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Ramuntcho

Ramuntcho

de Pierre Loti

 

À MADAME V. D’ABBADIE,

 

qui commença de m’initier au pays basque, en l’automne 1891.

Hommage d’affectueux respect,

 

PIERRE LOTI

 

Ascain (Basses-Pyrenées), Novembre 1896.

PREMIÈRE PARTIE

I

Les tristes courlis, annonciateurs de l’automne, venaient d’apparaître en masse dans une bourrasque grise, fuyant la haute mer sous la menace des tourmentes prochaines. A l’embouchure des rivières méridionales, de l’Adour,de la Nivelle, de la Bidassoa qui longe l’Espagne, ils erraient au-dessus des eaux déjà froidies, volant bas, rasant de leurs ailes le miroir des surfaces. Et leurs cris, à la tombée de la nuit d’octobre, semblaient sonner la demi-mort annuelle des plantes épuisées.

Sur les campagnes pyrénéennes, toutes de broussailles ou de grands bois, les mélancolies des soirs pluvieux d’arrière-saison descendaient lentement, enveloppantes comme des suaires, tandis que Ramuntcho (1) cheminait par le sentier de mousse, sans bruit, chaussé de semelles de cordes, souple et silencieux dans sa marche de montagnard.

(1) Raymond, Ramon, Ramuntcho : le même nom.

Ramuntcho arrivait à pied de très loin,remontait des régions qui avoisinent la mer de Biscaye, vers sa maison isolée, qui était là-haut dans beaucoup d’ombre, près de la frontière espagnole.

Autour du jeune passant solitaire, qui montait si vite sans peine et dont la marche en espadrilles ne s’entendait pas, des lointains, toujours plus profonds, se creusaient de tous côtés, très estompés de crépuscule et de brume.

L’automne, l’automne s’indiquait partout. Les maïs, herbages des lieux bas, si magnifiquement verts au printemps,étalaient des nuances de paille morte au fond des vallées, et, sur tous les sommets, des hêtres et des chênes s’effeuillaient. L’air était presque froid ; une humidité odorante sortait de la terre moussue, et, de temps à autre, il tombait d’en haut quelque ondée légère. On la sentait proche et angoissante, cette saison des nuages et des longues pluies, qui revient chaque fois avec son même air d’amener l’épuisement définitif des sèves et l’irrémédiable mort, – mais qui passe comme toutes choses et qu’on oublie, au suivant renouveau.

Partout, dans la mouillure des feuillesjonchant la terre, dans la mouillure des herbes longues etcouchées, il y avait des tristesses de fin, de muettes résignationsaux décompositions fécondes.

Mais l’automne, lorsqu’il vient finir lesplantes, n’apporte qu’une sorte d’avertissement lointain à l’hommeun peu plus durable, qui résiste, lui, à plusieurs hivers et selaisse plusieurs fois leurrer au charme des printemps. L’homme, parles soirs pluvieux d’octobre et de novembre, éprouve surtoutl’instinctif désir de s’abriter au gîte, d’aller se réchaufferdevant l’âtre, sous le toit que tant de millénaires amoncelés luiont progressivement appris à construire. – Et Ramuntcho sentaits’éveiller au fond de soi-même les vieilles aspirations ancestralesvers le foyer basque des campagnes, le foyer isolé, sans contactavec les foyers voisins ; il se hâtait davantage vers leprimitif logis, où l’attendait sa mère.

Çà et là, on les apercevait au loin, indécisesdans le crépuscule, les maisonnettes basques, très distantes lesunes des autres, points blancs ou grisâtres, tantôt au fond dequelque gorge enténébrée, tantôt sur quelque contrefort desmontagnes aux sommets perdus dans le ciel obscur ; presquenégligeables, ces habitations humaines, dans l’ensemble immense deplus en plus confus des choses ; négligeables et s’annihilantmême tout à fait, à cette heure, devant la majesté des solitudes etde l’éternelle nature forestière.

Ramuntcho s’élevait rapidement, leste, hardiet jeune, enfant encore, capable de jouer en route, comme s’amusentles petits montagnards, avec un caillou, un roseau, ou une brancheque l’on taille en marchant. L’air se faisait plus vif, lesalentours plus âpres, et déjà ne s’entendaient plus les cris descourlis, leurs cris de poulie rouillée, sur les rivières d’en bas.Mais Ramuntcho chantait l’une de ces plaintives chansons des vieuxtemps, qui se transmettent encore au fond des campagnes perdues, etsa naïve voix s en allait dans la brume ou la pluie, parmi lesbranches mouillées des chênes, sous le grand suaire toujours plussombre de l’isolement, de l’automne et du soir.

Pour regarder passer, très loin au-dessous delui, un char à bœufs, il s’arrêta un instant, pensif. Le bouvierqui menait le lent attelage chantait aussi ; par un sentierrocailleux et mauvais, cela descendait dans un ravin baigné d’uneombre déjà nocturne.

Et bientôt cela disparut à un tournant, masquétout à coup par des arbres, et comme évanoui dans un gouffre. AlorsRamuntcho sentit l’étreinte d’une mélancolie subite, inexpliquéecomme la plupart de ses impressions complexes, et, par un gestehabituel, tout en reprenant sa marche moins alerte, il ramena envisière, sur ses yeux gris très vifs et très doux, le rebord de sonbéret de laine.

Pourquoi ?… Qu’est-ce que cela pouvaitlui faire, ce chariot, ce bouvier chanteur qu’il ne connaissaitmême pas ?… Évidemment rien… Cependant, de les avoir vus ainsidisparaître pour aller se gîter, comme sans doute chaque nuit, enquelque métairie isolée dans un bas fond, la compréhension luiétait venue, plus exacte, de ces humbles existences de paysan,attachées à la terre et au champ natal, de ces vies humaines aussidépourvues de joies que celles des bêtes de labour, mais avec desdéclins plus prolongés et plus lamentables. Et, en même temps, dansson esprit avait passé l’intuitive inquiétude desailleurs, des mille choses autres que l’on peut voir oufaire en ce monde et dont on peut jouir ; un chaos dedemi-pensées troublantes, de ressouvenirs ataviques et de fantômesvenait furtivement de s’indiquer, aux tréfonds de son âme d’enfantsauvage…

C’est qu’il était, lui, Ramuntcho, un mélangede deux races très différentes et de deux êtres que séparait l’unde l’autre, si l’on peut dire, un abîme de plusieurs générations.Créé par la fantaisie triste d’un des raffinés de nos temps devertige, il avait été inscrit à sa naissance comme « fils depère inconnu « et ne portait d’autre nom que celui de sa mère.Aussi ne se sentait-il pas entièrement pareil à ses compagnons dejeux ou de saines fatigues.

Silencieux pour un moment, il marchait moinsvite vers son logis, par les sentiers déserts serpentant sur leshauteurs. En lui, le chaos des choses autres, desailleurs lumineux, des splendeurs ou des épouvantesétrangères à sa propre vie, s’agitait confusément, cherchant à sedémêler… Mais non, tout cela, qui était l’insaisissable etl’incompréhensible, restait sans lien, sans suite et sans forme,dans des ténèbres…

A la fin, n’y pensant plus, il recommença dechanter sa chanson : elle disait, par couplets monotones, lesplaintes d’une fileuse de lin dont l’amant, parti pour une guerreéloignée, tardait à revenir ; elle était en cette mystérieuselangue euskarienne dont l’âge semble incalculable et dont l’originedemeure inconnue. Et peu à peu, sous l’influence de la mélodieancienne, du vent et de la solitude, Ramuntcho se retrouva ce qu’ilétait au début de sa course, un simple montagnard basque de seize àdix-sept ans, formé comme un homme, mais gardant des ignorances etdes candeurs de tout petit garçon.

Bientôt il aperçut Etchézar, sa paroisse, sonclocher massif comme un donjon de forteresse ; auprès del’église, quelques maisons étaient groupées ; les autres, plusnombreuses, avaient préféré se disséminer aux environs, parmi desarbres, dans des ravins ou sur des escarpements. La nuit tombaittout à fait, hâtive ce soir, à cause des voiles sombres accrochésaux grandes cimes.

Autour de ce village, en haut ou bien dans lesvallées d’en dessous, le pays basque apparaissait en ce momentcomme une confusion de gigantesques masses obscures. De longuesnuées dérangeaient les perspectives ; toutes les distances,toutes les profondeurs étaient devenues inappréciables, leschangeantes montagnes semblaient avoir grandi dans la nébuleusefantasmagorie du soir. L’heure, on ne sait pourquoi, se faisaitétrangement solennelle, comme si l’ombre des siècles passés allaitsortir de la terre. Sur ce vaste soulèvement qui s’appellePyrénées, on sentait planer quelque chose qui était peut-être l’âmefinissante de cette race, dont les débris se sont là conservés et àlaquelle Ramuntcho appartenait par sa mère…

Et l’enfant, composé de deux essences sidiverses, qui cheminait seul vers son logis, à travers la nuit etla pluie, recommençait à éprouver, au fond de son être double,l’inquiétude des inexplicables ressouvenirs.

Enfin il arriva devant sa maison, – qui étaittrès élevée, à la mode basque, avec de vieux balcons en bois sousd’étroites fenêtres, et dont les vitres jetaient dans la nuit dudehors une lueur de lampe. Près d’entrer, le bruit léger de samarche s’atténua encore dans l’épaisseur des feuilles mortes :les feuilles de ces platanes taillés en voûte qui, suivant l’usagedu pays, forment une sorte d’atrium devant chaque demeure.

Elle reconnaissait de loin le pas de son fils,la sérieuse Franchita, pâle et droite dans ses vêtements noirs, –celle qui jadis avait aimé et suivi l’étranger ; puis, qui,sentant l’abandon prochain, était courageusement revenue au villagepour habiter seule la maison délabrée de ses parents morts. Plutôtque de rester dans la grande ville là-bas, et d’y être gênante etquémandeuse, elle avait vite résolu de partir, de renoncer à tout,de faire un simple paysan basque de ce petit Ramuntcho qui, à sonentrée dans la vie, avait porté des robes brodées de soieblanche.

Il y avait quinze ans de cela, quinze ansqu’elle était revenue, clandestinement, à une tombée de nuitpareille à celle-ci. Dans les premiers temps de ce retour, muetteet hautaine avec ses compagnes d’autrefois par crainte de leursdédains, elle ne sortait que pour aller à l’église, la mantille dedrap noir abaissée sur les yeux. Puis, à la longue, les curiositésapaisées, elle avait repris ses habitudes d’avant, si vaillanted’ailleurs et si irréprochable que tous l’avaient pardonnée.

Pour accueillir et embrasser son fils, ellesourit de joie et de tendresse ; mais, silencieux par nature,renfermés tous deux, ils ne se disaient guère que ce qu’il étaitutile de se dire.

Lui, s’assit à sa place accoutumée, pourmanger la soupe et le plat fumant qu’elle lui servit sans parler.La salle, soigneusement peinte à la chaux, s’égayait à la lueursubite d’une flambée de branches, dans la cheminée haute et large,garnie d’un feston de calicot blanc. Dans des cadres, accrochés enbon ordre, il y avait les images de première communion deRamuntcho, et différentes figures de saints ou de saintes, avec deslégendes basques ; puis la Vierge du Pilar, la Vierge desangoisses, et des chapelets, des rameaux bénits. Les ustensiles duménage luisaient, bien alignés sur des planches scellées auxmurailles ; – chaque étagère toujours ornée d’un de cesvolants en papier rose, découpés et ajourés, qui se fabriquent enEspagne et où sont invariablement imprimées des séries depersonnages dansant avec des castagnettes, ou bien des scènes de lavie des toréadors. Dans cet intérieur blanc, devant cette cheminéejoyeuse et claire, on éprouvait une impression de chez soi, untranquille bien-être, qu’augmentait encore la notion de la grandenuit mouillée d’alentour, du grand noir des vallées, des montagneset des bois.

Franchita, comme chaque soir, regardaitlonguement son fils, le regardait embellir et croître, prendre deplus en plus un air de décision et de force, à mesure qu’unemoustache brune se dessinait davantage au-dessus de ses lèvresfraîches.

Quand il eut soupé, mangé avec son appétit dejeune montagnard plusieurs tranches de pain et bu deux verres decidre, il se leva, disant :

« Je m’en vais dormir, car nous avons dutravail pour cette nuit.

– Ah ! demanda la mère, et à quelle heuredois-tu te réveiller ?

– A une heure, sitôt la lune couchée. Onviendra siffler sous la fenêtre.

– Et qu’est-ce que c’est ?

– Des ballots de soie et des ballots develours.

– Et avec qui vas-tu ?

– Les mêmes que d’habitude : Arrochkoa,Florentino et les frères Iragola. C’est comme l’autre nuit, pour lecompte d’Itchoua, avec qui je viens de m’engager… Bonsoir, mamère !… Oh ! nous ne serons pas tard dehors, et, sûr, jerentrerai avant l’heure de la messe… »

Alors, Franchita pencha la tête sur l’épaulesolide de son fils, avec une câlinerie presque enfantine,différente tout à coup de sa manière habituelle ; et, la jouecontre la sienne, elle resta longuement et tendrement appuyée,comme pour dire, dans un confiant abandon de volonté :« Cela me trouble encore un peu, ces entreprises denuit ; mais, réflexion faite, ce que tu veux est toujoursbien ; je ne suis qu’une dépendance de toi, et toi, tu estout… »

Sur l’épaule de l’étranger, jadis, elle avaitcoutume de s’appuyer et de s’abandonner ainsi, dans le temps oùelle l’aimait.

Quand Ramuntcho fut monté dans sa petitechambre, elle demeura songeuse plus longtemps que de coutume avantde reprendre son travail d’aiguille… Ainsi, cela devenaitdécidément son métier, ces courses nocturnes où l’on risque derecevoir les balles des carabiniers d’Espagne !… D’abord ilavait commencé par amusement, par bravade, comme font la plupartd’entre eux, et comme en ce moment débutait son ami Arrochkoa dansla même bande que lui ; ensuite, peu à peu, il s’était fait unbesoin de cette continuelle aventure des nuits noires ; ildésertait de plus en plus, pour ce métier rude, l’atelier en pleinvent du charpentier, où elle l’avait mis en apprentissage, àtailler des solives dans des troncs de chênes.

Et voilà donc ce qu’il serait dans la vie, sonpetit Ramuntcho, autrefois si choyé en robe blanche et pour quielle avait naïvement fait tant de rêves :contrebandier !… Contrebandier et joueur de pelote, deuxchoses d’ailleurs qui vont bien ensemble et qui sont basquesessentiellement.

Elle hésitait pourtant encore à lui laissersuivre cette voie imprévue. Non par dédain pour les contrebandiers,oh ! non, car son père, à elle, l’avait été ; ses deuxfrères aussi ; l’aîné tué d’une balle espagnole au front, unenuit qu’il traversait à la nage la Bidassoa, le second réfugié auxAmériques pour échapper à la prison de Bayonne ; l’un etl’autre respectés pour leur audace et leur force… Non, mais lui,Ramuntcho, le fils de l’étranger, lui, sans doute, aurait puprétendre à l’existence moins dure des hommes de la ville, si, dansun mouvement irréfléchi et un peu sauvage, elle ne l’avait passéparé de son père pour le ramener à la montagne basque… En somme,il n’était pas sans cœur, le père de Ramuntcho ; quandfatalement il s’était lassé d’elle, il avait fait quelques effortspour ne pas le laisser voir et jamais il ne l’aurait abandonnéeavec son enfant, si, d’elle-même, par fierté, elle n’était partie…Alors ce serait peut-être un devoir, aujourd’hui, de lui écrire,pour lui demander de s’occuper de ce fils…

Et maintenant l’image de Gracieuse seprésentait tout naturellement à son esprit, comme chaque foisqu’elle songeait à l’avenir de Ramuntcho ; celle-là, c’étaitla petite fiancée que, depuis tantôt dix ans, elle souhaitait pourlui. (Dans les campagnes encore en arrière des façons actuelles,c’est l’usage de se marier tout jeune, souvent même de se connaîtreet de se choisir dès les premières années de la vie.) Une petiteaux cheveux ébouriffés en nuage d’or, fille d’une amie d’enfance àelle, Franchita, d’une certaine Dolorès Detcharry, qui avaittoujours été orgueilleuse – et qui était restée méprisante depuisl’époque de la grande faute…

Certes, l’intervention du père dans l’avenirde Ramuntcho serait un appoint décisif pour obtenir la main decette petite – et permettrait même de la demander à Dolorès avecune certaine hauteur, après les rivalités anciennes… Mais Franchitasentait un grand trouble la pénétrer tout entière, à mesure que seprécisait en elle la pensée de s’adresser à cet homme, de luiécrire demain, de le revoir peut-être, de remuer cette cendre… Etpuis, elle retrouvait en souvenir le regard si souvent assombri del’étranger, elle se rappelait ses vagues paroles de lassitudeinfinie, d’incompréhensible désespérance ; il avait l’air devoir toujours, au-delà de son horizon à elle, des lointains degouffres et de ténèbres, et, bien qu’il ne fût pas un insulteur deschoses sacrées, jamais il ne priait, lui donnant ce surcroît deremords de s’être alliée à quelque païen pour qui le ciel resteraitfermé. Ses amis, d’ailleurs, étaient pareils à lui, des raffinésaussi, sans foi, sans prière, échangeant entre eux, à demi-motslégers, des pensées d’abîme… Mon Dieu, si Ramuntcho à leur contactallait devenir comme eux tous ! – et déserter les églises,fuir les sacrements et la messe !… Alors, elle se remémoraitles lettres de son vieux père, – aujourd’hui décomposé dans laterre profonde, sous une dalle de granit, contre les fondations deson église paroissiale, – ces lettres en langue euskarienne qu’illui adressait là-bas, après les premiers mois d’indignation et desilence, dans la ville où elle avait traîné sa faute :« Au moins, ma pauvre Franchita, ma fille, es-tu dans un paysoù les hommes sont pieux et vont régulièrement auxéglises ?… » Oh ! non, ils n’étaient guère pieux,les hommes de la grande ville, pas plus les élégants dont le pèrede Ramuntcho faisait sa compagnie, que les plus humblestravailleurs du quartier de banlieue où elle vivait cachée ;tous, emportés par un même courant loin des dogmes héréditaires,loin des antiques symboles… Et Ramuntcho, dans de tels milieux,comment résisterait-il ?

D’autres raisons encore, moindres peut-être,l’arrêtaient aussi. Sa dignité hautaine qui là-bas, dans cetteville, l’avait maintenue honnête et solitaire, se cabrait vraimentà l’idée qu’il faudrait reparaître en solliciteuse devant son amantd’autrefois. Puis, son bon sens supérieur, que rien n’avait jamaispu égarer ni éblouir, lui disait du reste qu’il était trop tard àprésent pour tout changer ; que Ramuntcho, jusqu’ici ignorantet libre, ne saurait plus atteindre les dangereuses régions devertige où s’était élevée l’intelligence de son père, mais plutôtqu’il languirait en dessous comme un déclassé. Et enfin unsentiment presque inavoué à elle-même gisait très puissant au fondde son cœur : la crainte angoissée de le perdre, ce fils, dene plus le guider, de ne plus le tenir, de ne plus l’avoir… Alors,en cet instant des réflexions décisives, après avoir hésité durantdes années, voici que de plus en plus elle inclinait à s’entêterpour jamais dans son silence vis-à-vis de l’étranger et à laissercouler humblement la vie de son Ramuntcho près d’elle, sous leregard protecteur de la Vierge, des saints et des saintes… Restaitla question de Gracieuse Detcharry… Eh bien, mais elle l’épouseraitquand même, son fils, tout contrebandier et pauvre qu’il allaitêtre ! Avec son instinct de mère un peu farouchement aimante,elle devinait que cette petite était déjà prise assez pour ne sedéprendre jamais ; elle avait vu cela dans ses yeux noirs dequinze ans, obstinés et graves sous le nimbe doré des cheveux…Gracieuse épousant Ramuntcho pour son charme seul, envers et contrela volonté maternelle !… Ce qu’il y avait de rancuneux et devindicatif dans l’âme de Franchita se réjouissait même tout à coupde ce plus grand triomphe sur la fierté de Dolorès…

Autour de la maison isolée où, sous le grandsilence de minuit, elle décidait seule de l’avenir de son fils,l’Esprit des ancêtres basques flottait, sombre et jaloux aussidédaigneux de l’étranger, craintif des impiétés, des changements,des évolutions de races ; – l’Esprit des ancêtres basques, levieil Esprit immuable qui maintient encore ce peuple les yeuxtournés vers les âges antérieurs ; le mystérieux Espritséculaire, par qui les enfants sont conduits à agir comme avant euxleurs pères avaient agi, au flanc des mêmes montagnes, dans lesmêmes villages, autour des mêmes clochers…

Un bruit de pas ; maintenant dans le noirdu dehors !… Quelqu’un marchant doucement en espadrilles surl’épaisseur des feuilles de platane en jonchée par terre… Puis, uncoup de sifflet d’appel… Comment, déjà !… Déjà une heure dumatin !…

Tout à fait résolue à présent, elle ouvrit laporte au chef contrebandier avec un sourire accueillant quecelui-ci ne lui connaissait pas :

« Entrez, Itchoua, dit-elle,chauffez-vous…, tandis que je vais moi-même réveiller lefils. »

Un homme grand et large, cet Itchoua, maigreavec une épaisse poitrine entièrement rasé comme un prêtre, suivantla mode des Basques de vieille souche ; sous le béret qu’iln’ôtait jamais, une figure incolore, inexpressive, taillée comme àcoups de serpe, et rappelant ces personnages imberbes,archaïquement dessinés sur les missels du XVe siècle.Au-dessous de ses joues creusées, la carrure des mâchoires, lasaillie des muscles du cou donnaient la notion de son extrêmeforce. Il avait le type basque accentué à l’excès ; des yeuxtrop rentrés sous l’arcade frontale ; des sourcils d’une rarelongueur, dont les pointes, abaissées comme chez les madonespleureuses, rejoignaient presque les cheveux aux tempes. Entretrente ans ou cinquante ans, il était impossible de lui assigner unâge. Il s’appelait José-Maria Gorostéguy ; mais, d’après lacoutume, n’était connu dans le pays que sous ce surnom d’Itchoua(l’aveugle) donné jadis par plaisanterie, à cause de sa vueperçante qui plongeait dans la nuit comme celle des chats.

D’ailleurs, chrétien pratiquant, marguillierde sa paroisse et chantre à voix tonnante. Fameux aussi pour sarésistance aux fatigues, capable de gravir les pentes pyrénéennesdurant des heures au pas de course avec de lourdes charges sur lesreins.

Ramuntcho descendit bientôt, frottant sespaupières encore alourdies d’un jeune sommeil, et, à son aspect, lemorne visage d’Itchoua fut illuminé d’un sourire. Continuelchercheur de garçons énergiques et forts pour les enrôler dans sabande, sachant les y retenir, malgré des salaires minimes, par unesorte de point d’honneur spécial, il s’y connaissait en jarrets, enépaules, aussi bien qu’en caractères, et il faisait grand cas de sarecrue nouvelle.

Franchita, avant de les laisser partir, appuyaencore la tête un peu longuement contre le cou de son fils ;puis, elle accompagna les deux hommes jusqu’au seuil de sa porte,ouverte sur le noir immense, – et récita pieusement le Pater poureux, tandis qu’ils s’éloignaient dans l’épaisse nuit, dans lapluie, dans le chaos des montagnes, vers la ténébreusefrontière…

II

Quelques heures plus tard, à la pointeincertaine de l’aube, à l’instant où s’éveillent les bergers et lespêcheurs.

Ils s’en revenaient joyeusement, lescontrebandiers, leur entreprise terminée.

Partis à pied, avec des précautions infiniesde silence, par des ravins, par des bois, par de dangereux gués derivière, ils s’en revenaient comme des gens n’ayant jamais rien euà cacher à personne, en traversant la Bidassoa, au matin pur, dansune barque de Fontarabie louée sous la barbe des douaniersd’Espagne.

Tout l’amas de montagnes et de nuages, tout lesombre chaos de la précédente nuit s’était démêlé presquesubitement, comme au coup d’une baguette magicienne. Les Pyrénées,rendues leurs proportions réelles, n’étaient plus que de moyennesmontagnes, aux replis baignés d’une ombre encore nocturne mais auxcrêtes nettement coupées dans un ciel qui déjà s’éclaircissait.L’air s’était fait tiède, suave, exquis à respirer, comme si tout àcoup on eût changé de climat ou de saison, – et c’était le vent deSud qui commençait à souffler, le délicieux vent de Sud spécial aupays basque, qui chasse devant lui le froid, les nuages et lesbrumes, qui avive les nuances de toutes choses, bleuit le ciel,prolonge à l’infini les horizons, donne, même en plein hiver, desillusions d’été.

Le batelier qui ramenait en France lescontrebandiers poussait du fond avec sa perche longue, et la barquese traînait, à demi échouée. En ce moment, cette Bidassoa, par quiles deux pays sont séparés, semblait tarie, et son lit vide, d’uneexcessive largeur, avait l’étendue plate d’un petit désert.

Le jour allait décidément se lever, tranquilleet un peu rose. On était au 1er du mois de novembre ; sur larive espagnole, là-bas, très loin, dans un couvent de moines, unecloche de l’extrême matin sonnait clair, annonçant la solennitéreligieuse de chaque automne. Et Ramuntcho, bien assis dans labarque, doucement bercé et reposé après les fatigues de la nuit,humait ce vent nouveau avec un bien-être de tous ses sens ;avec une joie enfantine, il voyait s’assurer un temps radieux pourcette journée de Toussaint, qui allait lui apporter tout ce qu’ilconnaissait des fêtes de ce monde : la grand-messe chantée, lapartie de pelote devant le village assemblé, puis enfin la danse dusoir avec Gracieuse, le fandango au clair de lune sur la place del’église.

Il perdait peu à peu conscience de sa viephysique, Ramuntcho, après sa nuit de veille ; une sorte detorpeur, bienfaisante sous les souffles du matin vierge,engourdissait son jeune corps, laissant son esprit en demi-rêve. Ilconnaissait bien d’ailleurs ces impressions et ces sensations-là,car les retours à pointe d’aube, en sécurité dans une barque oùl’on s’endort, sont la suite habituelle des courses decontrebande.

Et tous les détails aussi de cet estuaire dela Bidassoa lui étaient familiers, tous ses aspects, qui changentsuivant l’heure, suivant la marée monotone et régulière… Deux foispar jour le flot marin revient emplir ce lit plat ; alors,entre la France et l’Espagne, on dirait un lac, une charmantepetite mer où courent de minuscules vagues bleues, et les barquesflottent, les barques vont vite ; les bateliers chantent leursairs des vieux temps, qu’accompagnent le grincement et les heurtsdes avirons cadencés. Mais quand les eaux se sont retirées, commeen ce moment-ci, il ne reste plus entre les deux pays qu’une sortede région basse, incertaine et de changeante couleur, où marchentdes hommes aux jambes nues, où des barques se traînent enrampant.

Ils étaient maintenant au milieu de cetterégion-là, Ramuntcho et sa bande, moitié sommeillant sous lalumière à peine naissante. Les couleurs des choses commençaient às’indiquer, au sortir des grisailles de la nuit. Ils glissaient,ils avançaient par à-coups légers, tantôt parmi des velours jaunesqui étaient des sables, tantôt à travers des choses brunes, striéesrégulièrement et dangereuses aux marcheurs, qui étaient des vases.Et des milliers de petites flaques d’eau, laissées par le flot dela veille, reflétaient le jour naissant, brillaient sur l’étenduemolle comme des écailles de nacre. Dans le petit désert jaune etbrun, leur batelier suivait le cours d’un mince filet d’argent quireprésentait la Bidassoa à l’étale de basse mer. De temps à autre,quelque pêcheur croisait leur route, passait tout près d’eux ensilence, sans chanter comme les jours où l’on rame, trop affairé àpousser du fond, debout dans sa barque et manœuvrant sa perche avecde beaux gestes plastiques.

En rêvant, ils approchaient de la rivefrançaise, les contrebandiers. Et là-bas, de l’autre côté de lazone étrange sur laquelle ils voyageaient comme en traîneau, cettesilhouette de vieille ville qui les fuyait lentement, c’étaitFontarabie ; ces hautes terres qui montaient dans le ciel avecdes physionomies si âpres, c’étaient les Pyrénées espagnoles. Toutcela était l’Espagne, la montagneuse Espagne, éternellement dresséelà en face et sans cesse préoccupant leur esprit : pays qu’ilfaut atteindre en silence par les nuits noires, par les nuits sanslune, sous les pluies d’hiver ; pays qui est le perpétuel butdes courses dangereuses ; pays qui, pour les hommes du villagede Ramuntcho, semble toujours fermer l’horizon du Sud-Ouest, touten changeant d’apparence suivant les nuages et les heures ;pays qui s’éclaire le premier au pâle soleil des matins et masqueensuite, comme un sombre écran, le soleil rouge des soirs…

Il adorait sa terre basque, Ramuntcho, – et cematin-là était une des fois où cet amour entrait plus profondémenten lui-même. Dans la suite de son existence, pendant les exils, lesouvenir de ces retours délicieux à l’aube, après les nuits decontrebande, devait lui causer d’indéfinissables et trèsangoissantes nostalgies Mais son amour pour le sol héréditairen’était pas aussi simple que celui de ses compagnons d’aventure.Comme à tous ses sentiments, comme à toutes ses sensations, il s’ymêlait des éléments très divers. D’abord l’attachement instinctifet non analysé des ancêtres maternels au terroir natal, puisquelque chose de plus raffiné provenant de son père, un refletinconscient de cette admiration d’artiste qui avait retenu icil’étranger pendant quelques saisons et lui avait donné le capricede s’allier avec une fille de ces montagnes pour en obtenir unedescendance basque…

III

Onze heures maintenant, les cloches de Franceet d’Espagne sonnant à toute volée et mêlant par-dessus lafrontière leurs vibrations des religieuses fêtes.

Baigné, reposé et en toilette, Ramuntcho serendait avec sa mère à la grand-messe de la Toussaint. Par lechemin jonché de feuilles rousses, ils descendaient tous deux versleur paroisse, sous un chaud soleil qui donnait l’illusion del’été.

Lui, vêtu d’une façon presque élégante etcomme un garçon de la ville, sauf le traditionnel béret basque,qu’il portait de côté, en visière sut ses yeux d’enfant. Elle,droite et fière, la tête haute, l’allure distinguée, dans une robed’une forme très nouvelle ; l’air d’une femme du monde, saufla mantille de drap noir qui couvrait ses cheveux et sesépaules : dans la grande ville jadis, elle avait appris às’habiller et du reste, au pays basque où cependant tant detraditions anciennes sont conservées, les femmes et les filles desmoindres villages ont toutes pris l’habitude de se costumer au goûtdu jour, avec une élégance inconnue aux paysannes des autresprovinces françaises.

Ils se séparèrent, ainsi que l’étiquette lecommande, en arrivant dans le préau de l’église, où des cyprèsimmenses sentaient le Midi et l’Orient. D’ailleurs, elleressemblait du dehors à une mosquée, leur paroisse, avec ses grandsvieux murs farouches, percés tout en haut seulement de minusculesfenêtres, avec sa chaude couleur de vétusté, de poussière et desoleil.

Tandis que Franchita entrait par une desportes du rez-de-chaussée, Ramuntcho prenait un vénérable escalierde pierre qui montait le long de la muraille extérieure etconduisait dans les hautes tribunes réservées aux hommes.

Le fond de l’église sombre était tout de vieuxors étincelants, avec une profusion de colonnes torses,d’entablements compliqués, de statues aux contournements excessifset aux draperies tourmentées dans le goût de la Renaissanceespagnole. Et cette magnificence du tabernacle contrastait avec lasimplicité des murailles latérales, tout uniment peintes à la chauxblanche. Mais un air de vieillesse extrême harmonisait ces choses,que l’on sentait habituées depuis des siècles à durer en face lesunes des autres.

Il était de bonne heure encore, et on arrivaità peine pour cette grand-messe. Accoudé au rebord de sa tribune,Ramuntcho regardait en bas les femmes entrer, toutes comme depareils fantômes noirs, la tête et le costume dissimulés sous lecachemire de deuil qu’il est d’usage de mettre pour aller auxéglises. Silencieuses et recueillies, elles glissaient sur lefunèbre pavage de dalles mortuaires où se lisaient encore, malgrél’effacement du temps, des inscriptions en langue euskarienne, desnoms de familles éteintes et des dates de siècles passés.

Gracieuse, dont l’entrée préoccupait surtoutRamuntcho, tardait à venir. Mais, pour distraire un moment sonesprit, un convoi s’avança en lente théorie noire ; un convoi,c’est-à-dire les parents et les plus proches voisins d’un mort dela semaine, les hommes encore drapés dans la longue cape que l’onporte pour suivre les funérailles, les femmes sous le manteau et letraditionnel capuchon de grand deuil.

En haut, dans les deux immenses tribunes quise superposaient le long des côtés de la nef, les hommes venaientun à un prendre place, graves et le chapelet à la main :fermiers, laboureurs, bouviers, braconniers ou contrebandiers, tousrecueillis et prêts à s’agenouiller quand sonnerait la clochettesacrée. Chacun d’eux, avant de s’asseoir, accrochait derrière lui àun clou de la muraille sa coiffure de laine, et peu à peu, sur lefond blanc de la chaux, s’alignaient des rangées d’innombrablesbérets basques.

En bas, les petites filles de l’écoleentrèrent enfin, en bon ordre, escortées par les sœurs deSainte-Marie-du-Rosaire. Et, parmi ces nonnes embéguinées de noir,Ramuntcho reconnut Gracieuse. Elle aussi avait la tête tout de noirenveloppée ; ses cheveux blonds, qui ce soir s’ébourifferaientau vent du fandango, demeuraient cachés pour l’instant sousl’austère mantille des cérémonies. Gracieuse, depuis deux ans,n’était plus écolière, mais n’en restait pas moins l’amie intimedes sœurs, ses maîtresses, toujours en leur compagnie pour deschants, pour des neuvaines, ou des arrangements de fleurs blanchesautour des statues de la Sainte Vierge…

Puis, les prêtres, dans leurs plus somptueuxcostumes, apparurent en avant des ors magnifiques du tabernacle,sur une estrade haute et théâtrale, et la messe commença, célébréedans ce village perdu avec une pompe excessive, comme dans unegrande ville. Il y avait des chœurs de petits garçons, chantés àpleine voix enfantine avec un entrain un peu sauvage. Puis, deschœurs très doux de petites filles, qu’une sœur accompagnait àl’harmonium et que guidait la voix fraîche et claire de Gracieuse.Et de temps à autre, une clameur partait, comme un bruit d’orage,des tribunes d’en haut où les hommes se tenaient, un réponsformidable animait les vieilles voûtes, les vieilles boiseriessonores qui, durant des siècles, ont vibré des mêmes chants…

Faire les mêmes choses que depuis des âgessans nombre ont faites les ancêtres, et redire aveuglément lesmêmes paroles de foi, est une suprême sagesse, une suprême force.Pour tous ces croyants qui chantaient là, il se dégageait de cecérémonial immuable de la messe une sorte de paix, une confuse maisdouce résignation aux anéantissements prochains. Vivants de l’heureprésente, ils perdaient un peu de leur personnalité éphémère pourse rattacher mieux aux morts couchés sous les dalles et lescontinuer plus exactement, ne former, avec eux et leur descendanceencore à venir, qu’un de ces ensembles résistants et de duréepresque indéfinie qu’on appelle une race.

IV

« Ite missa est ! » Lagrand-messe est terminée et l’antique église se vide. Dehors, dansle préau, parmi les tombes, les assistants se répandent. Et toutela joie d’un midi ensoleillé les accueille, au sortir de la nefsombre où ils avaient plus ou moins entrevu, chacun suivant sesfacultés naïves, le grand mystère et l’inévitable mort.

Recoiffés tous de l’uniforme béret national,les hommes descendent par l’escalier extérieur ; les femmes,plus lentes à se reprendre au leurre du ciel bleu, gardant encoresous leur voile de deuil un peu du rêve de l’église, sortent engroupes tout noirs par les portiques d’en bas ; autour d’unefosse fraîchement fermée, quelques-unes s’attardent etpleurent.

Le vent de Sud, qui est le grand magicien dupays basque, souffle doucement. L’automne d’hier s’en est allé eton l’oublie. Des haleines tièdes passent dans l’air, vivifiantes,plus salubres que celles de mai, ayant l’odeur du foin et l’odeurdes fleurs. Deux chanteuses des grands chemins sont là, adossées aumur du cimetière, et entonnent, avec un tambourin et une guitare,une vieille séguidille d’Espagne, apportant jusqu’ici les gaietéschaudes et un peu arabes d’au-delà les proches frontières.

Et au milieu de tout cet enivrement denovembre méridional, plus délicieux dans cette contrée quel’enivrement du printemps, Ramuntcho, descendu l’un des premiers,guette la sortie des sœurs pour se rapprocher de Gracieuse.

Le marchand d’espadrilles est venu, lui aussi,à cette sortie de la messe, étaler parmi les roses des tombes seschaussures en toiles ornées de fleurs de laine, et les jeuneshommes, attirés par les broderies éclatantes, s’assemblent autourde lui pour des essayages, pour des choix de couleurs.

Les abeilles et les mouches bourdonnent commeen juin ; le pays est redevenu pour quelques heures, pourquelques journées, tant que ce vent soufflera, lumineux et chaud.En avant des montagnes, qui ont pris des teintes violentes de brunou de vert sombre, et qui paraissent s’être avancées aujourd’huijusqu’à surplomber l’église, des maisons du village se détachenttrès nettes, très blanches sous leur couche de chaux, – de vieillesmaisons pyrénéennes, si hautes d’étage, avec leurs balcons de boiset, sur leurs murailles, leurs entrecroisements de poutres à lamode du temps passé. Et vers le Sud-Ouest, la partie de l’Espagnequi est visible, la cime dénudée et rousse, familière auxcontrebandiers, se dresse toute voisine dans le beau cielclair.

Gracieuse ne paraît pas encore, attardée sansdoute avec les nonnes à quelque soin d’autel. Quant à Franchita,qui ne se mêle plus jamais aux fêtes du dimanche, elle s’éloignepour reprendre le chemin de sa maison, toujours silencieuse ethautaine, après un sourire d’adieu à son fils, qu’elle ne reverraplus que ce soir, une fois les danses finies.

Cependant un groupe de jeunes hommes, parmilesquels le vicaire qui vient à peine de dépouiller ses ornementsd’or, s’est formé au seuil de l’église, dans le soleil, et paraîtcombiner de graves projets. – Ils sont, ceux-là, les beaux joueursde la contrée, la fine fleur des lestes et des forts ; c’estpour la partie de « pelote » de l’après-midi qu’ils seconcertent tous, et ils font signe à Ramuntcho pensif, qui vient semêler à eux. Quelques vieillards s’approchent aussi et lesentourent, bérets enfoncés sur des cheveux blancs et des facesrasées de moines : les champions du temps passé, encore fiersde leurs succès d’antan, et sûrs de voir leurs avis respectés quandil s’agit de ce jeu national, auquel les hommes d’ici se rendentavec orgueil, comme au champ d’honneur. – Après discussioncourtoise, la partie est arrangée ; ce sera aussitôt aprèsvêpres ; on jouera au blaid avec le gant d’osier, etles six champions choisis, divisés en deux camps, seront leVicaire, Ramuntcho et Arrochkoa, le frère de Gracieuse, contretrois fameux des communes voisines : Joachim, deMendiazpi ; Florentino, d’Espelette, et Irrubeta,d’Hasparren…

Maintenant voici le « convoi », quisort de l’église et passe près d’eux, si noir dans cette fête delumière, et si archaïque, avec l’enveloppement de ses capes, de sesbéguins et de ses voiles. Ils disent le moyen âge, ces gens-là, endéfilant, le moyen âge dont le pays basque conserve encore l’ombre.Et surtout ils disent la mort, comme la disent les grandes dallesfunéraires dont la nef est pavée, comme la disent les cyprès et lestombes, et toutes les choses de ce lieu où les hommes viennentprier ; la mort, toujours la mort… – Mais une mort trèsdoucement voisine de la vie, sous l’égide des vieux symbolesconsolateurs… Car la vie est là aussi qui s’indique, presqueégalement souveraine, dans les chauds rayons qui éclairent lecimetière, dans les yeux des petits enfants qui jouent parmi lesroses d’automne, dans le sourire de ces belles filles brunes, qui,la messe finie, s’en retournent d’un pas indolemment souple vers levillage ; dans les muscles de toute cette jeunesse d’hommesalertes et vigoureux, qui vont tout à l’heure exercer au jeu depaume leurs jarrets et leurs bras de fer… Et, de ce groupement devieillards et de jeunes garçons au seuil d’une église, de tout cemélange si paisiblement harmonieux de la mort et de la vie, jaillitla haute leçon bienfaisante, l’enseignement qu’il faut jouir en sontemps de la force et de l’amour ; puis, sans s’obstiner àdurer, se soumettre à l’universelle loi de passer et de mourir, enrépétant avec confiance, comme ces simples et ces sages, ces mêmesprières par lesquelles les agonies des ancêtres ont étébercées…

Il est invraisemblablement radieux, le soleilde midi dans ce préau des morts. L’air est exquis et on se grise àrespirer. Les horizons pyrénéens se sont déblayés de leurs nuages,de leurs moindres vapeurs, et il semble que le vent de Sud aitapporté jusqu’ici des limpidités d’Andalousie ou d’Afrique.

La guitare et le tambourin basque accompagnentla séguidille chantée, que les mendiantes d’Espagne jettent commeune petite ironie légère, dans ce vent tiède, au-dessus des morts.Et garçons et filles songent au fandango de ce soir, sentent monteren eux-mêmes le désir et l’ivresse de danser…

Enfin, voici la sortie des sœurs, tantattendue par Ramuntcho ; avec elles s’avancent Gracieuse et samère Dolorès, qui est encore en grand deuil de veuve, la figureinvisible sous un béguin noir, fermé d’un voile de crêpe.

