Categories: Romans

Princesse Brambilla

Princesse Brambilla

d’ E. T. A. Hoffmann
PRÉFACE

Il faut beaucoup d’imagination pour se représenter tout le prosaïsme de l’existence extérieure à laquelle E. T. A. Hoffmann fut condamné durant sa vie.

Une jeunesse passée dans une petite ville prussienne, avec des heures strictement mesurées. À la seconde, il est obligé d’étudier le latin, puis les mathématiques, d’aller à la promenade ou de faire de la musique– cette chère musique.Ensuite, un bureau et, qui plus est, un bureau de fonctionnaire prussien, quelque part, sur la frontière polonaise. Puis, par désespoir, une femme, ennuyeuse, sotte, sans intelligence, qui lui rend la vie encore plus insipide. Et de nouveau des dossiers, des dossiers, noircir du papier administratif jusqu’à épuisement complet.

Une fois, un petit intermède :pendant deux ans, directeur de théâtre, avec la possibilité de vivre dans la musique, de côtoyer des femmes, et de sentir dans les sons et les paroles l’ivresse du supraterrestre. Mais cela ne dure que deux années, après quoi la guerre napoléonienne met en pièces le théâtre, et de nouveau l’administration, la ponctualité des heures, des paperasses, toujours des paperasses, et cet horrible prosaïsme !

Comment fuir ce monde où tout est tracé au compas ? Souvent le vin est une ressource. Il n’y a qu’à boire beaucoup, dans des caveaux bas et humides, pour qu’il vous enivre,et il faut qu’il y ait des amis, des hommes tout bouillonnants,comme l’acteur Devrient, dont la parole vous enthousiasme, oud’autres, tout bonnement mornes et silencieux, qui se contententd’écouter, lorsque soi-même on décharge son cœur.

Ou bien on fait de la musique, on s’assieddans la pièce obscure, et on laisse les mélodies se déchaîner commel’orage. Ou bien on exprime toute sa colère en des caricaturesincisives et mordantes sur la partie blanche des feuilletsadministratifs ; on invente des êtres qui ne sont pas de cemonde, ce monde méthodiquement ordonné, positif et gouverné par desparagraphes de loi, ce monde d’assesseurs et de lieutenants, dejuges et de « conseillers intimes ». Oubien l’on écrit, l’on écrit des livres, l’on rêve en écrivant, et,dans ce rêve, on métamorphose sa propre existence, étroite etperdue, en possibilités purement imaginaires : on voyage ainsien Italie, on brûle pour de belles femmes et on vit des aventuresextraordinaires.

Ou bien l’on décrit les rêves effrayantsqui surviennent après une nuit d’ivresse et où des figuresgrotesques et des fantômes surgissent d’un cerveau noyé dans lesténèbres. L’on écrit pour fuir le monde et cette existence mesquineet banale ; on écrit pour gagner de l’argent, qui se mue envin, et avec le vin on achète de la gaieté et des rêves clairs etcolorés. C’est ainsi que l’on écrit et que l’on devient poète sansle savoir, sans ambition, sans aucune passion véritable, simplementpour pouvoir vivre enfin, une fois, de la vie de« l’autre homme » que l’on porte en soi, decet homme du fantastique et de la magie que l’on était denaissance, en oubliant pour un instant le fonctionnaire auquell’existence vous a réduit.

Un monde supraterrestre, fait de fumée etde rêve aux figures surnaturelles, tel est le monde de E. T. A.Hoffmann. Souvent il est doux et clément ; ses récits sont desrêves de pureté et de perfection ; mais souvent aussi, aumilieu de ses rêves, il se rappelle la réalité et son propre sort,si peu conforme à ses désirs ; alors il devient mordant etméchant, il fait des hommes des caricatures et des horreurs ;il cloue railleusement au mur de sa haine l’image de ses supérieursqui le font souffrir et le tourmentent, fantômes de la réalité, aumilieu du tourbillon de fantômes.

La Princesse Brambilla est, elleaussi, une demi-réalité de ce genre transposée dans le fantastique,gaie et mordante, à la fois vraie et fabuleuse et pleine de cetamour singulier de la fioriture qu’il y a chez Hoffmann. Comme àchacun de ses dessins, comme à sa signature même, il ajoutetoujours à ses créatures quelque petite queue ou appendice, quelqueparafe qui les rend étranges et extraordinaires pour un esprit nonpréparé.

Edgar Poe a plus tard emprunté à Hoffmannses fantômes, et plus d’un Français son romantisme, mais une choseest restée pour toujours propre à E. T. A. Hoffmann etinimitable : c’est cet étrange amour de la dissonance, destons intermédiaires nets et aigus ; et celui qui sent lalittérature comme une musique n’oubliera jamais ce ton particulierqui lui est spécial.

Il y a là-dedans quelque chose dedouloureux, la transposition de la voix en raillerie et ensouffrance, et même dans les récits qui veulent n’être que sérénitéou bien qui décrivent orgueilleusement d’étranges inventions passesoudain ce ton tranchant et inoubliable d’instrument brisé. Eneffet, E. T. A. Hoffmann a été sans cesse un instrument brisé, uninstrument merveilleux avec une petite fêlure.

Créé pour une joie débordante etdionysiaque, pour être un génie étincelant et enivrant, un artistetypique, son cœur avait été avant le temps écrasé sous la pressionde la quotidienneté. Jamais, pas une seule fois, il n’a pu serépandre, pendant des années, dans une œuvre lumineuse, étincelantede joie. Seuls de courts rêves lui furent permis, mais des rêvessingulièrement inoubliables, qui engendrent à leur tour d’autresrêves, parce qu’ils sont teints de la rougeur du sang, du jaune dela bile et de la noirceur de l’épouvante. Après un siècle, ils sonttoujours vivants dans toutes les langues, et les figures qui, commedes fantômes difformes, se sont présentées à lui dans la vapeur del’ivresse ou la rouge nuée de l’imagination, traversent encoreaujourd’hui, grâce à son art, notre univers intellectuel.

Qui subit victorieusement l’épreuve d’unsiècle de survie a triomphé à jamais, et ainsi E. T. A. Hoffmannappartient – ce dont il ne s’est douté à aucun moment, luile pauvre diable crucifié par le prosaïsme terrestre, – àla guilde éternelle des poètes et des fantaisistes, qui prennentsur l’existence qui les tourmente la plus belle des revanches, enlui révélant typiquement des formes plus colorées et plus variéesque n’en a la réalité.

Salzbourg, mai 1927.

STEFAN ZWEIG.

Chapitre 1

 

Magiques effets d’un richevêtement sur une jeune modiste. – Définition du comédien qui joueles amoureux. – De la smorfia des jeunes filles italiennes. –Comment un petit homme vénérable s’occupe de sciences tout en étantassis dans une tulipe et comment d’honorables dames font du filetentre les oreilles de haquenées. – Le charlatan Celionati et ladent du prince assyrien. – Bleu de ciel et rose. – Le pantalon etla bouteille de vin au contenu merveilleux.

 

C’était le soir, le crépuscule tombait et dansles couvents sonnait l’angélus. Alors la jolie et charmante enfantappelée Giacinta Soardi mit de côté le riche costume de femme, enlourd satin rouge, à la garniture duquel elle avait travaillé avecapplication, et elle regarda d’un air mécontent, par la hautefenêtre, dans la rue étroite et triste où il n’y avaitpersonne.

Cependant, la vieille Béatrice ramassaitsoigneusement les travestis bariolés, de toute espèce, qui étaientépars sur des tables et des chaises, dans la petite chambre, etelle les suspendait l’un après l’autre. Puis, les deux bras campéssur les hanches, elle se plaça devant l’armoire ouverte et ditjoyeusement :

– Vraiment, Giacinta, cette fois-ci nousavons bien travaillé. Il me semble avoir ici devant les yeux lamoitié de notre joyeux monde du Corso carnavalesque. Jamais encore,à vrai dire, messer Bescapi ne nous a fait d’aussi richescommandes. Il sait, sans doute, que notre belle ville de Rome,cette année, sera de nouveau toute éclatante de joie, demagnificence et de somptuosité. Tu verras, Giacinta, queldébordement d’allégresse il y aura demain, premier jour de notreCarnaval. Et demain, demain, messer Bescapi répandra sur nous touteune poignée de ducats, tu verras, Giacinta. Mais qu’as-tu, monenfant ? Tu baisses la tête, tu es chagrine, boudeuse !Et demain c’est le Carnaval !

Giacinta s’était remise sur sa chaise detravail et, la tête appuyée dans ses mains, elle regardait fixementvers le sol, sans faire attention aux paroles de la vieille femme.Mais, comme celle-ci ne cessait de papoter sur les plaisirs duCarnaval, à la veille duquel on était, Giacinta se mit àdire :

– Taisez-vous donc, la vieille ; neparlez pas d’une époque qui a beau être belle pour d’autres, sielle ne m’apporte à moi que du chagrin et de l’ennui. À quoi mesert de travailler jour et nuit ? À quoi me servent les ducatsde messer Bescapi ? Ne sommes-nous pas d’une pauvretélamentable ? Ne devons-nous pas veiller à ce que le gain deces jours-ci dure assez pour nous nourrir bien chichement pendanttoute l’année ? Que nous reste-t-il pour notreamusement ?

– Notre pauvreté, – répliqua la vieilleBéatrice, – qu’a-t-elle à voir avec le Carnaval ? L’annéedernière, ne nous sommes-nous pas promenées depuis le matin jusquetrès tard dans la nuit, et n’avais-je pas bon air, un air trèsdistingué, travestie en Dottore ? Et nous nousdonnions le bras et tu étais ravissante en jardinière, – hi,hi ! et les plus beaux masques couraient après toi et tedébitaient des paroles douces comme du sucre. Eh bien !n’était-ce pas gai ? Qu’est-ce qui nous empêche de faire lamême chose cette année ? Je n’ai qu’à brosser comme il fautmon Dottore et alors disparaîtront toutes les traces desméchants confetti dont il a été bombardé ; et ta jardinièreest également suspendue là. Quelques rubans neufs, quelques fleursfraîches, et il n’en faut pas plus pour que vous soyez jolie etpimpante ?

– Que dites-vous donc ? s’écriaGiacinta. Je devrais revêtir ces misérables hardes ? Non. Unbeau costume espagnol, moulant étroitement le buste et descendanten riches plis lourds, de larges manches à crevés avec unbouillonnement de dentelles magnifiques, un petit chapeau auxplumes flottant hardiment, une ceinture, un collier de diamantsétincelants, voilà ce que Giacinta voudrait avoir pour prendre partau Corso et se placer devant le palais Rusponi. Comme les cavaliersse presseraient autour d’elle, disant : « Quelle estcette dame ? À coup sûr, une comtesse, une princesse. »Et même Pulcinella serait saisi de respect et en oublierait sesfolles taquineries.

– Je vous écoute, fit Béatrice avec ungrand étonnement. Dites-moi, depuis quand le maudit démon del’orgueil est-il entré en vous ? Eh bien ! puisque vousavez une si haute ambition que vous voulez jouer à la comtesse ou àla princesse, ayez la complaisance de prendre un amoureux, qui,pour vos beaux yeux, soit en mesure de puiser gaillardement dans lesac de la fortune, et chassez le signor Giglio, ce sans-le-sou,qui, lorsqu’il lui arrive de sentir dans sa poche un couple deducats, dépense tout en pommades parfumées et en friandises et quime doit encore deux paoli pour le col de dentelle que jelui ai lavé.

Pendant ce discours, la vieille femme avaitpréparé la lampe et elle l’avait allumée. Lorsque la lumière tombasur le visage de Giacinta, la vieille s’aperçut que des larmesamères brillaient dans ses yeux.

– Giacinta, par tous les saints,qu’as-tu, que t’est-il arrivé ? s’écria-t-elle. Eh ! monenfant, je n’ai pas voulu te fâcher. Repose-toi ; ne travaillepas si intrépidement ; la robe sera, de toute façon, finiepour l’époque fixée.

– Ah ! – dit Giacinta sans lever lesyeux de son travail, qu’elle avait repris – c’est précisément cetterobe, cette maudite robe, qui, je le crois, m’a remplie de toutessortes de folles pensées. Dites, la vieille, avez-vous jamais vudans toute votre vie une robe comparable à celle-ci en beauté et enmagnificence ? Messer Bescapi s’est vraiment surpassélui-même. Un esprit tout particulier l’inspirait lorsqu’il taillaitce superbe satin. Et puis ces splendides dentelles, ces tresseséclatantes, ces pierres précieuses qu’il nous a confiées pour lagarnir ! Pour tout au monde, je voudrais savoir quelle estl’heureuse femme qui va se parer de cette robe digne des dieux.

– Bah ! – fit la vieille Béatrice eninterrompant la jeune fille – que nous importe cela ! nousfaisons le travail et nous recevons notre argent. Mais il est vraique messer Bescapi avait une allure si mystérieuse, si bizarre… Ilfaut que ce soit au moins une princesse qui porte cette robe, et,bien que je ne sois pas curieuse d’habitude, j’aimerais que messerBescapi me dît son nom, et demain je l’entreprendrais jusqu’à cequ’il me le fît connaître.

– Non, non, – dit Giacinta, – je ne veuxpas le savoir ; je préfère me figurer que jamais une mortellene mettra cette robe et que je travaille à quelque mystérieuseparure destinée à une fée. Il me semble déjà, véritablement, queces pierres éblouissantes sont toutes sortes de petits esprits quime regardent en souriant et qui me murmurent : « Couds,couds vaillamment pour notre belle reine, nous t’aiderons, noust’aiderons. » Et quand j’entrelace ainsi dentelles et tresses,il me semble que de charmants petits êtres sautillent pêle-mêleavec des gnomes cuirassés d’or… Aïe ! Aïe !

C’était Giacinta qui poussait ces cris, car encousant le tour de gorge, elle s’était piquée fortement le doigt,si bien que le sang jaillissait comme d’une source vive.

– Ciel ! – s’écria la vieille, – queva devenir la belle robe ?

Elle prit la lampe, l’approcha du costume,pour mieux y voir, et d’abondantes gouttes d’huile s’yrépandirent.

– Ciel ! Ciel ! Que va devenirla belle robe ? – s’écria Giacinta, à demi évanouied’effroi.

Mais, bien que, à coup sûr, à la fois du sanget de l’huile fussent tombés sur la robe, ni la vieille femme niGiacinta ne purent découvrir la moindre tache. Alors Giacintacontinua de coudre vite, vite, jusqu’au moment où elle bondit deson siège en poussant un joyeux « fini !fini ! » et en levant bien haut la robe.

– Ah ! comme c’est beau ! –s’exclama la vieille Béatrice. Comme c’est superbe ! Commec’est magnifique. Non, Giacinta, jamais tes chères menottes n’ontfait quelque chose d’aussi bien. Et, sais-tu, Giacinta, il mesemble que la robe a été faite exprès pour toi, comme si messerBescapi n’avait pris des mesures sur personne autre quetoi-même !

– Quelle idée ! – répliqua Giacinta,en devenant toute rouge. Tu rêves, la vieille, suis-je donc aussigrande et aussi svelte que la dame pour qui cette robe doit êtredestinée ? Prends-la, prends-la, et conserve-la soigneusementjusqu’à demain. Fasse le ciel qu’à la lumière du jour on nedécouvre pas une méchante tache. Pauvres diablesses que noussommes, que deviendrions-nous ? Prends-la.

La vieille Béatrice hésitait.

– Il est vrai – poursuivit Giacinta, enconsidérant la robe – que pendant que j’y travaillais, je me suissouvent figuré qu’elle devait m’aller. Pour la taille, je croisêtre assez svelte et en ce qui concerne la longueur…

– Giacinina – s’écria la vieille, lesyeux brillants, – tu devines mes pensées et moi les tiennes.Portera la robe qui voudra, princesse, reine ou fée, peuimporte ; c’est ma petite Giacinta qui doit d’abordl’essayer.

– Jamais ! – fit Giacinta.

Mais la vieille femme lui prit la robe desmains, la posa soigneusement sur le fauteuil et se mit à défaireles cheveux de la jeune fille, qu’ensuite elle natta entièrement.Puis elle alla chercher dans l’armoire le petit chapeau orné defleurs et de plumes que Bescapi leur avait confié pour le garnir,comme la robe, et elle le fixa sur les boucles châtaines deGiacinta.

– Mon enfant, comme déjà le petit chapeaute va à ravir ! Mais maintenant, mais maintenant enlève tablouse.

Ainsi parla la vieille Béatrice, et elle semit à déshabiller Giacinta, qui, dans une pudeur charmante, ne futplus capable de résister.

– Hum ! – murmura la vieille femme,– cette nuque doucement arrondie, ce sein de lis, ces brasd’albâtre, la Médicéenne n’en a pas de plus beaux ; JulesRomain n’en a pas peint de plus superbes. Je voudrais bien savoirquelle princesse ne les envierait pas à ma chère enfant.

Mais, lorsqu’elle habilla la jeune fille decette splendide robe, on eût dit qu’elle était aidée par desesprits invisibles.

Tout s’ordonnait et se déployait parfaitementbien ; chaque épingle se plaçait immédiatement au bonendroit ; chaque pli s’arrangeait comme de lui-même ; iln’était pas possible de croire que la robe eût été faite pour uneautre que Giacinta elle-même.

– Oh ! par tous les saints ! –s’écria la vieille Béatrice, lorsqu’elle vit devant elle Giacintasi magnifiquement parée – tu n’es, à coup sûr, pas ma Giacinta…Oh ! Oh ! Comme vous êtes belle, ma très gracieusePrincesse ! Mais, attends, attends ! Il faut faire de lalumière, beaucoup de lumière dans la petite chambre.

Et, ce disant, la vieille femme alla cherchertoutes les chandelles bénites qu’elle avait conservées depuis lesfêtes de la Vierge et elle les alluma, si bien que Giacinta futentourée d’un rayonnement de splendeur.

Tout à fait étonnée de la haute beauté deGiacinta et encore plus de la façon gracieuse, et en même tempsdistinguée, avec laquelle celle-ci allait et venait dans lachambre, la vieille joignit les mains, en s’écriant :

– Oh ! si quelqu’un, si tout leCorso pouvait vous voir ainsi !

Au même instant, la porte s’ouvritvivement ; Giacinta s’enfuit vers la fenêtre en poussant uncri. À peine l’arrivant, un jeune homme, eut-il fait deux pas dansla chambre, qu’il resta cloué au sol, figé comme une colonne.

Tu peux, mon très cher lecteur, considérer àloisir ce jeune homme, tandis qu’il est là muet et immobile. Tuverras qu’il a à peine vingt-quatre à vingt-cinq ans et que c’estun très beau garçon. Son costume peut être qualifié d’étrange parceque, bien que la couleur et la coupe de chacune de ses partiessoient irréprochables, l’ensemble ne s’harmonise pas du tout etoffre un jeu de couleurs violemment disparates. En outre, bien quetout soit proprement entretenu, on remarque une certainepauvreté ; on s’aperçoit, au col de dentelle, que celui qui leporte n’en a qu’un autre de rechange et que les plumes dont estfantaisistement orné le chapeau, enfoncé de travers sur la tête, netiennent que péniblement grâce à des fils métalliques et à desépingles. Tu t’en rends bien compte, aimable lecteur, le jeunehomme ainsi habillé ne peut être qu’un comédien un peu vain, dontles gains ne sont guère élevés ; et il en est véritablementainsi. En un mot, c’est ce Giglio Fava qui doit à la vieilleBéatrice encore deux paoli pour le lavage d’un col dedentelle.

– Ah ! que vois-je ? – ditenfin Giglio Fava, avec autant d’emphase que s’il eût été sur lesplanches du Théâtre Argentina – est-ce un rêve qui m’illusionneencore ? Non, c’est elle-même, la divine, et il m’est permisd’oser lui adresser de hardies paroles d’amour ? Princesse, ôprincesse !

– Ne fais pas l’âne, – s’écria Giacinta,en se retournant vivement, – et garde tes farces pour les jours quivont venir.

– Ne sais-je donc pas, – répliqua Giglioaprès avoir repris haleine et avec un sourire forcé, – que c’esttoi, ma charmante Giacinta ? Mais, dis-moi, que signifie cetterobe magnifique ? Vraiment, jamais tu ne m’as parue siravissante et je ne voudrais plus te voir autrement.

– Quoi ? – dit Giacinta avecirritation. C’est donc à mon costume de satin et à mon chapeau àplumes que va ton amour ?

Et en même temps elle se glissa promptementdans la petite chambre voisine et elle en sortit bientôt, dépourvuede toute parure et ayant repris ses vêtements ordinaires. Sur cesentrefaites, la vieille Béatrice avait éteint les chandelles etsérieusement rabroué ce malavisé de Giglio qui venait ainsitroubler le plaisir que faisait à Giacinta l’essayage de la robedestinée à quelque grande dame et qui, par-dessus le marché, avaitété assez peu galant pour donner à entendre qu’une telle parureaccroissait les charmes de Giacinta et la faisait paraître plusaimable encore que d’ordinaire. Giacinta ne manqua pas d’ajouter dusien à cette verte semonce, jusqu’à ce que le pauvre Giglio, devenutout humilité et tout repentir, finît par obtenir assez de calmepour faire écouter les assurances qu’il donnait que sa surpriseavait été provoquée par une étrange coïncidence de circonstancestoutes particulières.

– Je vais te raconter la chose, –commença-t-il – je vais te raconter, ma charmante enfant, ma doucevie, quel rêve fabuleux j’ai fait hier au soir lorsque, tout épuiséet harassé du rôle du prince Taer que, tu le sais aussi bien quetout le monde, je joue à la perfection, je me jetai sur mon lit. Ilme sembla que j’étais encore sur la scène et que je me disputaisvivement avec ce sordide avare d’impresario, qui me refusaitopiniâtrement une avance de quelques misérables ducats. Ilm’accablait de toute espèce de sots reproches. Alors, je voulus,pour mieux me défendre, faire un beau geste, mais ma main rencontraà l’improviste la joue droite de l’impresario, de sorte qu’il enrésulta le son et la mélodie d’un soufflet bien appliqué. Aussitôt,l’impresario, saisissant un grand coutelas, s’élança sur moi ;je reculai et en même temps mon beau bonnet de prince, quetoi-même, ma suave espérance, tu avais si gentiment paré des plusbelles plumes qui aient jamais été arrachées à une autruche, tombaà terre. Furieux, le monstre, le barbare d’impresario se jeta surlui et perça de son coutelas le pauvre mignon, qui, dans les affresde la mort, se tordait à mes pieds en gémissant. Je voulus, commec’était mon devoir, venger l’infortuné. Mon manteau enroulé sur monbras gauche et brandissant mon glaive princier, je m’élançai surl’infâme meurtrier. Mais le voilà qui se réfugie dans une maison etqui, du haut du balcon, décharge sur moi le fusil de Truffaldino.Chose bizarre, l’éclair du coup de feu s’immobilisa et rayonnaautour de moi comme des diamants étincelants. Et, lorsque la fuméese fut peu à peu dissipée, je m’aperçus que ce que j’avais prispour l’éclair du fusil de Truffaldino n’était autre que l’exquiseparure du petit chapeau d’une dame. Oh ! par les dieux et partout le ciel ! Voici qu’une douce voix se mit à parler, – non,à chanter, – non, à exhaler, dans un accent mélodieux, un parfumd’amour : « Ô Giglio, mon Giglio ! » dit-elle.Et je vis alors un être d’un charme si divin, d’une grâce sisuprême que le brûlant sirocco d’une ardente passion envahit toutesmes veines et tous mes nerfs et que ce fleuve de feu devint unelave jaillissant du volcan enflammé de mon cœur : « Jesuis », dit la déesse, en s’approchant de moi, « je suisla princesse ».

– Comment – fit Giacinta en interrompantcoléreusement l’acteur, qui était aux anges, – tu as l’impudence derêver d’une autre personne que moi ? Tu as l’impudence dedevenir amoureux rien qu’à l’aspect d’une sotte et stupide visionqu’a fait naître le fusil de Truffaldino ?

Et ce fut alors comme un déluge de reprocheset de plaintes, d’injures et de malédictions ; et toutes lesaffirmations et toutes les assurances du pauvre Giglio, déclarantque justement la princesse de son rêve avait porté la même robe quecelle qu’il venait de voir à sa Giacinta, ne servirent absolument àrien. La vieille Béatrice elle-même, qui d’habitude n’était pasdisposée à prendre le parti du signor Sans-le-sou, comme elleappelait Giglio, se sentit prise de pitié et ne lâcha pas cetteentêtée de Giacinta, jusqu’à ce que celle-ci eût pardonné à sonamoureux le rêve qu’il avait fait, à la condition qu’il n’enparlerait jamais plus. La vieille Béatrice prépara un bon plat demacaroni, et Giglio, à qui, à l’opposé de son rêve, l’impresarioavait avancé quelques ducats, alla chercher un cornet de dragées etsortit de la poche de son manteau une fiole remplie d’un vin qui,ma foi, était assez buvable.

– Je vois que tu penses à moi, monGiglio, – dit Giacinta, en mettant dans sa bouchette un fruitconfit.

Elle permit même à Giglio de baiser le doigtqu’avait blessé la méchante aiguille et tout fut de nouveau, poureux, délices et béatitude. Mais quand le Diable se met à entrerdans la danse, les pas les plus gentils ne servent à rien. Ce futsans doute le Malin lui-même qui inspira à Giglio, lorsque celui-cieut bu quelques verres de vin, les paroles suivantes :

– Je n’aurais pas cru, que toi, ma doucevie, tu pusses être si jalouse de moi. Mais tu as raison, j’ai unphysique fort joli, je suis doué par nature de toutes sortes detalents agréables, et, mieux encore, je suis comédien. Le jeunecomédien qui, comme moi, joue divinement les princes amoureux, avecdes « oh ! » et des « ah ! » biencongruents, est un roman ambulant, une intrigue sur deux jambes,une chanson d’amour avec des lèvres pour baiser et des bras pourembrasser, une aventure sortie d’un volume pour s’incarner dans lavie et qui prend figure devant les yeux de la lectrice la plusbelle, lorsqu’elle ferme le livre. De là vient que nous exerçons unenchantement irrésistible sur les pauvres femmes qui sont folles detout ce que nous sommes et de tout ce qu’il y a en nous, ou surnous, folles de notre esprit, de nos yeux, de nos fausses pierresprécieuses, de nos plumes et de nos rubans, – peu importe leur ranget leur situation ; lavandières ou princesses, c’est la mêmechose. Eh bien ! Je te dis, ma charmante enfant, que, sicertains pressentiments secrets ne m’abusent et si un lutinmalicieux ne se joue pas de moi, vraiment, le cœur de la plus belledes princesses brûle d’amour pour moi. S’il en est ainsi oulorsqu’il en sera ainsi, tu ne m’en voudras pas, mon adorableespoir, si je ne laisse pas inexploitée cette mine d’or qui s’ouvredevant moi et si je te néglige un peu, car enfin une pauvrediablesse de modiste…

Giacinta avait écouté ce que disait Giglioavec une attention toujours croissante, tandis qu’elle serapprochait sans cesse du comédien, dans les yeux brillants de quise reflétait la vision nocturne. Et voici qu’elle bondit sur lui etqu’elle donna à l’infortuné amoureux de la belle princesse un telsoufflet que toutes les étincelles qu’avait fait jaillir le fatalfusil de Truffaldino dansèrent devant ses yeux ; après quoiGiacinta se retira dans sa chambre. Toutes les prières et lessupplications furent inutiles pour la ramener.

– Rentrez chez vous, elle a sasmorfia et il n’y a rien à faire, – dit la vieilleBéatrice. Et elle accompagna Giglio tout affligé en l’éclairantjusqu’au bas de l’étroit escalier.

La smorfia, cet étrange caprice desnatures un peu farouches que sont les jeunes filles italiennes,doit avoir quelque chose de très particulier ; car lesconnaisseurs assurent unanimement que précisément de cet étatd’esprit se dégage un charme merveilleux, d’un attrait siirrésistible que le prisonnier, au lieu de rompre ses liens aveccolère, se laisse étreindre par eux encore plus étroitement et quel’amant qui est repoussé ainsi d’une manière brutale, au lieu deprononcer un éternel addio,n’en soupire et n’en supplie sabelle que plus passionnément, comme il est dit dans la chansonpopulaire : Vien quà, Donna, bella, non far lasmorfiosella !

Celui qui te parle ainsi, cher lecteur,suppose bien que ce plaisir né du déplaisir ne peut fleurir quedans le joyeux Midi, et que cette belle floraison, fille de lamauvaise humeur, n’est pas capable de s’épanouir dans notreSeptentrion. Tout au moins dans l’endroit où il vit, il ne peutnullement comparer l’état d’esprit qu’il a souvent remarqué chezdes jeunes filles sortant de l’enfance à cette gentille« smorfiosité ». Ces jeunes filles, le ciel leur a-t-ildonné un visage agréable : voici qu’aussitôt elles en crispentles traits de la manière la plus déplorable ; tout dans lemonde est pour elles tantôt trop étroit, tantôt trop large ;il n’y a pas, ici-bas, de places qui conviennent pour leur petitepersonne ; elles supportent plutôt la torture d’une chaussuretrop étroite qu’un mot aimable ou même spirituel et elles sontterriblement fâchées que tous les jeunes gens et tous les hommes dela banlieue et de la ville soient mortellement épris d’elles, – ceà quoi, pourtant, elles pensent en elles-mêmes sans déplaisir. Iln’existe aucune expression exacte pour désigner cet état d’âme dusexe faible. La notion d’insolence qui s’y trouve impliquéeprojette ses reflets, comme dans un miroir concave, chez lesgarçons à ce moment de leur existence que les grossiers maîtresd’école allemands appellent les années de gourme…

Et pourtant il ne fallait pas du tout envouloir au pauvre Giglio si, dans l’étrange tension où se trouvaitson esprit, il rêvait, même éveillé, à des princesses et à desaventures merveilleuses. En effet, ce jour-là, lorsqu’il allait àtravers le Corso, portant déjà dans son extérieur pour une bonnemoitié la personnalité du prince Taer, de même qu’il la portaittout entière dans son intérieur, il s’était produit beaucoupd’événements extraordinaires.

Près de l’église San Carlo, justement là où larue Condotti croise le Corso, au milieu des boutiques des marchandsde saucisses et des débitants de macaroni, le Ciarlatano connu detout Rome, le Signer Celionati, avait établi ses tréteaux etdébitait au peuple assemblé autour de lui un tas de proposfollement fabuleux où il était question de chats ailés, de gnomessauteurs, de racines de mandragore, etc., – en même temps qu’ilvendait plus d’un moyen secret pour guérir l’amour inconsolable,les maux de dents et pour préserver des mauvais billets de loterieet de la goutte. Voici qu’au lointain se fit entendre une étrangemusique de cimbales, de fifres et de tambours ; aussitôt, lepeuple se dispersa et courut et se précipita à travers le Corso,vers la Porta del Popolo, en disant à grands cris :« Voyez, voyez, le Carnaval commence donc déjà ! Voyez,voyez ! »

Le peuple avait raison ; le cortège qui,par la Porta del Popolo, se dirigeait lentement vers le Corso, nepouvait raisonnablement être considéré que comme la plus étrangemascarade que l’on eût jamais vue. Sur douze petites licornesblanches comme neige, portant aux pieds des fers dorés, étaientcampés des êtres enveloppés de rouges simarres de satin, quisoufflaient gentiment dans des fifres d’argent et qui tapaient surde petites cimbales et battaient du tambour. Presque à la manièredes frères pénitents, leurs grandes robes ne laissaient visible quela place des yeux, et elles étaient garnies tout autour de galonsd’or, ce qui avait un aspect singulier. Lorsque le vent soulevaitun peu la simarre de l’un des petits cavaliers, apparaissait unpied d’oiseau dont les griffes portaient des anneaux de brillants.Derrière ces douze gracieux musiciens, deux puissantes autruchestiraient une tulipe brillante comme de l’or, fixée sur un train deroues, tulipe dans laquelle était assis un petit vieillard avec unelongue barbe blanche, vêtu d’une simarre d’argent et portant,renversé sur sa tête vénérable, en guise de bonnet, un entonnoird’argent. Le vieillard, qui avait sur son nez d’énormes lunettes,lisait très tranquillement dans un grand livre qu’il tenait ouvertdevant lui. Il était suivi de douze nègres, richement habillés,armés de longues lances et de sabres courts, qui, chaque fois quele petit vieillard tournait une feuille du livre, en faisantentendre en même temps d’un ton fluet et très aigu les sons« Kurripire… hsi… lix… iii », chantaient avec des voixaux accents puissants, « Bram… bure… bil… bal… À la monsaKikiburra… son… ton… »

Derrière les nègres chevauchaient, sur douzehaquenées dont la couleur semblait de l’argent pur, douze figuresenveloppées presque comme les musiciens, avec cette différence queleurs simarres étaient richement brodées de perles et de diamantssur un fond d’argent et que leurs bras étaient nus jusqu’auxépaules. L’admirable plénitude et la perfection de ces bras, ornésdes bracelets les plus magnifiques, auraient suffi à fairecomprendre que sous ces simarres devaient être cachées des dames dela plus grande beauté ; en outre, chacune d’elles, tout enchevauchant, faisait avec beaucoup d’application du filet, et à ceteffet de grands coussins de velours étaient fixés entre lesoreilles des haquenées. Ensuite venait un grand carrosse quiparaissait tout en or et qui était tiré par huit mulets des plusbeaux, caparaçonnés d’or, que conduisaient, avec des rênes garniesde diamants, de petits pages très gentiment vêtus de pourpoints deplumes aux couleurs bariolées. Ces mulets secouaient leurs grandesoreilles avec une dignité indescriptible et puis ils faisaiententendre des sons semblables à ceux d’un harmonica, après quoi,eux-mêmes ainsi que les pages qui les conduisaient poussaient uncri spécial, qui s’harmonisait de la façon la plus gracieuse.

Le peuple se pressait autour du cortège et ilvoulait voir ce qu’il y avait dans le carrosse, mais iln’apercevait que le Corso et que lui-même, car les fenêtres ducarrosse étaient faites de glaces. Plus d’une personne qui se vitde cette façon crut sur le moment être assise elle-même dans lamagnifique voiture, et elle n’en revenait pas de joie, – comme cefut le cas de la multitude entière lorsqu’elle fut saluée avec uneextrême gentillesse et une bonne grâce infinie par un petitPulcinella dressé sur le toit du carrosse et qui était vraimentagréable à voir. Dans l’explosion de cette joie générale, c’est àpeine si l’on fit encore un peu attention au brillant cortège quisuivait et était constitué par des musiciens, des nègres et despages habillés comme les premiers et au milieu desquels il y avaitencore quelques singes portant des costumes aux couleurs les plustendres et du meilleur goût et qui, avec une mimique parlante,dansaient sur les jambes de derrière et faisaient des cabrioles.Ainsi le pittoresque cortège descendit le Corso, en traversant lesrues, jusqu’à la place Navona, et il s’arrêta devant le palais duPrince Bastianello di Pistoia.

Le grand portail du palais s’ouvrit, levacarme populaire cessa soudain et dans un silence de mort,résultant de l’étonnement le plus profond, on considéra lespectacle merveilleux qui se produisit alors. Montant l’escalier demarbre et traversant l’étroite porte, tout cela : chevaux,mulets, carrosse, autruches, dames, nègres et pages, pénétra sansaucune difficulté à l’intérieur du palais, et un« Ah ! » multiplié par mille voix remplit l’airlorsque le portail se fut refermé avec un bruit de tonnerre, aprèsque les derniers vingt-quatre nègres y furent entrés, en fileéclatante.

Le peuple demeura là longtemps à badauder envain, mais dans le palais tout restait calme et silencieux et lemonde attroupé au-dehors n’était pas sans avoir envie de donnerassaut à ce lieu où se trouvait maintenant dissimulé à ses yeux lecortège fabuleux ; ce n’est qu’avec peine que les sbires ledispersèrent.

Alors tout remonta le Corso. Mais devantl’église San Carlo, le signor Celionati, qu’on avait délaissé,était encore sur son estrade et il s’écriait et tempêtaitterriblement :

– Peuple naïf et stupide ! pourquoicourez-vous, pourquoi, pauvres gens, vous précipitez-vous aussifollement et aussi insensément, en abandonnant votre braveCelionati ? Vous auriez dû rester ici et écouter de la bouchedu plus sage et du plus expérimenté des philosophes et des adeptesce que signifie tout ce que vous avez regardé, les yeux grandsouverts et bouches bées, comme une multitude d’enfants niais.Cependant, je veux bien tout vous révéler ; écoutez, écoutezqui est entré dans le palais ; écoutez, écoutez quiactuellement secoue la poussière de ses manches dans le palaisPistoia.

Ces paroles arrêtèrent brusquement le couranttourbillonnant de la circulation populaire et chacun maintenant sepressait autour de l’estrade de Celionati, en le regardant avec unevive curiosité.

– Citoyens de Rome, – commença Celionatiavec emphase, – réjouissez-vous, soyez pleins d’allégresse, jetezhaut dans les airs vos bonnets, vos chapeaux ou quoi que vouspuissiez porter sur la tête. Il vient de vous arriver un grandbonheur ; car est entrée dans vos murs la célèbre princesseBrambilla, de la lointaine Éthiopie, merveille de beauté et en mêmetemps si riche en inépuisables trésors qu’elle pourrait sansdifficulté faire paver le Corso avec les diamants et les brillantsles plus magnifiques. Qui sait ce qu’elle fera pour votrejoie ? Certes, parmi vous il y en a beaucoup qui ne sont pasdes ânes et qui connaissent leur histoire. Ceux-là sauront que lasérénissime princesse Brambilla est une arrière-petite-fille dusage roi Cophetua, qui a bâti Troie, et que son grand-oncle est legrand Roi de Serendipo, un aimable seigneur qui ici, devant SanCarlo, parmi vous, mes chers enfants, s’est régalé de macaronijusqu’à ne plus pouvoir en faire entrer dans son gosier. Sij’ajoute encore que la très haute dame Brambilla a été tenue surles fonts baptismaux par la reine des tarots en personne, qui a nomTartagliona, et que c’est Pulcinella lui-même qui lui a appris àjouer du luth, vous en saurez assez pour être bouleversés destupéfaction. Ne vous gênez pas du tout pour cela, braves gens.Grâce à mes sciences occultes, grâce à la magie blanche, noire,jaune et bleue, je sais qu’elle est venue parce qu’elle croittrouver parmi les masques du Corso l’ami de son cœur, son fiancé,le prince assyrien Cornelio Chiapperi, qui a quitté l’Éthiopie pourse faire arracher ici, à Rome, une molaire, opération que j’aieffectuée avec succès. Cette dent, vous la voyez ici devant vosyeux.

Celionati ouvrit une petite boîte dorée, ensortit une dent très blanche, très longue et très pointue qu’ilexhiba le bras en l’air. Le peuple poussa alors bruyamment des crisde joie et de ravissement et il acheta avec empressement lesreproductions de la dent princière que le Ciarlatano ne manqua pasde mettre en vente.

