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Rocambole – La corde du pendu – Tome I

Rocambole – La corde du pendu – Tome I

de Pierre Alexis Ponson du Terrail

LA CORDE DU PENDU

I

L’écroulement du souterrain durait toujours.

La voûte de la galerie se détachait par fragments de blocs énormes.

Le sol continuait à mugir et à trembler.

On eût dit un de ces tremblements de terre qui ébranlent les cités du nouveau monde.

Vanda était tombée à genoux et priait.

Pauline, suspendue au cou de Polyte, lui disait :

– Au moins, nous mourrons ensemble !

Milon hurlait de fureur et brandissait ses poings énormes en répétant :

– Ah ! les gredins de fénians !les propres à rien ! les canailles !

Marmouset, lui, regardait le maître.

Le maître était calme, debout, le front haut.

Il semblait attendre la fin de ce cataclysme avec la tranquillité d’un homme qui se sait au-dessus de la mort.

Enfin, l’ébranlement s’apaisa.

Le bruit cessa tout à coup et les blocs de roche cessèrent de tomber.

– En avant ! dit alors Rocambole.

Vanda se redressa, l’œil en feu.

– Ah ! dit-elle, nous sommes sauvés !

– Pas encore, répondit-il. Mais marchons toujours.

Le souterrain était obstrué de blocs de roche énormes.

Cependant, Rocambole, armé d’une pioche, se fraya le premier un passage au milieu de ces décombres.

Ses compagnons, rassurés, le suivaient.

Ils firent ainsi une centaine de pas.

Tout à coup, Rocambole s’arrêta.

Au milieu de la galerie, un objet volumineuxvenait d’attirer son attention.

Cet objet était un tonneau.

Et ce tonneau était rempli de poudre.

Il était facile de s’en convaincre en voyantune mèche soufrée qui dépassait la bonde d’un demi-pied.

Que faisait là ce tonneau ?

Qui donc l’avait apporté ?

Les fénians connaissaient-ils donc aussi cepassage ?

Marmouset s’était pareillement approché.

Et, comme le maître, il regardait avecétonnement le baril et semblait se poser les mêmes questions.

Vanda et les autres se trouvaient à unecertaine distance.

Rocambole dit enfin :

– Il est impossible que les fénians aientapporté cela ici.

– Qui voulez-vous que ce soit, alors,maître ? demanda Marmouset.

Rocambole tournait et retournait autour dutonneau.

Enfin, son front plissé se dérida ; unsourire revint à ses lèvres.

– Mes enfants, dit-il, nous n’étions pasnés le jour où ce baril a été transporté ici.

– En vérité ! murmura Marmouset.

– Cette poudre a deux cents ans, continuaRocambole.

– Est-ce possible ?

– Voyez le tonneau, examinez-le. Le boisen est vermoulu et se déchiquette sous le doigt.

– C’est vrai, dit Marmouset.

– Ne touche pas à la mèche, dit encore lemaître, car elle est tellement sèche qu’elle tomberait enpoussière.

– Et, dit Polyte, qui n’avait pas faitdes études bien approfondies sur la matière, c’est de la poudre, jecrois, qui n’est pas méchante.

– Tu crois ?

Et Rocambole regarda en souriant le gamin deParis.

– Dame ! fit Polyte, une poudre sivieille doit être éventée.

– Tu te trompes.

– Ah !

– Elle est dix fois plus violente que dela poudre neuve.

– Bigre ! alors, il faut faireattention.

– À quoi ?

– À ne pas y mettre le feu.

– Et pourquoi cela ?

– Mais, dame ! après ce qui vient denous arriver !

– Laissons là cette poudre et marchonstoujours, dit Rocambole.

Et il continua son chemin.

Le souterrain allait toujours en s’abaissant,et le sol fuyait sous les pieds.

C’était là une preuve qu’on approchait de plusen plus de la Tamise.

Mais, tout à coup, Rocambole s’arrêta denouveau.

– Ah ! dit-il, voilà ce que jecraignais.

Le souterrain était fermé par un bloc derochers qui s’était détaché de la voûte et remplissait l’officed’une porte.

– Prisonniers ! murmura Vanda, queson épouvante reprit.

Rocambole ne répondit pas.

Il voyait sa dernière espérances’évanouir.

La route était barrée.

Revenir en arrière serait tout aussiimpossible.

C’était s’exposer, du reste, à tomber auxmains des policemen, qui, dans quelques minutes peut-être, lapremière stupeur passée, envahiraient les souterrains découvertstout à coup et que la génération actuelle avait ignorés.

– Allons ! dit Rocambole après unmoment de silence, il faut vaincre ou mourir.

– Je suis bien fort, dit Milon, mais cen’est pas moi qui me chargerais de pousser ce caillou-là.

– Si on pouvait le saper, ditMarmouset.

– Avec quoi ? Nous n’avons pas lesoutils nécessaires.

– C’est vrai.

– Et puis, c’est de la roche dure…

– Ah ! dit encore Vanda, je le sensbien, nous mourrons ici.

– Peut-être… dit Rocambole.

Pauline s’était de nouveau jetée au cou dePolyte.

Et Polyte lui disait :

– Ne pleure pas ; tout n’est pasdésespéré encore. Regarde cet homme comme il est calme…

En effet, Rocambole était aussi tranquille ence moment que s’il se fût encore trouvé dans le salon du gouverneurde Newgate.

– Marmouset, dit-il enfin, et toi, Milon,écoutez-moi bien.

– Parlez, maître.

– N’entendez-vous pas un bruitsourd ?

– Oui.

– C’est la Tamise, qui n’est plus qu’àune faible distance de nous.

– Bon ! fit Milon.

– Examinez maintenant la voûte de cettegalerie. Elle est taillée dans le roc vif.

– Oui, dit Marmouset, et c’est une rochevive qui nous défend d’aller plus loin.

– Attendez donc, fit Rocambole. Vous avezmanié souvent, l’un et l’autre, des armes à feu.

– Parbleu ! dit Marmouset.

– Eh bien ! suivez mon raisonnement.Supposons deux choses : la première, que cette galerie esttout près de la Tamise.

– Ceci est sûr, dit Milon.

– Supposons encore qu’elle est comme uncanon de fusil.

– Bon ! fit Marmouset.

– Et que cette roche que nous avonsdevant nous et qui nous ferme le chemin, est un projectile.

– Après ? dit Milon.

– Nous avons la poudre, continuaRocambole.

– Vous voulez faire sauter lerocher ?

– Non pas, mais le projeter en avant.

– Ah !

– Et le chasser jusqu’au bout de lagalerie, où il rencontrera la Tamise.

– Cela me paraît difficile, ditMarmouset.

– Pourquoi ?

– Parce que la poudre, ne rencontrantpoint de tube en arrière, n’aura pas de point d’appui, et tout ceque nous aurons gagné à cet effet sera de produire un nouvelécroulement dans la galerie qui nous ensevelira cette fois.

– Marmouset a raison, dit Vanda.

– Il a tort, dit froidementRocambole.

Alors, on se regarda avec anxiété.

Mais lui, toujours calme, toujours froid,regarda Marmouset et lui dit :

– C’est la force de résistance qui temanque, n’est-ce pas ?

– Oui, la force de résistance que lapoudre rencontre au tonnerre, et qui lui permet de produire sonexpansion en avant.

– Eh bien ! rien n’est plus simple àobtenir.

– Ah !

– Milon, toi et moi, nous allons pousserle baril devant nous, et nous le coucherons contre le rocher, lamèche en arrière, bien entendu.

– Et puis ? demanda Marmouset.

– Puis, nous coulerons les uns après lesautres tous les blocs plus petits qui obstruent la galerie.

– Et nous élèverons une sorte de muraillederrière le tonneau, n’est-ce pas, maître ? fit Milon.

– Précisément, et nous ferons cettemuraille six fois plus épaisse que la roche qu’il s’agit depousser.

– Et combien d’heures estimez-vous que vanous coûter un pareil travail ?

– Six heures au moins.

– Mais, dit Vanda, avant six heures,avant une heure peut-être nous serons perdus !

– Et pourquoi cela ?

– Parce que les policemen et les soldatsvont envahir les souterrains.

Rocambole haussa les épaules.

– D’abord, dit-il, l’écroulement completde la salle circulaire que nous avons laissée derrière nous nousprotège. Ensuite, il est probable qu’on nous croira morts.

– Un bout de temps, six heures ! ditMilon.

Rocambole se prit à sourire.

– Tu trouves que c’est long ?

– Dame !

– Eh bien ! suppose que la muraillequ’il s’agit d’édifier est construite.

– Bon !

– Et qu’il ne nous reste plus qu’à mettrele feu au baril.

– Eh bien ?

– Il nous faudrait encore attendre septou huit heures.

Et comme on le regardait et que personne neparaissait comprendre :

– Le bruit sourd que nous entendons,dit-il, nous prouve que nous sommes près de la Tamise.

– Oui, dit Milon.

– Et c’est l’heure de la marée ; ilfaut donc attendre que la Tamise ait baissé.

– Pourquoi ?

– Parce que le bloc de roche, au lieud’être poussé en avant, rencontrerait une force de résistanceinvincible dans la colonne d’air que le fleuve emprisonnera, tantqu’il ne sera pas descendu au-dessous de l’orifice dusouterrain.

– Tout cela est fort juste, ditMarmouset. Mais j’ai encore une objection à faire.

– Voyons ?

– Comment mettrons-nous le feu au baril,quand nous l’aurons emprisonné entre le bloc de roche et lamuraille que nous allons élever ?

– Au moyen de la mèche, que nouslaisserons passer entre les pierres.

– Mais elle sera trop courte.

– Nous l’allongerons avec nos chemisescoupées en lanières.

– Pas assez pour que celui qui sedévouera…

– Cela ne te regarde pas, ditRocambole.

– Hein ? fit Marmouset.

– Un seul homme mettra le feu, et cethomme c’est moi !

– Qui ? Vous ! exclamèrent à lafois Milon, Vanda et Marmouset.

– Moi, répéta-t-il tranquillement avec unsourire hautain aux lèvres. Vous m’appelez le maître ; quandj’ordonne, vous devez obéir !… À l’œuvre !…

II

Le maître avait parlé.

Il fallait obéir.

D’ailleurs, l’heure du péril était loinencore.

Marmouset dit à l’oreille de Milon :

– Construisons toujours la muraille, nousverrons après.

– Ça y est, dit Milon.

Et on se mit à l’œuvre.

En outre de Marmouset, de Milon, de Vanda, dePolyte et de Pauline, il y avait encore trois personnes dans lesouterrain.

L’une était le matelot William celui que jadisl’homme gris avait terrassé.

Puis, la Mort-des-Braves, et enfin Jean leBoucher, que jadis on appelait, au bagne, Jean le Bourreau.

Ceux-là n’eussent même pas osé discuter unordre du maître.

Rocambole leur fit un signe.

Tous trois revinrent en arrière pour y prendrele baril de poudre.

Milon les suivit.

Le baril était lourd ; mais poussé,traîné, porté par les quatre hommes, il fut arraché à la placequ’il occupait depuis deux cents ans.

Puis on le posa contre la roche, sur le flanc,la mèche en arrière.

– À la muraille, maintenant ! ditRocambole.

Et il regarda sa montre.

Tous avaient des torches.

– Qu’on les épargne, dit Rocambole, uneseule suffit !

Chacun souffla sa torche, excepté lui.

– Le maître a de la précaution, murmuraMilon.

– Sans doute, répondit Marmouset à voixbasse. Nous sommes ici pour sept ou huit heures peut-être, et sinous brûlions toutes nos torches à la fois, nous courrions grandrisque de demeurer dans les ténèbres.

On se mit donc à la besogne.

Les blocs de roche furent apportés, un àun.

Avec la pioche dont il était armé, Rocamboleles équarrissait au besoin et faisait l’office du maçon.

Le mur montait peu à peu.

Quand il fut à deux pieds du sol, on prit lamèche avec soin et on l’allongea en y ajoutant la chemise de Milontaillée en minces lanières.

Puis on la fit passer sur le mur et déborderau dehors.

Avec la pioche, Rocambole cassait de petitsmorceaux de roche qu’il disposait tout alentour, de façon à faireune sorte de lumière semblable à celle d’un canon.

Quand la mèche fut ainsi protégée, on continuala muraille.

Chacun, hommes et femmes, apportait sa pierre,et le mur montait, montait toujours.

Quatre heures après, il avait atteint lesommet de la voûte.

Le baril de poudre se trouvait alorsemprisonné entre le mur et le bloc de roche.

Le mur avait dix ou douze piedsd’épaisseur.

Selon les calculs de Rocambole, il devaitavoir une force de résistance triple de celle de la roche.

Alors, le maître tira sa montre.

– Est-ce le moment ? demandaMilon.

– Non, pas encore, dit Rocambole.

– Il y a pourtant joliment longtemps quenous travaillons !

– Quatre heures seulement.

– Ah !

– Et la marée n’est pas redescendueencore !

Milon soupira, puis, au bout d’un instant desilence :

– Combien de temps encore ?fit-il.

– Trois heures.

– Ah ! bien alors, les policemen ontle temps de venir.

– Espérons qu’ils ne viendront pas, ditRocambole avec calme.

Et il s’assit sur un bloc de roche qui n’avaitpas trouvé son emploi.

Et comme ses compagnonsl’entouraient :

– Écoutez-moi bien, maintenant,dit-il.

On eût entendu voler une mouche dans lesouterrain.

Rocambole poursuivit :

– Je crois fermement à notre délivrance.Cependant, je puis me tromper dans mes calculs.

– Je ne le pense pas, dit Marmouset.

– Moi non plus, mais enfin, il faut toutsupposer.

– Bon ! murmura Milon.

– Si nous ne pouvons projeter le rocheren avant, il faut nous attendre à un nouvel écroulement.

– Et alors, dit Vanda, nous serions tousensevelis et écrasés ?

– Peut-être oui, peut-être non.

Et Rocambole, le sourire aux lèvres,poursuivit :

– Quand l’heure de mettre le feu à lamèche sera venue, vous vous en irez tous à l’autre extrémité dusouterrain et ne vous arrêterez que dans cette salle circulaire oùcette jeune fille nous attendait.

Et il désigna Pauline d’un geste.

– Mais vous, maître ?

– Il ne s’agit pas de moi, dit Rocambole.Je parle, écoutez.

Il prononça ces mots d’un ton impérieux ettous courbèrent la tête.

– L’explosion aura lieu, continua-t-il.Alors, de deux choses l’une : ou la roche sera violemmentchassée en avant, comme un boulet de canon…

– Ou nous serons tous écrasés, ditMarmouset.

– Pas vous, mais moi.

– Maître, dit Vanda, voilà précisément ceque nous ne voulons pas.

– Et c’est ce que je veux, moi !

– Il y a pourtant une chose bien simple,murmura Milon.

– Laquelle ?

– C’est de tirer au sort qui mettra lefeu.

– Tu as raison en apparence, ditRocambole.

– Ah !

– Mais tu as tort en réalité.

– Et pourquoi cela ? demandaMilon.

– Parce que si l’écroulement se fait,toute fuite pour ceux qui seront dans la salle circulaire deviendraimpossible.

– Eh bien ?

– Et qu’ils tomberont aux mains despolicemen.

– Bon ! après ?

– Et que, si je suis parmi eux, je seraipendu. Or, mourir pour mourir, j’aime mieux mourir ici.

Cela était tellement logique que personne nerépliqua.

– Vous autres, au contraire, poursuivitRocambole, vous n’êtes ni incriminés, ni coupables ; enadmettant même que vous soyez mis en prison, vous serezrelâchés.

– Qui sait ? fit encore Milon.

– Je connais la loi anglaise, ditRocambole, et suis sûr de ce que je dis.

– Eh ! s’écria Vanda, que nousimportent la vie et la liberté si vous mourez, maître ?

– Vous continuerez mon œuvre, ditfroidement Rocambole.

Milon se méprit à ces paroles :

– Ah ! non, par exemple, dit-il, envoilà assez comme ça pour les fénians, des gredins qui sontcause…

– Tais-toi !

Et Rocambole eut un geste impérieux.

Puis, s’adressant à Vanda :

– Écoute-moi bien, toi, dit-il.

– Parlez, maître !

– Si l’hypothèse que je viens d’admettredevenait une réalité, si j’étais enseveli, vous autres écrouésd’abord, puis mis en liberté ensuite, tu te mettrais à la recherchede miss Ellen.

– Elle nous attend sur le navire.

– Soit. Mais enfin tu la retrouverais oùqu’elle fût ?

– Sans doute. Et puis ?

– Et vous iriez ensemble à Rotherhithe,de l’autre côté de la Tamise, tout près du tunnel.

– Après ? fit encore Vanda.

– Vous entreriez dans Adam street, uneruelle étroite et sombre, et vous chercheriez la maison qui portele numéro 17.

– Bon ! dit Vanda.

– Au troisième étage de cette maisondemeure une vieille femme qu’on appelle Betzy-Justice. Tu luimontrerais ceci.

Et Rocambole prit à son cou une petitemédaille d’argent qui était suspendue par un fil de soie.

– Et puis ? dit encore Vanda.

– Alors Betzy-Justice te donnera despapiers.

– Et ces papiers, je les lirai ?

– Oui, et ils t’apprendront à qui toi etnos compagnons avez affaire.

– C’est bien, dit Vanda.

Rocambole consulta sa montre de nouveau.

– Quel jour sommes-nous ?demanda-t-il ?

– Le 14, répondit Marmouset.

Le maître parut réfléchir.

– Je me suis trompé, dit-il enfin ;la marée avance d’une heure aujourd’hui.

– Ah !

– À l’heure qu’il est, l’orifice de lagalerie doit être libre.

– Alors le moment est venu ? demandaVanda en tremblant.

– Dans dix minutes.

Milon se jeta alors aux genoux deRocambole :

– Maître, dit-il, au nom de Dieu,accordez-moi une grâce.

– Parle.

– Laissez-moi rester avec vous.

– Soit, dit Rocambole.

Milon poussa un cri de joie.

Alors le maître prit Vanda dans ses bras etl’y serra fortement ; puis il embrassa successivement chacunde ses compagnons et dit :

– Éloignez-vous !

Et ils obéirent.

Vanda se retournait à chaque pas, tout enobéissant.

– Plus vite ! cria Rocambole.

Puis, quand ils eurent disparu dansl’éloignement, il regarda Milon :

– Es-tu prêt ? dit-il.

– Toujours, répondit le colosse.

– Tu n’as aucune répugnance à t’en allerdans l’éternité ?

– Avec vous, aucune.

– C’est bien. En route, alors !

Et Rocambole approcha sa torche de l’extrémitéde la mèche et y mit le feu.

Puis, les bras croisés sur la poitrine, ilattendit.

Milon était aussi impassible que lui.

Et la mèche brûlait lentement, et elleatteignit le mur qui la séparait encore du baril…

III

Vanda s’était retournée bien souvent, et ellemarchait la dernière, tandis que les compagnons de Rocamboles’éloignaient du baril de poudre et gagnaient la sallecirculaire.

– Plus vite ! avait crié le maître,plus vite !

Marmouset, qui marchait en tête ; avaitprécipité sa marche.

Et tous arrivèrent ainsi à la sallecirculaire.

Alors Marmouset dit à Vanda :

– Nous sommes à quatre cents mètres dedistance du baril ; mais comme le souterrain est percé endroite ligne, nous pourrons voir l’explosion.

En même temps, il passait derrière lui latorche qu’il tenait à la main.

Alors on put voir Rocambole et Milon dans lelointain, grâce à la clarté de la torche qu’ils avaient gardée.

Le maître et Milon étaient l’un près del’autre, immobiles, attendant l’explosion.

Vanda frissonnait de tous ses membres.

Non pour elle, car elle avait prouvé sonhéroïsme et son mépris de la vie.

Mais pour Rocambole, à l’amour de qui elleavait renoncé et que, cependant, elle aimait toujours.

Deux minutes s’écoulèrent.

– C’est long ! disaient lesautres.

– Non, répondit Marmouset, il faut donnerà la mèche le temps de brûler.

Puis il ajouta :

– Couchez-vous tous à terre.

– Pourquoi ? demanda laMort-des-Braves.

– Parce l’explosion vous y couchera toutà l’heure, et que si vous attendez ce moment, vous risquez de vouscasser une jambe ou un bras.

Tous obéirent, excepté Vanda.

– Moi, je veux voir ! dit-elle.

Et elle avait toujours les yeux fixés surMilon et Rocambole, qui lui apparaissaient dans l’éloignement, aumilieu du cercle de lumière décrit par la torche, comme des êtresmicroscopiques.

– Eh ! bien ! moi aussi, ditMarmouset.

Et, comme Vanda, il demeura debout.

Tout à coup, la mèche enflammée se trouva encontact avec le baril.

Jamais plus épouvantable coup de tonnerre nese fit entendre.

Et l’ébranlement fut tel que Vanda etMarmouset furent jetés la face contre terre.

Mais ils demeurèrent les yeux ouverts.

Ô miracle !

À la place de la torche que tenait Rocamboleet qui s’était brusquement éteinte, une lumière blanche, rondecomme la lune, se montra à l’extrémité du souterrain.

Le baril de poudre, avait, du même coup,rejeté la muraille en arrière et la roche en avant.

Le maître ne s’était point trompé dans sescalculs. La galerie avait joué le rôle d’un canon.

Cette lumière qui brillait, dans le lointain,c’était le jour, le jour au bord de la Tamise.

Au même instant, deux ombres s’agitèrent surle sol.

C’étaient Milon et Rocambole qui, jetésviolemment à terre par la secousse, se redressaient.

La voix du maître parvint aux oreilles deMarmouset et de Vanda.

– En avant ! criait-il, enavant !

Et on les vit, Milon et lui, qui s’élançaientvers le point lumineux, c’est-à-dire vers l’orifice de lagalerie.

Les autres compagnons de Marmouset et de Vandas’étaient pareillement relevés.

– En avant ! répéta Marmouset.

Et tous se mirent à venir sur les pas deRocambole et de Milon.

Mais, tout à coup, un nouveau bruit se fit, unfracas plutôt.

La lumière blanche disparut…

Le sol trembla comme tout à l’heure, etMarmouset, qui marchait le premier, s’arrêta la sueur au front.

C’était la voûte de la galerie quis’effondrait, et un nouveau bloc de roche fermait le souterrain uneseconde fois.

Cette fois, une épouvante indescriptibles’empara des compagnons du maître.

Les torches étaient éteintes, et les ténèbresenveloppaient Marmouset, Vanda et ceux qui les suivaient.

Le sol tremblait sous leurs pieds ; descraquements sourds retentissaient à une faible distance.

– Nous sommes perdus ! ditVanda.

– Qui sait ? fit Marmouset.

Sa torche était éteinte ; mais il l’avaittoujours dans la main.

– Il faut y voir tout d’abord,dit-il.

Et il tira de sa poche un briquet avec lequella torche fut rallumée.

Les craquements avaient cessé ; le sol necrépitait plus sous leurs pieds, et tout était rentré dans lesilence.

– En avant ! répétait Marmouset.

– En avant ! dit Vanda.

Polyte portait dans ses bras sa chère Pauline,qui s’était évanouie de frayeur.

Marmouset, sa torche à la main, tenaittoujours la tête de la petite troupe.

On arriva ainsi à l’endroit où le baril avaitpris feu ; on passa sur les débris de la muraille.

On put voir la paroi de la galerie entamée parle frottement de la roche.

– Plus loin encore ! disaitMarmouset.

Et il marchait toujours.

Enfin, ils arrivèrent à l’endroit où lalumière du ciel avait subitement disparu.

Une énorme roche, plus grosse encore que lapremière, s’était détachée de la voûte et, murailleinfranchissable, fermait la galerie.

Marmouset et Vanda se regardèrent.

Ils se regardèrent, pâles, muets,frissonnants.

La même question venait sur leurs lèvres, etni l’un ni l’autre n’osait la faire.

Qu’était devenu le maître ?

Avait-il été écrasé ?

Ou bien la roche était-elle tombée derrièrelui, le séparant ainsi de ses compagnons, mais lui donnant le tempsde gagner la Tamise ?

Enfin, Vanda prononça un mot, un motunique :

– Espérons ! dit-elle.

– Espérons ! répéta Marmouset.

Et alors ils regardèrent leurs compagnons, quiparaissaient frappés de stupeur.

– Mes amis, dit enfin Marmouset, il nefaut plus songer à aller en avant ; vous le voyez, la routeest barrée.

– Eh bien ! dit Jean le Boucher,retournons en arrière, et si les policemen nous rencontrent, onverra…

Vanda ne prononçait plus un mot.

Elle était comme anéantie par cette nouvellecatastrophe, et un doute affreux l’étreignait.

Rocambole était-il mort ou vivant ?

La Mort-des-Braves dit à son tour :

– Ce n’est pas douteux, le maître etMilon ont pu se sauver.

Marmouset ne répondit pas.

Ils rebroussèrent chemin et arrivèrent dans lasalle circulaire. Là, Marmouset s’arrêta.

– Il s’agit de tenir conseil sur ce quenous avons à faire, dit-il.

Et il montrait du doigt la galerie parlaquelle, quelques heures auparavant, ils avaient gagné lesouterrain de Newgate.

– Nous savons où cela conduit,dit-il.

– Merci bien, dit le matelot William,vous voulez donc aller vous livrer aux policemen ?

– Nous ne risquons pas grand’chose àcela.

– Nous risquons d’aller au Moulin,d’abord.

– Je me ferai bien mettre en liberté.

– Vous, peut-être, mais moi… qui suisAnglais ?

Polyte avait déposé Pauline à terre. La jeunefille commençait à revenir à elle et demandait ce qui s’étaitpassé.

Polyte ralluma sa torche à la torche deMarmouset.

– Je vais faire un bout de chemin enavant, dit-il.

Et il s’engagea dans la galerie.

Mais il n’eut pas fait cinquante pas qu’ilrebroussa chemin et vint rejoindre ses compagnons.

– C’est pas la peine de vous fouler larate, dit-il.

– Hein ? dit Marmouset.

– Nous n’avons rien à craindre despolicemen.

– Que veux-tu dire ?

– Qu’un autre éboulement s’est fait danscette galerie et qu’elle est fermée aussi.

– Ah !

– Ce qui fait que nous sommes prisonniersici.

– Prisonniers, dit la Mort-des-Braves etcondamnés à mourir de faim.

Marmouset haussa les épaules.

– Bah ! dit-il, ce ne serait pas lapeine d’avoir une étoile pour ne point s’y fier.

Tout le monde le regarda.

– Voici une autre galerie que nousn’avons pas explorée, dit-il.

– C’est vrai, fit Vanda.

– Qui sait où elle mène ?

– Voyons toujours…

Et Marmouset s’engagea dans la troisièmegalerie.

Celle-ci, au lieu de suivre un plan incliné,montait au contraire peu à peu.

Marmouset se retourna vers sescompagnons :

– Nous allons peut-être nous trouver toutà l’heure au niveau du sol, dit-il.

– Marchons toujours, dit laMort-des-Braves.

Mais tout à coup Marmouset éteignit vivementsa torche.

– Silence ! dit-il à voix basse.

Puis il s’arrêta en disant :

– Que personne ne bouge !

Au milieu du silence qui régnait dans cescatacombes, un bruit était parvenu tout à coup aux oreilles deMarmouset.

Ce n’était plus un craquement sourd etlointain, ça n’était pas non plus un mugissement du solébranlé.

C’était le murmure de deux voix humaines.

Étaient-ce les policemen ?

Ou bien quelques fénians qui cherchaient celuiqu’ils avaient promis de délivrer ?

Et comme Marmouset se posait cette question etrecommandait le silence à ses compagnons, une lumière brilla dansl’éloignement.

Puis un homme se montra, portant une lanterneà la main.

Et Marmouset reconnut cet homme etdit :

– C’est Shoking ! Nous sommessauvés !

IV

Marmouset ne se trompait pas.

C’était bien Shoking.

Shoking qui cheminait une lanterne à la main,côte à côte d’un homme que Marmouset reconnut pareillement.

C’était le chef fénian qui avait promis desauver l’homme gris.

Et Marmouset, se tournant vers la petitetroupe qui s’était arrêtée comme lui :

– Nous pouvons avancer, dit-il. Ce sontdes amis.

Shoking les eut bientôt aperçus à sontour.

Et reconnaissant Marmouset, il poussa un cride joie et vint se jeter dans ses bras.

– Ah ! dit-il, il y a bien longtempsque nous vous cherchons.

– C’est vrai, dit le fénian.

– Et nous avions bien peur que vous nefussiez ensevelis, poursuivit Shoking.

En même temps, il cherchait des yeuxRocambole, et ne le voyant pas :

– Mais où est l’homme gris ?s’écria-t-il.

Marmouset secoua la tête.

Shoking jeta un nouveau cri.

– Mort ? dit-il.

– Nous espérons encore le contraire,murmura Marmouset.

– Comment ? Que voulez-vousdire ?

Et Shoking, au comble de l’anxiété, regardaitMarmouset.

Celui-ci, en deux mots, lui raconta ce quis’était passé.

Alors un sourire revint aux lèvres deShoking.

– Je suis rassuré, dit-il.

Et comme Vanda, Marmouset et les autres leregardaient, il ajouta :

– J’ai été le compagnon du maître, et dumoment où vous ne l’avez pas vu mort, je suis bien sûr qu’il sesera tiré d’affaire.

La confiance de Shoking gagna tout le monde,excepté Vanda.

Vanda était agitée par les plus sinistrespressentiments.

– Enfin, dit Marmouset, comment êtes-vousici ?

– Nous vous cherchions, dit le cheffénian.

– Ah !

– Vous avez devancé mes plans, et s’ilétait arrivé un malheur, il ne faudrait vous en prendre qu’à vous,dit encore cet homme avec un flegme tout britannique.

Marmouset se redressa d’un air hautain.

– Vous croyez ? dit-il.

– Sans doute, dit le fénian toujourscalme. Si vous n’aviez pas douté de notre parole… vous n’auriez pasagi…

– Ah ! dit Shoking qui intervint, cen’est ni l’heure ni le moment de nous quereller ; il fautsortir d’ici, car les éboulements peuvent recommencer.

– Mais par où êtes-vous venus ?demanda Marmouset.

– Par une troisième issue.

Shoking connaissait donc les autres.

Et comme Marmouset faisait un geste desurprise, le bon Shoking ajouta :

– Les fénians connaissaient aussi bienque vous l’existence du souterrain.

– En vérité !

– Et ils comptaient faire sauter unepartie de Newgate, si vous ne vous étiez pas tant pressés.

– Mais enfin, demanda Marmouset, quelétait leur plan ?

– Je vais vous le dire, répondit le cheffénian. Nous avions placé six barils de poudre.

– Bon !

– Trois dans les souterrains, troiscontre le mur même de la prison.

– Et puis ?

– On a mis le feu à ceux dessouterrains.

Ceux-là étaient destinés à faire écrouler unepartie des maisons d’Old Bailey.

– Dans quel but ?

– Dans le but d’amener un tel désordreque, le mur de Newgate s’écroulant à son tour, on pût sauverl’homme gris. Un seul de ces barils a pris feu.

– Et ceux qui étaient contre le mur de laprison ?

– Quand nous avons su que l’homme gris etvous étiez dans les souterrains, nous en avons arraché lamèche.

– Mais alors Old Bailey s’estécroulé ?

– Non.

– Comment cela ?

– Il n’y a qu’une maison de Sermon Lanequi s’est écroulée, et le fracas a été tel qu’on n’a pas encore pusavoir ce qui avait déterminé cet éboulement épouvantable.

– Alors la prison de Newgate estdebout ?

– Oui, on a délivré le gouverneur, qui araconté votre évasion.

On est descendu dans les souterrains, mais ila fallu rebrousser chemin.

– Pourquoi ?

– D’abord, parce que les éboulementscontinuaient ; ensuite, parce que la voie que vous aviezsuivie était barrée.

– Ah ! c’est juste, dit Marmousetqui se souvint que Polyte n’avait pu aller plus loin.

Puis il ajouta :

– Mais enfin, vous êtes venus par uneautre route, vous autres ?

– Sans doute.

– Alors nous pouvons sortir ?

– Quand vous voudrez, dit Shoking ;suivez-moi.

Et il rebroussa chemin.

La petite troupe le suivit.

Au bout d’un quart d’heure de marche, ils setrouvaient au bas d’un escalier.

– Ah ! dit Marmouset, où celaconduit-il ?

– Dans la cave d’un public-house.

– Tenu par un des nôtres, dit le cheffénian.

– Et où est situé cepublic-house ?

– Dans Farringdon street.

– Ce qui fait que nous sommes maintenantà l’est de Newgate ?

– Oui.

Shoking marcha le premier.

Vanda ferma la marche.

On eût dit qu’elle laissait son âme toutentière dans le souterrain, et de temps à autre, tout en marchant,elle détournait la tête et murmurait :

– Peut-être, à cette heure, est-ilenseveli sanglant et respirant encore sous quelque éclat derocher.

L’escalier avait trente marches.

À la trentième, la tête touchait unetrappe.

La trappe soulevée, Marmouset, qui suivaitShoking, se trouva dans la salle basse du public-house, et tout lemonde suivit Marmouset.

Les volets de la devanture étaient fermés.

On était en pleine nuit.

Le publicain avait renvoyé ses pratiques et ilétait seul.

Lui aussi, il chercha des yeux l’homme gris etne le vit pas.

Marmouset dit alors à Shoking :

– Nous sommes donc dans Farringdonstreet ?

– Oui.

– Au-dessus ou au-dessous de Fleetstreet ?

– Au-dessous.

– Par conséquent, tout près de laTamise ?

– Certainement.

– Eh bien ! il faut vous mettreaussitôt à la recherche du maître.

– Ce sera d’autant plus facile, ditShoking, que j’ai un bateau auprès de Temple Bar.

– Partons alors, dit Marmouset.

– Je vais avec vous, dit Vanda.

– Et moi aussi…

– Et moi aussi… dirent tous lesautres.

– Non, dit Marmouset avec un accentd’autorité. Vous allez rester ici vous autres, et vous attendrezque nous revenions.

En l’absence du maître, Marmouset étaittoujours obéi.

Polyte, lui, n’était pas fâché de ne pointfaire partie de cette nouvelle expédition, car Pauline était briséede fatigue et d’émotion.

Marmouset, Shoking et Vanda sortirent donc dupublic-house et se trouvèrent dans cette large voie qui s’appelled’abord la rue et ensuite la route de Ferringdon…

La nuit était brumeuse.

Cependant un rayon de lune parvenait àdéchirer le brouillard.

C’était ce qui expliquait cette clarté blancheque Marmouset et ses compagnons avaient aperçue un moment aprèsl’explosion, par l’orifice dégagé du souterrain.

Vanda et ses deux compagnons descendirent doncau bord de la Tamise.

Le bateau de Shoking s’y trouvait amarré.

Ils y montèrent et Shoking prit lesavirons.

– Puisque les fénians connaissaient lesouterrain, dit alors Marmouset, vous devez savoir, vous, où estl’orifice de la galerie qui aboutit à la Tamise ?

– Nous gouvernons droit dessus.

– Est-ce loin ? demanda Vandapalpitante.

– Nous y serons dans dix minutes.

Et Shoking se mit à ramer vigoureusement.

Enfin la barque qui avait un moment pris lelarge se rapprocha peu à peu de la berge, et Shoking, relevant lesavirons, laissa dériver.

La barque heurta un amas de broussailles.

– C’est là, dit Shoking.

Marmouset qui avait les yeux perçants,examinait les broussailles, et tout à coup, regardantVanda :

– Il est évident, dit-il, qu’aucun hommen’a passé au travers.

– Mon Dieu !

– Le maître et Milon ne sont pas sortisdu souterrain.

– Ah ! dit Vanda avec un sanglot,ils sont morts…

Marmouset ne répondit pas.

Mais il écarta les broussailles, mit à nu unelarge crevasse, et sauta lestement hors de la barque.

– As-tu gardé la lanterne ?demanda-t-il à Shoking.

– Oui, répondit Shoking. Mais nous nel’allumerons que lorsque nous serons dedans.

Et ils pénétrèrent tous trois dans lesouterrain.

Alors Shoking se mit en devoir de rallumer salanterne. Mais à peine une clarté douteuse eut-elle brillé dans lesouterrain, que Vanda et Marmouset jetèrent un cri d’épouvante…

V

On eût pu croire, à ce cri d’épouvante, poussésimultanément par Vanda, Marmouset et Shoking, que tous trois setrouvaient en présence des cadavres mutilés de Rocambole et deMilon.

Il n’en était rien cependant.

Ce qui les avait glacés d’effroi, c’était unénorme rocher qui fermait l’entrée de la galerie.

Or ce rocher ne pouvait être celui que, de lasalle circulaire, Marmouset et ses compagnons avaient vu tomberderrière Rocambole et Milon.

C’en était un autre.

Il fallait donc supposer que les éboulementscommencés derrière les fugitifs avaient continué devant eux etqu’ils avaient été écrasés.

Il y avait une manière certaine de s’enconvaincre du reste.

Marmouset, par l’inspection des broussailles,croyait être certain, que ni Rocambole ni Milon n’avaient eu letemps de sortir de la galerie.

M’ais il y avait un autre moyen de contrôlebien autrement éloquent.

À l’heure de la marée haute, les eaux de laTamise envahissaient le souterrain sur un parcours de plusieurscentaines de pas.

En se retirant, elle déposait une sorte delimon qui aurait nécessairement gardé l’empreinte des pieds deMilon et de Rocambole.

Or Marmouset, promenant la lanterne sur lesol, eut beau chercher, il ne trouva rien.

En outre, le rocher détaché de la voûte étaitsec, preuve qu’il était tombé depuis que l’eau s’était retirée.

Vanda, Marmouset et Shoking se regardaientdonc avec une épouvante indicible.

Le doute n’était plus possible.

Ou Rocambole et Milon avaient été écraséspendant qu’ils fuyaient.

Ou bien ils se trouvaient emprisonnés entredeux blocs de roche.

Cette dernière hypothèse était la suprêmeespérance que Vanda pût avoir encore.

Et elle regardait Marmouset, se tordait lesmains de désespoir et murmurait :

– Que faire ? que faire ?

– Je ne sais, répondit Marmouset.

Alors il eut une inspiration.

Il remit la lanterne à Shoking, s’approcha dubloc de roche, se coucha presque dessus et y appuya sonoreille.

Vanda le regardait faire sans comprendre.

Marmouset écoutait…

Il écoutait, sachant que certaines pierresd’essence calcaire ont une sonorité prodigieuse.

Cette expérience ressemblait quelque peu àcelle du médecin penché sur un homme qui ne donne plus signe devie, et cherchant à surprendre un dernier battement de cœur.

Mais tout à coup le visage de Marmousets’éclaira.

– J’entends quelque chose, dit-il.

– Quoi donc ? fit Vanda d’une voixétranglée.

Et elle se précipita vers lui.

Un bruit sourd, lointain, qui ressemble à lafois à l’écoulement goutte à goutte d’une source et à la voixhumaine.

Vanda appuya à son tour l’oreille contre lerocher.

– Moi aussi, dit-elle, j’entends quelquechose.

– Ah !

– Et, ajouta-t-elle avec un geste dejoie, ce n’est pas le bruit d’une eau qui coule.

– En êtes-vous sûre ?

– Oui, c’est une voix humaine. Attendez…attendez…

Et Vanda écoutait toujours.

– Oui, dit-elle encore, ce n’est pas unevoix, c’est deux. Elles se rapprochent. Ah !…

Et Vanda eut un cri de joie.

– Qu’est-ce encore ? fitMarmouset.

– C’est bien leur voix à tous deux ;l’une claire et sonore, l’autre grave et basse.

Et Vanda se mit à crier :

– Maître ! maître !

– Silence ! dit Marmouset.

Et comme elle le regardait :

– Laissez-moi m’expliquer, dit-il, et necriez pas inutilement.

– Inutilement ?

Et Vanda, folle de joie, regardait Marmousetet semblait se demander si lui-même n’avait pas perdu l’esprit.

– En effet, reprit celui-ci, vous avezraison.

– Ah ! c’est bien des voix que nousavons entendues.

– Oui.

– Et ces voix…

– Ce sont les leurs. Comme vous, je lesai reconnues.

– Eh bien ? pourquoi ne voulez-vouspas alors que je les appelle… pour qu’ils sachent…

– Ils ne sauront rien.

– Ah !

– Ils ne vous entendront pas.

– Nous les entendons bien, nous.

Marmouset se prit à sourire.

– Ceci, dit-il, n’est pas la mêmechose.

– Pourquoi donc ?

– Parce que dans le souterrain, entre lesdeux blocs de roche, il y a une sonorité qui ne saurait exister icià cause du voisinage du grand air.

La raison était sans réplique.

Marmouset poursuivit :

– Le bruit qui nous parvient est un bruitde voix ; ils causent. S’ils étaient blessés, ilsgémiraient.

– C’est juste, dit Vanda.

– Ils sont donc sains et saufs…

– Oui, mais ils sont prisonniers, et ilsfiniront par mourir de faim.

– Nous les délivrerons ! ditfroidement Marmouset.

– Comment ?

– Oh ! reprit le jeune homme, vouspensez bien qu’il ne faut plus songer à employer la poudre.

– Certes, non.

– Il ne faut pas songer davantage à saperce rocher avec des outils quelconques.

– Que faire alors ?

– Allons-nous-en, regagnons le bateau,prenons le large de la Tamise, et je vous le dirai.

Marmouset s’exprimait avec tant de calme queVanda eut confiance.

Quant à Shoking, comme ils s’exprimaient enfrançais, il n’avait pas compris grand’chose.

Tout ce qu’il savait, c’est que le maître etMilon étaient vivants, puisqu’on les entendait parler à travers lerocher.

Marmouset regagna le bateau et Vanda lesuivit.

Shoking reprit les avirons, et Marmouset luidit en anglais :

– Pousse au large et maintiens-toi bienen ligne directe de la galerie.

– Pour cela, dit Shoking, il faut d’abordque je remonte le courant.

– Soit, dit Marmouset.

– Puis je me laisserai dériverperpendiculairement sur l’orifice du souterrain.

– C’est bien cela, dit encoreMarmouset.

Et debout, à l’arrière de la barque, ilattacha son regard sur la rive gauche de la Tamise.

Vanda le regardait sans comprendre.

La barque remonta jusqu’au point desMoines-Noirs.

Puis Shoking la laissa dériver.

Marmouset ne perdait pas de vue les maisonsnoires et enfumées qui bordent la Tamise en cet endroit.

Tout à coup il parut en fixer une.

– C’est là ! dit-il.

– Quoi donc ? dit Vanda.

Mais Marmouset, au lieu de répondre à Vanda,dit à Shoking :

– Tu peux regagner le large.

– Ah ! fit Shoking.

Et les avirons retombèrent à l’eau.

Cinq minutes après, Marmouset mettait pied àterre et regagnait Farringdon street.

– Mais où allons nous ? demandaencore Vanda.

– Venez toujours, vous verrez.

La première rue qu’on trouve perpendiculaire àFarringdon, quand on a quitté le bord de la Tamise, se nomme Carlstreet.

Thames street est sa continuation versl’est.

Marmouset marchait d’un pas rapide et Vandaavait peine à le suivre.

Il fit quelques pas dans Carl street ets’arrêta devant une maison plus haute que les autres.

C’était celle qu’il avait remarquée du milieude la Tamise.

– Maintenant, dit-il à Vanda, écoutez-moibien.

– Parlez…

– À moins que je ne me trompe dans mescalculs, cette maison est juste au-dessus de la galeriesouterraine.

– Vous croyez ?

– Et elle se trouve entre les deuxrochers qui emprisonnent Rocambole et Milon.

– Eh bien ?

– Attendez… dit encore Marmouset.

Et il s’approcha de la porte de cette maison,et tenant toujours à la main la lanterne de Shoking, il examinacette porte.

– J’en étais sûr, dit-il enfin.

