Ourika de Claire de Duras


Même si elle n’était pas belle, Claire était certainement
attrayante. Les deux portraits qui nous sont parvenus26 montrent
un minois agréable, aux traits réguliers, aux grands yeux noirs, et
cette impression est confirmée par le chevalier de Cussy, qui la
rencontra lorsqu’elle avait déjà plus de trente ans, et la décrit
comme « jolie, simple et aimable27 ». À son tour, l’Américain
George Ticknor la décrit, la quarantaine passée, comme une
femme vivante, séduisante, spirituelle28. Est-ce un hasard si
c’étaient surtout les femmes qui ressentaient la nécessité de
préciser que Claire de Duras n’avait pas d’atouts esthétiques
comparables à ses talents intellectuels ? Le fait est que Mme de
Duras était la première à « exagérer » sa laideur29 et à se
considérer comme vieille avant l’heure30, si bien que cet
autodénigrement insistant et injustifié induit à penser qu’il cachait
une blessure plus profonde. Même si la jeune femme poursuivait
obstinément une recherche sentimentale à l’enseigne de la
réciprocité des affects et de la connivence des cœurs, cette
exigence d’absolu s’accompagnait d’une méfiance envers elle-
même, et par conséquent d’une remise en question de la sincérité
des autres. En amour comme en amitié, son besoin d’amour allait
de pair avec « la difficulté de croire qu’elle pouvait être aimée31 ».

  Pendant l'été 1805, Claire passa quelques semaines, en

compagnie de ses filles, à Lausanne où elle put faire la
connaissance de Mme de Charrière qui allait mourir quelques
mois plus tard. Nous ne savons malheureusement rien des
conversations qui se nouèrent entre la femme de lettres
vieillissante et la jeune femme ignorant encore sa vocation
d’écrivain, unies cependant par la même liberté de jugement et la
même sensibilité et compassion envers les victimes des
conventions sociales.
Pendant ce séjour suisse, Mme de Duras se lia aussi avec
Rosalie de Constant, qui était la nièce de Mme de Charrière et la
cousine de Benjamin Constant : cette amitié donna lieu à une
longue correspondance. Représentante exemplaire de la culture
protestante suisse, « pleine d’esprit, de vertu et de talent32 »,
Rosalie de Constant, qui avait vingt ans de plus que Claire, était
restée célibataire, très liée à sa famille et parfaitement comblée
intellectuellement et affectivement. Malgré les nombreux
malheurs qu’elle avait traversés, elle dégageait de la sérénité et de
l’équilibre. Elle aimait écrire, elle se consacrait avec passion à son
magnifique herbier, comme en témoignent ses Cahiers verts 33,
elle suivait avec intérêt la vie culturelle et mondaine de Lausanne.
Elle ne semblait pas amère au sujet de son aspect physique, altéré
par une mauvaise chute dans son enfance, même si pendant un
bref moment, dans sa jeunesse, elle avait souffert de ne pas être
jolie. En 1794, exaltée par la lecture des Études de la nature, de
Paul et Virginie et des Vœux d’un solitaire, elle avait entamé une
correspondance avec Bernardin de Saint-Pierre, avec qui elle
noua une idylle épistolaire. Ce fut une « chimère34 » de brève
durée, mais le réveil fut assez douloureux pour que Rosalie apprît
à comprendre les souffrances d’amour des autres.
Les lettres que Claire adressait à Rosalie sont parvenues
jusqu’à nous, offrant une clé précieuse pour accéder à ses pensées
les plus intimes. La jeune femme, animée d’un sentiment de vive
empathie – « il y a des amis qui se devinent et qui sympathisent
pour toujours35 » –, s’examine et se raconte avec une douloureuse
lucidité qui, en renonçant à l’emphase sentimentale de ses
premières lettres à son mari, trouve d’emblée sa marque
stylistique unique. Le fil conducteur de sa confession est la
thématique du bonheur perdu, de ce « repos de l’âme et du cœur,
ce bien-être moral qui fait que la vie elle-même est une
jouissance36 ». C’est seulement à l’approche de sa mort que Claire
renoncera à rejeter la faute sur les personnes qu’elle avait le plus
aimées – son mari, sa fille Félicie, Chateaubriand – pour
reconnaître ses propres responsabilités à la lumière de la foi
religieuse : « Presque toutes ces douleurs morales, ces
déchirements de cœur qui bouleversent notre vie, auraient été
prévenus si nous eussions veillé ; alors nous n’aurions pas donné
entrée dans notre âme à ces passions, qui toutes, même les plus
légitimes, sont la mort du corps et de l’âme37. » Car nous verrons
que sa passion pour son mari ne fut que le premier maillon d’une
chaîne d’inguérissables souffrances.

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