Parmi les marchandises exotiques que le chevalier de
Boufflers, gouverneur du Sénégal, entassa dans le navire qui le
ramenait en France à l’été 1786, les singes et la plupart des
perroquets ne survécurent pas à la traversée, mais des espèces se
montrèrent plus résistantes et purent rejoindre les demeures des
grands seigneurs à qui elles devaient être offertes. « Il me reste
une perruche pour la reine », écrivait le chevalier, quelques
semaines après avoir débarqué, à sa maîtresse, Mme de Sabran,
en dressant l’inventaire de ses dons, « un cheval pour le maréchal
de Castries, une petite captive pour M. de Beauvau, une poule
sultane pour le duc de Laon, une autruche pour M. de
Nivernois1 ».
Il ne faut point s’étonner si le sérail du chevalier comptait
aussi une enfant, considérée à l’instar d’un cheval ou d’une
volaille. Depuis plus d’un siècle, il était en vogue dans les grandes
familles de France et d’Angleterre de faire porter leur livrée par de
petits domestiques de couleur, et bien que l’usage fût en train de
se répandre avec le développement de la traite des nègres, les
diplomates et les voyageurs européens étaient parfois poussés par
des raisons humanitaires à acheter sur le marché des esclaves de
petits orphelins noirs, pour les envoyer ensuite dans leur propre
patrie. Certes, leur destinée allait continuer à dépendre du
penchant à la pitié de leurs nouveaux maîtres et des caprices du
hasard, mais servir en terre d’exil, être condamné à vieillir seul,
loin de son peuple, était préférable à la vie qui attendait les
esclaves dans les plantations d’outremer. Et pourtant, l’idée d’avoir
échappé à un pire sort n’entraîne pas nécessairement de sentiment
de gratitude à l’égard des maîtres, et encore moins de résignation.
Songeons à Zamor, l’esclave indien qui, entré encore enfant au
service de la comtesse du Barry, la dernière favorite de Louis XV,
avait été son page dans les années de faste à Versailles, mais qui
en 1789 se transforma dans le plus implacable des persécuteurs,
en la dénonçant auprès du tribunal révolutionnaire qui devait
l’envoyer à l’échafaud.
Dans la mesure des intérêts économiques de son pays,
Boufflers s’était montré sensible au drame de l’esclavage, et au
cours de sa mission au Sénégal il avait envoyé en France, comme
cadeau à ses amis et connaissances, plusieurs enfants de couleur.
Seule Ourika, sa dernière acquisition, la petite captive destinée
aux princes de Beauvau, devait laisser une trace, en défiant avec
ses malheurs la bonne conscience des Lumières et en inspirant à
Claire de Duras son premier roman. C’est en effet grâce à une
dame de la haute société qui s’était reconnue dans sa douleur
qu’une femme noire, amaigrie et malade, prenait la parole du fond
du couvent où elle avait cherché refuge, pour narrer
l’insurmontable isolement auquel l’avait condamnée la
pigmentation de sa peau au sein de la société la plus cosmopolite
d’Europe. Et c’est justement son incarnation romanesque qui allait
lui offrir, post mortem, une nouvelle patrie, en donnant enfin à
cette paria parmi les parias, à cette humiliée parmi les humiliés,
une citoyenneté de plein droit dans l’imaginaire romantique.
À vrai dire, l’enfant que le chevalier de Boufflers avait
ramenée dans ses bagages n’aurait pu espérer un accueil meilleur
que ce que lui réserva l’hôtel de Beauvau. Ourika devint aussitôt
« un objet d’intérêt, de goût, de tendresse » pour le maréchal, et
elle avait inspiré à la maréchale « la tendresse d’une véritable
mère2 » ; à quoi elle répondait par son attachement sincère. Mais
la mort qui l’avait doucement emportée à l’âge de seize ans l’avait-
elle vraiment préservée, comme semblent le suggérer les
Souvenirs de Mme de Beauvau, des humiliations que sa couleur
de peau lui réserverait à l’âge adulte ? Sa mort n’avait-elle pas été
causée, comme le voulait la rumeur qui courait dans le beau
monde parisien, par son amour malheureux pour un neveu de sa
protectrice ? Nous ne savons pas si, quand des années plus tard
elle évoquait la destinée de la petite Sénégalaise, Mme de Duras
avait une réponse à ces questions : toujours est-il que le récit
qu’elle en fit pour les hôtes de son salon fut tellement captivant
que ceux-ci lui demandèrent de le mettre par écrit3. C’était en
1820 ; à quarante ans révolus, Mme de Duras naissait à la
littérature, et en quelques brèves années elle allait écrire trois
romans mémorables : Ourika, Édouard et Olivier.
Avant de plonger dans la lecture d’Ourika, il convient defaire un pas en arrière et de rappeler qui était cette romancière
« dilettante » qui, en pleine Restauration, sut unir « quelque chose
de la force de la pensée de Mme de Staël à la grâce du talent de
Mme de La Fayette4 », comme devait l’écrire Chateaubriand à sa
mort. À l’esprit des Lumières et à l’élégance formelle du Grand
Siècle, Mme de Duras joignait l’intelligence douloureuse d’une
solitude intérieure perçue non pas, à l’instar de René, comme le
signe de distinction des âmes supérieures, mais comme un
renoncement subi. Et c’est justement cette vie intense qui
enseigna à Mme de Duras la connaissance implacable de cette
pathologie de la passion amoureuse qui est au cœur de son œuvre.
Née en 1777 à Brest, Claire Louise Rose Bonne Lechat de
Kersaint était la fille de l’amiral Armand Guy Simon de
Coëtnempren, comte de Kersaint, et de Claire Louise Françoise
de Paul d’Alesso d’Éragny. Son père, officier de marine,
descendant d’une famille de l’ancienne noblesse bretonne, fier de
ses origines, courageux, ouvert cependant aux idées nouvelles,
s’était distingué au service de la France. Il avait suppléé à la
faiblesse de sa fortune familiale en épousant une riche héritière
créole, rencontrée au cours d’une mission en Martinique.
L’affection que les époux Kersaint éprouvaient pour leur fille
unique n’avait pas suffi à souder le couple, clivé par
l’incompréhension réciproque liée à deux cultures aussi distantes
que la bretonne et la créole. Tandis que Mme de Kersaint
sombrait dans la mélancolie et l’isolement, son mari se lançait sur
la scène politique, et prenait le parti des révolutionnaires. En 1789
il publia Le Bon Sens, un pamphlet anonyme où il attaquait
violemment les privilèges de la noblesse et du clergé, et en 1790 il
fonda la Société des Amis de la Constitution et de la Liberté, se
liant aux Girondins et siégeant d’abord à l’Assemblée constituante,
puis à l’Assemblée législative. La conscience des risques qu’il
encourait et le désir de protéger les intérêts de sa femme et de sa
fille l’amenèrent, en mai 1792, à formaliser l’échec de son mariage
par une séparation légale.
À cause de la suppression des couvents, Claire avait dû
quitter le collège de Panthémont, l’un des plus recherchés de
Paris, où elle étudiait depuis deux ans. En janvier 1793, Kersaint,
en tant que député de la Convention, vota contre l’exécution de
Louis XVI (« Comme législateur, l’idée d’une passion qui se
venge ne peut entrer dans mon esprit. L’inégalité de cette lutte me
révolte5 »), et sa femme et sa fille décidèrent aussitôt de chercher
refuge en Martinique. Le 4 décembre de la même année, l’amiral
fut condamné à mort et ses biens séquestrés. Claire et sa mère
apprirent son exécution par les marchands de journaux qui
clamaient la nouvelle dans le port de Bordeaux, où les deux
femmes devaient s’embarquer pour Philadelphie.
C’est sous ce signe tragique que commença un périple qui
conduisit la mère et la fille d’abord en Martinique, en passant par
l’Amérique du Nord, puis, en retraversant l’Atlantique, en Suisse,
et enfin, en 1795, à Londres. Au moment du départ Claire avait
seize ans, mais les conditions de santé de sa mère lui firent
assumer les responsabilités d’un chef de famille. En Martinique,
grâce aux relations de sa mère avec la comtesse d’Ennery, sa
cousine, dont le mari avait été gouverneur des îles Sous-le-Vent et
dont la mémoire était toujours vénérée aux Antilles, elle parvint à
recouvrer une bonne partie du patrimoine maternel, ce qui lui
permit d’affronter les longues années d’exil londonien en
compagnie de sa mère et de sa tante d’Ennery, qui était venue
habiter avec elles, dans des conditions matérielles nettement plus
avantageuses que la plupart de ses compatriotes, souvent réduits à
la misère et contraints à vivre au jour le jour. Et bientôt un nouvel
héritage devait accroître considérablement son patrimoine.
Intelligente, curieuse, pleine d’énergie, Claire s’adapta
rapidement à l’Angleterre. Elle en admira les institutions, elle en
apprit la langue, la littérature, les usages, elle s’appliqua à vivre
dans l’instant présent mais, comme elle devait l’écrire des années
plus tard, le souvenir de cette époque la marqua de façon
indélébile : « Ceux dont la jeunesse a vu la Terreur n’ont jamais
connu la franche gaîté de leurs pères, et ils porteront au tombeau
la mélancolie prématurée qui atteignit leur âme6. » À Londres,
face aux passions, aux jalousies, aux rancœurs qui déchiraient en
différentes factions les émigrés français, Claire fit ses premières
expériences des conflits et des préjugés qui devaient caractériser
la vie politique sous la Restauration. Elle s’en souviendrait plus
tard avec une perspicacité certaine : « Je vis là ce que j’ai souvent
remarqué depuis, c’est qu’on se sépare dès qu’il est question
d’approuver. Chacun était du même avis pour détester les crimes
de la Terreur et pour désirer le renversement du gouvernement
actuel ; mais si l’on mettait la conversation sur les causes de la
Révolution, personne ne s’entendait plus ; et cette conversation,
qui revenait souvent, amenait toujours de violentes disputes.
Alors, on retrouvait les vieilles erreurs ; les membres de
l’Assemblée constituante se séparaient de nouveau. Il y avait le
côté droit et le côté gauche, et les modérés, qui, suivant l’usage,
étaient détestés par tout le monde 7. »
Claire elle-même, malgré la protection qui lui venait de la
vaste colonie créole, si solidaire et unie8, en tant que fille du
constitutionnaliste Kersaint n’était pas à l’abri de commentaires
malveillants ; c’est probablement dans le microcosme de
l’émigration qu’elle avait constaté combien la persistance des
préjugés anciens et modernes pouvait peser sur la destinée des
individus. Une trentaine d’années plus tard, dans la splendide
nécrologie qu’il lui consacra, le baron de Barante devait écrire :
« Sans amertume contre la société, elle a montré comment ses lois
et ses distinctions pouvaient cruellement opprimer les plus
naturelles et les plus pures émotions de l’âme9. »
La plus naturelle et la plus pure émotion de l'âme que
pouvait désirer une jeune femme de cette fin de siècle exaltée et
sentimentale était bien évidemment l’amour, et Claire en fit
l’expérience à vingt ans, lorsqu’elle tomba amoureuse de l’homme
qui avait demandé sa main. Mais son idée du mariage devait se
révéler très différente de celle qui avait poussé Amédée Bretagne-
Malo de Durfort, marquis puis duc de Duras, à la conduire à
l’autel le 27 novembre 1797.
Amédée de Duras portait non sans fierté un des noms les
plus illustres de la noblesse de cour, et sentait fortement la
responsabilité de tenir haut l’honneur d’une famille décimée et
réduite à la misère par la Révolution. Il était un serviteur fidèle de
la monarchie : ayant succédé à son grand-père comme premier
gentilhomme de la chambre de Louis XVI, en 1791 il fut envoyé
en mission secrète à la cour de Vienne, et reçut du souverain
même l’ordre de ne pas revenir en France. Après avoir servi dans
l’Armée des Princes, il était passé en Angleterre et en 1795 avait
été nommé premier gentilhomme de la chambre de Louis XVIII ;
il assuma ses fonctions trois ans plus tard, à Mitau, en Courlande,
où s’était refugiée cette petite cour en exil.
Amédée était donc en tout point un produit de l’Ancien
Régime, et comme le voulait la coutume nobiliaire, le mariage
était pour lui tout d’abord une institution sociale, une alliance de
noms et d’intérêts visant à perpétuer la descendance et à renforcer
l’influence de la famille. Le fait que l’arbre généalogique de
Mlle de Kersaint n’était pas à la hauteur du sien, et que son père
avait pris le parti de la Révolution, n’empêchait pas la jeune fille
d’être aimable, pleine d’esprit, et surtout très riche. Par le passé,
d’innombrables grands seigneurs avaient redoré leur blason grâce
à des choix matrimoniaux hardis. Et jamais les temps n’avaient été
aussi durs pour la noblesse française : Duras avait besoin d’argent
afin de ne pas déroger à son rang et d’affronter avec dignité
l’attente d’un avenir meilleur.
Claire était trop intelligente pour ignorer les circonstances
qui avaient favorisé son mariage, ainsi que la différence de
mentalité et de naissance entre elle et son mari ; mais Duras était
beau, courageux, auréolé par le malheur, et elle n’avait écouté que
son cœur. En 1815, avec la Restauration, Claire devait confier à la
romancière anglaise Fanny Burney, devenue Mme d’Arblay après
son mariage avec un officier français, qu’elle la regardait comme
la responsable de son mariage. C’était la lecture de son roman
Cecilia qui l’avait persuadée, très jeune, de ne se marier que si
elle rencontrait un homme ressemblant en tout point à Delville, le
gentilhomme exemplaire qui est le héros du roman : « Tel lui était
apparu à l’époque le duc de Duras – d’un tout aussi noble
caractère 10. » Son jugement sur son mari devait probablement
changer au fil du temps, mais la noblesse de manières du grand
aristocrate qui avait cristallisé les fantaisies amoureuses de Claire
était un fait incontestable. Cette noblesse avait également frappé
une observatrice de la vie mondaine aussi attentive que
Mme d’Abrantès, qui dans ses Mémoires devait fixer le portrait du
duc parvenu au seuil de la vieillesse : « C’était le seul des
gentilshommes de la chambre qui fût parfaitement bien ; il est
peut-être un peu hautain, mais cela ne lui messied pas. Il a été
beau et on le voit encore ; il a de l’esprit, beaucoup celui du
monde […] enfin j’aime beaucoup M. le duc de Duras. Il me fait
l’effet de ces châtelains bien appris du temps de François Ier ou
plutôt de Charles IX11. »
Le mariage fut célébré à Londres par l’archevêque d’Aix,
dans une ancienne écurie transformée en lieu de culte catholique,
en présence de toute la noblesse de l’émigration. Une cérémonie
empreinte d’une forte émotion, car, comme le rappelle le premier
biographe de Mme de Duras, « toute la vieille France décapitée,
avec ses vertus, avec ses grâces, avec sa vaillance et aussi avec
ses illusions, était présente par le souvenir12 ». Après avoir
rappelé la longue chaîne des deuils qui avaient frappé la famille
de l’époux, et s’être borné à une timide allusion au père de la
mariée, l’archevêque donna libre cours à l’angoisse des émigrés –
« N’y aura-t-il pas un terme à la proscription, à l’exil, à la
dispersion des familles ? Seigneur, ne nous abandonnez pas13 ! » –
et les exhorta à persévérer dans la foi. Mais, en premier lieu, il
s’adressa aux deux jeunes mariés pour leur rappeler que le
mariage « est le plus sûr » parmi les sacrements, « le plus
impénétrable des asiles », et que « les inconsolables chagrins ne
pénètrent pas dans la demeure de la femme vertueuse et d’un mari
fidèle14 ».
Cependant le duc de Duras n’était pas un mari fidèle, et sa
femme ne pratiquait pas la vertu chrétienne de la résignation ;
après les premières années de mariage, réjouies par la naissance
de deux fillettes, les « inconsolables chagrins » pénétrèrent dans
leur demeure : on peut en sentir les prémisses dans les lettres
envoyées par Mme de Duras à son époux, en 1800.
Après le coup d’État du 18 brumaire 1799, par lequel
Napoléon devint Premier consul et mit fin à la Révolution, Claire
avait regagné la capitale française en compagnie de sa fille aînée,
Félicie, pour obtenir d’effacer sa mère de la liste des émigrés,
tenter de récupérer les biens de son père et rencontrer sa belle-
mère, la duchesse douairière de Duras, née Noailles, qui n’avait
jamais quitté la France. Elle envoyait à son époux des lettres
d’amour naïves et passionnées – « Je désire tant vous embrasser !
[…] Je me sens découragée loin de vous […] Si vous étiez là, mon
Amédée, je courrais dans vos bras ; mais loin de vous je suis
seule ! Je me sens une sorte de vide que rien ne peut remplir15 » –,
qui reflètent les sentiments d’une jeune femme totalement prise
par le rêve de son paradis domestique, personnel et privé.
Claire entretenait un rêve moderne, celui que Rousseau avait
illustré dans sa Nouvelle Héloïse, en opposant l’utopie familiale
de Clarens à la corruption des coutumes nobiliaires ; la morale
révolutionnaire l’avait pris comme modèle d’une société
régénérée ; les victimes de la Terreur y avaient trouvé refuge dans
leurs malheurs ; parvenues au seuil de l’époque romantique,
c’étaient surtout les femmes, issues de l’aristocratie comme de la
bourgeoisie, qui demandaient à ce rêve d’éclairer leur vie d’une
nouvelle lumière. Les épreuves de la Révolution avaient montré le
sens des responsabilités et le courage dont était capable le
prétendu sexe faible ; néanmoins, avec le retour à l’ordre et
l’entrée en vigueur du code civil, les femmes avaient été rappelées
à leur condition subalterne de mères et d’épouses. Puisque la
nouvelle morale bourgeoise confinait la destinée féminine à
l’intérieur de la vie conjugale, les femmes se sentaient autorisées à
chercher dans le mariage une réponse légitime à leur nouvelle et
inévitable quête d’amour. La littérature féminine de l’époque
proposait, de roman en roman, le mirage de ce bonheur à deux, de
cette « union des cœurs sans laquelle le mariage manque son
but16 » – qui, à en juger par les lettres de Mme de Duras, avait été
son expérience quotidienne, ne fût-ce qu’un bref moment.
Loin de son mari, la jeune femme ne cessait de lui rappeler
son amour et de lui demander confirmation de ses sentiments à
son égard : « Vous manquerais-je quelquefois […] et vous mon
tendre ami, pensez-vous aussi à votre Claire17 ? » Douce et
insistante, elle voulait que son Amédée n’oublie pas un instant
combien son bonheur dépendait de l’harmonie entre leurs âmes.
L’approche de leur anniversaire de mariage, ce « cher
27 novembre », lui offrait l’occasion de réitérer son don d’elle-
même – « je bénis mille fois le moment fortuné qui m’a donnée à
mon ami » –, mais aussi de rappeler à son époux les engagements
pris : « [je demande] à Dieu de me réunir promptement à toi et de
conserver tes sentiments pour ta Claire18 ». On perçoit cependant
dans cette même lettre que son destinataire n’était pas
complètement en harmonie avec une telle vision des choses. En
passant du vous en usage entre les époux de la bonne société au tu
de l’intimité amoureuse, Claire était bien consciente de franchir
les limites formelles requises par son mari, même si elle ne
semble pas s’en repentir : « Me pardonnerez-vous, mon Amédée,
de vous parler avec cette familiarité ? Je sais bien que vous ne
l’aimez pas ; mais j’en ai besoin, cela me fait du bien19. »
Nous ne savons pas dans quelle mesure les sentiments que le
duc de Duras manifesta dans les premiers temps de son mariage
reflétaient un élan sincère ou bien obéissaient à un simple devoir
de courtoisie ; toujours est-il qu’il n’estimait pas que l’amour et la
fidélité entrassent dans ses devoirs conjugaux, et il n’avait pas
tardé à faire comprendre à son épouse que ses requêtes exaltées et
romantiques le mettaient mal à l’aise. Claire, en revanche, aimait
son mari, et avait cru être aimée de lui : elle n’entendait pas
renoncer à ses attentes. Au lieu de reconnaître qu’elle avait épousé
un homme qui, comme devait l’écrire Astolphe de Custine dans
un portrait à clé, « avait le cœur bon, quoique difficile à
attendrir », mais qui était prisonnier des conventions du passé, qui
manquait de sensibilité, qui pratiquait un égoïsme des plus subtils
(« personne n’unit plus d’envie de rendre heureux les autres, à plus
de crainte à se gêner lui-même20 »), bref, au lieu de se résigner et
d’accepter son mari pour ce qu’il était, Mme de Duras préféra
s’entêter dans le projet impossible d’être aimée de lui. Comme elle
allait se l’avouer des années plus tard, elle était incapable de « [se]
résoudre à reconnaître l’impossible21 », et son refus de renoncer à
ses rêves devait devenir une source de souffrances intarissable.
Sensible et vulnérable, Claire compensait sa fragilité émotionnelle
avec « un caractère très fort, et surtout une puissance de volonté
peu commune22 », et elle continua à poursuivre son mari de ses
assiduités sentimentales, ouvrant ainsi un conflit durable. « Le
ménage s’accordait moins que jamais », note dans ses Mémoires
une amie des deux époux, la marquise de La Tour du Pin : « M.
de Duras avait une attitude de plus en plus mauvaise à l’égard de
sa femme. Elle en pleurait jour et nuit et adoptait
malheureusement des airs déplorables qui ennuyaient son mari à
périr. Il le laissait voir avec un sans-gêne blessant, que je lui
reprochais souvent. À quoi il répondait que l’amour ne se
commandait pas et qu’il détestait les scènes. Je tâchais de lui
inspirer un peu d’indépendance, de la convaincre que sa jalousie
et ses reproches, en rendant leur intérieur insupportable,
éloignaient d’elle son mari. […] La pauvre Claire ne pensait qu’à
faire du roman, avec un mari qui était le moins romantique de
tous les hommes23. »
Pourtant, si elle avait eu l’occasion – guère improbable – de
lire Les Lettres de Mistriss Henley, le bref roman par lettres
qu’Isabelle de Charrière avait publié une quinzaine d’années plus
tôt24, Claire avait bien dû se rendre compte que ses déceptions
conjugales reflétaient une condition féminine fort répandue, au
point de devenir un archétype littéraire. Situé en Angleterre, le
roman racontait l’histoire de l’incompréhension entre une femme
sensible, fragile et sentimentale, et un mari conventionnel,
mesuré, raisonnable. C’est justement le caractère obtus et pondéré
du gentleman anglais, incapable de comprendre la raison des
sentiments de sa femme, qui cause la mort de cette dernière.
À la différence de Mistriss Henley, Claire devait arriver à
reprendre progressivement en main sa destinée, en apprenant peu
à peu le détachement nécessaire pour suivre la voie tracée par
Mme de Charrière, et produire la radiographie morale de son
mariage dans Olivier ; reste que cet échec devait la marquer à vie.
Le désamour de son époux l’avait convaincue qu’elle ne possédait
pas les charmes nécessaires à être aimée, et avait façonné la
perception qu’elle avait d’elle-même, déterminant en elle un fort
sentiment d’exclusion : « On n’a jamais été jeune lorsque l’on n’a
jamais été jolie25 », disait Claire en parlant d’elle-même. Mais
l’affirmation est par trop péremptoire, et l’argumentation trop
sujette à critique, pour ne pas éveiller le soupçon que c’est
justement la déconvenue conjugale qui a projeté une ombre
douloureuse sur sa vie sentimentale, altérant a posteriori la
représentation de toute une existence.
Même si elle n’était pas belle, Claire était certainement
attrayante. Les deux portraits qui nous sont parvenus26 montrent
un minois agréable, aux traits réguliers, aux grands yeux noirs, et
cette impression est confirmée par le chevalier de Cussy, qui la
rencontra lorsqu’elle avait déjà plus de trente ans, et la décrit
comme « jolie, simple et aimable27 ». À son tour, l’Américain
George Ticknor la décrit, la quarantaine passée, comme une
femme vivante, séduisante, spirituelle28. Est-ce un hasard si
c’étaient surtout les femmes qui ressentaient la nécessité de
préciser que Claire de Duras n’avait pas d’atouts esthétiques
comparables à ses talents intellectuels ? Le fait est que Mme de
Duras était la première à « exagérer » sa laideur29 et à se
considérer comme vieille avant l’heure30, si bien que cet
autodénigrement insistant et injustifié induit à penser qu’il cachait
une blessure plus profonde. Même si la jeune femme poursuivait
obstinément une recherche sentimentale à l’enseigne de la
réciprocité des affects et de la connivence des cœurs, cette
exigence d’absolu s’accompagnait d’une méfiance envers elle-
même, et par conséquent d’une remise en question de la sincérité
des autres. En amour comme en amitié, son besoin d’amour allait
de pair avec « la difficulté de croire qu’elle pouvait être aimée31 ».
Pendant l'été 1805, Claire passa quelques semaines, en
compagnie de ses filles, à Lausanne où elle put faire la
connaissance de Mme de Charrière qui allait mourir quelques
mois plus tard. Nous ne savons malheureusement rien des
conversations qui se nouèrent entre la femme de lettres
vieillissante et la jeune femme ignorant encore sa vocation
d’écrivain, unies cependant par la même liberté de jugement et la
même sensibilité et compassion envers les victimes des
conventions sociales.
Pendant ce séjour suisse, Mme de Duras se lia aussi avec
Rosalie de Constant, qui était la nièce de Mme de Charrière et la
cousine de Benjamin Constant : cette amitié donna lieu à une
longue correspondance. Représentante exemplaire de la culture
protestante suisse, « pleine d’esprit, de vertu et de talent32 »,
Rosalie de Constant, qui avait vingt ans de plus que Claire, était
restée célibataire, très liée à sa famille et parfaitement comblée
intellectuellement et affectivement. Malgré les nombreux
malheurs qu’elle avait traversés, elle dégageait de la sérénité et de
l’équilibre. Elle aimait écrire, elle se consacrait avec passion à son
magnifique herbier, comme en témoignent ses Cahiers verts 33,
elle suivait avec intérêt la vie culturelle et mondaine de Lausanne.
Elle ne semblait pas amère au sujet de son aspect physique, altéré
par une mauvaise chute dans son enfance, même si pendant un
bref moment, dans sa jeunesse, elle avait souffert de ne pas être
jolie. En 1794, exaltée par la lecture des Études de la nature, de
Paul et Virginie et des Vœux d’un solitaire, elle avait entamé une
correspondance avec Bernardin de Saint-Pierre, avec qui elle
noua une idylle épistolaire. Ce fut une « chimère34 » de brève
durée, mais le réveil fut assez douloureux pour que Rosalie apprît
à comprendre les souffrances d’amour des autres.
Les lettres que Claire adressait à Rosalie sont parvenues
jusqu’à nous, offrant une clé précieuse pour accéder à ses pensées
les plus intimes. La jeune femme, animée d’un sentiment de vive
empathie – « il y a des amis qui se devinent et qui sympathisent
pour toujours35 » –, s’examine et se raconte avec une douloureuse
lucidité qui, en renonçant à l’emphase sentimentale de ses
premières lettres à son mari, trouve d’emblée sa marque
stylistique unique. Le fil conducteur de sa confession est la
thématique du bonheur perdu, de ce « repos de l’âme et du cœur,
ce bien-être moral qui fait que la vie elle-même est une
jouissance36 ». C’est seulement à l’approche de sa mort que Claire
renoncera à rejeter la faute sur les personnes qu’elle avait le plus
aimées – son mari, sa fille Félicie, Chateaubriand – pour
reconnaître ses propres responsabilités à la lumière de la foi
religieuse : « Presque toutes ces douleurs morales, ces
déchirements de cœur qui bouleversent notre vie, auraient été
prévenus si nous eussions veillé ; alors nous n’aurions pas donné
entrée dans notre âme à ces passions, qui toutes, même les plus
légitimes, sont la mort du corps et de l’âme37. » Car nous verrons
que sa passion pour son mari ne fut que le premier maillon d’une
chaîne d’inguérissables souffrances.
L’infélicité conjugale de Claire toucha son apogée au
printemps 1806, lors d’un voyage dans les Pyrénées en compagnie
du duc. La frustration amoureuse d’une part, et d’autre part
l’apparition des premiers symptômes de la tuberculose –
« maladie si commune et si meurtrière38 » – en avaient fait,
confiait-elle à Rosalie, « une des périodes les plus tristes et les
plus pénibles de [sa] vie39 ». Cependant, sous la poussée des
circonstances, cette vie s’engageait dans une nouvelle direction,
qui allait l’induire à prendre du recul par rapport au passé et à
regarder devant elle.
En 1807, ayant mûri la décision de revenir vivre en France,
les Duras achetèrent le château d’Ussé, en Touraine, où ils
s’établirent à partir de l’année suivante. Dans cette splendide
demeure ceinte de tours moyenâgeuses, dont on disait qu’elle
avait inspiré à Charles Perrault le décor de sa Belle au bois
dormant, Claire se consacra à l’éducation de ses filles, sur
lesquelles elle concentrait toutes ses attentes affectives ; mais ce
fut aussi l’occasion de renouer des liens avec des parents et amis
de longue date. Au cours de ses voyages elle sillonnait
régulièrement la France jusqu’à la capitale, où elle logeait chez sa
belle-mère, rue de Varenne ; elle allait ainsi apprendre à connaître
le pays issu de la Révolution et nouer de nouvelles amitiés. Celle
avec Chateaubriand devait lui apporter une autre raison de vivre.
C’est Mme de Duras qui avait pris l’initiative, au début de
1808, de demander à la cousine de son mari, la comtesse de
Noailles (ensuite duchesse de Mouchy), de la présenter à l’auteur
des Martyrs et du Génie du christianisme, dont la belle Nathalie
était à l’époque la maîtresse bien-aimée.
