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Récits de feu Ivan Pétrovitch Bielkine

Récits de feu Ivan Pétrovitch Bielkine

 

d’ Alexander Sergeyevich Pushkin

Préface

MME PROSTAKOVA : Mitrophane, depuis son enfance, est amateur d’histoires.

SKOTININE : Tout comme moi.

FONZIVINE, Le Mineur.

 

AVIS DE L’ÉDITEUR

 

Ayant entrepris la publication des Récits d’I. P. Bielkine, quenous présentons aujourd’hui au public, nous avons cru devoir y joindre une biographie, si brève soit-elle, du défunt auteur, de manière à satisfaire à la légitime curiosité des amateurs de notre littérature nationale. À cette fin, nous nous étions adressés à Maria Alexiéievna Trafilina, la plus proche parente et héritière d’Ivan Pétrovitch Bielkine. Malheureusement il lui fut impossible de nous fournir le moindre renseignement sur le défunt, car elle ne l’avait point connu. Elle nous conseilla de nous adresser, à fins utiles, au très honorable X***, vieil ami d’Ivan Pétrovitch. Nous suivîmes donc ce conseil et, à la lettre que nous lui écrivîmes,nous reçûmes la réponse souhaitée. Nous la reproduisons ici sans modifications ni commentaires – précieux témoignage d’idées élevées et d’une amitié touchante, et d’autre part, renseignement biographique satisfaisant.

Très honoré Monsieur ***,

J’ai eu l’avantage de recevoir, ce 23 courant, votre honorée du15 de ce même mois, dans laquelle vous exprimez le désir d’avoir des renseignements détaillés sur les dates de la naissance et de la mort, sur les services, la vie de famille, ainsi que sur les occupations et le caractère de feu Ivan Pétrovitch Bielkine, mon fidèle et ancien ami et voisin. C’est avec le plus grand plaisir que je satisfais à votre attente, et vous communique, Monsieur,tout ce dont je puis me souvenir de ses entretiens, ainsi que mes observations personnelles.

Ivan Pétrovitch Bielkine naquit de parents honnêtes et nobles,en l’année 1798, dans le village de Gorioukhino. Feu son père, lecommandant Piotr Ivanovitch Bielkine, avait pris pour femme lademoiselle Pélaguéya Gavrilovna, née Trafilina. C’était un hommepeu fortuné, mais de besoins modérés, et fort habile dans lagérance de ses terres. Leur fils reçut ses rudiments du sacristaindu village. C’est à cet homme honorable qu’Ivan Pétrovitch sembleavoir dû son goût pour la lecture et pour nos lettres russes. En1815 il prit du service dans un régiment de chasseurs (dont lenuméro m’échappe), où il servit jusqu’en 1823. La mort de sesparents, survenue presque en même temps, l’amena à prendre saretraite et à rentrer au village de Gorioukhino, sonpatrimoine.

Lorsqu’il prit en main l’administration de ses terres, IvanPétrovitch, autant par inexpérience que par bonté, négligea bienvite ses affaires et compromit l’ordre rigoureux établi par feu sonpère. Il congédia le staroste, homme consciencieux et adroit, dontles paysans se plaignaient, selon leur habitude, et remit lagérance de tous ses biens à la vieille ménagère qui avait su gagnersa confiance par son art de conter les histoires. Une vieille sotteincapable de différencier un assignat de vingt-cinq roubles d’un decinquante ! Marraine de tous les paysans, ceux-ci ne lacraignaient guère ; le staroste élu par eux tous était deconnivence avec eux et filoutait tant et si bien qu’Ivan Pétrovitchse vit obligé d’abolir la corvée et de réduire la taille !Mais là encore, profitant de sa faiblesse, les paysans obtinrentpour la première année une exemption considérable et, les annéessuivantes, payèrent plus des trois quarts de leur dû avec des noix,des airelles, etc. Malgré quoi, il restait encore desarrérages.

En tant qu’ami de feu le père d’Ivan Pétrovitch, je considéraicomme mon devoir d’offrir mes conseils également à son fils ;et à maintes reprises, je me mis à sa disposition pour rétablirl’ordre compromis par sa négligence. Dans ce but, m’étant un jourrendu chez lui, je demandai à voir les livres de comptes, et fiscomparaître le staroste voleur. Le jeune propriétaire me prêtad’abord toute l’attention et toute l’application désirables, maislorsque les comptes démontrèrent que, durant les deux dernièresannées, le nombre des paysans avait augmenté, tandis qu’avaitconsidérablement diminué le cours de la volaille et du bétail, IvanPétrovitch, satisfait de ce premier renseignement, cessa de mesuivre ; et au moment même où mes recherches et moninterrogatoire sévère parvenaient à jeter cette canaille destaroste dans une confusion extrême et à le réduire au silence,j’entendis, à mon grand dépit, Ivan Pétrovitch ronfler sur sachaise. Depuis lors je cessai de me mêler de son administration, etje remis ses affaires (ainsi qu’il fit lui-même) à la volonté duTrès-Haut. Ceci n’a du reste nullement troublé nos relationsamicales : compatissant à sa faiblesse et à cette funeste incuriequ’il partageait avec tous les jeunes gens de notre noblesse,j’aimais sincèrement Ivan Pétrovitch. Et d’ailleurs, comment ne pasaimer un jeune homme aussi doux et aussi honnête ? De soncôté, Ivan Pétrovitch témoignait de la considération pour mon âge,et m’était cordialement dévoué. Il me vit presque journellementjusqu’à sa mort, attachant du prix à la simplicité de mes propos,encore que nous ne nous ressemblions guère, ni par nos habitudes,ni par nos idées, ni par nos caractères. Ivan Pétrovitch menait unevie des plus calmes, et évitait tout excès : il ne m’est jamaisarrivé de le voir entre deux vins (chose qui dans notre contréepeut être considérée comme un miracle inouï) ; par contre ilavait un très grand penchant pour le beau sexe, mais sa pudeurétait véritablement virginale[1]. En plusdes Récits dont vous avez bien voulu faire mention dans votrelettre, Ivan Pétrovitch a laissé une quantité de manuscrits dontvous trouveriez chez moi une bonne partie ; le reste futemployé par sa ménagère pour divers besoins domestiques : ainsi,l’hiver dernier, toutes les fenêtres de sa maison furentcalfeutrées avec la première partie d’un roman inachevé. Les Récitsci-dessus mentionnés furent, je crois bien, son premier essai. Ilssont – je le tiens d’Ivan Pétrovitch lui-même – véridiques pour laplupart et lui furent racontés par diverses personnes[2]. Toutefois les noms propres sont presquetous de son invention, tandis que les noms de localités et devillages sont empruntés à notre district : ce qui fait que mondomaine se trouve également mentionné. Ceci provient non pas dequelque malicieuse arrière-pensée, mais bien uniquement d’un défautd’imagination. En automne 1828, Ivan Pétrovitch prit un froid quise transforma en fièvre chaude, et mourut malgré les soinsinlassables de notre médecin communal, homme fort savant, surtoutdans le traitement de maladies invétérées, telles que cors auxpieds ou autres maux de ce genre. Il mourut dans mes bras, à l’âgede trente ans, et fut enseveli à l’église du village deGorioukhino, près de feu ses parents. Ivan Pétrovitch était detaille moyenne, avait des yeux gris, les cheveux blonds, un nezdroit, le teint clair, le visage maigre. Voici, très honoréMonsieur, tout ce dont je puis me souvenir, concernant le genre devie, les occupations, le caractère et l’extérieur de feu mon voisinet ami. Mais dans le cas où vous auriez l’intention de faire usagede cette lettre, je vous prierai très respectueusement de ne pointmentionner mon nom, car bien que j’aime et estime beaucoup leslittérateurs, je trouve inutile et inconvenant à mon âge de mecommettre dans cette corporation. Avec ma parfaite considération,je vous prie d’agréer, etc. Bourg de Nénaradovo, 16 novembre 1830Estimant de notre devoir de respecter la volonté de l’honorable amide notre auteur, nous lui adressons notre très profonde gratitudepour les renseignements qu’il a bien voulu nous fournir et espéronsque les lecteurs en apprécieront la sincérité et la candeur. A.P.

Chapitre 1Le Coup de pistolet

« Nous allâmes sur le pré. »

BARATYNSKI.

« Je m’étais juré de l’abattre, selon les lois du duel qui medonnaient encore droit à tirer. »

Un soir au bivouac.

Nous avions nos quartiers dans la localité de X***. Ce qu’est lavie de garnison d’un officier, on le sait de reste. Le matin,exercice, manège, repas chez le commandant du régiment ou dans uneauberge juive ; le soir, punch et cartes. – À X*** aucunemaison ne nous était ouverte ; point de jeunes filles àmarier ; nous nous réunissions les uns chez les autres, oùnous ne voyions rien que nos uniformes.

Un seul homme appartenait à notre société sans être militaire.Il avait environ trente-cinq ans, ce qui faisait que nous leconsidérions comme un vieillard. Son expérience lui donnait surnous maints avantages ; de plus, sa morosité habituelle, soncaractère rude et sa mauvaise langue exerçaient une forte influencesur nos jeunes esprits. Sa vie s’enveloppait d’une sorte demystère ; on le croyait Russe, mais il portait un nométranger. Autrefois il avait servi dans les hussards et avecsuccès, disait-on ; personne ne savait la raison qui l’avaitpoussé à prendre sa retraite et à s’installer dans cette tristebourgade, où il vivait à la fois pauvrement et avecprodigalité ; il allait toujours à pied, vêtu d’une redingotenoire usée, mais tenait table ouverte pour tous les officiers denotre régiment. À vrai dire, son dîner ne se composait que de deuxou trois plats préparés par un soldat retraité, mais le champagne ycoulait à flots. Personne ne savait rien de sa fortune non plus quede ses revenus, au sujet de quoi personne n’osait s’enquérir. Ilavait des livres : surtout des livres militaires, mais aussi desromans. Il les prêtait volontiers, et ne les réclamaitjamais ; par contre, il ne rendait jamais les livres qu’ilempruntait. Le tir au pistolet occupait le meilleur de son temps.Les murs de sa chambre, criblés de trous de balles, ressemblaient àdes rayons de ruche. Une belle collection de pistolets était leseul luxe de la pauvre masure où il vivait. Il était devenu d’uneadresse incroyable et, s’il s’était proposé d’abattre un fruit posésur une casquette, aucun de nous n’eût craint d’y risquer sa tête.Nos conversations avaient souvent trait au duel : Silvio (jel’appellerai ainsi) ne s’y mêlait jamais. Lui demandait-on s’il luiétait arrivé de se battre, il répondait sèchement « oui », maisn’entrait dans aucun détail et l’on voyait que de telles questionslui étaient désagréables. Nous supposions qu’il avait sur laconscience quelques malheureuses victimes de sa redoutable adresse.Loin de nous l’idée de soupçonner en lui rien qui ressemblât à dela crainte. Il y a des gens dont l’aspect seul écarte de tellespensées. Un fait inattendu nous étonna tous.

Un jour, dix de nos officiers dînaient chez Silvio. On avait bucomme d’ordinaire, c’est-à-dire énormément ; après le dîner,on pria l’hôte de tenir une banque. Il refusa d’abord, car il nejouait presque jamais, mais finit pourtant par faire apporter descartes, jeta sur la table une cinquantaine de pièces d’or etcommença de tailler. Nous l’entourâmes, et le jeu s’engagea.Silvio, en jouant, gardait d’habitude un silence absolu ; aveclui jamais de discussions ni d’explications. S’il arrivait à unponteur de se tromper dans ses comptes, il payait aussitôt ce quimanquait ou inscrivait l’excédent. Nous savions cela et nel’empêchions pas d’agir à sa guise ; mais parmi nous setrouvait un officier transféré à X*** depuis peu. En jouant, il fitpar distraction un paroli de trop. Silvio prit la craie et, selonson habitude, rétablit le compte. L’officier, croyant à une erreurde Silvio, se jeta dans des explications. Silvio continuait àtailler silencieusement. L’officier perdant patience saisit labrosse et effaça ce qui lui paraissait inscrit à tort. Silvio,reprenant la craie, l’inscrivit à nouveau. L’officier, échauffé parle vin, le jeu et le rire des camarades, s’estima grandementoffensé, saisit sur la table un chandelier de cuivre et l’envoyafurieusement contre Silvio, qui réussit tout juste à parer le coup.Nous étions tous anxieux. Silvio se leva, blême de colère, et ditavec des yeux étincelants : « Monsieur, veuillez sortir, etremerciez Dieu que ceci se soit passé dans ma maison. »

Nous ne doutions pas des suites et considérions déjà notrenouveau camarade comme mort. L’officier s’en alla, disant qu’ilétait prêt à répondre de l’offense comme il conviendrait à Monsieurle banquier. La partie se prolongea encore quelques minutes ;mais, sentant que notre hôte n’était plus au jeu, nous lâchâmespied l’un après l’autre et retournâmes chez nous, en causant decette prochaine place vacante.

Le jour suivant, au manège, nous doutions si le pauvrelieutenant était toujours en vie, quand il parut lui-même au milieude nous. Nous l’interrogeâmes. Il répondit n’avoir eu encore aucunenouvelle de Silvio. Cela nous étonna. Nous nous rendîmes chezSilvio ; il était dans sa cour, logeant balle sur balle dansl’as collé à la porte cochère. Il nous reçut comme à l’ordinaire etne souffla mot de ce qui s’était passé la veille. Trois jourss’écoulèrent ; le lieutenant vivait encore. Et nous nousétonnions : « Est-il possible que Silvio ne se batte pas ?»

Silvio ne se battit pas. Il se contenta d’une très légèreexplication.

Cela lui fit un tort extraordinaire dans l’opinion de lajeunesse. La couardise est la chose que les jeunes gens excusent lemoins, car ils voient d’ordinaire dans le courage le mérite suprêmeet l’excuse de tous les vices. Cependant peu à peu tout fut oublié,et Silvio se ressaisit de son prestige.

Moi seul, je ne pus plus me rapprocher de lui. Ayant par natureune imagination romanesque, j’étais auparavant, plus que toutautre, attaché à cet homme dont la vie restait une énigme et qui mesemblait le héros de quelque mystérieux roman.

Il m’aimait ; du moins étais-je le seul avec qui Silvio sedépartait de sa médisance pour parler de différentes choses avecune bonhomie et un charme extraordinaires. Mais, depuis lamalheureuse soirée, je ne pouvais cesser de penser à cette tachefaite à son honneur, tache qu’il négligeait volontairement delaver, et qui m’empêchait de me conduire avec lui commeautrefois ; j’avais honte de le regarder. Silvio était tropintelligent et trop fin pour ne pas s’en apercevoir et ne pasdeviner les raisons de ma réserve. Il semblait s’en affecter ;du moins remarquai-je chez lui plusieurs fois le désir des’expliquer avec moi ; mais j’évitais ces occasions, et Silvios’éloigna de moi. Je ne le rencontrai plus qu’en présence descamarades, et c’en fut fait de nos conversations intimes.

Les habitants affairés de la capitale imaginent mal quantitéd’émotions bien connues des campagnards et des gens des petitesvilles, par exemple l’attente du jour du courrier : le mardi et levendredi, la chancellerie de notre régiment s’emplissaitd’officiers, les uns attendaient de l’argent, les autres deslettres, d’autres encore des journaux. Les paquets, habituellement,étaient décachetés sur place, les nouvelles communiquées, et toutcela offrait un tableau des plus animés. Silvio, qui recevait deslettres à l’adresse de notre régiment, se trouvait là d’ordinaire.Un beau jour on lui remit un pli dont il fit aussitôt sauter lecachet avec des signes d’extrême impatience. En parcourant lalettre, ses yeux étincelaient. Tout occupés par leur courrier, lesautres officiers n’avaient rien remarqué.

« Messieurs, s’écria Silvio, les circonstances exigent que jem’absente immédiatement ; je partirai cette nuit ;j’espère que vous ne me refuserez pas de venir dîner chez moi unedernière fois. Je compte sur vous, poursuivit-il en s’adressant àmoi ; sans faute. »

Puis il sortit précipitamment, et nous nous en fûmes chacun denotre côté après être convenus de nous réunir chez Silvio.

J’arrivai chez Silvio à l’heure dite et retrouvai chez luipresque tous les officiers du régiment. Ses paquets étaient déjàfaits ; rien ne restait plus que les murs nus criblés deballes. Nous nous mîmes à table ; notre hôte étaitparticulièrement bien disposé, et bientôt la gaieté devintgénérale ; les bouchons sautaient à tout instant, le champagnemoussait dans les coupes, et très chaleureusement nous souhaitâmesau partant heureux voyage et tout le bonheur possible.

Nous quittâmes la table fort tard. Après que chacun eut trouvésa casquette, Silvio, ayant dit adieu à tous, me prit par le braset me retint au moment même où je me disposais à partir.

« Il faut que je vous parle », dit-il à voix basse.

Je demeurai. Sitôt que les invités nous eurent laissés, nousnous assîmes Silvio et moi, l’un en face de l’autre et allumâmesnos pipes en silence. Silvio était préoccupé ; de sa gaietéconvulsive il ne restait plus trace. Sa pâleur ténébreuse, ses yeuxétincelants et l’épaisse fumée qui sortait de sa bouche luidonnaient l’aspect d’un vrai diable. Quelques minutespassèrent ; Silvio rompit enfin le silence.

« Peut-être ne nous reverrons-nous plus jamais, me dit-il. Avantla séparation j’ai voulu m’expliquer avec vous. Vous avez puremarquer que je fais peu de cas de l’opinion d’autrui ; maisje vous aime et il me serait pénible de laisser dans votre espritune impression fausse. »

Il s’arrêta et se mit à bourrer une nouvelle pipe. Je metaisais, baissant les yeux.

« Il a pu vous paraître étrange, continua-t-il, que je n’aie pasexigé réparation de cet ivrogne étourdi, R***. Vous conviendrezque, ayant le droit de choisir les armes, sa vie était entre mesmains, tandis que la mienne était à peine exposée ; jepourrais attribuer ma retenue à ma seule magnanimité, mais je neveux point mentir… Si j’avais pu punir R*** sans risquer ma vie, jene lui aurais pardonné pour rien au monde. »

Je regardai Silvio avec étonnement. Un tel aveu me confondait.Silvio continua :

« Oui, parfaitement ! Je n’ai pas le droit de m’exposer àla mort. Il y a six ans j’ai reçu un soufflet, et mon ennemi estencore vivant. »

Ma curiosité était fortement excitée.

« Vous ne vous êtes pas battu avec lui ? demandai-je. Lescirconstances vous ont probablement séparés ?

– Je me suis battu avec lui, répondit Silvio, et voici ce qui entémoigne. »

Silvio se leva et sortit d’un carton un bonnet rouge galonnéavec une houppe dorée (ce que les Français appellent bonnet depolice) ; il s’en coiffa ; le bonnet était traversé d’uneballe à un doigt du front.

