Après Alcibiade, Critias, je crois, parla de la sorte:
Hippias et Prodicus, il me semble que Callias est trop
porté pour Protagoras: quant à Alcibiade, il défend
toujours avec chaleur le parti qu’il a embrassé. Mais
nous, il ne faut pas nous échauffer les uns contre les
autres, en nous déclarant soit pour Socrate, soit pour
Protagoras; il faut nous joindre ensemble pour les
conjurer de ne pas rompre l’entretien.
Critias ayant ainsi parlé: Il me paraît, lui dit
Prodicus, que tu as raison. Ceux qui assistent à de
pareils entretiens doivent écouter les deux disputants en
commun, mais non pas également. Ce n’est pas la même
chose; car il faut prêter à tous les deux une attention
commune, et non pas une égale attention, mais plus
grande au plus savant, et moindre au plus
ignorant . Je vous supplie donc à mon tour,
Protagoras et Socrate, de vous accorder, et de discuter
ensemble, mais de ne pas disputer: car les amis
discutent entre eux avec bienveillance; au lieu que la
dispute suppose dans les esprits de la division et de
l’inimitié. Et de cette manière la conversation ira le mieux
du monde. Vous qui parlez, vous vous attirerez
l’approbation, et non les louanges des assistants; car
l’approbation est dans l’âme de l’auditeur, et exempte de
tromperie; la louange n’est souvent que sur les lèvres et
contre la pensée; et nous qui écoutons, nous en
aurons beaucoup de joie, mais non beaucoup de plaisir:
car la joie est le partage de l’esprit, lorsqu’il apprend
quelque chose, et qu’il acquiert la sagesse; mais pour le
plaisir, on peut l’éprouver en mangeant, ou par quelque
autre, sensation qui vient du corps.
Ce discours de Prodicus fut reçu avec applaudissement
de la plupart des assistants. Après lui, le sage Hippias
parla en ces termes: Vous qui êtes présents, je vous
regarde tous comme parents, alliés et concitoyens;
selon la nature, si ce n’est pas selon la loi. Le semblable
en effet a une affinité naturelle avec son semblable; mais
la loi, ce tyran des hommes, fait violence à la nature en
bien des occasions. Il serait donc honteux à nous,
habitués aux méditations profondes, à nous, qui sommes
les plus sages d’entre les Grecs, et qui à ce titre nous
sommes rassemblés dans Athènes, laquelle est par
Rapport à la Grèce le prytanée de la sagesse, et
dans cette maison, la plus riche et la plus florissante de
toute la ville, il serait honteux de ne rien dire qui
réponde à ce qu’on a droit par toutes ces raisons
d’attendre de nous, et de nous quereller comme les
derniers d’entre les hommes. Ainsi je vous conjure et je
vous conseille, Protagoras et Socrate, de passer un
accord ensemble, vous soumettant à nous comme à des
arbitres qui vous rapprocheront équitablement. Toi,
Socrate, n’exige point cette forme exacte du dialogue,
qui réduit tout à la dernière brièveté, si Protagoras ne l’a
point pour agréable; mais accorde quelque liberté au
discours, et lâche-lui un peu la bride, pour qu’il se
montre à nous avec plus de grâce et de majesté. Et toi,
Protagoras, ne déploie pas toutes les voiles, et,
t’abandonnant au veut favorable, ne gagne pas la pleine
mer de l’éloquence, jusqu’à perdre la terre de vue; mais
prenez un milieu l’un et l’autre entre ces deux extrémités.
Si vous m’en croyez donc, voici ce que vous ferez: vous
choisirez un censeur, un juge, un président, qui prendra
garde que vous ne sortiez ni l’un ni l’autre dans vos
discours des bornes de la modération.
Cet avis plut à la compagnie, et tous l’approuvèrent.
Callias me répéta qu’il ne me laisserait point aller, et on
me pressa de nommer un juge. Sur quoi, je leur dis qu’il
y aurait de l’inconvenance à établir quelqu’un juge de
notre entretien; que s’il nous était inférieur en mérite, il
ne convenait pas qu’il fût l’arbitre de gens qui valaient
mieux que lui; que s’il était notre égal, cela ne convenait
pas davantage, parce qu’étant tel que nous, il ferait la
même chose; et qu’ainsi un pareil choix serait
superflu. Mais vous choisirez un plus habile homme que
nous. Pour vous dire ce que je pense, il me paraît
impossible que vous choisissiez un plus habile homme
que Protagoras; et si celui que vous nommerez n’est pas
plus habile que lui, et que vous le donniez pour tel, c’est
un affront que vous faites à Protagoras, en le soumettant
comme un homme vulgaire au jugement d’un
modérateur: car, pour ce qui est de moi, la chose m’est
indifférente. Mais, afin que l’assemblée ne se sépare
point, et que la conversation se renoue, comme vous le
souhaitez, voici à quoi je consens. Si Protagoras ne
veut pas répondre, qu’il interroge, je répondrai, et je
tâcherai en même temps de lui montrer comment je
pense qu’on doit répondre. Mais après que j’aurai
répondu à toutes les questions qu’il lui plaira de me
proposer, qu’il me fasse raison à son tour de la même
manière. Alors s’il ne paraît pas se prêter de bonne grâce
à répondre avec précision à ce que je lui demanderai,
nous lui ferons en commun, vous et moi, la même prière
que vous me faites, de ne point rompre la conversation.
