Ourika de Claire de Duras


Le prestige des salons de Mme de Montcalm et de Mme de
Duras était tel que Talleyrand les avait surnommés « les deux
chambres112 ». Et, de fait, Claire n’hésita pas à se servir de son
réseau social pour seconder les ambitions politiques de
Chateaubriand. Avec la ténacité, la lucidité, la cohérence,
l’intelligence politique indispensables pour compenser les
caprices, les sautes d’humeur, les prétentions déraisonnables de
son protégé, perpétuellement insatisfait, elle sut obtenir d’un
Louis XVIII méfiant et récalcitrant et de ses ministres que
l’écrivain, élevé à la pairie, siégeât dans leur chambre ; qu’il fût
nommé ambassadeur à Stockholm ; puis, en décembre 1820,
avant même d’avoir rejoint son premier poste, ambassadeur à
Berlin ; qu’en avril 1822 il passât à Londres ; qu’en septembre de
cette même année il fût envoyé comme ministre plénipotentiaire
au congrès de Vérone ; et, enfin, qu’il fût nommé ministre des
Affaires étrangères – charge qu’il allait occuper du 28 décembre
1822 au 6 juin 1824.
Il y a lieu de se demander si Mme de Duras était
véritablement sincère lorsque, dans l’un de ses nombreux
réquisitoires contre l’égoïsme et l’ingratitude de l’Enchanteur, elle
lui écrivait : « Quand je sens tant de sincérité, tant de dévouement
dans mon cœur pour vous, que je pense que depuis quinze ans, je
préfère ce qui est à vous à ce qui est à moi, que vos intérêts et vos
affaires passent mille fois avant les miennes, et tout cela
naturellement, sans que j’aie le moindre mérite, et que je pense
que vous ne ferez pas le sacrifice le plus léger pour moi, je
m’indigne contre moi-même, de ma folie113. » Ou bien si son
indignation ne tenait pas plutôt au fait que, n’ayant jamais
distingué « ce qui est à vous » et « ce qui est à moi », elle trouvait
inacceptable que Chateaubriand pût laisser d’autres s’immiscer
dans leur entreprise commune.
Dès le début de leur relation, Mme de Duras avait clairement
fait entendre qu’elle n’admettait pas de rivales en matière d’amitié,
mais, avec le retour des Bourbons et cette nouvelle position de
prestige qu’elle occupait à la cour, son rôle de sœur, d’amie, de
confidente s’était enrichi de celui de mentor politique, et ses
rapports avec l’écrivain s’étaient encore resserrés. « Mme de
Duras était ambitieuse pour moi : elle seule a connu d’abord ce
que je pouvais valoir en politique114 », devait admettre
Chateaubriand après sa mort. Leur correspondance en témoigne
éloquemment : « revenez, s’il vous est possible. Je ne puis rien
faire sans vous115 » ; « Vous pouvez tout ce que vous voulez116 » ;
« j’ai répété vos leçons […]. Vous êtes admirable117 » ; « Vous étiez
faite pour gouverner le monde. Vous avez le cerveau du cardinal
de Richelieu, et votre prose vaut davantage que ses vers118. »
Mme de Duras était bien consciente de l’importance de son rôle,
et en était fière. Le succès politique de Chateaubriand était son
œuvre, et aussi son succès personnel, comme le note Mme de
Boigne : elle en tirait une satisfaction telle qu’elle laissa entendre
à tous ce que l’écrivain lui devait, en lui imposant de prendre son
gendre comme collaborateur, dès sa nomination à la tête du
ministère des Affaires étrangères119.
Mais dans les derniers mois de 1820, alors que
Chateaubriand s’apprêtait à partir pour son ambassade à Berlin,
lorsque tout l’autorisait à croire qu’elle s’était définitivement
assuré cette « première place » tant désirée, Mme de Duras eut la
douleur de découvrir que cette place lui était usurpée par une
rivale des plus redoutables. Depuis deux ans l’écrivain était
l’amant secret de Mme Récamier ; il ne lui suffisait pas d’éprouver
la gloire d’avoir su se faire aimer d’elle : cet amour devait même
servir sa cause auprès de Mathieu de Montmorency, alors ministre
des Affaires étrangères. Encore très belle malgré ses quarante ans,
célèbre pour sa grâce mondaine, auréolée de la gloire d’avoir été
persécutée par Napoléon à cause de sa fidélité à Mme de Staël,
intelligente, cultivée, sensible, adorée par ses amis, Juliette
Récamier était prête à se consacrer au « grand homme » à qui elle
s’était donnée sans réserves pour la première fois dans sa vie.
