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Orlando

Virginia Woolf

ORLANDO

(1928)

Nombreux sont les amis qui m’ont aidée à écrire ce livre. Les uns sont morts et si fameux que j’ose à peine les nommer : mais nul ne peut lire ou écrire sans devenir le perpétuel débiteur de Defoe, Sir Thomas Browne, Sterne, Sir Walter Scott, Lord Macaulay, Emily Brontë, de Quincey et Walter Pater – pour citer les premiers qui me viennent à l’esprit. Les autres sont vivants et, quoique peut-être aussi fameux à leur manière, en deviennent moins redoutables. Je suis particulièrement redevable à Mr. C. P. Sanger : sans sa connaissance des lois de la propriété, ce livre n’aurait jamais pu être écrit. La vaste et particulière érudition de Mr. Sydney-Turner m’a évité, j’espère, quelques lamentables méprises. J’ai eu, en outre, le bonheur – que seule je peux estimer à son prix – de trouver à mon service les connaissances de Mr. Arthur Waley en chinois. Mme Lopokova (Mrs. J.-M. Keynes) s’est trouvée là à point pour corriger mon russe. À la bienveillance et à l’imagination sans rivale de Mr. Roger Fry je dois toute l’intelligence que je puis posséder dans l’art de la peinture. J’espère avoir fait mon profit, d’autre part, des critiques sévères, il est vrai, mais singulièrement pénétrantes, de mon neveu, Mr. Julien Bell. Les recherches de l’infatigable Miss M.-K. Snowdon dans les archives de Harrogate et Cheltenham n’étaient pas moins ardues pour devoir rester vaines. D’autres amis encore m’ont aidée de façons trop diverses pour les expliquer ici. Je dois me contenter de nommer Mr. Angus Davidson ; Mrs. Cartwright ; Miss Janet Case ; Lord Berners (dont la connaissance de la musique élisabéthaine se révéla inappréciable) ; Mr. Francis Birrel ; mon frère, le docteur Adrian Stephen ; Mr. F.-L. Lucas ; Mr. et Mrs. Desmond Mac Carthy ; le plus encourageant des critiques, mon beau-frère, Mr. Clive Bell ; Mr. G.-H. Rylands ; Lady Colefax ; Miss Nellie Boxall ; Mr. J.-M. Keynes ; Mr. Hugh Walpole ; Miss Violet Dickinson ; l’Hon. Edward Sackville-West ; Mr. et Mrs. St John-Hutchinson ; Mr. Duncan Grant ; Mr. et Mrs. Stephen Tomlin ; Mr. et Lady Ottoline Morrel ; ma belle-mère Mrs. Sidney Woolf ; Mr. Osbert Sitwell ; Mme Jacques Raverat ; le colonel Cory Bell ; Miss Valerie Taylor ; Mr. J.-T. Sheppard ; Mr. et Mrs. T.-S. Eliot ; Miss Ethel Sands ; Miss Nan Hudson ; mon neveu Mr. Quentin Bell (un vieux collaborateur dans le roman et que j’estime à son prix) ; Mr. Raymond Mortimer ; Lady Gerald Wellesley ; Mr. Lytton Strachey ; la vicomtesse Cecil ; Miss Hope Mirrlees ; Mr. E.-M. Forster ; l’Hon. Harold Nicolson, et ma sœur Vanessa Bell – mais la liste menace de devenir trop longue et elle est déjà beaucoup trop distinguée. Car si elle éveille en moi les souvenirs les plus plaisants, elle va susciter inévitablement dans l’esprit du lecteur des espérances que le livre lui-même ne peut que décevoir. Je conclurai donc en remerciant les fonctionnaires du British Museum et du Service des Archives pour leur courtoisie accoutumée ; ma nièce, Miss Angelica Bell pour un service qu’elle seule pouvait me rendre ; et mon mari, pour la patience avec laquelle il n’a jamais cessé de m’aider dans mes recherches et pour sa profonde connaissance de l’histoire : si ces pages ont quelque exactitude, c’est à lui qu’elles la doivent. Enfin je voudrais remercier – mais j’ai perdu son nom et son adresse – un gentleman américain qui a, généreusement et gratuitement, corrigé la ponctuation, la botanique, l’entomologie, la géographie et la chronologie de mes œuvres précédentes et qui, je l’espère, ne me refusera pas ce service à cette nouvelle occasion.

VIRGINIA WOOLF.

Il – car son sexe n’était pas douteux, quoique la mode du temps fît quelque chose pour le déguiser – faisait siffler son épée à coups de taille contre une tête de Maure qui, pendue aux poutres, oscillait. Elle avait la couleur d’un vieux ballon ; elle en aurait eu plus ou moins la forme, sans ses joues avalées et une ou deux touffes de cheveux rudes et secs comme la tignasse d’une noix de coco. Le père d’Orlando, ou peut-être son grand-père, l’avait décollée des épaules d’un énorme infidèle surgi soudain, au clair de lune, dans les champs barbares d’Afrique ; et voici que doucement, sans arrêt, dans la brise qui soufflait toujours par les greniers de cette maison géante, elle oscillait sous le toit du Lord qui l’avait tranchée.

Les aïeux d’Orlando avaient chevauché par des champs d’asphodèles, et des champs pierreux, et des champs encore, arrosés d’étranges rivières ; ils avaient décollé de maintes épaules maintes têtes de maintes couleurs, et les avaient rapportées pour les suspendre aux poutres de leur toit. Ainsi ferait Orlando, jurait-il. Mais comme il n’avait que seize ans et qu’il était trop jeune pour accompagner les autres dans leurs chevauchées d’Afrique ou de France, il se contentait d’échapper à sa mère et aux paons du jardin, de monter en son grenier, et là, d’estoquer, tailler et trancher l’air à grands coups de sa lame sifflante. Quelquefois il coupait la corde qui retenait la tête : elle rebondissait sur le sol ; il devait la rependre, et, chevaleresque, attachait presque hors de portée cet ennemi dont les lèvres desséchées et noires grimaçaient alors un sourire de triomphe. La tête ballante oscillait : car ces greniers où Orlando avait élu domicile étaient au sommet d’une maison si vaste que le vent lui-même y semblait pris au piège, soufflant d’ici, soufflant de là, hiver comme été. La tapisserie verte, celle qui représentait une chasse, sans cesse ondulait dans la brise. Les aïeux d’Orlando avaient été nobles dès leur apparition dans le monde. Ils étaient issus des brouillards nordiques avec des couronnes sur leurs têtes. Ces zébrures d’ombre dans la pièce et ces jaunes étangs en damier sur le sol ne venaient-ils pas du soleil traversant une ample cotte d’arme sur le vitrail de la fenêtre ? Orlando se dressait maintenant dans le jaune d’un léopard héraldique. Lorsqu’il posa la main sur la poignée de la fenêtre pour l’ouvrir, à l’instant elle se colora de rouge, de jaune et de bleu comme une aile de papillon. Ceux qui aiment les symboles et se plaisent à les déchiffrer, auraient pu alors observer que si les jambes élégantes, la taille bien prise, les épaules fermes d’Orlando étaient toutes diaprées de lumières héraldiques, son visage, lorsqu’il ouvrit largement la fenêtre, ne fut éclairé que par le soleil. On n’aurait su trouver visage à la fois plus candide et plus sombre. Heureuse la mère qui porte un tel être ! plus heureux encore le biographe qui raconte sa vie ! L’une n’aura jamais à s’affliger, ni l’autre à demander le secours du romancier ou du poète. De haut fait en haut fait, de gloire en gloire, de charge en charge, le héros doit aller toujours, son scribe le suivant, jusqu’au siège suprême, si haut placé soit-il, où tendent leurs désirs communs. À voir Orlando, on le devinait taillé précisément pour une telle carrière. L’incarnat de ses joues était voilé par un duvet de pêche ; et le duvet de sa lèvre était à peine plus épais que le duvet de sa joue. Ses lèvres elles-mêmes, courtes, se retroussaient légèrement sur des dents d’une exquise blancheur d’amande. Son nez était d’une seule courbe, tel le vol court et tendu d’une flèche ; sa chevelure était sombre, ses oreilles petites, étroitement appliquées contre la tête. Mais hélas, pourquoi faut-il, à ce répertoire de tendres beautés, ajouter encore le front et les yeux ? Hélas ! pourquoi naît-il si rarement des hommes qui en soient pourvus ? En effet, au premier coup d’œil jeté sur Orlando à sa fenêtre, il nous faut admettre qu’il avait des yeux comme des violettes trempées, de grands yeux que l’eau semblait emplir et dilater encore ; et que son front, entre les deux médaillons vides de ses tempes, avait le renflement d’un grand dôme de marbre. Ainsi, au premier coup d’œil sur ses yeux, sur son front, nous nous mettons à poétiser. Ainsi, au premier coup d’œil sur ses yeux, sur son front, il nous faut admettre mille choses fâcheuses que tout bon biographe s’efforce d’ignorer. Par les yeux entraient en Orlando des spectacles perturbateurs – par exemple sa mère, une très belle dame vêtue de vert qui s’en allait nourrir ses paons, accompagnée de Twitchett sa suivante ; des spectacles qui l’enthousiasmaient – les oiseaux et les arbres ; qui le rendaient amoureux de la mort – le ciel crépusculaire ou le retour des freux ; et ainsi, montant par la spirale de l’escalier jusque dans son cerveau – qui était des plus vastes – tous ces spectacles, et les bruits du jardin aussi, le choc du marteau, les coups d’une hache, instauraient ces désordres et ces émeutes des passions et des mouvements que tout bon biographe déteste. Mais poursuivons. – Orlando, lentement, rentra la tête, s’assit devant une table, et, avec l’air à demi conscient des hommes en train de faire ce qu’ils font à cette heure tous les jours de leur vie, prit un cahier intitulé : « Æthelbert, Tragédie en cinq actes », et plongea dans l’encre une vieille plume d’oie toute tachée.

Il eut bientôt couvert dix pages et plus de poésie. Son style était coulant, à coup sûr, mais abstrait. Le Vice, le Crime, la Misère étaient les personnages de ce drame. Rois et reines y gouvernaient d’impossibles États ; d’horribles intrigues les accablaient ; de nobles sentiments les soulevaient ; il n’y avait pas là un seul mot qu’Orlando eût dit lui-même, mais tout était tourné avec une aisance et une douceur qui, si l’on considère l’âge de l’auteur – il n’avait pas encore dix-sept ans – et le fait que le XVIe siècle avait encore quelques années à vivre, étaient vraiment assez remarquables. À la fin, pourtant, Orlando s’arrêta. Il était en train de décrire, comme tous les jeunes poètes le font toujours, la nature ; et, afin d’accorder son épithète à une nuance précise de vert, il regarda – en quoi il montra plus d’audace que beaucoup – la chose elle-même : un massif de lauriers qui, justement, poussait sous sa fenêtre. Et, naturellement, c’en fut fini d’écrire. Dans la nature, le vert est une chose ; en littérature, c’en est une autre. La nature et les lettres sont apparemment des ennemies nées ; mettez-les face à face, elles se déchirent. La nuance de vert que vit Orlando gâtait sa rime et brisait sa mesure. Puis, la nature connaît mille tours. Qu’un homme jette un seul regard par la fenêtre sur les abeilles et les fleurs, un chien qui bâille, le soleil qui se couche ; qu’il pense une seule fois : « Combien de soleils verrai-je se coucher, etc. » (c’est une pensée trop connue pour qu’elle vaille la peine d’être écrite encore), et voici qu’il jette sa plume, saisit son manteau, sort à grands pas de la pièce, et, ce faisant, trébuche sur un coffre peint. Car Orlando était quelque peu gauche dans ses mouvements.

Il eut soin d’éviter toute rencontre. Stubbs, le jardinier, descendait l’allée. Orlando se cacha derrière un arbre pour le laisser passer. Il sortit par une petite grille dans le mur du jardin. Il longea toutes les étables, les chenils, les celliers, les boutiques de charpentiers, les lavoirs, les bâtiments où l’on faisait les chandelles de suif, où l’on tuait le bétail, où l’on forgeait les fers des chevaux, où l’on cousait les pourpoints – car la maison était une ville bruyante d’hommes et sonnante de métiers – et gagna sans qu’on le vît le sentier au milieu des fougères, qui, à travers le parc, menait jusqu’au sommet de la colline. Il y a peut-être un lien naturel entre les qualités d’un homme ; l’une entraîne l’autre à sa suite ; et le biographe doit faire remarquer ici que la gaucherie s’accompagne souvent d’un amour pour la solitude. Ayant trébuché sur un coffre, Orlando, naturellement, aimait les lieux écartés, les vastes horizons, goûtait le charme de se sentir à jamais, jamais, jamais seul.

Ainsi, après un long silence : « Je suis seul », exhala-t-il enfin, ouvrant les lèvres pour la première fois dans ces annales. Il avait grimpé très vite à travers les fougères et les buissons d’aubépine, faisant fuir les daims et les oiseaux sauvages, jusqu’à un lieu couronné par un chêne solitaire. C’était un mamelon très haut, si haut en vérité qu’on pouvait y voir dix-neuf comtés anglais au-dessous de soi ; et par les jours clairs trente, et peut-être quarante si le temps était particulièrement beau. Quelquefois apparaissait la Manche où les vagues succédaient aux vagues. On pouvait voir des rivières et des bateaux de plaisance qui glissaient à leur surface ; et des galions prenant le large, des armadas avec des bouffées de fumée d’où sortaient les coups sourds des canons ; et des forts sur la côte ; et des châteaux au milieu des prairies ; ici une tour de guet ; là une forteresse ; et de nouveau quelque vaste demeure pareille à celle du père d’Orlando, massée comme une ville dans la vallée encerclée de murs. À l’est se dressaient les flèches de Londres et le brouillard de la Cité ; et peut-être, juste au ras du ciel, quand le vent soufflait du bon côté, voyait-on même le sommet rocheux et les dents de scie de Snowdon mêler leurs formes montagneuses aux nuages. Pendant quelques instants, Orlando resta debout à énumérer, à regarder, à reconnaître. Ici était la maison de son père ; là celle de son oncle. Sa tante possédait ces trois grandes tours au milieu des arbres. La lande était à eux et la forêt ; le faisan et le daim étaient à eux ; le renard, le blaireau et le papillon.

Il poussa un profond soupir et violemment se jeta – il y avait dans ses mouvements une passion qui justifie ce mot – sur la terre, au pied du chêne. Il aima sentir, sous la fuite légère de l’été, les vertèbres de la terre où il s’accotait ; car la dure racine du chêne était cela pour lui ; elle était encore, car l’image suivait l’image, le dos d’un grand cheval qu’il montait, ou le pont d’un bateau penché – elle était à vrai dire n’importe quoi de dur, car il sentait le besoin de quelque chose où amarrer son cœur indécis ; ce cœur qui battait à son côté, ce cœur qui semblait empli de tourments, chargé d’épices et de langueurs tous les soirs à cette époque, à chacune de ses promenades. C’était au chêne qu’il le fixait, et tandis qu’Orlando demeurait là couché, peu à peu les palpitations intérieures ou environnantes s’apaisèrent ; les petites feuilles demeurèrent suspendues ; le daim s’arrêta ; les pâles nuages d’été s’immobilisèrent ; les membres d’Orlando s’alourdirent sur le sol ; et il demeurait couché dans une telle quiétude que, pas à pas, le daim s’approcha, les freux tourbillonnèrent sur sa tête, les hirondelles plongèrent et virèrent, le vol des taons vrombit, comme si toute la fertilité et l’activité amoureuses d’un soir d’été tissaient leur toile autour de son corps.

Après une heure environ – le soleil descendait rapidement, les nuages blancs étaient devenus rouges, les collines violettes, les bois pourpres, les vallées noires – un son de trompette monta. Orlando bondit sur ses pieds. Le son aigu sortait de la vallée. Il sortait d’une tache noire, là-bas ; d’une tache compacte, étalée ; un labyrinthe ; une ville, mais ceinte de murs ; il sortait du cœur de la vaste maison d’Orlando dans la vallée qui, noire auparavant, sous le regard même du jeune homme et tandis que la trompette solitaire se doublait et se triplait d’échos plus aigus, soudain perdit sa noirceur et se transperça de lumières. Les unes étaient de petites lumières hâtives comme si des serviteurs affolés eussent couru le long des corridors pour répondre aux appels ; d’autres étaient des lumières éclatantes et hautes comme brillant dans d’immenses halls vides où les tables eussent été dressées pour recevoir des hôtes qui n’étaient pas venus ; d’autres enfin plongeaient et ondulaient et se couchaient et se levaient comme aux mains d’une troupe de serviteurs qui se fussent inclinés, agenouillés, redressés, qui eussent reçu, gardé, escorté jusqu’à l’intérieur de la maison, avec toute la dignité convenable, la grande Dame descendant de son carrosse. Des voitures tournaient et roulaient dans la cour, des chevaux balançaient leurs plumets. La Reine était venue.

Orlando ne regarda pas plus longtemps. Il bondit, dévala. Il rentra par une grille dérobée. Il vola par l’escalier en spirale. Il atteignit sa chambre. Il jeta ses bas d’un côté de la pièce, son pourpoint de l’autre. Il plongea sa tête dans l’eau. Il nettoya ses mains. Il se tailla les ongles. Avec six pouces de miroir et le secours de deux vieilles chandelles, il enfila ses hauts-de-chausses rouges, son col de dentelle et ses souliers ornés de choux aussi gros que des dahlias doubles, en moins de dix minutes à l’horloge de l’étable. Il était prêt. Il était rouge. Il était excité. Mais il était terriblement en retard.

Par des raccourcis familiers, il s’achemina à travers les vastes agglomérations de pièces et d’escaliers jusqu’à la salle de festin distante de cinq acres, de l’autre côté de la maison. Mais à moitié chemin, dans les bâtiments de derrière où vivaient les serviteurs, il s’arrêta. La porte d’un salon était ouverte – Mrs. Stewkley était partie, sans aucun doute, avec toutes ses clefs, se mettre aux ordres de sa maîtresse. Mais là, assis à la table des domestiques, une chope à son côté et du papier devant lui, était un homme plutôt gras, plutôt minable, avec une fraise un rien crasseuse et des habits de grosse bure. Il tenait à la main une plume, mais n’écrivait pas. Il paraissait occupé à rouler quelque pensée dans son esprit, de haut en bas, de droite à gauche, jusqu’au moment où elle prendrait forme et poids à sa convenance. Le regard de ses yeux sphériques et nébuleux comme des pierres vertes de curieuse texture, restait fixe. Il ne voyait pas Orlando. Malgré toute sa hâte, Orlando s’arrêta net. Était-ce là un poète ? Écrivait-il des vers ? « Dites-moi, eut-il envie de lui demander, dites-moi tout du vaste monde » – car il avait les idées les plus folles, les plus absurdes, les plus extravagantes sur les poètes et sur la poésie – mais comment adresser la parole à un homme qui ne vous voit pas, qui voit à votre place des ogres, des satyres, peut-être les profondeurs de la mer ? Orlando, immobile, contempla cet homme : il tournait sa plume entre ses doigts dans un sens, puis dans l’autre ; regardait ; musait ; puis, très vite, écrivit une demi-douzaine de lignes et leva les yeux. À ce coup, Orlando, plein de confusion, partit comme une flèche et atteignit le hall juste à temps pour tomber à genoux et, timide, la tête basse, offrir un bol d’eau de rose à la grande Reine elle-même.

Si forte était sa confusion qu’il ne vit rien d’elle que sa main couverte de bagues dans l’eau ; mais ce fut assez. C’était une main mémorable ; une main étroite avec de longs doigts toujours recourbés comme pour entourer le globe ou le spectre ; une main nerveuse, acariâtre, maladive ; une main autoritaire aussi ; une main qui n’avait qu’à se lever pour faire tomber une tête ; une main, flaira Orlando, attachée à un vieux corps qui avait l’odeur d’un placard où l’on conserve les fourrures dans du camphre ; ce corps était cependant caparaçonné de toutes sortes de brocarts et de gemmes ; il se tenait très droit, quoique souffrant peut-être de sciatique ; ne cédait pas d’un pouce, quoique crispé de mille peurs ; et les yeux de la Reine étaient d’un jaune pâle. Il devina tout ceci tandis que les grosses bagues jetaient dans l’eau des éclairs, puis quelque chose pressa sa chevelure, ce qui explique peut-être qu’il n’ait plus rien vu d’autre dont un historien puisse faire état. En vérité, son esprit était un tel chaos de contraires, de nuit et de lustres éclatants, de poète râpé et de grande Reine, de chants silencieux et de tumultueux service qu’il ne pouvait rien voir ; ou rien qu’une main.

À son tour donc, la Reine ne peut avoir vu qu’une tête. Mais s’il est possible, à partir d’une main, d’inférer tout un corps chargé des attributs d’une grande Reine, son caractère acariâtre, son courage, sa fragilité et sa terreur, à coup sûr une tête peut être aussi révélatrice lorsqu’elle est vue du haut d’un trône par une dame dont les yeux, s’il faut en croire les cires de l’Abbaye, étaient toujours largement ouverts. Les longs cheveux bouclés, la tête sombre penchée si respectueusement, si innocemment devant elle supposaient la plus belle paire de jambes qui ait jamais porté un corps de jeune gentilhomme ; et des yeux violets ; et un cœur d’or ; et de la loyauté et un charme viril – toutes qualités que la vieille femme aimait d’autant plus qu’elles la fuyaient davantage. Car elle devenait vieille et usée et courbée avant l’âge. Le canon résonnait toujours à ses oreilles. Toujours elle voyait la lueur d’une goutte de poison ou d’un long stylet. Assise à table, elle écoutait ; elle entendait la canonnade dans la Manche ; elle avait peur – était-ce une malédiction, était-ce un murmure ? L’innocence, la simplicité lui étaient d’autant plus chères qu’elle les projetait sur un fond sombre. Et ce fut cette même nuit, ainsi le veut la tradition, tandis qu’Orlando était profondément endormi, qu’elle fit, suivant toutes les formes, mettant enfin sa griffe et son sceau sur le parchemin, donation de la grande maison monastique qui avait appartenu à l’Archevêque puis au Roi, au père d’Orlando.

Orlando dormit toute la nuit dans l’ignorance. Il avait reçu le baiser d’une reine sans le savoir. Et peut-être, car le cœur des femmes est un labyrinthe, fût-ce son ignorance et le sursaut qu’il eut quand les lèvres royales le touchèrent, qui maintinrent le souvenir de ce jeune cousin (car ils avaient du sang commun) vivace dans le souvenir de la Reine. En tout cas, deux années de cette paisible vie campagnarde n’avaient pas passé, et Orlando n’avait peut-être pas écrit plus de vingt tragédies, une douzaine d’histoires et une grosse de sonnets, quand un messager vint l’avertir qu’il devait se rendre auprès de la Reine à Whitehall.

« Voici, dit-elle en le regardant s’avancer dans la longue galerie jusque vers elle, voici venir mon innocent. » (Il y avait dans sa personne une sérénité qui lui gardait l’apparence de l’innocence quand, techniquement, le mot n’était plus applicable.)

« Venez », dit-elle. Elle était assise, raide à côté du feu. Elle le tint à un pas devant elle et le considéra du haut en bas. Comparait-elle ses spéculations de la nuit de naguère avec la vérité maintenant visible ? Avait-elle deviné juste ? Les yeux, la bouche, le nez, la poitrine, la taille, les mains, elle les parcourut rapidement ; ses lèvres visiblement tressaillaient pendant cet examen ; mais quand elle vit les jambes elle rit tout haut. Il était l’image parfaite d’un noble gentilhomme. Mais intérieurement ? En un éclair elle jeta sur lui son regard jaune de faucon comme pour lui percer l’âme. Le jeune homme soutint ce regard en rougissant, prit la couleur seyante des roses de Damas. Force, grâce, romanesque, folie, poésie, jeunesse, elle le lut comme une page. Aussitôt elle arracha une bague de son doigt (l’articulation était plutôt gonflée) et, en la lui passant, le nomma son Trésorier et Grand Intendant ; puis lui suspendit sur la poitrine les chaînes de la fonction ; et, lui ordonnant de fléchir le genou, y attacha, à la partie la plus mince, l’ordre couvert de joyaux de la Jarretière. Rien, après cela, ne lui fut plus refusé. Dans les cortèges officiels, il chevauchait à la porte de son carrosse. Elle l’envoya en Écosse pour une triste ambassade à la malheureuse Reine. Il était sur le point de s’embarquer pour les guerres de Pologne lorsqu’elle le rappela. Comment supporter, en effet, l’idée que cette chair tendre pût être déchirée, que cette tête bouclée pût rouler dans la poussière ? Elle le garda près d’elle. Au plus haut de son triomphe, quand les canons tonnaient sur la Tour et que l’air était assez épaissi par la poudre pour vous faire éternuer, tandis que les hourras du peuple s’envolaient sous ses fenêtres, elle l’attira contre elle au milieu des coussins où les femmes l’avaient déposée (elle était si usée, si vieille) et lui enfouit le visage dans cette étonnante composition – elle n’avait pas changé de vêtement depuis un mois. – qui avait en diable l’odeur, pensa-t-il, rappelant ses souvenirs d’enfance, d’un vieux cabinet de chez lui où les fourrures de sa mère étaient empaquetées. Il se redressa à moitié suffoqué par cet embrassement. « Ceci, exhala-t-elle, ceci est ma victoire » au moment même où le bondissement d’une fusée lui faisait monter le sang aux joues.

Car la vieille femme aimait Orlando, et la Reine qui savait reconnaître un homme quand elle en voyait un, quoiqu’elle ne le fît pas, dit-on, à la manière ordinaire, rêva pour lui d’une splendide carrière. Elle lui donna des terres, elle le dota de maisons. Il serait le fils de sa vieillesse, le soutien de son infirmité, le chêne à quoi elle appuierait sa ruine. Elle lui croassa ses promesses avec d’étranges tendresses autoritaires (ils étaient à Richmond maintenant), elle toujours assise, raidie dans ses brocarts rigides à côté du feu qui, si haut qu’on y empilât du bois, ne parvenait jamais à la réchauffer.

Cependant les longs mois d’hiver s’étiraient. Tous les arbres dans le parc étaient cernés de gelée blanche. La rivière coulait avec peine. Un jour que la neige était sur le sol, que les pièces aux noirs panneaux étaient emplies d’ombre et que les cerfs bramaient dans le parc, elle vit, dans le miroir, que par peur des espions elle gardait toujours auprès d’elle, à travers la porte, que par peur des meurtriers elle gardait toujours ouverte, un jeune garçon – Orlando, était-ce possible ? – donnant un baiser à une jeune fille – par le démon, qui était cette gueuse éhontée ? Elle saisit son épée damasquinée d’or et frappa violemment le miroir. Le verre éclata ; les gens accoururent ; on la souleva ; on la rassit dans son fauteuil, mais elle tomba très bas après ce coup et ne cessa de gronder, sur la fin de ses jours, contre la félonie de l’homme.

Il y avait peut-être de la faute d’Orlando ; pourtant, après tout, devons-nous l’en blâmer ? C’était l’époque élisabéthaine ; la morale de ces gens-là n’était pas la nôtre ; ni leurs poètes ; ni leur climat ; ni même leurs légumes. Tout était différent. Il n’est pas jusqu’au temps, jusqu’au froid et chaud de l’hiver et de l’été qui ne fussent probablement d’une tout autre humeur qu’à notre époque. La flamme amoureuse du jour était séparée de la nuit aussi nettement que la terre de l’eau. Les couchers de soleil étaient plus rouges et plus intenses ; les aubes plus blanches et plus aurorales. De nos demi-jours crépusculaires, de nos faux jours traînants, ils ne savaient rien. La pluie tombait avec violence ou pas du tout. Le soleil éblouissait ou l’ombre était épaisse. Transportant, comme de coutume, ces faits dans le spirituel, les poètes chantaient magnifiquement la mort des roses et la chute des pétales. L’instant est bref, chantaient-ils ; l’instant a fui ; la même longue nuit nous attend tous. Quant à user des artifices de la serre ou de l’herbier pour prolonger ou conserver la fraîcheur de ces roses, ce n’était pas leur manière. Les complications flétries et les ambiguïtés de notre époque, plus nuancée et plus sceptique, leur étaient inconnues. La violence était tout. Le soleil se levait et retombait. L’amoureux aimait et passait. Et ce que les poètes disaient dans leurs vers, les jeunes hommes le mettaient en pratique. Les jeunes filles étaient des roses et leur saison était courte comme celle des fleurs. Elles devaient être cueillies avant la tombée de la nuit ; car le jour était court, et le jour était tout. Donc, si Orlando suivit le conseil du climat, des poètes, de l’époque, et cueillit sa fleur sur le siège d’une fenêtre, même avec de la neige sur la terre et une Reine vigilante dans le corridor, nous pouvons difficilement nous décider à le blâmer. C’était un jeune mâle ; il ne fit qu’obéir aux ordres de la nature. Quant à la fille, nous ne savons pas plus que la Reine Élisabeth quel était son nom. Doris, Chloris, Délie ou Diane sont également possibles, car Orlando avait adressé des vers à toutes tour à tour. C’était peut-être quelque dame de la Cour, ou peut-être quelque servante. Car les goûts d’Orlando étaient larges ; il n’aimait pas seulement les fleurs de jardin ; les simples, les sauvages même, avaient toujours pour lui un attrait fascinant.

Nous venons de noter ici, avec une rude franchise, comme il est permis à un biographe, un trait curieux de notre héros, explicable peut-être par le fait que certaine de ses aïeules avait porté la chemise de toile grossière et manié les seaux de lait. Quelques grains de la terre de Kent ou du Sussex se mêlaient dans ses veines au beau sang fluide des Normands. Terre brune et sang bleu, c’était à son avis un excellent mélange. Il est certain qu’il eut toujours un goût pour la basse compagnie, et particulièrement pour celle des hommes de lettres que leurs talents maintiennent si souvent dans une condition inférieure – comme s’il y avait eu entre eux une sympathie naturelle. À cette saison de sa vie, alors que son cerveau débordait de poèmes et qu’il ne se mettait jamais au lit sans frapper quelque image, il trouvait à une fille d’aubergiste, à une nièce de garde-chasse des joues plus fraîches et plus d’esprit qu’aux grandes dames de la Cour. De là cette habitude qu’il prit d’aller fréquemment à Wapping Old Stairs et aux brasseries en plein air, la nuit, enveloppé dans une cape grise pour cacher l’étoile à son cou, à son genou la Jarretière. Là, une chope devant lui, au milieu des allées sablées, des boulingrins et des simples architectures qu’on rencontre en de tels lieux, il écoutait, de la bouche des matelots, des récits du continent espagnol pleins de misères, d’horreurs et de cruautés. Il apprenait dans quelles circonstances les uns avaient perdu leurs orteils, d’autres leur nez – car l’histoire parlée n’avait jamais le poli ni les belles couleurs de l’histoire écrite. Il aimait surtout entendre les marins lancer à plein gosier leurs chansons des Açores tandis que les perroquets qu’ils avaient rapportés de là-bas piquaient d’un bec dur et rapace les rubis de leurs doigts et juraient presque aussi vilainement que leurs maîtres. Les femmes étaient à peine moins hardies dans leur langage et moins libres dans leurs manières que ces oiseaux. Elles se perchaient sur les genoux d’Orlando, jetaient leurs bras autour de son cou et, devinant que quelque chose hors du commun se cachait sous le molleton du manteau, étaient presque aussi avides d’en venir au fait qu’Orlando lui-même.

Les occasions, d’ailleurs, ne manquaient pas. La rivière s’éveillait tôt, s’endormait tard, toujours bruissante de canots, de bacs, d’embarcations de toute espèce. Chaque jour quelque beau navire mettait à la voile pour les Indes ; plus rarement un autre revenait, noirci, haillonneux, portant à son bord des inconnus hirsutes, et, péniblement, se traînait jusqu’à son ancrage. Nul ne s’inquiétait, là-dedans, d’un garçon ou d’une fille qui s’attardaient un peu trop sur la rivière après le coucher du soleil, nul ne levait le sourcil si quelque médisant les avait vus profondément endormis aux bras l’un de l’autre parmi les sacs de butin. Pareille aventure échut à Orlando, Sukey et le comte de Cumberland. Le jour avait été chaud ; les amours d’Orlando et de Sukey avaient été vives ; ils étaient tombés endormis au milieu des rubis. Tard dans la nuit, le comte, dont la fortune était fort liée aux aventures espagnoles, s’en vint pour vérifier le butin, seul, avec une lanterne. Il projeta la lumière sur un baril et recula d’un saut avec un juron. Entrelacés contre le tonneau, deux fantômes gisaient endormis. Superstitieux par nature et la conscience chargée de plus d’un crime, le comte prit le couple (ils étaient enveloppés dans un manteau rouge et le sein de Sukey était presque aussi blanc que les neiges éternelles de la poésie d’Orlando) pour un spectre envoyé pour lui faire honte par les marins noyés. Il se signa. Il jura de se repentir. La rangée de maisons charitables encore debout dans Sheen Road est le fruit visible de cette terreur passagère. Douze pauvres vieilles de la paroisse boivent du thé le jour et le soir bénissent Sa Seigneurie pour le toit qui couvre leur tête. De sorte que l’amour illicite dans un bateau de corsaires – mais nous omettrons la morale.

Bientôt pourtant Orlando se fatigua : cette vie manquait de confort ; les rues de ces quartiers avaient mauvais visage ; surtout les gens y étaient par trop primitifs. Il faut se souvenir, en effet, que les Élisabéthains ne voyaient nullement dans le crime et la pauvreté les attraits que nous leur prêtons. Le savoir livresque n’était nullement pour eux, comme il l’est pour nous, une source de honte ; être fils d’un boucher ne leur paraissait nullement, comme nous le croyons, une bénédiction – être illettré une vertu. Ils n’imaginaient pas que ce que nous appelons « vie » et « réalité » fussent nécessairement liées à la brutalité et à l’ignorance ; à vrai dire, ils n’avaient pas d’équivalent pour ces deux mots. Ce n’est pas pour chercher la « vie » qu’Orlando s’était mêlé au peuple ; ce n’est pas à la recherche d’une « réalité » qu’il l’abandonna. Mais quand il eut entendu une douzaine de fois comment Jakes avait perdu son nez ou Sukey son honneur – et ils racontaient ces histoires admirablement, il faut le dire – une certaine lassitude lui vint de cette répétition ; car enfin, on ne peut se faire couper le nez que d’une seule façon, et perdre son pucelage que d’une seule autre – du moins c’est ce qu’il lui semblait ; les arts et les sciences, au contraire, avaient en eux une diversité qui l’intriguait profondément. C’est pourquoi, tout en gardant de ces joies populaires un heureux souvenir, il cessa de fréquenter les brasseries en plein air et les jeux de quilles, raccrocha son manteau gris dans sa garde-robe, laissa l’étoile briller à son cou, à son genou scintiller la Jarretière, et réapparut à la Cour du roi James. Il était jeune, il était riche, il était élégant. Personne n’aurait pu être reçu avec plus d’applaudissements que lui.

Il est certain que mainte dame fut prête à lui accorder ses faveurs. Les noms de trois d’entre elles, au moins, furent ouvertement accouplés au sien dans des projets de mariage – Clorinde, Favilla, Euphrosyne – ainsi les nommait-il dans ses sonnets.

Procédons par ordre ; Clorinde était une dame aux manières douces et aimables ; en vérité Orlando en fut grandement amoureux pendant six mois et demi ; mais elle avait des cils blancs et ne pouvait supporter la vue du sang. Un lièvre apporté rôti à la table de son père la faisait s’évanouir ; elle était aussi sous l’influence des prêtres et épargnait sur son linge pour faire des aumônes. Elle entreprit de sauver Orlando du péché et ne réussit qu’à lui lever le cœur. Il rompit donc le mariage et n’éprouva pas grand regret lorsqu’elle mourut bientôt après de la petite vérole.

Favilla, qui vient ensuite, était d’une espèce toute différente. Elle était la fille d’un pauvre gentilhomme du Somersetshire ; des soins assidus et de beaux yeux dont elle usait à propos lui avaient seuls permis de faire son chemin à la Cour où son adresse d’amazone, la beauté de son pas et la grâce de sa danse lui avaient acquis l’admiration générale. Une fois cependant elle fut assez mal avisée pour fouetter presque à mort et sous les fenêtres d’Orlando un épagneul qui avait déchiré un de ses bas de soie (on doit dire, en toute justice, que Favilla avait peu de bas, et pour la plupart en droguet) ; Orlando, qui aimait passionnément les bêtes, remarqua aussitôt qu’elle avait les dents crochues et les deux incisives frontales recourbées vers l’intérieur : c’était là, chez une femme, le signe certain d’une nature perverse et cruelle ; et il rompit ses fiançailles le même soir.

La troisième, Euphrosyne, fut de beaucoup le plus grave de ses amours. Issue des Desmond d’Irlande, elle possédait, par suite, un arbre généalogique aussi vieux et aussi profondément enraciné que celui d’Orlando lui-même. Elle était blonde, florissante, un rien lymphatique. Elle parlait bien l’italien, montrait une rangée de dents parfaites à la mâchoire supérieure – celles du bas étaient un peu ternies. On ne la voyait jamais sans un lévrier ou un épagneul au genou. Elle nourrissait ses chiens de pain blanc, et à sa propre table ; chantait avec douceur à l’épinette ; enfin n’était jamais habillée avant midi à cause du soin extrême qu’elle prenait de sa personne. Bref, elle aurait fait une femme parfaite pour un gentilhomme comme Orlando, et les choses étaient allées si loin que déjà les notaires affairés, aux prises des deux côtés avec les dots, douaires, contrats, accords, maisons d’habitation, dépendances, biens meubles et immeubles, dressaient enfin tous les actes nécessaires pour qu’une grande fortune puisse s’apparier avec une autre, lorsque, avec la brusquerie et la dureté qui caractérisaient alors le climat anglais, éclata le Grand Gel.

Le Grand Gel fut, nous disent les historiens, le plus dur que nos Îles eussent jamais connu. Les oiseaux gelaient dans l’air et tombaient comme des pierres sur le sol. À Norwich, une jeune paysanne partit pour traverser la route en excellente santé, à son ordinaire, et les témoins la virent distinctement s’effriter, voler en un nuage de poussière par-dessus les toits, sous le choc glacial de la bise, au coin de la rue. La mortalité dans les troupeaux et le bétail fut énorme. Les cadavres gelaient et se collaient aux draps. Il n’était pas rare de rencontrer toute une troupe de porcs pris en masse, inébranlables au milieu de la route. Les champs étaient pleins de bergers, de laboureurs, d’attelages et de jeunes garçons en train de chasser un oiseau, tous figés dans l’acte d’un instant, l’un se tenant le nez, l’autre avec la bouteille aux lèvres, le troisième menaçant encore de sa pierre, à bout de bras, un corbeau immobile, comme empaillé, sur la haie, à deux pas de lui. La violence du gel fut si extraordinaire qu’il produisit parfois comme une pétrification ; et l’on attribua communément le surcroît remarquable de rocs dans quelques parties du Derbyshire non pas à une éruption (il n’y en eut point), mais au durcissement de voyageurs infortunés soudain et fort exactement mués en pierre. L’Église ne put offrir, en l’occurrence, que de faibles secours : quelques propriétaires, il est vrai, firent bénir ces restes humains, mais la majorité préféra les utiliser comme bornes ou y faire gratter leurs moutons, ou bien encore, quand leur forme le permettait, les transformer en abreuvoirs – tous usages qu’ils ont remplis jusqu’à ce jour, admirablement pour la plupart.

Mais tandis que le peuple de la campagne endurait la dernière indigence, et que tout le commerce du pays se trouvait suspendu, Londres fêtait le Carnaval avec un éclat sans pareil. La Cour résidait à Greenwich. Le nouveau roi vit, dans les fêtes de son couronnement, l’occasion d’acquérir les bonnes grâces des citadins. Il ordonna donc que la rivière, alors gelée à une profondeur de vingt pieds et davantage jusqu’à six ou sept milles dans les deux sens, fût balayée, décorée et qu’on lui donnât l’aspect d’un parc ou de quelque séjour de plaisance avec des berceaux de verdure, des labyrinthes, des allées, des lieux de rafraîchissement, etc., le tout à ses frais. Pour lui-même et ses courtisans il réserva certain espace juste devant les grilles du palais. Cette enceinte, séparée du public seulement par une corde de soie, devint aussitôt le centre de la plus brillante société d’Angleterre. De grands hommes d’État, dans leurs barbes et leurs fourrures, y dépêchaient les affaires publiques sous la tente écarlate de la pagode royale. Des capitaines y préparaient la défaite du Maure et la ruine du Turc en des berceaux de feuillages tendus de banderoles et empanachés de plumes d’autruches. Des animaux faisaient les cent pas dans les allées étroites, le verre à la main, balayant l’horizon du geste, et y échangeaient des histoires sur le passage du nord-ouest ou sur l’Armada espagnole. Des amoureux se prélassaient sur des divans jonchés de peaux de zibelines. Lorsque la Reine et ses dames d’honneur sortaient, des averses de roses gelées se répandaient sur leur passage. Des ballons de couleur, immobiles, planaient dans l’air. Çà et là brûlaient de vastes feux de joie, des bûchers de cèdre et de chêne dont les flammes, sous le sel jeté à foison, se teintaient de vert, d’orange, de pourpre. Mais, quelle que fût l’ardeur de ces feux, ils ne pouvaient fondre la glace dure comme l’acier malgré sa transparence singulière. Elle était si limpide, en vérité, que l’on pouvait voir au travers, congelés à plusieurs pieds de profondeur, ici un marsouin, là une plie. Des bancs d’anguilles gisaient, dans une immobilité cataleptique, mais la question de savoir si elles étaient vraiment mortes ou seulement dans un état de vie suspendue que la chaleur ferait renaître, embarrassait les philosophes. Près de London Bridge, là où la rivière s’était prise jusqu’à une profondeur de vingt brasses, on distinguait clairement une péniche engloutie, couchée sur le lit de la rivière où, surchargée de pommes, elle avait coulé l’automne précédent. La vieille marchande des quatre-saisons qui s’en allait sur ce bateau vendre ses fruits devers le Surrey était encore assise dans ses châles et ses jupons cerclés, un tas de pommes entre les genoux : on eût juré qu’elle allait servir un client si le bleu de ses lèvres n’avait fait soupçonner la vérité. Elle constituait le spectacle favori du roi James qui amenait toujours une troupe de courtisans le contempler avec lui. En un mot, rien ne pouvait surpasser l’éclat et la gaieté de ces lieux en plein jour. Mais c’était le soir que le carnaval battait son plein. Car le gel persistait sans interruption ; les nuits étaient d’une quiétude parfaite ; la lune et les étoiles scintillaient avec la dure fixité de diamants ; et, à la délicate musique des flûtes et des trompettes, les courtisans dansaient.

Orlando, il est vrai, n’était pas de ceux qui égrènent légèrement les pas de la courante ou de la volte. Il était gauche et un peu distrait. À ces bizarres mesures étrangères il préférait de beaucoup les simples danses de son pays qu’il avait pratiquées dès son enfance. Un de ces menuets – ou peut-être un quadrille – s’achevait en effet, le 7 janvier, vers six heures du soir, et Orlando venait à peine de joindre les talons lorsqu’il aperçut, sortant du pavillon de l’Ambassade moscovite, une silhouette qui, masculine ou féminine, – car la tunique lâche et les pantalons russes en déguisaient le sexe – l’emplit en tout cas de la plus vive curiosité. Cet inconnu – ou inconnue – était de taille moyenne, de formes très sveltes et portait un habit de velours couleur d’huître garni d’une étrange fourrure à reflets verts. Mais ces détails disparaissaient dans l’extraordinaire rayonnement de séduction qui émanait de toute sa personne. Les images, les métaphores les plus extrêmes, les plus extravagantes se tressèrent et se tissèrent aussitôt dans l’esprit d’Orlando. En moins de trois secondes, il la nomma melon, pomme de pin, olivier, émeraude et renard dans la neige – sans pouvoir décider s’il l’avait entendue, goûtée, vue, ou les trois ensemble. (En effet, quoique nous nous fassions un devoir de ne jamais interrompre notre récit, nous nous permettrons ici de noter en hâte que les métaphores d’Orlando à cette époque étaient simples, à l’image de ses sensations, et faisaient de fréquentes allusions aux nourritures préférées de son enfance. Mais ses impressions, simples il est vrai, étaient aussi extrêmement violentes. On perdrait donc son temps à s’arrêter pour poser des questions.)… Un melon, une émeraude, un renard dans la neige – voilà ce qui ravit Orlando, voilà ce qu’il contempla dans l’extase. Quand le jeune garçon, car, hélas, c’était sûrement un garçon – aucune femme n’aurait patiné avec autant de vitesse et de force – le dépassa d’une glissade presque à la pointe de l’orteil, Orlando fut prêt à s’arracher les cheveux de désespoir : si l’inconnu était de son sexe, l’étreindre était hors de question. Mais le patineur s’approcha. Ses jambes, ses mains, son port même étaient d’un garçon ; mais jamais garçon n’eut une bouche semblable ; jamais garçon n’eut une telle poitrine ; jamais garçon n’eut de tels yeux, comme sortis des profondeurs de l’océan. Ralentissant enfin pour arrondir – avec la grâce la plus noble – une révérence à l’intention du roi qui se traînait à petits pas, pendu au bras d’un gentilhomme de la Chambre, l’inconnue s’immobilisa. Elle était à deux doigts d’Orlando. C’était une femme. Il la contempla ; il trembla ; il eut chaud ; puis froid ; soudain il brûla de bondir dans les souffles ardents de l’été, d’écraser des glands, d’enlacer des chênes et des aubes. En fait il retroussa légèrement les lèvres sur ses petites dents blanches ; il entrouvrit la bouche comme pour mordre ; la ferma net, comme s’il eût mordu. Lady Euphrosyne pesait à son bras.

L’étrangère, apprit-il, était une princesse et se nommait Maroussia Stanilovska Dagmar Natacha Iléana Romanovitch. Elle était venue dans la suite de l’ambassadeur moscovite qui était peut-être son oncle, ou peut-être son père, pour assister aux fêtes du couronnement. On ne savait sur les Moscovites que très peu de chose. Avec leurs grandes barbes et leurs chapeaux fourrés, ils restaient assis sans mot dire ou presque, à boire d’on ne sait quel liquide noirâtre qu’ils crachaient de temps à autre sur la glace. Aucun d’eux ne parlait anglais, et le français, familier du moins à quelques-uns, était alors très peu parlé à la Cour d’Angleterre.

C’est ce qui permit à Orlando et à la princesse de lier connaissance. Ils se trouvèrent assis face à face à la grande table servie sous une tente immense pour les personnes de condition. La princesse était placée entre deux jeunes seigneurs, Lord Francis Vere et le jeune comte de Moray. Rien de plus plaisant que la confusion où elle les mit bientôt tous deux, car, beaux gentilshommes pourtant à leur façon, ils savaient de français un peu moins qu’un enfant de naissance. Lorsque au début du dîner, la princesse se tourna vers le comte et lui dit avec une grâce qui lui ravit le cœur : « Je crois avoir fait la connaissance d’un gentilhomme qui vous était apparenté, en Pologne l’été dernier » ou : « La beauté des dames de la Cour d’Angleterre me met dans le ravissement. On ne peut voir une dame plus gracieuse que votre Reine ni une coiffure plus belle que la sienne », Lord Francis et le comte montrèrent tous deux le plus grand embarras. Le premier la servit abondamment de sauce aux raiforts ; le second siffla son chien et lui fit demander un os à moelle. À ce coup, la princesse ne put réprimer plus longtemps son envie de rire, et Orlando, attrapant son regard entre les paons farcis et les hures de sanglier, éclata de rire à son tour. Il rit, mais le rire se gela d’étonnement sur ses lèvres. Qui avait-il aimé, qui avait-il aimé, se demanda-t-il éperdu, jusqu’à cette heure ? Une vieille, répondit-il : la peau sur les os ; des garces enluminées, trop nombreuses pour qu’on en parle ; une nonne geignarde ; une aventurière (mordue par les chiens et montrant ses crocs). Un monceau de dentelles, un sac à révérences. L’amour n’avait été pour lui que poussière et que cendres. Les joies qu’il en avait reçues étaient de la dernière insipidité. Il s’émerveilla d’avoir pu traverser tant d’ennui sans bâiller. Cependant, il regardait la princesse, et son rang redevenait fluide, la glace de ses veines se changeait en vin, il entendit couler les ruisseaux, chanter les oiseaux, le printemps éclatait, s’épandait sur le dur paysage hivernal ; la force mâle d’Orlando s’éveilla ; soudain il saisit une épée, chargea un ennemi plus brave que le Polonais ou le Maure ; plongea dans l’eau profonde ; aperçut dans une crevasse la dangereuse fleur, étendit la main pour la prendre – bref, il composait l’un de ses sonnets les plus ardents, lorsque la princesse lui adressa la parole.

« Voulez-vous avoir la bonté de me passer le sel ? »

Orlando rougit violemment.

« Avec le plus grand plaisir, madame », répliqua-t-il. Son accent français était pur. Dieu soit loué ! il parlait en effet cette langue comme la sienne propre ; sa mère avait une femme de chambre qui, autrefois, la lui avait enseignée. Mais peut-être eût-il mieux valu pour lui ne l’avoir jamais apprise ; n’avoir jamais répondu à cette voix ; jamais suivi la lumière de ces regards…

La princesse alors poursuivit :

« Qui étaient ces rustres, lui demanda-t-elle, assis à ses côtés, avec leurs manières de garçons d’étable ? Quel était ce mélange nauséabond qu’on venait de répandre sur son assiette ? Est-ce que les chiens, en Angleterre, mangeaient à la table des hommes ? Cette personne ridicule au bout de la table, avec sa perruque en escaliers, « comme une grande perche mal fagotée », était-ce réellement la Reine ? Le Roi bavait-il toujours ainsi ? Et lequel de ces pantins était Georges Villiers ? » Ces questions d’abord déconcertèrent Orlando, mais on les posait avec tant de hardiesse et si plaisamment qu’il ne put s’empêcher d’en rire ; les visages vides de la compagnie montraient d’ailleurs clairement que personne n’en avait compris un traître mot ; Orlando répondit donc avec la même liberté en usant, comme la princesse, du français le plus pur.

Ainsi naquit une intimité qui devint en peu de temps le scandale de la Cour.

On observa bientôt qu’Orlando prêtait à la Moscovite beaucoup plus d’attention que n’en eût exigé la simple politesse. Il était rarement loin d’elle et leur conversation, quoique incompréhensible pour l’entourage, était menée si vivement, suscitait de telles rougeurs, de tels rires, que le plus sot pouvait en deviner l’objet. D’ailleurs, la métamorphose dans la personne même d’Orlando avait été miraculeuse. Personne ne l’avait jamais vu si animé. En une nuit il avait dépouillé sa gaucherie enfantine. L’adolescent boudeur qui ne pouvait entrer dans un salon féminin sans faucher sur la table la bonne moitié des bagatelles d’ornement, s’était mué en gentilhomme plein de grâce et de virile courtoisie. Orlando reconduisant la Moscovite (comme on l’appelait) jusqu’à son traîneau, lui offrant sa main pour la danse, ramassant le mouchoir brodé tombé de ses doigts, Orlando s’acquittant enfin de ces menus devoirs que la Dame d’un cœur exige, et sur quoi l’amant empressé se hâte de la prévenir, rallumait une flamme dans les yeux éteints des vieillards et précipitait encore dans son cours le sang fougueux de la jeunesse. Un nuage pourtant gâtait ce spectacle. Les vieillards haussaient les épaules, les jeunes hommes riaient du bout des lèvres. Orlando était fiancé à une autre, et tous le savaient. Lady Margaret O’Brien O’Dare O’Reilly Tyrconnel (car tel était le propre nom de l’Euphrosyne des sonnets) portait au second doigt de sa main gauche le splendide saphir qui en faisait foi. Elle seule, en droit, était pour Orlando la Dame à qui tous les égards sont dus. Cependant elle pouvait laisser glisser de ses doigts tous les mouchoirs de sa garde-robe (qui en contenait mainte et mainte douzaine), Orlando ne se courbait pas pour les ramasser sur la glace. Elle pouvait attendre vingt minutes qu’il lui offrît sa main, la ramenât à son traîneau : il lui fallait, à la fin, se réduire aux services de son négrillon. Lorsqu’elle patinait, ce qu’elle faisait assez pesamment, nul n’était à son bras pour lui donner de l’assurance et si elle tombait, ce qu’elle faisait assez lourdement, nul ne la remettait sur pied, n’époussetait la neige de ses robes. Quoique flegmatique de son naturel, lente à prendre offense et moins portée que beaucoup à croire qu’une simple étrangère pût la chasser du cœur d’Orlando, à la fin pourtant, Lady Margaret elle-même fut amenée à soupçonner qu’un trouble menaçait la paix de son esprit.

À vrai dire, de jour en jour Orlando prenait moins de peine pour cacher ses vrais sentiments. Aussitôt le dîner fini, sous un prétexte ou sous un autre, il prenait congé ou s’esquivait lorsque les patineurs s’appariaient pour un quadrille. L’instant d’après on remarquait aussi l’absence de la Moscovite. Mais ce qui outragea le plus cruellement la Cour et la piqua le plus au vif, je veux dire dans sa vanité, ce fut de voir à maintes reprises le couple se glisser sous la corde de soie séparant sur la glace l’enceinte royale des régions vulgaires, et disparaître ainsi parmi la foule du commun. C’est que soudain la princesse, frappant du pied, criait : « Emmenez-moi, je déteste votre populace anglaise », par quoi elle entendait la Cour d’Angleterre elle-même. Il lui était impossible de la supporter un instant de plus. Un tas de vieilles à l’œil pointu, disait-elle, qui viennent sous votre nez vous dévisager sans vergogne, et de jeunes rustauds qui vous écrasent les orteils. Tous ces gens sentaient mauvais. Leurs chiens lui couraient dans les jambes. On avait l’impression d’être dans une cage. En Russie, du moins, sur des rivières larges de dix milles, on pouvait galoper à fond de train avec un équipage de six chevaux tout le jour sans rencontrer âme qui vive. D’ailleurs, elle voulait voir la Tour, les Gardes, les Têtes de Temple Bar et les boutiques de joailliers dans la Cité. Orlando l’emmena donc dans la Cité, lui montra les Gardes et les têtes de rebelles, acheta pour elle au Royal Exchange tout ce qu’elle put convoiter. Mais ils n’en restèrent pas là. De plus en plus, chacun d’eux désirait voir l’autre seul à seul tout le jour, loin des étonnements et des yeux grands ouverts. Ainsi, au lieu de prendre la route de Londres, ils s’en éloignèrent ; dépassant bientôt la foule, ils atteignaient alors les vastes étendues gelées de la Tamise ; là, hormis une vieille paysanne qui tentait de crever la glace dans le vain espoir d’un seau d’eau ou qui glanait çà et là pour son feu quelques brindilles ou quelques feuilles mortes, jamais âme qui vive ne se trouvait sur leur chemin. Les pauvres demeuraient blottis dans leurs chaumières, et les gens plus aisés qui pouvaient en faire la dépense couraient chercher la chaleur et la joie dans le grouillement de la Cité.

Alors Orlando et Sacha – ainsi la nommait-il pour abréger, en souvenir aussi d’un blanc renard russe qu’on lui avait donné dans son enfance, bête douce comme la neige mais avec des dents d’acier et qui l’avait mordu si cruellement un jour, que son père l’avait fait abattre, – alors Orlando et Sacha possédaient à eux seuls la rivière. Échauffés par le patinage et l’amour, ils se jetaient à même la glace dans quelque crique solitaire aux rives frangées d’osiers jaunes ; un vaste manteau de fourrure les enveloppait tous les deux : Orlando étreignait la princesse et pour la première fois, chuchotait-il, connaissait les joies de l’amour. Puis, lorsque l’extase avait fui, et qu’ils gisaient, bercés, sur la glace, dans le plus doux évanouissement, il lui parlait de ses autres passions, lui confiait comment, comparées à ceci, elles n’avaient été que bois, toile de sac et cendres. Et, riant de sa véhémence, elle se jetait une fois de plus dans ses bras et lui donnait, pour l’amour de l’amour, une étreinte nouvelle. Ils s’émerveillaient alors que la glace ne fondît pas à leur chaleur, plaignaient la pauvre vieille qui, manquant de moyens naturels pour la dégeler de cette manière, n’avait plus pour la fendre que le froid acier de sa hache. Puis, enveloppés dans leurs zibelines, ils parlaient de tout ce qu’éclaire le soleil ; des paysages et des voyages ; des Maures et des païens ; de la barbe de cet homme et de la peau de cette femme ; d’une souris qu’elle avait nourrie à table de sa propre main ; de la tapisserie qui toujours palpitait dans le hall de chez lui ; d’un visage ; ou d’une plume. Rien n’était trop petit pour leur propos, ni rien trop grand.

Soudain Orlando tombait dans un de ses accès mélancoliques ; la vue de la vieille boitillant sur la glace en était peut-être la cause, ou peut-être rien ; il se jetait à plat ventre, scrutait les profondeurs de l’eau gelée, puis pensait à la mort. Oui, ce philosophe a raison qui dit que le fil d’une lame sépare à grand-peine la mélancolie de la joie ; d’ailleurs, opine-t-il encore, ce sont deux sœurs jumelles ; il en conclut donc justement que tous les sentiments extrêmes se confondent en la folie ; et nous exhorte, par voie de conséquence, à prendre refuge dans la véritable Église (à son sens l’Anabaptiste), seul havre, seul port, seul ancrage, etc., pour ceux que ballotte une telle mer.

« Tout se perd dans la mort », disait Orlando en s’asseyant, le visage voilé de tristesse. (C’est ainsi que travaillait maintenant son esprit, en violents zigzags de la vie à la mort, sans arrêts intermédiaires, et le biographe à son tour, sans se permettre aucun repos, doit voler à sa suite de toutes ses forces, soutenir cette allure de folie ardente et bizarre dans les actes, d’extravagante soudaineté dans les paroles qu’Orlando – comment le nierait-on ? – se permettait de prendre à cette époque.)

« Tout se perd dans la mort », disait Orlando en s’asseyant sur la glace. Et Sacha, qui après tout n’avait pas de sang anglais dans les veines, mais venait de Russie où les couchers de soleil sont plus longs, où les aubes sont moins soudaines, où les phrases demeurent souvent suspendues dans le doute où l’on est sur la meilleure fin, Sacha le regardait, riait peut-être de mépris car il devait lui paraître un enfant, et se taisait. Mais, à la longue, la glace sous eux se refroidissait, ce que la princesse avait en horreur : elle le forçait donc à se lever, puis parlait avec tant de charme, d’esprit, de sagesse (mais par malheur toujours en français, et le français, nul ne l’ignore, perd son parfum en traduction) qu’il en oubliait l’eau glacée, la nuit descendante, la vieille femme, ou quoi que ce fût, et soudain tentait de lui dire – plongeant et barbotant dans un flot d’images aussi surannées que les femmes qui les inspirèrent – à quoi, vraiment, elle ressemblait : à la neige, à la crème, au marbre, aux cerises, à l’albâtre, au galon doré ? À rien de tout cela. Elle était semblable au renard ou à l’olivier ; semblable aux vagues de la mer vues du sommet d’une falaise ; semblable à une émeraude ; semblable au soleil sur une colline verdoyante mais embrumée – semblable, somme toute, à rien de ce qu’il avait vu ou rencontré en Angleterre. Il avait beau mettre à sac le langage, les mots se dérobaient. Il avait besoin d’un autre paysage et d’une autre langue. L’anglais était par trop naïf, par trop candide, par trop douceâtre pour Sacha. Dans toutes les paroles de cette femme, si franches, si voluptueuses qu’elles fussent, il y avait quelque chose de caché ; dans toutes ses actions, si hardies qu’elles fussent, il y avait quelque chose de masqué. Ainsi la flamme verte semble cachée au cœur de l’émeraude, et le soleil captif au cœur de la colline. La clarté de Sacha était toute en surface ; au-dedans brûlait la flamme vagabonde. Elle jaillissait, s’éteignait ; jamais Sacha ne rayonnait avec cette honnête constance d’une Anglaise – au souvenir, pourtant, de Lady Margaret et de ses jupes, Orlando, saisi d’un transport sauvage, enlevait Sacha sur la glace, vite, vite, plus vite, jurait de galoper pour avoir cette flamme, de plonger pour avoir cette gemme, toujours, toujours, en mots haletants, avec la passion d’un poète que l’étreinte de la douleur force, pour une bonne part, à exhaler sa poésie.

Mais Sacha se taisait. Lorsque Orlando avait fini de lui dire qu’elle était un renard, un olivier, une colline verdoyante, et de lui rapporter toute l’histoire de sa famille, – sa maison, lui disait-il, était une des plus anciennes d’Angleterre ; ses ancêtres étaient venus avec les Césars de Rome où ils avaient gardé le droit de descendre le Corso (la principale rue) sous un palanquin frangé, privilège réservé aux hommes de sang impérial (il y avait chez lui une crédulité orgueilleuse assez plaisante) – soudain il s’arrêtait pour poser des questions : Où était sa maison, à elle ? Qui était son père ? Avait-elle des frères ? Pourquoi était-elle seule ici avec son oncle ? Elle répondait assez promptement, et pourtant on ne sait quel malaise descendait aussitôt entre eux. Peut-être, soupçonna Orlando, n’était-elle pas d’un rang aussi haut qu’elle l’eût désiré ; peut-être aussi avait-elle honte des mœurs sauvages de son peuple. Ne disait-on pas, en effet, qu’en Russie les femmes portaient la barbe ; que les hommes étaient velus de la ceinture jusqu’aux pieds ; qu’hommes ou femmes, également, s’oignaient de suif pour se garder du froid ; qu’ils déchiraient la viande avec les doigts et vivaient dans des huttes où n’importe quel gentilhomme anglais se fût fait un scrupule de loger son bétail ? Il s’abstint donc de la presser, par délicatesse. Mais, à la réflexion, ce motif de silence lui parut peu probable : car enfin, Sacha, pour sa part, n’avait pas le moindre poil au menton ; elle était habillée de velours et de perles et ses manières, à coup sûr, n’étaient pas celles d’une femme élevée dans une écurie.

Mais alors, que lui cachait-elle ? Ce doute était, sous sa passion, d’une violence extrême, comme un lit de sable mouvant sous la base d’un édifice : soudain le sable glisse, cède, et fait trembler toute la construction. Une douleur mortelle l’étreignait alors brusquement. Il éclatait d’une telle rage que Sacha ne savait comment l’apaiser. Peut-être ne désirait-elle pas l’apaiser ; peut-être, amusée par ces rages, se plaisait-elle même à les provoquer – si curieux, si oblique est le caractère moscovite !

Mais poursuivons notre récit. Un jour, Orlando et Sacha, se laissant entraîner par le plaisir du patinage, atteignirent, sur la rivière, le lieu où les navires avaient jeté l’ancre et demeuraient pris dans la glace au milieu du courant. Parmi eux était le bateau de l’Ambassade russe : l’aigle noir à deux têtes flottait à son grand mât où pendaient maintes stalactites multicolores de plusieurs toises de longueur. Sacha avait laissé à bord une partie de sa garde-robe : supposant le navire vide, tous deux montèrent sur le pont pour l’y aller chercher. Que de bons citoyens eussent trouvé là refuge avant eux n’eût pas fort étonné Orlando qui pouvait s’en rapporter là-dessus à ses propres expériences passées. C’est d’ailleurs ce qui arriva. Ils n’avaient pas fait trois pas sur le pont qu’un beau jeune homme, arraché à quelque besogne personnelle, surgit de derrière un rouleau de corde, parut dire (il parlait en russe) qu’il faisait partie de l’équipage et saurait aider la princesse dans ses recherches, alluma un bout de chandelle et disparut avec Sacha dans les profondeurs du navire.