II n’est pas besoin pour cela d’un arbitre
particulier: vous en ferez l’office tous ensemble.
On jugea d’une voix unanime que c’était le parti qu’il
fallait prendre. Protagoras ne voulait point y entendre
absolument: cependant il fut enfin forcé de promettre
qu’il interrogerait, et que, quand il aurait suffisamment
interrogé, il rendrait raison à son tour en répondant en
peu de mots. Il commença donc à interroger de cette
manière.
— Je pense, me dit-il, Socrate, que la principale partie
de l’instruction consiste à être savant en poésie,
c’est-à-dire à être en état de comprendre ce qu’ont dit
les poètes, de savoir discerner ce qu’ils ont fait de bien
et de mal, et d’en rendre raison lorsqu’on le demande.
La question que j’ai à te proposer aura pour objet la
matière même de notre dispute, savoir, la vertu: toute la
différence qu’il y aura, c’est que je la transporterai à la
poésie. Simonide dit, dans une de ces pièces adressées à
Scopas, fils de Créon le Thessalien , qu’il est
bien difficile, sans doute, de devenir véritablement
homme de bien, quarré des mains, des pieds et de
l’esprit , façonné sans nul reproche. Sais-tu cette
chanson, ou te la réciterai-je tout entière?
— Cela n’est pas nécessaire, lui dis-je, je la sais, et j’en
ai fait une étude particulière.
— Fort bien, reprit-il. Que t’en semble? est-elle belle et
vraie, ou non.
— Oui, belle et vraie.
— Trouves-tu qu’elle soit belle; si le poète se contredit?
— Non, assurément.
— Hé bien, dit-il, examine-la donc mieux.
— Je l’ai, mon cher, suffisamment examinée.
— Tu sais donc que dans la suite de la pièce, il parle
ainsi: Je ne trouve pas juste le mot de Pittacus, quoique
prononcé par un homme sage, quand il dit qu’il est
difficile d’être vertueux. Remarques-tu que c’est la même
personne qui dit cela et les paroles précédentes?
— Je le sais.
— Te paraît-il que ces deux endroits s’accordent
ensemble?
— Il me semble qu’oui; et en même temps, comme je
craignais qu’il n’ajoutât quelque chose, je lui demandai:
et toi, ne penses-tu pas de même?
— Comment pourrais-je penser qu’un homme qui
dit ces deux choses s’accorde avec lui-même? Il pose au
commencement pour certain qu’il est difficile de devenir
véritablement homme de bien; et il oublie un peu après,
dans la suite de son poème, ce qu’il vient de dire,
reprenant Pittacus pour avoir dit la même chose, savoir,
qu’il est difficile d’être vertueux, et déclarant qu’il
n’approuve point sa pensée, quoiqu’elle soit la même
que la sienne. Il est, évident qu’en blâmant Pittacus, qui
parle dans le même sens que lui, il se blâme lui-même.
Par conséquent il a tort dans le premier endroit, ou dans
le second.
A ces mots, il s’éleva un grand bruit dans l’assemblée, et
on couvrit d’applaudissements Protagoras. Pour
moi, comme si j’avais été frappé par un athlète
vigoureux, je fus d’abord aveuglé et étourdi du discours
de Protagoras, et des applaudissements des assistants.
Ensuite, pour dire la vérité, afin de me donner le temps
d’examiner sens des paroles du poète, je me tournai vers
Prodicus, et l’appelant par son nom: Prodicus, lui dis-je,
Simonide est ton compatriote; il est juste que tu
viennes à son secours. En t’invitant à me seconder, il me
semble faire ce qu’Homère rapporte du Scamandre,
lequel vivement pressé par Achille, appelle à soi le
Simoïs en ces termes :
Mon cher frère, joignons-nous pour arrête. Ce terrible
ennemi.
Je t’appelle de même à moi, dans la crainte que
Protagoras ne porte le ravage chez notre ami Simonide.
Nous avons besoin pour la défense de ce poète de cette
belle science, par laquelle tu distingues le vouloir
et le désir comme n’étant pas la même chose, et qui te
fournit tant d’autres distinctions admirables, telles que
celles que tu nous exposais il n’y a qu’un moment. Vois
donc si tu es du même avis que moi. Il me semble que
Simonide ne se contredit point; mais dis le premier ton
sentiment. Juges-tu que devenir et être soient la même
chose, ou deux choses différentes?
— Très différentes, par Jupiter, répondit Prodicus.
— Simonide ne déclare-t-il point dans les premiers vers
sa pensée, en disant qu’il est difficile de devenir
véritablement vertueux?
— Tu as raison.