– Sûr de quoi ? fit encoreVanda.

– Cette maison est celle d’un chef fénianqu’on appelle Farlane.

Tenez, son nom est sur la porte :

Farlane et C°.

– Et c’est un fénian ?

– Oui.

Vanda regarda Marmouset d’un air qui voulaitdire :

– Ah çà ! vous êtes doncsorcier ?

Marmouset se prit à sourire.

– Écoutez-moi, dit-il.

Et il éteignit la lanterne de Shoking.

VI

À présent, reportons-nous au moment oùl’explosion venait d’avoir lieu.

La secousse avait été si forte que Rocamboleet Milon, projetés en arrière, étaient tombés la face contreterre.

Mais ils se soulevèrent presque aussitôt.

– Victoire ! s’écria Rocambole, lavoie est libre.

En effet, on apercevait un coin du ciel dansl’éloignement.

Et il se retourna dans la direction de lasalle circulaire, criant :

– Suivez-moi ! suivez-moi !

Et il se mit à courir.

Milon était auprès de lui.

Ils firent ainsi une vingtaine de pas.

Tout à coup, un fracas épouvantable retentitderrière eux.

Rocambole jeta un cri et se retourna.

Le premier éboulement venait de se produire,le séparant ainsi de ses compagnons.

Mais Rocambole ne perdit point la tête.

– En avant ! répéta-t-il,s’adressant à Milon. Sortons d’abord. Quand nous serons en pleinair, nous trouverons bien un moyen de les délivrer.

– En avant ! dit Milon.

Et il continua à courir auprès du maître.

Soudain, un nouveau bruit, plus épouvantableencore que le premier, se fit entendre.

Cette fois, la lumière vers laquelle ilscouraient disparut et les ténèbres les enveloppèrent.

La secousse fut même si forte que de nouveauRocambole et Milon tombèrent la face contre terre.

Le sol mugissait sous eux.

Aux éboulements gigantesques succédaient deséboulements partiels. Des pierres tombaient ça et là, et l’uned’elles faillit atteindre Rocambole à la tête.

Cependant le maître n’avait point étéécrasé.

Et, au milieu des ténèbres, la voix affolée deMilon se fit entendre :

– Maître ! maître ! dit-il, oùêtes-vous ?

– Ici, dit Rocambole.

– Blessé ?

– Non.

– Moi non plus.

– Ne bougeons pas, dit Rocambole,attendons…

Enfin, l’éboulement général cessa ; lespierres ne tombaient plus. Alors Rocambole se redressa.

Et il entendit Milon qui murmurait :

– C’est égal, nous avons une fameusechance.

Rocambole n’avait pas lâché sa torche.Seulement, elle était éteinte.

Mais Marmouset, en distribuant des torches àsa petite troupe, avait donné à chacun une boîted’allumettes-bougies, et Rocambole avait la sienne.

– Maître, dit Milon, est-ce que je puisme lever, à présent ?

– Oui, mais ne bouge pas de place.Attends.

Et Rocambole chercha ses allumettes et allumasa torche. Alors Milon put se convaincre qu’il était sain etsauf.

– Une fameuse chance !répéta-t-il.

– Pas si grande que tu le crois, ditRocambole.

Et, sa torche à la main, il marcha jusqu’àl’éboulement. Le souterrain était de nouveau fermé par un blocénorme qui s’était, en tombant, écrasé par les coins et fermait lagalerie aussi hermétiquement qu’une muraille élevée de maind’homme.

– Tu le vois, dit Rocambole, nous nesommes pas plus avancés qu’il y a une heure.

– Revenons sur nos pas, alors, ditMilon.

Ils rebroussèrent chemin et se trouvèrentbientôt en présence de l’autre éboulement qui s’était produitderrière eux.

– Tu le vois, dit Rocambole, nous nesommes pas encore plus avancés.

– Mais alors, dit Milon frémissant, noussommes prisonniers ?

– Non, nous sommes enterrés toutvivants.

– Et ni outils, ni poudre ! geignitMilon.

Rocambole était un peu pâle, mais saphysionomie n’avait rien perdu de son calme habituel.

– Mon bon ami, dit-il, au lieu de nousdésoler, il faut réfléchir froidement.

Milon le regarda.

– Notre situation n’est pas brillante,poursuivit Rocambole ; mais enfin elle n’est pasdésespérée.

– Ah ! vous croyez ?

Et Milon attacha sur le maître un regard pleind’espoir.

– Écoute-moi bien, poursuivitRocambole : il est probable que Marmouset et les autresn’auront pas été ensevelis.

– Soit. Mais ils sont prisonniers commenous.

– Avec la chance d’être délivrés.

– Par qui ?

– Par les policemen qui doivent être à marecherche.

– Bon ! mais alors on les conduiraen prison ?

– D’abord. Mais on ne tardera pas à lesrelâcher.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr.

– Et alors ?

– Alors Marmouset, qui est, tu le sais,un garçon de ressource, et Vanda qui donnerait tout son sang pourmoi, Marmouset et Vanda, dis-je, songeront à nous et s’occuperontde venir à notre secours.

– Soit, dit Milon, mais il s’écoulera unfameux bout de temps d’ici-là !

– Je ne dis pas non.

– Deux jours, peut-être…

– Et même trois, dit Rocambole.

– Nous avons le temps de mourir defaim !

– Un homme peut, à la rigueur, passerquatre jours sans manger, dit Rocambole.

Il s’assit tranquillement sur un bloc derocher.

Milon n’était pas aussi calme que lemaître.

Il allait et venait par le souterrain, commeune bête fauve qui fait sans relâche le tour de sa cage.

– Ne te désole donc point par avance, luidit Rocambole, tu n’as pas encore faim, je suppose.

– Oh ! non, dit Milon, mais j’aisoif.

– Dans quatre ou cinq heures, tu pourrasboire.

– Comment cela ?

– Au retour de la marée, la Tamiseenvahira de nouveau la galerie.

– Bon !

– Et nous jouerions de malheur si nous nedécouvrions pas quelque infiltration.

– De l’eau salée…

– Mais non, de l’eau douce.

– Cependant, puisque la Tamise estsoumise à la marée…

– Cela ne fait rien. La mer repousse larivière, mais la rivière n’a pas le temps de se mélanger avecelle.

– Ah ! dit Milon.

– Viens donc t’asseoir ici, près de moi,poursuivit Rocambole.

Milon obéit.

– Et comme les paroles n’ont pas decouleur, ajouta le maître, je ne vois pas la nécessité de brûlerinutilement notre torche, dont nous aurons certainement besoin plustard.

Et Rocambole éteignit la torche. Puis ilcontinua :

– Sais-tu pourquoi je ne me désespèrepas, moi ?

– Oh ! vous, maître, dit Milon, vousêtes toujours impassible comme la destinée.

– Ce n’est pas cela, dit Rocambole.

– Qu’est-ce donc ?

– Je me figure que tant que j’auraiquelque chose à faire, la Providence veillera sur moi et me tirerad’affaire.

– Vraiment ? fit Milon. Mais alors,maître, vous ne vous reposerez jamais ?

– Non, dit Rocambole.

– Il me semble pourtant, dit Milon, quele moment serait venu pour vous de revenir à Paris et d’y vivretranquille.

– J’ai affaire ici.

– Ah ! oui. Toujours lesfénians.

– Non.

– Ma parole ! dit Milon, ce n’estpourtant pas un pays engageant que l’Angleterre.

– Cela dépend, dit Rocambole. Et puis, jete le répète, j’y ai un nouveau devoir à remplir.

– Et il n’est pas question de ces gredinsde fénians ?

– En aucune façon.

Milon ne répondit rien. Il paraissait attendreque Rocambole s’expliquât. Celui-ci garda un moment le silence.Puis tout à coup :

– Crois-tu à la corde de pendu,toi ? dit-il.

– Comment cela ?

– On dit que la corde d’un pendu portebonheur.

– On le dit, fit Milon, mais je n’y croisguère… et vous ?

– Nous verrons bien si elle nous tired’ici.

– Hein ! dit Milon, vous avez doncde la corde de pendu ?

– Oui.

– Dans votre poche ?

– Dans ma poche.

– Alors, nous verrons bien, comme vousdites.

Et Milon attendit de nouveau.

– Et, acheva Rocambole, comme nous avonsle temps et que nous ne sommes pas au bout de notre captivité, jevais te raconter une histoire.

– Une histoire de corde ?

– L’histoire de la corde et celle dupendu qui m’a nommé son exécuteur testamentaire, dit Rocambole.

– Parlez, maître, je suis toutoreilles.

VII

Rocambole dit alors :

– Tu te souviens de la façon dont notreamitié a commencé ?

Nous étions compagnons de chaîne.

Un jour tu me parlas de ces deux orphelinspour l’amour de qui tu étais au bagne…

– Oui, oui, dit Milon, et c’est depuisque vous avez sauvé mes pauvres enfants, que je vous suis dévouécomme un chien fidèle.

– Eh bien ! pareille chose m’estarrivée une seconde fois.

– Comment cela ?

– Seulement ce n’était plus au bagne deToulon, mais dans la prison de Newgate.

– Ah !

– Et l’homme avec qui je me suis lié estmort.

– Il a été pendu ?

– Hélas ! oui.

Et Rocambole soupira.

– Écoute, reprit-il. Je venais d’êtrearrêté et je n’avais opposé d’ailleurs aucune résistance. J’avaismes raisons pour cela, car j’eusse pu m’évader avant même que lesportes de Newgate ne se fussent refermées sur moi.

On ne me conduisit pas tout de suite àNewgate, du reste.

On me mena tout d’abord chez le magistrat depolice de Drury Lane.

Le magistrat m’interrogea pour la forme et mefit écrouer dans la prison qui sert de dépôt et qui se trouveplacée au-dessous de son prétoire.

Chaque matin, une voiture cellulaire fait letour des cours de police, enlève les prisonniers arrêtés pendant lanuit et les dirige soit sur Newgate, soit sur Bath square ou touteautre prison centrale.

Je passai donc six heures dans le cachot de lacour de police de Drury Lane.

Dans ce même cachot, il y avait une femme enhaillons, déjà vieille, mais dont le visage conservait les tracesd’une rare beauté.

Quand j’entrai, elle me regarda avec défianced’abord, puis avec curiosité.

Enfin, son regard ayant rencontré le mien,elle éprouva sans doute le charme mystérieux que mon regard exercesur certaines personnes, car elle me dit :

– Je crois que vous êtes l’homme que jecherche.

Et comme je la regardais avecétonnement :

– Êtes-vous arrêté pour un grandcrime ? me demanda-t-elle.

– Je suis fénian, répondis-je.

Elle tressaillit, et un rayon de joie éclairason visage.

– Ah ! fit-elle ; alors vousirez à Newgate demain.

– Incontestablement.

– J’avais donc bien raison de dire quevous étiez l’homme que je cherche depuis si longtemps.

– Je la regardais toujours, cherchant àdeviner le sens de ses paroles.

Elle continua :

– Je me nomme Betzy-Justice, je suisÉcossaise.

– Fort bien. Après ?

– Voici un mois que je me fais arrêterchaque soir pour ivrognerie. Je ne suis pas ivre, comme bien vousle pensez…

– Alors ?…

– Mais je feins de l’être. On me conduitchez un magistrat de police, on m’enferme jusqu’au lendemain, et lelendemain le magistrat me condamne à 2 shillings d’amende et on merend ma liberté.

– Pourquoi donc alors, demandai-je, sivous n’êtes pas ivre… feignez-vous de l’être ?

– Pour me faire arrêter, et cela tantôtdans un quartier, tantôt dans un autre. À cette heure, j’ai faitpresque toutes les prisons des cours de police de Londres.

– Mais pourquoi ?

– Parce que je cherche un homme en qui jepuisse avoir confiance, un homme qui aille à Newgate.

– En quoi cet homme peut-il vousservir ?

Elle me regarda encore.

– Vous avez l’air honnête et bon, medit-elle. Comment vous appelez-vous ?

– L’homme gris, répondis-je.

Ce nom lui arracha un cri.

– Ah ! dit-elle, c’est vous qu’onappelle l’homme gris ?

– Oui.

– Et vous vous êtes laisséarrêter ?

– Oui.

– Mais vous sortirez de prison quand vousvoudrez ?

– Peut-être…

– Oh ! c’est sûr, dit-elle. J’aientendu parler de vous, et ce que vous voulez, vous le faites.

– En attendant, dis-je en souriant, jevais aller à Newgate.

– Oh ! puisque vous êtes l’hommegris, poursuivit-elle, je puis tout vous dire.

– Parlez…

– Mon mari est en prison.

– À Newgate ?

– Oui. Et il est condamné à être pendu,le 7 du mois prochain.

– Quel crime a-t-il commis ?

– Il a tué un lord.

– Dans quel but ?

– Ah ! dit Betzy-Justice, ceciserait une histoire trop longue à vous raconter. Nous n’aurions pasle temps. Mais, puisque vous allez à Newgate, il vous dira tout,lui.

– Soit. Et vous voulez me charger d’unmessage pour lui ?

– Oui.

– Donnez, alors.

– Oh ! ce n’est pas une lettre. Onvous la prendrait au greffe, du reste. C’est une simple parole.

– Dites.

– Vous trouverez bien le moyen de le voirà Newgate, mon pauvre homme ; il est condamné à mort, mais ilse promène tous les jours dans le préau avec les autresprisonniers.

– Eh bien ! que luidirai-je ?

– Vous lui direz : « J’ai vuBetzy, votre femme. Mourez en paix, elle a les papiers. »

– Et c’est tout ?

– C’est tout, dit Betzy.

En même temps, elle essuya une larme.

Mais j’eus beau la questionner, elle ne voulutrien me dire de plus.

Le lendemain matin, au point du jour, on vintme chercher pour me conduire à Newgate.

Pendant trois jours, je fus tenu au secret, etil me fut impossible de voir le condamné à mort.

Enfin, le régime dont j’étais l’objet fitplace à des procédés plus doux.

On espérait avoir de moi des aveux.

Je laissai entendre que si on me traitait avecdouceur, je parlerais.

Dès lors, on fit à peu près tout ce que jevoulais, et je pus, comme les autres prisonniers, descendre aupréau deux fois par jour.

La première fois que j’y parus, je ne parlai àpersonne, mais je cherchai des yeux le condamné à mort.

Il se promenait tout seul dans un coin, latête penchée sur sa poitrine, les bras emprisonnés dans la camisolede force.

Je l’examinai attentivement.

C’était un homme d’environ soixante ans.

Petit, trapu, les épaules larges, la têtecarrée supportée par un cou de taureau cet homme devait être d’uneforce herculéenne.

Sa barbe était rouge, ses cheveux déjàgris.

Je passai près de lui et il me regarda.

Son regard contrastait singulièrement avecl’aspect presque repoussant de sa personne.

C’était un regard limpide, doux, loyal.

Cet homme avait tué.

Mais certainement il n’avait pas tué pourvoler.

Le lendemain, je descendis au préau à la mêmeheure.

Le condamné à mort s’y trouvait déjà.

J’allai droit à lui.

Il s’arrêta brusquement et leva sur moi ceregard honnête et presque timide qui m’avait frappé.

– C’est vous, lui dis-je, qui avez tué unlord ?

– Oui.

Et il me répondit ce mot unique avec unesimplicité qui me confirma dans mon opinion.

Il avait accompli ou cru accomplir undevoir.

– N’êtes-vous pas le mari deBetzy-Justice ? lui demandai-je encore.

Il tressaillit et me regarda plusattentivement.

– Vous la connaissez ? dit-ilenfin.

– Oui, j’ai passé une nuit avec elle dansla prison de Drury-Lane.

– Ah ! fit-il.

Et il me regarda d’un air soupçonneux.

– Elle m’a chargé d’un message pourvous.

– En vérité !

Et son regard était toujours plein dedéfiance.

– Je vois que vous ne me connaissez pas,lui dis-je.

– Qui donc êtes-vous ?

– Je me nomme l’homme gris.

Il fit un pas en arrière.

– Vous ! vous ! dit-il.

Et son visage perdit son expression dedéfiance et s’éclaira subitement.

– Oui, repris-je, je suis l’homme gris,et Betzy m’a dit de vous dire qu’elle avait les papiers.

Il jeta un cri.

Un cri de joie suprême, un cri qui aurait pufaire croire que je lui apportais sa grâce.

– Ah ! dit-il, dominant enfinl’émotion qui s’était emparée de lui, ah ! je puis mourirtranquille maintenant.

Et il me regarda encore.

– Mais, dit-il, puisque vous êtes l’hommegris, si vous êtes ici, c’est que cela vous plaît ?

– Peut-être.

– Et assurément vous sortirez quand bonvous semblera ?

– C’est probable.

Il hésita un moment.

– Ah ! me dit-il enfin, si j’osais…car c’est une femme courageuse, il est vrai, mais c’est une femme,ma pauvre Betzy, et qui sait si toute seule elle pourra mener notreœuvre à bonne fin ?

À mon tour je le regardai avec étonnement.

– Il faudra que je vous dise tout,reprit-il. Je suis sûr que vous vous intéresserez à notreaffaire.

Il eut un sourire triste et ajouta :

– Un homme comme vous, ça peut tout… et,du reste, je vous léguerai ma corde, et elle vous porterabonheur.

À cet endroit de son récit, Rocambole s’arrêtaun moment.

– Ma parole ! dit Milon, je ne penseplus que nous sommes enfermés entre deux rochers avec la moitié dela ville de Londres sur les épaules. Continuez, maître…

VIII

Rocambole poursuivit :

– Ce jour-là, le condamné à mort nevoulut pas s’expliquer davantage.

– L’histoire que je veux vous raconterest trop longue, me dit-il, l’heure de rentrer dans ma cellule est,du reste, sonnée. Mais demain…

– Demain, lui dis-je, je trouverai lemoyen de passer plusieurs heures avec vous.

Il me regarda avec étonnement.

– Au fait, dit-il enfin, ce seraitimpossible pour un autre, mais, pour vous, il n’y a riend’impossible, du moment où vous êtes l’homme gris.

Et il rentra dans son cachot, tandis que jeregagnais ma cellule.

Une idée m’était venue.

Au moment où l’un des gardiens allaitm’enfermer, je lui dis :

– Veuillez dire au gouverneur que jedésire lui parler.

Le gardien s’acquitta du message et, un quartd’heure après, le gouverneur entrait dans ma cellule.

Tu as vu le bonhomme, et tu sais s’il estnaïf.

– Oh ! très naïf, dit Milon.

Sir Robert arriva donc la lèvre souriante,l’œil caressant, persuadé que j’allais lui faire desrévélations.

Car il ne suffisait pas à la libre Angleterred’avoir mis la main sur l’homme qui paraissait être un des chefs dufénianisme et le plus dangereux de tous, sans doute, il lui fallaitpénétrer le mystère dont cet homme s’enveloppait.

– Monsieur le gouverneur, dis-je alors àsir Robert, je désire causer avec vous.

– Ah ! fit-il d’un ton joyeux, jesavais bien que nous finirions par devenir raisonnable.

– Je n’ai jamais cessé de l’être.

– Ah ! par exemple !

Il y avait deux chaises dans ma cellule ;il en prit une et s’assit familièrement auprès de moi.

– Voyons, mon ami, mon cher ami, medit-il ; qu’avez-vous à me dire ?

– Mon cher gouverneur, j’ai à vous faireune question, d’abord.

– Parlez.

– Si je suis condamné à mort, serai-jependu ?

– Hélas ! je le crains, mon ami. Lapotence est le seul mode de supplice usité en Angleterre.

– Bon ! Et vous pensez que je seraicondamné ?

– À moins que vous ne fassiez des aveuxqui vous attirent l’indulgence de vos juges.

– C’est à quoi je songe.

– Ah ! je le savais bien.

Et le bonhomme eut un cri de joie.

– Mais, poursuivis-je en souriant, j’aibesoin, auparavant, d’être fixé sur certaines choses.

– Lesquelles ?

– Je vais vous le dire. Je n’ai aucunepeur de la mort.

– Cependant…

– Surtout de la mort par strangulation.J’ai même entendu dire…

– Ah ! oui, fit-il en clignant del’œil, je sais…, un préjugé populaire… Mais ne craignez rien, monami, mon cher ami. Il faut voir le visage du supplicié, quand onlui ôte le bonnet noir ; il est tuméfié, bleuâtre, horrible àvoir ! Et la langue !… Oh ! c’estépouvantable !

– En vérité ?

– C’est comme j’ai l’honneur de vous ledire, mon cher ami. Croyez-moi, faites des révélations.

– Attendez donc, lui dis-je.

– Plus vos révélations seront spontanées,poursuivit-il, et plus vos juges…

– Je sais cela, mais, je vous le répète,je n’ai aucune peur de la mort par strangulation.

– Vous avez tort.

– En France, où on a la guillotine, c’estdifférent !… Oh ! voilà une mort qui me fait peur !…Aussi j’avouerais tout de suite.

– On ne peut pas changer pour vous lescoutumes, me dit-il. Mais je vous affirme que la pendaison estquelque chose d’horrible.

– Peuh !

– Tenez, poursuivit sir Robert M…, nousavons ici, en ce moment, un condamné à mort.

– Je le sais…

– Si vous saviez quelle épouvante emplitson âme !

– Mais il m’a paru cependant asseztranquille…

– Vous êtes dans l’erreur… Ah ! sivous passiez seulement deux ou trois heures en tête à tête aveclui !

– Croyez-vous que son épouvante megagnerait ?

– J’en suis sûr.

– Vraiment ?

– Et si la fantaisie vous en prend…

– Hé ! hé ! cela me séduitassez.

– Tenez, poursuivit sir Robert M…, jevais faire pour vous une chose inouïe…

– Bah !

– Mais que j’ai le droit de faire aprèstout.

– Quoi donc ?

– Je vais vous faire partager, cette nuitmême, le cachot du condamné à mort.

– Ah ! vous feriez cela ?

– Certainement. Et je veux que demainvous me fassiez appeler en toute hâte.

– Pourquoi faire ?

– Mais pour me faire des révélations etfléchir vos juges.

– Eh bien ! répondis-je, si tel estvotre bon plaisir, je n’y vois pas le moindre inconvénient.

Il se leva tout joyeux.

– Je vais donner des ordres enconséquence, me dit-il.

Et il me serra la main et m’appela de nouveauson cher ami.

Puis il s’en alla, ne se doutant pas, le cherhomme, qu’il m’avait offert spontanément ce que j’allais luidemander.

On m’apporta ce jour-là, comme de coutume, unplantureux dîner.

Puis le guichetier qui me servait me dit enclignant de l’œil :

– Il paraît que Votre Seigneurie estexcentrique ?

Excentrique est un mot qui renferme àlui seul le plus bel éloge qu’on puisse faire d’un Anglais de pursang.

– Heu ! heu ! répondis-je.

– Votre Seigneurie a fantaisie de coucheravec le condamné à mort ?

– Oui, mon ami.

– Sir Robert M…, notre bien-aimédirecteur, poursuivit le guichetier, m’a donné des ordres.

– Ah ! ah !

– Et si Votre Seigneurie le permet, jevais la conduire.

Je fis un signe de tête affirmatif, et leguichetier, aussi naïf que son chef, me fit quitter ma cellule quiétait au premier étage, descendre ensuite au rez-de-chaussée, etouvrit devant moi la porte du cachot où le mari de Betzy-Justiceétait enfermé.

Au bruit, le malheureux se leva.

Je posai un doigt sur mes lèvres pour luirecommander le silence.

Il me fit un petit signe d’intelligence qui meprouva qu’il avait compris.

Du reste, il avait deviné qu’on allait luidonner un compagnon, car on avait apporté une heure avant dans lecachot un lit de sangle, un matelas et une couverture.

Bientôt nous nous trouvâmes seuls.

– Eh bien ! lui dis-je, vous levoyez, j’ai tenu ma parole, et nous avons toute la nuit pourcauser.

– Vous faites ce que vous voulez, merépondit-il avec une naïve admiration.

– Maintenant, lui dis-je, conte-moi tonhistoire.

Comme tu le penses bien, nous ne dormîmes pasde la nuit.

Le lendemain, au point du jour, la porte ducachot s’ouvrit.

Le guichetier venait me chercher.

– Sir Robert M… vous attend, medit-il.

Je fis un signe d’adieu à mon compagnon.

– Mais cette histoire qu’il vous aracontée, maître ? interrompit Milon.

– Tu la sauras tout à l’heure. Parlons dugouverneur d’abord.

Et Rocambole, après un repos,continua :

– On me conduisit donc chez sirRobert.

J’étais pâle, comme on l’est après une nuitd’insomnie.

– Eh bien ! me dit-il tout joyeux,traiterez-vous encore la potence aussi légèrement ?

– Peuh ! répondis-je, elle ne mefait pas encore peur.

– Est-ce possible ?

– C’est comme j’ai l’honneur de vous ledire.

– Alors vous ne voulez pasparler ?

– Pas encore.

Il se mordit les lèvres, mais il ne se fâchapoint.

– Oh ! dit-il, je vous convertirai,vous verrez ça.

– Est-ce que vous allez me faire coucherencore dans le cachot du condamné à mort ?

– Je ferai mieux…

– Ah bah ! Et que ferez-vousdonc ?

– Je vous ferai assister à sonsupplice…

Et comme je le regardais étonné :

– Il y a un mois, me dit-il, la choseaurait été difficile, sinon impossible…

– Bah !

– Mais aujourd’hui qu’on exécute dansl’intérieur de la prison…

– Vous me donnerez une fenêtre sur lespectacle ?…

– Précisément.

Rocambole allait continuer son récit, quandMilon l’interrompit encore :

– Maître ! maître ! dit-il avecun accent d’effroi…

– Qu’est-ce donc ?

– Regardez…

Et Rocambole, enveloppé d’épaisses ténèbres,aperçut tout à coup deux points lumineux, semblables à deslucioles, qui venaient de s’allumer dans cette opaque obscurité, àquelque distance de Milon et de lui.

IX

Milon était brave, on le sait.

Mais Milon était comme tous les esprits un peuétroits, il n’affrontait volontiers que les périls dont il serendait compte.

Il avait peur de l’inconnu.

Qu’était-ce que ces deux points lumineux quibrillaient dans les ténèbres ?

Milon se le demandait, et c’est pour celaqu’il avait peur.

Rocambole se leva et fit quelques pas enavant.

Les deux points lumineux ne changèrent pointde place.

Alors Rocambole frappa deux coups dans samain.

Soudain, les deux points lumineuxdisparurent.

– Imbécile ! dit alorsRocambole.

– Hein ? fit Milon qui sentaitdiminuer son oppression.

– Sais-tu ce que c’est ?

– Non.

– C’est un chat.

– Suis-je bête ! dit Milon.

– Et, puisqu’un chat a pénétré ici, ditRocambole, c’est qu’il y a une issue quelconque.

– Vous croyez ?

– Dame ! et une issue par laquellenous pourrons sortir, nous.

– À moins, dit Milon, que le chat n’aitété emprisonné au même temps que nous.

– C’est impossible.

– Pourquoi ? demanda encoreMilon.

– Mais parce que nous l’aurions vu plustôt.

– Ah ! c’est juste.

– Et puis, reprit Rocambole, commentveux-tu que ce chat se fût trouvé dans les souterrains ?

– Nous y sommes bien, nous !

– Oui, parce que nous avons trouvél’entrée qui était murée depuis de longues années.

– Alors…

– Alors je vais l’expliquer ce qui a dûse passer.

– Voyons ? fit Milon.

– Ce chat était dans quelque caveau-dessus de nous, lors de l’explosion.

– Bon !

– L’explosion a dû amener quelquecrevasse, quelque effondrement qui lui a permis d’arriverjusqu’ici, à la suite sans doute du violent effroi qu’il auraéprouvé.

– Ah ! c’est possible.

– Donc, reprit Rocambole, nous allonsbien voir si nous ne pourrions pas nous en aller par où il estvenu.

Et sur ces mots, le maître ralluma latorche.

– À présent, cherchons, dit-il.

Et il se mit à explorer leur étroiteprison.

Deux blocs, on le sait, fermaient lagalerie.

Rocambole se dirigea vers celui qui étaittombé derrière eux.

C’était dans cette direction que les deuxpoints lumineux avaient disparu.

Le roc offrait une sorte de saillie surlaquelle le chat s’était sans doute arrêté.

Rocambole monta sur cette saillie, puis illeva la tête.

Alors il vit un trou béant dans la voûte de lagalerie.

– Monte, dit-il à Milon.

Milon arriva sur la saillie.

– Prends la torche, dit encore Rocambole.Tu me la passeras tout à l’heure.

Et il grimpa sur les épaules du colosse avecla légèreté d’un clown, et la moitié de son corps disparut dans letrou.

– À présent, passe-moi la torche, dit-ilencore.

Milon obéit.

Rocambole regarda alors au-dessus de sa tête,puis devant lui.

Il avait devant lui une nouvelle excavationqui se prolongeait dans le même sens que la galerie.

– Tiens-toi bien ! cria-t-il àMilon.

Et il jeta sa torche devant lui.

Puis, s’accrochant à une saillie du rocher, ildonna un coup de talon sur les épaules de Milon, afin de prendreson élan.

Et alors il se trouva dans l’excavationsupérieure.

La torche ne s’était point éteinte entombant.

Rocambole la ramassa.

– Attends-moi, dit-il à Milon, je vais àla découverte.

Et il s’avança, marchant avec précaution etregardant à ses pieds.

Une seconde d’examen lui suffit pour voir oùil était.

Il se trouvait dans une de ces longues cavesque les brasseurs de Londres possèdent au bord de la Tamise.

Le sol de cette cave s’était effondré aumoment de l’explosion, et cette crevasse, par laquelle Rocambolevenait de passer, n’existait certainement pas auparavant.

Il était même probable que le brasseur à quiappartenait cette cave ne se doutait pas qu’elle reposait elle-mêmesur un souterrain.

Rocambole revint sur ses pas.

Puis il s’assit au bord de la crevasse etlaissa pendre ses jambes.

– Sers-toi de mon pied, dit-il à Milon,et monte.

Le géant, qui était demeuré immobile sur lasaillie du rocher, se cramponna à une des jambes de Rocambole, etcelui-ci le hissa, déployant cette force musculaire qu’il cachaitsous son apparence délicate et presque frêle.

Alors, une fois que Milon fut auprès de lui,Rocambole lui dit :

– Maintenant, allons en avant, nousfinirons bien par trouver une porte.

La cave formait un boyau étroit. Au bout dequelques pas, ils trouvèrent une rangée de tonneaux.

– Marchons toujours, dit Rocambole.

– Attendez, fit Milon.

– Qu’est-ce ?

– J’entends un bruit sourd…

Rocambole s’arrêta.

– Oui, dit-il, c’est la Tamise.

Et ils avancèrent encore, marchant entre deuxrangées de tonneaux ; bientôt ils respirèrent un air plus vif,et ils comprirent que cet air venait du dehors.

Le mur décrivait une légère courbe.

Tout à coup Rocambole vit luire devant lui unelueur indécise et blafarde.

– Je vois le ciel, dit-il, ou tout aumoins le brouillard.

Ils avancèrent encore.

Alors Rocambole éteignit la torche.

– Que faites-vous maître ? demandaMilon.

– Je suis prudent, réponditRocambole.

– Ah !

– Nous sommes dans une cave qui sertd’entrepôt.

– Bon !

– Et cette cave a une porte qui estouverte et que tu vois devant nous à trente pas, et à traverslaquelle on entrevoit le ciel.

– Eh bien ?

– Eh bien ! nous n’avons plus besoinde torche, et il est inutile qu’on nous aperçoive du dehors.

– C’est juste.

Rocambole marchait toujours.

Enfin ils arrivèrent à cette porte, dont lesdeux battants étaient ouverts.

Quelques lumières brillaient çà et là àtravers le brouillard.

La Tamise grondait en bas.

Rocambole s’arrêta au seuil de la porte etdit :

– Cette porte est une fenêtre.

– Tiens ! c’est vrai, dit Milon.

En effet, on apercevait le sol à vingt piedsau-dessous et au delà de la Tamise.

La porte de la cave était, en effet, unefenêtre qui se trouvait à la hauteur du premier étage d’une maisondont les assises étaient au niveau du lit de la rivière.

La Cité de Londres n’a pas de quais.

À la marée basse, la Tamise laisse en seretirant un espace à découvert, dont la largeur varie entre dix etquinze pieds.

À la marée haute, elle couvre cet espace etvient battre les murs des maisons, converties pour la plupart enentrepôts.

– Que faire ? dit Milon.

– Si tu veux te rompre le cou, tu n’asqu’à sauter d’ici.

– Mais, dit le colosse, en cherchantbien, peut-être trouverions-nous une corde.

– À quoi bon ? dit Rocambole.

– Mais…

– Quelle heure est-il ?

Milon avait sa montre, une belle montre àrépétition. Il la fit sonner.

– Trois heures du matin, dit-il.

– Eh bien ! dans une heure, ditRocambole, la marée sera montée.

– Vous croyez ?

– Elle baignera le pied de la maison, etalors nous nous jetterons à la nage.

Milon soupira.

Cette dernière heure qui le séparait de laliberté lui paraissait longue.

Rocambole se prit à sourire.

– Tout à l’heure, dit-il, nous étionsemprisonnés dans un souterrain avec la perspective de mourir defaim. À présent, nous touchons à la liberté, nous aspirons le grandair, et tu n’es pas content.

– Vous avez raison, maître, dit Milon. Jesuis une brute !

– Et pour que le temps ne te paraisse pastrop long, reprit Rocambole, je vais continuer mon histoire.

– Vous allez me dire le secret du mari deBetzy-Justice ?

– Non, pas encore.

– Ah !

– Je vais d’abord te raconter sonexécution.

– Vous y avez donc assisté ?

– Sans doute.

Et Rocambole s’assit au bord de cette croiséequi ouvrait sur la Tamise, laquelle refoulée par la marée,commençait à monter…

X

– Le bon gouverneur, sir Robert M…,poursuivit Rocambole, ne perdait pas l’espoir de m’arracher desaveux.

Aussi redoublait-il avec moi de petits soinset d’amabilité.

Chaque jour, je pouvais voir le condamné àmort et lui prodiguer des consolations.

Chaque jour aussi, sir Robert M… medisait :

– N’est-ce pas que c’est affreux, unhomme qui va mourir ?

Les jours s’écoulaient.

Un soir, sir Robert M… entra dans ma chambreet me dit :

– Vous savez que c’est pourdemain ?

– Quoi donc ?

– L’exécution du condamné.

– Ah ! le pauvre homme !

– Voulez-vous toujours yassister ?

– Toujours.

– Alors, il faut que vous changiez decellule.

– Ah !

– Et que vous descendiez aurez-de-chaussée.

– Comme il vous plaira.

– Si même…

Et sir Robert parut hésiter et me regarda d’unair indécis.

– Achevez, lui dis-je.

– Si même vous voulez passer la nuit aveclui…

– Oh ! bien volontiers…

– Je suis convaincu que votre conversionne résistera pas à cette dernière épreuve.

– La vue du triste spectacle ?

– D’abord. Mais aussi les angoisses dumalheureux qui n’a plus que quelques heures à vivre.

– Cela est possible, dis-jefroidement.

– Oh ! je suis bien sûr, dit sirRobert M…, souriant toujours, que vous seriez pris d’une épouvantesalutaire.

– Je ne demande pas mieux.

– Et que vous vous attirerez labienveillance de vos juges par des aveux bien francs, biencomplets.

– Je ne répondis rien.

Il reprit :

– Du reste, vous ne serez pas seul avecle condamné.

– Vraiment ?

– Deux dames des prisons y passeront lanuit en prière. Vous verrez comme c’est lugubre.

– Mais, dis-je à sir Robert, lesrèglements ne s’opposent donc pas à cela ?

– Au contraire, répondit-il.

– Bah !

– La loi permet que le condamné passe ladernière nuit avec un parent, un ami, ou même un simple prisonnierde bonne volonté.

– Eh bien ! je serai ceprisonnier-là.

– Attendez donc, poursuivit sir Robert,il y a encore une particularité que vous ignorez bien certainementet que je vais vous apprendre.

– Voyons ?

– Le corps du supplicié appartient àCalcraft, qui le vend ordinairement aux chirurgiens.

– Je sais cela.

– Sa défroque appartient encore àCalcraft.

– Bon !

– Mais la loi veut que la corde soit lapropriété du supplicié.

– En vérité !

– Et il a le droit de la léguer à qui bonlui semble.

– Et la corde de pendu portebonheur ?

– On le dit.

– Ce qui fait que si le condamné meléguait cette corde, j’aurais quelque chance de ne point être penduà mon tour…

– Surtout si vous faites des aveux, ditsir Robert…

Je me mis à rire.

« Je ne crois pas beaucoup à la vertu dela corde du pendu, reprit sir Robert ; mais enfin si lecondamné vous fait son héritier, je n’y vois aucun inconvénient, etje tiendrai même la main à ce qu’elle vous soit remise. »

– Vous êtes le plus aimable desgouverneurs, lui dis-je.

Il soupira.

– Vrai ! répondit-il, si vous faitesdes aveux, je vous aimerai comme mon fils.

Et il me quitta.

Une heure après, on me conduisit dans lecachot du condamné à mort.

Les dames des prisons s’y trouvaient déjà.

Le mari de Betzy-Justice me reçut ensouriant.

– C’est pour demain, me dit-il.

– N’as-tu donc pas peur de la mort ?lui demandai-je.

– Non.

Et il leva la main vers la fenêtre du cachot,à travers les barreaux de laquelle on apercevait un coin duciel.

– Quand un homme meurt pour avoir faitson devoir, dit-il, il meurt tranquille.

– Tu n’as plus rien à me dire ?

– Plus rien. Vous, savez tout. Ah !pardon, je vous lègue ma corde, vous savez, c’est mon droit.

– Oui, le gouverneur me l’a dit.

– Ah !

– Et il est même enchanté de me voir tonhéritier.

Le condamné se prit à sourire.

– Pauvre homme ! dit-il, faisantallusion au gouverneur, il n’est pas de force à lutter avecvous.

La nuit se passa.

Les dames des prisons ne cessèrent de prier,et le condamné et moi nous causâmes à voix basse.

À cinq heures du matin, la porte du cachots’ouvrit.

Un des guichetiers amenait au condamné lechapelain qui devait l’exhorter à mourir.

Les dames des prisons sortirent.

J’embrassai le condamné une dernière fois.

– Souvenez-vous de ce que vous m’avezpromis, me dit-il.

– Mourez en paix, lui dis-je.

Et je sortis à mon tour.

Le guichetier m’emmena et me dit :

– J’ai ordre de vous conduire dans unecellule dont la fenêtre donne sur la cour de l’exécution.

– Fort bien, répondis-je.

La cellule annoncée était vaste et percéed’une fenêtre plus grande que les autres.

Il suffisait de monter sur un escabeau pouratteindre cette fenêtre.

Ce fut ce que je fis.

Alors je pus voir la potence dressée.

Il était six heures du matin et le journaissait, ou plutôt des lueurs indécises traversaient çà et là lebrouillard.

Des ombres confuses s’agitaient dans la rueautour de l’échafaud.

Le jour grandit peu à peu, et je distinguaides soldats d’abord, puis sir Robert M… en grand uniforme.

Sir Robert avait le sourire aux lèvres.

Quand il me vit, il m’envoya un petit salut dela main.

Puis il poussa la courtoisie jusqu’à venirsous la fenêtre.

– Vous verrez merveilleusement bien delà, me dit-il.

– Je le crois, répondis-je. Maisqu’est-ce que tous ces hommes vêtus de noir que je vois là-bas.

– Ce sont les jurés qui ont condamné lemalheureux et que la loi oblige à assister à l’exécution.

– Fort bien. Et cet autre groupe qui setient à l’écart ?

– Ce sont les reporters des diversjournaux.

– Ah ! merci.

– Excusez-moi, dit sir Robert, mais ilfaut que je dise un mot à Calcraft.

Et il me quitta.

J’attendis avec anxiété le moment suprême.

Cet homme qui m’était inconnu trois semainesauparavant, je l’aimais à présent que je connaissais sonsecret ; et la pensée qu’il allait mourir m’étreignait lecœur.

À sept heures moins le quart Calcraft et sesaides arrivèrent, montèrent sur l’échafaud, graissèrent la corde,s’assurèrent que la trappe jouait bien et redescendirent.

À sept heures précises, une porte s’ouvrit aufond du préau et le condamné parut.

Il était pâle, mais il marchait avec assuranceet la tête haute.

Quand il fut sur l’échafaud, il me chercha desyeux et finit par m’apercevoir.

Nos regards se rencontrèrent.

– Souvenez-vous ! me cria-t-ilencore.

– Mourez en paix ! répondis-je pourla seconde fois.

On lui passa le bonnet de laine noire, puisCalcraft lui mit la corde au cou.

Une seconde après, il était lancé dansl’éternité.

Quand les spectateurs furent partis, sirRobert M… s’empressa de me venir voir.

– Eh bien ? me dit-il.

– Eh bien ! lui dis-je, j’ai toutvu.

– Et… quelle impression cela vous a-t-ilfaite ?

– Aucune.

Et je me mis à rire.

– Vous ne voulez donc pas avouer ?s’écria-t-il avec un accent de dépit.

– Je verrai plus tard, luirépondis-je.

À ces mots, Rocambole se leva.

– Ah ! dit-il, voici la Tamise dansson plein. Veux-tu que nous nous jetions à l’eau ?

– Mais, dit Milon, la corde…

– Je l’ai.

– Où est-elle ?

– Autour de mes reins.

– Et vous ne me dites pas quel était cesecret que le mari de Betzy-Justice vous avait confié avant demourir ?

– Plus tard, dit Rocambole.

– Ah ! fit Milon avec dépit.

– Pour le moment, il faut songer à n’êtrepas surpris ici par le jour.

– Mais où irons-nous ?

– Je ne sais pas ; nous verrons.Allons ! suis-moi !

Et Rocambole, prenant son élan, se jeta dansla Tamise, qui battait avec fureur les murs des maisonsriveraines.

Milon le suivit.

Tous deux disparurent un moment sous lesflots, mais ils remontèrent à la surface et se mirent à nagertranquillement dans la direction du pont de Londres.

XI

Revenons maintenant à Marmouset, que nousavons laissé avec Shoking et Vanda à la porte d’une maison de Carlstreet.

Marmouset, qui avait montré l’inscription quiétait sur la porte.

Farlane & C°.

Marmouset, disons-nous, regarda ses deuxcompagnons.

– Puisque vous ne comprenez pas encore,dit-il, écoutez-moi.

– Parlez, dit Vanda, toujoursanxieuse.

– Cette maison, je vous l’ai dit, doitêtre, si je ne me trompe, juste au-dessus de la galeriesouterraine, et entre les deux éboulements que nous avonsconstatés.

– Eh bien ? fit Vanda.

– Eh bien ! reprit Marmouset, elleappartient à un fénian, ce qui est un grand point.

– Comment ?

– Attendez. Évidemment, cette maison aune cave, et quand nous serons descendus dans cette cave, noustrouverons un trou qui nous permettra d’arriver sous lagalerie.

– Et de délivrer l’homme gris, ditShoking.

– Oui, tout cela est fort bien, ditVanda, mais êtes-vous sûr, Marmouset… ?

– Que la maison est verticalementau-dessus de la galerie souterraine ?

– Oui.

– J’en suis sûr.

– Comment pouvez-vous lesavoir ?

Marmouset eut un sourire.

– Vous savez bien, dit-il, que j’ai faitdes études d’ingénieur et que je passe même pour très fort enmathématiques.

– Ah ! c’est juste.

– J’ai calculé la distance, la situationde la maison par rapport à la galerie, et je crois mes calculsexacts.

– Dieu le veuille !

– Je crois même pouvoir affirmer que nousaurons un trou de quinze à dix-huit pieds de profondeur àpercer.

– Alors, dit Shoking, il s’agit d’entrerdans la maison et de s’adresser tout de suite à master Farlane.

– Non, dit Marmouset.

