Car la duchesse n’avait ni l’audace de Mme de Staël, ni le
besoin de gagner sa vie comme Mme de Genlis. L’image qu’elle
voulait proposer d’elle-même était celle d’une noble « dilettante »
qui écrivait comme elle faisait de la tapisserie, pour passer le
temps165. Mais son choix n’était pas dénué d’ambiguïté, son
horreur de la « publicité » ne retirait rien au désir de
reconnaissance implicite dans sa « conscience timorée
d’auteur166 », et la ligne de démarcation entre la sphère privée et la
vie publique était trop mince pour garantir son droit à la réserve.
De surcroît, elle ne pouvait ignorer que depuis deux siècles
désormais les salons entretenaient des rapports très étroits avec la
littérature : dès l’époque de Mme de Rambouillet, les lectures
privées avaient permis des sondages d’opinion et des opérations
promotionnelles des plus efficaces : celles d’Ourika ne leur
cédaient en rien.
L’exploit narratif de la duchesse avait suscité la curiosité et
les commentaires (pas toujours bienveillants)167 de la bonne
société parisienne, et l’histoire de la jeune négresse malheureuse
était devenue un sujet à la mode. Alarmée par le bruit causé par le
livre, craignant les contrefaçons, Mme de Duras avait pris la
décision de faire imprimer sa nouvelle, d’abord dans une édition
hors commerce parue en décembre 1823, puis, au mois de mars
suivant, dans une édition destinée au public. Elle prenait
cependant la précaution de ne pas signer son ouvrage et d’en
affecter les bénéfices à des œuvres de bienfaisance, s’empressant
d’expliquer à son amie Rosalie les raisons qui l’avaient poussée à
se découvrir : « Voilà Ourika imprimée. Vous avez deviné ce qui
m’a décidée. On en a fait cent comédies plus ridicules les unes
que les autres, et ceux qui ne connaissent pas l’ouvrage auraient
pu croire que j’étais l’auteur de tout cela. J’ai voulu n’être
responsable que de mes propres fautes ; mais toute cette publicité
m’a été désagréable, je ne conçois pas qu’on se soucie des éloges
des gens qu’on ne connaît pas. Je ne suis pas encore assez auteur
pour priser cette gloire168. » La stratégie de la duchesse allait se
révéler gagnante : non seulement le roman ne compromettait
aucunement son prestige d’épouse du premier gentilhomme de la
Chambre – après avoir défini Ourika comme « une Atala de
salon », avec une allusion ironique à Chateaubriand, Louis XVIII
avait commandé un vase en son honneur –, mais surtout, d’édition
en édition, il s’imposait comme un véritable best-seller 169.
En octobre 1825, Édouard suivait un parcours analogue :
après une série de lectures et une édition privée, il arrivait dans
les librairies et s’auréolait de succès. C’était l’histoire d’une
passion impossible entre un roturier et une duchesse, à travers
laquelle Mme de Duras avait voulu « montrer l’infériorité sociale
telle qu’elle existait avant la Révolution, où les mœurs
admettaient tous les rangs pourvu qu’on ait de l’esprit, mais où les
préjugés étaient plus impitoyables que jamais, dès qu’il était
question de franchir d’autres barrières. J’ai essayé de peindre les
souffrances du cœur et de l’amour-propre qu’une telle situation
faisait naître170 ». Mme de Genlis avait traité le même sujet dans
sa nouvelle la plus heureuse, Mademoiselle de Clermont, mais il
semble que Mme de Duras ait puisé l’idée d’Édouard au sein de sa
propre famille, après avoir constaté à quel point ces préjugés
avaient pu survivre à la Révolution. La victime, en l’occurrence,
avait été Denis Benoist d’Azy, jeune et brillant avocat qui, épris
de la fille cadette des Duras, avait été jugé d’un rang social trop
modeste pour ambitionner sa main.
