Pierre et Jean

Chapitre 1

 

« Zut ! » s’écria tout à coup le père Roland qui depuis unquart d’heure demeurait immobile, les yeux fixés sur l’eau, etsoulevant par moments, d’un mouvement très léger, sa lignedescendue au fond de la mer.

Mme Roland, assoupie à l’arrière du bateau, à côté de MmeRosémilly invitée à cette partie de pêche, se réveilla, et tournantla tête vers son mari :

« Eh bien, … eh bien, … Jérôme ! » Le bonhomme, furieux,répondit :

« Ça ne mord plus du tout. Depuis midi je n’ai rien pris. On nedevrait jamais pêcher qu’entre hommes ; les femmes vous fontembarquer toujours trop tard. » Ses deux fils, Pierre et Jean, quitenaient, l’un à bâbord, l’autre à tribord, chacun une ligneenroulée à l’index, se mirent à rire en même temps et Jean répondit:

« Tu n’es pas galant pour notre invitée, papa. »

M. Roland fut confus et s’excusa :

« Je vous demande pardon, madame Rosémilly, je suis comme ça.J’invite les dames parce que j’aime me trouver avec elles, et puis,dès que je sens de l’eau sous moi, je ne pense plus qu’au poisson.» Mme Roland s’était tout à fait réveillée et regardait d’un airattendri le large horizon de falaises et de mer. Elle murmura :

« Vous avez cependant fait une belle pêche. » Mais son mariremuait la tête pour dire non, tout en jetant un coup d’œilbienveillant sur le panier où le poisson capturé par les troishommes palpitait vaguement encore, avec un bruit doux d’écaillesgluantes et de nageoires soulevées, d’efforts impuissants et mous,et de bâillements dans l’air mortel.

Le père Roland saisit la manne entre ses genoux, la pencha, fitcouler jusqu’au bord le flot d’argent des bêtes pour voir celles dufond, et leur palpitation d’agonie s’accentua, et l’odeur forte deleur corps, une saine puanteur de marée, monta du ventre plein dela corbeille.

Le vieux pêcheur la huma vivement, comme on sent des roses, etdéclara :

« Cristi ! ils sont frais, ceux-là ! » Puis ilcontinua :

« Combien en as-tu pris, toi, docteur ? » Son fils aîné,Pierre, un homme de trente ans à favoris noirs coupés comme ceuxdes magistrats, moustaches et menton rasés, répondit :

« Oh ! pas grand-chose, trois ou quatre. » Le père setourna vers le cadet :

« Et toi, Jean ? » Jean, un grand garçon blond, très barbu,beaucoup plus jeune que son frère, sourit et murmura :

« À peu près comme Pierre, quatre ou cinq. » Ils faisaient,chaque fois, le même mensonge qui ravissait le père Roland.

Il avait enroulé son fil au tolet d’un aviron, et, croisant sesbras, il annonça :

« Je n’essayerai plus jamais de pêcher l’après-midi. Une foisdix heures passées, c’est fini. Il ne mord plus, le gredin, il faitla sieste au soleil. » Le bonhomme regardait la mer autour de luiavec un air satisfait de propriétaire.

C’était un ancien bijoutier parisien qu’un amour immodéré de lanavigation et de la pêche avait arraché au comptoir dès qu’il eutassez d’aisance pour vivre modestement de ses rentes.

Il se retira donc au Havre, acheta une barque et devint matelotamateur. Ses deux fils, Pierre et Jean, restèrent à Paris pourcontinuer leurs études et vinrent en congé de temps en tempspartager les plaisirs de leur père.

À la sortie du collège, l’aîné, Pierre, de cinq ans plus âgé queJean, s’étant senti successivement de la vocation pour desprofessions variées, en avait essayé, l’une après l’autre, unedemi-douzaine, et, vite dégoûté de chacune, se lançait aussitôtdans de nouvelles espérances.

En dernier lieu la médecine l’avait tenté, et il s’était mis autravail avec tant d’ardeur qu’il venait d’être reçu docteur aprèsd’assez courtes études et es dispenses de temps obtenues duministre. Il était exalté, intelligent, changeant et tenace, pleind’utopies, et d’idées philosophiques.

Jean, aussi blond que son frère était noir, aussi calme que sonfrère était emporté, aussi doux que son frère était rancunier,avait fait tranquillement son droit et venait d’obtenir son diplômede licencié en même temps que Pierre obtenait celui de docteur.

Tous les deux prenaient donc un peu de repos dans leur famille,et tous les deux formaient le projet de s’établir au Havre s’ilsparvenaient à le faire dans des conditions satisfaisantes.

Mais une vague jalousie, une de ces jalousies dormantes quigrandissent presque invisibles entre frères ou entre sœurs jusqu’àla maturité et qui éclatent à l’occasion d’un mariage ou d’unbonheur tombant sur l’un, les tenait en éveil dans une fraternelleet inoffensive inimitié. Certes ils s’aimaient, mais ilss’épiaient. Pierre, âgé de cinq ans à la naissance de Jean, avaitregardé avec une hostilité de petite bête gâtée cette autre petitebête apparue tout à coup dans les bras de son père et de sa mère,et tant aimée, tant caressée par eux.

