Pierre et Jean

Chapitre 7

 

Dans le break, en revenant, tous les hommes, hormis Jean,sommeillèrent. Beausire et Roland s’abattaient, toutes les cinqminutes, sur une épaule voisine qui les repoussait d’une secousse.Ils se redressaient alors, cessaient de ronfler, ouvraient lesyeux, murmuraient : « Bien beau temps », et retombaient, presqueaussitôt, de l’autre côté.

Lorsqu’on entra dans Le Havre, leur engourdissement était siprofond qu’ils eurent beaucoup de peine à le secouer, et Beausirerefusa même de monter chez Jean où le thé les attendait. On dut ledéposer devant sa porte.

Le jeune avocat, pour la première fois, allait coucher dans sonlogis nouveau ; et une grande joie, un peu puérile, l’avaitsaisi tout à coup de montrer, justement ce soir-là, à sa fiancée,l’appartement qu’elle habiterait bientôt.

La bonne était partie, Mme Roland ayant déclaré qu’elle feraitchauffer l’eau et servirait elle-même, car elle n’aimait paslaisser veiller les domestiques, par crainte du feu.

Personne, autre qu’elle, son fils et les ouvriers, n’étaitencore entré, afin que la surprise fût complète quand on verraitcombien c’était joli.

Dans le vestibule, Jean pria qu’on attendît. Il voulait allumerles bougies et les lampes, et il laissa dans l’obscurité MmeRosémilly, son père et son frère, puis il cria : « Arrivez ! »en ouvrant toute grande la porte à deux battants.

La galerie vitrée, éclairée par un lustre et des verres decouleur cachés dans les palmiers, les caoutchoucs et les fleurs,apparaissait d’abord pareille à un décor de théâtre. Il y eut uneseconde d’étonnement. Roland, émerveillé de ce luxe, murmura : «Nom d’un chien », saisi par l’envie de battre des mains commedevant les apothéoses.

Puis on pénétra dans le premier salon, petit, tendu avec uneétoffe vieille or, pareille à celle des sièges.. Le grand salon deconsultation très simple, d’un rouge saumon pâle, avait grandair.

Jean s’assit dans le fauteuil devant son bureau chargé delivres, et d’une voix grave, un peu forcée :

« Oui, Madame, les textes de lois sont formels et me donnent,avec l’assentiment que je vous avais annoncé, l’absolue certitudequ’avant trois mois l’affaire dont nous nous sommes entretenusrecevra une heureuse solution. » Il regardait Mme Rosémilly qui semit à sourire en regardant Mme Roland ; et Mme Roland, luiprenant la main, la serra.

Jean, radieux, fit une gambade de collégien et s’écria :

« Hein, comme la voix porte bien. Il serait excellent pourplaider, ce salon. » Il se mit à déclamer :

« Si l’humanité seule, si ce sentiment de bienveillancenaturelle que nous éprouvons pour toute souffrance devait être lemobile de l’acquittement que nous sollicitons de vous, nous ferionsappel à votre pitié, Messieurs les jurés, à votre cœur de père etd’homme ; mais nous avons pour nous le droit, et c’est laseule question du droit que nous allons soulever devant vous… »Pierre regardait ce logis qui aurait pu être le sien, et ils’irritait des gamineries de son frère, le jugeant, décidément,trop niais et pauvre d’esprit.

Mme Roland ouvrit une porte à droite.

« Voici la chambre à coucher », dit-elle.

Elle avait mis à la parer tout son amour de mère. La tentureétait en cretonne de Rouen qui imitait la vieille toilenormande.

Un dessin Louis XV – une bergère dans un médaillon que fermaientles becs unis de deux colombes – donnait aux murs, aux rideaux, aulit, aux fauteuils un air galant et champêtre tout à faitgentil.

« Oh ! c’est charmant, dit Mme Rosémilly, devenue un peusérieuse, en entrant dans cette pièce.

– Cela vous plaît ? demanda Jean.

– Énormément.

– Si vous saviez comme ça me fait plaisir. » Ils se regardèrentune seconde, avec beaucoup de tendresse confiante au fond desyeux.

