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Persuasion

Persuasion

de Jane Austen

Chapitre 1

Sir Walter Elliot, de Kellynch-Hall, dans le comté de Somerset, n’avait jamais touché un livre pour son propre amusement, si ce n’est le livre héraldique.

Là il trouvait de l’occupation dans les heures de désœuvrement, et de la consolation dans les heures de chagrin.Devant ces vieux parchemins, il éprouvait un sentiment de respect et d’admiration. Là, toutes les sensations désagréables provenant des affaires domestiques se changeaient en pitié et en mépris.Quand il feuilletait les innombrables titres créés dans le siècle dernier, si chaque feuille lui était indifférente, une seule avait constamment pour lui le même intérêt, c’était la page où le volume favori s’ouvrait toujours :

Famille Elliot, de Kellynch-Hall :

Walter Elliot, né le 1er mars1760 ; épousa, le 15 juillet 1874,

Élisabeth, fille de Jacques Stevenson,esquire de South-Park, comté de Glocester, laquelle mourut en 1800.Il en eut :

Élisabeth, née le 1er juin1785,

Anne, née le 9 aoust 1787,

Un fils mort-né le 5 novembre1789,

et Marie, née le 20 novembre1791.

Tel était le paragraphe sorti des mains de l’imprimeur ; mais Sir Walter y avait ajouté pour sa propre instruction, et pour celle de sa famille, à la suite de la date de naissance de Marie :

« Mariée le 16 décembre 1810 à CharlesMusgrove, esquire d’Uppercross, comté de Somerset. »

Puis venait l’histoire de l’ancienne et respectable famille : le premier de ses membres s’établissant dans Cheshire, exerçant la fonction de haut shérif ;représentant un bourg dans trois parlements successifs, et créé baronnet dans la première année du règne de Charles II. Le livre mentionnait aussi les femmes ; le tout formant deux pages in-folio, accompagné des armoiries et terminé par l’indication suivante : « Résidence principale : Kellynch-Hall,comté de Somerset. »

Puis, de la main de Sir Walter :

« Héritier présomptif : WilliamWalter Elliot, esquire, arrière-petit-fils du second SirWalter. »

La vanité était le commencement et la fin ducaractère de Sir Elliot : vanité personnelle, et vanité derang.

Il avait été remarquablement beau dans sajeunesse, et à cinquante-quatre ans, étant très bien conservé, ilavait plus de prétentions à la beauté que bien des femmes, et ilétait plus satisfait de sa place dans la société que le valet d’unlord de fraîche date. À ses yeux, la beauté n’était inférieure qu’àla noblesse, et le Sir Walter Elliot, qui réunissait tousces dons, était l’objet constant de son propre respect et de savénération.

Il dut à sa belle figure et à sa noblessed’épouser une femme très supérieure à lui. Lady Elliot avait étéune excellente femme, sensée et aimable, dont le jugement et laraison ne la trompèrent jamais, si ce n’est en s’éprenant de SirWalter.

Elle supporta, cacha ou déguisa ses défauts,et pendant dix-sept ans le fit respecter. Elle ne fut pas trèsheureuse, mais ses devoirs, ses amis, ses enfants l’attachèrentassez à la vie, pour qu’elle la quittât avec regret.

Trois filles, dont les aînées avaient, l’uneseize ans, l’autre quatorze, furent un terrible héritage et unelourde charge pour un père faible et vain. Mais elle avait uneamie, femme sensée et respectable, qui s’était décidée, parattachement pour elle, à habiter tout près, au village de Kellynch.Lady Elliot se reposa sur elle pour maintenir les bons principesqu’elle avait tâché de donner à ses filles.

Cette amie n’épousa pas Sir Walter, quoiqueleur connaissance eût pu le faire supposer.

Treize années s’étaient écoulées depuis lamort de lady Elliot, et ils restaient proches voisins et amisintimes, mais rien de plus.

Il n’est pas étonnant que lady Russel n’eûtpas songé à un second mariage ; car elle possédait une bellefortune, était d’un âge mûr, et d’un caractère sérieux, mais lecélibat de Sir Walter s’explique moins facilement.

La vérité est qu’il avait essuyé plusieursrefus à des demandes en mariage très déraisonnables. Dès lors, ilse posa comme un bon père qui se dévoue pour ses filles. Enréalité, pour l’aînée seule, il était disposé à faire quelquechose, mais à condition de ne pas se gêner. Élisabeth, à seize ans,avait succédé à tous les droits et à la considération de samère.

Elle était fort belle et ressemblait à sonpère, sur qui elle avait une grande influence ; aussiavaient-ils toujours été d’accord. Les deux autres filles de SirWalter étaient, à son avis, d’une valeur inférieure.

Marie avait acquis une légère importance endevenant Mme Musgrove ; mais Anna, avec unedistinction d’esprit et une douceur de caractère que toute personneintelligente savait apprécier, n’était rien pour son père, ni poursa sœur.

On ne faisait aucun cas de ce qu’elle disait,et elle devait toujours s’effacer ; enfin elle n’étaitqu’Anna.

Lady Russel aimait ses sœurs, mais dans Annaseulement elle voyait revivre son amie.

Quelques années auparavant, Anna était unetrès jolie fille, mais sa fraîcheur disparut vite, et son père, quine l’admirait guère quand elle était dans tout son éclat, car sestraits délicats et ses doux yeux bruns étaient trop différents dessiens, ne trouvait plus rien en elle qui pût exciter son estime,maintenant qu’elle était fanée et amincie.

Il n’avait jamais espéré voir le nom d’Annasur une autre page de son livre favori. Toute alliance égalereposait sur Élisabeth, car Marie, entrée dans une notable et richefamille de province, lui avait fait plus d’honneur qu’elle n’enavait reçu. Un jour ou l’autre, Élisabeth se marierait selon sonrang.

Il arrive parfois qu’une femme est plus belleà vingt-neuf ans que dix ans plus tôt. Quand elle n’a eu nichagrins, ni maladies, c’est souvent une époque de la vie où labeauté n’a rien perdu de ses charmes.

Chez Élisabeth, il en était ainsi :c’était toujours la belle miss Elliot, et Sir Elliot était à moitiéexcusable d’oublier l’âge de sa fille, et de se croire lui-mêmeaussi jeune qu’autrefois au milieu des ruines qui l’entouraient. Ilvoyait avec chagrin Anna se faner, Marie grossir, ses voisinsvieillir et les rides se creuser rapidement autour des yeux de ladyRussel.

Élisabeth n’était pas aussi satisfaite que sonpère. Depuis treize ans, elle était maîtresse de Kellynch-Hall,présidant et dirigeant avec une assurance et une décision qui ne larajeunissaient pas.

Pendant treize ans, elle avait fait leshonneurs du logis, établissant les lois domestiques, assise dans lelandau à la place d’honneur, et ayant le pas immédiatement aprèslady Russel dans tous les salons et à tous les dîners. Treizehivers l’avaient vue ouvrir chaque bal de cérémonie donné dans levoisinage, et les fleurs de treize printemps avaient fleuri depuisqu’elle allait, avec son père, jouir des plaisirs de Londrespendant quelques semaines. Elle se rappelait tout cela, et laconscience de ses vingt-neuf ans lui donnait des appréhensions etquelques regrets. Elle se savait aussi belle que jamais, mais ellesentait s’approcher les années dangereuses, et aurait voulu êtredemandée par quelque baronnet avant la fin de l’année. Elle auraitpu alors feuilleter le livre par excellence avec autant de joiequ’autrefois ; mais voir toujours la date de sa naissance, etpas d’autre mariage que celui de sa jeune sœur, lui rendait lelivre odieux ; et plus d’une fois, le voyant ouvert, elle lerepoussa en détournant les yeux.

D’ailleurs elle avait eu une déception que celivre lui rappelait toujours. L’héritier présomptif, ce mêmeWilliam Walter Elliot dont les droits avaient été si généreusementreconnus par son père, avait refusé sa main. Quand elle était toutepetite fille, et qu’elle espérait n’avoir point de frère, elleavait songé déjà à épouser William, et c’était aussi l’intention deson père. Après la mort de sa femme, Sir Walter rechercha laconnaissance d’Elliot. Ses ouvertures ne furent pas reçues avecempressement, mais il persévéra, mettant tout sur le compte de latimidité du jeune homme. Dans un de leurs voyages à Londres,Élisabeth était alors dans tout l’éclat de sa beauté et de safraîcheur, William ne put refuser une invitation.

C’était alors un jeune étudiant en droit,Élisabeth le trouva extrêmement agréable et se confirma dans sesprojets. Il fut invité à Kellynch. On en parla et on l’attenditjusqu’au bout de l’année, mais il ne vint pas. Le printempssuivant, on le revit à Londres. Les mêmes avances lui furentfaites, mais en vain. Enfin on apprit qu’il était marié.

Au lieu de chercher fortune dans la voietracée à l’héritier de Sir Walter, il avait acheté l’indépendanceen épousant une femme riche, de naissance inférieure.

Sir Walter fut irrité ; il aurait vouluêtre consulté, comme chef de famille, surtout après avoir fait sipubliquement des avances au jeune homme ; car on les avait vusensemble au Tattersall et à la Chambre des Communes. Il exprima sonmécontentement.

Mais M. Elliot n’y fit guère attention,et même n’essaya point de s’excuser ; il se montra aussi peudésireux d’être compté dans la famille que Sir Walter l’en jugeaitindigne, et toute relation cessa.

Élisabeth se rappelait cette histoire aveccolère ; elle avait aimé l’homme pour lui-même et plus encoreparce qu’il était l’héritier de Sir Walter ; avec lui seul,son orgueil voyait un mariage convenable, elle le reconnaissaitpour son égal. Cependant il s’était si mal conduit, qu’il méritaitd’être oublié. On aurait pu lui pardonner son mariage, car on nelui supposait pas d’enfants, mais il avait parlé légèrement et mêmeavec mépris de la famille Elliot et des honneurs qui devaient êtreles siens. On ne pouvait lui pardonner cela. Telles étaient lespensées d’Élisabeth ; telles étaient les préoccupations et lesagitations destinées à varier la monotonie de sa vie élégante,oisive et somptueuse, et à remplir les vides qu’aucune habitudeutile au dehors, aucuns talents à l’intérieur ne venaientoccuper.

Mais bientôt d’autres préoccupationss’ajoutèrent à celles-là : son père avait des embarrasd’argent. Elle savait qu’il était venu habiter la baronnie pourpayer ses lourdes dettes, et pour mettre fin aux insinuationsdésagréables de son homme d’affaires, M. Shepherd. Le domainede Kellynch était bon, mais insuffisant pour la représentation queSir Walter jugeait nécessaire. Tant qu’avait vécu lady Elliot,l’ordre, la modération et l’économie avaient contenu les dépensesdans les limites des revenus ; mais cet équilibre avaitdisparu avec elle : les dettes augmentaient ; ellesétaient connues, et il devenait impossible de les cacherentièrement à Élisabeth. L’hiver dernier, Sir Walter avait proposédéjà quelques diminutions dans les dépenses, et, pour rendrejustice à Élisabeth, elle avait indiqué deux réformes :supprimer quelques charités inutiles, et ne point renouvelerl’ameublement du salon. Elle eut aussi l’heureuse idée de ne plusdonner d’étrennes à Anna. Mais ces mesures étaientinsuffisantes ; Sir Walter fut obligé de le confesser, etÉlisabeth ne trouva pas d’autre remède plus efficace. Comme lui,elle se trouvait malheureuse et maltraitée par le sort.

Sir Walter ne pouvait disposer que d’unepetite partie de son domaine, et encore était-elle hypothéquée.Jamais il n’aurait voulu vendre, se déshonorer à ce point. Ledomaine de Kellynch devait être transmis intact à seshéritiers.

Les deux amis intimes, M. Shepherd etlady Russel, furent appelés à donner un conseil ; ils devaienttrouver quelque expédient pour réduire les dépenses sans fairesouffrir Sir Walter et sa fille dans leur orgueil ou dans leursfantaisies.

Chapitre 2

 

M. Shepherd était un homme habile etprudent. Quelle que fût son opinion sur Sir Walter, il voulaitlaisser à un autre que lui le rôle désagréable ; il s’excusa,se permettant toutefois de recommander une déférence absolue pourl’excellent jugement de lady Russel.

Celle-ci prit le sujet en grande considérationet y apporta un zèle inquiet. C’était plutôt une femme de bon sensque d’imagination. La difficulté à résoudre était grande :lady Russel avait une stricte intégrité et un délicat sentimentd’honneur ; mais elle souhaitait de ménager les sentiments deSir Walter et le rang de la famille. C’était une personne bonne,bienveillante, charitable et capable d’une solide amitié ;très correcte dans sa conduite, stricte dans ses idées de décorum,et un modèle de savoir-vivre.

Son esprit était très pratique etcultivé ; mais elle donnait au rang et à la noblesse unevaleur exagérée, qui la rendait aveugle aux défauts des possesseursde ces biens.

Veuve d’un simple chevalier, elle estimaittrès haut un baronnet, et Sir Walter avait droit à sa compassion età ses attentions, non seulement comme un vieil ami, un voisinattentif, un seigneur obligeant, mari de son amie, père d’Anna etde ses sœurs, mais parce qu’il était Sir Walter.

Il fallait faire des réformes sans aucundoute, mais elle se tourmentait pour donner à ses amis le moinsd’ennuis possible. Elle traça des plans d’économie, fit d’exactscalculs, et enfin prit l’avis d’Anna, qu’on n’avait pas jugé àpropos de consulter, et elle subit son influence. Les réformesd’Anna portèrent sur l’honorabilité aux dépens de l’ostentation.Elle voulait des mesures plus énergiques, un plus promptacquittement des dettes, une plus grande indifférence pour tout cequi n’était pas justice et équité.

« Si nous pouvons persuader tout cela àvotre père, dit lady Russel en relisant ses notes, ce serabeaucoup. S’il adopte ces réformes, dans sept ans il sera libéré,et j’espère le convaincre que sa considération n’en sera pasébranlée, et que sa vraie dignité sera loin d’en être amoindrie auxyeux des gens raisonnables.

« En réalité, que fera-t-il, si ce n’estce que beaucoup de nos premières familles ont fait, ou devraientfaire ? Il n’y aura rien là de singulier, et c’est de lasingularité que nous souffrons le plus. Après tout, celui qui afait des dettes doit les payer ; et tout en faisant la partdes idées d’un gentilhomme, le caractère d’honnête homme passeavant tout. »

C’était d’après ce principe qu’Anna voulaitvoir son père agir. Elle considérait comme un devoir indispensablede satisfaire les créanciers en faisant rapidement toutes lesréformes possibles, et ne voyait aucune dignité en dehors decela.

Elle comptait sur l’influence de lady Russelpour persuader une réforme complète ; elle savait que lesacrifice de deux chevaux ne serait guère moins pénible que celuide quatre, ainsi que toutes les légères réductions proposées parson amie. Comment les sévères réformes d’Anna auraient-elles étéacceptées, puisque celles de lady Russel n’eurent aucunsuccès ?

Quoi ! supprimer tout confortable !Les voyages, Londres, les domestiques et les chevaux, latable ; retranchements de tous côtés ! Ne pas vivredécemment comme un simple gentilhomme ! Non !

On aimait mieux quitter Kellynch que de resterdans des conditions si déshonorantes !

Quitter Kellynch ! L’idée fut aussitôtsaisie par Shepherd, qui avait un intérêt aux réformes de SirWalter, et qui était persuadé qu’on ne pouvait rien faire sans unchangement de résidence. Puisque l’idée en était venue, il n’eutaucun scrupule à confesser qu’il était du même avis. Il ne croyaitpas que Sir Walter pût réellement changer sa manière de vivre dansune maison qui avait à soutenir un tel caractère d’honorabilité etde représentation. Partout ailleurs il pourrait faire ce qu’ilvoudrait, et sa maison serait toujours prise pour modèle. Aprèsquelques jours de doute et d’indécision, la grande question duchangement de résidence fut décidée.

On pouvait choisir Londres, Bath, ou une autrehabitation aux environs de Kellynch. L’objet de l’ambition d’Annaeût été de posséder une petite maison dans le voisinage de ladyRussel, près de Marie, et de voir parfois les ombrages et lesprairies de Kellynch. Mais sa destinée était d’avoir toujoursl’inverse de ce qu’elle désirait. Elle n’aimait pas Bath, mais Bathdevait être sa résidence.

Sir Walter penchait pour Londres, maisM. Shepherd n’en voulait pas pour lui, et il fut assez habilepour le dissuader et lui faire préférer Bath : là il pourraitcomparativement faire figure à peu de frais.

Les deux avantages de Bath avaient été pris engrande considération : sa distance de Kellynch, seulementcinquante milles, et le séjour qu’y faisait lady Russel pendant unepartie de l’hiver. À la grande satisfaction de cette dernière, SirWalter et Élisabeth en arrivèrent à croire qu’ils ne perdraientrien à Bath en considération et en plaisirs. Lady Russel futobligée d’aller contre les désirs de sa chère Anna. C’était endemander trop à Sir Walter que de s’établir dans une petite maisondu voisinage. Anna, elle-même, y aurait trouvé des mortificationsplus grandes qu’elle ne le prévoyait, et pour Sir Walter, elleseussent été terribles. Lady Russel considérait l’antipathie d’Annapour Bath comme une prévention erronée provenant de trois années depension passées là après la mort de sa mère, et en second lieu dece qu’elle n’était pas en bonne disposition d’esprit pendant leseul hiver qu’elle y eût passé avec elle.

Lady Russel adorait Bath et s’imaginait quetout le monde devait penser comme elle. Sa jeune amie pourraitpasser les mois les plus chauds avec elle à Kellynch-Lodge. Cechangement serait bon pour sa santé et pour son esprit. Anna avaittrop peu vu le monde ; elle n’était pas gaie : plus desociété lui ferait du bien.

Puis, Sir Walter, habitant dans le voisinagede Kellynch, aurait souffert de voir sa maison aux mains d’unautre ; c’eût été une trop rude épreuve. Il fallait louerKellynch-Hall. Mais ce fut un profond secret, renfermé dans leurpetit cercle.

Sir Walter eût été trop humilié qu’onl’apprît. M. Shepherd avait prononcé une fois le mot« avertissement », mais n’avait pas osé le redire.

Sir Walter en méprisait la seule idée etdéfendait qu’on y fît la moindre allusion. Il ne consentirait àlouer que comme sollicité à l’imprévu, par un locataireexceptionnel, acceptant toutes ses conditions comme une grandefaveur.

Nous approuvons bien vite ce que nous aimons.Lady Russel avait encore une autre raison d’être contente du départprojeté de Sir Walter. Élisabeth avait formé une intimité qu’ilétait désirable de rompre.

La fille de M. Shepherd, mal mariée,était revenue chez son père, avec deux enfants. C’était une femmehabile qui connaissait l’art de plaire, au moins à Kellynch-Hall.Elle avait si bien su se faire accepter de miss Elliot, qu’elle yavait fait plusieurs séjours, malgré les prudentes insinuations delady Russel, qui trouvait cette amitié déplacée.

Lady Russel avait peu d’influence surÉlisabeth et semblait l’aimer plutôt par devoir que parinclination. Celle-ci n’avait pour elle que des égards et de lapolitesse, mais jamais lady Russel n’avait réussi à faire prévaloirses avis ; elle était très peinée de voir Anna exclue siinjustement des voyages à Londres et avait insisté fortement àplusieurs reprises pour qu’elle en fît partie. Elle s’étaitefforcée souvent de faire profiter Élisabeth de son jugement et deson expérience, mais toujours en vain. Miss Elliot avait savolonté, et jamais elle n’avait fait une opposition plus décidée àlady Russel, qu’en choisissant Mme Clay et endélaissant une sœur si distinguée, pour donner son affection et saconfiance là où il ne devait y avoir que de simples relations depolitesse.

Lady Russel considéraitMme Clay comme une amie dangereuse, et d’uneposition inférieure ; et son changement de résidence, qui lalaisserait de côté et permettrait à miss Elliot de choisir uneintimité plus convenable, lui semblait une chose de premièreimportance.

Chapitre 3

 

« Permettez-moi de vous faire observer,Sir Walter, » dit M. Shepherd un matin à Kellynch-Hall,en dépliant le journal, « que la situation actuelle nous esttrès favorable. Cette paix ramènera à terre tous les richesofficiers de la marine. Ils auront besoin de maisons. Est-il unmeilleur moment pour choisir de bons locataires ? Si un richeamiral se présentait, Sir Walter ?

– Ce serait un heureux mortel,Shepherd, » répondit Sir Walter. « C’est tout ce que j’aià remarquer. En vérité, Kellynch-Hall serait pour lui la plus bellede toutes les prises, n’est-ce pas, Shepherd ? »

M. Shepherd sourit, comme c’était sondevoir, à ce jeu de mots, et ajouta :

« J’ose affirmer, Sir Walter, qu’en faitd’affaires les officiers de marine sont très accommodants. J’ensais quelque chose. Ils ont des idées libérales, et ce sont lesmeilleurs locataires qu’on puisse voir. Permettez-moi donc desuggérer que si votre intention venait à être connue, ce qui esttrès possible (car il est très difficile à Sir Walter de celer à lacuriosité publique ses actions et ses desseins ; tandis quemoi, John Shepherd, je puis cacher mes affaires, car personne neperd son temps à m’observer) ; je dis donc que je ne seraispas surpris, malgré notre prudence, si quelque rumeur de la véritétranspirait au dehors ; dans ce cas, des offres seront faites,et je pense que quelque riche commandant de la marine sera digne denotre attention, et permettez-moi d’ajouter que deux heures mesuffisent pour accourir ici, et vous épargner la peine derépondre. »

Sir Walter ne répondit que par un signe detête ; mais bientôt, se levant et arpentant la chambre, il ditironiquement :

« Il y a peu d’officiers de marine qui nesoient surpris, j’imagine, d’habiter un tel domaine.

– Ils béniront leur bonne fortune, »dit Mme Clay (son père l’avait amenée, rien n’étantsi bon pour sa santé qu’une promenade à Kellynch). « Mais jepense, comme mon père, qu’un marin serait un très désirablelocataire. J’en ai connu beaucoup. Ils sont si scrupuleux, et silarges en affaires ! Si vous leur laissez vos beaux tableaux,Sir Walter, ils seront en sûreté : tout sera parfaitementsoigné. Les jardins et les massifs seront presque aussi bienentretenus qu’actuellement. Ne craignez pas, miss Elliot, que vosjolies fleurs soient négligées.

– Quant à cela, répondit froidement SirWalter, si je me décidais à louer, j’hésiterais à accorder certainsprivilèges ; je ne suis pas disposé à faire des faveurs à unlocataire. Sans doute le parc lui sera ouvert, et il n’entrouverait pas beaucoup d’aussi vastes.

» Quant aux restrictions que je puisimposer sur la jouissance des réserves de chasse, c’est autrechose. L’idée d’en donner l’entrée ne me sourit guère, et jerecommanderais volontiers à miss Elliot de se tenir en garde pourses parterres. »

Après un court silence, M. Shepherdhasarda : « Dans ce cas, il y a des usages établis, quirendent chaque chose simple et facile entre propriétaire etlocataire. Vos intérêts, Sir Walter, sont en mains sûres :comptez sur moi pour qu’on n’empiète pas sur vos droits. Qu’on mepermette de le dire : je suis plus jaloux des droits de SirWalter, qu’il ne l’est lui-même. »

Ici, Anna prit la parole.

« Il me semble que l’armée navale, qui atant fait pour nous, a autant de droits que toute autre classe àune maison confortable. La vie des marins est assez rude pour cela,il faut le reconnaître.

– Ce que dit miss Anna est très vrai,répondit M. Shepherd.

– Certainement, » ajouta safille.

Mais bientôt après, Sir Walter fit cetteremarque : « La profession a son utilité, mais je seraistrès fâché qu’un de mes amis lui appartînt.

– Vraiment ? répondit-on avec unregard de surprise.

– Oui ; sous deux rapports elle medéplaît. D’abord c’est un moyen pour un homme de naissance obscured’obtenir une distinction qui ne lui est pas due, d’arriver à deshonneurs que ses ancêtres n’ont jamais rêvés ; puis elledétruit totalement la beauté et la jeunesse. Un marin vieillit plusvite qu’un autre. J’ai toujours remarqué cela. Il risque par salaideur de devenir un objet d’horreur pour lui-même, et il court lachance de voir le fils d’un domestique de son père arrivera ungrade au-dessus du sien.

» Voici un exemple à l’appui de ce que jedis. Au printemps dernier, j’étais en compagnie de deuxhommes :

» Lord Saint-Yves, dont le père a étéministre de campagne, presque sans pain. Je dus céder le pas à LordSaint-Yves, et à un certain amiral Baldwin, le plus laid personnagequ’on puisse imaginer. Une figure martelée couleur d’acajou ;tout était lignes et rides : trois cheveux gris d’un côté, etrien qu’un soupçon de poudre. « Au nom du ciel ! quel estce vieux garçon ? dis-je à un ami qui se trouvait là. – Moncher, c’est l’amiral Baldwin. Quel âge lui donnez-vous ? –Soixante ans, dis-je. – Quarante, répondit-il. Pasdavantage. »

» Figurez-vous mon étonnement. Jen’oublierai pas facilement l’amiral Baldwin. Je n’ai jamais vu unexemple si déplorable de la vie de mer ; et c’est la mêmechose pour tous, à quelque différence près. Ballottés par tous lestemps, dans tous les climats, ils arrivent à n’avoir plus figurehumaine. C’est fâcheux qu’ils ne meurent pas subitement avantd’arriver à l’âge de l’amiral Baldwin.

– Ah ! vraiment, Sir Walter, vousêtes trop sévère, dit Mme Clay. Ayez un peu depitié des pauvres gens. Nous ne sommes pas tous nés beaux, et lamer n’embellit pas certainement. J’ai souvent remarqué que lesmarins vivent longtemps. Ils perdent de bonne heure l’air jeune.Mais n’en est-il pas ainsi dans beaucoup d’autresprofessions ? Les soldats ne sont pas mieux traités, et mêmedans les professions plus tranquilles, il y a une fatigue d’esprit,sinon de corps, qui s’ajoute dans le visage d’un homme au travaildu temps. Le légiste se consume, le médecin sort à toute heure, etpar tous les temps, et même le prêtre est obligé d’entrer dans deschambres infectes, et d’exposer sa santé et sa personne à desmiasmes empoisonnés. En réalité, les avantages physiquesn’appartiennent qu’à ceux qui ne sont pas forcés d’avoir unétat ; qui vivent sur leur propriété, employant le temps àleur guise, sans se tourmenter pour acquérir. À ceux-là seuls sontréservés les dons de la santé et les plus grands avantagesphysiques. »

Il semblait que M. Shepherd, dans sesefforts pour disposer Sir Walter en faveur d’un marin, eût été douéd’une seconde vue, car la première offre vint d’un amiral Croft,dont son correspondant de Londres lui avait parlé.

Selon le rapport qu’il se hâta d’en faire àKellynch, l’amiral, natif de Somersetshire et possesseur d’une trèsbelle fortune, désirait s’établir dans son pays, et était venu àTauton chercher dans les annonces s’il trouverait quelque chose àsa convenance dans le voisinage ; n’en trouvant pas etentendant dire que Kellynch était peut-être à louer, il s’étaitprésenté chez M. Shepherd pour avoir des renseignementsdétaillés.

Il avait montré un vif désir de louer, etfourni la preuve qu’il était un locataire recommandable.

« Qui est-ce que l’amiralCroft ? » demanda Sir Walter d’un ton froid etsoupçonneux.

M. Shepherd répondit qu’il était noble,et Anna ajouta :

« Il est vice-amiral : il était àTrafalgar ; depuis, il a été aux Indes, et y est resté, jecrois, plusieurs années.

– Alors il est convenu, dit Sir Walter,que sa figure est aussi jaune que les parements et les colletsd’habits de ma livrée. »

M. Shepherd se hâta de l’assurer quel’amiral avait une figure cordiale, avenante, un peu hâlée etfatiguée, il est vrai ; mais qu’il avait des manières deparfait gentleman ; que probablement il ne ferait aucunedifficulté quant aux conditions ; qu’il cherchait avant tout,et immédiatement, une maison confortable ; qu’il payerait laconvenance, et n’aurait pas été surpris si Sir Walter avait demandédavantage. M. Shepherd fut éloquent, et donna sur la famillede l’amiral tous les détails qui faisaient de celui-ci un locatairedésirable. Il était marié et sans enfants, c’est ce qu’on pouvaitdésirer de mieux. Il avait vu Mme Croft, qui avaitassisté à leur conversation.

« C’est une vraie Lady, fine, et quicause bien. Elle a fait plus de questions sur la maison, lesconditions, les impôts, que l’amiral lui-même. Elle semble plusfamilière que lui avec les affaires. J’ai appris aussi qu’ellen’est pas inconnue dans cette contrée, pas plus que son mari. Elleest la sœur d’un gentilhomme qui demeurait à Montfort, il y aquelques années. Quel était donc son nom, Pénélope ? ma chère,aidez-moi. Le frère de Mme Croft ? »

Mme Clay causait avec missElliot d’une façon si animée, qu’elle n’entendit pas.

« Je n’ai aucune idée de ce que vousvoulez dire, Shepherd, dit Sir Walter. Je ne me rappelle aucungentilhomme demeurant à Montfort, depuis le vieux gouverneurTrent.

– Par exemple, c’est trop fort, je croisque j’oublierai bientôt mon nom. Un nom que je connaissais sibien ; ainsi que le gentleman, je l’ai vu cent fois. Il vintme consulter sur un délit de voisin, saisi sur le fait : undes domestiques du fermier s’introduisant dans son jardin, un muréboulé, des pommes volées ; puis, malgré mon avis, unetransaction eut lieu. C’est vraiment singulier.

– Je suppose que vous voulez parler deM. Wenvorth, dit Anna.

– C’est bien cela. Il eut la cure deMontfort pendant deux ans. Vous devez vous le rappeler.

– Wenvorth ? ah ! oui, leministre de Montfort, vous m’avez dérouté par le mot gentilhomme.Je croyais que vous parliez d’un homme possédant des propriétés.M. Wenvorth n’en avait aucune, je crois. C’est un nom inconnu,il n’est pas allié aux Straffort. On se demande comment les noms denotre noblesse deviennent si communs ? »

M. Shepherd, s’apercevant que cetteparenté des Croft ne leur faisait aucun bien dans l’esprit de SirWalter, n’en parla plus et mit tout son zèle à s’étendre sur ce quileur était favorable : leur âge, leur fortune, la haute idéequ’ils s’étaient faite de Kellynch ; ajoutant qu’ils nedésiraient rien tant que d’être les locataires de Sir Walter. Celaeût semblé un goût extraordinaire vraiment, s’ils avaient puconnaître les devoirs d’un locataire de Sir Walter.

L’affaire réussit cependant, quoique SirWalter regardât d’un mauvais œil quiconque prétendait habiter samaison, trouvant qu’on était trop heureux de l’obtenir, même auxplus dures conditions.

Il autorisa M. Shepherd à négocier lalocation et à prendre jour avec l’amiral pour visiter la propriété.Sir Walter ne brillait pas par le jugement ; il compritcependant qu’on pouvait difficilement trouver un meilleurlocataire. Sa vanité était flattée du rang de l’amiral. « J’ailoué ma maison à l’amiral Croft » sonnerait bien mieux qu’à« monsieur un tel », qui exige toujours un motd’explication. L’importance d’un amiral s’annonce de soi, mais iln’éclipse jamais un baronnet. Dans leurs relations réciproques, SirElliot aurait toujours le pas. Élisabeth désirait si fort unchangement, qu’elle ne dit pas un mot qui pût retarder la décision.Anna quitta la chambre pour rafraîchir ses joues brûlantes ;elle alla dans son allée favorite et se dit avec un douxsoupir : « Dans quelques mois peut-être, il seraici. »

Chapitre 4

 

Ce n’était pas M. Wenvorth le ministre,mais Frédéric Wenvorth, son frère, qui, nommé commandant aprèsl’action de Saint-Domingue, s’était établi, en attendant del’emploi, dans le comté de Somerset, dans l’été de 1806, et avaitloué pour six mois à Montfort. C’était alors un jeune hommeremarquablement beau, intelligent, spirituel et brillant, et Annaétait une très jolie fille, douce, modeste, gracieuse et sensée.Ils se connurent, s’éprirent rapidement l’un de l’autre. Ilsjouirent bien peu de cette félicité exquise. Sir Walter, sansrefuser positivement son consentement, manifesta un grandétonnement, une grande froideur et une ferme résolution de ne rienfaire pour sa fille. Il trouvait cette alliance dégradante, et ladyRussel, avec un orgueil plus excusable et plus modéré, laconsidérait comme très fâcheuse. Anna Elliot ! avec sa beauté,sa naissance, son esprit, épouser à dix-neuf ans un jeune homme quin’avait d’autre recommandation que sa personne, d’autre espoir defortune que les chances incertaines de sa profession, et pas derelations qui puissent l’aider à obtenir de l’avancement ! Lapensée seule de ce mariage l’affligeait ; elle devaitl’empêcher si elle avait quelque pouvoir sur Anna.

Le capitaine Wenvorth avait eu de la chance etgagné beaucoup d’argent comme capitaine ; mais il dépensaitfacilement ce qui arrivait de même, et il n’avait rien acquis.Plein d’ardeur et de confiance, il comptait obtenir bientôt unnavire. Il avait toujours été heureux, il le serait encore.

Cette confiance, exprimée avec tant dechaleur, avait quelque chose de si séduisant, qu’elle suffisait àAnna ; mais lady Russel en jugeait autrement. Ce caractèreardent, cette intrépidité d’esprit, lui semblaient plutôt un mal.Il était brillant et téméraire ; elle goûtait peu l’esprit, etelle avait pour l’imprudence presque un sentiment d’horreur. Ellecondamna cette liaison à tous égards.

Combattre une telle opposition étaitimpossible pour la douce Anna. Elle aurait pu résister au mauvaisvouloir de son père, même sans être encouragée par un regard ou unebonne parole de sa sœur ; mais lady Russel ! qu’elleavait toujours aimée et respectée, si ferme et si tendre dans sesconseils, ne pouvait pas les donner en vain. Son opposition neprovenait pas d’une prudence égoïste : si elle n’avait pas cruconsulter plus encore le bien du jeune homme que celui de safilleule, elle n’aurait pas empêché ce mariage.

Cette conscience du devoir rempli fut laprincipale consolation de lady Russel, dans cette rupture.

Elle en avait grand besoin, car elle avait àlutter contre l’opinion, et contre Wenvorth. Celui-ci quitta lepays.

Quelques mois avaient vu le commencement et lafin de leur liaison ; mais le chagrin d’Anna fut durable. Cesouvenir assombrit sa jeunesse, et elle perdit sa fraîcheur et sagaieté.

Sept années s’étaient écoulées depuis, et letemps seul avait un peu effacé ces tristes impressions. Aucunvoyage, aucun événement extérieur n’était venu la distraire. Dansleur petit cercle, elle n’avait vu personne qu’elle pût comparer àWenvorth ; son esprit raffiné, son goût délicat, n’avaient putrouver l’oubli dans un attachement nouveau.

Elle avait vingt-deux ans, quand un jeunehomme, qui bientôt après fut agréé par sa sœur, sollicita sa main.Lady Russel déplora le refus d’Anna, car Charles Musgrove était lefils aîné d’un homme dont l’importance et les propriétés ne lecédaient qu’à Sir Walter. Il avait un bon caractère, de bonnesmanières, et lady Russel se serait réjouie de voir Anna mariéeaussi près d’elle et affranchie de la partialité de son père.

Mais Anna n’avait accepté aucun avis, et samarraine, sans regretter le passé, désespéra presque, en lui voyantrefuser ce mariage, de la voir entrer dans un état qui convenait sibien à son cœur aimant et à ses habitudes domestiques.

Ce sujet d’entretien fut écarté pour toujours,et elles ne purent savoir ni l’une ni l’autre si elles avaientchangé d’opinion ; mais Anna, à vingt-sept ans, pensaitautrement qu’à dix-neuf. Elle ne blâmait pas lady Russel ;cependant si une jeune fille dans une situation semblable lui eûtdemandé son avis, elle ne lui aurait pas imposé un chagrin immédiaten échange d’un bien futur et incertain.

Elle pensait qu’en dépit de la désapprobationde sa famille ; malgré tous les soucis attachés à laprofession de marin ; malgré tous les retards et lesdésappointements, elle eût été plus heureuse en l’épousant qu’en lerefusant, dût-elle avoir une part plus qu’ordinaire de soucis etd’inquiétudes, sans parler de la situation actuelle de Wenvorth,qui dépassait déjà ce qu’on aurait pu espérer.

La confiance qu’il avait en lui-même avait étéjustifiée. Son génie et son ardeur l’avaient guidé et inspiré. Ils’était distingué, avait avancé en grade, et possédait maintenantune belle fortune ; elle le savait par les journaux, etn’avait aucune raison de le croire marié.

Combien Anna eût été éloquente dans sesconseils ! Combien elle préférait une inclination réciproqueet une joyeuse confiance dans l’avenir à ces précautions exagéréesqui entravent la vie et insultent la Providence !

