eu
cinq cent mille livres de revenu à l’âge de quinze ans.
C’est la plus belle et la plus noble créature qui ait marché
sur terre. Elle était pairesse du parlement et avait pour
mari un des hommes les plus distingués de France.
Aucune des nobles facultés humaines n’était restée sans
culture en elle, et, comme un arbrisseau d’une sève
choisie, tous ses bourgeons avaient donné des ramures.
Jamais l’amour et le bonheur ne poseront leur couronne
fleurie sur un front plus beau. Son mari l’a trompée ; elle
a aimé un autre homme, et elle se meurt de désespoir.
PERDICAN.
Cela est possible.
CAMILLE.
Nous habitons la même cellule, et j’ai passé des nuits
entières à parler de ses malheurs ; ils sont presque
devenus les miens ; cela est singulier, n’est-ce pas ? Je ne
sais trop comment cela se fait. Quand elle me parlait de
son mariage, quand elle me peignait d’abord l’ivresse des
premiers jours, puis la tranquillité des autres, et comme
enfin tout s’était envolé ; comme elle était assise le soir
au coin du feu, et lui auprès de la fenêtre, sans se dire un
seul mot ; comme leur amour avait langui, et comme tous
les efforts pour se rapprocher n’aboutissaient qu’à des
querelles ; comme une figure étrangère est venue peu à
peu se placer entre eux et se glisser dans leurs
souffrances ; c’était moi que je voyais agir tandis qu’elle
parlait. Quand elle disait : Là, j’ai été heureuse, mon
coeur bondissait ; et quand elle ajoutait : Là, j’ai pleuré,
mes larmes coulaient. Mais figurez-vous quelque chose
de plus singulier encore ; j’avais fini par me créer une vie
imaginaire ; cela a duré quatre ans ; il est inutile de vous
dire par combien de réflexions, de retours sur moi-même,
tout cela est venu. Ce que je voulais vous raconter

comme une curiosité, c’est que tous les récits de Louise,
toutes les fictions de mes rêves portaient votre
ressemblance.
PERDICAN.
Ma ressemblance à moi ?
CAMILLE.
Oui, et cela est naturel : vous étiez le seul homme que
j’eusse connu. En vérité, je vous ai aimé, Perdican.
PERDICAN.
Quel âge as-tu, Camille ?
CAMILLE.
Dix-huit ans.
PERDICAN.
Continue, continue ; j’écoute.
CAMILLE.
Il y a deux cents femmes dans notre couvent ; un petit
nombre de ces femmes ne connaîtra jamais la vie, et tout
le reste attend la mort. Plus d’une parmi elles sont sorties
du monastère comme j’en sors aujourd’hui, vierges et
pleines d’espérances. Elles sont revenues peu de temps
après, vieilles et désolées. Tous les jours il en meurt dans
nos dortoirs, et tous les jours il en vient de nouvelles
prendre la place des mortes sur les matelas de crin. Les
étrangers qui nous visitent admirent le calme et l’ordre de
la maison ; ils regardent attentivement la blancheur de
nos voiles, mais ils se demandent pourquoi nous les
rabaissons sur nos yeux. Que pensez-vous de ces
femmes, Perdican ? Ont-elles tort ou ont-elles raison ?
PERDICAN.
Je n’en sais rien.
CAMILLE.
Il s’en est trouvé quelques-unes qui me conseillent de
rester vierge. Je suis bien aise de vous consulter.
Croyez-vous que ces femmes-là auraient mieux fait de
prendre un amant et de me conseiller d’en faire autant ?
PERDICAN.
Je n’en sais rien.

CAMILLE.
Vous aviez promis de me répondre.
PERDICAN.
J’en suis dispensé tout naturellement ; je ne crois pas que
ce soit toi qui parles.
CAMILLE.
Locanda : auberge en italien. Missel : Nom du livre ecclésiastique
Cela se peut, il doit y avoir dans toutes mes idées des
qui contient les messes propres aux
choses très ridicules. Il se peut bien qu’on m’ait fait la
différents jours et fêtes de l’année, et
qui sert aux prêtres à l’autel. [L] leçon, et que je ne sois qu’un perroquet mal appris. Il y a
dans la galerie un petit tableau qui représente un moine
courbé sur un missel ; à travers les barreaux obscurs de sa
cellule glisse un faible rayon de soleil, et on aperçoit une
locanda italienne, devant laquelle danse un chevrier.
Lequel de ces deux hommes estimez-vous davantage ?
PERDICAN.
Ni l’un ni l’autre et tous les deux. Ce sont deux hommes
de chair et d’os ; il y en a un qui lit et un autre qui danse ;
je n’y vois pas autre chose. Tu as raison de te faire
religieuse.
CAMILLE.
Vous me disiez non tout à l’heure.
PERDICAN.
Ai-je dit non ? Cela est possible.
CAMILLE.
Ainsi vous me le conseillez ?
PERDICAN.
Ainsi tu ne crois à rien ?
CAMILLE.
Lève la tête, Perdican ! Quel est l’homme qui ne croit à
rien ?
PERDICAN, se levant.
En voilà un ; je ne crois pas à la vie immortelle. ? Ma
soeur chérie, les religieuses t’ont donné leur expérience ;
mais, crois-moi, ce n’est pas la tienne ; tu ne mourras pas
sans aimer.