Elle était gênée un peu cependant, un peu confuse dans cettechambre à coucher qui serait sa chambre nuptiale. Elle avaitremarqué, en entrant, que la couche était très large, une vraiecouche de ménage, choisie par Mme Roland qui avait prévu sans douteet désiré le prochain mariage de son fils ; et cetteprécaution de mère lui faisait plaisir cependant, semblait lui direqu’on l’attendait dans la famille.

Puis quand on fut rentré dans le salon, Jean ouvrit brusquementla porte de gauche et on aperçut la salle à manger ronde, percée detrois fenêtres, et décorée en lanterne japonaise. La mère et lefils avaient mis là toute la fantaisie dont ils étaient capables.Cette pièce à meubles de bambou, à magots, à potiches, à soieriespailletées d’or, à stores transparents où des perles de verresemblaient des gouttes d’eau, à éventails cloués aux murs pourmaintenir les étoffes, avec ses écrans, ses sabres, ses masques,ses grues faites en plumes véritables, tous ses menus bibelots deporcelaine, de bois, de papier, d’ivoire, de nacre et de bronzeavait l’aspect prétentieux et maniéré que donnent les mainsinhabiles et les yeux ignorants aux choses qui exigent le plus detact, de goût et d’éducation artiste. Ce fut celle cependant qu’onadmira le plus. Pierre seul fit des réserves avec une ironie un peuamère dont son frère se sentit blessé.

Sur la table, les fruits se dressaient en pyramides, et lesgâteaux s’élevaient en monuments.

On n’avait guère faim ; on suça les fruits et on grignotales pâtisseries plutôt qu’on ne les mangea. Puis, au bout d’uneheure, Mme Rosémilly demanda la permission de se retirer.

Il fut décidé que le père Roland l’accompagnerait à sa porte etpartirait immédiatement avec elle, tandis pue Mme Roland, enl’absence de la bonne, jetterait son coup d’œil de mère sur lelogis afin que son fils ne manquât de rien.

« Faut-il revenir te chercher ? » demanda Roland.

Elle hésita, puis répondit :

« Non, mon gros, couche-toi. Pierre me ramènera. » Dès qu’ilsfurent partis, elle souffla les bougies, serra les gâteaux, lesucre et les liqueurs dans un meuble dont la clef fût remise àJean ; puis elle passa dans la chambre à coucher, entrouvritle lit, retarda si la carafe était remplie d’eau fraîche et lafenêtre bien fermée.

Pierre et Jean étaient demeurés dans le petit salon, celui-ciencore froissé de la critique faite sur son goût, et celui-là deplus en plus agacé de voir son frère dans ce logis.

Ils fumaient assis tous les deux, sans se parler. Pierre tout àcoup se leva :

« Cristi ! dit-il, la veuve avait l’air bien vannée cesoir, les excursions ne lui réussissent pas. » Jean se sentitsoulevé soudain par une de ces promptes et furieuses colères dedébonnaires blessés au cœur.

Le souffle lui manquait, tant son émotion était vive, et ilbalbutia :

« Je te défends désormais de dire « la veuve » quand tu parlerasde Mme Rosémilly. » Pierre se tourna vers lui, hautain :

« Je crois que tu me donnes des ordres. Deviens-tu fou, parhasard ? » Jean aussitôt s’était dressé :

« Je ne deviens pas fou, mais j’en ai assez de tes manièresenvers moi. » Pierre ricana :

« Envers toi ? Est-ce que tu fais partie de MmeRosémilly ?

– Sache que Mme Rosémilly va devenir ma femme. » L’autre ritplus fort :

« Ah ! ah ! très bien. Je comprends maintenantpourquoi je ne devrai plus l’appeler « la veuve ». Mais tu as prisune drôle de manière pour m’annoncer ton mariage.

– Je te défends de plaisanter… tu entends… je te le défends. »Jean s’était approché, pâle, la voix tremblante, exaspéré de cetteironie poursuivant la femme qu’il aimait et qu’il avaitchoisie.