Dans sa jeunesse on l’avait forcée à êtreprudente, plus tard elle devint romanesque, conséquence naturelled’un commencement contre nature. L’arrivée du capitaine Wenvorth àKellynch ne pouvait que raviver son chagrin.

Elle dut se raisonner beaucoup, et futlongtemps avant de pouvoir supporter ce sujet continuel deconversation. Elle y fut aidée par la parfaite indifférence destrois seules personnes de son entourage qui avaient le secret dupassé, et qui semblaient l’avoir oublié ; le frère de Wenvorthavait connu, il est vrai, leur liaison, mais il avait depuislongtemps quitté le pays ; c’était en outre un homme trèssensé et un célibataire. Elle était sûre de sa discrétion.

Mme Croft, sœur de Wenvorth,était alors hors d’Angleterre avec son mari ; Marie, sœurd’Anna, était en pension ; et les uns par orgueil, les autrespar délicatesse ne l’avaient pas initiée au secret.

Anna espérait donc que l’arrivée des Croft nelui amènerait aucune mortification.

Chapitre 5

 

Le jour fixé pour la visite de l’amiral et desa femme à Kellynch, Anna crut devoir aller se promener, puis elleregretta de les avoir manqués.

Mme Croft et Élisabeth seplurent réciproquement, et l’affaire qu’elles désiraient toutesdeux fut bientôt conclue. L’amiral était si gai, si ouvert, soncaractère était si généreux et si confiant, que Sir Walter futinfluencé favorablement. Il lui fit un accueil d’autant plus poli,qu’il savait par M. Shepherd que l’amiral le considérait commeun modèle de bonnes manières.

La maison, l’ameublement, les parterres, lesconditions du bail, tout fut trouvé bien, et les clercs deM. Shepherd se mirent à l’œuvre sans changer un mot auxarrangements préliminaires.

Sir Walter déclara sans hésiter que l’amiralétait le plus beau marin qu’il eût encore vu, et alla jusqu’à direque, s’il se faisait coiffer par son valet de chambre, il necraindrait point d’être vu en sa compagnie.

L’amiral, avec une cordialité sympathique, diten sortant à sa femme :

« Je pensais bien, ma chère, que touts’arrangerait, malgré ce qu’on nous a dit à Tauton. Le baronnetn’est pas un aigle, mais il n’est pas méchant. »

On voit que, de part et d’autre, lescompliments se valaient.

Les Croft devaient prendre possession à laSaint-Michel, et Sir Walter proposait d’aller à Bath le moisprécédent. Il n’y avait pas de temps à perdre pour se préparer.

Lady Russel savait qu’Anna ne serait pasconsultée dans le choix de l’habitation nouvelle. Elle aurait voulune la conduire à Bath qu’après Noël ; mais, devant s’absenterde chez elle, elle ne pouvait lui donner l’hospitalité enattendant. Anna, tout en regrettant de ne pouvoir jouir à lacampagne des mois si doux de l’automne, sentait qu’il valait mieuxne pas rester.

Mais un devoir à remplir l’appela ailleurs.Marie, qui était souvent souffrante, et qui s’écoutait beaucoup,avait besoin d’Anna à tout propos. Elle se trouva indisposée, etdemanda, ou plutôt réclama, la compagnie de sa sœur. « Je nepuis m’en passer, » écrivait Marie ; et Élisabeth avaitrépondu :

« Anna n’a rien de mieux à faire que derester avec vous ; on n’a pas besoin d’elle à Bath. »

Être réclamée comme une aide, quoique d’unemanière peu aimable, vaut encore mieux que d’être repoussée. Anna,heureuse d’être utile et d’avoir un devoir à remplir, consentitaussitôt.

Cette invitation soulagea lady Russel d’ungrand embarras. Il fut convenu qu’Anna n’irait pas sans elle àBath, et qu’elle partagerait son temps entre Uppercross-Cottage etKellynch-Lodge.

Tout était donc pour le mieux, mais ladyRussel fut saisie d’étonnement en apprenant queMme Clay allait à Bath avec Sir Walter etÉlisabeth, qui la considéraient comme une compagne très utile pourleur installation. Lady Russel s’inquiéta, et fut surtout affligéede l’injure qu’on faisait à sa filleule en lui préférantMme Clay.

Anna était devenue insensible à ces affronts,mais elle sentait également l’imprudence d’un tel arrangement.Joignant à une grande dose d’observation la connaissancemalheureusement trop complète du caractère de son père, elleprévoyait les plus fâcheux résultats de cette intimité. Elle necroyait pas qu’il eût encore aucune velléité d’épouserMme Clay, qui était marquée de la petite vérole,avait de vilaines dents et de lourdes mains, toutes choses qu’ilcritiquait sévèrement en son absence. Mais elle était jeune etd’une figure agréable, et son esprit délié, ses manières assiduesavaient des séductions plus dangereuses qu’un attrait purementphysique.

Anna sentait si vivement le danger, qu’elle neput s’empêcher de le faire voir à sa sœur. Elle avait peu d’espoird’être écoutée, mais elle pensait qu’Élisabeth serait plus àplaindre qu’elle-même, si une pareille chose arrivait, et qu’ellepourrait lui reprocher de ne l’avoir pas avertie.

Elle parla, et Élisabeth parut offensée ;elle ne pouvait concevoir comment un aussi absurde soupçon étaitvenu à sa sœur. Elle répondit avec indignation que son père etMme Clay savaient parfaitement se tenir à leurplace.

« Mme Clay, dit-elle avecchaleur, n’oublie jamais qui elle est. Je connais mieux que vousses sentiments, et je vous assure qu’en fait de mariage, ils sontparticulièrement délicats. Elle réprouve plus fortement quepersonne toute inégalité de condition et de rang.

» Quant à mon père, je n’aurais jamaiscru qu’il pût être soupçonné, lui qui ne s’est pas remarié à causede nous. Si Mme Clay était une très belle personne,je reconnais que sa présence ici serait dangereuse, non pas querien au monde puisse engager mon père à faire un mariagedégradant ; mais parce qu’il pourrait éprouver un sentimentqui le rendrait malheureux. Je crois que la pauvreMme Clay, qui, malgré tous ses mérites, n’a jamaispassé pour jolie, peut rester ici en toute sûreté. On croirait quevous n’avez jamais entendu mon père parler de ses imperfections, etvous l’avez entendu vingt fois. Ces dents, et ces marques de petitevérole ! Je suis moins dégoûtée que lui, et j’ai connu unepersonne qui n’en était pas défigurée. Mais il en a horreur, vousle savez.

– Il n’y a presque point de défautphysique, dit Anna, que des manières agréables ne puissent faireoublier.

– Je pense très différemment, ditÉlisabeth d’un ton sec. Des manières agréables peuvent rehausser debeaux traits, mais elles ne peuvent en changer de vulgaires. Maiscomme j’ai à cela plus d’intérêt que personne, je trouve vos avisinutiles. »

Anna fut très contente d’avoir achevé cequ’elle avait à dire, et crut avoir bien agi. Élisabeth, quoiquemécontente de l’insinuation, pouvait en faire son profit.

Le landau mena à Bath pour la dernière foisSir Walter, Élisabeth et Mme Clay. Ils étaient tousde très bonne humeur, et Sir Walter était même disposé à rendre unsalut de condescendance aux fermiers et aux paysans affligés qui setrouveraient sur son passage.

Pendant ce temps, Anna, triste mais calme,montait à la Lodge, où elle devait passer la dernière semaine.

Son amie n’était pas plus gaie : ellesentait très vivement cette séparation.

La respectabilité de cette famille lui étaitaussi chère que la sienne, et l’habitude avait rendu précieuses lesrelations quotidiennes. Il était pénible de regarder les jardinsdéserts, et encore plus de penser aux nouveaux propriétaires. Pouréchapper à cette triste vue, et pour éviter les Croft, elle s’étaitdécidée à s’en aller quand Anna la quitterait. Elles partirent doncensemble, et Anna descendit à Uppercross, première station duvoyage de lady Russel.

Uppercross est un village de moyenne grandeur,qui, il y a quelques années, était tout à fait dans le vieux styleanglais. Il contenait seulement deux maisons supérieuresd’apparence à celles des fermiers et des laboureurs : celle dusquire avec ses hauts murs, ses portes massives et ses vieuxarbres, solide et antique ; et la cure, compacte, ramassée,enfermée dans un jardin bien soigné, avec une vigne et des poirierspalissant les murs. Mais, au mariage du jeune squire, la fermeavait été changée en cottage pour sa résidence ; et le CottageUppercross, avec sa véranda, ses fenêtres françaises, et ses autresagréments, attirait l’œil du voyageur à un quart de mille, aussibien que l’imposante Great-House avec ses dépendances.

Anna était venue souvent là. Elle connaissaitles chemins d’Uppercross aussi bien que ceux de Kellynch. Les deuxfamilles se voyaient si souvent, allant à toute heure l’une chezl’autre, qu’Anna fut presque surprise de trouver Marie seule.

Mais étant seule, elle devait nécessairementêtre souffrante et de mauvaise humeur. Marie, mieux douéequ’Élisabeth, ne valait pas sa sœur Anna comme intelligence etcomme caractère.

Quand elle était bien portante, heureuse etentourée, elle était gaie et aimable, mais la moindre indispositionl’abattait. Elle n’avait aucune ressource contre la solitude, et,ayant hérité de la personnalité des Elliot, elle était toujoursprête à se croire négligée et méconnue.

Physiquement, elle était inférieure à ses deuxsœurs et n’avait jamais été que ce qu’on appelle généralement« une belle fille ».

En ce moment, elle était couchée sur un divandans le salon, dont l’élégant ameublement avait été fané par quatreétés successifs et la présence de deux enfants.

L’arrivée d’Anna fut saluée par cesmots :

« Ah ! vous voilà enfin ! jecommençais à croire que vous ne viendriez pas. Je suis si maladeque je puis à peine parler. Je n’ai pas vu depuis le matin unecréature vivante.

– Je suis fâchée de vous trouversouffrante, répondit Anna, vous m’aviez donné jeudi de bonnesnouvelles de votre santé.

– Oui, je parais toujours mieux portanteque je ne suis. Depuis quelque temps, je suis loin d’aller bien. Jene crois pas, dans toute ma vie, avoir été si souffrante que cematin. J’aurais pu me trouver mal, et personne pour me soigner.Ainsi lady Russel n’a pas voulu entrer ? je ne crois pasqu’elle soit venue ici trois fois cet été. »

Anna s’étant informée de son beau-frère, Marielui répondit :

« Charles est à la chasse ; je nel’ai pas aperçu depuis sept heures du matin. Il a voulu partir,quoiqu’il ait vu combien j’étais souffrante ; il disait ne pasrester longtemps, mais il est une heure, et il n’est pas rentré. Jen’ai pas vu une âme pendant toute cette longue matinée.

– Vous avez eu vos petits garçons avecvous ?

– Oui, tant que j’ai pu supporter leurbruit ; mais ils sont si indisciplinés qu’ils me font plus demal que de bien. Le petit Charles ne m’écoute pas, et Walterdevient aussi méchant que lui.

– Vous allez bientôt vous trouver mieux,dit gaiement Anna. Vous savez que je vous guéris toujours. Commentse portent vos voisins de Great-House ?

– Je n’en sais rien, je ne les ai pas vusaujourd’hui, excepté M. Musgrove, qui s’est arrêté et m’aparlé à la fenêtre, mais sans descendre de cheval, quoique je luiaie dit combien j’étais souffrante. Personne n’est venu près demoi. Cela ne convenait pas aux misses Musgrove ; sans douteelles n’aiment pas à se déranger.

– Elles peuvent encore venir, il est debonne heure.

– Je n’ai pas besoin d’elles ; ellesparlent et rient beaucoup trop pour moi. Je suis très malade, Anna.C’était peu aimable à vous de ne pas venir jeudi.

– Ma chère Marie, rappelez-vous lesbonnes nouvelles que vous m’avez données de votre santé. Le ton devotre lettre était gai, et vous disiez que rien ne pressait pourmon arrivée ; et puis mon désir était de rester avec ladyRussel jusqu’à la fin. J’ai été si occupée que je ne pouvaisquitter Kellynch plus tôt.

– Mon Dieu ! qu’avez-vous eu àfaire ?

– Beaucoup de choses : je ne puistout me rappeler. J’ai fait une copie du catalogue des livres ettableaux de mon père. J’ai été souvent au jardin avec Mackensie,tâchant de lui faire comprendre quelles sont les plantesd’Élisabeth destinées à lady Russel. J’ai eu mes livres, ma musiqueà arranger, et à refaire toutes mes malles, pour n’avoir pascompris d’abord ce qu’il fallait emporter. Enfin, j’ai été visitertoutes les maisons de la paroisse. Tout cela prend beaucoup detemps.

– Ah ! mais vous ne me parlez pas denotre dîner chez les Pools, hier ?

– Vous y êtes donc allée ? Jecroyais que vous aviez dû y renoncer ?

– Oh ! j’y suis allée ! Je meportais très bien hier. Jusqu’à ce matin je n’étais pasmalade ; n’y pas aller aurait semblé singulier.

– J’en suis très contente : j’espèreque vous vous êtes amusée ?

– Pas trop. On sait d’avance le dîner etles personnes qui y seront. Quel ennui de n’avoir pas une voiture àsoi ! M. et Mme Musgrove m’ont emmenée,et nous étions trop serrés. Ils sont si gros, et occupent tant deplace ! J’étais entassée au fond avec Henriette et Louise.Voilà très probablement la cause de mon malaise. »

La patience et la bonne humeur d’Annaapportèrent bientôt un soulagement à Marie, qui put s’asseoir, etespéra pouvoir se lever pour dîner. Puis, oubliant qu’elle étaitmalade, elle alla à l’autre bout de la chambre, arrangea desfleurs, mangea quelque chose et se trouva assez bien pour proposerune petite promenade.

« Où allons-nous ? dit-elle :sans doute vous n’irez pas à Great-House avant qu’on vous ait faitvisite ?

– Mais si, dit Anna ; je ne suis passur l’étiquette avec les dames Musgrove.

– Oh ! c’est à elles de venir, ellesdoivent savoir ce qui est dû à ma sœur. Cependant nous pouvons yentrer avant de faire notre promenade. »

Anna avait toujours trouvé très fâcheuse cettefaçon de comprendre les relations ; mais, croyant qu’on avaità se plaindre de part et d’autre, elle avait cessé de s’en occuper.Elles allèrent à Great-House. On les introduisit dans un antiqueparloir carré, au parquet brillant et orné d’un maigre tapis. Maisles filles de la maison donnaient à cette pièce l’air de désordreindispensable, avec un grand piano à queue, une harpe, desjardinières, et de petites tables dans tous les coins. Oh ! siles originaux des portraits accrochés à la boiserie, si lesgentilshommes habillés de velours brun, et les dames, en satinbleu, avaient vu ce bouleversement de l’ordre et de lapropreté ! Les portraits eux-mêmes semblaient saisisd’étonnement !

Les Musgrove, comme leur maison,représentaient deux époques. Les parents étaient dans le vieuxstyle anglais, les enfants, dans le nouveau. M. etMme Musgrove étaient de très bonnes gens,affectueux et hospitaliers, sans grande éducation et sans aucuneélégance. Leurs enfants avaient un esprit et des façons plusmodernes. La famille était nombreuse, mais c’étaient encore desenfants, excepté Charles, Louise et Henriette, jeunes filles dedix-neuf et vingt ans, qui avaient rapporté à la maison le bagageordinaire des talents de pension, et n’avaient, comme mille autresjeunes filles, rien à faire, que d’être gaies, heureuses, et suivreles modes. Leurs vêtements étaient parfaits, leurs figures assezjolies, leur esprit extrêmement bon, et leurs manières simples etagréables. Elles étaient très appréciées à la maison, et trèsrecherchées au dehors. Anne les trouvait fort heureuses ; maiscependant, soutenue, comme nous le sommes tous, par le sentiment desa supériorité, elle n’aurait pas voulu changer contre toutes leursjouissances son esprit cultivé et élégant.

Elle n’enviait que la bonne intelligence quisemblait régner entre elles, et cette mutuelle affectionqu’elle-même avait si peu connue. Elles furent reçues trèscordialement, et Anna ne trouva rien à critiquer. La demi-heures’écoula en causerie agréable, et Anna ne fut pas peu surprise devoir les misses Musgrove les accompagner à la promenade surl’invitation pressante de Marie.

Chapitre 6

 

Anna n’avait pas besoin de cette visite poursavoir qu’un changement de société amène un changement total deconversation, d’opinions et d’idées. Elle aurait voulu que lesElliot pussent voir combien leurs affaires, traitées avec une tellesolennité à Kellynch, avaient ici peu d’importance. Cependant ellesentit qu’elle avait encore besoin d’une leçon, car elle avaitcompté sur plus de curiosité et de sympathie qu’elle n’en trouva.On lui avait bien dit : « Ainsi, miss Anna, votre père etvotre sœur sont partis ? » Ou bien : « J’espèreque nous irons aussi à Bath cet hiver ; mais nous comptonsloger dans un beau quartier. » Ou bien, Marie disait :« En vérité ! comme je m’amuserai seule ici pendant quevous serez à Bath ! »

Anna se promettait de ne plus éprouver àl’avenir de telles déceptions, et pensait avec reconnaissance aubonheur inexprimable d’avoir une amie vraie et sympathique commelady Russel.

Cependant elle trouvait très juste que chaquesociété dictât ses sujets de conversation. Les messieurs Musgroveavaient leur chasse, leurs chevaux, leurs chiens, leurs journaux.Les dames avaient les soins d’intérieur, la toilette, les voisins,la danse et la musique. Anna, devant passer deux mois à Uppercross,devait meubler son imagination et sa mémoire avec les chosesd’Uppercross. Elle ne redoutait pas ces deux mois. Marie étaitabordable et accessible à son influence. Anna était sur un pied debonne amitié avec son beau-frère ; les enfants l’aimaientpresque autant et la respectaient plus que leur mère. Ils étaientpour elle une source d’intérêt, d’amusement et d’occupation.

Charles était poli et agréable ; il étaitcertainement, comme esprit et comme bon sens, supérieur à sa femme.Cependant Anna et lady Russel pensaient qu’une femme intelligenteaurait pu donner à son caractère plus de suite, à ses habitudesplus d’élégance, à ses occupations plus d’utilité et de senspratique. Il ne mettait beaucoup d’ardeur à rien, si ce n’est aujeu, et il gaspillait son temps.

Il était d’un caractère gai, s’affectant peudes doléances de sa femme ; il supportait son manque de bonsens avec une patience qui émerveillait Anna, et en définitive,malgré quelques petites querelles (où les deux parties appelaientAnna, à son grand regret), ce couple pouvait passer pour heureux.Il y avait une chose sur laquelle ils étaient toujours parfaitementd’accord : le besoin d’argent et le désir de recevoir uncadeau de M. Musgrove. Quant à l’éducation de leurs enfants,la théorie de Charles était meilleure que celle de sa femme.« Je les gouvernerais très bien, si Marie ne s’en mêlaitpas, » disait-il, et Anna trouvait que c’était assez vrai.Mais quand Marie répondait à cela : « Charles gâtetellement les enfants que je ne puis en venir à bout, » Annan’était jamais tentée de dire que c’était vrai.

Ce qu’il y avait de moins agréable dans sonséjour, c’était d’être la confidente de tous les partis. On savaitqu’elle avait quelque influence sur sa sœur, et l’on voulaitqu’elle s’en servît, même au delà du possible. « Tâchez doncde persuader à Marie de ne pas toujours se croire malade, »disait Charles. Et Marie disait : « Je crois que siCharles me voyait mourante, il dirait encore que ce n’est rien.Vous pouvez, Anna, lui persuader que je suis plus malade que je nel’avoue. » Ou bien : « Je n’aime pas à envoyer lesenfants à Great-House, quoique leur grand’mère les demandetoujours. Elle les gâte tellement, et leur donne tant de friandisesqu’ils reviennent malades et grognons pour le reste de lajournée. »

Et Mme Musgrove mère, aussitôtqu’elle était seule avec Anna, disait :

« Ah ! miss Anna ! si seulementMme Charles avait un peu de votre méthode avec lesenfants ! Ils sont tout autres avec vous ! Il fautconvenir qu’ils sont bien gâtés ! Ils sont aussi beaux etaussi bien portants que possible, les chers petits, mais mabelle-fille ne sait pas s’y prendre avec eux ! Mon Dieu !qu’ils sont ennuyeux quelquefois ! Je vous assure que c’est làce qui m’empêche de les avoir autant que je voudrais. Je crois queMarie est mécontente que je ne les invite pas plus souvent, maisvous savez combien il est désagréable d’avoir des enfants qu’ilfaut gronder à chaque instant : « Ne faites pas ceci, netouchez pas à cela, » ou qu’on ne peut tenir tranquilles qu’enleur donnant trop de gâteaux. »

Marie disait encore :« Mme Musgrove croit ses domestiques sifidèles que ce serait un crime de mettre cela en question ;mais je n’exagère pas en disant que sa cuisinière et sa femme dechambre flânent toute la journée dans le village. Je les rencontrepartout, et je ne vais pas deux fois dans la chambre des enfantssans rencontrer l’une des deux. Si Jémina n’était pas la créaturela plus fidèle et la plus sûre, cela suffirait pour lagâter. »

Et Mme Musgrove :

« Je me fais une loi de ne jamais memêler des affaires de ma belle-fille, mais je vous dirai, missAnna, (parce que vous pouvez y remédier), que je n’ai pas bonneopinion de sa femme de chambre, j’entends d’étranges histoires.Elle est toujours dehors, et s’habille comme une dame. C’en estassez pour perdre tous les autres domestiques. Marie ne voit quepar ses yeux ; mais je vous avertis : soyez sur vosgardes, parce que, si vous découvrez quelque chose, il ne faut pascraindre de le dire. »

Marie se plaignait aussi de n’avoir pas àtable la place qui lui était due. Quand, à Great-House, il y avaitd’autres invités, on la plaçait comme si elle était de lamaison.

Un jour qu’Anna se promenait avec les missesMusgrove, l’une d’elles, parlant de noblesse et de susceptibilitésde rang, dit : « Je n’ai aucun scrupule à vous dire,parce qu’on sait que vous y êtes indifférente, combien quelquespersonnes sont absurdes pour garder leur rang. Cependant jevoudrais qu’on pût faire comprendre à Marie qu’elle ne devrait pasêtre si tenace, et surtout ne pas se mettre toujours à la place dema mère. Personne ne doute de son droit à cet égard, mais il seraitplus convenable de ne pas toujours le garder. Ce n’est pas quemaman s’en soucie le moins du monde, mais beaucoup de personnes leremarquent. »

Comment Anna aurait-elle pu concilier tout lemonde ? Elle ne pouvait qu’écouter patiemment, apaiser lesgriefs ; excuser l’un, puis l’autre ; les engager àl’indulgence nécessaire entre voisins, surtout quand il s’agissaitde sa sœur.

Sa visite eut du reste un bon résultat ;le changement de place lui fit du bien, et Marie, ayant unecompagne assidue, se plaignit moins. Les relations quotidiennesavec l’autre famille étaient très agréables, mais Anna pensait quetout n’aurait pas été si bien sans la présence de M. et deMme Musgrove, ou les rires, les causeries et leschansons des jeunes filles. Elle était meilleure musicienne quecelles-ci ; mais, n’ayant ni voix, ni connaissance de laharpe, ni parents indulgents pour s’extasier sur son jeu, on nepensait guère à lui demander de jouer, sinon par simple politesse,ou pour laisser reposer les autres.

Elle savait depuis longtemps qu’en jouant ellene faisait plaisir qu’à elle-même. Excepté pendant une courtepériode de sa vie, elle n’avait jamais, depuis la mort de sa mèrechérie, connu le bonheur d’être écoutée et encouragée. Elle y étaitaccoutumée, et la partialité de M. etMme Musgrove pour leurs filles, loin de la vexer,lui faisait plutôt plaisir, à cause de l’amitié qu’elle leurportait.

Quelques personnes augmentaient parfois lecercle de Great-House. Il y avait peu de voisins, mais les Musgrovevoyaient tout le monde, et avaient plus de dîners et de visitesqu’aucune autre famille. Ils étaient très populaires.

Les jeunes filles aimaient passionnément ladanse, et les soirées se terminaient souvent par un petit balimprovisé. À quelques minutes d’Uppercross habitait une famille decousins, moins riches, qui recevaient tous leurs plaisirs desMusgrove. Ils venaient n’importe quand, organisaient un jeu ou unbal à l’improviste, et Anna, qui préférait à un rôle plus actifs’asseoir au piano, leur jouait des danses de village pendant uneheure de suite, obligeance qui attirait sur son talent musicall’attention des Musgrove, et lui valait souvent cecompliment : « Très bien, miss Anna, très bien, vraiment.Bonté du ciel ! Comme vos petits doigts courent sur lepiano ! »

Ainsi passèrent les trois premières semaines,puis vint la Saint-Michel, et le cœur d’Anna retourna à Kellynch.La maison aimée occupée par d’autres ! D’autres gens jouissantdes chambres, des meubles, des bosquets et des points de vue !Elle ne put penser à autre chose le 29 septembre, et Marie,remarquant le quantième du mois, fit cette sympathiqueremarque : « Mon Dieu ! n’est-ce pas aujourd’hui queles Croft entrent à Kellynch ? Je suis contente de n’y avoirpas pensé plus tôt. Cela m’impressionne désagréablement. »

Les Croft prirent possession avec uneexactitude militaire. Une visite leur était due. Marie déploracette nécessité : personne ne savait combien cela la faisaitsouffrir. Elle reculerait autant qu’elle pourrait. Néanmoins ellen’eut pas un moment de repos tant que Charles ne l’y eut pasconduite, et, quand elle revint, son agitation n’avait rien qued’agréable.

Anna se réjouit sincèrement qu’il n’y eût pasde place pour elle dans la voiture. Elle désirait cependant voirles Croft, et fut contente d’être à la maison quand ils rendirentla visite. Charles était absent. Tandis que l’amiral, assis près deMarie, se rendait agréable en s’occupant des petits garçons,Mme Croft s’entretenait avec Anna, qui put ainsiétablir une ressemblance avec son frère, sinon dans les traits, dumoins dans la voix et la tournure d’esprit.

Mme Croft, sans être grande nigrosse, avait une carrure et une prestance qui donnaient del’importance à sa personne. Elle avait de brillants yeux noirs, debelles dents et une figure agréable ; mais son teint hâlé etrougi par la vie sur mer lui donnait quelques années de plus queses trente-huit ans. Ses manières ouvertes, aisées et décidéesn’avaient aucune rudesse et ne manquaient pas de bonne humeur. Annacrut avec plaisir aux sentiments de considération exprimés pour lafamille et pour elle-même, car, dès le premier moment, elle s’étaitassurée que Mme Croft n’avait aucun soupçon dupassé. Tranquille sur ce point, elle se sentait pleine de force etde courage, quand ces mots de Mme Croft luidonnèrent un coup subit :

« C’est vous, n’est-ce pas, et non votresœur que mon frère eut le plaisir de connaître quand il était dansce pays ? »

Anna espérait avoir dépassé l’âge où l’onrougit ; mais certainement elle fut émue.

« Peut-être ne savez-vous pas qu’il estmarié ? »

Elle ne sut quoi répondre ; et quandMme Croft expliqua qu’il s’agissait du ministreWenvorth, elle fut heureuse de n’avoir rien dit qui pût la trahir.Il était bien naturel que Mme Croft pensât àÉdouard Wenvorth plutôt qu’à Frédéric. Honteuse de l’avoir oublié,elle s’informa avec intérêt de leur ancien voisin.

Le reste de la conversation n’offrit rien deremarquable, mais en partant, elle entendit l’amiral dire àMarie :

« Nous attendons un frère deMme Croft, je crois que vous le connaissez denom ! »

Il fut interrompu par les petits garçons, quis’accrochaient à lui comme à un vieil ami et ne voulaient pas lelaisser partir : il leur offrit de les emporter dans sespoches, et fut bientôt trop accaparé pour finir sa phrase ou sesouvenir de ce qu’il avait dit.

Anna tâcha de se persuader qu’il s’agissaittoujours d’Édouard Wenvorth ; mais cela ne l’empêcha point dese demander si l’on avait parlé de cela dans l’autre maison, où lesCroft étaient allés d’abord.

On attendait ce soir-là au cottage la famillede Great-House. Tout à coup Louisa entra seule, disant qu’elleétait venue à pied pour laisser plus de place à la harpe qu’onapportait. « Et je vais vous dire pourquoi, dit-elle :Papa et maman sont tout tristes ce soir, maman surtout ; ellepense au pauvre Richard ; et nous avons eu l’idée d’apporterla harpe, qui l’amuse plus que le piano. Je vais vous dire ce quila rend si triste. Mme Croft nous a dit ce matinque son frère, le capitaine Wenvorth, est rentré en Angleterre, etira prochainement les voir. Maman s’est souvenue que Wenvorth estle nom du capitaine de notre frère Richard. Elle a relu seslettres, et maintenant elle ne pense qu’à son pauvre fils qu’elle aperdu. Soyons aussi gaies que possible, pour que sa pensée nes’appesantisse pas sur un si triste sujet. »

La vérité de cette pathétique histoire étaitque les Musgrove avaient eu le malheur d’avoir un fils mauvaissujet, et la chance de le perdre avant qu’il eût atteint savingtième année. On l’avait fait marin, parce qu’il était stupideet ingouvernable ; on se souciait très peu de lui, mais assezpour ce qu’il valait. Il ne fut guère regretté quand la nouvelle desa mort arriva à Uppercross, deux années auparavant. Ses sœursfaisaient aujourd’hui pour lui tout ce qu’elles pouvaient faire enl’appelant « pauvre Richard », mais en réalitéil n’avait été rien de plus que le lourd, insensible et inutileDick Musgrove ; n’ayant droit, vivant ou mort, qu’à cediminutif de son nom.

Il avait été plusieurs années en mer, et dansle cours de ces changements fréquents pour les mousses dont lecapitaine désire se débarrasser, il avait été six mois sur lafrégate Laconia, commandée par le capitaine FrédéricWenvorth, et sous l’influence de ce dernier, il avait écrit à sesparents les deux seules lettres désintéressées qu’ils eussentjamais reçues de lui ; les autres n’étaient que des demandesd’argent. Il disait toujours du bien de son capitaine, mais sesparents s’en souciaient si peu qu’ils n’y avaient fait aucuneattention, et si Mme Musgrove fut frappée par lenom de Wenvorth associé avec celui de son fils, c’était par un deces phénomènes de la mémoire assez fréquents chez les personnesdistraites.

Elle avait relu les lettres de ce fils perdupour toujours, et cette lecture, après un si long intervalle, alorsque les fautes étaient oubliées, l’avait affectée plus profondémentque la nouvelle de sa mort. M. Musgrove l’était aussi, mais àun moindre degré, et en arrivant au cottage ils avaient besoind’être écoutés et égayés.

Ce fut une nouvelle épreuve pour Annad’entendre parler de Wenvorth, et répéter son nom si souvent,d’entendre disputer sur les dates, et affirmer enfin que ce nepouvait être que le capitaine Wenvorth, ce beau jeune homme qu’onavait rencontré plusieurs fois en revenant de Clifton huit annéesauparavant. Elle vit qu’il fallait s’accoutumer à ce supplice, ettâcher de devenir insensible à cette arrivée. Non seulement ilétait attendu prochainement, mais les Musgrove, reconnaissants desbontés qu’il avait eues pour leur fils, et pleins de respect pourle caractère que Dick leur avait dépeint, désiraient vivement fairesa connaissance. Cette résolution contribua à leur faire passer unesoirée agréable.

Chapitre 7

 

Quelques jours plus tard, on sut que lecapitaine était à Kellynch. M. Musgrove lui fit visite etrevint enchanté. Il l’avait invité à dîner avec les Croft pour lasemaine suivante, et n’avait pu, à son grand regret, fixer un jourplus rapproché. Anna calcula qu’elle n’avait plus qu’une semaine detranquillité ; mais elle faillit rencontrer le capitaine, quirendit aussitôt à M. Musgrove sa visite. Elle et Marie sedirigeaient vers Great-House quand on vint leur dire que l’aîné despetits garçons avait fait une chute grave : l’enfant avait uneluxation de la colonne vertébrale. On revint en toute hâte. Annadut être partout à la fois, chercher le docteur, avertir le père,s’occuper de la mère pour empêcher une attaque de nerfs, dirigerles domestiques, renvoyer le plus jeune enfant, soigner et soulagerle pauvre malade, enfin donner des nouvelles aux Musgrove, dontl’arrivée lui donna plus d’embarras que d’aide.

Le retour de son beau-frère la soulageabeaucoup ; il pouvait au moins prendre soin de sa femme. Ledocteur examina l’enfant, remit la fracture et parla ensuite à voixbasse et d’un air inquiet au père et à la mère. Cependant il donnabon espoir, et l’on put aller dîner plus tranquillement. Les deuxjeunes filles restèrent quelques instants après le départ de leursparents pour raconter la visite du capitaine ; dire combienelles étaient enchantées et contentes que leur père l’eût invité àdîner pour le lendemain. Il avait accepté d’une manière charmante,comme s’il comprenait le motif de cette politesse. Il avait parléet agi avec une grâce si exquise, qu’il leur avait tourné la tête.Elles s’échappèrent en courant, plus occupées du capitaine que dupetit garçon.

La même histoire et les mêmes ravissements serépétèrent le soir, quand elles vinrent avec leur père prendre desnouvelles de l’enfant. M. Musgrove confirma ces louanges. Ilne pouvait reculer l’invitation faite le matin au capitaine, etregrettait que les habitants du cottage ne pussent venir aussi. Ilsne voudraient sans doute pas quitter l’enfant. « Oh !non, » s’écrièrent le père et la mère. Mais bientôt Charleschangea d’avis ; puisque l’enfant allait si bien, il pouvaitaller passer une heure à Great-House après le dîner. Mais sa femmes’y opposa :

« Oh ! non, Charles, je nesouffrirai pas que vous sortiez. Si quelque chosearrivait ! »

L’enfant eut une bonne nuit et alla mieux lelendemain ; le docteur ne voyait rien d’alarmant, et Charlescommença à trouver inutile de se séquestrer ainsi. L’enfant devaitrester couché, et s’amuser aussi tranquillement que possible. Maisque pouvait faire le père ? C’était l’affaire d’une femme, etce serait absurde à lui de s’enfermer à la maison. D’ailleurs sonpère désirait beaucoup le présenter à Wenvorth. Au retour de lachasse, il déclara audacieusement qu’il allait s’habiller et dînerchez son père.

« Votre sœur est avec vous, ma chère, etvous-même, vous n’aimeriez pas à quitter l’enfant. Je suis inutileici, Anne m’enverra chercher s’il est nécessaire. »

Les femmes comprennent généralement quandl’opposition est inutile. Marie vit que Charles était décidé àpartir. Elle ne dit rien, mais aussitôt qu’elle fut seule avecAnna :

« Ainsi on nous laisse seules nousdistraire comme nous pourrons avec ce pauvre enfant malade, et pasune âme pour nous tenir compagnie le soir. Je le prévoyais ;je n’ai pas de chance ; s’il survient une chose désagréable,les hommes s’en dispensent. Charles ne vaut pas mieux que lesautres. Il n’a pas de cœur ; laisser ainsi son pauvre petitgarçon ! Il dit qu’il va mieux. Sait-il s’il n’y aura point unchangement soudain, dans une demi-heure ? Je ne croyais pasCharles si égoïste. Ainsi, il va s’amuser, et parce que je suis lapauvre mère, il ne m’est pas permis de bouger ; et cependantje suis moins capable que personne de soigner l’enfant. Précisémentparce que je suis sa mère, on ne devrait pas me mettre à une telleépreuve. Je ne suis pas de force à la supporter. Vous savez combienj’ai souffert des nerfs hier ?

– C’était l’effet d’une commotionsoudaine ; j’espère que rien n’arrivera qui puisse nouseffrayer. J’ai bien compris les instructions du docteur, et je necrains rien. Vraiment, Marie, je ne suis pas surprise que votremari soit sorti. Ce n’est pas l’affaire des hommes.

– Il me semble que je suis aussi bonnemère qu’une autre ; mais ma présence n’est pas plus utile icique celle de Charles. Je ne puis pas toujours gronder et tourmenterun pauvre petit malade. Vous avez vu, ce matin, quand je lui disaisde se tenir tranquille, il s’est mis à donner des coups de piedautour de lui. Je n’ai pas la patience qu’il faut pour cela.

– Seriez-vous tranquille si vous passiezvotre soirée loin de lui ?

– Pourquoi non ? son père le faitbien. Jémina certainement est si soigneuse. Charles aurait pu direà son père que nous irions tous. Je ne suis pas plus inquiète quelui. Hier, c’était bien différent, mais aujourd’hui !

– Eh bien ! si vous croyez qu’iln’est pas trop tard pour avertir, laissez-moi soigner le petitCharles. M. et Mme Musgrove ne trouveront pasmauvais que je reste avec lui.

