Paul et Virginie

PAUL ET VIRGINIE

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Sur le côté oriental de la montagne quis’élève derrière le Port Louis de Île de France, on voit, dans unterrain jadis cultivé, les ruines de deux petites cabanes. Ellessont situées presque au milieu d’un bassin formé par de grandsrochers, qui n’a qu’une seule ouverture tournée au nord. Onaperçoit à gauche la montagne appelée le Morne de la Découverte,d’où l’on signale les vaisseaux qui abordent dans l’île, et au basde cette montagne la ville nommée le Port Louis&|160;; à droite, lechemin qui mène du Port Louis au quartier des Pamplemousses&|160;;ensuite l’église de ce nom, qui s’élève avec ses avenues de bambousau milieu d’une grande plaine&|160;; et plus loin une forêt quis’étend jusqu’aux extrémités de l’île. On distingue devant soi, surles bords de la mer, la Baie du Tombeau&|160;; un peu sur ladroite, le Cap Malheureux&|160;; et au-delà, la pleine mer, oùparaissent à fleur d’eau quelques îlots inhabités, entre autres leCoin de Mire, qui ressemble à un bastion au milieu des flots.

À l’entrée de ce bassin, d’où l’on découvretant d’objets, les échos de la montagne répètent sans cesse lebruit des vents qui agitent les forêts voisines, et le fracas desvagues qui brisent au loin sur les récifs&|160;; mais au pied mêmedes cabanes on n’entend plus aucun bruit, et on ne voit autour desoi que de grands rochers escarpés comme des murailles. Desbouquets d’arbres croissent à leurs bases, dans leurs fentes, etjusque sur leurs cimes, où s’arrêtent les nuages. Les pluies queleurs pitons attirent peignent souvent les couleurs del’arc-en-ciel sur leurs flancs verts et bruns, et entretiennent àleurs pieds les sources dont se forme la petite Rivière desLataniers. Un grand silence règne dans leur enceinte, où tout estpaisible, l’air, les eaux et la lumière. À peine l’écho y répète lemurmure des palmistes qui croissent sur leurs plateaux élevés, etdont on voit les longues flèches toujours balancées par les vents.Un jour doux éclaire le fond de ce bassin, où le soleil ne luitqu’à midi&|160;; mais dès l’aurore ses rayons en frappent lecouronnement, dont les pics s’élevant au-dessus des ombres de lamontagne, paraissent d’or et de pourpre sur l’azur des cieux.

J’aimais à me rendre dans ce lieu où l’onjouit à la fois d’une vue immense et d’une solitude profonde. Unjour que j’étais assis au pied de ces cabanes, et que j’enconsidérais les ruines, un homme déjà sur l’âge vint à passer auxenvirons. Il était, suivant la coutume des anciens habitants, enpetite veste et en long caleçon. Il marchait nu-pieds, ets’appuyait sur un bâton de bois d’ébène. Ses cheveux étaient toutblancs, et sa physionomie noble et simple. Je le saluai avecrespect. Il me rendit mon salut, et m’ayant considéré un moment, ils’approcha de moi, et vint se reposer sur le tertre où j’étaisassis. Excité par cette marque de confiance, je lui adressai laparole&|160;: «&|160;Mon père, lui dis-je, pourriez-vousm’apprendre à qui ont appartenu ces deux cabanes&|160;?&|160;» Ilme répondit&|160;: «&|160;Mon fils, ces masures et ce terraininculte étaient habités, il y a environ vingt ans, par deuxfamilles qui y avaient trouvé le bonheur. Leur histoire esttouchante&|160;: mais dans cette île, située sur la route desIndes, quel Européen peut s’intéresser au sort de quelquesparticuliers obscurs&|160;? Qui voudrait même y vivre heureux, maispauvre et ignoré&|160;? Les hommes ne veulent connaître quel’histoire des grands et des rois, qui ne sert à personne. – Monpère, repris-je, il est aisé de juger à votre air et à votrediscours que vous avez acquis une grande expérience. Si vous enavez le temps, racontez-moi, je vous prie, ce que vous savez desanciens habitants de ce désert, et croyez que l’homme même le plusdépravé par les préjugés du monde aime à entendre parler du bonheurque donnent la nature et la vertu.&|160;» Alors, comme quelqu’unqui cherche à se rappeler diverses circonstances, après avoirappuyé quelque temps ses mains sur son front, voici ce que cevieillard me raconta.

En 1726 un jeune homme de Normandie, appeléM.&|160;de&|160;la Tour, après avoir sollicité en vain du serviceen France et des secours dans sa famille, se détermina à venir danscette île pour y chercher fortune. Il avait avec lui une jeunefemme qu’il aimait beaucoup et dont il était également aimé. Elleétait d’une ancienne et riche maison de sa province&|160;; mais ill’avait épousée en secret et sans dot, parce que les parents de safemme s’étaient opposés à son mariage, attendu qu’il n’était pasgentilhomme. Il la laissa au Port Louis de cette île, et ils’embarqua pour Madagascar dans l’espérance d’y acheter quelquesNoirs, et de revenir promptement ici former une habitation. Ildébarqua à Madagascar vers la mauvaise saison qui commence à lami-octobre&|160;; et peu de temps après son arrivée il y mourut desfièvres pestilentielles qui y règnent pendant six mois de l’année,et qui empêcheront toujours les nations européennes d’y faire desétablissements fixes. Les effets qu’il avait emportés avec luifurent dispersés après sa mort, comme il arrive ordinairement àceux qui meurent hors de leur patrie. Sa femme, restée à Île deFrance, se trouva veuve, enceinte, et n’ayant pour tout bien aumonde qu’une négresse, dans un pays où elle n’avait ni crédit nirecommandation. Ne voulant rien solliciter auprès d’aucun hommeaprès la mort de celui qu’elle avait uniquement aimé, son malheurlui donna du courage. Elle résolut de cultiver avec son esclave unpetit coin de terre, afin de se procurer de quoi vivre.

Dans une île presque déserte dont le terrainétait à discrétion elle ne choisit point les cantons les plusfertiles ni les plus favorables au commerce&|160;; mais cherchantquelque gorge de montagne, quelque asile caché où elle pût vivreseule et inconnue, elle s’achemina de la ville vers ces rocherspour s’y retirer comme dans un nid. C’est un instinct commun à tousles êtres sensibles et souffrants de se réfugier dans les lieux lesplus sauvages et les plus déserts&|160;; comme si des rochersétaient des remparts contre l’infortune, et comme si le calme de lanature pouvait apaiser les troubles malheureux de l’âme. Mais laProvidence, qui vient à notre secours lorsque nous ne voulons queles biens nécessaires, en réservait un à madame de la Tour que nedonnent ni les richesses ni la grandeur&|160;; c’était uneamie.

Dans ce lieu depuis un an demeurait une femmevive, bonne et sensible&|160;; elle s’appelait Marguerite. Elleétait née en Bretagne d’une simple famille de paysans, dont elleétait chérie, et qui l’aurait rendue heureuse, si elle n’avait eula faiblesse d’ajouter foi à l’amour d’un gentilhomme de sonvoisinage qui lui avait promis de l’épouser&|160;; mais celui-ciayant satisfait sa passion s’éloigna d’elle, et refusa même de luiassurer une subsistance pour un enfant dont il l’avait laisséeenceinte. Elle s’était déterminée alors à quitter pour toujours levillage où elle était née, et à aller cacher sa faute aux colonies,loin de son pays, où elle avait perdu la seule dot d’une fillepauvre et honnête, la réputation. Un vieux Noir, qu’elle avaitacquis de quelques deniers empruntés, cultivait avec elle un petitcoin de ce canton.

Madame de la Tour, suivie de sa négresse,trouva dans ce lieu Marguerite qui allaitait son enfant. Elle futcharmée de rencontrer une femme dans une position qu’elle jugeasemblable à la sienne. Elle lui parla en peu de mots de sacondition passée et de ses besoins présents. Marguerite au récit demadame de la Tour fut émue de pitié&|160;; et, voulant mériter saconfiance plutôt que son estime, elle lui avoua sans lui riendéguiser l’imprudence dont elle s’était rendue coupable.

«&|160;Pour moi, dit-elle, j’ai mérité monsort&|160;; mais vous, madame…, vous, sage etmalheureuse&|160;!&|160;» Et elle lui offrit en pleurant sa cabaneet son amitié. Madame de la Tour, touchée d’un accueil si tendre,lui dit en la serrant dans ses bras&|160;: «&|160;Ah&|160;! Dieuveut finir mes peines, puisqu’il vous inspire plus de bonté enversmoi qui vous suis étrangère, que jamais je n’en ai trouvé dans mesparents.&|160;»

Je connaissais Marguerite, et quoique jedemeure à une lieue et demie d’ici, dans les bois, derrière laMontagne Longue, je me regardais comme son voisin. Dans les villesd’Europe une rue, un simple mur, empêchent les membres d’une mêmefamille de se réunir pendant des années entières&|160;; mais dansles colonies nouvelles on considère comme ses voisins ceux dont onn’est séparé que par des bois et par des montagnes. Dans cetemps-là surtout, où cette île faisait peu de commerce aux Indes,le simple voisinage y était un titre d’amitié, et l’hospitalitéenvers les étrangers un devoir et un plaisir. Lorsque j’appris quema voisine avait une compagne, je fus la voir pour tâcher d’êtreutile à l’une et à l’autre. Je trouvai dans madame de la Tour unepersonne d’une figure intéressante, pleine de noblesse et demélancolie. Elle était alors sur le point d’accoucher. Je dis à cesdeux dames qu’il convenait, pour l’intérêt de leurs enfants, etsurtout pour empêcher l’établissement de quelque autre habitant, departager entre elles le fond de ce bassin, qui contient environvingt arpents. Elles s’en rapportèrent à moi pour ce partage. J’enformai deux portions à peu près égales&|160;; l’une renfermait lapartie supérieure de cette enceinte, depuis ce piton de rochercouvert de nuages, d’où sort la source de la Rivière des Lataniers,jusqu’à cette ouverture escarpée que vous voyez au haut de lamontagne, et qu’on appelle l’Embrasure, parce qu’elle ressemble eneffet à une embrasure de canon. Le fond de ce sol est si rempli deroches et de ravins qu’à peine on y peut marcher&|160;; cependantil produit de grands arbres, et il est rempli de fontaines et depetits ruisseaux. Dans l’autre portion je compris toute la partieinférieure qui s’étend le long de la Rivière des Lataniers jusqu’àl’ouverture où nous sommes, d’où cette rivière commence à coulerentre deux collines jusqu’à la mer. Vous y voyez quelques lisièresde prairies, et un terrain assez uni, mais qui n’est guère meilleurque l’autre&|160;; car dans la saison des pluies il est marécageux,et dans les sécheresses il est dur comme du plomb&|160;; quand on yveut alors ouvrir une tranchée, on est obligé de le couper avec deshaches. Après avoir fait ces deux partages j’engageai ces deuxdames à les tirer au sort. La partie supérieure échut à madame dela Tour, et l’inférieure à Marguerite. L’une et l’autre furentcontentes de leur lot&|160;; mais elles me prièrent de ne passéparer leur demeure, «&|160;afin, me dirent-elles, que nouspuissions toujours nous voir, nous parler et nous entraider&|160;».Il fallait cependant à chacune d’elles une retraite particulière.La case de Marguerite se trouvait au milieu du bassin précisémentsur les limites de son terrain. Je bâtis tout auprès, sur celui demadame de la Tour, une autre case, en sorte que ces deux amiesétaient à la fois dans le voisinage l’une de l’autre et sur lapropriété de leurs familles. Moi-même j’ai coupé des palissadesdans la montagne&|160;; j’ai apporté des feuilles de latanier desbords de la mer pour construire ces deux cabanes, où vous ne voyezplus maintenant ni porte ni couverture. Hélas&|160;! il n’en resteencore que trop pour mon souvenir&|160;! Le temps, qui détruit sirapidement les monuments des empires, semble respecter dans cesdéserts ceux de l’amitié, pour perpétuer mes regrets jusqu’à la finde ma vie. À peine la seconde de ces cabanes était achevée quemadame de la Tour accoucha d’une fille. J’avais été le parrain del’enfant de Marguerite, qui s’appelait Paul. Madame de la Tour mepria aussi de nommer sa fille conjointement avec son amie. Celle-cilui donna le nom de Virginie. «&|160;Elle sera vertueuse, dit-elle,et elle sera heureuse. Je n’ai connu le malheur qu’en m’écartant dela vertu&|160;».

Lorsque madame de la Tour fut relevée de sescouches, ces deux petites habitations commencèrent à être dequelque rapport, à l’aide des soins que j’y donnais de temps entemps, mais surtout par les travaux assidus de leurs esclaves.Celui de Marguerite, appelé Domingue, était un Noiryolof,encore robuste, quoique déjà sur l’âge. Il avait del’expérience et un bon sens naturel. Il cultivait indifféremmentsur les deux habitations les terrains qui lui semblaient les plusfertiles, et il y mettait les semences qui leur convenaient lemieux. Il semait du petit mil et du maïs dans les endroitsmédiocres, un peu de froment dans les bonnes terres, du riz dansles fonds marécageux&|160;; et au pied des roches, des giraumons,des courges et des concombres, qui se plaisent à y grimper. Ilplantait dans les lieux secs des patates qui y viennent trèssucrées, des cotonniers sur les hauteurs, des cannes à sucre dansles terres fortes, des pieds de café sur les collines, où le grainest petit, mais excellent&|160;; le long de la rivière et autourdes cases, des bananiers qui donnent toute l’année de longs régimesde fruits avec un bel ombrage, et enfin quelques plantes de tabacpour charmer ses soucis et ceux de ses bonnes maîtresses. Il allaitcouper du bois à brûler dans la montagne, et casser des roches çàet là dans les habitations pour en aplanir les chemins. Il faisaittous ces ouvrages avec intelligence et activité, parce qu’il lesfaisait avec zèle. Il était fort attaché à Marguerite&|160;; et ilne l’était guère moins à madame de la Tour, dont il avait épousé lanégresse à la naissance de Virginie. Il aimait passionnément safemme, qui s’appelait Marie. Elle était née à Madagascar, d’où elleavait apporté quelque industrie, surtout celle de faire des panierset des étoffes appelées pagnes, avec des herbes qui croissent dansles bois. Elle était adroite, propre, et très fidèle. Elle avaitsoin de préparer à manger, d’élever quelques poules, et d’aller detemps en temps vendre au Port Louis le superflu de ces deuxhabitations, qui était bien peu considérable. Si vous y joignezdeux chèvres élevées près des enfants, et un gros chien quiveillait la nuit au-dehors, vous aurez une idée de tout le revenuet de tout le domestique de ces deux petites métairies.

Pour ces deux amies, elles filaient du matinau soir du coton. Ce travail suffisait à leur entretien et à celuide leurs familles&|160;; mais d’ailleurs elles étaient sidépourvues de commodités étrangères qu’elles marchaient nu-piedsdans leur habitation, et ne portaient de souliers que pour aller ledimanche de grand matin à la messe à l’église des Pamplemousses quevous voyez là-bas. Il y a cependant bien plus loin qu’au PortLouis&|160;; mais elles se rendaient rarement à la ville, de peurd’y être méprisées, parce qu’elles étaient vêtues de grosse toilebleue du Bengale comme des esclaves. Après tout, la considérationpublique vaut-elle le bonheur domestique&|160;? Si ces damesavaient un peu à souffrir au-dehors, elles rentraient chez ellesavec d’autant plus de plaisir. À peine Marie et Domingue lesapercevaient de cette hauteur sur le chemin des Pamplemousses,qu’ils accouraient jusqu’au bas de la montagne pour les aider à laremonter. Elles lisaient dans les yeux de leurs esclaves la joiequ’ils avaient de les revoir. Elles trouvaient chez elles lapropreté, la liberté, des biens qu’elles ne devaient qu’à leurspropres travaux, et des serviteurs pleins de zèle et d’affection.Elles-mêmes, unies par les mêmes besoins, ayant éprouvé des mauxpresque semblables, se donnant les doux noms d’amie, de compagne etde sœur, n’avaient qu’une volonté, qu’un intérêt, qu’une table.Tout entre elles était commun. Seulement si d’anciens feux plusvifs que ceux de l’amitié se réveillaient dans leur âme, unereligion pure, aidée par des mœurs chastes, les dirigeait vers uneautre vie, comme la flamme qui s’envole vers le ciel lorsqu’ellen’a plus d’aliment sur la terre.

Les devoirs de la nature ajoutaient encore aubonheur de leur société. Leur amitié mutuelle redoublait à la vuede leurs enfants, fruits d’un amour également infortuné. Ellesprenaient plaisir à les mettre ensemble dans le même bain, et à lescoucher dans le même berceau. Souvent elles les changeaient delait. «&|160;Mon amie, disait madame de la Tour, chacune de nousaura deux enfants, et chacun de nos enfants aura deux mères.&|160;»Comme deux bourgeons qui restent sur deux arbres de la même espèce,dont la tempête a brisé toutes les branches, viennent à produiredes fruits plus doux, si chacun d’eux, détaché du tronc maternel,est greffé sur le tronc voisin&|160;; ainsi ces deux petitsenfants, privés de tous leurs parents, se remplissaient desentiments plus tendres que ceux de fils et de fille, de frère etde sœur, quand ils venaient à être changés de mamelles par les deuxamies qui leur avaient donné le jour. Déjà leurs mères parlaient deleur mariage sur leurs berceaux, et cette perspective de félicitéconjugale, dont elles charmaient leurs propres peines, finissaitbien souvent par les faire pleurer&|160;; l’une se rappelant queses maux étaient venus d’avoir négligé l’hymen, et l’autre d’enavoir subi les lois&|160;; l’une, de s’être élevée au-dessus de sacondition, et l’autre d’en être descendue&|160;: mais elles seconsolaient en pensant qu’un jour leurs enfants, plus heureux,jouiraient à la fois, loin les cruels préjugés de l’Europe, desplaisirs de l’amour et du bonheur de l’égalité.

Rien en effet n’était comparable àl’attachement qu’ils se témoignaient déjà. Si Paul venait à seplaindre, on lui montrait Virginie&|160;; à sa vue il souriait ets’apaisait. Si Virginie souffrait, on en était averti par les crisde Paul&|160;; mais cette aimable fille dissimulait aussitôt sonmal pour qu’il ne souffrît pas de sa douleur. Je n’arrivais pointde fois ici que je ne les visse tous deux tout nus, suivant lacoutume du pays, pouvant à peine marcher, se tenant ensemble parles mains et sous les bras, comme on représente la constellationdes Gémeaux. La nuit même ne pouvait les séparer&|160;; elle lessurprenait souvent couchés dans le même berceau, joue contre joue,poitrine contre poitrine, les mains passées mutuellement autour deleurs cous, et endormis dans les bras l’un de l’autre.

Lorsqu’ils surent parler, les premiers nomsqu’ils apprirent à se donner furent ceux de frère et de sœur.L’enfance, qui connaît des caresses plus tendres, ne connaît pointde plus doux noms. Leur éducation ne fit que redoubler leur amitiéen la dirigeant vers leurs besoins réciproques. Bientôt tout ce quiregarde l’économie, la propreté, le soin de préparer un repaschampêtre, fut du ressort de Virginie, et ses travaux étaienttoujours suivis des louanges et des baisers de son frère. Pour lui,sans cesse en action, il bêchait le jardin avec Domingue, ou, unepetite hache à la main, il le suivait dans les bois&|160;; et sidans ces courses une belle fleur, un bon fruit, ou un nid d’oiseauxse présentaient à lui, eussent-ils été au haut d’un arbre, ill’escaladait pour les apporter à sa sœur.

Quand on en rencontrait un quelque part onétait sûr que l’autre n’était pas loin. Un jour que je descendaisdu sommet de cette montagne, j’aperçus à l’extrémité du jardinVirginie qui accourait vers la maison, la tête couverte de sonjupon qu’elle avait relevé par derrière, pour se mettre à l’abrid’une ondée de pluie. De loin je la crus seule&|160;; et m’étantavancé vers elle pour l’aider à marcher, je vis qu’elle tenait Paulpar le bras, enveloppé presque en entier de la même couverture,riant l’un et l’autre d’être ensemble à l’abri sous un parapluie deleur invention. Ces deux têtes charmantes renfermées sous ce juponbouffant me rappelèrent les enfants de Léda enclos dans la mêmecoquille.

Toute leur étude était de se complaire et des’entraider. Au reste ils étaient ignorants comme des Créoles, etne savaient ni lire ni écrire. Ils ne s’inquiétaient pas de ce quis’était passé dans des temps reculés et loin d’eux&|160;; leurcuriosité ne s’étendait pas au-delà de cette montagne. Ilscroyaient que le monde finissait où finissait leur île&|160;; etils n’imaginaient rien d’aimable où ils n’étaient pas. Leuraffection mutuelle et celle de leurs mères occupaient toutel’activité de leurs âmes. Jamais des sciences inutiles n’avaientfait couler leurs larmes&|160;; jamais les leçons d’une tristemorale ne les avaient remplis d’ennui. Ils ne savaient pas qu’il nefaut pas dérober, tout chez eux étant commun&|160;; ni êtreintempérant, ayant à discrétion des mets simples&|160;; ni menteur,n’ayant aucune vérité à dissimuler. On ne les avait jamais effrayésen leur disant que Dieu réserve des punitions terribles aux enfantsingrats&|160;; chez eux l’amitié filiale était née de l’amitiématernelle. On ne leur avait appris de la religion que ce qui lafait aimer&|160;; et s’ils n’offraient pas à l’église de longuesprières, partout où ils étaient, dans la maison, dans les champs,dans les bois, ils levaient vers le ciel des mains innocentes et uncœur plein de l’amour de leurs parents.

Ainsi se passa leur première enfance comme unebelle aube qui annonce un plus beau jour. Déjà ils partageaientavec leurs mères tous les soins du ménage. Dès que le chant du coqannonçait le retour de l’aurore, Virginie se levait, allait puiserde l’eau à la source voisine, et rentrait dans la maison pourpréparer le déjeuner. Bientôt après, quand le soleil dorait lespitons de cette enceinte, Marguerite et son fils se rendaient chezmadame de la Tour&|160;: alors ils commençaient tous ensemble uneprière suivie du premier repas&|160;; souvent ils le prenaientdevant la porte, assis sur l’herbe sous un berceau de bananiers,qui leur fournissait à la fois des mets tout préparés dans leursfruits substantiels, et du linge de table dans leurs feuilleslarges, longues, et lustrées. Une nourriture saine et abondantedéveloppait rapidement les corps de ces deux jeunes gens, et uneéducation douce peignait dans leur physionomie la pureté et lecontentement de leur âme. Virginie n’avait que douze ans&|160;;déjà sa taille était plus qu’à demi formée&|160;; de grands cheveuxblonds ombrageaient sa tête&|160;; ses yeux bleus et ses lèvres decorail brillaient du plus tendre éclat sur la fraîcheur de sonvisage&|160;: ils souriaient toujours de concert quand elleparlait&|160;; mais quand elle gardait le silence, leur obliquiténaturelle vers le ciel leur donnait une expression d’unesensibilité extrême, et même celle d’une légère mélancolie. PourPaul, on voyait déjà se développer en lui le caractère d’un hommeau milieu des grâces de l’adolescence. Sa taille était plus élevéeque celle de Virginie, son teint plus rembruni, son nez plusaquilin, et ses yeux, qui étaient noirs, auraient eu un peu defierté, si les longs cils qui rayonnaient autour comme des pinceauxne leur avaient donné la plus grande douceur. Quoiqu’il fûttoujours en mouvement, dès que sa sœur paraissait il devenaittranquille et allait s’asseoir auprès d’elle. Souvent leur repas sepassait sans qu’ils se dissent un mot. À leur silence, à la naïvetéde leurs attitudes, à la beauté de leurs pieds nus, on eût cru voirun groupe antique de marbre blanc représentant quelques-uns desenfants de Niobé&|160;; mais à leurs regards qui cherchaient à serencontrer, à leurs sourires rendus par de plus doux sourires, onles eût pris pour ces enfants du ciel, pour ces esprits bienheureuxdont la nature est de s’aimer, et qui n’ont pas besoin de rendre lesentiment par des pensées, et l’amitié par des paroles.

Cependant madame de la Tour, voyant sa fillese développer avec tant de charmes, sentait augmenter soninquiétude avec sa tendresse. Elle me disait quelquefois&|160;:«&|160;Si je venais à mourir, que deviendrait Virginie sansfortune&|160;?&|160;»

Elle avait en France une tante, fille dequalité, riche, vieille et dévote, qui lui avait refusé si durementdes secours lorsqu’elle se fut mariée à M.&|160;de&|160;la Tour,qu’elle s’était bien promis de n’avoir jamais recours à elle àquelque extrémité qu’elle fût réduite. Mais devenue mère, elle necraignit plus la honte des refus. Elle manda à sa tante la mortinattendue de son mari, la naissance de sa fille, et l’embarras oùelle se trouvait, loin de son pays, dénuée de support, et chargéed’un enfant. Elle n’en reçut point de réponse. Elle qui était d’uncaractère élevé, ne craignit plus de s’humilier, et de s’exposeraux reproches de sa parente, qui ne lui avait jamais pardonnéd’avoir épousé un homme sans naissance, quoique vertueux. Elle luiécrivait donc par toutes les occasions afin d’exciter sasensibilité en faveur de Virginie. Mais bien des années s’étaientécoulées sans recevoir d’elle aucune marque de souvenir.

Enfin en 1738, trois ans après l’arrivée deM.&|160;de&|160;la Bourdonnais dans cette île, madame de la Tourapprit que ce gouverneur avait à lui remettre une lettre de la partde sa tante. Elle courut au Port Louis sans se soucier cette foisd’y paraître mal vêtue, la joie maternelle la mettant au-dessus durespect humain. M.&|160;de&|160;la Bourdonnais lui donna en effetune lettre de sa tante. Celle-ci mandait à sa nièce qu’elle avaitmérité son sort pour avoir épousé un aventurier, un libertin&|160;;que les passions portaient avec elles leur punition&|160;; que lamort prématurée de son mari était un juste châtiment de Dieu&|160;;qu’elle avait bien fait de passer aux îles plutôt que de déshonorersa famille en France&|160;; qu’elle était après tout dans un bonpays où tout le monde faisait fortune, excepté les paresseux. Aprèsl’avoir ainsi blâmée elle finissait par se louer elle-même&|160;:pour éviter, disait-elle, les suites souvent funestes du mariage,elle avait toujours refusé de se marier. La vérité est qu’étantambitieuse, elle n’avait voulu épouser qu’un homme de grandequalité&|160;; mais quoiqu’elle fût très riche, et qu’à la cour onsoit indifférent à tout excepté à la fortune, il ne s’était trouvépersonne qui eût voulu s’allier à une fille aussi laide, et à uncœur aussi dur.

Elle ajoutait par post-scriptum que, touteréflexion faite, elle l’avait fortement recommandée àM.&|160;de&|160;la Bourdonnais. Elle l’avait en effet recommandée,mais suivant un usage bien commun aujourd’hui, qui rend unprotecteur plus à craindre qu’un ennemi déclaré&|160;: afin dejustifier auprès du gouverneur sa dureté pour sa nièce, en feignantde la plaindre, elle l’avait calomniée.

Madame de la Tour, que tout homme indifférentn’eût pu voir sans intérêt et sans respect, fut reçue avec beaucoupde froideur par M.&|160;de&|160;la Bourdonnais, prévenu contreelle. Il ne répondit à l’exposé qu’elle lui fit de sa situation etde celle de sa fille que par de durs monosyllabes&|160;: «&|160;Jeverrai&|160;;… nous verrons&|160;;… avec le temps&|160;:… il y abien des malheureux… Pourquoi indisposer une tanterespectable&|160;?… C’est vous qui avez tort.&|160;»

Madame de la Tour retourna à l’habitation, lecœur navré de douleur et plein d’amertume. En arrivant elles’assit, jeta sur la table la lettre de sa tante, et dit à sonamie&|160;: «&|160;Voilà le fruit de onze ans depatience&|160;!&|160;» Mais comme il n’y avait que madame de laTour qui sût lire dans la société, elle reprit la lettre et en fitla lecture devant toute la famille rassemblée. À peine était-elleachevée que Marguerite lui dit avec vivacité&|160;:«&|160;Qu’avons-nous besoin de tes parents&|160;? Dieu nous a-t-ilabandonnées&|160;? C’est lui seul qui est notre père. N’avons-nouspas vécu heureuses jusqu’à ce jour&|160;? Pourquoi donc techagriner&|160;? Tu n’as point de courage.&|160;» Et voyant madamede la Tour pleurer, elle se jeta à son cou, et la serrant dans sesbras&|160;: «&|160;Chère amie, s’écria-t-elle, chèreamie&|160;!&|160;» mais ses propres sanglots étouffèrent sa voix. Àce spectacle Virginie, fondant en larmes, pressait alternativementles mains de sa mère et celles de Marguerite contre sa bouche etcontre son cœur&|160;; et Paul, les yeux enflammés de colère,criait, serrait les poings, frappait du pied, ne sachant à qui s’enprendre. À ce bruit Domingue et Marie accoururent, et l’onn’entendit plus dans la case que ces cris de douleur&|160;:«&|160;Ah, madame&|160;!… ma bonne maîtresse&|160;!… mamère&|160;!… ne pleurez pas.&|160;» De si tendres marques d’amitiédissipèrent le chagrin de madame de la Tour. Elle prit Paul etVirginie dans ses bras, et leur dit d’un air content&|160;:«&|160;Mes enfants, vous êtes cause de ma peine&|160;; mais vousfaites toute ma joie. Oh&|160;! mes chers enfants, le malheur nem’est venu que de loin&|160;; le bonheur est autour de moi.&|160;»Paul et Virginie ne la comprirent pas, mais quand ils la virenttranquille ils sourirent, et se mirent à la caresser. Ainsi ilscontinuèrent tous d’être heureux, et ce ne fut qu’un orage aumilieu d’une belle saison.