Consciente toutefois d’être un soutien irremplaçable,
Mme de Duras n’entendait pas se laisser mettre de côté, et elle
savait de quels arguments user : « Vous croyez que d’autres
soignent mieux vos intérêts ? Mettez-vous dans la tête que vous
n’avez que moi d’amie, moi seule ! Et c’est encore beaucoup ! Qui
donc possède un ami dans la vie ? un ami capable d’aimer, de
défendre, de soutenir, de servir, pour qui il soit égal de se brouiller
et de se compromettre ! […] Mais vous êtes comme la poule, vous
jetez la perle et préférez le grain de mil120 ! » Tout en maîtrisant
l’art de l’allusion – le glissement d’« amie » à « ami » pour
souligner le caractère viril de leur amitié, la « belle parmi les
belles » ramenée, sous l’égide de La Fontaine121, à de la nourriture
de gallinacées –, Mme de Duras ne craignait pas d’être trop
sincère, directe, véhémente. Elle ne connaissait que trop bien la
stratégie d’évitement et les protestations mensongères de son
« tyrannique enfant gâté122 » pour se laisser faire : « Ah ! si vous
ne régnez, vous vous plaignez toujours ! Vous régnez pourtant, et
cela ne vous empêche pas de vous plaindre : voilà vos jugements :
je n’ai pas reçu un seul mot de Madame R[écamier] 123. »
Claire était prête à reconnaître son exigence d’exclusivité –
comment oublier d’ailleurs que « tout ce qui est distingué est
exclusif124 » ? –, mais cela tenait à son propre caractère, et elle
voulait qu’il le reconnût pleinement : « Une amitié comme la
mienne n’admet pas de partage. Elle a les inconvénients de
l’amour. Et j’avoue qu’elle n’en a pas les profits, mais nous
sommes assez vieux pour que cela soit hors de question. Savoir
que vous dites à d’autres ce que vous me dites, que vous les
associez à vos affaires, à vos sentiments, m’est insupportable, et
ce sera éternellement ainsi125. »
Avant que Mme Récamier s’interposât entre elle et
Chateaubriand, cependant, Mme de Duras avait été frappée par
une douleur plus insoutenable encore, ayant vu « une influence
étrangère altérer peu à peu les goûts, les sentiments, les opinions
qu'[elle] avait[t] placées dans ce cœur qui n’est plus celui qui
comprenait le [s]ien126 » : une femme « fausse et méchante127 » lui
avait volé l’affection de sa fille.

  Félicie de Duras était l'« idole128 » de sa mère, son chef-

d’œuvre pédagogique ; âgée de quinze ans à peine, elle avait
épousé en septembre 1813 Charles Léopold Henri de La
Trémoille, prince de Talmont. « Elle est chérie de tout ce qui
l’approche. Son esprit a une justesse qui n’appartient qu’à elle. Elle
sait dans l’instant ce qu’on veut lui montrer et elle trouve des
rapports qu’on n’avait pas vus soi-même. […] Elle est jolie comme
un ange, sa taille est charmante ; elle est bonne, pieuse, charitable
sans orgueil, simple et naturelle ; enfin, je ne puis pas assez faire
l’éloge de cet excellent enfant qui fait le charme et le bonheur de
ma vie129 », écrivait la duchesse, un mois avant les noces, à son
amie Rosalie. Si elle avait accepté de se séparer si vite de sa fille,
c’est qu’on n’eût pas pu lui souhaiter un meilleur parti : « tout est
réuni dans ce mariage qu’elle fait, personne, naissance, fortune,
âge, tout est bien, tout est tel que mes vœux les plus brillants
pouvaient le figurer130 ». Et tout laissait espérer que la jeune
mariée allait trouver « le bonheur en un lieu où il se fait si rare
131
». Ce qui arriva ponctuellement, mais sans que sa mère pût s’en
réjouir.