Chateaubriand avait alors quarante ans – neuf de plus que
Mme de Duras –, mais les vicissitudes dramatiques qu’il avait
traversées auraient suffi à remplir plus d’une vie. Il était déjà très
célèbre, ses livres jouissaient d’un vif succès, il plaisait follement
aux femmes et avait bien gagné son surnom d’Enchanteur. Claire
l’évoque pour la première fois dans une lettre à Rosalie de
Constant d’avril 1809 : « Je ne sais si nous avons parlé de cet
homme extraordinaire qui unit à un si beau génie la simplicité
d’un enfant […] il est si simple et si indulgent qu’on se sent à l’aise
avec lui. On voit qu’il apprécie les qualités de l’âme. On doit
moins avoir besoin de l’esprit des autres lorsqu’on en possède
autant soi-même40. » Un an plus tard, Claire employait une
magnifique formule pour expliquer à son amie ce que jamais elle
ne cesserait d’admirer en Chateaubriand : « l’antique honneur
français s’est réfugié dans ce cœur-là afin qu’il en reste au moins
un échantillon sur cette terre41 ». L’écrivain quant à lui devait
évoquer dans ses Mémoires les raisons qui l’avaient poussé à
s’intéresser à Claire : « la chaleur de l’âme, la noblesse du
caractère, l’élévation de l’esprit, la générosité de sentiments, en
faisaient une femme supérieure42 ». Née d’une admiration et d’une
intelligence réciproques – « vous me devinez ou je vous
devine43 », écrivait François René à Claire –, leur amitié avait
rapidement pris racine et, moins d’un an plus tard, leurs rapports
étaient assez intenses pour qu’il fallût y mettre un peu de clarté.
Pourquoi, pendant l’été 1810, Mme de Duras se sentait-elle en
devoir de demander à Chateaubriand si leur relation ne risquait
pas d’attrister Nathalie de Noailles ? Pensait-elle vraiment que la
cousine de son mari pouvait prendre ombrage d’une amitié
innocente ? Ou bien ne parvenait-elle pas à démêler ses
sentiments, et attribuait-elle à Nathalie une jalousie et une
exigence d’exclusivité qui était plutôt de son ressort ?
Dans une lettre du 1er août 1810, Chateaubriand essaie de
mettre les choses au clair. Il aime Mme de Noailles et entend lui
rester fidèle, mais il est prêt à recevoir avec une « infinie
reconnaissance » le don de l’amitié que lui propose Mme de
Duras. « Si vous voudriez être ma véritable sœur, je voudrais
aussi être votre véritable frère », et il précise : « un frère très
heureux et qui s’entendrait à merveille avec vous44 ». À ce pacte
de complicité, chacune des parties contractantes allait donner une
signification différente. Répétés à l’infini, en français comme en
anglais, pendant les vingt-huit ans qu’allaient durer leurs
échanges, les mots « frère » et « sœur » révèlent leur nature
fondamentalement ambiguë. Pour Mme de Duras ils désignaient
un lien préférentiel et exclusif, pour Chateaubriand ils
définissaient les limites à l’intérieur desquelles s’inscrivaient les
attentes sentimentales d’une amie précieuse dont le soutien était
par ailleurs important. La correspondance entre le chevalier de
Boufflers – le sauveur d’Ourika – et Mme de Sabran45 montre bien
que, trente ans plus tôt, ces mêmes mots avaient constitué le
tendre prélude d’une passion réciproque. Du reste, le verbe
français « aimer » lui-même n’est pas sans équivoque ; n’ouvre-t-il
pas sur toute la gamme des rapports affectifs et ne permet-il pas à
l’écrivain de rassurer Mme de Duras sur l’intérêt qu’il éprouve à
son égard, tout en la laissant libre de rêver quant à la véritable
signification du terme : « je vous aime avec une sincérité, une
vérité, une tendresse que le temps ne fait que augmenter46 » ?
Mme de Duras avait tout d’abord évité de s’interroger sur la
nature de cette nouvelle relation qui occupait un rôle si important
dans sa vie. Emportée par l’enthousiasme d’avoir rencontré un
« être supérieur » pour qui elle pouvait se dépenser et qui, à son
tour, par tant d’attentions, lui avait rendu confiance en elle-même
en l’arrachant à l’état de « découragement47 » où l’avait plongée le
désamour de son mari, Claire s’était donnée sans retenue au plaisir
de cette fréquentation assidue, faite de longues conversations en
tête à tête et de promenades matinales sur les boulevards parisiens
encore déserts. Et si, lorsque elle-même ou Chateaubriand n’était
pas à Paris, il lui arrivait de constater qu’« il est doux, mais
dangereux, de vivre habituellement avec des gens qui plaisent et
qui conviennent », elle relevait aussitôt qu’il s’agissait d’une
habitude telle qu’« on ne sait plus s’en passer » et que « tout est
vide et ennuyeux ensuite48 ».
Les lettres qu’elle reçoit de Chateaubriand entre 1808 et
1814 montrent bien l’intensité de leur intimité : il demande à
Mme de Duras des nouvelles de son mari et de ses filles, il lui
raconte ses projets littéraires, il lui confie ses soucis économiques,
allant jusqu’à accepter ses efforts pour l’aider, il la tient au courant
des progrès de son jardin à la Vallée-aux-Loups, il la remercie
pour les plantes qu’elle lui a offertes. Et si Chateaubriand fait
preuve d’une confiance absolue dans le dévouement de Mme de
Duras, cette dernière se montre d’emblée une interlocutrice
généreuse mais exigeante. Claire ne tolère pas d’être traitée de la
même façon que les nombreuses admiratrices dont l’écrivain
s’entoure, elle exige d’avoir avec lui un rapport préférentiel et ne
cache guère son indignation lorsqu’il apparaît que Chateaubriand
– dont la fidélité laisse certes à désirer – ignore ses requêtes.
Alors, pour la calmer, la rassurer, l’apaiser, il entonne son
irrésistible chant de sirène : « vous n’avez pas sujet d’être
jalouse49 », « n’ayant aucune raison de vous rien cacher50 », « je
vous aime toujours avec la tendresse du frère le plus dévoué et le
plus sincère51 », « je ne comprends rien, rien du tout à votre
querelle […]. J’ai besoin que vous m’écriviez une bonne lettre pour
me consoler des dernières52 », « be the dear sister of my heart, for
ever 53 ».
Mais Mme de Duras n’était en rien conciliante, et parfois
Chateaubriand devait changer de registre et passer à la menace :
« Ma chère sœur, écrivait-il le 13 février 1812, vous feriez le
désespoir d’une amitié moins vive et moins constante que la
mienne. Votre lettre d’aujourd’hui m’a fait beaucoup de peine. Elle
est injuste, contrainte et peu aimable. Je méritais mieux […]. Je
vous aime plus que personne ; en un mot vous vous plaisez très à
tort à m’affliger […]. Si je ne puis rien pour vous rendre un peu
heureuse, chère sœur, il vaut mieux renoncer à une
correspondance qui vous fatigue, et qui me désolerait. Je ne sais
pas quoi faire pour vous plaire. Vous ne me croyez pas. Vous ne
m’écoutez pas : quand je crois avoir mis mon cœur tout entier
devant vous, je ne reçois que des choses aigres et sèches en
réponse. Je souffrirais tout cela s’il ne s’agissait que de moi, mais
vous vous faites mal ; et je ne me pardonne pas d’être la cause
involontaire de ce mal54. » Pendant quelque temps la stratégie
devait se révéler efficace, et la crise surmontée, en attendant un
nouveau drame, l’Enchanteur pouvait recommencer à flatter la
duchesse avec ses formules magiques : « L’amitié de ma sœur fait
mon bonheur. La mienne pour elle est sans bornes et sera sans
terme55 », la rassurait-il, moins d’un mois après leur dispute, et, en
juillet, il admettait qu’il s’intéressait à plusieurs dames juste pour
lui rappeler l’unicité du sentiment qu’il lui vouait : « Ma sœur n’a-
t-elle pas une place à part, toute première, où elle règne sans
trouble et sans rivale56 ? »
Les deux interlocuteurs étaient désormais conscients que si
Claire s’obstinait à exiger cette première place avec une
intransigeance analogue à celle du duc de Saint-Simon lorsqu’il
revendiquait le droit de préséance de ses pairs à Versailles, c’est
que ce rang avait pour elle valeur de compensation. Quelques
mois avant leur dispute, Claire avait dû admettre que son
sentiment pour Chateaubriand était différent de ce que lui
éprouvait pour elle, et que seul le terrain de l’amitié pouvait lui
consentir légitimement de ne pas avoir de rivales. Mais son
tempérament était trop passionnel pour prendre en compte des
distinctions subtiles et prudentes qui avaient fait si longtemps la
fortune de la Carte du pays de Tendre dans la société
aristocratique de l’Ancien Régime : exaltée, possessive, jalouse,
son amitié continuait à être obstinément proche de l’amour.
Comme dans les romans par lettres dont Mme de Duras allait
reprendre le genre dans Olivier, c’est la missive d’une amie qui
devait lui dessiller les yeux. « Ah ! mon Dieu, lui écrit le
17 janvier 1812 de Bruxelles la marquise de La Tour du Pin, que
vous êtes avancée depuis mon départ, et que vous avez une
mauvaise tête ! Votre lettre, ma chère, est la langue de la passion
depuis un bout jusqu’à l’autre. Ne vous faites pas d’illusion, ne
vous retranchez pas derrière ce nom de “frère” qui ne signifie
rien » ; et elle insiste : Claire a dans le cœur « un sentiment
coupable, oui ma chère, coupable et très coupable ; l’amitié ne
ressemble pas du tout à ce que vous ressentez57 ».
Depuis presque deux ans, Lucie de La Tour du Pin suivait
avec inquiétude l’intensification de la relation entre Mme de
Duras et Chateaubriand, et ne se lassait pas de la critiquer avec
âpreté. Elle avait commencé par reprocher à son amie que seuls le
besoin de prééminence mondaine et la vanité de se sentir à la
« hauteur » d’un homme célèbre l’eussent poussée à s’intéresser à
Chateaubriand et à s’exposer au ridicule. Quant à son idole, son
« Socrate », c’était peut-être un écrivain de talent, mais comme
« moraliste58 » il laissait à désirer. Il eût été souhaitable que Claire
fût plus réservée, choisissant ses amitiés avec plus de
discernement, se souciant d’être aimable envers son mari, alors
qu’elle avait préféré goûter au « charme d’un sentiment exalté »
sans se l’avouer, sans se rendre compte des risques qu’elle courait,
s’offrant en pâture à la « malice59 » publique. Le jeu était devenu
trop dangereux : il fallait prendre des mesures d’urgence.
« Partez-en, ma chère amie, lui écrivait donc ce 17 janvier
1812 Mme de La Tour du Pin, et calmez votre cœur. Si vous le
pouvez, repoussez la pensée de cet homme qui fait votre
tourment ; je ne suis pas assez insensée pour vous dire : n’ayez
pas pour lui de l’amitié ; car je sais que cela n’est pas possible ;
mais comme je crois en même temps que votre tête est plus
exaltée que votre cœur est coupable, j’attends beaucoup du
temps… Ah, croyez, chère amie, que tout ce que je suis
susceptible de ressentir de tendresse, je le sens pour vous, et que
c’est pour votre repos et votre gloire que je veux vous arrêter sur
le bord du précipice où vous êtes tout près de tomber60. » Si la
marquise de La Tour du Pin pouvait légitimement s’interroger sur
les sentiments que Mme de Duras ressentait pour Chateaubriand,
de notre côté nous ne pouvons manquer de nous demander de
quelle nature étaient ceux de la marquise pour la duchesse. Était-
ce un simple élan d’affection qui la poussait à soumettre son amie
à un procès d’intentions, visant à lui dévoiler ce qu’elle préférait
ignorer ? Et de quelle autorité se parait-elle, en lui parlant comme
un directeur spirituel, en reprenant dans les mêmes termes –
gloire, repos, abîme – les injonctions que la princesse de Clèves
avait reçues de sa mère sur son lit de mort61 ?
Mme de La Tour du Pin62 ne manquait ni d’intelligence ni de
caractère, comme le montrent les extraordinaires Mémoires
qu’elle devait écrire dans sa vieillesse. Née en 1770, Henriette
Lucie Dillon appartenait à l’une des plus anciennes familles de la
noblesse européenne. Elle avait épousé à dix-sept ans le marquis
Frédéric de La Tour du Pin de Gouvernet et avait eu juste le
temps de succéder à sa mère comme dame de compagnie de
Marie-Antoinette, avant l’émigration outre-Atlantique. Dans l’est
des États-Unis, son mari s’improvisa cultivateur, et elle l’aida à
gérer une petite ferme sans jamais oublier d’imprimer le blason de
sa famille sur le beurre qu’elle allait vendre au marché. Ils
s’étaient transférés à Londres en 1797, et c’est là que Lucie avait
connu Claire, dont elle était devenue une amie proche. Très liée à
son époux et mère de nombreux enfants, Lucie aimait
passionnément sa famille, et de son propre aveu ces sentiments lui
suffisaient, sans qu’elle éprouvât le besoin de l’amitié : elle avait
cependant fait une exception pour Claire. Non seulement cette
dernière avait épousé un de ses amis d’enfance, mais leurs pères
avaient été des libéraux morts sur l’échafaud en criant « vive le
Roi ! », et les deux femmes étaient, à leur tour, des esprits curieux
et indépendants. Ainsi, en apprenant la mésentente conjugale des
Duras, Lucie avait fait son possible pour l’apaiser. Elle était
l’aînée de Claire de sept ans, et la réussite de son couple lui
conférait indéniablement l’autorité pour conseiller et guider son
amie, ce qu’elle faisait avec une supériorité bienveillante, en
tâchant de la rappeler à un bon sens évidemment incompatible
avec les exigences de la passion. Leur amitié ne semblait pas
avoir souffert des divergences politiques : les Duras étaient restés
fidèles aux Bourbons, tandis que les La Tour du Pin, démunis et
soucieux de leur avenir, avaient choisi Napoléon ; ils habitaient
Bruxelles depuis 1808, le marquis ayant été nommé préfet de la
Dyle. Les deux amies avaient continué à se voir, tantôt à Paris,
tantôt à Bruxelles, et à s’écrire, mais Lucie avait dû apprendre à
connaître une nouvelle Claire, plus assurée, revenue à la vie
mondaine, toujours plus influencée par Chateaubriand, toujours
moins encline à l’écouter. Pour reprendre l’ascendant perdu,
Mme de La Tour du Pin allait se servir de tous les arguments à sa
disposition – l’amour pour ses filles, les devoirs familiaux, la
réputation dans le monde, le souci de soi – et recourir à une vaste
gamme de styles – ironique, pathétique, inquisitoire,
apocalyptique. Elle tenta même de jeter le discrédit sur
Chateaubriand, dont elle moquait les faiblesses : une coquette
régnant sur « un petit sérail où il tâche de répandre également ses
faveurs pour maintenir son empire63 ».
Mais c’était là une bataille perdue d’avance. Lucie devait
bientôt s’apercevoir que ses insinuations et ses mises en garde
avaient contribué à susciter chez son amie un sentiment de
culpabilité des plus périlleux : « regarder dans son cœur pour y
découvrir ce qu’il faudrait détruire, et n’en pas avoir la force : cela
est plutôt dangereux qu’utile64 », avait-elle reconnu, trop tard
désormais. Ses conseils étaient l’expression du bon sens et du bon
goût, mais ils allaient se révéler inopérants, d’autant plus que
l’Enchanteur lui-même avait eu l’occasion de s’en plaindre auprès
de Claire : « M. de Chateaubriand en viendra à ses fins et […]
vous ne m’aimerez plus65 », annonçait-elle très lucidement,
sentant bien qu’elle n’était pas de taille face au grand écrivain.
Non moins passionnelle que Claire, Mme de La Tour du Pin
ne se résignait pas à voir son amitié rétrogradée à la « seconde
place » dans le cœur de la seule amie qu’elle avait admise dans le
cercle restreint de ses affections, et elle lui en garda une rancune
tenace, dont ses Mémoires portent la trace : « Lorsque je revis
Claire Duras, que j’avais laissée à Teddington en proie à une
passion malheureuse pour son mari, je la trouvai tout autre. Elle
était devenue une des coryphées de la société antibonapartiste du
faubourg Saint-Honoré. Ne pouvant se distinguer par la beauté du
visage, elle avait eu le bon sens de renoncer à y prétendre. Elle
visa à briller par l’esprit, chose qui lui était facile, car elle en avait
beaucoup, et par la capacité, qualité indispensable pour occuper la
première place dans la société où elle vivait. À Paris, il est
nécessaire de trancher sur tout, sans quoi on est écrasé : en termes
de marine, il faut faire feu supérieur. Son caractère naturellement
présomptueux et dominateur la préparait par-dessus tout à jouer
un tel rôle66. » Mais bien avant de tracer ce portrait impitoyable,
Mme de La Tour du Pin avait déjà eu l’occasion de prendre sur sa
vieille amie la plus cruelle des revanches. Marraine de sa fille
aînée Félicie, lorsque sa filleule entra en conflit ouvert avec sa
mère, Lucie choisit son parti, épousa sa cause, la prit sous son aile
protectrice. Cette appropriation indue servait de tragique
contrepoint à la mort prématurée de sept des huit enfants de la
marquise ; l’histoire devait mal se terminer même pour son
dernier-né, le seul destiné à survivre à ses parents. Entraîné par
Félicie dans l’insurrection vendéenne de 1832, condamné à mort
par contumace, Frédéric Claude Aymar fut contraint de prendre le
chemin de l’exil.
Mais l’indulgence n’était pas le fort de Mme de La Tour du
Pin, et le souvenir du duc de Duras qu’elle livre à la postérité
ressemble fort à une exécution capitale : « Malgré tant de
bouleversements, il avait conservé tous les préjugés, toutes les
haines, toutes les petitesses, toutes les rancunes d’autrefois,
comme s’il n’y avait pas eu de révolution, et répétait certainement
dans son for intérieur ce propos que nous lui avions entendu tenir
dans sa jeunesse, quoiqu’il l’ait désavoué depuis : “il faut que la
canaille sue”67. »
De son côté, Mme de Duras allait se venger du caractère
inquisitoire de son amie en s’en inspirant dans l’un des épisodes
clés d’Ourika. En véritable écrivain, elle ne recourt à son
expérience douloureuse que pour la réinterpréter à la lumière
d’une vérité supérieure, dans laquelle les lecteurs aussi peuvent se
reconnaître. En obligeant Ourika à prendre conscience de la
nature coupable de ses sentiments à l’égard de son frère adoptif, la
« marquise de… » commet dans le roman un méfait encore plus
grave. Elle manque au respect que l’on doit au secret que chaque
individu a le droit d’enserrer dans le tréfonds de son cœur, et elle
montre comment la sincérité, même lorsqu’elle est animée des
meilleures intentions, peut se transformer en violence, et
engendrer des désastres.
En 1814, la chute de Napoléon et le retour des Bourbons
modifièrent profondément la vie des Duras : ils emménagèrent
dans un hôtel particulier au 22, rue de Varenne, et furent soudain
appelés à jouer un rôle de premier plan dans la société française
de la Restauration.
M. de Duras, « plus duc que feu monsieur de Saint-
Simon68 », comme disait la comtesse de Boigne, avait repris ses
fonctions de premier gentilhomme de la chambre de Louis XVIII
et occupait le siège qui lui revenait dans la Chambre des pairs ; il
jouissait désormais du privilège rare et enviable de fréquenter au
jour le jour un souverain dont il avait gagné l’entière confiance
par sa fidélité et son dévouement exemplaires. Lorsqu’il exerçait
sa charge, il disposait d’un appartement dans le pavillon de Flore,
aux Tuileries : c’est là, en qualité de première dame d’une cour
sans reine, que son épouse tenait salon. Après des années
d’incompréhension et de distance, les deux époux s’étaient
retrouvés, en vertu de la nouvelle position du duc, unis par une
cause commune qui leur donnait des raisons de ne pas être
mécontents l’un de l’autre. Mme de Duras était reconnaissante à
son mari d’avoir précisé d’emblée qu’il ne tolérerait pas que, en
tant que fille d’un conventionnel girondin, elle subît le moindre
manque d’égards de la part de l’entourage royal ; et elle avait
apprécié qu’il l’eût voulue auprès de lui dès le début de sa vie
officielle, en écoutant ses opinions, en affichant publiquement une
considération empreinte de courtoisie. De son côté, le duc de
Duras ne pouvait que se réjouir des succès mondains de sa
femme.
Dans la France inquiète et divisée de la Restauration,
partagée entre monarchistes et républicains, entre fils de la
Révolution, nostalgiques de l’Ancien Régime et orphelins de
l’Empire, constitutionnalistes et ultras légitimistes, catholiques
intégristes et laïques intransigeants – cette France dont les Cent
Jours de Napoléon avaient révélé l’instabilité intrinsèque –, Claire
de Duras sut encourager ses hôtes à dépasser leurs divergences et
renouer une conversation civile, qui témoignait d’un sens des
responsabilités et d’un esprit de réconciliation hors du commun.
Mme de Boigne, généralement peu encline à l’indulgence, décrit
avec admiration une visite aux Tuileries juste après Waterloo :
« On y causait librement et plus raisonnablement qu’ailleurs […].
C’étaient [les discours] les plus sages du parti royaliste. Mme de
Duras avait beaucoup plus de libéralisme que sa position ne
semblait en comporter. Elle admettait toutes les opinions et ne les
jugeait pas du haut de l’esprit du parti. Elle était même accessible
à celles des idées généreuses qui ne compromettaient pas trop sa
position de grande dame69. »
Loin d’être le résultat d’un œcuménisme mondain, la
tolérance de Mme de Duras était l’aboutissement d’une longue
réflexion. Malgré sa nature passionnée, elle avait atteint dans la
sphère politique une modération et un équilibre qui devaient lui
faire toujours défaut dans la sphère sentimentale. Dès sa jeunesse,
Claire avait dû se mesurer à la violence des conflits civils, et son
expérience anglaise lui avait appris à ne pas se laisser intimider
par les différentes factions, à ne pas prendre parti, à concilier
l’héritage libéral de son père et sa fidélité envers la famille royale
en exil. Comme le rappelle Villemain, qui devait lui rendre
hommage dans ses Souvenirs contemporains, « elle aimait par
devoir, par raisonnement, par liens familiaux, la monarchie des
Bourbons […] mais elle ne concevait la Restauration que fondée
sur un nouveau Droit et elle était la protectrice sincère de toutes
les libertés légales70 ».
La position de la duchesse était malaisée dans la société
aristocratique où elle avait évolué, et l’était plus encore depuis que
son mari occupait à la cour un rôle éminent ; mais l’époque était
finie où il n’y avait pas d’autre choix que d’« oublier le passé et
s’étourdir sur l’avenir71 » : le retour de Louis XVIII sur le trône de
France permettait d’espérer en une monarchie constitutionnelle.
Pour cela il fallait combattre l’esprit de revanche, encourager
l’échange d’opinions, créer du consensus ; nul dans la haute
société parisienne n’était en mesure de suivre ce programme avec
plus de talent que Mme de Duras, bien qu’elle fût consciente que
cette place aurait dû revenir de droit à Mme de Staël – si la mort
ne l’avait emportée en 1817, à l’âge de cinquante et un ans. Mais
la sympathie et l’estime que lui avait témoignées l’illustre femme
de lettres devait avoir pour Claire la valeur d’une investiture.
Mme de Staël et Mme de Duras s’étaient brièvement croisées
à Lausanne, mais ce n’est que lorsque la « baronne des baronnes »
revint de l’exil imposé par Napoléon qu’elles eurent enfin
l’occasion de se fréquenter. Elles étaient faites pour s’entendre :
Chateaubriand dit qu’elles avaient la même « imagination » et
« un peu même […] le visage72 » ; elles s’étaient promptement
liées d’amitié. Depuis longtemps Claire désirait connaître l’auteur
de Corinne, qui disait « si bien, si finement » ce qu’elle-même
avait « dit et pensé mille fois73 », et elle avait préféré admirer son
courage politique plutôt que de déplorer les « erreurs74 » de sa vie
privée. Maintenant que la célèbre persécutée revenait à Paris
comme une puissance souveraine, Claire se reconnaissait
pleinement dans son engagement en faveur d’une monarchie
libérale qui sût préserver les principes de 1789.
Ce n’étaient pas seulement les convictions politiques qui
unissaient Mme de Duras et Mme de Staël, mais aussi les affinités
sentimentales. Pour les deux femmes la sphère affective, quelle
qu’elle fût, impliquait un engagement total, et on eût pu dire de
Claire ce que Mme Necker de Saussure allait dire de Germaine :
« en elle, la tendresse maternelle et filiale, l’amitié, la
reconnaissance, ressemblaient toutes à de l’amour75 ». Et les deux
pratiquaient une forme d’intelligence indissociable de la
générosité, s’abandonnant ainsi à la « profonde sympathie76 »
qu’elles éprouvaient l’une pour l’autre.
Leur correspondance nous permet de suivre le
développement rapide de leur amitié, de réception en réception,
de visite en visite, dans le climat mondain, passionné et frénétique
du début de la Restauration. Mais c’est dans les lettres échangées
durant les Cent Jours – alors que les Duras ont suivi Louis XVIII
à Gand et que Mme de Staël s’est réfugiée à Coppet –, puis après
Waterloo, qu’on les voit partager les mêmes soucis, pleurer pour
la « pauvre France77 » de nouveau en proie à la tyrannie, emportée
dans la guerre, humiliée par l’occupation étrangère ; et aussi
espérer de concert qu’un « gouvernement représentatif78 » sache
« triompher79 », porté par le consensus unanime suscité par la
nouvelle constitution. Promulguée le 4 juin 1814, la Charte
constitutionnelle des Français se présentait comme la plus libérale
d’Europe, mais son interprétation allait alimenter les tensions
dramatiques des trente-quatre années à venir80.
Pour les deux amies, c’était aussi l’époque des confidences
privées : « Cela fait des siècles que je vous aime, et j’ai envie de
vous le dire81 », écrivait Mme de Duras depuis son exil à Gand ;
« le sentiment que j’éprouve pour vous est éternel », lui répondait
Mme de Staël depuis l’Italie. Et au cri d’angoisse de la dear
duchess confrontée à l’aggravation de la tuberculose (« à quoi bon
s’attacher puisqu’il faut mourir ! »), Germaine répondait en
détaillant les raisons pour lesquelles Claire était à ses yeux un être
exceptionnel : « Vous êtes si vraie, malgré le genre de vie et la
situation qui aurait pu vous gâter si facilement ! Je ne puis parler
sur rien de loin, mais je répète, avec toute la sincérité de mon
cœur, que je vous aime vivement et que je n’ai retenu ce sentiment
que par des considérations qui vous étoient toutes personnelles
[…] ; vous, adorable personne, vous portez un caractère naturel
dans un cercle factice. J’ai fait ainsi et j’ai failli en mourir82. »
Ce n’était pas un moindre hommage de la part d’une
personnalité telle que Mme de Staël, qui avait osé vivre à sa façon
à une époque où, comme elle l’écrivait dans De la littérature, les
femmes ne sont « ni dans l’ordre de la nature, ni dans l’ordre de la
société83 ». Et Mme de Duras mesurait toute la valeur de cet
hommage, car avant même leur amitié elle regardait Germaine
comme « une personne extraordinaire », capable, « à force
d’esprit », d’être pleinement et courageusement elle-même, et de
« vaincre ce maître du monde » qu’on appelle « le ridicule84 ».
Mais à la différence de Mme de Staël, Claire se sentait en
déroute. Son « ridicule » avait résidé dans des attentes affectives
régulièrement déçues, et le respect que lui témoignait son amie lui
permettait pour le moins de revendiquer avec dignité le droit à sa
différence : « Vos lettres m’ont fait du bien : il est rare de trouver
dans ses amis le mouvement qu’on auroit soi-même pour eux. J’ai
passé ma vie à espérer plus qu’on ne m’a donné, et, comme on se
décourage à la fin de ses illusions, j’en suis venue à croire que j’ai
une manière de sentir et d’aimer particulière que les autres n’ont
point, et que cela est tout simple ; mais vous êtes bonne, et la
bonté inspire pour ceux qui souffrent le seul langage qui leur fasse
du bien85. »
Nul ne pouvait comprendre Mme de Duras mieux que
Germaine, car elle aussi avait connu le sort de « ceux qui aiment
plus qu’ils ne sont aimés86 ». Et à quelques jours de sa mort, la
grande romancière éprouva le besoin de redire et réitérer à Claire
le don de son amitié sans réserve : « Croyez que, dans l’état
affreux où je suis, je pense sans cesse à vous, ma chère Duchesse.
S’il reste quelque chose de moi, vous l’aurez, et, parmi mes regrets
de la vie, un des plus poignants est votre charme et votre amitié. »
Ce poignant billet de congé qu’elle avait dicté à son fils portait sa
signature et, de sa main, l’apostille « mes compliments à René87 ».
Selon Mme de Boigne, la duchesse de Duras avait voulu
« recueillir l’héritage de Mme de Staël » et, « épouvantée elle-
même par cette prétention88 », elle s’était souciée d’introduire une
légère variante dans sa façon de se camper devant ses hôtes et de
présider au rituel de la conversation. Lorsqu’elle parlait, Germaine
avait en effet l’habitude de tenir un rameau qu’elle tournait et
retournait entre ses mains, tandis que Claire, qui manifestement
éprouvait le même besoin, enroulait entre ses doigts des
bandelettes de papier.