– Parlez-vous sérieusement ? ditMarie les yeux brillants. Mon Dieu quelle bonne idée ! Envérité, autant que j’y aille. Je ne sers à rien ici, n’est-cepas ? et cela me tourmente. Vous n’avez pas les sentimentsd’une mère : vous êtes la personne qu’il faut. Jules vousobéit au moindre mot. Ah ! bien certainement j’irai, car ondésire beaucoup que je fasse connaissance avec le capitaine, etcela ne vous fait rien de rester seule. Quelle excellenteidée ! Je vais le dire à Charles, et je serai bientôt prête.Vous nous enverrez chercher, s’il le faut, mais j’espère que riend’alarmant ne surviendra. Je n’irais pas, croyez-le bien, si jen’étais tout à fait tranquille sur mon cher enfant. »

Elle alla frapper à la porte de son mari, etAnna l’entendit dire d’un ton joyeux :

« Je vais avec vous, Charles, car je nesuis pas plus nécessaire que vous ici. Si je m’enfermais toujoursavec l’enfant, je n’aurais aucune influence sur lui. Annarestera : elle se charge d’en prendre soin. Elle me l’aproposé elle-même. Ainsi, je vais avec vous, ce qui sera beaucoupmieux, car je n’ai pas dîné à Great-House depuis mardi.

– Anna est bien bonne, répondit son mari,je suis fort content que vous y alliez. Mais n’est-il pas bien durde la laisser seule à la maison pour garder notre enfantmalade ? »

Anna put alors plaider sa propre cause ;elle le fit de manière à ne lui laisser aucun scrupule. Charlestâcha d’obtenir, mais en vain, qu’elle vînt les rejoindre le soir.Bientôt elle eut le plaisir de les voir partir contents, quelquepeu motivé que fût leur bonheur. Quant à elle, elle éprouvaitautant de contentement qu’il lui était donné d’en avoir jamais.Elle se savait indispensable à l’enfant, et que lui importait queFrédéric Wenvorth se rendît agréable aux autres, à une demi-lieuede là ?

Elle se demandait s’il envisageait cetterencontre avec indifférence, ou avec déplaisir. S’il avait désiréla revoir, il n’aurait pas attendu jusque-là, puisque lesévénements lui avaient donné l’indépendance qui lui manquaitd’abord.

Charles et Marie revinrent ravis de leurnouvelle connaissance et de leur soirée. On avait causé, chanté,fait de la musique.

Le capitaine avait des manièrescharmantes ; ni timidité, ni réserve ; il semblait êtreune ancienne connaissance. Il devait, le lendemain, chasser avecCharles, et déjeuner avec lui à Great-House. Il s’était informéd’Anna comme d’une personne qu’il aurait très peu connue, voulantpeut-être, comme elle, échapper à une présentation quand ils serencontreraient.

Anna et Marie étaient encore à table lelendemain matin, quand Charles vint pour chercher ses chiens. Sessœurs le suivaient avec Wenvorth, qui avait voulu saluer Marie.Celle-ci fut très flattée de cette attention et enchantée de lerecevoir, tandis qu’Anna était agitée par mille sentiments dont leplus consolant était qu’il ne resterait pas longtemps. Son regardrencontra celui du capitaine ; il fit de la tête un légersalut, puis il parla à Marie, dit quelques mots aux missesMusgrove ; un moment la chambre sembla animée etremplie ; puis Charles vint à la fenêtre dire que tout étaitprêt. Anna resta seule, achevant de déjeuner comme elle put.

« C’est fini, se répétait-elle avec unejoie nerveuse. Le plus difficile est fait. » Elle l’avaitvu ! Ils s’étaient trouvés encore une fois dans la mêmechambre !

Bientôt, cependant, elle se raisonna, ets’efforça d’être moins émue. Presque huit années s’étaient écouléesdepuis que tout était rompu. Combien il était absurde de ressentirencore une agitation que le temps aurait dû effacer ! Que dechangements huit ans pouvaient apporter ! tous résumés en unmot : l’oubli du passé ! C’était presque le tiers de sapropre vie. Hélas, il fallait bien le reconnaître, pour dessentiments emprisonnés, ce temps n’est rien. Comment devait-elleinterpréter les sentiments de Wenvorth ? Désirait-ill’éviter ? Un moment après, elle se haïssait pour cette follequestion. Malgré toute sa sagesse, elle s’en faisait une autre, queMarie vint résoudre, en lui disant brusquement :

« Le capitaine, qui a été si attentifpour moi, n’a pas été très galant à votre égard, Anna. Henriettelui a demandé ce qu’il pensait de vous, et il a répondu qu’il nevous aurait pas reconnue, que vous étiez changée. »

En général, Marie manquait d’égards pour sasœur, mais cette fois elle ne soupçonna pas quelle blessure ellelui faisait.

« Changée à ne pas mereconnaître !… »

Elle se soumit en silence, mais profondémenthumiliée. C’était donc vrai ! et elle ne pouvait pas luirendre la pareille, car lui n’avait pas vieilli. Les années quiavaient détruit la beauté de la jeune fille avaient donné àWenvorth un regard plus brillant, un air plus mâle, plus ouvert, etn’avaient nullement diminué ses avantages physiques. C’étaittoujours le même Frédéric Wenvorth !

« Si changée qu’il ne l’aurait pasreconnue ! » Ces mots ne pouvaient sortir de son esprit.Mais bientôt elle fut bien aise de les avoir entendus : ilsétaient faits pour la refroidir et calmer son agitation.

Frédéric ne pensait pas qu’on répéterait sesparoles ; il l’avait trouvée tristement changée et avait ditson impression. Il ne pardonnait pas à Anna Elliot ; ellel’avait rejeté, abandonné, elle avait montré une faiblesse decaractère, que la nature confiante, décidée, du jeune homme nesupportait pas. Elle l’avait sacrifié pour satisfaire d’autrespersonnes. C’était de la timidité et de la faiblesse.

Il avait eu pour elle un profond attachementet n’avait jamais vu depuis une femme qui l’égalât ; mais iln’entrait maintenant qu’un sentiment de curiosité dans le désir dela revoir. Elle avait perdu pour toujours son pouvoir.

Maintenant il était riche et désirait semarier. Il était prêt à donner son cœur à toute jeune fille aimablequi se présenterait à lui, excepté Anna Elliot. Il disait à sasœur : « Je demande une jeune fille entre quinze ettrente ans ; un peu de beauté, quelques sourires, quelquesflatteries pour les marins, et je suis un homme perdu. N’est-ce pasassez pour rendre aimable un homme qui n’a pas eu la société desfemmes ? »

Il disait cela pour être contredit. Son œilfier et brillant disait qu’il se savait séduisant, et il ne pensaitguère à Anna en désignant ainsi la femme qu’il voudraitrencontrer : « Un esprit fort, uni à une grandedouceur. »

Chapitre 8

 

À dater de ce jour, le capitaine et Anna setrouvèrent souvent ensemble. Ils dînèrent chez M. Musgrove,car la santé de l’enfant ne pouvait pas servir plus longtemps deprétexte à sa tante.

Le passé devait sans doute se présentersouvent à leur mémoire. Dès le premier soir la profession ducapitaine l’amena à dire : « En telle année… avantd’embarquer…, » etc. Sa voix ne tremblait pas, mais Anna étaitsûre qu’elle était associée à son passé. Autrefois, ils étaienttout l’un pour l’autre : maintenant plus rien. Ils ne separlaient pas, eux qui autrefois, au milieu de la plus nombreuseréunion, eussent trouvé impossible de ne pas se parler !Jamais, à l’exception de l’amiral et de sa femme, on n’eût trouvédeux cœurs aussi unis qu’ils l’étaient autrefois.

Maintenant ils étaient moins que des étrangersl’un pour l’autre.

Quand Frédéric parlait, c’était pour elle, lamême voix, le même esprit. Ceux qui l’entouraient, étant trèsignorants des choses de la marine, lui faisaient mille questions.Les misses Musgrove étaient tout oreilles lorsqu’il décrivait lavie à bord, les repas, les occupations de chaque heure ; etleur surprise, en apprenant les arrangements et l’installation d’unnavire, faisait surgir quelque plaisante réponse, qui rappelait àAnna le temps où elle était elle-même ignorante de ces choses. Elleaussi avait été plaisantée pour avoir cru qu’on vivait à bord sansprovisions, sans cuisinier ni domestiques, et qu’on n’avait nicuillers ni fourchettes.

Un soupir de Mme Musgrovel’éveilla de sa rêverie :

« Ah ! mademoiselle, lui dit-elletout bas, si le ciel m’avait conservé mon pauvre fils, il serait unautre homme, aujourd’hui ! »

Anna réprima un sourire, et écouta patiemmentMme Musgrove, qui continua à soulager son cœur.

Quand elle put donner son attention à ce quise faisait autour d’elle, elle vit que les misses Musgrove avaientapporté la liste navale pour y chercher les noms des navires que lecapitaine avait commandés.

« Votre premier navire étaitl’Aspic.

– Vous ne le trouverez pas ici. Il a étéusé et démoli ; j’ai été son dernier capitaine, alors qu’ilétait presque hors de service. Je fus envoyé avec lui aux Indesorientales. L’Amirauté s’amuse à envoyer de temps en temps quelquescentaines d’hommes en mer dans un navire hors de service, maiscomme elle en a beaucoup à surveiller, parmi les mille navires quipeuvent sombrer, il s’en trouve quelquefois un qui est encorebon.

– Bah ! s’écria l’amiral. Quellessornettes débitent ces jeunes gens ! On ne vit jamais unmeilleur sloop que l’Aspic dans son temps. Vous n’auriezpas trouvé son égal, à ce vieux sloop ! Frédéric a été unheureux garçon de l’avoir ! Il fut demandé par vingt personnesqui le méritaient mieux que lui. Heureux garçon, de réussir si viteavec si peu de protection !

– Je compris mon bonheur, amiral, je vousassure, répondit Wenvorth avec un grand sérieux. J’étais aussicontent que vous pouvez le désirer. J’avais, dans ce temps-là, ungrand motif pour m’embarquer. J’avais besoin de faire quelquechose.

– Vous avez raison. Qu’est-ce qu’un jeunehomme comme vous pouvait faire à terre pendant six grandsmois ? Si un homme n’est pas marié, il faut qu’il retournebien vite en mer.

– Capitaine Wenvorth, dit Louisa, vousavez dû être bien vexé, en montant sur l’Aspic, de voirquel vieux navire on vous avait donné ?

– Je savais d’avance ce qu’il était,dit-il en riant. Je n’avais pas plus de découvertes à faire quevous n’en auriez pour une vieille pelisse prêtée à vosconnaissances, de temps immémorial, et qui vous serait enfin prêtéeà vous-même un jour de pluie. Ah ! c’était mon cher vieilAspic. Il faisait ce que je voulais. Je savais que nouscoulerions à fond ensemble, ou qu’il ferait ma fortune. Je n’aijamais eu avec lui deux jours de mauvais temps, et après avoir prisbon nombre de corsaires, j’eus le bonheur d’accoster, l’étésuivant, la frégate française que je cherchais ; je laremorquai à Plymouth. Par une autre bonne chance, nous n’étions pasdepuis six heures dans le Sund, qu’un vent s’éleva qui auraitachevé notre pauvre Aspic. Il dura quatre jours et quatrenuits. Vingt-quatre heures plus tard, il ne serait resté duvaillant capitaine Wenvorth qu’un paragraphe dans les journaux, et,son navire n’étant qu’un sloop, personne n’y aurait faitattention. »

Anna frémit intérieurement, mais les missesMusgrove purent exprimer librement leur pitié et leur horreur.

« C’est alors, sans doute, ditMme Musgrove à voix basse, qu’il prit lecommandement de la Laconia et prit à bord notre pauvrecher fils ? Charles, demandez au capitaine où il prit votrefrère ; je l’oublie toujours.

– Ce fut à Gibraltar, ma mère. Dick yétait resté malade avec une recommandation de son premier capitainepour le capitaine Wenvorth.

– Oh ! dites-lui qu’il ne craignepas de nommer le pauvre Dick devant moi, car ce sera plutôt unplaisir d’entendre parler de lui par un si bon ami. »

Charles, sans doute moins tranquille sur lesconséquences, répondit par un signe de tête et s’éloigna.

Les jeunes filles se mirent à chercher laLaconia, et le capitaine se donna le plaisir de la trouverlui-même, ajoutant que c’était un de ses meilleurs amis.

« Ah ! c’étaient de bons jours,quand je commandais la Laconia. J’ai gagné bien del’argent avec elle ! Mon ami et moi, nous fîmes une si bellecroisière aux Indes occidentales ! Pauvre Harville ! Voussavez, ma sœur, qu’il avait encore plus besoin d’argent que moi. Ilétait marié, l’excellent garçon ! Je n’oublierai jamaiscombien il fut heureux à cause de sa femme. J’aurais voulu qu’ilfût là l’été suivant, quand j’eus le même bonheur dans laMéditerranée.

– Ce fut un beau jour pour nous, quecelui où vous fûtes nommé capitaine de ce navire, ditMme Musgrove. Nous n’oublierons jamais ce que vousavez fait. »

L’émotion lui coupait la voix, et Wenvorth,qui n’entendait qu’à demi, et ne songeait nullement à Dick,attendait la suite avec surprise.

« Maman pense à mon frère Richard, »dit Louisa à voix basse.

– Pauvre cher enfant ! continuaMme Musgrove. Il était devenu si rangé, si bon sousvos ordres, et nous écrivait de si bonnes lettres ! Ah !plût à Dieu qu’il ne vous eût jamais quitté ! »

En entendant cela, une expression fugitivetraversa la figure de Wenvorth : un pli de sa bouche et uncertain regard convainquirent Anna qu’il n’était pas de l’avis deMme Musgrove, et qu’il avait eu probablementquelque peine à se débarrasser de Dick ; mais ce fut si rapidequ’elle seule s’en aperçut. Un instant après, il était sérieux etmaître de lui ; il vint s’asseoir à côté deMme Musgrove, et causa de son fils avec une grâcenaturelle qui témoignait de sa sympathie pour tout sentiment vrai.Anna était assise à l’autre coin du divan, séparée de lui par lavaste corpulence de Mme Musgrove, plus faite pourreprésenter la bonne humeur et la bonne chère, que la tendresse etle sentiment, et tandis qu’Anna s’abritait derrière elle pourcacher son agitation, la façon dont le capitaine écoutait lesdoléances de Mme Musgrove et ses larges soupirsn’était pas sans mérite.

Le chagrin n’est pas nécessairement en rapportavec la constitution. Une grosse personne a aussi bien le droitd’être affligée profondément que la plus gracieuse femme.Néanmoins, il y a des contrastes que la raison admet, mais quifroissent le goût et attirent le ridicule.

L’amiral, après avoir fait quelques tours dansla chambre, les mains derrière le dos, s’approcha de Wenvorth, et,tout à ses propres pensées, il lui dit, sans s’occuper s’ill’interrompait :

« Si vous aviez été une semaine plus tardà Lisbonne, Frédéric, vous auriez eu à bord lady Marie Grierson etses filles.

– Je suis heureux alors de n’avoir pasété là. »

L’amiral le plaisanta sur son manque degalanterie : il se défendit, tout en déclarant qu’iln’admettrait jamais une femme à son bord, si ce n’est pour un bal,ou en visite.

« Ce n’est point faute de galanterie,dit-il, mais par l’impossibilité d’avoir dans un navire leconfortable nécessaire aux femmes, et auquel elles ont droit. Je nepuis souffrir d’avoir une femme à bord, et aucun navire commandépar moi n’en recevra jamais. »

Sa sœur s’écria :

« Ah ! Frédéric ! est-ce vousqui dites cela ? Quel raffinement inutile ! Les femmessont aussi bien à bord que dans la meilleure maison d’Angleterre.Je ne sais rien de supérieur aux arrangements d’un navire. Jedéclare que je n’ai pas plus de confortable à Kellynch que dans lescinq navires que j’ai habités.

– Il n’est pas question de cela, ditFrédéric ; vous étiez avec votre mari, et la seule femme àbord.

– Mais vous avez bien pris, de Portsmouthà Plymouth, Mme Harville, sa sœur, sa cousine ettrois enfants ! Où était donc alors votre superfine etextraordinaire galanterie ?

– Absorbée dans mon amitié, Sophie ;je voulais être utile à la femme d’un collègue, et j’auraistransporté au bout du monde tout ce que Harville aurait voulu. Maiscroyez bien que je regardais cela comme une chose fâcheuse.

– Mon cher Frédéric, ce que vous dites nesignifie rien. Que deviendrions-nous, nous autres pauvres femmes demarins, si les autres pensaient comme vous ?

– Cela ne m’empêcha pas, comme vousvoyez, de conduire Mme Harville et sa famille àPlymouth.

– Mais je n’aime pas à vous entendreparler comme un beau gentilhomme s’adressant à de bellesladies : nous n’avons pas la prétention d’être toujours surl’eau douce.

– Ah ! ma chère, dit l’amiral, quandil aura une femme, il parlera autrement. Si nous avons le bonheurd’avoir une autre guerre, il fera comme nous, et sera reconnaissantqu’on lui amène sa femme.

– Je me tais, dit Wenvorth, puisque lesgens mariés m’attaquent, Ah ! je penserai autrement quand jeserai marié ! Eh bien ! non. On me répond si : jen’ai plus rien à dire. »

Il se leva, et s’éloigna.

« Vous avez dû voyager beaucoup ?dit Mme Musgrove à Mme Croft.

– Oui, madame. Pendant les quinzepremières années de mon mariage, j’ai traversé quatre foisl’Atlantique, j’ai été aux Indes orientales, sans compterdifférents endroits voisins de l’Angleterre : Cork, Lisbonne,Gibraltar. Mais je n’ai jamais été au delà des tropiques ni dansles Indes occidentales, car je n’appelle pas de ce nom Bermude ouBahama. »

Mme Musgrove, qui neconnaissait pas un seul de ces noms, n’eut rien à répondre.

« Je vous assure, madame, ditMme Croft, que rien ne surpasse les commodités d’unnavire de guerre ; j’entends celui d’un rang supérieur. Leplus heureux temps de ma vie a été à bord. J’étais avec mon mari,et, grâce à Dieu, j’ai toujours eu une excellente santé ;aucun climat ne m’est mauvais. Je n’ai jamais connu le mal de mer.La seule fois que j’ai souffert fut l’hiver que je passai seule àDeal, quand l’amiral était dans les mers du Nord. N’ayant pas denouvelles, je vivais dans de continuelles craintes et je ne savaisque faire de mon temps.

– Oui, réponditMme Musgrove, rien n’est si triste qu’uneséparation. Je le sais par moi-même. Quand M. Musgrove va auxassises, je ne suis tranquille que quand il est revenu. »

On dansa pour terminer la soirée. Anne offritses services, et fut heureuse de passer inaperçue. Ce fut unejoyeuse soirée. Le capitaine avait le plus d’entrain de tous. Ilétait l’objet des attentions et des déférences de tout le monde.Louise et Henriette semblaient si occupées de lui que, sans leuramitié réciproque, on eût pu les croire rivales. Quoi d’étonnants’il était un peu gâté par de telles flatteries ?

Telles étaient les pensées d’Anna, tandis queses doigts couraient machinalement sur le piano. Pendant un moment,elle sentit qu’il la regardait, qu’il observait ses traits altérés,cherchant peut-être à y retrouver ce qui l’avait charmé autrefois.Il demanda quelque chose ; elle entendit qu’onrépondait :

« Oh non ! elle ne danse plus ;elle préfère jouer, et elle n’est jamais fatiguée. »

Elle avait quitté le piano ; il prit saplace, essayant de noter un air dont il voulait donner une idée auxmisses Musgrove. Elle s’approcha par hasard ; alors il se levaet avec une politesse étudiée :

« Je vous demande pardon, mademoiselle,c’est votre place ; » et malgré le refus d’Anna il seretira.

Elle en avait assez ! Cette froide etcérémonieuse politesse était plus qu’elle n’en pouvaitsupporter.

Chapitre 9

 

Le capitaine Wenvorth était venu à Kellynchcomme chez lui, pour y rester autant qu’il lui plairait ; caril était aimé par l’amiral comme un frère. Il avait fait le projetd’aller voir son frère, dans le comté de Shrop, mais l’attraitd’Uppercross l’y fit renoncer. Il y avait tant d’amitié, deflatterie, quelque chose de si séduisant dans la réception qu’onlui faisait ; les parents étaient si hospitaliers, les enfantssi aimables, qu’il ne put s’arracher de là.

Bientôt on le vit chaque jour à Uppercross.Les Musgrove n’étaient pas plus empressés à l’inviter que lui àvenir, surtout le matin, car l’amiral et sa femme sortaienttoujours ensemble quand il n’y avait personne au château. Ilss’intéressaient à leur nouvelle propriété et visitaient leursprairies, leurs bestiaux, ou faisaient volontiers un tour envoiture.

L’intimité du capitaine était à peine établieà Uppercross, quand Charles Hayter y revint, et en pritombrage.

Charles Hayter était l’aîné des cousins.C’était un très aimable et agréable jeune homme, et jusqu’àl’arrivée de Wenvorth, un grand attachement semblait exister entrelui et Henriette. Il était dans les ordres, mais sa présencen’étant pas exigée à la cure, il vivait chez son père à unedemi-lieue d’Uppercross.

Une courte absence avait privé Henriette deses attentions, et en revenant il vit avec chagrin qu’on avait prissa place.

Mme Musgrove etMme Hayter étaient sœurs, mais leur mariage leuravait fait une position très différente. Tandis que les Musgroveétaient les premiers de la contrée, la vie mesquine et retirée desHayter, l’éducation peu soignée des enfants, les auraient placés endehors de la société sans leurs relations avec Uppercross.

Le fils aîné était seul excepté ; ilétait très supérieur à sa famille comme manières et cultured’esprit.

Les deux familles avaient toujours été dansdes termes excellents, car d’un côté il n’y avait pasd’orgueil ; de l’autre, pas d’envie. Les misses Musgroveavaient seulement une conscience de leur supériorité qui leurfaisait patronner leurs cousines avec plaisir.

Henriette semblait avoir oublié soncousin ; on se demandait si elle était aimée du capitaine.Laquelle des deux sœurs préférait-il ? Henriette étaitpeut-être plus jolie, Louise plus intelligente. Les parents, soitignorance du monde, soit confiance dans la prudence de leursfilles, semblaient laisser tout au hasard et ne se préoccuper derien.

Au cottage, c’était différent. Le jeune ménagesemblait plus disposé à faire des conjectures, et Anna eut bientôtà écouter leurs opinions sur la préférence de Wenvorth. Charlespenchait pour Louise, Marie pour Henriette, et tous les deuxs’accordaient à dire qu’un mariage avec l’une ou avec l’autreserait extrêmement désirable. Wenvorth avait dû, d’après sespropres paroles, gagner 50,000 livres pendant la guerre ;c’était une fortune, et s’il survenait une autre guerre, il étaithomme à se distinguer.

« Dieu ! s’écriait Marie, s’ilallait s’élever aux plus grands honneurs ! S’il était créébaronnet ! Lady Wenvorth ! cela sonne très bien. Quellechance pour Henriette. C’est elle qui prendrait ma place en ce cas,et cela ne lui déplairait pas. Mais après tout, ce ne serait qu’unenouvelle noblesse, et je n’en fais pas grand cas. »

Marie aurait voulu qu’Henriette fût préféréepour mettre fin aux prétentions de Hayter. Elle regardait comme unevéritable infortune pour elle et pour ses enfants que de nouveauxliens de parenté s’établissent avec cette famille.

« Si l’on considère, disait-elle, lesalliances que les Musgrove ont faites, Henriette n’a pas le droitde déchoir, et de faire un choix désagréable aux personnesprincipales de sa famille, en leur donnant des alliés d’unecondition inférieure. Qui est Charles Hayter, je vous prie ?Rien qu’un ministre de campagne. C’est un mariage très inférieurpour miss Musgrove d’Uppercross. » Son mari ne partageait passon avis, car son cousin, qu’il aimait beaucoup, était un filsaîné, et avait ainsi droit à sa considération.

« Vous êtes absurde, Marie, disait-il.Charles Hayter a beaucoup de chance d’obtenir quelque chose del’évêque ; et puis, il est fils aîné, et il héritera d’unejolie propriété. L’état de Winthrop n’a pas moins de deux centcinquante acres, outre la ferme de Tauton, une des meilleures de lacontrée. Charles est un bon garçon, et quand il aura Winthrop, ilvivra autrement qu’aujourd’hui. Un homme qui a une telle propriétén’est pas à dédaigner. Non, Henriette pourrait trouver plus mal. Sielle épouse Hayter, et que Louisa puisse avoir Wenvorth, je seraitrès satisfait. »

Cette conversation avait lieu le lendemaind’un dîner à Uppercross : Anna était restée à la maison sousle prétexte d’une migraine, et avait eu le double avantage d’éviterWenvorth et de ne pas être prise pour arbitre. Elle aurait vouluque le capitaine se décidât vite, car elle sympathisait avec lessouffrances de Hayter, pour qui tout était préférable à cetteincertitude. Il avait été très froissé et très inquiet des façonsde sa cousine. Pouvait-il si vite être devenu pour elle unétranger ? Il n’avait été absent que deux dimanches. Quand ilétait parti, elle s’intéressait à son changement de cure, pourobtenir celle d’Uppercross du Dr Shirley, malade etinfirme. Quand il revint, hélas ! tout intérêt avait disparu.Il raconta ses démarches, et Henriette ne lui prêta qu’une oreilledistraite. Elle semblait avoir oublié toute cette affaire.

Un matin, le capitaine entra dans le salon ducottage, où Anna était seule avec le petit malade couché sur ledivan.

La surprise de la trouver seule le priva de saprésence d’esprit habituelle, il tressaillit.

« Je croyais les misses Musgroveici ; » puis il alla vers la fenêtre pour se remettre etdécider quelle attitude il prendrait.

« Elles sont en haut avec ma sœur, etvont bientôt descendre, » répondit Anna toute confuse.

Si l’enfant ne l’avait pas appelée, elleserait sortie pour délivrer le capitaine aussi bien qu’elle-même.Il resta à la fenêtre, et après avoir poliment demandé desnouvelles du petit garçon, il garda le silence. Anna s’agenouilladevant l’enfant, qui lui demandait quelque chose, et ils restèrentainsi quelques instants, quand, à sa grande satisfaction, elle vitentrer quelqu’un. C’était Charles Hayter, qui ne fut guère pluscontent de trouver là le capitaine, que celui-ci ne l’avait été d’ytrouver Anna.

Tout ce qu’elle put dire fut :

« Comment vous portez-vous ?Veuillez vous asseoir. Mon frère et ma sœur vontdescendre. »

Wenvorth quitta la fenêtre et parut disposé àcauser avec Hayter, mais, voyant celui-ci prendre un journal, ilretourna à la fenêtre. Bientôt la porte restée entr’ouverte futpoussée par l’autre petit garçon, enfant de deux ans, décidé ethardi. Il alla au divan et réclama une friandise ; comme il nes’en trouvait pas là, il demanda un jouet ; il s’accrocha à larobe de sa tante, et elle ne put s’en débarrasser. Elle pria,ordonna, voulut le repousser, mais l’enfant trouvait grand plaisirà grimper sur son dos :

« Walter, ôtez-vous, méchant enfant, jesuis très mécontente de vous.

– Walter, cria Charles Hayter, pourquoin’obéissez-vous pas ? Entendez-vous votre tante ? Venezprès de moi, Walter, venez près du cousin Charles. »

Walter ne bougea pas. Tout à coup, elle setrouva débarrassée. Quelqu’un enlevait l’enfant, détachait lespetites mains qui entouraient le cou d’Anna, et emportait le petitgarçon avant qu’elle sût que c’était le capitaine.

Elle ne put dire un mot pour le remercier,tant ses sensations étaient tumultueuses. L’action du capitaine, lamanière silencieuse dont il l’avait accomplie, le bruit qu’il fitensuite en jouant avec l’enfant pour éviter les remerciements ettoute conversation avec elle, tout cela donna à Anna une telleconfusion de pensées qu’elle ne put se remettre, et, voyant entrerMarie et les misses Musgrove, elle se hâta de quitter la chambre.Si elle était restée, c’était là l’occasion d’étudier les quatrepersonnes qui s’y trouvaient.

Il était évident que Charles Hayter n’avaitaucune sympathie pour Wenvorth. Elle se souvint qu’il avait dit aupetit Walter, d’un ton vexé, après l’intervention ducapitaine :

« Il fallait m’obéir, Walter ; jevous avais dit de ne pas tourmenter votre tante. »

Il était donc mécontent que Wenvorth eût faitce qu’il aurait dû faire lui-même ? Mais elle ne pouvait guères’intéresser aux sentiments des autres, avant d’avoir mis un peud’ordre dans les siens.

Elle était honteuse d’elle-même, humiliéed’être si agitée, si abattue pour une bagatelle ; mais celaétait, et il lui fallut beaucoup de solitude et de réflexion pourse remettre.

Chapitre 10

 

Les occasions ne manquèrent pas pour faire denouvelles remarques. Elle avait vu assez souvent les deux jeunesgens et les deux jeunes filles ensemble pour avoir une opinion,mais elle était trop sage pour la laisser voir à la maison. Ellen’aurait satisfait ni le mari ni la femme.

Elle supposait que Louisa était préférée à sasœur, mais sa mémoire et son expérience lui disaient que lecapitaine n’éprouvait d’amour ni pour l’une ni pour l’autre. Lesentiment qu’elles avaient pour lui était peut-être plus vif ;c’était de l’admiration qui pouvait devenir de l’amour. Cependantquelquefois Henriette semblait indécise entre Hayter et Wenvorth.Anna eût voulu les éclairer tous sur leur situation, et leurmontrer les maux auxquels ils s’exposaient. Elle n’attribuait àaucun d’eux une mauvaise pensée, et se disait avec joie que lecapitaine ne se doutait pas du mal qu’il causait ; il n’avaitaucune fatuité et ne connaissait pas sans doute les projets deHayter. Seulement il avait tort d’accepter les attentions des deuxjeunes filles.

Bientôt cependant Hayter sembla abandonner laplace. Trois jours se passèrent sans qu’on le vît ; il refusamême une invitation à dîner. M. Musgrove l’ayant trouvé chezlui entouré de gros livres en avait conclu qu’il usait sa santé autravail. Marie pensait qu’il était positivement refusé parHenriette, tandis que son mari, au contraire, l’attendait chaquejour. Enfin Anna l’approuvait de s’absenter.

Vers cette époque, par une belle matinée denovembre, Charles Musgrove et le capitaine étaient à la chasse.Anna et Marie, tranquillement assises, travaillaient au cottage,quand les misses Musgrove passèrent et, s’approchant de la fenêtre,dirent qu’elles allaient faire une promenade, trop longue pourMarie. Celle-ci, un peu choquée, répondit :

« Mais si ! j’irais volontiers,j’aime les longues promenades. »

Anna vit aux regards des jeunes filles quec’était là précisément ce qu’elles ne voulaient pas, et admira denouveau cette habitude de famille qui mettait dans la nécessité detout dire et de tout faire ensemble, sans le désirer. Elle tâcha dedissuader Marie d’y aller ; mais, n’y réussissant pas, ellepensa qu’il valait mieux accepter aussi, pour elle-même,l’invitation beaucoup plus cordiale des misses Musgrove, car saprésence pouvait être utile pour retourner avec sa sœur et ne pasentraver leurs plans.

« Qui leur fait supposer que je ne puisfaire une longue promenade ? disait Marie en montantl’escalier. On semble croire que je ne suis pas bonne marcheuse, etcependant elles n’auraient pas été contentes si j’avais refusé.Quand on vient ainsi vous demander quelque chose, est-ce qu’on peutdire : Non ?… »

Au moment où elles se mettaient en route, leschasseurs revinrent. Ils avaient emmené un jeune chien qui avaitgâté leur chasse et avancé leur retour. Ils étaient donc toutdisposés à se promener.

Si Anna avait pu le prévoir, elle seraitrestée à la maison. Elle se dit qu’il était trop tard pour reculer,et ils partirent tous les six dans la direction choisie par lesmisses Musgrove, Quand le chemin devenait plus étroit, Annas’arrangeait pour marcher avec son frère et sa sœur ; elle nevoulait pas gêner les autres. Son plaisir à elle était l’air etl’exercice, la vue des derniers rayons de soleil sur les feuillesjaunies ; et aussi de se répéter tout bas quelques-unes despoétiques descriptions de l’automne, saison qui a une si puissanteinfluence sur les âmes délicates et tendres. Tout en occupant sonesprit de ces rêveries, de ces citations, il lui fut impossible dene pas entendre la conversation du capitaine avec les deux sœurs.C’était un simple bavardage animé, comme il convient à des jeunesgens sur un pied d’intimité. Il causait plus avec Louisa qu’avecHenriette. La première y mettait plus d’entrain que l’autre. Elledit quelque chose qui frappa Anna. Après avoir admiré à plusieursreprises cette splendide journée, le capitaine ajouta :

« Quel beau temps pour l’amiral et pourma sœur ! Ils font ce matin une longue promenade envoiture : nous pourrons les voir en haut de ces collines. Ilsont dit qu’ils viendraient de ce côté. Je me demande où ilsverseront aujourd’hui ? Ah ! cela leur arrivesouvent ; mais ma sœur ne s’en préoccupe pas.

– Pour moi, dit Louisa, à sa place j’enferais autant. Si j’aimais quelqu’un comme elle aime l’amiral, rienne pourrait m’en séparer, et j’aimerais mieux être versée par luique menée en sûreté par un autre. »

Cela fut dit avec enthousiasme.

« Vraiment, s’écria-t-il, du même ton. Jevous admire. » Puis il y eut un silence.

Anna oublia un instant les citations poétiquesdes douces scènes de l’automne ; il ne lui resta à la mémoirequ’un tendre sonnet rempli des descriptions de l’année expiranteemportant avec elle le bonheur et les images de jeunesse, d’espoiret de printemps.

Voyant qu’on prenait un autre sentier :« N’est-ce pas le chemin de Wenthrop ? » dit-elle.Mais personne ne l’entendit.

On se dirigeait en effet vers Wenthrop, etaprès une montée douce à travers de grands enclos, où la charrue dulaboureur, préparant un nouveau printemps, démentait les poésiesmélancoliques, on gagna le sommet d’une haute colline qui séparaitUppercross de Wenthrop. Wenthrop, qu’on aperçut alors en bas, étaitune laide et vulgaire maison, à toit peu élevé, entourée de grangeset de bâtiments de ferme.

« Est-ce là Wenthrop ? dit Marie, jen’en avais aucune idée. Je crois que nous ferons mieux deretourner. Je suis très fatiguée. »

Henriette, un peu mal à l’aise, etn’apercevant pas Charles Hayter aux environs, était prête à fairece que Marie désirait, mais Charles Musgrove dit non, et Louisa ditnon, avec plus d’énergie encore, et, prenant sa sœur à part, elleparut discuter vivement.

Charles déclara d’une façon très nette qu’ilirait voir sa tante, puisqu’il en était si près, et il s’efforça depersuader sa femme ; mais c’était un des points sur lesquelselle montrait sa volonté : elle refusa absolument, et toutdans sa figure indiquait qu’elle n’irait pas.

Après un court débat, il fut convenu queCharles et Henriette descendraient la colline, et que les autresresteraient en haut. Marie saisit un moment pour dire au capitaine,en jetant autour d’elle un regard méprisant :

« C’est bien désagréable d’avoir desparents semblables ; je n’y suis pas allée deux fois dans mavie. »

Il eut un sourire de commande, et se détournaavec un regard de mépris, qu’Anna vit parfaitement.

Louisa, qui avait fait quelques pas avecHenriette, les rejoignit, et Marie s’assit sur un tronc d’arbre.Tant qu’on fut autour d’elle, elle fut contente, mais quand Louisase fut éloignée avec Wenvorth pour cueillir des noisettes, elletrouva son siège mauvais, et alla à sa recherche. Anna s’assit surun talus, et entendit derrière elle Wenvorth et Louisa, qui sefrayaient un passage dans une haie. Louisa semblait très animée etdisait :

« Je l’ai fait partir ; je trouvaisabsurde qu’elle ne fit pas cette visite. Ce n’est pas moi qui melaisserais influencer pour faire ce que je ne veux pas. Quand j’aidécidé quelque chose, je le fais. Henriette allait renoncer à allerà Wenthrop par une complaisance ridicule.

– Alors, sans vous, elle n’y serait pasallée ?

– Mais oui, j’ai honte de le dire.