Le bon naturel de ces enfants se développaitde jour en jour. Un dimanche, au lever de l’aurore, leurs mèresétant allées à la première messe à l’église des Pamplemousses, unenégresse marronne se présenta sous les bananiers qui entouraientleur habitation. Elle était décharnée comme un squelette, etn’avait pour vêtement qu’un lambeau de serpillière autour desreins. Elle se jeta aux pieds de Virginie, qui préparait ledéjeuner de la famille, et lui dit&|160;: «&|160;Ma jeunedemoiselle, ayez pitié d’une pauvre esclave fugitive&|160;; il y aun mois que j’erre dans ces montagnes demi-morte de faim, souventpoursuivie par des chasseurs et par leurs chiens. Je fuis monmaître, qui est un riche habitant de la Rivière Noire&|160;: il m’atraitée comme vous le voyez&|160;»&|160;; en même temps elle luimontra son corps sillonné de cicatrices profondes par les coups defouet qu’elle en avait reçus. Elle ajouta&|160;: «&|160;Je voulaisaller me noyer&|160;; mais sachant que vous demeuriez ici, j’aidit&|160;: Puisqu’il y a encore de bons Blancs dans ce pays il nefaut pas encore mourir.&|160;» Virginie, tout émue, luirépondit&|160;: «&|160;Rassurez-vous, infortunée créature&|160;!Mangez, mangez&|160;»&|160;; et elle lui donna le déjeuner de lamaison, qu’elle avait apprêté. L’esclave en peu de moments ledévora tout entier. Virginie la voyant rassasiée lui dit&|160;:«&|160;Pauvre misérable&|160;! j’ai envie d’aller demander votregrâce à votre maître&|160;; en vous voyant il sera touché de pitié.Voulez-vous me conduire chez lui&|160;? – Ange de Dieu, repartit lanégresse, je vous suivrai partout où vous voudrez&|160;». Virginieappela son frère, et le pria de l’accompagner. L’esclave marronneles conduisit par des sentiers, au milieu des bois, à travers dehautes montagnes qu’ils grimpèrent avec bien de la peine, et delarges rivières qu’ils passèrent à gué. Enfin, vers le milieu dujour, ils arrivèrent au bas d’un morne sur les bords de la RivièreNoire. Ils aperçurent là une maison bien bâtie, des plantationsconsidérables, et un grand nombre d’esclaves occupés à toutessortes de travaux. Leur maître se promenait au milieu d’eux, unepipe à la bouche, et un rotin à la main. C’était un grand hommesec, olivâtre, aux yeux enfoncés, et aux sourcils noirs et joints.Virginie, tout émue, tenant Paul par le bras, s’approcha del’habitant, et le pria, pour l’amour de Dieu, de pardonner à sonesclave, qui était à quelques pas de là derrière eux. D’abordl’habitant ne fit pas grand compte de ces deux enfants pauvrementvêtus&|160;; mais quand il eut remarqué la taille élégante deVirginie, sa belle tête blonde sous une capote bleue, et qu’il eutentendu le doux son de sa voix, qui tremblait ainsi que tout soncorps en lui demandant grâce, il ôta sa pipe de sa bouche, etlevant son rotin vers le ciel, il jura par un affreux serment qu’ilpardonnait à son esclave, non pas pour l’amour de Dieu, mais pourl’amour d’elle. Virginie aussitôt fit signe à l’esclave des’avancer vers son maître&|160;; puis elle s’enfuit, et Paul courutaprès elle.

Ils remontèrent ensemble le revers du mornepar où ils étaient descendus, et parvenus au sommet ils s’assirentsous un arbre, accablés de lassitude, de faim et de soif. Ilsavaient fait à jeun plus de cinq lieues depuis le lever du soleil.Paul dit à Virginie&|160;: «&|160;Ma sœur, il est plus demidi&|160;; tu as faim et soif&|160;: nous ne trouverons point icià dîner&|160;; redescendons le morne, et allons demander à mangerau maître de l’esclave. – Oh non, mon ami, reprit Virginie, il m’afait trop de peur. Souviens-toi de ce que dit quelquefoismaman&|160;: Le pain du méchant remplit la bouche de gravier. –Comment ferons-nous donc&|160;? dit Paul&|160;; ces arbres neproduisent que de mauvais fruits&|160;; il n’y a pas seulement iciun tamarin ou un citron pour te rafraîchir. – Dieu aura pitié denous, reprit Virginie&|160;; il exauce la voix des petits oiseauxqui lui demandent de la nourriture.&|160;» À peine avait-elle ditces mots qu’ils entendirent le bruit d’une source qui tombait d’unrocher voisin. Ils y coururent, et après s’être désaltérés avec seseaux plus claires que le cristal, ils cueillirent et mangèrent unpeu de cresson qui croissait sur ses bords. Comme ils regardaientde côté et d’autre s’ils ne trouveraient pas quelque nourritureplus solide, Virginie aperçut parmi les arbres de la forêt un jeunepalmiste. Le chou que la cime de cet arbre renferme au milieu deses feuilles est un fort bon manger&|160;; mais quoique sa tige nefût pas plus grosse que la jambe, elle avait plus de soixante piedsde hauteur. À la vérité le bois de cet arbre n’est formé que d’unpaquet de filaments, mais son aubier est si dur qu’il faitrebrousser les meilleures haches&|160;; et Paul n’avait pas même uncouteau. L’idée lui vint de mettre le feu au pied de cepalmiste&|160;: autre embarras&|160;; il n’avait point de briquet,et d’ailleurs dans cette île si couverte de rochers je ne crois pasqu’on puisse trouver une seule pierre à fusil. La nécessité donnede l’industrie, et souvent les inventions les plus utiles ont étédues aux hommes les plus misérables. Paul résolut d’allumer du feuà la manière des Noirs&|160;: avec l’angle d’une pierre il fit unpetit trou sur une branche d’arbre bien sèche, qu’il assujettitsous ses pieds, puis avec le tranchant de cette pierre il fit unepointe à un autre morceau de branche également sèche, mais d’uneespèce de bois différent&|160;; il posa ensuite ce morceau de boispointu dans le petit trou de la branche qui était sous ses pieds,et le faisant rouler rapidement entre ses mains comme on roule unmoulinet dont on veut faire mousser du chocolat, en peu de momentsil vit sortir du point de contact de la fumée et des étincelles. Ilramassa des herbes sèches et d’autres branches d’arbres, et mit lefeu au pied du palmiste, qui bientôt après tomba avec un grandfracas. Le feu lui servit encore à dépouiller le chou del’enveloppe de ses longues feuilles ligneuses et piquantes.Virginie et lui mangèrent une partie de ce chou crue, et l’autrecuite sous la cendre, et ils les trouvèrent également savoureuses.Ils firent ce repas frugal remplis de joie par le souvenir de labonne action qu’ils avaient faite le matin&|160;; mais cette joieétait troublée par l’inquiétude où ils se doutaient bien que leurlongue absence de la maison jetterait leurs mères. Virginierevenait souvent sur cet objet&|160;; cependant Paul, qui sentaitses forces rétablies, l’assura qu’ils ne tarderaient pas àtranquilliser leurs parents.

Après dîner ils se trouvèrent bienembarrassés&|160;; car ils n’avaient plus de guide pour lesreconduire chez eux. Paul, qui ne s’étonnait de rien, dit àVirginie&|160;:

«&|160;Notre case est vers le soleil du milieudu jour&|160;; il faut que nous passions, comme ce matin,par-dessus cette montagne que tu vois là-bas avec ses trois pitons.Allons, marchons, mon amie&|160;». Cette montagne était celle desTrois-Mamelles, ainsi nommée parce que ses trois pitons en ont laforme. Ils descendirent donc le morne de la Rivière Noire du côtédu nord, et arrivèrent après une heure de marche sur les bordsd’une large rivière qui barrait leur chemin. Cette grande partie del’île, toute couverte de forêts, est si peu connue même aujourd’huique plusieurs de ses rivières et de ses montagnes n’y ont pasencore de nom. La rivière sur le bord de laquelle ils étaient couleen bouillonnant sur un lit de roches. Le bruit de ses eaux effrayaVirginie&|160;; elle n’osa y mettre les pieds pour la passer à gué.Paul alors prit Virginie sur son dos, et passa ainsi chargé sur lesroches glissantes de la rivière malgré le tumulte de ses eaux.«&|160;N’aie pas peur, lui disait-il&|160;; je me sens bien fortavec toi. Si l’habitant de la Rivière Noire t’avait refusé la grâcede son esclave, je me serais battu avec lui. – Comment&|160;! ditVirginie, avec cet homme si grand et si méchant&|160;? À quoit’ai-je exposé&|160;! Mon Dieu&|160;! qu’il est difficile de fairele bien&|160;! il n’y a que le mal de facile à faire.&|160;» QuandPaul fut sur le rivage, il voulut continuer sa route chargé de sasœur, et il se flattait de monter ainsi la montagne desTrois-Mamelles qu’il voyait devant lui à une demi-lieue delà&|160;; mais bientôt les forces lui manquèrent, et il fut obligéde la mettre à terre, et de se reposer auprès d’elle. Virginie luidit alors&|160;: «&|160;Mon frère, le jour baisse&|160;; tu asencore des forces, et les miennes me manquent&|160;; laisse-moiici, et retourne seul à notre case pour tranquilliser nos mères. –Oh&|160;! non, dit Paul, je ne te quitterai pas. Si la nuit noussurprend dans ces bois, j’allumerai du feu, j’abattrai un palmiste,tu en mangeras le chou, et je ferai avec ses feuilles un ajoupa,pour te mettre à l’abri.&|160;» Cependant Virginie, s’étant un peureposée, cueillit sur le tronc d’un vieux arbre penché sur le bordde la rivière de longues feuilles de scolopendre qui pendaient deson tronc&|160;; elle en fit des espèces de brodequins dont elles’entoura les pieds, que les pierres des chemins avaient mis ensang&|160;; car dans l’empressement d’être utile elle avait oubliéde se chausser. Se sentant soulagée par la fraîcheur de cesfeuilles, elle rompit une branche de bambou et se mit en marche ens’appuyant d’une main sur ce roseau, et de l’autre sur sonfrère.

Ils cheminaient ainsi doucement à travers lesbois&|160;; mais la hauteur des arbres et l’épaisseur de leursfeuillages leur firent bientôt perdre de vue la montagne desTrois-Mamelles sur laquelle ils se dirigeaient, et même le soleilqui était déjà près de se coucher. Au bout de quelque temps ilsquittèrent sans s’en apercevoir le sentier frayé dans lequel ilsavaient marché jusqu’alors, et ils se trouvèrent dans un labyrinthed’arbres, de lianes, et de roches, qui n’avait plus d’issue. Paulfit asseoir Virginie, et se mit à courir çà et là, tout hors delui, pour chercher un chemin hors de ce fourré épais&|160;; mais ilse fatigua en vain. Il monta au haut d’un grand arbre pourdécouvrir au moins la montagne des Trois-Mamelles&|160;; mais iln’aperçut autour de lui que les cimes des arbres, dontquelques-unes étaient éclairées par les derniers rayons du soleilcouchant. Cependant l’ombre des montagnes couvrait déjà les forêtsdans les vallées&|160;; le vent se calmait, comme il arrive aucoucher du soleil&|160;; un profond silence régnait dans cessolitudes, et on n’y entendait d’autre bruit que le bramement descerfs qui venaient chercher leur gîte dans ces lieux écartés. Paul,dans l’espoir que quelque chasseur pourrait l’entendre, cria alorsde toute sa force&|160;: «&|160;Venez, venez au secours deVirginie&|160;!&|160;» mais les seuls échos de la forêt répondirentà sa voix, et répétèrent à plusieurs reprises&|160;:«&|160;Virginie… Virginie.&|160;»

Paul descendit alors de l’arbre, accablé defatigue et de chagrin&|160;: il chercha les moyens de passer lanuit dans ce lieu&|160;; mais il n’y avait ni fontaine, nipalmiste, ni même de branche de bois sec propre à allumer du feu.Il sentit alors par son expérience toute la faiblesse de sesressources, et il se mit à pleurer. Virginie lui dit&|160;:

«&|160;Ne pleure point, mon ami, si tu ne veuxm’accabler de chagrin. C’est moi qui suis la cause de toutes tespeines, et de celles qu’éprouvent maintenant nos mères. Il ne fautrien faire, pas même le bien, sans consulter ses parents. Oh&|160;!j’ai été bien imprudente&|160;!&|160;» et elle se prit à verser deslarmes. Cependant elle dit à Paul&|160;: «&|160;Prions Dieu, monfrère, et il aura pitié de nous.&|160;» À peine avaient-ils achevéleur prière qu’ils entendirent un chien aboyer. «&|160;C’est, ditPaul, le chien de quelque chasseur qui vient le soir tuer des cerfsà l’affût.&|160;» Peu après, les aboiements du chien redoublèrent.«&|160;Il me semble, dit Virginie, que c’est Fidèle, le chien denotre case&|160;; oui, je reconnais sa voix&|160;: serions-nous siprès d’arriver et au pied de notre montagne&|160;?&|160;» En effetun moment après Fidèle était à leurs pieds, aboyant, hurlant,gémissant et les accablant de caresses. Comme ils ne pouvaientrevenir de leur surprise, ils aperçurent Domingue qui accourait àeux. À l’arrivée de ce bon Noir, qui pleurait de joie, ils semirent aussi à pleurer sans pouvoir lui dire un mot. Quand Domingueeut repris ses sens&|160;: «&|160;Ô mes jeunes maîtres, leurdit-il, que vos mères ont d’inquiétude&|160;! comme elles ont étéétonnées quand elles ne vous ont plus trouvés au retour de la messeoù je les accompagnais&|160;! Marie, qui travaillait dans un coinde l’habitation, n’a su nous dire où vous étiez allés. J’allais, jevenais autour de l’habitation, ne sachant moi-même de quel côtévous chercher. Enfin j’ai pris vos vieux habits à l’un et àl’autre[3], je les ai fait flairer à Fidèle&|160;;et sur-le-champ, comme si ce pauvre animal m’eût entendu, il s’estmis à quêter sur vos pas&|160;; il m’a conduit, toujours en remuantla queue, jusqu’à la Rivière Noire. C’est là où j’ai appris d’unhabitant que vous lui aviez ramené une négresse marronne, et qu’ilvous avait accordé sa grâce. Mais quelle grâce&|160;! il me l’amontrée attachée, avec une chaîne au pied, à un billot de bois, etavec un collier de fer à trois crochets autour du cou. De làFidèle, toujours quêtant, m’a mené sur le morne de la RivièreNoire, où il s’est arrêté encore en aboyant de toute saforce&|160;; c’était sur le bord d’une source auprès d’un palmisteabattu, et près d’un feu qui fumait encore. Enfin il m’a conduitici&|160;: nous sommes au pied de la montagne des Trois-Mamelles,et il y a encore quatre bonnes lieues jusque chez nous. Allons,mangez, et prenez des forces.&|160;» Il leur présenta aussitôt ungâteau, des fruits, et une grande calebasse remplie d’une liqueurcomposée d’eau, de vin, de jus de citron, de sucre et de muscade,que leurs mères avaient préparée pour les fortifier et lesrafraîchir. Virginie soupira au souvenir de la pauvre esclave, etdes inquiétudes de leurs mères. Elle répéta plusieurs fois&|160;:«&|160;Oh qu’il est difficile de faire le bien&|160;!&|160;»Pendant que Paul et elle se rafraîchissaient, Domingue alluma dufeu, et ayant cherché dans les rochers un bois tortu qu’on appellebois de ronde, et qui brûle tout vert en jetant une grande flamme,il en fit un flambeau qu’il alluma&|160;; car il était déjà nuit.Mais il éprouva un embarras bien plus grand quand il fallut semettre en route&|160;: Paul et Virginie ne pouvaient plusmarcher&|160;; leurs pieds étaient enflés et tout rouges. Dominguene savait s’il devait aller bien loin de là leur chercher dusecours, ou passer dans ce lieu la nuit avec eux. «&|160;Où est letemps, leur disait-il, où je vous portais tous deux à la fois dansmes bras&|160;? mais maintenant vous êtes grands, et je suisvieux.&|160;» Comme il était dans cette perplexité une troupe deNoirs marrons se fit voir à vingt pas de là. Le chef de cettetroupe, s’approchant de Paul et de Virginie, leur dit&|160;:«&|160;Bons petits Blancs, n’ayez pas peur&|160;; nous vous avonsvus passer ce matin avec une négresse de la Rivière Noire&|160;;vous alliez demander sa grâce à son mauvais maître&|160;: enreconnaissance nous vous reporterons chez vous sur nosépaules.&|160;» Alors il fit un signe, et quatre Noirs marrons desplus robustes firent aussitôt un brancard avec des branchesd’arbres et des lianes, y placèrent Paul et Virginie, les mirentsur leurs épaules&|160;; et Domingue marchant devant eux avec sonflambeau, ils se mirent en route aux cris de joie de toute latroupe, qui les comblait de bénédictions. Virginie attendrie disaità Paul&|160;: «&|160;Oh, mon ami&|160;! jamais Dieu ne laisse unbienfait sans récompense.&|160;»

Ils arrivèrent vers le milieu de la nuit aupied de leur Montagne, dont les croupes étaient éclairées deplusieurs feux. À peine ils la montaient qu’ils entendirent desvoix qui criaient&|160;: «&|160;Est-ce vous, mesenfants&|160;?&|160;» Ils répondirent avec les Noirs&|160;:«&|160;Oui, c’est nous&|160;»&|160;; et bientôt ils aperçurentleurs mères et Marie qui venaient au-devant d’eux avec des tisonsflambants. «&|160;Malheureux enfants, dit madame de la Tour, d’oùvenez-vous&|160;? dans quelles angoisses vous nous avezjetées&|160;! – Nous venons, dit Virginie, de la Rivière Noiredemander la grâce d’une pauvre esclave marronne, à qui j’ai donnéce matin le déjeuner de la maison, parce qu’elle mourait defaim&|160;; et voilà que les Noirs marrons nous ont ramenés.&|160;»Madame de la Tour embrassa sa fille sans pouvoir parler&|160;; etVirginie, qui sentit son visage mouillé des larmes de sa mère, luidit&|160;: «&|160;Vous me payez de tout le mal que j’aisouffert&|160;» Marguerite, ravie de joie, serrait Paul dans sesbras, et lui disait&|160;: «&|160;Et toi aussi, mon fils, tu asfait une bonne action.&|160;» Quand elles furent arrivées dans leurcase avec leurs enfants, elles donnèrent bien à manger aux Noirsmarrons, qui s’en retournèrent dans leurs bois en leur souhaitanttoute sorte de prospérités.

Chaque jour était pour ces familles un jour debonheur et de paix. Ni l’envie ni l’ambition ne les tourmentaient.Elles ne désiraient point au dehors une vaine réputation que donnel’intrigue, et qu’ôte la calomnie&|160;; il leur suffisait d’être àelles-mêmes leurs témoins et leurs juges. Dans cette île, où, commedans toutes les colonies européennes, on n’est curieux qued’anecdotes malignes, leurs vertus et même leurs noms étaientignorés&|160;; seulement quand un passant demandait sur le chemindes Pamplemousses à quelques d’anecdotes malignes, leurs vertus etmême leurs noms étaient ignorés&|160;; seulement quand un passantdemandait sur le chemin des Pamplemousses à quelques habitants dela plaine&|160;: «&|160;Qui est-ce qui demeure là-haut dans cespetites cases&|160;?&|160;» ceux-ci répondaient sans lesconnaître&|160;: «&|160;Ce sont de bonnes gens.&|160;» Ainsi desviolettes, sous des buissons épineux, exhalent au loin leurs douxparfums, quoiqu’on ne les voie pas.

Elles avaient banni de leurs conversations lamédisance, qui, sous une apparence de justice, disposenécessairement le cœur à la haine ou à la fausseté&|160;; car ilest impossible de ne pas haïr les hommes si on les croit méchants,et de vivre avec les méchants si on ne leur cache sa haine sous defausses apparences de bienveillance. Ainsi la médisance nous obliged’être mal avec les autres ou avec nous-mêmes. Mais, sans juger deshommes en particulier, elles ne s’entretenaient que des moyens defaire du bien à tous en général&|160;; et quoiqu’elles n’en eussentpas le pouvoir, elles en avaient une volonté perpétuelle qui lesremplissait d’une bienveillance toujours prête à s’étendreau-dehors. En vivant donc dans la solitude, loin d’être sauvages,elles étaient devenues plus humaines. Si l’histoire scandaleuse dela société ne fournissait point de matière à leurs conversations,celle de la nature les remplissait de ravissement et de joie. Ellesadmiraient avec transport le pouvoir d’une providence qui par leursmains avait répandu au milieu de ces arides rochers l’abondance,les grâces, les plaisirs purs, simples, et toujoursrenaissants.

Paul, à l’âge de douze ans, plus robuste etplus intelligent que les Européens à quinze, avait embelli ce quele Noir Domingue ne faisait que cultiver. Il allait avec lui dansles bois voisins déraciner de jeunes plants de citronniers,d’orangers, de tamarins dont la tête ronde est d’un si beau vert,et d’attiers dont le fruit est plein d’une crème sucrée qui a leparfum de la fleur d’orange&|160;: il plantait ces arbres déjàgrands autour de cette enceinte. Il y avait semé des grainesd’arbres qui dès la seconde année portent des fleurs ou des fruits,tels que l’agathis, où pendent tout autour, comme les cristaux d’unlustre, de longues grappes de fleurs blanches&|160;; le lilas dePerse, qui élève droit en l’air ses girandoles gris de lin&|160;;le papayer, dont le tronc sans branches, formé en colonne hérisséede melons verts, porte un chapiteau de larges feuilles semblables àcelle du figuier.

Il y avait planté encore des pépins et desnoyaux de badamiers, de manguiers, d’avocats, de goyaviers, dejaques et de jameroses. La plupart de ces arbres donnaient déjà àleur jeune maître de l’ombrage et des fruits. Sa main laborieuseavait répandu la fécondité jusque dans les lieux les plus stérilesde cet enclos. Diverses espèces d’aloès, la raquette chargée defleurs jaunes fouettées de rouge, les cierges épineux, s’élevaientsur les têtes noires des roches, et semblaient vouloir atteindreaux longues lianes, chargées de fleurs bleues ou écarlates, quipendaient çà et là le long des escarpements de la montagne.

Il avait disposé ces végétaux de manière qu’onpouvait jouir de leur vue d’un seul coup d’œil. Il avait planté aumilieu de ce bassin les herbes qui s’élèvent peu, ensuite lesarbrisseaux, puis les arbres moyens, et enfin les grands arbres quien bordaient la circonférence&|160;; de sorte que ce vaste enclosparaissait de son centre comme un amphithéâtre de verdure, defruits et de fleurs, renfermant des plantes potagères, des lisièresde prairies, et des champs de riz et de blé. Mais en assujettissantces végétaux à son plan, il ne s’était pas écarté de celui de lanature&|160;; guidé par ses indications, il avait mis dans leslieux élevés ceux dont les semences sont volatiles, et sur le borddes eaux ceux dont les graines sont faites pour flotter&|160;:ainsi chaque végétal croissait dans son site propre et chaque siterecevait de son végétal sa parure naturelle. Les eaux quidescendent du sommet de ces roches formaient au fond du vallon, icides fontaines, là de larges miroirs qui répétaient au milieu de laverdure les arbres en fleurs, les rochers, et l’azur des cieux.

Malgré la grande irrégularité de ce terraintoutes ces plantations étaient pour la plupart aussi accessibles autoucher qu’à la vue&|160;: à la vérité nous l’aidions tous de nosconseils et de nos secours pour en venir à bout. Il avait pratiquéun sentier qui tournait autour de ce bassin et dont plusieursrameaux venaient se rendre de la circonférence au centre. Il avaittiré parti des lieux les plus raboteux, et accordé par la plusheureuse harmonie la facilité de la promenade avec l’aspérité dusol, et les arbres domestiques avec les sauvages. De cette énormequantité de pierres roulantes qui embarrasse maintenant ces cheminsainsi que la plupart du terrain de cette île, il avait formé çà etlà des pyramides, dans les assises desquelles il avait mêlé de laterre et des racines de rosiers, de poincillades, et d’autresarbrisseaux qui se plaisent dans les roches&|160;; en peu de tempsces pyramides sombres et brutes furent couvertes de verdure, ou del’éclat des plus belles fleurs. Les ravins bordés de vieux arbresinclinés sur leurs bords formaient des souterrains voûtésinaccessibles à la chaleur, où l’on allait prendre le frais pendantle jour. Un sentier conduisait dans un bosquet d’arbres sauvages,au centre duquel croissait à l’abri des vents un arbre domestiquechargé de fruits. Là était une moisson, ici un verger. Par cetteavenue on apercevait les maisons&|160;; par cette autre, lessommets inaccessibles de la montagne. Sous un bocage touffu detatamaques entrelacés de lianes on ne distinguait en plein midiaucun objet&|160;; sur la pointe de ce grand rocher voisin qui sortde la montagne on découvrait tous ceux de cet enclos, avec la merau loin, où apparaissait quelquefois un vaisseau qui venait del’Europe, ou qui y retournait. C’était sur ce rocher que cesfamilles se rassemblaient le soir, et jouissaient en silence de lafraîcheur de l’air, du parfum des fleurs, du murmure des fontaines,et des dernières harmonies de la lumière et des ombres.

Rien n’était plus agréable que les noms donnésà la plupart des retraites charmantes de ce labyrinthe. Ce rocherdont je viens de vous parler, d’où l’on me voyait venir de bienloin, s’appelait la Découverte de l’Amitié. Paul et Virginie, dansleurs jeux, y avaient planté un bambou, au haut duquel ilsélevaient un petit mouchoir blanc pour signaler mon arrivée dèsqu’ils m’apercevaient, ainsi qu’on élève un pavillon sur lamontagne voisine, à la vue d’un vaisseau en mer. L’idée me vint degraver une inscription sur la tige de ce roseau. Quelque plaisirque j’aie eu dans mes voyages à voir une statue ou un monument del’antiquité, j’en ai encore davantage à lire une inscription bienfaite&|160;; il me semble alors qu’une voix humaine sorte de lapierre, se fasse entendre à travers les siècles, et s’adressant àl’homme au milieu des déserts, lui dise qu’il n’est pas seul, etque d’autres hommes dans ces mêmes lieux ont senti, pensé, etsouffert comme lui&|160;: que si cette inscription est de quelquenation ancienne qui ne subsiste plus, elle étend notre âme dans leschamps de l’infini, et lui donne le sentiment de son immortalité,en lui montrant qu’une pensée a survécu à la ruine même d’unempire.

J’écrivis donc sur le petit mât de pavillon dePaul et de Virginie ces vers d’Horace&|160;:

… Fratres Helenae, lucida sidera,

Ventorumque regat pater,

Obstrictis aliis, praeter iapyga.

«&|160;Que les frères d’Hélène, astrescharmants comme vous, et que le père des vents vous dirigent, et nefassent souffler que le zéphyr.&|160;»

Je gravai ce vers de Virgile sur l’écorce d’untatamaque, à l’ombre duquel Paul s’asseyait quelquefois pourregarder au loin la mer agitée&|160;:

Fortunatus et ille deos qui novitagrestes&|160;!

«&|160;Heureux, mon fils, de ne connaître queles divinités champêtres&|160;!&|160;»

Et cet autre, au-dessus de la porte de lacabane de madame de la Tour, qui était leur lieud’assemblée&|160;:

At secura quies, et nescia fallerevita.

«&|160;Ici est une bonne conscience, et unevie qui ne sait pas tromper.&|160;»

Mais Virginie n’approuvait point monlatin&|160;; elle disait que ce que j’avais mis au pied de sagirouette était trop long et trop savant&|160;: «&|160;J’eussemieux aimé, ajoutait-elle, Toujours agitée, maisconstante. – Cette devise, lui répondis-je, conviendraitencore mieux à la vertu.&|160;» Ma réflexion la fit rougir.

Ces familles heureuses étendaient leurs âmessensibles à tout ce qui les environnait. Elles avaient donné lesnoms les plus tendres aux objets en apparence les plusindifférents. Un cercle d’orangers, de bananiers et de jamerosesplantés autour d’une pelouse, au milieu de laquelle Virginie etPaul allaient quelquefois danser, se nommait LaConcorde. Un vieux arbre, à l’ombre duquel madame de la Touret Marguerite s’étaient raconté leurs malheurs, s’appelaitLes Pleurs essuyés. Elles faisaient porter les noms deBretagne et de Normandie à de petitesportions de terre où elles avaient semé du blé, des fraises et despois. Domingue et Marie désirant, à l’imitation de leursmaîtresses, se rappeler les lieux de leur naissance en Afrique,appelaient Angola et Foullepointe deuxendroits où croissait l’herbe dont ils faisaient des paniers, et oùils avaient planté un calebassier. Ainsi, par ces productions deleurs climats, ces familles expatriées entretenaient les doucesillusions de leur pays et en calmaient les regrets dans une terreétrangère. Hélas&|160;! j’ai vu s’animer de mille appellationscharmantes les arbres, les fontaines, les rochers de ce lieumaintenant si bouleversé, et qui, semblable à un champ de la Grèce,n’offre plus que des ruines et des noms touchants.

