PHÉDON de Platon

— Par Jupiter, reprit Socrate, je suis si éloigné de me
faire seulement la moindre idée des causes d’aucune de
ces choses, que je ne crois pas même savoir, quand on
ajoute un à un, si c’est cet un auquel on en ajoute un
autre qui devient deux, ou si c’est celui qui est ajouté et
celui auquel il est ajouté qui ensemble deviennent deux,
à cause de cette addition de l’un à l’autre; car ce qui me
surprend, c’est que, pendant qu’ils étaient séparés,
chacun d’eux était un, et n’était pas deux, et qu’après
qu’ils sont rapprochés, ils deviennent deux, parce qu’on
les met l’un près de l’autre.
De même quand on partage une chose, je ne puis pas
comprendre davantage comment alors ce partage est la
cause que cette chose devient deux; car voilà une cause
toute contraire à celle qui fait qu’un et un font deux: là,
c’est parce qu’on les rapproche et qu’on les ajoute l’un à
l’autre; et ici, c’est parce qu’on les divise et qu’un les
sépare l’un de l’autre.
Bien plus, je ne me flatte pas même de savoir pourquoi
un est un; ni, en un mot, comment une chose
quelconque naît, périt ou existe, du moins d’après les
raisons physiques; et j’ai pris le parti d’y substituer de
moi-même d’autres raisons, celles-là ne pouvant
absolument me satisfaire. Enfin, ayant entendu
quelqu’un lire dans une livre, qu’il disait être
d’Anaxagore, que l’intelligence est la règle et le principe
de toutes choses, j’en fus ravi d’abord; il me parut assez
beau que l’intelligence fût le principe de tout.
S’il en est ainsi, disais-je en moi-même, l’intelligence
ordonnatrice a tout disposé pour le mieux. Si donc
quelqu’un veut trouver la cause de chaque chose,

comment elle naît, périt ou existe, il n’a qu’à chercher la
meilleure manière dont elle peut être; et, en
conséquence de ce principe, je concluais que l’homme
ne doit chercher à connaître, dans ce qui se rapporte à
lui comme dans tout le reste, que ce qui est le meilleur
et le plus parfait, avec quoi il connaîtra nécessairement
aussi ce qui est le plus mauvais; car il n’y a qu’une
science pour l’un et pour l’autre. Je me réjouissais de
cette pensée, croyant avoir trouvé dans Anaxagore un
maître qui m’expliquerait, selon mes désirs, la cause de
toutes choses, et qui, après m’avoir dit d’abord si la terre
est plate ou ronde, m’apprendrait la nécessité et la cause
de la forme qu’elle peut avoir, s’appuyant sur le principe
du mieux, et prouvant que c’est pour le mieux qu’elle
doit avoir telle ou telle forme: de même, s’il prétendait
que la terre occupe le centre, il m’expliquerait comment
c’est aussi pour le mieux qu’elle doit y être; et, après
avoir reçu de lui tous les éclaircissements, je me
promettais de ne plus jamais chercher aucune autre
cause. Je me proposais aussi de l’interroger sur le soleil,
sur la lune et sur les autres planètes, pour connaître les
raisons de leur mouvements, de leurs révolutions et de
tout ce qui leur arrive, et comment c’est pour le mieux
que chacun de ces astres remplit la tâche qu’il a à
rempli; car je ne croyais pas qu’après avoir avancé que
c’est l’intelligence qui les a ordonnés, il pût alléguer une
autre cause de leur ordre réel que sa bonté et sa
perfection.
Et je me flattais qu’après m’avoir assigné cette cause et
en général et en particulier, il me ferait connaître en quoi
consiste le bien de chaque chose en particulier, et le