Même si l’on prend ce témoignage à la lettre, les raisons qui
poussaient Mme de Duras sous les feux de la rampe étaient fort
différentes de celles qui avaient animé son amie disparue. Si pour
Mme de Staël la vie mondaine avait été, dès sa prime jeunesse,
une nécessité existentielle incontournable, pour Mme de Duras
elle avait acquis de l’importance avec le temps, parce qu’elle
l’aidait à supporter les déceptions de sa vie privée et lui offrait une
extraordinaire occasion de revanche. Elle qui, lorsqu’elle cédait au
« découragement », ne se trouvait bonne à rien, « digne de rien »,
qui ne pouvait « ni donner du bonheur, ni en recevoir89 », avait
appris à s’imposer comme « une des âmes les plus délicates, les
plus désintéressées, les plus fières » de la haute société parisienne,
mais aussi noble, agréable, sérieuse, « unissant à beaucoup de
finesse une chaleur de dévouement sans égale90 ».
Deux visiteurs étrangers nous ont laissé leurs impressions sur
la duchesse, à quelques années d’intervalle. Le premier est George
Ticknor, un gentleman de Boston venu compléter sa formation en
Europe qui, arrivé à Paris en 1817, avait su s’introduire dans les
salons les plus en vue de la capitale. Ticknor avait eu le temps
d’être reçu par Mme de Staël et, revenu à Paris l’année suivante, il
était devenu un hôte assidu du salon de Mme de Duras, où il avait
été séduit par la personnalité de la maîtresse de maison : « Elle a
environ trente-huit ans, elle n’est pas belle, mais elle frappe par sa
physionomie animée, ses manières élégantes, par la force d’une
conversation qui depuis la mort de Mme de Staël est sans rivales
en France. Ses talents sont de premier ordre ; elle a beaucoup lu ;
mais c’est son enthousiasme, sa simplicité, sa franchise, et la
grâce toute particulière avec laquelle elle déploie sa culture, qui
rendent sa conversation si brillante et lui confèrent le charme
qu’elle exerce sur des personnalités telles que Chateaubriand,
Humbolt, Talleyrand. »
Comme le voulait une longue tradition, l’usage du monde
devait en premier lieu s’accorder aux temps, aux lieux et aux
personnes, et Ticknor fait allusion au talent de la duchesse qui
savait se faire l’interprète des différentes exigences des deux
cercles qu’elle présidait : « Le mardi soir elle reçoit chez elle, et le
monde entier y converge. Je pense qu’à part les politiques, c’est la
société la plus intéressante qu’on puisse rencontrer. Le samedi
soir, en tant qu’épouse du premier gentilhomme de la chambre du
roi, elle se rend aux Tuileries, où elle reçoit ou, pour employer le
terme technique, elle fait les honneurs du palais. […] Je crois que
je n’ai jamais vu faire les honneurs d’un cercle aussi grand avec
autant d’élégance et de grâce, que Mme de Duras au sein de cette
splendide assemblée91. » Mais pour le visiteur américain, rien
n’était comparable au plaisir d’écouter la duchesse causer dans les
réunions intimes, « ses petits après-midi » qui avaient lieu chez
elle, tous les jours, entre seize et dix-huit heures. C’est dans ce
cercle plus restreint que Mme de Duras se permettait d’échanger
le plus librement avec les personnes selon son cœur.
C’est cependant Piotr Kozlovski, un Russe arrivé à Paris en
1823 – à l’époque où les conditions de santé de Mme de Duras ne
lui permettaient plus de recevoir que chez elle –, qui sut le mieux
percevoir dans le salon de la duchesse le dernier, splendide
témoignage de fidélité à cette civilisation mondaine
définitivement interrompue par la Révolution. Dans ses romans,
la duchesse ne s’était-elle pas révélée capable de « deviner la
vérité » des us et coutumes de la France aristocratique « d’après
des ouï-dire92 », comme lui écrivait le duc de Lévis ? Talleyrand
lui-même, après avoir lu Édouard, était prêt à en reconnaître les
mérites : « les couleurs d’un tableau qui n’a plus de peintre, et
dont les peintres, s’il y en avait, n’auraient plus de modèle, sont
d’un prix infini pour moi93 ».
Kozlovski se souvient du talent avec lequel Mme de Duras
dirigeait, nuançait, modérait, relançait la conversation, à l’instar
des maîtresses de maison de l’époque des Lumières : « Le salon
de la duchesse de Duras, ouvert tous les soirs, est le seul dans
Paris qui donne l’idée de ce que l’on connaissait autrefois sous le
nom de la société française, où les hommes de lettres, les
maréchaux, les ecclésiastiques même allaient jouir de cette égalité
qui est partout une chimère excepté dans le domaine de l’esprit.
On y cause de tout avec tant de mesure et de bon goût qu’un
courtisan ne trouve rien à redire quant aux formes ni un penseur
quant à la substance de la discussion. La politique, les nouveaux
ouvrages, la littérature, les théâtres, sont successivement les
objets de la conversation et la duchesse a ce talent que l’on ne
puise que dans son cœur, d’écouter avec bienveillance et de ne
relever que ce qui est à l’avantage de celui qui parle94. »
Kozlovski ne manque pas de comparer Mme de Duras à
Mme de Staël, et de noter combien la façon de s’exprimer de la
duchesse rappelait, par sa « mélancolique beauté » comme par
son « tact », celle de son amie, nous donnant une définition
éclairante de cette forme particulière de communication
empathique dont la duchesse avait partagé le secret avec son amie
disparue. Comme Mme de Staël, Mme de Duras a « la passion de
cette conversation vivifiante qui n’appartient qu’à des êtres
supérieurs, qui n’est point une hostilité contre la durée du temps,
mais un besoin de lire dans la pensée des autres et de
communiquer la sienne sans déguisement et sans apprêt95 ».
L’art de la conversation était inséparable de la religion de
l’amitié – « l’amitié est une croyance », devait écrire
Mme Swetchine –, et c’est précisément l’amitié qui au fil du temps
caractérisa la conversation de la rue de Varenne. Si la duchesse
pouvait compter sur la fidélité d’un certain nombre d’habitués de
prestige qui formaient le noyau de son salon, c’est qu’elle
entretenait avec chacun d’entre eux un rapport personnel –
d’affection, d’estime, de sympathie, de complicité – qui ne tenait
pas à la position sociale ni aux convictions politiques. Parmi ses
amis les plus fidèles il y eut des figures d’intellectuels insignes,
comme Alexander von Humboldt, l’explorateur et naturaliste
allemand, auteur d’un important Voyage aux régions équinoxiales
du Nouveau Continent, demeurant à Paris en tant qu’« observateur
officieux du gouvernement prussien96 » ; ou comme le baron
Cuvier, le célèbre naturaliste, inventeur de la paléontologie,
secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences ; ou comme
Villemain, secrétaire perpétuel de l’Académie française,
professeur à la Sorbonne, historien et critique éminent, qui sera
ministre de l’Instruction publique sous Louis-Philippe, et vers qui
Mme de Duras « se sentait portée, tant à cause de son prodigieux
esprit de conversation, qu’en faveur de ses opinions politiques
modérées, aux confins du seul libéralisme qu’elle pût admettre97 ».
Tous pouvaient affirmer, comme Humboldt, qu’avoir retenu
l’intérêt de Mme de Duras avait été « un point lumineux » dans
leur vie98. Son salon était fréquenté aussi par le « meilleur ami99 »
de Chateaubriand, le poète Lucien de Fontanes, mort en 1821,
modèle du goût classique, pour lequel Claire éprouvait une
admiration affectueuse ; par le baron Prosper de Barante, aimé par
Mme de Staël dans sa jeunesse, auteur de l’importante somme De
la littérature française pendant le XVIII e siècle, journaliste,
député, diplomate, pair de France, lié au groupe des
« doctrinaires » ; par Abel Rémusat, le célèbre orientaliste ; par le
baron Gérard, peintre officiel de l’époque, qui réalisa non
seulement le portrait de la maîtresse de maison, mais aussi celui
de son héroïne Ourika.
Parmi les amis fidèles de la duchesse on comptait aussi les
grands protagonistes de la vie politique et diplomatique française.
Citons notamment l’insubmersible Talleyrand, qui, du haut de son
autorité mondaine, célébrait « le mouvement et le naturel100 » de
sa conversation et la priait : « conservez-moi bonté, amitié,
souvenir101 » ; le comte de Villèle, figure clé de la vie politique
sous la Restauration, dont elle appréciait tout particulièrement la
compétence et l’intégrité à la tête du gouvernement ultra de 1821 ;
le duc Mathieu de Montmorency, grand ami de Mme de Staël,
noble paladin des idées nouvelles converti au mysticisme, et
auquel Chateaubriand avait enlevé à la fois le cœur de Mme
Récamier et le poste de ministre des Affaires étrangères ; le comte
Pozzo di Borgo, singulière figure de franc-tireur corse, au service
tantôt de la Russie, tantôt de la France, tantôt ultraconservateur,
tantôt libéral, dont la seule constante était sa haine envers
Napoléon. Et si l’on ne peut ajouter à cette liste le nom du plus
célèbre des amis de la maîtresse de maison, c’est que
Chateaubriand participait assez rarement aux soirées au pavillon
de Flore ou rue de Varenne : il laissait la duchesse y célébrer son
culte in absentia, et préférait lui rendre visite le matin, ou en tout
cas aux heures où il savait qu’il la trouverait seule.
Si différents entre eux, les habitués de la rue de Varenne
contribuaient tous à accroître le prestige de la duchesse et à
consolider son influence. Fréquenter son salon, c’était avoir un
passeport mondain qui ouvrait les portes des autres salons102 ; du
reste elle avait pour principe d’« être bien avec tout le monde » et
d’obtempérer à toutes les règles de la courtoisie, car, comme elle
l’écrivait à Chateaubriand, « c’est ainsi que se conduit le monde,
où les grandes choses sont portées par les petites103 ».
C’est dans ces termes que Claire illustrait sa philosophie de
maîtresse de maison à son amie Rosalie de Constant, en octobre
1823 – l’époque évoquée aussi par Kozlovski : « Je cherche et
j’apprécie les personnes qui se distinguent par leur intelligence et
caractère, et puisque je déteste les opinions excessives et
violentes, je vois des gens qu’autrement ma position éloignerait de
moi. Ce serait trop long de vous dire les noms des personnes que
je vois le plus souvent […] parmi les plus distinguées que l’on voit
à Paris. » Mais dans la même lettre elle ressentait l’exigence
d’expliquer à son amie, et peut-être à elle-même, le sens de cet
exercice de sociabilité quotidienne : « Vous me direz qu’à tout
prendre c’est là une existence agréable et qui serait du choix de
bien des gens. Cela est vrai, et je l’apprécie, mais une grande
peine empoisonne tout, même les plaisirs de la vie sociale104. »
Quatre mois plus tard seulement, Mme de Duras ployait
pourtant sous le poids de la souffrance et se disait prête à renoncer
à ces plaisirs, dont elle dénonçait le caractère illusoire : « Je ne
sais pas pourquoi j’étais née, mais ce n’est pas pour la vie que je
mène. Je ne prends du monde que ce qui n’est pas lui, et, quand je
reviens sur moi-même, je ne conçois pas ce que je fais là, tant je
m’y sens étrangère105. » Il est vrai que déjà à l’époque où elle
triomphait au pavillon de Flore, Mme de Duras ne cachait pas son
intolérance envers « la sottise, la niaiserie, le commérage, la
frivolité […] de ce qu’on appelle le grand monde106 ».
Ces paroles eussent pu être signées par Mme du Deffand, et
la ressemblance n’est pas hasardeuse. La duchesse elle-même
nous dit l’impression profonde qu’ont produite sur elle les lettres
de la célèbre marquise. Le premier recueil épistolaire de celle-ci,
publié en 1809, trente ans après sa mort, lui était apparu comme la
preuve de l’« étrange corruption » qui avait frappé toutes les
valeurs d’une élite nobiliaire qui ne pouvait certes pas être l’objet
de regrets. Mais à l’origine du désenchantement lucide de la
vieille sibylle, dont le salon avait été un des temples de l’esprit
français, il y avait une solitude intérieure qui touchait Claire de
très près. « Son extrême pénétration la fait lire jusqu’au fond des
cœurs. Quelle illusion peut-il rester quand on possède ce triste
don ? […] Cependant elle aime ; et je crois qu’elle ne peut être
approuvée et jugée que par des êtres sensibles. N’est-ce pas un
mérite107 ? »
Ce qu’elle taisait, c’est que Mme de La Tour du Pin, avec
laquelle elle avait sans doute commenté les lettres de Mme du
Deffand, surnommait Chateaubriand « [son] Walpole108 ». Claire
avait-elle été assez imprudente pour avouer que l’amour
obsessionnel et impossible de la vieille marquise aveugle pour
l’auteur du Château d’Otrante lui paraissait « la plus parfaite
amitié qui ait existé109 » ? Il est certain que, à l’instar de ce que
Mme du Deffand avait fait pour Horace Walpole, Claire allait
consacrer à sa « parfaite amitié » avec Chateaubriand toutes les
ressources de son capital mondain.
Avec l'avènement de la Restauration et la fin du grand
silence imposé par Napoléon, la vie de société elle-même s’était
transformée en arène politique. En effet, non seulement les débats
parlementaires, les journaux, les brochures, les livres, finalement
affranchis de la censure, orientaient l’opinion publique, mais dans
cette liberté de parole fraîchement recouvrée, même les cercles
mondains pouvaient jouer le rôle de caisses de résonance des
différentes tendances politiques. Et dans ce tableau complexe fait
de rivalités et d’alliances, Mme de Duras avait aussitôt réussi à
s’assurer, avec Mme de Montcalm, sœur du Premier ministre, le
duc de Richelieu, une place prééminente. Stratégiquement placées
à la croisée entre la cour et la ville, en rivalité entre eux, les salons
des deux dames prônaient un système constitutionnel et
parlementaire. Revenu à Paris après les Cent Jours, Auguste de
Staël écrivait à sa mère pour lui faire le récit teinté d’ironie d’une
soirée chez les Duras, où l’on parlait « de la constitution à chaque
instant. Mme de Mouchy110, constitutionnaliste. M. de Duras,
constitutionnaliste, tous connaissent la constitution anglaise sur le
bout des doigts111 ».
Le prestige des salons de Mme de Montcalm et de Mme de
Duras était tel que Talleyrand les avait surnommés « les deux
chambres112 ». Et, de fait, Claire n’hésita pas à se servir de son
réseau social pour seconder les ambitions politiques de
Chateaubriand. Avec la ténacité, la lucidité, la cohérence,
l’intelligence politique indispensables pour compenser les
caprices, les sautes d’humeur, les prétentions déraisonnables de
son protégé, perpétuellement insatisfait, elle sut obtenir d’un
Louis XVIII méfiant et récalcitrant et de ses ministres que
l’écrivain, élevé à la pairie, siégeât dans leur chambre ; qu’il fût
nommé ambassadeur à Stockholm ; puis, en décembre 1820,
avant même d’avoir rejoint son premier poste, ambassadeur à
Berlin ; qu’en avril 1822 il passât à Londres ; qu’en septembre de
cette même année il fût envoyé comme ministre plénipotentiaire
au congrès de Vérone ; et, enfin, qu’il fût nommé ministre des
Affaires étrangères – charge qu’il allait occuper du 28 décembre
1822 au 6 juin 1824.
Il y a lieu de se demander si Mme de Duras était
véritablement sincère lorsque, dans l’un de ses nombreux
réquisitoires contre l’égoïsme et l’ingratitude de l’Enchanteur, elle
lui écrivait : « Quand je sens tant de sincérité, tant de dévouement
dans mon cœur pour vous, que je pense que depuis quinze ans, je
préfère ce qui est à vous à ce qui est à moi, que vos intérêts et vos
affaires passent mille fois avant les miennes, et tout cela
naturellement, sans que j’aie le moindre mérite, et que je pense
que vous ne ferez pas le sacrifice le plus léger pour moi, je
m’indigne contre moi-même, de ma folie113. » Ou bien si son
indignation ne tenait pas plutôt au fait que, n’ayant jamais
distingué « ce qui est à vous » et « ce qui est à moi », elle trouvait
inacceptable que Chateaubriand pût laisser d’autres s’immiscer
dans leur entreprise commune.
Dès le début de leur relation, Mme de Duras avait clairement
fait entendre qu’elle n’admettait pas de rivales en matière d’amitié,
mais, avec le retour des Bourbons et cette nouvelle position de
prestige qu’elle occupait à la cour, son rôle de sœur, d’amie, de
confidente s’était enrichi de celui de mentor politique, et ses
rapports avec l’écrivain s’étaient encore resserrés. « Mme de
Duras était ambitieuse pour moi : elle seule a connu d’abord ce
que je pouvais valoir en politique114 », devait admettre
Chateaubriand après sa mort. Leur correspondance en témoigne
éloquemment : « revenez, s’il vous est possible. Je ne puis rien
faire sans vous115 » ; « Vous pouvez tout ce que vous voulez116 » ;
« j’ai répété vos leçons […]. Vous êtes admirable117 » ; « Vous étiez
faite pour gouverner le monde. Vous avez le cerveau du cardinal
de Richelieu, et votre prose vaut davantage que ses vers118. »
Mme de Duras était bien consciente de l’importance de son rôle,
et en était fière. Le succès politique de Chateaubriand était son
œuvre, et aussi son succès personnel, comme le note Mme de
Boigne : elle en tirait une satisfaction telle qu’elle laissa entendre
à tous ce que l’écrivain lui devait, en lui imposant de prendre son
gendre comme collaborateur, dès sa nomination à la tête du
ministère des Affaires étrangères119.
Mais dans les derniers mois de 1820, alors que
Chateaubriand s’apprêtait à partir pour son ambassade à Berlin,
lorsque tout l’autorisait à croire qu’elle s’était définitivement
assuré cette « première place » tant désirée, Mme de Duras eut la
douleur de découvrir que cette place lui était usurpée par une
rivale des plus redoutables. Depuis deux ans l’écrivain était
l’amant secret de Mme Récamier ; il ne lui suffisait pas d’éprouver
la gloire d’avoir su se faire aimer d’elle : cet amour devait même
servir sa cause auprès de Mathieu de Montmorency, alors ministre
des Affaires étrangères. Encore très belle malgré ses quarante ans,
célèbre pour sa grâce mondaine, auréolée de la gloire d’avoir été
persécutée par Napoléon à cause de sa fidélité à Mme de Staël,
intelligente, cultivée, sensible, adorée par ses amis, Juliette
Récamier était prête à se consacrer au « grand homme » à qui elle
s’était donnée sans réserves pour la première fois dans sa vie.
Consciente toutefois d’être un soutien irremplaçable,
Mme de Duras n’entendait pas se laisser mettre de côté, et elle
savait de quels arguments user : « Vous croyez que d’autres
soignent mieux vos intérêts ? Mettez-vous dans la tête que vous
n’avez que moi d’amie, moi seule ! Et c’est encore beaucoup ! Qui
donc possède un ami dans la vie ? un ami capable d’aimer, de
défendre, de soutenir, de servir, pour qui il soit égal de se brouiller
et de se compromettre ! […] Mais vous êtes comme la poule, vous
jetez la perle et préférez le grain de mil120 ! » Tout en maîtrisant
l’art de l’allusion – le glissement d’« amie » à « ami » pour
souligner le caractère viril de leur amitié, la « belle parmi les
belles » ramenée, sous l’égide de La Fontaine121, à de la nourriture
de gallinacées –, Mme de Duras ne craignait pas d’être trop
sincère, directe, véhémente. Elle ne connaissait que trop bien la
stratégie d’évitement et les protestations mensongères de son
« tyrannique enfant gâté122 » pour se laisser faire : « Ah ! si vous
ne régnez, vous vous plaignez toujours ! Vous régnez pourtant, et
cela ne vous empêche pas de vous plaindre : voilà vos jugements :
je n’ai pas reçu un seul mot de Madame R[écamier] 123. »
Claire était prête à reconnaître son exigence d’exclusivité –
comment oublier d’ailleurs que « tout ce qui est distingué est
exclusif124 » ? –, mais cela tenait à son propre caractère, et elle
voulait qu’il le reconnût pleinement : « Une amitié comme la
mienne n’admet pas de partage. Elle a les inconvénients de
l’amour. Et j’avoue qu’elle n’en a pas les profits, mais nous
sommes assez vieux pour que cela soit hors de question. Savoir
que vous dites à d’autres ce que vous me dites, que vous les
associez à vos affaires, à vos sentiments, m’est insupportable, et
ce sera éternellement ainsi125. »
Avant que Mme Récamier s’interposât entre elle et
Chateaubriand, cependant, Mme de Duras avait été frappée par
une douleur plus insoutenable encore, ayant vu « une influence
étrangère altérer peu à peu les goûts, les sentiments, les opinions
qu'[elle] avait[t] placées dans ce cœur qui n’est plus celui qui
comprenait le [s]ien126 » : une femme « fausse et méchante127 » lui
avait volé l’affection de sa fille.
Félicie de Duras était l'« idole128 » de sa mère, son chef-
d’œuvre pédagogique ; âgée de quinze ans à peine, elle avait
épousé en septembre 1813 Charles Léopold Henri de La
Trémoille, prince de Talmont. « Elle est chérie de tout ce qui
l’approche. Son esprit a une justesse qui n’appartient qu’à elle. Elle
sait dans l’instant ce qu’on veut lui montrer et elle trouve des
rapports qu’on n’avait pas vus soi-même. […] Elle est jolie comme
un ange, sa taille est charmante ; elle est bonne, pieuse, charitable
sans orgueil, simple et naturelle ; enfin, je ne puis pas assez faire
l’éloge de cet excellent enfant qui fait le charme et le bonheur de
ma vie129 », écrivait la duchesse, un mois avant les noces, à son
amie Rosalie. Si elle avait accepté de se séparer si vite de sa fille,
c’est qu’on n’eût pas pu lui souhaiter un meilleur parti : « tout est
réuni dans ce mariage qu’elle fait, personne, naissance, fortune,
âge, tout est bien, tout est tel que mes vœux les plus brillants
pouvaient le figurer130 ». Et tout laissait espérer que la jeune
mariée allait trouver « le bonheur en un lieu où il se fait si rare
131
». Ce qui arriva ponctuellement, mais sans que sa mère pût s’en
réjouir.
Mme de Duras s’était attachée à transmettre à sa fille ses
convictions morales – la modération en politique, l’esprit de
tolérance, la foi dans le libéralisme – et avait également sollicité
sa curiosité intellectuelle en l’encourageant à cultiver l’amour pour
les lettres, la musique, les arts. Dans sa belle-famille, Félicie
découvrait par contre le culte de l’héroïsme, la religion du passé,
l’esprit de revanche, la vocation guerrière. Le père de son mari
était mort sur l’échafaud après s’être couvert de gloire en Vendée,
et la princesse de Talmont, qui avait élevé son fils dans le culte de
la mémoire et des martyrs de la contre-révolution, tenait un salon
violemment ultra-royaliste, absolument opposé à celui de la rue
de Varenne.
Mme de Duras ne pouvait ignorer les idées politiques des
La Trémoille ; ce qu’elle n’avait pas prévu, c’est que sa fille
oublie ses enseignements et se soustraie à son influence pour
embrasser les sentiments, les usages, les goûts de la famille dont
elle portait le nom. Comme si cela ne suffisait pas, Félicie choisit,
après son veuvage en 1815, de continuer à vivre auprès de sa
belle-mère, montrant publiquement qu’elle la préférait à sa propre
mère : « elle habite et règne chez elle, elle s’est déclarée sa
fille132 ». Emportée, autoritaire, blessée par la trahison de Félicie,
Claire avait essayé de la rappeler à l’ordre, tantôt en « refusant de
la voir en privé », tantôt par des « scènes violentes133 », mais son
intransigeance, au lieu de calmer les eaux, avait exacerbé le
conflit. Et tout le monde percevait que Félicie était la pomme de
discorde entre deux grandes dames qui se défiaient et
s’affrontaient sur le terrain des sentiments comme sur celui des
convictions politiques et du prestige mondain.
Mme de Duras ne pouvait admettre que Félicie, dont elle
avait « formé » la personnalité et « rempli » le cœur, pût autant
changer, tout en reconnaissant que son refus de se plier à
l’évidence, « la force même de [son] caractère », n’avaient fait
qu’accroître ses souffrances. « Je continuais à espérer et je me
trompais », écrivait-elle à sa chère Rosalie, « parce que la douleur
c’est chercher l’être que l’on aimait et ne plus le trouver134 ». Il
s’agissait d’une quête vaine : au moment où elle avait cessé de lui
appartenir, Félicie lui était devenue étrangère, et toute possibilité
de communication était anéantie. Des années plus tard, en
réfléchissant à la nature du vrai pardon, Claire devait écrire : « ce
qui met le comble au chagrin, c’est de trouver des torts sans
excuses à ceux qu’on aime135 ».
Il est certain qu’après avoir « secoué le joug136 » de l’autorité
de sa mère, la jeune Félicie s’était révélée complètement autre,
très différente de celle qui flattait la vanité de ce « Pygmalion
maternel137 ». Il n’est pas douteux que si la cause déterminante de
sa métamorphose avait été l’atmosphère politique de la famille de
La Trémoille, ce qui l’avait rendue possible tenait davantage à sa
personnalité – qu’à l’évidence sa mère n’avait pas su ou voulu
comprendre.
Félicie était d’une nature exaltée, passionnelle, rétive aux
aspects prosaïques de la vie quotidienne ; elle rêvait d’un retour à
un monde ancien, à l’héroïsme des ancêtres, elle se préparait à la
guerre civile en chevauchant à cru, en maniant les armes à feu, en
se soumettant à d’épuisants entraînements au grand air.
Visionnaire et intrépide, elle ne faillit point au rendez-vous de
l’Histoire : dame d’honneur de la duchesse de Berry, elle devait
conspirer et combattre à ses côtés au moment de l’insurrection
légitimiste en Vendée, en 1832, trouvant son âme sœur en Félicie
de Fauveau. Et nul plus que cette extraordinaire sculptrice, avec
ses vierges guerrières et ses cénotaphes mélancoliques, ne peut
nous aider à comprendre la double instance, éthique et esthétique,
du rêve gothique et romantique de Félicie de Duras.
La rupture définitive entre Félicie et sa mère survint en
septembre 1819, lors du second mariage de Félicie avec Auguste
du Vergier, comte de La Rochejaquelein, surnommé le Balafré – à
l’instar du célèbre duc de Guise du temps des guerres de Religion
– à cause de la cicatrice qui lui marquait le visage, souvenir
tangible de son courage de soldat. Frère de deux héros des guerres
de Vendée, légitimiste fanatique, le comte était en parfaite
harmonie avec les idéaux de la jeune veuve, mais il n’avait pas
pour autant gagné l’approbation des Duras.
Pour le duc, qui à la mort du prince de Talmont avait déclaré
que désormais Félicie ne pouvait épouser qu’un prince
souverain138, les La Rochejaquelein étaient, malgré leurs
prouesses, d’une noblesse trop modeste pour ne pas constituer une
mésalliance ; pour Claire, l’extrémisme politique du comte et le
simple fait que la belle-mère de sa fille favorisait cette union
étaient des arguments plus que suffisants pour refuser son
consentement. En guise de réponse, Félicie annonça qu’elle était
prête à faire ses « intimations respectueuses » et à demander
l’autorisation parentale par voie légale. Confronté à cette menace,
son père se résigna à la conduire à l’autel, mais sa mère refusa
d’assister à la cérémonie. Dès lors, les rapports entre les deux
femmes allaient se borner au respect des formes.
Devenue écrivain, Mme de Duras ne manqua pas d’évoquer
le supplice de cette situation bloquée, avec une poignante
métaphore : « Il y a des êtres dont on est séparé comme par les
murs de cristal dépeints dans les contes de fées. On se voit, on se
parle, on s’approche, mais on ne peut se toucher139. »
Dès les premières années de la Restauration, au moment
même où elle déployait son talent mondain et sa passion civile en
se mettant au service de Chateaubriand, Mme de Duras crut ne
pas pouvoir survivre à la douleur que lui infligeait sa fille. En
1817 elle écrivait à Sophie Swetchine, après y avoir fait allusion
dans ses lettres à Mme de Staël, que le conflit ouvert avec Félicie
avait « bouleversé » son existence, « brisant son équilibre et son
harmonie ». Mais il lui restait la volonté de regarder en avant,
l’espoir de « guérir son âme140 ».
Personne ne pouvait mieux l’accompagner dans ce parcours
hérissé d’obstacles que cette nouvelle amie, Sophie Soymonof
Swetchine, arrivée à Paris en 1816 à l’âge d’environ trente ans, et
déjà entourée d’une aura mystique. Épouse malheureuse d’un
puissant général du tsar, passée de la foi orthodoxe à la foi
catholique, Mme Swetchine savait conjuguer habilement ses
ambitions sociales et ses élans religieux, et avait des admirateurs
dans toute l’Europe : « personne comme elle n’associe tant de
morale, d’intelligence, d’instruction et de bonté141 », déclarait
Joseph de Maistre, en la recommandant au vicomte Louis de
Bonald, tandis que Tocqueville reconnaissait en elle « une de ces
personnes rares qui inspirent à la fois du respect et de la
confiance142 ».
C’est dans ses échanges avec cette nouvelle confidente, si
éloignés de la spontanéité et de la liberté de ton et de contenus qui
nous enchantent dans ses lettres à Germaine de Staël et à Rosalie
de Constant, que nous pourrons dorénavant entendre l’écho du
questionnement religieux de Mme de Duras.