– Elle est bien heureuse d’avoir auprèsd’elle un caractère tel que le vôtre. Ce que vous venez de direconfirme mes observations. Je ne veux pas feindre d’ignorer ce dontil s’agit : je vois que cette visite est autre chose qu’unesimple visite de politesse. Si votre sœur ne sait pas résister àune demande quelconque dans une circonstance si peu importante, jeles plains tous deux quand il s’agira de choses graves demandantforce et fermeté. Votre sœur est une aimable personne, mais vousêtes ferme et décidée : si vous voulez la diriger pour sonbonheur, donnez-lui autant de votre caractère que vous pourrez.Mais vous l’avez sans doute toujours fait. Le pire des maux est uncaractère faible et indécis sur lequel on ne peut compter. On n’estjamais sûr qu’une bonne impression sera durable. Que ceux quiveulent être heureux soient fermes. »

Il cueillit une noisette. « Voici,dit-il, une noisette belle et saine qui a résisté aux tempêtes del’automne. Pas une tache, pas une piqûre. Tandis que ses sœurs ontété foulées aux pieds, cette noisette, dit-il avec une solennitéburlesque, est encore en possession de tout le bonheur auquel unenoisette peut prétendre. » Puis, revenant au tonsérieux :

« Mon premier souhait pour ceux quej’aime est la fermeté. Si Louisa Musgrove veut être belle etheureuse à l’automne de sa vie, elle cultivera toutes les forces deson âme. »

Il ne reçut pas de réponse. Anna eût étésurprise que Louisa pût répondre promptement à des parolestémoignant un si vif intérêt. Elle comprenait ce que Louisaressentait. Quant à elle, elle n’osait bouger, de peur d’être vue.Un buisson de houx la protégeait. Ils s’éloignèrent : elleentendit Louisa, qui disait :

« Marie a un assez bon naturel, mais ellem’irrite quelquefois par sa déraison et son orgueil. Elle en abeaucoup trop, de l’orgueil des Elliot ! Nous aurions tantdésiré que Charles épousât Anna au lieu de Marie. Vous savez qu’ila demandé Anna ? »

Le capitaine répondit après unsilence :

« Voulez-vous dire qu’elle l’arefusé ?

– Oui, certainement.

– À quelle époque ?

– Je ne sais pas au juste, car nousétions en pension alors. Je crois que ce fut un an avant d’épouserMarie. Mes parents pensent que sa grande amie, lady Russel, empêchace mariage, elle ne trouva pas Charles assez lettré, et persuada àAnna de refuser. »

Les voix s’éloignèrent, et Anna n’entenditplus rien. D’abord immobile d’étonnement, elle eut beaucoup depeine à se lever. Elle n’avait point eu le sort de ceux quiécoutent : on n’avait dit d’elle aucun mal ; mais elleavait entendu des choses très pénibles. Elle vit comment elle étaitjugée par le capitaine ; et il avait eu, en parlant d’elle, unmélange de curiosité et d’intérêt qui l’agitait extrêmement.

Elle rejoignit Marie, et quand toute lacompagnie fut réunie, elle éprouva quelque soulagement à s’isolerau milieu de tous.

Charles et Henriette ramenèrent Hayter aveceux. Anna ne chercha pas à comprendre ce qui s’était passé, mais ilétait certain qu’il y avait eu du froid entre eux, et quemaintenant ils semblaient très heureux, quoique Henriette parût unpeu confuse. Dès ce moment, ils s’occupèrent exclusivement l’un del’autre.

Maintenant tout désignait Louisa pour lecapitaine, et ils marchaient aussi côte à côte. Dans la vasteprairie que les promeneurs traversaient, ils formaient troisgroupes. Anna appartenait au moins animé des trois. Elle rejoignitCharles et Marie et se trouva assez fatiguée pour accepter le brasde son beau-frère, qui était alors mécontent de sa femme. Maries’était montrée peu aimable et en subissait en ce moment lesconséquences. Son mari lui quittait le bras à chaque instant pourcouper avec sa cravache des têtes d’orties le long de lahaie : elle se plaignit selon son habitude, mais Charles lesquittant toutes deux pour courir après une belette, elles purent àpeine le suivre.

Au sortir de la prairie, ils furent rejointspar la voiture de l’amiral, qui s’avançait dans la même directionqu’eux. Apprenant la longue course qu’avaient entreprise les jeunesgens, il offrit obligeamment une place à celle des dames qui seraitla plus fatiguée. Il pouvait lui éviter un mille, puisqu’ilspassaient par Uppercross. L’invitation fut refusée par les missesMusgrove, qui n’étaient pas fatiguées, et par Marie, qui futoffensée de n’avoir pas été demandée avant toute autre, ou parceque l’orgueil des Elliot, comme disait Louisa, ne pouvait accepterd’être en tiers dans une voiture à un seul cheval.

On allait se séparer, quand le capitaine dittout bas quelques mots à sa sœur.

« Miss Elliot, dit celle-ci, vous devezêtre fatiguée : laissez-nous le plaisir de vous reconduire. Ily a largement place pour trois ; si nous étions aussi mincesque vous, on pourrait tenir quatre. Venez, je vous enprie. »

L’hésitation n’était pas permise à Anna.L’amiral insista aussi. Refuser était impossible. Le capitaine setourna vers elle, et, sans dire un mot, l’aida tranquillement àmonter en voiture.

Oui, il avait fait cela ! Elle était là,assise par la volonté et les mains de Frédéric ! Il avait vusa fatigue, et avait voulu qu’elle se reposât. Elle fut touchée decette manifestation de ses sentiments. Elle comprit sa pensée. Ilne pouvait pas lui pardonner, mais il ne voulait pas qu’ellesouffrît. Il y était poussé par un sentiment d’affection qu’il nes’avouait pas à lui-même. Elle ne pouvait y penser sans un mélangede joie et de chagrin.

Elle répondit d’abord distraitement auxbienveillantes remarques de ses compagnons. On était à moitiéchemin, quand elle s’aperçut qu’on parlait de Frédéric !

« Il veut certainement épouser l’une desdeux, dit l’amiral ; mais cela ne nous dit pas laquelle.

– Il y va depuis assez longtemps poursavoir ce qu’il veut. C’est la paix qui est cause de tout cela. Sila guerre éclatait, il serait bientôt décidé. Nous autres marins,miss Elliot, nous ne pouvons pas faire longtemps notre cour entemps de guerre. Combien s’écoula-t-il de temps, ma chère, entrenotre première entrevue et notre installation à Yarmouth ?

– Nous ferons mieux de n’en rien dire,dit gaîment Mme Croft, car si miss Elliot savaitcombien ce fut vite fait, elle ne croirait jamais que nous ayons puêtre heureux. Cependant je vous connaissais de réputation longtempsauparavant.

– Et moi j’avais entendu parler de vouscomme d’une jolie fille. Fallait-il attendre davantage ? Jen’aime pas à avoir longtemps de pareils projets en tête. Jevoudrais que Frédéric découvrît ses batteries, et amenât une de cesjeunes misses à Kellynch. Elles trouveraient de la compagnie. Ellessont charmantes toutes deux, je les distingue à peine l’une del’autre.

– Elles sont très simples et trèsgracieuses vraiment, dit Mme Croft d’un ton moinsenthousiaste, ce qui fit supposer à Anna qu’elle ne les trouvaitpas tout à fait dignes de son frère. « C’est une famille trèsrespectable, d’excellentes gens. Mon cher amiral, faites doncattention, nous allons verser. » Elle prit les rênes et évital’obstacle, puis empêcha la voiture de tomber dans une ornière, oud’accrocher une charrette. Anna s’amusa à penser que cette manièrede conduire ressemblait peut-être à celle dont ils faisaient leursaffaires. Cette pensée la conduisit jusqu’au cottage.

Chapitre 11

 

L’époque du retour de lady Russel approchait,le jour était même fixé, et Anna, qui devait la rejoindre àKellynch, commençait à craindre les inconvénients qui en pourraientrésulter. Elle allait se trouver à un mille du capitaine ;elle irait à la même église ; les deux familles severraient.

D’un autre côté, il était si souvent àUppercross, qu’elle semblerait plutôt l’éviter qu’aller au-devantde lui. Elle ne pouvait donc qu’y gagner, ainsi qu’en changeant lasociété de Marie contre celle de lady Russel.

Elle aurait voulu ne pas rencontrer lecapitaine dans cette maison qui avait vu leurs premières entrevues.Ce souvenir était trop pénible ; mais elle craignait encoreplus une rencontre entre lady Russel et le capitaine. Ils nes’aimaient pas ; l’une était trop calme, l’autre pasassez.

La fin de son séjour à Uppercross fut marquéepar un événement inattendu.

Wenvorth s’était absenté pour aller voir sonami Harville, installé à Lyme pour l’hiver avec sa famille. Il nes’était jamais complètement rétabli d’une blessure reçue deuxannées auparavant.

Quand Wenvorth revint, la description de cebeau pays excita tant d’enthousiasme qu’on résolut d’y aller tousensemble. Les jeunes gens surtout désiraient ardemment voir Lyme.Les parents auraient voulu remettre le voyage au printemps suivant,mais quoiqu’on fût en novembre, le temps n’était pas mauvais.

Louisa désirait y aller, mais surtout montrerque quand elle voulait une chose, elle se faisait. Elle décida sesparents, et le voyage fut résolu.

On renonça à l’idée d’aller et revenir le mêmejour pour ne pas fatiguer les chevaux de M. Musgrove, et l’onse réunit de bonne heure pour déjeuner à Great-House. Mais il étaitdéjà midi quand on atteignit Lyme. Après avoir commandé le dîner,on alla voir la mer. La saison était trop avancée pour offrir lesdistractions des villes d’eau, mais la remarquable situation de laville, dont la principale rue descend presque à pic vers la mer,l’avenue qui longe la charmante petite baie, si animée pendant labelle saison, la promenade du Cobb, et la belle ligne de rochersqui s’étend à l’est de la ville, toutes ces choses attirent l’œildu voyageur, et quand on a vu Lyme une fois, on veut le revoirencore. Il faut voir aussi Charmouth avec ses collines, ses longueslignes de terrains et sa baie tranquille et solitaire, cernée parde sombres rochers. On est là si bien à contempler rêveusement lamer ! Il faut voir la partie haute de Lyme avec ses bois, etsurtout Pumy avec ses verts abîmes, creusés entre les rochers oùpoussent pêle-mêle des arbres forestiers et des arbresfruitiers ; sites attestant le long travail du temps qui apréparé ces endroits merveilleux, égalés seulement par les sitesfameux de Wight ! Il faut avoir vu et revu ces endroits pourconnaître la beauté de Lyme.

Nos amis se dirigèrent vers la maison desHarville, située sur le Cobb ; le capitaine y entra seul et ensortit bientôt avec M. et Mme Harville et lecapitaine Benwick.

Benwick avait été commandant sur laLaconia. Les louanges que Wenvorth avait faites de luil’avaient mis dans une haute estime à Uppercross, mais l’histoirede sa vie privée l’avait rendu encore plus intéressant. Il avaitépousé la sœur de Harville et venait de la perdre. La fortune leurétait arrivée après deux ans d’attente, et Fanny était morte troptôt pour voir la promotion de son mari. Il aimait sa femme et laregrettait autant qu’homme peut le faire. C’était une de cesnatures qui souffrent le plus, parce qu’elles sentent le plus.Sérieux, calme, réservé, il aimait la lecture et les occupationssédentaires.

La mort de sa femme resserra encore l’amitiéentre les Harville et lui ; il vint demeurer avec eux.Harville avait loué à Lyme pour six mois ; sa santé, sesgoûts, son peu de fortune l’y attiraient ; tandis que labeauté du pays, la solitude de l’hiver convenaient à l’étatd’esprit de Benwick. « Cependant, se disait Anna, son âme nepeut être plus triste que la mienne. Je ne puis croire que toutesses espérances soient flétries. Il est plus jeune que moi, sinon defait, du moins comme sentiment ; plus jeune aussi parce qu’ilest homme. Il se consolera avec une autre, et sera encoreheureux. »

Le capitaine Harville était grand, brun, d’unaspect aimable et bienveillant, mais il boitait un peu : sestraits accentués et son manque de santé lui donnaient l’air plusâgé que Wenvorth. Benwick était et paraissait le plus jeune destrois, et semblait petit, comparé aux deux autres. Il avait un airdoux et mélancolique et parlait peu.

Harville, sans égaler Wenvorth comme manières,était un parfait gentleman, simple, cordial, obligeant.Mme Harville, un peu moins distinguée que son mari,paraissait très bonne. Leur accueil aux amis de Wenvorth futcharmant.

Le repas commandé à l’auberge servit d’excusepour refuser leur invitation à dîner. Mais ils parurent presqueblessés que Wenvorth n’eût pas amené ses amis sans qu’il fût besoinde les inviter.

Tout cela montrait tant d’amitié pour lecapitaine, et un sentiment d’hospitalité si rare et siséduisant ; si différent des invitations banales, des dînersde cérémonie et d’apparat, qu’Anna se dit avec une profondetristesse : « Voilà quels auraient été mesamis ! »

On entra dans la maison. Les chambres étaientsi petites qu’il semblait impossible d’y recevoir. Anna admira lesarrangements ingénieux du capitaine Harville pour tirer parti dupeu d’espace, remédier aux inconvénients d’une maison meublée, etdéfendre les portes et les fenêtres contre les tempêtes del’hiver.

Le contraste entre les meubles vulgaires etindispensables fournis par le propriétaire, et les objets de boisprécieux, admirablement travaillés, que le capitaine avaitrapportés de lointains voyages, donnait à Anna un autre sentimentque le plaisir. Ces objets rappelaient la profession de Wenvorth,ses travaux, ses habitudes, et ces images du bonheur domestique luiétaient pénibles et agréables à la fois.

Le capitaine Harville ne lisait pas, mais ilavait confectionné de très jolies tablettes pour les livres deBenwick. Son infirmité l’empêchait de prendre beaucoup d’exercice,mais son esprit ingénieux lui fournissait constamment del’occupation à l’intérieur. Il peignait, vernissait, menuisait etcollait ; il faisait des jouets pour les enfants, etperfectionnait les navettes, et quand il n’avait plus rien à faire,il travaillait dans un coin à son filet de pêche.

Quand Anna sortit de la maison, il lui semblaqu’elle laissait le bonheur derrière elle. Louisa, qui marchait àson côté, était dans le ravissement. Elle admirait le caractère desofficiers de marine : leur amabilité, leur camaraderie, leurfranchise et leur droiture. Elle soutenait que les marins valentmieux que tous les autres, comme cœur et comme esprit ; et queseuls ils méritent d’être respectés et aimés.

On alla dîner, et l’on était si content quetout fut trouvé bon : les excuses de l’hôtelier sur la saisonavancée et le peu de ressources à Lyme étaient inutiles.

Anna s’accoutumait au capitaine Wenvorth plusqu’elle n’eût jamais cru ; elle n’avait aucun ennui d’êtreassise à la même table que lui, et d’échanger quelques motspolis.

Harville amena son ami ; et tandis quelui et Wenvorth racontaient pour amuser la compagnie nombred’histoires dont ils étaient les héros, le hasard plaça Benwick àcôté d’Anna. Elle se mit à causer avec lui par une impulsion debonté naturelle ; il était timide et distrait, mais lesmanières gracieuses d’Anna, son air engageant et doux produisirentleur effet, et elle fut bien payée de sa peine.

Il avait certes un goût très cultivé en faitde poésie ; et Anna eut le double plaisir de lui être agréableen lui fournissant un sujet de conversation que son entourage nelui donnait pas, et de lui être utile en l’engageant à surmonter satristesse : cela fut amené par la conversation, car, quoiquetimide, il laissa voir que ses sentiments ne demandaient qu’às’épancher. Ils parlèrent de la poésie, de la richesse de l’époqueactuelle, et, après une courte comparaison entre les plus grandspoètes, ils cherchèrent s’il fallait donner la préférence à Marmionou à la dame du Lac, à la fiancée d’Abydos ou au Giaour ; ilmontra qu’il connaissait bien les tendres chants de l’un, lesdescriptions passionnées et l’agonie désespérée de l’autre. Sa voixtremblait en récitant les plaintes d’un cœur brisé, ou d’une âmeaccablée par le malheur, et semblait solliciter la sympathie.

Anna lui demanda s’il faisait de la poésie salecture habituelle ; elle espérait que non, car le sort despoètes est d’être malheureux, et il n’est pas donné à ceux quiéprouvent des sentiments vifs d’en goûter les jouissances dans lavie réelle.

Benwick laissa voir qu’il était touché decette allusion à son état d’esprit ; cela enhardit Anna, et,sentant que son esprit avait un droit de priorité sur Benwick, ellel’engagea à faire dans ses lectures une plus grande place à laprose ; et comme il lui demandait de préciser, elle nommaquelques-uns de nos meilleurs moralistes, des collections delettres admirables, des mémoires de nobles espritsmalheureux ; tout ce qui lui parut propre à élever etfortifier l’âme par les plus hauts préceptes et les plus fortsexemples de résignation morale et religieuse.

Benwick écoutait attentivement, et, tout ensecouant la tête pour montrer son peu de foi en l’efficacité deslivres pour un chagrin comme le sien, il prit note des livresqu’elle lui recommandait et promit de les lire.

La soirée finie, Anna s’amusa de l’idéequ’elle était venue passer un jour à Lyme pour prêcher la patienceet la résignation à un jeune homme qu’elle n’avait jamais vu.

En y réfléchissant davantage, elle craignitd’avoir, comme les grands moralistes et les prédicateurs, étééloquente sur un point qui n’était pas en rapport avec saconduite.

Chapitre 12

 

Le lendemain matin, Anna et Henriettedescendirent sur la plage pour regarder la marée montante, qu’unléger vent du sud-est amenait en larges nappes sur le rivageuni.

Après avoir admiré ensemble la mer, et aspiréavec délices cette brise matinale, Henriette dit soudain :

« Oui, je suis convaincue que l’air de lamer fait du bien. Il a rendu un bien grand service au docteurShirley après sa maladie, au printemps dernier. Il a dit lui-mêmequ’un mois passé à Lyme lui a fait plus de bien que tous lesremèdes, et que la mer le rajeunit. C’est fâcheux qu’il n’y demeurepas toute l’année. Il ferait mieux de quitter Uppercross et de sefixer à Lyme. Ne trouvez-vous pas, Anna ? Convenez avec moique c’est la meilleure chose qu’il puisse faire pour lui et pourMme Shirley. Elle a ici des cousines et beaucoup deconnaissances qui lui rendront le pays agréable, et puis, elle serabien aise d’avoir ici un médecin à sa portée, en cas d’une nouvelleattaque. Je trouve bien triste que ces excellentes gens, qui ontfait du bien toute leur vie, passent leurs dernières années dans unendroit tel qu’Uppercross, où, excepté notre famille, ils n’ontpersonne à voir. Ses amis devraient l’engager à venir : ilaurait facilement une dispense de résidence. Mais pourra-t-on luipersuader de quitter sa paroisse ? Il est si scrupuleux !Ne trouvez-vous pas qu’il l’est trop, et qu’il y a une conscienceexagérée à sacrifier sa santé pour des devoirs qu’un autreremplirait aussi bien ? S’il venait à Lyme, il ne serait qu’àsix lieues, et pourrait savoir ce qui se passe dans saparoisse. »

Anna sourit plus d’une fois pendant cediscours. Elle était aussi prête à sympathiser avec Henriettequ’avec Benwick. Elle dit tout ce qu’on pouvait dire de raisonnableet d’à-propos. Elle comprenait les droits du docteur Shirley à laretraite et la nécessité d’un remplaçant ; elle poussal’obligeance jusqu’à insinuer qu’il vaudrait mieux que ce dernierfût marié.

« Je voudrais, dit Henriette trèscontente, que lady Russel demeurât à Uppercross et fût dansl’intimité du docteur. On m’a toujours dit qu’elle a une grandeinfluence sur ses amis. Je la crains parce qu’elle est trèsperspicace, mais je la respecte beaucoup et je la voudrais voir àUppercross. »

Anna s’amusa de voir que les intérêtsd’Henriette mettraient lady Russel en faveur. Elle n’eut pas letemps de répondre, car Louisa et Wenvorth s’approchaient. Ilsproposèrent de retourner ensemble à la ville. Arrivés à l’escalierqui conduisait à la plage, ils virent devant eux un gentilhomme quis’effaça pour leur livrer passage.

Anna surprit le regard d’admiration qu’ilattacha sur elle, et n’y fut pas insensible. Elle était très joliece jour-là, la brise du matin avait rendu la fraîcheur à son teint,et donné de l’éclat à ses yeux. Il était évident que l’inconnul’admirait. Wenvorth s’en aperçut et jeta à Anna un regard rapideet brillant qui semblait dire : « Cet homme vous admire,et moi je reconnais maintenant Anna Elliot. »

Après avoir un peu flâné par la ville, onrevint à l’auberge. Anna, en se rendant de sa chambre dans la salleà manger, rencontra l’inconnu, qui sortait de son appartement. Elleavait déjà deviné que c’était l’étranger, et que c’était son groomqu’elle avait aperçu près de la maison. Maître et domestiqueétaient en deuil. Il la regarda encore et s’excusa de sa brusqueapparition avec une grâce charmante. Il paraissait avoir trenteans : ses traits, sans être beaux, étaient si agréablesqu’Anna eut le désir de le connaître.

Le déjeuner était à peine fini quand le bruitd’une voiture attira les convives à la fenêtre. C’était un curricleconduit par un groom en deuil. Tous les regards curieux virent lemaître sortir à son tour, accompagné des saluts obséquieux del’aubergiste. Il monta en voiture et saisit les rênes.

« Ah ! c’est celui que nous avonsrencontré déjà, dit le capitaine Wenvorth en jetant un regard àAnna. « Pouvez-vous, dit-il à l’aubergiste, nous dire le nomdu gentleman qui vient de partir ?

– C’est un gentleman très riche,M. Elliot, arrivé la nuit dernière de Sydmouth. Il va à Bath,et de là à Londres. »

Elliot ! on se regarda en répétant cenom.

« Dieu ! s’écria Marie, ce doit êtrenotre cousin, Anna, n’est-ce pas le plus proche héritier de monpère ? Dites-moi, monsieur, dit-elle en s’adressant àl’aubergiste, n’avez-vous pas entendu dire qu’il appartient à lafamille de Kellynch ?

– Non, madame, il n’a rien dit departiculier à cet égard, mais le groom a dit que son maître sera unjour baronnet.

– Vous voyez ! s’écria Marieravie ; héritier de Sir Walter ! Soyez sûrs que sesdomestiques prennent soin de le publier partout où il va. Jeregrette de ne l’avoir pas mieux regardé. Quel malheur ! Sij’avais été avertie à temps, les présentations auraient pu sefaire. Trouvez-vous qu’il ressemble aux Elliot ? Je l’ai àpeine regardé ; j’examinais les chevaux. Il est surprenant queses armoiries ne m’aient pas frappée. Son manteau les cachait,autrement je les aurais remarquées, et la livrée aussi.

– Si nous rassemblons toutes cescirconstances, dit Wenvorth, il faut supposer que la Providence avoulu que nous ne soyons pas présentés à votre cousin. »

Anna fit tranquillement remarquer à Marie que,depuis nombre d’années, leur père et M. Elliot n’étaient pasdans des termes à rendre une présentation désirable.

Cependant elle éprouvait une satisfactionsecrète d’avoir vu son cousin, et de savoir que le futurpropriétaire de Kellynch était un vrai gentleman. Elle se gardabien de dire qu’elle l’avait rencontré dans le corridor :Marie se fût froissée que sa sœur eût reçu une politesse dont ellen’avait pas eu sa part.

« Vous parlerez sans doute de cetterencontre quand vous écrirez à Bath, dit Marie. Il faut que monpère le sache : n’y manquez pas. »

Marie n’écrivait jamais à Bath, la fatigued’une froide et ennuyeuse correspondance reposait sur sa sœur.

Bientôt M. etMme Harville et Benwick vinrent chercher lacompagnie pour faire une dernière promenade autour de Lyme. Onpartit, et Benwick se rapprocha d’Anna. On parla encore de WalterScott et de lord Byron, sans pouvoir être du même avis, quand lehasard amena Harville auprès d’Anna.

« Miss Elliot, lui dit-il tout bas, vousavez fait une bonne action, en faisant causer ce pauvre garçon. Ilfaudrait qu’il eût plus souvent votre compagnie ; c’estmauvais pour lui d’être confiné ici. Mais, que voulez-vous, nousn’y pouvons rien. Nous ne pouvons pas nous séparer.

– Non, dit Anna, mais le temps est ungrand consolateur, et votre ami est en deuil depuis bien peu detemps. C’est depuis l’été dernier, je crois ?

– Oui, en juin, dit-il avec un profondsoupir.

– Et il ne l’a pas su tout desuite ?

– Seulement les premiers jours d’août, enrevenant du Cap. Je n’étais pas là pour le préparer : quipouvait le faire, si ce n’est ce bon capitaine Wenvorth ? Ilécrivit pour demander un congé, voyagea jour et nuit et ne quittapas le pauvre Benwick pendant une semaine ; personne que luine pouvait le consoler. Si vous saviez combien nousl’aimons ! »

On ramena les Harville chez eux, puis onvoulut revoir une dernière fois le Cobb. Anna se trouva encore prèsde Benwick. Lord Byron et les Mers bleues nepouvaient pas manquer d’être cités en présence de la mer ;mais bientôt leur attention fut attirée ailleurs. On descendait lesmarches qui facilitent la pente raide du Cobb ; Louisa seulepréféra sauter comme elle l’avait déjà fait avec l’aide deWenvorth. Il résista d’abord : elle insista et obtint cequ’elle voulait. Pour montrer sa joie, elle remonta les marches etvoulut sauter de nouveau. Cette fois, le capitaine résistadavantage, car il trouvait le saut dangereux.

Elle sourit en disant : « Je suisdécidée à sauter. » Il avança les mains, mais elle s’élançatrop vite, et tomba sur le pavé du Cobb ! On la relevaévanouie ; ni sang ni blessure visible ; mais les yeuxétaient fermés, le pouls ne battait plus, elle avait la pâleur dela mort. Ce moment fut horrible pour tous.

Le capitaine s’agenouilla et la prit entre sesbras ; il était aussi pâle qu’elle, et la regardait, muet dedouleur. « Elle est morte, s’écria Marie, saisissant le brasde son mari, déjà glacé de terreur. Henriette s’évanouit et seraittombée si Benwick et Anna ne l’avaient soutenue.

Wenvorth, qui semblait accablé, s’écria d’unton de désespoir : « Personne ne viendra-t-ilm’aider ?

– Allez-y ! pour l’amour de Dieu,allez-y, s’écria Anna. Je peux soutenir Henriette. Frottez-lui lesmains, les tempes ; tenez voici des sels. »

Benwick obéit, et Charles se dégageant de safemme, ils soulevèrent Louisa et la soutinrent entre eux deux. Onfit ce qu’Anna avait dit, mais en vain tandis que Wenvorthchancelant s’appuyait contre le mur, et s’écriait avec le plusprofond désespoir :

« Ah ! ciel ! son père et samère !

– Un médecin, dit Anna. »

Ces mots semblèrent l’électriser ; ils’élançait déjà, quand Anna dit vivement :

« Ne vaudrait-il pas mieux que ce fût lecapitaine Benwick ? il sait où demeure le docteur. »

Cette observation parut si juste, que Benwickconfia à Charles ce pauvre corps évanoui et disparut en uninstant.

Il serait difficile de dire lequel des troisétait le plus malheureux, de Wenvorth, d’Anna ou de Charles. Cedernier, penché sur Louisa, sanglotait, et quand il tournait lesyeux, il voyait son autre sœur évanouie, et sa femme, presque enproie à une crise nerveuse, qui l’appelait à son aide.

Anna, tout en s’occupant d’Henriette avec toutle zèle que l’instinct lui suggérait, s’efforçait encore deconsoler les autres. Elle apaisait Marie, ranimait Charles, rendaitun peu de calme au capitaine. Ces deux derniers semblaient selaisser diriger par elle.

« Anna, s’écria Charles, que faut-ilfaire, au nom du ciel ?

– Ne vaudrait-il pas mieux la porter àl’auberge ?

– Oui, c’est cela, s’écria Wenvorth. Jevais la porter ; Charles, prenez soin des autres. »

Le bruit de l’accident s’était bientôtrépandu. Les bateliers et les ouvriers du Cobb se rassemblaientpour contempler une jeune femme morte. Henriette fut confiée à l’und’eux. Anna marchait à côté de Louisa. Charles soutenait safemme : ils reprirent le chemin qu’ils venaient de traversersi joyeux, un moment auparavant, maintenant si désolés ! LesHarville vinrent à leur rencontre. Benwick, en passant, les avaitavertis.

Harville était un homme de sang-froid et deressources. Après quelques mots échangés avec sa femme, il décidaque Louisa serait transportée chez lui. Il ne voulut écouter aucuneobjection et fut obéi. Tandis que Mme Harvillefaisait porter Louisa dans son propre lit, son mari administrait àtous des soins, des cordiaux. Louisa ouvrit une fois les yeux, puisles referma. Ce fut une preuve de vie qui fut utile à sa sœur.L’alternative de crainte et d’espoir empêcha Henriette de retomberdans son évanouissement. Marie aussi fut plus calme. Le médecinarriva plus vite qu’on n’espérait. Pendant son examen, chacunéprouvait une angoisse cruelle. Mais il y avait de l’espoir ;la tête avait reçu un fort ébranlement, le médecin en avait vu deplus graves. Ils en ressentirent tous une joie profonde et l’onadressa au ciel les plus fervents remerciements. Anna se ditqu’elle n’oublierait jamais le regard et l’accent de Wenvorthdisant : « Dieu soit loué ! » non plus que sonattitude, les bras croisés sur la table, et la tête dans ses mains,comme s’il était écrasé par ses émotions, et cherchait à se calmerpar la prière et le silence.

Il fallait pourtant prendre un parti. Louisane pouvait être transportée ; mais les Harville avaient déjàtout prévu : Benwick céderait sa chambre, et l’onimproviserait des lits pour ceux qui voudraient coucher.Mme Harville offrait de se charger de Louisa :c’était une garde-malade experte ; et sa bonne d’enfants étaitune seconde elle-même. Louisa serait veillée nuit et jour. Toutcela fut dit d’un accent sincère et vrai, qui étaitirrésistible.

Charles, Anna et Wenvorth se demandaient aveceffroi comment on pourrait porter la triste nouvelle à Uppercross.La matinée était fort avancée. On se désolait, quand Wenvorths’écria : « Il n’y a pas de temps à perdre, les minutessont précieuses. L’un de nous doit partir immédiatement. Musgrove,est-ce vous ou moi ? »

Charles répondit qu’il ne pouvait supporterl’idée de quitter Louisa. Henriette voulait aussi rester, mais ellefut forcée de reconnaître qu’elle ne serait utile à rien, elle quis’était trouvée mal envoyant l’accident de sa sœur. Elle réfléchità la douleur de ses parents, et consentit à partir.

À ce moment, Anna, sortant de la chambre deLouisa, entendit Wenvorth qui disait :

« C’est entendu, Musgrove, vous restez,et je ramène votre sœur à la maison. Mais si quelqu’un reste icipour aider Mme Harville, ce ne peut être que missAnna, si elle le veut bien : elle a toutes les qualités pourcela ; d’ailleurs votre femme veut sans doute retourner auprèsde ses enfants. »

Anna, entendant ces paroles, resta d’abordimmobile d’émotion. Elle entra dans la chambre.

« Vous resterez pour la soigner, j’ensuis sûr, lui dit-il avec un élan et une douceur qui semblaientrappeler le passé. » Elle rougit fortement, et lui, reprenantpossession de lui-même, s’éloigna.

Elle dit qu’elle était prête, et heureuse derester, qu’elle y avait pensé, et souhaité qu’on lui permît de lefaire. Un lit à terre dans la chambre de Louisa lui suffirait, siMme Harville le trouvait bon.

Wenvorth proposa de prendre une chaise deposte pour aller plus vite ; et d’envoyer demain, de bonneheure, l’équipage à Uppercross pour donner des nouvelles deLouisa.

Quand Marie sut ce qu’on avait décidé, elle serécria. Elle se plaignit avec amertume de l’injustice qui luifaisait préférer Anna : elle, la sœur de Louisa. Pourquoi neserait-elle pas aussi utile qu’Anna ! et la laisser retournersans son mari ! Non, c’était vraiment trop dur ! Elle endit tant que Charles dut céder.

Jamais Anna ne s’était soumise avec plus derépugnance aux fantaisies jalouses de Marie. Elle partit pour laville, avec Henriette, Charles et Benwick. Pendant le trajet, ellerevit les endroits qui lui rappelaient les plus petits détails dela matinée : ici elle avait écouté les projetsd’Henriette ; plus loin, elle avait vu M. Elliot ;mais elle ne put donner qu’un moment à tout ce qui n’était pasLouisa.

Le capitaine Benwick fut très attentif pourAnna ; l’accident arrivé ce jour-là les avait tous unisdavantage ; elle sentait pour lui un redoublement debienveillance, et pensait même avec plaisir que c’était peut-êtreune occasion pour elle et lui de se connaître davantage. Wenvorthles attendait avec une chaise de poste au bas de la rue. Anna futfroissée de son air surpris quand il la vit venir au lieu de Marie,et de l’exclamation qui lui échappa quand Charles lui eut ditpourquoi. Elle crut qu’elle n’était appréciée qu’en raison de sonutilité.

Elle s’efforça d’être calme et juste. Pourl’amour de Wenvorth, elle eût soigné Louisa avec un zèleinfatigable. Elle espéra qu’il ne serait pas longtemps assezinjuste pour croire qu’elle avait reculé devant cette tâche.

Après avoir aidé Henriette à monter, Wenvorths’assit entre elles deux ; ce fut ainsi qu’Anna étonnée etémue, quitta Lyme. Ce long trajet modifierait-il leursrelations ? quelle serait la conversation ? Elle nepouvait rien prévoir. Il s’occupa d’Henriette, se tournant toujoursvers elle, cherchant à soutenir son espoir, à relever son courage.Il tâchait d’avoir l’air calme pour lui épargner toute agitation.Une fois seulement, comme elle déplorait la malencontreusepromenade sur le Cobb, il ne put se contenir, et s’écria :

« Ne parlez pas de cela, de grâce,Ah ! Dieu ! si j’avais refusé au moment fatal ! Sij’avais fait mon devoir ! Mais elle était si vive, si résolue,cette chère et douce Louisa. »

Anna se demandait s’il était encore aussi sûrdes avantages et du bonheur attachés à la fermeté de caractère, ets’il ne pensait pas que cette qualité, comme toute autre, a seslimites. Il ne pouvait guère manquer de reconnaître qu’un caractèrefacile a plus de chance de bonheur qu’un caractère très résolu.

On allait vite ; la route semblait à Annamoitié moins longue que la veille. Cependant la nuit était venuequand on arriva à Uppercross. Henriette, immobile dans un coin dela voiture, la tête enveloppée dans son châle, semblait s’êtreendormie en pleurant. Wenvorth se pencha vers Anna et lui dit àvoix basse : « J’ai songé à ce qu’il y a de mieux àfaire. Henriette ne pourra supporter le premier moment ; neferiez-vous pas mieux de rester dans la voiture avec elle, tandisque je vais annoncer la nouvelle aux parents ? »

Cet appel à son jugement lui fit plaisir,c’était une preuve d’amitié et de déférence.

Quand Wenvorth eut dit aux parents la tristenouvelle, quand il les vit un peu plus calmes, et Henriettecontente d’être avec eux, il retourna à Lyme aussitôt que leschevaux furent reposés.

Chapitre 13

 

Anna passa à Great-House les deux dernièresjournées de son séjour à Uppercross. Sa société et ses conseilsfurent d’un grand secours aux Musgrove, dans la situation d’espritoù ils se trouvaient. Ils eurent des nouvelles de Lyme lelendemain, et Charles arriva quelques heures après pour donner plusde détails. Louisa n’était pas plus mal ; on ne pouvait pasespérer une guérison rapide, mais l’accident n’aurait pas de suitesfâcheuses. Il ne pouvait tarir sur les louanges de Harville et desa femme. Celle-ci avait décidé Charles et Marie à aller coucher àl’hôtel.

Marie avait eu une crise nerveuse le matin,puis elle avait été se promener avec Benwick. Son mari espérait quecela lui ferait du bien.

Charles revint encore le lendemain donner demeilleures nouvelles : la malade avait de plus longsintervalles de lucidité. Le capitaine Wenvorth paraissait installéà Lyme.

Le jour suivant, quand Anna se prépara àpartir, ce fut un chagrin général. Il semblait qu’on ne pût rienfaire sans elle. Alors elle leur suggéra l’idée d’aller touss’installer à Lyme jusqu’à ce que Louisa pût être transportée. Onviendrait ainsi en aide à Mme Harville, en prenantses enfants.

Ce projet fut accepté avec empressement. Annales aida à faire leurs préparatifs, et, les ayant vus partir, elleresta seule pour mettre tout en ordre.

Quel contraste dans ces deux maisons sianimées quelques jours auparavant ! Excepté les enfants de sasœur, elle était seule à Uppercross. Mais si Louisa guérissait, lebonheur reparaîtrait ici plus grand qu’avant. Quelques mois encore,et ces chambres, maintenant si désertes, seraient remplies de lajoie et de la gaîté de l’amour heureux, si inconnu à AnnaElliot ! Une heure entière de réflexions semblables par unsombre jour de novembre, avec une petite pluie serrée qui empêchaitde rien distinguer au dehors, c’en était assez pour que la voiturede lady Russel fût accueillie avec joie. Et cependant, en quittantMansion-House, en jetant un regard d’adieu au cottage, avec satriste véranda ruisselant de pluie ; en regardant à traversles vitres les humbles maisons du village, Anna ne put se défendred’un sentiment de tristesse. Uppercross lui était cher. Il luirappelait bien des peines, maintenant adoucies ; quelquesessais d’amitié et de réconciliation, auxquels elle ne devait plussonger ; de tout cela il ne lui restait rien que lesouvenir !