– Voyez, bonnes gens, – continua ensuiteCelionati, – lorsque le prince assyrien Cornelio Chiapperi eut subil’opération avec patience et fermeté, il lui sembla être devenuétranger à lui-même, sans savoir comment cela s’était fait.Cherchez, braves gens, le prince assyrien Cornelio Chiapperi,cherchez-le dans vos chambres, dans vos caves, dans vos cuisines etdans vos armoires. Celui qui le trouvera et qui le ramènera intactà la princesse Brambilla recevra une récompense de cinq fois centmille ducats. C’est là le prix que la princesse Brambilla a mispour sa tête, – non compris le contenu très agréable et qui n’estpas petit, l’intelligence et l’esprit ! Cherchez, braves gens,cherchez. Mais, pourrez-vous découvrir le prince assyrien CornelioChiapperi, même s’il est là devant votre nez ? Oui,pourrez-vous apercevoir la très sérénissime princesse, même si ellepasse tout contre vous ? Non, vous ne le pourrez pas si vousne vous servez pas des lunettes que le savant mage hindouRaffiamonte a taillées lui-même. Et ce sont ces lunettes que parpur amour du prochain et pure miséricorde je vais vous offrir,pourvu que vous ne plaigniez pas les paoli.

Et, cela dit, le Ciarlatano ouvrit une caisseet en tira une quantité de lunettes d’une grandeur démesurée.

Si déjà le peuple s’était fort disputé pouravoir les molaires princières, l’empressement fut encore plus vifautour des lunettes. Des paroles, on en vint à la bousculade et auxcoups, si bien que, finalement, à la mode italienne, les couteauxse mirent à luire, que les sbires durent encore une foisintervenir, comme tout à l’heure devant le palais, pour disperserle populaire.

Tandis que tout cela se passait, Giglio Fava,plongé dans une profonde rêverie, était toujours immobile devant lepalais et regardait fixement les murs qu’il avait vus engloutir leplus étrange de tous les cortèges masqués et cela d’une façon toutà fait inexplicable. Par un phénomène singulier, il ne pouvait pasmaîtriser un certain sentiment, qui était à la fois désagréable etdoux et qui s’était complètement emparé de son être. Chose plussingulière encore, il se sentait amené à mettre en corrélation avecce cortège extraordinaire le rêve de la princesse qui, née del’éclair du coup de feu, s’était jetée dans ses bras ; et mêmeil avait comme une sorte de pressentiment que nulle autre personnen’avait été assise dans le carrosse tout orné de glaces que laprincesse de son rêve. Voici qu’un coup léger frappé sur son épaulele réveilla de cette songerie ; le Ciarlatano était devantlui.

– Hé ! – commença à dire Celionati,– hé ! mon bon Giglio, vous avez eu tort de m’abandonner et dene pas m’acheter une molaire princière et des lunettesmagiques.

– Allez-vous-en donc – répliqua Giglio, –avec vos farces puériles et avec toutes les extravagances que vousdébitez au peuple pour vous défaire de votre pacotille qui ne vautrien du tout.

– Oh ! Oh ! – fit Celionati. Nefaites pas tant le fier, mon jeune monsieur. Je voudrais que vousayez, de cette pacotille que vous vous plaisez à qualifier de sansvaleur, plus d’un excellent arcanum, mais, avant tout, ce talismanqui vous donnerait la force d’être un parfait, très bon ou tout aumoins passable comédien, puisque actuellement vous jouez de nouveaud’une manière si misérable.

– Quoi ! – s’écria Giglio irrité, –quoi ! Signor Celionati, vous avez l’impudence de meconsidérer comme un misérable comédien ? Moi qui suis l’idolede Rome ?

– Mon mignon, – répliqua Celionati trèsposément, – vous vous l’imaginez seulement ; mais il n’y a pasun mot de vrai là-dedans. Si parfois il y a eu en vous un espritparticulier qui vous a fait réussir plus d’un rôle, vous allezperdre aujourd’hui irrévocablement le peu d’applaudissements et degloire que cela vous a valu. Car, vous le voyez, vous avezcomplètement oublié votre prince Taer et, si peut-être son image seglisse encore en vous, elle est muette, figée et vous ne pouvezplus la vivifier. Tout votre esprit est rempli d’une visionétrange, et vous pensez, maintenant, que l’objet de cette visionvient d’entrer là-bas, dans le carrosse de glaces, au sein dupalais Pistoia. Remarquez-vous que je pénètre le fond de votreêtre ?

Giglio baissa la tête en rougissant.

– Signor Celionati, – murmura-t-il, –vous êtes vraiment un homme très singulier. Vous disposez sansdoute de forces merveilleuses qui vous font deviner mes pensées lesplus secrètes. Et, à côté de cela, votre conduite et votre attitudefolles devant le peuple… Je ne peux pas accorder les deuxchoses ; mais donnez-moi une de vos grandes lunettes.Celionati rit bruyamment.

– Oui, – s’écria-t-il, – vous êtes touspareils. Lorsque vous avez la tête claire et l’estomac en bon état,vous ne croyez à rien d’autre que ce que vous pouvez toucher avecvos mains ; mais si vous êtes atteints d’indigestion, qu’ellesoit morale ou physique, vous vous précipitez avidement vers toutce que l’on vous offre. Oui, oui. Ce Professorequibrandissait les foudres de son excommunication sur moi et sur tousles moyens occultes du monde, ne se rendait-il pas furtivement, lelendemain, avec une gravité tristement pathétique, au bord du Tibrepour y jeter dans l’eau, comme une vieille mendiante le lui avaitconseillé, la pantoufle de son pied gauche, parce qu’il croyaitainsi noyer la fièvre maligne qui le faisait tant souffrir !Et ce sage Signor, le plus sage de tous les signori, ne portait-ilpas dans un pli de son manteau de la poudre de racine de crucifère,pour mieux jouer au ballon ? Je le sais, Signor Fava, vousvoulez, grâce à mes lunettes, apercevoir la princesse Brambilla, lavision de votre rêve ; mais vous n’y réussirez pasimmédiatement. Néanmoins, prenez les lunettes et essayez-les.

Plein de curiosité, Giglio saisit les belleslunettes toutes luisantes et d’une grandeur démesurée que luitendait Celionati et il regarda vers le palais. Chose étrange, lesmurs lui semblaient devenir du cristal transparent ; mais rienqu’une confusion vague et désordonnée de toute espèce de figuresbizarres ne s’offrit à sa vue et ce n’est que par instants qu’unrayon magique traversait son être, annonciateur de la charmanteimage qui paraissait chercher en vain à se dégager de ce chaosgrotesque.

– Que tous les diables de l’enfer vousrompent le cou – s’écria soudain une voix terrible, aux oreilles deGiglio, qui était plongé dans sa contemplation et qui en même tempsse sentit empoigné par une épaule, – que tous les diables vousrompent le cou ! Vous allez causer ma ruine. Dans dix minutesle rideau va se lever ; vous jouez dans la première scène etvous êtes là à badauder, comme un stupide fou, devant les vieillesmurailles de ce palais désert.

C’était l’impresario du théâtre où jouaitGiglio, qui, dans la sueur d’une angoisse mortelle, avait parcourutout Rome à la recherche de son primo amoroso disparu etqui, enfin, le trouvait à l’endroit où il s’y attendait lemoins.

– Un instant ! – s’écria Celionati.Et en même temps il saisit par les épaules, avec une poigne bienassurée, le pauvre Giglio qui, comme un piquet qu’on enfonce avecle mouton, ne pouvait pas bouger. – Un instant ! – Et puis,plus bas, il ajouta :

– Signor Giglio, il est possible quedemain, sur le Corso, vous voyiez l’image de vos rêves. Mais vousseriez un grand fou de vous attifer d’un beau travesti ; celavous empêcherait d’apercevoir la divine personne. Plus vous serezgrotesque, plus vous serez épouvantable, mieux ça ira. Par exemple,un nez formidable portant mes lunettes avec dignité et tranquillitéd’âme ! Car mes lunettes, vous ne devez pas les oublier.

Celionati lâcha Giglio et aussitôtl’impresario s’en alla en courant avec son amoroso, –aussi impétueux que l’ouragan.

Dès le lendemain, Giglio ne manqua pas de seprocurer un travesti qui, suivant le conseil de Celionati, luiparut assez grotesque et épouvantable ; une étrange coiffureornée de deux grandes plumes de coq, un masque avec un nez rouge,en forme de crochet et dépassant par sa longueur et son aquilinitétoutes les outrances des nez les plus exagérés, un pourpoint, avecde gros boutons, qui n’était pas sans ressembler à celui deBrighella, et une large épée de bois. L’abnégation dont faisaitmontre Giglio pour accepter de revêtir tout cela disparut lorsque,tout d’abord, il vit qu’un pantalon descendant jusqu’à sespantoufles allait voiler le plus charmant « piédestal »sur lequel jamais se fût dressé et eût déambulé un primoamoroso.

– Non, – s’écria Giglio, – iln’est pas possible que la très gracieuse dame ne fasse pasattention à une taille bien proportionnée ; et il n’est paspossible non plus qu’elle ne soit pas effarouchée par ce méchantdéguisement qu’on me propose. Je veux imiter cet acteur qui,lorsque, dans un affreux déguisement, il jouait le monstre bleu dela pièce de Gozzi, eut l’idée de montrer, sous la patte mouchetéedu chat-tigre qu’il représentait, la main admirablement faite dontla nature l’avait gratifié, et qui ainsi conquit les cœurs desdames, même avant d’avoir repris sa forme personnelle. Ce que lamain fut pour lui, le pied l’est pour moi.

Cela dit, Giglio enfila une jolie culotte desoie couleur bleu de ciel avec des raies d’un rouge sombre, puis ilmit des bas roses et des souliers blancs avec de légers rubansrouge foncé, ce qui avait un air charmant, mais faisait uncontraste assez singulier avec les autres parties de soncostume.

Giglio croyait tout bonnement que la princesseBrambilla viendrait au-devant de lui dans tout son éclat et toutesa magnificence, entourée du cortège le plus brillant, mais, commeil ne vit rien de tout cela, il pensa que, puisque Celionati luiavait dit qu’il ne pourrait apercevoir la princesse qu’au moyen deslunettes magiques, cela signifiait que la divine lui apparaîtraitsous n’importe quel bizarre travesti.

Alors Giglio monta et descendit le Corso, enexaminant simplement tous les masques féminins, sans se soucier desagaceries dont il était l’objet, jusqu’à ce qu’enfin il se trouvâtdans un endroit assez écarté.

– Excellent Signor ! Mon cher etbrave Signor ! – s’entendit-il apostropher par une voixgrasseyante.

Il aperçut devant lui un gaillard dont legrotesque fou dépassait tout ce qu’il avait jamais vu dans cegenre. Le masque, avec la barbe pointue, les lunettes, les poils dechèvre, la position du corps penché en avant et le dos courbé,ainsi que le pied droit posé devant l’autre, tout cela semblaitindiquer qu’il s’agissait d’un Pantalon ; mais la coiffurefaisant une pointe sur le devant et ornée de deux plumes de coq nes’accordait pas du tout avec le type de ce personnage. Lepourpoint, la culotte et la petite épée de bois placée au côtédisaient manifestement que c’était là le brave Pulcinella.

– Excellent Signor, – dit à Giglio leSignor Pantalon (ainsi appellerons-nous le masque, malgré lesmodifications apportées à son costume traditionnel), – monexcellent Signor ! Quel jour heureux me vaut le plaisir etl’honneur de vous rencontrer ? Ne seriez-vous pas de mafamille ?

– Autant j’en serais ravi, mon cherSignor, – répondit Giglio en s’inclinant courtoisement, – car vousme plaisez extraordinairement, autant j’ignore de quelle façon uneparenté quelconque…

– Ô ciel ! – fit Pantalon eninterrompant Giglio – n’avez-vous jamais été en Assyrie, excellentSignor ?

– J’ai, répondit Giglio, comme un vaguesouvenir qu’un jour j’avais commencé d’en faire le voyage, mais jene pus atteindre que Frascati, où le coquin de vetturinome jeta à terre devant la porte, de sorte que ce nez…

– Mon Dieu – s’écria Pantalon. Ainsi ilest donc vrai ? Ce nez, ces plumes de coq… mon très cherPrince ? Ô mon Cornelio !… Mais je m’aperçois que la joiede m’avoir retrouvé vous fait pâlir ?… Ô mon prince, rienqu’une petite gorgée, une seule petite gorgée…

Ce disant, Pantalon leva la grande bouteilleclissée qui était posée à terre devant lui et il la tendit àGiglio. Aussitôt, une fine vapeur rougeâtre sortit de la bouteilleet se condensa sous l’apparence du charmant visage de la princesseBrambilla, et l’adorable petite image monta hors de la bouteille,mais seulement jusqu’à mi-corps, en tendant ses menus bras àGiglio. Celui-ci, tout éperdu de ravissement, s’écria :

– Oh ! sors donc tout entière, queje puisse te voir dans toute ta beauté !

Alors une forte voix retentit bruyamment à sonoreille :

– Comment, fat et poltron, avec ton bleude ciel et ton rose, comment peux-tu te faire passer pour le princeCornelio ? Va te coucher et dors bien, maraud que tu es.

– Insolent ! – s’écria Giglio ensursautant.

Mais les masques, ondoyant comme une boule, sepressaient autour d’eux, et voilà que Pantalon, avec sa bouteille,était disparu sans laisser la moindre trace.

Chapitre 2

 

De l’état singulier dans lequel,quand on s’y trouve, on se blesse aux pierres aiguës du chemin, onomet de saluer des personnages considérables et on donne de la têtecontre les portes fermées. – Influence d’un plat de macaroni surl’amour et l’enthousiasme de la passion. – Horrible tourment del’enfer des comédiens et arlequinade. – Comment Giglio ne trouvapas sa bien-aimée, mais fut empoigné par des ouvriers tailleurs etsoumis à une saignée. – Le prince qui aurait tenu dans la boîte àbonbons et l’amante perdue. – Comment Giglio voulut être lechevalier de la princesse Brambilla, parce qu’un étendard lui avaitpoussé dans le dos.

 

Tu ne te fâcheras pas, mon cher lecteur, sicelui qui a entrepris de te raconter l’aventureuse histoire de laprincesse Brambilla, telle qu’il l’a trouvée esquissée dans lesfringants dessins à la plume de maître Callot, suppose que tout aumoins tu daigneras « accepter » jusqu’à la dernière lignede ce livre le merveilleux qu’il contient et que même tu croiras àquelques-unes des choses qui y sont rapportées. Cependant, il peutse faire que depuis le moment où le cortège fabuleux s’est logédans le palais Pistoia ou bien depuis le moment où la princesse estsortie de la vapeur bleuâtre de la bouteille de vin, tu te soisdéjà écrié : « Sottises et folies que toutcela ! » Il se peut que tu aies rejeté avec mauvaisehumeur le livre, sans égard pour les jolies images dont il contientla description.

Dans ce cas, tout ce que je suis sur le pointde te dire pour t’intéresser aux étranges enchantements de ce« Caprice à la manière de Callot » arriverait trop tardet, vraiment, ce serait fâcheux pour moi et pour la princesseBrambilla. Cependant, peut-être espérais-tu que l’auteur,effarouché seulement par quelque folle vision qui s’était présentéesoudain sur son chemin, avait fait simplement un écart dans unfourré sauvage et que, revenu à la raison, il reprendrait la routede la plaine ; et c’est cela qui va t’obliger à continuer lalecture, ce dont je te félicite.

Eh bien ! il m’est permis de te dire,aimable lecteur (et peut-être le sais-tu aussi par ta propreexpérience), que plusieurs fois déjà j’ai réussi au moment où,précisément, des aventures fabuleuses menaçaient de s’évanouir dansle néant, – comme la vision d’un esprit agité, – à les étreindre età les façonner de telle sorte que toute personne ayant la forcevisuelle voulue pour cela trouvait que réellement c’étaient deschoses vivantes et par là même y croyait. C’est pourquoi je suis endroit de pouvoir continuer publiquement d’entretenir des rapportsamicaux avec toutes sortes de figures imaginaires et avec un bonnombre de visions qu’on pourrait assez qualifier de folles, etd’inviter même les personnes les plus sérieuses à contempler cetteétrange et pittoresque société ; et, très cher lecteur, je teprie de ne point voir là de l’outrecuidance, mais simplement ledésir très excusable de te faire sortir du cercle étroit de laplate vie quotidienne et de te divertir d’une manière tout à faitspéciale, en te faisant connaître un domaine nouveau, qui, malgrétout, est compris dans le royaume des choses que l’esprit humainrégit à son gré, dans la vie et la réalité véritable.

Mais, en admettant même que tout cela ne soitpas exact, je puis, pour chasser tous scrupules, me prévaloir delivres très sérieux, dans lesquels se passent des événementssemblables et sur la parfaite crédibilité desquels on ne sauraitélever le moindre doute. En ce qui concerne, en effet, le cortègede la princesse Brambilla, qui, avec toutes ses licornes, seschevaux et autre équipage, passe sans difficulté par l’étroiteporte du palais Pistoia, il a été déjà question dans l’histoiremerveilleuse de Pierre Schlemihl, dont nous devons la relation àl’intrépide navigateur Adalbert de Chamisso, d’un certain bravehomme gris qui faisait un tour de magie en comparaison duquell’autre n’était rien. En effet, comme l’on sait, il tirait de lamême poche de son costume, très commodément et sans aucunedifficulté, à volonté, taffetas d’Angleterre, longue-vue, tapis,tente et finalement voitures et chevaux. Mais en ce qui concerne laprincesse… Cependant, assez sur ce sujet.

Il est vrai qu’il faudrait ajouter encore quesouvent dans la vie nous nous trouvons soudain devant la porteouverte d’un merveilleux royaume magique et qu’il nous est permisde jeter un regard à l’intérieur de la demeure du puissant espritdont le souffle mystérieux nous enveloppe parmi les pressentimentsles plus singuliers ; mais, tu voudrais peut-être, cherlecteur, soutenir à bon droit que tu n’as jamais vu sortir de cetteporte un caprice aussi fou que celui que je déclare avoir observé.C’est pourquoi je préfère te demander si jamais dans ta vie tu n’aseu un rêve étrange, dont tu ne pouvais attribuer la venue ni à unmal d’estomac ni à l’esprit divin ? Tu croyais alors que ladouce image magique qui d’ordinaire ne te parlait que sous forme delointaines allusions s’était emparée de tout ton être, par unmystérieux mariage avec ton esprit, et dans une timide passion tun’osais pas étreindre la douce fiancée qui, avec une si brillanteparure, avait pénétré dans le triste et sombre atelier de tespensées ; mais voilà que la porte de cet atelier s’ouvrait,toute éblouissante, devant l’éclat de cette vision magique, et tusentais en toi tous les désirs, tous les espoirs, toutes lesardeurs de l’inexprimable, et ton être était embrasé d’éclairsbrûlants ; tu voulais te donner tout entier à une souffranceindicible et tu aspirais uniquement à te confondre avec ta vision,cette image adorable et magique. Tu avais beau t’éveiller de tonrêve, ne te restait-il pas ce ravissement sans nom qui, dans la vieextérieure, tourmente l’âme comme une douleur aiguë ? Et tout,autour de toi, ne te paraissait-il pas désolé, triste etincolore ? Et ne t’imaginais-tu pas que ce rêve était tavéritable vie et que ce que tu avais jusqu’alors regardé comme tonêtre n’était qu’une erreur de ton esprit abusé ? Et toutes tespensées n’aboutissaient-elles pas à ce brûlant foyer qui, comme lecalice de feu de la suprême ardeur, tenait enfermé ton vieux etcher secret hors de l’atmosphère aveugle et bruyante du mondequotidien ? Hum ! lorsqu’on est dans cet état de rêverie,il arrive facilement qu’on se blesse le pied à des pierres aiguës,qu’on oublie d’ôter son chapeau devant des personnagesconsidérables, qu’on dit à ses amis « bonjour » lorsqu’ilfaudrait dire « bonsoir » et qu’on donne de la têtecontre la première porte venue, parce qu’on a oublié del’ouvrir ; bref, dans ces cas-là, l’esprit porte le corps à lamanière d’un vêtement incommode qui est partout trop large, troplong et trop rigide…

C’est dans cet état que tomba donc notre jeunecomédien Giglio Fava, lorsqu’il eut en vain cherché pendantplusieurs jours de suite à apercevoir, ne fût-ce que la moindretrace de la princesse Brambilla. Tout ce qui lui était arrivéd’étrange sur le Corso lui parut simplement la suite du rêve quilui avait fait voir l’adorée, – dont l’image émergeait maintenantde la mer sans fond du désir, dans laquelle il voulait s’engloutiret disparaître. Seul son rêve était à lui, tout le reste n’étaitqu’un néant vain et sans importance ; aussi on peut penserqu’il négligea complètement son métier d’acteur. Qui plus est, aulieu de débiter les paroles de son rôle, il parlait de l’image deson rêve, de la princesse Brambilla ; il jurait, dans laconfusion de son esprit, de s’emparer du prince assyrien, de sortequ’ensuite il deviendrait lui-même le prince, et ainsi il se perditdans un labyrinthe de discours désordonnés et extravagants. Chacunétait obligé de le tenir pour fou. Mais plus que tout autrel’impresario, qui, à la fin, le congédia sans cérémonie ; etson maigre revenu disparut dès lors entièrement. Les quelquesducats que l’impresario lui avait donnés par magnanimité, lors ducongédiement, ne pouvaient suffire que peu de temps, et la détressela plus amère allait, pour lui, se faire sentir. En tempsordinaire, le pauvre Giglio eût éprouvé de grands soucis etbeaucoup d’inquiétude, mais maintenant il n’y pensait pas, car ilplanait dans un ciel où l’on n’a pas besoin des ducats de laterre.

Pour ce qui est des besoins ordinaires del’existence, Giglio, qui précisément ne se piquait pas dedélicatesse de goût, apaisait sa faim, en passant, chez un de cesfritteroli qui, comme on le sait, ont installé leursgargotes sur la voie publique. Il arriva ainsi qu’un jour il eutenvie de manger un bon plat de macaroni, dont l’odeur sortant de labaraque alléchait ses narines. Il entra ; mais, quand, pourpayer ce frugal déjeuner, il tira sa bourse de sa poche, il futbouleversé en découvrant qu’il n’y avait même pas une seulebaïoque. Au même instant, le principe corporel par lequel lespirituel, pour autant qu’il fasse le fier, est tenu ici sur cetteterre en un vil esclavage, affirma énergiquement sa souveraineté.Giglio sentit, comme il ne l’avait jamais senti auparavant,lorsque, rempli des plus sublimes pensées, il avait avaléréellement un bon plat de macaroni, qu’une faim extraordinaire letenaillait, et il affirma au gargotier que, si par hasard l’argentlui manquait pour payer le plat qu’il avait l’intention de manger,il le paierait à coup sûr un autre jour. Mais le gargotier lui ritau nez, en lui disant que, s’il ne disposait pas d’argent, ilpouvait, malgré tout, satisfaire son appétit ; pour cela, iln’avait qu’à lui laisser la belle paire de gants qu’il portait, oubien son chapeau, ou bien sa cape.

C’est alors pour la première fois que lepauvre Giglio eut pleinement conscience de sa triste situation. Ilse vit bientôt, gueux en haillons, allant mendier sa soupe à laporte des couvents. Mais son cœur fut plus oppressé encore,lorsque, sortant de son rêve, il aperçut Celionati qui, à sa placehabituelle, devant l’église San Carlo, entretenait le peuple avecses sornettes et qui, lorsque leurs yeux se croisèrent, lui jeta unregard où il crut lire la plus déplaisante moquerie.

L’adorable vision de son rêve s’était dissipéedans le néant, tous ses chers espoirs étaient finis ; il nelui restait que la certitude que ce maudit Celionati l’avait abusépar toutes sortes d’artifices diaboliques et, profitant de sa follevanité pour exercer à ses dépens son ironique malignité, l’avaitindignement trompé avec cette histoire de la princesseBrambilla.

Il se mit à courir éperdument ; iln’avait plus faim, il ne pensait qu’à la façon dont il pourrait sevenger du vieux sorcier.

Il ne comprit pas lui-même quel étrangesentiment, au milieu de toute sa colère et toute sa fureur, vintpénétrer son être et l’obliger à s’arrêter, comme s’il eût étésoudain cloué au sol par une fascination inconnue.

– Giacinta ! – s’écria-t-ilinconsciemment.

Il était devant la maison où habitait la jeunefille et dont il avait si souvent, à la faveur du crépuscule, gravile roide escalier. Alors il pensa à la façon dont la visiontrompeuse de son rêve avait d’abord excité le mécontentement de lacharmante jeune fille, à la façon dont il l’avait ensuiteabandonnée, sans plus la revoir, sans plus du tout songer à elle,et comment il avait perdu sa bien-aimée et s’était plongé dans ladétresse et dans la misère, tout cela à cause des folles etdéplorables manigances de Celionati.

Tout entier en proie à la mélancolie et à ladouleur, il fut incapable de revenir à lui, jusqu’à ce qu’enfin ilprît la résolution de monter aussitôt chez Giacinta et, coûte quecoûte, de regagner ses bonnes grâces. Aussitôt pensé, aussitôtfait.

Mais lorsqu’il eut frappé à la porte deGiacinta, à l’intérieur tout resta complètement silencieux. Il mitson oreille contre la porte, il n’entendit pas le moindresouffle ; alors il cria sur un ton lamentable et à plusieursreprises le nom de Giacinta ; et, comme aucune réponse nevenait, il se mit à faire de la manière la plus touchante l’aveu desa folie ; il affirma que le Diable lui-même, sous lesapparences de ce satané charlatan de Celionati, l’avait abusé et ilexprima ensuite les assurances les plus catégoriques de son profondrepentir et de son ardent amour.

À ce moment, une voix venue d’en bas se fitentendre :

– Je voudrais bien savoir quel âne ici,dans ma maison, exhale ses lamentations et gémit avant le temps,car il y a encore loin d’ici au mercredi des Cendres !

C’était le Signor Pasquale, l’obèsepropriétaire, qui montait péniblement l’escalier et qui, lorsqu’ilaperçut Giglio, lui cria :

– Ah ! c’est vous, SignorGiglio ? Dites-moi donc quel malin esprit vous pousse à venirici proférer devant une chambre vide les gémissements et lessoupirs de je ne sais quel rôle d’une tragédie ridicule ?

– Une chambre vide ! – s’écriaGiglio. Par tous les saints, Signor Pasquale, dites-moi où estGiacinta ? Où est-elle, celle qui est ma vie, monunivers ?

Le Signor Pasquale regarda Giglio fixementdans les yeux et lui dit bien posément :

– Signor Giglio, je connais votreétat ; tout Rome a appris comment vous avez dû quitter lascène parce que vous avez la tête détraquée. Allez trouver lemédecin, faites-vous soutirer quelques livres de sang etmettez-vous la tête dans l’eau froide.

– Si je ne suis pas encore fou, – s’écriaGiglio avec véhémence, – je vais le devenir, à moins que vous ne medisiez tout de suite où se trouve Giacinta.

– Ne cherchez pas, – continua avec calmele Signor Pasquale, – à me faire accroire, Signor Giglio, que vousne savez pas de quelle façon, il y a déjà huit jours, Giacinta aquitté ma maison, suivie après par la vieille Béatrice.

Mais, lorsque plein de fureur, Giglios’écria : « Où est Giacinta ? », tout ensecouant rudement l’obèse propriétaire, celui-ci hurla :« Au secours ! Au secours ! » si fort que toutela maison s’agita. Un solide gaillard de valet s’avança, saisit lepauvre Giglio, le descendit au bas de l’escalier et le jeta hors dela maison avec autant de facilité que s’il n’avait eu dans lesmains qu’un enfant au maillot.

Sans se soucier de sa rude chute, Giglio sereleva aussitôt et, véritablement frappé d’une quasi-folie, se mità courir à travers les rues de Rome. Un certain instinct, engendrépar l’habitude, l’amena précisément au théâtre, c’est-à-dire auvestibule des comédiens, à l’heure où il fallait d’ordinaire yaccourir. C’est alors seulement qu’il se rendit compte de l’endroitoù il était, mais ce fut aussitôt pour tomber dans la plus profondesurprise, lorsque, là où d’habitude des héros tragiques, toutattifés d’argent et d’or et marchant avec une gravité majestueuse,répétaient les vers pompeux par lesquels ils espéraient provoquerl’étonnement et la furore du public, il vit autour de lui,comme un essaim : Pantalon et Arlecchino, Truffaldino etColombina, bref tous les masques de la comédie italienne et de lapantomime. Il était là, fixé au sol, dans un état d’immobilitécomplète et il regardait autour de lui avec de grands yeux, commequelqu’un qui soudain se réveille et se voit entouré d’une follesociété, d’une société étrangère, d’une société bizarre, qu’il neconnaît pas du tout.

L’air égaré et bouleversé par le chagrin deGiglio éveilla peut-être dans l’âme de l’impresario quelque remordsde conscience, car soudain le voici devenu un homme plein decordialité et de bonté.

– Vous vous étonnez sans doute, SignorFava, – dit-il au jeune homme, – de trouver que tout ici a bienchangé depuis que vous m’avez quitté ? Je dois vous avouer quetoutes les actions pathétiques dont autrefois mon théâtre était sifier, commençaient à ennuyer fortement le public et que cet ennuise répercuta sur moi d’autant plus que ma bourse, par-dessus lemarché, en était réduite à un misérable état de consomptionabsolue. J’ai donc laissé tomber tout le bazar tragique et j’aivoué mon théâtre à la libre plaisanterie et aux gracieuses farcesde nos masques et je m’en trouve fort bien.

– Ah ! – s’écria Giglio les jouestoutes brûlantes, – avouez donc, noble impresario, que c’est mondépart qui a tué votre tragédie. La chute du héros a été suivie decelle de la masse qu’animait son souffle, c’est bien cela, n’est-cepas ?

– Nous n’examinerons pas à fond cepoint-là, – répondit l’impresario en souriant. Mais vous paraissezde mauvaise humeur ; c’est pourquoi, je vous en prie,descendez dans la salle et regardez ma pantomime. Peut-être celavous égaiera-t-il ou bien modifiera votre état d’esprit et vousreviendrez à moi, bien que sous une forme toute différente, car ilserait possible, n’est-ce pas ? que… Mais allez, allez. Voiciune carte d’entrée permanente ; venez à mon théâtre aussisouvent qu’il vous plaira.

Giglio fit comme il lui était dit, plus dansun sentiment de morose indifférence pour tout ce qui l’entouraitque par désir de contempler véritablement la pantomime. Non loin delui, deux masques étaient en train de converser vivement. Giglioles entendit prononcer assez souvent son nom ; cela le tira deson engourdissement ; il se rapprocha des personnages, enmettant son manteau sur son visage jusqu’aux yeux, pour pouvoirtout entendre, sans être reconnu.

– Vous avez raison, – dit l’un – Fava estla cause que nous ne voyons plus de tragédies sur ce théâtre. Mais,s’il en est ainsi, je ne crois pas, contrairement à vous, que cesoit parce qu’il a quitté la scène, mais plutôt parce qu’il a jouésur cette scène.

– Que voulez-vous dire ? – demandal’autre.

– Eh bien ! – poursuivit le premier,pour ma part, j’ai toujours considéré ce Fava comme le plusmisérable acteur qu’il y ait jamais eu, bien que trop souvent ilait réussi à provoquer la furore de l’enthousiasme. Est-cedonc que des yeux brillants, des jambes bien faites, un costumemaniéré, des plumes bariolées au bonnet et de grands rubans auxchaussures constituent le jeune héros tragique ? En vérité,quand ce Fava émergeait du fond du théâtre, avec des pas cadencésde danseur, lorsque, sans faire attention à aucun de ses camaradesqui jouaient avec lui, il louchait vers les loges et, restant làdans une posture bizarrement affectée, cherchait à se faire admirerdes belles, par ma foi, je croyais voir un jeune coq de basse-cour,au plumage bigarré, qui stupidement se pavane au soleil et faitl’important. Et lorsque, ensuite, en roulant de grands yeux et enfendant l’air de ses mains, tantôt se soulevant sur la pointe despieds, tantôt se pliant en deux comme un couteau de poche, ildébitait des vers d’une voix creuse et d’un ton raboteux etexécrable, dites-moi, de quel homme raisonnable pouvait-il vraimentpar là toucher le cœur ? Mais nous, Italiens, nous sommesainsi. Nous aimons l’exagération, ce qui un moment nous secoueviolemment et que nous méprisons ensuite dès que nous nousapercevons que ce que nous prenions pour un personnage de chair etd’os n’est qu’un pantin sans vie tiré extérieurement par desficelles artificielles et qui nous a abusé par ses mouvementssinguliers. Fava aurait eu, lui aussi, un sort semblable peu àpeu ; il aurait fait comme acteur une fin misérable, silui-même n’avait pas accéléré le moment de sa disparition.

– Il me semble, – répliqua l’autre, – quevous jugez le pauvre Fava beaucoup trop durement. Quand vous blâmezsa vanité et ses manières affectées, quand vous déclarez qu’il nejouait jamais son rôle, mais simplement celui de son proprepersonnage et qu’il cherchait les applaudissements d’une façon quin’avait rien de louable, à coup sûr, vous pouvez avoirraison ; cependant, c’était un assez joli talent et, si,finalement, il est tombé dans les griffes de la folie, il y a là dequoi exciter notre compassion, et cela d’autant plus que la fatiguedu jeu a sans doute été la cause de son détraquement mental.

– Ne croyez pas du tout cela, – réponditen riant le premier. Imaginez-vous que Fava est devenu fou par purevanité amoureuse. Il croit être aimé d’une princesse, aprèslaquelle il court maintenant par voies et chemins. Et, en outre,comme il est incapable de rien faire, il est devenu si pauvrequ’aujourd’hui il a dû laisser aux fritteroli ses gants etson chapeau pour un plat de coriace macaroni.

– Que dites-vous là ? – s’écrial’autre. Est-il possible qu’il y ait de telles folies ? Maison devrait faire tenir quelque argent, d’une manière ou d’uneautre, à ce pauvre Giglio, qui, malgré tout, nous a divertispendant un bon nombre de soirées. Ce chien d’impresario, dans lapoche de qui son jeu a amené quantité de ducats, devrait s’occuperde lui et tout au moins ne pas le laisser mourir de faim.

– Ce n’est pas nécessaire, – dit lepremier, – car la princesse Brambilla, qui connaît son égarement etsa détresse, – étant donné que les femmes trouvent toute folied’amour non seulement pardonnable, mais encore admirable et ne sontportées que trop volontiers à la compassion, – vient précisément delui faire remettre une petite bourse remplie de ducats.

Mécaniquement, inconsciemment, lorsquel’étranger prononça ces paroles, Giglio mit la main dans sa pocheet sentit réellement la petite bourse remplie d’or tout tintant,que, à ce qu’on venait de lui dire, il avait reçue de la princesseBrambilla, de la princesse de ses rêves. Tous ses membres furenttraversés comme par une force magique. Ce miracle si opportun, quitout à coup le sauvait de sa position désespérée, ne put exciter enlui de la joie, car le souffle glacé de l’épouvante lui passait surle visage. Il se voyait devenu le jouet de puissances inconnues etil allait se précipiter sur le masque étranger, mais il remarqua aumême moment que les deux personnages qui avaient tenu cetteconversation fatale étaient disparus sans laisser de trace.

Giglio n’osait pas sortir la bourse de sapoche pour se persuader de son existence d’une manière encore pluspalpable ; car il craignait que ce ne fût là qu’unefantasmagorie qui, entre ses doigts, s’évanouirait dans le néant.Cependant, tandis qu’il s’abandonnait entièrement à ses pensées etdevenait plus calme, il songea que tout ce qu’il avait été enclin àprendre pour le jeu chimérique de puissances magiquementmalicieuses pouvait, au fond, n’être qu’une farce, une farce quel’extraordinaire et capricieux Celionati, caché dans l’obscuritédes coulisses, dirigeait par des fils invisibles. Il songea quel’étranger lui-même avait pu fort bien, au milieu de la foule, luiglisser la bourse dans la poche et que tout ce qu’il avait dit dela princesse Brambilla ne devait être que la continuation dubadinage que Celionati avait commencé.

Mais tandis que, dans son être, toute cettemagie semblait très naturellement prendre la tournure d’une chosetrès explicable, toute la souffrance des blessures que l’acerbecritique lui avait implacablement portées renaissait en lui.L’enfer des comédiens n’a pas sans doute de tortures plus cruellesque les attaques que l’on dirige contre leur vanité et qui leurvont droit au cœur. Et même la conscience de ce défaut de lacuirasse, le sentiment de cette faiblesse augmente, par lemécontentement accru qui en résulte, la douleur des coups, –douleur qui fait sentir de la manière la plus concrète à lapersonne atteinte qu’elle a été réellement touchée, quand bien mêmeelle chercherait à déguiser sa souffrance ou à l’apaiser par desmoyens appropriés. Ainsi Giglio ne pouvait pas chasser l’imagefatale du jeune coq de basse-cour au plumage bigarré quistupidement et avec suffisance se pavane au soleil et il setourmentait et il souffrait très vivement parce que justement, dansson for intérieur, il était obligé peut-être, même sans le vouloir,de reconnaître que la caricature qu’on avait faite de sa personnecadrait très bien avec l’original. Il était forcé que, dans l’étatd’agitation où il se trouvait, Giglio pût à peine voir ce qui sepassait sur le théâtre, sans prêter attention à la pantomime quel’on jouait, bien que la salle retentît souvent des rires, desapplaudissements et des cris de joie des spectateurs.

La pantomime ne représentait pas autre choseque les aventures amoureuses, répétées suivant des centaines et descentaines de variations, de cet excellent Arlecchino avec la douceet taquinement charmante Colombina. Déjà la ravissante fille duvieux richard de Pantalon avait refusé la main du chevalier aucostume tout éclatant et celle du savant Dottore, et elleavait déclaré catégoriquement qu’elle n’aimerait et n’épouseraitque le petit homme au noir visage, à la tournure si agile, quiportait un pourpoint fait de cent morceaux ; déjà Arlecchinoavait pris la fuite avec sa fidèle amie et, protégé par un charmemagique, il avait heureusement échappé aux poursuites de Pantalon,de Truffaldino, du Dottore et du chevalier. Néanmoins, ilfallait qu’Arlecchino, tout aux caresses qu’il prodiguait à safiancée, finît par être attrapé par les sbires et, avec elle, fûttraîné en prison. Effectivement, c’est ce qui arriva ; mais aumoment où Pantalon avec sa séquelle s’apprêtait à railler fortementle pauvre couple, au moment où Colombina, qui était toute douleur,implorait à genoux, en versant mille larmes, la grâce de son amant,celui-ci leva sa batte : de tous les côtés, de la terre commedes airs, arrivèrent des gens très fringants et tout éclatants deparure, ayant la plus belle mine, qui s’inclinèrent profondémentdevant Arlecchino et qui l’emportèrent triomphalement avec saColombina. Pantalon, figé d’étonnement, se laisse tomber toutépuisé sur un banc de pierre qui se trouve dans la prison et quiinvite le chevalier et le Dottore à y prendre égalementplace ; tous les trois délibèrent sur ce qu’il leur est encorepossible de faire. Truffaldino se met derrière eux, avancecurieusement la tête entre leurs épaules et ne veut pas se reculer,bien que les gifles pleuvent en abondance sur lui de tous lescôtés. Ils veulent se lever, mais ils sont comme rivés au banc, –auquel, instantanément, pousse une paire de puissantes ailes. Ettoute la société est ainsi emportée à travers les airs, sur unénorme vautour, en poussant des cris de détresse.