Mais Pierre soudain devint aussi furieux. Tout ce qui s’amassaiten lui de colères impuissantes, de rancunes écrasées, de révoltesdomptées depuis quelque temps et de désespoir silencieux, luimontant à la tête, l’étourdit comme un coup de sang.

« Tu oses ?… Tu oses ?… Et moi je t’ordonne de tetaire, tu entends, je te l’ordonne ! » Jean, surpris de cetteviolence, se tut quelques secondes, cherchant, dans ce troubled’esprit où nous jette la fureur, la chose, la phrase, le mot quipourrait blesser son frère jusqu’au cœur.

Il reprit, en s’efforçant de se maîtriser pour bien frapper, deralentir sa parole pour la rendre plus aiguë :

« Voilà longtemps que je te sais jaloux de moi, depuis le jouroù tu as commencé à dire « la veuve » parce que tu as compris quecela me faisait mal. » Pierre poussa un de ces rires stridents etméprisants qui lui étaient familiers :

« Ah ! ah ! mon Dieu ! Jaloux de toi !…moi ?… moi ?…

moi ?… et de quoi ?… de quoi, mon Dieu ? de tafigure ou de ton esprit ?… » Mais Jean sentit bien qu’il avaittouché la plaie de cette âme :

« Oui, tu es jaloux de moi, et jaloux depuis l’enfance ; ettu es devenu furieux quand tu as vu que cette femme me préférait etqu’elle ne voulait pas de toi. » Pierre bégayait, exaspéré de cettesupposition :

« Moi… moi… jaloux de toi ? à cause de cette cruche, decette dinde, de cette oie grasse ?… » Jean qui voyait porterses coups reprit :

« Et le jour où tu as essayé de ramer plus fort que moi, dans laPerle ? Et tout ce pue tu dis devant elle pour te fairevaloir ?

Mais tu crèves de jalousie ! Et quand cette fortune m’estarrivée, tu es devenu enragé, et tu m’as détesté, et tu l’as montréde toutes les manières, et tu as fait souffrir tout le monde, et tun’es pas une heure sans cracher la bile qui t’étouffe. » Pierreferma ses poings de fureur avec une envie irrésistible de sautersur son frère et de le prendre à la gorge :

« Ah ! tais-toi, cette fois, ne parle point de cettefortune ! » Jean se récria :

« Mais la jalousie te suinte de la peau. Tu ne dis pas un mot àmon père, à ma mère ou à moi, où elle n’éclate. Tu feins de memépriser parce que tu es jaloux ! tu cherches querelle à toutle monde parce que tu es jaloux. Et maintenant que je suis riche,tu ne te contiens plus, tu es devenu venimeux, tu tortures notremère comme si c’était sa faute !… » Pierre avait reculéjusqu’à la cheminée, la bouche entrouverte, l’œil dilaté, en proieà une de ces folies de rage qui font commettre des crimes.

Il répéta d’une voix plus basse, mais haletante :

« Tais-toi, tais-toi donc !

– Non. Voilà longtemps que je voulais te dire ma penséeentière ; tu m’en donnes l’occasion, tant pis pour toi. J’aimeune femme ! Tu le sais et tu la railles devant moi, tu mepousses à bout ; tant pis pour toi. Mais je casserai tes dentsde vipère, moi ! Je te forcerai à me respecter.

– Te respecter, toi ?.

– Oui, moi !

– Te respecter… toi… qui nous as tous déshonorés, par tacupidité ?

– Tu dis ? Répète… répète ?…

– Je dis qu’on n’accepte pas la fortune d’un homme quand onpasse jour le fils d’un autre. » Jean demeurait immobile, necomprenant pas, effaré devant l’insinuation qu’il pressentait :

« Comment ? Tu dis… répète encore ?

– Je dis ce que tout le monde chuchote, ce que tout le mondecolporte, que tu es le fils de l’homme qui t’a laissé sa fortune.Eh bien ! un garçon propre n’accepte pas l’argent quidéshonore sa mère.

– Pierre… Pierre… Pierre… y songes-tu ?… Toi… c’est toi…toi… qui prononces cette infamie ?