Elle n’était pas rentrée à Kellynch depuis lemois de septembre. Ce fut cette fois dans l’élégante et modernehabitation de son amie qu’elle descendit, y apportant une joiemêlée d’inquiétude, car lady Russel connaissait les visites deWenvorth à Uppercross.

Elle trouva Anna rajeunie, et lui fitcompliment de sa bonne mine. Anna se réjouit de ces louanges, car,en les ajoutant à la silencieuse admiration d’Elliot, elle putespérer qu’un second printemps de jeunesse et de beauté lui étaitdonné. Elle s’aperçut d’un changement dans son propre esprit encausant avec lady Russel. Quand elle était arrivée à Kellynch, ellen’avait pas trouvé d’abord la sympathie qu’elle espérait. Mais peuà peu ses préoccupations changèrent d’objet. Elle oublia son père,sa sœur et Bath et quand, revenue à Kellynch, lady Russel lui enparla, exprimant sa satisfaction de les savoir bien installés àCamben-Place, elle eût été confuse qu’on sût qu’elle ne pensaitqu’à Lyme et à Louisa, et à toutes ses connaissances là-bas.L’amitié des Harville et du capitaine Benwick la touchait bien plusque la maison de son père, ou l’intimité de sa sœur avecMme Clay. Mais elle était forcée de paraîtres’intéresser autant que lady Russel à ce qui la touchait pourtantde plus près que toute autre. Il y eut d’abord un peu de gêne dansleur conversation. Wenvorth ne pouvait manquer d’être nommé, enparlant de l’accident arrivé à Lyme : Anna n’osait regarderlady Russel en prononçant le nom de Wenvorth. Elle s’avisa d’unexpédient : elle raconta brièvement l’attachement de Wenvorthet de Louisa l’un pour l’autre. Une fois cela fait, elle n’éprouvaplus d’embarras. Lady Russel se contenta d’écouter tranquillement,et de leur souhaiter tout le bonheur possible, mais elle éprouva unplaisir amer en voyant l’homme qui, huit ans auparavant, avait paruapprécier Anna Elliot, se contenter de Louisa Musgrove.

Les premiers jours n’eurent d’autre diversionque quelques bonnes nouvelles de Lyme sur la santé de Louisa. Annane sut jamais comment elles lui parvinrent.

Lady Russel ne voulut pas remettre davantageses visites de politesse. Elle dit à Anna d’un tondécidé :

« Je dois aller voir M. etMme Croft. Aurez-vous le courage de m’accompagnerdans cette maison ? C’est une épreuve pour nous deux.

– C’est vous qui en souffrirez le plusprobablement ; vous n’avez pas encore pris votre parti de cechangement. En restant dans le voisinage, je m’y suisaccoutumée. »

Elle aurait pu ajouter qu’elle avait une hauteopinion des Croft, et trouvait son père heureux d’avoir de telslocataires. Elle sentait que la paroisse avait un bon exemple, etles pauvres, aide et secours. Elle ne pouvait s’empêcher dereconnaître que Kellynch était en de meilleures mainsqu’auparavant.

Cette conviction était certainement pénible etmortifiante, mais elle lui épargnait la souffrance que devaitéprouver lady Russel en retournant dans cette maison.

Elle ne songeait point à se dire :

« Ces chambres devraient être habitéespar nous. Oh ! combien elles sont déchues de leurdestination ! Une ancienne famille obligée de céder la place àdes étrangers ! »

Non, excepté en pensant à sa mère, qui avaitdemeuré là, elle n’avait aucun soupir de regret.

Mme Croft semblait l’avoirprise en grande amitié, et, dans cette visite, elle eut desattentions particulières. On causa surtout du triste accidentarrivé à Lyme… Wenvorth avait apporté des nouvelles ; ils’était particulièrement informé de miss Elliot, et exprimaitl’espoir que tout ce qu’elle avait fait ne l’avait pas tropfatiguée. Cela fit un vif plaisir à Anna.

Quant au triste accident, deux dames sisensées ne pouvaient avoir qu’une même opinion.

C’était pour elles la conséquence de beaucoupd’étourderie et d’imprudence. Les suites en seraient très graves,et il était terrible de penser à la longue convalescence encoredouteuse de miss Musgrove, exposée à se ressentir longtemps de cetébranlement. L’amiral résuma tout, en disant :

« Voilà une triste affaire ; c’estlà, pour un jeune homme, une nouvelle manière de faire sa cour.Briser la tête de sa fiancée, puis mettre un emplâtre dessus.N’est-ce pas, miss Elliot ? »

Les manières de l’amiral n’étaient pascomplètement du goût de lady Russel, mais elles ravissaient Anna.Cette bonté de cœur et cette simplicité de caractère étaient pourelle irrésistibles.

« C’est vraiment très ennuyeux pour vousde nous voir ici, dit-il tout à coup, sortant d’une rêverie. Je n’yavais pas encore pensé. Ne faites pas de cérémonies, montez etvisitez toute la maison, si bon vous semble.

– Une autre fois, monsieur ; je vousremercie ; pas à présent.

– Eh bien, quand vous voudrez. Vousverrez vos ombrelles accrochées à cette porte. N’est-ce pas un bonendroit ? Non, sans doute, car vous mettiez les vôtres dans lachambre du sommelier. Chacun a ses habitudes et ses idées. Nousavons fait très peu de changements, continua-t-il après unepause.

» Celui de la porte de la buanderie a étéune grande amélioration. On se demande comment vous avez pusupporter si longtemps la façon dont elle s’ouvrait ? Vousdirez à Sir Walter ce que nous avons fait ; M. Shepherdpense que la maison n’a jamais eu de meilleur changement.

» Nous pouvons nous rendre cettejustice : tout ce que nous avons fait a été pour le mieux.C’est ma femme qui en a le mérite. J’ai fait moi-même peu de chose,si ce n’est d’enlever les grandes glaces de mon cabinet detoilette, qui était celui de votre père : un homme excellent,et un véritable gentleman ; mais il me semble, miss Elliot,qu’il est bien tiré à quatre épingles pour son âge. Que de glaces,mon Dieu ! il n’y a pas moyen de s’échapper à soi-même. Jesuis très commodément maintenant avec mon petit miroir dans uncoin, et une autre grande chose dont je n’approchejamais. »

Anna, amusée en dépit d’elle-même, ne savaitque répondre, et l’amiral, craignant d’avoir été impoli,ajouta :

« La première fois que vous écrirez àvotre bon père, miss Elliot, faites-lui mes compliments ;dites-lui que tout ici est à notre goût, et que nous n’y trouvonsaucun défaut. Il faut avouer que la cheminée de la salle à mangerfume un peu, mais seulement quand le vent est grand et vient dunord, ce qui n’arrive pas trois fois par hiver, et sachez bien quenous n’avons pas encore trouvé de maison aussi agréable quecelle-ci, dites-le-lui, il sera content. »

Les Croft, en rendant à lady Russel sa visite,annoncèrent qu’ils allaient voir des parents dans le Nord. Ainsidisparut tout danger de rencontrer le capitaine Wenvorth àKellynch. Anna sourit en pensant combien elle s’était tourmentée àce sujet.

Chapitre 14

 

Charles et Marie furent les premiers àretourner à Uppercross. Ils ne tardèrent pas à revenir à Lodge. Onsut par eux que Louisa commençait à se lever, mais elle étaitencore très faible, très impressionnable, et il était impossible dedire quand elle pourrait voyager.

Marie avait eu des ennuis, mais son longséjour prouvait qu’elle avait eu plus de plaisir que de peine.Charles Hayter était venu plus souvent, il est vrai, qu’ellen’aurait voulu ; puis, chez les Harville, il n’y avait qu’undomestique pour servir à table, et au commencement on n’avait pasdonné à Marie la première place. Mais on lui avait fait de sigracieuses excuses, quand on avait su de qui elle était fille, etl’on avait été si prévenant ensuite ; on lui avait prêté deslivres, et l’on avait fait si souvent de jolies promenades, que labalance était en faveur de Lyme. Tout cela, joint à la convictiond’être très utile, lui avait fait passer une agréablequinzaine.

Anna s’informa de Benwick. La figure de Mariese rembrunit aussitôt. Charles se mit à rire :

« Oh ! Benwick va très bien, ditMarie ; mais c’est un drôle de garçon. Il ne sait ce qu’ilveut. Nous lui avons demandé de venir passer quelques jours cheznous ; Charles devait l’emmener à la chasse. Il paraissaittrès content, quand, mardi soir, il donna une singulièreexcuse : Il ne chassait jamais ; on ne l’avait pascompris : il avait promis ceci, puis cela, etc. ; enfinil ne venait pas. Il a sans doute craint de s’ennuyer, mais envérité j’aurais cru que nous étions assez gais au cottage pour lecœur brisé du capitaine Benwick. »

Charles dit en riant :

« Mais, Marie, vous savez bien ce qu’ilen est.

» Voici votre œuvre, dit-il à Anna. Ils’imaginait vous trouver ici ; quand il a su que vous étiez àune lieue de nous, il n’a pas eu le courage de venir. Voilà lavérité ; parole d’honneur. »

Marie laissa tomber la conversation, soitqu’elle ne jugeât pas Benwick digne de prétendre à une miss Elliot,soit qu’elle ne reconnût pas à Anna le pouvoir de rendre Uppercrossplus attrayant.

Je laisse ce point à décider au lecteur.

Le bon vouloir d’Anna cependant n’en fut pointdiminué. Elle dit qu’on la flattait trop, et continua àquestionner.

« Oh ! il parle de vous dans destermes… »

Marie l’interrompit :

« Je vous assure, Charles, que je ne l’aipas entendu nommer Anna deux fois.

– Je n’en sais rien, mais il vous admirebeaucoup. Sa tête est remplie des lectures que vous lui avezrecommandées, et il désire en causer avec vous. Il a découvert…oh ! je ne puis me rappeler quoi, quelque chose de très beau.Il expliquait cela à Henriette, et, parlant de vous, il prononçaitles mots : élégance, douceur, beauté. Oh ! je l’aientendu, Marie ; vous étiez dans l’autre chambre : il nepouvait tarir sur les perfections de miss Elliot.

– Il faut convenir, dit Marie avecvivacité, que, s’il a dit cela, ce n’est pas à sa louange : safemme est morte en juin dernier. Un cœur pareil n’est pasdésirable ; n’est-ce pas, lady Russel ?

– Et je vous affirme que vous le verrezbientôt, dit Charles, il n’a pas eu le courage de venir au cottage,mais il trouvera quelque jour la route de Kellynch, comptez-y. Jelui ai dit que l’église méritait d’être vue, et comme il a du goûtpour ces sortes de choses il aura là un bon prétexte. Il a écoutéavidement, et je suis sûr qu’il viendra bientôt. Ainsi je vousavertis, lady Russel.

– Les amis d’Anna seront toujours lesbienvenus chez moi, répondit-elle obligeamment.

– Oh ! dit Marie, quant à être uneconnaissance d’Anna, il est plutôt la mienne, car je l’ai vu tousles jours de cette quinzaine.

– Eh bien, je serai très heureuse de voirle capitaine Benwick comme votre connaissance à toutes deux.

– Vous ne trouverez rien de très agréableen lui, je vous assure : c’est l’homme le plus ennuyeux qu’onpuisse voir. Il s’est promené sur la plage avec moi, plusieursfois, sans dire un mot : Il n’est pas bien élevé, et il estcertain que vous ne l’aimerez pas.

– En cela, nous différons, dit Anna. Jecrois que lady Russel l’aimera, et que son esprit lui plairatellement qu’elle ne trouvera aucun défaut à ses manières.

– Je pense comme vous, dit Charles. Il ajustement ce qu’il faut pour lady Russel. Donnez-lui un livre, etil lira toute la journée.

– Oui, s’écria railleusement Marie. Ilméditera sur son livre, et ne saura pas si on lui parle, ou si onlaisse tomber ses ciseaux. Croyez-vous que lady Russel aimecela ? »

Lady Russel ne put s’empêcher de rire :« En vérité, dit-elle, je n’aurais pas supposé, que l’opiniond’une personne calme et positive comme moi pût être appréciée sidifféremment. Je suis vraiment curieuse de voir celui qui peutdonner lieu à des idées si opposées. Il faut le décider à venirici. Soyez sûre, alors, Marie, que je dirai mon opinion ; maisje suis décidée à ne pas le juger d’avance.

– Vous ne l’aimerez pas, je vous enréponds. »

Lady Russel causa d’autre chose. Marie parlaavec animation de la rencontre de M. Elliot.

« C’est un homme, dit lady Russel, que jene désire pas voir. Son refus d’être en bons termes avec le chef dela famille m’a laissé une impression défavorable. »

Cette réflexion abattit l’enthousiasme deMarie et l’arrêta court dans sa description.

Anna n’osa faire de questions sur Wenvorth,mais elle sut qu’il était moins inquiet à mesure que Louisa seremettait. Il n’avait pas vu Louisa et craignait tellementl’émotion d’une entrevue avec elle, qu’il avait résolu des’absenter une dizaine de jours. À partir de ce moment, lady Russelet Anna pensèrent souvent à Benwick. Lady Russel ne pouvaitentendre sonner sans croire aussitôt que c’était lui, et Anna,chaque fois qu’elle sortait, se demandait en rentrant si elleallait le trouver à la maison.

Cependant on ne vit pas Benwick.

Était-il moins désireux de venir que Charlesne le croyait, ou était-ce timidité de sa part ? Après l’avoirattendu une semaine, lady Russel le déclara indigne de l’intérêtqu’il avait commencé à lui inspirer.

Les Musgrove revinrent pour les vacances deleurs enfants et ramenèrent avec eux ceux deMme Harville, Henriette resta avec Louisa. LadyRussel et Anna allèrent faire visite à Mansion-House : lamaison avait déjà repris quelque gaîté.Mme Musgrove, entourée des petits Harville, lesprotégeait contre la tyrannie des enfants du cottage. D’un côté onvoyait une table occupée par les jeunes filles babillardes,découpant des papiers d’or et de soie ; d’un autre, desplateaux chargés de pâtisseries auxquelles les joyeux garçonsfaisaient fête. Un brillant feu de Noël faisait entendre sonpétillement en dépit du bruit. Charles et Marie étaient làaussi ; M. Musgrove s’entretenait avec lady Russel et neparvenait pas à se faire entendre, assourdi par les cris desenfants qu’il avait sur les genoux. C’était un beau tableau defamille. Anna, jugeant les choses d’après son tempérament, trouvaitque cet ouragan domestique n’était guère fait pour calmer les nerfsde Louisa, si elle eût été là ; maisMme Musgrove n’en jugeait pas ainsi. Après avoirchaudement remercié Anna de tous ses services, et récapitulé toutce qu’elle-même avait souffert, elle dit, en jetant un regardheureux autour d’elle, que rien ne pouvait lui faire plus de bienque cette petite gaîté tranquille.

Anna apprit que Louisa se rétablissait à vued’œil. Les Harville avaient promis de la ramener à Uppercross etd’y rester quelque temps.

« Je me souviendrai à l’avenir qu’il nefaut pas venir ici pendant les vacances de Noël, » dit ladyRussel une fois montée en voiture.

Peu de temps après, elle arriva à Bath par unpluvieux après-midi, longeant la longue suite de rues depuisOld-Bridge jusqu’à Camben-Place, éclaboussée par les équipages,assourdie par le bruit des charrettes et des camions, par les crisde marchands de journaux et de gâteaux, ceux des laitières et despiétons, elle ne se plaignit pas : non, c’étaient là desbruits appartenant aux plaisirs de l’hiver. Elle se sentaitrenaître, et, comme Mme Musgrove, elle pensait,mais sans le dire, qu’après avoir été longtemps à la campagne, rienn’était si bon pour elle qu’une petite distraction tranquille.

Anna n’était pas de cet avis : ellepersistait dans son antipathie pour Bath. Elle aperçut la longuesuite de maisons enfumées, sans éprouver le désir de les voir deplus près : le trajet, quoique désagréable, lui sembla troprapide, car personne ne la désirait, et elle donna un souvenir deregret à la gaîté bruyante d’Uppercross et à la solitude deKellynch-Lodge.

La dernière lettre d’Élisabeth lui annonçaitque M. Elliot était à Bath. Il était venu plusieurs fois àCamben-Place et s’était montré extrêmement attentif. Si Élisabethet son père ne se trompaient pas, il les recherchait avec autant desoin qu’il en avait mis à les éviter. Cela était fort étonnant.Lady Russel était très curieuse et très perplexe, et rétractaitdéjà ce qu’elle avait dit à Anna : « Un homme qu’ellen’avait aucun désir de voir. » Maintenant elle désiraitvivement le voir ; s’il cherchait réellement à se réconcilier,il fallait lui pardonner de s’être écarté de la famille. Anna n’ymettait pas autant d’animation, mais elle préférait le revoir, etelle n’aurait pu en dire autant de bien d’autres à Bath. Elledescendit à Camben-Place, et lady Russel à son appartement, rueRiver.

Chapitre 15

 

Sir Walter avait loué dans le quartieraristocratique une maison de grande apparence dont lui et Élisabethétaient très satisfaits. Anna avait le cœur triste enentrant ; elle voyait devant elle un emprisonnement deplusieurs mois, et se disait avec anxiété : « Ah !quand partirai-je ? »

Elle fut reçue cependant avec une cordialitéinattendue qui lui fit du bien. Son père et sa sœur furent contentsde l’avoir pour lui montrer la maison et l’ameublement ; puiselle faisait un vis-à-vis à table, ce qui était plus gai.Mme Clay fut très aimable et souriante, c’était sonhabitude. Tout le monde était de bonne humeur, et bientôt Anna ensut la cause.

Après quelques questions insignifiantes, laconversation n’eut plus d’autre sujet que Bath : on sesouciait peu de Kellynch, et pas du tout d’Uppercross.

Bath avait complètement répondu à leurattente : leur maison était la plus belle de Camben-Place,leurs salons supérieurs à tous ceux qu’ils avaient vus, aussi bienpar l’arrangement que par le goût du mobilier. Ils étaientrecherchés partout ; ils avaient refusé nombre deprésentations, et encore à présent beaucoup de personnes inconnuesdéposaient leurs cartes.

Quelles sources de plaisir ! Annapouvait-elle s’étonner que son père et Élisabeth fussentheureux ? Non ; mais elle s’attristait à la pensée queson père eût abdiqué les devoirs et la dignité d’un lord résidantsur ses terres, et qu’il n’en eût aucun regret ; que lespetitesses d’une petite ville pussent satisfaire sa vanité.

Elle soupirait, mais elle sourit quandÉlisabeth, les portes ouvertes à deux battants, passa radieuse d’unsalon dans un autre ; elle s’étonna que celle qui avait étémaîtresse de Kellynch pût trouver de quoi satisfaire son orgueildans un espace de trente pieds de long. Mais ce n’était pas celaseul qui causait leur bonheur : c’était la présence deM. Elliot ; non seulement on lui pardonnait ; maison en raffolait. Il avait passé quinze jours à Bath et, dès sonarrivée, avait déposé sa carte à Camben-Place. Il y fut ensuitetrès assidu, et montra une telle franchise, une telle hâte às’excuser du passé, et un si grand désir d’être reçu à l’avenircomme un parent, que la bonne entente d’autrefois fut complètementrétablie. Il se justifia à tous égards ; son impolitesseapparente venait d’un malentendu. Il avait cru qu’on voulait rompreavec lui, et s’était retiré par délicatesse. Il était indigné qu’oneût pu l’accuser d’avoir parlé de la famille sans respect ;lui, qui s’était toujours vanté d’être un Elliot, et qui avait, surla parenté, des idées trop strictes pour l’époque actuelle !Son caractère et sa conduite démentaient cette accusation. SirWalter pouvait en appeler à tous ceux qui connaissaientM. Elliot, et, certainement, les efforts qu’il avait faitspour se réconcilier avec la famille étaient une preuve en safaveur.

Ce fut le colonel Wallis, son ami intime, quifournit une excuse pour le mariage de M. Elliot. Il avaitconnu la femme de son ami ; elle n’était pas de famille noble,mais elle était instruite, bien élevée et riche et adorait WilliamElliot. Voilà ce qui l’avait séduit, et non sa fortune.

Tout cela atténuait beaucoup sa faute, et SirWalter l’excusa complètement : il l’avait reçu, invité àdîner, et M. Elliot paraissait très heureux.

Anna écoutait, mais sans comprendre.

Tout en faisant la part de l’exagération, ellesentait qu’il y avait quelque chose d’inexplicable dans la conduiteactuelle de M. Elliot, dans son désir si vif de renouer desrelations si longtemps interrompues. Matériellement parlant, il n’ygagnait rien, puisque le domaine et le titre de Kellynch luirevenaient en tout cas. Elle ne trouvait qu’une solution :c’était peut-être à cause d’Élisabeth. Sa sœur était certainementtrès belle, ses manières étaient distinguées et élégantes ; etElliot, qui ne l’avait vue qu’en public, ne connaissait peut-êtrepas son caractère. Anna se demandait avec inquiétude commentÉlisabeth pourrait soutenir un examen plus attentif, et souhaitaitqu’Elliot ne fût pas trop perspicace. Mme Clayencourageait Élisabeth dans la pensée qu’Elliot larecherchait ; elles échangeaient des regards qu’Anna surpritau passage.

Sir Walter rendait justice à William Elliot, àson élégance, à sa figure agréable, mais il déplorait son attitudepenchée, défaut que le temps avait augmenté. Il convenait aussiqu’il avait vieilli ; tandis que M. Elliot affirmait queSir Walter n’avait pas changé depuis dix ans.

On ne parla, le soir, que de M. Elliot etde M. Wallis ; Sir Walter désirait connaîtreMme Wallis ; on la disait très jolie ;cela le dédommagerait des laids visages qu’il rencontrait à chaqueinstant dans les rues. C’était là le fléau de Bath. Un jour ilavait compté quatre-vingt-sept femmes, sans en trouver unepassable. Il est vrai que c’était par un froid brouillard du matin.Les hommes étaient autant d’épouvantails dont les rues étaientpleines. À la manière dont les femmes regardaient le colonelWallis, quand il marchait au bras de Sir Walter, on pouvait jugercombien rarement elles voyaient un bel homme. Voilà ce que disaitle modeste Sir Walter ; mais sa fille etMme Clay ne lui permettaient pas de s’effacer ainsiet affirmaient qu’il avait au moins aussi bon air que le colonel,dont les cheveux étaient gris.

« Quelle figure a Marie ? dit SirWalter, à l’apogée de sa bonne humeur. La dernière fois que je l’aivue, elle avait le nez rouge, mais j’espère que cela ne lui arrivepas tous les jours.

– Oh ! non ; c’était tout àfait accidentel ; depuis la Saint-Michel, elle a bonne mine etse porte bien.

– Si je ne craignais pas de lui donner latentation de sortir par ce vent et de se gâter le teint, je luienverrais un chapeau neuf et une pelisse. »

On frappa à la porte. Qui pouvait-ce être àdix heures ? Mme Clay reconnut la manière defrapper de M. Elliot. Il fut introduit avec cérémonie ;Anna se retira un peu à l’écart, tandis qu’il s’excusait de venir àcette heure, mais il avait voulu savoir si Élisabeth et son amien’avaient pas pris froid la nuit dernière.

Quand les politesses furent échangées, SirWalter présenta sa plus jeune fille, et Anna, souriante etrougissante, montra à M. Elliot le joli visage qu’il n’avaitpoint oublié.

Il fut aussi charmé que surpris ; sesyeux brillèrent de plaisir ; il fit allusion au passé, etsollicita les droits d’une ancienne connaissance. Sa physionomieparut à Anna aussi agréable qu’à Lyme. Ses manières étaient siaisées, si charmantes, qu’elle ne pouvait le comparer qu’à uneseule personne.

Il s’assit et anima la conversation. Il savaitchoisir ses sujets, s’arrêter quand il fallait. Son ton, sesexpressions annonçaient beaucoup de tact. Il demanda à Anna cequ’elle pensait de Lyme, et s’étendit surtout sur l’heureux hasardqui les avait réunis dans la même auberge.

Quand elle lui raconta leur voyage à Lyme, ilregretta doublement sa soirée solitaire dans la chambre voisine. Ilavait entendu des voix joyeuses, et aurait souhaité de se joindre àeux, mais il ne soupçonnait guère qu’il pouvait y prétendre. Celale guérirait, dit-il, de cette absurde habitude de ne questionnerjamais. Bientôt, sentant qu’il ne devait pas s’adresser uniquementà Anna, il rendit la conversation plus générale. Il voulut entendrele récit de l’accident, et Anna put comparer l’intérêt avec lequelil écoutait, à l’air indifférent de Sir Walter et d’Élisabeth.

L’élégante petite pendule aux sons argentinsavait frappé onze heures avant que M. Elliot ni personne sefût aperçu qu’il était resté une heure. Anna n’aurait jamais crupasser si bien sa première soirée à Bath.

Chapitre 16

 

Il y avait une chose qu’Anna désiraitconnaître par-dessus tout : c’étaient les sentiments de sonpère pour Mme Clay. Après quelques heures passées àla maison, elle était loin d’être tranquille.

Le lendemain matin, en descendant déjeuner,elle eut lieu de comprendre que cette dame avait trouvé un prétextepour s’en aller, car Élisabeth répondit tout bas :

« Ce n’est pas une raison, je vousassure ; elle ne m’est rien, comparée à vous. » Puis elleentendit son père, qui disait :

« Chère madame, cela ne doit pas être.Vous n’avez rien vu à Bath, et n’avez fait que vous rendre utile.Il ne faut pas nous fuir maintenant. Il faut rester, pour faireconnaissance avec la belle madame Wallis. Je sais que la vue de labeauté est une réelle satisfaction pour votre espritdélicat. »

Il avait quelque chose de si vif dans les yeuxet dans la voix, qu’Anna ne fut pas surprise du regard queMme Clay jeta à Élisabeth. Elle ne pouvait résisterà de si vives instances : elle resta. Sir Walter, se trouvantseul avec Anna, lui fit compliment de sa bonne mine. Il luitrouvait les joues plus pleines, le teint plus clair et plus frais.Employait-elle quelque chose de particulier ? Peut-être dugowland. Non ! rien du tout ? Cela lesurprenait, et il ajouta :

« Vous n’avez qu’à continuer ainsi :vous ne pouvez pas être mieux qu’à présent. Autrement, je vousconseillerais le constant usage du gowland pendant leprintemps. Sur ma recommandation, Mme Clay l’aemployé, et vous en voyez le résultat : ses marques de petitevérole ont disparu. »

Si Élisabeth avait pu l’entendre ! Ceslouanges l’auraient d’autant plus étonnée que les marques enquestion n’avaient pas du tout disparu.

Mais il faut subir sa destinée, se dit Anna.Si Élisabeth se mariait, le mariage de son père serait un mal moinsgrand. Quant à elle, elle pouvait demeurer avec lady Russel.

La politesse et le savoir-vivre de celle-cifurent mis à l’épreuve quand elle vit Mme Clay ensi grande faveur et Anna si négligée. Elle était aussi vexée quepeut l’être une personne qui passe son temps à prendre les eaux, àlire les nouvelles et à faire des visites.

Quand elle connut davantage M. Elliot,elle devint plus charitable pour lui ou plus indifférente pour lesautres. Il se recommandait par ses manières. Elle lui trouvait unesprit si sérieux et si agréable qu’elle fut prête às’écrier : « Est-ce là M. Elliot ? » etqu’elle ne pouvait imaginer un homme plus parfait :intelligence, jugement, connaissance du monde, et avec cela un cœuraffectueux. Il avait des sentiments d’honneur et de famille, niorgueil, ni faiblesse ; il vivait sans faste, mais avec lalibéralité d’un homme riche. Il s’en rapportait à son proprejugement dans les choses importantes, mais ne heurtait pasl’opinion publique lorsqu’il s’agissait de décorum. Il était ferme,observateur, modéré et sincère, ne se laissant emporter ni par sonhumeur, ni par son égoïsme, déguisés sous le nom de sentimentsélevés, et cependant il était touché par tout ce qui était aimableet bon. Il appréciait tous les bonheurs de la vie domestique,qualité que possèdent rarement les caractères enthousiastes etremuants. Lady Russel était persuadée qu’il n’avait pas été heureuxen mariage ; le colonel Wallis le disait ; mais cela nel’avait point aigri ; et lady Russel commençait à lesoupçonner de songer à un nouveau choix. Sa satisfaction à cetégard, et nous verrons pourquoi, l’emportait sur l’ennui que luidonnait Mme Clay.

Anna savait déjà par expérience que sonexcellente amie et elle pouvaient différer d’avis ; elle nefut donc pas surprise que lady Russel ne vît dans la conduite deM. Elliot qu’un grand désir de réconciliation. Anna se permitcependant de sourire en nommant Élisabeth. Lady Russel écouta,regarda et fit cette prudente réponse :« Élisabeth ? très bien, nous verrons ! » Annadut s’en contenter.

Quoi qu’il en soit, M. Elliot était àcoup sûr leur plus agréable connaissance à Bath ; elle netrouvait personne aussi bien que lui, et trouvait un grand plaisirà parler de Lyme, qu’il désirait revoir autant qu’elle-même. Ils serappelèrent nombre de fois leur première rencontre ; il luidit quel plaisir sa vue lui avait fait : elle avait deviné, etse rappelait aussi le regard qu’un autre lui avait jeté.

Leurs opinions n’étaient pas toujourssemblables. Elle s’aperçut qu’il partageait sur la noblesse lesidées de Sir Walter et d’Élisabeth. Le journal annonça un matinl’arrivée de la douairière, vicomtesse Dalrymph, et de sa fille,l’honorable miss Carteret. À partir de ce moment, latranquillité fut bannie de Camben-Place, car les Dalrymph étaientcousins des Elliot, et la difficulté était d’être présentés selonles règles. Ce fut un grand sujet de perplexité. Anna n’avait pasencore vu son père ni sa sœur en relation avec la noblesse, et sondésappointement fut grand. Elle avait espéré qu’ils avaient uneplus haute idée d’eux-mêmes et se trouva réduite à leur souhaiterplus d’orgueil, car nos cousins, les Dalrymph, résonnaienttout le jour à ses oreilles.

À la mort du dernier vicomte, Sir Walter,étant malade, avait négligé de répondre à la lettre de faire partqui lui fut envoyée. On lui rendit la pareille à la mort de ladyElliot : il fallait réparer cette malheureuse négligence, etêtre reçus comme cousins : ce fut une grave question pour ladyRussel et pour M. Elliot. Lady Dalrymph avait pris une maisonpour trois mois à Laura-Place, et allait vivre grandement. Elleavait été à Bath l’année précédente, et lady Russel l’avait entenduvanter comme une femme charmante. Il fallait renouer, si l’onpouvait le faire sans compromettre la dignité des Elliot.

Sir Walter se décida à écrire à sa noblecousine une longue lettre d’explications et de regrets. Personne neput admirer cette épître, mais elle obtint le résultatdésiré : c’étaient trois lignes de griffonnage de ladouairière vicomtesse : « Elle était très honorée, etserait très heureuse de faire leur connaissance. »

Le plus difficile était fait ; il nerestait plus qu’à en goûter les douceurs. On fit visite àLaura-Place ; on reçut les cartes de la douairière, vicomtessede Dalrymph, et de l’honorable miss Carteret. Ces cartesfurent mises en évidence, et l’on allait partout répétant« nos cousines de Laura-Place ».

Anna était confuse de l’agitation causée parces dames, d’autant plus qu’elles étaient très ordinaires. LadyDalrymph avait acquis le titre de femme « charmante »parce qu’elle avait un sourire et une réponse pour chacun. Quant àmiss Carteret, elle était si vulgaire et si gauche, que sans sanoblesse on ne l’aurait pas supportée à Camben-Place.

Lady Russel confessa qu’elle s’attendait àmieux, mais que c’était une belle relation ; et quand Annas’aventura à donner son opinion, M. Elliot convint que cesdames n’étaient rien par elles-mêmes, mais qu’elles avaient unevaleur comme relations de famille et de bonne compagnie. Annasourit.

« J’appelle bonne compagnie, dit-elle àM. Elliot, les personnes instruites, intelligentes et quisavent causer.

– Vous vous trompez, répondit-ildoucement. Ce n’est pas là la bonne compagnie : c’est lameilleure. La bonne compagnie demande seulement de la naissance, debonnes manières et de l’éducation, et même, elle n’est pasexigeante sur ce dernier point : très peu d’instruction nefait pas mal du tout. Ma cousine Anna secoue la tête : ellen’est pas satisfaite : elle est difficile.

» Ma chère cousine, dit-il en s’asseyantprès d’elle, vous avez plus de droits qu’une autre d’êtredifficile. Mais cela vous servira-t-il à quelque chose ? Enserez-vous plus heureuse ? N’est-il pas plus sage d’accepterla société de ces bonnes dames, et d’en avoir les avantages ?Soyez sûre qu’elles brilleront aux premières places cet hiver, etcette parenté donnera à votre famille (permettez-moi de dire ànotre famille) le degré de considération que nous pouvonsdésirer.

– Oui, soupira Anna, notre parenté serasuffisamment connue. Je crois qu’on a pris trop de peine pour cela.Il faut croire, dit-elle en souriant, que j’ai plus d’orgueil quevous tous, mais j’avoue que je suis vexée de cet empressement àfaire connaître notre parenté, qui doit leur être parfaitementindifférente.

– Pardonnez-moi, ma chère cousine ;vous êtes injuste dans votre propre cause. Peut-être qu’à Londres,avec notre simple train de vie, il en serait ainsi ; mais àBath, Sir Walter Elliot et sa famille seront toujours appréciés àleur valeur.

– Eh bien ! dit Anna, je suis troporgueilleuse pour me réjouir d’un accueil dû à l’endroit où jesuis.

– J’aime votre indignation, dit-il ;elle est très naturelle ; mais vous êtes à Bath, et il s’agitd’y paraître avec la dignité et la considération qui appartiennentde droit à Sir Walter Elliot. Vous parlez d’orgueil : on medit orgueilleux, je le suis, et ne désire pas paraître autre ;car notre orgueil à tous deux, si l’on cherchait bien, est de mêmenature, quoiqu’il semble différent. Sur un point, ma chère cousine(continua-t-il en parlant plus bas, quoiqu’il n’y eût personne dansla chambre), je suis sûr que nous sommes du même avis. Vous devezsentir que toute nouvelle connaissance que fera votre père parmises égaux ou ses supérieurs peut servir à le détacher de ceux quisont au-dessous de lui. » Il regardait en parlant ainsi lesiège que Mme Clay avait occupé. C’était uncommentaire suffisant ; Anna fut contente de voir qu’iln’aimait pas Mme Clay, et elle le trouva plusqu’excusable, en faveur du but qu’il poursuivait, de chercher dehautes relations à son père.

Chapitre 17

 

Tandis que Sir Walter et Élisabeth selançaient dans le grand monde, Anna renouait une connaissance d’ungenre très différent.

Elle avait appris qu’une de ses anciennescompagnes demeurait à Bath. Mme Shmith (autrefoismiss Hamilton), âgée de trois ans de plus qu’Anna, avait été trèsbonne pour elle, quand elle entra à quatorze ans dans une pension,après la mort de sa mère. Elle fit ce qu’elle put pour adoucir lechagrin d’Anna, qui en garda un souvenir reconnaissant. MissHamilton quitta la pension un an après et épousa bientôt un hommeriche.

Depuis deux ans, elle était veuve et pauvre.Son mari était un extravagant qui dissipa sa fortune, et laissa desaffaires embrouillées. Elle eut des ennuis de toute espèce.

Une fièvre rhumatismale qui attaqua enfin lesjambes la rendit infirme. Elle était venue à Bath pour se guérir etdemeurait près des bains chauds, vivant très modestement, sansdomestique, et par conséquent exclue de la société. Anna, sachantpar une amie commune que sa visite serait agréable, ne perdit pasde temps : elle ne dit rien chez elle, et consulta seulementlady Russel, qui l’approuva et la conduisit dans sa voiture près dulogement de Mme Shmith.

Les deux anciennes amies renouvelèrentconnaissance. Au premier moment, il y eut un peu de gêne etd’émotion : douze ans s’étaient écoulés, et elles setrouvaient mutuellement changées. Anna n’était plus la silencieuse,timide et rougissante jeune fille de quinze ans, mais une élégantejeune femme, ayant toutes les beautés, excepté la fraîcheur, auxmanières aussi agréables que parfaites ; et douze ans avaienttransformé la belle et fière miss Hamilton en une pauvre veuveinfirme, recevant comme une faveur la visite de son ancienneprotégée.

Mais le premier malaise de leur rencontre fitbientôt place au charme des vieux souvenirs. Anna trouva dansMme Shmith le bon sens et les manières agréablesauxquels elle s’attendait, et une disposition à la causerie et à lagaîté au delà de son attente. Ni les plaisirs du monde où elleavait beaucoup vécu, ni la condition présente, pas plus que lamaladie ou le chagrin, n’avaient fermé son cœur, ni éteint sagaîté.