– Et pourquoi cela ? fit Vanda.

– Parce que Farlane ne nous connaît pas,que nous ne sommes pas fénians et ne pouvons lui faire le signemystérieux que les fénians ont accepté comme signe deralliement.

– Alors ?

– Alors, dit Marmouset, Shoking varetourner dans Farringdon street.

– Bon ! fit Shoking.

– Et il préviendra le chef fénian, quis’empressera de le suivre et viendra ici nous mettre en rapportavec M. Farlane.

– J’y cours, dit Shoking.

– Et nous vous attendons ici, ditMarmouset.

Shoking partit.

Vanda et Marmouset demeurèrent dans la rue,immobiles, les yeux fixés sur cette maison dont la porte étaitclose, mais qui s’ouvrirait devant eux aussitôt que le chef fénianarriverait.

Ils n’attendirent pas longtemps.

Shoking avait de bonnes jambes et, àl’occasion, il savait les pendre à son cou.

Un quart d’heure après, il était deretour.

Le chef fénian l’accompagnait.

Shoking avait sans doute mis celui-ci aucourant, car ils arrivèrent tous les deux avec des outils propres àcreuser la terre et à faire, au besoin, une tranchée dans leroc.

Le chef fénian salua Vanda et Marmouset.

Puis, au lieu de soulever le marteau, il semit à tambouriner sur la porte avec ses doigts, d’une façon touteparticulière.

Quelques minutes s’écoulèrent.

Rien ne bougeait dans la maison, et aucunelumière n’apparaissait.

– On dort bien là dedans, fit Marmousetqui s’impatientait.

– Patience ! dit le chef fénian.

Il tambourina une seconde fois, mais d’unefaçon toute différente de la première.

Ni bruit, ni lumière.

– Mais cette maison est doncdéserte ? exclama Vanda.

– Non, répondit le chef fénian.

Et il tambourina une troisième fois, ettoujours sur un rythme différent.

Soudain une lumière apparut au-dessus del’imposte de la porte.

Puis on entendit un pas lent et mesuré àl’intérieur du corridor.

Et enfin la porte s’ouvrit.

Marmouset et Vanda virent alors un homme depetite taille, mais trapu, vigoureux, la tête enfoncée dans lesépaules, portant des cheveux et une barbe incultes de couleurrousse, qui arrivait à demi vêtu et portait une lanterne à lamain.

C’était master Farlane.

Le chef lui fit un signe rapide.

Farlane répondit par le même signe, et sonregard, soupçonneux d’abord quand il avait aperçu Marmouset etVanda, se rasséréna aussitôt.

Tous les quatre entrèrent dans la maison etFarlane ferma la porte.

Puis il regarda le chef fénian.

– Eh bien ! dit-il, l’explosiona-t-elle donné un bon résultat ?

Comme il faisait cette question en patoisirlandais Vanda, Marmouset et même Shoking ne comprirent pas.

– Non, dit le chef fénian.

– Cependant, reprit Farlane, j’ai cru quela moitié de Londres s’écroulait.

– Ta maison a-t-elle étésecouée ?…

– Comme par un tremblement de terre.

– Vraiment ?

– Et j’aurais des crevasses dans mescaves que cela ne m’étonnerait pas.

– C’est précisément pour descendre dansles caves que nous venons.

Farlane regarda curieusement lesvisiteurs.

– Nous t’expliquerons tout cela, dit lechef, mais descendons dans les caves d’abord.

– Que voulez-vous faire de cesoutils ?

– Tu le verras.

Bien qu’il fût un haut dignitaire dans lefénianisme, Farlane était sans doute le subordonné de celui queShoking était allé chercher dans Farringdon street, car iln’insista point et ne fit aucune nouvelle question.

Mais il ouvrit une porte du vestibule, et,cette porte ouverte, Marmouset et Vanda, qui marchaient derrièrelui, aperçurent l’escalier qui descendait dans les caves.

Le chef fénian fermait la marche.

On descendit une vingtaine de marchesenviron.

Puis on se trouva en face d’une nouvelleporte.

Cette porte donnait sur une longue galerieassez étroite.

Une bouffée d’air frappa Marmouset et Vanda auvisage.

En même temps, ils aperçurent une doublerangée de tonneaux.

Alors le chef fénian dit àMarmouset :

– À présent, orientez-vous, et voyez sivos calculs sont exacts.

Marmouset prit la lanterne que portaitFarlane.

– Attendez-moi ici, dit-il.

Et il s’avança tout seul dams la directiond’où venait l’air humide et froid.

La galerie descendait insensiblement endécrivant une ligne courbe.

Au bout de quelques pas, Marmouset vit unelueur blanchâtre dans l’éloignement. Il chemina encore et reconnutqu’il apercevait les premières lueurs du matin et que la caveaboutissait à la Tamise.

Le fleuve était alors dans toute sacroissance, et la marée qui venait du large le repoussait vers lesponts de Londres.

– C’est bien ce que je pensais, se ditMarmouset.

Et il revint sur ses pas.

Vanda, les deux fénians et Shoking étaientdemeurés au seuil de la porte.

Mais cette porte ouvrait au milieu de lagalerie, et la galerie se prolongeait au nord.

– Par ici, dit Marmouset.

Et, marchant toujours le premier, il arrivajusqu’à un endroit où le sol était tout crevassé.

– J’en étais sûr, dit Farlane, c’estl’explosion.

Marmouset posa la lanterne au bord de lacrevasse et s’aventura dans ce gouffre dont il ne pouvait sonder laprofondeur. Heureusement ses pieds rencontrèrent un pointd’appui.

– Passez-moi la lanterne, dit-ilalors.

Et il leva les mains au-dessus de sa tête.

On lui donna la lanterne et il disparut.

Vanda et ses compagnons se trouvèrent alorsdans les ténèbres.

Mais cinq minutes après la lumière reparut etMarmouset revint. Son visage était radieux.

– Le maître est sauvé ! dit-il.

– Sauvé ! s’écria Vanda.

– En êtes-vous bien sûr ? demandaShoking.

– Sauvés tous les deux, lui etMilon ! dit Marmouset.

– Mais où sont-ils ?

– Ils ont passé par ici.

– Qu’en savez-vous ? demanda encoreShoking.

– Oh ! dit Marmouset, suivez-moi,vous allez voir.

Et rasant le sol avec sa lanterne, il sedirigea vers la fenêtre qui donnait sur la rivière.

Le sol était humide par places.

– Tenez ! tenez ! ditMarmouset.

Et il montra l’empreinte des deux piedshumides.

On arriva ainsi jusqu’à la fenêtre.

Le fleuve grondait en bas.

– Comprenez-vous, maintenant ? ditMarmouset.

Et il étendit la main vers les flotsbouillonnants de la Tamise et ajouta :

– Vous savez s’ils sont bons nageurs tousles deux, n’est-ce pas ?

Vanda était tombée à genoux et remerciaitDieu !

XII

Huit jours s’étaient écoulés.

Nous eussions retrouvé Vanda et Marmouset aupremier étage d’une maison de Saint-George street, dans le Wapping.Il était presque nuit et Londres allumait ses réverbères.

Vanda et Marmouset causaient à mi-voix, assisauprès de la fenêtre, jetant de temps à autre un regard dans la rueet paraissant attendre quelqu’un.

– Enfin, disait Vanda, toutes nosrecherches, tous nos efforts ont été inutiles depuis huit jours.Qu’est devenu Rocambole ? Oh ! il est mort, sansdoute.

– Cela est impossible, dit Marmouset. SiMilon et lui s’étaient noyés, on aurait repêché leurs cadavres.

– Qui sait ?

– J’ai vu tous les noyés qu’on a retirésdu fleuve, et puis, dit Marmouset, vous savez bien qu’ils sont bonsnageurs tous les deux.

– Que sont-ils donc devenus ?

– Mystère ! dit Marmouset.

– Les fénians ont cherché l’homme grispartout.

– Je ne dis pas non.

– Miss Ellen, qui est venue ce matinencore, nous a affirmé que la police anglaise ne l’avait pasrepris. Mais miss Ellen en est-elle sûre ?

– Oui, certes, dit Marmouset.

– Comment ?

– Elle a fait sa paix avec lord Palmure,son père.

– Bien. Mais…

– Lord Palmure s’intéresse maintenant àl’homme gris autant qu’il le haïssait, et lord Palmure est paird’Angleterre, et il a le droit de se faire ouvrir les prisons et devoir les prisonniers qu’elles contiennent.

– Ce que vous dites là, Marmouset,devrait me rassurer, et cependant…

– Cependant vos alarmes sont pluspoignantes que jamais ?

– Oui.

– Pourquoi ?

– Parce que je songe au révérendPatterson, le plus implacable ennemi de l’homme gris.

Marmouset haussa les épaules.

– Patterson n’est pas de force avecRocambole, dit-il.

– Enfin, murmura Vanda, comment Rocambolen’a-t-il pas cherché à nous rejoindre ? Nous croit-il doncensevelis dans le souterrain ?

Marmouset ne répondit pas tout d’abord.

Puis soudain, relevant la tête :

– Ma chère amie, dit-il, le maître apeut-être quitté Londres, mais nous, nous sommes biencoupables.

– Coupables ? fit Vanda étonnée.

– Nous avons manqué de mémoire.

– Comment cela ?

– Ne vous souvenez-vous donc pas qu’aumoment où il allait mettre le feu au baril de poudre, Rocambolenous dit : « Il faut tout prévoir. Il est possible que jesuccombe, il est possible que nous soyons tout à l’heure à jamaisséparés, et alors vous continuerez mon œuvre… »

– Oui, dit Vanda, le maître nous ditcela, en effet, et il nous enjoignit, s’il périssait, d’aller dansRothnite, de l’autre côté du tunnel, et d’y rechercher une vieillefemme du nom de Betzy-Justice.

– Précisément. Eh bien ! nous n’enavons rien fait.

– Parce que nous espérions, parce quenous espérons encore que le maître n’est pas mort.

– Soit, mais c’est par là que nousaurions dû commencer nos recherches, néanmoins.

– Pourquoi ?

– Parce que le maître est sans doute déjàallé chez cette femme.

– Ah ! dit Vanda, si vous pouviezdire vrai ?

– Qui sait ?

– Mais alors, partons, partons tout desuite !

– Non, il faut attendre maintenant.

– Attendre quoi ?

– La visite de Farlane, qui doit venirnous rendre compte des recherches continuées par les fénians.

Et comme Marmouset disait cela, il eut ungeste de satisfaction.

– Tenez, fit-il, le voilà !

– Farlane ?

– Oui, il traverse la rue.

– Seul ?

– Non, il est avec Shoking.

En effet, peu après ses pas retentirent dansl’escalier, puis on frappa à la porte et Marmouset courutouvrir.

Farlane le fénian et notre vieil ami Shokingentrèrent. Tous deux avaient la mine triste, abattue.

– Eh bien ? fit Marmouset.

– Rien, dit Farlane.

– Absolument rien ! murmuraShoking.

– C’est que nous finissons par où nousaurions dû commencer, dit Marmouset.

– Que voulez-vous dire ? fitShoking.

– Sais-tu où est Adam street ?

– Certainement, répondit Shoking, c’estdans Rothnite.

– Eh bien ! va nous chercher uncab.

Shoking ne se le fit pas répéter, etdégringola l’escalier en courant.

Vanda avait jeté un châle sur ses épaules.

Pendant ce temps, Marmouset, disait àFarlane :

– Attendez à demain pour mettre denouveau les hommes dont vous disposez en campagne.

– Pourquoi ? demanda le fénian.

– Parce que demain peut-être aurons-nousun point de départ certain pour continuer nos recherches.

– Comme il vous plaira, dit Farlane avecun flegme tout britannique.

Cinq minutes après, Shoking revint.

– Le cab est en bas, dit-il.

Marmouset tendit la main au fénian.

– À demain ! dit-il.

– À demain de bonne heure ! réponditFarlane.

Et il s’en alla.

– Allons vite, dit alors Marmouset.

– Est-ce que vous ne m’emmenez pas avecvous ? demanda Shoking.

– Viens si tu veux.

Vanda et Marmouset montèrent dans le cab.

Shoking monta à côté du cabman, et celui-cirendit la main à son cheval.

Le cab descendit rapidement Saint-Georgestreet, passa auprès de la tour de Londres, entra dans Thamesstreet, gagna le pont de Londres, arriva sur la rive droite et sedirigea vers Rothnite. Arrivé près de Rothnite-Church, c’est-à-direà l’église de Rothnite, Marmouset cria au cabman d’arrêter.

Puis il mit pied à terre.

Shoking avait déjà ouvert la portière.

Marmouset lui dit :

– Nous sommes dans un quartier misérable,aux rues étroites. Il est inutile de poursuivre notre chemin envoiture et d’éveiller l’attention.

Et Marmouset paya le cabman et le renvoya.

Puis tous trois continuèrent leur chemin àpied.

D’ailleurs, Adam street, une pauvre ruelleentre toutes, était à deux pas.

Marmouset se souvenait du numéro que lui avaitdonné Rocambole, et il se trouva bientôt au seuil de la maisondésignée.

C’était une pauvre maison à trois étages, demorne apparence.

On y entrait par une allée étroite et sombre,dans le milieu de laquelle était percé un judas qui donnait dans laboutique d’un marchand de poissons.

Celui-ci, entendant marcher, mit la tête à cejudas.

– Où allez-vous ? demanda-t-il.

– N’est-ce pas ici que demeureBetzy-Justice ? fit Marmouset.

– Oui, au troisième. Il n’y a qu’uneporte.

– Savez-vous si elle est chezelle ?

– Oh ! certainement. Elle est au litdepuis le jour où on a pendu son mari.

Ils montèrent.

Marmouset frappa. La clef était sur laporte.

– Entrez ! dit une voix affaiblie del’intérieur.

Betzy-Justice était étendue sur un grabat etdans un état de faiblesse extrême.

À la vue de ces trois inconnus elle jeta uncri d’effroi.

– Ah ! dit-elle, est-ce que vousvenez me chercher, moi aussi, pour me mettre en prison comme monpauvre Tom, et me pendre ensuite comme vous l’avez pendu ?Oh ! ce ne serait pas la peine, dit-elle, car je vaismourir !

– Ma chère, répondit Marmouset, nous nesommes pas des gens de la justice, mais des amis.

– Ah ! ne me trompez-vouspoint ? dit la vieille.

Et elle écarta de ses doigts amaigris labroussaille de cheveux gris qui lui couvrait le front.

– Ne me trompez-vous point ?répéta-t-elle.

– Non, nous sommes les amis de l’hommegris.

Ce nom arracha un cri de joie à lavieille.

– De l’homme gris ! dit-elle,l’homme gris ?

– Oui.

– Il n’est donc plus en prison ?

À cette question, Marmouset et Vanda seregardèrent avec une morne stupeur.

Leur dernière espérance s’évanouissait.

Betzy-Justice n’avait pas vu l’homme gris, etil y avait huit jours que l’homme gris et Milon avaient quitté lesouterrain de Newgate.

– Ah ! s’écria Vanda avec un sanglotdans la voix, je vous le disais bien, il est mort !

Betzy se dressa sur son lit demisère :

– Qui donc est mort ?s’écria-t-elle.

Et elle attacha sur les trois personnes sesyeux enflammés par la fièvre et les larmes.

XIII

Betzy-Justice continuait à regarder ces troispersonnages.

Il y eut un moment de silence aprèsl’exclamation de Vanda.

Puis Betzy se redressa et d’une voixenfiévrée :

– Non, dit-elle, vous vous trompez… celane peut être… l’homme gris n’est pas mort !

– Il faut bien l’espérer, ditMarmouset.

Vanda secoua la tête et ne répondit pas.

– L’homme gris a promis à mon pauvre Tomqu’il ferait justice, et l’homme gris n’a pu mourir avant d’avoirtenu sa parole. D’ailleurs, ajouta-t-elle, l’homme gris n’est pasun homme comme les autres.

– Ça c’est vrai, dit Shoking qui, luiaussi, se reprit à espérer.

– L’homme gris ne peut mourir, dit encoreBetzy.

Et puis, les regardant toujours :

– Que veniez-vous donc faireici ?

– Chercher l’homme gris.

– Et vous dites que vous êtes sesamis !

– Oui.

Et comme elle les regardait d’un air de doute,Marmouset ajouta :

– Quand nous nous sommes séparés, l’hommegris nous a dit : « Il est possible que nous ne nousrevoyions pas. »

– Ah ! il vous a dit cela ?

– Oui, et il nous a commandé de venirvous trouver.

– Moi ?

– Et de vous prier de nous remettre lespapiers.

Betzy les regarda avec défiance.

– Non, non ! dit-elle enfin. Vous nevenez peut-être pas de sa part.

– Je vous jure que si, ma chère, ditShoking.

– Et moi je ne vous crois pas.

Marmouset prit dans ses mains les mains de lavieille femme et lui dit :

– Regardez-moi bien, ai-je l’air d’unhomme qui ment ?

– Je n’en sais rien.

– Songez, reprit Marmouset, que sil’homme gris est mort, et que vous refusiez de vous confier ànous…

– Je ne songe qu’à une chose, ditBetzy.

– Laquelle ?

– C’est que mon pauvre Tom, quand il estallé en prison, m’a dit de ne confier les papiers à personne.

– Pas même à l’homme gris !

– Oh ! si.

– Puisque c’est lui qui nousenvoie !

– Prouvez-le-moi ?

Et cette femme que le chagrin et la misèreavaient mise aux portes du tombeau, et qui n’avait peut-être plusque quelques heures à vivre, cette femme, disons-nous, parutdécidée à ne point se dessaisir des documents mystérieux qui setrouvaient en sa possession.

– Ma chère, dit alors Shoking, ne meconnaissez-vous donc pas, moi ?

– Non, dit-elle. Cependant il me sembleque je vous ai vu quelque part.

– Je me nomme Shoking.

Ce nom parut éveiller un souvenir dansl’esprit de Betzy-Justice.

– Ah ! oui, dit-elle, Shoking lemendiant ?

– Précisément.

– Nous avons passé une nuit ensemble auwork-house de Mail-Road.

– C’est vrai, dit Shoking.

– Mais cela ne me prouve pas que vousveniez de la part de l’homme gris.

– Je suis son ami.

– Qui me le prouvera ?

– Voyons, dit Shoking qui était patientcomme un véritable Anglais qu’il était, connaissez-vous dansLondres un homme en qui vous ayez une confiance absolue ?

– Oui, je connais un prêtrecatholique.

– L’abbé Samuel, peut-être ?

– Vous le connaissez ?

Et Betzy regarda Shoking avec une attentionpleine de ténacité.

– Non seulement je le connais, ditShoking, mais je puis vous affirmer qu’il témoignera, si je leveux, que je viens de la part de l’homme gris.

– Eh bien ! dit Betzy, que l’abbéSamuel vienne ici et qu’il me dise que je peux vous remettre lespapiers.

– Et vous nous les donnerez ?

– Oui.

Shoking consulta Marmouset du regard.

Marmouset répondit :

– Le maître nous a donné un ordre et nousdevons l’exécuter. J’ai la conviction que le maître est vivant.

– Moi aussi, dit Shoking.

– Dieu vous entende ! murmuraVanda.

– Mais nous devons agir comme s’il étaitmort.

– C’est mon avis, dit encore Shoking.

– Mais, reprit Marmouset, où trouver cetabbé Samuel ?

– Je m’en charge, dit Shoking. Et si vousvoulez m’attendre ici…

– Ici ?

– Oui ; en prenant un cab, je seraide retour avant une heure.

– Soit, dit Marmouset.

– Que l’abbé Samuel me dise que je puisavoir confiance en vous, et je vous donnerai les papiers, ditBetzy.

Marmouset regardait cette chambre délabrée quin’avait d’autres meubles que le lit de bois blanc sur lequel Betzyétait couchée, deux chaises boiteuses et une table.

Betzy crut comprendre ce regard.

– Ah ! dit-elle, vous cherchez oùj’ai pu mettre les papiers, n’est-ce pas ?

Elle eut un rire nerveux et ajouta :

– Ils ne sont pas ici, croyez-le bien…Ils sont hors de cette maison…

– Ah ! fit Marmouset.

– Et si vraiment vous venez de la part del’homme gris…

– Nous vous le prouverons tout à l’heure,ma chère, dit Shoking.

Et il gagna la porte, tandis que Vanda etMarmouset s’asseyaient au chevet de la vieille femme.

**

*

Shoking était un enfant de Londres, et ilsavait la grande ville par cœur.

Une fois hors d’Adam street, il retourna versRothnite-Church, où il savait qu’il trouverait au fond d’une courune station de voitures.

Il trouva en effet un cab et monta dedans,disant au cocher :

– Saint-George-Church !

– Dans le Southwark ? dit lecocher.

– Oui. Et il y a six pence de pourboiresi tu me mènes rondement.

Le cabman rendit la main à son trotteurirlandais.

Vingt minutes après, le cab s’arrêtait devantla grille du cimetière qui entoure l’église catholique.

Shoking traversa le cimetière.

Puis, au lieu d’entrer dans l’église par lagrande porte, il se dirigea vers la petite porte du chœur.

Rien n’était changé dansSaint-George-Church.

C’était toujours le même gardien à barbeblanche qui venait ouvrir quand on frappait d’une certainefaçon.

Shoking frappa.

Le bonhomme vint ouvrir.

En voyant Shoking, il eut un éclair de joiedans ses yeux presque éteints.

– Ah ! dit-il, il y a longtempsqu’on ne vous a vu, mon cher ami !

– J’ai fait une absence, dit Shoking.

– En vérité ?

– Je suis allé en France.

– Ah ! fort bien.

– Et je voudrais voir l’abbé Samuel.Est-il là-haut ?

Et Shoking désignait du regard la porte duclocher.

– Oui, dit le vieillard d’un clignementd’yeux.

Shoking monta dans le clocher et frappa àcette porte perdue dans la muraille qui ouvrait sur la chambresecrète dans laquelle l’abbé Samuel, l’homme gris et tous ceux quele révérend Patterson poursuivait de sa haine implacable avaientsuccessivement trouvé un asile.

L’abbé Samuel était en prière.

Il vint ouvrir à Shoking et eut, comme lesacristain, un geste de surprise joyeuse.

– Monsieur, lui dit Shoking, vous savezsi j’étais l’ami de l’homme gris, ou plutôt son serviteurdévoué ?

– Certainement, dit l’abbé Samuel.

– Êtes-vous prêt à l’attester ?

– Mais sans doute.

– Alors je vous supplie de venir avecmoi.

– Où cela ?

– Dans Rothnite, Adam street.

– Bon ! dit l’abbé Samuel, je saisce que vous voulez.

– Ah !

– Vous êtes allé demander des papiers àla veuve d’un supplicié ?

– Oui.

– Qu’on nomme Betzy-Justice ?

– C’est bien son nom.

– Et elle ne veut pas croire que vousvenez de la part de l’homme gris ?

– Elle ne le croira que si vous le luiaffirmez.

– Eh bien ! dit le prêtre, allons,je suis prêt à vous suivre.

Alors Shoking regarda l’abbé Samuel :

– Monsieur, dit-il, vous connaissez doncl’histoire de ces papiers ?

– Oui.

– Qui vous l’a racontée ?

– L’homme gris lui-même.

Shoking jeta un cri :

– Ah ! s’il en est ainsi, dit-il, jebénis le ciel, car l’homme gris que nous avons cru mort est bienvivant !

L’abbé Samuel ne répondit pas.

XIV

Et comme ils traversaient le cimetière,Shoking prit vivement les mains de l’abbé Samuel.

– Ah ! fit-il, dites-moi que vousl’avez vu ?

– Qui ?

– L’homme gris.

– Sans doute, je l’ai vu.

– Quand ? hier, aujourd’hui ?demanda Shoking d’une voix étranglée par l’émotion.

– Non, dit l’abbé Samuel, je l’ai vu àNewgate, il y a une quinzaine de jours.

Shoking jeta un cri de surprise.

– Ah ! fit-il, s’il en est ainsi,vous ne savez rien.

Le prêtre le regarda d’un air étonné.

– Vous ne savez donc pas, poursuivitShoking, que l’homme gris n’est plus à Newgate ?

– Si, je le sais.

– Alors vous savez où il est ?

Et Shoking se reprit à espérer.

– Non, dit l’abbé Samuel.

– Nous le croyons mort, nous.

– Ah ! dit le prêtre.

Et il demeura impassible.

– Oh ! s’écria Shoking, vous savezdes choses que nous ne savons pas.

– Peut-être bien…

Shoking ne dit plus rien. Mais il fit à partlui cette réflexion :

« Je suis bien sûr maintenant que l’hommegris n’est pas mort.

Seulement, il a très certainement des raisonspour ne pas reparaître.

Et ces raisons, l’abbé Samuel les connaîtaussi. »

Dès lors Shoking garda un silence plein deréserve.

Ils sortirent du cimetière et montèrent dansle cab qui attendait Shoking sur le square.

– Rothnite-Church ! ditcelui-ci.

Le cab partit.

Arrivé à l’église de Rothnite, l’abbé Samuelet lui mirent pied à terre et renvoyèrent le cab.

Puis ils continuèrent leur chemin à pied etgagnèrent Adam street.

Marmouset était au seuil de la porte.

– Ah ! venez vite, dit-il, venezvite.

– Qu’est-ce qu’il y a donc encore ?demanda Shoking.

– Il y a que la vieille femme vamourir.

– Betzy ?

– Après ton départ, dit Marmouset, elle aété prise d’une crise nerveuse, puis une grande faiblesse s’en estsuivie, et maintenant c’est à peine si elle respire. Il n’est quetemps qu’elle voie monsieur.

Et Marmouset salua l’abbé Samuel.

– Rassurez-vous, monsieur, dit celui-cien français. Je connais Betzy et je l’ai vue plusieurs fois en cetétat, surtout depuis la mort de son mari.

Ils montèrent.

Vanda était toujours au chevet de la vieillefemme, qui haletait sur son lit.

Quand Betzy-Justice vit apparaître l’abbéSamuel, son visage se transfigura et un rayon de joie brilla dansson regard.

– Ah ! dit-elle, j’ai cru quej’allais mourir avant votre arrivée.

L’abbé Samuel lui prit la main :

– Il faut avoir du courage, Betzy,dit-il.

– Ah ! j’en ai, dit-elle, et puis ilne faut pas que ce pauvre Tom soit mort inutilement.

Et elle regarda Shoking, ajoutant :

– Vous connaissez donc cethomme ?

– Oui, dit l’abbé Samuel.

– C’est un ami de l’homme gris ?

– Oui.

– Et ils viennent de sa part ?

– Oui, répéta le prêtre catholique.

– Alors je puis leur dire où sont lespapiers ?

– Certainement.

Betzy fit un effort suprême et, une foisencore, elle parvint à se dresser sur son lit.

– Alors, dit-elle, écoutez-moi…,écoutez-moi bien.

Tous quatre entouraient le lit de la vieillefemme, dont la voix allait toujours s’affaiblissant.

– Vous connaissez l’église deRothnite ? dit-elle.

– Oui, répondit l’abbé Samuel.

– Elle est entourée d’un cimetière.

– Comme toutes les églises deLondres.

– Eh bien ! il y a dans le cimetièrede Rothnite une tombe qui porte un nom pour touteinscription : Robert.

– Après ? fit Shoking.

– Cette tombe est surmontée d’une croixde fer, continua Betzy-Justice. Elles sont rares les croix de ferdans le pauvre cimetière de Rothnite, et vous trouverez facilementla tombe dont je vous parle.

– Et les papiers sont dans latombe ?

– Oui.

– C’est bien, dit Marmouset, nous allonsy aller.

– Mais, dit encore Betzy, vous ne lepourrez pas, le cimetière et l’église sont fermés la nuit.

– Nous passerons par-dessus lesgrilles.

– C’est inutile, dit Shoking.

– Que veux-tu dire ?

Et Marmouset regarda Shoking aveccuriosité.

– Je veux dire, répondit Shoking, quej’ai un moyen de pénétrer dans le cimetière sans rien briser nienfoncer aucune porte.

L’abbé Samuel fit un signe de tête qui voulaitdire :

– Moi aussi.

– Allons, en ce cas, dit Marmouset.

– Mais, dit Vanda, on ne peut laissercette pauvre femme seule ; je vais rester auprès d’elle.

– Oh ! fit Betzy d’une voix triste,vous n’y resterez pas longtemps, je crois bien que c’est fini cettefois ; mais je ne voudrais pas mourir avant de savoir si vousavez les papiers.

– Nous reviendrons aussitôt que nous lesaurons, répondit l’abbé Samuel.

Et il sortit le premier.

Marmouset et Shoking le suivirent.

Quand ils furent dans la rue, le prêtre dit àMarmouset :

– Il est une chose que vous ne savez pas,que vous ne pouvez pas savoir, mais que l’homme gris sait bien.

– Ah !

– C’est que le cimetière de Rothnite aservi plus d’une fois de rendez-vous aux fénians.

– Vraiment ?

– Et nous allons prendre le même cheminqu’eux pour y pénétrer.

– Vous me parlez de l’homme gris ?dit Marmouset.

– Sans doute.

– Savez-vous ce qu’il estdevenu ?

– Il s’est échappé de Newgate.

– Oui. Mais après ?

– Après… dame !…

Et le prêtre parut embarrassé.

Marmouset secoua la tête :

– J’ai bien peur qu’il ne soit mort,dit-il.

– Non, dit l’abbé Samuel.

– Vous croyez qu’il n’est pasmort ?

– Oui.

– Vous en êtes… certain ?

– Peut-être…

– Et… vous… l’avez vu ?

– Non, mais je vous affirme qu’il estvivant.

– Et moi je le crois, dit Shoking.

Marmouset sentait son cœur battre trèsviolemment.

– Oh ! monsieur, dit-il, de grâce,si vous avez quelque nouvelle récente de celui que vous appelezl’homme gris et que nous appelons le maître, nous…

– Monsieur, répondit l’abbé Samuel, je nepuis parler. Qu’il vous suffise de savoir que l’homme gris estvivant, bien portant, et que vous le reverrez un jour.

Marmouset n’insista pas.

Rocambole vivait !

Et puis Marmouset se souvenait.

Il se souvenait que, trois ou quatre annéesauparavant, le maître avait subitement disparu, puis qu’il étaitrevenu de la même façon.

L’abbé Samuel et ses deux compagnons, tout encausant ainsi, arrivèrent sur la petite place deRothnite-Church.

Il y avait là un public-house qui fermait debonne heure chaque soir, mais à travers les volets duquel on voyaitfiltrer un filet de lumière bien avant dans la nuit.

Shoking frappa d’une certaine façon.

Un bruit se fit à l’intérieur.

Mais la porte du public-house ne s’ouvritpas.

Alors Shoking se retourna vers l’abbéSamuel.

– Le publicain attend le mot d’ordre,dit-il, et ce mot, je ne le sais pas.

– Attendez…

Et l’abbé Samuel, approchant ses lèvres d’unefente de la devanture, prononça quelques paroles en patoisirlandais.

La porte s’ouvrit alors.

Le publicain, un Irlandais de pure race, fitun geste d’étonnement en apercevant l’abbé Samuel.

– Il n’y a pourtant pas de réunionaujourd’hui ! dit-il, faisant allusion sans doute auxassemblées mystérieuses des fénians.

– Non, dit l’abbé, mais nous avonsaffaire dans le cimetière.

– Ah !

Le publicain connaissait Shoking ; maisil voyait Marmouset pour la première fois.

Et comme il le regardait avec une extrêmecuriosité, l’abbé Samuel lui dit :

– Ce gentleman est l’ami de l’hommegris.

Le publicain salua avec respect.

Puis il alluma une lanterne à la lampe quibrûlait sur le comptoir, et dit :

– Puisque vous avez affaire dans lecimetière, venez.

Et il souleva la trappe qui se trouvait aumilieu du public-house, laquelle trappe recouvrait une échelle demeunier qui plongeait dans la cave de son établissement.

XV

Une fois dans la cave, l’abbé Samuel prit lalanterne des mains du publicain.

– Nous n’avons plus besoin de toi,dit-il.

– Je puis remonter ?

– Oui.

– Vous n’attendez personne ?

– Personne absolument.

Le publicain gravit de nouveau les degrés del’échelle, laissant Shoking, Marmouset et l’abbé Samuel dans lacave.

Alors le fénian promena sa main sur la paroihumide de la muraille, cherchant un ressort sans doute.

Et tout à coup une porte, si habilementdissimulée qu’on la confondait avec le mur, s’ouvrit.

– Voilà notre chemin, dit le prêtre.

La porte démasquait un étroit corridorsouterrain.

Tous trois s’y engagèrent l’un aprèsl’autre.

Marmouset cheminait le dernier, tandis quel’abbé Samuel éclairait la marche avec la lanterne qu’il avaitprise au publicain.

Le souterrain était comme un boyau d’égout, seprolongeait sur un parcours de trente mètres environ et aboutissaità un petit escalier de six marches.

Cet escalier aboutissait lui-même à une portequi était simplement poussée, car elle céda sous la main de l’abbéSamuel.

Alors le prêtre éteignit la lanterne.

– Que faites-vous donc ? demandaMarmouset.

– Je suis prudent.

– Mais où sommes-nous donc ici ?

– Dans un caveau de famille.

– Ah ! vraiment ?

– Tenez, dit encore l’abbé Samuel,maintenant que la lanterne est éteinte, regardez devant vous.

– Bon !

– N’apercevez-vous rien ?

– Il me semble que je vois un coin duciel, au travers d’une fenêtre.

– Non pas d’une fenêtre, mais d’uneporte.

En effet, le caveau dans lequel ils venaientde pénétrer par ce singulier chemin avait une porte qui donnait surle cimetière.

L’abbé Samuel tira un verrou et cette portes’ouvrit.

– Je sais où est la tombe, dit encore leprêtre irlandais.

Et il sortit le premier du caveau.

La nuit était noire et le brouillardépais.

– Suivez-moi, dit encore l’abbé Samuel,et marchez avec précaution ; il ne faut pas, autant quepossible, marcher sur les tombes, c’est une profanation.

Malgré l’obscurité, le prêtre s’orientaitassez bien.

– Ah ! dit Marmouset tout bas, voussavez où est la tombe ?

– Oui, je me rappelle avoir remarqué lacroix de fer et l’inscription.

– Saviez-vous aussi qu’elle contenait despapiers ?

– Non ; et cependant…

– Cependant ? fit Marmouset.

– Je sais vaguement ce que renferment cespapiers ?

– Ah !

– Il y a trois mois, poursuivit l’abbéSamuel, un homme vint un jour à l’église Saint-George et demanda àme parler.

– Quel était cet homme ?

– C’était Tom, le mari de Betzy.

– Il n’était donc point encore enprison ?

– Non. Tom me raconta son histoire et mesupplia de m’intéresser à lui.

Je pouvais tout, me disait-il, et si jeprenais sa cause en main, il la considérait comme gagnée.

Malheureusement Tom était Écossais,protestant, et non affilié au fénianisme.

J’étais sûr d’avance que nos frèresrefuseraient de le servir et je le lui dis.

Il ne voulut pas en entendre davantage et s’enalla, en me faisant de la main un geste d’adieu désespéré.

Deux jours après, Tom assassinait lordEvandale.

– Mais, dit Marmouset, ne lui aviez-vousdonc pas parlé de l’homme gris ?

– En aucune façon.

– Alors, comment l’homme gris a-t-il pusavoir ?

– Ils se sont vus à Newgate.

– Ah ! c’est juste.

Et Marmouset ajouta en manièred’aparté :

– Je reconnais bien là le maître et sanature chevaleresque : pour que Rocambole ait acceptél’héritage de Tom le supplicié, il faut que cette cause soitjuste.

L’abbé Samuel s’arrêta.

– C’est ici, dit-il.

La nuit était trop noire pour qu’on pûtdéchiffrer l’inscription, mais on voyait fort distinctement lacroix de fer.

– J’ai un briquet dans ma poche, ditShoking.

– À quoi bon ?

– Pour bien voir si c’est le nom qu’a ditBetzy qui est écrit là-dessus.

– Inutile. Je suis sûr que cette tombeest celle qu’elle a désignée.

C’était une simple pierre couchée dansl’herbe.

– Nous n’avons pas d’outils pour lasoulever, dit Marmouset.

– Nous n’en avons pas besoin, réponditl’abbé Samuel.

– Ah ! vous croyez ?

– Voyez plutôt.

Et le prêtre prit la pierre à deux mains et lasouleva facilement, tant elle était légère.

La pierre recouvrait une fosse dont les paroisétaient en maçonnerie.

Au fond de la fosse, on apercevait unebière.

Shoking ne put se défendre d’un mouvementd’effroi.

– Tu as peur ? dit Marmouset.

– Un peu, répondit Shoking.

– Pourquoi ?

– Parce que bien certainement les papierssont dans la bière.

– C’est probable.

– Oh ! dit Shoking qui se trouva enprésence d’un cadavre, ce n’est pas drôle.

Marmouset descendit dans la fosse.

Il n’y voyait guère, mais le toucher suppléaitpour lui à la vue.

Il promena ses mains sur le cercueil etrencontra une vis, puis deux, puis quatre.

À Londres, on ne cloue pas les cercueils, onles visse.

Alors Marmouset tira de sa poche un couteau àplusieurs lames.

L’une de ces lames était ronde par le bout etpouvait, au besoin, servir de tournevis.

Shoking se tenait un peu à l’écart.

L’abbé Samuel, debout au bord de la fosse,prêtait l’oreille au moindre bruit.

Le cimetière n’avait pourtant pas de gardien,non plus que l’église qui se trouvait au milieu, mais plusieursmaisons du voisinage prenaient vue sur lui ; et puis ilpouvait se faire que quelque fénian eût fantaisie d’y pénétrer parle même chemin.

Heureusement l’opération ne fut paslongue.

En moins de dix minutes Marmouset eut enlevéles quatre vis du cercueil.

– C’est fait, dit-il.

Shoking recula encore et détourna la tête.

Marmouset souleva alors le couvercle ducercueil.

– Ah ! dit-il, tu peux revenir,Shoking.

– Hein ? fit Shoking d’une voixtremblante.

– Le cercueil est vide.

– Vide ?

L’abbé Samuel et Shoking s’étaient penchés aubord de la fosse.

– Pas de cadavre ! dit encoreMarmouset.

– Et pas de papiers ?

– Ah ! si, je crois que c’estça.

Et Marmouset trouva, en effet, dans un coin ducercueil veuf de son cadavre, un paquet recouvert avec de la toilecirée et fermé par cinq cachets de cire noire.

Et il jeta le paquet à l’abbé Samuel.

Puis il replaça le couvercle.

Et sautant ensuite hors de la fosse, il aidal’abbé Samuel à remettre en place la pierre et la croix de fer.

L’abbé Samuel se remit à guider la marche.

Quelques minutes après, ils étaient dans lepublic-house, gagnaient le dehors et se dirigeaient rapidement versAdam street.

Quand ils arrivèrent chez Betzy, la pauvrefemme agonisait.

Un dernier éclair de vie s’alluma dans son œilen voyant reparaître l’abbé Samuel.

– Voici les papiers, dit le prêtre.

– Oui, murmura-t-elle d’une voix éteinte,c’est bien cela. Ah ! je peux mourir maintenant.

Ce furent ses dernières paroles.

Sa respiration s’embarrassa, ses yeux sevitrèrent, elle eut quelques mouvements convulsifs.

Puis un dernier souffle s’exhala de sapoitrine.

Betzy-Justice était morte, tandis que leprêtre catholique lui donnait l’absolution.

Et les trois hommes et Vanda passèrent la nuitauprès du cadavre de Betzy-Justice.

Et Marmouset, ayant ouvert le paquet de toilecirée, y trouva un volumineux manuscrit en anglais et portant letitre bizarre :

Journal d’un fou de Bedlam.

Et Marmouset fit, à haute voix, la lecture dumanuscrit.

Journal d’un fou de Bedlam I

Les monts Cheviot séparent le comté écossaisde Roxburgh du comté anglais de Northumberland.

Leur cime est couronnée de neigeséternelles.

D’épaisses forêts couvrent leurs pentesabruptes et dans les vallées poussent de verts pâturages.

À trois lieues du bourg de Castleton, suspendusur un rocher comme une aire d’aigle et dominant un paysage d’unemélancolie âpre et sauvage, s’élève le manoir de Pembleton.

Pembleton-Castle, comme on dit dans lepays.

Il a huit tours massives, aux poivrièrespointues, des murs épais comme ceux d’une forteresse.

Il domine huit lieues de pays du côté del’Écosse, bien qu’il soit bâti sur la terre anglaise.

Au moyen âge, les sires de Pembleton étaientÉcossais et marchaient sous la bannière des Robert Bruce et desWallace.

Lord Pembleton siège au Parlement dans lachambre haute, mais il a néanmoins conservé le titre de baronécossais, et il en est très fier.

Lord Evandale Pembleton n’avait que trois ansquand son père mourut au combat de Navarin, où la France etl’Angleterre réunies chassèrent la flotte turque des eaux de laGrèce.

Il avait un frère de dix-huit mois.

Lorsque lady Pembleton apprit l’épouvantablemalheur qui la frappait, elle quitta précipitamment Londres, oùelle passait la saison dans son bel hôtel du West-End, pour seréfugier en toute hâte, avec ses deux enfants, au manoir dePembleton. Vêtue de noir des pieds à la tête, elle s’enferma danscette vieille forteresse que le noble lord son époux avaitdélaissée, comme ses aïeux, du reste, depuis trois quarts desiècle.

En bas, dans la plaine, s’élevait un jolicastel tout moderne, entouré d’une ceinture de prairies, unedemeure princière, entre toutes, dans laquelle lord Pembletonpassait l’automne et la saison des chasses, et qu’il avait peupléede merveilles artistiques et de toutes les richesses de luxemoderne.

C’était New-Pembleton, le nouveauPembleton.

Le château succédant au manoir.

Et cependant ce ne fut pas à New-Pembleton quese réfugia lady Evandale.

Ce fut à Pembleton-Castle, à Old Pembleton, levieux Pembleton, comme on appelait encore le manoir écossais.

Pourquoi ?

On était alors en 1828, c’est-à-dire en pleindix-neuvième siècle, et le temps était passé où les hauts barons sedéclaraient réciproquement la guerre.

La noblesse était devenue l’aristocratie, leshauts barons n’étaient plus que de grands seigneurs, et le calme leplus profond régnait dans les trois royaumes devenus le RoyaumeUni.

Cependant lady Evandale, en arrivant àPembleton-Castle, donna des ordres bizarres.

Elle fit baisser le pont-levis, ce qui n’étaitpas arrivé depuis plusieurs siècles.

Elle fit un appel à tous les paysans duvoisinage qui étaient encore ses vassaux, et elle peupla le manoird’une véritable armée.

Puis, comme jadis, Jeanne de Montfort montraitson fils aux nobles bretons, elle prit son fils aîné dans ses bras– ce fils qui n’avait que trois ans – elle le montra à ses fidèlesÉcossais accourus à sa voix, et elle leur fit jurer de veiller surlui.

Et les montagnards jurèrent avecenthousiasme.

Quel mystérieux et terrible danger menaçaitdonc cet enfant qui devait s’aller asseoir un jour à la chambre deslords ?

Un seul homme le savait peut-être, partageantainsi le secret de lady Pembleton.

Cet homme était un jeune Écossais du nom deTom, le frère de lait de lady Pembleton, laquelle était jeune etbelle, et n’avait pas encore atteint sa vingt-quatrième année lejour où elle devint veuve.

Aussi Tom, dès le premier jour, s’installadans la chambre où couchait l’enfant et y passa la nuit dans unfauteuil, ayant à la portée de sa main sa carabine de chasseur.

Et il en fut de même des nuits suivantes.

Et pendant ces mêmes nuits, les Écossaisveillaient, se promenant sur les remparts du vieux castel, etavaient soin, dès que le crépuscule arrivait, de hisser lepont-levis.