Ensuite, la prison se transforme en une grandesalle à colonnades, parée de couronnes de fleurs, au milieu delaquelle est érigé un trône élevé, richement orné. On entend uneagréable musique de tambours, fifres et cimbales. Un brillantcortège s’approche, Arlecchino est porté sur un palanquin par desnègres et Colombina le suit sur un magnifique char de triomphe.Tous deux sont conduits vers le trône par des ministres aux richeshabits ; Arlecchino élève sa batte, en guise de sceptre ;tout le monde s’agenouille pour lui rendre hommage ; on voitmême Pantalon et ses acolytes, à genoux, parmi la foule deshommageants. Et c’est ainsi que, puissant empereur, Arlecchinorègne, avec sa Colombina, sur un bel, éclatant et superbeempire.

Dès que le cortège parut sur la scène, Gigliodirigea son regard vers lui et, plein de surprise et d’étonnement,il ne put plus l’en détourner, lorsqu’il aperçut tous lespersonnages de la suite de la princesse Brambilla, les licornes,les nègres, les dames faisant du filet sur des haquenées, etc. Il yavait aussi le vénérable savant et homme d’État siégeant sur latulipe dorée, qui, par moments, quittait son livre des yeux etsemblait faire à Giglio des signes d’amitié. La seule différenceétait qu’au lieu du carrosse à glaces de la princesse, lequel étaittout fermé, Colombina passait sur un char de triomphedécouvert.

Dans l’âme de Giglio, il se formait comme unobscur pressentiment que cette pantomime pouvait avoir quelquerapport mystérieux avec tout le merveilleux qui lui étaitarrivé ; mais de même que dans un rêve on s’efforce en vain deretenir les images qui surgissent de son propre moi, de même Giglioétait incapable de se faire une idée nette de la manière dont cerapport était possible.

Dans le plus proche café, Giglio se renditcompte que les ducats de la princesse Brambilla n’étaient pas unefantasmagorie, mais au contraire qu’ils étaient bien sonnants ettrébuchants.

Hum ! – pensa-t-il – c’est Celionati quia glissé dans ma poche ce boursicot, par grande générosité etcompassion ; et je lui réglerai cette dette dès que jebrillerai sur la scène de l’Argentina, ce qui ne peut pas manquerd’arriver, car seule l’envie la plus détestable, la cabale la pluséhontée peut me faire passer pour un mauvais acteur.

L’hypothèse que l’argent pouvait venir deCelionati avait son légitime fondement, car, en réalité, le vieuxcharlatan lui avait déjà maintes fois rendu service quand il étaitdans une grande détresse. Néanmoins, il lui parut très étrange detrouver ces mots brodés sur la mignonne bourse :« Souviens-toi de ta vision. »

Il était en train d’examiner méditativementcette inscription, lorsque quelqu’un lui cria àl’oreille :

– Enfin, je te rencontre, traître,infidèle, monstre de fausseté et d’ingratitude.

C’était une espèce de Dottoreinforme, qui lui saisit le bras, prit place sans façon à côté delui et qui continuait de lui jeter toutes sortes demalédictions.

– Que voulez-vous de moi ? Êtes-vousfou ? – s’écria Giglio.

Alors le Dottore enleva du visage sonhorrible masque et Giglio reconnut la vieille Béatrice.

– Par tous les saints ! – s’écriaGiglio complètement hors de lui. Est-ce vous, Béatrice ?… Oùest Giacinta ? Où est la charmante, l’adorable enfant ?…Mon cœur éclate d’amour et de désirs. Où est Giacinta ?

– Oui, – grogna la vieille, – vous pouvezle demander, misérable et maudit que vous êtes ! La pauvreGiacinta est en prison, sa jeunesse se flétrit et tout cela à causede vous. Car si elle n’avait pas eu sa petite tête pleine de vous,elle aurait pu attendre patiemment la fin de sa journée ; ellene se serait pas piqué le doigt en cousant la garniture de la robede la princesse Brambilla, et ainsi cette tache diabolique ne s’yserait pas produite. Dès lors le digne messer Bescapi (l’Enferpuisse-t-il l’engloutir !) n’aurait pas eu à réclamer d’ellela réparation du dommage et il n’eût pu la faire jeter en prison,comme il l’a fait, attendu que nous n’avons pas été en mesure deréunir tout l’argent qu’il nous demandait… Vous auriez pu venir ànotre aide… Mais voilà que Monsieur le comédien de Rien-qui-vaillenous a tourné le dos…

– Halte ! – fit Giglio eninterrompant la bavarde vieille – c’est ta faute, puisque tu n’espas venue me trouver et me dire tout. Ma vie pour lamignonne ! S’il n’était pas minuit, je courrais sur-le-champchez cet abominable Bescapi… Ces ducats… mon adorée serait libredans une heure. Mais qu’importe qu’il soit minuit ! Allons lasauver.

Et, ce disant, Giglio partit en courant,tandis que la vieille femme riait ironiquement derrière lui.

Il arrive que parfois, dans l’empressementextrême que nous avons de faire quelque chose, nous oublionsprécisément le principal. C’est ainsi que Giglio s’aperçutseulement lorsqu’il fut à bout de souffle d’avoir couru à traversles rues de Rome qu’il aurait dû s’informer auprès de la vieille ausujet de la demeure de Bescapi, car celle-ci lui était complètementinconnue. Cependant, le destin ou le hasard voulut que, arrivé surla place d’Espagne, il fût justement devant la maison de Bescapi,au moment même où il s’écriait à haute voix :

– Où donc ce diable de Bescapi peut-ilbien habiter ?

Aussitôt un inconnu le prit par le bras et leconduisit dans la maison, en lui disant que messer Bescapi habitaitlà et que, s’il le voulait, il pourrait encore très bien obtenir lemasque qu’il avait peut-être commandé. Lorsqu’ils furent entrésdans le salon de réception, le personnage – messer Bescapi n’étantpas là – le pria de désigner lui-même le costume qui lui étaitdestiné ; peut-être était-ce un simple tabarro oubien… Mais voilà que Giglio se mit à houspiller l’homme, quin’était autre qu’un très digne ouvrier tailleur, et il parla, d’unefaçon si embrouillée et si volubile, de tache de sang et de prison,de paiement et de délivrance immédiate, que l’ouvrier le regardaitdans les yeux, stupéfait et comme sidéré, sans pouvoir lui répondreune syllabe.

– Damné personnage ! Tu ne veux pasme comprendre ! Fais-moi venir tout de suite ton maître, cechien du diable. – Ainsi, s’écria Giglio, tout en empoignantl’ouvrier. Mais il se passa précisément la même chose que ce quis’était passé chez le Signor Pasquale : l’ouvrier hurla sifort que les gens accoururent de tous côtés. Bescapi lui-mêmearriva d’un pas précipité ; mais, dès qu’il aperçut Giglio, ils’écria :

– Par tous les saints ! C’est lecomédien détraqué, le pauvre Signor Fava. Saisissez-le, bonnesgens, saisissez-le.

Alors tout le monde tomba sur Giglio ; onle maîtrisa facilement. On lui lia les mains et les pieds et on leplaça sur un lit. Bescapi s’approcha de lui ; mais Gigliodéversa sur Bescapi mille amers reproches relatifs à son avarice, àsa cruauté, et il parla de la robe de la princesse Brambilla, de lagoutte de sang, de paiement, etc.

– Calmez-vous donc, excellent SignorGiglio, – fit doucement Bescapi, – débarrassez-vous des fantômesqui vous tourmentent. Dans quelques instants vous verrez que vousaurez une tout autre opinion des choses.

Ce que Bescapi avait voulu dire par là semontra bientôt : un chirurgien entra et, malgré la résistancedu pauvre Giglio, il lui ouvrit une veine. Épuisé par tous lesévénements de la journée et par la perte de sang, le pauvre Gigliotomba dans un lourd sommeil, semblable à un évanouissement.

Lorsqu’il se réveilla, une nuit noire régnaitautour de lui ; ce n’est qu’avec peine qu’il put se rappelerce qui lui était arrivé en dernier lieu ; il sentait qu’onl’avait attaché, mais sa fatigue était telle qu’il ne pouvait guèrebouger ou se remuer. Par la fente d’une porte, vraisemblablement,un faible rayon lumineux tomba enfin dans la chambre et il sembla àGiglio qu’il percevait une profonde respiration et ensuite un légermurmure, qui enfin devint intelligible :

– Est-ce vous, vraiment, mon cherprince ? Et dans cet état ? Si petit, si petit, que voustiendriez, semble-t-il, dans ma boîte à bonbons ! Mais necroyez pas peut-être que je vous en estime et apprécie moins ;ne sais-je donc pas que vous êtes un très aimable et très beauMonsieur et que tout ce que je me figure maintenant n’est qu’unrêve ! Ayez donc la bonté de vous montrer à moi demain, neserait-ce que sous forme de voix. Si vous avez jeté vos yeux surmoi, pauvre servante, c’est parce que cela devait arriver, carautrement…

Ici les paroles redevinrent un murmureindistinct. La voix avait quelque chose de très doux et de trèsagréable ; Giglio se sentit pénétré d’un frisson secret ;mais, tandis qu’il s’efforçait d’écouter de toute son attention, lemurmure de la voix, qui ressemblait presque au bruit d’une sourceproche, le berçait si bien qu’il retomba dans le sommeil.

Le soleil brillait dans la chambre lorsqu’unelégère secousse réveilla Giglio. Messer Bescapi était devant sonlit et il lui saisissait les mains en lui disant avec un sourirebienveillant :

– N’est-ce pas que vous vous trouvezmieux, mon très cher Signor ? Oui, les saints en soient loués.Vous êtes un peu pâle, mais votre pouls bat avec calme. Le cielvous a conduit dans ma maison, au moment où vous fûtes pris d’unméchant accès et il m’a permis de vous rendre un petit service, àvous que je considère comme le plus magnifique acteur de Rome, vousdont la perte nous a tous plongés dans le plus profond chagrin.

Les dernières paroles de Bescapi étaient, àvrai dire, un baume puissant pour les blessures de Giglio ;cependant, celui-ci commença d’un ton grave et sombre :

– Signor Bescapi, je n’étais ni malade nifou, lorsque je pénétrai dans votre maison. Vous avez eu la cruautéde faire mettre en prison ma charmante fiancée, la pauvre GiacintaSoardi, parce qu’elle n’a pu vous indemniser pour une belle robequ’elle avait tachée, – non, je veux dire sanctifiée, en yrépandant la liqueur rose du doigt le plus délicat qu’il soit, parla blessure que lui avait faite une piqûre d’aiguille. Dites-moitout de suite ce que vous demandiez pour cette robe ; je vousverse la somme et puis nous allons sur-le-champ délivrer l’adorableet suave enfant de la prison dans laquelle elle languit par lafaute de votre avarice.

Ce disant, Giglio se leva aussi vite qu’il putet tira de sa poche la bourse aux ducats que, si c’étaitnécessaire, il était décidé à vider tout entière. Mais Bescapi, leregardant avec de grands yeux, lui dit :

– Comment pouvez-vous vous imaginer detelles folies, Signor Giglio ? Je ne sais pas ce que vousvoulez dire lorsque vous me parlez d’une robe que Giacinta m’auraitabîmée ou bien de la tache de sang et de la prison.

Lorsque Giglio répéta toute l’histoire, tellequ’il l’avait apprise par Béatrice, et en particulier décrivit trèsexactement la robe qu’il avait vue lui-même chez Giacinta, messerBescapi lui affirma qu’il n’était que trop certain que la vieillefemme l’avait joué ; car de toute cette jolie affaire, pas unmot n’était vrai, comme il pouvait le certifier hautement, et iln’avait jamais donné à garnir à Giacinta une robe du genre de celleque Giglio se rappelait avoir vue.

Giglio n’avait aucun motif de se méfier desparoles de Bescapi, puisque, autrement, on n’eût pas comprispourquoi celui-ci n’aurait pas accepté l’argent qui lui avait étéoffert, et le comédien se convainquit qu’ici aussi il était lejouet de la bizarre folie qui s’était emparée de lui. Que luirestait-il à faire, sinon de quitter messer Bescapi et d’attendrele hasard favorable qui peut-être jetterait dans ses brasl’adorable Giacinta, pour qui de nouveau il était embraséd’amour ?

Devant la porte de Bescapi, il rencontra unepersonne qu’il aurait désiré voir à mille lieues de là, le vieuxCelionati.

– Eh ! Eh ! – s’écria celui-cià Giglio, tout en riant – vous êtes vraiment une âme admirabled’avoir voulu donner les ducats dont vous a gratifié la faveur dudestin, pour votre bien-aimée, quoiqu’elle ne soit plus votrebien-aimée.

– Vous êtes un homme terriblement cruel,– répondit Giglio. Pourquoi pénétrez-vous dans ma vie ?Pourquoi voulez-vous vous emparer de mon être ; vous voustarguez d’une omniscience qui peut-être vous coûte peu de peine.Vous m’entourez d’espions qui surveillent chacun de mes pas. Vousexcitez toute chose contre moi. C’est à vous, à vos milleartifices, que je dois la perte de Giacinta et celle de monemploi.

– Ah ! oui, – s’écria Celionati enéclatant de rire. Il vaudrait bien la peine de persécuter de lasorte la très importante personne de Monsieur l’Ex-Comédien GiglioFava ! Cependant, mon fils Giglio, tu as besoin, réellement,d’un tuteur qui te conduise sur la bonne voie menant au but.

– Je suis majeur, – dit Giglio, – et jevous prie, Monsieur le Ciarlatano, de ne plus vous occuper demoi.

– Oh ! Oh ! – répliquaCelionati, – pas tant d’arrogance. Que serait-ce si mes projetsétaient pour ton bien et pour ton avantage, si je cherchais tonplus grand bonheur terrestre, si je servais d’intermédiaire entretoi et la princesse Brambilla ?

– Ô Giacinta, Giacinta ! Infortuné,je l’ai perdue ! Jamais un jour m’a-t-il apporté une plussinistre infortune que la journée d’hier ?

Ainsi s’écria Giglio, tout hors de lui.

– Allons, allons, – fit Celionati entâchant de le calmer – cette journée n’a pourtant pas eu pour vousque des malheurs. Déjà les bonnes leçons que vous avez reçues authéâtre pourraient vous être très salutaires, après que vous vousfûtes tranquillisé en constatant que réellement vous n’aviez pasencore laissé en gage vos gants, votre chapeau et votre manteau,pour avoir un plat de coriace macaroni ; puis vous avezassisté à la plus magnifique des représentations, laquellemériterait d’être nommée la première du monde, ne fût-ce que parcequ’elle exprime les choses les plus profondes sans avoir besoin derecourir à la parole ; puis vous avez trouvé dans votre pocheles ducats qui vous manquaient…

– Et qui viennent de vous, de vous, je lesais, – fit Giglio en l’interrompant.

– Quand même il en serait ainsi, –s’écria Celionati, – cela ne change rien à la chose ; bref,vous avez reçu cet or, vous vous êtes réconcilié avec votreestomac, vous êtes entré heureusement dans la maison de Bescapi,vous avez été gratifié d’une saignée qui vous était nécessaire etenfin vous avez dormi sous le même toit que votre bien-aimée.

– Que dites-vous là ? – s’écriaGiglio. Ma bien-aimée ? Sous le même toit que mabien-aimée ?

– C’est la stricte réalité, – réponditCelionati, – regardez donc là-haut.

Giglio leva les yeux et mille éclairstraversèrent sa poitrine lorsqu’il aperçut sur le balcon sa chèreGiacinta, élégamment parée, plus jolie et plus ravissante qu’il nel’avait jamais vue, avec derrière elle la vieille Béatrice.

– Giacinta, ma Giacinta, ma doucevie ! – s’écria-t-il vers elle.

Mais Giacinta jeta sur lui un regard de mépriset quitta le balcon, suivie aussitôt par Béatrice.

– Elle persiste dans sa mauditesmorfiosité, – fit Giglio avec amertume ; mais celas’arrangera.

– Difficilement, – ajoutaCelionati ; car, mon bon Giglio, vous ne savez sans doute pasque, tandis que vous poursuiviez avec tant d’intrépidité laprincesse Brambilla, un prince joli et magnifique faisait la cour àvotre Donna, et, à ce qu’il semble…

– Par tous les diables de l’Enfer !– s’écria Giglio. Ce vieux démon de Béatrice a vendu la pauvrefille ; mais avec de la mort-aux-rats j’empoisonnerai cettesinistre femme et je plongerai un poignard dans le cœur de cemaudit prince.

– Non, non, ne faites pas cela, mon bonGiglio, – dit Celionati en l’interrompant. Allez plutôttranquillement chez vous et faites-vous tirer encore un peu desang, lorsqu’il vous vient de mauvaises pensées. Que Dieu vousaccompagne ! Au Corso nous nous reverrons sans doute.

Cela dit, Celionati s’empressa de traverser larue.

Giglio restait là comme enraciné, jetant desregards furieux vers le balcon, serrant les dents et murmurant lesplus affreuses malédictions ; mais, comme messer Bescapimettait la tête à la fenêtre et le priait poliment d’entrer dans lamaison pour y attendre le nouvel accès qui semblait s’approcher,Giglio, qui le croyait aussi conjuré contre lui et de complicitéavec la vieille, lui cria : « Damnéentremetteur ! » Et il s’en alla en courant.

Sur le Corso, il rencontra quelques ancienscamarades, avec qui il se rendit dans un cabaret voisin, pour noyertoute son amertume, tout son chagrin d’amour, tout son désespoir,dans l’ardeur d’un Syracuse de feu.

D’habitude une telle conduite n’est pasprécisément ce qu’il y a de plus recommandable ; car la mêmeardeur qui engloutit le chagrin a coutume d’embraserirrésistiblement et de faire flamber tout ce qui, dans l’intérieurd’un homme, aurait, au contraire, besoin d’être préservé de laflamme ; mais Giglio s’en tira bien. Se laissant aller à unentretien agréable et joyeux avec les comédiens et rappelant toutessortes de souvenirs et de gaies aventures de théâtre, il oubliatous les malheurs qui lui étaient arrivés. On convint, en seséparant, d’aller, le soir, sur le Corso, revêtus des masques lesplus extravagants qu’on pût imaginer.

Le costume qu’il avait déjà mis une foissembla à Giglio assez grotesque ; pourtant, cette fois encore,il ne manqua pas de revêtir son long et étrange pantalon et, enoutre, il fixa sur son dos son manteau au bout d’un bâton, si bienqu’on aurait presque dit qu’un drapeau lui poussait par-derrière.Ainsi attifé, il parcourut gaiement les rues et s’abandonna à lajoie exubérante qu’il éprouvait, en ne pensant plus à sa vision nià l’adorée qu’il avait perdue.

Cependant il s’arrêta, comme cloué au sol,lorsque, près du palais Pistoia, il vit soudain devant lui unepersonne de haute et noble stature, revêtue de la robe magnifiquedans laquelle naguère il avait surpris Giacinta ; mieux, illui sembla que c’était sa vision en chair et en os qui se dressaitlà devant lui. Il sentit comme un fluide magique parcourir tous sesmembres ; mais lui-même ne savait pas comment il se faisaitque l’oppression et l’angoisse de la passion amoureuse, quid’habitude paralysent l’esprit lorsqu’on voit surgir brusquementdevant soi la charmante image de la bien-aimée, disparaissaientdans la joyeuse ardeur d’un courage comme il n’en avait encorejamais éprouvé dans son être. Le pied droit en avant, la poitrineen dehors, les épaules effacées, il se campa aussitôt dans la plusélégante posture qu’il eût jamais prise en déclamant sur la scèneles discours les plus extraordinaires ; il ôta de sa rigideperruque sa coiffure aux longues et sveltes plumes de coq et ilcommença, en conservant le ton grasseyant qui convenait à sondéguisement, et en dévisageant fixement à travers ses grandeslunettes la princesse Brambilla (car il n’y avait aucun doute quece fût elle) :

– Ô la plus charmante des fées, il estbien vrai que la plus auguste des déesses est descendue sur cetteterre ; une cire jalouse cache la beauté victorieuse de sonvisage, mais de l’éclat dont elle est entourée émanent milleéclairs qui s’enfoncent dans la poitrine des vieux comme desjeunes, et chacun rend hommage à la divine, – enflammé qu’il estd’amour et de ravissement.

– Dans quelle pompeuse comédie, –répondit la princesse, – avez-vous pris cette belle élocution,Monsieur le Capitano Pantalon ou qui que vous puissiez être ?Dites-moi plutôt à quelles victoires se rapportent les trophées quevous portez si fièrement sur votre dos ?

– Ce ne sont pas des trophées, – s’écriaGiglio, – car je combats encore pour la victoire. C’est le drapeaude l’espérance, de la passion la plus ardente, ce drapeau surlequel j’ai prêté serment ; c’est l’emblème de ma détresse,qui montre que je me rends à merci. Je l’ai arboré pour que, quandil flotte dans l’air, ses plis vous disent : « Ayez pitiéde moi. » Prenez-moi pour votre chevalier, Princesse. Alors jecombattrai, je vaincrai, et je porterai des trophées pour votregloire et en hommage à votre beauté.

– Si vous voulez être mon chevalier, –dit la princesse, – armez-vous comme il convient. Recouvrez votretête du casque menaçant, saisissez la large et bonne épée, alors jevous croirai.

– Si vous voulez être ma Dame, – répartitGiglio, – l’Armide de Renaud, soyez-le tout à fait. Ôtez cetteparure fastueuse qui me gêne, qui me trouble, comme une dangereusemagie. Cette tache de sang luisante…

– Vous êtes fou, – s’écria vivement laprincesse. Et elle laissa là Giglio en s’éloignant rapidement.

*

**

Il sembla à Giglio que ce n’était pas lui quiavait parlé avec la princesse ; il lui sembla qu’il avaitprononcé là tout inconsciemment des paroles auxquelles lui-même necomprenait rien. Il était près de croire que signor Pasquale etmesser Bescapi avaient raison de le tenir pour un peu détraqué.Mais, comme il vit s’approcher de lui une troupe de masques, qui,avec les plus folles grimaces représentaient les produits del’imagination la plus extravagante et dans lesquels il reconnutaussitôt ses camarades, la gaieté lui revint tout entière. Il semêla à la foule bondissante et dansante, en criant très fort :« À vous de rire et de vous démener ! Ô follesfantaisies, agitez-vous, puissants et malicieux esprits de la plusfrénétique des moqueries ! Je suis maintenant tout à vous, etvous pouvez me considérer comme l’un de vossemblables ! »

Giglio crut remarquer aussi parmi sescamarades le vieux à la bouteille d’où avait surgi naguère lafigure de Brambilla. Avant qu’il eût pu s’en apercevoir, il futsaisi par le bonhomme, qui le fit tourner en rond, tout en luibraillant aux oreilles : « Petit frère, je tetiens ; petit frère, je te tiens. »

Chapitre 3

 

De quelques blonds individus quiont l’audace de trouver Pulcinella ennuyeux et insipide. – Humourallemand et humour italien. – Comment Celionati, assis au CaféGreco, affirma qu’il n’était pas assis au Café Greco, mais qu’ilpréparait sur les bords du Gange du tabac à priser à la mode deParis. – Merveilleuse histoire du roi Ophioch, qui régnait au paysdu Jardin d’Urdar, et de la reine Liris. – Comment le roi Cophétuaépousa une fille de mendiant, comment une noble princesse courutaprès un mauvais comédien et comment Giglio s’arma d’un sabre debois et ensuite s’élança sur le Corso, derrière mille masques,jusqu’à ce qu’il s’aperçût que son moi s’était mis àdanser.

 

– Hommes au teint blond et aux yeuxbleus, jeunes gens pleins de fierté, dont le « bonsoir, mabelle enfant », prononcé d’une voix de basse grondante,effraye la fille la plus intrépide, votre sang figé dans la glacede l’hiver éternel pourra-t-il se dégeler au souffle sauvage de latramontane ou à la flamme d’un chant d’amour ? Que venez-vousvanter votre puissance de vie et de gaieté, votre fraîcheur etvotre bonne humeur, vous qui ne comprenez rien à la plus folle et àla plus plaisante de toutes les plaisanteries, telle que notrefortuné Carnaval l’offre avec la plus extrême abondance ? Oui,vous osez même trouver parfois notre brave Pulcinella ennuyeux etinsipide, et vous qualifiez de produits d’un esprit confus les plusséduisantes fantaisies engendrées par la riante ironie.

Ainsi parlait Celionati, au Café Greco, où,comme de coutume, il s’était rendu à la tombée de la nuit, et où ilavait pris place parmi les artistes allemands qui, à la même heure,fréquentaient eux aussi cet établissement situé dans la StradaCondotti, et qui venaient précisément de faire entendre de vivescritiques sur les bouffonneries du Carnaval.

– Comment pouvez-vous donc parler de lasorte, maître Celionati ? – fit le peintre allemand FranzReinhold. Cela s’accorde mal avec ce que vous dites d’ordinaire enfaveur de l’esprit et du caractère allemands. Il est vrai que vousnous avez toujours reproché, à nous Allemands, d’exiger d’uneplaisanterie qu’elle signifiât autre chose que cette plaisanterieelle-même, et je veux vous donner raison, bien que ce soit d’uneautre manière que vous pouvez le penser. Dieu vous assiste, si vousnous attribuez la sottise qui consisterait à ne comprendre l’ironieque sous forme d’allégorie ! Vous seriez alors en grandeerreur. Nous voyons très bien que chez vous, Italiens, la plus pureplaisanterie comme telle est beaucoup plus répandue que cheznous ; mais permettez-moi de vous expliquer nettement ladifférence que je trouve entre votre plaisanterie et la nôtre, ouplus exactement votre ironie et la nôtre. Justement nous parlionsdes figures folles et grotesques qui déambulent sur le Corsocarnavalesque ; ainsi je pourrai, du moins, faire unecomparaison concrète. Lorsque je vois un de ces drôles faire rirele peuple par d’horribles grimaces, il me semble que c’est comme siparlait alors audit masque quelque modèle original devenu visiblepour lui, mais dont il ne comprendrait pas les paroles, et que cemasque se bornerait, comme cela arrive dans l’existence quand ons’efforce de saisir le sens d’un discours dans une langue qui vousest inconnue, à contrefaire inconsciemment les gestes du modèle quilui parle, mais qui les contreferait d’une manière outrancière àcause de l’effort que la chose demande. Eh bien ! notreplaisanterie à nous, Allemands, est la langue de ce prototypelui-même, langue qui émane de notre être propre et qui conditionnenécessairement nos gestes, par le principe même de l’ironie qu’il ya en nous – tout comme le rocher qui se trouve dans la profondeurde la terre oblige le ruisseau coulant au-dessus de lui à répandreà sa surface des flots onduleux.

« Ne croyez pas, maître Celionati, que jene comprenne pas la bouffonnerie, – qui, elle, ne réside que dansles phénomènes extérieurs et qui reçoit ses motifs uniquement dudehors ; ne croyez pas que je dénie à votre peuple une facultésupérieure pour, précisément, réaliser ces bouffonneries d’unemanière effective. Mais, pardonnez-moi, Celionati, si j’exige mêmede la bouffonnerie, – si tant est qu’elle doive être supportable, –un appoint de sentiment, et c’est cela que je ne trouve pas dansvos personnages comiques. Le sentiment, qui maintient la pureté denotre plaisanterie, disparaît dans le principe d’obscénité qui faitagir votre Pulcinella et cent autres masques de la sorte ; etensuite, à travers toutes les grimaces et toutes les mascaradesapparaît cette effroyable et horrible Furie de la rage, de la haineet du désespoir qui vous pousse à la démence et au meurtre.Lorsqu’en cette journée du Carnaval, dans laquelle chacun porte unelumière et essaye d’éteindre la lumière portée par les autres,lorsque dans la joie la plus folle et la plus exubérante, dans leséclats de rire les plus retentissants tout le Corso frémit de cecri sauvage : Ammazzato sia, chi non portamoccola ! croyez bien, Celionati, qu’au moment où, toutemporté par la joie délirante du peuple, je m’essouffle à crierplus fort que tout autre : Ammazzato sia ! deterribles frissons me saisissent, qui empêchent de se manifestercette sentimentalité particulière à notre esprit, à nous autres,Allemands. »

– La sentimentalité ! – ditCelionati en souriant, – faites-moi donc connaître, Monsieurl’Allemand sentimental, ce que vous pensez de nos masques duthéâtre ? De nos Pantalon, Brighella, Tartaglia ?

– Eh ! – répondit Reinhold, – jepense que ces masques nous offrent une mime de la plus réjouissanteraillerie, de la plus frappante ironie, du plus libre et je diraipresque du plus insolent humour, bien que je pense qu’ilsconcernent plutôt les divers phénomènes extérieurs de la naturehumaine elle-même, ou, plus brièvement et plus exactement, qu’ilsconcernent plus les hommes que l’homme. Du reste, je vousprie, Celionati, de ne pas me croire assez fou pour ne pas savoirqu’il y a dans votre nation des hommes doués, de l’humour le plusprofond. L’Église invisible ne connaît pas de différence denation : elle a ses membres partout. Et, maître Celionati,laissez-moi vous le dire, tout votre être et votre conduite nousont, depuis déjà longtemps, semblé fort singuliers. Vous vousdémenez devant le populaire comme le Ciarlatano le plusextravagant, après quoi vous vous plaisez dans notre société, vousoubliez tout le caractère italien et vous nous réjouissez avec demerveilleuses histoires qui pénètrent profondément dans notre âme,pour, ensuite, débiter des folâtreries et des extravagances etfaire agir sur nous les enlacements des liens magiques les plusétranges. En réalité, le peuple a raison quand il vous qualifie demaître en sorcellerie ; quant à moi, je pense simplement quevous appartenez à l’Église invisible, qui compte des membres trèssinguliers, bien que tous soient issus du même tronc.

– Que pouvez-vous penser de moi, –s’écria vivement Celionati, – Monsieur le peintre ? Quepouvez-vous bien penser, supposer ou imaginer à mon sujet ?Êtes-vous donc tous si sûrs que cela que je sois ici assis parmivous et que je bavarde inutilement, en vous racontant des chosesinutiles, – dont vous tous ne comprenez rien du tout, si vousn’avez pas contemplé le clair miroir de la source Urdar et si vousn’avez pas vu sur vous le sourire de Liris ?

– Oh ! Oh ! – s’écrièrent-ilstous ensemble – le voilà maintenant qui revient à ses vieillescabrioles. En avant, Monsieur le sorcier, en avant !

– Y a-t-il vraiment de l’intelligencedans le peuple ? – s’écria Celionati, en frappant violemmentdu poing sur la table, si bien que, subitement, tout se tut.

– Y a-t-il vraiment de l’intelligencedans le peuple ? – continua-t-il alors plus tranquillement.Que venez-vous parler de cabrioles ou de danses ? Je vousdemande seulement ce qui fait que vous êtes si convaincus que jesuis assis réellement parmi vous et que je parle de toute espèce dechoses que vous tous croyez entendre avec vos oreilles charnelles,alors que peut-être vous êtes simplement l’objet des taquineriesd’un malicieux esprit aérien ? Qui vous dit que ce Celionati àqui vous voulez faire accroire que les Italiens ne comprennent pasl’ironie, ne se promène pas justement à l’heure présente au bord duGange, y cueillant des fleurs odoriférantes, afin d’en préparer dutabac à priser à la mode de Paris, pour le nez de quelque mystiqueidole ? Ou bien qui vous dit qu’il n’est pas en traind’explorer les sombres et effrayants tombeaux de Memphis pourdemander au plus vieux des rois le petit doigt de son pied gauchepour le service officinal de la plus fière des princesses qui aientjamais paru sur la scène de l’Argentina ? Ou bien qu’avec sonplus intime ami, le magicien Ruffiamonte, il n’est pas plongé dansune profonde conversation au bord de la source Urdar ? Mais,il suffit, je veux vraiment faire comme si Celionati étaitréellement assis ici, au Café Greco, et vous raconter l’histoire duroi Ophioch, de la reine Liris et du miroir d’eau de la sourceUrdar, – si vous voulez l’entendre.

– Racontez donc, – dit l’un des jeunesartistes, – je vois déjà que ce sera une de ces histoires assezfolles et extravagantes, mais, cependant, très agréables àécouter.

– Que personne d’entre vous ne croie queje veuille vous servir des contes stupides, et ne doutez pas quetout se soit réellement passé comme je vous le raconterai, –commença Celionati. Tous les soupçons seront levés si je vouscertifie que je tiens le tout de la bouche de mon ami Ruffiamonte,que lui-même est dans une certaine mesure le héros principal del’histoire. Il y a à peine de cela une couple de siècles, nousparcourions précisément les feux de l’Islande et, en cherchant untalisman né de l’eau et de la flamme, nous parlâmes beaucoup de lasource Urdar. Donc ouvrez les oreilles et l’esprit.

*

**

Ici, très bienveillant lecteur, il faut, parconséquent, que tu acceptes d’écouter une histoire qui paraît êtretout à fait en dehors du domaine des événements que j’ai entreprisde te raconter, et qui, par suite, a l’air d’être un épisode àrejeter. Mais, de même que souvent le chemin qui semblait vouségarer, si on le suit bravement jusqu’au bout, vous mène soudain aubut, – qu’on avait perdu des yeux, – de même, il arrivera peut-êtreque cet épisode, qui semble n’être qu’une fausse route, nousconduise en plein cœur de l’histoire principale. Écoute donc, ôlecteur, la merveilleuse

HISTOIRE

du Roi Ophioch et de la Reine Liris

Il y a bien longtemps, bien longtemps, – onpourrait même dire à une époque qui suivit les temps primitifs toutcomme le mercredi des Cendres suit le Mardi Gras, – régnait sur lepays des Jardins d’Urdar le jeune roi Ophioch.

Je ne sais pas si le géographe allemandBüsching a décrit le pays des Jardins d’Urdar avec quelqueexactitude scientifique ; cependant, il est certain que, commele magicien Ruffiamonte me l’a mille fois assuré, ce pays était desplus fortunés qu’il y ait eus et qu’il y aura jamais. Il avait desprairies et des champs de trèfle si magnifiques que le bétail leplus friand n’avait pas la moindre envie de sortir de cette chèrepatrie ; il possédait de vastes forêts avec des arbres, desplantes, un superbe gibier et des parfums si suaves que les ventsdu matin et du soir ne pouvaient se lasser d’y souffler. Il y avaitdu vin et de l’huile et des fruits de toutes espèces, il y en avaità foison ; des eaux d’une clarté d’argent traversaient tout lepays. Les montagnes, qui, comme des hommes vraiment riches, sevêtaient très simplement d’un gris foncé pas du tout criard,fournissaient de l’or et de l’argent, et il n’y avait qu’à sedonner un peu de peine pour extraire du sable les pierresprécieuses les plus belles que, si on le désirait, on pouvaitutiliser comme jolis boutons de chemise ou de gilet. Si, en dehorsde la résidence, bâtie en marbre et en albâtre, il n’y avait pasd’imposantes villes de briques, cela était dû à l’inexistence decette culture qui, par la suite, a montré aux hommes qu’il valaitmieux être assis dans un fauteuil, sous la protection de puissantesmurailles, qu’habiter dans une petite cabane au bord d’un ruisseaumurmurant, entouré d’une bruissante verdure, et s’exposer au risqueque tel ou tel arbre effronté suspende son feuillage aux fenêtreset, sans être convié, dise son petit mot ou encore que la vigne etle lierre veuillent jouer au tapissier.

Si l’on ajoute aussi que les habitants du paysdes Jardins d’Urdar étaient les plus parfaits des patriotes, aimantinfiniment leur roi, bien qu’il ne se montrât jamais à eux, etcriant même en d’autres jours que celui de sa fête « Vive SaMajesté ! », le roi Ophioch aurait dû être le monarque leplus heureux qu’il y eût sous le soleil. Et réellement, il eût puen être ainsi, si non seulement le roi, mais encore beaucoup degens du pays qui comptaient parmi les plus sages, n’avaient pas étéen proie à une étrange tristesse, qui, au milieu de toutes lesmagnificences, ne laissait aucune place à la joie. Le roi Ophiochétait un jeune homme intelligent, ayant du jugement et de laclairvoyance et qui possédait même un esprit poétique. Cettedernière chose paraîtrait tout à fait incroyable et inadmissible,si elle n’était pas excusée et rendue concevable par l’époque danslaquelle il vivait !

C’étaient sans doute des échos de ces tempsmerveilleux dans lesquels régnait le bonheur suprême et où lanature, favorisant et caressant l’être humain comme son enfantpréféré, lui donnait l’intelligence immédiate de toute réalité etaussi la compréhension du plus haut idéal et de la plus pureharmonie. C’étaient sans doute les vestiges de tout cela quirésonnaient dans l’âme du roi Ophioch. Souvent, en effet, ilcroyait que de douces voix lui parlaient dans le bruissementmystérieux de la forêt, dans le murmure des buissons et dessources, et il lui semblait que, du haut des nuages d’or,s’inclinaient des bras éblouissants pour le saisir, et sa poitrinese gonflait dans un ardent désir. Mais ensuite, tout celadisparaissait dans des ruines sauvages et désolées ; le sombreet terrible démon qui l’avait brouillé avec sa mère faisait planersur lui ses ailes glacées et il se voyait abandonné sans rémissionpar celle à qui il devait la vie et exposé à sa colère. Les voix dela forêt et des lointaines montagnes, qui d’habitude éveillaientson désir, ainsi que les douces réminiscences d’un bonheur passés’effaçaient sous la raillerie de ce sombre démon. Mais le soufflebrûlant de cette raillerie faisait naître dans l’âme du roi Ophiochl’ardente illusion que la voix du démon était la voix de sa mèrecourroucée, qui maintenant était son ennemie et cherchait àanéantir son enfant dégénéré…

Comme je l’ai déjà dit, un grand nombre degens dans le pays comprirent cette mélancolie du roi Ophioch et, lacomprenant, ils en furent eux-mêmes atteints. Mais la majorité dela population ne se rendait pas compte de cet état d’esprit dusouverain, et particulièrement le Conseil de la Couronne, qui, pourle bien du royaume, restait en parfaite santé morale.