Mais de tout ce que renfermait cette enceinterien n’était plus agréable que ce qu’on appelait le Repos deVirginie. Au pied du rocher la Découverte del’Amitié est un enfoncement d’où sort une fontaine, quiforme dès sa source une petite flaque d’eau, au milieu d’un préd’une herbe fine. Lorsque Marguerite eut mis Paul au monde je luifis présent d’un coco des Indes qu’on m’avait donné. Elle planta cefruit sur le bord de cette flaque d’eau, afin que l’arbre qu’ilproduirait servît un jour d’époque à la naissance de son fils.Madame de la Tour, à son exemple, y en planta un autre dans unesemblable intention dès qu’elle fut accouchée de Virginie. Ilnaquit de ces deux fruits deux cocotiers, qui formaient toutes lesarchives de ces deux familles&|160;; l’un se nommait l’arbre dePaul, et l’autre, l’arbre de Virginie. Ils crûrent tous deux, dansla même proportion que leurs jeunes maîtres, d’une hauteur un peuinégale, mais qui surpassait au bout de douze ans celle de leurscabanes. Déjà ils entrelaçaient leurs palmes, et laissaient pendreleurs jeunes grappes de cocos au-dessus du bassin de la fontaine.Excepté cette plantation on avait laissé cet enfoncement du rochertel que la nature l’avait orné. Sur ses flancs bruns et humidesrayonnaient en étoiles vertes et noires de larges capillaires, etflottaient au gré des vents des touffes de scolopendre suspenduescomme de longs rubans d’un vert pourpré. Près de là croissaient deslisières de pervenche, dont les fleurs sont presque semblables àcelles de la giroflée rouge, et des piments, dont les goussescouleur de sang sont plus éclatantes que le corail. Aux environs,l’herbe de baume, dont les feuilles sont en cœur, et les basilics àodeur de girofle, exhalaient les plus doux parfums. Du haut del’escarpement de la montagne pendaient des lianes semblables à desdraperies flottantes, qui formaient sur les flancs des rochers degrandes courtines de verdure. Les oiseaux de mer, attirés par cesretraites paisibles, y venaient passer la nuit. Au coucher dusoleil on y voyait voler le long des rivages de la mer le corbigeauet l’alouette marine, et au haut des airs la noire frégate, avecl’oiseau blanc du tropique, qui abandonnaient, ainsi que l’astre dujour, les solitudes de l’océan indien. Virginie aimait à se reposersur les bords de cette fontaine, décorée d’une pompe à la foismagnifique et sauvage. Souvent elle y venait laver le linge de lafamille à l’ombre des deux cocotiers. Quelquefois elle y menaitpaître ses chèvres. Pendant qu’elle préparait des fromages avecleur lait, elle se plaisait à les voir brouter les capillaires surles flancs escarpés de la roche, et se tenir en l’air sur une deses corniches comme sur un piédestal. Paul, voyant que ce lieuétait aimé de Virginie, y apporta de la forêt voisine des nids detoute sorte d’oiseaux. Les pères et les mères de ces oiseauxsuivirent leurs petits, et vinrent s’établir dans cette nouvellecolonie. Virginie leur distribuait de temps en temps des grains deriz, de maïs et de millet&|160;: dès qu’elle paraissait, les merlessiffleurs, les bengalis, dont le ramage est si doux, les cardinaux,dont le plumage est couleur de feu, quittaient leursbuissons&|160;; des perruches vertes comme des émeraudesdescendaient des lataniers voisins&|160;; des perdrix accouraientsous l’herbe&|160;: tous s’avançaient pêle-mêle jusqu’à ses piedscomme des poules. Paul et elle s’amusaient avec transport de leursjeux, de leurs appétits, et de leurs amours.

Aimables enfants, vous passiez ainsi dansl’innocence vos premiers jours en vous exerçant auxbienfaits&|160;! Combien de fois dans ce lieu vos mères, vousserrant dans leurs bras, bénissaient le ciel de la consolation quevous prépariez à leur vieillesse, et de vous voir entrer dans lavie sous de si heureux auspices&|160;! Combien de fois, à l’ombrede ces rochers, ai-je partagé avec elles vos repas champêtres quin’avaient coûté la vie à aucun animal&|160;! des calebasses pleinesde lait, des œufs frais, des gâteaux de riz sur des feuilles debananier, des corbeilles chargées de patates, de mangues,d’oranges, de grenades, de bananes, d’attes, d’ananas, offraient àla fois les mets les plus sains, les couleurs les plus gaies, etles sucs les plus agréables.

La conversation était aussi douce et aussiinnocente que ces festins&|160;: Paul y parlait souvent des travauxdu jour et de ceux du lendemain. Il méditait toujours quelque chosed’utile pour la société. Ici les sentiers n’étaient pascommodes&|160;; là on était mal assis&|160;; ces jeunes berceaux nedonnaient pas assez d’ombrage&|160;; Virginie serait mieux là.

Dans la saison pluvieuse ils passaient le jourtous ensemble dans la case, maîtres et serviteurs, occupés à fairedes nattes d’herbes et des paniers de bambou. On voyait rangés dansle plus grand ordre aux parois de la muraille des râteaux, deshaches, des bêches&|160;; et auprès de ces instruments del’agriculture les productions qui en étaient les fruits, des sacsde riz, des gerbes de blé, et des régimes de bananes. Ladélicatesse s’y joignait toujours à l’abondance. Virginie,instruite par Marguerite et par sa mère, y préparait des sorbets etdes cordiaux avec le jus des cannes à sucre, des citrons et descédrats.

La nuit venue, ils soupaient à la lueur d’unelampe&|160;; ensuite madame de la Tour ou Marguerite racontaitquelques histoires de voyageurs égarés la nuit dans les bois del’Europe infestés de voleurs, ou le naufrage de quelque vaisseaujeté par la tempête sur les rochers d’une île déserte. À ces récitsles âmes sensibles de leurs enfants s’enflammaient&|160;; ilspriaient le ciel de leur faire la grâce d’exercer quelque jourl’hospitalité envers de semblables malheureux. Cependant les deuxfamilles se séparaient pour aller prendre du repos, dansl’impatience de se revoir le lendemain. Quelquefois elless’endormaient au bruit de la pluie qui tombait par torrents sur lacouverture de leurs cases, ou à celui des vents qui leurapportaient le murmure lointain des flots qui se brisaient sur lerivage. Elles bénissaient Dieu de leur sécurité personnelle, dontle sentiment redoublait par celui du danger éloigné.

De temps en temps madame de la Tour lisaitpubliquement quelque histoire touchante de l’Ancien ou du NouveauTestament. Ils raisonnaient peu sur ces livres sacrés&|160;; carleur théologie était toute en sentiment, comme celle de la nature,et leur morale toute en action, comme celle de l’Évangile. Ilsn’avaient point de jours destinés aux plaisirs et d’autres à latristesse. Chaque jour était pour eux un jour de fête, et tout cequi les environnait un temple divin, où ils admiraient sans cesseune Intelligence infinie, toute-puissante, et amie deshommes&|160;; ce sentiment de confiance dans le pouvoir suprême lesremplissait de consolation pour le passé, de courage pour leprésent, et d’espérance pour l’avenir. Voilà comme ces femmes,forcées par le malheur de rentrer dans la nature, avaient développéen elles-mêmes et dans leurs enfants ces sentiments que donne lanature pour nous empêcher de tomber dans le malheur.

Mais comme il s’élève quelquefois dans l’âmela mieux réglée des nuages qui la troublent, quand quelque membrede leur société paraissait triste, tous les autres se réunissaientautour de lui, et l’enlevaient aux pensées amères, plus par dessentiments que par des réflexions. Chacun y employait son caractèreparticulier&|160;; Marguerite, une gaieté vive&|160;; madame de laTour, une théologie douce&|160;; Virginie, des caressestendres&|160;; Paul, de la franchise et de la cordialité&|160;;Marie et Domingue même venaient à son secours. Ils s’affligeaients’ils le voyaient affligé, et ils pleuraient s’ils le voyaientpleurer. Ainsi des plantes faibles s’entrelacent ensemble pourrésister aux ouragans.

Dans la belle saison ils allaient tous lesdimanches à la messe à l’église des Pamplemousses dont vous voyezle clocher là-bas dans la plaine. Il y venait des habitants riches,en palanquin, qui s’empressèrent plusieurs fois de faire laconnaissance de ces familles si unies, et de les inviter à desparties de plaisir. Mais elles repoussèrent toujours leurs offresavec honnêteté et respect, persuadées que les gens puissants nerecherchent les faibles que pour avoir des complaisants, et qu’onne peut être complaisant qu’en flattant les passions d’autrui,bonnes et mauvaises. D’un autre côté elles n’évitaient pas avecmoins de soin l’accointance des petits habitants pour l’ordinairejaloux, médisants et grossiers. Elles passèrent d’abord auprès desuns pour timides, et auprès des autres pour fières&|160;; mais leurconduite réservée était accompagnée de marques de politesse siobligeantes, surtout envers les misérables, qu’elles acquirentinsensiblement le respect des riches et la confiance despauvres.

Après la messe on venait souvent les requérirde quelque bon office. C’était une personne affligée qui leurdemandait des conseils, ou un enfant qui les priait de passer chezsa mère malade dans un des quartiers voisins. Elles portaienttoujours avec elles quelques recettes utiles aux maladiesordinaires aux habitants, et elles y joignaient la bonne grâce, quidonne tant de prix aux petits services. Elles réussissaient surtoutà bannir les peines de l’esprit, si intolérables dans la solitudeet dans un corps infirme. Madame de la Tour parlait avec tant deconfiance de la Divinité que le malade en l’écoutant la croyaitprésente. Virginie revenait bien souvent de là les yeux humides delarmes, mais le cœur rempli de joie, car elle avait eu l’occasionde faire du bien. C’était elle qui préparait d’avance les remèdesnécessaires aux malades, et qui les leur présentait avec une grâceineffable. Après ces visites d’humanité, elles prolongeaientquelquefois leur chemin par la vallée de la Montagne Longue jusquechez moi, où je les attendais à dîner sur les bords de la petiterivière qui coule dans mon voisinage. Je me procurais pour cesoccasions quelques bouteilles de vin vieux, afin d’augmenter lagaieté de nos repas indiens par ces douces et cordiales productionsde l’Europe. D’autres fois nous nous donnions rendez-vous sur lesbords de la mer, à l’embouchure de quelques autres petitesrivières, qui ne sont guère ici que de grands ruisseaux&|160;: nousy apportions de l’habitation des provisions végétales que nousjoignions à celles que la mer nous fournissait en abondance. Nouspêchions sur ses rivages des cabots, des polypes, des rougets, deslangoustes, des chevrettes, des crabes, des oursins, des huîtres,et des coquillages de toute espèce. Les sites les plus terriblesnous procuraient souvent les plaisirs les plus tranquilles.Quelquefois, assis sur un rocher, à l’ombre d’un veloutier, nousvoyions les flots du large venir se briser à nos pieds avec unhorrible fracas. Paul, qui nageait d’ailleurs comme un poisson,s’avançait quelquefois sur les récifs au-devant des lames, puis àleur approche il fuyait sur le rivage devant leurs grandes volutesécumeuses et mugissantes qui le poursuivaient bien avant sur lagrève. Mais Virginie à cette vue jetait des cris perçants, etdisait que ces jeux-là lui faisaient grand-peur.

Nos repas étaient suivis des chants et desdanses de ces deux jeunes gens. Virginie chantait le bonheur de lavie champêtre, et les malheurs des gens de mer que l’avarice porteà naviguer sur un élément furieux, plutôt que de cultiver la terre,qui donne paisiblement tant de biens. Quelquefois, à la manière desNoirs, elle exécutait avec Paul une pantomime. La pantomime est lepremier langage de l’homme&|160;; elle est connue de toutes lesnations&|160;; elle est si naturelle et si expressive que lesenfants des Blancs ne tardent pas à l’apprendre dès qu’ils ont vuceux des Noirs s’y exercer. Virginie se rappelant, dans leslectures que lui faisait sa mère, les histoires qui l’avaient leplus touchée, en rendait les principaux événements avec beaucoup denaïveté. Tantôt, au son du tam-tam de Domingue, elle se présentaitsur la pelouse, portant une cruche sur sa tête, elle s’avançaitavec timidité à la source d’une fontaine voisine pour y puiser del’eau. Domingue et Marie, représentant les bergers de Madian, luien défendaient l’approche et feignaient de la repousser. Paulaccourait à son secours, battait les bergers, remplissait la cruchede Virginie, et en la lui posant sur la tête il lui mettait en mêmetemps une couronne de fleurs rouges de pervenche qui relevait lablancheur de son teint. Alors, me prêtant à leurs jeux, je mechargeais du personnage de Raguel, et j’accordais à Paul ma filleSéphora en mariage.

Une autre fois elle représentait l’infortunéeRuth qui retourne veuve et pauvre dans son pays, où elle se trouveétrangère après une longue absence. Domingue et Mariecontrefaisaient les moissonneurs. Virginie feignait de glaner çà etlà sur leurs pas quelques épis de blé. Paul, imitant la gravitéd’un patriarche, l’interrogeait&|160;; elle répondait en tremblantà ses questions. Bientôt ému de pitié il accordait l’hospitalité àl’innocence, et un asile à l’infortune&|160;; il remplissait letablier de Virginie de toutes sortes de provisions, et l’amenaitdevant nous, comme devant les anciens de la ville, en déclarantqu’il la prenait en mariage malgré son indigence. Madame de laTour, à cette scène, venant à se rappeler l’abandon où l’avaientlaissée ses propres parents, son veuvage, la bonne réception quelui avait faite Marguerite, suivie maintenant de l’espoir d’unmariage heureux entre leurs enfants, ne pouvait s’empêcher depleurer&|160;; et ce souvenir confus de maux et de biens nousfaisait verser à tous des larmes de douleur et de joie.

Ces drames étaient rendus avec tant de véritéqu’on se croyait transporté dans les champs de la Syrie ou de laPalestine. Nous ne manquions point de décorations, d’illuminationset d’orchestre convenables à ce spectacle. Le lieu de la scèneétait pour l’ordinaire au carrefour d’une forêt dont les percésformaient autour de nous plusieurs arcades de feuillage&|160;: nousétions à leur centre abrités de la chaleur pendant toute lajournée&|160;; mais quand le soleil était descendu à l’horizon, sesrayons, brisés par les troncs des arbres, divergeaient dans lesombres de la forêt en longues gerbes lumineuses qui produisaient leplus majestueux effet. Quelquefois son disque tout entierparaissait à l’extrémité d’une avenue et la rendait touteétincelante de lumière. Le feuillage des arbres, éclairés endessous de ses rayons safranés, brillait des feux de la topaze etde l’émeraude&|160;; leurs troncs mousseux et bruns paraissaientchangés en colonnes de bronze antique&|160;; et les oiseaux déjàretirés en silence sous la sombre feuillée pour y passer la nuit,surpris de revoir une seconde aurore, saluaient tous à la foisl’astre du jour par mille et mille chansons.

La nuit nous surprenait bien souvent dans cesfêtes champêtres&|160;; mais la pureté de l’air et la douceur duclimat nous permettaient de dormir sous un ajoupa, au milieu desbois, sans craindre d’ailleurs les voleurs ni de près ni de loin.Chacun le lendemain retournait dans sa case, et la retrouvait dansl’état où il l’avait laissée. Il y avait alors tant de bonne foi etde simplicité dans cette île sans commerce, que les portes debeaucoup de maisons ne fermaient point à la clef, et qu’une serrureétait un objet de curiosité pour plusieurs Créoles.

Mais il y avait dans l’année des jours quiétaient pour Paul et Virginie des jours de plus grandesréjouissances&|160;; c’étaient les fêtes de leurs mères. Virginiene manquait pas la veille de pétrir et de cuire des gâteaux defarine de froment, qu’elle envoyait à de pauvres familles deBlancs, nées dans l’île, qui n’avaient jamais mangé de paind’Europe, et qui sans aucun secours de Noirs, réduites à vivre demanioc au milieu des bois, n’avaient pour supporter la pauvreté nila stupidité qui accompagne l’esclavage, ni le courage qui vient del’éducation. Ces gâteaux étaient les seuls présents que Virginiepût faire de l’aisance de l’habitation&|160;; mais elle y joignaitune bonne grâce qui leur donnait un grand prix. D’abord c’étaitPaul qui était chargé de les porter lui-même à ces familles, etelles s’engageaient en les recevant de venir le lendemain passer lajournée chez madame de la Tour et Marguerite. On voyait alorsarriver une mère de famille avec deux ou trois misérables filles,jaunes, maigres, et si timides qu’elles n’osaient lever les yeux.Virginie les mettait bientôt à leur aise&|160;; elle leur servaitdes rafraîchissements, dont elle relevait la bonté par quelquecirconstance particulière qui en augmentait selon ellel’agrément&|160;: cette liqueur avait été préparée par Marguerite,cette autre par sa mère&|160;; son frère avait cueilli lui-même cefruit au haut d’un arbre. Elle engageait Paul à les faire danser.Elle ne les quittait point qu’elle ne les vît contentes etsatisfaites&|160;; elle voulait qu’elles fussent joyeuses de lajoie de sa famille. «&|160;On ne fait son bonheur, disait-elle,qu’en s’occupant de celui des autres.&|160;» Quand elles s’enretournaient elle les engageait d’emporter ce qui paraissait leuravoir fait plaisir, couvrant la nécessité d’agréer ses présents duprétexte de leur nouveauté ou de leur singularité. Si elleremarquait trop de délabrement dans leurs habits, elle choisissait,avec l’agrément de sa mère, quelques-uns des siens, et ellechargeait Paul d’aller secrètement les déposer à la porte de leurscases. Ainsi elle faisait le bien, à l’exemple de la Divinité,cachant la bienfaitrice, et montrant le bienfait.

Vous autres Européens, dont l’esprit seremplit dès l’enfance de tant de préjugés contraires au bonheur,vous ne pouvez concevoir que la nature puisse donner tant delumières et de plaisirs. Votre âme, circonscrite dans une petitesphère de connaissances humaines, atteint bientôt le terme de sesjouissances artificielles&|160;: mais la nature et le cœur sontinépuisables. Paul et Virginie n’avaient ni horloges, ni almanachs,ni livres de chronologie, d’histoire, et de philosophie. Lespériodes de leur vie se réglaient sur celles de la nature. Ilsconnaissaient les heures du jour par l’ombre des arbres&|160;; lessaisons, par les temps où ils donnent leurs fleurs ou leursfruits&|160;; et les années, par le nombre de leurs récoltes. Cesdouces images répandaient les plus grands charmes dans leursconversations. «&|160;Il est temps de dîner, disait Virginie à lafamille, les ombres des bananiers sont à leurs pieds&|160;»&|160;;ou bien&|160;: «&|160;La nuit s’approche, les tamarins fermentleurs feuilles. – Quand viendrez-vous nous voir&|160;? lui disaientquelques amies du voisinage. – Aux cannes de sucre, répondaitVirginie. – Votre visite nous sera encore plus douce et plusagréable, reprenaient ces jeunes filles.&|160;» Quand onl’interrogeait sur son âge et sur celui de Paul&|160;: «&|160;Monfrère, disait-elle, est de l’âge du grand cocotier de la fontaine,et moi de celui du plus petit. Les manguiers ont donné douze foisleurs fruits, et les orangers vingt-quatre fois leurs fleurs depuisque je suis au monde.&|160;» Leur vie semblait attachée à celle desarbres comme celle des faunes et des dryades&|160;: ils neconnaissaient d’autres époques historiques que celles de la vie deleurs mères, d’autre chronologie que celle de leurs vergers, etd’autre philosophie que de faire du bien à tout le monde, et de serésigner à la volonté de Dieu.

Après tout qu’avaient besoin ces jeunes gensd’être riches et savants à notre manière&|160;? leurs besoins etleur ignorance ajoutaient encore à leur félicité. Il n’y avaitpoint de jour qu’ils ne se communiquassent quelques secours ouquelques lumières&|160;: oui, des lumières&|160;; et quand il s’yserait mêlé quelques erreurs, l’homme pur n’en a point dedangereuses à craindre. Ainsi croissaient ces deux enfants de lanature. Aucun souci n’avait ridé leur front, aucune intempérancen’avait corrompu leur sang, aucune passion malheureuse n’avaitdépravé leur cœur&|160;: l’amour, l’innocence, la piété,développaient chaque jour la beauté de leur âme en grâcesineffables, dans leurs traits, leurs attitudes et leurs mouvements.Au matin de la Vie, ils en avaient toute la fraîcheur&|160;: telsdans le jardin d’Eden parurent nos premiers parents, lorsque,sortant des mains de Dieu, ils se virent, s’approchèrent, etconversèrent d’abord comme frère et comme sœur. Virginie, douce,modeste, confiante comme Ève&|160;; et Paul, semblable à Adam,ayant la taille d’un homme avec la simplicité d’un enfant.

Quelquefois seul avec elle (il me l’a millefois raconté), il lui disait au retour de ses travaux&|160;:«&|160;Lorsque je suis fatigué ta vue me délasse. Quand du haut dela montagne je t’aperçois au fond de ce vallon, tu me parais aumilieu de nos vergers comme un bouton de rose. Si tu marches versla maison de nos mères, la perdrix qui court vers ses petits a uncorsage moins beau et une démarche moins légère. Quoique je teperde de vue à travers les arbres, je n’ai pas besoin de te voirpour te retrouver&|160;; quelque chose de toi que je ne puis direreste pour moi dans l’air où tu passes, sur l’herbe où tut’assieds. Lorsque je t’approche, tu ravis tous mes sens. L’azur duciel est moins beau que le bleu de tes yeux&|160;; le chant desbengalis, moins doux que le son de ta voix. Si je te toucheseulement du bout du doigt, tout mon corps frémit de plaisir.Souviens-toi du jour où nous passâmes à travers les caillouxroulants de la rivière des Trois-Mamelles. En arrivant sur sesbords j’étais déjà bien fatigué&|160;; mais quand je t’eus prisesur mon dos il me semblait que j’avais des ailes comme un oiseau.Dis-moi par quel charme tu as pu m’enchanter. Est-ce par tonesprit&|160;? mais nos mères en ont plus que nous deux. Est-ce partes caresses&|160;? mais elles m’embrassent plus souvent que toi.Je crois que c’est par ta bonté. Je n’oublierai jamais que tu asmarché nu-pieds jusqu’à la Rivière Noire pour demander la grâced’une pauvre esclave fugitive. Tiens, ma bien-aimée, prends cettebranche fleurie de citronnier que j’ai cueillie dans laforêt&|160;; tu la mettras la nuit près de ton lit. Mange ce rayonde miel&|160;; je l’ai pris pour toi au haut d’un rocher. Maisauparavant repose-toi sur mon sein, et je serai délassé.&|160;»

Virginie lui répondait&|160;: «&|160;Ô monfrère&|160;! les rayons du soleil au matin, au haut de ces rochers,me donnent moins de joie que ta présence. J’aime bien ma mère,j’aime bien la tienne&|160;; mais quand elles t’appellent mon filsje les aime encore davantage. Les caresses qu’elles te font me sontplus sensibles que celles que j’en reçois. Tu me demandes pourquoitu m’aimes&|160;; mais tout ce qui a été élevé ensemble s’aime.Vois nos oiseaux&|160;; élevés dans les mêmes nids, ils s’aimentcomme nous&|160;; ils sont toujours ensemble comme nous. Écoutecomme ils s’appellent et se répondent d’un arbre à l’autre&|160;:de même quand l’écho me fait entendre les airs que tu joues sur taflûte, au haut de la montagne, j’en répète les paroles au fond dece vallon. Tu m’es cher, surtout depuis le jour où tu voulais tebattre pour moi contre le maître de l’esclave. Depuis ce temps-là,je me suis dit bien des fois&|160;: Ah&|160;! mon frère a un boncœur&|160;; sans lui je serais morte d’effroi. Je prie Dieu tousles jours pour ma mère, pour la tienne, pour toi, pour nos pauvresserviteurs&|160;; mais quand je prononce ton nom il me semble quema dévotion augmente. Je demande si instamment à Dieu qu’il net’arrive aucun mal&|160;! Pourquoi vas-tu si loin et si haut mechercher des fruits et des fleurs&|160;? n’en avons-nous pas assezdans le jardin&|160;? Comme te voilà fatigué&|160;! tu es tout ennage.&|160;» Et avec son petit mouchoir blanc elle lui essuyait lefront et les joues, et elle lui donnait plusieurs baisers.

Cependant depuis quelque temps Virginie sesentait agitée d’un mal inconnu. Ses beaux yeux bleus se marbraientde noir&|160;; son teint jaunissait&|160;; une langueur universelleabattait son corps. La sérénité n’était plus sur son front, ni lesourire sur ses lèvres. On la voyait tout à coup gaie sans joie, ettriste sans chagrin. Elle fuyait ses jeux innocents, ses douxtravaux, et la société de sa famille bien-aimée. Elle errait çà etlà dans les lieux les plus solitaires de l’habitation, cherchantpartout du repos, et ne le trouvant nulle part. Quelquefois, à lavue de Paul, elle allait vers lui en folâtrant&|160;; puis tout àcoup, près de l’aborder, un embarras subit la saisissait&|160;; unrouge vif colorait ses joues pâles, et ses yeux n’osaient pluss’arrêter sur les siens. Paul lui disait&|160;: «&|160;La verdurecouvre ces rochers, nos oiseaux chantent quand ils te voient&|160;;tout est gai autour de toi, toi seule est triste.&|160;» Et ilcherchait à la ranimer en l’embrassant&|160;; mais elle détournaitla tête, et fuyait tremblante vers sa mère. L’infortunée se sentaittroublée par les caresses de son frère. Paul ne comprenait rien àdes caprices si nouveaux et si étranges. Un mal n’arrive guèreseul.

Un de ces étés qui désolent de temps à autreles terres situées entre les tropiques vint étendre ici sesravages. C’était vers la fin de décembre, lorsque le soleil aucapricorne échauffe pendant trois semaines l’Île de France de sesfeux verticaux. Le vent du sud-est qui y règne presque toutel’année n’y soufflait plus. De longs tourbillons de poussières’élevaient sur les chemins, et restaient suspendus en l’air. Laterre se fendait de toutes parts&|160;; l’herbe était brûlée&|160;;des exhalaisons chaudes sortaient du flanc des montagnes, et laplupart de leurs ruisseaux étaient desséchés. Aucun nuage ne venaitdu côté de la mer. Seulement pendant le jour des vapeurs roussess’élevaient de dessus ses plaines, et paraissaient au coucher dusoleil comme les flammes d’un incendie. La nuit même n’apportaitaucun rafraîchissement à l’atmosphère embrasée. L’orbe de la lune,tout rouge, se levait, dans un horizon embrumé, d’une grandeurdémesurée. Les troupeaux abattus sur les flancs des collines, lecou tendu vers le ciel, aspirant l’air, faisaient retentir lesvallons de tristes mugissements. Le Cafre même qui les conduisaitse couchait sur la terre pour y trouver de la fraîcheur&|160;; maispartout le sol était brûlant, et l’air étouffant retentissait dubourdonnement des insectes qui cherchaient à se désaltérer dans lesang des hommes et des animaux.

Dans une de ces nuits ardentes, Virginiesentit redoubler tous les symptômes de son mal. Elle se levait,elle s’asseyait, elle se recouchait, et ne trouvait dans aucuneattitude ni le sommeil ni le repos. Elle s’achemine, à la clarté dela lune, vers sa fontaine&|160;; elle en aperçoit la source qui,malgré la sécheresse, coulait encore en filets d’argent sur lesflancs bruns du rocher. Elle se plonge dans son bassin. D’abord lafraîcheur ranime ses sens, et mille souvenirs agréables seprésentent à son esprit. Elle se rappelle que dans son enfance samère et Marguerite s’amusaient à la baigner avec Paul dans ce mêmelieu&|160;; que Paul ensuite, réservant ce bain pour elle seule, enavait creusé le lit, couvert le fond de sable, et semé sur sesbords des herbes aromatiques. Elle entrevoit dans l’eau, sur sesbras nus et sur son sein, les reflets des deux palmiers plantés àla naissance de son frère et à la sienne, qui entrelaçaientau-dessus de sa tête leurs rameaux verts et leurs jeunes cocos.Elle pense à l’amitié de Paul, plus douce que les parfums, pluspure que l’eau des fontaines, plus forte que les palmiersunis&|160;; et elle soupire. Elle songe à la nuit, à la solitude,et un feu dévorant la saisit. Aussitôt elle sort, effrayée de cesdangereux ombrages et de ces eaux plus brûlantes que les soleils dela zone torride. Elle court auprès de sa mère chercher un appuicontre elle-même. Plusieurs fois, voulant lui raconter ses peines,elle lui pressa les mains dans les siennes&|160;; plusieurs foiselle fut près de prononcer le nom de Paul, mais son cœur oppressélaissa sa langue sans expression, et posant sa tête sur le seinmaternel elle ne put que l’inonder de ses larmes.

Madame de la Tour pénétrait bien la cause dumal de sa fille, mais elle n’osait elle-même lui en parler.«&|160;Mon enfant, lui disait-elle, adresse-toi à Dieu, qui disposeà son gré de la santé et de la vie. Il t’éprouve aujourd’hui pourte récompenser demain. Songe que nous ne sommes sur la terre quepour exercer la vertu.&|160;»

Cependant ces chaleurs excessives élevèrent del’océan des vapeurs qui couvrirent l’île comme un vaste parasol.Les sommets des montagnes les rassemblaient autour d’eux, et delongs sillons de feu sortaient de temps en temps de leurs pitonsembrumés. Bientôt des tonnerres affreux firent retentir de leurséclats les bois, les plaines et les vallons&|160;; des pluiesépouvantables, semblables à des cataractes, tombèrent du ciel. Destorrents écumeux se précipitaient le long des flancs de cettemontagne&|160;: le fond de ce bassin était devenu une mer&|160;; leplateau où sont assises les cabanes, une petite île&|160;; etl’entrée de ce vallon, une écluse par où sortaient pêle-mêle avecles eaux mugissantes les terres, les arbres et les rochers.