« Vous savez que j’ai servi dans le régiment de hussards de ***,continua Silvio. Mon caractère vous est connu : je suis habitué auxpremières places. Dans ma jeunesse je les briguais avec passion. Denotre temps, la débauche était à la mode ; j’étais le plusgrand tapageur de l’armée. Nous faisions parade de nos soûleries.Je l’emportais même sur le fameux Bourtsov, chanté par DenisDavydov. Les duels, dans notre régiment, étaient des plusfréquents ; à chacun d’eux je servais de témoin, lorsque jen’y prenais pas une part active. Mes camarades m’adoraient et lescommandants du régiment, remplacés sans cesse, me regardaient commeun fléau nécessaire.

« Avec ou sans tranquillité je jouissais de ma gloire, jusqu’aujour où un jeune homme riche et de grande famille (je ne veux pasle nommer) fut incorporé chez nous. De ma vie je n’avais rencontréun si brillant enfant gâté de la Fortune. Imaginez la jeunesse,l’esprit, la beauté, la gaieté la plus folle, la bravoure la plusinsouciante, un nom illustre, de l’argent à n’en jamais manquer età n’en savoir jamais le compte ; vous comprendrez facilementl’effet qu’il devait produire parmi nous. Ma supériorité chancela.Attiré par ma gloire, il allait rechercher mon amitié ; jel’accueillis avec tant de froideur qu’il s’éloigna de moi sans lemoindre regret.

« Je l’avais pris en haine. Ses succès au régiment et dans lasociété des femmes me jetaient dans le plus grand désespoir. Je memis à lui chercher querelle ; à mes épigrammes il répondaitpar des épigrammes qui me paraissaient toujours plus inattendues etplus acerbes que les miennes, et qui certes étaient bien plusgaies ; il plaisantait et moi j’étais fielleux. Un jour enfin,à un bal chez un châtelain polonais, le voyant l’objet del’attention de toutes les femmes et particulièrement de lachâtelaine avec qui j’avais une liaison, je lui soufflai àl’oreille quelque plate grossièreté. Il s’emporta et me gifla. Nousnous jetâmes sur nos sabres ; les dames s’évanouirent ;on nous sépara de force, et la même nuit nous partîmes pour nousbattre.

« Moi et mes témoins nous nous trouvâmes au point du jour àl’endroit désigné. Avec une impatience inexprimable j’attendais monadversaire. Le soleil printanier se leva et mûrissait déjà.J’aperçus l’autre de loin : il s’avançait à pied, laissant traînerson manteau sur le sabre, accompagné d’un seul témoin. Nous allâmesà sa rencontre. Il tenait une casquette remplie de cerises. Lestémoins mesurèrent douze pas. C’était à moi de tirer ; mais ledépit m’agitait si violemment que je cessai de compter sur lasûreté de ma main, et, pour me donner le temps de me ressaisir, jelui offris de tirer le premier. Il refusa. On décida de s’enremettre au sort : le bon numéro échut à cet éternel favori de laFortune. Il visa, et sa balle traversa ma casquette. C’était montour. Sa vie était enfin entre mes mains ; je le regardaisavec avidité, guettant sur son visage la moindre ombred’inquiétude. Et, tandis que je le tenais en joue, il choisissaitdans sa casquette les cerises mûres en crachant vers moi les noyauxqui m’atteignaient presque. Son sang-froid me rendit furieux.  » Àquoi bon, pensais-je, le priver d’une vie à laquelle il attache sipeu de prix ?  » Une pensée perfide se glissa dans mon esprit.J’abaissai mon pistolet.

«  » Mourir, en ce moment, lui dis-je, il ne vous en chautguère ; vous déjeunez, je n’ai pas envie de vous déranger.

« – Vous ne me dérangez nullement, répliqua-t-il, veuilleztirer… Au surplus, faites comme il vous plaira ; vous gardezdroit à votre coup ; je reste à vos ordres.  »

« Je me tournai vers les témoins, leur déclarant que, pourl’instant, je n’avais pas envie de tirer ; et le duel setermina ainsi…

« Je pris ma retraite et m’enfouis dans cette bourgade. Depuislors, pas un jour ne s’est passé que je n’aie songé à la vengeance.Aujourd’hui mon heure est venue. »

Silvio tira de sa poche la lettre qu’il avait reçue le matin etme la donna à lire. Quelqu’un de Moscou (probablement son hommed’affaires) lui écrivait que la personne en question allaitprochainement s’unir en légitime mariage avec une fille jeune et degrande beauté.

« Vous devinez, dit Silvio, quelle est cette personne enquestion. Je vais à Moscou. Nous verrons si, la veille de sonmariage, il accepte la mort avec autant d’indifférence qu’ill’attendait naguère en mangeant des cerises. »

À ces mots, Silvio se leva, jeta à terre sa casquette et se mità marcher de long en large dans la chambre, comme un tigre encage.

Je l’écoutais sans bouger ; des sentiments étranges,contradictoires, m’agitaient. Le domestique entra et annonça queles chevaux étaient prêts. Silvio me serra la main fortement ;nous nous embrassâmes. Il monta dans la voiture où se trouvaientdeux valises : l’une avec les pistolets, l’autre contenant seseffets. Après de nouveaux adieux, les chevaux partirent augalop.

[modifier] II

Quelques années plus tard, des raisons de famille m’obligèrent àm’installer dans un pauvre petit village du district de N***. Touten m’occupant des questions domestiques, je ne cessais de soupireraprès ma vie d’autrefois, insouciante et mouvementée. Le plusdifficile était de m’habituer à passer les soirées de printemps etd’hiver dans une complète solitude. Je me traînais tant bien quemal jusqu’au dîner, causant avec le staroste, visitant les champsou faisant le tour des nouveaux établissements ; mais, dèsl’approche du crépuscule, je ne savais que devenir. Je connaissaispar cœur le peu de livres dénichés sous les armoires ou dans lesréduits. Tous les contes dont pouvait se souvenir ma ménagèreKirilovna, elle me les avait ressassés ; les chansons despaysannes me rendaient triste. Je me serais mis à boire, sil’alcool ne m’eût donné mal à la tête ; de plus, j’avais peurde devenir ivrogne par tristesse, c’est-à-dire un de ces tristespochards comme on n’en trouve que trop dans notre district.

Autour de moi, pas de proches voisins, sinon deux ou trois deces ivrognes dont la conversation se composait surtout de hoquetset de soupirs. La solitude était préférable. À la fin je décidai dedîner le plus tard et de me coucher le plus tôt possible ;ainsi j’écourtai les soirées, ajoutant à la longueur du jour ;j’estimai que bonus erat.

À quatre verstes de chez moi s’étendait la riche propriété de lacomtesse B*** qui, du reste, n’était habitée que par lerégisseur ; la comtesse n’avait visité son domaine qu’uneseule fois, l’année de son mariage, et encore n’y avait-elle passéjourné plus d’un mois. Cependant, au second printemps de maréclusion, le bruit se répandit que la comtesse et son mariviendraient passer l’été dans leur campagne. En effet, ilsarrivèrent au début du mois de juin.

L’arrivée d’un riche voisin est un événement important pour leshabitants des campagnes. Les propriétaires et leurs gens en parlentdeux mois à l’avance et en reparlent trois ans après. Quant à moi,je l’avoue, la nouvelle de la venue d’une jeune et belle voisine mefit une grande impression ; je brûlais d’impatience de lavoir, et, le premier dimanche après leur arrivée, je me rendisaprès dîner au village de N*** pour me recommander à LeursExcellences comme leur plus proche voisin et leur très humbleserviteur.

Un laquais m’introduisit dans le cabinet du comte et allam’annoncer. La vaste pièce était meublée avec tout le luxeimaginable ; le long des murs, des armoires garnies delivres ; sur chaque armoire un buste de bronze ;au-dessus d’une cheminée de marbre, une large glace. Le parquetétait recouvert d’une moquette verte, elle-même jonchée detapis.

Depuis longtemps n’ayant plus l’occasion, dans mon pauvre coin,de voir rien de fastueux, je me sentais intimidé et j’attendais lecomte avec l’appréhension d’un solliciteur de province qui faitantichambre chez un ministre.

La porte s’ouvrit et laissa entrer un homme d’une trentained’années, très beau. Le comte s’approcha de moi d’un air avenant etamical ; je me ressaisis de mon mieux et j’allais décliner mesqualités, mais il coupa court. Nous nous assîmes. Sa conversationlibre et enjouée dissipa promptement ma gêne ; je recouvraismon aisance lorsque tout à coup parut la comtesse et la confusionm’envahit de plus belle. La comtesse était d’une grande beauté. Lecomte me présenta ; je voulais paraître à mon aise, mais plusje m’efforçais de prendre un air dégagé, plus je me sentais gauche.Pour me donner le temps de me remettre et de me faire à cettenouvelle connaissance, le comte et la comtesse se mirent à parlerentre eux, me traitant en bon voisin et sans cérémonie. Cependantje me promenais de long en large, examinant les livres et lestableaux. Je ne suis pas connaisseur en peinture, pourtant unetoile attira mon attention. Elle représentait un paysage suissequelconque ; et ce n’est pas que la peinture m’eût frappé,mais la toile appliquée au mur gardait trace de deux balles fichéesl’une sur l’autre.

« Un beau coup, dis-je en m’adressant au comte.

– Certes, un coup bien remarquable. Êtes-vous bon tireur ?continua-t-il.

– Passable, répondis-je, content que la conversation touchâtenfin un sujet qui me fût familier. À trente pas je ne manque pasune carte à jouer ; bien entendu avec des pistolets que jeconnaisse.

– Vraiment ! fit la comtesse d’un air de grande attention.Et toi, mon ami, mettrais-tu une balle dans une carte à trentepas ?

– Un jour nous essayerons, reprit le comte ; dans le tempsj’étais un tireur passable. Mais voici quatre ans que je n’ai pasmanié de pistolet.

– En ce cas, je gage que Votre Excellence ne percerait pas unecarte à vingt pas ; le pistolet demande un exercice journalier: je le sais par expérience. Dans notre régiment je passais pour undes meilleurs tireurs. Il m’advint une fois de rester tout un moissans toucher à un pistolet ; les miens étaient en réparation.Eh bien ! que pensez-vous, Excellence ? La première foisque je me remis à tirer, à vingt pas, je manquai quatre fois desuite une bouteille. Nous avions un capitaine qui aimait laplaisanterie ; il se trouvait là et me dit :  » Diantre, monami ! tu me parais avoir un fameux respect pour lesbouteilles !  » Croyez-moi, Excellence, il ne faut pas négligercet exercice, sinon on risque de perdre la main. Le meilleur tireurqu’il m’arriva de rencontrer tirait tous les jours au moins troisfois avant son dîner. C’était réglé chez lui comme son verre devodka. »

Le comte et la comtesse étaient ravis de me voir lierconversation.

« Et que valait son tir ? demanda le comte.

– Jugez-en, Excellence : voyait-il par exemple une mouche seposer sur le mur… Vous riez, comtesse ? je vous jure que c’estvrai… Or donc, voyait-il une mouche :  » Kouzka ! appelait-ilalors, Kouzka ! un pistolet.  » Kouzka lui apportait unpistolet chargé. Boum ! et voici la mouche enfoncée dans lemur.

– C’est stupéfiant, fit le comte ; et comments’appelait-il ?

– Silvio, Excellence.

– Silvio ! s’écria le comte en se levant brusquement. Vousavez connu Silvio ?

– Comment ne l’aurais-je pas connu, Excellence ! Nousétions amis ; il était accueilli dans notre régiment comme unvieux camarade ; mais depuis cinq ans déjà je suis sans aucunenouvelle de lui. Votre Excellence le connaissait-elleaussi ?

– Je l’ai connu ; je l’ai très bien connu. Ne vous a-t-ilpas conté une très singulière aventure ?

– Ne s’agit-il, pas, Excellence, d’un soufflet qu’il reçut d’unécervelé à un bal ?

– Et vous a-t-il dit le nom de cet écervelé ?

– Non, Excellence, il ne me l’a pas dit. Ah ! VotreExcellence, continuai-je, devinant la vérité, pardonnez-moi…j’ignorais… serait-ce vous ?…

– Moi-même, répondit le comte avec un air d’émotionextrême ; et vous voyez sur ce tableau la marque de notredernière rencontre.

– Ah ! mon cher ! dit la comtesse, pour l’amour deDieu, ne continue pas, c’est trop affreux.

– Non, répliqua le comte, je vais tout raconter ; il saitcomment j’avais offensé son ami, qu’il apprenne aussi commentSilvio se vengea. »

Le comte m’offrit un fauteuil et j’entendis avec la plus vivecuriosité le récit suivant :

« Il y a cinq ans, je me suis marié. J’ai passé ici, dans cettecampagne, le premier mois, the honey moon. Cette maison où se sontécoulés les meilleurs instants de ma vie me rappelle aussi de trèspénibles souvenirs.

« Un soir que nous sortions ensemble à cheval, celui de ma femmese cabra ; elle prit peur, me remit la bride et rentra à piedà la maison. Je l’avais devancée. Dans la cour j’aperçus unevoiture ; on me dit qu’un homme m’attendait dans mabibliothèque ; il n’avait pas voulu se nommer, mais simplementdit qu’il avait affaire avec moi. J’entrai dans cette pièce-ci etvis dans l’obscurité un homme, couvert de poussière, à la barbeinculte ; il se tenait debout ici, près de la cheminée. Jem’approchai, cherchant à reconnaître ses traits.

« – Tu ne me remets pas, comte ? dit-il d’une voixtremblante.

« – Silvio ! m’écriai-je, et j’avoue que je sentis lescheveux se dresser sur ma tête.

« – À tes ordres, reprit-il. C’est à mon tour de tirer ; jesuis venu pour décharger mon pistolet ; es-tu prêt ?

« Un pistolet sortait de sa poche de côté. Je mesurai douze paset me mis là, dans le coin, le priant de tirer au plus vite, avantque ma femme ne revînt.

« Mais il prit son temps et réclama de la lumière. On apportades bougies. Je fermai la porte à clef, défendant l’entrée à quique ce fût et de nouveau je le priai de tirer. Il sortit sonpistolet et visa… Je comptais les secondes… je pensais à elle… unehorrible minute passa ! Silvio abaissa le bras.

« – Je regrette, dit-il, que mon pistolet ne soit pas chargéavec des noyaux de cerises… le plomb est lourd… Ça n’a plus l’aird’un duel, mais bien d’un assassinat ; je n’ai pas accoutuméde mettre en joue un homme sans armes. Recommençons et que le sortdécide qui de nous tirera le premier.

« La tête me tournait… Je crois que je ne consentais pas… Enfinnous chargeons un second pistolet ; nous roulons deuxbillets ; il les met dans la casquette, autrefois traverséepar ma balle ; je sors de nouveau le numéro un.

« – Tu as une chance diabolique, comte, dit-il avec un sourireque je n’oublierai jamais.

« Je ne comprends pas ce qui se passa en moi, ni comment il putm’y forcer… Mais je tirai et je crevai ce tableau (le comte désignadu doigt le tableau percé de balles ; son visage était enfeu ; la comtesse était plus blanche que son mouchoir ;je ne pus retenir une exclamation).

« Je tirai, continua le comte, et, Dieu merci, je lemanquai ; alors Silvio… (en ce moment il était vraimenteffrayant) Silvio se mit à me viser. Soudain la porte s’ouvre.Macha entre en courant et avec un cri aigu se jette à mon cou. Saprésence me rendit tout mon courage.

« – Chère, lui dis-je, ne vois-tu donc pas que nousplaisantons ? Comme tu t’effrayes ! Va boire un verred’eau et reviens. Je te présenterai un vieil ami et camarade.

« Macha ne me croyait toujours pas.

« – Mon mari dit-il la vérité ? demanda-t-elle, ens’adressant au terrible Silvio. Est-ce vrai que vous plaisanteztous les deux ?

« – Il plaisante toujours, comtesse, lui répondit Silvio : unefois il me gifla en plaisantant ; en plaisantant il traversad’une balle cette casquette que voici ; en plaisantant ilvient de me manquer ; maintenant c’est à mon tour deplaisanter…

« À ces mots il voulut me mettre en joue devant elle. Macha sejeta à ses pieds.

« – Relève-toi, Macha, c’est une honte ! m’écriai-je avecfureur. Quant à vous, monsieur, cesserez-vous de railler une pauvrefemme ? Oui ou non, voulez-vous tirer ?

« – Je ne tirerai pas, répondit Silvio, je suis satisfait : j’aivu ton trouble, ta frayeur ; je t’ai forcé de tirer sur moi.Nous sommes quittes. Tu te souviendras de moi. Je te livre à taconscience.

« Il allait sortir, mais s’arrêta à la porte, se retourna versle tableau que j’avais troué, tira presque sans viser etdisparut.

« Ma femme était évanouie ; mes gens n’osaient arrêterSilvio et le regardaient avec terreur. Il sortit sur le perron,héla le postillon et partit avant que j’eusse le temps de recouvrermes esprits. »

Le comte se tut. Voici comment j’appris la fin de l’histoiredont le début m’avait tellement frappé jadis.

Je n’ai plus jamais rencontré notre héros. On dit que, lors dela révolte d’Alexandre Ypsilanti, Silvio commandait un détachementdes hétéristes et qu’il fut tué dans la bataille de Sculani.

Chapitre 2La Tempête de neige

Galopant entre les talus blancs

Les chevaux foulent la neige profonde.

À l’écart, voici qu’apparaît

Une chapelle solitaire.

…………………………………………………

Soudain la bourrasque s’élève ;

La neige tombe en flocons épais.

Au-dessus du traîneau, le corbeau

Tournoie et fait siffler son aile ;

Sa voix augurale prédit le malheur !

Les chevaux que talonne l’angoisse

Scrutent des yeux le lointain noir

Et leurs crinières se hérissent.

JOUKOVSKI.

À la fin de l’année 1811, époque mémorable pour nous, vivait sursa terre de Nénaradovo le bon Gavrila Gavrilovitch R***. Sonhospitalité et sa bonhomie étaient célèbres dans le pays ; sesvoisins venaient souvent chez lui, les uns pour manger, boire,faire une partie de boston à cinq kopeks avec sa femme PraskoviaPétrovna ; d’autres pour contempler Maria Gavrilovna, leurfille. Cette svelte et pâle demoiselle de dix-sept ans passait pourun riche parti, et nombreux étaient ceux qui songeaient à elle,soit pour eux-mêmes, soit pour leurs fils.

Maria Gavrilovna était nourrie de romans français, et parconséquent amoureuse. L’objet aimé, un pauvre enseigne, passaitalors le temps de son congé dans sa campagne. Il va sans dire quece jeune homme brûlait également d’une grande passion pour MariaGavrilovna. Mais les parents de la jeune fille, s’étant aperçus decette inclination réciproque, accueillirent l’enseigne plus malqu’un assesseur retraité et défendirent à leur fille de penser pluslongtemps à lui.

Nos amants s’écrivaient, et de plus se retrouvaient tous lesjours seuls dans un bosquet de pins ou près d’une vieille chapelle.C’est là qu’ils se juraient un amour éternel, se lamentaient contrele sort, et formaient maints projets. Correspondant ou conversantde la sorte, ils en vinrent (ce qui est bien naturel) auraisonnement suivant : « Si nous ne pouvons respirer l’un sansl’autre et si la volonté de parents cruels s’oppose à notrefélicité, ne devons-nous pas passer outre ? »

Cette heureuse idée, comme de juste, vint d’abord à l’esprit dujeune homme, et plut infiniment à l’imagination romanesque de MariaGavrilovna.