Le second mariage de sa fille aînée et l’aggravation de sa
maladie (Claire était la première à saisir le lien entre souffrance
morale et souffrance physique)143 ; l’avènement de Mme Récamier
et les racontars qui l’entouraient ; la publication dans une feuille
anglaise d’un article anonyme qui faisait des insinuations sur ses
rapports avec Chateaubriand, et l’éloignement du grand
écrivain144 : tout cela avait eu raison de sa volonté et de son
énergie et l’avait précipitée dans un état de prostration physique et
morale qui toucha son comble en 1819. « J’ai connu, écrivait
Claire à Rosalie lorsque cette grave crise était désormais
surmontée, cet affreux désespoir, et je m’étonne, en me rappelant
ce que j’ai souffert, que ma raison y ait résisté145. » Pendant l’été
1820 sa santé s’était améliorée assez pour lui permettre un séjour
à Spa, puis une convalescence de huit mois dans la solitude de
Saint-Cloud. Au printemps 1821, Claire revenait enfin à Paris et
rouvrait les portes de son salon.
Deux choses l’avaient aidée à remonter la pente et à retrouver
des forces : l’affection que lui témoignait sa fille Clara, et la
découverte de l’écriture.
Plus jeune que Félicie d'à peine un an, Clara adorait sa mère
et l’avait « sauvée avec sa tendresse et ses soins146 », en déployant
cette « façon particulière de sentir et d’aimer147 » que Mme de
Duras avait inutilement cherchée autour d’elle. Le dévouement de
sa fille cadette était d’autant plus émouvant que sa mère lui avait
toujours préféré Félicie ; loin de lui en vouloir, Clara avait
participé à toutes ses souffrances, avait compris sa douleur et
s’était montrée pour elle « une garde, une compagne, un
soutien148 ».
De son côté Mme de Duras allait tout faire pour remercier
son « ange », en lui trouvant un excellent parti et en l’accueillant
chez elle après son mariage. Le 30 août 1819, Clara épousait en
effet le comte Henri de Chastellux, lui apportant en dot le titre de
duc de Rauzun et ensuite, à la mort de son père, celui de duc de
Duras. Mais d’aucuns, derrière les mille attentions dont Mme de
Duras entourait le jeune couple, voyaient une intention
démonstrative : selon Mme de Boigne, favoriser Clara était pour
Mme de Duras une façon de « montr[er] à Félicie ce qu’elle avait
perdu par sa rébellion […] ; elle se vengeait comme un amant trahi
[…] qui tourmente l’objet de sa passion mais n’a jamais cessé de
l’adorer149. »
Ce qui est certain c’est que, tout en aimant sa cadette et en
éprouvant pour elle de l’admiration et de la reconnaissance –
« elle fait mieux que dire qu’elle aime, elle le prouve, et tout est
simple pour elle, ses affections comme son devoir150 » –, Mme de
Duras se résignait à regarder sa douleur comme la marque
inéluctable de sa destinée : « On ne guérit point, ma chère
Rosalie, de ce que j’ai souffert. Cela atteint les sources mêmes de
la vie, comme celles du bonheur. On traîne des tristes jours, mais
on ne vit plus, car c’est le bien-être qui est vivre et non cette lutte
et ce travail continuel pour se défendre contre le chagrin et le mal
physique. Ce qu’il faudrait, c’est bien employer ce reste de temps.
Mais qui est-ce qui fait cela ? Ce n’est pas moi, je vous assure, et
je déplore tous les jours, sans y remédier, l’inutilité de ma vie151. »
Claire oubliait-elle qu’elle venait de traverser une saison
littéraire des plus intenses ? Ou bien la sensation que celle-ci
s’était définitivement achevée participait-elle de son pessimisme ?
« Je ne crois pas que ce soit une bonne chose pour l'âme
d’exprimer ce qu’on éprouve comme le font les écrivains », disait
Mme de Duras à Chateaubriand en 1821. « Une fois qu’ils ont
défoulé leurs sentiments ils doivent avoir moins d’énergie que
quand ils étaient enfermés dans leur cœur152. » Comment avait-
elle mûri cette conviction ? Est-ce à cause de « l’indifférence » et
de « la légèreté153 » dont le grand écrivain faisait preuve dans ses
amitiés ? Ou bien était-ce le souci de ce qu’elle s’apprêtait à faire ?
Car c’est justement au cours de ce mois de mars 1820 que la
duchesse mettait le point final à un petit recueil de maximes tirées
des écrits du Roi-Soleil154, avant de se lancer dans l’écriture et de
composer, dans le bref laps de trois ans, sept courts romans ou,
plus exactement, sept nouvelles.
À la fin de 1821, Mme de Duras venait de finir Ourika,
qu’elle lisait à ses intimes ; au mois de juin de l’année suivante
circulait le manuscrit d’Édouard ; en octobre les lectures d’Olivier
ou le Secret éveillaient la curiosité générale. Peu après, la
duchesse achevait Le Moine de Saint-Bernard, qu’elle avait
commencé avant Olivier ; elle rédigeait ensuite les Mémoires de
Sophie, Le Paria, Amélie et Pauline 155.
Mais cet élan extraordinaire n’était pas destiné à s’inscrire
dans le temps : en avril 1824 déjà, Claire confiait à Rosalie de
Constant qu’elle n’arrivait plus à écrire ; elle en avait toujours le
désir, elle se sentait « comme possédée de quelque chose156 »,
mais quand elle essayait de le coucher sur le papier, elle n’y
parvenait plus.
Mme de Duras avait parlé de « possession » à propos de son
Moine, dans une lettre à Chateaubriand de novembre 1822, en
pleine ferveur créatrice : « Adieu cher frère […] me voilà femme
auteur, vous les détestez, faites-moi grâce, en vérité ce n’est pas
moi, je ne sais ce qui me possède, un souffle, un lutin, cette fois-
ci j’avais une épée dans le corps, comme pour Ourika 157 . »
Malgré le ton ironique dont la duchesse nuançait ses confidences
à son ami écrivain pour en minimiser la portée, ses mots ne
laissent pas de doute quant à la nature mystérieuse et
incontrôlable de l’élan qui la poussait à écrire.
La récurrence des thèmes, l’apparition des mêmes rêves, le
retour des mêmes douleurs, autant de caractéristiques qui
impriment à son œuvre romanesque une unité profonde, et
montrent bien le caractère obsessionnel et l’urgence
autobiographique qui l’inspiraient. Nous sommes face à un
écrivain qui ne cesse de s’analyser et se raconter à travers des
histoires et des personnages qui sont son propre reflet, confrontés
à ses propres épreuves, prisonniers de ses propres passions.
Sainte-Beuve, dans le portrait qu’il lui a consacré, disait qu’« au
fond tout était lutte, souffrance, obstacle et désir dans cette belle
âme ardente158 ». Si nous ne connaissons pas le motif pour lequel
Mme de Duras s’est trouvée dans l’impossibilité de poursuivre son
inspiration, nous pouvons pour le moins formuler quelques
hypothèses quant aux raisons possibles d’un refroidissement de
son enthousiasme.
En premier lieu, contrairement à ce qu’elle avait supposé,
« exprimer ses sentiments », les faire ressurgir dans la mémoire,
dévoiler au grand jour les raisons du cœur, avait été pour elle une
opération extrêmement douloureuse. Au lieu d’en exorciser le
souvenir à tout jamais, l’écriture avait exhumé « un vieux reste de
vie qui ne sert qu’à faire souffrir159 ». En second lieu, comme le
suggère Denise Virieux, la duchesse avait peut-être espéré que la
lecture de ses romans à un petit cercle d’amis pût lui permettre
d’exprimer ses convictions intimes à travers le filtre de la
littérature, en établissant avec eux « une relation160 » plus
authentique et profonde. Or, les médisances et le scandale qui
accompagnèrent les lectures privées d’Olivier lui causèrent une
lourde déception, qui lui ôta le désir et la force de persévérer.
Initialement, Mme de Duras n’avait pas l’intention de publier
Ourika ; elle s’était bornée à en faire la lecture dans son salon, ou
à faire circuler le manuscrit parmi ses amis et connaissances.
Fidèle aux règles de réserve et de bon goût des femmes de sa
caste, attentive à sa réputation de grande dame, la duchesse, qui
abominait la seule idée que son nom « fût publié où que ce soit et
pour quelque raison que ce soit161 », n’entendait aucunement
passer pour une « femme auteur162 ». Elle prenait clairement ses
distances par rapport à ce bataillon de femmes écrivains –
Mme de Charrière, Mme de Staël, Mme de Genlis, Mme de
Souza, Mme de Krüdener, Mme Cottin – qui, à la fin de l’Ancien
Régime, avaient envahi la scène littéraire en se spécialisant dans
le roman sentimental163. Claire de Duras avait été l’amie de
certaines d’entre elles, et chez d’autres, comme Mme de Souza,
elle admirait des qualités qu’elle aussi portait à un très haut
niveau, « le ton exquis », « la politesse charmante », « les nuances
délicates164 » de l’écriture ; cela ne suffisait pas cependant pour
qu’elle suivît leur exemple.
Car la duchesse n’avait ni l’audace de Mme de Staël, ni le
besoin de gagner sa vie comme Mme de Genlis. L’image qu’elle
voulait proposer d’elle-même était celle d’une noble « dilettante »
qui écrivait comme elle faisait de la tapisserie, pour passer le
temps165. Mais son choix n’était pas dénué d’ambiguïté, son
horreur de la « publicité » ne retirait rien au désir de
reconnaissance implicite dans sa « conscience timorée
d’auteur166 », et la ligne de démarcation entre la sphère privée et la
vie publique était trop mince pour garantir son droit à la réserve.
De surcroît, elle ne pouvait ignorer que depuis deux siècles
désormais les salons entretenaient des rapports très étroits avec la
littérature : dès l’époque de Mme de Rambouillet, les lectures
privées avaient permis des sondages d’opinion et des opérations
promotionnelles des plus efficaces : celles d’Ourika ne leur
cédaient en rien.
L’exploit narratif de la duchesse avait suscité la curiosité et
les commentaires (pas toujours bienveillants)167 de la bonne
société parisienne, et l’histoire de la jeune négresse malheureuse
était devenue un sujet à la mode. Alarmée par le bruit causé par le
livre, craignant les contrefaçons, Mme de Duras avait pris la
décision de faire imprimer sa nouvelle, d’abord dans une édition
hors commerce parue en décembre 1823, puis, au mois de mars
suivant, dans une édition destinée au public. Elle prenait
cependant la précaution de ne pas signer son ouvrage et d’en
affecter les bénéfices à des œuvres de bienfaisance, s’empressant
d’expliquer à son amie Rosalie les raisons qui l’avaient poussée à
se découvrir : « Voilà Ourika imprimée. Vous avez deviné ce qui
m’a décidée. On en a fait cent comédies plus ridicules les unes
que les autres, et ceux qui ne connaissent pas l’ouvrage auraient
pu croire que j’étais l’auteur de tout cela. J’ai voulu n’être
responsable que de mes propres fautes ; mais toute cette publicité
m’a été désagréable, je ne conçois pas qu’on se soucie des éloges
des gens qu’on ne connaît pas. Je ne suis pas encore assez auteur
pour priser cette gloire168. » La stratégie de la duchesse allait se
révéler gagnante : non seulement le roman ne compromettait
aucunement son prestige d’épouse du premier gentilhomme de la
Chambre – après avoir défini Ourika comme « une Atala de
salon », avec une allusion ironique à Chateaubriand, Louis XVIII
avait commandé un vase en son honneur –, mais surtout, d’édition
en édition, il s’imposait comme un véritable best-seller 169.
En octobre 1825, Édouard suivait un parcours analogue :
après une série de lectures et une édition privée, il arrivait dans
les librairies et s’auréolait de succès. C’était l’histoire d’une
passion impossible entre un roturier et une duchesse, à travers
laquelle Mme de Duras avait voulu « montrer l’infériorité sociale
telle qu’elle existait avant la Révolution, où les mœurs
admettaient tous les rangs pourvu qu’on ait de l’esprit, mais où les
préjugés étaient plus impitoyables que jamais, dès qu’il était
question de franchir d’autres barrières. J’ai essayé de peindre les
souffrances du cœur et de l’amour-propre qu’une telle situation
faisait naître170 ». Mme de Genlis avait traité le même sujet dans
sa nouvelle la plus heureuse, Mademoiselle de Clermont, mais il
semble que Mme de Duras ait puisé l’idée d’Édouard au sein de sa
propre famille, après avoir constaté à quel point ces préjugés
avaient pu survivre à la Révolution. La victime, en l’occurrence,
avait été Denis Benoist d’Azy, jeune et brillant avocat qui, épris
de la fille cadette des Duras, avait été jugé d’un rang social trop
modeste pour ambitionner sa main.
Il en alla autrement avec le troisième roman, Olivier ou le
Secret. La duchesse abordait à nouveau l’histoire d’un amour
impossible, mais cette fois elle assurait ne pas oser en donner la
clé à Rosalie. Elle confiait cependant à son amie, laissant ainsi
transparaître ses ambitions d’écrivain, qu’il s’agissait pour elle
d’« un défi, un sujet qu’on prétendait ne pouvoir être traité171 ». Le
« secret » au cœur de l’histoire, que Mme de Duras avait l’habileté
de ne pas révéler, était l’impuissance sexuelle du protagoniste. Le
sujet était d’autant plus scabreux qu’Olivier, comme les romans
précédents, puisait dans la vie réelle, et, en l’occurrence, renvoyait
à deux épisodes récents que la société de l’époque ne manquerait
pas de reconnaître.
Le premier, comme Mme de Duras elle-même l’indiquait à
Chateaubriand172, était celui du « pauvre » Charles de Simiane qui
s’était suicidé, désespéré par sa défaillance sexuelle. Et le second
concernait Astolphe de Custine qui, fiancé avec Clara, la fille
cadette de la duchesse, s’était enfui trois jours avant la signature
du contrat de mariage. Le comportement du jeune marquis, qui
passait pour le plus beau parti du faubourg Saint-Germain, avait
profondément affligé Mme de Duras. Cette dernière avait
encouragé ce projet de mariage, non seulement parce que
Astolphe portait un nom illustre, rendu plus noble encore par le
courage avec lequel son père et son grand-père étaient montés sur
l’échafaud, mais aussi parce qu’il était beau, sensible, cultivé,
extrêmement intelligent, et qu’il rêvait de devenir écrivain. Elle ne
pouvait pas être indifférente au fait que le jeune homme voyait en
Chateaubriand un second père173. La mère d’Astolphe, Delphine
de Sabran, avait précédé Nathalie de Noailles dans le cœur de
l’Enchanteur, et malgré les orages, les deux vieux amants étaient
restés très proches. C’est seulement quelques années plus tard que
la révélation de l’homosexualité du jeune marquis allait expliquer
son étrange comportement envers la famille Duras.
La défaillance sexuelle, à l’instar de la différence de race
dans Ourika et de l’infériorité sociale dans Édouard, permettait à
Mme de Duras d’affronter dans son troisième roman, pour lequel
elle avait adopté la forme épistolaire, le thème de l’isolement et de
la solitude intérieure, dans une situation sans issue. Nous pensons
aujourd’hui que ce qui l’intéressait n’était pas tant la nature du
« secret » d’Olivier, mais ce qu’il impliquait : l’impossibilité de
vivre jusqu’au bout une affection partagée. Mais c’est au contraire
l’audace du sujet choisi par l’écrivain, et l’art savant de l’allusion
qu’elle déploie pour suggérer sans nommer, qui ont catalysé
l’attention des happy few ayant assisté à la lecture de l’œuvre.
« Olivier a de grands succès, c’est une mode que de l’entendre et
l’on ne s’en soucie que parce que je ne veux pas le montrer, le
monde est ainsi fait », écrivait la duchesse à Chateaubriand en
novembre 1822 ; et quelques jours après, agacée par une
réception si bruyante, elle déclarait vouloir le « jeter au feu174 ».
Quand bien même elle en serait venue à cette extrémité, la
duchesse n’aurait pu reprendre le contrôle de la situation, qui lui
avait déjà complètement échappé. Si, avant d’être publié, Ourika
avait inspiré une prolifération de pièces de théâtre aussitôt
tombées dans l’oubli, l’écho des lectures d’Olivier alluma la mèche
d’un feu d’artifice littéraire où deux écrivains de profession s’en
prenaient à une dame de la haute société qui s’était permis d’avoir
plus de succès qu’eux.
Henri de Latouche, l’influent critique du Mercure de France
qui fut le premier éditeur des poésies de Chénier, se saisit du sujet
et livra, en janvier 1826, un Olivier sans nom d’auteur, laissant
croire que c’était celui de Mme de Duras. Les démentis de la
duchesse n’empêchèrent pas la mystification de Latouche de
connaître un vif succès, lequel ranima et accrut même le scandale
qui avait entouré les premières lectures du texte original.
Cependant, par-delà la spéculation économique et l’intention
parodique, il faut bien admettre que, dans son pastiche, Latouche
répondait à un élan plus profond, puisque bientôt il allait centrer
son roman, Fragoletta, sur le thème de l’androgyne. Et même
dans l’Armance de Stendhal, qui avait contribué au succès du faux
Olivier de Latouche, l’Olivier authentique laissera une marque
tangible. Dans les articles qu’il avait consacrés à Ourika et
Édouard, Stendhal avait exhibé ses sentiments contradictoires à
l’égard de Mme de Duras, où son admiration pour l’écrivain se
mêlait au snobisme, à la rancœur sociale, au ressentiment
idéologique. Mais par le fait même de s’approprier l’histoire
d’Olivier, en la réélaborant dans un roman centré sur le double
thème du secret et de l’impuissance, Stendhal rendait à la
duchesse de Duras son hommage le plus manifeste175. Dans le
sillage de la grande tradition classique de l’émulation littéraire,
l’homme qui se préparait à devenir l’un des plus grands
romanciers de l’époque romantique reprenait à son compte et
rejouait le « défi » que la femme écrivain « dilettante », bientôt
proche de la mort, n’avait pu rendre public. Et pourtant c’est bien
l’esprit de prévarication grégaire d’un Latouche et d’un Stendhal
qui avaient contribué à la réduire au silence : on allait devoir
attendre cent cinquante ans une édition d’Olivier ou le Secret.
Dans les premiers jours d’avril 1829, quinze mois après sa
mort, Mme de Duras était à nouveau la victime d’une tentative de
mystification. Cette fois le responsable était Astolphe de Custine,
futur auteur de La Russie en 1839. Le fiancé fugueur dont la
duchesse avait esquissé le secret dans Olivier exposait sa version
des faits dans un bref et saisissant roman autobiographique. Aloys,
ou le Religieux du mont Saint-Bernard était le premier ouvrage
que Custine livrait au public, et représentait sans doute pour lui la
possibilité de débuter dans le monde des lettres en tant qu’écrivain
véritable, et non en amateur. Cela dit, il préféra garder l’anonymat,
et induire les gens de lettres et les mondains à croire que ce
roman, écrit d’ailleurs dans un style très proche de celui de
Mme de Duras, était l’œuvre de la duchesse. Sans nous aventurer
dans le labyrinthe des raisons qui ont pu motiver cette stratégie,
nous nous bornerons à constater qu’elle était spéculaire de
l’inversion des rôles qui présidait à la logique de tout le roman.
Après avoir sournoisement accusé Custine dans Olivier ou le
Secret, la duchesse se trouvait à son tour sur le banc des accusés,
sous le nom de « madame de M** ». C’était elle la grande
manipulatrice qui, en s’appuyant sur l’amour que le jeune Aloys
éprouvait à son égard, voulait le convaincre d’épouser sa fille,
semant le malheur autour d’elle. Et s’il se dérobait au dernier
moment à un mariage fondé sur le mensonge, c’était seulement
pour s’ensevelir dans un monastère – renvoi évident au Moine de
Mme de Duras.
À l’époque de la rupture de ses fiançailles avec Clara de
Duras, Custine, en se confiant à une amie, avait attribué la
responsabilité de ce qui s’était passé au « caractère violent,
dominateur et passionné176 » de la duchesse : mais au moment où
il reformulait ces accusations sous forme de roman, il était bien
obligé de reconnaître sa très grande faculté de séduction.
Si le portrait de Mme de Duras tracé par Custine dans Aloys
nous renvoie l’image d’une femme portée par « une force de
volonté immense177 », la correspondance de la duchesse avec
Rosalie de Constant porte la marque d’un mal de vivre et d’une
lassitude incurables.
En 1823, après une interruption de quelques années, Mme de
Duras avait renoué les échanges avec son amie. En laissant
derrière elle la tentative d’« autoanalyse178 » menée à travers les
personnages de ses romans, elle ressentait la nécessité de
recommencer à parler d’elle-même avec Rosalie. Leur rapport, si
intime en dépit de la distance – deux rencontres en vingt ans ! –,
semblait naître de motivations analogues à celles qui fondent la
psychanalyse moderne, comme le reconnaît Claire dans une
confidence ressemblant fort à une déclaration d’intentions : « il
me semble que je me raccommode avec moi-même en vous
écrivant179 ».
Ses lettres ne pourraient pas dire plus explicitement combien
le conflit avec Félicie, la maladie, les chagrins avaient lentement
érodé cette détermination qui l’avait soutenue tout au long de ses
épreuves : « je suis une pauvre girouette, je tourne à tous vents et
même sans vent », écrivait-elle à sa confidente en employant un
mot tout juste entré dans l’usage. Un rien suffisait pour qu’elle se
sentît « démoralisée 180 ». « Les difficultés me font peur : moi qui
n’en trouvais à rien autrefois, j’en trouve à tout : et quand ce n’est
pas la peur qui me tient, c’est le découragement qui me glace. »
La conclusion est désespérée : « À quoi bon ? À quoi bon ? C’est
ce que je me dis perpétuellement181. » Tout en étant consciente
que chez elle le découragement « n’a été que du désespoir », un
désespoir que le temps qui passe et les habitudes assumées ont
rendu supportable, elle ne parvient pas à s’apaiser, et avoue : « je
n’ai pas le courage de sevrer mon âme de toutes les pensées qui la
déchirent182 ». Il lui restait beaucoup à quoi s’accrocher, l’amour
de Clara, l’amitié de Chateaubriand, les ressources de la vie
mondaine, mais « la volonté d’être mieux » ne suffisait pas à
« effacer le passé183 ». Car un « des résultats d’une grande douleur,
c’est d’empêcher de jouir de ce qui nous reste […] on se distrait, on
vit, et c’est beaucoup que de vivre – mais le bonheur, ce repos de
l’âme et du cœur, ce bien-être moral qui fait que la vie elle-même
est une jouissance – on ne le connaît plus184 ».
La duchesse savait que seule « une dévotion vive et
animée185 » pouvait la réconcilier avec elle-même et restituer un
sens à son existence ; mais, bien que croyante, elle n’avait pas la
force d’accomplir ce saut métaphysique. Elle l’avait déjà avoué en
1817 à Mme Swetchine, elle le répétait maintenant à Rosalie,
avec l’objectivité d’un compte rendu clinique : sa foi ne lui servait
à rien, ne comblait pas le vide intérieur et ne lui était d’aucune
consolation186.
Ce détachement ne naissait ni du scepticisme, ni de la
légèreté, ni de ses atermoiements, mais d’une prise de conscience
lucide de ses responsabilités, à la lumière d’une conception
intransigeante de la religion. Mme de Duras savait que, pour que
la foi lui vînt en aide, il fallait qu’elle puisât en elle-même la force
d’accomplir une véritable révolution intérieure, de renverser ses
priorités affectives, en faisant passer l’amour pour Dieu avant son
affection pour ses créatures – pour reprendre les termes de
Mme de Sévigné. Mais n’était-ce pas une entreprise trop ardue
pour une femme comme elle qui, obnubilée par l’amour de soi,
avait cru pouvoir poursuivre l’absolu du sentiment en
s’abandonnant aveuglément à la « vague des passions »
terrestres ?
Ce qui allait la secourir, c’est, paradoxalement, l’aggravation
de son mal, et les conditions d’isolement et de souffrance qu’il lui
imposait. Mme de Duras connaissait trop bien la spiritualité du
Grand Siècle pour ne pas savoir que prendre ses distances « du
monde » et faire un « bon usage de la maladie » – Pascal avait
écrit là-dessus des pages inoubliables – pouvait être une
expérience salutaire : il lui appartenait de ne pas manquer
l’occasion que Dieu lui offrait.
En vérité, la duchesse avait fait une première tentative dans
ce sens lorsqu’elle avait décidé de faire prendre le voile à son
Ourika. Elle l’expliquait ainsi à son amie Rosalie : « Vous jugez
Ourika avec votre cœur et après de longues années d’expérience
de souffrir ; mais lorsque ce besoin des affections naturelles
devient aussi impérieux qu’il était dans Ourika, il n’y a que Dieu
qui en puisse tenir lieu187. » Ce n’était qu’un premier pas, en
attendant d’emprunter elle-même le chemin du détachement de ses
« affections naturelles » et de changer de vie suivant les principes
d’une théologie de matrice augustinienne. On en trouve trace dans
ses Réflexions et prières, publiées par sa fille Clara après sa mort :
« Dieu est le but de l’homme : et pour que l’homme trouve sa paix
et son bonheur en ce monde, Dieu doit être son unique but. La
passion a un but aussi, et ce but est la créature […]. La passion
comble ce vide immense que Dieu laisse au fond de nos cœurs
pour nous faire sentir que sans lui nous sommes incomplets ; et,
par la même raison, Dieu a soin de rendre vains tous les efforts
que nous faisons pour remplir ce vide par autre chose que par
lui. » Et pourtant, même en ce moment de reniement solennel de
ses erreurs du passé, Claire ne se résigne pas à voir dans ses
passions une forme certaine de perdition. Fidèle à elle-même, elle
s’obstine à penser que « l’âme passionnée peut diriger vers Dieu
l’ardeur et l’activité qui l’ont égarée188 ». Toute sa personne en
porterait témoignage.
En août 1826, déjà grièvement marquée par la tuberculose,
Mme de Duras fut frappée par une paralysie partielle qui la laissa
invalide. C’est « une destruction », écrivait Mme Swetchine à une
amie commune, bouleversée par les conditions physiques de la
malade comme par l’état de prostration nerveuse où elle était
tombée. Mais au même moment elle se disait « profondément
frappée de la manière touchante et religieuse dont elle accueille
ses maux et le danger qui la menace ». Amie intime de la
duchesse, connaissant ses souffrances comme ses incertitudes,
Mme Swetchine pouvait observer le changement que la maladie
opérait en elle. « Les premières paroles qu’elle m’ait dites sont
qu’elle regarde l’état où elle est comme inguérissable, comme une
sorte de transition de la vie à la mort ; qu’elle y voit également un
avertissement de Dieu et que tout ce qu’elle désire est de le mettre
à profit. » Du reste, en experte des âmes, même Mme Swetchine
estimait que cette métamorphose s’inscrivait sous le signe de la
continuité, parce que Dieu allait sans doute « produire en elle tous
les bienfaits de sa grâce, en s’emparant de ce dévouement
passionné qui fait l’essence de son caractère189 ».
Dans les seize mois qui lui restaient à vivre, Mme de Duras
devait donc se préparer, jour après jour, à mourir de façon
chrétienne, en acceptant les souffrances que Dieu lui imposait.
« Je suis atteinte dans tout ce qui me plaît le plus, dans toutes mes
occupations, dans tous mes plaisirs ; je suis comme si j’avais le
cerveau paralysé 190 », écrivait-elle à Rosalie quelques semaines
après la crise. Converser, lire, écrire, broder, autant d’activités
désormais hors de sa portée, mais la solitude ne l’épouvantait plus
comme jadis, et le silence la calmait « comme une musique
délicieuse191 ».
En dépit de tout, pour Claire cette terrible maladie était aussi
une libération. Sa faiblesse la dispensait de devoir persévérer dans
la tentative inutile de « regarder l’avenir en face192 » et la gravité
de son état ne permettait plus à ses amis – à commencer par son
« cher frère » – de voir en elle une malade imaginaire.
Profondément affligé par l’état de santé de Mme de Duras,
Chateaubriand essayait de répondre à ses attentes – « je ne veux
plus que vous vous plaigniez de moi 193 » – et il lui témoignait une
sorte de sollicitude affectueuse. Elle en prenait acte, elle
continuait à s’intéresser à tout ce qui le concernait, mais elle avait
désormais arrêté à son sujet un jugement qui ne laissait pas de
place aux illusions : « Il faut l’aimer quand même, mais [ne]
jamais compter sur ce qui exige un sacrifice […]. Voilà l’homme ;
et voilà ce qui fait que toutes les personnes qui l’ont aimé ont été
malheureuses, quoi qu’il ait de l’amitié et surtout beaucoup de
bonté194. »
Félicie aussi se montra désireuse de faire amende du passé et
d’accomplir son devoir filial, et elle l’accompagna, à tour de rôle
avec sa sœur Clara, dans un long voyage de convalescence qui
avait comme but l’Italie. Ce geste qui, à une autre époque, eût fait
le bonheur de Mme de Duras, survenait trop tard : « si elle avait
fait la même chose il y a douze ans je ne serais pas si malade195 »,
confiait-elle à son amie Rosalie.
La duchesse consacre non moins de six pages de ses
Réflexions à la question de l’« indulgence », en passant en revue
les possibles formes de pardon chrétien : « on pardonne, pour être
pardonné ; on pardonne, parce qu’on se reconnaît digne de souffrir
[…] ; on pardonne, pour obéir au précepte de rendre le bien pour
le mal » ; et de conclure : « Le pardon de Jésus-Christ est le vrai
pardon chrétien : “Ils ne savent pas ce qu’ils font !” » Mais sa
méditation, qui avait progressivement évolué vers un nouvel acte
de douloureuse accusation contre l’ingratitude de sa fille, et sa
prière conclusive – « ayez pitié de moi, enseignez-moi à n’aimer
que vous et donnez-moi le repos196 » – ne sauraient dire plus
clairement que Mme de Duras ne parvenait pas à pardonner.