Toute la famille tremblante priait Dieu dansla case de madame de la Tour, dont le toit craquait horriblementpar l’effort des vents. Quoique la porte et les contrevents enfussent bien fermés, tous les objets s’y distinguaient à traversles jointures de la charpente, tant les éclairs étaient vifs etfréquents. L’intrépide Paul, suivi de Domingue, allait d’une case àl’autre malgré la fureur de la tempête, assurant ici une paroi avecun arc-boutant, et enfonçant là un pieu&|160;: il ne rentrait quepour consoler la famille par l’espoir prochain du retour du beautemps. En effet sur le soir la pluie cessa&|160;; le vent alizé dusud-est reprit son cours ordinaire&|160;; les nuages orageux furentjetés vers le nord-ouest, et le soleil couchant parut àl’horizon.

Le premier désir de Virginie fut de revoir lelieu de son repos. Paul s’approcha d’elle d’un air timide, et luiprésenta son bras pour l’aider à marcher. Elle l’accepta ensouriant, et ils sortirent ensemble de la case. L’air était fraiset sonore. Des fumées blanches s’élevaient sur les croupes de lamontagne sillonnée çà et là de l’écume des torrents qui tarissaientde tous côtés. Pour le jardin, il était tout bouleversé pard’affreux ravins&|160;; la plupart des arbres fruitiers avaientleurs racines en haut&|160;; de grands amas de sable couvraient leslisières des prairies, et avaient comblé le bain de Virginie.Cependant les deux cocotiers étaient debout et bienverdoyants&|160;; mais il n’y avait plus aux environs ni gazons, niberceaux, ni oiseaux, excepté quelques bengalis qui, sur la pointedes rochers voisins, déploraient par des chants plaintifs la pertede leurs petits.

À la vue de cette désolation, Virginie dit àPaul&|160;: «&|160;Vous aviez apporté ici des oiseaux, l’ouraganles a tués. Vous aviez planté ce jardin, il est détruit. Tout péritsur la terre&|160;; il n’y a que le ciel qui ne changepoint.&|160;» Paul lui répondit&|160;: «&|160;Que ne puis-je vousdonner quelque chose du ciel&|160;! mais je ne possède rien, mêmesur la terre.&|160;» Virginie reprit, en rougissant&|160;:«&|160;Vous avez à vous le portrait de saint Paul.&|160;» À peineeut-elle parlé qu’il courut le chercher dans la case de sa mère. Ceportrait était une petite miniature représentant l’ermite Paul.Marguerite y avait une grande dévotion&|160;; elle l’avait portélongtemps suspendu à son cou étant fille&|160;; ensuite, devenuemère, elle l’avait mis à celui de son enfant. Il était même arrivéqu’étant enceinte de lui, et délaissée de tout le monde, à force decontempler l’image de ce bienheureux solitaire, son fruit en avaitcontracté quelque ressemblance&|160;; ce qui l’avait décidée à luien faire porter le nom, et à lui donner pour patron un saint quiavait passé sa vie loin des hommes, qui l’avaient abusée, puisabandonnée. Virginie, en recevant ce petit portrait des mains dePaul, lui dit d’un ton ému&|160;: «&|160;Mon frère, il ne me serajamais enlevé tant que je vivrai, et je n’oublierai jamais que tum’as donné la seule chose que tu possèdes au monde.&|160;» À ce tond’amitié, à ce retour inespéré de familiarité et de tendresse, Paulvoulut l’embrasser&|160;; mais aussi légère qu’un oiseau elle luiéchappa, et le laissa hors de lui, ne concevant rien à une conduitesi extraordinaire.

Cependant Marguerite disait à madame de laTour&|160;: «&|160;Pourquoi ne marions-nous pas nos enfants&|160;?Ils ont l’un pour l’autre une passion extrême dont mon fils nes’aperçoit pas encore. Lorsque la nature lui aura parlé, en vainnous veillons sur eux, tout est à craindre.&|160;» Madame de laTour lui répondit&|160;: «&|160;Ils sont trop jeunes et troppauvres. Quel chagrin pour nous si Virginie mettait au monde desenfants malheureux, qu’elle n’aurait peut-être pas la forced’élever&|160;! Ton Noir Domingue est bien cassé&|160;; Marie estinfirme. Moi-même, chère amie, depuis quinze ans je me sens fortaffaiblie. On vieillit promptement dans les pays chauds, et encoreplus vite dans le chagrin. Paul est notre unique espérance.Attendons que l’âge ait formé son tempérament, et qu’il puisse noussoutenir par son travail. À présent, tu le sais, nous n’avons guèreque le nécessaire de chaque jour. Mais en faisant passer Paul dansl’Inde pour un peu de temps, le commerce lui fournira de quoiacheter quelque esclave&|160;: et à son retour ici nous lemarierons à Virginie&|160;; car je crois que personne ne peutrendre ma chère fille aussi heureuse que ton fils Paul. Nous enparlerons à notre voisin.&|160;»

En effet ces dames me consultèrent, et je fusde leur avis. «&|160;Les mers de l’Inde sont belles, leur dis-je.En prenant une saison favorable pour passer d’ici aux Indes, c’estun voyage de six semaines au plus, et d’autant de temps pour enrevenir. Nous ferons dans notre quartier une pacotille àPaul&|160;; car j’ai des voisins qui l’aiment beaucoup. Quand nousne lui donnerions que du coton brut, dont nous ne faisons aucunusage faute de moulins pour l’éplucher&|160;; du bois d’ébène, sicommun ici qu’il sert au chauffage, et quelques résines qui seperdent dans nos bois&|160;: tout cela se vend assez bien auxIndes, et nous est fort inutile ici.&|160;»

Je me chargeai de demander àM.&|160;de&|160;la Bourdonnais une permission d’embarquement pource voyage&|160;; et avant tout je voulus en prévenir Paul. Maisquel fut mon étonnement lorsque ce jeune homme me dit avec un bonsens fort au-dessus de son âge&|160;: «&|160;Pourquoi voulez-vousque je quitte ma famille pour je ne sais quel projet defortune&|160;? Y a-t-il un commerce au monde plus avantageux que laculture d’un champ qui rend quelquefois cinquante et cent pourun&|160;? Si nous voulons faire le commerce, ne pouvons-nous pas lefaire en portant notre superflu d’ici à la ville, sans que j’aillecourir aux Indes&|160;? Nos mères me disent que Domingue est vieuxet cassé&|160;; mais moi je suis jeune, et je me renforce chaquejour. Il n’a qu’à leur arriver pendant mon absence quelqueaccident, surtout à Virginie qui est déjà souffrante. Oh non,non&|160;! je ne saurais me résoudre à les quitter.&|160;»

Sa réponse me jeta dans un grandembarras&|160;; car madame de la Tour ne m’avait pas caché l’étatde Virginie, et le désir qu’elle avait de gagner quelques annéessur l’âge de ces jeunes gens en les éloignant l’un de l’autre.C’étaient des motifs que je n’osais même faire soupçonner àPaul.

Sur ces entrefaites un vaisseau arrivé deFrance apporta à madame de la Tour une lettre de sa tante. Lacrainte de la mort, sans laquelle les cœurs durs ne seraient jamaissensibles, l’avait frappée. Elle sortait d’une grande maladiedégénérée en langueur, et que l’âge rendait incurable. Elle mandaità sa nièce de repasser en France&|160;; ou, si sa santé ne luipermettait pas de faire un si long voyage, elle lui enjoignait d’yenvoyer Virginie, à laquelle elle destinait une bonne éducation, unparti à la cour, et la donation de tous ses biens. Elle attachait,disait-elle, le retour de ses bontés à l’exécution de sesordres.

À peine cette lettre fut lue dans la famillequ’elle y répandit la consternation. Domingue et Marie se mirent àpleurer. Paul, immobile d’étonnement, paraissait prêt à se mettreen colère. Virginie, les yeux fixés sur sa mère, n’osait proférerun mot. «&|160;Pourriez-vous nous quitter maintenant&|160;? ditMarguerite à madame de la Tour. – Non, mon amie&|160;; non, mesenfants, reprit madame de la Tour&|160;: je ne vous quitteraipoint. J’ai vécu avec vous, et c’est avec vous que je veux mourir.Je n’ai connu le bonheur que dans votre amitié. Si ma santé estdérangée, d’anciens chagrins en sont cause. J’ai été blessée aucœur par la dureté de mes parents et par la perte de mon cherépoux. Mais depuis, j’ai goûté plus de consolation et de félicitéavec vous, sous ces pauvres cabanes, que jamais les richesses de mafamille ne m’en ont fait même espérer dans ma patrie.&|160;»

À ce discours des larmes de joie coulèrent detous les yeux. Paul, serrant madame de la Tour dans ses bras, luidit&|160;: «&|160;Je ne vous quitterai pas non plus&|160;; jen’irai point aux Indes. Nous travaillerons tous pour vous, chèremaman&|160;; rien ne vous manquera jamais avec nous.&|160;» Mais detoute la société la personne qui témoigna le moins de joie, et quiy fut la plus sensible, fut Virginie. Elle parut le reste du jourd’une gaieté douce, et le retour de sa tranquillité mit le comble àla satisfaction générale.

Le lendemain, au lever du soleil, comme ilsvenaient de faire tous ensemble, suivant leur coutume, la prière dumatin qui précédait le déjeuner, Domingue les avertit qu’unmonsieur à cheval, suivi de deux esclaves, s’avançait versl’habitation. C’était M.&|160;de&|160;la Bourdonnais. Il entra dansla case où toute la famille était à table. Virginie venait deservir, suivant l’usage du pays, du café et du riz cuit à l’eau.Elle y avait joint des patates chaudes et des bananes fraîches. Ily avait pour toute vaisselle des moitiés de calebasses, et pourlinge des feuilles de bananier. Le gouverneur témoigna d’abordquelque étonnement de la pauvreté de cette demeure. Ensuite,s’adressant à madame de la Tour, il lui dit que les affairesgénérales l’empêchaient quelquefois de songer auxparticulières&|160;; mais qu’elle avait bien des droits sur lui.«&|160;Vous avez, ajouta-t-il, madame, une tante de qualité et fortriche à Paris, qui vous réserve sa fortune, et vous attend auprèsd’elle.&|160;» Madame de la Tour répondit au gouverneur que sasanté altérée ne lui permettait pas d’entreprendre un si longvoyage. «&|160;Au moins, reprit M.&|160;de&|160;la Bourdonnais,pour mademoiselle votre fille, si jeune et si aimable, vous nesauriez sans injustice la priver d’une si grande succession. Je nevous cache pas que votre tante a employé l’autorité pour la fairevenir auprès d’elle. Les bureaux m’ont écrit à ce sujet d’user,s’il le fallait, de mon pouvoir&|160;; mais ne l’exerçant que pourrendre heureux les habitants de cette colonie, j’attends de votrevolonté seule un sacrifice de quelques années, d’où dépendl’établissement de votre fille, et le bien-être de toute votre vie.Pourquoi vient-on aux îles&|160;? N’est-ce pas pour y fairefortune&|160;? N’est-il pas bien plus agréable de l’aller retrouverdans sa patrie&|160;?&|160;»

En disant ces mots, il posa sur la table ungros sac de piastres que portait un de ses Noirs. «&|160;Voilà,ajouta-t-il, ce qui est destiné aux préparatifs de voyage demademoiselle votre fille, de la part de votre tante.&|160;» Ensuiteil finit par reprocher avec bonté à madame de la Tour de ne s’êtrepas adressée à lui dans ses besoins, en la louant cependant de sonnoble courage. Paul aussitôt prit la parole, et dit augouverneur&|160;: «&|160;Monsieur, ma mère s’est adressée à vous,et vous l’avez mal reçue. – Avez-vous un autre enfant,madame&|160;? dit M.&|160;de&|160;la Bourdonnais à madame de laTour. – Non, monsieur, reprit-elle, celui-ci est le fils de monamie&|160;; mais lui et Virginie nous sont communs, et égalementchers. – Jeune homme, dit le gouverneur à Paul, quand vous aurezacquis l’expérience du monde, vous connaîtrez le malheur des gensen place&|160;; vous saurez combien il est facile de les prévenir,combien aisément ils donnent au vice intrigant ce qui appartient aumérite qui se cache.&|160;»

M.&|160;de&|160;la Bourdonnais, invité parmadame de la Tour, s’assit à table auprès d’elle. Il déjeuna, à lamanière des Créoles, avec du café mêlé avec du riz cuit à l’eau. Ilfut charmé de l’ordre et de la propreté de la petite case, del’union de ces deux familles charmantes, et du zèle même de leursvieux domestiques. «&|160;Il n’y a, dit-il, ici que des meubles debois&|160;; mais on y trouve des visages sereins et des cœursd’or.&|160;»

Paul, charmé de la popularité du gouverneur,lui dit&|160;: «&|160;Je désire être votre ami, car vous êtes unhonnête homme.&|160;» M.&|160;de&|160;la Bourdonnais reçut avecplaisir cette marque de cordialité insulaire. Il embrassa Paul enlui serrant la main, et l’assura qu’il pouvait compter sur sonamitié.

Après déjeuner, il prit madame de la Tour enparticulier, et lui dit qu’il se présentait une occasion prochained’envoyer sa fille en France, sur un vaisseau prêt à partir&|160;;qu’il la recommanderait à une dame de ses parentes qui y étaitpassagère&|160;; qu’il fallait bien se garder d’abandonner unefortune immense pour une satisfaction de quelques années.«&|160;Votre tante, ajouta-t-il en s’en allant, ne peut pas traînerplus de deux ans&|160;: ses amis me l’ont mandé. Songez-y bien. Lafortune ne vient pas tous les jours. Consultez-vous. Tous les gensde bon sens seront de mon avis.&|160;» Elle lui répondit«&|160;que, ne désirant désormais d’autre bonheur dans le monde quecelui de sa fille, elle laisserait son départ pour la Franceentièrement à sa disposition&|160;».

Madame de la Tour n’était pas fâchée detrouver une occasion de séparer pour quelque temps Virginie etPaul, en procurant un jour leur bonheur mutuel. Elle prit donc safille à part, et lui dit&|160;: «&|160;Mon enfant, nos domestiquessont vieux&|160;; Paul est bien jeune, Marguerite vient surl’âge&|160;; je suis déjà infirme&|160;: si j’allais mourir, quedeviendriez-vous sans fortune au milieu de ces déserts&|160;? Vousresteriez donc seule, n’ayant personne qui puisse vous être d’ungrand secours, et obligée, pour vivre, de travailler sans cesse àla terre comme une mercenaire. Cette idée me pénètre dedouleur.&|160;» Virginie lui répondit&|160;: «&|160;Dieu nous acondamnés au travail. Vous m’avez appris à travailler, et à lebénir chaque jour. Jusqu’à présent il ne nous a pas abandonnés, ilne nous abandonnera point encore. Sa providence veilleparticulièrement sur les malheureux. Vous me l’avez dit tant defois, ma mère&|160;! Je ne saurais me résoudre à vousquitter.&|160;» Madame de la Tour, émue, reprit&|160;: «&|160;Jen’ai d’autre projet que de te rendre heureuse et de te marier unjour avec Paul, qui n’est point ton frère. Songe maintenant que safortune dépend de toi.&|160;»

Une jeune fille qui aime croit que tout lemonde l’ignore. Elle met sur ses yeux le voile qu’elle a sur soncœur&|160;; mais quand il est soulevé par une main amie, alors lespeines secrètes de son amour s’échappent comme par une barrièreouverte, et les doux épanchements de la confiance succèdent auxréserves et aux mystères dont elle s’environnait. Virginie,sensible aux nouveaux témoignages de bonté de sa mère, lui racontaquels avaient été ses combats, qui n’avaient eu d’autres témoinsque Dieu seul&|160;; qu’elle voyait le secours de sa providencedans celui d’une mère tendre qui approuvait son inclination, et quila dirigerait par ses conseils&|160;; que maintenant, appuyée deson support, tout l’engageait à rester auprès d’elle, sansinquiétude pour le présent, et sans crainte pour l’avenir.

Madame de la Tour voyant que sa confidenceavait produit un effet contraire à celui qu’elle en attendait, luidit&|160;: «&|160;Mon enfant, je ne veux point tecontraindre&|160;; délibère à ton aise&|160;; mais cache ton amourà Paul. Quand le cœur d’une fille est pris, son amant n’a plus rienà lui demander.&|160;»

Vers le soir, comme elle était seule avecVirginie, il entra chez elle un grand homme vêtu d’une soutanebleue. C’était un ecclésiastique missionnaire de l’île, etconfesseur de madame de la Tour et de Virginie. Il était envoyé parle gouverneur. «&|160;Mes enfants, dit-il en entrant, Dieu soitloué&|160;! Vous voilà riches. Vous pourrez écouter votre bon cœur,faire du bien aux pauvres. Je sais ce que vous a ditM.&|160;de&|160;la Bourdonnais, et ce que vous lui avez répondu.Bonne maman, votre santé vous oblige de rester ici&|160;; maisvous, jeune demoiselle, vous n’avez point d’excuse. Il faut obéir àla Providence, à nos vieux parents, même injustes. C’est unsacrifice, mais c’est l’ordre de Dieu. Il s’est dévoué pournous&|160;; il faut, à son exemple, se dévouer pour le bien de safamille. Votre voyage en France aura une fin heureuse. Nevoulez-vous pas bien y aller, ma chère demoiselle&|160;?&|160;»

Virginie, les yeux baissés, lui répondit entremblant&|160;:

«&|160;Si c’est l’ordre de Dieu, je nem’oppose à rien. Que la volonté de Dieu soit faite&|160;!&|160;»dit-elle en pleurant.

Le missionnaire sortit, et fut rendre compteau gouverneur du succès de sa commission. Cependant madame de laTour m’envoya prier par Domingue de passer chez elle pour meconsulter sur le départ de Virginie. Je ne fus point du tout d’avisqu’on la laissât partir. Je tiens pour principes certains dubonheur qu’il faut préférer les avantages de la nature à tous ceuxde la fortune, et que nous ne devons point aller chercher hors denous ce que nous pouvons trouver chez nous. J’étends ces maximes àtout, sans exception. Mais que pouvaient mes conseils de modérationcontre les illusions d’une grande fortune, et mes raisonsnaturelles contre les préjugés du monde et une autorité sacrée pourmadame de la Tour&|160;? Cette dame ne me consulta donc que parbienséance, et elle ne délibéra plus depuis la décision de sonconfesseur. Marguerite même, qui, malgré les avantages qu’elleespérait pour son fils de la fortune de Virginie, s’était opposéefortement à son départ, ne fit plus d’objections. Pour Paul, quiignorait le parti auquel on se déterminait, étonné desconversations secrètes de madame de la Tour et de sa fille, ils’abandonnait à une tristesse sombre. «&|160;On trame quelque chosecontre moi, dit-il, puisqu’on se cache de moi.&|160;»

Cependant le bruit s’étant répandu dans l’îleque la fortune avait visité ces rochers, on y vit grimper desmarchands de toute espèce. Ils déployèrent, au milieu de cespauvres cabanes, les plus riches étoffes de l’Inde&|160;; desuperbes basins de Goudelour, des mouchoirs de Paliacate et deMazulipatan, des mousselines de Daca, unies, rayées, brodées,transparentes comme le jour, des baftas de Surate d’un si beaublanc, des chittes de toutes couleurs et des plus rares, à fondsablé et à rameaux verts. Ils déroulèrent de magnifiques étoffes desoie de la Chine, des lampas découpés à jour, des damas d’un blancsatiné, d’autres d’un vert de prairie, d’autres d’un rouge àéblouir&|160;; des taffetas roses, des satins à pleine main, despékins moelleux comme le drap, des nankins blancs et jaunes, etjusqu’à des pagnes de Madagascar.

Madame de la Tour voulut que sa fille achetâttout ce qui lui ferait plaisir&|160;; elle veilla seulement sur leprix et les qualités des marchandises, de peur que les marchands nela trompassent. Virginie choisit tout ce qu’elle crut être agréableà sa mère, à Marguerite et à son fils. «&|160;Ceci, disait-elle,était bon pour des meubles, cela pour l’usage de Marie et deDomingue.&|160;» Enfin le sac de piastres était employé qu’ellen’avait pas encore songé à ses besoins. Il fallut lui faire sonpartage sur les présents qu’elle avait distribués à la société.

Paul, pénétré de douleur à la vue de ces donsde la fortune, qui lui présageaient le départ de Virginie, s’envint quelques jours après chez moi. Il me dit d’un airaccablé&|160;: «&|160;Ma sœur s’en va&|160;: elle fait déjà lesapprêts de son voyage. Passez chez nous, je vous prie. Employezvotre crédit sur l’esprit de sa mère et de la mienne pour laretenir.&|160;» Je me rendis aux instances de Paul, quoique bienpersuadé que mes représentations seraient sans effet.

Si Virginie m’avait paru charmante en toilebleue du Bengale, avec un mouchoir rouge autour de sa tête, ce futencore tout autre chose quand je la vis parée à la manière desdames de ce pays. Elle était vêtue de mousseline blanche doublée detaffetas rose. Sa taille légère et élevée se dessinait parfaitementsous son corset, et ses cheveux blonds, tressés à double tresse,accompagnaient admirablement sa tête virginale. Ses beaux yeuxbleus étaient remplis de mélancolie&|160;; et son cœur agité parune passion combattue donnait à son teint une couleur animée, et àsa voix des sons pleins d’émotion. Le contraste même de sa parureélégante, qu’elle semblait porter malgré elle, rendait sa langueurencore plus touchante. Personne ne pouvait la voir ni l’entendresans se sentir ému. La tristesse de Paul en augmenta. Marguerite,affligée de la situation de son fils, lui dit en particulier&|160;:«&|160;Pourquoi, mon fils, te nourrir de fausses espérances, quirendent les privations encore plus amères&|160;? Il est temps queje te découvre le secret de ta vie et de la mienne. Mademoiselle dela Tour appartient, par sa mère, àune parente riche et de grandecondition&|160;: pour toi, tu n’es que le fils d’une pauvrepaysanne, et, qui pis est, tu es bâtard.&|160;»

Ce mot de bâtard étonna beaucoup Paul&|160;;il ne l’avait jamais ouï prononcer&|160;; il en demanda lasignification à sa mère, qui lui répondit&|160;: «&|160;Tu n’aspoint eu de père légitime. Lorsque j’étais fille, l’amour me fitcommettre une faiblesse dont tu as été le fruit. Ma faute t’a privéde ta famille paternelle, et mon repentir, de ta famillematernelle. Infortuné, tu n’as d’autres parents que moi seule dansle monde&|160;!&|160;» et elle se mit à répandre des larmes. Paul,la serrant dans ses bras, lui dit&|160;: «&|160;Oh, ma mère&|160;!puisque je n’ai d’autres parents que vous dans le monde, je vous enaimerai davantage. Mais quel secret venez-vous de me révéler&|160;!Je vois maintenant la raison qui éloigne de moi mademoiselle de laTour depuis deux mois, et qui la décide aujourd’hui à partir.Ah&|160;! sans doute, elle me méprise&|160;!&|160;»

Cependant, l’heure de souper étant venue, onse mit à table, où chacun des convives, agité de passionsdifférentes, mangea peu et ne parla point. Virginie en sortit lapremière, et fut s’asseoir au lieu où nous sommes. Paul la suivitbientôt après, et vint se mettre auprès d’elle. L’un et l’autregardèrent quelque temps un profond silence. Il faisait une de cesnuits délicieuses, si communes entre les tropiques, et dont le plushabile pinceau ne rendrait pas la beauté. La lune paraissait aumilieu du firmament, entourée d’un rideau de nuages que ses rayonsdissipaient par degrés. Sa lumière se répandait insensiblement surles montagnes de l’île et sur leurs pitons, qui brillaient d’unvert argenté. Les vents retenaient leurs haleines. On entendaitdans les bois, au fond des vallées, au haut des rochers, de petitscris, de doux murmures d’oiseaux, qui se caressaient dans leursnids, réjouis par la clarté de la nuit et la tranquillité de l’air.Tous, jusqu’aux insectes, bruissaient sous l’herbe. Les étoilesétincelaient au ciel, et se réfléchissaient au sein de la mer quirépétait leurs images tremblantes. Virginie parcourait avec desregards distraits son vaste et sombre horizon, distingué du rivagede l’île par les feux rouges des pêcheurs. Elle aperçut à l’entréedu port une lumière et une ombre&|160;: c’était le fanal et lecorps du vaisseau où elle devait s’embarquer pour l’Europe, et qui,prêt à mettre à la voile, attendait à l’ancre la fin du calme. Àcette vue elle se troubla, et détourna la tête pour que Paul ne lavît pas pleurer.

Madame de la Tour, Marguerite et moi, nousétions assis à quelques pas de là sous des bananiers&|160;; et dansle silence de la nuit nous entendîmes distinctement leurconversation, que je n’ai pas oubliée.

Paul lui dit&|160;: «&|160;Mademoiselle, vouspartez, dit-on, dans trois jours. Vous ne craignez pas de vousexposer aux dangers de la mer… de la mer dont vous êtes sieffrayée&|160;! – Il faut, répondit Virginie, que j’obéisse à mesparents, à mon devoir. – Vous nous quittez, reprit Paul, pour uneparente éloignée que vous n’avez jamais vue&|160;! – Hélas&|160;!dit Virginie, je voulais rester ici toute ma vie&|160;; ma mère nel’a pas voulu. Mon confesseur m’a dit que la volonté de Dieu étaitque je partisse&|160;; que la vie était une épreuve… Oh&|160;!c’est une épreuve bien dure&|160;!&|160;»

«&|160;Quoi, repartit Paul, tant de raisonsvous ont décidée, et aucune ne vous a retenue&|160;! Ah&|160;! ilen est encore que vous ne me dites pas. La richesse a de grandsattraits. Vous trouverez bientôt, dans un nouveau monde, à quidonner le nom de frère, que vous ne me donnez plus. Vous lechoisirez, ce frère, parmi des gens dignes de vous par unenaissance et une fortune que je ne peux vous offrir. Mais, pourêtre plus heureuse, où voulez-vous aller&|160;? Dans quelle terreaborderez-vous qui vous soit plus chère que celle où vous êtesnée&|160;? Où formerez-vous une société plus aimable que celle quivous aime&|160;? Comment vivrez-vous sans les caresses de votremère, auxquelles vous êtes si accoutumée&|160;? Quedeviendra-t-elle elle-même, déjà sur l’âge, lorsqu’elle ne vousverra plus à ses côtés, à la table, dans la maison, à la promenadeoù elle s’appuyait sur vous&|160;? Que deviendra la mienne, quivous chérit autant qu’elle&|160;? Que leur dirai-je à l’une et àl’autre quand je les verrai pleurer de votre absence&|160;?Cruelle&|160;! je ne vous parle point de moi&|160;: mais quedeviendrai-je moi-même quand le matin je ne vous verrai plus avecnous, et que la nuit viendra sans nous réunir&|160;; quandj’apercevrai ces deux palmiers plantés à notre naissance, et silongtemps témoins de notre amitié mutuelle&|160;? Ah&|160;!puisqu’un nouveau sort te touche, que tu cherches d’autres pays queton pays natal, d’autres biens que ceux de mes travaux, laisse-moit’accompagner sur le vaisseau où tu pars. Je te rassurerai dans lestempêtes, qui te donnent tant d’effroi sur la terre. Je reposeraita tête sur mon sein, je réchaufferai ton cœur contre moncœur&|160;; et en France, où tu vas chercher de la fortune et de lagrandeur, je te servirai comme ton esclave. Heureux de ton seulbonheur, dans ces hôtels où je te verrai servie et adorée, je seraiencore assez riche et assez noble pour te faire le plus grand dessacrifices, en mourant à tes pieds.&|160;»

Les sanglots étouffèrent sa voix, et nousentendîmes aussitôt celle de Virginie qui lui disait ces motsentrecoupés de soupirs… «&|160;C’est pour toi que je pars,… pourtoi que j’ai vu chaque jour courbé par le travail pour nourrir deuxfamilles infirmes. Si je me suis prêtée à l’occasion de devenirriche, c’est pour te rendre mille fois le bien que tu nous as fait.Est-il une fortune digne de ton amitié&|160;? Que me dis-tu de tanaissance&|160;? Ah&|160;! s’il m’était encore possible de medonner un frère, en choisirais-je un autre que toi&|160;? ÔPaul&|160;! Ô Paul&|160;! tu m’es beaucoup plus cher qu’unfrère&|160;! Combien m’en a-t-il coûté pour te repousser loin demoi&|160;! je voulais que tu m’aidasses à me séparer de moi-mêmejusqu’à ce que le ciel pût bénir notre union. Maintenant je reste,je pars, je vis, je meurs&|160;; fais de moi ce que tu veux. Fillesans vertu&|160;! j’ai pu résister à tes caresses, et je ne peuxsoutenir ta douleur&|160;!&|160;»

À ces mots Paul la saisit dans ses bras, et latenant étroitement serrée, il s’écria d’une voix terrible&|160;:«&|160;Je pars avec elle&|160;; rien ne pourra m’endétacher.&|160;» Nous courûmes tous à lui. Madame de la Tour luidit&|160;: «&|160;Mon fils, si vous nous quittez qu’allons-nousdevenir&|160;?&|160;»

Il répéta en tremblant ces mots&|160;:«&|160;Mon fils… mon fils… Vous ma mère, lui dit-il, vous quiséparez le frère d’avec la sœur&|160;! Tous deux nous avons sucévotre lait&|160;; tous deux, élevés sur vos genoux, nous avonsappris de vous à nous aimer&|160;; tous deux, nous nous le sommesdit mille fois. Et maintenant vous l’éloignez de moi&|160;! Vousl’envoyez en Europe, dans ce pays barbare qui vous a refusé unasile, et chez des parents cruels qui vous ont vous-mêmeabandonnée. Vous me direz&|160;: Vous n’avez plus de droits surelle, elle n’est pas votre sœur. Elle est tout pour moi, marichesse, ma famille, ma naissance, tout mon bien. Je n’en connaisplus d’autre. Nous n’avons eu qu’un toit, qu’un berceau&|160;; nousn’aurons qu’un tombeau. Si elle part, il faut que je la suive. Legouverneur m’en empêchera&|160;? M’empêchera-t-il de me jeter à lamer&|160;? je la suivrai à la nage. La mer ne saurait m’être plusfuneste que la terre. Ne pouvant vivre ici près d’elle, au moins jemourrai sous ses yeux, loin de vous. Mère barbare&|160;! femme sanspitié&|160;! puisse cet océan où vous l’exposez ne jamais vous larendre&|160;! puissent ses flots vous rapporter mon corps, et, leroulant avec le sien parmi les cailloux de ces rivages, vousdonner, par la perte de vos deux enfants, un sujet éternel dedouleur&|160;!&|160;»

À ces mots je le saisis dans mes bras&|160;;car le désespoir lui ôtait la raison. Ses yeux étincelaient&|160;;la sueur coulait à grosses gouttes sur son visage en feu&|160;; sesgenoux tremblaient, et je sentais dans sa poitrine brûlante soncœur battre à coups redoublés.