Il en alla autrement avec le troisième roman, Olivier ou le
Secret. La duchesse abordait à nouveau l’histoire d’un amour
impossible, mais cette fois elle assurait ne pas oser en donner la
clé à Rosalie. Elle confiait cependant à son amie, laissant ainsi
transparaître ses ambitions d’écrivain, qu’il s’agissait pour elle
d’« un défi, un sujet qu’on prétendait ne pouvoir être traité171 ». Le
« secret » au cœur de l’histoire, que Mme de Duras avait l’habileté
de ne pas révéler, était l’impuissance sexuelle du protagoniste. Le
sujet était d’autant plus scabreux qu’Olivier, comme les romans
précédents, puisait dans la vie réelle, et, en l’occurrence, renvoyait
à deux épisodes récents que la société de l’époque ne manquerait
pas de reconnaître.
Le premier, comme Mme de Duras elle-même l’indiquait à
Chateaubriand172, était celui du « pauvre » Charles de Simiane qui
s’était suicidé, désespéré par sa défaillance sexuelle. Et le second
concernait Astolphe de Custine qui, fiancé avec Clara, la fille
cadette de la duchesse, s’était enfui trois jours avant la signature
du contrat de mariage. Le comportement du jeune marquis, qui
passait pour le plus beau parti du faubourg Saint-Germain, avait
profondément affligé Mme de Duras. Cette dernière avait
encouragé ce projet de mariage, non seulement parce que
Astolphe portait un nom illustre, rendu plus noble encore par le
courage avec lequel son père et son grand-père étaient montés sur
l’échafaud, mais aussi parce qu’il était beau, sensible, cultivé,
extrêmement intelligent, et qu’il rêvait de devenir écrivain. Elle ne
pouvait pas être indifférente au fait que le jeune homme voyait en
Chateaubriand un second père173. La mère d’Astolphe, Delphine
de Sabran, avait précédé Nathalie de Noailles dans le cœur de
l’Enchanteur, et malgré les orages, les deux vieux amants étaient
restés très proches. C’est seulement quelques années plus tard que
la révélation de l’homosexualité du jeune marquis allait expliquer
son étrange comportement envers la famille Duras.
La défaillance sexuelle, à l’instar de la différence de race
dans Ourika et de l’infériorité sociale dans Édouard, permettait à
Mme de Duras d’affronter dans son troisième roman, pour lequel
elle avait adopté la forme épistolaire, le thème de l’isolement et de
la solitude intérieure, dans une situation sans issue. Nous pensons
aujourd’hui que ce qui l’intéressait n’était pas tant la nature du
« secret » d’Olivier, mais ce qu’il impliquait : l’impossibilité de
vivre jusqu’au bout une affection partagée. Mais c’est au contraire
l’audace du sujet choisi par l’écrivain, et l’art savant de l’allusion
qu’elle déploie pour suggérer sans nommer, qui ont catalysé
l’attention des happy few ayant assisté à la lecture de l’œuvre.
« Olivier a de grands succès, c’est une mode que de l’entendre et
l’on ne s’en soucie que parce que je ne veux pas le montrer, le
monde est ainsi fait », écrivait la duchesse à Chateaubriand en
novembre 1822 ; et quelques jours après, agacée par une
réception si bruyante, elle déclarait vouloir le « jeter au feu174 ».
Quand bien même elle en serait venue à cette extrémité, la
duchesse n’aurait pu reprendre le contrôle de la situation, qui lui
avait déjà complètement échappé. Si, avant d’être publié, Ourika
avait inspiré une prolifération de pièces de théâtre aussitôt
tombées dans l’oubli, l’écho des lectures d’Olivier alluma la mèche
d’un feu d’artifice littéraire où deux écrivains de profession s’en
prenaient à une dame de la haute société qui s’était permis d’avoir
plus de succès qu’eux.
Henri de Latouche, l’influent critique du Mercure de France
qui fut le premier éditeur des poésies de Chénier, se saisit du sujet
et livra, en janvier 1826, un Olivier sans nom d’auteur, laissant
croire que c’était celui de Mme de Duras. Les démentis de la
duchesse n’empêchèrent pas la mystification de Latouche de
connaître un vif succès, lequel ranima et accrut même le scandale
qui avait entouré les premières lectures du texte original.