L’hiver mit fin aux rendez-vous ; mais la correspondancen’en devint que plus active. Vladimir Nicolaïevitch, dans chacunede ses lettres, suppliait Maria Gavrilovna de se confier à lui, deconsentir à un mariage secret, puis à la fuite ; plus tard,après quelque temps de vie cachée, ils reviendraient se jeter auxpieds des parents ; ceux-ci ne laisseraient pas d’être enfintouchés par tant d’héroïque constance et diraient sûrement auxamants infortunés : « Enfants, venez dans nos bras ! »

Maria Gavrilovna hésita longtemps ; quantité de projetsd’évasion furent repoussés. En fin de compte, elle céda : onconvint d’un jour où elle se retirerait sans souper dans sachambre, prétextant un fort mal de tête. Sa servante était dans lecomplot ; toutes deux gagneraient le jardin par une portedérobée ; là, se trouverait un traîneau préparé, où ellesmonteraient pour se rendre à cinq verstes de Nénaradovo, dans levillage de Jadrino, tout droit à l’église où Vladimir serait à lesattendre.

La veille du jour fatal, Maria Gavrilovna ne dormit point detoute la nuit ; elle fit ses paquets, emballa linge etvêtements, écrivit une longue lettre à son amie, une demoisellesensible, et une autre à ses parents. Dans les termes les plustouchants, elle leur disait adieu, alléguait, en excuse à sa faute,l’irrésistible force de sa passion et terminait en disant qu’elleconsidérait comme l’instant le plus heureux de sa vie celui où illui serait permis de se jeter aux pieds de ses parents adorés.

Après avoir scellé les deux lettres avec un cachet de Toula, surlequel étaient gravés deux cœurs enflammés avec une deviseassortie, elle se jeta sur son lit et s’endormit à la pointe dujour ; mais des rêves effrayants la réveillaient à chaqueinstant. Tantôt il lui semblait qu’à la minute même où elle montaitdans le traîneau pour aller se marier, son père l’arrêtait, latraînait dans la neige avec une frénésie douloureuse, puis laprécipitait dans un gouffre sombre et sans fond… et brusquementelle tombait avec un indicible arrêt du cœur ; tantôt ellevoyait Vladimir étendu sur l’herbe, pâle et ensanglanté. En mourantil la suppliait d’une voix stridente de hâter leur mariage… Lesvisions hideuses et insensées se succédaient ainsi l’une à l’autre.Elle se leva enfin, plus pâle que d’habitude, avec un mal de têtequi cette fois n’était pas feint.

Ses parents remarquèrent son trouble ; leur tendreprévenance et leurs incessantes questions : « Qu’as-tu,Macha ? – N’es-tu pas malade, Macha ? » lui déchiraientle cœur. Elle s’efforçait de les rassurer, de paraître gaie, maisen vain. Le soir arriva. La pensée que ce jour était le dernierqu’elle avait à vivre au milieu de sa famille lui serrait le cœur.Elle se sentait à peine vivante ; elle disait secrètementadieu à toutes les personnes, à tous les objets qui l’entouraient.On servit le souper ; son cœur se mit à battre plusfort ; alors d’une voix tremblante elle déclara qu’ellen’avait pas faim et prit congé de son père et de sa mère. Ceux-cil’embrassèrent et lui donnèrent leur bénédiction comme decoutume ; Macha faillit pleurer. Arrivée dans sa chambre, ellese laissa tomber dans un fauteuil et fondit en larmes. Sa servantefit de son mieux pour la calmer et lui redonner du courage.

Tout était prêt. Dans une demi-heure, Macha devait dire adieupour toujours à la maison paternelle, à sa chambre, à sa paisibleexistence de jeune fille…

Au-dehors, une tempête de neige : le vent hurlait, les voletssecoués claquaient ; partout menaces et tristes présages.Bientôt le silence se fit dans la maison ; tout s’endormit.Macha s’enveloppa d’un châle, puis revêtit une chaude capote, priten main sa cassette et sortit par l’escalier dérobé. Sa servante lasuivait, portant deux paquets. Elles descendirent au jardin et letraversèrent à grand-peine ; la bourrasque ne s’apaisaitpas ; le vent soufflait comme pour arrêter la fuite de lajeune coupable. Un traîneau les attendait sur la route. Les chevauxtransis de froid ne tenaient plus en place : le cocher de Vladimirretenait leur impatience tout en battant la semelle. Il aida lajeune fille et la servante à s’installer et à arranger les paquetset la cassette, saisit les rênes et les chevaux partirent…

Confions la jeune fille au soin du destin et au zèle du cocherTériochka, et revenons à notre jeune amant.

Vladimir avait employé sa journée à des démarches : d’abordauprès du prêtre de Jadrino, avec qui il ne s’entendit qu’àgrand-peine ; puis auprès des propriétaires du voisinage pours’assurer de trois témoins. Le premier auquel il s’était présenté,Dravine, cornette quadragénaire en retraite, avait volontiersconsenti. Cette aventure, assurait-il, lui rappelait l’ancien tempset les frasques des hussards. Il avait insisté pour que Vladimirrestât à dîner, lui certifiant que, pour les deux autres témoins,il les trouverait sans peine aucune ; et, en effet, aussitôtaprès le dîner, vinrent en visite l’arpenteur Schmidt avec sesmoustaches et ses éperons, et le fils du capitaine de district,jeune homme de seize ans, incorporé depuis peu dans les uhlans. Nonseulement ils acceptèrent la proposition de Vladimir, mais encorelui jurèrent qu’ils étaient prêts à lui sacrifier leur vie.Vladimir les serra dans ses bras avec transport et retourna chezlui pour achever ses préparatifs.

Depuis longtemps déjà le jour était tombé. Vladimir envoya àNénaradovo, avec sa troïka, son fidèle Tériochka chargéd’instructions détaillées ; puis il fit atteler un petittraîneau à un cheval et, seul, sans cocher, partit pour Jadrino, oùdeux heures après Maria Gavrilovna devait le rejoindre. Ilconnaissait la route : on n’en avait que pour une vingtaine deminutes.

Mais Vladimir ne fut pas plus tôt dans la campagne que le ventcommença à souffler, soulevant une telle tourmente de neige qu’onen était tout aveuglé. En un instant, le chemin futrecouvert ; les alentours disparurent dans une brume jaunâtreet trouble à travers laquelle tourbillonnaient les blancsflocons ; le ciel se confondit avec la terre. Vladimir setrouva dans un champ et s’efforça vainement de rejoindre la route.Le cheval avançait au hasard, montant sur les tas de neige,descendant dans les fossés, le traîneau versait à chaque instant.Vladimir s’évertuait à conserver la bonne direction. Plus d’unedemi-heure s’était certainement écoulée et il n’avait pas encoreatteint le bois de Jadrino. Dix minutes passèrent ; on nevoyait toujours pas le bois. Vladimir traversait une plaine coupéede profonds ravins. La bourrasque ne se calmait pas, le cielrestait obscur. Le cheval peinait ; Vladimir ruisselait desueur, bien qu’à tout moment il enfonçât dans la neige jusqu’àmi-corps.

Il dut se convaincre qu’il avançait dans une fausse direction.Il s’arrêta, rassembla ses souvenirs et se persuada qu’il devraitobliquer sur la droite. Son cheval n’en pouvait plus. Depuis plusd’une heure qu’on était en route, Jadrino ne devait plus être loin.On peinait, on peinait, et le champ ne finissait pas !… Rienque des amoncellements de neige et des ravins ; et le traîneauversait, et il le redressait encore. Le temps passait. L’inquiétudes’empara de Vladimir.

Enfin au loin se profila quelque chose. Il se dirigea de cecôté. En s’approchant il vit que c’était un bois. « Dieu soitloué ! pensa-t-il, nous voici maintenant tout près. » Illongea la lisière, dans l’espoir de retrouver tout de suite lechemin connu, ou de contourner le bois. Le village de Jadrinodevait se trouver immédiatement derrière. Bientôt Vladimirdécouvrit une route qui s’enfonçait dans l’ombre des arbres dénudéspar l’hiver. Ici l’on était à l’abri du vent ; le chemin étaitlisse ; le cheval reprit courage et Vladimir setranquillisa.

Ils avancèrent et avancèrent, mais on ne voyait pasJadrino ; le bois n’en finissait pas. Vladimir comprit avecterreur qu’il s’était fourvoyé dans une forêt inconnue. Ledésespoir alors l’envahit ; il frappa son cheval ; lapauvre bête prit le trot, puis exténuée se remit au pas au boutd’un quart d’heure, en dépit des efforts de l’infortunéVladimir.

Pourtant enfin les arbres s’espacèrent, la forêt cessa, mais onne voyait toujours point Jadrino. Des larmes jaillirent de sesyeux ; il devait être près de minuit. Vladimir reprit la routeau hasard. La tempête s’apaisa, les nuages se dissipèrent ;devant lui d’immenses ondes blanches s’étendaient. La nuit se fitassez claire. Il vit, tout près, un petit hameau de quatre ou cinqchaumières. Vladimir s’y rendit. Devant la première chaumière ilsauta du traîneau, courut à la fenêtre et se mit à frapper. Au boutde quelques minutes le volet de bois se souleva et un vieillardsortit sa barbe blanche.

« Que veux-tu ?

– Est-ce que Jadrino est loin ?

– Si Jadrino est loin ?

– Oui, oui ; est-ce loin ?

– Non, pas très loin : une dizaine de verstes d’ici. »

À cette réponse, Vladimir s’arracha les cheveux, puis demeuraimmobile comme un homme condamné à mort.

« Et d’où viens-tu ? » continua le vieillard.

Vladimir n’avait pas le courage de répondre.

« Peux-tu, vieil homme, me procurer des chevaux pourJadrino ? dit-il.

– Des chevaux ? Quels chevaux veux-tu que nous ayons ?répondit le paysan.

– Peux-tu du moins me procurer un guide ? je le payerai cequ’il voudra.

– Attends, fit le vieillard en abaissant le volet ; je vaist’envoyer mon fils, il te conduira. »

Vladimir attendait. Au bout d’une minute à peine, il frappa denouveau. Le volet se souleva, la barbe réapparut.

« Que veux-tu ?

– Eh bien ! ton fils ?

– Il va venir tout de suite : il se chausse. Si tu as froid,entre te chauffer.

– Merci ; envoie vite ton fils. »

La porte grinça ; un gars sortit qui tenait ungourdin ; il prit les devants, tantôt indiquant, tantôtcherchant le chemin enseveli sous la neige.

« Quelle heure est-il ? lui demanda Vladimir.

– Il va bientôt faire jour », répondit le jeune paysan.

Vladimir ne dit plus un mot.

Les coqs chantaient et il faisait déjà clair lorsqu’ilsarrivèrent à Jadrino. L’église était fermée. Vladimir paya le guideet alla chez le prêtre. La troïka n’était pas dans la cour.Qu’allait-il apprendre !

Mais retournons chez nos bons propriétaires de Nénaradovo etvoyons ce qui s’était passé chez eux.

Il ne s’était rien passé du tout.

Les vieux parents se levèrent et entrèrent au salon comme àl’ordinaire, Gavrila Gavrilovitch en bonnet de nuit et veston deflanelle, Praskovia Pétrovna en robe de chambre ouatée. On apportale samovar, et Gavrila Gavrilovitch envoya une servante demander àMaria Gavrilovna si elle avait passé une bonne nuit et comment elleallait ce matin. La servante revint, annonçant que Mademoiselleavait mal dormi, mais que maintenant elle se sentait mieux etqu’elle allait descendre tout de suite. En effet, la porte s’ouvritet Maria Gavrilovna vint souhaiter le bonjour à son père et à samère.

« Comment va ta tête, Macha ? demanda GavrilaGavrilovitch.

– Bien mieux, papa, répondit Macha.

– Ta cheminée a dû fumer hier, dit Praskovia Pétrovna.

– Cela se peut, petite mère », répondit Macha.

La journée se passa comme de coutume, mais, dans la nuit, Machatomba malade. On envoya à la ville quérir un médecin. Celui-ciarriva vers le soir et trouva la jeune fille dans le délire. Unefièvre chaude s’était déclarée, et la pauvre Macha, durant deuxsemaines, fut au bord de la tombe.

Personne dans la maison ne savait rien de la fuite. Les lettresécrites la veille avaient été brûlées ; la femme de chambre nedit rien à personne, redoutant le courroux des maîtres. Le prêtre,le cornette retraité, l’arpenteur moustachu et le petit uhlanfurent discrets, et pour cause ! Quant au cocher Tériochka, ilne disait jamais rien de trop, même lorsqu’il était ivre. Ainsi lesecret fut gardé par plus d’une demi-douzaine de complices. MaisMaria Gavrilovna, dans son continuel délire, se trahissaitelle-même. Toutefois, ses paroles étaient incohérentes à tel pointque sa mère, qui ne quittait pas son chevet, put seulementcomprendre que Macha aimait à en mourir Vladimir Nicolaïevitch, etque probablement cet amour était la cause de sa maladie. Elledélibéra avec son mari et quelques voisins ; tous enfin, d’uncommun accord, décidèrent que tel était évidemment le lot de MariaGavrilovna, que « nul n’évite celui que la destinée nous envoie »,que « pauvreté n’est pas vice », que « ce n’est pas la richesse quifait le bonheur, mais bien de vivre avec celui qu’on aime », etainsi de suite. Les proverbes sont particulièrement utiles dans lescas où, de nous-mêmes, nous ne trouvons pas grand-chose pour nousjustifier.

Cependant la jeune fille commençait à se remettre. Depuislongtemps on ne voyait plus Vladimir dans la maison de GavrilaGavrilovitch : il craignait l’accueil coutumier. On décida del’envoyer chercher en lui annonçant cette nouvelle qui devaitl’emplir de joie : les parents consentaient au mariage. Mais quelne fut pas l’étonnement des hôtes de Nénaradovo, lorsqu’en réponseà leur invitation, ils reçurent de Vladimir une lettre à peineintelligible. Il leur déclara qu’il ne remettrait jamais les piedsdans leur maison et les priait d’oublier un malheureux dont la mortrestait l’unique espérance. Quelques jours plus tard ils apprirentque Vladimir était parti pour l’armée. C’était en 1812.

Pendant longtemps on n’osa pas parler de cela devant Machaconvalescente. Elle-même ne faisait jamais allusion à Vladimir.Quelques mois plus tard, il lui arriva de lire son nom parmi ceuxdes combattants qui s’étaient distingués et avaient été grièvementblessés à Borodino ; elle s’évanouit et l’on craignit unenouvelle attaque de fièvre chaude. Mais grâce à Dieu, cetévanouissement n’eut pas de suite.

De nouveau le malheur la frappa : Gavrila Gavrilovitch mourut,la laissant héritière de ses biens. Cet héritage ne la consolapoint ; elle partageait sincèrement le chagrin de la pauvrePraskovia Pétrovna et jura de ne jamais se séparer d’elle. Toutesdeux quittèrent Nénaradovo, lieu de tristes souvenirs et s’enallèrent vivre dans la campagne de N***.

Là aussi les prétendants s’empressèrent autour de la charmanteet riche fiancée ; mais elle ne donnait à aucun d’eux lemoindre espoir. Parfois sa mère la poussait à faire choix d’un amide cœur ; Maria Gavrilovna secouait la tête et demeuraitpensive. Vladimir n’existait plus : il était mort à Moscou laveille de l’entrée des Français dans la ville. Son souvenirsemblait sacré pour Macha ; du moins avait-elle conservé toutce qui pouvait le lui rappeler : des livres qu’il avait lusautrefois, ses dessins, la musique et les vers qu’il avait copiéspour elle. Les voisins, au courant de tout, s’étonnaient de saconstance et attendaient avec curiosité la venue du héros devantqui céderait enfin la triste fidélité de cette virginaleArtémise.

La guerre s’acheva glorieusement. Nos régiments revenaient del’étranger. Le peuple courait à leur rencontre. La musique jouaitles chansons des pays conquis : Vive Henri IV, des valsestyroliennes et des airs de Joconde. Les officiers, partis pour lacampagne presque adolescents, revenaient mûris dans l’air desbatailles et couverts de décorations. Les soldats conversaientgaiement et mêlaient dans leurs phrases des mots allemands oufrançais. Époque inoubliable ! Temps de gloire etd’enthousiasme ! Avec quelle force le mot « Patrie » faisaitbattre un cœur russe ! Combien douces étaient les larmes durevoir ! En chacun de nous le sentiment de la fierté nationaleet l’amour pour le Tsar se fondaient. Quant au Tsar lui-même, quelsinstants il vivait !

Les femmes, les femmes russes étaient alors incomparables !Leur froideur habituelle cédait, et, avec un enthousiasme enivré,elles criaient : « Hourra ! » devant l’arrivée desvainqueurs.

Et bonnets de voler dans l’air.

Est-il un officier d’alors qui ne reconnaîtrait avoir reçu de lafemme russe sa meilleure et sa plus précieuserécompense ?…

En ce temps glorieux, Maria Gavrilovna, retirée avec sa mèredans le gouvernement de N***, ne pouvait se figurer comment lesdeux capitales fêtaient le retour des armées. Mais en province etdans les villages, l’enthousiasme général était peut-être plusgrand encore. L’apparition d’un officier y était l’occasion d’unvéritable triomphe, et le galant en habit civil faisait piètrefigure.

Nous avons déjà dit qu’en dépit de sa froideur Maria Gavrilovnaétait, tout comme autrefois, entourée de prétendants. Mais tousdurent se retirer lorsque, dans son château, parut Bourmine,colonel des hussards, blessé, la croix de Saint-Georges à laboutonnière et avec « une intéressante pâleur », comme disaient ence temps les demoiselles.

Il avait environ vingt-six ans. Il était venu en congé dans sesterres, toutes proches du village de Maria Gavrilovna. Elle ledistingua tout particulièrement. En sa présence son habituellemélancolie s’animait. Ce n’était pas qu’elle fît la coquette, maisle poète devant son attitude eût pu dire :

Se amor non è, che dunque ?…

Bourmine était évidemment un très aimable jeune homme. Il avaitle genre d’esprit qui plaît aux femmes : un esprit fait de décenceet d’observation, plein de raillerie insouciante et sans prétentionaucune. Ses manières en face de Maria Gavrilovna étaient simples etlibres ; mais son âme et son regard suivaient sans cesse tousses propos et tous ses gestes. Il paraissait d’un caractère doux etmodeste, mais on disait qu’autrefois il avait été trèsdissipé ; cela ne lui nuisait guère dans l’opinion de MariaGavrilovna qui (comme toutes les jeunes dames en général) excusaitbien volontiers les fredaines qui témoignent de la hardiesse et del’ardeur d’un caractère.