Que peut-elle avoir, cette Dolorès, àcomploter avec la Bonne-Mère ? – Ramuntcho les sachantennemies, ces deux femmes, s’étonne et s’inquiète aujourd’hui deles voir marcher côte à côte. A présent, voici même qu’elless’arrêtent pour causer à l’écart, tant ce qu’elles disent est sansdoute important et secret ; leurs pareils béguins noirs,débordants comme des capotes de voiture, se rapprochent jusqu’à setoucher, et elles se parlent à couvert là-dessous ;chuchotement de fantômes, dirait-on, à l’abri d’une espèce depetite voûte noire… Et Ramuntcho a le sentiment de quelque chosed’hostile qui commencerait à se tramer là contre lui, entre cesdeux béguins méchants…

Quand le colloque est fini, il s’avance,touche son béret pour un salut, gauche et timide tout à coup devantcette Dolorès, dont il devine le dur regard sous le voile. Cettefemme est la seule personne au monde qui ait le pouvoir de leglacer, et, jamais ailleurs qu’en sa présence, il ne sent peser surlui la tare d’être un enfant de père inconnu, de ne porter d’autrenom que celui de sa mère.

Aujourd’hui cependant, à sa grande surprise,elle est plus accueillante que de coutume et dit d’une voix presqueaimable : « Bonjour, mon garçon ! » Alors ilpasse près de Gracieuse, pour lui demander avec une anxiétébrusque :

« Ce soir, à huit heures, dis, on setrouvera sur la place, pour danser ? »

Depuis quelque temps, chaque dimanche nouveauramenait pour lui cette même frayeur, d’être privé de danser lesoir avec elle. Or, dans la semaine, il ne la voyait presque plusjamais. A présent qu’il se faisait homme, c’était pour lui la seuleoccasion de la ressaisir un peu longuement, ce bal sur l’herbe dela place, au clair des étoiles ou de la lune.

Ils avaient commencé de s’aimer depuis tantôtcinq années, Ramuntcho et Gracieuse, étant encore tout enfants. Etces amours-là, quand par hasard l’éveil des sens les confirme aulieu de les détruire, deviennent dans les jeunes têtes quelquechose de souverain et d’exclusif.

Ils n’avaient d’ailleurs jamais songé à sedire cela entre eux, tant ils le savaient bien ; jamais ilsn’avaient parlé ensemble de l’avenir, qui, cependant, ne leurapparaissait pas possible l’un sans l’autre. Et l’isolement de cevillage de montagne où ils vivaient, peut-être aussi l’hostilité deDolorès à leurs naïfs projets inexprimés, les rapprochaient plusencore…

« Ce soir à huit heures, dis, on setrouvera sur la place pour danser ?

– Oui… », répond la petite fille trèsblonde, levant sur son ami des yeux de tristesse un peu effarée enmême temps que de tendresse ardente.

« Mais sûr ? » demande ànouveau Ramuntcho, inquiet de ces yeux-là.

« Oui, sûr ! »

Alors, il est tranquillisé encore pour cettefois, sachant que, si Gracieuse a dit et voulu quelque chose, onpeut y compter. Et tout de suite, le temps lui paraît plus beau, ledimanche plus amusant, la vie plus charmante…

Le dîner maintenant appelle les Basques dansles maisons ou les auberges, et, sous l’éclat un peu morne dusoleil de midi, le village semble bientôt désert.

Ramuntcho, lui, se rend à la cidrerie que lescontrebandiers et les joueurs de pelote fréquentent ; là, ils’attable, le béret toujours en visière sur le front, avec tous sesamis retrouvés : Arrochkoa, Florentino, deux ou trois autresde la montagne, et le sombre Itchoua, leur chef à tous.

On leur prépare un repas de fête, avec despoissons de la Nivelle, du jambon et des lapins. Sur le devant dela salle vaste et délabrée, près des fenêtres, les tables, lesbancs de chêne sur lesquels ils sont assis ; au fond, dans lapénombre, les tonneaux énormes, remplis de cidre nouveau.

Dans cette bande de Ramuntcho, qui est là aucomplet sous l’œil perçant de son chef, règne une émulationd’audace et un réciproque dévouement de frères ; durant lescourses nocturnes surtout, c’est à la vie à la mort entre euxtous.

Accoudés lourdement, engourdis dans lebien-être de s’asseoir après les fatigues de la nuit et concentrésdans l’attente d’assouvir leur faim robuste, ils restent silencieuxd’abord, relevant à peine la tête pour regarder, à travers lesvitres, les filles qui passent. Deux sont très jeunes, presque desenfants comme Raymond : Arrochkoa et Florentino. Les autresont, comme Itchoua, de ces visages durcis, de ces yeux embusquéssous l’arcade frontale qui n’indiquent plus aucun âge ; leuraspect cependant décèle bien tout un passé de fatigues, dansl’obstination irraisonnée de faire ce métier de contrebande qui auxmoins habiles rapporte à peine du pain.

Puis, réveillés peu à peu par les metsfumants, par le cidre doux, voici qu’ils causent ; bien tôtleurs mots s’entrecroisent légers, rapides et sonores, avec unroulement excessif des r. Ils parlent et s’égayent, enleur mystérieuse langue, d’origine si inconnue, qui, aux hommes desautres pays de l’Europe, semble plus lointaine que du mongolien oudu sanscrit. Ce sont des histoires de nuit et de frontière, qu’ilsse disent, des ruses nouvellement inventées et d’étonnantesmystifications de carabiniers espagnols. Itchoua, lui, le chef,écoute plutôt qu’il ne parle ; on n’entend que de loin en loinvibrer sa voix profonde de chantre d’église. Arrochkoa, le plusélégant de tous, détonne un peu à côté des camarades de la montagne(à l’état civil, il s’appelait Jean Detcharry, mais n’était connuque sous ce surnom porté de père en fils par les aînés de safamille, depuis ses ancêtres lointains). Contrebandier parfantaisie, celui-là, sans nécessité aucune, et possédant de bonnesterres au soleil ; le visage frais et joli, la moustacheblonde retroussée à la mode des chats, l’œil félin aussi, l’œilcaressant et fuyant ; attiré par tout ce qui réussit, tout cequi amuse, tout ce qui brille ; aimant Ramuntcho pour sestriomphes au jeu de paume, et très disposé à lui donner la main desa sœur Gracieuse, ne fût-ce que pour faire opposition à sa mèreDolorès. Et Florentino, l’autre grand ami de Raymond, est aucontraire, le plus humble de la bande ; un athlétique garçonroux, au front large et bas, aux bons yeux de résignation doucecomme ceux des bêtes de labour ; sans père ni mère, nepossédant au monde qu’un costume râpé et trois chemises de cotonrose ; d’ailleurs uniquement amoureux d’une petite orphelinede quinze ans, aussi pauvre que lui et aussi primitive.

Voici enfin Itchoua qui daigne parler à sontour. Il conte, sur un ton de mystère et de confidence, certainehistoire qui se passa au temps de sa jeunesse, par une nuit noire,sur le territoire espagnol, dans les gorges d’Andarlaza. Appréhendéau corps par deux carabiniers, au détour d’un sentier d’ombre, ils’était dégagé en tirant son couteau pour le plonger au hasard dansune poitrine : une demi-seconde, la résistance de la chair,puis, crac ! la lame brusquement entrée, un jet de sang toutchaud sur sa main, l’homme tombé, et lui, en fuite dans les rochersobscurs…

Et la voix qui prononce ces choses avec uneimplacable tranquillité est bien celle-là même qui, depuis desannées, chante pieusement chaque dimanche la liturgie dans lavieille église sonore, – tellement qu’elle semble en retenir uncaractère religieux et presque sacré !…

« Dame ! quand on est pris, n’est-cepas ?… – ajoute le conteur, en les scrutant tous de ses yeuxredevenus perçants… – quand on est pris, n’est-ce pas ?…Qu’est-ce que c’est que la vie d’un homme dans ces cas-là ?Vous n’hésiteriez pas non plus, je pense bien, vous autres, si vousétiez pris ?…

– Bien sûr, répond Arrochkoa sur un tond’enfantine bravade, bien sûr ! dans ces cas-là, pour la vied’un carabinero, hésiter !… Ah ! parexemple !… »

Le débonnaire Florentino, lui, détourne sesyeux désapprobateurs : il hésiterait, lui ; il ne tueraitpas, cela se devine à son expression même.

« N’est-ce pas ? répète encoreItchoua, en dévisageant cette fois Ramuntcho d’une façonparticulière ; n’est-ce pas, dans ces cas-là, tu n’hésiteraispas, toi non plus, hein ?

– Bien sûr, répond Ramuntcho avec soumission,oh ! non, bien sûr… »

Mais son regard, comme celui de Florentino,s’est détourné. Une terreur lui vient de cet homme, de cetteimpérieuse et froide influence déjà si complètement subie ;tout un côté doux et affiné de sa nature s’éveille, s’inquiète etse révolte.

D’ailleurs, un silence a suivi l’histoire, etItchoua, mécontent de ses effets, propose de chanter pour changerle cours des idées.

Le bien-être tout matériel des fins de repas,le cidre qu’on a bu, les cigarettes qu’on allume et les chansonsqui commencent, ramènent vite la joie confiante dans ces têtesd’enfants. Et puis, il y a parmi la bande les deux frères Iragola,Marcos et Joachim, jeunes hommes de la montagne au-dessus deMandiazpi, qui sont des improvisateurs renommés dans le paysd’alentour, et c’est plaisir de les entendre, sur n’importe quelsujet, composer et chanter de si jolis vers.

« Voyons, dit Itchoua, toi, Marcos, tuserais un marin qui veut passer sa vie sur l’Océan et chercherfortune aux Amériques ; toi, Joachim, tu serais un laboureurqui préfère ne pas quitter son village et sa terre d’ici. Et, enalternant, tantôt l’un, tantôt l’autre, tous deux vous discuterez,en couplets de longueur égale, les plaisirs de votre métier, surl’air…, sur l’air d’Iru damacho. Allez ! »

Ils se regardent, les deux frères, à demitournés l’un vers l’autre sur le banc de chêne où ils sontassis ; un instant de songerie, pendant lequel uneimperceptible agitation des paupières trahit seule le travail quise fait dans leurs têtes ; puis, brusquement Marcos, l’aîné,commence, et ils ne s’arrêteront plus. Avec leurs joues rasées,leurs beaux profils, leurs mentons qui s’avancent, un peuimpérieux, au-dessus des muscles puissants du cou, ils rappellent,dans leur immobilité grave, ces figures que l’on voit sur lesmédailles romaines. Ils chantent avec un certain effort du gosier,comme les muezzins des mosquées, en des tonalités hautes. Quandl’un a fini son couplet, sans une seconde d’hésitation ni desilence, l’autre reprend ; de plus en plus leurs espritss’animent et s’échauffent, ils semblent deux inspirés. Autour de latable des contrebandiers, beaucoup d’autres bérets se sont groupéset on écoute avec admiration les choses spirituelles ou sensées queles deux frères savent dire, avec toujours la cadence et la rimequ’il faut.

Vers la vingtième strophe enfin, Itchoua lesinterrompt pour les faire reposer, et il commande d’apporter ducidre encore.

« Mais comment avez-vous appris, demandeRamuntcho aux Iragola ; comment cela vous est-ilvenu ?

– Oh ! répond Marcos, d’abord c’est defamille, comme tu dois savoir. Notre père, notre grand-père ont étédes improvisateurs qu’on aimait entendre dans toutes les fêtes dupays basque, et notre mère aussi était la fille d’un grandimprovisateur du village de Lesaca. Et puis chaque soir, enramenant nos bœufs ou en trayant nos vaches, nous nous exerçons, oubien encore au coin du feu durant les veillées d’hiver. Oui, chaquesoir, nous composons ainsi, sur des sujets que l’un ou l’autreimagine, et c’est notre plaisir à tous deux… »

Mais, quand vient pour Florentino son tour dechanter, lui, qui ne sait que les vieux refrains de la montagne,entonne en fausset d’arabe la complainte de la fileuse delin ; alors Ramuntcho, qui l’avait chantée la veille dans lecrépuscule d’automne, revoit le ciel enténébré d’hier, les nuéespleines de pluie, le char à bœufs descendant tout en bas, dans unvallon mélancolique et fermé, vers une métairie solitaire…, etsubitement l’angoisse inexpliquée lui revient, la même qu’il avaitdéjà eue ; l’inquiétude de vivre et de passer ainsi, toujoursdans ces mêmes villages, sous l’oppression de ces mêmesmontagnes ; la notion et le confus désir desailleurs ; le trouble des inconnaissables lointains…Ses yeux, devenus atones et fixes, regardent en dedans ; pourquelques étranges minutes, il se sent exilé, sans comprendre dequelle patrie, déshérité, sans savoir de quoi, triste jusqu’au fondde l’âme ; entre lui et les hommes qui l’entourent se sontdressées tout à coup d’irréductibles dissemblanceshéréditaires…

Trois heures. C’est l’heure où finissent lesvêpres chantées, dernier office du jour ; l’heure où sortentde l’église, dans un recueillement grave comme celui du matin,toutes les mantilles de drap noir cachant les jolis cheveux desfilles et la forme de leur corsage, tous les bérets de lainepareillement abaissés sur les figures rasées des hommes, sur leursyeux vifs ou sombres, plongés encore dans le songe des vieuxtemps.

C’est l’heure où vont commencer les jeux, lesdanses, la pelote et le fandango. Tout cela traditionnel etimmuable.

La lumière du jour se fait déjà plus dorée, onsent le soir venir. L’église, subitement vide, oubliée, où persistel’odeur de l’encens, s’emplit de silence, et les vieux ors desfonds brillent mystérieusement au milieu de plus d’ombre ; dusilence aussi se répand alentour, sur le tranquille enclos desmorts, où les gens, cette fois, sont passés sans s’arrêter, dans lahâte de se rendre ailleurs.

Sur la place du jeu de paume, on commence àarriver de partout, du village même et des hameaux voisins, desmaisonnettes de bergers ou de contrebandiers qui perchent là-haut,sur les âpres montagnes. Des centaines de bérets basques, toussemblables, sont présent réunis, prêts à juger des coups enconnaisseurs, à applaudir ou à murmurer ; ils discutent leschances, commentent la force des joueurs et arrangent entre eux degros paris d’argent. Et des jeunes filles, des jeunes femmess’assemblent aussi, n’ayant rien de nos paysannes des autresprovinces de France, élégantes, affinées, la taille gracieuse etbien prise dans des costumes de formes nouvelles ;quelques-unes portant encore sur le chignon le foulard de soie,roulé et arrangé comme une petite calotte ; les autres, têtenue, les cheveux disposés de la manière la plus moderne ;d’ailleurs, jolies pour la plupart, avec d’admirables yeux et detrès longs sourcils… Cette place, toujours solennelle et en tempsordinaire un peu triste, s’emplit aujourd’hui dimanche d’une foulevive et gaie.

Le moindre hameau, en pays basque, a sa placepour le jeu de paume, grande, soigneusement tenue, en général prèsde l’église, sous des chênes.

Mais ici, c’est un peu le centre, et comme leconservatoire des joueurs français, de ceux qui deviennentcélèbres, tant aux Pyrénées qu’aux Amériques, et que, dans lesgrandes parties internationales, on oppose aux champions d’Espagne.Aussi la place est-elle particulièrement belle et pompeuse,surprenante en un village si perdu. Elle est dallée de largespierres, entre lesquelles des herbes poussent, accusant sa vétustéet lui donnant un air d’abandon. Des deux côtés s’étendent, pourles spectateurs, de longs gradins, – qui sont en granit rougeâtrede la montagne voisine et, en ce moment, tout fleuris de scabieusesd’automne. – Et au fond, le vieux mur monumental se dresse, contrelequel les pelotes viendront frapper ; il y a un frontonarrondi, qui semble une silhouette de dôme, et porte cetteinscription à demi effacée par le temps : « Blaidkaharitzea debakatua. » (Il est défendu de jouer aublaid.)

C’est au blaid cependant que va sefaire la partie du jour ; mais l’inscription vénérable remonteau temps de la splendeur du jeu national, dégénéré à présent commedégénèrent toutes choses ; elle avait été mise là pourconserver la tradition du rebot, un jeu plus difficile,exigeant plus d’agilité et de force, et qui ne s’est guère perpétuéque dans la province espagnole de Guipuzcoa.

Tandis que les gradins s’emplissent toujours,elle reste vide encore, la place dallée que verdissent les herbes,et qui a vu, depuis les vieux temps, sauter et courir les lestes etles vigoureux de la contrée. Le beau soleil d’automne, à sondéclin, l’échauffe et l’éclaire. Çà et là quelques grands chêness’effeuillent au-dessus des spectateurs assis. On voit là-bas lahaute église et les cyprès, tout le recoin sacré, d’où les saintset les morts semblent de loin regarder, protéger les joueurs,s’intéresser à ce jeu qui passionne encore toute une race et lacaractérise…

Enfin ils entrent dans l’arène, lespelotaris, les six champions parmi lesquels il en est unen soutane, le vicaire de la paroisse. Avec eux, quelques autrespersonnages : le crieur qui, dans un instant, va chanter lescoups ; les cinq juges, choisis parmi des connaisseurs devillages différents, pour intervenir dans les cas de litige, etquelques autres portant des espadrilles et des pelotes de rechange.A leur poignet droit, les joueurs attachent avec des lanières uneétrange chose d’osier qui semble un grand ongle courbe leurallongeant de moitié l’avant-bras : c’est avec ce gant(fabriqué en France par un vannier unique du village d’Ascain)qu’il va falloir saisir, lancer et relancer la pelote, – une petiteballe de corde serrée et recouverte en peau de mouton, qui est durecomme une boule de bois.

Maintenant ils essaient leurs balles,choisissent les meilleures, dégourdissent, par de premiers coupsqui ne comptent pas, leur bras d’athlètes. Puis, ils enlèvent leurveste, pour aller chacun la confier à quelque spectateur deprédilection ; Ramuntcho, lui, porte la sienne à Gracieuse,assise au premier rang, sur le gradin d’en bas. Et, sauf le prêtrequi jouera entravé dans sa robe noire, les voilà tous en tenue decombat, le torse libre dans une chemise de cotonnade rose ou bienmoulé sous un léger maillot de fil.

Les assistants les connaissent bien, cesjoueurs ; dans un moment, ils s’exciteront pour ou contre euxet vont frénétiquement les interpeller, comme on fait auxtoréadors.

En cet instant, le village s’anime tout entierde l’esprit des temps anciens ; dans son attente du plaisir,dans sa vie, dans son ardeur, il est très basque et très vieux, –sous la grande ombre de la Gizune, la montagne surplombante, qui yjette déjà un charme de crépuscule.

Et la partie commence, au mélancolique soir.La balle, lancée à tour de bras, se met à voler, frappe le mur àgrands coups secs, puis rebondit et traverse l’air avec la vitessed’un boulet.

Ce mur du fond, arrondi comme un feston dedôme sur le ciel, s’est peu à peu couronné de têtes d’enfants, –petits Basques, petits bérets, joueurs de paume de l’avenir, quitout à l’heure vont se précipiter, comme un vol d’oiseaux, pourramasser la balle, chaque fois que, trop haut lancée, elledépassera la place et filera là-bas dans les champs.

La partie graduellement s’échauffe, à mesureque les bras et les jarrets se délient, dans une ivresse demouvement et de vitesse. Déjà on acclame Ramuntcho. Et le vicaireaussi sera l’un des beaux joueurs de la journée, étrange à voiravec ses sauts de félin et ses gestes athlétiques, emprisonnés danssa robe de prêtre.

Ainsi est la règle du jeu : quand unchampion de l’un des camps laisse tomber la balle, c’est un pointde gagné pour le camp adverse, – et l’on joue d’ordinaire ensoixante. – Après chaque coup, le crieur attitré chante à pleinevoix, en sa langue millénaire : « Le but (1) atant, le refil (2) a tant, messieurs ! » Et salongue clameur se traîne au-dessus du bruit de la foule quiapprouve ou murmure.

Sur la place, la zone dorée et rougie desoleil diminue, s’en va, mangée par l’ombre ; de plus en plus,le grand écran de la Gizune domine tout, semble enfermer davantage,dans ce petit recoin de monde à ses pieds, la vie très particulièreet l’ardeur de ces montagnards, – qui sont les débris d’un peupletrès mystérieusement unique, sans analogue parmi les peuples. –Elle marche et envahit en silence, l’ombre du soir, bientôtsouveraine ; au loin seulement quelques cimes, encoreéclairées au-dessus de tant de vallées rembrunies, sont d’un violetlumineux et rose.

Ramuntcho joue comme, de sa vie, il n’avaitencore jamais joué ; il est à l’un de ces instants où l’oncroit se sentir retrempé de force, léger, ne pesant plus rien, etoù c’est une pure joie de se mouvoir, de détendre ses bras, debondir.

1. Le but, c’est le camp qui, après tirageau sort, a joué le premier au commencement de la partie.

2. Le refil, le camp opposé à celui dubut.

Mais Arrochkoa faiblit, le vicaire deux outrois fois s’entrave dans sa soutane noire, et le camp adverse,d’abord distancé peu à peu se rattrape ; alors, en présence decette partie disputée si vaillamment, les clameurs redoublent etdes bérets s’envolent, jetés en l’air par des mainsenthousiastes.

Maintenant les points sont égaux de part etd’autre ; le crieur annonce trente pour chacun des campsrivaux et il chante ce vieux refrain qui est de traditionimmémoriale en pareil cas : « Les paris en avant !Payez à boire aux juges et aux joueurs ! » – C’est lesignal d’un instant de repos, pendant qu’on apportera du vin dansl’arène, aux frais de la commune. Les joueurs s’asseyent, etRamuntcho va prendre place à côté de Gracieuse, qui jette sur sesépaules trempées de sueur la veste dont elle était gardienne.Ensuite, il demande à sa petite amie de vouloir bien desserrer leslanières qui tiennent le gant de bois, d’osier et de cuir à sonbras rougi. Et il se repose dans la fierté de son succès, nerencontrant que des sourires d’accueil sur les visages des fillesqu’il regarde. Mais il voit aussi là-bas, du côté opposé au mur desjoueurs, du côté de l’obscurité qui s’avance, l’ensemble archaïquedes maisons basques, la petite place du village avec ses porchesblanchis à la chaux et ses vieux platanes taillés, puis le clochermassif de l’église, et, plus haut que tout, dominant tout, écrasanttout, la masse abrupte de la Gizune d’où vient tant d’ombre, d’oùdescend sur ce village perdu une si hâtive impression de soir…Vraiment elle enferme trop, cette montagne, elle emprisonne, elleoppresse… Et Ramuntcho, dans son juvénile triomphe, est troublé parle sentiment de cela, par cette furtive et vague attirance desailleurs si souvent mêlée à ses peines et à ses joies…

La partie à présent se continue, et sespensées se perdent dans la griserie physique de recommencer lalutte. D’instant en instant, clac ! toujours le coup de fouetdes pelotes, leur bruit sec contre le gant qui les lance ou contrele mur qui les reçoit, leur même bruit donnant la notion de toutela force déployée… Clac ! elle fouettera jusqu’à l’heure ducrépuscule, la pelote, animée furieusement par des bras puissantset jeunes. Parfois les joueurs, d’un heurt terrible, l’arrêtent auvol, d’un heurt à briser d’autres muscles que les leurs. Le plussouvent, sûrs d’eux-mêmes, ils la laissent tranquillement toucherterre, presque mourir : on dirait qu’ils ne l’attraperontjamais ; et clac ! elle repart cependant, prise juste àpoint, grâce à une merveilleuse précision de coup d’œil, et s’en varefrapper le mur, toujours avec sa vitesse de boulet… Quand elles’égare sur les gradins, sur l’amas des bérets de laine et desjolis chignons noués d’un foulard de soie, toutes les têtes alors,tous les corps s’abaissent comme fauchés par le vent de sonpassage : c’est qu’il ne faut pas la toucher, l’entraver, tantqu’elle est vivante et peut encore être prise ; puis,lorsqu’elle est vraiment perdue, morte, quelqu’un des assistants sefait honneur de la ramasser et de la relancer aux joueurs, d’uncoup habile qui la remette à la portée de leurs mains.

Le soir tombe, tombe, les dernières couleursd’or s’épandent avec une mélancolie sereine sur les plus hautescimes du pays basque. Dans l’église désertée, les profonds silencesdoivent s’établir, et les images séculaires se regarder seules àtravers l’envahissement de la nuit… Oh ! la tristesse des finsde fête, dans les villages très isolés, dès que le soleil s’enva !…

Cependant Ramuntcho de plus en plus est legrand triomphateur, Et les applaudissements, les cris, doublentencore sa hardiesse heureuse ; chaque fois qu’il fait unquinze (1), les hommes, debout maintenant sur les vieuxgranits étagés du pourtour, l’acclament avec une méridionalefureur…

1, il serait trop long d’expliquer cetteexpression : faire un quinze, qui signifie : faire unpoint. C’est une façon de compter du jeu de rebot, qui s’estconservée dans le jeu de blaid.

Le dernier coup, le soixantième point… Il estpour Ramuntcho et voici la partie gagnée !

Alors, c’est un subit écroulement dansl’arène, de tous les bérets qui garnissaient l’amphithéâtre depierre ; ils se pressent autour des joueurs, qui viennent des’immobiliser tout à coup dans des attitudes lassées. Et Ramuntchodesserre les courroies de son gant au milieu d’une fouled’expansifs admirateurs ; de tous côtés, de braves et rudesmains s’avancent afin de serrer la sienne, ou de frapperamicalement sur son épaule.

« As-tu parlé à Gracieuse pour danser cesoir ? » lui demande Arrochkoa, qui, à cet instant,ferait pour lui tout au monde.

« Oui, à la sortie de la messe, je lui aiparlé… Elle m’a promis.

– Ah ! à la bonne heure ! C’est quej’avais crainte que la mère… Oh ! mais, j’aurais arrangé ça,moi, dans tous les cas, tu peux me croire. »

Un robuste vieillard, aux épaules carrées, auxmâchoires carrées, au visage imberbe de moine, devant lequel on serange par respect s’approche aussi : c’est Haramburu, unjoueur du temps passé, qui fut célèbre, il y a un demi-siècle, auxAmériques pour le jeu de rebot, et qui y gagna une petite fortune.Ramuntcho rougit de plaisir, en s’entendant complimenter par cevieil homme difficile. Et là-bas, debout sur les gradins rougeâtresqui achèvent de se vider, parmi les herbes longues et lesscabieuses de novembre, sa petite amie qui s’en va, suivie d’ungroupe de jeunes filles, se retourne pour lui sourire, pour luienvoyer de la main un gentil adios à la mode espagnole. Il est unjeune dieu, en ce moment, Ramuntcho ; on est fier de leconnaître, d’être de ses amis, d’aller lui chercher sa veste, delui parler, de le toucher.

Maintenant, avec les autrespelotaris, il se rend à l’auberge voisine, dans unechambre où sont déposés leurs vêtements de rechange à tous et oùdes amis soigneux les accompagnent pour essuyer leurs torsestrempés de sueur.

Et, l’instant d’après, sa toilette faite,élégant dans une chemise toute blanche, le béret de côté etcrânement mis, il sort sur le seuil de la porte, sous les platanestaillés en berceau, pour jouir encore de son succès, voir encorepasser des gens, continuer de recueillir des compliments et dessourires.

C’est tout à fait le déclin du jour automnal,c’est le vrai soir à présent. Dans l’air tiède, des chauves-sourisglissent. Les uns après les autres partent les montagnards desenvirons ; une dizaine de carrioles s’attellent, allument leurlanterne, s’ébranlent avec des tintements de grelots, puisdisparaissent, par les petites routes ombreuses des vallées, versles hameaux éloignés d’alentour. Au milieu de la pénombre limpide,on distingue les femmes, les filles jolies, assises sur les bancs,devant les maisons, sous les voûtes arrangées des platanes ;elles ne sont plus que des formes claires, leurs costumes dudimanche font dans le crépuscule des taches blanches, des tachesroses, – et cette tache bleu pâle, tout là-bas, que Ramuntchoregarde, c’est la robe neuve de Gracieuse… Au dessus de tout,emplissant le ciel, la Gizune gigantesque, confuse et sombre, estcomme le centre et la source des ténèbres, peu à peu épandues surles choses. Et à l’église, voici que tout à coup sonnent lespieuses cloches, rappelant aux esprits distraits l’enclos destombes, les cyprès autour du clocher, et tout le grand mystère duciel, de la prière, de l’inévitable mort.

Oh ! la tristesse des fins de fête, dansles villages très isolés, quand le soleil n’éclaire plus, et quandc’est l’automne !…

Ils savent bien, ces gens si ardents tout àl’heure aux humbles plaisirs de la journée que dans les villes il ya d’autres fêtes plus brillantes, plus belles et moins vitefinies ; mais ceci, c’est quelque chose d’à part ; c’estla fête du pays, de leur propre pays, et rien ne leur remplace cesfurtifs instants, auxquels, tant de jours à l’avance, ils avaientsongé… Des fiancés, des amoureux, qui vont repartir, chacun de soncôté, vers les maisons, éparses au flanc des Pyrénées, des couples,qui demain reprendront leur vie monotone et rude, se regardentavant de se séparer, se regardent au soir qui tombe, avec des yeuxde regret qui disent : « Alors, c’est déjà fini ?Alors, c’est tout ?… »

V

Huit heures du soir. Ils ont dîné à lacidrerie, tous les joueurs, sauf le vicaire, sous le patronaged’Itchoua ; ils ont flâné longuement ensuite, alanguis dans lafumée des cigarettes de contrebande et écoutant les improvisationsmerveilleuses des deux frères Iragola, de la montagne de Mendiazpi– tandis que dehors, dans la rue, les filles, par petits groupes sedonnant le bras, venaient regarder aux fenêtres, s’amuser à suivre,sur les vitres enfumées, les ombres rondes de toutes ces têtesd’hommes coiffés de bérets pareils…

Maintenant, sur la place, l’orchestre decuivre joue les premières mesures du fandango, et les jeunesgarçons, les jeunes filles, tous ceux du village et quelques-unsaussi de la montagne qui sont restés pour danser, accourent parbandes impatientes. Il y en a qui dansent déjà dans le chemin, pourne rien perdre, qui arrivent en dansant.

Et bientôt le fandango tourne, tourne, auclair de la lune nouvelle dont les cornes semblent poser là-haut,sveltes et légères, sur la montagne énorme et lourde. Dans lescouples qui dansent, sans s’enlacer ni se tenir, on ne se séparejamais ; l’un devant l’autre toujours et à distance égale, legarçon et la fille évoluent, avec une grâce rythmée, comme liésensemble par quelque invisible aimant.

Il s’est caché, le croissant de la lune,abîmé, dirait-on, dans la ténébreuse montagne ; alors onapporte des lanternes qui s’accrochent aux troncs des platanes, etles jeunes hommes peuvent mieux voir leurs danseuses qui, vis-à-visd’eux, se balancent, avec un air de continuellement fuir, mais sanss’éloigner jamais : presque toutes jolies, élégamment coifféesen cheveux, un soupçon de foulard sur la nuque, et portant avecaisance des robes à la mode d’aujourd’hui. Eux, les danseurs, unpeu graves toujours, accompagnent la musique en faisant claquerleurs doigts en l’air : figures rasées et brunies, auxquellesles travaux des champs, de la contrebande ou de la mer ont donnéune maigreur spéciale, presque ascétique ; cependant, àl’ampleur de leurs cous bronzés, à la carrure de leurs épaules, lagrande force se décèle, la force de cette vieille race sobre etreligieuse.

Le fandango tourne et oscille, sur un air devalse ancienne. Tous les bras, tendus et levés, s’agitent en l’air,montent ou descendent avec de jolis mouvements cadencés, suivantles oscillations des corps. Les espadrilles à semelle de corderendent cette danse silencieuse et comme infiniment légère ;on n’entend que le frou-frou des robes, et toujours le petitclaquement sec des doigts imitant un bruit de castagnettes. Avecune grâce espagnole, les filles, dont les larges manches s’éploientcomme des ailes, dandinent leurs tailles serrées, au-dessus deleurs hanches vigoureuses et souples…

En face l’un de l’autre, Ramuntcho etGracieuse ne se disaient d’abord rien, tout entiers à l’enfantinejoie de se mouvoir vite et en cadence, au son d’une musique. Elleest d’ailleurs très chaste, cette façon de danser sans que jamaisles corps se frôlent.

Mais il y eut aussi, au cours de la soirée,des valses et des quadrilles, et même des promenades bras dessusbras dessous, permettant aux amoureux de se toucher et decauser.

« Alors, mon Ramuntcho, dit Gracieuse,c’est de ça que tu penses faire ton avenir, n’est-ce pas ? dujeu de paume ? »

Ils se promenaient maintenant au bras l’un del’autre, sous les platanes effeuillés, dans la nuit de novembre,tiède comme une nuit de mai, un peu à l’écart, pendant unintervalle de silence où les musiciens se reposaient.

« Dame, oui ! réponditRaymond ; chez nous, c’est un métier comme un autre, où l’ongagne bien sa vie, tant que la force est là… Et on peut aller detemps en temps faire une tournée aux Amériques, tu sais, comme Irunet Gorostéguy, rapporter des vingt, des trente mille francs pourune saison, gagnés honnêtement sur les places de Buenos Aires.

– Oh ! les Amériques ! – s’écriaGracieuse, dans un élan étourdi et joyeux, – les Amériques, quelbonheur ! Ç’avait toujours été mon envie, à moi !Traverser la grande mer, pour voir ce pays de là-bas ! … Etnous irions à la recherche de ton oncle Ignacio, puis chez mescousins Bidegaïna, qui tiennent une ferme au bord de l’Uruguay,dans les prairies… »

Elle s’arrêta de parler, la petite fillejamais sortie de ce village que les montagnes enferment etsurplombent ; elle s’arrêta pour rêver à ces pays silointains, qui hantaient sa jeune tête parce qu’elle avait eu,comme la plupart des Basques, des ancêtres migrateurs, – de cesgens que l’on appelle ici Américains ou Indiens, qui passent leurvie aventureuse de l’autre côté de l’Océan et ne reviennent au chervillage que très tard, pour y mourir. Et, tandis qu’elle rêvait, lenez en l’air, les yeux en haut dans le noir des nuées et des cimesemprisonnantes, Ramuntcho sentait son sang courir plus vite, soncœur battre plus fort, dans l’intense joie de ce qu’elle venait desi spontanément dire. Et, la tête penchée vers elle, la voixinfiniment douce et enfantine, il lui demanda, comme un peu pourplaisanter :

« Nous irions ? C’est biencomme ça que tu as parlé : nous irions, toi avecmoi ? Ça signifie donc que tu serais consentante, un peu plustard, quand nous serons d’âge, à nous marier tousdeux ? »

Il perçut, à travers l’obscurité, le gentiléclair noir des yeux de Gracieuse qui se levaient vers lui avec uneexpression d’étonnement et de reproche :

« Alors…, tu ne le savais pas ?

– Je voulais te le faire dire, tu vois bien…C’est que tu ne me l’avais jamais dit, sais-tu… »

Il serra contre lui le bras de sa petitefiancée, et leur marche devint plus lente. C’est vrai, qu’ils nes’étaient jamais dit cela, non pas seulement parce qu’il leursemblait que ça allait de soi, mais surtout parce qu’ils sesentaient arrêtés au moment de parler par une terreur quand même, –la terreur de s’être trompés et que ce ne fût pas vrai… Etmaintenant ils savaient, ils étaient sûrs. Alors ils prenaientconscience qu’ils venaient de franchir à deux le seuil grave etsolennel de la vie. Et, appuyés l’un à l’autre, ils chancelaientpresque dans leur promenade ralentie, comme deux enfants ivres dejeunesse, de joie et d’espoir.

« Mais, est-ce que tu crois qu’ellevoudra, ta mère ? » reprit Ramuntcho timidement, après lelong silence délicieux…

« Ah ! voilà…, répondit la petitefiancée, avec un soupir d’inquiétude… Arrochkoa, mon frère, serapour nous, c’est bien probable. Mais maman ?… Mamanvoudra-t-elle ?… Et puis, ce ne serait pas pour bientôt, danstous les cas… Tu as ton service à faire à l’armée.

– Non, si tu le veux ! Non, je peux nepas le faire, mon service ! Je suis Guipuzcoan, moi, comme mamère ; alors, on ne me prendra pour la conscription que si jele demande… Donc ce sera comme tu l’entendras ; comme tuvoudras, je ferai…

– Ça, mon Ramuntcho, j’aimerais mieux pluslongtemps t’attendre et que tu te fasses naturaliser, et que tusois soldat comme les autres. C’est mon idée à moi, puisque tu veuxque je te la dise !…

– Vrai, c’est ton idée ?… Eh bien, tantmieux, car c’est la mienne aussi. Oh ! mon Dieu, Français ouEspagnol, moi, ça m’est égal. A ta volonté, tu m’entends !J’aime autant l’un que l’autre : je suis Basque comme toi,comme nous sommes tous ; le reste, je m’en fiche ! Mais,pour ce qui est d’être soldat quelque part, de ce côté-ci de lafrontière ou de l’autre, oui, je préfère ça : d’abord on al’air d’un lâche quand on s’esquive : et puis, c’est une chosequi me plaira, pour te dire franchement. Ça et voir du pays, c’estmon affaire tout à fait !

– Eh bien, mon Ramuntcho puisque ça t’estégal, alors, fais-le en France, ton service, que je sois pluscontente.

– Entendu, Gatchutcha (1) !… Tu me verrasen pantalon rouge, hein ? Je reviendrai au pays commeBidegarray, comme Joachim, te rendre visite en soldat. Et, sitôtmes trois années finies, alors, notre mariage, dis, si ta mamannous permet ! »

1. Diminutif basque de Gracieuse.

Après un silence encore, Gracieuse reprit,d’une voix plus basse, et solennellement cette fois :

« Écoute-moi bien, mon Ramuntcho…, jesuis comme toi, tu penses : j’ai peur d’elle…, de ma mère…Mais, écoute-moi bien…, si elle nous refusait, nous ferionsensemble n’importe quoi, tout ce que tu voudrais, car ce serait laseule chose au monde pour laquelle je ne lui obéiraispas… »

Puis, le silence de nouveau revint entre eux,maintenant qu’ils s’étaient promis, l’incomparable silence desjoies jeunes, des joies neuves et encore inéprouvées, qui ontbesoin de se taire, de se recueillir pour se comprendre mieux danstoute leur profondeur. Ils allaient à petits pas et au hasard versl’église, dans l’obscurité douce que les lanternes ne troublaientplus, grisés rien que de leur innocent contact et de se sentirmarcher l’un contre l’autre, dans ce chemin où personne ne lesavait suivis…

Mais, un peu loin d’eux, qui avaient fait pours’isoler plus de chemin que d’ordinaire, le bruit des cuivres toutà coup s’éleva de nouveau, en une sorte de valse lente un peubizarrement rythmée. Et les deux petits fiancés, très enfants, àl’appel du fandango, sans s’être consultés et comme s’il s’agissaitd’une chose obligée qui ne se discute pas, prirent leur course pourn’en rien manquer, vers le lieu où les couples dansaient. Vite,vite en place l’un devant l’autre, ils se remirent à se balancer enmesure, toujours sans se parler, avec leurs mêmes jolis gestes debras, leurs mêmes souples mouvements de hanches. De temps a autre,sans perdre le pas ni la distance, ils filaient tous deux, en lignedroite comme des flèches, dans une direction quelconque. Mais cen’était qu’une variante habituelle de cette danse-là ; – et,toujours en mesure, vivement, comme des gens qui glissent, ilsrevenaient à leur point de départ.

Gracieuse apportait à danser la même ardeurpassionnée qu’elle mettait à prier devant les chapelles blanches, –la même ardeur aussi que, plus tard sans doute, elle mettrait àenlacer Raymond, quand les caresses entre eux ne seraient plusdéfendues. Et par moments, toutes les cinq ou six mesures, en mêmetemps que son danseur léger et fort, elle faisait un tour completsur elle-même, le torse penché avec une grâce espagnole, la tête enarrière, les lèvres entrouvertes sur la blancheur nette des dents,une grâce distinguée et fière se dégageant de toute sa petitepersonne encore si mystérieuse, qui à Raymond seul se livrait unpeu.

Tout ce beau soir de novembre, ils dansèrentl’un devant l’autre, muets et charmants, avec des intervalles depromenade à deux, pendant lesquels même ils ne parlaient plus qu’àpeine, et toujours de choses enfantines et quelconques – enivréschacun en silence par la grande chose sous-entendue et délicieusedont ils avaient l’âme remplie.

Et, jusqu’au couvre-feu sonné à l’église, cepetit bal sous les branches d’automne, ces petites lanternes, cettepetite fête dans ce recoin fermé du monde, jetèrent un peu delumière et de bruit joyeux au milieu de la vaste nuit, quefaisaient plus sourde et plus noire les montagnes dressées partoutcomme des géants d’ombre.

VI

Il s’agit d’une grande partie de paume pourdimanche prochain, à l’occasion de la Saint-Damase, au bourgd’Hasparitz.

Arrochkoa et Ramuntcho, compagnons decontinuelles courses à travers le pays d’alentour, cheminent lejour entier, dans la petite voiture des Detcharry, pour organisercette partie-là, qui représente à leurs yeux un événementconsidérable.

D’abord, ils ont été consulter Marcos, l’undes Iragola. Au coin d’un bois, devant la porte de sa maison verdieà l’ombre, ils l’ont trouvé assis sur une souche de châtaignier,toujours grave et sculptural, les yeux inspirés et le geste noble,en train de faire manger la soupe à un tout petit frère encore dansses maillots.

« C’est le petit onzième,celui-là ? » ont-ils demandé en riant.

« Ah ! ouai !… » a répondule grand aîné, il court déjà comme un lapin dans la bruyère, leonzième de nous ! C’est le numéro douze, celui-ci !…,vous savez bien, le petit Jean-Baptiste, le petit nouveau qui, jele pense, ne sera pas le dernier.

Et puis, baissant la tête pour ne pas seheurter aux branches ils ont traversé les bois, les futaies dechênes sous lesquelles s’étend à l’infini la dentelle rousse desfougères.

Et ils ont traversé plusieurs villages aussi,– villages basques, groupés tous autour de ces deux choses qui ensont le cœur et qui en symbolisent la vie : l’église et le jeude paume. Çà et là, ils ont frappé à des portes de maisons isolées,maisons hautes et grandes, soigneusement blanchies à la chaux, avecdes auvents verts, et des balcons de bois où sèchent au derniersoleil des chapelets de piments rouges. Longuement ils ontparlementé, en leur langage si fermé aux étrangers de France, avecles joueurs fameux, les champions attitrés, – ceux dont on a vu lesnoms bizarres sur tous les journaux du Sud-Ouest, sur toutes lesaffiches de Biarritz ou de Saint-Jean-de-Luz, et qui, dans la vieordinaire, sont de braves aubergistes de campagne, des forgerons,des contrebandiers, la veste jetée à l’épaule et les manches dechemise retroussées sur des bras de bronze.

