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Recueil de nouvelles (Les Nuits blanches-Le Moujik Marey-Krotkaïa-La Centenaire-L’Arbre de Noël)

Recueil de nouvelles (Les Nuits blanches-Le Moujik Marey-Krotkaïa-La Centenaire-L’Arbre de Noël)

de Fyodor Mikhailovich Dostoevsky

LES NUITS BLANCHES

 

1848

La Nouvelle Revue, 1887

 

 

 

Et n’était-ce pas sa part de bonheur,

Vivre seulement un instant

Dans l’intimité de ton cœur ?

Ivan TOURGUENEFF.

 

 

PREMIÈRE NUIT

 

[Note – On appelle Nuits blanches, à Saint-Pétersbourg, cette époque de l’été où le soleil se couche vers 9 heures du soir et se lève vers 1 heure du matin.]

 

La nuit était merveilleuse – une de ces nuits comme notre jeunesse seule en connut, cher lecteur. Un firmament si étoilé, si calme, qu’en le regardant on se demandait involontairement : Peut-il vraiment exister des méchants sous un si beau ciel ? – et cette pensée est encore une pensée de jeunesse, cher lecteur, de la plus naïve jeunesse. Mais puissiez-vous avoir le cœur bien longtemps jeune !

En pensant aux « méchants », je songeai, non sans plaisir, à la façon dont j’avais employé la journée qui venait de finir. Dès le matin, j’avais été pris d’un étrange chagrin : il me semblait que tout le monde me fuyait,m’abandonnait, qu’on me laissait seul. Certes, on serait en droit de me demander : Qui est-ce donc ce « tout le monde » ? Car, depuis huit ans que je vis à Pétersbourg,je n’ai pas réussi à me faire un seul ami. Mais qu’est-ce qu’un ami ? Mon ami, c’est Pétersbourg tout entier. Et s’il me semblait ce matin que « tout le monde » m’abandonnait,c’est que Pétersbourg tout entier s’en était allé à la campagne. Jem’effrayais à l’idée que j’allais être seul. Depuis déjà troisjours, cette crainte germait en moi sans que je pusse mel’expliquer, et depuis trois jours j’errais à travers la ville,profondément triste, sans rien comprendre à ce qui se passait enmoi. À Nevsky, au jardin, sur les quais, plus un seul visage deconnaissance. Sans doute, pas un ne me connaît parmi cesvisages de connaissance, mais moi je lesconnais tous et très particulièrement ; j’ai étudié cesphysionomies, j’y sais lire leurs joies et leurs tristesses, et jeles partage. Je me suis lié d’une étroite amitié (peu s’en faut dumoins, car nous ne nous sommes jamais parlé) avec un petitvieillard que je rencontrais presque tous les jours, à une certaineheure, sur la Fontanka. Un vénérable petit vieillard, toujoursoccupé à discuter avec lui-même, la main gauche toujours agitée et,dans la droite, une longue canne à pomme d’or. Si quelque accidentm’empêchait de me rendre à l’heure ordinaire à la Fontanka j’avaisdes remords, je me disais : Mon petit vieillard a le spleen.Aussi étions-nous vivement tentés de nous saluer, surtout quandnous nous trouvions tous deux dans de bonnes dispositions. Il n’y apas longtemps, – nous avions passé deux jours entiers sans nousvoir, – nous avons fait ensemble simultanément, le même geste poursaisir nos chapeaux. Mais nous nous sommes rappelé à temps que nousne nous connaissions pas et nous avons échangé seulement un regardsympathique.

Je suis très bien aussi avec les maisons.Quand je passe, chacune d’elles accourt à ma rencontre, me regardede toutes ses fenêtres et me dit : « Bonjour !comment vas-tu ? Moi, grâce à Dieu, je me porte bien. Au moisde mai on m’ajoutera un étage. » Ou bien : « Commentva la santé ? Demain on me répare. » Ou bien :« J’ai failli brûler, Dieu ! que j’ai eupeur ! » etc. D’ailleurs, je ne les aime pas touteségalement, j’ai mes préférences. Parmi mes grandes amies, j’en saisune qui a l’intention de faire, cet été, une cure chezl’architecte : je viendrai certainement tous les jours dans sarue, exprès pour voir si on ne la soigne pas trop, car cesmédecins-là !… Dieu la garde !

Mais je n’oublierai jamais mon aventure avecune très jolie maisonnette rose tendre, une toute petite maison enpierre qui me regardait avait tant d’affection et avait pour sesvoisines, mesquines et mal bâties, tant d’évident mépris, que j’enétais réjoui chaque fois que je passais auprès d’elle. Un certainjour, ma pauvre amie me dit avec une inexprimable tristesse :« On me peint en jaune ! les brigands ! lesbarbares ! Ils n’épargnent rien, ni les colonnes, ni lesbalustrades… » et en effet mon amie jaunit comme un citron. Oneût dit que la bile se répandait dans son corps ! Je n’eusplus le courage d’aller la voir, la pauvre jolie ainsi défigurée,ma pauvre amie peinte aux couleurs du Céleste Empire !…

Vous comprenez maintenant, lecteur, comment jeconnais tout Pétersbourg.

Je vous ai déjà dit les trois journéesd’inquiétude que je passai à chercher les causes du singulier étatd’esprit où je me trouvais. Je ne me sentais bien nulle part, nidans la rue ni chez moi. Que me manque-t-il donc ? pensais-je,pourquoi suis-je si mal à l’aise ? Et je m’étonnais deremarquer, pour la première fois, la laideur de mes murs enfumés etdu plafond où Matrena cultivait des toiles d’araignées avec grandsuccès. J’examinais mon mobilier, meuble par meuble, me demandantdevant chacun : N’est-ce pas là qu’est le malheur ? (Car,en temps normal, il suffisait qu’une chaise fût placée autrementque la veille pour que je fusse hors de moi.) Puis je regardais parla fenêtre… Rien, nulle nouvelle cause d’ennui. J’imaginaid’appeler Matrena et de lui faire des reproches paternels au sujetde sa saleté en général et des toiles d’araignées enparticulier ; mais elle me regarda avec stupéfaction et c’esttout ce que j’obtins d’elle ; elle sortit de la chambre sansme répondre un seul mot. Et les toiles d’araignées ne disparaîtrontjamais.

C’est ce matin seulement que j’ai compris dequoi il s’agissait : hé ! hé ! mais… ils ont tousfichu le camp à la campagne !… (Passez-moi ce mot trivial, jene suis pas en train de faire du grand style.) Oui, toutPétersbourg est à la campagne… Et aussitôt chaque gentlemanhonorable, je veux dire d’extérieur comme il faut, qui passait enfiacre, se transformait à mes yeux en un estimable père de famillequi, après ses occupations ordinaires, s’en allait légèrement danssa maison familiale, à la campagne. Tous les passants, depuis troisjours, avaient changé d’allure et tout en eux disaitclairement : Nous ne sommes ici qu’en passant, et dans deuxheures nous serons partis.

S’il s’ouvrait dans ma rue une fenêtre oùd’abord avaient tambouriné de petits doigts blancs comme du sucre,puis d’où sortait une jolie tête de jeune fille qui appelait lemarchand de fleurs, il ne me semblait pas du tout que la jeunefille prétendît se faire, avec ces fleurs, un printemps intime dansson appartement étouffant de Saint-Pétersbourg, cela signifiait aucontraire : « Ces fleurs ! ah ! bientôt, j’irailes reporter dans les champs ! »

Plus encore, – car j’ai fait des progrès dansma nouvelle découverte, – je sais déjà, rien qu’à l’aspectextérieur, discerner dans quelle villa telle personne demeure. Leshabitants de Kamenni, des îles Aptekarsky ou de la route dePetergov, se distinguent par des manières recherchées, d’élégantscostumes d’été et de jolies voitures. Les habitants de Pargolovo etau delà ont un caractère particulier de sagesse et de bonne tenue.Ceux des îles Krestovsky ont une imperturbable gaîté.

Rencontrais-je une procession de charretiersqui marchaient paresseusement, les guides dans leurs deux mains,auprès de leurs charrettes chargées de montagnes de meubles,tables, chaises, divans turcs et pas turcs, ustensiles de ménage,le tout terminé assez souvent par une cuisinière qui, assise ausommet du tas, couvait les biens de ses maîtres ; regardais-jeglisser sur la Neva des bateaux eux aussi chargés de meubles :charrettes et bateaux se multipliaient à mes yeux, il me semblaitque toute la ville s’en allait, que tout déménageait par caravanes,que la ville allait être déserte. J’en étais attristé, offensé. Carmoi, je ne pouvais aller à la campagne ! J’étais pourtant prêtà partir avec chaque charrette, avec chaque monsieur unpeu cossu qui louait une voiture. Mais pas un, pas un seul nem’invitait. On eût dit que tous m’oubliaient, comme si j’étais poureux un étranger !

Je marchais beaucoup, longtemps, de sorte queje finissais par ne plus savoir où j’étais, quand j’aperçus lesfortifications. Immédiatement je me sentis joyeux. Je m’engageai àtravers les champs et les prairies, je n’éprouvais aucune fatigue.Il me semblait même qu’un lourd fardeau tombait de mon âme. Tousles gens en carrosses me regardaient avec tant de sympathie qu’unpeu plus ils m’auraient salué. Tous étaient contents, je ne saispourquoi ; tous fumaient de beaux cigares. Moi j’étaisheureux. Je me croyais tout à coup transporté en Italie, tant lanature m’étonnait, pauvre citadin à demi malade, à demi mort del’atmosphère empoisonnée de la ville.

Il y a quelque chose d’ineffablement touchantdans notre campagne pétersbourgeoise, quand, au printemps, elledéploie soudain toute sa force, s’épanouit, se pare, s’enguirlandede fleurs. Elle me fait songer à ces jeunes filles languissantes,anémiées, qui n’excitent que la pitié, parfois l’indifférence, etbrusquement, du jour au lendemain, deviennent inexprimablementmerveilleuses de beauté : vous demeurez stupéfaits devantelles, vous demandant quelle puissance a mis ce feu inattendu dansces yeux tristes et pensifs, qui a coloré d’un sang rose ces jouespâles naguère, qui a répandu cette passion sur ces traits quin’avaient pas d’expression, pourquoi s’élèvent et s’abaissent siprofondément ces jeunes seins ? Mon Dieu ! qui a pudonner à la pauvre fille cette force, cette soudaine plénitude devie, cette beauté ? Qui a jeté cet éclair dans cesourire ? Qui donc fait ainsi étinceler cette gaîté ?Vous regardez autour de vous, vous cherchez quelqu’un, vousdevinez… Mais que les heures passent et peut-être demainretrouverez-vous le regard triste et pensif d’autrefois, le mêmevisage pâle, les mêmes allures timides, effacées : c’est lesceau du chagrin, du repentir, c’est aussi le regret del’épanouissement éphémère… et vous déplorez que cette beauté sesoit fanée si vite : quoi ! vous n’avez pas même eu letemps de l’aimer !…

Je ne rentrai dans la ville qu’asseztard ; dix heures sonnaient. La route longeait le canal ;c’est un endroit désert à cette heure… Oui, je demeure dans labanlieue la plus reculée.

Je marchais en chantant. Quand je suis heureuxje fredonne toujours. C’est, je crois, l’habitude des hommes qui,n’ayant ni amis ni camarades, ne savent avec qui partager un momentde joie.

Mais ce soir-là me réservait une aventure.

À l’écart, accoudée au parapet du canal,j’aperçus une femme. Elle semblait examiner attentivement l’eautrouble. Elle portait un charmant chapeau à fleurs jaunes et unecoquette mantille noire.

« C’est une jeune fille et sûrement unebrune, » pensai-je.

Elle semblait ne pas entendre mes pas et nebougea point quand je passai auprès d’elle en retenant marespiration et le cœur battant très fort.

« C’est étrange, pensai-je ; elledoit être très préoccupée. »

Et tout à coup je m’arrêtai, il me semblaitavoir entendu des sanglots étouffés.

« Je ne me trompe pas, ellepleure. »

Un instant de silence, puis encore un sanglot.Mon Dieu ! mon cœur se serra. Je suis d’ordinaire très timideavec les femmes, mais dans un pareil moment !… – Je retournaisur mes pas, je m’approchai d’elle et j’aurais certainementprononcé le mot : « Madame, » si je ne m’étaisrappelé à temps que ce mot est utilisé au moins dans millecirconstances analogues par tous nos romanciers mondains. Ce n’estque cela qui m’arrêta, et je cherchais un mot plus rare quand lajeune fille m’aperçut, se redressa et glissa vivement devant moi enlongeant le canal. Je me mis aussitôt à la suivre. Mais elle s’enaperçut, quitta le quai, traversa la rue et prit le trottoir. Jen’osais traverser la rue à mon tour, mon cœur sautait dans mapoitrine comme un oiseau en cage. Heureusement le hasard me vint enaide.

Sur le trottoir où marchait l’inconnue et toutprès d’elle surgit un monsieur en frac ; d’un âge« sérieux » : on n’eût pu dire, par exemple, que sadémarche aussi fût sérieuse. Il se dandinait en rasant prudemmentles murs. La jeune fille filait droit comme une flèche, d’un pas àla fois précipité et peureux, comme font toutes les jeunes fillesqui veulent éviter qu’on leur offre de les accompagner ; etcertes, avec son allure mal assurée, le monsieur dont l’ombre sedandinait sur les murs n’eût pu la rejoindre s’il ne s’étaitbrusquement mis à courir. Elle allait comme le vent, mais sonpersécuteur gagnait du terrain, il était déjà tout près d’elle,elle jeta un cri, et… Je remerciai la destinée pour l’excellentbâton que je tenais dans ma main droite. En un instant je fus del’autre côté, le monsieur prit en considération l’argumentirréfutable que je lui proposai, se tut, recula et, seulement quandnous l’eûmes distancé, se mit à protester en termes assezénergiques ; mais ses paroles se perdirent dans l’air.

– Prenez mon bras, dis-je àl’inconnue.

Elle passa silencieusement sous mon bras samain tremblante encore de frayeur. Ô le monsieur inattendu !Comme je le bénissais !

Je jetai un rapide regard sur elle. Elle étaitbrune comme je l’avais deviné, et fort jolie. Ses yeux étaientencore mouillés de larmes, mais ses lèvres souriaient. Elle meregarda furtivement, rougit un peu et baissa les yeux.

– Vous voyez ! Pourquoi m’aviez-vousrepoussé ? Si j’avais été là, rien ne serait arrivé…

– Mais je ne vous connaissais pas, jecroyais que vous aussi…

– Me connaissez-vous davantage,maintenant ?

– Un peu. Par exemple, vous tremblez,pensez-vous que je ne sache pas pourquoi ?

– Oh ! vous avez deviné du premiercoup ! m’écriai-je transporté de joie que la jeune fille fûtsi intelligente, car l’intelligence et la beauté vont très bienensemble. – Oui, vous avez deviné à qui vous aviez affaire. C’estvrai, je suis timide avec les femmes. Je suis même plus émumaintenant que vous ne l’étiez, vous, quand ce monsieur vous a faitpeur. C’est comme un rêve… Non, c’est plus qu’un rêve, car jamais,même en rêve, il ne m’arrive de parler à une femme.

– Que dites-vous ?Vraiment ?

– Oui. Si mon bras tremble, c’est quejamais encore une aussi jolie petite main ne s’y est appuyée. Jen’ai pas du tout l’habitude des femmes… J’ai toujours vécu seul.Aussi je ne sais pas leur parler. Peut-être bien vous ai-je déjàdit quelque sottise ; parlez franchement, vous le pouvez, jene suis pas susceptible…

– Vous n’avez pas dit de sottise, pas dutout, au contraire, et puisque vous voulez que je vous parlefranchement, je vous dirai qu’une telle timidité plaît aux femmes,et si vous voulez tout savoir je vous dirai encore qu’elle me plaîtparticulièrement. Aussi je vous permets de m’accompagner jusqu’à maporte.

– Mais, dis-je étouffant de joie, vousm’en direz tant que je cesserai d’être timide et alors, adieu tousmes avantages…

– Des avantages ! Quelsavantages ? Pourquoi faire ? Voilà qui n’est pasbien.

– Pardon… Mais comment voulez-vous que jene désire pas…

– Plaire, n’est-ce pas ?

– Eh bien ! oui. Oui, soyez bonne,au nom de Dieu ! Écoutez. J’ai vingt-six ans et personneencore ne m’a aimé. Comment donc pourrais-je parler adroitement età propos ? Pourtant il faut que je parle, j’ai envie de toutvous dire, à vous… Mon cœur crie, je ne puis me taire… Mais lecroiriez-vous… pas une seule femme, jamais, jamais… et pas unami ! et tous les jours je rêve qu’enfin je vais rencontrerquelqu’un, je rêve, je rêve… et si vous saviez combien de fois j’aiété amoureux de cette façon !

– Mais comment ? de qui ?

– De personne, idéalement. Ce sont desfigures de femmes aperçues en rêve. Mes rêves sont des romansentiers. Oh ! vous ne me connaissez pas… Il est vrai, – et ilne se pouvait autrement, – j’ai rencontré deux ou trois femmes,mais quelles femmes ! Ah ! l’éternel pot-au-feu !…Mais vous ririez si je vous racontais que j’ai plusieurs fois faitle rêve que je parlais, dans la rue, à une dame du plus grandmonde. Oui, dans la rue, tout simplement : la dame était seuleet moi je lui parlais respectueusement, timidement, passionnément.Je lui disais : que je me perds dans la solitude, qu’il nefaut pas me renvoyer, que nulle femme ne m’aime, que c’est ledevoir de la femme de ne pas repousser la prière d’un malheureux,que je lui demande tout au plus deux paroles de sœur, deux parolescompatissantes, qu’elle doit donc m’écouter, qu’elle peut rire demoi s’il lui plaît, mais qu’il faut qu’elle m’écoute, qu’il fautqu’elle me rende l’espérance que j’ai perdue… Deux paroles,seulement deux paroles et puis ne la revoir plus jamais !…Mais vous riez… Du reste ce que je dis est en effet trèsrisible.

– Ne vous fâchez pas. Ce qui me faitrire, c’est que vous êtes votre propre ennemi. Si vous essayiezvous réussiriez peut-être, même si la scène se passait dans la rue.Plus c’est simple et plus c’est sûr. Pas une femme de cœur, pourvuqu’elle ne fût ni sotte ni, en ce moment même, de mauvaise humeur,n’oserait vous refuser les deux paroles que vous implorez.Pourtant, qui sait ? Peut-être vous prendrait-on pour un fou.J’ai jugé d’après moi, – car moi je sais bien comme vivent les genssur la terre…

– Oh ! je vous remercie,m’écriai-je. Vous ne pouvez comprendre le bien que vous venez de mefaire !

– Bon, bon… Mais dites-moi, à quoiavez-vous vu que je suis une femme avec laquelle… eh bien, unefemme digne… digne… d’attention et d’amitié ? En un mot pas…pot-au-feu, comme vous dites ? Pourquoi vous êtes-vous décidéà vous approcher de moi ?

– Pourquoi ? Mais… vous étiez seule,ce monsieur trop entreprenant… il faisait nuit, convenez quec’était le devoir…

– Mais non, auparavant déjà, là, del’autre côté, vous vouliez m’aborder…

– Là, de l’autre côté ?… Maisvraiment, je ne sais comment vous répondre, je crains…Savez-vous ? Je me sentais aujourd’hui très heureux. Lamarche, les chansons que je me suis rappelées, la campagne… jamaisje ne me suis senti si bien. Voyez… cela m’a semblé peut-être…pardonnez-moi si je vous le rappelle, j’ai cru vous avoir entendupleurer, et moi… je n’ai pu supporter cela, mon cœur s’est serré. Ômon Dieu ! étais-je coupable d’avoir pour vous une pitiéfraternelle !… Pouvais-je vous offenser en m’approchant devous malgré moi ?

– Taisez-vous… dit la jeune fille enbaissant les yeux et en me serrant la main. J’ai eu tort de parlerde cela, mais je suis contente de ne pas m’être trompée sur vous…Eh bien, me voici chez moi. Il faut traverser cette petite ruelleet il n’y a plus que deux pas. Adieu. Merci.

– Alors, nous ne nous verrons plusjamais, c’est fini ?

– Voyez-vous ! dit en riant la jeunefille, vous ne vouliez d’abord que deux mots, et maintenant… Dureste, nous nous reverrons peut-être…

– Je viendrai ici demain… Oh !pardon, je suis déjà exigeant.

– Oui, vous n’avez pas de patience, vousordonnez presque…

– Écoutez-moi, interrompis-je, je ne puispas ne pas venir ici demain. Je suis un rêveur, j’ai si peu de vieréelle, j’ai si peu de moments comme celui-ci, que je ne puis pasne pas les revivre dans mes rêves. Je rêverai de vous toute lanuit, toute la semaine, toute l’année. Je viendrai ici demain,absolument, précisément ici, demain, à la même heure et je seraiheureux de m’y souvenir de la veille… Cette place m’est déjà chère.– J’ai deux ou trois endroits pareils dans Pétersbourg. Dans l’und’eux j’ai pleuré… d’un souvenir. Qui sait ? il y a dixminutes, vous aussi vous pleuriez peut-être pour quelque souvenir.Peut-être autrefois avez-vous été très heureuse ici ?

– Je viendrai peut-être aussi demain àdix heures, je vois que je ne peux plus vous le défendre… Mais, ilne faut pas venir ici. Ne pensez pas que je vous fixe unrendez-vous, je prévois seulement que j’aurai à venir ici pour mesaffaires, mais… eh bien, franchement, je ne serai pas fâchée quevous y veniez aussi. D’abord je puis avoir encore des désagrémentscomme aujourd’hui, mais laissons cela… En un mot, je voudrais toutsimplement vous voir… pour vous dire deux mots. N’allez pas mejuger mal pour cela. Ne pensez pas que je donne si facilement desrendez-vous ; je ne vous aurais pas dit cela si… mais que celareste un secret, c’est la condition…

– Une convention, dites tout de suite quec’est une condition ! je consens à tout, m’écriai-jetransporté, à tout, je réponds de moi, je serai obéissant,respectueux… vous me connaissez.

– C’est précisément parce que je vousconnais que je vous invite demain ; mais vous, prenez garde àcette autre condition tout à fait capitale (je vais vous parlerfranchement) : ne devenez pas amoureux de moi, cela ne se peutpas, je vous assure ; pour l’amitié je veux bien, voici mamain ; mais l’amour, non, je vous en prie.

– Je vous jure…

– Ne jurez pas, vous êtes inflammablecomme la poudre… Ne m’en veuillez pas pour vous avoir dit cela, sivous saviez… Moi non plus je n’ai personne au monde à qui faire uneconfidence, demander un conseil ; vous, vous êtes uneexception, je vous connais comme si nous étions des amis de vingtans… n’est-ce pas que vous ne me trahirez pas ?

– Vous verrez ! Mais comment vivreencore tout ce grand jour ?

– Dormez bien, bonne nuit, etrappelez-vous que j’ai déjà confiance en vous. Dites, on n’a pas àrendre compte de tous ses sentiments, même d’une sympathiefraternelle ? C’est vous qui m’avez dit cela, et vous l’avezsi bien dit que la pensée m’est venue aussitôt de me confier à vouset de vous dire…

– Quoi, mon Dieu ! direquoi ?

– À demain ! que cela reste unsecret jusqu’à demain ! Ça vaudra mieux pour vous ! Çaressemblera mieux à un roman !

– Peut-être vous dirai-je demain… tout, etpeut-être ne vous dirai-je rien ! Je veux d’abord causer avecvous, vous mieux connaître.

– Moi, déclarai-je avec décision, je vousraconterai demain toute mon histoire ! Mais quoi donc ?Quelque chose de merveilleux se passe en moi. Où suis-jedonc ? mon Dieu ! Eh bien ! n’êtes-vous pas contentemaintenant de ne pas vous être fâchée tout à l’heure, de ne pasm’avoir repoussé dès le premier mot ? En deux minutes vousm’avez rendu heureux pour toute la vie, oui heureux ! vousm’avez réconcilié avec moi-même ! vous avez peut-être éclaircitous mes doutes ! S’il me revient des instants semblables… Ehbien, je vous dirai demain tout, vous saurez tout, tout…

– Alors c’est vous quicommencerez ?

– Entendu.

– Au revoir !

– Au revoir !

Et nous nous séparâmes. J’errai toute la nuit,je ne pouvais me décider à rentrer…

« À demain ! »

DEUXIÈME NUIT

 

– Eh bien ! vous voyez que vousvivez encore ! dit-elle en riant et en me serrant les deuxmains.

– Je suis ici depuis deux heures.Savez-vous ce que je suis devenu toute cette journée ?

– Oui, oui, je le sais… Mais savez-vous, vous,pourquoi je suis venue ? ce n’est pas pour bavarder commehier. Désormais il faut agir plus sagement ; j’ai beaucoupréfléchi à tout cela.

– En quoi donc plus sagement ? Jeferai ce que vous voudrez, mais je vous jure que je n’ai jamais étési sage.

– C’est possible. Mais d’abord je vousprie de ne pas me serrer si fort les mains ; ensuite… ensuitej’ai beaucoup pensé à vous aujourd’hui.

– Et… ?

– Voici. J’ai décidé que je ne vousconnais pas encore, que j’ai agi hier comme un enfant, et il vasans dire que j’ai fini par accuser mon bon cœur, que je me suislouée moi-même comme il arrive toujours quand nous commençons ànous analyser ; de sorte que, pour réparer ma faute, je veuxprendre sur vous les renseignements les plus minutieux. Mais commeje ne puis m’adresser à un autre que vous-même, eh bien ! quelhomme êtes-vous ? Racontez-moi votre histoire.

– Mon histoire ! m’écriai-jeterrifié, je n’en ai pas.

– Mais vous me la promettiez hier. Etpuis on a toujours une histoire. Vous avez vécu sanshistoire ? Comment avez-vous fait ?

– Eh bien ! j’ai vécu sanshistoire ! J’ai vécu pour moi-même, c’est-à-dire seul ;seul ! seul tout à fait. Comprenez-vous ce que signifie cemot ?

– Comment, seul ! vous n’avez jamaisvu personne ?

– Beaucoup de monde, – voilà :toujours seul.

– Alors vous ne parlez à personne.

– Rigoureusement à personne.

– Mais quel homme !Expliquez-vous ! Attendez, je devine : vous avezprobablement une babouschka, comme la mienne ; elle estaveugle et jusqu’à ces derniers temps elle ne me laissait passortir ; J’en désapprenais à parler. Il y a deux ans, j’étaisen train de faire des étourderies, et alors elle épingla ma robe àla sienne, et vous voyez nos journées… elle tricote des bas,quoique aveugle, et moi je lui fais la lecture à haute voix. Jesuis restée près de deux ans épinglée comme ça.

– Ah ! mon Dieu ! quelmalheur ! mais non, je n’ai pas de babouschka.

– Et si vous n’en avez pas, pourquoi doncrestez-vous chez vous ?

– Écoutez. Voulez-vous savoir qui jesuis ?

– Je vous le demande.

– Dans le véritable sens dumot ?

– Dans le plus véritable sens du mot.

– Eh bien voilà : je suis untype.

– Un type ! quel type ? s’écriala jeune fille en se mettant à rire comme si elle n’en avait paseu, depuis tout un an, l’occasion. Mais vous êtes trèsamusant ! Tenez ! voici un banc !Asseyons-nous ; personne ne passe, personne ne nous entendra.Commencez votre histoire, car vous me trompiez, vous avez unehistoire ! D’abord, qu’est-ce qu’un type ?

– Un type, c’est un homme ridicule !répondis-je en commençant à rire, gagné par son rire d’enfant,c’est un caractère ! c’est un… Mais savez-vous ce que c’estqu’un rêveur ?

– Un rêveur ! Permettez ! jesuis moi-même un rêveur ! Que de choses ilme passait par la tête pendant les longues journées près de mababouschka ! Ils allaient loin, mes rêves ! Une fois j’airêvé que j’épousais un prince chinois ! C’est quelquefois bonde rêver.

– Magnifique ! Ah ! si vousêtes femme à épouser un prince chinois, vous me comprendrez trèsbien… Mais permettez, je ne sais pas encore comment vous vousappelez.

– Enfin ! vous y pensezdonc ?

– Ah ! mon Dieu ! Cela ne m’estpas venu : je me sentais si bien…

– On m’appelle Nastenka.

– Et c’est tout ?

– C’est tout. N’est-ce pas assez pourvous ?

– Oh ! beaucoup, beaucoup ! aucontraire, beaucoup ! Nastenka !

– Alors ?…

– Alors, Nastenka, écoutez donc marisible histoire.

Je m’assis près d’elle, je pris une pose graveet pédante et je commençai comme si je lisais dans un livre.

– Il y a, Nastenka, à Saint-Pétersbourg,– vous l’ignoriez peut-être, – des coins assez étranges. Le soleilqui brille partout ne les éclaire pas. Il y luit comme un autresoleil, fait exprès, très spécial. Là, ma chère Nastenka, on vitune autre vie que la vôtre ; une vie qui ne ressemble pas dutout à celle qui bout autour de nous, une vie qu’on pourrait àpeine concevoir dans quelque climat lointain, pas du tout la vieraisonnable de notre époque. Cette vie-là c’est la mienne,Nastenka ! une atmosphère de fantastique et d’idéal, et enmême temps, hélas ! quelque chose de grossier et de prosaïque,quelque chose d’ordinaire jusqu’à la suprême trivialité.