Le voyage que Claire entreprit en juillet 1827, dans l’espoir
de tirer bénéfice du changement de climat, et qui devait la
conduire par petites étapes jusqu’à Nice, fut un voyage de congé.
Elle s’arrêta quelques jours à Genève pour embrasser, après vingt-
deux ans d’éloignement, son amie Rosalie ; et à Nice elle reçut la
visite des La Tour du Pin, geste d’amitié qui la toucha ; en
franchissant le Simplon elle ne manqua pas de rendre justice à
l’ennemi de jadis, au « génie » de Napoléon « qui a exécuté et vu
possible une telle merveille197 ». D’ailleurs, l’avènement de
Charles X ne lui permettait plus de se faire d’illusions quant au
sort de la monarchie française.
C’est tout son passé qui prenait congé d’elle. « Ma vie
présente est si éloignée de ma vie passée, écrit-elle de Nice à
Chateaubriand en novembre 1827, qu’il me semble que je lis des
mémoires, ou que je regarde un spectacle198. » Et en même temps
elle formulait le vœu que l’écrivain n’oublie pas l’amitié qu’elle
avait éprouvée pour lui, puisque dans son testament elle lui
léguait, outre son portrait, sa pendule : cette pendule dont il devait
se souvenir qu’elle avait fait arrêter les aiguilles, lorsqu’il était
parti comme ambassadeur à Londres, « pour ne pas entendre
sonner les heures qui n’annonçaient plus [ses] visites199 ». Mi-
décembre, une nouvelle crise alertait la malade : son temps était
compté.
Mme de Duras ne reviendrait pas à Paris pour « reprendre
son sceptre » et pour « parler de littérature et d’art200 », comme l’y
engageait l’Enchanteur : elle devait mourir à Nice le 16 janvier
1828, en affrontant « avec une résignation et un courage
admirables201 » cette mort qu’elle avait tellement redoutée202.
Informée de la gravité de ses conditions, Félicie était venue à son
chevet et sa mère avait eu la consolation de s’éteindre dans les
bras de ses deux filles.
Le duc de Duras, de son côté, n’avait pas jugé nécessaire de
respecter les convenances : ni de se rendre au chevet de sa
femme, ni d’assister à ses obsèques ; cinq mois après la mort de
Claire, il épousait une veuve portugaise, Emilie Dias Santos. La
hâte du gentilhomme de la Chambre était certes peu élégante,
mais sa nouvelle épouse apportait en dot une fortune considérable
et surtout, comme il l’avouait à un ami, c’était « difficile de
comprendre le bonheur de se sentir plus intelligent que sa
femme203 ».
Chateaubriand avait pleuré en lisant les premières pages
d’Ourika 204 ; Goethe avait prié Humboldt de dire son admiration à
Mme de Duras, bien que ses romans lui eussent fait « bien de
mal : à [son] âge, estimait-il, il ne faut pas se laisser émouvoir à
ce point205 ».
Si, deux siècles après sa publication, ce bref roman réussit
encore à nous remuer aussi profondément, c’est surtout grâce à la
richesse des réflexions et des interrogations qui en font la trame.
Ce qui distingue Ourika de tant d’histoires sentimentales dont la
littérature féminine de l’époque a été si généreuse, ce qui confère
à ce roman sa dimension tragique, ce n’est pas seulement la
couleur de peau de son héroïne, mais le caprice du hasard qui l’a
conduite en France encore enfant. C’est là que, devenue adulte,
elle découvre que l’éducation, la morale, la religion ne suffisent
pas à rendre les individus égaux, et que les meilleures intentions
d’une élite éclairée sont impuissantes à contrer des préjugés
sociaux que même la Révolution n’a pas su abattre.
C’est Ourika elle-même, malade et presque mourante, qui
raconte au médecin venu l’assister la succession d’expériences
traumatiques qui l’ont amenée à prendre conscience de sa
condition d’exclue. Mme de Duras lui cède la parole, et elle a soin
de dissimuler sa présence dans le récit, en s’abstenant de
jugements ou de déclarations de principe qui pourraient imprimer
à la nouvelle le caractère de l’apologue. Dès son début en
littérature, la duchesse fait preuve d’un remarquable savoir-faire
narratif, laissant au lecteur la liberté de choisir la clé
d’interprétation qui lui convient. Et la diversité des lectures
critiques d’Ourika témoigne de la variété et de la complexité des
problèmes sur lesquels ouvre cette histoire à la simplicité
trompeuse.
À la suite de l’essai inaugural de Sainte-Beuve, de nombreux
critiques ont privilégié une interprétation biographique du roman.
Comme Mme de Duras, Ourika connaît les douleurs d’un
sentiment non réciproque, elle ne sait pas « se soumettre à la
nécessité », elle a besoin de se sentir indispensable pour vivre et
elle conçoit l’amitié comme un sentiment exclusif. Les lettres de
la duchesse à Rosalie de Constant montrent bien que l’écrivain a
attribué à son héroïne des états d’âme et des souffrances dont elle
avait fait l’expérience directe. Certains ont même lu dans le
sentiment de la protagoniste pour Charles le reflet du sentiment
passionné de la duchesse pour Chateaubriand. Bien que la
confession d’Ourika reste très ambiguë et ne laisse pas décider si
son besoin d’exclusivité est dicté par une amitié fraternelle ou par
un amour « coupable », il est difficile de croire que Mme de
Duras ne pense à l’Enchanteur quand elle fait dire à son héroïne :
« Depuis si longtemps il comptait sur moi, que mon amitié était
pour lui comme sa vie ; il en jouissait sans la sentir ; il ne me
demandait ni intérêt ni attention ; il savait bien qu’en me parlant
de lui, il me parlait de moi, et que j’étais plus lui que lui-même :
charme d’une telle confiance, vous pouvez tout remplacer,
remplacer le bonheur même206 ! »
Mais il est tout aussi évident que Mme de Duras a créé avec
Ourika un personnage romanesque doté d’une vie autonome,
qu’elle a su transformer son expérience personnelle en une
réflexion plus générale centrée sur la question de l’identité et de
l’intégrité du je. Malgré la singularité de son histoire individuelle,
le parcours d’Ourika est à maints égards exemplaire. Son besoin
d’aimer, de vivre en fonction des autres, reflète sans doute un élan
légitime de son cœur, mais signale aussi son incapacité à se
dominer et à se suffire à elle-même. Et, placée brutalement face à
l’obstacle de la différence de race qui s’interpose entre elle et une
vie affective comblée, elle manque de l’énergie morale pour
assumer la responsabilité de son destin. Au lieu de combattre sa
douleur, elle s’allie avec elle et se laisse emporter jusqu’à la mort.
Emblématique du point de vue psychologique et moral,
l’histoire d’Ourika l’est tout autant du point de vue des
conditionnements sociaux. À la croisée de la nature et de la
culture, la protagoniste ne pourrait mieux illustrer l’étroitesse de
la marge de manœuvre que la société concède aux individus.
Produit parfait de la civilisation mondaine à laquelle elle a été
initiée dès son enfance, Ourika en a à tel point intériorisé le
modèle qu’elle partage les raisons de l’exclusion dont elle est
l’objet : en se percevant à travers le regard des autres, elle devient
étrangère à elle-même.
Le rapport entre individu et société a été d’emblée au centre
de la réflexion des moralistes de l’époque classique, et tous les
grands écrivains du XVIII e siècle avaient fait des enjeux de la
sociabilité l’une des constantes de leur enquête sur l’homme. Tout
en s’insérant, culturellement et stylistiquement, dans cette
tradition, Mme de Duras en modifiait la perspective en
introduisant dans son analyse des comportements sociaux –
comme avant elle Mme de Staël dans De l’Allemagne – la
dimension historique. Pour les moralistes classiques, l’homme et
la société répondaient à des lois immuables, et pour les
représentants des Lumières l’idée même de progrès s’inscrivait
dans la continuité ; mais c’est justement cette continuité que la
Révolution française voulait interrompre, en érigeant en mot
d’ordre la rupture avec le passé. Pour Mme de Duras, qui avait été
le témoin de la disparition du monde ancien et qui avait espéré le
voir renaître sur de nouvelles bases, Ourika était l’occasion de
montrer dans quelle mesure ce bouleversement historique avait
entamé les préjugés d’une société vieillie.
Ce n’est pas un hasard si Mme de Duras situe son histoire
dans le laps de temps qui va des dernières années de l’Ancien
Régime au début du XIX e siècle, ce qui lui permet de scander
son analyse en trois temps. Elle commence par évoquer, au fil des
souvenirs d’Ourika, le charme pluriséculaire d’un art de vivre
aristocratique qu’elle-même, sous la Restauration, devait s’efforcer
de faire revivre, tout en laissant transparaître les ambiguïtés et les
faiblesses qui en avaient entraîné la fin. Consciente du fait que ses
contemporains étaient très partagés à ce sujet, elle évite
manifestement de l’aborder de front. Maîtresse dans l’art des
nuances, forte de sa science mondaine, l’écrivain recourt à une
stratégie subtile et se borne à suggérer, à travers de rapides
touches savamment disséminées dans les replis de la narration, à
quel point l’esprit de tolérance et les idées philanthropiques dont
cette élite aristocratique avait fait étalage étaient velléitaires,
dénués de la conviction et de l’engagement nécessaires pour avoir
prise sur la réalité. À cet égard, nul n’est plus exemplaire de son
époque que Mme de B., généreuse mais imprévoyante, qui en
élevant Ourika comme sa propre fille ne considère pas les
conséquences de son choix. En dotant sa protégée de tous les
prérequis d’une solide culture mondaine, Mme de B. se donne
l’illusion de pouvoir « l’insérer dans la société » malgré la couleur
de sa peau, et ces « chimères207 » de grande dame placent Ourika
dans une situation psychologiquement insoutenable.
Cependant, pour deux raisons opposées, 1789 transforme un
instant cette chimère en réalité. Si d’une part, à son aurore, la
Révolution proclame la liberté et l’égalité de tous les hommes et
abolit l’esclavage, d’autre part, sous l’étau de la Terreur, la
noblesse persécutée se montre capable d’une solidarité, d’une
générosité et d’un esprit de fraternité qui permettent à Ourika de
ne plus se sentir une étrangère. La très belle maxime que Mme de
Duras place sur les lèvres de son héroïne – « L’opinion est comme
une patrie ; c’est un bien dont on jouit ensemble ; on est frère pour
la soutenir et pour la défendre208 » – semble exprimer la foi de la
fille de l’amiral girondin dans un idéal de participation civile, une
refondation du rapport entre individu et société.
La fin de la Révolution et le retour à la normalité montrent
toutefois à Ourika que le nouvel ordre politique n’a guère ébranlé
les anciens préjugés dont elle avait été la victime, et la société se
montre de nouveau « cruelle209 », car quelles que soient ses règles,
il ne peut pas en être autrement. Plus qu’un renoncement au
monde, sa décision de se réfugier dans un couvent est une fuite de
la solitude, l’insertion dans une communauté qui, abstraction faite
des liens de sang, donne « l’humanité tout entière pour la
famille210 ».
Dans les dernières décennies, Ourika n'a pas manqué de
susciter l’attention de la critique engagée, au double titre de la
cause des Noirs et de la cause des femmes. Là aussi, les lectures
sont plurielles.
Il va de soi que Mme de Duras n’axe pas son roman sur le
problème de l’esclavage, et il n’est pas douteux que dans Ourika la
différence raciale est seulement un prétexte pour créer les
conditions d’un isolement extrême. Il s’agit néanmoins d’un
prétexte qui n’a rien de fortuit. Non seulement l’éducation libérale
de l’auteur et l’exemple de son père, qui s’était battu pour la
libération progressive des esclaves dans les colonies, l’avaient
amenée à sympathiser pour la cause des Noirs ; mais dans sa
jeunesse elle avait pu constater la brutalité des conditions de vie
des esclaves en Martinique ; et dans ses années londoniennes elle
avait suivi l’évolution du mouvement abolitionniste anglais, très
en avance sur la France – où, après la brève parenthèse
révolutionnaire, Napoléon avait rétabli l’esclavage en 1802. C’est
seulement après la condamnation de la traite des Noirs formulée
par le congrès de Vienne, et sous la pression britannique, que le
gouvernement français s’était résolu à se prononcer contre
l’esclavage, sans cependant en entraver la pratique. Mais Hugh
Honour rappelle211 que l’opinion publique française se sensibilisait
progressivement à cette cause, à partir de 1821, lorsqu’une
traduction du pamphlet de Thomas Clarkson, The Cries of Africa
to the Inhabitants of Europe (Le Cri des Africains contre les
Européens, leurs oppresseurs, ou Coup d’œil sur le commerce
homicide appelé Traite des Noirs), avait commencé à circuler en
France ; et grâce aux interventions de Benjamin Constant à la
Chambre des députés, du duc de Broglie à la Chambre des pairs,
une nouvelle campagne avait été engagée « contre le plus
abominable trafic qui ait jamais déshonoré l’espèce humaine212 ».
La coïncidence entre le regain d’intérêt pour la condition des
Noirs et la rédaction d’Ourika confirme une fois de plus l’attention
avec laquelle Mme de Duras suivait la vie politique, et laisse
supposer qu’en relatant l’histoire de la petite Sénégalaise amenée
en France par le chevalier de Boufflers la duchesse entendait
contribuer, avec les moyens qui lui étaient propres, à orienter
l’opinion publique française. Mais ce faisant elle rendait aussi un
hommage explicite à Mme de Staël. Tandis que Benjamin
Constant, qui avait été son amant, et le duc de Broglie, qui avait
épousé sa fille Albertine, se faisaient les porte-parole des
convictions abolitionnistes de l’écrivain sur le terrain
institutionnel, Mme de Duras donnait à son héroïne le prénom
d’un des deux personnages féminins de Mirza, récit de jeunesse de
Mme de Staël, dont le protagoniste était un prince sénégalais.
La façon dont Mme de Duras s’empare du sujet est pourtant
entièrement nouvelle et originale. À la différence de Mme de
Staël et des nombreux écrivains qui s’étaient engagés en défense
des Noirs, la duchesse ne poursuit pas l’objectif de montrer que
ces derniers ne sont pas inférieurs aux Blancs, elle pose cela
comme un fait acquis. Ourika est en tout point pareille aux jeunes
filles françaises, hormis la couleur de sa peau, et il est significatif
qu’elle prenne conscience de sa différence par son reflet dans le
regard des autres. Ce qui la révèle à elle-même, ce sont en effet
les propos de la marquise de… : « je vis tout, je me vis négresse,
dépendante, méprisée, sans fortune, sans appui, sans un être de
mon espèce à qui unir mon sort, jusqu’ici un jouet, un amusement
pour ma bienfaitrice, bientôt rejetée d’un monde où je n’étais pas
faite pour être admise213 ». C’est ainsi que Mme de Duras vise le
cœur du problème : fondé sur une pure extériorité, l’interdit racial
est un préjugé implacable qui, par son caractère irrationnel et
instinctif, ne peut être combattu avec les armes de la seule raison ;
d’où son choix d’en montrer l’absurdité depuis le point de vue de
la personne discriminée.
Pour la première fois dans l’histoire de la littérature, « une
femme noire, transplantée dès son enfance dans la société
européenne, devenait ainsi l’objet principal du récit214 », et pour la
première fois un écrivain blanc donnait sa voix à une femme de
couleur pour décrire l’effet de désagrégation psychologique que le
racisme produit215. L’efficacité de sa dénonciation dépendait dans
une large mesure du fait que la victime de cette aliénation ne
cessait de s’avilir et se culpabiliser, obéissant en cela aux schémas
mentaux et aux valeurs morales de la société qui la mettait à la
marge.
« Différence, altérité et impuissance sociale216 » sont aussi
les mots clés sur lesquels s’est construite l’interprétation féministe
des romans de Mme de Duras. À la lumière de cette lecture,
l’infériorité raciale d’Ourika est rendue encore plus dramatique par
la fragilité de la condition féminine de l’époque. En lui interdisant
le mariage et la maternité, la société en effet lui nie la seule forme
d’identité, la seule perspective de vie auxquelles une femme
pouvait aspirer. Sa frustration affective, son absence de confiance
en elle-même, son isolement sont alors ramenés à la pathologie
nerveuse de Mme de Duras. Car, dans la perspective spécifique
des women’s studies, les souffrances d’Ourika témoignent, tout
autant que celles de son auteur, de l’état de dépendance où sont
tenues les femmes et de la tyrannie que le conformisme social
exerce sur elles, quelle que soit leur position sociale.
On pourrait objecter que le rôle de premier plan joué par
Mme de Duras dans la société de la Restauration démontre le
contraire, mais cela reviendrait à ignorer le prix qu’elle en a payé,
à commencer par la nécessité de mettre en veilleuse, autant que
possible, sa vocation d’écrivain. Mme de Staël avait été plus
courageuse qu’elle, mais dans Delphine comme dans Corinne elle
avait illustré les risques que couraient les femmes supérieures. Et
Mme de Duras avait sans doute médité sur le fait que les héroïnes
de ces deux romans finissaient par mourir, victimes du refus de
pactiser avec les règles imposées par la société.
1 La comtesse de Sabran et le chevalier de Boufflers, La Promesse. Correspondance 1786-1787,
édition établie et présentée par Sue Carrell, Tallandier, 2010, p. 218.
2 Marie-Charlotte de Beauvau, Souvenirs de la Maréchale princesse de Beauvau, Techner, 1872,
p. 147.
3 Ce n’est pas un hasard si l’anecdote nous est rapportée par Sainte-Beuve lui-même, qui l’avait
recueillie de vive voix de la duchesse de Rauzun, fille cadette de Mme de Duras. Qui mieux que cette
élégante maîtresse de maison qui se saisissait de la plume avec tant de naturel pouvait illustrer la thèse que
le grand critique était alors en train d’élaborer, d’une civilisation littéraire française connotée par la
circularité entre conversation et écriture ? (Sainte-Beuve, Madame de Duras, in Portraits de femmes,
édition présentée, établie et annotée par Gérald Antoine, Gallimard, « Folio classique », 1998, p. 112).
4 François René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, édition établie par Maurice Levaillant et
Georges Moulinier, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2 vol., 1951, vol. 1, p. 931.
5 Cité par Agénor Bardoux, La Duchesse de Duras, Calmann-Lévy, 1898, p. 29.
6 Cité in ibid., p. 54.
7 Cité in ibid., p. 88-89.
8 Cf. Mme de Boigne, Récits d’une tante. Mémoires de la comtesse de Boigne, née d’Osmond, 4 vol.,
Plon, 1907, vol. 1, p. 148.
9 Prosper Brugière baron de Barante, Notice sur la duchesse de Duras décédée à Nice, le 16 janvier,
par P. de Barante, [Paris], Imprimerie de Porthmann, [1828], p. 1.
10 Du Consulat à Waterloo. Souvenirs d’une Anglaise à Paris et à Bruxelles, édition établie et annotée
par Roger Kann, José Corti, 1992, p. 246.
11 Mémoires complets et authentiques de Laure Junot, duchesse d’Abrantès. Souvenirs historiques sur
Napoléon, la Révolution, le Directoire, le Consulat, l’Empire, la Restauration, la révolution de 1830 et les
premières années du règne de Louis-Philippe, 13 vol., Jean de Bonnot, 1967-1968, vol. 13, p. 128.
12 A. Bardoux, op. cit., p. 66.
13 Ibid., p. 69.
14 Ibid., p. 67.
15 Lettre de Mme de Duras au duc de Duras, 7 [brumaire, an IX (1800)], ibid., p. 74.
16 Mme de Duras, Olivier ou le Secret, dans Ourika. Édouard. Olivier ou le Secret, préface de Marc
Fumaroli, édition présentée, établie et annotée par Marie-Bénédicte Diethelm, Gallimard, « Folio
classique », 2007, p. 198.
17 Lettre de Mme de Duras au duc de Duras, 7 [brumaire, an IX (1800)], in A. Bardoux, op. cit., p. 75.
18 Lettre de Mme de Duras au duc de Duras, 7 frimaire, an IX [24 novembre 1800], ibid., p. 82.
19 Ibid., p. 82-83.
20 Astolphe de Custine, Aloys, ou le Religieux du mont Saint-Bernard, Librairie Fontaine, 1983, p. 122.
21 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 6 février [1824], in Gabriel Pailhès, La Duchesse de
Duras et Chateaubriand d’après des documents inédits, Perrin, 1910, p. 281.
22 Astolphe de Custine, Aloys, éd. citée, p. 67.
23 Henriette Lucie Dillon, marquise de La Tour du Pin, Journal d’une femme de cinquante ans, 2 vol.,
Librairie Chapelot, 1913, vol. 1, p. 190-191.
24 Genève, 1784.
25 Cité par la duchesse de Maillé, Souvenirs des deux Restaurations, Perrin, 1984, p. 231.
26 Le portrait de Nicolas Auguste Hesse, conservé dans une collection privée, et celui inspiré par un
pastel du baron Gérard, dont une copie est conservée à la Maison de Chateaubriand, à la Vallée-aux-
Loups.
27 Comte M. de Germiny, Souvenirs du chevalier de Cussy, 2 vol., Plon, 1909, vol. 1, p. 49.
28 Life, Letters and Journals of George Ticknor, Boston, James R. Osgood and Co., 2 vol., 1876,
vol. 1, p. 254.
29 Mémoires de la comtesse de Boigne, éd. citée, vol. 2, p. 400.
30 Cf. Piotr Kozlovski, Diorama social de Paris par un étranger qui y a séjourné l’hiver de l’année
1823 et une partie de l’année 1824, édition par Véra Iltchina et Alexandre Ospovate, Champion, 1997,
p. 192.
31 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 15 février [1807], in G. Pailhès, op. cit., p. 52.
32 Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, éd. citée, vol. 2, p. 504.
33 Cf. Lucie Achard, Rosalie de Constant, sa famille et ses amis (1758-1834), 2 vol., Genève,
Eggiman, 1902.
34 Cité par Henry Bordeaux, Rosalie de Constant, in Vies intimes, Albert Fortemoing, 1904, p. 155.
35 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 20 juin [1807], in G. Pailhès, op. cit., p. 53.
36 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 28 octobre [1823], ibid., p. 278.
37 Réflexions et prières inédites, par Mme la duchesse de Duras, Debécourt, 1839, p. 13-14.
38 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 12 mai [1806], in G. Pailhès, op. cit., p. 49.
39 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 15 février [1807], ibid., p. 51.
40 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 21 avril 1809, ibid., p. 58-59.
41 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 24 mars [1810], ibid., p. 67.
42 Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, éd. citée, vol. 1, p. 904.
43 Lettre de Chateaubriand à Mme de Duras [mi-août 1810], in Chateaubriand, Correspondance
générale, édition établie et annotée par Pierre Riberette, 7 vol., Gallimard, 1979, vol. 2, p. 77.
44 Lettre de Chateaubriand à Mme de Duras [1er avril 1810], in Chateaubriand, Correspondance
générale, éd. citée, vol. 2, p. 77.
45 La comtesse de Sabran et le chevalier de Boufflers, Le Lit bleu. Correspondance 1777-1785, édition
établie par Sue Carrell, Tallandier, 2009.
46 Lettre de Chateaubriand à Mme de Duras, 1er juillet [1811], Chateaubriand, Correspondance
générale, éd. citée, vol. 2, p. 112.
47 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 9 février [1811], in G. Pailhès, op. cit., p. 80.
48 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, [mai 1810], ibid., p. 76.
49 Lettre de Chateaubriand à Mme de Duras [8 novembre 1810], in Chateaubriand, Correspondance
générale, éd. citée, vol. 2, p. 87.
50 Lettre de Chateaubriand à Mme de Duras 28 [juillet 1811], ibid., p. 117.
51 Lettre de Chateaubriand à Mme de Duras [10 septembre 1811], ibid., p. 124.
52 Lettre de Chateaubriand à Mme de Duras [12 septembre 1811], ibid., p. 125.
53 Lettre de Chateaubriand à Mme de Duras [26 novembre 1811], ibid., p. 139.
54 Lettre de Chateaubriand à Mme de Duras [13 février 1812], ibid., p. 150.
55 Lettre de Chateaubriand à Mme de Duras [10 mars 1812], ibid., p. 151-152.
56 Lettre de Chateaubriand à Mme de Duras [27 juillet 1812], ibid., p. 157.
57 Lettre de Mme de La Tour du Pin à Mme de Duras, 17 janvier [1812], in G. Pailhès, op. cit., p. 88-
89.
58 Lettre de Mme de La Tour du Pin à Mme de Duras, samedi 1810, ibid., p. 68-69.
59 Lettre de Mme de La Tour du Pin à Mme de Duras, 17 janvier [1812], ibid., p. 89-90.
60 Ibid., p. 89-90.
61 Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves, édition de Jean Mesnard, GF Flammarion, 2009,
p. 116-117.
62 Sur Mme de La Tour du Pin, voir la récente biographie de Caroline Moorehead, Dancing to the
Precipice. Lucie de La Tour du Pin and the French Revolution, Londres, Chatto & Windus, 2009.
63 Lettre de Mme de La Tour du Pin à Mme de Duras, 27 juin 1812, in G. Pailhès, op. cit., p. 103.
64 Ibid.
65 Lettre de Mme de La Tour du Pin à Mme de Duras, 25 juillet 1813, in G. Pailhès, op. cit., p. 106.
66 Journal d’une femme de cinquante ans, éd. citée, vol. 2, p. 235-236.
67 Ibid., vol. 2, p. 344.
68 Mémoires de la comtesse de Boigne, éd. citée, vol. 1, p. 395.
69 Ibid., vol. 2, p. 117.
70 Abel François Villemain, Souvenirs contemporains d’histoire et de littérature, Didier, 1854, p. 461.
71 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, in G. Pailhès, op. cit., p. 55.
72 Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, éd. citée, vol. 1, p. 904.
73 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 20 juin [1807], in G. Pailhès, op. cit., p. 54.
74 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 12 mars (1812), ibid., p. 97.
75 Notice de Mme Necker de Saussure sur Mme de Staël, in Gabriel-Paul Othenin, comte
d’Haussonville, « La baronne de Staël et la duchesse de Duras », Femmes d’autrefois, hommes
d’aujourd’hui, Perrin, 1912, p. 189.
76 Lettre de Mme de Staël à Mme de Duras, s.d., ibid., p. 191.
77 Lettre de Mme de Staël à Mme de Duras, 21 juillet [1815], ibid., p. 200.
78 Lettre de Mme de Staël à Mme de Duras, 5 août [1815], ibid., p. 201.
79 Lettre de Mme de Duras à Mme de Staël, 1er septembre [1815], ibid., p. 202.
80 Cf. Philip Mansel, Paris between 1814-1852, Londres, John Murray, 2001, p. 27.
81 Lettre de Mme de Duras à Mme de Staël, 16 juin [1815], in G. d’Haussonville, op. cit., p. 199-200.
82 Lettre de Mme de Staël à Mme de Duras, 30 juillet [1816], ibid., p. 210-211.
83 Mme de Staël, De la littérature, édition de Gérard Gengembre et Jean Goldzink, GF-Flammarion,
1991, p. 332.
84 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 19 août [1813], in G. Pailhès, op. cit., p. 110.
85 Lettre de Mme de Duras à Mme de Staël, 3 septembre [1816], in G. d’Haussonville, op. cit., p. 212.
86 Lettre de Mme de Staël à Mme Pastoret, 10 septembre [1800], in Mme de Staël, Correspondance
générale, éditée par Béatrice W. Jasinski, vol. 4, t. I, Jean-Jacques Pauvert, 1976, p. 321.
87 Lettre de Mme de Staël à Mme de Duras, [juillet 1817], in G. d’Haussonville, op. cit., p. 214.
Mme de Staël meurt le 14 juillet 1817.
88 Mémoires de la comtesse de Boigne, éd. citée, vol. 2, p. 400-401.
89 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 4 juin [1823], in G. Pailhès, op. cit., p. 274.
90 Cf. A.F. Villemain, op. cit., p. 460-461.
91 Life, Letters and Journals of George Ticknor, op. cit., vol. 1, p. 254.
92 Lettre du duc de Lévis à Mme de Duras, 8 novembre 1825, in G. Pailhès, op. cit., p. 472.
93 Lettre de Talleyrand à Mme de Duras, 2 avril [1825], ibid., p. 464.
94 P. Kozlovski, éd. citée, p. 192.
95 Ibid., p. 192.
96 Ph. Mansel, op. cit., p. 129.
97 Sainte-Beuve, Madame de Duras, in Portraits de femmes, éd. citée, p. 111.
98 Lettre de Humboldt à Mme de Duras, [1826], in G. Pailhès, op. cit., p. 485.
99 Lettre de Chateaubriand à Mme de La Rochejaquelein, 31 mars 1821, in Chateaubriand,
Correspondance générale, éd. citée, vol. 6, p. 148.
100 Lettre de Talleyrand à Mme de Duras, 2 avril [1825], in G. Pailhès, op. cit., p. 464.
101 Lettre de Talleyrand à Mme de Duras, 9 octobre [1825], ibid., p. 469.
102 Cf. Journal de Delécluze, 1824-1828, édité par Robert Baschet, Grasset, 1948, p. 304.
103 Lettre de Mme de Duras à Chateaubriand, 6 novembre [1822], in G. Pailhès, op. cit., p. 221.
104 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 28 octobre [1823], ibid., p. 277-278.
105 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 6 février [1824], ibid., p. 282-283.
106 Lettre de Mme de Duras à Mme Swetchine, 19 novembre [1817], in Madame Swetchine. Sa vie et
ses œuvres publiés par le comte de Falloux, 2 vol., Paris, 1908, vol. 1, p. 181.
107 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 12 mars [1812], in G. Pailhès, op. cit., p. 96-97.