Mais, plus que tout (plus que sa tendresse, plus que sonagréable conversation, plus que l’intéressante pâleur, plus que sonbras en écharpe), le silence du jeune hussard excitait sa curiositéet son imagination. Elle était bien forcée de reconnaître qu’ellelui plaisait ; de son côté, avec son esprit et son expérience,il avait dû remarquer qu’il avait été distingué par elle ;comment n’était-il pas encore à ses pieds ? commentn’avait-elle point encore entendu sa déclaration ? qu’est-cequi le retenait ? Était-ce timidité inséparable d’un véritableamour, fierté ou coquetterie d’un astucieux séducteur ? Voilàqui restait une énigme pour elle. Après mûre réflexion, c’est surle compte de la timidité qu’elle mit l’excessive réserve du jeunehomme ; elle décida donc de l’encourager en lui marquant plusd’attention et même, si les circonstances le lui permettaient, dela tendresse.

Elle aspirait à un dénouement fatidique et attendait avecimpatience la minute de la déclaration romanesque. Un secret, dequelque nature qu’il soit, pèse toujours au cœur des femmes.

Ses stratagèmes eurent le succès désiré ; du moins Bourminetomba dans une telle mélancolie et ses yeux noirs se posaient avecune telle flamme sur Maria Gavrilovna que la minute décisivesemblait proche. Les voisins parlaient de ce mariage comme d’unechose faite, et la bonne Praskovia Pétrovna se réjouissait de ceque sa fille eût enfin trouvé un fiancé digne d’elle.

La vieille dame, un jour, était assise seule dans le salon,occupée à une « grande patience », lorsque Bourmine entra ets’enquit aussitôt de Maria Gavrilovna.

« Elle est au jardin, répondit la vieille dame ; allez larejoindre, je vous attends ici. »

Bourmine sortit de la pièce, la vieille dame fit un signe decroix et pensa : « Espérons que nous verrons aujourd’hui la fin del’affaire. »

Bourmine trouva Maria Gavrilovna près de l’étang, sous unsaule ; elle avait un livre à la main et était vêtue d’unerobe blanche, en véritable héroïne de roman. Après les premièresphrases, Maria Gavrilovna laissa tomber la conversation àdessein ; leur trouble s’en accrut, que seule une explicationsoudaine et décisive pouvait dissiper. C’est ce qui arriva :Bourmine, conscient de l’équivoque de sa situation, déclara qu’ilcherchait depuis longtemps l’occasion d’ouvrir son cœur et demandaune minute d’attention. Maria Gavrilovna ferma son livre et baissales yeux en signe d’acquiescement.

« Je vous aime, dit Bourmine ; je vous aime passionnément…»

Maria Gavrilovna rougit et courba la tête un peu plus.

« J’ai agi bien imprudemment en me laissant aller à cette doucehabitude de vous voir et de vous entendre chaque jour… (MariaGavrilovna se rappela la première lettre de Saint-Preux.) Je nepeux plus lutter contre ma destinée ; votre souvenir, votredouce et incomparable image feront désormais le supplice, à lafois, et la consolation de ma vie ; mais il me reste àaccomplir un pénible devoir, à vous révéler le terrible secret quimet entre nous une infranchissable barrière…

– Cette barrière a toujours existé, interrompit avec vivacitéMaria Gavrilovna, je n’aurais jamais pu être votre femme…

– Je sais, lui répondit doucement Bourmine, je sais que vousavez aimé jadis ; mais la mort et trois années delamentations… Bonne, chère Maria Gavrilovna ! ne m’enlevez pasma suprême consolation : la pensée que vous auriez consenti à fairemon bonheur, si…

– Taisez-vous, pour l’amour du Seigneur ; taisez-vous, vousme torturez !

– Oui, je sais, je sens que vous auriez été mienne, mais, jesuis le plus malheureux des êtres… Je suis marié. »

Maria Gavrilovna le regarda avec étonnement.

« Je suis marié, continua Bourmine ; marié depuis quatreans déjà et j’ignore qui est ma femme. Je ne sais ni où elle est,ni si jamais je dois la revoir.

– Que dites-vous ! s’écria Maria Gavrilovna. Comme c’estétrange ! Continuez, je raconterai ensuite… mais continuez,continuez de grâce…

– Au commencement de l’année 1812, dit Bourmine, je me rendaisen hâte à Vilna où se trouvait notre régiment. Arrivé à un relais,tard dans la soirée, j’allais ordonner d’atteler au plus vite,lorsque soudain s’éleva une terrible tourmente de neige ; lemaître de poste et les postillons me conseillaient d’attendre. Jesuivis leur conseil, mais une inexplicable inquiétudem’envahit ; on eût dit que quelqu’un me poussait. Cependant labourrasque ne se calmait pas ; je ne tenais pas enplace ; j’ordonnai de nouveau d’atteler et partis au plus fortde la tempête. Le postillon eut l’idée de longer la rivière, ce quidevait nous faire gagner trois verstes. Les rives étaient couvertesde neige ; le postillon dépassa l’endroit où l’on rejoignaitla route, de sorte que nous nous trouvâmes dans un pays inconnu. Latempête ne s’apaisait point : j’aperçus une lueur et ordonnai denous diriger de ce côté. Nous atteignîmes un village ; dansl’église de bois, il y avait de la lumière. L’église étaitouverte ; plusieurs traîneaux se trouvaient derrièrel’enceinte ; des gens circulaient sur le parvis.  » Parici ! par ici !  » crièrent plusieurs voix. Je dis aupostillon d’approcher.  » Où t’es-tu donc attardé ? me ditquelqu’un ; la fiancée est évanouie, le pope ne sait quefaire ; nous étions sur le point de nous en retourner. Entredonc vite !  » Sans rien dire, je sautai hors du traîneau etpénétrai dans l’église faiblement éclairée par deux ou troiscierges.

« Une jeune fille était assise sur un banc dans un coin sombrede l’église ; une autre lui frottait les tempes.  » Dieu soitloué ! dit celle-ci, enfin vous voilà ! Pour un peu vousauriez fait mourir Mademoiselle.  »

« Le vieux prêtre s’avança vers moi et me demanda : « Désirez-vous que je commence ?

« – Commencez, commencez, mon père « , répondis-jeétourdiment.

« On souleva la jeune fille. Elle me parut assez belle…Incompréhensible, impardonnable légèreté… Je me mis à côté d’elle,près du lutrin ; le prêtre se hâtait ; trois hommes et laservante soutenaient la jeune fille et ne s’occupaient que d’elle.On nous maria.  » Embrassez-vous !  » nous dit-on. Ma femmetourna vers moi son visage pâle. J’allais l’embrasser…  » Ah !ce n’est pas lui ! Ce n’est pas lui !  » s’écria-t-elle,et elle retomba évanouie. Les témoins jetèrent sur moi des regardseffarés. Je fis volte-face et sortis de l’église sans que personnecherchât à me retenir, me jetai dans le traîneau et criai : « Filons !  »

– Grand Dieu ! fit Maria Gavrilovna ; et vous ne savezpas ce qu’il advint de votre pauvre femme ?

– Je l’ignore, répondit Bourmine ; j’ignore le nom duvillage où je me suis marié ; je ne me souviens pas de quelrelais j’étais parti. En ce temps j’attachais si peu d’importance àma criminelle plaisanterie qu’à peine eus-je quitté l’église, jem’endormis et ne me réveillai que le lendemain matin, trois relaisplus loin. Le domestique qui était alors avec moi est mort pendantla campagne, de sorte que je n’ai même pas l’espoir de retrouverjamais celle à qui j’ai joué un tour si cruel et qui aujourd’hui setrouve si bien vengée.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Maria Gavrilovna luisaisissant la main ; c’était donc vous ! Et vous ne mereconnaissez pas ? »

Bourmine pâlit… et se jeta à ses pieds…

Chapitre 3Le Marchand de cercueils

Chaque jour apporte ses cercueils

Ses rides au monde vieillissant.

DIERJAVINE.

Pour la quatrième fois, deux haridelles attelées au corbillardsur lequel Adrien Prokhorov venait d’entasser les restes de sesfrusques firent le chemin de la Basmannaia à la Nikitskaia, où lemarchand de cercueils emménageait. Adrien ferma son ancienneboutique, cloua sur la porte une pancarte : À vendre ou à louer,puis suivit à pied.

En approchant de la petite maison jaune que depuis longtemps ilguignait et qu’il venait enfin d’acquérir pour une sommerondelette, le vieux marchand s’étonna de ne se sentir pas plus dejoie dans le cœur.

Sur le seuil de sa nouvelle demeure où tout était sens dessusdessous, il se prit à regretter l’ancien taudis, où, dix-huit ansdurant, il avait fait régner un ordre parfait. Il tança la lenteurde ses deux filles et de la servante, puis se mit à les aider.Bientôt tout fut en place : l’armoire avec les icônes, le buffetavec la vaisselle, la table, le divan et le lit, dans la chambre dufond ; les productions du maître : cercueils de toutescouleurs et de toutes dimensions, ainsi que les bahuts contenantles flambeaux, les chapeaux et les manteaux de deuil, prirent placedans la cuisine et dans le salon. Au-dessus de la porte cochère futhissée l’enseigne ; elle présentait un Amour dodu tenant enmain un flambeau renversé, et l’inscription : Ici l’on vend et l’ongarnit les cercueils naturels ou peints. On loue et on répare lescercueils usagés.

Les jeunes filles se retirèrent dans leur chambrette ;Adrien fit le tour de sa demeure, s’assit près de la fenêtre etcommanda le samovar.

Tout lecteur éclairé sait que Shakespeare et Walter Scottprésentent les fossoyeurs comme des gens hilares et facétieux, afinde frapper notre imagination par ce contraste. Le respect de lavérité nous retient de suivre leur exemple et nous force d’avouerque le caractère de notre marchand de cercueils répondaitparfaitement à sa macabre profession. Adrien Prokhorov était leplus souvent sombre et pensif. Il ne rompait le silence que pouradmonester ses filles lorsqu’il les surprenait musardant à lafenêtre et regardant passer les gens, ou pour surfaire le prix deses cercueils devant ceux qui se désolaient (ou parfois seréjouissaient) d’en avoir besoin.

Or donc, assis à la fenêtre et buvant sa septième tasse de thé,Adrien, selon son habitude, ruminait de tristes réflexions. Il seremémorait cette averse qui, huit jours plus tôt, près de labarrière de la ville, avait accueilli le cortège funèbre d’unbrigadier retraité. Que de manteaux s’en étaient trouvésrétrécis ! que de chapeaux déformés ! Voici quil’entraînerait à d’inévitables dépenses ; car sa vieilleréserve de vêtements funéraires était dans un état lamentable. Ilcomptait bien, il est vrai, se rattraper avec Trioukhina, cettevieille marchande qui, depuis bientôt un an, n’en finissait pas demourir. Mais c’est à Razgouliaï que Trioukhina trépassait etProkhorov craignait que les héritiers, malgré leur promesse etplutôt que de venir de si loin le chercher, ne traitassent avec unentrepreneur du quartier.

Trois coups frappés à la porte interrompirent soudain cesréflexions.

« Qui est là ? » demanda Prokhorov.

La porte s’ouvrit. Un homme qu’on pouvait, du premier coupd’œil, reconnaître pour un artisan allemand, entra dans la chambre,s’approcha du marchand de cercueils et, d’un air joyeux :

« Excusez-moi, aimable voisin, dit-il avec cet accent allemandqui nous fera toujours rire, – excusez-moi de vous déranger.J’étais impatient de vous connaître. Je suis cordonnier. Jem’appelle Gottlieb Schultz et j’habite, de l’autre côté de la rue,cette petite maison juste en face de vos fenêtres. Je fête demainmes noces d’argent et vous convie à venir dîner chez moi, avec vosfilles, sans cérémonie. »

L’invitation fut acceptée de bonne grâce. Le marchand decercueils pria le cordonnier de s’asseoir et lui offrit une tassede thé. La nature ouverte de Gottlieb Schultz permit vite à laconversation de devenir très cordiale.

« Et comment vont les affaires de votre seigneurie ?demanda Adrien.

– Eh ! Eh ! couci-couça, répondit Schultz. Je n’ai dureste pas à me plaindre ; encore que ma marchandise diffère enceci de la vôtre : qu’un vivant peut bien se passer de bottes, maisqu’un mort ne peut pas vivre sans cercueil !

– Ça, c’est vrai ! dit Adrien. Un vivant qui n’a pas dequoi se payer des bottes peut bien, ne vous déplaise, aller piedsnus ; mais le plus gueux des morts aura son cercueil, qu’il lepaie ou non. »

Ainsi leur entretien se prolongea quelque temps encore. Puisenfin le cordonnier se leva et prit congé d’Adrien en renouvelantson invitation.

Le lendemain, à midi sonnant, Prokhorov, avec ses filles, sortitde sa nouvelle maison par la porte de la cour, et tous trois s’enfurent chez leur voisin.

Dérogeant à l’habitude de nos romanciers d’aujourd’hui, je nedécrirai ni le caftan russe d’Adrien Prokhorov, ni les toiletteseuropéennes d’Akoulina et de Dounia. J’estime néanmoins qu’il n’estpas superflu de noter que les deux jeunes filles s’étaient coifféesde chapeaux jaunes et avaient chaussé des souliers rouges, ce quine leur arrivait que dans des circonstances solennelles.

Le logement exigu du cordonnier était rempli de convives : pourla plupart des artisans allemands accompagnés de leurs femmes et deleurs aides. En fait de fonctionnaires russes, il n’y avait làqu’un sergent de ville, le Finnois Yourko, qui, malgré sa modestecondition, avait su gagner la bienveillance particulière de notrehôte. Depuis vingt-cinq ans il remplissait ses fonctions «fidèlement et loyalement », tel le postillon de Pogorielski.L’incendie de l’an douze, en détruisant Moscou, anéantit du mêmecoup sa guérite jaune. Mais, aussitôt après l’expulsion del’ennemi, surgit à la même place une nouvelle guérite ;celle-ci grise, avec des colonnes doriques blanches. Et Yourkoreprit sa faction devant elle, avec « la hache et la cuirasse dedrap gris ».

Presque tous les Allemands domiciliés près de la porteNikitskaia connaissaient Yourko ; et même il arrivait àcertains d’entre eux de passer chez lui la nuit du dimanche aulundi.

Adrien s’empressa de lier connaissance avec cet homme dont, tôtou tard, on pouvait avoir besoin, et, lorsque les invités se mirentà table, il s’assit à côté de lui. M. et Mme Schultz et leur filleLottchen, demoiselle de dix-sept ans, tout en dînant avec leursinvités et faisant les honneurs de la table, aidaient la cuisinièreà servir. La bière coulait à flots. Yourko mangeait comme quatre.Adrien lui tenait tête. Ses filles faisaient les fines bouches.D’heure en heure la conversation devenait plus bruyante. Soudainl’hôte fit faire silence et, débouchant une bouteille cachetée,cria en russe : « À la santé de ma bonne Louise ! » Le vinmousseux pétilla. Le cordonnier posa tendrement ses lèvres sur lefrais visage de sa compagne quadragénaire, et les convives,bruyamment, vidèrent leur verre à la santé de la bonne Louise. « Àla santé de mes aimables invités ! » s’écria l’hôte endébouchant une deuxième bouteille ; et les invités deremercier et de trinquer de nouveau. Les toasts se succédèrent : onbut à la santé particulière de chacun ; on but à la santé deMoscou ; puis de toute une douzaine de petites villesallemandes ; on but à la santé de tous les corps de métier engénéral, puis à celle de chaque corps en particulier ; on butà la santé des maîtres, puis à celle des contremaîtres. Adrienbuvait ferme. Il devint si gai qu’à son tour il risqua un toastbadin. Puis un gros boulanger leva son verre et proclama : « À lasanté de ceux pour qui nous travaillons : unserer Kundleute !» La proposition, comme toutes les autres, fut acceptée joyeusementet à l’unanimité. Les convives commencèrent ensuite à se saluer lesuns les autres. Le tailleur salua le cordonnier ; lecordonnier salua le tailleur ; le boulanger les salua tousdeux ; tout le monde salua le boulanger, et ainsi de suite.Après toutes ces salutations réciproques, Yourko, tourné vers sonvoisin, s’écria : « Allons ! petit père ; bois à la santéde tes macchabées ! » Tout le monde se mit à rire ; lemarchand de cercueils, atteint dans sa dignité, se renfrogna.Personne n’y fit attention. Les convives continuèrent à boire. L’onsonnait les vêpres lorsqu’ils se levèrent de table.

La plupart étaient fort éméchés. Le gros boulanger et lerelieur, dont le visage « ressemblait à une reliure de maroquinrouge », prirent Yourko sous les bras et le ramenèrent jusqu’à saguérite, interprétant à leur manière le proverbe : « Retourd’argent, joie de prêteur. » Le marchand de cercueils rentra chezlui ivre et furieux. « Eh ! quoi ! ratiocinait-il à voixhaute, mon métier serait-il moins honorable que les autres ?Marchand de cercueils n’est pourtant pas frère de bourreau. Meprennent-ils pour un histrion, ces impies ? Il n’y avaitvraiment pas là de quoi rire. Je projetais de les inviter à pendrela crémaillère et de les régaler en Balthazar. À d’autres ! Jen’en ferai rien. Ceux que j’inviterai, c’est mes clients, mortsorthodoxes !

– Voyons, petit père ! lui dit la servante en ledéchaussant ; qu’est-ce que tu radotes ? Fais vite lesigne de la croix. Inviter les morts à pendre la crémaillère !Quelle horreur !

– Par Dieu ! je jure que je les invite, reprenaitAdrien ; et pas plus tard que pour demain. Soyez lesbienvenus, chers nourriciers ; ici, demain soir, je vousrégale à la fortune du pot. »

Sur ces mots, le marchand de cercueils gagna son lit, où bientôtil ronfla.

On vint le réveiller avant l’aube. La marchande Trioukhina étaitdécédée dans la nuit. Son commis avait dépêché quelqu’un à chevalpour en aviser Adrien. Le marchand de cercueils lui donna dixkopeks de pourboire, s’habilla en hâte, prit une voiture et s’enfut à Razgouliaï. Devant la porte de la défunte étaient déjà portésdes sergents de ville, et les commerçants s’attroupaient comme descorbeaux attirés par le cadavre. Étendue sur une table, la défunte,jaune comme la cire, n’était pas encore atteinte par ladécomposition. Parents, voisins et domestiques se pressaient autourd’elle. Toutes les fenêtres étaient ouvertes. Les ciergesbrûlaient. Les prêtres lisaient des prières. Adrien s’approcha duneveu de Trioukhina, jeune marchand vêtu d’une élégante redingote,et le prévint que le cercueil, les cierges, le drap mortuaire etles autres attributs funèbres lui seraient livrés sans retard et enparfait état. L’héritier remercia distraitement. Il ne discuteraitpas sur le prix, s’en remettant à l’honnêteté de Prokhorov. Lemarchand de cercueils, selon son habitude, jura de s’en tenir auxprix les plus justes, échangea un regard d’entente avec le commiset partit faire les démarches nécessaires. Il passa tout le jour àcourir entre Razgouliaï et la porte Nikitskaia. Vers le soir toutétait prêt. Prokhorov congédia son cocher et rentra chez lui àpied. Il faisait clair de lune. Le marchand de cercueils atteignitallègrement la porte Nikitskaïa. Près de l’église de l’Ascension,il s’entendit héler par le sergent Yourko, qui, l’ayant reconnu,lui souhaita bonne nuit. Il était tard. Le marchand de cercueilsapprochait déjà de sa maison lorsqu’il lui sembla soudain voirquelqu’un devant sa porte, l’ouvrir, puis disparaître àl’intérieur.