Cependant, par-delà la spéculation économique et l’intention
parodique, il faut bien admettre que, dans son pastiche, Latouche
répondait à un élan plus profond, puisque bientôt il allait centrer
son roman, Fragoletta, sur le thème de l’androgyne. Et même
dans l’Armance de Stendhal, qui avait contribué au succès du faux
Olivier de Latouche, l’Olivier authentique laissera une marque
tangible. Dans les articles qu’il avait consacrés à Ourika et
Édouard, Stendhal avait exhibé ses sentiments contradictoires à
l’égard de Mme de Duras, où son admiration pour l’écrivain se
mêlait au snobisme, à la rancœur sociale, au ressentiment
idéologique. Mais par le fait même de s’approprier l’histoire
d’Olivier, en la réélaborant dans un roman centré sur le double
thème du secret et de l’impuissance, Stendhal rendait à la
duchesse de Duras son hommage le plus manifeste175. Dans le
sillage de la grande tradition classique de l’émulation littéraire,
l’homme qui se préparait à devenir l’un des plus grands
romanciers de l’époque romantique reprenait à son compte et
rejouait le « défi » que la femme écrivain « dilettante », bientôt
proche de la mort, n’avait pu rendre public. Et pourtant c’est bien
l’esprit de prévarication grégaire d’un Latouche et d’un Stendhal
qui avaient contribué à la réduire au silence : on allait devoir
attendre cent cinquante ans une édition d’Olivier ou le Secret.
Dans les premiers jours d’avril 1829, quinze mois après sa
mort, Mme de Duras était à nouveau la victime d’une tentative de
mystification. Cette fois le responsable était Astolphe de Custine,
futur auteur de La Russie en 1839. Le fiancé fugueur dont la
duchesse avait esquissé le secret dans Olivier exposait sa version
des faits dans un bref et saisissant roman autobiographique. Aloys,
ou le Religieux du mont Saint-Bernard était le premier ouvrage
que Custine livrait au public, et représentait sans doute pour lui la
possibilité de débuter dans le monde des lettres en tant qu’écrivain
véritable, et non en amateur. Cela dit, il préféra garder l’anonymat,
et induire les gens de lettres et les mondains à croire que ce
roman, écrit d’ailleurs dans un style très proche de celui de
Mme de Duras, était l’œuvre de la duchesse. Sans nous aventurer
dans le labyrinthe des raisons qui ont pu motiver cette stratégie,
nous nous bornerons à constater qu’elle était spéculaire de
l’inversion des rôles qui présidait à la logique de tout le roman.
Après avoir sournoisement accusé Custine dans Olivier ou le
Secret, la duchesse se trouvait à son tour sur le banc des accusés,
sous le nom de « madame de M** ». C’était elle la grande
manipulatrice qui, en s’appuyant sur l’amour que le jeune Aloys
éprouvait à son égard, voulait le convaincre d’épouser sa fille,
semant le malheur autour d’elle. Et s’il se dérobait au dernier
moment à un mariage fondé sur le mensonge, c’était seulement
pour s’ensevelir dans un monastère – renvoi évident au Moine de
Mme de Duras.
À l’époque de la rupture de ses fiançailles avec Clara de
Duras, Custine, en se confiant à une amie, avait attribué la
responsabilité de ce qui s’était passé au « caractère violent,
dominateur et passionné176 » de la duchesse : mais au moment où
il reformulait ces accusations sous forme de roman, il était bien
obligé de reconnaître sa très grande faculté de séduction.
Si le portrait de Mme de Duras tracé par Custine dans Aloysnous renvoie l’image d’une femme portée par « une force de
volonté immense177 », la correspondance de la duchesse avec
Rosalie de Constant porte la marque d’un mal de vivre et d’une
lassitude incurables.
En 1823, après une interruption de quelques années, Mme de
Duras avait renoué les échanges avec son amie. En laissant
derrière elle la tentative d’« autoanalyse178 » menée à travers les
personnages de ses romans, elle ressentait la nécessité de
recommencer à parler d’elle-même avec Rosalie. Leur rapport, si
intime en dépit de la distance – deux rencontres en vingt ans ! –,
semblait naître de motivations analogues à celles qui fondent la
psychanalyse moderne, comme le reconnaît Claire dans une
confidence ressemblant fort à une déclaration d’intentions : « il
me semble que je me raccommode avec moi-même en vous
écrivant179 ».