Jean, dès son enfance, avait été un modèle de douceur, de bontéet de caractère égal ; et Pierre s’était énervé, peu à peu, àentendre vanter sans cesse ce gros garçon dont la douceur luisemblait être de la mollesse, la bonté de la niaiserie et labienveillance de l’aveuglement. Ses parents, gens placides, quirêvaient pour leurs fils des situations honorables et médiocres,lui reprochaient ses indécisions, ses enthousiasmes, ses tentativesavortées, tous ses élans impuissants vers des idées généreuses etvers des professions décoratives.

Depuis qu’il était homme, on ne lui disait plus : « Regarde Jeanet imite-le ! » mais chaque fois qu’il entendait répéter :

« Jean a fait ceci, Jean a fait cela », il comprenait bien lesens et l’allusion cachés sous ces paroles.

Leur mère, une femme d’ordre, une économe bourgeoise un peusentimentale, douée d’une âme tendre de caissière, apaisait sanscesse les petites rivalités nées chaque jour entre ses deux grandsfils, de tous les menus faits de la vie commune.

Un léger événement, d’ailleurs, troublait en ce moment saquiétude, et elle craignait une complication, car elle avait faitla connaissance pendant l’hiver, pendant que ses enfants achevaientl’un et l’autre leurs études spéciales, d’une voisine, MmeRosémilly, veuve d’un capitaine au long cours, mort à la mer deuxans auparavant. La jeune veuve, toute jeune, vingt-trois ans, unemaîtresse femme qui connaissait l’existence d’instinct, comme unanimal libre, comme si elle eût vu, subi, compris et pesé tous lesévénements possibles, qu’elle jugeait avec un esprit sain, étroitet bienveillant, avait pris l’habitude de venir faire un bout detapisserie et de causette, le soir, chez ces voisins aimables quilui offraient une tasse de thé.

Le père Roland, que sa manie de pose marine aiguillonnait sanscesse, interrogeait leur nouvelle amie sur le défunt capitaine, etelle parlait de lui, de ses voyages, de ses anciens récits, sansembarras, en femme raisonnable et résignée qui aime la vie etrespecte la mort.

Les deux fils, à leur retour, trouvant cette jolie veuveinstallée dans la maison, avaient aussitôt commencé à la courtiser,moins par désir de lui plaire que par envie de se supplanter.

Leur mère, prudente et pratique, espérait vivement qu’un desdeux triompherait, car la jeune femme était riche, mais elle auraitaussi bien voulu que l’autre n’en eût point de chagrin.

Mme Rosémilly était blonde avec des yeux bleus, une couronne decheveux follets envolés à la moindre brise et un petit air crâne,hardi, batailleur, qui ne concordait point du tout avec la sageméthode de son esprit.

Déjà elle semblait préférer Jean, portée vers lui par unesimilitude de nature. Cette préférence d’ailleurs ne se montraitque par une presque insensible différence dans la voix et leregard, et en ceci encore qu’elle prenait quelquefois son avis.

Elle semblait deviner que l’opinion de Jean fortifierait lasienne propre, tandis que l’opinion de Pierre devait fatalementêtre différente. Quand elle parlait des idées du docteur, de sesidées politiques, artistiques, philosophiques, morales, elle disaitpar moments : « Vos billevesées. » Alors, il la regardait d’unregard froid de magistrat qui instruit le procès des femmes, detoutes les femmes, ces pauvres êtres !

Jamais, avant le retour de ses fils, le père Roland ne l’avaitinvitée à ses parties de pêche où il n’emmenait jamais non plus safemme, car il aimait s’embarquer avant le jour, avec le capitaineBeausire, un long-courrier retraité, rencontré aux heures de maréesur le port et devenu intime ami, et le vieux matelot Papagris,surnommé Jean-Bart, chargé de là garde du bateau.

Or, un soir de la semaine précédente, comme Mme Rosémilly quiavait dîné chez lui disait : « Ça doit être très amusant, lapêche ? » l’ancien bijoutier, flatté dans sa passion, et saiside l’envie de la communiquer, de faire des croyants à la façon desprêtres, s’écria :

« Voulez-vous y venir ?

– Mais oui.

– Mardi prochain ?

– Oui, mardi prochain.

– Êtes-vous femme à partir à cinq heures du matin ? »

Elle poussa un cri de stupeur :

« Ah ! mais non, par exemple. » Il fut désappointé,refroidi, et il douta tout à coup de cette vocation.

Il demanda cependant :

« À quelle heure pourriez-vous partir ?

– Mais… à neuf heures !

– Pas avant ?

– Non, pas avant, c’est déjà très tôt ! » Le bonhommehésitait. Assurément on ne prendrait rien, car si le soleilchauffe, le poisson ne mord plus ; mais les deux frèress’étaient empressés d’arranger la partie, de tout organiser et detout régler séance tenante.

Donc, le mardi suivant, la Perle avait été jeter l’ancre sousles rochers blancs du cap de la Hève ; et on avait pêchéjusqu’à midi, puis sommeillé, puis repêché, sans rien prendre, etle père Roland, comprenant un peu tard que Mme Rosémilly n’aimaitet n’appréciait en vérité que la promenade en mer, et voyant queses lignes ne tressaillaient plus, avait jeté, dans un mouvementd’impatience irraisonnée, un zut énergique qui s’adressait autant àla veuve indifférente qu’aux bêtes insaisissables.