CAMILLE.
Je veux aimer, mais je ne veux pas souffrir ; je veux
aimer d’un amour éternel, et faire des serments qui ne se
violent pas. Voilà mon amant.
Elle montre son crucifix.
PERDICAN.
Cet amant-là n’exclut pas les autres.
CAMILLE.
Pour moi, du moins, il les exclura. Ne souriez pas,
Perdican ! Il y a dix ans que je ne vous ai vu, et je pars
demain. Dans dix autres années, si nous nous revoyons,
nous en reparlerons. J’ai voulu ne pas rester dans votre
souvenir comme une froide statue ; car l’insensibilité
mène au point où j’en suis. Écoutez-moi : retournez à la
vie, et tant que vous serez heureux, tant que vous aimerez
comme on peut aimer sur la terre, oubliez votre soeur
Camille ; mais s’il vous arrive jamais d’être oublié ou
d’oublier vous-même, si l’ange de l’espérance vous
abandonne, lorsque vous serez seul avec le vide dans le
coeur, pensez à moi, qui prierai pour vous.
PERDICAN.
Tu es une orgueilleuse ; prends garde à toi.
CAMILLE.
Pourquoi ?
PERDICAN.
Tu as dix-huit ans, et tu ne crois pas à l’amour !
CAMILLE.
Y croyez-vous, vous qui parlez ? Vous voilà courbé près
de moi avec des genoux qui se sont usés sur les tapis de
vos maîtresses, et vous n’en savez plus le nom. Vous avez
pleuré des larmes de joie et des larmes de désespoir ;
mais vous saviez que l’eau des sources est plus constante
que vos larmes, et qu’elle serait toujours là pour laver vos
paupières gonflées. Vous faites votre métier de jeune
homme, et vous souriez quand on vous parle de femmes
désolées ; vous ne croyez pas qu’on puisse mourir
d’amour, vous qui vivez et qui avez aimé. Qu’est-ce donc
que le monde ? Il me semble que vous devez
cordialement mépriser les femmes qui vous prennent tel
que vous êtes, et qui chassent leur dernier amant pour
vous attirer dans leurs bras avec les baisers d’une autre
sur les lèvres. Je vous demandais tout à l’heure si vous
aviez aimé ; vous m’avez répondu comme un voyageur à
qui l’on demanderait s’il a été en Italie ou en Allemagne,
et qui dirait : Oui, j’y ai été ; puis qui penserait à aller en
Suisse ou dans le premier pays venu. Est-ce donc une

monnaie que votre amour pour qu’il puisse passer ainsi de
main en main jusqu’à la mort ? Non, ce n’est pas même
une monnaie ; car la plus mince pièce d’or vaut mieux
que vous, et dans quelques mains qu’elle passe, elle garde
son effigie.
PERDICAN.
Que tu es belle, Camille, lorsque tes yeux s’animent !
CAMILLE.
Oui, je suis belle, je le sais. Les complimenteurs ne
m’apprendront rien ; la froide nonne qui coupera mes
cheveux pâlira peut-être de sa mutilation ; mais ils ne se
changeront pas en bagues et en chaînes pour courir les
boudoirs ; il n’en manquera pas un seul sur ma tête
lorsque le fer y passera ; je ne veux qu’un coup de ciseau,
et quand le prêtre qui me bénira me mettra au doigt
l’anneau d’or de mon époux céleste, la mèche de cheveux
que je lui donnerai pourra lui servir de manteau.
PERDICAN.
Tu es en colère, en vérité.
CAMILLE.
J’ai eu tort de parler ; j’ai ma vie entière sur les lèvres. Ô
Perdican ! Ne raillez pas, tout cela est triste à mourir.
PERDICAN.
Pauvre enfant, je te laisse dire, et j’ai bien envie de te
répondre un mot. Tu me parles d’une religieuse qui me
paraît avoir eu sur toi une influence funeste ; tu dis
qu’elle a été trompée, qu’elle a trompé elle-même et
qu’elle est désespérée. Es-tu sûre que si son mari ou son
amant revenait lui tendre la main à travers la grille du
parloir, elle ne lui tendrait pas la sienne ?
CAMILLE.
Qu’est-ce que vous dites ? J’ai mal entendu.
PERDICAN.
Es-tu sûre que si son mari ou son amant revenait lui dire
de souffrir encore, elle répondrait non ?
CAMILLE.
Je le crois.
PERDICAN.
Il y a deux cents femmes dans ton monastère, et la
plupart ont au fond du coeur des blessures profondes ;
elles te les ont fait toucher, et elles ont coloré ta pensée
virginale des gouttes de leur sang. Elles ont vécu, n’est-ce
pas ? et elles t’ont montré avec horreur la route de leur