bien commun à toutes. Je n’aurais pas donné pour
beaucoup mes espérances. Je me mis donc à l’ouvrage
avec empressement: je lus ses livres le plus tôt que je
pus, impatient de posséder la science du bien et du mal;
mais combien me trouvai-je bientôt déchu de ces
espérances, lorsque, avançant dans cette lecture, je vis
un homme qui ne fait aucun usage de l’intelligence, et
qui, au lieu de s’en servir pour expliquer l’ordonnance
des choses, met à sa place l’air, l’éther, l’eau et d’autres
choses aussi absurdes! Il me parut agir comme un
homme qui d’abord dirait: Tout ce que Socrate fait, il le
fait avec intelligence; et qui ensuite, voulant rendre
raison de chaque chose que je fais, dirait qu’aujourd’hui,
par exemple, Je suis ici, assis sur mon lit, parce que mon
corps est composé d’os et de nerfs; que les os, étant
durs et solides, sont séparés par des jointures, et que les
muscles lient les os avec les chairs et la peau qui les
renferme et les embrasse les uns et les autres; que, les
os étant libres dans leurs emboîtures, les muscles, qui
peuvent s’étendre et se retirer, font que je puis plier les
jambes comme vous voyez; et que c’est la cause pour
laquelle je suis ici, assis de cette manière: ou bien
encore, c’est comme si, pour expliquer la cause de notre
entretien, il la cherchait dans le son de la voix, dans l’air,
dans l’ouïe et dans mille autres choses semblables, sans
songer à parler de la véritable cause; savoir, que les
Athéniens ayant jugé qu’il était mieux de me condamner,
j’ai trouvé aussi qu’il était mieux d’être assis sur ce lit et
d’attendre tranquillement la peine qu’ils m’ont imposée;
car je vous jure que depuis longtemps déjà ces
muscles et ces os seraient à Mégare ou en Béotie, si

j’avais cru que cela fût mieux, et si je n’avais pensé qu’il
était plus juste et plus beau de rester ici pour subir la
peine à laquelle la patrie m’a condamné, que de
m’échapper et de m’enfuir comme un esclave. Mais il est
par trop ridicule de donner de ces raisons-là. Que l’on
dise que si je n’avais ni os ni muscles, et autres choses
semblables, je ne pourrais faire ce que je jugerais à
propos, à la bonne heure; mais dire que ces os et ces
muscles sont la cause de ce que je fais, et non pas la
détermination de ma volonté et le choix de ce qui est
meilleur, et dire qu’en cela je me sers de l’intelligence,
voilà qui est de la dernière absurdité; car c’est ne
pouvoir pas faire cette différence, qu’autre chose est la
cause, et autre chose ce sans quoi la cause ne serait
jamais cause; et c’est pourtant cette condition extérieure
du développement de la cause que la plupart des
hommes, qui marchent à tâtons comme dans les
ténèbres, prennent pour la cause elle-même, et appellent
de ce nom, qui lui convient si peu. Voilà pourquoi l’un
environne la terre d’un tourbillon produit par le
ciel, et la suppose fixe au centre; l’autre la conçoit
comme une large huche, à laquelle il donne l’air pour
base : mais quelle puissance a ainsi disposé toutes
ces choses le mieux possible? c’est à quoi ils ne songent
point; ils ne reconnaissent pas là la trace d’une force
supérieure, et croient trouver un Atlas plus fort, plus
immortel et plus capable de soutenir le monde! et le
principe essentiel du bien, qui seul lie et soutient tout, ils
le rejettent!
Quant à moi, pour apprendre ce qu’il en est de ce
mystère, je me serais fait volontiers le disciple de tous

les maîtres possibles; mais ne pouvant y parvenir ni par
moi-même ni par les autres, veux-tu, Cébès, que je te
raconte dans quelle voie nouvelle je suis entré?
— Je brûle de l’apprendre, dit Cébès.
— Après m’être lassé à chercher la raison de toutes
choses, je crus que je devais bien prendre garde qu’il ne
m’arrivât ce qui arrive à ceux qui regardent une éclipse
de soleil; il y en a qui perdent la vue, s’ils n’ont la
précaution de regarder dans l’eau, ou dans quelque
autre milieu, l’image de cet astre. Je craignis aussi de
perdre les yeux de l’âme, si je regardais les objets avec
les yeux du corps, et si je me servais de mes sens pour
les toucher et pour les connaître: je trouvai que je devais
avoir recours à la raison, et regarder en elle la vérité des
choses. Peut-être que l’image dont je me sers pour
m’expliquer n’est pas entièrement juste; car moi-même
je ne tombe pas d’accord que celui qui regarde les
choses dans la raison les regarde plutôt dans un milieu,
que celui qui les voit dans leur apparence sensible: mais,
quoi qu’il en soit, voilà le chemin que je pris, et depuis
ce temps-là, supposant toujours le principe qui me
semble le meilleur, tout ce qui me paraît s’accorder avec
le principe, je le prends pour vrai, qu’il s’agisse des
causes, ou de toute autre chose; et ce qui ne lui est pas
conforme, je le rejette comme faux. Mais je vais
m’expliquer plus clairement, car je pense que tu ne
m’entends pas encore.
— Non, par Jupiter, Socrate, dit Cébès, je ne t’entends
pas encore trop bien.
Cependant, reprit Socrate, je ne dis rien de nouveau; je
ne dis que ce que j’ai dit en mille occasions, et ce que je