Lady Pembleton se promenait au milieu d’eux,tantôt inquiète, tantôt paraissant plus rassurée, mais toujoursmélancolique et comme poursuivie par quelque affreux souvenir.

Trois mois s’écoulèrent.

Pendant ces trois mois, au grand ébahissementde la contrée, Pembleton-Castle tint véritablement garnison.

Les bruits les plus étranges coururentalors.

La mort de lord Evandale avait troublé laraison de la pauvre veuve.

Nature exaltée déjà par la lecture des romansde Walter Scott et des poèmes de Byron, lady Eveline Pembletonétait devenue tout à fait folle.

Elle se croyait en plein moyen âge, au tempsdes luttes héroïques des clans écossais contre les barons anglais,et elle voulait défendre son fils contre des ennemisimaginaires.

Les bons Écossais appelés à son aide, et quin’avaient eu garde de refuser leurs services, commençaient àpartager cette croyance.

Un seul homme disait que lady Pembletonn’était pas folle et qu’elle avait de bonnes raisons pour agirainsi.

Cet homme, c’était Tom.

Mais Tom ne s’expliquait pas davantage etgardait fidèlement son secret.

Enfin, au bout de trois mois, lady Pembletonrenvoya ses Écossais, fit abaisser le pont-levis de Old-Pembleton,demanda ses voitures de promenade, et quittant avec ses nombreuxdomestiques le manoir féodal, elle redescendit à New-Pembleton, laseigneuriale demeure, et s’y installa avec ses deux enfants.

Les gentilshommes fermiers des environs, lesbourgeois des petites villes voisines ne manquèrent pas de direalors que la belle veuve était revenue à la raison.

Le motif unique, cependant, de ce changementcomplet d’existence, reposait sur un message que lady Pembletonavait reçu de Londres :

« Sir Arthur s’est embarqué ce matin pourles Indes. »

Qu’était-ce que sir Arthur ?

Le frère puîné de lord Evandale.

Était-ce donc contre lui que lady Pembletonavait pris des précautions aussi singulières ?

Quelques jours après son retour àNew-Pembleton, lady Eveline reçut la visite de deux gentlemen.

C’était lord Ascott et son fils, le baronnetsir James.

Lord Ascott et sir James étaient le père et lefrère de lady Eveline.

Le père revenait d’Italie, où il avait passédeux années pour soigner une maladie de poitrine ; le fils,midshipman dans l’armée navale des Indes, était en congé.

Tous deux s’étaient trouvés à Londres, aumoment où la conduite excentrique de lady Pembleton avait faitquelque bruit, et, persuadés que la pauvre femme était folle, ilsétaient partis en toute hâte.

Lady Eveline les reçut en grand deuil.

Elle était fort triste, elle fondit même enlarmes en les revoyant ; mais rien dans ses manières, ni danssa conduite, ne les confirmait dans cette opinion qu’ils s’étaientfaite sur le dérangement de ses facultés mentales.

Lady Pembleton était parfaitementraisonnable.

Cependant les deux gentlemen crurent devoirlui demander des explications.

Lady Eveline refusa de s’expliquer.

Alors lord Ascott fit appel à son autoritépaternelle et il tint à sa fille un langage sévère.

Lady Eveline persista dans son refus.

Lord Ascott s’emporta.

Il alla même jusqu’à dire que la famille delord Pembleton parlait de la faire interdire et de lui retirer latutelle et l’éducation de ses enfants.

Lady Eveline fondit en larmes.

Enfin elle se jeta aux genoux de son père etlui dit :

– Milord, je sais que je vous doisobéissance, mais je sais aussi que les aveux que je vais vous fairevous briseront le cœur. Épargnez-les-moi, je vous en supplie.

Lord Ascott fut inflexible.

Alors lady Eveline le conduisit dans sachambre, ouvrit un meuble d’où elle retira un petit cahier depapier couvert d’une écriture à moitié illisible, et dont chaquepage portait les traces d’une larme.

– Tenez, mon père, dit-elle, voilà lejournal de ma vie. Lisez…

Et elle prit la fuite, laissant lord Ascott enpossession du cahier.

Une heure après, le vieux gentilhommerejoignit sa fille ; il était d’une pâleur mortelle.

Et prenant sa fille dans ses bras, il la tintlongtemps serrée sur son cœur.

Et mêlant ses larmes aux larmes de la jeunefemme, il lui dit.

– Je suis trop vieux, moi… mais ton frèrete vengera.

Quel était donc l’aveu épouvantable que ladyEveline n’avait osé faire de vive voix à lord Ascott, son vieuxpère ?

C’est ce que nous allons vous dire, entraduisant fidèlement le manuscrit de la veuve de lord EvandalePembleton, commodore de la marine royale anglaise, tué à Navarin,en combattant sous le drapeau de la civilisation, aux prises avecla barbarie.

Journal d’un fou de Bedlam II

La famille Dunderry, dont le chef porte le nomde lord Ascott, est de pure source normande.

Depuis que le duc Guillaume le Bâtard devintle roi Guillaume le Conquérant, les Dunderry se sont toujoursalliés aux plus hautes maisons de l’aristocratie anglaise.

Miss Eveline, fille de lord Ascott, avaitseize ans lorsque son père chercha à la marier.

Certes, les partis ne manquaient pas, et lesplus beaux noms du Royaume-Uni se disputaient l’honneur d’une tellealliance, mais miss Eveline était fiancée depuis longtemps, selonla mode anglaise, à lord Pembleton.

Le manoir d’Ascott et celui de Pembleton leVieux perchés chacun sur un des escarpements des monts Cheviot, seregardaient depuis des siècles à trois lieues de distance.

Lord Ascott, le père de miss Eveline, et feulord Pembleton, père du lord actuel, avaient été liés depuis leurenfance ; et quand miss Eveline avait eu dix ans et sirEvandale Pembleton dix-huit, on les fiança.

Puis, sir Evandale s’embarqua pour les Indes,où il servait dans la marine royale.

Les deux familles n’en demeurèrent pas moinstrès unies.

Il n’y avait pas de semaine, en hiver, quelord Ascott et sa fille ne fissent visite à lord Pembleton, qu’unecruelle maladie, la goutte, clouait dans son fauteuil.

Miss Eveline et sir George Pembleton, frèrecadet de lord Evandale, se donnaient le nom de frère et de sœur, etfaisaient ensemble de longues promenades à cheval.

Cinq ans se passèrent.

Miss Eveline éprouvait un charme extrême à setrouver avec sir George, et sir George se surprenait à souhaiterque le navire que montait son frère aîné fût jeté à la côte, parune nuit de tempête, et se perdit corps et biens.

Un matin, les deux jeunes gens s’avouèrentqu’ils s’aimaient.

Alors miss Eveline épouvantée dit à sirGeorge :

– Malheureux ! mais je suis lafiancée de votre frère.

– Hélas ! je le sais, répondit lejeune homme. Aussi ai-je pris une grande résolution.

Et comme elle le regardait avecangoisse :

– Alors même, poursuit-il, que mon frèreconsentirait à me céder son droit, nos deux familles neconsentiraient jamais à notre union. Je suis cadet, déshérité parconséquent des biens et des titres de ma maison.

Et il soupira.

Miss Eveline baissait la tête, et de grosseslarmes roulaient dans ses yeux.

Sir George continua :

– Je partirai aujourd’hui même.

– Et où irez-vous ? demanda-t-elletoute tremblante.

– À Londres d’abord.

– Et puis ?

– Et puis j’irai rejoindre mon frère auxIndes.

Miss Eveline avait la pitié et la dignité desfemmes de race ; elle courba la tête, tendit la main à sirGeorge et lui dit :

– Adieu… adieu pour toujours…

Sir George avait alors dix-neuf ans, l’âge desdévouements chevaleresques.

Il partit.

Six mois après, lord Pembleton mourut, et sonfils, sir Evandale, hérita de ses grands biens, de son titre et deson siège à la chambre haute.

Mais on ne revient pas des Indes en un jour,et il y avait près d’un an que sir George était parti, quand lordEvandale arriva.

Miss Eveline avait d’abord pris, au fond deson cœur, la résolution de se jeter aux genoux de lord Evandale, delui tout avouer et de le supplier de renoncer à sa main.

Mais cette résolution tomba devant la volontéinflexible de lord Ascott.

Jour pour jour, un an après les funérailles dupère de sir Evandale, miss Eveline devint lady Pembleton.

Le temps efface bien des douleurs, cicatrisebien des plaies.

Lady Pembleton songeait bien encore de temps àautre à sir George, le pauvre cadet, servant dans l’armée desIndes.

Mais lord Evandale était si bon pour elle, illui témoignait tant de respect et d’amour !

Et puis lady Pembleton était devenue mère, etla maternité est un sentiment qui finit par dominer tous lesautres.

À mesure que le temps s’écoulait, l’image desir George s’effaçait.

L’absent commençait à avoir tort, et lordEvandale touchait à l’heure où sa femme lui rendrait amour pouramour.

Mais la fatalité devait en disposerautrement.

Tout en siégeant à la chambre haute, tout endevenant lord, le chef de la maison du Pembleton avait conservé songrade dans la marine royale.

Il avait fait rapidement son chemin, et ilétait commodore.

Un jour, il reçut de l’Amirauté l’ordre dereprendre la mer.

Où allait-il ?

Il ne le saurait qu’en ouvrant lesinstructions cachetées qu’on lui remit ; et ces instructions,il ne devait les ouvrir qu’en vue de l’île Madère.

Les femmes de marins sont faites, dèsl’enfance, à ces séparations cruelles, dont la durée est toujoursincertaine.

Lady Evandale se résigna, et le commodorepartit.

On était alors en plein été, et lasaison, comme disent les Anglais, était dans toute sasplendeur.

Naturellement, lady Pembleton avait quitté sonmagnifique château des monts Cheviot, pour venir habiter son hôteldu West-end, à Londres, dans Kensington-Road.

Kensington-Road est une large avenue,parallèle à Hyde-Park, et que bordent les demeures seigneurialesdes grandes familles de Londres.

Chacune de ces demeures a un jardin, qui n’estséparé de Hyde-Park que par une grille, et chaque propriétaire aune clef qui ouvre cette grille et lui donne accès sur le jardinpublic.

Lady Pembleton était donc à Londres.

Mais, son mari parti, on ne l’avait plus vuenulle part.

Elle vivait enfermée, s’occupant de son fils,qui avait alors près de deux ans, lisant avec avidité les journauxqui pouvaient lui donner des nouvelles du Minotaure.

C’était le navire que montait lordEvandale.

Elle vivait seule, soupirant après le retourde l’absent.

Mais la solitude est mauvaise conseillère.

Plus d’une fois lady Pembleton s’étaitsurprise à songer à sir George que, naguère, elle avait à peu prèsoublié.

Or, un soir, lady Eveline était assise auprèsd’une fenêtre au rez-de-chaussée de son hôtel.

C’était un dimanche.

Le dimanche est un triste jour à Londres.

La journée avait été brûlante ; la soiréeétait fraîche, et la pauvre femme respirait avec une joiemélancolique le parfum des premières brises.

Il faisait nuit, le jardin était désert.

Au delà du jardin, on apercevait Hyde-Park, etle jardin public était désert aussi.

Tout à coup lady Eveline vit une ombres’agiter dans l’éloignement.

C’était un homme qui s’était dressé au bord dela petite rivière qu’on nomme la Serpentine, et qui marchait droità la grille du jardin de l’hôtel Pembleton.

Lady Eveline regarda curieusement cethomme.

Mais la nuit était obscure.

Quel ne fut pas son étonnement et ensuite safrayeur quand elle vit cet homme sortir une clef de sa poche etouvrir la grille !

Elle jeta un cri quand cet homme entra dans lejardin.

Mais ce cri ne mit point en fuite le visiteurnocturne.

Il marcha droit à la fenêtre.

Alors lady Eveline se rejeta vivement enarrière et courut saisir un cordon de sonnette qu’elle secouaviolemment.

Au bruit personne ne vint.

L’homme enjamba la fenêtre et sauta dans lachambre.

Folle d’épouvante, lady Eveline s’élança versla porte ; mais, en ce moment, une main vigoureuse la saisitet une voix qui la bouleversa lui dit :

– Eveline, ne me reconnaissez-vous doncpoint ?

Elle se retourna, folle, hébétée, stupide.

– Sir George ! murmura-t-elle.

– Oui, c’est moi.

Et le frère puîné de lord Evandale se jeta auxgenoux de la jeune femme paralysée par la terreur.

Journal d’un fou de Bedlam III

C’était bien, en effet, sir George Pembleton,le frère de son mari, que lady Eveline avait devant elle.

Et cet homme avait osé pénétrer chez elle parla fenêtre, comme un voleur ou un assassin !

– Monsieur, dit-elle avec effroi, commentêtes-vous ici ?

Il se jeta à ses genoux :

– Eveline, dit-il, chère Eveline, ne mecondamnez point sans m’avoir entendu.

Sa voix émue, son attitude supplianterassurèrent un peu lady Eveline.

– George, dit-elle, d’oùvenez-vous ?

– Je reviens des Indes en droite ligne,dit-il.

– Vous avez donc quitté leservice ?

– Non, j’ai obtenu un congé. Et c’estpour vous que je reviens.

– Pour moi !

Et elle le regarda, et son épouvante lareprit :

– George, dit-elle encore, osez-vous doncme tenir un pareil langage ?

– Eveline, je vous aime…

– Taisez-vous !

– Eveline, depuis trois ans, ma vie estun combat de chaque heure, de chaque minute, un supplice sans nom,une torture éternelle !

– Mais, malheureux ! oubliez-vousdonc que je suis la femme de votre frère ?

– Mon frère est loin d’ici.

Elle jeta un cri de terreur.

– Oh ! vous le savez ?fit-elle.

– Nos deux navires se sont croisés en vuedes côtes du Finistère.

– Et vous osez… ?

– Et je viens pour vous… rien que pourvous…

Lady Eveline attachait sur cet homme un œilaffolé.

Certes, ce n’était plus le loyal et timideadolescent qui jadis avait dit à la jeune miss Eveline un adieuqu’il croyait éternel.

Sir George était maintenant un homme, et unhomme au regard sombre et résolu ; un homme qu’on devinaitcapable de tout.

Lady Eveline, malgré son épouvante, nedésespérait pas cependant de fléchir cet homme et de le rappeler ausentiment du devoir.

– George, dit-elle, vous êtes le frèred’Evandale et je suis sa femme.

– Je hais Evandale, répondit-il.

– Mais vous m’aimez encore,dites-vous ?

– Toutes les flammes de l’enfer sontallumées dans mon cœur, répondit-il avec exaltation.

– Eh bien ! puisque vous m’aimez,respectez-moi, sortez d’ici et ne revenez que demain, en pleinjour, par la grande porte de cet hôtel qui est la demeure de votrefrère.

Il eut un rire sauvage.

– Non, non, dit-il. Ce n’est point pourme faire chasser par vos laquais que je suis venu.

Lady Eveline sentait la rougeur et la hontemonter à son front.

Et comme il lui avait pris les mains, elle sedégagea et courut à l’autre bout de la chambre en criant :

– Sortez ! sortez, je leveux !

Il lui répondit par un éclat de rire.

– Sortez ! répéta-t-elle.

– Non, je vous aime !

– Sortez, ou j’appelle mesgens !

Il continuait à rire, et il fit un pas verselle.

Alors elle s’élança de nouveau vers le glandde sonnette qui pendait au long de la glace de la cheminée, et ellele secoua avec fureur.

Mais la sonnette ne résonna point.

– Vous pouvez sonner tant que vousvoudrez, dit-il. Le cordon est coupé.

Elle jeta un nouveau cri.

– À moi ! à moi ! dit-elle.

George fit un pas encore.

– Au secours ! s’écria ladyEveline.

– Vos gens sont sortis. Nous sommes seulsdans l’hôtel, dit-il.

Elle se précipita vers la porte et essaya del’ouvrir.

– La porte est fermée, dit tranquillementsir George.

Enfin, elle songea à sauter par la fenêtredans le jardin.

Mais il se plaça devant elle.

– Vous ne sortirez pas ! dit-il.

Et comme elle jetait un suprême crid’épouvante et d’horreur, et qu’en joignant et tordant ses mainselle demandait grâce, il la prit dans ses bras et lui mit sur leslèvres un baiser brûlant.

IV

 

Lord Evandale était en Océanie.

Le Minotaure faisait route pourMelbourne, une des deux capitales de l’Australie.

Chaque fois que le navire faisait escale, lenoble lord écrivait à sa femme des lettres pleines detendresse.

Parfois même il songeait à donner sa démissionet à revenir en Angleterre.

Mais le soldat ne déserte pas à la veilled’une bataille, et lord Evandale n’abandonna point son navire.

Le Minotaure passa deux années enAustralie, donnant la chasse aux pirates.

Ce ne fut que trente et un mois après sondépart, que le commodore fut rappelé à Londres.

Quand il revint, lady Eveline alla à sarencontre ; elle tenait ses deux enfants par la main.

Le second était né après le départ de lordEvandale.

La jeune femme était pâle et triste ;elle semblait vieillie de six ans.

Que s’était-il passé durant la longue absencede lord Evandale ?

Il ne pouvait le deviner, il ne le sutjamais.

Lady Eveline vivait loin du monde et passaitpresque toute l’année à Pembleton.

Depuis la nuit fatale que nous avons racontée,on n’avait pas revu sir George.

Lord Evandale ne soupçonna même pas qu’ilavait un moment quitté les Indes pour revenir en Europe.

Effrayé de la pâleur de sa femme et de l’étatde dépérissement où elle se trouvait, lord Evandale avait consultétoutes les célébrités médicales de Londres.

Les médecins prétendaient qu’elle était enproie à une maladie de langueur, et ils conseillèrent un voyage enItalie.

Lady Eveline partit avec son mari.

Elle passa un mois à Naples et à Rome, etrevint plus souffrante, plus découragée, plus désintéressée de lavie.

Deux êtres parvenaient seuls à lui arracher unsourire :

L’un était son frère de lait, Tom ;

L’autre, son fils aîné, celui qui succéderaitun jour aux dignités et à l’immense fortune de lord Evandale.

Quant à son autre fils, elle ne pouvait lecontempler sans que des larmes de honte emplissent ses yeux.

Comme ils revenaient d’Italie, l’interventionanglo-française en faveur de la Grèce insurgée fut déclarée.

Lord Evandale reçut l’ordre de rejoindre sonnavire, et, une fois encore, lady Eveline se trouva seule.

Un soir, elle se promenait dans Hyde-Park,tenant son fils aîné par la main.

La nuit approchait.

Suivie à distance par deux laquais à salivrée, lady Eveline suivait sans défiance le bord de laSerpentine.

Tout à coup deux hommes du peuple, deuxroughs, comme on dit à Londres, se dressèrent devant elle.

Lady Eveline se retourna vivement et appelases deux laquais.

Mais ceux-ci avaient disparu.

En même temps, un des deux roughs se jeta surelle, lui mit la main sur la bouche pour l’empêcher de crier.

L’autre s’empara de l’enfant et prit lafuite.

**

*

Une heure après, on rapportait à son hôtellady Eveline, qu’on avait trouvée évanouie sur le bord de laSerpentine.

Quant à son fils, il avait disparu.

Journal d’un fou de Bedlam IV (Suite) etV.

Heureusement, auprès de lady Eveline, seule etaffolée, il y avait un homme, et un homme de résolution.

C’était Tom.

Tom ne perdait point la tête.

Tom devina tout de suite pourquoi on avaitvolé l’enfant.

À Londres, on vole les enfants, comme on faitle mouchoir, comme on brise le carreau d’un bijoutier.

C’est même un commerce assez lucratif.

Telle mendiante qui a bien du mal à gagner savie, ferait des affaires d’or si elle avait un enfant dans ses brasquand elle implore la charité publique.

Et puis il y a les nourrisseuses d’enfants quiont depuis longtemps fait disparaître au fond de la Tamise lespauvres petites créatures qu’on leur avait confiées.

Un beau jour, les parents de ces enfantsd’amour viennent les réclamer.

Les enfants sont morts ; il faut bien lesremplacer.

Et puis encore il y a les bohémiens, lessaltimbanques, les comédiens ambulants qui cherchent des enfants etles volent avec une dextérité remarquable.

Mais Tom ne pensa ni aux mendiants, ni auxnourrisseuses, ni aux saltimbanques.

Et Tom se dit :

– Le voleur, c’est sir Arthur-GeorgePembleton, officier de la marine royale.

Il y avait longtemps que sir George n’avaitparu à Londres, ostensiblement, du moins.

Lady Eveline ne l’avait point revu depuis lanuit fatale.

Mais Tom, un soir, avait vu rôder un hommedans Hyde-Park, et cet homme, bien qu’il fût vêtu comme un rough,Tom l’avait reconnu.

C’était sir George.

Tom se mit donc à la recherche de sir George,sûr que l’enfant était en son pouvoir.

Tom était Écossais, mais il avait passé sonenfance à Londres, et il savait par cœur tous les mystères de lagrande ville.

Aussi eut-il bien vite retrouvé sirGeorge.

Celui-ci s’était caché dans une ruelle duWapping, sur les confins de White-Chapelle, dans une maison hauteet noire où ne logeaient que les gens du peuple.

Tom tomba chez lui comme la foudre, un matin,quand le gentleman était encore au lit.

Tom avait deux pistolets à la main.

Sir George était sans armes.

Tom lui mit un pistolet sur le front et luidit :

– Si vous ne me rendez pas l’enfant, jevous tue !

Sir George feignit d’abord une grandesurprise.

– De quel enfant parles-tu,misérable ? dit-il.

– Du fils aîné de lady Eveline.

Sir George protesta.

Il n’avait pas vu le fils de ladyEveline ; il ne savait ce que Tom voulait dire.

Mais Tom ajouta :

– Je vous donne cinq minutes. Si danscinq minutes vous ne m’avez pas rendu l’enfant, vous êtes un hommemort.

Il y avait tant de froide résolution dans leregard de l’Écossais, que sir George eut peur.

Il avoua tout.

L’enfant volé avait été remis à dessaltimbanques, qui devaient l’élever dans leur métier.

Tom trouverait ces saltimbanques dans Mail enRoad, tout auprès de la Work-house.

Mais Tom dit à sir George :

– Je vous crois. Seulement, je veux quevous veniez avec moi.

Et je vous tue comme un chien, si vouscherchez à m’échapper.

Et il força sir George à s’habiller.

Sir George avait dit vrai.

Les saltimbanques étaient dans Mail en Road,et l’enfant se trouvait en leur possession.

Ce jour-là, sir George disparut encore, etplusieurs mois s’écoulèrent sans qu’on le revît.

Pourquoi sir George avait-il enlevé l’enfantde lady Eveline ?

Sir George était un misérable ; ilhaïssait son frère lord Pembleton, il haïssait lady Eveline qu’ilavait tant aimée, mais il adorait cet enfant qui venait de naître,le second fils de lady Eveline, qui était l’enfant du crime, sonfils à lui.

Or, en faisant disparaître le fils aîné, celuiqui succéderait à lord Evandale dans ses biens et ses titres,n’était-ce pas assurer ces mêmes titres et ces mêmes biens au filscadet, c’est-à-dire à son fils à lui, sir George ?

Dès lors, Tom veilla nuit et jour surl’enfant.

Lady Eveline ne sortait plus seule. Tom étaitsans cesse auprès d’elle.

Puis arriva la nouvelle de la mort de lordEvandale Pembleton.

Alors, on le sait, lady Eveline se réfugia entoute hâte dans son château des monts Cheviot, elle s’y entourad’une garnison nombreuse, et ne consentit à redescendre àNew-Pembleton que lorsqu’elle apprit que sir Arthur-GeorgePembleton était de nouveau embarqué pour les Indes.

V

 

Tel était le secret épouvantable que ladyEveline avait confessé par écrit et mis ensuite sous les yeux deson père, lord Ascott.

Lord Ascott l’avait prise dans ses bras et luiavait dit :

– Ton frère te vengera !

En effet, trois mois après, sir James quittal’Angleterre et retourna aux Indes.

Sir George était à Calcutta quand sir James yarriva.

Il dansait dans les salons du gouverneur etparaissait l’homme le plus gai du monde.

Sir. James vint à lui et le salua.

Sir James était le frère de lady Eveline, etsir George et lui avaient été liés pendant leur enfance.

Sir James n’était encore que midshipman, sirGeorge était lieutenant de vaisseau.

Sir James lui dit :

– J’arrive de Londres et j’ai un messagepour vous. Tout à l’heure, quand on dansera, veuillez me suivre surla terrasse qui donne sur la mer.

– J’irai, répondit sir George.

Et il alla danser avec la fille d’un nabab quiétait aussi belle que son père était riche.

Un quart d’heure plus tard, les deux jeunesgens se rencontraient de nouveau.

Cette fois, ils étaient sur une des terrassesdu palais, et ils se trouvaient seuls.

Alors sir James regarda fixement sir George etlui dit :

– Je sais tout.

Sir George tressaillit.

– Que savez-vous ? fit-il.

– Vous avez trahi votre frère.

– Que vous importe ?

– Vous avez déshonoré ma sœur.

Sir George haussa les épaules.

– Et il me faut tout votre sang, ajoutasir James.

– Je suis à vos ordres, répondittranquillement le frère de lord Evandale.

– Je l’espère bien, répondit sirJames ; mais il faut songer que vous êtes mon supérieur, etque je ne puis me battre sans enfreindre les lois martiales.

– Oh ! qu’à cela ne tienne, réponditsir George, je me charge d’aplanir cette difficulté.

– Ah !

– L’amiral qui commande l’escadred’évolution mouillée dans le port vous autorisera, sur ma demande,à vous battre avec moi.

– Pardon, dit sir James, vous oubliez quedes liens de parenté ou tout au moins d’alliance nous unissent.

– Eh bien ?

– Et je ne veux pas que notre rencontrepuisse laisser planer un soupçon sur ma sœur.

– Eh bien ! dit sir George, nousnous battrons sans témoins.

– J’allais vous le proposer.

– Ah ! très bien.

– J’allais faire mieux…

– Voyons !

– Il y a une forêt aux portes de laville ?

– Oui.

– Une forêt peuplée de tigres ?

– Comme toutes les forêts de l’Inde.

– Nous nous y rendrons demain, chacun denotre côté, au coucher du soleil.

– Après ?

– Et les tigres feront disparaître lecadavre de celui qui aura succombé.

– Accepté, dit sir George.

**

*

Le lendemain soir, en effet, sir James et sirGeorge se rencontraient dans la forêt.

Que se passa-t-il entre eux ?

Nul ne le sait.

Mais sir James revint seul à Calcutta, commeles premières étoiles s’allumaient dans le ciel indien.

Et sir James adressa au vieux lord Ascott unedépêche ainsi conçue :

« Notre honneur est sauf. Elleest vengée ! »

Le lendemain, des chasseurs trouvèrent à lalisière de la forêt un lambeau de cadavre à demi dévoré par lestigres, et que recouvrait encore un lambeau d’uniforme.

Et le bruit se répandit que sir GeorgePembleton, victime de sa passion pour la chasse, avait eu une finhorrible.

Tom et lady Eveline étaient, ou du moinscroyaient être tranquilles désormais.

Journal d’un fou de Bedlam VI

Franchissons maintenant un espace de cinqannées.

Nous sommes en avril 1834.

Deux personnages causent à voix basse dans unedes salles voûtées de Old-Pembleton.

Le vieux manoir a revu des jours de splendeuret des jours de deuil, depuis cinq années.

Une seconde fois, New-Plembleton, la modernedemeure, le castel du grand seigneur, s’est vu délaissé pourOld-Pembleton, le manoir des hauts barons féodaux.

Pourquoi ?

Écoutons la conversation de ces deux personnesqui causent au coin du feu, dans une des salles basses duchâteau.

– Je vous répète, moi, Tom, que notremaîtresse a eu tort de revenir à Old-Pembleton.

– Je ne dis ni oui, ni non, moi, ma chèreBetzy.

– Et pourquoi êtes-vous ainsi indécis,Tom, dans votre manière de voir ?

– Betzy, ma chère, aussi vrai que vousêtes ma femme depuis bientôt trois années, je vous répète que je nesais encore si lady Eveline, notre noble et bonne maîtresse, a eutort ou raison de quitter Londres d’abord, New-Pembleton ensuite,pour venir ici. Cependant, en homme judicieux que je suis, jepencherais volontiers à croire qu’elle a eu raison.

– Ah ! vraiment ?

– Tout bien réfléchi, oui, ma chèreBetzy.

– Moi, dit Betzy-Justice, la jeune femmede Tom, car ils étaient jeunes tous deux à cette époque, j’inclinevolontiers à penser le contraire.

– Sur quoi basez-vous votre opinion,Betzy ?

– Sur ceci, que la santé de milady vas’altérant tous les jours.

– Et vous croyez ?…

– L’air âpre et vif de la montagne ne luivaut rien.

– Ah !

– Elle est attaquée d’une maladie depoitrine, et le climat qui lui serait nécessaire est loin deressembler a celui-ci.

– Betzy, ma chère, répondit Tom, il y adu vrai dans ce que vous dites là. Mais je tiens à mon opinion, moiaussi, car décidément j’ai une opinion, maintenant.

– En vérité, Tom ?

– Oui, certes.

– Expliquez-vous donc, alors, Tom.

– Lady Eveline, voici trois années, mefit appeler un matin et me dit : – Tom, il faut que je teconsulte, car tu es de bon conseil.

– Parlez, Lina, lui répondis-je.

Car tu le sais, Betzy, ma chère, je suis lefrère de lait de milady et j’ai gardé de notre enfance l’habitudede l’appeler par l’abréviation de son petit nom.

Milady reprit :

– Depuis un mois, je fais des rêvesépouvantables.

– Vraiment ? lui dis-je.

– Ou plutôt je fais le même rêve.

– Ah !

– Mais il est effrayant.

J’attendais que milady s’expliquât et jegardais respectueusement le silence.

Elle reprit :

– Mon rêve a trois parties. Dans lapremière, je me trouve à New-Pembleton et je me promène dans leparc, en tenant mon fils aîné par la main.

– Sir William ? lui dis-je.

– Précisément.

– Mon cher Tom, interrompit Betzy,laissez-moi vous faire une question.

– Parlez, ma chère.

Le feu lord, que je n’ai point connu, senommait Evandale, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Et son père portait le mêmenom ?

– Comme vous le dites, Betzy.

– Je croyais donc que le nom d’Evandale,poursuivit Betzy, était comme héréditaire dans la famille…

– À peu près.

– Et se transmettait de fils aîné en filsaîné ?

– Cela a été longtemps la tradition.

– Alors, reprit Betzy, pourquoimonseigneur, comme nous appelons le jeune lord, senomme-t-il William, tandis que c’est son frère cadet qui porte lenom d’Evandale ?

– Je vais vous l’expliquer, Betzy.

– Parlez, Tom, je vous écoute.

– Sir lord Evandale, avait un amid’enfance qui devint son compagnon d’armes. Tous deux servaient àbord du même navire et avaient le même grade. Cet ami se nommaitsir William Dickson.

– Fort bien.

– Et lord Evandale voulait qu’il fût leparrain de son fils.

– Ce qui fait que monseigneurs’appelle William ?

– Oui, mais on n’a pas voulu perdre, dansla famille, le nom d’Evandale.

– Et on l’a donné au secondfils ?

– Comme vous le dites, Betzy.

– Ma curiosité est satisfaite, Tom. Vouspouvez continuer votre récit.

Tom poursuivit :

– Lady Eveline me dit donc : Dans lapremière partie de mon rêve je me promène dans le parc deNew-Pembleton. Je tiens William par la main.

Tout à coup il me semble que William devientpâle et transparent comme une ombre ; et puis, soudain, sonvisage disparaît dans un épais brouillard.

Puis le brouillard se dissipe peu à peu… etalors, oh ! c’est affreux, Tom, mon fils, dont je n’ai pointquitté la main, m’apparaît de nouveau.

Mais il a changé de figure.

Ce n’est plus William, c’est Evandale.

Et pourtant, c’était William qui était auprèsde moi, et je n’ai cessé de serrer convulsivement sa main dans lamienne.

– Voilà qui est bizarre, Lina, luidis-je. Heureusement ce n’est qu’un rêve.

– Attendez, Tom, poursuivit milady.Généralement, à la suite de cette métamorphose étrange, jem’éveille en sursaut et je pousse un cri.

Souvent je me lève, et, passant dans lachambre voisine, je vais contempler mon cher petit William qui dortpaisiblement.

Alors, rassurée, je me recouche et ne tardepas à me rendormir.

– Et vous rêvez de nouveau,Lina ?

– Oui, Tom. C’est la seconde partie demon rêve qui commence.

– Je vous écoute, Lina.

– J’ai cessé d’appartenir au monde desvivants pour devenir portrait de famille.

Je suis peinte en pied et vêtue de deuil, jene suis plus une femme, je suis une toile enfermée dans un cadre,mais une toile qui pense, voit et se souvient.

On m’a placée dans la salle desAncêtres à Old-Pembleton.

En face de moi, est feu lord Evandale, monnoble époux.

Comme moi, il est devenu portrait defamille.

Mais, comme moi, il voit et pense, et nouscausons tout bas durant la nuit.

Les fenêtres de la Salle des Ancêtressont grand ouvertes, la lune inonde la campagne de ses rayons, etnous pouvons voir là-bas, dans la plaine, les murailles blanches deNew-Pembleton et les arbres verts de son parc.

Un homme se promène au clair de lune.

Il donne le bras à une femme qui nous estinconnue ; plusieurs gentlemen les accompagnent.

Et les gentlemen appellent l’homme milord etla femme milady.

– Et cet homme est lord William ;sans doute ?

– Non, c’est Evandale.

– Sir Evandale devenu lord ?

– Oui.

– Mais alors…

– Alors, poursuivit milady, feu lordEvandale et moi, qui ne sommes plus que des portraits de famille,nous nous regardons tristement et des larmes véritables nousviennent dans nos yeux peints.

– Mais, pour que sir Evandale soit lord,il faut…

Je m’arrêtai, n’osant en dire davantage.

– Il faut que William soit mort, n’est-cepas ? me dit-elle.

– Oui, Lina.

– Vous vous trompez, Tom.

– Est-ce possible ?

– William est vivant.

– Oh ! par exemple !

Milady essuya alors une larme etreprit :

– Tout à coup, la lune disparaît et lesténèbres envahissent la salle des Ancêtres.

J’entends feu lord Evandale qui sanglote.

Puis il se fait un grand bruit, comme un coupde tonnerre, puis un éclair qui brûle nos yeux.

C’est la troisième partie de mon rêve quicommence.

Et milady, en parlant ainsi, se mit à fondreen larmes.

– Écoute, Tom, écoute encore, medit-elle…

Je la regardais muet et saisi d’un douloureuxétonnement.

Journal d’un fou de Bedlam VII

Milady poursuivit :

– Les cimes neigeuses des monts Cheviots,la plaine verte au milieu de laquelle se dresse New-Pembleton, –tout cela vient de disparaître.

Feu lord Evandale et moi nous nous sommespourtant toujours dans nos cadres, accrochés aux murs enfumés de lasalle des Ancêtres, mais nous avons la faculté de voir àdistance.

Nous sommes en plein jour.

Le soleil de midi éclaire une savane aride, unpaysage désolé.

Des hommes demi-nus, ruisselants de sueur,travaillent péniblement sous ce ciel ardent, demandant à la terreingrate un produit qu’elle se refuse presque à leur donner.

Ces hommes sont des convicts, c’est-à-dire descondamnés.

Ils ont été transportés loin de l’Angleterre,sur le sol australien, pour y expier leurs crimes.

Et parmi eux, cependant, il est uninnocent.

Un innocent qui lève parfois les yeux au cielet semble le prendre à témoin de ses souffrances non méritées.

Et milady, essuyant une nouvelle larme, medit :

– Et sais-tu quel est cethomme ?

– Non, milady.

– C’est mon fils.

– Lord William ?

– Oui.

– Oh ! Lina, m’écriai-je, votreimagination alarmée vous égare. Comment cela pourrait-il jamaisarriver ?

– Je n’en sais rien.

– Oubliez-vous donc, milady, que nousn’avions qu’un seul homme à craindre, et que cet homme estmort ?

– Qui sait ?

– Vous savez bien que sir James, votrefrère l’a tué ?

– Non, dit milady, les choses ne se sont point passéescomme tu le crois.

– Que voulez-vous dire, Lina ?

– Que James, mon frère, et le misérablequi avait nom sir George, se sont battus, en effet, dans une forêt,aux environs de Calcutta.

– Et sir James a tué sirGeorge ?

– Non. Sir James lui a cassé la cuissed’un coup de pistolet.

– Oui ; mais sir George est tombé etn’a pu se relever.

– Soit. Mais sir James s’est éloigné, lelaissant vivant.

– Oh ! milady, repris-je, vous savezbien qu’un homme qui a la cuisse cassée en pleine forêt indiennen’en sort plus. Les tigres se chargent de l’achever. Ne voussouvenez-vous pas, du reste, que toutes les gazettes ont annoncéalors que le corps de sir George avait été trouvé à demidévoré ?

– Oui, dit encore milady, on a trouvé uncadavre défiguré, recouvert d’un lambeau d’uniforme ; maisétait-ce bien sir George ?

– Lina, m’écriai-je, vous cédez à defolles terreurs ! Je vous jure que sir George est mort.

Elle secoua la tête et me dit :

– N’importe ! je veux quitterNew-Pembleton.

– Et où voulez-vous aller ?

– Là-haut.

– Au vieux manoir ?

– Oui.

– Je n’ai pas insisté, Betzy, ma chère,acheva Tom. Ce que milady veut, je le veux ; et c’est pourcela que nous sommes ici.

Betzy soupira.

– Oui, dit-elle, nous sommes ici, et lasanté de milady va s’affaiblissant tous les jours.

– Cela est vrai.

– Et les médecins disent qu’elle estatteinte d’une maladie mortelle.

– Qui sait ? fit Tom.

Betzy secoua la tête.

– Je suis allé voir John Pembrock, ditencore Tom.

– Qu’est-ce que cela ?

– John Pembrock est un Écossais quihabite Perth, où il jouit d’une grande réputation commemédecin.

– Et John Pembrock viendra visitermilady.

– Je l’attends d’une heure à l’autre.

– Ah !

– C’est un singulier homme que JohnPembrock poursuivit Tom. Il est riche, ce qui est rare pour unÉcossais, et il ne se dérange jamais pour de l’argent.

– Bon !

– Mais il vient soigner les malades dontses confrères désespèrent, et il est rare qu’il ne les sauvepas.

Comme Tom disait cela, un bruit se fitentendre.

C’était la cloche qui se trouvait au dehors dupont-levis de Old-Pembleton que la main d’un visiteur agitait.

Car chaque soir on relevait le pont-levis, etle vieux manoir redevenait forteresse, comme aux temps féodaux.

Tom se leva précipitamment et sortit de lasalle basse.

Sur le seuil, il rencontra Paddy.

Paddy était un vieux valet qui avait vu naîtremiss Eveline Ascott et ne l’avait jamais quittée.

– Tom, dit-il, il y a là porte deuxhommes, un piéton et un cavalier.

– Que demandent-ils ?

– Ils veulent entrer.

– Ont-ils dit leurs noms ?

– Le cavalier dit qu’il vient dePerth.

– Et le piéton ne dit rien.

Tom traversa la grande salle, le vestibule, lacour, et arriva en courant jusqu’à la poterne du pont-levis.

Il faisait un froid vif et le ciel étaitpluvieux.

Avant de manœuvrer les chaînes du pont-levis,Tom ouvrit un guichet et regarda.

Le cavalier attendait avec calme de l’autrecôté du fossé.

Tom reconnut John Pembrock.

– Ah ! dit-il, je vousattendais.

Puis, avisant le piéton :

– Et cet homme, dit-il, est-il avecvous ! Le connaissez-vous ?

– Cet homme, répondit John Pembrock, estun pauvre Indien qui m’a demandé l’aumône sur la route et à quij’ai promis l’hospitalité.

Tom fronça le sourcil.

– Il n’y a pourtant pas beaucoupd’Indiens à Londres, dit-il, et je n’en ai jamais vu dans nosmontagnes. Milady n’a pas coutume de recevoir les gens qu’elle neconnaît pas ; je vais lui donner une couronne, et il s’en iracoucher en bas, au village.

– Vous ne ferez pas cela, Tom, dit JohnPembrock.

– Et pourquoi cela, monsieur ?demanda Tom.

– Parce que cet homme est las, qu’il apeine à se soutenir sur ses jambes, et qu’il paraît mourird’inanition.

– Il se réconfortera au village. Ce n’estpas une couronne, c’est une guinée que je lui donnerai.

– Tom, dit John Pembrock, je vous supplied’avoir de l’humanité.

– Monsieur, répondit Tom, j’ai fait unserment à milady.

– Lequel ?

– Je lui ai juré de ne laisser pénétrerdans Old-Pembleton que des gens que je connaîtrai.

– Ainsi, dit John Pembrock, vous refusezl’hospitalité à ce malheureux ?

– Je ne puis faire autrement.

Ce disant, Tom fouilla dans sa poche et lançaà travers le guichet une pièce d’or qui vint tomber aux pieds dumendiant.

John Pembrock était une manière de géant, etrappelait par sa stature herculéenne ces montagnards écossaischantés par Walter Scott.

Il se pencha sur sa selle, enleva l’Indiendans ses bras, le posa devant lui et tourna bride subitement endisant :

– Vous êtes un méchant homme.

Et rebroussant chemin, il mit son cheval augalop, avant même que Tom, stupéfait, eût eu le temps derépondre.

Tom manœuvra les chaînes du pont-levis :le pont-levis s’abaissa.

Tom s’élança au dehors et se mit à courir surles pas de John Pembrock, lui criant :

– Arrêtez ! arrêtez !

Mais John Pembrock ne répondit pas.

Les quatre sabots du cheval retentissaient surla pente abrupte qui descendait au village.

Tom ne se découragea point.

Il descendit au village, il entra dansl’auberge.

L’Indien, un pauvre mendiant, était assis aucoin du feu.

Mais John Pembrock avait disparu.

Il était parti en disant àl’hôtelier :

– Si Tom, l’intendant de lady Pembleton,vient ici et qu’il demande après moi, vous lui direz que je n’aimepas les gens qui manquent d’humanité, et que je ne me dérangejamais pour eux.

John Pembrock avait repris la route dePerth.

Tom remonta tristement à Old-Pembleton.

Quand il y arriva, un sinistre pressentimentlui serra le cœur.

Il monta à la chambre de milady.

Milady était étendue sur son lit et paraissaitdormir.

Tom l’appela doucement d’abord, puis plusfort.

Milady ne s’éveilla point.

Alors il la toucha et jeta soudain un crid’horreur.

Milady ne dormait point…

Milady était morte !

Journal d’un fou de Bedlam VIII

Dix ans s’étaient écoulés.

Il y avait dix ans que lady Eveline étaitallée rejoindre son époux, lord Evandale Pembleton, dans un mondemeilleur.

Deux jeunes gentlemen à cheval suivaient côteà côte, un matin, la grande avenue de vieux ormes deNew-Pembleton.

C’étaient les deux orphelins.

Lord William Pembleton, cet enfant que sa mèreet le fidèle Tom avaient gardé avec tant de sollicitude, étaitmaintenant un beau jeune homme, de dix-neuf ans, grand, svelte, etcependant robuste.

Son frère, au contraire, bien qu’il eût àpeine deux ans de moins, était frêle, délicat, de taillechétive.

Lord William avait un visage ouvert et franc,un œil limpide, une bouche sans cesse souriante.

Sir Evandale, son frère, avait le visageanguleux, les lèvres minces, le regard fuyant.

Le premier était un type de noblesse et deloyauté.

Le second avait quelque chose de bas, de rusé,d’envieux.

Tous d’eux, montant de superbes poneysd’Écosse, étaient vêtus de l’habit rouge des chasseurs de renards,et ils allaient rejoindre en forêt une troupe de joyeuxcompagnons.