Virginie effrayée lui dit&|160;: «&|160;Ô monami&|160;! j’atteste les plaisirs de notre premier âge, tes maux,les miens, et tout ce qui doit lier à jamais deux infortunés, si jereste, de ne vivre que pour toi&|160;; si je pars, de revenir unjour pour être à toi. Je vous prends à témoin, vous tous qui avezélevé mon enfance, qui disposez de ma vie et qui voyez mes larmes.Je le jure par ce ciel qui m’entend, par cette mer que je doistraverser, par l’air que je respire, et que je n’ai jamais souillédu mensonge.&|160;»

Comme le soleil fond et précipite un rocher deglace du sommet des Apennins, ainsi tomba la colère impétueuse dece jeune homme à la voix de l’objet aimé. Sa tête altière étaitbaissée, et un torrent de pleurs coulait de ses yeux. Sa mère,mêlant ses larmes aux siennes, le tenait embrassé sans pouvoirparler. Madame de la Tour, hors d’elle, me dit&|160;: «&|160;Je n’ypuis tenir&|160;; mon âme est déchirée. Ce malheureux voyage n’aurapas lieu. Mon voisin, tâchez d’emmener mon fils. Il y a huit joursque personne ici n’a dormi.&|160;»

Je dis à Paul&|160;: «&|160;Mon ami, votresœur restera. Demain nous en parlerons au gouverneur&|160;: laissezreposer votre famille, et venez passer cette nuit chez moi. Il esttard, il est minuit&|160;; la Croix du Sud est droite surl’horizon.&|160;»

Il se laissa emmener sans rien dire, et aprèsune nuit fort agitée, il se leva au point du jour, et s’en retournaà son habitation.

Mais qu’est-il besoin de vous continuer pluslongtemps le récit de cette histoire&|160;? Il n’y a jamais qu’uncôté agréable à connaître dans la vie humaine. Semblable au globesur lequel nous tournons, notre révolution rapide n’est que d’unjour, et une partie de ce jour ne peut recevoir la lumière quel’autre ne soit livrée aux ténèbres.

«&|160;Mon père, lui dis-je, je vous enconjure, achevez de me raconter ce que vous avez commencé d’unemanière si touchante. Les images du bonheur nous plaisent, maiscelles du malheur nous instruisent. Que devint, je vous prie,l’infortuné Paul&|160;?&|160;»

Le premier objet que vit Paul, en retournant àl’habitation, fut la négresse Marie, qui, montée sur un rocher,regardait vers la pleine mer. Il lui cria du plus loin qu’ill’aperçut&|160;: «&|160;Où est Virginie&|160;?&|160;» Marie tournala tête vers son jeune maître, et se mit à pleurer. Paul, hors delui, revint sur ses pas, et courut au port. Il y apprit queVirginie s’était embarquée au point du jour, que son vaisseau avaitmis à la voile aussitôt, et qu’on ne le voyait plus. Il revint àl’habitation, qu’il traversa sans parler à personne.

Quoique cette enceinte de rochers paraissederrière nous presque perpendiculaire, ces plateaux verts qui endivisent la hauteur sont autant d’étages par lesquels on parvient,au moyen de quelques sentiers difficiles, jusqu’au pied de ce cônede rochers incliné et inaccessible, qu’on appelle le Pouce. À labase de ce rocher est une esplanade couverte de grands arbres, maissi élevée et si escarpée qu’elle est comme une grande forêt dansl’air, environnée de précipices effroyables. Les nuages que lesommet du Pouce attire sans cesse autour de lui y entretiennentplusieurs ruisseaux, qui tombent à une si grande profondeur au fondde la vallée, située au revers de cette montagne, que de cettehauteur on n’entend point le bruit de leur chute. De ce lieu onvoit une grande partie de l’île avec ses mornes surmontés de leurspitons, entre autres Piterboth et les Trois-Mamelles avec leursvallons remplis de forêts&|160;; puis la pleine mer, et l’îleBourbon, qui est à quarante lieues de là vers l’Occident. Ce fut decette élévation que Paul aperçut le vaisseau qui emmenait Virginie.Il le vit à plus de dix lieues au large comme un point noir aumilieu de l’océan. Il resta une partie du jour tout occupé à leconsidérer&|160;: il était déjà disparu qu’il croyait le voirencore&|160;; et quand il fut perdu dans la vapeur de l’horizon, ils’assit dans ce lieu sauvage, toujours battu des vents, qui yagitent sans cesse les sommets des palmistes et des tatamaques.Leur murmure sourd et mugissant ressemble au bruit lointain desorgues, et inspire une profonde mélancolie. Ce fut là que jetrouvai Paul, la tête appuyée contre le rocher, et les yeux fixésvers la terre. Je marchais après lui depuis le lever dusoleil&|160;: j’eus beaucoup de peine à le déterminer à descendre,et à revoir sa famille. Je le ramenai cependant à sonhabitation&|160;; et son premier mouvement, en revoyant madame dela Tour, fut de se plaindre amèrement qu’elle l’avait trompé.Madame de la Tour nous dit que le vent s’étant levé vers les troisheures du matin, le vaisseau étant au moment d’appareiller, legouverneur, suivi d’une partie de son état-major et dumissionnaire, était venu chercher Virginie en palanquin&|160;; etque, malgré ses propres raisons, ses larmes, et celles deMarguerite, tout le monde criant que c’était pour leur bien à tous,ils avaient emmené sa fille à demi mourante. «&|160;Au moins,répondit Paul, si je lui avais fait mes adieux, je seraistranquille à présent. Je lui aurais dit&|160;: Virginie, si pendantle temps que nous avons vécu ensemble, il m’est échappé quelqueparole qui vous ait offensée, avant de me quitter pour jamais,dites-moi que vous me la pardonnez. Je lui aurais dit&|160;:Puisque je ne suis plus destiné à vous revoir, adieu, ma chèreVirginie&|160;! adieu&|160;! Vivez loin de moi contente etheureuse&|160;!&|160;» Et comme il vit que sa mère et madame de laTour pleuraient&|160;: «&|160;Cherchez maintenant, leur dit-il,quelque autre que moi qui essuie vos larmes&|160;!&|160;» puis ils’éloigna d’elles en gémissant, et se mit à errer çà et là dansl’habitation. Il en parcourait tous les endroits qui avaient étéles plus chers à Virginie. Il disait à ses chèvres et à leurspetits chevreaux, qui le suivaient en bêlant&|160;: «&|160;Que medemandez-vous&|160;? Vous ne reverrez plus avec moi celle qui vousdonnait à manger dans sa main.&|160;» Il fut au Repos de Virginie,et à la vue des oiseaux qui voltigeaient autour, il s’écria&|160;:«&|160;Pauvres oiseaux&|160;! Vous n’irez plus au-devant de cellequi était votre bonne nourrice.&|160;» En voyant Fidèle quiflairait çà et là et marchait devant lui en quêtant, il soupira, etlui dit&|160;: «&|160;Oh&|160;! tu ne la retrouveras plusjamais.&|160;» Enfin il fut s’asseoir sur le rocher où il lui avaitparlé la veille, et à l’aspect de la mer où il avait vu disparaîtrele vaisseau qui l’avait emmenée, il pleura abondamment.

Cependant nous le suivions pas à pas,craignant quelque suite funeste de l’agitation de son esprit. Samère et madame de la Tour le priaient par les termes les plustendres de ne pas augmenter leur douleur par son désespoir. Enfincelle-ci parvint à le calmer en lui prodiguant les noms les pluspropres à réveiller ses espérances. Elle l’appelait son fils, soncher fils, son gendre, celui à qui elle destinait sa fille. Ellel’engagea à rentrer dans la maison, et à y prendre quelque peu denourriture. Il se mit à table avec nous auprès de la place où semettait la compagne de son enfance&|160;; et, comme si elle l’eûtencore occupée, il lui adressait la parole et lui présentait lesmets qu’il savait lui être les plus agréables&|160;; mais dès qu’ils’apercevait de son erreur il se mettait à pleurer. Les jourssuivants il recueillit tout ce qui avait été à son usageparticulier, les derniers bouquets qu’elle avait portés, une tassede coco où elle avait coutume de boire&|160;; et comme si cesrestes de son amie eussent été les choses du monde les plusprécieuses, il les baisait et les mettait dans son sein. L’ambre nerépand pas un parfum aussi doux que les objets touchés par l’objetque l’on aime. Enfin, voyant que ses regrets augmentaient ceux desa mère et de madame de la Tour, et que les besoins de la familledemandaient un travail continuel, il se mit, avec l’aide deDomingue, à réparer le jardin.

Bientôt ce jeune homme, indifférent comme unCréole pour tout ce qui se passe dans le monde, me pria de luiapprendre à lire et à écrire, afin qu’il pût entretenir unecorrespondance avec Virginie. Il voulut ensuite s’instruire dans lagéographie pour se faire une idée du pays où elledébarquerait&|160;; et dans l’histoire, pour connaître les mœurs dela société où elle allait vivre. Ainsi il s’était perfectionné dansl’agriculture, et dans l’art de disposer avec agrément le terrainle plus irrégulier, par le sentiment de l’amour. Sans doute c’estaux jouissances que se propose cette passion ardente et inquièteque les hommes doivent la plupart des sciences et des arts, etc’est de ses privations qu’est née la philosophie, qui apprend à seconsoler de tout. Ainsi la nature ayant fait l’amour le lien detous les êtres, l’a rendu le premier mobile de nos sociétés, etl’instigateur de nos lumières et de nos plaisirs.

Paul ne trouva pas beaucoup de goût dansl’étude de la géographie, qui, au lieu de nous décrire la nature dechaque pays, ne nous en présente que les divisions politiques.L’histoire, et surtout l’histoire moderne, ne l’intéressa guèredavantage. Il n’y voyait que des malheurs généraux et périodiques,dont il n’apercevait pas les causes&|160;; des guerres sans sujetet sans objet&|160;; des intrigues obscures&|160;; des nations sanscaractère et des princes sans humanité. Il préférait à cettelecture celle des romans, qui, s’occupant davantage des sentimentset des intérêts des hommes, lui offraient quelquefois dessituations pareilles à la sienne. Aussi aucun livre ne lui fitautant de plaisir que le Télémaque, par ses tableaux de lavie champêtre et des passions naturelles au cœur humain. Il enlisait à sa mère et à madame de la Tour les endroits quil’affectaient davantage&|160;: alors ému par de touchantsressouvenirs, sa voix s’étouffait, et les larmes coulaient de sesyeux. Il lui semblait trouver dans Virginie la dignité et lasagesse d’Antiope, avec les malheurs et la tendresse d’Eucharis.D’un autre côté il fut tout bouleversé par la lecture de nos romansà la mode, pleins de mœurs et de maximes licencieuses&|160;; etquand il sut que ces romans renfermaient une peinture véritable dessociétés de l’Europe, il craignit, non sans quelque apparence deraison, que Virginie ne vint à s’y corrompre et à l’oublier.

En effet plus d’un an et demi s’était écoulésans que madame de la Tour eût des nouvelles de sa tante et de safille&|160;: seulement elle avait appris, par une voie étrangère,que celle-ci était arrivée heureusement en France. Enfin ellereçut, par un vaisseau qui allait aux Indes, un paquet, et unelettre écrite de la propre main de Virginie. Malgré lacirconspection de son aimable et indulgente fille, elle jugeaqu’elle était fort malheureuse. Cette lettre peignait si bien sasituation et son caractère, que je l’ai retenue presque mot pourmot.

«&|160;Très chère et bien-aimée maman,

«&|160;Je vous ai déjà écrit plusieurs lettresde mon écriture&|160;; et comme je n’en ai pas eu de réponse, j’ailieu de craindre qu’elles ne vous soient point parvenues. J’espèremieux de celle-ci, par les précautions que j’ai prises pour vousdonner de mes nouvelles, et pour recevoir des vôtres.

«&|160;J’ai versé bien des larmes depuis notreséparation, moi qui n’avais presque jamais pleuré que sur les mauxd’autrui&|160;! Ma grand-tante fut bien surprise à mon arrivée,lorsque m’ayant questionnée sur mes talents, je lui dis que je nesavais ni lire ni écrire. Elle me demanda qu’est-ce que j’avaisdonc appris depuis que j’étais au monde&|160;; et quand je lui eusrépondu que c’était à avoir soin d’un ménage et à faire votrevolonté, elle me dit que j’avais reçu l’éducation d’une servante.Elle me mit, dès le lendemain, en pension dans une grande abbayeauprès de Paris, où j’ai des maîtres de toute espèce&|160;; ilsm’enseignent, entre autres choses, l’histoire, la géographie, lagrammaire, la mathématique, et à monter à cheval&|160;; mais j’aide si faibles dispositions pour toutes ces sciences, que je neprofiterai pas beaucoup avec ces messieurs. Je sens que je suis unepauvre créature qui ai peu d’esprit, comme ils le font entendre.Cependant les bontés de ma tante ne se refroidissent point. Elle medonne des robes nouvelles à chaque saison. Elle a mis près de moideux femmes de chambre, qui sont aussi bien parées que de grandesdames. Elle m’a fait prendre le titre de comtesse&|160;; mais ellem’a fait quitter mon nom de La Tour, qui m’était aussi cher qu’àvous-même, par tout ce que vous m’avez raconté des peines que monpère avait souffertes pour vous épouser. Elle a remplacé votre nomde femme par celui de votre famille, qui m’est encore chercependant, parce qu’il a été votre nom de fille. Me voyant dans unesituation aussi brillante, je l’ai suppliée de vous envoyerquelques secours. Comment vous rendre sa réponse&|160;? Mais vousm’avez recommandé de vous dire toujours la vérité. Elle m’a doncrépondu que peu ne vous servirait à rien, et que, dans la viesimple que vous menez, beaucoup vous embarrasserait. J’ai cherchéd’abord à vous donner de mes nouvelles par une main étrangère, audéfaut de la mienne. Mais n’ayant à mon arrivée ici personne en quije pusse prendre confiance, je me suis appliquée nuit et jour àapprendre à lire et à écrire&|160;: Dieu m’a fait la grâce d’envenir à bout en peu de temps. J’ai chargé de l’envoi de mespremières lettres les dames qui sont autour de moi&|160;; j’ai lieude croire qu’elles les ont remises à ma grand-tante. Cette fois,j’ai eu recours à une pensionnaire de mes amies&|160;: c’est sousson adresse ci-jointe que je vous prie de me faire passer vosréponses. Ma grand-tante m’a interdit toute correspondance audehors, qui pourrait, selon elle, mettre obstacle aux grandes vuesqu’elle a sur moi. Il n’y a qu’elle qui puisse me voir à la grille,ainsi qu’un vieux seigneur de ses amis, qui a, dit-elle, beaucoupde goût pour ma personne. Pour dire la vérité, je n’en ai point dutout pour lui, quand même j’en pourrais prendre pour quelqu’un.

«&|160;Je vis au milieu de l’éclat de lafortune, et je ne peux disposer d’un sou. On dit que si j’avais del’argent cela tirerait à conséquence. Mes robes mêmes appartiennentà mes femmes de chambre, qui se les disputent avant que je les aiequittées. Au sein des richesses je suis bien plus pauvre que je nel’étais auprès de vous&|160;; car je n’ai rien à donner. Lorsquej’ai vu que les grands talents que l’on m’enseignait ne meprocuraient pas la facilité de faire le plus petit bien, j’ai eurecours à mon aiguille, dont heureusement vous m’avez appris àfaire usage. Je vous envoie donc plusieurs paires de bas de mafaçon, pour vous et maman Marguerite, un bonnet pour Domingue, etun de mes mouchoirs rouges pour Marie. Je joins à ce paquet despépins et des noyaux des fruits de mes collations, avec des grainesde toutes sortes d’arbres que j’ai recueillies, à mes heures derécréation, dans le parc de l’abbaye. J’y ai ajouté aussi dessemences de violettes, de marguerites, de bassinets, decoquelicots, de bluets, de scabieuses, que j’ai ramassées dans leschamps. Il y a dans les prairies de ce pays de plus belles fleursque dans les nôtres&|160;; mais personne ne s’en soucie. Je suissûre que vous et maman Marguerite serez plus contentes de ce sac degraines que du sac de piastres qui a été la cause de notreséparation et de mes larmes. Ce sera une grande joie pour moi sivous avez un jour la satisfaction de voir des pommiers croîtreauprès de nos bananiers, et des hêtres mêler leurs feuillages àcelui de nos cocotiers. Vous vous croirez dans la Normandie, quevous aimez tant.

«&|160;Vous m’avez enjoint de vous mander mesjoies et mes peines. Je n’ai plus de joies loin de vous&|160;: pourmes peines, je les adoucis en pensant que je suis dans un poste oùvous m’avez mise par la volonté de Dieu. Mais le plus grand chagrinque j’y éprouve est que personne ne me parle ici de vous, et que jen’en puis parler à personne. Mes femmes de chambre, ou plutôtcelles de ma grand-tante, car elles sont plus à elle qu’à moi, medisent, lorsque je cherche à amener la conversation sur des objetsqui me sont si chers&|160;: Mademoiselle, souvenez-vous que vousêtes Française, et que vous devez oublier le pays des sauvages.Ah&|160;! je m’oublierais plutôt moi-même que d’oublier le lieu oùje suis née, et où vous vivez&|160;! C’est ce pays-ci qui est pourmoi un pays de sauvages&|160;; car j’y vis seule, n’ayant personneà qui je puisse faire part de l’amour que vous portera jusqu’autombeau,

«&|160;Très chère et bien-aimée maman,

«&|160;Votre obéissante et tendre fille,

«&|160;Virginie de la Tour.&|160;»

«&|160;Je recommande à vos bontés Marie etDomingue, qui ont pris tant de soin de mon enfance&|160;; caressezpour moi Fidèle, qui m’a retrouvée dans les bois.&|160;»

&|160;

Paul fut bien étonné de ce que Virginie neparlait pas du tout de lui, elle qui n’avait pas oublié, dans sesressouvenirs, le chien de la maison&|160;: mais il ne savait pasque, quelque longue que soit la lettre d’une femme, elle n’y metjamais sa pensée la plus chère qu’à la fin.

Dans un post-scriptum Virginie recommandaitparticulièrement à Paul deux espèces de graines&|160;: celles deviolettes et de scabieuses. Elle lui donnait quelques instructionssur les caractères de ces plantes, et sur les lieux les pluspropres à les semer. «&|160;La violette, lui mandait-elle, produitune petite fleur d’un violet foncé, qui aime à se cacher sous lesbuissons&|160;; mais son charmant parfum l’y fait bientôtdécouvrir.&|160;» Elle lui enjoignait de la semer sur le bord de lafontaine, au pied de son cocotier. «&|160;La scabieuse,ajoutait-elle, donne une jolie fleur d’un bleu mourant, et à fondnoir piqueté de blanc. On la croirait en deuil. On l’appelle aussi,pour cette raison, fleur de veuve. Elle se plaît dans les lieuxâpres et battus des vents.&|160;» Elle le priait de la semer sur lerocher où elle lui avait parlé la nuit, la dernière fois, et dedonner à ce rocher, pour l’amour d’elle, le nom du Rocher desadieux.

Elle avait renfermé ces semences dans unepetite bourse dont le tissu était fort simple, mais qui parut sansprix à Paul lorsqu’il y aperçut un P et un V entrelacés et formésde cheveux, qu’il reconnut à leur beauté pour être ceux deVirginie.

La lettre de cette sensible et vertueusedemoiselle fit verser des larmes à toute la famille. Sa mère luirépondit, au nom de la société, de rester ou de revenir à son gré,l’assurant qu’ils avaient tous perdu la meilleure partie de leurbonheur depuis son départ, et que pour elle en particulier elle enétait inconsolable.

Paul lui écrivit une lettre fort longue où ill’assurait qu’il allait rendre le jardin digne d’elle, et y mêlerles plantes de l’Europe à celles de l’Afrique, ainsi qu’elle avaitentrelacé leurs noms dans son ouvrage. Il lui envoyait des fruitsdes cocotiers de sa fontaine, parvenus à une maturité parfaite. Iln’y joignait, ajoutait-il, aucune autre semence de l’île, afin quele désir d’en revoir les productions la déterminât à y revenirpromptement. Il la suppliait de se rendre au plus tôt aux vœuxardents de leur famille, et aux siens particuliers, puisqu’il nepouvait désormais goûter aucune joie loin d’elle.

Paul sema avec le plus grand soin les graineseuropéennes, et surtout celles de violettes et de scabieuses, dontles fleurs semblaient avoir quelque analogie avec le caractère etla situation de Virginie, qui les lui avait si particulièrementrecommandées&|160;; mais, soit qu’elles eussent été éventées dansle trajet, soit plutôt que le climat de cette partie de l’Afriquene leur soit pas favorable, il n’en germa qu’un petit nombre, quine put venir à sa perfection.

Cependant l’envie, qui va même au-devant dubonheur des hommes, surtout dans les colonies françaises, répanditdans l’île des bruits qui donnaient beaucoup d’inquiétude à Paul.Les gens du vaisseau qui avait apporté la lettre de Virginieassuraient qu’elle était sur le point de se marier&|160;: ilsnommaient le seigneur de la cour qui devait l’épouser&|160;;quelques-uns même disaient que la chose était faite et qu’ils enavaient été témoins. D’abord Paul méprisa des nouvelles apportéespar un vaisseau de commerce, qui en répand souvent de fausses surles lieux de son passage. Mais comme plusieurs habitants de l’île,par une pitié perfide, s’empressaient de le plaindre de cetévénement, il commença à y ajouter quelque croyance. D’ailleursdans quelques-uns des romans qu’il avait lu, il voyait la trahisontraitée de plaisanterie&|160;; et comme il savait que ces livresrenfermaient des peintures assez fidèles des mœurs de l’Europe, ilcraignit que la fille de madame de la Tour ne vînt à s’y corrompre,et à oublier ses anciens engagements. Ses lumières le rendaientdéjà malheureux. Ce qui acheva d’augmenter ses craintes, c’est queplusieurs vaisseaux d’Europe arrivèrent ici depuis, dans l’espacede six mois, sans qu’aucun d’eux apportât des nouvelles deVirginie.

Cet infortuné jeune homme, livré à toutes lesagitations de son cœur, venait me voir souvent, pour confirmer oupour bannir ses inquiétudes par mon expérience du monde.

Je demeure, comme je vous l’ai dit, à unelieue et demie d’ici, sur les bords d’une petite rivière qui coulele long de la Montagne Longue. C’est là que je passe ma vie seul,sans femme, sans enfants, et sans esclaves.

Après le rare bonheur de trouver une compagnequi nous soit bien assortie, l’état le moins malheureux de la vieest sans doute de vivre seul. Tout homme qui a eu beaucoup à seplaindre des hommes cherche la solitude. Il est même trèsremarquable que tous les peuples malheureux par leurs opinions,leurs mœurs ou leurs gouvernements, ont produit des classesnombreuses de citoyens entièrement dévoués à la solitude et aucélibat. Tels ont été les Égyptiens dans leur décadence, les Grecsdu Bas Empire&|160;; et tels sont de nos jours les Indiens, lesChinois, les Grecs modernes, les Italiens, et la plupart despeuples orientaux et méridionaux de l’Europe. La solitude ramène enpartie l’homme au bonheur naturel, en éloignant de lui le malheursocial. Au milieu de nos sociétés, divisées par tant de préjugés,l’âme est dans une agitation continuelle&|160;; elle roule sanscesse en elle-même mille opinions turbulentes et contradictoiresdont les membres d’une société ambitieuse et misérable cherchent àse subjuguer les uns les autres. Mais dans la solitude elle déposeces illusions étrangères qui la troublent&|160;; elle reprend lesentiment simple d’elle-même, de la nature et de son auteur. Ainsil’eau bourbeuse d’un torrent qui ravage les campagnes, venant à serépandre dans quelque petit bassin écarté de son cours, dépose sesvases au fond de son lit, reprend sa première limpidité, et,redevenue transparente, réfléchit, avec ses propres rivages, laverdure de la terre et la lumière des cieux. La solitude rétablitaussi bien les harmonies du corps que celles de l’âme. C’est dansla classe des solitaires que se trouvent les hommes qui poussent leplus loin la carrière de la vie&|160;; tels sont les brames del’Inde. Enfin je la crois si nécessaire au bonheur dans le mondemême, qu’il me paraît impossible d’y goûter un plaisir durable, dequelque sentiment que ce soit, ou de régler sa conduite sur quelqueprincipe stable, si l’on ne se fait une solitude intérieure, d’oùnotre opinion sorte bien rarement, et où celle d’autrui n’entrejamais. Je ne veux pas dire toutefois que l’homme doive vivreabsolument seul&|160;: il est lié avec tout le genre humain par sesbesoins&|160;; il doit donc ses travaux aux hommes&|160;; il sedoit aussi au reste de la nature. Mais, comme Dieu a donné à chacunde nous des organes parfaitement assortis aux éléments du globe oùnous vivons, des pieds pour le sol, des poumons pour l’air, desyeux pour la lumière, sans que nous puissions intervertir l’usagede ces sens, il s’est réservé pour lui seul, qui est l’auteur de lavie, le cœur, qui en est le principal organe.

Je passe donc mes jours loin des hommes, quej’ai voulu servir, et qui m’ont persécuté. Après avoir parcouru unegrande partie de l’Europe, et quelques cantons de l’Amérique et del’Afrique, je me suis fixé dans cette île peu habitée, séduit parsa douce température et par ses solitudes. Une cabane que j’aibâtie dans la forêt au pied d’un arbre, un petit champ défriché demes mains, une rivière qui coule devant ma porte, suffisent à mesbesoins et à mes plaisirs. Je joins à ces jouissances celle dequelques bons livres qui m’apprennent à devenir meilleur. Ils fontencore servir à mon bonheur le monde même que j’ai quitté&|160;;ils me présentent des tableaux des passions qui en rendent leshabitants si misérables, et par la comparaison que je fais de leursort au mien, ils me font jouir d’un bonheur négatif. Comme unhomme sauvé du naufrage sur un rocher, je contemple de ma solitudeles orages qui frémissent dans le reste du monde&|160;; mon reposmême redouble par le bruit lointain de la tempête. Depuis que leshommes ne sont plus sur mon chemin, et que je ne suis plus sur leleur, je ne les hais plus&|160;; je les plains. Si je rencontrequelque infortuné, je tâche de venir à son secours par mesconseils, comme un passant sur le bord d’un torrent tend la main àun malheureux qui s’y noie. Mais je n’ai guère trouvé quel’innocence attentive à ma voix. La nature appelle en vain à ellele reste des hommes&|160;; chacun d’eux se fait d’elle une imagequ’il revêt de ses propres passions. Il poursuit toute sa vie cevain fantôme qui l’égare, et il se plaint ensuite au ciel del’erreur qu’il s’est formée lui-même. Parmi un grand nombred’infortunés que j’ai quelquefois essayé de ramener à la nature, jen’en ai pas trouvé un seul qui ne fût enivré de ses propresmisères. Ils m’écoutaient d’abord avec attention dans l’espéranceque je les aiderais à acquérir de la gloire ou de la fortune&|160;;mais voyant que je ne voulais leur apprendre qu’à s’en passer, ilsme trouvaient moi-même misérable de ne pas courir après leurmalheureux bonheur&|160;: ils blâmaient ma vie solitaire&|160;; ilsprétendaient qu’eux seuls étaient utiles aux hommes, et ilss’efforçaient de m’entraîner dans leur tourbillon. Mais si je mecommunique à tout le monde, je ne me livre à personne. Souvent ilme suffit de moi pour me servir de leçon à moi-même. Je repassedans le calme présent les agitations passées de ma propre vie,auxquelles j’ai donné tant de prix&|160;; les protections, lafortune, la réputation, les voluptés, et les opinions qui secombattent par toute la terre. Je compare tant d’hommes que j’aivus se disputer avec fureur ces chimères, et qui ne sont plus, auxflots de ma rivière, qui se brisent en écumant contre les rochersde son lit, et disparaissent pour ne revenir jamais. Pour moi, jeme laisse entraîner en paix au fleuve du temps, vers l’océan del’avenir qui n’a plus de rivages&|160;; et par le spectacle desharmonies actuelles de la nature, je m’élève vers son auteur, etj’espère dans un autre monde de plus heureux destins.