viens de répéter précédemment. Pour t’apprendre la
méthode dont je me suis servi pour m’élever à la
connaissance des causes, je reviens à ce que j’ai déjà
tant rebattu, et je commence par établir qu’il y a quelque
chose de bon, de beau, de grand, par soi-même. Si tu
m’accordes ce principe, j’espère arriver à te conduire par
là à la cause de l’immortalité de l’âme.
— Ne t’arrête donc pas? dit Cébès, et achève comme si
je te l’avais accordé depuis longtemps.
— Prends bien garde à ce qui va suivre, continua
Socrate, et vois si tu peux en tomber d’accord avec moi.
Il me semble que s’il y a quelque chose de beau en ce
monde, outre le beau en soi, tout ce qui est beau ne
peut l’être que parce qu’il participe au beau absolu, et
ainsi de tout le reste. M’accordes-tu cet ordre de causes?
— Oui, je l’accorde.
— Alors, continua Socrate, je ne comprends, plus, et je
ne saurais concevoir toutes ces autres causes si savantes
que l’on nous donne. Mais si quelqu’un vient me dire ce
qui fait qu’une chose est belle, ou la vivacité des
couleurs ou ses formes et d’autres choses semblables, je
laisse là toutes ces raisons, qui ne font que me troubler,
et je m’assure moi-même sans façon et sans art et peut-
être trop simplement, que rien ne la rend belle que la
présence ou la communication de la beauté première, de
quelque manière que cette communication se fasse; car
là-dessus je n’affirme rien, sinon que toutes les belles
choses sont belles par la présence de la beauté. C’est à
mon avis la réponse la plus sûre, pour moi comme pour
tout autre, et tant que je m’en tiendrai là, j’espère bien
certainement ne me jamais tromper, et pouvoir répondre

en toute sûreté, moi et tout autre que moi, que c’est par
le reflet de beauté primitive que les belles choses sont
belles. Ne penses-tu pas comme moi?
— Je le pense.
— Ainsi, c’est par la grandeur que les choses grandes
sont grandes, et les petites sont petites par la petitesse.
— Oui.
— Tu ne serais donc pas de l’avis de celui qui
prétendait qu’un homme est plus grand qu’un autre de
toute la tête, et que cet autre est aussi plus petit
d’autant? mais tu soutiendrais que tout ce que tu veux
dire, c’est que toutes les choses qui sont plus grandes
que d’autres, ne sont plus grandes que par la grandeur,
et que c’est elle seule, la grandeur en elle-même, qui en
est la cause; et de même, que les petites choses ne sont
plus petites que par la petitesse, la petitesse étant la
cause spéciale de ce qu’elles sont petites. Et tu
soutiendrais cette opinion, j’imagine, dans la crainte
d’une objection embarrassante; car si tu disais qu’un
homme est plus grand ou plus petit de toute la tête, on
pourrait te répondre d’abord que le même objet ferait la
grandeur du plus grand, et la petitesse du plus petit; et
ensuite que c’est à la hauteur de la tête, qui pourtant est
petite en elle-même, que le plus grand devrait sa
grandeur; et il serait en effet merveilleux qu’un homme
fût grand par quelque chose de petit. N’aurais-tu pas
cette crainte?
— Sans doute, dit Cébès en riant.
— Ainsi, ne craindrais-tu pas de dire que si dix est plus
que huit de deux, c’est à cause de deux, et non pas à
cause de la quantité; ou bien encore que si deux