Maintenant, il regardait le poisson capturé, son poisson, avecune joie vibrante d’avare ; puis il leva les yeux vers leciel, remarqua que le soleil baissait : « Eh bien ! lesenfants, dit-il, si nous revenions un peu ? » Tous deuxtirèrent leurs fils, les roulèrent, accrochèrent dans les bouchonsde liège les hameçons nettoyés et attendirent.

Roland s’était levé pour interroger l’horizon à la façon d’uncapitaine :

« Plus de vent, dit-il, on va ramer, les gars ! » Etsoudain, le bras allongé vers le nord, il ajouta :

« Tiens, tiens, le bateau de Southampton. ».

Sur la mer plate, tendue comme une étoffe bleue, immense,luisante, aux reflets d’or et de feu, s’élevait là-bas, dans ladirection indiquée, un nuage noirâtre sur le ciel rose. Et onapercevait, au-dessous, le navire qui semblait tout petit de siloin.

Vers le sud, on voyait encore d’autres fumées, nombreuses,venant toutes vers la jetée du Havre dont on distinguait à peine laligne blanche et le phare, droit comme une corne sur le bout.

Roland demanda :

« N’est-ce pas aujourd’hui que doit entrer la Normandie ?»

Jean répondit :

« Oui, papa.

– Donne-moi ma longue-vue, je crois que c’est elle, là-bas. » Lepère déploya le tube de cuivre, l’ajusta contre son œil, chercha lepoint, et soudain, ravi d’avoir vu :

« Oui, oui, c’est elle, je reconnais ses deux cheminées.

Voulez-vous regarder, madame Rosémilly ? » Elle pritl’objet qu’elle dirigea vers le transatlantique lointain, sansparvenir sans doute à le mettre en face de lui, car elle nedistinguait rien, rien que du bleu, avec un cercle de couleur, unarc-en-ciel tout rond, et puis des choses bizarres, des espècesd’éclipses, qui lui faisaient tourner le cœur. Elle dit en rendantla longue-vue :

« D’ailleurs je n’ai jamais su me servir de cetinstrument-là.

Ça mettait même en colère mon mari qui restait des heures lafenêtre à regarder passer les navires. » Le père Roland, vexé,reprit :

« Cela doit tenir à un défaut de votre œil, car ma lunette estexcellente. » Puis il l’offrit à sa femme :

« Veux-tu voir ?

– Non, merci, je sais d’avance que je ne pourrais pas. » MmeRoland, une femme de quarante-huit ans et qui ne les portait pas,semblait jouir, plus que tout le monde, de cette promenade et decette fin de jour.

Ses cheveux châtains commençaient seulement à blanchir.

Elle avait un air calme et raisonnable, un air heureux et bonqui plaisait à voir. Selon le mot de son fils Pierre, elle savaitle prix de l’argent, ce qui ne l’empêchait point de goûter lecharme du rêve. Elle aimait les lectures, les romans et lespoésies, non pour leur valeur d’art, mais pour la songeriemélancolique et tendre qu’ils éveillaient en elle. Un vers, souventbanal, souvent mauvais, faisait vibrer la petite corde, comme elledisait, lui donnait la sensation d’un désir mystérieux presqueréalisé. Et elle se complaisait à ces émotions légères quitroublaient un peu son âme bien tenue comme un livre decomptes.

Elle prenait, depuis son arrivée au Havre, un embonpoint assezvisible qui alourdissait sa taille autrefois très souple et trèsmince.

Cette sortie en mer l’avait ravie. Son mari, sans être méchant,la rudoyait comme rudoient sans colère et sans haine les despotesen boutique pour qui commander équivaut à jurer. Devant toutétranger il se tenait, mais dans sa famille il s’abandonnait et sedonnait des airs terribles, bien qu’il eût peur de tout le monde.Elle, par horreur du bruit, des scènes, des explications inutiles,cédait toujours et ne demandait jamais rien ; aussin’osait-elle plus, depuis bien longtemps, prier Roland de lapromener en mer. Elle avait donc saisi avec joie cette occasion, etelle savourait ce plaisir rare et nouveau.

Depuis le départ elle s’abandonnait tout entière, tout sonesprit et toute sa chair, à ce doux glissement sur l’eau. Elle nepensait point, elle ne vagabondait ni dans les souvenirs ni dans esespérances, il lui semblait que son cœur flottait comme son corpssur quelque chose de moelleux, de fluide, de délicieux, qui laberçait et l’engourdissait.

Quand le père commanda le retour : « Allons, en place pour lanage ! » elle sourit en voyant ses fils, ses deux grands fils,ôter leurs jaquettes et relever sur leurs bras nus les manches deleur chemise.

Pierre, le plus rapproché des deux femmes, prit l’aviron detribord, Jean l’aviron de bâbord, et ils attendirent que le patroncriât : « Avant partout ! » car il tenait à ce que lesmanœuvres fussent exécutées régulièrement.