Maintenant que tout est réglé et les parolesfermes échangées, il est trop tard pour rentrer cette nuit chez euxà Etchézar, alors, suivant leurs habitudes d’errants, ilschoisissent pour y dormir un village à leur guise, Zitzarry, parexemple, qu’ils ont déjà beaucoup fréquenté pour leurs affaires decontrebande. A la tombée du jour donc, ils tournent bride vers celieu, qui est proche et confine à l’Espagne. C’est toujours par lesmêmes petites routes pyrénéennes, ombreuses et solitaires sous lesvieux chênes qui s’effeuillent, entre des talus richement feutrésde mousse et de fougères rouillées. Et c’est tantôt dans les ravinsoù bruissent les torrents, tantôt sur les hauteurs d’oùapparaissent de tous côtés les grandes cimes assombries.

D’abord, il faisait froid, un vrai froidcinglant le visage et la poitrine. Mais voici que des boufféescommencent à passer, étonnamment chaudes et embaumées de senteursde plantes : le vent de Sud, presque africain, qui se lèveencore une fois, ramenant tout à coup l’illusion de l’été. Et,alors, cela devient pour eux une sensation délicieuse, de fendrel’air si brusquement changé, d’aller vite sous les souffles tièdes,au bruit des grelots de leur cheval qui galope follement dans lesmontées, flairant le gîte du soir.

Zitzarry, un village de contrebandiers, unvillage perdu qui frôle la frontière. Une auberge délabrée et demauvais aspect, où, suivant la coutume, les logis pour les hommesse trouvent directement au-dessus des étables, des écuries noires.Ils sont là des voyageurs très connus, Arrochkoa et Ramuntcho, et,tandis qu’on allume le feu pour eux, ils s’asseyent près d’uneantique fenêtre à meneau, qui a vue sur la place du jeu de paume etl’église ; ils regardent finir la tranquille petite vie de lajournée dans ce lieu si séparé du monde.

Sur cette place solennelle, les enfantss’exercent au jeu national ; graves et ardents, déjà forts,ils lancent leur pelote contre le mur, tandis que, d’une voixchantante et avec l’intonation qu’il faut, l’un d’eux compte etannonce les points, en la mystérieuse langue des ancêtres.Alentour, les hautes maisons, vieilles et blanches, aux mursdéjetés, aux chevrons débordants, contemplent par leurs fenêtresvertes ou rouges ces petits joueurs si lestes qui courent aucrépuscule comme les jeunes chats. Et les chariots à bœufs rentrentdes champs, avec des bruits de sonnailles, ramenant des charges debois, des charges d’ajoncs coupés ou de fougères mortes… Le soirtombe, tombe avec sa paix et son froid triste. Puis, l’angélussonne – et c’est dans tout le village, un tranquille recueillementde prière…

Alors Ramuntcho, silencieux, s’inquiète de sadestinée, se sent comme prisonnier ici, avec toujours ses mêmesaspirations, vers on ne sait quoi d’inconnu, qui le troublent àl’approche des nuits. Et son cœur aussi se serre, de ce qu’il estseul et sans appui au monde, de ce que Gracieuse est d’unecondition différente de la sienne et ne lui sera peut-être jamaisdonnée.

Mais voici qu’Arrochkoa, très fraternel cettefois, dans un de ses bons moments, lui frappe sur l’épaule commes’il avait compris sa rêverie et lui dit d’un ton de gaietélégère :

« Eh bien ! il paraît que vous avezcausé ensemble, hier au soir, la sœur et toi – c’est elle qui mel’a appris, – et que vous êtes joliment d’accord tousdeux !… »

Ramuntcho lève vers lui un long regardd’interrogation anxieuse et grave, qui contraste avec ce début deleur causerie :

« Et qu’est-ce que tu penses, toi,demande-t-il, de ce que nous avons dit tous deux ?

– Oh ! moi, mon ami, répond Arrochkoadevenu plus sérieux lui aussi, moi, parole d’honneur, ça me va trèsbien !… Même, comme je prévois que ce sera dur avec la mère,si vous avez besoin d’un coup de main, je suis prêt à vous ledonner, voilà !… »

Et la tristesse de Raymond est dissipée commeun peu de poussière sur laquelle on a soufflé. Il trouve le souperdélicieux, l’auberge gaie. Il se sent bien plus le fiancé deGracieuse, à présent que quelqu’un est dans la confidence, etquelqu’un de la famille qui ne le repousse pas. Il avait crupressentir qu’Arrochkoa ne lui serait pas hostile, mais ce concourssi nettement offert dépasse de beaucoup ses espoirs. – Pauvre petitabandonné, si conscient de l’humilité de sa situation, que l’appuid’un autre enfant, un peu mieux établi dans la vie, suffit à luirendre courage et confiance !…

VII

A l’aube incertaine et un peu glacée, ils’éveilla dans sa chambrette d’auberge, avec une impressionpersistante de sa joie d’hier, au lieu de ces confuses angoissesqui, si souvent, accompagnaient chez lui le retour progressif despensées. Dehors, on entendait des sonnailles de troupeaux partantpour les pâturages, des vaches qui beuglaient au jour levant, descloches d’églises, – et déjà, contre le mur de la grande place, lescoups secs de la pelote basque : tous les bruits d’un villagepyrénéen qui recommence sa vie coutumière pour un jour nouveau. Etcela semblait à Raymond une aubade de fête.

De bonne heure ils remontèrent, Arrochkoa etlui, dans leur petite voiture, et, enfonçant leurs bérets pour levent de la course, partirent au galop de leur cheval, sur lesroutes un peu saupoudrées de gelée blanche.

A Etchézar, quand ils arrivèrent pour midi, onaurait cru l’été, – tant le soleil était beau.

Dans le jardinet devant sa maison, Gracieusese tenait assise sur le banc de pierre :

« J’ai parlé à Arrochkoa ! lui ditRamuntcho, avec un bon sourire heureux, dès qu’il se trouva seulavec elle… Et il est tout à fait pour nous, tu sais !

– Oh ! ça, répondit la petite fiancée,sans perdre l’air tristement pensif qu’elle avait ce matin-là,oh ! ça…, mon frère Arrochkoa, je m’en doutais, c’étaitsûr ! Un joueur de pelote comme toi, tu penses, c’est faitpour lui plaire, à son idée c’est tout ce qu’il y a desupérieur…

– Mais ta maman, Gatchutcha, depuis quelquesjours elle est bien mieux pour moi, je trouve… Ainsi, dimanche, tut’en souviens, quand je t’ai demandée pour danser…

– Oh ! ne t’y fie pas, monRamuntchito ! tu veux dire avant-hier, à la sortie de lamesse ?… C’est qu’elle venait de causer avec la Bonne-Mère,n’as-tu pas vu ?… Et la Bonne-Mère avait tempêté pour que jene danse plus avec toi sur la place ; alors, rien que dans lebut de la contrarier, tu comprends… Mais, ne t’y fie pas, non…

– Ah !…, répondit Ramuntcho, dont la joieétait déjà tombée, c’est vrai, qu’elles ne sont pas trop bienensemble…

– Bien ensemble, maman et laBonne-Mère ?… Comme chien et chat, oui !… Depuis qu’il aété question de mon entrée au couvent, tu ne te rappelles donc pasl’histoire ? »

Il se rappelait très bien, au contraire, etcela l’épouvantait encore. Les souriantes et mystérieuses nonnesnoires avaient une fois cherché à attirer dans la paix de leursmaisons cette petite tête blonde, exaltée et volontaire, possédéed’un immense besoin d’aimer et d’être aimée…

« Gatchutcha, tu es toujours chez lessœurs ou avec elles ; pourquoi si souvent ?explique-moi : elles te plaisent donc bien ?

– Les sœurs ? non, mon Ramuntcho, cellesd’à présent surtout, qui sont nouvelles au pays et que je connais àpeine – car on nous les change souvent, tu sais… Les sœurs, non… Jete dirai même que, pour la Bonne-Mère, je suis comme maman, je nepeux pas la sentir…

– Eh bien, alors, quoi ?…

– Non, mais, que veux-tu, j’aime leurscantiques, leurs chapelles, leurs maisons, tout… Je ne peux pasbien t’expliquer, moi… Et puis, d’ailleurs, les garçons, ça necomprend rien… »

Son petit sourire, pour dire cela, fut tout desuite éteint, changé en une expression contemplative ou uneexpression d’absence, que Raymond lui avait déjà souvent vue. Elleregardait attentivement devant elle où il n’y avait pourtant que laroute sans promeneurs, que les arbres effeuillés, que la massebrune de l’écrasante montagne ; mais on eût dit que Gracieuseétait ravie en mélancolique extase par des choses aperçues au-delà,par des choses que les yeux de Ramuntcho ne distinguaient pas… Et,pendant leur silence à tous deux, l’angélus de midi commença desonner, jetant plus de paix encore sur le village tranquille qui sechauffait au soleil d’hiver ; alors, courbant la tête, ilsfirent naïvement ensemble leur signe de croix…

Puis, quand finit de vibrer la sainte cloche,qui dans les villages basques interrompt la vie, comme en Orient lechant des muezzins, Raymond se décida à dire :

« Ça me fait peur, Gatchutcha, de te voiren leur compagnie toujours… Je ne suis pas sans me demander, va,quelle idée tu gardes au fond de ta tête… »

Fixant sur lui le noir profond de ses yeux,elle répondit, un reproche très doux :

« Voyons, c’est toi, qui me parles ainsi,après ce que nous avons dit ensemble dimanche soir !… Si jevenais à te perdre, oui, alors, peut-être…, pour sûr, même !…Mais jusque-là, oh ! non…, oh ! sois bien tranquille, monRamuntcho… »

Il soutint longuement son regard, qui peu àpeu ramenait en lui toute la confiance délicieuse, et il finit parsourire d’un sourire d’enfant :

« Pardonne-moi, demanda-t-il… Je dis desbêtises très souvent, tu sais !…

– Ça, par exemple, c’estvrai ! »

Alors, on entendit sonner leurs deux rires,qui, en des intonations différentes, avaient la même fraîcheur etla même jeunesse. Ramuntcho, d’un geste de brusquerie et de grâcequi lui était familier, changea sa veste d’épaule, tira son béretde côté, et, sans autre adieu qu’un petit signe de tête, ils seséparèrent, parce que Dolorès arrivait là-bas au bout duchemin.

VIII

Minuit, une nuit d’hiver noire comme l’enfer,par grand vent et pluie fouettante. Au bord de la Bidassoa, aumilieu d’une étendue confuse au sol traître qui éveille des idéesde chaos, parmi des vases où leurs pieds s’enfoncent, des hommescharrient des caisses sur leurs épaules et, entrant dans l’eaujusqu’à mi-jambe, viennent tous les jeter dans une longue chose,plus noire que la nuit, qui doit être une barque, – une barquesuspecte et sans fanal, amarrée près de la berge.

C’est encore la bande d’Itchoua, qui cettefois va opérer par la rivière. On a dormi quelques moments, touthabillés, dans la maison d’un receleur qui habite près de l’eau,et, à l’heure voulue, Itchoua, qui ne ferme jamais qu’un seul deses yeux, a secoué son monde ; puis, on est sorti à pas deloup, dans les ténèbres, sous l’ondée froide propice auxcontrebandes.

En route maintenant, à l’aviron, pourl’Espagne dont les feux s’aperçoivent au loin, brouillés par lapluie. Il fait un temps déchaîné ; les chemises des hommessont déjà trempées, et, sous les bérets enfoncés jusqu’aux yeux, levent cingle les oreilles. Cependant, grâce à la vigueur des bras onallait vite et bien, quand tout à coup apparaît dans l’obscuritéquelque chose comme un monstre qui s’approcherait en glissant surles eaux. Mauvaise affaire ! C’est le bateau de ronde quipromène chaque nuit les douaniers d’Espagne. En hâte, il fautchanger de direction, ruser, perdre un temps précieux quand déjà onest en retard.

Enfin pourtant les voici arrivés sans encombretout près de la rive espagnole, parmi les grandes barques de pèche,qui, les nuits de tourmente, dorment là sur leurs chaînes, devantla « Marine « de Fontarabie. C’est l’instant grave.Heureusement la pluie leur est fidèle et tombe encore à torrents.Tout baissés dans leur canot pour moins paraître, ne parlant plus,poussant du fond avec les rames pour faire moins de bruit, ilss’approchent doucement, doucement, avec des temps d’arrêt sitôtqu’un rien leur a paru bouger, au milieu de tant de noir diffus etd’ombres sans contours.

Maintenant les voici tapis contre l’une de cesgrandes barques vides, presque à toucher la terre. Et c’est lepoint convenu, c’est là que les camarades de l’autre pays devraientse tenir pour les recevoir et pour emporter leurs caisses jusqu’àla maison de recel… Personne, cependant !… Où doncsont-ils ?… Les premiers moments se passent dans une sorte deparoxysme d’attente et de guet, qui double la puissance de l’ouïeet de la vue. Les yeux dilatés et les oreilles tendues, ilsveillent, sous le ruissellement monotone de la pluie… Mais oùsont-ils donc, les camarades d’Espagne ? Sans doute l’heureest passée, à cause de cette maudite ronde de douane qui a dérangétout le voyage, et, croyant le coup manqué pour cette fois, ilsseront repartis…

Des minutes encore s’écoulent, dans la mêmeimmobilité et le même silence. On distingue, alentour, les grandesbarques inertes, comme des cadavres de bêtes qui flotteraient, etpuis, au-dessus des eaux, un amas d’obscurités plus denses que lesobscurités du ciel et qui sont les maisons, les montagnes de larive… Ils attendent, sans un mouvement ni une parole. On dirait desbateliers-fantômes, aux abords d’une ville morte.

Peu à peu la tension de leurs sens faiblit,une lassitude leur vient, avec un besoin de sommeil – et ilsdormiraient là même, sous cette pluie d’hiver, si le lieu n’étaitsi dangereux.

Itchoua alors tient conseil tout bas, enlangue basque, avec les deux plus anciens, et ils décident de faireune chose hardie. Puisqu’ils ne viennent pas, les autres, ehbien ! tant pis, on va tenter d’y aller, de porter jusqu’à lamaison, là-bas, les caisses de contrebande. C’est terriblementrisqué, mais ils l’ont mis dans leur tête et rien ne les arrêteraplus.

« Toi, dit Itchoua à Raymond, avec samanière à lui qui n’admet pas de réplique, toi, mon petit, tu serascelui qui gardera la barque, puisque tu n’es jamais venu dans lechemin où nous allons ; tu l’amarreras tout contre terre, maisd’un tour pas trop solide, tu m’entends, pour être prêt à filersans bruit si les carabiniers arrivent. »

Donc, ils s’en vont, tous les autres, lesépaules courbées sous les lourdes charges ; les frôlements àpeine perceptibles de leur marche se perdent tout de suite sur lequai désert et si noir, au milieu des monotones bruissements del’averse. Et Ramuntcho, resté seul, s’accroupit au fond de soncanot pour moins paraître, s’immobilise à nouveau, sous l’arrosageincessant d’une pluie qui tombe maintenant régulière ettranquille.

Ils tardent à revenir, les camarades, – et pardegrés, dans cette inaction et ce silence, un engourdissementirrésistible le gagne, presque un sommeil.

Mais voici qu’une longue forme, plus sombreque tout ce qui est sombre, passe à ses côtés, passe très vite, –toujours dans ce même absolu silence qui demeure comme lacaractéristique de cette entreprise nocturne : une des grandesbarques espagnoles !… Cependant, songe-t-il, puisque toutessont à l’ancre, puisque celle-ci n’a ni voiles ni rameurs…, alors,quoi ?…, c’est que c’est moi-même qui passe !… Et il acompris : son canot était trop légèrement amarré, et lecourant, très rapide ici, l’entraîne, – et il est déjà loin, filantvers l’embouchure de la Bidassoa, vers les brisants, vers lamer…

Une anxiété vient l’étreindre, presque uneangoisse… Que faire ?… Et, ce qui complique tout, il faut agirsans un cri d’appel, sans un bruit, car, tout le long de cette côtequi semble le pays du vide et des ténèbres, il y a des carabiniers,échelonnés en cordon interminable et veillant chaque nuit surl’Espagne comme sur une terre défendue… Il essaie, avec une deslongues rames, de pousser du fond pour revenir en arrière ; –mais il n’y en a plus de fond ; il ne trouve que1’inconsitance de l’eau fuyante et noire, il est déjà dans la passeprofonde… Alors, ramer coûte que coûte, et tant pis !…

A grand-peine, la sueur au front, il ramèneseul contre le courant la barque pesante, inquiet, à chaque coupd’aviron, du petit grincement révélateur, qu’une ouïe fine là-baspourrait si bien percevoir. Et puis, on n’y voit plus rien, àtravers la pluie plus épaisse qui brouille les yeux ; il faitnoir, noir comme dans les entrailles de la terre où le diabledemeure. Il ne reconnaît plus le point de départ où doiventl’attendre les autres, dont il aura peut-être causé la perte ;il hésite, il s’arrête, l’oreille tendue, les artères bruissantes,et se cramponne, pour réfléchir, à l’une des grandes barquesd’Espagne… Quelque chose alors s’approche, glissant comme avec desprécautions infinies à la surface de l’eau à peine remuée :une ombre humaine, dirait-on, une silhouette debout, – uncontrebandier, sûrement, pour faire si peu de bruit ! L’unl’autre ils se devinent, et, Dieu merci ! c’est bienArrochkoa ; Arrochkoa, qui a détaché un frêle canot espagnolpour aller à sa rencontre… Donc, la jonction entre eux est opéréeet ils sont probablement sauvés tous, encore une fois !

Mais Arrochkoa, en l’abordant, profère d’unevoix sourde et mauvaise, d’une voix serrée entre ses dents de jeunefélin, une de ces suites d’injures qui appellent la répliqueimmédiate et sonnent comme une invitation à se battre… C’était siimprévu, que la stupeur d’abord immobilise Raymond, retarde lamontée du sang à sa tête vive. Est-ce bien cela que son ami vientde dire, et sur un tel ton d’indéniable insulte !…

« Tu as dit ?

– Dame !… » reprend Arrochkoa, unpeu radouci tout de même, et sur ses gardes, observant dans lesténèbres les attitudes de Ramuntcho. »Dame ! tu as manquénous faire prendre tous, maladroit que tu es !… »

Cependant les silhouettes des autressurgissent d’un canot voisin.

« Ils sont là, continue-t-il, arme tonaviron, rapprochons-nous d’eux ! »

Et Ramuntcho se rassied à sa place de rameur,les tempes chaudes de colère, les mains tremblantes… Non,d’ailleurs…, c’est le frère de Gracieuse : tout serait perdus’il se battait avec lui ; à cause d’elle, il courbera la têteet ne répondra rien.

Maintenant leur barque s’éloigne à force derames, les emmenant tous ; le tour est joué. Il étaittemps ; deux voix espagnoles vibrent sur la rive noire :deux carabiniers, qui sommeillaient dans leur manteau et que lebruit a réveillés !… Et ils commencent à héler cette barquefuyante et sans fanal, moins aperçue que soupçonnée, perdue tout cesuite dans l’universelle confusion nocturne.

« Trop tard, les amis ! ricaneItchoua, en ramant à outrance. Hélez à votre aise, à présent, etque le diable vous réponde ! »

Le courant aussi les aide ; ilss’éloignent dans l’épaisse obscurité avec la vitesse despoissons.

Ouf ! Maintenant ils sont dans les eauxfrançaises, en sécurité, non loin sans doute de la vase desberges.

« Arrêtons-nous pour souffler unpeu », propose Itchoua.

Et ils lèvent leurs avirons, tout haletants,trempés de sueur et de pluie. Les voici de nouveau immobiles sousl’ondée froide qu’ils ne semblent pas sentir. On n’entend plus,dans le vaste silence, que le souffle peu à peu calmé despoitrines, la petite musique des gouttes d’eau qui tombent et leursruissellements légers.

Mais tout à coup, de cette barque qui était sitranquille et qui n’avait plus que l’importance d’une ombre à peineréelle au milieu de tant de nuit, un cri s’élève, suraigu,terrifiant ; il remplit le vide et s’en va déchirer leslointains… Il est parti de ces notes très hautes quin’appartiennent d’ordinaire qu’aux femmes, mais avec quelque chosede rauque et de puissant qui indique plutôt le mâle sauvage ;il a le mordant de la voix des chacals et il garde quand même on nesait quoi d’humain qui fait davantage frémir ; on attend avecune sorte d’angoisse qu’il finisse, et il est long, long, iloppresse par son inexplicable longueur… Il avait commencé comme unhaut bramement d’agonie, et voici qu’il s’achève et s’éteint en unesorte de rire, sinistrement burlesque, comme le rire des fous…

Cependant, autour de l’homme qui vient decrier ainsi à l’avant de la barque, aucun des autres ne s’étonne nine bouge. Et, après quelques secondes d’apaisement silencieux, unnouveau cri semblable part de l’arrière, répondant au premier etpassant par les mêmes phases, – qui sont de tradition infinimentancienne.

Et c’est simplement 1’irrintzina, legrand cri basque, qui s’est transmis avec fidélité du fond del’abîme des âges jusqu’aux hommes de nos jours, et qui constituel’une des étrangetés de cette race aux origines enveloppées demystère. Cela ressemble au cri d’appel de certaines tribusPeaux-Rouges dans les forêts des Amériques ; la nuit, celadonne la notion et l’insondable effroi des temps primitifs, quand,au milieu des solitudes du vieux monde, hurlaient des hommes augosier de singe.

On pousse ce cri pendant les fêtes, ou bienpour s’appeler le soir dans la montagne, et surtout pour célébrerquelque joie, quelque aubaine imprévue, une chasse miraculeuse ouun coup de filet heureux clans l’eau des rivières.

Et ils s’amusent, les contrebandiers, à ce jeudes ancêtres ; ils donnent de la voix pour glorifier leurentreprise réussie ils crient par besoin physique de se dédommagerde leur silence de tout à l’heure.

Mais Ramuntcho reste muet et sans un sourire.Cette sauvagerie soudaine le glace, bien qu’elle lui soit depuislongtemps connue ; elle le plonge dans les rêves quiinquiètent et ne se démêlent pas.

Et puis, il a senti ce soir une fois de pluscombien était incertain et changeant son seul appui au monde,l’appui de cet Arrochkoa sur qui il aurait pourtant besoin depouvoir compter comme sur un frère ; ses audaces et ses succèsau jeu de paume le lui rendront sans doute, mais une défaillance,un rien, peut à tout moment le lui faire perdre. Alors il luisemble que l’espoir de sa vie n’a plus de base, que tout s’évanouitcomme une inconsistante chimère.

IX

C’était le soir de la Saint-Sylvestre.

Toute la journée, s’était maintenu ce cielsombre qui est si souvent le ciel du pays basque – et qui va biend’ailleurs avec les âpres montagnes, avec la mer bruissante etmauvaise, en bas, au fond du golfe de Biscaye.

Au crépuscule de ce dernier jour de l’année, àl’heure où les feux de branches retiennent les hommes autour desfoyers épars dans la campagne, à l’heure où le gîte est désirableet délicieux, Ramuntcho et sa mère allaient s’asseoir pour souper,quand on frappa discrètement à leur porte.

L’homme qui leur arrivait de la nuit dudehors, au premier aspect leur sembla inconnu ; quand il sefut nommé seulement (José Bidegarray, d’Hasparitz), ils serappelèrent le matelot parti depuis des années pour naviguer auxAmériques.

« Voilà, dit-il après avoir accepté unechaise, voilà quelle commission l’on m’a chargé de vous faire. Unefois, à Rosario de l’Uruguay, comme je causais sur les docks avecd’autres Basques émigrés là-bas, un homme, qui pouvait avoircinquante ans environ, s’est approché de moi, en m’entendant parlerd’Etchézar.

« – Vous en êtes, vous, d’Etchézar ?m’a-t-il demandé.

« – Non, mais du bourg d’Hasparitz, quin’en est guère éloigné. »

« Alors il m’a fait des questions surtoute votre famille. J’ai dit :

« – Les vieux sont morts, le frère aîné aété tué à la contrebande, le second a disparu aux Amériques ;il ne reste plus que Franchita avec son fils Ramuntcho, un beaujeune garçon qui peut avoir dans les dix-huit ansaujourd’hui. »

« Il était tout songeur en m’écoutantparler.

« – Eh bien, m’a-t-il dit pour finir,puisque vous retournez là-bas, vous leur direz le bonjour de lapart d’Ignacio. »

« Et, après m’avoir offert un verre àboire, il s’en est allé… »

Franchita s’était levée, tremblante et encoreplus pâle que de coutume. Ignacio, le plus aventurier de toute lafamille, son frère disparu depuis dix années sans donner de sesnouvelles !…

Comment était-il ? Quelle figure ?Habillé de quelle façon ?… Avait-il l’air heureux, au moins,ou la tenue d’un pauvre ?

« Oh ! répondit le matelot, ilmarquait bien encore, malgré ses cheveux gris ; pour lecostume, il paraissait un homme à son aise, avec une belle chaîned’or à sa ceinture. »

Et c’était tout ce qu’il pouvait dire, parexemple, cela, avec ce naïf et rude bonjour dont il étaitporteur ; au sujet de l’exilé, il n’en savait pas davantage,et peut-être, jusqu’à la mort, Franchita n’apprendrait jamais riende plus sur ce frère, presque inexistant comme un fantôme.

Puis, quand il eut vidé un verre de cidre, ilreprit sa route, le messager étrange qui se rendait là-haut dansson village. Alors, ils se mirent à table sans se parler, la mèreet le fils ; elle, la silencieuse Franchita, distraite, avecdes larmes qui faisaient briller ses yeux ; lui, troubléaussi, mais d’une manière différente, par la pensée de cet oncle,courant là-bas la grande aventure.

Au sortir de l’enfance, quand Ramuntchocommençait à déserter l’école, à vouloir suivre les contrebandiersdans la montagne, Franchita avait coutume de lui dire en legrondant :

« D’ailleurs, tu tiens de ton oncleIgnacio, on ne fera jamais rien de toi !… »

Et c’était vrai qu’il tenait de son oncleIgnacio, qu’il était fasciné par toutes les choses dangereuses,inconnues et lointaines…

Ce soir donc, si elle ne parlait pas à sonfils du message qui venait de leur être transmis, c’est qu’elledevinait le sens de sa rêverie sur les Amériques et qu’elle avaitpeur de ses réponses. Du reste chez les campagnards ou chez lesgens du peuple, les petits drames profonds et intimes se jouentsans paroles, avec des malentendus jamais éclaircis, des phrasesseulement devinées et d’obstinés silences.

Mais, comme ils finissaient leur repas, ilsentendirent un chœur de voix jeunes et gaies, qui se rapprochait,accompagné d’un tambour : les garçons d’Etchèzar, venantprendre Ramuntcho pour l’emmener avec eux faire en musique le tourdu village, suivant la coutume des nuits de la Saint-Sylvestre,entrer dans chaque maison, y boire un verre de cidre et y donnerune joyeuse sérénade sur un air du vieux temps.

Et Ramuntcho, oubliant l’Uruguay et l’onclemystérieux, redevint enfant, dans son plaisir de les suivre et dechanter avec eux le long des chemins obscurs, ravi surtout depenser qu’on entrerait chez les Detcharry et qu’il reverrait uninstant Gracieuse.

X

Le changeant mois de mars était arrivé, etavec lui l’enivrement du printemps, joyeux pour les jeunes,mélancolique pour ceux qui déclinent.

Et Gracieuse avait recommencé de s’asseoir, aucrépuscule des jours déjà allongés, sur le banc de pierre devant saporte.

Oh ! les vieux bancs de pierre, autourdes maisons, faits dans les temps passés, pour les rêveries dessoirées douces et pour les causeries éternellement pareilles desamoureux !…

La maison de Gracieuse était très ancienne,comme la plupart des maisons de ce pays basque, où les annéeschangent, moins qu’ailleurs, les choses… Elle avait deuxétages ; un grand toit débordant, en pente rapide ; desmurailles comme une forteresse, que l’on blanchissait à la chauxtous les étés ; de très petites fenêtres, avec des entouragesde granit taillé et des contrevents verts. Au-dessus de la porte defaçade, un linteau de granit portait une inscription enrelief ; des mots compliqués et longs, qui, pour des yeux deFrançais, ne ressemblaient rien de connu. Cela disait :« Que notre Sainte Vierge bénisse cette demeure, bâtie en l’an1630 par Pierre Detcharry, bedeau, et sa femme Damasa Irribarne, duvillage d’Istaritz. » Un jardinet de deux mètres de large,entouré d’un mur bas pour permettre de voir passer le monde,séparait la maison du chemin ; il y avait là un beaulaurier-rose de pleine terre, étendant son feuillage méridionalau-dessus du banc des soirs, et puis des yuccas, un palmier, et destouffes énormes de ces hortensias, qui deviennent géants ici, dansce pays d’ombre, sous ce tiède climat enveloppé si souvent denuages. Par derrière ensuite, venait un verger mal clos, quidévalait jusqu’à un chemin abandonné, favorable aux escaladesd’amants.

Les rayonnants matins de lumière qu’il eut ceprintemps-là, et les tranquilles soirs roses !…

Après une semaine de pleine lune, quimaintenait jusqu’au jour les campagnes toutes bleues de rayons, etoù les gens d’Itchoua ne travaillaient plus, – tant était clairleur domaine habituel, tant s’illuminaient leurs grands fondsvaporeux de Pyrénées et d’Espagne, – la fraude de frontière repritde plus belle, dès que le croissant aminci fut redevenu discret etmatinal. Alors, par ces beaux temps recommencés, la contrebande desnuits fut exquise à faire ; métier de solitude et de rêve oùl’âme des naïfs et très pardonnables fraudeurs grandissaitinconsciemment en contemplation du ciel et des ténèbres animéesd’étoiles, – comme il arrive pour l’âme des gens de mer veillantsur la marche nocturne des navires, et comme il arrivait jadis pourl’âme des pasteurs de l’antique Chaldée.

Elle était favorable aussi et tentante pourles amoureux, cette période attiédie qui suivit la pleine lune demars, car il faisait noir partout autour des maisons, noir danstous les chemins voûtés d’arbres, – et très noir, derrière leverger des Detcharry, dans le sentier à l’abandon où ne passaitjamais personne.

Gracieuse vivait de plus en plus sur son bancdevant sa porte.

C’était là qu’elle s’était assise, commechaque année, pour recevoir et regarder les danseurs ducarnaval : ces groupes de jeunes garçons et de jeunes fillesd’Espagne ou de France, qui, chaque printemps, s’organisent pourquelques jours en bande errante et, vêtus tous de mêmes couleursroses ou blanches, s’en vont parcourir les villages de lafrontière, danser le fandango devant les maisons, avec descastagnettes.

Elle s’attardait toujours davantage à cetteplace qu’elle aimait, sous l’abri du laurier-rose près de fleurir,et, quelquefois même, sortait sans bruit par la fenêtre, comme unepetite sournoise, pour venir là respirer longuement, après que samère était couchée. Or, Ramuntcho le savait, et, chaque soir, lapensée de ce banc troublait son sommeil.

XI

Un clair matin d’avril, ils cheminaient tousdeux vers l’église, Gracieuse et Raymond. Elle, d’un airdemi-grave, demi-moqueur, d’un petit air particulier et très drôle,le menant là pour lui faire faire une pénitence qu’elle lui avaitcommandée.

Dans le saint enclos, les parterres des tombesrefleurissaient, comme aussi les rosiers des murailles. Une fois deplus les sèves nouvelles s’éveillaient, au-dessus du long sommeildes morts. Ils entrèrent ensemble, par la porte d’en bas, dansl’église vide, où la vieille benoîte en mantille noireétait seule, époussetant les autels.

Quand Gracieuse eut donné à Ramuntcho l’eaubénite et qu’ils eurent fait leur signe de croix, elle leconduisit, à travers la nef sonore pavée de dalles funéraires,jusqu’à une étrange image accrochée au mur, dans un recoin d’ombre,sous les tribunes des hommes.

C’était une peinture, empreinte d’unmysticisme ancien, qui représentait la figure de Jésus les yeuxfermés, le front sanglant, l’expression lamentable et morte ;la tête semblait tranchée, séparée du corps, et posée là sur unlinge gris. Au-dessous, se lisaient les longues Litanies de laSainte-Face, qui ont été composées, comme chacun sait, pourêtre dites en punition par les blasphémateurs repentants. Laveille, Ramuntcho, étant en colère, avait juré trèsvilainement : une kyrielle tout à fait inimaginable de mots,où les sacrements et les plus saintes choses se trouvaient mêlésaux cornes du diable et à d’autres vilenies plus affreuses encore.C’est pourquoi la nécessité d’une pénitence s’était imposée àl’esprit de Gracieuse.

« Allons, mon Ramuntcho, recommandat-elle en s’éloignant, n’omets rien de ce qu’il fautdire. »

Elle le quitta donc devant la Sainte-Face,commençant de murmurer ses litanies à voix basse, et se renditauprès de la benoîte, pour l’aider à changer l’eau des pâquerettesblanches, devant l’autel de la Vierge.

Mais quand le langoureux soir fut revenu, etGracieuse assise dans l’obscurité à rêver sur son banc de pierre,une jeune forme humaine surgit tout à coup près d’elle ;quelqu’un qui s’était approché en espadrilles, sans faire plus debruit que les hiboux soyeux dans l’air, venant du fond du jardinsans doute, après quelque escalade, et qui se tenait là, droit etcambré, la veste jetée sur une épaule : celui vers quiallaient toutes ses tendresses de cette terre, celui qui incarnaitl’ardent rêve de son cœur et de ses sens…

« Ramuntcho ! dit-elle… Oh !que j’ai eu peur de toi !… D’où es-tu sorti à une heurepareille ? Qu’est-ce que tu veux ? Pourquoi es-tuvenu ?

– Pourquoi je suis venu ? A mon tour,pour te commander une pénitence, répondit-il en riant.

– Non, dis vrai, qu’est-ce qu’il y a,qu’est-ce que tu viens faire ?

– Mais, te voir seulement ! C’est ça queje viens faire… Qu’est-ce que tu veux ! nous ne nous voyonsplus jamais !… Ta mère m’éloigne davantage chaque jour. Je nepeux pas vivre comme ça, moi… Nous ne faisons pas de mal aprèstout, puisque c’est pour nous marier, dis !… Et tu sais, jepourrai venir tous les soirs, si cela te va, sans que personne s’endoute…

– Oh ! non !… Oh ! ne fais pasça, jamais, je t’en supplie «

Ils causèrent un instant et si bas, si bas,avec plus de silences que de paroles, comme s’ils avaient peurd’éveiller les oiseaux dans les nids. Ils ne reconnaissaient plusle son de leurs voix, tant elles étaient changées et tant ellestremblaient, comme s’ils avaient commis là quelque crime délicieuxet damnable, rien qu’en restant près l’un de l’autre, dans le grandmystère caressant de cette nuit d’avril, qui couvait autour d’euxtant de montées de sèves, de germinations et d’amours…

Il n’avait même pas osé s asseoir à sescôtés ; il demeurait debout, prêt à fuir sous les branches àla moindre alerte comme un rôdeur nocturne.

Cependant, quand il voulut partir, ce fut ellequi demanda, confuse, en hésitant et de façon à être à peineentendue :

« Et…, tu reviendras demain,dis ?

Alors, sous sa moustache commençante, ilsourit de voir ce brusque changement d’idée et ilrépondit :

« Mais oui, bien sûr !… Demain ettous les soirs !… Tous les soirs où nous n’aurons pas detravail pour l’Espagne…, je viendrai… »

XII

Le logis de Raymond était, dans la maison desa mère et juste au-dessus de l’étable, une chambre très nettementbadigeonnée à la chaux ; il avait là son lit, toujours propreet blanc, mais où la contrebande lui laissait maintenant peud’heures pour dormir. Des livres de voyages ou de cosmographie, quelui prêtait le curé de sa paroisse, posaient sur sa table, –inattendus dans cette demeure. Les portraits encadrés de différentssaints ornaient les murailles, et plusieurs gants de joueur depelote pendaient aux poutres du plafond, – de ces longs gantsd’osier et de cuir, qui semblent plutôt des engins de chasse ou depêche.

Franchita, à son retour au pays, avait rachetécette maison, qui était celle de ses parents défunts, avec unepartie de la somme donnée par l’étranger à la naissance de sonfils. Elle avait placé le reste ; puis elle travaillait àfaire des robes ou à repasser du linge pour les personnesd’Etchézar, et louait, à des fermiers d’une terre environnante,deux chambres d’en bas, avec l’étable où ceux-ci mettaient leursvaches et leurs brebis.

Différentes petites musiques familièresberçaient Ramuntcho dans son lit. D’abord, le bruit constant d’untorrent très proche ; puis, des chants de rossignolsquelquefois, des aubades de divers oiseaux. Et, à ce printempssurtout, les vaches, ses voisines d’en bas, excitées sans doute parla senteur du foin frais, se remuaient toute la nuit, s’agitaienten rêve, avec de continuels tintements de leurs clochettes.

Souvent, après les longues expéditionsnocturnes, il rattrapait son sommeil pendant l’après-midi, étendu àl’ombre dans quelque coin de mousse et d’herbes. D’ailleurs, commeles autres contrebandiers, il n’était guère matinal pour un garçonde village, et s’éveillait des fois bien après le lever du jour,quand déjà, entre les bois mal joints de son plancher, des raisd’une lumière vive et gaie arrivaient de l’étable d’en dessous, –dont la porte restait toujours grande ouverte au levant après ledépart des bêtes pour les pâturages. Alors, il allait à sa fenêtre,poussait le vieux petit auvent en bois de châtaignier massif peintd’un ton olive, et s’accoudait sur l’appui de la muraille épaissepour regarder les nuages ou le soleil du matin nouveau.

Ce qu’il voyait là, aux entours de sa maison,était vert, vert, magnifiquement vert, comme le sont au printempstous les recoins de ce pays d’ombre et de pluie. Les fougères, quiprennent à l’automne une si chaude couleur de rouille, étaientmaintenant, à cet avril, dans l’éclat de leur plus verte fraîcheuret couvraient le flanc des montagnes comme d’un immense tapis dehaute laine frisée, où des fleurs de digitale faisaient partout destaches roses. En bas, dans un ravin, le torrent bruissait sous desbranches. En haut, des bouquets de chênes et de hêtress’accrochaient sur les pentes, alternant avec des prairies ;puis, au-dessus de ce tranquille Eden, vers le ciel, montait lagrande cime dénudée de la Gizune, souveraine ici de la région desnuages. Et on apercevait aussi, un peu en recul, l’église et lesmaisons, – ce village d’Etchézar, solitaire et haut perché sur l’undes contreforts pyrénéens, loin de tout, loin des lignes decommunication qui ont bouleversé et perdu le bas pays desplages ; à l’abri des curiosités, des profanations étrangères,et vivant encore de sa vie basque d’autre fois.

Les réveils de Ramuntcho s’imprégnaient, àcette fenêtre, de paix et d’humble sérénité. D’ailleurs, ilsétalent pleins de joie, ses réveils de fiancé, depuis qu’il avaitl’assurance de retrouver le soir Gracieuse au rendez-vous promis.Les vagues inquiétudes, les tristesses indéfinies, quiaccompagnaient en lui jadis le retour quotidien des pensées,avaient fui pour un temps, chassées par le souvenir et l’attente deces rendez-vous-là ; sa vie en était toute changée ;sitôt que ses yeux se rouvraient, il avait l’impression d’unmystère et d’un enchantement immense, l’enveloppant au milieu deces verdures et de ces fleurs d’avril. Et cette paix printanière,ainsi revue chaque matin, lui semblait toutes les fois une chosenouvelle, très différente de ce qu’elle avait été les autresannées, infiniment douce à son cœur et voluptueuse à sa chair,ayant des dessous insondables et ravissants…

XIII

On est au soir de Pâques, après que se sonttues les cloches des villages, après qu’ont fini de se mêler dansl’air tant de saintes vibrations, venues d’Espagne et deFrance…

Assis au bord de la Bidassoa, Raymond etFlorentino guettent l’arrivée d’une barque. Un grand silence àprésent, et les cloches dorment. Le crépuscule attiédi s’estprolongé beaucoup et, rien qu’en respirant, on sent l’étévenir.

Sitôt la nuit descendue, elle doit poindre dela côte d’Espagne, la barque de contrebande, rapportant lephosphore très prohibé. Et, sans qu’elle touche la rive, euxdoivent aller chercher cette marchandise-là, en s’avançant à pieddans le lit (le la rivière, avec de longs bâtons pointus à la main,pour se donner, s’ils étaient par hasard pris, des airs de gens quipêchent innocemment des « platuches ».

L’eau de la Bidassoa est cette nuit un miroirimmobile et clair, un peu plus lumineux que le ciel, où sereproduisent et se renversent toutes les constellations d’en haut,toute la montagne espagnole d’en face, découpée en silhouette sisombre dans l’atmosphère tranquille. L’été, l’été, on a de plus enplus conscience de son approche, tant la nuit s’annonce limpide etdouce, tant il y a ce soir de langueur tiède épandue sur ce recoindu monde, où manœuvrent silencieusement les contrebandiers.

Mais cet estuaire, qui sépare les deux pays,semble en ce moment à Ramuntcho plus mélancolique que de coutume,plus fermé et plus muré devant lui par ces noires montagnes, aupied desquelles brillent à peine çà et là deux ou trois incertaineslumières. Et alors, il est repris par son désir de connaître cequ’il y a au-delà, et au-delà encore… Oh ! s’en allerailleurs !… Échapper, au moins pour un temps, à l’oppressionde ce pays, – cependant si aimé ! – Avant la mort, échapper àl’oppression de cette existence toujours pareille et sans issue.Essayer d’autre chose, sortir d’ici, voyager, savoir !…

Puis, tout en surveillant les petits lointainsterrestres où la barque doit poindre, il lève les yeux de temps àautre vers ce qui se passe au-dessus, dans l’infini, regarde lalune nouvelle, dont le croissant, mince autant qu’une ligne,s’abaisse et va disparaître ; regarde les étoiles, dont il aobservé, comme tous les gens de son métier, pendant tant d’heuresnocturnes, la marche lente et réglée ; s’inquiète au fond delui-même des proportions et des éloignements inconcevables de ceschoses…

Dans son village d’Etchézar, le vieux prêtrequi lui avait jadis appris son catéchisme, intéressé par sa jeuneintelligence en éveil, lui a prêté des livres, a continué avec luides causeries sur mille sujets, et, à propos des astres lui a donnéla notion des mouvements et des immensités, a entrouvert devant sesyeux les grands abîmes des espaces et des durées. Alors, dans sonâme, les doutes innés, les effrois et les désespérances quisommeillaient, tout ce que son père lui avait légué en sombrehéritage, tout cela a pris forme noire et s’est dressé. Sous legrand ciel des nuits, sa foi de petit Basque a commencé de faiblir.Son âme n’est plus assez simple pour admettre aveuglément lesdogmes et les observances, et, comme tout devient incohérence etdésordre dans sa jeune tête si étrangement préparée, dont personnen’a pris la direction il ne sait pas qu’il est sage de sesoumettre, avec confiance quand même, aux formules vénérables etconsacrées, derrière lesquelles se cache peut-être tout ce que nouspouvons entrevoir des vérités inconnaissables.