Le temps passa. Orlando, blotti dans ses rêves, songeait aux plaisirs de la vie ; à la perle qu’il avait trouvée ; à sa rare beauté ; aux moyens de la rendre irrévocablement, indissolublement sienne. Certes, il y aurait des obstacles, de durs moments à passer. Sacha voulait vivre en Russie, parmi les rivières gelées, les chevaux sauvages, les hommes qui, disait-elle, savaient bien se trancher la gorge. À vrai dire, un paysage de sapins et de neige, une existence de débauches et de meurtres n’avaient pas pour Orlando un attrait séduisant. Rompre avec la bonne vie campagnarde, la chasse, les arbres à planter ; abandonner ses charges à la Cour ; ruiner sa carrière ; aller tirer le renne au lieu du lapin ; boire de la vodka au lieu de vin des îles ; glisser enfin dans sa manche un couteau – sans trop savoir à quel usage : de tout cela il n’avait pas la moindre envie. Il le ferait pourtant, et plus encore pour elle. Quant à son mariage avec Lady Margaret, quoiqu’il fût fixé à une huitaine, la chose était si manifestement absurde qu’il lui accorda à peine une pensée. L’abandon d’une grande dame lui attirerait les injures de sa famille, et ses propres amis le railleraient de ruiner le plus bel avenir du monde pour une femme cosaque et un désert de neige – tout cela ne pesait pas plus qu’un duvet dans la balance à côté de Sacha. À la première nuit obscure ils s’enfuiraient. Un bateau les emporterait en Russie. Telles étaient les pensées, tels étaient les projets qu’échafaudait Orlando tout en faisant les cent pas sur le pont.

Il fut réveillé par la vue, à l’ouest, du soleil pendu comme une orange sur la croix de Saint-Paul. Il avait la couleur du sang et, rapidement, descendait. Le soir allait venir. Sacha était absente depuis une heure et plus. Aussitôt saisi par les sombres pressentiments qui projetaient leur ombre sur les pensées les plus confiantes de cet amour, Orlando bondit par le chemin que le couple avait pris pour s’enfoncer dans le corps du navire ; trébucha dans la nuit parmi les barils et les coffres, enfin perçut, dans un recoin, une faible lueur : ils étaient là. Une seconde il eut la vision de leur groupe ; il vit Sacha sur les genoux du matelot ; il la vit se pencher vers lui ; il les vit s’enlacer, mais alors sa rage fut si violente que la lumière s’éteignit pour lui dans un rouge brouillard. Il poussa un tel hurlement d’angoisse que le navire entier en résonna. Sans l’intervention de Sacha, le marin, à coup sûr, eût été étouffé avant d’avoir pu tirer son coutelas. Puis une défaillance mortelle envahit Orlando : on dut l’étendre sur le parquet et lui donner du brandy à boire. Quand il eut recouvré ses sens et qu’on l’eut assis sur le pont, adossé contre un tas de sacs, il vit Sacha penchée sur lui, qui passait et repassait sans cesse devant ses regards éblouis, douce, sinueuse, comme ce renard qui l’avait mordu, tantôt caressant, tantôt accusant, au point qu’il en vint à douter du témoignage de ses yeux. Qui sait si la chandelle n’avait pas coulé, si les ombres n’avaient pas bougé ? Le coffre était lourd, disait-elle, l’homme l’aidait à le déplacer. Orlando la crut un moment. Est-on jamais sûr que la rage ne nous ait pas représenté ce qu’on craignait le plus de découvrir ? Ce fut pour éclater avec plus de colère et l’accuser de félonie l’instant d’après. À son tour alors, Sacha devint blanche ; frappa le pont du pied ; jura qu’elle partirait cette nuit même ; pria très haut ses dieux de la foudroyer si elle, une Romanovitch, s’était commise entre les bras d’un matelot vulgaire. Lorsque, en effet (après bien des efforts), Orlando put enfin se résoudre à les regarder tous les deux, il ressentit cruellement la vilenie d’une imagination qui lui avait représenté cette brute de mer tenant, dans ses pattes velues, une créature si frêle. L’homme, énorme, dressait dans ses chaussons six pieds quatre pouces de taille ; il portait aux oreilles de vulgaires anneaux de fer ; on songeait à un roitelet venant se poser sur un percheron. Orlando céda ; reprit confiance ; demanda pardon. Pourtant, lorsque, de nouveau tendres, ils redescendirent au flanc du bateau, Sacha s’arrêta, la main sur l’échelle, pour lancer en russe, dans la direction du monstre basané aux joues larges, une volée de salutations, de plaisanteries ou de mots doux. Orlando n’y put rien comprendre ; mais quelque chose dans le ton (peut-être était-ce la faute des consonnes russes) lui rappela une scène oubliée : quelques soirs auparavant il avait surpris Sacha, dans un coin, grignotant en cachette un bout de chandelle qu’elle avait ramassé par terre. On doit dire qu’il était rose ; qu’il était doré ; qu’il provenait de la table du roi ; mais c’était du suif, et elle le grignotait. N’y avait-il pas en elle, pensa-t-il, en lui tendant la main pour sauter sur la glace, quelque chose de bas, un relent vulgaire, une certaine rustauderie ? Il l’imagina à quarante ans devenue flasque, elle, aujourd’hui mince comme un roseau, et léthargique, elle, aussi vive qu’une alouette. Mais de nouveau, tandis qu’ils patinaient vers Londres, ces mauvaises pensées fondirent dans son cœur : il lui sembla qu’un grand poisson l’ayant crocheté par le nez l’entraînait dans l’eau à toute vitesse sans qu’il le voulût, et pourtant avec son consentement.

C’était un soir d’une étonnante beauté ! Tandis que le soleil s’enfonçait, tous les dômes, tous les frontons, les flèches, les tourelles de Londres levaient leur noirceur d’encre sur le rouge sauvage des nuées du couchant. Ici se dressait la croix dentelée de Charing ; là le dôme de Saint-Paul ; là le cube massif des bâtiments de la Tour ; là comme un bosquet d’arbres dépouillés de leurs feuilles – sauf un plumet demeuré à leur cime – apparaissaient les têtes fichées sur les piques de Temple Bar. Et voici que les fenêtres de l’Abbaye venaient de s’éclairer et brûlaient (selon l’imagination d’Orlando) comme un bouclier céleste et multicolore ; voici que l’occident tout entier paraissait s’ouvrir comme une fenêtre dorée avec (selon encore l’imagination d’Orlando) des troupes d’anges passant et repassant de haut en bas, de bas en haut le long des escaliers célestes, perpétuellement. Cependant Orlando et Sacha ne cessaient de patiner, semblait-il, sur des profondeurs insondables d’air, si bleue était devenue la glace ; et sa surface était à ce point lisse comme du verre qu’ils glissaient vers la Cité de plus en plus vite, de plus en plus vite, encerclés de blancs goélands qui découpaient dans l’air avec leurs ailes exactement les mêmes glissades qu’eux sur la glace avec leurs patins.

Sacha, comme pour le rassurer, était plus tendre qu’à l’ordinaire, plus exquise même. D’habitude elle parlait peu de sa vie passée, mais ce soir-là elle lui raconta comment, en Russie, pendant l’hiver, elle écoutait les loups dont le hurlement traverse les steppes, et trois fois, pour lui bien montrer, elle aboya comme les loups. Sur quoi il lui parla des cerfs dans la neige qu’on pouvait voir autour de sa propre maison ; il lui dit comment ils venaient errer dans le grand hall à la recherche d’un peu de chaleur, et comment un vieillard les y nourrissait avec des seaux de bouillie d’orge. Alors elle le loua : pour son amour des bêtes sauvages ; sa galanterie ; l’élégance de ses jambes. Ravi de ses louanges et honteux de penser à quel point il l’avait calomniée en l’imaginant sur les genoux d’un matelot vulgaire, ou encore grasse et veule à quarante ans, il lui répondit qu’il ne pouvait trouver de mots, lui, pour la louer ; pourtant il lui vint aussitôt à l’esprit qu’elle était pareille au printemps, à l’herbe verte et aux eaux bondissantes, et, la serrant plus étroitement encore, il l’emporta d’un seul élan jusqu’au milieu de la rivière avec tant de force que les goélands et les cormorans s’élancèrent à leurs côtés. Lorsque enfin il s’arrêta, l’haleine coupée, elle lui dit avec un doux halètement qu’il était semblable à un arbre de Noël paré de millions de chandelles (comme on en voit en Russie) et chargé de globes jaunes ; incandescent ; assez clair pour illuminer toute une rue ; car (ainsi qu’on pouvait traduire cette image) avec ses joues éclatantes, ses boucles sombres, son habit pourpre et noir, il paraissait brûler d’une radiation propre jaillie de quelque lampe intérieure.

Hormis le rouge des joues d’Orlando, toute couleur, bientôt, s’éteignit. La nuit vint. À la lumière orangée du couchant qui s’évanouit succéda la prodigieuse lueur dure et blanche qui montait des torches, des feux de joie, des flambeaux échevelés, de tout ce qu’on avait mis là pour illuminer la rivière. Ce fut la plus étrange des transformations. Des églises, des palais de gentilshommes dont les façades étaient construites en pierres blanches, se réduisirent à des stries, à des tachetures éparses et comme flottant dans les airs. De Saint-Paul en particulier, rien ne demeura qu’une croix dorée. L’Abbaye apparut, semblable au squelette gris d’une feuille. Une émaciation, une transmutation recréaient toute chose. Lorsque les patineurs approchèrent du lieu du carnaval, une note profonde, comme tirée d’un diapason, les atteignit, roula, retentit de plus en plus forte jusqu’à éclater en un grondement. De temps à autre, une grande clameur suivait dans l’air l’envol d’une fusée. Peu à peu ils purent distinguer de petits personnages qui se séparaient de la vaste foule, entrecroisaient leurs va-et-vient comme des cousins à la surface d’une rivière. Au-dessus et autour de ce cercle brillant pesait, comme une jatte d’ombre, la nuit d’hiver profonde et noire. Dans cette ombre, soudain, s’élevèrent, avec des pauses qui tenaient l’attention suspendue et les bouches ouvertes, des floraisons de fusées, des croissants, des serpents, une couronne. Un instant les bois et les collines lointaines prirent le vert d’un jour d’été ; l’instant suivant, tout était encore hiver et ténèbres.

Cependant Orlando et la princesse étaient parvenus tout près de l’enceinte royale. Ils trouvèrent le chemin barré par une grande populace qui se pressait et s’approchait autant qu’elle l’osait de la corde de soie. Détestant de rompre une intimité si douce pour affronter de nouveau les yeux aigus qui le guettaient, le couple s’attarda dans la foule, bousculé par un flot d’apprentis, de tailleurs, de poissonnières, de maquignons, de braconniers, d’étudiants affamés, de servantes en serre-tête, de marchands d’oranges, de valets d’écurie, de graves citoyens, de truands de taverne, et par un grouillement de jeunes maroufles comme il en rôde toujours aux lisières d’une foule, hurlant et se poursuivant à quatre pattes entre les pieds des assistants. À vrai dire, toute la racaille des rues de Londres était là, raillant, jouant et gigotant, jetant les dés, disant la bonne aventure, poussant, chatouillant, pinçant, éclatant ici de gaieté, là de hargne ; les uns avec la bouche ouverte d’un pan, d’autres avec autant de révérence que des corbeaux sur un pignon ; tous aussi diversement accoutrés que le permettaient leur bourse ou leur condition, ici de fourrure et de drap, là de haillons, les pieds seulement gardés de la glace par un torchon noué aux chevilles. La plus grande presse semblait être devant une sorte de baraque ou d’estrade analogue à notre Guignol où l’on jouait quelque chose comme une pièce de théâtre. Un homme noir agitait les bras et vociférait. Une femme vêtue de blanc gisait sur un lit. Si grossière que fût cette représentation où les acteurs entraient en scène et en sortaient, non sans trébucher quelquefois, par un escabeau de deux marches, où le public frappait du pied, sifflait, et pendant les moments d’ennui jetait à l’avidité d’un chien des peaux d’orange sur la glace, cependant l’étonnante, sinueuse mélodie des mots émut Orlando comme une musique. Prononcés avec une rapidité extraordinaire et une audacieuse agilité de langue qui lui rappelaient les chants de marins dans la brasserie en plein air de Wapping, les mots, même privés de sens, étaient pour lui comme du vin. De temps en temps, par-dessus la glace, venait à lui une seule phrase qui était comme arrachée des profondeurs de son âme. La frénésie du Maure lui parut être sa propre frénésie, et lorsqu’il étrangla la femme dans son lit, ce fut Sacha qu’Orlando tua de ses propres mains.

Enfin la pièce s’acheva. Tout était devenu sombre. Les larmes ruisselaient sur ses joues. Lorsqu’il plongea son regard dans le ciel, il ne vit là que ténèbres. La ruine et la mort, pensa-t-il, recouvrent tout. La vie de l’homme aboutit à la tombe. Les vers nous dévorent.

Il me semble être dans la nuit d’une énorme éclipse

De soleil et de lune où tout le globe épouvanté

Hurle d’effroi…

Au moment où il disait cela, une étoile un peu blafarde se leva dans sa mémoire. La nuit était sombre, une nuit de poix ; mais c’était une nuit semblable(1) qu’ils avaient jusqu’ici attendue ; c’était par une nuit semblable qu’ils avaient médité de fuir. Il se souvint de tout. Le moment était venu. En une explosion passionnée, il étreignit Sacha, siffla dans son oreille : « Jour de ma vie. » C’était leur signal. À minuit, ils se retrouveraient devant une auberge près de Blackfriars. Des chevaux les attendaient là. Tout était prêt pour leur fuite. Ainsi ils se séparèrent, elle allant vers sa tente, lui vers la sienne. Il s’en fallait encore d’une heure que ce fût le moment.

Longtemps avant minuit, Orlando attendait déjà. La nuit était d’un noir si absolu qu’un homme y surgissait soudain sans qu’on ait pu le voir – circonstance favorable en somme – mais elle était aussi d’un calme à ce point solennel que le sabot d’un cheval ou le cri d’un enfant y résonnait jusqu’à un demi-mille. Plus d’une fois, Orlando, tandis qu’il arpentait la petite cour de l’auberge, retint le battement de son cœur au pas lourd de quelque bidet sonnant sur le cailloutis du chemin, ou au bruissement d’une robe. Mais ce n’était rien qu’un passant attardé qui rentrait chez lui ou quelque femme du quartier poursuivant une promenade nocturne moins innocente. Ils passaient, et la rue retombait à une immobilité plus lourde encore. Les lumières brûlant aux rez-de-chaussée des masures étroites où les pauvres s’entassaient en désordre, montèrent dans les chambres, puis, une à une, s’éteignirent. Les lanternes de rues, dans ces parages, étaient au moins rares, et la négligence du veilleur de nuit supportait maintes fois de les voir s’éteindre bien longtemps avant l’aube. Aussi l’ombre devint plus profonde que jamais. Orlando considéra la mèche de son fanal, révisa la sangle de sa selle, chargea ses pistolets, examina ses arçons ; quand il eut fait chacune de ces actions une douzaine de fois, il ne trouva plus rien qui réclamât ses soins. Encore vingt minutes avant minuit : il ne put se décider pourtant à entrer dans la salle de l’auberge ; l’hôtesse y servait toujours du xérès et la plus basse sorte de vin des Îles à quelques loups de mer qui, chaque soir, ne cessaient de brailler leurs refrains en canon et de raconter leurs histoires de Drake, Hawkins ou Grenville, qu’au moment où, s’écroulant soudain de leurs bancs, ils roulaient endormis sur le sol sablé. L’ombre était plus compatissante au cœur d’Orlando violent et gorgé de passion. Il tendait l’oreille au moindre pas, interprétait le moindre bruit. Chaque cri aviné, chaque plainte échappée à un misérable gisant sur sa paille ou quelque autre lit d’infortune, tranchaient son cœur à vif, l’inquiétaient comme des présages néfastes. Ce n’est pas qu’il craignît pour Sacha. Son courage réduisait à rien l’aventure. Elle allait venir seule, vêtue de culottes et d’un manteau, bottée comme un homme. Si léger était son pas qu’on l’entendrait à peine, même dans ce silence.

Ainsi Orlando attendait dans la nuit. Soudain il fut frappé au visage par un soufflet moelleux, lourd pourtant, sur le côté de la joue. Si tendue était son attente qu’il sursauta et mit la main à son épée. Le soufflet se répéta douze fois sur son front, sur ses joues. Le froid sec avait duré si longtemps qu’il fallut une minute à Orlando pour comprendre que c’étaient là des gouttes d’eau. Ces soufflets étaient les soufflets de la pluie. Les gouttes, d’abord, tombèrent lentement, calmement, une à une. Mais bientôt les six devinrent soixante, puis six cents ; enfin, elles se ruèrent ensemble en une lourde trombe d’eau. On eût dit que le ciel massif, solide, venait de s’écrouler soudain en cataracte. En cinq minutes, Orlando fut trempé jusqu’aux os.

En hâte il mit les chevaux à l’abri et se réfugia lui-même sous le linteau de la porte d’où il pouvait encore surveiller la cour. L’air était maintenant plus épais que jamais, et un tel sifflement, un tel roulement s’élevaient de l’averse, qu’aucun pas d’homme ni de bête n’aurait pu le couvrir. Les routes défoncées allaient être noyées, peut-être impraticables, mais c’est à peine s’il accorda une pensée à ce nouvel obstacle apporté à leur fuite. Toute son attention domptée, ployée dans l’attente de Sacha, était fixée sur le sentier pavé que la lueur de sa lanterne faisait luire. Quelquefois, dans l’ombre, il lui semblait la voir apparaître tout enveloppée des rayures de la pluie. Mais bientôt le fantôme s’évanouissait. Soudain, avec une voix terrible et pleine de menaces, une voix gonflée d’horreur et d’alarme qui crispa toute l’âme d’Orlando d’un frisson angoissé, l’horloge de Saint-Paul frappa le premier coup de minuit. Quatre fois encore elle sonna sans remords. Avec la superstition d’un amoureux, Orlando avait décidé qu’au sixième coup Sacha viendrait. Mais le sixième coup roula au loin en écho, puis le septième vint, et le huitième ; pour son esprit craintif, ils éclatèrent d’abord comme une annonce, puis comme une proclamation de désastre de mort. Quand le douzième coup retentit, Orlando comprit que son destin était scellé. C’est en vain que l’esprit de raison en lui raisonnait : elle pouvait être en retard ; elle pouvait avoir été retenue ; elle avait peut-être perdu sa route. Le cœur sensible et passionné d’Orlando connaissait la vérité. D’autres horloges tintèrent, grêles ou graves, l’une après l’autre. Le monde entier semblait carillonner qu’elle l’avait trahi, qu’il avait été bafoué. Les vieux soupçons souterrains, toujours à l’œuvre chez Orlando, bondirent soudain à découvert. Il se sentit mordu par un grouillement de serpents, tous plus venimeux les uns que les autres. Il restait debout sur le seuil, sans bouger, sous l’averse. Seulement, à mesure que les minutes passaient, il fléchit un peu les genoux. La trombe d’eau ruisselait toujours. Au plus épais de son grondement résonnaient, semblait-il, les coups de lourds canons. On entendait des bruits énormes comme si, quelque part, de grands chênes se fussent rompus, écartelés ; des cris sauvages s’élevaient, de terribles grognements inhumains. Orlando resta immobile jusqu’au moment où l’horloge de Saint-Paul sonna deux heures. Alors, criant de toute sa voix avec une ironie terrible et toutes dents dehors : « Jour de ma vie ! » il envoya s’écraser sa lanterne sur le sol, enfourcha son cheval, et partit au galop sans savoir où.

Un instinct aveugle, sans doute, (car il avait cessé de pouvoir raisonner), lui fit prendre la rive du fleuve dans la direction de la mer. Lorsque l’aube éclata, ce qu’elle fit avec une étrange soudaineté, le ciel devenant brusquement d’un jaune pâle et la pluie s’arrêtant presque, il se trouva sur les bords de la Tamise au-delà de Wapping. Alors le spectacle le plus extraordinaire s’offrit à sa vue. Là où depuis trois mois et plus on n’avait rien vu que de la glace solide, si épaisse qu’elle avait pris la permanence de la pierre et que sur ce dallage toute une cité joyeuse s’était élevée, des flots jaunâtres se ruaient maintenant en désordre. Le fleuve avait recouvré sa liberté dans la nuit. On eût dit qu’une source de soufre bouillant (explication à quoi plusieurs philosophes inclinèrent) avait jailli des régions volcaniques internes et fait éclater la glace avec tant de violence qu’elle en avait ensuite furieusement écarté et balayé les blocs massifs. Un simple coup d’œil jeté sur l’eau suffisait à donner le vertige. Tout n’y était que tumulte et chaos. La rivière était jonchée d’icebergs – les uns aussi larges qu’une pelouse et aussi hauts qu’une maison, d’autres pas plus gros qu’un chapeau, mais, en revanche, merveilleusement contournés. Tantôt, descendait au fil du courant un convoi entier de blocs qui coulaient tout ce qu’ils heurtaient sur leur passage. Tantôt, tourbillonnant et se tordant comme un serpent torturé, la rivière semblait se débattre et se blesser contre tant de débris, les fouettait d’une rive à l’autre avec tant de force qu’on les entendait s’écraser contre les quais de pierre ou les piles des ponts. Mais le plus horrible, le plus terrifiant était la vue des créatures humaines qui avaient été prises au piège dans la nuit, et qui, maintenant, arpentaient leurs îles fragiles et tourbillonnantes dans la plus épouvantable des agonies mentales. Qu’ils choisissent de sauter dans les flots ou de rester sur la glace, dans les deux cas leur perte était certaine. Tantôt une véritable grappe de ces pauvres créatures descendait le fleuve sur un même bloc, les unes à genoux, d’autres allaitant leurs enfants ; un vieillard paraissait lire à haute voix dans un livre sacré. Tantôt, et ce destin était peut-être le plus affreux, un misérable chevauchait seul son étroit glaçon. Tandis que le flot les balayait vers la mer, on pouvait entendre leurs vains appels, les cris sauvages des pécheurs qui confessaient leurs fautes, promettaient de s’amender, faisaient le vœu d’élever des autels, de donner toutes leurs richesses si Dieu voulait bien les entendre. D’autres étaient à ce point stupéfiés par la terreur qu’ils restaient assis, immobiles, muets, le regard fixé devant eux. Une bande de jeunes mariniers ou de postillons, à en juger par leurs livrées, braillaient et clamaient les plus infâmes chansons bachiques, comme par bravade : ils s’écrasèrent contre un arbre et coulèrent avec des blasphèmes sur les lèvres. Un vieux gentilhomme – comme l’attestaient son habit fourré et sa chaîne d’or – sombra non loin d’Orlando en appelant la vengeance sur les rebelles irlandais : eux seuls, cria-t-il avec son dernier souffle, avaient tramé ce complot démoniaque. Beaucoup périrent en étreignant un pot d’argent ou quelque autre trésor, et une douzaine de gueux au moins se noyèrent par cupidité en plongeant de la rive plutôt que de laisser échapper un gobelet ou disparaître une robe fourrée. Des meubles, en effet, des valeurs, des objets de toutes sortes étaient emportés sur les icebergs. Parmi cent spectacles étranges, on put voir une chatte nourrissant sa portée ; une table somptueusement servie pour un souper de vingt personnes ; un couple au lit ; pêle-mêle avec une extraordinaire quantité d’ustensiles de cuisine.

Étonné, atterré, Orlando, pendant quelques instants, ne put rien que considérer l’effrayante ruée des eaux qui roulaient à ses pieds. Enfin, avec l’air de se souvenir, il éperonna son cheval et galopa durement sur la rive dans la direction de la mer. Contournant une courbe de la rivière, il arriva devant la crique où, voici deux jours, les vaisseaux des Ambassadeurs paraissaient pris dans les glaces pour l’éternité. En hâte il les compta ; le Français, l’Espagnol, l’Autrichien, le Turc. Tous flottaient encore, quoique le Français eût brisé ses amarres et que le vaisseau turc fît eau, rapidement, par une brèche dans son flanc. Mais le vaisseau russe fut introuvable. Un instant, Orlando le crut coulé ; mais, en se dressant sur ses étriers et en abritant de sa paume ses yeux qui avaient le regard aigu du faucon, il découvrit enfin, à l’horizon, la forme d’un navire. Les aigles noirs flottaient au mât de misaine. Le vaisseau de l’Ambassade moscovite fuyait vers la pleine mer.

Orlando se jeta à bas de son cheval, s’élança, dans sa rage, comme pour un corps à corps avec les flots. Debout, dans l’eau jusqu’au genou, il hurla vers la femme infidèle toutes les insultes qu’on a toujours prodiguées à ce sexe. Infidèle, inconstante, volage, cria-t-il ; démon, femme adultère, félonne ; et les eaux tourbillonnantes s’emparèrent de ses paroles et rejetèrent à ses pieds un pot brisé et un petit fétu de paille.

II

Nous nous trouvons ici devant une difficulté : autant l’avouer franchement, sans palabres. Jusqu’à ce point dans l’histoire d’Orlando, des documents, privés ou historiques, nous ont permis de remplir le premier devoir d’un biographe qui est de placer ses pieds avec exactitude dans les pas indélébiles de la vérité, sans un coup d’œil à droite ou à gauche ; sans caprice coupable pour les fleurs ; sans égard pour les fantaisies de l’ombre ; un pied après l’autre, méthodiquement, jusqu’au moment où il choit en plein dans la fosse de son héros et peut écrire « FIN » sur la pierre tombale au-dessus de sa tête. Or, voici devant nous un épisode qui, proprement, nous barre le chemin : impossible de l’ignorer. Il est sombre, mystérieux ; nous ne possédons à son sujet aucun document ; il serait vain, par suite, de chercher à se l’expliquer. Sur son interprétation on pourrait écrire des volumes ; sur sa signification on pourrait fonder des systèmes religieux entiers. Notre devoir strict est de noter ici les faits pour autant qu’ils sont assurés : le lecteur en fera, pour lui, ce qu’il pourra.

Dans l’été qui suivit cet hiver fameux par ses désastres, le gel, l’inondation, la mort de milliers de créatures et l’écroulement des espoirs d’Orlando – car on le vit exilé de la Cour ; tenu en profonde disgrâce par les plus grands noms de ce temps ; en butte au trop juste courroux des Desmond d’Irlande et du roi lui-même qui avait, par ailleurs, assez d’ennuis avec les Irlandais pour ne pas mal goûter cette nouvelle histoire, – en cet été donc, Orlando fit retraite dans sa grande maison, à la campagne, et vécut là dans une solitude totale. Un matin de juin – c’était le dix-huit, un samedi – il ne se leva pas à son heure habituelle ; son valet de chambre, qui vint l’appeler, le trouva profondément endormi. On ne put l’éveiller. Il gisait, comme évanoui, sans respiration perceptible. La meute qu’on amena japper sous ses fenêtres, les cymbales, les tambours et les castagnettes d’os battant nuit et jour dans sa chambre ; une touffe entière de bruyère sous son oreiller ; des emplâtres de moutarde aux pieds, rien n’y fit : il refusa de s’éveiller, ne prit aucune nourriture et ne donna pas signe de vie de sept jours pleins. Le septième jour il s’éveilla à son heure habituelle (huit heures moins le quart, exactement). Son premier soin fut de flanquer à la porte de sa chambre la garnison de sorcières et de pleureuses qui miaulaient comme autant de chats ; à cela rien d’étonnant ; mais l’étrange fut qu’il ne montra pas la moindre conscience de sa léthargie. Il s’habilla, fit seller son cheval comme s’il s’éveillait d’un somme ordinaire. Quelque révolution, pourtant, soupçonna-t-on, devait s’être accomplie dans sa cervelle, car, avec le jugement le plus droit et des manières plus graves et plus rassises qu’auparavant, il semblait ne plus avoir qu’un souvenir imparfait de sa vie passée. Lorsqu’on parlait devant lui de Grand Gel, du Carnaval ou de patinage, il écoutait, mais sans jamais témoigner en rien, sinon en passant la main sur son front comme pour en chasser quelque nuage, qu’il y eût assisté lui-même. Quand les événements des derniers mois venaient en discussion, Orlando semblait ressentir moins de chagrin que d’embarras, avec l’attitude d’un homme que troublent des souvenirs vagues et très lointains, ou même qui cherche à se rappeler une histoire qu’il a jadis entendu dire à un autre. On observa que les mots de Russie, de princesse ou de navire le faisaient tomber dans une gêne mélancolique, qu’aussitôt il allait regarder à la fenêtre, sifflait un de ses chiens ou sculptait avec son couteau un morceau de cèdre quelconque. Les médecins n’étaient guère plus sages qu’aujourd’hui, et après lui avoir prescrit le repos et l’exercice, le jeûne et la suralimentation, la société et la solitude ; après lui avoir ordonné de rester couché tout le jour et de couvrir quarante milles au galop entre le déjeuner et le dîner, sans préjudice des sédatifs et des excitants ordinaires compliqués, à leur fantaisie, de bave de lézard caillée le matin et d’un grand trait de fiel de paon au moment de se mettre au lit, ils l’abandonnèrent, déclarant, qu’à leur avis, il avait fait un somme d’une semaine.

Un somme ? Soit. Mais alors, de quelle nature sont ces sommes ? Voilà ce que nous ne pouvons nous empêcher de demander. Sont-ils des mesures de sauvegarde – des léthargies où les souvenirs les plus amers, les événements qui brisent à jamais une vie, balayés par une aile sombre, perdent soudain leur dureté, se dorent, prennent, même les plus laids, même les plus vils, un certain lustre, une certaine incandescence ? Faut-il que le doigt de la mort, de temps à autre, se pose sur le tumulte de la vie pour l’empêcher de nous foudroyer ? Sommes-nous ainsi faits qu’il nous faille boire la mort à petites doses, quotidiennement, pour garder la force de vivre ? Et dans ce cas, quels étranges pouvoirs sont-ce là, qui fouillent jusqu’au plus secret de notre être, transmutent nos biens les plus précieux sans nul souci de notre assentiment ? Orlando, épuisé par l’extrême de sa souffrance, mourut-il pour une semaine et ressuscita-t-il ensuite ? Et s’il en est ainsi, de quelle nature est la mort, et de quelle nature est la vie ? Ayant attendu plus d’une demi-heure une réponse à ces questions et n’en voyant venir aucune, continuons notre récit.

Orlando s’adonna donc à une vie d’extrême solitude. Sa disgrâce à la Cour et la violence de sa douleur en furent sans doute la raison première ; mais comme il ne fit rien pour se défendre, et comme, d’autre part, il n’invita presque personne à le venir voir (et bien des amis l’eussent fait de bonne grâce), il faut croire que cet isolement dans la vaste maison paternelle fut, à ce moment, de son goût. Il choisit d’être solitaire. À quoi il dépensait son temps, nul ne le sut jamais au juste. Les serviteurs, dont il avait gardé une suite complète (quoique le plus clair de leur travail fût d’épousseter des pièces vides et de tapoter les édredons sur des lits où l’on ne couchait pas), assis le soir devant leurs pâtés et leur ale, suivaient des yeux, dans l’ombre, une lumière qui parcourait les galeries, traversait les immenses halls, montait le long des escaliers, pénétrait en haut dans les chambres : c’était leur maître qui errait tout seul dans la maison. Personne n’eût osé le suivre, car, d’abord, une merveilleuse variété de spectres hantait cette demeure ; puis, elle était si vaste qu’on pouvait aisément y perdre son chemin, se rompre le cou dans un escalier dérobé, ou encore ouvrir une porte qui, si le vent soufflait, se rabattait sur vous pour l’éternité – accident qui n’était pas rare comme le prouvaient les squelettes d’hommes ou d’animaux qu’on découvrait souvent dans des attitudes d’agonie atroce. Mais la lumière avait disparu : alors Mrs. Grimsditch, l’intendante, devant Mr. Dupper, le chapelain, faisait le vœu que Sa Seigneurie ne fût pas tombée dans quelque méchante aventure. Mr. Dupper était sûr, lui, que Sa Seigneurie priait, agenouillée parmi les tombes de ses ancêtres, dans la chapelle qui donnait sur la cour du billard, à huit cents mètres de là, dans l’aile sud. Car Elle avait, craignait Mr. Dupper, maint péché sur la conscience ; à quoi Mrs. Grimsditch répliquait assez aigrement qu’Elle n’était pas seule dans ce cas ; et Mrs. Stewkley, et Mrs. Field, et Carpenter la vieille nourrice, toutes élevaient leur voix à la louange de Sa Seigneurie ; les valets et les garçons juraient qu’il était pitoyable de voir se traîner par toute la maison un si beau gentilhomme qui pourrait chasser le renard et courre le cerf ; et même les petites lavandières, les souillons de cuisine, les Judy et les Faith qui s’affairaient autour des pâtés et des pots, jetaient bien haut leur témoignage flûté en faveur de Sa Galante Seigneurie ; on n’avait jamais vu un meilleur maître, plus libéral de ces brimborions d’argent qui servent aux filles à fixer un nœud de satin ou à planter une devise dans leur chevelure ; il n’était pas jusqu’à la moricaude (on l’appelait Grâce Robinson pour essayer d’en faire une chrétienne) qui, comprenant de quoi il s’agissait, ne convînt que Sa Seigneurie était un élégant, plaisant et bien cher gentilhomme, de la seule façon qui fût au pouvoir d’une moricaude, je veux dire en ouvrant sur toutes ses dents le plus large sourire. En somme, tous les serviteurs de la maison, hommes ou femmes, vouaient à Orlando le plus haut respect et maudissaient la princesse étrangère (ils usaient de mots plus grossiers), cause de son infortune.

Lorsque Mr. Dupper se persuadait que Sa Seigneurie priait en sûreté parmi les tombes, la couardise et une certaine tendresse pour l’ale chaude n’étaient sans doute pas étrangères à une certitude qui le dispensait de toute recherche : n’empêche qu’il pouvait bien avoir raison tout de même. Orlando trouvait maintenant un charme étrange aux pensées de mort et de corruption, et, lorsqu’il avait cheminé longtemps par les galeries et les salles de bal, un chandelier à la main, illuminant l’un après l’autre les portraits suspendus comme pour y chercher une ressemblance introuvable, il allait s’asseoir dans l’église, au banc de famille et, pendant des heures, en tête-à-tête avec une chauve-souris ou quelque papillon tête-de-mort, il regardait s’agiter les banderoles et trembloter le clair de lune. Mais ce n’était pas encore assez : il lui fallait descendre dans la crypte, où gisaient, au fond de cercueils empilés les uns sur les autres, dix générations de ses ancêtres côte à côte. Comme on entrait là rarement, les rats avaient grignoté le plomb des cercueils à leur aise : un fémur parfois accrochait le manteau d’Orlando, et parfois le crâne d’un vieux Sir Malise, roulant sous son pied, s’écrasait. C’était un sinistre sépulcre. En le faisant ainsi creuser profondément sous les fondations de sa demeure, peut-être le premier Sire de la famille, venu de France avec le Conquérant, avait-il voulu témoigner que toute pompe est bâtie sur de la corruption ; que notre chair couvre un squelette ; qu’après avoir chanté et ballé ci-dessus, un jour nous gisons ci-dessous ; que l’écarlate du velours se résout enfin en poussière ; que l’anneau (ici Orlando, inclinant sa lanterne, ramassait une bague d’or aux griffes vides : la pierre avait roulé dans quelque coin) perd son rubis, et que l’œil si brillant cesse un jour de luire. « Rien ne demeure de tous ces Princes », disait Orlando, en se laissant aller à une exagération bien pardonnable de leur rang, « rien qu’une phalange », et, prenant la main d’un squelette dans la sienne, il en faisait jouer les articulations. « De qui fut cette main ? » demandait-il encore. « Était-ce la droite ou la gauche ? La main d’un homme ou d’une femme, d’un vieillard ou d’un adolescent ? Avait-elle guidé le palefroi, ou piqué l’aiguille ? Avait-elle cueilli la rose ou étreint le froid acier ? Avait-elle… » mais ici l’invention lui faisait défaut, ou plutôt lui fournissait tant d’exemples de ce qu’une main peut faire, qu’à son habitude il reculait devant la coupure, besogne essentielle du styliste, et remettait ces os avec les autres en pensant à certain écrivain nommé Thomas Browne, un docteur de Norwich, dont les écrits sur des sujets semblables l’intéressaient prodigieusement.

Ainsi, sa lanterne à la main, après avoir vérifié que tous les ossements étaient en ordre – car si Orlando était romanesque il était aussi singulièrement méthodique et ne détestait rien tant qu’une pelote de ficelle sur le sol, à plus forte raison le crâne d’un ancêtre – il retournait à son étrange et mélancolique cheminement le long des galeries, à sa manie de rechercher on se sait quoi dans les tableaux, jusqu’au moment où le saisissait une véritable crise de larmes devant une scène de neige d’un peintre flamand inconnu. Il lui semblait à cet instant que la vie ne valait plus la peine d’être vécue. Oubliant les os des ancêtres, oubliant que la vie a pour base une tombe, il s’arrêtait longtemps, secoué de sanglots, éperdu de désir pour une femme en culotte russe avec des yeux obliques, une bouche boudeuse et des perles autour du cou. Elle était partie. Elle l’avait abandonné. Il ne la verrait jamais plus. À cette idée, il sanglotait. Et, sanglotant, il revenait chez lui ; et Mrs. Grimsditch, en voyant de nouveau s’allumer sa fenêtre, ôtait la chope de ses lèvres, louait Dieu d’avoir fait rentrer Sa Seigneurie saine et sauve chez Elle ; car, tout ce temps, elle l’avait crue vilainement assassinée.

Orlando, alors, attirait son fauteuil près de la table ; ouvrait les œuvres de Sir Thomas Browne et se mettait à explorer l’anatomie délicate d’une des méditations les plus longues et les plus merveilleusement contournées du docteur.

Car – bien qu’un biographe ne trouve pas profit à s’étendre sur de telles matières, je dirai cependant ici que les lecteurs qui ont su jouer leur rôle, et, sur de simples indications jetées çà et là, induire le domaine et la circonférence d’une vie ; les lecteurs qui savent entendre, dans ce que nous leur murmurons à peine, la voix même d’un personnage ; qui savent voir, souvent quand nous n’en disons rien, son exacte apparence ; qui lisent comme à livre ouvert dans sa pensée sans qu’un seul mot de nous les guide – et c’est pour de tels lecteurs que nous écrivons – ceux-là doivent distinguer clairement de quelles humeurs très diverses était curieusement mêlée la complexion d’Orlando ; comme il combinait en lui la mélancolie, l’indolence, l’auteur, la passion de la solitude, pour ne rien dire des méandres et des subtilités marqués dès la première page de ce livre, où nous l’avons vu s’escrimer contre une tête de nègre ; la faire rouler ; la rependre, chevaleresque, hors de portée, pour s’asseoir, à la fin, devant la fenêtre, avec un livre. Ce goût des livres était en lui des plus anciens. Enfant, un page le trouvait quelquefois à minuit son livre encore à la main. On lui ôtait son chandelier : il élevait des vers luisants en guise de chandelles. On lui ôtait ses vers luisants : il manquait mettre le feu à la maison avec une mèche d’amadou. Avec le style ramassé du biographe, qui laisse au romancier le soin de déplisser minutieusement la soie des âmes, nous dirons qu’Orlando, ce gentilhomme, était touché du mal de la littérature. Bien des hommes de son époque, et plus encore de son rang, échappèrent à cette infection et se rendirent ainsi libres de courir, de chevaucher ou de faire l’amour suivant leur bon plaisir. Mais quelques-uns furent infectés dès l’enfance par un germe, né, dit-on, du pollen de l’asphodèle, porté par le vent de Grèce ou d’Italie, et d’une nature si virulente qu’il faisait trembler la main prête à frapper, voilait le regard qui cherchait sa proie et faisait bégayer la langue dans l’aveu de son amour. Ce mal, par un venin funeste, substituait un fantôme au réel ; la fortune avait tout donné à Orlando – vaisselle, linge, maison, serviteurs, tapis, lits à profusion – et il lui suffisait d’ouvrir un livre pour que cette énorme accumulation de richesses se fondît en brouillard. Les neuf acres de pierre qui formaient sa maison s’évanouissaient ; ses cent cinquante domestiques disparaissaient ; ses quatre-vingts chevaux de selle devenaient invisibles ; il serait trop long de compter les tapis, sofas, harnachements, porcelaines de Chine, vaisselle, huiliers, réchauds et autres biens meubles, souvent d’or massif, qui s’évaporaient sous l’influence du miasme comme une brume sur la mer. C’est un fait : Orlando lisant demeurait seul, tout nu.

Le mal gagna, dans cette solitude, rapidement sur lui. Il lisait souvent six heures encore après la nuit close ; et lorsqu’on venait prendre ses ordres pour le bétail qu’il fallait abattre, l’orge qu’il fallait moissonner, il repoussait son in-folio avec l’air de ne rien comprendre à la question. Mauvais signe : le fauconnier Hall, le palefrenier Gilles, Mrs. Grimsditch l’intendante, Mr. Dupper le chapelain en avaient le cœur fendu. Ils disaient : Un beau gentilhomme comme lui n’a pas besoin de livres. Ils disaient : Qu’il laisse donc les livres aux perclus et aux agonisants. Mais on n’avait pas vu le pire. Quand cette peste de lecture s’est emparée d’un homme, elle l’affaiblit tant qu’il devient une proie facile pour l’autre fléau – celui qui se tapit au fond de l’encrier et purule au bout de la plume. Le malheureux est pris de la rage d’écrire. C’est un mal assez affligeant, déjà, pour le misérable qui n’a rien à lui que sa chaise et sa table branlantes sous un toit crevassé – mais, après tout, celui-là n’a guère à perdre ; – le destin, par contre, d’un homme riche qui possède des maisons, du bétail, des servantes, des ânes et du linge, et qui pourtant écrit des livres, est vraiment à faire pitié. La saveur de ses biens lui devient étrangère ; il est piqué de pointes rougies ; la vermine le ronge. Il donnerait jusqu’à son dernier sou (telle est la malignité de ce miasme !) pour écrire un seul petit livre et illustrer son nom ; mais en vain, tout l’or du Pérou ne saurait acheter pour lui le trésor d’un vers bien tourné. Il languit donc ; il s’étiole ; il se fait sauter la cervelle, le visage contre le mur. Peu lui importe dans quelle attitude on le trouve. Il a passé les grilles de la Mort, connu les flammes de l’Enfer.

Orlando, par bonheur, était d’une constitution robuste. Le mal (pour des motifs que nous allons donner) ne le mit jamais aussi bas que maint de ses pairs. Il en fut seulement fort ébranlé comme le montrera la suite. En effet, lorsqu’il avait lu pendant une heure ou deux Sir Thomas Browne et que le bramement d’un cerf ou l’appel du veilleur nocturne l’assuraient que la nuit était à son point mort, que tout dormait autour de lui, il traversait sa librairie, prenait dans sa poche une clef d’argent et venait ouvrir, dans un coin, les portes d’un grand cabinet marqueté ; cinquante tiroirs en bois de cèdre s’alignaient à l’intérieur : chacun d’eux portait sur une étiquette un titre tracé avec soin de la main d’Orlando. Lequel ouvrir ? L’un annonçait La Mort d’Ajax, l’autre La Naissance de Pyrame, un autre Iphigénie en Aulide, un autre La Mort d’Hippolyte, un autre Méléagre, un autre Le Retour d’Ulysse – en fait il n’y avait peut-être pas un seul tiroir qui n’évoquât un personnage de l’antiquité à un moment critique de sa carrière. Dans chaque tiroir gisait un document de dimensions considérables entièrement écrit de la main d’Orlando. Il faut dire à la vérité qu’Orlando, depuis fort longtemps, souffrait du mal d’écrire. Jamais enfant ne mit à mendier des bonbons ou des pommes l’insistance qu’Orlando avait mise à réclamer du papier ou de l’encre. Il fuyait la conversation et les jeux pour aller se blottir, un encrier de corne dans une main, une plume dans l’autre, et sur son genou un rouleau de papier, derrière des rideaux, au fond des oratoires secrets(2) ou dans la penderie (attenante à la chambre de sa mère) qui avait un grand trou dans le plancher et une horrible odeur de fiente d’étourneau. C’est ainsi qu’il avait amassé, avant d’atteindre vingt-cinq ans, environ quarante-sept manuscrits – pièces de théâtre, récits, romans ou poèmes ; en prose, en vers, en français, en italien même, mais tous romanesques et tous fort longs. Il avait fait imprimer un de ses drames chez John Ball, à l’enseigne des Plumes et de la Couronne, en face de Saint-Paul’s Cross, Cheapside. Mais, quoique la vue de ce livre lui donnât un plaisir extrême, jamais il n’avait osé le montrer, même à sa mère : écrire, et plus encore publier, était pour un gentilhomme, il le savait bien, une faute inexpiable.

Cette nuit cependant, à l’heure la plus morte, assuré d’être seul, il choisit dans son cabinet secret deux manuscrits : l’un, épais, avait pour titre : Xénophile – tragédie en cinq actes – ou quelque chose d’approchant ; l’autre, mince, était intitulé simplement : Le Chêne. (C’était, dans le tas, le seul titre court.) Il attira vers lui l’encrier, roula la plume entre ses doigts, accomplit tous les autres rites familiers à ceux qu’afflige le vice d’écrire. Puis il s’arrêta.

Cet arrêt est, dans notre histoire, d’une importance capitale, beaucoup plus essentiel, à vrai dire, que bien des actes qui jettent les hommes à genoux et ensanglantent les rivières ; il convient par suite de nous demander pourquoi Orlando s’arrêta ainsi ; à quoi nous donnerons, après due réflexion, la réponse suivante, la Nature, qui s’est jouée de nous, humains, avec tant de bizarrerie, qui, mêlant à la diable argile, diamant, granit, arc-en-ciel, en a bourré pour nous une enveloppe maintes fois des plus incongrues, car le poète a le visage d’un boucher, le boucher, celui d’un poète ; la Nature qui se complaît à tout brouiller et barbouiller, si bien qu’aujourd’hui même (le 1er novembre 1927) nous ignorons parfaitement pourquoi nous montons un escalier ou pourquoi nous le descendons – nos mouvements les plus quotidiens sont comme la fuite d’un navire sur une mer inconnue, et quand les marins de la grande hune, pointant leur lunette vers l’horizon, demandent : « Y a-t-il, oui ou non, une terre ? » si nous sommes prophètes, nous répondons « oui », mais « non » si nous sommes sincères – la Nature (qui devra répondre de tant de choses, outre la longueur, un peu lourde peut-être, de cette phrase) s’est avisée de compliquer encore son ouvrage et d’ajouter à notre confusion, comme s’il ne suffisait pas de nous avoir bâtis d’un parfait bric-à-brac de lambeaux et de loques – le fond d’une culotte de policeman flanquée nez à nez avec le voile nuptial de la reine Alexandra – en s’imposant par-dessus le marché de ne joindre toutes ces pièces que d’une seule et très légère faufilure. La mémoire est la couturière, et certes elle ne manque pas de fantaisie. La mémoire pique son aiguille à droite, à gauche, en haut, en bas, d’ici, de là. Nous ignorons ce qui vient, ce qui suit. Le mouvement le plus commun – s’asseoir à une table, par exemple, et attirer vers soi un encrier – peut mettre en branle mille guenilles, sans lien, sans rapport entre elles, qui, soudain, vives ou sombres, flottent, ballent, plongent et volent comme sur sa corde le linge d’une famille de quatorze dans une tempête de vent. Au lieu d’être le bel ouvrage bien droit, bien massif, bien d’équerre, dont aucun homme ne pourrait rougir, la plus ordinaire de nos actions s’enfuit dans un envol de folles ailes palpitantes et un papillotement de blancheurs. Voilà pourquoi, dès qu’il eut plongé sa plume dans l’encre, Orlando vit le visage moqueur de la princesse perdue, et se posa aussitôt un million de questions qui étaient autant de flèches trempées dans le fiel. Où était-elle, et pourquoi l’avait-elle abandonné ? L’Ambassadeur était-il son oncle ou son amant ? Savait-il ? Était-il complice ? Avait-on emmené la princesse par force ? Était-elle mariée ? Était-elle morte ? Chacune des questions instillait si profondément en lui le venin que, pour donner une issue quelconque à son tourment, il enfonça rageusement sa plume dans son écritoire et fit rejaillir l’encre sur la table. À ce geste, l’explique qui pourra (et peut-être n’y a-t-il pas d’explication – la mémoire est inexplicable), aussitôt le visage de la princesse fit place à un autre fort différent. « Qui était-ce donc ? » Il dut attendre, et, une demi-minute peut-être, considérer ce nouveau portrait qui était venu simplement couvrir l’autre comme une vue de lanterne magique laisse encore transparaître celle qui précédait ; enfin il put se dire : « C’est le visage de ce gros bonhomme assez minable qui était assis dans le salon de Twitchett, il y a des années de ça, quand la vieille Reine Bess vint dîner ici ; je l’ai vu de l’escalier en passant », poursuivit Orlando qui venait de saisir au vol un nouveau lambeau chatoyant, « il était assis à la table et avait les yeux les plus extraordinaires que j’aie jamais vus ; mais qui diable était-ce ? » demanda Orlando, car la Mémoire venait juste d’ajouter, au front et aux yeux, d’abord une fraise rude et graisseuse, puis un pourpoint brun, enfin une paire de gros souliers comme les bourgeois en portent dans Cheapside. « Pas un gentilhomme ; pas un égal », dit Orlando (ce qu’il n’aurait pas dit tout haut, car il était de la plus extrême courtoisie ; mais cela montre bien l’effet d’une noble origine sur l’esprit, et, incidemment, comme il est difficile, pour un gentilhomme, d’être un écrivain), « un poète, je pense. » Franchement, la Mémoire l’avait assez importuné : elle aurait dû maintenant tout effacer ou sortir de son sac un spectacle bien bête, bien incongru – un chien qui court après un chat, ou, par exemple, une femme qui se mouche dans une cotonnade rouge : Orlando alors, désespérant de tenir pied à des vagabondages si fantasques, résolument eût lancé sa plume et noirci son papier. (Car nous pouvons, par un effort de volonté, expulser du logis cette coquine de Mémoire et son bric-à-brac abracadabrant.) Mais Orlando s’arrêta. La Mémoire maintenait devant ses yeux l’image d’un homme minable, avec de gros yeux brillants. Lui, toujours arrêté, regardait toujours. Ce sont ces arrêts qui font notre perte. La sédition pénètre dans le fort, la révolte gagne nos troupes. Une fois, déjà, auparavant, Orlando s’était arrêté ainsi : l’amour alors s’était précipité, l’amour et son piétinement horrible, ses hautbois, ses cymbales, ses têtes aux boucles sanglantes qu’on vient d’arracher des épaules. Orlando, par l’amour, avait souffert d’infernales tortures. Aujourd’hui, de nouveau, il s’arrêtait, et par la brèche ainsi ouverte voici que bondissaient l’Ambition, cette rosse, la Poésie, cette sorcière, le Désir de la gloire, cette putain. Elles joignirent leurs mains et foulèrent son cœur de leur ronde. Debout, dans la solitude de sa librairie, il jura d’être le premier poète de sa race et de donner à son nom un lustre immortel. Il dit (énumérant les noms et les exploits de ses ancêtres) que Boris avait défait et occis l’Infidèle, Sir Gawain le Turc, Sir Miles le Polonais, Sir Andrew le Franc, Sir Richard l’Autrichien, Sir Jordan le Français et Sir Herbert l’Espagnol. Mais de tous ces duels, de toutes ces campagnes, de ces mangeailles et de ces amours, de ces dépenses, de ces chasses, de ces chevauchées, de ces beuveries, que restait-il à ce jour ? Un crâne ; un doigt. Au contraire, dit-il, en revenant à la page de Sir Thomas Browne ouverte sur la table… et de nouveau il s’arrêta. Comme une incantation montant de tous les côtés de la pièce, du vent nocturne et du clair de lune, roula la mélodie céleste de ces mots que, par crainte d’humilier cette page, nous laisserons étendus dans leur tombe, non pas morts, certes, mais embaumés, si fraîche est leur couleur, si pure leur haleine ! Orlando, alors, comparant cette œuvre à l’œuvre de ses ancêtres, cria qu’ils n’étaient rien, eux et tous leurs exploits, que poussière et que cendres, tandis que cet homme et ses phrases devaient vivre éternellement.

Il s’aperçut vite, en tout cas, que les combats livrés par Sir Miles et ses pairs contre des chevaliers aux pesantes armures avec un royaume pour enjeu devaient être moins rudes, à beaucoup près, que le duel entrepris par lui contre la langue anglaise avec, pour enjeu, l’immortalité. Quiconque a tâté des rigueurs du style me dispensera ici des détails ; il sait d’avance qu’Orlando écrivait et trouvait tout bon ; lisait et trouvait tout affreux ; corrigeait puis déchirait ; retranchait ; ajoutait ; touchait à l’extase, puis au désespoir ; connaissait les bons soirs et les mauvais matins ; empoignait les idées pour les perdre ; voyait son livre, naguère si net devant lui, se dissoudre ; mimait le rôle de ses personnages en mangeant ; déclamait en marchant ; pleurait ; riait ; hésitait entre divers styles ; préférait aujourd’hui l’héroïque et le pompeux, demain le simple et le terre à terre ; tel jour les vallons de Tempé, tel autre les champs du Kent ou de Cornouailles ; sans pouvoir décider, en fin de compte, s’il était le génie le plus divin ou le plus fieffé imbécile de la terre.

Ce fut pour éclaircir ce dernier point qu’Orlando, après des mois passés dans ce labeur fiévreux, résolut d’interrompre une solitude de plusieurs années et de reprendre contact avec le monde extérieur. Il avait un ami à Londres, un certain Giles Isham de Norfolk qui, en dépit de sa noble naissance, s’était lié avec des écrivains et pouvait sans doute le mettre en relation avec un membre de cette bienheureuse… que dis-je ? de cette sainte confrérie. Car, pour l’esprit d’Orlando à cette époque, l’auteur d’un livre, et d’un livre imprimé, baignait dans une gloire qui éclipsait de ses rayons toutes les gloires de la race et du rang. Son imagination voyait les corps eux-mêmes de ces hommes transfigurés au feu de pensées si divines. Sans doute avaient-ils un nimbe pour chevelure, de l’encens pour haleine, et voyait-on fleurir des roses sur leurs lèvres, ce qui n’était pas le cas, à coup sûr, pour lui ni pour Mr. Dupper. Le plus grand bonheur dont rêvât Orlando eût été de s’asseoir derrière un rideau pour écouter parler ces bienheureux. La seule imagination de ces discours hardis et variés lui faisait paraître d’une grossièreté répugnante les sujets ordinaires des conversations à la Cour : un chien, un cheval, une femme, une partie de cartes. Il se rappelait avec orgueil qu’on l’avait toujours taxé de pédantisme, méprisé pour son goût de la solitude et des livres. Tourner des compliments n’avait jamais été son fait. Parmi les dames, on l’avait toujours vu raide comme un piquet, rouge de honte, arpentant les salons avec des grâces de grenadier. Deux fois, par simple distraction, il était tombé de cheval. Un jour qu’il composait des vers, il avait brisé entre ses doigts l’éventail de Lady Winchilsea. À ces souvenirs, à d’autres encore qu’il recueillait avidement parce qu’ils marquaient son manque d’adaptation à la vie mondaine, un espoir ineffable s’emparait d’Orlando, l’espoir que toute la turbulence de sa jeunesse, sa gaucherie, ses rougeurs, ses longues promenades, son amour de la nature révélaient sa vraie race – la sainte plutôt que la noble – prouvant qu’il était, par naissance, un écrivain plus qu’un aristocrate. À ces pensées, pour la première fois depuis la nuit de la grande débâcle, Orlando trouvait le bonheur.

Il chargea donc Mr. Isham de Norfolk de transmettre à Mr. Nicolas Greene de Clifford’s Inn un message qui exprimait, outre l’admiration d’Orlando pour des ouvrages fameux (car Nick Greene jouissait d’une grande réputation à cette époque), le désir qui l’avait d’en rencontrer l’auteur ; désir qu’il osait à peine formuler, n’ayant rien à offrir en retour ; mais si Mr. Nicolas Greene voulait bien daigner lui rendre visite, en tout cas un carrosse à quatre roues serait au coin de Fetter Lane à l’heure qu’il lui aurait plu de désigner, avec mission d’amener Mr. Greene en sûreté jusqu’à la maison d’Orlando. Chacun peut aisément reconstruire le reste ; et imaginer la joie d’Orlando lorsque, sans tarder, Mr. Greene fit connaître qu’il acceptait l’invitation du noble lord, prit place dans ledit carrosse et sauta dans le hall, au sud du bâtiment central, ponctuellement à sept heures, le lundi vingt et un avril.

On avait reçu là des Rois, des Reines, des Ambassadeurs en grand nombre. Là, des Juges avaient étalé leurs hermines. Là s’étaient réunis les grandes dames les plus exquises du pays et ses guerriers les plus farouches. Les drapeaux pendus là venaient de Flodden, d’Azincourt. Là s’alignaient les cottes d’armes peintes, leurs léopards, leurs lions, leurs couronnes. Là, sur les longues tables, on avait dressé la vaisselle d’or et d’argent ; là encore, dans les vastes cheminées sculptées en marbre d’Italie, on brûlait chaque nuit un chêne avec toutes ses branches, toutes ses feuilles par millions, tous ses nids de freux et de roitelets. Et voici que Nicolas Greene, le poète, à son tour était là, fort bourgeoisement habillé d’un pourpoint noir et d’un chapeau rabattu, avec un seul petit sac à la main.

Orlando se précipita. Qu’il fût alors légèrement désappointé, c’était inévitable. Le poète avait une taille médiocre ; une allure étriquée ; un corps maigre, légèrement voûté, et, en entrant, il trébucha sur un molosse qui le mordit. Au surplus, malgré toute sa connaissance des hommes, Orlando se trouva bien embarrassé pour lui fixer un rang. Cet homme n’était, par quelque côté, ni valet, ni squire, ni noble. La tête, avec son front arrondi et son nez aquilin, était belle ; mais le menton fuyait. Les yeux étaient brillants, mais les lèvres, molles, pendaient et bavaient. D’ailleurs, c’était l’expression totale du visage qui était inquiétante. On n’y trouvait rien de ce ferme équilibre qui rend les visages de la noblesse si agréables à regarder ; rien non plus de cette dignité servile qui guinde le visage de domestiques bien stylés ; celui-ci était couturé, froncé, tiré de plis. Cet homme était poète et pourtant il semblait avoir pris l’habitude des paroles aigres plus que des mielleuses ; des criailleries plus que des roucoulements ; des ruades plus que des essors ; des rixes plus que du loisir ; des haines plus que de l’amour. On devinait encore ceci à la vivacité de ses mouvements, à la lueur sauvage et soupçonneuse de son regard. Orlando éprouva quelque répulsion. Mais le dîner était servi.

Alors Orlando, qui d’habitude n’y prenait pas garde, ressentit, pour la première fois, une honte inexplicable devant le nombre de ses domestiques et la magnificence de sa table. Le plus étrange est que, par contre, il éprouva de l’orgueil à l’idée – généralement désagréable – de son aïeule Moll qui, jadis, avait trait les vaches. Il était sur le point de faire allusion à cette humble femme et à ses seaux de lait quand le poète lui coupa la parole : n’était-il pas curieux, dit-il, que les Greene – un nom si commun aujourd’hui – fussent venus en Angleterre avec Guillaume le Conquérant ? Ils formaient alors une des plus grandes familles de France. Par malheur, ils avaient décliné ensuite dans le monde et n’avaient guère attaché leur nom qu’au district royal de Greenwich. Ce discours, où il fut question de châteaux perdus, de cottes d’armes, de cousins barons dans le Nord, de nobles alliances dans l’Ouest et du fait remarquable que certains Greene épelaient leur nom avec un e à la fin, d’autres sans e, dura jusqu’au moment où l’on apporta la venaison. Alors Orlando réussit à placer un mot sur son aïeule Moll et sur ses vaches ; il s’était un peu déchargé le cœur du poids qui l’oppressait lorsqu’on apporta le gibier sauvage. Mais ce fut seulement quand la malvoisie coula sans contrainte qu’il osa faire une allusion à un sujet plus important, malgré tout, pensait-il, que les Greene et les vaches ; le sujet sacré de la poésie. Au seul énoncé de ce mot, les yeux du poète jetèrent des flammes ; il dépouilla les airs du parfait gentilhomme qu’il s’était donnés jusque-là ; il frappa de son verre sur la table et entama aussitôt une histoire qui, par la longueur, la confusion, la passion, l’amertume surpassait tout ce qu’Orlando avait jamais entendu, hormis peut-être les discours d’une femme abandonnée : il s’agissait d’un drame écrit par lui, Greene, d’un autre poète et d’un critique. Sur la poésie elle-même et sa nature, Orlando recueillit seulement qu’elle était plus difficile à vendre que la prose, et aussi plus longue à écrire, bien que les lignes fussent plus courtes. Et le discours se poursuivit avec des ramifications interminables jusqu’au moment où Orlando osa glisser qu’il avait eu lui-même la témérité d’écrire. Mais le poète fit un bond sur sa chaise. Une souris avait crié dans les lambris, dit-il. Il avait les nerfs si tendus, expliqua-t-il, qu’un cri de souris les lui crispait pour quinze jours. À coup sûr, la maison était pleine de bêtes : mais Orlando ne les avait jamais entendues. Le poète alors déroula l’histoire complète de sa santé pendant les dix dernières années environ. Elle avait été si abominable que c’était merveille pour lui de vivre encore. Outre des accès de paralysie, il avait eu la goutte, la fièvre de Malte, l’hydropisie et les trois fièvres l’une après l’autre ; d’ailleurs il avait le cœur hypertrophié, la rate grosse et le foie malade. Mais surtout son épine dorsale, confia-t-il à Orlando, était le siège de phénomènes défiant toute description. Une des vertèbres, la troisième environ à partir du haut, le brûlait comme du feu ; une autre, la seconde environ à partir du bas, était froide comme la glace. Certains jours, il s’éveillait avec un cerveau plus lourd que du plomb ; d’autres, il lui semblait qu’on allumait des milliers de cierges, qu’on tirait des feux d’artifice à l’intérieur de son corps. Il sentait un pétale de rose sous son matelas, dit-il, et retrouvait presque son chemin dans Londres par la seule impression des pavés sous ses semelles. Bref, il était pour les connaisseurs une machine si délicate, si curieusement ajustée (à cet instant, comme par mégarde, il éleva sa main qui était en vérité la plus belle du monde), qu’il ne pouvait s’expliquer de n’avoir pas vendu plus de cinq cents exemplaires de son poème. Naturellement, le fait était dû surtout à la cabale amassée contre lui. Ce qu’il pouvait dire, en tout cas, conclut-il en frappant la table d’un coup de poing, c’est que l’art de la poésie était bien mort en Angleterre.