Ensemble, d’un même effort, ils laissèrent tomber les rames,puis se couchèrent en arrière en tirant de toutes leursforces ; et une lutte commença pour montrer leur vigueur. Ilsétaient venus à la voile tout doucement, mais la brise était tombéeet l’orgueil de mâles des deux frères s’éveilla tout à coup à laperspective de se mesurer l’un contre l’autre.

Quand ils allaient pêcher seuls avec le père, ils ramaient ainsisans que personne gouvernât, car Roland préparait les lignes touten surveillant la marche de l’embarcation, qu’il dirigeait d’ungeste ou d’un mot : « Jean, mollis ! » – « À toi, Pierre,souque. » Ou bien il disait : « Allons le un, allons le deux, unpeu d’huile de bras. » Celui qui rêvassait tirait plus fort, celuiqui s’emballait devenait moins ardent, et le bateau seredressait.

Aujourd’hui ils allaient montrer leurs biceps. Les bras dePierre étaient velus, un peu maigres, mais nerveux ; ceux deJean gras et blancs, un peu roses, avec une bosse de muscles quiroulait sous la peau.

Pierre eut d’abord l’avantage. Les dents serrées, le frontplissé, les jambes tendues, les mains crispées sur l’aviron, qu’ilfaisait plier dans toute sa longueur à chacun de ses efforts ;et la Père s’en venait vers la côte. Le père Roland, assis àl’avant afin de laisser tout le banc d’arrière aux deux femmes,s’époumonait à commander : « Doucement, le un – souque, le deux. »Le un redoublait de rage et le deux ne pouvait répondre à cettenage désordonnée.

Le patron, enfin, ordonna : « Stop ! » Les deux rames selevèrent ensemble, et Jean, sur l’ordre de son père, tira seulquelques instants. Mais à partir de ce moment l’avantage luiresta ; il s’animait, s’échauffait, tandis que Pierre,essoufflé, épuisé par sa crise de vigueur, faiblissait et haletait.Quatre fois de suite, le père Roland fit stopper pour permettre àl’aîné de reprendre haleine et de redresser a barque dérivant. Ledocteur alors, le front en sueur, les joues pâles, humilié etrageur, balbutiait :

« Je ne sais pas ce qui me prend, j’ai un spasme au cœur.

J’étais très bien parti, et cela m’a coupé les bras. » Jeandemandait :

« Veux-tu que je tire seul avec les avirons de couple ?

– Non, merci, cela passera. » La mère, ennuyée, disait :

« Voyons, Pierre, à quoi cela rime-t-il de se mettre dans unétat pareil, tu n’es pourtant pas un enfant. » Il haussait lesépaules et recommençait à ramer.

Mme Rosémilly semblait ne pas voir, ne pas comprendre, ne pasentendre. Sa petite tête blonde, à chaque mouvement du bateau,faisait en amère un mouvement brusque et joli qui soulevait sur lestempes ses fins cheveux.

Mais le père Roland cria : « Tenez, voici le Prince-Albert quinous rattrape. » Et tout le monde regarda. Long, bas, avec ses deuxcheminées inclinées en arrière et ses deux tambours jaunes, rondscomme des joues, le bateau de Southampton arrivait à toute vapeur,chargé de passagers et d’ombrelles ouvertes. Ses roues rapides,bruyantes, battant l’eau qui retombait en écume, lui donnaient unair de hâte, un air de courrier pressé ; et l’avant tout droitcoupait la mer en soulevant deux lames minces et transparentes quiplissaient le long des bords.

Quand il fut tout près de la Perle, le père Roland leva sonchapeau, les deux femmes agitèrent leurs mouchoirs, et unedemi-douzaine d’ombrelles répondirent à ces saluts en se balançantvivement sur le paquebot qui s’éloigna, laissant derrière lui, surla surface paisible et luisante de la mer, quelques lentesondulations.

Et on voyait d’autres navires, coiffés aussi de fumée, accourantde tous les points de l’horizon vers la jetée courte et blanche quiles avalait comme une bouche, l’un après l’autre.

Et les barques de pêche et les grands voiliers aux mâtureslégères glissant sur le ciel, traînés par d’imperceptiblesremorqueurs, arrivaient tous, vite ou lentement, vers cet ogredévorant, qui, de temps en temps, semblait repu, et rejetait versla pleine mer une autre flotte de paquebots, de bricks, degoélettes, de trois-mâts chargés de ramures emmêlées. Les steamershâtifs s’enfuyaient à droite, à gauche, sur le ventre plat del’Océan, tandis que les bâtiments à voile, abandonnés par lesmouches qui les avaient halés, demeuraient immobiles, tout ens’habillant de la grande hune au petit perroquet, de toile blancheou de toile brune qui semblait rouge au soleil couchant.

Mme Roland, les jeux mi-clos, murmura :

« Dieu ! que c’est beau, cette mer ! » Mme Rosémillyrépondit, avec un soupir prolongé, qui n’avait cependant rien detriste :

« Oui, mais elle fait bien du mal quelquefois. » Roland s’écria:

« Tenez, voici la Normandie qui se présente à l’entrée. Est ellegrande, hein ? » Puis il expliqua la côte en face, là-bas,là-bas, de l’autre côté de l’embouchure de la Seine – vingtkilomètres, cette embouchure – disait-il. Il montra Villerville,Trouville, Houlgate, Luc, Arromanches, la rivière de Caen et lesroches du Calvados qui rendent la navigation dangereuse jusqu’àCherbourg.