Quoiqu’on n’aperçoive pas de mon ermitage,situé au milieu d’une forêt, cette multitude d’objets que nousprésente l’élévation du lieu où nous sommes, il s’y trouve desdispositions intéressantes, surtout pour un homme qui, comme moi,aime mieux rentrer en lui-même que s’étendre au-dehors. La rivièrequi coule devant ma porte passe en ligne droite à travers les bois,en sorte qu’elle me présente un long canal ombragé d’arbres detoute sorte de feuillages&|160;: il y a des tatamaques, des boisd’ébène, et de ceux qu’on appelle ici bois de pomme, bois d’olive,et bois de cannelle&|160;; des bosquets de palmistes élèvent çà etlà leurs colonnes nues, et longues de plus de cent pieds,surmontées à leurs sommets d’un bouquet de palmes, et paraissentau-dessus des autres arbres comme une forêt plantée sur une autreforêt. Il s’y joint des lianes de divers feuillages, qui,s’enlaçant d’un arbre à l’autre, forment ici des arcades de fleurs,là de longues courtines de verdure. Des odeurs aromatiques sortentde la plupart de ces arbres, et leurs parfums ont tant d’influencesur les vêtements mêmes, qu’on sent ici un homme qui a traversé uneforêt quelques heures après qu’il en est sorti. Dans la saison oùils donnent leurs fleurs vous les diriez à demi couverts de neige.À la fin de l’été plusieurs espèces d’oiseaux étrangers viennent,par un instinct incompréhensible, de régions inconnues, au-delà desvastes mers, récolter les graines des végétaux de cette île, etopposent l’éclat de leurs couleurs à la verdure des arbresrembrunie par le soleil. Telles sont, entre autres, diversesespèces de perruches, et les pigeons bleus, appelés ici pigeonshollandais. Les singes, habitants domiciliés de ces forêts, sejouent dans leurs sombres rameaux, dont ils se détachent par leurpoil gris et verdâtre, et leur face toute noire&|160;; quelques-unss’y suspendent par la queue et se balancent en l’air&|160;;d’autres sautent de branche en branche, portant leurs petits dansleurs bras. Jamais le fusil meurtrier n’y a effrayé ces paisiblesenfants de la nature. On n’y entend que des cris de joie, desgazouillements et des ramages inconnus de quelques oiseaux desterres australes, que répètent au loin les échos de ces forêts. Larivière qui coule en bouillonnant sur un lit de roche, à traversles arbres, réfléchit çà et là dans ses eaux limpides leurs massesvénérables de verdure et d’ombre, ainsi que les jeux de leursheureux habitants&|160;: à mille pas de là elle se précipite dedifférents étages de rocher, et forme à sa chute une nappe d’eauunie comme le cristal, qui se brise en tombant en bouillonsd’écume. Mille bruits confus sortent de ces eaux tumultueuses, etdispersés par les vents dans la forêt, tantôt ils fuient au loin,tantôt ils se rapprochent tous à la fois, et assourdissent, commeles sons des cloches d’une cathédrale. L’air, sans cesse renouvelépar le mouvement des eaux, entretient sur les bords de cetterivière, malgré les ardeurs de l’été, une verdure et une fraîcheur,qu’on trouve rarement dans cette île sur le haut même desmontagnes.

À quelque distance de là est un rocher assezéloigné de la cascade pour qu’on n’y soit pas étourdi du bruit deses eaux, et qui en est assez voisin pour y jouir de leur vue, deleur fraîcheur et de leur murmure. Nous allions quelquefois dansles grandes chaleurs dîner à l’ombre de ce rocher, madame de laTour, Marguerite, Virginie, Paul et moi. Comme Virginie dirigeaittoujours au bien d’autrui ses actions même les plus communes, ellene mangeait pas un fruit à la campagne qu’elle n’en mît en terreles noyaux ou les pépins&|160;: «&|160;Il en viendra, disait-elle,des arbres qui donneront leurs fruits à quelque voyageur, ou aumoins à un oiseau.&|160;» Un jour donc qu’elle avait mangé unepapaye au pied de ce rocher, elle y planta les semences de cefruit. Bientôt après il y crût plusieurs papayers, parmi lesquelsil y en avait un femelle, c’est-à-dire qui porte des fruits. Cetarbre n’était pas si haut que le genou de Virginie à sondépart&|160;; mais comme il croît vite, deux ans après il avaitvingt pieds de hauteur, et son tronc était entouré dans sa partiesupérieure de plusieurs rangs de fruits mûrs. Paul, s’étant rendupar hasard dans ce lieu, fut rempli de joie en voyant ce grandarbre sorti d’une petite graine qu’il avait vu planter par sonamie&|160;; et en même temps il fut saisi d’une tristesse profondepar ce témoignage de sa longue absence. Les objets que nous voyonshabituellement ne nous font pas apercevoir de la rapidité de notrevie&|160;; ils vieillissent avec nous d’une vieillesseinsensible&|160;: mais ce sont ceux que nous revoyons tout à coupaprès les avoir perdus quelques années de vue, qui nous avertissentde la vitesse avec laquelle s’écoule le fleuve de nos jours. Paulfut aussi surpris et aussi troublé à la vue de ce grand papayerchargé de fruits, qu’un voyageur l’est, après une longue absence deson pays, de n’y plus retrouver ses contemporains, et d’y voirleurs enfants, qu’il avait laissés à la mamelle, devenus eux-mêmespères de famille. Tantôt il voulait l’abattre, parce qu’il luirendait trop sensible la longueur du temps qui s’était écoulédepuis le départ de Virginie&|160;; tantôt, le considérant comme unmonument de sa bienfaisance, il baisait son tronc, et lui adressaitdes paroles pleines d’amour et de regrets. Ô arbre dont lapostérité existe encore dans nos bois, je vous ai vu moi-même avecplus d’intérêt et de vénération que les arcs de triomphe desRomains&|160;! Puisse la nature, qui détruit chaque jour lesmonuments de l’ambition des rois, multiplier dans nos forêts ceuxde la bienfaisance d’une jeune et pauvre fille&|160;!

C’était donc au pied de ce papayer que j’étaissûr de rencontrer Paul quand il venait dans mon quartier. Un jourje l’y trouvai accablé de mélancolie, et j’eus avec lui uneconversation que je vais vous rapporter, si je ne vous suis pointtrop ennuyeux par mes longues digressions, pardonnables à mon âgeet à mes dernières amitiés. Je vous la raconterai en forme dedialogue, afin que vous jugiez du bon sens naturel de ce jeunehomme&|160;; et il vous sera aisé de faire la différence desinterlocuteurs par le sens de ses questions et de mes réponses.

Il me dit&|160;:

«&|160;Je suis bien chagrin. Mademoiselle dela Tour est partie depuis deux ans et deux mois&|160;; et depuishuit mois et demi elle ne nous a pas donné de ses nouvelles. Elleest riche&|160;; je suis pauvre&|160;: elle m’a oublié. J’ai enviede m’embarquer&|160;: j’irai en France, j’y servirai le roi, j’yferai fortune&|160;; et la grand-tante de mademoiselle de la Tourme donnera sa petite nièce en mariage, quand je serai devenu ungrand seigneur.

Le vieillard.

«&|160;Oh mon ami&|160;! ne m’avez-vous pasdit que vous n’aviez pas de naissance&|160;?

Paul.

«&|160;Ma mère me l’a dit&|160;; car pour moije ne sais ce que c’est que la naissance. Je ne me suis jamaisaperçu que j’en eusse moins qu’un autre, ni que les autres eneussent plus que moi.

Le vieillard.

«&|160;Le défaut de naissance vous ferme enFrance le chemin aux grands emplois. Il y a plus&|160;: vous nepouvez même être admis dans aucun corps distingué.

Paul.

«&|160;Vous m’avez dit plusieurs fois qu’unedes causes de la grandeur de la France était que le moindre sujetpouvait y parvenir à tout, et vous m’avez cité beaucoup d’hommescélèbres qui, sortis de petits états, avaient fait honneur à leurpatrie. Vous vouliez donc tromper mon courage&|160;?

Le Vieillard

«&|160;Mon fils, jamais je ne l’abattrai. Jevous ai dit la vérité sur les temps passés&|160;; mais les chosessont bien changées à présent&|160;: tout est devenu vénal enFrance&|160;; tout y est aujourd’hui le patrimoine d’un petitnombre de familles, ou le partage des corps. Le roi est un soleilque les grands et les corps environnent comme des nuages&|160;; ilest presque impossible qu’un de ses rayons tombe sur vous.Autrefois, dans une administration moins compliquée, on a vu cesphénomènes. Alors les talents et le mérite se sont développés detoutes parts, comme des terres nouvelles qui, venant à êtredéfrichées, produisent avec tout leur suc. Mais les grands rois quisavent connaître les hommes et les choisir, sont rares. Le vulgairedes rois ne se laisse aller qu’aux impulsions des grands et descorps qui les environnent.

Paul.

«&|160;Mais je trouverai peut-être un de cesgrands qui me protégera.

Le vieillard.

«&|160;Pour être protégé des grands il fautservir leur ambition ou leurs plaisirs. Vous n’y réussirez jamais,car vous êtes sans naissance, et vous avez de la probité.

Paul.

«&|160;Mais je ferai des actions sicourageuses, je serai si fidèle à ma parole, si exact dans mesdevoirs, si zélé et si constant dans mon amitié, que je mériteraid’être adopté par quelqu’un d’eux, comme j’ai vu que cela sepratiquait dans les histoires anciennes que vous m’avez faitlire.

Le vieillard.

«&|160;Oh mon ami&|160;! chez les Grecs etchez les Romains, même dans leur décadence, les grands avaient durespect pour la vertu&|160;; mais nous avons eu une foule d’hommescélèbres en tout genre, sortis des classes du peuple, et je n’ensache pas un seul qui ait été adopté par une grande maison. Lavertu, sans nos rois, serait condamnée en France à êtreéternellement plébéienne. Comme je vous l’ai dit, ils la mettentquelquefois en honneur lorsqu’ils l’aperçoivent&|160;; maisaujourd’hui les distinctions qui lui étaient réservées nes’accordent plus que pour de l’argent.

Paul.

«&|160;Au défaut d’un grand je chercherai àplaire à un corps. J’épouserai entièrement son esprit et sesopinions&|160;: je m’en ferai aimer.

Le vieillard.

«&|160;Vous ferez donc comme les autreshommes, vous renoncerez à votre conscience pour parvenir à lafortune&|160;?

Paul.

«&|160;Oh non&|160;! je ne chercherai jamaisque la vérité.

Le vieillard.

«&|160;Au lieu de vous faire aimer, vouspourriez bien vous faire haïr. D’ailleurs les corps s’intéressentfort peu à la découverte de la vérité. Toute opinion estindifférente aux ambitieux, pourvu qu’ils gouvernent.

Paul.

«&|160;Que je suis infortuné&|160;! tout merepousse. Je suis condamné à passer ma vie dans un travail obscur,loin de Virginie&|160;!&|160;» Et il soupira profondément.

Le vieillard.

«&|160;Que Dieu soit votre unique patron, etle genre humain votre Corps&|160;! Soyez constamment attaché à l’unet à l’autre. Les familles, les Corps, les peuples, les rois, ontleurs préjugés et leurs passions&|160;; il faut souvent les servirpar des vices. Dieu et le genre humain ne nous demandent que desvertus.

«&|160;Mais pourquoi voulez-vous êtredistingué du reste des hommes&|160;? C’est un sentiment qui n’estpas naturel, puisque, si chacun l’avait, chacun serait en état deguerre avec son voisin. Contentez-vous de remplir votre devoir dansl’état où la Providence vous a mis&|160;; bénissez votre sort, quivous permet d’avoir une conscience à vous, et qui ne vous obligepas, comme les grands, de mettre votre bonheur dans l’opinion despetits, et comme les petits de ramper sous les grands pour avoir dequoi vivre. Vous êtes dans un pays et dans une condition où, poursubsister, vous n’avez besoin ni de tromper, ni de flatter, ni devous avilir, comme font la plupart de ceux qui cherchent la fortuneen Europe&|160;; où votre état ne vous interdit aucune vertu&|160;;où vous pouvez être impunément bon, vrai, sincère, instruit,patient, tempérant, chaste, indulgent, pieux, sans qu’aucunridicule vienne flétrir votre sagesse, qui n’est encore qu’enfleur. Le ciel vous a donné de la liberté, de la santé, une bonneconscience, et des amis&|160;: les rois, dont vous ambitionnez lafaveur, ne sont pas si heureux.

Paul.

«&|160;Ah&|160;! il me manque Virginie&|160;!Sans elle je n’ai rien&|160;; avec elle j’aurais tout. Elle seuleest ma naissance, ma gloire, et ma fortune. Mais puisque enfin saparente veut lui donner pour mari un homme d’un grand nom, avecl’étude et des livres on devient savant et célèbre&|160;: je m’envais étudier. J’acquerrai de la science&|160;; je serviraiutilement ma patrie par mes lumières, sans nuire à personne, etsans en dépendre&|160;; je deviendrai fameux, et ma gloiren’appartiendra qu’à moi.

Le vieillard.

«&|160;Mon fils, les talents sont encore plusrares que la naissance et que les richesses&|160;; et sans douteils sont de plus grands biens, puisque rien ne peut les ôter, etque partout ils nous concilient l’estime publique&|160;: mais ilscoûtent cher. On ne les acquiert que par des privations en toutgenre, par une sensibilité exquise qui nous rend malheureuxau-dedans, et au-dehors par les persécutions de nos contemporains.L’homme de robe n’envie point en France la gloire du militaire, nile militaire celle de l’homme de mer&|160;; mais tout le monde ytraversera votre chemin, parce que tout le monde s’y pique d’avoirde l’esprit. Vous servirez les hommes, dites-vous&|160;? Mais celuiqui fait produire à un terrain une gerbe de blé de plus leur rendun plus grand service que celui qui leur donne un livre.

Paul.

«&|160;Oh&|160;! celle qui a planté ce papayera fait aux habitants de ces forêts un présent plus utile et plusdoux que si elle leur avait donné une bibliothèque.&|160;» Et enmême temps il saisit cet arbre dans ses bras, et le baisa avectransport.

Le vieillard.

«&|160;Le meilleur des livres, qui ne prêcheque l’égalité, l’amitié, l’humanité, et la concorde, l’Évangile, aservi pendant des siècles de prétexte aux fureurs des Européens.Combien de tyrannies publiques et particulières s’exercent encoreen son nom sur la terre&|160;! Après cela, qui se flattera d’êtreutile aux hommes par un livre&|160;? Rappelez-vous quel a été lesort de la plupart des philosophes qui leur ont prêché la sagesse.Homère, qui l’a revêtue de vers si beaux, demandait l’aumônependant sa vie. Socrate, qui en donna aux Athéniens de si aimablesleçons par ses discours et par ses mœurs, fut empoisonnéjuridiquement par eux. Son sublime disciple Platon fut livré àl’esclavage par l’ordre du prince même qui le protégeait&|160;: etavant eux, Pythagore, qui étendait l’humanité jusqu’aux animaux,fut brûlé vif par les Crotoniates. Que dis-je&|160;? la plupartmême de ces noms illustres sont venus à nous défigurés par quelquestraits de satire qui les caractérisent, l’ingratitude humaine seplaisant à les reconnaître là&|160;; et si dans la foule la gloirede quelques-uns est venue nette et pure jusqu’à nous, c’est queceux qui les ont portés ont vécu loin de la société de leurscontemporains&|160;: semblables à ces statues qu’on tire entièresdes champs de la Grèce et de l’Italie, et qui, pour avoir étéensevelies dans le sein de la terre, ont échappé à la fureur desbarbares.

«&|160;Vous voyez donc que, pour acquérir lagloire orageuse des lettres, il faut bien de la vertu, et être prêtà sacrifier sa propre vie. D’ailleurs, croyez-vous que cette gloireintéresse en France les gens riches&|160;? Ils se soucient bien desgens de lettres, auxquels la science ne rapporte ni dignité dans lapatrie, ni gouvernement, ni entrée à la cour. On persécute peu dansce siècle indifférent à tout, hors à la fortune et auxvoluptés&|160;; mais les lumières et la vertu n’y mènent à rien dedistingué, parce que tout est dans État le prix de l’argent.Autrefois elles trouvaient des récompenses assurées dans lesdifférentes places de l’église, de la magistrature et del’administration&|160;; aujourd’hui elles ne servent qu’à faire deslivres. Mais ce fruit, peu prisé des gens du monde, est toujoursdigne de son origine céleste. C’est à ces mêmes livres qu’il estréservé particulièrement de donner de l’éclat à la vertu obscure,de consoler les malheureux, d’éclairer les nations, et de dire lavérité même aux rois. C’est, sans contredit, la fonction la plusauguste dont le ciel puisse honorer un mortel sur la terre. Quelest l’homme qui ne se console de l’injustice ou du mépris de ceuxqui disposent de la fortune, lorsqu’il pense que son ouvrage ira,de siècle en siècle et de nations en nations, servir de barrière àl’erreur et aux tyrans&|160;; et que, du sein de l’obscurité où ila vécu, il jaillira une gloire qui effacera celle de la plupart desrois, dont les monuments périssent dans l’oubli, malgré lesflatteurs qui les élèvent et qui les vantent&|160;?

Paul.

«&|160;Ah&|160;! je ne voudrais cette gloireque pour la répandre sur Virginie, et la rendre chère à l’univers.Mais vous qui avez tant de connaissances, dites-moi si nous nousmarierons&|160;? Je voudrais être savant, au moins pour connaîtrel’avenir.

Le vieillard.

«&|160;Qui voudrait vivre, mon fils, s’ilconnaissait l’avenir&|160;? Un seul malheur prévu nous donne tantde vaines inquiétudes&|160;! la vue d’un malheur certainempoisonnerait tous les jours qui le précéderaient. Il ne faut pasmême trop approfondir ce qui nous environne&|160;; et le ciel, quinous donna la réflexion pour prévoir nos besoins, nous a donné lesbesoins pour mettre des bornes à notre réflexion.

Paul.

«&|160;Avec de l’argent, dites-vous, onacquiert en Europe des dignités et des honneurs. J’irai m’enrichirau Bengale pour aller épouser Virginie à Paris. Je vaism’embarquer.

Le vieillard.

«&|160;Quoi&|160;! vous quitteriez sa mère etla vôtre&|160;?

Paul.

«&|160;Vous m’avez vous-même donné le conseilde passer aux Indes.

Le vieillard.

«&|160;Virginie était alors ici. Mais vousêtes maintenant l’unique soutien de votre mère et de la sienne.

Paul.

«&|160;Virginie leur fera du bien par sa richeparente.

Le vieillard.

«&|160;Les riches n’en font guère qu’à ceuxqui leur font honneur dans le monde. Ils ont des parents bien plusà plaindre que madame de la Tour, qui, faute d’être secourus pareux, sacrifient leur liberté pour avoir du pain et passent leur vierenfermés dans des couvents.

Paul.

«&|160;Quel pays que l’Europe&|160;! Oh&|160;!il faut que Virginie revienne ici. Qu’a-t-elle besoin d’avoir uneparente riche&|160;? Elle était si contente sous ces cabanes, sijolie et si bien parée avec un mouchoir rouge ou des fleurs autourde sa tête. Reviens, Virginie&|160;! quitte tes hôtels et tesgrandeurs. Reviens dans ces rochers, à l’ombre de ces bois et denos cocotiers. Hélas&|160;! tu es peut-être maintenantmalheureuse&|160;!…&|160;» Et il se mettait à pleurer. «&|160;Monpère, ne me cachez rien&|160;: si vous ne pouvez me dire sij’épouserai Virginie, au moins apprenez-moi si elle m’aime encore,au milieu de ces grands seigneurs qui parlent au roi, et qui lavont voir.

Le vieillard.

«&|160;Oh&|160;! mon ami, je suis sûr qu’ellevous aime par plusieurs raisons, mais surtout parce qu’elle a de lavertu.&|160;» À ces mots il me sauta au cou, transporté dejoie.

Paul.

«&|160;Mais croyez-vous les femmes d’Europefausses comme on les représente dans les comédies et dans leslivres que vous m’avez prêtés&|160;?

Le vieillard.

«&|160;Les femmes sont fausses dans les paysoù les hommes sont tyrans. Partout la violence produit la ruse.

Paul.

«&|160;Comment peut-on être tyran desfemmes&|160;?

Le vieillard.

«&|160;En les mariant sans les consulter, unejeune fille avec un vieillard, une femme sensible avec un hommeindifférent.

Paul.

«&|160;Pourquoi ne pas marier ensemble ceuxqui se conviennent, les jeunes avec les jeunes, les amants avec lesamantes&|160;?

Le vieillard.

«&|160;C’est que la plupart des jeunes gens,en France, n’ont pas assez de fortune pour se marier, et qu’ilsn’en acquièrent qu’en devenant vieux. Jeunes, ils corrompent lesfemmes de leurs voisins&|160;; vieux, ils ne peuvent fixerl’affection de leurs épouses. Ils ont trompé, étant jeunes&|160;;on les trompe à leur tour, étant vieux. C’est une des réactions dela justice universelle qui gouverne le monde. Un excès y balancetoujours un autre excès. Ainsi la plupart des Européens passentleur vie dans ce double désordre, et ce désordre augmente dans unesociété à mesure que les richesses s’y accumulent sur un moindrenombre de têtes. État est semblable à un jardin, où les petitsarbres ne peuvent venir s’il y en a de trop grands qui lesombragent&|160;; mais il y a cette différence que la beauté d’unjardin peut résulter d’un petit nombre de grands arbres, et que laprospérité d’un État dépend toujours de la multitude et del’égalité des sujets, et non pas d’un petit nombre de riches.

Paul.

«&|160;Mais qu’est-il besoin d’être riche pourse marier&|160;?

Le vieillard.

«&|160;Afin de passer ses jours dansl’abondance sans rien faire.

Paul.

«&|160;Et pourquoi ne pas travailler&|160;? Jetravaille bien, moi.

Le vieillard.

«&|160;C’est qu’en Europe le travail des mainsdéshonore. On l’appelle travail mécanique. Celui même de labourerla terre y est le plus méprisé de tous. Un artisan y est bien plusestimé qu’un paysan.

Paul.

«&|160;Quoi&|160;! l’art qui nourrit leshommes est méprisé en Europe&|160;! Je ne vous comprends pas.

Le vieillard.

«&|160;Oh&|160;! il n’est pas possible à unhomme élevé dans la nature de comprendre les dépravations de lasociété. On se fait une idée précise de l’ordre, mais non pas dudésordre. La beauté, la vertu, le bonheur, ont desproportions&|160;; la laideur, le vice, et le malheur, n’en ontpoint.

Paul.

«&|160;Les gens riches sont donc bienheureux&|160;! Ils ne trouvent d’obstacles à rien&|160;; ilspeuvent combler de plaisirs les objets qu’ils aiment.

Le vieillard.

«&|160;Ils sont la plupart usés sur tous lesplaisirs, par cela même qu’ils ne leur coûtent aucunes peines.N’avez-vous pas éprouvé que le plaisir du repos s’achète par lafatigue&|160;; celui de manger, par la faim&|160;; celui de boire,par la soif&|160;? Eh bien&|160;! celui d’aimer et d’être aimé nes’acquiert que par une multitude de privations et de sacrifices.Les richesses ôtent aux riches tous ces plaisirs-là en prévenantleurs besoins. Joignez à l’ennui qui suit leur satiété l’orgueilqui naît de leur opulence, et que la moindre privation blesse lorsmême que les plus grandes jouissances ne le flattent plus. Leparfum de mille roses ne plaît qu’un instant&|160;; mais la douleurque cause une seule de leurs épines dure longtemps après sa piqûre.Un mal au milieu des plaisirs est pour les riches une épine aumilieu des fleurs. Pour les pauvres, au contraire, un plaisir aumilieu des maux est une fleur au milieu des épines&|160;; ils engoûtent vivement la jouissance. Tout effet augmente par soncontraste. La nature a tout balancé. Quel état, à tout prendre,croyez-vous préférable, de n’avoir presque rien à espérer et tout àcraindre, ou presque rien à craindre et tout à espérer&|160;? Lepremier état est celui des riches, et le second celui des pauvres.Mais ces extrêmes sont également difficiles à supporter aux hommesdont le bonheur consiste dans la médiocrité et la vertu.

Paul.

«&|160;Qu’entendez-vous par lavertu&|160;?

Le vieillard.

«&|160;Mon fils&|160;! vous qui soutenez vosparents par vos travaux, vous n’avez pas besoin qu’on vous ladéfinisse. La vertu est un effort fait sur nous-mêmes pour le biend’autrui dans l’intention de plaire à Dieu seul.

Paul.

«&|160;Oh&|160;! que Virginie estvertueuse&|160;! C’est par vertu qu’elle a voulu être riche, afind’être bienfaisante. C’est par vertu qu’elle est partie de cetteîle&|160;: la vertu l’y ramènera.&|160;» L’idée de son retourprochain allumant l’imagination de ce jeune homme, toutes sesinquiétudes s’évanouissaient. Virginie n’avait point écrit, parcequ’elle allait arriver. Il fallait si peu de temps pour venird’Europe avec un bon vent&|160;! Il faisait l’énumération desvaisseaux qui avaient fait ce trajet de quatre mille cinq centslieues en moins de trois mois. Le vaisseau où elle s’étaitembarquée n’en mettrait pas plus de deux&|160;: les constructeursétaient aujourd’hui si savants, et les marins si habiles&|160;! Ilparlait des arrangements qu’il allait faire pour la recevoir, dunouveau logement qu’il allait bâtir, des plaisirs et des surprisesqu’il lui ménagerait chaque jour quand elle serait sa femme. Safemme&|160;!… cette idée le ravissait. «&|160;Au moins, mon père,me disait-il, vous ne ferez plus rien que pour votre plaisir.Virginie étant riche, nous aurons beaucoup de Noirs quitravailleront pour vous. Vous serez toujours avec nous, n’ayantd’autre souci que celui de vous amuser et de vous réjouir.&|160;»Et il allait, hors de lui, porter à sa famille la joie dont ilétait enivré.

En peu de temps les grandes craintes succèdentaux grandes espérances. Les passions violentes jettent toujoursl’âme dans les extrémités opposées. Souvent, dès le lendemain, Paulrevenait me voir, accablé de tristesse. Il me disait&|160;:«&|160;Virginie ne m’écrit point. Si elle était partie d’Europeelle m’aurait mandé son départ. Ah&|160;! les bruits qui ont courud’elle ne sont que trop fondés&|160;! sa tante l’a mariée à ungrand seigneur. L’amour des richesses l’a perdue comme tantd’autres. Dans ces livres qui peignent si bien les femmes la vertun’est qu’un sujet de roman. Si Virginie avait eu de la vertu, ellen’aurait pas quitté sa propre mère et moi. Pendant que je passe mavie à penser à elle, elle m’oublie&|160;; je m’afflige, et elle sedivertit. Ah&|160;! cette pensée me désespère. Tout travail medéplaît&|160;; toute société m’ennuie. Plût à Dieu que la guerrefût déclarée dans l’Inde&|160;! j’irais y mourir.&|160;»

«&|160;Mon fils, lui répondis-je, le couragequi nous jette dans la mort n’est que le courage d’un instant. Ilest souvent excité par les vains applaudissements des hommes. Il enest un plus rare et plus nécessaire qui nous fait supporter chaquejour, sans témoin et sans éloge, les traverses de la vie&|160;;c’est la patience. Elle s’appuie, non sur l’opinion d’autrui ou surl’impulsion de nos passions, mais sur la volonté de Dieu. Lapatience est le courage de la vertu.&|160;»

«&|160;Ah&|160;! s’écria-t-il, je n’ai doncpoint de vertu&|160;! Tout m’accable et me désespère. – La vertu,repris-je, toujours égale, constante, invariable, n’est pas lepartage de l’homme. Au milieu de tant de passions qui nous agitent,notre raison se trouble et s’obscurcit&|160;; mais il est desphares où nous pouvons en rallumer le flambeau&|160;: ce sont leslettres.

Les lettres, mon fils, sont un secours duciel. Ce sont des rayons de cette sagesse qui gouverne l’univers,que l’homme, inspiré par un art céleste, a appris à fixer sur laterre. Semblables aux rayons du soleil, elles éclairent, ellesréjouissent, elles échauffent&|160;; c’est un feu divin. Comme lefeu, elles approprient toute la nature à notre usage. Par ellesnous réunissons autour de nous les choses, les lieux, les hommes etles temps. Ce sont elles qui nous rappellent aux règles de la viehumaine. Elles calment les passions&|160;; elles répriment lesvices&|160;; elles excitent les vertus par les exemples augustesdes gens de bien qu’elles célèbrent, et dont elles nous présententles images toujours honorées. Ce sont des filles du ciel quidescendent sur la terre pour charmer les maux du genre humain. Lesgrands écrivains qu’elles inspirent ont toujours paru dans lestemps les plus difficiles à supporter à toute société, les temps debarbarie et ceux de dépravation. Mon fils, les lettres ont consoléune infinité d’hommes plus malheureux que vous&|160;: Xénophon,exilé de sa patrie après y avoir ramené dix mille Grecs&|160;;Scipion l’Africain, lassé des calomnies des Romains&|160;;Lucullus, de leurs brigues&|160;; Catinat, de l’ingratitude de sacour. Les Grecs, si ingénieux, avaient réparti à chacune des Musesqui président aux lettres une partie de notre entendement, pour legouverner&|160;: nous devons donc leur donner nos passions à régir,afin qu’elles leur imposent un joug et un frein. Elles doiventremplir, par rapport aux puissances de notre âme, les mêmesfonctions que les Heures qui attelaient et conduisaient les chevauxdu Soleil.