Ses lettres ne pourraient pas dire plus explicitement combien
le conflit avec Félicie, la maladie, les chagrins avaient lentement
érodé cette détermination qui l’avait soutenue tout au long de ses
épreuves : « je suis une pauvre girouette, je tourne à tous vents et
même sans vent », écrivait-elle à sa confidente en employant un
mot tout juste entré dans l’usage. Un rien suffisait pour qu’elle se
sentît « démoralisée 180 ». « Les difficultés me font peur : moi qui
n’en trouvais à rien autrefois, j’en trouve à tout : et quand ce n’est
pas la peur qui me tient, c’est le découragement qui me glace. »
La conclusion est désespérée : « À quoi bon ? À quoi bon ? C’est
ce que je me dis perpétuellement181. » Tout en étant consciente
que chez elle le découragement « n’a été que du désespoir », un
désespoir que le temps qui passe et les habitudes assumées ont
rendu supportable, elle ne parvient pas à s’apaiser, et avoue : « je
n’ai pas le courage de sevrer mon âme de toutes les pensées qui la
déchirent182 ». Il lui restait beaucoup à quoi s’accrocher, l’amour
de Clara, l’amitié de Chateaubriand, les ressources de la vie
mondaine, mais « la volonté d’être mieux » ne suffisait pas à
« effacer le passé183 ». Car un « des résultats d’une grande douleur,
c’est d’empêcher de jouir de ce qui nous reste […] on se distrait, on
vit, et c’est beaucoup que de vivre – mais le bonheur, ce repos de
l’âme et du cœur, ce bien-être moral qui fait que la vie elle-même
est une jouissance – on ne le connaît plus184 ».
La duchesse savait que seule « une dévotion vive et
animée185 » pouvait la réconcilier avec elle-même et restituer un
sens à son existence ; mais, bien que croyante, elle n’avait pas la
force d’accomplir ce saut métaphysique. Elle l’avait déjà avoué en
1817 à Mme Swetchine, elle le répétait maintenant à Rosalie,
avec l’objectivité d’un compte rendu clinique : sa foi ne lui servait
à rien, ne comblait pas le vide intérieur et ne lui était d’aucune
consolation186.
Ce détachement ne naissait ni du scepticisme, ni de la
légèreté, ni de ses atermoiements, mais d’une prise de conscience
lucide de ses responsabilités, à la lumière d’une conception
intransigeante de la religion. Mme de Duras savait que, pour que
la foi lui vînt en aide, il fallait qu’elle puisât en elle-même la force
d’accomplir une véritable révolution intérieure, de renverser ses
priorités affectives, en faisant passer l’amour pour Dieu avant son
affection pour ses créatures – pour reprendre les termes de
Mme de Sévigné. Mais n’était-ce pas une entreprise trop ardue
pour une femme comme elle qui, obnubilée par l’amour de soi,
avait cru pouvoir poursuivre l’absolu du sentiment en
s’abandonnant aveuglément à la « vague des passions »
terrestres ?
Ce qui allait la secourir, c’est, paradoxalement, l’aggravation
de son mal, et les conditions d’isolement et de souffrance qu’il lui
imposait. Mme de Duras connaissait trop bien la spiritualité du
Grand Siècle pour ne pas savoir que prendre ses distances « du
monde » et faire un « bon usage de la maladie » – Pascal avait
écrit là-dessus des pages inoubliables – pouvait être une
expérience salutaire : il lui appartenait de ne pas manquer
l’occasion que Dieu lui offrait.