Mme de Duras s’était attachée à transmettre à sa fille ses
convictions morales – la modération en politique, l’esprit de
tolérance, la foi dans le libéralisme – et avait également sollicité
sa curiosité intellectuelle en l’encourageant à cultiver l’amour pour
les lettres, la musique, les arts. Dans sa belle-famille, Félicie
découvrait par contre le culte de l’héroïsme, la religion du passé,
l’esprit de revanche, la vocation guerrière. Le père de son mari
était mort sur l’échafaud après s’être couvert de gloire en Vendée,
et la princesse de Talmont, qui avait élevé son fils dans le culte de
la mémoire et des martyrs de la contre-révolution, tenait un salon
violemment ultra-royaliste, absolument opposé à celui de la rue
de Varenne.
Mme de Duras ne pouvait ignorer les idées politiques des
La Trémoille ; ce qu’elle n’avait pas prévu, c’est que sa fille
oublie ses enseignements et se soustraie à son influence pour
embrasser les sentiments, les usages, les goûts de la famille dont
elle portait le nom. Comme si cela ne suffisait pas, Félicie choisit,
après son veuvage en 1815, de continuer à vivre auprès de sa
belle-mère, montrant publiquement qu’elle la préférait à sa propre
mère : « elle habite et règne chez elle, elle s’est déclarée sa
fille132 ». Emportée, autoritaire, blessée par la trahison de Félicie,
Claire avait essayé de la rappeler à l’ordre, tantôt en « refusant de
la voir en privé », tantôt par des « scènes violentes133 », mais son
intransigeance, au lieu de calmer les eaux, avait exacerbé le
conflit. Et tout le monde percevait que Félicie était la pomme de
discorde entre deux grandes dames qui se défiaient et
s’affrontaient sur le terrain des sentiments comme sur celui des
convictions politiques et du prestige mondain.
Mme de Duras ne pouvait admettre que Félicie, dont elle
avait « formé » la personnalité et « rempli » le cœur, pût autant
changer, tout en reconnaissant que son refus de se plier à
l’évidence, « la force même de [son] caractère », n’avaient fait
qu’accroître ses souffrances. « Je continuais à espérer et je me
trompais », écrivait-elle à sa chère Rosalie, « parce que la douleur
c’est chercher l’être que l’on aimait et ne plus le trouver134 ». Il
s’agissait d’une quête vaine : au moment où elle avait cessé de lui
appartenir, Félicie lui était devenue étrangère, et toute possibilité
de communication était anéantie. Des années plus tard, en
réfléchissant à la nature du vrai pardon, Claire devait écrire : « ce
qui met le comble au chagrin, c’est de trouver des torts sans
excuses à ceux qu’on aime135 ».
Il est certain qu’après avoir « secoué le joug136 » de l’autorité
de sa mère, la jeune Félicie s’était révélée complètement autre,
très différente de celle qui flattait la vanité de ce « Pygmalion
maternel137 ». Il n’est pas douteux que si la cause déterminante de
sa métamorphose avait été l’atmosphère politique de la famille de
La Trémoille, ce qui l’avait rendue possible tenait davantage à sa
personnalité – qu’à l’évidence sa mère n’avait pas su ou voulu
comprendre.
Félicie était d’une nature exaltée, passionnelle, rétive aux
aspects prosaïques de la vie quotidienne ; elle rêvait d’un retour à
un monde ancien, à l’héroïsme des ancêtres, elle se préparait à la
guerre civile en chevauchant à cru, en maniant les armes à feu, en
se soumettant à d’épuisants entraînements au grand air.
Visionnaire et intrépide, elle ne faillit point au rendez-vous de
l’Histoire : dame d’honneur de la duchesse de Berry, elle devait
conspirer et combattre à ses côtés au moment de l’insurrection
légitimiste en Vendée, en 1832, trouvant son âme sœur en Félicie
de Fauveau. Et nul plus que cette extraordinaire sculptrice, avec
ses vierges guerrières et ses cénotaphes mélancoliques, ne peut
nous aider à comprendre la double instance, éthique et esthétique,
du rêve gothique et romantique de Félicie de Duras.