Comme ils arrivaient au bas de l’avenue etallaient franchir la grille du parc qui s’ouvrait sur la granderoute, un homme se dressa devant eux.

Cet homme était un mendiant.

Et ce mendiant avait le teint cuivré desIndiens.

C’était un Indien, en effet, un fils de larace cuivrée que les Anglais ont asservie.

Peut-être cet homme avait-il été roi dans sonpays ; maintenant il mendiait.

C’était un vieillard.

De rares cheveux blancs s’échappaient de sonbonnet de laine grise ; une longue barbe inculte tombait sursa poitrine.

– Mes beaux seigneurs, dit-il en levantvers les deux gentlemen ses mains suppliantes, n’oubliez pas lepauvre Indien !

Lord William lui jeta une guinée.

– Va-t’en ! dit-il.

L’Indien ramassa la guinée et disparutderrière une broussaille.

– Milord, dit sir Evandale, vous avez debrutales façons de faire la charité.

– Ah ! vous trouvez, monfrère ? dit le jeune lord.

– Pourquoi chassez-vous cemendiant ?

– Parce que cet homme est la cause de lamort de notre mère, répondit le jeune lord.

– Comment cela peut-il être,milord ?

– Tom ne vous a donc jamais conté cettehistoire ?

– Jamais.

Lord William soupira :

– Eh bien ! fit-il, je vais vous ladire, moi.

Et comme ils étaient arrivés sur la granderoute, ils mirent leurs chevaux côte à côte et prirent legalop.

– Mon cher Evandale, dit alors lordWilliam, notre mère était très malade et les médecins désespéraientde la guérison.

Tom s’en alla voir un médecin écossais quihabitait la ville de Perth.

– John Pembrock, n’est-ce pas ?

– Précisément.

– Et John Pembrock ne fut pas plusheureux que les autres médecins sans doute ?

– John Pembrock se fit décrire la maladiepar Tom.

– Bon ! Et John Pembrock ne vintpas ?

– Au contraire, il se présenta un soir aupont-levis de Old-Pembleton. Mais il n’était pas seul.

– Ah !

– Un homme l’accompagnait, et cet hommec’était ce mendiant que nous venons de voir.

Or, mon ami, poursuivit lord William, il fautvous dire que notre mère, depuis longues années, était poursuiviepar de mystérieuses et inexplicables terreurs. Tom n’a jamais voulus’expliquer franchement avec moi là-dessus.

Notre mère s’était donc réfugiée àOld-Pembleton, et chaque soir on hissait le pont-levis, et on nelaissait plus entrer personne.

Tom refusa donc d’ouvrir au mendiant. Il nevoulait laisser pénétrer dans le château que John Pembrock, lemédecin qui avait promis de guérir notre mère.

Mais John Pembrock était un excentrique.

Voyant que Tom ne voulait pas laisser entrerle mendiant, il refusa lui-même de pénétrer dans le château.

– Vraiment ?

– Et il s’en alla. Le lendemain, notrepauvre mère était morte.

– Eh bien ! dit sir Evandale, ceJohn Pembrock était un misérable ; mais le pauvre diablen’est, après tout, que la cause bien innocente…

– Soit, dit lord William, mais sa vue meserre toujours le cœur.

– Vous le rencontrez doncsouvent ?

– Très souvent. Il est sans cesse par leschemins.

– Et comment se fait-il que cet homme, néà quatre mille lieues d’ici, se soit établi dans nosmontagnes ?

– Voilà ce que je ne saurais vousdire.

– Tom doit le savoir.

– Pas plus que moi, pas plus que les gensde la contrée.

Ce mendiant, qu’on nomme Nizam, passe sesnuits dans les bois, ses journées aux portes du village ou deschâteaux.

On ne lui connaît aucun métier.

– D’ailleurs, observa sir Evandale, ilest bien vieux.

– Il est vieux, mais il est robusteencore et pourrait certainement exercer une professionquelconque.

– J’ai fait une singulière remarque toutà l’heure, milord, dit sir Evandale.

– Laquelle, mon frère ?

– Vous lui avez jeté uneguinée ?

– Oui.

– Il n’est certes pas habitué à pareilleaubaine ?

– Assurément non, et il ne récolted’ordinaire qu’un demi-penny chaque fois qu’il tend la main. Ehbien ! qu’avez-vous remarqué ?

– Il vous a lancé un regard de haine ens’en allant.

– Oh ! il est méchant.

– Tandis qu’il m’a regardé toutautrement, moi, poursuivit sir Evandale.

– En vérité !

– Il m’a regardé affectueusement.

– Bah !

– Et comme avec émotion.

– Eh bien ! dit lord William enriant, c’est que vous avez le don de lui plaire, tandis que je luidéplais, moi.

Sir Evandale eut un mauvais sourire sous seslèvres minces.

– Après cela, dit-il, vous avez descompensations, milord.

– Lesquelles ?

– Si le mendiant a une préférence pourmoi, il est d’autres personnes qui passeraient leur vie à genouxdevant vous, et qui ne peuvent dissimuler l’aversion qu’ilséprouvent contre moi.

Lord William haussa les épaules :

– Je parie, dit-il, que vous voulezparler de ce pauvre Tom ?

– De Tom et de sa femme Betzy.

– Vous croyez qu’ils ne vous aimentpas ?

– Assurément.

– Quelle idée bizarre !

– Je le leur rends bien, du reste.

– Mon frère !

– Et, poursuivit sir Evandale, si au lieud’être un pauvre cadet, j’étais comme vous lord Pembleton, seigneurdes monts et de la plaine, du vieux manoir et du jeune château, sije devais m’asseoir dans un an à la chambre haute…

– Eh bien ! que feriez-vous ?demanda lord William.

– Je chasserais de ma présence Tom et safemme.

– Et vous auriez tort, dit sévèrementlord William.

Sir Evandale ne répondit pas.

– Tom est le frère de lait de notre mère,dit encore lord William. Ne l’oubliez pas, Evandale.

Et, dès lors, les deux frères galopèrent sanséchanger un mot de plus.

Bientôt ils entrèrent dans la forêt.

Et, comme ils suivaient une des allées qui laperçaient d’outre en outre, ils aperçurent, à deux ou trois centspas devant eux, une troupe de cavaliers également vêtus de rouge,et, parmi eux, la robe blanche d’une amazone.

Et le cœur de lord William se prit à battred’émotion à cette vue, tandis que sir Evandale lui jetait, à ladérobée, un regard plein de haine et d’envie.

– Voilà miss Anna ! dit lordWilliam.

Et il poussa son cheval, qui reprit legalop.

Journal d’un fou de Bedlam IX

Miss Anna chevauchait au milieu d’une troupede cavaliers empressés.

Toute la fine fleur du comté était là, etchacun soupirait en regardant miss Anna.

Miss Anna était fort belle. Elle avaitdix-huit ans, et, chose très rare pour une Anglaise, elle étaitfort riche.

Celui qui l’épouserait aurait non seulementune créature céleste, mais encore une des plus opulentes héritièresdu Royaume-Uni.

Elle était la fille de sir Archibald Carton,baronnet et membre de la Chambre des communes.

Sir Archibald, cadet de famille, s’en étaitallé aux Indes dans sa jeunesse et n’avait pas craint de faire ducommerce, bien qu’il appartînt à l’aristocratie.

Il avait fait une fortune immense, avaitépousé la fille d’un nabab, et n’avait eu qu’un enfant de cetteunion, miss Anna.

Le château de sir Archibald, situé dans laplaine, était distant de trois mille anglais de celui de lordWilliam.

Lord William et sir Archibald sevisitèrent.

Lord William était amoureux de miss Anna.

Miss Anna rougissait en regardant sirWilliam.

Un jour, il y avait six mois, lord Williams’en était allé trouver sir Archibald et lui avait dit :

– J’aime miss Anna et je sollicitel’honneur de devenir son époux.

À quoi sir Archibald avait répondu :

– Je crois m’être aperçu que ma fillevous aime, elle aussi ; et pour mon compte, je me trouve trèshonoré de votre demande.

Lord William avait eu un cri de joie.

Mais, se prenant à sourire, sir Archibaldavait ajouté :

– Ne vous réjouissez pas si vite,milord ; les choses iront plus lentement que vous ne lesupposez.

Lord William avait regardé sir Archibald avecétonnement.

Celui-ci poursuivit :

– J’ai épousé une Indienne ; et mafemme, que j’ai eu la douleur de perdre il y a longtemps déjà,était la fille du nabab Moussamy, le plus riche nabab duPunjaub.

– Eh bien ! fit lord William.

– Ma fille est son héritière.

– Bon !

– Et, à ce titre, je ne la puis mariersans le consentement du nabab.

Lord William fronçait le sourcil.

– Mais, avait dit encore sir Archibald,rassurez-vous. Le vieux nabab adore sa petite-fille.

– Ah !

– Et ce que miss Anna veut, il le veut.Or donc, si miss Anna…

À son tour, lord William s’était pris à rougircomme une jeune fille.

Lord William savait que miss Annal’aimait.

L’entretien du noble lord et du baronnet, etcelui qui avait eu lieu entre le père et la fille, avaient ététenus secrets.

On avait même écrit en grand mystère aunabab.

Quelques gentlemen des environs continuaientdonc à faire de doux rêves à l’endroit de miss Anna.

Miss Anna, du reste, était de toutes lesfêtes.

Intrépide écuyère, elle suivait les chasses derenards, sautant les haies et les fossés.

Sir Archibald était lui-même chasseurpassionné ; et, deux fois par semaine, il conviait ses voisinsà assister aux prouesses de son magnifique équipage.

C’était donc un rendez-vous de chasseordinaire, auquel allèrent, ce matin-là, lord William et son frèresir Evandale. Quand le premier eut aperçu miss Anna galopant aumilieu de son escorte de gentlemen, il pressa son cheval.

Sir Evandale, demeuré un pas en arrière, luijeta un regard plein de haine.

La jeune miss était rayonnante.

Quand elle vit lord William, elle rougit.

Puis, lui tendant la main :

– Milord, dit-elle, je crois que mon pèreà de bonnes nouvelles à vous donner.

Lord William rougit.

Et comme on le regardait avec une curiositéenvieuse sir Archibald s’avança vers lui :

– Milord, lui dit-il à son tour, laréponse que nous attendions des Indes est arrivée.

De rouge qu’il était, lord William devintsubitement pâle.

Sir Archibald poursuivit :

– Le nabab Moussamy consent au mariage demiss Anna.

Et sir Archibald, regardant les gentlemen quil’entouraient, ajouta :

– Messieurs, j’ai l’honneur de vousannoncer le prochain mariage de miss Anna, ma fille, avec lordWilliam Pembleton.

Beaucoup de ceux qui entendirent ces parolesse mordirent les lèvres.

Il y eut en ce moment bien des soupirssecrets, bien des colères étouffées.

Mais celui qui pâlit le plus, celui quisouffrit le plus cruellement, ce fut sir Evandale.

Cependant son visage demeura calme et la viveémotion intérieure qu’il éprouva ne se manifesta au dehors que parun léger frémissement des lèvres et des narines.

Tout à coup, sir Archibald, s’adressantdirectement à lui :

– Sir Evandale, dit-il, j’ai pareillementune bonne nouvelle à vous donner.

– À moi ? dit sir Evandale entressaillant.

– À vous.

– Oh ! par exemple !

– N’avez-vous pas demandé du service dansl’armée des Indes ?

– En effet, dit Evandale.

– Eh bien ! votre nomination decapitaine de cipayes m’est parvenue ce matin.

– Et vous pouvez remercier sir Archibald,mon frère, dit lord William.

– Ah ! fit sir Evandale.

– Car sir Archibald, poursuivit lordWilliam, vous a chaudement appuyé et fait appuyer à Londres.

Et comme lord William prenait pour de la joiel’émotion de son frère, il ajouta :

– Mais vous ne partirez pas tout desuite, n’est-ce pas ?

– Vous êtes le chef de notre maison,répondit ironiquement sir Evandale, c’est à vous d’ordonner, à moid’obéir.

– Eh bien ! fit lord William ensouriant, je vous ordonne de rester quelques jours encore auprès demoi et d’assister à mon mariage.

– Vous serez obéi, murmura sir Evandaleavec un accent farouche.

– Allons, voilà qui est bien, dit sirArchibald, et maintenant, en chasse, messieurs !

**

*

Le renard était sur pied, les chienshurlaient, les chevaux galopaient et le son du cor retentissait parla plaine.

Cependant un gentleman n’avait point suivi lachasse.

Il s’était arrêté au bord d’un petit bois,puis, attachant, son cheval à un arbre, il s’était assis surl’herbe.

Ce gentleman versait des larmes derage :

– Fatalité ! disait-il, injustice dusort ! comme lui je suis le fils de mon père et de mamère ; le même sang coule dans nos veines ; et cependantà lui la fortune, le rang, les dignités, à lui miss Anna !

Quant à moi, une épaulette dans l’armée desIndes, c’est tout ce qu’il me faut.

Dérision !

Oh ! cet homme qui est mon frère, je lehais, je le hais !

Sir Evandale prononça ces derniers mots touthaut.

Il se croyait seul.

Cependant le feuillage d’un arbres’entr’ouvrit et une tête bronzée apparut à sir Evandale.

– L’Indien ! murmura celui-ci.

– Oui, l’Indien, dit une voix ironique etsourde, l’Indien qui est ton ami et qui vient t’offrir sesservices, comme toi, il hait lord William d’une haine féroce etmortelle.

Journal d’un fou de Bedlam X

Sir Evandale regardait l’Indien avec unétonnement qui n’était pas absolument dépourvu d’effroi.

L’Indien était vieux, si l’on s’en rapportaità ses cheveux blancs.

Cependant les traits de son visage étaientjeunes encore, et, chose étrange, sans la couleur bronzée de sonvisage, on eût juré un Européen, tant ses traits avaient de finesseet s’éloignaient du type de la race rouge.

Il n’était pas beau à voir, du reste, car siles signes du visage étaient corrects, ce même visage n’en étaitpas moins couturé par différentes cicatrices, d’aspect bizarre.

Quand l’Indien s’en allait par les chemins endemandant la charité, il relevait parfois les manches de sonvêtement et entr’ouvrait sa chemise.

Et soit qu’on vit apparaître les bras ou lapoitrine, on éprouvait un sentiment d’horreur.

Le corps de cet homme était couvert deblessures horribles, cicatrisées, il est vrai, mais cependanttoujours hideuses, car la peau qui les recouvrait était demeuréetransparente comme de la pelure d’oignon.

Quelquefois, l’Indien, qu’on appelait Nizam,pour attendrir les passants, leur racontait son histoire.

Il avait été surpris par une tigresse dans unepagode au moment où il faisait dévotement sa prière, emporté parelle dans les jungles, et livré en pâture à ses petits.

Comment avait-il échappé à cette bande detigres ?

Nizam racontait alors une étrangehistoire.

Au moment où les jeunes tigres le déchiraientde leurs griffes et, sous les yeux de leur mère, jouaient avec soncorps pantelant, mais encore plein de vie ; tandis que,résigné comme tous les gens de sa race, il attendait la mortépouvantable qui lui était réservée, un bruit semblable auroulement du tonnerre s’était fait entendre.

Les tigres, abandonnant leur proie, s’étaientconsultés du regard.

La mère avait paru inquiète.

Le bruit continuait. La terre tremblait, commesi une armée de géants eût été en marche.

Alors la tigresse fit entendre un cri rauque,donnant ainsi le signal du départ.

Et elle prit la fuite avec ses petits,abandonnant le malheureux Indien encore vivant.

Mais Nizam n’était point sauvé pour cela.

Ce bruit formidable, qui grandissait sanscesse comme un roulement de tonnerre qui s’approche, il l’avaitreconnu.

C’était une troupe d’éléphants quitraversaient les jungles.

Et Nizam se dit :

– Les tigres m’ont fait grâce, mais leséléphants passeront sur moi sans me voir et m’écraseront sous leurspieds.

Nizam se trompait ; il calomniait leséléphants.

Ceux-ci voyageaient au nombre de plus de deuxcents. D’où venaient-ils ? où allaient-ils ?

Il présuma que c’était une émigration et nonune marche guerrière, car les éléphants emmenaient leurs femelleset leurs petits, et au milieu d’eux de vieux éléphants qui avaientles oreilles toutes blanches.

Un chef marchait en tête, à plus de cent pasen avant de la colonne.

C’était un éléphant blanc.

L’éléphant sacré pour les Indiens.

Nizam l’aperçut.

Et comme Nizam était un serviteur pieux dudieu Wichnou, il pensa que le dieu Wichnou envoyait l’animal sacréà son aide.

Et Nizam ne se trompait pas.

Quand il fut auprès de lui, l’éléphants’arrêta, abaissa sa trompe, l’enroula autour du corps de l’Indienet la posa doucement sur son cou.

Puis il continua sa marche, toujours suivi dela redoutable armée.

Les éléphants sortirent des jungles etarrivèrent dans une vaste plaine cultivée, au milieu de laquelleétait un village indien.

Alors l’éléphant blanc déposa Nizam au bordd’un champ de riz et sembla lui dire, en le regardant de cet œilhumain qu’ont ceux de sa race :

– Ici, tu es sous la protection deshommes, tes frères, et tu n’as plus rien à craindre des tigres.

C’était ainsi que Nizam avait été sauvé. Sesblessures s’étaient cicatrisées une à une ; mais la peaun’était pas revenue, et avait été remplacée par une membranevisqueuse qui permettait de voir les muscles et les veines desmembres.

Pourquoi Nizam avait-il quittél’Inde ?

Pourquoi, venu à Londres, avait-il abandonnécette ville pour venir vivre en mendiant dans le comté deNorthumberland ?

Il ne le disait pas.

Et tel était l’homme qui apparaissait tout àcoup à sir Evandale, pris d’un sombre accès de haine etd’envie.

Nizam se laissa glisser au bas de l’arbre danslequel il s’était blotti, et il vint s’asseoir auprès de sirEvandale.

Celui-ci, nous l’avons dit, le regardait avecun étonnement mêlé d’effroi.

L’Indien devina ce sentiment et dit au jeunehomme :

– Ne craignez rien de moi. Je vous suisplus attaché que la liane ne l’est au tronc d’arbre autour duquelelle s’enroule.

Et comme sir Evandale le regardaittoujours :

– Je vous aime comme un chien, comme unesclave, poursuivit l’Indien ému, et tout mon sang vousappartient.

– Vraiment ? dit sir Evandale.

– Je vous aime, poursuivit l’Indien, etje voudrais vous faire lord.

– Oh ! oh !

– C’est comme je vous le dis.

Sir Evandale soupira.

– Malheureusement, dit-il, cela estimpossible.

– Il n’y a rien d’impossible, ditsentencieusement l’Indien.

– Mais… mon pauvre ami…

– Sir Evandale, reprit l’indien avecgravité, êtes-vous pressé de rejoindre la chasse ?

– Non.

– Vous plait-il de m’écouter ?

– Parle, si tel est ton bon plaisir.

– Sir Evandale, vous aimez miss Anna.

Le jeune homme tressaillit.

– Qu’en sais-tu ? fit-il.

– Sir Evandale, poursuivit Nizam, quandvous levez les yeux, vous apercevez sur la montagne les toursmassives de Pembleton le Vieux.

– Après ?

– Quand vous les abaissez vers la plaine,vous contemplez les tourelles de New-Pembleton.

– Et puis ?

– Et puis votre regard embrasse les dixlieues carrées de prairies, de champs cultivés et de bois quientourent les deux manoirs, et vous soupirez…

Sir Evandale soupira en effet.

– Et alors, reprit l’Indien, vous vousdites : Si j’étais né le premier, tout cela serait à moi.

– Il est vrai, murmura sir Evandale d’unair sombre.

– Et quand on vous donne le simple titrede gentleman, vous entendez appeler votre frère milord…

– Eh bien ! que veux-tu que j’yfasse ?

– Il faut être lord à votre tour.

– Mais…

– Et si je le veux, vous le serez.

– Toi !

Et sir Evandale regarda ce mendiant avec unair de doute ironique.

– Ne riez pas, dit Nizam.

Sir Evandale le regardait toujours.

Alors Nizam redressa sa grande taille voûtée,et son œil ardent eut une flamme qui brûla les yeux de sirEvandale.

– Dans le pays où nous sommes, je tendsla main aux passants, dit-il, et on me considère comme un objetd’horreur et de pitié tout à la fois, mais si je voulais…

– Eh bien ! que ferais-tu ?

– Je ferais de vous lord Pembleton, ditfroidement l’Indien.

– Ah ! dit sir Evandalefrémissant.

– Écoutez-moi, poursuivit l’Indien.

Et il vint s’asseoir auprès du frère déshéritéde lord William Pembleton, le haut et puissant seigneur.

Journal d’un fou de Bedlam XI

Nizam s’était donc familièrement assis auprèsde sir George Evandale, et il osa même lui prendre la main.

– Quel âge aviez-vous, lui dit-il, quandvous avez perdu votre mère ?

– J’avais sept ans, dit sir Evandale.

– Vous étiez donc trop jeune pour qu’onpût vous confier un secret.

Ce mot fit tressaillir sir Evandale.

Il regarda de nouveau l’Indien.

– Car j’ai un secret à vous confier,poursuivit celui-ci.

– Un secret ?

– Oui, un secret qui touche votre…naissance…

– Mais, dit sir Evandale avec un accenthautain, ma naissance n’a rien de mystérieux, que jesache ?

– Oui et non.

Et le mendiant attacha sur le jeunegentilhomme un regard qui devint tout à coup dominateur, et sous lefroid duquel sir George se sentit humble et soumis en présence dece vagabond.

– Dites-moi, poursuivit Nizam, avez-vousjamais entendu parler de votre oncle sir George-ArthurPembleton ?

– Rarement, dit sir Evandale.

– Mais enfin, on vous en a parléquelquefois ?

– Oui.

– Qui donc ?

– Les serviteurs de ma maison.

– Et votre mère ?

– Jamais.

– Ah ! dit Nizam, qui eut un rireinfernal aux lèvres, elle ne parlait jamais de lui ?

– Je me souviens même, poursuivit sirEvandale, qu’un jour elle s’est presque évanouie parce qu’undomestique avait prononcé ce nom devant elle.

– Elle ne se fût pas évanouie autrefois,dit Nizam, d’une voix sourdement ironique.

Sir Evandale tressaillit de nouveau.

– Que veux-tu dire, mendiant ?fit-il.

Nizam souriait toujours.

– Ne m’écrasez pas de votre mépris, sirEvandale, dit-il. Je suis puissant, moi le mendiant, et, je vousl’ai dit, si vous m’écoutez, je vous ferai lord et je vous marieraià miss Anna, la riche héritière.

Un frisson d’orgueil parcourut les veines desir Evandale :

– Continue ! dit-il.

Nizam poursuivit :

– Il doit y avoir un homme àNew-Pembleton qui ne parle jamais non plus de sir George. C’estTom.

– Tom ! exclama sir Evandale,oh ! je le hais !

– Et vous avez raison.

– Je le hais, parce qu’il n’aime que monfrère aîné, lord William, ajouta sir Evandale.

– Si vous saviez autre chose encore,votre haine se décuplerait, ajouta l’Indien.

– Quoi donc ?

– Oh ! je vous dirai cela plus tard.Mais ce n’est pas de Tom qu’il s’agit en ce moment.

– Et de qui donc ?

– De sir George.

– Eh bien, parle…

– Sir George, il y a vingt-deux ans,poursuivit Nizam, était comme vous un pauvre cadet. Tandis que sonfrère serait lord, épouserait mis Eveline Ascott, posséderait uneimmense fortune, il était destiné, lui, à servir obscurément dansla marine.

– Comme moi dans l’armée des Indes,soupira sir Evandale.

– Cependant sir George aimait misEveline.

Sir Evandale fit un brusque mouvement.

– Et miss Eveline l’aimait.

– Tu mens !

– Je n’ai jamais menti, dit froidementl’Indien.

Et de nouveau il courba sir Evandale sous unregard dominateur.

Et alors, le mendiant, avec une autorité degestes et de langage qu’on n’eût pas soupçonné chez lui naguère, enle voyant tendre la main sur les grandes routes, le mendiantraconta à sir Evandale les amours mystérieuses de miss Eveline etde sir George, puis le retour de celui-ci, et enfin cette nuitterrible pendant laquelle lady Pembleton trahit, malgré elle, tousses devoirs.

Sir Evandale l’écoutait la sueur au front.

Et quand l’Indien eut fini, il luidit :

– Mais alors, sir Georgeétait… ?

– Votre père, dit froidementl’Indien.

– Mon père !

– Et il avait rêvé, lui aussi, de vousfaire lord.

– Et sir George… est mort…, n’est-cepas ?

– Pour tout le monde, oui.

– Que veux-tu dire ?

– Pour moi, non.

– Sir George n’est pas mort ?

– Il est vivant, vous dis-je.

– Vivant !

– Oui, et je vais vous le prouver.

Sur ces derniers mots, Nizam se leva.

– Attendez-moi ici, dit-il, je reviensdans quelques minutes.

Et il disparut à travers les arbres dubois.

Nizam courut à un ruisseau qui coulait sous lafutaie ; il se pencha sur le bord à plat ventre, puis iltrempa son visage dans l’eau à plusieurs reprises.

Et au bout de quelques minutes, il revint.

Sir Evandale jeta alors un crid’étonnement.

La couleur cuivrée du visage de Nizam avaitdisparu.

Nizam était blanc comme un Européen, comme unAnglais.

Et comme sir Evandale le regardait avecstupeur, Nizam lui dit :

– Sir George, c’est moi !

– Vous, vous ! exclama le jeunegentilhomme.

– Moi, ton père ! dit le fauxIndien.

Et il prit sir Evandale dans ses bras et lecouvrit de baisers furieux.

**

*

Cet homme que depuis dix ans, dans le pays, onappelait Nizam l’Indien, était bien en effet sir George-ArthurPembleton.

C’était lui que sir James Ascott avait laissé,la cuisse brisée d’un coup de feu, au milieu d’une forêt de l’Indepeuplée de tigres.

Et dans l’histoire que Nizam racontait, il n’yavait de faux qu’une chose, son enlèvement par une tigresse dans lapagode de Wichnou.

Le reste était vrai.

C’est-à-dire qu’attirés par ses plaintes etl’odeur du sang, après que sir James avait été parti, une bande detigres avaient fondu sur lui ; mais elle n’avait pas eu letemps de le dévorer.

La troupe d’éléphants avait mis les tigres enfuite.

Abandonné par l’éléphant blanc qui l’avaitporté hors de la forêt, au bord d’un champ de riz, sir George yétait demeuré plusieurs heures évanoui.

Revenu enfin à lui, il s’était, tout sanglant,traîné jusqu’à la case d’un vieil Indien.

Cet Indien était un brahmine.

Le brahmine vit un événement miraculeux dansle sauvetage accompli par l’éléphant blanc, et il n’hésita pas àdéclarer à sir George que c’était Wichnou lui-même qui, par un deces avatars qui lui étaient familiers, s’était incarnédans un éléphant blanc à la seule fin de l’arracher à la mort.

Et il eut d’autant moins de peine à persuadersir George, que celui-ci ne voulut plus reparaître à Calcutta, ets’arrangeait bien de la perspective de passer pour mort.

Un cipaye qui venait marauder dans le villagela nuit avait été étranglé par les Indiens.

Son corps, déchiqueté par les oiseaux deproie, gisait dans un champ voisin.

Le brahmine l’affubla des effets de sir Georgeet le porta au bord de la forêt.

Dès lors, pour toute l’armée anglaise, sirGeorge fut un homme mort.

Et comme Nizam arrivait à cet endroit de sonrécit, sir Evandale l’interrompit :

– Mais, dit-il, quel intérêt aviez-vousdonc à passer pour mort ?

Un sourire vint aux lèvres du faux Indien.

– Je vais te le dire, mon enfant,répondit-il.

Et, de nouveau, il embrassa sir Evandale.

Journal d’un fou de Bedlam XII

Le faux Indien poursuivit :

– Ma convalescence fut longue.

Je passai près de deux mois caché dans la casedu brahmine, me guérissant lentement de mes horriblesblessures.

Les tigres m’avaient défiguré.

Et j’aurais fort bien pu m’aller promener aumilieu de l’armée anglaise que pas un de mes anciens amis nem’aurait reconnu.

Mais tel n’était point mon projet.

Je n’avais plus qu’une préoccupation, une idéefixe.

Je voulais revenir en Angleterre.

Je voulais revoir, non lady Eveline, mais lefils de nos amours, l’enfant que j’idolâtrais… toi, enfin.

Le faux Indien parlait avec tant d’émotion quesir Evandale ne s’y pouvait tromper.

Nizam et sir George ne faisaient qu’un.

Et sir George était bien son père.

Le brahmine, à qui je confiai une partie demon secret, m’apprit à donner à mon visage une teinte cuivrée, àl’aide d’une décoction de certaines plantes.

Je teignis mes sourcils en rouge ; je mefis sur les bras certains tatouages, et je finis par ressembler àcertains Indiens qui ont du sang européen dans les veines et qui,sous leur peau rouge, ont conservé la finesse des traits des hommesblancs.

Ainsi métamorphosé, je vins à Calcutta.

Personne ne m’y reconnut.

Je savais la langue indienne. J’allai me logerdans un faubourg de la ville noire, qui est le quartierdes indigènes, tandis que la ville blanche est celui desEuropéens.

J’étais sans argent, il fallait vivre d’abord,et ensuite amasser un petit pécule qui me permit de payer monpassage.

Mes horribles blessures devinrent un objet decuriosité.

Et mon histoire, habilement arrangée, fut leboniment qui présida à mon exhibition.

Au bout de six mois, j’avais assez d’argentpour revenir en Europe.

Je m’embarquai aussitôt, et, six mois après,j’arrivais à Londres, car j’avais fait le grand tour, au lieu depasser par la mer Rouge et Suez.

Pendant plusieurs mois, j’allai dans lesparcs, dans les squares, aux environs de l’hôtel Pembleton.

Quelquefois j’étais assez heureux pourt’apercevoir, conduit à là promenade par un laquais.

Ici sir Evandale interrompit brusquementNizam.

– Attendez donc ! fit-il.

– Quoi donc ? demanda Nizam.

– Un souvenir de mon enfance qui merevient.

– Parle, dit le faux Indien ensouriant.

– Je pouvais avoir quatre ans, reprit sirEvandale, et on m’avait conduit, par un bel après-midi d’hiver,dans Hyde-Park, au bord de la Serpentine dont la surface étaitgelée.

Plusieurs enfants de mon âge s’amusaient àglisser sur cette glace, et je me rappelle qu’il y avait un hommede couleur rouge qui se tenait à distance et nous regardait.

– C’était moi, dit simplement Nizam.

– Oh ! oui, c’était vous, reprit sirEvandale, je vous reconnais à votre regard.

– C’était toi que je contemplais.

– Ah !

– Mais continue. Ne te rappelles-tu pasautre chose !

– Oh ! si fait. Tout à coup, laglace se rompit et un des enfants tomba dans la rivière en jetantun cri.

Aussitôt l’homme à la figure rouge sauta dansla rivière et ramena le petit garçon sain et sauf sur la berge auxapplaudissements de la foule.

– Et puis ?

– Et puis cet homme disparut.

– Et tu ne l’as revu qu’ici ? ditNizam.

– Sans le reconnaître, puisque votrehistoire a seule évoqué ce souvenir de ma première enfance.

– Alors je continue, dit Nizam.

Et sir George devenu Nizam reprit en effet sonrécit.

– Lady Eveline, dit-il, quitta Londres denouveau pour venir s’établir à Old-Pembleton.

Alors, dominé par le besoin, de la voirfurtivement quelquefois, j’entrepris, moi aussi, ce longvoyage.

Mes ressources étaient épuisées, et je tendaisla main sur les chemins et dans les rues.

Mais on ne pénétrait pas dansOld-Pembleton.

Lady Eveline et ce maudit Tom en avait faitune véritable forteresse.

Je rôdai plusieurs jours inutilement alentour,et le désespoir s’emparait de moi, quand un soir, par une nuitfroide, j’entendis le galop d’un cheval qui montait les rampesabruptes de Old-Pembleton.

Le cavalier passa auprès de moi.

Je tendis la main.

Il me donna une couronne et me dit :

– Tu as bien froid, n’est-cepas ?

– J’ai froid et j’ai faim,répondis-je.

– Viens avec moi, et tu trouveras un bonsouper auprès d’un bon feu.

– Où donc ? demandai-je.

– Là-haut.

Et il me montrait les tours deOld-Pembleton.

– Vous vous méprenez, lui dis-je.

– Comment cela ?

– Les portes de ce château ne s’ouvrentjamais.

Il se mit à rire.

– Viens avec moi, me dit-il. Aussi vraique je me nomme John Pembrock, le médecin de la ville de Perth,elles s’ouvriront.

Je le suivis. Mais Tom ne voulut pas melaisser entrer.

Alors fou de colère, John Pembrock me prit surson cheval, rebroussa chemin, et me dit en descendant auvillage :

– Ces gens-là ont manqué d’humanité. Tantpis pour eux !

En effet, le lendemain, j’appris que ta mèreétait morte.

– Et depuis lors, demanda sir Evandale,vous êtes toujours resté dans le pays ?

– Toujours.

– Mendiant ?

– Et me trouvant heureux et fier de mapauvreté, chaque fois que je pouvais t’apercevoir.

– Ainsi donc, murmura sir Evandale, vousêtes sir George Pembleton ?

– Oui.

– Et vous êtes… mon père ?

– Oui, dit le faux Indien dont les yeuxétaient humides.

– Eh bien ! mon père, dit sirEvandale, venez avec moi. Je vais aux Indes, vous y retournerez etnous y vivrons heureux, et j’entourerai de soins votrevieillesse.

Sir Evandale, à son tour, parlait avecémotion.

Nizam le reprit dans ses bras.

– Tu n’iras pas aux Indes !dit-il.

– Où voulez-vous donc quej’aille ?

– Tu resteras ici.

– Pour voir le bonheur de ce frère que jehais ?

– Non, pour prendre sa place.

Sir Evandale jeta un cri.

Nizam poursuivit avec une sorted’exaltation :

– Tu seras lord !

– Moi !

– Tu épouseras miss Anna !

– Mais alors, mon père, dit le jeunehomme frémissant, il faut pour cela que lord William meure.

– Peut-être.

– Et lord William est plein de force, dejeunesse et de santé.

– Peuh ! dit Nizam, la vie humaineest si peu de chose !

Sir Evandale eut un geste d’effroi.

– Oh ! dit-il, songeriez-vous donc,mon père, à tuer lord William ?

– Que t’importe ?

– Non, non, dit vivement le jeune homme,je ne veux pas.

Nizam parut réfléchir.

Puis, regardant sir Evandale :

– Et bien ! dit-il, supposons unechose.

– Voyons ?

– Supposons que tout le monde croie lordWilliam mort, et que cependant il soit vivant.

– Mais cela est impossible !

– Tout est possible à un homme comme moi,répondit Nizam.

– Et lord William passant pour mortserait vivant ?

– Oui.

– Et je serais lord ?

– Tu seras lord.

– Et j’épouserais miss Anna ?

– Tu épouseras miss Anna.

– Mais vous promettez que lord William nemourra pas ?

– Je te le jure.

Nizam parlait d’une voix solennelle.

– Oh ! dit sir Evandale, il mesemble que j’ai le vertige.

– Lord Pembleton, dit Nizam, je tesalue !

Et l’Indien disparut dans les broussaillesvoisines, laissant sir Evandale seul et frappé de stupeur.

Journal d’un fou de Bedlam XIII

Sir Evandale ne revit plus Nizam de lajournée.

Le soir, le jeune gentilhomme s’en revint toutpensif et tout triste à New-Pembleton.

Lord William venait d’arriver.

– Qu’êtes-vous donc devenu, monfrère ? lui demanda-t-il.

– J’ai perdu la chasse, répondit sirEvandale.

– Vraiment ?

– Et comme le temps était beau et que jesuis un admirateur passionné de la nature, j’ai suivi pendantlongtemps un chemin bordé de haies qui courait au milieu desprairies et je ne me suis pas aperçu que je m’éloignaisconsidérablement du château.

– Enfin vous voilà, dit lord Williamjoyeux. Ah ! j’ai beaucoup de choses à vous dire, monfrère.

– À moi ? fit sir Evandale entressaillant.

– À vous.

– Ah ! dit le jeune homme.

Et il attendit.

– D’abord, reprit lord William, je vousdirai que je suis l’homme le plus heureux du monde.

– En vérité !

– Dans trois semaines, miss Anna seradevenu lady Pembleton.

– Je vous en fais mon compliment, murmurasir Evandale d’un air contraint.

– Ensuite, nous avons beaucoup parlé devous, le père de miss Anna et moi.

– À quel propos ? demanda sirEvandale.

– Mon cher frère, reprit le jeune lord,j’ai horreur de la loi anglaise qui établit le droit d’aînesse.

– Ah ! dit sir Evandale.

Et il eut un sourire ironique.

Lors William poursuivit :

– Je suis l’aîné. À moi le titre, à moiles terres, les seigneuries, le siège au Parlement.

– À moi, rien, dit sir Evandale d’un tonrésigné.

– Et cela m’indigne.

– Ah ! ah ! dit encore sirEvandale.

– Malheureusement, la loi ne mepermettrait pas de renoncer à mes avantages et de partager avecvous.

– Je ne vous demande rien, milord, ditsèchement sir Evandale.

– Attendez donc, mon frère.

Et lord William sourit affectueusement.

Sir Evandale le regardait.

– Le père de miss Anna et moi nous avonseu une belle idée, mon frère.

– Ah !

– Vous savez que miss Anna est lapetite-fille d’un rajah de l’Inde.

– En effet.

– Un rajah fabuleusement riche.

– Eh bien ?

– Et qui a un frère, rajah comme lui, etaussi riche que lui.

Sir Evandale regardait toujours sirWilliam.

– Ce frère a une fille, poursuivit lordWilliam, une fille unique qui aura une dot royale.

– Eh bien ?

– Et le père de miss Anna vous donnerades lettres de recommandation pour les deux rajahs.

– Bon !

– Et il ne tiendra qu’à vous, j’en suissûr, d’épouser la belle Daï-Natha ?

– Ah ! elle se nommeDaï-Natha ?

– Oui, mon frère, et elle est fort belle,dit-on.

– Je vous remercie mille fois de songerainsi à mon avenir, dit sir Evandale.

Il y avait dans sa voix une sourde ironie.

Mais lord William ne s’en aperçut pas.

Et quand il fut seul, sir Evandalemurmura :

– Ce n’est pas la fille du rajah que jeveux, c’est miss Anna ; ce n’est pas des champs de riz et desplantations d’indigo que j’ambitionne, je veux ces gras pâturagesqui entourent New-Pembleton, et le siège que tu possèdes auParlement, lord William !

Cependant deux jours s’écoulèrent.

Sir Evandale se promenait dans les environs,tantôt à pied, tantôt à cheval.

Il était retourné plusieurs fois à cettelisière du bois où Nizam lui avait raconté son histoire.

Il avait parcouru les chemins de traverse etles grandes routes.

Partout il s’attendait à voir le faux Indiense dresser inopinément devant lui.

Mais Nizam était invisible.

Le soir du troisième jour, comme sir Evandalerevenait découragé à New-Pembleton, il aperçut Tom dans la cour duchâteau.

Tom était en habit de voyage et il s’apprêtaità monter à cheval.

Lord William s’entretenait avec lui à voixbasse.

– Où va Tom ? demanda sir Evandaleen s’approchant.

– Tom va à Londres, répondit lordWilliam.

– Pourquoi faire ?

– Pour toucher une somme importante quej’ai en dépôt chez un de mes banquiers.

– Ah ! dit sir Evandale.

Tom partit. Il devait aller à cheval jusqu’àla station prochaine, où il prendrait le train express d’Édimbourgà Londres.

Lord William passa alors son bras sous celuide sir Evandale et lui dit :

– La loi anglaise me force à demeurerdétenteur de tous les biens meubles et immeubles de lafamille ; mais je puis disposer du numéraire dans une certainemesure.

Or, je viens de rentrer en possession de vingtmille livres sterling que je croyais perdues. Permettez-moi de vousles donner.

– Mon frère… balbutia sir Evandale.

– Prenez ! dit lord William.

Et il lui tendit un portefeuille gonflé detraites, de chèques et de bank-notes.

**

*

La nuit était venue.

Comme on était au milieu de l’été, la journéeavait été brûlante.

Aussi aspirait-on avec avidité un faiblesouffle de brise qui agitait les feuilles des arbres etrafraîchissait un peu l’atmosphère.

Sir Evandale était rentré dans sa chambre.

Il s’était même mis au lit.

Mais il ne dormait pas.

La fenêtre était demeurée ouverte.

Tout à coup, une ombre s’agita dans lefeuillage d’un arbre qui avoisinait cette fenêtre.

Sir Evandale tressaillit et sauta lestement àbas de son lit.

Le feuillage s’entr’ouvrit.

Puis, agile comme un singe, un homme sauta surl’entablement de la fenêtre.

Cet homme, c’était Nizam.

– Me voilà, dit-il.

– Ah ! dit sir Evandale, voici troisjours que je vous cherche.

– J’avais quitté le pays, réponditNizam.

– Où étiez-vous donc allé ?

– À Londres.

– En vérité ?

– Et je suis revenu ce soir.

– Qu’êtes-vous donc allé faire àLondres ?

– Je suis allé chercher des amis dontj’ai besoin…

Sir Evandale tressaillit de nouveau.

– Ah !

– Dont j’ai besoin pour qu’ils m’aident àte faire lord.

– Je serai donc vraiment lord ?

Et la voix de sir Evandale tremblaitd’émotion.

– Tu seras lord.

– Et… bientôt ?

– Avant un mois.

– Mais vous ne tuerez pas lord William,au moins ?

– Non.

– Vous me le jurez ?

– Je te le jure.

– C’est bien, dit sir Evandale enpoussant un soupir.

Puis il reprit :

– Mais on le croira mort ?

– Oui.

– Que ferez-vous donc de lui ?

– Tu veux savoir trop de choses, ditNizam. Plus tard… Plus tard !

Puis, tout à coup, regardant sirEvandale :

– N’as-tu pas un peu d’argent, quelqueséconomies ? car il me faut de l’argent… il m’enfaut !

– J’en ai, dit sir Evandale.

Il ouvrit un petit meuble et en tira leportefeuille que lui avait remis sir William :

– Tenez ! dit-il.

Nizam ouvrit le portefeuille et y prit deuxbank-notes de cent livres.

– J’en ai assez pour le moment. S’il lefaut, je t’en redemanderai, dit-il.

Et il fit un pas vers la croisée, puis seretournant :

– Tom est-il parti ?

– Oui, ce soir.

– Alors, dit Nizam, dont les yeuxétincelèrent, le moment est venu. Nous pouvons agir.

Il enjamba la croisée, et se retournantencore :

– Tu seras lord, dit-il.

Et il disparut.

Journal d’un fou de Bedlam XIV

La chaleur était accablante.

On était au milieu du jour, et le soleildardait sur la terre embrasée ses rayons perpendiculaires.

La campagne était silencieuse.

Les oiseaux avaient cessé de chanter.

Les laboureurs avaient quitté leur charrue etles bestiaux étaient rentrés.

On eût pu se croire sous l’équateur.

Cependant une troupe d’hommes marchait.

Elle marchait péniblement sur une routepoudreuse.

Ces hommes, enchaînés deux à deux, les piedsnus, la tête rasée, vêtus de haillons sordides, étaient desgalériens.

Condamnés dans les différents comtés del’Écosse, réunis ensuite à la prison d’Édimbourg, ils étaient enfindirigés par étapes, sous la conduite de deux gardiens, vers le portde Liverpool, où on devait les embarquer pour l’Australie.

Ils marchaient lentement, ruisselant desueur.

Les uns gémissaient.