– Fi ! mon Dieu ! quellepréface ! que vais-je donc apprendre ?

– Vous apprendrez, Nastenka (il me sembleque je ne me lasserai jamais de vous appeler Nastenka) ; vousapprendrez que dans ce coin vivent des hommes étranges : desrêveurs. Un rêveur n’est pas un homme, c’est un être neutre ;il vit dans une ombre perpétuelle comme s’il se cachait même dujour ; il s’incruste dans son trou comme un escargot, ouplutôt il ressemble davantage encore à la tortue, qu’enpensez-vous ? Pourquoi aime-t-il tant ses quatre murs, qui detoute rigueur doivent être peints en vert, enfumés ettristes ? Pourquoi cet homme ridicule, si quelqu’un de sesrares amis vient le voir (et il finit par n’en plus avoir du tout),le reçoit-il avec tant d’embarras ? tant de jeux dephysionomie ? comme s’il venait de faire un crime ? commes’il fabriquait de la fausse monnaie ou des vers qu’il va envoyer àun journal avec une lettre anonyme attestant que le poète est mortet qu’un de ses amis considère comme un devoir sacré de publier sesœuvres ? Pourquoi, dites-le-moi, Nastenka ! les diversinterlocuteurs qui se sont rassemblés chez notre rêveur neparviennent-ils pas à engager la conversation ? Pourquoi nirires ni plaisanteries ? Ailleurs pourtant et dans d’autresoccasions, il ne dédaigne ni le rire, ni la plaisanterie, à proposdu beau sexe, ou sur n’importe quel autre thème aussi gai. Pourquoienfin l’ami, dès cette première visite, – d’ailleurs il n’y en aurapas deux, – cet ami, une connaissance récente, s’embarrasse-t-il,se guinde-t-il tant après ses premières saillies (s’il en trouve)en regardant le visage défait du maître du logis, qui finitlui-même par perdre tout à fait la carte après des efforts énormesmais vains pour animer la conversation, montrer du savoir-vivre,parler du beau sexe aussi, et, par toutes ces concessions, plaireau pauvre garçon qui lui fait visite par erreur ? Pourquoienfin le visiteur se lève-t-il tout à coup, se rappelant uneaffaire urgente, et prend-il son chapeau après un salutdésagréable, et retire-t-il avec tant de peine sa main del’étreinte chaude du maître qui tâche de lui témoigner par cetteétreinte silencieuse un repentir inexplicable ? Pourquoi, unefois dehors, l’ami rit-il aux éclats et se jure-t-il de ne jamaisremettre les pieds chez cet hommeétrange, un bon garçon pourtant, mais dont il ne peut s’empêcher decomparer la physionomie à la mine de ce malheureux petit chatfripé, tourmenté par les enfants, qui tout à l’heure est venu seblottir sous la chaise, – c’était alors celle du visiteur – et dansl’ombre, avec ses deux petites pattes a longuement débarbouillé etlustré son petit museau et, longtemps encore après, regardait avecressentiment la nature et la vie…

– Voyons ! interrompit Nastenka, quiécoutait très étonnée, les yeux grands ouverts. Je ne sais laraison de rien de tout cela, ni pourquoi vous me faites desquestions si étranges, mais sûrement tout cela a dû vous arrivermot pour mot.

– Sans doute, répondis-je trèssérieusement.

– Alors, continuez, car je veux connaîtrela fin.

– Vous voulez savoir, Nastenka, ce qu’estdevenu notre petit chat sous sa chaise ou plutôt ce que je suisdevenu, puisque je suis le médiocre héros de ces aventures ;vous voulez savoir pourquoi ma journée tout entière fut troubléepar cette visite inattendue d’un ami, pourquoi j’étais si agitéquand la porte de ma chambre s’ouvrit, pourquoi je reçus si mal levisiteur, pourquoi je restai écrasé sous le poids de ma propreinhospitalité ?

– Mais oui, oui, répondit Nastenka, c’estce que je veux savoir. Écoutez ! Vous racontez trèsbien ; mais ne pourriez-vous pas raconter moins bien ; ondirait que vous lisez dans un livre.

– Non, répondis-je d’une voix sévère etimposante, ma chère Nastenka, je sais que je conte très bien, maisexcusez-moi, je ne puis conter autrement. Je ressemble, ma chèreNastenka, à cet esprit du czar Salomon, qui avait passé mille ansdans une outre scellée de sept sceaux. À présent, ma chèreNastenka, depuis que nous nous sommes rencontrés de nouveau aprèsune si longue séparation (car je vous connais depuis longtempsNastenka, il y a longtemps que je cherchais quelqu’un, précisémentvous, et notre rencontre était fatale), des milliers de soupapes sesont ouvertes dans ma tête et il faut que je m’épanche par untorrent de mots, car autrement j’étoufferais ; je vous demandedonc de ne plus m’interrompre, Nastenka ; écoutez avecsoumission et obéissance, ou bien je me tais.

– Na ! na na ! Jamais !Parlez, je ne souffle plus mot.

– Je continue. Il y a, mon amie Nastenka,une heure dans la journée que j’aime beaucoup. C’est cette heure oùtoutes les affaires finissent, alors que tout le monde se hâte derentrer pour dîner, se reposer, et, tout en marchant, cherchequelque réjouissance pour passer la soirée, la nuit et tout letemps de loisir qui lui reste. À cette heure-là, mon héros – carpermettez-moi encore, Nastenka, de conter cela à la troisièmepersonne, il est si pénible pour le conteur de parler en son proprenom, – à cette heure-là donc, notre héros, qui n’est pas un oisif,est en route comme tout le monde. Mais une étrange sensation deplaisir agite son visage pâle et fatigué. Il observe avec intérêtl’aurore du soir qui s’éteint lentementsur le ciel frais de Pétersbourg. Quand je dis« observe », je mens ; il n’observe pas, il regardevaguement comme un homme las ou qui s’occupe en lui-même de chosesplus intéressantes. De sorte que c’est par moments seulement, etpresque sans le vouloir, qu’il a le temps d’observer aussi autourde lui. Il est content, car il en a fini jusqu’au lendemain avecles affaires ennuyeuses, content comme un écolier libéré de l’écoleet qui court à ses jeux préférés et à ses espiègleries.Regardez-le, Nastenka, vous ne serez pas longue à voir que la joiea déjà heureusement agi sur ses nerfs sensibles et son imaginationmaladivement excitée. Il réfléchit. Vous pensez peut-être qu’ilsonge à son dîner, ou bien à la soirée de la veille ? Queregarde-t-il ainsi ? N’est-ce pas ce monsieur qui vient desaluer si « artistiquement » cette dame quand elle apassé auprès de lui dans cette belle voiture attelée de si beauxchevaux ? Non, Nastenka, ce ne sont pas ces riens quil’occupent. C’est un homme, à présent, riche de vie intérieure. Ilest riche, vous dis-je, et les rayons d’adieu du soleil couchantn’ont pas brillé en vain pour lui. Ils ont provoqué dans son cœurtout un essaim de sensations. Maintenant il examine tous lesdétails de la route, maintenant la « déesse de laFantaisie » (avez-vous lu Joukovsky, ma chère Nastenka ?)a déjà tissé de ses mains merveilleuses sa toile dorée et commenceà enchevêtrer les arabesques d’une vie fantasque et imaginaire.Elle a transporté notre héros dans le septième ciel, « le cielde cristal », bien loin de cet excellent trottoir de granitqu’il foule ce soir en rentrant chez lui. Essayez de l’arrêter,demandez-lui brusquement où il est, par quelles rues il apassé : il ne se souvient de rien, ni où il est allé, ni où ilest, et en rougissant de dépit il vous fera quelque mensonge poursauver les apparences. C’est pourquoi il a eu un si viftressaillement et a failli s’écrier de frayeur quand une honorablevieille femme l’a arrêté au milieu du trottoir en lui demandant saroute. Le visage assombri il continue sa marche, remarquant à peineque plus d’un passant sourit en le regardant et se retourne pour levoir, et que les petites filles, après s’être éloignées de lui avecterreur, reviennent sur leurs pas pour examiner son sourire absorbéet ses gestes. Mais toujours la même fantaisie emporte dans sonvol, et la vieille femme, et les passants curieux, et les petitesfilles moqueuses, elle enlace gaiement le tout dans son canevascomme les mouches dans une toile, et l’homme étrange rentre dansson terrier sans s’en apercevoir, dîne sans s’en apercevoir et nerevient à lui que quand Matrena, sa bonne, dessert la table etapporte la pipe. L’heure se fait sombre, il se sent vide ettriste ; tout son royaume de rêves s’écroule sans bruit, sanslaisser de traces… comme un royaume de rêves ; mais unesensation obscure se lève déjà en son être, une sensation inconnue,un désir nouveau, et voilà que s’assemble autour de lui tout unessaim de nouveaux fantômes. Et lui-même s’anime, voilà qu’il boutcomme l’eau dans la cafetière de la vieille Matrena. Il prend unlivre, sans but, l’ouvre au hasard et le laisse tomber à latroisième page. Son imagination est surexcitée, un nouvel idéal debonheur lui apparaît ; en d’autres termes, il a pris unenouvelle potion, de ce poison raffiné qui recèle la cruelle ivressede l’espérance. Qu’importe la vie réelle où tout est froid,morne !… Pauvres gens, pense le rêveur, que les gensréels ! – Ne vous étonnez pas qu’il ait cette pensée.Oh ! si vous pouviez voir les spectres magiques quil’entourent, toutes les merveilleuses couleurs du tableau où sefige sa vie ! Et quelles aventures ! Quelle suiteindéfinie de rêveries ! Mais à quoi rêve-t-il ? Mais… àtout ! Au rôle du poète d’abord méconnu et ensuite couvert delauriers ; à sa prédilection pour Hoffmann ; à laSaint-Barthélemy ; aux actions héroïques de Ivan Vassiliévitchquand il prit Kazan ; à Jean Huss comparaissant devant leconclave des prélats ; à l’évocation des morts dansRobert le Diable (vous vous rappelezcette musique qui sent le cimetière), à Mina et Brinda, au passagede la Bérésina, à la lecture d’un poème chez la comtesse W. D…, àDanton, à Cléopâtre et ses amants, à la petite maison dans laColomna, à une chère petite âme qui pourrait être auprès de lui,dans ce petit réduit, durant toute la longue soirée d’hiver et quil’écouterait, attentive et douce comme vous êtes, Nastenka… Non,Nastenka, qu’importe à ce voluptueux paresseux cette vie réelle,cette pitoyable pauvre vie dont il donnerait tous les jours pourune de ces heures fantastiques ? Il a aussi de mauvaisesheures ; mais en attendant qu’elles reviennent (car l’heurequi sonne est douce), il ne désire rien, il est au-dessus de toutdésir, il peut tout, il est souverain, il est le propre créateur desa vie, et la recrée à chaque instant par sa propre volonté. Ças’organise si facilement un monde fantastique ! et qui sait sice n’est qu’un mirage ? C’est peut-être des deux mondes leplus réel. Pourquoi donc, dites-moi, Nastenka, pourquoi donc en cemoment les larmes jaillissent-elles des yeux de cet homme que nulletristesse actuelle n’accable ? Pourquoi des nuits entièrespassent-elles comme des heures ? Et quand le rayon rose del’aurore éclabousse les fenêtres, notre rêveur fatigué se lève dela chaise où le tour du cadran l’a vu assis et se jette sur sonlit. Ce serait à croire, Nastenka, qu’il est amoureux !Regardez-le seulement et vous vous en convaincrez. Voyons, est-ilpossible de croire qu’il n’ait jamais connu l’être qu’il étreignaitdans les transports de son rêve ? Quoi ! rêvait-il doncla passion ? Se pourrait-il qu’ils n’eussent pas marché lesmains unies dans la vie, bien des années mêlant leurs âmes ?Ne s’est-elle pas, à l’heure tardive de la séparation, penchée enpleurant sur sa poitrine sans écouter l’orage qui pleurait dehors,toute à l’orage intérieur de leur amour brisé ? Était-ce donc,tout cela ! n’était-ce donc qu’un rêve : ce jardintriste, abandonné, sauvage, les sentiers couverts de mousse où ilsse sont promenés si souvent ensemble « si longtemps et sitendrement » ? Et cette maison étrange de ses aïeux oùelle vécut si longtemps seule et triste, avec un vieux mari morose,un vieux mari galeux dont ils avaient peur, eux, les enfantsamoureux ! Comme elle souffrait et comme (cela va sans dire,Nastenka !) on était méchant pour eux ! Ô Dieu ! nel’a-t-il pas revue plus tard sous un ciel étranger, tropical, dansune ville éternellement merveilleuse, aux mille clartés d’un bal,au fracas de la musique, dans un palasso (je vous jure,Nastenka, dans un palasso) ? À un balcon festonné demyrtes et de roses, où, en le reconnaissant elle se démasqua viteet lui souffla à l’oreille : « Je suislibre ! » et se jeta dans ses bras en s’écriant detransport, dans l’oubli de tout, et la maison morne, et levieillard morose, et la maison triste du pays lointain et le bancsur lequel, après les derniers baisers passionnés de la séparation,elle tomba pâmée, raidie par le désespoir… Oh ! convenez,Nastenka, qu’on peut se troubler, rougir comme un écolier surprisdans le jardin où il dérobait les pommes du voisin, si après tantd’événements tragiques qui vous laissent palpitant d’émotion, unami inattendu, gai et bavard, ouvre tout à coup votre porte et vouscrie, comme si rien n’était arrivé : « Mon cher, jereviens de Pavlovsk ! » Dieu de Dieu ! le vieuxcomte vient de mourir, un bonheur infini va commencer pour les deuxamants et voilà quelqu’un qui revient de Pavlovsk !…

Je me tus très pathétiquement. Je me rappelleque je fis un grand effort pour éclater de rire. Je sentais en moides idées diaboliques remuer, ma gorge se serrait, mon mentontremblait, mes yeux étaient humides… Je m’attendais à voir Nastenkarire la première de son gai et irrésistible rire d’enfant, et je merepentais déjà d’être allé si loin, d’avoir raconté ce que jetenais depuis si longtemps caché dans mon cœur. Et c’est pourquoije voulais avoir ri avant elle ; mais à mon grand étonnementelle resta silencieuse, me serrant légèrement les mains, et medemanda avec un accent timide :

– Avez-vous vraiment toujours vécuainsi ?

– Toujours, Nastenka, toujours, et jecrois que je finirai ainsi.

– Non, cela ne se peut, dit-elle avecémotion, cela ne se peut ! Est-ce que je pourrais, moi, passertoute ma vie avec ma babouschka ? Ce n’est pas bien du tout devivre ainsi.

– Je le sais, Nastenka, je le sais. Et jele sais plus que jamais depuis que je suis auprès de vous, carc’est Dieu lui-même qui vous a envoyée, cher ange, pour me le direet me le prouver. Maintenant, quand je suis auprès de vous, quandje vous parle, l’avenir me semble impossible, l’avenir, lasolitude, l’absence, le vide. Et que vais-je rêver maintenant queje suis heureux auprès de vous, en réalité ? Soyez bénie, vousqui ne m’avez pas repoussé, vous à qui je devrai toute une soiréede bonheur.

– Oh ! non, non ! s’écriaNastenka. Cela ne se peut pas ! ne nous séparons pasainsi ! Qu’est-ce que c’est que deux soirées ?

Des larmes brillaient dans ses yeux.

– Ô Nastenka, Nastenka ! savez-vouspour combien de temps vous m’avez donné de la joie ?Savez-vous que j’ai déjà meilleure opinion de moi-même ? Je merepens un peu moins d’avoir fait de ma vie un crime et un péché. –Car c’est un crime et un péché qu’une telle vie. Et ne croyez pasque j’aie rien exagéré. Pardieu ! non, je n’ai rien exagéré.Par moments, un tel chagrin m’envahit… Il me semble que je ne suisplus capable de vivre ma vie, et je me maudis moi-même. Après mesnuits fantastiques, j’ai de terribles moments de lucidité. Etautour de moi la vie tourbillonne pourtant ! la vie deshommes, celle qui n’est pas faite sur commande… Et pourtant,encore ! leur vie s’évanouira comme mon rêve. Dans un peu detemps, ils ne seront pas plus réels que mes fantômes. Oui, mais ilssont une succession de fantômes, leur vie se renouvelle ;aucun homme ne ressemble à un autre, tandis que ma rêverieépouvantée, mes fantômes enchaînés par l’ombre sont triviaux,uniformes ; ils naissent du premier nuage qui obscurcit lesoleil, ce sont de tristes apparitions, des fantaisies detristesse. Et elle se fatigue de cette perpétuelle tension, elles’épuise, l’inépuisable imagination. Les idéals se succèdent, onles dépasse, ils tombent en ruines, et puisqu’il n’y a pas d’autrevie, c’est sur ces ruines encore qu’il faut fonder un idéaldernier. Et cependant l’âme demande toujours un idéal et c’est envain que le rêveur fouille dans la cendre de ses vieux rêves, ycherchant quelque étincelle d’où faire jaillir la flamme quiréchauffera son cœur glacé et lui rendra ses anciennes affections,ses belles erreurs, tout ce qui le faisait vivre. Croirez-vous queje fête l’anniversaire d’événements qui ne sont pas arrivés, maisqui m’eussent été chers ?… Vous savez ? des imaginationsde balcon… Et fêter ces anniversaires parce que ces stupides rêvesne sont plus, parce que je ne sais plus rêver, vous comprenez, machère, que c’est un commencement d’enterrement. Croirez-vous que jeparviens à me rappeler la couleur des lieux où j’ai eu la penséequ’il pourrait m’arriver un bonheur ? Et je les revisite, ceslieux, je m’y arrête, j’y oublie le présent, je le réconcilie avecle passé irréparable et j’erre comme une ombre, sans désir, sansbut. Quels souvenirs ! je me rappelle par exemple qu’ici, il ya juste un an, à cette même heure, sur ce même trottoir j’erraisisolé, triste comme aujourd’hui. Mais alors je ne me demandais pasencore : Où sont les rêves ? et voici que je hoche latête et je me dis : Comme les années passent vite ! qu’enas-tu fait ? as-tu vécu ? regarde comme tout est devenufroid ! les années passeront, toujours davantage ta solitudet’accablera et viendra la vieillesse accroupie sur son manche àbalai ; ton monde fantastique pâlira… Novembre… Décembre… Plusde feuilles à tes arbres… Ô Nastenka, ce sera triste de vieillirsans avoir vécu : n’avoir pas même de regrets ! Car jen’ai rien à perdre ; toute ma vie n’est qu’un zéro rond, unrêve…

– Ne me faites donc pas pleurer !dit Nastenka en essuyant ses yeux. C’est fini maintenant ?Écoutez, je suis une jeune fille simple, très peu savante, quoiquema babouschka m’ait donné des maîtres ; pourtant, je vousassure que je vous comprends. Dites-vous que je serai toujoursauprès de vous. J’ai eu, non pas tout à fait la même chose, maisdes chagrins presque semblables aux vôtres quand ma babouschka m’aépinglée à sa robe. Certes je ne pourrais compter aussi bien quevous. Je n’ai pas assez étudié, ajoute-t-elle (évidemment mondiscours pathétique, mon grand style lui avait inspiré du respect),mais je suis très contente que vous vous soyez confié à moi ;je vous connais maintenant, et moi, vous allez aussi meconnaître ; moi aussi je vais tout vous dire : vous êtesun homme très intelligent, vous me donnerez un conseil.

– Ah ! Nastenka ! répondis-je,je ne suis pas bon conseiller ; mais il me semble que nouspourrions l’un à l’autre nous donner des conseils infinimentspirituels. Allons ! quels conseils voulez-vous ? Mevoilà gai, heureux, et je n’aurai pas besoin d’emprunter mesparoles.

– Je m’en doute, dit Nastenka enriant : mais il ne me faut pas un conseil seulementspirituel ; il me le faut aussi cordial, comme d’un ami decent ans.

– C’est entendu, Nastenka !m’écriai-je tout transporté. Parole, je vous aimerais depuis milleans que je ne vous aimerais pas davantage !

– Votre main ? dit Nastenka.

– La vôtre !

HISTOIRE DE NASTENKA

 

– La moitié de l’histoire, vous laconnaissez déjà : vous savez que j’ai une babouschka.

– Si l’autre moitié est aussi longue…

– Taisez-vous et écoutez. Unecondition : ne pas m’interrompre, ou bien je metromperais ; il faut vous taire toujours. J’ai donc unevieille babouschka. Je suis tombée chez elle toute petite fille,car ma mère et mon père sont morts jeunes. Ma babouschka a étéjeune (il y a longtemps !). Elle m’a fait apprendre lefrançais et un tas de choses. À quinze ans – j’en ai dix-sept –j’avais fini mes études : je ne vous dirai pas ce que j’aifait. Oh ! rien de grave : Mais ma babouschka, comme jevous l’ai dit, m’épingla à sa robe et me prévint que nouspasserions ainsi toute notre vie. Il m’était impossible de m’enaller ; il fallait toujours étudier auprès de la babouschka.Une fois j’ai rusé, j’ai persuadé Fekla, notre bonne, de se mettreà ma place. Pendant ce temps la babouschka s’endormit dans sonfauteuil et moi je m’en allai, pas loin, chez une amie. Cela finitmal. La babouschka s’éveilla pendant mon absence et me demandaquelque chose : or, Fekla est sourde : elle eut peur, sedécrocha et s’enfuit…

Ici Nastenka s’interrompit pour rire. Je riaisaussi, mais elle s’en fâcha.

– Il ne faut pas rire de mababouschka ! je l’aime tout de même, savez-vous ?Ah ! comme je fus corrigée. On me remit aussitôt à ma place,et depuis je n’osai plus m’échapper, jusqu’au jour où… J’oubliaisde vous dire que ma babouschka a une maison : toute petite,seulement trois fenêtres ; une maison en bois aussi vieilleque ma babouschka. Au second, il y a un pavillon que nousn’occupons pas. Un beau jour, nous prîmes un nouveau locataire.

– Par conséquent il y avait aussi unancien locataire ? remarquai-je en passant.

– Mais bien sûr, il y en avait un, et quisavait se taire mieux que vous. Il est vrai qu’il ne pouvait remuerla langue. Un petit vieillard, sec, muet, aveugle, boiteux, desorte qu’enfin il lui était impossible de vivre davantage. Etvoilà, il était mort. Et alors nous avons eu besoin d’un nouveaulocataire, car sans locataire nous ne pouvons vivre. Le loyerconstitue, avec la pension de la babouschka, tous nos revenus.Comme un fait exprès, le nouveau locataire était un jeune homme, unétranger, un voyageur. Il ne marchanda pas, la babouschka le laissaemménager sans le questionner ; mais après elle medemanda :

– Nastenka, notre locataire est-il jeuneou vieux ?

– Comme ça, babouschka (je ne voulais pasmentir), pas tout à fait jeune, mais pas un vieillard.

– Et d’un agréable extérieur ?

– Oui, babouschka, d’un assez agréableextérieur.

– Quel malheur !… Je t’en prie, mapetite fille, et pour cause… Ne va pas trop le regarder ! Dansquel siècle vivons-nous ! Voyez donc ! hein ! cepetit locataire « d’un assez agréable extérieur » !Mon Dieu ! ce n’était pas ainsi de mon temps…

La babouschka parlait toujours de sontemps : le soleil était plus chaud de son temps ; toutétait meilleur de son temps.

Et je me mets à penser en moi-même :Pourquoi donc la babouschka me demande-t-elle si le locataire estbeau et jeune ? Et puis je me mis à compter les mailles du basque je tricotais.

Voilà qu’un matin, le locataire entre cheznous et demande qu’on mette un nouveau papier dans sa chambre. Unmot en amène un autre, la babouschka est bavarde, elle finit par medire :

– Nastenka, va chercher dans ma chambredes stcheti [1].

Je me levai aussitôt tout en rougissant, sanssavoir pourquoi. Mais j’oubliai que j’étais épinglée et, au lieu deretirer doucement l’épingle pour que le locataire ne s’en aperçûtpas, je tirai avec tant de force que le fauteuil de la babouschkase mit en route. Je devins, de rouge, cramoisie et m’arrêtai,clouée en place, et me mis tout à coup à pleurer. J’étais sidésolée qu’en ce moment j’aurais volontiers renoncé au monde. Lababouschka me cria :

– Et bien ! qu’attends-tu ? Vadonc !

Mais je me mis à pleurer de plus belle.

Le locataire, comprenant que sa présenceredoublait ma confusion, salua et sortit.

À partir de ce jour, dès que j’entendais dubruit dans le vestibule j’étais plus morte que vive.

– C’est le locataire qui vient !pensais-je. Et tout doucement, par précaution, je retiraisl’épingle. Mais ce n’était jamais lui. Il ne venait plus. Quinzejours se passèrent. Le locataire nous fit dire un jour par Feklaqu’il avait beaucoup de livres français, tous de bons livres, etqu’il plairait peut-être à la babouschka que je les lui lusse pourla désennuyer. La babouschka consentit avec reconnaissance.

– C’est parce que ce sont de bons livres,car s’ils n’étaient pas bons, je ne te permettrais pas de les lire,Nastenka ; ils t’apprendraient de mauvaises choses.

– Et que m’apprendraient-ils,babouschka ?

– Ah ! Nastenka, ils t’apprendraientcomment les jeunes gens séduisent les jeunes filles. Comment, sousprétexte de les épouser, ils les emmènent de la maison paternelleet les abandonnent ensuite. J’ai lu beaucoup de ces livres. Ilssont si bien écrits qu’ils vous tiennent sans dormir toute la nuit…Quels livres a-t-il envoyés ?

– Des romans de Walter Scott.

– Ah ! n’y a-t-il pas ici quelquetour ? N’y a-t-il pas quelque billet d’amour glissé entre lespages ?

– Non, dis-je, babouschka, il n’y a pasde lettre !

– Mais regarde bien dans lareliure ! c’est souvent leur cachette, à ces brigands.

– Non, babouschka, dans la reliure nonplus !

– Bien alors !

Et nous nous mîmes à lire Walter Scott. En unmois nous en lûmes près de la moitié. Notre locataire nous envoyaensuite Pouschkine. Et je pris un goût extrême à la lecture. Et jene rêvai plus d’épouser un prince chinois.

Les choses en étaient là quand un jour ilm’arriva de rencontrer notre locataire dans l’escalier. Ils’arrêta. Je rougis. Il rougit aussi, puis sourit, me salua,demanda des nouvelles de la babouschka et si j’avais lu seslivres.

– Oui ! tous !

– Et lequel vous a pludavantage ?

– Ivanhoé !répondis-je.

Pour cette fois la conversation en resta là.Huit jours après je le rencontrai de nouveau dans l’escalier.

– Bonjour, dit-il.

– Bonjour.

– Ne vous ennuyez-vous pas toute lajournée, seule avec la babouschka ?

Je ne sais pourquoi je rougis. Je me sentaishonteuse et humiliée. Il me déplaisait qu’un étranger me fît cettequestion. Je voulus m’en aller sans répondre, je n’en eus pas laforce.

– Vous êtes une charmante jeune fille, medit-il. Pardonnez-moi ce que je vous ai dit. C’est que je voussouhaite une compagnie plus gaie que celle de la babouschka ;n’avez-vous aucune amie à qui vous puissiez faire des visites.

– Aucune.

– Voulez-vous venir avec moi authéâtre ?

– Au théâtre ! Et lababouschka ?

– Qu’elle n’en sache rien !

– Non ! dis-je. Je ne veux pastromper la babouschka. Adieu.

– Eh bien, adieu.

Et il n’ajouta plus rien.

Après le dîner il vint chez nous, s’assit,demanda à la babouschka si elle avait des connaissances, lui parlalonguement.

– Ah ! dit-il tout à coup, j’aiaujourd’hui une loge pour l’Opéra. On donne leBarbier.

– Le Barbier deSéville ? s’écria la babouschka. Mais est-ce le mêmeBarbier que de mon temps ?

– Oui, dit-il, le même ! Et il meregarda.

J’avais tout compris, mon cœur tressaillaitd’attente.

– Mais comment donc ? mais moi-mêmedans mon temps j’ai joué Rosine sur un théâtre d’amateurs.

– Eh bien ! voulez-vous y alleraujourd’hui ? Il serait dommage de perdre ce billet.

– Eh bien, oui ! pourquoi pas ?Nastenka n’est pas encore allée au théâtre !

Mon Dieu quelle joie ! Nous nousapprêtâmes et partîmes aussitôt. La babouschka disait qu’elle neverrait pas la pièce mais qu’elle entendrait la musique. Et puis,c’est une bonne vieille. Elle voulait surtout m’amuser, car touteseule, elle n’y serait pas allée. Quelle impression j’eus duBarbier, je ne vous la dirai pas. Toute la soirée, lelocataire me regarda si gracieusement, me parla si bien, que jecompris aussitôt qu’il avait voulu m’éprouver le matin en m’offrantd’aller seule avec lui. Ah ! que j’étais heureuse ! Je mesentais orgueilleuse, j’avais la fièvre, et toute la nuit je rêvaidu Barbier.