La rupture définitive entre Félicie et sa mère survint en
septembre 1819, lors du second mariage de Félicie avec Auguste
du Vergier, comte de La Rochejaquelein, surnommé le Balafré – à
l’instar du célèbre duc de Guise du temps des guerres de Religion
– à cause de la cicatrice qui lui marquait le visage, souvenir
tangible de son courage de soldat. Frère de deux héros des guerres
de Vendée, légitimiste fanatique, le comte était en parfaite
harmonie avec les idéaux de la jeune veuve, mais il n’avait pas
pour autant gagné l’approbation des Duras.
Pour le duc, qui à la mort du prince de Talmont avait déclaré
que désormais Félicie ne pouvait épouser qu’un prince
souverain138, les La Rochejaquelein étaient, malgré leurs
prouesses, d’une noblesse trop modeste pour ne pas constituer une
mésalliance ; pour Claire, l’extrémisme politique du comte et le
simple fait que la belle-mère de sa fille favorisait cette union
étaient des arguments plus que suffisants pour refuser son
consentement. En guise de réponse, Félicie annonça qu’elle était
prête à faire ses « intimations respectueuses » et à demander
l’autorisation parentale par voie légale. Confronté à cette menace,
son père se résigna à la conduire à l’autel, mais sa mère refusa
d’assister à la cérémonie. Dès lors, les rapports entre les deux
femmes allaient se borner au respect des formes.
Devenue écrivain, Mme de Duras ne manqua pas d’évoquer
le supplice de cette situation bloquée, avec une poignante
métaphore : « Il y a des êtres dont on est séparé comme par les
murs de cristal dépeints dans les contes de fées. On se voit, on se
parle, on s’approche, mais on ne peut se toucher139. »

 Dès les premières années de la Restauration, au moment

même où elle déployait son talent mondain et sa passion civile en
se mettant au service de Chateaubriand, Mme de Duras crut ne
pas pouvoir survivre à la douleur que lui infligeait sa fille. En
1817 elle écrivait à Sophie Swetchine, après y avoir fait allusion
dans ses lettres à Mme de Staël, que le conflit ouvert avec Félicie
avait « bouleversé » son existence, « brisant son équilibre et son
harmonie ». Mais il lui restait la volonté de regarder en avant,
l’espoir de « guérir son âme140 ».
Personne ne pouvait mieux l’accompagner dans ce parcours
hérissé d’obstacles que cette nouvelle amie, Sophie Soymonof
Swetchine, arrivée à Paris en 1816 à l’âge d’environ trente ans, et
déjà entourée d’une aura mystique. Épouse malheureuse d’un
puissant général du tsar, passée de la foi orthodoxe à la foi
catholique, Mme Swetchine savait conjuguer habilement ses
ambitions sociales et ses élans religieux, et avait des admirateurs
dans toute l’Europe : « personne comme elle n’associe tant de
morale, d’intelligence, d’instruction et de bonté141 », déclarait
Joseph de Maistre, en la recommandant au vicomte Louis de
Bonald, tandis que Tocqueville reconnaissait en elle « une de ces
personnes rares qui inspirent à la fois du respect et de la
confiance142 ».
C’est dans ses échanges avec cette nouvelle confidente, si
éloignés de la spontanéité et de la liberté de ton et de contenus qui
nous enchantent dans ses lettres à Germaine de Staël et à Rosalie
de Constant, que nous pourrons dorénavant entendre l’écho du
questionnement religieux de Mme de Duras.
Le second mariage de sa fille aînée et l’aggravation de sa
maladie (Claire était la première à saisir le lien entre souffrance
morale et souffrance physique)143 ; l’avènement de Mme Récamier
et les racontars qui l’entouraient ; la publication dans une feuille
anglaise d’un article anonyme qui faisait des insinuations sur ses
rapports avec Chateaubriand, et l’éloignement du grand
écrivain144 : tout cela avait eu raison de sa volonté et de son
énergie et l’avait précipitée dans un état de prostration physique et
morale qui toucha son comble en 1819. « J’ai connu, écrivait
Claire à Rosalie lorsque cette grave crise était désormais
surmontée, cet affreux désespoir, et je m’étonne, en me rappelant
ce que j’ai souffert, que ma raison y ait résisté145. » Pendant l’été
1820 sa santé s’était améliorée assez pour lui permettre un séjour
à Spa, puis une convalescence de huit mois dans la solitude de
Saint-Cloud. Au printemps 1821, Claire revenait enfin à Paris et
rouvrait les portes de son salon.