– Oui… moi… c’est moi. Tu ne vois donc point que j’en crève dechagrin depuis un mois, que je passe mes nuits sans dormir et mesjours à me cacher comme une bête, que je ne sais plus ce que je disni ce que je fais, ni ce que je deviendrai tant je souffre, tant jesuis affolé de honte et de douleur, car j’ai deviné d’abord et jesais maintenant.

– Pierre… Tais-toi… Maman est dans la chambre à côté !

Songe qu’elle peut nous entendre… qu’elle nous entend. » Mais ilfallait qu’il vidât son cœur ! et il dit tout, ses soupçons,ses raisonnements, ses luttes, sa certitude, et l’histoire duportrait encore une fois disparu.

Il parlait par phrases courtes, hachées, presque sans suite, desphrases d’halluciné.

Il semblait maintenant avoir oublié Jean et sa mère dans lapièce voisine. Il parlait comme si personne ne l’écoutait, parcequ’il devait parler, parce qu’il avait trop souffert, trop compriméet refermé sa plaie. Elle avait grossi comme une tumeur, et cettetumeur venait de crever, éclaboussant tout le monde.

Il s’était mis à marcher comme il faisait presquetoujours ; et les yeux fixés devant lui, gesticulant, dans unefrénésie de désespoir, avec des sanglots dans la gorge, des retoursde haine contre lui-même, il parlait comme s’il eût confessé samisère et la misère des siens, comme s’il eût jeté sa peine à l’airinvisible et sourd où s’envolaient ses paroles.

Jean éperdu, et presque convaincu soudain par l’énergie aveuglede son frère, s’était adossé contre la porte derrière laquelle ildevinait que leur mère les avait entendus.

Elle ne pouvait point sortir ; il fallait passer par lesalon.

Elle n’était point revenue ; donc elle n’avait pas osé.

Pierre tout à coup, frappant du pied, cria :

« Tiens, je suis un cochon d’avoir dit ça ! » Et ils’enfuit, nu-tête, dans l’escalier.

Le bruit de la grande porte de la rue, retombant avec fracas,réveilla Jean de la torpeur profonde où il était tombé. Quelquessecondes s’étaient écoulées, plus longues que des heures, et sonâme s’était engourdie dans un hébétement d’idiot. Il sentait bienqu’il lui faudrait penser tout à l’heure, et agir, mais ilattendait, ne voulant même plus comprendre, savoir, se rappeler,par peur, par faiblesse, par lâcheté. Il était de la race destemporiseurs qui remettent toujours au lendemain ; et quand illui fallait, sur-le-champ, prendre une résolution, il cherchaitencore, par instinct, à gagner quelques moments..

Mais le silence profond qui l’entourait maintenant, après lesvociférations de Pierre, ce silence subit des murs, des meubles,avec cette lumière vive des six bougies et des deux lampes,l’effraya si fort tout à coup qu’il eut envie de se sauveraussi.

Alors il secoua sa pensée, il secoua son cœur, et il essaya deréfléchir.

Jamais il n’avait rencontré une difficulté dans sa vie. Il estdes hommes qui se laissent aller comme l’eau qui coule. Il avaitfait ses classes avec soin, pour n’être pas puni, et terminé sesétudes de droit avec régularité parce que son existence étaitcalme. Toutes les choses du monde lui paraissaient naturelles sanséveiller autrement son attention. Il aimait l’ordre, la sagesse, lerepos par tempérament, n’ayant point de replis dans l’esprit ;et il demeurait, devant cette catastrophe, comme un homme qui tombeà l’eau sans avoir jamais nagé.

Il essaya de douter d’abord. Son frère avait menti par haine etpar jalousie ?

Et pourtant, comment aurait-il été assez misérable pour dire deleur mère une chose pareille s’il n’avait pas été lui même égarépar le désespoir ? Et puis Jean gardait dans l’oreille, dansle regard, dans les nerfs, jusque dans le fond de la chair,certaines paroles, certains cris de souffrance, des intonations etdes gestes de Pierre, si douloureux qu’ils étaient irrésistibles,aussi irrécusables que la certitude.