Mort ? À l’heure où Shakespeare, Marlowe, Ben Jonson, Browne, Donne écrivaient ou venaient d’écrire ? Orlando, égrenant les noms de ses chers auteurs, ne pouvait le croire.

Greene eut un rire sardonique. Shakespeare, évidemment, avait écrit deux ou trois scènes assez bien tournées, mais c’est à Marlowe qu’il les avait prises, pour une grande part. Marlowe était un garçon d’avenir, mais il était mort avant trente ans – alors, que dire ? Browne s’était entiché de poésie en prose : on se fatigue vite de pareilles absurdités. Donne était un escroc qui habillait de mots difficiles le pur néant de sa pensée. Les snobs gobaient ce style ; mais la mode en serait passée l’année suivante. Quant à Ben Jonson… Ben Jonson était de ses amis, et il ne médisait jamais de ses amis.

« Non, conclut-il, la grande époque de la littérature est passée. » La grande époque de la littérature avait été l’époque grecque, les Élisabéthains s’étaient montrés en tout inférieurs aux Grecs. C’est qu’alors, aux siècles classiques, les hommes nourrissaient une ambition divine qu’on pouvait appeler « La Gloire » (il prononçait « La Gloâr », si bien qu’Orlando fut un moment sans comprendre) ; aujourd’hui, tous les jeunes écrivains étaient à la solde des libraires ; ils débitaient en gros leur marchandise, n’importe quoi, pourvu que le public achetât. Shakespeare était le grand coupable, dans ce sens, et déjà Shakespeare expiait sa faute. L’époque actuelle, dit le poète, ne se dépensait qu’en subtilités byzantines ou en tentatives insensées. Les Grecs n’auraient pas toléré un seul instant les unes ni les autres. Quelque chagrin qu’il eût à cet aveu – car il aimait la littérature comme son propre souffle – il ne voyait rien de bon dans le présent et conservait peu d’espoir pour l’avenir. Sur quoi il se versa une autre rasade de vin.

Orlando fut choqué de ces opinions ; et ne put s’empêcher d’observer, d’autre part, que l’auteur de tant de critiques n’en paraissait nullement abattu. Au contraire : plus il dénonçait son époque, plus il paraissait satisfait. Il se souvenait, dit-il, d’une nuit à Cock Tavern, dans Fleet Street ; Kit Marlowe était là, en compagnie de quelques autres. Kit était très « monté », passablement soûl (il s’enivrait pour un rien et s’obstinait à tenir des propos stupides). Il le voyait encore levant son verre à la santé des amis et hurlant d’une voix de fausset : « De par tous les diables, Bill (Bill, c’était Shakespeare), je vois arriver une grande vague, et c’est toi qui es sur la crête. » Il entendait par là, expliqua Greene, qu’un grand siècle littéraire allait s’épanouir en Angleterre, et que Shakespeare deviendrait un poète de quelque importance. Par bonheur pour lui, Marlowe avait été tué deux nuits plus tard dans une rixe d’ivrognes et n’avait pas pu voir comment se réalisait sa prédiction. « Pauvre fou ! dit Greene, venir nous raconter des histoires pareilles ! Un grand siècle ! – le siècle d’Élisabeth, un grand siècle ! »

« C’est pourquoi, mon cher Lord, – continua-t-il en s’installant confortablement dans son fauteuil et en faisant tourner son verre entre ses doigts – c’est pourquoi nous devons faire de notre mieux, chérir le passé, et honorer les écrivains – il y en a encore quelques-uns – qui prennent l’Antiquité pour modèle, et qui écrivent, non pour l’argent, mais pour La Gloâr ! » (Orlando aurait souhaité qu’il eût un meilleur accent.) « La Gloâr, dit Greene, est l’éperon des nobles esprits. Si j’avais seulement une pension de trois cents livres par an payable par trimestre, je vivrais pour La Gloâr seule. Je resterais au lit tous les matins à lire Cicéron. J’imiterais si parfaitement son style qu’on ne pourrait plus nous distinguer l’un de l’autre. Voilà ce que j’appelle écrire, dit Greene, voilà ce que j’appelle La Gloâr. Mais pour cela il faut une pension. »

Orlando, cependant, avait abandonné tout espoir de discuter avec le poète, les mérites de ses propres œuvres ; mais qu’importait, maintenant, puisque la conversation roulait sur la vie et les caractères de Shakespeare, de Ben Jonson et des autres ? Greene les avait tous connus intimement et racontait sur eux mille anecdotes des plus plaisantes. Orlando n’avait jamais tant ri de sa vie. Voilà donc ses dieux ! La moitié d’entre eux, des ivrognes, et tous, des paillards ! Beaucoup se querellaient avec leurs femmes. Aucun n’était au-dessus d’un mensonge ou de la plus mesquine cabale. Leur poésie était gribouillée au dos des notes de blanchisseuses, avec, comme pupitre, la tête d’un apprenti envoyé par l’imprimeur. C’est ainsi que Hamlet s’en était allé sous les presses, et Lear, et Othello. Étonnez-vous après cela, comme dit Greene, que ces pièces fourmillent de fautes. Les poètes passaient le reste de leur temps en bamboches et en orgies dans les brasseries et les tavernes : on y dépensait un esprit incroyable, on y faisait des choses si osées que les pires folies des courtisans semblaient pâles en comparaison. Greene racontait tout avec un entrain qui transportait Orlando dans un délire de joie. Ce diable d’homme avait un talent d’imitation qui faisait revivre les morts ; quant aux livres, il pouvait en parler mieux que personne pourvu qu’ils eussent au moins trois cents ans.

Les jours passèrent ; Orlando éprouvait pour son hôte un mélange bizarre d’attirance et de mépris, d’admiration et de pitié, compliqués en outre d’un sentiment trop mal défini pour être désigné par un seul mot, et qui tenait à la fois de la fascination et de la peur. Greene ne cessait de parler de soi, mais avec tant de bonne grâce qu’on ne se fût jamais lassé de ses histoires de fièvre. Puis, il avait tant d’esprit ; et tant d’irrespect ; il prenait des libertés si scandaleuses avec Dieu et la Femme ; et il débordait de si étranges talents, avec une tête farcie de savoirs si bizarres ! Il connaissait trois cents recettes de salades ; était passé maître dans le mélange des vins ; jouait à la perfection d’une demi-douzaine d’instruments ; enfin, il était le premier homme, et le dernier peut-être, qui osât faire rôtir des tartines de fromage dans l’imposante cheminée italienne. Par contre, il n’aurait pas distingué un géranium d’un œillet, un chêne d’un bouleau, un molosse d’un lévrier, un bélier d’une brebis, le froment de l’orge, un champ labouré d’une jachère ; il ignorait l’alternance des récoltes, il croyait que les oranges poussent sous la terre et les navets sur des arbres, préférait le moindre paysage urbain au plus beau spectacle champêtre. Tous ces détails et d’autres encore étonnèrent Orlando qui n’avait jamais rencontré un homme de cette espèce. Les plaisanteries de Greene faisaient rire jusqu’aux servantes qui le méprisaient, et les domestiques mâles qui le haïssaient s’attardaient pour entendre ses histoires. À vrai dire, la maison n’avait jamais été si gaie, si vivante. Tout ceci donna fort à penser à Orlando. Il compara ce genre de vie à l’ancien. Les sujets habituels de conversation étaient alors l’apoplexie du roi d’Espagne, ou l’appariage d’une chienne ; entre les écuries et le cabinet de toilette, les heures passaient ; le soir, les lords ronflaient, le nez dans leur verre, détestant quiconque les réveillait. Qu’ils avaient le corps vif et hardi, ces gentilshommes, mais l’esprit paresseux et couard ! Orlando, troublé par ces réflexions, incapable de s’arrêter à un juste équilibre, finit par conclure qu’il avait introduit dans sa maison un diabolique esprit d’inquiétude qui ne le laisserait plus jamais dormir en repos.

Au même instant, Nick Greene arrivait à une conclusion précisément contraire. Un matin que, couché dans son lit, sur les coussins les plus moelleux, dans les draps les plus fins, il contemplait, par la fenêtre au noble encorbellement, une pelouse où depuis trois siècles n’avaient pas poussé un seul pissenlit ni une seule bardane, l’idée lui vint que, s’il ne trouvait pas un moyen de s’évader, il allait périr de suffocation. Et lorsqu’en se levant il entendit les pigeons roucouler, lorsqu’en s’habillant il entendit murmurer les fontaines, l’idée lui vint que, s’il ne trouvait pas un moyen d’entendre à nouveau les lourds fardiers grondant sur les pavés de Fleet Street, il n’écrirait plus une seule ligne. Si cela dure, songea-t-il, – le valet de pied, dans la salle voisine, rectifiait le feu et couvrait la table de plats d’argent, – je vais tomber en léthargie, et, léthargiquement (il bâilla à se décrocher la mâchoire), mourir.

Le poète s’en fut donc trouver Orlando dans sa chambre et lui expliqua qu’il n’avait pu fermer l’œil de la nuit à cause du silence. (Il est vrai que le parc entourant la maison avait quinze milles de tour, avec une muraille d’enceinte de dix pieds.) Ses nerfs, dit-il, ne craignaient rien autant que le silence. Si Orlando voulait bien le lui permettre, il prendrait congé ce matin même. À cette nouvelle, Orlando respira, mais au même instant il lui fut désagréable de laisser partir son hôte. La maison, songea-t-il, allait sembler morte sans lui. Au moment du départ, Orlando, triomphant enfin de sa répugnance, eut la témérité d’offrir au poète son drame sur la mort d’Hercule et lui demanda son avis. Le poète prit le manuscrit, marmonna quelques mots sur La Gloâr et Cicéron : Orlando coupa court en promettant de payer la pension chaque trimestre ; et Greene, aussitôt, avec de grandes protestations de tendresse, grimpa dans le carrosse et disparut.

Jamais le grand hall n’avait paru si vaste, si majestueux et si vide qu’à cet instant où le carrosse s’éloignait. Orlando comprit qu’il n’aurait jamais le cœur, pour sa part, de faire rôtir des tartines de fromage dans la grande cheminée italienne. Il n’aurait jamais assez d’esprit pour se gausser des tableaux italiens ; ni assez d’habileté pour agiter le punch comme on doit le faire ; mille traits, mille tours plaisants étaient perdus. Mais quel soulagement de n’entendre plus cette voix aigre ; quel luxe d’être à nouveau seul, songeait Orlando malgré lui, en lâchant enfin le molosse ; on avait dû garder ce chien six semaines à l’attache : il ne pouvait jamais voir le poète sans le mordre.

Nick Greene, déposé ce même après-midi au coin de Fetter Lane, retrouva son logis à peu près dans l’état où il l’avait laissé. En effet, tandis que Mrs. Greene accouchait dans une pièce, Tom Fletcher buvait du gin dans une autre. Des piles de livres s’écroulaient un peu partout sur le plancher ; le dîner – ou ce qui en tenait lieu – était servi sur la table de toilette parmi les pâtés de boue des enfants. Voilà, sentit Greene, l’atmosphère qu’il faut à un écrivain ; ici il pouvait écrire, et il écrivit. Il avait un sujet superbe : Un noble Lord chez lui, ou Visite à un noble Gentilhomme à la Campagne – tel serait le titre de son nouveau poème. Greene reprit sa plume à son jeune fils qui en chatouillait les oreilles du chat, la plongea dans le coquetier qui faisait office d’écritoire, et, d’un trait, écrivit une satire par endroits fort spirituelle. Le tour en était tel qu’on ne pouvait conserver le moindre doute sur l’identité de la jeune et noble victime. Les discours et les actes les plus intimes d’Orlando, ses enthousiasmes et ses folies, jusqu’à l’exacte couleur de ses cheveux et à la façon qu’il avait de rouler les r comme un étranger, tout y était, pris sur le vif. Et si l’on avait encore conservé le moindre doute, Greene, prestement, le dissipait par des citations abondantes, à peine voilées, de cette tragédie aristocratique : La Mort d’Hercule, qu’il avait trouvée d’ailleurs, selon ses prévisions, verbeuse et ampoulée au dernier point.

On vendit aussitôt plusieurs éditions de ce pamphlet (qui couvrit, dans la maison Greene, tous les frais d’un dixième accouchement) et les amis, qui se chargent ordinairement de ce coin, se hâtèrent d’en envoyer un exemplaire à Orlando. Il le lut, dans une immobilité mortelle, du premier mot jusqu’au dernier ; sonna son valet de pied ; lui tendit la brochure au bout de pincettes et lui ordonna d’aller la jeter au plus épais de la fosse à ordures la plus puante du château. Au moment où l’homme s’éloignait, il l’arrêta : « Prenez, lui dit-il, dans l’étable, le cheval le plus rapide, galopez ventre à terre jusqu’à Harwich. Là, embarquez-vous sur un bateau prêt à mettre à la voile pour la Norvège. Achetez-moi dans les propres chenils du roi le plus beau couple de chiens courants, mâle et femelle, que vous puissiez trouver dans la meute royale. Ramenez-les sans retard. Car, murmura-t-il dans un souffle, en retournant à ses livres, j’en ai fini avec les hommes. »

Le valet de pied, parfaitement instruit de ses devoirs, s’inclina et disparut. Il accomplit sa tâche avec tant de zèle qu’il était de retour trois semaines après : il tenait en laisse les plus beaux chiens courants du monde ; la femelle, cette nuit même, donna naissance, sous la table, à une nichée de huit magnifiques chiots. Orlando les fit apporter dans sa chambre.

« Car, dit-il, j’en ai fini avec les hommes. » Néanmoins, il paya la pension chaque trimestre.

Ainsi, à l’âge de trente ans ou à peu près, ce jeune gentilhomme non seulement possédait l’expérience que la vie peut offrir, mais encore en avait vu la vanité. L’amour et l’ambition, les femmes et les poètes, tout était également vain. La littérature était une farce. Le soir où il reçut le pamphlet de Greene : Visite à un Gentilhomme de la Campagne, il fit un immense feu de joie de ses cinquante-sept ouvrages poétiques ; il garda seulement Le Chêne parce que ce poème, très court, était le rêve de son enfance. Il n’avait plus confiance qu’en deux choses : les chiens et la nature ; un lissier, un buisson de roses. Toute la variété du monde, toute la complexité de la vie s’étant réduites à ceci : des chiens et un buisson. C’est tout. Avec la sensation d’avoir secoué un énorme amas d’illusions et de marcher nu désormais, il siffla ses chiens, et, à grandes enjambées s’enfonça dans le parc.

Il était resté si longtemps enfermé à écrire et à lire qu’il avait à demi oublié les douceurs de la nature – douceurs qui, en juin, peuvent être exquises. Il atteignit le sommet de cette colline d’où l’on peut voir, par beau temps, la moitié de l’Angleterre, avec encore une tranche d’Écosse et de Pays de Galles par-dessus le marché. Et lorsqu’il se jeta sous son chêne bien-aimé, il sentit qu’à condition de ne plus adresser un mot, de sa vie, à un autre homme ou à une femme ; de ne jamais voir ses chiens apprendre à parler ; enfin de ne jamais plus trouver sur son chemin de poète ni de princesse, il pourrait, sans grand déplaisir, aller jusqu’au bout de ses ans.

Orlando revint tous les jours ; les jours passèrent, puis les semaines, puis les mois, puis les ans. Orlando vit les hêtres se dorer, et les jeunes fougères dérouler leurs crosses ; il vit la lune en croissant puis en cercle ; il vit… mais le lecteur, sans doute, est capable d’imaginer le passage qui devrait suivre : chaque arbre, chaque végétal du voisinage y serait décrit d’abord vert, puis doré ; on y verrait comment les lunes se lèvent et les soleils se couchent ; comment le printemps suit l’hiver, l’automne suit l’été ; comment la nuit succède au jour et le jour à la nuit ; comment, après l’orage, revient un ciel serein ; comment rien ne change en deux ou trois siècles, hormis quelques grains de poussière et quelques toiles d’araignée qu’une vieille femme, à elle seule, vous époussette en une demi-heure – toutes choses qu’on peut, à y bien réfléchir, résumer en deux mots : « Du Temps passa (l’exacte quantité de temps pourrait être indiquée entre guillemets) et rien n’advint. »

Par malheur, le Temps qui fait s’épanouir et s’évanouir les animaux et les végétaux avec une ponctualité ahurissante, n’a pas sur l’esprit des humains un effet aussi simple. Bien au contraire, c’est l’esprit des humains qui exerce sa fantaisie sur le Temps devenu à son tour créature. Une heure, au creux de nos folles cervelles, peut s’étirer de cinquante et cent fois sa longueur d’horloge ; à l’inverse, elle n’est parfois qu’une seconde, exactement, sur le cadran de notre esprit. Ce désaccord bizarre entre le temps de l’horloge et le temps de l’esprit n’est pas assez connu et mériterait de longues études. Mais le domaine propre du biographe, nous l’avons dit, est singulièrement restreint : aussi nous bornerons-nous à une simple constatation. Lorsqu’un homme atteint la trentaine, comme Orlando, le temps des méditations devient pour lui prodigieusement long, celui des actes prodigieusement court. Ainsi Orlando donnait ses ordres et dirigeait ses vastes propriétés, chaque jour, en un clin d’œil ; mais, dès qu’il était seul sur la colline au pied du chêne, les secondes se gonflaient, s’arrondissaient : il semblait, à la fin, qu’elles ne dussent jamais choir. D’ailleurs, elles étaient comblées d’une étrange richesse. Orlando, déjà, trouvait devant lui des problèmes si vastes qu’ils ont fait hésiter les plus sages. « Qu’est-ce que l’amour ? » par exemple, ou « Qu’est-ce que l’amitié ? » « Qu’est-ce que la vérité ? » Mais il y a plus : à peine y rêvait-il, que tout son passé (qui lui semblait d’une longueur et d’une richesse incroyables) se précipitait dans la seconde en suspens, la distendait, l’amplifiait dix fois, la colorait de mille teintes, et déversait en elle le bric-à-brac universel.

À ces méditations (peu importe le nom qu’on leur donne) Orlando consacra des mois, des années de sa vie. Il ne serait pas exagéré de dire qu’il partait après déjeuner âgé de trente ans, et qu’il rentrait à la maison pour dîner âgé de cinquante-cinq au moins. Certaines semaines lui donnaient un siècle de plus, d’autres, trois secondes à peine. D’ailleurs, estimer la longueur de la vie humaine (nous n’osons rien dire des animaux) dépasse nos moyens : car, aussitôt que nous parlons de siècles, on nous rappelle qu’ils sont plus courts que la chute d’un pétale de rose. Des deux forces qui, alternativement et, ce qui est plus troublant encore, quelquefois à la même seconde, dominent nos cerveaux tristement stupides : la brièveté et la durée, Orlando était tantôt sous l’influence de l’une la déesse aux pieds d’éléphant, tantôt sous celle de l’autre, la déesse aux ailes d’éphémère. La vie lui paraissait d’une longueur prodigieuse. Cependant, elle passait comme un éclair. Mais, alors même que l’existence s’étirait à perte de vue, que les moments gonflés atteignaient leur extrême plénitude et qu’Orlando avait l’impression d’errer seul dans les immenses déserts de l’éternité, le temps manquait encore pour dérouler et déchiffrer les parchemins surchargés d’écritures que trente années parmi les hommes et les femmes avaient roulés si fin dans son cœur et dans son cerveau. Bien avant qu’Orlando en eût fini avec l’Amour (le chêne cependant avait ouvert ses feuilles et les avait répandues sur la terre une douzaine de fois), l’Ambition bousculait cet adversaire, s’emparait de l’esprit d’Orlando d’où elle était chassée à son tour par l’Amitié ou la Littérature. Et comme la première question – Qu’est-ce que l’Amour ? – n’avait pas été réglée, elle revenait soudain sous le moindre prétexte, sans prétexte même, refoulait la cohue des Livres, des Métaphores et des « Pourquoi vit-on ? » dans la marge où ils attendaient l’occasion de se ruer à nouveau dans la mêlée. Ce qui allongeait encore les débats, c’est qu’ils étaient abondamment illustrés non seulement de tableaux – par exemple la vieille Reine Élisabeth allongée sur la tapisserie de son lit en robe de brocart rose, une tabatière d’ivoire à la main et une épée damasquinée d’or à son côté – mais encore d’odeurs – elle était violemment parfumée – et de sons : les cerfs, ce jour d’hiver, bramaient dans Richmond Park. Ainsi la pensée de l’amour était tout irisée d’hiver et de neige ; de bûchers embrasés ; de femmes russes ; d’épées d’or ; de cerfs bramant ; de la bave du vieux Roi James ; de feux d’artifice et de butin en sacs dans les cales des voiliers corsaires. Chaque objet qu’il voulait extraire de son esprit apparaissait ainsi tout bourgeonnant, tout empêtré d’autres matériaux comme un morceau de verre sur qui, pendant son séjour d’un an au fond de la mer, ont foisonné os et libellules, monnaies et tresses de noyées.

« Encore une métaphore, par Zeus ! » s’exclamait Orlando à cette dernière pensée. (Elle donne au lecteur une idée des lacs et des détours où s’embarrassait son esprit ; rien d’étonnant que le chêne se fût épanoui et flétri tant de fois avant qu’Orlando en eût fini avec l’amour.) « Et à quoi bon ? » se demandait-il. « Pourquoi ne pas dire simplement, en quelques mots – » Alors il cherchait pendant une demi-heure, à moins que ce ne fût pendant deux ans et demi le moyen de dire simplement, en quelques mots, ce qu’est l’Amour « Une image pareille est évidemment fausse, disputait-il ; aucune libellule, sauf dans des circonstances très exceptionnelles, ne saurait vivre au fond de la mer. Et si la Littérature n’est pas Épouse et Compagne de lit de la Vérité, qu’est-elle donc ? Le diable m’emporte ! criait-il, pourquoi dire Compagne de lit quand on a déjà dit Épouse ? Pourquoi ne pas dire simplement ce qu’on veut dire, pas plus ? »

Alors il essayait de dire que l’herbe est verte, le ciel bleu, et d’adoucir par de telles offrandes l’esprit austère de la poésie : car, même de très loin, il ne pouvait s’empêcher de le révérer. « Le ciel est bleu, disait-il, l’herbe est verte. » Levant les yeux, il voyait au contraire que le ciel est semblable aux voiles que mille madones ont laissé tomber de leur chevelure ; que l’herbe frissonne, fuit et se fonce comme un envol de nymphes qu’apeure l’étreinte des sylvains velus, dans l’ombre des bois enchantés. « Ma parole, s’exclamait-il (car il avait pris la mauvaise habitude de parler haut), je ne vois pas qu’une façon de dire soit plus vraie que l’autre. Toutes deux sont horriblement fausses. » Alors, désespérant de jamais résoudre ces problèmes, de jamais savoir ce qu’est la poésie et ce qu’est la vérité, Orlando tombait dans un profond abattement.

Profitons de cet arrêt dans son soliloque pour faire une remarque. Orlando, étendu sur son coude par une journée de juin, formait un étrange spectacle et bien digne de réflexion. Comment cet homme beau et fort, en possession de tous ses moyens, en pleine santé comme le montraient ses joues et ses membres, comment cet homme qui n’eût pas hésité à mener une charge ou pousser une botte, pouvait-il être à ce point anéanti, énervé par la méditation, que, sur une question de poésie ou sur celle de sa propre valeur littéraire, il prît ainsi la timidité d’une petite fille qui se cache derrière la porte de la maison maternelle ? À notre sens, il avait été blessé aussi profondément par la façon dont Greene avait raillé sa tragédie que par celle dont la princesse avait raillé son amour. Mais revenons à nos moutons.

Orlando poursuivait sa méditation. Il ne cessait de regarder l’herbe et le ciel et de chercher ce qu’aurait dit à leur sujet un vrai poète, un poète dont les vers fussent publiés à Londres. La Mémoire cependant (dont nous avons déjà décrit les habitudes) tenait ferme devant ses yeux le visage de Nicolas Greene comme si cet homme sardonique et lippu, tout félon qu’il se fût montré, eût été pourtant la Muse en personne à qui Orlando dût rendre ses hommages. Orlando donc, par ce matin d’été, lui proposait un choix de phrases variées, les unes simples, les autres figurées, et Nick Greene, toujours, secouait la tête, ricanait, murmurait on ne sait quels mots sur La Gloâr, Cicéron, la poésie aujourd’hui morte. Orlando, à la fin, se dressa (l’hiver était venu : très froid) et proféra l’un des plus remarquables serments de sa vie, car il le liait à un esclavage qui n’a pas d’égal en rigueur. « Que je sois damné, dit-il, si jamais j’écris encore un seul mot, ou si même j’essaie d’écrire encore un seul mot pour plaire à Nick Greene ou à la Muse. Bien, mal, ou indifféremment, j’écrirai, à partir de ce jour, pour ne complaire que moi-même. » Ayant dit, il fit le geste de déchirer tout un paquet de manuscrits et d’en jeter les débris au visage de cet homme ricaneur et lippu. Aussitôt, comme un chien hargneux plonge et fuit dès qu’on feint de ramasser une pierre, la Mémoire fit plonger et disparaître l’image de Nick Greene et mit à la place – rien du tout.

Orlando néanmoins poursuivit sa méditation. C’est qu’il avait matière à méditer. En déchirant ses manuscrits, il avait déchiré du même geste ce rouleau dûment roulé, dûment scellé, par lequel, dans la solitude de son cabinet, il s’était nommé lui-même, comme le Roi nomme les Ambassadeurs, premier poète de sa race, premier écrivain de son siècle, accordant à son âme immortelle pérennité, à son corps une tombe qu’ombrageraient sans cesse les lauriers et les étendards intangibles de l’admiration populaire, perpétuellement. Si éloquent que fût ce parchemin, Orlando le déchira donc pour le jeter dans la caisse à ordures. « La Renommée, dit-il, est semblable – et puisqu’il n’y avait plus de Nick Greene pour l’arrêter, il se lança dans une véritable rébellion d’images : nous choisirons seulement deux ou trois d’entre les plus douces – à une camisole de force qui ligote les mouvements ; à une cotte d’argent qui oppresse le cœur ; à un bouclier peint qui recouvre un épouvantail, etc., etc. » Le sens commun de toutes ses phrases était que la Renommée entrave et comprime, tandis que l’obscurité enveloppe un homme comme un brouillard ; l’obscurité est sombre, vaste et libre ; l’obscurité permet à l’esprit de poursuivre son chemin sans entrave. Sur l’homme obscur est répandue la très gracieuse effusion de l’ombre. Nul ne sait où il va ni d’où il vient. Il peut chercher la vérité et la dire ; lui seul est libre, lui seul est véridique, lui seul connaît la paix. Ainsi Orlando sous son chêne glissait à une douce quiétude, et les racines, sur la terre, si dures qu’elles fussent, lui étaient un lit presque confortable.

Longtemps il resta perdu dans sa méditation sur la valeur de l’obscurité, la joie de n’avoir point de nom, d’être comme une vague qui revient se confondre avec le corps profond de l’océan ; l’obscurité, songeait-il, délivre l’esprit des courbatures de l’envie et du dépit ; fait courir dans les veines les eaux libres de la générosité et de la grandeur d’âme ; permet de donner et de prendre sans souci de remerciements ou de louanges ; et c’est ainsi, sans doute, qu’ont vécu tous les grands poètes, poursuivit-il (sa connaissance du grec ne lui permettait pas d’étayer solidement sa thèse) ; Shakespeare, sans doute, a écrit ainsi ; les bâtisseurs de cathédrales bâti ainsi, de façon anonyme, en hommes qui ont besoin, non de remerciements, non de louanges personnelles, mais de travailler à leur œuvre le jour et peut-être, le soir, de boire un peu d’ale. « Quelle admirable vie ! songea-t-il en s’étirant sous le chêne. Et pourquoi ne pas en jouir dès maintenant ? » Cette pensée le frappa comme une balle. L’ambition chut comme un plumet. Guéri des brûlures d’un amour trahi, d’une vanité châtiée, de toutes les piqûres, de tous les coups d’aiguilles que les orties de l’existence ne lui avaient pas épargnés aux temps de son ambition mais ne pouvaient plus infliger aujourd’hui à un homme insoucieux de la gloire, il ouvrit ses yeux, qui étaient restés ouverts tout ce temps mais pour ne voir que des pensées, et vit, étendue à ses pieds, dans un creux de la terre, sa maison.

Elle s’étalait dans le soleil matinal du printemps. On eût dit plutôt d’une ville – mais d’une ville bâtie, non de-çà de-là, suivant le caprice de tel ou tel, mais prudemment, par un seul architecte ayant une seule idée dans la tête. Les cours, les bâtiments, gris, rouges ou violacés, s’étalaient avec ordre et symétrie ; certaines cours étaient ovales, d’autres carrées ; on y voyait tantôt une fontaine, tantôt une statue ; certains bâtiments étaient bas, d’autres aigus ; ici était une chapelle, là un beffroi ; dans les vides s’étalaient de vastes prairies du vert le plus vif, des bosquets de cèdres, des corbeilles de fleurs brillantes ; l’ensemble était comme sanglé – tout était si bien disposé cependant que chaque partie semblait avoir la place de s’étendre à son aise – par la courbe d’un mur massif ; et la fumée de cheminées sans nombre, perpétuellement, se bouclait dans le ciel. Cette demeure vaste et pourtant ordonnée où peuvent loger un millier d’hommes et peut-être deux mille chevaux, songea Orlando, des artisans aux noms inconnus l’ont bâtie. Ici ont vécu pendant plus de siècles que je n’en puis compter, les obscures générations de mon obscure famille. Aucun de ces Richard, John, Anne, Élisabeth, n’a laissé derrière soi un témoignage de sa personne ; tous, cependant, œuvrant ensemble, de leurs épées, de leurs aiguilles, de leurs étreintes, de leurs enfantements, à la fin, ont laissé ceci.

Jamais la maison n’avait paru si noble, si humaine.

Pourquoi donc Orlando avait-il désiré s’élever au-dessus de ses ancêtres ? Il semblait vain, impertinent au dernier point de vouloir renchérir sur cette œuvre anonyme, sur le labeur de ces mains disparues. Mieux valait partir inconnu, laissant derrière soi une arche, un cellier, un mur où mûrissent les pêches que brûler comme un météore qui s’évanouit sans poussière. Car, après tout, dit-il, en s’échauffant à la contemplation de la grande maison couchée dans la verdure, les lords et les dames inconnues qui vécurent là n’oublièrent jamais de mettre à part quelque chose pour les hommes qui leur succéderaient, pour le toit qui risquait de se fendre, pour l’arche qui risquait de tomber. Il y avait toujours un coin chaud pour le vieux berger dans la cuisine ; toujours à manger pour les affamés ; leurs coupes étaient toujours luisantes, fussent-ils malades, et leurs fenêtres toujours illuminées, fussent-ils mourants. Tout lords qu’ils fussent, ils acceptaient de descendre dans l’ombre en compagnie du chasseur de taupes ou du maçon. Nobles obscurs, bâtisseurs oubliés ! – En ces termes Orlando apostrophait ses aïeux avec une chaleur qui réduisait à rien les accusations de froideur, d’indifférence, de mollesse dont quelques critiques l’avaient accablé (et en fait, bien souvent, une vertu que nous recherchons se trouve précisément derrière le mur à quoi nous tournons le dos), en ces termes il apostrophait sa maison et sa race avec la plus émouvante éloquence ; mais, arrivé à la péroraison – et qu’est-ce qu’un morceau d’éloquence sans péroraison ? – il bafouilla. Il eût aimé finir sur quelque fleur de rhétorique, crier qu’il allait marcher sur leurs traces, apporter sa pierre à leur édifice. Si l’on considérait pourtant que l’édifice couvrait déjà neuf acres de terrain, lui apporter même une seule pierre paraissait superflu. Pouvait-on parler de meubles dans une péroraison ? Pouvait-on parler de chaises, de tables et de descentes de lit ? Car, quoi que demandât la péroraison, voilà bien de quoi la maison avait besoin. Laissant donc son discours en suspens jusqu’à nouvel ordre, Orlando descendit la colline à grands pas : il avait résolu de se dévouer à l’ameublement du château. L’ordre de venir l’accompagner, toute affaire cessante, fit monter les larmes aux yeux de la bonne vieille Mrs. Grimsditch, très vieille en effet maintenant. Côte à côte, ils parcoururent la maison.

Le porte-serviettes, dans la chambre du Roi (« et c’était le bon Roi Jacques, MyLord », dit-elle, donnant à entendre par là que depuis belle lurette un Roi n’avait pas dormi sous leur toit ; mais les jours odieux du Parlement étaient passés, et de nouveau il y avait une Couronne en Angleterre), le porte-serviettes était boiteux ; il n’y avait pas de support pour les aiguières dans le petit cabinet menant à l’appartement du domestique de Madame la Duchesse ; Mr. Greene, avec son horreur de pipe, avait fait une tache sur le tapis : elle et Judy avaient eu beau frotter, elles n’avaient pu la faire disparaître. En vérité, lorsque Orlando voulut estimer au total ce que lui coûterait, en fauteuils de bois de rose, en cabinets de bois de cèdre, en bassins d’argent, en coupes de Chine, et en tapis persans l’ameublement, sans exception, des trois cent soixante-cinq pièces de sa demeure, il vit bien que ce ne serait pas une bagatelle : les quelques milliers de livres qui restaient de son revenu ne lui serviraient guère qu’à tapisser trois ou quatre galeries, garnir la salle de festin de beaux fauteuils sculptés, enfin payer les miroirs d’argent massif et les fauteuils, d’argent également (Orlando avait une passion folle pour ce métal) qu’il destinait aux chambres à coucher royales.

Orlando se mit au travail très sérieusement : il nous suffira, pour le prouver, d’entrouvrir ses livres de comptes. Jetons un coup d’œil sur une liste d’achats qu’il fit à cette époque ; les prix sont notés dans la marge – mais nous les omettrons.

« Plus, cinquante paires de couvertures d’Espagne, avec les rideaux en taffetas rouge et blanc ; la pente étant de satin blanc brodé de soie rouge et blanche…

« Plus, soixante-dix chaises de satin jaune, et soixante tabourets assortis avec leur couverture de bougran…

« Plus, soixante-sept tables de noyer…

« Plus, dix-sept douzaines de caves, chaque douzaine contenant cinq douzaines de verres de Venise…

« Plus, cent deux tapis, chacun de quatre-vingt-dix pieds…

« Plus, quatre-vingt-dix-sept coussins de damas rouge galonnés et dentelés d’argent avec les tabourets de tissu d’or et les sièges de même…

« Plus, cinquante candélabres, chacun de douze bougies… »

Déjà – c’est l’effet qu’ont sur nous les listes – nous commençons à bâiller. Mais si nous nous arrêtons, c’est que ce catalogue est fastidieux, non pas qu’il est fini. Il compte encore quatre-vingt-dix-neuf pages et le débours total montait à plusieurs milliers de livres, c’est-à-dire à des millions de notre monnaie. Ainsi passaient les jours ; mais dans la nuit encore on trouvait Lord Orlando estimant à combien lui reviendrait le nivellement d’un million de taupinières, en payant les hommes vingt sols de l’heure ; ou encore combien il fallait de tonnes de clous à onze sols la coquille pour réparer la palissade qui faisait le tour du parc sur quinze milles de circonférence, etc.

Cette énumération, nous le répétons, est fastidieuse, car un buffet ressemble fort à un autre buffet, et une taupinière ne diffère pas essentiellement d’un million d’autres. Orlando, cependant, dut faire quelques beaux voyages et rencontra quelques plaisantes aventures. C’est ainsi qu’il occupa toute une ville de dentellières aveugles, près de Bruges, à la confection de rideaux pour un lit à ciel d’argent. De même son aventure avec un Maure de Venise qui lui vendit enfin (mais seulement à la pointe de l’épée) son cabinet de laque, vaudrait peut-être, sous une autre plume, la peine d’être contée. D’ailleurs, ce travail ne manquait pas de variété ; un jour arrivaient au château, traînés depuis le Sussex par des attelages, des arbres immenses qu’on allait scier de long puis clouer pour le parquetage d’une galerie ; le jour suivant, c’était un coffre de Perse bourré de laine et de sciure, d’où Orlando extrayait enfin une seule assiette ou la topaze d’une bague.

Un jour vint pourtant où il n’y eut plus dans les galeries place pour une autre table ; sur les tables pour un autre cabinet ; dans le cabinet pour une autre coupe ; dans la coupe pour une autre poignée de « pot-pourri »(3) ; il n’y avait place pour rien nulle part ; bref, la maison était meublée. Dans le jardin, les boules-de-neige, les crocus, les hyacinthes, les magnolias, les roses, les lis, les asters, toutes les variétés de dahlias ; les poiriers et les pommiers et les cerisiers et les mûriers, plus une quantité énorme de massifs rares et fleuris, d’arbres toujours verts et de plantes vivaces poussaient si épais sur les racines les uns des autres qu’on ne voyait pas une main de terre sans fleurs, ni un lé de pelouse sans ombre. De plus, Orlando avait lâché dans le jardin des oiseaux sauvages aux plumes brillantes et deux ours de Malaisie dont la hargne cachait, il en était sûr, de bons cœurs fidèles.

Tout était prêt maintenant ; et quand, le soir venu, on alluma les innombrables chandeliers d’argent, quand les souffles légers sans cesse errant dans les galeries firent palpiter doucement la tapisserie bleu et gris (on croyait voir galoper les chasseurs et fuir Daphné) ; quand l’argent scintilla, quand s’alluma la laque et pétilla le feu ; quand les fauteuils sculptés tendirent leurs bras vides ; que les dauphins au long des murs nagèrent, avec mainte sirène sur le dos ; quand tout ceci et plus encore fut achevé selon son goût, Orlando, entouré de ses chiens courants, se promena dans la maison et se sentit heureux. Il avait maintenant, songea-t-il, de quoi nourrir sa péroraison. Peut-être ne serait-il pas mal de reprendre le discours en entier. Pourtant, comme il passait en revue les galeries, il eut l’impression d’un certain vide. Des fauteuils et des tables, tout dorés, tout sculptés qu’ils soient ; des sofas, même s’ils reposent sur des pattes de lion ou des cols de cygne ; des lits, fussent-ils même en duvet de cygne le plus doux, ne nous satisfont pas s’ils demeurent vacants. Des gens assis, des gens couchés, les améliorent étonnamment. Aussitôt donc, Orlando inaugura une série de réceptions magnifiques où se rencontrèrent toute la noblesse et la gentry du voisinage. D’un seul coup, les trois cent soixante-cinq chambres furent pleines pour un mois. Les invités se coudoyèrent dans les cinquante-deux escaliers du château. Trois cents domestiques grouillèrent dans les offices. Il y avait festin presque tous les soirs. Rien d’étonnant qu’en un très petit nombre d’années Orlando ait vu la trame de son velours et sa fortune dissipée plus qu’à moitié. En revanche, il avait acquis l’estime de ses voisins, bon nombre d’offices dans le Comté, et l’avantage de recevoir chaque année une douzaine au moins de volumes dédiés à Sa Seigneurie en termes platement obséquieux par des poètes reconnaissants. Car, si Orlando prit grand soin à cette époque de ne se lier en rien avec des écrivains et de garder ses distances avec les dames de naissance étrangère, cependant il fit toujours preuve d’une extrême générosité envers les femmes et les poètes qui l’adoraient également.

Mais au plus fort des réjouissances, quand tous ses hôtes festoyaient librement, Orlando éprouvait souvent le désir d’être seul et se retirait dans son cabinet. Là, derrière une porte close, assuré du secret, il sortait un vieux manuscrit dont il avait cousu les feuilles avec un fil de soie volé dans la boîte à ouvrage de sa mère et qui portait en titre, d’une grosse écriture arrondie d’écolier : Le Chêne. Poème. Il écrivait sur ce cahier jusqu’au carillon de minuit et bien plus tard encore. Mais, comme il effaçait autant de vers qu’il en ajoutait, leur nombre, souvent, à la fin de l’an, avait en somme plutôt diminué ; et il semblait bien qu’à force d’écrire, ce poème, un jour, dût enfin cesser d’être écrit. C’est qu’en effet la « manière » d’Orlando – qui est du ressort de l’histoire littéraire plus que du nôtre – avait étonnamment changé. Orlando avait épuré les fleurs de son style ; ployé son exubérance. L’âge de la prose congelait ces sources brûlantes. Au-dehors même, dans la vraie nature, on voyait moins de guirlandes suspendues ; les buissons d’aubépine eux-mêmes étaient moins épineux et moins enchevêtrés. Peut-être le goût des choses était-il plus fade ; le miel et la crème, peut-être, paraissaient moins exquis au palais. Les rues, d’ailleurs, étaient moins boueuses, plus nettes, les maisons mieux éclairées : l’effet de ces changements sur le style n’est pas niable.

Un jour qu’avec un labeur épuisant Orlando ajoutait une ligne ou deux à son cahier – Le Chêne. Poème. – une ombre traversa le coin de sa prunelle. Comme il le vit bientôt, ce n’était pas une ombre, mais la très haute silhouette d’une dame qui traversait, en capuchon et mantille, le carré devant ses fenêtres. Cette cour étant la plus privée du château et la dame étant inconnue, Orlando s’étonna de l’y voir. Trois jours plus tard, même apparition et le mercredi, en plein jour, encore. À ce coup, Orlando résolut de la suivre. Apparemment, elle n’avait pas la moindre peur d’être découverte, puisqu’elle ralentit le pas à son approche, et, soudain, le regarda en plein visage. Toute autre femme, surprise ainsi dans le particulier d’un lord, aurait eu peur ; toute autre femme avec ce visage, cette coiffure, cet aspect, se fût couvert la tête de sa mantille. C’était moins une dame, en effet, qu’une hase ; une hase saisie, mais têtue ; une hase peureuse, dominée soudain par une audace absurde et sans limites ; une hase toute droite sur son séant, qui considère le chasseur avec d’énormes yeux bombés ; des oreilles raides mais tremblotantes ; un nez pointé mais tout tordu de tiraillements. Cette hase, d’ailleurs, avait six pieds de taille, et portait au surplus une coiffe bizarrement surannée qui la faisait paraître encore plus grande. Face à face avec Orlando, elle fixa sur lui un regard où la timidité et l’audace se combinaient étrangement.

D’abord, avec une révérence correcte mais un peu raide, elle s’excusa de son intrusion. Puis se dressant à nouveau de toute sa taille, qui devait bien avoir six pieds deux pouces, elle se présenta – mais avec un tel caquetage de rires nerveux, tant de hi ! hi ! et de ho ! ho ! qu’Orlando la crut échappée d’un asile – comme l’archiduchesse Harriet Griselda de Finster-Aarhorn et Scand-op-Boom, en territoire roumain. Elle désirait par-dessus tout, dit-elle, faire la connaissance d’Orlando. Elle avait pris un logement au-dessus de la boutique d’un boulanger, près des grilles du parc. Elle avait vu le portrait d’Orlando : c’était l’image exacte d’une de ses sœurs – heu ! heu ! – morte depuis longtemps. Elle était venue à la Cour anglaise. La Reine était sa cousine. Le Roi était un très bon garçon mais se couchait rarement sans être soûl. Suivirent quelques hi ! hi ! puis quelques ho ! ho ! Bref, il n’y avait rien à faire qu’à la prier d’entrer et lui offrir un verre de vin.

À l’intérieur, elle reprit la hauteur naturelle à une archiduchesse roumaine. N’était qu’elle montra une connaissance des vins assez rare chez une dame, et fit sur les armes à feu, sur les coutumes de chasse dans son pays quelques remarques non dépourvues de bon sens, à coup sûr la conversation eût manqué de chaleur. Se redressant d’un bond, à la fin, elle annonça qu’elle viendrait rendre visite à Orlando le jour suivant, plongea pour une nouvelle et prodigieuse révérence, et se retira. Le jour suivant, Orlando sortit à cheval. Le jour suivant, il tourna le dos ; le troisième, il tira le rideau. Le quatrième, il plut ; Orlando, qui ne pouvait décemment tenir une dame sous l’averse, et qui, d’autre part, n’était pas ennemi de toute société, la pria d’entrer et lui demanda son avis sur une armure qui avait appartenu à un de ses ancêtres : était-elle l’ouvrage de Jacobi ou bien de Topp ? Lui, penchait pour Topp. Elle soutint une opinion contraire… peu importe laquelle. Il importe par contre, pour la suite de notre histoire, de savoir que l’archiduchesse Harriet, pour illustrer sa thèse sur le jeu des pièces d’attache, prit la jambière d’or en main et l’ajusta à la jambe d’Orlando.

Que jamais gentilhomme ne se dressa sur une paire de jambes plus élégantes que celles de notre héros, nous l’avons déjà dit.

Fut-ce la façon dont elle attacha la boucle de la cheville ; ou son attitude penchée ; ou la longue réclusion d’Orlando ; ou la sympathie naturelle qui existe toujours entre des sexes différents ; ou le bourgogne ; ou le feu ? On peut hésiter à fixer son blâme ; il n’est pas douteux, en tout cas, qu’il faille blâmer d’un côté ou d’autre, quelqu’un ou quelque chose, quand un gentilhomme de la naissance d’Orlando, recevant chez lui une dame de qualité, et une dame nettement plus âgée que lui, avec un visage de quatre pans, des yeux ahuris et un accoutrement assez ridicule – en pleine chaleur l’archiduchesse portait la veste et le manteau de chasse – il n’est pas douteux, disons-nous, qu’il faille blâmer quelqu’un ou quelque chose, quand un si noble gentilhomme devient la proie de certaine passion avec une violence si soudaine qu’il est obligé de quitter la pièce.

Mais, dira-t-on, quel genre de passion ? Et la réponse doit avoir double visage comme l’Amour lui-même. Car l’Amour… mais laissons l’Amour pour l’instant, et rapportons les faits réels :

Lorsque l’archiduchesse Harriet Griselda se courba pour attacher la boucle, Orlando entendit, de façon soudaine et inexplicable, très loin, battre les ailes de l’Amour. La palpitation assourdie de ce doux plumage réveilla en lui mille souvenirs d’eaux grondantes, de grâce adorable dans la neige, et d’exécrable perfidie dans le dégel ; le son grandit ; Orlando rougit et trembla ; et il se sentit ému comme il avait pensé ne plus l’être jamais ; il allait élever les mains, permettre à l’oiseau de beauté de se poser sur ses épaules lorsque – horreur ! – un craquement retentit et s’accrût, le fracas de corbeaux s’abattant sur un arbre ; l’air s’assombrit d’ailes rudes et noires ; des voix croassèrent ; des brins de paille churent, des branchettes, des plumes, et pesamment tomba sur ses épaules le plus lourd et le plus répugnant des oiseaux : le vautour. C’est alors que notre héros bondit hors de la pièce et manda son valet de pied reconduire l’archiduchesse Harriet à sa voiture.

Car l’Amour – nous pouvons maintenant revenir à lui – possède deux visages, l’un blanc et l’autre noir ; deux corps, l’un lisse, l’autre velu. Il a deux mains, deux pieds, deux queues ; il a de chaque membre, en vérité, un double exactement contraire, mais si étroitement lié à lui qu’on ne peut l’en disjoindre. Lorsque l’amour d’Orlando s’élança, il tournait vers lui son visage blanc, il offrait son corps lisse et doux. Il grandit, grandit, s’approcha, coupant le flot pur des brises heureuses. Tout à coup (à la vue de l’archiduchesse sans doute), il vira, montra l’autre face ; apparut noir, velu, immonde ; et ce fut Lubricité le Vautour, au lieu d’Amour l’Oiseau de Paradis qui vint s’affaler, flasque, dégoûtant, sur les épaules de notre héros. D’où la fuite d’Orlando, d’où l’envoi du valet de pied.

On ne se défait pas si aisément d’une harpie. Non seulement l’archiduchesse garda ses appartements chez le boulanger, mais Orlando, de jour, de nuit, fut désormais hanté par les fantômes les plus répugnants. C’est en vain, semblait-il, qu’il avait meublé sa maison d’argent, recouvert ses murs de tapisseries, puisque à tout moment un oiseau fienteux pouvait venir s’installer sur sa table. Il était là comme chez lui, battant de l’aile entre les chaises ; on le voyait se dandiner sans grâce sur le plancher des galeries. Soudain, de tout son poids, il se perchait sur un écran à feu. Chassé, il revenait encore, cognait si fort à la fenêtre qu’à la fin la vitre éclatait.

Alors, comprenant que sa maison devenait inhabitable et qu’il devait prendre des mesures pour en finir, sans plus tarder Orlando fit ce que n’importe quel jeune homme eût fait à sa place ; il pria le Roi Charles de l’envoyer comme Ambassadeur Extraordinaire à Constantinople. Le Roi se promenait dans Whitehall. Nell Gwyn, suspendue à son bras, le bombardait de noisettes. Quel malheur, soupira cette âme tendre, que de si belles jambes dussent s’expatrier !

Mais les destins sont inflexibles ; Nell Gwyn ne put rien faire qu’envoyer par-dessus son épaule un baiser à Orlando sur son bateau.

III

Il est, en vérité, hautement regrettable que cette période de la vie d’Orlando, où il joua un rôle important dans les affaires publiques de sa patrie, soit précisément la plus pauvre en documents. Nous savons qu’Orlando remplit ses devoirs à merveille comme en témoigne son accession à l’Ordre du Bain et au Duché. Nous savons qu’il mit la main à quelques-unes des plus délicates négociations entre le Roi Charles et les Turcs – les traités déposés dans les caves des Archives Nationales en font foi. Mais la révolution qui éclata pendant son ambassade et le feu qui suivit ont détruit ou endommagé tous les papiers d’où l’on pouvait tirer des renseignements dignes de confiance : ce que nous pourrons en citer sera, par suite, lamentablement incomplet. Combien n’avons-nous pas trouvé de ces documents qui portaient une tache de roussi au beau milieu de la phrase la plus importante ! Juste au moment où nous pensions élucider un mystère qui a fait pendant un siècle le désespoir des historiens, il y avait un trou dans le manuscrit : on y aurait passé le doigt. Bref, nous avons fait l’impossible pour composer un maigre résumé d’après les fragments noircis qui demeurent. Mais souvent nous avons trouvé nécessaire de spéculer, de supposer, même d’avoir recours à l’imagination.

Voici quelle était, semble-t-il, une journée d’Orlando. À sept heures environ il se levait, s’enveloppait dans une longue robe turque, allumait un « cheroot » et s’accoudait à son balcon. Longtemps il restait dans cette attitude à contempler au-dessous de lui la cité qui semblait dormante. Le brouillard, à cette heure, s’étendait si épais que les dômes de Sainte-Sophie et des autres églises paraissaient flotter dans l’air comme des bulles ; peu à peu le brouillard les découvrait ; et l’on voyait enfin que ces bulles étaient fermement attachées à la terre ; çà et là surgissait la rivière ; le pont de Galata ; les pèlerins aux turbans verts, le nez coupé ou les yeux aveugles, qui demandaient l’aumône ; puis les chiens errants fouillant les ordures ; les femmes serrées dans leur châle ; l’innombrable troupeau des ânes ; un groupe de cavaliers armés de longs bâtons. Bientôt la ville entière s’éveillait aux clic ! clac ! des fouets, au grondement des gongs, aux cris des muezzins, au cinglement des coups sur l’échine des mules, au sonore brimbalement des chariots bandés de cuivre, cependant que des odeurs aigres – mélange de levain, d’épices et d’encens – montant jusqu’au faubourg haut de Pera, semblaient être l’haleine même de cette populace barbare, stridente et bariolée.

Rien, songeait Orlando en considérant ce spectacle qui étincelait maintenant au soleil, rien ne pouvait moins ressembler aux comtés de Kent et Surrey, aux villes de Londres et de Tunbridge Wells. À droite, à gauche, se dressaient les déserts chauves et pierreux des montagnes inhospitalières d’Asie. Le château triste et sec d’un ou deux chefs de bande pouvait s’accrocher là ; mais de presbytère, aucun ; point de manoir, point de chaumière, point de chêne, de hêtre, de violette, de houx, d’églantine sauvage. Aucune de ces haies dont l’ombre est propice aux fougères, pas de prairie où mener paître les troupeaux. Les maisons, blanches comme des coquilles d’œuf, étaient tout aussi nues. Que lui, cependant, pur Anglais jusqu’au bout des ongles, sentît son cœur bondir dans sa poitrine à la sauvagerie de ce panorama ; qu’il ne pût détacher son regard de ces défilés, de ces crêtes lointaines ; qu’il projetât d’aller à pied et sans escorte, là-bas, sur ces hauteurs que hantent seuls les bergers et les chèvres ; qu’il éprouvât une tendresse passionnée pour les fleurs éclatantes, hors de saison, de ce pays ; qu’il aimât les chiens errants et hirsutes plus même que les lissiers de son propre chenil ; qu’il aspirât avidement, de toutes ses narines, l’odeur âcre et forte qui montait des rues, voilà qui pouvait le surprendre. Étonné, il se demandait si, au temps des croisades, un de ses ancêtres ne s’était pas épris de quelque paysanne circassienne ; il jugeait la chose fort possible ; trouvait dans son propre teint un peu de brun ; et, quittant soudain le balcon, se retirait pour prendre son bain.

Une heure plus tard, parfumé, frisé, oint selon l’usage, il recevrait les Secrétaires d’Ambassade et autres hauts fonctionnaires : tous lui portaient, l’un après l’autre, des coffrets rouges qui ne cédaient qu’à sa propre clef d’or. À l’intérieur des coffrets étaient des documents de la plus grande importance. Il n’en reste rien aujourd’hui que des débris : une lettre historiée, un sceau fermement attaché à un ruban de soie roussi. De ce qu’ils contenaient, par suite, nous ne pouvons rien dire ; nous témoignerons seulement qu’entre la cire et les sceaux, et les rubans de couleurs diverses qu’il fallait attacher différemment, entre les titres à grossoyer et les capitales à historier, Orlando avait de l’occupation jusqu’au déjeuner de midi, repas splendide qui comptait peut-être trente services.

Après le déjeuner, des valets annonçaient que le carrosse à six chevaux attendait à la porte : Orlando y montait et, précédé de janissaires en livrée pourpre qui couraient en agitant des éventails de plumes d’autruche sur leurs têtes, s’en allait rendre visite à d’autres Ambassadeurs ou à de hauts dignitaires. Le cérémonial ne variait jamais : aussitôt dans la cour, les janissaires frappaient de l’éventail la porte principale qui, à l’instant, s’ouvrait toute grande et laissait voir une vaste pièce superbement meublée. Là étaient assis deux personnages, à l’ordinaire de sexe différent. On échangeait des saluts et des révérences profondes. Dans la première pièce il était seulement permis de parler du temps. Après avoir dit qu’il faisait beau ou humide, chaud ou froid, l’Ambassadeur passait dans une seconde chambre où de nouveau, deux personnages se dressaient pour l’accueillir. Là, il était permis de comparer Constantinople à Londres comme lieux de résidence : l’Ambassadeur disait évidemment qu’il préférait Constantinople, et ses hôtes, évidemment, préféraient Londres qu’ils n’avaient pas vue. Dans la pièce suivante, la santé du Roi Charles et celle du Sultan devaient être l’objet d’une discussion assez soutenue. Dans la suivante, la conversation roulait, mais avec moins de développement, sur la santé de l’Ambassadeur et celle de l’hôtesse. Dans la suivante, l’Ambassadeur complimentait son hôte sur son ameublement ; l’hôte complimentait l’Ambassadeur sur son habit. Dans la suivante étaient servies quelques sucreries dont l’hôte déplorait l’indigence et que l’Ambassadeur portait aux nues. Enfin, pour clore la cérémonie, on fumait une houka et l’on buvait une tasse de café ; du moins l’on accomplissait minutieusement et jusqu’au bout les gestes de fumer et de boire ; mais il n’y avait point de tabac dans la pipe ni de café dans la tasse ; si la fumée, si le breuvage avaient été réels, l’organisme humain n’y eût pas tenu. En effet, l’Ambassadeur n’avait pas plutôt dépêché cette visite qu’il devait en entreprendre une autre. La même cérémonie se déroulait, exactement dans le même ordre, six ou sept fois encore dans les maisons des hauts fonctionnaires, de sorte qu’il était souvent une heure avancée de la nuit lorsque l’Ambassadeur rentrait dans ses appartements. Orlando s’acquitta toujours à merveille de ces obligations, et ne cessa jamais de voir en elles le fondement de toute diplomatie : pourtant, sans aucun doute, il en était las quelquefois, et certains jours même si profondément abattu qu’il préférait dîner tout seul avec ses chiens. On l’entendait leur parler dans sa langue. Tard dans la nuit, dit-on, il franchissait parfois les grilles de son palais sous un déguisement qui empêchait les sentinelles de le reconnaître. Il allait se perdre dans la foule sur le pont de Galata, errer dans les bazars ou bien encore se joindre, après avoir ôté ses chaussures, aux fidèles dans les mosquées. Un jour, tandis qu’on publiait partout qu’il était au lit malade de fièvre, des bergers venus à la ville pour vendre leurs chèvres, rapportèrent qu’ils avaient rencontré au sommet de la montagne un Lord anglais qui, à voix haute, priait son propre Dieu. On crut, dans ce portrait, reconnaître Orlando déclamant un poème : on savait en effet qu’il portait toujours sur lui, caché sous son manteau, un manuscrit surchargé de ratures, et les domestiques, en écoutant à la porte, avaient entendu quelquefois l’Ambassadeur qui nasillait on ne sait quoi, lorsqu’il était seul, d’une bizarre voix chantante.

Voilà les débris avec lesquels nous devrons tâcher de composer tant bien que mal un tableau de la vie d’Orlando et de son personnage à cette époque. Aujourd’hui encore circulent des rumeurs, des légendes, de vagues anecdotes sans authenticité sur ce passage d’Orlando à Constantinople. Nous n’en avons cité que quelques-unes : toutes semblent prouver du moins qu’il possédait alors, dans la fleur de son âge, ce pouvoir d’éveiller l’imagination, cet attrait fascinant qui maintiennent le souvenir d’un homme encore vivace dans la mémoire populaire quand l’œuvre de qualités plus solides en apparence a depuis longtemps sombré dans l’oubli. Cette puissance, mystérieusement, naît lorsque se combinent la beauté, un grand nom et quelques dons plus rares qu’avec la permission du lecteur nous désignerons, sans plus, du mot : charme. « Un million de chandelles », comme avait dit Sacha, brûlaient en Orlando sans qu’il prît la peine d’en allumer une. Il avait l’agilité du cerf, sans nul besoin de penser à ses jambes. Il parlait de sa voix ordinaire, et l’écho faisait résonner un gong d’argent. C’est pourquoi les légendes se pressaient autour de lui. Bien des femmes et quelques hommes lui vouèrent un culte. Ils n’avaient pas besoin pour cela de lui avoir parlé, ni même de l’avoir vu ; leur désir, simplement, évoquait, surtout devant un paysage romanesque ou un coucher de soleil, la silhouette d’un noble gentilhomme en bas de soie. Pour les hommes pauvres et incultes, Orlando avait le même attrait que pour les riches. Pâtres, bohémiens, âniers, chantent encore des chansons sur le Lord anglais « qui laissa tomber ses émeraudes dans le puits » – ce qui, indiscutablement, se rapporte à Orlando : un jour, dit-on, dans un accès de rage, il arracha ses bijoux et les jeta dans une fontaine d’où ils furent repêchés par un jeune page. Mais cet attrait romanesque est souvent associé, le fait est bien connu, avec une extrême réserve. Orlando ne semble s’être pris d’amitié pour personne. Autant qu’on peut le dire, il ne se lia d’aucun lien. Certaine grande dame n’hésita pas à faire le voyage d’Angleterre pour l’approcher ; elle l’accabla de ses attentions ; lui, persista à s’acquitter de ses devoirs avec un zèle si inlassable, qu’après un service de deux ans et demi à peine comme Ambassadeur à la Corne, le Roi Charles signifia son intention de l’élever au plus haut rang de la pairie. Les envieux virent dans cet honneur un tribut offert par Nell Gwyn au souvenir de certaine jambe. En vérité elle n’avait vu Orlando qu’une seule fois et dans un moment où elle portait toute son attention à bombarder son royal maître de noisettes : il est vraisemblable que notre héros dut son Duché à ses mérites et non à ses mollets.

Mais un arrêt, ici, est nécessaire, car nous touchons à un épisode lourd de sens dans la carrière d’Orlando. L’attribution de ce titre ducal fut l’occasion d’un incident très fameux et très discuté que nous devons maintenant rapporter en nous orientant de notre mieux parmi les documents brûlés et les rubans de coton en charpie. C’est à la fin du grand jeûne de Ramadan que l’Ordre du Bain et le brevet de noblesse arrivèrent sur une frégate commandée par Sir Adrian Scrope. Orlando saisit l’occasion pour donner une fête d’une splendeur jusqu’alors inconnue et qui n’a pas été dépassée depuis à Constantinople. La nuit était belle, la foule immense, et les fenêtres de l’Ambassade brillamment illuminées. De nouveau les détails manquent ; la flamme a passé là et de tous les mémoires du temps il ne reste que des débris fascinants, mais qui laissent l’essentiel dans l’ombre. Pourtant, le journal de John Fenner Brigge, officier de la marine anglaise qui était parmi les invités, nous apprend que des gens de toutes nationalités « étaient entassés comme des harengs » dans la cour du palais. La presse était si forte et si pénible que Brigge grimpa dans un arbre de Judée, excellent poste d’observation, d’ailleurs. Le bruit d’un miracle prochain (nouvelle preuve du mystérieux pouvoir qu’exerçait Orlando sur les imaginations) avait couru parmi les indigènes ; c’est pourquoi, écrit Brigge (mais son manuscrit est plein de trous et de roussis qui rendent quelques phrases tout à fait illisibles), aux premiers sifflements des fusées, nous éprouvâmes pour la plupart un certain malaise à l’idée que la population indigène pourrait bien être prise… conséquences déplaisantes, pour tous… dames anglaises dans la compagnie, j’avoue que je portai la main à mon coutelas. Par bonheur, poursuit-il en un style qui, du moins, ne manquait pas de souffle, « ces craintes, pour l’instant, ne semblèrent pas fondées et, l’œil fixé sur l’attitude des indigènes… j’en vins à la conclusion que cette démonstration de notre habileté dans l’art de la pyrotechnie n’était pas sans valeur, n’eût-elle servi qu’à leur bien faire sentir… la supériorité de la… anglaise. En vérité, le spectacle était d’une magnificence indescriptible. Je ne pouvais que, tour à tour, louer le Seigneur d’avoir permis… et souhaiter que ma pauvre chère mère… Par les ordres de l’Ambassadeur, les longues fenêtres qui sont un trait si imposant de l’architecture orientale, car, bien que fort ignorant en mainte… furent ouvertes toutes grandes ; et, à l’intérieur, nous pûmes voir un tableau vivant(4), sorte de parade théâtrale où des dames et des gentilshommes anglais… donnaient un divertissement, œuvre de… On ne pouvait entendre les paroles, mais la vue de tant de compatriotes et de leurs femmes, tous habillés avec l’élégance et la distinction les plus hautes… je fus transporté d’émotions dont je n’ai certainement pas honte, quoique incapable… J’étais tout occupé à observer l’étonnante conduite de Lady – conduite de nature à fixer tous les yeux et à jeter le discrédit sur son sexe et sa patrie – lorsque par malheur une branche cassa » ; le lieutenant Brigge roula de l’arbre de Judée, et le reste de son récit ne contient plus que l’expression de sa gratitude envers la Providence (qui joue un grand rôle dans ce journal) avec un rapport très exact de ses diverses meurtrissures.