108 Lettre de Mme de La Tour du Pin à Mme de Duras, 28 février [1812], ibid., p. 94.
109 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 12 mars [1812], ibid., p. 96.
110 Nathalie de Noailles.
111 Lettre d’Auguste de Staël à sa mère, 13 août [1815], archives Staël, Coppet, d’après une copie
dactylographiée de la transcription de la correspondance d’Auguste de Staël pour l’année 1815, par le
comte Othenin d’Haussonville, pour prochaine publication. Je remercie Emmanuel de Waresquiel de m’en
avoir fait prendre connaissance.
112 A.F. Villemain, op. cit., p. 460.
113 Lettre de Mme de Duras à Chateaubriand, 5, 6 et 7 avril [1822], in A. Bardoux, op. cit., p. 290.
114 Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, éd. citée, vol. 1, p. 931.
115 Lettre de Chateaubriand à Mme de Duras, in Chateaubriand, Correspondance générale, éd. citée,
28 avril 1817, vol. 3, p. 104.
116 Lettre de Chateaubriand à Mme de Duras, 22 mai 1819, ibid., vol. 3, p. 212.
117 Lettre de Chateaubriand à Mme de Duras, 17 ou 18 décembre 1821, ibid., vol. 4, p. 227.
118 Lettre de Chateaubriand à Mme de Duras, 3 décembre 1822, ibid., vol. 5, p. 336.
119 Cf. Mémoires de la comtesse de Boigne, éd. citée, vol. 3, p. 112.
120 Lettre de Mme de Duras à Chateaubriand, 1er mars 1821, in A. Bardoux, op. cit., p. 238.
121 Cf. La Fontaine, « Le Coq et la Perle », Fables, livre I, fable XX.
122 Lettre de Mme de Duras à Chateaubriand, [mai 1822], in A. Bardoux, op. cit., p. 281.
123 Lettre de Chateaubriand à Mme de Duras, 5 novembre 1822, in Chateaubriand, Correspondance
générale, éd. citée, vol. 5, p. 309 ; la première phrase est une citation du Britannicus de Racine, IV, II.
124 Cité par G. Pailhès, op. cit., p. 272.
125 Lettre de Mme de Duras à Chateaubriand, 5, 6 et 7 avril [1822], in A. Bardoux, op. cit., p. 290-291.
126 Mme de Duras, citée par G. Pailhès, op. cit., p. 266.
127 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 14 janvier [1824], ibid., p. 285.
128 Mme de Duras, Réflexions et prières inédites, éd. citée, p. 67.
129 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 25 avril 1812, in G. Pailhès, op. cit., p. 28-29.
130 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 10 août 1813, ibid., p. 108.
131 Ibid.
132 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 14 janvier [1824], ibid., p. 285.
133 Marquise de Montcalm, Mon journal, Grasset, 1936, p. 248.
134 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 14 janvier [1824], in G. Pailhès, op. cit., p. 285.
135 Réflexions et prières inédites, éd. citée, p. 65-66.
136 Marquise de Montcalm, Mon journal, éd. citée, p. 248.
137 Marc Fumaroli, Préface à Mme de Duras, Ourika. Édouard. Olivier ou le Secret, éd. citée, p. 18.
138 Cf. Mémoires de la comtesse de Boigne, éd. citée, vol. 2, p. 118.
139 Mme de Duras, Olivier ou le Secret, éd. citée, p. 198.
140 Lettre de Mme de Duras à Mme Swetchine, 1817, in Madame Swetchine, éd. citée, vol. 1, p. 163.
141 Cité in Madame Swtechine, éd. citée, vol. 1, p. 159.
142 Lettre de Tocqueville à Mme Swetchine, 20 juillet 1855, in Lettres inédites de Madame Swetchine
publiées par le comte de Falloux, 2e éd., Didier & Cie., 1971, p. 72.
143 Cf. G. Pailhès, op. cit., p. 259. Voir aussi l’Introduction de Denise Virieux à son édition d’Olivier ou
le Secret, José Corti, 1971, p. 72.
144 Cf. Correspondance privée, journal à scandales publié à Londres, juillet 1818.
145 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 28 octobre 1823, in G. Pailhès, op. cit., p. 278.
146 Ibid.
147 Lettre de Mme de Duras à Mme de Staël, 3 septembre [1816], in G. d’Haussonville, op. cit., p. 212.
148 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 14 janvier [1825], in G. Pailhès, op. cit., p. 285.
149 Mémoires de la comtesse de Boigne, éd. citée, vol. 2, p. 401-403.
150 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 29 décembre [1824], in G. Pailhès, op. cit., p. 457.
151 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 24 juillet [1824], ibid., p. 448.
152 Lettre de Mme de Duras à Chateaubriand, [1er mars 1821], in A. Bardoux, op. cit., p. 238-239.
153 Lettre de Chateaubriand à Mme de Duras, 30 août 1820, in Chateaubriand, Correspondance
générale, éd. citée, vol. 3, p. 254.
154 Les Pensées de Louis XIV devaient paraître en 1827.
155 Cf. Marie-Bénédicte Diethelm, « Les œuvres de Mme de Duras en leur temps. Chronologie d’un
phénomène », Ourika. Édouard. Olivier ou le Secret, éd. citée, p. 312-322.
156 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 6 avril [1824], in G. Pailhès, op. cit., p. 248.
157 Lettre inédite citée par M.-B. Diethelm dans Mme de Duras, Ourika. Édouard. Olivier ou le Secret,
éd. citée, p. 313.
158 Sainte-Beuve, Madame de Duras, in Portraits de femmes, éd. citée, p. 113.
159 Lettre de Mme de Duras à Chateaubriand, [avril 1822], in A. Bardoux, op. cit., p. 285.
160 Denise Virieux, « Introduction » à Mme de Duras, Olivier ou le Secret, éd. citée, p. 28-29.
161 Lettre de Mme de Duras à Mme Swetchine, 29 janvier 1818, in Madame Swetchine, éd. citée,
p. 182.
162 Sur les risques qui pèsent sur la femme auteur, voir le bref roman de Mme de Genlis, La Femme
auteur, de 1825, publié par Martine Reid, Gallimard, 2007 ; et Mona Ozouf, « Madame de Staël ou
l’Inquiétude », Les Mots des femmes. Essai sur la singularité française, Fayard, 1995, p. 121.
163 Sur ce sujet, voir Silvia Lorusso, Matrimonio o morte. Saggio sul romanzo sentimentale francese
(1799-1833), Tarente, Lisi, 2005.
164 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 19 février [1808], in G. Pailhès, op. cit., p. 56.
165 Cf. la lettre de Mme de Duras à Chateaubriand citée par M.-B. Diethelm dans son « Introduction »
à Mme de Duras, Ourika. Édouard. Olivier ou le Secret, éd. citée, p. 43.
166 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 23 juillet [1825], in G. Pailhès, op. cit., p. 467.
167 Les Mémoires, souvenirs et journaux de la comtesse d’Agoult rapportent, par exemple, le mot
d’esprit qui circulait dans le beau monde au moment de la grande vogue d’Ourika, selon lequel « la
duchesse de Duras avait trois filles : Ourika, Bourika et Bourgeonika » – renvoyant à Clara et à sa
réputation de faible intelligence, et à Félicie, affligée de couperose (cf. l’édition établie par Charles F.
Dupêchez, Mercure de France, 2007, p. 266).
168 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 6 avril [1824], in G. Pailhès, op. cit., p. 283.
169 Cf. Lucien Scheler, « Un best-seller sous Louis XVIII, Ourika par Mme de Duras », Bulletin du
bibliophile, 1988, I, p. 11-28.
170 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 15 mai [1825], in G. Pailhès, op. cit., p. 462.
171 Ibid.
172 Cf. A. Bardoux, op. cit., p. 362.
173 Cf. Marquis de Luppé, Astolphe de Custine, Monaco, Éditions du Rocher, 1957, p. 29.
174 Lettres de Mme de Duras à Chateaubriand, 4 et 14 novembre [1822], citées par M.-B. Diethelm,
« Les œuvres de Mme de Duras en leur temps. Chronologie d’un phénomène », Ourika, Édouard. Olivier
ou le Secret, éd. citée, p. 313.
175 Cf. Ivana Rosi, « Il gioco del doppio senso nei romanzi di Mme de Duras », Rivista di letterature
moderne e comparate, 40, II (1987), p. 139-159, et Lauren Pinzka, Olivier, Armance, and the
Unspeakable, in Altered Writings, Female Eighteenth-Century French Authors Reinterpreted, édité par
Servanne Woodward, London, Canada, The University of Western Ontario, Mestengo Press, 1997, p. 85-
107 ; ainsi que la bibliographie donnée en fin de volume.
176 Lettre d’Astolphe de Custine à Rachel Levine, Marquis de Custine, Souvenirs et portraits, par
Pierre de Lacretelle, Monaco, Éditions du Rocher, 1956, p. 19.
177 A. de Custine, Aloys, éd. citée, p. 67.
178 Cf. Denise Virieux, « Introduction » à Mme de Duras, Olivier ou le Secret, éd. citée, p. 12.
179 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 28 octobre [1823], in G. Pailhès, op. cit., p. 278.
180 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 6 avril [1824], ibid., p. 284.
181 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 25 septembre [1823], ibid., p. 276.
182 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 14 janvier [1824], ibid., p. 281.
183 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 1er janvier [1824], ibid., p. 279.
184 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 28 octobre [1823], ibid., p. 277-278.
185 Lettre de Mme de Duras à Mme Swetchine, 3 octobre [1817], Madame Swetchine, éd. citée, p. 172.
186 Cf. la lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 7 juin [1824], in G. Pailhès, op. cit., p. 448.
187 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 6 février [1824], ibid., p. 2781.
188 Mme de Duras, Réflexions et prières inédites, éd. citée, p. 19-21 et 21-22.
189 Lettre de Mme Swetchine à Mme de Nesselrode, 30 octobre 1829, in Madame Swetchine, éd. citée,
p. 267-268.
190 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 6 septembre [1826], in G. Pailhès, op. cit., p. 495.
191 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 7 décembre [1827], ibid., p. 513.
192 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 23 juillet [1825], ibid., p. 466.
193 Lettre de Chateaubriand à Mme de Duras, 4 juillet 1827, in Chateaubriand, Correspondance
générale, éd. citée, vol. 7, p. 269.
194 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 10 septembre [1826], in G. Pailhès, op. cit., p. 496.
195 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 3 juillet [1827], cité dans D. Virieux,
« Introduction » à Olivier ou le Secret, éd. citée, p. 24.
196 Mme de Duras, Réflexions et prières inédites, éd. citée, p. 64-65 et 69.
197 Lettre de Mme de Duras à Rosalie de Constant, 19 août [1827], in G. Pailhès, op. cit., p. 508.
198 Lettre de Mme de Duras à Chateaubriand, 14 novembre [1827], ibid., p. 512.
199 Lettre de Mme de Duras à Chateaubriand, 11 avril 1822, in A. Bardoux, op. cit., p. 284.
200 Lettre de Chateaubriand à Mme de Duras, 26 décembre 1827, Chateaubriand, Correspondance
générale, éd. citée, vol. 7, p. 294.
201 Lettre de Mme de La Rochejacquelein à Rosalie de Constant, 21 janvier [1828], in G. Pailhès,
op. cit., p. 519.
202 Cf. sa lettre à Rosalie de Constant du 23 mai [1826], ibid., p. 483.
203 Mémoires de la comtesse de Boigne, éd. citée, vol. 3, p. 286.
204 Lettre de Chateaubriand à Mme de Duras, 15 ou 16 décembre [1821], in Chateaubriand,
Correspondance générale, éd. citée, vol. 4, p. 226.
205 Lettre d’Alexandre von Humboldt à Mme de Duras, Weimar, 31 décembre 1826, in G. Pailhès,
op. cit., p. 501.
206 Infra, p. 96.
207 Infra, p. 86.
208 Infra, p. 93.
209 Infra, p. 98.
210 Infra, p. 110.
211 Hugh Honour, Slaves and Liberators, in Images of the Black in Western Art, Cambridge (Mass.),
Harvard University Press, 1989, vol. 1, p. 129.
212 Benjamin Constant, Discours, 17 juillet 1824, dans Écrits et discours politiques, 2 vol., édités par
O. Pozzo di Borgo, Jean-Jacques Pauvert, 1964, vol. 2, p. 66.
213 Infra, p. 85.
214 Roger Little, « Mme de Duras et Ourika », postface à Ourika, présentation et étude de Roger Little,
nouvelle édition revue et augmentée, Exeter, University of Exeter Press, 1998 [1993], p. 33.
215 Cf. David O’Connell, « Ourika : black face, white mask », Studies on the French Novel, numéro
spécial de The French Review, 6, printemps 1974, XLVII, p. 52.
216 Chantal Bertrand-Jennings, Romantisme, 3, I (1989), p. 39-50.
217 Mme de Duras, Ourika, une édition féministe de Claudine Hermann, Des Femmes, 1979.
218 John Fowles, préface à Claire de Duras, Ourika, traduction de John Fowles, Introduction de Joan
DeJean et Margaret Waller, New York, The Modern Language Association of America, 1994, p. XXXI.
OURIKA
« This is to be alone, this, this is solitude. »
BYRON 219
219 Lord Byron, Childe Harold’s Pilgrimage (1812).
INTRODUCTION
J'étais arrivé depuis peu de mois de Montpellier, et je suivais
à Paris la profession de la médecine, lorsque je fus appelé un
matin au faubourg Saint-Jacques, pour voir dans un couvent une
jeune religieuse malade. L’empereur Napoléon avait permis
depuis peu le rétablissement de quelques-uns de ces couvents220 :
celui où je me rendais était destiné à l’éducation de la jeunesse, et
appartenait à l’ordre des Ursulines. La Révolution avait ruiné une
partie de l’édifice ; le cloître était à découvert d’un côté par la
démolition de l’antique église, dont on ne voyait plus que
quelques arceaux. Une religieuse m’introduisit dans ce cloître que
nous traversâmes en marchant sur de longues pierres plates, qui
formaient le pavé de ces galeries : je m’aperçus que c’étaient des
tombes, car elles portaient toutes des inscriptions pour la plupart
effacées par le temps. Quelques-unes de ces pierres avaient été
brisées pendant la Révolution : la sœur me le fit remarquer, en me
disant qu’on n’avait pas encore eu le temps de les réparer. Je
n’avais jamais vu l’intérieur d’un couvent ; ce spectacle était tout
nouveau pour moi. Du cloître nous passâmes dans le jardin, où la
religieuse me dit qu’on avait porté la sœur malade : en effet, je
l’aperçus à l’extrémité d’une longue allée de charmille ; elle était
assise, et son grand voile noir l’enveloppait presque tout entière.
« Voici le médecin », dit la sœur, et elle s’éloigna au même
moment. Je m’approchais timidement, car mon cœur s’était serré
en voyant ces tombes, et je me figurais que j’allais contempler une
nouvelle victime des cloîtres : les préjugés de ma jeunesse
venaient de se réveiller, et mon intérêt s’exaltait pour celle que
j’allais visiter, en proportion du genre de malheur que je lui
supposais. Elle se tourna vers moi, et je fus étrangement surpris
en apercevant une négresse ! Mon étonnement s’accrut encore par
la politesse de son accueil et le choix des expressions dont elle se
servait. « Vous venez voir une personne bien malade, me dit-elle :
à présent je désire guérir, mais je ne l’ai pas toujours souhaité, et
c’est peut-être ce qui m’a fait tant de mal. » Je la questionnai sur
sa maladie. « J’éprouve, me dit-elle, une oppression continuelle ;
je n’ai plus de sommeil, et la fièvre ne me quitte pas. » Son aspect
ne confirmait que trop cette triste description de son état ; sa
maigreur était excessive, ses yeux brillants et fort grands, ses
dents, d’une blancheur éblouissante, éclairaient seuls sa
physionomie ; l’âme vivait encore, mais le corps était détruit, et
elle portait toutes les marques d’un long et violent chagrin.
Touché au-delà de l’expression, je résolus de tout tenter pour la
sauver ; je commençai à lui parler de la nécessité de calmer son
imagination, de se distraire, d’éloigner des sentiments pénibles.
« Je suis heureuse, me dit-elle ; jamais je n’ai éprouvé tant de
calme et de bonheur. »
L’accent de sa voix était sincère ; cette
douce voix ne pouvait tromper ; mais mon étonnement
s’accroissait à chaque instant. « Vous n’avez pas toujours pensé
ainsi, lui dis-je, et vous portez la trace de bien longues
souffrances. – Il est vrai, dit-elle, j’ai trouvé bien tard le repos de
mon cœur, mais à présent je suis heureuse. – Eh bien ! s’il en est
ainsi, repris-je, c’est le passé qu’il faut guérir ; espérons que nous
en viendrons à bout : mais ce passé, je ne puis le guérir sans le
connaître. – Hélas ! répondit-elle, ce sont des folies ! » En
prononçant ces mots, une larme vint mouiller le bord de sa
paupière. « Et vous dites que vous êtes heureuse ! m’écriai-je. –
Oui, je le suis, reprit-elle avec fermeté, et je ne changerais pas
mon bonheur contre le sort qui m’a fait autrefois tant d’envie. Je
n’ai point de secret : mon malheur, c’est l’histoire de toute ma vie.
J’ai tant souffert jusqu’au jour où je suis entrée dans cette maison,
que peu à peu ma santé s’est ruinée. Je me sentais dépérir avec
joie ; car je ne voyais dans l’avenir aucune espérance. Cette
pensée était bien coupable ! vous le voyez, j’en suis punie ; et
lorsque enfin je souhaite de vivre, peut-être que je ne le pourrai
plus. » Je la rassurai, je lui donnai des espérances de guérison
prochaine ; mais en prononçant ces paroles consolantes, en lui
promettant la vie, je ne sais quel triste pressentiment m’avertissait
qu’il était trop tard et que la mort avait marqué sa victime.
Je revis plusieurs fois cette jeune religieuse ; l’intérêt que je
lui montrais paraissait la toucher. Un jour, elle revint d’elle-même
au sujet où je désirais la conduire. « Les chagrins que j’ai
éprouvés, dit-elle, doivent paraître si étranges, que j’ai toujours
senti une grande répugnance à les confier : il n’y a point de juge
des peines des autres, et les confidents sont presque toujours des
accusateurs. – Ne craignez pas cela de moi, lui dis-je ; je vois
assez le ravage que le chagrin a fait en vous pour croire le vôtre
sincère. – Vous le trouverez sincère, dit-elle, mais il vous paraîtra
déraisonnable. – Et en admettant ce que vous dites, repris-je, cela
exclut-il la sympathie ? – Presque toujours, répondit-elle : mais
cependant, si, pour me guérir, vous avez besoin de connaître les
peines qui ont détruit ma santé, je vous les confierai quand nous
nous connaîtrons un peu davantage. »
Je rendis mes visites au couvent de plus en plus fréquentes ;
le traitement que j’indiquai parut produire quelque effet. Enfin, un
jour de l’été dernier, la retrouvant seule dans le même berceau, sur
le même banc où je l’avais vue la première fois, nous reprîmes la
même conversation, et elle me conta ce qui suit.
220 Après l'abolition des vœux perpétuels (13 février 1790) et la suppression des ordres religieux (12
octobre 1792) par l’Assemblée constituante, le premier Empire et la Restauration virent le rétablissement
des congrégations religieuses.
Je fus rapportée du Sénégal, à l’âge de deux ans, par M. le
chevalier de B.221, qui en était gouverneur. Il eut pitié de moi, un
jour qu’il voyait embarquer des esclaves sur un bâtiment négrier
qui allait bientôt quitter le port : ma mère était morte, et on
m’emportait dans le vaisseau, malgré mes cris. M. de B. m’acheta,
et, à son arrivée en France, il me donna à Mme la maréchale de B.
sa tante, la personne la plus aimable de son temps, et celle qui sut
réunir, aux qualités les plus élevées la bonté la plus touchante.
Me sauver de l’esclavage, me choisir pour bienfaitrice
Mme de B., c’était me donner deux fois la vie : je fus ingrate
envers la Providence en n’étant point heureuse ; et cependant le
bonheur résulte-t-il toujours de ces dons de l’intelligence ? Je
croirais plutôt le contraire : il faut payer le bienfait de savoir par
le désir d’ignorer, et la fable ne nous dit pas si Galatée trouva le
bonheur après avoir reçu la vie222.
Je ne sus que longtemps après l’histoire des premiers jours de
mon enfance. Mes plus anciens souvenirs ne me retracent que le
salon de Mme de B. ; j’y passais ma vie, aimée d’elle, caressée,
gâtée par tous ses amis, accablée de présents, vantée, exaltée
comme l’enfant le plus spirituel et le plus aimable.
Le ton de cette société était l’engouement, mais un
engouement dont le bon goût savait exclure tout ce qui
ressemblait à l’exagération : on louait tout ce qui prêtait à la
louange, on excusait tout ce qui prêtait au blâme, et souvent, par
une adresse encore plus aimable, on transformait en qualités les
défauts mêmes. Le succès donne du courage ; on valait près de
Mme de B. tout ce qu’on pouvait valoir, et peut-être un peu plus,
car elle prêtait quelque chose d’elle à ses amis sans s’en douter
elle-même : et, en la voyant, en l’écoutant, on croyait lui
ressembler.
Vêtue à l’orientale, assise aux pieds de Mme de B.,
j’écoutais, sans la comprendre encore, la conversation des
hommes les plus distingués de ce temps-là. Je n’avais rien de la
turbulence des enfants ; j’étais pensive avant de penser, j’étais
heureuse à côté de Mme de B. : aimer, pour moi, c’était être là,
c’était l’entendre, lui obéir, la regarder surtout ; je ne désirais rien
de plus. Je ne pouvais m’étonner de vivre au milieu du luxe, de
n’être entourée que des personnes les plus spirituelles et les plus
aimables ; je ne connaissais pas autre chose : mais, sans le savoir,
je prenais un grand dédain pour tout ce qui n’était pas ce monde
où je passais ma vie. Le bon goût est à l’esprit ce qu’une oreille
juste est aux sons. Encore toute enfant, le manque de goût me
blessait ; je le sentais avant de pouvoir le définir, et l’habitude me
l’avait rendu comme nécessaire. Cette disposition eût été
dangereuse si j’avais eu un avenir ; mais je n’avais pas d’avenir, et
je ne m’en doutais pas.
J’arrivai jusqu’à l’âge de douze ans sans avoir eu l’idée qu’on
pouvait être heureuse autrement que je ne l’étais. Je n’étais pas
fâchée d’être une négresse : on me disait que j’étais charmante ;
d’ailleurs rien ne m’avertissait que ce fût un désavantage : je ne
voyais presque pas d’autres enfants ; un seul était mon ami, et ma
couleur noire ne l’empêchait pas de m’aimer.
Ma bienfaitrice avait deux petits-fils, enfants d’une fille qui
était morte jeune. Charles, le cadet, était à peu près de mon âge.
Élevé avec moi, il était mon protecteur, mon conseil et mon
soutien dans toutes mes petites fautes. À sept ans, il alla au
collège : je pleurai en le quittant ; ce fut ma première peine. Je
pensais souvent à lui, mais je ne le voyais presque plus. Il
étudiait, et moi, de mon côté, j’apprenais, pour plaire à Mme de
B., tout ce qui devait former une éducation parfaite. Elle voulut
que j’eusse tous les talents : j’avais de la voix, les maîtres les plus
habiles l’exercèrent ; j’avais le goût de la peinture, et un peintre
célèbre, ami de Mme de B., se chargea de diriger mes efforts ;
j’appris l’anglais, l’italien, et Mme de B. elle-même s’occupait de
mes lectures. Elle guidait mon esprit, formait mon jugement : en
causant avec elle, en découvrant tous les trésors de son âme, je
sentais la mienne s’élever, et c’était l’admiration qui m’ouvrait les
voies de l’intelligence. Hélas ! je ne prévoyais pas que ces douces
études seraient suivies de jours si amers : je ne pensais qu’à plaire
à Mme de B. ; un sourire d’approbation sur ses lèvres était tout
mon avenir.
Cependant des lectures multipliées, celle des poètes surtout,
commençaient à occuper ma jeune imagination ; mais, sans but,
sans projet, je promenais au hasard mes pensées errantes, et, avec
la confiance de mon jeune âge, je me disais que Mme de B.
saurait bien me rendre heureuse : sa tendresse pour moi, la vie
que je menais, tout prolongeait mon erreur et autorisait mon
aveuglement. Je vais vous donner un exemple des soins et des
préférences dont j’étais l’objet.
Vous aurez peut-être de la peine à croire, en me voyant
aujourd’hui, que j’aie été citée pour l’élégance et la beauté de ma
taille. Mme de B. vantait souvent ce qu’elle appelait ma grâce, et
elle avait voulu que je susse parfaitement danser. Pour faire briller
ce talent, ma bienfaitrice donna un bal dont ses petits-fils furent le
prétexte, mais dont le véritable motif était de me montrer fort à
mon avantage dans un quadrille des quatre parties du monde où je
devais représenter l’Afrique. On consulta les voyageurs, on
feuilleta les livres de costumes, on lut des ouvrages savants sur la
musique africaine, enfin on choisit une comba, danse nationale de
mon pays. Mon danseur mit un crêpe sur son visage : hélas ! je
n’eus pas besoin d’en mettre sur le mien ; mais je ne fis pas alors
cette réflexion : tout entière au plaisir du bal, je dansais la comba,
et j’eus tout le succès qu’on pouvait attendre de la nouveauté du
spectacle et du choix des spectateurs, dont la plupart, amis de
Mme de B., s’enthousiasmaient pour moi, et croyaient lui faire
plaisir en se laissant aller à toute la vivacité de ce sentiment. La
danse d’ailleurs était piquante ; elle se composait d’un mélange
d’attitudes et de pas mesurés ; on y peignait l’amour, la douleur, le
triomphe et le désespoir. Je ne connaissais encore aucun de ces
mouvements violents de l’âme ; mais je ne sais quel instinct me
les faisait deviner ; enfin je réussis. On m’applaudit, on m’entoura,
on m’accabla d’éloges : ce plaisir fut sans mélange ; rien ne
troublait alors ma sécurité. Ce fut peu de jours après ce bal qu’une
conversation, que j’entendis par hasard, ouvrit mes yeux et finit
ma jeunesse.
Il y avait dans le salon de Mme de B. un grand paravent de
laque. Ce paravent cachait une porte ; mais il s’étendait aussi près
d’une des fenêtres, et, entre le paravent et la fenêtre, se trouvait
une table où je dessinais quelquefois. Un jour, je finissais avec
application une miniature : absorbée par mon travail, j’étais restée
longtemps immobile, et sans doute Mme de B. me croyait sortie,
lorsqu’on annonça une de ses amies, la marquise de … C’était une
personne d’une raison brusque, d’un esprit tranchant, positive
jusqu’à la sécheresse ; elle portait ce caractère dans l’amitié : les
sacrifices ne lui coûtaient rien pour le bien et pour l’avantage de
ses amis ; mais elle leur faisait payer cher ce grand attachement.
Inquisitive et difficile, son exigence égalait son dévouement, et
elle était la moins aimable des amies de Mme de B. Je la
craignais, quoiqu’elle fût bonne pour moi ; mais elle l’était à sa
manière : examiner, et même assez sévèrement, était pour elle un
signe d’intérêt. Hélas ! j’étais si accoutumée à la bienveillance,
que la justice me semblait toujours redoutable. « Pendant que
nous sommes seules, dit Mme de … à Mme de B., je veux vous
parler d’Ourika223 : elle devient charmante, son esprit est tout à fait
formé, elle causera comme vous, elle est pleine de talents, elle est
piquante, naturelle ; mais que deviendra-t-elle ? et enfin qu’en
ferez-vous ? – Hélas ! dit Mme de B., cette pensée m’occupe
souvent, et, je vous l’avoue, toujours avec tristesse : je l’aime
comme si elle était ma fille ; je ferais tout pour la rendre
heureuse ; et cependant, lorsque je réfléchis à sa position, je la
trouve sans remède. Pauvre Ourika ! je la vois seule, pour
toujours seule dans la vie ! »
Il me serait impossible de vous peindre l’effet que produisit
en moi ce peu de paroles ; l’éclair n’est pas plus prompt : je vis
tout, je me vis négresse, dépendante, méprisée, sans fortune, sans
appui, sans un être de mon espèce à qui unir mon sort, jusqu’ici un
jouet, un amusement pour ma bienfaitrice, bientôt rejetée d’un
monde où je n’étais pas faite pour être admise. Une affreuse
palpitation me saisit, mes yeux s’obscurcirent, le battement de
mon cœur m’ôta un instant la faculté d’écouter encore ; enfin je
me remis assez pour entendre la suite de cette conversation.
« Je crains, disait Mme de …, que vous ne la rendiez
malheureuse. Que voulez-vous qui la satisfasse, maintenant
qu’elle a passé sa vie dans l’intimité de votre société ? – Mais elle
y restera, dit Mme de B. – Oui, reprit Mme de …, tant qu’elle est
un enfant : mais elle a quinze ans. À qui la marierez-vous, avec
l’esprit qu’elle a et l’éducation que vous lui avez donnée ? Qui
voudra jamais épouser une négresse ? Et si, à force d’argent, vous
trouvez quelqu’un qui consente à avoir des enfants nègres, ce sera
un homme d’une condition inférieure, et avec qui elle se trouvera
malheureuse. Elle ne peut vouloir que de ceux qui ne voudront
pas d’elle. – Tout cela est vrai, dit Mme de B. ; mais heureusement
elle ne s’en doute point encore, et elle a pour moi un attachement
qui, j’espère, la préservera longtemps de juger sa position. Pour la
rendre heureuse, il eût fallu en faire une personne commune : je
crois sincèrement que cela était impossible. Eh bien ! peut-être
sera-t-elle assez distinguée pour se placer au-dessus de son sort,
n’ayant pu rester au-dessous. – Vous vous faites des chimères, dit
Mme de … : la philosophie nous place au-dessus des maux de la
fortune ; mais elle ne peut rien contre les maux qui viennent
d’avoir brisé l’ordre de la nature. Ourika n’a pas rempli sa
destinée : elle s’est placée dans la société sans sa permission ; la
société se vengera. – Assurément, dit Mme de B., elle est bien
innocente de ce crime : mais vous êtes sévère pour cette pauvre
enfant. – Je lui veux plus de bien que vous, reprit Mme de … ; je
désire son bonheur, et vous la perdez. » Mme de B. répondit avec
impatience, et j’allais être la cause d’une querelle entre les deux
amies, quand on annonça une visite : je me glissai derrière le
paravent ; je m’échappai ; je courus dans ma chambre, où un
déluge de larmes soulagea un instant mon pauvre cœur.