Il demeurait trop écrasé pour faire un mouvement ou pour avoirune volonté. Sa détresse devenait intolérable ; et il sentaitque, derrière la porte, sa mère était là qui avait tout entendu etqui attendait.

Que faisait-elle ? Pas un mouvement, pas un frisson, pas unsouffle, pas un soupir ne révélait la présence d’un être derrièrecette planche. Se serait-elle sauvée ? Mais par où ? Sielle s’était sauvée… elle avait donc sauté par la fenêtre dans larue !

Un sursaut de frayeur le souleva, si prompt et si dominateurqu’il enfonça plutôt qu’il n’ouvrit la porte et se jeta dans sachambre.

Elle semblait vide. Une seule bougie l’éclairait, posée sur lacommode.

Jean s’élança vers la fenêtre, elle était fermée, avec lesvolets clos. Il se retourna, fouillant les coins noirs de sonregard anxieux, et il s’aperçut que les rideaux du lit avaient ététirés.

Il y courut et les ouvrit. Sa mère était étendue sur sa couche,la figure enfouie dans l’oreiller, qu’elle avait ramené de ses deuxmains crispées sur sa tête, pour ne plus entendre.

Il la crut d’abord étouffée. Puis l’ayant saisie par lesépaules, il la retourna sans qu’elle lâchât l’oreiller qui luicachait le visage et qu’elle mourrait pour ne pas crier.

Mais le contact de ce corps raidi, de ces bras crispés, luicommuniqua la secousse de son indicible torture. L’énergie et laforce dont elle retenait avec ses doigts et avec ses dents la toilegonflée de plumes sur sa bouche, sur ses yeux et sur ses oreillespour qu’il ne la vît point et ne lui parlât pas, lui firentdeviner, par la commotion qu’il reçut, jusqu’à quel point on peutsouffrir. Et son cœur, son simple cœur, fut déchiré de pitié. Iln’était pas un juge, lui, même un juge miséricordieux, il était unhomme plein de faiblesse et un fils plein de tendresse. Il ne serappela rien de ce que l’autre lui avait dit, il ne raisonna pas etne discuta point, il toucha seulement de ses deux mains le corpsinerte de sa mère, et ne pouvant arracher l’oreiller de sa figure,il cria, en baisant sa robe :

« Maman, maman, ma pauvre maman, regarde-moi ! » Elleaurait semblé morte si tous ses membres n’eussent été parcourusd’un frémissement presque insensible, d’une vibration de cordetendue. Il répétait :

« Maman, maman, écoute-moi. Ça n’est pas vrai. Je sais bien queça n’est pas vrai. » Elle eut un spasme, une suffocation, puis toutà coup elle sanglota dans l’oreiller. Alors tous ses nerfs sedétendirent, ses muscles raidis s’amollirent, ses doigtss’entrouvrant lâchèrent la toile ; et il lui découvrit laface.

Elle était toute pâle, toute blanche, et de ses paupièresfermées on voyait couler des gouttes d’eau. L’ayant enlacée par lecou, il lui baisa les yeux, lentement, par grands baisers désolésqui se mouillaient à ses larmes, et il disait toujours :

« Maman, ma chère maman, je sais bien que ça n’est pas vrai. Nepleure pas, je le sais ! Ça n’est pas vrai ! » Elle sesouleva, s’assit, le regarda, et avec un de ces efforts de couragequ’il faut, en certains cas, pour se tuer, elle lui dit :

« Non, c’est vrai, mon enfant. » Et ils restèrent sans paroles,l’un devant l’autre. Pendant quelques instants encore ellesuffoqua, tendant la gorge, en renversant la tête pour respirer,puis elle se vainquit de nouveau, et reprit :

« C’est vrai, mon enfant. Pourquoi mentir ? C’est vrai. Tune me croirais pas, si je mentais. » Elle avait l’air d’une folle.Saisi de terreur, il tomba à genoux près du lit en murmurant :

« Tais-toi, maman, tais-toi. » Elle s’était levée, avec unerésolution et une énergie effrayantes :

« Mais je n’ai plus rien à te dire, mon enfant, adieu. » Et ellemarcha vers la porte.