Par bonheur, Miss Pénélope Hartopp, fille du général de ce nom, vit la scène de l’intérieur et en a fait le récit dans une lettre (fort abîmée aussi) qui parvint finalement à une amie de Tunbridge Wells. Miss Pénélope ne débordait pas moins d’enthousiasme que le galant officier. « Ravissant ! » s’exclame-t-elle dix fois par page. « Féerique… dépasse toute description… assiette d’or… candélabres… nègres en culotte de peluche… pyramides de glace… fontaines de vin chaud… blocs de gelée représentant les frégates de Sa Majesté… cygnes représentant des nénuphars… oiseaux dans des cages dorées… seigneurs en velours écarlate… coiffures des dames hautes d’au moins six pieds… boîtes à musique… Mr. Peregrine m’a trouvée « absolument adorable » : je ne le dis qu’à toi, chérie, parce que je sais… Oh ! comme j’aurais voulu te voir là !… Laissait bien loin derrière le Pantiles(5)… on nageait dans les vins et les liqueurs… aussi, quelques gentlemen… Lady Betty, ravissante… L’infortunée Lady Bonham, croyant qu’il y avait un siège derrière elle, s’est assise… erreur fatale… Tous fort galants gentilshommes… tant désiré pour toi et cette chère Betsy… Mais la proie de tous les regards, le point de mire universel… tout le monde était d’accord là-dessus, pas un n’eut le cœur assez bas pour le nier, c’était l’Ambassadeur lui-même. Quelle jambe ! Quel port ! ! Quelle grâce princière ! ! ! Sa façon d’entrer ! Sa façon de ressortir ! Puis, je ne sais quoi d’intéressant dans l’expression qui fait sentir, je ne sais comment, qu’il a souffert ! On parle d’une dame. Monstre sans cœur ! ! ! Comment une personne de notre sexe réputé tendre peut-elle avoir ce front ! ! ! Il n’est pas marié et la moitié des dames ici sont folles d’amour pour lui… Mille, mille baisers à Tom, Gerry, Peter, et à Mew chérie » (probablement sa chatte).

« Lorsque minuit sonna » – trouvons-nous dans la gazette de l’époque – « l’Ambassadeur apparut au balcon central entièrement tendu de tapis inestimables. Six Turcs de la Garde du Corps impériale, ayant chacun plus de six pieds de taille, l’encadraient avec des torches. Aussitôt des fusées jaillirent et une grande acclamation monta du peuple : l’Ambassadeur y répondit par une inclinaison profonde et par quelques mots de remerciement en turc, car il compte parmi ses mérites de parler couramment ce langage. Puis Sir Adrian Scrope, en grande tenue d’amiral britannique, s’avança ; l’Ambassadeur mit un genou à terre ; l’amiral lui passa le Collier du Très Noble Ordre du Bain, puis épingla l’Étoile sur sa poitrine ; après quoi un autre gentilhomme du corps diplomatique, s’étant avancé avec dignité, lui posa le manteau sur les épaules et lui offrit sur un coussin de pourpre la couronne de Duc. »

Enfin, avec une majesté et une grâce extraordinaires, s’inclinant d’abord profondément, puis se redressant avec orgueil de toute sa taille, Orlando prit la couronne dorée de feuilles de fraisier et d’un geste resté inoubliable pour quiconque le vit, la posa lui-même sur son front. C’est à cet instant précis que les premiers troubles éclatèrent. Peut-être le peuple attendait-il un miracle – d’après certains les prophètes auraient annoncé une averse d’or – et fut-il déçu de n’en point voir ; ou peut-être ce geste était-il le signal choisi pour lancer l’attaque ; personne ne semble le savoir au juste ; mais, à l’instant où la couronne toucha le front d’Orlando, une grande clameur s’éleva. Les cloches sonnèrent ; les criailleries des prophètes retentirent parmi les vociférations du peuple ; un grand nombre de Turcs se jeta le front contre terre. Une porte fut forcée. La foule des indigènes se rua dans les salles de fêtes. Les femmes hurlaient. Certaine dame qui, dit-on, mourait d’amour pour Orlando, saisit un candélabre et le jeta sur le parquet. Que fût-il arrivé sans la présence de Sir Adrian Scrope et d’une compagnie de matelots anglais, nul ne peut le dire. Mais l’amiral fit sonner l’alarme aux bugles ; une centaine de matelots furent aussitôt sur les rangs ; le désordre fut réprimé, et une paix au moins provisoire tomba sur cette scène.

Jusque-là, nous sommes sur la terre étroite mais ferme d’une vérité assurée. Plus loin, c’est l’incertitude et nul n’a jamais su exactement ce qui se passa cette nuit. Le témoignage des sentinelles et d’autres personnes semble prouver, toutefois, que les portes de l’Ambassade, les invités partis, furent closes, comme chaque nuit, environ vers deux heures. On vit l’Ambassadeur, encore revêtu des insignes de son rang, pénétrer dans sa chambre et refermer la porte. Certains disent qu’il poussa le verrou, ce qui n’était pas sa coutume. D’autres prétendent avoir entendu, plus avant dans la nuit, une sorte de mélopée rustique comme les pâtres en jouent sur leurs flûtes, dans la cour, sous la fenêtre de l’Ambassadeur. Une blanchisseuse, qu’une rage de dents tenait éveillée, rapporta qu’elle avait vu la silhouette d’un homme, enveloppé dans un manteau ou une robe de chambre, s’avancer sur le balcon. Puis, dit-elle, une femme tout emmitouflée, mais qui avait l’air d’une paysanne, fut hissée au moyen d’une corde que l’homme lui avait jetée du balcon. Alors, dit la blanchisseuse, ils s’enlacèrent passionnément « comme des amoureux » et entrèrent ensemble dans la chambre dont ils tirèrent les rideaux : de sorte qu’elle ne put voir la suite.

Le lendemain matin, Mr. le Duc, comme nous devons l’appeler désormais, fut trouvé par ses secrétaires profondément endormi et dans des vêtements de nuit tout chiffonnés. La chambre offrait un assez grand désordre : la Couronne avait roulé sur le parquet, le Manteau et la Jarretière étaient en vrac sur une chaise. La table était jonchée de paperasses. On ne soupçonna rien d’abord, car les fatigues de la nuit avaient été grandes. Mais l’après-midi vint, et Orlando dormait toujours : un médecin fut appelé. Il ordonna les remèdes dont on s’était déjà servi la fois précédente : emplâtres, orties, émétique, etc., mais sans succès. Orlando n’en dormit pas moins. Ses secrétaires crurent alors de leur devoir d’examiner les papiers sur la table. La plupart étaient tout griffonnés de vers où il était question d’un certain chêne. Il y avait aussi divers papiers officiels ; d’autres, privés, concernaient la gérance de propriétés en Angleterre. Mais, à la fin, ils tombèrent sur un document beaucoup plus remarquable. Ce n’était rien moins, en vérité, qu’un acte de mariage – dûment établi, paraphé, attesté – entre Sa Seigneurie Orlando, Chevalier de la Jarretière, etc., et Rosita Lolita, danseuse, née de père inconnu mais supposé bohémien, de mère également inconnue mais supposée marchande de ferraille, place du Marché, sur l’autre rive, contre le pont de Galata. Les secrétaires échangèrent des regards consternés. Orlando dormait toujours. Matin et soir ils vinrent le veiller, mais hormis sa respiration qui était régulière et l’incarnat de ses joues qui avait gardé son éclat naturel, il n’offrait aucun signe de vie. On essaya tout ce que la science ou le talent pouvaient suggérer pour l’éveiller. Mais Orlando n’en dormit pas moins.

Le septième jour de cette léthargie (mercredi 10 mai) éclata le premier coup de feu d’une terrible et sanglante insurrection dont le lieutenant Brigge avait décelé les premiers symptômes. Les Turcs, soulevés contre le Sultan, incendièrent la ville et passèrent au fil de l’épée ou à la bastonnade tous les étrangers qu’ils purent saisir. Un petit nombre d’Anglais parvint à se sauver. Mais, comme tout le laissait prévoir, les gentilshommes de l’Ambassade britannique choisirent de se faire tuer sur leurs coffres rouges et, dans les cas extrêmes, d’avaler leurs trousseaux de clefs plutôt que de les laisser choir aux mains des Infidèles. Les insurgés forcèrent l’accès de la chambre où dormait Orlando ; mais en le voyant allongé sur son lit avec toutes les apparences de la mort, ils l’abandonnèrent, emportant seulement sa couronne et ses insignes de Chevalier.

Et voici qu’à nouveau l’obscurité descend : Plût au ciel qu’elle fût plus profonde encore ! Plût au ciel, osons-nous souhaiter tout bas, qu’elle fût assez profonde pour nous empêcher de rien voir à travers son opacité ! Que nous pussions ici prendre la plume et tracer le mot « Fin » au bas de cette page ! Que nous pussions épargner au lecteur ce qui va suivre, lui confier sans plus : Orlando mourut, on le mit en terre. Hélas ! La Vérité, la Franchise et l’Honnêteté, déesses austères, toujours de quart, toujours de garde devant l’écritoire du biographe, crient : Non ! Embouchant d’un seul geste leurs trompettes d’argent, elles clament : la Vérité ! Et de nouveau elles entonnent : la Vérité ! Et, unissant une troisième fois leurs souffles, elles tonitruent : la Vérité, et rien que la Vérité !

Sur quoi – Dieu soit loué ! ceci nous donne le temps de souffler ! – doucement les portes s’entrouvrent comme mues par l’haleine du plus doux, du plus saint des zéphyrs, et trois personnages font leur entrée. Voici d’abord Notre-Dame de Pureté ; son front est ceint de bandelettes tissées de la plus blanche laine agneline ; sa chevelure est une avalanche de neige légère ; et dans sa main repose, confiante, la blanche plume d’une oie vierge. Derrière elle, mais d’un pas plus ferme et plus noble, s’avance Notre-Dame de Chasteté : son front porte, tour d’immobiles flammes, un diadème de glaçons ; ses yeux ont la pureté des étoiles ; le contact de ses doigts vous gèle jusqu’aux os. Sur ses talons, timide et cherchant un refuge dans l’ombre de ses sœurs plus fortes, s’avance Notre-Dame de Modestie, la plus fragile et la plus belle ; on devine de son visage ce qu’on devine de la lune lorsque son jeune et fin croissant transparaît parmi les nuées. Toutes trois marchent vers le centre de la pièce où Orlando, toujours endormi, repose ; et, avec des gestes qui implorent et ordonnent à la fois, Notre-Dame de Pureté parle la première :

« Sur le sommeil du faon je veille ; la neige m’est chère, la lune levante et la mer aux reflets d’argent. Du pan de ma robe je couvre les œufs de poule mouchetés, les conques striées de la mer ; je recouvre vice et misère. Sur toute vie, fragile ou sinistre ou douteuse, mon voile apitoyé descend. Ne parlez pas, n’arrachez pas les voiles. Arrêtez, de grâce, arrêtez ! »

Mais les trompettes tonitruent : « Arrière, Pureté, ô Pureté, recule ! »

Alors Notre-Dame de Chasteté parle :

« Je suis celle dont le doigt glace et dont le regard pétrifie. J’ai figé l’astre dans sa danse, et la vague n’est pas retombée. Sur les plus hautes Alpes je demeure. Si je marche, les éclairs jaillissent autour de ma tête ; si mon œil se fixe, la mort survient. Plutôt que de laisser Orlando s’éveiller, je le glacerai jusqu’aux moelles. Arrêtez, de grâce, arrêtez ! »

Mais les trompettes tonitruent : « Arrière, Chasteté, ô Chasteté, recule ! »

Puis Notre-Dame de Modestie parle d’une voix si faible qu’on peut à peine l’entendre :

« Vierge et pure toute ma vie, c’est moi qu’on nomme Modestie. Loin de moi les vergers féconds et les vignes fertiles. Toute croissance m’est odieuse ; quand les pommiers bourgeonnent ou les brebis agnèlent, je fuis, fuis ; mon manteau glisse de mes épaules. Mes cheveux répandus m’empêchent de rien voir. Arrêtez, de grâce, arrêtez ! »

De nouveau, les trompettes tonitruent : « Arrière, Modestie, ô Modestie, recule ! »

Avec des gestes douloureux de pleureuses, les trois sœurs, joignant leurs mains, dansent avec lenteur en balançant leurs voiles et en chantant.

« Vérité, ne sors pas de ton repaire affreux. Cache-toi plus profond encore, terrible Vérité ! Cruelle, par tes soins, le grand soleil éclaire ce qu’on ne doit pas voir, ce qu’on ne doit pas faire. Tu dévoiles la honte, tu illumines l’ombre. Cache ! Cache ! Cache ! »

Elles font le geste de couvrir Orlando de leurs draperies. Les trompettes cependant hurlent :

« La Vérité, et rien que la Vérité ! »

À ce coup, les trois sœurs essaient de jeter leurs voiles sur la bouche des trompettes pour les étouffer. En vain ! Les trompettes hurlent en chœur :

« Horribles sœurs, sortez ! »

Les sœurs, éperdues, se lamentent à l’unisson dans l’envol de leurs voiles tourbillonnants.

« Jadis, on avait plus d’égards ! Mais les hommes ne veulent plus de nous, et les femmes nous détestent. C’est bien, c’est bien, nous partons. Moi (dit la Pureté), pour le perchoir du poulailler. Moi (dit la Chasteté), pour les hauteurs inviolées du Surrey. Moi (dit la Modestie), pour n’importe quel gentil petit coin où je trouverai du houx et des rideaux en abondance. »

« C’est là, non pas ici (elles se sont prises par la main, parlent toutes à la fois en faisant des gestes d’adieu et de désespoir vers le lit où repose Orlando), au creux des nids et des boudoirs, dans les bureaux ou les cours de justice que nous retrouverons ceux qui nous aiment ; ceux qui nous honorent ; vierges ; hommes d’affaires, avocats et docteurs ; ceux qui interdisent ; ceux qui défendent ; ceux qui respectent sans savoir pourquoi ; qui applaudissent sans comprendre ; la tribu, très nombreuse encore (Dieu soit loué !) des gens respectables qui préfèrent ne pas voir ; qui désirent ne pas savoir ; chérissent l’obscurité ; qui nous vouent un culte fidèle, avec raison d’ailleurs, car nous leur avons donné la Richesse, la Prospérité, le Confort, l’Aisance. Nous allons les rejoindre et vous laisser. Allons, mes sœurs, allons. Ce n’est pas ici notre place. »

Elles sortent précipitamment en secouant leurs draperies autour de leurs têtes comme pour masquer un spectacle qu’elles n’osent pas regarder ; elles sortent en refermant la porte derrière elles.

Nous voici donc entièrement seuls dans la pièce avec Orlando endormi et les trompettes. Les trompettes, après s’être mises sur un seul rang, gonflant leurs joues, rugissent :

« LA VÉRITÉ ! »

À ce bruit, Orlando s’éveilla.

Il s’étira. Il se leva. Il apparut dans une nudité totale ; et, dans le tintamarre des trompettes hurlant : Vérité ! Vérité ! Vérité ! force nous est d’en faire l’aveu – c’était une femme.

……………………………

Le son des trompettes s’éloigna, mourut. Orlando, dans une nudité complète, demeurait immobile. Jamais, depuis le commencement du monde, on ne vit mortel aussi ravissant. Ses formes alliaient à la force d’un homme la grâce d’une femme. Tandis qu’il restait debout, sans un geste, les trompettes d’argent prolongeaient leur dernière note, comme au regret d’abandonner le charmant tableau que leurs clameurs avaient fait naître ; et les trois sœurs, Chasteté, Pureté, Modestie, ayant, sur le conseil sans doute de Curiosité, entrebâillé la porte et risqué un coup d’œil, lancèrent vers la forme nue une serviette protectrice qui, par malheur, manqua le but de plusieurs pouces. Enfin, Orlando, s’étant considéré des pieds à la tête dans un haut miroir, sans le moindre trouble apparent, s’en fut probablement prendre son bain.

Profitons de cet arrêt dans notre récit pour insister sur quelques faits. Orlando était devenu femme – inutile de le nier. Mais pour le reste, à tous égards, il demeurait le même Orlando. Il avait, en changeant de sexe, changé sans doute d’avenir, mais non de personnalité. Les deux visages d’Orlando – avant et après – sont, comme les portraits le prouvent, identiques. Il pouvait – mais désormais, par convention, nous devons dire elle au lieu de il – elle pouvait donc, dans son souvenir, remonter sans obstacle tout le cours de sa vie passée. Une légère brume, peut-être, en noyait les contours comme si, dans le clair étang de la mémoire, quelques gouttes sombres se fussent diffusées ; certaines apparences en étaient plus obscures ; mais c’était tout. Il semble que la métamorphose ait été indolore, complète et si bien réussie qu’Orlando elle-même n’en fut pas surprise. Partant de là, de nombreux savants, persuadés d’ailleurs qu’un changement de sexe serait contre nature, se sont donné beaucoup de mal pour prouver : 1° qu’Orlando avait toujours été une femme ou : 2° qu’Orlando n’avait pas cessé d’être un homme. Laissons biologistes et psychologues décider de ce cas. Quant à nous, les faits nous suffisent : Orlando fut un homme jusqu’à l’âge de trente ans ; à ce moment il devint femme et l’est resté depuis.

Que d’autres plumes, cependant, traitent du sexe et de la sexualité ; nous abandonnons, pour notre part, aussitôt que possible, des sujets aussi odieux. Orlando, ayant fait sa toilette, revêtit la veste et les pantalons turcs qui conviennent indifféremment aux deux sexes. Alors elle fut contrainte de considérer sa position. Position précaire et embarrassante au dernier point, comme en conviendra le lecteur qui a suivi avec sympathie le cours de cette histoire. Jeune, noble, belle, Orlando se trouvait à son réveil dans une situation on ne peut plus délicate pour une jeune dame de sa qualité. Nous n’aurions pas songé à la blâmer si elle avait, à cet instant, sonné, hurlé, perdu les sens. Mais Orlando ne montra aucun de ces signes de trouble. Elle fit preuve, au contraire, dans tous ses actes, d’un calcul si délibéré, qu’on aurait pu y voir, en vérité, l’indice d’une préméditation. Tout d’abord elle examina soigneusement les paperasses de la table, tria des feuilles où des vers semblaient tracés, et les enfouit dans son sein ; puis elle appela son sloughi (qui, à demi mort de faim, n’avait jamais quitté le pied de son lit ces jours derniers), lui donna quelque nourriture et la peigna ; puis elle passa une paire de pistolets à se ceinture et enfin enroula autour de son corps plusieurs rangs d’émeraudes et de perles du plus bel orient qui avaient fait partie de sa garde-robe d’Ambassadeur. Ceci fait, elle se pencha à la fenêtre, siffla doucement une seule fois, descendit l’escalier aux marches rompues, tâchées de sang, que jonchaient maintenant, outre le contenu des corbeilles à papiers, tous les traités, dépêches, sceaux, bâtons de cire, etc., de l’Ambassade, et sortit ainsi dans la cour. Là, juché sur un âne, à l’ombre d’un figuier géant, un vieux bohémien attendait. Il tenait un second baudet par la bride. Orlando l’enfourcha ; et, dans cet équipage, avec un chien maigre pour suite, un âne pour monture, un bohémien pour compagnon, l’Ambassadeur de Grande-Bretagne à la Cour du Sultan quitta Constantinople.

Ils cheminèrent plusieurs jours et plusieurs nuits, rencontrant maintes traverses : mais, qu’elles vinssent des hommes ou de la nature, toujours Orlando les franchit à son honneur. Enfin, au bout d’une semaine, ils atteignirent le plateau qui domine Brousse ; là campait d’ordinaire la tribu bohémienne qu’Orlando avait choisie désormais pour famille. Bien souvent elle avait regardé ces montagnes, de son balcon, à l’Ambassade ; bien souvent elle avait rêvé d’y venir ; et se trouver enfin où l’on a rêvé de vivre donne assez à penser à un esprit méditatif. Les premiers jours, pourtant, Orlando fut trop heureuse de sa nouvelle vie pour la gâter par des méditations. Le plaisir de n’avoir pas de document à signer ni à sceller, pas de titre à enjoliver, pas de visite à rendre, lui suffisait. Les bohémiens suivaient l’herbe ; quand leurs bêtes l’avaient rasée, ils s’en allaient un peu plus loin. Orlando se lavait dans les ruisseaux, quand elle se lavait ; jamais on ne lui présentait un coffret rouge, bleu ou vert ; il n’y avait pas une seule clef dans le camp, à plus forte raison de clef d’or. Quant à « visites », le mot y était inconnu. Orlando trayait des chèvres ; ramassait du bois sec ; volait de temps à autre quelques œufs de poule, mais sans jamais omettre de laisser en échange une pièce de monnaie ou une perle ; elle faisait paître le bétail ; grappillait dans les vignes ; foulait les raisins ; emplissait l’outre de chèvre ; y buvait ; et parfois, à l’idée qu’elle aurait dû, à cette heure du jour, faire semblant de boire et de fumer devant une tasse vide et une pipe sans tabac, elle éclatait de rire, se taillait un nouveau quignon de pain et demandait au vieux Rustum une goulée de sa pipe, bourrée pourtant de bouse de vache.

Les bohémiens, avec lesquels elle avait évidemment entretenu des relations secrètes avant la révolution, semblent l’avoir considérée comme l’une d’entre eux (c’est toujours le plus haut compliment qu’une nation puisse faire). En effet, sa chevelure sombre, son teint brun, faisaient croire qu’elle était vraiment une des leurs, arrachée dans son premier âge de quelque fourche de noisetier par un duc anglais de passage qui l’eût emportée au pays barbare où les gens vivent dans des maisons parce qu’ils sont trop faibles et trop maladifs pour supporter l’air libre. Aussi, quoiqu’elle leur fût de bien des façons inférieure, ils l’aidaient volontiers à leur ressembler un peu plus ; ils lui enseignaient leurs arts, la fabrication des fromages et le tressage des paniers ; leurs sciences, le vol et l’oisellerie ; même s’ils envisageaient le moment où ils consentiraient à la laisser épouser l’un d’entre eux.

Mais Orlando avait contracté en Angleterre quelques-unes des coutumes ou des maladies (selon le nom qu’il vous plaira de leur donner) qu’il est impossible, semble-t-il, de vaincre. Un soir, tandis que tous étaient assis autour du feu de camp et que le soleil couchant flamboyait sur les collines thessaliennes, Orlando s’écria :

« Comme c’est bon à manger ! »

(Les bohémiens n’ont pas de mot pour « beau ». « Bon à manger » est l’expression la plus proche.)

Tous les jeunes hommes et les jeunes femmes éclatèrent d’un rire énorme. Le ciel bon à manger ! Leurs aînés, cependant, qui en savaient un peu plus long sur les étrangers, devinrent soupçonneux. Ils remarquèrent qu’Orlando passait de longues heures assise, à ne rien faire que promener ses regards de-çà de-là ; souvent ils la surprirent au sommet d’une colline, perdue dans une contemplation des lointains, tandis que les chèvres s’en allaient brouter et vagabonder à leur guise. Alors on la soupçonna d’hérésie, et les Anciens de la tribu, hommes et femmes, jugèrent qu’elle était tombée dans les griffes du plus vil et du plus cruel de tous les Dieux : la Nature. D’ailleurs, ils ne se trompaient guère. Orlando était atteinte de cette maladie congénitale anglaise : l’amour de la Nature, et dans cette contrée où la Nature est infiniment plus vaste et plus puissante qu’en Angleterre, plus que jamais elle était tombée en son pouvoir. Ce mal est trop connu, et la littérature clinique en est, hélas ! trop abondante pour qu’une nouvelle description soit ici nécessaire : de brefs rappels suffiront. Imaginez des monts ; des vals ; des ruisseaux. Orlando grimpait sur les monts ; se perdait dans les vals ; s’asseyait au bord des ruisseaux. Elle comparait les collines à des remparts, à la gorge des ramiers et aux flancs des génisses. Elle comparait les fleurs aux émaux, le gazon à un tapis turc aminci par l’usure. Les arbres étaient des mégères rabougries, les troupeaux un moutonnement de roches grises. Tout, en fait, était autre chose. Ayant trouvé le lac sur la montagne, elle manqua s’y précipiter à la recherche de la sagesse qu’elle pensait dormante sous ses eaux ; et lorsque, du plus haut sommet, elle contemplait à l’horizon, par-delà la mer de Marmara, les plaines de Grèce, distinguait (elle avait des yeux admirables) l’Acropole avec une ou deux hachures blanches qui étaient à coup sûr, pensait-elle, le Parthénon, l’âme élargie autant que les yeux, elle demandait, dans une prière, de partager la majesté des collines, de connaître la sérénité des plaines, etc., comme le font tous les adorateurs de la nature. Puis, elle ramenait ses regards à ses pieds, et la rouge hyacinthe, l’iris pourpre lui arrachaient des pleurs, la faisaient délirer d’amour pour la bonne et belle nature ; quand elle relevait les yeux, elle voyait planer un aigle, imaginait ses ivresses, finissait par les ressentir. Sur le chemin du retour, elle saluait chaque étoile, chaque pic, dans le camp chaque feu de veille comme si leur message n’eût été que pour elle ; et lorsque, à la fin, elle se jetait sur sa natte, dans la tente des bohémiens, elle ne pouvait s’empêcher de crier encore : « Comme c’est bon à manger ! Comme c’est bon à manger ! » (C’est un fait curieux, en effet, que les hommes, même lorsqu’ils n’ont à leur service que des moyens d’expression rudimentaires qui les forcent à dire « bon à manger » pour « beau » et réciproquement, préfèrent endurer le ridicule et l’incompréhension plutôt que de garder une impression pour eux.) Tous les jeunes bohémiens riaient. Mais Rustum El Sadi, le vieillard qui avait servi de guide à Orlando quand elle était sortie de Constantinople sur son âne, Rustum El Sadi gardait le silence. Il avait un nez comme un cimeterre, des joues qu’une grêle de fer semblait avoir longuement ravinées, le teint sombre, les yeux aigus ; il surveillait étroitement Orlando tout en tirant sur sa houka. Il la soupçonnait fortement d’avoir la Nature pour Dieu. Un jour il la trouva en larmes. Son Dieu, songea-t-il, l’a punie, et il dit à Orlando qu’il n’en était pas étonné. Il lui montra les doigts de sa main gauche ratatinés par la gelée ; il lui montra son pied droit que la chute d’un roc avait broyé. Voilà ce que son Dieu faisait aux hommes. Lorsqu’elle objecta que « c’était si beau », en se servant du mot anglais, il secoua la tête ; et lorsqu’elle redit la phrase, il s’irrita. Il comprit que la foi d’Orlando n’était pas sa foi : tout sage et tout ancien qu’il fût, il n’en fallait pas plus pour le mettre en fureur.

Ce dissentiment troubla le bonheur d’Orlando qui, jusqu’alors, avait été parfait. Elle voulut examiner si la Nature était belle ou méchante ; puis ce qu’était en soi cette beauté ; si elle était en effet dans les choses ou seulement dans l’âme humaine ; ayant ainsi touché le problème du réel, elle fut poussée vers la vérité qui, à son tour, la poussa, comme jadis sur sa colline, vers l’Amour, l’Amitié, ou la Poésie ; et de méditation en méditation elle finit, puisqu’elle ne pouvait rien dire, par soupirer, comme elle n’avait jamais soupiré auparavant, après une plume et de l’encre.

« Oh ! Si seulement je pouvais écrire ! » s’écria-t-elle (car elle partageait l’étrange préjugé des écrivains qui croient, lorsqu’ils ont écrit une phrase, n’être plus seuls à la penser). Elle n’avait pas d’encre, et de papier très peu. Mais elle fit de l’encre avec des mûres et du vin ; et, en utilisant les marges et les espaces vides de son manuscrit Le Chêne, elle parvint, grâce à une sténographie particulière, à transcrire d’abord un long poème en vers blancs sur le paysage qui l’entourait, puis un dialogue où elle discutait avec elle-même, dans un style assez concis, la question du Beau et du Vrai. Elle goûta dans ce travail de longues heures de bonheur. Mais les bohémiens devenaient chaque jour plus soupçonneux. Ils remarquèrent, en premier lieu, qu’elle mettait moins de zèle à traire et à faire des fromages ; puis, elle hésitait souvent avant de répondre ; un jour, enfin, un jeune bohémien, paisiblement endormi, s’était réveillé en sursaut sous l’insistance de son regard. Ce malaise gagnait parfois la tribu tout entière, plusieurs douzaines d’adultes, hommes et femmes. Il naissait du sentiment (ces gens-là ont des impressions subtiles fort en avance sur leur vocabulaire) que tout ce qu’ils faisaient croulait en cendres sous leurs doigts. Une vieille femme tressait un panier, un jeune garçon écorchait un mouton, et tous deux travaillaient allégrement, une chanson, une mélopée aux lèvres : Orlando, sur ces entrefaites, pénétrait dans le camp, se jetait sur le sol à côté du feu et regardait fixement dans les flammes. Sans qu’elle eût besoin de jeter un coup d’œil vers les bohémiens, ils sentaient : « Voici quelqu’un qui doute (nous donnons du dialecte bohémien une traduction approximative) ; voici quelqu’un qui n’agit pas pour agir, qui ne regarde pas pour regarder ; voici quelqu’un qui ne croit ni aux peaux de mouton ni aux paniers, mais qui voit (peureusement ils regardaient tout autour de la tente) quelque chose d’autre ». Alors un sentiment vague, mais désagréable, levait dans l’âme de la vieille et du garçon. Ils cassaient leurs brins d’osier, ils se coupaient le doigt. Une noire fureur s’emparait d’eux. Qu’elle quitte la tente, songeaient-ils, qu’elle ne revienne jamais auprès de nous. Pourtant c’était une bonne fille, admettaient-ils, d’un naturel serviable et gai ; puis, une seule de ses perles aurait payé le plus beau troupeau de chèvres de Brousse.

Orlando, peu à peu, prit conscience d’on ne sait quel dissentiment entre elle et les bohémiens qui parfois la faisait hésiter à se marier et à se fixer pour toujours parmi eux. D’abord elle essaya de l’expliquer par une différence de races : la sienne était vieille et civilisée, tandis que ces bohémiens formaient une nation ignorante, à peine supérieure aux sauvages. Un soir qu’ils l’interrogeaient sur l’Angleterre, elle ne put s’empêcher de décrire avec orgueil sa maison natale qui comptait, dit-elle, trois cent soixante-cinq chambres, et appartenait à sa famille depuis quatre ou cinq cents ans. Ses ancêtres étaient comtes, ducs même, ajouta-t-elle. À ces mots, elle nota chez les bohémiens un nouveau malaise, mais sans l’irritation qu’avaient naguère soulevée ses louanges à la Nature. Tous avaient maintenant l’attitude courtoise mais ennuyée d’aristocrates qui, par mégarde, ont fait révéler à un hôte sa pauvreté ou la bassesse de sa naissance. Rustum sortit de la tente, seul, derrière Orlando, et lui dit qu’elle ne devait pas se chagriner d’avoir eu pour père un duc propriétaire de tant de chambres et de tant de meubles. Personne, ici, ne l’en estimerait moins. Alors elle ressentit une honte inconnue. Il lui apparut clairement que Rustum et les autres bohémiens n’avaient que mépris pour une maigre lignée de quatre ou cinq siècles. Leur propre famille remontait au moins à deux ou trois mille ans. Pour le bohémien dont les ancêtres avaient bâti les Pyramides un certain nombre de siècles avant Jésus-Christ, la généalogie des Howards et des Plantagenets n’était ni meilleure ni pire que celle des Smiths et des Jones : toutes étaient également négligeables. De plus, dans un milieu où le premier petit pâtre venu pouvait se targuer d’une telle ascendance, la noblesse que donne le temps ne paraissait pas particulièrement rare ou précieuse ; les vagabonds et les mendiants partageaient tous ce privilège. Enfin (ce que Rustum taisait par courtoisie mais laissait voir, malgré tout, clairement), rien n’était plus vulgaire, à son avis, que l’ambition de posséder des chambres par centaines (ils étaient arrivés en parlant au sommet de la colline ; le soir tombait ; les monts grandissaient autour d’eux), quand toute la terre nous appartient. Aux yeux d’un bohémien, un duc, comprit Orlando, n’était qu’un brigand ou un grippe-sous qui arrache la terre et l’argent aux hommes qui n’y tiennent guère, et ne trouve rien de mieux à faire ensuite que de bâtir trois cent soixante-cinq chambres quand on est si bien avec une, ou même sans. Elle ne pouvait nier que ses ancêtres eussent fait leur fortune lopin à lopin ; maison à maison ; titre à titre ; et que, d’autre part, sa lignée ne comportât pas un saint, pas un héros, pas un bienfaiteur de l’humanité. Enfin, elle était bien obligée d’avouer (Rustum avait trop de savoir-vivre pour la mettre au pied du mur, mais elle comprit) qu’un homme agissant aujourd’hui comme avaient agi ses ancêtres il y a deux ou trois cents ans, serait traité, par sa propre famille en tout premier lieu, de parvenu vulgaire, d’aventurier et de nouveau riche.

Elle tenta de répondre, suivant une méthode commune mais tortueuse, en taxant les bohémiens eux-mêmes de barbarie et de grossièreté ; ainsi, en peu de temps, leur dispute s’envenima. Des divergences d’opinion qui n’étaient pas plus grandes ont causé des massacres et des révolutions. Des villes ont été mises à sac pour moins encore ; des millions de martyrs sont morts dans les supplices plutôt que de céder d’un pouce sur les points en question. Nulle passion n’est plus forte dans le cœur de l’homme que le désir de faire partager sa foi. Qu’un autre mette plus bas que terre ce que lui-même porte aux nues – son bonheur est ruiné, la rage l’étouffe. Whigs et Tories, Travaillistes et Libéraux ne se battent-ils pas pour une question de prestige ? Ce n’est pas l’amour de la vérité, mais la fureur d’avoir raison qui dresse province contre province, paroisse contre paroisse, et fait applaudir l’une à la ruine de l’autre. Tous aspirent à une paix routinière et à l’asservissement d’autrui plutôt qu’au triomphe de la vérité et à l’exaltation de la vertu. Mais ces réflexions morales sont du domaine de l’historien ; laissons-les-lui, de grâce : elles sont ennuyeuses comme la pluie.

« Quatre cent soixante-seize chambres ne sont rien pour eux ! » soupirait Orlando.

« Elle préfère un soleil couchant à un troupeau de chèvres ! » disaient les bohémiens.

Orlando ne savait à quoi se résoudre. L’idée de quitter les bohémiens pour redevenir Ambassadeur lui était insupportable. Mais il lui paraissait tout aussi impossible de rester en un lieu où l’on ne trouvait ni encre, ni papier, ni respect pour les Talbots, ni considération pour une multitude de chambres. Telles étaient ses méditations un beau matin qu’elle gardait ses chèvres sur les pentes du mont Athos. Or, la Nature, en qui elle avait foi, choisit cet instant pour faire un miracle ou pour jouer un de ses tours – de nouveau les opinions diffèrent trop pour qu’il soit possible de choisir. Orlando, avec un sombre ennui, tenait ses yeux fichés sur la pente abrupte en face d’elle. On était alors à la mi-été, et si nous devions choisir une image, nous comparerions le paysage à un os desséché ; à un squelette de mouton ; à un crâne gigantesque dont le bec de mille vautours a mis à nu la blancheur. La chaleur était intense, et le petit figuier sous lequel gisait Orlando servait tout au plus à orner d’un dessin de feuilles l’étoffe légère de son burnous.

Soudain une ombre, quoique rien ne pût projeter une ombre, apparut sur les rocs chauves de la montagne en face. Elle s’assombrit, recula, et bientôt un creux verdoyant apparut là où nul n’avait jamais vu que des rocs dénudés. Sous le regard d’Orlando, le creux prit forme, s’élargit ; un vaste parc sembla s’ouvrir au flanc de la colline. Et dans ce parc Orlando vit une pelouse, ondulante et drue ; elle vit des chênes piqués çà et là ; elle vit sautiller des grives dans les branches. Elle vit les daims glisser d’ombre en ombre ; elle entendit même le bourdonnement des insectes, tous les frêles soupirs, tous les frissons d’un jour d’été en Angleterre. Mais tandis qu’elle contemplait ce spectacle, la neige se mit à tomber ; bientôt le paysage entier en fut couvert ; les taches d’or ensoleillées disparurent, remplacées par des ombres violettes. Alors Orlando vit de lourds chariots s’avancer sur les routes, et elle devina que les troncs d’arbres dont ils étaient chargés allaient être sciés en bûches ; enfin apparurent les toits, les beffrois, les tourelles, les cours de sa propre maison. Il neigeait dru maintenant, et Orlando pouvait entendre, sur le toit, le bruissement de la neige qui glisse et le « floc » de sa chute molle. Mille cheminées fumaient vers le ciel. Tout était si net, si distinct, qu’elle pouvait voir un choucas picorant la neige pour y trouver des vers. Puis, graduellement, les ombres violettes foncèrent, se reployèrent sur les chariots, les pelouses, enfin sur la grande maison. Tout sombra. Le val herbeux avait disparu, et là où s’étalaient de vertes pelouses, on ne voyait plus rien que le mur aveuglant de la colline, dénudé semblait-il, par le bec de mille vautours. Alors Orlando éclata en sanglots ; et, revenant à grands pas vers le camp, elle annonça aux bohémiens qu’elle devait s’embarquer pour l’Angleterre dès le jour suivant, sans retard.

Ce fut une chance pour elle. Déjà les jeunes hommes avaient comploté sa mort. L’honneur l’exigeait, avaient-ils dit, puisqu’elle n’était pas de leur avis. Pourtant, ils eussent été aux regrets de lui couper la gorge, et ils se réjouirent à l’annonce de son départ. Un voilier marchand anglais, par bonheur, avait déjà mis à la voile dans le port pour l’Angleterre ; en détachant une autre perle de son collier, Orlando non seulement paya le prix de son passage, mais encore eut quelques billets à mettre au creux de son bissac. Elle aurait aimé en faire présent aux bohémiens. Mais, connaissant leur mépris des richesses, elle dut se contenter d’embrassements qui, de sa part, furent sincères.

IV

Avec quelques-unes des guinées que lui avait laissées la vente de sa dixième perle, Orlando s’était acheté un trousseau complet de vêtements féminins à la mode du temps, et c’est dans les habits d’une jeune Anglaise de qualité qu’elle était maintenant assise sur le pont de l’Enamoured Lady. Par un fait étrange, mais vrai, elle n’avait jusqu’alors accordé à son sexe que très peu d’attention. Peut-être les pantalons turcs qu’elle portait furent-ils cause de cette indifférence ; d’ailleurs les bohémiennes, hormis un ou deux détails importants, diffèrent très peu des bohémiens. Mais lorsqu’elle sentit les jupons s’enrouler autour de ses jambes, lorsque le capitaine vint lui offrir, très galamment, de faire déployer pour elle une tente au-dessus du pont, Orlando, prenant tout à coup conscience des peines et des privilèges de sa position, sursauta. Mais ce sursaut n’avait pas le sens qu’on pouvait lui attribuer.

Il n’était pas causé, voulons-nous dire, par cette simple et seule idée : ma pureté est en péril. Normalement, une charmante jeune femme seule n’eût pensé à rien d’autre ; tout l’édifice de l’économie féminine est fondé sur cette pierre ; la pureté est pour les femmes le diamant, la clef de voûte ; elles la défendent avec rage et meurent si on la leur ravit. Mais quand on a été homme pendant trente ans ou à peu près, et Ambassadeur par-dessus le marché, quand on a tenu dans ses bras une reine et, s’il faut en croire la tradition, deux ou trois autres dames d’un rang moins élevé ; quand on a été l’époux d’une Rosita Lolita, etc., on ne sursaute pas pour si peu. Non, le sursaut d’Orlando fut un de ces mouvements complexes qu’on n’épuise pas en un tournemain. Personne, il faut le dire, n’a jamais accusé Orlando d’être un de ces esprits légers qui courent au terme des choses en un instant. Il lui fallut tout le temps de son voyage pour extraire de son sursaut le sens et la moralité : nous allons la suivre à sa propre allure.

« Seigneur, songea-t-elle quand elle fut remise de son sursaut, en s’étirant de tout son long sous la tente, voilà une façon bien agréable de vivre sans rien faire. Mais, songea-t-elle en ruant des deux jambes, le diable soit de toutes ces jupes qui vous traînent sur les talons ! Pourtant l’étoffe (de la brocatelle fleurie) est la plus exquise du monde. Jamais je n’ai vu ma peau (elle posa la main sur son genou) paraître avec tant d’avantage. Cependant, pourrais-je sauter par-dessus bord et nager dans cet appareil ? Non ! Je devrais donc m’abandonner aux bras d’un matelot. Puis-je consentir à cela ? Oui ou non, puis-je… ? » Elle hésita. C’est le premier nœud dans le mol écheveau de sa discussion.

Le déjeuner survint sans qu’elle l’eût dénoué ; et ce fut le capitaine lui-même – le capitaine Nicholas Benedict Bartolus, marin d’aspect fort distingué, – qui se chargea de le faire à sa place en lui offrant une tranche de bœuf fumé. « Un peu de gras, Madame ? Permettez-moi d’en découper pour vous un tout petit morceau, menu, menu comme votre ongle. » À ces mots, Orlando sentit un frisson délicieux la parcourir des pieds à la tête. Un chant d’oiseaux s’éleva ; les torrents grondèrent. Elle reconnut l’indescriptible sentiment de plaisir qu’elle avait éprouvé en voyant Sacha pour la première fois, une centaine d’années auparavant. Mais alors elle poursuivait, maintenant elle fuyait. Quelle est l’extase la plus grande ? Celle de l’homme ou celle de la femme ? Peut-être éprouvent-ils la même ? Non, songea-t-elle, celle-ci est la plus délicieuse (poliment elle refusait) – refuser, le voir s’assombrir. Eh bien, soit ! puisqu’il insistait, mais un tout petit morceau, un soupçon ! Voilà qui était le plus délicieux de tout : céder, le voir sourire : « Non, songea-t-elle, en s’étendant à nouveau sur le pont et en reprenant sa discussion, il n’y a pas de bonheur plus céleste : résister puis céder, céder puis résister. Cela jette l’âme dans un ravissement que rien d’autre ne peut donner. Je me demande même, poursuivit-elle, si je ne vais pas me jeter par-dessus bord pour le plaisir d’être sauvée par un matelot, après tout. »

(Nous prions le lecteur de se souvenir qu’Orlando était comme un enfant qui entre en possession d’un jardin ou d’une armoire à jouets ; ses raisonnements ne conviendraient pas à des femmes mûres qui ont eu le temps dans leur vie de se familiariser avec tout cela.)

« Mais comment diable appelions-nous, nous autres, jeunes gars, dans les sabords de la Marie-Rose, les filles qui se jettent par-dessus bord pour le plaisir d’être sauvées par un matelot ? dit-elle. Nous avions un mot pour les désigner. Ah ! nous les appelions… (Il nous faut omettre le mot ; il était par trop malsonnant et faisait un drôle d’effet sur les lèvres d’une dame.) Seigneur ! Seigneur ! cria de nouveau Orlando en conclusion de ses pensées, dois-je donc maintenant respecter l’opinion de l’autre sexe, si monstrueuse que je la trouve ? Puisque je porte des jupes, puisqu’il m’est impossible de nager, puisque j’ai besoin d’un matelot pour me sauver, morbleu ! cria-t-elle, il le faudra bien ! » Sur quoi une humeur noire la saisit. Elle était d’un naturel candide, ennemie de toute équivoque et les mensonges l’ennuyaient. Ces façons de biaiser lui semblaient une dérobade. « Pourtant, réfléchit-elle, la brocatelle fleurie – le plaisir d’être sauvée par un matelot – si l’on n’arrivait à eux qu’en biaisant, biaiser devenait légitime sans doute. » Elle se souvint que, jeune homme, elle avait exigé des femmes qu’elles fussent obéissantes, chastes, parfumées, et revêtues d’atours délicieux. « Pour ces désirs d’antan, réfléchit-elle, je devrai désormais payer de ma propre personne, car les femmes (si j’en crois mon expérience naissante) ne sont naturellement ni obéissantes, ni chastes, ni parfumées, ni revêtues d’atours délicieux. Elles n’atteignent à ces grâces, qui sont pour elles l’unique moyen de goûter aux joies de l’existence, que par la plus fastidieuse discipline. Il faut, songea-t-elle, se coiffer, et cette opération, à elle seule, me prendra une heure chaque matin ; il faut se mirer dans la glace, une autre heure ; il faut se corseter et se lacer ; se laver et se poudrer ; quitter la soie pour la dentelle et la dentelle pour le brocart ; il faut demeurer chaste du premier de l’an à la Saint-Sylvestre… » À ces mots, elle agita le pied avec tant d’impatience qu’elle découvrit bien un pouce ou deux de son mollet. Un marin, perché dans la hune et qui, par hasard, à cette minute, regardait vers le pont, en eut un tel sursaut que le pied lui manqua : ce fut miracle s’il en réchappa. « Quoi ! songea Orlando, la vue de mes chevilles peut entraîner la mort d’un honnête garçon chargé sans doute d’une femme et d’une famille : en toute humanité, je dois donc les garder couvertes. » Pourtant ses jambes n’étaient pas le moindre de ses charmes. Orlando tomba dans une méditation profonde : l’étrange embarras s’il faut que tous les charmes d’une femme soient couverts de peur qu’un marin ne choie de sa hune ! « Que la vérole les ronge ! » dit-elle enfin. Elle venait d’apprendre ce qu’en d’autres circonstances on lui eût enseigné tout enfant : les responsabilités sacrées de la femme.

« Et voilà bien le dernier juron auquel j’aurai droit ! songea-t-elle, dès que j’aurai posé le pied sur le sol d’Angleterre ; je n’aurai pas le droit non plus de fendre la tête à un homme, de le traiter de menteur, de tirer mon épée et de le pourfendre, de siéger au milieu de mes pairs, de porter une couronne, de marcher en procession, de condamner un homme à mort, de commander à une armée, de caracoler dans Whitehall sur un palefroi ni de porter sur ma poitrine soixante-douze médailles diverses. Mon seul droit, dès que j’aurai posé le pied sur le sol anglais, sera de servir le thé en demandant à ces messieurs comment ils l’aiment. « Le sucrez-vous, Monsieur ? Avez-vous accoutumé d’y mêler de la crème ? » Tandis qu’elle susurrait ces derniers mots, elle comprit soudain avec horreur quel mépris pour l’autre sexe (le sexe fort) avait aujourd’hui remplacé dans son âme la gloriole de jadis. « Ils tombent de leur hune, songea-t-elle, parce qu’ils voient les chevilles d’une femme ; ils s’habillent en polichinelles et plastronnent dans les rues pour capter les regards des femmes ; ils refusent aux femmes la moindre instruction de peur d’être un jour leur risée ; ils rampent aux pieds de quelque mauviette en jupons ; puis ils s’en vont par le monde avec l’air d’être les rois de la création. Ciel ! songea-t-elle, quels pantins ils ont fait de nous, quels pantins nous sommes ! » L’ambiguïté de ces paroles semble montrer qu’à ce moment Orlando distribuait impartialement ses blâmes aux deux sexes parce qu’elle n’appartenait à aucun ; et, en effet, elle paraissait vivre, pour l’instant, dans une oscillation perpétuelle ; elle était homme ; elle était femme ; elle connaissait les secrets, partageait les faiblesses des deux camps. C’était un état d’esprit déroutant, avec des sautes à donner le tournis, et aucune des douceurs de l’ignorance. Orlando était comme une plume dans cet ouragan. Ce n’est donc pas merveille, à force d’opposer ainsi un sexe à l’autre pour les trouver alternativement pleins des plus lamentables faiblesses – sans être jamais sûre d’appartenir à aucun – ce n’est donc pas merveille, dis-je, qu’Orlando fût prête à fondre en larmes et à crier qu’elle voulait revenir en Turquie pour être à nouveau bohémienne ; lorsque, en une gerbe d’éclaboussures, l’ancre s’enfonça dans la mer ; les voiles s’affalèrent sur le pont : le bateau (Orlando était restée plongée dans des réflexions si profondes qu’elle n’avait rien vu depuis plusieurs jours) venait d’être mis à l’ancre devant la côte d’Italie. Le capitaine lui fit demander aussitôt s’il aurait le plaisir et l’honneur de l’emmener dans sa vedette jusqu’à la-côte.

Lorsqu’elle revint le matin suivant, elle s’étendit à sa place, sous la tente, et avec la plus grande bienséance disposa les plis de sa robe autour de ses chevilles.

Ignorantes et pauvres comme nous sommes en face de l’autre sexe, songea-t-elle en reprenant la phrase qu’elle n’avait pas achevée le jour précédent, armés de pied en cap comme ils le sont, après nous avoir interdit jusqu’à la connaissance de l’alphabet (et dès cette entrée en matière, il est clair que, pendant la nuit, une secrète évolution l’avait fait pencher du côté féminin : elle parlait maintenant plutôt comme une femme et non, semblait-il, sans une certaine satisfaction), pourtant – ils tombent de la hune. » Ayant dit ces mots, elle bâilla longuement et s’endormit. Lorsqu’elle se réveilla, le bateau filait sous un bon vent et longeait de si près la côte que les villages, perchés au bord de la falaise, ne paraissaient retenus de glisser dans l’eau que par la cale d’un roc énorme ou les racines torses d’un vieil olivier. Du pont, Orlando put sentir le parfum des oranges qu’un million d’arbres, lourds de fruits, faisaient flotter comme un nuage. Une troupe de dauphins bleus, de temps à autre, bondissaient prestement dans l’air d’un coup de queue. Orlando étira ses bras (les bras, avait-elle appris déjà, n’ont pas des effets aussi fatals que les jambes) et remercia le ciel de ne pas devoir caracoler dans Whitehall sur un cheval de guerre ni même condamner un homme à mort. « Mieux vaut, songea-t-elle, être vêtue d’ignorance et de pauvreté qui sont les habits sévères de notre sexe ; mieux vaut laisser à d’autres le gouvernement et la discipline du monde ; mieux vaut être quitte d’ambition guerrière, volonté de puissance et autres désirs virils si l’on peut ainsi jouir sans partage des plus exaltantes ivresses que connaisse l’esprit humain, je veux dire, prononça-t-elle à voix haute, comme toujours lorsqu’elle était profondément émue, la contemplation, la solitude, l’amour. »

« Dieu soit loué de m’avoir faite femme ! » cria-t-elle ; mais, sur le point de s’abandonner à cette extrême folie – rien n’est plus affligeant chez une femme ou chez un homme – qu’est l’orgueil de son propre sexe, elle s’arrêta sur le mot singulier qui, déjouant tous nos efforts, a fini par se glisser au bout de notre dernière phrase : l’Amour. « L’Amour ! » dit Orlando. Et à l’instant (car telle est sa violence) l’amour prit une forme humaine (car tel est son orgueil). Les autres pensées se contentent de rester abstraites : celle-ci n’a de cesse qu’elle n’ait revêtu chair et sang, mantille et jupons, pourpoint et haut-de-chausse. Et comme Orlando n’avait jamais aimé que des femmes et que la nature humaine se fait toujours tirer l’oreille avant de s’adapter aux conventions nouvelles, quoique femme à son tour, ce fut une femme encore qu’elle aima ; et si la conscience d’appartenir au même sexe eut un effet quelconque sur elle, ce fut d’aviver et d’approfondir ses sentiments masculins d’autrefois. C’est que tous les soupçons, tous les mystères jadis obscurs lui devenaient clairs aujourd’hui. Ces ténèbres d’erreur qui séparent les sexes, cette zone d’obscurité où flottent tant de choses troubles, s’illuminaient enfin et, s’il faut en croire le poète(6) unissant le Beau et le Vrai, la tendresse d’Orlando dut gagner en beauté ce qu’elle perdit en mensonge. Enfin, elle connaissait la vraie Sacha ! L’ardeur de cette découverte, la chasse aux trésors ainsi révélés l’emplirent d’une telle extase, d’un tel ravissement qu’elle eut la sensation d’un boulet de canon explosant à ses oreilles, lorsque, soudain, une voix mâle dit : « Voulez-vous me permettre, Madame ? » Une poigne mâle la fit se lever, et des doigts mâles, avec un trois-mâts tatoué sur le médius, furent pointés vers l’horizon.

« Les falaises d’Angleterre, Madame », dit le capitaine, et de la main qu’il avait pointée vers l’horizon, il salua. Orlando, à ces paroles, eut un second sursaut encore plus violent que le premier.

« Seigneur Jésus ! » cria-t-elle.

Par bonheur, la vue de la terre natale, après une longue absence, excusait à la fois le sursaut et l’exclamation, sans quoi elle eût été fort en peine d’expliquer au capitaine Bartolus la furieuse tempête d’émotions contradictoires qui l’assaillit à cet instant. Comment lui dire qu’elle, cette femme qui tremblait à son bras, avait été Duc et Ambassadeur ? Comment lui expliquer qu’elle, enveloppée maintenant comme un lis dans les plis de sa brocatelle, avait fracassé des crânes, connu l’amour de femmes légères au milieu des sacs de butin, dans des navires de pirates, par les soirs d’été fleuris de tulipes, bourdonnant d’abeilles, de Wapping Old Stairs ? Elle-même ne pouvait s’expliquer la violence du sursaut qui l’avait secouée quand la dextre virile du capitaine lui avait montré les falaises des Îles Britanniques.

« Refuser, puis céder, murmura-t-elle, quel délice ! poursuivre et conquérir, quelle noblesse ! comprendre et raisonner, quelle grandeur ! » Aucun des termes ainsi accouplés ne lui semblait faux ; pourtant, à mesure que s’approchaient les falaises crayeuses, elle se sentit coupable, profanée, impure, ce qui, pour une femme qui n’avait pas accordé une pensée au péché, était au moins étrange. Les falaises grandirent, grandirent, jusqu’au moment où l’on vit nettement les cueilleurs de salicornes. À les regarder, Orlando sentit trottiner dans son âme comme un fantôme narquois qui va bientôt ramasser les plis de sa robe et s’évanouir dans les airs, Sacha-la-perdue, Sacha-le-Souvenir dont elle venait à l’instant même d’éprouver la réalité surprenante – Sacha qui, sentit-elle, par sa mimique, ses moues et ses grimaces, témoignait tout son irrespect aux falaises et aux cueilleurs de salicornes ; et lorsque les marins, de leurs voix nasillardes, entonnèrent : « Allons, adieu, Dames d’Espagne ! » les mots éveillèrent un écho dans l’âme triste d’Orlando : si grands que fussent le confort, la richesse, l’influence et le rang que cette terre pouvait lui promettre (car Orlando ne doutait pas de rencontrer sur son chemin un noble prince et de régner à ses côtés sur la moitié du Yorkshire), si elle promettait en même temps le joug des conventions, l’esclavage, la fraude, l’amour renié, le corps ligoté, les lèvres cousues, la voix étouffée, Orlando, alors, se rembarquerait sur ce bateau même, remettrait voile vers les bohémiens.

Soudain, malgré le tumulte de ses pensées, elle vit s’élever devant elle, comme un dôme de marbre lisse et blanc, une apparition nouvelle : cet objet, réel ou rêvé, affecta si vivement l’imagination fiévreuse d’Orlando qu’elle arrêta sur lui sa songerie comme on voit un essaim vibrant de libellules se poser, avec une joie visible, sur la cloche de verre couvrant un tendre végétal. Quelque chose dans la forme lui rappela, suivant les hasards de la mémoire, un souvenir très vieux mais très vivace : cet homme avec son front énorme, dans le salon de Twitchett, cet homme qui, assis à la table, écrivait ou plutôt regardait, mais quoi ? non pas elle, à coup sûr ; pas un instant il n’avait paru voir, planté devant lui dans tous ses atours, le délicieux petit garçon – pourquoi le nier ? – qu’elle était à cette époque ; et toutes les fois qu’Orlando songeait à lui, cette pensée faisait s’étendre à son entour, comme sur les eaux turbulentes la lune qui se lève, une surface de calme argent. La main d’Orlando (l’autre était encore en possession du capitaine) se posa sur son sein où elle avait caché les pages de son poème. Ce contact agit comme un talisman. La préoccupation, l’incertitude où elle était de son sexe et de ses devoirs s’évanouirent ; Orlando ne pensa plus qu’à la gloire de la poésie, et les grands vers de Marlowe, de Shakespeare, de Milton et de Ben Jonson bondirent, et graves, grondèrent, comme une cloche d’or que heurte un battant d’or, dans cette tour de cathédrale qu’était maintenant son esprit. En fait, l’image d’un dôme de marbre, vision si vague tout d’abord qu’elle avait rappelé à Orlando un front de poète et fait lever en elle tout un vol d’absurdes pensées, n’était pas imaginaire mais vraie ; et lorsque le navire remonta la Tamise devant une brise favorable, l’image, avec tout son cortège d’associations, s’effaça devant le réel qui n’était, ni plus ni moins, que le dôme d’une vaste cathédrale s’élevant dans une dentelle de flèches blanches.

« Saint-Paul », dit le capitaine Bartolus debout à son côté. « La Tour de Londres, poursuivit-il. L’hôpital de Greenwich élevé en mémoire de la Reine Marie par son époux feu Sa Majesté Guillaume III. L’Abbaye de Westminster. Le Parlement. » À leur nom, un à un, ces édifices fameux se levaient. C’était un beau matin de septembre. Une myriade de barques s’entrecroisaient de rive à rive. Rarement spectacle plus gai ou plus attrayant accueillit un voyageur à son retour. Orlando, penchée à la proue, restait muette d’étonnement. Ses yeux, trop longtemps, n’avaient connu que la nature ou les sauvages pour ne pas être éblouis par ces splendeurs urbaines. Ainsi le dôme qu’elle voyait était celui de Saint-Paul que Mr. Wren avait bâti pendant son absence. Tout à côté jaillit au sommet d’une colonne l’éclair d’une chevelure d’or. Le capitaine Bartolus était là pour lui apprendre le nom du monument ; il y avait eu la peste et le feu pendant son absence, dit-il. Malgré ses efforts pour retenir ses larmes, Orlando sentit ses yeux se mouiller ; mais, par bonheur, elle se souvint que les pleurs siéent aux femmes et put laisser couler les siens. Voici donc, songea-t-elle, le lieu de ce grand carnaval. Voici où se dressait (les vagues à cette place clapotaient aujourd’hui allégrement) le Pavillon du Roi. Voici où elle avait rencontré Sacha pour la première fois. Et voici à peu près (elle plongea son regard dans les eaux scintillantes) la place où l’on avait accoutumé de voir, gelée dans son bateau, la marchande des quatre-saisons avec des pommes au creux de sa jupe. Splendeur et corruption s’étaient évanouies. Évanouies la nuit obscure, les cataractes monstrueuses, les eaux sauvages du dégel. Là où l’on avait vu se ruer, tournoyante, la horde des icebergs jaunâtres avec, accrochées à leurs flancs, des grappes de malheureux épouvantés, flottait une couvée de cygnes immaculés, souples, superbes. Londres elle-même avait complètement changé depuis le dernier séjour d’Orlando. Elle avait gardé le souvenir d’un amas de petites maisons noires aux fronts de scarabées. Les têtes des rebelles grimaçaient sur les piques de Temple Bar. Le cailloutis des rues était parsemé de déchets et d’ordures. Maintenant, du navire qui longeait Wapping, elle voyait s’ouvrir au passage des routes larges en bon alignement. D’énormes coches aux attelages bien nourris attendaient à la porte des maisons dont les fenêtres rondes, les vitres larges, les marteaux polis témoignaient de l’aisance et de la paisible dignité de leurs propriétaires. Des dames en robes de soie fleurie (elle braqua la lunette du capitaine) marchaient sur des trottoirs surélevés. Des citoyens en vestes brodées prenaient des prises de tabac au coin des rues, sous des réverbères. D’après le sujet des enseignes peintes qui se balançaient un peu partout dans le vent, Orlando prit une idée rapide du tabac, des étoffes, de la soie, de l’or, de l’argenterie, des gants, des parfums et des mille denrées que l’on vendait dans les boutiques. Elle ne put aussi, tandis que le bateau glissait vers son ancrage près de London Bridge, que jeter un coup d’œil vers les fenêtres des cafés – le temps de voir, sur des terrasses, puisque le temps était beau, un grand nombre de citoyens décents qui, assis bien à l’aise, des soucoupes de porcelaine devant eux, des pipes en terre à la portée de la main, écoutaient la gazette que l’un d’eux lisait à haute voix, non sans l’interrompre souvent par des éclats de rire ou par des commentaires. Étaient-ce là des tavernes, étaient-ce là des beaux esprits, étaient-ce là des poètes ? demanda-t-elle au capitaine Bartolus. Il lui apprit obligeamment qu’à ce moment même – si elle voulait bien tourner la tête un peu à gauche et regarder dans la direction de son index – là – ils étaient en train de dépasser le « Cocotier » où – précisément le voici – l’on pouvait voir Mr. Addison en train de prendre son café ; quant aux deux autres gentlemen – « voyez, Madame, un peu à droite du réverbère, un bossu et l’autre comme vous et moi » – c’étaient Mr. Dryden et Mr. Pope(7). « De tristes coquins », dit le capitaine, entendant par là qu’ils étaient papistes, « mais des hommes de talent tout de même », ajouta-t-il en se précipitant vers l’arrière pour surveiller les dispositions d’accostage.

« Addison, Dryden, Pope », répéta Orlando, comme si ces mots eussent formé une incantation. Un instant, elle revit les hautes montagnes dominant Brousse. L’instant d’après, elle avait posé le pied sur sa terre natale.

Mais Orlando devait apprendre à ses dépens ce que pèsent les émois, les palpitations d’un cœur passionné devant la Loi, la Loi d’airain plus dure que les pierres de London Bridge, plus implacable que 14 gueule des canons. À peine était-elle rentrée dans sa maison de Blackfriars qu’une nuée de courriers, émissaires de Bow Street et autres cours de justice, vint l’avertir qu’elle devait se porter partie dans trois procès majeurs à elle intentés durant son absence, sans compter d’innombrables litiges mineurs, les uns émanant, les autres dépendant des principaux. Les charges essentielles relevées contre elle étaient 1° qu’elle était morte et ne pouvait, par suite, rien détenir en légitime propriété ; 2° qu’elle était une femme, ce qui revenait très sensiblement au même ; 3° qu’elle était un duc anglais, lequel ayant épousé une dame Rosita Lolita, danseuse, avait eu d’elle trois fils, lesquels, déclarant maintenant leur père décédé, réclamaient tous ses biens comme leur étant dus. Répondre à d’aussi graves accusations allait demander, naturellement, du temps et de l’argent. Cependant, tous ses biens étaient mis sous scellés et ses titres prononcés en suspens tant que les procès seraient en chicane. Ce fut dans cette position hautement ambiguë, sans savoir elle-même si elle était vivante ou morte, homme ou femme, duc ou inexistante, qu’Orlando descendit par poste jusqu’à sa maison de campagne où, en attendant l’arrêt de la Cour, la Loi lui permettait de résider dans le plus strict état d’incognito ou incognita selon le tour que prendraient les choses.