Deux choses l’avaient aidée à remonter la pente et à retrouver
des forces : l’affection que lui témoignait sa fille Clara, et la
découverte de l’écriture.

  Plus jeune que Félicie d'à peine un an, Clara adorait sa mère

et l’avait « sauvée avec sa tendresse et ses soins146 », en déployant
cette « façon particulière de sentir et d’aimer147 » que Mme de
Duras avait inutilement cherchée autour d’elle. Le dévouement de
sa fille cadette était d’autant plus émouvant que sa mère lui avait
toujours préféré Félicie ; loin de lui en vouloir, Clara avait
participé à toutes ses souffrances, avait compris sa douleur et
s’était montrée pour elle « une garde, une compagne, un
soutien148 ».
De son côté Mme de Duras allait tout faire pour remercier
son « ange », en lui trouvant un excellent parti et en l’accueillant
chez elle après son mariage. Le 30 août 1819, Clara épousait en
effet le comte Henri de Chastellux, lui apportant en dot le titre de
duc de Rauzun et ensuite, à la mort de son père, celui de duc de
Duras. Mais d’aucuns, derrière les mille attentions dont Mme de
Duras entourait le jeune couple, voyaient une intention
démonstrative : selon Mme de Boigne, favoriser Clara était pour
Mme de Duras une façon de « montr[er] à Félicie ce qu’elle avait
perdu par sa rébellion […] ; elle se vengeait comme un amant trahi
[…] qui tourmente l’objet de sa passion mais n’a jamais cessé de
l’adorer149. »
Ce qui est certain c’est que, tout en aimant sa cadette et en
éprouvant pour elle de l’admiration et de la reconnaissance –
« elle fait mieux que dire qu’elle aime, elle le prouve, et tout est
simple pour elle, ses affections comme son devoir150 » –, Mme de
Duras se résignait à regarder sa douleur comme la marque
inéluctable de sa destinée : « On ne guérit point, ma chère
Rosalie, de ce que j’ai souffert. Cela atteint les sources mêmes de
la vie, comme celles du bonheur. On traîne des tristes jours, mais
on ne vit plus, car c’est le bien-être qui est vivre et non cette lutte
et ce travail continuel pour se défendre contre le chagrin et le mal
physique. Ce qu’il faudrait, c’est bien employer ce reste de temps.
Mais qui est-ce qui fait cela ? Ce n’est pas moi, je vous assure, et
je déplore tous les jours, sans y remédier, l’inutilité de ma vie151. »
Claire oubliait-elle qu’elle venait de traverser une saison
littéraire des plus intenses ? Ou bien la sensation que celle-ci
s’était définitivement achevée participait-elle de son pessimisme ?

 « Je ne crois pas que ce soit une bonne chose pour l'âme

d’exprimer ce qu’on éprouve comme le font les écrivains », disait
Mme de Duras à Chateaubriand en 1821. « Une fois qu’ils ont
défoulé leurs sentiments ils doivent avoir moins d’énergie que
quand ils étaient enfermés dans leur cœur152. » Comment avait-
elle mûri cette conviction ? Est-ce à cause de « l’indifférence » et
de « la légèreté153 » dont le grand écrivain faisait preuve dans ses
amitiés ? Ou bien était-ce le souci de ce qu’elle s’apprêtait à faire ?
Car c’est justement au cours de ce mois de mars 1820 que la
duchesse mettait le point final à un petit recueil de maximes tirées
des écrits du Roi-Soleil154, avant de se lancer dans l’écriture et de
composer, dans le bref laps de trois ans, sept courts romans ou,
plus exactement, sept nouvelles.
À la fin de 1821, Mme de Duras venait de finir Ourika,
qu’elle lisait à ses intimes ; au mois de juin de l’année suivante
circulait le manuscrit d’Édouard ; en octobre les lectures d’Olivier
ou le Secret éveillaient la curiosité générale. Peu après, la
duchesse achevait Le Moine de Saint-Bernard, qu’elle avait
commencé avant Olivier ; elle rédigeait ensuite les Mémoires de
Sophie, Le Paria, Amélie et Pauline 155.