— Et il condamne Pittacus qui ne dit pas, comme le
pense Protagoras, la même chose que lui, mais une
autre. Car Pittacus n’a pas dit comme Simonide, il est
difficile de devenir homme de bien, mais d’être homme
de bien. Or, Protagoras, être et devenir ne sont pas la
même chose; c’est Prodicus qui l’assure: et si être n’est
pas la même chose que devenir, Simonide ne se
contredit point. Peut-être que Prodicus et
beaucoup d’autres pensent avec Hésiode , qu’il est,
à la vérité, difficile de devenir homme de bien, parce que
les dieux ont mis les sueurs au-devant de la vertu; mais
que lorsqu’on est une fois parvenu au sommet, la vertu
devient ensuite aisée à acquérir, quoiqu’elle ait d’abord
été difficile.
Prodicus applaudit fort ce discours. Protagoras me dit au
contraire: Socrate, ton explication est plus vicieuse
encore que l’endroit que tu expliques.
— S’il en est ainsi, Protagoras, j’ai donc bien mal
fait, et je suis un plaisant médecin, puisque j’augmente
le mal en voulant le guérir. La chose est pourtant ainsi.
— Comment cela? L’ignorance du poète serait extrême,
reprit-il, s’il faisait entendre que la possession de la vertu
est si aisée, tandis qu’au jugement de tous les hommes
c’est la chose du monde la plus difficile.
— Par Jupiter, lui dis-je alors, c’est un grand bonheur
que Prodicus soit présent à cet entretien. La science de
Prodicus est ancienne et divine, Protagoras; elle
remonte jusqu’à Simonide, ou même plus haut. Toi, qui
possèdes tant de connaissances, il paraît que tu n’as pas
celle-là: pour moi j’en ai quelque teinture, en qualité
d’élève de Prodicus. Tu ne fais pas, ce me semble,
attention que Simonide n’a pas pris le mot difficile dans
l’acception que tu lui donnes; il se peut faire qu’il en soit
de ce mot comme de celui de terrible, au sujet duquel
Prodicus me reprend toujours, lorsque, faisant ton éloge,
ou celui du quelque autre, je dis: Protagoras est un
savant homme, un terrible homme.
— N’as-tu pas de honte, me demande-t-il, d’appeler
terrible ce qui est bon? Apprends, ajoute-t-il, que terrible
et mauvais sont la même chose, et que dans le discours
ordinaire on ne dit point de terribles richesses, une
terrible paix, une terrible santé, mais bien une terrible
maladie, une terrible guerre, une terrible indigence.
Peut-être donc que les habitants de Céos et Simonide
par conséquent entendent par difficile, mauvais, ou
quelque autre chose que tu ne devines pas .
Interrogeons là-dessus Prodicus; car il est naturel de
s’adresser à lui pour l’explication des expressions de
Simonide. Prodicus, qu’est-ce que Simonide a voulu dire
par difficile?
— Mauvais, répondit-il.
— C’est pour cela sans doute, Prodicus, lui dis-je, que
Simonide blâme Pittacus d’avoir dit: Il est difficile d’être
homme de bien, comme s’il lui eut entendu dire: C’est
une mauvaise chose d’être homme de bien.
— Quelle autre chose en effet, reprit Prodicus, penses-
tu, Socrate, que Simonide ait voulu dire, sinon celle-là,
et reprocher à Pittacus qu’étant Lesbien et élevé dans
une langue barbare , il ne savait pas distinguer
exactement la propriété des termes?
— Eh bien! m’adressant à Protagoras, tu entends
Prodicus: qu’as-tu à répondre à cela?
— Il s’en faut bien, répondit-il, que la chose soit
comme tu dis, Prodicus. Je suis sûr que Simonide a
donné au mot difficile la signification que nous lui
donnons tous, et qu’il a entendu par là, non ce qui est
mauvais, mais ce qui n’est point aisé, et ne se fait
qu’avec beaucoup de peine.
— Je pense aussi, dis-je à Protagoras, que c’est là la
pensée de Simonide, et que Prodicus ne l’ignore point;
mais qu’il a voulu badiner et faire semblant de te tâter
un peu, pour voir si tu serais en état de défendre ce que
tu as avancé. Au surplus, que Simonide n’ait point
entendu par difficile la même chose que mauvais,
nous en avons une preuve bien claire dans ce qui suit
immédiatement, puisqu’il ajoute que Dieu seul a cet
avantage. Or, certainement s’il avait voulu dire qu’il est
mauvais d’être bon, il n’aurait point ajouté que cela
n’appartient qu’à Dieu, ni attribué à Dieu seul un pareil
avantage. Prodicus, en ce cas, aurait fait de Simonide un
homme sans mœurs et indigne d’être de Céos .
Mais je veux t’expliquer le but que Simonide me paraît
s’être proposé dans cette chanson, si tu es curieux
de voir un échantillon de ma capacité dans le genre dont
tu parles, l’intelligence des poètes, sinon, je t’écouterai
volontiers.