Elle arriva par un beau soir de décembre ; la neige tombait ; les ombres violettes avaient la même inclinaison, exactement, que dans sa vision de Brousse. La grande maison s’étalait, plus semblable à une ville qu’à une maison, brune et bleue, rose et pourpre dans la neige, toutes ses cheminées fumant activement comme animées d’une vie personnelle. Orlando ne put retenir un cri lorsqu’elle aperçut sa masse paisible couchée au centre des prairies. Quand le coche jaune, entrant dans le parc, roula dans l’allée au milieu des arbres, les daims fauves dressèrent leur tête attentive et l’on dit qu’au lieu de montrer leur timidité coutumière ils suivirent le coche pour se masser enfin dans la cour où il s’arrêta. Quand la marche fut abaissée et qu’Orlando mit pied à terre, les uns balancèrent leurs andouillers, les autres frappèrent le sol de leurs sabots. L’un d’entre eux, même, rapporte-t-on, vint s’agenouiller dans la neige devant elle. Orlando étendit la main vers le marteau, mais déjà la porte s’ouvrait toute grande : et dans la lueur des flambeaux et des torches qu’ils élevaient à bout de bras, voici qu’apparurent Mrs. Grimsditch, Mr. Dupper et toute la maison de serviteurs groupée pour l’accueillir. Mais le bon ordre de la cérémonie fut interrompu d’abord par Canute, le chien courant, qui manqua de renverser Orlando dans la violence et l’ardeur de ses caresses ; puis par Mrs. Grimsditch qui, hors d’elle, voulant esquisser une révérence, suffoqua d’émotion et ne put que balbutier : MiLord ! Milady ! Milady ! MiLord ! jusqu’au moment où Orlando la réconforta d’un franc baiser sur chaque joue. Alors Mr. Dupper se mit à lire dans un parchemin, mais l’aboiement des chiens, les chasseurs soufflant dans leurs trompes, et les cerfs bramant à la lune dans le désordre de la cour envahie firent bientôt une confusion si générale que rien n’avança plus que la foule des serviteurs, après s’être pressée autour de sa maîtresse et lui avoir témoigné de toutes les façons possibles l’immense joie de son retour, se dispersa comme devant aux quatre coins de la maison.

Pas un doute ne s’éleva sur l’identité d’Orlando avec l’Orlando de jadis. Et si le moindre soupçon avait effleuré un esprit humain, l’attitude des cerfs et des chiens aurait suffi à la réfuter, car les créatures muettes sont, comme chacun sait, de bien meilleurs juges que nous en matière de reconnaissance. D’ailleurs, comme le dit Mrs. Grimsditch, par-dessus sa tasse de thé de Chine à Mr. Dupper, le soir même, s’ils devaient avoir maintenant, au lieu d’un Lord, une Lady, ils n’auraient pu la souhaiter plus aimable, et elle serait bien embarrassée, pour sa part, s’il lui fallait choisir entre eux ; car ils avaient reçu du ciel autant de grâces l’un que l’autre ; autant dire deux pêches sur une branche ; et de fait, dit Mrs. Grimsditch en glissant à la confidence, elle avait toujours eu quelques soupçons (à ces mots elle hocha la tête d’un air mystérieux), la chose n’était pas pour elle une surprise (à ces mots elle hocha la tête avec l’air d’en savoir très long), dites plutôt un vrai soulagement ; car, entre les serviettes qui avaient besoin de reprises et les rideaux, dans le salon du chapelain, tout mangés de mites autour des franges, il était temps, en vérité, qu’il y eût une maîtresse dans la maison.

« Sans compter les jeunes maîtres et maîtresses qui viendront », ajouta Mr. Dupper qui, étant donné son saint ministère, avait le droit d’exprimer toute sa pensée sur des sujets aussi délicats.

Mais, tandis que les vieux serviteurs bavardaient à l’office, Orlando prit un chandelier d’argent et, une fois de plus, s’en fut errer dans les halls, les galeries, les cours, les chambres ; une fois de plus elle vit se pencher vers elle le sombre visage du Garde des Sceaux ou du Premier Chancelier, ses ancêtres ; puis elle s’assit sur un trône, s’allongea sur un canapé ; contempla la tapisserie, sa palpitation ; regarda galoper les chasseurs, fuir Daphné ; baigna sa main, comme elle avait aimé le faire, enfant, dans la flaque jaune de lumière qu’étalait le clair de lune en passant à travers le léopard héraldique de la fenêtre ; glissa dans une galerie sur le plancher, poli dessus mais, dessous, fruste ; mania la soie, le satin ; crut voir nager les dauphins des sculptures ; se brossa les cheveux avec la brosse d’argent du Roi Jacques ; enfouit son visage dans le pot-pourri, composé encore suivant la recette donnée à sa famille, quelques siècles auparavant, par le Conquérant en personne et avec les mêmes roses ; regarda le jardin, imagina le sommeil des crocus, les dahlias endormis ; vit le corps frêle et blanc des nymphes miroiter dans la neige devant les grands ifs noirs, le massif épais comme une maison ; vit les orangeries, les néfliers géants – tout, elle vit tout ; et chaque vision, chaque son (notre style imparfait échoue à les rendre) emplit son cœur d’une extase si forte, y fit couler un tel baume de joie qu’à la fin, morte de fatigue, elle entra dans la chapelle et se laissa tomber dans le vieux fauteuil rouge où ses ancêtres avaient accoutumé d’entendre le service. Alors elle alluma un « cheroot » (c’était une habitude qu’elle avait rapportée de l’Orient) et ouvrit le Livre de Prières.

C’était un petit livre relié de velours, cousu d’or, que Marie, Reine d’Écosse, avait tenu sur l’échafaud ; les yeux de la foi y décelaient encore une trace brunâtre qu’avait laissée, dit-on, une goutte du sang royal. Mais les pensées pieuses que sa vue fit monter dans l’âme d’Orlando et les mauvaises passions qu’elle y endormit, qui osera venir les dire, sachant, comme chacun, que de toutes les communions celle de l’âme avec son Dieu est la plus inscrutable ? Romanciers, poètes, historiens, tous laissent retomber leur main devant cette porte ; le croyant lui-même ne nous apporte pas plus de lumière. Le voit-on plus prêt à mourir, ou plus zélé à distribuer ses richesses ? Ne garde-t-il pas autant de servantes, autant de chevaux que le reste des hommes ? Pourtant, sa foi, s’il faut l’en croire, apprend à mépriser les richesses et à souhaiter la mort. Dans le Livre de Prières de la Reine, tout contre la tache de sang, étaient une boucle de cheveux et une miette de pâtisserie ; à ces reliques, Orlando ajouta un brin de tabac et, sans cesser de fumer et de lire, émue par l’humanité de ces débris hétéroclites – cheveux, pâtisserie, tache de sang, tabac – elle parvint à une émotion contemplative qui lui donna l’air de gravité convenable à ce lieu, mais sans qu’elle eût, dit-on, aucun commerce avec le Dieu habituel. Rien de plus arrogant que cette affirmation, pourtant si commune : « De tous les dieux un seul existe : le mien ; de toutes les religions une seule est valable : la mienne. » Orlando paraît avoir possédé une foi particulière. En cet instant, avec la plus grande ardeur religieuse du monde, elle dénombrait ses péchés et les imperfections qui s’étaient glissées en rampant dans sa vie spirituelle. La lettre S, songeait-elle, est le Serpent dans l’Éden du poète. Quoi qu’elle fît, il y avait encore beaucoup trop de ces reptiles maudits dans les premières strophes du Chêne. Mais les S n’étaient rien encore, à son opinion, comparés avec la terminaison « ant ». Le participe présent est le démon en personne, pensa-t-elle (puisque nous sommes dans un lieu où l’on croit au démon). Échapper à ses tentations est le premier devoir du poète, conclut-elle, car l’oreille est l’antichambre de l’âme ; la poésie peut corrompre et détruire plus sûrement que la luxure ou la poudre à canon. L’office du poète, poursuivit-elle, est donc le plus haut de tous. Ses mots touchent au but quand les autres en restent loin. Une niaise chanson de Shakespeare a plus fait pour les pauvres et les méchants que tous les prêcheurs et les philanthropes du monde. On ne saurait donc dépenser trop de temps ni un zèle trop pieux pour rendre plus fidèles les mots porteurs de notre message. Nous devons modeler nos phrases jusqu’à en faire l’enveloppe sans épaisseur de nos pensées. Les pensées sont divines, etc. Il est clair qu’Orlando se renfermait dans une religion que le temps avait encore renforcée pendant son absence, et qu’elle acquérait rapidement l’intolérance du croyant.

« Je vieillis, pensa-t-elle, en reprenant, à la fin, son flambeau. Je suis en train de perdre quelques illusions, dit-elle en fermant le livre de la Reine Marie, pour en gagner d’autres peut-être ! » et elle descendit parmi les tombes où gisaient les ossements de ses ancêtres.

Or, même les ossements de ses ancêtres, de Sir Miles, Sir Gervais et autres, avaient perdu quelque chose de leur sainteté depuis cette nuit où Rustum El Sadi avait montré d’un geste large les montagnes d’Asie. Orlando ne pouvait oublier que, seulement trois ou quatre siècles auparavant, ces squelettes avaient été des hommes cherchant à faire leur chemin dans le monde comme n’importe quel ambitieux moderne, qu’ils l’avaient fait en amassant des maisons et des charges, des jarretières et des rubans à la manière de tous les ambitieux, et que, cependant, des poètes, peut-être des génies, et des réduits, ayant opté pour la paix des champs, avaient dû payer ce choix d’une pauvreté extrême et mesuraient aujourd’hui des aunes d’étoffe dans le Strand, ou faisaient paître les troupeaux dans la campagne. Ces pensées emplirent Orlando de remords. Debout dans la crypte, elle pensa aux Pyramides d’Égypte, aux ossements qu’elles recouvrent ; et les vastes déserts montagneux qui dominent la mer de Marmara lui parurent à cet instant un lieu d’habitation plus beau que ce château avec toutes ses chambres où pas un lit ne manquait de sa courtepointe, et pas un plat d’argent de son couvercle assorti.

« Je vieillis, pensa-t-elle, son flambeau à la main. Je suis en train de perdre des illusions, pour en gagner de nouvelles peut-être », et par la longue galerie elle revint à sa chambre. Cette évolution était à la fois désagréable et fatigante. Mais passionnante aussi, songea-t-elle en présentant ses jambes au feu de bois (il n’y avait pas de matelot dans la pièce) : et elle passa en revue, comme une avenue de grands édifices, toutes les métamorphoses spirituelles qui avaient jalonné sa vie.

Jeune garçon, elle avait aimé le son des mots, et les syllabes tumultueuses qui s’envolent des lèvres lui paraissaient le comble de la poésie. Plus tard, Sacha aidant, sans doute, et la désillusion qu’elle lui avait apportée, dans cette frénésie violente étaient tombées quelques gouttes d’une noire liqueur qui avaient endormi son lyrisme. Puis, lentement, s’était ouvert en elle autre chose, des couloirs secrets, mille chambres qu’il fallait explorer à la torche, en prose, non en vers ; Orlando se rappelait avec quelle passion elle avait étudié alors ce docteur de Norwich, Browne, dont le livre était là, sous sa main. Dans cette pièce solitaire, après son affaire avec Greene, elle s’était formé, ou avait tenté de se former (car Dieu sait que ces croissances durent des siècles) un esprit capable de résistance. « J’écrirai, avait-elle dit, ce que j’aurai plaisir à écrire » ; et aussitôt elle avait rayé d’un seul trait vingt-six volumes. Aujourd’hui encore, cependant, malgré tous ses voyages, ses aventures, ses profondes méditations, ses pensées tournées, retournées d’un côté et d’autre, elle n’avait pas cessé de muer. Ce qu’apporterait l’avenir, Dieu seul le savait. Elle changeait sans cesse et peut-être changerait toujours. De hautes murailles spirituelles, des habitudes, semblait-il, aussi durables que la pierre, au seul toucher d’un esprit nouveau s’effondraient, s’évanouissaient comme des ombres, laissant apparaître, dans un ciel nu, le scintillement de fraîches étoiles. Orlando s’avança vers la fenêtre. En dépit du froid, elle ne put s’empêcher de l’ouvrir pour se pencher dans l’air humide de la nuit. Elle entendit aboyer un renard dans les bois, puis le bruit d’un faisan qui froissait des branches. Elle entendit bruisser, glisser la neige sur le toit et – floc ! – mollement tomber sur la terre. « Par ma vie, s’exclama-t-elle, voici qui est mille fois mieux que la Turquie ! Rustum, cria-t-elle, comme si elle discutait encore avec le bohémien (et par ce pouvoir nouveau de poursuivre une dispute et d’accabler un adversaire absent elle montrait de nouveau l’évolution de son âme), Rustum, vous aviez tort, ceci est mieux que la Turquie. Cheveux, pâtisserie, tabac – quel bric-à-brac nous compose, dit-elle (en songeant au Livre de Prières de la Reine Marie), notre esprit, quelle fantasmagorie, quel lieu de choses disparates ! Un instant, déplorant naissance et richesses, nous aspirons à une exaltation ascétique ; l’instant d’après nous ne pensons plus qu’au parfum d’une vieille allée, et nous pleurons au chant des grives. » Alors, déroutée, à l’ordinaire, par la multitude des choses inexpliquées qui nous apportent leur message sans laisser deviner leur sens, Orlando jeta son « cheroot » par la fenêtre et s’en fut se mettre au lit.

Le lendemain, reprenant le fil de ses pensées, elle sortit sa plume, son papier et se remit à travailler sur Le Chêne ; posséder en effet du papier et de l’encre à volonté, lorsqu’on a dû s’accommoder de mûres et de marges, est un délice inconcevable. Elle était en train de barrer une phrase dans le désespoir le plus profond et d’en écrire une nouvelle au sommet de l’extase lorsqu’une ombre noircit sa page. En hâte elle cacha son manuscrit.

Comme sa fenêtre donnait sur la plus intérieure des cours, comme elle avait enjoint à ses serviteurs de n’admettre personne, ne connaissait personne, et vivait elle-même légalement inconnue, Orlando fut d’abord surprise par cette ombre, puis indignée, puis enfin (quand elle en eut cherché et reconnu la cause) saisie d’une folle allégresse. Car c’était là une ombre familière, une ombre grotesque ; ce n’était rien moins que l’ombre de la très noble archiduchesse Harriet Griselda de Finster-Aarhorn et Scand-op-Boom, en territoire roumain. Avec des sauts de lièvre elle arpentait la cour, dans son vieil habit de chasse et son immuable manteau. Pas un cheveu de sa tête n’avait changé. Telle était donc la femme qui avait chassé Orlando d’Angleterre. Telle était l’aire du vautour obscène – tel était l’oiseau fatal, en personne. À la pensée qu’elle avait fui jusqu’en Turquie la séduction de ces charmes (bien éventés aujourd’hui) Orlando éclata de rire. Il y avait dans l’aspect de cette femme quelque chose d’indiciblement comique. Comme Orlando l’avait découvert déjà, on ne pouvait la comparer qu’à une hase monstrueuse. Elle en avait les yeux fixes, les joues flasques, le haut toupet. Elle s’arrêta soudain (exactement à la façon des lièvres qui se mettent sur leur séant dans les blés quand ils se croient à l’abri des curieux) et regarda fixement Orlando qui, de sa fenêtre, la regarda fixement en retour. Après qu’elles se furent ainsi regardées fixement pendant quelques minutes, il n’y avait plus rien à faire pour Orlando qu’à la prier d’entrer, et bientôt les deux dames échangèrent des politesses tandis que l’archiduchesse secouait la neige de son manteau.

« La peste soit des femmes, se dit Orlando en allant chercher dans le buffet un verre de vin, elles ne vous laissent jamais un moment de paix. Il n’existe pas d’espèce plus fureteuse, plus curieuse, plus intrigante. C’est pour échapper à cette grande perche que j’ai quitté l’Angleterre, et voilà que… » À ce moment elle se tourna pour présenter son plateau à l’archiduchesse, et – oh ! – ne vit plus qu’un gentilhomme vêtu de noir. Un paquet d’habits gisait dans le garde-cendres. Elle était seule avec un homme.

À ce coup de théâtre qui, d’une part, la ramenait à la conscience de son propre sexe (qu’elle avait complètement oublié) et, d’autre part, repoussait son hôte dans les régions lointaines du sexe adverse, doublement bouleversée, Orlando se sentit défaillir.

« Là, cria-t-elle en portant la main à son sein, quelle peur vous m’avez causée !

« Douce créature, s’écria l’archiduchesse en pliant un genou et en pressant du même geste un cordial contre les lèvres d’Orlando, pardonnez-moi ce stratagème ! »

Orlando sirota le vin tandis que l’archiduc, un genou en terre, lui baisait la main.

Bref, ils jouèrent leurs rôles d’homme et de femme pendant dix minutes avec beaucoup d’entrain pour en venir enfin à une conversation naturelle. L’archiduchesse (mais désormais nous devrons l’appeler l’archiduc) raconta son histoire : il était homme et l’avait toujours été. Il avait vu un portrait d’Orlando et en était tombé désespérément amoureux ; pour venir à ses fins il s’était habillé en femme et avait loué un appartement chez le boulanger ; la fuite d’Orlando pour la Turquie l’avait plongé dans le désespoir ; à son retour il avait appris sa métamorphose, s’était hâté de lui offrir ses services (à ce point, ses hi ! hi ! devinrent intolérables). Car elle était pour lui, dit l’archiduc Harry, et demeurerait éternellement le Prodige, la Perle et la Perfection de son sexe. Les trois P eussent été plus persuasifs sans ses étranges hi ! hi ! et les ho ! ho ! qui les entrecoupèrent fâcheusement. « Si c’est là de l’amour, se dit Orlando en regardant l’archiduc de l’autre côté du cendrier, et cette fois d’un point de vue féminin, il y a dans ce sentiment quelque chose de profondément ridicule. »

Cependant l’archiduc Harry, à deux genoux, faisait de sa tendresse la déclaration la plus passionnée. Il dit à Orlando qu’il avait amassé quelque chose comme vingt millions de ducats dans un coffre de son château. Pas un gentilhomme anglais ne possédait autant d’acres de terre que lui. La chasse y était excellente : il pouvait lui promettre un tableau mêlé de perdrix blanches et de coqs de bruyère comme pas une lande anglaise, voire même écossaise, ne pourrait lui en fournir. À dire vrai, les faisans avaient souffert de la pépie pendant son absence, et les daines avaient lâché leurs jeunes daims, mais tout pouvait être remis en ordre et le serait avec son aide lorsqu’ils vivraient en Roumanie, ensemble.

Pendant tout ce discours, d’énormes larmes naissaient de ses gros yeux et couraient dans les replis terreux de ses longues joues flasques.

Les hommes pleurent aussi fréquemment hors de propos que les femmes ; Orlando le savait par expérience ; mais elle apprenait peu à peu que les femmes se doivent d’être choquées quand les hommes leur laissent voir trop d’émotion. Elle fut donc choquée.

L’archiduc présenta ses excuses. Il se maîtrisa suffisamment pour dire qu’il allait se retirer mais qu’il reviendrait le lendemain prendre sa réponse.

Ceci se passait un mardi. Il vint le mercredi ; il vint le jeudi ; il vint le vendredi ; et il vint le samedi. Chaque visite, il est vrai, commençait, se poursuivait, ou s’achevait par une déclaration d’amour. Mais dans les intervalles il y avait assez de place pour de longs silences. Orlando et son hôte restaient de chaque côté du foyer. Parfois l’archiduc faisait tomber les pincettes et Orlando les ramassait. Puis l’archiduc se rappelait un jour avoir chassé l’élan en Suède, et Orlando demandait si c’était un très gros élan, et l’archiduc disait qu’il n’était pas aussi gros que le renne qu’il avait tué en Norvège, et Orlando demandait s’il avait jamais tué un tigre, et l’archiduc disait qu’il avait tué un albatros, et Orlando demandait (en réprimant à demi un bâillement) si un albatros était aussi gros qu’un éléphant, et l’archiduc disait… quelque chose de très sensé sans doute, mais qu’Orlando n’entendait pas, car elle regardait son écritoire, ou le ciel, ou la porte. Sur quoi l’archiduc disait : « Je vous adore » à l’instant même où Orlando disait : « Voyez, il commence à pleuvoir », et tous deux, dans un embarras horrible, rouges de honte, oubliaient de penser à ce qu’ils pourraient dire ensuite. En vérité, Orlando, à court d’esprit, ne savait plus de quoi parler ; elle allait être, pensait-elle, forcée de l’épouser, quand elle s’avisa d’un jeu qu’on nomme « Mouche-posée » et où l’on peut perdre de grandes sommes d’argent avec une très petite dépense d’esprit. Par cet artifice fort simple qui demandait seulement, pour être mis en œuvre, trois morceaux de sucre et une provision de mouches, on put surmonter l’embarras de la conversation et éviter la nécessité du mariage. En moins de rien, l’archiduc paria cinq cents livres contre un teston qu’une mouche allait se poser sur tel morceau et non sur tel autre. Ainsi les matinées passèrent : les deux partenaires surveillaient les mouches (qui étaient naturellement paresseuses à cette saison et passaient souvent une heure ou deux à faire le tour du plafond) jusqu’au moment où une belle mouche bleue faisait son choix et décidait du gain. Plusieurs centaines de livres changèrent de main à ce jeu : l’archiduc, effréné parieur, jurait qu’il n’avait fichtre rien à envier aux courses de chevaux et souhaitait d’y jouer toujours. Mais Orlando, s’en lassa vite.

« À quoi bon être une femme belle et jeune, se dit-elle, si je dois passer tous mes matins à regarder des mouches bleues en tête-à-tête avec un archiduc ? »

La vue seule du sucre lui fit bientôt horreur ; quant aux mouches, elles lui donnaient le tournis. Il devait y avoir un moyen d’en sortir, supposa-t-elle, mais elle était encore maladroite dans les artifices de son sexe, et puisqu’on ne lui permettait plus d’assommer son adversaire ou de le percer d’outre en outre, le seul moyen qu’elle trouva fut celui-ci : elle attrapa une mouche bleue, l’écrasa délicatement (c’était une mouche à demi morte déjà, sans quoi la bonté d’Orlando envers les animaux lui eût interdit ce geste) et la fixa, par une goutte de gomme arabique, sur un morceau de sucre. Pendant que l’archiduc contemplait le plafond, elle substitua adroitement ce morceau à celui sur qui elle avait misé, cria « Posée ! posée ! » et déclara qu’elle avait gagné son pari. Elle avait agi avec l’espoir que l’archiduc, si érudit en matière de sport et de courses, décèlerait la fraude ; alors, comme tricher à Mouche-posée est le plus horrible des crimes, et que des hommes, pour cette faute, ont été bannis de la société humaine à perpétuité et réduits à celle des singes sous les tropiques, elle avait calculé que l’archiduc serait assez énergique pour refuser désormais d’avoir rien de commun avec elle. Mais elle avait compté sans la simplicité de ce doux gentilhomme. Il n’était pas bon juge en matière de mouches. Une mouche morte avait pour lui toutes les apparences d’une vivante. Elle tricha vingt fois de suite et il lui paya plus de dix-sept mille deux cent cinquante livres (ce qui correspond environ à quarante mille huit cent quatre-vingt-cinq livres six shillings huit pence de notre monnaie) jusqu’au moment où Orlando tricha si grossièrement qu’il fut impossible, même à ses yeux innocents, de ne pas voir la fraude. Quand il connut enfin la vérité, une scène pénible éclata. L’archiduc se dressa de toute sa hauteur. Il devint pourpre. Des larmes roulèrent une à une le long de ses joues. Qu’elle lui eût gagné une fortune n’était rien ; il la lui donnait de bon cœur ; qu’elle l’eût trompé était quelque chose ; il était blessé de l’en savoir capable ; mais qu’elle eût triché à Mouche-posée était tout. Comment aimer une femme qui trichait au jeu ? Sur quoi il s’effondra complètement. Par bonheur, dit-il en recouvrant un peu de son sang-froid, il n’y avait pas eu de témoin. Et après tout, dit-il, elle n’était qu’une femme. Bref, magnanime, il allait pardonner, et s’inclinait déjà pour demander pardon de ses paroles violentes, lorsque Orlando, pour en finir, au moment où il courbait sa tête orgueilleuse, lui laissa tomber un petit crapaud entre la peau et la chemise.

On doit rendre cette justice à Orlando qu’elle aurait infiniment préféré une rapière. Un crapaud est une chose dégoûtante à cacher sur soi tout un matin. Mais quand les rapières sont interdites, il faut bien avoir recours aux crapauds. D’ailleurs, un mélange de crapauds et de rires réussit quelquefois où le froid acier échouerait. Elle rit. L’archiduc rougit. Elle rit. L’archiduc jura. Elle rit. L’archiduc claqua la porte.

« Dieu soit loué ! » s’écria Orlando en riant encore. Elle entendit le carrosse sortir de la cour à une furieuse allure. Le grondement des roues retentit sur la route. Il s’éloigna, de plus en plus faible. Enfin, il s’éteignit.

« Je suis seule », dit Orlando, puisque personne ne pouvait l’entendre.

Que le silence, après le bruit, soit plus profond, les savants en doutent encore. Mais que la solitude soit plus sensible après l’amour, bien des femmes en mettraient la main au feu. En écoutant mourir le roulement de cette voiture, Orlando sentit fuir loin, plus loin d’elle, toujours plus loin, un archiduc (peu lui importait), une fortune (peu lui importait), un titre (peu lui importait), l’établissement et la sécurité du mariage (peu lui importait), mais aussi la vie qui se retirait, et un amant. « La vie et un amant », murmura-t-elle ; elle se dirigea vers son écritoire, elle trempa sa plume dans l’encre et écrivit :

« La vie et un amant » – c’était un vers dont le rythme ni le sens n’avaient rien de commun avec ce qui le précédait – une dissertation sur la vraie manière de baigner les brebis pour éviter la rogne. En le relisant, Orlando rougit, répéta :

« La vie et un amant. » Puis, ayant posé sa plume, elle se rendit dans sa chambre, vint droit à son miroir et ordonna ses perles autour de son cou. Mais les perles ne paraissaient pas à leur avantage sur une matinée de cotonnade fleurie ; Orlando essaya d’une robe en taffetas gris tourterelle ; puis d’une autre fleur-de-pêcher ; puis d’une autre en brocart bordeaux. Peut-être fallait-il un nuage de poudre ; et si l’on faisait bouffer ses cheveux – ainsi – autour du front, les choses, peut-être, n’en iraient que mieux. Puis Orlando enfila des mules pointues, fit glisser à son doigt l’émeraude d’une bague. « Voyons », dit-elle quand tout fut prêt, et elle alluma les candélabres d’argent de chaque côté du miroir. Quelle femme n’eût rougi de plaisir au spectacle qu’Orlando vit soudain flamboyer dans la neige, car tout le miroir était parcouru de sentes neigeuses et elle-même apparaissait semblable à un feu, à un buisson ardent, tandis que les flammes des candélabres ceignaient sa tête d’un feuillage aux scintillements argentés ; ou bien encore la glace devenait une eau glauque, elle une sirène couverte de perles, une sirène au fond d’une grotte, chantant pour que les bateliers se penchent et tombent, tombent l’embrasser ; dure et douce, sombre et claire, elle avait un charme si capiteux que c’était grand’pitié, vraiment, de ne pas voir un homme, là, qui sût lui dire en bon français : « Le diable m’emporte, Madame, vous êtes l’amour incarné », ce qui était vérité pure. Orlando même (qui n’était pas vaine pourtant) le savait, puisqu’elle sourit de ce sourire involontaire qui naît sur les lèvres des femmes quand leur propre beauté, vision un instant étrangère, tremble comme une goutte, hésite comme une eau naissante, se forme et soudain leur fait face dans le cadre d’un miroir. Orlando sourit ce sourire, puis écouta et n’entendit rien que la brise dans les feuillages ; alors elle soupira : « La vie et un amant », pirouetta sur ses talons, fit voler vivement les perles de son cou, le satin de ses épaules, apparut en simples culottes de soie noire comme n’importe quel gentilhomme, et sonna. Lorsque arriva le domestique, elle lui ordonna de faire avancer immédiatement un carrosse à six chevaux. Des affaires urgentes l’appelaient à Londres. Une heure après le départ de l’archiduc, la voici partie à son tour.

Nous saisirons l’occasion de ce trajet – le paysage était un honnête paysage anglais qui ne demande pas de description – pour attirer l’attention du lecteur (mieux que nous n’aurions pu le faire alors) sur une ou deux observations glissées çà et là dans le cours de notre récit. On a peut-être remarqué, par exemple, qu’Orlando, surprise, cacha son manuscrit. On l’a vue ensuite se contempler longuement et attentivement dans son miroir ; et en ce moment même, tandis que son carrosse roulait vers Londres, elle sursautait, réprimait un cri toutes les fois que les chevaux galopaient un peu trop vite. Cette modestie pour son œuvre, cette vanité pour sa personne, cette crainte d’un accident, tout ceci semble présager que notre affirmation de naguère – Orlando, disions-nous, n’avait pas changé en devenant femme – cessait d’être absolument vraie. Orlando devenait, comme les femmes, un peu moins vaine de son cerveau ; comme les femmes, un peu plus vaine de sa personne. Sa sensibilité augmentait ici, diminuait là. Le changement d’habits, diront quelques philosophes, était pour beaucoup dans cette transformation. Le rôle des habits, disent-ils, ne se borne pas à nous tenir chaud. Ils changent le monde à nos yeux et nous changent aux yeux du monde. Lorsque le capitaine Bartolus, par exemple, vit la robe d’Orlando, il ordonna aussitôt de déployer une tente pour elle, il lui offrit à table une autre tranche de bœuf et la pria de descendre à terre dans sa vedette. À coup sûr Orlando n’aurait pas été l’objet de ces attentions délicates si l’étoffe de ses jupes, au lieu de flotter, avait été serrée autour de ses jambes en manière de culottes. Et quand nous sommes l’objet d’attentions délicates, nous sommes aussi tenus à quelque retour. Orlando avait fait la révérence, avait accepté, avait flatté l’humeur du bonhomme : elle n’en eût rien fait si le capitaine, au lieu de culottes, eût porté des jupes de femme, et au lieu de sa veste galonnée, un corsage de satin. Ainsi, comme on le soutiendrait avec quelque raison, ce sont peut-être les habits qui nous portent, et non pas nous qui les portons ; nous pouvons leur faire mouler notre bras ou notre poitrine, eux moulent à leur gré nos cœurs, nos cerveaux et nos langues. Chez Orlando, le port des habits féminins avait, au bout de quelque temps, modifié même les traits du visage. Comparez le portrait d’Orlando homme avec celui d’Orlando femme : l’identité des deux personnages n’est pas douteuse, et pourtant certains changements apparaissent. Cette main que l’homme garde libre pour saisir l’épée, la femme doit s’en servir pour empêcher la soie de glisser de ses épaules. L’homme regarde le monde bien en face, comme s’il était fait pour son usage, façonné pour son bon plaisir. La femme lui glisse un coup d’œil oblique, subtil, et même soupçonneux. Sous les mêmes habits, leur apparence eût été peut-être la même.

Tel est l’avis de quelques philosophes – des plus sages philosophes ; mais, tout compte fait, nous penchons pour l’avis contraire. La différence entre les sexes est, par bonheur, des plus profondes. Les habits ne sont qu’un symbole de la réalité enfouie au-dessous. Ce fut un changement intime qui poussa Orlando à choisir des vêtements et un sexe de femme. Peut-être exprima-t-elle par là, plus franchement qu’on ne le fait d’ordinaire, – la franchise était sa qualité dominante – une aventure fort commune quoique rarement avouée. Car nous touchons ici à un nouveau problème irrésolu. Si différents que soient les sexes, pourtant ils se combinent. Tout être humain oscille ainsi d’un pôle à l’autre, et bien souvent, tandis que les habits conservent seuls une apparence mâle ou femelle, au-dessous le sexe caché est le contraire du sexe apparent. Nul n’ignore les complications et les confusions qui en résultent. Mais ce n’est pas ici le lieu d’une étude complète : notons seulement les effets étranges de ce désordre dans le cas particulier d’Orlando.

C’est en effet ce mélange en elle des deux éléments, l’homme et la femme, dont tantôt l’un était victorieux et tantôt l’autre, qui donnait souvent à sa conduite un tour inattendu. Et le problème de son sexe était pour certains esprits curieux une source de perplexités : comment, par exemple, si Orlando était une femme, ne mettait-elle jamais plus de dix minutes à s’habiller ? Comment pouvait-elle apporter si peu d’attention au choix de ses robes et à leur fraîcheur ? Cependant, elle n’avait pas le formalisme d’un homme, l’ambition d’un homme. Elle possédait un cœur presque trop tendre. Jamais elle n’avait pu supporter de voir battre un âne ou noyer un chaton. Mais, d’un autre côté, elle détestait le ménage, se levait à l’aube, courait par les champs en été avant le lever du soleil. Pas un fermier n’aurait pu lui en remontrer sur les récoltes. Elle tenait tête aux meilleurs buveurs et se plaisait aux jeux de hasard. Bonne cavalière, elle pouvait mener six chevaux au galop sur London Bridge. Pourtant, avec l’audace et l’énergie d’un homme, elle tremblait comme une faible femme à la vue du danger couru par un autre. Elle éclatait en sanglots pour un rien, ignorait la géographie, jugeait les mathématiques insupportables et soutenait à l’occasion une de ces absurdités plus communes chez les femmes que chez les hommes, par exemple qu’aller vers le sud c’est descendre. Orlando était-elle donc plus homme que femme ? Il est difficile de le dire, et on ne saurait pour l’instant en décider, car son carrosse déjà roulait bruyamment sur les pavés. Elle avait atteint sa maison de la ville. On abaissait le marchepied, on ouvrait les grilles de fer. Elle entrait dans la demeure de son père, à Blackfriars qui, bien que la mode désertât ce faubourg, était encore un vaste hôtel plaisant avec des jardins en pente rapide vers la rivière, et un charmant bocage de noisetiers où faire la promenade.

Aussitôt installée, Orlando se mit en quête. Elle était venue chercher à la ville : la vie et un amant. Sur le premier de ces articles, on pouvait avoir quelques doutes ; quant au second, elle le trouva sans la moindre difficulté deux jours après son arrivée. Ce dernier événement eut lieu un mardi. Le jeudi elle alla faire une promenade à pied sur le Mail, comme c’était alors l’habitude des personnes de qualité. À peine y avait-elle fait deux tours qu’elle attira l’attention de quelques gens du commun venus là pour voir leurs maîtres. Au moment où Orlando dépassa le groupe, une femme vulgaire qui portait son enfant au sein fit un pas en avant, la dévisagea familièrement et cria : « Mais c’est-y pas Lady Orlando soi-même ? » Ses compagnons firent cercle et Orlando se trouva en un instant le point de mire d’une foule de bourgeois et de boutiquiers qui s’écrasaient pour contempler l’héroïne du procès célèbre. Car cette affaire avait excité dans le bas peuple un très vif intérêt. Orlando risquait fort d’être incommodée par la pression de cette populace – elle avait oublié que les dames ne se promènent pas seules, d’ordinaire, dans les lieux publics – quand, par bonheur, un gentilhomme de haute taille s’avança précipitamment et lui offrit la protection de son bras. C’était l’archiduc. Sa vue accabla et réjouit Orlando en même temps. Non seulement ce gentilhomme magnanime lui avait pardonné, mais, pour lui montrer qu’il prenait en bonne part sa plaisanterie du crapaud, il s’était procuré un bijou à l’image de cet animal et pressa Orlando de l’accepter avec l’expression renouvelée de sa flamme, tandis qu’il la reconduisait vers son carrosse.

Foule, duc et bijou mirent Orlando rentrant chez elle de la plus méchante humeur imaginable. Était-il impossible d’aller faire un tour sans être à demi étouffée, contrainte d’accepter un crapaud serti d’émeraudes et demandée en mariage par un archiduc ? Elle revint à de meilleurs sentiments les jours suivants lorsqu’elle trouva dans son courrier une demi-douzaine de billets provenant des plus grandes dames du pays – Lady Suffolk, Lady Salisbury, Lady Chesterfield, Lady Tavistock et autres – qui, après avoir rappelé en termes aimables les vieilles alliances qui unissaient leurs familles à la sienne, lui demandaient l’honneur de faire sa connaissance. Le lendemain, samedi, plusieurs de ces grandes dames vinrent lui rendre visite en personne. Le mardi suivant, vers midi, leurs valets de pied apportèrent des cartes d’invitation pour divers routs, dîners, et réunions dans un proche avenir ; et sans retard, mais non sans écume ni quelque fracas, Orlando fut lancée sur les eaux de la haute société londonienne.

Donner un aperçu véridique de la société londonienne à cette époque ou même à n’importe quelle époque, dépasse les moyens d’un biographe ou d’un historien. Seuls les écrivains, qui n’ont pour la vérité que peu de goût et aucun respect – nous voulons dire les romanciers et les poètes – réussiraient peut-être à traiter ce sujet, car il est un de ceux où la vérité n’existe pas. Rien ici n’existe. Tout n’est que vapeur – mirage. Pour nous expliquer clairement, Orlando rentrait de l’un de ces routs à trois ou quatre heures du matin avec des joues comme un arbre de Noël et des yeux comme des étoiles. Elle détachait une dentelle, parcourait une douzaine de fois toute la longueur de sa chambre, détachait une autre dentelle, s’arrêtait, et se remettait en marche. Souvent le soleil flamboyait sur les cheminées de Southwark avant qu’elle ait pu se décider à se mettre au lit. Et quand elle y était, elle restait une heure à virer, tourner, rire et soupirer avant de s’endormir enfin. Et la cause d’un tel émoi ? Le monde. Et qu’avait dit ou fait le monde pour mettre une dame raisonnable dans cet état ? À parler clair, rien. Le lendemain, Orlando avait beau mettre sa mémoire à la torture, elle ne pouvait se souvenir d’un seul mot qu’on pût vraiment appeler quelque chose. Lord O. s’était montré galant. Lord A., poli. Le marquis de C., charmant. Mr. M., amusant. Mais lorsqu’elle essayait de retrouver en quoi leur galanterie, leur politesse, leur charme ou leur esprit avait consisté, il fallait bien que sa mémoire fût en faute, puisqu’elle ne pouvait rien citer de précis. C’était toujours la même chose. Rien ne durait jusqu’au lendemain, mais l’excitation du moment était intense. Ainsi nous sommes forcés de voir dans le monde un de ces breuvages que les maîtresses de maison habiles servent chauds aux environs de Noël et dont la saveur dépend du mélange et de l’agitation convenables d’une douzaine d’ingrédients. Prenez l’un d’eux à part, il est insipide. Prenez à part Lord O., Lord A., Lord C., ou Mr. M., et chacun d’eux séparé n’est rien. Agitez-les ensemble, et ils se combinent pour donner la plus enivrante des saveurs, le plus séduisant des parfums. Cependant cette ivresse, cette séduction échappent entièrement à notre analyse. Au même instant donc, le monde est tout et le monde n’est rien. Le monde est le plus fort breuvage qui soit, et pourtant le monde n’a aucune réalité. De tels monstres sont l’affaire des romanciers et des poètes ; à force de riens, ils font des livres plus gros qu’eux ; nous leur cédons la place avec la meilleure grâce du monde.

Suivant l’exemple de nos prédécesseurs, nous dirons seulement, par suite, que la haute société, sous le règne de la Reine Anne, brillait d’un éclat sans pareil. Y être admise était le but de toute personne bien née. Les grâces y étaient suprêmes. Les pères en instruisaient leurs fils, les mères leurs filles. On ne jugeait parfaite l’éducation de ces jeunes gens des deux sexes que lorsqu’ils connaissaient à fond la science de l’attitude, l’art du salut et de la révérence, le maniement de l’épée ou de l’éventail, les soins de la bouche, le jeu de la jambe, le ploiement du genou, les diverses façons d’entrer dans un salon ou d’en sortir, enfin mille détails qui viendront aussitôt à la pensée de quiconque a jamais été dans le monde lui-même. Puisque Orlando avait mérité les louanges de la Reine Élisabeth pour sa façon de tendre une coupe d’eau de rose lorsqu’elle était un jeune garçon, on doit supposer qu’elle avait suffisamment d’expérience aujourd’hui pour affronter les juges mondains. Il est vrai que sa distraction la rendait gauche quelquefois ; elle était bien capable de penser à la poésie quand il aurait fallu penser au taffetas ; elle marchait d’une façon un peu trop dégingandée pour une femme, peut-être, et ses gestes abrupts pouvaient mettre en danger, à l’occasion, une tasse de thé.

Soit que cette légère maladresse suffît à contrebalancer la splendeur de son port, soit qu’il y eût dans son sang une goutte de trop de cette noire humeur qui courait dans les veines de toute sa race, il est certain qu’après une vingtaine de sorties dans le monde, on aurait pu déjà l’entendre murmurer (son épagneul Pippin était son unique confident) : « Quelque chose ne va pas, mais quoi ? » Ceci se passait le mardi 16 juin 1712 ; Orlando arrivait d’un grand bal à Arlington House ; c’était l’aube et Orlando retirait ses bas. « Cela m’est bien égal de ne plus voir personne de ma vie ! » cria-t-elle soudain, et elle fondit en larmes. Les amants ne lui manquaient pas, mais la vie qui, après tout, n’est pas sans importance, lui échappait. « Est-ce là, demanda-t-elle – mais il n’y avait personne pour répondre – est-ce là – elle n’en finit pas moins sa phrase – ce qu’ils appellent vivre ? » En signe de sympathie, l’épagneul tendit la patte. L’épagneul lécha Orlando. Orlando frappa l’épagneul. Orlando baisa l’épagneul. Bref, il régnait entre eux la sympathie la plus vraie qui puisse s’établir entre un chien et sa maîtresse. Mais dans ce commerce avec les animaux, il n’est pas niable que le défaut de paroles met un grand obstacle à des échanges un peu délicats. Ils agitent la queue ; ils ploient l’avant-train et bombent l’arrière ; ils se roulent, ils sautent, trépignent, gémissent, aboient, bavent, observent mille rites et inventent mille artifices, mais en vain ou presque, puisque la parole leur manque. Et voilà bien, songea Orlando en couchant doucement le chien sur le parquet, voilà bien ce que je reproche au grand monde d’Arlington House. Eux aussi agitent la queue, s’inclinent, se roulent, sautent, trépignent et bavent, mais la conversation leur reste inconnue. « Voici des mois que je vais dans le monde, dit Orlando en jetant un bas à travers la pièce, et je n’ai rien entendu que Pippin n’eût été capable d’exprimer. J’ai froid. J’ai faim. Je suis content. J’ai attrapé une souris. J’ai enterré un os. Un baiser sur mon nez, je vous prie. » C’était bien peu.

Comment Orlando avait-elle passé en si peu de temps de l’ivresse au dégoût ? On pourrait l’expliquer en supposant que ce mélange mystérieux « le monde » n’est pas bon ou mauvais en soi, mais contient un esprit volatil et puissant qui vous enivre quand vous le croyez (comme le croyait Orlando) délicieux, ou qui vous donne la migraine quand vous le croyez (comme le croyait Orlando) répugnant. Que la faculté du langage ait beaucoup à faire là-dedans, nous nous permettons d’en douter. Souvent une heure de silence est la plus exquise de toutes ; l’esprit le plus brillant peut être ennuyeux au-delà de toute expression. Mais laissons ceci aux poètes, et poursuivons notre récit.

Orlando envoya son second bas rejoindre le premier et se mit tristement au lit en jurant désormais de renoncer au monde. Mais c’était aller trop vite en besogne, comme l’avenir le montra bientôt. Dès son réveil, le lendemain matin, elle trouva sur sa table, parmi les invitations ordinaires, un billet d’une certaine grande dame, la Comtesse de R. Étant donné son serment de la veille, la seule explication que nous puissions donner de la conduite d’Orlando – en hâte elle dépêcha son courrier à R. House pour assurer la comtesse de l’immense plaisir qu’elle aurait à lui rendre visite – c’est qu’elle ressentait encore l’effet de ces trois noms mélodieux qu’avait laissé tomber dans son oreille, sur le pont de l’Enamoured Lady, le capitaine Nicolas Benedict Bartolus au moment où ils remontaient la Tamise. « Addison, Dryden, Pope », avait-il dit en montrant du doigt le Cocotier, et depuis ce jour, « Addison, Dryden, Pope », comme une incantation carillonnait dans la tête d’Orlando. Comment croire à tant de folie ? Pourtant, les faits sont là. Toute son expérience avec Nick Greene n’avait rien appris à Orlando. De tels noms exerçaient toujours sur elle la plus puissante fascination. Peut-être devons-nous croire à quelque chose, et puisque Orlando, nous l’avons dit, ne croyait pas aux divinités ordinaires, peut-être avait-elle transféré aux grands hommes sa part de crédulité. Distinguons pourtant. Les animaux, les soldats, les hommes d’État ne l’émouvaient en rien. Mais la seule pensée d’un grand écrivain suscitait dans son âme un tel élan de foi qu’elle en faisait presque un dieu invisible. En quoi son instinct, d’ailleurs, montrait du bon sens. Pour que l’âme puisse croire, sans doute faut-il que les yeux ne puissent pas voir. Sur le pont du bateau, c’est dans une sorte de vision mystique qu’Orlando avait entrevu ces grands hommes. Elle doutait que la tasse y fût vraiment en porcelaine et la gazette en papier. Lorsque Lord O., un jour, s’était vanté d’avoir dîné la veille avec Dryden, elle n’en avait pas cru un traître mot. Or, le salon de Lady R. avait la réputation d’être une antichambre du saint des saints où vivait le génie ; c’était là qu’hommes et femmes se réunissaient pour balancer des encensoirs et entonner des hymnes devant le buste du grand homme trônant dans une niche. Parfois le Dieu daignait apparaître en personne. Seules des intelligences éminentes étaient admises dans cette chapelle où l’on ne disait rien, paraît-il, qui ne fût spirituel.

Quel n’était donc pas le trouble d’Orlando lorsqu’elle entra dans le salon ! Elle trouva la compagnie déjà rassemblée en demi-cercle autour du feu. Lady R., une assez vieille dame au teint foncé avec une mantille de dentelle noire sur la tête, était assise dans un grand fauteuil au centre. Ainsi, quoique dure d’oreille, elle pouvait diriger la conversation tant à sa droite qu’à sa gauche. Tant à sa droite qu’à sa gauche étaient assis des hommes et des femmes de la plus haute distinction. Tous les hommes, disait-on, avaient été premiers ministres, et toutes les femmes, murmurait-on, avaient eu un roi pour amant. À coup sûr, tous étaient brillants, tous étaient fameux. Orlando salua très bas sans mot dire, et s’assit… Trois heures après, elle fit une profonde révérence et sortit.

Mais enfin, dira le lecteur exaspéré, que se passa-t-il entre-temps ? En trois heures, de si grands esprits n’ont pu que tenir les propos les plus spirituels, les plus profonds, les plus intéressants du monde. On serait tenté de le croire. Mais en fait ils ne dirent rien. C’est là une caractéristique curieuse qu’ont toujours partagée les plus brillantes sociétés du monde. La vieille Madame du Deffand et ses amis ont parlé pendant cinquante ans sans arrêt. Et qu’en reste-t-il ? Peut-être trois mots spirituels. Nous sommes donc libres de croire soit qu’on ne disait rien chez Madame du Deffand, soit qu’on n’y disait rien de spirituel, soit enfin que les trois paroles spirituelles durèrent dix-huit mille deux cent cinquante soirées, ce qui ne laisse pas beaucoup d’esprit à la part de chacune.

La vérité paraît être – si nous osons nous servir d’un tel mot pour un pareil sujet – que tous ces petits cercles vivent sous un enchantement. L’hôtesse est notre sibylle moderne. C’est une sorcière qui jette un charme sur ses invités. Dans telle maison, ils se croient heureux ; dans telle autre, spirituels ; dans une troisième, profonds. Ce sont autant d’illusions – que je ne songe pas à blâmer le moins du monde, car les illusions sont les choses les plus précieuses et les plus nécessaires de la vie, et la femme qui peut en créer une compte parmi les grandes bienfaitrices de l’humanité. Mais chacun sait que les illusions sont réduites en poudre lorsqu’elles se heurtent à la réalité : il s’ensuit donc qu’aucun bonheur réel, aucun esprit réel, aucune profondeur réelle ne sont tolérés dans les lieux où l’illusion règne. Ceci explique pourquoi Madame du Deffand n’a pas tenu plus de trois propos spirituels en cinquante ans. Si elle en avait tenu davantage, son cercle eût été détruit. Le mot d’esprit, en quittant ses lèvres, fauchait toute la conversation courante comme un boulet de canon fauche les fleurs des prés. Son fameux « mot de Saint-Denis » roussit jusqu’à l’herbe. Le désenchantement et le désespoir le suivirent. Pas une parole ne fut prononcée. « Par Dieu, Madame, épargnez-nous un autre mot semblable », crièrent plus tard ses amis, d’un seul accord. Et elle obéit. De presque dix-sept ans elle ne dit plus rien de mémorable et tout alla le mieux du monde. La belle et bonne douillette de l’illusion protégea son salon comme elle protégeait celui de Lady R. Les fidèles se croyaient heureux, se croyaient spirituels, se croyaient profonds, et puisqu’ils le croyaient, d’autres le croyaient encore plus fermement. Ainsi s’était accréditée la légende que le salon de Lady R. était un lieu de délices incomparables ; tous enviaient ceux qui avaient le bonheur d’y être admis ; et ceux-là s’enviaient eux-mêmes parce que les autres les enviaient. Un tel enchaînement n’a pas de fin – hormis celle que nous allons rapporter.

Un jour, en effet, un incident survint. Orlando, qui était là environ pour la troisième fois, avait encore l’illusion qu’elle écoutait les épigrammes les plus brillantes du monde ; en fait, le vieux général C. était tout bonnement en train de raconter avec force détails comment la goutte avait passé de sa jambe gauche à sa jambe droite, et Mr. L. se contentait de l’interrompre à chaque nom propre. « R. ? Oh ! je connais Billy R. comme ma poche. S. ? Mon meilleur ami. T. ? J’ai passé quinze jours avec lui dans le Yorkshire » – ce qui, par la vertu de l’illusion, apparaissait à tous comme les reparties les plus spirituelles, les réflexions morales les plus pénétrantes, et suscitait dans le salon un bruyant enthousiasme, quand soudain la porte s’ouvrit et livra passage à un petit homme dont Orlando ne saisit pas le nom. Bientôt elle fut envahie par une sensation curieusement désagréable. Les visages environnants lui apprirent qu’elle n’était pas la seule à ressentir cette gêne. Quelqu’un se plaignit d’un courant d’air. Un chat devait être caché sous le sofa, gémit la Marquise de C. On eût dit que leurs yeux, après un rêve exquis, s’ouvraient peu à peu pour voir un broc minable et une contrepointe sale. On eût dit que les vapeurs grisantes d’un vin délicieux lentement s’échappaient de leurs cerveaux. Le général parlait toujours, et Mr. L. se souvenait encore. Mais, de plus en plus, tous voyaient le cou apoplectique de l’un et la calvitie de l’autre. Quant à leurs propos – on ne pouvait rien imaginer de plus ennuyeux, de plus trivial. L’énervement devint général ; les dames, sous la protection de leurs éventails, bâillèrent. À la fin, Lady R. tapota sèchement, du sien, le bras de son fauteuil. Les deux causeurs se turent.

Alors le petit homme dit,

Il dit ensuite,

Il dit enfin(8).

Ces mots éclataient d’esprit vrai, de vraie sagesse, de vraie profondeur. Ils épouvantèrent l’auditoire. Un seul eût été bien assez pénible ; mais trois, coup sur coup, le même soir ! Pas un salon ne pouvait y survivre.

« Mr. Pope, dit la vieille Lady R. d’une voix qui tremblait de rage sarcastique, vous vous plaisez à montrer de l’esprit. » Le visage de Mr. Pope s’empourpra. Personne ne dit mot. Un silence mortel pesa sur l’assistance pendant vingt minutes. Puis, un à un, les fidèles se levèrent pour s’éclipser. Après une telle aventure, il était douteux qu’ils revinssent jamais. On pouvait entendre les porte-flambeaux appeler leurs carrosses jusqu’au bas de South Audley Street. Les portières battirent, le roulement des roues s’éloigna. Dans l’escalier, Orlando se trouva près de Mr. Pope. Son corps maigre et tordu était secoué d’émotions diverses. Ses yeux décochaient à la fois des traits de malice, de rage, de triomphe, d’esprit et de terreur (car il tremblait comme une feuille). Il avait l’air d’un reptile prêt à la détente avec le feu d’une topaze au front. Au même instant une étrange tempête d’émotions ballottait l’âme de la malheureuse Orlando. Elle était encore sous l’effet du désenchantement qui l’avait assaillie moins d’une heure auparavant : sous de tels chocs l’esprit titube. Tout prend une apparence dix fois plus triste et plus dénudée. C’est à de tels moments que l’esprit humain court les plus grands dangers, que des femmes prennent le voile, des hommes la tonsure. C’est à de tels moments que des riches font donation de tous leurs biens, et que des hommes heureux se tranchent la gorge avec un couteau à découper. Orlando aurait fait tout ceci de bon cœur, mais elle pouvait prendre un parti plus casse-cou encore, et elle le prit. Elle invita Mr. Pope à l’accompagner chez elle.

Car s’il faut être casse-cou pour entrer sans arme dans l’antre d’un lion, casse-cou pour affronter l’Atlantique dans une barque à rames, casse-cou pour jouer à cloche-pied au sommet de Saint-Paul, il faut l’être encore davantage pour rentrer chez soi en tête à tête avec un poète. Un poète combine en lui l’Atlantique et le lion. L’un nous noie et l’autre nous mord. Si nous échappons aux dents, nous succombons aux vagues. Un homme qui détruit les illusions est à la fois bête sauvage et flot. Les illusions sont à l’âme ce que l’atmosphère est à la terre. Détachez cette pellicule d’air tendre, et la plante meurt, la couleur se fane. La terre sur laquelle nous marchons n’est qu’un mâchefer : nous foulons de la marne, et des cailloux aigus nous déchirent les pieds. La vérité nous anéantit. La vie est un rêve. C’est le réveil qui nous tue. Qui nous vole nos rêves nous vole notre vie… (et cela peut continuer pendant six pages si vous le désirez ; mais c’est un style bien ennuyeux, autant l’abandonner).

À ce compte, Orlando aurait dû être réduite en cendres quand le carrosse s’arrêta devant sa maison de Blackfriars. Si elle en sortit, épuisée de fatigue il est vrai, mais encore de chair et d’os, ce ne fut que grâce à un fait sur lequel nous avons attiré déjà l’attention du lecteur. Moins clair nous voyons, et plus nous croyons. Or, les rues qui vont de Mayfair à Blackfriars étaient à cette époque fort mal éclairées. C’était mieux, il est vrai, qu’au siècle d’Élisabeth. Car alors le voyageur nocturne devait se fier aux étoiles ou à la torche rougeoyante d’un veilleur de nuit pour éviter de se rompre le col dans les sablières de Park Lane ou de s’égarer dans les bois de chênes labourés par les sangliers, sur la route de Tottenham Court. Mais tout de même l’éclairage était loin encore de la perfection moderne. Tous les deux cents mètres environ vacillait la lampe à huile d’un réverbère, mais les intervalles étaient, sur presque toute leur longueur, d’un noir de poix. Ainsi, pendant dix minutes Orlando et Mr. Pope étaient dans l’ombre ; puis, pendant une demi-minute, dans la lumière. Ces oscillations firent naître en Orlando un étrange état d’âme. À mesure que s’évanouissait la lumière, elle sentait un baume exquis l’envahir tout entière. « En vérité, c’est un grand honneur pour une jeune femme d’être en voiture avec Mr. Pope », pensait-elle bientôt en considérant de profil le nez de son voisin. « Je suis bénie entre toutes les femmes. À un demi-pouce de moi – en vérité je sens les rubans de son genou qui se pressent contre ma cuisse – est le plus grand génie de ce Royaume, Dominions inclus. Les siècles futurs penseront à nous avec curiosité et m’envieront furieusement. » Mais voici qu’approchait un nouveau réverbère. « Sotte que je suis, pensait-elle. La renommée et la gloire ne sont rien. Les siècles à venir se soucieront bien de moi et de Mr. Pope ! Et qu’est-ce qu’un « siècle », vraiment ? Et qu’est-ce que « nous » ? » Cette traversée de Berkeley Square ressemblait aux tâtonnements de deux fourmis aveugles un instant réunies par le hasard, sans intérêt ni but commun, dans le noir d’un désert. Orlando frissonnait. Mais de nouveau revenait l’ombre. L’illusion renaissait. « Comme son front est noble ! » pensait-elle (en prenant dans l’obscurité la bosse d’un coussin pour le front de Mr. Pope). « Quel poids de génie dans ce crâne ! Que d’esprit, de sagesse et de vérité ! Rien ne lui manque, en fait, de tous ces trésors qui ont pour les hommes plus de prix que la vie même. Vous êtes la seule lampe éternelle. Sans vous, l’humain pèlerinage s’accomplirait dans une ombre funeste (à ce moment, le carrosse roula dans une ornière de Park Lane et fit une embardée terrible). Sans génie à coup sûr, nous verserions, c’en serait fait de nous. Oh ! le plus auguste, le plus lumineux des phares ! » – Orlando apostrophait en ces termes la bosse du coussin lorsque la voiture passa sous l’un des réverbères de Berkeley Square. L’erreur fut dissipée. Mr. Pope avait un front comme tout le monde. « Petit misérable, pensa Orlando, voilà donc comme tu m’as trompée. J’ai pris cette bosse pour ton front. Quand on peut te voir clairement, quelle ignominie ! Quelle bassesse ! Maladif et mal bâti, je ne vois rien à vénérer en toi, mais fort à plaindre et fort à mépriser. »

Mais l’ombre revint et la colère d’Orlando changea d’objet quand elle ne vit plus que les genoux du poète.

« Que dis-je ? C’est moi qui suis une misérable », réfléchit-elle lorsqu’ils furent plongés de nouveau dans une obscurité complète. « Si vil que vous soyez, ne suis-je pas plus vile encore ? C’est vous qui me nourrissez, qui me protégez ; vous êtes l’épouvante des bêtes fauves et la terreur des tribus barbares ; vous avez tissé pour moi des habits avec les fils du ver à soie et des tapis avec la laine des troupeaux. Et si j’ai besoin d’adorer, n’avez-vous pas mis dans le ciel à mon intention votre propre image ? Ne trouvé-je pas partout la marque de votre sollicitude ? Quelle humilité, quelle gratitude, quelle docilité ne vous dois-je point en échange ? Je veux passer ma vie à vous servir, vous honorer, et vous obéir avec joie. »

À peine avait-elle achevé ce discours que le carrosse atteignit l’énorme réverbère au coin de ce qui est aujourd’hui Piccadilly Circus. La lumière éblouit Orlando et soudain elle vit, outre quelques créatures dégradées de son propre sexe, deux misérables nains perdus dans un désert affreux. Ils étaient également nus, solitaires, sans armes et impuissants à se porter un mutuel secours. Chacun avait assez d’ouvrage à s’occuper de son salut. Regardant Mr. Pope en plein visage : « Je ne puis pas plus vous adorer, pensa Orlando, que vous ne pouvez me protéger : ce sont là deux folies également vraies. La lumière de la vérité tombe sur nous avec une crudité impitoyable, et la lumière de la vérité nous va diablement mal à tous les deux. »

Comme de juste, pendant tout ce temps, ils n’avaient pas cessé d’échanger des propos agréables, selon l’usage des personnes bien nées et de bonne éducation, sur l’humeur de la Reine et la goutte du Premier Ministre, tandis que le carrosse, passant de l’ombre à la lumière, descendait Haymarket, suivait le Strand, remontait Fleet Street, et atteignait enfin la maison d’Orlando à Blackfriars. Depuis quelques instants déjà, les intervalles séparant les réverbères étaient mieux éclairés, et les réverbères éclairaient moins : l’aube venait de naître ; et ce fut dans la lumière égale mais confuse d’un matin d’été, au moment où tout est visible mais où rien ne l’est distinctement, qu’ils descendirent de carrosse, Mr. Pope offrant l’appui de sa main à Orlando et Orlando priant Mr. Pope, avec une révérence, de la précéder dans son hôtel, sans omettre le moindre rite de la civilité gracieuse.

Il ne faudrait pas déduire du passage précédent que le génie (il est vrai que ce mal a disparu des Îles Britanniques, feu Lord Tennyson, dit-on, ayant été le dernier à en souffrir) brille toujours d’un éclat égal ; s’il en était ainsi tout serait clair pour nous, et nous courrions le risque d’être brûlés vifs. Le génie fonctionne plutôt à la façon d’un phare qui jette un rayon, puis s’arrête pendant un certain temps ; seulement, plus capricieux dans ses manifestations, il peut lancer six ou sept éclairs coup sur coup (comme avait fait Mr. Pope cette nuit) et puis rentrer dans l’ombre pour une année ou pour toujours. Il est donc impossible de se guider d’après ses rayons, et les hommes de génie, dit-on, quand ils sont dans leur série noire, ne se distinguent pas du commun des mortels.

Ce fut une déception pour Orlando, mais un bonheur aussi. Car à partir de cette nuit elle vécut souvent dans la société d’hommes de génie. Et ils n’étaient pas si différents de nous qu’on aurait pu le croire. Addison, Pope, Swift, se révélèrent amateurs de thé. Ils aimaient les berceaux de verdure. Ils collectionnaient de petits morceaux de verre colorés. Ils adoraient les grottes. Les honneurs ne leur étaient pas désagréables. Les louanges leur étaient délicieuses. Ils portaient des habits tantôt gris, tantôt prune. Mr. Swift avait une belle canne de Malacca. Mr. Addison parfumait ses mouchoirs. Mr. Pope souffrait de maux de tête. Un peu de commérage ne leur faisait pas peur. Ils n’étaient pas, d’ailleurs, sans avoir leurs jalousies. (Nous notons ici au hasard quelques réflexions qui se présentèrent pêle-mêle à l’esprit d’Orlando.) D’abord elle s’en voulut de prendre garde à ces bagatelles et résolut de noter sur un cahier les discours mémorables de ces grands hommes ; mais la page demeura vide. Peu à peu, cependant, Orlando reprit son entrain ; déchira les cartes d’invitation aux réunions mondaines ; garda ses soirées libres ; attendit avec impatience la visite de Mr. Pope, de Mr. Addison, de Mr. Swift, etc. Si le lecteur veut bien consulter The Rape of the Lock ou le Spectator ou Les Voyages de Gulliver, il comprendra précisément ce que peuvent signifier ces mots mystérieux. En vérité, biographes et critiques pourraient s’épargner toute leur peine si les lecteurs voulaient bien suivre ce conseil. Car, lorsque nous lisons :

Si de la chaste Diane on a brisé les Vœux,

Ou fêlé par mégarde un Vase précieux,

Entaché son Honneur, gâté sa Brocatelle,

Oublié sa Prière ou son Loup de dentelle,

Perdu son Cœur, un Soir, ou ses perles, au Bal.