Puis il traita la question des bancs de sable de la Seine, quise déplacent à chaque marée et mettent en défaut les pilotes deQuillebœuf eux-mêmes, s’ils ne font pas tous les jours le parcoursdu chenal. Il fit remarquer comment Le Havre séparait la basse dela haute Normandie. En basse Normandie, la côte plate descendait enpâturages, en prairies et en champs jusqu’à la mer. Le rivage de lahaute Normandie, au contraire, était droit, une grande falaise,découpée, dentelée, superbe, faisant jusqu’à Dunkerque une immensemuraille blanche dont toutes les échancrures cachaient un villageou un port : Étretat, Fécamp, Saint-Valéry, Le Tréport, Dieppe,etc.

Les deux femmes ne l’écoutaient point, engourdies par lebien-être, émues par la vue de cet Océan couvert de navires quicouraient comme des bêtes autour de leur tanière ; et elles setaisaient, un peu écrasées par ce vaste horizon d’air et d’eau,rendues silencieuses par ce coucher de soleil apaisant etmagnifique. Seul, Roland parlait sans fin ; il était de ceuxque rien ne trouble. Les femmes, plus nerveuses, sentent parfois,sans comprendre pourquoi, que le bruit d’une voix inutile estirritant comme une grossièreté.

Pierre et Jean, calmés, ramaient avec lenteur ; et la Perles’en allait vers le port, toute petite à côté des gros navires.

Quand elle toucha le quai, le matelot Papagris, qui l’attendait,prit la main des dames pour les faire descendre ; et onpénétra dans la ville. Une foule nombreuse, tranquille, la foulequi va chaque jour aux jetées à l’heure de la pleine mer, rentraitaussi.

Mmes Roland et Rosémilly marchaient devant, suivies des troishommes. En montant la rue de Paris elles s’arrêtaient parfoisdevant un magasin de modes ou d’orfèvrerie pour contempler unchapeau ou bien un bijou ; puis elles repartaient après avoiréchangé leurs idées.

Devant la place de la Bourse, Roland contempla, comme il lefaisait chaque jour, le bassin du Commerce plein de navires,prolongé par d’autres bassins, où les grosses coques, ventre àventre, se touchaient sur quatre ou cinq rangs. Tous les mâtsinnombrables, sur une étendue de plusieurs kilomètres de quais,tous les mâts avec les vergues, les flèches, les cordages,donnaient à cette ouverture au milieu de la ville l’aspect d’ungrand bois mort. Au-dessus de cette forêt sans feuilles, lesgoélands tournoyaient, épiant pour s’abattre, comme une pierre quitombe, tous les débris jetés à l’eau ; et un mousse, quirattachait une poulie à l’extrémité d’un cacatois, semblait montélà pour chercher des nids.

« Voulez-vous dîner avec nous sans cérémonie aucune, afin definir ensemble la journée ? demanda Mme Roland à MmeRosémilly.

– Mais oui, avec plaisir ; j’accepte aussi sans cérémonie.Ce serait triste de rentrer toute seule ce soir. » Pierre, quiavait entendu et que l’indifférence de la jeune femme commençait àfroisser, murmura : « Bon, voici la veuve qui s’incruste,maintenant. » Depuis quelques jours il l’appelait « la veuve ». Cemot, sans rien exprimer, agaçait Jean rien que par l’intonation,qui lui paraissait méchante et blessante.

Et les trois hommes ne prononcèrent plus un mot jusqu’au seuilde leur logis. C’était une maison étroite, composée d’unrez-de-chaussée et de deux petits étages, rue Belle-Normande.

La bonne, Joséphine, une fillette de dix-neuf ans, servantecampagnarde à bon marché, qui possédait à l’excès l’air étonné etbestial des paysans, vint ouvrir, referma la porte, monta derrièreses maîtres jusqu’au salon qui était au premier, puis elle dit:

« Il est v’nu un m’sieu trois fois. » Le père Roland, qui ne luiparlait pas sans hurler et sans sacrer, cria :

« Qui ça est venu, nom d’un chien ? » Elle ne se troublaitjamais des éclats de voix de son maître, et elle reprit :

« Un m’sieu d’chez l’notaire.

– Quel notaire ?

– D’chez m’sieu Canu, donc.

– Et qu’est-ce qu’il a dit, ce monsieur ?

– Qu’m’sieu Canu y viendrait en personne dans la soirée. » M.Lecanu était le notaire et un peu l’ami du père Roland, dont ilfaisait les affaires. Pour qu’il eût annoncé sa visite dans lasoirée, il fallait qu’il s’agît d’une chose urgente etimportante ; et les quatre Roland se regardèrent, troublés parcette nouvelle comme le sont les gens de fortune modeste à touteintervention d’un notaire, qui éveille une foule d’idées decontrats, d’héritages, de procès, de choses désirables ouredoutables. Le père, après quelques secondes de silence, murmura:

« Qu’est-ce que cela peut vouloir dire ? » Mme Rosémilly semit à rire :

« Allez, c’est un héritage. J’en suis sûre. Je porte bonheur. »Mais ils n’espéraient la mort de personne qui pût leur laisserquelque chose.