Lisez donc, mon fils. Les sages qui ont écritavant nous sont des voyageurs qui nous ont précédés dans lessentiers de l’infortune, qui nous tendent la main, et nous invitentà nous joindre à leur compagnie lorsque tout nous abandonne. Un bonlivre est un bon ami.&|160;»

«&|160;Ah&|160;! s’écriait Paul, je n’avaispas besoin de savoir lire quand Virginie était ici. Elle n’avaitpas plus étudié que moi&|160;; mais quand elle me regardait enm’appelant son ami, il m’était impossible d’avoir duchagrin.&|160;»

Sans doute, lui disais-je, il n’y a pointd’ami aussi agréable qu’une maîtresse qui nous aime. Il y a de plusdans la femme une gaieté légère qui dissipe la tristesse del’homme. Ses grâces font évanouir les noirs fantômes de laréflexion. Sur son visage sont les doux attraits et la confiance.Quelle joie n’est rendue plus vive par sa joie&|160;? quel front nese déride à son sourire&|160;? quelle colère résiste à seslarmes&|160;? Virginie reviendra avec plus de philosophie que vousn’en avez. Elle sera bien surprise de ne pas retrouver le jardintout à fait rétabli, elle qui ne songe qu’à l’embellir, malgré lespersécutions de sa parente, loin de sa mère et de vous.&|160;»

L’idée du retour prochain de Virginierenouvelait le courage de Paul, et le ramenait à ses occupationschampêtres. Heureux au milieu de ses peines de proposer à sontravail une fin qui plaisait à sa passion&|160;!

Un matin, au point du jour (c’était le 24décembre 1744), Paul, en se levant, aperçut un pavillon blancarboré sur la montagne de la Découverte. Ce pavillon était lesignalement d’un vaisseau qu’on voyait en mer. Paul courut à laville pour savoir s’il n’apportait pas des nouvelles de Virginie.Il y resta jusqu’au retour du pilote du port, qui s’était embarquépour aller le reconnaître, suivant l’usage. Cet homme ne revint quele soir. Il rapporta au gouverneur que le vaisseau signalé était leSaint-Géran, du port de 700 tonneaux, commandé par un capitaineappelé M.&|160;Aubin&|160;; qu’il était à quatre lieues au large,et qu’il ne mouillerait au Port Louis que le lendemain dansl’après-midi, si le vent était favorable. Il n’en faisait point dutout alors. Le pilote remit au gouverneur les lettres que cevaisseau apportait de France. Il y en avait une pour madame de laTour, de l’écriture de Virginie. Paul s’en saisit aussitôt, labaisa avec transport, la mit dans son sein, et courut àl’habitation. Du plus loin qu’il aperçut la famille, qui attendaitson retour sur le rocher des Adieux, il éleva la lettre en l’airsans pouvoir parler&|160;; et aussitôt tout le monde se rassemblachez madame de la Tour pour en entendre la lecture. Virginiemandait à sa mère qu’elle avait éprouvé beaucoup de mauvaisprocédés de la part de sa grand-tante, qui l’avait voulu mariermalgré elle, ensuite déshéritée, et enfin renvoyée dans un tempsqui ne lui permettait d’arriver à Île de France que dans la saisondes ouragans&|160;; qu’elle avait essayé en vain de la fléchir, enlui représentant ce qu’elle devait à sa mère et aux habitudes dupremier âge&|160;; qu’elle en avait été traitée de fille insenséedont la tête était gâtée par les romans&|160;; qu’elle n’étaitmaintenant sensible qu’au bonheur de revoir et d’embrasser sa chèrefamille, et qu’elle eût satisfait cet ardent désir dès le jourmême, si le capitaine lui eût permis de s’embarquer dans lachaloupe du pilote&|160;; mais qu’il s’était opposé à son départ àcause de l’éloignement de la terre, et d’une grosse mer qui régnaitau large, malgré le calme des vents.

À peine cette lettre fut lue que toute lafamille, transportée de joie, s’écria&|160;: «&|160;Virginie estarrivée&|160;!&|160;» Maîtresse et serviteurs, tous s’embrassèrent.Madame de la Tour dit à Paul&|160;: «&|160;Mon fils, allez prévenirnotre voisin de l’arrivée de Virginie.&|160;» Aussitôt Dominguealluma un flambeau de bois de ronde, et Paul et lui s’acheminèrentvers mon habitation.

Il pouvait être dix heures du soir. Je venaisd’éteindre ma lampe et de me coucher, lorsque j’aperçus à traversles palissades de ma cabane une lumière dans les bois. Bientôtaprès j’entendis la voix de Paul qui m’appelait. Je me lève&|160;;et à peine j’étais habillé que Paul, hors de lui et tout essoufflé,me saute au cou en me disant&|160;: «&|160;Allons, allons&|160;;Virginie est arrivée. Allons au port, le vaisseau y mouillera aupoint du jour.&|160;»

Sur-le-champ nous nous mettons en route. Commenous traversions les bois de la Montagne Longue, et que nous étionsdéjà sur le chemin qui mène des Pamplemousses au port, j’entendisquelqu’un marcher derrière nous. C’était un Noir qui s’avançait àgrands pas. Dès qu’il nous eut atteints je lui demandai d’où ilvenait, et où il allait en si grande hâte. Il me répondit&|160;:«&|160;Je viens du quartier de l’île appelé la Poudre d’Or&|160;:on m’envoie au port avertir le gouverneur qu’un vaisseau de Franceest mouillé sous l’île d’Ambre. Il tire du canon pour demander dusecours, car la mer est bien mauvaise.&|160;» Cet homme ayant ainsiparlé continua sa route sans s’arrêter davantage.

Je dis alors à Paul&|160;: «&|160;Allons versle quartier de la Poudre d’Or, au-devant de Virginie&|160;; il n’ya que trois lieues d’ici.&|160;» Nous nous mîmes donc en route versle nord de l’île. Il faisait une chaleur étouffante. La lune étaitlevée&|160;; on voyait autour d’elle trois grands cercles noirs. Leciel était d’une obscurité affreuse. On distinguait, à la lueurfréquente des éclairs, de longues files de nuages épais, sombres,peu élevés, qui s’entassaient vers le milieu de l’île, et venaientde la mer avec une grande vitesse, quoiqu’on ne sentît pas lemoindre vent à terre. Chemin faisant nous crûmes entendre rouler letonnerre&|160;; mais ayant prêté l’oreille attentivement nousreconnûmes que c’étaient des coups de canon répétés par les échos.Ces coups de canon lointains, joints à l’aspect d’un ciel orageux,me firent frémir. Je ne pouvais douter qu’ils ne fussent lessignaux de détresse d’un vaisseau en perdition. Une demi-heureaprès nous n’entendîmes plus tirer du tout&|160;; et ce silence meparut encore plus effrayant que le bruit lugubre qui l’avaitprécédé.

Nous nous hâtions d’avancer sans dire un mot,et sans oser nous communiquer nos inquiétudes. Vers minuit nousarrivâmes tout en nage sur le bord de la mer, au quartier de laPoudre d’Or. Les flots s’y brisaient avec un bruitépouvantable&|160;; ils en couvraient les rochers et les grèvesd’écume d’un blanc éblouissant et d’étincelles de feu. Malgré lesténèbres nous distinguâmes, à ces lueurs phosphoriques, lespirogues des pêcheurs qu’on avait tirées bien avant sur lesable.

À quelque distance de là nous vîmes, àl’entrée du bois, un feu autour duquel plusieurs habitantss’étaient rassemblés. Nous fûmes nous y reposer en attendant lejour. Pendant que nous étions assis auprès de ce feu, un deshabitants nous raconta que dans l’après-midi il avait vu unvaisseau en pleine mer porté sur l’île par les courants&|160;; quela nuit l’avait dérobé à sa vue&|160;; que deux heures après lecoucher du soleil il l’avait entendu tirer du canon pour appeler dusecours, mais que la mer était si mauvaise qu’on n’avait pu mettreaucun bateau dehors pour aller à lui&|160;; que bientôt après ilavait cru apercevoir ses fanaux allumés, et que dans ce cas ilcraignait que le vaisseau, venu si près du rivage, n’eût passéentre la terre et la petite île d’Ambre, prenant celle-ci pour leCoin de Mire, près duquel passent les vaisseaux qui arrivent auPort Louis&|160;; que si cela était, ce qu’il ne pouvait toutefoisaffirmer, ce vaisseau était dans le plus grand péril. Un autrehabitant prit la parole, et nous dit qu’il avait traversé plusieursfois le canal qui sépare l’île d’Ambre de la côte&|160;; qu’ill’avait sondé, que la tenure et le mouillage en étaient très bons,et que le vaisseau y était en parfaite sûreté comme dans lemeilleur port&|160;: «&|160;J’y mettrais toute ma fortune,ajouta-t-il, et j’y dormirais aussi tranquillement qu’àterre.&|160;» Un troisième habitant dit qu’il était impossible quece vaisseau pût entrer dans ce canal, où à peine les chaloupespouvaient naviguer. Il assura qu’il l’avait vu mouiller au-delà del’île d’Ambre, en sorte que si le vent venait à s’élever au matin,il serait le maître de pousser au large, ou de gagner le port.D’autres habitants ouvrirent d’autres opinions. Pendant qu’ilscontestaient entre eux, suivant la coutume des Créoles oisifs, Paulet moi nous gardions un profond silence. Nous restâmes là jusqu’aupetit point du jour&|160;; mais il faisait trop peu de clarté auciel pour qu’on pût distinguer aucun objet sur la mer, quid’ailleurs était couverte de brume&|160;: nous n’entrevîmes aularge qu’un nuage sombre, qu’on nous dit être l’île d’Ambre, situéeà un quart de lieue de la côte. On n’apercevait dans ce jourténébreux que la pointe du rivage où nous étions, et quelquespitons des montagnes de l’intérieur de l’île, qui apparaissaient detemps en temps au milieu des nuages qui circulaient autour.

Vers les sept heures du matin nous entendîmesdans les bois un bruit de tambours&|160;: c’était le gouverneur,M.&|160;de&|160;la Bourdonnais, qui arrivait à cheval, suivi d’undétachement de soldats armés de fusils, et d’un grand nombred’habitants et de Noirs. Il plaça ses soldats sur le rivage, etleur ordonna de faire feu de leurs armes tous à la fois. À peineleur décharge fut faite que nous aperçûmes sur la mer une lueur,suivie presque aussitôt d’un coup de canon. Nous jugeâmes que levaisseau était à peu de distance de nous, et nous courûmes tous ducôté où nous avions vu son signal. Nous aperçûmes alors, à traversle brouillard, le corps et les vergues d’un grand vaisseau. Nous enétions si près que, malgré le bruit des flots, nous entendîmes lesifflet du maître qui commandait la manœuvre, et les cris desmatelots, qui crièrent trois fois Vive Le Roi&|160;! car c’est lecri des Français dans les dangers extrêmes, ainsi que dans lesgrandes joies&|160;: comme si, dans les dangers, ils appelaientleur prince à leur secours, ou comme s’ils voulaient témoigneralors qu’ils sont prêts à périr pour lui.

Depuis le moment où le Saint-Géran aperçut quenous étions à portée de le secourir, il ne cessa de tirer du canonde trois minutes en trois minutes. M.&|160;de&|160;la Bourdonnaisfit allumer de grands feux de distance en distance sur la grève, etenvoya chez tous les habitants du voisinage chercher des vivres,des planches, des câbles, et des tonneaux vides. On en vit arriverbientôt une foule, accompagnés de leurs Noirs chargés de provisionset d’agrès, qui venaient des habitations de la Poudre d’Or, duquartier de Flacque, et de la Rivière du Rempart. Un des plusanciens de ces habitants s’approcha du gouverneur, et luidit&|160;: «&|160;Monsieur, on a entendu toute la nuit des bruitssourds dans la montagne&|160;; dans les bois les feuilles desarbres remuent sans qu’il fasse de vent&|160;; les oiseaux demarine se réfugient à terre&|160;: certainement tous ces signesannoncent un ouragan. – Eh bien&|160;! mes amis, répondit legouverneur, nous y sommes préparés, et sûrement le vaisseau l’estaussi.&|160;»

En effet tout présageait l’arrivée prochained’un ouragan. Les nuages qu’on distinguait au zénith étaient à leurcentre d’un noir affreux, et cuivrés sur leurs bords. L’airretentissait des cris des paille-en-culs, des frégates, descoupeurs d’eau, et d’une multitude d’oiseaux de marine, qui, malgrél’obscurité de l’atmosphère, venaient de tous les points del’horizon chercher des retraites dans l’île.

Vers les neuf heures du matin on entendit ducôté de la mer des bruits épouvantables, comme si des torrentsd’eau, mêlés à des tonnerres, eussent roulé du haut des montagnes.Tout le monde s’écria&|160;: «&|160;Voilà l’ouragan&|160;!&|160;»et dans l’instant un tourbillon affreux de vent enleva la brume quicouvrait l’île d’Ambre et son canal. Le Saint-Géran parut alors àdécouvert avec son pont chargé de monde, ses vergues et ses mâts dehune amenés sur le tillac, son pavillon en berne, quatre câbles surson avant, et un de retenue sur son arrière. Il était mouillé entrel’île d’Ambre et la terre, en deçà de la ceinture de récifs quientoure l’Île de France, et qu’il avait franchie par un endroit oùjamais vaisseau n’avait passé avant lui. Il présentait son avantaux flots qui venaient de la pleine mer, et à chaque lame d’eau quis’engageait dans le canal, sa proue se soulevait tout entière, desorte qu’on en voyait la carène en l’air&|160;; mais dans cemouvement sa poupe, venant à plonger, disparaissait à la vuejusqu’au couronnement, comme si elle eût été submergée. Dans cetteposition où le vent et la mer le jetaient à terre, il lui étaitégalement impossible de s’en aller par où il était venu, ou, encoupant ses câbles, d’échouer sur le rivage, dont il était séparépar de hauts fonds semés de récifs. Chaque lame qui venait brisersur la côte s’avançait en mugissant jusqu’au fond des anses, et yjetait des galets à plus de cinquante pieds dans les terres&|160;;puis, venant à se retirer, elle découvrait une grande partie du litdu rivage, dont elle roulait les cailloux avec un bruit rauque etaffreux. La mer, soulevée par le vent, grossissait à chaqueinstant, et tout le canal compris entre cette île et l’île d’Ambren’était qu’une vaste nappe d’écumes blanches, creusées de vaguesnoires et profondes. Ces écumes s’amassaient dans le fond des ansesà plus de six pieds de hauteur, et le vent, qui en balayait lasurface, les portait par-dessus l’escarpement du rivage à plusd’une demi-lieue dans les terres. À leurs flocons blancs etinnombrables, qui étaient chassés horizontalement jusqu’au pied desmontagnes, on eût dit d’une neige qui sortait de la mer. L’horizonoffrait tous les signes d’une longue tempête&|160;; la mer yparaissait confondue avec le ciel. Il s’en détachait sans cesse desnuages d’une forme horrible qui traversaient le zénith avec lavitesse des oiseaux, tandis que d’autres y paraissaient immobilescomme de grands rochers. On n’apercevait aucune partie azurée dufirmament&|160;; une lueur olivâtre et blafarde éclairait seuletous les objets de la terre, de la mer, et des cieux.

Dans les balancements du vaisseau, ce qu’oncraignait arriva. Les câbles de son avant rompirent&|160;; et commeil n’était plus retenu que par une seule ansière, il fut jeté surles rochers à une demi-encâblure du rivage. Ce ne fut qu’un cri dedouleur parmi nous. Paul allait s’élancer à la mer, lorsque je lesaisis par le bras&|160;: «&|160;Mon fils, lui dis-je, voulez-vouspérir&|160;? – Que j’aille à son secours, s’écria-t-il, ou que jemeure&|160;!&|160;» Comme le désespoir lui ôtait la raison, pourprévenir sa perte, Domingue et moi lui attachâmes à la ceinture unelongue corde dont nous saisîmes l’une des extrémités. Paul alorss’avança vers le Saint-Géran, tantôt nageant, tantôt marchant surles récifs. Quelquefois il avait l’espoir de l’aborder, car la mer,dans ses mouvements irréguliers, laissait le vaisseau presque àsec, de manière qu’on en eût pu faire le tour à pied&|160;; maisbientôt après, revenant sur ses pas avec une nouvelle furie, ellele couvrait d’énormes voûtes d’eau qui soulevaient tout l’avant desa carène, et rejetaient bien loin sur le rivage le malheureuxPaul, les jambes en sang, la poitrine meurtrie, et à demi noyé. Àpeine ce jeune homme avait-il repris l’usage de ses sens qu’il serelevait et retournait avec une nouvelle ardeur vers le vaisseau,que la mer cependant entrouvrait par d’horribles secousses. Toutl’équipage, désespérant alors de son salut, se précipitait en fouleà la mer, sur des vergues, des planches, des cages à poules, destables, et des tonneaux. On vit alors un objet digne d’uneéternelle pitié&|160;: une jeune demoiselle parut dans la galeriede la poupe du Saint-Géran, tendant les bras vers celui qui faisaittant d’efforts pour la joindre. C’était Virginie. Elle avaitreconnu son amant à son intrépidité. La vue de cette aimablepersonne, exposée à un si terrible danger, nous remplit de douleuret de désespoir. Pour Virginie, d’un port noble et assuré, ellenous faisait signe de la main, comme nous disant un éternel adieu.Tous les matelots s’étaient jetés à la mer. Il n’en restait plusqu’un sur le pont, qui était tout nu et nerveux comme Hercule. Ils’approcha de Virginie avec respect&|160;: nous le vîmes se jeter àses genoux, et s’efforcer même de lui ôter ses habits&|160;; maiselle, le repoussant avec dignité, détourna de lui sa vue. Onentendit aussitôt ces cris redoublés des spectateurs&|160;:«&|160;Sauvez-la, sauvez-la&|160;; ne la quittez pas&|160;!&|160;»Mais dans ce moment une montagne d’eau d’une effroyable grandeurs’engouffra entre l’île d’Ambre et la côte, et s’avança enrugissant vers le vaisseau, qu’elle menaçait de ses flancs noirs etde ses sommets écumants. À cette terrible vue le matelot s’élançaseul à la mer&|160;; et Virginie, voyant la mort inévitable, posaune main sur ses habits, l’autre sur son cœur, et levant en hautdes yeux sereins, parut un ange qui prend son vol vers lescieux.

Ô jour affreux&|160;! hélas&|160;! tout futenglouti. La lame jeta bien avant dans les terres une partie desspectateurs qu’un mouvement d’humanité avait portés à s’avancervers Virginie, ainsi que le matelot qui l’avait voulu sauver à lanage. Cet homme, échappé à une mort presque certaine, s’agenouillasur le sable, en disant&|160;: «&|160;Ô mon Dieu&|160;! vous m’avezsauvé la vie&|160;; mais je l’aurais donnée de bon cœur pour cettedigne demoiselle qui n’a jamais voulu se déshabiller commemoi.&|160;» Domingue et moi nous retirâmes des flots le malheureuxPaul sans connaissance, rendant le sang par la bouche et par lesoreilles. Le gouverneur le fit mettre entre les mains deschirurgiens&|160;; et nous cherchâmes de notre côté le long durivage si la mer n’y apporterait point le corps de Virginie&|160;:mais le vent ayant tourné subitement, comme il arrive dans lesouragans, nous eûmes le chagrin de penser que nous ne pourrions pasmême rendre à cette fille infortunée les devoirs de la sépulture.Nous nous éloignâmes de ce lieu, accablés de consternation, tousl’esprit frappé d’une seule perte, dans un naufrage où un grandnombre de personnes avaient péri, la plupart doutant, d’après unefin aussi funeste d’une fille si vertueuse, qu’il existât uneProvidence&|160;; car il y a des maux si terribles et si peumérités, que l’espérance même du sage en est ébranlée.

Cependant on avait mis Paul, qui commençait àreprendre ses sens, dans une maison voisine, jusqu’à ce qu’il fûten état d’être transporté à son habitation. Pour moi, je m’enrevins avec Domingue, afin de préparer la mère de Virginie et sonamie à ce désastreux événement. Quand nous fûmes à l’entrée duvallon de la Rivière des Lataniers, des Noirs nous dirent que lamer jetait beaucoup de débris du vaisseau dans la baie vis-à-vis.Nous y descendîmes&|160;; et un des premiers objets que j’aperçussur le rivage fut le corps de Virginie. Elle était à moitiécouverte de sable, dans l’attitude où nous l’avions vue périr. Sestraits n’étaient point sensiblement altérés. Ses yeux étaientfermés&|160;; mais la sérénité était encore sur son front&|160;:seulement les pâles violettes de la mort se confondaient sur sesjoues avec les roses de la pudeur. Une de ses mains était sur seshabits, et l’autre, qu’elle appuyait sur son cœur, était fortementfermée et roidie. J’en dégageai avec peine une petite boîte&|160;:mais quelle fut ma surprise lorsque je vis que c’était le portraitde Paul, qu’elle lui avait promis de ne jamais abandonner tantqu’elle vivrait&|160;! À cette dernière marque de la constance etde l’amour de cette fille infortunée, je pleurai amèrement. PourDomingue, il se frappait la poitrine, et perçait l’air de ses crisdouloureux. Nous portâmes le corps de Virginie dans une cabane depêcheurs, où nous le donnâmes à garder à de pauvres femmesmalabares, qui prirent soin de le laver.

Pendant qu’elles s’occupaient de ce tristeoffice, nous montâmes en tremblant à l’habitation. Nous y trouvâmesmadame de la Tour et Marguerite en prières, en attendant desnouvelles du vaisseau. Dès que madame de la Tour m’aperçut elles’écria&|160;: «&|160;Où est ma fille, ma chère fille, monenfant&|160;?&|160;» Ne pouvant douter de son malheur à mon silenceet à mes larmes, elle fut saisie tout à coup d’étouffements etd’angoisses douloureuses&|160;; sa voix ne faisait plus entendreque des soupirs et des sanglots. Pour Marguerite, elles’écria&|160;: «&|160;Où est mon fils&|160;? Je ne vois point monfils&|160;»&|160;; et elle s’évanouit. Nous courûmes à elle&|160;;et l’ayant fait revenir, je l’assurai que Paul était vivant, et quele gouverneur en faisait prendre soin. Elle ne reprit ses sens quepour s’occuper de son amie qui tombait de temps en temps dans delongs évanouissements. Madame de la Tour passa toute la nuit dansces cruelles souffrances&|160;; et par leurs longues périodes j’aijugé qu’aucune douleur n’était égale à la douleur maternelle. Quandelle recouvrait la connaissance elle tournait des regards fixes etmornes vers le ciel. En vain son amie et moi nous lui pressions lesmains dans les nôtres, en vain nous l’appelions par les noms lesplus tendres&|160;; elle paraissait insensible à ces témoignages denotre ancienne affection, et il ne sortait de sa poitrine oppresséeque de sourds gémissements.

Dès le matin on apporta Paul couché dans unpalanquin. Il avait repris l’usage de ses sens&|160;; mais il nepouvait proférer une parole. Son entrevue avec sa mère et madame dela Tour, que j’avais d’abord redoutée, produisit un meilleur effetque tous les soins que j’avais pris jusqu’alors. Un rayon deconsolation parut sur le visage de ces deux malheureuses mères.Elles se mirent l’une et l’autre auprès de lui, le saisirent dansleurs bras, le baisèrent&|160;; et leur larmes, qui avaient étésuspendues jusqu’alors par l’excès de leur chagrin, commencèrent àcouler. Paul y mêla bientôt les siennes. La nature s’étant ainsisoulagée dans ces trois infortunés, un long assoupissement succédaà l’état convulsif de leur douleur, et leur procura un reposléthargique semblable, à la vérité, à celui de la mort.

M.&|160;de&|160;la Bourdonnais m’envoyaavertir secrètement que le corps de Virginie avait été apporté à laville par son ordre, et que de là on allait le transférer àl’église des Pamplemousses. Je descendis aussitôt au Port Louis, oùje trouvai des habitants de tous les quartiers rassemblés pourassister à ses funérailles, comme si l’île eût perdu en elle cequ’elle avait de plus cher. Dans le port les vaisseaux avaientleurs vergues croisées, leurs pavillons en berne, et tiraient ducanon par longs intervalles. Des grenadiers ouvraient la marche duconvoi&|160;; ils portaient leurs fusils baissés. Leurs tambours,couverts de longs crêpes, ne faisaient entendre que des sonslugubres, et on voyait l’abattement peint dans les traits de cesguerriers qui avaient tant de fois affronté la mort dans lescombats sans changer de visage. Huit jeunes demoiselles des plusconsidérables de l’île, vêtues de blanc, et tenant des palmes à lamain, portaient le corps de leur vertueuse compagne, couvert defleurs. Un chœur de petits enfants le suivait en chantant deshymnes&|160;: après eux venait tout ce que l’île avait de plusdistingué dans ses habitants et dans son état-major, à la suiteduquel marchait le gouverneur, suivi de la foule du peuple.

Voilà ce que l’administration avait ordonnépour rendre quelques honneurs à la vertu de Virginie. Mais quandson corps fut arrivé au pied de cette montagne, à la vue de cesmêmes cabanes dont elle avait fait si longtemps le bonheur, et quesa mort remplissait maintenant de désespoir, toute la pompe funèbrefut dérangée&|160;: les hymnes et les chants cessèrent&|160;; onn’entendit plus dans la plaine que des soupirs et des sanglots. Onvit accourir alors des troupes de jeunes filles des habitationsvoisines pour faire toucher au cercueil de Virginie des mouchoirs,des chapelets, et des couronnes de fleurs, en l’invoquant comme unesainte. Les mères demandaient à Dieu une fille comme elle&|160;;les garçons, des amantes aussi constantes&|160;; les pauvres, uneamie aussi tendre&|160;; les esclaves, une maîtresse aussibonne.

Lorsqu’elle fut arrivée au lieu de sasépulture, des négresses de Madagascar et des Cafres de Mozambiquedéposèrent autour d’elle des paniers de fruits, et suspendirent despièces d’étoffes aux arbres voisins, suivant l’usage de leurpays&|160;; des Indiennes du Bengale et de la côte malabareapportèrent des cages pleines d’oiseaux, auxquels elles donnèrentla liberté sur son corps&|160;: tant la perte d’un objet aimableintéresse toutes les nations, et tant est grand le pouvoir de lavertu malheureuse, puisqu’elle réunit toutes les religions autourde son tombeau&|160;!

Il fallut mettre des gardes auprès de safosse, et en écarter quelques filles de pauvres habitants, quivoulaient s’y jeter à toute force, disant qu’elles n’avaient plusde consolation à espérer dans le monde, et qu’il ne leur restaitqu’à mourir avec celle qui était leur unique bienfaitrice.

On l’enterra près de l’église desPamplemousses, sur son côté occidental, au pied d’une touffe debambous, où, en venant à la messe avec sa mère et Marguerite, elleaimait à se reposer assise à côté de celui qu’elle appelait alorsson frère.

Au retour de cette pompe funèbreM.&|160;de&|160;la Bourdonnais monta ici, suivi d’une partie de sonnombreux cortège. Il offrit à madame de la Tour et à son amie tousles secours qui dépendaient de lui. Il s’exprima en peu de mots,mais avec indignation, contre sa tante dénaturée&|160;; ets’approchant de Paul, il lui dit tout ce qu’il crut propre à leconsoler. «&|160;Je désirais, lui dit-il, votre bonheur et celui devotre famille&|160;; Dieu m’en est témoin. Mon ami, il faut alleren France&|160;; je vous y ferai avoir du service. Dans votreabsence j’aurai soin de votre mère comme de la mienne&|160;», et enmême temps il lui présenta la main&|160;; mais Paul retira lasienne, et détourna la tête pour ne le pas voir.

Pour moi, je restai dans l’habitation de mesamies infortunées pour leur donner, ainsi qu’à Paul, tous lessecours dont j’étais capable. Au bout de trois semaines Paul fut enétat de marcher&|160;; mais son chagrin paraissait augmenter àmesure que son corps reprenait des forces. Il était insensible àtout, ses regards étaient éteints, et il ne répondait rien à toutesles questions qu’on pouvait lui faire. Madame de la Tour, qui étaitmourante, lui disait souvent&|160;: «&|160;Mon fils, tant que jevous verrai, je croirai voir ma chère Virginie.&|160;» À ce nom deVirginie il tressaillait et s’éloignait d’elle, malgré lesinvitations de sa mère qui le rappelait auprès de son amie. Ilallait seul se retirer dans le jardin, et s’asseyait au pied ducocotier de Virginie, les yeux fixés sur sa fontaine. Le chirurgiendu gouverneur, qui avait pris le plus grand soin de lui et de cesdames, nous dit que pour le tirer de sa noire mélancolie il fallaitlui laisser faire tout ce qu’il lui plairait, sans le contrarier enrien&|160;; qu’il n’y avait que ce seul moyen de vaincre le silenceauquel il s’obstinait.