À la seconde visite, elle causa trèslibrement, et l’étonnement d’Anna redoubla. Elle ne pouvait guèreimaginer une situation plus triste que celle de son amie. Elleavait perdu un mari qu’elle adorait, une fortune à laquelle elleétait accoutumée ; elle n’avait pas d’enfants pour larattacher à la vie et au bonheur ; aucun parent pour l’aiderdans des affaires embarrassées ; pas même de santé poursupporter tout le reste.

Elle s’accommodait d’un parloir bruyant, etd’une chambre obscure par derrière ; elle ne pouvait bougersans l’aide de l’unique servante de l’hôtel, et elle ne sortait quepour être portée aux bains chauds. En dépit de tout cela, Annaavait lieu de croire que son amie n’avait que des minutes delangueur et d’accablement, contre des heures d’activité et dedistraction.

Comment cela se pouvait-il !

Elle conclut que ce n’était pas seulement dela force et de la résignation. Une âme soumise peut êtrepatiente ; une forte intelligence peut être courageuse ;mais il y avait là quelque chose de plus : cette élasticitéd’esprit. Cette disposition à être consolée, cette faculté detrouver des occupations qui la détachaient d’elle-même : toutcela venait de sa seule nature. C’est le plus beau don du ciel, etAnna voyait là une grâce spéciale, destinée à remplacer tout lereste.

Mme Shmith avait eu une époquede profond découragement. En arrivant à Bath, elle était bien plusinvalide qu’alors, car elle avait eu un refroidissement en voyage,et s’était mise au lit, avec de vives et continuelles souffrances.Et cela parmi des étrangers, sans pouvoir se passer d’une garde, etdans une situation pécuniaire très gênée.

Elle avait subi toutes ces choses et disaitqu’il en était résulté un bien. Elle s’était sentie en bonnesmains. Elle connaissait trop le monde pour attendre un attachementsoudain et désintéressé ; mais sa propriétaire s’était montréetrès bonne, et la sœur de cette dame, garde-malade et alors sansemploi, l’avait admirablement soignée, et avait été pour elle uneamie précieuse.

« Aussitôt que je pus faire usage de mesmains, elle me montra à tricoter, ce qui me fut une grandedistraction, et à faire ces paniers, ces pelotes et cesporte-cartes avec lesquels vous me trouvez si occupée. Ils mefournissent les moyens de faire un peu de bien à quelques pauvresfamilles du voisinage.

» Ma garde dispose de mes marchandises,et les fait acheter à ses clients. Elle saisit toujours le bonmoment. Vous savez que quand on a échappé à un grand danger, on ale cœur plus ouvert, et Mme Rock sait quand il fautparler. C’est une femme habile, sensée et intelligente, quicomprend la nature humaine. Elle a un fond de bon sens etd’observation qui la rend infiniment supérieure, comme compagne, àun millier de celles qui, ayant reçu la meilleure éducation, netrouvent rien digne d’elles. Appelez cela commérage, si vousvoulez ; mais quand la garde Rock a une demi-heure de loisir àme donner, je suis sûre qu’elle me dira quelque chose d’amusant etd’utile, quelque chose qui nous fait mieux connaître nossemblables. On aime à savoir ce qui se passe et quelle est la plusnouvelle manière d’être frivole et vain. Pour moi, qui vis seule,sa conversation est une fête.

– Je vous crois aisément ; lesfemmes de cette classe voient et entendent bien des choses, et sielles sont intelligentes, elles valent la peine d’être écoutées.Elles voient la nature humaine non pas seulement dans ses folies,mais dans les circonstances les plus intéressantes et les plustouchantes. Combien d’exemples passent sous leurs yeux,d’attachements ardents, désintéressés et dévoués ; d’héroïsme,de courage, de patience et de résignation ! Combien d’exemplesdes plus nobles sacrifices ! Une chambre de malade peutfournir matière à des volumes.

– Oui, dit Mme Shmithd’un air de doute ; cela peut arriver, mais pas dans le sensélevé que vous dites. Par-ci par-là la nature humaine peut êtregrande en temps d’épreuves, mais en général c’est sa faiblesse etnon sa force qui se montre dans une chambre de malade. On y entendparler d’égoïsme et d’impatience plus que de générosité et decourage. Il y a si peu de réelle amitié dans le monde ! etmalheureusement, dit-elle d’une voix basse et tremblante, il y en atant qui oublient de penser sérieusement jusqu’à ce qu’il soit troptard. »

Anna vit la souffrance cachée sous cesparoles. Le mari n’avait pas fait son devoir, et la femme avait étéconduite dans une société qui lui avait donné sur les hommes uneplus mauvaise opinion qu’ils ne le méritaient.Mme Shmith secoua cette émotion momentanée etajouta bientôt d’un ton différent :

« La situation actuelle de mon amieMme Rock n’a rien en ce moment qui puissem’intéresser beaucoup. Elle garde Mme Wallis, deMarlboroug-Buildings, femme très jolie, très mondaine, sotte etdépensière, et naturellement elle ne pourra parler que de dentelleset de chiffons. Je veux cependant tirer parti deMme Wallis. Elle est très riche, et il faut qu’elleachète toutes les choses chères que j’ai en ce moment. »

Anna était allée plusieurs fois chez son amieavant que l’existence de celle-ci fût connue à Camben-Place. À lafin, il fallut en parler. Sir Walter, Élisabeth etMme Clay revinrent un matin de Laura-Place avec uneinvitation imprévue de lady Dalrymph pour cette même soirée qu’Annadevait passer chez son amie. Elle était certaine que lady Dalrymphles invitait parce qu’étant retenue chez elle par unrefroidissement, elle était bien aise d’user de la parenté quis’était imposée à elle. Anna s’excusa en disant qu’elle étaitinvitée chez une amie de pension. Élisabeth et Sir Walter, qui nes’intéressaient guère à cela, la questionnèrent cependant, et quandils surent de quoi il s’agissait, se montrèrent l’une dédaigneuse,l’autre sévère.

« Westgate-Buildings, dit Sir Walter, etc’est miss Elliot qui va là ! UneMme Shmith ! une veuve ! Et qui était sonmari ? un des cinq mille Shmith qu’on rencontre partout !Et qu’a-t-elle pour attirer ? Elle est vieille et malade. Surma parole, miss Anna Elliot, vous avez un goûtextraordinaire ! Tout ce qui révolte les autres : bassecompagnie, logement misérable, air vicié ; tout ce qui estrepoussant vous attire. Mais vous pouvez sûrement remettre à demaincette vieille dame ? Elle n’est pas si près de sa fin qu’ellene puisse vivre un jour de plus ? Quel âge a-t-elle ?Quarante ans !

– Seulement trente et un. Mais je necrois pas pouvoir remettre ma visite, parce que c’est la seulesoirée qui nous convienne à toutes deux. Elle va aux bains chaudsdemain ; et vous savez que nous sommes invités pour le restede la semaine.

– Qu’est-ce que lady Russel pense decette connaissance ? dit Élisabeth.

– Elle n’y voit rien à blâmer ; aucontraire, elle l’approuve, et m’y a souvent conduite dans savoiture.

– Westgate-Buildings a dû être surpris devoir un équipage sur ses pavés, fit observer Sir Walter. La veuvede Sir Henri Russel n’a pas de couronne, il est vrai, sur sesarmoiries ; néanmoins, c’est un bel équipage, et l’on saitsans doute qu’il contient une miss Elliot.Mme veuve Shmith ! demeurant àWestgate-Buildings ! Une pauvre veuve, ayant à peine de quoivivre ! entre trente et quarante ans ! une simpleMme Shmith est l’amie intime de miss Elliot, qui lapréfère à sa noble parenté d’Écosse et d’Irlande ;Mme Shmith ! quel nom ! »

À ce moment, Mme Clay jugeaconvenable de quitter la chambre. Anna aurait bien voulu prendre ladéfense de son amie, mais elle se tut, par respect pour son père.Elle le laissa se souvenir que Mme Shmith n’étaitpas la seule veuve à Bath, entre trente et quarante ans, ayant peude fortune et ne possédant aucun titre de noblesse.

Elle tint son engagement, et les autrestinrent le leur. Il va sans dire que, le lendemain, elle entenditraconter la délicieuse soirée.

Sir Walter et Élisabeth s’étaient empressésd’inviter, de la part de sa seigneurie, lady Russel etM. Elliot. Celui-ci avait laissé là le colonel Wallis pourvenir, et lady Russel était venue, quoiqu’elle eût déjà disposéautrement de sa soirée. Par elle, Anna sut tout ce qui s’était dit.Son amie et M. Elliot avaient causé d’elle. On l’avaitdésirée, regrettée ; on avait approuvé le motif de sonabsence ; sa bonne et affectueuse visite à une anciennecompagne malade et pauvre avait ravi M. Elliot. Il trouvait,comme lady Russel, qu’Anna était une jeune fille extraordinaire, unmodèle de perfection en tous genres.

Anna ne pouvait se savoir si hautementappréciée par un galant homme sans éprouver les émotions que ladyRussel cherchait à faire naître.

Celle-ci avait son opinion faite surM. Elliot. Elle était convaincue qu’il recherchait Anna, et letrouvait digne d’elle. Elle calculait combien de semaines luirestaient jusqu’à la fin de son deuil, pour qu’il pût déployertoutes ses séductions.

Elle ne dit qu’à demi ce qu’elle pensait,hasardant seulement quelques mots sur la possibilité d’une tellealliance. Anna l’écoutait en rougissant, et secouait doucement latête.

« Je ne suis pas une faiseuse demariages, vous le savez, dit lady Russel. Je connais trop bienl’incertitude des prévisions humaines. Je dis seulement que siM. Elliot vous recherchait et que vous fussiez disposée àl’accepter, il y aurait là des éléments de bonheur.

– M. Elliot est un homme trèsaimable, et que j’estime beaucoup, mais nous ne nous convenonspas. »

Lady Russel répondit seulement :

« J’avoue que ma plus grande joie seraitde vous voir la maîtresse de Kellynch, la future lady Elliot,occupant la place de votre chère mère, succédant à tous ses droits,à sa popularité, à toutes ses vertus. Vous êtes le portrait devotre mère, ma chère Anna, au physique et au moral, et si vouspreniez sa place, votre seule supériorité sur elle serait d’êtreplus justement appréciée qu’elle ne le fut. »

Anna se leva et s’éloigna pour se remettre del’émotion que cette peinture excitait en elle : sonimagination et son cœur étaient séduits.

Toutes ces images avaient un charmeirrésistible. Lady Russel n’ajouta pas un mot, laissant Anna à sesréflexions, et se disant que si M. Elliot plaidait en cemoment sa cause…

En résumé, elle croyait ce qu’Anna ne croyaitpas encore. Celle-ci, venant à penser à M. Elliot plaidantlui-même sa cause, se trouva subitement refroidie, et se ditqu’elle ne l’accepterait jamais. Quoiqu’elle le fréquentât depuisun mois, elle ne pouvait dire qu’elle le connaissait ; ellevoyait bien que c’était un homme sensé, aimable, qu’il causaitbien, et professait de bonnes opinions. Il avait le sentiment dudevoir, et elle ne pouvait le trouver en défaut sur aucun point,mais cependant elle n’aurait pas voulu répondre de lui. Elle seméfiait du passé, sinon du présent. Quelques mots prononcés parfoislui donnaient des soupçons ; et qui pouvait répondre dessentiments d’un homme habile et prudent, qui feignait peut-êtred’être ce qu’il n’était pas ?

M. Elliot n’était pas ouvert : lebien ou le mal n’excitait en lui aucun élan de plaisir oud’indignation. Pour Anna, c’était un grand défaut : elleadorait la franchise et l’enthousiasme.

Elle se fiait plus à la sincérité de ceux quidisent parfois une parole irréfléchie qu’à ceux dont la présenced’esprit ne fait jamais défaut, et dont la langue ne se trompejamais. M. Elliot savait plaire à tous ; il lui avaitparlé ouvertement de Mme Clay, et cependant ilétait aussi aimable avec elle qu’avec toute autre. Lady Russel envoyait plus ou moins que sa jeune amie, car elle n’avait aucunedéfiance. Elle ne pouvait imaginer un homme plus parfait, et rienne lui eût été plus doux que de voir sa bien-aimée Anna lui donnerla main dans l’église de Kellynch, au prochain automne.

Chapitre 18

 

On était au commencement de février. Annaétait depuis un mois à Bath, et attendait impatiemment desnouvelles d’Uppercross et de Lyme. Depuis trois semaines elle n’enavait pas reçu : elle savait seulement qu’Henriette était deretour à la maison et que Louisa était encore à Lyme. Elle ypensait un soir plus que de coutume, quand une lettre de Marie luifut remise avec les compliments de M. etMme Croft.

« Comment ! les Croft sont àBath ? dit Sir Walter ; que vous envoient-ils ?

– Une lettre d’Uppercross-Cottage, monpère.

– Oh ! ces lettres sont despasseports commodes pour être reçus. Néanmoins, j’aurais en toutcas visité les Croft. Je sais ce que je dois à monlocataire. »

« Ma chère Anna, disait la lettre, je nem’excuse pas de mon silence, parce qu’on ne doit guère se soucierdes lettres à Bath. Vous êtes trop heureuse pour penser àUppercross. Notre Noël a été très triste, les Musgrove n’ont pasdonné un seul dîner. Je ne compte pas les Hayter. Les vacances sontenfin finies. Nous n’en avons jamais eu d’aussi longues quand nousétions enfants. La maison a été débarrassée hier, excepté despetits Harville, et vous serez surprise d’apprendre qu’ils ne sontpas venus chez moi une seule fois. Mme Harville estune étrange mère de s’en séparer si longtemps. Ce ne sont pas dejolis enfants, mais Mme Musgrove semble les aimerautant et même, plus que les siens.

» Quel affreux temps nous avons eu !Vous ne vous en apercevez pas à Bath avec vos pavés propres. À lacampagne, c’est autre chose.

» Je n’ai pas eu une seule visite depuisla deuxième semaine de janvier, excepté Charles Hayter, qui estvenu trop souvent.

» Entre nous, c’est grand dommagequ’Henriette ne soit pas restée à Lyme aussi longtemps que Louisa,cela l’aurait tenue loin de lui. La voiture vient de partir pourramener demain Louisa et les Harville. Nous ne sommes invités àdîner avec eux que le surlendemain, tant on craint la fatigue duvoyage pour Louisa, ce qui n’est pas probable si l’on pense auxsoins dont elle est l’objet. J’aimerais bien mieux y dînerdemain.

» Je suis bien aise que vous trouviezM. Elliot si aimable, et je voudrais le connaître aussi. Maisj’ai la mauvaise chance de n’être jamais là quand il y a quelquechose d’agréable. Je suis la dernière de la famille dont ons’occupe.

» Quel temps immenseMme Clay passe avec Élisabeth ! A-t-ellel’intention de s’en aller jamais ? Pensez-vous que nousserions invités si elle laissait la place libre ? Je puis trèsbien laisser mes enfants à Great-House pendant un mois ou sixsemaines.

» J’ai entendu dire que les Croftpartaient pour Bath : ils n’ont pas eu l’attention de demandermes commissions ; ils ne sont guère polis ! Nous lesvoyons à peine, et c’est réellement de leur part un manqued’égards.

» Charles se joint à moi pour vous diremille choses amicales.

» Votre sœur affectionnée,

» Marie M.

» P. S. – Je suis fâchée de vous dire queje suis loin d’aller bien, et Jémina vient d’apprendre chez leboucher qu’il y a beaucoup d’angines ici. Je crois que j’en auraiune, car mes maux de gorge sont toujours plus dangereux que ceuxdes autres. »

Ainsi finissait la première partie, à laquelleavait été ajouté ceci :

« J’ai laissé ma lettre ouverte afin devous dire comment Louisa a supporté le voyage ; et j’en suistrès contente, car j’ai beaucoup à ajouter. D’abord j’ai reçu hierun mot de Mme Croft, demandant si j’avais quelquechose à vous envoyer : une lettre très bonne, très amicale, etadressée à moi, comme cela doit être. L’amiral ne semble pas trèsmalade, et j’espère sincèrement que Bath lui fera du bien. Je seraivraiment heureuse quand ils reviendront : nous ne pouvons pasnous passer d’une si aimable famille.

» Maintenant, parlons de Louisa :vous serez bien étonnée. Elle est arrivée mardi. Le soir, en allantprendre de ses nouvelles, nous fûmes surpris de ne pas trouverBenwick, car il avait été invité aussi. Et devinez-vous pourquoi iln’y était pas ? Il fait la cour à Louisa, et n’a pas vouluvenir avant d’avoir reçu la réponse de M. Musgrove à sademande écrite. Je serais surprise que vous sachiez cela, car on nem’en a rien dit. Nous sommes très contents, car ce mariage, quoiquemoins bon que celui du capitaine Wenvorth, est un million de foismeilleur que celui de Charles Hayter. M. Musgrove a donné sonconsentement. On attend le capitaine Benwick.

» Charles se demande ce que dira Wenvorthmais vous vous souvenez que je n’ai jamais cru à son attachementpour Louisa.

» Et voilà la fin de la supposition queBenwick était votre adorateur !

» Il est incompréhensible pour moi queCharles ait pu se mettre cela dans la tête. »

Jamais Anna ne fut plus surprise. Le capitaineBenwick et Louisa Musgrove ! C’était trop étonnant pour lecroire.

Sir Walter désirait savoir si les Croftvoyageaient à quatre chevaux, s’ils allaient habiter un assez beauquartier pour qu’on pût aller les voir.

« Comment se porte Marie ? »dit Élisabeth. Et sans attendre la réponse :

« Qu’est-ce qui amène les Croft àBath ?

– C’est à cause du général, qui a lagoutte.

– La goutte et la décrépitude ! ditSir Walter, pauvre vieux gentilhomme !

– Connaissent-ils quelqu’un ici ?demanda Élisabeth.

– Je ne sais pas. Mais, à l’âge del’amiral et avec sa profession, il ne doit pas manquer deconnaissances dans une ville comme Bath.

– Je pense, dit posément Sir Walter, quel’amiral sera connu ici comme locataire de Kellynch. Élisabeth,pouvons-nous nous aventurer à les présenter àLaura-Place ?

– Je ne crois pas ; nous sommescousins de lady Dalrymph, et nous ne devons pas lui imposer desconnaissances qu’elle pourrait désapprouver. Il vaut mieux laisserles Croft avec leurs égaux. »

Ce fut tout l’intérêt qu’Élisabeth prit à lalettre de Marie, et quand Mme Clay se fut informéepoliment de Mme Musgrove et de ses charmantsenfants, on laissa Anna tranquille.

Une fois dans sa chambre, elle chercha àcomprendre. Peut-être Wenvorth, s’apercevant qu’il n’aimait pasLouisa, s’était-il retiré ? Elle ne pouvait admettre l’idée delégèreté ou de trahison.

Le capitaine Benwick et Louisa Musgrove !La vive et gaie Louisa, et le triste et sentimental Benwick !les derniers entre tous qui semblaient se convenir ! Mais ilss’étaient trouvés ensemble pendant plusieurs semaines ; ilsavaient vécu dans le même petit cercle. Louisa relevant de maladieétait plus intéressante, et Benwick moins inconsolable. Anna, aulieu de tirer du présent les mêmes conclusions que Marie,soupçonnait que Benwick avait eu un commencement d’inclination pourelle. Mais elle n’en tirait point vanité. Benwick lui avait étéreconnaissant de la sympathie qu’elle lui avait montrée. Il avaitun cœur aimant.

Elle pensait qu’ils pouvaient êtreheureux : lui gagnerait de la gaîté, elle de l’enthousiasmepour Byron ou Walter Scott. Mais c’était déjà faitprobablement ; la poésie avait rapproché leurs cœurs. L’idéede Louisa, devenue personne littéraire et sentimentale, étaitamusante.

L’accident arrivé à Lyme avait pu avoir uneinfluence sur sa santé et son caractère aussi bien que sur sadestinée.

Non, ce n’était pas le regret qui, en dépitd’elle-même, faisait battre le cœur d’Anna et lui mettait larougeur aux joues, quand elle pensait que Wenvorth étaitlibre ! Elle avait honte d’analyser ses sentiments. Ilsressemblaient trop à de la joie : une joie immense.

Les Croft, à la parfaite satisfaction de SirWalter, se logèrent dans Gay-Street. Dès lors il ne rougit pas deles connaître, et parla beaucoup plus de l’amiral que celui-cin’avait jamais parlé de lui. Les Croft apportaient à Bath leurhabitude de province d’être toujours ensemble. La marche étaitordonnée à l’amiral pour guérir sa goutte, et Anna les rencontraitpartout. Ils étaient pour elle l’image du bonheur. Elle les suivaitlongtemps des yeux, ravie de pouvoir s’imaginer ce qu’ils disaientmarchant côte à côte, heureux et indépendants ; ou de voirquelle cordiale poignée de mains l’amiral donnait à un ami, et legroupe animé qu’il formait parfois avec d’autres marins.Mme Croft, au milieu d’eux, paraissait aussiintelligente et aussi fine qu’aucun des officiers quil’entouraient.

Un matin, Anna, traversant Milton-Street,rencontra l’amiral ; il était seul, et si occupé à regarderdes gravures, qu’il ne la vit pas d’abord. Quand il l’eut aperçue,il dit avec sa bonne humeur habituelle : « Ah !c’est vous. Vous me voyez planté devant ce tableau : je nepuis passer ici sans m’y arrêter. Mais est-ce là un bateau ?Regardez. En avez-vous jamais vu un pareil ? Vos peintres sontétonnants, s’ils croient qu’on voudrait risquer sa vie dans cettevieille coquille de noix informe. Et cependant, voilà deuxpersonnages qui y semblent parfaitement à l’aise. Ils regardent lesrochers et les montagnes comme s’ils n’allaient pas être culbutés,ce qui arrivera certainement. Maintenant, où allez-vous ?Puis-je vous accompagner, ou faire quelque chose pourvous ?

– Non, merci, à moins de faire route avecmoi. Je vais à la maison.

– Certainement, de tout mon cœur. Nousferons une bonne promenade, et j’ai quelque chose à vous dire.Prenez mon bras ; je ne me sens pas à l’aise si je n’ai pas lebras d’une femme.

– Vous avez quelque chose à medire ?

– Oui ; mais voici un ami, lecapitaine Bridgdem. Je veux seulement lui demander comment il va,en passant. Il est surpris de me voir avec une autre femme que lamienne. La pauvre âme est prise par la jambe ; elle a au talonune ampoule presque aussi large qu’une pièce de cinq francs.Voyez-vous l’amiral Brand qui vient vers nous avec son frère ?Habits râpés tous deux ; je suis content qu’ils soient del’autre côté de la rue. Sophie ne peut pas les souffrir. Ils m’ontjoué autrefois un vilain tour, je vous conterai cela. Voici levieux Sir Archibald et son petit-fils. Regardez, il nous voit. Ilvous envoie un baiser, et vous prend pour ma femme. Ah ! lapaix est venue trop tôt pour ce jeune homme. Pauvre vieux SirArchibald !

» Aimez-vous Bath, miss Elliot ?Bath me convient très bien ; nous rencontrons toujours quelquevieil ami. On est sûr de pouvoir bavarder, puis, rentrés chez nous,nous nous plongeons dans nos fauteuils, et nous sommes aussi bienqu’à Kellynch. »

Anna le pressa de lui dire ce qu’il avait àlui communiquer. Mais elle fut obligée d’attendre, car l’amirals’était mis en tête de ne parler que sur la place Belmont.

« Maintenant, dit-il, vous allez entendrequelque chose de surprenant ; mais d’abord dites-moi le nom dela cadette des misses Musgrove. Je l’oublie toujours. »

Anna la nomma.

« Oui, Louisa Musgrove, c’est cela. Siles jeunes filles n’avaient pas d’aussi beaux noms, et s’appelaientsimplement Sophie ou Marie, je ne me tromperais jamais. Ehbien ! nous pensions que cette miss Louisa allait épouserFrédéric. Depuis quelque temps il lui faisait la cour. On sedemandait seulement pourquoi ils attendaient, quand arrival’accident de Lyme. Frédéric, au lieu de rester à Lyme, alla àPlymouth, puis il partit pour aller voir Édouard, et il y estencore. Nous ne l’avons pas vu depuis novembre. Sophie elle-mêmen’y comprend rien, Mais aujourd’hui les choses ont pris le tour leplus étrange, car cette jeune miss Musgrove, au lieu d’épouserFrédéric, se marie avec James Benwick. Vous leconnaissez ?

– Un peu.

– Eh bien, ils doivent être mariés déjà,car je ne vois pas pourquoi ils attendraient.

– Le capitaine Benwick est un homme trèsaimable, et on lui donne un excellent caractère.

– Oh ! oui, il n’y a rien à direcontre lui. Il n’est commandant que de l’année dernière, il estvrai, et le moment est mauvais pour avoir de l’avancement, mais jene lui connais pas d’autre défaut. C’est un excellent garçon, unofficier actif et zélé, plus que vous ne le croyez, peut-être, carson air tranquille ne lui rend pas justice.

– Vous vous trompez, monsieur ; lesmanières du capitaine ne me font pas supposer qu’il manqued’énergie. Je les trouve très agréables, et je suis sûre qu’ellesplaisent généralement.

– Bien, bien ; les dames sont lesmeilleurs juges ; mais James Benwick est un peu troptranquille pour moi. C’est probablement l’effet de notrepartialité, mais Sophie et moi, nous préférons les manières deFrédéric.

– Je n’avais pas l’intention, dit Annaaprès un peu d’hésitation, de comparer les deux amis. »

Mais l’amiral l’interrompit :

« La nouvelle du mariage est certainementvraie, il n’y a pas là de cancans. Nous le savons par Frédériclui-même, qui l’a écrit à sa sœur. Je pense qu’ils sont tous àUppercross ? »

Anna ne put résister à la tentation dedire :

« J’espère, amiral, qu’il n’y a rien dansla lettre du capitaine qui puisse vous faire de peine. Il semblaitexister un attachement entre lui et Louisa à l’automnedernier ; mais j’aime à croire qu’il s’en est allé de part etd’autre sans déchirement ! J’espère que le capitaine n’a à seplaindre de personne.

– Non, certainement ; Frédéric n’estpas un homme à gémir et à se plaindre. Il a trop d’esprit pourcela. Si la jeune fille en préfère un autre, qu’elle le prenne.

– Vous avez raison ; j’espèreseulement que le capitaine n’a pas à se plaindre de son ami. Jeserais bien fâchée que leur amitié fût détruite, ou même refroidiepar une chose semblable.

– Oui, oui, je vous comprends. Mais salettre n’en dit rien. Il ne témoigne pas même le plus légerétonnement. »

Anna ne fut pas aussi convaincue que l’amiral.Mais il était inutile d’en demander davantage.

« Pauvre Frédéric, dit l’amiral ; ilfaut qu’il recommence à nouveaux frais. Sophie doit lui écrire devenir ; il y a ici de jolies filles, il me semble. Il seraitinutile d’aller à Uppercross à présent, car l’autre miss Musgroveest recherchée par son cousin, le jeune ministre. Ne pensez-vouspas, miss Elliot, qu’il fera mieux de venir àBath ? »

Chapitre 19

 

Tandis que l’amiral parlait de Wenvorth,celui-ci était déjà en route. Anna l’aperçut la première foisqu’elle sortit. Elle était avec sa sœur, M. Elliot etMme Clay ; on traversait la rue Nelson, ilcommençait à pleuvoir. Les dames entrèrent dans un magasin, tandisque M. Elliot s’avançait vers lady Dalrymph, dont la voiturestationnait à quelques pas de là, et lui demandait de prendre cesdames.

Mais la calèche ne contenait que quatreplaces, et miss Carteret était avec sa mère.

Une place appartenait de droit à miss Elliotl’aînée ; mais il y eut un débat de politesse entreMme Clay et Anna, pour la seconde place.

Anna se souciait peu de la pluie et préféraitmarcher ; Mme Clay ne la craignait pas nonplus, et était d’ailleurs solidement chaussée. Mais miss Elliotaffirma que Mme Clay avait déjà pris froid ;et M. Elliot soutint que les bottines d’Anna étaient les plussolides ; cela mit fin au débat. Tout à coup, Anna, assiseprès de la fenêtre, aperçut Wenvorth, qui descendait la rue. Ellene put s’empêcher de tressaillir, tout en se disant que c’étaitabsurde. Pendant quelques minutes, elle ne vit rien ; toutétait confus autour d’elle. Quand elle put se remettre, onattendait encore la voiture, et M. Elliot s’apprêtait à faireune commission pour Mme Clay.

Elle alla vers la porte pour voir s’ilpleuvait. Quel autre motif aurait-elle eu ? Le capitainedevait être parti ?

Elle rebroussa chemin en voyant entrer lecapitaine Wenvorth lui-même avec plusieurs dames et gentlemen. Lavue d’Anna parut le troubler ; il rougit extrêmement.

Pour la première fois, elle trahissait moinsd’émotion que lui. Elle avait pu se préparer, et pourtant elleétait émue.

Il lui dit quelques mots. Il n’était ni froidni amical, mais embarrassé.

Anna vit avec peine, mais sans surprise,qu’Élisabeth ne voulait pas reconnaître M. Wenvorth. Iln’attendait qu’un signe d’elle pour la saluer, mais elle sedétourna avec une froideur glaciale. Bientôt un domestique annonçala voiture de lady Dalrymph.

La pluie recommençait ; il y eut dans lapetite boutique un mouvement qui apprit aux assistants que ladyDalrymph venait chercher miss Elliot. Alors le capitaine, setournant vers Anna, lui offrit ses services plutôt par son attitudeque par ses paroles.

« Je vous remercie, dit-elle. Je ne montepas en voiture ; il n’y a pas de place, et je préfèremarcher.

– Mais il pleut.

– Oh ! très peu ; je n’y prendspas garde ».

Après un silence, il dit, en montrant sonparapluie :

« Quoique arrivé d’hier, je me suis déjàéquipé pour Bath. Prenez-le si vous tenez à marcher ; mais ilserait plus prudent de me laisser chercher une voiture. »

Elle refusa, disant qu’elle attendaitM. Elliot. Elle parlait encore quand il entra. Wenvorth lereconnut, c’était bien celui qu’il avait vu à Lyme s’arrêter surl’escalier pour admirer Anna. Sa manière d’être et ses façonsétaient celles d’un parent, ou d’un ami privilégié. Il lui offritson bras. En sortant, Anna ne put jeter à Wenvorth qu’un bonjour,accompagné d’un doux et timide regard.

Quand ils furent parfis, les dames qui étaientavec le capitaine se mirent à parler d’eux.

« Miss Elliot ne déplaît pas à soncousin, je crois ?

– Oh ! c’est assez clair. On peutdeviner ce qui arrivera. Il est toujours avec eux. Il vit à moitiédans la famille. Il a très bon air.

– Oui, et miss Atkinson, qui a dîné unefois avec lui, dit qu’elle n’a jamais vu un homme plus aimable.

– Quand on regarde bien miss Elliot, onla trouve jolie. J’avoue que je la préfère à sa sœur, malgré l’avisgénéral.

– Moi aussi.

– Oh ! sans comparaison. Mais leshommes sont tous enthousiastes de miss Elliot. Anna est tropdélicate pour eux. »

Anna aurait bien voulu ne pas causer. Soncousin était plein d’attention, et choisissait des sujets propres àl’intéresser, soit des louanges sensées et justes de lady Russel,soit des insinuations contre Mme Clay. Mais Anna nepouvait en ce moment penser qu’à Wenvorth. Elle ne pouvait devinerce qu’il pensait, ni être calme. Elle espérait être sage etraisonnable plus tard ; mais, hélas ! elle devaits’avouer qu’elle ne l’était pas encore.

S’il restait à Bath, lady Russel ne pouvaitmanquer de le voir. Le reconnaîtrait-elle ? Qu’enrésulterait-il ? Déjà elle avait dû dire à son amie que Louisaallait épouser Benwick et avait été gênée en voyant la surprise delady Russel, qui ne connaissait pas bien la situation.

Le lendemain, Anna, en descendant la ruePulleney avec lady Russel, aperçut Wenvorth sur le trottoir opposé,et ne le perdit plus de vue. Quand il fut plus près, elle regardalady Russel et vit qu’elle observait attentivement Wenvorth. À ladifficulté qu’elle avait à en détacher ses yeux, Anna comprit qu’ilexerçait sur lady Russel une sorte de fascination. Elle paraissaitétonnée que huit années passées dans des pays étrangers et dans leservice actif ne lui eussent rien enlevé de sa bonne mine.

À la fin, lady Russel détourna latête :

« Vous vous demandez sans doute ce qui aarrêté mes yeux si longtemps : je regardais à une fenêtre desrideaux dont lady Alis m’a parlé. »

Anna soupira et rougit de pitié et de dédainsoit pour son amie, soit pour elle-même. Ce qui la vexait le plus,c’est qu’elle n’avait pu s’assurer s’il les avait aperçues.

Un jour ou deux se passèrent sans le voir, etAnna, s’imaginant plus forte qu’elle n’était, attendait avecimpatience un concert donné pour le bénéfice d’une personnepatronnée par lady Dalrymph. On disait qu’il serait bon, etWenvorth aimait passionnément la musique. Elle désirait causerquelques instants avec lui, et se sentait le courage de luiadresser la parole. Ni lady Russel, ni Élisabeth n’avaient voulu lereconnaître, et elle pensait qu’elle lui devait une réparation.

Elle avait promis à Mme Shmithde passer la soirée avec elle. Elle y entra un instant, luipromettant une plus longue visite le lendemain.

« Certainement, ditMme Shmith ; seulement vous me racontereztout. Où allez-vous ? »

Anna le lui dit, et ne reçut pas de réponse.Mais quand elle sortit, Mme Shmith lui dit d’un airmoitié sérieux, moitié malin :

« Ne manquez pas de venir demain. Quelquechose me dit que bientôt vous ne viendrez plus. »

Chapitre 20

 

Sir Walter, ses deux filles etMme Clay arrivèrent les premiers au concert, et, enattendant lady Dalrymph, s’assirent auprès du feu ; à peine yétaient-ils que le capitaine Wenvorth entra. Anna se trouvait prèsde la porte, elle s’avança vers lui et lui dit un bonsoir gracieux.Il se mit à causer avec elle, malgré les regards du père et de lasœur. Anna ne les voyait pas, mais entendait leurs chuchotements,et quand elle vit Wenvorth saluer de loin, elle comprit que SirWalter avait bien voulu lui faire un léger salut. Après avoir parléde Bath et du concert, il lui dit en souriant et en rougissant unpeu :

« Je vous ai à peine vue depuis lajournée passée à Lyme. Je crains que vous n’ayez souffert de cetteémotion, d’autant plus que vous l’avez renfermée. »

Elle l’assura qu’elle n’avait passouffert.

« Ce fut un terrible moment, »dit-il, et il passa sa main sur ses yeux, comme si ce souvenirétait encore trop pénible, mais bientôt il ajouta ensouriant :

« Cette journée cependant a eu desconséquences qui ne sont pas terribles. Quand vous eûtes laprésence d’esprit de suggérer que c’était à Benwick de trouver unmédecin, vous ne pensiez guère que c’était lui qui avait le plusd’intérêt à la guérison de Louisa.

– Cela est certain. Mais j’espère que cesera un heureux mariage. Ils ont tous deux de bons principes et unbon caractère.

– Oui, dit-il, mais ici finit laressemblance. Je les souhaite heureux de toute mon âme. Ilsn’auront ni lutte à soutenir, ni caprices, ni opposition, niretards. Tout cela est beaucoup plus que… »

Il s’arrêta : un souvenir soudain luidonna un peu de cette émotion qui faisait rougir Anna et luifaisait tenir les yeux baissés, il affermit sa voix, etcontinua :

« J’avoue que je trouve entre eux unedifférence d’esprit trop grande. Louisa est une aimable jeunefille, douce et assez intelligente, mais Benwick est quelque chosede plus. C’est un homme instruit, un esprit délicat, et j’avoue queje suis étonné de son choix. S’il avait été préféré par elle etl’eût aimée par reconnaissance, c’est différent ; mais ilsemble, au contraire, qu’il y ait eu chez lui un attachementsoudain, et cela me surprend. Un homme comme lui ! un cœurpresque brisé ! Fanny Harville était une créature supérieure,et il l’aimait sincèrement. Un homme ne doit pas guérir, et neguérit pas d’un tel amour pour une telle femme. »

Anna éprouva en un moment mille sensations deplaisir et de confusion. Elle sentait son cœur battre plus vite. Illui fut impossible de continuer ce sujet, mais, sentant lanécessité de parler, elle prit un détour :

« Êtes-vous resté longtemps àLyme ?

– Environ quinze jours. Je ne pouvais pasm’éloigner tant que Louisa était en danger. J’avais eu une parttrop grande dans ce malheur pour être tranquille. C’était ma faute.Elle n’aurait pas été si obstinée, si j’avais été moins faible.J’ai exploré les environs de Lyme, qui sont très beaux ; etplus je voyais, plus je trouvais à admirer.

– J’aimerais bien à revoir Lyme, ditAnna.

– Vraiment, je ne l’aurais pas cru. Lascène de désolation à laquelle vous avez été mêlée, la fatigue etla contention d’esprit que vous avez éprouvées auraient dû vousdégoûter de Lyme.