Mme Roland, douée d’une excellente mémoire pour les parentés, semit aussitôt à rechercher toutes les alliances du côté de son mariet du sien, à remonter les filiations, à suivre les branches descousinages.

Elle demandait, sans avoir même ôté son chapeau :

« Dis donc, père (elle appelait son mari « père » dans lamaison, et que quelquefois « Monsieur Roland » devant lesétrangers), dis donc, père, te rappelles-tu qui a épousé JosephLebru, en secondes noces ?

– Oui, une petite Duménil, la fille d’un papetier.

– En a-t-il eu des enfants ?

– Je crois bien, quatre ou cinq, au moins.

– Non. Alors il n’y a rien par là. » Déjà elle s’animait à cetterecherche, elle s’attachait à cette espérance d’un peu d’aisanceleur tombant du ciel. Mais Pierre, qui aimait beaucoup sa mère, quila savait un peu rêveuse, et qui craignait une désillusion, unpetit chagrin, une petite tristesse, si la nouvelle, au lieu d’êtrebonne, était mauvaise, l’arrêta.

« Ne t’emballe pas, maman, il n’y a plus d’oncled’Amérique ! Moi, je croirais bien plutôt qu’il s’agit d’unmariage pour Jean. » Tout le monde fut surpris à cette idée, etJean demeura un peu froissé que son frère eût parlé de cela devantMme Rosémilly.

« Pourquoi pour moi plutôt que pour toi ? La suppositionest très contestable. Tu es l’aîné ; c’est donc à toi qu’onaurait songé d’abord. Et puis, moi, je ne veux pas me marier. »

Pierre ricana :

« Tu es donc amoureux ? » L’autre, mécontent, répondit:

« Est-il nécessaire d’être amoureux pour dire qu’on ne veut pasencore se marier ?

– Ah ! bon, le « encore » corrige tout ; tuattends.

– Admets que j’attends, si tu veux. » Mais le père Roland, quiavait écouté et réfléchi, trouva tout à coup la solution la plusvraisemblable.

« Parbleu ! nous sommes bien bêtes de nous creuser latête.

M. Lecanu est notre ami, il sait que Pierre cherche un cabinetde médecin, et Jean un cabinet d’avocat, il a trouvé à caser l’unde vous deux. » C’était tellement simple et probable que tout lemonde en fut d’accord.

« C’est servi », dit la bonne.

Et chacun gagna sa chambre afin de se laver les mains avant dese mettre à table.

Dix minutes plus tard, ils dînaient dans la petite salle àmanger, au rez-de-chaussée.

On ne parla guère tout d’abord ; mais, au bout de quelquesinstants, Roland s’étonna de nouveau de cette visite dunotaire.

« En somme, pourquoi n’a-t-il pas écrit, pourquoi a-t-il envoyétrois fois son clerc, pourquoi vient-il lui-même ? » Pierretrouvait cela naturel.

« Il faut sans doute une réponse immédiate ; et il apeut-être à nous communiquer des clauses confidentielles qu’onn’aime pas beaucoup écrire. » Mais ils demeuraient préoccupés et unpeu ennuyés tous les quatre d’avoir invité cette étrangère quigênerait leur discussion et les résolutions à prendre.

Ils venaient de remonter au salon quand le notaire futannoncé.

Roland s’élança.

« Bonjour, cher maître. » Il donnait comme titre à M. Lecanu le« maître » qui précède le nom de tous les notaires.

Mme Rosémilly se leva :

« Je m’en vais, je suis très fatiguée. » On tenta faiblement dela retenir ; mais elle n’y consentit point et elle s’en allasans qu’un des trois hommes la reconduisît, comme on le faisaittoujours.

Mme Roland s’empressa près du nouveau venu :

« Une tasse de café, Monsieur ?

– Non, merci, je sors de table.

– Une tasse de thé, alors ?

– Je ne dis pas non, mais un peu plus tard, nous allons d’abordparler affaires. » Dans le profond silence qui suivit ces mots onn’entendit plus que le mouvement rythmé de la pendule, et à l’étageau-dessous, le bruit des casseroles lavées par la bonne trop bêtemême pour écouter aux portes.

Le notaire reprit :

« Avez-vous connu à Paris un certain M. Maréchal, LéonMaréchal ? »

M. et Mme Roland poussèrent la même exclamation.

« Je crois bien !

– C’était un de vos amis ? » Roland déclara :

« Le meilleur, Monsieur, mais un Parisien enragé ; il nequitte pas le boulevard. Il est chef de bureau aux finances. Je nel’ai plus revu depuis mon départ de la capitale. Et puis nous avonscessé de nous écrire. Vous savez, quand on vit loin l’un del’autre… » Le notaire reprit gravement :

« M. Maréchal est décédé. » L’homme et la femme eurent ensemblece petit mouvement de surprise triste, feint ou vrai, mais toujoursprompt, dont on accueille ces nouvelles.

M. Lecanu continua :

« Mon confrère de Paris vient de me communiquer la principaledisposition de son testament par laquelle il institue votre filsJean, M. Jean Roland, son légataire universel. » L’étonnement futsi grand qu’on ne trouvait pas un mot à dire.