Les autres blasphémaient.

Parfois il s’en trouvait un qui, accablé defatigue, refusait d’avancer.

Alors l’un des deux gardiens levait son bâtonet frappait.

Le malheureux poussait un cri de douleur et seremettait en route.

– Lieutenant Percy, dit un des gardiens àson camarade, lequel était évidemment son supérieur dans la tristearmée de la chiourme, car il avait une broderie sur la manche deson uniforme, lieutenant Percy, est-ce que nous ne ferons pasbientôt une petite halte ?

– Si fait, répondit, le lieutenant. Vousêtes las, John ?

– J’ai les pieds enflés.

– Moi, je meurs de soif.

– Et dire qu’il n’y a pas une goutted’eau dans ce maudit pays !

– C’est que, répondit le lieutenant Percyavec philosophie, la neige que vous voyez en haut des montagnesn’est pas encore fondue.

– Et il est probable qu’elle ne fondrajamais, répondit le gardien John.

– Ce qui fait, dit encore Percy, qu’il nefaut pas compter sur elle.

– C’est mon opinion. Mais on doit trouverbientôt un village, un bourg, une auberge…

– À deux lieues d’ici, il y a le bourg dePembleton.

– Ah ! c’est long, deux lieues.

– Nous nous arrêterons auparavant,John.

– Où cela, lieutenant ?

– Voyez-vous un signe noir àl’horizon ?

– Oui. C’est une forêt.

– Une forêt au bord de laquelle coule unepetite rivière.

– Bon. Et nous y ferons halte ?

– Sans doute. Nous nous y reposerons mêmejusqu’à ce soir.

– Au lieu de gagner le bourg dePembleton ?

– Oui.

– Vous avez là une singulière fantaisie,lieutenant ?

– J’ai la fantaisie de gagner cent livressterling et de vous en faire gagner cinquante, John.

Le garde-chiourme, stupéfait, regarda lelieutenant Percy.

– Est-ce que le soleil vous frappe sur latête ? dit-il enfin.

– Pourquoi me demandez-vouscela ?

– Eh bien ! continua John, vousmoquez-vous de moi, lieutenant ?

– Pas le moins du monde, John.

– Et comment gagnerez-vous centlivres !

– C’est mon secret.

– Ah !

– Et vous en aurez cinquante.

– Moi ?

– Oui, mon ami ; mais pour cela ilfaut faire ce que je vous dirai.

– Parlez, dit John. Cinquantelivres ! ce que nous ne gagnons pas dans une année.

– Cinquante livres sterling, répéta lelieutenant Percy.

– Mais…

Le lieutenant cligna de l’œil.

– Vous êtes trop pressé de savoir, John…patience !

Et le lieutenant Percy ne prononça plus unmot.

Les galériens avaient aperçu la forêt, euxaussi.

– Tas de chiens que vous êtes, leur ditle lieutenant, cessez de tirer la langue et ayez un peu de courageencore. Dans un quart d’heure nous nous reposerons, et il y aura del’eau pour vous désaltérer.

Cette promesse ranima ces malheureux.

Ils étaient au nombre de huit, enchaînés deuxpax deux.

Derrière la petite troupe marchait un muletqu’un troisième gardien conduisait par la bride.

Et sur la monture il y avait un hommecouché.

Cet homme, qui avait à peine vingt ans, étaitun pauvre diable de galérien qui avait été pris en route dansl’hôpital de la prison de Perth.

Il avait le visage couvert d’une lèpreaffreuse et était un objet d’horreur, même pour ces hommes dégradésqui étaient ses compagnons d’infortune.

Quand on faisait halte, le mulet demeurait enarrière, car le bruit s’était répandu que le mal du pauvre diableétait contagieux.

Le gardien mettait des gants pour lui donner àboire et à manger.

Du reste, ce malheureux était aux trois quartsidiot, et ne parlait pas.

Quel crime avait-il commis ?

On ne le savait pas.

Tout ce qu’on savait, c’est qu’il étaitcondamné à la déportation perpétuelle.

Les galériens arrivèrent enfin à la lisière dela forêt.

– Halte ! commanda le lieutenantPercy.

Mais, au lieu de s’arrêter, les galériens seprécipitèrent vers la rivière, au fond du lit de laquelle coulaitencore un filet d’eau.

Puis ils burent avidement.

Le lieutenant Percy leur distribua quelquesgrossiers aliments et leur dit :

– Si vous avez sommeil, vous pouvezdormir. Nous resterons ici jusqu’au soir.

Et les infortunés se couchèrent deux par deuxsur l’herbe à l’ombre des arbres, et, une demi-heure après, tousdormaient.

Mais le lieutenant Percy et son second, legarde-chiourme John, ne dormaient pas.

Assis à distance respectueuse de cettevermine humaine, comme ils disaient, ils causaient à voixbasse.

– Oui, John, mon ami, il y a centcinquante livres à gagner au bord de ce bois, cent pour moi,cinquante pour vous, disait le lieutenant Percy.

– Comment cela ?

– Écoutez-moi. Avez-vous remarqué quelorsque nous nous sommes arrêtés à Perth pour y prendre le condamnéqui ne peut pas marcher, le geôlier de la prison m’a remis unepetite boîte de fer-blanc ?

– Que vous portez enbandoulière ?

– La voilà.

– Bon ! dit John. Eh bien ?

– Savez-vous ce qu’ellecontient ?

– Ma foi, non, et je n’ai même jamais osévous le demander.

– Cette boîte contient une vipèrebleue.

– Qu’est-ce que cela ?

– Un reptile de l’Inde long comme lepetit doigt.

– Et dont la morsure estmortelle ?

– Non. Mais le venin de ce reptile a unesingulière et terrible propriété.

– Ah !

– Il fait enfler le visage, le tuméfie aubout de quelques heures et rend idiot celui à qui le reptile l’ainoculé par sa morsure.

– Mais alors, dit John, ce malheureuxqu’on porte sur le mulet a été mordu par cette vipère ?

– Oui.

– Comment cela est-il arrivé ?

– C’est le gardien qui l’a glissée dansson lit l’avant-veille du jour où vous deviez l’emmener. C’étaitalors un vigoureux garçon, sain de corps et d’esprit ;maintenant, c’est un pauvre idiot, épouvantable à voir.

– Mais, dit John, pourquoi le geôlier dela prison de Perth a-t-il commis cette méchante action ?

– Pour gagner cent livres, lui aussi.

– Je ne comprends pas.

Le lieutenant Percy se prit à sourire.

– Il y a de par le monde, dit-il, unhomme assez riche pour acheter tous les chiourmes de la libreAngleterre.

– Ah ! Et… cet homme…

– Chut ! dit le lieutenant Percy, jevous en dirai plus long tout à l’heure…

Et il se leva.

Un homme couché dans l’herbe à quelques pas,et dont personne n’avait soupçonné la présence, levait la tête ence moment et faisait un signe mystérieux au lieutenant Percy.

Cet homme, c’était l’Indien Nizam.

Journal d’un fou de Bedlam XV

L’Indien Nizam se dressa tout debout, regardales galériens qui dormaient, et s’avança avec précaution.

Puis il regarda les deux chiourmes et,s’adressant à Percy :

– C’est vous qui êtes lelieutenant ? dit-il.

– Le lieutenant Percy. Oui.

– Je suis celui que vous attendez,moi.

– Je l’avais deviné, dit le chiourme.

– M’apportez-vous l’animal ?

– Oui, il est là, dans cette boîte.

Et le lieutenant Percy tendit la boîte àNizam.

Celui-ci tira de sa poche un petitportefeuille tout graisseux et y prit, deux bank-notes devingt-cinq livres chacune.

– Voilà cinquante livres, dit-il, àcompte sur les cent cinquante.

– Bien, dit le chiourme ; à présent,j’attends vos ordres.

– Vous passerez le reste de la nuit ici,dit Nizam.

– Bon !

– Ensuite, demain, vous ferez halte aubourg de Pembleton.

Le lieutenant Percy s’inclina.

– Là, vous feindrez d’être malade etdirez à vos galériens que vous ne pouvez continuer votre route.

– Combien de temps dois-je donc rester àPembleton ?

– Voilà ce que je ne sais pas encore, ditNizam ; cela dépendra des événements. Du reste, les malheureuxque vous conduisez ne sont pas pressés, j’imagine.

– Oh ! non.

– Et s’ils trouvent à boire et à mangerdans le bourg de Pembleton, ils y resteront volontiers une couplede jours.

– Très certainement, dit Percy. Par letemps caniculaire qu’il fait, du reste, les brigands ne marchentqu’à coups de bâton.

– Écoutez encore, reprit Nizam, il y atout en haut de Pembleton, et auprès même d’une des grilles du parcdu château, une auberge qui a pour enseigne : Au Verluisant.

– C’est là que nous devons nousarrêter ?

– Oui. L’hôtelier est un homme à moi. Illogera vos prisonniers dans une cave et vous donnera le reste deson auberge pour vous, vos compagnons et le malheureux idiot quevous faites porter là sur un mulet.

– Parfait, dit le lieutenant Percy. Etpuis ?

– Et puis, je vous le répète, dit Nizam,vous attendrez de moi de nouvelles instructions.

Et Nizam s’empara de la boîte de fer-blanc etlaissa les deux chiourmes.

Les galériens ne s’étaient pas réveillés.

Quant à celui que la vipère bleue avait mordu,il était couché sur l’herbe auprès du mulet et poussait des crisinarticulés.

Nizam disparut au travers des arbres.

Quoique vieux, il était agile, et quand il futhors de vue, il se mit à courir.

Il sautait les fossés, franchissait lesbroussailles d’un bond.

On eût dit un chevreuil poursuivi par unemeute ardente.

Et il arriva ainsi jusqu’à un mur assezhaut.

Ce mur était la clôture du parc deNew-Pembleton.

Mais comme ce parc avait plusieurs lieues detour, le château était encore assez loin.

Nizam escalada le mur et sauta dans leparc.

Puis il continua sa route en courant.

Au bout d’un quart d’heure, il s’arrêta pourreprendre un moment haleine.

Puis il fit quelques pas encore et s’arrêta denouveau.

Évidemment Nizam cherchait quelque chose ouattendait un signal.

Et, tout à coup, il se jeta dans unebroussaille et se coucha à plat ventre.

La broussaille était auprès d’une de cesroutes sablées que les Anglais tracent circulairement dans leursjardins et dans leurs parcs.

Nizam prêtait l’oreille à un bruitlointain.

Le bruit se rapprocha et devint plusdistinct.

C’était le trot de plusieurs chevaux et legrincement des roues d’une voiture sur le sable.

Immobile, retenant son haleine, Nizamregardait au travers de la broussaille.

Et il vit une grande calèche découvertetraînée par quatre chevaux, précédée par un piqueur et suivie pardeux laquais vêtus de rouge, montés sur de vigoureux poneysd’Écosse.

La calèche passa tout près de Nizam.

Nizam put voir lord William assis en face desir Archibald et de sa fille miss Anna.

L’Indien demeura couché jusqu’à ce que lacalèche se fût éloignée.

Alors il se releva et reprit sa course vers lechâteau.

Déjà les tourelles blanches, aux fenêtresencadrées de brique, apparaissaient au travers des arbres, et lesblanches statues disséminées sur la pelouse tranchaient sur le vertsombre du feuillage aux yeux de Nizam, lorsqu’il s’arrêtaencore.

Un jeune homme était assis devant le château,sur un banc, et lisait.

Nizam cessa de courir.

Il se prit à marcher péniblement, comme unhomme accablé de fatigue.

Puis il alla droit au jeune homme quilisait.

Sir Evandale leva la tête.

– La charité, s’il vous plaît ?demanda Nizam en tendant la main.

Sir Evandale lui donna une couronne.

Nizam jeta un regard furtif autour de lui.

– Je crois que nous sommes seuls ?dit-il tout bas.

– Oui. Tout le monde fait sa sieste auchâteau.

– Alors, nous pouvons causer.

Et le faux mendiant continua à se tenirrespectueusement debout devant le jeune gentilhomme.

– Que venez-vous m’apprendre ?demande alors sir Evandale.

– Que tout est prêt.

Sir Evandale tressaillit.

– Les galériens sont arrivés…

– Ah !

– Et la vipère aussi.

Ce disant, Nizam entr’ouvrit la méchantehouppelande dont il était couvert et montra la boîte de fer-blancsuspendue à son cou.

– Sir George, dit alors sir Evandale ému,je vous somme de me refaire le serment que vous m’avez déjàfait.

– Plaît-il ? fit Nizam.

– Jurez-moi que la morsure de cettevipère n’est point mortelle.

– Je te le jure, dit Nizam ; mais simon serment ne te suffit pas, va-t’en demain au bourg dePembleton.

– Et puis ?

– Et puis, demande à voir les galérienset on te montrera celui que la vipère bleue a mordu, tu verrasqu’il est plein de vie.

– C’est bien, je vous crois.

– Maintenant, reprit Nizam, voici le casde nous souvenir du proverbe : Aide-toi, le cielt’aidera !

– Vous voulez dire l’enfer, ricana sirEvandale.

– Va pour l’enfer, répondit Nizam.

– Qu’attendez-vous de moi ?

– Écoute, ton frère est allé reconduiresir Archibald et miss Anna ?

– Oui.

– Quand reviendra-t-il ?

– Il dînera chez eux et ne reviendra quefort tard.

– Est-il possible d’aller de ta chambredans la sienne sans être rencontré ?

– Oui, en passant par la bibliothèque duchâteau.

– Alors attends-moi ce soir dans tachambre.

– À quelle heure ?

– À huit heures du soir, quand la nuitsera venue.

– Et c’est par le même chemin que vousviendrez ?

– Oui, par l’arbre qui me sertd’escalier.

Sir Evandale fit un signe d’assentiment.

Nizam s’éloigna.

**

*

Le soir, en effet, sir Evandale était dans lachambre, dont il avait laissé la fenêtre ouverte.

Le feuillage de l’arbre s’entr’ouvrit, etNizam sauta lestement sur l’entablement de la croisée et del’entablement dans la chambre.

– Lord William n’est pas rentréencore ? demanda-t-il.

– Non.

– Alors, allons !

Sir Evandale était un peu pâle et sa voixtremblait.

Un moment même il murmura :

– Ah ! je ne veux pas !

– Imbécile, répondit Nizam, tu n’aimesdonc plus miss Anna ?

Ces paroles mordirent sir Evandale aucœur.

– Allons ! dit-il d’une voixsourde.

Et il ouvrit une porte qui donnait dans unegalerie convertie en bibliothèque.

Au bout de cette galerie, il y avait une autreporte qui ouvrait sur la chambre du jeune lord.

Et les deux misérables se glissèrent sansbruit dans la chambre.

Puis sir Evandale souleva un peu la courtinedu lit.

Alors Nizam approcha la boîte de fer-blanc etl’ouvrit.

Un sifflement se fit entendre.

La vipère se glissa dans le lit, et lacourtine retomba sur elle.

Et, quelques minutes après, Nizam se sauva endisant :

– À demain !

Et sir Evandale, la sueur au front,murmura :

– Je serai lord !…

Journal d’un fou de Bedlam XVI

Deux heures après la disparition de Nizam,lord William rentrait à New-Pembleton.

Sir Evandale l’attendait dans le grand salondu rez-de-chaussée.

Lord William rayonnait.

– Ah mon cher frère, dit-il en luisautant au cou, je suis en vérité le plus heureux deshommes !

– J’en suis ravi, mon frère, dit sirEvandale avec une pointe d’ironie.

– Miss Anna m’aime, poursuivit lordWilliam.

Sir Evandale ne répondit pas.

Le jeune lord continua d’un tonenthousiaste :

– Elle m’aime, et elle m’a fait sesconfidences ce soir.

– Vraiment ! dit sir Evandale.

– Sir Archibald nous avait laissés seuls,poursuivit lord William, et nous étions sous un berceau de verdure,dans le parc de leur habitation.

Miss Anna a placé sa petite main dans lamienne, poursuivit lord William et elle m’a dit alors :

– Je veux vous parler.

Et comme je la regardais avec étonnement,presque avec inquiétude :

Milord, a-t-elle continué, je ne veux pasdevenir votre femme sans que vous ayez lu au fond de mon cœur.Milord, je vous aime, non parce que vous êtes un gentilhomme dehaute race, non parce que vous siégerez au Parlement. Je vous aimepour vous, uniquement pour vous, parce que vous êtes bon, parce quele son de votre voix remplit mon âme d’une douce extase.

Et comme je portais sa main à mes lèvres et lacouvrait de baisers, miss Anna poursuivit :

– Je veux vous dire aussi, milord, que jen’ai jamais fait aucun des petits calculs honteux de mon père.

– Quels calculs ? demandai-je un peuétonné.

– Mon père, poursuivit miss Anna, estfort riche, mais il est de petite noblesse, à peine esquire.

– Oh ! qu’importe !

– Et il est excessivement flatté del’honneur de votre alliance. Tandis que moi…

Elle s’arrêta rougissante.

– Achevez, miss Anna, lui dis-je.

– Tandis que moi, poursuivit-elle, jevoudrais que vous fussiez pauvre, d’origine obscure…

– Chère Anna !

Et je l’ai serrée dans mes bras.

– Ah ! mon cher frère, ajouta lordWilliam, comme les quinze jours qui me séparent encore de monbonheur vont me paraître longs…

Sir Evandale était muet.

– Pardonnez-moi, ajouta lord William. Leshommes heureux sont égoïstes ; ils ne savent parler que d’eux.Mais vous, mon cher frère, vous serez heureux aussi, et si j’encrois sir Archibald, la femme que nous vous destinons…

– Ah ! ne parlons pas de cela, monfrère, dit sèchement sir Evandale, il n’y a aucune comparaison àétablir entre nous.

– Comment cela ? demanda sirWilliam.

– Sans doute. Vous aimez miss Anna.

– Oh ! de toute mon âme.

– Puis-je savoir, si belle qu’elle soit,si j’aimerai jamais la fille du nabab ?

Et sir Evandale soupira.

Lord William eut alors comme un remords de luiavoir parlé de son bonheur.

– Mon cher frère, lui dit-il, je vais mecoucher. Les douces émotions de la journée m’ont brisé. Bonsoir, etencore une fois pardonnez-moi.

– Je vais vous accompagner jusqu’à votrechambre, dit sir Evandale.

Et il reconduisit lord William.

Les fenêtres de la chambre à coucher du jeunelord étaient grand ouvertes.

Sir Evandale voulut les fermer.

– Oh ! laissez-les ainsi, dit sirWilliam.

– Vous ne craignez donc pas l’air de lanuit ?

– Non. Au contraire, j’ai toujours tropchaud. Nous avons un été brûlant, mon frère.

– Alors, bonne nuit, dit sirEvandale.

Et il se retira.

Mais en sortant, il avait jeté un regardfurtif vers le lit.

La courtine était en ordre et rien netrahissait la présence du reptile qui s’était endormi sans doutedans quelque pli des draps.

**

*

Une heure après, le valet de chambre de lordWilliam, qui couchait dans la pièce voisine, entendit un grandcri.

Un cri d’angoisse, un cri de douleur.

Ce cri partait de la chambre de lordWilliam.

Le valet se leva en toute hâte et passa chezson maître.

Il vit alors le jeune lord debout, au milieude la chambre, tenant dans sa main crispée la vipère qu’il avaitétouffée.

Mais le reptile l’avait cruellement mordu auvisage auparavant, et quelques gouttes de sang découlaient le longde sa joue.

Lord William était comme fou.

Il jeta enfin la vipère, et le valet mit lepied dessus et l’écrasa.

Puis il appela au secours.

Les domestiques accoururent, et avec eux sirEvandale.

Lord William continuait à pousser des cris etdisait :

– Je suis un homme perdu !

On courut chercher le médecin du bourg.

Celui-ci arriva en toute hâte et déclara quela morsure de la vipère était venimeuse, mais non mortelle.

Il lava la plaie, la cautérisa et fitrecoucher lord William.

Sir Evandale, pendant ce temps-la, selamentait et attribuait l’événement à l’imprudence de lord William,qui s’était mis au lit la fenêtre ouverte.

Une fièvre ardente s’était emparée de cedernier.

Bientôt cette fièvre se compliqua d’un accèsde folie, et il ne prononça plus que des paroles incohérentes.

Son visage enflait à vue d’œil et devenaitnoir.

Cependant, il eut encore un éclair de raison,et il prononça le nom de miss Anna.

– Qu’on prévienne miss Anna et sirArchibald ! ordonna sir Evandale.

Un domestique partit à cheval.

Au point du jour, sir Archibald et miss Annaarrivaient.

La jeune fille poussa un cri d’horreur.

Lord William était méconnaissable.

La tête, enflée, n’avait plus visagehumain ; la peau des joues se détachait par lambeaux, lalangue était tuméfiée, les lèvres violettes, les yeux éteints.

Le médecin commença à hocher la tête et àdéclarer que lord William était perdu.

**

*

Sir Evandale avait quitté la chambre dumalade.

Peut-être était-il sous l’influence duremords.

Il courait tête nue devant lui, allant àl’aventure, lorsque Nizam bondit tout à coup hors d’unebroussaille. Nizam avait un sourire hideux aux lèvres.

– Eh bien ? fit-il.

– Vous m’avez trompé, dit sirEvandale.

– Comment cela ? demanda Nizam.

– Lord William va mourir.

– Je te jure qu’il ne mourra pas.

– Cependant… le médecin…

– Le médecin est un âne, dit froidementNizam ; maintenant, prends garde de te trahir, car tu esbouleversé par l’épouvante, et écoute-moi, si tu veux être lord, situ veux épouser miss Anna.

Ce nom rendit tout son sang-froid à sirEvandale.

– Parlez, dit-il.

Alors Nizam tira une bougie de sa poche.

– Prends cela ! dit-il.

– Pourquoi faire ?

– Ce soir tu la mettras dans tonbougeoir.

– Bon ! Et puis ?

– Et puis tu iras tenir compagnie à sirArchibald et à sa fille qui voudront, très certainement, passer lanuit dans la chambre de lord William. Et tu poseras ton bougeoirsur la cheminée.

– Je ne comprends pas…

– Tu n’as pas besoin de comprendre, ditNizam en riant. Tu verras… Au revoir…

Et l’Indien disparut au travers desarbres.

Journal d’un fou de Bedlam XVII

La journée fut terrible.

Lord William fut en proie à une fièvre ardented’abord, puis la fièvre fit place à un abattement profond.

Il avait les yeux fermés, respirait à peineet, quand vint le soir, son visage n’était plus reconnaissable.

On avait télégraphié à Londres pour appelerles plus célèbres médecins de l’Angleterre.

Mais arriveraient-ils à temps ?

Sir Archibald et sa fille s’étaient installésauprès du malade.

Miss Anna pleurait à chaudes larmes.

Sir Evandale avait, lui aussi, fort bien jouéson rôle.

Il avait témoigné une très grande douleur etrefusé de prendre aucune nourriture.

Sir Archibald lui avait plusieurs fois tendula main, et miss Anna s’était même jetée dans ses bras enl’appelant « mon cher frère. »

Vers le soir, lord William parut un momentsortir de sa torpeur.

Il prononça même quelques mots qui semblaientdénoter que la raison lui revenait.

L’espoir revint au cœur de miss Anna.

En même temps, sir Evandale fronça plusieursfois le sourcil.

Il ne savait plus trop, si lord Williamrevenait à la raison, comment Nizam tiendrait sa promesse.

Enfin, après un repas pris à la hâte et dubout des dents, sir Archibald et sa fille s’installèrent pour lanuit dans la chambre de lord William.

Peu après, sir Evandale les rejoignit.

Le jeune gentilhomme avait son bougeoir à lamain et il le posa sans affectation sur la cheminée.

Une heure s’était à peine écoulée, que sirEvandale commença à deviner les projets de Nizam.

Une odeur singulière et fétide s’étaitrépandue dans la chambre.

Était-ce lord William qui répandait cetteodeur et, vivant encore, entrait en décompositioncadavérique ?

Sir Archibald et miss Anna le pensèrent ;mais ils restèrent bravement à leur poste.

Sir Evandale, lui, comprit que c’était sabougie qui brûlait.

Et bientôt il se sentit la tête lourde et unviolent besoin de dormir.

Cependant, il lutta contre ce sommeilléthargique le plus longtemps possible, et il eut le temps de voirsir Archibald et sa fille fermer les yeux presque en même temps, etun peu après eux, le valet de chambre de lord William, qui étaitdemeuré dans la chambre pour servir son maître et lui donner lespotions prescrites par le médecin, s’endormit pareillement.

À son tour, sir Evandale ferma les yeux.

Mais, presque aussitôt après, il éprouva unebrusque secousse, suivie d’une étrange sensation de fraîcheur.

Et, ouvrant aussitôt les yeux, il sentit sonvisage tout mouillé.

Sir Evandale n’était plus dans la chambre delord William.

Il se trouvait dans la sienne, couché toutvêtu sur son lit.

Un homme était auprès de lui.

Cet homme, on le devine, c’était Nizam.

Nizam lui passait sur le visage une épongeimbibée de vinaigre anglais.

Et sir Evandale, regardant l’Indien, luidit :

– Que s’est-il donc passé ?

– Lève-toi, dit Nizam.

Sir Evandale se dressa sur son lit et sautaensuite lestement à terre.

Il n’éprouvait plus qu’une légère lourdeur detête.

– Viens avec moi, lui dit Nizam.

Et il ouvrit cette porte qui donnait sur lagalerie convertie en bibliothèque, laquelle conduisait, on le sait,à la chambre de lord William.

Nizam entra le premier dans cette chambre.

– Regarde, dit-il.

Miss Anna, sir Archibald, le valet de chambredormaient profondément.

Lord William, immobile sur son lit, ne donnaitplus signe de vie.

– Oh ! fit Nizam, nous pouvonsparler. Le bruit du canon ne les réveillerait pas, et si nousrestions longtemps ici, tu t’endormirais de nouveau.

– Ah ! dit sir Evandale, vous m’aveztrompé, mon frère est mort.

– Non, il dort.

– Vous ne me trompez pas ?

– Approche-toi et mets la main sur soncœur.

Sir Evandale obéit.

Le cœur de lord William battait.

Alors sir Evandale regarda Nizam :

– Eh bien ? fit-il.

– Regarde encore.

Et l’Indien lui montra dans un coin de lachambre quelque chose que, tout d’abord, sir Evandale n’avait pointaperçu.

Ce quelque chose avait la forme d’un corpshumain recouvert par une draperie.

Nizam souleva cette draperie, et sir Evandalejeta un cri d’horreur.

Il avait devant lui un cadavre.

Mais un cadavre hideux et dont le visageméconnaissable aussi ressemblait maintenant à celui de lordWilliam.

Nizam souriait.

– Crois-tu qu’on les prendra l’un pourl’autre, maintenant ? dit-il.

– C’est-à-dire, répondit sir Evandale,que s’ils étaient couchés côte à côte, je ne pourrais dire lequelest mon frère.

– Ah ! tu vois bien.

– Mais… Il est mort celui-là ?

– C’est le galérien qu’on portait sur unmulet.

– Et il est mort ?

– Oui.

– Vous voyez donc bien, dit sir Evandaleun peu ému, que la morsure de la vipère bleue est mortelle.

– Tu te trompes.

– Ah !

– Percy et moi nous l’avons tué.

– Comment !

– On lui a versé deux gouttes d’acideprussique dans un verre d’eau.

Sir Evandale regardait toujours attentivementson frère endormi et le galérien mort.

– Allons ! dit Nizam, aide-moi.

Et il s’approcha du lit, découvrit lordWilliam, le prit à bras le corps et le posa tout endormi sur leparquet.

Puis, sir Evandale et lui prirent le cadavreet le couchèrent dans le lit.

– Et maintenant, dit sir Evandale,qu’allez-vous faire de mon frère ?

– Tu vas m’aider à le transporter hors duchâteau.

– Comment ?

– Nous allons le porter dans ta chambre,d’abord.

– Bon !

– Deux hommes ont posé une échelle contrela fenêtre et m’attendent au bas.

– Quels sont ces deux hommes ?

– Le lieutenant Percy et legarde-chiourme John.

– Mais, dit encore sir Evandale, une foishors de cette atmosphère, il s’éveillera ?

– Sans doute !

– Et alors…

– Ne t’ai-je pas dit qu’il serait foupendant plusieurs semaines ?

– C’est juste.

– Et dans plusieurs semaines, ajoutaNizam en riant, il sera loin de l’Angleterre, et quand la raisonreviendra il fera route pour l’Australie.

– Et je serai lord, moi ?

– Tu seras lord.

Et Nizam, disant cela, chargea sur ses épauleslord William endormi et reprit le chemin de la galerie.

Sir Evandale le suivit.

La bougie était aux trois quarts consumée,mais elle brûlait encore.

Journal d’un fou de Bedlam XVIII

Sir Evandale revint dans la chambre de lordWilliam.

La bougie brûlait encore.

Le jeune gentilhomme s’assit dans le fauteuiloù il s’était endormi quelques heures auparavant.

– À présent, pensa-t-il, peu m’importe deredormir et même le plus longtemps possible.

J’aime autant que sir Archibald et sa filles’éveillent avant moi.

En effet, si sûr de lui qu’il pût être, sirEvandale redoutait quelque peu le réveil de ces personnages que labaguette d’une fée avait tout à coup privés de sentiment.

Qu’arriverait-il quand on constaterait quelord William ou plutôt l’homme qui lui avait été substitué étaitmort ?

Sir Evandale ne tarda pas à se rendormir sousl’influence des émanations narcotiques de la bougie.

Mais, la bougie éteinte, l’atmosphère sedégagea peu à peu, et sir Archibald, au bout d’une heure, s’éveillaà demi.

Seulement il suffoquait, il manquaitd’air.

L’odeur fétide avait survécu à la bougie.

Sir Archibald fit un violent effort, se levaen chancelant, se traîna vers l’une des croisées et donna un coupde poing au travers des carreaux.

Une vitre vola en éclats.

En même temps, une bouffée d’air pur entradans la chambre.

Ce fut instantané et magique.

Miss Anna s’éveilla, le valet de chambreaussi.

Seul, sir Evandale dormait encore.

Un demi-jour régnait dans la chambre.

Les premières clartés de l’aube luttaient avecla clarté d’une veilleuse placée sous un verre dépoli.

Miss Anna, stupéfaite, regardait son père.

Sir Archibald alla ouvrir les deuxfenêtres.

Puis il revint vers sa fille.

Mais celle-ci jeta un cri terrible.

Une main sortait du lit.

Elle avait pris cette main et l’avait rejetéeaussitôt.

Cette main était glacée.

Sir Archibald se pencha sur le cadavre.

– Mort ! dit-il avec stupeur.

Le cri de miss Anna avait éveillé sirEvandale.

Il se leva, étira les bras, promena un regardstupide autour de lui et murmura :

– Que se passe-t-il donc ?

– Votre frère est mort, dit sirArchibald. Il est mort pendant que nous dormions…

**

*

Il se trouve toujours, à point nommé, unmédecin pour expliquer à sa manière les choses les moinsexplicables.

Une heure après l’étrange réveil des hôtes duchâteau, une des célébrités médicales qu’on avait appelées par letélégraphe arriva de Londres.

Ce prince de la science n’hésita pas àdéclarer que le jeune lord Pembleton avait succombé à unempoisonnement particulier auquel il donna un nom latin.

Et il prétendit que le sommeil qui s’étaitemparé des personnes qui se trouvaient dans la chambre était dû auxexhalaisons morbides que lord William exhalait même de son vivant,la décomposition ayant précédé la mort.

Sir Evandale témoigna la plus violentedouleur.

Il se frappait la tête contre le mur ; ilvoulait mourir à son tour. On eut toutes les peines du monde à lecalmer.

Et le soir de ce jour, allant dans lacampagne, à moitié fou, en apparence du moins, il arriva sur unpetit monticule que contournait la grande route.

Un spectacle bizarre attira ses regards.

Une troupe d’hommes enchaînés gravissaitpéniblement la colline.

Devant elle, marchait le lieutenant Percy etle garde-chiourme John.

Derrière venait un mulet, sur lequel on avaitcouché un pauvre idiot qui n’avait plus visage humain.

Sir Evandale tressaillit.

Un pâtre, assis à quelques pas, vint auprès dela route pour voir les galériens de plus près.

Et, regardant sir Evandale, il luidit :

– Ce sont des galériens, ils sont bienmalheureux ; mais le plus malheureux de tous, ce n’est pasceux qui marchent, milord, c’est celui qu’on a couché sur le mulet,car il est fou.

Sir Evandale jeta une pièce d’or au pâtre etprit la fuite.

Et comme il descendait la colline, une voixrailleuse lui cria :

– Milord, j’ai tenu une partie de mespromesses…

Sir Evandale se retourna.

Il vit un homme accroupi derrière unebroussaille, un homme qui, lui aussi, avait vu passer lesgalériens.

Cet homme, c’était Nizam.

Et comme le jeune homme, pâle et la sueur enfront, demeurait cloué au sol, Nizam bondit jusqu’à lui.

– Tu es lord aujourd’hui, dit-il, danssix mois tu auras épousé miss Anna.

Et Nizam disparut encore.

**

*

Six mois après, en effet, miss Anna, presséepar son père, quitta le deuil de son fiancé lord William.

Sir Archibald tenait à marier sa fille à unlord.

Elle devint lady Evandale.

Le jour même, un homme qui était arrivé troptard pour les funérailles de son maître, déclara à lord Evandalequ’il quittait son service.

Cet homme, c’était Tom.

Tom ne voulait pas servir le fils ducrime.

Tom pleurait toujours lord William.

Le même soir, lord Evandale, après avoirconduit sa jeune femme dans la chambre nuptiale, descenditfurtivement dans le parc.

Nizam, le faux Indien, Nizam qui s’étaitappelé sir George Pembleton autrefois, avait donné rendez-vous àson fils pour le féliciter.

Le rendez-vous était au pied même de cet arbreoù Nizam avait attendu tant de fois sir Evandale.

Et sir Evandale devenu lord s’y rendit.

La lune éclairait le paysage.

Comme il approchait, lord Evandale aperçutNizam.

Mais Nizam n’était point debout comme àl’ordinaire.

Nizam était couché.

Et Nizam paraissait dormir.

Lord Evandale l’appela.

Nizam ne répondit point.

Alors le jeune homme s’approcha et poussa uncri d’horreur.

Nizam était mort.

Nizam avait encore un couteau planté dans lecœur.

Et lord Evandale, ayant arraché l’armemeurtrière de la plaie béante, la reconnut.

C’était le couteau de chasse de Tom, le maride Betzy.

Journal d’un fou de Bedlam XIX

Qu’était devenu Tom ?

C’était le matin même du jour où lord Evandaleépousa miss Anna, la fille de sir Archibald, que Tom annonça à sonjeune maître qu’il quittait son service.

Tom, on le sait, était à Londres quand eutlieu le fatal événement que nous venons de raconter.

Tom revint, pleura son maître et le crutréellement mort.

Lord Evandale paraissait même regretter siprofondément son frère que Tom ne soupçonna pas un seul instant lavérité.

Cependant, un soir, quelque temps après sonretour, Tom fut témoin invisible d’une chose étrange.

S’étant mis une nuit à la fenêtre de sachambre qui donnait sur le parc, il vit un homme se glisser autravers des arbres.

Cet homme, c’était Nizam l’Indien.

Tom s’apprêtait à descendre pour chasser lemendiant, quand une porte du château s’ouvrit et un autre homme seglissa furtivement dans le parc.

Il faisait clair de lune et on y voyait commeen plein jour.

Tom reconnut dans la personne qui venait desortir du château lord Evandale lui-même.

Tom le suivit des yeux.

Le jeune lord rejoignit l’Indien.

Et celui-ci le prit familièrement par lebras.

Ce fut pour le vieux serviteur toute unerévélation.

Il ne devina point la vérité tout entière,mais il en devina une partie.

Nizam était Indien ; Nizam avait dûfournir la vipère bleue.

Et Nizam était le complice de lordEvandale.

Lord Evandale avait assassiné son frère.

Tom alors se mit à épier l’Indien.

Ce qu’il voulait, c’était la preuve ducrime.

Cette preuve obtenue, Tom vengeait lemalheureux lord William.

Cependant le frère de lait de lady Eveline nesoupçonnait point encore la véritable identité de Nizam.

Jusqu’alors, du reste, il s’était peupréoccupé du mendiant.

À partir de ce jour, Tom veilla.

Une nuit, à huit jours de distance, il suivitlord Evandale qui avait un nouveau rendez-vous avec Nizam.

À son tour, blotti dans une broussaille, Tomentendit lord Evandale et Nizam causer.

Et quand ils se furent éloignés, Tom sereleva, la sueur au front.

Il savait maintenant qui était Nizam.

Nizam était le père de lord Evandale,c’est-à-dire sir George Pembleton.

Sir George dont avait été dressé l’extraitmortuaire à Calcutta, il y avait plus de quinze ans.

Tom ne pouvait plus douter de la complicité delord Evandale, mais il y avait cependant une chose qu’il ne savaitpas.

C’était que lord William n’était pointmort.

Or, donc, le jour où lord Evandale allaitépouser miss Anna, Tom et Betzy quittaient son service.

Ils partirent en plein jour, dans un break dechasse, pour aller prendre à la station voisine le train deLondres.

Le domestique du château qui les conduisit lesvit même prendre place dans le convoi.

Lord Evandale était donc persuadé qu’ilsétaient partis.

Cependant Tom n’était point allé loin.

Il était descendu à la station voisine, etlaissant Betzy continuer sa route vers Londres, il était demeurécaché dans un fossé jusqu’à la nuit.

Tom avait surpris la veille un rendez-vous,donné à Nizam par sir Evandale.

Tom se glissa dans le parc quand la nuit futvenue.

Puis il alla se blottir dans un buisson auprèsde l’arbre où le faux Indien attendait souvent lord Evandale.

Les heures s’écoulaient.

Le château était encore plein de lumière et debruit, et les nombreux invités n’étaient point partis encore.

Cependant Nizam arriva.

Il était pressé sans doute de voir son fils,car, s’étant assis au pied de l’arbre, il attachait sur le châteauun regard impatient.

Tout à coup un homme bondit auprès de lui.

C’était Tom.

Tom était armé d’un couteau.

Nizam était sans armes.

Tom le prit à la gorge.

Nizam voulut jeter un cri.

– Si tu appelles, tu es mort, dit-il.

L’Indien se débattait.

Tom lui dit :

– Je sais qui tu es. Tu ne te nommes pasNizam. Tu es sir George Pembleton.

L’Indien eut un ricanement féroce.

– Ah ! tu m’as reconnu ?dit-il.

– Oui, et je sais que tu as tué lordWilliam.

– Non, dit sir George.

– Misérable ! oses-tu donc nier toncrime ?

– Je ne nie pas, répondit Nizam. Je disla vérité. Je n’ai pas assassiné lord William.

– C’est toi qui as apporté la vipèrebleue ?

– Oui.

– C’est toi qui l’as glissée dans le litde lord William ?

– Oui, dit encore Nizam.

– Et tu oses te défendre ?

– Je n’ai pas assassiné lord William.

– Infâme !

– Lord William n’est pas mort.

Tom jeta un cri et son émotion fut si grandequ’il faillit lâcher l’Indien.

– Lord William n’est pas mort, répétaNizam. Mais quand tu sauras ce qu’il est devenu, tu regretterasqu’il soit encore au nombre des vivants.

Tom avait renversé Nizam sous lui.

Et lui appuyant son genou sur la poitrine, lapointe de son couteau sur la gorge, il lui dit :

– Parleras-tu, misérable ?

– Ah ! tu veux savoir ?

– Oui.

– Et si je te dis où est lord William, meferas-tu grâce ?

– Non.

– Eh bien ! dit Nizam, je te diraice qu’il est devenu et ce sera ma vengeance !

Et Nizam, ricanant, l’écume à la bouche,raconta à Tom comment le forçat mort avait été substitué au noblelord vivant.

Et quand il eut fini son récit, il ajouta avecun éclat de rire diabolique :

– Mais il ne te sert de rien de savoirque lord William vit, car tu ne le retrouveras pas.

Mêlé aux convicts du nouveau monde, il traîneparmi eux une vie misérable, sous le nom du forçat dont il a prisla place.

– Quel est ce nom ? demanda Tom.

– Tu ne le sauras pas.

– Parle ! ou je te tue !

– Non, dit Nizam qui cherchait à gagnerdu temps, car il espérait toujours que lord Evandale viendrait.

– Parle ! répéta Tom.

– Non, non, je ne veux pas !

– Eh bien, meurs ! dit Tom.

Et il lui plongea son couteau dans lapoitrine.

Nizam mourut sans pousser un cri.

Alors Tom se releva :

– Je ne sais pas quel nom porte monmalheureux maître, murmura-t-il, mais qu’importe ? La terre abeau être grande, Dieu m’aidera et je le retrouverai.

Et laissant son couteau dans la poitrine deNizam, Tom prit la fuite.

Journal d’un fou de Bedlam XX

Tom se mit donc à la recherche du malheureuxlord William.

Mais le monde est grand ; et chercher unhomme par le monde, quand on ne sait pas sous quel nom il se cache,est chose difficile, sinon impossible.

Tom se mit cependant à l’œuvre.

Il commença par rejoindre sa femme à Londres,et lui fit part des révélations suprêmes de Nizam.

Betzy était une femme de sens etd’intelligence.

Elle écouta Tom jusqu’au bout.

Puis, lorsqu’il eut terminé son récit, ellelui dit :

– Mon ami, il est deux choses qu’ilfaudrait savoir tout d’abord.

– Lesquelles ? demanda Tom.

– D’abord, le nom du lieutenant quiconduisait le convoi des galériens.

– Et puis ?

– Et puis de quelle ville d’Écosse venaitle malheureux qui est maintenant enterré dans le cimetière du bourgde Pembleton, sous le nom de lord William.

– Tu as raison, dit Tom.

Il avait beaucoup de connaissances àLondres.

Entre autres un détective fameux auquelScotland yard, c’est-à-dire la préfecture de police de Londres,avait confié les missions les plus délicates.

Tom alla le trouver.

Il lui confia le secret de l’existence de lordWilliam.

En même temps, il lui mit dans la main unchèque de trois cents livres.

Le détective demanda huit jours.

Au bout de ce temps, il fit parvenir cettenote au fidèle Tom.

« Un lieutenant de chiourme a passé, il ya sept mois, par le bourg de Pembleton.

« Il se nommait Percy et se rendait àLiverpool, où il conduisait un convoi de galériens.

« Il est probable qu’il s’est embarquéavec eux. »

Tom prit le chemin de fer et s’en alla àLiverpool.

Là, en compulsant les registres de la marine,il trouva, en effet, le nom de Percy, suivi de la qualification delieutenant.

Percy s’était embarqué pour laNouvelle-Zélande avec ses prisonniers.

Tom hésita alors.

S’embarquerait-il, lui aussi, ou bienauparavant, chercherait-il à savoir le nom de ce galérien qu’onavait substitué à lord William ?

Il s’arrêta enfin à ce dernier parti.

Tom prit la route de l’Écosse.

Il alla à Édimbourg, puis à Glascow, prenantdes renseignements avec une adresse et une prudence inouïes.

Enfin il arriva dans la petite ville dePerth.

Là, on lui parla d’un événement mystérieux etinexplicable.

Un jeune homme du nom de Walter Bruce avaitété condamné pour vol avec effraction à cinq années dedéportation.

Ce jeune homme, détenu dans la prison dePerth, s’était couché un soir fort bien portant.

Le lendemain il s’était éveillé en jetant descris affreux.

Il était fou furieux et son visage étaitdevenu noir.

À ce portrait, Tom crut reconnaître lemalheureux dont il cherchait le nom.

Mais son espérance devint une certitudelorsqu’on eut ajouté que le chiourme, en passant, l’avait emmené,si malade qu’il fût.

Et comme il ne pouvait marcher, on l’avaitplacé sur le mulet des bagages.