C’est cette santé morale qui, précisément, fitcroire au Conseil de la Couronne que le roi Ophioch ne pourraitêtre sauvé de la tristesse que s’il épousait une femme jolie, gaieet d’excellente humeur. On jeta les yeux sur la princesse Liris, lafille d’un roi voisin. Effectivement, la princesse Liris étaitaussi belle que l’on peut supposer que l’est une fille de roi.Cependant, bien que tout ce qui l’entourait, tout ce qu’elle voyaitou entendait ne laissât aucune trace dans son esprit, elle riaitcontinuellement ; et, comme dans le pays des Jardins d’Hirdar(ainsi s’appelait le pays de son père) on ne connaissait pas plusla raison de cette gaieté que dans le pays des Jardins d’Urdar onne connaissait la raison de la tristesse du roi Ophioch, déjà, àcause de ce fait, les deux âmes royales semblaient être crééesl’une pour l’autre. Au demeurant, le seul plaisir de la princesse,qui vraiment fût pour elle un plaisir, était de faire du filet,entourée des dames de sa cour, lesquelles devaient également fairedu filet, tout comme le roi Ophioch ne paraissait trouver unagrément qu’à chasser dans la profonde solitude des forêts. Le roiOphioch n’eut pas la moindre objection à présenter contre l’épousequ’on lui proposait ; le mariage lui semblait une indifférenteaffaire d’État, dont il laissa le soin aux ministres qui s’enétaient occupés avec tant de zèle. La noce fut célébrée avec toutela pompe imaginable. Tout se passa magnifiquement et heureusement,à l’exception d’un petit incident : le poète de la cour, à latête de qui le roi Ophioch jeta l’épithalame qu’il voulait luioffrir, d’effroi et d’indignation tomba immédiatement dans undélire infortuné et il se figura être un esprit poétique, – ce quil’empêcha donc de continuer à composer des vers et le renditincapable de remplir désormais sa charge de poète de la cour.

Les semaines et les lunes passèrent, mais pasle moindre changement ne se manifesta dans l’état d’esprit du roiOphioch. Cependant, les ministres, à qui la reine toujours rieuseplaisait infiniment, se consolèrent eux-mêmes et consolèrent lepeuple en disant : « Un jour viendra ! »

Mais ce jour ne venait pas ; car le roiOphioch était toujours plus grave et plus triste et, ce qui étaitle pire, une profonde aversion contre la rieuse reine germa dansson sein ; pourtant celle-ci ne sembla pas du tout s’enapercevoir, – ainsi, du reste, qu’il était impossible de savoirjamais si elle remarquait n’importe quoi au monde, en dehors de sestravaux de filet.

Il arriva qu’une fois, à la chasse, le roiOphioch s’enfonça dans la partie vierge et sauvage de la forêt oùune tour de pierres noires, vieille comme la création, s’élevaitdans les airs, comme si elle fût sortie spontanément du rocherlui-même. Un bruit sourd venait de la cime des arbres, et desprofondeurs rocheuses du ravin des voix gémissantes se répondaient,en poussant des lamentations à fendre l’âme.

Le cœur du roi Ophioch, en cet endroiteffrayant, fut étrangement ému. Mais ce qu’il s’imagina alors,c’était que dans ces affreux accents de la plus profonde douleurbrillait, pour lui, un rayon d’espoir en la réconciliation. Ilpensa entendre, au lieu des cris indignés de sa mère en courroux,la plainte touchante de celle-ci gémissant d’avoir perdu son filsdégénéré, et il crut que cette plainte lui apportait l’assuranceconsolatrice que sa mère ne serait pas éternellement irritée contrelui.

Le roi Ophioch était ainsi perdu en lui-même,lorsqu’il entendit le bruit fait par le vol d’un aigle, qui se mità planer au-dessus de la tour. Involontairement, le roi Ophiochsaisit son arme et il visa l’aigle de sa flèche, mais au lieu del’atteindre, celle-ci s’enfonça dans la poitrine d’un vieillardvénérable, dont alors seulement le roi Ophioch remarqua la présenceen haut de la tour. L’effroi s’empara d’Ophioch lorsqu’il serappela que c’était là l’observatoire au sommet duquel, selon lalégende, les anciens rois du pays avaient la coutume de monter,dans le mystère des nuits, afin d’annoncer au peuple, –intermédiaires sacrés entre celui-ci et la souveraine de toute lacréation, – la volonté et les décrets de la toute-puissante reine.Il se souvint qu’il était à l’endroit que chacun évitaitsoigneusement, parce qu’on disait que le vieux mage Hermod, plongédans un sommeil millénaire, se dressait au sommet de la tour, etque, si on le réveillait de son sommeil, la colère des éléments sedéchaînerait, qu’ils entreraient en lutte l’un avec l’autre et que,dans ce combat, tout serait anéanti.

Accablé de chagrins, le roi Ophioch allait sejeter sur le soi, lorsqu’il se sentit doucement touché parquelqu’un. Le mage Hermod était devant lui, avec dans sa main laflèche qui avait frappé sa poitrine, et, tandis qu’un aimablesourire égayait la gravité vénérable de son visage, ildit :

– Tu m’as réveillé d’un long sommeilprophétique, roi Ophioch, sois-en remercié, car la chose s’estfaite au moment favorable. Il est temps maintenant que j’aille versl’Atlantide et que je reçoive de la main de l’Auguste et Puissantereine le présent qu’elle m’a promis en signe de réconciliation etqui arrachera à la douleur qui dévore la poitrine, ô roi Ophioch,son fatal aiguillon. La pensée a détruit la contemplation, mais, duprisme du cristal en lequel s’est figé le flot de feu dans soncombat nuptial avec le poison ennemi, renaîtra radieuse lacontemplation, elle-même fœtus de la pensée. Adieu, roi Ophioch, tume reverras dans treize fois treize lunes. Je t’apporterai le plusbeau des présents de ta mère réconciliée, présent qui dissoudra tadouleur en un bonheur suprême, devant lequel se fondra la prison deglace dans laquelle le plus odieux de tous les démons a silongtemps tenu captive ton épouse la reine Liris. Adieu, roiOphioch.

Sur ces mystérieuses paroles, le vieux magelaissa le jeune roi et disparut dans la profondeur de la forêt.

Si, auparavant, le roi Ophioch avait ététriste et mélancolique, il le devint dès lors bien davantageencore. Les paroles du vieil Hermod étaient restées gravées dansson âme ; il les répéta à l’astrologue de la cour, afin quecelui-ci lui en expliquât l’incompréhensible sens. Maisl’astrologue de la cour déclara qu’il n’y avait là aucunsens ; car il n’existait ni prisme, ni cristal ; dumoins, ainsi que tout pharmacien le savait, le cristal ne pouvaitpas être produit par un flot de feu et un poison ennemi ; eten ce qui concernait la pensée et la renaissance de lacontemplation dont il était question dans le discours confusd’Hermod, tout cela devait rester forcément incompréhensible, caraucun astrologue, aucun philosophe de quelque honnête savoir nepouvait pas s’occuper de la langue sans intérêt de l’époquegrossière à laquelle appartenait le mage Hermod.

Non seulement le roi Ophioch ne fut pas dutout satisfait de cette explication, mais encore, entrant dans unegrande colère, il houspilla rudement l’astrologue et ce fut heureuxque justement il n’eût rien sous la main pour le jeter à la tête del’infortuné, comme il l’avait fait au poète de la cour avec sonépithalame. Ruffiamonte prétend que, bien que la chronique n’enparle pas, il est cependant certain, d’après la légende du peupledes Jardins d’Urdar, qu’en cette occasion le roi Ophioch dit àl’astrologue de la cour qu’il était… un âne.

Comme les mystiques paroles du mage Hermod nepouvaient pas sortir de l’âme du jeune roi mélancolique, celui-cirésolut enfin d’en trouver lui-même le sens coûte que coûte. Il fitdonc inscrire, en lettres d’or, sur une plaque de marbre noir, cesparoles : « La pensée a détruit la contemplation… »,et le reste de ce qu’avait dit le mage, et il fit encastrer cetteplaque dans le mur d’une salle sombre et retirée de son palais.Ensuite, il s’assit sur un lit de repos, moelleusementrembourré ; il appuya sa tête dans ses mains et, en regardantl’inscription, il se plongea dans une profonde méditation.

Il arriva que tout à fait fortuitement lareine Liris entra dans la salle où se trouvait le roi Ophioch, prèsde l’inscription. Mais bien que, selon sa coutume, elle rît si hautque les murs en résonnèrent, le roi ne parut pas remarquer le moinsdu monde la présence de sa chère et joyeuse épouse. Il ne détournapas son regard fixe de la noire plaque de marbre. Enfin, la reineLiris dirigea, elle aussi, ses yeux de ce côté-là. Mais à peineeut-elle lu les paroles mystérieuses que son rire s’éteignit etque, sans rien dire, elle se laissa tomber, auprès du roi, sur lescoussins. Lorsque les deux personnages, le roi Ophioch et la reineLiris, eurent, pendant un certain temps, regardé fixementl’inscription, ils se mirent à bâiller très fort, et toujours deplus en plus fort, puis ils fermèrent les yeux et tombèrent dans unsommeil de mort, si profond qu’aucun art humain ne put les entirer. On les aurait tenus pour morts et on les aurait transportés,avec les cérémonies usuelles, au pays des Jardins d’Urdar, dans lecaveau royal, si une légère respiration, les battements du pouls,la couleur du visage, n’eussent été des signes infaillibles que lavie continuait. Comme, au demeurant, ils n’avaient pas encored’enfant, le Conseil de la Couronne résolut de gouverner lui-même,à la place du roi endormi, et il sut s’y prendre si habilement quepersonne ne se douta le moindrement de la léthargie dumonarque.

Treize fois treize lunes s’étaient écouléesdepuis le jour où le roi Ophioch avait eu son important entretienavec le mage Hermod ; alors les habitants du pays des Jardinsd’Urdar assistèrent à un spectacle si magnifique qu’ils n’enavaient jamais vu de semblable.

Le grand mage Hermod parut sur un nuage defeu, entouré des esprits élémentaires de toutes les races, et ildescendit sur le tapis bariolé d’une belle prairie embaumée, tandisque dans les airs toutes les musiques de toute la naturerésonnaient en mystérieux accords. Au-dessus de sa tête semblaitplaner un astre étincelant, dont aucun œil ne pouvait supporterl’éclat enflammé. Mais c’était là un prisme de cristal brillant,qui, lorsque le mage l’éleva en l’air, se répandit dans la terresous forme de gouttes semblables à des éclairs, pour rejailliraussitôt, avec un joyeux murmure, sous l’aspect de la plusmagnifique des sources d’argent.

Alors chacun se pressa autour du mage. Tandisque les esprits de la terre descendaient dans la profondeur etjetaient en l’air des fleurs métalliques éblouissantes, les espritsdu feu et des eaux nageaient dans les puissantes radiations deleurs éléments, et les esprits aériens sifflaient et s’agitaientbruyamment, semblant lutter et combattre pêle-mêle comme dans unjoyeux tournoi. Le mage remonta dans les airs et étendit au-dessusde la terre son vaste manteau ; alors une épaisse vapeurs’élevant vers le ciel enveloppa tout et, lorsqu’elle se futdissipée, on vit qu’à l’endroit où avait eu lieu le combat desesprits s’était formé un magnifique miroir d’eau, d’une clartécéleste, entouré de pierres étincelantes, d’herbes et de fleursmerveilleuses et au milieu duquel jaillissait joyeusement la sourcedont, par un plaisant caprice, les petites vagues ondulées étaientpoussées vers la périphérie.

Au moment où le prisme mystérieux du mageHermod se fondit en cette source, le couple royal se réveilla deson long sommeil. Tous deux, le roi Ophioch et la reine Liris,poussés par une irrésistible curiosité, accoururent vers la source.Ils furent les premiers à en contempler l’onde. Mais, lorsqu’ilsaperçurent dans la profondeur infinie l’azur éclatant du ciel, lesbuissons, les arbres, les fleurs, toute la nature et leur proprepersonne reflétés en sens inverse, on aurait dit que des voilesobscurs se dissipaient, et un monde nouveau, plein de magnificence,de vie et de bonheur, se révéla à leurs yeux ; avec laconnaissance de ce monde, leur être fut enflammé d’un ravissementqu’ils n’avaient encore jamais éprouvé, ni même pressenti. Ilscontemplèrent pendant longtemps la source merveilleuse, et puis ilsse levèrent, se regardèrent l’un l’autre et se mirent à rire, –puisqu’il est permis d’appeler rire aussi bien l’expressionphysique du bonheur le plus intime que celle de la joie que donnela victoire remportée par les forces spirituelles de l’être.

Si la transfiguration qui s’était opérée dansla physionomie de la reine Liris et qui donnait pour la premièrefois à son beau visage une vie véritable et un véritable charmecéleste n’eut pas suffi à attester la transformation complète deson état d’esprit, chacun aurait pu déjà s’en rendre compte par lafaçon dont elle riait. En effet, ce rire était si différent decelui qui faisait jadis le tourment du roi, que beaucoup de genstimides prétendirent que ce n’était pas elle qui riait ainsi, maisbien un autre être, un être merveilleux caché dans son âme. Il enfut de même au sujet du rire qui s’était emparé du roi Ophioch.Lorsque tous deux se furent mis à rire de cette étrange façon, ilss’écrièrent presque en même temps : « Oh ! nousétions plongés dans l’exil sinistre et désolé de rêves oppresseurset voici que nous nous sommes réveillés dans notre patrie ;maintenant nous nous reconnaissons en nous-mêmes, et nous ne sommesplus des orphelins. » Puis ils se jetèrent dans les bras l’unde l’autre avec l’expression de l’amour le plus profond.

Pendant qu’ils s’embrassaient ainsi, tous ceuxqui purent trouver place autour de la source contemplèrent l’eaumerveilleuse ; ceux qui avaient été atteints de la tristessedu roi, après avoir contemplé le miroir d’eau, éprouvèrent lesmêmes effets que le couple royal ; quant à ceux qui auparavantconnaissaient déjà la gaieté, ils restèrent entièrement dans l’étatoù ils étaient. Beaucoup de médecins trouvèrent l’eau fortordinaire, sans aucune substance minérale, de même que nombre dephilosophes déconseillèrent absolument de regarder le miroir d’eau,parce que, disaient-ils, lorsque l’homme se regarde, lui et lemonde, en sens inverse, il est facilement en proie au vertige. Il yeut même quelques personnes appartenant à la classe la plusinstruite du royaume qui prétendirent que la source Urdarn’existait pas : source Urdar fut, en effet, le nom donnéaussitôt par le roi et par le peuple à l’eau magnifique issue duprisme mystérieux d’Hermod.

Le roi Ophioch et la reine Liris se jetèrenttous deux aux pieds du grand mage Hermod, qui leur avait apporté lebonheur et la guérison, et ils le remercièrent avec les paroles etles expressions les plus belles qu’ils purent trouver. Le mageHermod les releva avec une noblesse gracieuse ; il pressad’abord la reine, puis le roi sur sa poitrine, et, comme le bonheurdu pays des Jardins d’Urdar lui tenait fort à cœur, il promit de semontrer parfois sur l’observatoire en cas d’événement critique. Leroi Ophioch voulut absolument baiser sa main vénérable ; maisil ne le souffrit pas et il s’éleva aussitôt dans les airs. Et, duhaut des nues, il prononça encore, d’une voix qui résonnait commedes cloches de métal qu’on sonne avec force, ces paroles :

La pensée détruit la contemplation, et,arraché de la poitrine maternelle, l’homme erre sans patrie, dansun délire insensé et dans un profond aveuglement, jusqu’à ce que lepropre reflet de la pensée procure à la pensée elle-même laconscience de son existence et lui fait comprendre qu’elle règne ensouveraine sur les trésors inépuisables que lui a ouverts la reinesa mère, même si elle doit obéir comme son vassal.

(Fin de l’histoire du roi Ophioch et de la reine Liris.)

*

**

Celionati se tut ; les jeunes gensrestèrent plongés, eux aussi, dans le silence de la méditationqu’avait fait naître en eux le conte qu’ils s’étaient imaginé toutautre, du vieux Ciarlatano.

– Maître Celionati, – fit Franz Reinhold,en rompant enfin le silence, – votre conte rappelle l’Edda, laVoluspa, le Sanscrit et je ne sais quels autres vieux livresmystiques ; mais, si je vous ai bien compris, la source Urdarqui fit le bonheur des habitants du pays des Jardins d’Urdar n’estpas autre chose que ce que nous, Allemands, nous appelons humour, –la faculté merveilleuse, née de la profonde contemplation de lanature, qu’a la pensée de jouer, par rapport à elle-même, le rôled’un ironique sosie, dans les étranges farces de qui elle reconnaîtles siennes propres et, – je répéterai ce mot impertinent, – lesfarces de tout être terrestre, tout en s’en réjouissant. Cependant,Maître Celionati, vous nous avez montré par votre mythe que vouscomprenez d’autres plaisanteries que celle de votre Carnaval ;je vous range désormais au sein de l’Église invisible, et je pliele genou devant vous, comme le roi Ophioch le fit devant le grandmage Hermod, car vous aussi vous êtes un puissant magicien.

– Quoi ? – s’écria Celionati, – queparlez-vous là de conte et de mythe ? Vous ai-je donc racontéautre chose, ai-je voulu vous raconter autre chose qu’une joliehistoire de la vie de mon ami Ruffiamonte ? Il faut que voussachiez que celui-ci, dont je suis l’intime, est précisément legrand mage Hermod qui a guéri le roi Ophioch de sa tristesse. Sivous ne voulez pas me croire, vous pouvez le questionner lui-mêmesur toutes choses ; car il se trouve ici et habite au palaisPistoia.

À peine Celionati eut-il nommé le palaisPistoia que tous se rappelèrent cette si extravagante mascaradequi, quelques jours auparavant, était entrée dans ce palais. Et ilsposèrent à l’étrange Ciarlatano cent questions pour lui demander ceque cela signifiait, car ils supposaient que, lui-même étant unaventurier, il devait être mieux instruit que quiconque des chosessi extraordinaires remarquées dans le cortège.

– Bien sûr, – s’écria Reinhold en riant,– le joli vieux qui, dans sa tulipe, s’adonnait à la science, étaitvotre intime, le grand mage Hermod, autrement dit le nécromancienRuffiamonte ?

– Oui, – répondit Celionatitranquillement, – il en est ainsi, mon brave fils ; du reste,il n’est pas encore temps de parler beaucoup des habitants dupalais Pistoia. Hum ! si le roi Cophétua a épousé une fille demendiant, la grande et puissante princesse Brambilla peut bien,elle aussi, courir après un mauvais comédien…

Ce disant, Celionati quitta le café etpersonne ne sut ou ne pressentit ce qu’il avait voulu dire dans sadernière phrase ; mais, comme c’était très souvent le cas dece qu’il disait, personne ne songea guère à méditer là-dessus.

Tandis que cela se passait au Café Greco,Giglio, revêtu de son grotesque travesti, allait et venait sur leCorso. Il n’avait pas manqué, comme la princesse Brambilla le luiavait demandé, de prendre une coiffure qui, avec ses bordssaillants, avait l’air d’un casque singulier, et de s’armer d’unlarge sabre de bois. Tout son être était rempli par la dame de soncœur ; mais lui-même ne savait pas comment il pouvait se faireque la conquête de l’amour de la princesse lui parût quelque chosede tout à fait ordinaire et comme un bonheur aisémentaccessible ; il ne savait pas comment il se pouvait que, avecune impudente hardiesse, il crût qu’il était nécessaire qu’elle luiappartînt, parce qu’elle ne pouvait pas faire autrement ; etcette pensée l’enflammait d’une gaieté folle, qui se manifestaitpar les grimaces les plus outrancières et qui le faisait frémirlui-même dans tout son être.

La princesse Brambilla ne se montrait nullepart ; mais Giglio n’en criait pas moins, tout hors delui : « Ma princesse, ma colombe, enfant de mon cœur, jete trouverai bien, je te trouverai bien. » Et, comme un fou,il tournait et virait autour de cent masques jusqu’à ce qu’ilaperçût un couple de danseurs qui attira toute son attention.

En effet, un être singulier, vêtu jusqu’auplus petit détail, comme Giglio lui-même, et qui pour la taille,l’attitude, etc., était véritablement son second moi, dansait, enjouant de la cithare, avec une femme très élégamment habillée, quifaisait claquer des castagnettes. Si l’aspect de son moi dansantpétrifia Giglio, sa poitrine s’anima de nouveau d’une vive ardeur,lorsqu’il examina la jeune fille ; il crut n’avoir jamais vuautant de grâce et de beauté ; chacun de ses mouvementstrahissait l’exaltation d’une joie tout à fait particulière, etc’était justement cette exaltation qui prêtait un charme indicible,même à l’outrance sauvage de la danse.

Il ne faut pas nier que le contraste grotesqueexistant entre les deux partenaires du couple dansant avait uncaractère de bouffonnerie qui, forcément, faisait rire chaquespectateur, en même temps qu’il était en adoration admirativedevant la charmante jeune fille ; mais c’était précisément cesentiment résultant d’éléments contraires qui produisait dansl’esprit de chacun cette exaltation, faite d’une gaieté étrange etindicible, à laquelle étaient en proie la danseuse et son grotesquecavalier. Giglio sentait monter en lui comme une vague idée de lapersonnalité de la danseuse, lorsqu’un masque, à côté de lui,s’écria :

– C’est la princesse Brambilla, qui danseavec son amant, le prince assyrien Cornelio Chiapperi.

Chapitre 4

 

De l’utile invention du sommeil etdu rêve et ce qu’en pense Sancho Pança. – Comment un fonctionnairewurtembergeois roula au bas de l’escalier et comment Giglio ne putpercer à jour son moi. – Paravents de rhétorique, les deuxgalimatias et le « Nègre blanc ». – Comment le vieuxprince Bastianelli di Pistoia jeta des pépins d’orange sur le Corsoet prit les masques sous sa protection. – Le « beaujour » des filles laides. – Nouvelles de la célèbre magicienneCircé, qui noue des boucles de ruban, et de l’aimable serpentairequi croit dans la florissante Arcadie. – Comment Giglio, par purdésespoir, se frappa d’un coup de poignard, puis se mit à table,mangea sans se faire prier, mais ensuite dit « bonnenuit » à la princesse.

 

Tu ne t’étonneras pas, très cher lecteur, sidans un ouvrage qui, à vrai dire, s’appelle « caprice »,mais qui ressemble à un conte, tout comme si c’en était un, il estsouvent question d’étranges apparitions et de rêves singuliers,comme en a parfois l’esprit humain ; ou, plus exactement, tune t’étonneras pas si souvent le théâtre des événements esttransporté dans l’âme même des personnages. Mais est-ce que ce neserait pas là précisément le véritable théâtre ? Peut-être, ômon lecteur, penses-tu aussi, comme moi, que l’esprit humainlui-même est le conte le plus merveilleux qu’il puisse y avoir.Quel univers splendide est renfermé dans notre poitrine ! Iln’est rétréci par la révolution d’aucun soleil, et ses trésorssurpassent les inépuisables richesses de toute la création quitombent sous nos sens. Comme notre vie serait morte, pauvre etaveugle comme une taupe, si l’esprit de l’univers n’avait pas misdans l’âme des mercenaires de la nature que nous sommes cetteintarissable mine de diamants d’où surgit radieux dans son éclatantéblouissement l’empire merveilleux qui est devenu notrepropriété !

Combien fortunés sont ceux qui ont consciencede l’existence de cet Empire ! Encore plus fortunés et plusheureux sont ceux qui savent non seulement contempler les pierresprécieuses du Pérou qui est en eux, mais aussi les en extraire, lestailler et leur ravir leurs feux les plus magnifiques ! Ehbien ! Sancho pensait que Dieu doit rendre hommage à celui quia inventé le sommeil : ce dut être une intelligencesupérieure ; mais un hommage plus grand encore mérite d’êtrerendu à celui qui a inventé le rêve. Je ne parle pas du rêve quisurgit en nous lorsque nous sommes couchés sous la moelleusecouverture du sommeil. Non, je parle de ce rêve que nous rêvonspendant toute la vie, ce rêve qui souvent prend sur ses ailes lefardeau douloureux des choses terrestres et devant lequels’éteignent toute souffrance, toute amertume, toute lamentation ettoute plainte d’un espoir déçu, car ce rêve lui-même, comme unrayon du ciel allumé dans notre poitrine, nous promet laréalisation de l’infini de nos désirs…

Telles étaient les pensées de celui qui aentrepris, très cher lecteur, de te présenter l’étrange« caprice » intitulé Princesse Brambilla, aumoment où il était sur le point de décrire le singulier étatd’esprit dans lequel fut plongé, sous son travesti, Giglio Favalorsqu’il entendit murmurer près de lui ces paroles :« C’est la princesse Brambilla qui danse avec son amant leprince assyrien Cornelio Chiapperi. »

Il est rare que les auteurs puissent résisterà la tentation de ne pas raconter au lecteur ce qu’ils pensenteux-mêmes à propos de tel ou tel stade de l’histoire de leurhéros ; ils aiment trop à jouer dans leur propre livre le rôledu chœur antique, et ils appellent « réflexions » tout cequi, il est vrai, n’est pas nécessaire au récit, mais qui,cependant, peut passer pour une agréable fioriture. Par conséquent,je souhaite que les pensées par lesquelles a débuté ce chapitrepuissent être considérées comme une agréable fioriture ; car,en fait, elles étaient aussi peu nécessaires à l’histoire qu’à ladescription de l’état d’esprit de Giglio, lequel n’était pas aussiétrange et extraordinaire qu’on pourrait le supposer d’après lafaçon dont l’auteur vient d’entrer en matière. Bref, lorsque GiglioFava entendit ces paroles, il lui arriva simplement ceci :c’est qu’il se prit aussitôt lui-même pour le prince assyrienCornelio Chiapperi en train de danser avec la princesse Brambilla.Tout psychologue de valeur ayant acquis quelque science à la forcedu poignet sera capable d’expliquer ce phénomène aussi facilementque les élèves de cinquième doivent comprendre l’expérience del’esprit interne.

En effet, ledit psychologue ne trouvera riende mieux à faire que de prendre le Répertoire de psychologieexpérimentale de Mauchardt et de citer le cas du fonctionnairewurtembergeois qui, étant ivre, roula au bas de l’escalier etensuite plaignit son greffier, dont il était accompagné, de ce quecelui-ci avait fait une si rude chute.

D’après tout ce que nous avons appris jusqu’àprésent de ce Giglio Fava, – continue le psychologue, – cetindividu souffre d’une affection qui peut être comparée absolumentà l’état d’ivresse ; il souffre, en quelque sorte, d’uneivresse intellectuelle, produite par l’excitation qu’ont faitéprouver à ses nerfs certaines représentations excentriques de sonmoi, et, étant donné que les comédiens sont particulièrementprédisposés à s’enivrer de cette manière, il appert que, etc.

Donc Giglio se prit pour le prince assyrienCornelio Chiapperi ; et si, par conséquent, il n’y avait làrien d’extraordinaire, il sera pourtant plus difficile d’expliquerd’où venait la gaieté singulière et tout à fait inouïe qui remplitson être d’une brûlante ardeur. Avec une force qui allaits’accroissant, il faisait résonner les cordes de sa cithare, ettoujours plus folles et plus outrées devinrent les grimaces, lebondissement de sa danse frénétique, mais son moi était là en facede lui, dansant et bondissant tout comme lui ; et, exécutantles mêmes grimaces, de son large sabre de bois il décrivait dansl’air des mouvements comme pour l’attaquer. Brambilla étaitdisparue…

Oh ! Oh ! pensa Giglio. C’est monmoi seul qui est cause que je ne vois plus ma fiancée, laprincesse ; je ne puis percer à jour mon moi, et mon moimaudit me menace avec une arme dangereuse ; mais je vais joueret danser avec tant de véhémence qu’il en mourra et alors jeretrouverai véritablement ma personnalité, et la princesse sera àmoi.

Pendant qu’il nourrissait ces pensées quelquepeu confuses, les bonds de Giglio se faisaient toujours plusextraordinaires ; mais voici que le sabre de bois de son moifrappa sa cithare, si durement qu’elle se brisa en mille morceauxet que Giglio tomba à la renverse sur le sol, qui, trouva-t-il,manquait de douceur. Les rires éclatants du peuple qui avaitentouré les danseurs réveillèrent Giglio de sa songerie. Dans sachute il avait perdu ses lunettes et son masqué ; on lereconnut et mille voix crièrent : « Bravo, bravissimo,Signor Giglio ! »

Giglio se releva et s’enfuit au plus vite, caril se rappela soudain qu’il était hautement déplacé de la part d’untragédien de donner au peuple un spectacle grotesque. Arrivé chezlui, il se défit de son cocasse travesti, s’enveloppa d’un tabarroet revint sur le Corso.

À force d’aller et de venir, il arriva enfindevant le palais Pistoia et là il se sentit brusquement saisipar-derrière et une voix lui murmura :

– Si votre démarche et votre allure ne metrompent, c’est bien vous, mon cher Signor Giglio Fava ?

Giglio reconnut l’abbé Antonio Chiari. À lavue de l’abbé, tout le beau temps d’autrefois lui revint subitementà l’esprit, ce temps où il jouait encore les héros tragiques, etoù, après avoir ôté son cothurne, il grimpait l’étroit escalier dela charmante Giacinta. L’abbé Chiari (peut-être un ancêtre ducélèbre Chiari qui entra en lutte avec le comte Gozzi et fut obligéde mettre bas les armes) avait depuis sa jeunesse, non sansbeaucoup de peine, dressé son esprit et ses doigts à composer destragédies qui, en ce qui concerne l’invention, étaient uneénormité, mais qui, quant à l’exécution, étaient très agréables etplaisantes. Il évitait soigneusement de mettre sous les yeux desspectateurs un événement douloureux sans les avoir préparés partoutes sortes de circonstances lénifiantes ; il enroulaittoute l’horreur d’un crime dans la gluante farine de tant de bellesparoles et locutions que les spectateurs avalaient sans le moindrefrisson cette pâte douçâtre et sans sentir le goût amer du noyauqu’il y avait dessous. Il savait même utiliser les flammes del’enfer comme un agréable transparent, en plaçant devant elles leparavent bien huilé de sa rhétorique et dans les flots fumants del’Achéron il versait l’eau de rose de ses vers martelliens, afinque le fleuve infernal coulât doucement et joliment et devînt unfleuve poétique.

Ces choses-là plaisent à beaucoup de gens, etil ne faut donc pas s’étonner si l’abbé Antonio Chiari méritaitd’être appelé un poète en vogue. Étant donné qu’il avait encore,par-dessus le marché, un talent particulier pour composer ce qu’onappelle des rôles avantageux, il était forcé que l’abbé-poète fûtaussi l’idole des acteurs. Un spirituel écrivain français dit qu’ily a deux sortes de galimatias : celui que le lecteur et lespectateur ne comprennent point, et un second, plus élevé, quel’auteur lui-même (poète ou écrivain) serait incapable decomprendre. C’est à cette seconde catégorie, la plus sublime,qu’appartient le galimatias dramatique, dont sont faits le plussouvent, dans la tragédie, ce qu’on appelle les rôles avantageux.Ce sont des discours pleins de paroles pompeuses, auxquelles ni lespectateur, ni l’acteur n’entend rien et que le poète lui-même n’apas comprises, que l’on applaudit le plus.

Écrire un galimatias de ce genre, l’abbéChiari s’y entendait excellemment, tout comme Giglio Fava avait untalent spécial pour le déclamer, tout en se composant une figuretelle et en faisant des gestes si terriblement extravagants que lesspectateurs, à cette seule vue, ne pouvaient s’empêcher de pousserdes cris de tragique ravissement. Giglio et Chiari étaient doncbien faits l’un pour l’autre, et ils s’estimaient mutuellementd’une façon démesurée ; il ne pouvait pas en êtreautrement.

– Quel bonheur ! – dit l’abbé, – queje vous rencontre enfin, Signor Giglio ! Maintenant je vaisdonc pouvoir apprendre par vous-même ce que çà et là l’on m’a ditpar bribes au sujet de vos faits et gestes, et qui est assez fou etassez stupide. Dites-moi, on vous a joué un mauvais tour, n’est-cepas ? Cet âne d’impresario vous a chassé de son théâtre parcequ’il prenait pour du délire l’enthousiasme dans lequel voustransportaient mes tragédies, parce que vous ne vouliez plusdébiter autre chose que mes vers ? Quelle infortune !Vous le savez, l’insensé a entièrement abandonné la tragédie et ilne fait représenter sur sa scène que ces sottes pantomimes etmascarades qui me font mourir de dégoût. Par conséquent, le plusniais de tous les impresarios ne veut plus accepter aucune de mestragédies, bien que, foi d’honnête homme, je puisse vous assurer,Signor Giglio, que je suis parvenu dans mes deux ouvrages à montreraux Italiens ce qu’est exactement une tragédie.

En ce qui concerne les anciens tragiques, jeveux dire Eschyle, Sophocle, etc., vous avez entendu dire à leursujet, cela va de soi, que leur nature rude et grossière estentièrement inesthétique et n’est excusable que parce qu’alorsl’art était dans l’enfance, mais, pour nous, elle reste impossibleà digérer. Quant à la Sophonisbe de Trissino, auCanace de Speroni, ces produits de nos vieux poètes, quel’ignorance a pu présenter comme de grands chefs-d’œuvre, on n’enparlera plus, à coup sûr, lorsque mes pièces auront instruit lepeuple de ce que sont la force et la puissance irrésistibles duvéritable tragique, qui est engendré par l’expression. Seulement,pour le moment, il est triste que pas un seul théâtre ne veuillejouer mes pièces depuis que votre ancien impresario, ce coquin, achangé de monture. Mais, attendez, il trotto d’asino durapoco. Bientôt votre impresario tombera sur le nez, avec sesArlecchino, Pantalon et Brighella et quel que soit le nom de toutesces stupides créations d’une basse imagination, et alors… Envérité, Signor Giglio, votre départ du théâtre a été pour moi uncoup de poignard au cœur ; car aucun acteur au monde n’a suaussi bien que vous comprendre mes pensées, si originales et siinouïes. Mais sortons de cette foule bruyante, qui m’étourdit,venez avec moi dans mon logis. Là je vous lirai ma nouvelletragédie, qui vous procurera l’étonnement le plus grand que vousayez jamais éprouvé. Je l’ai intitulé Il Moro Bianco. Nesoyez pas choqué par l’étrangeté du nom. Il correspond parfaitementau caractère extraordinaire et inouï de la pièce.

À chacune des paroles du loquace abbé, Giglios’était senti de plus en plus arraché à l’état de dépression moraledans lequel il se trouvait. Tout son cœur s’épanouissait de joie,tandis qu’il se voyait redevenu héros tragique, déclamant lesincomparables vers de M. l’abbé Antonio Chiari. Il demanda aupoète avec beaucoup de chaleur si dans Il Moro Bianco iln’y avait pas aussi un très beau rôle à effet, qu’il pût jouer.

– Ai-je jamais, – répliqua l’abbé, avecvéhémence, – dans n’importe quelle tragédie composé des rôles quine soient pas à effet ? C’est un malheur que mes pièces,jusqu’au plus petit rôle, ne puissent pas être jouées rien que pardes maîtres. Dans Il Moro Bianco, dès le début de lacatastrophe, un esclave paraît sur la scène, qui dit cesvers :

Ah ! giorno di dolori !crudel inganno !

Ah ! signore infelice, la tua morte

Mi fa piangere e subito partire !

Puis il s’en va très vite et on ne le revoitplus. Le rôle est de peu d’étendue, je l’avoue ; mais, vouspouvez m’en croire, Signor Giglio, il faut presque un âge d’hommepour que le meilleur des acteurs apprenne à débiter ces vers dansl’esprit que je les ai conçus, tel que je les ai composés et telsqu’ils doivent enchanter le peuple et faire naître en lui unravissement tenant du délire.

Tout en parlant de la sorte, l’abbé et Giglioétaient arrivés dans la rue del Babuino, où l’abbé habitait.L’escalier qu’ils gravirent était si semblable à une échelle depoulailler que pour la seconde fois Giglio pensa intensément àGiacinta – et il aurait bien préféré rencontrer la charmantecréature que le « Nègre Blanc » de l’abbé.

L’abbé alluma deux chandelles, avança pourGiglio un fauteuil près de la table, alla chercher un manuscritassez volumineux, se mit en face de Giglio et commença d’un tonsolennel : Il Moro Bianco, tragedia,etc.

La scène première débutait par un longmonologue d’un important personnage de la pièce, lequel parlad’abord de la température, de l’espoir de vendanges abondantes etensuite développa des considérations sur ce casrépréhensible : le meurtre d’un frère.

Giglio ne savait pas lui-même comment il sefaisait que les vers de l’abbé, qu’il avait toujours trouvéssuperbes, lui paraissaient aujourd’hui si ternes, si niais, siennuyeux. Oui, bien que l’abbé déclamât tous les passages avec lapuissante voix sonore du pathos le plus outré, de sorte que lesmurs en tremblaient, Giglio tomba dans un état de songerie, où, parun étrange phénomène, il vit passer devant ses yeux tout ce qui luiétait arrivé depuis le jour où le palais Pistoia avait ouvert sesportes à la plus extraordinaire de toutes les mascarades.S’abandonnant à ces pensées, il s’adossa au fond de son fauteuil,croisa les bras et laissa sa tête s’affaisser toujours davantagesur sa poitrine.

Un coup violent frappé sur ses épaulesl’arracha à ses rêveuses pensées.

– Quoi ! – s’écria l’abbé, qui avaitbondi de son siège et qui lui avait assené ce coup, tandis que savoix était toute indignation, – il me semble que vous dormez ?Vous ne voulez pas entendre mon Moro Bianco ?Ah ! ah ! maintenant je comprends tout, votre impresarioavait raison de vous mettre à la porte, puisque vous êtes devenu unmisérable drôle, sans esprit ni intelligence pour les méritessupérieurs de la poésie. Savez-vous que désormais votre destin estrévolu, que vous ne pourrez jamais plus vous relever de la fangedans laquelle vous êtes plongé ? Vous vous êtes endormi devantmon Moro Bianco ! C’est là un crime inexpiable, unpéché contre l’esprit saint. Allez au Diable !

Giglio fut grandement effrayé par la violentecolère de l’abbé. Il lui représenta avec humilité et douleur qu’ilfallait avoir l’esprit fort et solide pour bien comprendre sestragédies, mais que, quant à lui, Giglio, tout son être était broyéet écrasé par les événements en partie phénoménaux et en partieinfortunés dans lesquels, ces derniers jours, il s’était trouvéengagé.

– Croyez-moi, Signor abbé, – dit Giglio,– je suis victime d’une mystérieuse fatalité. Je suis comme unecithare brisée, qui ne peut ni recevoir en elle-même, ni faireentendre un son harmonieux. Vous vous êtes figuré que je m’étaisendormi pendant la lecture de vos magnifiques vers, mais la vérité,c’est qu’un engourdissement maladif et irrésistible s’est emparé demoi, à un tel degré que même les discours les plus véhéments devotre incomparable Nègre Blanc m’ont paru fades etennuyeux.

– Êtes-vous fou ? – s’écrial’abbé.

– Ne vous fâchez pas, – reprit Giglio. Jevous honore comme le maître des maîtres, à qui je dois tout mon artet je cherche auprès de vous conseil et assistance. Permettez-moide vous raconter tout ce qui m’est arrivé et portez-moi secoursdans ma si grande détresse. Faites que le soleil de la gloire dontva briller votre Nègre Blanc m’enveloppe de son éclat etque je guérisse de la plus pernicieuse de toutes les fièvres.

L’abbé fut radouci par ces paroles et il selaissa tout raconter : ce qu’avait fait ce toqué de Celionati,l’histoire de la princesse Brambilla, etc.