Mr. Pope en personne est devant nous, nous voyons frétiller sa langue comme celle d’un lézard, nous voyons ses yeux jeter des éclairs, et sa main trembler ; nous savons comment il aimait, comment il mentait, comment il souffrait. Bref, tous les secrets d’une âme d’écrivain, toutes les expériences de sa vie, toutes les qualités de son esprit, éclatent dans ses œuvres, et cependant il nous faut encore les gloses du critique et les récits des biographes. Le temps pèse bien lourd aux hommes : c’est la seule explication possible de telles monstruosités.

Pour nous, ayant lu une page ou deux du poème de Mr. Pope, nous savons exactement pourquoi Orlando le trouvait si amusant et si effrayant à la fois, pourquoi elle avait les joues si brûlantes et les yeux si brillants cet après-midi.

Mrs. Nelly frappa : Mr. Addison demandait à être introduit auprès de Madame. À ces mots, Mr. Pope se leva avec un sourire oblique, prit congé et s’en fut en boitillant. Mr. Addison entra. Pendant qu’il prend un siège, lisons le passage suivant du Spectator :

« Je tiens la femme pour un bel animal romanesque que l’on peut orner de fourrures et de plumes, de perles et de diamants, de métaux et de soieries. Le lynx, humblement, lui offrira sa peau pour une palatine. Le paon, le perroquet, le cygne s’associeront pour lui faire un manchon ; on fouillera la mer pour des coquilles, les roches pour des gemmes, et tous les règnes de la nature contribueront à l’embellissement d’un être qui en est l’ouvrage le plus achevé. Tout ceci je le passe aux femmes, mais pour ce jupon dont je vous parlais tout à l’heure, je n’y puis consentir, et je n’y consentirai point. »

Nous tenons notre auteur, tricorne et tout, au creux de notre paume. Une fois de plus, examinez-le sous la loupe. Ne voyez-vous pas, avec une netteté prodigieuse, jusqu’aux plis de son bras ? N’avez-vous pas devant les yeux les moindres rides, les moindres pentes de son esprit, sa bénignité, sa timidité, son urbanité, jusqu’au fait qu’il épousa une comtesse et mourut, à la fin, de façon très respectable ? Tout est parfaitement clair. Mais à peine Mr. Addison a-t-il dit son mot qu’on cogne à la porte, et Mr. Swift, qui a toujours eu ces façons tranchantes, entre sans se faire annoncer. Un moment, je vous prie ! Où sont Les Voyages de Gulliver ? Les voici ! Lisons un passage du Voyage chez les Houyhnms :

« Je jouissais alors d’une parfaite Santé de Corps et d’une entière Tranquillité d’Esprit ; je n’avais à souffrir ni la Trahison ou l’Inconstance d’un Ami, ni les violences d’un Ennemi avoué ou secret. Je n’étais pas contraint par Vénalité, Flatterie ou Maquerellage d’acquérir la Faveur d’un Grand ou de son Mignon. Je n’avais besoin d’aucune Barrière contre l’Oppression ou le Vol, Là, pas de Médecin pour détruire mon corps, ni d’Avocat pour ruiner ma Fortune ; pas d’Espion pour guetter mes Paroles, mes Actes, et forger contre moi des Accusations pour de l’Argent ; pas de Railleurs, de Censeurs, de Calomniateurs, de Voleurs, de Bandits, de Cambrioleurs, de Juges, de Maquereaux, de Bouffons, de Pipeurs, de Politiciens, de Beaux-Esprits, pas de Bavards suant l’Ennui… »

Arrêtez, arrêtez, de grâce ! Cette grêle de mots va nous écorcher vifs, et vous-même à la suite. Rien de plus cru que la violence de cet homme. Il est si rude et pourtant si propre ; si brutal et pourtant si bon ! Lui qui méprise le monde entier, le voici qui câline une petite fille ; il finira – qui en doute ? dans un asile de fous.

Orlando donc leur versait du thé et parfois, quand il faisait beau, les emmenait chez elle, à la campagne, où elle les traitait royalement dans la Salle Ronde ; elle y avait pendu tous leurs portraits en cercle ; ainsi Mr. Pope ne pouvait l’accuser d’avoir donné la priorité à Mr. Addison ou réciproquement. Ils étaient fort spirituels d’ailleurs (mais leur esprit est tout entier dans leurs livres) et ils enseignèrent à Orlando l’essentiel du style qui est d’avoir toujours un ton de voix naturel. C’est une qualité qui ne s’acquiert que par l’oreille : sans cette éducation directe, il est vain de chercher à l’imiter ; l’habile Greene lui-même n’y parviendrait pas ; cette vague de naturel naît de l’atmosphère, frôle les meubles de sa volute, roule, s’évanouit ; nul ne la ressaisira jamais, et moins que personne ceux qui, un demi-siècle plus tard, dressent l’oreille et s’efforcent. Orlando l’apprit simplement en écoutant se nuancer la voix de ses hôtes ; son propre style changea ; elle écrivit des vers coulants, fort spirituels, et en prose traça quelques portraits. Tandis qu’elle apprenait ainsi à mieux écrire, elle prodiguait son vin, glissait sous l’assiette de ses compagnons, à dîner, quelques billets de caisse qu’ils prenaient fort aimablement, agréait leurs dédicaces, et se jugeait hautement honorée par cet échange.

Ainsi les jours fuyaient et l’on pouvait souvent entendre Orlando se dire à elle-même, avec une emphase peut-être un tantinet suspecte : « Par mon âme, quelle vie ! » (car elle était toujours à la recherche de cette denrée). Mais les circonstances la forcèrent bientôt à considérer les choses de plus près.

Un jour, elle versait du thé à Mr. Pope ; celui-ci (comme n’importe qui peut le devenir d’après les vers cités plus haut), tout contracté dans son fauteuil, l’observait de ses yeux brillants.

« Seigneur, pensa-t-elle en levant les pinces à sucre, comme les femmes des siècles futurs m’envieront ! Et pourtant » – elle s’arrêta, car il fallait s’occuper de Mr. Pope. Et pourtant – complétons sa pensée – lorsque quelqu’un dit : « Comme les siècles futurs m’envieront ! » on peut être sûr qu’il se sent tout à fait mal à l’aise dans le présent. Cette vie était-elle aussi amusante, aussi flatteuse, aussi glorieuse en réalité qu’après avoir passé entre les mains des mémorialistes ? D’abord, Orlando détestait positivement le thé ; en second lieu, l’intelligence, si divine, si adorable qu’elle soit, a l’habitude de loger dans les plus éreintées des carcasses où elle a bientôt dévoré les autres vertus humaines, si bien que, souvent, là où l’Esprit est le plus développé, le Cœur, les Sens, la Grandeur d’âme, la Charité, la Tolérance, la Bienveillance, etc., n’ont pas la place de respirer. Ajoutez à ceci la haute opinion que les poètes ont d’eux-mêmes et la basse opinion qu’ils ont des autres ; les inimitiés, les guerres, les envies, les disputes où ils sont engagés sans cesse ; la volubilité qu’ils mettent à en faire part ; la rapacité avec laquelle ils exigent votre sympathie ; et vous verrez qu’en somme (disons-le à voix basse de peur que les beaux esprits ne nous entendent), il est plus difficile, plus pénible même de servir le thé qu’on ne le croit généralement. Mais ce n’est pas tout : il y a encore (de nouveau nous allons baisser la voix de peur que les femmes ne nous entendent) le petit secret que les hommes se transmettent ; Lord Chesterfield l’a murmuré à l’oreille de son fils avec la recommandation expresse de n’en rien dire : « Les femmes ne sont que de grands enfants… Un homme de bon sens batifole avec elles, joue, plaisante et les flatte, mais rien de plus. » Comme les enfants entendent toujours ce qu’on veut leur cacher (fussent-ils même de grands enfants), le secret a dû transpirer, et la cérémonie du thé en devient d’autant plus curieuse. Une femme sait fort bien que même si un bel esprit lui envoie ses poèmes, loue son jugement, sollicite ses critiques et boit son thé, ceci ne signifie pas le moins du monde qu’il respecte ses opinions, qu’il admire son intelligence, et se refusera le plaisir, puisque la rapière n’est pas admise, de la transpercer avec sa plume. Si bas que nous le murmurions, tout ceci, dis-je, doit avoir fui par quelque fente ; si bien que, même avec le pot de crème en suspens et les pinces à sucre au bout des doigts, il peut arriver aux dames de s’énerver quelque peu, de regarder quelque peu par la fenêtre, de bâiller quelque peu, et – ploc ! – de laisser tomber d’assez haut – comme fit Orlando ce jour-là – le sucre dans le thé de Mr. Pope. Nul mortel ne fut jamais plus prompt à soupçonner une insulte et plus rapide à se venger que Mr. Pope. Il se tourna vers Orlando et lui décocha aussitôt l’original d’un trait fameux qu’on trouvera dans ses Portraits de femmes. Il devait par la suite le polir longuement mais la version première était déjà assez piquante. Orlando reçut le trait avec une révérence. Mr. Pope prit congé avec un salut. Orlando, pour rafraîchir ses joues, – elle avait vraiment l’impression que ce petit homme l’avait giflée – s’en fut errer dans le bocage de noisetiers au fond du jardin. La brise fraîche agit bientôt sur elle. À son étonnement Orlando découvrit qu’elle était fort soulagée de se trouver seule. Elle regarda les joyeuses batelées qui remontaient la rivière à a rame. Sans aucun doute ce spectacle lui remit à l’esprit un ou deux incidents de sa vie passée. Elle s’assit et médita profondément sous un saule magnifique. Elle demeura là jusqu’au moment où les étoiles apparurent dans le ciel. Alors elle se leva, prit le chemin du retour, entra dans sa maison, alla droit à sa chambre et verrouilla la porte. Puis elle ouvrit un placard où pendaient encore un grand nombre des habits qu’elle avait portés jadis quand elle était un jeune homme élégant, et choisit un costume de velours noir richement orné de dentelles vénitiennes. Il était un peu passé de mode, à vrai dire, mais il lui allait à la perfection et lui donnait l’exacte silhouette d’un jeune Lord. Elle fit un tour ou deux devant le miroir pour s’assurer que les jupes ne lui avaient pas fait perdre l’aisance de ses jambes et sortit secrètement.

C’était une belle nuit du début d’avril. Les lueurs de milliers d’étoiles fondues dans la clarté d’une lune en croissant, encore renforcée par les réverbères, créaient une lumière infiniment seyante à la silhouette humaine et à l’architecture de Mr. Wren. Une exquise tendresse estompait les formes : elles semblaient toujours sur le point de se dissoudre, et toujours une goutte d’argent leur rendait à la fois l’acuité et la vie. Voilà l’image de la conversation, songea Orlando (en se laissant aller à une absurde rêverie), voilà l’image de la société, de l’amitié, de l’amour tels qu’ils devraient être. Car, Dieu sait pourquoi, au moment où nous venons de perdre toute foi dans les relations humaines, une composition purement fortuite d’arbres et de granges, une meule, une charrette soudain nous offrent un symbole si parfait de l’idéal inaccessible, que nous nous remettons à chercher. Tout en faisant ces réflexions, Orlando entra dans Leicester Square. Les édifices y avaient une symétrie aérienne, et pourtant exacte, inconnue dans le jour. Le dais du ciel paraissait un lavis adroitement passé dans le contour des cheminées et des toitures. Au centre du square, sous un platane, une jeune femme assise dans une pose abattue, un bras pendant, l’autre posé sur ses genoux, semblait l’image même de la simplicité, de la grâce et de la désolation. Orlando la salua d’un geste large comme fait un galant qui présente en public ses respects à une élégante. La jeune femme leva la tête. La perfection en était exquise. La jeune femme leva les yeux. Orlando les vit briller d’un éclat qui resplendit parfois sur les théières mais rarement dans un visage humain. À travers ce glacis d’argent, la jeune femme laissa monter vers lui (car il était un homme pour elle) un regard d’appel, d’espoir, d’appréhension, de crainte. Elle se leva ; elle accepta son bras. Car – est-il besoin d’insister ? – elle était de celles qui, le soir venu, fourbissent leurs charmes pour l’étalage commun où ils attendront, à leur place, le plus haut acheteur. La jeune femme conduisit Orlando à la chambre où elle logeait dans Gerrard Street. Quand il la sentit à son bras, légèrement appuyée et pourtant suppliante, Orlando retrouva les sentiments qui conviennent à l’homme. Elle en eut l’apparence, les impressions et les paroles. Mais comme elle avait été femme elle-même, et très récemment, Orlando soupçonna que la timidité de cette fille, ses réponses hésitantes, sa gaucherie pour faire tourner la clef dans la serrure, le drapé de sa cape et la langueur de son poignet n’étaient affichés que pour complaire sa propre virilité. Ils montèrent l’escalier, et les soins qu’avait pris cette pauvre créature pour orner sa chambre et pour cacher le fait qu’elle n’avait pas d’autre pièce, pas un instant ne trompèrent Orlando. La feinte éveilla son mépris, la vérité sa pitié. À voir ainsi le comique transparaître derrière le tragique, et réciproquement, Orlando finit par ne plus savoir si elle devait rire ou pleurer. Cependant Nell – c’était le nom de la jeune femme, – avait déboutonné ses gants, tout en cachant soigneusement le pouce gauche qui aurait eu besoin d’une reprise, puis s’était retirée derrière un écran. Elle devait mettre du rouge à ses joues, arranger ses vêtements, enrouler autour de son cou un foulard propre. Elle ne cessait de bavarder comme font les femmes pour amuser leurs amoureux, mais Orlando eût juré, d’après le ton de sa voix, qu’elle pensait à autre chose. Lorsque tout fut à point, elle ressortit, prête – mais la patience d’Orlando était à bout. Partagée entre la colère, l’amusement et la pitié, elle jeta le masque et avoua qu’elle était une femme.

À ces mots, Nell partit d’un éclat de rire qu’on aurait pu entendre de l’autre côté de la route.

« Eh bien, ma chère, dit-elle quand elle fut remise, je ne suis pas fâchée de l’apprendre. Car je vous flanque mon billet (avec quelle rapidité, en découvrant qu’elles étaient du même sexe, elle avait changé de manières, abandonné ses façons plaintives et suppliantes !) je vous flanque mon billet que les hommes, ce soir, me portaient sur les nerfs. Quelle poisse ! » Sur quoi elle attisa le feu, fit flamber un bol de punch et fit à Orlando le récit de sa vie entière. Mais c’est la vie d’Orlando qui nous occupe pour l’instant : il est donc inutile de rapporter ici les aventures de cette autre dame, mais à coup sûr jamais Orlando n’avait vu les heures passer si vite ni si joyeusement. Pourtant Mrs. Nell n’avait pas une paillette d’esprit dans la tête, et quand le nom de Mr. Pope vint dans la conversation, elle demanda innocemment si c’était un parent de Pope, le perruquier de Jermyn Street. Cependant le charme du naturel, l’attrait de la beauté sont si forts que le récit de la pauvre fille, tout entrelardé d’expressions populacières eut pour Orlando la saveur d’un vin, après les belles phrases qu’elle avait coutume d’entendre, et elle finit par conclure que le mépris de Mr. Pope, la condescendance de Mr. Addison et le secret de Lord Chesterfield lui gâteraient toujours un peu la société des beaux esprits sans qu’elle cessât pour cela d’admirer profondément leurs œuvres.

Ces pauvres créatures, apprit-elle (car Nell lui fit connaître Prue, et Prue Kitty, et Kitty Rose), formaient une société à elles : Orlando y fut bientôt admise. Chacune faisait le récit des aventures qui l’avaient enfin jetée dans sa condition présente. Plusieurs d’entre elles étaient filles naturelles de comtes, et l’une même était plus proche qu’il n’aurait fallu sans doute, de la personne royale. Aucune n’était trop misérable ou trop pauvre pour n’avoir pas dans sa poche quelque mouchoir ou quelque anneau qui lui tenait de pedigree. Elles s’asseyaient donc autour du bol de punch qu’Orlando s’était chargée d’emplir généreusement, et l’on racontait là maintes bonnes histoires, et l’on échangeait là maintes remarques plaisantes, car, lorsque les femmes se réunissent, – mais, chut ! – elles prennent toujours garde que les portes soient bien fermées et que pas un mot de leur conversation ne soit imprimé. Elles n’ont qu’un désir, c’est – chut ! vous dis-je – c’est bien un pas d’homme qu’on entend dans l’escalier ? Nous allions avouer quel est leur seul désir quand l’arrivée de ce monsieur nous a ôté les mots de la bouche. Les femmes n’ont pas de désir, dit ce monsieur, entrant dans le parloir de Nell ; rien que des affectations. Sans désirs (Nell lui a donné ce qu’il demandait et il est parti), leur conversation ne peut avoir d’intérêt pour personne. « Chacun sait », écrit Mr. S. W., « que, quand les hommes ne sont pas là pour les stimuler, les femmes ne trouvent plus rien à se dire. Seules, elles ne parlent pas, elles égratignent. » Mais on ne s’égratigne pas indéfiniment ; si donc les femmes ne peuvent pas causer ensemble et si, comme chacun sait (Mr. T. R. l’a prouvé), « incapables de toute affection pour des personnes de leur sexe, elles se détestent réciproquement », que peuvent bien faire les femmes lorsqu’elles se réunissent ?

Mais ce n’est pas une question qui mérite l’attention d’un homme raisonnable : nous autres, biographes, qui partageons avec les historiens le privilège de n’avoir point de sexe, passons outre, et, après avoir noté simplement qu’Orlando trouvait de grands charmes à la compagnie des femmes, laissons à ces messieurs le soin de prouver, comme ils aiment tant le faire, que c’est une chose impossible.

Rendre un compte exact et minutieux de la vie d’Orlando à cette époque, devient de plus en plus malaisé. En vain nous fouillons l’ombre, en vain nous tâtonnons dans les cours mal éclairées, mal pavées, mal aérées que l’on trouvait alors aux environs de Gerrard Street et de Drury Lane : si parfois nous croyons voir passer Orlando, c’est pour la reperdre aussitôt. Les difficultés sont encore accrues par le fait qu’elle prit à ce moment l’habitude de changer d’habits suivant qu’elle jugeait commode de paraître homme ou femme. C’est ainsi qu’elle est souvent mentionnée dans les mémoires de l’époque sous le nom de Lord un tel qui en fait était son cousin. On lui attribue les traits de générosité d’Orlando et jusqu’à ses poèmes. Il ne semble pas qu’elle ait éprouvé la moindre difficulté à jouer ces différents rôles : en fait la nature de son sexe changeait plus fréquemment que ne peuvent l’imaginer ceux qui ont toujours porté un seul genre d’habits ; il est très certain qu’elle récolta ainsi double moisson ; les plaisirs de la vie furent accrus pour elle, et ses expériences multipliées. Elle échangeait contre la rigueur des pantalons la séduction des jupons, et connaissait la joie d’être aimée des deux sexes également.

Un croquis rapide de sa journée nous la montrerait donc, au matin, parmi ses livres, dans une robe de Chine d’un genre ambigu ; puis, dans le même costume, en train de recevoir un ou deux protégés (car elle payait plusieurs douzaines de pensions) ; après quoi elle faisait un tour dans le jardin, grimpait sur les noisetiers, et les culottes courtes devenaient indispensables ; elle les quittait pour mettre la robe de taffetas fleuri qu’exigeaient une promenade en voiture à Richmond et les propositions de mariage de quelque noble gentilhomme ; de retour à la ville elle endossait une robe couleur tabac comme en portent les hommes de loi, et s’en allait dans les cours de justice voir ce qu’il advenait de ses procès car sa fortune se dissipait d’heure en heure sans qu’une décision parût plus proche qu’un siècle auparavant ; enfin, lorsque la nuit tombait, le plus souvent muée de pied en cap en noble gentilhomme, Orlando courait la ville à la recherche des aventures.

Lorsqu’elle rentrait de ces expéditions – la gazette du temps fourmille à ce propos d’anecdotes où l’on voit Orlando se battre en duel, commander une frégate du Roi, danser nue sur un balcon, et s’enfuir avec une certaine dame aux Pays-Bas où le mari, dit-on, les suivit (mais qu’y a-t-il de vrai dans tout cela ? Nous nous refusons à l’examiner) – lorsqu’elle rentrait, disions-nous, de ces divertissements, quels qu’ils fussent, elle se plaisait quelquefois à passer sous les fenêtres d’un café où elle pouvait voir sans être vue les beaux esprits du temps, et imaginer à sa fantaisie, d’après leurs gestes, les propos sages, spirituels ou malicieux qu’ils tenaient sans doute, mais dont elle n’entendait pas le premier mot ; ce qui était peut-être un avantage ; c’est ainsi qu’un soir elle se tint peut-être une demi-heure à regarder sur une jalousie trois ombres qui buvaient du thé à la même table dans une maison de Bolt Court.

Jamais comédie ne fut aussi intéressante. Orlando aurait voulu crier bravo ! bravo ! N’était-ce pas, en effet, le plus beau des drames… une page déchirée au plus épais du roman humain ? Il y avait la petite ombre aux lèvres boudeuses qui frétillait sur sa chaise, inquiète, trépidante, empressée ; il y avait l’ombre penchée (une femme) qui plongeait son index crochu dans la tasse pour reconnaître le niveau du thé, car elle était aveugle ; enfin il y avait le lourd profil romain roulant dans son vaste fauteuil – l’homme qui se tordait les doigts de façon étrange et laissait ballotter sa tête d’une épaule à l’autre tout en engloutissant d’énormes gorgées de son thé. Docteur Johnson, Mr. Boswell et Mrs. Williams, tels étaient les noms de ces trois ombres. Orlando était si absorbée par ce spectacle qu’elle en oublia de penser combien les siècles futurs l’envieraient, quoique, probablement, ils dussent l’envier à cette occasion. Elle ne pouvait que regarder, regarder toujours. À la fin, Mr. Boswell se leva. Il salua la vieille femme avec un air acerbe. Mais ensuite, comme il s’inclina humblement devant la grande ombre romaine qui, se levant soudain de toute sa hauteur, oscillante et superbe, roula vers lui les plus magnifiques périodes qu’aient jamais prononcées des lèvres humaines ; du moins c’est ce que crut Orlando, car elle n’entendit pas un seul des mots échangés par les trois ombres pendant tout le temps qu’ils burent leur thé.

Une nuit enfin, après l’une de ces flâneries, elle revint chez elle et monta dans sa chambre. Elle quitta sa veste garnie de dentelles et, en culotte et chemise, se mit à la fenêtre. Il y avait je ne sais quel émoi dans l’air qui l’empêchait de se mettre au lit. Une brume blanche s’étendait sur la ville, car c’était une nuit de gel au milieu de l’hiver. Un spectacle magnifique s’étalait sous les yeux d’Orlando. Elle pouvait voir Saint-Paul, la Tour, l’Abbaye de Westminster avec toutes les flèches et les dômes de la Cité, les formes douces des rives du fleuve, les courbes larges et opulentes des halls et des bâtiments publics. Au nord s’élevaient les collines douces et rases de Hampstead ; à l’ouest les rues et les squares de Mayfair luisaient d’un clair rayonnement. Sur ce panorama ordonné et serein, les étoiles se penchaient, scintillaient, nettes, dures, dans un ciel sans nuages. L’extrême limpidité de l’atmosphère laissait voir l’arête de chaque toit et le chapeau de chaque cheminée ; on eût compté les pavés dans les rues. Orlando ne put s’empêcher de comparer le bon ordre de ce spectacle avec l’entassement confus et irrégulier qu’avait été la Cité de Londres sous le règne d’Élisabeth. Alors, se souvenait-elle, la ville, si on peut l’appeler par ce nom, n’était qu’un simple amas de maisons accolées qui se pressaient sans ordre sous ses fenêtres à Blackfriars. Les étoiles se reflétaient dans des trous profonds d’eau stagnante au milieu de la rue. Une ombre noire, au coin où s’ouvrait, à cette époque, la taverne, pouvait fort bien être le cadavre d’un homme assassiné. Orlando avait encore dans l’oreille les gémissements d’ivrognes, blessés pendant ces ripailles nocturnes, qu’elle avait entendus, quand sa nourrice élevait jusqu’à la fenêtre aux panneaux diamantés le petit garçon qu’elle était alors. Des bandes de ruffians, hommes et femmes entremêlés avec un cynisme inexprimable, rôdaient par les rues en hurlant des refrains sauvages, des éclairs de bijoux aux oreilles et des lueurs de couteaux aux poings. Par une nuit semblable on pouvait voir se profiler à l’horizon la masse opaque des forêts de Highgate et de Hampstead qui tordaient sur le ciel leur enchevêtrement échevelé. Çà et là, au sommet des collines proches, se dressait un roide gibet avec son cadavre cloué pourrissant ou se desséchant sur sa croix. Le danger et l’incertitude, la luxure et la violence, la poésie et l’ordure grouillaient, bourdonnaient et puaient sur les grands chemins tortueux de l’époque élisabéthaine. Orlando avait encore dans les narines ces odeurs d’une nuit d’été dans les petites chambres et les ruelles étroites de la Cité. Aujourd’hui – elle se pencha vers la fenêtre – tout était lumière, ordre et sérénité. On entendit sur les pavés le roulement d’un carrosse. Puis monta le cri lointain d’un veilleur de nuit : « Minuit juste et gelée blanche. » Il n’avait pas plutôt prononcé ces mots que le premier coup de minuit sonna. Alors Orlando découvrit un petit nuage qui s’était rassemblé derrière le dôme de Saint-Paul. Elle le vit, à mesure que les coups sonnaient, s’élargir, s’assombrir, s’étendre avec une extraordinaire rapidité. Au même instant une brise légère s’éleva, et lorsque retentit le sixième coup, toute la partie orientale du ciel était couverte d’une ombre irrégulière et mouvante, tandis que l’ouest et le nord restaient clairs. Puis le nuage s’étala vers le nord. L’un après l’autre les points culminants de la ville sombrèrent. Seul Mayfair, toutes lumières dehors, brillait par contraste d’un éclat plus vif que jamais. Au huitième coup, quelques vedettes galopantes du nuage fondirent sur Piccadilly. Elles parurent se grouper et avancer avec une rapidité extraordinaire vers l’ouest. Tandis que frappaient les neuvième, dixième et onzième coups, une ombre énorme croula et couvrit Londres. Et quand le douzième coup de minuit sonna, la nuit était complète. Un noir déluge tumultueux avait noyé la ville. Tout n’était que ténèbres, que doute, que chaos. Le XVIIIe siècle avait vécu, le XIXe venait de naître.

V

Le lourd nuage gonflé qui, le premier jour du XIXe siècle, couvrait non seulement Londres mais la totalité des Îles Britanniques, s’arrêta, ou, plutôt, ne s’arrêta pas d’obéir aux fluctuations des tempêtes, assez longtemps dans ce coin du ciel pour avoir des effets extraordinaires sur tous les êtres vivant dans son ombre. Le climat anglais parut bouleversé. Il pleuvait souvent, mais seulement par averses fantasques qui reprenaient sitôt finies. Le soleil brillait, comme de juste, mais emmitouflé par tant de nuages et dans un air si saturé d’eau, que ses rayons perdaient leurs couleurs ; et les violacés, les orangés, les rouges ternes avaient remplacé dans le paysage les teintes plus solides du XVIIIe siècle. Sous le dais de ce ciel meurtri et chagrin, le vert des choux paraissait moins intense, et la neige était d’un blanc sale. Mais ceci n’était rien : bientôt s’insinua dans chaque maison l’humidité, le plus insidieux des ennemis ; on peut derrière des persiennes narguer le soleil, et narguer le gel devant un bon feu ; mais l’humidité pénètre chez nous, furtivement, lorsque nous dormons. On ne l’entend pas, on ne la sent pas, et elle est partout. L’humidité gonfle le bois, moisit la marmite, rouille le fer, pourrit la pierre. Et elle agit de façon si pateline qu’il nous faut soulever un coffre, un seau à charbon, et les voir s’émietter soudain, pour soupçonner enfin l’ennemi d’être dans la place.

Ainsi, de façon insensible et furtive, sans que rien marquât le jour ou l’heure de l’altération, le tempérament de l’Angleterre changea, et personne ne s’en aperçut. Rien pourtant ne fut épargné. Les rudes gentilshommes campagnards qui jusque-là s’étaient assis joyeusement devant un repas de bœuf et d’ale dans une salle à manger dessinée, peut-être, par les frères Adam, avec une dignité classique, soudain furent pris d’un frisson. Les douillettes apparurent ; on se laissa pousser la barbe ; on attacha les pantalons étroitement par des sous-pieds. Et ce froid qui montait aux jambes, le gentilhomme campagnard eut tôt fait de le communiquer à sa maison ; les meubles furent capitonnés ; les tables et les murs, couverts ; et rien ne resta nu. Alors un changement de régime devint indispensable. On inventa le « muffin » et le « crumpet »(9). Le café, après le dîner, supplanta le porto, et comme le café exigeait un salon où on pût le boire, comme le salon exigeait des globes, les globes des fleurs artificielles, les fleurs artificielles des cheminées bourgeoises, les cheminées bourgeoises des pianos, les pianos des ballades pour salons, les ballades pour salons, en sautant un ou deux intermédiaires, une armée de petits chiens, de carrés en tapisserie, et d’ornements en porcelaine, le « home » – qui avait pris une importance extrême – changea du tout au tout.

Au-dehors, cependant, par un nouvel effet de l’humidité, le lierre s’était mis à croître avec une profusion inouïe. Les maisons, jusque-là de pierre nue, furent étouffées sous le feuillage. Pas un jardin, si rigide que fût son dessin original, qui ne possédât maintenant sa pépinière, son coin sauvage et son labyrinthe. Le peu de jour qui pénétrait dans les chambres d’enfants filtrait à travers des épaisseurs vertes, et le peu de jour qui entrait dans les salons où vivaient les adultes, hommes et femmes, traversait des rideaux de peluche écarlate ou brune. Mais les changements ne se limitèrent pas à l’extérieur des êtres. L’humidité pénétra plus avant. Les hommes sentirent le froid dans leur cœur, le brouillard humide dans leur esprit. En un effort désespéré, pour donner à leurs sentiments un nid plus chaud, un creux quelconque où se blottir, ils essayèrent de tous les moyens tour à tour. L’amour, la naissance et la mort furent emmaillotés de belles phrases. Les deux sexes, de plus en plus, s’éloignèrent l’un de l’autre. Aucune conversation ouverte ne fut plus tolérée. Les évasions et les hypocrisies patelines se multiplièrent dans les deux camps. Les orgies de lierre et d’arbres vivaces à l’extérieur des maisons eurent pour contrepartie exacte une identique fécondité à l’intérieur. La vie d’une femme normale devint une succession de naissances. Elle se mariait à dix-neuf ans, et à trente était mère de quinze ou dix-huit enfants ; car il y avait grande abondance de jumeaux. Ainsi naquit l’Empire Britannique ; ainsi – car on ne saurait arrêter l’humidité ; elle envahit l’encrier comme les boiseries – les phrases se gonflèrent, les adjectifs se multiplièrent, les poèmes lyriques devinrent épiques, et les bagatelles qui formaient jadis des essais d’une colonne prirent l’ampleur d’encyclopédies en dix ou vingt volumes. Le cas d’Eusébius Chubbs montre bien ce que durent être, devant ce spectacle, les réactions d’un homme sensible, conscient de son impuissance. On trouve à la fin de ses mémoires un passage où Chubbs raconte qu’un beau matin, après avoir pondu trente-cinq pages in-folio « à propos de rien », il vissa le couvercle de son encrier et partit faire un tour dans le jardin. Il se trouva bientôt en pleine pépinière. D’innombrables feuilles bruissaient et luisaient au-dessus de sa tête. Il eut l’impression « qu’il écrasait la poussière de millions d’autres sous ses pieds ». Une épaisse fumée montait d’un feu d’herbes mouillées au bout du jardin. Il réfléchit qu’aucun feu sur la terre ne pourrait jamais consumer ce vaste encombrement de végétaux. Partout où il jetait les yeux, c’était la même végétation rampante. Les concombres « roulaient dans l’herbe jusqu’à ses pieds ». Des choux-fleurs géants entassaient étage sur étage, finissaient par atteindre, dans son imagination troublée, la hauteur des ormeaux eux-mêmes. Les poules, sans arrêt, pondaient des œufs d’une couleur bâtarde. Il se souvint avec un soupir de sa propre fécondité et de sa pauvre femme qui, à cet instant même, était au lit dans les douleurs de ses quinzièmes couches : comment, dans ces conditions, blâmer la volaille ? Il leva les yeux vers le ciel. Est-ce que les cieux eux-mêmes, ou plutôt ce grand frontispice des cieux, le ciel, n’apportait pas à cet ouvrage l’assentiment, que dis-je, l’encouragement de la divinité ? Là, été comme hiver d’un bout de l’an à l’autre bout de l’an, les nuages roulaient, se culbutaient – comme des baleines ? réfléchit-il, comme des éléphants plutôt ? Mais en vain. Chubbs ne pouvait échapper à l’image qu’exigeaient de lui mille hectares aériens ; le ciel entier, largement étalé sur les Îles Britanniques, n’était qu’un vaste lit de plumes, et la fécondité indistincte du jardin, de la chambre et du poulailler trouvait en lui son modèle suprême. Chubbs rentra chez lui, écrivit le passage ci-dessus, posa sa tête sur un four à gaz, et lorsqu’on le trouva dans cette attitude, il était trop tard pour le ranimer.

Tandis que cette évolution se poursuivait par toute l’Angleterre, Orlando pouvait bien se confiner dans sa maison de Blackfriars, et prétendre que le climat était toujours le même ; qu’on pouvait encore dire ce qui vous plaisait et porter des culottes ou des jupes selon son bon plaisir. Un jour vint, pourtant, où elle dut à son tour reconnaître que les temps avaient changé. Un après-midi, au début du siècle, elle traversait Saint-Jame’s Park dans son vieux carrosse à panneaux lorsqu’un rayon de soleil (il en filtrait quelques-uns de temps à autre, mais rarement) se fraya avec peine un chemin entre les nuages qu’il marbrait, en passant, d’étranges couleurs prismatiques. Un tel spectacle était assez extraordinaire après les cieux clairs et uniformes du XVIIIe siècle pour inciter Orlando à baisser la glace et à regarder. Les nuages puce et rose flamand la firent songer avec une angoisse délicieuse (qui montre à quel point l’humidité l’avait déjà touchée) à des dauphins mourant dans les mers Ioniennes. Mais quelle ne fut pas sa surprise lorsque, en frappant la terre, le rayon de soleil parut faire surgir, ou illuminer, une pyramide, ou une hécatombe, ou un trophée peut-être (cela ressemblait vaguement à une table de banquet) – en tout cas le conglomérat d’objets les plus hétéroclites, les plus disparates qu’on puisse imaginer, empilés à la va-comme-je-te-pousse en un prodigieux monticule là où s’élève maintenant la statue de la Reine Victoria. Aux bras d’une énorme croix d’or surchargée de fleurons sur fond de filigranes étaient drapés de noirs voiles de veuves et de blancs voiles nuptiaux ; à d’autres excroissances diverses, on avait accroché des palais de cristal, des barcelonnettes, des casques guerriers, des couronnes mortuaires, des pantalons, des favoris, des pièces montées pour mariages, des canons, des arbres de Noël, des télescopes, des monstres disparus, des globes terrestres, des cartes, des éléphants et des instruments mathématiques, le tout pesant, comme une armure gigantesque, à droite sur un personnage féminin habillé de blancheurs flottantes, à gauche sur un bourgeois bedonnant en redingote et en pantalon à damier. L’incongruité de ces objets, la juxtaposition de ces draperies sommaires et de ce costume complet, l’extravagance des différentes couleurs, leur bariolage de plaid, plongèrent Orlando dans l’affliction la plus profonde. Elle n’avait jamais vu dans sa vie rien d’aussi indécent, d’aussi hideux et d’aussi monumental à la fois. C’était peut-être, c’était à coup sûr, un effet du soleil sur l’air chargé de pluie ; ce cauchemar s’évanouirait à la première brise ; pourtant ce cauchemar avait bien l’air, quand sa voiture le longea, de vouloir durer toujours. Rien, sentit-elle en se laissant tomber dans le coin de son carrosse, – ni vent ni pluie, ni soleil ni tonnerre – ne pourrait jamais jeter à bas cet édifice extravagant. Les nez s’ébrécheraient, sans doute, les trompettes se rouilleraient, mais n’importe, on les verrait encore pointant vers l’est, l’ouest, le sud, le nord, éternellement. Quand son carrosse se lança sur la pente de Constitution Hill, Orlando jeta un regard en arrière. Oui, le cauchemar était toujours là, baigné d’une lumière placide qui – elle tira sa montre de son gousset – était, naturellement, la lumière de midi. Aucune autre n’aurait pu être si prosaïque, si terre à terre, si étrangère à toute idée d’aube ou de crépuscule, si apparemment calculée pour durer éternellement. Orlando prit la décision de ne plus regarder. Dans ses veines, déjà, le sang ralentissait son cours. Mais le plus surprenant fut qu’en face de Buckingham Palace une rougeur vive et singulière s’épandit soudain sur ses joues : un pouvoir supérieur parut la contraindre à baisser les yeux et à regarder ses genoux. Horreur ! elle était en culottes noires. Elle ne cessa de rougir jusqu’à sa maison de campagne, ce qui, si l’on considère le temps que prennent quatre chevaux à couvrir au trot quarante miles, apparaîtra, nous l’espérons, comme une preuve signalée de sa chasteté.

Une fois chez elle, cédant au besoin désormais le plus impérieux de sa nature, Orlando s’enveloppa du mieux qu’elle put dans une couverture de Damas arrachée de son lit. Puis elle expliqua à la veuve Bartholomew (qui avait succédé à la bonne vieille Grimsditch dans les fonctions d’intendante) qu’elle se sentait glacée.

« Pardi, Madame, nous le sommes tous, dit la veuve en poussant un profond soupir. Les murs, ils coulent », dit-elle avec une curieuse et lugubre satisfaction ; et l’on vit bien qu’il lui suffisait de poser la main sur les panneaux de chêne pour y laisser la trace de ses doigts. Le lierre avait poussé avec une telle profusion que de nombreuses fenêtres étaient complètement bouchées. La cuisine était si obscure qu’on pouvait à peine y distinguer une marmite d’une passoire. On avait pris un pauvre chat noir pour du charbon et on l’avait jeté à la pelle sur le feu. La plupart des femmes portaient déjà trois ou quatre jupons de flanelle rouge quoiqu’on fût en août.

« Mais c’est-y vrai, Mâm’? » demanda la bonne femme en serrant les bras autour de son buste, tandis que son crucifix d’or se soulevait sur sa poitrine, « que la Reine, Dieu la bénisse, porte une… heu… une… » La bonne femme hésita et rougit.

« Une crinoline », dit Orlando pour la tirer d’embarras (car le mot avait atteint Blackfriars). Mrs. Bartholomew approuva de la tête. Déjà les larmes coulaient le long de ses joues, mais, tout en pleurant, elle souriait. Car il était doux de pleurer. N’étaient-elles pas toutes de faibles femmes ? qui portaient des crinolines pour mieux cacher le fait ; le grand fait ; le seul fait ; mais néanmoins le déplorable fait ; le fait que toute femme modeste refusait de laisser paraître jusqu’au moment où il paraissait malgré tout ; bref, le fait qu’elle était en mal d’enfant ? Que dis-je ! en mal de quinze ou vingt enfants, si bien qu’une femme modeste passait le plus clair de sa vie à cacher un scandale qui, au moins une fois par an, finissait par éclater.

« Les muffins, ils sont au chaud, dit Mrs. Bartholomew en se tamponnant les yeux, ils sont au chaud dans la bibliothèque. »

Et, enveloppée dans sa couverture de Damas, c’est devant un plat de muffins qu’Orlando aujourd’hui dut s’asseoir.

« Les muffins, ils sont au chaud dans la bibliothèque. » Orlando flûta l’horrible phrase populacière avec l’accent « distingué » de Mrs. Bartholomew. Non, décidément, elle ne boirait pas son thé ; elle détestait trop ce breuvage douceâtre. C’est dans cette pièce, se souvint-elle, que la Reine Élisabeth, campée devant le feu avec, à la main, une chope de bière, en avait soudain assené un grand coup sur la table en entendant Lord Burghley se servir irrespectueusement de l’impératif au lieu du subjonctif. « Petit homme, petit homme, avait-elle dit, – Orlando l’entendait encore – est-ce que « devez » est un mot qu’on puisse adresser aux princes ? » et pan ! la chope avait frappé contre la table ; on voyait encore la marque.

Mais lorsque Orlando se leva d’un bond, à la seule pensée qu’on pût donner des ordres à cette grande Reine, elle s’empêtra dans sa couverture et retomba dans son fauteuil avec un juron. Demain il lui faudrait acheter vingt mètres au moins de basin noir, supposait-elle, pour faire une jupe. Et puis (elle rougit), il lui faudrait acheter une crinoline, et puis (elle rougit) une barcelonnette, et puis une autre crinoline, et ainsi de suite… Les rougeurs sur son visage paraissaient et disparaissaient dans l’alternance la plus exquise de pudeur et de honte. On pouvait voir l’esprit du siècle souffler le froid et le chaud sur ses joues. Et si l’esprit du siècle soufflait sans trop de suite, puisqu’on rougissait de la crinoline avant de rougir du mari, il faut en accuser la position ambiguë d’Orlando (son sexe était encore douteux) et la vie de désordre qu’elle avait menée jusqu’alors.

À la fin, la couleur de ses joues redevint fixe et l’esprit du siècle – si ce l’était en effet – parut s’apaiser pour un temps. Alors Orlando sentit contre son sein, sous sa chemise, comme un médaillon ou une relique d’amour. Elle y porta la main, mais ne tira rien de semblable ; c’était un rouleau de papier couvert de taches, sali par la mer, le sang, les voyages ; c’était le manuscrit de son poème Le Chêne. Elle l’avait porté sur elle pendant tant d’années maintenant et dans des circonstances si hasardeuses, que la plupart des pages étaient salies, d’autres déchirées ; la disette de papier qu’elle avait dû subir pendant son séjour chez les bohémiens l’avait contrainte à surcharger les marges, à écrire en travers : il finissait par ressembler, ce manuscrit, à une reprise faite avec beaucoup de conscience. Orlando revint à la première page, et lut la date « 1586 » tracée de sa propre écriture de jeune garçon. Voici près de trois cents ans qu’elle travaillait sur ce manuscrit. Il était temps d’en finir. Cependant elle se prit à tourner les pages, jeter un regard de-çà de-là, à lire, à sauter, à méditer tout en lisant. Qu’elle avait peu changé en tant d’années ! Elle avait été un garçon taciturne, épris de la mort, comme sont les jeunes garçons ; puis elle avait été amoureux et volubile ; quelquefois elle avait tâté de la prose et quelquefois du drame. Pourtant, à travers ces métamorphoses, elle était demeurée, réfléchit-elle, la même dans le fond. Toujours méditative et repliée sur soi, toujours attendrie par les animaux et la nature, toujours passionnée pour la campagne et les saisons.

Après tout, songea-t-elle en se levant et en marchant vers la fenêtre, rien n’a changé. La maison, le jardin sont précisément comme ils étaient. On n’a pas changé un fauteuil de place, pas vendu un bibelot. Voici les mêmes allées, les mêmes gazons, les mêmes arbres et le même étang où vit, j’en jurerais, la même carpe. Évidemment, la Reine Victoria est sur le trône au lieu de la Reine Élisabeth, mais quelle différence…

Cette pensée n’avait pas plutôt pris forme que, comme pour la refouler, la porte s’ouvrit toute grande, et l’on vit entrer d’un pas martial Basket, le maître d’hôtel, et Bartholomew l’intendante qui venaient desservir le thé. Orlando, qui sortait justement sa plume de l’encre et se disposait à noter quelques réflexions sur l’éternité de toute chose, fut fâchée de se voir soudain interrompue par une tache qui s’étendit bientôt en méandres autour du bec. Quelque malformation, pensa-t-elle, la plume devait être fendue ou sale. Elle la plongea de nouveau dans l’encre. La tache s’agrandit. Elle essaya de poursuivre sa phrase : aucun mot ne vint. Alors, elle se mit à orner la tache d’ailes et de favoris et la transforma en un monstre à tête ronde, quelque chose entre un rat et un ara. Mais quant à écrire de la poésie avec Basket et Bartholomew dans la pièce, impossible. Elle n’avait pas plutôt dit : impossible, qu’à son étonnement et son alarme la plume se mit à virer et à caracoler avec une aisance prodigieuse. La page fut bientôt couverte de la plus élégante écriture penchée, à l’italienne ; c’étaient des vers, les plus insipides qu’elle eût jamais lus de sa vie.

Je ne suis rien qu’un anneau vil

De la vie, pesante chaîne.

La foi de nos serments, faut-il,

Faut-il qu’elle demeure vaine ?

 

La jeune fille tout en pleurs,

Larmes d’amour, larmes d’absence,

De la lune sous les pâleurs,

Murmurera-t-elle…

Orlando avait écrit d’un trait, tandis que Bartholomew et Basket, grognant et grondant dans la pièce, attisaient le feu, rangeaient les muffins.

De nouveau, elle trempa sa plume dans l’encre, et, de nouveau, sa plume repartit :

Hélas ! Je ne vis plus sur sa face amaigrie

Cet incarnat que l’aube infuse dans les cieux.

Son visage était pâle ; et la flamme flétrie

Qu’allumait à ses joues un mal mystérieux

Avait le rouge éclat des cierges funéraires…

Mais, par bonheur, d’un geste brusque, Orlando renversa l’encrier sur la page désormais à l’abri, espéra-t-elle, de tout regard humain. Elle se sentit toute frissonnante, toute bouleversée. Pouvait-on rien imaginer de plus répugnant que ce flot d’encre ruisselant en cascade d’inspiration involontaire ? Que lui arrivait-il ? Était-ce l’humidité ? Bartholomew ? Basket ? Qu’était-ce donc ? se demanda-t-elle. Mais la pièce était vide. Personne ne lui répondit, à moins qu’on ne prît pour une réponse les larmes de la pluie dégouttant sur le lierre.

Alors Orlando, debout devant la fenêtre, éprouva une extraordinaire vibration, un frémissement qui la parcourait tout entière : elle eut l’impression d’être un instrument fait de mille cordes métalliques sur lequel la brise ou des doigts errants eussent multiplié les gammes. Cette vibration traversait tantôt ses orteils, tantôt sa moelle. Les plus étranges sensations se propageaient le long de ses fémurs. Il lui sembla que ses cheveux se dressaient sur sa tête. Ses bras gémirent et chantèrent comme devaient gémir et chanter, vingt ans plus tard environ, les fils télégraphiques. Mais tout ce frémissement parut à la fin se concentrer sur ses mains ; puis sur une seule main ; puis sur un seul doigt de cette main, et se réduire enfin à un anneau de sensibilité trémulante autour du second doigt de la main gauche. Orlando l’éleva pour voir la cause de ce phénomène et ne vit rien. Rien que l’énorme émeraude solitaire donnée jadis par la Reine Élisabeth. Eh bien ? demanda-t-elle, n’était-ce pas assez ? Cette pierre, de la plus belle eau, valait au moins dix mille livres. Alors la vibration, si bizarre que cela paraisse (souvenons-nous pourtant que nous touchons ici aux manifestations les plus obscures de l’âme humaine), la vibration sembla répondre : « Non, ce n’est pas assez » ; et non contente de répondre elle sembla prendre un ton inquisiteur pour demander : « Et que signifient cette absence, cet étrange oubli ? » – tant que la pauvre Orlando finit par avoir positivement honte du second doigt de sa main gauche sans savoir le moins du monde pourquoi. Sur ces entrefaites, Bartholomew entra pour demander quelle robe Madame la Duchesse mettrait ce soir. Orlando, dont les sens étaient devenus plus vifs, jetant les yeux sans retard sur la main gauche de Bartholomew, vit sans retard ce qu’elle n’avait jamais remarqué auparavant : un anneau épais, d’un jaune vaguement bilieux, encerclait le troisième doigt ; à sa propre main, ce doigt était nu.

« Faites-moi voir votre anneau, Bartholomew », dit-elle en étendant la main pour le prendre.

Frappée en pleine poitrine par quelque vaurien, Bartholomew n’eût pas pris une autre attitude. Elle recula d’un bond, serra le doigt et le rejeta en arrière avec la dernière noblesse. « Non », dit-elle, l’air digne et résolu, Madame la Duchesse pouvait regarder s’il lui plaisait, mais quant à ôter son alliance, ni l’Archevêque, ni le Pape, ni la Reine Victoria sur son trône ne sauraient l’y contraindre. Son Thomas la lui avait passée au doigt il y avait vingt-cinq ans six mois trois semaines ; elle avait dormi avec, travaillé avec, fait la lessive avec, prié avec et elle entendait bien être enterrée avec. N’était-ce pas, crut comprendre Orlando – mais la voix de Mrs. Bartholomew était toute brisée d’émotion – n’était-ce pas d’après le lustre de son anneau qu’on lui assignerait sa place parmi les anges, et cet éclat ne serait-il pas terni à jamais si elle s’en dessaisissait, fût-ce une seconde ?

« Dieu tout-puissant ! dit Orlando à la fenêtre en considérant les badineries des pigeons. Dans quel monde nous vivons, en vérité ! » Tant de complications l’ahurissaient. L’univers entier lui semblait porter une alliance d’or. Elle s’en fut dîner. Les alliances pullulaient. Elle se rendit à l’église. Les alliances étaient partout. Elle sortit en voiture. En or ou en simili, minces, épaisses, grossières, polies, leur lueur terne était à toutes les mains. Les boutiques de joailliers étaient pleines, non plus des fausses pierres et des diamants qui scintillaient encore dans le souvenir d’Orlando, mais d’anneaux, mais de cercles simples et nus. D’ailleurs, des mœurs nouvelles, remarqua Orlando, régnaient maintenant chez les villageois. Il n’était pas rare, jadis, de rencontrer un jeune gars contant fleurette à une fille sous quelque haie d’aubépines. Orlando, alors, effleurait tous ces couples d’un claquement de son fouet, éclatait de rire et passait son chemin. Aujourd’hui, tout était changé. Les couples, de leur pas égal et pesant, se traînaient au milieu de la route, dans une union indissoluble. Le bras droit de la femme, invariablement, était passé sous le bras gauche de l’homme qui tenait fermement entrelacés aux siens les doigts de sa compagne. Souvent le nez des chevaux les touchait sans les émouvoir, et lorsqu’ils bougeaient, c’était tout d’une pièce, lourdement, qu’ils se rangeaient sur le côté de la route. Orlando supposa, par force, qu’on avait fait une nouvelle découverte physiologique ; que ces gens, on ne sait comment, avaient été soudés l’un à l’autre, couple à couple ; mais qui avait fait la découverte, et quand ? Orlando ne pouvait répondre. Il ne semblait pas que ce fût la nature. Quand elle regardait les cerfs ou les lapins ou ses lévriers, elle ne voyait pas que la nature en eût modifié les mœurs ou les eût amendés – au moins depuis le siècle d’Élisabeth. Il n’y avait encore d’alliance indissoluble chez un animal de sa connaissance. Fallait-il imputer la chose à la Reine Victoria ou à Lord Melbourne ? Étaient-ils les promoteurs de cette grande découverte : le mariage ? Pourtant, réfléchit-elle, on disait la Reine grand amateur de chiens et Lord Melbourne grand amateur de femmes. Tout cela était bien étrange, bien dégoûtant ; en vérité, il y avait dans cette union indissoluble de deux corps quelque chose qui répugnait à sa décence ou à son sens de l’hygiène. Cependant, les pensées qu’Orlando ruminait ainsi s’accompagnaient de si tintantes titillations dans le doigt malade qu’elle pouvait difficilement maintenir en ordre ses idées. Elles étaient languissantes et aguicheuses comme les fantaisies d’une petite bonne. Elles la faisaient rougir. Il suffisait peut-être d’acheter un de ces horribles anneaux et de le porter comme tout le monde. C’est ce qu’elle fit ; couverte de honte, elle glissa la bague à son doigt dans l’ombre d’un rideau ; mais sans résultat. La titillation persista plus violente et plus indignée que jamais. Orlando ne ferma pas l’œil de cette nuit. Le matin suivant, elle prit la plume pour écrire : mais tantôt sa tête était vide et la plume laissait tomber l’une après l’autre de grosses larmes d’encre, tantôt, symptôme encore plus alarmant, la plume trottait d’elle-même, s’épanchait en discours melliflus sur une mort trop prompte et la corruption universelle, et Orlando préférait le vide. Il semble bien, en effet – le cas d’Orlando en est une preuve – que nous écrivions non seulement avec nos doigts, mais avec toute notre personne. Le nerf qui dirige les mouvements de notre plume s’enroule autour de nos moindres fibres, plonge dans notre cœur et perce notre foie. Le siège du mal chez Orlando paraissait être la main gauche, mais, à vrai dire, elle se sentait toute parcourue du poison. À la fin, elle fut contrainte d’envisager le plus désespéré des remèdes : renoncer, céder, se soumettre à l’esprit du siècle, et, pour tout dire, prendre un mari.

On a suffisamment marqué déjà combien cette décision contrariait ses inclinations naturelles. Lorsque le roulement du carrosse de l’archiduc s’était éteint, le cri qui était monté aux lèvres d’Orlando était : « La Vie ! Un Amant ! » et non pas : « La Vie ! Un Mari ! » Et c’est à la poursuite de ce but qu’elle était partie pour la ville, qu’elle était allée par le monde, comme on l’a montré dans le chapitre précédent. Mais l’esprit du siècle est inflexible : s’il ne fait que courber ceux qui lui cèdent, il écrase celui qui voudrait le braver. Orlando s’était pliée d’elle-même à l’esprit élisabéthain, à l’esprit de la Restauration, à celui du XVIIIe siècle : c’est pourquoi elle s’était à peine aperçue des changements qui survenaient de siècle en siècle. Mais l’esprit du XIXe lui était violemment antipathique : elle fut donc brisée et ressentit sa défaite plus cruellement que jamais. Il est probable qu’un esprit humain a sa place assignée dans le temps ; les uns naissent de telle époque, les autres de telle autre. Et maintenant qu’Orlando était une femme adulte – en vérité elle avait dépassé la trentaine d’un an ou deux – son ossature morale était formée : la plier dans le mauvais sens lui était intolérable.

Elle se tenait donc tristement à la fenêtre du salon (Bartholomew avait ainsi baptisé la librairie), tout appesantie par la crinoline qu’elle avait adoptée avec soumission. C’était le plus lourd, le plus morne des vêtements qu’elle eût jamais portés. Aucun n’avait à ce point entravé ses mouvements. Elle ne pouvait plus traverser le jardin à grandes enjambées avec ses chiens, ou monter prestement au sommet de la côte pour se jeter à terre sous le chêne. Ses jupes ramassaient les feuilles mouillées et la paille. Son chapeau à fleurs prenait le vent. Ses souliers minces étaient aussitôt trempés et crottés. Ses muscles avaient perdu leur souplesse. Elle imagina bientôt des voleurs cachés derrière les lambris, et, pour la première fois de sa vie, connut, au long des corridors, la peur des spectres. Et, de degré en degré plus humble, elle finit par se prosterner devant la doctrine nouvelle (quel qu’en fût l’auteur, la Reine Victoria ou un autre), d’après laquelle chaque homme et chaque femme a dans le monde une âme sœur prédestinée qui la soutient et qu’elle soutient jusqu’au moment où vient la mort séparatrice. Il serait bon, sentit-elle, de s’appuyer ; de s’asseoir ; oh ! oui, de s’étendre et de ne plus jamais, jamais, jamais se relever. Ainsi l’esprit pesait sur elle malgré tout son orgueil passé, et tandis qu’elle se laissait glisser vers un caveau étrange et assez étouffant, les titillations et les trémolos, naguère si insinuants, si accusateurs, se transmuaient en mélodies célestes, prenaient le son des harpes que frôlent les doigts blancs des anges musiciens, et finissaient par remplir tout son être d’une séraphique harmonie.

Mais sur qui pouvait-elle s’appuyer ? Elle posa la question aux vents sauvages de l’automne. (Octobre était venu, en effet, humide comme à l’ordinaire.) Non pas sur l’archiduc ; il avait épousé une très grande dame, et voici bien longtemps qu’il chassait le lièvre en Roumanie ; ni sur Mr. M. ; il était devenu catholique ; ni sur le marquis de C. ; il cousait des sacs au bagne de Botany Bay ; ni sur Lord O. ; il y avait belle lurette que les poissons en avaient fait leur nourriture. De façon ou d’autre, tous les vieux amis d’Orlando avaient disparu ; quant aux Nell et aux Kit de Drury Lane, si haut qu’Orlando les tînt dans son estime, ce n’étaient tout de même pas des appuis suffisants.

« Sur qui ? » demanda-t-elle – et, le regard levé vers les nuages tourbillonnants, les mains jointes, à genoux sur le banc de la fenêtre, elle était la frappante image de la faiblesse féminine – « sur qui pourrais-je m’appuyer ? » Ses mots prenaient forme d’eux-mêmes, ses mains se joignaient d’elles-mêmes, sans son assentiment, comme sa plume avait écrit. Ce n’était pas Orlando qui parlait, mais l’esprit du siècle. En tout cas, personne ne répondit. Les freux s’abattaient pêle-mêle dans les nuées violacées de l’automne. La pluie, enfin, avait cessé et le ciel, irisé soudain, incita Orlando à mettre son chapeau à plumes et ses petits souliers lacés, pour faire, avant le dîner, un tour de promenade.

« Tout le monde a son âme-sœur sauf moi », songea-t-elle en traînant à travers la cour une rêverie désolée. Les freux, par exemple ; Canute et Pippin même – si éphémères que fussent leurs liaisons – semblaient, ce soir, avoir trouvé chacun un partenaire. « Et moi, cependant, leur maîtresse à tous, songea-t-elle en considérant les fenêtres du hall, innombrables, et blasonnées, je vis dépareillée, à l’écart, solitaire. »

De telles pensées ne lui étaient jamais venues auparavant. Maintenant elles la tenaient à leur merci. Au lieu de pousser la grille elle-même, elle tapota de sa main gantée pour que le portier vînt la lui ouvrir. Il faut bien s’appuyer sur quelqu’un, songea-t-elle, ne fût-ce que sur un portier ; et elle désira presque rester avec lui pour l’aider à griller sa côtelette sur un seau de charbons ardents, mais sa timidité l’empêcha de parler. Elle s’en fut donc errer seule dans le parc, d’abord craintive et défaillante à l’idée que des braconniers, des chasseurs ou même des écoliers en maraude pourraient s’étonner de voir aller seule une grande dame.

À chaque pas, nerveuse, elle regardait autour d’elle : une forme masculine n’était-elle pas cachée derrière cette touffe de genêts ? Ne risquait-elle pas d’être chargée par une vache ? Mais il n’y avait personne que les freux palpitant dans le ciel. Une plume d’un bleu d’acier tomba sur la bruyère. Orlando aimait les plumes d’oiseaux sauvages. Jeune garçon, elle les collectionnait. Elle ramassa celle-ci et la piqua sur son chapeau. L’air vif, soufflant sur ses esprits, en ranima la flamme. Les freux, toujours, tourbillonnaient, tournoyaient par-dessus sa tête ; les plumes tombaient, une à une, miroitaient dans l’air violacé ; alors, elle les suivit, sa longue mante flottant derrière elle, à travers la lande et sur la colline. Depuis des années elle n’avait pas marché si loin. Elle avait ramassé dans l’herbe six plumes, lissé entre ses doigts, pressé contre ses lèvres leur luisante douceur, lorsqu’elle vit miroiter au flanc de la colline un étang argenté, mystérieux comme le lac où Sir Bedivere jeta l’épée d’Arthur. Une plume solitaire trembla dans l’air et tomba au centre des eaux. Alors une étrange extase s’empara d’Orlando. Elle eut envie, sauvagement, de suivre les oiseaux jusqu’au bout du monde, de se jeter dans l’herbe spongieuse et d’y boire l’oubli, tandis que résonnerait sur sa tête le rauque éclat de rire des freux. Elle pressa le pas ; courut ; buta ; sur les rudes racines de bruyère elle trébucha, elle tomba. Elle s’était démis la cheville. Elle ne pouvait plus se lever. Mais elle gisait heureuse. Le parfum de la reine des prés et du myrte écossais lui emplit les narines. Le rauque éclat de rire des freux lui emplit les oreilles. « J’ai trouvé mon âme-sœur, murmura-t-elle, c’est la lande. Je suis l’épouse de la nature », dit-elle dans un souffle, se livrant avec ivresse dans les plis de sa mante aux froids embrassements de l’herbe, au fond du creux, près de l’étang. « C’est ici que je m’étendrai (une plume tomba sur son front). J’ai trouvé pour couronne un feuillage plus vert que le laurier vivace. Mon front sera toujours glacé. Voici des plumes d’oiseaux sauvages, de hiboux et d’engoulevents. Mes rêves seront des rêves sauvages. Mes mains n’auront pas d’anneau nuptial, poursuivit-elle en le faisant glisser de son doigt. Les racines s’entrelaceront autour d’elles. Ah ! soupira-t-elle, en pressant voluptueusement sa tête contre l’oreiller spongieux, j’ai poursuivi le bonheur pendant bien des siècles et je ne l’ai pas trouvé ; la gloire, et elle s’est évanouie entre mes doigts ; l’amour, et je ne l’ai pas connu ; la vie – et, vois, la mort est meilleure. J’ai connu bien des hommes et bien des femmes, poursuivit-elle, et je n’en ai compris aucun. Mieux vaut que je gise ici, dans la paix, avec seulement le ciel au-dessus de moi, comme ce bohémien me l’enseigna voici bien des années. C’était en Turquie. » Elle perça du regard la merveilleuse écume dorée qu’avait soulevée dans le ciel le tournoiement incessant des nuages ; bientôt elle y vit un sentier où des chameaux marchaient en une longue file à travers des déserts rocheux, parmi des nuages de poussière rouge ; puis, lorsque les chameaux furent passés, seules demeurèrent des montagnes très hautes pleines de précipices et de rocs aigus, et Orlando crut entendre les clochettes d’un troupeau de chèvres tinter dans leurs passes, tandis que fleurissaient aux plis des monts des champs d’iris et de gentianes. Puis le ciel changea, et les regards d’Orlando, lentement, s’abaissèrent, plus bas, plus bas, jusqu’à la terre noircie de pluie : l’énorme crête des South Downs roulait en une seule vague le long de la côte ; et par des brèches de la terre, on voyait la mer, sillonnée de navires ; Orlando crut entendre un canon gronder très loin sur la mer et pensa d’abord : « C’est l’Armada, puis : Non, c’est Nelson », et se souvint alors que toutes ces guerres étaient finies, que ces navires étaient des navires marchands qui se hâtaient vers leurs affaires et que les voiles, sur la rivière aux mille contours, étaient des bateaux de plaisance. Elle vit encore le bétail épars sur les champs sombres, moutons et vaches ; elle vit les lumières s’allumer çà et là aux fenêtres des fermes, les lanternes circuler au milieu des troupeaux pendant la ronde du bouvier ou du pâtre ; puis les lumières s’éteignirent et les étoiles apparurent, tout l’entrelacs des étoiles au ciel. En vérité, Orlando s’endormait, les plumes humides sur le visage, l’oreille pressée contre le sol, lorsqu’elle entendit, très loin là-dessous – était-ce un marteau frappant l’enclume ou bien le battement d’un cœur ? Tic toc, tic toc, ainsi martelait, ou ainsi battait, l’enclume ou le cœur, dans la terre ; jusqu’au moment où le bruit changea, sembla-t-il, et devint un trot de cheval ; un, deux, trois, quatre, compta Orlando ; le cheval trébucha ; puis (il approchait, approchait), elle entendit le craquement d’une branche, la succion des sabots dans la terre humide et molle. Le cheval arrivait sur Orlando. Elle s’assit. Sombre et dressé contre un ciel d’aube tigré de jaune, dans une palpitation de pluviers, un homme à cheval apparut. Il tressaillit. Le cheval s’arrêta.