Je pensais qu’après cela il viendrait cheznous de plus en plus souvent, mais pas du tout ; il cessapresque tout à fait ; une fois seulement par mois, il venaitnous inviter à l’accompagner au théâtre. Nous y allâmes encore deuxfois, mais je n’étais pas contente. Je voyais pourtant qu’il meplaignait d’être prisonnière chez ma babouschka. Je ne pouvais metenir tranquille, ni lire, ni travailler. Parfois je faisais desméchancetés à ma babouschka, et d’autre fois je pleurais sansmotif, je maigrissais, je faillis tomber malade. La saison del’Opéra passa et notre locataire ne vint plus du tout, et quandnous nous rencontrions dans l’escalier il saluait toujourssilencieusement, sérieusement, comme s’il ne voulait même pasparler, et il était déjà descendu sur le perron que j’étais encoreà la moitié de l’escalier, tout mon sang au visage.

Que faire ? Je réfléchissais, oh !je réfléchissais et je me désolais, puis enfin je me décidai ;il devait partir le lendemain et voici ce que je fis, le soir,quand ma babouschka fut couchée ; je fis un petit paquet detous mes habits et, le prenant à la main, je montai, plus morte quevive, au pavillon, chez notre locataire. Je pense que je mis touteune heure à monter. Il m’ouvrit la porte et poussa un cri enm’apercevant, me prenant peut-être pour un fantôme, puis il seprécipita pour me donner de l’eau, car je me tenais à peinedebout.

J’avais mal à la tête et je perdais la vuenette des choses ; en revenant à moi, je posai mon petitpaquet sur le lit, je m’assis auprès, cachai mon visage dans mesmains et me mis à pleurer comme trois fontaines ; il semblaitavoir tout compris et me regardait si tristement que mon cœur sedéchirait.

– Écoutez, commença-t-il, Nastenka, je nepuis rien ! je suis un homme pauvre : pour le moment jen’ai rien, pas même une petite place ; comment vivrions-noussi je vous épousais ?

Nous parlâmes longuement ; enfin je mesentis hors de moi, je lui dis que je ne pouvais plus vivre chez lababouschka, que je m’enfuirais, que je ne voulais plus êtreépinglée et que je le suivrais, qu’il le voulût ou non, que j’iraisavec lui à Moscou, que je ne pouvais vivre sans lui.

La honte, l’amour, l’orgueil, tout parlait enmême temps en moi. Je tombai presque évanouie sur le lit ; jecraignais tant un refus ! Après un silence, il se leva, vint àmoi et prit ma main.

– Ma chère Nastenka… il avait des larmesdans la voix, je vous jure que si jamais je puis me marier, je nedemanderai pas de bonheur à une autre que vous. Je pars pour Moscouet j’y resterai un an ; j’espère y arranger mes affaires.Quand je reviendrai, si vous m’aimez toujours, nous serons heureux.Maintenant c’est impossible, je ne puis m’engager, je n’en ai pasle droit ; mais si, même après plus d’un an, vous me préférezà tout autre, je vous épouserai. D’ailleurs je ne veux pas vousenchaîner par une promesse, acceptez la mienne et ne m’en faitespas.

Voilà, et le lendemain il partit ; nousdécidâmes ensemble de ne pas faire de confidences à lababouschka ; il le voulut ainsi…. Mon histoire est presquefinie. Un an s’est passé depuis son départ. Il est arrivé, il estici depuis trois jours, et… et…

– Et quoi ? m’écriai-je, impatientde savoir la fin.

Elle fit effort pour me répondre et parvint àmurmurer :

– Rien, pas vu.

Elle baissa la tête et, soudain, se couvritles yeux de ses mains et éclata en sanglots si douloureux que moncœur se serra. Je ne m’attendais pas du tout à une telle fin.

– Nastenka ! commençai-je d’une voixtimide, ne pleurez pas, que savez-vous ? Peut-être il n’estpas venu.

– Il est ici, il est ici !interrompit Nastenka. La veille de son départ nous sortîmesensemble de chez lui et nous fîmes quelques pas sur ce quai. Ilétait dix heures, nous finîmes par nous asseoir sur ce banc, je nepleurais plus, il m’était doux de l’entendre ; il me ditqu’aussitôt revenu il irait me demander à la babouschka, et il estrevenu, et il ne m’a pas demandée.

Elle pleurait de plus belle.

– Dieu ! mais comment vousconsoler ? m’écriai-je en me levant du banc. Ne pourriez-vouspas aller le voir ?

– Est-ce que cela se peut ? dit-elleen relevant la tête.

– Je ne sais pas trop… non… maisécrivez-lui.

– Non, c’est impossible, cela ne se peutpas non plus ! répondit-elle avec décision, mais en baissantla tête, sans me regarder.

– Et pourquoi cela ne se pourrait-ilpas ? repris-je, tout à mon idée fixe. Mais savez-vous,Nastenka, qu’il y a lettre et lettre ? Ah ! que ce seraitbien, Nastenka, d’avoir confiance en moi ! Craignez-vous queje vous donne un mauvais conseil ? Tout s’arrangerafacilement ; c’est vous qui avez fait les premiers pas ;pourquoi donc maintenant ?…

– Non, non, j’aurais l’air de lepoursuivre…

– Ah ! ma bonne petiteNastenka ! interrompis-je sans cacher un sourire. Maisnon ! mais non ! Vous avez des droits puisqu’il vous afait une promesse. Assurément, d’ailleurs, c’est un homme trèsdélicat ; il a bien agi, continuai-je de plus en plusenthousiasmé par mes propres arguments, il s’est lié par unepromesse, il a dit qu’il n’épouserait que vous, et, au contraire,il vous a laissé la liberté de le refuser tout de suite si vousvoulez. Dans ces conditions, vous pouvez bien faire les premierspas, vous devriez même les faire si vous vouliez lui rendre saparole.

– Écoutez ! commentécririez-vous ?

– Quoi ?

– Mais cette lettre.

– Je l’écrirais ainsi :« Monsieur… »

– C’est absolument nécessaire ce« monsieur » ?

– Absolument. Pourtant, je pense…

– Eh bien ! après ?

– « Monsieur, pardonnez-moisi… » Pourtant non ! il ne faut aucune excuse ! Lefait par lui-même excuse tout. Mettez tout simplement :« Je vous écris. Pardonnez-moi mon impatience, mais pendanttoute une année j’ai été heureuse en espérance. Ai-je tort de nepouvoir supporter à présent même un jour de doute ? Peut-êtrevos intentions sont-elles changées. Dans ce cas je ne récrimineraispoint, je ne vous accuse pas, je ne suis pas la maîtresse de votrecœur, vous êtes un homme noble, ne riez pas de moi, ne vous fâchezpas. Rappelez-vous que c’est une pauvre jeune fille qui vous écritsans personne pour la guider, et pardonnez-lui que le doute se soitglissé en elle. Vous êtes certes incapable d’offenser celle quivous a aimé et qui vous aime… »

– Oui, oui, c’est bien cela ! c’estbien ce que je pensais écrire ! s’écria Nastenka. La joiebrillait dans ses yeux. Oh ! vous avez résolu tous mes doutes.C’est Dieu lui-même qui vous envoie. Merci, merci !

– Merci de quoi ? de ce que Dieu m’aenvoyé !

– Oui, même de cela.

– Ah ! Nastenka, il y a donc desgens que nous remercions d’avoir seulement traversé notrevie !… Mais c’est à moi à vous remercier de ce que je vous airencontrée et du souvenir immortel que vous me laisserez.

– Allons, assez… Nous avions donc décidéqu’à peine revenu, il me ferait savoir son retour par une lettrequ’il laisserait pour moi chez certains de nos amis qui ne sedoutent de rien. Ou bien, s’il ne peut m’écrire, car il y a deschoses qu’on ne peut pas dire dans une lettre, le jour même de sonarrivée, il doit être ici à dix heures du soir, ici même. Eh bien,je sais qu’il est arrivé, voilà le troisième jour, et il ne m’écritni ne vient. Donnez donc ma lettre demain vous-même aux bonnes gensdont je viens de vous parler ; ils se chargeront de l’envoyeret, s’il y a une réponse, vous me l’apporterez ici, commetoujours.

– Mais la lettre, la lettre ! ilfaut d’abord l’écrire, ou tout cela ne pourra se fairequ’après-demain !

– La lettre…, dit Nastenka un peutroublée, la lettre… mais… Elle n’acheva pas, elle détourna sonpetit visage rose et je sentis dans ma main une lettre toute prêteet cachetée. Un souvenir familier, gracieux et charmant mevint.

– R o, ro ; s i, si ; n a, na,commençai-je.

« Rosina ! » chantâmes-noustous les deux. Je l’étreignais presque dans mes bras, j’étaistransporté de joie. Elle riait à travers les larmes qui tremblaientau bord de ses cils.

– À demain. Vous avez la lettre etl’adresse.

Elle me serra fortement les mains, salua de latête et disparut. Je restai longtemps immobile, la suivant desyeux.

TROISIÈME NUIT

 

Journée triste, pluvieuse, terne comme unevieillesse future. D’étranges pensées se pressent dans matête ; ce sont des problèmes, des mystères où je ne distinguerien, des questions que je n’ai ni la force ni la volonté derésoudre. Non, ce n’est pas à moi de résoudre toutes cesquestions.

Nous ne nous verrons pas aujourd’hui. Hier,quand nous nous séparions, des nuages couvraient le ciel, lebrouillard commençait. Je dis que le lendemain serait mauvais. Ellene me répondit pas tout de suite, puis enfin :

– S’il pleut, nous ne nous verrons pas,dit-elle, je ne viendrai pas.

J’espérais encore qu’elle ne s’apercevrait pasde la pluie, et pourtant elle n’est tout de même pas venue.

C’était notre troisième rendez-vous, notretroisième nuit blanche…

Dites !… comme le bonheur fait l’hommeexcellent ! Il semble qu’on voudrait donner de son cœur, de sagaîté, de sa joie. Et c’est contagieux, la joie. Hier, dans sesparoles, il y avait tant de bonté pour moi ! Et quellecoquetterie le bonheur inspire aux femmes ! Et moi… sot !Je pensais qu’elle… Enfin j’ai pris tout cela pour de l’argentcomptant.

Mais, mon Dieu, comment donc ai-je pu être sisot, si aveugle ? Tout était déjà pris par un autre ;rien pour moi. Ces tendresses, ces soins, cet amour… Oui, son amourpour moi, ce n’était que la joie d’une entrevue prochaine avec unautre ; c’était aussi le désir d’essayer sur moi son bonheur…et quand l’heure a sonné sans qu’il fût là, comme elle est devenuemorne, comme elle a perdu courage ! Tous ses mouvements,toutes ses paroles étaient désolées, et cependant elle redoublaitd’attentions pour moi, comme pour me demander de la tromperdoucement, de la persuader que la réalité était fausse ;enfin, elle se découragea tout juste au moment où je m’imaginaisqu’elle avait compris mon amour, qu’elle avait pitié de mon pauvreamour. N’est-ce pas ainsi quand nous sommes malheureux ? Nesentons-nous pas plus profondément la douleur desautres ?…

Et je venais aujourd’hui, le cœur plein,attendant impatiemment le moment du rendez-vous ; je nepressentais point ce que je sens maintenant et que tout finiraitainsi. Elle était rayonnante de joie, elle attendait une réponse.La réponse, c’était lui-même. Nul doute qu’il n’accourût à sonappel. Elle était venue avant moi, une grande heure avant moi.D’abord elle riait à tout propos. Je commençai à parler, maisbientôt je me tus.

– Savez-vous pourquoi je suis joyeuse, sijoyeuse de vous voir, et pourquoi je vous aime tantaujourd’hui ?

– Eh bien ?

– Je vous aime parce que vous n’êtes pasdevenu amoureux de moi. Un autre à votre place commencerait àm’inquiéter, à m’importuner. Il ferait des « oh ! »des « ah ! » Mais vous… Vous, vous êtescharmant !

Et elle me serra la main avec force.

– Quel bon ami j’ai là ! reprit-elletrès sérieusement. Que deviendrais-je sans vous ? Queldévouement ! Quand je me marierai, nous serons grands amis,plus que frère et sœur, je vous aimerai presque autant que lui.

J’étais affreusement triste. Chacun de sesmots me blessait.

– Qu’avez-vous ? lui demandai-jebrusquement, vous avez une crise ? Vous pensez qu’il neviendra pas ?

– Que dites-vous ? Si je n’étais passi heureuse, je crois que je pleurerais de vous voir si méfiant.Des reproches ? Pourtant vous me faites réfléchir : maisj’y penserai plus tard… quoi que ce soit bien vrai, ce que vous medisiez ; oui, je suis tout à fait hors de moi, je suis toutattente ; cela tarde un peu trop…

En ce moment, des pas retentirent, et dansl’obscurité apparut un passant qui venait juste à notre rencontre.Nastenka tressaillit, elle faillit jeter un cri, je laissai sa mainet fis un mouvement comme pour m’en aller, mais nous nous étionstrompés, ce n’était pas lui.

– Que craignez-vous ? Pourquoiquitter ma main ? Nous le rencontrerons ensemble, n’est-cepas ? Je veux qu’il sache comme nous nous aimons.

– Comme nous nous aimons !répétai-je.

Et je pensais : « Ô Nastenka,Nastenka, que viens-tu de dire ? Notre amour !…ta main est froide, la mienne brûle. Quelle aveugle tu es,Nastenka ! Comme le bonheur endurcit !… Mais je ne veuxpas me fâcher contre toi… »

Je sentis enfin mon cœur trop plein.

– Nastenka ! savez-vous ce que j’aifait aujourd’hui ?

– Eh bien ! quoi ? Ditesvite ; pourquoi avez-vous tant attendu pour le dire ?

– D’abord, Nastenka, j’ai fait votrecommission, porté votre lettre, vu vos bonnes gens ; ensuite…ensuite je suis rentré chez moi et je me suis couché.

– Et c’est tout ?

– Presque tout ! répondis-je le cœurserré, car je sentais mes yeux se remplir de larmes ridicules. Jeme suis réveillé un peu avant notre rendez-vous ; en réalité,je n’avais pas dormi ; le temps s’était arrêté pour moi, ettout de même je m’éveillais au bruit de quelques mélodies dèslongtemps connues, puis oubliées, et puis rappelées ; il mesemblait que, toute ma vie, cette mélodie avait voulu sortir de monâme et que maintenant seulement…

– Ah ! mon Dieu ! monDieu ! interrompit Nastenka, mais je n’y comprends rien.

– Ah ! Nastenka ! je voudraisvous expliquer ces sentiments étranges, repris-je d’une voixsuppliante qui venait du fond de mon cœur…

– Oh ! assez ! dit-elle.

Elle avait deviné. Et tout à coup elle devintextraordinairement bavarde et gaie, prit mon bras, rit, exigea queje rie… Je commençais à m’attrister, il me semblait qu’elledevenait coquette.

– Tout de même je suis un peu fâchée quevous ne soyez pas amoureux de moi… Ah ! ah ! je vous distout ce qui me passe par la tête.

– Onze heures !

Elle s’arrêta brusquement, cessa de rire et semit à compter les tintements de la cloche qui vibrait dans leprochain clocher.

– Onze heures ! dit-elle d’une voixindécise, onze heures !

Je me repentis aussitôt de l’espèce de crisede méchanceté qui m’avait obligé à lui faire remarquer cette heure,pour elle si triste. Et je me sentis triste comme elle ; je nesavais comment réparer ma faute. Je cherchais à cette absenceprolongée des explications et j’en trouvais. D’ailleurs, dans untel moment on accueille si volontiers les plus improbablesconsolations ! On est si heureux de la moindre apparenced’excuse !

– Oui ! et chose étrange,commençai-je en m’échauffant déjà et en admirant la clartéextraordinaire de mes arguments ; vous m’avez fait partagervotre erreur, Nastenka ! Mais il ne pouvait pas venir… pensezseulement, c’est à peine s’il a votre lettre. Eh bien ! il estempêché, il va vous répondre et vous n’aurez sa réponse que demain.J’irai la chercher dès que le jour poindra, et vous la feraiaussitôt parvenir !… N’est-ce pas, il n’était pas chez luiquand votre lettre est arrivée ; ou bien il n’est même pasencore rentré !… tout est possible.

– Oui, oui, répondit Nastenka, je n’ypensais pas, certainement cela peut arriver, continua-t-elle d’unevoix très convaincue, mais où perçait une dissonance de dépit.Voici ce que vous ferez : vous irez demain le plus tôtpossible et si vous avez quelque nouvelle, faites-le-moi savoiraussitôt… Vous savez mon adresse…

Et tout à coup elle devint si tendre, sitimidement tendre avec moi !… elle semblait écouterattentivement ce que je lui disais ; mais à une certainequestion, elle se tut, et détourna sa petite tête ; je laregardai dans les yeux, elle pleurait.

– Allons, est-ce possible ? quelenfantillage ! Cessez donc !

Elle essaya de sourire et se calma ; maisson menton tremblait et sa poitrine se soulevait encore.

– Je pense à vous ! me dit-elleaprès un silence ; vous êtes si bon qu’il faudrait que jefusse insensible pour ne pas m’en apercevoir. Et je vous comparaistous deux dans ma tête… Pourquoi n’est-il pas vous ? Je vouspréférerais, mais c’est lui que j’aime.

Je ne répondis pas. Elle semblait attendre maréponse.

– Certes, je ne le comprends peut-êtrepas encore, je ne le connais peut-être pas assez ; j’avais unpeu peur de lui, il était toujours si sérieux ; je craignaisqu’il n’eût de l’orgueil, et pourtant je sais bien qu’il y a dansson cœur plus de réelle tendresse que dans le mien ; je mesouviens toujours de son bon, de son généreux regard, le soir où jevins à lui avec mon petit paquet. Mais peut-être ai-je pour lui uneestime exagérée ?

– Non, Nastenka ! non,répondis-je ; cela signifie que vous l’aimez plus que tout aumonde, et plus que vous-même.

– Supposons que ce soit cela. Maissavez-vous ce qui me passe par la tête ? Je ne parle plus delui… je parle en général… Pourquoi l’homme le meilleur est-iltoujours occupé à cacher quelque chose aux autres hommes ?Le cœur sur la main,ce n’est qu’un mot ! Pourquoi ne pas dire tout de suitefranchement ce qu’on a dans le cœur si l’on sait que ce n’est pasau vent qu’on jette ses paroles ? Et chacun affecte unesévérité outrée, comme pour avertir le monde de ne pas blesser sessentiments… Et ses sentiments, tout le monde les cache.

– Ah ! Nastenka, vous dites vrai,mais cela a bien des causes ! murmurai-je, étant moi-même plusque jamais disposé à refouler dans le secret de mon âme messentiments.

– Non, non, répondit-elle ; vousn’êtes pas comme les autres, vous ; il me semble que… en cetinstant même… enfin il me semble que vous vous sacrifiez pourmoi ! dit-elle en me regardant d’un air pénétrant.Pardonnez-moi si je vous parle ainsi ; vous savez, je suis unesimple fille, je connais peu le monde et je ne sais pas toujoursm’exprimer (elle avait un sourire gêné), mais je sais êtrereconnaissante… Oh ! que Dieu vous donne du bonheur ! Ceque vous me disiez de votre rêveur n’est pas vrai du tout ;c’est-à-dire ce n’est pas vous du tout, ou du moins vous êtesguéri ; vous êtes un tout autre homme que celui que vous avezdécrit. Si jamais vous aimez quelqu’un, que Dieu vous fasseheureux ! et celle que vous aimerez, je ne lui souhaite riende plus, car elle sera heureuse, puisque vous l’aimerez… je suisune femme, vous pouvez m’en croire, je m’y connais…

Elle se tut et me serra fortement lamain ; j’étais si ému que je ne pouvais parler.

– Oui, il est probable qu’il ne viendrapas aujourd’hui, dit-elle après un silence. C’est déjà tard.

– Il viendra demain.

– Oui, demain, je vois bien, il viendrademain. Au revoir donc, à demain. S’il pleut je ne viendrai pas,mais après-demain je viendrai sûrement, quelque temps qu’il fasse,je viendrai absolument. Il faut que je vous voie.

Et en me quittant, elle me tendit la main etelle dit en me regardant d’un air très calme :

– Nous sommes unis pour toujours.

(Ô Nastenka ! Nastenka ! comme jesuis seul pourtant !)

Neuf heures : je n’ai pu rester dans machambre ; je me suis habillé et je suis sorti malgré lemauvais temps.

Je suis allé là… Je me suis assis sur notrebanc. Puis je poussai jusqu’à la ruelle, mais je me sentis honteuxet je revins sur mes pas sans avoir regardé ses fenêtres ;mais je n’avais pas fait deux pas que déjà je retournais tantj’étais triste. Quel temps ! S’il faisait beau, je mepromènerais toute la nuit…

Mais à demain, à demain ! Demain elle meracontera tout. Pourtant, s’il se pouvait qu’il n’y eût pas delettre aujourd’hui !… mais non, il est bien qu’il y ait unelettre… et d’ailleurs ils sont déjà ensemble…

QUATRIÈME NUIT

 

Dieu ! comme tout cela a fini !comme tout cela a fini ! Je suis arrivé à neuf heures, elleétait déjà là. Je la vis de loin accoudée au parapet du quai ;elle ne m’entendit pas approcher.

– Nastenka ! appelai-je enmaîtrisant mon émotion.

Elle se retourna vivement vers moi.

– Eh bien ! dit-elle, eh bien !vite !

Je la regardai avec étonnement.

– Eh bien ! la lettre, l’avez-vousapportée ? dit-elle en se retenant de la main au parapet.

– Non, je n’ai pas de lettre, finis-jepar dire, n’est-il donc pas encore venu ?

Elle pâlit affreusement et me regardalongtemps, longtemps ; j’avais brisé son dernier espoir.

– Eh bien ! que Dieu lui pardonne,dit-elle enfin d’une voix entrecoupée, que Dieu lui pardonne.

Elle baissa les yeux, puis voulut me regarder,mais ne put ; pendant quelques instants encore elle s’efforçade dominer son émotion et tout à coup se détourna, s’accouda auparapet et éclata en sanglots.

– Voyons ! cessez donc !commençai-je à dire. Cessez donc…

Mais je n’eus pas la force de continuer en laregardant, et d’ailleurs qu’avais-je à lui dire ?

– N’essayez pas de me consoler,disait-elle en pleurant, ne me parlez pas de lui, ne dites pasqu’il viendra, qu’il ne m’a pas abandonnée. Pourquoi ? Yavait-il donc quelque chose dans ma lettre, dans cette malheureuselettre ?…

Les sanglots interrompirent sa voix.

– Oh ! que c’est cruel !inhumain ! et pas un mot, pas un mot ! S’il avait aumoins répondu qu’il ne veut plus de moi, qu’il me repousse… mais nepas écrire une ligne pendant trois jours entiers ! Il est sifacile d’offenser, de blesser une pauvre jeune fille sans défense,qui n’a que le tort d’aimer ! Oh ! combien j’ai souffertdurant ces trois jours, mon Dieu ! mon Dieu ! Et dire queje suis allée chez lui moi-même, que je me suis humiliée devantlui, que j’ai pleuré, que je l’ai supplié, que je lui ai demandéson amour, et après tout cela… Ce n’est pas vrai, ce n’est paspossible, n’est-ce pas ? (Ses yeux noirs jetaient deséclairs.) Ce n’est pas naturel, nous nous sommes trompés, vous etmoi ; il n’aura pas reçu ma lettre ! il ne sait encorerien ! Comment cela se pourrait-il ? Jugezvous-même ; dites-moi ; expliquez-moi : est-ilpossible d’agir aussi barbarement ! Pas un mot ! mais audernier des hommes on est plus pitoyable ! Peut-être luiaura-t-on dit quelque chose contre moi ? hein ! qu’enpensez-vous ?

– Écoutez, Nastenka, j’irai chez luidemain de votre part.

– Et puis ?

– Et je lui dirai tout.

– Et puis ! et puis ?

– Vous écrirez une lettre. Ne dites pasnon, Nastenka, ne dites pas non ! Je le forcerai à prendre enbonne part votre démarche. Il saura tout, et si…

– Non, mon ami, non, interrompit-elle, jen’écrirai pas. Plus un mot de moi. Je ne le connais plus, je nel’aime plus. Je l’ou-bli-e-rai…

Elle n’acheva pas.

– Tranquillisez-vous ! Asseyez-vousici !

Je lui montrais une place sur le banc.

– Mais je suis tranquille. C’est biencela… oh ! je ne pleure plus… vous pensez peut-être que jevais… me tuer… me noyer…

Mon cœur était plein ; je voulais parleret je ne pouvais. Elle me prit la main :

– Vous n’auriez pas agi ainsi, vousn’auriez pas abandonné celle qui était venue à vousd’elle-même ; vous auriez eu pitié d’elle ; vous vousreprésenteriez qu’elle était toute seule, qu’elle ne savait pas segouverner, qu’elle ne pouvait pas s’empêcher de vous aimer, qu’ellen’est pas coupable enfin ! qu’elle n’est pas coupable… qu’ellen’a rien fait !… mon Dieu ! mon Dieu !

– Nastenka ! m’écriai-je,Nastenka ! vous me déchirez le cœur ! vous me tuez !Nastenka ! je ne puis plus me taire, il faut que je vous dise…ce qui bouillonne dans mon cœur.

Je me levai. Elle retint ma main et meregarda, étonnée.

– Qu’avez-vous ?

– Nastenka, dis-je avec décision, toutcela est sot, impossible ; au nom de toutes vos souffrances,je vous supplie de me pardonner…

– Mais quoi ? quoi ? dit-elle,cessant de pleurer et me regardant fixement, tandis qu’unecuriosité étrange étincelait dans ses yeux étonnés.Qu’avez-vous ?

– Irréalisable !… Mais je vous aime,Nastenka ! voilà ce qui est ! et maintenant tout est dit,fis-je en laissant désespérément tomber ma main. Maintenant, voyezsi vous pouvez me parler comme vous faisiez tout à l’heure, si vouspouvez écouter ce que je veux vous dire…

– Mais quoi donc ? interrompitNastenka ; mais que va-t-il me dire ? Il y a longtempsque je le savais : vous m’aimez ? Ah ! monDieu ! il y a longtemps que je le sais ; mais il mesemblait toujours que vous m’aimiez simplement, comme ça…

– En effet, Nastenka, c’était d’abordsimple, et maintenant, maintenant… je suis comme vous étiez quandvous êtes allée chez lui avec votre petit paquet, et je suis plus àplaindre que vous n’étiez, Nastenka : il n’aimait alorspersonne…

– Que me dites-vous ? Je n’ai pastout compris, mais quoi ? Cela vous prend tout à coup ?…Mais quelle sottise je dis !…

Nastenka resta très confuse ; ses jouess’allumaient, elle baissa les veux.

– Mais que faire, Nastenka ? Quedois-je faire ? Ai-je tort de vous aimer ? Non, cela nepeut vous offenser. J’étais votre ami, eh bien ! je le suistoujours, rien n’est changé… Voilà que je pleure, Nastenka, je suisridicule, n’est-ce pas ? Bah ! laissez-moi pleurer, celane gêne personne ; mes larmes sécheront, Nastenka.

– Mais asseyez-vous donc,asseyez-vous ! dit-elle.

– Non, Nastenka, je ne m’assiérai pas, jene peux plus rester ici, vous ne pouvez plus me voir : je n’aiplus qu’un mot à vous dire et je m’en vais ; voici : vousn’auriez jamais su que je vous aime, j’aurais gardé monsecret ; mais, c’est votre faute ; vous m’avez forcé àparler, je vous ai vue pleurer, je n’ai pu y tenir, j’ai tout ditet… et vous n’avez plus le droit de m’éloigner de vous…

– Mais qui vous dit de vouséloigner ?

– Quoi ! vous ne me dites pas dem’en aller ? et moi qui voulais de moi-même vousquitter ? Et en effet, je m’en irai ; mais auparavant jevous dirai tout. Tout à l’heure, quand vous pleuriez, je ne pouvaisme tenir en place ; quand vous pleuriez, vous savez… parcequ’un autre ne veut pas de votre amour. J’ai senti, moi, dans moncœur tant d’amour pour vous, Nastenka, tant d’amour ! Et je nepouvais plus me taire…

– Oui, oui, parlez, dit Nastenka avec ungeste inexplicable. Ne me regardez pas ainsi ; je vousexpliquerai… Parlez d’abord.

– Vous avez pitié de moi, Nastenka ?Vous avez tout simplement pitié de moi, ma petite amie ! maisqu’importe ! C’est bien ! tout cela est honnête ;mais voyez-vous, tout à l’heure je pensais (oh ! laissez-moivous dire…) je pensais que (il va sans dire que cela estimpossible, Nastenka), je pensais que d’une façon quelconque… vousne l’aimiez plus. Alors, – je pensais à cela hier et avant-hier,Nastenka – alors s’il en était ainsi, je tâcherais de me faireaimer de vous, absolument. Ne me disiez-vous pas que vous êtes toutprès de m’aimer ? Eh bien ?… il me reste à dire…Qu’est-ce qui arriverait si vous m’aimiez ? Mon amie, car vousêtes en tous cas mon amie, je suis certes un homme simple, sansimportance, mais ce n’est pas l’affaire, je ne sais pasm’expliquer, Nastenka. Seulement, je vous aimerais tant, Nastenka,je vous aimerais tant, que si vous l’aimiez encore, oui, même sivous aimiez encore celui que je ne connais pas, du moins vous neremarqueriez jamais que mon amour vous pesât. Et je vous auraistant de reconnaissance !… Ah ! qu’avez-vous fait demoi ?