Lorsque Giglio eut achevé, l’abbé, aprèss’être livré pendant quelques instants à de profondes méditations,commença d’une voix grave et solennelle :

– De tout ce que tu viens de me dire, monfils Giglio, je conclus avec raison que tu es parfaitementinnocent. Je te pardonne et, afin que tu éprouves combien estinfinie ma magnanimité, ma bonté d’âme, je vais te procurer le plusgrand bonheur qui puisse t’arriver dans ta carrièreterrestre : prends donc le rôle du moro bianco et que, quandtu le joueras, soit exaucée l’aspiration la plus ardente de tonêtre vers l’idéal. Cependant, mon fils Giglio, tu es tombé dans lesembûches du Démon. Une cabale infernale contre ce qu’a de plusélevé l’art poétique, contre mes tragédies, contre moi-même,cherche à se servir de toi comme d’un mortel instrument.

« N’as-tu jamais entendu parler du vieuxprince Bastianello di Pistoia, qui habitait dans ce vieux palais oùsont entrés l’autre jour ces poltrons masqués et qui, il y a déjàplusieurs années de cela, disparut de Rome sans laisser aucunetrace ? Eh bien ! ce vieux prince Bastianello était unoriginal extravagant et d’une étrange stupidité dans tout ce qu’ildisait et faisait. Ainsi il prétendait être issu de la familleroyale d’un lointain pays, tout à fait inconnu, et il prétendaitaussi être âgé de trois à quatre cents ans, bien que je connussemoi-même le prêtre qui, ici à Rome, l’a baptisé. Il parlait souventde visites que, disait-il, il recevait de sa famille d’unemystérieuse façon ; et, effectivement, on voyait soudain danssa maison les figures les plus extraordinaires, mais ellesdisparaissaient aussi subitement qu’elles étaient arrivées. Ya-t-il rien de plus facile que de revêtir de costumes bizarres desvalets et des servantes ? Car c’est tout ce qu’étaient cespersonnages qui excitaient la badauderie du peuple stupide, lequelvoyait dans le prince quelqu’un d’une importance tout à faitparticulière et le regardait même comme un magicien. En tout cas,il faisait assez de folies et il est certain qu’une fois, au tempsdu Carnaval, il répandit en plein Corso des pépins d’orange d’oùsurgirent aussitôt de gentils petits Polichinelles à la grande joiede la foule, tandis que le prince disait que c’étaient là les plusdoux fruits des Romains.

« Cependant, pourquoi vous ennuyerais-jeavec toutes les extravagances et les bêtises du prince ?Pourquoi ne pas vous dire tout de suite ce qui montre bien quec’est le plus dangereux des hommes ? Pouvez-vous bien croireque ce maudit vieux s’était donné pour tâche de faire disparaîtreabsolument tout bon goût de la littérature et de l’art. Pouvez-vousbien vous imaginer que, particulièrement en ce qui concerne lethéâtre, il prit sous sa protection les masques et ne voulaitadmettre que les vieilles tragédies, après quoi il parla d’uneespèce de drame que seul peut concevoir un cerveau brûlé ? Àvrai dire, je n’ai jamais très bien compris ce qu’il voulait ;mais c’était à peu près comme s’il prétendait que le tragique leplus sublime dût être produit par une sorte particulière deplaisanterie. Et, – non, c’est incroyable, c’est presque impossibleà dire, – mes tragédies… entendez-vous bien ? mes tragédies,déclarait-il, étaient extrêmement plaisantes, bien que d’unemanière tout à fait spéciale, en ce sens que, selon lui, le pathostragique s’y parodie lui-même involontairement. Mais qu’importentde sottes pensées et opinions ?

« Ah ! si le prince s’en était tenuà cela ! Mais sa haine envers moi et mes tragédies semanifesta par des actes, des actes épouvantables. C’est avant quevous veniez à Rome que m’arriva cette abomination. On donnait laplus belle de mes tragédies (je mets à part Moro Bianco), LoSpettro Fraterno vendicato ; les acteurs se surpassaienteux-mêmes, jamais ils n’avaient aussi bien compris le sens intimede mes paroles ; jamais dans leurs mouvements et dans leursattitudes ils n’avaient été aussi véritablement tragiques.Laissez-moi vous dire à ce propos, Signor Giglio, que, pour ce quiest de vos gestes, mais surtout de vos attitudes, vous êtes encoreun peu en retard. Le Signor Zechielli, mon tragédien d’alors, étaitcapable, – tout en ayant les jambes écartées, en se tenant lespieds comme cloués au sol et en levant les bras en l’air, – detourner peu à peu son corps en cercle, de telle façon que ses yeuxregardaient derrière son dos et qu’il présentait ainsi auspectateur, par son port et sa mimique, l’aspect d’un Janus àdouble action.

« Une pareille chose est souvent del’effet le plus frappant, mais il ne faut y recourir que lorsque jeprescris dans mon texte : « Il commence à sedésespérer. » Mettez-vous bien cela dans les oreilles, monbrave fils, et donnez-vous la peine de représenter le désespoiraussi bien que le Signor Zechielli.

« Je reviens maintenant à mon SpettroFraterno. La représentation était la plus remarquable quej’aie jamais vue et, cependant, à tout ce que disait mon héros, lepublic éclatait d’un rire énorme. Comme je voyais le prince Pistoiadans sa loge donner chaque fois le signal de ces rires, il n’étaitpas douteux que c’était lui seul qui, – Dieu sait par quellesmalices et manigances, – cherchait à me porter ce terriblepréjudice. Quelle fut ma joie lorsque le prince disparut deRome ! Mais son esprit subsiste dans ce vieux Ciarlatanomaudit, dans cet extravagant Celionati, qui, quoique vainement, adéjà essayé plusieurs fois de ridiculiser mes tragédies sur desthéâtres de marionnettes. Il n’est que trop certain que le princeBastianello est maintenant revenu à Rome, car c’est ce que montrela folle mascarade qui est entrée dans son palais. Celionati courtderrière vous dans le seul propos de vous nuire. Déjà il a réussi àvous chasser de la scène et à anéantir les représentations detragédies de votre impresario. Maintenant, on veut vous détournercomplètement de l’art en vous mettant dans la tête toutes sortes defolies ; fantasmagories de princesses, grotesques fantômes,etc. Suivez mon conseil, Signor Giglio, restez tranquillement chezvous, buvez plus d’eau que de vin et étudiez avec la plus soigneuseapplication mon Moro Bianco, que je vais vous donner.C’est seulement dans le Moro Bianco que vous pouveztrouver consolation et repos et puis bonheur, honneur et gloire.Portez-vous bien, Signor Giglio. »

Le lendemain matin, Giglio voulut faire commel’abbé lui avait prescrit, à savoir étudier l’excellente tragédiedu Moro Bianco. Mais il ne put y arriver parce que toutesles lettres de chaque feuille qu’il avait devant les yeux sefondaient dans l’image de la douce et aimable Giacinta Soardi.

– Non, – s’écria enfin Giglio, pleind’impatience, – je ne puis pas résister plus longtemps ; ilfaut que j’aille trouver la charmante enfant. Je le sais, ellem’aime encore, elle m’aime forcément, et, en dépit de toute samorfia, elle ne pourra pas me le cacher, lorsqu’elle mereverra. Alors je serai débarrassé du trouble que ce maudit drôle,ce sorcier de Celionati a jeté dans mon esprit et, sortant de lafolle confusion de tous ces rêves et de toutes ces chimères, jeressusciterai sous l’aspect du moro bianco, comme le phénix renaîtde ses cendres. Brave abbé Chiari, tu m’as ramené dans le droitchemin !

Giglio s’habilla aussitôt de la plus bellemanière qu’il put, pour se rendre chez messer Bescapi, dansl’espoir d’y rencontrer son amie. Il était déjà sur le point desortir de chez lui, lorsqu’il ressentit brusquement les effets dece Moro Bianco qu’il avait essayé de lire. Le pathostragique s’empara de lui, comme un fort accès de fièvre.

– Mais, – s’écria-t-il, tandis que, lepied droit bien en avant, le buste effacé et les deux brasallongés, il écartait les doigts l’un de l’autre, comme pourrepousser un fantôme, – mais si elle ne m’aimait plus ? Si,égarée par les visions trompeuses et séductrices de l’Orcus dugrand monde, enivrée par le breuvage du fleuve Léthé et ayant cesséde penser à moi, elle m’avait véritablement oublié ? Si unrival ? Ah ! horrible pensée ! Si un rival, engendrépar le noir Tartare dans les abîmes de la Mort… Ô désespoir !Mort et massacre ! Et toi, viens ici, toi fidèle ami, qui,lavant toute honte dans les flots roses du sang, donnes le repos,l’apaisement et la vengeance.

Ces dernières paroles furent rugies par Giglioavec une force telle que toute la maison en retentit. En mêmetemps, il saisit le luisant poignard qui était sur la table et s’enfrappa. Mais ce n’était qu’un poignard de théâtre.

Messer Bescapi ne parut pas peu étonné lorsqueGiglio lui demanda où était Giacinta. Il ne voulait nullementadmettre qu’elle eût jamais habité dans sa maison et Giglio eutbeau affirmer à maintes reprises qu’il l’avait vue lui-mêmequelques jours auparavant sur le balcon et qu’il lui avait parlé,cela ne servit à rien ; au contraire, Bescapi rompitcomplètement cet entretien et il demanda en souriant à Gigliocomment celui-ci s’était trouvé de sa dernière saignée. Dès queGiglio entendit parler de saignée, il s’enfuit en prenant sesjambes à son cou. Lorsqu’il arriva à la place d’Espagne, il vitmarcher devant lui une vieille femme qui traînait péniblement unpanier fermé et en qui il reconnut la vieille Béatrice.

– Ah ! – murmura-t-il, – tu serasmon étoile conductrice ; je vais te suivre.

Son étonnement fut grand lorsqu’il vit lavieille femme se diriger, en se traînant plus qu’en marchant, versla rue où Giacinta habitait autrefois et lorsque Béatrice s’arrêtatout tranquillement devant la porte de la maison du Signor Pasqualeet posa à terre son lourd panier. Au même instant, celle-ci aperçutGiglio, qui l’avait suivie pas à pas.

– Ah ! ah ! – s’écria-t-elled’une voix forte, – mon tendre Monsieur le propre-à-rien, vousréapparaissez enfin ! Vraiment ! vous me semblez un beauet fidèle amoureux, vous qui vous agitez dans tous les coins etdans tous les lieux où vous n’avez que faire et qui oubliez votrebien-aimée, à l’époque si joyeuse et si belle du Carnaval ! Ehbien ! aidez-moi maintenant à monter chez nous ce lourd panieret vous pourrez alors vous rendre compte si Giacinta a encore enréserve pour vous quelques gifles afin de remettre d’aplomb votretête chancelante.

Giglio accabla la vieille des plus amersreproches, pour lui avoir sottement menti et s’être moquée de luien lui disant que Giacinta était en prison ; mais la vieillene voulut pas le moins du monde entendre de cette oreille, et ellesoutint que Giglio s’était imaginé tout cela, car Giacinta n’avaitjamais quitté le petit appartement de la maison du Signor Pasqualeet pendant ce Carnaval elle avait été plus laborieuse que jamais.Giglio se frotta le front, se gratta le nez, comme s’il voulait seréveiller de quelque somme.

– Il n’est que trop certain, – dit-il, –que, ou bien maintenant je rêve, ou bien tous ces temps derniersj’ai fait le plus extraordinaire des rêves.

– Ayez seulement l’amabilité de prendrele panier, – fit la vieille femme en l’interrompant, – vous pourrezvous rendre compte de la meilleure façon, par le poids qui presseravos reins, si vous rêvez ou non.

Giglio, sans plus attendre, se saisit dupanier et monta l’étroit escalier, la poitrine pleine des plusétranges sensations.

– Mais que diable avez-vous donc dans cepanier ? – demanda-t-il à la vieille femme qui marchait devantlui.

– Sotte demande ! – réponditcelle-ci. Vous n’avez donc pas encore vu que je suis allée aumarché faire des achats pour ma Giacinta ! Et, de plus, nousattendons aujourd’hui des invités.

– Des invités ? – demanda Giglio enappuyant sur sa question.

Mais ils étaient arrivés en haut del’escalier, et la vieille dit à Giglio de poser le panier etd’entrer dans la chambre où il trouverait Giacinta.

Le cœur de Giglio battait dans un sentiment decraintive attente et de tendre anxiété ; il frappa doucementet ouvrit la porte. Là, Giacinta était assise, travaillant avecapplication, comme d’ordinaire, auprès de la table surchargée defleurs, de rubans, de toutes sortes d’étoffes, etc.

– Eh ! eh ! – s’écria Giacintaen regardant Giglio avec des yeux pleins d’éclat – d’oùrevenez-vous donc ainsi subitement ? Je croyais que vous aviezquitté Rome depuis longtemps ?

Giglio trouva sa bien-aimée siextraordinairement jolie que, tout décontenancé, incapable deparler, il resta immobile sur le seuil de la porte. À vrai dire, uncharme et une grâce d’un caractère tout particulier paraissaients’être répandus sur la jeune fille ; un vif incarnat brillaitsur ses joues et ses yeux, oui, ses yeux avaient, comme je l’aidéjà indiqué, un éclat qui allait jusqu’au cœur de Giglio. C’eûtété le cas de dire que Giacinta « avait son beaujour » ; mais, comme cette expression française n’estplus maintenant admise en Allemagne, nous remarquerons incidemmentque le « beau jour », a, non seulement sa réalité, maisencore sa propre histoire. Désormais chaque gentille demoiselle dequelque beauté, ou même d’une passable laideur, peut penser, avecplus de force que précédemment, – qu’elle y soit incitée par autruiou par elle-même : « Quelle beauté de fille je suisdonc ! » Et elle peut s’imaginer que cette magnifiquepensée et que le sublime bien-être qui en résulte dans son âmepeuvent suffire pour que le « beau jour » se manifesteainsi de lui-même.

Enfin, Giglio, tout hors de lui, se précipitavers sa bien-aimée, se jeta à ses genoux et saisit ses mains, endisant tragiquement : « Ma Giacinta, ma doucevie ! » Mais soudain il sentit son doigt piqué d’unprofond coup d’aiguille, de sorte que, de douleur, il se releva etfut obligé de se reculer de quelques pas, en s’écriant :« Diable ! Diable ! »

Cependant, Giacinta riait aux éclats, aprèsquoi elle dit d’un ton très calme et très posé :

– Voyez, cher Signor Giglio, ce n’étaitque pour vous punir de votre folle et vilaine conduite. À partcela, c’est très joli de votre part de venir me rendrevisite ; car bientôt peut-être vous ne pourrez pas me voirainsi sans cérémonie. Je vous permets de rester auprès de moi.Asseyez-vous là sur cette chaise, en face de moi, et racontez ceque vous avez fait pendant si longtemps, quels nouveaux beaux rôlesvous jouez, etc. Vous savez que j’aime cela et, lorsque vous netombez pas dans votre maudit pathos larmoyant, avec quoi le signorabbé Chiari, – que Dieu, cependant, ne lui refuse pas pour cela labéatitude éternelle ! – vous a ensorcelé, on vous écoute avecassez de plaisir.

– Ma Giacinta, – dit Giglio dans ladouleur de l’amour et du coup d’aiguille, – oublions tous lestourments de la séparation. Les voici revenues, les douces heuresdu bonheur intime et de l’Amour !

– Je ne sais pas, – fit Giacinta enl’interrompant, – quelle niaiserie vous débitez là. Vous parlez destourments de la séparation, et je puis vous assurer que, pour mapart, si j’ai cru effectivement que vous vous étiez séparé de moi,je n’ai rien ressenti, – et surtout pas le moindre tourment. Sivous appelez douces heures celles dans lesquelles vos efforts neservaient qu’à m’ennuyer, je ne crois pas qu’elles reviennentjamais. Cependant, entre nous soit dit, Signor Giglio, vous avez envous pas mal de choses qui me plaisent ; vous vous êtessouvent montré aimable pour moi, et je vous permettrai volontiers,à l’avenir, de venir me voir, dans la mesure où ce sera possible,bien que les circonstances qui, entravant toute familiarité,mettront entre nous de la distance, doivent vous imposer quelqueretenue.

– Giacinta ! – s’écria Giglio. Quelsétranges discours ?

– Rien d’étrange, – répondit Giacinta, –n’est ici en jeu. Asseyez-vous tranquillement, mon bon Giglio,c’est peut-être la dernière fois que nous sommes si familiers l’unavec l’autre, mais vous pouvez compter toujours sur mafaveur ; car, comme je l’ai déjà dit, je ne vous refuseraijamais la bienveillance que j’ai toujours eue pour vous.

Alors Béatrice entra, portant dans ses mainsune couple d’assiettes où étaient posés les fruits les plusdélicieux ; elle tenait aussi, serrée sous le bras, une énormebouteille. Le contenu du panier semblait donc avoir été déballé.Par la porte ouverte, Giglio vit un feu joyeux qui crépitait dansla cheminée, et la table de la cuisine était chargée, à endéborder, de toutes sortes de choses friandes.

– Giacinta, – dit Béatrice en souriant, –si notre petit repas doit faire honneur à notre hôte, il me fautencore un peu d’argent.

– Prends, ma bonne, tout ce dont tu asbesoin, – répondit Giacinta, en tendant à la vieille femme unepetite bourse à travers les mailles de laquelle brillaient de beauxducats.

Giglio fut saisi de stupeur en voyant danscette bourse la sœur jumelle de celle que, ainsi qu’il était obligéde le croire, Celionati lui avait glissée dans la poche, et dontles ducats tiraient déjà à leur fin.

– Est-ce une illusion venue del’Enfer ? – s’écria-t-il. Et il arracha brusquement la boursedes mains de la vieille et la porta tout près de ses yeux. Mais,éperdu, il se laissa tomber sur son siège, lorsqu’il eut lu sur labourse ces mots : « Souviens-toi de ta vision. »

– Oh ! Oh ! – grogna la vieilleen reprenant la bourse, que Giglio lui tendait au bout de son brasallongé de toute sa longueur – oh ! oh ! SignorSans-le-sou, c’est sans doute le bel aspect de cette bourse quivous étonne et vous surprend tellement ? Écoutez doncl’aimable musique et réjouissez-vous.

Ce disant, elle secoua la bourse, en faisantsonner l’or qu’elle contenait et quitta la chambre.

– Giacinta, – dit Giglio anéanti dedésespoir et de douleur, – quel terrible et affreux secret ?Dites-le-moi et, ce faisant, prononcez l’arrêt de ma mort.

– Vous êtes toujours le même, – répliquaGiacinta, qui, tournée vers la fenêtre, tenait la fine aiguilleentre ses doigts effilés et faisait passer adroitement le fild’argent par le chas de celle-ci. Vous avez pris tellementl’habitude de tomber en extase à propos de tout que vous êtesdevenu une tragédie ambulante, toujours ennuyeuse, avec des« Oh ! », des « Ah ! » et des« Hélas ! » encore plus ennuyeux. Il n’est ici pasdu tout question de choses terribles et affreuses ; mais, s’ilvous était possible d’être gentil et de ne pas vous agiter comme unhomme à moitié fou, je voudrais vous raconter plus d’une chose.

– Dites-les, et donnez-moi la mort, –murmura Giglio d’une voix blanche et comme à demi étouffée.

– Vous souvenez-vous bien, Signor Giglio,– commença Giacinta, – de ce que, il n’y a pas très longtempsencore, vous me disiez au sujet de cette merveille qu’est un jeuneacteur ? Un parfait héros de ce genre, vous l’appeliez uneaventure d’amour incarnée, un vivant roman sur deux jambes, et quesais-je encore d’autre ? Eh bien ! je prétendrai qu’unejeune modiste à qui le Ciel favorable a donné une jolie taille, ungentil visage et surtout cet intime pouvoir magique grâce auquelune adolescente s’épanouit véritablement en jeune fille, mérited’être appelée une merveille encore bien plus grande. Une telleenfant gâtée de la bonne Nature est, dans ce cas, réellement uneséduisante aventure planant dans les airs et l’étroit chemin quiconduit jusqu’à elle est l’échelle céleste menant au royaume desrêves l’audace ingénue de l’amour. Elle est elle-même le tendremystère de la parure féminine, ce mystère qui, tantôt dans lebrillant éclat des couleurs les plus magnifiques et les plusvariées, tantôt dans la lueur apaisée des blancs rayons de la lune,des nuées roses et des bleus airs du soir, exerce un charmeadorable sur vous autres, hommes. Attirés par la passion et ledésir, vous vous approchez de ce mystère merveilleux ; vousapercevez la puissante fée sous son appareil enchanteur. Mais, aucontact de ses petits doigts blancs, toute dentelle devient unréseau d’amour et tout ruban qu’elle noue devient un piège auquelvous vous prenez. Dans ses yeux se reflète et se reconnaîtelle-même toute folie amoureuse, folie ravissante qui trouve enelle la joie la plus pénétrante. Vous entendez vos propres soupirsrésonner du fond de la poitrine de l’adorée, mais tout bas et d’unefaçon charmante, et c’est, pour vous, comme l’écho passionné qui,du sein des lointaines montagnes magiques, appelle le bien-aimé. Làil n’y a ni rang ni position sociale qui tienne ; le petitappartement de la gracieuse Circé est, pour le riche prince commepour le pauvre comédien, une sorte d’Arcadie toute fleurie etépanouie, dans laquelle il vient se réfugier loin du désert aridede son existence. Et, si parmi les belles fleurs de cette Arcadiecroît quelque serpentaire, qu’importe cela ? Cette serpentaireappartient à la séduisante espèce qui fleurit magnifiquement et quiembaume encore d’une façon encore plus belle.

– Oui, oui, – fit Giglio, en interrompantGiacinta, – c’est bien cela, et de la fleur elle-même sort lapetite bête dont la plante aux belles fleurs et au beau parfumporte le nom et elle pique soudain avec sa langue, comme avec uneaiguille bien pointue.

– Oui, – reprit Giacinta, – il en estainsi chaque fois qu’un étranger, qui n’est pas à sa place danscette Arcadie, vient y frotter maladroitement son nez.

– Bien dit, ma charmante Giacinta, –poursuivit Giglio, plein de mécontentement et de rancœur. Je doist’avouer que pendant le temps que j’étais loin de toi, tu esdevenue d’une merveilleuse intelligence. Tu philosophes surtoi-même d’une façon qui me surprend fort. Probablement que tu teplais extrêmement dans ton rôle d’enchanteresse Circé, dans cetteravissante Arcadie qu’est ta petite mansarde et que le maîtretailleur Bescapi ne manque pas de pourvoir des moyensd’enchantement nécessaires.

– Il peut se faire, – reprit Giacintatrès posément, – qu’il me soit arrivé la même chose qu’à toi :moi aussi, j’ai fait toutes sortes de jolis rêves. Cependant, monbon Giglio, tout ce que je t’ai dit là de la nature d’une joliemodiste, prends-le, au moins à moitié, pour de la plaisanterie,pour une malicieuse taquinerie, et fais-en d’autant moinsl’application à moi-même que c’est là peut-être le dernier travailde modiste auquel je me livre. Ne t’effraie pas, mon bon Giglio,mais il est très possible que, le dernier jour du Carnaval,j’échange cette pauvre robe avec un manteau de pourpre et ce petitescabeau avec un trône.

– Ciel et Enfer ! – s’écria Giglioen bondissant avec véhémence et en portant à son front son poingfermé. Mort et damnation ! Ainsi est donc vrai ce que m’amurmuré à l’oreille cet hypocrite scélérat ? Ah !ouvre-toi, abîme de l’Orcus, vomisseur de flammes ! Venez,esprits de l’Achéron, esprits au noir plumage !

Bref, Giglio tomba dans le terrible monologuede désespoir de n’importe quelle tragédie de l’abbé Chiari.Giacinta avait dans sa mémoire jusqu’au plus petit vers de cemonologue qu’autrefois Giglio lui avait cent fois déclamé et, sansquitter son travail des yeux, elle soufflait chaque mot àl’amoureux désespéré lorsque çà et là il menaçait de rester court.Enfin il tira son poignard, se le plongea dans la poitrine, tombasur le sol, en faisant retentir la pièce du bruit de sa chute,secoua la poussière de ses vêtements, essuya la sueur de son frontet demanda en souriant :

– N’est-ce pas ? Giacinta, on voitbien là le maître ?

– À coup sûr, – répondit Giacinta sanssourciller le moins du monde, – tu as excellemment joué latragédie, mon bon Giglio ; mais maintenant nous allons,n’est-ce pas ? nous mettre à table.

Pendant ce temps, la vieille Béatrice avaitposé le couvert ; elle avait apporté une couple de plats àl’odeur délicieuse, ainsi que la bouteille mystérieuse avec desverres de cristal tout étincelants. Dès que Giglio aperçut cela, ilsembla complètement hors de lui :

– Ah ! l’invité… le prince…qu’est-ce qui m’arrive ? Dieu ! je n’ai pas joué lacomédie ; je me suis livré à un désespoir réel… Oui, tu m’asprécipité dans un désespoir follement tragique, traîtresse sansfoi, serpent, basilic, crocodile… Mais, vengeance !

En même temps, il lança en l’air le poignardde théâtre qu’il avait ramassé par terre. Mais Giacinta, qui avaitjeté son travail sur la table de couture et qui s’était levée, leprit par le bras, en lui disant :

– Ne fais pas la bête, mon bon Giglio,donne ton instrument de meurtre à la bonne Béatrice, afin qu’elleen taille des cure-dents, et mets-toi à table avec moi, carréellement tu es le seul invité que j’aie attendu.

Giglio, soudain radouci et devenu la patiencemême, se laissa conduire à table, et, pour ce qui est de fairehonneur au repas, il ne se fit pas prier.

Giacinta continua de parler très calmement etavec cordialité du bonheur qui allait lui arriver ; elleassura à Giglio à plusieurs reprises qu’elle ne s’était pas du toutlaissée aller à un orgueil injustifié et qu’elle n’oublieraitnullement le visage de Giglio ; au contraire, il n’aurait qu’àse montrer à elle de loin, et, à coup sûr, elle se souviendrait delui et lui ferait parvenir maint ducat, pour qu’il ne manque jamaisde bas couleur de romarin ni de gants parfumés.

Giglio, dans la tête de qui, lorsqu’il eut buquelques verres de vin, toute la merveilleuse fable de la princesseBrambilla était revenue, assura à son tour amicalement Giacintaqu’il appréciait hautement ses sentiments cordiaux ; mais, ence qui concerne l’orgueil et les ducats, il ne pourrait user ni del’un ni des autres, car lui-même, Giglio, était sur le point desauter à pieds joints dans l’état princier. Il raconta alorscomment déjà la plus noble et la plus riche princesse du mondel’avait choisi pour son chevalier, et il espérait avant même la findu Carnaval, devenant l’époux de sa dame princière, pouvoir direpour toujours adieu à la vie misérable qu’il avait jusqu’alorsmenée.

Giacinta parut se réjouir hautement du bonheurde Giglio et tous deux parlèrent avec beaucoup de gaieté del’avenir plein de joies et de richesse qui allait être le leur.

– Je voudrais seulement, – dit enfinGiglio, – que les royaumes sur lesquels nous allons régner soienttout près l’un de l’autre, afin que nous pussions être de bonsvoisins ; mais, si je ne me trompe, la principauté de maprincesse adorée est située de l’autre côté des Indes, tout desuite à main gauche, en tournant vers la Perse.

– C’est malheureux, – répliqua Giacinta,– moi aussi, il va falloir que j’aille loin, car le royaume de monprincier époux doit se trouver tout près de Bergame. Cependant,nous trouverons bien, par la suite, le moyen de devenir et derester voisins.

Giacinta et Giglio s’accordèrent à convenirque leurs futurs États devraient absolument être transférés dans larégion de Frascati.

– Bonne nuit, chère princesse, – ditGiglio.

– Dormez bien, cher prince, – réponditGiacinta.

Et c’est ainsi que, lorsque la nuit arriva,ils se séparèrent paisiblement et cordialement.

Chapitre 5

 

Comment Giglio, dans le temps dela complète sécheresse de l’esprit humain, prit une sagerésolution, mit dans sa poche la bourse de Fortunatus et jeta unregard de fierté sur le plus humble de tous les tailleurs. – Lepalais Pistoia et ses merveilles. – Discours du savant à la tulipe.– Le roi Salomon, le prince des Esprits et la princesse Mystilis. –Comment un vieux mage revêtit une robe de chambre noire, se coiffad’un bonnet de zibeline et, la barbe en broussaille, fit entendredes prophéties dans de mauvais vers. – Destin infortuné d’unbéjaune. – Comment le bienveillant lecteur n’apprend pas dans cechapitre ce qui se passa lorsque Giglio dansa avec la belleinconnue.

 

Comme le dit je ne sais plus quel ouvragelourd de l’expérience de la vie, tout esprit doué de quelquefantaisie souffre d’une folie qui toujours monte et descend commele flux et le reflux. L’époque du flux, c’est-à-dire quand lesvagues grondent toujours plus hautes et plus fortes, est le momentoù la nuit arrive, tout comme les heures du matin qui suivent leréveil, lorsqu’on prend sa tasse de café, passent pour le point leplus haut du reflux ; de là vient que le livre en questiondonne aussi le sage conseil de choisir ce moment-là, qui est celuide la sobriété la plus belle et la plus claire, pour s’occuper desévénements les plus importants de l’existence. C’est seulement lematin que l’on doit, par exemple, se marier, lire des critiquesdéfavorables, faire son testament, battre son domestique, etc.

C’est à ce beau moment du reflux, où l’esprithumain peut se réjouir d’une sécheresse absolue, que Giglio Favafut effrayé de sa démence, et lui-même ne savait pas comment depuislongtemps il avait pu s’abstenir de faire la chose pour laquellel’invitation lui avait, pour ainsi dire, passé devant le nez.

Il n’est que trop certain, – pensait-il dansla joyeuse conscience de la plénitude de son bon sens, – que levieux Celionati mérite d’être traité de demi-fou et que, nonseulement il se complaît énormément dans cette démence, mais encorequ’il s’efforce activement de la faire partager par d’autrespersonnes tout à fait sensées. Cependant, il est tout aussi certainque la plus belle, la plus riche de toutes les princesses, ladivine Brambilla, a fait son entrée dans le palais Pistoia, et(ciel et terre ! – une telle espérance, confirmée par despressentiments, des rêves et par la bouche rose du plus charmant detous les masques, peut-elle mentir ?) qu’elle a dirigé versmoi, heureux mortel, le doux rayon d’amour de ses yeux célestes.Incognito, voilée derrière la grille fermée d’une loge, elle m’aaperçu lorsque je représentais quelque prince, et son cœur s’estdonné à moi ! Or peut-elle m’approcher directement ? Lacharmante créature n’a-t-elle pas besoin plutôt d’intermédiaires,de personnes de confiance, pour filer le fil qui finira par senouer en le plus tendre des liens ? Les choses ont beau êtrece qu’elles voudront, il est incontestable que Celionati est celuiqui doit me conduire dans les bras de la princesse. Mais, au lieude suivre, comme il conviendrait, le droit chemin, il me précipitela tête la première dans tout un océan de folies et demoqueries ; il veut me persuader de me déguiser grotesquementet de me mettre à la recherche de la plus belle des princesses surle Corso ; il me parle de prince assyrien, d’enchantement… Audiable, au diable toutes ces sottises, au diable cet insensé deCelionati !… Qu’est-ce qui m’empêche donc de m’habillerconvenablement et d’aller tout droit au palais Pistoia, me jeteraux pieds de la sérénissime ? Ô Dieu ! pourquoi n’ai-jepas déjà fait cela hier, avant-hier.

Ce fut pour Giglio une constatation trèsdésagréable, lorsque, aussitôt après, il passa en revue ce qu’ilavait de mieux dans sa garde-robe, d’être obligé de s’avouerlui-même que son bonnet à plumes ressemblait à s’y méprendre à uncoq de basse-cour tout déplumé ; que son pourpoint, trois foispassé à la teinture, miroitait de toutes les couleurs del’arc-en-ciel, que le manteau trahissait trop l’art du tailleurdont les hardis coups d’aiguille avaient bravé le temps rongeur, etque le pantalon de soie bleue bien connu, ainsi que les bas roses,avaient pris la teinte fanée de l’automne. Il saisitmélancoliquement sa bourse, qu’il croyait presque vide… et qu’iltrouva pleine à déborder.

– Divine Brambilla, – s’écria-t-il ravi,– oui, je me souviens de toi, je me souviens de la charmantevision.

On peut s’imaginer que Giglio, ayant mis danssa poche cette bourse si favorable, qui ressemblait à une espèce desac de Fortunatus, courut aussitôt toutes les boutiques desbrocanteurs et des tailleurs pour se procurer un costume aussi beauque tous ceux qu’eût jamais revêtus un prince de théâtre. Tout cequ’on lui présenta n’était pas assez riche, ni assez magnifique.Enfin, il songea que, sans doute, seul pourrait lui suffire uncostume taillé de la main magistrale de messer Bescapi et il serendit aussitôt chez ce dernier.

Lorsque le maître eut entendu la demande deGiglio, il s’écria, le visage radieux comme le soleil :

– Ô mon excellent Signor Giglio, j’aivotre affaire. Et il conduisit son client, si avide d’acheter, dansune pièce à côté. Mais Giglio ne fut pas peu surpris lorsqu’il netrouva là aucun autre costume que ceux de toute la ComédieItalienne et, en outre, les masques les plus fous et les plusgrotesques. Il crut avoir été mal compris par messer Bescapi et ildécrivit d’une voix assez emportée le riche et noble vêtement dontil désirait se parer.

– Ah ! Dieu ! – s’écria Bescapimélancoliquement, – qu’est-ce que ça va être encore ? Monexcellent Signor, je ne veux pourtant pas croire que, de nouveau,certains accès…

– Voulez-vous, maître tailleur, – fitGiglio en l’interrompant avec impatience et en secouant sa boursepleine de ducats, – me vendre un costume comme je le désire, oui ounon ? Si non, taisez-vous.

– Oh ! oh ! – dit messerBescapi tout décontenancé, – ne vous fâchez pas, Signor Giglio.Ah ! vous ne savez pas quel bien je vous veux. Ah ! sivous aviez seulement un peu, un tout petit peu de bonsens !

– Qu’est-ce que vous osez dire, maîtretailleur ? – s’écria Giglio avec colère.

– Eh ! – poursuivit Bescapi, – aussivrai que je suis maître tailleur, je voudrais pouvoir vous prendremesure bien exactement du vêtement qu’il vous faudrait. Vous courezà votre perte, Signor Giglio, et je suis peiné de ne pas pouvoirvous répéter tout ce que m’a raconté le sage Celionati sur vous etsur le destin qui vous menace.

– Oh ! Oh ! – dit Giglio – vousparlez du sageSignor Celionati, ce joli charlatan, qui mepoursuit de toutes les façons, qui veut me ravir mon bonheur leplus cher, parce qu’il hait mon talent et moi-même, parce qu’il serévolte contre le sublime des hautes natures et parce qu’ilvoudrait tout fourrer dans les niais travestissements d’une farcesans esprit ! Oh ! mon bon Messer Bescapi, je saistout ; le digne abbé Chiari m’a découvert toute la ruse.L’abbé est l’homme le plus magnifique, la nature la plus poétiqueque l’on puisse trouver ; car il a créé pour moi le NègreBlanc et personne autre que moi sur toute la vaste terre,dis-je, ne peut jouer le Nègre Blanc.

– Que dites-vous ? –s’écria messer Bescapi en riant tout haut, – le digne abbé (daignele Ciel le rappeler bientôt dans l’assemblée des naturessublimes !), avec son eau lacrymale, qu’il fait couler siabondamment, a-t-il lavé son nègre jusqu’à le rendreblanc ?

– Je vous demande encore une fois, MesserBescapi, – dit Giglio en retenant avec peine sa colère, – si, enéchange de mes ducats bien trébuchants, vous voulez me vendre ounon un costume tel que je le désire ?

– Avec plaisir, mon excellent SignorGiglio, – répondit Bescapi tout joyeux.

Sur quoi le tailleur ouvrit un cabinet danslequel étaient suspendus les habits les plus riches et les plusmagnifiques. Aussitôt Giglio remarqua un costume complet, quivraiment était très riche, bien qu’il apparût un peu fantasque, àcause de son étrange bigarrure de couleurs. Messer Bescapi fitobserver que ce costume était très cher et que sans doute Giglio letrouverait d’un prix trop élevé. Mais lorsque Giglio affirma avecinsistance qu’il voulait l’acheter, lorsqu’il eut tiré sa bourse etinvité le tailleur à en demander le prix qu’il voudrait, Bescapidéclara qu’il ne pouvait absolument pas céder ce vêtement, car ilétait déjà retenu pour un prince étranger, qui était le princeCornelio Chiapperi.

– Comment ? – s’écria Giglio, pleind’enthousiasme et tout extasié – que dites-vous là ? Dans cecas, le costume est fait pour moi et pour nul autre. HeureuxBescapi ! C’est précisément le prince Cornelio Chiapperi quiest devant vous et qui, chez vous, a retrouvé son être le plusintime, son propre moi.

Dès que Giglio eut prononcé ces paroles,messer Bescapi décrocha le costume du mur, appela un de ses commiset lui ordonna de porter chez « Monseigneur le Prince »le panier dans lequel il s’était empressé de tout empaqueter.

– Gardez votre argent, mon très honoréprince, – s’écria le tailleur lorsque Giglio voulut payer. Vousdevez être pressé. Votre humble serviteur trouvera bien le moyen dese faire payer ; peut-être que c’est le Nègre Blancqui réglera la petite dépense. Que Dieu vous protège, mon excellentseigneur !

Giglio jeta au maître tailleur, quis’inclinait à maintes reprises en faisant les plus élégantescourbettes, un regard de fierté, mit dans sa poche le sac deFortunatus et se retira avec le beau costume princier.

Il lui allait si parfaitement que Giglio, aucomble de la joie, mit dans la main de l’apprenti tailleur quil’avait aidé à se déshabiller un ducat tout reluisant. Maisl’apprenti tailleur le pria de lui donner, à la place, une couplede bons paoli, car il avait entendu dire que l’or desprinces de théâtre ne valait rien et que leurs ducats n’étaient quedes boutons ou des jetons à calculer. En réponse, Giglio jeta à laporte l’apprenti trop méfiant.

Quand Giglio eut suffisamment essayé devant laglace les gestes les plus beaux et les plus gracieux, lorsqu’il eutrepassé les expressions les plus extraordinaires des héros maladesd’amour, et lorsqu’il eut acquis absolument la conviction qu’ilétait tout à fait irrésistible, il se rendit hardiment, à l’heureoù le crépuscule du soir commençait à tomber, au palaisPistoia ; la porte non fermée céda à la pression de sa main,et il arriva dans une vaste galerie à colonnes où régnait lesilence du tombeau. Quand il eut regardé tout autour avecétonnement, du tréfonds de lui-même surgirent d’obscurs images dupassé. Il lui sembla que déjà une fois il s’était trouvé là, et,comme dans son âme rien ne prenait une forme précise, comme tousles efforts qu’il faisait pour saisir clairement ces imagesrestaient vains, il fut pris d’un effroi et d’une angoisse qui luienlevèrent tout courage de poursuivre plus avant son aventure.