Donc, ces cloches de Pâques qui, l’annéedernière encore, l’avaient rempli d’un sentiment religieux et doux,cette fois ne lui ont semblé qu’une musique quelconque, plutôtmélancolique et presque vaine. Et, à présent qu’elles viennent dese taire, il écoute, avec une tristesse indéfinie, venir de là-basce bruit puissant et sourd, presque incessant depuis les origines,que font les brisants de la mer de Biscaye, et qui, par les soirspaisibles, s’entend au loin jusque derrière les montagnes.

Mais son rêve flottant change encore… C’estque, maintenant, l’estuaire qui achève de s’enténébrer, et où ne sevoient plus les amas d’habitations humaines, lui semble peu à peudevenir différent ; puis, étrange tout à coup, comme siquelque mystère allait s’y accomplir ; il n’en perçoit plusque les grandes lignes abruptes, qui sont presque éternelles, et ils’étonne de penser confusément à des temps plus anciens, d’uneantiquité imprécise et obscure… L’Esprit des vieux âges, quiparfois sort de terre durant les nuits calmes, aux heures oùdorment les êtres perturbateurs de nos jours, l’Esprit des vieuxâges commence sans doute de planer dans l’air autour de lui ;il ne définit pas bien cela, car son sens d’artiste et de voyant,qu’aucune éducation n’a affiné, est demeuré rudimentaire ;mais il en a la notion et l’inquiétude… Dans sa tête, c’est encoreet toujours un chaos, qui perpétuellement cherche à se démêler sansy parvenir jamais… Cependant, quand les deux cornes agrandies etrougies de la lune s’enfoncent lentement derrière la montagne toutenoire, les aspects des choses prennent, pour un inappréciableinstant, on ne sait quoi de farouche et de primitif ; alors,une mourante impression des époques originelles, qui était restéeon ne sait où dans l’espace, se précise pour lui d’une façonsoudaine, et il en est troublé jusqu’au frisson. Voici même qu’ilsonge sans le vouloir à ces hommes des forêts qui vivaient icidans les temps, dans les temps incalculés et ténébreux,parce que tout à coup, d’un point éloigné de la rive, un long cribasque s’élève de l’obscurité en fausset lugubre, unirrintzina, la seule chose de son pays avec laquellejamais il n’a pu se familiariser entièrement… Mais un grand bruitdissonant et moqueur se fait dans le lointain, des fracas deferraille, des sifflets : un train de Paris à Madrid, quipasse là-bas, derrière eux, dans le noir de la rive française. Etl’Esprit des vieux temps replie ses ailes d’ombre et s’évanouit. Lesilence a beau revenir : après le passage de cette chose bêteet rapide, l’Esprit qui a fui ne reparaît plus…

Enfin, la barque que Raymond attendait avecFlorentino se décide à poindre là-bas, à peine perceptible pourd’autres yeux que les leurs, petite orme grise qui laisse derrièreelle des rides légères sur ce miroir couleur de ciel de nuit où lesétoiles se reflètent renversées. C’est du reste l’heure bienchoisie, l’heure où les douaniers veillent le plus mal ;l’heure aussi où l’on y voit le moins, quand les derniers refletsdu soleil et ceux du croissant de lune viennent de s’éteindre, etque les yeux des hommes ne sont pas encore habitués àl’obscurité.

Alors, pour aller chercher ce phosphoreprohibé, ils prennent leurs longs bâtons de pêche et entrent tousdeux silencieusement dans l’eau…

XIV

Il y avait une grande partie de paume arrangéepour dimanche prochain à Erribiague, un village très éloigné, ducôté des hautes montagnes. Ramuntcho, Arrochkoa et Florentino yjoueraient contre trois célèbres d’Espagne ; ils devaient cesoir s’exercer, se délier les bras sur la place d’Etchézar, etGracieuse, avec quelques autres petites filles de son âge, étaitvenue s’asseoir sur les bancs de granit, pour les regarder faire.Jolies, toutes ; des airs élégants, avec leurs corsages decouleurs pâles, taillés d’après les plus récentes fantaisies de lasaison. Et elles riaient, ces petites, elles riaient ! Ellesriaient parce qu’elles avaient commencé de rire et sans savoir dequoi. Un rien, un demi-mot de leur vieille langue basque, dit sansle moindre à-propos par l’une d’elles, et les voilà toutes pâmées…Ce pays est vraiment un des coins du monde où le rire des filleséclate le mieux, sonnant le cristal clair, sonnant la jeunesse etles gorges fraîches.

Arrochkoa était là depuis longtemps, le gantd’osier au bras, lançant seul la pelote, que, de temps à autre, desenfants lui ramassaient. Mais Raymond, Florentino, à quoi doncpensaient-ils ? Comme ils étaient en retard !…

Ils arrivèrent enfin, la sueur au front, ladémarche pesante et embarrassée. Et, comme les petites rieuses lesinterrogeaient, avec ce ton moqueur que les filles, lorsqu’ellessont en troupe, prennent d’ordinaire pour interpeller les garçons,ils sourirent, et chacun d’eux frappa sa propre poitrine qui renditun son de métal… Par des sentiers de la Gizune, ils revenaient àpied d’Espagne, bardés et alourdis de monnaie de cuivre à 1’effigiedu gentil petit roi Alphonse XIII. Nouveau truc decontrebandiers : pour le compte d’Itchoua, ils avaient changélà-bas, à bénéfice, une grosse somme d’argent contre des pièces debillon, destinées à être ensuite écoulées au pair, pendant lesfoires prochaines, dans différents villages des Landes où les sousespagnols ont communément cours. A eux deux, ils rapportaient dansleurs poches, dans leur chemise, contre leur peau, une quarantainede kilos de cuivre. Ils firent tomber tout cela en pluie, surl’antique granit des bancs, aux pieds des petites très amusées, leschargeant de le leur garder et de le compter ; puis, aprèss’être essuyé le front, avoir soufflé un peu, ils commencèrent dejouer et de sauter, se trouvant tout légers à présent et pluslestes que de coutume, cette surcharge en moins.

A part trois ou quatre enfants de l’école quicouraient comme de jeunes chats après les pelotes égarées, il n’yavait qu’elles, les petites, assises en groupe perdu tout en bas deces rangées de gradins déserts, dont les vieilles pierresrougeâtres avaient en ce moment leurs herbes et leurs fleurettesd’avril. Robes d’indienne, clairs corsages blancs ou roses, ellesétaient toute la gaieté de ce lieu solennellement triste. A côté deGracieuse, Pantchika Dargaigaratz, une autre blonde de quinze ans,qui était fiancée à son frère Arrochkoa et allait l’épouser sanstarder, car celui-ci, comme fils de veuve, ne devait pas de serviceà l’armée. Et, critiquant les joueurs, alignant sur le granit lesrangées de sous empilés, elles riaient, elles chuchotaient, avecleur accent chanté, avec toujours leurs finales en rra ouen rrik, faisant rouler si alertement les r qu’oneût dit à chaque instant des bruits d’ailes de moineau dans leursbouches.

Eux aussi, les garçons, s’en donnaient derire, et venaient fréquemment, sous prétexte de repos, s’asseoirparmi elles. Pour jouer, elles les gênaient et les intimidaienttrois fois plus que le public des grands jours, – si railleuses,toutes !

Ramuntcho apprit là de sa petite fiancée unechose qu’il n’aurait jamais osé espérer : elle avait obtenul’autorisation de sa mère pour venir aussi à cette fêted’Erribiague, assister à la partie de paume et visiter ce paysqu’elle ne connaissait pas ; c’était arrangé, qu’elle irait envoiture, avec Pantchika et Mme Dargaignaratz ; et on seretrouverait là-bas ; peut-être même serait-il possible decombiner un retour tous ensemble.

Depuis tantôt deux semaines que leursrendez-vous du soir étaient commencés, c’était la première foisqu’il avait l’occasion de lui parler ainsi dans le jour et devantles autres, – et leur manière s’en trouvait différente, pluscérémonieuse d’apparence, avec, en dessous, un très suave mystère.Il y avait longtemps aussi qu’il ne l’avait vue si bien et de siprès au grand jour : or, elle embellissait encore beaucoup àce printemps-là ; elle était jolie, mais jolie !… Sapoitrine devenait plus ronde et sa taille plus mince ; sonallure gagnait chaque jour en souplesse élégante. Elle continuaitde ressembler à son frère, les mêmes traits réguliers, le mêmeovale parfait ; mais la différence de leurs yeux allaits’accentuant : tandis que ceux d’Arrochkoa, d’une nuance bleuvert qui semblait fuyante par elle-même, se dérobaient quand on lesregardait, les siens au contraire, prunelles et cils noirs, sedilataient pour vous regarder fixement. Ramuntcho n’en connaissaitde semblables à personne ; il en adorait la tendresse franche,et aussi l’interrogation anxieuse et profonde. Bien avant qu’il sefût fait homme et accessible aux duperies des sens, ces yeux-làs’étaient emparés de sa première petite âme d’enfant par tout cequ’elle avait de meilleur et de plus pur. Et voici maintenantqu’autour de tels yeux, la grande Transformeuse énigmatique etsouveraine avait mis toute une beauté de chair, qui appelaitirrésistiblement sa chair à lui pour une communion suprême.

Ils étaient fort distraits, les joueurs, parle groupe des petites filles, des corsages blancs et des corsagesroses, et ils riaient eux-mêmes de se voir jouer plus mal que decoutume. Au-dessus d’elles, qui n’occupaient qu’un petit coin duvieil amphithéâtre de granit, montaient des rangées de bancs videsun peu en ruines ; puis, les maisons d’Etchézar, sipaisiblement isolées du reste du monde ; puis enfin la masseobscure, encombrante de la Gizune, emplissant le ciel et se mêlantà d’épais nuages qui dormaient contre ses flancs. Nuages immobiles,inoffensifs et sans menace de pluie ; nuages de renouveau, quiétaient d’une couleur tourterelle et qui semblaient tièdes commel’air de cette soirée. Et, dans une déchirure, bien moins haut quela cime dominatrice de tout ce lieu, une lune ronde commençait des’argenter à mesure que déclinait le jour.

Ils jouèrent, au beau crépuscule, jusqu’àl’heure des premières chauves-souris, jusqu’à l’heure où la peloteenvolée ne se voyait vraiment plus assez dans l’air. Peut-êtresentaient-ils inconsciemment tous que l’instant était rare et ne seretrouverait plus : alors, autant que possible, ils leprolongeaient.

Et, pour finir, on s’en alla tous ensembleporter à Itchoua ses sous d’Espagne. En deux parts, on les avaitmis dans deux grosses serviettes rousses qu’un garçon et une filletenaient à chaque bout, et on marchait en mesure, en chantant l’airde « la Fileuse de Lin ».

Comme ce crépuscule d’avril était long, clairet doux !… Il y avait déjà des roses et toutes sortes defleurs, devant les murs des vénérables maisons blanches aux auventsbruns ou verts. Des jasmins, des chèvrefeuilles, des tilleulsembaumaient. Pour Gracieuse et Raymond, c’était l’une de ces heuresexquises que plus tard, dans la tristesse angoissée des réveils, onse rappelle avec un regret à la fois déchirant et charmé…

Oh ! qui dira pourquoi il y a sur terredes soirs de printemps, et de si jolis yeux à regarder, et dessourires de jeunes filles, et des bouffées de parfums que lesjardins vous envoient quand les nuits d’avril tombent, et tout cetenjôlement délicieux de la vie, puisque c’est pour aboutirironiquement aux séparations, aux décrépitudes et à la mort…

XV

Le lendemain vendredi, le départ s’organisepour ce village où la fête aura lieu le dimanche suivant. Il estsitué très loin, dans une ombreuse région, au tournant d’une gorgeprofonde, au pied de très hautes cimes. Arrochkoa y est né et y apassé les premiers mois de sa vie, au temps où son père habitait làcomme brigadier des douanes françaises ; mais il en est partitrop enfant pour en garder le moindre souvenir.

Dans la petite voiture des Detcharry,Gracieuse, Pantchika et, un long fouet à la main,Mme Dargaignararz, sa mère, qui doit conduire, partentensemble à l’angélus de midi, pour se rendre directement là-bas parles routes de montagne.

Ramuntcho, Arrochkoa et Florentino, qui ont àrégler des affaires de contrebande à Saint-Jean-de-Luz, prennent ungrand détour pour arriver de nuit à Erribiague, par le petit cheminde fer qui relie Bayonne à Burguetta. Aujourd’hui, ils sontinsouciants et heureux tous les trois ; jamais bonnets basquesn’ont coiffé plus joyeuses figures.

La nuit tombe quand ils s’enfoncent, par cepetit train de Burguetta, dans le tranquille pays intérieur. Leswagons sont pleins d’une foule très gaie, foule des soirs deprintemps qui s’en revient de quelque fête, jeunes filles coifféessur la nuque d’un mouchoir de soie, jeunes garçons en bérets delaine ; tout ce monde chante, rit et s’embrasse. Malgrél’obscurité envahissante, on distingue encore les haies toutesblanches d’aubépines, les bois tout blancs de fleursd’acacias ; dans les compartiments ouverts, pénètre unesenteur à la fois violente et suave que la campagne exhale. Et surtoutes ces floraisons blanches d’avril, de plus en plus effacéespar la nuit, le train qui passe jette, comme un sillage de joie, lerefrain d’une vieille chanson navarraise, indéfiniment recommencéeà pleine gorge, par ces filles et ces garçons, dans le fracas desroues et de la vapeur…

Erribiague ! Aux portières, on crie cenom qui les fait tressaillir tous trois. La bande chanteuse étaitdepuis quelque temps descendue, les laissant presque seuls dans cetrain devenu silencieux. Des montagnes plus hautes sur le parcoursavaient rendu la nuit très épaisse, – et ils dormaient presque.

Tout ahuris, ils sautent à terre, au milieud’une obscurité où même leurs yeux de contrebandiers ne distinguentplus rien. C’est à peine si, tout en haut, brillent quelquesétoiles, tant le ciel est encombré par les cimes surplombantes.

« Où est le village ? »demandent-ils à un homme qui est là seul pour les recevoir.

« A un quart de lieue, de ce côté, sur ladroite. »

En effet, ils commencent à distinguer latraînée grise d’une route, tout de suite perdue au cœur de l’ombre.Et dans le grand silence, dans l’humide fraîcheur de ces valléespleines de ténèbres, ils se mettent en marche sans parler, leurgaieté un peu éteinte par la majesté noire des cimes qui gardentici la frontière.

Voici enfin un vieux pont courbe, sur untorrent ; puis, le village endormi que n’annonçait aucunelumière. Et l’auberge, où pourtant brille une lampe, est là toutprès, adossée à la montagne, les pieds dans l’eau vive etbruissante.

D’abord, on les conduit leurs petiteschambres, qui ont l’air honnête, – et l’air propret malgré leurvétusté extrême : bien basses, bien écrasées par leurs énormessolives, et, sur toutes leurs murailles blanchies à la chaux, desimages du Christ, de la Vierge et des saints.

Ensuite, ils redescendent s’attabler poursouper dans la salle d’entrée, où sont assis deux ou trois vieux encostume d’autrefois : large ceinture, blouse noire, trèscourte, à mille plis. Et Arrochkoa ne se tient pas de leurdemander, vaniteux de son ascendance, s’il n’ont pas connuDetcharry, qui fut ici brigadier de douane, il y aura tantôtdix-huit ans.

Un des vieux le dévisage, en avançant la tête,la main sur les yeux.

« Ah ! vous êtes son fils, vous, jeparie, pour sûr ! Vous lui ressemblez trop !…Detcharry ! Si je m’en souviens, de Detcharry !… Il m’apris dans les temps plus de deux cents ballots de marchandises, telque vous me voyez !… Ça ne fait rien, tenez, touchez là toutde même si vous êtes son fils ! »

Et le vieux fraudeur, qui fut un grand chef debande, sans rancune, avec effusion, serre les deux mainsd’Arrochkoa.

C’est que ce Detcharry est resté fameux àErriblague, pour ses ruses, ses embuscades, ses captures demarchandises de contrebande, avec lesquelles plus tard il s’estfait ces petites rentes, dont jouissent Dolorès et ses enfants.

Et Arrochkoa s’enorgueillit, tandis queRamuntcho baisse la tête, se sentant d’une condition plus humble,lui qui n’a pas de père.

« Vous ne seriez pas aussi dans ladouane, comme votre défunt père était, vous parhasard ? » continue le vieux sur un ton degoguenardise.

« Oh ! non, pas précisément… Tout lecontraire, même…

– Ah ! bien !… Compris ! …Alors, touchez là encore une fois… Et ça me venge de Detcharry,tenez, de savoir que son fils s’est mis dans la contrebande commenous autres !… »

Ils font apporter du cidre et ils boiventensemble, tandis que les vieillards redisent les exploits et lesruses de jadis, toutes les anciennes histoires des nuits de lamontagne ; ils parlent un basque un peu différent de celuid’Etchézar, village où la langue se conserve plus nettementarticulée, plus incisive, plus pure peut-être. Raymond et Arrochkoas’étonnent de cet accent du haut pays, qui adoucit les mots et quiles chante ; ces conteurs à cheveux blancs leur semblentpresque des étrangers, dont la causerie serait une suite destrophes monotones, indéfiniment répétées comme dans les antiquescomplaintes. Et, dès qu’ils se taisent, les bruits légers dusommeil de ces campagnes arrivent des paisibles et fraîchesténèbres extérieures. Les grillons chantent ; on entend, aupied de l’auberge, le torrent bouillonner et courir ; onentend là-haut s’égoutter les terribles cimes surplombantes, quisont tapissées de feuillées épaisses et pleines de sources vives…Il dort, le tout petit village, écrasé et perdu dans son creux deravin, et on a le sentiment que la nuit d’ici est une nuit plusnoire qu’ailleurs et plus mystérieuse.

« Mon Dieu ! conclut le vieux chef,la douane et la contrebande, dans le fond, ça se ressemble ;tout ça, c’est jouer au plus fin, n’est-ce pas, et au plushardi ? Même, je vais vous dire mon opinion à moi, c’est qu’undouanier un peu décidé et un peu matois, un douanier comme étaitvotre père, par exemple, eh bien, vaut autant que n’importe lequelde nous ! »

Sur ce, l’hôtesse étant venue avertir qu’ilest l’heure d’éteindre la lampe, – la dernière lampe encore alluméedans le village, – ils s’en vont, les vieux fraudeurs. Raymond etArrochkoa montent dans leurs chambres, se couchent et s’endorment,toujours au chant des grillons, toujours au bruit des eaux fraîchesqui courent ou qui tombent. Et Ramuntcho, comme dans sa maisond’Etchézar, perçoit vaguement pendant son sommeil des tintements declochettes, au cou des vaches qui s’agitent en rêve, au-dessous delui, dans l’étable.

XVI

Maintenant ils ouvrent, au beau matin d’avril,les volets de leurs étroites fenêtres, percées comme des sabordsdans l’épaisseur de la très vieille muraille.

Et tout à coup, c’est de la lumière à flots,dont leurs yeux s’éblouissent. Dehors, le printemps resplendit.Jamais encore ils n’avaient vu, surplombant leur tête, des cimestellement hautes et proches. Mais le long des pentes feuillues, lelong des montagnes garnies d’arbres, le soleil descend pourrayonner dans ce fond de vallée sur les blancheurs du village, surla chaux des maisonnettes anciennes, aux contrevents verts.

Du reste, ils s’éveillent tous deux avec de lajeunesse plein les veines et de la joie plein le cœur. C’est que cematin ils ont le projet d’aller, là-bas dans la campagne, chez descousins de Mme Dargaignaratz, faire visite aux deux petitesqui ont dû arriver hier au soir en voiture, Gracieuse etPantchika.

Après un coup d’œil à la place du jeu depaume, où ils reviendront s’exercer dans l’après-midi, ils semettent en route, par des petits sentiers magnifiquement verts quise cachent au plus creux des vallées en longeant des torrentsfrais. Les digitales en fleurs s’élancent partout comme de longuesfusées roses au-dessus de l’amas léger et infini des fougères.

C’est loin, paraît-il, cette maison descousins Olhagarray, et ils s’arrêtent de temps à autre pourdemander leur chemin à des bergers, ou bien ils frappent à la portedes quelques logis solitaires rencontrés çà et là sous le couvertdes branches. Ils n’en avaient jamais vu de si vieux, de ces logisbasques, ni de si primitifs, à l’ombre de châtaigniers sigrands.

Les ravins dans lesquels ils s’avancent sontencaissés étrangement. Plus haut encore que tous ces bois de chêneset de hêtres, qui se tiennent comme suspendus au-dessus,apparaissent de farouches cimes dénudées, toute une zone abrupte etchauve, d’un brun sombre, qui pointe dans le bleu violent du ciel.Mais ici, en bas, c’est la région abritée et moussue, verte etprofonde, que le soleil ne brûle jamais et où avril a caché toutson luxe fraîchement superbe.

Et eux aussi, les deux qui passent dans cessentiers de digitales et de fougères, participent à cetteprintanière splendeur.

Peu à peu, dans leur amusement d’être là, etsous l’influence de ce lieu sans âge, les vieux instincts de chasseet de destruction se rallument au fond de leurs âmes. Arrochkoasurtout s’excite, bondit de droite et de gauche, brise, déracinedes herbes et des fleurs ; s’inquiète de tout ce qui remuedans les feuillages si verts, des lézards qu’on pourrait attraper,des oiseaux qu’on pourrait dénicher, et des belles truites quinagent dans l’eau vive ; il saute, il saute ; il voudraitdes lignes de pêche, des bâtons, des fusils ; vraiment il serévèle un peu sauvage, dans l’épanouissement de ses robustesdix-huit ans blonds… Ramuntcho, lui, s’apaise vite ; après lespremières branches cassées, les premières poignées de fleursarrachées, il commence de se recueillir ; il contemple et ilsonge…

Les voici arrêtés maintenant à un carrefour devallées, en un lieu perdu d’où ne s’aperçoit aucune habitationhumaine. Autour d’eux, des gorges d’ombre où se tassent de grandschênes, et au-dessus, partout, un lourd amoncellement de montagnes,d’une couleur rousse, brûlée de soleil. Nulle part, aucun indicedes temps nouveaux ; un absolu silence et comme une paix desépoques primitives. En levant la tête vers les cimes brunes, ilsaperçoivent là-haut, très loin, des paysans qui cheminent par dessentiers invisibles, poussant devant eux des petits ânescontrebandiers : infimes comme des insectes, à de tellesdistances, ces passants silencieux, au flanc de la montagnegéante ; Basques d’autrefois, presque confondus, quand on lesregarde d’ici, avec cette terre rougeâtre d’où ils sortirent – etoù ils doivent rentrer, après avoir vécu comme leurs ancêtres sansrien soupçonner des choses de nos temps, des chosesd’ailleurs…

Ils ôtent leurs bérets, Arrochkoa etRamuntcho, pour s’essuyer le front ; il fait une telle chaleurdans ces gorges, et ils ont tant couru, tant sauté que la sueurperle sur tout leur corps. Ils ont beau s’amuser là, ils voudraientbien arriver, pourtant, auprès des deux petites blondes qui lesattendent. Mais à qui demander la route à présent, puisqu’il n’y aplus personne ?…

« Ave Maria ! » crieprès d’eux, dans l’épaisseur des branches, une vieille voixrauque.

Et cela se continue par une kyrielle de motsdits en decrescendo rapide, vite, vite ; une prière basquedégoisée à perdre haleine, commencée très fort, puis mourante pourfinir. Et un vieux mendiant émerge des fougères, tout terreux, toutvelu, tout gris, courbé sur son bâton comme un homme bois.

« Oui ! dit Arrochkoa, en mettant lamain à la poche. Mais tu vas nous conduire à la maison Olhagarray,pour gagner notre aumône.

– La maison Olhagarray ! répond le vieux.J’en reviens, mes beaux enfants, et vous y êtes ! »

En effet, comment n’avaient-ils pas vu, à centpas plus loin, ce bout de pignon noir, parmi des ramures dechâtaigniers ?

En un point où bruissent des écluses, ellebaigne dans le torrent, cette maison Olhagarray, antique et grande,parmi des châtaigniers séculaires. Alentour, la terre rouge estdénudée et ravinée par les eaux de la montagne ; des racinesénormes s’y contournent, comme de monstrueux serpents gris ;et le lieu entier, surplombé de tous côtés par les massespyrénéennes, est rude et tragique.

Mais deux jeunes filles sont là, assises àl’ombre ; des chevelures blondes et d’élégants petits corsagesroses ; d’étonnantes petites fées très modernes, au milieu dudécor farouche et vieux… Et elles se lèvent avec des cris de joie,pour courir au-devant des visiteurs.

C’eût été mieux, évidemment, d’entrer d’aborddans la maison pour saluer les anciens. Mais ils se disent qu’on neles a sans doute pas vus venir, et ils préfèrent commencer pars’asseoir chacun auprès de sa fiancée blonde, au bord du ruisseau,sur les racines géantes. Et, comme par hasard, les deux coupless’arrangent de façon à ne pas se gêner mutuellement, à restercachés l’un à l’autre par des rochers, par des branches.

Là alors, ils entonnent tout bas une causerielongue, Arrochkoa avec Pantchika, Ramuntcho avec Gracieuse.

Qu’est-ce qu’ils peuvent bien dire, pourparler tant et si vite ?

Bien que leur accent soit moins chanté quecelui du haut pays, dont ils s’étonnaient hier, on croirait tout demême entendre des strophes scandées et rythmées, une sorte depetite musique infiniment douce où les voix des garçons s’atténuentjusqu’à sembler des voix d’enfants.

Qu’est-ce qu’ils peuvent bien se dire, pourparler tant et si vite, au bord ce torrent, dans cet âpre ravin,sous le lourd soleil de midi ?… Mon Dieu, cela n’a guère desens ; c’est plutôt une sorte de murmure spécial aux amoureux,quelque chose comme ce chant particulier que les hirondelles fonten sourdine, à la saison des nids. C’est enfantin, tissud’incohérences et de redites. Non, cela n’a guère de sens, – àmoins que ce ne soit ce qu’il y a de plus sublime au monde, ce quil est possible d’exprimer de plus profond et de plus vrai avec desparoles terrestres… Cela ne veut rien dire, à moins que ce ne soitl’hymne éternel et merveilleux pour lequel seul a été créé lelangage des hommes ou des bêtes, et auprès de quoi tout est vide,misérable et vain.

Il fait une étouffante chaleur dans le fond decette gorge si encaissée de toutes parts ; malgré l’ombre deschâtaigniers, les rayons tamisés par les feuilles brûlent encore.Et cette terre nue d’une couleur de sanguine, la vieillesse extrêmede ce logis voisin, l’antiquité de ces arbres donnent aux entours,tandis que les amoureux causent, des aspects un peu âpres ethostiles.

Jamais Ramuntcho n’avait vu sa petite amie sirosée par le soleil : à ses joues, le beau sang rouge est là,qui affleure la peau mate, la peau fine et transparente ; elleest rose comme les fleurs des digitales.

Des mouches, des moustiques bourdonnent àleurs oreilles. Or, voici que Gracieuse a été piquée en haut dumenton, presque sur la bouche, et qu’elle essaie d’y passer le boutde sa langue, de se gratter en mordant la place avec ses dents d’enhaut. Et Ramuntcho qui regarde ça de tout près, de trop près, sesent pris d’une langueur subite, et, pour faire diversion, s’étireviolemment les bras comme quelqu’un qui veut s’éveiller.

Elle recommence, la petite, sa lèvre luidémangeant toujours, – et, lui, de nouveau, détend les deux bras ense rejetant le torse en arrière.

« Qu’est-ce que tu as, Raymond, àt’étirer comme un chat ?… »

Mais, la troisième fois que Gracieuse se mordà la même place et montre encore le petit bout de sa langue, lui sepenche, vaincu par l’irrésistible vertige, et mord lui aussi, prenddans sa bouche, comme un joli fruit rouge qu’on a cependant peurd’écraser, la fraîche lèvre que le moustique a piquée…

Un silence de frayeur et de délices, pendantlequel ils frissonnent tous deux, elle autant que lui ; elle,tremblante aussi de tous ses membres, pour avoir senti là cecontact de la naissante moustache noire.

« Tu n’es pas fâchée, au moins,dis ?

– Non, mon Ramuntcho… Oh ! je ne suis pasfâchée, non… »

Alors il recommence, éperdu tout à fait, et,dans cet air languide et chaud, ils se donnent, pour la premièrefois de leur vie, les longs baisers des amants…

XVII

Le lendemain dimanche, ils étaient allésreligieusement, tous ensemble, entendre une des messes du clairmatin, pour pouvoir rentrer à Etchézar le jour même, aussitôt aprèsla grande partie de paume. Or, c’était ce retour, plus encore quele jeu, qui intéressait Gracieuse et Raymond, car, suivant leurespérance, Pantchika et sa mère resteraient à Erribiague, et euxs’en iraient, serrés l’un contre l’autre, dans la très petitevoiture des Detcharry, sous la surveillance indulgente et légèred’Arrochkoa : cinq ou six heures de voyage, tous trois seuls,par les routes de printemps, sous les verdures nouvelles, avec deshaltes amusantes dans des villages inconnus.

Dès 11 heures du matin, ce beau dimanche, lesabords de la place s’encombrèrent de montagnards, descendus de tousles sommets, accourus de tous les sauvages hameaux d’alentour.C’était une partie internationale, trois joueurs de France contretrois d’Espagne, et, dans l’assistance, les Basques espagnolsdominaient ; on y voyait même quelques larges sombreros, desvestes et des guêtres du vieux temps.

Les juges des deux nations, désignés par lesort, se saluèrent avec une courtoisie surannée, et la parties’engagea, dans un grand silence d’attente, sous un accablantsoleil qui gênait les joueurs malgré leurs bérets rabattus envisière sur leurs yeux.

Ramuntcho bientôt, et après lui Arrochkoa,furent acclamés comme des triomphateurs. Et on regardait ces deuxpetites étrangères, si attentives, au premier rang, si jolies aussiavec leurs élégants corsages roses, et on se disait :« Ce sont leurs promises, aux deux beaux joueurs. AlorsGracieuse, qui entendait tout, se sentait très fière de son jeunefiancé. »

Midi. Ils jouaient depuis bientôt une heure.Le vieux mur, au faîte arrondi comme une coupole, se fendillait desécheresse et de chaleur sous son badigeon d’ocre jaune. Lesgrandes masses pyrénéennes, plus voisines encore ici qu’à Etchézar,plus écrasantes et plus hautes, dominaient de partout ces petitsgroupes humains qui s’agitaient dans un repli profond de leursflancs. Et le soleil tombait d’aplomb sur les lourds bérets deshommes, sur les têtes nues des femmes, chauffant les cerveaux,grandissant les enthousiasmes. La foule passionnée donnait de lavoix, et les pelotes bondissaient, quand commença de tinterdoucement l’angélus. Alors un vieil homme, tout couturé, toutbasané, qui attendait ce signal, emboucha son clairon, – son ancienclairon des zouaves d’Afrique, – et sonna « aux champs ».Et on vit se lever toutes les femmes qui s’étaient assises ;tous les bérets tombèrent, découvrant des chevelures noires,blondes ou blanches, et le peuple entier fit le signe de la croix,tandis que les joueurs, aux poitrines et aux fronts ruisselants,s’étaient immobilisés au plus ardent de la partie, et demeuraientrecueillis, la tête inclinée vers la terre…

Au coup de deux heures, le jeu ayant finiglorieusement pour les Français, Arrochkoa et Ramuntcho montèrentdans leur petite voiture, reconduits et acclamés par tous lesjeunes d’Erribiague ; puis Gracieuse prit place entre euxdeux, et ils partirent pour leur longue route charmante, les pochesgarnies de l’or qu’ils venaient de gagner, ivres de joie, de bruitet de soleil.

Et Ramuntcho, qui gardait à sa moustache legoût du baiser d’hier, avait envie, en s’en allant, de leur crier àtous : « Cette petite, que vous voyez, si jolie, est àmoi ! Ses lèvres sont à moi, je les tenais hier entre lesmiennes et je les y reprendrai encore ce soir ! »

Ils partirent et tout de suite retrouvèrent lesilence, dans les vallées ombreuses aux parois garnies de digitaleset de fougères…

Rouler pendant des heures sur les petitesroutes pyrénéennes, changer de place presque tous les jours,parcourir le pays basque en tous sens, aller d’un village à unautre, appelé ici par une fête, là par une aventure de frontière,c’était maintenant la vie de Ramuntcho, la vie errante que le jeude paume lui faisait pendant ses journées, et la contrebandependant ses nuits.

Des montées, des descentes, au milieu d’unmonotone déploiement de verdure. Des bois de chênes et de hêtres,presque inviolés et demeurés tels que jadis, aux sièclestranquilles…

Quand venait à passer quelque logis antique,égaré dans ces solitudes d’arbres, ils ralentissaient pour s’amuserà lire, au-dessus de la porte, la traditionnelle légende, inscritedans le granit : « Ave Maria ! » Enl’an 1600 ou en l’an 1500, un tel, de tel village, a bâti cettemaison, pour y vivre avec une telle, son épouse.

Très loin de toute habitation humaine, dans unrecoin de ravin où il faisait plus chaud qu’ailleurs, à l’abri detous les souffles, ils rencontrèrent un marchand de saintes imagesqui s’essuyait le front. Il avait posé à terre son panier, toutplein de ces peinturlures aux cadres dorés qui représentent dessaints et des saintes, avec des légendes euskariennes, et dont lesBasques aiment encore garnir leurs vieilles chambres aux mursblancs. Et il était là, épuisé de fatigue et de chaleur, commeéchoué dans les fougères, à un tournant de ces petites routes demontagne qui s’en vont solitaires sous des chênes.

Gracieuse voulut descendre et lui acheter uneSainte Vierge.

« C’est, dit-elle à Raymond, pour, plustard, la mettre chez nous, en souvenir… »

Et l’image, éclatante dans son cadre d’or,s’en alla avec eux sous les longues voûtes vertes…

Ils firent un détour, car ils voulaient passerpar certaine vallée des Cerisiers, non pas dans l’espoir d’ytrouver déjà des cerises, en avril, mais pour montrer à Gracieusece lieu, qui est renommé dans tout le pays basque.

Il était près de cinq heures, le soleil déjàbas, quand ils arrivèrent là. Une région ombreuse et calme, où lecrépuscule printanier allait descendre en caresse sur lamagnificence des feuillées d’avril. L’air y était frais et suave,embaumé de senteurs de foins, de senteurs d’acacias. Des montagnes– très hautes surtout vers le Nord pour y faire le climat plus doux– l’entouraient de toutes parts, y jetant le mélancolique mystèredes édens fermés.

Et, quand les cerisiers apparurent, ce fut unegaie surprise : ils étaient déjà rouges, au 20avril !

Personne, dans ces chemins, au-dessus desquelsces grands cerisiers étendaient, comme un toit, leurs branchestoutes perlées de corail.

Çà et là seulement, quelques maisons d’étéencore inhabitées, quelques jardins à l’abandon, envahis par leshautes herbes et les buissons de roses.

Alors, ils mirent leur cheval au pas ;puis, chacun à son tour, se débarrassant des rênes et se tenantdebout dans la voiture, ils s’amusèrent à manger ces cerises à mêmeles arbres, en passant et sans s’arrêter. Après, ils en piquèrentdes bouquets à leur boutonnière, ils en cueillirent des branchespour les attacher à la tête du cheval, aux harnais, à lalanterne : on eût dit un petit équipage paré pour quelque fêtede jeunesse et de joie…

« A présent, dépêchons-nous ! priaGracieuse. Pourvu qu’il fasse assez clair, au moins, quand nousarriverons à Etchézar, pour que le monde nous voie passer, décoréscomme nous sommes ! »

Quant à Ramuntcho, lui, à l’approche de cetiède crépuscule, il songeait surtout au rendez-vous du soir, aubaiser qu’il oserait recommencer, pareil à celui d’hier, enreprenant la lèvre de Gracieuse entre ses lèvres à lui, comme unecerise…

XVIII

Mai ! l’herbe monte, monte de partoutcomme un tapis somptueux, Comme du velours à longue soiespontanément émané de la terre.

Pour arroser cette région des Basques, quitout l’été demeure humide et verte comme une sorte de Bretagne pluschaude, les vapeurs errantes sur la mer de Biscaye s’assemblenttoutes dans ce fond de golfe, s’arrêtent aux cimes pyrénéennes etse fondent en pluies. De longues averses tombent, qui sontdécevantes un peu, mais après lesquelles la terre sent les fleurset le foin nouveau.

Dans les champs, le long des chemins,s’épaississent hâtivement les herbages ; tous les rebords dessentiers sont comme feutrés par l’épaisseur magnifique desgramens ; partout, c’est une profusion de pâquerettes géantes,de boutons d’or à hautes tiges, d’amourettes roses, et de trèslarges mauves roses comme celles des printemps d’Algérie.

Et, aux longs crépuscules tièdes, d’unecouleur d’iris pâle ou d’un bleu de cendre, chaque soir les clochesdu mois de Marie résonnent longtemps dans l’air, sous la masse desnuages accrochés aux flancs des montagnes.

Durant ce mois de mai, avec le petit groupedes nonnes noires, aux babils discrets, aux rires puérils et sansvie, Gracieuse, à toute heure, se rendait à l’église. Hâtant le passous les fréquentes ondées, elles traversaient ensemble lecimetière plein de roses ; ensemble, toujours ensemble, lapetite fiancée clandestine, aux robes claires, et les fillesembéguinées, aux longs voiles de deuil ; pendant la journée,elles apportaient des bouquets de fleurs blanches, des pâquerettes,des gerbes de grands lys ; le soir, c’était pour venirchanter, dans la nef encore plus sonore que le jour, les cantiquesdoucement joyeux de la Vierge Marie :

« Salut, reine des Anges ! Étoile dela mer, salut !… »

Oh ! la blancheur des lys éclairés parles cierges, leurs feuilles blanches et leur pollen jaune enpoussière d’or ! Oh ! leurs senteurs, dans les jardins oudans l’église, pendant les crépuscules de printemps !…

Et sitôt que Gracieuse entrait là, le soir, aubruit mourant des cloches, – quittant le pâle demi-jour ducimetière plein de roses pour la nuit étoilée de cierges, qui déjàrégnait dans l’église, quittant l’odeur des foins et des roses pourcelle de l’encens et des grands lys coupés, passant de l’air tièdeet vivant du dehors à ce froid lourd et sépulcral que les sièclesamassent dans les vieux sanctuaires, – un calme particulier tout desuite se faisait dans son âme, un apaisement de tous ses désirs, unrenoncement à toutes ses terrestres joies. Puis, quand elle s’étaitagenouillée, quand les premiers cantiques avaient pris leur volsous la voûte aux sonorités infinies, cela devenait peu à peu uneextase, un état plein de rêves, un état visionnaire quetraversaient de confuses apparitions blanches : desblancheurs, des blancheurs partout ; des lys, des myriades degerbes de lys, et de blanches ailes, des tremblements d’ailesd’anges…

Oh ! rester longuement ainsi, oubliertoutes choses, et se sentir pure, sanctifiée et immaculée, sous ceregard de fascination ineffable et douce, sous ce regardd’irrésistible appel, que laissait tomber du haut du tabernacle lavierge sainte aux longs vêtements blancs !…

Mais, quand elle se retrouvait dehors, quandla nuit de printemps la réenveloppait de tiédeurs et de souffles devie, le souvenir du rendez-vous qu’elle avait promis hier, hierainsi que tous les jours, chassait comme un vent d’orage lesvisions de l’église. Dans l’attente du contact de Raymond, dansl’attente de la senteur de ses cheveux, du frôlement de samoustache, du goût de ses lèvres, elle se sentait prête àdéfaillir, à s’affaisser comme une blessée au milieu des étrangescompagnes qui la reconduisaient, des paisibles et spectralesnonnettes noires.

Et, l’heure venue, malgré toutes sesrésolutions, elle était là anxieuse et ardente, aux aguets dumoindre bruit de pas, le cœur battant si une branche du jardinremuait dans la nuit, – torturée par le moindre retard dubien-aimé.

Il arrivait, lui, toujours de son même passilencieux de rôdeur nocturne, la veste sur l’épaule, avec autantde précautions et de ruses que pour les plus dangereusescontrebandes.

Par les nuits pluvieuses, si fréquentes durantces printemps basques, elle restait dans sa chambre derez-de-chaussée, et lui s’asseyait sur le rebord de la fenêtreouverte, ne cherchant pas à entrer, n’en ayant pas d’ailleurs lapermission. Et ils se tenaient là, elle en dedans, lui en dehors,mais leurs bras noués, leurs têtes se touchant, la joue de l’unlonguement posée contre la joue de l’autre.

Quand il faisait beau, elle escaladait cettefenêtre basse pour l’attendre dehors, et c’était sur le banc dujardin que se passaient leurs longs tête-à-tête presque sansparoles. Entre eux deux, ce n’étaient même plus ces continuelschuchotements en sourdine dont les amoureux sont coutumiers ;non, c’étaient plutôt des silences. D’abord ils n’osaient pascauser, de peur d’être découverts, car les moindres murmures devoix, la nuit, s’entendent. Et puis, tant que rien de nouveau nemenaçait leur vie ainsi arrangée, quel besoin avaient-ils de separler ? qu’est-ce qu’ils auraient bien pu se dire, qui valûtmieux que les longs contacts de leurs mains jointes et de leurstêtes appuyées ?

