Nous vivions depuis quelques mois dans la solitude, lorsque,
à la fin de l’année 1792, parut le décret de confiscation des biens
des émigrés228. Au milieu de ce désastre général, Mme de B.
n’aurait pas compté la perte de sa fortune, si elle n’eût appartenu à
ses petits-fils ; mais, par des arrangements de famille, elle n’en
avait que la jouissance. Elle se décida donc à faire revenir
Charles, le plus jeune des deux frères, et à envoyer l’aîné, âgé de
près de vingt ans, à l’armée de Condé229. Ils étaient alors en Italie,
et achevaient ce grand voyage, entrepris, deux ans auparavant,
dans des circonstances bien différentes. Charles arriva à Paris au
commencement de février 1793, peu de temps après la mort du
roi230.
Ce grand crime avait causé à Mme de B. la plus violente
douleur ; elle s’y livrait tout entière, et son âme était assez forte
pour proportionner l’horreur du forfait à l’immensité du forfait
même. Les grandes douleurs, dans la vieillesse, ont quelque chose
de frappant : elles ont pour elles l’autorité de la raison. Mme de B.
souffrait avec toute l’énergie de son caractère ; sa santé en était
altérée, mais je n’imaginais pas qu’on pût essayer de la consoler,
ou même de la distraire. Je pleurais, je m’unissais à ses
sentiments, j’essayais d’élever mon âme pour la rapprocher de la
sienne, pour souffrir du moins autant qu’elle et avec elle.
Je ne pensai presque pas à mes peines, tant que dura la
Terreur : j’aurais eu honte de me trouver malheureuse en présence
de ces grandes infortunes : d’ailleurs, je ne me sentais plus isolée
depuis que tout le monde était malheureux. L’opinion est comme
une patrie ; c’est un bien dont on jouit ensemble ; on est frère pour
la soutenir et pour la défendre. Je me disais quelquefois que moi,
pauvre négresse, je tenais pourtant à toutes les âmes élevées, par
le besoin de la justice que j’éprouvais en commun avec elles : le
jour du triomphe de la vertu et de la vérité serait un jour de
triomphe pour moi comme pour elles : mais, hélas ! ce jour était
bien loin.