C’était un grand changement dans ma vie, que la perte de ce
prestige qui m’avait environnée jusqu’alors ! Il y a des illusions
qui sont comme la lumière du jour ; quand on les perd, tout
disparaît avec elles. Dans la confusion des nouvelles idées qui
m’assaillaient, je ne retrouvais plus rien de ce qui m’avait occupée
jusqu’alors : c’était un abîme avec toutes ses terreurs. Ce mépris
dont je me voyais poursuivie ; cette société où j’étais déplacée ;
cet homme qui, à prix d’argent, consentirait peut-être que ses
enfants fussent nègres ! toutes ces pensées s’élevaient
successivement comme des fantômes et s’attachaient sur moi
comme des furies : l’isolement surtout ; cette conviction que
j’étais seule, pour toujours seule dans la vie, Mme de B. l’avait
dit ; et à chaque instant je me répétais, seule ! pour toujours
seule ! La veille encore, que m’importait d’être seule ? je n’en
savais rien ; je ne le sentais pas ; j’avais besoin de ce que j’aimais,
je ne songeais pas que ce que j’aimais n’avait pas besoin de moi.
Mais à présent, mes yeux étaient ouverts, et le malheur avait déjà
fait entrer la défiance dans mon âme.
Quand je revins chez Mme de B., tout le monde fut frappé de
mon changement ; on me questionna : je dis que j’étais malade ;
on le crut. Mme de B. envoya chercher Barthez224, qui m’examina
avec soin, me tâta le pouls, et dit brusquement que je n’avais rien.
Mme de B. se rassura, et essaya de me distraire et de m’amuser. Je
n’ose dire combien j’étais ingrate pour ces soins de ma
bienfaitrice ; mon âme s’était comme resserrée en elle-même. Les
bienfaits qui sont doux à recevoir, sont ceux dont le cœur
s’acquitte : le mien était rempli d’un sentiment trop amer pour se
répandre au-dehors. Des combinaisons infinies, les mêmes
pensées occupaient tout mon temps ; elles se reproduisaient sous
mille formes différentes : mon imagination leur prêtait les
couleurs les plus sombres ; souvent mes nuits entières se passaient
à pleurer. J’épuisais ma pitié sur moi-même ; ma figure me faisait
horreur, je n’osais plus me regarder dans une glace ; lorsque mes
yeux se portaient sur mes mains noires, je croyais voir celles d’un
singe ; je m’exagérais ma laideur, et cette couleur me paraissait
comme le signe de ma réprobation ; c’est elle qui me séparait de
tous les êtres de mon espèce, qui me condamnait à être seule,
toujours seule ! jamais aimée ! Un homme, à prix d’argent,
consentirait peut-être que ses enfants fussent nègres ! Tout mon
sang se soulevait d’indignation à cette pensée. J’eus un moment
l’idée de demander à Mme de B. de me renvoyer dans mon pays ;
mais là encore j’aurais été isolée : qui m’aurait entendue, qui
m’aurait comprise ! Hélas ! je n’appartenais plus à personne ;
j’étais étrangère à la race humaine tout entière !
Ce n’est que bien longtemps après que je compris la
possibilité de me résigner à un tel sort. Mme de B. n’était point
dévote ; je devais à un prêtre respectable, qui m’avait instruite
pour ma première communion, ce que j’avais de sentiments
religieux. Ils étaient sincères comme tout mon caractère ; mais je
ne savais pas que, pour être profitable, la piété a besoin d’être
mêlée à toutes les actions de la vie : la mienne avait occupé
quelques instants de mes journées ; mais elle était demeurée
étrangère à tout le reste. Mon confesseur était un saint vieillard,
peu soupçonneux ; je le voyais deux ou trois fois par an, et,
comme je n’imaginais pas que des chagrins fussent des fautes, je
ne lui parlais pas de mes peines. Elles altéraient sensiblement ma
santé ; mais, chose étrange ! elles perfectionnaient mon esprit. Un
sage d’Orient a dit : « Celui qui n’a pas souffert, que sait-il ? » Je
vis que je ne savais rien avant mon malheur ; mes impressions
étaient toutes des sentiments ; je ne jugeais pas ; j’aimais : les
discours, les actions, les personnes plaisaient ou déplaisaient à
mon cœur. À présent, mon esprit s’était séparé de ces mouvements
involontaires : le chagrin est comme l’éloignement, il fait juger
l’ensemble des objets. Depuis que je me sentais étrangère à tout,
j’étais devenue plus difficile, et j’examinais, en le critiquant,
presque tout ce qui m’avait plu jusqu’alors.
Cette disposition ne pouvait échapper à Mme de B. ; je n’ai
jamais su si elle en devina la cause. Elle craignait peut-être
d’exalter ma peine en me permettant de la confier : mais elle me
montrait encore plus de bonté que de coutume ; elle me parlait
avec un entier abandon, et, pour me distraire de mes chagrins, elle
m’occupait de ceux qu’elle avait elle-même. Elle jugeait bien mon
cœur ; je ne pouvais en effet me rattacher à la vie que par l’idée
d’être nécessaire ou du moins utile à ma bienfaitrice. La pensée
qui me poursuivait le plus, c’est que j’étais isolée sur la terre, et
que je pouvais mourir sans laisser de regrets dans le cœur de
personne. J’étais injuste pour Mme de B. ; elle m’aimait, elle me
l’avait assez prouvé : mais elle avait des intérêts qui passaient bien
avant moi. Je n’enviais pas sa tendresse à ses petits-fils, surtout à
Charles ; mais j’aurais voulu pouvoir dire comme eux : Ma mère !
Les liens de famille surtout me faisaient faire des retours
bien douloureux sur moi-même, moi qui jamais ne devais être la
sœur, la femme, la mère de personne ! Je me figurais dans ces
liens plus de douceur qu’ils n’en ont peut-être, et je négligeais
ceux qui m’étaient permis, parce que je ne pouvais atteindre à
ceux-là. Je n’avais point d’amie, personne n’avait ma confiance :
ce que j’avais pour Mme de B. était plutôt un culte qu’une
affection ; mais je crois que je sentais pour Charles tout ce qu’on
éprouve pour un frère.
Il était toujours au collège, qu’il allait bientôt quitter pour
commencer ses voyages. Il partait avec son frère aîné et son
gouverneur, et ils devaient visiter l’Allemagne, l’Angleterre et
l’Italie ; leur absence devait durer deux ans. Charles était charmé
de partir ; et moi, je ne fus affligée qu’au dernier moment : car
j’étais toujours bien aise de ce qui lui faisait plaisir. Je ne lui avais
rien dit de toutes les idées qui m’occupaient ; je ne le voyais
jamais seul, et il m’aurait fallu bien du temps pour lui expliquer
ma peine : je suis sûre qu’alors il m’aurait comprise. Mais il avait,
avec son air doux et grave, une disposition à la moquerie, qui me
rendait timide : il est vrai qu’il ne l’exerçait guère que sur les
ridicules de l’affectation ; tout ce qui était sincère le désarmait.
Enfin je ne lui dis rien. Son départ, d’ailleurs, était une distraction,
et je crois que cela me faisait du bien de m’affliger d’autre chose
que de ma douleur habituelle.
Ce fut peu de temps après le départ de Charles, que la
Révolution prit un caractère plus sérieux : je n’entendais parler
tout le jour, dans le salon de Mme de B., que des grands intérêts
moraux et politiques que cette Révolution remua jusque dans leur
source ; ils se rattachaient à ce qui avait occupé les esprits
supérieurs de tous les temps. Rien n’était plus capable d’étendre et
de former mes idées, que le spectacle de cette arène où des
hommes distingués remettaient chaque jour en question tout ce
qu’on avait pu croire jugé jusqu’alors. Ils approfondissaient tous
les sujets, remontaient à l’origine de toutes les institutions, mais
trop souvent pour tout ébranler et pour tout détruire.
Croiriez-vous que, jeune comme j’étais, étrangère à tous les
intérêts de la société, nourrissant à part ma plaie secrète, la
Révolution apporta un changement dans mes idées, fit naître dans
mon cœur quelques espérances, et suspendit un moment mes
maux ? tant on cherche vite ce qui peut consoler ! J’entrevis donc
que, dans ce grand désordre, je pourrais trouver ma place ; que
toutes les fortunes renversées, tous les rangs confondus, tous les
préjugés évanouis, amèneraient peut-être un état de chose où je
serais moins étrangère ; et que si j’avais quelque supériorité
d’âme, quelque qualité cachée, on l’apprécierait lorsque ma
couleur ne m’isolerait plus au milieu du monde, comme elle avait
fait jusqu’alors. Mais il arriva que ces qualités mêmes que je
pouvais me trouver, s’opposèrent vite à mon illusion : je ne pus
désirer longtemps beaucoup de mal pour un peu de bien
personnel. D’un autre côté, j’apercevais les ridicules de ces
personnages qui voulaient maîtriser les événements ; je jugeais les
petitesses de leurs caractères, je devinais leurs vues secrètes ;
bientôt leur fausse philanthropie cessa de m’abuser, et je renonçai
à l’espérance, en voyant qu’il resterait encore assez de mépris pour
moi au milieu de tant d’adversités. Cependant je m’intéressais
toujours à ces discussions animées ; mais elles ne tardèrent pas à
perdre ce qui faisait leur plus grand charme. Déjà le temps n’était
plus où l’on ne songeait qu’à plaire, et où la première condition
pour y réussir était l’oubli des succès de son amour-propre :
lorsque la Révolution cessa d’être une belle théorie et qu’elle
toucha aux intérêts intimes de chacun, les conversations
dégénérèrent en disputes, et l’aigreur, l’amertume et les
personnalités prirent la place de la raison. Quelquefois, malgré ma
tristesse, je m’amusais de toutes ces violentes opinions, qui
n’étaient, au fond, presque jamais que des prétentions, des
affectations ou des peurs : mais la gaieté qui vient de l’observation
des ridicules, ne fait pas de bien ; il y a trop de malignité dans
cette gaieté, pour qu’elle puisse réjouir le cœur qui ne se plaît que
dans les joies innocentes. On peut avoir cette gaieté moqueuse,
sans cesser d’être malheureux ; peut-être même le malheur rend-il
plus susceptible de l’éprouver, car l’amertume dont l’âme se
nourrit fait l’aliment habituel de ce triste plaisir.
L’espoir sitôt détruit que m’avait inspiré la Révolution,
n’avait point changé la situation de mon âme ; toujours
mécontente de mon sort, mes chagrins n’étaient adoucis que par la
confiance et les bontés de Mme de B. Quelquefois, au milieu de
ces conversations politiques dont elle ne pouvait réussir à calmer
l’aigreur, elle me regardait tristement ; ce regard était un baume
pour mon cœur ; il semblait me dire : Ourika, vous seule
m’entendez !
On commençait à parler de la liberté des nègres225 : il était
impossible que cette question ne me touchât pas vivement ; c’était
une illusion que j’aimais encore à me faire, qu’ailleurs, du moins,
j’avais des semblables : comme ils étaient malheureux, je les
croyais bons, et je m’intéressais à leur sort. Hélas ! je fus
promptement détrompée ! Les massacres de Saint-Domingue226
me causèrent une douleur nouvelle et déchirante : jusqu’ici je
m’étais affligée d’appartenir à une race proscrite ; maintenant
j’avais honte d’appartenir à une race de barbares et d’assassins.
Cependant, la Révolution faisait des progrès rapides ; on
s’effrayait en voyant les hommes les plus violents s’emparer de
toutes les places. Bientôt il parut que ces hommes étaient décidés
à ne rien respecter : les affreuses journées du 20 juin et du 10
août227 durent préparer à tout. Ce qui restait de la société de
Mme de B. se dispersa à cette époque : les uns fuyaient les
persécutions dans les pays étrangers ; les autres se cachaient ou se
retiraient en province. Mme de B. ne fit ni l’un ni l’autre ; elle était
fixée chez elle par l’occupation constante de son cœur : elle resta
avec un souvenir et près d’un tombeau.
Nous vivions depuis quelques mois dans la solitude, lorsque,
à la fin de l’année 1792, parut le décret de confiscation des biens
des émigrés228. Au milieu de ce désastre général, Mme de B.
n’aurait pas compté la perte de sa fortune, si elle n’eût appartenu à
ses petits-fils ; mais, par des arrangements de famille, elle n’en
avait que la jouissance. Elle se décida donc à faire revenir
Charles, le plus jeune des deux frères, et à envoyer l’aîné, âgé de
près de vingt ans, à l’armée de Condé229. Ils étaient alors en Italie,
et achevaient ce grand voyage, entrepris, deux ans auparavant,
dans des circonstances bien différentes. Charles arriva à Paris au
commencement de février 1793, peu de temps après la mort du
roi230.
Ce grand crime avait causé à Mme de B. la plus violente
douleur ; elle s’y livrait tout entière, et son âme était assez forte
pour proportionner l’horreur du forfait à l’immensité du forfait
même. Les grandes douleurs, dans la vieillesse, ont quelque chose
de frappant : elles ont pour elles l’autorité de la raison. Mme de B.
souffrait avec toute l’énergie de son caractère ; sa santé en était
altérée, mais je n’imaginais pas qu’on pût essayer de la consoler,
ou même de la distraire. Je pleurais, je m’unissais à ses
sentiments, j’essayais d’élever mon âme pour la rapprocher de la
sienne, pour souffrir du moins autant qu’elle et avec elle.
Je ne pensai presque pas à mes peines, tant que dura la
Terreur : j’aurais eu honte de me trouver malheureuse en présence
de ces grandes infortunes : d’ailleurs, je ne me sentais plus isolée
depuis que tout le monde était malheureux. L’opinion est comme
une patrie ; c’est un bien dont on jouit ensemble ; on est frère pour
la soutenir et pour la défendre. Je me disais quelquefois que moi,
pauvre négresse, je tenais pourtant à toutes les âmes élevées, par
le besoin de la justice que j’éprouvais en commun avec elles : le
jour du triomphe de la vertu et de la vérité serait un jour de
triomphe pour moi comme pour elles : mais, hélas ! ce jour était
bien loin.
Aussitôt que Charles fut arrivé, Mme de B. partit pour la
campagne. Tous ses amis étaient cachés ou en fuite ; sa société se
trouvait presque réduite à un vieil abbé que, depuis dix ans,
j’entendais tous les jours se moquer de la religion, et qui à présent
s’irritait qu’on eût vendu les biens du clergé231, parce qu’il y
perdait vingt mille livres de rente. Cet abbé vint avec nous à
Saint-Germain. Sa société était douce, ou plutôt elle était
tranquille : car son calme n’avait rien de doux ; il venait de la
tournure de son esprit, plutôt que de la paix de son cœur.
Mme de B. avait été toute sa vie dans la position de rendre
beaucoup de services : liée avec M. de Choiseul232, elle avait pu,
pendant ce long ministère, être utile à bien des gens. Deux des
hommes les plus influents pendant la Terreur avaient des
obligations à Mme de B. ; ils s’en souvinrent et se montrèrent
reconnaissants. Veillant sans cesse sur elle, ils ne permirent pas
qu’elle fût atteinte ; ils risquèrent plusieurs fois leur vie pour
dérober la sienne aux fureurs révolutionnaires : car on doit
remarquer qu’à cette époque funeste, les chefs mêmes des partis
les plus violents ne pouvaient faire un peu de bien sans danger ; il
semblait que, sur cette terre désolée, on ne pût régner que par le
mal, tant lui seul donnait et ôtait la puissance. Mme de B. n’alla
point en prison ; elle fut gardée chez elle, sous prétexte de sa
mauvaise santé. Charles, l’abbé et moi, nous restâmes auprès
d’elle et nous lui donnions tous nos soins.
Rien ne peut peindre l’état d’anxiété et de terreur des
journées que nous passâmes alors, lisant chaque soir, dans les
journaux, la condamnation et la mort des amis de Mme de B., et
tremblant à tout instant que ses protecteurs n’eussent plus le
pouvoir de la garantir du même sort. Nous sûmes qu’en effet elle
était au moment de périr, lorsque la mort de Robespierre233 mit un
terme à tant d’horreurs. On respira ; les gardes quittèrent la
maison de Mme de B., et nous restâmes tous quatre dans la même
solitude, comme on se retrouve, j’imagine, après une grande
calamité à laquelle on a échappé ensemble. On aurait cru que tous
les liens s’étaient resserrés par le malheur : j’avais senti que là, du
moins, je n’étais pas étrangère.
Si j’ai connu quelques instants doux dans ma vie, depuis la
perte des illusions de mon enfance, c’est l’époque qui suivit ces
temps désastreux. Mme de B. possédait au suprême degré ce qui
fait le charme de la vie intérieure : indulgente et facile, on pouvait
tout dire devant elle ; elle savait deviner ce que voulait dire ce
qu’on avait dit. Jamais une interprétation sévère ou infidèle ne
venait glacer la confiance ; les pensées passaient pour ce qu’elles
valaient ; on n’était responsable de rien. Cette qualité eût fait le
bonheur des amis de Mme de B., quand bien même elle n’eût
possédé que celle-là. Mais combien d’autres grâces n’avait-elle
pas encore ! Jamais on ne sentait de vide ni d’ennui dans sa
conversation ; tout lui servait d’aliment : l’intérêt qu’on prend aux
petites choses, qui est de la futilité dans les personnes communes,
est la source de mille plaisirs avec une personne distinguée ; car
c’est le propre des esprits supérieurs de faire quelque chose de
rien. L’idée la plus ordinaire devenait féconde si elle passait par la
bouche de Mme de B. ; son esprit et sa raison savaient la revêtir
de mille nouvelles couleurs.
Charles avait des rapports de caractère avec Mme de B., et
son esprit aussi ressemblait au sien, c’est-à-dire qu’il était ce que
celui de Mme de B. avait dû être, juste, ferme, étendu, mais sans
modifications ; la jeunesse ne les connaît pas : pour elle, tout est
bien ou tout est mal, tandis que l’écueil de la vieillesse est souvent
de trouver que rien n’est tout à fait bien, et rien tout à fait mal.
Charles avait les deux belles passions de son âge, la justice et la
vérité. J’ai dit qu’il haïssait jusqu’à l’ombre de l’affectation ; il
avait le défaut d’en voir quelquefois où il n’y en avait pas.
Habituellement contenu, sa confiance était flatteuse ; on voyait
qu’il la donnait, qu’elle était le fruit de l’estime, et non le penchant
de son caractère : tout ce qu’il accordait avait du prix, car presque
rien en lui n’était involontaire, et tout cependant était naturel. Il
comptait tellement sur moi, qu’il n’avait pas une pensée qu’il ne
me dît aussitôt. Le soir, assis autour d’une table, les conversations
étaient infinies : notre vieil abbé y tenait sa place ; il s’était fait un
enchaînement si complet d’idées fausses, et il les soutenait avec
tant de bonne foi, qu’il était une source inépuisable d’amusement
pour Mme de B., dont l’esprit juste et lumineux faisait
admirablement ressortir les absurdités du pauvre abbé, qui ne se
fâchait jamais ; elle jetait tout au travers de son ordre d’idées, de
grands traits de bon sens que nous comparions aux grands coups
d’épée de Roland234 ou de Charlemagne.
Mme de B. aimait à marcher ; elle se promenait tous les
matins dans la forêt de Saint-Germain, donnant le bras à l’abbé ;
Charles et moi nous la suivions de loin. C’est alors qu’il me parlait
de tout ce qui l’occupait, de ses projets, de ses espérances, de ses
idées sur tout, sur les choses, sur les hommes, sur les événements.
Il ne me cachait rien, et il ne se doutait pas qu’il me confiât
quelque chose. Depuis si longtemps il comptait sur moi, que mon
amitié était pour lui comme sa vie ; il en jouissait sans la sentir ; il
ne me demandait ni intérêt ni attention ; il savait bien qu’en me
parlant de lui, il me parlait de moi, et que j’étais plus lui que lui-
même : charme d’une telle confiance, vous pouvez tout remplacer,
remplacer le bonheur même !
Je ne pensais jamais à parler à Charles de ce qui m’avait tant
fait souffrir ; je l’écoutais, et ces conversations avaient sur moi je
ne sais quel effet magique, qui amenait l’oubli de mes peines. S’il
m’avait questionnée, il m’en eût fait souvenir ; alors je lui aurais
tout dit : mais il n’imaginait pas que j’avais aussi un secret. On
était accoutumé à me voir souffrante ; et Mme de B. faisait tant
pour mon bonheur, qu’elle devait me croire heureuse. J’aurais dû
l’être ; et je me le disais souvent ; je m’accusais d’ingratitude ou de
folie ; je ne sais si j’aurais osé avouer jusqu’à quel point ce mal
sans remède de ma couleur me rendait malheureuse. Il y a
quelque chose d’humiliant à ne pas savoir se soumettre à la
nécessité : aussi, ces douleurs, quand elles maîtrisent l’âme, ont
tous les caractères du désespoir. Ce qui m’intimidait aussi avec
Charles, c’est cette tournure un peu sévère de ses idées. Un soir, la
conversation s’était établie sur la pitié, et on se demandait si les
chagrins inspirent plus d’intérêt par leurs résultats ou par leurs
causes. Charles s’était prononcé pour la cause ; il pensait donc
qu’il fallait que toutes les douleurs fussent raisonnables. Mais qui
peut dire ce que c’est que la raison ? est-elle la même pour tout le
monde ? tous les cœurs ont-ils tous les mêmes besoins ? et le
malheur n’est-il pas la privation des besoins du cœur ?
Il était rare cependant que nos conversations du soir me
ramenassent ainsi à moi-même ; je tâchais d’y penser le moins que
je pouvais ; j’avais ôté de ma chambre tous les miroirs, je portais
toujours des gants ; mes vêtements cachaient mon cou et mes
bras, et j’avais adopté, pour sortir, un grand chapeau avec un
voile, que souvent même je gardais dans la maison. Hélas ! je me
trompais ainsi moi-même : comme les enfants, je fermais les
yeux, et je croyais qu’on ne me voyait pas.
Vers la fin de l’année 1795, la Terreur était finie, et l’on
commençait à se retrouver ; les débris de la société de Mme de B.
se réunirent autour d’elle, et je vis avec peine le cercle de ses amis
s’augmenter. Ma position était si fausse dans le monde, que plus la
société rentrait dans son ordre naturel, plus je m’en sentais dehors.
Toutes les fois que je voyais arriver chez Mme de B. des
personnes qui n’y étaient pas encore venues, j’éprouvais un
nouveau tourment. L’expression de surprise mêlée de dédain que
j’observais sur leur physionomie, commençait à me troubler ;
j’étais sûre d’être bientôt l’objet d’un aparté dans l’embrasure de la
fenêtre, ou d’une conversation à voix basse : car il fallait bien se
faire expliquer comment une négresse était admise dans la société
intime de Mme de B. Je souffrais le martyre pendant ces
éclaircissements ; j’aurais voulu être transportée dans ma patrie
barbare, au milieu des sauvages qui l’habitent, moins à craindre
pour moi que cette société cruelle qui me rendait responsable du
mal qu’elle seule avait fait. J’étais poursuivie, plusieurs jours de
suite, par le souvenir de cette physionomie dédaigneuse ; je la
voyais en rêve, je la voyais à chaque instant ; elle se plaçait
devant moi comme ma propre image. Hélas ! elle était celle des
chimères dont je me laissais obséder ! Vous ne m’aviez pas encore
appris, ô mon Dieu ! à conjurer ces fantômes ; je ne savais pas
qu’il n’y a de repos qu’en vous.
À présent, c’était dans le cœur de Charles que je cherchais un
abri ; j’étais fière de son amitié, je l’étais encore plus de ses
vertus ; je l’admirais comme ce que je connaissais de plus parfait
sur la terre. J’avais cru autrefois aimer Charles comme un frère ;
mais depuis que j’étais toujours souffrante, il me semblait que
j’étais vieillie, et que ma tendresse pour lui ressemblait plutôt à
celle d’une mère. Une mère, en effet, pouvait seule éprouver ce
désir passionné de son bonheur, de ses succès ; j’aurais volontiers
donné ma vie pour lui épargner un moment de peine. Je voyais
bien avant lui l’impression qu’il produisait sur les autres ; il était
assez heureux pour ne s’en pas soucier : c’est tout simple ; il
n’avait rien à en redouter, rien ne lui avait donné cette inquiétude
habituelle que j’éprouvais sur les pensées des autres ; tout était
harmonie dans son sort, tout était désaccord dans le mien.
Un matin, un ancien ami de Mme de B. vint chez elle ; il
était chargé d’une proposition de mariage pour Charles : Mlle de
Thémines était devenue, d’une manière bien cruelle, une riche
héritière ; elle avait perdu le même jour, sur l’échafaud, sa famille
entière ; il ne lui restait plus qu’une grande tante, autrefois
religieuse, et qui, devenue tutrice de Mlle de Thémines, regardait
comme un devoir de la marier, et voulait se presser, parce
qu’ayant plus de quatre-vingts ans, elle craignait de mourir et de
laisser ainsi sa nièce seule et sans appui dans le monde. Mlle de
Thémines réunissait tous les avantages de la naissance, de la
fortune et de l’éducation ; elle avait seize ans ; elle était belle
comme le jour : on ne pouvait hésiter. Mme de B. en parla à
Charles, qui d’abord fut un peu effrayé de se marier si jeune :
bientôt il désira voir Mlle de Thémines ; l’entrevue eut lieu, et
alors il n’hésita plus. Anaïs de Thémines possédait en effet tout ce
qui pouvait plaire à Charles ; jolie sans s’en douter, et d’une
modestie si tranquille, qu’on voyait qu’elle ne devait qu’à la nature
cette charmante vertu. Mme de Thémines permit à Charles d’aller
chez elle, et bientôt il devint passionnément amoureux. Il me
racontait les progrès de ses sentiments : j’étais impatiente de voir
cette belle Anaïs, destinée à faire le bonheur de Charles. Elle vint
enfin à Saint-Germain ; Charles lui avait parlé de moi ; je n’eus
point à supporter d’elle ce coup d’œil dédaigneux et scrutateur qui
me faisait toujours tant de mal : elle avait l’air d’un ange de bonté.
Je lui promis qu’elle serait heureuse avec Charles ; je la rassurai
sur sa jeunesse, je lui dis qu’à vingt et un ans il avait la raison
solide d’un âge bien plus avancé. Je répondis à toutes ses
questions : elle m’en fit beaucoup, parce qu’elle savait que je
connaissais Charles depuis son enfance ; et il m’était si doux d’en
dire du bien, que je ne me lassais pas d’en parler.
Les arrangements d’affaires retardèrent de quelques semaines
la conclusion du mariage. Charles continuait à aller chez Mme de
Thémines, et souvent il restait à Paris deux ou trois jours de suite :
ces absences m’affligeaient, et j’étais mécontente de moi-même,
en voyant que je préférais mon bonheur à celui de Charles ; ce
n’est pas ainsi que j’étais accoutumée à aimer. Les jours où il
revenait, étaient des jours de fête ; il me racontait ce qui l’avait
occupé ; et s’il avait fait quelques progrès dans le cœur d’Anaïs, je
m’en réjouissais avec lui. Un jour pourtant il me parla de la
manière dont il voulait vivre avec elle : « Je veux obtenir toute sa
confiance, me dit-il, et lui donner toute la mienne ; je ne lui
cacherai rien, elle saura toutes mes pensées, elle connaîtra tous les
mouvements secrets de mon cœur ; je veux qu’il y ait entre elle et
moi une confiance comme la nôtre, Ourika. » Comme la nôtre !
Ce mot me fit mal, il me rappela que Charles ne savait pas le seul
secret de ma vie, et il m’ôta le désir de le lui confier. Peu à peu les
absences de Charles devinrent plus longues ; il n’était presque
plus à Saint-Germain que des instants ; il venait à cheval pour
mettre moins de temps en chemin, il retournait l’après-dînée à
Paris ; de sorte que tous les soirs se passaient sans lui. Mme de B.
plaisantait souvent de ces longues absences ; j’aurais bien voulu
faire comme elle !
Un jour, nous nous promenions dans la forêt. Charles avait
été absent presque toute la semaine : je l’aperçus tout à coup à
l’extrémité de l’allée où nous marchions ; il venait à cheval, et très
vite. Quand il fut près de l’endroit où nous étions, il sauta à terre
et se mit à se promener avec nous : après quelques minutes de
conversation générale, il resta en arrière avec moi, et nous
recommençâmes à causer comme autrefois ; j’en fis la remarque.