Mais cet élan extraordinaire n’était pas destiné à s’inscrire
dans le temps : en avril 1824 déjà, Claire confiait à Rosalie de
Constant qu’elle n’arrivait plus à écrire ; elle en avait toujours le
désir, elle se sentait « comme possédée de quelque chose156 »,
mais quand elle essayait de le coucher sur le papier, elle n’y
parvenait plus.
Mme de Duras avait parlé de « possession » à propos de son
Moine, dans une lettre à Chateaubriand de novembre 1822, en
pleine ferveur créatrice : « Adieu cher frère […] me voilà femme
auteur, vous les détestez, faites-moi grâce, en vérité ce n’est pas
moi, je ne sais ce qui me possède, un souffle, un lutin, cette fois-
ci j’avais une épée dans le corps, comme pour Ourika 157 . »
Malgré le ton ironique dont la duchesse nuançait ses confidences
à son ami écrivain pour en minimiser la portée, ses mots ne
laissent pas de doute quant à la nature mystérieuse et
incontrôlable de l’élan qui la poussait à écrire.
La récurrence des thèmes, l’apparition des mêmes rêves, le
retour des mêmes douleurs, autant de caractéristiques qui
impriment à son œuvre romanesque une unité profonde, et
montrent bien le caractère obsessionnel et l’urgence
autobiographique qui l’inspiraient. Nous sommes face à un
écrivain qui ne cesse de s’analyser et se raconter à travers des
histoires et des personnages qui sont son propre reflet, confrontés
à ses propres épreuves, prisonniers de ses propres passions.
Sainte-Beuve, dans le portrait qu’il lui a consacré, disait qu’« au
fond tout était lutte, souffrance, obstacle et désir dans cette belle
âme ardente158 ». Si nous ne connaissons pas le motif pour lequel
Mme de Duras s’est trouvée dans l’impossibilité de poursuivre son
inspiration, nous pouvons pour le moins formuler quelques
hypothèses quant aux raisons possibles d’un refroidissement de
son enthousiasme.
En premier lieu, contrairement à ce qu’elle avait supposé,
« exprimer ses sentiments », les faire ressurgir dans la mémoire,
dévoiler au grand jour les raisons du cœur, avait été pour elle une
opération extrêmement douloureuse. Au lieu d’en exorciser le
souvenir à tout jamais, l’écriture avait exhumé « un vieux reste de
vie qui ne sert qu’à faire souffrir159 ». En second lieu, comme le
suggère Denise Virieux, la duchesse avait peut-être espéré que la
lecture de ses romans à un petit cercle d’amis pût lui permettre
d’exprimer ses convictions intimes à travers le filtre de la
littérature, en établissant avec eux « une relation160 » plus
authentique et profonde. Or, les médisances et le scandale qui
accompagnèrent les lectures privées d’Olivier lui causèrent une
lourde déception, qui lui ôta le désir et la force de persévérer.
Initialement, Mme de Duras n’avait pas l’intention de publier
Ourika ; elle s’était bornée à en faire la lecture dans son salon, ou
à faire circuler le manuscrit parmi ses amis et connaissances.
Fidèle aux règles de réserve et de bon goût des femmes de sa
caste, attentive à sa réputation de grande dame, la duchesse, qui
abominait la seule idée que son nom « fût publié où que ce soit et
pour quelque raison que ce soit161 », n’entendait aucunement
passer pour une « femme auteur162 ». Elle prenait clairement ses
distances par rapport à ce bataillon de femmes écrivains –
Mme de Charrière, Mme de Staël, Mme de Genlis, Mme de
Souza, Mme de Krüdener, Mme Cottin – qui, à la fin de l’Ancien
Régime, avaient envahi la scène littéraire en se spécialisant dans
le roman sentimental163. Claire de Duras avait été l’amie de
certaines d’entre elles, et chez d’autres, comme Mme de Souza,
elle admirait des qualités qu’elle aussi portait à un très haut
niveau, « le ton exquis », « la politesse charmante », « les nuances
délicates164 » de l’écriture ; cela ne suffisait pas cependant pour
qu’elle suivît leur exemple.

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