– Ne pleurez donc pas, dit Nastenka en selevant ; allons, levez-vous, venez avec moi ; je vousdéfends de pleurer. Finissez… Soit. Puisqu’il m’abandonne,m’oublie, quoique je l’aime encore (je ne veux pas vous tromper)…si par exemple je vous aimais, c’est-à-dire si, seulementsi… ô mon ami, quand je pense que je vous ai offensé, queje vous ai félicité de n’être pas amoureux de moi… Sotte !mais je suis décidée…

– Nastenka, je m’en vais, car au fond jevous fais souffrir. Voilà que vous avez des scrupules à mon sujet,comme si vous n’aviez pas assez de votre chagrin. Adieu,Nastenka.

– Attendez donc.

– Attendre quoi ?

– Je l’aime, mais ça passera… Quisait ? Peut-être sera-ce fini aujourd’hui même. Je veux lehaïr, n’est-il pas en train de se moquer de moi. Qui sait ? ilne m’a peut-être jamais aimée ; je vous aime, mon ami, oui, jevous aime, je vous aime comme vous m’aimez. Je vous aime plus quelui…

L’agitation de la pauvre fille était si fortequ’elle ne put achever, posa sa tête sur mon épaule etsanglota ; je la consolai, je la raisonnai ; elle serraitma main et me parlait en sanglotant.

– Attendez ! ça va cesser !

Elle cessa en effet, essuya ses joues et nousnous mîmes à marcher ; je voulais parler, mais longtempsencore elle me pria d’attendre ; nous nous taisions, ellereprit enfin sa présence d’esprit et se remit à parler.

– Voici… commença-t-elle d’une voixtremblante où vibrait un accent qui m’allait droit au cœur, nepensez pas que je sois inconstante, que j’aie pu si facilementoublier et trahir. Pendant tout un an je l’ai aimé, je n’ai pas eude pensée qui ne fût à lui. Mais vous voyez, il m’abandonne. Ehbien !… je ne l’aime plus, car je ne puis aimer que ce qui estnoble, généreux ; que Dieu lui pardonne ! Il a bien fait,d’ailleurs. Ah ! si je m’étais détrompée trop tard ?C’est fini ! Peut-être n’était-ce qu’une illusion. Peut-êtrene l’eussé-je pas tant aimé si j’avais été moins sévèrement tenuepar ma babouschka. Peut-être est-ce un autre que je devais aimer.Je veux dire que, malgré que je l’aime (non, que je l’aie aimé), sivous sentez que votre amour est assez grand pour chasser de moncœur tout autre sentiment et pour remplir mon cœur, si vous avezpitié de moi, si vous ne voulez pas me laisser seule, si vousvoulez m’aimer toujours comme maintenant, je vous jure alors que mareconnaissance, que mon amour enfin sera digne du vôtre…Prendrez-vous maintenant ma main ?

– Nastenka ! m’écriai-je étouffantde sanglots ; Nastenka !

– C’est tout à fait assez ! dit-elleen se dominant. Tout est dit, n’est-ce pas ? Eh bien !vous êtes heureux ? Maintenant, parlons d’autre chose,voulez-vous ?

– Oui, Nastenka, oui, parlons d’autrechose ; oui, parlons d’autre chose, je suis heureux, je suis…Eh bien ! Nastenka, parlez-moi donc d’autre chose. Vite,parlez, je suis prêt.

Nous ne savions que dire. Puis tout à coup cefut un déluge de paroles sans suite ni sens : nous marchionstantôt sur le trottoir, tantôt au milieu de la rue, nous nousarrêtions, et puis nous marchions vite, nous allions comme desenfants.

– Je demeure seul, Nastenka ; ilfaut que vous sachiez que je suis pauvre ; je possède douzecents roubles.

– Il faut prendre avec nous lababouschka ; elle a sa retraite, elle ne nous gênera pas, maisil faut absolument la prendre.

– Mais bien sûr, d’ailleurs je garderaiMatrena.

– Ah ! oui, et moi Fekla.

– Matrena est une bonne femme ; sonseul défaut est qu’elle manque totalement d’imagination.

– Ça ne fait rien… Dites, il faudraemménager chez nous demain.

– Comment cela, chez nous ?

– Oui, vous prendrez le pavillon ;la babouschka veut le louer à un jeune homme. Je lui ai dit :Pourquoi à un jeune homme ? Elle m’a répondu : Je me faisvieille. J’ai compris son intention.

Nous nous mîmes à rire tous deux.

– Mais où demeurez-vous donc ? J’aidéjà oublié.

– Dans la maison de Baramiskov, près dupont.

– Ah ! je sais, une belle maison. Ehbien, donnez congé et venez chez nous tout de suite.

– Dès demain, Nastenka ; je doisquelque chose pour la location, mais ça ne fait rien, je toucheraibientôt mes appointements.

– Savez-vous ? moi, je donnerais desleçons ; j’apprendrai d’abord et puis je donnerai desleçons.

– Entendu ; moi je vais bientôtrecevoir une gratification.

– Enfin, vous serez demain notrelocataire.

– Oui, et nous irons aussi voir leBarbier de Séville, on le donnebientôt.

– Oh ! dit Nastenka, plutôt quelqueautre chose.

– Comme vous voudrez, je n’y pensaispas.

Tout en parlant, nous allions sans savoir oùnous étions, nous arrêtant, nous remettant à marcher, redevenantgraves après avoir beaucoup ri et pleuré, pour aller, Dieu sait où,pleurer et rire encore. Nastenka voulait rentrer, je ne la retenaispas, je l’accompagnais, et un quart d’heure après, nous nousretrouvions, assis sur notre banc, puis elle soupirait ; jeredevenais timide… jusqu’à ce que sa main vînt chercher la mienne,et alors nous recommencions à bavarder.

– Il est temps de rentrer, il est déjàtrès tard, dit enfin Nastenka, c’est assez faire les enfants.

– Je ne dormirai guère cette nuit,Nastenka ! D’ailleurs, je ne rentrerai pas.

– Je ne dormirai guère non plus,accompagnez-moi. Mais allons bien chez nous, cette fois ?

– Absolument, absolument.

– Parole d’honneur ? car tout demême il faut rentrer.

– Parole… Regardez le ciel, Nastenka, ilfera beau demain. Le ciel est bleu ! Quelle lune !Ah ! un nuage ! Bon ! il est passé !

Nastenka ne regardait pas les nuages ;elle ne parlait plus ; je sentis sa main trembler dans lamienne, et à ce moment, un jeune homme passa près de nous, ils’arrêta, nous regarda fixement et fit de nouveau quelques pas.

– Nastenka, dis-je à demi-voix, quiest-ce ?

– C’est lui, répondit-elle d’une voixtrès basse et en se serrant davantage contre moi.

Je tressaillis, j’eus peine à resterdebout.

– Nastenka ! dit une voix derrièrenous, Nastenka.

Dieu ! quel cri, comme elle s’arracha demoi et vola à sa rencontre ; j’étais comme foudroyé !Mais elle ne l’eut pas plutôt serré dans ses bras qu’elle revint àmoi, enlaça mon cou de ses deux mains et m’embrassa violemment,puis, sans dire un seul mot, me quitta de nouveau, prit l’autre parla main et partit avec lui.

Je ne les vis pas s’éloigner.

LE MATIN

 

La journée n’était pas belle. Les gouttesd’eau faisaient un bruit triste sur mes vitres ; sombre dansma chambre, sombre dehors. La tête me tournait, j’avais lafièvre.

– Une lettre pour toi, mon petit père,c’est le postillon qui l’apporte, me dit Matrena.

– De qui donc ? demandai-je sanssavoir ce que je disais.

– Comment le saurais-je, mon petitpère ? Lis toi-même.

Je brisai le cachet.

« Oh ! pardonnez-moi. Je voussupplie à genoux de me pardonner ; je ne voulais pas voustromper, et pourtant je vous ai trompé. Pardon ! Pourtant jen’ai pas changé pour vous, je vous aimais, je vous aimeencore ; pourquoi n’êtes-vous pas lui ?

« Oh ! s’il était vous !

« Dieu voit tout ce que je voudrais fairepour vous ; vous avez beaucoup souffert et moi aussi je vousai fait souffrir ; mais l’offense s’oubliera et il vousrestera la douceur de m’aimer. Je vous remercie, oui, je vousremercie de votre amour. Il est gravé dans mon esprit comme un beaurêve qu’on se rappelle longtemps après le réveil ; jen’oublierai jamais l’instant où vous m’avez si généreusement offertvotre cœur en échange du mien tout meurtri. Si vous me pardonnez,j’aurai pour vous une reconnaissance presque amoureuse à laquelleje serai fidèle. Je ne trahirai pas votre cœur et nous nousrencontrerons, vous viendrez chez nous, vous serez notre meilleurami. Vous m’aimerez comme avant. Je me marie la semaine prochaine,j’irai avec lui chez vous. Vous l’aimerez, n’est-ce pas ?Pardon encore. Merci encore. Aimez toujours votreNastenka. »

Longtemps, longtemps je relus cettelettre ; enfin elle tomba de mes mains et je me cachai levisage.

– Mon petit père, dit Matrena.

– Quoi, vieille ?

– J’ai enlevé toutes les toilesd’araignées, toutes ; si maintenant tu veux te marier, lamaison est propre.

Je regardai Matrena. C’était une vieilleencore assez bien conservée, plutôt jeune, mais pourquoi donc sonregard me semblait-il si éteint, son visage si ridé, ses épaules sivoûtées, toute la créature si décrépite ? Et pourquoi mesemblait-il que la chambre eût vieilli comme la vieille ? Lesmurs et le plancher étaient ternes, et des toilesd’araignées ! il y en avait plus que jamais. Tout étaitsombre… oui, j’avais devant moi la perspective de mon avenir,triste, triste, oh ! triste. Je me vis ce jour-là tel que jesuis aujourd’hui quinze ans après, dans la même chambre, avec lamême Matrena qui n’a pas plus d’imagination qu’autrefois.

Et je n’ai pas revu Nastenka. Attrister de maprésence son bonheur, être un reproche, faner les fleurs qu’ellenoua dans ses cheveux en allant à l’autel ? jamais,jamais ! Que ton ciel soit serein, que ton sourire soitclair ! Je te bénis pour l’instant de joie que tu as donné aupassant morne, étranger, solitaire…

Mon Dieu ! tout un instant debonheur ! N’est-ce pas assez pour toute une vie ?

LE MOUJIK MAREY

 

Souvenir de Sibérie

Journal de l’écrivain – 1876

 

 

 

C’était le deuxième jour de Pâques. L’airétait chaud, le ciel bleu, le soleil haut et radieux, mais dans monâme il faisait sombre. J’errais derrière la caserne. Je regardais,en les comptant, les barrières qui fermaient le préau. – Depuisdeux jours la prison était en fête, les forçats ne travaillaientpas. La plupart d’entre eux étaient ivres. Les chambréesretentissaient d’injures, de querelles et de chansons ordurières.On jouait aux cartes sur les lits de planches. Plusieurs hommes,battus jusqu’à la mort par leurs propres camarades pour avoir faittrop de tumulte, gisaient sur leurs lits. On les avait recouvertsde leurs manteaux en attendant qu’ils reprissent connaissance.Plusieurs fois déjà les couteaux avaient été tirés.

Et cela durait depuis deux jours ! J’enétais malade. D’ailleurs, je n’ai jamais pu voir sans dégoût unefoule ivre, surtout dans un tel lieu !

Pendant ces deux jours, l’autorité n’avait pasparu à la prison ; les perquisitions avaient été interrompues,on n’examinait plus si des bouteilles de vin n’étaient pas cachéessous les lits. Nos chefs comprenaient qu’il faut laisser« s’amuser », au moins une fois par an, même des forçats,que c’est le seul moyen d’éviter de pires excès.

Mais moi, la colère me prenait…

Je rencontrai le Polonais M…sky, un prisonnierpolitique. Il me jeta un regard désespéré ; ses yeuxluisaient, ses lèvres frémissaient.

« Je hais ces brigands ! » medit-il à demi-voix en serrant les dents, et il passa.

Je ne sais pourquoi, je rentrai aussitôt à lacaserne, quoique je m’en fusse échappé comme un fou un quartd’heure auparavant, quand six hommes, six forts moujiks, s’étaientjetés tous à la fois sur un Tartare nommé Gazine pour le mainteniret le frapper. Ils l’avaient battu comme plâtre : de telscoups pourraient tuer un chameau. Mais le Tartare était un hercule,et on le frappait sans crainte. En rentrant, je l’aperçus dans uncoin, étendu sur son lit, presque mort. On l’avait couvert d’untouloupe [2], et les forçats en passant auprès de luifaisaient silence et évitaient de le toucher. On était pourtant sûrque dès le lendemain matin il reviendrait à lui, « mais detels coups, qui sait ? un homme peut enmourir !… »

Je me faufilai à ma place, en face d’unefenêtre grillagée ; je m’étendis sur le dos, mis mes mainssous ma tête et fermai les yeux. J’aimais cette position : unhomme qui semble dormir est ordinairement respecté, et l’on peutainsi rêver et méditer. Mais je n’étais pas tranquille. Mon cœurbattait à coups précipités et j’avais encore dans les oreilles lemot de M…sky :

« Je hais ces brigands ! »

D’ailleurs, pourquoi décrirais-je mesimpressions ? Maintenant encore, j’en rêve parfois, et je n’aipas de plus terribles cauchemars. Peut-être aura-t-on observé que,jusqu’à ce jour, je n’ai presque jamais parlé de ma vie au bagne.Il y a dix ans [3] que j’ai écrit la Maisondes Morts, sous le nom d’un personnagefictif : un condamné qui a tué sa femme. Et j’ajouterai à cesujet que bien des personnes pensent et affirment encore que j’aiété exilé pour avoir assassiné ma femme…

Peu à peu pourtant je me calmai, etinsensiblement je plongeai dans mes souvenirs. Pendant mes quatreans de bagne, je n’ai cessé de songer à tout mon passé, et il mesemble que j’y ai revécu, par le souvenir, toute ma vie morte. Lessouvenirs se dressaient d’eux-mêmes devant moi. Je les évoquaisrarement par un effort de volonté. Cela commençait d’un pointquelconque, d’un petit trait à peine perceptible,et peu à peu cela prenait les proportions d’un grand tableau, etl’impression se fortifiait et se complétait. Et moi-même je m’yintéressais, ajoutant de nouveaux traits à des événements depuislongtemps accomplis, les corrigeant et les arrangeant sans cesse.C’était mon seul plaisir.

Cette fois-ci, ce fut un insignifiant incidentde ma première enfance qui me revint à la mémoire, du tempslointain où j’avais neuf ans. Je croyais bien l’avoir oublié. Mais,à cette époque, c’étaient surtout les souvenirs de ma premièreenfance que j’aimais à me rappeler.

Notre village, un mois d’août. Un jour sec etclair, un peu froid ; du vent. L’été touchait à sa fin, etnous devions bientôt partir pour Moscou : il allait bientôtfalloir, durant tout un hiver, s’ennuyer à étudier le français…

Que je regrettais de quitter lacampagne !

Je me rendis derrière la grange, je descendisdans le fossé et je montai au losk. (On appelait ainsichez nous une épaisse futaie située de l’autre côté du fossé,jusqu’à la lisière d’un petit bois.)

Et voilà que j’entre au plus épais desarbustes, et j’entends à quelque distance de là, à une trentaine depas peut-être, dans le champ, un moujik qui laboure la terre. Jesais qu’il laboure sur le penchant d’une colline et que le chevaldoit avoir bien de la peine. De temps en temps j’entends lecri : Hue ! hue ! Je connais presque tous nosmoujiks, mais je ne sais pas lequel laboure en ce moment, et,d’ailleurs, ça m’est égal. Je suis tout absorbé par monoccupation : moi aussi je travaille !

Je me taille une cravache en bois de noyerpour battre les grenouilles. Les baguettes de noyer sont si jolieset si flexibles ! C’est bien autre chose que des baguettes depin ! Les scarabées et les hannetons m’intéressentaussi : j’en fais collection et j’en ai de « très-bienhabillés ». J’aime aussi les petits lézards, si vifs, d’un sibeau rouge jaunâtre, avec de petites taches. Mais j’ai peur despetits serpents. Heureusement que les serpents sont plus rares queles lézards. Il y a peu de champignons dans la futaie : c’estsous les pins qu’ils foisonnent ! Aussi, je vais y aller… Jen’aime rien tant au monde que la forêt avec ses champignons, sesfruits sauvages, ses scarabées, ses petits oiseaux, ses hérissons,ses écureuils et cette douce odeur mouillée des feuillespourries !

Encore à cette heure où j’écris, je sens cetteodeur de notre pin de la campagne. Ces impressions durent toute lavie.

Tout à coup, au milieu du plus profondsilence, j’entends distinctement et clairement ce cri :

« Au loup ! au loup ! » Jepousse un cri de terreur ; hors de moi, épouvanté, et,toujours criant, je cours droit vers le moujik en train delabourer. C’était notre moujik Marey. Ce nom existe-t-il ? Dumoins tout le monde l’appelait ainsi ; un moujik d’unecinquantaine d’années, fort, haut de taille, avec beaucoup de poilsblancs dans sa grande barbe d’un blond sombre. Je le connaissaisbien, mais jusqu’alors il ne m’était guère arrivé de luiparler.

Il arrêta son petit cheval en m’entendantcrier. Je fus bientôt près de lui et m’accrochai d’une main à samanche et de l’autre à la charrue. Il remarqua ma terreur.

– Le loup ! m’écriai-je toutsuffoquant.

Il leva vivement la tête et regardainstinctivement autour de lui, me croyant réellement poursuivi.

– Où donc ?

– On a crié… Quelqu’un vient decrier : Au loup ! balbutiai-je.

– Qu’as-tu ? qu’as-tu ? quelloup ? Tu t’es trompé ! Oh ! mais… Quel loup peut-ily avoir ici ? dit-il en adoucissant sa voix pour merassurer.

Mais je tremblais toujours et m’accrochaisplus fortement à son cafetan. Je devais être très-pâle. Il meregardait avec sollicitude et paraissait inquiet de me voir danscet état.

– Ah ! comme il a peur !Ah iaïe !dit-il en hochant la tête. Allons,mon enfant ! Allons, petit !

Il me caressa la joue.

– Calme-toi donc ! le Christ net’abandonne pas. Fais le signe de la croix.

Mais je ne pouvais faire le signe de lacroix ! Les coins de mes lèvres tremblaient, et c’était ce quiparaissait l’intriguer le plus.

Il étendit doucement son doigt épais toutterreux, avec un ongle tout noir, et toucha légèrement meslèvres.

– Vois-tu !… Ahiaïe !

Il eut un long sourire presque maternel.

– Mon Dieu ! mais qu’est-ce quec’est ? Vois-tu !…

Je compris enfin qu’il n’y avait pas de loup,et que le cri que j’avais entendu était une illusion de l’ouïe.(J’avais déjà plus d’une fois entendu des cris analogues. Plustard, ces hallucinations passèrent avec l’enfance.)

– Eh bien ! je m’en vais, dis-je enle regardant d’un air interrogatif et timide.

– Oui, va. Je te regarderai partir. Je nete laisserai pas prendre par le loup, ajouta-t-il avec son étrangesourire maternel. Que le Christ soit avec toi ! Va.

Il fit le signe de la croix sur moi et sesigna lui-même.

Je partis, en me retournant tous les dix pas,et tant que je marchai, Marey resta immobile auprès de son cheval,me regardant comme il l’avait dit et me faisant signe de la têtequand je me retournais.

J’avais un peu honte de ma peur, je l’avoue.Pourtant elle n’était pas tout à fait passée. Elle ne cessacomplètement qu’au moment où j’atteignis l’autre versant du fossé,tout près du premier bâtiment. Là, notre chien de garde Voltchok[4] vint en courant vers moi. Avec Voltchok,j’étais tout à fait rassuré. Alors je me retournai pour la dernièrefois vers Marey. Je ne pouvais plus distinguer son visage, mais jedevinais qu’il continuait à me sourire tendrement tout en hochantla tête. Je lui fis un signe de la main, il me répondit de même etfouetta son cheval.

J’entendis encore dans le lointain :Hue ! hue ! et le petit cheval se remit à tirer lacharrue…

D’où m’était venu ce souvenir ? Qui lesait ? Les détails avaient une étonnante précision. Je medressai sur mon lit de planches, et je me rappelle avoir longtempsgardé sur mon visage le sourire des doux souvenirs. Et un momentencore, je voulus poursuivre cette trace laissée dans ma mémoirepar cette heure de mon enfance.

En quittant Marey, je me gardai bien deraconter à personne mon « aventure ». Et quelleaventure ! D’ailleurs, j’oubliai bientôt Marey. Souvent par lasuite je le rencontrai, mais sans essayer de lui parler ni du loup,ni de rien du tout…

Et tout à coup, maintenant, vingt ans après,en Sibérie, je me rappelais cette rencontre avec une singulièrenetteté, jusqu’au dernier trait.

C’est, sans doute, qu’elle s’était gravéed’elle-même dans mon âme, et si je me la suis rappelée à cetteheure, c’est qu’il le fallait à cette heure… Et je revoyais cesourire tendre et maternel d’un pauvre moujik serf, ses signes decroix, son hochement de tête, son : « Comme il a eu peur,le petit ! » Et surtout ce doigt épais, terreux, dont ilavait avec une timide tendresse et si doucement touché mes lèvrestremblantes ! Certes, tout le monde est disposé à rassurer unenfant. Mais là, dans cette rencontre isolée, il était arrivéquelque chose de bien différent. J’aurais été son propre fils,qu’il n’aurait pu me regarder d’un air meilleur et plus affectueux.Et qui l’y obligeait ? Il était notre serf, et moi, – tout demême ! – j’étais son petit maître. Personne ne pouvait savoircombien il avait été bon pour moi ! Il n’y avait pas là dequoi le récompenser ! Peut-être aimait-il les petitsenfants : c’est possible. En tout cas, la rencontre étaitisolée, dans un champ vide, et Dieu seul a pu voir d’en haut dequel profond sentiment de tendresse humaine, de quelle fine etpresque féminine tendresse était rempli le cœur d’un moujik russeasservi, grossier et sauvage, et qui ne savait pas alors qu’ilserait bientôt libéré.

En me levant de mon lit de planches, je jetaiun coup d’œil autour de moi, et je sentis tout à coup que jepouvais maintenant regarder ces malheureux tout autrement que jel’avais fait quelques minutes auparavant ; par une sorte demiracle, la haine et la colère avaient complètement disparu de moncœur. Je fis quelques pas en examinant les visages que jerencontrai. « Celui-ci, pensai-je, ce moujik tout rasé, ceparia ivre qui gueule sa chanson d’une voix enrouée, peut-êtreest-ce Marey ! Et si je pouvais fouiller dans soncœur… »

Dans la soirée, je rencontrai encore M…sky etje le plaignis.

Il n’avait aucun Marey dans ses souvenirs, etsa pensée était toute naturelle : « Je hais cesbrigands ! »

Et puis, ces Polonais avaient souffert bienplus que nous.

KROTKAÏA

 

Récit fantastique

Journal de l’écrivain – 1876

Revue contemporaine, 1885

 

 

 

[5]… Etmaintenant quelques mots sur ce récit.

Je l’ai qualifié de fantastique maisje le considère comme réel, au plus haut degré. La forme seule esten effet fantastique et il me semble nécessaire d’expliquer d’abordpourquoi.

Ce n’est point un conte ; ce ne sontpoint non plus de simples notes. Imaginez un mari en présence ducadavre de sa femme étendu sur une table. C’est quelques heuresaprès le suicide de cette femme, qui s’est jetée par la fenêtre. Lemari est dans un trouble extrême et n’a pu encore rassembler sespensées. Il marche à travers l’appartement et s’efforce d’élucidercet événement, « de concentrer ses pensées sur un pointunique ». De plus c’est un hypocondriaque incurable, de ceuxqui pensent à haute voix. Aussi se parle-t-il, se raconte-t-il àlui-même l’affaire et tâche-t-il de se l’expliquer. Malgré lesemblant d’esprit de suite de ses paroles, il se contredit souvent,dans la logique et dans les sentiments. Et il se justifie, et ilaccuse sa femme ; il se perd dans des explications accessoiresoù l’on sent les rudesses de la pensée et du cœur, en même tempsqu’un sentiment profond. Peu à peu le fait s’éclairciteffectivement pour lui et il réussit « à concentrer sespensées sur un point unique ». La série des souvenirs qu’ilprovoque finit par l’amener inéluctablement à lavérité : cette vérité élève son esprit et son cœur. Àla fin le ton même du récit s’éloigne du désordre du commencement.La vérité apparaît au malheureux claire et précise, du moins à sesyeux.

Voilà le thème. La durée de ce récitintermittent et embrouillé est, on le comprend, de plusieursheures : il s’adresse tantôt à lui-même, tantôt à quelqueauditeur invisible, ou à un juge. C’est ainsi d’ailleurs que leschoses se passent réellement. Si un sténographe avait pu entendrecet homme et noter tout ce qu’il aurait dit, le récit seraitpeut-être plus inégal, moins travaillé que chez moi, mais, à cequ’il me semble, l’ordre psychologique pourrait rester le même.C’est donc la supposition de notes sténographiques, mises ensuitepar moi en ordre, que je considère dans ce conte comme fantastique.Dans une certaine mesure cette manière de procéder n’est pointnouvelle en art : Victor Hugo, par exemple, dans sonchef-d’œuvre Le dernier jourd’un condamné, a employé une méthode presqueidentique : quoiqu’il n’ait pas introduit un sténographe, il aadmis une impossibilité plus grande encore en supposant au condamnéà mort le loisir d’écrire les impressions de son dernier jour, etmême celles de sa dernière heure, et plus encore celles de sadernière minute. Mais si Victor Hugo n’avait pas préétabli cettesupposition fantaisiste, cette œuvre qui est la plus réaliste, laplus vraie de toutes celles qu’il a données, n’existerait pas.

I

 

… Maintenant qu’elle est ici, cela vaencore : je m’approche et je la regarde à chaqueinstant ; mais demain ? on me la prendra, que ferai-jealors tout seul ? Elle est à présent dans cette chambre,étendue sur ces deux tables ; demain la bière sera prête, unebière blanche… ; blanche… en gros de Naples… du reste il nes’agit pas de cela… Je marche, je marche toujours… je veuxcomprendre. Voilà déjà six heures que je le veux et je ne puisparvenir à concentrer mes pensées sur un seul point. Mais c’est queje marche toujours, je marche, je marche… Voilà comment c’estarrivé, procédons par ordre : Messieurs, je ne suis pas unromancier, vous le voyez, mais qu’est-ce que cela fait ? jevais tout raconter, comme je le comprends. Oh oui ! jecomprends tout, trop bien, et c’est là mon malheur ?

Voilà… si vous voulez savoir, c’est-à-dire sije commence par le commencement, elle venait tout simplementengager chez moi des effets pour publier dans le Golos[6] un avis par lequel elle faisait savoirqu’une gouvernante cherchant une place consentirait à s’expatrier,ou à donner des leçons à domicile, etc., etc. C’était tout-à-faitau commencement, je ne la remarquai pas, elle venait comme lesautres et tout allait pour elle comme pour les autres. Puis jecommençai à la distinguer. Elle était mince, blonde, d’une tailleau-dessus de la moyenne. Avec moi elle paraissait, gênée, commehonteuse ; je pense qu’elle devait être ainsi avec toutes lespersonnes qu’elle ne connaissait pas ; elle ne s’occupaitcertainement pas de moi ; elle devait voir en moi non pointl’homme, mais l’usurier. Aussitôt l’argent reçu, elle s’en allait.Et toujours silencieuse. Les autres discutent, supplient,marchandent pour recevoir plus ; elle, non,… ce qu’on luidonnait… Il me semble que je m’embrouille… Ah oui ; ce sontses gages qui éveillèrent mon attention tout d’abord : desboucles d’oreille en argent doré, un méchant petit médaillon :tout cela ne valait pas vingt kopecks. Elle le savait bien, mais onvoyait à son air combien ces objets lui étaient précieux, et eneffet c’était tout l’héritage paternel et maternel, je l’ai suaprès. Une seule fois je me suis permis de sourire en voyant cequ’elle apportait.

C’est-à-dire… voyez-vous, je ne fais jamaiscela, j’ai avec mon public des manières de gentilhomme : peude paroles, poli, sévère « sévère, sévère et encoresévère ». Mais une fois elle avait osé apporter lereste (c’est littéralement comme je vous le dis) le rested’une camisole en peau de lièvre – je ne pus me contenir et je melaissai aller à lâcher une plaisanterie… Mon petit père, quellerougeur ! ses yeux sont bleus, grands, pensifs, quel feu ilsjetèrent ! Et pas un mot : elle prit sa guenille etsortit. C’est alors surtout que je la remarquai et je me mis àrêver un peu de ce côté… c’est-à-dire précisément, d’une manièreparticulière… Oui, je me rappelle encore une impression…,c’est-à-dire, si vous voulez, l’impression principale, la synthèsede tout : elle était terriblement jeune, si jeune, qu’on nelui aurait pas donné plus de quatorze ans. Cependant elle avaitalors seize ans moins trois mois. Au reste ce n’est pas cela que jevoulais dire, ce n’est pas là qu’est la synthèse.