« Madame, cria l’homme en sautant à terre, vous êtes blessée !

– Je suis morte, Monsieur », répliqua-t-elle.

Quelques minutes après, ils étaient fiancés.

Le lendemain matin, au petit déjeuner, il lui dit son nom : Marmaduke Bonthrop Shelmerdine, Esquire.

« Je le savais ! » s’écria-t-elle, car il y avait en lui on ne sait quoi de romantique et de chevaleresque, de passionné, de mélancolique, et cependant de résolu, qui s’accordait avec ce nom sauvage, empanaché de noir – ce nom qui, pour l’esprit d’Orlando, avait l’éclat d’acier des ailes de freux, le rauque éclat de rire de leurs cris, la sifflante et souple descente de leurs plumes dans un étang argenté, outre mille autres qualités que l’on va décrire bientôt.

« Moi, je m’appelle Orlando », dit-elle. Il l’avait deviné. Car, expliqua-t-il, si l’on voit un navire, toutes voiles dehors dans le soleil, qui, venant des mers du sud, cingle à travers la Méditerranée, on dit tout de suite « Orlando ! »

En fait, quoique liés depuis fort peu de temps, ils avaient deviné l’un de l’autre, en deux secondes au plus, comme il advient toujours entre amoureux, toutes les choses de quelque importance ; il ne leur restait plus que de menus détails à échanger : leur nom, leur adresse ; s’ils étaient mendiants ou propriétaires. Lui possédait un château dans les Hébrides, mais en ruine, dit-il. Les mouettes festoyaient dans le hall. Il avait été soldat, marin et explorateur en Orient. Il allait maintenant rejoindre à Falmouth sa brigantine, mais le vent était tombé, et il fallait que la brise soufflât du sud-ouest pour qu’il pût mettre à la voile. Orlando, vite, regarda par la fenêtre de la salle où ils déjeunaient, le léopard doré de la girouette. Par bonheur, la queue, pointée franchement vers l’est, demeurait ferme comme un roc. « Oh ! Shel, ne me quittez pas, cria-t-elle. Je suis folle d’amour pour vous. » Ces mots avaient à peine passé ses lèvres qu’un terrible soupçon jaillit simultanément dans leurs esprits.

« Vous êtes une femme, Shel ! cria-t-elle.

– Vous êtes un homme, Orlando ! » cria-t-il.

Jamais depuis le commencement du monde on ne vit pareilles protestations ni démonstrations pareilles. Quand ils se rassirent, un peu plus tard elle lui demanda ce qu’il entendait par cette histoire du sud-ouest. Où devait-il aller ?

« Au Cap Horn », dit-il brièvement, et il rougit(10). (Car les hommes devaient rougir comme les femmes, mais pas tout à fait pour les mêmes raisons.) En le pressant de toutes les manières et par un grand usage de son intuition, Orlando finit par comprendre qu’il avait consacré sa vie à la plus magnifique et la plus désespérée des aventures – doubler le Cap Horn en pleine tempête. Il avait vu ses mâts arrachés ; ses voiles déchirées en minces rubans (il fallut lui extorquer cet aveu) ; quelquefois le navire avait coulé, et il était demeuré seul survivant sur un radeau avec un biscuit.

« Je crois que c’est à peu près tout ce qu’on peut faire maintenant », dit-il d’un air confus, et il se servit plusieurs énormes cuillerées de confiture de fraises. La vision qu’elle eut soudain de cet enfant (car il n’était guère plus qu’un enfant) suçant des pastilles de menthe, qu’il adorait, au plus fort de la tempête, quand les mâts se rompaient, quand les étoiles chaviraient, quand lui-même devait hurler ses ordres brefs – couper ceci, jeter cela par-dessus bord – fit monter les larmes aux yeux d’Orlando ; et ces larmes étaient les plus douces qu’elle eût jamais versées. « Je suis une femme, pensa-t-elle, une vraie femme enfin. » Du fond du cœur elle remercia Bonthrop de lui avoir donné cette joie rare et inattendue. N’était qu’elle boitait du pied gauche, elle serait venue s’asseoir sur ses genoux.

« Shel, mon chéri, reprit-elle, dis-moi… » Et ils parlèrent ainsi pendant deux heures et plus, peut-être sur le Cap Horn, peut-être non ; et à quoi bon écrire ici ce qu’ils se dirent ? Ils se connaissaient si bien qu’ils pouvaient dire n’importe quoi (ce qui revient à ne rien dire) ; se confier de ces choses étonnamment stupides et prosaïques, comme une recette d’omelette ou l’adresse du meilleur bottier de Londres, qui n’ont aucun éclat quand on les rapporte, mais qui sont, dans l’original, d’une éblouissante beauté. Voici en effet que, grâce à la sage économie de la nature, notre esprit moderne peut presque se dispenser de langage ; les expressions les plus communes conviennent, puisque aucune expression ne convient ; ainsi la conversation la plus ordinaire est souvent la plus poétique, et la plus poétique est précisément celle qu’on ne peut écrire. Nous allons donc laisser ici un large blanc pour indiquer qu’il y a trop à dire.

Après que ce genre de conversation eut duré quelques jours :

« Orlando, ma bien-aimée », commençait Shel, quand un bruit de pas lui fit interrompre sa phrase : Basket, le maître d’hôtel, vint annoncer qu’il y avait au bas de l’escalier un couple de pandores chargés d’un pli de la Reine.

« Qu’ils montent ! » dit Shelmerdine avec le ton bref d’un capitaine sur sa dunette, et en se composant d’instinct une attitude, debout devant la cheminée, les mains au dos. Deux officiers, en uniforme vert bouteille, un bâton à la hanche, entrèrent dans la pièce et se mirent au garde-à-vous. Les formalités terminées, ils remirent à Orlando, en main propre, comme le portait leur ordre, un document légal d’aspect fort impressionnant à en juger par les cachets de cire, les rubans, les serments et les signatures qui tous étaient de la plus haute importance.

Orlando le parcourait des yeux, puis, en suivant les lignes de l’index, lut les passages qui suivent, comme les plus significatifs :

« Les jugements ont été prononcés, lut-elle à voix haute… Les uns en ma faveur, comme par exemple… d’autres non. Le mariage turc est annulé (j’étais Ambassadeur à Constantinople, Shel, expliqua-t-elle). Les enfants sont prononcés illégitimes (ils disaient que j’avais eu trois fils de Pepita, une danseuse espagnole). Ils n’héritent donc pas, ce qui est pour le mieux… Le sexe ? Ah ! Voyons un peu le sexe ! Mon sexe, lut-elle avec quelque solennité, est prononcé indiscutablement et sans l’ombre d’un doute (que vous disais-je tout à l’heure, Shel ?) féminin. Les biens, désormais hors de séquestre à perpétuité, seront transmis et légués par legs exclusif aux héritiers mâles issus de moi, ou, à défaut de mariage… » mais ici elle fut impatientée par tout ce verbiage légal et dit : « Mais comme il n’y aura pas défaut de mariage ni d’héritiers, on peut considérer le reste comme lu. » Sur quoi elle apposa sa propre signature sous celle de Lord Palmerston, et entra dans cet instant en la possession indisputée de tous ses titres, de sa maison et de son revenu, qui était maintenant fort réduit, car les frais du procès avaient été prodigieux, et si le jugement la laissait de nouveau infiniment noble, il la laissait aussi excessivement pauvre.

Quand on connut la nouvelle (et la rumeur publique volait bien plus vite que le télégramme qui l’a supplantée), le village entier fut en fête.

[On attela des chevaux pour le seul plaisir de les dételer. On traîna sans arrêt des barouches et les landaus vides tout au long de la grand’rue et dans les deux sens. On prononça des discours devant l’auberge du Bœuf et on y répondit du Cerf. La ville fut illuminée. Des flacons dorés furent soigneusement cachetés et mis sous globe. Des pièces d’or furent dûment cachées sous des pierres. On fonda des hôpitaux. On inaugura les Clubs du Rat et du Moineau. On brûla en effigie sur la place du Marché des douzaines de femmes turques et des vingtaines de jeunes rustres qui laissaient pendre de leur bouche une banderole portant ces mots : « Je suis un vil prétendant. » On vit bientôt les poneys crème de la Reine trotter dans l’avenue pour porter à Orlando l’ordre de venir dîner et dormir au château cette nuit même. Comme dans une occasion précédente, une avalanche d’invitations couvrit la table d’Orlando : la Comtesse de R., Lady Q., Lady Palmerston, la Marquise de P., Mrs. W. E. Gladstone et d’autres encore espéraient la voir bientôt, rappelaient les vieilles alliances unissant leurs familles, etc.] – le tout fort à sa place entre crochets, pour la bonne raison que ces événements ne furent, dans la vie d’Orlando, qu’une parenthèse sans importance. Elle la sauta pour suivre le texte. Tandis que flamboyaient les feux de joie sur la place du Marché, elle était au fond des bois sombres avec le seul Shelmerdine. Il faisait si beau que les arbres étendaient sur leurs têtes des branches absolument immobiles ; lorsqu’une feuille tombait, elle tombait, tachetée de rouge et d’or, avec une telle lenteur qu’on pouvait la voir pendant une demi-heure voleter et voltiger, jusqu’au moment où elle se posait enfin sur le pied d’Orlando.

« Raconte-moi, Mar », disait-elle (et l’on doit expliquer ici qu’Orlando, lorsqu’elle appelait son compagnon par la première syllabe de son premier nom, était dans un état rêveur, amoureux, consentant, domestique, un peu langoureux : des bûches résineuses brûlent et embaument, c’est le soir, mais pas encore l’heure de s’habiller, avec un rien d’humidité peut-être dans l’air du dehors, assez pour faire luire les feuilles, mais pas assez pour arrêter le chant du rossignol parmi les azalées ; on entend aussi dans les fermes lointaines des chiens qui aboient, un cocorico – le lecteur doit imaginer tout cela dans sa voix –) « raconte-moi, Mar, disait-elle, ton histoire du Cap Horn. » Alors Shelmerdine construisait sur le sol un petit modèle du Cap avec des branchettes et des feuilles mortes et une ou deux coquilles de limaçons vides.

« Voici le nord, disait-il. Voilà le sud. Le vent vient à peu près par là. Maintenant, le brick fait voile droit à l’ouest. Nous venons juste de replier le petit perroquet de misaine. Et alors tu vois, ici où il y a ce brin d’herbe, il est saisi par le courant, marqué – où sont ma carte et mon compas ? Ah ! parfait, merci – par cette coquille d’escargot. Le courant frappe le brick juste à bâbord : il faut donc amener le foc, si nous ne voulons pas être charriés à tribord, vers cette feuille de hêtre – car il faut bien que tu comprennes, ma chérie – » et il continuait sur ce ton, et elle, écoutant chaque mot, en saisissait le sens exact : je veux dire qu’elle voyait, sans qu’il eût besoin d’en rien dire, la phosphorescence des vagues, les glaçons qui s’entrechoquent dans les toiles ; elle voyait Shel grimper à la pointe d’un mât dans la tempête ; là, réfléchir sur la destinée de l’homme ; redescendre ; boire un whisky-soda ; faire escale ; succomber aux charmes d’une négresse ; se repentir ; raisonner ; lire Pascal ; se résoudre à écrire de la philosophie ; acheter un singe ; discuter en lui-même le sens véritable de la vie ; décider en faveur du Cap Horn, et ainsi de suite. À l’instant, elle devinait tout cela et mille autres choses encore. Et quand elle répondait : « Oui, les négresses sont séduisantes, n’est-ce pas ? » alors qu’il venait de lui dire que sa provision de biscuits s’épuisait, il était délicieusement surpris de voir à quel point elle avait su le comprendre.

« Es-tu bien sûre de n’être pas un homme ? » demandait-il anxieusement ; elle répondait en écho :

– Est-il possible que tu ne sois pas une femme ? » et il leur fallait en faire la preuve sans plus tarder. Chacun d’eux était à ce point surpris par l’immédiate sympathie de l’autre, c’était une telle révélation qu’une femme pût se montrer l’égale d’un homme par la tolérance et la liberté du langage, et un homme l’égal d’une femme par l’étrangeté et la subtilité, qu’ils devaient en faire la preuve aussitôt.

Ils ne se lassaient pas de converser ainsi, ou plutôt de comprendre, ce qui est devenu l’art essentiel de la conversation dans une époque où les mots sont si pauvres en comparaison des idées que « n’avoir plus de biscuits » doit signifier « embrasser une négresse dans la nuit quand on vient de lire pour la dixième fois la philosophie de Monseigneur Berkeley » (d’où il suit que seuls les grands maîtres du style peuvent dire la vérité ; lorsqu’on rencontre un écrivain simplet, on peut conclure, sans aucun doute, que le pauvre homme ment).

Ils conversaient donc ; puis Orlando, lorsque ses pieds étaient suffisamment couverts de feuilles tachetées de l’automne, se levait, fuyait seule au cœur des bois, laissant Bonthrop assis au milieu de ses coquilles de limaçons, occupé à faire des modèles du Cap Horn. « Bonthrop, disait-elle, je m’en vais », et lorsqu’elle l’appelait de son deuxième nom « Bonthrop », le lecteur doit comprendre qu’elle désirait la solitude, voyait son compagnon et elle comme deux taches dans le désert, mais souhaitait rencontrer la mort seule : car les gens meurent chaque jour, à dîner, ou comme ceci, dehors, dans les bois automnaux ; et tandis que les feux de joie flamboyaient et que Lady Palmerston ou Lady Derby l’invitaient chaque soir, le désir de mourir envahissait Orlando, et quand elle disait « Bonthrop », en fait elle disait « Je suis morte », elle poursuivait son chemin comme un spectre entre les hêtres d’une pâleur fantomatique, et s’enfonçait dans la solitude avec le sentiment que c’en était fini de ce bruit, de cette agitation minuscule et que désormais, libre, elle pouvait enfin aller de l’avant – tout cela le lecteur doit l’entendre dans sa voix lorsqu’elle disait « Bonthrop » ; et je le prie d’ajouter aussi, pour mieux éclairer le sens du mot, que, pour Bonthrop lui-même, ce vocable avait un sens mystique de séparation, d’isolement, qui le faisait penser à des esprits errant sur le pont de son bateau au-dessus de mers insondables.

Après quelques heures de mort, un geai soudain criait « Shelmerdine » ; alors Orlando se baissait pour cueillir un de ces crocus d’automne, qui ont, dans certains esprits, le sens courant de ce mot ; elle le joignait à la plume de geai tournoyante et bleue qui tombait à travers le feuillage des hêtres, et les mettait tous deux dans son sein. Puis elle criait « Shelmerdine » et le mot volait comme une flèche de tous côtés à travers le bois et venait frapper Shelmerdine assis, toujours occupé à construire des modèles, dans l’herbe, avec des coquilles de limaçons. Quand il voyait Orlando et l’entendait venir vers lui avec le crocus et la plume de geai dans son sein, il criait « Orlando », ce qui signifiait (et l’on doit se souvenir que lorsque des couleurs brillantes comme le bleu et le jaune se mêlent dans notre regard, un peu de leur poudre reste à nos pensées) tout d’abord les fougères qui se ploient et s’écartent comme creusées par une étrave ; puis, ainsi qu’on l’avait prévu, l’apparition d’un navire, toutes voiles dehors tanguant et roulant comme dans un rêve, avec, dirait-on, toute une armée de jours ensoleillés devant lui pour son voyage ; et le navire fend le flot, roulant d’ici, roulant de là, avec une noble indolence, chevauche la crête de cette vague, plonge dans le creux de cette autre, soudain vous surplombe (de votre toute petite barque, une vraie coquille de noix, vous levez la tête pour le voir) avec ses immenses voiles tremblantes et – oh ! – les voiles, d’un coup, tombent sur le pont – tout comme Orlando tombait dans l’herbe à côté de son compagnon.

Huit ou neuf jours s’étaient écoulés de la sorte ; mais le dixième, le vingt-six octobre, Orlando était couchée dans la fougère, tandis que Shelmerdine lui disait des vers de Shelley (dont il savait par cœur les œuvres complètes), lorsqu’une feuille, lentement détachée de la cime d’un arbre, soudain vint fouetter allègrement le pied d’Orlando. Une seconde feuille suivit, puis une troisième. Orlando frissonna, pâlit. C’était le vent. Shelmerdine – mais il serait plus adéquat à ce moment de l’appeler Bonthrop – bondit sur ses pieds.

« Le vent ! » cria-t-il.

Ensemble ils coururent à travers bois, tandis que le vent leur plaquait des feuilles sur le corps ; ils coururent vers la grande cour, à travers la grande cour, puis dans les petites, suivis de domestiques épouvantés qui plantaient là leurs balais et leurs casseroles, finirent par s’engouffrer dans la chapelle où l’on alluma des cierges un peu partout avec toute la diligence imaginable, l’un cognant contre un banc, l’autre mouchant une mèche fumeuse. Les cloches sonnèrent. Les gens accoururent. Enfin parut Mr. Dupper qui tenait encore les bouts de sa cravate blanche et demandait son livre de prières. On lui jeta le livre de prières de la Reine Marie ; il chercha promptement, fit voler les pages et dit : « Marmaduke Bonthrop Shelmerdine et Lady Orlando, agenouillez-vous ! » et ils s’agenouillèrent, et on les vit, puis on ne les vit plus suivant la palpitation, contre les vitraux, des ailes d’ombre et de lumière ; et dans le battement de portes innombrables et dans un bruit de vaisselle de cuivre, l’orgue, soudain, gronda, tour à tour fort ou faible, et Mr. Dupper, très vieux maintenant, tenta d’élever la voix au-dessus du tumulte, mais sans réussir à se faire entendre, puis tout se tut pendant un instant et un mot – sans doute « les griffes de la mort » – jaillit haut et clair, tandis que les valets de ferme ne cessaient d’arriver en foule, le râteau ou le fouet encore à la main, les uns chantant à pleine gorge et les autres priant, puis un oiseau buta contre le vitrail, puis éclata un coup de tonnerre, si bien que personne n’entendit le mot « obéissez » et que nul ne vit, hors un éclair d’or, l’anneau passer d’une main à l’autre. Tout n’était que désordre et mouvement. Les deux époux se levèrent, l’orgue tonna, les éclairs jaillirent, l’averse ruissela ; Lady Orlando, son alliance au doigt, sortit dans la cour malgré sa robe mince, saisit l’étrier oscillant (car le cheval avait déjà le mors et la bride et l’écume au flanc) ; l’offrit à son mari qui monta d’un saut, et le cheval fit un bond en avant, et Orlando, debout, cria « Marmaduke Bonthrop Shelmerdine », à quoi il répondit « Orlando », et les mots montèrent d’un trait et tournoyèrent de compagnie comme des faucons parmi les beffrois, et de plus en plus haut, et de plus en plus loin, et de plus en plus vite, tant qu’à la fin leurs syllabes craquèrent et churent en pluie sur le sol ; et elle rentra.

VI

Orlando rentra dans la maison. Tout y était parfaitement immobile. Tout y était silencieux. Là était son encrier ; là sa plume ; là le manuscrit de son poème coupé au beau milieu d’un tribut à l’éternité. Elle était sur le point de dire, lorsque Basket et Bartholomew l’avaient interrompue avec leur service à thé, que rien ne change. Puis, dans l’espace de trois secondes et demie, tout avait changé – elle s’était foulé la cheville, elle était tombée amoureuse, elle avait épousé Shelmerdine.

L’anneau nuptial, à son doigt, le prouvait. Il est vrai qu’elle l’avait passé elle-même avant de rencontrer Shelmerdine, mais cette ruse s’était montrée plus qu’inutile. Maintenant elle faisait tourner l’anneau machinalement avec un respect superstitieux, en prenant bien soin qu’il ne glissât pas plus loin que l’articulation de la phalange.

« On doit mettre l’anneau nuptial au troisième doigt de la main gauche », dit-elle, comme un enfant répétant soigneusement sa leçon, « si l’on veut qu’il soit efficace ».

Elle prononça ces paroles d’une voix forte et avec une pompe qui la surprit elle-même : on eût dit qu’elle désirait être entendue par quelqu’un dont elle redoutait le jugement. En fait, maintenant qu’elle pouvait de nouveau rassembler ses idées, elle songeait à l’esprit du siècle et au jugement qu’il allait porter sur sa conduite. Ses fiançailles avec Shelmerdine, puis son mariage, avaient-ils reçu son approbation ? Orlando se le demandait avec anxiété. À coup sûr, elle se sentait plus à l’aise. Son doigt n’avait pas éprouvé une seule titillation (rien de sérieux, en tout cas) depuis cette nuit sur la lande. Pourtant, à parler franc, elle jugeait le cas douteux ; elle était mariée, pour sûr ; mais si votre mari est toujours à doubler le Cap Horn, est-on bien mariée ? S’il est de votre goût, est-on bien mariée ? Si d’autres gens sont à votre goût, est-on bien mariée ? Et si enfin l’on désire par-dessus tout écrire de la poésie, est-on bien mariée ? C’est fort douteux, jugeait Orlando.

Eh bien ! elle allait en faire l’épreuve. Elle regarda son anneau. Elle regarda l’encrier. Oserait-elle ? Non, elle n’osait pas. Il le fallait pourtant. Non, elle ne pouvait pas. Que faire alors ? S’évanouir si possible. Mais elle ne s’était jamais sentie aussi bien.

« Le diable m’emporte, cria-t-elle en retrouvant un peu de son ancien esprit. Allons-y ! »

Et elle enfonça sa plume dans l’encre. À son énorme surprise, il n’y eut pas d’explosion. Elle sortit la pointe. La pointe était humide mais ne coulait pas. Elle écrivit. Les mots furent un peu longs à venir, mais ils vinrent. Ah ! mais, ont-ils un sens ? se demanda-t-elle, saisie soudain d’une terreur panique à la pensée que la plume pouvait s’être lancée de nouveau dans une de ses fredaines involontaires. Elle lut :

Alors je vis, mêlés à l’herbe jeune et drue,

Les calices penchés des sombres fritillaires

Qu’accable on ne sait quel exil, fleur serpentine,

Dans la soie pourpre de son deuil semblable aux filles

Des bords du Nil.

Orlando, en écrivant, avait senti une puissance mystérieuse (souvenez-vous que nous touchons ici aux plus obscures manifestations de l’esprit humain) qui lisait par-dessus son épaule ; quand elle eut écrit les mots « filles des bords du Nil », la puissance lui dit de s’arrêter. « L’herbe, sembla-t-elle dire en repartant du début, la règle aux doigts comme une institutrice, l’herbe va bien ; les calices penchés des sombres fritillaires… admirable ; la fleur serpentine… pensée un peu hardie peut-être sous la plume d’une dame, quoique Wordsworth, il est vrai, constitue un précédent. Mais… les filles ? Est-ce que les filles sont bien nécessaires ? Vous avez un mari au Cap, dites-vous ? Bien, bien, ça va. »

Et l’esprit passa son chemin.

En esprit donc (car tout ceci avait lieu en esprit), Orlando s’inclina très bas devant l’esprit de son siècle, exactement – pour comparer de grandes choses à des petites – comme un voyageur qui songe au paquet de cigares caché dans le coin de sa malle, s’incline devant le douanier qui vient de faire obligeamment un gribouillage de craie sur le couvercle. Si l’esprit avait soigneusement examiné le contenu de son cerveau, il eût, Orlando en était presque sûre, découvert, à la fin, quelque objet de haute contrebande : il aurait fallu pour objet payer plein tarif. Elle l’avait échappé belle. Enfin, grâce au respect habilement témoigné envers l’esprit du siècle, grâce à l’anneau qu’elle s’était passé au doigt et au mari qu’elle avait trouvé sur la lande, grâce à son sentiment de la nature pur de toute satire, de tout cynisme et de toute psychologie – la moindre trace de ces marchandises eût été infailliblement découverte – Orlando avait passé, juste – mais passé. Elle poussa un profond soupir de soulagement, comme elle en avait bien le droit, car la transaction entre un écrivain et l’esprit de son siècle est une des plus délicates, et c’est d’un bon accord entre eux que dépend toute la fortune des œuvres. Orlando avait si bien manœuvré qu’elle se trouvait dans une position excellente. Elle n’avait besoin ni de combattre son siècle, ni de lui faire soumission ; elle était de son siècle sans cesser d’être à soi. Maintenant donc, elle pouvait écrire, et elle écrivait. Elle écrivit. Elle écrivit. Elle écrivit.

On était alors en novembre. Après novembre vient décembre. Puis janvier, février, mars et avril. Après avril vient mai. Juin, juillet, août le suivent. Septembre arrive. Puis octobre, et voyez, nous sommes encore à novembre, ayant accompli le circuit d’une année entière.

Cette façon d’écrire une biographie, non sans mérites cependant, est peut-être un peu sèche, et le lecteur, si nous poursuivions, pourrait se plaindre avec raison : je suis capable, nous dirait-il, de réciter tout seul le calendrier, et j’aurais pu épargner mon argent (quoi que décide la Hogarth Press pour le prix de ce volume). Mais que peut faire le biographe, je vous le demande, lorsque son héros l’a mis dans la situation où nous met maintenant Orlando ? La vie – tous ceux dont l’opinion a quelque poids sont d’accord là-dessus – la vie est le seul sujet qui convienne au romancier ou au biographe ; vivre, ont décidé les mêmes autorités, cela n’a rien de commun avec s’asseoir dans un fauteuil et penser. La pensée et la vie sont aux antipodes l’une de l’autre. Voilà pourquoi, puisque s’asseoir dans un fauteuil et penser est précisément ce que fait Orlando à cet instant, il ne nous reste plus qu’à réciter le calendrier, dire notre chapelet, nous moucher, tisonner, regarder par la fenêtre en attendant qu’elle ait fini. Orlando était si immobile dans son fauteuil qu’on aurait entendu tomber une épingle. Plût au ciel, en vérité, qu’une épingle fût tombée ! Ç’aurait été du moins une espèce de vie. De même si un papillon était entré, palpitant, par la fenêtre et s’était posé sur le fauteuil, nous trouverions là matière à écrire. Ou bien, supposez qu’Orlando se fût levée pour tuer une guêpe. Aussitôt nous pourrions brandir nos plumes et écrire. Car il y aurait du sang versé, fût-ce le sang d’une guêpe. Où il y a du sang, il y a de la vie. Et si le meurtre d’une guêpe est une bagatelle comparé au meurtre d’un homme, pourtant c’est un sujet qui convient mieux au romancier et au biographe que cette immobilité poussiéreuse ; cette méditation ; cette façon de rester assise dans un fauteuil, jour après jour, avec une cigarette, une feuille de papier, une plume et un encrier. Ah ! les héros, pourrions-nous dire (car notre patience est à bout), manquent de considération pour leurs biographes ! Quoi de plus irritant que de voir un personnage, pour lequel on a dépensé sans compter son temps et sa peine, vous glisser entre les doigts et s’offrir – mais voyez donc ces soupirs, ces cris de surprise, voyez ces rougeurs, ces pâleurs, ces yeux tantôt brillants comme des phares, tantôt hagards comme des aubes – oui, quoi de plus vexant pour un biographe que cet étalage muet d’émotions et d’émois dont, nous le savons bien, les causes – la pensée, l’imagination – n’ont aucune importance ?

Mais Orlando était une femme – Lord Palmerston venait de le prouver – et lorsque nous écrivons la vie d’une femme, nous pouvons, cela est admis, écarter l’action, ailleurs nécessaire, et la remplacer par l’amour. L’amour, a dit le poète, est toute l’existence de la femme. Et si nous considérons un instant Orlando écrivant à sa table, nous devons admettre que jamais femme ne répondit mieux à cette définition. À coup sûr, puisqu’elle est une femme, et une femme belle, et une femme dans sa fleur, elle abandonnera bientôt ces prétentions au style et à la pensée ; si elle pense, ce sera désormais à quelque garde-chasse (personne ne refuse à une femme de penser, si c’est à un homme). Puis elle écrira des billets à son intention (et tant qu’une femme écrit des billets, personne ne lui refuse d’écrire), lui donnant rendez-vous pour dimanche à la brune, et dimanche la brune viendra ; et le garde-chasse sifflera sous sa fenêtre… voilà qui est le fond même de la vie, le seul sujet possible de roman. C’est ce que fit Orlando, sans nul doute ? Hélas… mille fois hélas, Orlando n’en a rien fait. Faut-il donc admettre qu’Orlando était un de ces monstres d’iniquité qui n’aiment point ? Elle se montrait bonne pour les chiens, fidèle pour ses amis, la générosité même pour douze poètes affamés, et elle était passionnée de poésie. Mais l’amour – comme les romanciers mâles le définissent (et qui, après tout, parle avec une plus grande autorité ?) – l’amour n’a rien à faire avec la bonté, la fidélité, la générosité ou la poésie. L’amour, c’est quitter prestement son jupon et – mais nous savons tous ce que c’est que l’amour. Orlando fit-elle cela ? La vérité nous oblige à dire non. Si donc le héros d’une biographie ne consent ni à aimer ni à tuer et s’obstine à ne vouloir que penser et imaginer, nous devons conclure qu’il, ou plutôt qu’elle ne vaut pas mieux qu’un cadavre, et l’abandonner.

La seule ressource qui nous soit laissée maintenant est de regarder par la fenêtre. Il y avait des moineaux ; il y avait des étourneaux ; il y avait toute une assemblée de pigeons et deux ou trois freux ; tous occupés à leur manière. L’un trouve un ver, l’autre une limace. L’un volette jusqu’à une branche, l’autre fait un temps de trot sur le gazon. Mais voici qu’un domestique traverse la cour, dans son tablier de serge verte. Il a probablement lié quelque intrigue avec une fille de cuisine, mais comme aucune preuve patente ne nous est offerte dans la cour, souhaitons seulement que tout se passe pour le mieux et laissons cela. Des nuages glissent, minces ou massifs, troublant sous eux la couleur de l’herbe. Le cadran solaire enregistre l’heure à sa mystérieuse façon coutumière. L’esprit du spectateur, paresseusement, vainement, se met à agiter une question ou deux sur cette même vie. « Vie, chante-t-il ou plutôt nasille-t-il comme une marmite sur un fourneau, vie, ô vie, qu’es-tu donc ? Es-tu la lumière ou l’obscurité, le tablier de serge du valet de pied en second ou l’ombre de l’étourneau sur l’herbe ? »

Allons donc explorer ce beau matin d’été où tout semble adorer la floraison du prunier et l’abeille. Et – hum, hum – cherchant nos mots, demandons à l’étourneau (plus sociable que l’alouette) ce qu’il pense, quand il se penche sur les ordures du seau, où il cueille, parmi les feuilles, les cheveux de la Margot. Qu’est-ce que la Vie ? demandons-nous, appuyés à la grille de la ferme ; la Vie, la Vie ! crie l’oiseau joli comme s’il nous avait compris, comme s’il avait su précisément ce que nous désirions, avec notre sale habitude de fourrer le nez partout, nos questions à propos de tout et de rien, nos petits aperçus et nos petites fleurs à nous autres écrivains quand nous ne savons plus quoi dire ensuite. Alors ils viennent me trouver, dit l’oiseau et me demandent ce qu’est la Vie ; la Vie, la Vie, la Vie !

Ainsi, du même pas traînard, nous suivons le sentier de la lande jusque vers le front haut de la colline bleu-de-vin et pourpre sombre ; nous nous jetons à terre, à terre nous rêvons, à terre nous voyons un grillon qui traîne vers son trou, dans le creux du ravin, un grain. Lui dit (si l’on peut donner à de telles stridences un nom si sacré et si tendre) la peine de la Vie – du moins c’est le sens que nous donnons au raclement aigu de cette pauvre gorge que la poussière étouffe. La fourmi approuve, et l’abeille ; mais si nous restons là couchés assez longtemps pour prendre l’avis des phalènes lorsqu’ils arrivent dans le soir, lorsqu’ils se glissent parmi les pâles clochettes de la bruyère, ils nous diront dans un souffle, à l’oreille, une de ces absurdités bizarres comme ululent dans les blizzards les fils télégraphiques : Hi Hi Ho Ho. Fols, fols, disent les phalènes.

Ayant ainsi pris l’avis de l’homme, des oiseaux et des insectes, car les poissons (disent les hommes qui ont vécu dans des grottes vertes, solitaires, pendant des années, pour les entendre parler) ne disent jamais, et donc, peut-être, ne savent pas ce qu’est la vie – ayant pris l’opinion de tous et n’étant pas plus sages, mais plus lassés et plus glacés (n’avions-nous pas rêvé, un jour, d’enfermer dans un livre un secret si adamantin et si rare qu’on pût y voir, sans aucun doute, le sens de la vie ?), nous devons maintenant revenir dire franchement au lecteur qui attend sur la pointe des pieds le moment où nous lui révélerons ce qu’est la vie – eh bien, eh bien, hélas, nous n’en savons rien.

Sur quoi, juste à temps pour empêcher ce livre de s’éteindre, Orlando repoussa son fauteuil en arrière, laissa choir sa plume, s’avança vers la fenêtre, et s’exclama : Fini !

Elle fut presque renversée par l’extraordinaire spectacle qui s’offrit à ses yeux. Le jardin et quelques oiseaux. Le monde allait son chemin comme d’ordinaire. Tout le temps qu’elle avait écrit, le monde avait continué.

Si j’étais morte, ce serait tout comme ! s’exclama-t-elle.

Telle était la violence de ses sentiments qu’elle put, à la lettre, s’imaginer trépassée ; peut-être même s’évanouit-elle vraiment. Elle regarda un instant d’un œil fixe le beau spectacle indifférent. Elle fut ranimée enfin d’une façon singulière. Le manuscrit qui reposait sur son cœur se mit à froisser ses feuilles et à palpiter comme une chose vivante et, par un phénomène plus étrange encore qui montre bien quelle profonde sympathie les unissait, Orlando, en inclinant la tête, put comprendre ce qu’il disait. Il avait besoin d’être lu. Il fallait qu’on le lût. Il mourrait dans son sein s’il n’était pas lu. Pour la première fois de sa vie, Orlando s’en prit violemment à la nature. Les lévriers et les buissons de roses se pressaient autour d’elle. Mais ni lévriers ni buissons de roses ne peuvent lire. C’est un lamentable oubli de la Providence qui ne l’avait jamais frappée auparavant. Les humains seuls jouissent de ce don. Les humains devenaient nécessaires. Elle sonna. Elle ordonna de faire avancer sa voiture pour l’emmener à Londres aussitôt.

« Vous avez juste le temps d’attraper le train de 11 heures 45, M’am’ » dit Basket. Orlando ne s’était pas aperçue qu’on eût inventé la machine à vapeur, mais elle était si profondément absorbée par les souffrances d’un être qui, sans se confondre avec elle, dépendait d’elle entièrement, que, voyant un train pour le première fois, elle prit place dans un wagon et arrangea la couverture sur ses genoux sans accorder une pensée à « cette machine stupéfiante qui (d’après les historiens) venait de changer complètement la face de l’Europe dans les vingt dernières années » (ce qui, en vérité, arrive plus fréquemment que les historiens ne le supposent). Orlando nota simplement qu’il y avait du charbon partout, que le bruit était horrible et que les fenêtres poissaient. Perdue dans ses pensées, elle fut emportée à Londres en trombe (moins d’une heure) et se trouva sur le quai de Charing Cross sans savoir où aller.

La vieille maison de Blackfriars où elle avait passé tant de jours agréables au XVIIIe siècle avait été vendue pour une part à l’armée du Salut, pour l’autre à une fabrique de parapluies. Orlando avait acheté dans Mayfair une nouvelle maison qui était saine, commode, et au cœur même du monde élégant, mais était-ce dans Mayfair que seraient comblés les vœux de son poème ? Bonté divine, songea-t-elle, en retrouvant dans sa pensée les yeux brillants des Miladies et les mollets symétriques des Milords, j’espère qu’ils ne se sont pas mis à lire. Ce serait grand’pitié. Il y avait ensuite Lady R. Le même genre de conversation devait se poursuivre dans cette maison, songea Orlando. La goutte du général avait peut-être passé de sa jambe gauche à sa jambe droite. Mr. L. était peut-être resté dix jours avec R. au lieu de T. Puis Mr. Pope devait entrer. Oh ! mais Mr. Pope était mort. Qui étaient maintenant les beaux esprits ? se demanda-t-elle. Mais ce n’est pas là une question qu’on puisse poser à un portefaix, et Orlando poursuivit son chemin. Soudain elle fut assourdie par le tintement d’innombrables clochettes sur la tête d’innombrables chevaux. Des flottilles d’étranges petites boîtes montées sur roues encombraient le pavé. Orlando pénétra dans le Strand. Là, le grondement était pire encore. Des véhicules de toutes tailles, traînés par des chevaux de sang ou des chevaux de trait, portant une douairière solitaire ou croulant d’hommes à favoris et en chapeaux de soie, s’entremêlaient de façon inextricable. Les voitures, les charrettes et les omnibus offraient à ses yeux, accoutumés depuis si longtemps à la lisse étendue d’une feuille de papier écolier, le spectacle d’une mêlée de rustres ; et à ses oreilles, accordées au grattement d’une plume, l’énorme rumeur de la rue, résonnait avec la violence d’une horrible cacophonie. La foule couvrait le moindre pouce de pavé. Des courants humains se déversaient sans cesse de l’est et de l’ouest réunis par des fils incessants d’hommes qui se glissaient avec une agilité incroyable au milieu de leurs semblables, des chevaux cabrés et des pesants chariots. Au bord des trottoirs, des hommes debout tendaient des plateaux de jouets et braillaient. Au coin des rues des femmes se tenaient assises à côté de grands paniers pleins de fleurs printanières et braillaient. De jeunes garçons couraient de-çà de-là sous le nez des chevaux en serrant sur leur poitrine des feuilles imprimées et braillaient : Catastrophe ! Catastrophe ! D’abord Orlando eut l’idée qu’elle était venue à Londres dans un moment de crise nationale : l’événement était-il heureux ou tragique, elle ne pouvait le dire. Anxieusement elle dévisagea les passants. Sa confusion d’esprit en fut seulement augmentée. Un homme arrivait sur elle avec tous les signes du désespoir, murmurant tout bas pour lui seul les mots d’un terrible chagrin. Derrière lui, un bon vivant, jovial et gras, se pavanait et se frayait un chemin à coups d’épaule exactement comme en un jour de liesse. Orlando finit par conclure que tout cela n’avait ni rime ni raison. Chaque individu, homme ou femme, allait à ses propres affaires. Et elle, où devait-elle aller ?

Elle marchait sans but, remontait une rue, en descendait une autre le long d’immenses étalages où s’empilaient les sacs à main, les miroirs, les robes de soirée, les fleurs, les cannes à pêche et les paniers pour pique-nique ; et toujours des tissus de toutes nuances, de tous dessins, des plus épais jusqu’aux plus minces croulaient, ondulaient, se gonflaient en masses toujours renaissantes. Parfois elle suivait de longues avenues dont les maisons sévères, sobrement numérotées 1, 2, 3, etc., jusqu’à 200 ou 300, toutes exactement semblables avec deux piliers, six marches, une paire de rideaux proprement tirés, le couvert mis pour la famille sur la table, un perroquet qui regardait à une fenêtre et un domestique mâle à une autre, finissaient par lui faire tourner la tête à force de monotonie. Puis elle traversait de grands squares vides avec, en leur centre, des statues d’hommes gras, noirs, luisants, strictement boutonnés, des chevaux de guerre cabrés, des colonnes roides, des jets d’eau, des pigeons voletant çà et là. Orlando marcha longtemps, longtemps sur des pavés entre des maisons ; à la fin elle se sentit l’estomac vide, et une palpitation sur son cœur lui reprocha d’avoir tout oublié. C’était son manuscrit Le Chêne.

Orlando fut confondue de sa négligence. Elle s’arrêta net. Pas un coche en vue. La rue, large, élégante, était singulièrement vide. Seul un gentleman d’âge mûr approchait. Il y avait pour Orlando je ne sais quoi de familier dans son allure. Plus il approchait, plus elle était certaine de l’avoir rencontré jadis, naguère. Mais où ? Ah ça, un gentleman si propret, si noblement ventru et florissant, une canne à la main et une fleur à la boutonnière, avec ce visage rose et gras et cette moustache blanche bien peignée, était-il possible que ce fût… mais oui, parbleu, c’était lui ! Ce vieux, ce bon vieux Nick Greene !

Au même instant il la regarda ; se souvint ; la reconnut. « Lady Orlando ! » s’écria-t-il en balayant la poussière de son chapeau de soie.

« Sir Nicolas ! » s’exclama-t-elle. Je ne sais quoi dans le port de cet homme l’avait secrètement avertie, en effet, que le bouffon à deux sols la ligne qui, sous le règne d’Élisabeth, l’avait, dans ses libelles, raillée, à côté de tant d’autres, aujourd’hui s’était élevé dans le monde, était devenu à coup sûr chevalier, et sans aucun doute une douzaine de belles choses encore par-dessus le marché.

S’inclinant à nouveau, il lui apprit que sa conclusion était correcte ; il était chevalier ; il était docteur ès lettres ; il était professeur ; il était l’auteur d’une vingtaine de volumes. Il était, en un mot, le critique le plus influent de l’époque victorienne.

Une émotion violente et tumultueuse assaillit Orlando à revoir ainsi l’homme qui lui avait causé, jadis, tant de douleur. Était-ce là le drôle sans vergogne ni repos qui avait brûlé ses tapis, grillé du fromage dans la cheminée italienne et raconté, sur Marlowe et ses compagnons, tant de joyeuses histoires qu’ils avaient vu le soleil se lever neuf nuits sur dix ? Il était maintenant élégamment vêtu d’un habit du matin gris-perle avec une fleur rose à la boutonnière et des gants de Suède assortis. Comme Orlando s’émerveillait, il s’inclina de nouveau profondément et lui demanda si elle lui ferait l’honneur de venir déjeuner avec lui. La révérence était peut-être exagérée, mais c’était une assez bonne imitation des belles manières. Orlando le suivit, étonnée, dans un restaurant magnifique, tout peluche rouge, nappes blanches et couverts d’argent, aux antipodes de la vieille taverne ou du café avec son parquet sablé, ses bancs de bois, ses bols de punch et de chocolat, ses gazettes et ses crachoirs. Greene posa ses gants correctement sur la table à côté de lui. Orlando avait encore peine à croire que ce fût le même homme. Ses ongles étaient propres ; autrefois ils avaient un pouce de long. Son menton était rasé ; autrefois il se hérissait de poils noirâtres. Ses boutons de manchettes étaient en or ; autrefois son linge effiloché trempait dans le potage. Enfin Greene commanda le vin avec un soin qui remit à l’esprit d’Orlando son goût de jadis pour le malvoisie : alors seulement elle se convainquit de son identité. « Ah ! dit-il en poussant un petit soupir, assez satisfait tout de même, ah ! ma chère dame, les grands jours de la littérature sont passés. Marlowe, Shakespeare, Ben Jonson, c’étaient les géants. Dryden, Pope, Addison, c’étaient les héros. Tous sont morts aujourd’hui, tous, et qui nous laissent-ils ? Tennyson, Browning, Carlyle ! » Il mit dans sa voix un immense mépris. « En fait, dit-il en se versant un verre de vin, tous nos jeunes écrivains sont à la solde des libraires. Ils écrivent n’importe quoi pourvu que cela paie les notes de leur tailleur. Notre siècle, dit-il en se servant des hors-d’œuvre, se dépense en subtilités byzantines et en tentatives insensées… que les élisabéthains n’auraient pas tolérées un seul instant.

« Non, ma chère dame, poursuivit-il en approuvant le turbot au gratin que le maître d’hôtel offrait à son jugement, les grands jours sont finis. Nous vivons en des temps dégénérés. Nous devons chérir le passé ; honorer les écrivains… Il en reste encore quelques-uns… qui prennent l’Antiquité pour modèle et qui écrivent, non pour de l’argent, mais pour » – Orlando cria presque « La Gloâr ! » En vérité, elle aurait juré qu’elle l’avait entendu dire exactement la même chose trois cents ans auparavant. Les noms étaient différents, bien sûr, mais l’esprit était le même. Nick Greene, tout anobli qu’il fût, n’avait pas changé. Et pourtant oui, il y avait quelque chose de changé. Tandis qu’il discourait longuement sur Addison qu’on devait prendre pour modèle (jadis c’était Cicéron, pensa Orlando) et sur le temps qu’on devait passer au lit chaque matin (elle fut fière de penser que sa pension trimestrielle lui permettait ce luxe) à rouler et rouler sur sa langue les meilleures œuvres des meilleurs auteurs, pendant une heure au moins avant de prendre la plume, pour purger ses écrits de la vulgarité du siècle et de l’état déplorable où notre langue était tombée (sans doute avait-il vécu longtemps en Amérique, pensa Orlando) – tandis qu’il discourait ainsi, exactement comme Greene discourait trois cents ans auparavant, elle eut le temps de se demander en quoi il avait changé. Il avait engraissé ; mais il frisait les soixante-dix ans. Son teint s’était fleuri, la littérature lui avait évidemment réussi ; mais son ancienne vivacité, son inquiétude jamais en repos étaient éteintes. Ses anecdotes toujours brillantes ne coulaient plus avec une aisance aussi libre. À chaque instant il parlait, à vrai dire, de « mon cher ami Pope » ou de « mon illustre ami Addison », mais il avait pris un air de respectabilité déprimante et paraissait trouver plus de plaisir à éclairer Orlando sur les faits et gestes de sa propre famille qu’à lui raconter, comme autrefois, de scandaleuses anecdotes sur les poètes.

Orlando fut profondément désappointée. Toutes ces dernières années elle avait vu dans la littérature (sa réclusion, son rang, son sexe lui seront une excuse) une force sauvage comme le vent, brûlante comme la flamme, rapide comme l’éclair ; une force errante, incalculable, soudaine. Et voici que la littérature était un monsieur d’âge mûr, en complet gris, qui parlait de duchesses. La désillusion d’Orlando fut si forte qu’un crochet ou quelque bouton fermant le haut de sa robe céda tout à coup et laissa tomber sur la table Le Chêne, Poème.

« Un manuscrit ! dit Sir Nicolas en chaussant son pince-nez d’or : voilà qui est intéressant ! Prodigieusement intéressant ! Permettez-moi d’y jeter un coup d’œil ! » Et de nouveau, après un intervalle de quelque trois cent ans, Nicolas Greene prit le poème d’Orlando, l’étala parmi les tasses à café et les verres à liqueur, et se mit à le lire. Mais son jugement fut bien différent de celui qu’il avait porté autrefois. Ce poème, dit-il en tournant les pages, lui rappelait le Caton d’Addison. Il soutenait à son avantage la comparaison avec les Saisons de Thomson. On n’y trouvait aucune trace, il avait plaisir à le dire, de l’esprit moderne. Il était composé avec un respect de la vérité, de la nature, des exigences du cœur humain qu’on ne rencontrait pas souvent, à coup sûr, en ces jours d’excentricité sans vergogne. Il fallait, naturellement, le publier aussitôt.

Orlando ne sut vraiment pas ce qu’il entendait par là. Elle avait toujours porté le manuscrit sur son sein. Cette idée chatouilla fort agréablement Sir Nicolas.

« Et… les droits d’auteur ? » demanda-t-il.

La pensée d’Orlando vola vers Buckingham Palace(11) et vers les potentats invisibles qui se trouvaient y séjourner.

Sir Nicolas fut fort amusé. Il faisait allusion, expliqua-t-il, au fait que Messieurs… (il mentionna le nom d’une maison d’édition bien connue) se feraient un plaisir, s’il leur envoyait un mot, de mettre le livre sur leur liste. On pourrait sans doute obtenir un droit d’auteur de dix pour cent sur tous les exemplaires jusqu’à deux mille ; au-delà, ce serait quinze pour cent. Quant aux critiques, il allait écrire en personne un mot à Mr… qui était le plus influent ; un compliment, un brin de réclame pour ses propres poèmes, adressé à la femme du rédacteur de la… ne feraient pas de mal. Il rendrait aussi visite à… Il poursuivit ainsi longtemps. Orlando ne comprenait rien à ses discours et d’après une vieille expérience, se défiait un peu de ce bon naturel, mais elle ne pouvait qu’accepter puisque l’offre de Greene concordait avec les désirs fervents du poème lui-même. Sir Nicolas fit donc du brouillon taché de sang un petit paquet bien propre, l’aplatit dans sa poche intérieure pour ne pas détruire l’élégance de son veston ; et après maints compliments de part et d’autre, ils se séparèrent.

Orlando remonta la rue. Maintenant que le poème était parti – et elle sentait sur sa poitrine, là où elle le portait d’ordinaire, une place nue – elle n’avait plus qu’à réfléchir à ce qui lui plairait, par exemple aux extraordinaires hasards de la vie humaine. Elle était là, dans Saint-Jame’s Street ; mariée ; un anneau au doigt ; il y avait un café, jadis, à cette place, maintenant c’était un restaurant ; il était à peu près trois heures et demie dans l’après-midi ; le soleil brillait ; on pouvait voir trois pigeons, un chien terrier, deux fiacres et un landau barouche. Qu’était-ce donc que la Vie ? Cette pensée fit violemment irruption dans sa tête, hors de propos (à moins que le vieux Greene n’y fût pour quelque chose). Et – que le lecteur, à son gré, en augure bien ou mal des relations d’Orlando avec son mari (qui était alors au Cap Horn) – aussitôt qu’une idée quelconque faisait violemment irruption dans sa tête, elle allait droit au plus proche bureau de poste et la lui télégraphiait. Par bonheur, il y en avait un tout près. « Mon Dieu Shel, écrivit-elle sur la dépêche, vie littérature Greene visqueux », puis, tombant dans un langage chiffré qu’ils avaient inventé à leur usage pour exprimer tout un état spirituel de la plus haute complexité en un mot ou deux sans que la demoiselle de la poste y comprît rien, elle ajouta les mots « Rattigan Glumphoboo » qui résumaient précisément la situation. Car non seulement les événements du matin avaient fait sur elle une profonde impression, mais encore, comme le lecteur s’en est avisé à coup sûr, Orlando se développait – ce qui n’est pas nécessairement se développer en mieux – et « Rattingan Glumphoboo » décrivait un état spirituel très complexe – que le lecteur découvrira de lui-même s’il veut bien mettre à notre service toute sa sagacité.

Il ne pouvait y avoir de réponse au télégramme qu’au bout de plusieurs heures ; il était même probable, songea-t-elle en jetant un coup d’œil dans le ciel où les nuages supérieurs couraient à une très grande vitesse, qu’il y avait une tempête au Cap Horn ; son mari, par suite, était sans doute dans la hune en train de couper un espar en lambeaux, ou même seul dans un canot avec un biscuit. Quittant la poste, Orlando s’en fut donc se distraire dans la boutique voisine, boutique si commune aujourd’hui qu’elle n’a pas besoin de description et qui était pourtant, à ses yeux, fort étrange : c’était une boutique où l’on vendait des livres. Toute sa vie Orlando avait connu des manuscrits. Elle avait tenu dans ses mains les grossières feuilles brunes où Spencer avait tracé ses minuscules pattes de mouche ; elle avait vu l’écriture de Shakespeare et celle de Milton. Elle possédait, il est vrai, bon nombre d’in-quarto et d’in-folio avec, souvent, un sonnet à sa louange sur la page de garde, et quelquefois une boucle de cheveux. Mais ces innombrables petits volumes brillants, identiques, éphémères, car ils semblaient reliés de carton et imprimés sur du papier de soie, la surprirent infiniment. Les œuvres complètes de Shakespeare coûtaient une demi-couronne et tenaient dans la poche. Il est vrai qu’on pouvait à peine les lire, le caractère était si minuscule ; ce n’en était pas moins une merveille. « Œuvres… », les œuvres de tous les écrivains qu’elle avait connus, de tous ceux dont elle avait ouï parler et de bien d’autres encore s’étiraient d’un bout à l’autre de longs rayons. Sur des tables et des chaises, de nouvelles « œuvres » empilées croulaient. Orlando vit, en tournant une page ou deux, qu’il y avait là pas mal d’œuvres écrites sur d’autres critiques ; dans son ignorance elle jugea que tous, puisqu’ils étaient imprimés et reliés, devaient être à leur tour de très grands écrivains. Elle donna donc au libraire l’ordre ahurissant de lui envoyer tout ce qui avait quelque intérêt dans sa boutique, et sortit.

Elle se trouva dans Hyde Park, une vieille connaissance : sous cet arbre fendu, se souvint-elle, était tombé le duc d’Hamilton, percé de part en part par Lord Mohum. Ses lèvres (souvent à blâmer dans notre récit) se mirent à scander les mots du télégramme en une absurde mélopée ; vie littérature Greene visqueux Rattigan Glumphoboo ; de sorte que plusieurs promeneurs lui jetèrent des regards soupçonneux et ne prirent meilleure opinion de sa santé mentale qu’en remarquant son collier de perles. Comme elle avait emporté de la librairie un paquet de journaux et de revues critiques, elle se jeta enfin sous un arbre, s’accouda, étendit ses feuilles autour d’elle, et fit de son mieux pour sonder le noble art de la prose tel que le pratiquaient ces maîtres. Car la vieille crédulité était toujours vivace en Orlando ; même les caractères maculés d’un périodique avaient encore à ses yeux une sorte de sainteté. C’est ainsi qu’elle lut, sur son coude, un article de Sir Nicolas sur les œuvres récemment réunies d’un homme qu’elle avait autrefois connu : John Donne. Mais, sans le savoir, elle s’était étendue non loin de la Serpentine. Les aboiements d’un millier de chiens résonnaient à ses oreilles. Des roues de voitures, incessantes, rapides, traçaient un cercle à son entour. Sur sa tête les feuilles soupiraient. De temps à autre une jupe garnie de tresses et une paire de pantalons rouges collants traversaient la pelouse à quelques mètres. Soudain, une énorme balle de caoutchouc rebondit sur son journal. Des violets, des orangés, des rouges, des bleus, glissant par les interstices des feuilles, venaient étinceler sur l’émeraude de son doigt. Orlando lisait une phrase, puis levait les yeux vers le ciel. Elle levait les yeux vers le ciel, puis les rabaissait sur le journal. La vie ? La littérature ? Transformer l’une en l’autre ? Mais quelles difficultés monstrueuses ! Voici venir, par exemple, une paire de pantalons rouges collants. Comment Addison aurait-il traduit cela ? Voici venir deux chiens dansant sur leurs jambes de derrière. Comment Lamb aurait-il décrit cela ? À lire Sir Nicolas et ses amis (ce qu’elle faisait quand elle ne regardait pas autour d’elle), on avait vaguement l’impression – elle se leva et marcha – ils vous donnaient la sensation… c’était extrêmement désagréable – qu’on ne devait jamais, jamais dire ce qu’on pensait (Elle était debout sur les bords de la Serpentine. La rivière était comme du bronze ; des bateaux, avec une élégance d’araignée, la sillonnaient d’une rive à l’autre.) Ils vous donnaient la sensation, poursuivit-elle, qu’on devait toujours, toujours écrire comme quelqu’un d’autre. (Les larmes lui vinrent aux yeux.) Vraiment, songea-t-elle en poussant du pied un petit bateau, je ne pourrais pas, j’en suis sûre (à cet instant l’article de Sir Nicolas lui apparut, comme les articles vous apparaissent toujours dix minutes après qu’on les a lus, avec le bureau de l’auteur, sa tête, son chat, sa table et l’heure du jour), je ne pourrais pas, j’en suis sûre, poursuivit-elle en considérant l’article de ce point de vue, rester assise dans un studio, non, pas un studio, mais une sorte de salon vermoulu, pendant tout le jour, et parler à de jolis jeunes gens et leur raconter de petites anecdotes (qu’ils ne doivent pas répéter) sur ce que Tupper a dit de Smiles ; puis, tous ces gens, poursuivit-elle en pleurant amèrement, sont tellement hommes ; puis, je déteste les duchesses ; et je n’aime pas les cakes ; et quoique je sois assez méprisante, je ne pourrai jamais apprendre à l’être autant qu’eux ; comment donc puis-je devenir un critique, écrire la plus belle prose anglaise de mon siècle ? Le diable les emporte ! s’exclama-t-elle, en poussant à l’eau un bateau d’un sou avec tant de vigueur que la pauvre petite barque coula presque dans les vagues couleur de bronze.

Or, il faut savoir que lorsqu’on vient de « faire une scène » (comme disent les nourrices) – et les larmes tremblaient encore aux cils d’Orlando – l’objet que l’on regarde devient un autre objet plus gros, beaucoup plus important, et cependant le même. Si l’on regarde la Serpentine en « faisant une scène », les vagues deviennent bientôt aussi grosses que les vagues de l’Atlantique, les bateaux d’un sou ne se distinguent plus des grands paquebots. Ainsi Orlando prit ce bateau d’un sou pour le brick de son mari et la petite vague qu’elle avait faite du bout du pied devint une montagne d’eau au large du Cap Horn. Elle regarda le petit bateau grimper sur la ride et crut voir le navire de Bonthrop grimper plus haut, toujours plus haut sur la paroi d’un mur vitreux ; plus haut, toujours plus haut montait le navire, et une crête blanche, porche de mille morts, s’incurvait au-dessous de lui ; il plongea vers les mille morts, disparut… « Il a coulé », cria-t-elle dans une affreuse angoisse… et, mais non ! le voici qui fait voile encore sain et sauf, parmi les canards, de l’autre côté de l’Atlantique.

« Pleurs de joie ! cria Orlando. Pleurs de joie ! Où est la poste ? s’enquit-elle. Je dois aussitôt télégraphier à Shel pour lui dire… » Et tout en répétant : « Un bateau d’un sou sur la Serpentine » et : « Pleurs de joie » alternativement, car ces pensées, interchangeables, avaient exactement le même sens, elle se hâta vers Park Lane.

« Un bateau d’un sou, d’un sou, d’un sou ! » répétait Orlando, et elle se confirmait ainsi dans l’idée que ce ne sont pas les articles de Nick Greene ou John Donne, ni les lois de huit heures, ni les traités, ni les arrangements industriels qui comptent au monde ; mais quelque chose d’inutile, de soudain, de violent ; quelque chose qui vaut une vie ; rouge, bleu, pourpre ; un jet, un éclaboussement ; comme ces hyacinthes (elle passait à côté d’une magnifique corbeille) ; pur de toute tache et de tout asservissement, de toute souillure humaine, de tout amour-propre ; quelque chose de téméraire et de ridicule, comme mon hyacinthe, je veux dire, Bonthrop : voilà ce qui compte… un bateau d’un sou sur la Serpentine, pleurs de joie… ce sont les pleurs de joie qui comptent. Ainsi elle parlait à voix haute en attendant que les voitures aient fini de passer à Stanhope Gate, car vivre loin de son mari (hormis quand le vent est tombé) vous entraîne fatalement à dire tout haut des absurdités dans Park Lane. Tout eût été bien différent si Orlando avait vécu avec lui d’un bout de l’année à l’autre comme le recommandait la Reine Victoria. Mais dans les circonstances présentes son image lui apparaissait soudain en un éclair. Il fallait absolument qu’elle lui parlât aussitôt. Que ce fût absurde, que notre récit dût en être disloqué, elle s’en souciait comme d’une guigne. L’article de Nick Greene lui avait fait toucher le fond du désespoir ; le bateau d’un sou l’avait élevée aux cimes du bonheur. C’est pourquoi elle répétait « Pleurs de joie, pleurs de joie ! » en attendant de pouvoir traverser la rue.

Mais la circulation était dense cet après-midi de printemps ; Orlando dut rester longtemps debout à répéter « Pleurs de joie » ou « Un bateau d’un sou sur la Serpentine », tandis que passaient, sculpturales, en chapeau de soie et manteau, dans des voitures à quatre chevaux, des victorias ou des landaus barouches, toute la richesse et la puissance de l’Angleterre. On eût dit d’une rivière d’or congelée, prise en blocs d’or au travers de Park Lane. Les ladies joignaient leurs doigts sur des porte-cartes ; les gentlemen balançaient entre leurs genoux des cannes à pommeau d’or. Orlando debout regardait, admirait, frappée de crainte. Une seule pensée la troublait, une pensée qui vient à tous les hommes lorsqu’ils regardent d’énormes éléphants ou des baleines de dimensions incroyables : ces léviathans qui répugnent évidemment à tout effort, à tout changement, à toute activité, comment font-ils pour se reproduire ? Peut-être, songea Orlando en regardant les visages compassés et immobiles, peut-être le moment de leur reproduction est-il passé ; peut-être vois-je ici le fruit ; l’ultime accomplissement de l’espèce ? Ce qui défilait à cet instant sous les yeux d’Orlando c’était le triomphe d’un siècle. Corpulents, splendides, assis, les triomphateurs attendaient. Mais soudain le policeman laissa retomber son bras ; le flot se dégela ; les massives splendeurs agglomérées bougèrent, s’écartèrent, disparurent dans Piccadilly.

Orlando, donc, traversant Park Lane, s’en fut à sa maison de Curzon Street ; là, jadis, se souvenait-elle, la reine des prés fleurissait ; un jour que le courlis y jetait son appel, elle avait rencontré un homme très vieux, avec son fusil.

Elle se souvenait encore, songea-t-elle en franchissant le seuil de sa maison, du jour où Lord Chesterfield avait dit… mais elle dut s’arrêter court. Le charmant hall XVIIIe siècle où elle voyait encore Lord Chesterfield poser son chapeau ici, son manteau là, avec une élégance dans l’allure qui était un plaisir des yeux, était maintenant jonché de colis. Pendant qu’Orlando flânait dans Hyde Park, le libraire avait exécuté sa commande et bourré la maison de livres. Les colis croulaient tout au long des escaliers : la littérature victorienne était là au complet, enveloppée de papier gris et correctement ficelée. Orlando emporta chez elle tous les paquets dont elle put se charger, ordonna au valet de pied d’apporter les autres et, coupant rapidement d’innombrables ficelles, fut bientôt entourée d’innombrables volumes.

Habituée aux discrètes littératures des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, Orlando fut épouvantée des conséquences de son ordre. Car naturellement pour les Victoriens eux-mêmes la littérature victorienne ne comprenait pas quatre grands noms séparés et distincts, mais quatre grands noms engloutis et enfouis dans une masse d’Alexandres, de Smiths, de Dixons, de Blacks, de Milmans, de Buckles, de Taines, de Paynes, de Tuppers et de Jamesons – tous criant, tous hurlant, tous remarquables et tous exigeant autant d’attention que qui que ce fût. Orlando, avec son respect pour la matière imprimée, avait un rude travail en perspective ; cependant elle tira son fauteuil vers la fenêtre pour profiter au moins du peu de lumière qui filtrait entre les hautes maisons de Mayfair, et s’efforça de se faire une opinion.