Il la saisit à pleins bras, criant :

« Qu’est-ce que tu fais, maman, où vas-tu ?

– Je ne sais pas… est-ce que je sais… je n’ai plus rien à faire…puisque je suis toute seule. » Elle se débattait pour s’échapper.La retenant, il ne trouvait qu’un mot à lui répéter :

« Maman… maman… maman… » Et elle disait dans ses efforts pourrompre cette étreinte :

« Mais non, mais non, je ne suis plus ta mère maintenant, je nesuis plus rien pour toi, pour personne, plus rien, plus rien !Tu n’as plus ni père ni mère, mon pauvre enfant… adieu. » Ilcomprit brusquement que s’il la laissait partir il ne la reverraitjamais, et, l’enlevant, il la porta sur un fauteuil, l’assit deforce, puis s’agenouillant et formant une chaîne de ses bras :

« Tu ne sortiras point d’ici, maman ; moi je t’aime et jete garde. Je te garde toujours, tu es à moi. » Elle murmura d’unevoix accablée :

« Non, mon pauvre garçon, ça n’est plus possible. Ce soir tupleures, et demain tu me jetterais dehors. Tu ne me pardonneraispas non plus. » Il répondit avec un si grand élan de si sincèreamour : « Oh ! moi ? moi ? Comme tu me connaispeu ! » qu’elle poussa un cri, lui prit la tête par lescheveux, à pleines mains, l’attira avec violence et le baisaéperdument à travers la figure.

Puis elle demeura immobile, la joue contre la joue de son fils,sentant, à travers sa barbe, la chaleur de sa chair ; et ellelui dit, tout bas, dans l’oreille :

« Non, mon petit Jean. Tu ne me pardonnerais pas demain.

Tu le crois et tu te trompes. Tu m’as pardonné ce soir, et cepardon-là m’a sauvé la vie ; mais il ne faut plus que tu mevoies. » Il répéta, en l’étreignant :

« Maman, ne dis pas ça !

– Si, mon petit, il faut que je m’en aille. Je ne sais pas où,ni comment je m’y prendrai, ni ce que je dirai, mais il lefaut.

Je n’oserais plus te retarder, ni t’embrasser,comprends-tu ? » Alors, à son tour, il lui dit, tout bas, dansl’oreille :

« Ma petite mère, tu resteras, parce que je le veux, parce quej’ai besoin de toi. Et tu vas me jurer de m’obéir, tout desuite.

– Non, mon enfant.

– Oh ! maman, il le faut, tu entends. Il le faut.

– Non, mon enfant, c’est impossible. Ce serait nous condamnertous à l’enfer. Je sais ce que c’est, moi, que ce supplice-là,depuis un mois. Tu es attendri, mais quand ce sera passé, quand tume regarderas comme me regarde Pierre, quand tu te rappelleras ceque je t’ai dit !… Oh !… mon petit Jean, songe… songe queje suis ta mère !…

– Je ne veux pas que tu me quittes, maman, je n’ai que toi.

– Mais pense, mon fils, que nous ne pourrons plus nous voir sansrougir tous les deux, sans que je me sente mourir de honte et sansque tes yeux fassent baisser les miens.

– Ça n’est pas vrai, maman.

– Oui, oui, oui, c’est vrai ! Oh ! j’ai compris, va,toutes les luttes de ton pauvre frère, toutes, depuis le premierjour. Maintenant, lorsque je devine son pas dans la maison, moncœur saute à briser ma poitrine, lorsque j’entends sa voix, je sensque je vais m’évanouir. Je t’avais encore, toi ! Maintenant,je ne t’ai plus. Oh ! mon petit Jean, crois-tu que je pourraisvivre entre vous deux ?

– Oui, maman. Je t’aimerai tant que tu n’y penseras plus.

– Oh ! oh ! comme si c’était possible !

– Oui, c’est possible.