« Qu’est-ce que cela signifie ? pensa Prokhorov. Quelqu’unaurait-il encore besoin de moi ? Eh ! ne serait-ce pas unvoleur ? Ou peut-être mes sottes de filles recevraient-ellesdes amants ? C’est bien possible ! »

Et déjà Prokhorov allait appeler l’ami Yourko à larescousse ; mais à cet instant quelqu’un d’autre encores’approcha, qui, sur le point de passer la porte, voyant le maîtredu logis accourir, s’arrêta et souleva son tricorne. Adrien crutreconnaître ce visage, mais, sans prendre le soin de le bienexaminer :

« Vous venez chez moi ? dit-il tout essoufflé. Prenez lapeine d’entrer, je vous en prie.

– Ne fais donc pas de cérémonies, mon petit père, ripostal’autre d’une voix sourde. Passe devant. Montre le chemin à teshôtes. »

Des cérémonies, Adrien n’avait guère le temps d’en faire. Laporte était ouverte ; il monta l’escalier ; l’autre lesuivit. Adrien crut entendre des bruits de pas dansl’appartement.

« Que diable est-ce là ? » pensa-t-il en se hâtantd’entrer… Ses jambes se dérobèrent sous lui. La chambre étaitpleine de morts. La lune, à travers les fenêtres, éclairait leursfaces jaunes et bleues, leurs bouches ravalées, leurs yeux troubleset mi-clos, leurs nez camards… Adrien reconnut avec terreur tousceux qu’il avait mis en bière, et, dans le dernier venu, lebrigadier enseveli pendant l’averse. Tous, dames et messieurs,entourèrent le marchand de cercueils, le saluant et lecomplimentant ; tous, sauf un pauvre diable qui n’avait rienpayé pour son enterrement et qui, gêné, honteux de ses haillons,restait humblement à l’écart, dans un coin. Les autres étaient trèsconvenablement vêtus : les défuntes en bonnets et rubans ; lesdéfunts gradés en uniforme, mais avec des barbes négligées ;les marchands en caftans de fête.

« À ton invitation, Prokhorov, dit le brigadier au nom de toutel’honorable compagnie, nous nous sommes tous levés ; ne sontrestés chez eux que ceux qui sont à bout, que ceux à qui il nereste plus que les os sous la peau ; mais encore y en a-t-ilun de ceux-là qui n’a pu résister à l’envie de venir. »

Au même instant, un petit squelette se glissa à travers la fouleet s’approcha d’Adrien. Son crâne souriait affectueusement aumarchand de cercueils. Des lambeaux de drap vert clair et rouge etdes loques de toile pendaient sur lui comme sur une perche, et sestibias, dans ses grosses bottes, ballottaient comme le pilon dansle mortier.

« Tu ne me reconnais pas, Prokhorov ? dit le squelette. Tune te souviens pas du sergent retraité, Piotr Pétrovitch Kourilkineà qui, en 1799, tu vendis ton premier cercueil ? Et c’était dusapin pour du chêne ! »

À ces mots le squelette ouvrit les bras. Adrien jeta un cri, et,dans un grand effort, le repoussa. Piotr Pétrovitch chancela ettomba en miettes. Un murmure d’indignation s’éleva parmi les morts.Tous se mirent à défendre l’honneur de leur camarade etassaillirent Adrien avec imprécations et menaces. Le pauvre hôte,assourdi par leurs cris et à demi étouffé, perdit contenance et,s’écroulant sur les débris du sergent, s’évanouit.

Le soleil éclairait depuis longtemps déjà le lit où reposait lemarchand de cercueils. Il ouvrit enfin les yeux et vit devant luila servante qui préparait le samovar. Il se souvint avec horreur detous les événements de la veille : la Trioukhina, le brigadier etle sergent Kourilkine surgirent confusément dans sa mémoire. Ilattendit en silence que la servante lui racontât la fin de sesaventures nocturnes.

« Eh bien ! on peut dire que tu as dormi, mon petitpère ! dit Axinia en lui passant sa robe de chambre. Notrevoisin le tailleur est déjà venu te voir, et puis le sergent deville du quartier est passé pour t’avertir que c’est aujourd’hui lafête du commissaire ; mais tu reposais si bien que nous nevoulions pas te réveiller.

– Est-on venu ici de la part de la défunte Trioukhina ?

– La défunte ? Elle est donc morte ?

– Mais, sotte que tu es, ne m’as-tu pas aidé toi-même, hier, àpréparer son enterrement ?

– Que dis-tu là, petit père ? Aurais-tu perdu laraison ? ou pas encore fini de cuver ton vin d’hiersoir ? De quel enterrement parles-tu ? Tu as fait la nocetout le jour d’hier chez l’Allemand ; tu es rentré ivre ;tu t’es jeté sur ton lit et tu as dormi jusqu’à maintenant, passél’heure de la messe.

– Pas possible ! fit le marchand de cercueils toutréjoui.

– Pour sûr que c’est comme ça, dit la servante.

– Eh bien ! si c’est pour sûr, apporte vite le thé et vachercher mes filles. »

Chapitre 4Le Maître de poste

Fonctionnaire de quatorzième classe :

Dans un relais de poste, dictateur.

PRINCE VIAZIEMSKI.

À qui de nous n’est-il pas arrivé de maudire un maître deposte ? Qui de nous n’a pas eu à batailler avec eux ? Quide nous, dans un moment de fureur, n’a pas réclamé le fatal livre,afin d’y inscrire une vaine protestation contre les passe-droits,la grossièreté ou l’incurie ? Qui de nous ne tient un maîtrede poste pour le rebut du genre humain, comparable aux huissiersd’autrefois, ou tout au moins aux brigands des forêts deMourom ?

Pourtant, soyons justes ; tâchons de nous mettre à leurplace, et peut-être les jugerons-nous alors avec un peu plusd’indulgence. Qu’est-ce qu’un maître de poste ? Un vrai martyrde quatorzième rang, que son grade préserve tout juste des coups,et encore pas toujours ! (Je m’en rapporte à la conscience demes lecteurs.) Quelles sont les occupations de ce « dictateur »,comme l’appelle en plaisantant le prince Viaziemski ? Devéritables travaux forcés ! Point de repos, ni le jour, ni lanuit. Le voyageur se venge sur le maître de poste de tout le dépitamassé pendant un trajet fastidieux. Le temps est-il désagréable,les chemins sont-ils mauvais, le postillon têtu, les chevauxparesseux, la faute en est au maître de poste. Et lorsque levoyageur entre dans le pauvre logis du postier, c’est en ennemiqu’il le considère. Heureux le postier qui parvient rapidement à sedébarrasser d’un importun. Mais quand les chevaux manquent !…Dieu ! quelle avalanche de menaces ! Par la pluie, dansla boue, il lui en faut chercher à travers tout le village. Pour sereposer ne fût-ce qu’un instant des cris et de la rage du clientirrité, malgré le froid cruel, c’est sous le porche qu’il seréfugie. Arrive un général ; le maître de poste, touttremblant, lui cède les deux dernières troïkas, fussent-ellescelles d’un courrier de cabinet. Le général s’en va sans leremercier. Cinq minutes plus tard, sonnerie de grelots, et lecourrier de cabinet lui jette sur la table sa feuille de route…

Pénétrons tout cela bien à fond, et l’indignation fera placedans notre cœur à une commisération sincère. Deux mots encore :durant vingt ans j’ai traversé la Russie en tous sens ; j’aiparcouru toutes les grandes routes ; j’ai fréquenté plusieursgénérations de postillons, et rares sont les maîtres de poète queje ne connaisse au moins de vue, ou avec qui je n’aie euaffaire ; j’espère publier prochainement mes curieusesobservations de voyage ; en attendant je dirai seulement quel’on représente à l’opinion publique la corporation des maîtres depoète sous un jour des plus faux. Ces maîtres de poste si calomniéssont des gens paisibles, serviables, enclins à la sociabilité, neprétendant pas aux honneurs, et somme toute pas trop cupides. Dansleurs conversations (que dédaignent à tort messieurs les voyageurs)on peut glaner bien des choses curieuses et instructives. En ce quime concerne, je l’avoue, je cause plus volontiers avec eux qu’avectel fonctionnaire de haut rang qui voyage pour raison deservice.

On admettra facilement que je compte quelques amis dans cettehonorable corporation des maîtres de poste. Le souvenir de l’und’eux m’est resté particulièrement précieux. Les circonstances nousavaient rapprochés jadis, et c’est de lui que j’ai l’intentiond’entretenir mes aimables lecteurs.

Au mois de mai 1816, il me fallut traverser le gouvernement deN*** par la route à présent abandonnée. Vu mon grade insignifiantje n’avais droit qu’à deux chevaux. Aussi les postiers metraitaient-ils sans aucun égard, et souvent il me fallait bataillerpour obtenir ce que j’estimais m’être dû. Jeune et de caractèreemporté, je m’indignais contre la bassesse et la lâcheté du postierlorsqu’il cédait à quelque personnage de haut grade la troïka quim’était destinée. De même il me fallut du temps pour m’habituer àce qu’un larbin pointilleux me servît après tous les autres dans undîner officiel. Tout cela me paraît aujourd’hui dans l’ordre deschoses. Qu’adviendrait-il, en effet, si au lieu de cette règle sipratique : « Le grade honore le grade », on mettait en usage cetteautre : « L’intelligence honore l’intelligence » ? Que dediscussions ! Et pour passer les plats, qui les laquaisauraient-ils servis les premiers ?…

Mais je reviens à mon histoire.

La journée fut chaude. À trois verstes du relais de N***quelques gouttes de pluie commencèrent à tomber, puis ce devint uneaverse, et en quelques instants je fus trempé jusqu’aux os.

Arrivé au relais, mon premier souci fut de changer de vêtementsau plus vite, puis de demander du thé. « Hé ! Dounia !cria le maître de poste. Prépare un samovar et va chercher de lacrème. »

À ces mots, sortit de derrière une cloison une fillette dequatorze ans environ qui courut dans l’entrée. Sa beauté mefrappa.

« Est-ce ta fille ? demandai-je au maître de poste.

– Oui, répondit-il avec un air d’amour-propre satisfait. Et siraisonnable, si habile ; tout comme feu sa mère. »

Puis il se mit à transcrire ma feuille de route tandis quej’examinais les images dont sa demeure humble mais propre étaitornée. Ces images représentaient l’histoire de l’Enfant prodigue :sur la première, un vénérable vieillard en robe de chambre etcoiffé d’un bonnet de nuit laisse partir un adolescent inquiet àqui il donne une bourse et sa bénédiction hâtive. L’autre, en destraits éloquents, montrait le jeune débauché attablé en compagniede faux amis et de femmes impudiques. Plus loin, l’adolescentruiné, en haillons et coiffé d’un tricorne, garde les pourceaux etpartage leur pitance ; son visage exprime la tristesse et lerepentir. Enfin l’on nous montrait le retour du fils vers lepère ; le bon vieillard, coiffé du même bonnet et vêtu de lamême robe de chambre, accourt à la rencontre de l’enfant prodiguequi s’est mis à genoux ; à l’arrière-plan un cuisinier égorgeun veau gras, et le fils aîné questionne les serviteurs sur lesraisons d’une telle joie. Au-dessous de chaque image on pouvaitlire des vers allemands appropriés.

Tout ceci s’est conservé jusqu’aujourd’hui dans ma mémoire : lespots de balsamine, le lit derrière un rideau bariolé… Je vois,comme si j’y étais encore, l’hôte lui-même, homme d’unecinquantaine d’années, frais et vigoureux, dans sa longue redingoteverte avec trois médailles pendues à des rubans fanés.

À peine eus-je réglé mon vieux postillon que Dounia revint avecle samovar. Dès le premier coup d’œil, la petite coquette s’aperçutde l’impression qu’elle produisait sur moi ; elle baissa sesgrands yeux bleus. Je me mis à causer avec elle ; elle merépondit sans aucune timidité, comme une jeune fille qui a l’usagedu monde. J’offris au père un verre de punch, à Dounia je tendisune tasse de thé, et nous causâmes tous les trois comme si nousnous étions toujours connus.

Les chevaux étaient depuis longtemps prêts, mais je n’avaisguère envie de me séparer du maître de poste et de sa fille. Enfin,je pris congé d’eux ; le père me souhaita bon voyage, la fillem’accompagna jusqu’à la voiture. Dans l’entrée je m’arrêtai et luidemandai la permission de l’embrasser ; Dounia consentit… J’aiéchangé beaucoup de baisers,

Depuis que j’exerce…

mais aucun ne m’a laissé souvenir si doux et si durable.

Plusieurs années s’écoulèrent, et les circonstances meramenèrent sur cette même route, et dans ces mêmes lieux. Je mesouvins de la fille du vieux maître de poste, et me réjouis àl’idée de la revoir. « Qui sait ce qu’est devenu le vieux ?pensai-je. Déplacé peut-être. Et Dounia ? mariée sans doute. »La pensée de la mort effleura également mon esprit ; et jem’approchai du relais de N*** avec un triste pressentiment.

Les chevaux s’arrêtèrent devant la maison du relais. Entré dansla chambre, je reconnus aussitôt les images de l’Enfantprodigue ; la table et le lit étaient à la même place, mais iln’y avait plus de fleurs sur les fenêtres, et tout respirait laruine et l’abandon.

Le maître de poste dormait, enveloppé dans sa pelisse ; monarrivée le réveilla ; il se souleva… C’était bien SiméonVirine, mais qu’il avait vieilli !

Tandis qu’il s’apprêtait à transcrire ma feuille de route, jecontemplai ses cheveux blanchis, les rides profondes de son visagemal rasé, son dos courbé, et m’étonnai que trois ou quatre anseussent suffi à faire d’un homme robuste un vieillard.

« Me reconnais-tu ? lui demandai-je. Nous sommes de vieuxamis.

– Cela se peut, répondit-il d’un air morne ; la route estgrande ; bien des voyageurs passent chez moi.

– Ta Dounia est-elle en bonne santé ? » continuai-je.

Le vieillard fronça les sourcils.

« Dieu le sait ! répondit-il.

– Elle est donc mariée ? » dis-je.

Le vieillard fit mine de ne pas entendre et continua de lire àvoix basse ma feuille de route.

Je cessai de le questionner et fis préparer le thé. Mais lacuriosité me tourmentait et je comptais sur le punch pour faireparler mon vieil ami.

Je ne m’étais pas trompé : le vieux ne refusa pas le verre queje lui offris. Et bientôt le rhum eut raison de sa sombre humeur.Au second verre sa langue se délia. Se souvenait-il de moi, oufeignait-il de se souvenir ? L’histoire qu’il me racontam’intéressa et me toucha vivement alors.

« Vous avez connu ma Dounia ? commença-t-il. Qui donc ne laconnaissait pas ? Ah ! Dounia ! Dounia ! Quellefille c’était ! Tous ceux qui passaient par ici lacomplimentaient. Jamais personne n’avait eu à se plaindre d’elle.Les dames lui faisaient cadeau, qui d’un fichu, qui de bouclesd’oreilles. Les voyageurs s’arrêtaient tout exprès sous prétexte dedîner ou de souper, mais en fait pour l’admirer tout à leur aise.Les plus grincheux s’apaisaient en sa présence et se mettaient à meparler avec gentillesse. Le croiriez-vous, monsieur ! descourriers, des envoyés officiels s’attardaient à causer avec elle.C’est grâce à elle que la maison marchait ; s’agissait-il deranger, de cuisiner, elle trouvait le temps pour tout. Et moi,vieil imbécile, je n’avais d’yeux que pour elle ! elle étaittoute ma joie. Ah ! si je l’ai aimée, ma Dounia ! Si jel’ai choyée, mon enfant ! N’avait-elle pas une viedouce ? Mais non ! on ne conjure pas le malheur ;personne n’évite sa destinée. »

Puis il se mit à me conter son chagrin. Trois ans auparavant, unsoir d’hiver, alors qu’il préparait son registre et que sa fillecousait une robe derrière la cloison, arriva une troïka ; unvoyageur coiffé d’un bonnet tcherkesse, vêtu d’un manteau militaireet enveloppé d’un châle, entra dans la chambre et réclama deschevaux. Tous les chevaux étaient en route. À cette nouvelle levoyageur haussa la voix et leva sa cravache ; mais Dounia,habituée à de telles scènes, accourut de derrière la cloison etdemanda avec douceur s’il ne désirait pas souper.

L’apparition de Dounia produisit son effet habituel. La colèredu voyageur s’apaisa ; il consentit à attendre des chevaux etcommanda à souper. Il enleva son bonnet tout trempé, dénoua sonchâle, laissa tomber son manteau et apparut sous l’aspect d’unjeune hussard élancé, aux fines moustaches noires. Il s’installachez le maître de poste et se mit à bavarder gaiement avec lui etsa fille. On servit le souper. Cependant les chevaux arrivèrent, etle maître de poste sortit pour donner ordre de les atteler aussitôtau traîneau du voyageur sans même leur donner de picotin ;mais au retour il trouva le jeune homme, étendu sur le banc, àmoitié évanoui : il avait ressenti un malaise ; la tête luifaisait mal ; impossible de partir… Que faire ? Le maîtrede poste céda son lit, et l’on décida d’envoyer le lendemainchercher à S*** un médecin, si le malade n’allait pas mieux.

Le lendemain le hussard se sentit moins bien. Son domestiques’en fut en ville pour quérir le médecin. Dounia noua autour de latête du malade un mouchoir trempé dans du vinaigre et s’assit avecson ouvrage près du lit. En présence du maître de poste, le maladepoussait force soupirs et ne parlait presque pas ; néanmoinsil but deux tasses de café, et tout en geignant, commanda à dîner.À chaque instant il demandait à boire, et Dounia, qui ne lequittait pas, lui présentait un bol de limonade qu’elle avaitpréparée. Le malade trempait ses lèvres et chaque fois, en rendantle bol, sa main faible pressait la main de Douniouchka en signe dereconnaissance. À l’heure du dîner arriva le médecin. Il tâta lepouls du malade, causa avec lui en allemand, puis déclara en russequ’il n’avait besoin que de repos, et que dans deux jours ilpourrait reprendre son voyage. Le hussard lui remit vingt-cinqroubles pour la visite et le retint à dîner ; le médecinaccepta, tous deux mangèrent de grand appétit, burent une bouteillede vin et se séparèrent fort satisfaits l’un de l’autre.

Une journée encore passa, et le hussard fut complètementrétabli. Il était extrêmement gai, ne cessait de plaisanter tantôtavec Dounia, tantôt avec le maître de poste, sifflotait, bavardaitavec les voyageurs, transcrivait leurs feuilles de route, et le bonmaître de poste finit par le prendre en telle affection qu’au boutde ces deux jours il éprouva de la peine à se séparer d’un hôte siaimable.

