Ourika de Claire de Duras

Parmi les marchandises exotiques que le chevalier de
Boufflers, gouverneur du Sénégal, entassa dans le navire qui le
ramenait en France à l’été 1786, les singes et la plupart des
perroquets ne survécurent pas à la traversée, mais des espèces se
montrèrent plus résistantes et purent rejoindre les demeures des
grands seigneurs à qui elles devaient être offertes. « Il me reste
une perruche pour la reine », écrivait le chevalier, quelques
semaines après avoir débarqué, à sa maîtresse, Mme de Sabran,
en dressant l’inventaire de ses dons, « un cheval pour le maréchal
de Castries, une petite captive pour M. de Beauvau, une poule
sultane pour le duc de Laon, une autruche pour M. de
Nivernois1 ».


Il ne faut point s’étonner si le sérail du chevalier comptait
aussi une enfant, considérée à l’instar d’un cheval ou d’une
volaille. Depuis plus d’un siècle, il était en vogue dans les grandes
familles de France et d’Angleterre de faire porter leur livrée par de
petits domestiques de couleur, et bien que l’usage fût en train de
se répandre avec le développement de la traite des nègres, les
diplomates et les voyageurs européens étaient parfois poussés par
des raisons humanitaires à acheter sur le marché des esclaves de
petits orphelins noirs, pour les envoyer ensuite dans leur propre
patrie. Certes, leur destinée allait continuer à dépendre du
penchant à la pitié de leurs nouveaux maîtres et des caprices du
hasard, mais servir en terre d’exil, être condamné à vieillir seul,
loin de son peuple, était préférable à la vie qui attendait les
esclaves dans les plantations d’outremer. Et pourtant, l’idée d’avoir
échappé à un pire sort n’entraîne pas nécessairement de sentiment
de gratitude à l’égard des maîtres, et encore moins de résignation.
Songeons à Zamor, l’esclave indien qui, entré encore enfant au
service de la comtesse du Barry, la dernière favorite de Louis XV,
avait été son page dans les années de faste à Versailles, mais qui
en 1789 se transforma dans le plus implacable des persécuteurs,
en la dénonçant auprès du tribunal révolutionnaire qui devait
l’envoyer à l’échafaud.


Dans la mesure des intérêts économiques de son pays,
Boufflers s’était montré sensible au drame de l’esclavage, et au
cours de sa mission au Sénégal il avait envoyé en France, comme
cadeau à ses amis et connaissances, plusieurs enfants de couleur.
Seule Ourika, sa dernière acquisition, la petite captive destinée
aux princes de Beauvau, devait laisser une trace, en défiant avec
ses malheurs la bonne conscience des Lumières et en inspirant à
Claire de Duras son premier roman. C’est en effet grâce à une
dame de la haute société qui s’était reconnue dans sa douleur
qu’une femme noire, amaigrie et malade, prenait la parole du fond
du couvent où elle avait cherché refuge, pour narrer
l’insurmontable isolement auquel l’avait condamnée la
pigmentation de sa peau au sein de la société la plus cosmopolite
d’Europe. Et c’est justement son incarnation romanesque qui allait
lui offrir, post mortem, une nouvelle patrie, en donnant enfin à
cette paria parmi les parias, à cette humiliée parmi les humiliés,
une citoyenneté de plein droit dans l’imaginaire romantique.
À vrai dire, l’enfant que le chevalier de Boufflers avait
ramenée dans ses bagages n’aurait pu espérer un accueil meilleur
que ce que lui réserva l’hôtel de Beauvau. Ourika devint aussitôt
« un objet d’intérêt, de goût, de tendresse » pour le maréchal, et
elle avait inspiré à la maréchale « la tendresse d’une véritable
mère2 » ; à quoi elle répondait par son attachement sincère. Mais
la mort qui l’avait doucement emportée à l’âge de seize ans l’avait-
elle vraiment préservée, comme semblent le suggérer les
Souvenirs de Mme de Beauvau, des humiliations que sa couleur
de peau lui réserverait à l’âge adulte ? Sa mort n’avait-elle pas été
causée, comme le voulait la rumeur qui courait dans le beau
monde parisien, par son amour malheureux pour un neveu de sa
protectrice ? Nous ne savons pas si, quand des années plus tard
elle évoquait la destinée de la petite Sénégalaise, Mme de Duras
avait une réponse à ces questions : toujours est-il que le récit
qu’elle en fit pour les hôtes de son salon fut tellement captivant
que ceux-ci lui demandèrent de le mettre par écrit3. C’était en
1820 ; à quarante ans révolus, Mme de Duras naissait à la
littérature, et en quelques brèves années elle allait écrire trois
romans mémorables : Ourika, Édouard et Olivier.

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