Tom vérifia les dates et acquit la convictionque le départ de Walter Bruce, de la ville de Perth, avait eu lieucinq jours avant la mort de lord William.

Il s’agissait, maintenant, de retrouver WalterBruce.

Tom revint à Londres.

Le fidèle serviteur n’était pas riche.

Quelques centaines de livres sterling,péniblement amassées au service de la famille Pembleton, étaienttoute sa fortune.

Betzy lui dit :

– Je suis encore jeune, je suis forte. Jetravaillerai. Emporte l’argent.

Huit jours après, Tom s’embarquait pour laNouvelle-Zélande.

Il avait douze cents livres en chèques etbank-notes dans une ceinture de cuir.

Les premiers mois de la traversée furentheureux.

Le navire qui portait Tom doubla sans encombrela pointe méridionale de l’Amérique et entra dans les eaux duPacifique.

Un mois après il fit naufrage.

Il alla se heurter, par une nuit sombre etbrumeuse, sur un rocher à fleur d’eau.

Une voie d’eau se déclara, et les pompesfurent impuissantes à le sauver.

Au moment de couler à pic, le capitaine fitmettre les embarcations à la mer, et les passagers et les matelotss’y entassèrent tant bien que mal.

Alors commença pour le pauvre Tom une séried’aventures épouvantables.

Pendant dix-sept jours, le radeau qui leportait erra sur l’immensité des eaux, sans direction, sansboussole.

Les provisions s’épuisèrent, la faminevint ; on s’égorgea pour se manger.

Le vingtième jour, la terre apparut.

Les malheureux firent des efforts inouïs etabordèrent enfin dans une île sauvage.

Les habitants de cette île étaient des nègresanthropophages.

Tom et ceux de ses compagnons d’infortune quiavaient survécu furent emmenés par les cannibales dans l’intérieurdes terres.

Tom était d’une maigreur extrême.

Ce triste privilège lui sauva la vie.

Ses compagnons furent mangés.

Quant à lui, on essaya de l’engraisser, etcomme on n’y pouvait parvenir, on le laissa vivre.

Il passa cinq ans au milieu des nègres, enbutte aux plus mauvais traitements.

Enfin, un jour, un navire anglais relâcha danscette île maudite.

Des nègres qui vinrent à bord vendre desfruits, du poisson et de l’huile de phoque, racontèrent qu’ilsavaient un blanc parmi eux.

Le capitaine envoya des hommes à terre quiemmenèrent le pauvre Tom.

Le navire faisait voile pour l’Australie etdevait toucher à la Nouvelle-Zélande.

Tom reprit courage.

Les nègres lui avaient laissé sa ceinture. Ilavait donc encore de l’argent.

Un mois après, Tom, qui n’était plus qu’unfantôme, arriva à Aukland.

Il écrivit à sa femme, qui sans doute lecroyait mort.

Puis il se mit de nouveau à la recherche delord William, ou plutôt du convict Walter Bruce.

Après plusieurs jours de recherches inutiles,Tom apprit qu’une cinquantaine de déportés, qui avaient fini leurtemps, avaient été dirigés sur l’Australie.

Walter Bruce était-il parmi eux ?

Tom n’en savait rien.

Mais il se mit néanmoins en route, et ils’embarqua pour Melbourne.

Là, il commença ses investigations.

Il parcourut les cabarets, interrogea lesmatelots, questionna les convicts.

Personne ne pouvait lui donner des nouvellesde Walter Bruce.

Mais Tom ne se décourageait point.

Il avait quitté Melbourne pour Sydney, et ilétait logé dans une misérable hôtellerie quand il fit connaissanced’un Allemand qui se nommait Frantz Hauser.

Frantz était fort misérable.

Soupçonnant quelque argent à Tom, il luidemanda un secours, ajoutant qu’il avait été condamné injustementil y avait sept ou huit ans et transporté à laNouvelle-Zélande.

– Avez-vous connu un déporté du nom deWalter Bruce ? demanda Tom.

– Oui, certes, répondit Frantz, nousl’avions surnommé Milord.

Tom jeta un cri et prit vivement les mains deFrantz en lui disant :

– Parlez ! parlez ! dites-moitout ce que vous savez sur lui !

Journal d’un fou de Bedlam XXI

L’Allemand Frantz Hauser regarda Tom avecétonnement.

– Oui, dit-il, j’ai connu un convict quise nommait ou plutôt qu’on nommait Walter Bruce.

– Il répudiait ce nom, n’est-cepas ?

– Oui, et il disait qu’il étaitlord ; aussi l’appelions-nous milord, mais par dérision, carnous savions bien…

– Vous ne saviez rien, dit Tombrusquement.

Frantz le regarda.

– Celui à qui vous donniez le nom deWalter Bruce était bien lord, en effet, poursuivit Tom ; maispeu importe ! Où l’avez-vous rencontré ?

– Nous avons fait ensemble quatre ans deservitude pénale.

– Où cela ?

– À la Nouvelle-Zélande, je vous l’aidit.

– Et vous vous êtes séparés ?

– Oui.

– Pourquoi ?

– Mon temps était fini. On m’a rendu maliberté et on m’a donné à choisir, retourner en Europe ou venirici.

– Et Walter Bruce ?

– Il doit avoir fini son temps aussi.

– Alors il est retourné enEurope ?

– Je ne crois pas.

– Ah ! fit Tom haletant.

– Je ne réponds pas, poursuivit Frantz,de l’exactitude absolue des renseignements que je vais vous donner.Cependant, écoutez toujours.

– Parlez, dit Tom, dont le cœur battait àrompre.

– Il y a fort peu de convicts quiretournent en Europe leur temps fini ; la plupart demandent àrester en Australie.

Les uns se font bergers, les autrestravaillent aux mines ; quelques-uns finissent même par fairefortune.

– Eh bien ? fit Tom.

– Il y a six mois, poursuivit Frantz,j’étais à Melbourne et il y avait une grande foire de bestiaux.

Les bœufs et les moutons arrivaient parcentaines et toute la ville était pleine de fermiers.

Je crois bien avoir vu ce jour-là, au milieude la forêt, un homme qui ressemblait à Walter Bruce ; j’aimême cherché à le joindre ; mais la foule était si compacteque je l’ai bientôt perdu de vue.

– Eh bien ! reprit Tom, en admettantque ce fût bien Walter Bruce que vous ayez vu, quelle conclusion entireriez-vous ?

– Celle-ci, que Walter Bruce est bergerchez quelque fermier éleveur de bétail.

– En Australie ?

– Sans doute.

– Mais dans quelle partie ?l’Australie est grande comme un continent.

– Oui, dit Frantz, mais il faut vous direqu’à Melbourne il ne vient ordinairement que des troupeaux del’ouest.

– C’est bien, dit Tom, je chercherai.

– Ce Walter Bruce était donc votreami ? fit l’Allemand.

– C’était mon maître.

– Hein ? ditFrantz.

– Mon maître, un noble lord de la libreAngleterre, dit encore Tom.

– Comment un lord a-t-il pu êtredéporté ?

– Oh ! dit Tom, ceci est une troplongue histoire que je ne puis raconter aujourd’hui.

– Ah !

– Mais je vous ferai une proposition.

– Parlez.

– Vous êtes misérable ?

– Je meurs de faim.

– Eh bien ! voulez-vous gagner dixlivres par mois ?

Les yeux du convict s’allumèrent.

– Dix livres ! s’exclama-t-il.

– Oui.

– Que faut-il faire pour cela ?

– Il faut m’accompagner et chercher avecmoi Walter Bruce.

– Oh ! je veux bien, ditl’Allemand.

– Et si nous le retrouvons, poursuivitTom, vous aurez cinquante livres de gratification.

– Puisqu’il en est ainsi, fit l’Allemand,je suis prêt à vous suivre au bout du monde.

**

*

Dès le lendemain, Tom et Frantz Hausers’embarquèrent à Sydney pour Melbourne.

Justement il y avait une foire de bestiaux lesurlendemain de leur arrivée.

Tom et son compagnon demeurèrent dans laville.

Ils attendirent le jour de la foire, quidevait se prolonger pendant toute la semaine.

Tom parcourut toutes les auberges, il cherchadans toutes les rues.

Mais nulle part il ne trouva Walter Bruce.

Cependant Frantz retrouva, lui, un ancienconvict devenu berger et qui avait connu Walter Bruce.

Il lui en demanda des nouvelles.

– Oh ! dit le convict, il y a deshommes qui ont du bonheur.

– Que veux-tu dire ?

– Et Walter Bruce est de ce nombre.

Tom assistait à l’entretien ; mais nesoufflait mot. Son cœur battait à rompre sa poitrine.

– Walter Bruce est donc heureux ?demanda Frantz.

– Très heureux.

– Où est-il ?

– À cent lieues d’ici, dans lenord-ouest.

– Tu l’as vu ?

– Il y a six mois.

– Et que fait-il ?

– Il était berger comme moi quand il estrevenu de la Nouvelle-Zélande.

– Et maintenant ?

– Maintenant il est fermier et il possèdeun troupeau à lui.

– Comment a-t-il donc fait pour enarriver là ? demanda encore l’Allemand.

– Il a su plaire à la fille d’un richefermier et il l’a épousée. Le fermier est mort peu de temps après,et Walter Bruce est riche, car sa femme était fille unique.

– Et tu peux nous indiquer au justel’endroit où il est ? demanda encore Frantz.

– Je puis faire mieux, dit le berger.

– Ah !

– Je suis sur une propriété qui n’estdistante de la sienne que de quelques milles.

– Bon !

– Je m’en retourne demain, car mesbestiaux sont vendus. Venez avec moi.

– Et tu nous conduiras chez WalterBruce ?

– Oui.

Tom se sentait mourir de bonheur.

Dès le lendemain il se mit en route avecFrantz et le convict devenu berger.

On voyage lentement en Australie.

Les routes, mal tracées, sont sillonnées pardes chariots traînés par des bœufs.

Il fallut dix jours aux voyageurs pourfranchir les cent lieues qui séparaient Melbourne du pâturage surlequel Walter Bruce était établi.

Le berger, en arrivant, conduisit Tom àl’habitation de son maître.

– Demain seulement, dit-il, je vousamènerai chez Walter Bruce, car nous ne pourrions aujourd’hui yarriver de jour. Et le pays est infesté de nègres voleurs.

Tom attendit donc le lendemain.

Mais, dès le point du jour, il se mit enroute.

Vers six heures du matin, le convict luidit :

– Nous sommes encore loin del’habitation, mais nous foulons déjà les terres de la ferme.

Enfin, vers midi, Tom aperçut une coquettemaison blanche s’élevant au milieu de grands arbres.

– C’est là ! dit le convict.

Tom sentit ses yeux s’emplir de larmes.

Et puis il se fit cette question :

– Voudra-t-il revenir en Europemaintenant ?…

Et ce fut en chancelant, et pleurant comme unenfant, que Tom continua son chemin vers la maison qui, de loin,ressemblait à un nid de tourtereaux.

Journal d’un fou de Bedlam XXII

Rien n’était propre et coquet comme cettehabitation perdue au milieu d’un océan de verdure.

Les bâtiments d’exploitation, les écuries, lesétables étaient entourés de hautes murailles toutes blanches.

La maison de maître était au milieu, avec unjardin pour ceinture.

Tom et ses compagnons restèrent dans la courprincipale.

Un petit mulâtre s’y trouvait.

L’ancien convict lui dit :

– Bonjour, Nathan.

– Bonjour, Tobby, répondit le petitmulâtre.

– Voici deux amis à moi, continua leberger, qui viennent rendre visite à M. Bruce.

– M. Bruce n’est pas à l’habitation,répondit le petit nègre.

Tom pâlit.

– Où est-il donc ? fit FrantzHauser.

– Oh ! rassurez-vous, il n’est pasen voyage.

– Ah !

– Il est allé visiter un de ses troupeauxqui est parqué à un mille d’ici.

– Et il rentrera bientôt ?

– Certainement, il ne peut tarder.

– Nous l’attendrons, dit Tom.

– Mais mistress Bruce est à la maison,dit encore le petit nègre, entrez.

Tom hésitait.

– Venez donc, dit l’ancien convict.

Et il passa le premier.

Quelques serviteurs étaient éparpillés dansles cours et le jardin.

La porte de l’habitation était grandeouverte.

Tom vit devant lui un large vestibule plein defleurs, au bout duquel se développait la volute d’un élégantescalier.

Au bruit de leurs pas, une porte s’ouvrit àdroite sous le vestibule.

Une jeune femme leur apparut alors.

Elle avait dans ses bras un enfant à qui elledonnait le sein.

Derrière elle une jolie petite fille de quatreans se montrait toute rougissante et levant sur les visiteurs degrands yeux étonnés.

Mistress Bruce, car c’était elle, connaissaitTobby.

– Bonjour, Tobby, lui dit-elle.

– Bonjour, madame, répondit leconvict.

– Vous vouliez voirM. Walter ?

Et, tout en posant cette question, elle jetaitun regard curieux sur Frantz Hauser et sur Tom.

– Madame, répondit Tobby en montrant Tom,voici un gentleman qui a beaucoup connu votre mari.

La jeune femme tressaillit, une vive émotions’empara d’elle, et elle murmura :

– Où donc cela ?

– En Angleterre, dit Tom vivement.

L’émotion de la jeune femme allait toujourscroissant.

– En Angleterre ? fit-elle.

– Oui, madame.

– Et… à Perth ?

– Oh ! non…, à Pembleton Castle.

Et Tom parlait avec des larmes plein lesyeux.

La jeune femme le regardait toujours.

– Qui donc êtes-vous ? fit-elleenfin.

– Je me nomme Tom.

Elle jeta un cri.

– Tom ! dit-elle, vous vous nommezTom ?

– Oui, madame.

– Ah ! mon Dieu !

Et elle chancelait et un tremblement nerveuxs’était emparé de tout son corps.

Tom reprit :

– Oui, madame, je me nomme Tom, et jevois à votre émotion que sir Walter vous a souvent parlé demoi.

– Il m’en parle tous les jours encore,répondit-elle.

Et comme elle disait cela, on entenditretentir dans la cour le pas d’un cheval.

Tom se précipita au dehors.

C’était M. Bruce qui arrivait.

Tom s’approcha.

Lui aussi tremblait de tous ses membres, etses jambes refusèrent de le porter plus longtemps.

Il fallut que Tobby le convict le soutînt.

M. Walter était un beau jeune homme devingt-sept ou vingt-huit ans, et son visage, bruni par le soleil,ne portait plus aucune trace des hideuses morsures de la vipèrebleue.

Il regarda Tom et ne le reconnut pas toutd’abord.

Tom avait maintenant les cheveux toutblancs.

– Quel est cet homme ? demandaM. Walter en mettant pied à terre.

– Mon maître, mon bon maître, s’écriaTom, ne me reconnaissez-vous pas ?

M. Bruce jeta un cri.

– Tom ! fit-il.

– Ah ! milord, dit Tom d’une voixbrisée, je savais bien que je finirais pas vous retrouver…

M. Bruce prit Tom dans ses bras et l’ytint longtemps serré.

Puis, avisant Frantz Hauser et Tobby, il leurtendit à chacun la main.

Et un triste sourire effleurant seslèvres :

– Quand je vous disais que j’étais lord,fit-il, vous ne vouliez pourtant pas me croire !

Il dit à sa femme :

– Chère Lucy, emmenez donc ces bravesgens à la salle à manger et faites-leur servir desrafraîchissements et une collation. Moi, j’ai hâte de me trouverseul avec mon cher Tom.

Et il prit le vieux serviteur par le bras etentra dans-la maison.

Tom tremblait toujours et il fondait enlarmes.

Et lorsqu’ils furent seuls, M. Brucel’embrassa de nouveau et lui dit :

– Tu me cherchais donc ?

– Il y a six ans que j’ai quittél’Angleterre, répondit Tom, et sans ces maudits sauvages…

– Quels sauvages ?

– Oh ! milord, répondit Tom, messouffrances ne sont rien auprès de celles que vous avezendurées.

– Tom, dit M. Bruce, avant de vousdire mon histoire, je veux savoir la vôtre.

M. Walter parlait avec autorité.

– Je vous obéirai, milord, réponditTom.

Et il raconta comment il avait quittél’Angleterre pour se mettre à la recherche de l’infortuné lordWilliam.

– Tom, dit alors M. Bruce, il y aune chose que je n’ai jamais pu m’expliquer.

– Laquelle, milord ?

– J’ai perdu la mémoire pendant plusd’une année et j’ai été fou, m’a-t-on dit.

– Ah ! fit Tom.

– Le dernier événement de mon anciennevie dont je me souvienne est celui-ci. Je venais de me mettre aulit, dans ma chambre de New-Pembleton, lorsque je jetai un grandcri. Quelque chose de froid se promenait sur ma figure etj’éprouvais une vive douleur.

– Et puis ?

– Je ne me rappelle rien de plus, aprèscela.

– Ah ! fit Tom.

– Un matin, je me suis comme éveillé d’unlong rêve. J’avais une chaîne rivée à la cheville et je travaillaisdans une mine d’argent.

De hideux compagnons m’entouraient.

Je me mis à vous appeler, Tom.

– Ô mon Dieu ! fit le vieuxserviteur en levant les yeux au ciel.

– Mes compagnons se mirent à rire.

– Ignorez-vous donc qui je suis ?m’écriai-je.

– Tu es Walter Bruce, me répondit-on.

– Vous vous trompez, répondis-je. Je menomme lord William Pembleton.

Mes compagnons de servitude rirent de plusbelle.

Et comme je m’indignais, un surveillants’approcha et me dit :

– Est-ce que tu vas redevenir fou, parhasard ?

– Fou ! m’écriai-je.

Il me tourna le dos, et comme j’avais suspendumon travail, je reçus le soir six coups de corde.

Pendant huit jours, je criai, je m’indignai,j’en appelai à la justice des hommes et à celle de Dieu.

Efforts inutiles !

Ceux à qui je racontais que j’étais lord, merépondaient que j’étais Walter Bruce, natif de Perth, en Écosse, etque j’avais été condamné à cinq ans de servitude pénale.

Ici, M. Bruce s’arrêta un moment, commeaccablé sous le poids de ses souvenirs.

Tom pleurait toujours…

Journal d’un fou de Bedlam XXIII

Enfin M. Bruce reprit :

– J’étais pourtant bien sûr de monidentité.

Les souvenirs de ma jeunesse me revenaient enfoule, et tout à coup mon cœur se prit à battre et mes lèvresmurmurèrent un nom :

« Miss Arma ! »

Après mille efforts, je parvins jusqu’aucommandant militaire de notre colonie pénitentiaire et le suppliaide m’écouter.

Il y consentit.

Je voulus alors lui raconter que je n’étaispas Walter Bruce, mais bien lord William.

Il m’écouta froidement, sansm’interrompre.

Puis il chercha mon dossier, le lut et merépondit :

– Vous vous nommez bien Walter Bruce,vous êtes âgé de vingt ans. La cour criminelle de Perth vous acondamné à la déportation.

Tandis que vous étiez détenu dans la prison dePerth, vous avez été atteint d’une maladie étrange, et votre visages’est défiguré à ce point qu’on a pu croire que vous étiezperdu.

En même temps, vous êtes devenu fou.

Votre folie a duré plusieurs mois.

Il a fallu vous transporter de Perth àLiverpool sur un mulet car vous étiez dans l’impossibilité demarcher.

– Embarqué sur un transport de la marineroyale, votre folie a continué.

Ce n’est qu’en arrivant ici que la lèpre quicouvrait votre visage s’est détachée.

Alors, vous êtes devenu plus calme, et on a pucroire que votre folie était dissipée.

J’étais atterré en entendant ces paroles.

Cependant j’eus de tels élans de franchise, untel accent de vérité, je lui parlai si bien de mes relationsd’autrefois, je coordonnai si parfaitement mes souvenirs, que saconviction en fut ébranlée.

– Eh bien ! me dit-il, je consens àécrire en Angleterre et à demander de nouveaux renseignements.

Pendant un an j’eus un grand espoir.

Vous deviez me chercher, Tom, je lesentais.

Il était impossible que mon frère ne se fûtpas ému de ma disparition.

Tom ne répondit pas.

– Un an après, le commandant me fitappeler.

– Eh bien ! me dit-il, êtes-vousdevenu plus raisonnable ?

Cette question me fit froid au cœur.

– J’ai écrit en Angleterre, medit-il.

– Et on vous a répondu ?

– Oui.

Il me tendit alors une lettre.

Elle était signée lord EvandalePembleton.

Et c’était bien la signature de sir Evandale,mon frère.

Il écrivait au gouverneur de laNouvelle-Zélande :

« Monsieur le gouverneur.

« J’ai eu, en effet, un frère aîné, lordWilliam.

« Lord William est mort à New-Pembleton,il y a aujourd’hui deux années.

« Il a succombé à la morsure d’un reptilevenimeux.

« Je vous adresse son acte mortuairedressé par le shériff du comté et signé de noms trop honorablespour qu’on puisse mettre en doute l’authenticité de cedocument.

« Mon beau-père, sir Archibald M…, medonne le conseil d’adresser une plainte au lord chief-justice, afinque le misérable qui ose usurper le nom de mon malheureux frèresoit châtié. »

– Eh bien ! me dit le commandant,persistez-vous encore dans vos assertions ?

Je ne répondis pas et baissai la tête.

J’avais compris.

– Ah ! fit Tom.

– Mon frère m’avait pris mon titre, mafortune et ma fiancée.

Par quel moyen était-il arrivé à sonbut ?

Voilà ce que j’ignore et ignoreraiprobablement toujours, ajouta M. Bruce avec un soupir.

– Je le sais, moi, dit Tom.

– Tu le sais ?

– Oui.

Et Tom, essuyant ses larmes, reprit :

– Vous souvenez-vous du mendiantNizam ?

– Le vieil Indien ?

– Oui. Ce misérable…

– Eh bien ?

– Eh bien ! Nizam a été le complicede votre frère.

– Qu’avais-je donc fait à cemalheureux ?

Tom eut un rire amer :

– Savez-vous donc quel était cethomme ? dit-il.

– Non.

– C’était sir Georges Pembleton, lemisérable qui avait trahi votre noble père et déshonoré ladyEveline, votre mère.

– Ah ! fit M. Brucepâlissant.

– Bon chien chasse de race, dit encoreTom. Sir Evandale est son digne fils.

Et alors Tom raconta à M. Bruce ce quis’était passé et ce que nous savons déjà.

– Mais, dit M. Bruce, lorsque tu eustué ce misérable, pourquoi n’as-tu rien dit à mon frère ?

– Je voulais vous retrouverauparavant.

– Et il a épousé miss Anna ?

– Je suis parti de New-Pembleton le jourdu mariage.

Alors Tom fit le récit de la triste odyssée etde son séjour chez les nègres cannibales.

Et quand il eut fini :

– Je le vois, dit M. Bruce, quand legouverneur de la Nouvelle-Zélande a écrit en Angleterre, tu l’avaisdéjà quittée.

– Oui.

M. Bruce demeura un momentsilencieux.

Puis il reprit.

– À partir du jour où le gouverneurm’avait communiqué la lettre de sir Evandale, je me résignai.

Mes compagnons d’infamie continuaient àm’appeler milord par dérision. Mais moi, je ne me vantai plusd’appartenir à la haute aristocratie anglaise.

Les années passèrent.

Un beau jour, on m’apprit que j’avais subi mapeine et que j’étais libre.

– Bruce, me dit le gouverneur en meremettant un petit pécule, le fruit de mon dur labeur de cinqannées, Bruce, vous avez à choisir : ou être rapatrié enAngleterre, ou rester ici, ou bien encore être conduit enAustralie, où vous trouverez du travail.

J’optai pour ce dernier parti.

On m’embarqua pour Melbourne.

J’y arrivai un jour de foire.

Un fermier du nord-ouest m’engagea commeberger et m’emmena dans son habitation.

C’était le père de miss Lucy.

Les souffrances, la rude vie que j’avaismenée, le contact des êtres dépravés qui m’entouraient, n’avaientpu effacer chez moi ma distinction native.

Ici, mon ami, se place un roman d’amour troplong à te raconter.

J’avais oublié miss Anna.

Je commençais à soupirer en voyant missLucy.

– Et vous l’aimâtes ?

– Comme elle m’aima et comme ellem’aime.

Au bout de deux ans, j’avais conquis laconfiance et les bonnes grâces du fermier.

Il me prit un peu à part et me dit :

– Vous aimez ma fille et elle vous aime.Soyez donc unis. En Angleterre, un pareil mariage seraitmonstrueux. Mais en Australie on est indulgent. Et puis, vousm’avez raconté votre histoire, et j’y crois.

– Et c’est ainsi, acheva M. Bruce,que je suis devenu le maride miss Lucy, que j’ai succédé à son père et que je suisheureux.

– Mais, milord, s’écria Tom, vous n’allezpas rester ici, maintenant ?

– Si, mon ami.

– Vous renonceriez à revendiquer vosdroits ?

– À quoi bon ? fit celui qui s’étaitnommé lord William, et qui n’était plus que sir Bruce, le fermieraustralien.

– Mais c’est impossible !

– Je suis heureux, répéta le jeunehomme.

Et comme il disait cela, sa belle jeune femmeentra, tenant un de ses enfants par la main et portant l’autresuspendu à son sein.

– Regarde… dit M. Bruce à Tom ;que me manque-t-il donc ?

Journal d’un fou de Bedlam XXIV

Tom passa plusieurs mois à l’habitation,priant et suppliant chaque jour M. Bruce de se souvenir qu’ils’appelait lord William de son vrai nom.

– Revenez en Angleterre, milord,disait-il, il faut que vous repreniez votre nom et que vous entriezen maître dans le château de vos ancêtres.

Mais M. Bruce répondait :

– Non, mon ami, je suis heureux ici, etj’y resterai.

Tom se désespérait.

– Écris à ta femme de venir nousrejoindre, disait encore M. Bruce.

Mais Tom ne renonçait pas à convaincre sonancien maître.

– Il faut que vous reveniez enAngleterre, disait-il, il le faut.

Et M. Bruce lui disait encore :

– Écoute-moi bien, mon pauvre Tom.

– Parlez, maître.

– Je suppose que je suive tesconseils.

– Ah ! vous les suivrez ?

– Nous revenons en Angleterre.

– Bon.

– Et nous nous présentons à monfrère.

– Il faudra bien qu’il vousreconnaisse !

– Non seulement il s’y refusera, mais ilm’accusera d’être un imposteur.

– Oh ! nous lui prouverons bien…

– Que veux-tu que je lui prouve ?J’ai maintenant un état civil.

Je suis Walter Bruce, un convict libéré, etpas autre chose.

– Ah ! disait encore Tom, qui nevoulait pas se rendre à ce raisonnement, si sir Evandale refuse devous reconnaître, il y a quelqu’un qui vous reconnaîtrasûrement.

– Qui donc ?

– Miss Anna.

Un nuage passait alors sur le front de lordWilliam.

Et il disait encore :

– Non. Je n’aime plus miss Anna, dureste, j’aime ma femme.

Tom paraissait vaincu et ne disait plusrien.

Mais le lendemain il revenait à la charge.

Enfin, un événement, inattendu lui donna lavictoire.

En Australie, les fortunes se fontrapidement.

Elles sont quelquefois détruites plusrapidement encore.

Le vieux monde a créé là un peuple toutneuf.

Un peuple d’aventuriers, de criminels repentiset ayant subi leur châtiment.

On y a hâte de faire son chemin, et l’activitéhumaine y est sans limites.

Galérien de bord, convict ensuite, puislibéré, l’homme travaille aux mines et y fait sa fortune trèsvite ; ou bien il se fait berger, et pour peu qu’il soit actifet intelligent, il a bientôt franchi la ligne de démarcation quisépare l’ouvrier du patron, le pâtre gagé du fermier propriétairede troupeaux.

La fortune de ce dernier est excessivementincertaine et soumise à des bouleversements subits.

La veille, le fermier s’est couché riche. Il acent mille moutons qui broutent les herbes salées, dix-huit lieuescarrées de pays qu’il a choisies pour domaine, car l’Angleterreconcède la possession du sol à quiconque a su le conquérir.

Le lendemain, il s’éveille ruiné.

Comment s’est accompli ce phénomène ?

L’Australie est infestée de nègres fugitifsqui ont quitté les colonies, où ils étaient esclaves, pour venirvivre de vol, de brigandage et d’incendie dans cette île grandecomme un continent.

L’autorité a même créé contre eux une légionde nègres soumis, qu’on appelle la gendarmerie noire.

Cette troupe, quoique très redoutée et rendantde grands services, est néanmoins impuissante à protéger les colonsde l’intérieur.

Les nègres marrons, comme on appelle lesinsoumis, se contentent ordinairement de voler quelquesbestiaux.

Mais s’ils croient avoir à se plaindregravement d’un fermier, alors ils organisent contre lui unevéritable expédition.

Une nuit l’habitation est cernée.

Elle a pourtant de hautes murailles le longdesquelles règne un fossé profond.

Elle est défendue par cent cinquanteserviteurs, tous dévoués à celui qui est devenu leur maître.

Un troupeau de chiens énormes à demi sauvagesfait bonne garde dans les cours et aux portes des étables.

Mais les nègres arrivent par centaines.

Quelquefois même par milliers.

Et si l’habitation est éloignée de touteautre, si de prompts secours n’arrivent pas, le fermier estperdu.

Il est vrai que les nègres lui laisserontquelquefois la vie sauve, mais ils mettront le feu à la maison, àses bâtiments, couperont les arbres, empoisonneront les fontaines,tueront le bétail qu’ils ne pourront pas emporter.

Alors tout sera à recommencer.

La terre, en Australie, n’a de valeur que parles bras qui la cultivent et les troupeaux qui broutent son herbesalée.

Les serviteurs disparus, les troupeauxdispersés, le fermier n’est plus qu’un pauvre diable.

Un pareil malheur devait arriver à WalterBruce.

Il avait pourtant toujours vécu avec lesnègres en assez bonne intelligence.

Quand ils rôdaient autour de son habitation,il leur envoyait du pain, de la viande et de l’eau-de-vie.

Et les nègres respectaient ses troupeaux etl’appelaient même le bon blanc.

Mais un roman d’amour vint gâter toutes cesbonnes dispositions.

Il arriva que le chef d’une bande redoutablede ces bandits, nommé Kukuren, devint amoureux d’une jeunemulâtresse qui était servante à l’habitation.

Il l’aima et osa même venir la demander enmariage à M. Bruce.

Celui-ci lui répondit :

– Adresse-toi à elle. Si elle veut tesuivre, je ne m’y opposerai pas.

Le chef fut repoussé.

La mulâtresse avait horreur des nègresmarrons.

Il jura de se venger.

Quelques jours après, par une nuit sombre, ilpénétra en escaladant les murailles dans l’habitation, arrivajusqu’à la chambre de sa bien-aimée et l’enleva.

Mais la mulâtresse jeta des cris.

Un des bergers du fermier s’arma d’un fusil,se mit à une fenêtre, vit un nègre qui s’enfuyait, l’ajusta et fitfeu.

Le nègre tomba, mortellement atteint.

Et comme le nègre c’était Kukuren, un chefpuissant, M. Bruce comprit qu’il était perdu.

En effet, dès la nuit suivante, l’habitationfut assiégée par une nuée de ces misérables que les fermiersaustraliens ont surnommé les démons noirs.

Ce fut un siège, et une bataille.

M. Bruce se défendit vaillamment.

Mais ses serviteurs tombèrent un à un sous lesflèches empoisonnées des nègres.

En même temps ceux-ci mirent le feu àl’habitation.

Barricadé avec sa femme, ses enfants et unepoignée de serviteurs, M. Bruce se défendait encore, lorsqueenfin la gendarmerie noire arriva.

Les nègres prirent la fuite.

M. Bruce eut la vie sauve.

Mais il était désormais ruiné.

Tom avait conservé cette fameuse ceinture queles cannibales n’avaient pas songé à lui enlever.

Tom avait encore sept ou huit centslivres.

C’était plus qu’il n’en fallait pour reveniren Europe.

Et Tom, regardant son maître, lui dit avec unaccent de triomphe :

– Ah ! il faudra bien, maintenant,que vous consentiez à redevenir lord Pembleton !

– Hélas ! répondit M. Bruce, sij’étais seul, je resterais ici, et j’essayerais de reconstituer mafortune ; mais j’ai une femme et des enfants, et la misèrem’effraye pour eux.

– Enfin ! s’écria Tom.

**

*

Un mois après, Walter Bruce, sa femme, sesdeux enfants et Tom s’embarquaient à Melbourne, sur un navire quifaisait voile pour l’Angleterre.

Huit jours auparavant, Tom avait écrit àBetzy :

– Nous arrivons enfin. Dans six mois,lord William sera à Londres !

Et Tom quitta l’Australie le cœur pleind’espoir, tandis que Walter Bruce versait des larmes et songeait àcette habitation perdue dans le désert des prairies, sous le toitde laquelle il avait vécu heureux si longtemps.

Journal d’un fou de Bedlam XXV

Retournons à Londres, maintenant.

Nous sommes en plein été.

C’est-à-dire pendant la saison.

Londres, si brumeux en hiver, a ses joursd’été pleins de soleil et d’air pur.

Alors la coupole de ses édifices resplendit demille rayons : ses rues sont joyeuses, ses parcs et sessquares sont remplis d’une foule qui paraît heureuse de vivre.

Hyde-Park surtout est superbe en cesmoments-là.

Les équipages, les cavaliers, les piétons secroisent dans tous les sens.

Bien après le coucher du soleil, Hyde-Park estencore rempli par la foule.

Tendres fiancés roucoulant tout bas la romanceéternelle du premier amour, enfants bruyants jouant aux bords de laSerpentine, vieillards rajeunis par le soleil et femmes vaporeusesrêvant du ciel d’Italie et des lointains bleus que baigne laMéditerranée.

Tout cela va et vient, circule, aspire àpleins poumons la brise du soir qui succède à une chaleur brûlante.Tout cela paraît heureux.

Il est huit heures du soir ; un dernierrayon du jour glisse encore sur le feuillage sombre des grandsarbres.

Une jeune femme, tenant un enfant par la mainet suivie de deux grands laquais, se promène au bord de larivière.

C’est celle qui se nommait jadis miss Anna etqui a nom aujourd’hui lady Evandale Pembleton.

L’enfant qu’elle mène par la main est sonfils.

Depuis quelques minutes cependant, ladyPembleton paraît inquiète.

Elle a remarqué qu’un homme la suivait àdistance.

Quel est cet homme ?

Elle l’ignore.

Ou du moins elle n’a pu le voir d’assezprès.

Cependant, sa mise et sa tournure sont cellesd’un gentleman.

En outre, il a les cheveux tout blancs.

Mais son obstination à suivre la jeune femme afini par effrayer celle-ci.

Tout à coup le gentleman paraît prendre sonparti.

Et, devançant les deux laquais, il s’approchede lady Pembleton, le chapeau à la main.

Lady Pembleton a, tout d’abord, un gested’effroi.

Mais le gentleman lui dit :

– Milady, ne me reconnaissez-vouspas ?

Et lady Pembleton jette un cri.

– Tom ! dit-elle.

– Oui, milady.

– Tom ! le serviteur fidèle dupauvre lord William.

– Lui-même, milady.

– Je vous croyais mort.

– Vous le voyez, milady, je suis vivant,bien vivant, dit Tom.

Lady Pembleton le regarda avec une sorte destupeur.

Tom reprend :

– Milady, j’arrived’Australie.

– Ah ! vraiment ? dit-elle.

– Et j’arrive tout exprès pour vousvoir.

– Moi.

– Vous, milady.

– Ce n’est donc point le hasard qui nousmet en présence ?

– Non, milady ; il y a huit joursdéjà que je rôde aux environs de votre hôtel.

– Pourquoi n’être point entré ?

– Parce que je voulais vous voir seul àseul, milady.

– Ah !

Et lady Pembleton redevient inquiète.

– Milady, reprend Tom, nul ne doitentendre ce que je veux vous dire.

– Votre ton mystérieux m’effraye,Tom.

– Il faut absolument que je cause avecvous quelques minutes, milady.

– Eh bien ! marchez à côté de moi,Tom, et parlez. Nous sommes presque seuls en ce moment et personnene nous entendra.

– Milady, j’ai un secret à vousconfier.

– Un secret !

– Un secret qui vous eût comblé de joieil y a quelques années.

– Ah !

– Et qui, maintenant, va remplir votrecœur d’une douloureuse tristesse.

– Vous m’effrayez, Tom.

– Milady, poursuit Tom, je vous l’ai dit,j’arrive d’Australie.

– Eh bien ?

– J’ai rencontré là-bas un homme qui sesouvenait de vous, qui songeait à vous bien souvent.

– Qui donc peut songer à moi enAustralie ? demanda lady Pembleton impassible.

– Il se nomme Walter Bruce.

– Ce nom m’est inconnu, Tom.

– Soit, milady ; mais avant deporter ce nom, il en avait un autre.

– Lequel ?

– Il se nommait lord WilliamPembleton.

Lady Pembleton jette un cri.

Puis elle regarde Tom avec stupeur !

– Êtes-vous fou ? dit-elle.

– Non, milady, je ne suis pas fou.

– Vous savez pourtant bien que lordWilliam est mort ?

– Je l’ai cru comme vous, milady.

– Et moi je l’ai vu mort, Tom.

– Ce n’est pas lord William que vous avezvu mort, milady.

– Ah !

– C’était un galérien nommé WalterBruce.

– Ah ! mon pauvre Tom, dit alorslady Pembleton, je vois bien que le chagrin que vous avez éprouvéde la mort de votre pauvre maître a dérangé votre cerveau.

– Non, milady, je n’ai pas le cerveaudérangé ; non, milady, je ne suis point fou.

– Cependant…

– Et je vous supplie de m’écouter…

Lady Pembleton réprime un gested’impatience.

Puis elle regarde autour d’elle.

Ils sont seuls.

Les deux laquais, voyant la noble dame causerfamilièrement avec le gentleman, se tiennent respectueusement àdistance.

– Soit, dit-elle enfin, parlez.

– Milady, je vous le répète, lord Williamn’est pas mort.

Lady Pembleton ne répond pas.

– Oh ! reprend Tom, vous me croirezquand vous saurez tout.

Et Tom raconte à lady Pembleton tout ce qu’ilsait, tout ce qu’il a vu, tout ce qu’il a fait.

Lady Pembleton, cependant, paraîtincrédule.

– Ah ! dit alors Tom avec un accentde triomphe, quand vous l’aurez vu, il faudra bien que vous lereconnaissiez.

– Quand je l’aurai vu ?

– Oui.

– Mais il n’est donc pas enAustralie ?

– Il est à Londres.

Lady Pembleton devient toute pâle.

– À Londres ! il est à Londres, cethomme ?

– Cet homme que vous aimiez, que vousavez pleuré !

– Et je le verrai ?

– Vous le verrez.

Et comme Tom parle ainsi, ils se trouvent tousdeux à un détour de la rivière.

Un banc est adossé à un saule.

Sur ce banc est un homme, jeune encore,quoique son visage porte les traces de longues souffrances.

Et voyant approcher lady Pembleton, cet hommese lève.

– Miss Anna, dit-il.

Lady Pembleton tressaille.

– Le voilà, dit Tom.

Lady Pembleton contemple froidement WalterBruce.

Puis, se tournant vers Tom :

– Mon pauvre ami, dit-elle, cet hommeressemble vaguement à lord William, en effet, mais ce n’est paslui. Lord William est mort.

Walter Bruce jette un cri et s’enfuit.

Et Tom l’entend s’écrier :

– Pourquoi donc suis-je vivant ? Jesavais bien qu’elle ne me reconnaîtrait pas !

Journal d’un fou de Bedlam XXVI

Dans la cité, auprès de Saint-Paul, il y a unerue qu’on nomme Pater-Noster street.

C’est la rue des libraires.

Mais les libraires n’en forment pas uniquementla population.

Il y a un peu de tout : des ouvriers etdes négociants, des petits rentiers et de pauvres employés.

Et je trouve dans Pater-Noster, au n° 17,un solicitor.

Le solicitor, à Londres, est unavoué-avocat.

Il étudie les causes et il les plaideensuite.

Le solicitor gagne beaucoup d’argent.

D’abord il se fait payer cher, – ensuite iléternise les procès.

Le client entré riche chez lui, en sort ruinéle plus souvent.

Seulement, il a fini par gagner sonprocès.

Il y avait donc à Londres, dans Pater-Noster,au n° 17, un solicitor.

Ce solicitor avait nom M. Simouns.

La basoche anglaise lui rendait hommage.

C’était un homme d’un grand talent.

Chacune de ses paroles valait une guinée aubas mot, et pour un solicitor, il était vraiment expéditif.

M. Simouns était un homme jeuneencore.

Grand, légèrement obèse, les cheveux rares surles tempes, absents sur le crâne, le visage encadré par de beauxfavoris châtains, les lèvres minces, l’œil d’un bleu pâle, le teintrosé, le menton creusé d’une fossette.

Tel était M. Simouns.

Il avait de la bonhomie et de la majesté toutà la fois.

Un bourg l’avait porté à la Chambre descommunes, mais M. Simouns avait décliné cet honneur.

– Je n’ai pas assez de fortune encore,avait-il dit, pour consacrer mon temps aux affaires publiques.

M. Simouns vous menait quelquefois uneaffaire très rondement. Les échos de la cour de Drury-Laneretentissaient encore des sons harmonieux de son éloquence à lafois pathétique et violente.

M. Simouns avait défendu un Irlandaiscompromis dans les derniers événements du fénianisme, et il l’avaitfait acquitter.

Ce qui avait surtout ému et charmé le peuplede Londres, c’est que l’Irlandais n’avait pas dix pence dans sapoche et que M. Simouns avait plaidé pour rien.

Il est vrai qu’en bon Anglais qu’il était,M. Simouns savait ce que vaut la réclame.

Or donc, un matin, M. Simouns arriva dansPater-Noster.

À Londres, tout homme d’affaires ou de loi quise respecte, a ses bureaux, son étude, son cabinet dans une ruepopuleuse et commerçante, mais il demeure à la campagne.

Il habite, à deux ou trois lieues du centre,quelque jolie maison avec un jardin donnant lui-même sur unsquare.

M. Simouns arrivait dans Pater-Noster àonze heures et retournait chez lui pour dîner.

Donc, M. Simouns descendit de son cab, etil allait pénétrer dans une petite allée assez noire, assez humide,qui donnait accès dans sa maison, lorsqu’un homme, qui paraissaitl’attendre depuis longtemps déjà fit un pas vers lui, ôta sonchapeau et dit poliment :

– Pardon, monsieur Simouns.

L’homme était proprement vêtu.

M. Simouns le regarda.

Et son regard semblait dire :

– Il me semble que j’ai déjà vu cegaillard-là. Mais où ?

– Vous ne me reconnaissez pas, je levois, monsieur Simouns, dit cet homme.

– En effet… cependant… Il me semble…

– Il y a près de dix ans que nous ne noussommes vus.

– Oh ! alors…

L’inconnu poursuivit :

– J’étais déjà un client de votrecabinet, quand vous n’en étiez encore que le maître clerc.

– En vérité ! fitM. Simouns.

– J’étais chez lord Pembleton et je menomme Tom ; c’est moi qui venais vous apporter les affaires demon noble maître.

– Ah ! fort bien, ditM. Simouns, je me souviens maintenant. Oui, oui, je vousreconnais.

– Monsieur Simouns, je désirerais vousentretenir un moment d’une affaire excessivement importante.

– Montez dans mon cabinet, en ce cas.

Et M. Simouns précéda Tom, qui lesuivit.

Tom ne souffla pas mot jusqu’au moment où ilfut installé dans le cabinet particulier du solicitor.

– Êtes-vous toujours au service de lanoble famille Pembleton ? demanda alors M. Simouns.

– Oui et non, répondit Tom.

M. Simouns le regarda.

– J’ai quitté le service de sir Evandale,poursuivit Tom, mais je suis toujours le serviteur de lordWilliam.