En vérité, la duchesse avait fait une première tentative dans
ce sens lorsqu’elle avait décidé de faire prendre le voile à son
Ourika. Elle l’expliquait ainsi à son amie Rosalie : « Vous jugez
Ourika avec votre cœur et après de longues années d’expérience
de souffrir ; mais lorsque ce besoin des affections naturelles
devient aussi impérieux qu’il était dans Ourika, il n’y a que Dieu
qui en puisse tenir lieu187. » Ce n’était qu’un premier pas, en
attendant d’emprunter elle-même le chemin du détachement de ses
« affections naturelles » et de changer de vie suivant les principes
d’une théologie de matrice augustinienne. On en trouve trace dans
ses Réflexions et prières, publiées par sa fille Clara après sa mort :
« Dieu est le but de l’homme : et pour que l’homme trouve sa paix
et son bonheur en ce monde, Dieu doit être son unique but. La
passion a un but aussi, et ce but est la créature […]. La passion
comble ce vide immense que Dieu laisse au fond de nos cœurs
pour nous faire sentir que sans lui nous sommes incomplets ; et,
par la même raison, Dieu a soin de rendre vains tous les efforts
que nous faisons pour remplir ce vide par autre chose que par
lui. » Et pourtant, même en ce moment de reniement solennel de
ses erreurs du passé, Claire ne se résigne pas à voir dans ses
passions une forme certaine de perdition. Fidèle à elle-même, elle
s’obstine à penser que « l’âme passionnée peut diriger vers Dieu
l’ardeur et l’activité qui l’ont égarée188 ». Toute sa personne en
porterait témoignage.
En août 1826, déjà grièvement marquée par la tuberculose,Mme de Duras fut frappée par une paralysie partielle qui la laissa
invalide. C’est « une destruction », écrivait Mme Swetchine à une
amie commune, bouleversée par les conditions physiques de la
malade comme par l’état de prostration nerveuse où elle était
tombée. Mais au même moment elle se disait « profondément
frappée de la manière touchante et religieuse dont elle accueille
ses maux et le danger qui la menace ». Amie intime de la
duchesse, connaissant ses souffrances comme ses incertitudes,
Mme Swetchine pouvait observer le changement que la maladie
opérait en elle. « Les premières paroles qu’elle m’ait dites sont
qu’elle regarde l’état où elle est comme inguérissable, comme une
sorte de transition de la vie à la mort ; qu’elle y voit également un
avertissement de Dieu et que tout ce qu’elle désire est de le mettre
à profit. » Du reste, en experte des âmes, même Mme Swetchine
estimait que cette métamorphose s’inscrivait sous le signe de la
continuité, parce que Dieu allait sans doute « produire en elle tous
les bienfaits de sa grâce, en s’emparant de ce dévouement
passionné qui fait l’essence de son caractère189 ».
Dans les seize mois qui lui restaient à vivre, Mme de Duras
devait donc se préparer, jour après jour, à mourir de façon
chrétienne, en acceptant les souffrances que Dieu lui imposait.
« Je suis atteinte dans tout ce qui me plaît le plus, dans toutes mes
occupations, dans tous mes plaisirs ; je suis comme si j’avais le
cerveau paralysé 190 », écrivait-elle à Rosalie quelques semaines
après la crise. Converser, lire, écrire, broder, autant d’activités
désormais hors de sa portée, mais la solitude ne l’épouvantait plus
comme jadis, et le silence la calmait « comme une musique
délicieuse191 ».
En dépit de tout, pour Claire cette terrible maladie était aussi
une libération. Sa faiblesse la dispensait de devoir persévérer dans
la tentative inutile de « regarder l’avenir en face192 » et la gravité
de son état ne permettait plus à ses amis – à commencer par son
« cher frère » – de voir en elle une malade imaginaire.
Profondément affligé par l’état de santé de Mme de Duras,
Chateaubriand essayait de répondre à ses attentes – « je ne veux
plus que vous vous plaigniez de moi 193 » – et il lui témoignait une
sorte de sollicitude affectueuse. Elle en prenait acte, elle
continuait à s’intéresser à tout ce qui le concernait, mais elle avait
désormais arrêté à son sujet un jugement qui ne laissait pas de
place aux illusions : « Il faut l’aimer quand même, mais [ne]
jamais compter sur ce qui exige un sacrifice […]. Voilà l’homme ;
et voilà ce qui fait que toutes les personnes qui l’ont aimé ont été
malheureuses, quoi qu’il ait de l’amitié et surtout beaucoup de
bonté194. »
Félicie aussi se montra désireuse de faire amende du passé et
d’accomplir son devoir filial, et elle l’accompagna, à tour de rôle
avec sa sœur Clara, dans un long voyage de convalescence qui
avait comme but l’Italie. Ce geste qui, à une autre époque, eût fait
le bonheur de Mme de Duras, survenait trop tard : « si elle avait
fait la même chose il y a douze ans je ne serais pas si malade195 »,
confiait-elle à son amie Rosalie.