Mme Roland, la première, dominant son émotion, balbutia :

« Mon Dieu, ce pauvre Léon… notre pauvre ami… mon Dieu… monDieu… mort !… » Des larmes apparurent dans ses yeux, ceslarmes silencieuses des femmes, gouttes de chagrin venues de l’âmequi coulent sur les joues et semblent si douloureuses, étant siclaires.

Mais Roland songeait moins à la tristesse de cette perte qu’àl’espérance annoncée. Il n’osait cependant interroger tout de suitesur les clauses de ce testament, et sur le chiffre de lafortune ; et il demanda, pour arriver à la questionintéressante :

« De quoi est-il mort, ce pauvre Maréchal ? »

M. Lecanu l’ignorait parfaitement.

« Je sais seulement, disait-il, que, décédé sans héritiersdirects, il laisse toute sa fortune, une vingtaine de mille francsde rentes en obligations trois pour cent, à votre second fils,qu’il a vu naître, grandir, et qu’il juge digne de ce legs. Àdéfaut d’acceptation de la part de M. Jean, l’héritage irait auxenfants abandonnés. » Le père Roland déjà ne pouvait plusdissimuler sa joie et il s’écria :

« Sacristi ! voilà une bonne pensée du cœur. Moi, si jen’avais pas eu de descendant, je ne l’aurais certainement pointoublié non plus, ce brave ami ! » Le notaire souriait :

« J’ai été bien aise, dit-il, de vous annoncer moi-même lachose. Ça fait toujours plaisir d’apporter aux gens une bonnenouvelle. » Il n’avait point du tout songé que cette bonne nouvelleétait la mort d’un ami, du meilleur ami du père Roland, qui venaitlui-même d’oublier subitement cette intimité annoncée tout àl’heure avec conviction.

Seuls, Mme Roland et ses fils gardaient une physionomie triste.Elle pleurait toujours un peu, essuyant ses yeux avec un mouchoirqu’elle appuyait ensuite sur sa bouche pour comprimer de grossoupirs.

Le docteur murmura :

« C’était un brave homme, bien affectueux. Il nous invitaitsouvent à dîner, mon frère et moi. » Jean, les yeux grands ouvertset brillants, prenait d’un geste familier sa belle barbe blondedans sa main droite, et l’y faisait glisser, jusqu’aux dernierspoils, comme pour l’allonger et l’amincir.

Il remua deux fois les lèvres pour prononcer aussi une phraseconvenable, et, après avoir longtemps cherché, il ne trouva quececi :

« Il m’aimait bien, en effet, il m’embrassait toujours quandj’allais le voir. » Mais la pensée du père galopait ; ellegalopait autour de cet héritage annoncé, acquis déjà, de cet argentcaché derrière la porte et qui allait entrer tout à l’heure,demain, sur un mot d’acceptation.

Il demanda :

« Il n’y a pas de difficultés possibles ?… pas deprocès ?… pas de contestations ?… » M. Lecanu semblaittranquille :

« Non, mon confrère de Paris me signale la situation comme trèsnette. Il ne nous faut que l’acceptation de M. Jean.

– Parfait, alors… et la fortune est bien claire ?

– Très claire.

– Toutes les formalités ont été remplies ?

– Toutes. » Soudain, l’ancien bijoutier eut un peu honte, unehonte vague, instinctive et passagère de sa hâte à se renseigner,et il reprit :

« Vous comprenez bien que si je vous demande immédiatementtoutes ces choses, c’est pour éviter à mon fils des désagrémentsqu’il pourrait ne pas prévoir. Quelquefois il y a des dettes, unesituation embarrassée, est-ce que je sais, moi ? et on sefourre dans un roncier inextricable. En somme, ce n’est pas moi quihérite, mais je pense au petit avant tout. » Dans la famille onappelait toujours Jean « le petit », bien qu’il fût beaucoup plusgrand que Pierre.

Mme Roland, tout à coup, parut sortir d’un rêve, se rappeler unechose lointaine, presque oubliée, qu’elle avait entendue autrefois,dont elle n’était pas sûre d’ailleurs, et elle balbutia :

« Ne disiez-vous point que notre pauvre Maréchal avait laissé safortune à mon petit Jean ?

– Oui, Madame. » Elle reprit alors simplement :

« Cela me fait grand plaisir, car cela prouve qu’il nous aimait.» Roland s’était levé :

« Voulez-vous, cher maître, que mon fils signe tout de suitel’acceptation ?

– Non… non… monsieur Roland. Demain, demain, à mon étude, à deuxheures, si cela vous convient.

– Mais oui, mais oui, je crois bien ! » Alors, Mme Rolandqui s’était levée aussi, et qui souriait après les larmes, fit deuxpas vers le notaire, posa sa main sur le dos de son fauteuil, et lecouvrant d’un regard attendri de mère reconnaissante, elle demanda:

« Et cette tasse de thé, monsieur Lecanu ?

– Maintenant, je veux bien, Madame, avec plaisir. » La bonneappelée apporta d’abord des gâteaux secs en de profondes boîtes defer-blanc, ces fades et cassantes pâtisseries anglaises quisemblent cuites pour des becs de perroquet et soudées en descaisses de métal pour des voyages autour du monde. Elle allachercher ensuite des serviettes grises, pliées en petits carrés,ces serviettes à thé qu’on ne lave jamais dans les famillesbesogneuses. Elle revint une troisième fois avec le sucrier et lestasses ; puis elle ressortit pour faire chauffer l’eau. Alorson attendit.

