PHILÈBE de Platon

PROTARQUE.
En quoi?

SOCRATE.
Lorsque l’âme, sans le corps et retirée en elle-même, se
rappelle ce qu’elle a éprouvé autrefois avec le corps,
nous appelons cela réminiscence. N’est-ce pas?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Et aussi, lorsque ayant perdu le souvenir, non plus
seulement d’une sensation, mais d’une connaissance,
elle se rend à elle-même ce souvenir. Voilà tout ce que
nous appelons réminiscence et mémoire.

PROTARQUE.
Tu as raison.

SOCRATE.
Ce qui nous a engagés dans tout ce détail, le voici.

PROTARQUE.
Quoi?

SOCRATE.

C’est le désir que nous concevions de la manière la plus
parfaite et la plus claire ce que c’est que le plaisir que
l’âme éprouve sans le corps, et en même temps ce que
c’est que le désir: car il paraît que ce qu’on vient de dire
nous fait connaître l’un et l’autre.

PROTARQUE.
Ainsi voyons, Socrate, ce qui vient après cela.

SOCRATE.
Selon toute apparence, nous serons obligés d’entrer
dans la recherche de bien des choses, pour parvenir à
l’origine du plaisir et à toutes les formes qu’il prend. En
effet, il nous faut encore expliquer auparavant la nature
et l’origine du désir.

PROTARQUE.
Examinons-le donc: aussi bien nous n’y perdrons rien.

SOCRATE.
Si fait, Protarque; quand nous aurons trouvé ce que
nous cherchons, nous perdrons nos doutes à cet égard.

PROTARQUE.
Bien réparti; mais venons à la suite.

SOCRATE.
N’avons-nous pas dit que la faim, la soif, et beaucoup
d’autres affections semblables, sont des espèces de
désirs?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Que voyons-nous de commun dans ces affections si
différentes entre elles, qui nous les fait appeler du même
nom?

PROTARQUE.
Par Jupiter, il n’est peut-être pas aisé de l’expliquer,
Socrate: il faut pourtant le dire.

SOCRATE.
Pour cela, reprenons la chose d’ici.

PROTARQUE.
D’où, s’il te plaît?

SOCRATE.
Ne dit-on pas ordinairement que l’on a soif?

PROTARQUE.
Sans doute.

SOCRATE.
Avoir soif n’est-ce pas être vide?

PROTARQUE.
Assurément.

SOCRATE.

La soif n’est-elle pas un désir?

PROTARQUE.
Oui, un désir de la boisson.

SOCRATE.
De la boisson, ou bien d’être rempli de la boisson?

PROTARQUE.
Oui, d’en être rempli, ce me semble.

SOCRATE.
Ainsi celui d’entre nous qui est vide, désire, à ce qu’il
paraît, le contraire de ce qu’il éprouve: étant vide, il
désire d’être rempli.

PROTARQUE.
Évident.

SOCRATE.
Mais quoi! se peut-il qu’un homme qui se trouve vide
pour la première fois, parvienne, soit par la sensation,
soit par la mémoire, à remplir le vide d’une chose qu’il
n’éprouve pas dans le moment, et qu’il n’a jamais
éprouvée par le passé?

PROTARQUE.
Comment le pourrait-il?

SOCRATE.
Cependant, tout homme qui désire, désire quelque

chose, disons-nous.

PROTARQUE.
Sans contredit.

SOCRATE.
Il ne désire donc point ce qu’il éprouve: car il a soif: or
la soif est un vide; et il désire d’être rempli.

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Et celui qui a soif ne parviendra à remplir le vide qu’il
éprouve que par quelque partie de lui-même.

PROTARQUE.
Sans doute.

SOCRATE.
Il est impossible que ce soit par le corps, puisqu’il est
vide.

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Reste donc que ce soit l’âme qui parvienne à remplir le
vide, et par la mémoire évidemment; car par quelle autre
voie y parviendrait-elle?

PROTARQUE.
Par aucune autre.

SOCRATE.
Comprenons-nous ce qui résulte de tout ceci?

PROTARQUE.
Quoi?

SOCRATE.
Ce discours nous fait connaître qu’il n’y a point de désir
du corps.

PROTARQUE.
Comment?

SOCRATE.
En ce qu’il nous montre que l’effort de tout être animé se
porte toujours vers le contraire de ce que le corps
éprouve.

PROTARQUE.
Cela est vrai.

SOCRATE.
Or cet appétit qui le pousse vers le contraire de ce qu’il
éprouve, marque qu’il y a en lui une mémoire des choses
opposées aux affections de son corps.

PROTARQUE.
Assurément.

SOCRATE.
Ce discours, en nous faisant voir que la mémoire est ce
qui porte l’animal vers ce qu’il désire, nous apprend en
même temps que toute espèce d’appétit, tout désir, a
son principe dans l’âme, et que c’est elle qui commande
dans tout être animé.

PROTARQUE.
Très bien.

SOCRATE.
La raison ne souffre donc en aucune manière qu’on dise
que notre corps a soif, qu’il a faim, ni qu’il éprouve rien
de semblable.

PROTARQUE.
Rien de plus vrai.

SOCRATE.
Faisons encore sur le même sujet la remarque suivante.
Il me paraît que le discours présent nous découvre ici un
genre particulier de vie.

PROTARQUE.
Où? et de quelle vie parles-tu?

SOCRATE.
Quand l’âme éprouve un vide et quand ce vide est
rempli, dans tout ce qui se rapporte à la conservation et
à l’altération de l’animal, et lorsqu’un de nous, se

trouvant dans l’un ou dans l’autre état, éprouve tantôt de
la douleur, tantôt du plaisir, selon qu’il passe de l’un à
l’autre.

PROTARQUE.
En effet, ces deux états sont réels.

SOCRATE.
Mais qu’arrive-t-il lorsqu’on est dans une espèce de
milieu entre ces deux états?

PROTARQUE.
Dans quel milieu?

SOCRATE.
Quand on ressent de la douleur à cause de la manière
dont le corps est affecté et qu’on se rappelle les
sensations flatteuses qu’on a éprouvées, que la douleur
cesse et que le vide n’est pas encore rempli, dirons-nous
ou ne dirons nous pas qu’on est alors dans un état
mitoyen par rapport aux deux états précédents?

PROTARQUE.
Nous le dirons sans balancer.

SOCRATE.
Est-on tout entier dans la douleur, ou tout entier dans la
joie?

PROTARQUE.
Non, certes; mais on ressent en quelque sorte une

douleur double: quant au corps, par l’état de souffrance
où il est: quant à l’âme, par l’attente et le désir.

SOCRATE.
Comment entends-tu cette double douleur, Protarque?
N’arrive-t-il point quelquefois qu’éprouvant un vide on a
une espérance certaine que ce vide sera rempli?
quelquefois aussi qu’on en désespère absolument?

PROTARQUE.
J’en conviens.

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