coudées sont plus qu’une coudée, c’est à cause de la
coudée en sus, et non pas à cause de la grandeur? car il
y a même sujet de crainte.
— Bien certainement.
— Mais quoi! ne ferais-tu pas difficulté de dire que si
l’on ajoute un à un, c’est alors l’addition qui est la cause
du multiple deux, ou que, si l’on partage un en deux,
c’est la division? ou plutôt n’affirmerais-tu pas hautement
que tu ne connais d’autre cause de chaque phénomène
que leur participation à l’essence propre à la classe à
laquelle chacun d’eux appartient; et qu’en conséquence
tu n’imagines pas d’autre cause du multiple deux que sa
participation à la duité, dont participe nécessairement
tout ce qui devient deux, comme tout ce qui devient un,
participe de l’unité? N’abandonnerais-tu pas les
additions, les divisions et toutes les autres subtilités de
ce genre, laissant à de plus savants à asseoir sur de
pareilles bases leurs raisonnements, tandis que pour toi,
arrêté, comme on dit, par la peur de ton ombre et de
ton ignorance, tu t’en tiendrais au solide principe que
nous avons établi? Que si l’on venait l’attaquer, ne
laisserais-tu pas cette attaque sans réponse, jusqu’à ce
que tu eusses examiné toutes les conséquences qui
dérivent de ce principe, et reconnu toi-même si elles
s’accordent ou ne s’accordent pas entre elles? Et si tu
étais obligé d’en rendre raison, ne le ferais-tu pas
encore, en supposant un autre principe plus général et
plus sûr, jusqu’à ce qu’enfin tu eusses trouvé quelque
chose de satisfaisant, mais en évitant d’embrouiller tout,
comme ces disputeurs, et de confondre le premier
principe avec ceux qui en dérivent, pour arriver à la

vérité des choses? il est vrai que pour ces disputeurs
c’est peut-être là ce dont ils ne s’occupent guère; il leur
suffit, en mêlant tout dans leur sagesse, de pouvoir se
plaire à eux-mêmes. Quant à toi, si tu es philosophe, tu
agiras, je pense, comme je l’ai dit.
— Parfaitement, dirent en même temps Simmias et
Cébès.

ÉCHÉCRATÈS.
Eh! par Jupiter, Phédon, ils avaient raison; car il m’a
semblé que Socrate s’exprimait avec une netteté
merveilleuse pour ceux-là même qui auraient eu le moins
d’intelligence.

PHÉDON.
Tous ceux qui étaient là furent de cet avis.

ÉCHÉCRATÈS.
Et c’est ce que nous pensons, nous qui n’y étions pas,
sur le récit que tu nous en fais. Mais que dit-on après
cela?

PHÉDON.
Il me semble, si je m’en souviens bien, qu’après qu’on lui
eût accordé que toute idée existe en soi, et que c’est de
la participation que les choses ont avec elle qu’elles
tirent leur dénomination, il continua ainsi: Si ce principe
est vrai, quand tu dis que Simmias est plus grand que
Socrate, et plus petit que Phédon, ne dis-tu pas que
dans Simmias se trouvent en même temps la grandeur et
la petitesse?
— Oui, dit Cébès

— Mais ne conviens-tu pas que si tu dis; Simmias est
plus grand que Socrate; cette proposition telle qu’elle est
littéralement, n’est pas exacte? car il n’est pas dans la
nature de Simmias d’être plus grand; il ne l’est pas parce
qu’il est Simmias, mais il l’est par la grandeur qu’il a
accidentellement. Et encore il n’est pas plus grand que
Socrate parce que Socrate est Socrate, mais parce que
Socrate participe de la petitesse en comparaison de la
grandeur de Simmias.
— Cela est vrai.
— De même Simmias n’est pas plus petit que Phédon
parce que Phédon est Phédon, mais parce que Phédon
est grand, si on le compare à Simmias qui est petit.
— C’est cela.
— Ainsi Simmias est appelé à-la-fois petit et grand, et il
est entre les deux, surpassant la petitesse de l’un par la
supériorité de sa grandeur, et reconnaissant à l’autre une
grandeur qui surpasse sa petitesse. Et se mettant à rire
en même temps: En vérité, dit-il, j’ai bien l’air de
m’exprimer avec toute l’exactitude d’un greffier, mais
enfin la chose est ainsi.
Cébès en convient.
Et j’appuie là-dessus parce que je voudrais te voir de
mon opinion. Car il me semble que non-seulement la
grandeur ne peut jamais être en même temps grande et
petite, mais encore que la grandeur qui est en nous
n’admet point la petitesse et ne peut être surpassée; car
de deux choses l’une, ou la grandeur s’enfuit et se retire
à l’approche de son contraire qui est la petitesse, ou elle
cesse d’exister quand l’autre survient; mais jamais si elle
demeure et reçoit la petitesse, elle ne pourra pour cela