Elle revint le lendemain.

J’ai su depuis qu’elle était allée portercette camisole chez Dobronravoff et chez Mozer, mais ilsn’acceptent que de l’or, ils n’ont pas même voulu lui répondre.Moi, une fois, je lui ai pris un camée qui ne valait presque rienet, en y réfléchissant ensuite, j’ai été étonné d’avoir faitcela : je ne prends aussi que des objets d’or et d’argent et,à elle, j’ai pris un camée ? Pourquoi ? Ce fut ma secondepensée ayant trait à elle, je me le rappelle.

La fois suivante, c’est-à-dire en revenant dechez Mozer, elle m’apporta un porte-cigare d’ambre, un bibelotcomme-ci comme-ça, pour un amateur, mais qui pour moi ne valaitrien, car chez nous il n’y a que l’or. Comme elle venait aprèsl’échauffourée de la veille, je la reçus sévèrement.

Ma sévérité consiste à accueillir froidementles gens. Pourtant en lui remettant deux roubles, je ne me retinspas de lui dire d’un ton irrité : « c’est seulementpour vous ; Mozer ne vous prendra pas ceschoses-là. » Et, je soulignais surtout les mots pourvous, précisément dans uncertain sens. J’étais méchant. En entendant cepour vous, elle rougit de nouveau, mais elle nedit rien, elle ne jeta pas l’argent, elle l’emporta. – C’est que lamisère ! Et comme elle rougit ! Je compris que je l’avaisblessée. Et quant elle sortit, je me demandai tout-à-coup :« ce triomphe sur elle, vaut-il bien deuxroubles ? » Hé, hé, hé ! Je me le rappelle, c’estjustement cette question que je me posai : « Cela vaut-ildeux roubles ? cela les vaut-il ? » Et tout enriant, je résolus la question dans le sens affirmatif. J’étais trèsgai alors. Mais je n’agissais pas à ce moment par suite d’unsentiment mauvais ; je le faisais exprès, avecintention ; je voulais l’éprouver, car quelques nouvellespensées à son sujet surgirent inopinément dans mon cerveau. Ce futla troisième fois qu’il me vint à propos d’elle des penséesparticulières.

… Eh bien, c’est à partir de cet instant-làque ça a commencé. J’ai pris aussitôt des renseignements sur savie, sur sa situation et j’attendis impatiemment sa visite.

J’avais le pressentiment qu’elle reviendraitbientôt. En effet elle reparut et je lui parlai alors avecpolitesse et amabilité. J’ai été bien élevé et j’ai des formes…Hum… J’ai compris à cette époque qu’elle était bonne et douce. Lesbons et les doux ne résistent pas longtemps, et, quoiqu’ilsn’ouvrent pas volontiers leur cœur devant vous, il leur estimpossible d’éviter une conversation. Ils sont sobres de réponses,mais ils répondent quand même, et plus vous allez, plus vousobtenez, si vous ne vous fatiguez pas. Mais on comprend que cettefois-là elle ne m’a rien donné à entendre. C’est après que j’ai sul’histoire du Golos et tout le reste. À cette époque elles’annonçait de toutes ses forces dans les journaux : d’abord,cela va sans dire, c’était avec faste : « unegouvernante… partirait aussi en province ; envoyer lesconditions sous enveloppe » puis : « consentirait àtout ; donnerait des leçons, ou serait demoiselle decompagnie ; gérerait un intérieur, soignerait une malade,ferait des travaux de couture etc., etc. » Enfin tout ce quiest usité en pareil cas. Elle ne demandait pas tout cela à la fois,mais chaque nouvel avis accentuait la note et, à la fin,désespérée, elle ne sollicitait plus que du « travail pour dupain. » Non, elle ne trouva pas de place.

Je me décide alors à l’éprouver une dernièrefois : je prends tout-à-coup le Golos du jour et jelui montre une annonce : « Une jeune personne, orphelinede père et de mère, cherche une place de gouvernante auprès depetits enfants, de préférence chezun veuf âgé. Peutaider dans leménage ».

– Vous voyez, c’est une annonce de cematin, et, ce soir, la personne trouvera certainement une place.Voilà comment il faut faire des annonces.

Elle rougit de nouveau, de nouveau ses yeuxjetèrent des flammes ; elle tourna le dos et partit.

Cela me plut beaucoup. Du reste j’étais déjàsûr d’elle et je n’avais rien à craindre ; personne neprendrait ses porte-cigares ; les porte-cigares d’ailleurs luimanquaient aussi. Elle reparut le troisième jour toute pâle etbouleversée. – Je compris qu’il était arrivé quelque chose chezelle, et en effet. Je vous dirai tout à l’heure ce qui étaitarrivé ; maintenant je vais seulement rapporter comment je mesuis soudainement montré chic et comment j’ai gagné duprestige. C’est une idée qui me vint à l’improviste… Voicil’affaire.

Elle apporta une image de la Vierge (elle sedécida à l’apporter)… Ah… écoutez ! écoutez. Cela commence,car jusqu’à présent je ne faisais que m’embrouiller… C’est que jeveux tout me rappeler, chaque menu détail, chaque petit trait…

Je veux toujours concentrer mes pensées et jene puis y parvenir… ah, voilà les petits détails, les petitstraits…

L’image de la Vierge… La Vierge avec l’enfantJésus ; une image de famille, vieille, la garniture en argentdoré – « cela vaut… six roubles cela vaut. » Je vois quel’image lui est très chère : elle engage tout, le cadre, lagarniture. Je lui dis : Il vaut mieux laisser seulement lagarniture ; l’image, vous pouvez la remporter ; ça irabien sans cela.

– Est-ce que c’est défendu ?

– Non, ce n’est pas défendu, maispeut-être vous même…

– Eh bien, dégarnissez.

– Savez-vous, je ne la dégarniraipas ; je la mettrai par là avec les miennes – dis-je aprèsréflexion – sous cette lampe d’image [7] (j’avaistoujours cette lampe allumée, depuis l’installation de mon bureaud’engagements), et puis prenez tout simplement dix roubles.

– Je n’ai pas besoin de dixroubles ; donnez m’en cinq ; je dégagerai sûrement.

– Vous ne voulez pas dix roubles. L’imagevaut cela, ajoutai-je en remarquant de nouveau l’étincellement deses yeux. Elle ne répondit pas. Je lui donnai cinq roubles.

– Il ne faut mépriser personne… J’ai étémoi-même dans une situation critique et pire encore, et si vous mevoyez à présent une telle occupation… C’est qu’après tout ce quej’ai eu à souffrir…

– Vous vous vengez de la société !hein ? interrompit-elle tout-à-coup avec un sourire trèsironique mais naïf aussi (c’était banal, car comme elle ne meportait aucun intérêt particulier, le mot n’avait guère lecaractère d’une offense) Ah ! Ah ! ai-je pensé, voilàcomme elle est, c’est une femme à caractère, une émancipée.

– Voyez-vous, continuai-je, moitiéplaisant moitié sérieux : « Moi je suis une fraction decette fraction de l’être qui veut faire le mal et qui fait lebien ».

Elle me regarda aussitôt, avec une attentionoù subsistait de la curiosité enfantine :

– Attendez ; quelle est cettepensée-là ? Où l’avez-vous prise ? j’ai entendu celaquelque part…

– Ne vous cassez pas la tête. C’est ainsique Méphistophélès se présente à Faust. Avez-vous luFaust ?

– Pas… attentivement.

– C’est-à-dire que vous ne l’avez pas lu.Il faut le lire. Je vois encore à vos lèvres un pli ironique. Ne mesupposez pas, je vous en prie, assez peu de goût pour vouloirblanchir mon rôle d’usurier en me donnant pour un Méphistophélès.Un usurier est un usurier. C’est connu.

– Vous êtes étrange… je ne voulais pasdire…

Elle était sur le point de me dire qu’elle nes’attendait pas à trouver en moi un lettré, elle ne le dit pas, etje compris qu’elle le pensait. Je l’avais vivement intriguée.

– Voyez-vous, remarquai-je, il n’estpoint de métier où l’on ne puisse faire le bien. Certes, je neparle pas de moi. Moi, je ne fais, je suppose, que le mal,mais…

– Certainement on peut faire le bien danstous les états, répliqua-t-elle avec vivacité en cherchant à mepénétrer du regard. Oui, dans tous les états, fit-elle.

Oh, je me rappelle, je me rappelle tout !Et, je veux le dire, elle avait cette jeunesse, cette jeunessecharmante qui, lorsqu’elle exprime une idée intelligente, profonde,laisse transparaître sur le visage un éclair de conviction naïve etsincère, et semble dire : voyez comme je comprends et pénètreen ce moment [8]. Et on ne peut pas dire que ce soit làde la fatuité, comme la nôtre, c’est le cas qu’elle fait elle-mêmede l’idée conçue, l’estime qu’elle a pour cette idée, la sincéritéde la conviction, et elle pense que vous devez estimer cette idéeau même degré. Oh la sincérité ! C’est par là qu’on subjugue.Et que c’était exquis chez elle !

Je me souviens, je n’ai rien oublié. Quandelle sortit, j’étais décidé. Le même jour j’ai pris mes derniersrenseignements et j’ai connu en détail tout le reste de sa vie. Lepassé, je le savais par Loukerïa, domestique de sa famille, quej’avais mise dans mes intérêts peu auparavant. Le fond de sa vieétait si lamentable que je ne comprends pas comment, dans unepareille situation, elle avait pu garder la force de rire, lafaculté de curiosité qu’elle a montrée en parlant deMéphistophélès. Mais, la jeunesse ! – C’est cela précisémentque je pensais alors avec orgueil et joie, car je voyais de lanoblesse d’âme dans ce fait que, bien qu’elle fût sur le bord d’unabîme, la grande pensée de Gœthe n’en étincelait pas moins à sesyeux. La jeunesse, même mal à propos, est toujours généreuse. Cen’est que d’elle que je parle. Le point important est que déjà jela regardais comme mienne, que je ne doutais pas de mapuissance, et savez-vous que cela donne une volupté surhumaine dene pas douter ?

Mais où vais-je ? Si je continue, jen’arriverai jamais à concentrer mes réflexions… vite, vite, monDieu ! je m’égare, ce n’est pas cela !

II

 

Son histoire que j’ai pu connaître, je larésumerai en quelques mots. Son père et sa mère étaient mortsdepuis longtemps, trois ans avant qu’elle se mît à vivre chez sestantes, femmes désordonnées, pour ne pas dire plus. L’une, veuve,chargée d’une nombreuse famille (six enfants plus jeunes les unsque les autres), l’autre vieille fille mauvaise. Toutes les deuxmauvaises.

Son père, employé de l’état, simple commis,n’était que noble personnel [9] ; celam’allait bien. Moi j’appartenais à une classe supérieure.

Ex-capitaine en second, d’un régiment à beluniforme, noble héréditaire, indépendant, etc. Quant à ma maison deprêt sur gages, les tantes ne pouvaient la regarder que d’un bonœil. Trois ans de servitude chez ses tantes ! Et cependantelle trouva le moyen de passer ses examens, elle sut s’échapper decet impitoyable besogne quotidienne pour passer des examens. Celaprouve qu’elle avait des aspirations nobles, élevées. Et moi,pourquoi voulais-je me marier ? D’ailleurs, il n’est pasquestion de moi… ce n’est pas de cela qu’il s’agit… Elle donnaitdes leçons aux enfants de la tante, raccommodait le linge, et même,malgré sa poitrine délicate, lavait les planchers. On la battait,on lui reprochait sa nourriture et, à la fin, les vieillestentèrent de la vendre. Pouah ! Je passe sur les détailsdégoûtants. Elle m’a tout raconté en détail depuis. Tout cela futépié par un gros épicier du voisinage. Ce n’était pas un simpleépicier, il possédait deux magasins. Ce négociant avait déjà faitfondre deux femmes : il en cherchait une troisième. Il crutavoir trouvé : « Douce, habituée à la misère, voilà unemère pour mes enfants », se dit-il.

Effectivement il avait des enfants. Il larechercha en mariage et fit des ouvertures aux tantes… Et puis ilavait cinquante ans. Elle fut terrifiée. C’est sur ces entrefaitesqu’elle se mit à venir chez moi, afin de trouver l’argentnécessaire à des insertions dans le Golos. Elle demanda àses tantes un peu de temps pour réfléchir. On lui en accorda, trèspeu. Mais on l’obsédait, on lui répétait ce refrain :« Nous n’avons pas de quoi vivre nous-mêmes, ce n’est pas pourgarder une bouche de plus à nourrir. » Je connaissais déjàtoutes ces circonstances, mais ce n’est que ce matin là que je mesuis décidé. Le soir, l’épicier apporte pour cinquante kopecks[10] de bonbons ; elle est avec lui.Moi, j’appelle Loukérïa de sa cuisine, et je lui demande de luidire tout bas que je l’attends à la porte, que j’ai quelque chosede pressant à lui communiquer. J’étais très content de moi. Engénéral, ce jour-là, j’étais terriblement content de moi.

À la porte cochère, devant Loukérïa, je luidéclarai, à elle déjà étonnée de mon appel, que j’avais l’honneur,et le bonheur… Ensuite, afin de lui expliquer ma manière d’agir, etpour éviter qu’elle s’étonnât de ces pourparlers devant uneporte : « Vous avez affaire à un homme de bonne foi, quisait où vous en êtes. » Et je ne mentais pas, j’étais de bonnefoi. Mais laissons cela. Non seulement ma requête était exprimée entermes convenables, telle que devait l’adresser un homme bienélevé, mais elle était originale aussi, chose essentielle. Hé bien,est-ce donc une faute de le confesser ? Je veux me fairejustice et je me la fais ; je dois plaider le pour et lecontre, et je le plaide. Je me le suis rappelé après avec délices,quoique ce soit bête : Je lui avouais alors, sans honte, quej’avais peu de talents et une intelligence ordinaire, que jen’étais pas trop bon, que j’étais un égoïstebon marché, (je me rappelle ce mot, je l’avaispréparé en route et j’en étais fort satisfait) et qu’il y avaitpeut-être en moi beaucoup de côtés désagréables, sous tous lesrapports. Tout cela était débité avec une sorte d’orgueil. On saitcomment on dit ces choses-là. Certes, je n’aurais pas eu le mauvaisgoût de commencer, après celle de mes défauts, la nomenclature demes qualités, par exemple en disant : Si je n’ai pas ceci oucela, j’ai au moins, ceci et cela. Je voyais qu’elle avait bienpeur, mais je ne la ménageais pas ; tout au contraire, commeelle tremblait, j’appuyais davantage. Je lui dis carrément qu’ellene mourrait pas de faim, mais qu’il ne fallait pas compter sur destoilettes, des soirées au théâtre ou au bal, sinon plus tard,peut-être, quand j’aurais atteint mon but. Ce ton sévèrem’entraînait moi-même. J’ajoutai, comme incidemment, que si j’avaisadopté ce métier de prêteur sur gages, c’était dans certainescirconstances, en vue d’un but particulier. J’avais le droit deparler ainsi : les circonstances et le but existaientréellement.

Attendez, messieurs ; j’ai été toute mavie le premier à exécrer ce métier de prêteur sur gages, mais bienqu’il soit ridicule de se parler à soi-même mystérieusement, il estbien vrai que je me vengeais de la société. C’était vrai !vrai ! vrai ! De sorte que, le matin où elle me raillaiten supposant que je me vengeais de la société, c’était injuste desa part. C’est que, voyez-vous, si je lui avais nettementrépondu : « Hé bien, oui, je me venge de lasociété », elle aurait ri de moi, comme un autre matin, etç’aurait été en effet fort risible. Mais, de la sorte, au moyend’allusions vagues, en lançant une phrase mystérieuse, il se trouvapossible de surexciter son imagination. D’ailleurs je ne craignaisplus rien alors. Je savais bien que le gros épicier lui sembleraiten tous cas plus méprisable que moi, et que, là, sous la portecochère, j’avais l’air d’un sauveur ; j’en avais conscience.Ah, les bassesses, voilà ce dont on a aisément laconception !… Après tout, était-ce donc vraiment unebassesse ? Comment juger un homme en pareil cas ? Nel’aimais-je pas déjà, alors ?

Attendez. Il va sans dire que je ne lui ai passoufflé mot de mes bienfaits, au contraire ; oh ! aucontraire : « C’est moi qui suis votre obligé et non vousmon obligée. » J’ai dit cela tout haut, sans pouvoir m’enempêcher. Et c’était peut-être bête, car je la vis froncer lesourcil. Mais en somme j’avais gagné la partie : Attendezencore… puisque je dois remuer toute cette boue, il me fautrappeler une dernière saleté, je me tenais droit, à cette porte, etil me montait au cerveau des fumées : « Tu es grand,élancé, bien élevé, et, enfin, sans fanfaronnade, d’une assez joliefigure ». Voilà ce qui me passait par la tête… Il va sans direque, sur place, à la porte même, elle me répondit oui.Mais… mais je dois ajouter qu’elle réfléchit assez longtemps, avantde répondre oui. Elle était si pensive, si pensive, que j’eus letemps de lui dire : « hé bien ! » Et je ne pusmême me passer de le lui dire avec un certain chic : « hébien donc » avec un donc.

– Attendez, fit-elle, je réfléchirai.

Son visage mignon était si sérieux, si sérieuxqu’on y lisait son âme. Et moi je me sentais offensé :« Est-ce possible, pensais-je, qu’elle hésite entre moi etl’épicier. » Ah, alors je ne comprenais pas encore ! jene comprenais rien, rien du tout ! jusqu’à aujourd’hui, jen’ai rien compris ! Je me rappelle que, comme je m’en allais,Loukerïa, courut après moi et me jeta rapidement : « QueDieu vous le rende, Monsieur, vous prenez notre chère demoiselle.Mais ne le lui dites pas, elle est fière. »

Fière, soit, j’aime bien les petites fières,les fières sont surtout prisables quand on est certain de les avoirconquises, hé ? Oh bassesse, maladresse de l’homme ! Quej’étais satisfait de moi ! Imaginez-vous que, tandis qu’ellerestait pensive sous la porte avant de me dire le oui,imaginez-vous que je lisais avec étonnement sur ses traits cettepensée : « Si j’ai le malheur à attendre des deux côtés,pourquoi ne choisirais-je pas de préférence le gros épicier afinque, dans ses ivresses, il me roue de coups jusqu’à me tuer.

Et, qu’en croyez-vous, ne pouvait-elle pasavoir une telle pensée ?

Oui, et maintenant je ne comprends rien dutout ! Je viens de dire qu’elle pouvait avoir cettepensée : Quel sera le pire des deux malheurs ? Qu’ya-t-il de plus mauvais à prendre, le marchand ou l’usurier deGœthe ? Voilà la question !… Quelle question ? Et tune comprends pas même cela, malheureux ! Voilà la réponse surla table. Mais encore une fois, pour ce qui est de moi, je m’enmoque… qu’importe, moi ?… Et au fait, suis-je pour quelquechose là-dedans, oui ou non ? Je ne puis répondre. Il vautmieux aller me coucher, j’ai mal à la tête.

III

 

Je n’ai pas dormi. Comment aurais-je pudormir ? le sang battait dans mes tempes avec furie. Je veuxme replonger dans ces fanges. Quelle boue !… De quelle boueaussi je l’ai tirée… Elle aurait dû le sentir, juger mon acte à sajuste valeur !… Plusieurs considérations m’ont amené à cemariage : je songeais par exemple que j’avais quarante et unan et qu’elle en avait seize. Le sentiment de cette inégalité mecharmait. C’était doux, très doux.

J’aurais voulu, toutefois, faire un mariage àl’anglaise, devant deux témoins seulement, dont Loukerïa, et monterensuite en wagon, pour aller à Moscou peut-être, où j’avaisjustement affaire, et où je serais resté deux semaines. Elle s’yest opposée, elle ne l’a pas voulu et j’ai été obligé d’allersaluer ses tantes comme les parents qui me la donnaient. J’ai mêmefait à chacune de ces espèces un présent de cent roubles et j’en aipromis d’autres, sans lui en parler, afin de ne pas l’humilier parla bassesse de ces détails. Les tantes se sont faites tout sucre.On a discuté la dot : elle n’avait rien, presque littéralementrien, et elle ne voulut rien emporter. J’ai réussi à lui fairecomprendre qu’il était impossible qu’il n’y eût aucune dot, etcette dot, c’est moi qui l’ai constituée, car qui l’aurait pufaire ? mais il ne s’agit pas de moi… Je suis arrivé à luifaire accepter plusieurs de mes idées, afin qu’elle fût au courant,au moins. Je me suis même trop hâté, je crois. L’important est que,dès le début, malgré sa réserve, elle s’empressait autour de moiavec affection, venait chaque fois tendrement à ma rencontre et meracontait, toute transportée, en bredouillant (avec le délicieuxbalbutiement de l’innocence), son enfance, sa jeunesse, la maisonpaternelle, des anecdotes sur son père et sa mère. Je jetais del’eau froide sur toute cette ivresse. C’était mon idée. Jerépondais à ses transports par un silence, bienveillant, certes…mais elle sentit vite la distance qui nous séparait et l’énigme quiétait en moi. Et moi je faisais tout pour lui faire croire quej’étais une énigme ! c’est pour me poser en énigme que j’aicommis toutes ces sottises ! d’abord la sévérité : c’estavec mon air sévère que je l’ai amenée dans ma maison. Pendant letrajet, dans mon contentement, j’ai établi tout un système. Et cesystème m’est venu tout seul à la pensée. Et je ne pouvais pasfaire autrement, cette manière d’agir m’était imposée par une forceirrésistible. Pourquoi me calomnierais-je, après tout ?C’était un système rationnel. Non, écoutez, si vous voulez juger unhomme, faites-le en connaissance de cause… Écoutez ;

Comment faut-il commencer ? car c’esttrès difficile. Entreprendre de se justifier, là naît ladifficulté. Voyez-vous, la jeunesse méprise l’argent, par exemple,je prônai l’argent, je préconisai l’argent ; je le préconisaitant, tant, qu’elle finit par se taire. Elle ouvrait les yeuxgrand, écoutait, regardait et se taisait. La jeunesse estgénéreuse, n’est-ce pas ? du moins la bonne jeunesse estgénéreuse, et emportée, et sans grande tolérance ; si quelquechose ne lui va pas, aussitôt elle méprise. Moi, je voulais de lagrandeur, je voulais qu’on inoculât au cœur même de la grandeur,qu’on l’inoculât aux mouvements même du cœur, n’est-ce pas ?Je choisis un exemple banal : Comment pouvais-je concilier leprêt sur gages avec un semblable caractère ? Il va sans direque je n’ai pas procédé par allusion directe, sans quoi j’aurais eul’air de vouloir me justifier de mon usure. J’opérais parl’orgueil. Je laissais presque parler mon silence. Et je sais faireparler mon silence ; toute ma vie, je l’ai fait. J’ai vécu desdrames dans mon silence. Ah, comme j’ai été malheureux ! Toutle monde m’a jeté par dessus bord, jeté et oublié, et personne,personne ne s’en est douté ! Et voilà que tout-à-coup lesseize ans de cette jeune femme surent recueillir, de la bouche delâches, des détails sur moi, et elle s’imagina qu’elle connaissaittout. Et le secret, pourtant, était caché au fond de la consciencede l’homme ! Moi, je ne disais rien, surtout avec elle, jen’ai rien dit, rien jusqu’à hier… Pourquoi n’ai-je rien dit ?Par orgueil. Je voulais qu’elle devinât, sans mon aide, et nond’après les racontars de quelques drôles ; je voulais qu’elledevinât elle-même cet homme et qu’ellele comprît ! En l’amenant dans ma maison, je voulais arriver àson entière estime, je voulais la voir s’incliner devant moi etprier sur mes souffrances… je valais cela. Ah j’avais toujours monorgueil ; toujours il me fallait tout ou rien, et c’est parceque je ne suis pas un admetteur de demi-bonheurs, c’est parce queje voulais tout, que j’ai été forcé d’agir ainsi. Je medisais : « mais devine donc et estime-moi ! »Car vous admettez que si je lui avais fourni des explications, sije les lui avais soufflées, si j’avais pris des détours, si je luiavais réclamé son estime, ç’aurait été comme lui demander l’aumône…Du reste… du reste, pourquoi revenir sur ces choses-là !

Stupide, stupide, cent fois stupide ! jelui exposai nettement, durement (oh oui, durement), en deuxphrases, que la générosité de la jeunesse est une belle chose, maisqu’elle ne vaut pas un demi-kopeck. Et pourquoi ne vaut-elle rien,cette générosité de la jeunesse ? Parce qu’elle ne lui coûtepas cher, parce qu’elle la possède avant d’avoir vécu. Tous cessentiments-là sont, pour ainsi dire, le propre des premièresimpressions de l’existence. Voyez-vous donc à la tâche. Lagénérosité bon marché est facile. Donner sa vie, même, coûte sipeu, il n’y a dans vos sacrifices que du sang qui bout et dudébordement de forces. Vous n’avez soif que de la beauté de l’acte,dites-vous ? oh que non pas ! Choisissez donc undévouement difficile, long, obscur, sans éclat, calomnié, où soitbeaucoup de sacrifice et pas une gloire, oh ! vous quirayonnez en vous-même, vous qu’on traite d’infâme, tandis que vousêtes le meilleur homme de la terre, hé bien, tentez cethéroïsme : Vous reculerez ! Et moi je suis resté sous lepoids de cet héroïsme toute ma vie… Elle batailla d’abord, avecacharnement ; puis elle en arriva par degrés au silence, ausilence complet. Ses yeux seuls écoutaient, de plus en plusattentifs et grands, grands de terreur. Et… et, de plus, je vispoindre un sourire défiant, fermé, mauvais. C’est avec cesourire-là que je l’ai amenée dans ma maison. Il est vrai qu’ellen’avait plus d’autre refuge.

IV

 

Qui a commencé le premier ?

Personne. Ça a commencé tout seul, dès ledébut. J’ai dit que je l’avais sévèrement accueillie chezmoi ; cependant les premiers jours, je me suis adouci. Durantnos fiançailles je l’ai avertie qu’elle aurait à recevoir lesobjets mis en gages et à faire les prêts. Elle n’a élevé aucuneobjection (remarquez-le) ; même, elle s’est mise au travailavec ardeur…

L’appartement et le mobilier n’ont pas étéchangés. Deux pièces, une grande salle divisée en deux par lecomptoir, et une chambre, pour nous, qui servait de chambre àcoucher. Le meuble était modeste, plus modeste encore que chez lestantes. Ma vitrine à images saintes avec sa lampe, se trouvait dansla salle où était le bureau ; dans l’autre pièce, mabibliothèque, quelques livres, et aussi le secrétaire. Les clefssur moi. Lit, chaises, tables. Je donnai encore à entendre à mafiancée que les dépenses de la maison, c’est-à-dire la nourriturepour moi, pour elle et pour Loukérïa (j’avais pris cette dernièreavec nous) ne devait pas dépasser un rouble par jour [11]. « Il me faut amasser trente milleroubles en trois ans, autrement ce ne serait pas gagner del’argent. » Elle ne fit point résistance et j’augmentai demoi-même de trente kopecks nos frais de table. De même pour lethéâtre. J’avais dit à ma fiancée que nous n’irions pas au théâtreet cependant je décidai ensuite que nous le ferions une fois parmois, et que nous nous payerions des places convenables, desfauteuils. Nous y sommes allés ensemble trois fois ; nousavons vu La Chasse au bonheuret la Périchole, il me semble… mais qu’importe,qu’importe… Nous y allions sans nous parler, et sans parler nousrevenions. Pourquoi, pourquoi ne nous être jamais riendit ?

Dans les premiers temps il n’y a pas eu dediscussion, et pourtant c’était déjà le silence.

Je me rappelle… Elle me regardait à ladérobée, et moi, m’en apercevant, je redoublais de mutisme. C’estde moi, il est vrai, que venait le silence, et non d’elle… Une oudeux fois elle fit la tentative de me serrer dans ses bras. Maiscomme ces transports étaient maladifs, hystériques, et que jen’appréciais que des joies vraies, où il y eût de l’estimeréciproque, j’accueillis froidement ces démonstrations. Et j’avaisraison : le lendemain de chacun de ces élans, il y avait desbrouilles, non pas précisément des brouilles, mais des accès desilence et, de sa part, des airs de plus en plus provocants.

« L’insoumission, la révolte »,voilà ce qu’on voyait en elle. Seulement elle était impuissante.Oui, ce doux visage devenait de plus en plus provocant. Jecommençais à lui paraître répugnant. Oh, j’ai étudié cela. Quant àêtre hors d’elle, certes elle l’était souvent… Comment, parexemple, se fait-il qu’au sortir d’un taudis où elle lavait lesplanchers, elle se soit si vite dégoûtée d’un autre intérieurpauvre ?