– Comment veux-tu que je n’y pense plus entre ton frère ettoi ? Est-ce que vous n’y penserez plus, vous ?

– Moi, je te le jure !

– Mais tu y penseras à toutes les heures du jour.

– Non, je te le jure. Et puis, écoute : si tu pars, je m’engageet je me fais tuer. » Elle fut bouleversée par cette menace puérileet étreignit Jean en le caressant avec une tendresse passionnée. Ilreprit :

« Je t’aime plus que tu ne crois, va, bien plus, bien plus.

Voyons, sois raisonnable. Essaie de rester seulement huit jours.Veux-tu me promettre huit jours ? Tu ne peux pas me refuserça ? », Elle posa ses deux mains sur les épaules de Jean, etle tenant à la longueur de ses bras :

« Mon enfant… tâchons d’être calmes et de ne pas nous attendrir.Laisse-moi te parler d’abord. Si je devais une seule fois entendresur tes lèvres ce que j’entends depuis un mois dans la bouche deton frère, si je devais une seule fois voir dans tes yeux ce que jelis dans les siens, si je devais deviner rien que par un mot ou parun regard que je te suis odieuse comme à lui… une heure après, tuentends, une heure après…

je serais partie pour toujours.

– Maman, je te le jure…

– Laisse-moi parler… Depuis un mois j’ai souffert tout ce qu’unecréature peut souffrir. À partir du moment où j’ai compris que tonfrère, que mon autre fils me soupçonnait, et qu’il devinait, minutepar minute, la vérité, tous les instants de ma vie ont été unmartyre qu’il est impossible de t’exprimer. » Elle avait une voixsi douloureuse que la contagion de sa torture emplit de larmes lesyeux de Jean.

Il voulut l’embrasser, mais elle le repoussa :

« Laisse-moi… écoute… j’ai encore tant de choses à te dire pourque tu comprennes… mais tu ne comprendras pas… c’est que… si jedevais rester… il faudrait… Non, je ne peux pas !

– Dis, maman, dis.

– Eh bien ! oui. Au moins je ne t’aurais pas trompé… Tuveux que je reste avec toi, n’est-ce pas ? Pour cela, pour quenous puissions nous voir encore, nous parler, nous rencontrer toutela journée dans la maison, car je n’ose plus ouvrir une porte dansla peur de trouver ton frère derrière elle, pour cela il faut, nonpas que tu me pardonnes – rien ne fait plus de mal qu’un pardon -,mais que tu ne m’en veuilles pas de ce que j’ai fait… Il faut quetu te sentes assez fort, assez différent de tout le monde pour tedire que tu n’es pas le fils de Roland, sans rougir de cela et sansme mépriser !… Moi j’ai assez souffert… j’ai trop souffert, jene peux plus, non, je ne peux plus ! Et ce n’est pas d’hier,va, c’est de longtemps… Mais tu ne pourras jamais comprendre ça,toi ! Pour que nous puissions encore vivre ensemble, et nousembrasser, mon petit Jean, dis-toi bien que si j’ai été lamaîtresse de ton père, j’ai été encore plus sa femme, sa vraiefemme, que je n’en ai pas honte au fond du cœur, que je ne regretterien, que je l’aime encore tout mort qu’il est, que je l’aimeraitoujours, que je n’ai aimé que lui, qu’il a été toute ma vie, toutema joie, tout mon espoir, toute ma consolation, tout, tout, toutpour moi, pendant si longtemps ! Écoute, mon petit : devantDieu qui m’entend, je n’aurais jamais rien eu de bon dansl’existence, si je ne l’avais pas rencontré, jamais rien, pas unetendresse, pas une douceur, pas une de ces heures qui nous fonttant regretter de vieillir, rien ! Je lui dois tout ! Jen’ai eu que lui au monde, et puis vous deux, ton frère et toi. Sansvous ce serait vide, noir et vide comme la nuit. Je n’aurais jamaisaimé rien, rien connu, rien désiré, je n’aurais pas seulementpleuré, car j’ai pleuré, mon petit Jean. Oh ! oui, j’aipleuré, depuis que nous sommes venus ici. Je m’étais donnée à luitout entière, corps et âme, pour toujours, avec bonheur, et pendantplus de dix ans j’ai été sa femme comme il a été mon mari devantDieu qui nous avait faits l’un pour l’autre. Et puis, j’ai comprisqu’il m’aimait moins. Il était toujours bon et prévenant, mais jen’étais plus pour lui ce que j’avais été. C’était fini !Oh ! que j’ai pleuré !… Comme c’est misérable ettrompeur, la vie !… Il n’y a rien qui dure… Et nous sommesarrivés ici ; et jamais je ne l’ai plus revu, jamais il n’estvenu… Il promettait dans toutes ses lettres !… Je l’attendaistoujours !… et je ne l’ai plus revu !… et voilà qu’il estmort !… Mais il nous aimait encore puisqu’il a pensé à toi.Moi je l’aimerai jusqu’à mon dernier soupir, et je ne le renieraijamais, et je t’aime parce que tu es son enfant, et je ne pourraispas avoir honte de lui devant toi ! Comprends-tu ? Je nepourrais pas ! Si tu veux que je reste, il faut que tuacceptes d’être son fils et que nous parlions de lui quelquefois,et que tu l’aimes un peu, et que nous pensions à lui quand nousnous regarderons. Si tu ne veux pas, si tu ne peux pas, adieu, monpetit, il est impossible que nous restions ensemblemaintenant ! Je ferai ce que tu décideras. » Jean réponditd’une voix douce :