vouloir être autre chose que ce qu’elle était: ainsi, par
exemple, après avoir admis la petitesse, je n’en suis pas
moins le même que j’étais auparavant, avec cette seule
différence que je suis le même, petit. La grandeur ne
peut être petite en même temps qu’elle est grande, et de
même la petitesse qui est en nous n’empiète jamais sur
la grandeur; en un mot, aucun des contraires pendant
qu’il est ce qu’il est ne peut vouloir devenir ou être son
contraire; mais ou il se retire, ou il périt quand l’autre
arrive.
— Oui, dit Cébès, j’en suis convaincu. Mais quelqu’un
de la compagnie, je ne me souviens pas bien qui c’était,
s’adressant à Socrate: Eh! par les dieux, lui dit-il, n’as-tu
pas déjà admis le contraire de ce que tu dis? car n’es-tu
pas convenu que le plus grand naît du plus petit, et le
plus petit du plus grand; en un mot, que les contraires
naissent toujours de leurs contraires? et présentement, il
me semble que je t’entends dire que cela ne peut jamais
arriver.

Socrate s’était penché en avant pour entendre.
— Fort bien, dit-il, tu as raison de rappeler ce qui s’est
dit; mais tu ne vois pas la différence qu’il y a entre ce
que nous avons dit alors, et ce que nous disons
maintenant. Nous avons dit qu’une chose naît de son
contraire; et ici nous disons qu’un contraire ne devient
jamais lui-même son contraire, ni en nous ni dans la
nature. Alors, mon ami, nous parlions des choses
positives qui ont leur contraire, et nous pouvions les
nommer chacune par leur nom; ici nous parlons des
essences mêmes, qui par leur présence donnent leur

nom aux choses où elles se rencontrent: et c’est de ces
dernières que nous prétendons qu’elles ne peuvent naître
l’une et l’autre. En disant cela, il regardait Cébès; et il lui
demanda: Eh bien! l’objection qu’on vient de faire ne t’a-
t-elle pas troublée?
— Non, dit Cébès, je ne suis pas si faible, sans vouloir
toutefois assurer que rien ne soit désormais capable de
me troubler.
— Nous sommes donc bien d’accord, continua Socrate,
et sans aucune restriction, que jamais un contraire ne
peut devenir son propre contraire à lui-même.
— Cela est vrai, dit Cébès.
— Vois encore si tu conviendras de ceci: Y a-t-il
quelque chose que tu appelles le chaud, quelque chose
que tu appelles le froid?
— Assurément.
— La même chose que la neige et le feu?
— Non, par Jupiter.
— Le chaud est donc quelque autre chose que le feu, et
le froid quelque autre chose que la neige?
— Oui, certes.
— Mais tu conviendras, je pense, que, d’après ce que
nous disions tout-à-l’heure, la neige, quand elle a reçu le
chaud, ne peut rester neige, comme elle était, et être
chaude, mais il faut on qu’elle se retire à l’approché du
chaud, ou qu’elle périsse.
— Il n’y a pas de doute.
— Et le feu aussi, à l’approche du froid, doit se retirer
ou périr? car il est impossible qu’après avoir reçu le froid
il soit encore feu, comme il était, et qu’il soit froid.
— Fort bien, dit-il.