« Comme autrefois ! s’écria-t-il ; ah ! quelle différence ! avais-je
donc quelque chose à dire dans ce temps-là ? Il me semble que je
n’ai commencé à vivre que depuis deux mois. Ourika, je ne vous
dirai jamais ce que j’éprouve pour elle ! Quelquefois je crois
sentir que mon âme tout entière va passer dans la sienne. Quand
elle me regarde, je ne respire plus ; quand elle rougit, je voudrais
me prosterner à ses pieds pour l’adorer. Quand je pense que je vais
être le protecteur de cet ange, qu’elle me confie sa vie, sa
destinée ; ah ! que je suis glorieux de la mienne ! Que je la rendrai
heureuse ! Je serai pour elle le père, la mère qu’elle a perdus :
mais je serai aussi son mari, son amant ! Elle me donnera son
premier amour ; tout son cœur s’épanchera dans le mien ; nous
vivrons de la même vie, et je ne veux pas que, dans le cours de
nos longues années, elle puisse dire qu’elle ait passé une heure
sans être heureuse. Quelles délices, Ourika, de penser qu’elle sera
la mère de mes enfants, qu’ils puiseront la vie dans le sein
d’Anaïs ! Ah ! ils seront doux et beaux comme elle ! Qu’ai-je fait,
ô Dieu ! pour mériter tant de bonheur ! »
Hélas ! j’adressais en ce moment au ciel une question toute
contraire ! Depuis quelques instants, j’écoutais ces paroles
passionnées avec un sentiment indéfinissable. Grand Dieu ! vous
êtes témoin que j’étais heureuse du bonheur de Charles : mais
pourquoi avez-vous donné la vie à la pauvre Ourika ? pourquoi
n’est-elle pas morte sur ce bâtiment négrier d’où elle fut arrachée,
ou sur le sein de sa mère ? Un peu de sable d’Afrique eût
recouvert son corps, et ce fardeau eût été bien léger ! Qu’importait
au monde qu’Ourika vécût ? Pourquoi était-elle condamnée à la
vie ? C’était donc pour vivre seule, toujours seule, jamais aimée !
Ô mon Dieu, ne le permettez pas ! Retirez de la terre la pauvre
Ourika ! Personne n’a besoin d’elle : n’est-elle pas seule dans la
vie ? Cette affreuse pensée me saisit avec plus de violence qu’elle
n’avait encore fait. Je me sentis fléchir, je tombai sur les genoux,
mes yeux se fermèrent, et je crus que j’allais mourir.
En achevant ces paroles, l'oppression de la pauvre religieuse
parut s’augmenter ; sa voix s’altéra, et quelques larmes coulèrent
le long de ses joues flétries. Je voulus l’engager à suspendre son
récit ; elle s’y refusa. « Ce n’est rien, me dit-elle ; maintenant le
chagrin ne dure pas dans mon cœur : la racine en est coupée. Dieu
a eu pitié de moi ; il m’a retirée lui-même de cet abîme où je
n’étais tombée que faute de le connaître et de l’aimer. N’oubliez
donc pas que je suis heureuse : mais, hélas ! ajouta-t-elle, je ne
l’étais point alors. »
Jusqu'à l'époque dont je viens de vous parler, j'avais supporté
mes peines ; elles avaient altéré ma santé, mais j’avais conservé
ma raison et une sorte d’empire sur moi-même : mon chagrin,
comme le ver qui dévore le fruit, avait commencé par le cœur ; je
portais dans mon sein le germe de la destruction, lorsque tout était
encore plein de vie au-dehors de moi. La conversation me plaisait,
la discussion m’animait ; j’avais même conservé une sorte de
gaieté d’esprit ; mais j’avais perdu les joies du cœur. Enfin jusqu’à
l’époque dont je viens de vous parler, j’étais plus forte que mes
peines ; je sentais qu’à présent mes peines seraient plus fortes que
moi.
Charles me rapporta dans ses bras jusqu’à la maison ; là tous
les secours me furent donnés, et je repris connaissance. En
ouvrant les yeux, je vis Mme de B. à côté de mon lit ; Charles me
tenait une main ; ils m’avaient soignée eux-mêmes, et je vis sur
leurs visages un mélange d’anxiété et de douleur qui pénétra
jusqu’au fond de mon âme : je sentis la vie revenir en moi ; mes
pleurs coulèrent. Mme de B. les essuyait doucement ; elle ne me
disait rien, elle ne me faisait point de questions : Charles m’en
accabla. Je ne sais ce que je lui répondis ; je donnai pour cause à
mon accident le chaud, la longueur de la promenade : il me crut,
et l’amertume rentra dans mon âme en voyant qu’il me croyait :
mes larmes se séchèrent ; je me dis qu’il était donc bien facile de
tromper ceux dont l’intérêt était ailleurs ; je retirai ma main qu’il
tenait encore, et je cherchai à paraître tranquille. Charles partit,
comme de coutume, à cinq heures ; j’en fus blessée ; j’aurais voulu
qu’il fût inquiet de moi : je souffrais tant ! Il serait parti de même,
je l’y aurais forcé ; mais je me serais dit qu’il me devait le bonheur
de sa soirée, et cette pensée m’eût consolée. Je me gardai bien de
montrer à Charles ce mouvement de mon cœur ; les sentiments
délicats ont une sorte de pudeur ; s’ils ne sont devinés, ils sont
incomplets : on dirait qu’on ne peut les éprouver qu’à deux.
À peine Charles fut-il parti, que la fièvre me prit avec une
grande violence ; elle augmenta les deux jours suivants. Mme de
B. me soignait avec sa bonté accoutumée ; elle était désespérée de
mon état, et de l’impossibilité de me faire transporter à Paris, où le
mariage de Charles l’obligeait à se rendre le lendemain. Les
médecins dirent à Mme de B. qu’ils répondaient de ma vie si elle
me laissait à Saint-Germain ; elle s’y résolut, et elle me montra en
partant une affection si tendre, qu’elle calma un moment mon
cœur. Mais après son départ, l’isolement complet, réel, où je me
trouvais pour la première fois de ma vie, me jeta dans un profond
désespoir ; je voyais se réaliser cette situation que mon
imagination s’était peinte tant de fois ; je mourais loin de ce que
j’aimais, et mes tristes gémissements ne parvenaient pas même à
leurs oreilles : hélas ! ils eussent troublé leur joie. Je les voyais
s’abandonnant à toute l’ivresse du bonheur, loin d’Ourika
mourante. Ourika n’avait qu’eux dans la vie ; mais eux n’avaient
pas besoin d’Ourika : personne n’avait besoin d’elle ! Cet affreux
sentiment de l’inutilité de l’existence, est celui qui déchire le plus
profondément le cœur : il me donna un tel dégoût de la vie, que je
souhaitai sincèrement mourir de la maladie dont j’étais attaquée.
Je ne parlais pas, je ne donnais presque aucun signe de
connaissance, et cette seule pensée était bien distincte en moi : je
voudrais mourir. Dans d’autres moments, j’étais plus agitée ; je
me rappelais tous les mots de cette dernière conversation que
j’avais eue avec Charles dans la forêt ; je le voyais nageant dans
cette mer de délices qu’il m’avait dépeinte, tandis que je mourais
abandonnée, seule dans la mort comme dans la vie. Cette idée me
donnait une irritation plus pénible encore que la douleur. Je me
créais des chimères pour satisfaire à ce nouveau sentiment ; je me
représentais Charles arrivant à Saint-Germain ; on lui disait : Elle
est morte. Eh bien ! le croiriez-vous ? je jouissais de sa douleur ;
elle me vengeait ; et de quoi ? grand Dieu ! de ce qu’il avait été
l’ange protecteur de ma vie ! Cet affreux sentiment me fit bientôt
horreur ; j’entrevis que si la douleur n’était pas une faute, s’y livrer
comme je le faisais pouvait être criminel. Mes idées prirent alors
un autre cours ; j’essayai de me vaincre, de trouver en moi-même
une force pour combattre les sentiments qui m’agitaient ; mais je
ne la cherchais point cette force où elle était, et je me fis honte de
mon ingratitude. Je mourrai, me disais-je, je veux mourir ; mais je
ne veux pas laisser les passions haineuses approcher de mon
cœur. Ourika est un enfant déshérité ; mais l’innocence lui reste :
je ne la laisserai pas se flétrir en moi par l’ingratitude. Je passerai
sur la terre comme une ombre ; mais, dans le tombeau, j’aurai la
paix. Ô mon Dieu ! ils sont déjà bien heureux : eh bien ! donnez-
leur encore la part d’Ourika, et laissez-la mourir comme une
feuille tombe en automne. N’ai-je donc pas assez souffert ?
Je ne sortis de la maladie qui avait mis ma vie en danger, que
pour tomber dans un état de langueur où le chagrin avait
beaucoup de part. Mme de B. s’établit à Saint-Germain après le
mariage de Charles ; il y venait souvent, accompagné d’Anaïs,
jamais sans elle. Je souffrais toujours davantage quand ils étaient
là. Je ne sais si l’image du bonheur me rendait plus sensible ma
propre infortune, ou si la présence de Charles réveillait le
souvenir de notre ancienne amitié ; je cherchais quelquefois à le
retrouver, et je ne le reconnaissais plus. Il me disait pourtant à peu
près tout ce qu’il me disait autrefois : mais son amitié présente
ressemblait à son amitié passée, comme la fleur artificielle
ressemble à la fleur véritable : c’est la même chose, hors la vie et
le parfum.
Charles attribuait au dépérissement de ma santé le
changement de mon caractère ; je crois que Mme de B. jugeait
mieux le triste état de mon cœur, qu’elle devinait mes tourments
secrets, et qu’elle en était vivement affligée : mais le temps n’était
plus où je consolais les autres ; je n’avais plus pitié que de moi-
même.
Anaïs devint grosse, et nous retournâmes à Paris : ma
tristesse augmentait chaque jour. Ce bonheur intérieur si paisible,
ces liens de famille si doux, cet amour dans l’innocence toujours
aussi tendre, aussi passionné ; quel spectacle pour une
malheureuse destinée à passer sa triste vie dans l’isolement ! à
mourir sans avoir été aimée, sans avoir connu d’autres liens que
ceux de la dépendance et de la pitié ! Les jours, les mois se
passaient ainsi ; je ne prenais part à aucune conversation, j’avais
abandonné tous mes talents ; si je supportais quelques lectures,
c’étaient celles où je croyais retrouver la peinture imparfaite des
chagrins qui me dévoraient. Je m’en faisais un nouveau poison, je
m’enivrais de mes larmes ; et, seule dans ma chambre pendant des
heures entières, je m’abandonnais à ma douleur.
La naissance d’un fils mit le comble au bonheur de Charles ;
il accourut pour me le dire, et dans les transports de sa joie, je
reconnus quelques accents de son ancienne confiance. Qu’ils me
firent mal ! Hélas ! ils m’apparaissaient comme le fantôme de
l’ami que je n’avais plus ! et tout le passé venait, avec lui, déchirer
de nouveau ma plaie.
L’enfant de Charles était beau comme Anaïs ; le tableau de
cette jeune mère avec son fils touchait tout le monde : moi seule,
par un sort bizarre, j’étais condamnée à le voir avec amertume ;
mon cœur dévorait cette image d’un bonheur que je ne devais
jamais connaître, et l’envie, comme le vautour, se nourrissait dans
mon sein. Qu’avais-je fait à ceux qui crurent me sauver en
m’amenant sur cette terre d’exil ? Pourquoi ne me laissait-on pas
suivre mon sort ? Eh bien ! je serais la négresse esclave de
quelque riche colon ; brûlée par le soleil, je cultiverais la terre
d’un autre : mais j’aurais mon humble cabane pour me retirer le
soir ; j’aurais un compagnon de ma vie, et des enfants de ma
couleur, qui m’appelleraient leur mère. Ils appuieraient sans
dégoût leur petite bouche sur mon front ; ils reposeraient leur tête
sur mon cou, et s’endormiraient dans mes bras ! Qu’ai-je fait pour
être condamnée à n’éprouver jamais les affections pour lesquelles
seules mon cœur est créé ! Ô mon Dieu ! ôtez-moi de ce monde :
je sens que je ne puis plus supporter la vie.
À genoux dans ma chambre, j’adressais au Créateur cette
prière impie, quand j’entendis ouvrir ma porte : c’était l’amie de
Mme de B., la marquise de …, qui était revenue depuis peu
d’Angleterre, où elle avait passé plusieurs années. Je la vis avec
effroi arriver près de moi ; sa vue me rappelait toujours que, la
première, elle m’avait révélé mon sort ; qu’elle m’avait ouvert
cette mine de douleurs où j’avais tant puisé. Depuis qu’elle était à
Paris, je ne la voyais qu’avec un sentiment pénible.
« Je viens vous voir et causer avec vous, ma chère Ourika,
me dit-elle. Vous savez combien je vous aime depuis votre
enfance, et je ne puis voir, sans une véritable peine, la mélancolie
dans laquelle vous vous plongez. Est-il possible, avec l’esprit que
vous avez, que vous ne sachiez pas tirer un meilleur parti de votre
situation ? – L’esprit, Madame, lui répondis-je, ne sert guère qu’à
augmenter les maux véritables ; il les fait voir sous tant de formes
diverses ! – Mais reprit-elle, lorsque les maux sont sans remède,
n’est-ce pas une folie de refuser de s’y soumettre, et de lutter ainsi
contre la nécessité ? car enfin, nous ne sommes pas les plus forts.
– Cela est vrai, dis-je ; mais il semble que, dans ce cas, la
nécessité est un mal de plus. – Vous conviendrez pourtant,
Ourika, que la raison conseille alors de se résigner et de se
distraire. – Oui, Madame ; mais, pour se distraire, il faut entrevoir
ailleurs l’espérance. – Vous pourriez du moins vous faire des
goûts et des occupations pour remplir votre temps. – Ah !
Madame, les goûts qu’on se fait sont un effort, et ne sont pas un
plaisir. – Mais, dit-elle encore, vous êtes remplie de talents. –
Pour que les talents soient une ressource, Madame, lui répondis-
je, il faut se proposer un but ; mes talents seraient comme la fleur
du poète anglais, qui perdait son parfum dans le désert235. – Vous
oubliez vos amis qui en jouiraient. – Je n’ai point d’amis,
Madame ; j’ai des protecteurs, et cela est bien différent ! – Ourika,
dit-elle, vous vous rendez bien malheureuse, et bien inutilement. –
Tout est inutile dans ma vie, Madame, même la douleur. –
Comment pouvez-vous prononcer un mot si amer, vous, Ourika,
qui vous êtes montrée si dévouée, lorsque vous restiez seule à
Mme de B. pendant la Terreur ? – Hélas ! Madame, je suis
comme ces génies malfaisants qui n’ont de pouvoir que dans les
temps de calamités, et que le bonheur fait fuir. – Confiez-moi
votre secret, ma chère Ourika ; ouvrez-moi votre cœur ; personne
ne prend à vous plus d’intérêt que moi, et peut-être que je vous
ferai du bien. – Je n’ai point de secret, Madame, lui répondis-je ;
ma position et ma couleur sont tout mon mal, vous le savez. –
Allons donc, reprit-elle, pouvez-vous nier que vous renfermez au
fond de votre âme une grande peine ? Il ne faut que vous voir un
instant pour en être sûr. » Je persistai à lui dire ce que je lui avais
déjà dit ; elle s’impatienta, éleva la voix ; je vis que l’orage allait
éclater. « Est-ce là votre bonne foi, dit-elle ? cette sincérité pour
laquelle on vous vante ? Ourika, prenez-y garde ; la réserve
quelquefois conduit à la fausseté. – Eh ! que pourrais-je vous
confier, Madame, lui dis-je, à vous surtout qui, depuis si
longtemps avez prévu quel serait le malheur de ma situation ?
À
vous, moins qu’à personne, je n’ai rien de nouveau à dire là-
dessus. – C’est ce que vous ne me persuaderez jamais, répliqua-t-
elle : mais puisque vous me refusez votre confiance, et que vous
assurez que vous n’avez point de secret, eh bien ! Ourika, je me
chargerai de vous apprendre que vous en avez un. Oui, Ourika,
tous vos regrets, toutes vos douleurs ne viennent que d’une
passion malheureuse, d’une passion insensée ; et si vous n’étiez
pas folle d’amour pour Charles, vous prendriez fort bien votre
parti d’être négresse. Adieu, Ourika, je m’en vais, et, je vous le
déclare, avec bien moins d’intérêt pour vous que je n’en avais
apporté en venant ici. » Elle sortit en achevant ces paroles. Je
demeurai anéantie. Que venait-elle de me révéler ! Quelle lumière
affreuse avait-elle jetée sur l’abîme de mes douleurs ! Grand
Dieu ! c’était comme la lumière qui pénétra une fois au fond des
enfers, et qui fit regretter les ténèbres à ses malheureux habitants.
Quoi ! j’avais une passion criminelle ! c’est elle qui, jusqu’ici,
dévorait mon cœur ! Ce désir de tenir ma place dans la chaîne des
êtres, ce besoin des affections de la nature, cette douleur de
l’isolement, c’étaient les regrets d’un amour coupable, et lorsque je
croyais envier l’image du bonheur, c’est le bonheur lui-même qui
était l’objet de mes vœux impies ! Mais qu’ai-je donc fait pour
qu’on puisse me croire atteinte de cette passion sans espoir ? Est-il
donc impossible d’aimer plus que sa vie avec innocence ? Cette
mère qui se jeta dans la gueule du lion pour sauver son fils, quel
sentiment l’animait ? Ces frères, ces sœurs qui voulurent mourir
ensemble sur l’échafaud, et qui priaient Dieu avant d’y monter,
était-ce donc un amour coupable qui les unissait ? L’humanité
seule ne produit-elle pas tous les jours des dévouements
sublimes ? Pourquoi donc ne pourrais-je aimer ainsi Charles, le
compagnon de mon enfance, le protecteur de ma jeunesse ?… Et
cependant, je ne sais quelle voix crie au fond de moi-même qu’on
a raison, et que je suis criminelle. Grand Dieu ! je vais donc
recevoir aussi le remords dans mon cœur désolé ! Il faut
qu’Ourika connaisse tous les genres d’amertume, qu’elle épuise
toutes les douleurs ! Quoi ! mes larmes désormais seront
coupables ! il me sera défendu de penser à lui ! quoi ! je n’oserai
plus souffrir !
Ces affreuses pensées me jetèrent dans un accablement qui
ressemblait à la mort. La même nuit, la fièvre me prit, et, en
moins de trois jours, on désespéra de ma vie : le médecin déclara
que, si l’on voulait me faire recevoir mes sacrements, il n’y avait
pas un instant à perdre. On envoya chercher mon confesseur ; il
était mort depuis peu de jours. Alors Mme de B. fit avertir un
prêtre de la paroisse ; il vint et m’administra l’extrême-onction, car
j’étais hors d’état de recevoir le viatique ; je n’avais aucune
connaissance, et on attendait ma mort à chaque instant. C’est sans
doute alors que Dieu eut pitié de moi ; il commença par me
conserver la vie : contre toute attente, mes forces se soutinrent. Je
luttai ainsi environ quinze jours ; ensuite la connaissance me
revint. Mme de B. ne me quittait pas, et Charles paraissait avoir
retrouvé pour moi son ancienne affection. Le prêtre continuait à
venir me voir chaque jour, car il voulait profiter du premier
moment pour me confesser : je le désirais moi-même ; je ne sais
quel mouvement me portait vers Dieu, et me donnait le besoin de
me jeter dans ses bras et d’y chercher le repos. Le prêtre reçut
l’aveu de mes fautes : il ne fut point effrayé de l’état de mon âme ;
comme un vieux matelot, il connaissait toutes ces tempêtes. Il
commença par me rassurer sur cette passion dont j’étais accusée :
« Votre cœur est pur, me dit-il : c’est à vous seule que vous avez
fait du mal ; mais vous n’en êtes pas moins coupable. Dieu vous
demandera compte de votre propre bonheur qu’il vous avait
confié ; qu’en avez-vous fait ? Ce bonheur était entre vos mains,
car il réside dans l’accomplissement de nos devoirs ; les avez-
vous seulement connus ? Dieu est le but de l’homme : quel a été le
vôtre ? Mais ne perdez pas courage ; priez Dieu, Ourika : il est là,
il vous tend les bras ; il n’y a pour lui ni nègres ni blancs : tous les
cœurs sont égaux devant ses yeux, et le vôtre mérite de devenir
digne de lui. » C’est ainsi que cet homme respectable encourageait
la pauvre Ourika. Ces paroles simples portaient dans mon âme je
ne sais quelle paix que je n’avais jamais connue ; je les méditais
sans cesse, et, comme d’une mine féconde, j’en tirais toujours
quelque nouvelle réflexion. Je vis qu’en effet je n’avais point
connu mes devoirs : Dieu en a prescrit aux personnes isolées
comme à celles qui tiennent au monde ; s’il les a privées des liens
du sang, il leur a donné l’humanité tout entière pour la famille. La
sœur de la charité, me disais-je, n’est point seule dans la vie,
quoiqu’elle ait renoncé à tout ; elle s’est créé une famille de
choix ; elle est la mère de tous les orphelins, la fille de tous les
pauvres vieillards, la sœur de tous les malheureux. Des hommes
du monde n’ont-ils pas souvent cherché un isolement volontaire ?
Ils voulaient être seuls avec Dieu ; ils renonçaient à tous les
plaisirs pour adorer, dans la solitude, la source pure de tout bien et
de tout bonheur ; ils travaillaient, dans le secret de leur pensée, à
rendre leur âme digne de se présenter devant le Seigneur. C’est
pour vous, ô mon Dieu ! qu’il est doux d’embellir ainsi son cœur,
de le parer, comme pour un jour de fête, de toutes les vertus qui
vous plaisent. Hélas ! qu’avais-je fait ? Jouet insensé des
mouvements involontaires de mon âme, j’avais couru après les
jouissances de la vie, et j’en avais négligé le bonheur. Mais il n’est
pas encore trop tard ; Dieu, en me jetant sur cette terre étrangère,
voulut peut-être me prédestiner à lui ; il m’arracha à la barbarie, à
l’ignorance, par un miracle de sa bonté ; il me déroba aux vices de
l’esclavage, et me fit connaître sa loi. Cette loi me montre tous
mes devoirs ; elle m’enseigne ma route : je la suivrai, ô mon
Dieu ! je ne me servirai plus de vos bienfaits pour vous offenser,
je ne vous accuserai plus de mes fautes.
Ce nouveau jour sous lequel j’envisageai ma position fit
rentrer le calme dans mon cœur. Je m’étonnais de la paix qui
succédait à tant d’orages : on avait ouvert une issue à ce torrent
qui dévastait ses rivages, et maintenant il portait ses flots apaisés
dans une mer tranquille.
Je me décidai à me faire religieuse. J’en parlai à Mme de B. ;
elle s’en affligea, mais elle me dit : « Je vous ai fait tant de mal en
voulant vous faire du bien, que je ne me sens pas le droit de
m’opposer à votre résolution. » Charles fut plus vif dans sa
résistance ; il me pria, il me conjura de rester ; je lui dis : Laissez-
moi aller, Charles, dans le seul lieu où il me soit permis de penser
sans cesse à vous……
Ici, la jeune religieuse finit brusquement son récit. Je
continuai à lui donner des soins : malheureusement ils furent
inutiles ; elle mourut à la fin d’octobre ; elle tomba avec les
dernières feuilles de l’automne.
FIN
221 Le chevalier de Boufflers fut gouverneur du Sénégal de 1785 à 1787.
222 Révolté contre le mariage et les courtisanes de l'île de Chypre où il résidait, Pygmalion sculpta la
femme idéale, qu’il nomma Galatée, avant d’obtenir de la déesse Aphrodite qu’elle lui donnât la vie
(Ovide, Métamorphoses, X, 243-297).
223 Le prénom Ourika est également celui d’un personnage de Mirza, récit de Mme de Staël (voir la
Présentation, supra, p. 72).
224 Paul Joseph Barthez (1734-1806), qui soignait Louis XVI et le duc d’Orléans, fut l’un des plus
éminents médecins français du XVIII e siècle.
225 Sur la question de l’abolition de l’esclavage en France, voir la Présentation, supra, p. 71.
226 Allusion à la révolte des esclaves noirs de Saint-Domingue en août 1791.
227 Allusion à deux journées d’insurrection qui menèrent à l’effondrement de la monarchie. Ayant
échoué, le 20 juin 1792, à forcer Louis XVI à lever le veto qu’il avait opposé à deux décrets votés par
l’Assemblée législative, les révolutionnaires préparèrent l’insurrection du 10 août, lors de laquelle fut
décrétée la suspension du roi et son internement.
228 La confiscation et la vente des biens des émigrés furent décidées le 9 février 1792 par l’Assemblée
législative, et le décret en réglant l’administration est daté du 30 mars.
229 Cette armée, composée d’émigrés sous les ordres du prince de Condé, visait à lutter, aux côtés des
troupes étrangères, contre les armées républicaines.
230 Le 21 janvier 1793.
231 Le 2 novembre 1789, l’Assemblée constituante décida la sécularisation des biens ecclésiastiques.
232 Le duc de Choiseul (1719-1785) fut membre du gouvernement jusqu’en 1770.
233 Le 28 juillet 1794.
234 Allusion au Roland furieux de l’Arioste.
235 Thomas Gray, Elegy Written in a Country Churchyard (1751), v. 55-56 : « Born to blush
unseen /And waste its sweetness in the desert air ».
CHRONOLOGIE
1777 (27 février) : Claire Louise Rose Bonne voit le jour à Brest. Elle
est l’enfant unique d’Armand Guy Simon de Coëtnempren, conte
de Kersaint, officier de marine issu d’une ancienne famille de la
noblesse bretonne, et de Claire Louise Françoise de Paul d’Alesso
d’Éragny, riche héritière originaire de la Martinique.
I789 : Claire est placée pendant deux ans au couvent de Panthémont,
un des collèges pour jeunes filles les plus renommés de Paris.
1790 (18 octobre) : Le comte de Kersaint fonde la Société des Amis de
la Constitution et de la Liberté et se lie aux Girondins. Il est
membre de l’Assemblée législative, puis de la Convention.
1792 : Les parents de Claire se séparent. Le comte de Kersaint est
nommé vice-amiral.
1793 (4 décembre) : Le comte de Kersaint, qui s’est opposé à
l’exécution de Louis XVI, est condamné à mort par le tribunal
révolutionnaire et, dès le jour suivant, monte à l’échafaud.
1794-1795 : Claire et sa mère se rendent à Philadelphie, puis en
Martinique afin d’y récupérer la fortune maternelle. Revenues en
Europe, elles rejoignent en Suisse une parente proche,
Mme d’Ennery, et, en avril 1795, s’installent toutes les trois à
Londres.
1797 (27 novembre) : Claire épouse Amédée Bretagne-Malo de
Durfort (1771-1838), marquis puis duc de Duras, premier
gentilhomme de la Chambre du roi, charge qu’il exerce auprès de
Louis XVIII en exil.
1798 (19 juillet) : Naissance à Teddington de Claire Louise Augustine
Félicie Maclovie, surnommée Félicie.
1799 (25 septembre) : Naissance à Teddington de Claire Henriette
Philippine Benjamine, surnommée Clara.
1800 : Mme de Duras se rend en France en compagnie de sa fille
Félicie pour faire rayer sa mère de la liste des émigrés, réclamer
les biens de son père et rencontrer sa belle-mère, restée à Paris
pendant la Révolution.
1806 : Mme de Duras est atteinte des premiers symptômes de la
tuberculose.
1807 : Les Duras achètent le château d’Ussé, en Touraine, et l’année
suivante ils se réinstallent en France.
1808 : Début de son amitié avec Chateaubriand.
1813 (30 septembre) : Félicie épouse Charles Léopold Henri de La
Trémoille, prince de Talmont.
1814 : Avec la restauration de la monarchie, le duc de Duras, qui
exerce désormais sa charge de premier gentilhomme de la
Chambre du roi au Louvre, dispose d’un appartement de fonction
aux Tuileries et d’un autre à Saint-Cloud, et siège à la Chambre
des pairs. La duchesse tient donc salon au pavillon de Flore ainsi
que chez elle, rue de Varenne.
1815 (mai-juin) : Pendant les Cent-Jours, les Duras suivent
Louis XVIII en Belgique, où la mère de Claire meurt.
1817 (30 août) : Clara épouse Henri Louis comte de Chastellux, fait
duc de Rauzun après son mariage. Félicie, qui en 1815 est
devenue veuve, épouse, contre la volonté de sa mère, Auguste de
Vergier, comte de La Rochejaquelein, et s’identifie entièrement à
la cause des ultras légitimistes.
1821-1822 : À la suite d’une grave crise de dépression, Mme de Duras
connaît une intense – bien que courte – saison de créativité
littéraire. Après avoir rassemblé des Pensées de Louis XIV, qui
paraîtront en 1827, elle rédige Ourika, Édouard et Olivier ou le
Secret, dont elle donne lecture dans son salon, ainsi que plusieurs
autres récits (Le Moine de Saint-Bernard, Mémoires de Sophie, Le
Paria, Amélie et Pauline), qui sont inédits à ce jour.
1823-1824 : Claire se décide à faire imprimer Ourika dans une édition
hors commerce, puis chez le libraire Ladvocat.
1825 : Édouard est publié, d’abord sous forme privée puis chez
Ladvocat.
1826 (janvier) : Henri de Latouche publie un roman anonyme intitulé
Olivier, en faisant croire qu’il s’agit du livre de Mme de Duras,
dont ce n’est en réalité qu’un plagiat. La duchesse dément
immédiatement en être l’auteur mais, redoutant le scandale, elle
renonce à tout projet de publication.
Août : Depuis longtemps de santé médiocre, Mme de Duras est frappée
d’hémiplégie.
1827 (juillet) : Dans l’espoir de recouvrer la santé, la duchesse se rend
à Nice, mais le changement de climat n’entraîne aucune
amélioration, et ses souffrances s’aggravent.
1828 (16 janvier) : Veillée par ses deux filles, Mme de Duras s’éteint à
Nice.