Déjà sur le point de quitter le palais, ilfaillit s’effondrer de peur lorsque soudain il vit devant lui sonmoi, comme enveloppé dans un brouillard. Cependant, il s’aperçutbientôt que ce qu’il prenait pour son double était simplement sonimage, que lui renvoyait un trumeau placé dans l’ombre. Mais aumême instant il lui sembla que cent douces petites voixmurmuraient : « Signor Giglio, comme vous êtes joli,comme vous êtes admirablement beau ! » Giglio, devant laglace, redressa sa poitrine, se rengorgea, portant haut la tête,mit son bras gauche sur la hanche et, levant la main droite,s’écria pathétiquement :

– Courage ! Giglio, courage !Ton bonheur est assuré, cours le saisir.

Cela dit, il arpenta la galerie, à pastoujours plus grands ; il éternua et toussa, mais rien nesortait de ce silence sépulcral ; aucun être vivant ne semontra. Alors il essaya d’ouvrir telle et telle porte qui devait leconduire dans les appartements. Toutes étaient absolumentfermées.

Que restait-il à faire, sinon de monter lelarge escalier de marbre qui, des deux côtés de la galerie, sedéployait en une courbe élégante vers le premier étage ?Arrivé dans le couloir du haut, dont la parure s’accordait avec lamagnificence sobre de l’ensemble, Giglio crut percevoir de trèsloin les sons d’un instrument qu’il ne connaissait pas, instrumentà l’étrange harmonie. Il s’avança avec précaution, et il remarquabientôt un rayon éblouissant qui, par le trou de la serrure de laporte qui était en face de lui, se répandait dans le couloir. Ils’aperçut alors que ce qu’il avait pris pour le son d’un instrumentinconnu était la voix d’un homme en train de parler, voix qui, à lavérité, résonnait singulièrement, car on aurait dit tantôt qu’onjouait de la cimbale, tantôt qu’on soufflait dans un fifre auxnotes basses et sourdes. Comme Giglio était ainsi devant la porte,elle s’ouvrit doucement, tout doucement, d’elle-même. Il entra etil s’arrêta aussitôt, figé dans un profond étonnement.

Il se trouvait dans une grande salle, dont lesmurs étaient revêtus de marbre moucheté de pourpre et où de lahaute coupole pendait une lampe, dont le feu rayonnant mettait surtout comme un or ardent. Dans le fond, une riche draperie d’orformait un dais sous lequel se trouvait, sur une estrade de cinqmarches, un fauteuil doré, avec des tapis de couleur bigarrée. Surce fauteuil était assis ce petit vieillard à la longue barbeblanche, vêtu d’une simarre d’argent, qui, dans le cortège de laprincesse Brambilla, au sommet de la tulipe à l’éclat doré,s’adonnait à ses méditations scientifiques. Comme alors, il portaitsur sa tête vénérable un entonnoir d’argent ; comme alors,d’énormes lunettes chevauchaient son nez ; comme alors, bienque maintenant d’une voix forte, qui précisément était celle queGiglio avait entendue dans le lointain, il lisait un grand livreouvert devant lui et appuyé sur le dos d’un nègre agenouillé. Desdeux côtés, étaient les autruches, comme de redoutables trabans,et, à tour de rôle, lorsque le vieillard avait terminé la page, deleurs becs, elles tournaient la feuille suivante.

Tout autour, formant un demi-cercle fermé, unecentaine de dames étaient assises, aussi merveilleusement bellesque des fées et vêtues aussi richement et aussi magnifiquement que,comme on le sait, le sont ces dernières. Toutes faisaient trèsactivement du filet. Au milieu du demi-cercle, devant le vieillard,sur un petit autel de porphyre, dans la position de personnesplongées dans un profond sommeil, il y avait deux étranges petitespoupées portant sur la tête une couronne royale.

Lorsque Giglio se fut un peu remis de sastupéfaction, il voulut manifester sa présence, mais à peine eut-ilsimplement conçu la pensée de parler qu’il reçut un rude coup depoing dans le dos. Ce ne fut pas avec une mince frayeur qu’ilaperçut alors la rangée de nègres armés de longues piques et desabres courts au milieu desquels il se trouvait et qui ledévisageaient avec deux yeux étincelants, tout en faisant grincerleurs dents d’ivoire. Giglio comprit que le mieux était ici de semontrer patient…

Or, voici à peu près le texte de la lectureque le vieillard faisait aux dames travaillant à leurfilet :

« Le signe enflammé du Verseau estau-dessus de nous ; le dauphin nage vers l’Orient sur lesvagues bruissantes et de ses naseaux il fait jaillir le pur cristaldans le flot vaporeux. Il est temps que je vous parle des grandsmystères qui se sont produits, de l’énigme merveilleuse dont lasolution vous sauvera d’une déplorable ruine.

« Au faîte de la tour, était le mageHermod, et il observait le cours des astres : voici que quatrevieillards, vêtus de grandes robes dont la couleur ressemblait auxfeuilles mortes, s’avancèrent vers la tour et, lorsqu’ils furentarrivés au pied de cette dernière, ils firent entendre depuissantes lamentations : “Écoute-nous, écoute-nous, grandHermod, ne sois pas sourd à nos supplications, réveille-toi de tonprofond sommeil. Si nous avions seulement la force de tendre l’arcdu roi Ophioch, nous te décocherions une flèche dans le cœur, ainsiqu’il l’a fait, et tu descendrais et tu ne resterais pas là-haut,au vent de la tempête, comme une bûche insensible. Cependant,vénérable vieillard, si tu ne veux pas te réveiller, nous avons ànotre disposition certaine machine balistique et nous t’enverronsavec, sur la poitrine, quelques pierres assez grosses pour ques’anime le sentiment humain qui y est renfermé. Réveille-toi,sublime vieillard.”

« Le mage Hermod regarda en bas, s’appuyaà la balustrade et parla d’une voix qui ressemblait au sourdgrondement de la mer, au hurlement de l’ouragan quiapproche :

« “Vous qui êtes là-dessous, ne soyez pasdes ânes, je ne dors pas, et je n’ai pas besoin d’être réveilléavec des flèches ou des quartiers de roche. Je sais à peu près ceque vous voulez, mes braves gens ; patientez un peu, jedescends tout de suite. En attendant, vous pouvez cueillir quelquesfraises ou jouer au jeu d’attrape, sur les cailloux gazonnés.J’arrive à l’instant.”

« Lorsque Hermod fut descendu et qu’ileut pris place sur une grosse pierre, que recouvrait le moelleuxtapis bariolé de la mousse la plus belle, celui des hommes quisemblait être le plus âgé, car sa barbe blanche lui arrivaitjusqu’à la ceinture, commença ainsi :

« – Grand Hermod, tu sais certainementdéjà par avance tout ce que je veux te dire, mieux que moi-même,mais précisément pour que tu puisses te rendre compte que je lesais aussi, il faut que je te le dise.

« – Parle, jeune homme, – réponditHermod. Je t’écouterai volontiers, car ce que tu viens de direrévèle que tu as une intelligence pénétrante, sinon une profondesagesse, – bien que tu sois à peine sorti des souliers del’enfance.

« – Vous savez, grand mage, – continual’orateur, – qu’un jour, au Conseil, lorsque justement il étaitquestion d’obliger chaque vassal d’apporter tous les ans unecertaine quantité d’esprit aux “Magasins Généraux de toute laPlaisanterie du royaume”, afin qu’en cas de famine la faim ou lasoif des pauvres puisse être apaisée, le roi Ophioch s’écria tout àcoup : “Le moment où l’homme succombe est le premier oùapparaisse son véritable moi”. Vous savez que le roi Ophioch, àpeine avait-il prononcé ces paroles, tomba réellement et ne sereleva plus, parce qu’il était mort ; et, comme il arrivaaussi qu’au même moment la reine Liris ferma les yeux pour ne plusjamais les ouvrir, le Conseil d’État ne fut pas peu embarrassé àcause de la succession au trône, car le couple royal n’avait pas dedescendants. L’astrologue de la cour, qui était un homme ingénieux,trouva enfin un moyen pour conserver encore longtemps au pays lesage gouvernement du roi Ophioch. En effet, il proposa de fairecomme ce qui s’était passé avec un prince des esprits bien connu(le roi Salomon), à qui, bien qu’il fût déjà mort depuis longtemps,les esprits obéirent encore pendant une longue période.Conformément à ce projet, l’ébéniste de la cour fut appelé auConseil d’État ; il fabriqua un élégant socle en bois de buis,puis, après que le corps du roi Ophioch eut été dûment enduit desaromates les plus parfaits, fut placé sous le croupion du roi, desorte qu’il était là, majestueusement assis ; à l’aide d’uneficelle cachée, dont le bout pendait comme un cordon de sonnettedans la salle des délibérations du Grand Conseil, le bras du roiétait actionné de manière à pouvoir brandir son sceptre dans lesdeux sens. Nul ne doutait que le roi Ophioch vécût et régnâttoujours. Mais alors il se produisit à la source Urdar quelquechose d’extraordinaire. L’eau du lac qu’elle avait formé restaclaire et limpide ; seulement au lieu que, comme d’habitude,tous ceux qui la contemplaient éprouvassent une joie particulière,il y en avait maintenant beaucoup qui, en apercevant dans l’eau lereflet de toute la nature et de leur propre physionomie, sefâchaient et s’attristaient, parce qu’il était contraire à toutedignité, même à tout bon sens humain, à toute sagesse, sipéniblement acquise, de regarder les choses à l’envers et toutspécialement son propre moi. Et toujours et sans cesse plusnombreux devinrent ceux qui finirent par prétendre que les vapeursdu lac limpide aveuglaient l’esprit et transformaient en folie lesérieux requis de tout homme. Dans leur mécontentement, ilsjetèrent dès lors toutes sortes de vilaines choses dans le lac, sibien qu’il perdit sa limpidité, devint de plus en plus trouble,jusqu’à ce qu’il finît par être semblable à un affreux marais.Cela, très sage mage, a fait beaucoup de mal au pays ; carmaintenant les gens les plus distingués en viennent aux mains etpensent que c’est là la véritable ironie des sages ; mais leplus grand des malheurs s’est produit hier, lorsque le bon roiOphioch a subi précisément le même sort qu’autrefois le prince desesprits dont je vous ai parlé. Le ver pernicieux avait, sans qu’ony prît garde, rongé le socle et soudain Sa Majesté, au beau milieudes affaires gouvernementales, s’écroula à terre, sous les yeux debeaucoup de gens, qui étaient pressés dans la salle du trône, sibien que maintenant il n’est pas possible de cacher plus longtempssa mort. Moi-même, ô grand mage, je tirais précisément le cordon dusceptre, lequel cordon, lorsque Sa Majesté tomba à la renverse, sebrisa et me frappa si fort au visage que de ma vie je ne désireplus tirer la ficelle de la sorte… Tu t’es, ô sage Hermod, toujoursfidèlement occupé du pays des Jardins d’Urdar ; dis-nous ceque nous devons faire pour qu’un digne héritier du trône prenne enmain le gouvernement et pour que le lac d’Urdar retrouve sa clartéet sa limpidité.

« Le mage Hermod se plongea dans uneprofonde méditation, puis il déclara :

« – Attendez neuf fois neuf nuits, etalors vous verrez sortir du lac d’Urdar la reine du pays. D’ici là,gouvernez le pays aussi bien que vous le pourrez.

« Et il arriva que des rayons de feusurgirent au-dessus du marais qui avait été autrefois la sourceUrdar. Mais c’étaient les esprits du feu qui, avec des yeuxardents, regardaient le marais, et de la profondeur sortirent entumulte les esprits de la terre. Alors, hors du sol devenu sec,s’épanouit une belle fleur de lotus, dans le calice de laquelle setrouvait une charmante enfant en train de sommeiller. C’était laprincesse Mystilis, qui fut précautionneusement emportée hors deson berceau par les quatre ministres qui étaient allés chercher lemessage du mage Hermod et elle fut proclamée régente du pays. Lesquatre ministres en question exercèrent la tutelle de la princesseet s’efforcèrent d’élever la chère enfant aussi bien qu’ils lepouvaient. Mais ils furent saisis d’une grande affliction lorsquela princesse, devenue assez âgée pour pouvoir parlerconvenablement, se mit à s’exprimer dans une langue que personne necomprenait. On fit venir des lieux les plus éloignés des linguistespour étudier le langage de la princesse, mais le sort malin etodieux voulut que plus les linguistes étaient savants et érudits,et moins ils comprenaient les paroles de l’enfant, qui, pourtant,paraissaient très raisonnables et très intelligibles.

« Cependant, la fleur de lotus avaitouvert de nouveau son calice, mais autour d’elle le cristal del’eau la plus pure jaillissait en petites sources ; cela causaaux ministres une grande joie, car ils crurent forcément que, aulieu du marais, le beau miroir d’eau de la source d’Urdar allaitbientôt se remettre à briller. Quant au langage de la princesse,les sages ministres résolurent, ce qu’ils auraient dû déjà fairedepuis longtemps, d’aller demander conseil au mage Hermod.Lorsqu’ils furent entrés dans l’effrayante obscurité de lamystérieuse forêt, lorsque les pierres de la tour brillaient déjà àtravers les épais feuillages, ils rencontrèrent un vieil homme qui,lisant méditativement dans un grand livre, était assis sur un blocde rocher, et en qui ils furent obligés de reconnaître le mageHermod. À cause de la fraîcheur du soir, Hermod s’était enveloppéd’une robe de chambre de couleur noire, et il avait mis sur sa têteun bonnet de zibeline, ce qui, à vrai dire, ne l’habillait pas mal,mais cependant lui donnait un aspect étrange et quelque peulugubre. Il sembla aussi aux ministres que la barbe d’Hermod étaiten désordre, car elle ressemblait à de la broussaille. Lorsque lesministres eurent humblement présenté leur supplique, Hermod seleva, les regarda d’un œil si terriblement étincelant qu’ils enfaillirent presque tomber à genoux ; puis il fit entendre unrire qui résonna dans toute la forêt avec tant de force que lesanimaux effarouchés s’enfuirent à travers le taillis et que lesoiseaux, poussant des cris lugubres comme dans une angoissemortelle, s’envolèrent hors du fourré. Les ministres, qui n’avaientjamais vu, lorsqu’ils lui avaient parlé précédemment, le mageHermod dans cet état un peu sauvage, se sentirent mal àl’aise ; cependant, ils attendirent dans un silencerespectueux ce que le grand mage leur dirait. Mais le mage serassit sur la grosse pierre, ouvrit son livre et lut d’une voixsolennelle :

 

Il y a une pierre noiredans la salle sombre

Où autrefois le coupleroyal, en proie au sommeil,

Ayant sur le front etsur les joues la mort blême et muette,

A attendu le sonpuissant de la nouvelle magique.

 

Et profondément enterrésous cette pierre

Est placé ce qui,choisi pour faire tout le bonheur

De Mystilis et né de lafloraison et de la fleur,

Brille pour elle – leplus magnifique des présents !

 

L’oiseau bariolé seprend alors dans des filets

Que l’art des fées atissés d’une main délicate.

L’aveuglementdisparaît, les brouillards se dissipent

Et lui-même l’ennemidoit se blesser à mort.

 

Pour mieux entendre,ouvrez donc les oreilles ;

Pour mieux voir, mettezdes lunettes devant vos yeux,

Si vous voulez êtreministres et faire quelque chose de bien

Mais, si vous restezdes ânes, vous êtes irrémédiablement perdus.

 

« Sur ce, le mage ferma son livre avectant de violence qu’il fit autant de bruit qu’un violent coup detonnerre et que tous les ministres tombèrent à la renverse.Lorsqu’ils se furent relevés, le mage était disparu. Les ministresfurent d’accord que, pour le bien de la patrie, il fallait souffrirbeaucoup ; car autrement il eût été insupportable que cegrossier compère d’astrologue et de magicien eût deux fois déjàdans la même journée qualifié d’ânes les soutiens les plus parfaitsde l’État. Du reste, ils furent eux-mêmes étonnés de l’ingéniositéavec laquelle ils percèrent l’énigme du mage. Arrivés au pays desJardins d’Urdar, ils se rendirent aussitôt dans la salle où le roiOphioch et la reine Liris avaient passé dans le sommeil treize foistreize nuits. Ils levèrent la pierre noire qui était encastrée aumilieu du parquet et ils trouvèrent dans la terre un petit écrin,magnifiquement sculpté, du plus bel ivoire. Ils donnèrent cet écrinà la princesse Mystilis, qui aussitôt pressa sur un ressort, desorte que le couvercle s’ouvrit et qu’elle put prendre le joli etmignon filet qui se trouvait dans l’écrin. Mais à peine avait-ellele filet dans ses mains que de joie elle éclata de rire et qu’elledit d’une voix très distincte :

« – Grand-maman l’avait mis dans monberceau, mais, coquins que vous êtes, vous m’avez volé le trésor etvous ne me l’auriez pas rendu si, dans la forêt, vous n’étiez pastombés sur le nez.

« Là-dessus, la princesse se mit aussitôtà faire du filet avec la plus grande application. Les ministres,tout ravis, s’apprêtaient déjà à exécuter un bond de joiecollectif, lorsque la princesse se figea soudain et serecroquevilla en une petite mignonne poupée de porcelaine. Sid’abord l’allégresse des ministres avait été grande, leur chagrinn’en fut que plus violent. Ils pleurèrent et sanglotèrent tellementqu’on put les entendre dans tout le palais, jusqu’à ce que soudainl’un d’eux, plongé dans ses pensées, cessa de se lamenter, s’essuyales yeux avec les deux pans de sa robe et parla ainsi :“Ministres, collègues, camarades, je croirais presque que le grandmage a raison et que nous sommes… bah ! ce que vous voudrez…L’énigme est-elle donc résolue ? L’oiseau bariolé est-il donccapturé ? Le filet, c’est le réseau, tissé par une tendremain, dans lequel il doit se prendre.”

« Sur l’ordre des ministres, les plusbelles dames du royaume, véritables fées par le charme et par lagrâce, furent alors rassemblées dans le palais et elles furentobligées, vêtues des plus magnifiques parures, de fairecontinuellement du filet. Mais à quoi cela servait-il ?L’oiseau bariolé ne se montrait pas ; la princesse Mystilisrestait une petite poupée de porcelaine ; les sourcesjaillissantes de la fontaine Urdar se desséchaient toujoursdavantage, et tous les vassaux du royaume étaient plongés dans lemécontentement le plus amer. Alors il arriva que les quatreministres, sur le point de désespérer, s’assirent au bord du maraisqui avait été jadis le beau lac d’Urdar au clair miroir ; ilséclatèrent en véhémentes lamentations et, avec les expressions lesplus touchantes, ils supplièrent le mage Hermod d’avoir pitié d’euxet du pauvre pays d’Urdar. Un bruit sourd sortit de laprofondeur ; la fleur de lotus ouvrit son calice et voilà quele mage Hermod apparut et, d’une voix irritée, il parlaainsi :

« – Infortunés ! Aveugles. Ce n’estpas avec moi que vous avez parlé dans la forêt, c’est avec le malindémon Typhon lui-même, qui vous a joué un mauvais tour dans samalice de sorcier et qui a mis au jour ce funeste secret de l’écrinau filet. Mais, pour son propre préjudice, il a dit plus de véritéqu’il ne voulait le faire. Puissent les mains délicates des damessemblables à des fées faire du filet, puisse l’oiseau bariolé êtrecapturé ; mais apprenez l’énigme véritable, dont la solutionmettra fin à l’enchantement que subit la princesse. »

Le vieillard en était arrivé à cet endroit desa lecture lorsqu’il s’arrêta, se leva de son siège et parla ainsiaux petites poupées qui se trouvaient sur l’autel de porphyre aumilieu du cercle :

– Bon et excellent couple royal, cherOphioch et vénérée Liris, ne dédaignez pas plus longtemps de noussuivre en pèlerinage, dans le commode costume de voyage que je vousai donné. Moi, votre ami Ruffiamonte, j’accomplirai ce que j’aipromis.

Puis Ruffiamonte regarda les dames qui étaientassises en cercle autour de lui et il leur dit :

– Il est temps que vous cessiez de fairedu filet et que vous répétiez l’oracle mystérieux du grand mageHermod, tel qu’il l’a prononcé lorsqu’il sortit du calice de lamerveilleuse fleur de lotus.

Tandis que Ruffiamonte, avec un bâtond’argent, battait la mesure à coups véhéments, qui venaientfrapper, en résonnant, son livre ouvert, les dames, qui avaientquitté leurs sièges et qui formaient autour du mage un étroitcercle, répétaient en chœur ce qui suit :

 

Où est le pays dont lebleu ciel ensoleillé

Allume la joie de laterre en riche floraison ?

Où est la ville dont lagaie animation

Délivre, à la plusbelle époque, le sérieux du sérieux ?

Où s’agitentjoyeusement les créations de la fantaisie,

Dans un monde bariolé,qui est rond comme un petit œuf ?

Où la puissance degracieuses apparitions se manifeste-t-elle ?

Qui est le moi qui peutengendrer du moi

Le non-moi, dédoublersa propre poitrine

Et sans douleurprocurer un haut ravissement ?

Lorsque le pays, laville, le monde, le moi,

Lorsque tout cela esttrouvé, le moi pénètre, avec une entière clarté,

Le monde, duquel ils’est hardiment dégagé ;

L’esprit intérieurtransforme en vigoureuse réalité vitale

La folie du cerveauaveuglé,

Lorsque l’atteint leblâme pesant du blême ennui ;

L’aiguille merveilleusedu maître ouvre

Le royaume ; elledonne, dans une malicieuse et folle taquinerie,

À ceux qui paraissaienttout petits la noblesse du souverain

Qui éveillera le couplede son doux rêve

Alors, vive le beau etlointain pays d’Urdar !

La fontaine, purifiée,brillera avec la clarté d’un miroir ;

Les liens du Démonseront brisés

Et de la profondeurmonteront mille délices.

Ah ! ah !comme toute poitrine battra avec ardeur !

Toute douleur faitplace à une haute joie.

Qu’est-ce quiresplendit là-bas sur les chemins de la sombreforêt ?

Ah ! quelleallégresse retentit au lointain ?

C’est la reine quivient ! Allons au-devant d’elle

Elle a trouvé lemoi ! et Hermod est réconcilié.

 

Alors les autruches et les nègres firententendre des cris confus et beaucoup d’autres voix d’oiseauxpiaulèrent et pépièrent d’une singulière façon ; mais plusfort que tous criait Giglio, qui, réveillé d’une sorted’engourdissement, avait soudain repris entièrement contenance etqui s’imaginait assister à quelque spectacle burlesque :

– Miséricorde divine ! Qu’est-cedonc que cela ? Cessez enfin de débiter ces folies. Soyez doncraisonnables ; dites-moi où je trouverai la sérénissimeprincesse, la puissante Brambilla. Je suis Giglio Fava, le pluscélèbre comédien de la terre, que la princesse Brambilla aime etqu’elle élèvera à de grands honneurs. Écoutez-moi donc ! Voustous, dames, nègres et autruches, ne vous laissez pas raconter cesniaiseries. Je sais tout cela mieux que ce vieil homme, car je suisle nègre blanc, et personne d’autre.

Dès que les dames eurent enfin aperçu Giglio,elles firent entendre un long rire pénétrant et s’élancèrent surlui. Giglio lui-même ne savait pas pourquoi brusquement uneterrible angoisse s’empara de lui et pourquoi il chercha à déployertous ses efforts pour échapper aux dames. Il n’y serait pasparvenu, s’il n’avait eu la chance, en étalant son manteau, des’élever en l’air jusqu’à la haute coupole de la salle. Alors lesdames le poursuivirent çà et là, en jetant vers lui de grandsmouchoirs, si bien qu’il retomba épuisé. Les dames enveloppèrent satête d’un filet, et les autruches apportèrent une grande cagedorée, où Giglio fut enfermé sans pitié. Au même instant, la lampes’éteignit et tout disparut comme par un coup de baguettemagique.

La cage ayant été placée à une grande fenêtreouverte, Giglio pouvait regarder dans la rue, mais, comme à cetteheure-là le peuple était dans les théâtres et les auberges, la rueétait triste et déserte, si bien que le pauvre Giglio, pressé dansson étroit réduit, se trouvait dans une solitude désolée.

– Est-ce là, – fit-il en gémissantdouloureusement, – le bonheur que j’avais rêvé ? Est-ce là ceque signifie le tendre et merveilleux mystère renfermé dans lepalais Pistoia ? Je les ai vus, les nègres, les dames, levieux petit drôle à la tulipe et les autruches, qui sont entrés icipar l’étroit portail ; il ne manquait que les haquenées et lespages emplumés. Mais Brambilla n’était point parmi eux. Non, ellen’est pas ici, la charmante image de mon désir passionné, de monardeur amoureuse ! Ô Brambilla ! Brambilla ! Et ilfaut que je languisse misérablement dans cet indigne cachot et jene jouerai jamais plus le Nègre Blanc ! Hélas !Hélas ! Hélas !

– Qui se lamente donc là-haut sifortement ? dit une voix venue de la rue.

Giglio reconnut aussitôt que c’était celle duvieux Ciarlatano, et un rayon d’espérance pénétra dans sa poitrineangoissée.

– Celionati, – fit Giglio d’une voixtouchante, – cher Celionati, est-ce vous que j’aperçois là, auclair de lune ? Je suis ici encagé et dans un triste état. Onm’a enfermé comme un oiseau. Ô ciel ! Signor Celionati, vousêtes un homme vertueux qui n’abandonnez pas votre prochain. Vousavez à votre disposition des forces merveilleuses ; aidez-moià sortir de ma maudite et lamentable situation. Ô Liberté, Libertéchérie, qui pourrait mieux t’apprécier que celui qui est enfermédans une cage, même si les barreaux en sont en or ?

Celionati rit tout haut ; après quoi ildit :

– Voyez, Giglio, la faute de tout cela enest à votre maudite folie, à vos folles imaginations. Qui vous adit d’entrer dans le palais Pistoia avec cet insipidedéguisement ? Comment pouvez-vous pénétrer dans une assembléeà laquelle vous n’êtes pas invité ?

– Comment ? – s’écria Giglio, – vousappelez insipide déguisement le plus beau de tous les costumes, leseul dans lequel je pourrais me présenter dignement devant laprincesse que j’adore ?

– Précisément, – répondit Celionati, –c’est votre beau costume qui est cause qu’on vous a traitéainsi.

– Mais suis-je donc un oiseau ? –s’écria Giglio, plein de mécontentement et de colère.

– En tout cas, – reprit Celionati, – cesdames vous ont pris pour un oiseau et même pour un oiseau qu’ellestiennent follement à capturer, je veux dire un béjaune.

– Ô Dieu ! – fit Giglio, tout horsde lui. Moi, Giglio Fava, le célèbre héros tragique, le nègreblanc, moi, être pris pour un béjaune !

– Allons, Signor Giglio, – s’écriaCelionati, – ayez de la patience, dormez, si vous pouvez,tranquillement et en repos. Qui sait ce que demain vous apporterade favorable ?

– Ayez pitié de moi, Signor Celionati, –s’écria Giglio, – délivrez-moi de cette maudite geôle. Jamais plusje ne reviendrai dans ce maudit palais Pistoia.

– À vrai dire, répondit le Ciarlatano, –vous n’avez guère mérité que je m’occupe de vous, car vous avezméprisé toutes mes bonnes leçons et vous voulez vous jeter dans lesbras de mon ennemi mortel, l’abbé Chiari, qui, sachez-le, vous aprécipité dans cette catastrophe, par ses stupides et méchantsvers, qui ne sont qu’imposture. Cependant, vous êtes, vraiment, unbon garçon et moi je suis un fou loyal et magnanime, comme je l’aidéjà souvent montré. C’est pourquoi je veux vous sauver. J’espèrequ’en compensation vous m’achèterez demain une nouvelle paire delunettes et un exemplaire de la fameuse dent du princeassyrien.

– Je vous achète tout, tout ce que vousvoudrez ; mais, la liberté, rendez-moi la liberté ;j’étouffe déjà à moitié…

Ainsi parla Giglio, et alors le Ciarlatano, aumoyen d’une échelle invisible, monta jusqu’à lui et ouvrit unegrande trappe qu’il y avait à la cage ; par cette ouverture,l’infortuné béjaune essaya péniblement de passer.

À cet instant même on entendit dansl’intérieur du palais un grand vacarme et des voix antipathiquespiaulaient et criaillaient dans une affreuse confusion.

– Par tous les diables ! – s’écriaCelionati, – on s’aperçoit de votre fuite ; Giglio,allez-vous-en vite.

Avec la force du désespoir, Giglio passa soncorps tout entier à travers l’ouverture, se jeta à l’aveuglettedans la rue, se releva, car il n’avait pas le moindre mal, et ilpartit comme une Furie.

– Oui, – cria-t-il, tout hors de luilorsque, arrivé dans sa chambrette, il aperçut le grotesque costumedans lequel il avait combattu avec son moi, – oui, cette follemonstruosité qui est là, sans corps, c’est mon moi, et, cesvêtements princiers, le sinistre démon les a volés au béjaune pourme mystifier, afin que, par une funeste équivoque, les belles damesme prissent moi-même pour le béjaune. Je dis des bêtises, je lesais ; mais c’est justice, car, à la vérité, je suis devenufou parce que mon moi n’a pas de corps.

– Alors, en avant, en avant ! moncher et adorable moi !

Ce disant, il se dépouilla furieusement desbeaux vêtements qu’il portait, enfila rapidement le plus grotesquede tous les habits masqués et courut au Corso.

Toute la béatitude du ciel pénétra dans sonêtre lorsqu’une jeune fille, gracieuse comme un ange, le tambourinà la main, l’invita à danser.

Et Giglio se mit donc à danser avec la belleinconnue ; mais ce qui se passa alors, le bienveillant lecteurle verra… au chapitre suivant.

Chapitre 6

 

Comment un de nos personnages, endansant, devint prince, tomba évanoui dans les bras d’un charlatanet puis, au repas du soir, douta des talents de son cuisinier. –Liquor anodynus et grand bruit sans cause. – Duel chevaleresque desamis éperdus d’amour et de douleur, et son issue tragique. –Inconvénients et inopportunité qu’il y a à priser du tabac. –Franc-maçonnerie d’une jeune fille et d’une machine à volernouvellement inventée. – Comment la vieille Béatrice mit deslunettes et les ôta de son nez.

 

LA DANSEUSE. – Tourne, tourne plus fort,tourbillonne sans répit, danse folle et joyeuse. Ah ! commetout vole autour de moi avec la rapidité de l’éclair ! Pas derepos, pas d’arrêt ! Une série de figures bigarrées pétillentcomme les jaillissantes étincelles d’un feu d’artifice etdisparaissent dans la nuit noire. Le plaisir cherche le plaisirsans pouvoir le saisir, et précisément c’est en cela que de nouveauconsiste le plaisir. Rien n’est plus ennuyeux que d’être cloué ausol et de devoir rendre raison à tout regard et à toute parole.C’est pourquoi je ne voudrais pas être une fleur. Je préférerais debeaucoup être un scarabée d’or, qui vous bourdonne et vrombitautour de la tête, si bien que devant le bruit qu’il fait vous nepouvez plus entendre votre propre raison. Mais où demeure, ensomme, la raison, lorsque l’emporte le tourbillon d’un frénétiqueplaisir ? Tantôt trop lourde, elle brise ses liens et elletombe dans l’abîme ; trop légère, au contraire, elle s’envoledans les vapeurs du ciel. Il n’est pas possible, en dansant, degarder une raison très lucide : c’est pourquoi de préférencetant que nos tours et nos pas dureront, nous la laisseronscomplètement de côté, et c’est pourquoi je ne veux pas non plus terendre raison, mon beau et alerte compagnon. Regarde, tournantautour de toi, je t’échappe au moment même où tu pensais me saisiret me tenir solidement. Et maintenant, maintenant…,recommençons.

LE DANSEUR. – Et pourtant !… non, manqué…mais l’essentiel, c’est de savoir en dansant observer et garder lejuste équilibre. C’est pourquoi il est nécessaire que chaquedanseur prenne dans sa main quelque chose, comme balancier ;et c’est pourquoi je vais tirer ma large épée et la brandir dansl’air. Comme cela… Que penses-tu de ce saut, de cette attitude,dans laquelle je confie tout mon moi au centre de gravité de lapointe de mon pied gauche ? Tu appelles cela une folleétourderie ; mais c’est précisément là cette raison dont tu nefais aucun cas, bien que sans elle on ne comprenne rien et pas mêmel’équilibre, qui est utile à tant de choses. Mais quoi ? Desrubans bariolés flottant autour de moi, de moi qui oscille sur lapointe de mon pied gauche, le tambourin dressé haut dans l’air, tuexiges que je me dépouille de toute raison et que je renonce à toutéquilibre ? Je te jette le pan de mon manteau, afin que,éblouie, tu trébuches et tombes dans mes bras… Mais non, non, dèsque je te saisirais, tu n’existerais plus, tu disparaîtrais dans lenéant. Qui es-tu donc, être mystérieux, qui, né de l’air et du feu,appartiens à la terre et regardes, séducteur, du fond deseaux ? Tu ne peux pas m’échapper. Mais tu veux tebaisser ; je m’imagine te tenir et voilà que tu planes dansles airs. Es-tu vraiment le hardi esprit élémentaire, qui allume lavie pour créer de la vie ? Es-tu la mélancolie, le désirardent, le ravissement, la joie céleste de l’existence ? Maistoujours les mêmes pas, toujours les mêmes tours, et pourtant, mabelle, ta danse subsiste éternellement et c’est, à coup sûr, cequ’il y a de plus merveilleux en toi…

LE TAMBOURIN. – Lorsque, ô danseur, tum’entends retentir, vibrer et cliqueter ainsi, pêle-mêle, tu pensesque je veux te duper avec toutes sortes de niais bavardages, oubien que je suis un lourdaud qui ne sait pas saisir le ton et lamesure de tes mélodies ; et pourtant, c’est grâce à moi seulque tu observes le ton et la mesure. C’est pourquoi, écoute,écoute-moi.

L’ÉPÉE. – Tu penses, ô danseuse, que, étant enbois, sourde et lourde, sans mesure ni harmonie, je ne puis past’être utile. Sache, pourtant, que c’est à mes seules oscillationsque sont dus le ton et la mesure de ta danse. Je suis à la foisépée et cithare, et mon rôle est de blesser l’air avec mes accordset mon harmonie, mes coups et mes pointes. Et c’est grâce à moi quetu observes le ton et la mesure ; c’est pourquoi, écoute,écoute, écoute-moi.

LA DANSEUSE. – Comme l’unisson de notre danses’élève toujours davantage ! Et quels pas, quels sauts !Toujours plus hardis, toujours plus hardis, et, pourtant, nous yparvenons, parce que nous nous entendons toujours mieux àdanser.

LE DANSEUR. – Ah ! comme mille cercles defeu tourbillonnent étincelants autour de nous ! Quelsplaisirs ! Magnifique feu d’artifice qui ne peut jamaiss’éteindre, car la matière est éternelle, comme le temps.Cependant… halte… halte. Je brûle… je tombe dans le feu.

LE TAMBOURIN et L’ÉPÉE. – Tenez-vous bien,tenez-vous bien à nous, ô danseurs.

LE DANSEUR et LA DANSEUSE. – Quelmalaise !… le vertige, le tourbillon… le vertige… nous saisit…et va nous précipiter…

 

Ainsi se traduit mot pour mot la dansemerveilleuse que Giglio Fava dansa complètement, de la manière laplus gracieuse, avec la belle inconnue, – qui pourtant ne pouvaitêtre personne d’autre que la princesse Brambilla elle-même, – etcela jusqu’à ce que, dans l’exaltation de sa joie débordante, ilfaillit perdre les sens. Mais la chose n’arriva pas ; aucontraire, il sembla à Giglio, comme le tambourin et l’épéel’invitaient de nouveau à bien se tenir, il lui sembla qu’iltombait dans les bras de la belle. Et cela non plus n’arriva pas,car la personne contre la poitrine de qui il s’était laissé allern’était nullement la princesse, – mais bien le vieux Celionati.

– Je ne sais pas, mon excellent prince, –commença Celionati, – (car, malgré votre étrange déguisement, jevous ai reconnu au premier coup d’œil), comment il se fait que vousvous laissiez tromper d’une façon aussi grossière, puisque vousêtes d’habitude un monsieur avisé et sensé. Heureusement que je metrouvais là et que je vous ai reçu dans mes bras, lorsque cettefille dissolue, profitant de votre étourdissement, étaitprécisément sur le point de vous enlever.

– Je vous remercie beaucoup de votrebonne volonté, mon brave Signor Celionati, – répondit Giglio, –mais je ne comprends pas du tout ce que vous dites là d’unegrossière tromperie, et je suis simplement fâché que ce fatalvertige m’ait empêché de terminer, avec la plus charmante, la plusbelle de toutes les princesses, ma danse qui m’aurait rendu toutheureux.

– Que dites-vous ? – poursuivitCelionati. Vous croyez donc peut-être que c’est réellement avec laprincesse Brambilla que vous avez dansé ? Non !Précisément l’indigne tromperie consiste en ce que la princesses’est substituée une personne de vulgaire origine, que vous avezprise pour elle, afin qu’elle puisse mieux se livrer, sans êtregênée, à un autre amour.

– Serait-il possible, – s’écria Giglio, –que j’eusse été trompé ?

– Songez, continua Celionati, – que sivotre danseuse eût été réellement la princesse Brambilla, si vouseussiez heureusement terminé votre danse, à l’instant même le grandmage Hermod serait apparu pour vous introduire, vous et votre hautefiancée, dans votre royaume.

– C’est vrai, – répliqua Celionati. Maisdites-moi donc ce qui s’est passé et avec qui j’ai effectivementdansé.

– Vous allez tout apprendre, – ditCelionati. Mais, si vous voulez, je vous accompagnerai dans votrepalais pour pouvoir y parler plus tranquillement avec vous, ô monprince.

– Soyez assez bon, – dit Giglio, – pourm’y conduire, car je dois vous avouer que la danse avec la présuméeprincesse m’a tellement épuisé que je marche comme dans un rêve,et, en vérité, actuellement je ne sais pas en quel endroit de notreRome est situé mon palais.

– Vous n’avez qu’à venir avec moi,gracieux seigneur, – s’écria Celionati, en prenant Giglio par lebras et en s’en allant avec lui.

Il se dirigea tout droit vers le palaisPistoia. Déjà, depuis les degrés de marbre du portail, Giglioconsidérait le palais de haut en bas, après quoi il dit àCelionati :

– Si c’est là réellement mon palais, – cedont je ne veux nullement douter, – il y a d’étranges hôtes qui mesont tombés dessus et qui, là-haut, dans les salles les plusbelles, font des folies et se conduisent comme si la maison leurappartenait et non à moi. Des femmes effrontées, qui se sont paréesdes robes d’autrui, prennent des gens de qualité, des gensraisonnables (et, que les saints me protègent ! je crois quecela m’est arrivé à moi-même, le maître de la maison !), lesprennent, dis-je, pour l’oiseau rare qu’elles doivent capturer avecdes filets que des mains délicates, expertes en l’art des fées, onttissés, et cela provoque de grands troubles et de grands ennuis.J’ai l’impression d’avoir été là enfermé dans une indignecage ; c’est pourquoi je n’aimerais pas y revenir. S’il étaitpossible, excellent Celionati, que pour aujourd’hui mon palais fûtsitué ailleurs, cela me serait très agréable.

