Ourika de Claire de Duras


Si j’ai connu quelques instants doux dans ma vie, depuis la
perte des illusions de mon enfance, c’est l’époque qui suivit ces
temps désastreux. Mme de B. possédait au suprême degré ce qui
fait le charme de la vie intérieure : indulgente et facile, on pouvait
tout dire devant elle ; elle savait deviner ce que voulait dire ce
qu’on avait dit. Jamais une interprétation sévère ou infidèle ne
venait glacer la confiance ; les pensées passaient pour ce qu’elles
valaient ; on n’était responsable de rien. Cette qualité eût fait le
bonheur des amis de Mme de B., quand bien même elle n’eût
possédé que celle-là. Mais combien d’autres grâces n’avait-elle
pas encore ! Jamais on ne sentait de vide ni d’ennui dans sa
conversation ; tout lui servait d’aliment : l’intérêt qu’on prend aux
petites choses, qui est de la futilité dans les personnes communes,
est la source de mille plaisirs avec une personne distinguée ; car
c’est le propre des esprits supérieurs de faire quelque chose de
rien. L’idée la plus ordinaire devenait féconde si elle passait par la
bouche de Mme de B. ; son esprit et sa raison savaient la revêtir
de mille nouvelles couleurs.
Charles avait des rapports de caractère avec Mme de B., et
son esprit aussi ressemblait au sien, c’est-à-dire qu’il était ce que
celui de Mme de B. avait dû être, juste, ferme, étendu, mais sans
modifications ; la jeunesse ne les connaît pas : pour elle, tout est
bien ou tout est mal, tandis que l’écueil de la vieillesse est souvent
de trouver que rien n’est tout à fait bien, et rien tout à fait mal.
Charles avait les deux belles passions de son âge, la justice et la
vérité. J’ai dit qu’il haïssait jusqu’à l’ombre de l’affectation ; il
avait le défaut d’en voir quelquefois où il n’y en avait pas.
Habituellement contenu, sa confiance était flatteuse ; on voyait
qu’il la donnait, qu’elle était le fruit de l’estime, et non le penchant
de son caractère : tout ce qu’il accordait avait du prix, car presque
rien en lui n’était involontaire, et tout cependant était naturel. Il
comptait tellement sur moi, qu’il n’avait pas une pensée qu’il ne
me dît aussitôt. Le soir, assis autour d’une table, les conversations
étaient infinies : notre vieil abbé y tenait sa place ; il s’était fait un
enchaînement si complet d’idées fausses, et il les soutenait avec
tant de bonne foi, qu’il était une source inépuisable d’amusement
pour Mme de B., dont l’esprit juste et lumineux faisait
admirablement ressortir les absurdités du pauvre abbé, qui ne se
fâchait jamais ; elle jetait tout au travers de son ordre d’idées, de
grands traits de bon sens que nous comparions aux grands coups
d’épée de Roland234 ou de Charlemagne.
Mme de B. aimait à marcher ; elle se promenait tous les
matins dans la forêt de Saint-Germain, donnant le bras à l’abbé ;
Charles et moi nous la suivions de loin. C’est alors qu’il me parlait
de tout ce qui l’occupait, de ses projets, de ses espérances, de ses
idées sur tout, sur les choses, sur les hommes, sur les événements.
Il ne me cachait rien, et il ne se doutait pas qu’il me confiât
quelque chose. Depuis si longtemps il comptait sur moi, que mon
amitié était pour lui comme sa vie ; il en jouissait sans la sentir ; il
ne me demandait ni intérêt ni attention ; il savait bien qu’en me
parlant de lui, il me parlait de moi, et que j’étais plus lui que lui-
même : charme d’une telle confiance, vous pouvez tout remplacer,
remplacer le bonheur même !
Je ne pensais jamais à parler à Charles de ce qui m’avait tant
fait souffrir ; je l’écoutais, et ces conversations avaient sur moi je
ne sais quel effet magique, qui amenait l’oubli de mes peines. S’il
m’avait questionnée, il m’en eût fait souvenir ; alors je lui aurais
tout dit : mais il n’imaginait pas que j’avais aussi un secret. On
était accoutumé à me voir souffrante ; et Mme de B. faisait tant
pour mon bonheur, qu’elle devait me croire heureuse. J’aurais dû
l’être ; et je me le disais souvent ; je m’accusais d’ingratitude ou de
folie ; je ne sais si j’aurais osé avouer jusqu’à quel point ce mal
sans remède de ma couleur me rendait malheureuse. Il y a
quelque chose d’humiliant à ne pas savoir se soumettre à la
nécessité : aussi, ces douleurs, quand elles maîtrisent l’âme, ont
tous les caractères du désespoir. Ce qui m’intimidait aussi avec
Charles, c’est cette tournure un peu sévère de ses idées. Un soir, la
conversation s’était établie sur la pitié, et on se demandait si les
chagrins inspirent plus d’intérêt par leurs résultats ou par leurs
causes. Charles s’était prononcé pour la cause ; il pensait donc
qu’il fallait que toutes les douleurs fussent raisonnables. Mais qui
peut dire ce que c’est que la raison ? est-elle la même pour tout le
monde ? tous les cœurs ont-ils tous les mêmes besoins ? et le
malheur n’est-il pas la privation des besoins du cœur ?
Il était rare cependant que nos conversations du soir me
ramenassent ainsi à moi-même ; je tâchais d’y penser le moins que
je pouvais ; j’avais ôté de ma chambre tous les miroirs, je portais
toujours des gants ; mes vêtements cachaient mon cou et mes
bras, et j’avais adopté, pour sortir, un grand chapeau avec un
voile, que souvent même je gardais dans la maison. Hélas ! je me
trompais ainsi moi-même : comme les enfants, je fermais les
yeux, et je croyais qu’on ne me voyait pas.

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