Personne ne pouvait parler ; on avait trop à penser, etrien à dire. Seule Mme Roland cherchait des phrases banales. Elleraconta la partie de pêche, fit l’éloge de la Perle et de MmeRosémilly.

« Charmante, charmante », répétait le notaire.

Roland, les reins appuyés au marbre de la cheminée, comme enhiver, quand le feu brille, les mains dans ses poches et les lèvresremuantes comme pour siffler, ne pouvait plus tenir en place,torturé du désir impérieux de laisser sortir toute sa joie.

Les deux frères, en deux fauteuils pareils, les jambes croiséesde la même façon, à droite et à gauche du guéridon central,regardaient fixement devant eux, en des attitudes semblables,pleines d’expressions différentes.

Le thé parut enfin. Le notaire prit, sucra et but sa tasse,après avoir émietté dedans une petite galette trop dure pour êtrecroquée ; puis il se leva, serra les mains et sortit.

« C’est entendu, répétait Roland, demain, chez vous, à deuxheures.

– C’est entendu, demain, deux heures. » Jean n’avait pas dit unmot.

Après ce départ, il y eut encore un silence, puis le père Rolandvint taper de ses deux mains ouvertes sur les eux épaules de sonjeune fils en criant :

« Eh bien, sacré veinard, tu ne m’embrasses pas ? » AlorsJean eut un sourire, et il embrassa son père en disant :

« Cela ne m’apparaissait pas comme indispensable. » Mais lebonhomme ne se possédait plus d’allégresse. Il marchait, jouait dupiano sur les meubles avec ses ongles maladroits, pivotait sur sestalons, et répétait :

« Quelle chance ! quelle chance ! En voilà une, dechance ! » Pierre demanda :

« Vous le connaissiez donc beaucoup, autrefois, ceMaréchal ? » Le père répondit :

« Parbleu, il passait toutes ses soirées à la maison ; maistu te rappelles bien qu’il allait te prendre au collège, les joursde sortie, et qu’il t’y reconduisait souvent après dîner. Tiens,justement, le matin de la naissance de Jean, c’est lui qui est alléchercher le médecin ! Il avait déjeuné chez nous quand ta mères’est trouvée souffrante. Nous avons compris tout de suite de quoiil s’agissait, et il est parti en courant. Dans sa hâte il a prismon chapeau au lieu du sien. Je me rappelle cela parce que nous enavons beaucoup ri, plus tard. Il est même probable qu’il s’estsouvenu de ce détail au moment de mourir ; et comme il n’avaitaucun héritier il s’est dit : « Tiens, j’ai contribué à lanaissance de ce petit-là, je vais lui laisser ma fortune. » » MmeRoland, enfoncée dans une bergère, semblait partie en sessouvenirs. Elle murmura, comme si elle pensait tout haut :

« Ah ! c’était un brave ami, bien dévoué, bien fidèle, unhomme rare, par le temps qui court. » Jean s’était levé :

« Je vais faire un bout de promenade », dit-il.

Son père s’étonna, voulut le retenir, car ils avaient à causer,à faire des projets, à arrêter des résolutions. Mais le jeune hommes’obstina, prétextant un rendez-vous. On aurait d’ailleurs tout letemps de s’entendre bien avant d’être en possession del’héritage.

Et il s’en alla, car il désirait être seul, pour réfléchir.Pierre, à son tour, déclara qu’il sortait, et suivit son frère,après quelques minutes.

Dès qu’il fut en tête à tête avec sa femme, le père Roland lasaisit dans ses bras, l’embrassa dix fois sur chaque joue, et, pourrépondre à un reproche qu’elle lui avait souvent adressé :

« Tu vois, ma chérie, que cela ne m’aurait servi à rien derester à Paris plus longtemps, de m’esquinter pour les enfants, aulieu de venir ici refaire ma santé, puisque la fortune nous tombedu ciel. » Elle était devenue toute sérieuse :

« Elle tombe du ciel pour Jean, dit-elle, mais Pierre ?

– Pierre ! mais il est docteur, il en gagnera… de l’argent…et puis son frère fera bien quelque chose pour lui.

– Non. Il n’accepterait pas. Et puis cet héritage est à Jean,rien qu’à Jean. Pierre se trouve ainsi très désavantagé. » Lebonhomme semblait perplexe :

« Alors, nous lui laisserons un peu plus par testament,nous.

– Non. Ce n’est pas très juste non plus. » Il s’écria :

« Ah ! bien alors, zut ! Qu’est-ce que tu veux que j’yfasse, moi ? Tu vas toujours chercher un tas d’idéesdésagréables. Il faut que tu gâtes tous mes plaisirs. Tiens, jevais me coucher.

Bonsoir. C’est égal, en voilà une veine, une rude veine ! »Et il s’en alla, enchanté, malgré tout, et sans un mot de regretpour l’ami mort si généreusement.

Mme Roland se remit à songer devant la lampe quicharbonnait.

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