Sur quoi Cébès se mettant à rire:
— Eh bien! Socrate, prends que nous le craignons, ou
plutôt que ce n’est pas nous qui le craignons, mais qu’il
pourrait bien y avoir en nous un enfant qui le craignît;
tâchons donc de lui apprendre à ne pas avoir peur de la
mort, comme d’un masque difforme.
— Il faut, reprit Socrate, employer chaque jour des
enchantements, jusqu’à ce que vous l’ayez guéri.
— Mais, Socrate, où trouverons-nous un bon
enchanteur, puisque tu nous quittes?
La Grèce est grande, Cébès, répondit Socrate, et l’on y
trouve beaucoup d’habiles gens. D’ailleurs il y a bien
d’autres pays que la Grèce, il faut les parcourir tous et
les interroger pour trouver cet enchanteur, sans
épargner ni travail ni dépense; car il n’y a rien à quoi
vous puissiez employer votre fortune plus utilement. Il
faut aussi que vous le cherchiez parmi vous
réciproquement; car peut-être ne trouverez-vous
personne plus capable de faire ces enchantements que
vous-mêmes.
— Nous n’y manquerons pas, Socrate; mais reprenons
le discours que nous avons quitté, si tu le veux bien.
— Comment donc! très volontiers, Cébès.
— À merveille, Socrate.
— Ce que nous devons nous demander d’abord à nous-
mêmes, reprit Socrate, c’est qui se dissout, pour quel
ordre de choses nous devons craindre cet accident, et
pour quel ordre de choses cet accident n’est pas à
craindre. Ensuite il faut examiner auquel de ces deux
ordres appartient notre âme; et sur cela, craindre ou
espérer pour elle.
— Cela est très vrai.
— Ne semble-t-il pas que c’est aux choses qui sont
en composition et qui sont composées de leur nature,
qu’il appartient de se résoudre dans les mêmes parties
dont elles se composent, et que s’il y a des êtres qui ne
soient pas composés, ils sont les seuls que cet accident
ne peut atteindre?
— Cela me paraît très certain, dit Cébès.
— Les choses qui sont toujours les mêmes et dans le
même état, n’y a-t-il pas bien de l’apparence qu’elles ne
sont pas composées? Et celles qui changent toujours et
ne sont jamais les mêmes, ne paraissent-elles pas
composées nécessairement?
— Je le trouve comme toi, Socrate.
— Allons tout d’un coup à ces choses dont nous
parlions tout-à-l’heure. Tout ce que, dans nos
demandes et dans nos réponses, nous caractérisons en
disant qu’il existe, tout cela est-il toujours le même, ou
change-t-il quelquefois? L’égalité absolue, le beau
absolu, le bien absolu, toutes les existences essentielles
reçoivent elles quelquefois quelque changement, si petit
qu’il puisse être, ou chacune d’elles, étant pure et
simple, demeure-t-elle ainsi toujours la même en elle-
même, sans jamais recevoir la moindre altération ni le
moindre changement?
— Il faut nécessairement, répondit Cébès, qu’elles
demeurent toujours les mêmes, sans jamais changer.
— Et que dirons-nous de toutes ces choses qui
réfléchissent plus ou moins l’idée de l’égalité et de la
beauté absolue, hommes, chevaux, habits et tant
d’autres choses semblables? Demeurent-elles toujours
les mêmes, ou, en opposition aux premières, ne
demeurent-elles jamais dans le même état, ni par
rapport à elles-mêmes, ni par rapport aux autres?
— Non, répondit Cébès, elles ne demeurent jamais les
mêmes.
— Or, ce sont des choses que tu peux voir,
toucher, percevoir par quelque sens; au lieu que les
premières, celles qui sont toujours les mêmes, ne
peuvent être saisies que par la pensée; car elles sont
immatérielles, et on ne les voit point.
— Cela est très vrai, Socrate, dit Cébès.
— Veux-tu donc, continue Socrate, que nous posions
deux sortes de choses?
— Je le veux bien, dit Cébès.
— L’une visible, et l’autre immatérielle; celle-ci toujours
la même, celle-là dans un continuel changement.
— Je le veux bien encore, dit Cébès.
— Voyons donc. Ne sommes-nous pas composés
d’un corps et d’une âme? ou y a-t-il quelque autre chose
en nous?
— Non, sans doute, il n’y a que cela.
— À laquelle de ces deux espèces dirons-nous que
notre corps est plus conforme et plus ressemblant?
— Il n’y a personne qui ne convienne que c’est à
l’espèce matérielle.
— Et notre âme, mon cher Cébès, est-elle visible ou
immatérielle?
— Visible? Non pas, du moins pour les hommes.
— Mais quand nous parlons de choses visibles ou
invisibles, parlons-nous par rapport aux hommes, ou par
rapport à d’autres natures?
— Par rapport à la nature humaine.
— Que dirons-nous donc de l’âme? Est-elle visible ou
invisible?
— Invisible.
— Elle est donc immatérielle?
— Oui.
— Et par conséquent, notre âme est plus conforme que
le corps à la nature immatérielle, et le corps à la nature
visible.
— Cela est d’une nécessité absolue.
— Ne disions-nous pas tantôt que, lorsque l’âme se sert
du corps pour considérer quelque objet, soit par la vue,
soit par l’ouïe, ou par quelque autre sens, car c’est la
seule fonction du corps de considérer les objets par les
sens, alors elle est attirée par le corps vers ce qui
change sans cesse; elle s’égare et se trouble, elle a des
vertiges comme si elle était ivre, pour s’être mise en
rapport avec des choses qui sont dans cette disposition?
— Oui.
— Au lieu que quand elle examine les choses par
elle-même, alors elle se porte à ce qui est pur, éternel,
immortel, immuable; elle y reste attachée, comme étant
de même nature, aussi longtemps du moins qu’elle a la
force de demeurer en elle-même: ses égarements
cessent, et en relation avec des choses qui sont toujours
les mêmes, elle est toujours la même, et participe en
quelque sorte de la nature de son objet; cet état de
l’âme est ce qu’on appelle sagesse.
— Cela est parfaitement bien dit, Socrate, et c’est une
grande vérité.
— À quelle classe d’êtres l’âme te paraît-elle donc plus
ressemblante et plus conforme, après ce que nous
avons établi et tout ce que nous venons de dire?
— Il me semble, Socrate, qu’il n’y a point d’homme si
dur et si stupide, que la méthode que tu as suivie ne
force de convenir que l’âme ressemble et est conforme à
ce qui est toujours le même, bien plus qu’à ce qui
change toujours.
— Et le corps?
— Il ressemble plus à ce qui change.
— Prenons encore un autre chemin. Quand l’âme
et le corps sont ensemble, la nature ordonne à l’un
d’obéir et d’être esclave, et à l’autre d’avoir l’empire et de
commander. Lequel est-ce donc des deux qui te paraît
semblable à ce qui est divin, et lequel te paraît
ressembler à ce qui est mortel? Ne trouves-tu pas que ce
qui est divin est seul capable de commander et d’être le
maître, et que ce qui est mortel est fait pour obéir et être
esclave?