– Votre palais, très gracieux seigneur, –répliqua Celionati, – ne peut être situé ailleurs qu’ici et ceserait pécher contre toutes les convenances que d’entrer dans unemaison étrangère. Vous n’avez, ô mon prince, qu’à supposer que toutce que nous faisons et tout ce qu’on fait ici n’est pas réel, maissimplement un caprice inventé de toutes pièces, et vousn’éprouverez plus la moindre incommodité de la part des folles gensqui s’agitent là-haut. Entrons hardiment.

– Mais, – s’écria Giglio, en retenantCelionati, au moment où celui-ci allait ouvrir la porte, –dites-moi, la princesse Brambilla n’a-t-elle pas fait ici sonentrée avec le magicien Ruffiamonte et une nombreuse suite dedames, de pages, d’autruches et de mulets ?

– Il est vrai, – répondit Celionati, –mais cela ne doit pas vous empêcher d’y entrer, vous qui possédezle palais tout au moins aussi bien que la princesse, – d’y entrer,dis-je, même si provisoirement vous le faites sans bruit. Vous vousy trouverez bientôt tout à fait à votre aise.

Cela dit, Celionati ouvrit la porte du palaiset poussa Giglio devant lui. Dans le vestibule, tout était obscuret muet comme un tombeau ; mais lorsque Celionati eut frappétout doucement à une porte, un petit Pulcinella, d’aspect trèsagréable, apparut aussitôt, portant dans ses mains des flambeauxallumés.

– Si je ne me trompe, – dit Giglio aupetit, – j’ai déjà eu l’honneur de vous voir, mon excellent Signor,sur le toit du carrosse de la princesse Brambilla.

– C’est exact, – répondit le petit, –j’étais alors au service de la princesse ; je le suis encoremaintenant dans une certaine mesure, mais je suis, avant tout,l’indéfectible valet de chambre de votre très gracieux moi, ôexcellent prince.

Pulcinella, éclairant les deux arrivants, lesconduisit dans une pièce magnifique, et il se retira ensuitemodestement, en faisant remarquer que partout et toujours, quand leprince aurait besoin de lui, il viendrait aussitôt, sur la simplepression d’un bouton, car, bien qu’ici, au rez-de-chaussée, il fûtla seule bouffonnerie portant livrée, il jouait le rôle de tout unpersonnel domestique complet, grâce à son aplomb et à sonagilité.

– Ah ! – s’écria Giglio, regardantla pièce richement et splendidement ornée dans laquelle il setrouvait, – maintenant je reconnais pour la première fois que jesuis vraiment dans mon palais, dans ma chambre princière. Monimpresario la fit peindre, mais il ne paya pas le peintre et,lorsque celui-ci vint lui réclamer son argent, il lui donna unsoufflet, sur quoi le machiniste rossa l’impresario avec la torched’une Furie. Oui, je suis dans ma princière patrie. Cependant, vousvouliez me tirer d’une abominable erreur au sujet de la danse,excellent signor Celionati ? Parlez, je vous en prie, parlez.Mais prenons place.

Lorsque Giglio et Celionati se furent assissur de moelleux coussins, celui-ci commença :

– Savez-vous, mon prince, que la personnequ’on vous a substituée à la princesse n’est autre qu’une gentillemodiste, du nom de Giacinta Soardi ?

– Est-ce possible ? – s’écriaGiglio. Mais il me semble que cette jeune fille a pour amoureux unmisérable comédien, pauvre comme un rat, Giglio Fava ?

– C’est exact, – répondit Celionati. Maispouvez-vous bien vous imaginer que c’est précisément après cemisérable comédien, pauvre comme un rat, que court la princesseBrambilla, par voies et chemins, et même qu’elle ne vous asubstitué à sa place la modiste qu’afin que vous vous amourachiezpeut-être de cette dernière, par un quiproquo extravagant etinsensé et qu’ainsi vous la détourniez de son héros dethéâtre ?

– Quelle pensée sacrilège, – dit Giglio,– mais, croyez-moi, Celionati, il n’y a là qu’une malignesorcellerie du Démon, qui brouille tout et qui confond follementles choses, et je vais anéantir cette sorcellerie avec cette épée,que tiendra bravement ma main, ainsi que le misérable qui al’audace de supporter que ma princesse l’aime.

– Faites cela, mon excellent prince, –répondit Celionati avec un sourire malicieux. Moi-même, je tiensbeaucoup à ce que ce niais soit écarté le plus tôt possible denotre route.

Alors Giglio pensa à Pulcinella et auxservices pour lesquels celui-ci s’était offert. Il pressa donc unbouton caché. Aussitôt Pulcinella parut, et comme, ainsi qu’ill’avait promis, il était en mesure de remplacer un grand nombre dedomestiques aux attributions les plus différentes, il fut à la foiscuisinier, sommelier, maître d’hôtel et échanson, et il eut préparéen peu de secondes un friand repas.

Giglio, après avoir mangé tout à sa faim,trouva cependant que, pour ce qui était des mets et des vins, ons’apercevait trop que le tout avait été préparé, apporté et servipar une seule personne, car tout avait le même goût. Celionatipensa que la princesse Brambilla avait peut-être précisément pourl’instant renvoyé Pulcinella de son service parce que, avec uneprétentieuse présomption, il voulait faire tout par lui seul, cequi avait été cause que souvent déjà il s’était disputé avecArlecchino qui, également, avait le même défaut.

*

**

Dans le Caprice original et extrêmementremarquable que le narrateur de la présente histoire suitfidèlement, il y a à cet endroit une lacune. Pour parler comme lesmusiciens, il manque la transition d’un mode à un autre, de sorteque le nouvel accord éclate sans avoir été du tout préparé. Oui, onpourrait dire que le Caprice est rompu par une dissonance nonrésolue. On nous dit, en effet, que le prince (il ne peut s’agir làde nul autre que de ce Giglio Fava qui menaçait de mort le propreGiglio Fava !) fut soudain saisi de maux d’entraillesépouvantables, qu’il attribua à la cuisine de Pulcinella, maisensuite, lorsque Celionati lui eut fait prendre un peu deLiquor anodynus, il s’endormit, après quoi il se produisitun grand bruit. On ne nous dit pas ce que signifie ce bruit, nicomment le prince, – en d’autres termes, Giglio Fava, – sortit dupalais Pistoia avec Celionati.

La suite de l’histoire est à peu près lasuivante.

Comme le jour commençait à baisser, on vitapparaître sur le Corso un masque qui attira l’attention de tous àcause de sa bizarrerie et de son extravagance. Il portait unecoiffure singulière, ornée de deux hautes plumes de coq, puis unmasque avec un nez en trompe d’éléphant, sur lequel étaient poséesde grandes lunettes, un pourpoint avec de gros boutons, mais, àcôté de cela, un joli pantalon de soie couleur bleu de ciel, avecdes rubans d’un rouge foncé, ainsi que des bas roses, deschaussures blanches avec des nœuds également rouge foncé et unebelle épée pointue à sa ceinture.

Mon bienveillant lecteur connaît déjà cetaccoutrement, qu’il a vu dans notre premier chapitre, et il saitpar conséquent que personne d’autre que Giglio Fava ne peut êtrecaché sous lui. Mais à peine ce masque avait-il parcouru le Corsoune couple de fois, qu’un fou de Capitan Pantalon, du nom deBrighella, tel qu’il s’est souvent déjà montré dans ce Caprice,bondit vers le masque avec des yeux étincelants de colère ets’écria :

– Je te trouve enfin, maudit héros dethéâtre ! Stupide nègre blanc ! Maintenant, tu nem’échapperas pas. Tire ton épée, poltron, défends-toi, ou je teplante mon bois dans le corps.

En même temps, cet extravagant CapitanPantalon brandit en l’air sa large épée de bois, mais Giglio ne futpas le moins du monde décontenancé par cette attaque inattendue. Aucontraire, il dit posément et tranquillement :

– Qu’est-ce que c’est que cette espèce derustre malappris qui veut ici se battre en duel avec moi sanssavoir ce que sont les véritables coutumes chevaleresques ?Écoutez, mon ami, si vous me reconnaissez véritablement pour lenègre blanc, vous devez savoir que je suis héros et chevalier commepas un et que c’est uniquement la véritable courtoisie qui me faitainsi déambuler en pantalon bleu de ciel, en bas roses et ensouliers blancs. C’est là le costume de bal à la manière du roiArthur. Mais je m’aperçois que ma bonne épée luit à mon côté et jevais vous rendre chevaleresquement raison si vous m’attaquez enchevalier et si vous êtes quelque chose de propre et non pas unpitre traduit en romain.

– Pardonnez-moi, – dit le masque, – ônègre blanc, d’avoir, ne fût-ce qu’un instant, perdu de vue ce queje dois au héros et au chevalier. Mais aussi vrai que coule dansmes veines un sang princier, je vous montrerai que j’ai lud’excellents livres de chevalerie avec tout autant de profit quevous.

Là-dessus, le princier Capitan Pantalon reculade quelques pas, présenta à Giglio son épée dans la position decombat et dit avec l’expression de l’amabilité la plusprofonde : « Si vous voulez bien ? »

Giglio, saluant élégamment son adversaire,tira son épée du fourreau et le combat commença. On constatabientôt que tous les deux, le Capitan Pantalon et Giglio,s’entendaient très bien sur ce terrain chevaleresque. Chacun d’euxavait le pied gauche immobile sur le sol, tandis que le pied droittantôt bondissait pour l’attaque intrépide, tantôt se retirait dansla position de défense. Les lames se croisaient en brillant et lescoups se suivaient avec la rapidité de l’éclair. Après une passechaude et dangereuse, les combattants furent obligés de se reposer.Ils se regardèrent et, avec la rage de ce combat singulier, un telamour surgit en eux qu’ils tombèrent dans les bras l’un de l’autreet pleurèrent beaucoup. Puis la lutte reprit avec un redoublementde force et d’habileté. Mais, comme Giglio s’efforçait de parer uncoup bien calculé de son adversaire, le coup toucha l’attachegauche de son pantalon, si bien qu’il tomba à terre en gémissant. –Halte ! – s’écria le Capitan Pantalon. On examina la blessurede Giglio et on la trouva insignifiante.

Une couple d’épingles suffirent à remettre enplace le nœud du pantalon.

– Je vais prendre mon épée de la maingauche, – dit alors le Capitan, – parce que la pesanteur du boisfatigue mon bras droit. Tu peux continuer à garder à la main droiteton léger glaive.

– Le ciel me préserve, – répondit Giglio,– de te faire un pareil tort. Moi aussi, je vais prendre mon épéede la main gauche, car c’est là une chose bonne et utile, qui mepermettra de te mieux frapper.

– Viens sur ma poitrine, mon bon et noblecamarade, s’écria le Capitan Pantalon.

Les combattants s’embrassèrent derechef, etils poussèrent des cris et ils versèrent d’abondants sanglotsd’attendrissement sur la splendide beauté de leur conduite ;puis ils s’attaquèrent avec acharnement.

– Halte ! – s’écria ensuite Giglio,lorsqu’il remarqua qu’il avait touché l’aile du chapeau de sonadversaire.

Celui-ci ne voulut, au début, pas admettrequ’il avait été blessé, mais, comme l’aile de son chapeau luipendait sur le nez, il fut bien obligé d’accepter la nobleassistance de Giglio. La blessure était sans importance ; lechapeau, après avoir été remis d’aplomb par Giglio, restait encoreun noble feutre. Les combattants se dévisagèrent avec unredoublement d’amour ; chacun avait éprouvé l’honneur et labravoure de l’autre. Ils s’embrassèrent, pleurèrent, après quoil’ardeur du combat reprit de plus belle. Giglio se découvrit parmégarde ; l’épée de son adversaire heurta sa poitrine et iltomba à la renverse, inanimé.

Malgré ce tragique dénouement, lorsqu’onemporta le cadavre de Giglio, le peuple éclata de rire, si fort quetout le Corso en trembla, tandis que le Capitan Pantalon remettaitfroidement sa large épée de bois dans son fourreau et descendait leCorso d’un pas plein de fierté…

*

**

– Oui, – dit la vieille Béatrice, – c’estentendu ; je montrerai la porte à ce vieux et odieux charlatande signor Celionati, s’il se fait voir de nouveau, pour tourner latête à ma douce et charmante enfant. Et, en somme, messer Bescapiest également complice de ses folies.

La vieille Béatrice pouvait avoir raison dansune certaine mesure ; car depuis l’époque où Celionati prenaitplaisir à visiter la gracieuse modiste Giacinta Soardi, lecaractère de cette dernière semblait tout à fait changé. Elle étaitplongée comme en un rêve perpétuel, et elle débitait parfois deschoses si extravagantes et si confuses que la vieille femme étaitinquiète pour sa raison. La grande idée de Giacinta, autour delaquelle tout tournait pour elle, était, – comme le bienveillantlecteur peut déjà le supposer, après avoir lu le chapitre quatre, –que le riche prince Cornelio Chiapperi l’aimait et demanderait samain. Béatrice pensait, au contraire, que Celionati, – le cielsavait pour quelle raison, – ne cherchait qu’à duperGiacinta ; en effet, si l’histoire de l’amour du prince eûtété bien exacte, on ne comprenait pas pourquoi il n’était pas venudepuis longtemps déjà visiter dans son appartement celle qu’ilaimait, car d’habitude les princes ne sont pas à cet égard sitimides. Et ensuite les quelques ducats que Celionati leur faisaitpasser n’étaient nullement dignes de la générosité d’un prince.Somme toute, le prince Cornelio Chiapperi n’existait pas, et, mêmeen admettant qu’il y en eût réellement un, le vieux Celionatilui-même avait annoncé au peuple, elle le savait, du haut de sonestrade de San Carlo, que le prince assyrien Cornelio Chiapperi,après s’être fait arracher une molaire, avait disparu et qu’ilétait recherché par sa fiancée, la princesse Brambilla.

– Voyez-vous bien, – s’écria Giacinta,dont les yeux étaient tout brillants, – vous avez là la clef detout le mystère ? Vous avez là la raison pour laquelle le bonet noble prince se cache si soigneusement. Comme il brûle d’amourpour moi, il craint la princesse Brambilla et ses prétentions, maiscependant il ne peut pas se résoudre à quitter Rome. C’estseulement dans le plus étrange déguisement qu’il ose se montrer surle Corso et c’est précisément sur le Corso qu’il m’a donné lespreuves non équivoques de son tendre amour. Mais bientôt l’étoiledu bonheur se lèvera, pour le cher prince et pour moi, dans toutesa splendeur. Vous rappelez-vous bien un fat de comédien quiautrefois me faisait la cour ? Un certain GiglioFava ?

La vieille répondit que, pour cela, il n’étaitpas besoin, d’avoir une mémoire bien grande, car le pauvre Giglio,qu’elle préférait encore à un prince sans éducation, était venul’avant-veille chez elle et avait fait honneur au repas qu’elle luiavait préparé.

– Eh bien ! – poursuivit Giacinta, –croiriez-vous, ma bonne, que la princesse Brambilla court après cepauvre diable ! C’est Celionati qui me l’a affirmé. Mais,comme le prince n’ose pas encore déclarer publiquement l’amourqu’il a pour moi, la princesse hésite toujours avant de renoncer àson précédent amour et d’élever jusqu’à son trône le comédienGiglio Fava. Cependant, au moment où la princesse donnera sa main àGiglio, le prince aura le bonheur de se voir accorder lamienne.

– Giacinta, – s’écria la vieille, – quede folies, que de chimères !…

– Et, – reprit Giacinta, – quand vousdites que le prince n’a pas daigné jusqu’à présent venir visiter sabien-aimée dans sa propre chambrette, c’est là une erreur complète.Vous ne sauriez croire à quels gracieux artifices recourt le princepour me voir sans être vu. Apprenez, en effet, que mon prince, àcôté d’autres qualités et louables connaissances, possède aussicelle d’être un grand magicien.

« Qu’il m’ait visitée une fois pendant lanuit, si petit, si mignon, si adorable que je l’aurais croqué, jene veux pas y penser. Mais souvent, même quand vous êtes présente,il apparaît tout à coup, ici, au milieu de notre petit logement, etc’est votre faute si vous ne voyez pas le prince, ni toutes lesmagnificences qui se manifestent alors. Bien qu’alors notre étroitedemeure s’agrandisse et devienne une vaste et superbe salle deréception, avec des murs de marbre, des tapis rehaussés d’or, deslits de repos de damas, des tables et des sièges d’ébène etd’ivoire, ce qui me plaît encore davantage, c’est lorsque lesmurailles disparaissent complètement et lorsque, avec monbien-aimé, la main dans sa main, je me promène dans le plus beaujardin que l’on puisse imaginer. Et si toi, ma bonne, tu n’es pascapable de respirer les parfums célestes qui s’exhalent de ceparadis, cela ne m’étonne pas du tout, car tu as l’affreusehabitude de te bourrer le nez de tabac et tu ne peux past’abstenir, même en présence du prince, d’ouvrir ta petitetabatière. Mais tu devrais au moins ôter de tes oreilles le foularddestiné à calmer ton mal de dents, afin d’entendre les chants quis’élèvent dans cet Éden, qui vous prennent l’âme tout entière etdevant lesquels disparaît toute souffrance terrestre, y compris lemal de dents. Tu ne peux vraiment pas trouver inconvenant que jepermette au prince de me baiser les épaules ; car tu voisalors, n’est-ce pas ? comment à l’instant même me poussent lesplus belles, les plus bariolées et les plus étincelantes ailes depapillon et comment je m’élève bien haut, bien haut, dans les airs.Ah ! voilà le véritable bonheur, quand je vogue ainsi avec leprince à travers l’azur du firmament. Tout ce que la terre et leciel ont de magnifique, toutes les richesses et tous les trésorsqui sont cachés dans les profondeurs les plus inaccessibles de lacréation et qu’on peut seulement imaginer, se révèlent alors devantmes regards enivrés et tout cela, tout cela m’appartient.

« Et tu dis, ma vieille, que le princeest avare et qu’il me laisse dans la pauvreté en dépit de sonamour ? Mais tu t’imagines peut-être que je suis richeseulement lorsque le prince est là ? Eh bien ! c’estentièrement faux. Regarde, ma bonne, comme en ce moment où je nefais que parler du prince et de ses magnificences, notreappartement vient de s’embellir si joliment. Vois ces rideaux desoie, ces tapis, ces miroirs, et surtout cette armoire splendide,dont l’extérieur est digne des richesses qu’elle contient. Car tun’as qu’à l’ouvrir et les rouleaux d’or tombent dans ton giron, etque dis-tu de ces jolies dames d’honneur, de ces soubrettes, de cespages, que le prince a assignés à mon service, en attendant que montrône soit entouré de l’éclat de toute la Cour ? »

À ces paroles, Giacinta s’avança près del’armoire que le lecteur connaît déjà pour l’avoir vue dans notrepremier chapitre et dans laquelle étaient suspendus les costumestrès riches, mais aussi très extraordinaires, qu’elle avait garnispour le compte de Bescapi et avec lesquels elle se mit à engagerune conversation à voix basse.

La vieille Béatrice regarda en hochant la têtece que faisait Giacinta, puis elle dit :

– Dieu vous assiste, Giacinta ! Carvous êtes en proie à un lamentable délire et je vais aller cherchervotre confesseur pour qu’il chasse le démon qui vous hante. Mais,je le déclare, tout cela est la faute de cet insensé charlatan quivous a mis le prince dans la tête, et aussi celle de ce nigaud detailleur qui vous a donné comme travail les habits masqués les plusfous. Mais je ne veux pas te gronder. Sois raisonnable, ma douceenfant, ma chère Giacintinetta ; reviens à toi, toi sigentille, comme autrefois.

Giacinta s’assit sans mot dire sur sa chaise,appuya sa petite tête sur sa main et se mit à regarder devant elledans le vide d’un air méditatif.

– Et, – reprit la vieille Béatrice, –lorsque notre bon Giglio aura fini ses écarts… Mais, soit…Giglio ! Eh ! tandis que je te regarde, ma petiteGiacinta, ce qu’un jour il nous lut dans le petit livre me revientà l’esprit… Attends, attends… Cela s’applique à toiexcellemment.

La vieille tira d’une corbeille, cachée sousdes rubans, des dentelles, des morceaux de soie et autres articlesde modes, un petit livre proprement relié, mit ses lunettes sur sonnez, s’accroupit devant Giacinta et lut à haute voix :

– Était-ce sur la rive solitaire etmoussue d’un ruisseau de la forêt, ou bien dans une odorantetonnelle de jasmin ? Non ; il m’en souvient maintenant,c’était dans un petit et amical appartement, éclairé par les rayonsdu soleil couchant, que je l’aperçus. Elle était assise dans unfauteuil bas, la tête appuyée sur sa main droite, de sorte que sesboucles brunes se déroulaient d’un air mutin et se répandaiententre ses doigts blancs. Sa main droite était posée sur son sein etelle jouait avec le ruban de soie qui s’était dénoué de sa taillesvelte, autour de laquelle il formait une ceinture.Mathématiquement, son petit pied semblait suivre le mouvement decette main, ce petit pied dont la pointe seule apparaissait sousles nombreux plis de sa robe et s’élevait et s’abaissait,doucement, doucement. Je vous le dis, une telle grâce, un telcharme divin enveloppaient toute sa personne que mon cœurtressaillait d’un indicible ravissement. J’aurais voulu posséderl’anneau du Gygès, pour qu’elle ne pût pas me voir, car jecraignais qu’au contact de mon regard elle ne disparût dans l’air,comme une vision. Un doux et tendre sourire se jouait autour de sabouche et de ses joues ; de légers soupirs sortaient de seslèvres, rouges comme des rubis, et me frappaient, comme d’ardentesflèches d’amour. Je fus effrayé, car je crus avoir prononcé touthaut son nom dans la subite douleur d’une brûlante extase. Maiselle ne s’aperçut pas de ma présence, elle ne me voyait pas. Alorsj’osai la regarder dans les yeux, – ses yeux qui paraissaient fixéssur moi ! – et c’est dans le reflet de ce tendre miroir que serévéla à moi pour la première fois le merveilleux jardin enchantédans lequel cette figure angélique était retirée, à l’écart deschoses de la terre.

« De brillants châteaux aériens ouvraientleurs portes et il en sortait tout un peuple joyeux et bigarré qui,dans l’allégresse et la gaieté, apportait à la belle les présentsles plus magnifiques et les plus riches. Mais ces présents étaientprécisément tous les espoirs, tous les désirs passionnés qui, nésde la profondeur de sa sensibilité, animaient sa poitrine. Lesdentelles qui recouvraient son sein éblouissant palpitaient et segonflaient toujours davantage, comme des lis soulevés par lesflots, et un brillant incarnat colorait ses joues, car alorss’éveilla le mystère de la musique et l’on entendit des sonscélestes et sublimes. Vous pouvez m’en croire, je me trouvaimoi-même, réellement, dans le reflet de ce merveilleux miroir,transporté au sein du jardin enchanté. »

– Tout cela, – fit la vieille en fermantle livre et en ôtant ses lunettes de son nez, – est très joli ettrès gentiment dit, mais, par le ciel ! quelles expressionsampoulées et entortillées, pour dire simplement qu’il n’y a rien deplus gracieux, – et, pour des hommes d’esprit et d’intelligence,rien de plus séduisant, – qu’une belle jeune fille, qui est assise,recueillie en elle-même et en train de bâtir des châteaux enEspagne ; et, comme je l’ai déjà dit, ce passage s’appliquetrès bien à toi, ma petite Giacinta, et tout ce que tu m’as débitésur le prince et sur ses qualités n’est que l’expression du rêvedans lequel tu es plongée.

– Eh ! – répondit Giacinta, en selevant de son siège et en battant de ses petites mains, comme unjoyeux enfant, – si vraiment il en était ainsi, est-ce que j’enressemblerais moins à la gracieuse image enchanteresse dont il estquestion dans votre lecture ? Et, sachez-le bien, c’étaientles paroles du prince qui, – lorsque vous avez voulu lire unpassage du livre de Giglio, – sans que vous vous en doutiez, –coulaient de vos lèvres.

Chapitre 7

 

Comment on mit sur le compte d’unjeune et gentil garçon, au Café Greco, des choses affreuses,comment un impresario se repentit et comment un mannequinreprésentant un acteur fut la victime des tragédies de l’abbéChiari. – Dualisme chronique et histoire du prince à double corps,qui pensait de travers. – Comment quelqu’un, à cause d’un défautoculaire, voyait les choses à l’envers, perdit son pays et n’allapas se promener. – Querelle, dispute etséparation.

 

L’aimable lecteur ne pourra pas se plaindreque, dans cette histoire, l’auteur le fatigue par de longs détours.Ici tout est joliment concentré dans un petit cercle que l’on peutparcourir en quelques centaines de pas : le Corso, le palaisPistoia, le Café Greco, etc. Et, abstraction faite de la petitedigression relative au pays des Jardins d’Urdar, nous ne sortonsjamais de cet étroit théâtre qu’il est facile de traverser en toussens. Ainsi il nous suffit de quelques pas pour que l’aimablelecteur se retrouve au Café Greco, où, quatre chapitres plus haut,le charlatan Celionati racontait à de jeunes Allemands l’admirableet merveilleuse histoire du roi Ophioch et de la reine Liris.

Donc, au Café Greco, était assis solitaire unjeune et joli garçon, gentiment habillé, qui paraissait plongé dansde profondes réflexions, si bien que c’est seulement après que deuxhommes, qui sur ces entrefaites étaient entrés et s’étaientapprochés de lui, eurent crié deux ou trois fois de suite :« Signor ! Signor ! Mon excellentSignor ! », qu’il s’éveilla de sa songerie et demanda,avec une dignité pleine de politesse et de distinction, ce quedésiraient ces messieurs.

Les deux hommes n’étaient autres que l’abbéChiari, le célèbre poète du plus célèbre encore NègreBlanc, et cet impresario qui avait substitué dans son théâtrela farce à la tragédie.

L’abbé Chiari commença aussitôt :

– Mon excellent Signor Giglio, comment sefait-il que l’on ne vous voie plus et qu’il faille vous chercherpéniblement à travers tout Rome ? Vous voyez ici un pécheurrepenti, converti par la puissance et la force de ma parole, unpécheur qui veut réparer toute l’injustice qu’il vous a faite etvous dédommager largement de tous les torts qu’il a eus enversvous.

– Oui, Signor Giglio, – dit l’impresario,– je reconnais ouvertement mon inintelligence, mon aveuglement.Comment me fut-il possible de méconnaître votre génie et de douterun seul instant que je trouverais en vous seul tout monsoutien ? Revenez chez moi, recevez de nouveau sur mon théâtrel’admiration et la tempête d’applaudissements de l’univers.

– Je ne sais pas, messieurs, – réponditle jeune et gentil garçon, en les dévisageant tous les deux, l’abbéet l’impresario, d’une manière étonnée, – ce que vraiment vous mevoulez. Vous me donnez un nom qui n’est pas le mien, vous me parlezde choses que j’ignore entièrement. Vous faites comme si je vousconnaissais, bien que je ne me rappelle pas vous avoir jamais vusde ma vie.

– Tu as raison, Giglio, – ditl’impresario, à qui les larmes vinrent aux yeux, – de me traiter sidurement, de faire comme si tu ne me connaissais pas du tout ;car je fus un âne de te chasser des planches. Mais, ô Giglio, nesois pas irréconciliable, mon fils. Donne-moi ta main.

– Pensez à moi, mon bon Giglio, – fitl’abbé en interrompant l’impresario, – pensez au NègreBlanc et que vous n’avez pas d’autre moyen de récolter plus degloire et d’honneur que sur la scène de ce brave homme, qui vientd’envoyer au Diable Arlecchino et toute sa jolie séquelle et qui ade nouveau le bonheur d’avoir et de représenter de mestragédies.

– Signor Giglio, – reprit l’impresario, –vous fixerez vous-même vos honoraires ; oui, vous-même vouschoisirez à votre libre fantaisie votre costume pour la pièce duNègre Blanc, et pour quelques aulnes de galon en simili oupour un petit paquet de paillettes de plus ou de moins, je ne feraiaucune difficulté.

– Et moi, je vous répète, – s’écria lejeune homme, – que tout ce que vous me racontez là est et restepour moi une énigme insoluble.

– Ah ! – s’écria alors l’impresarioplein de rage, – je vous comprends, Signor Giglio Fava, je vouscomprends tout à fait ; maintenant je sais tout. Ce mauditSatan de… je ne dirai pas son nom, pour que mes lèvres n’en soientpas empoisonnées… vous a pris dans ses filets ; il vous tientsolidement dans ses griffes ; vous êtes engagé !… Mais,ah ! ah ! ah ! mais il sera trop tard quand vousvous repentirez d’avoir écouté le coquin, – ce misérable maîtretailleur que pousse le délire extravagant d’une ridiculeprésomption, – quand vous vous repentirez d’avoir…

– Je vous en prie, excellent Signor, –fit le jeune homme en interrompant l’impresario irrité, – ne vouséchauffez pas, conservez votre calme. Je devine maintenant tout lemalentendu. Vous me prenez, n’est-ce pas, pour un comédien du nomde Giglio Fava, qui, comme je l’ai entendu dire, a brillé autrefoisà Rome de l’éclat d’un grand acteur, bien qu’au fond il n’aitjamais rien valu ?

Tous deux, l’abbé et l’impresario, regardèrentfixement le jeune homme comme si c’eût été un spectre.

– Sans doute, – continua le jeune homme,– que vous avez été absents de Rome, messieurs, et que vous venezsimplement de rentrer ; car autrement je serais très surprisque vous n’eussiez pas entendu dire ce dont tout Rome parle. Jeserais fâché d’être le premier à vous apprendre que cet acteur dunom de Giglio Fava, que vous cherchez et qui paraît vous être siprécieux, a été tué hier, sur le Corso, en combat singulier. Je nesuis moi-même que trop certain de sa mort.

– Ah ! elle est bien bonne ! –s’écria l’abbé. Elle est au suprême degré exquise et délicieuse,celle-là ! Ainsi vous croyez que c’est le célèbre acteurGiglio Fava qu’un grotesque insensé cloua hier sur le carreau, lesdeux jambes en l’air ? En vérité, mon brave Signor, il fautque vous soyez étranger à Rome et bien peu au courant de nos farcescarnavalesques, car autrement vous sauriez que, lorsque les gensvoulurent relever et emporter le prétendu cadavre, ils n’eurententre leurs mains qu’un joli mannequin en carton, ce qui fit que lepeuple rit à gorge déployée.

– J’ignore, – reprit le jeune homme, –dans quelle mesure l’acteur tragique Giglio Fava n’était pas faitde chair et de sang, mais de carton ; toutefois, il estcertain qu’à l’autopsie on a trouvé que tout son être était gavé derôles venant des tragédies d’un certain abbé Chiari. À ce sujet,les médecins déclarèrent que le coup porté à Giglio Fava par sonadversaire n’avait eu un caractère mortel que parce que tous lesprincipes digestifs avaient été effroyablement sursaturés etcomplètement altérés par l’absorption de cette nourriture tout àfait dépourvue de suc et de substance.

À ces paroles du jeune homme, toutel’assistance éclata de rire d’une façon retentissante. En effet,sans qu’on y fît attention, pendant ce mémorable entretient, leCafé Greco s’était rempli de ses hôtes habituels, surtout desartistes allemands qui avaient formé un cercle autour desinterlocuteurs.

Si l’impresario s’était mis en colère lepremier, ce fut maintenant chez l’abbé que la rage intérieureéclata et bien plus violente encore.

– Ah ! ah ! Giglio Fava !s’écria-t-il, – c’est à cela que vous vouliez en venir ! C’està vous que je dois tout le scandale du Corso. Attendez, mavengeance vous atteindra… vous brisera… vous mettra en pièces.

Mais, comme ensuite le poète offensé passait àde basses insultes et même faisait mine, de concert avecl’impresario, de porter la main sur le jeune et gentil garçon, lesartistes allemands les empoignèrent tous les deux et les jetèrentassez rudement à la porte, si bien qu’ils passèrent avec larapidité de l’éclair tout contre le vieux Celionati, qui,justement, entrait et qui leur cria : « Bonvoyage ! »

Dès que le gentil jeune homme aperçut leCiarlatano, il s’empressa d’aller à lui, le prit par la main, leconduisit dans un coin retiré de la salle et lui dit :

– Ah ! que n’êtes-vous donc arrivéplus tôt, excellent Signor Celionati ? Vous m’auriezdébarrassé de deux importuns qui me prenaient absolument pourGiglio Fava, – lequel, comme vous le savez, j’ai embroché hier surle Corso, dans mon fatal emportement – importuns qui mettaient surmon compte toutes sortes d’affreuses choses. Dites-moi, suis-jedonc réellement si semblable à ce Fava que l’on puisse me confondreavec lui ?

– Ne doutez pas, très gracieux Signor, –répondit le Ciarlatano en saluant poliment et même avec une grandedéférence, – que, pour ce qui est des traits de votre agréablefigure, vous ressemblez effectivement assez à cet acteur ; et,par conséquent, il fut très opportun d’écarter de votre cheminvotre double, ce que vous sûtes faire très adroitement. Quant à cenigaud d’abbé Chiari avec son impresario, comptez entièrement surmoi, mon prince. Je vous préserverai de toutes les attaques quipourraient retarder votre complète guérison. Rien n’est plus facilede brouiller un directeur de théâtre avec un poète dramatique, detelle sorte qu’ils s’élancent férocement l’un sur l’autre, commeces deux lions dont ils ne resta rien que les deux queues,lesquelles, – horrible preuve du meurtre qui venait de s’accomplir,– furent trouvées sur le champ de bataille. Ne prenez donc pas tropà cœur votre ressemblance avec le tragédien en carton-pâte. Car jeviens de constater précisément que les jeunes gens, là-bas, quivous ont délivré de vos persécuteurs, croient également que vousêtes tout bonnement ce Giglio Fava.

– Oh ! mon excellent SignorCelionati, – dit tout bas le gentil jeune homme, – par le ciel, nerévélez pas qui je suis, vous savez bien pourquoi je dois resterdans l’incognito jusqu’à ma complète guérison.

– Soyez tranquille, – répondit lecharlatan, – je dirai de vous, sans vous trahir, tout juste ce quiest nécessaire pour vous mériter l’estime et l’amitié de ces jeunesgens, sans qu’ils songent à me demander quels sont votre nom etvotre état. Et d’abord, faites comme si vous ne nous avieznullement aperçus. Regardez par la fenêtre ou lisez desjournaux ; ensuite vous pourrez vous mêler à notre entretien.Mais, pour que ce que je dis ne vous gêne pas, je m’exprimerai dansla langue qui, vraiment, ne convient que pour les choses vousconcernant, vous et votre maladie, et qu’actuellement vous necomprenez pas.

Le signor Celionati prit place comme àl’accoutumée parmi les jeunes Allemands, qui étaient encore entrain de parler en riant très fort de la façon dont ils avaient« expédié » à toute vitesse l’abbé et l’impresario,lorsque ceux-ci avaient attaqué le gentil jeune homme. Plusieursd’entre eux demandèrent ensuite au vieux Celionati si réellement cen’était pas l’acteur bien connu Giglio Fava qui était là-bas appuyéà la fenêtre ; et, lorsque Celionati eut répondu que non etdéclaré, au contraire, que c’était un jeune étranger d’une hauteextraction, le peintre Franz Reinhold (le lecteur l’a déjà vu etentendu parler au chapitre trois) dit qu’il ne pouvait pascomprendre comment on trouvait une ressemblance entre cet étrangeret l’acteur Giglio Fava. Il avouait que la bouche, le nez, lefront, les yeux et la taille des deux individus pouvaient bien seressembler physiquement ; mais l’expression spirituelle de laphysionomie, – c’est-à-dire ce qui proprement crée la ressemblanceet ce que la plupart des portraitistes, ou plus exactement copistesde figures, ne pourront jamais saisir, si bien qu’ils restentincapables de livrer des portraits véritablement ressemblants, –cette expression était, précisément si différente chez les deuxindividus que, pour sa part, jamais il n’aurait pris un étrangerpour Giglio Fava. En vérité, Fava avait un visage insignifiant,tandis que dans celui de l’étranger il y avait quelque chose desingulier dont il ne comprenait pas lui-même la signification. Lesjeunes gens invitèrent le vieux charlatan à leur raconter quelquechose de semblable à la merveilleuse histoire du roi Ophioch et dela reine Liris, qui leur avait beaucoup plu, ou, plus exactement,de leur narrer la seconde partie de cette même histoire, que, sansdoute, il avait apprise de son ami le magicien Ruffiamonte, ouHermod, qui était au palais Pistoia.

– Quoi ? – s’écria le charlatan, –que parlez-vous là d’une seconde partie ? Me suis-je donc, ladernière fois, arrêté tout à coup ? Ai-je toussoté et puisai-je dit, en m’inclinant, « la suiteprochainement » ? Au demeurant, mon ami le magicienRuffiamonte a déjà donné à haute voix lecture de la suite de cettehistoire, au palais Pistoia. C’est votre faute, et non la mienne,si vous avez manqué la conférence, à laquelle aussi, comme c’estmaintenant la mode, assistaient des dames avides de s’instruire.Et, si maintenant je répétais la chose, cela causerait uneffroyable ennui à une personne qui ne nous quitte jamais et qui setrouvait, elle aussi, à cette conférence, de sorte qu’elle est déjàau courant de toute l’affaire ; je veux dire, en effet, lelecteur du Caprice intitulé « Princesse Brambilla » etqui est une histoire dans laquelle nous-mêmes paraissons et jouonsnotre rôle. Je ne parlerai donc pas du roi Ophioch, de la reineLiris, de la princesse Mystilis, ni de l’oiseau bariolé ; maisc’est de moi, de moi que je parlerai, si cela vous est agréable, ôfrivoles jeunes gens.

– Pourquoi « frivoles » ?– demanda Reinhold.

– Parce que, – dit maître Celionati enparlant en allemand, – vous me considérez comme quelqu’un qui n’estlà que pour vous raconter parfois des contes, qui, à cause de leurcocasserie, vous semblent simplement cocasses et qui vous aident àpasser le temps. Mais, je vous le déclare, lorsque le poète m’acréé, il avait à mon sujet un bien autre dessein, et, s’il pouvaitvoir la façon si indifférente avec laquelle maintes fois vous metraitez, il serait en droit de croire que je suis loin d’êtreréussi. Bref, vous ne me montrez pas du tout le respect et l’estimeque je mérite par mes profondes connaissances. Par exemple, vouspensez niaisement que, en ce qui concerne la science de lamédecine, je vends, sans jamais m’être livré à la moindre étudesérieuse, des remèdes de bonne femme sous des noms secrets et queje veux guérir toutes les maladies avec les mêmes moyens.Maintenant, le temps est venu de vous détromper. De très loin, detrès loin, d’un pays si lointain que Pierre Schlemihl, malgré sesbottes de sept lieues, devrait courir toute une année pourl’atteindre, vient d’arriver ici un jeune homme très distingué,pour recourir à l’assistance de mon art, car il souffre d’unemaladie qui mérite d’être appelée la plus singulière et en mêmetemps la plus dangereuse qu’il y ait, maladie dont la guérisondépend réellement d’un remède secret, lequel exige, pour sapossession, une initiation magique. Le jeune homme est atteint, eneffet, de dualisme chronique.