La duchesse consacre non moins de six pages de ses
Réflexions à la question de l’« indulgence », en passant en revue
les possibles formes de pardon chrétien : « on pardonne, pour être
pardonné ; on pardonne, parce qu’on se reconnaît digne de souffrir
[…] ; on pardonne, pour obéir au précepte de rendre le bien pour
le mal » ; et de conclure : « Le pardon de Jésus-Christ est le vrai
pardon chrétien : “Ils ne savent pas ce qu’ils font !” » Mais sa
méditation, qui avait progressivement évolué vers un nouvel acte
de douloureuse accusation contre l’ingratitude de sa fille, et sa
prière conclusive – « ayez pitié de moi, enseignez-moi à n’aimer
que vous et donnez-moi le repos196 » – ne sauraient dire plus
clairement que Mme de Duras ne parvenait pas à pardonner.
Le voyage que Claire entreprit en juillet 1827, dans l’espoir
de tirer bénéfice du changement de climat, et qui devait la
conduire par petites étapes jusqu’à Nice, fut un voyage de congé.
Elle s’arrêta quelques jours à Genève pour embrasser, après vingt-
deux ans d’éloignement, son amie Rosalie ; et à Nice elle reçut la
visite des La Tour du Pin, geste d’amitié qui la toucha ; en
franchissant le Simplon elle ne manqua pas de rendre justice à
l’ennemi de jadis, au « génie » de Napoléon « qui a exécuté et vu
possible une telle merveille197 ». D’ailleurs, l’avènement de
Charles X ne lui permettait plus de se faire d’illusions quant au
sort de la monarchie française.
C’est tout son passé qui prenait congé d’elle. « Ma vie
présente est si éloignée de ma vie passée, écrit-elle de Nice à
Chateaubriand en novembre 1827, qu’il me semble que je lis des
mémoires, ou que je regarde un spectacle198. » Et en même temps
elle formulait le vœu que l’écrivain n’oublie pas l’amitié qu’elle
avait éprouvée pour lui, puisque dans son testament elle lui
léguait, outre son portrait, sa pendule : cette pendule dont il devait
se souvenir qu’elle avait fait arrêter les aiguilles, lorsqu’il était
parti comme ambassadeur à Londres, « pour ne pas entendre
sonner les heures qui n’annonçaient plus [ses] visites199 ». Mi-
décembre, une nouvelle crise alertait la malade : son temps était
compté.
Mme de Duras ne reviendrait pas à Paris pour « reprendre
son sceptre » et pour « parler de littérature et d’art200 », comme l’y
engageait l’Enchanteur : elle devait mourir à Nice le 16 janvier
1828, en affrontant « avec une résignation et un courage
admirables201 » cette mort qu’elle avait tellement redoutée202.
Informée de la gravité de ses conditions, Félicie était venue à son
chevet et sa mère avait eu la consolation de s’éteindre dans les
bras de ses deux filles.
Le duc de Duras, de son côté, n’avait pas jugé nécessaire de
respecter les convenances : ni de se rendre au chevet de sa
femme, ni d’assister à ses obsèques ; cinq mois après la mort de
Claire, il épousait une veuve portugaise, Emilie Dias Santos. La
hâte du gentilhomme de la Chambre était certes peu élégante,
mais sa nouvelle épouse apportait en dot une fortune considérable
et surtout, comme il l’avouait à un ami, c’était « difficile de
comprendre le bonheur de se sentir plus intelligent que sa
femme203 ».
Chateaubriand avait pleuré en lisant les premières pagesd’Ourika 204 ; Goethe avait prié Humboldt de dire son admiration à
Mme de Duras, bien que ses romans lui eussent fait « bien de
mal : à [son] âge, estimait-il, il ne faut pas se laisser émouvoir à
ce point205 ».
Si, deux siècles après sa publication, ce bref roman réussit
encore à nous remuer aussi profondément, c’est surtout grâce à la
richesse des réflexions et des interrogations qui en font la trame.