C’était dimanche ; Dounia s’apprêtait pour la messe. Onavança le traîneau du hussard, qui prit congé du maître de poste etlui paya avec générosité et le gîte et la nourriture ; il pritaussi congé de Dounia, puis lui proposa de l’amener jusqu’àl’église ; celle-ci se trouvait à l’extrémité du village.Dounia demeurait indécise… « De quoi as-tu peur ? lui dit sonpère. Sa Noblesse n’est pas un loup, il ne te mangera pas ;fais donc un petit tour avec lui jusqu’à l’église. » Dounia montadans le traîneau près du hussard, le domestique sauta sur le siège,le postillon siffla, et les chevaux partirent au galop !

Le pauvre maître de poste ne comprenait pas comment il avait pupermettre à Dounia de partir avec le hussard, comment il avait pus’aveugler de la sorte et perdre à ce point la raison.

Une demi-heure s’était à peine écoulée que l’angoisse étreignitson cœur ; l’inquiétude le saisit au point qu’il n’y tintbientôt plus et se rendit lui-même à la messe. Il arriva devantl’église tandis que tout le monde s’en allait ; quant àDounia, elle ne se trouvait ni dans l’enceinte, ni sur le parvis.Il entra précipitamment dans l’église ; le prêtre descendaitde l’autel ; le diacre éteignait les cierges ; deuxpetites vieilles priaient encore dans un coin ; mais Dounian’était point là. Le pauvre père osait à peine demander au diacresi elle était venue à la messe. Le diacre lui dit que non. Lemaître de poste s’en retourna chez lui plus mort que vif. Un seulespoir lui restait encore : Dounia avec l’étourderie de la jeunesseavait eu peut-être l’idée de prolonger sa promenade jusqu’auprochain relais où habitait sa marraine.

Il attendait avec anxiété le retour du traîneau dans lequel ill’avait laissée partir. Le postillon ne revenait pas. Enfin, versle soir, il apparut seul et ivre, avec cette terrifiante nouvelle :« Dounia s’était enfuie avec le hussard ! »

Le vieillard ne put supporter son malheur : il tomba malade etdut se coucher dans le lit occupé la veille par le jeuneséducteur.

En se remémorant toutes les circonstances, le maître de postecomprit enfin que la maladie du hussard n’avait été qu’une feinte.Le malheureux père fut pris par une forte fièvre ; on letransporta à S***, et un autre postier dut être nommé à sa place.Le même médecin qu’on avait fait venir pour le hussard le soigna àson tour. Il confia au maître de poste que le jeune homme était enparfaite santé et qu’il avait dès l’abord deviné son intentionperfide, mais qu’il s’était tu, redoutant sa cravache. Cet Allemanddisait-il vrai ? Ou simplement cherchait-il à faire valoir saperspicacité ? Quoi qu’il en fût ses paroles n’avaient guèreconsolé le pauvre malade.

À peine rétabli, il sollicita de son directeur un congé de deuxmois, et, sans rien dire de son intention à personne, s’en fut àpied à la recherche de sa fille. Il savait par la feuille de routeque le capitaine Minski allait de Smolensk à Pétersbourg. Lepostillon qui l’avait conduit avait raconté que Dounia, bien queparaissant fuir de plein gré, pleurait tout le long du chemin. «Peut-être ramènerai-je à la maison ma brebis égarée ? »pensait le maître de poste. C’est avec cet espoir qu’il arriva àPétersbourg où il descendit au quartier du régiment Izmailovskichez son ancien camarade, un sous-officier retraité. Il commençatout aussitôt ses recherches et apprit que le capitaine Minski setrouvait à Pétersbourg, à l’hôtel Demout. Le maître de poste décidade se présenter chez lui.

Un matin, de bonne heure, il se rendit chez l’officier et priad’annoncer à Sa Noblesse qu’un vieux soldat désirait le voir. Uneordonnance, en train de cirer une botte, déclara que Monsieurdormait et ne recevait personne avant onze heures. Le maître deposte se retira, puis revint à l’heure indiquée. Minski le reçutlui-même ; il était en robe de chambre et coiffé d’une calotterouge.

« Que veux-tu ? » demanda-t-il.

Le cœur frémissant, les larmes aux yeux, le vieillard d’une voixtremblante dit seulement :

«Votre Noblesse !… Au nom du Seigneur !… »

Minski jeta sur lui un regard rapide, rougit, le prit par lamain, l’amena dans son cabinet, et ferma derrière lui la porte àclef.

« Votre Noblesse ! reprit le vieillard, ce qui est perduest perdu ; rendez-moi du moins ma pauvre Dounia. Vous vousêtes suffisamment amusé d’elle ; ne la perdez donc pas envain.

– Ce qui est fait ne peut être changé, dit le jeune homme, dansun trouble extrême. Je suis coupable devant toi ; et je suisheureux de te demander pardon ; mais ne crois pas que jepuisse quitter Dounia ; elle sera heureuse, je t’en donne maparole. Qu’as-tu besoin d’elle ? Elle m’aime ; elle estdéshabituée de son existence d’autrefois. Ni toi, ni elle, vous nepourrez oublier ce qui est arrivé. »

Puis, lui ayant glissé quelque chose dans le revers de lamanche, il ouvrit la porte, et le maître de poste se retrouvasoudain dans la rue.

Longtemps il demeura immobile. Il aperçut enfin dans le reversde sa manche un rouleau de papier, le sortit et déplia plusieursassignats de cinquante roubles. De nouveau les larmes emplirent sesyeux, des larmes d’indignation ! Il froissa les assignats, lesjeta à terre, les foula aux pieds et s’en alla… Ayant fait quelquespas, il s’arrêta, réfléchit… puis revint en arrière… mais lesassignats n’y étaient déjà plus. Un jeune homme convenablementvêtu, l’ayant aperçu, courut vers un fiacre, dans lequel il bonditen criant au cocher : « Filons ! » Le maître de poste nechercha pas à le poursuivre. Il décida de retourner dans sonpays ; mais auparavant, il aurait voulu revoir, ne fût-cequ’une fois encore, sa pauvre Dounia. Deux jours plus tard, ilretourna chez Minski ; mais l’ordonnance lui déclarasévèrement que Monsieur ne recevait personne, le poussa dehors etlui claqua la porte au nez. Le maître de poste demeura là unmoment, puis s’en alla…

Ce même jour, dans la soirée, après avoir assisté à une messe àl’église de Toutes-les-Douleurs, il se promenait dans la rueLitieïnaïa, lorsque une très élégante voiture passa rapidementdevant lui, et le maître de poste reconnut Minski. La voitures’arrêta devant une maison à trois étages, et le hussard monta leperron en courant. Une heureuse idée traversa l’esprit du maître deposte : il revint en arrière, s’approcha du cocher et lui demanda:

« À qui est cette voiture, ami ? N’est-elle pas àMinski ?

– À lui-même, répondit le cocher. Mais que veux-tu ?

– Eh bien ! voilà : ton maître m’a donné ordre de porter unbillet à sa Dounia, et voilà que j’ai oublié où elle demeure, saDounia !

– C’est ici même, au second. Mais tu es en retard, mon brave,avec ton billet. Il y est déjà lui-même.

– Cela ne fait rien, répliqua le maître de poste avec uninexprimable élan du cœur ; merci pour le renseignement ;je ferai ce que j’ai à faire. » Et sur ce mot il montal’escalier.

La porte était fermée ; il sonna. Quelques secondes depénible attente s’écoulèrent. La clef grinça : on ouvrit.

« Est-ce ici que loge Avdotia Siméonovna ?demanda-t-il.

– Ici même, répondit la jeune servante. Que veux-tud’elle ? »

Sans répondre, le maître de poste entra dans le salon.

« N’entre pas ! n’entre pas ! s’écria la servante.Avdotia Siméonovna a du monde. »

Le maître de poste, sans l’écouter, continuait d’avancer. Lesdeux premières pièces étaient sombres, la troisième était éclairée.Il s’approcha de la porte ouverte et s’arrêta. Dans une chambreluxueusement meublée, Minski, l’air pensif, était assis dans unfauteuil. Dounia, parée avec tout l’éclat de la mode, se tenaitposée sur le bras du fauteuil, telle une écuyère sur une selleanglaise. Elle regardait tendrement Minski en nouant autour de sesdoigts étincelants les boucles noires de l’officier. Pauvre maîtrede poste ! Jamais sa fille ne lui avait paru si belle ;il ne pouvait s’empêcher de l’admirer.

« Qui est là ? » demanda-t-elle, sans se retourner.

Il se taisait. Ne recevant pas de réponse, Dounia leva la tête…et poussant un cri tomba sur le tapis. Épouvanté, Minski seprécipita pour la relever, mais soudain il aperçut près de la portele vieux maître de poste ; laissant là Dounia, il s’approchade lui, tremblant de colère et, les dents serrées :

« Que veux-tu ? Qu’as-tu à me poursuivre comme unbrigand ? Tu veux me tuer, peut-être ? Va-t’en !»

Puis, saisissant le vieillard par le col, d’une main forte, ille poussa dehors.

Le maître de poste rentra chez lui. Son ami lui conseilla deporter plainte ; le vieillard réfléchit, haussa les épaules etdécida de se retirer. Deux jours après il quitta Pétersbourg,retournant à son relais, où il reprit ses fonctions.

« Voici trois ans déjà que je vis sans Dounia, et que je n’aipas la moindre nouvelle d’elle, conclut-il. Est-elle vivante ounon ? Dieu le sait. Tout arrive ! Ce n’est ni lapremière, ni la dernière qu’aura séduite un voyageurlibertin ; ils les gardent quelque temps puis les laissent.Elles sont nombreuses à Pétersbourg, les jeunes sottes, paréesaujourd’hui de soie et de velours, qui demain balaieront les ruesen compagnie des pires gueux. Quand je songe que Dounia pourraitfinir de la sorte, elle aussi, je commets involontairement le péchéde souhaiter sa mort… »

Tel fut le récit de mon ami, le vieux maître de poste, récitplus d’une fois interrompu par des larmes qu’il essuyait d’un gestepittoresque avec les pans de son vêtement, à la manière du zéléTerentitch dans la belle ballade de Dmitriev. Ces larmes étaientdues en bonne partie au punch dont il avait avalé cinq verres aucours de sa narration… Quoi qu’il en fût, ces larmes touchèrent moncœur. Et longtemps après avoir quitté le vieux maître de poste jene pus l’oublier, longtemps je songeai à la pauvre Dounia…

Dernièrement encore, passant par la localité de N***, je mesouvins de mon ami ; j’appris que le relais qu’il administraitétait supprimé. À ma question : « Le vieux maître de poste est-ilencore vivant ? » personne ne put répondre de manièresatisfaisante. Je décidai alors d’aller revoir ces lieux quej’avais si bien connus, je louai des chevaux et partis pour levillage de N***.

C’était en automne. De petits nuages gris couvraient leciel ; un vent froid parcourait les champs moissonnés etdépouillait les arbres de leurs feuilles vertes ou rouges. Aucoucher du soleil j’arrivai au village et m’arrêtai devant lerelais. Sous le porche (où jadis m’embrassa la pauvre Dounia) parutune grosse paysanne ; elle m’apprit que le vieux maître deposte était mort, depuis bientôt un an, que sa maison était habitéepar un brasseur de qui elle était la femme.

Je regrettai mon voyage inutile et les sept roubles dépensés envain.

« De quoi donc est-il mort ? demandai-je à la femme dubrasseur.

– De trop boire, petit père, répondit-elle.

– Et où l’a-t-on enterré ?

– Au-delà du village, près de feu son épouse.

– Pourrait-on me mener à sa tombe ?

– Pourquoi pas ? Hé ! Vanka ! Tu as assez jouéavec le chat. Accompagne donc ce monsieur au cimetière, etmontre-lui la tombe du maître de poste. »

À ces mots, un gamin déguenillé, borgne et roux, accourut prèsde moi, et aussitôt me conduisit vers le cimetière.

« Connaissais-tu le défunt ? lui demandai-je.

– Je crois bien ! Il m’avait appris à tailler deschalumeaux. Quand il revenait du cabaret (paix à son âme !),nous courions après lui :  » Grand-père, grand-père, donne-nous desnoisettes  » ; et il nous en donnait, des noisettes ! Iljouait toujours avec nous.

– Et les voyageurs ? Se souviennent-ils de lui ?

– Il n’y a pas beaucoup de voyageurs aujourd’hui ;l’assesseur passe bien par ici, mais il a autre chose à faire quede s’occuper des morts. Cet été une dame est venue ; celle-làa demandé après le vieux maître de poste et elle a été voir satombe.

– Quelle dame ? demandai-je avec curiosité.

– Une belle dame ! répondit le gamin. Elle voyageait dansun carrosse à six chevaux avec trois petits barines, une nourriceet un petit chien noir. Et quand on lui a dit que le vieux maîtrede poste était mort, elle s’est mise à pleurer et elle a dit auxenfants :  » Restez là, tranquilles ; moi je vais au cimetière. » J’ai voulu l’y conduire, mais la dame m’a dit :  » Je connais lechemin.  » Et elle m’a donné cinq kopeks-argent… Une vraiment bonnedame ! »

Nous étions arrivés au cimetière, un endroit nu, sans clôture,semé de croix de bois que nul arbre n’ombrageait. De ma vie jen’avais vu de cimetière aussi triste.

« Voici la tombe du vieux maître de poste, me dit l’enfant ensautant sur un tas de sable, où était plantée une croix noire avecune icône de cuivre.

– Et c’est ici que la dame est venue ? demandai-je.

– Oui ; je la regardais de loin, répondit Vanka. Elles’était couchée ici, et elle est restée comme ça longtemps. Puiselle est allée au village, elle a appelé le pope, lui a donné del’argent et elle est partie. Et à moi, elle m’a donné cinqkopeks-argent… Une vraiment gentille dame ! »

Moi aussi, je donnai cinq kopeks au gamin et ne regrettai plusni ce voyage, ni les sept roubles que j’avais dépensés.

Chapitre 5La Demoiselle-paysanne

Belle toujours, ma petite âme,

Sous quelque robe que ce soit.

BOGDANOVITCH.

Le domaine d’Ivan Pétrovitch Bérestov était situé dans une denos provinces reculées. Durant sa jeunesse, Bérestov avait servidans la Garde ; il prit sa retraite au commencement de l’année1797 ; c’est alors qu’il regagna ses terres pour ne plus lesquitter. Sa femme, une demoiselle noble et sans fortune, mourut encouches tandis qu’il parcourait les champs. Les occupationsdomestiques eurent vite fait de le consoler. Il fit bâtir unemaison d’après ses propres plans ; fit construire une fabriquede draps ; organisa ses revenus, et se considéra dès lorscomme l’homme le plus intelligent de la contrée. Les voisins qu’ilrecevait avec famille et chiens l’enfonçaient dans cette opinion.En semaine il portait une blouse de velours ; les jours defête il revêtait une redingote dont le drap venait de sa fabrique.Il tenait lui-même ses comptes et en dehors de la Gazette du Sénat,ne lisait rien. Bérestov était généralement aimé, bien qu’on letînt pour orgueilleux. Seul Grigori Ivanovitch Mouromski, son plusproche voisin, ne s’entendait pas avec lui. Mouromski était unvéritable barine : devenu veuf après avoir dilapidé à Moscou lamajeure partie de ses biens, il était venu habiter le dernierdomaine qu’il possédât encore. Ses extravagances furent dès lorsd’un nouveau genre : un jardin anglais engloutit presque tous sesrevenus. Ses palefreniers furent accoutrés en jockeys anglais. Safille eut une gouvernante anglaise, et c’est d’après la méthodeanglaise que ses champs furent cultivés. « Mais le blé russe nepousse pas à l’anglaise », et en dépit de la considérablediminution de frais, les revenus de Grigori Ivanovitchn’augmentaient guère. Bien qu’à la campagne, il trouvait encoremoyen de s’endetter. Au demeurant il passait pour un hommed’esprit, car de tous les propriétaires de sa province, il fut lepremier qui s’avisa d’hypothéquer son domaine au Conseil deTutelle, opération qui, en ce temps-là, paraissait extrêmementaudacieuse et compliquée.

De tous ceux qui le critiquaient, Bérestov se montrait le plussévère. La haine de toute innovation était le trait saillant de soncaractère. L’anglomanie de son voisin le mettait hors de lui et luidonnait sans cesse prétexte à critique. Lorsque Bérestov faisaitles honneurs de son domaine, s’il arrivait que l’hôte en louât labonne tenue : « Parbleu ! s’écriait-il avec un rusé sourire,ici ça n’est pas comme chez le voisin Mouromski. Nous ne tenons pasà nous ruiner à l’anglaise ; la mode russe nous suffit, sinous mangeons à notre faim. » De zélés voisins s’empressaient derapporter à Grigori Ivanovitch ces propos et d’autres de ce genre,augmentés de surcharges et de commentaires. L’anglomane supportaitla critique avec autant d’impatience qu’un chroniqueur littéraire.Il devenait furieux et traitait son Zoïle d’« ours » et de «provincial ».

Les rapports de ces deux propriétaires en étaient là, lorsquedébarqua dans le village de son père le fils de Bérestov. Ilsortait de l’université de ***. Son intention était d’embrasser lacarrière militaire, malgré l’opposition de son père. Aucun des deuxne voulait céder. Le jeune homme ne se sentait aucune dispositionpour la bureaucratie. En attendant, Alexeï menait la vie de grandseigneur et laissait pousser sa moustache, à tout hasard.

Alexeï était, reconnaissons-le, un beau garçon. Sa svelte tailleméritait assurément d’être sanglée dans l’uniforme militaire. Onl’imaginait plus volontiers paradant à cheval que courbé sur lapaperasse d’une chancellerie. En le voyant à la chasse, galopertoujours de l’avant, insoucieux des chemins, les voisinss’accordaient pour déclarer qu’un tel barine n’eût fait qu’unpiètre fonctionnaire. Les jeunes filles n’en finissaient pas de lecontempler. Alexeï ne s’en souciait guère ; aussiprétendaient-elles que son cœur était déjà pris. Et, pour preuve,ne se passait-on pas de main en main la copie de l’adresse d’une deses lettres : « À Akoulina Pétrovna Kourotchkina, à Moscou, chez lechaudronnier Savéliev (face au couvent de Saint-Alexis), avec larespectueuse prière de transmettre cette lettre à A. N. R. »

Ceux de mes lecteurs qui n’ont jamais vécu à la campagne nepeuvent imaginer le charme des jeunes filles de province !Élevées au grand air à l’ombre des pommiers de leurs jardins, ellesne connaissent le monde et la vie que par les livres. La solitude,la liberté et la lecture développent promptement en elles dessentiments et des passions qu’ignorent nos beautés frivoles. Un sonde clochette devient pour elles une aventure ; un voyage dansla ville voisine fait époque dans leur vie ; le passage d’unhôte laisse un souvenir durable et parfois éternel. Libre à chacunde trouver ridicules certaines de leurs bizarreries : lesplaisanteries d’un observateur superficiel restent sans prisedevant des qualités réelles dont la principale est sans doute laparticularité de caractère, cette individualité sans laquelle,d’après Jean-Paul, il n’y a pas de véritable grandeur humaine. Ilse peut que, dans les capitales, les femmes reçoivent une éducationmeilleure ; mais l’habitude du monde a vite fait de nivelerles caractères et de rendre les âmes aussi conventionnelles que lescoiffures. Ceci soit dit, non en manière de jugement ou decritique, mais ainsi que l’écrit un ancien commentateur : Notanostra manet.