vie ; tu t’es signée devant leurs cicatrices comme devant
les plaies de Jésus ; elles t’ont fait une place dans leurs
processions lugubres, et tu te serres contre ces corps
décharnés avec une crainte religieuse, lorsque tu vois
passer un homme. Es-tu sûre que si l’homme qui passe
était celui qui les a trompées, celui pour qui elles pleurent
et elles souffrent, celui qu’elles maudissent en priant
Dieu, es-tu sûre qu’en le voyant elles ne briseraient pas
leurs chaînes pour courir à leurs malheurs passés, et pour
presser leurs poitrines sanglantes sur le poignard qui les a
meurtries ? Ô mon enfant ! Sais-tu les rêves de ces
femmes qui te disent de ne pas rêver ? Sais-tu quel nom
elles murmurent quand les sanglots qui sortent de leurs
lèvres font trembler l’hostie qu’on leur présente ? Elles
qui s’assoient près de toi avec leurs têtes branlantes pour
verser dans ton oreille leur vieillesse flétrie, elles qui
sonnent dans les ruines de ta jeunesse le tocsin de leur
désespoir et font sentir à ton sang vermeil la fraîcheur de
leurs tombes ; sais-tu qui elles sont ?
CAMILLE.
Vous me faites peur ; la colère vous prend aussi.
PERDICAN.
Sais-tu ce que c’est que des nonnes, malheureuse fille ?
Elles qui te représentent l’amour des hommes comme un
mensonge, savent-elles qu’il y a pis encore, le mensonge
de l’amour divin ? Savent-elles que c’est un crime qu’elles
font de venir chuchoter à une vierge des paroles de
femme ? Ah ! Comme elles t’ont fait la leçon ! Comme
j’avais prévu tout cela quand tu t’es arrêtée devant le
portrait de notre vieille tante ! Tu voulais partir sans me
serrer la main ; tu ne voulais revoir ni ce bois, ni cette
pauvre petite fontaine qui nous regarde tout en larmes ; tu
reniais les jours de ton enfance et le masque de plâtre que
les nonnes t’ont placé sur les joues me refusait un baiser
de frère ; mais ton coeur a battu ; il a oublié sa leçon, lui
qui ne sait pas lire, et tu es revenue t’asseoir sur l’herbe
où nous voilà. Eh bien ! Camille, ces femmes ont bien
parlé ; elles t’ont mise dans le vrai chemin ; il pourra m’en
coûter le bonheur de ma vie ; mais dis-leur cela de ma
part : le ciel n’est pas pour elles.
CAMILLE.
Ni pour moi, n’est-ce pas ?
PERDICAN.
Adieu, Camille, retourne à ton couvent, et lorsqu’on te
fera de ces récits hideux qui t’ont empoisonnée, réponds
ce que je vais te dire : Tous les hommes sont menteurs,
inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux ou
lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont
perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et
dépravées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les
phoques les plus informes rampent et se tordent sur des
montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose
sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si

imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour,
souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et
quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour
regarder en arrière, et on se dit : J’ai souffert souvent, je
me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui
ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et
mon ennui.
Il sort.

ACTE III
SCÈNE PREMIÈRE.
Entrent le Baron et Maître Blazius.
Devant le château.
LE BARON.
Indépendamment de votre ivrognerie, vous êtes un
bélître, maître Blazius. Mes valets vous voient entrer
furtivement dans l’office, et quand vous êtes convaincu
d’avoir volé mes bouteilles de la manière la plus
pitoyable, vous croyez vous justifier en accusant ma
nièce d’une correspondance secrète.
MAÎTRE BLAZIUS.
Mais, Monseigneur, veuillez vous rappeler…
LE BARON.
Sortez, monsieur l’abbé, et ne reparaissez jamais devant
moi ! Il est déraisonnable d’agir comme vous le faites, et
ma gravité m’oblige à ne vous pardonner de ma vie.
Il sort ; maître Blazius le suit. Entre Perdican.
PERDICAN.
Je voudrais bien savoir si je suis amoureux. D’un côté,
cette manière d’interroger est tant soit peu cavalière, pour
une fille de dix-huit ans ; d’un autre, les idées que ces
nonnes lui ont fourrées dans la tête auront de la peine à se
corriger. De plus, elle doit partir aujourd’hui. Diable ! Je
l’aime, cela est sûr. Après tout, qui sait ? peut-être elle
répétait une leçon, et d’ailleurs il est clair qu’elle ne se
soucie pas de moi. D’une autre part, elle a beau être jolie,
cela n’empêche pas qu’elle n’ait des manières beaucoup
trop décidées, et un ton trop brusque. Je n’ai qu’à n’y plus
penser ; il est clair que je ne l’aime pas. Cela est certain
qu’elle est jolie ; mais pourquoi cette conversation d’hier
ne veut-elle pas me sortir de la tête ? En vérité, j’ai passé
la nuit à radoter. Où vais-je donc ? ? Ah ! Je vais au
village.

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