Chez nous, voyez-vous, ce n’était pas de lapauvreté, c’était de l’économie, et quand il le fallait,j’admettais même du luxe, par exemple pour le linge, pour la tenue.J’avais toujours pensé qu’un mari soigné devait charmer une femme.Du reste elle n’avait rien contre la pauvreté, c’était contrel’avarice. « Nous avions certes chacun notre but et uncaractère fort. » Elle refusa tout à coup, d’elle-même, deretourner au théâtre et le pli ironique de sa bouche se creusadavantage… Et, moi, mon silence augmentait, augmentait…

Ne dois-je point me justifier ? Le pointgrave était l’affaire du prêt sur gages, n’est-ce pas ?Permettez, je savais qu’une femme, à seize ans, ne peut pas serésigner à une entière soumission envers un homme. La femme n’a pasd’originalité, c’est un axiome ; encore aujourd’hui c’estresté un axiome pour moi. Il n’importe qu’elle soit couchée là,dans cette chambre, une vérité est une vérité, et Stuart Milllui-même n’y ferait rien. Et la femme qui aime, oh la femme quiaime ! même les vices, même les crimes d’un être aimé, elleles déifie. Cet être aimé ne saurait trouver pour ses propresfautes autant d’excuses qu’elle en trouvera. C’est généreux, maisce n’est pas original. C’est ce manque d’originalité qui a perdules femmes. Et qu’est-ce que ça prouve, je le répète, qu’elle soitlà sur la table ? Est-ce donc original d’y être ?Oh ! oh !

Écoutez, j’étais alors presque convaincu deson amour, elle m’entourait, elle se jetait à mon cou, n’est-cepoint parce qu’elle aimait ou voulait aimer ? Oui, c’est biencela, elle désirait ardemment aimer, elle cherchait l’amour et, lemauvais de mon cas, c’était que je n’avais pas commis de crimequ’elle eût à glorifier. Vous dites : « usurier » ettous disent, usurier, et puis, après ? il y avait des raisonspour que l’un des plus généreux des hommes devînt usurier.Voyez-vous, messieurs, il y a des idées… C’est-à-dire, voyez-vous,que si l’on exprime une certaine idée par des paroles, ce seraalors terriblement bête. J’aurais honte… et pourquoi ? Pourrien. Parce que nous sommes tous de la drogue et que nous sommesincapables de supporter la vérité. Ou bien je ne sais plus… jedisais tout à l’heure « le plus généreux deshommes » ; il y a là de quoi rire, et pourtant c’estvrai, c’était vrai, c’est la vérité vraie. Oui, j’avais ledroit alors de vouloir assurer mon avenir et de créercette maison : « Vous m’avez repoussé, vous, leshommes ; vous m’avez chassé par vos silences méprisants ;à mes aspirations passionnées vous avez répondu par une offensemortelle pesant sur ma vie entière : j’avais donc le droit deconstruire un mur entre vous et moi, de rassembler ces trente milleroubles et de finir ma vie dans un coin, en Crimée, au bord de laMer Noire, sur une montagne, au milieu des vignes, dans mespropriétés acquises au prix de ces trente mille roubles, et surtoutloin de vous tous, sans amertume contre vous, avec un idéal dansl’âme, avec une femme aimante près du cœur, avec une famille, siDieu l’avait permis, et en faisant du bien à mon prochain ».J’ai bien fait de garder tout cela pour moi, car qu’y aurait-il eude plus stupide que de le lui raconter tout haut ? Et voilà lacause de mon orgueilleux silence, voilà pourquoi nous restions enface l’un de l’autre sans ouvrir la bouche. Qu’aurait-elle pucomprendre ? seize ans, la première jeunesse… que pouvait-elleentendre à mes justifications, à mes souffrances ? Chez elle,de la droiture, l’ignorance de la vie, de jeunes convictionsgratuites, l’aveuglement à courte vue d’un « cœur d’or »…Le pire de tout, c’était la maison de prêt sur gages, voilà. (Yfaisais-je donc tant de mal, dans cette maison et ne voyait-ellepas que je me contentais de gains modérés) ? Ah ! Lavérité est terrible sur la terre ! ce charme, cette douceurcéleste qu’elle avait, c’était une tyrannie, une tyrannieinsupportable pour mon âme, une torture ! je me calomnierais,si j’omettais cela, ne l’aimais-je pas ? Pensez-vous que je nel’aimais pas ? Qui peut dire que je ne l’aimais pas ? Ç’aété voyez-vous une ironie, une ironie perfide de la destinée et dela nature ! Nous sommes des maudits ; la vie humaine estuniversellement maudite ! La mienne plus que tout autre !Moi, je comprends maintenant mon erreur !… Il y avait desobscurités… Non, tout était clair, mon projet était clair comme leciel : « Me renfermer dans un silence sévère,orgueilleux, me refuser toute consolation morale. Souffrir ensilence ». Et j’ai exécuté mon plan ; je ne me suis pointmenti à moi-même ! « Elle verra elle-même après,pensais-je, qu’il y avait ici de la générosité. Elle n’a pas sus’en apercevoir maintenant, mais quand elle le découvrira plustard, si jamais elle le découvre, elle l’appréciera dix fois plus,et, tombant à genoux, elle joindra les mains ». Voilà quelleétait mon idée. Mais justement j’ai oublié ou omis quelque chose.Je n’ai pu arriver à rien… mais assez, assez… À qui maintenantdemander pardon ? c’est fini, fini… Courage, homme !garde ton orgueil : ce n’est pas toi qui es lecoupable !

Et bien je vais dire la vérité, je necraindrai pas de la contempler face à face : c’estelle qui a eu tort, c’est elle qui a eutort !…

V

 

Donc, les premières disputes vinrent de cequ’elle voulut avoir, sans contrôle, le maniement de l’argent, etcoter les objets apportés en gage à un trop haut prix. Elle daignadeux fois me quereller à ce sujet. Moi je ne voulus pas céder.C’est ici qu’apparut la veuve du capitaine.

Une antique veuve d’officier se présenta munied’un médaillon qu’elle tenait de son mari. Un souvenir, vouscomprenez. Je donnai trente roubles. La vieille se mit à geindre età supplier qu’on lui gardât son gage. – Cela va sans dire que nousle gardions. Puis, cinq jours après, elle revient et demande àéchanger le médaillon contre un bracelet valant à peine huitroubles. Je refuse, cela va sans dire. Il est probable qu’à cemoment elle vit quelque chose dans les yeux de ma femme, car ellevint en mon absence et l’échange se fit.

Je le sus le jour même : je parlai avecfermeté et j’employai le raisonnement. Elle était assise sur lelit, pendant mes représentations, elle regardait le plancher et ybattait la mesure du bout du pied, geste qui lui étaithabituel ; son mauvais sourire errait sur ses lèvres. Jedéclarai alors froidement, sans élever la voix, que l’argent étaità moi, que j’avais le droit de voir la vie à mafaçon. Je rappelai que le jour où je l’avais introduite dans monexistence, je ne lui avais rien caché.

Elle sauta brusquement sur ses pieds, toutetremblante et, imaginez-vous, dans sa fureur contre moi, elle semit à trépigner. Une bête féroce. Un accès. Une bête féroce prised’accès. L’étonnement me figea sur place. Je ne m’attendais pas àune telle incartade. Je ne perdis pas la tête et, derechef, d’unevoix calme, je l’avertis que je lui retirais le droit de se mêlerde ma maison. Elle me rit au nez, et quitta l’appartement. Ellen’avait pas le droit de sortir de chez moi, et d’aller sans moinulle part. C’était un point convenu entre nous dès nosfiançailles. Je fermai mon bureau et m’en fus chez les tantes.J’avais rompu toutes relations avec elles depuis mon mariage ;nous n’allions pas chez elles, elles ne venaient pas chez moi. Ilse trouva qu’elle était venue avant moi chez les tantes. Ellesm’écoutèrent curieusement, se mirent à rire et me dirent :« C’est bien fait ». Je m’attendais à leurs railleries.J’achetai aussitôt pour cent roubles, vingt-cinq comptant, les bonsoffices de la plus jeune des tantes. Deux jours après, cette femmearrive chez moi et me dit : « Un officier, nomméEfimovitch, votre ancien camarade de régiment, est mêlé à toutceci. » Je fus très étonné. Cet Efimovitch était l’homme quim’avait fait le plus de mal dans l’armée. Un mois auparavant, sansaucune honte, il était venu deux fois à la maison, sous prétexted’engager. Je me rappelai que, lors de ces visites, il s’était misà rire avec elle. Je m’étais alors montré et, en raison de nosanciennes relations, je lui avais interdit de remettre les piedschez moi. Je n’y avais rien vu de plus, je n’y avais vu quel’impudence de l’homme. Et la tante m’informe qu’ils ont déjà prisrendez-vous et que c’est une de ses amies, Julia Samsonovna, veuved’un colonel, qui s’entremet. « C’est chez elle que va votrefemme ».

J’abrège l’histoire. Cette affaire m’a coûtétrois cents roubles. En quarante-huit heures nous conclûmes unmarché par lequel il était entendu qu’on me cacherait dans unechambre voisine, derrière une porte, et que, le jour du premierrendez-vous, j’assisterais à l’entretien de ma femme etd’Efimovitch. La veille de ce jour-là, il y eût entre nous unescène courte, mais très significative pour moi. Elle rentra lesoir, s’assit sur le lit, et me regarda ironiquement en battant lamesure avec son pied sur le tapis. L’idée me vint subitement que,dans ces derniers quinze jours, elle était entièrement hors de soncaractère, on peut même dire que son caractère semblait retournécomme un gant : j’avais devant moi un être emporté, agressif,je ne veux pas dire éhonté, mais déséquilibré et assoiffé dedésordre. Sa douceur naturelle la retenait pourtant encore. Quandune semblable nature arrive à la révolte, même si elle dépassetoute mesure, on sent bien l’effort chez elle, l’on sent qu’elle ade la peine à avoir raison de son honnêteté, de sa pudeur. Et c’estpour cela que de telles natures vont plus loin qu’il n’est permis,et qu’on n’en peut croire ses yeux en les voyant agir. Un êtredépravé par habitude ira toujours plus doucement. Il fera pis,mais, grâce à la tenue et au respect des convenances, il aura laprétention de vous en imposer.

– Est-il vrai qu’on vous ait chassé durégiment, parce que vous avez eu peur de vous battre, medemanda-t-elle à brûle-pourpoint ? Et ses yeuxétincelèrent.

– C’est vrai ; par décision de laréunion des officiers on m’a demandé ma démission que, d’ailleurs,j’étais déjà résolu à donner :

– On vous a chassé comme unlâche ?

– Oui, ils m’ont jugé lâche. Mais cen’est pas par lâcheté que j’ai refusé de me battre ; c’estparce que je ne voulais pas obéir à des injonctions tyranniques etdemander satisfaction quand je ne me sentais pas offensé. Sachez,ne pus-je m’empêcher d’ajouter, sachez que l’action de s’insurgercontre une telle tyrannie, et en subir toutes les conséquences,demande plus de courage que n’importe quel duel.

Je n’ai pu retenir cette phrase, par où jeme justifiais. Elle n’attendait que cela, ellen’espérait que cette nouvelle humiliation. Elle se mit à ricanerméchamment.

– Est-il vrai que pendant trois ans vousayez battu les rues de Saint Pétersbourg en mendiant des kopecks,et que vous couchiez sous des billards ?

– J’ai couché aussi dans les maisons derefuge du Cennaïa [12]. Oui,c’est vrai. Il y a eu beaucoup d’ignominie dans ma vie après masortie du régiment, mais point de chutes honteuses. J’étais lepremier à haïr mon genre d’existence. Ce n’était qu’une défaillancede ma volonté, de mon esprit, provoquée par ma situationdésespérée. C’est le passé…

– Maintenant, vous êtes un personnage, unfinancier ! Toujours l’allusion aux prêts sur gages. Mais j’aipu me contenir. Je voyais qu’elle avait soif de m’humilier encoreet je ne lui en ai plus fourni le prétexte. Bien à propos un clientsonna et je passai dans le bureau. Une heure après, elle s’habillatout à coup pour sortir, et, s’arrêtant devant moi, elle medit :

– Vous ne m’aviez rien dit de tout celaavant notre mariage ? Je ne répondis pas et elle s’enalla.

Le lendemain, donc, j’étais dans cette chambreet j’écoutais derrière une porte l’arrêt de ma destinée. J’avais unrevolver dans ma poche. Toute habillée, elle était assise devantune table et Efimovitch se tenait près d’elle et faisait desmanières. Eh bien, il arriva, (c’est à mon honneur que je parle) ilarriva ce que j’avais prévu, pressenti, sans avoir bien conscienceque je le prévoyais. Je ne sais pas si je me fais comprendre.

Voilà ce qui arriva. Pendant une heure entièrej’écoutai, et une heure entière j’assistai à la lutte de la plusnoble des femmes avec un être léger, vicieux, stupide, à l’âmerampante. Et d’où vient, pensai-je, surpris, que cette naïve, douceet silencieuse créature sache ainsi combattre ? Le plusspirituel des auteurs de comédies de mœurs mondaines ne sauraitécrire une pareille scène de raillerie innocente et de vicesaintement bafoué par la vertu. Et quel éclat dans ses petitessaillies, quelle finesse dans ses reparties vives, quelle véritédans ses censures ! et en même temps quelle candeurvirginale ! Ses déclarations d’amour, ses grands gestes, sesprotestations la faisaient rire. Arrivé avec des intentionsbrutales, et n’attendant pas une semblable résistance, l’officierétait écrasé. J’aurais pu croire que cette conduite masquait unesimple coquetterie, la coquetterie d’une créature dépravée, maisspirituelle ; qui désirait seulement se faire valoir ;mais non ; la vérité resplendissait comme le soleil ; nuldoute possible. Ce n’est que par haine fausse et violente pour moique cette inexpérimentée avait pu se décider à accepter cerendez-vous et, près du dénouement, ses yeux se dessillèrent. Ellen’était que troublée et cherchait seulement un moyen de m’offenser,mais, bien qu’engagée dans cette ordure, elle n’en put supporter ledérèglement. Est-ce cet être pur et sans tache en puissanced’idéal, que pouvait corrompre un Efimovitch, ou quelqu’autre deces gandins du grand monde ? Il n’est arrivé qu’à faire rirede lui. La vérité a jailli de son âme et la colère lui a faitmonter aux lèvres le sarcasme. Ce pitre, tout à fait ahuri à lafin, se tenait assis, l’air sombre, parlait par monosyllabes et jecommençais à craindre qu’il ne l’outrageât point par bassevengeance. Et, disons-le encore à mon honneur, j’assistais à cettescène presque sans surprise, comme si je l’avais connued’avance ; j’y allais comme à un spectacle ; j’y allaissans ajouter foi aux accusations, quoique j’eusse, il est vrai, unrevolver. Et pouvais-je la supposer autre qu’elle même ?Pourquoi donc l’aimais-je ? Pourquoi en faisais-je cas ?Pourquoi l’avais-je épousée ? Ah certes, à ce moment, j’aiacquis la preuve bien certaine qu’elle me haïssait, mais aussi laconviction de son innocence. J’interrompis soudain la scène enouvrant la porte. Efimovitch sursauta, je la pris par la main et jel’invitai à sortir avec moi. Efimovitch recouvra sa présenced’esprit et se mit à rire à gorge déployée :

– Ah, contre les droits sacrés del’époux, fit-il, je ne puis rien, emmenez-là, emmenez-là ! Etsouvenez-vous, me cria-t-il, que, bien qu’un galant homme ne doivepoint se battre avec vous, par considération pour Madame, je metiendrai à votre disposition… si toutefois vous vous yrisquiez…

– Vous entendez ? dis-je en laretenant un instant sur le seuil.

Puis, pas un mot jusqu’à la maison. Je latenais par la main ; elle ne résistait pas, au contraire, elleparaissait stupéfiée, mais cela ne dura que jusqu’à notre arrivéeau logis. Là elle s’assit sur une chaise et me regarda fixement.Elle était excessivement pâle. Cependant ses lèvres reprirent leurpli sarcastique, ses yeux leur assurance, leur froid et suprêmedéfi. Elle s’attendait sérieusement à être tuée à coups derevolver. Silencieusement, je le sortis de ma poche et je le posaisur la table. Ses yeux allèrent du revolver à moi. (Notez que cerevolver lui était déjà connu, je le gardais tout chargé depuisl’ouverture de ma maison. À cette époque je m’étais décidé àn’avoir ni chien ni grand valet comme Mozer. Chez moi, c’est lacuisinière qui ouvre aux clients. Ceux qui exercent notre métier nepeuvent cependant se passer de défense ; j’avais donc toujoursmon revolver chargé. Le premier jour de son installation chez moi,elle parut s’intéresser beaucoup à cette arme, elle me demanda delui en expliquer le mécanisme et le maniement, je le fis, et, unefois, je dus la dissuader de tirer dans une cible. (Notez cela.)Sans m’occuper de ses attitudes fauves, je me couchai à demihabillé. J’étais très fatigué, il était près de onze heures dusoir. Pendant une heure environ, elle resta à sa place, puis ellesouffla la bougie et s’étendit sans se dévêtir sur le divan.C’était la première fois que nous ne couchions pas ensemble ;remarquez cela aussi…

VI

 

Un terrible souvenir à présent…

Je me réveillai le matin, entre sept et huitheures, je pense. Il faisait déjà presque jour dans la chambre. Jem’éveillai parfaitement tout de suite, je repris la conscience demoi-même et j’ouvris aussitôt les yeux. Elle était près de la tableet tenait dans ses mains le revolver. Elle ne voyait pas que jeregardais ; elle ne savait pas que j’étais éveillé et que jeregardais. Tout à coup je la vois s’approcher de moi, l’arme à lamain. Je ferme vivement les yeux et je feins de dormirprofondément.

Elle vient près du lit et s’arrête devant moi.J’entendais tout. Bien que le silence fût absolu, j’entendais cesilence. À ce moment se produit une légère convulsion dans mon œil,et soudain, malgré moi, irrésistiblement, mes yeux s’ouvrirent…Elle me regarda fixement ; le canon était déjà près de matempe, nos regards se rencontrèrent… ce ne fut qu’un éclair. Je mecontraignis à refermer mes paupières et, rassemblant toutes lesforces de ma volonté, je pris la résolution formelle de ne plusbouger, et de ne plus ouvrir les yeux, quoiqu’il arrivât.

Il peut se faire qu’un homme profondémentendormi ouvre les yeux, qu’il soulève même un instant la tête etparaisse regarder dans la chambre, puis, un moment après, sansavoir repris connaissance, il remet sa tête sur l’oreiller ets’endort inconscient. Quand j’avais rencontré son regard et sentil’arme près de ma tempe, j’avais reclos les paupières sans faireaucun autre mouvement, comme si j’étais dans un profondsommeil ; elle pouvait à la rigueur supposer que je dormaisréellement, que je n’avais rien vu. D’autant plus qu’il étaitparfaitement improbable que, si j’avais vu et compris, je fermasseles yeux dans un telmoment.

Oui c’était improbable. Mais elle pouvaitaussi deviner la vérité… Cette idée illumina mon entendement àl’improviste, dans la seconde même. Oh quel tourbillon de pensées,de sensations envahit, en moins d’un moment, mon esprit. Et vivel’électricité de la pensée humaine ! Dans le cas, sentais-je,où elle aurait deviné la vérité, si elle sait que je ne dors pas,ma sérénité devant la mort lui impose, et sa main peutdéfaillir ; en présence d’une impression nouvelle etextraordinaire, elle peut s’arrêter dans l’exécution de sondessein. On sait que les gens placés dans un endroit élevé sontattirés vers l’abîme par une force irrésistible. Je pense quebeaucoup de suicides et d’accidents ont été perpétrés par le seulfait que l’arme était déjà dans la main. C’est un abîme aussi,c’est une pente de quarante cinq degrés sur laquelle il estimpossible de ne pas glisser. Quelque chose vous pousse à toucherla gâchette. Mais la croyance où elle pouvait être que j’avais toutvu, que je savais tout, qu’en silence j’attendais d’elle la mort,cette croyance était de nature à la retenir sur la pente.

Le silence se prolongeait. Je sentis près demes cheveux l’attouchement froid du fer. Vous me demanderiez sij’espérais fermement y échapper, je vous répondrais, comme devantDieu, que je n’avais plus aucune espérance. Peut-être une chancesur cent. Pourquoi alors attendais-je la mort ! Et moi jedemanderai : que m’importait la vie, puisqu’un être quim’était cher avait levé le fer sur moi. Je sentais de plus, detoutes les forces de mon être, qu’à cette minute, il s’agissaitentre nous d’une lutte, d’un duel à mort, duel accepté par ce lâchede la veille, par ce même lâche que jadis l’on avait chassé d’unrégiment ! Je sentais cela, et elle le savait si elle avaitdeviné que je ne dormais pas.

Peut-être tout cela n’est-il pas exact ;peut-être ne l’ai-je pas pensé alors, mais tout cela a dû êtrealors, sans que j’y pense, car, depuis, je n’ai fait qu’y pensertoutes les heures de ma vie.

Vous me demanderez pourquoi je ne lui ai pasépargné un assassinat !

Ah ! mille fois, depuis, je me suis posécette question, chaque fois qu’avec un froid dans le dos je merappelais cet instant. C’est que mon âme nageait alors dans unemorne désespérance. Je mourais moi-même, j’étais sur le bord de latombe, comment aurais-je pu songer à en sauver une autre ? Etcomment affirmer que j’aurais eu la volonté de sauverquelqu’un ? Qui sait ce que j’étais capable de concevoir enune pareille passe.

Cependant mon sang bouillait, le tempss’écoulait, le silence était funèbre. Elle ne quittait pas monchevet, puis,… à un moment donné… je tressaillis d’espérance !j’ouvris les yeux : elle avait quitté la chambre. Je melevai ; j’avais vaincu… elle était vaincue pourtoujours ! J’allai au samowar [13] ;il était toujours dans la première pièce et c’était elle quiversait le thé ; je me mis à table et je pris en silence leverre qu’elle me tendit. Je laissai s’écouler cinq minutes avant dela regarder. Elle était affreusement pâle, plus pâle que la veilleet elle me regardait. Et soudain… et soudain… voyant que je laregardais ainsi… un sourire pâle glissa sur ses lèvres pâles, unequestion craintive dans ses yeux… Elle doute encore, me dis-je,elle se demande : Sait-il, ou ne sait-il pas : a-t-il vu,ou n’a-t-il pas vu ! Je détournai les yeux d’un airindifférent. Après le thé, je sortis, j’allai au marché etj’achetai un lit en fer et un paravent. De retour chez moi, je fismettre le lit, caché par le paravent, dans la chambre à coucher. Lelit était pour elle, mais je ne lui en parlai pas. Ce lit, sansautre langage, lui fit comprendre que j’avais tout vu, que jesavais tout, que je n’avais pas de doute. Pendant la nuit, jelaissai le revolver sur la table, comme de coutume. Le soir elle secoucha sans mot dire dans le nouveau lit. Notre mariage étaitdissous : (vaincue et non pardonnée.) Pendant la nuit, elleeut le délire. Le matin, une fièvre chaude se déclara. Elle restaalitée six semaines.

VII

 

Loukérïa vient de me déclarer qu’elle ne resteplus à mon service et qu’elle me quittera aussitôt aprèsl’enterrement de sa maîtresse. J’ai voulu prier une heure, j’ai dûy renoncer au bout de cinq minutes : c’est que je pense àautre chose, je suis en proie à des idées maladives ; j’ai latête malade. Alors, pourquoi prier ? ce serait péché ! Ilest étrange aussi que je ne puisse pas dormir ; au milieu desplus grands chagrins, après les premières grandes secousses, onpeut toujours dormir. Les condamnés à mort dorment, dit-on, trèsprofondément, pendant leur dernière nuit. C’est nécessaire,d’ailleurs, c’est naturel ; sans cela les forces leur feraientdéfaut… Je me suis couché sur ce divan, mais je n’ai pu dormir.

Pendant les six semaines qu’a duré sa maladie,nous l’avons soignée, Loukérïa, une garde expérimentée del’hôpital, dont je n’ai eu qu’à me louer, et moi. Je n’ai pasménagé l’argent, je voulais même beaucoup dépenser pour elle ;j’ai payé à Shreder, le docteur que j’ai appelé, dix roubles parvisite. Quand elle reprit connaissance, je commençai à moins mefaire voir d’elle. Mais, du reste, pourquoi entré-je dans cesdétails ? Quand elle fut tout à fait sur pied, elle s’installapaisiblement à l’écart, dans la chambre, à une table que je luiavais achetée… Oui, c’est vrai, tous les deux nous gardions unsilence absolu… Cependant nous nous mîmes à dire quelques mots, àpropos, de choses insignifiantes. Moi, certes, j’avais soin de nepas m’étendre, et je voyais que de son côté elle ne demandait qu’àne dire que le strict nécessaire. Cela me semblait très naturel.« Elle est trop troublée, trop abattue, pensais-je, et il fautlui laisser le temps d’oublier, de se faire à sa situation. »De la sorte, nous nous taisions, mais à chaque instant je préparaismon attitude à venir. Je croyais qu’elle en faisait autant etc’était terriblement intéressant pour moi de deviner : à quoipense-t-elle au moment présent ?

Je dois le répéter : personne ne sait ceque j’ai souffert et pleuré pendant sa maladie. Mais j’ai pleurépour moi seul et, ces sanglots, je les ai cachés dans mon cœur,même devant Loukérïa. Je ne pouvais m’imaginer, je ne pouvaissupposer qu’elle dût mourir sans avoir rien appris. Et quand ledanger eut disparu, quand elle eut recouvré la santé, je merappelle que je me suis tout à fait et très vite tranquillisé. Bienplus je résolus alors de remettre l’organisation de notreavenir à l’époque la plus éloignée possible et de laisserprovisoirement tout en l’état. Oui, il m’arriva quelque chosed’étrange, de particulier (je ne puis le définir autrement) :j’avais vaincu, et la seule conscience de ce fait me suffisaitparfaitement. C’est ainsi que se passa tout l’hiver. Oh !pendant tout cet hiver, j’étais satisfait comme je ne l’avaisjamais été !

Voyez-vous, une terrible circonstance a influésur ma vie, jusqu’au moment de mon horrible aventure avec mafemme : ce qui m’oppressait chaque jour, chaque heure, c’étaitla perte de ma réputation, ma sortie du régiment. C’était latyrannique injustice qui m’avait atteint. Il est vrai que mescamarades ne m’aimaient pas à cause de mon caractère taciturne etpeut-être ridicule ; il arrive toujours que tout ce qui est ennous de noblesse, de secrète élévation, est trouvé ridicule par lafoule des camarades. Personne ne m’a jamais aimé, même à l’école.Partout et toujours on m’a détesté. Loukérïa aussi ne pouvait mesentir. Au régiment, toutefois, un hasard avait été la seule causede l’aversion que j’inspirais ; cette aversion avait tous lescaractères d’une chose de hasard. Je le dis pour montrer que rienn’est plus offensant, de moins supportable que d’être perdu par unhasard, par un fait qui aurait pu ne pas se produire, par lerésultat d’un malheureux concours de circonstances qui auraient pupasser comme les nuages ; pour un être intelligent, c’estdégradant. Voilà ce qui m’était arrivé :

Au théâtre, pendant un entr’acte, j’étaissorti de ma place pour aller au buffet. Un certain officier dehussards, nommé A…ff, entra tout à coup et à haute voix, devanttous les officiers présents, se mit à raconter que le capitaineBezoumtseff, de mon régiment, avait fait du scandale dans lecorridor, et « qu’il paraissait être saoul ». Laconversation ne continua pas sur ce sujet, malheureusement, car iln’était pas vrai que le capitaine Bezoumtseff fût ivre ; et leprétendu scandale n’en était pas un. Les officiers parlèrentd’autre chose et tout en resta là, mais, le lendemain, l’histoirecourut le régiment et on dit que je m’étais trouvé seul de monrégiment au buffet quand A…ff avait parlé inconsidérément ducapitaine Bezoumtseff, et que j’avais négligé d’arrêter A…ff parune observation. À quel propos l’aurais-je fait ? S’il y avaitquelque chose de personnel entre Bezoumtseff et lui, c’étaitaffaire à eux deux et je n’avais pas à m’en mêler. Cependant lesofficiers opinèrent que cette affaire n’était pas privée, qu’elleintéressait l’honneur du corps, et que, comme j’étais seul durégiment à ce buffet, j’avais montré aux officiers des autresrégiments et au public alors présent qu’il pouvait y avoir dansnotre régiment certains officiers peu chatouilleux à l’endroit deleur honneur et de celui du corps. Moi, je ne pouvais pas admettrecette interprétation. On me fit savoir qu’il m’était encorepossible de tout réparer, si je consentais, quoi qu’il fût bientard, à demander à A…ff des explications formelles. Je refusai et,comme j’étais très monté, je refusai avec hauteur. Je donnaiaussitôt ma démission et voilà toute l’histoire. Je me retirai,fièrement, et cependant au fond j’étais très abattu. Je perdistoute force de volonté, toute intelligence. Justement à cetteépoque mon beau-frère perdit à Moscou tout son avoir et le mienavec. C’était peu de chose, mais cette perte me jeta sans un kopecksur le pavé. J’aurais pu prendre un emploi civil, mais je ne levoulus pas. Après avoir porté un uniforme étincelant, je ne pouvaispas me montrer quelque part comme employé de chemin de fer. Alorshonte pour honte, opprobre pour opprobre, je préférai tomber tout àfait bas ; le plus bas me sembla le meilleur, et je choisis leplus bas. Et puis trois ans de souvenirs sombres et même la maisonde refuge. Il y a dix-huit mois mourut à Moscou une riche vieille,qui était ma marraine, et qui me coucha, entre autres, dans sontestament, sans que je m’y attendisse, pour la somme de trois milleroubles. Je fis mes réflexions et sur l’heure mon avenir futdécidé. J’optai pour la caisse de prêts sur gages, sans faireamende honorable à l’humanité : de l’argent à gagner, puis uncoin à acheter, puis – une nouvelle vie loin du passé, voilà quelétait mon plan. Cependant ce passé sombre, ma réputation, monhonneur perdus pour toujours, m’ont écrasé à toute heure, à toutinstant. Sur ces entrefaites je me mariai. Fut-ce par hasard ounon, je ne sais. En l’amenant dans ma maison, je croyais y amenerun ami : j’avais bien besoin d’un ami. Je pensais toutefoisqu’il fallait former peu à peu cet ami, le parachever, l’enlever dehaute lutte même. Et comment aurais-je pu rien expliquer à cettejeune femme de seize ans, prévenue contre moi ? Commentaurais-je pu, par exemple, sans la fortuite aventure du revolver,lui prouver que je ne suis pas un lâche et lui démontrerl’injustice de l’accusation de lâcheté du régiment ?L’aventure du revolver est venue à propos. En restant impassiblesous la menace du revolver, j’ai vengé tout le noir passé. Etquoique personne ne l’ait su, elle, elle l’a su, et c’en étaitassez pour moi, car elle était tout pour moi, toute mon espérancedans le rêve de mon avenir ! C’était le seul être que j’eusseformé pour moi et je n’avais rien à faire d’un autre côté, – etvoilà que si elle avait tout appris, au moins il lui était prouvéaussi que c’était injustement qu’elle s’était ralliée à mesennemis. Cette pensée me transportait. Je ne pouvais plus être unlâche, à ses yeux, mais seulement un homme étrange, et cetteopinion chez elle, alors même, après tout ce qui s’était passé, neme déplaisait point : étrangeté n’est pas vice, quelquefois,au contraire, elle séduit les caractères féminins. En un mot jeremettais le dénouement à plus tard. Ce qui était arrivé suffisaitpour assurer ma tranquillité et contenait assez de visions et dematériaux pour mes rêves. Voilà où se révèlent tous lesinconvénients de ma faculté de rêve : pour moi les matériauxétaient en suffisante quantité, et pour elle, pensais-je,elle attendra.