« Reste, maman. » Elle le serra dans ses bras et se remit àpleurer ; puis elle reprit, la joue contre sa joue :

« Oui, mais Pierre ? Qu’allons-nous devenir avec lui ?» Jean murmura :

« Nous trouverons quelque chose. Tu ne peux plus vivre auprès delui. » Au souvenir de l’aîné elle fut crispée d’angoisse :

« Non, je ne puis plus, non ! non ! » Et se jetant surle cœur de Jean, elle s’écria, l’âme en détresse :

« Sauve-moi de lui, toi, mon petit, sauve-moi, fais quelquechose, je ne sais pas… trouve… sauve-moi !

– Oui, maman, je chercherai.

– Tout de suite… il faut… Tout de suite… ne me quittepas !

J’ai si peur de lui… si peur !

– Oui, je trouverai. Je te promets.

– Oh ! mais vite, vite ! Tu ne comprends pas ce qui sepasse en moi quand je le vois. » Puis il lui murmura tout bas, dansl’oreille :

« Garde-moi ici, chez toi. » Il hésita, réfléchit et comprit,avec son bon sens positif, le danger de cette combinaison.

Mais il dut raisonner longtemps, discuter, combattre avec desarguments précis son affolement et sa terreur.

« Seulement ce soir, disait-elle, seulement cette nuit. Tu ferasdire demain à Roland que je me suis trouvée malade.

– Ce n’est pas possible, puisque Pierre est rentré. Voyons, aiedu courage. J’arrangerai tout, je te le promets, dès demain.

Je serai à neuf heures à la maison. Voyons, mets tonchapeau.

Je vais te reconduire.

– Je ferai ce que tu voudras », dit-elle avec un abandonenfantin, craintif et reconnaissant.

Elle essaya de se lever ; mais la secousse avait été tropforte ; elle ne pouvait encore se tenir sur ses jambes.

Alors il lui fit boire de l’eau sucrée, respirer de l’alcali, etil lui lava les tempes avec du vinaigre. Elle se laissait faire,brisée et soulagée comme après un accouchement.

Elle put enfin marcher et prit son bras. Trois heures sonnaientquand ils passèrent à l’hôtel de ville.

Devant la porte de leur logis il l’embrassa et lui dit : «Adieu, maman, bon courage. » Elle monta, à pas furtifs, l’escaliersilencieux, entra dans sa chambre, se dévêtit bien vite, et seglissa, avec l’émotion retrouvée des adultères anciens, auprès deRoland qui ronflait.

Seul dans la maison, Pierre ne dormait pas et l’avait entenduerevenir.

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