– Comment ? – s’écrièrent à la foistous les assistants, qui, en même temps, se mirent à rire, – quedites-vous là, maître Celionati ? Dualisme chronique ?Quelle est cette nouveauté ?

– Je remarque, – dit Reinhold, – que vousavez de nouveau l’intention de nous servir quelque chose degrotesque et d’extravagant, et ainsi vous sortez de laquestion.

– Eh ! – répondit le charlatan, –mon fils Reinhold, tu es le dernier qui devrait me faire un pareilreproche, car j’ai toujours bravement pris ton parti et, comme jele crois, tu as compris exactement l’histoire du roi Ophioch et tut’es aussi regardé toi-même dans le clair miroir d’eau de la sourceUrdar, tu… Mais, avant que je continue de parler de la maladie,apprenez, messieurs, que le malade dont j’ai entrepris la guérisonest précisément ce jeune homme qui se tient à la fenêtre et quevous avez confondu avec l’acteur Giglio Fava.

Tous regardèrent avec curiosité l’étranger etconvinrent que, dans les traits de son visage, au demeurant pleind’esprit, il y avait quelque chose d’incertain et de troublepermettant de supposer l’existence d’une maladie dangereuse,laquelle consistait, en somme, dans un délire caché.

– Je crois, maître Celionati, – ditReinhold, – que par votre dualisme chronique vous n’entendez pasautre chose que cette étrange folie dans laquelle le moi sebrouille avec lui-même, ce qui fait que la personnalité del’individu ne peut plus conserver sa cohérence.

– Ce n’est pas mal, mon fils, – réponditle charlatan. Mais, malgré tout, ce n’est pas cela. Cependant, sije dois vous expliquer l’étrange maladie de mon patient, je crainsde ne pas pouvoir vous renseigner avec assez de clarté et denetteté, surtout étant donné que vous n’êtes pas médecins et que,par conséquent, je dois m’abstenir de toute expression technique.Bah ! je laisserai les choses comme elles seront, et d’abord,je vous ferai remarquer que le romancier qui nous a créés et à quinous devons rester dévoués, si nous voulons véritablement exister,ne nous a assigné pour notre existence et nos actions aucune époquedéterminée. Par conséquent, il m’est très agréable de pouvoirsupposer, sans commettre d’anachronisme, que, grâce aux écrits d’uncertain écrivain allemand très spirituel, – c’est Lichtenberg queje veux dire, – vous avez fait connaissance avec le prince héritierau double corps. Une princesse se trouvait (pour parler comme unautre spirituel écrivain allemand, Jean-Paul) dans une situationdifférente de celle du pays, à savoir dans un état intéressant. Lepeuple attendait et espérait un prince ; mais la princessesurpassa cette espérance exactement du double, en accouchant dedeux adorables petits princes qui, quoique jumeaux, auraient dûêtre appelés unaux, car ils avaient le même« derrière ». Bien que le poète de la cour affirmât quela nature n’avait pas trouvé dans un seul corps humain assez deplace pour toutes les vertus que le futur héritier du trône devaitporter en lui, bien que les ministres consolassent le prince,quelque peu déconcerté par cette double bénédiction, en disant quequatre mains tiendraient le sceptre et le glaive plus fermement quedeux, – comme, en somme, la sonate gouvernementale à quatre mainsferait entendre des accents plus pleins et plus magnifiques, – oui,malgré tout cela, il y avait de quoi donner lieu à plus d’unscrupule très justifié. D’abord la grande difficulté de l’inventiond’un modèle de certain petit siège soulevait déjà des inquiétudestrès fondées au sujet de la forme que devrait avoir le trône àl’avenir ; une commission composée de philosophes et detailleurs eut besoin de trois cent soixante-cinq séances pourtrouver la forme la plus commode, et en même temps la plusgracieuse, de doubles culottes ; mais le pire était lacomplète différence de caractères qui se manifestait de plus enplus chez les deux enfants. Lorsque l’un des deux princes étaittriste, l’autre était joyeux. Si l’un voulait s’asseoir, l’autrevoulait courir. Bref, jamais leurs penchants ne s’accordaient. Et,qui plus est, on ne pouvait pas dire que l’un ait tel caractèredéterminé, et le second tel autre ; car, par l’effet d’unéternel changement, la nature de l’un semblait passer dans celle del’autre, ce qui venait sans doute de ce que, à côté de lacroissance physique, se manifestait aussi un développementspirituel qui précisément était la cause des plus grandesdivergences. En effet, ils pensaient de travers, de sorte quejamais aucun d’eux ne savait exactement si c’était bien lui, oubien son co-jumeau, qui avait eu telle ou telle pensée ; et,si ce n’est pas là de la confusion, c’est qu’il n’y en a nullepart. Supposez maintenant que l’individu ait dans le corps, commemateria peccans, un double prince pensant de travers, vousavez la maladie dont je parle et dont l’action se manifesteessentiellement par le fait que le malade ne sait plus qui ilest…

Sur ces entrefaites, le jeune homme s’étaitapproché de la société sans être remarqué, et comme tout le monderegardait le charlatan en silence, attendant qu’il poursuivît sonrécit, l’étranger, après s’être poliment incliné, commençaainsi :

– Je ne sais pas, messieurs, s’il vousconvient que je me mêle à votre société. D’habitude, on m’accueillevolontiers quand je suis en bonne santé et de bonne humeur ;mais, certainement, maître Celionati vous a raconté tellement dechoses merveilleuses sur ma maladie que vous ne désirez pas êtreimportunés par moi.

Reinhold proclama, au nom de tous, que lenouvel hôte était le bienvenu auprès d’eux, et le jeune homme pritplace dans la compagnie.

Le charlatan s’éloigna après avoir encore unefois recommandé au jeune homme d’observer la diète prescrite.

Il arriva, comme cela arrive toujours enpareil cas, que l’on se mit tout de suite à parler de la personnequi venait de quitter la salle, et particulièrement l’on interrogeale jeune homme sur son extraordinaire médecin. Le jeune hommeaffirma que maître Celionati possédait de très belles connaissancesscientifiques, qu’il avait suivi avec profit à Halle et à Iéna lescours de la Faculté, de sorte qu’on pouvait avoir entièrementconfiance en lui. À part cela, selon lui, c’était un hommecharmant, un très brave homme, qui avait l’unique défaut, défauttrès grave il est vrai, de tomber souvent dans un excèsd’allégorie, ce qui réellement lui faisait du tort.

À coup sûr, maître Celionati s’était aussilaissé aller à parler en des termes très extraordinaires de lamaladie qu’il avait entrepris de guérir. Reinhold déclara alorsque, selon l’expression du charlatan, lui, le jeune homme, avait undouble prince héritier dans le corps.

– Voyez-vous bien, messieurs, – dit alorsle jeune homme en riant gracieusement, – voilà donc encore une pureallégorie et pourtant, maître Celionati connaît très bien mamaladie, et il sait que je souffre seulement d’une maladie d’yeux,que j’ai contractée en portant trop tôt des lunettes. Quelque chosedoit s’être dérangé dans mon miroir oculaire ; car,malheureusement, le plus souvent, je vois tout à l’envers, et ainsiil arrive que les choses les plus sérieuses me paraissent tout àfait plaisantes et, réciproquement, les choses les plus plaisantesme paraissent d’un sérieux extraordinaire. Cela me donne souventune angoisse extrême, et des étourdissements tels que je puis àpeine me tenir debout. Surtout, pense maître Celionati, il fautpour ma guérison que je fasse beaucoup de mouvement ; mais,grands dieux ! comment dois-je m’y prendre pourcela ?

– Eh bien ! excellent signor, –s’écria l’un des auditeurs, – comme vous avez, à ce que je vois, detrès bonnes jambes, je connais pourtant…

À cet instant entra une personne que lelecteur connaît déjà, l’illustre maître tailleur Bescapi.

Bescapi alla droit au jeune homme, s’inclinatrès profondément et dit :

– Mon très gracieux prince…

– Très gracieux prince ! –s’écrièrent à la fois tous les auditeurs, en regardant le jeunehomme avec étonnement.

Mais celui-ci dit avec tranquillité :

– Le hasard a, malgré moi, révélé monsecret ; oui, messieurs, je suis réellement prince, et de plusprince infortuné, car je cherche vainement à trouver le royaumemagnifique et puissant qui est mon héritage. Si je vous ai dit toutà l’heure qu’il ne m’était pas possible de me livrer à tout lemouvement dont j’aurais besoin, cela vient de ce que le pays mefait entièrement défaut et, par conséquent, l’espace qu’il mefaudrait. C’est précisément aussi parce que je suis enfermé dans unsi petit réceptacle que se brouillent en moi les nombreuses figuresqui se présentent à ma vue, et qu’elles s’agitent et s’enchevêtrentsans que je puisse parvenir à en distinguer aucune. C’est là unetrès mauvaise chose, car, conformément à ma nature la plus intimeet la plus véritable, je ne puis exister que dans la clarté. Mais,grâce aux efforts de mon médecin, ainsi qu’à ceux de ce ministredigne entre les plus dignes, je pense redevenir sain, grand etpuissant, – comme je devais effectivement l’être, – par le moyend’une heureuse union avec la plus belle des princesses. Je vousinvite solennellement, messieurs, à venir me visiter dans mesÉtats, dans ma capitale. Vous verrez que vous y serez comme chezvous et que vous ne voudrez pas me quitter, parce que c’estseulement chez moi que vous pourrez mener une véritable vied’artiste. Ne croyez pas, mes braves messieurs, que j’exagère etque je sois un être vaniteux. Laissez-moi seulement redevenir unprince en bonne santé, capable de connaître ses gens, même s’ilsont la tête en bas, et vous vous rendrez compte de mes bonnesintentions envers vous tous. Je tiendrai parole, aussi vrai que jesuis le prince assyrien Cornelio Chiapperi. – Je vous tairaiprovisoirement mon nom et ma patrie ; vous apprendrez l’un etl’autre en temps voulu. – Maintenant je dois délibérer avec cetexcellent ministre sur quelques importantes affaires d’État, puisj’irai chez Dame Folie et, en me promenant à travers la cour, jeverrai si sur les planches de terreau ont germé quelques bonnesplaisanteries.

Cela dit, le jeune homme saisit le maîtretailleur sous le bras et tous deux s’en allèrent.

– Que dites-vous de tout cela, mesamis ? – fit Reinhold. Il me semble à moi que la mascaradebigarrée d’une plaisanterie folle et fabuleuse fait surgir toutessortes de figures, qui tournent en cercle toujours plus rapidement,si bien qu’on ne peut plus les reconnaître, qu’on ne peut plus lesdistinguer entre elles. Mais prenons nos masques et allons sur leCorso. Je pressens que le grotesque Capitan Pantalon, qui hier asoutenu ce duel enragé, se montrera aujourd’hui encore et feratoute espèce d’extravagances.

Reinhold avait raison, le Capitan Pantalonallait et venait, très gravement, sur le Corso, comme s’il eût étéencore dans la gloire éblouissante de sa victoire de la veille,mais sans rien faire de grotesque, comme à son ordinaire, bien que,justement, sa gravité démesurée lui donnât presque un aspect encoreplus comique que d’habitude. Le lecteur a déjà deviné précédemment,mais maintenant il le sait d’une façon précise, quelle est lapersonne qui se cache sous ce masque. Ce n’est, en effet, nul autreque le prince Cornelio Chiapperi, l’heureux fiancé de la princesseBrambilla. Et la princesse Brambilla était, apparemment, la belledame qui, portant sur son visage un masque de cire et vêtue d’uncostume d’une splendide richesse, se promenait majestueusement surle Corso. La dame parut avoir jeté son dévolu sur le CapitanPantalon, car adroitement elle sut le cerner de sorte qu’ilsemblait ne pas pouvoir lui échapper, mais il fit un détour et ilpoursuivit gravement sa promenade. Mais enfin, au moment même où ilallait s’éloigner d’un pas rapide, la dame le saisit par le bras etlui dit, d’une voix douce et pleine d’amabilité :

– Oui, c’est vous, mon prince. Votredémarche et ce costume digne de votre rang (jamais vous n’enportâtes de plus beau) vous ont trahi. Oh ! dites-moi,pourquoi me fuyez-vous ? Ne reconnaissez-vous pas en moi votrevie et votre espérance ?

– Je ne sais véritablement pas qui vousêtes, ma belle dame, – dit le Capitan Pantalon, – ou plutôt, jen’ose le deviner, car j’ai été si souvent abusé par une odieuseillusion. Des princesses se transformaient devant mes yeux enmodistes, des comédiens en mannequins de carton, et pourtant j’airésolu de ne plus tolérer ni illusion, ni fantasmagorie, mais biende les anéantir impitoyablement toutes les deux, là où je lesrencontrerais.

– Dans ce cas, – s’écria la dame avecirritation, – commencez par vous. Car vous-même, mon estimé Signor,vous n’êtes rien de plus qu’une illusion. Mais, que dis-je, moncher Cornelio, – continua la princesse avec douceur et tendresse, –tu sais quelle princesse t’aime, tu sais comment elle est venue icide lointains pays pour te chercher, pour être tienne. Et n’as-tudonc pas juré de rester mon chevalier ? Parle, monbien-aimé.

La dame avait pris à nouveau le bras dePantalon ; mais celui-ci étendit devant elle son chapeau enpointe, saisit sa large épée et dit :

– Voyez : le signe de ma chevalerieest enlevé, enlevées aussi sont les plumes de coq de mon casquedécouvert ; j’ai renoncé au service des dames, car toutesoffrent pour récompense l’ingratitude et l’infidélité.

– Que dites-vous là ? – s’écria ladame avec colère. Êtes-vous en démence ?

– Éclairez-moi seulement avec le diamantétincelant que vous avez sur le front, reprit le Capitan Pantalon.Faites seulement flotter au-devant de moi la plume que vous avezarrachée à l’oiseau bariolé. Je résiste à tout enchantement et jem’en tiens à dire que mon ministre est un âne et que la princesseBrambilla court après un misérable comédien.

– Oh ! oh ! – s’écria alors ladame, encore plus irritée qu’auparavant, – puisque vous osez meparler sur ce ton, je vous dirai simplement que, si vous voulezêtre un fâcheux prince, ce comédien que vous qualifiez de misérable– même si pour le moment il est en plusieurs morceaux que je puistoujours faire recoudre – me paraît encore valoir bien plus quevous. Allez donc tranquillement trouver votre modiste, la petiteGiacinta Soardi, après laquelle, comme je l’ai appris, vous avezcouru, vous aussi, et placez-la sur votre trône, – que vous nepouvez établir nulle part, puisque vous n’avez pas le moindre boutde terre. Et, sur ce, adieu.

Après quoi la dame s’en alla d’un pas rapide,tandis que le Capitan Pantalon criaillait derrière elle :

– Arrogante ! Infidèle ! C’estainsi que tu récompenses mon fervent amour ? Mais je sais oùme consoler.

Chapitre 8

 

Comment le prince CornelioChiapperi, impuissant à se consoler, baisa la pantoufle de veloursde la princesse Brambilla, mais comment ensuite tous deux furentpris dans un filet. – Nouvelles merveilles du palais Pistoia. –Comment deux magiciens montés sur des autruches traversèrent le lacd’Urdar et prirent place dans la fleur de lotus. – La reineMystilis. – Où nous revoyons des gens de connaissance, et commentle Caprice intitulé Princesse Brambilla aboutit à une joyeusefin.

 

Cependant, notre ami le Capitan Pantalon, ouplutôt le prince assyrien Cornelio Chiapperi (car le lecteur saitune fois pour toutes que sous ce masque fou et extravagant ne secache nul autre que cette estimée personne princière), n’avait pasdu tout l’air d’avoir pu se consoler. En effet, le lendemain, il seplaignait tout haut sur le Corso d’avoir perdu la plus belle desprincesses et disait que, s’il ne la retrouvait pas, de désespoiril se plongerait son épée de bois dans le corps. Mais tandis qu’ilse lamentait ainsi, ses gestes étaient les plus comiques que l’onpût voir et il arriva forcément qu’il fût bientôt entouré de touteespèce de masques qui s’amusaient de lui.

– Où est-elle ? – s’écriait-il d’unevoix plaintive. Où est-elle restée, ma charmante fiancée, ma doucevie ? Est-ce pour en arriver là que j’ai fait arracher ma plusbelle molaire par maître Celionati ? Est-ce pour cela que j’aicouru après mon propre moi, d’un coin à un autre, pour meretrouver ? Oui, ne me suis-je réellement retrouvé que pourlanguir dans une misérable existence, dépourvue de tout amour, detout plaisir et de tout domaine ? Braves gens, si quelqu’und’entre vous sait où se cache la princesse, qu’il ouvre le bec, etqu’il me le dise sans me laisser ici me lamenter inutilement, oubien, qu’il coure vers la très belle et qu’il lui annonce que leplus fidèle de tous les chevaliers, le plus charmant de tous lesfiancés se consume ici de désir et d’ardente passion et que Romeentière, comme une seconde Troie, pourrait s’engloutir dans lesflammes de son ressentiment amoureux si elle ne venait pas bientôtéteindre l’incendie avec les humides rayons lunaires de ses yeuxadorables.

Le peuple poussa un éclat de rire démesuré,mais une voix criarde dit alors :

– Prince insensé, pensez-vous que laprincesse Brambilla doive venir au-devant de vous ? Avez-vousoublié le palais Pistoia ?

– Oh ! oh ! – répliqua leprince. Taisez-vous, impudent béjaune. Soyez heureux d’être sortide votre cage. Mes amis, regardez-moi et dites-moi si je ne suispas le véritable oiseau bariolé qui doit être capturé dans unfilet ?

Le peuple poussa de nouveau un énorme éclat derire ; mais voici qu’au même instant le Capitan Pantalon,comme hors de lui, tomba à genoux, car devant lui elle était là,elle-même, la belle des belles, dans toute la splendeur du charmeet de la grâce suprêmes et portant la robe qu’elle avaitlorsqu’elle s’était montrée sur le Corso pour la première fois, –avec cette différence qu’au lieu de son petit chapeau, elle avaitau front un diadème étincelant magnifiquement, au-dessus duquels’élevaient des plumes de couleur.

– Je suis à toi, – s’écria le prince aucomble du ravissement, – je suis à toi, maintenant, de tout monêtre. Regarde ces plumes sur mon casque. Elles sont le drapeaublanc que j’ai arboré, le signe que je me rends à toi, êtrecéleste, sans aucune réserve, – que je me rends à merci.

– Cela devait être, – répondit laprincesse. Il fallait que tu te soumisses à moi, ta richesouveraine ; sinon tu n’aurais pas eu ta vraie patrie et tuserais resté un prince misérable. Cependant, jure-moi maintenantune foi éternelle sur ce symbole de ma souveraineté illimitée.

Ce disant, la princesse avança une mignonnepetite pantoufle de velours et la tendit au prince, qui la baisatrois fois, après avoir juré solennellement à la princesse, aussivrai qu’il avait conscience de sa vie, une foi éternelle etindéfectible. Dès que cela fut fait, retentirent ces cris perçantset pénétrants :

– Brambure bil bal… Alamonsa kikiburrasonton…

Le couple fut alors entouré par ces dames, auxriches vêtements, qui, comme le bon lecteur s’en souvient, sontentrées, dans notre premier chapitre, au palais Pistoia, etderrière lesquelles étaient les douze nègres splendidementhabillés ; seulement, au lieu de longues piques, les noirstenaient maintenant dans leurs mains de hautes plumes de paon àl’éclat merveilleux, qu’ils brandissaient en tout sens dans lesairs. Les dames jetèrent les réseaux de leurs filets sur le princeet la princesse, qui furent ainsi enveloppés peu à peu dans uneprofonde nuit.

Lorsque, aux accents des cors, des cymbales etdes petites timbales, les ténèbres du filet tombèrent à ses pieds,le couple se trouva au palais Pistoia, dans la salle où, peu dejours auparavant, avait pénétré le présomptueux comédien GiglioFava.

Mais cette salle paraissait à présent plusmagnifique, bien plus magnifique que précédemment, car, au lieu del’unique lampe qui éclairait la salle, il y en avait maintenant unecentaine, disposées en cercle, si bien que tout paraissait être enfeu. Les colonnes de marbre qui portaient la haute coupole étaiententourées de grandes couronnes de fleurs. L’étrange faune qu’il yavait au plafond (on ne savait pas si tantôt c’étaient des oiseauxau plumage bariolé, tantôt de gracieux enfants, tantôt demerveilleux animaux, qui s’y trouvaient enlacés) semblait êtrevivante, et, dans les plis de la draperie d’or du baldaquinbrillaient ici et là les aimables et riants visages de charmantesvierges. Les dames, comme alors, formaient cercle tout autour, maisleur costume était encore plus magnifique et elles ne faisaient pasdu filet, mais tantôt elles répandaient dans la salle des fleurssplendides, qu’elles prenaient dans des vases d’or, et tantôt ellesbalançaient des encensoirs, d’où montaient les vapeurs de parfumsdélicieux.

Sur le trône, tendrement enlacés, étaient lemagicien Ruffiamonte et le prince Bastianello di Pistoia. Il est àpeine nécessaire de dire que celui-ci n’était autre que lecharlatan Celionati. Derrière le couple princier, c’est-à-direderrière le prince Cornelio Chiapperi et la princesse Brambilla,était un petit homme vêtu d’une simarre aux couleurs bariolées ettenant dans ses mains un joli écrin en ivoire dont le couvercleétait levé et où se trouvait simplement une petite aiguilleétincelante qu’il regardait constamment avec un sourire trèsgai.

Le magicien Ruffiamonte et le princeBastianello di Pistoia desserrèrent enfin leur étreinte et secontentèrent de se serrer encore les mains pendant quelque temps.Puis, le prince, d’une voix forte, cria aux autruches :

– Hé là ! bonnes gens, apportez-nousdonc ici le grand livre, afin que mon ami le noble Ruffiamonte nouslise aimablement ce qu’il reste encore à lire.

Les autruches s’en allèrent en sautillant eten battant des ailes et rapportèrent le grand livre qu’ellesposèrent sur le dos d’un nègre agenouillé et qu’ensuite ellesouvrirent.

Le mage qui, en dépit de sa longue barbeblanche, avait l’air extrêmement très jeune et très beau,s’approcha du livre, toussota et lut les vers suivants :

 

Italie, pays du gaiciel ensoleillé

Qui allume la joie dela terre en riche floraison,

Ô belle Rome, où unjoyeux tumulte,

 

Au temps des masques,distrait de leur gravité les gens sérieux !

Les créations de lafantaisie jonglent joyeusement

Sur une scène bariolée,petite et ronde comme un œuf.

 

C’est là le monde où semanifestent de gracieuses apparitions

Le génie peut fairenaître du moi

Le non-moi ; ilpeut dédoubler sa propre poitrine

 

Et convertir la douleurde l’être en une haute joie.

Le pays, la ville, lemonde, le moi, – tout

Est maintenant trouvé.Dans une pure clarté céleste

 

Le couple se reconnaîtlui-même et dans une fidèle union

La vérité profonde dela vie rayonne sur lui.

La trop sage folie netrouble plus l’esprit

 

Avec le lourd blâme dublême ennui ;

L’aiguille merveilleusedu maître a ouvert le royaume.

Une folle taquineriemagique

 

Donne au génie unehaute noblesse souveraine

Et du rêve ellel’éveille à la vie.

Écoutez ! Déjàcommencent les doux accents de la musique,

 

Tout fait silence pourles entendre ;

Le brillant azurrayonne à l’horizon du ciel

Et les lointainessources et forêts murmurent et bruissent.

 

Ouvre-toi, paysmagique, plein de mille félicités,

Ouvre-toi, pour fairesuccéder au désir un nouveau désir,

Lorsqu’il se contemplelui-même dans la fontaine de l’Amour.

 

L’onde s’enfle. Enavant ! précipitez-vous dans les vagues.

Combattez avec force.Bientôt la rive est atteinte.

Et un ravissementsuprême brille dans des flots de feu.

 

Le mage ferma le livre ; mais au mêmemoment une vapeur de feu sortit de l’entonnoir d’argent qu’ilportait sur la tête et remplit de plus en plus la salle. Et, au sonharmonieux des cloches, aux accents des harpes et des timbales,tout se mit à s’agiter et à se déplacer pêle-mêle. La coupoles’éleva dans les airs et devint un joyeux arc-en-ciel. Les colonnesdevinrent de hauts palmiers, l’étoffe d’or descendit et setransforma en un fond brillant de fleurs bariolées, et la grandeglace de cristal se fondit en un lac clair et magnifique. La vapeurde feu qui s’était élevée hors de l’entonnoir du mage se fut viteentièrement dissipée et un air frais et balsamique souffla àtravers l’immense jardin enchanté, rempli des buissons, des arbreset des fleurs les plus gracieux et les plus superbes. La musiqueredoubla ses accents, il y eut un mouvement prononcé d’allégresseet mille voix chantèrent :

 

Vive, vive à jamais lebeau pays d’Urdar !

Sa fontaine purifiéebrille avec la clarté d’un miroir

Et brisés sont lesliens du Démon.

 

Soudain tout se tut, musiques, crisd’allégresse et chants ; dans un profond silence, le mageRuffiamonte et le prince Bastianello di Pistoia montèrent sur lesdeux autruches et nagèrent vers la fleur de lotus qui émergeait aumilieu du lac, comme une île éclatante. Ils entrèrent dans lecalice de la fleur, et ceux d’entre les gens rassemblés autour dulac qui avaient de bons yeux remarquèrent très nettement que lesmagiciens sortirent d’une petite boîte une poupée de porcelaineminuscule, mais aussi très gracieuse, et la déposèrent au milieu ducalice de lotus. Il arriva alors que le couple amoureux,c’est-à-dire le prince Cornelio Chiapperi et la princesseBrambilla, s’éveillèrent de l’assoupissement dans lequel ilsétaient plongés et regardèrent aussitôt le lac clair et luisantcomme un miroir au bord duquel ils se trouvaient. Et voici, qu’enapercevant le lac, ils se reconnurent pour la première fois ;ils se dévisagèrent et furent pris d’un rire qui, étant donné sanature merveilleuse, ne pouvait se comparer qu’au fameux rire duroi Ophioch et de la reine Liris, et ensuite ils tombèrent dans lesbras l’un de l’autre, au comble du ravissement.

Et, tandis qu’ils riaient, voici que(splendide miracle !) surgissait, hors du calice de la fleurde lotus, une divine image de femme, qui devint toujours plusgrande, toujours plus grande, jusqu’à ce que sa tête atteignît lebleu du ciel ; et l’on pouvait constater que ses pieds étaientenracinés au plus profond du lac. Dans la couronne étincelantequ’elle portait sur sa tête étaient assis le mage et le prince, quiregardaient le peuple répandu au-dessous d’eux, et le peuple, ivrede ravissement, ne connaissant plus aucune contrainte, était touten jubilation et s’écriait : « Vive notre grande reineMystilis ! », tandis que la musique du jardin enchantéfaisait entendre ses accents les plus exaltés.

Et, de nouveau, mille voixchantèrent :

 

Oui, de la profondeurmontent des joies délicieuses

Et elles volentbrillamment dans les espaces célestes.

Regardez la reine quinous a conquis.

 

De douze rêves planentautour de la tête des dieux.

Les plus riches filonss’ouvrent sous les pas.

L’être véritable, dansle plus beau germe de la vie,

Ils l’ont compris, ceuxqui se sont reconnus, – et qui ont ri !

 

Minuit était passé, c’était l’heure où lepeuple sortait en foule des théâtres. Alors la vieille Béatriceferma la fenêtre d’où elle avait regardé au-dehors, et elledit :

– Il est temps maintenant que je préparetout, car bientôt arrivera ma maîtresse et sans doute qu’elleamènera encore avec elle le bon Signer Bescapi.

Comme au jour où Giglio avait dû l’aider àporter le panier rempli de friands morceaux, la vieille femme avaitaujourd’hui acheté tout ce qu’il fallait pour un repas succulent.Mais elle n’avait plus, comme naguère, à se tourmenter dans le trouexigu, qui représentait une cuisine, et dans l’étroite et pauvrechambrette du Signor Pasquale. Elle disposait maintenant d’un vastefoyer et d’une chambre bien claire, tout comme sa maîtresse pouvaitse mouvoir à son aise dans trois ou quatre pièces, cependant pastrop grandes, où il y avait plusieurs jolies tables, sièges etautre mobilier fort passable.

Tout en étendant une nappe fine sur la tablequ’elle avait avancée au milieu de la pièce, la vieille femmedisait en souriant d’aise :

– Hum ! c’est vraiment aimable de lapart du signor Bescapi, non seulement de nous avoir donné ce gentillogement, mais encore de nous avoir abondamment pourvues de tout lenécessaire. Maintenant, la pauvreté nous a sans doute quittées pourtoujours.

La porte s’ouvrit et Giglio Fava entra avec saGiacinta.

– Laisse-moi t’embrasser, ma douce etcharmante femme, – dit Giglio. Laisse-moi te dire de toute mon âmeque c’est seulement depuis que je suis uni à toi que je jouis desplus pures et des plus délicieuses joies de la vie. Chaque fois queje te vois jouer tes Sméraldines, ou d’autres rôles nés de lavéritable plaisanterie, ou que je suis à côté de toi en Brighella,en Truffaldino ou en un quelconque personnage fantaisiste et pleind’humour, dans mon être s’épanouit tout un monde d’ironie la plussubtile et la plus hardie et mon jeu en est tout enflammé. Maisdis-moi, ma vie, quel esprit tout particulier aujourd’hui était entoi ; jamais tu n’as fait briller du fond de ton être deséclairs d’humour féminin aussi gracieux ; jamais tu n’as étési adorablement aimable, dans ton humour fantaisiste si aérien.

– Je pourrais dire la même chose de toi,mon bien-aimé, – répondit Giacinta, en déposant un léger baiser surles lèvres de Giglio. Toi aussi, tu as été aujourd’hui plus superbeque jamais, et tu n’as peut-être pas remarqué toi-même que, pendantplus d’une demi-heure, nous avons continué d’improviser notre scèneprincipale aux rires constants des spectateurs mis en grande joie.Mais ne songes-tu donc pas quel jour nous sommes ? N’as-tu paspressenti en quelles heures prédestinées cette exaltationparticulière nous a saisis ? Ne te rappelles-tu pas qu’il y aprécisément aujourd’hui un an que nous avons contemplé lemagnifique et brillant lac d’Urdar et que nous nous sommesreconnus ?

– Giacinta ! que dis-tu là ? –s’écria Giglio avec un air de joyeuse surprise. Le pays d’Urdar, lelac d’Urdar, tout cela est derrière moi comme un beau rêve… Maisnon… ce n’était pas un rêve… Nous nous sommes reconnus ! Ô matrès chère princesse !

– Oh ! mon très cher prince, –répondit Giacinta. Et ils s’embrassèrent de nouveau et ilséclatèrent de rire et ils s’écrièrent tous deux à lafois :

– Là est la Perse. Là les Indes, maisvoici Bergame, voici Frascati, nos royaumes sont limitrophes… Non,non, c’est un seul et même royaume, celui dans lequel nous régnons,nous, puissant couple princier : c’est le beau et splendidepays d’Urdar lui-même… Ah ! quel bonheur !

Et ils se mirent à se trémousser joyeusement àtravers la pièce, tombant de nouveau dans les bras l’un de l’autre,se donnant des baisers et riant à cœur joie.

– Ne sont-ils pas semblables à deturbulents enfants ? – gronda sur ces entrefaites la vieilleBéatrice. Voici un an déjà qu’ils sont mariés et ils sont encore àse faire des amourettes, à se bécoter et à sauter et bondir partoutet, ô Seigneur ! ils me font presque tomber les verres quisont sur la table ! Oh ! Oh ! Signor Giglio, ne mefourrez pas le bout de votre manteau dans le ragoût, et vous,Signora Giacinta, ayez pitié de la porcelaine et laissez-lui lavie !

Mais les deux jeunes gens ne faisaient pasattention à la vieille et continuaient leurs amusements. Enfin,Giacinta saisit Giglio par les bras, le regarda bien dans les yeuxet s’écria :

– Mais, dis-moi, mon cher Giglio, tu l’asbien reconnu, n’est-ce pas, le petit homme qui était derrière nous,en robe de couleur, avec sa boîte d’ivoire ?

– Pourquoi ne l’aurais-je donc pasreconnu, ma chère Giacinta ? – répondit Giglio. C’était toutsimplement le bon Signor Bescapi, avec son aiguille créatrice, lecher impresario que nous avons maintenant, lui qui, le premier,nous a fait paraître sur la scène dans la forme qui convient ànotre nature propre. Et qui aurait pu penser que ce vieux fou decharlatan ?…

– … Oui, – fit Giacinta, en interrompantGiglio, – oui, que ce vieux Celionati, avec son manteau percé etson chapeau troué ?…

– … Que c’était là véritablement le vieuxet fabuleux prince Bastianello di Pistoia.

Ces dernières paroles venaient d’êtreprononcées par l’homme magnifiquement habillé qui précisément à cetinstant entrait dans la chambre.

– Ah ! – s’écria Giacinta, dont lesyeux brillèrent de joie, – c’est vous, mon très gracieuxseigneur ? Comme nous sommes heureux, mon Giglio et moi, quevous veniez nous visiter dans notre petit appartement ! Nedédaignez pas de prendre avec nous un léger repas, et puis vouspourrez nous raconter finement ce que c’est donc, en réalité, quetoute cette histoire de la reine Mystilis, du pays d’Urdar et devotre ami le magicien Hermod ou Ruffiamonte : je ne comprendspas encore tout cela très bien.

– Il n’est pas besoin, ma charmante etdouce enfant, – dit le prince di Pistoia avec un doux sourire, –d’une plus ample explication ; il suffit que tu te soiscomprise toi-même et qu’aussi tu te sois fait comprendre de cehardi gaillard à qui il sied fort d’être ton époux. Vois, jepourrais, me rappelant mes procédés charlatanesques, répandreautour de moi toutes sortes de mots mystérieux et en même tempsprétentieux ; je pourrais dire que tu es la Fantaisie dont lesailes ont besoin de l’Humour pour prendre leur essor et que sans lecorps de l’Humour tu ne serais qu’une aile emportée au gré desvents dans les airs. Mais je ne veux pas le faire, et cela pour laraison que je tomberais trop dans l’allégorie, et par là dans unefaute que déjà, au Café Greco, le prince Cornelio Chiapperi areprochée à bon droit au vieux Celionati. Je dirai simplement qu’ily a un méchant démon qui porte des bonnets de zibeline et de noiresrobes de chambre, et qui, se faisant passer pour le grand mageHermod, est en état d’ensorceler, non seulement de bonnes gens toutà fait ordinaires, mais encore des reines, comme Mystilis. C’étaittrès méchant de la part de ce démon d’avoir fait dépendre ledésensorcellement de la princesse d’un miracle qu’il tenait pourimpossible. En effet, dans ce petit monde appelé le théâtre, ilfallait trouver un couple qui fût non seulement animé dans son êtreintime de fantaisie véritable, de véritable humour, mais qui encorefût capable de reconnaître objectivement, comme dans un miroir,cette disposition de l’esprit et de la matérialiser de telle façonqu’elle agît, comme un charme puissant, sur le grand univers danslequel est renfermé ce petit univers. Ainsi, si vous voulez, lethéâtre devait représenter, au moins d’une certaine façon, lasource d’Urdar dans laquelle les gens peuvent porter leurs regards.J’ai cru, mes chers enfants, pouvoir avec certitude accomplir cedésensorcellement, et je l’ai écrit aussitôt à mon ami le mageHermod. Vous savez, maintenant, comment il arriva tout de suite,comment il descendit dans mon palais, quelle peine nous nous sommesdonnée pour vous, et s’il n’y avait pas eu l’interférence de maîtreCallot, qui s’est complu à vous taquiner, vous, Giglio, avec votrecostume héroïque…

– Oui, très gracieux seigneur, il y a euplusieurs costumes héroïques, – fit ici le Signor Bescapi, eninterrompant le prince, après qui il était entré. Songez donc,aussi, un peu à moi, à propos de cet aimable couple, et à la façondont moi aussi j’ai collaboré au grand œuvre.

– C’est vrai, – répondit le prince, – etc’est précisément parce que par vous-même vous étiez un hommeadmirable, – je veux dire un tailleur qui désirait voir porter pardes hommes doués de fantaisie le costume fantaisiste qu’il savaitsi bien confectionner, – que j’ai aussi eu recours à vous et quej’ai fait de vous, en dernier lieu, l’impresario de ce rare théâtreoù règnent l’ironie et un humour de bon aloi.

– Toujours, – dit le Signor Bescapi ensouriant avec beaucoup de sérénité, – je me suis regardé commequelqu’un qui veille à ce que tout ne soit pas gâté parl’uniformité de la coupe, et qui tient à la façon et au style.

– Bien dit ! Messer Bescapi, –s’écria le prince di Pistoia.

Pendant que le prince di Pistoia, Giglio etBescapi parlaient de ceci et de cela, Giacinta, avec un gracieuxempressement, ornait la chambre et la table avec des fleurs que lavieille Béatrice avait dû apporter tout de suite ; elle allumade nombreuses chandelles et, lorsque tout eut pris un air brillantet solennel, elle invita le prince à s’asseoir dans le fauteuilqu’elle avait paré de riches étoffes et de tapis, si bien qu’ilressemblait presque à un trône.

– Quelqu’un, – dit le prince avant des’asseoir, – quelqu’un que nous avons tous grandement à redouter,car il exercera certainement sur nous une sévère critique, etpeut-être même niera notre existence, pourrait prétendre que jesuis venu ici au milieu de la nuit sans aucun motif, uniquement àcause de lui, et pour lui raconter encore ce que vous aviez à voiravec le désensorcellement de la reine Mystilis, laquelle, pourfinir, est tout simplement la princesse Brambilla. Ce quelqu’unaurait tort d’agir ainsi ; car je vous déclare que je suisvenu ici, – et que chaque fois je viendrai ici, à l’heure décisivede votre reconnaissance, – afin de me réjouir avec vous à la penséeque nous devons nous estimer riches et heureux, nous et tous ceuxqui sont parvenus à contempler et à reconnaître la vie, eux-mêmeset tout leur être, dans le miroir merveilleux et ensoleillé du lacd’Urdar…

Ici tarit tout subitement la source danslaquelle, ô favorable lecteur, l’éditeur de ces feuilles les apuisées. Seule une vague légende prétend que le macaroni et leSyracuse des jeunes mariés furent trouvés excellents, aussi bienpar le prince di Pistoia que par messer Bescapi. Il est aussi àsupposer que ce même soir, comme plus tard, il arriva encoremaintes choses merveilleuses à ce fortuné couple de comédiens quiétait entré en contact, de diverses façons, avec la reine Mystiliset le grand art de la magie.

Maître Callot serait le seul à pouvoir donnerlà-dessus de plus amples renseignements.ille corse, devrait venger son père assassiné : la vendetta…Colomba, sa soeur, veut l’inciter à la vengeance tandis que MissLydia cherche à l’en dissuader…

Share