La possibilité d’être surpris les tenaitsouvent l’oreille au guet, dans une inquiétude qui rendait plusdélicieux ensuite les moments où ils s’abandonnaient davantage, laconfiance reprise… Personne du reste ne les épouvantait commeArrochkoa, très fin rôdeur nocturne lui-même, et toujours si aucourant des allées et venues de Ramuntcho… Malgré son indulgence àleurs projets, que ferait-il, celui-là, s’il venait à toutdécouvrir ?…

Oh ! les vieux bancs de pierre, sous desbranches, devant les portes des maisons isolées, quand tombent lessoirs attiédis de printemps !… Le leur était une vraiecachette d’amour, et même il se faisait là chaque soir une musiquepour eux, car, dans toutes les pierres du mur voisin, habitaient deces rainettes chanteuses, bestioles du Midi, qui, dès la nuittombée, donnent de minute en minute une petite note brève,discrète, drôle, participant de la cloche de cristal et du gosierd’enfant. On produirait quelque chose de semblable en touchant çàet là, sans jamais appuyer ni tenir, le clavier d’un orgue à voixcéleste. Il y en avait d’ailleurs partout, de ces rainettes, qui serépondaient en différents tons ; même celles de dessous lebanc, tout prés d’eux, rassurées par leur immobilité, chantaientaussi de temps à autre ; alors ce petit son brusque et doux,si rapproché, les faisait tressaillir et sourire. Toute l’exquiseobscurité d’alentour était comme animée de cette musique-là, qui secontinuait au loin, dans le mystère des feuilles et des pierres, aufond de tous les petits trous noirs des rochers ou desmurailles ; cela semblait un carillon en miniature, ou plutôtune sorte de grêle concert un peu persifleur, – oh ! mais trèspeu et sans malice aucune, – mené timidement par d’inoffensifsgnomes. Et cela rendait la nuit plus vivante et plus amoureuse…

Après les audaces enivrées des premières fois,la frayeur les prenait davantage, et, quand l’un d’eux avaitquelque chose de particulier à dire, il entraînait d’abord l’autrepar la main sans parler ; cela signifiait qu’il fallaitmarcher, doucement, doucement, comme des chats en maraude, jusqu’àune allée, derrière la maison, où l’on pouvait causer sanscrainte.

« Où demeurerons-nous,Gracieuse ? » demandait Raymond, un soir.

– Mais…, chez toi, j’avais pensé.

– Ah ! oui, moi aussi, j’avais pensé demême… Seulement je craignais que tu ne trouves bien triste d’êtresi loin de la paroisse et de la place…

– Oh !…, avec toi, trouver quelque chosetriste ?…

– Alors, on renverrait ceux qui demeurent enbas, dis, et on prendrait la grande chambre qui regarde la routed’Hasparitz… »

C’était pour lui une joie de plus, que desavoir sa maison acceptée par Gracieuse, d’être sûr qu’elleviendrait apporter le rayonnement de sa présence dans ce vieuxlogis aimé, et qu’ils feraient là leur nid pour la vie…

XIX

Voici venir les longs crépuscules pâles dejuin, un peu voilés comme ceux de mai, moins incertains cependantet plus tièdes encore. Dans les jardins, les lauriers-roses depleine terre, qui commencent de fleurir à profusion, deviennent desgerbes magnifiquement rosées. A la fin de chaque journée de labeur,les bonnes gens s’asseyent dehors devant les portes, pour regarderla nuit tomber, – la nuit qui bientôt embrume et confond, sous lesvoûtes de platanes, leurs groupes assemblés pour de bienfaisantsrepos. Et de tranquilles mélancolies descendent sur les villages,pendant ces interminables soirs…

Pour Ramuntcho, c’est l’époque où lacontrebande devient un métier presque sans peine, avec des heurescharmantes : marcher vers les sommets, à travers les nuagesprintaniers ; franchir des ravins, errer dans des régions desources et de figuiers sauvages ; dormir, pour attendrel’heure convenue avec les carabiniers complices, sur des tapis dementhes et d’œillets… La bonne senteur des plantes imprégnait seshabits, sa veste jamais mise qui ne lui servait que d’oreiller oude couverture ; – et Gracieuse quelquefois lui disait lesoir : « Je sais la contrebande que vous avez faite lanuit dernière, car tu sens les menthes de la montagne au-dessus deMendiazpi », – ou bien : « Tu sens les absinthes dumarais de Subernoa ».

Elle, Gracieuse, regrettait le mois de Marie,les offices de la Vierge dans la nef parée de fleurs blanches. Parles crépuscules sans pluie, avec les sœurs et quelques« grandes « de leur classe, on allait s’asseoir sous leporche de l’église, contre le mur bas du cimetière d’où la vueplonge dans les vallées d’en dessous. Là, c’étaient des causeries,ou bien de ces jeux très enfantins, auxquels les nonnes se prêtenttoujours si volontiers.

C’étaient aussi des méditations longues etétranges, quand on ne jouait pas et qu’on ne causait plus, desméditations auxquelles le déclin du jour, le voisinage de l’église,des tombes et de leurs fleurs, donnait bientôt une sérénitédétachée des choses et comme affranchie de tout lien avec les sens.Dans ses premiers rêves mystiques de petite fille, – inspiréssurtout par les rites pompeux du culte, par la voix des orgues, lesbouquets blancs, les mille flammes des cierges, – c’étaient desimages seulement qui lui apparaissaient, – il est vrai, de trèsrayonnantes images : autels qui posaient sur des nuées,tabernacles d’or où vibraient des musiques, et où venaients’abattre de grands vols d’anges. Mais ces visions-là maintenantfaisaient place à des idées : elle entrevoyait cette paix etce suprême renoncement que donne la certitude d’une vie céleste nedevant jamais finir ; elle concevait d’une façon plus hauteque jadis la mélancolique joie d’abandonner tout pour n’être qu’unepartie impersonnelle de cet ensemble de nonnes blanches, ou bleues,ou noires, qui, des innombrables couvents de la terre, font montervers le ciel une immense et perpétuelle intercession pour lespéchés du monde…

Cependant, dès que la nuit était tombée tout àfait, le cours de ses pensées redescendait chaque soir fatalementvers les choses enivrantes et mortelles. L’attente, la fiévreuseattente commençait, de minute en minute plus impatiente. Il luitardait que ses froides compagnes au voile noir fussent rentréesdans le sépulcre de leur couvent, et d’être seule dans sa chambre,libre enfin dans la maison endormie, prête à ouvrir sa fenêtre pourguetter le bruit léger des pas de Raymond.

Le baiser des amants, le baiser sur leslèvres, était maintenant une chose acquise dont ils n’avaient plusla force de se priver. Et ils le prolongeaient beaucoup, ne voulantni l’un ni l’autre, par scrupules et par pudeur charmante,s’accorder davantage.

D’ailleurs, si l’enivrement qu’ils sedonnaient ainsi était bien un peu trop charnel, il y avait entreeux cette tendresse absolue, infinie, unique, par laquelle touteschoses sont élevées et purifiées.

XX

Ramuntcho, ce soir-là, était venu aurendez-vous plus tôt que de coutume, – avec plus d’hésitation aussidans sa marche et son escalade, car l’on risque, par ces soirs dejuin, de trouver des filles attardées le long des chemins, ou biendes garçons, derrière les haies, en maraude d’amour.

Et, par hasard, elle était déjà seule en bas,regardant au-dehors, sans cependant l’attendre.

Tout de suite, elle remarqua son allureagitée, ou joyeuse, et devina du nouveau. N’osant pas s’approchertrop, il lui fit signe qu’il fallait vite venir, enjamber lafenêtre, gagner l’allée obscure où l’on causait sans crainte. Puis,dès qu’elle fut près de lui, à l’ombre nocturne des arbres, il laprit par la taille et lui annonça brusquement cette grande nouvellequi, depuis le matin, bouleversait sa jeune tête et celle deFranchita sa mère.

« L’oncle Ignacio a écrit !

– Vrai ? L’oncleIgnacio !… »

C’est qu’elle savait, elle aussi, que cetoncle aventurier, cet oncle d’Amérique, disparu depuis tantd’années, n’avait jusqu’ici songé à envoyer qu’un étrange bonjour,par un matelot de passage.

« Oui !… Et il dit qu’il a du bienlà-bas, dont il faut s’occuper, de grandes prairies, des troupes dechevaux ; qu’il n’a pas d’enfants, que, si je voulais allerm’établir près de lui, avec une gentille Basquaise épousée au pays,il serait content de nous adopter tous deux… Oh ! je crois quema mère viendrait aussi… Donc, si tu voulais…, ce serait dèsmaintenant que nous pourrions nous marier… Tu sais, on en maried’aussi jeunes, c’est permis… A présent que je serais adopté parl’oncle et que j’aurais une vraie position, elle consentirait, tamère, je pense… Et ma foi, tant pis pour le service militaire,n’est-ce pas, dis ?… »

Ils s’assirent, sur des pierres moussues quiétaient là, leurs têtes tournant un peu, aussi troublés l’un quel’autre par l’approche et la tentation imprévue du bonheur. Ainsi,ce ne serait plus dans un certain avenir, après son temps desoldat, ce serait presque tout de suite ; ce serait dans deuxmois, dans un mois peut-être, que cette communion de leurs âmes etde leurs chairs, si ardemment désirée et aujourd’hui si défendue,hier encore si lointaine, pourrait être accomplie sans péché,honnête aux yeux de tous, permise et bénie… Oh ! jamais ilsn’avaient envisagé cela de si près…, et ils appuyaient l’un contrel’autre leurs fronts alourdis de trop de pensées, fatigués tout àcoup d’une sorte de trop délicieux délire… Autour d’eux, l’odeurdes fleurs de juin montait de toute la terre, emplissait la nuitd’une suavité immense. Et, comme s’il n’y avait pas encore assez desenteurs épandues, les jasmins, les chèvrefeuilles des mursexhalaient d’instant en instant, par bouffées intermittentes,l’excès de leur parfum ; on eût dit que des mains balançaienten silence des cassolettes dans l’obscurité, pour quelque fêtecachée, pour quelque enchantement magnifique et secret.

Il y a souvent et partout de ces trèsmystérieux enchantements-là, qui émanent de la nature même,commandés par on ne sait quelle souveraine volonté aux desseinsinsondables, pour nous donner le change à tous, sur la route de lamort…

« Tu ne me réponds pas, Gracieuse, tu neme dis rien ?… »

Il voyait bien qu’elle était grisée, elleaussi, comme lui, et pourtant il devinait, à sa façon de rester silongtemps muette, que des ombres devaient s’amasser sur son rêvecharmeur et beau.

« Mais, demanda-t-elle enfin, tes papiersde naturalisation, tu les as déjà reçus, n’est-ce pas ?…

– Oui, c’est arrivé depuis la semainedernière, tu sais bien… Et c’est toi, d’ailleurs, qui m’avaiscommandé de les faire, ces démarches-là…

– Et alors, tu es Français aujourd’hui… Etalors, si tu manques à ton service militaire, tu esdéserteur !

– Dame !… Dame oui !… Déserteur,non ; mais insoumis, je crois, ça s’appelle…, et çane vaut pas mieux, du reste, puisqu’on ne peut plus revenir… Moiqui n’y pensais pas !… »

Comme elle était torturée à présent d’en êtrecause, de l’avoir elle-même poussé à cet acte-là qui faisait planerune menace si noire sur la joie à peine entrevue ! Oh !mon Dieu, déserteur, lui, son Ramuntcho ! C’est-à-dire banni àjamais du cher pays basque !… Et ce départ pour les Amériques,devenu tout à coup effroyablement grave, solennel, comme une sortede mort, puisqu’il serait sans retour possible !… Alors, quefaire ?…

Voici donc qu’ils restaient anxieux et muets,chacun d’eux préférant se soumettre à la volonté de l’autre, etattendant, avec un égal effroi, la décision qui serait prise, pourpartir ou pour rester. Du fond de leurs deux jeunes cœurs montaitpeu à peu une même et pareille détresse, empoisonnant le bonheuroffert là-bas, dans ces Amériques d’où l’on ne reviendrait plus… Etles petites cassolettes nocturnes des jasmins, des chèvrefeuilles,des tilleuls, continuaient de plus belle à lancer dans l’air desbouffées exquises pour les enivrer ; l’obscurité dont ilsétaient enveloppés semblait de plus en plus caressante etdouce ; dans le silence du village et de la campagne, lesrainettes des murailles donnaient de minute en minute leur petitenote flûtée, qui semblait un très discret appel d’amour, sous levelours des mousses ; et, à travers la dentelle noire desfeuillages, dans la sérénité d’un ciel de juin qu’on eût dit àjamais inaltérable, ils voyaient scintiller, comme une simple etgentille poussière de phosphore, la multitude terrifiante desmondes.

Le couvre-feu cependant commença de sonner àl’église. Or, le timbre de cette cloche, la nuit surtout,représentait pour eux quelque chose d’unique sur la terre ; ence moment, c’est même comme une voix qui serait venue apporter,dans leur indécision, son avis, son conseil décisif et tendre.Muets toujours, ils l’écoutaient avec une émotion croissante, d’uneintensité jusqu’alors inconnue, la tête brune de l’un appuyéecontre la tète blonde de l’autre. Elle disait, la voix conseil1ère,la chère voix protectrice : « Non, ne vous en allez paspour toujours ; les lointains pays sont faits pour le temps dela jeunesse ; mais il faut pouvoir revenir à Etchézar :c’est ici qu’il faut vieillir et mourir ; nulle part au mondevous ne dormiriez comme dans ce cimetière autour de l’église, oùl’on peut, même couché sous la terre, m’entendre sonnerencore… » Ils cédaient de plus en plus à la voix de la cloche,les deux enfants dont l’âme était religieuse et primitive. EtRaymond sentit bientôt couler sur sa joue une larme deGracieuse :

« Non, dit-il enfin, déserter, non ;je crois, vois-tu, que je n’en aurais pas le courage…

– Je pensais la même chose que toi, monRamuntcho, dit-elle. Non, ne faisons pas cela… Mais j’attendais,pour te le laisser dire… »

Alors, il s’aperçut qu’il pleurait lui aussi,comme elle…

Donc, le sort en était jeté, ils laisseraientpasser le bonheur, qui était là, à leur portée, presque sous leurmain ; ils remettraient tout à un avenir incertain et sireculé !…

Et à présent, dans la tristesse, dans lerecueillement de leur grande décision prise, ils se communiquaientce qui leur semblait de mieux à faire :

« On pourrait, disait-elle, lui répondreune jolie lettre, à ton oncle Ignacio ; lui écrire que tuacceptes, que tu viendras avec beaucoup de plaisir aussitôt aprèston service militaire ; ajouter même, si tu veux, que celleavec qui tu es fiancé le remercie comme toi et se tiendra prête àte suivre ; mais que, déserter, tu ne le peux pas.

– Et, à ta mère, si tu lui en parlais dèsmaintenant, toi, Gatchutcha, pour voir un peu ce qu’elle enpenserait ?… Car enfin, voici que ce n’est plus commeautrefois, tu comprends bien, je ne suis plus un abandonné commej’étais… »

Des pas légers derrière eux, dans le chemin…Et, au-dessus du mur, la silhouette apparue d’un jeune homme, quis’était approché sur la pointe de ses espadrilles, comme pour lesépier !…

« Va-t’en, sauve-toi, mon Ramuntcho, àdemain soir !… »

En une demi-seconde, plus personne : lui,tapi dans une broussaille, elle, envolée vers sa chambre.

Fini, leur entretien grave ! Fini jusqu’àquand ? Jusqu’à demain ou jusqu’à toujours ?… Sur leursadieux, brusques ou prolongés, épouvantés ou paisibles, chaquefois, chaque nuit, pesait la même incertitude de se revoir…

XXI

La cloche d’Etchézar, la même chère vieillecloche, celle des tranquilles couvre-feu, celle des fêtes et celledes agonies, sonnait joyeusement, au beau soleil de juin. Levillage était tendu partout de draps blancs, de broderies blanches,et la procession de la Fête-Dieu défilait très lente, sur une vertejonchée de fenouils et de roseaux coupés dans les marais d’enbas.

Les montagnes paraissaient proches et sombres,un peu farouches avec leurs tons bruns et leurs tons fauves,au-dessus de cette blanche théorie de petites filles cheminant surun tapis de feuilles et d’herbes fauchées.

Toutes les vieilles bannières de l’égliseétaient là, éclairées par ce soleil qu’elles connaissent depuis dessiècles, mais qu’elles ne voient qu’une ou deux fois l’an, auxjours consacrés.

La grande, celle de la Vierge, en soie blanchebrodée d’or éteint, s’avançait portée par Gracieuse, qui marchaittout de blanc vêtue et les yeux perdus en plein rêve mystique.Derrière les jeunes filles, venaient les femmes, toutes les femmesdu village, coiffées d’un voile noir, y compris Dolorès etFranchita, les deux ennemies. Des hommes, assez nombreux encore,fermaient ce cortège, le cierge à la main, le béret bas, – maisc’étaient surtout des chevelures grises, des visages auxexpressions vaincues et résignées, des têtes de vieillards.

Gracieuse, en tenant haut la bannière de laVierge, devenait à cette heure une petite illuminée ; elle secroyait en marche, comme après la mort, vers les célestestabernacles. Et quand, par instants, le souvenir des lèvres deRaymond traversait son rêve, elle avait l’impression, au milieu detout ce blanc, d’une souillure cuisante, bien que délicieuse.Vraiment, à mesure que ses pensées de jour en jour s’élevaient, cequi la ramenait sans cesse vers lui, c’était moins les sens,susceptibles chez elle d’être domptés, que de plus en plus latendresse, la vraie, la profonde, celle qui résiste au temps et auxdéceptions de la chair. Et cette tendresse-là, d’ailleurs,s’augmentait encore de ce que Raymond était moins fortunéqu’elle-même et plus abandonné dans la vie, n’ayant pas eu depère…

XXII

« Eh bien, Gatchutcha, tu lui en as enfinparlé, à ta maman, de l’oncle Ignacio ? » demandaitRaymond, très tard, le même soir, dans l’allée du jardin, sous desrayons de lune.

« Pas encore, non, je n’ai pas osé… C’estque, vois-tu, comment lui expliquer que je sais toutes ces choses,moi, puisque je suis censée ne plus causer avec toi jamais, etqu’elle m’en a fait défense ?… Songe un peu, si j’allais luidonner soupçon !… Après, ce serait fini, nous ne pourrionsplus nous voir ! J’aimerais mieux remettre à plus tard, àquand tu auras quitté le pays, car alors tout me sera égal…

– C’est vrai !… Attendons, puisque jevais partir. »

En effet, il allait partir et déjà leurs soirsétaient comptés.

Maintenant qu’ils avaient définitivementlaissé échapper ce bonheur immédiat, offert là-bas dans lesprairies d’Amérique, il leur semblait préférable de hâter le départde Raymond pour l’armée, afin qu’il fût de retour plus vite aussi.Donc, ils avaient décidé qu’il demanderait à « devancerl’appel », qu’il irait s’engager dans l’infanterie de marine,le seul corps où l’on ait la faculté de ne servir que trois ans.Et, comme il leur fallait, pour être plus certains de ne pasmanquer de courage, une époque précise, envisagée longtemps àl’avance, ils avaient fixé la fin de septembre, après la grandesérie des jeux de paume.

Cette séparation de trois années, ils lacontemplaient d’ailleurs avec une confiance absolue dans l’avenir,tant ils se croyaient sûrs l’un de l’autre, et d’eux-mêmes, et deleur impérissable amour. Mais c’était cependant une attente quidéjà leur serrait le cœur étrangement ; cela jetait unemélancolie imprévue sur les choses même les plus indifférentesd’ordinaire, sur la fuite des journées, sur les moindres indices dela saison prochaine, sur l’éclosion de certaines plantes, surl’épanouissement de certaines espèces de fleurs, sur tout ce quiprésageait l’arrivée et la marche si rapide de leur dernierété.

XXIII

Déjà les feux de la Saint-Jean ont flambé,joyeux et rouges dans une claire nuit bleue, – et la montagneespagnole, là-bas, semblait ce soir-là brûler comme une gerbe depaille, tant il y en avait de ces feux de joie, allumés sur sesflancs. La voici donc commencée, la saison de lumière, de chaleuret d’orage, vers la fin de laquelle Raymond doit partir.

Et les sèves, qui au printemps montaient sivite, déjà s’alanguissent dans le développement complet desverdures, dans l’épanouissement large des fleurs. Et le soleil,toujours plus brûlant, surchauffe toutes les têtes, de béretscoiffées, exalte les ardeurs et les passions, fait lever partout,dans ces villages basques, des ferments d’agitation bruyante et deplaisir. Tandis qu’en Espagne commencent les grandes coursessanglantes, c’est ici l’époque de tant de fêtes, de tant de partiesde paume, de tant de fandangos dansés le soir, de tantd’alanguissements d’amoureux dans la tiède volupté desnuits !

C’est bientôt la splendeur chaude de juilletméridional. La mer de Biscaye s’est faite très bleue et la côteCantabrique a pour un temps revêtu ses fauves couleurs de Maroc oud’Algérie.

Avec les lourdes pluies d’orage, alternent lesmerveilleux beaux temps qui donnent à l’air des limpiditésabsolues. Et il y a les journées aussi où les choses un peudistantes sont comme mangées de lumière, poudrées d’une poussièrede soleil ; alors, au-dessus des bois et du villaged’Etchézar, la Gizune très pointue devient plus vaporeuse et plushaute, et, sur le ciel, flottent, pour le faire paraître plus bleu,de tout petits nuages d’un blanc doré avec un peu de gris de nacredans leurs ombres.

Et les sources coulent plus minces et plusrares sous l’épaisseur des fougères, et, le long des routes, s’envont plus lents, sous la conduite des hommes demi-nus, les chars àbœufs, qu’un essaim de mouches environne.

A cette saison, Ramuntcho, dans le jour,vivait de sa vie agitée de pelotari, tout le temps encourses, avec Arrochkoa, de village en village, pour organiser desparties de paume et pour les jouer.

Mais, à ses yeux, les soirs existaientseuls.

Les soirs !… Dans l’obscurité odorante etchaude du jardin, être assis très près de Gracieuse ; nouerles bras autour d’elle, peu à peu l’attirer et l’appuyer contre lapoitrine pour la tenir comme blottie, et rester ainsi longuementsans rien dire, le menton appuyé sur ses cheveux, à respirer lasenteur jeune et saine de son corps.

Il s’énervait dangereusement, Raymond, à cescontacts prolongés qu’elle ne défendait pas. D’ailleurs, il ladevinait assez abandonnée à lui maintenant, et confiante, pour toutpermettre ; mais il ne voulait pas tenter d’aller jusqu’à lacommunion suprême, par pudeur d’enfant, par respect de fiancé, parexcès et par profondeur d’amour. Et il lui arrivait par fois de selever brusquement pour se détendre, – à la manière d’un chat quis’étire, disait-elle comme jadis à Erribiague, – quand il se voyaitpris d’un tremblement dangereux et d’une plus impérieuse tentationde se fondre en elle, pour une minute d’ineffable mort…

XXIV

Cependant Franchita s’étonnait de l’attitudeinexpliquée de son fils, qui, semblait-il, ne voyait plus jamaisGracieuse et qui pourtant n’en parlait même pas. Alors, tandis ques’amassait en elle-même la tristesse de ce départ si prochain pourle service militaire, elle observait, avec son mutisme et sapatience de paysanne.

Un soir donc, un des derniers soirs, comme ilpartait, mystérieux et empressé, bien avant l’heure de lacontrebande nocturne elle se dressa devant lui, le regard dans lesien : « Où vas-tu, mon fils ? »

Et le voyant détourner la tête, rouge etembarrassé, elle acquit la soudaine certitude : « C’estbon, maintenant je sais… Oh ! je sais !… »

Elle était plus émue que lui encore, à ladécouverte de ce grand secret… Que ce ne fût pas Gracieuse, que cefût une autre fille, l’idée ne lui en était même pas venue, elleétait pour cela trop clairvoyante. Et ses scrupules de chrétiennes’éveillaient, sa conscience s’épouvantait du mal qu’ils avaient pufaire tous deux, – en même temps que montait du fond de son cœur unsentiment dont elle avait honte comme d’un crime, une espèce dejoie sauvage… Car enfin…, si leur union charnelle était accomplie,l’avenir de son fils s’assurait tel qu’elle l’avait rêvé pour lui…Elle connaissait bien assez son Ramuntcho, du reste pour savoirqu’il ne changerait pas et que Gracieuse ne serait jamaisabandonnée.

Le silence cependant se prolongeait entre eux,elle toujours devant lui, barrant le chemin :

« Et qu’avez-vous fait ensemble ? sedécida-t-elle demander. Dis-moi la vérité, Raymond, qu’avez vousfait de mal ?…

– De mal ?… Oh ! mais rien, ma mère,rien de mal, je vous le jure… »

Il répondait cela sans aucune irritationd’être interrogé, et en soutenant le regard de sa mère avec de bonsyeux de franchise. C’était vrai, d’ailleurs, et elle le crut.

Mais, comme elle restait encore en face delui, la main sur le loquet de la porte, il reprit, avec une sourdeviolence :

« Vous n’allez pas m’empêcher d’y aller,au moins, quand je pars dans trois jours ! »

Alors, devant cette jeune volonté en révolte,la mère, enfermant en elle-même le tumulte de ses penséescontradictoires, baissa la tête et, sans un mot, s’écarta pour lelaisser passer.

XXV

C’était leur dernier soir, car avant-hier, àla mairie de Saint-Jean-de-Luz, il avait, d’une main un peutremblante, signé son engagement de trois années pour le2e d’infanterie de marine, qui tient garnison dans unport militaire du Nord.

C’était leur dernier soir, – et ils s’étaientdit qu’ils le prolongeraient plus que de coutume, – jusqu’à minuit,avait décidé Gracieuse : minuit, qui est dans les villages uneheure indue et noire, une heure après laquelle, on ne saitpourquoi, tout semblait à la petite fiancée plus grave et pluscoupable.

Malgré l’ardent désir de leurs sens, l’idéen’était venue ni à l’un ni à l’autre que, pendant ce dernierrendez-vous, sous l’oppression du départ, quelque chose de pluspourrait être tenté.

Au contraire, à l’instant si recueilli deleurs adieux, ils se sentaient plus chastes encore, tant ilss’aimaient d’amour éternel.

Moins prudents, par exemple, puisqu’ilsn’avaient plus de lendemains à ménager, ils osaient causer, là, surleur banc d’amoureux, ce que jamais ils n’avaient fait encore. Ilscausaient de l’avenir, d’un avenir qui était pour eux si loin, carà leur âge, trois ans paraissent infinis.

Dans trois ans, à son retour, elle auraitvingt ans ; alors, si sa mère persistait à refuser d’unemanière absolue, au bout d’une année d’attente elle userait de sondroit de fille majeure, c’était entre eux une chose convenue etjurée.

Les moyens de correspondre, pendant la longueabsence de Raymond, les préoccupaient beaucoup : entre eux,tout était si compliqué d’entraves et de secrets !… Arrochkoa,leur seul intermédiaire possible, avait bien promis son aide ;mais il était si changeant, si peu sûr !… Mon Dieu, s’ilallait leur manquer !… Et puis, accepterait-il de faire passerdes lettres cachetées ? – Sans quoi il n’y aurait plus aucunejoie à s’écrire. – De nos jours où les communications sont facileset constantes, il n’y en a plus guère, de ces séparations complètescomme serait bientôt la leur ; ils allaient se dire un trèssolennel adieu, comme s’en disaient les amants de jadis, ceux dutemps où existaient encore des pays sans courriers, des distancesqui faisaient peur. Le bienheureux revoir leur apparaissait commesitué là-bas, là-bas, dans le recul des durées ; cependant, àcause de cette foi qu’ils avaient l’un dans l’autre, ils espéraientcela avec une tranquille assurance, comme les croyants espèrent lavie céleste.

Mais les moindres choses de cette dernièresoirée prenaient dans leur esprit une importance singulière ;à l’approche de cet adieu, tout s’agrandissait et s’exagérait poureux, comme il arrive aux attentes de la mort. Les bruits légers etles aspects de la nuit leur semblaient particuliers et, à leurinsu, se gravaient pour toujours dans leur souvenir. Le chant desgrillons d’été avait quelque chose de spécial qu’il leur semblaitn’avoir jamais entendu. Dans la sonorité nocturne les aboiementsd’un chien de garde, arrivant de quelque métairie éloignée, lesfaisaient frissonner d’une frayeur triste. Et Ramuntcho devaitemporter en exil, conserver plus tard avec un attachement désolé,certaine tige d’herbe arrachée dans le jardin en passant et aveclaquelle il avait machinalement joué tout ce soir-là.

Une étape de leur vie finissait avec cejour ; un temps était révolu, leur enfance avait passé…

De recommandations, ils n’en avaient pas debien longues à échanger, tant chacun d’eux se croyait sûr de ce quel’autre pourrait faire en son absence. Ils avaient moins à se direque la plupart des fiancés, parce qu’ils connaissaient mutuellementleurs pensées les plus intimes. Donc, après la première heure decauserie, ils restaient la main dans la main et gardaient unsilence grave, à mesure que se consumaient les minutes inexorablesde la fin.

A minuit, elle voulut qu’il partît, ainsiqu’elle l’avait décidé d’avance dans sa petite tète réfléchie etobstinée. Donc, après s’être embrassés longuement, ils sequittèrent, comme si la séparation était, à cette minute précise,une chose inéludable et impossible à retarder. Et tandis qu’ellerentrait dans sa chambre, avec tout à coup des sanglots qui vinrentjusqu’à lui, il enjamba le mur et, au sortir de l’obscurité desfeuillages, se trouva sur la route déserte, toute blanche de rayonslunaires. A cette première séparation, il souffrait moins qu’elle,parce que c’était lui qui partait, lui qu’attendaient leslendemains remplis d’inconnu. En s’en allant sur ce chemin poudreuxet clair, il était comme insensibilisé par le puissant charme deschangements, des voyages ; presque sans aucune pensée suivieni précise, il regardait marcher devant lui son ombre que la lunefaisait nette et dure. Et la grande Gizune dominait impassiblementles choses, de son air froid et spectral dans tout ce rayonnementblanc de minuit.

XXVI

Le jour du départ. Des adieux à des amis, çàet là ; des souhaits joyeux d’anciens soldats revenus durégiment. Depuis le matin, une sorte de griserie ou de fièvre, et,en avant de lui, tout l’imprévu de la vie.

Arrochkoa, très gentil ce dernier jour,s’était offert avec instances pour le conduire avec sa voiture àSaint-Jean-de-Luz et avait combiné qu’on partirait au déclin dusoleil, de façon à arriver là-bas juste au passage du train denuit.

Donc, le soir étant inexorablement arrivé,Franchita voulut accompagner son fils sur la place, où cettevoiture des Detcharry l’attendait toute prête, et là son visage,malgré sa volonté, se contracta de douleur, tandis que lui seraidissait pour conserver cet air crâne qui sied aux conscrits enpartance pour le régiment :

« Faites-moi une petite place,Arrochkoa », dit-elle brusquement, « je vais monter entrevous deux jusqu’à la chapelle de Saint-Bitchentcho ; je m’enreviendrai à pied… »

Et ils partirent au soleil baissant qui, sureux comme sur toutes choses, épandait la magnificence de ses ors etde ses cuivres rouges…

Après un bois de chênes, la chapelle deSaint-Bitchentcho passa, et la mère voulut rester encore. D’untournant à un autre, remettant chaque fois la grande séparation,elle demandait à le conduire toujours plus loin.

« Allons, ma mère, en haut de la côted’Issaritz il faudra descendre ! dit-il tendrement. Tum’entends, Arrochkoa, tu arrêteras ta voiture où je viens dedire ; je ne veux pas qu’elle aille plus loin, mamère… »

A cette côte d’Issaritz, le cheval avait delui-même ralenti son allure. La mère et le fils, les yeux brûlés delarmes retenues, restaient la main dans la main, et on allaitdoucement, doucement, en un silence absolu, comme si c’était unemontée solennelle vers quelque calvaire.

Enfin, tout en haut de la côte, Arrochkoa, quisemblait muet, lui aussi, tira légèrement sur les guides, avec unsimple petit : « Ho !…, là !… » discretcomme un signal lugubre qu’on hésite à donner, – et la voiture futarrêtée.

Alors, sans rien dire, Raymond sauta sur laroute, fit descendre sa mère, lui donna un grand baiser très long,puis remonta lestement sur le siège :

« Va, Arrochkoa, vite, enlève ton cheval,partons ! »

Et en deux secondes, à la descente rapided’après, il perdit de vue celle dont le visage enfin s’inondait delarmes.

Maintenant ils s’éloignaient l’un de l’autre,Franchita et son fils. En sens inverse, ils cheminaient sur cetteroute d’Etchézar, – à la splendeur du soleil couchant, dans unerégion de bruyères roses et de fougères jaunies. Elleremontait : lentement vers son logis, rencontrant quelquesgroupes isolés de laboureurs, quelques troupeaux menés travers lesoir d’or par de petits pâtres en bérets. – Et lui descendaittoujours, et très vite, par des vallées bientôt obscures, vers lebas pays où le chemin de fer passe…

XXVII

Au crépuscule donc, elle s’en revenait,Franchita, de conduire son fils, et s’efforçait de reprendre safigure habituelle, son air de hautaine indifférence, pour traverserle village.

Mais, arrivée devant la maison Detcharry, ellevit Dolorès qui, près de rentrer chez elle, se retournait et secampait sur sa porte pour la regarder passer. Il fallait bienquelque chose de nouveau, quelque révélation subite, pour qu’elleprît cette attitude de défi agressif, cette expression deprovocante ironie, – et Franchita alors s’arrêta, elle aussi,tandis que cette phrase presque involontaire jaillissait entre sesdents serrées :

« Qu’est-ce qu’elle a, pour me regardercomme ça, cette femme ?…

– Il ne viendra pas ce soir, l’amoureux,hein ! répondit l’ennemie.

– Ah ! tu le savais donc, toi, alors,qu’il venait ici, voir ta fille ? »

En effet, elle le savait depuis lematin : Gracieuse le lui avait dit, puisqu’il n’y avait plusaucun lendemain à ménager ; elle le lui avait dit de guerrelasse, après avoir inutilement parlé de l’oncle Ignacio, du nouvelavenir de Raymond, de tout ce qui pouvait servir leur cause defiancés…

« Ah ! tu le savais donc, toi,alors, qu’il venait ici, voir ta fille ?… »

Par un ressouvenir d’autrefois, ellesreprenaient d’instinct leur tutoiement de l’école des sœurs, cesdeux femmes qui depuis bientôt vingt ans ne s’étaient pas adresséune parole. Pourquoi elles se détestaient en vérité ellesl’ignoraient presque ; tant de fois, cela commence ainsi, pardes riens, des jalousies, des rivalités d’enfance et puis, à lalongue, à force de se voir chaque jour sans se parler, à force dese jeter en passant de mauvais regards, cela fermente jusqu’àdevenir l’implacable haine… Donc, elles étaient là, l’une devantl’autre, et leurs deux voix chevrotaient de rancune, d’émotionmauvaise :

« Eh ! répliqua l’autre, tu lesavais avant moi, je suppose, toi, l’éhontée, qui l’envoyais cheznous !… Du reste, on comprend que tu ne sois pas difficile surles moyens, après ce que tu as fait dans les temps… »

Et, tandis que Franchita, beaucoup plus dignepar nature, restait muette, terrifiée maintenant par l’imprévu decette dispute en pleine rue, Dolorès reprit encore :

« Non, ma fille épousant ce bâtard sansle sou, voyez-vous ça !…

– Eh bien, j’ai idée que si, moi !qu’elle l’épousera quand même !… Essaie donc, tiens, de lui enproposer un de ton choix, pour voir !… »

Alors, comme qui dédaigne de continuer, ellereprit son chemin, entendant, par-derrière, la voix et l’insulte del’autre qui la poursuivaient. Elle tremblait de tous ses membres etchancelait à chaque pas sur ses jambes près de faiblir.

Au logis, maintenant vide, quelle mornetristesse, quand elle fut rentrée !

La réalité de cette séparation de trois anslui apparaissait sous un aspect affreusement nouveau, comme si elley avait à peine été préparée ; – de même, au retour ducimetière, on sent pour la première fois, dans son intégritéaffreuse, l’absence des chers morts…

Et puis, ces mots d’insulte dans la rue !Ces mots d’autant plus accablants qu’elle avait, au fond,cruellement conscience de sa faute avec l’étranger ! Au lieude passer son chemin, ainsi qu’elle aurait dû faire, commentavait-elle pu s’arrêter devant son ennemie et, par une phrasemurmurée entre les dents, provoquer cette dispute odieuse ?Comment avait-elle pu descendre à une telle chose, s’oublier ainsi,elle qui, depuis quinze ans, s’était peu à peu imposée au respectde tous par sa tenue si parfaitement digne ?… Oh ! s’êtreattiré et avoir subi l’injure de cette Dolorès, – dont le passé, ensomme, était irréprochable, et qui avait, en effet, le droit de lamépriser !

A la réflexion, voici même qu’elles’épouvantait de plus en plus de cette sorte de défi pour l’avenir,qu’elle avait eu l’imprudence de jeter en s’éloignant ; il luisemblait avoir compromis tout le cher espoir de son fils, enexaspérant ainsi la haine de cette femme.

Son fils !… Son Ramuntcho, qu’une voiturelui emportait à cette heure dans la nuit d’été, lui emportait auloin, au danger, à la guerre !… Elle avait assumé desresponsabilités bien lourdes, en dirigeant sa vie avec des idées àelle, avec des entêtements, des fiertés, des égoïsmes… Et voici quece soir elle venait peut-être d’attirer sur lui le malheur, tandisqu’il s’en allait si confiant dans les joies du retour !… Ceserait sans doute là pour elle le châtiment suprême ; ellecroyait entendre, dans l’air de sa maison vide, comme la menace decette expiation, elle en sentait l’approche lente et sûre.

Alors, elle se mit à dire pour lui sesprières, d’un cœur âprement révolté, parce que la religion, tellequ’elle savait la comprendre, restait sans douceur, sansconsolation, sans rien de confiance ni d’attendri. Sa détresse etses remords étaient en ce moment d’une nature si sombre, que leslarmes, les bienfaisantes larmes ne lui venaient plus…

Et lui, à ce même instant du soir, continuaitde descendre, par les vallées plus obscures, vers le bas pays oùles trains passent – emportant les hommes au loin, changeant etbouleversant toutes choses. Pour une heure environ, il continueraitd’être sur la terre basque ; puis, ce serait fini. Le long desa route, il croisait quelques chars à bœufs, d’allure indolente,qui rappelaient les tranquillités des vieux temps ; ou bien devagues silhouettes humaines lui disant au passage le traditionnelbonsoir, l’antique gaou-one que demain il n’entendraitplus. Et là-bas sur sa gauche, au fond d’une sorte de gouffre noir,se profilait encore l’Espagne, l’Espagne qui, de très long tempssans doute, n’inquiéterait plus ses nuits…

DEUXIÈME PARTIE

I

Trois ans ont passé, rapides.

Franchita est seule chez elle, malade etcouchée, au déclin d’un jour de novembre. – Et c’est le troisièmeautomne, depuis le départ de son fils.

Dans ses mains brûlantes de fièvre, elle tientune lettre de lui, une lettre qui aurait dû n’apporter que de lajoie sans nuage, puisqu’elle annonce son retour, mais qui lui causeau contraire des sentiments tourmentés, car le bonheur de le revoirs’empoisonne à présent de tristesses, d’inquiétudes surtout,d’inquiétudes affreuses…

Oh ! elle avait eu un pressentiment bienjuste du sombre avenir, le soir où, revenant de l’accompagner surla route du départ, elle était rentrée chez elle si angoissée,après cette sorte de défi jeté à Dolorès en pleine rue :c’était cruellement vrai que, cette fois-là, elle avait à toutjamais brisé la vie de son fils !…

Des mois d’attente et de calme apparentavaient cependant suivi cette scène, tandis que Raymond, très loindu pays, faisait ses premières armes. Puis, un jour, un richeépouseur s’était présenté pour Gracieuse et celle-ci, au su de toutle village, l’avait obstinément refusé malgré la volonté deDolorès. Alors, elles étaient subitement parties toutes deux, lamère et la fille, sous prétexte de visite à des parents duHaut-Pays ; mais le voyage s’était prolongé ; un mystèrede plus en plus singulier avait enveloppé cette absence, – et toutà coup le bruit s’était répandu que Gracieuse faisait son noviciatchez les sœurs de Sainte-Marie-du-Rosaire, dans un couvent deGascogne où l’ancienne Bonne-Mère d’Etchézar était dameabbesse !…

Dolorès, avait reparu seule dans son logis,muette, l’air mauvais et désolé. Personne n’avait su quellespressions s’étaient exercées sur la petite aux cheveux d’or, nicomment les portes lumineuses de la vie avaient été fermées devantelle, comment elle s’était laissé murer dans ce tombeau ;mais, sitôt les délais strictement accomplis, sans que son frèremême eût pu la revoir, elle avait prononcé là-bas ses vœux, –pendant que Raymond, dans une lointaine guerre de colonie, toujoursloin des courriers de France, au milieu des forêts d’une îleaustrale, gagnait ses galons de sergent et la médaillemilitaire.

Franchita avait eu presque peur qu’il nerentrât jamais au pays, sons fils… Mais enfin, voici qu’il allaitrevenir ! Entre ses doigts, amaigris et chauds, elle tenait lalettre qui disait : « Je pars après-demain et je serai làsamedi soir. » Mais que ferait-il, une fois de retour, quelparti allait-il prendre pour la suite de sa vie si tristementchangée ?… Dans ses lettres, il s’était obstiné à n’en pointparler.

D’ailleurs, tout avait tourné contre elle. Lesfermiers, ses locataires d’en bas, venaient de quitter Etchézar,laissant l’étable vide, la maison plus solitaire, et naturellementson modeste revenu s’en trouvait diminué beaucoup. De plus, dans unplacement inconsidéré, elle avait perdu une partie de l’argentdonné par l’étranger pour son fils. Vraiment, elle était une mèrepar trop maladroite, compromettant de toute façon le bonheur de sonRamuntcho bien-aimé, – ou plutôt, elle était une mère sur qui lajustice d’en haut s’appesantissait aujourd’hui pour sa fautepassée… Et tout cela l’avait vaincue, tout cela avait hâté etaggravé cette maladie que le médecin, appelé trop tard, neréussissait plus à enrayer.

Donc, maintenant, pour attendre le retour dece fils, elle était là, étendue sur son lit, et brûlante d’unegrande fièvre.

II

Il revenait, lui, Raymond, après ses troisannées d’absence, congédié de l’armée dans cette ville du Nord oùson régiment tenait garnison. Il revenait le cœur en désarroi, lecœur en tumulte et en détresse.

Son visage de vingt-deux ans avait bruni sousles ardents soleils ; sa moustache, maintenant très longue,lui donnait un air de noblesse fière. Et, sur le parement ducostume civil qu’il venait d’acheter, s’étalait le ruban glorieuxde sa médaille.