Ainsi se passa tout l’hiver dans l’attente dequelque chose. J’aimais à la regarder furtivement quand elle étaitassise à sa table. Elle s’occupait de raccommodages et, le soir,elle passait souvent son temps à lire des ouvrages qu’elle prenaitdans ma bibliothèque. Le choix des livres qu’elle faisait dans mabibliothèque témoignait aussi en ma faveur. Elle ne sortait presquejamais. Le soir, après dîner, je la menais tous les jours sepromener et nous faisions un tour, nous gardions pendant cespromenades le plus absolu silence, comme toujours. J’essayaiscependant de n’avoir pas l’air de ne rien dire et d’être comme enbonne intelligence, mais, comme je l’ai dit, nous n’avions pas pourcela de longues conversations. Chez moi, c’était volontaire, car jepensais qu’il fallait lui laisser le temps. Chose certainementétrange : presque pendant tout l’hiver je n’ai pas fait cetteobservation que, tandis que moi je me plaisais à la regarder à ladérobée, elle, je ne l’avais pas surprise une seule fois meregardant ! Je croyais à de la timidité de sa part. De pluselle semblait si douce dans cette timidité, si faible après samaladie…

Non, pensais-je, il vaut mieux attendre, et…« et un beau jour elle reviendra à toi d’elle-même. »

Cette pensée me plongeait dans desravissements ineffables. J’ajouterai une chose : quelquefois,comme à plaisir, je me montais l’imagination et artificiellementj’amenais mon esprit et mon âme au point de me persuader que je ladétestais en quelque sorte. Il en fut ainsi quelque temps, mais mahaine ne put jamais mûrir, ni subsister en moi, et je sentaismoi-même que cette haine n’était qu’une manière de feinte. Et mêmealors, quoique la rupture de notre union eût été parfaite par suitede l’acquisition du lit et du paravent, jamais, jamais je ne pusvoir en elle une criminelle. Ce n’est pas que je jugeasselégèrement son crime, mais je voulais pardonner, dès le premierjour, même avant d’acheter ce lit. Le fait est extraordinaire chezmoi, car je suis sévère sur la morale. Au contraire elle était, àmes yeux, si vaincue, si humiliée, si écrasée, que parfois j’avaisgrand pitié d’elle, quoique, après tout, l’idée de son humiliationme satisfît beaucoup. C’est l’idée de notre inégalité qui mesouriait.

Il m’arriva cet hiver là de faire quelquesbonnes actions avec intention. J’abandonnai deux créances et jeprêtai sans gage à une pauvre femme. Et je n’en parlai pas à mafemme, je ne l’avais pas fait pour qu’elle le sût. Mais la bonnefemme vint me remercier et se mit presque à mes genoux. C’est ainsique le fait fut connu et il me sembla que ma femme l’apprit avecplaisir.

Cependant le printemps avançait, nous étionsau milieu d’avril ; on avait enlevé les doubles fenêtres et lesoleil mettait des nappes lumineuses dans le silence de noschambres. Mais j’avais un bandeau sur les yeux, un bandeau quim’aveuglait. Le fatal, le terrible bandeau ! Comment se fit-ilqu’il tomba tout-à-coup et que je vis tout clairement et compristout ? Fût-ce un hasard, ou bien le temps était-il venu ?Fut-ce un rayon de soleil de ce printemps qui éveilla en mon âmeendormie la conjecture ? Un frisson passa un jour dans mesveines inertes, elles commencèrent à vibrer, à revivre pour secouermon engourdissement et susciter mon diabolique orgueil. Jesursautai soudain sur place. Cela se fit tout à coup, d’ailleurs, àl’improviste. C’était un soir après dîner, vers cinq heures…

VIII

 

Avant tout, deux mots : Un moisauparavant, je fus frappé de son air étrange et pensif. Ce n’étaitque du silence, mais un silence pensif. Cette remarque fut soudaineaussi chez moi. Elle travaillait alors, courbée sur sa couture etne voyait pas que je la regardais. Et je fus frappé alors de samaigreur, de sa minceur, de la pâleur de son visage, de lablancheur de ses lèvres. Tout cela, son air pensif, me fit beaucoupd’effet. J’avais déjà remarqué chez elle une petite toux sèche, lanuit surtout. Je me levai sur le champ et j’allai chercher Shredersans lui rien dire.

Shreder vint le lendemain. Elle fut fortsurprise et se mit à regarder alternativement Shreder et moi.

– Mais, je ne suis pas malade, dit-elleavec un vague sourire.

Shreder ne parut pas prêter à cela grandeattention (ces médecins ont quelquefois une légèreté pleine demorgue) ; il se borna à me dire, arrivé dans la pièce voisine,que c’était un reste de sa maladie et qu’il ne serait pas mauvaisd’aller cet été à la mer, ou, si nous ne le pouvions pas, à lacampagne. Enfin il ne dit rien, sinon qu’il y avait un peu defaiblesse ou quelque chose comme ça. Quand Shreder fut parti, elleme dit d’un air très sérieux :

– Mais, je me sens tout à fait, tout àfait bien portante.

Cependant, en disant cela, elle rougit, commesi elle était honteuse. De la honte, oui. Oh ! maintenant, jecomprends ; elle avait honte de voir en moi un mari, qui sesouciait encore d’elle, comme un vrai mari. Mais je ne compris pasalors et j’attribuai cette rougeur à sa timidité. Lebandeau !

Or donc, un mois après, vers cinq heures, dansune journée ensoleillée du mois d’avril, j’étais assis près de lacaisse, et je finissais mes comptes. Tout à coup, je l’entends dansla chambre voisine, où elle était assise à sa table de travail, semettre doucement à chanter.

Une pareille nouveauté me fit la plus viveimpression et, aujourd’hui encore, je ne me rends pas bien comptedu fait. Jusqu’à ce moment, je ne l’avais jamais entendue chanter.Si, peut-être, cependant, les premiers jours de son installationchez moi, quand nous étions encore d’humeur à nous amuser à tirer àla cible avec le revolver. Sa voix était à cette époque assez forteet sonore, un peu fausse, et cependant agréable et disant la santé.Et maintenant elle chantait d’une voix si faible… Ce n’est pas quela chanson fût trop triste, c’était une romance quelconque, mais ily avait dans sa voix quelque chose de brisé, de cassé ; on eûtdit qu’elle ne pouvait surmonter ce qui l’empêchait de sortir, oneût dit que c’était la chanson qui était malade. Elle chantait àmi-voix et tout à coup le son s’interrompit en s’élevant. Cettepetite voix si pauvre s’arrêta comme une plainte. Elle toussotta etde nouveau, doucement, doucement, ténu, ténu, elle se reprit àchanter…

Mes émotions prêtent à rire, on ne comprendpas les raisons de mon émotion ? Je ne la plaignais pas,c’était quelque chose de tout différent. D’abord, au moins aupremier moment, je fus pris d’un étonnement étrange, effrayant,maladif et presque vindicatif. « Elle chante, et devant moiencore ! A-t-elleoublié ? Qu’est-ce donc ? » Je restai toutbouleversé, puis je me levai, je pris mon chapeau et je sortis sanssonger à ce que je faisais, probablement parce que Loukérïa m’avaitapporté mon pardessus.

– Elle chante ! dis-jeinvolontairement à Loukérïa. Cette fille ne comprit pas et meregarda d’un air ahuri. J’étais effectivement incompréhensible.

– Est-ce que c’est la première foisqu’elle chante ?

– Non, elle chante quelquefois quand vousn’êtes pas là, répondit Loukérïa.

Je me rappelle tout. Je m’avançai sur lepalier, puis dans la rue, où je me mis à marcher sans savoir oùj’allais. Je m’arrêtai au bout de la rue et je regardai devant moi.Des gens passaient, me bousculaient : je ne sentais rien.J’appelai une voiture et je me fis mener jusqu’au pont de laPolice, sans savoir pourquoi. Puis je quittai la voiturebrusquement en donnant vingt kopecks au cocher.

– Voilà pour ton dérangement, lui dis-jeen riant d’un rire stupide. Mais je sentis en mon âme un transportsoudain. Je retournai à la maison en hâtant le pas. Le son de lapauvre petite voix cassée me résonnait dans le cœur. La respirationme manquait. Le bandeau tombait, tombait de mes yeux. Si ellechantait ainsi en ma présence, c’est qu’elle avait oublié monexistence. Voilà ce qui était clair et terrible. C’est mon cœur quisentait cela. Mais ce transport éclairait mon âme et surmontait materreur.

Ô ironie du sort ! Il n’y avait et nepouvait y avoir en moi, durant cet hiver, quelque autre chose quece transport, mais, moi-même, où étais-je tout cet hiver ?Étais-je auprès de mon âme ?

Je montai vivement l’escalier et je ne saispas si je ne suis pas entré avec timidité. Je me rappelle seulementqu’il me sembla que le plancher oscillait et que je marchais sur lasurface de l’eau d’une rivière. Je pénétrai dans la chambre. Elleétait toujours assise à sa place, cousant la tête baissée, maiselle ne chantait plus. Elle me jeta un regard rapide et inattentif.Ce n’était pas un regard, mais un mouvement machinal etindifférent, comme on en a toujours à l’entrée d’une personnequelconque dans une pièce.

J’allai à elle tout droit et je me jetai surune chaise comme un fou, tout à fait près d’elle. Je lui pris lamain et je me rappelle lui avoir dit quelque chose… c’est-à-direavoir voulu lui dire quelque chose, car je ne pouvais articulernettement. Ma voix me trahissait, s’arrêtait dans mon gosier. Je nesavais que dire, la respiration me manquait.

– Causons… tu sais… dis quelque chose,bégayai-je tout à coup stupidement. Peu m’importait l’intelligenceen ce moment. Elle tressaillit de nouveau et recula tout effarée enme regardant en face. Mais soudain un étonnementsévère se marqua dans ses yeux. Oui, de l’étonnement, dela sévérité et de grands yeux. Cette sévérité, cet étonnementsévère m’attirèrent : « Alors c’est de l’amour, del’amour encore ? » disait cet étonnement sansparoles.

Je lisais clairement en elle. Tout étaitbouleversé en moi. Je m’affaissai à ses pieds. Oui, je suis tombé àses pieds. Elle se leva vivement, je la retins par les deux mainsavec une force surhumaine.

Et je comprenais parfaitement ma situationdésespérée, oh, je la comprenais ! Croiriez-vous cependant quetout bouillonnait en moi avec une telle force que je crusmourir ? J’embrassais ses pieds dans un accès d’ivressebienheureuse, ou dans un bonheur sans fin, sans bornes, maisconscient de ma situation désespérée. Je pleurais, je disais desmots sans suite, je ne pouvais pas parler. La frayeur etl’étonnement furent remplacés, sur ses traits, par une penséesoucieuse, pleine d’interrogations et son regard était étrange,sauvage même, comme si elle se hâtait de comprendre quelque chose.Puis elle sourit. Elle marquait beaucoup de honte de me voirembrasser ses pieds, elle les retira. Je baisai aussitôt la terre àla place qu’ils quittaient. Elle le vit et commença à rire de honte(Vous savez, quand on rit de honte ?) Survint une crised’hystérie ; je m’en aperçus à ses mains qui se mirent àtrembler convulsivement. Je n’y fis pas attention et je continuai àbalbutier que je l’aimais, que je ne me relèverais pas :« Donne que je baise ta robe, je resterais toute ma vie àgenoux devant toi… »

Je ne sais plus… je ne me rappelle pas, ellese mit à trembler, à sangloter. Un terrible accès d’hystérie sedéclara. Je lui avais fait peur.

Je la portai sur son lit. Quand l’accès futpassé, je m’assis sur son lit. Elle, l’air très abattu, me prit lesmains et me pria de me calmer : « Allons, ne voustourmentez pas, calmez-vous ». Elle se reprit à pleurer. Je nela quittai pas de toute la soirée. Je lui disais que je la mèneraisaux bains de mer de Boulogne, tout de suite, dans quinze jours, quesa voix était brisée, que je l’avais bien entendu tout à l’heure,que je fermerais ma maison, que je la vendrais à Dobrourawoff, quenous commencerions une vie nouvelle, et à Boulogne, àBoulogne !

Elle écoutait, toujours craintive. Elle étaitde plus en plus effarée. Le principal pour moi n’était pas danstout cela ; ce qu’il me fallait surtout, c’était rester àtoute force à ses pieds, et baiser, baiser encore le sol où elleavait marché, me prosterner devant elle ! « Et je nedemanderai rien, rien de plus, répétais-je à chaque minute. Ne meréponds rien ! ne fais pas attention à moi. Permets-moiseulement de rester dans un coin à te regarder, à te regarderseulement. Fais de moi une chose à toi, ton chien… »

Elle pleurait…

– Moi quiespérais que vous melaisseriez vivre commecela ! fit-elle tout à coup malgré elle, si malgréelle que peut-être elle ne s’aperçut pas qu’elle l’avait dit. Etpourtant c’était un mot capital, fatal, compréhensible au plus hautdegré pour moi, dans cette soirée ! Ce fut comme un coup decouteau dans mon cœur ! Ce mot m’expliquait tout, et cependantelle était près de moi et j’espérais de toutes mes forces, j’étaistrès heureux. Oh je la fatiguai beaucoup, cette soirée-là, je m’enaperçus, mais j’espérais pouvoir tout changer à l’instant. Enfin, àla tombée de la nuit, elle s’affaiblit tout à fait et je luipersuadai de s’endormir, ce qu’elle fit aussitôt profondément.

Je m’attendais à du délire ; il y en euten effet, mais peu. Toute la nuit je me levai, presque à chaqueminute, et je m’approchai doucement d’elle pour la contempler. Jeme tordais les mains en voyant cet être maladif sur ce pauvre litde fer qui m’avait coûté trois roubles. Je me mettais à genoux sansoser baiser les pieds de l’endormie, contre sa volonté ; jecommençais une prière, puis je me levais aussitôt. Loukérïam’observait et sortait constamment de sa cuisine : j’allai latrouver et je lui dis d’aller se coucher, que le lendemain nouscommencerions une nouvelle existence.

Et je le croyais aveuglément, follement,excessivement ! Oh ! cet enthousiasme, cet enthousiasmequi m’emplissait ! J’attendais seulement le lendemain.L’important était que je ne prévoyais aucun malheur malgré tous cessymptômes. Malgré le bandeau tombé, je n’avais pas de la situationune conscience entière, et longtemps, longtemps encore cetteconscience me fit défaut ; jusqu’à aujourd’hui, jusqu’àaujourd’hui même ! ! Et comment ma présence d’espritpouvait-elle me revenir tout entière à ce moment-là : ellevivait encore à ce moment-là, elle était ici, devant moi, vivante,et moi devant elle. « Demain, pensais-je, elle s’éveillera, jelui dirai tout et elle comprendra tout. » Voilà mes réflexionsd’alors, simples, claires, qui causaient monenthousiasme !

La grosse affaire c’était le voyage àBoulogne. Je ne sais pas pourquoi, mais je croyais que Boulogneétait tout, que Boulogne donnerait quelque chose de définitif.« À Boulogne, à Boulogne ! » … J’attendaisfébrilement le matin.

IX

 

Et il y a seulement quelques jours que c’estarrivé : cinq jours, seulement cinq jours. Mardidernier ! Non, non, si elle avait attendu encore un peu detemps, un rien de temps… j’aurais dissipé toute obscurité ! Nes’était-elle pas tranquillisée déjà ? Le lendemain même elleme regardait avec un sourire, malgré ma confusion… L’important,c’est que pendant tout ce temps, pendant ces cinq jours, il y avaitchez elle un certain embarras, une certaine honte. Elle avait peuraussi, elle avait très peur. J’admets le fait et je ne mecontredirai pas comme un fou, cette peur existait et commentn’aurait-elle pas existé ? Il y avait déjà si longtemps quenous étions éloignés l’un de l’autre, si séparés l’un de l’autreet, tout à coup, tout cela… Mais je ne prenais pas garde à safrayeur, une espérance nouvelle luisait à mes yeux !… Il estvrai, indubitablement vrai, que j’ai commis une faute. Il est mêmeprobable que j’en ai commis plusieurs. Quand nous nous sommesréveillés, dès le matin (c’était mercredi) j’ai commis unefaute : je l’ai considérée tout de suite comme mon amie.C’était aller trop vite, beaucoup trop vite, mais j’avais besoin deme confesser, un besoin impérieux, il me fallait même plus qu’uneconfession ! J’allai si loin que je lui avouai des choses queje m’étais caché à moi-même toute ma vie. Je lui avouai aussi sansdétour que tout cet hiver je n’avais pas douté de son amour pourmoi. Je lui expliquai que l’établissement de ma maison de prêtn’avait été qu’une défaillance de ma volonté et de mon esprit, uneœuvre à la fois de mortification et de vaine gloire. Je luiconfessai que la scène du buffet du théâtre n’avait été qu’unelâcheté de mon caractère, de mon esprit défiant : c’était ledécor de ce buffet qui m’avait impressionné. Voilà ce que jem’étais dit : « Comment en sortirai-je ? Ma sortiene sera-t-elle pas ridicule ? » J’avais eu peur non pasd’un duel, mais du ridicule… Ensuite je n’avais plus voulu endémordre. J’avais tourmenté tout le monde, depuis lors, à cause decela, je ne l’avais épousée que pour la torturer.

En général je parlais presque constamment,comme dans le délire. Elle, elle me prenait les mains et me priaitde m’arrêter : « Vous exagérez, disait-elle ; vousvous faites du mal. » Et ses larmes se reprenaient à coulerpresque par torrents ! Elle me priait toujours de ne pascontinuer, de ne pas rappeler ces souvenirs.

Je ne faisais pas attention à ces prières, oudu moins pas assez attention : le printemps !Boulogne ! Là le soleil, là notre nouveau soleil, c’est celaque je répétais sans cesse ! Je fermai ma maison, je passaimes affaires à Debrourawoff, j’allai même subitement jusqu’à luiproposer de tout donner aux pauvres, hormis les trois mille roubleshéritées de ma marraine, avec lesquelles nous serions allés àBoulogne. Et puis, en revenant, nous aurions commencé une nouvellevie de travail. Cela me parut entendu, car elle ne me réponditrien… elle sourit seulement. Je crois qu’elle avait souri pardélicatesse, pour ne pas me chagriner. Je voyais, en effet, que jelui étais à charge ; ne croyez pas que j’étais assez sot,assez égoïste pour ne pas m’en apercevoir. Je voyais tout,jusqu’aux plus petits faits, je voyais, je savais mieux quepersonne ; tout mon désespoir s’étendait devant moi !

Je lui racontais constamment des détails surelle et sur moi et aussi sur Loukérïa. Je lui racontais que j’avaispleuré… Oh ! je changeais de conversation, je tâchais aussi dene pas trop comprendre certaines choses. Elle, elle s’animaitquelquefois, une ou deux fois elle s’est animée, je me lerappelle ! Pourquoi prétendre que je ne regardais, que je nevoyais rien ? Si seulement cela n’était pas arrivé,tout se serait arrangé. Mais, elle-même, ne me racontait-elle pas,il y a trois jours, quand nous avons parlé de ses lectures, de cequ’elle avait lu pendant l’hiver, ne riait-elle pas en me racontantla scène de Gil Blas et de l’archevêque de Grenade ? Et quelrire d’enfant, charmant, comme jadis lorsqu’elle était encore mafiancée ! (Un moment encore, un moment !) Comme je meréjouissais ! Il m’étonnait beaucoup, d’ailleurs, l’incident àpropos de l’archevêque : elle avait donc gardé pendant l’hiverassez de présence d’esprit et de bonne humeur pour rire à lalecture de ce chef-d’œuvre. Elle commençait à se tranquillisercomplètement, à croire sérieusement que je la laisserais vivrecomme cela : « Moi qui espérais quevous me laisseriez vivre comme cela » voilàce qu’elle m’avait dit le mardi ! Oh quelle pensée d’enfant dedix ans ! Et elle croyait qu’en effet je la laisserais vivrecomme cela : elle à sa table, moi à monbureau, et ainsi de suite jusqu’à soixante ans. Et voilà tout àcoup que je viens en mari, et il faut de l’amour au mari !Malentendu ! Aveuglement !

J’avais le tort aussi de trop m’extasier en laregardant. J’aurais dû me contenir, car mes transports luifaisaient peur. Je me contenais, d’ailleurs, je ne lui baisais plusles pieds. Je n’ai pas une seule fois eu l’air de… enfin de luifaire voir que j’étais son mari. Cela ne me serait pas même venu àl’idée, je priais seulement ! Je ne pouvais pas ne rien direabsolument, me taire ! Je lui ai ouvert soudain tout mon cœur,en lui disant que sa conversation me ravissait, qu’elle étaitincomparablement plus instruite et plus développée que moi. Ellerougit beaucoup et, toute confuse, elle prétendit encore quej’exagérais. Alors, par bêtise, sans pouvoir me contenir, je luidépeignis mon ravissement quand, derrière la porte, j’avais assistéà la lutte de son innocence aux prises avec ce drôle, combien sonesprit, l’éclat de ses saillies, et tout à la fois sa naïvetéenfantine m’avaient enchanté. Elle tressaillit de la tête aux piedset balbutia encore que j’exagérais. Mais soudainement son visages’assombrit, elle cacha sa tête dans ses mains et se mit à pleurer,à chaudes larmes…

Alors je ne pus moi-même me contenir : jetombai une fois de plus à ses pieds, je baisai encore ses pieds ettout finit par une crise d’hystérie, comme le mardi précédent.C’était bien pire et, le lendemain…

Le lendemain ! Fou que je suis ! celendemain, c’est aujourd’hui, tout à l’heure !

Écoutez et suivez-moi bien : Quand nousnous sommes réunis pour prendre le thé (après l’accès que je viensde dire), sa tranquillité m’a frappé. Elle était tranquille !Et moi, toute la nuit, j’avais frissonné de terreur en songeant auxrêves de la veille. Voilà que tout à coup elle s’approche de moi,se place devant moi, joint les mains (c’était tout àl’heure !) et parle. Elle dit qu’elle est une criminelle,qu’elle le sait, que l’idée de son crime l’a torturée, tout l’hiveret la torture encore… qu’elle apprécie ma générosité… « Jeserai pour vous une femme fidèle et je vous estimerai ». Icije me dressai, et, comme un fou, je la pris dans mes bras ! Jel’embrassai, je couvris son visage et ses lèvres de baisers, commeun homme qui vient de retrouver sa femme après une longue absence.Et pourquoi l’ai-je quittée tout à l’heure ? Pendant deuxheures ? C’était pour nos passeports… Oh mon Dieu ! Sij’étais rentré cinq minutes plus tôt seulement, rien que cinqminutes… Et cette foule à la porte cochère, tous ces yeux fixés surmoi… Oh mon Dieu !…

Loukérïa (oh ! maintenant je ne lalaisserai pas partir, Loukérïa, pour rien au monde ; elle aété là tout l’hiver, elle pourra me raconter…). Loukérïa dit que,quand j’ai eu quitté la maison et seulement une vingtaine deminutes avant mon retour, elle est entrée chez sa maîtresse pourlui demander quelque chose, je crois. Elle a remarqué que son imagede la Vierge (l’image en question) avait été déplacée et posée, surla table, comme si sa maîtresse venait de faire sa prière.

– Qu’avez-vous ? maîtresse.

– Rien, Loukérïa ; va-t-en… Attends,Loukérïa.

Elle s’approcha d’elle et l’embrassa.

– Êtes-vous heureuse,maîtresse ?

– Oui, Loukérïa.

– Le maître aurait dû venir depuislongtemps vous demander pardon, maîtresse ; Vous êtesréconciliés : que Dieu soit loué.

– C’est bien, Loukérïa. – Va,Loukérïa.

Et elle sourit d’un air étrange. Si étrangeque Loukérïa revint dix minutes après pour voir ce qu’ellefaisait :

« Elle se tenait contre le mur, près dela fenêtre, la tête appuyée sur sa main collée au mur. Elle restaitcomme cela pensive. Elle était si absorbée qu’elle ne m’avait pasentendue m’approcher et la regarder de l’autre pièce. Je la voisfaire comme si elle souriait. Elle restait debout, en ayant l’airde réfléchir, et elle souriait. Je lui jette un dernier coup d’œilet je m’en vais sans faire de bruit, en pensant à ça. Mais voilàque j’entends tout à coup ouvrir la fenêtre. J’accours aussitôt etje lui dis : Il fait frais, maîtresse, vous allez prendrefroid. Mais voilà que je l’aperçois debout sur la fenêtre, deboutde toute sa longueur sur la fenêtre ouverte. Elle me tournait ledos et tenait à la main l’image de la Vierge. Le cœur me tourne etje crie : Maîtresse ! maîtresse ! Elle entend, ellefait le geste de retourner vers la chambre, mais elle ne seretourne pas, elle fait un pas en avant, serre l’image contre sapoitrine et se jette ! »

Je me rappelle seulement qu’elle était encoretoute chaude quand je suis arrivé à la porte cochère. Et tout lemonde me regardait. Tous parlaient avant mon arrivée ; on setut en me voyant et on se rangea pour me laisser passer et… elleétait étendue à terre avec son image. Je me rappelle comme uneombre à travers laquelle je me suis avancé, et j’ai regardélongtemps. Et tout le monde m’entourait et me parlait sans quej’entendisse. Loukérïa était là, mais je ne la voyais pas. Elle m’adit m’avoir parlé. Je vois seulement encore la figure d’unbourgeois qui me répétait sans cesse : « Il lui est sortide la bouche une boule de sang, Monsieur, une boule desang ! » et il me montrait le sang sur le pavé, à laplace. Il me semble avoir touché le sang avec le doigt. Cela fitune tache sur mon doigt, que je regardai. Cela, je me le rappelle.Et le bourgeois me disait toujours : « Une boule de sang,Monsieur, une boule de sang… »

– Quoi, une boule de sang !criai-je, dit-on, de toutes mes forces et je me jetai sur lui lesmains levées…

Oh sauvage ! sauvage !…Malentendu ! invraisemblance ! impossibilité !

N’est-il pas vrai ?N’est-ce point invraisemblable ? – Ne peut-on dire que c’estimpossible ? Pourquoi, pour quelle raison cette femme est-ellemorte ?

Croyez-moi, je comprends, mais cependant lepourquoi de sa mort est tout de même une question. Elle a eu peurde mon amour. Elle s’est sérieusement demandé : Faut-ilaccepter cette vie, ou non ? Elle n’a pu se décider, elle amieux aimé mourir. Je sais, je sais qu’il n’y a pas tant àchercher : elle m’avait trop promis, elle a eu peur de ne paspouvoir tenir. Il y a eu plusieurs circonstances tout à faitterribles.

Pourquoi est-elle morte ? voilà laquestion toujours, la question qui me brise le cerveau. Je l’auraislaissée vivre comme cela, comme elle disait, sielle avait voulu vivre comme cela. Elle ne l’apas cru, voilà le fait… Non, non, je me trompe, ce n’est pas cela.C’est probablement parce que, moi, il fallait m’aimer, honnêtement,avec son âme, et non comme elle aurait pu aimer l’épicier. Et commeelle était trop chaste, trop pure pour consentir à ne me donnerqu’un amour digne de l’épicier, elle n’a pas voulu me tromper. Ellen’a pas voulu me tromper en me donnant pour un amour, une moitiéd’amour, un quart d’amour. Trop grande honnêteté ! Et moi quivoulais lui inculquer de la grandeur d’âme, vous voussouvenez ? singulière pensée.

