Charles attribuait au dépérissement de ma santé le
changement de mon caractère ; je crois que Mme de B. jugeait
mieux le triste état de mon cœur, qu’elle devinait mes tourments
secrets, et qu’elle en était vivement affligée : mais le temps n’était
plus où je consolais les autres ; je n’avais plus pitié que de moi-
même.
Anaïs devint grosse, et nous retournâmes à Paris : ma
tristesse augmentait chaque jour. Ce bonheur intérieur si paisible,
ces liens de famille si doux, cet amour dans l’innocence toujours
aussi tendre, aussi passionné ; quel spectacle pour une
malheureuse destinée à passer sa triste vie dans l’isolement ! à
mourir sans avoir été aimée, sans avoir connu d’autres liens que
ceux de la dépendance et de la pitié ! Les jours, les mois se
passaient ainsi ; je ne prenais part à aucune conversation, j’avais
abandonné tous mes talents ; si je supportais quelques lectures,
c’étaient celles où je croyais retrouver la peinture imparfaite des
chagrins qui me dévoraient. Je m’en faisais un nouveau poison, je
m’enivrais de mes larmes ; et, seule dans ma chambre pendant des
heures entières, je m’abandonnais à ma douleur.
La naissance d’un fils mit le comble au bonheur de Charles ;
il accourut pour me le dire, et dans les transports de sa joie, je
reconnus quelques accents de son ancienne confiance. Qu’ils me
firent mal ! Hélas ! ils m’apparaissaient comme le fantôme de
l’ami que je n’avais plus ! et tout le passé venait, avec lui, déchirer
de nouveau ma plaie.
L’enfant de Charles était beau comme Anaïs ; le tableau de
cette jeune mère avec son fils touchait tout le monde : moi seule,
par un sort bizarre, j’étais condamnée à le voir avec amertume ;
mon cœur dévorait cette image d’un bonheur que je ne devais
jamais connaître, et l’envie, comme le vautour, se nourrissait dans
mon sein. Qu’avais-je fait à ceux qui crurent me sauver en
m’amenant sur cette terre d’exil ? Pourquoi ne me laissait-on pas
suivre mon sort ? Eh bien ! je serais la négresse esclave de
quelque riche colon ; brûlée par le soleil, je cultiverais la terre
d’un autre : mais j’aurais mon humble cabane pour me retirer le
soir ; j’aurais un compagnon de ma vie, et des enfants de ma
couleur, qui m’appelleraient leur mère. Ils appuieraient sans
dégoût leur petite bouche sur mon front ; ils reposeraient leur tête
sur mon cou, et s’endormiraient dans mes bras ! Qu’ai-je fait pour
être condamnée à n’éprouver jamais les affections pour lesquelles
seules mon cœur est créé ! Ô mon Dieu ! ôtez-moi de ce monde :
je sens que je ne puis plus supporter la vie.
À genoux dans ma chambre, j’adressais au Créateur cette
prière impie, quand j’entendis ouvrir ma porte : c’était l’amie de
Mme de B., la marquise de …, qui était revenue depuis peu
d’Angleterre, où elle avait passé plusieurs années. Je la vis avec
effroi arriver près de moi ; sa vue me rappelait toujours que, la
première, elle m’avait révélé mon sort ; qu’elle m’avait ouvert
cette mine de douleurs où j’avais tant puisé. Depuis qu’elle était à
Paris, je ne la voyais qu’avec un sentiment pénible.
« Je viens vous voir et causer avec vous, ma chère Ourika,
me dit-elle. Vous savez combien je vous aime depuis votre
enfance, et je ne puis voir, sans une véritable peine, la mélancolie
dans laquelle vous vous plongez. Est-il possible, avec l’esprit que
vous avez, que vous ne sachiez pas tirer un meilleur parti de votre
situation ? – L’esprit, Madame, lui répondis-je, ne sert guère qu’à
augmenter les maux véritables ; il les fait voir sous tant de formes
diverses ! – Mais reprit-elle, lorsque les maux sont sans remède,
n’est-ce pas une folie de refuser de s’y soumettre, et de lutter ainsi
contre la nécessité ? car enfin, nous ne sommes pas les plus forts.
– Cela est vrai, dis-je ; mais il semble que, dans ce cas, la
nécessité est un mal de plus. – Vous conviendrez pourtant,
Ourika, que la raison conseille alors de se résigner et de se
distraire. – Oui, Madame ; mais, pour se distraire, il faut entrevoir
ailleurs l’espérance. – Vous pourriez du moins vous faire des
goûts et des occupations pour remplir votre temps. – Ah !
Madame, les goûts qu’on se fait sont un effort, et ne sont pas un
plaisir. – Mais, dit-elle encore, vous êtes remplie de talents. –
Pour que les talents soient une ressource, Madame, lui répondis-
je, il faut se proposer un but ; mes talents seraient comme la fleur
du poète anglais, qui perdait son parfum dans le désert235. – Vous
oubliez vos amis qui en jouiraient. – Je n’ai point d’amis,
Madame ; j’ai des protecteurs, et cela est bien différent ! – Ourika,
dit-elle, vous vous rendez bien malheureuse, et bien inutilement. –
Tout est inutile dans ma vie, Madame, même la douleur. –
Comment pouvez-vous prononcer un mot si amer, vous, Ourika,
qui vous êtes montrée si dévouée, lorsque vous restiez seule à
Mme de B. pendant la Terreur ? – Hélas ! Madame, je suis
comme ces génies malfaisants qui n’ont de pouvoir que dans les
temps de calamités, et que le bonheur fait fuir. – Confiez-moi
votre secret, ma chère Ourika ; ouvrez-moi votre cœur ; personne
ne prend à vous plus d’intérêt que moi, et peut-être que je vous
ferai du bien. – Je n’ai point de secret, Madame, lui répondis-je ;
ma position et ma couleur sont tout mon mal, vous le savez. –
Allons donc, reprit-elle, pouvez-vous nier que vous renfermez au
fond de votre âme une grande peine ? Il ne faut que vous voir un
instant pour en être sûr. » Je persistai à lui dire ce que je lui avais
déjà dit ; elle s’impatienta, éleva la voix ; je vis que l’orage allait
éclater. « Est-ce là votre bonne foi, dit-elle ? cette sincérité pour
laquelle on vous vante ? Ourika, prenez-y garde ; la réserve
quelquefois conduit à la fausseté. – Eh ! que pourrais-je vous
confier, Madame, lui dis-je, à vous surtout qui, depuis si
longtemps avez prévu quel serait le malheur de ma situation ?