A Bordeaux, où il était arrivé après une nuitde voyage, il avait pris place, avec déjà une émotion, dans cetrain d’Irun qui descend en ligne directe vers le Sud, à travers lamonotonie des landes interminables. Près d’une portière de droite,il s’était installé pour voir plus tôt s’ouvrir le golfe de Biscayeet se dessiner les hautes terres d’Espagne.

Puis, vers Bayonne, il avait tressailli enapercevant les premiers bérets basques, aux barrières, lespremières maisons basques dans les pins et les chênes-lièges.

Et à Saint-Jean-de-Luz enfin, en mettant piedà terre, il s’était senti comme un homme ivre… D’abord, après cesbrumes et ces froids déjà commencés dans la France septentrionale,c’était l’impression subite et voluptueuse d’un climat plus chaud,la sensation d’entrer dans une serre. Il y avait fête de soleil, cejour-là ; le vent de Sud, l’exquis vent de Sud soufflait, etles Pyrénées s’enlevaient en teintes magnifiques sur le grand ciellibre. De plus, des filles passaient, dont le rire sonnait le Midiet l’Espagne, qui avaient l’élégance et la grâce désinvolte desBasquaises, – et qui, après les lourdes blondes du Nord, letroublaient encore plus que toutes ces illusions d’été… Maispromptement il retomba sur lui-même : à quoi donc pensait-il,de se laisser reprendre au charme d’ici, puisque ce pays retrouvéétait pour lui vide à tout jamais ? En quoi cela pouvait-ilchanger son infinie désespérance, cette désinvolture si tentantedes filles, toute cette ironique gaieté du ciel, des êtres et deschoses ?…

Non ! rentrer chez lui plutôt, regagnerson village, embrasser sa mère !

Comme il l’avait prévu, la diligence quidessert chaque jour Etchézar était déjà partie depuis deux heures.Mais sans peine il ferait à pied cette longue route, du reste sifamilière, et ainsi, il arriverait quand même ce soir, avant lanuit close.

Il alla donc s’acheter des espadrilles, lachaussure de ses courses d’autrefois. Et, de son pas rapide demontagnard, à longues enjambées nerveuses, il s’enfonça tout desuite au cœur du pays silencieux, par des routes qui étaient pourlui remplies de souvenirs.

Novembre finissait, dans un tiède rayonnementde ce soleil qui s’attarde toujours très longtemps ici, sur lespentes pyrénéennes. Depuis des jours, dans le pays basque, duraitce même ciel lumineux et pur, au-dessus des bois à demi effeuillés,au-dessus des montagnes rougies de la teinte ardente des fougères.Au bord des chemins, montaient de hautes graminées, comme au moisde mai, et de grandes fleurs en ombelle qui se trompaient desaison ; dans les haies, des troènes, des églantiers avaientrefleuri, au bourdonnement des dernières abeilles ; et onvoyait voler de persistants papillons, à qui la mort avait faitgrâce de quelques semaines.

Les maisons basques émergeaient çà et là desarbres, – très élevées, le toit débordant, très blanches dans leurvieillesse extrême, avec leurs auvents bruns ou verts, d’un vertancien et fané. Et partout, sur leurs balcons de bois, séchaientles citrouilles jaune d’or, les gerbes de haricots roses ;partout, sur leurs murs, s’étageaient, comme de beaux chapelets decorail, des guirlandes de piments rouges : toutes les chosesde la terre encore féconde, toutes les choses du vieux solnourricier, amassées ainsi suivant l’usage millénaire, en prévisiondes mois assombris où la chaleur s’en va.

Et, après les brumes de l’automne du Nord,cette limpidité de l’air, cet ensoleillement méridional, chaquedétail revu de ce pays, éveillaient dans l’âme complexe deRamuntcho des vibrations infinies, douloureusement douces.

C’était la saison tardive où l’on coupe cesfougères qui forment la toison des coteaux roux. Et de grandschariots à bœufs, qui en étaient remplis, roulaient tranquillement,au beau soleil mélancolique, vers les métairies isolées, laissantau passage la traînée de leur senteur. Très lentes, par les cheminsde montagne, s’en allaient ces charges énormes de fougères ;très lentes, avec des tintements de clochettes. Les bœufs attelés,indolents et forts, – coiffés tous de la traditionnelle peau demouton couleur de bête fauve qui leur donne l’air de bisons oud’aurochs, – traînaient ces chariots lourds, dont les roues sontdes disques pleins, comme celles des chars antiques. Les bouviers,le long bâton à la main, marchaient devant, toujours sans bruit, enespadrilles, la chemise de coton rose découvrant la poitrine, laveste jetée à l’épaule gauche – et le béret de laine très enfoncésur une face rasée, maigre, grave, à laquelle la largeur desmâchoires et des muscles du cou donne une expression de soliditémassive.

Ensuite, il y avait des intervalles desolitude, où l’on n’entendait plus, dans ces chemins, que lebourdonnement des mouches, à l’ombre jaunie et finissante desarbres.

Ramuntcho les regardait, ces rares passantsqui croisaient sa route, s’étonnant de ne pas encore rencontrerquelqu’un de connu qui s’arrêterait à lui. Mais, point de visagesfamiliers, non. Et point d’effusion avec des amis retrouvés ;rien que de vagues bonjours, échangés avec des gens qui seretournaient un peu, croyant l’avoir vu jadis, mais ne serappelaient plus bien et, tout de suite, se replongeaient dansl’humble rêve des champs… Et il sentait plus accentuées que jamaisles différences premières entre lui et ces gens de labour.

Là-bas, cependant, en voici venir, un de ceschariots, dont la gerbe est si grande que les branches des chênesl’accrochent au passage. Devant, chemine le conducteur, au regardde résignation douce, large garçon paisible, roux comme lesfougères, roux comme l’automne, avec une fourrure rousseembroussaillée sur sa poitrine nue ; il marche d’une alluresouple et nonchalante, les bras étendus en croix le long de sonaiguillon à bœufs, qu’il a posé en travers sur ses épaules. Ainsi,sans doute, au flanc de ces mêmes montagnes, marchaient sesancêtres, laboureurs et bouviers comme lui depuis des siècles sansnombre.

Et celui-là, à l’aspect de Ramuntcho, toucheses bœufs au front, les arrête d’un geste et d’un petit cri decommandement, puis vient au voyageur en lui tendant ses bravesmains… Florentino ! un Florentino très changé, ayant plus decarrure encore, tout à fait homme à présent, avec je ne sais quoide définitivement assuré et épanoui.

Ils s’embrassent, les deux amis. Ensuite, ilsse dévisagent en silence, gênés tout à coup par le flot dessouvenirs qui remontent du fond de leur âme et qu’ils ne savent nil’un ni l’autre exprimer ; Raymond, pas mieux que Florentino,car, si son langage est infiniment plus formé, la profondeur et lemystère de ses pensées sont aussi bien plus insondables.

Et cela les oppresse, de concevoir des chosesqu’ils sont impuissants à dire ; alors leurs regardsembarrassés se reportent distraitement sur les beaux grands bœufsen arrêt :

« Ils sont à moi, tu sais, ditFlorentino… Il y a deux ans, je me suis marié… Ma femme a del’ouvrage de son côté… Et, en travaillant…, nous commençons à êtreassez bien chez nous… Oh ! ajoute-t-il, avec son orgueil denaïf, j’en ai encore une autre paire de bœufs comme ça, à lamaison ! »

Puis, il se tait, devenu rose tout à coup sousson hâle de soleil, car il a ce tact qui vient du cœur, que lesplus humbles possèdent souvent par nature, mais qu’en revanchel’éducation ne donne jamais, même aux gens du monde les plusaffinés : considérant le retour désolé de Ramuntcho, sadestinée brisée, sa fiancée ensevelie là-bas chez les nonnettesnoires, sa mère mourante, il a peur d’avoir été déjà cruel enétalant trop son bonheur à lui.

Alors, le silence revient ; ils seregardent encore un instant avec de bons sourires, ne trouvantpoint de paroles. D’ailleurs, entre eux deux, l’abîme desconceptions différentes s’est creusé davantage en ces trois années.Et Florentino, touchant de nouveau ses bœufs au front, les remet enmarche avec un petit appel de la langue, serrant bien fort la mainde son ami :

« On se reverra, n’est-ce pas ? Onse reverra ? »

Et le bruit des clochettes de son attelage seperd bientôt dans le calme du chemin plus ombreux où commence àdécroître la chaleur du jour…

« Allons, il a réussi sa vie,celui-là ! » pense lugubrement Ramuntcho, en continuantde marcher sous les branchages d’automne…

La route qu’il suit monte toujours, ravinée çàet là par des sources et quelquefois traversée par les grossesracines des chênes.

C’est bientôt qu’Etchézar va lui apparaîtreet, avant même qu’il l’ait vu, voici que l’image s’en précise deplus en plus en lui-même, rappelée et avivée dans sa mémoire parl’aspect des alentours.

Son pas s’accélère et son cœur a desbattements plus forts.

Vide à présent, tout ce pays-là, où Gracieusen’est plus, vide et triste à parcourir comme une demeure aiméequand la grande Faucheuse y a passé !… Et pourtant Ramuntcho,au fond de lui-même, ose songer que, dans quelque petit couvent parlà-bas, sous le béguin d’une nonne, les chers yeux noirs existenttoujours et qu’il pourra au moins les revoir ; qu’une prise devoile, en somme, ce n’est pas tout à fait comme la mort, et quepeut-être le dernier mot de la destinée n’est pas dit à jamais…Car, en y réfléchissant, qui a pu changer ainsi l’âme de Gracieuse,autrefois si uniquement abandonnée à lui ?… Oh ! deterribles pressions étrangères, pour sûr… Et alors, en se revoyantface à face, qui sait ?… En se reparlant, les yeux dans lesyeux ?… Mais quoi, cependant, que pourrait-il bien espérerd’un peu raisonnable et possible ?… Est-ce qu’on a jamais vu,au pays, une religieuse faillir à ses éternels vœux pour suivre unfiancé ? Et d’ailleurs, où iraient-ils bien vivre ensemble,après, quand les gens s’écarteraient d’eux, les fuiraient comme desrenégats ?… Aux Amériques peut-être, et encore !… Etcomment l’aborder et la reprendre, dans ces blanches maisons demortes où les sœurs habitent, éternellement surveillées etécoutées… Oh ! non, chimère irréalisable, tout cela… C’estbien fini, fini sans espoir !…

Ensuite, la tristesse, qui lui vient deGracieuse, pour un moment s’oublie, et il ne sent plus qu’un élande tout son cœur vers sa mère : vers sa mère qui lui reste,elle, qui est là, très près, un peu bouleversée sans doute par lejoyeux trouble de l’attendre.

Et maintenant, sur la gauche de sa route,voici un humble hameau, à demi noyé dans les hêtres et les chênes,avec sa chapelle ancienne, – et avec son mur pour le jeu de pelote,sous de très vieux arbres, au croisement de deux sentiers.Aussitôt, dans la tête jeune de Raymond, le cours des penséeschange encore ce petit mur au faîte arrondi, recouvert d’unbadigeon de chaux et d’ocre, éveille tumultueusement en lui despensées de vie, de force et de joie ; avec une ardeurd’enfant, il se dit que demain il pourra s’y remettre, ce jeu desBasques, qui est une griserie de mouvement et de rapideadresse ; il songe aux grandes parties des dimanches aprèsvêpres, la gloire des belles luttes avec les champions d’Espagne,tout cela qui lui a tant manqué pendant ses années d’exil et dontil va faire son avenir à présent… Mais c’est un instant bien court,et la désespérance mortelle revient le heurter au front : sestriomphes sur les places, Gracieuse ne les verra pas ; alors,mon Dieu, à quoi bon !… Sans elle, toutes choses, mêmecelles-ci, retombent décolorées inutiles et vaines, n’existentseulement plus…

Etchézar !… Etzéchar, qui se découvrelà-bas tout à coup à un tournant du chemin !… C’est dans unelueur rouge, comme une image de fantasmagorie, éclairée à desseind’une façon spéciale au milieu de grands fonds d’ombre et de soir.Il est l’heure du couchant. Autour du village isolé, que surmontele vieux clocher lourd, un dernier faisceau de rayons trace un halocouleur de cuivre et d’or, tandis que des jeux de nuages – et uneobscurité géante émanée de La Gizune – assombrissent les terresamoncelées au-dessus et au-dessous, l’amas des coteaux bruns,colorés par la mort des fougères…

Oh ! La mélancolique apparition depatrie, au soldat qui revient et qui ne retrouvera plus defiancée !…

Trois ans passés, depuis qu’il s’en était alléd’ici… Or, trois ans, – si c’est hélas ! un rien fugitif plustard dans la vie, – à son âge, c’est encore un abîme de temps, unepériode qui change toutes choses. Et, après cet exil si long,combien ce village, qu’il adore cependant, lui réapparaît diminué,petit, muré dans les montagnes, triste et perdu !… Au fond deson âme de grand garçon inculte, recommence, pour le fairedavantage souffrir, le combat de ces deux sentiments d’homme tropaffiné, qui sont un héritage de son père inconnu : unattachement presque maladif à la demeure, au pays de l’enfance, etun effroi de revenir s’y enfermer, quand on sait qu’il existe parle monde de si vastes et libres ailleurs…

… Après le chaud après-midi voici quel’automne s’indique maintenant par la chute hâtive du jour, avectout à coup une fraîcheur montant des vallées d’en dessous, unesenteur de feuilles mourantes et de mousse. Et alors les milledétails des précédents automnes du pays basque, des novembresd’autrefois, lui reviennent très précis les froides tombées de nuitsuccédant aux belles journées de soleil ; les brumes tristesapparaissant avant le soir ; les Pyrénées confondues parmi desvapeurs d’un gris d’encre, ou bien, par places, découpées en noiressilhouettes sur un pâle ciel d’or ; autour des maisons, lestardives fleurs des jardins, que les gelées épargnent longtempsici, et, devant toutes les portes, la jonchée de feuilles desplatanes en berceau, la jonchée jaunie craquant sous les pas del’homme qui rentre en espadrilles au gîte pour l’heure du souper…Oh ! le bien-être et l’insouciante joie de ses retours aulogis, les soirs d’autrefois, après les journées de marche dans larude montagne ! Oh ! la gaieté, en ce temps-là, despremières flambées d’hiver – dans le haut foyer fumeux orné d’unedraperie de calicot blanc et d’une découpure de papier rose !…Non, à la ville, avec ces amas de maisons, d’intérieurs grouillantspartout, on n’a plus la vraie impression de rentrer chez soi, de seterrer le soir à la manière primitive, comme ici, sous ces toitsbasques solitaires au milieu de la campagne, avec tout le grandnoir alentour, le grand noir frissonnant des feuillées, le grandnoir changeant des nuages et ces cimes… Mais aujourd’hui, sesdépaysements, ses voyages, ses conceptions nouvelles lui ontamoindri et gâté sa demeure de montagnard ; il va, sans doute,la retrouver presque désolée, en songeant surtout que sa mère n’ysera pas toujours – et que Gracieuse n’y sera jamais plus.

Son pas s’accélère encore, dans la hâted’embrasser sa mère ; il contourne, sans y entrer, sonvillage, pour gagner sa maison écartée, par un chemin qui domine laplace et l’église ; en passant vite, il regarde tout avec untrouble inexprimable. De la paix, du silence planent sur cettepetite paroisse d’Etchézar cœur du pays basque français et patriede tous les pelotaris fameux du passé – lesquels sontdevenus de lourds grands-pères, ou bien des morts présent.L’immuable église, où sont restés ensevelis ses rêves de foi,s’entoure des mêmes cyprès obscurs, comme une mosquée. La place dujeu de paume, tandis qu’il chemine rapidement au-dessus, s’éclaired’un peu de soleil encore, d’un rayon finissant, très oblique, versle fond, vers le mur que surmonte l’inscription des anciens temps,– tout comme le soir de son premier grand succès, il y a quatreannées quand, parmi la joyeuse foule, Gracieuse se tenait là enrobe bleue, elle qui est devenue une nonnette noire aujourd’hui…Sur les gradins déserts, sur les marches de granit où l’herbepousse, trois ou quatre vieillards sont assis, qui jadis étaientles vaillants du lieu et que leurs souvenirs ramènent sans cesselà, pour causer la fin des journées, pendant que le crépusculedescend des cimes, envahit la terre, semble émaner et tomber desPyrénées brunes… Oh ! les gens qui habitent ici, dont la vies’écoule ici ; oh ! les petites auberges à cidre, lespetites boutiques simplettes, et les surannées petites choses –apportées des villes, des ailleurs – qu’ on y vend auxmontagnards d’alentour !… Combien tout cela lui paraîtmaintenant étranger séparé de lui-même, ou reculé comme au fondd’un primitif passé !… Est-ce que vraiment il n’est plusquelqu’un d’Etchézar, aujourd’hui, est-ce qu’il n’est plus leRamuntcho d’autrefois ?… Quoi donc de si particulier réside enson âme pour l’empêcher de se retrouver bien ici, comme lesautres ? Pourquoi, mon Dieu, lui est-il interdit, à lui seul,d’accomplir ici la tranquille destinée de son rêve, quand tous sesamis ont accompli la leur ?…

Enfin voici sa maison, là, devant ses yeux.Elle est bien telle cependant qu’il pensait la revoir. Ainsi qu’ils’y attendait, il reconnaît le long du mur toutes les persistantesfleurs cultivées par sa mère, les mêmes espèces que les gelées ontdétruites là-bas depuis des semaines, dans le Nord d’où ilvient : les héliotropes, les géraniums, les hauts dahlias etles roses aux branches grimpantes. Et la chère jonchée de feuilles,qui tombe chaque automne des platanes taillés en voûte, est làaussi, et se froisse et s’écrase avec un bruit si familier sous sespas !…

Dans la salle d’en bas, quand il entre, il y adéjà de l’indécision grise, déjà de la nuit. La haute cheminée, oùson regard d’abord s’arrête par un instinctif souvenir de cesflambées des anciens soirs, se dresse pareille avec sa draperieblanche ; mais froide, emplie d’ombre, sentant l’absence ou lamort.

Il monte en courant vers la chambre de samère. Elle, de son lit ayant bien reconnu le pas du fils, s’estdressée sur son séant, toute raide, toute blanche dans lecrépuscule :

« Raymond ! » dit-elle, d’unevoix couverte et vieillie.

Elle lui tend les bras, et, dès qu’elle letient, l’enlace et le serre :

« Raymond !… »

Puis, après ce nom prononcé, sans ajouterrien, elle appuie la tête contre sa joue, dans le mouvementhabituel d’abandon, dans le mouvement des grandes tendressesd’autrefois… Lui, alors, s’aperçoit que le visage de sa mère estbrûlant contre le sien. A travers cette chemise il sent les brasqui l’entourent amincis, fiévreux et chauds. Et pour la premièrefois, il a peur ; la notion qu’elle est sans doute très maladese présente à son esprit, la possibilité et la soudaine épouvantequ’elle meure…

« Oh ! vous êtes toute seule, mamère ! Mais qui donc vous soigne ? Qui vousveille ?

– Me veiller ?…, répond-elle avec sabrusquerie, ses idées de paysanne subitement revenues. Dépenser del’argent pour me garder, eh ! pour quoi faire, monDieu ?… La benoîte, ou bien la vieille Doyamburu vient dans lajournée me donner ce dont j’ai besoin, les choses que le médecin mecommande… Quoique…, les remèdes, vois-tu !… Enfin !…Allume une lampe, dis, mon Ramuntcho !… Je veux te voir…, etje ne te vois pas ! »

Et, quand la clarté a jailli, d’une allumettede contrebande espagnole, elle reprend, sur un ton de câlinerieinfiniment douce, comme on parle à un tout petit enfant qu’onadore :

« Oh ! tes moustaches !… Leslongues moustaches qui te sont venues, mon fils !… C’est queje ne reconnais plus mon Ramuntchito, moi !… Approche-là, talampe, mon bien-aimé, approche-la, que je te regardebien !… »

Lui aussi la voit mieux, à présent, sous lalueur nouvelle de cette lampe, tandis qu’elle le dévisage etl’admire avec amour. Et il s’effraie davantage, parce que les jouesde sa mère sont si creuses, ses cheveux presque blanchis ;même l’expression de son regard est changée et comme éteinte ;sur sa figure apparaît tout un sinistre et irrémédiable travail dutemps, de la souffrance et de la mort…

Et, maintenant, deux larmes, rapides etlourdes, coulent des yeux de Franchita, qui s’agrandissent,redeviennent vivants, rajeunis de révolte désespérée et dehaine :

« Oh ! cette femme !…, dit-elletout à coup. Oh ! crois-tu ! cetteDolorès !… »

Et son cri inachevé exprime et résume toute sajalousie de trente années, toute sa rancune sans merci contre cetteennemie d’enfance, qui a réussi enfin à briser la vie de sonfils.

Un silence entre eux. Lui s’est assis, têtecourbée, auprès de ce lit, tenant la pauvre main fiévreuse que samère lui a tendue. Elle, respirant plus vite, semble un long momentsous l’oppression de quelque chose qu’elle hésite àexprimer :

« Dis-moi, mon Raymond !… Jevoudrais te demander… Et qu’est-ce que tu comptes faire à présent,mon fils ? Quels sont tes projets, dis, pourl’avenir ?…

– Je ne sais pas, ma mère… On pensera, on vavoir… Tu me demandes ça…, là tout de suite… On a le loisir d’enrecauser, n’est-ce pas ?… Aux Amériques, peut-être ?…

– Ah ! oui », reprend-ellelentement, avec tout l’effroi qui couvait en elle depuis desjours… » Aux Amériques… Oui, je m’en doutais bien… Oh !c’est là ce que tu feras, va… Je le savais, je lesavais… »

Sa phrase s’achève en un gémissement et ellejoint les mains pour essayer d’une prière…

III

Raymond, le lendemain matin, errait dans levillage et aux abords, sous un soleil qui avait percé les nuages dela nuit, encore radieux comme le soleil d’hier. Soigné dans satoilette, la moustache bien retroussée, l’allure fière, élégant,grave et beau, il allait au hasard, pour voir et pour être vu, unpeu d’enfantillage se mêlant à son sérieux, un peu de bien-être àsa détresse. Sa mère lui avait dit au réveil :

« Je suis mieux, je t’assure. C’estdimanche aujourd’hui ; va, promène-toi, je t’ensupplie… »

Et des passants se retournaient pour leregarder, chuchotaient un instant, puis colportaient lanouvelle : « Le fils de Franchita est revenu aupays ; il a très belle mine ! »

Une illusion d’été persistait partout, aveccependant l’insondable mélancolie des choses tranquillementfinissantes. Sous cet impassible rayonnement de soleil, lescampagnes pyrénéennes semblaient mornes ; toutes leursplantes, toutes leurs verdures étaient comme recueillies dans on nesait quelle résignation lassée de vivre, quelle attente demort.

Les tourments de sentiers, les maisons, lesmoindres arbres, tout venait rappeler les heures d’autrefois àRamuntcho, les heures auxquelles Gracieuse était mêlée. Et alors, àchaque ressouvenir, à chaque pas, se gravait et se martelait dansson esprit, sous une forme nouvelle, cet arrêt sans recours :« C’est fini, tu es seul pour jamais, Gracieuse t’a été ravieet on l’a enfermée… » Ses déchirements, tous les hasards duchemin les renouvelaient et les changeaient. Et, au fond delui-même, comme une base constante à ses réflexions, cette autreanxiété demeurait sourdement : sa mère, sa mère très malade,en danger mortel peut-être !…

Il rencontrait des gens qui l’arrêtaient,l’air accueillant et bon, qui lui adressaient la parole dans lachère langue basque – toujours si alerte et si sonore malgré sonincalculable antiquité ; – de vieux bérets, de vieilles têtesblanches aimaient reparler jeu de paume à ce beau joueur de retourau bercail. Et puis tout de suite, après les premiers mots debienvenue échangés, les sourires s’éteignaient, malgré ce clairsoleil dans ce ciel bleu, et on se troublait en repensant àGracieuse voilée et à la Franchita mourante.

Un violent reflux de sang lui monta au visagequand, d’un peu loin, il aperçut Dolorès qui rentrait chez elle.Bien décrépite, celle-là, et l’air bien accablé ! Elle l’avaitcertes reconnu, elle aussi, car elle détourna vivement sa têteopiniâtre et dure, couverte d’une mantille de deuil. Avec unedemi-pitié à la voir si défaite, il songea qu’elle s’était frappéedu même coup, et qu’elle serait seule à présent, pour sa vieillesseet pour sa mort…

Sur la place, il trouva Marcos Iragola qui luiapprit qu’il s’était marié, tout comme Florentino – et avec sapetite amie d’enfance, lui aussi, bien entendu.

« Je n’ai pas eu de service à faire aurégiment, expliquait-il, parce que, tu sais, nous sommes desGuipuzcoans, nous autres, émigrés en France ; alors, ça m’apermis de l’épouser plus vite ! »

Lui, vingt et un ans ; elledix-huit ; sans terre et sans le sou ni l’un ni l’autre.Marcos et Pilar, mais associés joyeusement tout de même, comme deuxmoineaux qui font leur nid. Et le très jeune époux ajoutait enriant :

« Que veux-tu ! le père m’avaitdit : « Toi, mon aîné, tant que tu ne te marieras pas, jete préviens que je te donnerai un petit frère chaque année. »Et c’est qu’il l’aurait fait, sais-tu bien ! Or, nous sommesdéjà quatorze, tous en vie !… »

Oh ! les simples, ceux-là, et lesnaturels ! Les sages et les humblement heureux !… Raymondle quitta avec un peu de hâte, le cœur plus meurtri pour lui avoirparlé, mais lui souhaitant malgré cela bien sincèrement le bonheur,dans son petit ménage d’imprévoyant oiseau.

Çà et là, des gens étaient assis devant leurporte, dans cette sorte d’atrium de branches qui précède toutes lesmaisons de ce pays. Et leurs voûtes de platanes, taillées à la modebasque, qui l’été sont si impénétrables, tout ajourées à cettesaison, laissaient tomber des faisceaux de lumière sur eux ;le soleil flambait, un peu destructeur et triste, au-dessus de cesfeuilles jaunes qui se desséchaient…

Et Raymond, dans sa lente promenade d’arrivée,sentait de plus en plus quels liens intimes, d’une très singulièrepersistance, l’attacheraient toujours à cette région de la terre,âpre et enfermée, quand même il y serait seul à l’abandon, sansamis, sans épouse et sans mère…

Maintenant, voici la grand-messe quisonne ! Et les vibrations de cette cloche le jettent dans unétrange émoi qu’il n’attendait pas. Jadis, son appel si familierétait un appel de joie et de fête…

Il s’arrête, il hésite, malgré son incroyanceactuelle et malgré sa rancune contre cette église qui lui a ravi safiancée. La cloche semble l’inviter aujourd’hui d’une façon siparticulière, avec une telle voix d’apaisement et de caresse :« Viens, viens ; laisse-toi bercer comme tesancêtres ; viens, pauvre désolé, laisse-toi reprendre aux douxleurre, qui ferra couler tes larmes sans amertume et qui t’aidera àmourir… »

Indécis, résistant toujours, il marchepourtant vers l’église – quand Arrochkoa survient !

Arrochkoa, dont la moustache de chat s’estallongée beaucoup et dont l’expression féline s’est accentuée,court à lui les mains tendues, avec une effusion qu’il n’attendaitpas, dans un élan peut-être sincère pour cet ex-sergent qui a sigrande allure, qui porte un ruban de médaille et dont les aventuresont fait bruit au pays :

« Ah ! mon Ramuntcho, et depuisquand es-tu arrivé ?… Oh ! si j’avais pu empêcher,va !… Qu’en penses-tu, de ma vieille endurcie de mère et detoutes ces bigotes d’église ?… Oh ! je ne t’ai pasdit : j’ai un fils, moi, depuis deux mois ; un beaupetit, j’en réponds !… Tant de choses, nous aurions a nousconter, mon pauvre ami, tant et tant de choses !… »

La cloche sonne, sonne, emplit toujours plusl’air de son appel très grave et un peu imposant aussi.

« Tu ne vas pas là, je pensebien ? » demande Arrochkoa, désignant l’église.

« Non ! oh ! non ! »répond Ramuntcho, décidé sombrement.

« Eh bien, viens donc, entrons ensemble,goûter le cidre nouveau de ton pays !… »

A la cidrerie des contrebandiers, ill’entraîne ; tous deux près de la fenêtre ouverte s’attablentcomme autrefois, regardant dehors ; – et ce lieu aussi, cesvieux bancs, ces tonneaux alignés dans le fond, ces mêmes images aumur sont pour rappeler à Ramuntcho les temps délicieux d’avant, lestemps révolus et finis.

Il fait adorablement beau ; le ciel gardeune limpidité rare ; dans l’air passe cette senteur spécialedes arrière-saisons, senteur des bois qui se dépouillent, desfeuilles mortes que le soleil surchauffe par terre. Maintenant,après le calme absolu du matin, se lève un peu de vent d’automne,un frisson de novembre, annonçant clairement, mais avec unemélancolie presque charmante, que l’hiver approche – un hiverméridional, il est vrai, un hiver très atténué, interrompant àpeine la vie de la campagne. Les jardins, d’ailleurs, et tous lesvieux murs sont encore si fleuris de roses !…

D’abord ils parlent de choses indifférentes enbuvant leur cidre, des voyages de Raymond, de ce qui s’est fait aupays en son absence, des mariages qui se sont consommés ou rompus.Et, à ces deux révoltés qui fuient les églises, tous les bruits dela messe arrivent pendant leur causerie, les sons de clochette etles sons d’orgue, les chants séculaires dont s’emplit la haute nefsonore…

A la fin, Arrochkoa y revient, au sujetbrûlant : « Oh ! si tu avais été au pays, ça ne seserait pas fait, va !… Et encore maintenant, si elle terevoyait… »

Raymond le regarde alors, frissonnant de cequ’il croit comprendre : « Encoremaintenant ?… Que veux-tu dire ?

– Oh ! mon cher, les femmes… Avec elles,est-ce qu’on sait jamais !… Elle en tenait fortement pour toi,je t’en réponds, et ç’a été dur… Eh ! de nos jours il n’y aplus de loi qui la retienne, que diable !… Ce que je m’enficherais, pour mon compte, qu’elle jette son froc auxorties !… Ah ! là, là !… »

Ramuntcho détourne la tête, les yeux à terre,sans répondre, frappant le sol du pied. Et, pendant le silenced’ensuite, la chose impie, qu’il avait à peine osé se formuler àlui-même, lui apparaît peu à peu moins chimérique, plus réalisable,presque aisée… Non, ce n’est vraiment pas si inadmissible, ensomme, de la ravoir. Et, au besoin, sans doute, celui qui est là,Arrochkoa, son propre frère, y prêterait la main. Oh ! quelletentation et quel trouble nouveau dans son âme !…

Sèchement, il demande : « Oùest-elle ?… Loin d’ici ?

– Assez, oui. Là-bas, vers la Navarre, cinq àsix heures de voiture. Ils l’ont changée deux fois de couventdepuis qu’ils la tiennent. Elle habite Amezqueta aujourd’hui,au-delà des grandes chênaies d’Oyanzabal ; on y va parMendichoco ; tu sais, nous avons dû traverser ça, une nuit,ensemble, avec Itchoua, pour nos affaires. »

On sort de la grand-messe… Des groupespassent : des femmes, des filles jolies et d’élégante allure,parmi lesquelles Gracieuse n’est plus : beaucoup de béretsrabattus sur des fronts basanés. Et toutes ces figures se tournentpour regarder les deux buveurs à leur fenêtre. Le vent, qui souffleun peu plus, fait danser autour de leurs verres de grandes feuillesmortes de platanes.

Une femme déjà vieille leur jette, par-dessoussa mantille de drap noir, un coup d’œil mauvais ettriste :

« Ah ! dit Arrochkoa, voici la mèrequi passe ! et qui nous regarde de travers, encore !…Elle en a fait, de bel ouvrage, ce jour-là, elle peut s’envanter !… La première punie, d’ailleurs, car elle finira commeune vieille solitaire à présent… Catherine – de chez Elsagarray, tusais, – va en journée pour la servir ; autrement, elle n’aplus personne à qui parler le soir… »

Une voix de basse-taille, derrière eux, vientles interrompre, un bonjour basque, creux comme un son de caverne,tandis qu’une main grande et lourde se pose sur l’épaule deRamuntcho, pour une prise de possession : Itchoua, Itchoua quifinit à l’instant de chanter sa liturgie !… Pas changé,celui-là, par exemple ; toujours sa même figure qui n’a pasd’âge, toujours son masque incolore qui tient à la fois du moine etdu détrousseur, et ses mêmes yeux renfoncés, cachés, absents. Sonâme aussi doit être demeurée pareille, son âme capable de meurtreimpassible en même temps que de fétichiste dévotion.

« Ah ! » fait-il, – d’un tonqui veut être bonhomme, « e voilà de retour parmi nous, monRamuntcho ! Alors, on va travailler ensemble, hein ? Çamarche dans ce moment-ci, les affaires avec l’Espagne, tu sais, eton a besoin de bras à la frontière. Tu redeviens des nôtres,n’est-ce pas ?

– Mon Dieu, peut-être, répond Ramuntcho. Oui,on pourra en reparler et s’entendre… »

C’est que, depuis quelques minutes, son départpour les Amériques vient de beaucoup reculer dans son esprit…Non !…, demeurer au pays plutôt, reprendre la vie d’autrefois,réfléchir et obstinément attendre. Du reste, à présent qu’il saitoù elle est, ce village d’Amezqueta, à cinq ou six heuresd’ici, le hante d’une façon dangereuse, et il caresse toute sortede projets sacrilèges, que, jusqu’à ce jour, il aurait à peine oséconcevoir.

IV

A midi, il remonta vers sa maison isolée pourretrouver sa mère.

Le mieux fébrile et un peu artificiel du matins’était continué. Gardée par la vieille Doyamburu, elle lui affirmaqu’elle se sentait guérir, et, dans sa crainte de le voir inoccupéet songeur, le fit redescendre vers la place pour assister à lapartie de pelote du dimanche.

L’haleine du vent redevenait chaude, soufflaità nouveau du Sud ; plus rien des frissons de tout àl’heure ; au contraire, un soleil et une atmosphère d’été, surles bois roussis, sur les fougères rouillées, sur les chemins oùcontinuait de tomber la jonchée triste des feuilles. Mais le ciels’emplissait d’épais nuages, qui soudainement sortaient de derrièreles montagnes, comme s’ils s’étaient tenus là embusqués pourapparaître tous au même signal.

La partie de pelote n’était pas encorecombinée et des groupes discutaient violemment, quand il arriva surla place. Vite, on l’entoura, on lui fit fête, le désignant paracclamations pour entrer dans le jeu et soutenir l’honneur de sacommune. Il n’osait pas, lui, n’ayant plus joué depuis trois annéeset se méfiant de son bras déshabitué. A la fin, il céda pourtant etcommença de se dévêtir… Mais, à qui confier sa veste àprésent ?… L’image lui réapparaissait tout à coup deGracieuse, assise sur les gradins les plus avancés et tendant lesmains pour la recevoir. A qui donc jeter sa vesteaujourd’hui ? On la confie d’ordinaire à quelqu’un d’ami, unpeu comme font les toréadors pour leur manteau de soie dorée… Il lalança au hasard, cette fois, n’importe où, sur le granit des vieuxbancs fleuris de tardives scabieuses…

La partie s’engagea. Désorienté d’abord,incertain aux premiers coups, il manqua plusieurs fois la petitechose folle et bondissante qu’il s’agissait d’attraper dansl’air.

Puis, il s’y remit avec rage, reprit sonaisance d’autrefois et se retrouva superbement. Ses muscles avaientgagné en force ce que peut-être ils avaient perdu en adresse ;de nouveau, il fut acclamé, connut l’enivrement physique de semouvoir, de sauter, de sentir ses membres jouer comme de souples etviolents ressorts, d’entendre autour de soi l’ardente rumeur de lafoule…

Mais ensuite vint l’instant de repos qui couped’ordinaire les longues parties disputées ; le moment où l’ons’assied haletant, le sang en ébullition, les mains rougies,tremblantes, – et où l’on reprend le cours des pensées que le jeusupprime.

Alors, il retrouva la détresse d’êtreseul.

Au-dessus des têtes assemblées, au-dessus desbérets de laine et des jolis chignons noués de foulards,s’accentuait ce ciel en tourmente qu’ici les vents de Sud amènenttoujours, quand ils vont finir. L’air avait pris une limpiditéabsolue, comme s’il s’était raréfié, raréfié jusqu’au vide. Lesmontagnes semblaient s’être avancées extraordinairement ; lesPyrénées écrasaient le village ; les cimes espagnoles ou lescimes françaises étaient là, toutes également proches, commeplaquées les unes sur les autres, exagérant leurs bruns calcinés,leurs violets intenses et sombres. De grandes nuées, quiparaissaient consistantes comme des choses terrestres, sedéployaient en forme d’arc, voilant le soleil, jetant une obscuritéd’éclipse. Et çà et là, par quelque déchirure bien nette, bordéed’argent éclatant, on apercevait le profond bleu vert d’un cielquasi africain. Toute cette contrée, dont le climat instable changeentre un matin et un soir, se faisait pour quelques heuresétrangement méridionale d’aspect de température et de lumière.

Ramuntcho humait cet air sec et suave, arrivéde l’extrême Midi pour vivifier les poitrines. C’était bien untemps de son pays, cela. Même, c’était le temps caractéristique dece fond du golfe de Biscaye, le temps qu’il aimait le plusautrefois, et qui aujourd’hui l’emplissait de bien-être physique –autant que de trouble d’âme, car tout ce qui se préparait, tout cequi s’amassait là-haut, avec des airs de si farouche menace, luidonnait le sentiment d’un ciel sourd aux prières, sans penséesd’ailleurs comme sans maître, simple foyer d’orages fécondants, deforces aveugles pour créer, recréer et détruire. Et, pendant cesminutes de songerie encore haletante, où des hommes en béret, d’uneautre essence que la sienne, l’entouraient pour le féliciter, il nerépondait pas, n’écoutait rien, sentait surtout la plénitudeéphémère de sa vigueur à lui, de sa jeunesse, de sa volonté, et sedisait qu’il voulait jouir âprement et désespérément de touteschoses, essayer n’importe quoi, sans s’entraver de vaines craintes,de vains scrupules d’église, pour ressaisir la jeune fille quiétait a longuement désirée de son âme et de sa chair, qui étaitl’unique et la fiancée…

La partie glorieusement finie, il s’enretourna seul, triste et résolu, – fier d’avoir gagné ainsi,d’avoir su conserver son adresse agile, et comprenant bien quec’était un moyen dans la vie, une source d’argent et une force,d’être resté l’un des premiers joueurs du pays basque.

Sous le ciel noir, toujours ces mêmes teintesoutrées par tout, ces mêmes horizons nets et sombres. Et toujoursces mêmes grands souffles du Sud, secs et chauds, excitateurs desmuscles et de la pensée.

Cependant les nuages étaient descendus,descendus, et bientôt ce temps, ces apparences allaient changer etfinir. Il le savait, lui, comme tous les campagnards habitués àregarder le ciel : ce n’était que l’annonce d’une bourrasqued’automne pour clore la série des vents tièdes, – d’une secouéedécisive pour achever d’effeuiller les bois. Aussitôt après,viendraient les longues ondées refroidissant tout, les brumesrendant les montagnes confuses et lointaines. Et ce serait le règnemorne de l’hiver, arrêtant les sèves, alanguissant les témérairesprojets, éteignant les ardeurs et les révoltes…

Maintenant les premières gouttes d’eaucommençaient à tomber dans le chemin, espacées et lourdes sur lajonchée des feuilles.

Comme hier, quand il rentra, au crépuscule, samère était seule.

Monté pas de loup, il la trouva endormie d’unmauvais sommeil, agitée, brûlante.

Errant dans son logis, il essaya, pour que cefût moins sinistre, d’allumer dans la grande cheminée d’en bas unfeu de branches, mais cela s’éteignit en fumant. Dehors, c’étaientdes torrents de pluie qui tombaient. Par les fenêtres, comme àtravers des suaires gris, le village apparaissait à peine, effacésous une rafale d’hiver. Le vent et l’averse fouettaient les mursde la maison isolée, autour de laquelle, une fois de plus, allaits’épaissir le grand noir des campagnes par les nuits pluvieuses –ce grand noir, ce grand silence, dont Raymond s’était longuementdéshabitué. Et dans son cœur d’enfant filtrait peu à peu un froidde solitude et d’abandon ; voici qu’il perdait même sonénergie, la conscience de son amour, de sa force et de sajeunesse ; il sentait s’évanouir, devant le brumeux soir, tousses projets de lutte et de résistance. Son avenir entrevu tout àl’heure devenait misérable ou chimérique à ses yeux, son avenir dejoueur de pelote, de pauvre amuseur des foules, la merci d’unemaladie ou d’une défaillance… Ses espoirs du jour s’anéantissaient,basés sans doute sur d’instables riens en fuite à présent dans lanuit…

Alors il eut un élan, comme jadis dans sonenfance, vers ce refuge très doux qu’était pour lui sa mère ;il remonta, sur la pointe du pied, afin de la voir, même endormie,et de rester au moins là, près de son lit, tandis qu’ellesommeillerait.

Et, quand il eut allumé dans la chambre, loind’elle, une lampe discrète, elle lui parut plus changée qu’hier parla fièvre ; la possibilité se présenta, plus affreuse, à sonesprit, de la perdre, d’être seul, de ne plus jamais, jamais sentirsur la joue la caresse de cette tète appuyée… En outre, pour lapremière fois elle lui parut vieille, et, au souvenir de tant dedéceptions qu’elle avait eues à cause de lui, il sentit surtout unepitié pour elle, une pitié tendre et infinie, devant ses ridesqu’il n’avait pas encore vues, devant ses cheveux blancs encorenouveaux à ses tempes. Oh ! une pitié désolée et sans aucuneespérance, avec la conviction que c’était trop tard à présent pourarranger mieux la vie… Et quelque chose de douloureux, qui étaitsans résistance possible, commença de secouer sa poitrine,contracta son jeune visage ; les objets devinrent troubles àsa vue, et, dans un besoin irréfléchi d’implorer, de demandergrâce, il se laissa tomber à genoux, le front sur ce lit de samère, pleurant enfin, pleurant à chaudes larmes…

V

« Et qui as-tu vu au village, monfils ? » interrogeait-elle, le lendemain matin, pendantce mieux qui revenait chaque fois, aux premières heures du jour,après la fièvre tombée. » Et qui as-tu vu au village, monfils ?… »

En causant, elle s’efforçait de garder un airun peu enjoué, de dire des choses quelconques, dans la frayeurd’aborder les sujets graves et de provoquer d’inquiétantesréponses.