Or, il est clair qu’il y a seulement deux façons de se faire une opinion sur la littérature victorienne. La première est de traiter le sujet en soixante volumes in-octavo, la seconde est de le condenser en six lignes de cette longueur-ci. De ces deux façons, l’économie, puisque le temps nous manque, nous fait choisir la seconde ; en avant donc ! L’opinion d’Orlando fut (en ouvrant une demi-douzaine de livres) qu’il était bien étrange de n’y pas voir une seule dédicace à un gentilhomme ; puis (en faisant crouler une pile de mémoires), que plusieurs de ces écrivains avaient des arbres généalogiques qui arrivaient à la moitié du sien ; puis, qu’il serait très impolitique d’envelopper les pinces à sucre dans un billet de dix livres lorsque Miss Christina Rossetti viendrait prendre le thé ; puis (une demi-douzaine de cartes l’invitaient à des banquets de centenaires), que si elle assistait à tant de banquets, la littérature devait être obèse ; puis (elle était invitée à une douzaine de conférences : l’influence de ceci sur cela ; la renaissance classique ; la survivance romantique et autres titres aussi engageants), que si elle écoutait toutes ces conférences, la littérature devait être bien desséchée ; puis (elle assistait à une réception donnée par une pairesse), que si elle portait tant de fourrures, la littérature devait être fort respectable ; puis (à ce moment, elle visitait à Chelsea la chambre de Carlyle où ne parvenait aucun son), que s’il avait besoin de tant de soins, le génie devait être aujourd’hui bien délicat ; enfin elle se fit une opinion définitive qui était de la plus haute importance ; mais comme nous avons déjà outrepassé de beaucoup nos six lignes, nous l’omettrons.

Orlando, s’étant fait une opinion, regarda par la fenêtre et, fort longtemps, demeura ainsi immobile. Car lorsque nous nous sommes fait une opinion il nous semble avoir jeté la balle par-dessus le filet : nous attendons qu’un invisible partenaire la renvoie. Qu’allait lui envoyer ensuite le ciel décoloré qui surplombait Chesterfield House ? Orlando se le demandait. Et les mains jointes, debout, elle se le demanda fort longtemps. Soudain elle sursauta… Ah ! si, du moins, comme dans une occasion précédente, la Pureté, la Chasteté, la Modestie avaient alors poussé la porte, nous donnant le temps de souffler et de réfléchir quelque peu aux moyens d’envelopper délicatement, comme il sied à un biographe, une révélation maintenant nécessaire ! Mais non ! Les trois sœurs avaient rompu toute relation avec Orlando depuis le jour où elles avaient jeté à sa silhouette nue un carré d’étoffe blanche qui manqua le but de plusieurs pouces ; en tant d’années, ces relations n’avaient jamais été reprises, et à cet instant même d’autres occupations retenaient ces dames ailleurs. Ne va-t-il donc rien arriver, en cette pâle matinée de mars, pour atténuer, voiler, recouvrir, envelopper cet événement (quel qu’il soit) indéniable ? Car, après avoir sursauté de façon si soudaine et si violente, Orlando… Mais Dieu soit loué, juste à cet instant monta du dehors, frêle, sifflotant, flûté, sautillant, démodé, le chant d’un orgue de Barbarie, cet instrument dont jouent parfois les Italiens dans les rues de derrière. Acceptons cette intervention, si humble que nous la jugions, comme si elle était la musique des sphères, et permettons-lui, avec ses hoquets et ses grognements, de remplir du moins cette page jusqu’à l’événement fatal, indéniable, jusqu’à l’événement que le valet de pied a vu venir, que la femme de chambre a vu venir et que le lecteur devra voir à son tour, car Orlando, à coup sûr, devient incapable de le cacher plus longtemps. Permettons à l’orgue de Barbarie de résonner : il va nous transporter par la pensée (qui n’est rien qu’un petit bateau lorsque la musique résonne, balancé sur les vagues), par la pensée, qui est de tous les moyens de transport le plus divaguant, le plus fou, par-dessus les toits et les jardins de derrière où le linge est suspendu, jusqu’à… quel est ce lieu ? Reconnaissez-vous la Prairie commune et le clocher au centre, et les grilles avec un lion accroupi de chaque côté ? Oh oui ! c’est Kew. Eh bien ! va pour Kew. Nous sommes donc à Kew ici, et je m’en vais vous montrer aujourd’hui (le deux mars) sous le prunier une hyacinthe en grappe, un crocus et sur l’amandier un bourgeon, si bien que se promener ici sera penser aux bulbes poilus et rouges qu’on met dans la terre en octobre et qui fleurissent maintenant ; sera rêver à plus qu’on ne peut dire, et encore prendre dans son étui une cigarette ou même un cigare, jeter son manteau (comme la rime le demande) sous un ormeau, s’asseoir là, et attendre le martin-pêcheur qu’on a vu, dit-on, une fois, traverser dans le soir d’une rive à l’autre.

Attention ! attention ! Le martin-pêcheur vient ; le martin-pêcheur ne vient pas.

Regardez, cependant, les cheminées d’usines et leurs fumées ; regardez les saute-ruisseau qui fuient en un éclair dans leurs yoles. Voyez la vieille dame qui promène son chien et la petite bonne qui n’a pas su, la première fois, donner l’inclinaison correcte à son chapeau neuf. Regardez-les tous ! Le ciel, dans sa merci, ayant voulu que le secret des cœurs nous demeure caché, nous en sommes réduits, sans doute, à toujours soupçonner, derrière le leurre des apparences, ce qui, peut-être, n’existe pas ; pourtant, à travers la fumée de notre cigarette, nous voyons flamboyer, nous saluons la splendide satisfaction des désirs naturels que ces passants ont eu pour un chapeau, pour un bateau ou pour un rat d’égout ; comme un jour l’on vit flamboyer – l’esprit fait des sauts, des bonds si stupides quand il déborde et divague ainsi aux sons d’un orgue de Barbarie – comme un jour l’on vit flamboyer un feu, contre des minarets, dans un champ tout près de Constantinople.

Salut ! ô désir naturel ! Salut ! Bonheur ! divin bonheur ! et toi, plaisir aux mille visages, fleurs et vins, quoique les fleurs se fanent, quoique le vin enivre ; vous, tickets des dimanches, fuites hors de Londres à demi-tarif ; vous, hymnes à la mort chantés dans une sombre église, et tout, tout ce qui interrompt et brise le tapotement des machines à écrire, le numérotage des lettres, les chaînes afin d’assujettir l’Empire. Salut même à vous, rouges arcs crus sur les lèvres des commises (Cupidon, gauchement, de son pouce trempé dans l’encre rouge, semble avoir gribouillé son sceau en passant). Salut, bonheur ! Martin-pêcheur volant comme un éclair de rive à rive, satisfaction du désir naturel, quel qu’il soit : ce qu’en pense le romancier mâle ; ou la prière ; ou l’ascétisme ; ou toute autre forme, salut ! et plût au ciel que le désir eût plus de formes et plus étranges ! Car l’eau de la rivière est sombre sur la grève… et la rime ment, hélas ! qui veut qu’elle passe « comme un rêve » ; notre sort est pire, plus commun ; la vie n’est pas un rêve, la vie coule, éveillée, pimpante, facile, quotidienne, sous des arbres dont l’ombre olivâtre noie l’aile bleue de l’oiseau fugitif lorsque, soudain, il part comme une flèche de rive à rive.

Salut donc, bonheur ! mais ensuite, point de salut pour ces rêves qui enflent et déforment le réel comme les miroirs piquetés dans un bureau d’auberge déforment nos visages ; point de salut pour ces rêves qui nous émiettent, nous déchirent, nous transpercent et nous écartèlent, la nuit, quand nous voudrions dormir ; mais bien salut à toi, sommeil, sommeil profond où toutes formes se réduisent à des nuages d’une douceur infinie ; vagues obscurités, eaux inscrutables, laissez-nous, je vous prie, enveloppés, enlinceulés, pareils à des momies, pareils à des phalènes, dormir, allongés, immobiles, sur le fond sablé du sommeil.

Mais halte ! halte ! Nous n’allons pas pour cette fois visiter la contrée aveugle. Bleu, comme une allumette qui soudain s’enflamme pour le regard le plus intérieur il vole, il brûle, il brise la cire du sommeil, le martin-pêcheur ; et voici que reflue encore, voici que revient la rouge, l’épaisse marée de la vie ; avec des glou-glous et des bruits de gouttes ; et nous nous levons, et nos regards vont (comme une chanson est commode pour nous aider à franchir sans encombre la pénible transition de la mort à la vie !) tomber – (l’orgue de Barbarie s’arrête net).

« C’est un beau garçon, M’am’ ! » dit Mrs. Banting, la sage-femme, en confiant aux bras d’Orlando son premier-né. En d’autres termes, Orlando mit heureusement au monde un fils, le jeudi vingt mars, à trois heures du matin.

Orlando, de nouveau, était à la fenêtre ; mais que le lecteur se rassure, rien de semblable ne va lui arriver aujourd’hui qui n’est d’ailleurs nullement le même jour. Non… car si nous regardons par la fenêtre, comme Orlando à cet instant, nous verrons que l’aspect même de Park Lane a considérablement changé. En vérité, on pouvait rester là dix minutes et plus, comme Orlando, sans voir passer un seul landau barouche. « Regardez donc ! » s’écria-t-elle quelques jours plus tard : un absurde véhicule tronqué, sans chevaux, glissait de lui-même sur la chaussée. Une voiture sans chevaux ! On l’appela juste au moment où elle prononçait ces paroles ; mais elle revint un peu plus tard regarder encore à la fenêtre. Il faisait un drôle de temps ce jour-là. Jusqu’au ciel qui avait changé ! ne put s’empêcher de remarquer Orlando. Il n’était plus aussi dense, aussi gorgé d’eau, aussi scintillant d’arcs-en-ciel depuis que le Roi Édouard (le voici qui, précisément, descendait de son sobre brougham, en face, pour rendre visite à certaine grande dame) avait succédé à la Reine Victoria. Les nuages s’étaient rétrécis jusqu’à n’être plus qu’une gaze mince ; le ciel semblait fait d’un métal qui, les jours de chaleur, se teintait de vert-de-gris, de rouge cuivré ou d’orangé comme font les métaux dans un brouillard. C’était un peu alarmant… que les choses se rétrécissent ainsi. Car tout paraissait rétréci. La veille au soir, Orlando était passée dans sa voiture près de Buckingham Palace : il ne restait plus trace du vaste monument qu’elle avait cru éternel, chapeaux hauts de forme, voiles de veuve, trompettes, télescopes, guirlandes, tout s’était évanoui sans laisser la moindre marque sur le pavé, pas même un peu de boue. Mais c’était à cette heure – après une autre absence Orlando était revenue à sa station favorite devant la fenêtre – le soir, que le changement était le plus remarquable. Voyez les lampes dans les maisons ! Un seul contact, et on éclairait toute une pièce ; on éclairait des centaines de pièces ; et toutes apparaissaient parfaitement identiques. Rien de caché dans ces petites boîtes cubiques ; plus d’intimité ; plus rien de ces ombres attardées et de ces coins solitaires d’autrefois ; plus de femmes en tablier portant d’énormes lampes qu’elles posaient soigneusement sur une table, puis sur l’autre. Un contact, et toute la pièce était illuminée. Et le ciel était illuminé la nuit entière ; et les pavés étaient illuminés ; tout était illuminé. Orlando revint à son poste à midi. Comme les femmes étaient devenues minces récemment ! Elles ressemblaient à des épis de blé, droites, brillantes, identiques. Et les visages des hommes étaient aussi nus que la paume. La sécheresse de l’atmosphère faisait ressortir partout la couleur et semblait durcir les muscles des joues. Il était plus difficile de pleurer maintenant. L’eau était chaude en deux secondes. Le lierre était mort ou arraché des murailles. Les légumes se reproduisaient moins aisément. Les familles étaient beaucoup plus petites. On avait roulé rideaux et housses ; sur les murs nus, des tableaux frais, aux couleurs vives, suspendus dans des cadres ou peints à même les lambris figuraient des objets réels : des rues, des parapluies, des pommes. Il y avait dans cette époque une netteté définie qui rappelait le XVIIIe siècle mais aussi certaine démence, certain désespoir… Au moment où Orlando formulait cette pensée, le tunnel immensément long où elle semblait marcher depuis plusieurs siècles s’élargit ; des flots de lumière entrèrent ; les pensées d’Orlando furent mystérieusement tendues, montées, comme si un accordeur de piano lui avait mis sa clef dans le dos, lui avait tiré les nerfs à les rompre ; son ouïe s’aviva ; elle put entendre dans la pièce le moindre murmure, le moindre craquement, et le tic-tac de la pendule sur la cheminée se mit à battre comme un marteau. Pendant quelques secondes, la lumière devint de plus en plus vive, le monde de plus en plus net, le tic-tac de la pendule de plus en plus fort, tant qu’à la fin une explosion terrifiante éclata juste à l’oreille d’Orlando. Elle sauta, comme frappée d’un grand coup sur la tête. Par dix fois elle fut frappée. En fait, c’était dix heures du matin. C’était le onze octobre. C’était 1928. C’était le moment présent.

Il ne faut pas s’étonner qu’Orlando eût sursauté ainsi, qu’elle eût porté la main à son cœur et pâli. C’est le moment présent : quelle révélation peut être plus terrifiante ? Si nous survivons à ce choc, c’est seulement parce que le passé nous protège d’un côté et le futur de l’autre. Mais nous n’avons pas le temps de faire des réflexions : Orlando était déjà terriblement en retard. Elle descendit l’escalier quatre à quatre, sauta dans son auto, appuya sur le démarreur et partit. De vastes blocs bleus de bâtisses se dressaient dans l’air ; les rouges capuchons des cheminées tachetaient le ciel ; la route brillait comme cloutée d’argent ; des omnibus foncèrent sur Orlando avec leurs conducteurs pétrifiés et pâles ; elle remarqua en passant des éponges, des cages d’oiseaux, des caisses de toile américaine verte. Mais elle ne permit pas à ces spectacles de pénétrer dans son esprit si peu que ce fût : la planche du présent était étroite et le torrent au-dessous faisait rage. « Regardez donc devant vous !… Pourriez pas allonger le bras ? » – elle ne disait que cela, durement, avec des mots qui jaillissaient d’eux-mêmes. Car les rues étaient pleines à craquer ; les gens traversaient sans regarder devant eux. Les gens bourdonnaient et murmuraient autour des vitrines derrière lesquelles on voyait s’allumer un rouge, flamboyer un jaune : des abeilles, pensa-t-elle… Mais cette pensée que les gens étaient des abeilles fut coupée net, et elle vit, retrouvant la perspective d’un seul battement des paupières, que c’étaient des corps humains. « Pourriez pas regarder devant vous ? » cingla-t-elle.

À la fin, pourtant, elle s’arrêta devant Marshall et Snelgrove et entra dans la boutique. L’ombre et le parfum l’enveloppèrent. Elle secoua le présent comme des gouttes d’eau bouillante. La lumière, mollement, se balançait, voile léger que gonfle une brise estivale. Orlando sortit une liste de son sac et se mit à lire d’une voix curieusement raidie : elle semblait tenir les mots – souliers d’enfant, sels pour le bain, sardines – sous un jet d’eau multicolore. Orlando les regarda changer sous ce ruissellement de lumière. Bain et souliers devinrent épais, émoussés ; sardines prirent des dents de scie. Cependant Orlando restait immobile dans le rez-de-chaussée de Messieurs Marshall et Snelgrove, jetant des regards à droite et à gauche, reniflant une odeur puis une autre ; et quelques secondes s’enfuirent, gaspillées. Enfin, elle monta dans l’ascenseur pour la bonne raison que la porte en était ouverte, et doucement fusa vers le ciel. La texture même de la vie, songea-t-elle pendant la montée, est aujourd’hui magique. Au XVIIIe siècle nous savions comment tout était fait ; aujourd’hui je m’élève dans l’air ; j’écoute des voix venant d’Amérique ; je vois voler des hommes… mais comment cela se fait-il ? je ne peux même songer à l’imaginer. C’est pourquoi je recommence à croire à la magie. À cet instant, l’ascenseur donna un petit choc en s’arrêtant au premier étage et Orlando vit se déployer soudain d’innombrables étoffes multicolores flottant dans une brise chargée d’odeurs étranges et caractéristiques. À chaque étage, à chaque arrêt de l’ascenseur écartant brusquement ses portes, une autre tranche du monde se déploya avec ses grappes d’odeurs propres. Orlando se souvint de la rivière au-delà de Wapping à l’époque d’Élisabeth, avec ses galions et les bateaux marchands à l’ancre. Quelles odeurs riches et curieuses ils apportaient ! Avec quelle netteté elle sentait encore courir entre ses doigts les rubis bruts qu’elle remuait dans un sac ! Et le jour où, dormant avec Sukey (son nom était-il bien Sukey ? peu importe !) la lanterne de Cumberland les avait éclairés soudain ! Les Cumberland avaient une maison dans Portland Place aujourd’hui ; Orlando avait déjeuné chez eux récemment et risqué avec le vieux une petite plaisanterie sur les maisons de charité de Sheen Road. Il avait cligné de l’œil. Mais à cet instant, comme l’ascenseur n’allait pas plus haut, il fallut qu’Orlando en sortît, marchât – Dieu sait vers quel « rayon », comme ils disaient. Elle s’arrêta pour consulter sa liste : Seigneur ! il n’y avait autour d’elle, comme la liste l’exigeait, ni sels pour le bain, ni souliers d’enfant. Elle allait redescendre sans avoir rien acheté quand le dernier article de sa liste, lu machinalement à haute voix, lui épargna cette honte ; c’étaient des « draps pour un lit double ».

« Des draps pour un lit double », dit-elle à un homme derrière un comptoir, et par une grâce de la Providence, c’étaient des draps que cet homme vendait à ce comptoir. En effet, Grimsditch, non, Grimsditch était morte ; Bartolomew, non Bartholomew était morte ; Louise donc, Louise était venue la trouver tout émue l’autre jour parce qu’elle avait trouvé un trou au bas du drap qui recouvrait le lit royal. Bien des rois et des reines avaient dormi là : Élisabeth ; Jacques ; Charles ; George ; Victoria, Édouard ; qu’il y eût un trou dans le drap, ce n’était pas merveille. Mais Louise était accusatrice elle savait qui avait fait le trou. C’était le Prince Consort.

« Sale Boche ! », avait-elle dit (car il y avait eu une autre guerre, contre les Allemands, cette fois).

« Des draps pour un lit double », répéta Orlando comme dans un rêve, pour un lit double avec des panneaux d’argent dans une chambre dont le goût lui semblait maintenant peut-être un peu vulgaire, toute en argent ; mais elle l’avait meublée quand elle avait une passion pour ce métal. Pendant que l’homme allait chercher des draps pour un lit double, Orlando sortit un petit miroir et une houppe à poudre. Les femmes, aujourd’hui, ne biaisaient pas tant, songea-t-elle, en se poudrant de la façon la plus désinvolte, qu’à l’époque où elle-même était devenue femme pour la première fois sur le pont de l’Enamoured Lady. Elle donna délibérément à son nez la teinte exacte. Elle ne touchait jamais à ses joues. Honnêtement, quoiqu’elle eût maintenant atteint trente-six ans, elle ne paraissait pas plus vieille d’un seul jour. Elle avait toujours un air aussi boudeur, aussi morose, aussi charmant, un teint aussi frais (comme un arbre de Noël avec un million de chandelles, avait dit Sacha) que ce jour d’autrefois sur la glace quand, sur la Tamise gelée, tous deux s’en étaient allés, patinant…

« La meilleure toile irlandaise, M’ame », dit le commis en étendant les draps sur le comptoir –… et qu’ils avaient rencontré une vieille femme qui ramassait du bois. À cet instant, tandis qu’Orlando froissait machinalement la toile, une des grandes portes vitrées qui séparaient les rayons s’ouvrit et laissa passer, venant peut-être du rayon des fantaisies, une bouffée de parfum cireux, teinté, un parfum de chandelles roses qui soudain se creusa comme une conque autour d’une apparition – était-ce un garçon, était-ce une fille ? – jeune, mince, séduisante – c’était une fille, parbleu, avec ses fourrures, ses perles, ses pantalons russes, mais félonne, félonne !

« Félonne ! » cria Orlando (le commis était parti) et toute la boutique parut trembler, rouler, sous le choc d’eaux jaunâtres, et, très loin, elle vit les mâts du bateau russe fuyant vers la pleine mer, et puis, miraculeusement (peut-être la porte s’ouvrit-elle encore), la conque de parfum devint une sorte d’estrade ou de scène : une femme en descendit, grasse, couverte de fourrures, merveilleusement conservée, séduisante, diamantée, la maîtresse d’un grand-duc ; celle qui, se penchant sur les bords de la Volga, avait regardé se noyer des hommes en mangeant des sandwiches et qui maintenant traversait le magasin pour venir vers Orlando.

« Oh ! Sacha ! » cria Orlando. Vraiment elle était choquée que l’autre en fût tombée là ; elle était devenue si grasse, si léthargique, et Orlando se pencha sur la toile pour que cette apparition d’une femme grise emmitouflée et d’une jeune fille en pantalons russes avec toutes ces odeurs de cierges, de fleurs blanches et de vieux navires qui les accompagnaient, pût passer derrière son dos sans la voir.

« Pas de serviettes, serviettes de toilette, torchons, aujourd’hui, madame ? » insistait le commis. C’est bien à sa liste d’objets qu’Orlando dut de pouvoir répondre, après un coup d’œil et avec toutes les apparences de la dignité, qu’elle désirait au monde une seule chose, des sels pour le bain ; lesquels se trouvaient dans un autre rayon.

Mais, de nouveau, dans l’ascenseur, – si insidieuse est la répétition d’une scène – elle plongea très loin sous le présent ; et quand l’ascenseur rebondit légèrement au rez-de-chaussée, elle crut entendre un pot qui se brisait contre la rive d’un fleuve. Avec l’air de chercher son « rayon » (quel qu’il fût), elle s’arrêta, préoccupée, parmi les sacs à main, sourde aux suggestions des commis, tous également polis, noirs, bien peignés, avenants : ils descendaient sans doute d’un passé aussi vieux que le sien, et peut-être quelques-uns en éprouvaient-ils autant d’orgueil, mais, laissant choir l’opaque rideau du présent, ils ne consentaient à apparaître aujourd’hui que comme des commis de Marshall et Snelgrove, rien de plus. Orlando, toujours immobile, hésitait. À travers les grandes portes vitrées elle pouvait voir le charroi dans Oxford Street. Un autobus venait s’empiler sur un autre, puis, brusquement, d’un saut, se décollait. Ainsi les blocs de glace avaient roulé, tangué, ce jour d’antan, sur la Tamise. Un vieux gentilhomme avec des souliers fourrés était à califourchon sur l’un d’eux. Il allait – elle le voyait encore – appelant la malédiction du ciel sur les rebelles irlandais. Il avait coulé là, où était l’automobile d’Orlando.

« Le temps a passé sur moi, songea-t-elle en essayant de rassembler ses pensées. Et voici venir l’âge mûr. Que c’est étrange ! Rien n’est plus ce qu’il est. Je prends un sac à main et je pense à une vieille marchande des quatre-saisons gelée sur son bateau dans la glace. Quelqu’un allume un cierge rose et je vois une jeune fille en culottes russes. Quand je sors, comme maintenant – elle marchait en effet sur le trottoir d’Oxford Street – quel goût l’air a-t-il donc ? Le goût des herbes courtes. J’entends des clochettes de chèvres. Je vois des montagnes. En Turquie ? Dans les Indes ? En Perse ? » Ses yeux se remplirent de larmes.

Qu’Orlando se fût égarée un peu trop loin du moment présent, c’est ce qui frappera peut-être le lecteur qui la voit maintenant se préparer à monter dans sa voiture, les yeux baignés de larmes. En effet, on ne peut pas nier que les hommes les plus adroits dans l’art de vivre (souvent des inconnus, soit dit en passant) réussissent à synchroniser les soixante ou soixante-dix temps différents qui battent simultanément dans chaque système humain normal : lorsque onze heures sonnent à une de leurs pendules, toutes les autres carillonnent à l’unisson, et le présent n’amène jamais de rupture violente ni ne glisse complètement inaperçu dans le passé. De ceux-là nous pouvons dire avec raison qu’ils ont vécu précisément les soixante-huit ou les soixante-douze ans que leur accorde leur pierre tombale. Mais du reste des humains, certains sont morts, nous le savons, quoiqu’ils marchent à nos côtés ; d’autres sont vieux de plusieurs siècles, bien qu’ils se donnent trente-six ans. La longueur véritable d’une vie, quoi que puisse en dire le Dictionnaire Biographique, est toujours matière à discussion. Rester à l’heure, c’est une tâche difficile. Et rien ne jette plus vite à ce sujet la confusion dans nos esprits que le contact d’un art quelconque ; si Orlando perdit sa liste d’articles et si elle rentra sans les sardines ni les sels pour le bain ni les souliers, c’est peut-être son amour de la poésie que nous devons en accuser. Mais au moment où elle posait la main sur la poignée de son auto, le présent de nouveau la frappa violemment sur la tête. Onze fois elle fut ainsi ébranlée.

« Au diable ! » cria-t-elle, car c’est un grand choc, pour un système nerveux, que d’entendre sonner une horloge, si grand que pendant quelques instants nous n’aurons plus rien à dire d’Orlando sinon qu’elle fronça légèrement le sourcil, changea de vitesse admirablement et se mit à crier : « Regardez donc devant vous ! Savez pas ce que vous voulez faire, non ? Pourquoi ne pas le dire, alors ? » pendant que la voiture volait, virait, se faufilait, glissait, car Orlando était une admirable conductrice, le long de Regent Street, de Haymarket, de Northumberland Avenue, sur Westminster Bridge, à gauche, tout droit, à droite, encore tout droit…

La vieille route de Kent était bondée, ce jeudi onze octobre 1928. La foule débordait des trottoirs. Des femmes passaient avec leurs filets à provision. Des enfants couraient. Les drapiers affichaient des ventes-réclames. Des rues s’élargissaient, s’étrécissaient. Les longues perspectives, côte à côte, diminuaient rapidement. Un marché. Un enterrement. Un cortège portait des bannières où l’on pouvait lire « Ra Chô », puis quoi d’autre ? La viande était très rouge. Des bouchers debout devant leurs portes. Les femmes avaient fait couper leurs talons. Amor Vin, ça, c’était sur un porche. Une femme, accoudée à la fenêtre d’une chambre, regardait, dans une contemplation profonde, très tranquille. Applejohn et Applebed, pompes fun… On ne pouvait rien voir complètement, ni rien lire d’un bout à l’autre. Ce qu’on voyait commencer – ces deux amis, par exemple, marchant l’un vers l’autre à travers la chaussée – on ne le voyait jamais finir. Au bout de vingt minutes le corps et l’esprit n’étaient plus que des petits morceaux de papier déchirés qu’on fait tomber d’un sac dans le vent ; et, à vrai dire, la sortie de Londres en automobile à une allure rapide ressemble si fort au déchiquetage de la personnalité qui précède l’inconscience et peut-être la mort, qu’on peut se demander dans quel sens Orlando était réellement vivante à cet instant. En vérité, nous aurions dû abandonner à tous les vents une Orlando complètement dissociée si, au même moment, un écran vert ne s’était enfin levé à droite de la route : de ce côté, les petits morceaux de papier ralentirent leur chute ; puis l’écran se dressa à gauche, et l’on put voir tous les morceaux, d’eux-mêmes, pirouetter dans l’air ; enfin les écrans verts se dressèrent de façon continue des deux côtés de la route ; l’esprit d’Orlando regagna l’illusion de contenir en soi tous les objets, et bientôt elle vit une ferme, sa cour et quatre vaches, tous précisément grandeur naturelle.

Alors seulement Orlando poussa un soupir de soulagement, alluma une cigarette, et pendant une minute ou deux souffla des bouffées en silence. Puis elle appela, d’une voix hésitante, comme si la personne qu’elle demandait pût être absente : « Orlando ? » Car s’il y a (mettons) soixante-dix temps différents qui tous tic-tacquent à la fois dans l’esprit, combien de personnes n’y a-t-il pas – Dieu nous assiste ! – qui, à un moment ou à un autre, logent dans un esprit humain ? On a dit deux mille cinquante-deux. C’est donc la chose la plus ordinaire du monde qu’une personne, lorsqu’elle est seule, appelle « Orlando ? » (si tel est son nom), ce qu’il faut traduire : « Viens, viens ! je suis malade à en mourir du moi présent. J’en veux un autre. » De là les variations étonnantes que nous remarquons chez nos amis. Mais ces changements ne vont tout de même pas sur des roulettes, car l’on peut dire, comme Orlando (qui se trouvait au plein air dans la campagne et avait sans doute besoin d’un autre moi) « Orlando ? » mais ne pas voir l’Orlando désiré ; ces « moi » dont nous sommes bâtis et qui sont empilés l’un sur l’autre comme des assiettes aux mains d’un garçon, ces « moi » ont tous des attachements ailleurs, des sympathies, de petites constitutions et des droits, donnez à ces liens le nom qu’il vous plaira (et pour beaucoup il n’y a pas de nom), si bien que l’un viendra seulement s’il pleut, un autre si la pièce où vous vous trouvez a des rideaux verts, un autre si Mrs. Jones n’est pas là, un autre si vous pouvez lui promettre un verre de vin – et ainsi de suite ; chacun peut multiplier d’après sa propre expérience les différents contrats qui le lient à ses différents « moi » – et dont certains d’ailleurs sont trop follement ridicules pour qu’on puisse les mentionner par écrit.

Ainsi donc Orlando, au contour près de la grange, appela « Orlando ? » avec un accent interrogateur dans la voix et attendit. Orlando ne vint pas.

« Fort bien ! » dit Orlando avec la bonne humeur que les gens montrent en ces occasions ; et elle essaya d’un autre. Car elle avait une grande variété de « moi » à qui faire appel, beaucoup plus que nous n’avons pu en montrer dans un espace limité, puisqu’une biographie est regardée comme complète lorsqu’elle rend compte simplement de cinq ou six moi, tandis qu’un être humain peut en avoir autant de mille. À ne choisir que dans les moi qui ont trouvé place dans ce livre, Orlando, à cet instant, aurait pu appeler le jeune garçon qui faisait rouler d’un revers d’épée la tête de nègre ; le jeune garçon qui la rattachait ; le jeune garçon assis au sommet de la colline ; le jeune garçon qui avait vu le poète ; le jeune garçon qui avait tendu à la Reine la coupe d’eau de rose ; elle aurait pu évoquer encore le jeune homme amoureux de Sacha ; ou le Courtisan ; ou l’Ambassadeur ; ou le Soldat ; ou le Voyageur ; elle aurait pu encore demander à la femme de venir vers elle ; à la Bohémienne ; à la Grande Dame ; à l’Ermite ; à la jeune femme amoureuse de la vie ; à la Patronne des Lettres ; à la femme qui appelait Mar (évoquant par là les bains chauds et les flambées vespérales), ou Shelmerdine (évoquant par là les crocus dans les bois d’automne), ou Bonthrop (évoquant par là notre mort quotidienne), ou tous trois ensemble – ce qui avait plus de sens que nous n’avons d’espace pour le dire – tous ces moi étaient différents et Orlando aurait pu appeler l’un quelconque d’entre eux.

Peut-être ; mais ce qui paraît certain (car nous sommes maintenant dans la région des peut-être et des apparences), c’est que celui dont elle avait le plus besoin se refusait à venir : on devinait en effet à ses paroles qu’elle changeait de moi aussi vite qu’elle conduisait (chaque tournant en amenait un autre) comme il advient lorsque, pour quelque raison incompréhensible, le moi conscient qui est le plus haut et qui a le pouvoir de désirer, souhaite n’être qu’un seul moi. C’est ce que certains nomment le vrai moi : il est, disent-ils, le groupement de tous nos possibles ; commandés, verrouillés par notre Moi en chef, notre Moi-Clef qui les unit et les surveille. Orlando, certainement, cherchait ce moi-là comme le lecteur peut en juger en l’entendant parler au volant de son auto (si c’est un monologue sans queue ni tête, entrecoupé, trivial, terne et quelquefois inintelligible, que le lecteur s’en prenne à lui-même qui veut écouter une dame quand elle parle seule. Nous nous contentons de transcrire ses paroles telles qu’elle les prononça, en ajoutant entre parenthèses quel est le moi qui, à notre opinion, parle. Mais en ceci, nous pouvons fort bien nous tromper).

« Alors, quoi ? Alors, qui ? dit-elle. Trente-six ans ; en auto ; une femme ; oui, mais un million d’autres choses encore. Snob ? La Jarretière dans le hall ? Les léopards ? Mes ancêtres ? J’en suis fière ? Oui ! Gloutonne, luxurieuse, vicieuse ? Vraiment ? (Ici un nouveau moi entra). Je m’en soucie comme d’une guigne. Véridique ? Je crois. Généreuse ? Oh ! mais ça ne compte pas. (Ici un nouveau moi entra). Rester au lit le matin à écouter les pigeons dans de beaux draps ; plats d’argent ; vins ; femme de chambre ; valet de pied. Gâtée ? Peut-être. Trop de choses pour rien. D’où mes livres. (Elle cita cinquante titres classiques : c’étaient, croyons-nous, ces premières œuvres romanesques qu’elle avait déchirées.) Bavardage facile, romanesque. Mais (ici un autre moi entra) propre à rien, maladroite. Impossible d’être plus gauche. Et… et… (Orlando chercha son mot : si nous suggérons « amour », nous pouvons nous tromper, mais à coup sûr elle rit, rougit, puis cria.) Un crapaud serti d’émeraudes ! Harry l’archiduc ! Les mouches bleues au plafond ! (Ici un autre moi entra.) Mais Nell, Kit, Sacha ? (elle fut envahie de tristesse ; des larmes se formèrent vraiment dans ses yeux ; et voici longtemps qu’elle avait cessé de pleurer). Les arbres, dit-elle (Ici un autre moi entra). J’aime les arbres (elle dépassait un bosquet) qui croissent là depuis mille ans. Et les granges. (Elle dépassait une grange croulante au bord de la route.) Et les chiens de berger. (Précisément un chien de berger traversait la route au petit trot. Elle l’évita soigneusement.) Et la nuit. Mais les gens ? (Ici un autre moi entra.) Les gens ? (elle répéta le mot sur un ton interrogatif). Je ne sais pas. Bavards, méprisants, toujours à dire des mensonges. (À ce moment, elle tourna dans la grand-rue de sa ville natale où se pressait, car c’était jour de marché, une foule de paysans, de bergers, de vieilles femmes avec des poules dans leurs paniers.) Les paysans me plaisent. Je m’entends aux récoltes. Mais (ici un autre moi passa rapidement sur les sommets de son esprit comme le rayon d’un phare). La gloire ! (Elle rit). La gloire. Sept éditions. Prix. Photographie dans les journaux du soir (Elle faisait allusion à son poème Le Chêne et au Prix « Burdett Coutts » qu’elle avait obtenu ; et, disons-le en passant à la hâte, quelle amertume pour un biographe que de voir ainsi le triomphe où devait culminer son livre, la péroraison qui devait le clore, jetés au vent dans un éclat de rire, au hasard d’une réflexion ! Mais, en vérité, lorsqu’on écrit sur une femme, plus rien n’est à sa place, ni les points culminants, ni les péroraisons ; l’accent ne tombe jamais où il tomberait avec un homme). La gloire ! répéta-t-elle. Le poète – un charlatan, les deux ensemble chaque matin, c’est régulier comme la poste. Dîners et réunions(12) ; réunions et dîners ; gloire, oh ! gloire ! (À ce moment, elle dut ralentir pour traverser la foule du marché. Mais personne ne fit attention à elle. Un marsouin dans l’étalage d’un poissonnier attirait beaucoup plus les regards qu’une dame qui avait obtenu un Prix et qui aurait pu, si elle l’avait voulu, poser sur son front trois couronnes superposées.) Tout en conduisant avec une extrême lenteur, elle chantonna doucement comme si c’eût été une vieille chanson : « Avec l’argent de mon Prix, j’achèterai des pommiers fleuris, j’achèterai des pommiers fleuris, et sous mes pommiers fleuris, je veux dire à mon fils aîné ce que c’est que la renommée. » Ainsi elle chantonnait et peu à peu ses phrases ployaient comme un collier barbare de perles lourdes. « Et sous mes pommiers fleuris, dit-elle d’une voix chantante, en marquant le rythme des mots, je verrai la lune au loin, et les charrettes de foin… »

Elle s’arrêta court, considéra fixement devant elle le bouchon du radiateur et tomba dans une méditation profonde.

« Il était assis à la table de Twitchett, musa-t-elle, avec une fraise crasseuse. Était-ce le vieux Mr. Baker venu pour mesurer le bois ? Ou bien était-ce Sh-p-re ? (car lorsque nous prononçons pour nous seuls les noms que nous révérons profondément, nous ne les prononçons jamais en entier). Orlando regarda pendant dix minutes devant elle et laissa presque s’arrêter la voiture.

« Hantée ! cria-t-elle en appuyant soudain sur l’accélérateur. Hantée ! depuis ma plus tendre enfance. Vois, l’oie sauvage qui s’envole ! Elle s’envole devant la fenêtre vers la mer. Et chaque fois j’ai fait un bond (elle serra les doigts sur le volant) et j’ai tendu les bras pour la saisir. Mais l’oie sauvage vole trop vite. Je l’ai vue ici… là… là… en Angleterre, en Perse, en Italie. Toujours elle vole et fuit vers la mer, et toujours j’envoie derrière elle les mots comme des filets (elle fit le geste de la main), mais ils se ratatinent comme se ratatinent les filets qu’on retire à bord quand ils ne contiennent rien que des algues ; et parfois on trouve au fond une pincée d’argent… six mots… Jamais, jamais le grand poisson qui vit dans la forêt des coraux abyssins. » Elle inclina la tête et réfléchit profondément.

Et ce fut à cet instant, alors qu’elle avait cessé d’appeler Orlando pour se plonger dans d’autres pensées, que l’Orlando appelée vint d’elle-même ; car, à l’instant, tout changea (elle avait dépassé les grilles pour entrer dans le parc).

Son être entier s’assombrit, se fixa : ainsi une addition heureuse peut donner du relief et de la solidité à une surface ; les creux s’approfondissent ; ce qui semblait proche s’éloigne ; et tout prend sa place comme l’eau prend sa place dans les parois d’un puits. De même Orlando à cet instant s’assombrit, s’apaisa, et, grâce à l’addition de cette Orlando, ce qu’on appelle à tort ou à raison un moi unique, devint un moi réel. Alors elle se tut. Car il est probable que lorsque les gens parlent seuls, leurs moi distincts (dont il peut y avoir plus de deux mille) souffrent d’isolement et cherchent à se remettre en contact avec les autres, mais lorsque le contact est établi, ils se taisent.

Impeccablement, rapidement, Orlando monta l’allée sinueuse, traversa les ormeaux et les chênes, puis la pelouse à la chute si douce que, si c’eut été de l’eau, elle eût couvert la plage d’un calme et lisse flot vert. Plantés çà et là en groupes solennels, se dressaient des hêtres et des chênes. Les daims passaient au milieu d’eux, l’un blanc comme la neige, l’autre portant la tête de côté parce qu’il s’était pris les bois dans un grillage. Orlando observa tout avec la plus grande satisfaction, tout, arbres, daims, pelouse ; son esprit semblait être un fluide qui enveloppait les choses et les enfermait complètement. La minute d’après elle s’arrêtait dans cette cour qui, pendant tant de siècles, l’avait vue venir, à cheval ou dans son carrosse, précédée et suivie de cavaliers ; qui avait connu le balancement des panaches, le flamboiement des torches, et où ces mêmes arbres, qui maintenant laissaient tomber leurs feuilles, avaient chaque année secoué leurs floraisons. Aujourd’hui elle était seule. Les feuilles d’automne tombaient. Le portier ouvrit les grandes grilles. « l’jour, James, dit-elle, il y a quelques objets dans la voiture, voulez-vous les porter à l’intérieur ? » paroles sans beauté, sans intérêt, sans signification profonde, on l’admettra, et pourtant d’un sens si pulpeux à cet instant qu’elles tombaient comme des noix mûres d’un arbre, témoignant que la peau ridée du quotidien, quand elle est bourrée de sens, devient étonnamment voluptueuse. Ceci était vrai pour l’instant du moindre geste, de la moindre action, si ordinaires qu’ils fussent ; le spectacle d’Orlando quittant sa robe pour enfiler une paire de pantalons en peau de taupe et une jaquette de cuir (ce qu’elle fit en moins de trois minutes) était si beau, avec des attitudes si ravissantes qu’on n’eût pas été plus ému par Madame Lopokowa elle-même usant de son art le plus haut. Orlando s’avança dans la salle à manger où ses vieux amis Dryden, Pope, Swift, Addison, la regardèrent d’abord avec un peu de gêne. « Voici donc, semblaient-ils dire, voici donc celle qui a remporté le Prix ! » Mais ayant réfléchi que c’était une affaire de deux cents guinées ils firent un signe de tête approbateur. Deux cents guinées, avaient-ils l’air de dire, on ne doit pas cracher sur deux cents guinées. Orlando se tailla une tranche de pain et une de jambon, les empila l’une sur l’autre et se mit à manger en marchant à grands pas à travers la pièce ; en une seconde elle eut secoué sans y songer toutes ses bonnes manières. Après cinq ou six tours, elle but d’un trait, en levant le coude, un verre de vin rouge espagnol, en remplit un autre qu’elle prit à la main et s’en fut dans le long corridor, puis à travers une douzaine de salons, amorçant ainsi une visite complète de la maison, suivie par les molosses et les épagneuls qui voulurent bien l’accompagner.

Cela aussi, le jour l’exigeait. Revenir ici et ne pas visiter la maison, Orlando aurait plutôt quitté sa grand-mère sans l’embrasser. Elle eut l’impression que les pièces s’illuminaient à son entrée, s’éveillaient, rouvraient les yeux comme si elles eussent dormi pendant son absence. Elle les avait vues, songea-t-elle, des centaines et des milliers de fois : jamais deux fois les mêmes ; dans une vie aussi longue que la leur, elles semblaient avoir acquis une infinité d’états d’âme, variables selon l’été, l’hiver, le temps clair ou sombre, les vicissitudes de son propre sort et le caractère des gens qui venaient les voir. Elles étaient toujours polies avec les étrangers, mais un peu lasses ; avec Orlando seule elles s’ouvraient entièrement, se sentaient à leur aise. Et comment aurait-il pu en être autrement ? Leur intimité réciproque durait maintenant depuis quatre siècles. Elles n’avaient rien à se cacher. Orlando connaissait leurs joies et leurs peines. Elle connaissait en chacune l’âge de chaque objet, tous leurs petits secrets, un tiroir caché, un placard masqué, un défaut parfois, une partie inachevée ou surajoutée après coup. Et les pièces à leur tour connaissaient d’Orlando toutes les humeurs, et toutes les métamorphoses. Elle ne leur avait rien caché ; elle était venue vers elles jeune garçon et femme, pleurante et dansante, méditative ou gaie. Sur le siège de la fenêtre elle avait écrit ses premiers vers ; dans cette chapelle elle s’était mariée. Et elle serait enterrée ici, réfléchit-elle en s’agenouillant sur le banc de la fenêtre dans la longue galerie et en dégustant à petits coups son vin d’Espagne. Bien qu’elle pût à peine l’imaginer, le corps du léopard héraldique ferait encore ses étangs jaunes sur le parquet le jour où on la descendrait au milieu de tous ses ancêtres. Elle qui ne croyait en aucune immortalité ne pouvait s’empêcher de sentir que son âme viendrait errer sans cesse dans cette demeure comme ces lueurs rouges sur les panneaux, ces lueurs vertes sur le sofa. Car cette pièce – Orlando était entrée dans la chambre de l’Ambassadeur – scintillait comme une coquille qui a reposé pendant des siècles au fond de la mer : l’eau a déposé sur elle, épandu sur elle un million de teintes ; cette pièce était rose et jaune, verte et couleur de sable. Nul Ambassadeur ne dormirait plus là. Ah ! mais Orlando savait où le cœur de la maison battait encore. Poussant doucement une porte, elle s’arrêta sur un seuil afin que la pièce (imagina-t-elle) ne pût la voir, et de là contempla la tapisserie qui se soulevait, retombait, au faible souffle de l’éternelle brise qui ne cessait jamais de la faire palpiter. Le chasseur chevauchait toujours. Daphné fuyait toujours. Toujours le cœur battait, pensa-t-elle, quoique faible, quoique lointain ; frêle mais indomptable cœur de l’immense bâtisse !

Alors, rappelant sa troupe de chiens, Orlando traversa toute la galerie dont le plancher est fait de chênes entiers sciés dans leur longueur. Les rangées de fauteuils avec tous leurs velours fanés, bien alignées contre les murs, étendaient leurs bras pour Élisabeth, pour Jacques, pour Shakespeare peut-être, pour Cecil, mais nul ne venait. Ce spectacle attrista Orlando. Elle décrocha le cordon qui parquait les vieux meubles. Elle s’assit sur le fauteuil de la Reine ; elle ouvrit un livre manuscrit posé sur la table de Lady Betty ; elle plongea ses doigts dans de vieux pétales de roses ; elle brossa sa chevelure courte avec les brosses d’argent du Roi Jacques ; elle s’assit sur son lit, en fit rebondir deux ou trois fois le sommier (mais aucun Roi ne dormirait jamais plus là malgré tous les draps neufs de Louise) et appuya sa joue contre la courtepointe d’argent usée. Mais partout elle trouvait de petits sachets de lavande contre les mites et des pancartes imprimées : « On est prié de ne rien toucher » ; Orlando les avait placées là elle-même ; maintenant, elles paraissaient la repousser. La maison n’était plus entièrement sienne, soupira-t-elle. Elle appartenait au temps désormais ; à l’histoire ; elle était passée hors de la main, hors du pouvoir des vivants. Jamais plus on ne renverserait de la bière ici, songea Orlando (elle était dans la chambre qu’avait habitée le vieux Nick Greene) ; on ne roussirait plus le tapis. Jamais plus deux cents domestiques ne courraient et ne brailleraient au long des corridors avec des braseros et d’énormes branches pour les énormes cheminées. Jamais plus on ne ferait fermenter de l’ale, on ne fabriquerait de chandelles, on ne façonnerait des selles, on ne taillerait de pierres dans les ateliers des communs. Les marteaux et les maillets s’étaient tus. Les chaises et les lits étaient vides ; les chopes d’argent et d’or reposaient sous globe. Les grandes ailes du silence battaient du haut en bas de la maison vide.

Orlando s’assit au bout de la galerie, ses chiens couchés en rond à ses pieds, dans le dur fauteuil de la Reine Élisabeth. La galerie s’étirait très loin et se perdait presque dans l’ombre. C’était comme un tunnel creusé profond dans le passé. Les regards d’Orlando, en y errant, pouvaient y voir rire et parler une compagnie nombreuse ; les grands hommes qu’elle avait connus : Dryden, Swift et Pope ; les hommes d’État en conversations particulières ; les amoureux attardés dans l’embrasure des fenêtres ; des gens qui buvaient et mangeaient à de longues tables ; la fumée du bois s’enroulait autour de leurs têtes, les faisait tousser et éternuer. Plus loin encore, Orlando voyait des couples de danseurs splendides rangés pour le quadrille. Les accents flûtés, frêles, énergiques pourtant d’une musique s’élevèrent. Un orgue tonna sourdement. Un cercueil fut porté dans la chapelle. Un cortège de mariage en sortait. Des chevaliers, le heaume en tête, partaient pour la guerre. Ils rapportaient des bannières de Flodden, de Poitiers et les clouaient contre le mur. La longue galerie ainsi se remplissait ; en fouillant du regard, plus loin encore, Orlando crut distinguer à l’extrême bout, derrière les Élisabéthains et les Tudors, une silhouette plus vieille, plus lointaine, plus sombre, encapuchonnée, monastique, sévère, un moine qui marchait, les mains jointes autour d’un livre, et dont les lèvres murmuraient.

Comme un coup de tonnerre, l’horloge de l’étable sonna quatre heures. Jamais tremblement de terre ne démolit toute une ville avec plus de violence. La galerie et tous ses occupants tombèrent en poudre. Le propre visage d’Orlando, qui était demeuré obscur et sombre pendant sa contemplation, fut illuminé comme par l’éclair d’une explosion. À cette lumière, tous les objets environnants lui apparurent avec une extrême netteté. Elle vit deux mouches décrivant un cercle et le bleu de leurs carapaces. Elle vit un nœud dans le bois devant son pied et le tressaillement d’une oreille de chien. Au même moment elle entendit une branche qui craquait dans le jardin, une brebis qui toussait dans le parc, le cri aigu d’un martinet devant la fenêtre. Orlando sentit son corps trembler, pris de picotement, comme si elle l’avait exposé nu aux morsures du gel. Pourtant elle demeura calme – ce qu’elle n’avait pas fait à Londres lorsque l’horloge avait sonné dix heures (car désormais une et entière elle présentait peut-être une plus large surface aux coups du temps) ; elle se leva, mais sans précipitation, appela ses chiens et fermement, mais avec une grande vivacité, descendit l’escalier, sortit dans le jardin. Là, les ombres des plantes étaient miraculeusement distinctes. Elle nota, dans les parterres de fleurs, tous les grains de la terre comme sous une loupe. Elle vit l’entrelacs des branches de chaque arbre. Chaque feuille de l’herbe était distincte ainsi que le dessin des veines et des pétales. Elle vit Stubbs, le jardinier, qui s’avançait dans le sentier : le moindre bouton de ses guêtres lui apparut avec netteté ; elle vit Betty et Prince, les chevaux de trait : jamais elle n’avait aperçu aussi clairement l’étoile blanche sur le front de Betty et les trois longs crins qui dépassaient les autres dans la queue de Prince. Dans la cour, les vieux murs gris de la maison avaient le relief grenu d’une photographie récente ; Orlando pouvait entendre le haut-parleur qui concentrait sur la terrasse l’air de danse que des gens écoutaient à Vienne dans l’opéra tendu de velours rouge. Les nerfs tirés, tendus par le présent, elle était aussi la proie d’une peur étrange : à chaque fois que le gouffre du temps s’ouvrait, livrait passage à une seconde, un danger inconnu, lui semblait-il, pouvait surgir du même coup. Cette tension était trop implacable et trop dure pour qu’on pût la supporter longtemps sans malaise. Elle marcha, plus vivement qu’elle n’eût désiré (quelqu’un semblait faire mouvoir ses jambes à sa place), à travers le jardin, puis dans le parc. Là, par un grand effort, elle se contraignit à s’arrêter devant l’atelier de charronnerie et à regarder sans un geste Joe Stubbs qui façonnait une roue de charrette. Elle était debout, les yeux fixés sur cette main d’homme, quand le quart sonna. Il la traversa douloureusement comme un météore, si chaud qu’aucun doigt n’eût pu le saisir. Elle vit avec un relief dégoûtant que le pouce de Joe, à sa main droite, n’avait pas d’ongle : à la place il y avait un bourrelet rose de chair. C’était si répugnant qu’Orlando manqua s’évanouir mais dans le moment d’obscurité que lui accordèrent ses paupières battantes, le présent cessa de peser sur elle. Dans cette ombre que jeta le battement de ses paupières il y avait quelque chose d’étrange, quelque chose (comme tous peuvent le vérifier en regardant aussitôt le ciel) qui manque toujours au présent – d’où son caractère terrible, indescriptible – quelque chose qu’on tremble de nommer, comme on pique une épingle dans le corps d’un insecte, qu’on tremble d’appeler beauté, car cette ombre n’a pas de corps, pas de substance ni de qualité propre : et pourtant elle a le pouvoir de transformer tout ce qu’elle pénètre. Cette ombre donc, tandis que les paupières d’Orlando battaient dans son demi-évanouissement devant l’atelier de charronnerie, soudain glissa, vint se mêler aux innombrables visions qu’Orlando avait eues jusqu’alors, les composa, les rendit tolérables et compréhensibles. L’esprit d’Orlando se mit à rouler comme la mer. « Oui, songea-t-elle en poussant un profond soupir de soulagement, tandis qu’elle se détournait de l’atelier pour attaquer la pente de la colline, je peux recommencer à vivre. Je suis au bord de la Serpentine, pensa-t-elle, le bateau d’un sou grimpe, plonge sous le blanc porche des mille morts. Je vais comprendre… »

Telles furent ses paroles prononcées très distinctement, mais nous ne pouvons cacher le fait qu’elle était alors un témoin très indifférent à la réalité des objets environnants ; elle aurait pu fort bien prendre une brebis pour une vache ou un vieil homme appelé Smith pour quelque autre appelé Jones qui ne fût pas le moins du monde son parent. Car l’ombre d’évanouissement causée par un pouce sans ongle s’était approfondie et projetait au fond de son cerveau (aux antipodes de toute vision) un étang où les formes baignaient dans une nuit si profonde qu’on pouvait à peine les reconnaître. Orlando regarda dans cet étang, cette mer peut-être, où toute chose se reflète – certains affirment même que nos passions les plus violentes, et l’art, et la religion sont les reflets que nous voyons dans ce creux sombre au fond de nos cerveaux quand le monde visible, un instant, s’obscurcit. Orlando regarda longtemps, profondément, plus loin encore, et aussitôt le sentier ombragé de fougères, sur la pente de la colline, cessa d’être tout à fait un sentier pour devenir en partie la Serpentine ; les buissons d’aubépines devinrent en partie des dames et des messieurs assis avec des porte-cartes et des cannes à pommeau d’or dans les mains ; les brebis devinrent en partie les hautes maisons de Mayfair ; tout devint en partie autre chose, comme si l’esprit d’Orlando était devenu une forêt avec, çà et là, des embranchements de clairières ; les choses s’approchaient, s’éloignaient, et se confondaient, s’écartaient, s’alliaient et se combinaient de la façon la plus étrange en un mouvant échiquier de lumières et d’ombres. Et hormis le moment où Canute, le lissier, poursuivant un lapin, lui rappela qu’il devait être environ quatre heures et demie – il était en réalité six heures moins vingt-trois – Orlando oublia complètement l’heure.

Le sentier aux fougères, avec bien des contours et des méandres, montait de plus en plus haut, aboutissait enfin au chêne qui se dressait sur le sommet. L’arbre était devenu plus gros, plus inébranlable, plus noueux depuis qu’Orlando l’avait vu pour la première fois, aux environs de l’année 1588, mais il était encore dans le plein de sa force. Les petites feuilles nettement découpées palpitaient encore en masses épaisses sur les branches. Orlando se jeta sur le sol et sentit sous elle diverger l’ossature de l’arbre comme des côtes d’une épine dorsale. Il lui plut de se croire à cheval sur le dos du monde. Il lui plut de s’attacher à cette dureté. Au mouvement qu’elle fit en s’allongeant à terre, un petit livre carré, relié de toile rouge, glissa de sa veste de cuir – c’était son poème Le Chêne. « J’aurais dû porter une bêche », réfléchit-elle, La terre était si tassée entre les racines ; il était peu probable qu’elle parvînt à enterrer le livre là, comme elle l’avait projeté. D’ailleurs, les chiens le déterreraient. « Ces célébrations symboliques n’ont jamais de chance », pensa Orlando. Peut-être ferait-on aussi bien de s’en passer. Elle avait encore au bout de la langue le petit discours qu’elle aurait prononcé en enterrant le livre (c’était un exemplaire de la première édition avec les signatures de l’auteur et de l’artiste). « J’enterre ceci comme un tribut à la terre, aurait-elle dit, je rends à la terre ce que la terre m’a donné. » Mais, Seigneur, dès qu’on arrondissait la bouche pour prononcer ces mots, comme ils devenaient stupides ! Ils rappelèrent à Orlando le vieux Greene qui, sur une estrade, l’autre jour, l’avait comparée à Milton (hormis sa cécité) en lui tendant un chèque de deux cents guinées. Alors elle avait pensé à ce chêne, ici, sur la colline ; elle s’était demandé : Qu’a donc à faire ceci avec cela ? La louange et la gloire, qu’ont-ils à faire avec la poésie ? Qu’ont à faire sept éditions (c’était le chiffre atteint déjà) avec la valeur du volume ? Écrire de la poésie n’était-ce pas une transaction secrète, une voix répondant à une autre voix ? Tout ce bavardage, par suite, ces louanges et ces blâmes, et ces conversations avec des gens qui vous admirent et ces conversations avec des gens qui ne vous admirent pas avaient aussi peu de rapport que possible avec la chose vraie… une voix qui répond à une autre voix. Quoi de plus secret, songea-t-elle, de plus lent, de plus semblable au commerce des amoureux que la réponse bégayante qu’elle avait faite pendant toutes ces années à la vieille mélopée des bois, aux fermes et aux chevaux bruns qui, col contre col, sont arrêtés devant la grille, au forgeron, à la cuisine, aux champs qui, si laborieusement, portent l’orge, les raves, l’herbe, et au jardin enfin qui fait s’épanouir iris et fritillaires ?

Orlando laissa donc son livre sans l’enterrer, pages au vent sur le sol, et regarda le vaste paysage, divers, ce soir, comme un fond sous-marin sous les alternances de soleil et d’ombre. On y distinguait un village avec un clocher parmi des ormeaux ; la voûte grise d’un grand manoir au fond d’un parc ; une étincelle de soleil jaillie sur le vitrage d’une serre ; une cour de ferme avec des meules de blé jaune. Les champs étaient tachetés de noirs boqueteaux ; au-delà s’étiraient de longues étendues de bois, puis on voyait l’éclair d’une rivière, des collines encore. À l’horizon les dents de scie de Snowdon mêlaient leurs blancheurs aux nuages ; Orlando vit aussi les lointaines collines d’Écosse et les flots furieux qui tournoient autour des Hébrides. Elle tendit l’oreille au bruit d’une canonnade sur la mer. Non. Seul, le vent soufflait. Il n’y avait pas de guerre aujourd’hui. Drake était mort ; Nelson était mort. « Et c’est ici », songea Orlando en laissant tomber ses regards, qui s’étaient égarés dans ces lointains, une fois de plus sur la terre proche, « c’est ici qu’était ma terre, jadis ; ce château entre les dunes était à moi. » À cet instant le paysage (sans doute par un artifice du jour mourant) se secoua, se souleva, fit glisser cet amas de maisons, de châteaux, de forêts sur ses flancs en forme de tente. Les montagnes nues de Turquie se dressèrent devant Orlando. Midi éblouissait. Elle regarda droit sur la pente rôtie de flammes. Des chèvres broutaient à ses pieds des touffes terreuses. Un aigle plana sur sa tête. Elle entendit croasser à ses oreilles la voix rauque du vieux Rustum le bohémien : « Qu’est-ce que votre antiquité, votre race et vos richesses quand on les compare à ceci ? Qu’avez-vous besoin de quatre cents chambres, de couvercles d’argent sur tous vos plats, de servantes et de plumeaux ? »

À cet instant, une horloge d’église carillonna dans la vallée. Le paysage en forme de tente s’effondra. Le présent, une fois de plus, ruissela sur la tête d’Orlando, mais avec plus de douceur maintenant, car une lumière mourante n’offrait plus à ses regards de détails minuscules, mais seulement des champs brumeux, des fermes où brûlaient des lampes, la masse ensommeillée d’un bois et un éventail de lumière qui poussait l’ombre devant lui au long d’un sentier. Avait-il sonné neuf, dix, ou onze heures, Orlando ne pouvait le dire. La nuit était venue, la nuit qu’elle avait toujours aimée, la nuit où les reflets, dans l’étang sombre de l’esprit, scintillent plus clairement que le jour. Il n’était pas nécessaire maintenant de s’évanouir pour plonger un regard profond dans cette ombre où les choses prennent forme, pour voir dans l’étang de l’esprit tantôt Shakespeare, tantôt une jeune fille en pantalons russes, tantôt un bateau d’un sou sur la Serpentine, enfin l’Atlantique même qui roule ses énormes vagues au large du Cap Horn. Orlando regarda dans l’ombre. Le brick de son mari était là, il montait au sommet d’une vague ! Il grimpait, il grimpait encore ! Le porche blanc des mille morts se dressait devant lui. Ô téméraire ! Ô fou ridicule, toujours à doubler le Cap Horn – si inutilement – en pleine tempête ! Mais déjà le brick plongeait dans le porche, ressortait de l’autre côté ; sauf, sauf enfin !

« Pleurs de joie, cria Orlando, pleurs de joie ! » et à cet instant le vent tomba, les eaux se calmèrent ; elle vit les vagues rider paisiblement la mer sous la lumière de la lune.

« Marmaduke Bonthrop Shelmerdine ! » cria-t-elle debout au pied du chêne.

Le beau nom miroitant tomba du ciel comme une plume bleu d’acier. Elle le regarda tomber, virant et tournoyant comme une flèche dont la chute lente clive magnifiquement l’air profond. Le bien-aimé venait, comme il venait toujours, dans les moments de calme mort ; lorsque les vagues n’étaient que des rides ; lorsque les feuilles piquetées tombaient lentement sur les pieds d’Orlando dans les bois automnaux ; lorsque le léopard demeurait immobile ; lorsque la lune régnait sur l’eau et que rien ne bougeait entre ciel et mer. Alors il venait.

Tout était maintenant immobile. Il était près de minuit. La lune se levait avec lenteur sur la lande. Sa lumière fit s’élever sur la terre un fantomatique château. La grande maison était là, drapée d’argent, avec toutes ses fenêtres. Point de murailles, point de matière. Tout n’était que fantôme. Tout était immobile. Toutes les lumières brûlaient comme pour l’arrivée d’une Reine morte. Orlando, à ses pieds, dans la grande cour, vit osciller des panaches noirs, des torches palpiter, s’agenouiller des ombres. Une Reine, encore, descendait de son carrosse.

« Cette maison est la vôtre, Madame, cria Orlando, s’inclinant pour une profonde révérence. Rien n’a changé. Le défunt lord, mon père, vous montrera le chemin. »

Tandis qu’elle parlait, le premier coup de minuit sonna. La froide brise du présent lui souffla au visage sa petite haleine apeurée. Anxieusement elle fouilla le ciel des yeux. Il était maintenant tout assombri de nuages. Le vent grondait à ses oreilles. Mais dans le grondement du vent elle entendit le grondement d’un avion qui approchait.

« Ici ! Shel, ici ! » cria-t-elle en présentant à la lune (qui à ce moment brillait d’un vif éclat) sa poitrine nue où ses perles brillaient comme les œufs d’une énorme araignée lunaire. L’avion fonça hors des nuages, plana sur la tête d’Orlando. Il hésita juste au-dessus d’elle. Les perles, dans l’ombre, brillaient d’un éclat phosphorescent.

Et lorsque Shelmerdine, devenu maintenant un beau capitaine marin, hâlé, les joues fraîches, et alerte, sauta sur le sol, Orlando vit, au-dessus de sa tête, monter d’un seul coup d’aile un oiseau sauvage, seul.

« C’est l’oie ! cria Orlando, l’oie sauvage… »

Et le douzième coup de minuit sonna ; le douzième coup de minuit, le jeudi onze octobre mil neuf cent vingt-huit.

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