– Les dernières heures furentcertainement pénibles, répondit Anna, mais le souvenir d’un chagrinpassé devient un plaisir, et ce n’est pas le seul souvenir que Lymem’ait laissé. Nous y avons eu beaucoup de plaisir. J’ai voyagé sipeu que tout endroit nouveau m’intéresse. Il y a de réelles beautésà Lyme. Il ne me reste que des impressions agréables, »dit-elle en rougissant un peu.

À ce moment la porte s’ouvrit.

« Lady Dalrymph, » s’écria-t-onjoyeusement, et Sir Walter et sa fille s’avancèrent avecempressement au-devant d’elle. Anna fut séparée du capitaineWenvorth, mais elle en avait appris en dix minutes plus qu’ellen’eût osé espérer. Elle cacha son agitation et sa joie sous lesbanalités de la conversation. Elle se sentait polie et bonne, etdisposée à plaindre tous ceux qui n’étaient pas aussi heureuxqu’elle.

On entra dans la salle du concert. Élisabeth,au bras de miss Carteret, regardait le large dos de la douairièrevicomtesse Dalrymph et semblait au comble du bonheur.

Et Anna ?… Mais ce serait insulter à sonbonheur que de le comparer à celui de sa sœur. L’un prenait sasource dans une vanité égoïste, l’autre dans un nobleattachement.

Anna ne voyait rien autour d’elle. Son bonheurétait en elle-même. Ses yeux brillaient, ses joues brûlaient, maiselle n’en savait rien. Elle ne pensait qu’à cette dernièredemi-heure. Les expressions du capitaine, le sujet qu’il avaitchoisi, et plus encore son air et son regard, ne pouvaient laisserà Anna aucun doute. Son étonnement touchant Benwick, ses idées surune première affection, les phrases qu’il n’avait pu finir, sesyeux qui se détournaient : tout disait à Anna que ce cœur luirevenait enfin ; que la colère et le ressentiment n’existaientplus, et qu’ils étaient remplacés par l’ancienne tendresse. Oui, ill’aimait ; ces pensées et les images qu’elles suggéraientl’absorbaient entièrement.

Quand chacun fut assis à sa place, ellechercha des yeux Wenvorth, mais elle ne le vit pas, et le concertcommença. M. Elliot s’était arrangé de façon à être placé prèsd’Anna. Miss Elliot, assise entre ses deux cousines et l’objet desattentions du colonel Wallis, était très satisfaite. Anna étaitdans une disposition d’esprit à jouir de la musique ; pendantl’entr’acte elle expliquait à M. Elliot les paroles d’unechanson italienne. « Voici à peu près le sens, dit-elle, carune chanson d’amour ne se peut guère traduire, et je ne suis pastrès savante.

– Oui, je vois que vous ne savez rien,vous vous bornez à traduire fidèlement, élégamment ces inversionset ces obscurités de la langue italienne. Ne parlez plus de votreignorance, en voici une preuve complète.

– J’accepte vos éloges comme unebienveillante politesse, mais je ne voudrais pas subir un examensérieux.

– Je n’ai pas fréquenté Camben-Place silongtemps sans apprécier miss Anna Elliot. Elle est trop modestepour que le monde connaisse la moitié de ses perfections, et cheztoute autre femme cette modestie ne serait pas naturelle.

– De grâce, arrêtez : c’est trop deflatterie. Que va-t-on jouer maintenant ? dit-elle enregardant le programme.

– Je vous connais peut-être, ditM. Elliot en baissant la voix, depuis plus longtemps que vousne pensez.

– Vraiment ! comment cela sepeut-il ? Vous ne pouvez me connaître que depuis mon arrivée àBath.

– Je vous connaissais par ouï-dire,longtemps avant. On vous a dépeinte à moi. Votre personne, vosgoûts, vos talents, tout est présent à mon esprit. »

M. Elliot ne se trompait pas en espérantéveiller l’intérêt d’Anna. On éprouve un charme mystérieux etirrésistible à être connue depuis longtemps sans le savoir. Elle lequestionna, mais en vain. Il était ravi qu’on l’interrogeât, maisil ne voulait rien dire.

« Non, non, plus tard peut-être, mais pasmaintenant. »

Anna se dit que ce ne pouvait être queM. Wenvorth, le frère du capitaine, qui avait parléd’elle.

« Le nom d’Anna Elliot m’intéresse depuislongtemps, ajouta-t-il, et, si j’osais, j’exprimerais le désirqu’elle n’en change jamais. »

Tout à coup une autre voix attira sonattention. Son père parlait à lady Dalrymph.

« C’est un très bel homme, disait-il.

– Oui, dit lady Dalrymph. Il a plus grandair que les gens qu’on voit généralement à Bath. N’est-il pasIrlandais ?

– Son nom est Wenvorth, capitaine demarine. Sa sœur est la femme de M. Croft, mon locataire àKellynch, dans le comté de Somerset. »

Anna, ayant suivi la direction des regards deson père, aperçut le capitaine, debout au milieu d’un groupe. Quandleurs yeux se rencontrèrent, il lui sembla qu’il détournait lessiens.

Mais la musique recommença, et elle fut forcéed’y donner son attention. Quand elle regarda de nouveau, il étaitparti.

La première partie du concert étant finie,quelques personnes proposèrent d’aller prendre du thé. Anna restaassise à côté de lady Russel, et fut débarrassée de M. Elliot.Elle était décidée à parler à Wenvorth si le hasard l’amenaitauprès d’elle, malgré la présence de lady Russel, qui l’avaitcertainement aperçu. La salle se remplit de nouveau, et Anna eut àentendre une longue heure de musique. Elle était fort agitée, et nepouvait être tranquille tant qu’elle n’aurait pas échangé avec luiun regard ami.

Elle se plaça à dessein à l’extrémité d’unebanquette, avec une place vide auprès d’elle. Bientôt Wenvorths’approcha, mais avec hésitation ; il avait un airgrave ; le changement était frappant. Elle pensa que son pèreou lady Russel l’avait peut-être blessé… Il parla du concert, ditqu’il espérait de meilleur chant et qu’il ne serait pas fâché d’envoir la fin. Mais elle défendit si bien les chanteurs, tout entenant compte, d’une manière charmante, de l’opinion du capitainequ’il répondit par un sourire et que sa figure s’éclaircit.

Alors il parut plus à l’aise, et jeta même unregard sur le banc pour y prendre place à côté d’Anna. À ce momentelle se sentit toucher l’épaule ; c’était M. Elliot quila priait de vouloir bien expliquer encore l’italien. Miss Carteretdésirait comprendre ce qu’on allait chanter.

Anna ne put refuser, mais jamais elle n’avaitfait à la politesse un plus grand sacrifice.

Quand elle se retourna vers le capitaine, illui dit adieu précipitamment.

« Cette chanson ne mérite-t-elle pasqu’on reste ? dit Anna soudainement poussée à encouragerWenvorth.

– Non, dit-il d’un ton singulier. Rienici n’est digne de me retenir. » Et il partit.

Il était donc jaloux de M. Elliot.C’était là le seul motif plausible. Aurait-elle pu le croire troisheures auparavant ! Ce fut un moment de joie exquise. Mais,hélas ! combien différentes furent les pensées quisuivirent ! Comment apaiser cette jalousie ? Commentpourrait-il jamais connaître les vrais sentiments d’Anna ?

Les attentions de M. Elliot la firentsouffrir horriblement, ce soir-là.

Chapitre 21

 

Le lendemain Anna se rappela avec plaisir sapromesse à Mme Shmith. Elle serait absente quandM. Elliot viendrait, car l’éviter était maintenant son seuldésir. Elle éprouvait cependant pour lui une grandebienveillance ; elle lui devait de la reconnaissance et del’estime. Mais Wenvorth existait seul pour elle, soit qu’elle dûtêtre unie à lui, soit qu’elle en fût séparée pour toujours. Jamaispeut-être les rues de Bath n’avaient été traversées par de pareilsrêves d’amour.

Ce matin-là son amie sembla particulièrementreconnaissante, car elle comptait à peine sur sa visite. Elledemanda des détails, et Anna se fit un plaisir de lui raconter lasoirée. Ses traits étaient animés par le souvenir. Mais ce n’étaitpas assez pour la curieuse Mme Shmith, qui demandades détails particuliers sur les personnes.

« Les petites Durand étaient-elles là, labouche ouverte pour gober la musique, comme des moineaux quidemandent la becquée. Elles ne manquent jamais un concert.

– Je ne les ai pas vues. Mais j’aientendu dire qu’elles étaient dans la salle.

– Et la vieille lady Maclean ? Elledevait être dans votre voisinage, car vous étiez certainement auxplaces d’honneur, près de l’orchestre, avec ladyDalrymph ?

– Non, c’est ce que je craignais ;mais heureusement lady Dalrymph cherche toujours à être le plusloin possible, et il paraît que je n’ai pas vu grand’chose.

– Oh ! assez pour votre amusement,il me semble, et puis vous aviez mieux à faire. Je vois dans vosyeux que vous avez eu une soirée agréable. Vous causiez dans lesentr’actes ? »

Anna sourit. « Que voyez-vous dans mesyeux ?

– Votre visage me dit que vous étiez hieravec la personne que vous trouvez la plus aimable entre toutes, etqui vous intéresse plus que l’univers entier. »

Une rougeur s’étendit sur les jouesd’Anna ; elle ne put répondre.

« Et cela étant, continuaMme Shmith après un silence, vous saurez combienj’apprécie votre visite. C’est vraiment bien bon de votre part,vous qui avez tant d’autres invitations. »

La pénétration de Mme Shmithsaisit Anna d’étonnement et de confusion ; elle ne pouvaitimaginer comment elle savait quelque chose sur Wenvorth.

« Dites-moi, je vous prie, continuaMme Shmith ; M. Elliot sait-il que jesuis à Bath, et que vous me connaissez ?

– M. Elliot ! reprit Annasurprise, mais elle se reprit aussitôt, et ajouta d’un airindifférent : Vous le connaissez ?

– Je l’ai connu beaucoup autrefois, ditmadame Shmith gravement ; mais c’est fini maintenant.

– Vous ne m’en avez jamais riendit ! Si je l’avais su, j’aurais eu le plaisir de lui parlerde vous.

– Pour dire la vérité, ditMme Shmith reprenant son air gai, c’est exactementle plaisir que je vous prie de me faire. M. Elliot peut m’êtretrès utile, et si vous avez la bonté, chère miss Elliot, de prendrema cause en main, elle sera gagnée.

– J’en serais extrêmement heureuse :j’espère que vous ne doutez pas de mon désir de vous être utile,répondit Anna, mais vous me supposez une plus grande influence queje n’en ai. Je suis parente de M. Elliot, à ce titre seulementn’hésitez pas à m’employer. »

Mme Shmith lui jeta un regardpénétrant, puis, souriant, elle lui dit :

« J’ai été un peu trop vite à ce que jevois. Pardonnez-le-moi, j’aurais dû attendre une déclarationofficielle. Mais, chère miss Elliot, dites-moi, comme à une vieilleamie, quand je pourrai parler. Me sera-t-il permis, la semaineprochaine, de penser que tout est décidé, et de bâtir mes projetségoïstes sur le bonheur de M. Elliot ?

– Non, répondit Anna ; ni la semaineprochaine, ni les suivantes. Rien de ce que vous pensez ne se fera.Je ne dois pas épouser M. Elliot. Qui vous le faitcroire ? »

Mme Shmith la regarda avecattention, sourit, secoua la tête et dit :

« Je crois que vous ne serez pas cruellequand le moment sera arrivé. Jusque-là, nous autres femmes, nous nevoulons rien avouer. Tout homme qui ne nous a pas encore demandéesest censé refusé. Laissez-moi plaider pour mon ancien ami. Oùtrouverez-vous un mari plus gentleman, un homme plus aimable ?Laissez-moi recommander M. Elliot. Je suis sûre que le colonelWallis ne vous a dit de lui que du bien ; et qui peut le mieuxconnaître que le colonel Wallis ?

– Ma chère madame Shmith, il n’y a pas unan que Mme Elliot est morte. Votre suppositionn’est pas admissible.

– Oh ! si ce sont là vos seulesobjections ! dit Mme Shmith d’un air malin,M. Elliot est sauvé, et je ne m’inquiète plus de lui. Nem’oubliez pas quand vous serez mariée : voilà tout. Dites-luique je suis votre amie, et il m’obligera plus facilementqu’aujourd’hui. J’espère, chère miss Elliot, que vous serez trèsheureuse. M. Elliot a assez de bon sens pour apprécier lavaleur d’une femme telle que vous. Votre bonheur ne fera pasnaufrage comme le mien. Vous avez la fortune, et vous connaissez lecaractère de votre fiancé. D’autres ne l’entraîneront pas à saruine.

– Oui, dit Anna, je peux croire tout lebien possible de mon cousin. Son caractère paraît ferme et décidé,et j’ai pour lui un grand respect. Mais je ne le connais pas depuislongtemps, et ce n’est pas un homme qu’on puisse connaître vite. Necomprenez-vous pas qu’il ne m’est rien ? S’il demandait mamain, je refuserais. Je vous assure que M. Elliot n’était pourrien dans le plaisir que j’ai eu hier soir. Ce n’est pasM. Elliot qui…»

Elle s’arrêta, et rougit fortement, regrettantd’en avoir tant dit. Puis, impatiente d’échapper à de nouvellesremarques, elle voulut savoir pourquoi Mme Shmiths’était imaginé qu’elle épouserait M. Elliot.

« D’abord, pour vous avoir vus souventensemble. J’ai pensé, comme tout le monde, que vos parents et vosamis désiraient cette union. Mais c’est depuis deux jours seulementque j’en ai entendu parler.

– Vraiment, on en a parlé !

– Avez-vous regardé la femme qui vous aintroduite hier soir ? C’était la garde,Mme Rock, qui, par parenthèse, était très curieusede vous voir et très contente de se trouver là. C’est elle qui m’adit que vous épousiez M. Elliot.

– Elle n’a pu dire grand’chose sur desbruits qui n’ont aucun fondement, » dit Anna en riant.

Mme Shmith ne réponditpas.

« Dois-je dire à M. Elliot que vousêtes à Bath ?

– Non, certainement. Je vousremercie ; ne vous occupez pas de moi.

– Vous disiez avoir connu M. Elliotpendant longtemps ?

– Oui.

– Pas avant son mariage, sansdoute ?

– Il n’était pas marié quand je l’aiconnu.

– Et vous étiez très liée aveclui ?

– Intimement.

– Vraiment ! alors dites-moi cequ’il était à cette époque : je suis curieuse de le savoir.Était-il tel qu’aujourd’hui ?

– Je ne l’ai pas vu depuis troisans, » répondit Mme Shmith d’une voix sigrave, que continuer ce sujet devenait impossible.

La curiosité d’Anna en fut accrue. Ellesrestèrent toutes deux silencieuses ; enfinMme Shmith dit :

« Je vous demande pardon, chère missElliot, mais j’étais incertaine sur ce que je devais faire, et jeme décide à vous laisser connaître le vrai caractère deM. Elliot. Je crois maintenant que vous n’avez pas l’intentionde l’accepter. Mais on ne sait ce qui peut arriver ; vouspourriez un jour ou l’autre penser différemment. Écoutez lavérité :

» M. Elliot est un homme sans cœuret sans conscience ; un être prudent, rusé et froid, qui nepense qu’à lui, qui, pour son bien-être ou son intérêt, commettraitune cruauté, une trahison, s’il n’y trouvait aucun risque. Il estcapable d’abandonner ceux qu’il a entraînés à la ruine sans lemoindre remords. Il n’a aucun sentiment de justice ni decompassion. Oh ! il n’a pas de cœur, et son âme estnoire. »

Elle s’arrêta, voyant l’air surpris d’Anna, etajouta d’un ton plus calme :

« Mes expressions vous étonnent ; ilfaut faire la part d’une femme irritée et maltraitée, maisj’essayerai de me dominer. Je ne veux pas le décrier. Je vous diraiseulement ce qu’il a été pour moi.

» Il était, avant mon mariage, l’amiintime de mon cher mari, qui le croyait aussi bon que lui-même.M. Elliot me plut aussi beaucoup, et j’eus de lui une hauteopinion. À dix-neuf ans on ne raisonne pas beaucoup. Nous vivionstrès largement : il avait moins d’aisance que nous, etdemeurait au temple ; c’est à peine s’il pouvait soutenir sonrang. Mais notre maison était la sienne ; il y était lebienvenu ; on le regardait comme un frère. Mon pauvre Henri,qui avait l’esprit le plus fin et le plus généreux, aurait partagéavec lui jusqu’à son dernier sou, et je sais qu’il est venu souventà son aide.

– Ce doit être alors, dit Anna, qu’ilconnut mon père et ma sœur. Je n’ai jamais compris sa conduite aveceux ni son mariage ; cela ne s’accorde guère avec ce qu’ilparaît être aujourd’hui.

– Je sais tout ! s’écriaMme Shmith. Il fut présenté à Sir Walter avant queje le connusse, mais il en parlait souvent. Je sais qu’il refusales avances qu’on lui fit. Je sais aussi tout ce qui a rapport àson mariage. Sa femme était d’une condition inférieure ; jel’ai connue pendant les deux dernières années de sa vie.

– On m’a dit que ce ne fut pas un heureuxmariage, dit Anna. Mais j’aimerais à savoir pourquoi il repoussales avances de mon père.

– M. Elliot, continuaMme Shmith, avait alors le désir de fairerapidement fortune par un riche mariage. Il n’avait aucun secretpour moi ; il me le dit, et me parlait souvent de votre pèreet de votre sœur.

– Peut-être, dit Anna frappée d’une idéesoudaine, lui avez-vous quelquefois parlé de moi ?

– Très souvent : je me vantais deconnaître ma chère Anna, et je disais que vous ne ressembliez guèreà… »

Elle s’arrêta brusquement.

« Cela m’explique ce que m’a ditM. Elliot hier soir. Je n’y comprenais rien. Mais je vous aiinterrompue : alors M. Elliot fit un mariaged’argent ? et c’est là sans doute ce qui vous ouvrit les yeuxsur son caractère ? »

Ici Mme Shmithhésita :

« Oh ! ces choses sont trop communespour frapper beaucoup. J’étais très jeune, gaie et insouciante. Jene pensais qu’au plaisir. La maladie et le chagrin m’ont donnéd’autres idées. Mais alors je ne voyais rien de répréhensible dansce que faisait M. Elliot. Chercher son bien avant tout meparaissait naturel.

– Mais sa femme n’était-elle pas de bassecondition ?

– Oui, c’était là mon objection, mais ilne voulut rien entendre. De l’argent, c’était tout ce qu’ilvoulait. Le père était vitrier, le grand-père boucher. Mais elleétait jolie, elle avait eu de l’éducation, et ses cousinesl’avaient conduite dans la société. Le hasard lui fit rencontrerElliot : elle l’aima. Il s’assura seulement du chiffre de lafortune. Il n’attachait pas d’importance, comme aujourd’hui, à sonrang. Kellynch devait lui revenir un jour ; mais en attendantil ne se souciait guère de l’honneur de la famille. Je lui aisouvent entendu dire que si une baronnie s’achetait il vendrait lasienne pour mille francs, y compris les armoiries et la devise, lenom et la livrée. Mais ce serait mal de raconter tout ce qu’ildisait sur ce sujet, et cependant je dois vous donner despreuves.

– Je n’en ai pas besoin : ce quevous m’avez dit s’accorde bien avec tout ce que nous avons entendudire. Je suis curieuse de savoir pourquoi il est si différentmaintenant ?

– Pour ma propre satisfaction, restez, etsoyez assez bonne pour aller prendre dans ma chambre une petiteboîte incrustée que vous trouverez sur la tablette ducabinet. »

Anna fit ce que son amie désirait, et la boîtefut placée devant Mme Shmith. Elle soupira enl’ouvrant et dit :

« Elle est pleine de lettres deM. Elliot à mon mari. J’en cherche une écrite avant monmariage et qui a été conservée par hasard. La voici ; je nel’ai pas brûlée, parce qu’étant peu satisfaite de M. Elliot,j’ai voulu conserver les preuves de notre ancienneintimité :

« Cher Shmith, j’ai reçu votre lettre.Votre bonté m’accable. Je voudrais que les cœurs comme le vôtrefussent moins rares ; mais j’ai vécu vingt-trois ans dans lemonde, et je n’ai rien vu de pareil. Je n’ai pas besoin d’argent ence moment. Félicitez-moi : je suis débarrassé de Sir Walter etde sa fille. Ils sont retournés à Kellynch, et m’ont fait presquejurer de les visiter cet été. Mais quand j’irai, ce sera accompagnéd’un arpenteur, pour savoir le meilleur parti qu’on peut tirer dela propriété. Le baronnet pourrait bien se remarier ; il estassez fou pour cela.

» S’il le fait, il me laissera en paix,ce qui est une compensation pour l’héritage.

» Je voudrais avoir un autre nom queElliot ; j’en suis écœuré. Heureusement je puis quitter celuide Walter, et je souhaite que vous ne me le jetiez jamais à laface, voulant pour le reste de ma vie me dire

» Votre dévoué

» William Elliot. »

Anna ne put lire cette lettre sansrougir ; ce que voyant, ditMme Shmith :

« Les expressions sont assez insolentes.Elles vous peignent l’homme. Peut-on être plusclair ? »

Anna fut quelque temps à se remettre dutrouble et de la mortification qu’elle avait éprouvés.

Elle fut obligée de se dire avant de recouvrerle calme nécessaire, que cette lecture était la violation du secretd’une lettre, et qu’on ne devait juger personne sur un pareiltémoignage.

« Je vous remercie, dit-elle. Voici bienla preuve complète de ce que vous m’avez dit. Mais pourquoi se lieravec nous, à présent ?

– Vous allez le savoir : je vous aimontré ce qu’était M. Elliot, il y a douze ans ; je vaisvous le montrer tel qu’il est aujourd’hui. Je ne puis vous donnerdes preuves écrites, mais un témoignage verbal authentique. Ildésire réellement vous épouser. Ses intentions sont très sincères.Mon autorité en ceci est le colonel Wallis.

– Vous le connaissez donc ?

– Non, la chose ne me vient pas sidirectement, mais la source n’en est pas moins bonne.M. Elliot parle à cœur ouvert de ses projets de mariage aucolonel Wallis, qui me paraît un caractère sensé, prudent etobservateur. Mais il a une jolie femme très sotte, à qui il dittout ce qu’il fait ; celle-ci répète tout à sa garde, qui mele redit.

– Ma chère Mme Shmith,votre autorité est en faute. Les idées que M. Elliot a sur moin’expliquent aucunement ses efforts pour se réconcilier avec monpère. Ils étaient déjà sur un pied d’intimité quand je suis arrivéeà Bath.

– Oui, je sais cela, mais… Écoutez-moiseulement : vous jugerez bientôt s’il faut y croire, enécoutant quelques particularités que vous pourrez immédiatementcontredire ou confirmer. Il vous avait vue et admirée avant d’allerà Bath sans vous connaître, est-ce vrai ?

– Oui, je l’ai vu à Lyme.

– Bien. Le premier point reconnu vrai,accordez quelque confiance à mon amie. Il vous vit à Lyme, et vouslui plûtes tellement qu’il fut ravi de vous retrouver trouver àCamben-Place, sous le nom de miss Anna Elliot. Dès ce moment, sesvisites eurent un double motif. Mon historien dit que l’amie devotre sœur est à Bath depuis le commencement de septembre ;que c’est une femme habile, insinuante ; une belle personne,pauvre et… qui doit désirer s’appeler lady Elliot ; et l’on sedemande avec surprise pourquoi miss Elliot semble ne pas voir ledanger. »

Ici, Mme Shmith s’arrêta unmoment ; mais, Anna gardant le silence, ellecontinua :

« Ceux qui connaissent la famillevoyaient les choses ainsi, longtemps avant votre arrivée. Lecolonel Wallis, ami de M. Elliot, avait l’œil sur votre pèreet étudiait avec intérêt ce qui se passe ici ; il mitM. Elliot au courant des cancans. Celui-ci a complètementchangé d’avis pour ce qui touche le rang et les relations ; etmaintenant qu’il est riche, il s’est accoutumé à étayer son bonheursur sa baronnie future. Il ne peut supporter l’idée de ne pas êtreSir Walter. Vous pouvez deviner que les nouvelles apportées par sonami ne lui ont pas été agréables. Il a résolu de s’établir à Bathet de se lier avec la famille, afin de s’assurer du danger et decirconvenir la dame, s’il était nécessaire, et le colonel a promisde l’aider. Le seul but de M. Elliot était d’abord d’étudierMme Clay et Sir Walter, quand votre arrivée yajouta un autre motif. Mais je n’ai pas besoin d’entrer dans desdétails, et vous pouvez vous souvenir de ce qui s’est passédepuis.

– Oui, dit Anna ; ce que vous medites s’accorde avec ce que j’ai vu. La ruse a toujours quelquechose d’offensif ; et les manœuvres de l’égoïsme et de laduplicité sont révoltantes ; mais rien de ce que j’ai entendune me surprend, j’ai toujours supposé à sa conduite un motif caché.J’aimerais à connaître sa pensée sur la probabilité de l’événementqu’il redoute.

– Il pense que Mme Claysait qu’il voit son jeu, qu’elle le craint, et que sa présencel’empêche d’agir comme elle le voudrait. Mais il partira un jour oul’autre, et je ne vois pas comment il pourra être jamaistranquille, tant qu’elle gardera son influence.Mme Wallis a une idée amusante, c’est de mettredans votre contrat de mariage avec M. Elliot que votre pèren’épousera pas Mme Clay. Cela ne l’empêchera pas,dit Mme Rock, d’en épouser une autre.

– Je suis très enchantée de savoir toutcela ; il me sera peut-être plus pénible de me trouver aveclui, mais je saurai mieux comment il faut agir. M. Elliot estdécidément un homme mondain et rusé qui n’a d’autres principes pourle guider que l’égoïsme. »

Mais Mme Shmith n’en avait pasfini avec M. Elliot, Il avait entraîné son mari à saruine ; et Anna put se convaincre que M. Shmith avait uncœur aimant, un caractère facile et insouciant, et une intelligencetrès médiocre ; que son ami le dominait et probablement leméprisait. Devenu riche lui-même, M. Elliot s’inquiéta peu desembarras financiers de son ami, qui mourut juste à temps pour nepas savoir sa ruine. Mais ils avaient assez connu la gêne poursavoir qu’il ne fallait pas compter sur M. Elliot. CependantM. Shmith, par une confiance qui faisait plus d’honneur à soncœur qu’à son jugement, le nomma son exécuteur testamentaire ;il refusa, malgré les prières de Mme Shmith, nevoulant pas s’engager dans des tracas inutiles. Cette ingratitudeéquivalait pour Anna presque à un crime. Elle écouta cettehistoire, comprenant que ce récit soulageait son amie, ets’étonnant seulement de son calme habituel.Mme Shmith, en apprenant le mariage d’Anna, avaitespéré obtenir par son intermédiaire un service de M. Elliot.C’était pour recouvrer une propriété dans les Indes, dont lesrevenus étaient sous le séquestre ; elle était forcée derenoncer à cet espoir.

Anna ne put s’empêcher de s’étonner queMme Shmith eût d’abord parlé si favorablement deM. Elliot. « Ma chère, lui répondit-elle, je regardaisvotre mariage comme certain, et je ne pouvais vous dire sur lui lavérité ; mais mon cœur souffrait quand je vous parlais debonheur. Cependant M. Elliot a des qualités, et, avec unefemme comme vous, il ne fallait pas désespérer. Sa première femmefut malheureuse, mais elle était ignorante et sotte, et il nel’avait jamais aimée. J’espérais qu’il en serait autrement pourvous. »

Anna frissonna à la pensée de ce qu’elleaurait souffert. Était-il possible qu’elle eût consentie devenirlady Elliot ? Et lequel des deux eût été le plus misérable,quand le temps aurait tout fait connaître, mais trop tard.

Chapitre 22

 

Une fois rentrée chez elle, Anna se mit àpenser à tout cela ; elle était soulagée de pouvoir jugerM. Elliot librement et de ne lui plus devoir aucune amitié.Cependant elle sentait combien son père serait froissé ; ellese préoccupait du chagrin et du désappointement de lady Russel,mais il fallait tout lui dire et attendre tranquillement la suitedes événements. En arrivant chez elle, elle apprit queM. Elliot était venu, mais qu’il reviendrait le soir.

– Je ne pensais pas à l’inviter, ditÉlisabeth d’un air qu’elle affectait de rendre insouciant ;mais il désirait tellement venir, du moins à ce que ditMme Clay.

– Oui, vraiment, dit celle-ci ; jen’ai jamais vu solliciter une invitation d’une manière pluspressante. J’étais réellement en peine pour lui, car votre sœur,impitoyable, semble décidée à être cruelle.

– Oh ! s’écria Élisabeth, je suistrop accoutumée à ces choses pour en être touchée. Mais quand j’aivu combien il regrettait de ne pas rencontrer mon père, j’ai cédé.Ils paraissent tous deux tellement à leur avantage quand ils sontensemble. Leurs façons sont si parfaites ; et M. Elliotest si respectueux !

– Cela est charmant, ditMme Clay n’osant cependant regarder Anna. Ils sontcomme père et fils. Chère miss Elliot, ne puis-je pas ledire ?

– Oh ! je laisse chacun dire cequ’il veut ; s’il vous plaît de penser ainsi ! Mais il mesemble que ses attentions ressemblent à celles de tout lemonde.

– Ma chère miss Elliot ! ditMme Clay levant les mains et les yeux au ciel etaffectant un silence étudié.

– Ma chère Pénélope, ne prenez pasl’alarme. Je l’ai invité, puis congédié avec un sourire : j’aieu pitié de lui. »

Anna admira la dissimulation deMme Clay, qui paraissait attendre avec un telplaisir celui qui venait contre-carrer ses plans.

Il était impossible qu’elle ne détestât pasM. Elliot, et cependant il lui fallait prendre un air calme,obligeant et se montrer satisfaite d’être une simple amie pour SirWalter, tandis qu’elle aurait bien voulu être autre chose.

Anna éprouva, en voyant M. Elliot, unpénible embarras. Maintenant qu’elle voyait clairement sa fausseté,sa déférence et ses attentions pour Sir Walter étaientodieuses ; et, songeant à sa conduite avec M. Shmith,elle pouvait à peine supporter ses sourires, son air affable etl’expression de ses sentiments artificiels. Elle ne voulait niexplications, ni rupture, mais être aussi froide que la parenté lepermettait. Elle fut bien aise d’apprendre qu’il quittait Bath pourdeux jours.

Le lendemain elle annonça son intentiond’aller passer la matinée chez lady Russel.

« Très bien, dit Élisabeth :faites-lui mes compliments ; c’est tout ce que j’ai à luidire. Rendez-lui aussi cet ennuyeux livre qu’elle a voulu meprêter. Je ne puis pourtant pas m’ennuyer à lire tous les poèmes outoutes les statistiques qui paraissent. Lady Russel estinsupportable avec ses nouvelles publications. Je l’ai trouvéehorriblement mise hier soir ; mais il n’est pas nécessaire quevous le lui disiez. Je croyais qu’elle avait un peu de goût, etj’ai eu honte d’elle. Un air officiel et apprêté. Et elle se tientsi raide ! Faites-lui mes meilleurs compliments, cela va sansdire.

– Et les miens aussi, ajouta Sir Walter,et vous pouvez dire que j’ai l’intention d’aller bientôt la voir.Soyez polie. Mais je me contenterai de laisser ma carte, il ne fautpas faire de visites le matin à de vieilles femmes. Si seulementelle mettait du rouge, elle ne craindrait pas qu’on la voie. Ladernière fois que j’y suis allé, les jalousies ont été baisséesimmédiatement. »

Tandis qu’il parlait, on frappa, et M. etMme Charles Musgrove furent introduits. La surprisefut grande : mais Anna seule fut contente ; les autresétaient indifférents. Cependant, aussitôt qu’on sut qu’ilsn’avaient pas l’intention de s’installer à la maison, Sir Walter etÉlisabeth devinrent plus aimables et firent les honneurs de lamaison. Élisabeth conduisit Marie dans un autre salon pour lui enfaire admirer les magnificences.

Anna, restée seule avec Charles, sut alors queHenriette et Benwick étaient du voyage. Voici comment ceci avaitété décidé. Ce dernier ayant affaire à Bath, Charles s’étaitproposé pour venir avec lui ; mais Marie ne supporta pasl’idée de rester seule et mit tout projet en suspens. HeureusementMme Musgrove mère se décida à venir à Bath avecHenriette pour acheter les toilettes de noces de ses deux filles,et elle emmena Marie.

Anna apprit que, Charles Hayter ayant obtenuune cure provisoire, les deux familles avaient consenti au mariagede leurs enfants.

« Je suis bien heureuse d’apprendre, ditAnna, que les deux sœurs qui s’aiment tant et qui ont un égalmérite, aient trouvé une situation égale. J’espère que votre pèreet votre mère sont tout à fait heureux.

– Mon père aimerait autant que ses futursgendres fussent plus riches ; mais c’est là leur seul défaut.Marier deux filles à la fois n’est pas une opération financièretrès agréable ; cela diminue singulièrement les ressources demon père. Je ne dis pas que mes sœurs n’y aient pas droit :mon père s’est toujours montré très libéral envers moi. Mais Marien’approuve qu’à demi le mariage de Henriette : elle ne rendpas justice à Hayter, et ne pense pas assez à Wenthrop. Je ne puislui faire admettre la valeur de la propriété. C’est un mariage quia de l’avenir. J’ai toujours aimé Charles, et je ne cesserai pas del’aimer aujourd’hui.

– J’espère que Louisa est tout à faitguérie ? »

Il répondit avec hésitation :

« Oui, je la crois guérie ; maiselle est bien changée, on ne la voit plus courir, rire et danser.Si l’on ferme une porte trop fort, elle tressaille ets’agite ; et Benwick s’assoit près d’elle, lui parle bas etlui lit des vers tout le long du jour. »

Anna ne put s’empêcher de rire :

« Cela n’est pas de votre goût ;mais je crois que c’est un excellent jeune homme.

– Certainement ; personne n’endoute, j’apprécie fort Benwick ; quand on peut le décider àparler, il cause bien. Ses lectures ne lui ont fait aucun tort, caril se bat aussi volontiers qu’il lit. Nous avons eu lundi dernierune fameuse chasse aux rats dans les granges de mon père, et il y ajoué un si beau rôle que je l’en aime davantage. »

Ici Charles fut obligé d’aller admirer lesglaces et les porcelaines de Chine mais Anna en avait entendu assezpour être au courant et pour se réjouir. Cependant ellesoupira ; mais ce n’était pas un soupir d’envie : elleeût bien voulu avoir la même part de bonheur que les autres sansdiminuer la leur. La visite se passa gaiement ; Marie était debonne humeur, et si satisfaite du voyage dans le landau à quatrechevaux de sa belle-mère, qu’elle était disposée à admirer tout cequ’on lui montrait. Son importance personnelle était rehaussée parce bel appartement.

Élisabeth sentait qu’il fallait inviter àdîner les Musgrove, mais elle ne pouvait supporter l’idée qu’ilsverraient une diminution de serviteurs et de représentation, eux siinférieurs aux Elliot de Kellynch ! Ce fut un combat entre lesconvenances et la vanité. Celle-ci eut le dessus, et Élisabeth futsatisfaite. Elle se dit : « Ce sont de vieilles idées deprovince sur l’hospitalité. On sait que nous ne donnons pas dedîners ; personne ici ne le fait, et je suis sûre qu’uneinvitation ne serait pas agréable àMme Musgrove : elle est gênée avec nous, ethors de son monde. Je les inviterai pour la soirée de demain ;ce sera une nouveauté et un plaisir : ils n’ont jamais vu deuxsalons comme ceux-ci. Ils seront ravis, ce sera une petite réunionchoisie. »

Marie fut parfaitement contente de cetteinvitation ; on devait la présenter à M. Elliot et auxillustres cousines, et rien ne pouvait lui être plus agréable. Annasortit avec Charles et sa femme. Elle avait hâte de revoir ses amisd’Uppercross, et elle reçut le meilleur accueil.

Henriette, dont l’âme était épanouie par lebonheur, fut bienveillante et gracieuse.Mme Musgrove était reconnaissante des servicesd’Anna. Ce fut une expansion, une chaleur, une sincérité qui laravirent d’autant plus qu’elle en était privée chez elle. Elle futinvitée ou plutôt réclamée comme un membre de la famille, et ellereprit en retour ses habitudes serviables écoutant l’histoire deLouisa et d’Henriette, donnant son avis sur les achats,recommandant tels magasins, s’interrompant pour aider Marie dansses comptes, chercher ses clefs ou tâcher de la convaincre qu’ellen’avait été dupe de personne, car Marie, tout en s’amusant àregarder les passants par la fenêtre, ne pouvait s’empêcherdélaisser travailler son imagination.