Je résolus de suivre son conseil. Dès que Paulsentit ses forces un peu rétablies, le premier usage qu’il en fitfut de s’éloigner de l’habitation. Comme je ne le perdais pas devue, je me mis en marche après lui, et je dis à Domingue de prendredes vivres et de nous accompagner. À mesure que ce jeune hommedescendait cette montagne, sa joie et ses forces semblaientrenaître. Il prit d’abord le chemin des Pamplemousses&|160;; etquand il fut auprès de l’église, dans l’allée des bambous, il s’enfut droit au lieu où il vit de la terre fraîchement remuée&|160;;là il s’agenouilla, et levant les yeux au ciel il fit une longueprière. Sa démarche me parut de bon augure pour le retour de saraison, puisque cette marque de confiance envers l’Être Suprêmefaisait voir que son âme commençait à reprendre ses fonctionsnaturelles. Domingue et moi nous nous mîmes à genoux à son exemple,et nous priâmes avec lui. Ensuite il se leva, et prit sa route versle nord de l’île, sans faire beaucoup d’attention à nous. Comme jesavais qu’il ignorait non seulement où on avait déposé le corps deVirginie, mais même s’il avait été retiré de la mer, je luidemandai pourquoi il avait été prier Dieu au pied de cesbambous&|160;: il me répondit, «&|160;Nous y avons été sisouvent&|160;!&|160;»

Il continua sa route jusqu’à l’entrée de laforêt, où la nuit nous surprit. Là, je l’engageai, par mon exemple,à prendre quelque nourriture&|160;; ensuite nous dormîmes surl’herbe au pied d’un arbre. Le lendemain je crus qu’il sedéterminerait à revenir sur ses pas. En effet il regarda quelquetemps dans la plaine l’église des Pamplemousses avec ses longuesavenues de bambous, et il fit quelques mouvements comme pour yretourner&|160;; mais il s’enfonça brusquement dans la forêt, endirigeant toujours sa route vers le nord. Je pénétrai sonintention, et je m’efforçai en vain de l’en distraire. Nousarrivâmes sur le milieu du jour au quartier de la Poudre d’Or. Ildescendit précipitamment au bord de la mer, vis-à-vis du lieu oùavait péri le Saint-Géran. À la vue de l’île d’Ambre, et de soncanal alors uni comme un miroir, il s’écria&|160;:«&|160;Virginie&|160;! ô ma chère Virginie&|160;!&|160;» etaussitôt il tomba en défaillance. Domingue et moi nous le portâmesdans l’intérieur de la forêt, où nous le fîmes revenir avec bien dela peine. Dès qu’il eut repris ses sens il voulut retourner sur lesbords de la mer&|160;; mais l’ayant supplié de ne pas renouveler sadouleur et la nôtre par de si cruels ressouvenirs, il prit uneautre direction. Enfin pendant huit jours il se rendit dans tousles lieux où il s’était trouvé avec la compagne de son enfance. Ilparcourut le sentier par où elle avait été demander la grâce del’esclave de la Rivière Noire&|160;; il revit ensuite les bords dela rivière des Trois-Mamelles, où elle s’assit ne pouvant plusmarcher, et la partie du bois où elle s’était égarée. Tous leslieux qui lui rappelaient les inquiétudes, les jeux, les repas, labienfaisance de sa bien-aimée&|160;; la rivière de la MontagneLongue, ma petite maison, la cascade voisine, le papayer qu’elleavait planté, les pelouses où elle aimait à courir, les carrefoursde la forêt où elle se plaisait à chanter, firent tour à tourcouler ses larmes&|160;; et les mêmes échos, qui avaient retentitant de fois de leurs cris de joie communs, ne répétaient plusmaintenant que ces mots douloureux&|160;: «&|160;Virginie&|160;! ôma chère Virginie&|160;!&|160;»

Dans cette vie sauvage et vagabonde ses yeuxse cavèrent, son teint jaunit, et sa santé s’altéra de plus enplus. Persuadé que le sentiment de nos maux redouble par lesouvenir de nos plaisirs, et que les passions s’accroissent dans lasolitude, je résolus d’éloigner mon infortuné ami des lieux qui luirappelaient le souvenir de sa perte, et de le transférer dansquelque endroit de l’île où il y eût beaucoup de dissipation. Pourcet effet je le conduisis sur les hauteurs habitées du quartier deWilliams, où il n’avait jamais été. L’agriculture et le commercerépandaient dans cette partie de l’île beaucoup de mouvement et devariété. Il y avait des troupes de charpentiers qui équarrissaientdes bois, et d’autres qui les sciaient en planches&|160;; desvoitures allaient et venaient le long de ses chemins&|160;; degrands troupeaux de bœufs et de chevaux y paissaient dans de vastespâturages, et la campagne y était parsemée d’habitations.L’élévation du sol y permettait en plusieurs lieux la culture dediverses espèces de végétaux de l’Europe. On y voyait çà et là desmoissons de blé dans la plaine, des tapis de fraisiers dans leséclaircis des bois, et des haies de rosiers le long des routes. Lafraîcheur de l’air, en donnant de la tension aux nerfs, y étaitmême favorable à la santé des Blancs. De ces hauteurs, situées versle milieu de l’île, et entourées de grands bois, on n’apercevait nila mer, ni le Port Louis, ni l’église des Pamplemousses, ni rienqui pût rappeler à Paul le souvenir de Virginie. Les montagnesmêmes, qui présentent différentes branches du côté du Port Louis,n’offrent plus du côté des plaines de Williams qu’un longpromontoire en ligne droite et perpendiculaire, d’où s’élèventplusieurs longues pyramides de rochers où se rassemblent lesnuages.

Ce fut donc dans ces plaines où je conduisisPaul. Je le tenais sans cesse en action, marchant avec lui ausoleil et à la pluie, de jour et de nuit, l’égarant exprès dans lesbois, les défrichés, les champs, afin de distraire son esprit parla fatigue de son corps, et de donner le change à ses réflexionspar l’ignorance du lieu où nous étions, et du chemin que nousavions perdu. Mais l’âme d’un amant retrouve partout les traces del’objet aimé. La nuit et le jour, le calme des solitudes et lebruit des habitations, le temps même qui emporte tant de souvenirs,rien ne peut l’en écarter. Comme l’aiguille touchée de l’aimant,elle a beau être agitée, dès qu’elle rentre dans son repos, elle setourne vers le pôle qui l’attire. Quand je demandais à Paul, égaréau milieu des plaines de Williams&|160;: «&|160;Où irons-nousmaintenant&|160;?&|160;» il se tournait vers le nord, et medisait&|160;: «&|160;Voilà nos montagnes, retournons-y.&|160;»

Je vis bien que tous les moyens que je tentaispour le distraire étaient inutiles, et qu’il ne me restait d’autreressource que d’attaquer sa passion en elle-même, en y employanttoutes les forces de ma faible raison. Je lui répondis donc&|160;:«&|160;Oui, voilà les montagnes où demeurait votre chère Virginie,et voilà le portrait que vous lui aviez donné, et qu’en mourantelle portait sur son cœur, dont les derniers mouvements ont encoreété pour vous.&|160;» Je présentai alors à Paul le petit portraitqu’il avait donné à Virginie au bord de la fontaine des cocotiers.À cette vue une joie funeste parut dans ses regards. Il saisitavidement ce portrait de ses faibles mains, et le porta sur sabouche. Alors sa poitrine s’oppressa, et dans ses yeux à demisanglants des larmes s’arrêtèrent sans pouvoir couler.

Je lui dis&|160;: «&|160;Mon fils,écoutez-moi, qui suis votre ami, qui ai été celui de Virginie, etqui, au milieu de vos espérances, ai souvent tâché de fortifiervotre raison contre les accidents imprévus de la vie. Quedéplorez-vous avec tant d’amertume&|160;? est-ce votremalheur&|160;? est-ce celui de Virginie&|160;?

Votre malheur&|160;? Oui, sans doute, il estgrand. Vous avez perdu la plus aimable des filles, qui aurait étéla plus digne des femmes. Elle avait sacrifié ses intérêts auxvôtres, et vous avait préféré à la fortune comme la seulerécompense digne de sa vertu. Mais que savez-vous si l’objet de quivous deviez attendre un bonheur si pur n’eût pas été pour vous lasource d’une infinité de peines&|160;? Elle était sans bien, etdéshéritée&|160;; vous n’aviez désormais à partager avec elle quevotre seul travail. Revenue plus délicate par son éducation, etplus courageuse par son malheur même, vous l’auriez vue chaque joursuccomber, en s’efforçant de partager vos fatigues. Quand elle vousaurait donné des enfants, ses peines et les vôtres auraientaugmenté par la difficulté de soutenir seule avec vous de vieuxparents, et une famille naissante.

Vous me direz&|160;: le gouverneur nous auraitaidés. Que savez-vous si, dans une colonie qui change si souventd’administrateurs, vous aurez souvent des La Bourdonnais&|160;?S’il ne viendra pas ici des chefs sans mœurs et sans morale&|160;?si, pour obtenir quelque misérable secours, votre épouse n’eût pasété obligée de leur faire sa cour&|160;? Ou elle eût été faible, etvous eussiez été à plaindre&|160;; ou elle eût été sage, et vousfussiez resté pauvre&|160;: heureux si, à cause de sa beauté et desa vertu, vous n’eussiez pas été persécuté par ceux mêmes de quivous espériez de la protection&|160;!

Il me fût resté, me direz-vous, le bonheur,indépendant de la fortune, de protéger l’objet aimé qui s’attache ànous à proportion de sa faiblesse même&|160;; de le consoler parmes propres inquiétudes&|160;; de le réjouir de ma tristesse, etd’accroître notre amour de nos peines mutuelles. Sans doute lavertu et l’amour jouissent de ces plaisirs amers. Mais elle n’estplus, et il vous reste ce qu’après vous elle a le plus aimé, samère et la vôtre, que votre douleur inconsolable conduira autombeau. Mettez votre bonheur à les aider, comme elle l’y avaitmis, elle-même. Mon fils, la bienfaisance est le bonheur de lavertu&|160;; il n’y en a point de plus assuré et de plus grand surla terre. Les projets de plaisirs, de repos, de délices,d’abondance, de gloire, ne sont point faits pour l’homme faible,voyageur et passager. Voyez comme un pas vers la fortune nous aprécipités tous d’abîme en abîme. Vous vous y êtes opposé, il estvrai&|160;; mais qui n’eût pas cru que le voyage de Virginie devaitse terminer par son bonheur et par le vôtre&|160;? Les invitationsd’une parente riche et âgée, les conseils d’un sage gouverneur, lesapplaudissements d’une colonie, les exhortations et l’autorité d’unprêtre, ont décidé du malheur de Virginie. Ainsi nous courons ànotre perte, trompés par la prudence même de ceux qui nousgouvernent. Il eût mieux valu sans doute ne pas les croire, ni sefier à la voix et aux espérances d’un monde trompeur. Mais enfin,de tant d’hommes que nous voyons si occupés dans ces plaines, detant d’autres qui vont chercher la fortune aux Indes, ou qui, sanssortir de chez eux, jouissent en repos en Europe des travaux deceux-ci, il n’y en a aucun qui ne soit destiné à perdre un jour cequ’il chérit le plus, grandeurs, fortune, femme, enfants, amis. Laplupart auront à joindre à leur perte le souvenir de leur propreimprudence. Pour vous, en rentrant en vous-même, vous n’avez rien àvous reprocher. Vous avez été fidèle à votre foi. Vous avez eu, àla fleur de la jeunesse, la prudence d’un sage, en ne vous écartantpas du sentiment de la nature. Vos vues seules étaient légitimes,parce qu’elles étaient pures, simples, désintéressées, et que vousaviez sur Virginie des droits sacrés qu’aucune fortune ne pouvaitbalancer. Vous l’avez perdue, et ce n’est ni votre imprudence, nivotre avarice, ni votre fausse sagesse, qui vous l’ont fait perdre,mais Dieu même, qui a employé les passions d’autrui pour vous ôterl’objet de votre amour&|160;; Dieu, de qui vous tenez tout, quivoit tout ce qui vous convient, et dont la sagesse ne vous laisseaucun lieu au repentir et au désespoir qui marchent à la suite desmaux dont nous avons été la cause.

Voilà ce que vous pouvez vous dire dans votreinfortune&|160;: Je ne l’ai pas méritée. Est-ce donc le malheur deVirginie, sa fin, son état présent, que vous déplorez&|160;? Elle asubi le sort réservé à la naissance, à la beauté, et aux empiresmêmes. La vie de l’homme, avec tous ses projets, s’élève comme unepetite tour dont la mort est le couronnement. En naissant, elleétait condamnée à mourir. Heureuse d’avoir dénoué les liens de lavie avant sa mère, avant la vôtre, avant vous, c’est-à-dire den’être pas morte plusieurs fois avant la dernière&|160;!

La mort, mon fils, est un bien pour tous leshommes&|160;; elle est la nuit de ce jour inquiet qu’on appelle lavie. C’est dans le sommeil de la mort que reposent pour jamais lesmaladies, les douleurs, les chagrins, les craintes qui agitent sanscesse les malheureux vivants. Examinez les hommes qui paraissentles plus heureux&|160;: vous verrez qu’ils ont acheté leur prétendubonheur bien chèrement&|160;; la considération publique, par desmaux domestiques&|160;; la fortune, par la perte de la santé&|160;;le plaisir si rare d’être aimé, par des sacrificescontinuels&|160;: et souvent, à la fin d’une vie sacrifiée auxintérêts d’autrui, ils ne voient autour d’eux que des amis faux etdes parents ingrats. Mais Virginie a été heureuse jusqu’au derniermoment. Elle l’a été avec nous par les biens de la nature&|160;;loin de nous, par ceux de la vertu&|160;: et même dans le momentterrible où nous l’avons vue périr elle était encoreheureuse&|160;; car, soit qu’elle jetât les yeux sur une colonieentière à qui elle causait une désolation universelle, ou sur vousqui couriez avec tant d’intrépidité à son secours, elle a vucombien elle nous était chère à tous. Elle s’est fortifiée contrel’avenir par le souvenir de l’innocence de sa vie, et elle a reçualors le prix que le ciel réserve à la vertu, un courage supérieurau danger. Elle a présenté à la mort un visage serein.

Mon fils, Dieu donne à la vertu tous lesévénements de la vie à supporter, pour faire voir qu’elle seulepeut en faire usage, et y trouver du bonheur et de la gloire. Quandil lui réserve une réputation illustre, il l’élève sur un grandthéâtre, et la met aux prises avec la mort&|160;; alors son couragesert d’exemple, et le souvenir de ses malheurs reçoit à jamais untribut de larmes de la postérité. Voilà le monument immortel quilui est réservé sur une terre où tout passe, et où la mémoire mêmede la plupart des rois est bientôt ensevelie dans un éterneloubli.

Mais Virginie existe encore. Mon fils, voyezque tout change sur la terre, et que rien ne s’y perd. Aucun arthumain ne pourrait anéantir la plus petite particule de matière, etce qui fut raisonnable, sensible, aimant, vertueux, religieux,aurait péri, lorsque les éléments dont il était revêtu sontindestructibles&|160;? Ah&|160;! si Virginie a été heureuse avecnous, elle l’est maintenant bien davantage. Il y a un Dieu, monfils&|160;: toute la nature l’annonce&|160;; je n’ai pas besoin devous le prouver. Il n’y a que la méchanceté des hommes qui leurfasse nier une justice qu’ils craignent. Son sentiment est dansvotre cœur, ainsi que ses ouvrages sont sous vos yeux. Croyez-vousdonc qu’il laisse Virginie sans récompense&|160;? Croyez-vous quecette même puissance qui avait revêtu cette âme si noble d’uneforme si belle, où vous sentiez un art divin, n’aurait pu la tirerdes flots&|160;? Que celui qui a arrangé le bonheur actuel deshommes par des lois que vous ne connaissez pas, ne puisse enpréparer un autre à Virginie par des lois qui vous sont égalementinconnues&|160;? Quand nous étions dans le néant, si nous eussionsété capables de penser, aurions-nous pu nous former une idée denotre existence&|160;? Et maintenant que nous sommes dans cetteexistence ténébreuse et fugitive, pouvons-nous prévoir ce qu’il y aau-delà de la mort par où nous en devons sortir&|160;? Dieu a-t-ilbesoin, comme l’homme, du petit globe de notre terre pour servir dethéâtre à son intelligence et à sa bonté, et n’a-t-il pu propagerla vie humaine que dans les champs de la mort&|160;? Il n’y a pasdans l’océan une seule goutte d’eau qui ne soit pleine d’êtresvivants qui ressortissent à nous, et il n’existerait rien pour nousparmi tant d’astres qui roulent sur nos têtes&|160;? Quoi&|160;! iln’y aurait d’intelligence suprême et de bonté divine précisémentque là où nous sommes&|160;; et dans ces globes rayonnants etinnombrables, dans ces champs infinis de lumière qui lesenvironnent, que ni les orages ni les nuits n’obscurcissent jamais,il n’y aurait qu’un espace vain et un néant éternel&|160;? Si nous,qui ne nous sommes rien donné, osions assigner des bornes à lapuissance de laquelle nous avons tout reçu, nous pourrions croireque nous sommes ici sur les limites de son empire, où la vie sedébat avec la mort, et l’innocence avec la tyrannie&|160;?

Sans doute il est quelque part un lieu où lavertu reçoit sa récompense. Virginie maintenant est heureuse.Ah&|160;! si du séjour des anges elle pouvait se communiquer àvous, elle vous dirait, comme dans ses adieux&|160;: «&|160;ÔPaul&|160;! la vie n’est qu’une épreuve. J’ai été trouvée fidèleaux lois de la nature, de l’amour, et de la vertu. J’ai traverséles mers pour obéir à mes parents&|160;; j’ai renoncé aux richessespour conserver ma foi&|160;; et j’ai mieux aimé perdre la vie quede violer la pudeur. Le ciel a trouvé ma carrière à la pauvreté, àla calomnie, aux tempêtes, au spectacle des douleurs d’autrui.Aucun des maux qui effrayent les hommes ne peut plus désormaism’atteindre&|160;; et vous me plaignez&|160;! Je suis pure etinaltérable comme une particule de lumière&|160;; et vous merappelez dans la nuit de la vie&|160;! Ô Paul&|160;! ô monami&|160;! souviens-toi de ces jours de bonheur, où dès le matinnous goûtions la volupté des cieux, se levant avec le soleil surles pitons de ces rochers, et se répandant avec ses rayons au seinde nos forêts. Nous éprouvions un ravissement dont nous ne pouvionscomprendre la cause. Dans nos souhaits innocents nous désirionsêtre tout vue, pour jouir des riches couleurs de l’aurore&|160;;tout odorat, pour sentir les parfums de nos plantes&|160;; toutouïe pour entendre les concerts de nos oiseaux&|160;; tout cœur,pour reconnaître ces bienfaits. Maintenant à la source de la beautéd’où découle tout ce qui est agréable sur la terre, mon âme voit,goûte, entend, touche immédiatement ce qu’elle ne pouvait sentiralors que par de faibles organes. Ah&|160;! quelle langue pourraitdécrire ces rivages d’un orient éternel que j’habite pourtoujours&|160;? Tout ce qu’une puissance infinie et une bontécéleste ont pu créer pour consoler un être malheureux&|160;; toutce que l’amitié d’une infinité d’êtres, réjouis de la mêmefélicité, peut mettre d’harmonie dans des transports communs, nousl’éprouvons sans mélange. Soutiens donc l’épreuve qui t’est donnée,afin d’accroître le bonheur de ta Virginie par des amours quin’auront plus de terme, par un hymen dont les flambeaux ne pourrontplus s’éteindre. Là j’apaiserai tes regrets&|160;; là j’essuieraites larmes. Ô mon ami&|160;! mon jeune époux&|160;! élève ton âmevers l’infini pour supporter des peines d’un moment.&|160;»

Ma propre émotion mit fin à mon discours. PourPaul, me regardant fixement, il s’écria&|160;: «&|160;Elle n’estplus&|160;! elle n’est plus&|160;!&|160;» et une longue faiblessesuccéda à ces douloureuses paroles. Ensuite, revenant à lui, ildit&|160;: «&|160;Puisque la mort est un bien, et que Virginie estheureuse, je veux aussi mourir pour me rejoindre à Virginie.&|160;»Ainsi mes motifs de consolation ne servirent qu’à nourrir sondésespoir. J’étais comme un homme qui veut sauver son ami coulant àfond au milieu d’un fleuve sans vouloir nager. La douleur l’avaitsubmergé. Hélas&|160;! les malheurs du premier âge préparentl’homme à entrer dans la vie, et Paul n’en avait jamaiséprouvé.

Je le ramenai à son habitation. J’y trouvai samère et madame de la Tour dans un état de langueur qui avait encoreaugmenté. Marguerite était la plus abattue. Les caractères vifs surlesquels glissent les peines légères sont ceux qui résistent lemoins aux grands chagrins.

Elle me dit&|160;: «&|160;Ô mon bonvoisin&|160;! il m’a semblé cette nuit voir Virginie vêtue deblanc, au milieu de bocages et de jardins délicieux. Elle m’adit&|160;: «&|160;Je jouis d’un bonheur digne d’envie. Ensuite elles’est approchée de Paul d’un air riant, et l’a enlevé avec elle.Comme je m’efforçais de retenir mon fils, j’ai senti que jequittais moi-même la terre, et que je le suivais avec un plaisirinexprimable. Alors j’ai voulu dire adieu à mon amie&|160;;aussitôt je l’ai vue qui nous suivait avec Marie et Domingue. Maisce que je trouve encore de plus étrange, c’est que madame de laTour a fait cette même nuit un songe accompagné des mêmescirconstances.&|160;»

Je lui répondis&|160;: «&|160;Mon amie, jecrois que rien n’arrive dans le monde sans la permission de Dieu.Les songes annoncent quelquefois la vérité.&|160;»

Madame de la Tour me fit le récit d’un songetout à fait semblable qu’elle avait eu cette même nuit. Je n’avaisjamais remarqué dans ces deux dames aucun penchant à lasuperstition&|160;; je fus donc frappé de la concordance de leursonge, et je ne doutai pas en moi-même qu’il ne vint à se réaliser.Cette opinion, que la vérité se présente quelquefois à nous pendantle sommeil, est répandue chez tous les peuples de la terre. Lesplus grands hommes de l’Antiquité y ont ajouté foi, entre autresAlexandre, César, les Scipions, les deux Catons et Brutus, quin’étaient pas des esprits faibles. L’Ancien et le Nouveau Testamentnous fournissent quantité d’exemples de songes qui se sontréalisés. Pour moi, je n’ai besoin à cet égard que de ma propreexpérience, et j’ai éprouvé plus d’une fois que les songes sont desavertissements que nous donne quelque intelligence qui s’intéresseà nous. Que si l’on veut combattre ou défendre avec desraisonnements des choses qui surpassent la lumière de la raisonhumaine, c’est ce qui n’est pas possible. Cependant si la raison del’homme n’est qu’une image de celle de Dieu, puisque l’homme a bienle pouvoir de faire parvenir ses intentions jusqu’au bout du mondepar des moyens secrets et cachés, pourquoi l’intelligence quigouverne l’univers n’en emploierait-elle pas de semblables pour lamême fin&|160;? Un ami console son ami par une lettre qui traverseune multitude de royaumes, circule au milieu des haines desnations, et vient apporter de la joie et de l’espérance à un seulhomme&|160;; pourquoi le souverain protecteur de l’innocence nepeut-il venir, par quelque voie secrète, au secours d’une âmevertueuse qui ne met sa confiance qu’en lui seul&|160;? A-t-ilbesoin d’employer quelque signe extérieur pour exécuter sa volonté,lui qui agit sans cesse dans tous ses ouvrages par un travailintérieur&|160;?

Pourquoi douter des songes&|160;? La vie,remplie de tant de projets passagers et vains, est-elle autre chosequ’un songe&|160;?

Quoi qu’il en soit, celui de mes amiesinfortunées se réalisa bientôt. Paul mourut deux mois après la mortde sa chère Virginie, dont il prononçait sans cesse le nom.Marguerite vit venir sa fin huit jours après celle de son fils avecune joie qu’il n’est donné qu’à la vertu d’éprouver. Elle fit lesplus tendres adieux à madame de la Tour, «&|160;dans l’espérance,lui dit-elle, d’une douce et éternelle réunion. La mort est le plusgrand des biens, ajouta-t-elle&|160;; on doit la désirer. Si la vieest une punition, on doit en souhaiter la fin&|160;; si c’est uneépreuve, on doit la demander courte.&|160;»

Le gouvernement prit soin de Domingue et deMarie, qui n’étaient plus en état de servir, et qui ne survécurentpas longtemps à leurs maîtresses. Pour le pauvre Fidèle, il étaitmort de langueur à peu près dans le même temps que son maître.

J’amenai chez moi madame de la Tour, qui sesoutenait au milieu de si grandes pertes avec une grandeur d’âmeincroyable. Elle avait consolé Paul et Marguerite jusqu’au dernierinstant, comme si elle n’avait eu que leur malheur à supporter.Quand elle ne les vit plus, elle m’en parlait chaque jour commed’amis chéris qui étaient dans le voisinage. Cependant elle ne leursurvécut que d’un mois. Quant à sa tante, loin de lui reprocher sesmaux, elle priait Dieu de les lui pardonner, et d’apaiser lestroubles affreux d’esprit où nous apprîmes qu’elle était tombéeimmédiatement après qu’elle eut renvoyé Virginie avec tantd’inhumanité.

Cette parente dénaturée ne porta pas loin lapunition de sa dureté. J’appris, par l’arrivée successive deplusieurs vaisseaux, qu’elle était agitée de vapeurs qui luirendaient la vie et la mort également insupportables.

Tantôt elle se reprochait la fin prématurée desa charmante petite-nièce, et la perte de sa mère qui s’en étaitsuivie. Tantôt elle s’applaudissait d’avoir repoussé loin d’elledeux malheureuses qui, disait-elle, avaient déshonoré sa maison parla bassesse de leurs inclinations. Quelquefois, se mettant enfureur à la vue de ce grand nombre de misérables dont Paris estrempli&|160;: «&|160;Que n’envoie-t-on, s’écriait-elle, cesfainéants périr dans nos colonies&|160;?&|160;» Elle ajoutait queles idées d’humanité, de vertu, de religion, adoptées par tous lespeuples n’étaient que des inventions de la politique de leursprinces. Puis, se jetant tout à coup dans une extrémité opposée,elle s’abandonnait à des terreurs superstitieuses qui laremplissaient de frayeurs mortelles. Elle courait porterd’abondantes aumônes à de riches moines qui la dirigeaient, lessuppliant d’apaiser la Divinité par le sacrifice de safortune&|160;: comme si des biens qu’elle avait refusés auxmalheureux pouvaient plaire au père des hommes&|160;! Souvent sonimagination lui représentait des campagnes de feu, des montagnesardentes, où des spectres hideux erraient en l’appelant à grandscris. Elle se jetait aux pieds de ses directeurs, et elle imaginaitcontre elle-même des tortures et des supplices&|160;; car le ciel,le juste ciel, envoie aux âmes cruelles des religionseffroyables.

Ainsi elle passa plusieurs années, tour à tourathée et superstitieuse, ayant également en horreur la mort et lavie. Mais ce qui acheva la fin d’une si déplorable existence fut lesujet même auquel elle avait sacrifié les sentiments de la nature.Elle eut le chagrin de voir que sa fortune passerait après elle àdes parents qu’elle haïssait. Elle chercha donc à en aliéner lameilleure partie&|160;; mais ceux-ci, profitant des accès devapeurs auxquels elle était sujette, la firent enfermer commefolle, et mettre ses biens en direction. Ainsi ses richesses mêmesachevèrent sa perte&|160;; et comme elles avaient endurci le cœurde celle qui les possédait, elles dénaturèrent de même le cœur deceux qui les désiraient. Elle mourut donc, et, ce qui est le combledu malheur, avec assez d’usage de sa raison pour connaître qu’elleétait dépouillée et méprisée par les mêmes personnes dont l’opinionl’avait dirigée toute sa vie.

On a mis auprès de Virginie, au pied des mêmesroseaux, son ami Paul, et autour d’eux leurs tendres mères et leursfidèles serviteurs. On n’a point élevé de marbres sur leurs humblestertres, ni gravé d’inscriptions à leurs vertus&|160;; mais leurmémoire est restée ineffaçable dans le cœur de ceux qu’ils ontobligés. Leurs ombres n’ont pas besoin de l’éclat qu’ils ont fuipendant leur vie&|160;; mais si elles s’intéressent encore à ce quise passe sur la terre, sans doute elles aiment à errer sous lestoits de chaume qu’habite la vertu laborieuse, à consoler lapauvreté mécontente de son sort, à nourrir dans les jeunes amantsune flamme durable, le goût des biens naturels, l’amour du travail,et la crainte des richesses.

La voix du peuple, qui se tait sur lesmonuments élevés à la gloire des rois, a donné à quelques partiesde cette île des noms qui éterniseront la perte de Virginie. Onvoit près de l’île d’Ambre, au milieu des écueils, un lieu appeléLa Passe du Saint-Géran, du nom de ce vaisseau qui ypérit en la ramenant d’Europe. L’extrémité de cette longue pointede terre que vous apercevez à trois lieues d’ici, à demi couvertedes flots de la mer, que le Saint-Géran ne put doubler la veille del’ouragan pour entrer dans le port, s’appelle le CapMalheureux&|160;; et voici devant nous, au bout de cevallon, la Baie du Tombeau, où Virginie fut trouvéeensevelie dans le sable&|160;; comme si la mer eût voulu rapporterson corps à sa famille, et rendre les derniers devoirs à sa pudeursur les mêmes rivages qu’elle avait honorés de son innocence.

Jeunes gens si tendrement unis&|160;! mèresinfortunées&|160;! chère famille&|160;! ces bois qui vous donnaientleurs ombrages, ces fontaines qui coulaient pour vous, ces coteauxoù vous reposiez ensemble, déplorent encore votre perte. Nul depuisvous n’a osé cultiver cette terre désolée, ni relever ces humblescabanes. Vos chèvres sont devenues sauvages&|160;; vos vergers sontdétruits&|160;; vos oiseaux sont enfuis, et on n’entend plus queles cris des éperviers qui volent en rond au haut de ce bassin derochers. Pour moi, depuis que je ne vous vois plus, je suis commeun ami qui n’a plus d’amis, comme un père qui a perdu ses enfants,comme un voyageur qui erre sur la terre, où je suis resté seul.

En disant ces mots ce bon vieillard s’éloignaen versant des larmes, et les miennes avaient coulé plus d’une foispendant ce funeste récit.

FIN

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