Claire elle-même, malgré la protection qui lui venait de la
vaste colonie créole, si solidaire et unie8, en tant que fille du
constitutionnaliste Kersaint n’était pas à l’abri de commentaires
malveillants ; c’est probablement dans le microcosme de
l’émigration qu’elle avait constaté combien la persistance des
préjugés anciens et modernes pouvait peser sur la destinée des
individus. Une trentaine d’années plus tard, dans la splendide
nécrologie qu’il lui consacra, le baron de Barante devait écrire :
« Sans amertume contre la société, elle a montré comment ses lois
et ses distinctions pouvaient cruellement opprimer les plus
naturelles et les plus pures émotions de l’âme9. »
La plus naturelle et la plus pure émotion de l'âme quepouvait désirer une jeune femme de cette fin de siècle exaltée et
sentimentale était bien évidemment l’amour, et Claire en fit
l’expérience à vingt ans, lorsqu’elle tomba amoureuse de l’homme
qui avait demandé sa main. Mais son idée du mariage devait se
révéler très différente de celle qui avait poussé Amédée Bretagne-
Malo de Durfort, marquis puis duc de Duras, à la conduire à
l’autel le 27 novembre 1797.
Amédée de Duras portait non sans fierté un des noms les
plus illustres de la noblesse de cour, et sentait fortement la
responsabilité de tenir haut l’honneur d’une famille décimée et
réduite à la misère par la Révolution. Il était un serviteur fidèle de
la monarchie : ayant succédé à son grand-père comme premier
gentilhomme de la chambre de Louis XVI, en 1791 il fut envoyé
en mission secrète à la cour de Vienne, et reçut du souverain
même l’ordre de ne pas revenir en France. Après avoir servi dans
l’Armée des Princes, il était passé en Angleterre et en 1795 avait
été nommé premier gentilhomme de la chambre de Louis XVIII ;
il assuma ses fonctions trois ans plus tard, à Mitau, en Courlande,
où s’était refugiée cette petite cour en exil.
Amédée était donc en tout point un produit de l’Ancien
Régime, et comme le voulait la coutume nobiliaire, le mariage
était pour lui tout d’abord une institution sociale, une alliance de
noms et d’intérêts visant à perpétuer la descendance et à renforcer
l’influence de la famille. Le fait que l’arbre généalogique de
Mlle de Kersaint n’était pas à la hauteur du sien, et que son père
avait pris le parti de la Révolution, n’empêchait pas la jeune fille
d’être aimable, pleine d’esprit, et surtout très riche. Par le passé,
d’innombrables grands seigneurs avaient redoré leur blason grâce
à des choix matrimoniaux hardis. Et jamais les temps n’avaient été
aussi durs pour la noblesse française : Duras avait besoin d’argent
afin de ne pas déroger à son rang et d’affronter avec dignité
l’attente d’un avenir meilleur.
Claire était trop intelligente pour ignorer les circonstances
qui avaient favorisé son mariage, ainsi que la différence de
mentalité et de naissance entre elle et son mari ; mais Duras était
beau, courageux, auréolé par le malheur, et elle n’avait écouté que
son cœur. En 1815, avec la Restauration, Claire devait confier à la
romancière anglaise Fanny Burney, devenue Mme d’Arblay après
son mariage avec un officier français, qu’elle la regardait comme
la responsable de son mariage. C’était la lecture de son roman
Cecilia qui l’avait persuadée, très jeune, de ne se marier que si
elle rencontrait un homme ressemblant en tout point à Delville, le
gentilhomme exemplaire qui est le héros du roman : « Tel lui était
apparu à l’époque le duc de Duras – d’un tout aussi noble
caractère 10. » Son jugement sur son mari devait probablement
changer au fil du temps, mais la noblesse de manières du grand
aristocrate qui avait cristallisé les fantaisies amoureuses de Claire
était un fait incontestable. Cette noblesse avait également frappé
une observatrice de la vie mondaine aussi attentive que
Mme d’Abrantès, qui dans ses Mémoires devait fixer le portrait du
duc parvenu au seuil de la vieillesse : « C’était le seul des
gentilshommes de la chambre qui fût parfaitement bien ; il est
peut-être un peu hautain, mais cela ne lui messied pas. Il a été
beau et on le voit encore ; il a de l’esprit, beaucoup celui du
monde […] enfin j’aime beaucoup M. le duc de Duras. Il me fait
l’effet de ces châtelains bien appris du temps de François Ier ou
plutôt de Charles IX11. »
Le mariage fut célébré à Londres par l’archevêque d’Aix,
dans une ancienne écurie transformée en lieu de culte catholique,
en présence de toute la noblesse de l’émigration. Une cérémonie
empreinte d’une forte émotion, car, comme le rappelle le premier
biographe de Mme de Duras, « toute la vieille France décapitée,
avec ses vertus, avec ses grâces, avec sa vaillance et aussi avec
ses illusions, était présente par le souvenir12 ». Après avoir
rappelé la longue chaîne des deuils qui avaient frappé la famille
de l’époux, et s’être borné à une timide allusion au père de la
mariée, l’archevêque donna libre cours à l’angoisse des émigrés –
« N’y aura-t-il pas un terme à la proscription, à l’exil, à la
dispersion des familles ? Seigneur, ne nous abandonnez pas13 ! » –
et les exhorta à persévérer dans la foi. Mais, en premier lieu, il
s’adressa aux deux jeunes mariés pour leur rappeler que le
mariage « est le plus sûr » parmi les sacrements, « le plus
impénétrable des asiles », et que « les inconsolables chagrins ne
pénètrent pas dans la demeure de la femme vertueuse et d’un mari
fidèle14 ».