« J’ai vu Arrochkoa, ma mère »,répondit-il d’un ton qui ramenait subitement aux questionsbrûlantes.

« Arrochkoa !… Et comment s’est-ilcomporté avec toi ?

– Oh ! il m’a parlé comme si j’avais étéson frère…

– Oui, je sais, je sais… Oh ! ce n’estpas lui, va, qui l’y a poussée…

– Même, il m’a dit… »

Il n’osait plus continuer, à présent, et ilbaissait la tête.

« Il t’a dit quoi donc, monfils ?

– Eh bien, que…, que ç’avait été dur del’enfermer là…, que peut-être…, que, même encore maintenant, sielle me revoyait, il ne serait pas éloigné de croire… »

Elle se redressa sous la commotion de cequ’elle venait d’entrevoir ; avec ses mains maigres, elleécartait ses cheveux nouvellement blanchis, et ses yeux étaientredevenus jeunes et vifs, dans une expression presque mauvaise, dejoie, d’orgueil vengé :

« Il t’a dit cela, lui !…

– Est-ce que vous me pardonneriez, ma mère…,si j’essayais ? »

Elle lui prit les deux mains et ils restèrentsilencieux, n’ayant osé ni l’un ni l’autre, avec leurs scrupules decatholiques, proférer la chose sacrilège qui fermentait dans leurstêtes. Au fond de ses yeux, à elle, l’éclair mauvais achevait des’éteindre.

« Te pardonner, reprit-elle à voix trèsbasse, oh ! moi…, moi, tu sais bien que oui… Mais ne fais pascela, mon fils, je t’en supplie, ne le fais pas ; ce seraitvous porter malheur à tous deux, vois-tu !… N’y songe plus,mon Ramuntcho, n’y songe jamais… »

Puis, ils se turent, entendant les pas dumédecin qui montait pour sa visite quotidienne. Et ce fut la seule,la suprême fois qu’ils devaient en parler ensemble dans la vie.

Mais Raymond savait maintenant que, même aprèsla mort, elle ne le maudirait pas pour avoir tenté cela ou pourl’avoir commis : or, ce pardon lui suffisait, et, maintenantqu’il se sentait sûr de l’obtenir, la plus grande barrière, entresa fiancée et lui, était comme tombée tout à coup.

VI

Le soir, au redoublement de la fièvre, ellesemblait déjà beaucoup plus dangereusement atteinte.

Sur son corps robuste, la maladie avait euprise avec violence, – la maladie reconnue trop tard, etinsuffisamment soignée à cause de ses entêtements de paysanne, àcause de son dédain incrédule pour les médecins et les remèdes.

Et peu à peu, chez Ramuntcho, l’affreusepensée de la perdre s’installait à une place dominante ;pendant les heures de veille qu’il passait près de son lit,silencieux et seul, il commençait à envisager la réalité de cetteséparation, l’horreur de cette mort et de cet ensevelissement, –même tous les lugubres lendemains, tous les aspects de sa vieprochaine : la maison qu’il faudrait vendre avant de quitterle pays ; ensuite, peut-être, la tentative désespérée aucouvent d’Amezqueta ; puis le départ, probablement solitaireet sans désir de retour, pour les Amériques inconnues…

L’idée aussi du grand secret qu’elleemporterait avec elle à jamais, – du secret sur sa naissance, –l’obsédait davantage d’heure en heure.

Alors, se penchant sur elle et, touttremblant, comme s’il allait commettre une impiété dans une église,il finit par oser dire :

« Ma mère !… Ma mère, apprenez-moimaintenant qui est mon père ! »

Elle frémit d’abord sous la suprême question,comprenant bien que, s’il osait l’interroger ainsi, c’est qu’elleétait perdue. Puis, elle hésita une minute dans sa tête, bouillantede fièvre, un combat se livrait ; son devoir, elle ne lediscernait plus bien ; son obstination de tant d’annéeschancelait presque à cette heure, devant la soudaine apparition dela mort…

Mais, résolue enfin à tout jamais, ellerépondit bientôt, avec le ton brusque des mauvais jours :

« Ton père !… Et à quoi bon, monfils ?… Que lui veux-tu, à ton père, qui depuis plus de vingtans n’a jamais pensé à toi ?… »

Non, c’était décidé, fini, elle ne le diraitpas. D’ailleurs, il était trop tard à présent ; au moment dedisparaître, d’entrer dans l’inerte impuissance des morts, commentrisquer de changer si complètement la vie de ce fils qu’elle nesurveillerait plus, comment le livrer à son père qui peut-être enferait un incroyant et un désespéré comme lui-même ! Quelleresponsabilité et quel immense effroi !…

Ensuite, sa décision irrévocablement prise,elle songea à elle-même, sentant pour la première fois que la viese fermait derrière elle, et joignit les mains pour une sombreprière.

Quant à Ramuntcho, après cette tentative poursavoir, après ce grand effort qui lui avait presque sembléprofanateur, il courba la tête devant la volonté de sa mère etn’interrogea plus.

VII

Cela marchait très vite maintenant, entre lesfièvres desséchantes qui lui faisaient des joues rouges, desnarines pincées, ou bien les épuisements dans des bains de sueur,le pouls battant à peine.

Et Ramuntcho n’avait plus d’autre pensée quesa mère ; l’image de Gracieuse cessait de le visiter pendantces funèbres jours.

Elle s’en allait, Franchita ; elle s’enallait, muette et comme indifférente, ne demandant rien, ne seplaignant jamais…

Une fois cependant, à une veillée, ellel’appela tout à coup d’une pauvre voix d’angoisse, pour jeter lesbras autour de lui, l’attirer contre elle, appuyer la tête sur sajoue. Et, en cette minute, Raymond vit passer dans ses yeux lagrande Épouvante, – celle de la chair qui se sent finir, celle deshommes et celle des bêtes, l’horrible et la même pour tous…Croyante, elle l’était bien un peu ; pratiquante plutôt, commetant d’autres femmes autour d’elle ; timorée vis-à-vis desdogmes, des observances, des offices, mais sans conception clairede l’au-delà, sans lumineux espoir… Le ciel, toutes les belleschoses promises après la vie… Oui, peut-être… Mais pourtant, letrou noir était là, proche et certain, où il faudrait pourrir… Cequi était sûr, ce qui était inexorable, c’est que jamais, jamaisplus son visage détruit ne s’appuierait d’une façon réelle surcelui de Ramuntcho ; alors, dans le doute d’avoir une âme quis’envolerait, dans l’horreur et la misère de s’anéantir, de devenirde la poudre et du rien, elle voulait encore des baisers de cefils, et elle s’accrochait à lui comme s’accrochent les naufragésqui coulent dans les eaux noires et profondes…

Lui, comprit tout cela, que disaient si bienles pauvres yeux finissants. Et la pitié si tendre, qu’il avaitdéjà éprouvée à voir les rides et les cheveux blancs de sa mère,déborda comme un flot de son cœur très jeune ; il répondit àson appel par tout ce qu’on peut donner d’étreintes etd’embrassements désolés.

Mais ce fut de courte durée. Elle n’avaitd’ailleurs jamais été de celles qui s’amollissent longuement ou dumoins qui le laissent paraître. Ses bras dénoués, sa tête retombée,elle referma les yeux, inconsciente maintenant, – ou bienstoïque…

Et Raymond, debout, n’osant plus la toucher,pleura sans bruit de lourdes larmes en détournant a tête, – tandisque, dans le lointain, la cloche de la paroisse commençait desonner le couvre-feu, chantait la tranquille paix du village,emplissait l’air de vibrations douces, protectrices, conseillèresde bon sommeil à ceux qui ont encore des lendemains…

Le matin suivant, après s’être confessée, elletrépassa, silencieuse et hautaine, ayant eu comme une honte de sasouffrance et de son râle, – pendant que la même cloche, là-bas,sonnait lentement son agonie.

Et le soir, Ramuntcho se trouva seul, à côtéde cette chose couchée et refroidie que l’on conserve et regardequelques heures encore, mais qu’il faut se hâter d’en fouir dans laterre…

VIII

Huit jours après.

 

A la tombée du soir, tandis qu’une mauvaiserafale de montagne tordait les branches des arbres, Raymondrentrait dans sa maison déserte où le gris de la mort semblaitépandu partout. Un peu d’hiver avait passé sur le pays basque, unepetite gelée, brûlant les fleurs annuelles, mettant fin àl’illusoire été de décembre. Devant la porte de Franchita, lesgéraniums, les dahlias venaient de mourir, et le sentier d’arrivée,qu’on ne soignait plus, disparaissait sous l’entassement desfeuilles jaunies.

Pour Ramuntcho, cette première semaine dedeuil avait été occupée par les mille soins qui bercent la douleur.Orgueilleux lui aussi, il avait voulu que tout fût fait d’une façonluxueuse, suivant les vieux usages de la paroisse. Sa mère avaitété emportée dans un cercueil garni de velours noir et de clousd’argent. Puis, il y avait eu les messes mortuaires, auxquellesétaient venus les voisins en grande cape, les voisines enveloppéeset encapuchonnées de noir. Et tout cela représentait beaucoup dedépenses pour lui qui était pauvre.

De la somme donnée jadis, au moment de sanaissance, par son père inconnu, très peu de chose lui restait, lamajeure partie ayant été perdue chez des notaires infidèles. Et àprésent, il faudrait quitter la maison, vendre les chers meublesfamiliers, réaliser le plus d’argent possible pour la fuite auxAmériques…

Cette fois, il rentrait chez lui avec untrouble particulier, parce qu’il allait faire une chose, remise dejour en jour, et sur laquelle sa conscience n’était pas en repos.Il avait déjà visité, trié tout ce qui venait de sa mère ;mais la boîte contenant ses papiers et ses lettres demeurait encoreintacte – et ce soir il l’ouvrirait peut-être.

Il n’était pas bien sûr que la mort, commetant de gens le pensent, donne le droit à ceux qui restent de lireles lettres, de pénétrer les secrets de ceux qui viennent de s’enaller. Brûler sans regarder lui semblait plus respectueux, plushonnête. Mais aussi, c’était détruire à tout jamais le moyen deretrouver celui dont il était le fils délaissé… Alors, quefaire ?… Et d’ailleurs, de qui prendre conseil, quand on n’apersonne au monde ?

Au fond de la grande cheminée, il alluma laflambée des soirs ; puis il alla chercher dans une chambred’en haut l’inquiétante boîte, la posa sur une table près du feu, àcôté de sa lampe, et s’assit pour réfléchir encore. En face de cespapiers presque sacrés, presque défendus, qu’il allait toucher etque la mort seule avait pu mettre entre ses mains, il avait en cemoment conscience, d’une façon plus déchirante, de l’irrévocabledépart de sa mère ; voici que des larmes lui revenaient, etqu’il pleurait là, seul, dans ce silence…

A la fin, il l’ouvrit cette boîte…

Ses artères battaient lourdement. Sous lesarbres d’alentour, dans l’obscure solitude du dehors, il croyaitsentir que des formes se précisaient, s’agitaient pour venir leregarder aux vitres. Il entendait des souffles étrangers à sapropre poitrine, comme si l’on respirait derrière lui. Des ombress’assemblaient, intéressées à ce qu’il allait faire… La maisons’emplissait de fantômes.

C’étaient des lettres, conservées là depuisplus de vingt ans, toutes de la même écriture, – une de cesécritures à la fois négligées et faciles comme en ont les gens dumonde et qui, aux yeux des simples, sont un indice de grandedifférence sociale. Et tout d’abord, un vague rêve de protection,d’élévation et de richesse détourna le cours de ses penséestristes… Il ne gardait aucun doute sur la main qui les avaitécrites, ces lettres-là, et il les tenait en tremblant, n’osantencore les lire, ni même regarder le nom dont elles étaientsignées.

Une seule avait conservé son enveloppe ;alors il déchiffra l’adresse « A madame FranchitaDuval »… Ah ! oui, il se souvenait d’avoir entendu direque sa mère, à l’époque de sa disparition du pays basque, avaitpour quelque temps pris ce nom-là… Suivait une indication de rue etde numéro, qui lui fit mal à lire sans qu’il pût comprendrepourquoi, qui lui fit monter le rouge aux joues ; puis le nomde cette grande ville, dans laquelle il était né… Les yeux fixes,il restait là, ne regardant plus… Et tout à coup, il eut l’horriblevision de ce ménage clandestin dans un appartement de faubourg, samère, jeune, élégante, maîtresse de quelque riche désœuvré, ou biende quelque officier peut-être !… Etant au régiment, il enavait connu, de ces ménages-là, qui sans doute se ressemblent tous,et il y avait rencontré pour lui-même des bonnes fortunesinespérées… Un vertige le prenait, à entrevoir ainsi sous un aspectnouveau celle qu’il avait tant vénérée ; le cher passéchancelait derrière lui, comme pour s’effondrer dans un désolantabîme. Et sa désespérance se tournait en une exécration soudainecontre celui qui lui avait par caprice donné la vie…

Oh ! les brûler, les brûler au plus tôt,ces lettres de malheur !… Et il commença de les jeter les unesaprès les autres dans le feu, où elles se consumaient avec desubites flammes.

Une photographie pourtant s’en dégagea, tombaà terre ; alors il ne put se tenir de l’approcher de sa lampepour la voir.

Et son impression fut poignante, pendant lesquelques secondes où ses yeux, à lui, se croisèrent avec ceux àdemi effacés de l’image jaunie !… Cela luiressemblait !… Il retrouvait, avec un effroi profond,quelque chose de lui-même dans cet inconnu. Et instinctivement ilse retourna, s’inquiétant si les fantômes des coins obscurs nes’étaient pas approchés par-derrière pour regarder aussi.

Elle eut à peine une appréciable durée, cetteentrevue silencieuse, unique et suprême, avec son père. Au feuaussi, l’image ! Il la jeta, d’un geste de colère et deterreur, parmi les cendres des dernières lettres, et tout ne laissabientôt plus qu’un petit amas de poussière noire, éteignant laflambée claire des branches.

Fini ! La boîte était vide. Il lança àterre son béret qui lui donnait mal à la tête et se redressa, lasueur au front, un bourdonnement aux tempes.

Fini ! Anéantis, tous ces souvenirs defaute et de honte. Et à présent les choses de la vie luiparaissaient reprendre leur équilibre d’avant ; il retrouvaitsa vénération douce pour sa mère, dont il lui semblait avoirpurifié, un peu vengé aussi la mémoire par cette exécutiondédaigneuse.

Donc, son destin venait d’être fixé ce soir àtout jamais. Il resterait le Ramuntcho d’autrefois, le « filsde Franchita », joueur de pelote et contrebandier, libre,affranchi de tout, ne devant ni ne demandant rien à personne. Et ilse sentait rasséréné, sans remords, sans frayeur non plus, danscette maison mortuaire, d’où les ombres venaient de disparaître,apaisées maintenant et amies…

IX

A la frontière, dans un hameau de montagne.Nuit noire, vers une heure du matin ; nuit d’hiver inondéed’une pluie froide et torrentielle. Au pied d’une sinistre maisonqui ne jette aucune lueur dehors, Ramuntcho charge ses épaulesd’une pesante caisse de contrebande, sous la ruisselante averse, aumilieu d’une obscurité de sépulcre. La voix d’Itchoua commande ensourdine, – comme si l’on frôlait de l’archet les dernières cordesd’une basse, – et autour de lui, dans ces ténèbres absolues, ondevine d’autres contrebandiers pareillement chargés prêts à partirpour l’aventure.

C’est maintenant plus que jamais la vie deRamuntcho, ces courses-là, sa vie de presque toutes les nuits,surtout des nuits nuageuses et sans lune où l’on n’y voit rien, oùles Pyrénées sont un immense chaos d’ombre. Amassant le plusd’argent possible pour sa fuite, il est de toutes les contrebandes,aussi bien de celles qui rapportent un salaire convenable que desautres où l’on risque la mort pour cent sous. Et d’ordinaire,Arrochkoa l’accompagne, sans nécessité, lui, par fantaisie plutôtet par jeu.

Ils sont d’ailleurs devenus inséparables,Arrochkoa, Ramuntcho, – et même ils causent librement de leursprojets sur Gracieuse, Arrochkoa séduit surtout par l’attrait d’unebelle prouesse, par la joie de soustraire une nonne à l’Eglise, dedéjouer les plans de sa vieille mère endurcie, – et Ramuntcho,malgré ses scrupules chrétiens qui l’arrêtent encore, faisant de ceprojet dangereux sa seule espérance, sa seule raison d’agir etd’être. Depuis un mois bientôt, la tentative est décidée enprincipe, et, pendant leurs causeries des veillées de décembre, surles routes où ils se promènent, ou bien dans les recoins descidreries de village où ils s’attablent à l’écart, les moyensd’exécution se discutent entre eux, comme s’il s’agissait d’unesimple entreprise de frontière. Il faudra agir très vite, concluttoujours Arrochkoa, agir dans la surprise d’une première entrevue,qui sera pour Gracieuse une chose terriblement bouleversante ;sans la laisser réfléchir ni se reprendre, il faudra essayer commeun enlèvement…

« Si tu savais, dit-il, ce que c’est cepetit couvent d’Amezqueta où on l’a mise quatre vieilles bonnessœurs avec elle, dans une maison isolée !… J’ai mon cheval, tusais, qui marche si vite ; une fois la nonne montée dans mavoiture avec toi, qui l’attrapera, je te prie ?… »

Et ce soir ils ont résolu de mettre dans laconfidence Itchoua lui-même, homme habitué aux manœuvres louches,précieux dans les coups de main, la nuit, et qui, pour de l’argent,est capable de tout faire.

Le lieu d’où ils partent cette fois pour lacontrebande habituelle se nomme Landachkoa, et il est situé enFrance, à dix minutes de l’Espagne. L’auberge, solitaire etvieille, prend, sitôt que baisse la lumière, des aspects decoupe-gorge. En ce moment même, tandis que les contrebandiers ensortent par une porte détournée, elle est remplie de carabiniersespagnols, qui ont familièrement passé la frontière pour venir sedivertir ici, et qui boivent en chantant. Et l’hôtesse, coutumièredes manèges et des cachotteries nocturnes, est tout à l’heure venuegaiement dire en basque aux gens d’Itchoua :

« Ça va bien ! ils sont tous gris,vous pouvez sortir ! »

Sortir ! c’est plus aisé à conseillerqu’à faire ! On est trempé dès les premiers pas et les piedsglissent dans la boue gluante, malgré l’aide des bâtons ferrés, surles pentes raides des sentiers. On ne se voit point les uns lesautres ; on ne voit rien, ni les murs du hameau le longdesquels on passe, ni les arbres ensuite, ni les roches ; onest comme des aveugles, tâtonnant et trébuchant sous un déluge,avec une musique de pluie aux oreilles, qui vous rend sourd.

Et Ramuntcho, qui fait ce trajet pour lapremière fois, n’a aucune idée des passages de chèvre que l’on vaprendre, heurte çà et là son fardeau à des choses noires qui sontdes branches de hêtre, ou bien glisse des deux pieds, chancelle, seraidit, se rattrape en piquant au hasard, de sa seule main libre,son bâton ferré dans la terre. Ils ferment la marche, Arrochkoa etRamuntcho, suivant la bande au flair et à l’ouïe ; – etencore, les autres, qui les précèdent, font-ils, avec leursespadrilles, à peine autant de bruit que des loups en forêt.

En tout, quinze contrebandiers, échelonnés surune cinquantaine de mètres, dans le noir épais de la montagne, sousl’arrosage incessant de l’averse nocturne ; ils portent descaisses pleines de bijouterie, de montres, de chaînes, dechapelets, ou bien des ballots de soie de Lyon enveloppés de toilecirée ; tout à fait devant, chargés de marchandises d’unmoindre prix, marchent deux hommes qui sont les éclaireurs, ceuxqui attireront, s’il y a lieu, les coups de fusil espagnols et quialors prendront la fuite, en jetant tout par terre. On ne se parlequ’à voix basse, bien entendu, malgré ce tambourinement de l’ondée,qui déjà étouffe les sons…

Celui qui précède Ramuntcho se retourne pourl’avertir :

« Voici un torrent en face de nous… – (Onl’aurait deviné d’ailleurs, ce torrent-là, à son fracas plus fortque celui de l’averse…) – Il faut le passer !

– Ah !… Et le passer comment ?Entrer dans l’eau ?…

– Non pas, l’eau est profonde. Suis-nous bien.Il y a un tronc d’arbre par-dessus, jeté entravers ! »

En tâtant à l’aveuglette, Ramuntcho trouve eneffet ce tronc d’arbre, mouillé, glissant et rond. Le voilà debout,s’avançant sur ce pont de singe en forêt, toujours avec sa lourdecharge, tandis qu’au-dessous de lui l’invisible torrent bouillonne.Et il passe, on ne sait comment, au milieu de cette intensité denoir et de ces grands bruits d’eau.

Sur l’autre rive, il faut redoubler deprécautions et de silence. Finis tout à coup, les sentiers demontagne, les scabreuses descentes, les glissades, sous la nuitplus oppressante des bois. Ils sont arrivés à une sorte de plainedétrempée où les pieds enfoncent ; les espadrilles, attachéespar des liens aux jambes nerveuses, font entendre des petitsclaquements mouillés, des floc, floc, d’eau battue. Lesyeux des contrebandiers, leurs yeux de chats, de plus en plusdilatés dans l’obscurité, perçoivent confusément qu’il y a del’espace libre alentour, que ce n’est plus l’enfermement et lacontinuelle retombée des branches. Ils respirent mieux aussi etmarchent d’une allure plus régulière qui les repose…

Mais des aboiements de chiens, là-bas trèsloin, les immobilisent tous d’une façon soudaine, comme pétrifiéssous l’ondée. Un quart d’heure durant, ils attendent, sans parlerni bouger ; sur leurs poitrines, la sueur coule, mêlée à l’eaudu ciel qui entre par les cols des chemises et descend jusqu’auxceintures.

A force d’écouter, ils entendent bruire leurspropres oreilles, battre leurs propres artères.

Et cette tension des sens est d’ailleurs, dansleur métier, ce qu’ils aiment tous ; elle leur cause une sortede joie presque animale, elle double la vie des muscles, en eux quisont des êtres du passé ; elle est un rappel des plusprimitives impressions humaines dans les forêts ou les jungles desépoques originelles… Il faudra encore des siècles de civilisationpolicée pour étouffer ce goût des dangereuses surprises qui poussecertains enfants au jeu de cache-cache, certains hommes auxembuscades, aux escarmouches des guerres ou à l’imprévu descontrebandes…

Cependant ils se sont tus, les chiens degarde, tranquillisés ou bien distraits, leur flair attentif occupéd’autre chose. Le vaste silence est revenu, moins rassuranttoutefois, prêt à se rompre peut-être, parce que là-bas des bêtesveillent. Et, à un commandement sourd d’Itchoua, les hommesreprennent une marche ralentie et plus hésitante, dans la grandenuit de la plaine, un peu ployés tous, un peu abaissés sur leursjambes, comme par un instinct de fauve aux aguets.

Il paraît que voici devant eux laNivelle ; on ne la voit pas, puisqu’on ne voit rien, mais onl’entend courir, et maintenant de longues choses flexiblesentravent les pas, se froissent au passage des corps humains lesroseaux des bords. C’est la Nivelle qui est la frontière ; ilva falloir la franchir à gué, sur des séries de roches glissantes,en sautant d’une pierre à l’autre, malgré le fardeau qui alourditles jarrets.

Mais, avant, on fait halte sur la rive pour serecueillir et se reposer un peu. Et d’abord on se compte à voixbasse tout le monde est là. Les caisses ont été déposées dansl’herbe ; elles y semblent des taches plus claires, à peu prèsperceptibles à des yeux habitués, tandis que, sur les ténèbres desfonds, les hommes, debout, dessinent de longues marques droites,plus noires encore que le vide de la plaine. En passant près deRamuntcho, Itchoua lui a demandé à l’oreille :

« Quand me conteras-tu le coup que tuveux faire, toi, mon petit ?

– Tout à l’heure, à notre retour !…Oh ! ne craignez rien, Itchoua, je vous leconterai ! »

En ce moment où sa poitrine est haletante etses muscles en action, toutes ses facultés de lutte, doublées etexaspérées par le métier qu’on lui fait faire, il n’hésite pas,Ramuntcho ; dans l’exaltation présente de sa force et de sacombativité, il ne connaît plus d’entraves morales ni de scrupules.Cette idée qui est venue à son complice de s’adjoindre le ténébreuxItchoua, n’a plus rien qui l’épouvante. Tant pis ! Ils’abandonnera aux conseils de cet homme de ruse et de violence,même s’il faut aller jusqu’à l’enlèvement et à l’effraction. Ilest, cette nuit, l’irrégulier en révolte, à qui l’on a pris lacompagne de sa vie, l’adorée, celle qui ne se remplace pas ;or, il la veut, au risque de tout… Et en songeant à elle, dans leprogressif alanguissement de cette halte, voici qu’il la désiretout à coup avec ses sens, dans un élan de jeune sauvage, d’unefaçon inattendue et souveraine…

Cependant l’immobilité se prolonge, lesrespirations se calment. Et, tandis que les hommes secouent leursbérets ruisselants, se passent la main sur le front pour chasserles gouttes de pluie et de sueur qui voilent les yeux, une premièresensation de froid leur vient, le froid humide et profond ;leurs vêtements mouillés les glacent, leurs penséess’affaiblissent ; peu à peu, après la fatigue de cette fois etcelle des veilles précédentes, une sotte de torpeur les engourdit,là, tout de suite, dans l’épaisse obscurité, sous l’incessanteondée d’hiver.

Ils sont, du reste, coutumiers de cela, rompusau froid et à la mouillure, rôdeurs endurcis qui vont dans leslieux et aux heures où les autres hommes ne paraissent jamais,inaccessibles aux vagues frayeurs des ténèbres, capables de dormirsans abri n’importe où, au plus noir des nuits pluvieuses, dans lesdangereux marécages ou les ravins perdus…

Allons ! en route, maintenant le repos aassez duré. C’est d’ailleurs, l’instant décisif et grave où l’on vapasser la frontière. Tous les muscles se raidissent, les oreillesse tendent et les yeux se dilatent.

D’abord, les éclaireurs ; ensuite, l’unaprès l’autre, les porteurs de ballots, les porteurs de caisses,chargés chacun de quarante kilos sur les épaules ou sur la tête. Englissant çà et là parmi les cailloux ronds, en trébuchant dansl’eau, tout le monde passe, atterrit sans chute sur l’autre rive.Les voici sur le sol d’Espagne ! Reste à franchir, sans coupde feu ni mauvaises rencontres, deux cents mètres environ pourarriver à une ferme isolée qui est le magasin de recel du chef descontrebandiers espagnols, et, une fois de plus, le tour serajoué !

Naturellement, elle est sans lumière, obscureet sinistre, cette ferme-là. Toujours sans bruit et à tâtons, on yentre à la file ; puis, sur les derniers passés, on tire lesverrous énormes de la porte. Fini ! Barricadés et sauvéstous ! Et le trésor de la Reine Régente est frustré, cettenuit encore, d’un millier de francs !…

Alors, on allume un fagot dans la cheminée,une chandelle sur la table ; on se voit, on se reconnaît, ensouriant de la bonne réussite. La sécurité, la trêve de pluie surles têtes, la flamme qui danse et réchauffe, le cidre etl’eau-de-vie qui remplissent les verres ramènent chez ces hommes lajoie bruyante, après le silence obligé. On cause gaiement, et legrand vieux chef aux cheveux blancs, qui les héberge tous à cetteheure indue, annonce qu’il va doter son village d’une belle placepour le jeu de pelote, dont les devis sont faits, et qui luicoûtera dix mille francs.

« A présent, conte-moi ton affaire, monpetit, – insiste Itchoua à l’oreille de Ramuntcho. – Oh ! jeme doute bien du coup que tu médites ! Gracieuse, hein ?…C’est ça, n’est-ce pas ?… C’est un coup difficile, tum’entends… D’ailleurs, je n’aime pas porter tort à la religion,moi, tu sais… Et puis, j’ai ma place de chantre, que je risque deperdre à ce jeu-là… Voyons, combien me donneras-tu d’argent, si jemène tout à bonne fin, pour contenter ton envie ? »

Il avait déjà prévu, Ramuntcho, que ce sombreconcours lui coûterait fort cher, Itchoua étant, en effet, un hommed’Église, dont il faudrait d’abord acheter la conscience ; et,très troublé, le sang aux joues, il accorde, après discussion,jusqu’à mille francs. D’ailleurs, s’il amasse de l’argent, ce n’estque dans le but de retrouver Gracieuse, et pourvu qu’il lui restede quoi passer aux Amériques avec elle, que lui importe !…

Et, maintenant que son secret est connud’Itchoua, maintenant que son cher projet s’élabore dans cettecervelle opiniâtre et rusée, il lui semble que tout vient de faireun pas décisif vers l’exécution, que tout est subitement devenuréel et prochain. Alors, au milieu du délabrement lugubre de celieu, parmi ces hommes, qui sont moins que jamais ses pareils, ils’isole dans un immense espoir d’amour.

On boit une dernière fois ensemble, tous à laronde, choquant les verres très fort ; puis, on repart,toujours dans l’épaisse nuit et sous la pluie incessante, maiscette fois par la grande route, marchant en bande et chantant. Riendans les mains, rien dans les poches on est à présent des gensquelconques, revenant d’une promenade toute naturelle.

A l’arrière-garde, un peu loin des chanteursd’en avant, Itchoua, sur ses longues jambes d’échassier, chemine lamain appuyée à l’épaule de Ramuntcho. Intéressé et ardent ausuccès, depuis que la somme est convenue, il lui souffle àl’oreille ses impérieux avis. Comme Arrochkoa, il veut qu’on agisseavec une brusquerie atterrante, dans le saisissement d’une premièreentrevue qui aura lieu le soir, aussi tard que le permettra larègle de la communauté, à une heure indécise et crépusculaire quandle village, au-dessous du petit couvent mal gardé, commencera des’endormir.

« Et surtout, mon garçon, dit-il, ne temontre pas avant de tenter le coup. Qu’elle ne t’ait pas vu, tum’entends bien, qu’elle ne sache seulement pas ton retour aupays !…, sans quoi tu perdrais tout l’avantage de lasurprise… »

Tandis que Ramuntcho écoute et songe ensilence, les autres, qui ouvrent la marche, chantent toujours lamême vieille chanson pour rythmer leurs pas. Et ainsi l’on rentre àLandachkoa, villa de France, passant sur le pont de la Nivelle, àla barbe des carabiniers d’Espagne.

Ils n’ont d’ailleurs aucune illusion, lescarabiniers de veille, sur ce que sont venus faire chez eux, à uneheure si noire, ces hommes si mouillés…

X

L’hiver, le vrai hiver s’étendit par degréssur le pays basque, après ces quelques jours de gelée qui étaientvenus anéantir les plantes annuelles, changer l’aspect trompeur descampagnes, préparer le suivant renouveau.

Et Ramuntcho prit tout doucement ses habitudesd’abandonné ; dans sa maison, qu’il habitait encore, sanspersonne pour le servir, il s’arrangeait seul, comme aux coloniesou à la caserne, connaissant les mille petits détails d’entretienque pratiquent les soldats soigneux. Il conservait l’orgueil de satenue extérieure, s’habillait proprement et bien, le ruban desbraves à la boutonnière, la manche toujours entourée d’un largecrêpe.

D’abord il était peu assidu aux cidreries devillage, où les hommes s’assemblent par les froides soirées. En cestrois ans de voyages, de lectures, de causeries avec les uns et lesautres, trop d’idées nouvelles avaient pénétré dans son esprit déjàouvert ; parmi ses compagnons d’autrefois, il se sentait plusdéclassé qu’avant, plus détaché des mille petites choses dont leurvie était composée.

Peu à peu cependant, à force d’être seul, àforce de passer devant ces salles de buveurs, – sur les vitresdesquelles toujours quelque lampe dessine les ombres des béretsattablés, – il avait fini par se faire une coutume d’entrer, et des’asseoir, lui aussi.

C’était la saison où les villages pyrénéens,débarrassés des promeneurs que les étés y amènent, enfermés par lesnuées, les brumes ou les neiges, se retrouvent davantage telsqu’aux anciens temps. Dans ces cidreries – seuls petits pointséclairés, vivants, au milieu de l’immense obscurité vide descampagnes – un peu de l’Esprit d’autrefois se ranime encore, auxveillées d’hiver. En avant des grands tonneaux de cidre rangés dansles fonds où il fait noir, la lampe, suspendue aux solives, jettesa lumière sur les images de saints qui décorent les murailles, surles groupes de montagnards qui causent et qui fument. Parfoisquelqu’un chante une complainte venue de la nuit des siècles ;un battement de tambourin fait revivre de vieux rythmesoubliés ; un raclement de guitare réveille une tristesse del’époque des Maures… Ou bien, l’un devant l’autre, deux hommes,castagnettes en mains, tout à coup dansent le fandango, en sebalançant avec une grâce antique.

Et, de ces innocents petits cabarets, l’on seretire de bonne heure, – surtout par ces mauvaises nuits pluvieusesdont les ténèbres sont si particulièrement propices à lacontrebande, chacun ici ayant quelque chose de clandestin à fairelà-bas, du côté de l’Espagne.

Dans de tels lieux, en compagnie d’Arrochkoa,Ramuntcho mûrissait et commentait son cher projet sacrilège ;ou bien, – durant les belles nuits de lune qui ne permettent derien tenter à la frontière, – c’était sur les routes, où tous deux,par habitude de noctambules, faisaient longuement les cent pasensemble.

De persistants scrupules religieuxl’arrêtaient encore beaucoup, sans qu’il s’en rendît compte, desscrupules qui pourtant ne s’expliquaient plus, puisqu’il avaitcessé de croire. Mais toute sa volonté, toute son audace, toute savie se concentraient et tendaient, de plus en plus, vers ce butunique.

Et la défense, faite par Itchoua, de revoirGracieuse avant la grande tentative, exaspérait son impatientrêve.

L’hiver, capricieux comme toujours dans cepays, suivait sa marche inégale, avec, de temps en temps, dessurprises de soleil et de chaleur. C’étaient des pluies de déluge,de grandes bourrasques saines qui montaient de la mer de Biscaye,s’engouffraient dans les vallées, courbant les arbres furieusement.Et puis, des reprises de vent de Sud, des souffles chauds comme enété, des brises qui sentaient l’Afrique, sous un ciel à la foishaut et sombre, entre des montagnes d’une intense couleur brune. Etaussi, quelques matins glacés, où l’on voyait, en s’éveillant, lescimes devenues neigeuses et blanches.

L’envie le prenait souvent de tout brusquer…Mais il y avait cette affreuse crainte de ne pas réussir, et deretomber alors sur soi-même, seul à jamais, n’ayant plus d’espoirdans la vie.

D’ailleurs, les prétextes raisonnables pourattendre ne manquaient pas. Il fallait bien en avoir fini avec leshommes d’affaires, avoir réglé la vente de la maison et réalisé,pour la fuite, tout l’argent possible. Il fallait aussi connaîtrela réponse de l’oncle Ignacio, auquel il avait annoncé sonémigration prochaine et chez qui, en arrivant là-bas, il espéraitencore trouver un asile.

Ainsi les jours passaient et bientôt allaitfermenter le hâtif printemps. Déjà les primevères jaunes et lesgentianes bleues, en avance ici de plusieurs semaines,fleurissaient dans les bois et le long des chemins, aux dernierssoleils de janvier…

XI

On est cette fois dans la cidrerie du hameaude Gastelugaïn, près de la frontière, attendant le moment de sortiravec des caisses de bijouterie et d’armes.

Et c’est Itchoua qui parle :

« Si elle hésite, vois-tu…, et ellen’hésitera pas, sois-en sûr…, mais enfin, si elle hésite, ehbien ! nous l’enlèverons… Laisse-moi mener ça, mon plan estfait. Ce sera le soir, tu m’entends bien ?… Nous la conduironsn’importe où pour l’enfermer dans une chambre avec toi… Parexemple, si ça tourne mal…, enfin, supposons que je sois dansl’obligation de quitter le pays, moi, après avoir fait ce coup pourton plaisir ; alors, il faudra bien me donner plus d’argentque ça, tu comprends… Au moins, que je puisse aller chercher monpain en Espagne…

– En Espagne !… Quoi ? Alors,comment comptez-vous donc vous y prendre, Itchoua ? Vousn’avez pas dans la tête de faire des choses trop graves, aumoins ?

– Oh ! là, n’aie pas peur, mon ami, jen’ai l’envie d’assassiner personne.

– Dame ! vous parlez de vous sauver…

– Eh ! mon Dieu, j’ai dit ça comme autrechose, tu sais. D’abord, elles ne vont plus, les affaires, depuisquelque temps. Et puis, admettons que ça tourne mal, comme je tedisais, et que la police fasse une enquête. Eh bien !j’aimerais mieux partir, c’est sûr…, car ces messieurs de laJustice, quand une fois leur nez s’est fourré chez vous, ils vontchercher tout ce qui s’est passé dans les temps, et ça n’en finitplus… »

Au fond de ses yeux, expressifs tout à coup,avaient paru le crime et la peur. Et Ramuntcho regardait avec unsurcroît d’inquiétude cet homme, que l’on croyait solidement établidans le pays, avec du bien au soleil, et qui acceptait sifacilement l’idée de s’enfuir. Quel bandit était-il donc aussi,pour tant redouter la Justice ?… Et quelles pouvaient être ceschoses, qui s’étaient passées « dans les temps ?… »Après un silence entre eux, il reprit plus bas, en méfianceextrême :

« D’ailleurs, l’enfermer… Vous dites çasérieusement, Itchoua ?… Et où donc l’enfermerais-je, s’ilvous plaît ? Je n’ai pas de château, moi, ni d’oubliettes,pour la garder cachée… »

Alors Itchoua, avec un sourire de faune qu’onne lui connaissait pas, en lui frappant sur l’épaule :

« Oh ! l’enfermer…, pour une nuitseulement, mon petit !… Ça suffira, tu peux m’en croire… Ellessont toutes les mêmes, vois-tu : le premier pas leurcoûte ; mais le second, elles le font toutes seules et plusvite qu’on ne pense. Est-ce que tu t’imagines qu’elle voudrarentrer chez les bonnes sœurs, quand une fois elle en auragoûté ?… »

L’envie de souffleter ce morne visage passa ensecousse électrique dans le bras et la main de Ramuntcho. Il secontint cependant par une longue habitude de respect pour le vieuxchantre des liturgies et demeura silencieux, le sang aux joues, leregard détourné. Il était révolté d’entendre quelqu’un parler ainsid’elle – et si surpris, du reste, que ce fût cet homme,qui lui semblait fermé aux choses d’amour, cet Itchoua, qu’il avaitde tout temps connu l’époux tranquille d’une femme laide etvieille. Mais le coup porté par l’impertinente phrase suivait quandmême dans son imagination un chemin dangereux et imprévu…Gracieuse, « enfermée dans une chambre avec lui ! »La possibilité immédiate de cela, si nettement présentée d’un motrude et grossier, faisait tourner sa tête comme une liqueur trèsviolente.

Il l’aimait d’une trop haute tendresse, safiancée, pour se complaire aux espérances brutales. D’ordinaire, ilécartait plutôt de son esprit ces images ; mais maintenant cethomme venait de les lui mettre sous les yeux, avec une cruditédiabolique, et il sentait les frissons de cela courir dans sachair ; voici qu’il tremblait comme s’il eût fait grandfroid…

Oh ! que l’aventure tombât ou non sous lecoup de la Justice, eh bien, tant pis, après tout ! Il n’avaitplus rien à perdre, n’est-ce pas ? tout lui était égal !Et à partir de cette soirée, dans la fièvre d’un désir nouveau, ilse sentit décidé plus témérairement à braver les règles, les lois,les entraves quelconques de ce monde. D’ailleurs, des sèvesmontaient partout autour de lui, sur le flanc des Pyrénéesbrunes ; il y avait des soirs plus longs et plus tièdes ;les sentiers se bordaient de violettes et de pervenches…

Mais les scrupules religieux, voilà, c’étaittout ce qui le tenait encore. Cela demeurait toujours,inexplicablement, au fond de son âme en déroute : instinctivehorreur des profanations ; croyance quand même à quelque chosede surnaturel enveloppant, pour les défendre, les églises et lescloîtres…

XII

L’hiver venait de finir.

Ramuntcho, – qui avait dormi quelques heures,d’un mauvais sommeil de fatigue, dans une petite chambre de lanouvelle maison de son ami Florentino, à Ururbil, – s’éveillaitmaintenant, tandis que naissait le jour.

La nuit, – une nuit de tempête pourtant, unenuit trouble et noire tout à souhait, – avait été désastreuse pourles contrebandiers. Du côté du cap Figuier, dans les rochers où ilsvenaient d’aborder par mer avec des ballots de soie, ils avalentété poursuivis à coups de fusil, obligés de jeter bas leursfardeaux, perdant tout, les uns fuyant sur la montagne, d’autres sesauvant à la nage au milieu des brisants, pour gagner la rivefrançaise, dans l’épouvante des prisons de Saint-Sébastien.

Vers deux heures du matin, épuisé, trempé et àdemi noyé, il était venu frapper à la porte de cette maison isolée,demander au débonnaire Florentino secours et asile.

Et à son réveil, après tout le fracas nocturnede la tempête d’équinoxe, des pluies de déluge, des branchesgémissantes, tordues et brisées, il percevait d’abord qu’un grandsilence s’était fait. Prêtant l’oreille, il n’entendait plus lesouffle immense du vent d’Ouest, plus le remuement de toutes ceschoses tourmentées dans les ténèbres. Non, rien qu’un bruitlointain, régulier, puissant, continuel et formidable le grondementdes eaux dans le fond de ce golfe de Biscaye – qui, depuis lesorigines, est sans trêve mauvais et troublé ; un grondementrythmé, comme serait la monstrueuse respiration de sommeil de lamer ; une suite de coups profonds, qui semblaient les heurtsd’un bélier de muraille, continués chaque fois par une musique dedéferlement sur les grèves… Mais l’air, les arbres et les chosesd’alentour se tenaient immobiles ; la tempête avait fini, sanscause raisonnable, comme elle avait commencé, et la mer seule enprolongeait la plainte.