Une nombreuse compagnie arrivant dans un hôtely porte beaucoup de bruit et de mouvement ; et Anna n’avaitpas été là une demi-heure, que la vaste salle était à moitiéremplie de boîtes et de paquets ; puis vinrent les amies deMme Musgrove, et, bientôt après, Harville etWenvorth. Il sembla à Anna qu’il était dans la même dispositiond’esprit que le jour du concert, et qu’il voulait l’éviter. Elles’efforça d’être calme et se raisonna ainsi : « Si nousnous aimons encore, nos cœurs finiront par se comprendre ; ladestinée ne nous a pas rapprochés pour que nous nous cherchions desquerelles absurdes. »

« Anna, s’écria Marie, voiciMme Clay debout sous la colonnade avec un monsieurprès d’elle. Ils semblent causer intimement. Comment senomme-t-il ? Venez ; dites-le-moi. Mon Dieu ! je mesouviens ; c’est M. Elliot.

– Non, s’écria Anna vivement, ce ne peutêtre lui. Il a dû quitter Bath ce matin à neuf heures, et il nereviendra que demain. »

Elle sentit que Wenvorth la regardait, ce quila vexa et l’embarrassa et lui fit regretter ce qu’elle avaitdit.

Marie, voulant qu’on supposât qu’elleconnaissait son cousin, se mit à parler des ressemblances defamille, affirma que c’était M. Elliot, et appela encore Annapour regarder elle-même. Mais Anna ne bougea pas. Son malaisecependant augmenta quand elle vit les sourires et les regardsd’intelligence échangés entre deux ou trois dames, comme si ellesse croyaient dans le secret. Il était évident qu’on avait causéd’elle.

« Venez voir, s’écria Marie ; ils seséparent et se donnent la main. Est-ce que vous ne reconnaîtriezpas M. Elliot ? Vous semblez avoir oubliéLyme. »

Pour cacher son embarras, Anna alla vivement àla fenêtre. Elle s’assura que c’étaient Mme Clay etM. Elliot, et, réprimant sa surprise, elle dittranquillement :

« Oui, c’est M. Elliot. Il a changéson heure de départ, voilà tout ; ou je puis m’êtretrompée. »

Elle revint s’asseoir avec l’espoir consolantd’avoir paru indifférente. Les dames partirent ; Charles,après avoir maudit leur visite, dit :

« Mère, j’ai fait quelque chose qui vousfera plaisir ; j’ai loué une loge pour demain, et j’ai invitéWenvorth, je suis sûr qu’Anna ne sera pas fâchée de venir avecnous. N’ai-je pas bien fait ?

– Bonté du ciel, s’écria Marie.Qu’avez-vous fait ? Avez-vous oublié que nous sommes engagés àCamben-Place, et que nous y rencontrerons lady Dalrymph,M. Elliot et les principaux parents de la famille ?

– Bah, répondit Charles ; qu’est-ceque c’est qu’une soirée ? Votre père pouvait nous inviter àdîner, s’il voulait nous voir. Faites ce que vous voudrez ;moi, j’irai au spectacle.

– Oh ! Charles, ce seraitabominable, quand vous avez promis.

– Non ; j’ai seulement salué etsouri, en disant : « Trop heureux ! » Ce n’estpas là une promesse.

– Vous irez, Charles ; ce seraitimpardonnable d’y manquer. On doit nous présenter ; il y atoujours eu une grande liaison entre les Dalrymph et nous. EtM. Elliot est l’héritier de mon père ; des attentions luisont dues à ce titre.

– Ne me parlez pas d’héritiers, s’écriaCharles : je ne suis pas de ceux qui négligent le pouvoirrégnant pour s’incliner devant l’astre nouveau. Si je n’y allaispas pour votre père, il serait scandaleux d’y aller pour sonhéritier. Qu’est-ce que M. Elliot est pourmoi ? »

Cette expression d’insouciance ranima Anna,qui vit le capitaine regarder et écouter avec attention, Auxdernières paroles de Charles, il la regarda.

Charles et Marie continuaient à discuter leprojet de spectacle : Mme Musgroves’interposa.

« Il vaut mieux y renoncer, Charles, etdemander la loge pour mardi. Ce serait dommage d’être séparés, etnous y perdrions aussi miss Anna ; et si elle n’est pas avecnous, ni Henriette ni moi nous ne nous soucions duspectacle. »

Anna fut sincèrement reconnaissante de cesparoles ; elle dit d’un ton décidé : « S’il nedépendait que de moi, madame, la soirée à la maison ne serait pasle plus petit obstacle. Je n’ai aucun plaisir à ces présentations,et je serais trop heureuse d’aller au théâtre avec vous. »

Elle sentit qu’on l’observait, et n’osa pasmême lever les yeux pour voir l’effet de ses paroles. On convint dumardi. Charles se réserva seulement de taquiner sa femme endéclarant qu’il irait seul au spectacle, si personne ne voulait yaller. Le capitaine Wenvorth quitta sa place, et vint s’arrêtercomme par hasard devant Anna.

« Vous n’avez pas été assez longtemps àBath, dit-il, pour jouir des soirées qu’on y donne.

– Ces soirées ne me plaisent pas, je nesuis pas joueuse.

– Je sais que vous ne l’étiez pasautrefois ; mais le temps opère de grands changements.

– Je n’ai pas tant changé, »dit-elle ; puis elle s’arrêta, craignant quelqueinterprétation.

Quelques instants après, il dit, comme sic’était une réflexion soudaine :

« Il y a un siècle, vraiment : huitans et demi ! »

Anna ne put savoir s’il en aurait ditdavantage ; Henriette demanda à sortir, et Anna dissimula sacontrariété ; elle se dit que si Henriette l’avait su, elle enaurait eu pitié, elle qui était si sûre de l’affection de sonfiancé.

Sir Walter et Élisabeth vinrent interrompreleurs apprêts de départ : leur présence apporta un froidgénéral. Anna se sentit oppressée, et vit la même impression autourd’elle. Le bien-être, la liberté, la gaîté, disparurent ; unfroid maintien, un silence compassé, une conversation insipide,accueillirent son père et sa sœur. Quelle mortification c’étaitpour elle ! Cependant elle eut une satisfaction : lecapitaine Wenvorth fut salué par sa sœur plus gracieusement que lapremière fois. Élisabeth renouvela son invitation pour tous lesMusgrove, « une soirée intime, » dit-elle, et, posant surla table les lettres d’invitation qu’elle avait apportées, elleadressa un sourire à Wenvorth en lui en présentant une. Elle avaitréfléchi qu’un homme d’une telle tournure ferait bien dans sonsalon, et elle consentait à oublier le passé.

Quand Sir Walter et Élisabeth furent partis,l’animation et la gaîté reparurent, excepté pour Anna. Elle pensaità la manière douteuse dont Wenvorth avait remercié plutôtqu’accepté l’invitation, montrant plus de surprise que de plaisir.Elle savait qu’il ne pouvait regarder cette invitation comme uneexcuse pour le passé. Il tint la carte dans sa main après leurdépart, comme s’il réfléchissait à tout cela. « Pensez doncqu’Élisabeth a invité tout le monde, chuchota Marie assez haut pourêtre entendue. Je ne suis pas surprise que le capitaine soit ravi.Vous voyez qu’il ne peut pas se séparer de sa carte. »

Anna saisit le regard de Wenvorth ; ellevit sa joue rougir, et sa bouche exprimer le mépris.

Elle se détourna pour ne pas en voirdavantage.

On se sépara. Anna, sollicitée de rester àdîner, refusa. Elle avait besoin de calme et de silence après lesagitations de la journée.

Revenue à Camben-Place, elle eut à entendretous les projets d’Élisabeth et de Mme Clay pour lasoirée, tous les détails d’embellissement, l’énumération desinvités, tout ce qui ferait de cette soirée la plus élégante qu’oneût jamais vue à Bath. Pendant ce temps, elle était obsédée par unepensée unique :

« Viendra-t-il ? » Elle nepouvait deviner s’il se croirait obligé de venir. Elle oublia unmoment sa préoccupation pour dire à Mme Clayqu’elle l’avait vue causer avec M. Elliot. Elle crut voir sursa figure une certaine confusion, qui pouvait bien être causée pardes reproches ou des observations de M. Elliot.

Elle s’écria cependant d’un air asseznaturel :

« Ah ! c’est vrai ! ma chère.Croiriez-vous, miss Elliot, que j’ai rencontré M. Elliot dansla rue Bath ? Je n’ai jamais été plus étonnée ; nousavons fait quelques pas ensemble. Quelque chose l’avait empêché departir ; je ne sais plus quoi, car j’étais pressée et je nepouvais guère attendre… Il voulait savoir à quelle heure ilpourrait être reçu demain, il ne pensait qu’à votre soirée, et moiaussi, et même depuis que je suis rentrée ; sans cela, cetterencontre ne me serait pas si entièrement sortie de lamémoire. »

Chapitre 23

 

Anna ayant promis d’aller chez les Musgrove,elle remit au lendemain la visite à lady Russel. Un jour de plusétait accordé à la bonne réputation de M. Elliot, comme à lasultane Shéhérazade des Mille et une Nuits.

Le mauvais temps la mit en retard, et quandelle arriva chez les Musgrove, elle y trouvaMme Croft, Harville et Wenvorth. Marie et Henriettene l’avaient pas attendue ; mais elles avaient recommandé àMme Musgrove de la retenir jusqu’à leur retour.

Elle dut se soumettre, et fut bientôt plongéedans toutes les agitations que l’extrême bonheur et l’extrêmechagrin peuvent procurer.

Deux minutes après son arrivée, Wenvorth dit àHarville.

« Nous écrirons la lettre en question,Harville, si vous voulez me donner ce qu’il faut pourécrire. »

Tout étant préparé, il s’approcha de la tableet, tournant le dos à tous, il s’absorba dans sa lettre.

Mme Musgrove racontait àMme Croft comment le mariage de sa fille s’étaitdécidé, avec cet insupportable chuchotement que tout le monde peutentendre. Anna ne put éviter d’entendre certains détails et desrabâchages insipides que Mme Croft écoutait avecune attention bienveillante. Anna espérait que Wenvorth n’entendaitpas.

« Tout bien considéré, disaitMme Musgrove, nous avons jugé convenable de ne pasattendre davantage ; Charles Hayter se mourait d’impatience.Je ne hais rien tant que les longs engagements ; six mois, unan tout au plus, mais pas davantage.

– C’est précisément ce que j’allais vousdire ; surtout quand on ignore s’il ne surviendra pas quelqueobstacle ; je trouve cela très imprudent, et les parentsdevraient l’empêcher autant qu’ils peuvent. J’aimerais mieux voirles jeunes gens se marier avec un petit revenu, et lutter avec lesdifficultés de la vie que d’être liés longtempsd’avance. »

Anna trouvait là un intérêt inattendu. Elles’appliqua ces paroles, sentit un frémissement parcourir tout soncorps, et jeta involontairement un regard sur la table. Lecapitaine avait cessé d’écrire : il écouta et se retourna pourlui jeter un regard rapide et profond.

Les deux dames continuèrent à redire les mêmesvérités, à les renforcer par des exemples. Mais Anna n’entenditqu’un bruit de voix ; tout était confusion dans sonesprit.

Harville, qui n’avait rien entendu, s’approchad’une fenêtre et parut inviter Anna à le rejoindre. Il la regardaavec un sourire et fit un petit mouvement de tête qui disait :« Venez, j’ai quelque chose à vous dire. »

Anna alla vers lui ; alors il repritl’expression sérieuse et pensive qui lui était habituelle.

« Voyez, dit-il, déployant un paquetqu’il avait dans la main et montrant une miniature. Connaissez-vouscette personne ?

– Certainement, capitaine.

– Et vous pouvez deviner à qui ceportrait est destiné. Mais, dit-il d’une voix grave, il n’a pas étéfait pour elle. Miss Elliot, vous rappelez-vous notre promenade àLyme ? Nous nous affligions pour lui. Je ne croyais guèrealors. Mais, n’importe. La peinture a été faite au Cap. Harvillerencontra là un jeune artiste allemand, et pour remplir unepromesse faite à ma pauvre sœur, il posa, et lui rapporta ceportrait. Je suis chargé maintenant de le donner à une autre femme.Quelle commission pour moi ! mais qui pouvait la faire ?Je ne suis pas fâché, vraiment, de la laisser à un autre, dit-il endésignant Wenvorth. Le capitaine s’en charge ; c’est pour celaqu’il écrit. » Et il ajouta, avec une lèvre tremblante :« Pauvre Fanny ! Elle ne l’aurait pas oubliésitôt !

– Non, dit Anna d’une voix pénétrée, jele crois facilement.

– Ce n’était pas dans sa nature :elle l’adorait.

– Une femme qui aime vraiment estainsi. »

Harville eut un sourire qui signifiait :« Réclamez-vous pour votre sexe ? » et Annarépondit, en souriant aussi : « Oui, nous ne sommes passi oublieuses que vous ; c’est peut-être notre destinée plutôtque notre mérite. Nous n’y pouvons rien. Nous vivons à l’intérieur,tranquilles, renfermées, et nous n’existons que par le sentiment.Vous êtes forcés à l’action ; vous avez toujours quelqueaffaire qui vous ramène dans le monde ; le changement etl’occupation continuels affaiblissent bientôt vos impressions.

– En admettant (ce que je ne fais pas)que votre assertion soit vraie, elle ne s’applique pas à Benwick.Il n’a pas été forcé à l’action ; la paix l’a ramené à terre àce moment-là, et depuis il a toujours vécu avec nous.

– C’est très vrai, dit Anna ; jel’avais oublié. Mais qu’allez-vous répondre à cela,capitaine ? Si le changement ne vient pas des circonstancesextérieures, il vient du dedans, de la nature de l’homme, ce doitêtre le cas du capitaine Benwick.

– Non, non, je n’admets pas que ce soitla nature de l’homme plus que de la femme d’oublier ceux qu’on aimeou qu’on a aimés. Je crois le contraire. Il y a une véritableanalogie entre notre corps et notre esprit ; là où le corpsest le plus fort, le sentiment l’est aussi : il est capable desupporter une plus rude épreuve, comme d’affronter un plus mauvaistemps.

– Vos sentiments peuvent être les plusforts, dit Anna ; mais le même esprit d’analogie m’autorise àdire que les nôtres sont les plus tendres. L’homme est plus robusteque la femme, mais il ne vit pas plus longtemps, ce qui expliquemes idées sur la nature de ses affections. S’il en était autrement,ce serait trop cruel pour vous. Vous avez à lutter avec desdangers, des souffrances ; vous travaillez et vous fatiguezvotre temps ; votre santé, votre vie, ne sont pas à vous. Ceserait cruel vraiment (ceci fut dit d’une voix tremblante) si lessentiments des femmes étaient ajoutés à tout cela.

– Nous ne serons jamais d’accord sur cepoint, » commença Harville, quand un léger bruit attira sonattention. La plume de Wenvorth était tombée de ses mains, et Annatressaillit en s’apercevant qu’il était plus près qu’elle necroyait.

– Avez-vous fini votre lettre ? ditHarville.

– Pas encore, quelques lignesseulement : j’aurai fini dans cinq minutes.

– Rien ne presse ; je suis très bienancré ici, dit-il en souriant à Anna ; bienapprovisionné ; je ne manque de rien. Eh bien, miss Elliot,dit-il en baissant la voix, comme je vous le disais, nous ne seronsjamais d’accord sur ce point ; aucun homme ni aucune femme nepeuvent l’être sans doute : mais laissez-moi vous dire quel’histoire est contre vous, en prose et en vers. Si j’avais autantde mémoire que Benwick, j’apporterais cinquante citations pourappuyer ma thèse. Je ne crois pas avoir ouvert dans ma vie un seullivre qui n’ait parlé de l’inconstance des femmes. Chansons etproverbes : tout en parle. Mais, direz-vous peut-être, ils ontété écrits par des hommes ?

– Oui, s’il vous plaît, ne prenons paspour arbitres les livres. Les hommes, en écrivant l’histoire, ontsur nous tous les avantages ; ils ont plus d’instruction, etla plume est dans leurs mains. Je n’admets pas que les livresprouvent quelque chose.

– Mais quelle preuveaurons-nous ?

– Nous n’en aurons jamais. Nous débutonschacun avec une prévention en faveur de notre propre sexe ;nous y ajoutons toutes les preuves que nous pouvons trouver àl’appui, et précisément ces preuves ne peuvent être données sanstrahir un secret.

– Ah ! s’écria Harville d’un tonprofondément ému, si je pouvais vous faire comprendre tout cequ’éprouve un homme, quand, jetant un dernier regard sur sa femmeet ses enfants, il suit des yeux le bateau qui les emportent sedemande s’il les reverra jamais. Si je pouvais vous dire la joie deson âme quand il les revoit après, une longue absence ; quandil a calculé l’heure de leur retour, et qu’il les voit arriver unjour plus tôt, comme si le ciel leur avait donné des ailes !Si je pouvais vous dire tout ce qu’un homme peut faire etsupporter ; tout ce qu’il peut se glorifier de faire pour seschers trésors ! Je parle seulement de ceux qui ont uncœur ! dit-il en appuyant la main sur sa poitrine.

– Ah ! dit Anna vivement ; jerends justice à vos sentiments et aux hommes qui vous ressemblent.Je mériterais le mépris si j’osais supposer que la véritableaffection et la confiance appartiennent seulement aux femmes. Non,je vous crois capables dans le mariage de toutes les grandes etnobles choses. Je crois que vous pouvez supporter beaucoup tantque… (permettez-moi de le dire), tant que vous avez un but. Je veuxdire tant que la femme que vous aimez existe et vit pour vous. Leseul privilège que je réclame pour mon sexe (et il n’est pas trèsenviable, n’en soyez pas jaloux), c’est d’aimer plus longtempsquand il n’y a plus ni vie ni espoir. » Elle ne put en diredavantage ; son cœur était trop plein, sa poitrine tropoppressée.

– Vous êtes une bonne âme, s’écria lecapitaine lui posant la main sur le bras avec affection. Il n’y apas moyen de se quereller avec vous. Et puis ma langue est liéequand je pense à Benwick. »

Leur attention fut appelée ailleurs :Mme Croft s’en allait.

« Nous nous séparons ici, je crois,Frédéric. Je retourne chez moi, et vous, vous avez un rendez-vousavec votre ami. Ce soir, nous aurons le plaisir de nous rencontrertous à votre soirée, » dit-elle à Anna. « Nous avons reçuhier l’invitation de votre sœur, et j’ai compris que Frédéric étaitinvité aussi. Vous êtes libre, n’est-ce pas,Frédéric ? »

Wenvorth pliait sa lettre à la hâte, il ne putou ne voulut pas répondre à cela.

« Oui, dit-il, nous nous séparons ;mais nous vous suivrons bientôt, c’est-à-dire Harville, si vousêtes prêt, je le suis dans une minute ; je sais que vous neserez pas fâché d’être dehors. »

Wenvorth, ayant cacheté rapidement sa lettre,semblait pressé de partir. Anna n’y comprenait rien. Harville luidit un amical adieu ; mais de Wenvorth elle n’eut pas un mot,pas un regard, quand il sortit.

Elle n’avait eu que le temps de s’approcher dela table, quand la porte s’ouvrit, et qu’il rentra. Il s’excusa,disant qu’il avait oublié ses gants ; il s’approcha de latable, et, tirant une lettre de dessous les autres papiers, la mitsous les yeux d’Anna en la regardant d’un air suppliant, puis ilsortit avant que Mme Musgrove eût le temps de voirs’il était entré.

Anna fut agitée au delà de toute expression.La lettre, dont l’adresse « Miss A. E. » était à peinelisible, était celle qu’il avait pliée si rapidement. On croyaitqu’il écrivait à Benwick, et c’était à elle ! La vie d’Annadépendait du contenu de cette lettre ! Mais tout étaitpréférable à l’attente, Mme Musgrove était occupéeailleurs, et Anna put, sans être aperçue, lire ce quisuit :

« Je ne puis me taire plus longtemps. Ilfaut que je vous écrive. Vous me percez le cœur ! Ne me ditespas qu’il est trop tard ! que ces précieux sentiments sontperdus pour toujours. Je m’offre à vous avec un cœur qui vousappartient encore plus que lorsque vous l’avez brisé il y a huitans. Ne dites pas que l’homme oublie plus tôt que la femme, que sonamour meurt plus vite. Je n’ai jamais aimé que vous. Je puis avoirété injuste, j’ai été faible et vindicatif, mais jamais inconstant.C’est pour vous seule que je suis venu à Bath, c’est à vous seuleque je pense ; ne l’avez-vous pas vu ? N’auriez-vous pascompris mes désirs ? Je n’aurais pas attendu depuis dix jours,si j’avais connu vos sentiments comme je crois que vous avez devinéles miens. Je puis à peine écrire. J’entends des mots quim’accablent. Vous baissez la voix, mais j’entends les sons de cettevoix qui sont perdus pour les autres. Trop bonne et trop parfaitecréature ! vous nous rendez justice, en vérité, en croyant leshommes capables de constance. Croyez à ce sentiment inaltérablechez

F.W.

» Il faut que je parte, incertain de monsort : mais je reviendrai ici, ou j’irai vous rejoindre. Unmot, un regard suffira pour me dire si je dois entrer ce soir oujamais chez votre père. »

Après cette lecture, Anna fut longtemps à seremettre. Chaque instant augmentait son agitation : elle étaitcomme écrasée de bonheur et avant qu’elle pût sortir de cet étatviolent, Charles, Marie et Henriette rentrèrent.

Elle s’efforça d’être calme, mais elle necomprit pas un mot de ce qu’on disait. Elle fut obligée des’excuser et de dire qu’elle était souffrante. On remarqua alorsqu’elle était très pâle, qu’elle paraissait agitée et préoccupée,et l’on ne voulut pas sortir sans elle. Cela était cruel !… Siseulement on était parti, lui laissant la tranquille possession decette chambre ! mais voir tout le monde autour d’elle luidonnait le vertige et la désespérait. Elle dit qu’elle voulaitretourner chez elle.

« Certainement, ma chère, ditMme Musgrove ; partez vite, et prenez soin devous, afin d’être bien remise ce soir. Charles, demandez unevoiture ; elle ne peut pas marcher. »

Aller en voiture, c’était là le pire, perdrela possibilité de dire deux mots au capitaine ! Elle nepouvait supporter cette pensée. Elle protesta vivement, et on lalaissa enfin partir.

« Soyez assez bonne, madame, dit-elle ensortant, pour dire à ces messieurs que nous espérons les avoir tousce soir, et particulièrement le capitaine Benwick etM. Wenvorth. »

Elle craignait quelque malentendu qui gâteraitson bonheur. Une autre contrariété survint : Charles voulutl’accompagner, cela était cruel, mais elle ne pouvait s’yrefuser.

Arrivés à la rue Union, un pas rapide et quilui était familier se fit entendre derrière eux. Elle eut le tempsde se préparer à voir Wenvorth. Il les rejoignit, puis parutindécis sur ce qu’il devait faire ; il se tut et la regarda.Elle soutint ce regard en rougissant. Alors l’indécision deWenvorth cessa et il marcha à côté d’elle.

Charles, frappé d’une pensée soudaine, dittout à coup :

« Capitaine, où allez-vous ? ÀGay-Street, ou plus loin ?

– Je n’en sais rien, dit Wenvorthsurpris.

– Allez-vous près de Camben-Place ?parce qu’alors je n’ai aucun scrupule à vous prier de me remplacer,et de donner votre bras à Anna. Elle est un peu souffrante ce matinet ne doit pas aller seule si loin ; et il faut que j’aillechez mon armurier. Il m’a promis de me faire voir un superbe fusilqu’il va expédier, et si je n’y vais pas tout de suite il sera troptard. »

Wenvorth n’avait aucune objection à faire àcela, il s’empressa d’accepter, réprimant un sourire et une joiefolle.

Une minute après, Charles était au bout de larue, et Wenvorth et Anna se dirigeaient vers la promenadetranquille, pour causer librement pendant cette heure bénie, qu’ilsse rappelleraient toujours avec bonheur. Là ils échangèrent denouveau ces sentiments et ces promesses qui avaient déjà une foisengagé leur avenir et qui avaient été suivis de longues années deséparation et d’indifférence. Ils se rappelèrent le passé, plusparfaitement heureux qu’ils ne l’avaient jamais été, plus tendres,plus éprouvés, plus certains de la fidélité et de l’attachementl’un de l’autre ; plus disposés à agir, et plus justifiés enle faisant. Ils montaient lentement la pente douce, ne voyant rienautour d’eux, ni les passants qui les coudoyaient. Ilss’expliquaient et se racontaient, sans se lasser jamais, lesjournées précédentes. C’était bien la jalousie qui avait dirigétoute la conduite de Wenvorth ; mais il n’avait jamais aiméqu’elle. Il avait voulu l’oublier, et croyait y avoir réussi. Ils’était cru indifférent, tandis qu’il n’était qu’irrité ; ilavait été injuste pour les qualités d’Anna, parce qu’il en avaitsouffert. Maintenant elle était pour lui la perfection absolue,mais il reconnaissait qu’à Uppercross seulement il avait appris àlui rendre justice, et qu’à Lyme seulement il avait commencé à seconnaître lui-même. L’admiration de M. Elliot pour Anna avaitréveillé son affection, et les incidents du Cobb et la suiteavaient établi la supériorité d’Anna.

Il avait fait des efforts inutiles pours’attacher à Louisa, sans se douter qu’une autre femme avait déjàpris possession de son cœur. Il avait appris alors à distinguer lafermeté de principes, de l’entêtement et de l’amour-propre ;un esprit résolu et équilibré, d’un esprit téméraire. Toutcontribuait à élever dans son estime la femme qu’il avaitperdue ; et il commençait à déplorer l’orgueil et la folie quil’avaient empêché de la regagner quand elle était sur sa route.

Dès lors sa punition avait commencé. À peinedélivré du remords et de l’horreur causés par l’accident de Lyme,il s’était aperçu qu’il n’était plus libre.

« Je découvris, dit-il, que Harville meconsidérait comme engagé avec Louisa. L’honneur me commandait del’épouser, puisque j’avais été imprudent. Je n’avais pas le droitd’essayer si je pourrais m’attacher à une de ces jeunes filles, aurisque de faire naître des bruits fâcheux. J’avais péché, j’endevais subir les conséquences. Je me décidai à quitter Lyme,j’aurais voulu affaiblir par tous les moyens possibles lessentiments que j’avais pu inspirer. J’allai chez mon frère, il meparla de vous, il me demanda si vous étiez changée. Il nesoupçonnait guère qu’à mes yeux vous ne pouviez jamaischanger. »

Anna sourit, car il est bien doux à vingt-huitans de s’entendre dire qu’on n’a perdu aucun des charmes de lajeunesse. Elle comparait cet hommage avec d’autres paroles qu’ilavait dites, et le savourait délicieusement.

Il en était là, déplorant son aveuglement etson orgueil, quand l’étonnante et heureuse nouvelle du mariage deLouisa lui rendit sa liberté.

« Ce fut la fin de mes plus grandstourments, car dès lors la route du bonheur m’était ouverte ;mais attendre dans l’inaction eût été trop terrible. J’allai àBath. Me pardonnez-vous d’y être arrivé avec un peu d’espoir ?Je savais que vous aviez refusé un homme plus riche que moi ;mais vous voir entourée de personnes malveillantes à monégard ; voir votre cousin causant et souriant, et savoir quetous ceux qui avaient quelque influence sur vous désiraient cemariage, quand même vous auriez de l’indifférence ou de larépulsion, n’était-ce pas assez pour me rendre fou ?

– Il fallait ne pas me soupçonner, ditAnna, le cas était si différent. Si j’ai eu tort en cédantautrefois à la persuasion, souvenez-vous qu’elle était exercée pourmon bien, je cédais au devoir. Mais ici on ne pouvait invoqueraucun devoir pour me faire épouser un homme qui m’étaitindifférent.

– Je ne pouvais pas raisonner ainsi.J’étais la proie de ces vieux sentiments dont j’avais tantsouffert. Je me souvenais seulement que vous m’aviez abandonnécroyant aux autres plutôt qu’à moi, et qu’enfin vous étiez encoreavec la même personne qui vous avait guidée, dans cette année demalheur.

– J’aurais cru, dit Anna, que ma manièred’être pouvait vous épargner tout ce chagrin ?

– Non ; vous aviez l’air aisé d’unepersonne qui est engagée ailleurs, et cependant j’étais décidé àvous revoir. »

Anna rentra chez elle, plus heureuse quepersonne ici n’aurait pu comprendre. Tous les sentiments péniblesdu matin étaient dissipés : son bonheur était si grand, que,pour contenir sa joie, elle fut obligée de se dire qu’elle nepouvait pas durer. Elle alla s’enfermer dans sa chambre, pourpouvoir en jouir ensuite avec plus de calme.

Le soir vint, les salons se remplirent.C’était une soirée banale, trop nombreuse pour être intime, pasassez pour être animée.

Cependant jamais soirée ne parut plus courte àAnna. Jolie et rougissante d’émotion et de bonheur, elle futgénéralement admirée.

Elle ne trouvait là que des indifférents oudes gens sympathiques, les premiers elle les laissait decôté ; elle causait gaîment avec les autres, puis elleéchangeait quelques mots avec Wenvorth, et elle sentait qu’il étaitlà ! Ce fut dans un de ces courts moments qu’elle luidit :

« J’ai tâché de me juger impartialement,et je crois que j’ai fait mon devoir en me laissant influencer parl’amie qui me servait de mère. Je ne veux pas dire pourtant qu’ellene se trompait pas : l’avenir lui a donné tort. Quant à moi,je ne voudrais jamais dans une circonstance semblable imposer monavis. Mais si j’avais désobéi, j’aurais été tourmentée par maconscience ; aujourd’hui je n’ai rien à me reprocher, et jecrois que le sentiment du devoir n’est pas le plus mauvais lotd’une femme en ce monde. »

Il regarda Anna, puis lady Russel :

« Je ne lui pardonne pas encore ;mais j’espère plus tard être bien avec elle.

– Je me suis demandé aussi si je n’avaispas été moi-même mon plus grand ennemi. Dites-moi, si je vous avaisécrit, quand je fus nommé commandant de la Laconia,m’auriez-vous répondu ? M’auriez-vous promis votremain ?

– Oui, je l’aurais fait ! » futtoute sa réponse ; mais le ton était décisif.

– Mon Dieu ! s’écria-t-il ;est-ce vrai ? j’y pensais et je le souhaitais, comme lecouronnement de tous mes succès, mais j’étais trop orgueilleux pourvous demander une seconde fois. Si j’avais voulu vous comprendre etvous rendre justice, six années de réparation et de souffrancem’eussent été épargnées ! Ce m’est une douleur d’un nouveaugenre. Je me suis accoutumé à croire que je méritais tout ce quim’arrivait d’heureux. Comme d’autres grands hommes dans les revers,ajouta-t-il avec un sourire, je dois m’efforcer de soumettre monesprit à ma destinée. Je dois apprendre à me trouver heureux plusque je ne mérite. »

Chapitre 24

 

Qui peut douter de la suite del’histoire ? Quand deux jeunes gens se mettent en tête de semarier, ils sont sûrs, par la persévérance, d’arriver à leur but,quelque pauvres, quelque imprudents qu’ils soient. C’est làpeut-être une dangereuse morale, mais je crois que c’est la vraie,et si ceux-là réussissent, comment un capitaine Wenvorthet une Anna Elliot, ayant toute la maturité de l’esprit,la conscience du droit et une fortune indépendante, n’auraient-ilspas renversé tous les obstacles ?

Ils n’en rencontrèrent pas beaucoup, enréalité, car ils n’eurent d’autre opposition que le manque degracieuseté et d’affection.

Sir Walter ne fit aucune objection, etÉlisabeth se contenta de paraître froide et indifférente. Lecapitaine Wenvorth, avec son mérite personnel et ses 25,000 livres,n’était plus un zéro. On le trouvait digne de rechercher la filled’un baronnet dépensier et absurde, qui n’avait pas eu assez de bonsens pour se maintenir dans la situation où la Providence l’avaitplacé, et qui ne pouvait donner à sa fille qu’une petite portiondes 10,000 livres venant de sa mère.

Sir Walter, malgré sa vanité, était loin depenser que ce fût là un mauvais mariage. Au contraire, quand il vitWenvorth davantage à la lumière du jour (et il le regarda bien), ilfut frappé de sa bonne mine, et il sentit que cette supérioritéphysique pouvait entrer en balance avec le rang de sa fille.

Tout cela, aidé d’un nom bien sonnant, disposaSir Walter à préparer sa plume avec bonne grâce pour insérer lemariage dans le livre d’honneur.

La seule personne dont l’opposition pouvaitcauser une sérieuse inquiétude était lady Russel. Anna savait quecette dame aurait quelque peine à renoncer à M. Elliot etqu’elle devrait faire des efforts pour rendre justice àWenvorth.

Il lui fallait reconnaître qu’elle s’étaittrompée doublement ; que, les manières de Wenvorth neconvenant pas à ses idées, elle avait été trop prompte à luiattribuer un caractère d’une impétuosité dangereuse ; que, lesmanières de M. Elliot lui ayant plu précisément par leurcorrection et leur élégance, leur politesse et leur aménité, elleavait été trop prompte à y reconnaître un esprit bienéquilibré.

Elle avait à faire une nouvelle provisiond’opinions et d’espérances.

Il y a chez quelques personnes une pénétrationnaturelle que l’expérience ne peut égaler. Lady Russel avait étémoins douée que sa jeune amie ; mais c’était une excellentefemme, et si elle avait la prétention d’avoir un bon jugement, ellevoulait, avant tout, le bonheur d’Anna.

Quand la gêne du premier moment fut passée,elle se mit à aimer comme une mère l’homme qui assurait le bonheurde son enfant.

De toute la famille, Marie fut probablement laplus satisfaite. Ce mariage augmentait sa considération, et ellepouvait se flatter d’y avoir contribué en gardant Anna avec ellependant l’automne. Elle était fort contente que Wenvorth fût plusriche que Benwick ou Hayter, car sa propre sœur devait êtreau-dessus des sœurs de son mari.

Elle eut à souffrir, peut-être, de voirreprendre à Anna son droit d’aînesse dans la société, et de la voirpropriétaire d’un joli landau ; mais elle avait un avenirqu’Anna n’avait pas. Son mari était fils aîné, et il hériteraitd’Uppercross ; et si elle pouvait empêcher Wenvorth d’êtrefait baronnet, elle ne voudrait pas changer avec Anna.

Il est à désirer que la sœur aînée soitégalement satisfaite de son sort, car un changement n’est pasprobable. Elle a eu la mortification de voir M. Elliot seretirer, et personne ne s’est présenté qui puisse faire naître enelle le moindre espoir.

La nouvelle du mariage d’Anna fut pourM. Elliot un événement inattendu. Il dérangeait ses plans debonheur conjugal et son espoir de garder Sir Walter célibataire, enle surveillant de près.

Quoique dérouté et désappointé, il pouvaitencore faire quelque chose pour son propre plaisir et son intérêt.Il quitta Bath, et Mme Clay, s’en allant bientôtaprès, le bruit courut qu’elle s’était établie à Londres sous saprotection. On vit alors qu’il avait joué double jeu et qu’il étaitrésolu à empêcher cette femme artificieuse de l’évincer.

Chez Mme Clay, la passionl’avait emporté sur l’intérêt, elle était rusée cependant aussibien que passionnée ; et l’on se demande aujourd’hui qui desdeux sera le plus habile : si M. Elliot, après l’avoirempêchée d’épouser Sir Walter, ne sera pas amené à en faire safemme.

Sir Walter et Élisabeth furent sans nul doutefroissés et vexés en découvrant la duplicité deMme Clay. Ils ont, il est vrai, pour se consolerleur grande cousine, mais ils sentiront bientôt que lemétier de courtisan n’est pas toujours agréable.

Anna n’eut qu’un nuage à son bonheur ; cefut de voir que personne dans sa famille n’était digne de Wenvorth.La disproportion de fortune ne lui donna pas un moment deregret ; mais ne pouvoir offrir à son mari l’accueilbienveillant d’une famille respectable, en échange de l’accueilempressé de ses beaux-frères et belles-sœurs, fut pour elle unesource de chagrin.

Elle n’avait dans le monde que deux amies àajouter à ceux de son mari : lady Russel etMme Shmith ; il était tout disposé à aimer lapremière, et, pourvu qu’on ne l’obligeât pas à dire qu’elle avaiteu raison de les séparer, il voulait bien lui reconnaître toutesles autres qualités.

Quant à Mme Shmith, elle avaitdes titres pour être aimée tout de suite : les bons officesqu’elle avait rendus à Anna. Elle acquit deux amis au lieu d’une,et fut la première à les visiter. Le capitaine s’acquitta enverselle en lui faisant recouvrer sa propriété des Indes.

Cette augmentation de revenu, jointe à uneamélioration de santé et à la fréquentation d’aussi bons amis,entretint sa gaîté et sa vivacité, et elle défia alors les plusgrandes richesses d’ajouter à son contentement ; mais lasource de son bonheur était en elle et dans son caractère, commecelui d’Anna était dans son cœur aimant. Anna était tout tendresse,et Wenvorth l’aima autant qu’elle en était digne. La crainte de laguerre fut la seule ombre à son bonheur. Elle se glorifiait d’êtrela femme d’un marin, mais il fallait payer cette gloire par lesalarmes dues à cette profession, où les vertus domestiques brillentpeut-être d’un plus vif éclat que les vertus patriotiques.

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Tags: Jane Austen