On imagine facilement quelle impression devait produire Alexeïdans le cercle de ces demoiselles. Pour la première foisapparaissait devant elles un jeune homme sombre etdésenchanté ; pour la première fois elles entendaient parlerde joies perdues et de jeunesse flétrie ; de plus, Alexeïportait une bague noire figurant une tête de mort. Tout celasurprenait beaucoup dans cette province. Les jeunes fillesdevinrent folles de lui.

Mais, plus que toutes les autres, s’intéressait à lui la fillede notre anglomane. Leurs pères ne se fréquentaient pas. Lisa (ouBetsy, comme l’appelait ordinairement Grigori Ivanovitch) n’avaitencore jamais vu Alexeï, alors que déjà toutes les jeunes voisinesne cessaient de parler de lui. Elle avait dix-sept ans. Ses yeuxnoirs animaient un charmant visage bronzé. Enfant unique, elleétait gâtée. Sa vivacité, ses fréquentes espiègleries enchantaientson père et désespéraient sa gouvernante, miss Jackson, demoisellede quarante ans, pleine de morgue, au visage peint, aux yeuxfardés, qui relisait Paméla tous les six mois, recevait pour celadeux mille roubles par an et se mourait d’ennui dans cette barbareRussie.

Nastia, la femme de chambre de Lisa, était un peu plus âgée quesa maîtresse, mais tout aussi écervelée. Lisa l’aimait beaucoup,lui confiait tous ses secrets et ne complotait rien sans elle.Bref, Nastia, dans le village de Priloutchino, jouait un rôle bienplus important que celui de n’importe quelle confidente de tragédiefrançaise.

« Me permettez-vous de sortir aujourd’hui ? dit Nastia touten habillant sa maîtresse.

– Soit. Mais pour aller où ?

– À Touguilovo, chez les Bérestov. C’est la fête de la femme ducuisinier, et elle est venue hier pour nous inviter à dîner.

– Eh quoi ! dit Lisa, les maîtres se boudent et leurs gensvont trinquer ensemble !

– Ce que font les maîtres, est-ce que ça nous regarde ?répliqua Nastia ; et d’ailleurs, c’est à vous que j’appartienset pas à votre papa. Vous n’êtes pas brouillée, que je sache, avecle jeune Bérestov. Laissons les vieux se chamailler si ça lesamuse.

– Tu tâcheras, Nastia, de voir Alexeï Bérestov ; tu meraconteras tout en détail : et s’il est bien fait de sa personne etquel genre d’homme c’est. »

Nastia promit de faire de son mieux. Et Lisa, tout le long dujour, attendit son retour avec impatience.

« Eh bien ! Lisavéta Grigorievna, dit Nastia en rentrant lesoir dans la chambre de sa maîtresse, j’ai vu le jeune Bérestov etj’ai eu bien le temps de le regarder, car nous avons passé toute lajournée ensemble.

– Comment cela ? Allons ! raconte-moi tout depuis lecommencement.

– Eh bien ! voilà, mademoiselle : nous sommes donc allées,moi, Anissia Yègorovna, Nénila, Dounka…

– Bien, bien ; je sais cela. Et ensuite ?

– Permettez, mademoiselle : je raconte tout depuis lecommencement. Nous sommes donc arrivées juste à l’heure du dîner.La pièce était pleine de monde. Il y avait celles de Kolbino,celles de Zakharievo, la femme de l’intendant avec ses filles,celles de Khloupino…

– Et Bérestov ?

– Attendez un peu, mademoiselle. Nous voici donc à table, lafemme de l’intendant à la place d’honneur, moi à côté d’elle… mêmeque ses filles firent la tête ; mais moi je crache surelles…

– Ah ! Nastia, que tu es agaçante avec tes continuelsdétails.

– Comme vous êtes impatiente ! Alors voilà : nous sortonsde table… et on y est bien resté près de trois heures ; etc’était un fameux dîner ! Pour dessert, du blanc-manger, bleu,rouge, panaché… Donc en sortant de table nous sommes allés jouer àcolin-maillard dans le jardin et c’est alors que le jeunebarine…

– Eh bien ! c’est vrai qu’il est si beau ?

– Extraordinairement beau ! Un bel homme, on peut le dire.Élancé, grand, les joues roses…

– Tiens ! Et moi qui croyais qu’il était pâle. Alorscomment t’a-t-il paru ? Triste ? songeur ?

– Y pensez-vous ! De ma vie je n’ai vu pareil enragé. Ils’est mis à courir avec nous…

– Courir avec vous ! Ce n’est pas possible !

– C’est très possible. Et que n’a-t-il pas inventé ?Aussitôt qu’il en attrape une, il l’embrasse.

– Raconte ce que tu veux, Nastia, mais tu mens !

– Croyez ce que vous voulez, mais je ne mens pas ! Même quej’ai eu du mal à me débarrasser de lui. Et il s’est amusé comme çaavec nous toute la journée.

– Alors, pourquoi dit-on qu’il est amoureux et ne fait attentionà personne ?

– Ça, je n’en sais rien, mademoiselle. Tout ce que je peux direc’est qu’il a bien fait attention à moi ; et à Tania ; età la fille de l’intendant aussi ; et à Pacha de Kolbinoencore ; ce serait péché de dire qu’il en a oublié une, lepolisson !

– C’est curieux !… Et qu’est-ce que ses gens disent delui ?

– On dit qu’il est un excellent barine ; et si bon, et sigai ! On ne lui reproche qu’une chose : de trop courir aprèsles servantes. Mais à mon sens, ce n’est pas un défaut. Il secalmera avec l’âge.

– Ah ! que je voudrais le voir, dit Lisa en soupirant.

– Qu’est-ce qui vous en empêche ? Touguilovo n’est pas loinde chez nous : trois verstes en tout ; allez vous promener dece côté-là, à pied ou à cheval, et vous êtes sûre de le rencontrer.Tous les jours, de bon matin, il part à la chasse avec sonfusil.

– Y penses-tu ! Il irait croire que je cours après lui. Dureste, avec la brouille de nos parents, comment ferais-je saconnaissance ? Ah ! Nastia, sais-tu quoi ?… Si jem’habillais en paysanne…

– Ça, c’est une idée ! Mettez une chemise de grosse toile,un sarafane, et allez sans crainte à Touguilovo. Je vous répondsque Bérestov ne vous manquera pas.

– Et je parle très bien le patois d’ici ! Ah ! Nastia,ma chère Nastia, quelle excellente idée ! »

Lisa se coucha bien résolue à mettre à exécution son plaisantprojet. Le lendemain matin, elle envoya chercher au marché de lagrosse toile, du nankin bleu, et des boutons de cuivre. Aidée deNastia, elle se tailla une chemisette et un sarafane ; toutesles servantes se mirent à la couture, et le soir même tout futprêt. Lisa essaya son nouveau costume et dut reconnaître devant lemiroir que jamais encore elle ne s’était trouvée si jolie. Elleentra dans son rôle : saluant très bas tout en marchant ;hochant la tête de gauche et de droite, à la manière des magotschinois ; parlant patois ; elle riait en se cachant levisage avec sa manche… Bref, elle mérita la pleine approbation deNastia. Une seule chose la gênait : lorsqu’elle avait essayé demarcher pieds nus dans la cour, elle n’avait pu supporter ni lesherbes piquantes, ni les affreux cailloux. Mais, là encore, Nastialui vint en aide : ayant pris la mesure du pied de Lisa, ellepartit à la recherche de Trophime le berger, à qui elle commandaune paire de lapti.

Le lendemain, Lisa se réveilla avant l’aube. Toute la maisondormait encore. Nastia, devant la porte cochère, guettait leberger. On entendit son chalumeau et le troupeau du village défiladevant la maison seigneuriale. Trophime, en passant, remit à Nastiaune paire de petits lapti bigarrés et reçut cinquante kopeks. Lisa,sans bruit, s’habilla en paysanne ; à voix basse, elle donna àNastia des instructions concernant miss Jackson, puis sortit parles communs et, traversant le potager, gagna les champs.

L’aurore brillait à l’orient ; des nuages en rangs doréssemblaient attendre le soleil, comme les courtisans attendent lesouverain ; le ciel pur, la fraîcheur matinale, la rosée, labrise et les chants d’oiseaux remplissaient le cœur de Lisa d’unefélicité enfantine. Dans la crainte de rencontrer quelqu’un deconnaissance, elle marchait si vite qu’elle semblait voler. Enapprochant du bosquet où finissaient les terres de son père, Lisaralentit le pas. C’est ici qu’elle attendrait Alexeï. Pourquoi soncœur battait-il si fort ? Mais l’appréhension qui accompagneles espiègleries de jeunesse n’en fait-elle pas le principalattrait ?

Lisa pénétra dans la pénombre du bosquet. Elle se sentit toutenveloppée d’une mystérieuse rumeur. Sa gaieté s’apaisa. Peu à peuelle s’abandonna à une douce rêverie. Elle songeait… mais peut-onsavoir exactement à quoi songe une jeune fille de dix-sept ans,seule dans un bois, au seuil d’une matinée de printemps ?…Elle avançait donc rêveusement sur un chemin ombreux bordé degrands arbres, quand soudain surgit un beau chien d’arrêt, jappantaprès elle. Lisa prit peur et jeta un cri. Au même instant une voixse fit entendre : Tout beau, Sbogar, ici !… Et, sortant d’unbuisson, apparut un jeune chasseur.

« N’aie pas peur, ma petite, dit-il à Lisa, mon chien ne mordpas. »

Lisa s’était déjà remise de sa frayeur ; elle sut aussitôtprofiter des circonstances.

« J’ai peur tout de même, barine, dit-elle, avec un mélange defeinte terreur et de feinte timidité. Ton chien a l’air trèsméchant ; il va encore se jeter sur moi. »

Cependant Alexeï (le lecteur l’a déjà reconnu) regardaitfixement la jeune paysanne.

« Si tu as peur, je te reconduirai, lui dit-il ; tu permetsque je marche à côté de toi ?

– Qui t’en empêche ? Chacun est libre et la route est àtous.

– D’où es-tu ?

– De Priloutchino ; je suis la fille de Vassili leforgeron. Je vais aux champignons. (Lisa portait un petit paniersuspendu à une cordelette.) Et toi, barine, n’es-tu pas deTouguilovo ?

– Si fait, répondit Alexeï ; je suis le valet de chambre dujeune barine. »

Alexeï voulait se mettre sur un pied d’égalité. Mais Lisa leregarda en éclatant de rire.

« Tu mens, dit-elle. Pas si bête ! Je vois bien que tu esle barine.

– Et qu’est-ce qui te fait croire cela ?

– Tout !

– Mais encore ?

– Comme si je ne savais pas reconnaître un barine d’undomestique ? Tu n’es pas habillé comme nous ; tu necauses pas comme nous ; tu parles à ton chien dans une autrelangue ! »

Alexeï était de plus en plus charmé par Lisa. D’habitude il nese gênait guère avec les jolies villageoises. Il allait saisir Lisapar la taille, mais elle se recula vivement et prit soudain un airsi froid et si sévère qu’Alexeï ne se retint pas de rire ;mais il n’osa poursuivre ses tentatives.

« Si vous voulez que nous soyons amis, surveillez un peu vosgestes, dit-elle avec dignité.

– Qui t’a appris ces manières ? demanda Alexeï en riant.Serait-ce mon amie Nastienka, la femme de chambre de votremaîtresse ? Et voilà comment les bonnes manières setransmettent ! »

Lisa sentit qu’elle allait se trahir et, se reprenant aussitôt:

« Crois-tu donc que je ne sache pas voir et entendre quand je metrouve chez les maîtres ? Mais de bavarder ainsi, ce n’est pasce qui remplira mon panier, dit-elle. Va ton chemin, barine, etlaisse-moi suivre le mien. Adieu ! »

Lisa voulut s’éloigner, Alexeï la retint par la main.

« Comment t’appelles-tu, ma petite âme ?

– Akoulina, répondit Lisa, en s’efforçant de libérer sa main.Mais lâche-moi, barine, il est temps que je rentre.

– Eh bien ! ma petite amie, je ne manquerai pas d’allervoir ton père Vassili le forgeron.

– Que dis-tu ? Au nom du Christ, n’y va pas ! s’écriaLisa avec vivacité. Si on apprenait chez moi que j’ai bavardé avecun barine, seule dans les bois, il m’arriverait un malheur : monpère me battrait à mort.

– Mais je veux absolument te revoir.

– Eh bien ! Je reviendrai encore chercher des champignonspar ici.

– Et quand ?

– Demain, si tu veux.

– Chère Akoulina, je t’embrasserais bien ; mais je n’osepas. Alors, demain, à la même heure, n’est-ce pas ?

– Oui, oui.

– Bien vrai ?

– Je le promets.

– Jure-le.

– Je le jure, par le Vendredi saint ».

Les jeunes gens se séparèrent. Lisa sortit du bois, traversa leschamps, se glissa furtivement dans le jardin, et, courant à toutesjambes, gagna la ferme où Nastia l’attendait. Elle se changea bienvite, ne répondant que distraitement aux questions de l’impatienteconfidente, et entra dans la pièce où le déjeuner tout servil’attendait. Miss Jackson, déjà fardée et corsetée de manière àfaire valoir une taille de guêpe, coupait le pain en finestranches. Mouromski félicita Lisa pour sa promenade matinale.

« Rien n’est plus hygiénique, dit-il, que de se lever dèsl’aube. »

Et de citer maints exemples de longévité, puisés dans des revuesanglaises ; on pouvait observer, ajouta-t-il, que seulsdépassaient l’âge de cent ans ceux qui ne buvaient jamais de vodkaet se levaient, été comme hiver, avec l’aube. Mais Lisa nel’écoutait pas. Elle revivait tous les détails de sa rencontrematinale, de la conversation d’Akoulina avec le jeune chasseur… etelle était tourmentée de remords. En vain se persuadait-elle queleur entretien n’avait en rien dépassé les bornes de la bienséance,que cette espièglerie ne pouvait avoir aucune suite : sa conscienceparlait plus haut que sa raison. Le rendez-vous du lendemainsurtout l’inquiétait. Elle se sentait presque résolue à ne pastenir son serment. Pourtant, si Alexeï, après une vaine attente, semettait à chercher dans le village la fille du forgeron Vassili, lavéritable Akoulina, cette grosse fille au visage grêlé, etdécouvrait la supercherie ?… Cette pensée épouvantait Lisa, etelle décida qu’Akoulina se rendrait de nouveau le lendemain matindans le bosquet.

Alexeï, de son côté, était dans le ravissement. Il pensa tout lejour à sa nouvelle amie. La nuit, l’image de la belle enfant brunehanta ses rêves.

Le soleil se levait à peine, Alexeï était déjà tout habillé.Sans prendre le temps de charger son fusil, il sortit avec sonfidèle Sbogar et courut au lieu du rendez-vous. Près d’unedemi-heure s’écoula dans une intolérable attente. Enfin, il aperçutà travers les buissons un sarafane bleu et aussitôt s’élança à larencontre de sa chère Akoulina. Celle-ci sourit aux transports desa reconnaissance : mais Alexeï lut aussitôt sur son visage destraces d’inquiétude et de tristesse. Il voulut en connaître lacause. Lisa lui avoua qu’elle se reprochait la liberté de saconduite, qu’elle s’en repentait, que, pour cette fois, ellen’avait pas voulu manquer à sa parole, mais que ce rendez-vousserait le dernier, et qu’elle le priait de couper court à desrapports qui ne pouvaient conduire à rien de bon. Bien que toutceci fût dit en patois, des sentiments et des pensées si rares chezune fille du peuple ne laissèrent pas de frapper Alexeï. Il déployatoute son éloquence pour détourner Akoulina de sa résolution ;il l’assura de l’innocence de ses propres intentions ; il luipromit de ne jamais l’entraîner à rien dont elle eût à se repentiret de lui obéir en tout, mais la conjura de ne pas le priver de sonunique bonheur : la voir seule, ne fût-ce que tous les deux jours,ne fût-ce que deux fois par semaine. Il parlait le langage de lavraie passion et en cet instant il était bien réellement amoureux.Lisa l’écoutait en silence.

« Promets-moi, lui dit-elle enfin, de ne jamais me chercher dansle village, de ne jamais interroger sur moi personne. Promets-moide ne pas me demander d’autres rendez-vous que ceux que jet’accorderai de moi-même. »

Alexeï voulait jurer par le Vendredi saint, mais elle l’arrêta,en souriant.

« Je n’ai pas besoin d’un serment, dit Lisa ; ta promesseme suffit. »

Alors ils causèrent amicalement et se promenèrent dans les boisjusqu’au moment où Lisa lui dit : « Il est temps. » Ils sequittèrent.

Resté seul, Alexeï se demanda comment une simple petitevillageoise, qu’il n’avait rencontrée que deux fois, avait puprendre sur lui tant d’empire. Ses relations avec Akoulinagardaient encore pour lui le charme de la nouveauté ; et, bienque les exigences de l’étrange paysanne lui parussent bienrigoureuses, il ne songea pas un instant à ne pas tenir sapromesse. C’est aussi que, malgré sa bague fatale, malgré sacorrespondance mystérieuse, malgré ses sombres airs désabusés,Alexeï était un garçon bon et ardent, au cœur pur, capabled’apprécier les charmes de l’innocence.

Si je n’écoutais que mes goûts, je ne manquerais point dedécrire en détail les rencontres des jeunes gens, leur penchantmutuel et leur confiance grandissante, leurs occupations, leurscauseries, mais je doute si tous mes lecteurs partageraient ici monplaisir. Ces descriptions, généralement, paraissent fades ; jeprendrai donc le parti de les omettre et dirai seulement qu’au boutde deux mois à peine, Alexeï était éperdument amoureux. Lisa, bienque plus réservée, n’était pas moins éprise. Tous deux jouissaientdu présent et songeaient peu à l’avenir. La pensée de liensindissolubles traversait souvent leur esprit ; mais ils n’enparlaient jamais. La raison en est claire. Alexeï malgré tout sonattachement ne pouvait oublier la distance qui le séparait d’unesimple paysanne ; quant à Lisa, elle connaissait trop la hainequi divisait leurs pères pour oser espérer un accommodement.Ajoutons que son amour-propre se trouvait secrètement piqué, par unobscur et romanesque espoir de voir enfin le seigneur de Touguilovoaux pieds de la fille du forgeron de Priloutchino. Un événementconsidérable faillit subitement modifier leurs rapports.