C’est très étrange. M’estimait-elle ? Jene sais pas. Me méprisait-elle ou non ? Je ne crois pasqu’elle me méprisât. Il est très extraordinaire qu’il ne me soitpas venu à l’idée une seule fois, pendant tout l’hiver, qu’ellepouvait me mépriser. J’ai cru le contraire très fermement jusqu’aujour où elle m’a regardé avec un étonnementsévère. Oui, sévère. C’est alors que j’ai comprisà l’instant qu’elle me méprisait. Je l’ai compris irrémédiablementet pour jamais. Ah ! elle pouvait bien me mépriser toute savie, pourvu qu’elle eût consenti à vivre ! Tout à l’heureencore, elle marchait, elle parlait ! Je ne puis comprendrecomment elle a pu se jeter par la fenêtre ! Et comment mêmesupposer cela cinq minutes avant ? J’ai appelé Loukérïa. Je neme séparerai jamais de Loukérïa maintenant.

Ah nous aurions pu nous entendre encore !Nous nous étions seulement beaucoup déshabitués l’un de l’autrependant cet hiver… N’aurions-nous pas pu nous accoutumer de nouveaul’un à l’autre ? Pourquoi n’aurions-nous pas pu nous reprendred’affection l’un pour l’autre et commencer une vie nouvelle ?Moi je suis généreux, elle l’est aussi : voilà un terrain deconciliation, quelques mots de plus, deux jours de plus et elleaurait tout compris.

Ce qui est malheureux, c’est que c’est unhasard, un simple, un grossier, un inerte hasard ! Voilà lemalheur ! Cinq minutes trop tard… Si j’étais revenu cinqminutes plus tôt, cette impression momentanée se serait dissipéecomme un nuage et n’aurait jamais repris son cerveau. Elle auraitfini par tout comprendre. Et maintenant de nouveau des piècesvides, de nouveau la solitude… Le balancier continue àbattre ; ce n’est pas son affaire, à lui, il n’a point deregrets. Il n’a personne au monde… voilà le malheur.

Je me promène, je me promène toujours. Jesais, je sais, ne me le soufflez pas : mon regret du hasard,des cinq minutes de retard, vous semble ridicule ? Maisl’évidence est là. Considérez une chose : Elle ne m’a passeulement laissé écrit le mot : « n’accusez personne dema mort » qui est usité en pareil cas. Ne pouvait-elle songerqu’on soupçonnerait peut-être Loukérïa ? Car enfin :« vous étiez seule avec elle, c’est donc vous qui l’avezpoussée » voilà l’accusation possible. Au moins pouvait-oninquiéter Loukérïa injustement si quatre personnes ne s’étaient pastrouvées dans la cour pour la voir, son image à la main, au momentoù elle se jetait. Mais c’est aussi un hasard qu’il se soit trouvédu monde pour la voir ! Non, tout ceci est venu d’un momentd’aberration ; une surprise, une tentation subite ! Etqu’est-ce que ça prouve qu’elle priât devant l’image ? Cela neprouve point que ce fût en prévision de la mort. La durée de cetinstant a peut-être seulement été de dix minutes. Elle n’apeut-être pris sa résolution qu’au moment où elle s’appuyait aumur, la tête dans sa main, en souriant. Une idée lui a passé par latête, y a tourbillonné ; elle n’a pu y résister.

Il y a eu un malentendu évident, si vousvoulez. Avec moi, on peut encore vivre… Et si c’était réellement del’anémie, simplement de l’anémie ? quelque épuisementd’énergie vitale ? Cet hiver l’avait trop épuisée ; voilàla cause…

Un retard ! ! !

Quelle maigreur dans cette bière ! Commeson nez semble pincé ! Les cils sont en forme de flèches. Etelle est tombée de manière à n’avoir rien de cassé, rien d’écrasé.Rien que cette « boule de sang ». Une cuillerée àdessert. La commotion intérieure. Étrange pensée : si onpouvait ne pas l’enterrer ? Car si on l’emporte, si… Oh non,il est impossible qu’on l’emporte ! Ah, je sais bien qu’ondoit l’emporter ; je ne suis pas fou et je ne délire pas. Aucontraire, jamais ma pensée n’a été plus lucide. Mais commentalors ! comme autrefois ! personne ici, seul avec mesgages. Le délire, le délire, voilà le délire ! Je l’aitorturée jusqu’à la fin, voilà pourquoi elle est morte !

Que m’importent vos lois ? Que me fontvos mœurs, vos usages, vos habitudes, votre gouvernement, votrereligion ? Que votre magistrature me juge. Qu’on me traînedevant vos tribunaux, devant vos tribunaux publics et je dirai queje nie tout. Le juge criera : « silence, officier ».Et moi je lui crierai : « Quelle force as-tu pour que jet’obéisse ? Pourquoi votre sombre milieu a-t-il étouffé toutce qui m’était cher ? À quoi me servent toutes vos loismaintenant ? Je les foule aux pieds ! Tout m’estégal ! »

Aveugle, aveugle ! Elle est morte, ellene m’entend pas ! Tu ne sais pas dans quel paradis je t’auraismenée. J’avais les cieux dans mon âme, je les aurais répandusautour de toi ! tu ne m’aurais pas aimé ? hé bienqu’est-ce que ça fait ? nous aurions continué commecela. Tu m’aurais parlé comme à un ami, cela aurait suffipour nous rendre heureux, nous aurions ri ensemble joyeusement ennous regardant dans les yeux ; c’est commecela que nous aurions vécu. Et si tu en avais aimé unautre, hé bien soit, soit ! Tu aurais été le voir, tu auraisri avec lui et, moi, de l’autre côté de la rue, je t’auraisregardée… Oh tout, tout, mais ouvre seulement les yeux ! Unefois, un instant ! un instant ! Tu me regarderais et,comme tout à l’heure, tu me jurerais d’être toujours ma femmefidèle ! D’un seul regard, cette fois, je te ferais tout faitcomprendre.

Immobilité ! Ô nature inerte ! Leshommes sont seuls sur la terre, voilà le mal ! « Y a-t-ilaux champs un homme vivant ? » s’écrie le chevalier russe[14]. Moi je crie aussi sans être lechevalier, et aucune voix ne me répond. On dit que le soleilvivifie l’univers. Le soleil se lève, regardez-le : n’est-cepoint un mort ? Il n’y a que des morts. Tout est la mort. Leshommes sont seuls, environnés de silence. Voilà la terre !« Hommes, aimez-vous les uns les autres. » Qui a ditcela ? Quel est ce commandement ? Le balancier continue àbattre, insensible… quel dégoût ! Deux heures du matin. Sespetites bottines l’attendent au pied de son petit lit… Quand onl’emportera demain, sérieusement, que deviendrai-je ?

LA CENTENAIRE

 

Journal de l’écrivain – 1876

I

Je suis sortie de chez moi vers midi. J’avaisbeaucoup à faire et j’étais bien en retard. Voilà qu’à la ported’une maison je rencontre une vieille femme, très-vieille, toutedécrépite, appuyée sur un bâton. Il était impossible de deviner sonâge. Elle était assise auprès de la porte cochère, sur le banc dudvornik. Elle se reposait. J’avais affaire dans une autre maison, àquelques pas de là. J’y entre, et, en sortant, je retrouvai mavieille assise sur le banc du dvornik de cette maison. Elle meregarda, je lui souris et j’entrai dans un magasin où j’avais àprendre des bottines pour ma fille. Quatre ou cinq minutes après,sur la perspective Newsky, je revois ma vieille, à la porte d’unetroisième maison, assise cette fois, à défaut de banc, sur uneborne auprès de la porte. Je m’arrête malgré moi devant elle,songeant : Pourquoi s’assied-elle ainsi devant toutes lesmaisons ?

– Tu es fatiguée, lui demandai-je, mavieille ?

– Oui, fatiguée, ma fille, toujoursfatiguée, et je me suis dit : Il fait chaud, le soleil brille,je vais aller dîner chez mes petits-enfants.

– Alors, babouchka, tu vasdîner ?

– Dîner, ma fille, dîner.

– Mais tu n’iras pas loin commecela !

– Oh ! que si : je me repose,je me relève, je fais quelques pas, puis je me repose encore et jerecommence.

Je la regarde. Elle me paraîttrès-curieuse : une petite vieille, proprette, des habitsusés. Probablement de la mechtchanstsvo [15]. Levisage flétri, jauni, décharné, des lèvres incolores. Une sorte demomie. Mais cette momie sourit, et le soleil luit pour elle commepour les vivants.

– Tu dois être très-vieille, babouchka,lui dis-je en souriant.

– Cent quatre ans, ma fille, cent quatreans seulement. Et toi, où vas-tu donc ?

Elle me regarda et rit, probablement joyeusede causer. Mais il me parut étrange qu’une centenaire eût lacuriosité de savoir où j’allais, comme si cela pouvaitl’intéresser.

– Eh bien ! babouchka, dis-je enriant aussi, je viens d’acheter des souliers pour ma fille, et jeles porte à la maison.

– Comme ils sont petits !Vois-tu ? Elle est toute petite, ta fille ! As-tu encored’autres enfants ?

Et de nouveau elle rit, m’interrogeant duregard. Ses yeux sont mornes, ternis, mais une sorte de chaleurintime les anime parfois.

– Babouchka, veux-tu prendre ces cinqkopecks ? Tu achèteras un petit pain.

– Quoi ? Cinq kopecks ? merci,je les prends.

– Prends-les sans t’offenser,babouchka.

Elle les prend. On voit bien que ce n’est pasune mendiante, elle n’en est pas là. Elle a pris l’argent d’unemanière très-convenable, pas du tout comme une aumône, paramabilité, en quelque sorte, par bonté d’âme. Du reste, elle estpeut-être contente : qui donc lui parle jamais, à la pauvrevieille ? Et non-seulement aujourd’hui on lui parle, mais ons’intéresse à elle, on lui témoigne de la sympathie.

– Eh bien ! adieu, lui dis-je,babouchka. Je te souhaite d’arriver en bonne santé !

– J’arriverai, ma fille, j’arriverai…J’arriverai. Et toi, va trouver ta petite-fille, dit la vieille,oubliant que je ne suis pas encore grand’mère et s’imaginant sansdoute que toutes les femmes sont grand’mères.

Je m’en allai et me retournai pour la voirencore : elle se lève lentement, avec peine, en frappant deson petit bâton, et, se traînant, fait quelques pas. Peut-être luifaudra-t-il se reposer une dizaine de fois encore avant d’atteindrele logis des siens, chez qui elle doit dîner. Et où va-t-elledonc ? Quelle étrange petite vieille !

II

On m’a fait ce récit ce matin. C’est moins unrécit qu’une simple impression. J’avais oublié cette impressionquand, assez tard dans la nuit, après avoir lu un article de revue,je me suis rappelé cette vieille, et, sans savoir pourquoi, j’aiachevé dans ma pensée cette ébauche. J’ai vu la centenaire arriverchez les siens pour le dîner, et cela s’est déduit en un tableauqui me semble assez réel.

Les petits-enfants et peut-être lesarrière-petits-enfants de la vieille, – mais elle les appelle« mes petits-enfants », – sont des artisans qui vivent enfamille, dans un sous-sol, ou peut-être tiennent une boutique decoiffeur ; des gens pauvres, mais qui parviennent à vivreconvenablement. Elle est arrivée vers deux heures. On nel’attendait pas, mais on l’a reçue avec plaisir.

– Ah ! la voilà aussi, MariaMaximovna ! Entre ! entre ! Sois la bienvenue,servante de Dieu !

La vieille entre en souriant, et la sonnettede la porte vibre longtemps avec un bruit aigu et sonore. Sapetite-fille, la femme du coiffeur, est assez jeune, comme son marilui-même, un homme de trente-cinq ans, et quoiqu’il exerce uneprofession un peu légère, c’est un homme assez posé. Il porte uneredingote grasse comme une galette, peut-être à cause de lapommade, que peut-on dire ? Je n’ai jamais vu un coiffeurpropre. Le col de sa redingote est comme trempé dans la farine.

Trois petits enfants, – un gamin et deuxgamines, – accourent aussitôt auprès de leur aïeule. À l’ordinaire,des vieilles d’un âge si exagéré sympathisent avec lesenfants : les uns et les autres ont la même âme et seressemblent en tout.

La vieille s’assied. Le patron a un hôte, unvisiteur amené pour une affaire, d’une quarantaine d’années, et quiest sur le point de partir. Le coiffeur a aussi son neveu, le filsde sa sœur, un garçon de dix-sept ans, apprenti imprimeur. Lavieille fait un signe de croix et regarde l’étranger.

– Ah ! que je suis fatiguée !Et celui-ci, qui est-ce ?

– Mais c’est moi, répond l’étranger ensouriant. Comment donc, Maria Maximovna, vous ne me reconnaissezplus ? Il y a deux ans, nous devions aller ensemble dans laforêt à la cueillette aux champignons.

– Oh ! toi, je le connais,farceur ! Je m’en souviens, mais je ne sais plus comment ont’appelle. Autrement, je m’en souviens… Que je suisfatiguée !

– Eh bien ! Maria Maximovna,respectable petite vieille, vous ne grandissez plus ? ditl’étranger en plaisantant.

– Allons ! allons ! répond lavieille en riant. (Elle est visiblement contente.)

– Moi, Maria Maximovna, je suis un bongarçon.

– Avec un bon garçon il y a plaisir àparler… Ah ! Comme la respiration me manque toujours ! Ona acheté un nouveau paletot à Seriogeguka.

Elle désigne le neveu.

Le neveu, un gars vigoureux, sourit de toutesses dents et se pousse vers la vieille. Il a un pardessus gris toutneuf qu’il ne porte pas encore avec indifférence : attendonshuit jours ; pour l’instant, il ne cesse de s’admirer, il estabsorbé par son image dans la glace, et chacun de ses mouvementsrévèle une grande estime de soi-même.

– Va donc ! tourne-toi !bourdonne la femme du coiffeur. Vois, Maximovna, ce qu’onlui a fait ! Ça coûte six roubles comme un kopeck. Meilleurmarché, nous a-t-on dit chez Prokhoritch, ce serait bien plus cher,vous en pleureriez dans huit jours. Mais ça, c’est inusable !Vois un peu quelle étoffe !… Eh ! tourne-toi donc !…Et quelle doublure ! quelle solidité !… Maistourne-toi !… Et voilà comment l’argent s’en va, Maximovna.Notre bourse est décrassée, va !

– Ah ! ma petite mère, comme toutest cher maintenant ! Ça n’a pas de bon sens ! Tu feraismieux de ne pas m’en parler, ça me fait trop de peine, ajoute avecsentiment Maximovna toujours essoufflée.

– Allons ! en voilà assez, observele patron. Il est temps de manger. Te voilà bien fatiguée, MariaMaximovna !

– Oh ! mon brave, oh ! oui, jesuis fatiguée… Il fait chaud, le soleil… et je me suis dit :Allons les voir ! Pourquoi rester toujours couchée ?Oh !… Et en route j’ai rencontré une jeune barinia quiachetait des souliers à ses enfants : « Eh quoi, mavieille, qu’elle me dit, tu es fatiguée ? Voilà cinq kopecks,achète un petit pain… » Et moi, sais-tu, j’ai pris les cinqkopecks…

– Repose-toi un peu, babouchka. Pourquoies-tu si haletante, aujourd’hui ? remarque le patronparticulièrement soucieux.

Tous la regardent. Elle est étrangement pâle,ses lèvres sont blanches. Elle aussi regarde tout le monde, maisses yeux sont ternes.

– Et voilà que j’ai pris… vous achèterezdes gâteaux pour les enfants avec les cinq kopecks…

Elle s’arrête encore, de nouveau elles’efforce pour respirer. Tout le monde se tait pendant cinqsecondes.

– Quoi, babouchka ? dit le patron sepenchant vers elle.

Mais la babouchka ne répond pas. Encore unsilence de cinq secondes. La vieille blêmit, et son visage s’altèrede plus en plus. Ses yeux deviennent fixes. Le sourire se fige surses lèvres. Elle regarde, et l’on croirait qu’elle ne voit pas.

– Il faudrait aller chercher lepope !… dit tout à coup la voix de l’étranger.

– Mais… est-ce que ?… N’est-il pasdéjà trop tard ? murmure le patron.

– Babouchka ! Eh !babouchka ! appelle soudainement émue la femme ducoiffeur.

Mais la babouchka reste immobile, sa tête sepenche de côté. Dans sa main droite posée sur la table elle tientsa pièce de cinq kopecks ; la gauche est restée sur l’épaulede Micha, son arrière-petit-fils, un enfant de six ans. Il se tientsans bouger, et, de ses grands yeux étonnés, il examine sonaïeule.

– Elle a passé, dit solennellement lepatron en saluant et en se signant.

– Voyez-vous cela ! Je voyais bienqu’elle se penchait toujours, dit l’étranger interdit etconsidérant l’assistance.

– Ah ! Seigneur ! Voyez-vouscela ? Comment faire, Makaritch ? Faut-il la porterlà-bas ? bourdonne la patronne troublée.

– Où, là-bas ? demande le patron.Va ! nous nous arrangerons ici ! Est-elle ta parente, ounon ? Il faut aller faire la déclaration.

– Cent quatre ans ! Hé ! ditl’étranger piétinant sur place et de plus en plus attendri.

Il est devenu tout rouge.

– Elle commençait à oublier la vie, cesderniers temps, dit avec importance le patron, en prenant sacasquette et son paletot.

– Il n’y a qu’un instant, elle riaitencore ! Vois-tu ? elle a encore la pièce dans sa main.« Des gâteaux », qu’elle disait. Oh ! ce que c’estque notre vie !…

– Eh bien ! allons, PetreStepanitch, interrompit le patron.

Il sort avec l’étranger.

On ne pleure pas une telle morte. Cent quatreans ! « Morte sans maladie et en paix. »

La patronne envoie chercher ses voisines pourlui venir en aide. Elles accourent aussitôt, la nouvelle leur faitmoins de peine que de plaisir, elles poussent des Ho ! et desHa ! Il va sans dire qu’on commence par faire bouillir lesamovar. Les enfants, étonnés, se cachent dans un coin et regardentde loin la morte. Micha, tant qu’il vivra, n’oubliera jamais que lavieille est morte la main sur son épaule, et quand, à son tour, ilmourra, personne ne se souviendra plus que sa vieille babouchka avécu cent quatre ans : pourquoi et comment ? Nul ne lesait. Et qu’importe, d’ailleurs ? Des millions de gens meurentainsi : ils vivent sans qu’on se doute d’eux et meurent demême. Peut-être seulement, au moment de la mort d’un centenaire,a-t-on une sensation d’attendrissement, de paix, de solennité et deconsolation. Cent ans ! Ce chiffre produit encore sur l’hommeune impression étrange.

Que Dieu bénisse la vie et la mort des simplesbonnes gens !

L’ARBRE DE NOËL

 

Le Petit Garçon à l’arbre de Noël du Christ

1876

 

 

 

…Dans une grande ville, à la veille de Noël,par un froid vif, je vois un jeune enfant, tout petit encore, desix ans, peut-être moins même, pas assez grand pour qu’on le fassedéjà mendier, mais assez pour que dans un an ou deux on l’y envoieassurément. Cet enfant se réveille un matin dans une cave humide etfroide. Il est enveloppé d’une sorte de méchante petite robe dechambre et frissonne. Sa respiration sort en vapeur blanche :il est assis dans un coin, sur une malle ; pour se désennuyer,il active exprès l’haleine de sa bouche, et s’amuse à la voirs’échapper. Mais il a très-faim. Plusieurs fois déjà depuis lematin il s’est approché du lit de planches recouvert d’unepaillasse mince comme un crêpe, où est couchée sa mère malade, latête appuyée, en guise d’oreiller, sur un paquet de hardes.

Comment est-elle là ? Elle sera venueprobablement, avec son enfant, d’une ville étrangère, et elle seratombée malade. La propriétaire du taudis a été, il y a deux jours,arrêtée et menée au poste ; c’est fête ce jour-là, et lesautres locataires sont sortis. Cependant, un de ces porte-nippesest resté couché depuis vingt-quatre heures, ivre-mort avantd’avoir attendu la fête. D’un autre coin sourdent les plaintesd’une vieille de quatre-vingts ans, percluse de rhumatismes. Cettevieille a été bonne d’enfant jadis, quelque part ; maintenantelle se meurt toute seule, elle geint, gémit, grogne après lepetit, qui commence à craindre d’approcher du coin où elle râle. Ila bien trouvé à boire dans le corridor, mais il n’a pu mettre lamain sur le moindre croûton de pain, et, pour la dixième fois, ilvient réveiller sa mère. C’est qu’il finit par prendre peur encette obscurité ; la soirée est déjà avancée, et on n’allumepas de feu. Il trouve à tâtons le visage de sa mère et s’étonnequ’elle ne bouge plus et qu’elle soit devenue aussi froide que lamuraille. « Il fait donc si froid ! » pense-t-il. Ilreste quelque temps sans bouger, la main sur l’épaule de la morte,puis il se met à souffler dans ses doigts pour les réchauffer, et,rencontrant sa petite calotte sur le lit, il cherche doucement laporte et sort du sous-sol. Il serait sorti plus tôt s’il n’avait eupeur du grand chien qui, là-haut, sur le palier, à la porte duvoisin, aboie toute la journée. Mais le chien n’est plus là, etvoici l’enfant dans la rue. – « Mon Dieu ! quelleville ! Jamais encore il n’a vu rien de pareil. Là-bas, d’oùil vient, la nuit, il fait bien plus noir, il n’y a qu’une lanternepour toute la rue ; de petites maisons basses en bois, ferméesavec des volets ; dans la rue, dès qu’il fait noir,personne ; tout le monde s’enferme chez soi ; seulementune foule de chiens qui hurlent, des centaines, des milliers dechiens qui hurlent et aboient toute la nuit. Mais en revanche,là-bas, il faisait si chaud ! et l’on donnait à manger. Ici,mon Dieu ! comme ce serait bon de manger ! quel tapage,ici, quel tonnerre ! quelle lumière et quel monde ! quede chevaux et de voitures ! Et le froid, le froid ! Lecorps des chevaux las fume froid, et leurs naseaux brûlantssoufflent blanc ; leurs fers sonnent sur le pavé à travers laneige molle. Et comme tout le monde se bouscule !… MonDieu ! que je voudrais manger ! un petit morceau dequelque chose… Voilà que ça me fait mal aux doigts… »

*

**

Un garde de paix vient de passer et a tournéla tête pour ne pas voir l’enfant.

« Voilà encore une rue,… oh !qu’elle est large ! On va m’écraser ici, pour sûr ; Commeils crient tous, comme ils courent, comme ils roulent… et de lalumière, et de la lumière ! Et ça, qu’est-ce que c’est ?Oh ! quel grand carreau ! Et derrière le carreau, unechambre, et dans la chambre un arbre qui monte jusqu’auplafond ; c’est l’arbre de Noël… et que de lumières sousl’arbre ! il y en a, des papiers d’or et des pommes ! ettout autour des poupées, des petits dadas. Il y a des petitsenfants dans la chambre, bien habillés, tout propres ; ilsrient, ils jouent, ils mangent, ils boivent des choses. Voilà unepetite fille qui se met à danser avec le petit garçon : commeelle est jolie, la petite fille ! voilà de la musique, onentend à travers le verre… »

L’enfant regarde, admire, et il ritdéjà ; il ne sent plus de mal aux doigts ni aux pieds, lesdoigts de sa main sont devenus tout à fait rouges, il ne peut plusles plier, et cela lui fait mal de les remuer… mais voilà tout àcoup qu’il sent qu’il a mal aux doigts : il pleure ets’éloigne. Il aperçoit, à travers une autre vitre, une autre pièceet encore des arbres et des gâteaux de toutes sortes sur la table,des amandes rouges, jaunes. Quatre belles dames sont assises, etquand quelqu’un arrive, on lui donne du gâteau ; et la portes’ouvre à chaque instant, il entre beaucoup de messieurs. Le petits’est glissé, a ouvert tout à coup la porte et est entré. Oh !quel bruit on a fait en le voyant, quelle agitation ! Aussitôtune dame s’est levée, lui a mis un kopeck dans la main, et lui aouvert elle-même la porte de la rue. Comme il a eu peur !

*

**

Le kopeck lui est tombé des mains et a résonnésur la marche de l’escalier : il ne pouvait plus serrer sespetits doigts rouges assez pour tenir la pièce. Il sortit encourant, l’enfant, et marcha vite, vite. Où allait-il ? il nesavait pas. Il voudrait bien pleurer encore, mais il a trop peur.Et il court, il court, il souffle dans ses mains. Et le chagrin leprend : il se sent si seul, si effaré ! et soudain, monDieu ! qu’est-ce donc encore ? Une foule de gens qui setiennent là et admirent : « À une fenêtre, derrière lecarreau, trois poupées, jolies, habillées de riches petites robesrouges et jaunes, et tout à fait, tout à fait comme si ellesétaient vivantes ! Et ce petit vieux assis qui semble jouersur un violon. Il y en a aussi deux autres, debout, qui jouent surde petits, petits violons et remuent la tête en mesure. Ils seregardent l’un l’autre, et leurs lèvres bougent : ils parlentvraiment ! Seulement on ne les entend pas à travers leverre. » Et l’enfant pense d’abord qu’ils sont vivants, etquand il comprend que ce sont des poupées, il se met à rire. Jamaisil n’a vu de pareilles poupées, et il ne savait pas qu’il y enavait comme ça ! Et il voudrait pleurer, mais c’est si drôle,elles sont si drôles, ces poupées !

*

**

Tout à coup, il se sent saisi par sonvêtement ; il y a près de lui un grand méchant garçon qui luiassène un coup de poing sur la tête, lui arrache sa calotte, et luidonne un croc-en-jambe.

Il tombe, l’enfant. En même temps, oncrie ; il reste un moment tout roide de frayeur, puis il selève d’un bond et il court, court, enfile une porte cochère,quelque part, et se cache dans une cour, derrière un tas debois : « Ici l’on ne me trouvera pas ; il faitsombre ici. »

Il s’accroupit et se recroqueville ; danssa frayeur, il peut à peine respirer.

Et, subitement, il sent un bien-être :ses petites mains et ses petits pieds ne lui font plus du tout mal,et il a chaud, chaud comme près d’un poêle, et tout son corpstressaille. « Ah ! il va s’endormir ! comme il faitbon dormir ici ! Je resterai ici un peu, et puis j’irai encorevoir les poupées », pensait le petit, et il sourit au souvenirdes poupées. « Tout à fait comme si elles étaientvivantes !… »

Puis, voilà qu’il entend la chanson de samère. « Maman, je dors… ah ! comme on est bien ici pourdormir ! »

– Viens chez moi, petit garçon, voirl’arbre de Noël, fit une voix douce.

Il pensa d’abord que c’était sa mère ;mais non, ce n’était pas elle.

Qui donc l’appelle ? Il ne voit pas. Maisquelqu’un se penche sur lui et l’enveloppe dans l’obscurité ;et lui, il tend la main et… tout à coup… Oh ! quellelumière ! Oh ! quel arbre de Noël ! Non, ce n’estpas un arbre de Noël, il n’en a jamais vu de semblable !

Où se trouve-t-il maintenant ? Toutreluit, tout rayonne, et des poupées tout autour ; mais non,pas des poupées, des petits garçons, des petites filles, seulementils sont bien brillants. Tous ils tournent autour de lui, ilsvolent, ils l’embrassent, le prennent, l’emportent, et lui-mêmes’envole. Et il voit sa mère le regarder et lui rire gaiement.

– Maman ! maman ! ah !comme il fait bon ici ! lui crie le petit. Et de nouveau ilembrasse les enfants et il voudrait bien leur raconter l’histoiredes poupées derrière le carreau. Qui êtes-vous, petitesfilles ? demande-t-il en riant et en les aimant.

C’est l’arbre de Noël à Jésus.

Chez Jésus, ce jour-là, il y a toujours unarbre de Noël pour les petits enfants qui n’ont pas leur arbre àeux…

Et il apprit que tous ces petits garçons ettoutes ces petites filles étaient des enfants comme lui, les unsmorts de froid dans les corbeilles où on les a abandonnés à laporte des fonctionnaires de Saint-Pétersbourg, les autres morts ennourrice dans les isbas sans air des Tchaukhnas, quelques-uns mortsde faim au sein tari de leur mère, pendant la famine, d’autresempoisonnés par l’infection des wagons de troisième classe. Toussont ici maintenant, tous des petits anges maintenant, tous chezJésus, et Lui-même parmi eux, étendant sur eux les mains, lesbénissant, eux et les pécheresses leurs mères…

Et aussi les mères de ces enfants sont là, àl’écart, et pleurent ; chacune reconnaît son fils ou sa fille,et les enfants volent vers elles, les embrassent, essuient leurslarmes avec leurs petites mains, et les supplient de ne paspleurer, car ils se sentent si bien là…

Et en bas, le matin, le concierge a trouvé lepetit cadavre de l’enfant réfugié dans la cour, refroidi derrièrela pile de bois. On a trouvé aussi sa mère…

Elle était morte avant lui ; tous lesdeux se sont revus dans les cieux, dans la maison du Seigneur…

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