Ce qui distingue Ourika de tant d’histoires sentimentales dont la
littérature féminine de l’époque a été si généreuse, ce qui confère
à ce roman sa dimension tragique, ce n’est pas seulement la
couleur de peau de son héroïne, mais le caprice du hasard qui l’a
conduite en France encore enfant. C’est là que, devenue adulte,
elle découvre que l’éducation, la morale, la religion ne suffisent
pas à rendre les individus égaux, et que les meilleures intentions
d’une élite éclairée sont impuissantes à contrer des préjugés
sociaux que même la Révolution n’a pas su abattre.
C’est Ourika elle-même, malade et presque mourante, qui
raconte au médecin venu l’assister la succession d’expériences
traumatiques qui l’ont amenée à prendre conscience de sa
condition d’exclue. Mme de Duras lui cède la parole, et elle a soin
de dissimuler sa présence dans le récit, en s’abstenant de
jugements ou de déclarations de principe qui pourraient imprimer
à la nouvelle le caractère de l’apologue. Dès son début en
littérature, la duchesse fait preuve d’un remarquable savoir-faire
narratif, laissant au lecteur la liberté de choisir la clé
d’interprétation qui lui convient. Et la diversité des lectures
critiques d’Ourika témoigne de la variété et de la complexité des
problèmes sur lesquels ouvre cette histoire à la simplicité
trompeuse.
À la suite de l’essai inaugural de Sainte-Beuve, de nombreux
critiques ont privilégié une interprétation biographique du roman.
Comme Mme de Duras, Ourika connaît les douleurs d’un
sentiment non réciproque, elle ne sait pas « se soumettre à la
nécessité », elle a besoin de se sentir indispensable pour vivre et
elle conçoit l’amitié comme un sentiment exclusif. Les lettres de
la duchesse à Rosalie de Constant montrent bien que l’écrivain a
attribué à son héroïne des états d’âme et des souffrances dont elle
avait fait l’expérience directe. Certains ont même lu dans le
sentiment de la protagoniste pour Charles le reflet du sentiment
passionné de la duchesse pour Chateaubriand. Bien que la
confession d’Ourika reste très ambiguë et ne laisse pas décider si
son besoin d’exclusivité est dicté par une amitié fraternelle ou par
un amour « coupable », il est difficile de croire que Mme de
Duras ne pense à l’Enchanteur quand elle fait dire à son héroïne :
« Depuis si longtemps il comptait sur moi, que mon amitié était
pour lui comme sa vie ; il en jouissait sans la sentir ; il ne me
demandait ni intérêt ni attention ; il savait bien qu’en me parlant
de lui, il me parlait de moi, et que j’étais plus lui que lui-même :
charme d’une telle confiance, vous pouvez tout remplacer,
remplacer le bonheur même206 ! »
Mais il est tout aussi évident que Mme de Duras a créé avec
Ourika un personnage romanesque doté d’une vie autonome,
qu’elle a su transformer son expérience personnelle en une
réflexion plus générale centrée sur la question de l’identité et de
l’intégrité du je. Malgré la singularité de son histoire individuelle,
le parcours d’Ourika est à maints égards exemplaire. Son besoin
d’aimer, de vivre en fonction des autres, reflète sans doute un élan
légitime de son cœur, mais signale aussi son incapacité à se
dominer et à se suffire à elle-même. Et, placée brutalement face à
l’obstacle de la différence de race qui s’interpose entre elle et une
vie affective comblée, elle manque de l’énergie morale pour
assumer la responsabilité de son destin. Au lieu de combattre sa
douleur, elle s’allie avec elle et se laisse emporter jusqu’à la mort.
Emblématique du point de vue psychologique et moral,
l’histoire d’Ourika l’est tout autant du point de vue des
conditionnements sociaux. À la croisée de la nature et de la
culture, la protagoniste ne pourrait mieux illustrer l’étroitesse de
la marge de manœuvre que la société concède aux individus.
Produit parfait de la civilisation mondaine à laquelle elle a été
initiée dès son enfance, Ourika en a à tel point intériorisé le
modèle qu’elle partage les raisons de l’exclusion dont elle est
l’objet : en se percevant à travers le regard des autres, elle devient
étrangère à elle-même.