— Telle est donc, reprit Socrate, la nature de quelques-
unes de ces choses, que non-seulement la même idée
garde toujours le même nom, mais que ce nom sert
aussi pour d’autres choses, qui ne sont pas ce qu’elle est
elle-même, mais qui en ont la forme, tant qu’elles
existent. Des exemples éclairciront ce que je dis: L’impair
doit toujours avoir le même nom, n’est-ce pas?
— Oui, sans doute.
— Or, je te demande, est-ce la seule chose qui ait ce
nom? ou y a-t-il quelque autre chose qui ne soit pas
l’impair, et que cependant il faille désigner du même
nom, parce qu’elle est d’une nature à n’être jamais sans
l’impair? comme, par exemple, le nombre trois et
plusieurs autres: arrêtons-nous sur celui-là. Ne trouves-
tu pas que le nombre trois doit être toujours appelé de
son nom, et en même temps du nom d’impair, quoique
l’impair ne soit pas la même chose que le nombre trois?
Cependant telle est la nature de ce nombre, de celui de
cinq, et de toute la moitié des nombres, que quoique
chacun d’eux ne soit pas ce qu’est l’impair, il est
pourtant toujours impair. Il en est de même du nombre
deux, de celui de quatre, et de l’autre moitié des
nombres, dont chacun, sans être ce qu’est le pair, est
pourtant toujours pair. N’en demeures-tu pas d’accord?
— Le moyen de s’en empêcher?
— Fais attention à ce que je veux démontrer: c’est qu’il
paraît que non-seulement ces contraires qui s’excluent,
mais encore toutes les autres choses qui, sans être
contraires entre elles, ont pourtant aussi leurs contraires,
ne semblent pas pouvoir recevoir l’essence contraire à
celle qu’elles ont; mais dès que cette essence contraire

approche, elles périssent ou se retirent. Le nombre trois,
par exemple, ne dirons-nous pas qu’il doit périr ou
éprouver tout au monde plutôt que de devenir jamais
nombre pair en restant trois?
— Assurément, dit Cébès.
— Cependant, dit Socrate, le deux n’est pas contraire
au trois.
— Non, sans doute.
— Ce n’est donc pas seulement les contraires qui
s’excluent, mais il y a encore d’autres choses
incompatibles.
— Cela est sûr.
— Veux-tu que nous déterminions, si nous le pouvons,
quelles elles sont?
— Je le veux bien.
— Ne serait-ce pas celles, ô Cébès, qui, quelle que soit
la chose dans laquelle elles se trouvent, la forcent non-
seulement à retenir l’idée qui lui est essentielle, mais
encore à repousser toute autre idée contraire à celle-là.
— Comment dis-tu?
— Ce que nous disions tout-à-l’heure: tu comprends
que tout ce où se trouvera l’idée de trois, non-seulement
doit nécessairement demeurer trois, mais aussi demeurer
impair.
— Qui en doute?
— Eh bien, je dis que dans une chose telle que celle-là
il ne peut jamais entrer d’idée contraire à celle qui la
constitue.
— Non, jamais.
— Or, ce qui la constitue, n’est-ce pas l’impair?
— Oui.

— Et l’idée contraire à l’idée de l’impair, n’est-ce pas
celle du pair?
— Oui.
— L’idée du pair ne se trouve donc jamais dans le trois?
— Non, sans doute.
— Le trois est donc incapable du pair?
— Incapable.
— Car le trois est impair.
— Assurément.
— Voilà donc ce que nous voulions déterminer, c’est-à-
dire les choses qui, sans être contraires à une autre,
excluent pourtant cette autre; comme le trois, qui, bien
qu’il ne soit pas contraire au nombre pair, ne l’admet pas
davantage; car il apporte toujours avec lui quelque
chose qui est contraire au pair, comme le deux apporte
toujours quelque chose de contraire à l’impair, comme le
feu au froid, et plusieurs autres choses. Vois donc si tu
n’accepterais pas cette proposition: non-seulement le
contraire n’admet pas son contraire, mais tout ce qui
apporte avec soi un contraire, en se communiquant à
une autre chose, n’admet rien de contraire à ce qu’il
apporte avec soi. Penses-y bien encore: car il n’est pas
mal d’entendre cela plusieurs, fois. Le cinq ne recevra
jamais l’idée du pair; comme le dix, qui est le double, ne
recevra jamais l’idée de l’impair; et ce double lui-même,
bien que son contraire ce ne soit pas l’impair, ne recevra
pourtant pas l’idée de l’impair, non plus que ni les trois
quarts, ni la moitié, ni le tiers, ni toutes les autres parties
ne recevront jamais l’idée de l’entier, si du moins tu me
suis et demeures d’accord avec moi.
— Je te suis à merveille, et j’en demeure d’accord.

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