Par une matinée claire et froide (comme celles dont notreautomne russe est prodigue), Ivan Pétrovitch Bérestov sortit àcheval pour une promenade ; il emmenait avec lui, à touthasard, trois paires de lévriers, un piqueur et plusieurs gaminsmunis de crécelles. De son côté, Grigori Ivanovitch Mouromski selaissa séduire par le beau temps : ayant fait seller sa jumentanglaise, il partit au trot pour faire le tour de ses domaines. Ilapprochait du bois, lorsque apparut son voisin, vêtu d’une casaquedoublée de renard, fier et droit en selle, dans l’attente du lièvreque les cris et les crécelles des gamins devaient débusquer. SiGrigori Ivanovitch l’avait vu d’assez loin, il aurait assurémenttourné bride pour prévenir cette rencontre. Mais il tomba surBérestov inopinément. Celui-ci se trouva tout à coup en face de luià la distance d’une portée de pistolet. Il n’y avait plus àreculer. Mouromski, en Européen civilisé, s’approcha de son ennemiet lui fit un salut courtois. Le salut que lui rendit Bérestovavait autant de grâce que celui d’un ours, docile aux ordres de sonmontreur. Au même instant un lièvre sortit du bois et bondit àtravers champs ; Bérestov et son piqueur donnèrent aussitôt dela voix et, lâchant les chiens, s’élancèrent au galop. La jument deMouromski, qui n’avait jamais pris part à une chasse, fit un écartet s’emballa. Mouromski se flattait d’être un excellent cavalier.Il rendit donc la main, ravi, dans son for intérieur, du hasard quile dérobait à une rencontre désagréable. Mais la jument, devant unfossé qu’elle n’avait pas aperçu, se jeta soudain de côté, etMouromski, désarçonné, tomba lourdement sur la terre gelée. Ilrestait là, étendu, maudissant sa jument, qui, sitôt qu’elle sesentit sans cavalier, s’arrêta. Ivan Pétrovitch accourut au galopet demanda à Grigori Ivanovitch s’il n’était pas blessé. Le piqueurramena par la bride la jument coupable et aida Mouromski à seremettre en selle. Bérestov cependant insista pour le ramener àTouguilovo. Mouromski qui se sentait son obligé ne put refuser.C’est ainsi que Bérestov rentra couvert de gloire : il rapportaitun lièvre et ramenait son ennemi blessé comme il eût fait d’unprisonnier de guerre. Pendant le déjeuner, la conversation se fitassez cordiale. Mouromski avoua que ses contusions l’empêcheraientde remonter à cheval, et, pour rentrer chez lui, demanda à Bérestovune voiture. Bérestov l’accompagna jusqu’au perron et Mouromski nepartit qu’après avoir fait solennellement promettre à son voisin devenir dîner le lendemain à Priloutchino avec Alexeï Ivanovitch, enamis.

C’est ainsi qu’une ancienne inimitié aux racines profondes pritfin, grâce à l’humeur craintive d’une jument anglaise.

Lisa accourut au-devant de Grigori Ivanovitch.

« Mais, qu’est-ce qu’il y a, papa ? Vous boitez !dit-elle avec étonnement. Où est votre cheval ? À qui estcette voiture ?

– Voilà ce que tu ne devineras jamais, my dear », lui réponditGrigori Ivanovitch, et il lui raconta toute l’histoire.

Lisa n’en croyait pas ses oreilles. Grigori Ivanovitch, sans luilaisser le temps de se ressaisir, lui annonça qu’il attendait lesdeux Bérestov à dîner le lendemain. « Qu’est-ce que vousdites ? s’écria Lisa en pâlissant. Les Bérestov, le père et lefils, à dîner chez nous, demain ! Non, non, papa ! Faitesce que vous voudrez ; quant à moi, je ne me montrerai pourrien au monde !

– As-tu perdu la raison ? répliqua le père. Tu n’espourtant pas si timide… ou bien aurais-tu hérité de ma haine, commeune héroïne de roman ? Allons, pas d’enfantillage !…

– Non, papa ! non, pour rien au monde ; pour tout l’ordu monde, je ne paraîtrai pas devant eux ! »

Grigori Ivanovitch haussa les épaules et cessa de discuter. Ilconnaissait l’esprit de contradiction de sa fille, et, sachant querien ne la ferait céder, il alla se reposer de cette mémorableaventure.

Lisavéta Grigorievna se retira dans sa chambre et fit venirNastia. Toutes deux épiloguèrent longuement sur cette visite dulendemain. Que penserait Alexeï s’il venait à reconnaître dans lafille du barine son Akoulina ?… Que penserait-il de saconduite et de son bon sens ? Et pourtant, quel amusementd’observer sur Alexeï l’effet d’une révélation sisurprenante !

« J’ai une idée merveilleuse ! » s’écria tout à coupLisa.

Elle en fit part à Nastia ; toutes deux s’en amusèrent etrésolurent de la mettre à exécution.

Le lendemain, à déjeuner, Grigori Ivanovitch demanda à sa fillesi elle était toujours décidée à ne pas se montrer auxBérestov.

« Puisque vous le désirez tant, répondit Lisa, je lesrecevrai ; mais à une condition : de quelque façon que je meprésente, et quoi que je fasse, promettez-moi de ne point megronder et de ne manifester ni surprise, ni mécontentement.

– Encore quelque gaminerie, dit Grigori Ivanovitch enriant ; mais soit ! J’y consens. Fais ce que tu voudras,ma petite gipsy. »

Il embrassa sa fille sur le front, et celle-ci courut sepréparer.

À deux heures précises, une calèche campagnarde attelée de sixchevaux entra dans la cour et contourna la pelouse. Escorté de deuxvalets de pied de Mouromski, le vieux Bérestov gravit le perron.Son fils arriva à cheval aussitôt après lui, et tous deux entrèrentdans la salle à manger, où le couvert était déjà mis. Mouromskireçut ses voisins on ne peut plus aimablement ; il leur fitvisiter avant le dîner le jardin et la ménagerie, et les promena lelong d’allées de sable fin soigneusement entretenues.

« Que de travail et de temps gaspillés à de vainesfantaisies ! » déplorait intérieurement le vieuxBérestov ; mais il se taisait par politesse. Son fils nepartageait ni la réprobation du propriétaire économe, ni lasatisfaction infatuée de l’anglomane ; il ne songeait qu’à lajeune fille dont on lui avait tant parlé et dont il attendaitl’apparition avec impatience. Car bien qu’épris déjà – nous lesavons – une jeune beauté avait toujours droit à son attention.

En rentrant au salon, ils s’assirent tous les trois ; lesvieux évoquèrent le passé, et se racontèrent des anecdotes du tempsde leur service. Alexeï pensait au rôle qu’il jouerait en présencede Lisa. Il jugea que le mieux serait de prendre une attitudeindifférente ; il s’y préparait.

En entendant la porte s’ouvrir, il tourna la tête avec unenonchalance si hautaine que le cœur de la coquette la plus assuréeen eût frémi. Par malheur, au lieu de Lisa, ce fut la vieille missJackson, maquillée, sanglée, les yeux baissés, qui entra en faisantune légère révérence. Et Alexeï en fut pour sa parfaite manœuvre. Àpeine avait-il eu le temps de se remettre que la porte s’ouvrit denouveau, et cette fois ce fut Lisa qui entra. Tout le monde seleva. Mouromski commença les présentations, mais soudain s’arrêtaen se mordant les lèvres… Lisa, sa brune Lisa, le visage enduit deblanc jusqu’aux oreilles, et les yeux plus fardés encore que ceuxde miss Jackson, s’était affublée d’une perruque aux bouclesblondes et crêpelées à la Louis XIV, beaucoup plus claire que sespropres cheveux ; un corsage aux manches à l’imbécile, etraides comme les paniers de Mme de Pompadour, lui faisait unetaille d’X ; à ses doigts, à son cou, à ses oreilles,scintillaient tous les diamants de sa mère non encore engagés aumont-de-piété. Comment Alexeï aurait-il pu reconnaître son Akoulinadans cette demoiselle étincelante et ridicule ? Le vieuxBérestov lui baisa la main ; Alexeï suivit son exemple àcontrecœur. Lorsque ses lèvres effleurèrent les petits doigtsblancs, il lui sembla que ceux-ci tremblaient. Il sut remarquer unpetit pied chaussé avec toute la coquetterie possible, et que l’onavançait à dessein ; ce petit pied le réconcilia quelque peuavec le reste de la parure. Quant aux fards, Alexeï, dans lasimplicité de son cœur, ne les remarqua même pas.

Grigori Ivanovitch, tenu par sa promesse, s’efforçait de nepoint trahir sa stupeur ; mais l’espièglerie de sa fille luiparut si divertissante qu’il eut peine à se contenir. La vieilleAnglaise guindée ne riait guère. Elle se doutait bien que les fardsavaient été dérobés dans sa commode, et tout le blanc de ses jouesne parvint pas à couvrir la rougeur de son violent dépit. Ellejetait des regards courroucés sur la jeune écervelée qui n’en avaitcure et qui remettait toute explication à plus tard.

On se mit à table. Alexeï continuait à jouer son rôled’indifférent et de rêveur. Lisa minaudait, ne parlait qu’enfrançais et du bout des lèvres, avec une lenteur affectée. Son pèrela dévisageait sans cesse, ne parvenant pas à comprendre la raisonde cette comédie ; au demeurant fort amusé. L’Anglaiserageait, mais en silence. Seul Ivan Pétrovitch était tout à fait àson aise. Il mangeait comme quatre, buvait ferme, s’esclaffait àses propres saillies, de plus en plus hilare et cordial. Enfin onse leva de table ; les invités s’en allèrent, et GrigoriIvanovitch put donner libre cours à son rire et à sesquestions.

« Veux-tu me dire à quoi rime cette mystification ?demanda-t-il à Lisa. Pour ce qui est du blanc, il te va vraiment àravir ; je n’ai pas à entrer dans les secrets de la toiletteféminine, mais si j’étais toi, j’en mettrais toujours… Peut-être unpeu moins, tout de même. »

Lisa s’applaudissait du succès de sa ruse. Elle embrassa sonpère, lui promit de réfléchir à son conseil et courut apaiser missJackson ; celle-ci, fort irritée, fit beaucoup de façons avantde consentir à ouvrir sa porte et à prêter l’oreille à desexplications : Lisa avait honte de laisser voir à des étrangers sonteint basané… elle n’avait pas osé demander… mais elle était trèssûre que la bonne, la chère miss Jackson lui pardonnerait, etc.,etc. Miss Jackson, qui craignait d’abord que Lisa n’eût cherché àla tourner en ridicule, se calma, l’embrassa et, en gage deréconciliation, lui fit cadeau d’un petit pot de blanc anglais, queLisa accepta avec les marques de la plus vive reconnaissance.

Le lecteur aura deviné que Lisa n’eut garde, le lendemain matin,de manquer au rendez-vous du bosquet.

« Eh bien ! barine, tu as été hier chez nos maîtres ?dit-elle aussitôt à Alexeï. Comment as-tu trouvé lademoiselle ? »

Alexeï répondit qu’il l’avait à peine regardée.

« C’est dommage, reprit Lisa.

– Et pourquoi donc ? demanda Alexeï.

– Parce que je voulais te demander si ce qu’on dit est vrai.

– Et que dit-on ?

– Que je ressemble à la demoiselle.

– Quelle absurdité ! c’est un monstre auprès detoi !

– Ah ! barine, quel péché de parler ainsi ! Unedemoiselle si blanche, si élégante ! Tandis que moi… »

Alexeï protesta qu’elle l’emportait sur les plus blanchesdemoiselles, et pour achever de la rassurer, commença de décrirel’autre avec une verve si comique que Lisa se mit à rire de toutcœur. Puis, avec un soupir :

« Pourtant, dit-elle, si peut-être notre demoiselle est un peuridicule, je ne suis, à côté d’elle, qu’une petite sotte : je nesais ni lire ni écrire.

– Bah ! fit Alexeï, il n’y a pas là de quoi se désoler : situ veux, je t’apprendrai vite tout cela.

– Eh bien ! dit Lisa, on pourrait peut-être essayer.

– Bien volontiers, ma charmante ; mettons-nous-y tout desuite. »

Ils s’assirent. Alexeï tira de sa poche un crayon et un petitcarnet. Akoulina apprit ses lettres avec une surprenante facilité.Alexeï admirait son intelligence. Le lendemain matin, elle voulutapprendre à écrire ; le crayon tombait d’abord de ses doigtsgauches, mais, au bout de quelques minutes, elle parvint à formerles lettres assez convenablement.

« Quel prodige ! disait Alexeï ; elle avance plusrapidement encore que par la méthode Lancastre. »

Et dès la troisième leçon, Akoulina épelait Nathalie, fille deboïar. Elle interrompait sa lecture par des réflexions qui necessaient de plonger Alexeï dans le ravissement, et, de plus, elleavait couvert une feuille de papier d’aphorismes tirés de ceconte.

Bientôt une correspondance s’établit entre eux. La boîte auxlettres fut installée dans le creux d’un vieux chêne. La discrèteNastia jouait le rôle de facteur… Alexeï confiait au chêne desmissives en larges caractères ; il trouvait dans la cachetteles feuilles de gros papier bleu couvert des griffonnages de sabien-aimée. Le style d’Akoulina allait s’améliorant ; sonintelligence se développait ; elle faisait des progrèssensibles.

D’autre part les nouvelles relations entre Ivan PétrovitchBérestov et Grigori Ivanovitch Mouromski devenaient de plus en pluscordiales ; c’était déjà presque de l’amitié ; et voicicomment cela s’explique : Alexeï, à la mort d’Ivan Pétrovitch,devait hériter tous ses biens et, par conséquent, devenir le plusriche propriétaire foncier de la province ; c’est ce quesavait Mouromski et souvent il se redisait qu’Alexeï n’auraitaucune raison de ne pas épouser Lisa. Le vieux Bérestov, de soncôté, reconnaissait à son voisin, en dépit de ses extravagances (cequ’il appelait ses folies anglaises), de nombreuses et remarquablesqualités, à commencer par l’avisance. Grigori Ivanovitch étaitproche parent du comte Pronski, personnage bien né et puissant. Lecomte pouvait être utile à Alexeï, et Mouromski (ainsi pensait IvanPétrovitch) ne laisserait pas de se féliciter si sa fille faisaitun avantageux mariage. Les deux vieux y pensaient tant et si bienqu’un jour vint où ils s’en expliquèrent. Ils s’embrassèrent et sepromirent de mener à bien ce projet ; chacun de son côté semit à l’œuvre. La difficulté pour Mouromski était de décider Betsyà faire plus ample connaissance avec Alexeï, qu’elle n’avait pasrevu depuis le mémorable dîner. Nos deux jeunes gens, semblait-il,ne se plaisaient guère ; Alexeï n’était plus retourné àPriloutchino, et Lisa se retirait dans sa chambre chaque foisqu’Ivan Pétrovitch les honorait de sa visite. « Mais, pensaitGrigori Ivanovitch, il suffirait qu’Alexeï vienne ici chaque jourpour que Betsy, nécessairement, tombe amoureuse. Cela n’est-il pasdans l’ordre des choses ? Le temps arrange tout. »

Quant à Ivan Pétrovitch, il ne doutait pas de la réussite. Lesoir même il fit venir son fils dans son cabinet, alluma une pipe,et, après un court silence, lui dit :

« Depuis longtemps, Aliocha, tu ne parles plus d’entrer dansl’armée. Pourquoi ? L’uniforme de hussard ne te séduit doncplus ?

– Mais, mon père, répondit respectueusement Alexeï, je saisqu’il ne vous plaît pas que je devienne hussard ; mon devoirest de vous obéir.

– Parfait, répondit Ivan Pétrovitch ; j’ai plaisir à tesavoir docile ; cela me rassure. Mais je ne veux pourtant paste contraindre : je ne t’oblige pas à te… à accepter tout de suite…un poste dans l’administration. Mais en attendant j’ai l’intentionde te marier.

– Avec qui donc, mon père ? demanda Alexeï, étonné.

– Avec Lisavéta Grigorievna Mouromski, répondit IvanPétrovitch ; une fiancée qui n’a pas sa pareille ;n’est-il pas vrai ?

– Mais, mon père, je ne songe pas encore au mariage !

– Tu peux bien ne pas y songer, mais moi, j’y ai pensé etrepensé pour toi.

– Tout à votre aise, mon père ; mais Lisa Mouromski ne meplaît pas.

– Elle te plaira plus tard. L’amour vient avec le temps.

– Je ne me sens pas capable de faire son bonheur.

– Qui parle ici de son bonheur ? Ainsi tu refuses d’obéir àton père ?

– Je ne veux pas me marier et je ne me marierai pas !

– Tu te marieras, ou je te maudirai ! Quant aux terres, jejure Dieu que je les vendrai, que je mangerai tout et que tun’auras pas un liard ! Je te laisse trois jours pourréfléchir. D’ici là, ne t’avise pas de reparaître devant moi. »

Alexeï ne savait que trop, si son père se mettait une idée entête, qu’on ne l’en pourrait « arracher même avec une tenaille »,suivant l’expression de Tarass Skotinine ; mais Alexeï avaithérité cela de son père : il était tout aussi difficile de le fairechanger d’avis.

Il se retira dans sa chambre pour se livrer à des réflexions surle pouvoir paternel ; puis il songea à Lisavéta Grigorievna, àla menace de son père de le réduire à la mendicité, puis enfin àAkoulina. Et pour la première fois il dut convenir qu’il étaitpassionnément épris. La romanesque idée d’épouser une paysanne etde devoir travailler pour vivre lui vint à l’esprit, et plus il ypensait, plus cela lui paraissait raisonnable.

Depuis quelque temps, leurs rendez-vous étaient empêchés par lespluies. Alexeï, de sa plus lisible écriture et du style le pluspassionné, écrivit à Akoulina une lettre où il lui annonçait lacatastrophe qui les menaçait ; il terminait en lui offrant samain. Il courut porter la lettre dans le creux de l’arbre, puisrentra se coucher, fort satisfait de lui-même.

Le lendemain, bien assuré dans sa résolution, il se rendit debon matin chez Mouromski pour avoir avec lui une explication bienfranche. Il espérait le toucher, le convaincre ; il feraitappel à sa générosité pour s’assurer de son appui.

« Grigori Ivanovitch est-il chez lui ? demanda-t-il, enarrêtant son cheval devant le perron du château dePriloutchino.

– Non, monsieur, répondit le domestique. Grigori Ivanovitch estsorti ce matin de bonne heure. »

« Quel dommage ! » pensa Alexeï.

« Lisavéta Grigorievna, du moins, est-elle à lamaison ?

– Oui, monsieur. »

Alexeï sauta à terre, jeta la bride aux mains du valet et entrasans se faire annoncer.

« Le sort en est jeté, pensa-t-il en s’approchant dusalon ; c’est avec elle-même que je m’expliquerai. »

Il entra donc… et s’arrêta stupéfait. Lisa… non : Akoulina, lachère, la brune Akoulina, non plus en sarafane, mais en blancdéshabillé du matin, assise auprès de la fenêtre, lisait sa lettre.Elle était si absorbée dans sa lecture qu’elle ne l’entendit pasentrer. Alexeï ne put retenir une exclamation joyeuse. Lisatressaillit, poussa un cri ; elle allait s’enfuir, maiss’élançant vers elle, Alexeï la retint :

« Akoulina ! Akoulina !…

– Mais laissez-moi donc, monsieur ; mais êtes-vousfou ? disait-elle en se détournant de lui.

– Akoulina ! mon Akoulina bien-aimée ! » disait-il, enlui baisant les mains.

Miss Jackson, témoin de cette scène, ne savait que penser.

À cet instant la porte s’ouvrit, laissant entrer GrigoriIvanovitch.

« Eh ! eh ! fit Mouromski. L’affaire me paraît enbonne voie… »

Le lecteur, ici, me fera grâce ; je le laisse imaginer ledénouement.

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