Pour regarder ce pays, cette côte d’Espagnequ’il ne reverrait peut-être plus, puisque le départ était siproche, il ouvrit sa fenêtre sur le vide encore pâle, sur lavirginité de l’aube désolée.

Une lueur grise émanant d’un ciel gris ;partout la même immobilité fatiguée et figée, avec des indécisionsd’aspect tenant encore de la nuit et du rêve. Un ciel opaque, quiavait l’air consistant et fait de petites couches horizontalesaccumulées, comme si on l’avait peint en superposant des pâtes decouleurs mortes. Et là-dessous, des montagnes d’un brun noir ;puis Fontarabie en silhouette morose, son clocher séculaireparaissant plus noir et usé par ses années. A cette heure simatinale et si fraîchement mystérieuse, où les yeux des hommes,pour la plupart, ne sont pas encore ouverts, il semblait qu’onsurprît les choses dans leur navrant colloque de lassitude et demort, se racontant, à la pointe de l’aube, tout ce qu’elles taisentpour ne pas faire peur, quand le jour est levé…

A quoi bon avoir résisté à la tempête de cettenuit ? disait le vieux clocher triste et las, debout au fonddu lointain ; à quoi bon, puisqu’il en arrivera d’autres,éternellement d’autres, d’autres tempêtes et d’autres équinoxes, etque je finirai tout de même par passer, moi que les hommes avaientélevé comme un signal de prière devant demeurer là pourd’incalculables durées ?… Je ne suis déjà qu’un fantôme, venud’un autre temps ; je continue de sonner des cérémonies etd’illusoires fêtes ; mais les hommes cesseront bientôt de s’enleurrer ; je sonne aussi des glas ; j’en ai tant sonné,des glas, pour des milliers de morts dont personne ne se souvientplus ! Et je reste là, inutile, sous l’effort presque éternelde tous ces vents d’Ouest qui soufflent de la mer…

Au pied du clocher, l’église, dessinée là-basen ternes grisailles, avec un air de vétusté et d’abandon,confessait aussi qu’elle était vide, qu’elle était vaine, peupléeseulement de pauvres images de bois ou de pierre, de mythes sansentendement, sans pouvoir et sans pitié. Et toutes les maisons,depuis des siècles pieusement groupées à son entour, avouaient quesa protection était inefficace contre la mort, qu’elle étaitmensongère et dérisoire…

Et surtout les nuées, les nuées et lesmontagnes, couvraient de leur immense attestation muette ce que lavieille ville murmurait en dessous ; elles confirmaient ensilence les vérités sombres : le ciel vide comme les églises,servant à des fantasmagories de hasard, et les temps ininterrompusroulant leur flot, où les myriades d’existences, comme denégligeables riens, sont, l’une après l’autre, entraînées etnoyées…

Un glas commença de tinter dans ce lointainque Raymond regardait blanchir ; très lentement, par coupsespacés, le vieux clocher donnait de la voix, une fois de plus,pour la fin d’une vie : quelqu’un râlait de l’autre côté de lafrontière, quelque âme espagnole était là-bas qui s’anéantissait,au pâle matin, sous les épaisseurs de ces nuages emprisonnants, –et l’on avait comme la notion précise que cette âme-là suivraittout simplement son corps dans la terre qui décompose…

Et Raymond contemplait et écoutait. A lapetite fenêtre de cette maisonnette basque, qui avant lui n’avaitabrité que des générations de simples et de confiants, accoudé surla large pierre d’appui qui s’était usée aux frottements humains,écartant du bras le vieux contrevent peint en vert, il promenaitles yeux sur le morne déploiement de ce coin du monde qui avait étéle sien et qu’il allait pour jamais quitter. Ces révélations quefaisaient les choses, son esprit inculte les entendait pour lapremière fois et il y prêtait une attention épouvantée. Tout unnouveau travail d’incroyance s’accomplissait soudain dans son âmehéréditairement préparée aux doutes et aux angoisses. Toute unevision lui venait, subite et qui semblait définitive, du néant desreligions, de l’inexistence des divinités que les hommesprient…

Et alors…, puisqu’il n’y avait rien, quellenaïveté de trembler encore devant la Vierge blanche, protectricechimérique de ces couvents où les filles sont enfermées !…

La pauvre cloche d’agonie, qui s’épuisait àtinter là-bas si puérilement pour appeler d’inutiles prières,s’arrêta enfin, et, sous le ciel fermé, la respiration des grandeseaux s’entendit seule au loin, dans l’universel silence. Mais leschoses continuèrent, à l’aube incertaine, leur dialogue sansparoles rien nulle part ; rien dans les vieilles églises silonguement vénérées ; rien dans le ciel où s’amassent lesnuages et les brumes ; – mais toujours la fuite des temps, lerecommencement épuisant et éternel des êtres ; et toujours ettout de suite la vieillesse, la mort, l’émiettement, la cendre…

C’était cela qu’elles disaient, dans le blêmedemi-jour, les choses si mornes et si fatiguées. Et Raymond, quiavait bien entendu, se prit en pitié d’avoir hésité si longtempspour des raisons imaginaires. A lui-même il se jura, avec une plusâpre désespérance, que, à partir de ce matin, il étaitdécidé ; qu’il le ferait, au risque de tout ; que rien nel’arrêterait plus.

XIII

Des semaines encore ont passé, en préparatifs,en indécisions inquiètes sur la manière d’agir, en changementsbrusques de plans et d’idées.

Entre-temps la réponse de l’oncle Ignacio estparvenue à Etchézar. Si son neveu avait parlé plus tôt, a-t-ilécrit, il aurait été content de le recevoir chez lui ; mais,voyant ses hésitations, il s’est décidé à prendre femme, bien quedéjà sur le retour de l’âge, et, depuis deux mois, un enfant luiest né. Alors, plus aucune protection à attendre de cecôté-là ; l’exilé, en arrivant là-bas, ne trouvera même pas degîte…

La maison familiale a été vendue ; chezle notaire, les questions d’argent ont été réglées ; tout lepetit avoir de Ramuntcho a été réalisé en pièces d’or dans samain…

Et à présent, c’est aujourd’hui le jour de latentative suprême, le grand jour, – et déjà les épaisses feuilléessont revenues aux arbres, le revêtement des hauts foins couvre ànouveau les prairies ; on est en mai.

Dans la petite voiture, que traîne le fameuxcheval si rapide, ils roulent par les ombreux chemins de montagnes,Arrochkoa et Ramuntcho, vers ce village d’Amezqueta. Ils roulentvite ; ils s’enfoncent au cœur d’une infinie région d’arbres.Et, à mesure que l’heure passe, tout devient plus paisible autourd’eux, et plus sauvage ; plus primitifs, les hameaux ;plus solitaire, le pays basque.

A l’ombre des branches, sur les berges de ceschemins, il y a des digitales roses, des silènes, des fougères,presque la même flore qu’en Bretagne ; ces deux pays,d’ailleurs, le basque et le breton, se ressemblent toujours par legranit qui est partout et par l’habituelle pluie ; parl’immobilité aussi, et par la continuité du même rêvereligieux.

Au-dessus des deux jeunes hommes partis pourl’aventure, s’épaississent les gros nuages coutumiers, le cielsombre et bas qui est le plus souvent le ciel d’ici. La routequ’ils suivent, dans ces défilés de montagnes toujours plus hautes,est verte délicieusement, creusée en pleine ombre, entre des paroisde fougères.

Immobilité de plusieurs siècles, immobilitéchez les êtres et dans les choses, – on en a de plus en plusconscience à mesure que l’on pénètre plus avant dans cette contréede forêts et de silence. Sous ce voile obscur du ciel, où seperdent les cimes des grandes Pyrénées, apparaissent et s’enfuientdes logis isolés, des fermes centenaires, des hameaux de plus enplus rares, – et c’est toujours sous la même voûte de chênes, dechâtaigniers sans âge, qui viennent tordre jusqu’aux rebords dessentiers leurs racines comme des serpents moussus. Ils seressemblent d’ailleurs, ces hameaux séparés les uns des autres partant de bois, par tant de fouillis de branches, et habités par unerace antique, dédaigneuse de tout ce qui trouble, de tout ce quichange l’humble église, le plus souvent sans clocher, avec unsimple campanile sur sa façade grise, et la place, avec son murpeinturluré, pour ce traditionnel jeu de paume où, de père en fils,les hommes exercent leurs muscles durs. Partout la saine paix de lavie rustique, dont les traditions, en pays basque, sont plusimmuables qu’ailleurs.

Les quelques bérets de laine, que les deuxtéméraires rencontrent sur leur rapide passage, s’inclinent touspour un petit salut, par politesse générale d’abord, et parconnaissance surtout, car ils sont, Arrochkoa et Ramuntcho, lesdeux célèbres joueurs de pelote de la contrée ; – Ramuntcho,bien des gens, il est vrai, l’avaient oublié ; mais Arrochkoa,tout le monde, de Bayonne à Saint-Sébastien, jusqu’au fond descampagnes perdues, connaît sa figure aux saines couleurs et leretroussis de sa moustache de chat.

Partageant le voyage en deux étapes, ils ontcouché cette nuit à Mendichoco. Et à présent ils roulent vite, lesdeux jeunes hommes, si préoccupés sans doute qu’ils se soucient àpeine de ménager pour cette nuit l’allure de leur bêtevigoureuse.

Itchoua cependant n’est pas avec eux. A ladernière minute, une terreur est venue à Raymond de ce complicequ’il sentait capable de tout, même de tuer ; dans un subiteffarement, il a refusé le concours de cet homme, qui pourtant secramponnait à la bride du cheval pour l’empêcher de partir ;fiévreusement il lui a jeté de l’or dans les mains pour payer sesconseils, pour racheter la liberté d’agir seul, l’assurance aumoins de ne pas se souiller de quelque crime pièce par pièce, pourse dégager, il lui a laissé la moitié du prix convenu. Puis, lecheval lancé au galop, quand l’implacable figure s’est évanouiederrière un tournant d’arbres, il s’est senti la conscienceallégée…

« Tu laisseras cette nuit ma voiture àAranotz, chez Burugoïty, l’aubergiste avec qui c’est entendu, ditArrochkoa. Car, tu comprends, moi, le coup fait, ma sœur partie, jevous quitte, je ne veux pas en savoir davantage… Nous avons dureste une affaire avec les gens de Buruzabal, des chevaux à passeren Espagne ce soir même, non loin d’Amezqueta précisément à vingtminutes de route à pied, et j’ai promis d’y être avant dixheures. »

Qu’est-ce qu’ils feront, comment s’yprendront-ils exactement ? Ils ne le voient pas bien, les deuxfrères alliés ; cela dépendra de la tournure des choses ;ils ont différents projets, tous hardis et habiles, suivant les casqui pourraient se présenter.

Deux places sont d’ailleurs retenues, l’unepour Raymond et l’autre pour elle, à bord d’un grand paquebotd’émigrants sur lequel déjà les bagages sont embarqués et qui partdemain soir de Bordeaux, emportant quelques centaines de Basquesaux Amériques. A cette petite station d’Aranotz, où la voiture lesdéposera tous deux, l’amante et l’amant, ils prendront le trainpour Bayonne, à trois heures du matin, au passage, et, à Bayonneensuite, l’express d’Irun à Bordeaux. Ce sera une fuite empressée,qui ne laissera pas à la petite fugitive le temps de penser, de seressaisir, dans son affolement, dans sa terreur, – sans doute aussidans son ivresse délicieusement mortelle…

Une robe, une mantille à Gracieuse sont làtoutes prêtes, au fond de la voiture, pour remplacer le béguin etl’uniforme noir des choses qu’elle portait autrefois, avant saprise de voile, et qu’Arrochkoa s’est procurées dans les armoiresde sa mère. Et Raymond songe que ce sera peut-être réel tout àl’heure, qu’elle sera peut-être là, à ses côtés, très près, sur cesiège étroit, enveloppée avec lui dans la même couverture devoyage, fuyant au milieu de la nuit, pour lui appartenir ensuite,tout aussitôt et pour jamais ; – et, en y songeant trop, il sesent pris encore de tremblement et de vertige…

« Moi, je te dis qu’elle tesuivra ! » répète son ami, lui frappant rudement sur lacuisse en manière d’encouragement protecteur, dès qu’il le voitassombri et parti dans le rêve. »Moi, je te dis qu’elle tesuivra, j’ ‘en suis sûr ! Si elle hésite, eh bien, laisse-moifaire ! »

Si elle hésite, alors un peu de violence, ilsy sont résolus, oh ! très peu, rien que ce qu’il faudra, rienque dénouer et écarter les mains des vieilles nonnes tendues pourla retenir… Et puis, on l’emporterai jusqu’à la petite voiture, oùinfailliblement le contact enlaçant et la tendresse de son amid’autrefois auront vite fait d’entraîner sa jeune tête.

Comment cela se passera-t-il, tout cela ?Ils ne le savent pas d’une façon précise encore, s’en rapportantbeaucoup à leur esprit de décision et d’à-propos, qui les a tirésdéjà de tant de passes dangereuses. Mais ce qu’ils savent bien,c’est qu’ils ne faibliront pas. Et ils vont de l’avant toujours,s’excitant l’un par l’autre ; on les dirait solidaires àprésent jusqu’à la mort, fermes et décidés comme deux bandits àl’heure où il faut jouer la partie capitale.

Le pays de ramures touffues qu’ils traversent,sous l’oppression de très hautes montagnes que l’on ne voit pas,est tout en ravins profonds et déchirés, en replis d’abîmes, où destorrents bruissent sous la verte nuit des feuillées. Les chênes,les hêtres, les châtaigniers deviennent de plus en plus énormes,vivant à travers les siècles d’une sève toujours fraîche etmagnifique. Une verdure puissante, tranquille, est jetée sur toutecette géologie tourmentée ; depuis des millénaires, elle lacouvre et l’apaise sous la fraîcheur de son immobile manteau, Et ceciel nébuleux, presque obscur, qui est familier au pays basque,ajoute à l’impression que l’on a, d’une sorte d’universelrecueillement où les choses seraient plongées ; une étrangepénombre descend de partout, descend des arbres d’abord, descenddes épais voiles gris tendus au-dessus des branches, descend desgrandes Pyrénées cachées derrière les nuages.

Et, au milieu de cette immense paix et decette nuit verte, ils passent, Ramuntcho et Arrochkoa, comme deuxjeunes perturbateurs allant rompre des charmes au fond des forêts.D’ailleurs, à tous les carrefours des chemins, de vieilles croix degranit se lèvent, comme en signal d’alarme, pour leur criergare ; de vieilles croix avec cette inscription sublimementsimple, qui est ici comme la devise de toute une race : 0crux, ave, spes unica !

Bientôt le soir. Maintenant ils sontsilencieux, parce que l’heure s’en va, parce que le momentapproche, parce que toutes ces croix, sur la route, commencentpresque de les intimider…

Et le jour baisse, sous ce voile triste qui semaintient au ciel. Les vallées deviennent plus sauvages, tout lepays plus désert. Et, aux coins des chemins, les vieilles croix sedressent toujours avec leurs inscriptions, pareille : Ocrux, ave, spes unica !

Amezqueta, au dernier crépuscule. Ils arrêtentleur voiture à un carrefour du village, devant la cidrerie.Arrochkoa est impatient de monter à la maison des sœurs, contrariéd’arriver si tard ; il craint qu’on ne leur ouvre plus, unefois la nuit tombée. Ramuntcho, silencieux, se laisse faire,s’abandonne à lui.

C’est là-haut, à mi-côte ; c’est cettemaison isolée qu’une croix surmonte et que l’on voit encore sedétacher en blanc sur la masse plus foncée de la montagne. Ilsrecommandent que, sitôt le cheval un peu reposé, on ramène lavoiture toute prête, à un tournant là-bas, pour les attendre. Puis,tous deux s’engagent dans l’avenue d’arbres qui mène à ce couventet où l’épaisseur des feuillages de mai rend l’obscurité presquenocturne. Sans rien se dire, sans faire de bruit avec leurssemelles de cordes, ils montent, l’allure souple et facile ;autour d’eux, les campagnes profondes s’imprègnent des immensesmélancolies de la nuit.

Arrochkoa frappe du doigt à la porte de lapaisible maison :

« Je voudrais voir ma sœur, s’il vousplaît », demande-t-il à une vieille nonne, qui entrouvre,étonnée…

Avant qu’il ait fini de dire un cri de joies’envole du corridor obscur, et une religieuse, qu’on devine toutejeune malgré l’enveloppement de son costume dissimulateur, seprécipite, lui prend les mains. Elle l’a reconnu, lui, à sa voix, –mais a-t-elle deviné l’autre qui se tient derrière et qui ne parlepas ?…

La supérieure est accourue aussi, et, dansl’obscurité de l’escalier, les fait monter tous au parloir du petitcouvent campagnard ; puis elle avance les chaises de paille,et chacun s’assied, Arrochkoa près de sa sœur, Raymond en face, –et ils sont l’un devant l’autre enfin, l’amante et l’amant, et unsilence, plein de battements d’artères, plein de soubresautsd’âmes, plein de fièvres, descend sur eux…

Vraiment, voici que, dans ce lieu, on ne saitquelle paix presque douce, et un peu tombale aussi, enveloppe dèsl’abord l’entrevue terrible ; au fond des poitrines, les cœursfrappent à grands coups sourds, mais les paroles d’amour ou deviolence, les paroles meurent avant de passer les lèvres… Et cettepaix, de plus en plus s’établit ; il semble qu’un suaire blancpeu à peu recouvre tout ici, pour calmer et éteindre.

Rien de bien particulier pourtant dans ceparloir si humble : quatre murs absolument nus sous une couchede chaux ; un plafond de bois brut ; un plancher où l’onglisse, tant il est ciré soigneusement ; sur une console, uneVierge de plâtre, déjà indistincte, parmi toutes les blancheurssemblables de ces fonds où le crépuscule de mai achève de mourir.Et une fenêtre sans rideaux, ouverte sur les grands horizonspyrénéens envahis par la nuit… Mais, de cette pauvreté voulue, decette simplicité blanche, se dégage une notion d’impersonnalitédéfinitive, de renoncement sans retour ; et l’irrémédiable deschoses accomplies commence de se manifester à l’esprit deRamuntcho, tout en lui apportant une sorte d’apaisement quand même,de subite et involontaire résignation.

Les deux contrebandiers, immobiles dans leurschaises, n’apparaissent plus guère qu’en silhouette, carrureslarges sur tout ce blanc des murs, et, de leurs traits perdus, àpeine voit-on le noir plus intense des moustaches et des yeux. Lesdeux religieuses, aux contours unifiés par le voile, semblent déjàdeux spectres tout noirs…

« Attendez, sœur Marie-Angélique »,dit la supérieure à la jeune fille transformée qui jadis s’appelaitGracieuse, « attendez, ma sœur, que j’allume une lampe, qu’aumoins vous puissiez voir sa figure, à votrefrère !… »

Elle sort, les laissant ensemble, et, denouveau, le silence tombe sur cet instant rare, peut-être unique,impossible à ressaisir, où ils sont seuls…

Elle revient avec une petite lampe, qui faitbriller les yeux des contrebandiers, – et, la voix gaie, l’air bon,demande en regardant Ramuntcho :

« Et celui-là ?…, c’est un secondfrère, je parie ?…,

– Oh ! non, dit Arrochkoa, d’un tonsingulier, c’est mon ami seulement. »

En effet, il n’est pas leur frère, ceRamuntcho qui se tient là, farouche et muet… Et comme il feraitpeur aux nonnes tranquilles, si elles savaient quel vent detourmente l’amène !…

Le même silence retombe, lourd et inquiétant,entre ces êtres qui, semble-t-il, devraient causer simplement dechoses simples ; et la vieille supérieure le remarque, déjàs’en étonne… Mais les yeux vifs de Ramuntcho s’immobilisent, sevoilent comme par la fascination de quelque invisible dompteur.Sous la dure enveloppe, encore un peu haletante, de sa poitrine, lecalme, le calme imposé continue de pénétrer et de s’étendre. Surlui, sans doute, agissent les mystérieuses puissances blanches quisont ici dans l’air ; des hérédités religieuses, quisommeillaient aux tréfonds de lui-même, l’emplissent à présentd’une soumission et d’un respect inattendus ; les antiquessymboles le dominent : ces croix rencontrées ce soir le longdes chemins, et cette Vierge de plâtre d’une couleur de neigeimmaculée sur le blanc sans tache du mur…

« Allons, causez, causez, mes enfants,des choses du pays, des choses d’Etchézar, – dit la supérieure àGracieuse et à son frère. – Et tenez, nous allons vous laisserseuls, si vous voulez, ajoute-t-elle, avec un signe à Ramuntchocomme pour l’emmener.

– Oh ! non, proteste Arrochkoa, qu’il nes’en aille pas !… Non, ce n’est pas lui…, qui nousempêche… »

Et la petite nonne, si embéguinée à la manièredu moyen âge, baisse encore plus la tête pour se maintenir les yeuxcachés dans l’ombre de la coiffe austère.

La porte reste ouverte, la fenêtre resteouverte ; la maison, les choses gardent leur air d’absolueconfiance, d’absolue sécurité, contre les violations et lessacrilèges. Maintenant deux autres sœurs, qui sont très vieilles,dressent une petite table, mettent deux couverts, apportent pourArrochkoa et son ami un petit souper, un pain, un fromage, desgâteaux, des raisins hâtifs de leur treille. En arrangeant ceschoses, elles ont une gaieté jeunette, un babil presque enfantin –et tout cela détonne bien étrangement à côté de ces violencesardentes qui sont ici même, mais qui se taisent, et qui se sententrefoulées, refoulées de plus en plus au fond des âmes, comme parles coups de quelque sourde massue feutrée de blanc…

Et, malgré eux, les voici attablés, les deuxcontrebandiers, l’un devant l’autre, cédant aux instances etmangeant distraitement les choses frugales, sur une nappe aussiblanche que les murs. Leurs larges épaules, habituées aux fardeaux,s’appuient aux dossiers des petites chaises et en font craquer lesboiseries frêles. Autour d’eux, vont et viennent les sœurs,toujours avec ces bavardages discrets et ces rires puérils, quis’échappent, un peu étouffés, de dessous les béguins. Seule elledemeure muette et sans mouvement, la sœur Marie-Angélique :debout auprès de son frère qui est assis, elle pose la main sur sonépaule puissante ; si svelte à côté de lui, on dirait quelquesainte d’un primitif tableau d’église. Ramuntcho sombre les observetous deux ; il n’avait pas pu bien revoir encore le visage deGracieuse, tant la cornette l’encadre et le dissimule sévèrement.Ils se ressemblent toujours, le frère et la sœur ; dans leursyeux très longs, qui cependant ont pris des expressions plus quejamais différentes, demeure quelque chose d’inexplicablementpareil, persiste la même flamme, cette flamme qui a poussé l’unvers les aventures et la grande vie des muscles, l’autre vers lesrêves mystiques, vers la mortification et l’anéantissement de lachair. Mais elle est devenue aussi frêle que lui est robuste ;sa gorge sans doute n’est plus, ni ses reins ; le vêtementnoir où son corps demeure caché descend tout droit comme une gainen’enfermant rien de charnel.

Et maintenant, pour la première fois, ils secontemplent en face, l’amante et l’amant, Gracieuse etRamuntcho ; leurs prunelles se sont rencontrées et fixées.Elle ne baisse plus la tête devant lui ; mais c’est commed’infiniment loin qu’elle le regarde, c’est comme de derrièred’infranchissables brumes blanches, comme de l’autre rive del’abîme, de l’autre côté de la mort ; très doux pourtant, sonregard indique qu’elle est comme absente, repartie pour detranquilles et inaccessibles ailleurs… Et c’est Raymond à la finqui, plus dompté encore, abaisse ses yeux ardents devant les yeuxvierges.

Elles continuent de babiller les sœurs ;elles voudraient les retenir tous deux à Amezqueta pour lanuit : le temps, disent-elles, est si noir, et la pluiemenace… M, le curé, qui est allé porter la communion à un maladedans la montagne, va revenir ; il a connu Arrochkoa jadis, àEtchézar où il était vicaire ; il serait content de lui donnerune chambre, dans la cure, – et à son ami aussi, bien entendu…

Mais non, Arrochkoa refuse, après un coupd’œil d’interrogation grave à Ramuntcho. Impossible de coucherici ; ils vont même s’en aller tout de suite, après quelquesminutes de dernière causerie, car on les attend là-bas, pour desaffaires, du côté de la frontière espagnole…

Elle qui, d’abord, dans son grand troublemortel n’avait pas osé parler, commence à questionner son frère.Tantôt en basque, tantôt en français, elle s’informe de ceuxqu’elle a pour jamais abandonnés :

« Et la mère ? Toute seule à présentau logis, même la nuit ?

– Oh ! non, dit Arrochkoa ; il y atoujours la vieille Catherine qui la garde, et j’ai exigé qu’ellecouche à la maison.

– Et le petit enfant d’Arrochkoa, commentest-il ? L’a-t-on baptisé déjà ? Quel est son nom ?Laurent, sans doute, comme son grand-père ? »

Etchézar, leur village, est séparé d’Amezquetapar une soixantaine de kilomètres, dans un pays sans plus decommunications qu’aux siècles passés.

« Oh ! nous avons beau être loin,dit la petite nonne, j’ai quelquefois de vos nouvelles tout demême. Ainsi, le mois dernier, des gens d’ici avaient rencontré aumarché d’Hasparren des femmes de chez nous ; c’est comme celaque j’ai appris…, bien des choses… A Pâques, tiens, j’avaisbeaucoup espéré te voir ; on m’avait prévenue qu’il y auraitune grande partie de paume à Erricalde, et que tu y viendraisjouer ; alors je m’étais dit que tu pousserais peut-êtrejusqu’à moi, – et, pendant les deux jours de fête, j’ai regardébien souvent sur la route, par cette fenêtre-là, si tuarrivais… »

Et elle montre la fenêtre, ouverte de trèshaut sur le noir de la campagne sauvage, – d’où monte un immensesilence, avec de temps à autre des bruissements printaniers, depetites musiques intermittentes de grillons et de rainettes.

Et l’entendant si tranquillement parler,Ramuntcho se sent confondu devant ce renoncement à tout et àtous ; elle lui apparaît encore plus irrévocablement changée,lointaine… Pauvre petite nonne !… Elle s’appelaitGracieuse ; à présent elle s’appelle sœur Marie-Angélique, etelle n’a plus de famille ; impersonnelle ici, dans cettemaisonnette aux blanches murailles, sans espérance terrestre etsans désir peut-être, – autant dire qu’elle est déjà partie pourles régions du grand oubli de la mort. Et cependant, voici qu’ellesourit, rassérénée maintenant tout à fait, et qu’elle ne semblemême pas souffrir.

Arrochkoa regarde Ramuntcho, l’interroge deson œil perçant habitué à sonder les profondeurs noires, – et,dompté lui-même par toute cette paix inattendue, il comprend bienque son camarade si hardi n’ose plus, que tous les projetschancellent, que tout retombe inutile et inerte devant l’invisiblemur dont sa sœur est entourée. Par moments, pressé d’en finir d’unefaçon ou d’une autre, pressé de briser ce charme ou bien de s’ysoumettre et de fuir devant lui, il tire sa montre, dit qu’il esttemps de s’en aller, à cause des camarades qui vont attendrelà-bas… Les sœurs devinent bien qui sont ces camarades et pourquoiils attendent, mais elles ne s’en émeuvent point : Basqueselles-mêmes, filles et petites-filles de Basques, elles ont du sangcontrebandier dans les veines et considèrent avec indulgence cessortes de choses…

Enfin, pour la première fois, Gracieuseprononce le nom de Ramuntcho ; n’osant pas, tout de même,s’adresser directement à lui, elle demande à son frère, avec unsourire bien calme :

« Alors, il est avec toi,Ramuntcho, à présent ? Il est fixé au pays, voustravaillez ensemble ? »

Un silence encore, et Arrochkoa regardeRaymond pour qu’il réponde :

« Non, dit celui-ci, d’une voix lente etsombre, non…, moi, je pars demain pour les Amériques. »

Chaque mot de cette réponse, scandé durement,est comme un son de trouble et de défi au milieu de cette sérénitéétrange. Elle s’appuie plus fort à l’épaule de son frère, la petitenonne, et Ramuntcho, conscient du coup profond qu’il vient deporter, la regarde et l’enveloppe de ses yeux tentateurs, reprisd’audace, attirant et dangereux dans le dernier effort de tout soncœur empli d’amour, de tout son être de jeunesse et de flamme faitpour les tendresses et les étreintes… Alors, pendant une indéciseminute, il semble que le petit couvent a tremblé ; il sembleque les puissances blanches de l’air reculent, se dissipent commede tristes fumées irréelles devant ce jeune dominateur, venu icipour jeter l’appel triomphant de la vie. Et le silence qui suit estle plus lourd de tous ceux qui ont entrecoupé déjà cette sorte dedrame joué à demi-mot, joué presque sains paroles…

Enfin, la sœur Marie-Angélique parle, et parleà Ramuntcho lui-même. Vraiment on ne dirait plus que son cœur vientde se déchirer une suprême fois à l’annonce de ce départ ni qu’ellevient de frémir de tout son corps de vierge sous ce regard d’amant…D’une voix qui peu à peu s’affermit dans la douceur, elle dit deschoses toutes simples, comme un ami quelconque.

« Ah ! oui…, l’oncle Ignacio,n’est-ce pas ?… J’avais toujours pensé que vous finiriez paraller le rejoindre là-bas… Nous prierons toutes la Sainte Viergepour qu’elle vous accompagne dans votre voyage… »

Et c’est le contrebandier qui de nouveaubaisse la tête, sentant bien que tout est fini, qu’elle est perduepour jamais, la petite compagne de son enfance ; qu’on l’aensevelie dans un inviolable linceul… Les paroles d’amour et detentation qu’il avait pensé dire, les projets qu’il roulait depuisdes mois dans sa tête, tout cela lui paraît insensé, sacrilège,inexécutables choses, bravades d’enfant… Arrochkoa, quiattentivement le regarde, subit d’ailleurs les mêmes envoûtementsirrésistibles et légers ; ils se comprennent et, l’un àl’autre, sans paroles, ils s’avouent qu’il n’y a rien à faire,qu’ils n’oseront jamais…

Pourtant une angoisse encore humaine passedans les yeux de la sœur Marie-Angélique, quand Arrochkoa se lèvepour le définitif départ : elle prie, d’une voix changée,qu’on reste un instant de plus. Et Ramuntcho tout à coup a envie dese jeter à genoux devant elle ; la tête contre le bas de sonvoile, de sangloter toutes les larmes qui l’étouffent ; de luidemander grâce, de demander grâce aussi à cette supérieure qui al’air si doux ; de leur dire à toutes que cette fiancée de sonenfance était son espoir, son courage, sa vie, et qu’il faut bienavoir un peu pitié, qu’il faut la lui rendre, parce que, sans elle,il n’y a plus rien… Tout ce que son cœur, à lui, contientd’infiniment bon, s’exalte à présent dans un immense besoind’implorer, dans un élan de suppliante prière et aussi de confianceen la bonté, en la pitié des autres…

Et qui sait, mon Dieu, s’il avait osé laformuler, cette grande prière de tendresse pure, qui sait tout cequ’il aurait éveillé de bon aussi, et de tendre et d’humain chezles pauvres filles au voile noir ?… Peut-être cette vieillesupérieure elle-même, cette vieille vierge desséchée au sourireenfantin et aux braves yeux clairs, lui aurait ouvert ses bras,comme à un fils, comprenant tout, pardonnant tout, malgré la règleet malgré les vœux ? Et peut-être Gracieuse aurait encore pului être rendue, sans enlèvement, sans tromperies, presque excuséepar ses compagnes de cloître. Ou tout au moins, si c’étaitimpossible, lui aurait-elle fait de longs adieux, consolants,adoucis par un baiser d’immatériel amour…

Mais, non, il reste là muet sur sa chaise.Même cela, même cette prière, il ne peut pas la dire. Et c’estl’heure de s’en aller, décidément. Arrochkoa est debout, agité,l’appelant d’un signe de tête impérieux. Alors il redresse aussi sataille fière et reprend son béret pour le suivre. Ils remercient dupetit souper qu’on leur a donné et ils disent bonsoir à demi-voixcomme des timides. En somme, pendant toute leur visite ils ont ététrès corrects, très respectueux, presque craintifs, les deuxsuperbes. Et, comme si l’espoir ne venait pas de se briser, commesi l’un d’eux ne laissait pas derrière lui sa vie, les voilà quidescendent tranquillement l’escalier propret, entre les blanchesmurailles, tandis que les bonnes sœurs les éclairent avec leurpetite lampe.

« Venez, sœur Marie-Angélique, proposegaiement la supérieure, de sa grêle voix enfantine. Nous allonstoutes les deux les reconduire jusqu’en bas…, jusqu’au bout denotre avenue, vous savez, au tournant du village… »

Est-elle quelque vieille fée sûre de sonpouvoir, ou bien une simple et une inconsciente, qui joue sans s’endouter avec le grand feu dévorateur ?… C’était fini ; ledéchirement, accompli ; l’adieu, accepté ; la lutte,étouffée sous des ouates blanches, – et à présent les voilà, cesdeux qui s’adoraient, cheminant côte à côte, dehors, dans la nuittiède de printemps !…, dans l’amoureuse nuit enveloppante,sous le couvert des feuilles nouvelles et sur les hautes herbes,parmi toutes les sèves qui montent, au milieu de la pousséesouveraine de l’universelle vie.

Ils marchent à petits pas, à travers cetteobscurité exquise, comme par un silencieux accord pour faire pluslongtemps durer le sentier d’ombre, muets l’un et l’autre, dansl’ardent désir et l’intense terreur d’un contact de leursvêtements, d’un frôlement de leurs mains. Arrochkoa et lasupérieure les suivent de tout près, sur leurs talons, sans separler non plus ; religieuses avec leurs sandales,contrebandiers avec leurs semelles de cordes, ils vont à traversces ténèbres douces sans faire plus de bruit que des fantômes, etleur petit cortège, lent et étrange, descend vers la voiture dansun silence de funérailles. Silence aussi autour d’eux, partout dansle grand noir ambiant, jusqu’au plus profond des montagnes et desbois. Et, au ciel sans étoiles, dorment les grosses nuées, lourdesde toute l’eau fécondante que la terre attend et qui va s’épandredemain pour faire les bois encore plus feuillus, l’herbe encoreplus haute ; les grosses nuées, au-dessus de leurs têtes,couvent toute cette splendeur de l’été méridional qui tant de fois,dans leur enfance, les a charmés ensemble, troublés ensemble, maisque Ramuntcho ne reverra sans doute jamais plus et qu’à l’avenirGracieuse devra regarder comme avec des yeux de morte, sans lacomprendre ni la reconnaître…

Personne autour d’eux, dans la petite alléeobscure, et, en bas, le village semble déjà dormir. La nuit, tout àfait tombée ; son grand mystère, épandu partout, dans leslointains de ce pays perdu, sur les montagnes et les valléessauvages… Et, comme ce serait facile à exécuter, ce qu’avaientrésolu ces deux jeunes hommes, dans cette solitude, avec cettevoiture qui doit être là toute prête, et ce chevalrapide !…

Cependant, sans s’être parlé, sans s’êtretouchés, ils arrivent, les amants, à ce tournant de chemin où ilfaut se dire l’adieu éternel, La voiture est bien là, tenue par unpetit garçon ; la lanterne est allumée et le cheval impatient.La supérieure s’arrête : c’est, paraît-il, le terme dernier dela dernière promenade qu’ils feront l’un près de l’autre en cemonde, – et elle se sent le pouvoir, cette vieille nonne, d’endécider ainsi sans appel. De sa même petite voix fluette, presqueenjouée, elle dit :

« Allons, ma sœur, faites-leur vosadieux. »

Et elle dit cela avec l’assurance d’une Parquedont les décrets de mort ne sont pas discutables.

En effet, personne ne tente de résister à sonordre impassiblement donné. Il est vaincu, le rebelle Ramuntcho,oh ! bien vaincu par les tranquilles puissancesblanches ; tout frissonnant encore du sourd combat qui vientde finir en lui, il baisse la tête, sans volonté maintenant etpresque sans pensée, comme sous l’influence de quelque maléficeendormeur.

« Allons, ma sœur, faites-leur vosadieux », a-t-elle dit, la vieille Parque tranquille. Puis,voyant que Gracieuse se borne à prendre la main d’Arrochkoa, elleajoute :

« Eh bien, vous n’embrassez pas votrefrère ?… »

Sans doute, la petite sœur Marie-Angélique nedemandait que cela, l’embrasser de tout son cœur, de toute sonâme ; l’étreindre, ce frère ; se serrer sur son épaule ety chercher protection, à cette heure de sacrifice surhumain, où ilfaut laisser partir le bien-aimé sans même un mot d’amour… Etpourtant son baiser a je ne sais quoi d’épouvanté, de tout de suiteretenu : baiser de religieuse, un peu pareil à un baiser demorte… A présent, quand le reverra-t-elle, ce frère, qui cependantne va pas quitter le pays basque, lui ? quand aura-t-elleseulement des nouvelles de la mère, de la maison, du village, parquelque passant qui s arrêtera ici, venant d’Etchézar ?…

A Ramuntcho, elle n’ose même pas tendre sapetite main froide, qui retombe le long de sa robe, sur les grainsdu rosaire.

« Nous prierons, lui dit-elle encore,pour que la Sainte Vierge vous protège dans votre longvoyage… »

Et maintenant elles s’en vont : lentementelles s’en retournent, comme des ombres silencieuses, vers l’humblecouvent que la croix protège. Et les deux domptés, immobiles surplace, regardent s’éloigner, dans l’avenue obscure, leurs voilesplus noirs que la nuit des arbres.

Oh ! elle est bien brisée aussi, cellequi va disparaître là-haut, dans les ténèbres de la petite montéeombreuse. Mais elle n’en demeure pas moins comme anesthésiée par deblanches vapeurs apaisantes, et tout ce qu’elle souffre s’atténueravite, sous une sorte de sommeil. Demain elle reprendra, pourjusqu’à la mort, le cours de son existence étrangement simpleimpersonnelle, livrée une série de devoirs quotidiens qui jamais nechangent, absorbée dans une réunion de créatures presque neutresqui ont tout abdiqué, elle pourra marcher les yeux levés toujoursvers le doux mirage céleste…

O crux, ave, spes unica !…

Vivre, sans variation ni trêve jusqu’à la fin,entre les murs blancs d’une cellule toujours pareille, tantôt ici,tantôt ailleurs, au gré d’une volonté étrangère, dans l’unquelconque de ces humbles couvents de village auquel on n’a mêmepas le loisir de s’attacher. Sur cette terre, ne rien posséder etne rien désirer, ne rien attendre, ne rien espérer. Accepter commevides et transitoires les heures fugitives de ce monde, et sesentir affranchi de tout, même de l’amour, autant que par la mort…Le mystère de telles existences est bien pour demeurer à jamaisinintelligible à ces jeunes hommes qui sont là, faits pour labataille de chaque jour, beaux êtres d’instinct et de force, enproie à tous les désirs ; créés pour jouir de la vie et pouren souffrir, pour l’aimer et pour la propager.

O crux, ave, spes unica !…

On ne les voit plus, elles sont rentrées dansleur petit couvent solitaire.

Les deux hommes n’ont même pas échangé un motsur leur entreprise abandonnée, sur la cause mal définie qui a mispour la première fois leur courage en défaut ; ils éprouvent,l’un vis-à-vis de l’autre, presque une honte de leur subite etinsurmontable timidité.

Un instant leurs tètes fières étaient restéestournées vers les nonnes lentement fuyantes ; à présent ils seregardent à travers la nuit.

Ils vont se séparer, et probablement pourtoujours : Arrochkoa remet à son ami les guides de la petitevoiture que, suivant sa promesse, il lui prête :

« Allons, mon pauvreRamuntcho !… » dit-il sur le ton d’une commisération àpeine affectueuse.

Et la fin inexprimée de sa phrase signifieclairement : « Va-t’en, puisque tu as manqué toncoup ; et moi, tu sais, il est l’heure où les camaradesm’attendent… »

Raymond, lui, allait de tout son cœurl’embrasser pour le grand adieu, – et, dans cette étreinte avec lefrère de la bien-aimée, il aurait pleuré sans doute de bonneslarmes chaudes qui, pour un moment au moins, l’auraient un peuguéri.

Mais non, Arrochkoa est redevenu l’Arrochkoades mauvais jours, le beau joueur sans âme, que les choses dehardiesse intéressent seules. Distraitement, il touche la main deRamuntcho :

« Eh bien donc, au revoir !… Bonnechance là-bas !… »

Et, de son pas silencieux, il s’en varetrouver les contrebandiers, vers la frontière, dans l’obscuritépropice.

Alors Raymond, seul au monde à présent, enlèved’un coup de fouet le petit cheval montagnard, qui file avec sonbruit léger de clochettes… Ce train qui doit passer à Aranotz, cepaquebot qui va partir de Bordeaux…, un instinct le pousse encore àne pas les manquer. Machinalement il se hâte, sans plus savoirpourquoi, comme un corps sans âme qui continuerait d’obéir à uneimpulsion ancienne, et, très vite, lui qui pourtant est sans but etsans espérance au monde, il s’enfonce dans la campagne sauvage,dans l’épaisseur des bois, dans tout ce noir profond de la nuit demai que les nonnes, de leur haute fenêtre, voient alentour…

Pour lui, c’est fini du pays, fini àjamais ; fini des rêves délicieux et doux de ses premièresannées. Il est une plante déracinée du cher sol basque, et qu’unsouffle d’aventure emporte ailleurs.

Au cou du cheval, gaiement les clochettessonnent, dans le silence des bois endormis ; la lueur de lalanterne, qui court empressée, montre au fuyard triste des dessousde branches, de fraîches verdures de chênes ; au bord duchemin, les fleurs de France ; de loin en loin, les murs d’unhameau familier, d’une vieille église, – toutes les choses qu’il nereverra jamais, si ce n’est peut-être dans une douteuse et trèslointaine vieillesse…

En avant de sa route, il y a les Amériques,l’exil sans retour probable, l’immense nouveau plein de surpriseset abordé maintenant sans courage : toute une vie encore trèslongue, sans doute, pendant laquelle son âme arrachée d’ici devrasouffrir et se durcir là-bas ; sa vigueur, se dépenser ets’épuiser qui sait où, dans des besognes, dans des luttesinconnues…

Là-haut, dans leur petit couvent, dans leurpetit sépulcre aux murailles si blanches, les nonnes tranquillesrécitent leurs prières du soir…

O crux, ave, spes unica !…

FIN

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Tags: Pierre Loti