Comme il était notoire pour tout leRoyaume-Uni que lord William était mort et que sir Evandale avaitsuccédé à son frère, M. Simouns regarda Tom et se demanda s’iln’avait pas affaire à un fou.

Mais Tom parlait avec conviction, et il n’yavait aucun indice de folie ni dans son regard, ni dans sonattitude, ni dans l’accent de sa voix.

– Pardon, fit M. Simouns, il fautvous expliquer plus clairement, mon ami.

– C’est ce que je vais faire, si vousvoulez bien m’écouter.

– Parlez !

Le solicitor est un homme patient par natureet par état. Esprit pratique avant tout, il sait que, dans le récitle plus désordonné, le plus embrouillé d’un client, il y a toujoursun côté qui peut être utile à la défense, et que les meilleurescauses ne sont pas celles qui semblent les plus claires.

– Monsieur Simouns, dit alors Tom,M. Goldery, votre estimable prédécesseur, était fort dévoué àlord Evandale Pembleton, le père de lord William. C’était un trèshonnête homme, M. Goldery.

– Et je me vante d’être aussi honnête quelui, dit M. Simouns avec calme.

– C’est parce que j’en suis persuadé,poursuivit Tom, que je suis venu vous voir.

– Je vous écoute, parlez, répétaM. Simouns.

Un homme de loi est une manière deconfesseur ; on doit lui tout dire, et il doit toutentendre.

Tom ne passa rien sous silence.

Il raconta l’histoire de sir George Pembleton,le crime abominable dont il s’était rendu coupable.

Ce crime, on le sait, avait eu pourconséquence la naissance de sir Evandale.

Tom raconta donc tout ce qui s’étaitpassé : les alarmes de lady Eveline, l’enfance de lord Williamet de son frère sir Evandale, enfin le drame mystérieux et terriblequi s’était accompli à New-Pembleton, et qui avait eu pour résultatla substitution du galérien Walter Bruce mort à lord Williamvivant.

Puis, quand il eut fini, il regardaM. Simouns.

Celui-ci lui dit :

– Tout ce que vous venez de me raconterest vrai sans doute, mais excessivement invraisemblable.Maintenant, admettons que je le tienne pour vrai, en quoi puis-jevous servir ?

– Vous pouvez soutenir les prétentions delord William.

– Quelles prétentions ?

Et M. Simouns eut un sourire qui fitfrissonner Tom.

– Mais, dit le pauvre homme, c’est biensimple pourtant. Lord William, n’étant pas mort, entend rentrerdans la possession de son nom, de ses titres et de son immensefortune.

– Voilà qui est impossible.

– Et pourquoi cela ?

– Parce qu’aux yeux de la loi lordWilliam est mort et que son acte de décès est en règle.

– Mais en prouvant lasubstitution… ?

– Comment le pouvez-vous ?

– En racontant ce qui s’est passé.

M. Simouns haussa les épaules.

– On ne vous croira pas.

– Cependant…

– Un seul homme pourrait offrir untémoignage de quelque valeur dans cette affaire, poursuivitM. Simouns.

– Quel est cet homme ?

– C’est le lieutenant de chiourme quis’est rendu le complice de sir George Pembleton.

– Oh ! dit Tom, je le trouverai, cethomme.

– Mais ce témoignage, il ne le donnerapas.

– Il faudra bien qu’il parle !

M. Simouns haussa les épaules.

Puis, après un moment de réflexion, ilajouta :

– Avant tout, il faut être pratique. Àvotre tour, écoutez-moi, monsieur Tom.

– Parlez, dit Tom, qui semblait plein defoi dans la justice de sa cause.

Journal d’un fou de Bedlam XXVII

M. Simouns reprit donc :

– Celui que vous appelez votre maître etqui peut bien, après tout, être réellement lord William, a étéconvict, me dites-vous ?

– Oui, monsieur, répondit Tom.

– Il y a près de dix années, selon vous,qu’il aurait quitté l’Angleterre ?

– À peu près.

– Par conséquent, il est méconnaissablepour quiconque n’a pas intérêt à le reconnaître ?

– Hélas !

– Donc votre maître se présentera à lordEvandale et lord Evandale haussera les épaules. Il sera reçu de lamême manière, sans doute, par la femme du lord.

– S’il faut tout vous dire, monsieur, fitTom vivement, mon maître a déjà vu lady Pembleton.

– Ah !

– Et elle ne l’a pas reconnu.

– Raison de plus, poursuivitM. Simouns, pour que vous acceptiez mes propositions.

– Parlez, monsieur.

– Il m’est facile de deviner que votremaître et vous revenez d’Australie presque sans ressources.

Tom ne répondit pas.

– Lord Evandale est fabuleusement riche.On l’amènerait, j’en suis certain, à une transaction.

– De quelle transaction voulez-vousparler ? fit Tom avec vivacité.

– D’une transaction comme celle-ci, parexemple, répliqua M. Simouns.

Lord William consentirait à conserver le nomde Walter Bruce, à retourner en Australie…

– Mais…

– Et lord Evandale lui donnerait trente,quarante, cinquante mille livres.

– Vous êtes fou, monsieur Simouns, ditTom froidement.

– Ah ! vous croyez ?

– Mon maître ne veut renoncer à aucun deses droits.

– Il veut être lord ?

– Oui.

– Et rentrer dans la possession pleine etentière de sa fortune ?

– Certainement.

– C’est vous qui êtes fou, et lui encoreplus fou que vous, monsieur Tom, dit le solicitor.

– Oh ! monsieur…

– Et je vais vous le prouver, poursuivitM. Simouns. Un seul homme, je vous l’ai dit, le lieutenant dechiourme Percy, pourrait rendre un témoignage digne de foi.

– Je trouverai cet homme, je vous lejure ! dit Tom.

– Mais, je vous le répète, cet homme segardera bien d’éventer la vérité…

– Oh ! il faudra…

– Et, le fit-il, continuaM. Simouns, cela ne nous avancerait pas à grand’chose.

– Pourquoi ?

– Parce que le témoignage d’un chiourme,c’est-à-dire d’un homme aussi bas placé dans l’échelle sociale,n’inspire qu’une médiocre confiance ; et, je vous le répète,ajouta M. Simouns, cet homme est le seul qui pourrait, à larigueur, quelque chose.

– Je le retrouverai, répéta Tom.

– Maintenant, dit encore le solicitor, ensupposant que vous retrouviez le lieutenant Percy et qu’il consenteà parler, vous supposez, n’est-ce pas, que tout est pour lemieux ?

– Dame ?

– Vous êtes tout à fait dansl’erreur.

– Ah ! fit Tom.

– Le lord chief-justice ne se mêlerapoint à la chose, Lord Evandale est pair ; il siège auParlement ; il faut, pour le poursuivre, une autorisation dela Chambre haute. La Chambre y consentira-t-elle ? Il est peuprobable.

Vous n’aurez donc alors contre lord Evandaleque le recours d’un procès.

Et, vous le savez, monsieur Tom, les procèscoûtent cher en Angleterre. Pour mon compte, dit M. Simouns,je ne me chargerais pas d’entreprendre celui-là qu’on ne me versâtun cautionnement de dix mille livres.

– Dix mille livres ! exclamaTom.

– Pour le moins.

– Deux cent cinquante mille francs deFrance !

– Et encore, ajouta M. Simouns, jene rentrerais peut-être pas dans les déboursés de la procédure.

– Mais c’est épouvantable qu’il failletant d’argent pour reprendre ce qui vous appartient ! ditTom.

– Je ne dis pas non, mais cela estainsi.

– Mais alors…

– Alors, croyez-moi, votre maître ferabien de se résigner.

– À quoi ?

– À une transaction.

– Jamais ! dit Tom.

– Comme vous voudrez, fitM. Simouns. Seulement prenez garde…

Tom le regarda.

– Lord Evandale, poursuivitM. Simouns, est dans une situation que je considère commeinexpugnable.

– Bon ! fit Tom.

– Si tout ce que vous m’avez dit estvrai, c’est un homme peu scrupuleux.

– Eh bien ?

– Et si vous voulez faire du scandale, ilne reculera devant rien.

– Nous sommes sur le sol de la libreAngleterre ! dit Tom avec fierté.

M. Simouns haussa les épaules.

Tom se leva et dit àM. Simouns :

– Je le vois, monsieur, je m’étais faitune illusion en comptant sur votre appui.

– Monsieur Tom, répondit le solicitor, jesuis encore à votre disposition et à celle de lord William pouramener lord Evandale à une transaction.

– Nous ne voulons pas de transaction, fitTom avec colère. Adieu, monsieur Simouns.

– Au revoir, monsieur Tom.

Et le solicitor reconduisit Tom jusqu’à laporte de son cabinet.

– Nous nous reverrons, lui dit-il.

– Je ne crois pas, monsieur.

– Et moi j’en suis sûr.

Tom partit.

Il descendit Pater-Noster, puis Sermon-Lane etarriva au bord de la Tamise.

Là il prit le penny-boat de Sprinfields, etpassa de l’autre côté dans le Borough.

Puis, une fois sur la rive droite du fleuve,il prit à pied le chemin d’une rue, bien connue des lecteurs decette histoire, Adam street.

C’était dans Adam street que demeurait Betzy,la femme de Tom.

C’était dans la même maison que Tom avait logélord William, sa femme et ses deux enfants, à leur retourd’Australie.

Tom était désespéré.

Il n’entra point tout d’abord chez lordWilliam. Il monta tout droit chez sa femme.

– Eh bien ? demanda-t-elle.

Tom secoua la tête.

– Ces gens de loi n’ont pas d’entrailles,dit-il.

Et il lui raconta son entretien avecM. Simouns.

– Cet homme a raison jusqu’à un certainpoint, lui dit Betzy ; mais j’ai un autre espoir, moi.

– Lequel ?

– Tout à l’heure, reprit Betzy d’un tonde mystère, je suis sortie pour aller au marché.

– Bon ! fit Tom.

– Et je me suis croisée avec une femme àpied, le visage couvert d’un voile épais et qui semblait chercherquelque chose.

– Et cette femme… ?

– Elle a la tournure et la démarche demiss Anna.

– De lady Pembleton ?

– Oui.

Tom tressaillit.

– Et je crois bien, ajouta Betzy, qu’ellecherche à voir lord William.

Ce disant, Betzy s’approcha de la fenêtre etregarda dans la rue.

Puis, tout à coup :

– Tiens, dit-elle, la voilà…regarde !…

Tom s’approcha vivement de la fenêtre, et àson tour il regarda dans la rue.

Journal d’un fou de Bedlam XXVIII

Tom regarda, lui aussi, dans la rue.

En effet, on voyait une femme qui errait, lesyeux levés, et semblait chercher quelque chose.

– Oui, dit-il, c’est elle, c’est bienelle !

Tout à coup cette femme traversa la rue ets’engouffra dans l’allée étroite de la maison.

Alors Tom dit à sa femme :

– Attends-moi, je vais à sarencontre.

Et il se précipita dans l’escalier.

La femme qui montait et Tom qui descendait serencontrèrent sur le palier du second étage.

– Milady ? dit Tom tout bas.

La femme releva son voile.

– Je vous cherchais, dit-elle.

Et elle parut toute tremblante et commehonteuse d’avoir pénétré dans ce bouge.

Milady Pembleton, car c’était elle, prit alorsle bras de Tom et lui dit tout bas :

– Je suis venue à l’insu de lordEvandale.

– Ah ! fit Tom.

– Je voudrais revoir celui que vous ditesêtre Lord William.

– Il est ici, dit Tom.

– Dans cette maison ?

– Tenez, voilà la porte du logis qu’ilhabite.

– Et… il est… seul ?

– Non, dit Tom, il est avec sa femme etses enfants.

– Ses enfants… ? safemme ?

Elle prononça ces mots avec un accentétrange.

L’émotion qui l’agitait parut se calmersubitement.

– Je veux le voir seul à seul,dit-elle.

– Eh bien ! dit Tom, montezau-dessus chez moi. Betzy et moi nous sortirons et je vous enverraimilord.

Lady Pembleton eût voulu s’en aller peut-êtreen ce moment, et elle se repentait certainement de sa démarche.

Mais il était trop tard.

Tom la prit par le bras et la fit monter.

Puis il alla chercher lord William.

Lord William fut profondément ému en apprenantque lady Pembleton le venait voir.

– Elle ne m’a pas reconnu l’autre jour,disait-il, mais certes elle me reconnaîtra aujourd’hui.

Ses jambes fléchissaient sous lui quand ilentra dans la chambre de Tom.

Celui-ci fit un signe à sa femme, et tous deuxsortirent.

Lady Pembleton était demeurée debout, sonvoile baissé.

Quand Tom et Betzy furent sortis, elle lereleva.

Tous deux, lord William et elle, secontemplèrent un moment en silence.

Tous deux hésitaient à parler.

Enfin lady Pembleton fit un effort suprême etdit :

– Monsieur, j’ai absolument voulu vousrevoir.

– Vous me reconnaissez, milady, je levois bien, dit lord William.

Elle ne répondit pas à cette question et ditencore :

– Nous sommes bien seuls ici, n’est-cepas, monsieur ?

– Absolument seuls.

– Personne ne peut nousentendre ?

– Personne.

– J’ai voulu vous voir, reprit-elle, pourme mettre entièrement à votre service.

– Ah ! fit-il en tressaillant.

– Monsieur, continua lady Pembleton, j’aivu lord William mort, et cependant vous me dites qu’il estvivant.

– C’est moi.

– Soit, dit-elle, admettons-le.

– Que voulez-vous dire, milady ?

– Je vous supplie, dit-elle humblement,de m’écouter jusqu’au bout.

– Parlez !

– Je vous ai donc cru mort, et Dieu saitsi je vous ai pleuré.

En parlant ainsi, elle avait des larmes dansles yeux.

– Je vous ai pleuré, reprit-elle, etdurant plusieurs mois, j’ai refusé d’entendre parler d’une autreunion. Je voulais vivre et mourir fiancée à un mort. Mais mon pèreme tourmentait, lord Evandale m’aimait. J’ai courbé la tête ;vaincue, j’ai obéi à mon père.

– Après ? fit lord William.

– J’ai fini par aimer cet homme que jen’avais d’abord épousé que par soumission. Il m’a rendue mère, etj’étais la plus heureuse des femmes quand vous êtes tout à coupapparu dans ma vie, vous que je croyais mort. Vous me voyez à votremerci, monsieur. Je viens vous supplier de ne pas faire descandale, de ne pas troubler la paix dont je jouis, de ne pasengager une lutte inutile, insensée.

– Mais, milady, dit sir William, votreépoux m’a dépouillé.

– Nous sommes prêts tous les deux à fairedes sacrifices.

– Plaît-il ? fit lord William avechauteur.

– Il vous sera bien difficile, sinonimpossible, de prouver que lord William n’est pas mort.

– Oh ! je le prouverai, dit lordWilliam.

– Alors, à votre tour, vous dépouillerezvotre frère et vous couvrirez de honte le nom de Pembleton.

– Pourquoi donc, milady, puisque vousparlez ainsi, fit lord William avec amertume, êtes-vous venueici ?

– Pour vous proposer une transaction.

– Voyons ?

– Vous quitterez Londres, vousretournerez en Australie, vous garderez ce nom de Walter Bruce, quiest le vôtre maintenant.

– Et que me donnerez-vous enéchange ? demanda lord William avec ironie.

– Autant d’or que vous voudrez.

Lord William se prit à sourire.

– Ce que vous me demandez là estimpossible, dit-il.

Elle ne se déconcerta point.

– Qu’exigez-vous donc ?fit-elle.

– À votre tour, écoutez-moi, milady.

Lady Pembleton attendit.

– J’ai autant que vous le souci del’honneur du nom de Plembleton, milady. Vous me proposez unetransaction, je vous en offre une autre.

– Voyons ? dit-elle.

– Un homme dont l’identité n’a point étéétablie, sir George, mon oncle, connu jadis sous le nom de Nizam, aété la cause première de tous mes malheurs. Pourquoi ne serait-ilpoint le seul coupable ?

– Je ne comprends pas, dit-elle.

– Pourquoi sir Evandale, mon frère, nereconnaîtrait-il pas qu’il a été trompé par cet homme ?

– Et puis ?

– Et ne me reconnaîtrait-il pas, moi,pour son frère ? Nous partagerions la fortune. Il garderait letitre de lord ; mais je veux être Pembleton.

– Ce que vous demandez là est impossible,monsieur.

– Ah ! vous croyez ?

– Oui, dit lady Pembleton sourdement. Ledroit d’aînesse existe en Angleterre.

Lord William eut un mouvement de colère.

– Prenez garde, milady, dit-il.

– Monsieur, répliqua lady Pembleton avecun accent glacé, vous dites être lord William ?

– Oh ! vous le savez bien.

– Il vous faudra le prouver.

– Je le prouverai, milady.

– Alors, dit-elle, ce jour-là, lordEvandale vous rendra vos titres, votre nom et votre fortune.

Et elle fit un pas vers la porte.

Lord William fit un geste pour la retenir.

Mais elle ouvrit la porte et dit :

– Si vous étiez le vrai William, celuiqui m’aimait et que j’ai tant aimé, vous m’eussiez tenu un autrelangage.

Adieu, monsieur, nous ne nous reverrons quedevant la justice.

Et elle sortit majestueusement et la têtehaute.

Lord William poussa un cri sourd.

– Et cependant, fit-il, accablé etcachant sa tête dans ses mains, elle m’a reconnu !

Journal d’un fou de Bedlam XXIX

Le soir même de ce jour, trois personnestenaient conseil dans l’hôtel Pembleton.

Les trois personnes étaient lord Evandale,lady Pembleton sa femme, et sir Archibald, son beau-père.

Sir Archibald n’était plus ce gentilhommemagnifique, affectueux et courtois que nous avons connu au début decette histoire.

Il est des hommes que la prospérité rendmeilleurs, d’autres qui deviennent méchants avec le succès.

Sir Archibald était de ce nombre.

Petit gentleman d’origine, à peine esquire, ilavait, comme on le sait, fait fortune aux Indes.

De retour en Angleterre, cet homme n’avaitplus eu qu’un but, marier sa fille à un grand personnage.

Lord William avait été le premier but de sesintrigues.

Lord William disparu, il avait songé à lordEvandale.

Le récit que lady Pembleton avait fait à lordWilliam était vrai de point en point.

Longtemps elle avait pleuré son fiancé,longtemps elle avait résisté.

Mais enfin il avait fallu céder.

Miss Anna était devenue lady Pembleton.

Puis elle avait aimé son mari, et la naissancede ses enfants avait fini par lui faire oublier l’infortuné lordWilliam, que, du reste, elle croyait mort.

Trois ans après, le convict Walter Bruce étaitparvenu, on s’en souvient, à intéresser à son sort le gouverneur dela colonie pénitentiaire d’Aukland.

Celui-ci avait écrit en Angleterre.

Lord Evandale était alors absent de Londres,et ce fut lady Pembleton elle-même qui reçut la fameuse lettre quilui révélait l’existence de lord William.

Ce fut pour elle un coup de foudre.

Elle se jeta dans les bras de son père.

Sir Archibald lui dit :

– Lord William est mort ; et l’hommequi fait écrire est un imposteur ; mais songez bien à ce queje vais vous dire : lord William serait-il vivant, il doitêtre mort pour vous.

Vous êtes lady Pembleton, et votre époux n’apas, ne peut pas avoir de frère.

Lord Evandale, de retour à Londres, avaitcommencé par crier, par s’indigner.

Cependant lady Pembleton avait fini par luiarracher l’aveu de son crime.

Lord Evandale avait supprimé son frère, nonpar cupidité, mais par amour pour miss Anna.

Et lady Pembleton pardonna à sir Evandale, etla jeune fille aimante et naïve d’autrefois devint, sous la doubleinfluence de son père et de son mari, la froide et hautaine grandedame que nous venons de voir pénétrer furtivement dans le misérablelogis de lord William.

Ce soir là donc, sir Archibald et lordEvandale, après avoir attendu lady Pembleton avec impatience,l’accablèrent de questions.

– Est-il vraiment méconnaissable ?demanda sir Archibald.

– J’eusse passé toute ma vie auprès delui sans le reconnaître, répondit lady Pembleton.

– Et il n’accepte pas nospropositions ! fit lord Evandale.

– Il les refuse.

Sir Archibald se prit à sourire.

– Ce sera, dit-il, un procèsscandaleux ; mais nous en sortirons à notre honneur.

– D’abord, reprit lord Evandale, poursoutenir un procès semblable, il faut beaucoup d’argent.

– Et non seulement il n’en a pas, ditlady Pembleton, mais il m’a même paru dans le plus profonddénûment.

– Il faut cependant prendre un parti, ditsir Archibald.

– Lequel ?

– Il faut que cet homme quitteLondres.

– Comment l’y contraindre ?

– Je ne sais pas, mais nous trouveronsbien un moyen…

Comme sir Archibald disait cela, un laquaisapporta une lettre sur un plateau de vermeil et le présenta à lordEvandale.

Le jeune lord prit cette lettre etlut :

LE RÉVÉREND PATTERSON

– Que peut me vouloir ce prêtre ?dit-il.

– Milord, répondit le laquais, cepersonnage insiste beaucoup pour voir Votre Seigneurie.

– Faites entrer, dit lord Evandale.

Une minute après, le révérend Pattersonparut.

C’était bien le même homme, calme, froid,implacable, un fanatique avec lequel l’homme gris avait soutenu unelutte sans trêve ni merci, et qui poursuivait de sa haine le clergécatholique de Londres.

Le révérend Patterson entra, salua lordEvandale, et comme sir Archibald et sa fille allaient le laisserseul avec le noble lord, il leur dit :

– Oh ! vous pouvez rester, milady,et vous, monsieur. Il est même nécessaire que vous assistiez à monentretien avec milord.

Lord Evandale regardait le révérend Pattersonavec curiosité.

– Parlez, monsieur, lui dit-il.

– Milord, reprit le révérend Patterson,je suis le chef de la Mission évangélique de laNouvelle-Angleterre…

– Ah ! fit lord Evandale.

– Les apôtres qui vont porter la lumièrede la foi aux sauvages de la Nouvelle-Calédonie et de laNouvelle-Zélande.

– Fort bien, monsieur, dit lordEvandale.

– Mais une pareille œuvre, poursuivit lerévérend Patterson, ne saurait s’accomplir sans d’immensessacrifices ; et si riche que soit déjà l’association que jepréside, elle a néanmoins besoin du concours des fidèles.

Lord Evandale se méprit.

– Je vois ce que c’est, mon révérend, ditlord Evandale, vous venez me demander ma souscription. Je suisheureux de m’inscrire pour cinq cents livres.

Un sourire vint aux lèvres du révérendPatterson.

– Cinq cents livres, dit-il, ce seraitbeaucoup pour un autre que vous, milord.

– Alors, inscrivez-moi pour mille.

– Oh ! milord, quand vous saurezquel est le service que je veux vous rendre…

Sir Evandale tressaillit.

– Que voulez-vous dire ! fit-il.

– Milord, reprit le révérend, je vousl’ai dit, l’œuvre que je préside a des missionnaires partout.

– Bon !

– Nous en avons à Aukland.

– Eh bien ?

– Et l’un de ceux-là est de retour enAngleterre.

– En quoi cela peut ilm’intéresser ?

– En ce que ce même missionnaire abeaucoup connu un ancien convict du nom de Walter Bruce.

Lord Evandale pâlit.

Lady Pembleton et son père se regardèrent avecinquiétude.

– En vérité ! fit lord Evandale.

– Je puis même ajouter que ce WalterBruce, libéré, est à Londres.

– Ah !

– Et qu’il prétend se nommer, de son vrainom, lord William Pembleton.

– Cet homme est un imposteur !s’écria lord Evandale.

– C’est tout à fait mon avis, ditfroidement le révérend Patterson.

Et il regarda fixement lord Evandale, et ileut aux lèvres un sourire qu’on aurait pu traduire ainsi.

– Je sais aussi bien que vous à quoi m’entenir là-dessus, et vous ferez bien de jouer avec moi cartes surtable.

Lord Evandale comprit ce sourire et ilattendit.

Le révérend Patterson ajouta :

– Que cet homme soit ou non lord William,il peut vous occasionner de très grands embarras.

– Peuh ! fit lord Evandale.

– Et ces embarras, je veux vous leséviter, moi.

– Ah ! vraiment ?

– Si toutefois nous parvenons à nousentendre.

– Parlez, dit lord Evandale.

Journal d’un fou de Bedlam XXX

Que se passa-t-il entre le révérend Patterson,sir Archibald, lord et lady Evandale Pembleton ?

Nul ne le sait au juste.

Mais le lendemain de ce jour, Tom reçut unsingulier billet.

Un billet sans signature ainsiconçu :

« Une personne qui ne peut se faireconnaître, mais qui sait le dévouement profond qu’il a pour lordW…, prévient M. Tom que le lieutenant de chiourme Percy estretiré à Perth, en Écosse, sa ville natale.

« Percy vit misérablement de quelquesguinées que lui donne annuellement le gouvernement deS. M. la reine.

« Il est devenu aveugle et vit avec safille qui le nourrit de par son labeur.

« Il ne faudrait pas grand argent pour ledécider à parler. »

Tom porta ce billet à lord William.

Lord William fronça le sourcil.

– Mon ami, dit-il, je crains un piège.N’y va pas.

– Un piège ? fit Tom étonné.

– J’ai bien vu que miss Anna mereconnaissait, poursuivit lord William.

– Eh bien ?

– Et non seulement cette femme ne m’aimeplus, mais encore elle est devenue la complice de son mari. Elleest venue ici pour m’engager à partir. J’ai résisté. Elle agit.

– Mais dans quel but me ferait-on courirà Perth, si je ne devais pas y trouver le lieutenantPercy ?

– Dans le but de nous séparer.

– Vous avez peut-être raison, dit Tom. Aulieu d’y aller, je vais écrire.

Tom connaissait du monde à Perth, entre autresun vieux gentleman qui avait fait longtemps le commerce des chevauxdes îles Shetland.

Il s’en alla au télégraphe et lui transcrivitcette dépêche :

« Mon vieil ami.

« Perth est une toute petite ville, ettout le mondedoit s’yconnaître.

« Vous m’obligerez de me dire s’il s’ytrouve un ancien lieutenant de chiourme nommé Percy.

« Réponse payée.

« TOM.

« Ancien intendant de lord Pembleton.

« 17, Adam street,Spithfields, Londres. ».

Puis Tom attendit.

Vers le soir, la réponse arriva :

« Mon cher monsieur Tom.

« Le lieutenant Percy habite Perth, maisil est assez gravement malade.

« Votre dévoué.

« JOHN MURPHY, esq. »

Tom alla montrer la dépêche à lordWilliam.

Celui-ci lui dit :

– Si peu d’argent qu’il faille pourdécider Percy à dire la vérité, il en faut néanmoins.

– Il me reste cent livres, dit Tom.

– Ce n’est point assez.

– Je partirai néanmoins, milord, j’ai desamis à Perth et je trouverai facilement de l’argent, répondit lefidèle Écossais.

Et Tom fit ses préparatifs de départ.

Mais comme il allait quitter lord William, uninconnu se présenta dans Adam street et demanda à lui parler.

Cet homme était petit, déjà vieux,rigoureusement vêtu de noir, et respirant dans toute sa personne leparfum désagréable d’un homme de loi.

Il salua Tom et lui dit :

– Monsieur, je m’appelle Edward Cokeries,et je suis bien votre serviteur.

– Je suis le vôtre, répondit Tom, mais jevous avouerai que je n’ai pas l’honneur de vous connaître.

– Je suis clerc chez M. Simouns, lesolliciter de Pater-Noster street.

– Ah ! c’est différent, dit Tom.

Et il pensa que M. Simouns avaitréfléchi, et peut-être trouvé le moyen de rendre à lord William sonnom et sa fortune.

Edward Cokeries poursuivit :

– Je travaille dans une petite pièceattenant au cabinet de M. Simouns.

– Ah !

– Et quand la porte est entr’ouverte,j’entends tout ce qui se passe chez lui.

– Bon ! fit Tom.

– Hier matin, vous êtes venu chezM. Simouns ?

– En effet, monsieur.

– Et j’ai entendu votre conversation.

Tom eut un accès de défiance :

– Ce n’est donc pas M. Simouns quivous envoie ? fit-il.

– Attendez, dit le clerc, laissez-moialler jusqu’au bout, monsieur Tom.

– Soit, parlez…

– Voici vingt ans que je travaille,poursuivit Edward Cokeries, et j’ai quelques économies. Mon rêveserait d’acheter la charge de M. Simouns, qui est fort richeet veut se retirer. Mais il me manque 3.000 livres, c’est-à-dire75.000 francs en monnaie française.

– Si vous avez compté sur moi, dit Tom ensouriant tristement, vous vous êtes trompé.

– Pas autant que vous le supposez,monsieur Tom.

Le clerc avait un air si mystérieux que Tom leregarda plus attentivement.

– Je vous l’ai dit, reprit EdwardCokeries, j’ai quelques économies.

– Fort bien.

– Quelque chose comme 10 à 12.000 livressterling, et je les mettrais volontiers à la disposition de lordWilliam.

– En vérité ! exclama Tom.

– En outre, poursuivit le clerc, j’ai uneconnaissance approfondie des lois et je me fais fort de gagner leprocès.

– Serait-ce possible ?

– Hier encore, j’hésitais à vous venirvoir. Mais j’ai pris mon parti, et me voilà.

Tom rayonnait.

– C’est moi qui vous ai écrit…

– La lettre sans signature ?

– Oui.

– Alors, il est vrai que le lieutenantPercy est à Perth !

– Vous devez en avoir la preuve.

– En effet, on m’a répondu de Perth dansce sens.

– Et vous partez ?

– À l’instant.

– Mais quelle sommeemportez-vous ?

– Deux cents livres.

– Ce n’est point assez.

– Mais dame ! fit Tom naïvement,j’emporte tout ce que j’ai.

– Voici un chèque de mille livres, dit leclerc ; seulement, je mets à mes avances une condition.

– Parlez !

– Le procès gagné, je veux cinquantemille livres.

– Vous les aurez, dit Tom.

Et il prit le chèque.

– Monsieur, dit Edward Cokeries, allez àPerth et ramenez le lieutenant Percy, je réponds de tout.

Lord William, muet de surprise, avait assistéà cet entretien.

– Monsieur, dit Tom au clerc, puis-jevous écrire en arrivant à Perth ?

– C’est complètement inutile.

Et le clerc salua et s’en alla.

– Ah ! mon bon maître, dit Tom, vousvoyez bien que l’heure du triomphe n’est pas loin !

– Qui sait ? dit lord William d’unair de doute.

Tom courut au chemin de fer et prit le traind’Édimbourg.

Il était alors huit heures du soir.

Tom se trouvait seul avec un gentleman dansson wagon.

Le gentleman avait un air honnête etfranc.

Il fumait et offrit un cigare à Tom.

Tom l’accepta.

Il se mit à fumer et ne tarda pas à s’endormird’un profond sommeil.

Journal d’un fou de Bedlam XXXI

Le cigare que le gentleman avait offert à Tométait sans doute imprégné d’un puissant narcotique, car Tom dormitlourdement durant plusieurs heures.

Quand il revint à lui il se trouva dans uneobscurité complète.

En même temps, il voulut faire un mouvement etse sentit garrotté.

On lui avait attaché les jambes et lié lesmains derrière le dos.

Comme il n’entendait aucun bruit, il enconclut que le train ne marchait plus.

Mais bientôt, ses yeux commençant à se faire àl’obscurité, il reconnut qu’il n’était plus dans un train du cheminde fer dans lequel il s’était endormi.

Où donc était-il ?

Il se mit à crier.

Personne ne répondit.

Il essaya de se lever et retomba.

Il était dans un sol humide, dans quelquecachot sans doute.

Cependant, ce sol n’était point fait deterre.

Tom devina soudain une partie de lavérité.

Il était tombé dans un piège, et les gens quil’avaient garrotté avaient eu pour but de le séparer de lordWilliam.

Tom était un homme énergique.

Dans les moments les plus critiques de sonexistence, il n’avait jamais perdu complètement la tête.

Tom se mit donc à réfléchir et cessa decrier.

À force de regarder, il lui sembla qu’un rayonde clarté brillait près de lui.

C’était comme un filet de lumière passant autravers d’une fente.

Mais cette clarté s’éteignit.

En même temps, il éprouva comme une légèreoscillation.

Tom se retourna sur le dos, et ses mains liéestâtèrent le sol sur lequel il se trouvait.

Il reconnut un parquet ou du moins un sol enplanches.

En même temps aussi il respira une forte odeurde goudron.

Puis les oscillations furent plus fortes.

Alors Tom comprit.

Il était dans la cale d’une embarcationquelconque, canot ou navire.

Quelques minutes s’écoulèrent.

Tom entendit tout à coup marcher au-dessus desa tête.

Et le filet de lumière reparut.

Des pas pressés se firent entendre, puis desvoix, puis des oscillations se succédèrent.

Et enfin un dernier bruit lui parvint, qui nelui laissa plus le moindre doute sur sa situation.

Ce bruit, c’était la respiration haletanted’une machine à vapeur qui se remettait en mouvement.

Et avec ce bruit le mouvement d’une hélice sefit tout à coup sentir.

Tom était à bord d’un navire à vapeur, lui quis’était endormi dans un wagon de chemin de fer.

Où allait ce navire ?

Tom ne le savait pas.

Aux mains de qui était-il tombé ?

Il n’aurait pu le dire.

Cependant le nom de lord Evandale vint à seslèvres.

Alors Tom se reprit à crier.

Pendant longtemps on ne lui répondit pas.

Le navire venait sans doute de lever l’ancre,et les matelots, les gens du bord, occupés à l’appareillage,n’avaient nul souci de lui.

La machine faisait un bruit d’enfer ;l’hélice précipitait ses rotations.

Tom criait toujours.

Enfin, les pas qu’il avait déjà entendusretentirent de nouveau.

Cette fois, une porte s’ouvrit et un flot delumière frappa Tom au visage.

En même temps un homme lui apparut.

Cet homme portait un chapeau ciré et unevareuse bleue.

– C’est toi qui fais tout cevacarme ? dit-il en regardant Tom.

– Où suis-je ? demanda celui-ci.Pourquoi suis-je lié comme un malfaiteur ?

Le matelot se mit à rire.

– Va le demander au commandant, dit-il.Moi, je n’en sais rien. Seulement, si tu cries, je te donneraivingt cinq coups de corde. Te voilà prévenu.

Tom ne céda point à la colère quil’oppressait.

– Mon ami, dit-il avec douceur, je netiens pas à recevoir des coups de corde et je me tiendraitranquille.

– À la bonne heure ! fit le matelotse radoucissant à son tour.

– Mais, poursuivit Tom, ne pouvez-vous medire où je suis ?

– À fond de cale.

– Sur quel navire ?

– À bord du Régent, steamertransatlantique.

– Et où allons-nous ?

– En Amérique.

– Mais enfin, dit Tom, comment suis-jeici ?

– Je n’en sais rien.

Et le matelot s’en alla.

Quelques heures après, il revint et apporta àTom un peu de nourriture et un quart de vin.

Puis il lui délia les mains, afin que lemalheureux pût manger.

Tom était en proie à un violent désespoir.

Le navire marchait à toute vapeur et fuyaitles côtes anglaises.

La journée s’écoula, puis la nuit, puis uneautre journée encore.

Deux fois par vingt-quatre heures le mêmematelot apportait à manger à Tom, lui déliait les mains ;puis, son repas terminé, il le garrottait de nouveau.

Enfin, au bout de trois jours, le matelot luidit :

– J’ai de nouveaux ordres ducommandant.

– Ah !

– Le commandant juge inutile de telaisser plus longtemps à fond de cale.

– Vraiment ?

– Il m’a donné l’ordre de te délier et dete conduire sur le pont. Il n’y a plus de danger maintenant.

– Que voulez-vous dire ? demandaTom.

– Nous sommes à cent lieues des côtesd’Angleterre, poursuivit le matelot ; et il n’est plus àcraindre que tu te sauves à la nage.

– Ah ! fit Tom.

Et il se laissa délier les pieds et les mainset se trouva libre de ses mouvements.

Le matelot le conduisit sur le pont.

Tom se dit :

– Je suis à bord d’un navire de l’État.Le commandant est un officier et ce doit être un galant homme. Jevais m’adresser à lui. Il est impossible qu’il ne m’écoute pas,qu’il ne reconnaisse pas que je suis la victime soit d’une erreur,soit d’un guet-apens.

Alors il me fera rapatrier par le premiernavire que nous rencontrerons.

Et Tom attendit une occasion de se trouver enprésence du commandant.

Les gens de l’équipage le considéraient avecétonnement, mais aucun ne lui parlait.

Enfin, quelques heures après, comme il étaitpresque nuit, le commandant parut sur le pont.

Tom alla vers lui et le salua.

Mais dès les premiers mots qu’il prononça, lecommandant lui dit sèchement :

– Je n’ai pas d’explications à vousdonner. J’ai reçu des ordres vous concernant, je les exécute.

Et il lui tourna le dos.

Tom voulut alors s’adresser au second.

Il fut plus mal reçu encore.

Le second lui dit durement :

– Si vous vous plaignez, je vous feraimettre aux fers.

Alors Tom se dit :

– Je vois bien que je ne puis compter quesur moi.

Et avec ce flegme imperturbable quicaractérise les Anglais, il attendit une occasion de recouvrer saliberté.

Cette occasion se fit attendre plusieursjours ; mais, enfin, elle se présenta, comme on va le voir, etTom avait eu raison de ne pas désespérer.

Journal d’un fou de Bedlam XXXII

Le Régent, grand steamertransatlantique, faisait route pour Buenos-Ayres.

Le quinzième jour de la traversée, il setrouva par le travers du pic de Ténériffe.

Le soleil s’était couché dans une auréole depourpre, le ciel était d’un bleu sombre.

Cependant quelques nuages grisâtres couraientà l’horizon, vers le sud-ouest, et le vent avait fraîchi tout àcoup.

Le commandant, qui était un vieux marin, aprèsavoir successivement braqué sa lunette sur les quatre pointscardinaux, avait quelque peu froncé le sourcil.

Mais il n’avait pas dit un mot.

Tom, qui avait paru se résigner à son sortmystérieux, jouissait maintenant à bord de toute sa liberté.

Il était libre de rester sur le pont, et onlui permettait de causer avec les matelots.

Tom ne demandait plus à quitter le navire et àêtre rapatrié.

Mais il observait tout ce qui se passait etexplorait sans cesse l’horizon du regard, espérant toujours y voirpoindre une voile.

L’attitude soucieuse du commandant ne luiéchappa point ce jour-là.

Toute la journée, il avait examiné le pic quise dressait majestueux à l’horizon.

Comme la nuit approchait, le commandant donnal’ordre de stopper.

Tom eut un frisson de joie.

Le vent faiblissait de plus en plus, la mer sesoulevait, les nuages se couronnaient d’écume ; les petitsnuages grossissaient peu à peu.

– Nous allons avoir un fameux grain,murmuraient les matelots.

La nuit vint.

Avec la nuit la tempête.

Une tempête terrible, épouvantable.

Le steamer se mit à danser au sommet desvagues comme une coquille de noix.

En même temps, l’obscurité augmentait.

Mais Tom savait que le pic de Ténériffen’était pas à plus de deux lieues.

Enfin, comme la tempête était dans toute sonhorreur, comme l’équipage du steamer obéissait comme un seul hommeà la voix tonnante du commandant, tandis que les mâts craquaientsous l’effort du vent, un cri se fit entendre :

« Un homme à la mer ! »

Cet homme était-il tombé à l’eau par accident,avait-il été enlevé par une lame, ou bien s’était-il volontairementprécipité dans les flots ?

Personne en ce moment n’aurait pu le dire.

Quel était cet homme ?

Était-ce un matelot ou un passager ?

On ne chercha pas même à le savoir.

Ce ne fut qu’au matin, quand le jour vint, quela tempête se fut apaisée et que le commandant du steamer putconstater les avaries de la nuit, qu’on vint lui dire que l’hommetombé à la mer était Tom.

Le commandant haussa les épaules.

Le pauvre diable a voulu se sauver,pensa-t-il ; mais nous étions trop loin de terre. Il se seranoyé.

Et l’officier écrivit sur son livre debord :

 

« Cette nuit, le nommé Tom, que jetransportais en Amérique, par ordre et pour le compte de la Missionévangélique, dont le siège est à Londres, a été enlevé par une lameet s’est noyé. »

Puis le steamer continua sa route.

Le commandant se trompait. Tom ne s’étaitpoint noyé. Tom était un vigoureux nageur.

Tantôt au sommet des vagues tantôt plongé dansdes abîmes incommensurables, Tom avait nagé sans relâche. Puis ilavait rencontré une épave.

L’épave avait été son salut.

C’était une planche de deux pieds de large surquatre de long.

Accroché à cette planche, Tom avait nagéencore, nagé toujours, jusqu’à ce que, épuisé, il eût atteint lesderniers contreforts du pic.

Le gentleman qui lui avait offert un cigare enwagon, au départ de Londres, les gens qui s’étaient emparés de luiendormi et l’avaient transporté à bord du Régent avaientomis un détail.

Ils lui avaient laissé cette vieille ceinturede cuir dans laquelle le vieil Écossais renfermait son argent,cette même ceinture qui n’avait pas tenté davantage, autrefois, lessauvages de l’Océanie.

Tom avait donc de l’argent.

Le soleil le trouva évanoui au bord de la merà une faible distance du petit bourg de Laguna.

Un pêcheur qui venait visiter ses filetsavariés par la tempête lui prodigua ses soins et le rappela à lavie.

Tom, revenu à lui, raconta qu’il avait étéenlevé par une lame du pont du steamer le Régent.

Le pêcheur le conduisit à Laguna.

Comme Santa-Cruz, la capitale de l’île, Lagunapossède beaucoup d’Anglais.

Tom se fit conduire chez le consul et demandaà être rapatrié.

Il lui fallut attendre pour cela qu’un navirevint à passer.

Enfin, au bout de huit jours, un trois-mâtsnorvégien relâcha à Santa-Cruz.

Tom s’embarqua, non pour l’Angleterre, maispour l’Écosse.

Il mit près d’un mois à faire latraversée.

Mais il avait écrit de Ténériffe deux lettres,l’une à sa femme Betzy, l’autre à lord William.

Il leur racontait dans quel piège il étaittombé, les engageait à quitter Adam street, à se cacher dansLondres, et à ne rien faire avant qu’il fût de retour.

En même temps il les priait de lui répondre àBarth, poste restante.

Et, dans sa mésaventure, Tom n’avait devinéqu’une partie de la vérité.

Il était convaincu que le clerc EdwardCokeries était de bonne foi, et que le gentleman qui lui avaitécrit de Perth pour lui confirmer l’existence du lieutenant Percyétait bien sir John Murphy, qu’il avait connu autrefois.

Son enlèvement, il l’attribuait à lordEvandale.

Tom mit donc le pied sur la terre d’Écosse etne s’arrêta qu’à Perth.

Il courut, en arrivant, à la poste, où ilespérait trouver des lettres de lord William ou de Betzy.

Ni l’un ni l’autre ne lui avaient écrit.

Alors, il se rendit au domicile du vieuxgentleman.

Mais là, à son grand étonnement, il apprit quele gentleman avait quitté Perth depuis de longues années.

Ce n’était donc pas lui qui lui avaitécrit.

Tom ne se découragea point.

Il se mit à la recherche du lieutenantPercy.

Mais nulle part, à Perth, on n’avait entenduparler de cet homme.

On ne l’y avait jamais vu.

Personne ne le connaissait.

Alors, Tom se souvint des répugnances de lordWilliam lorsqu’il lui avait montré le billet sans signature qui luirévélait l’existence du lieutenant Percy à Perth.

Le pauvre vieux serviteur reprit donc la routede Londres.

En arrivant, il courut dans Adam street.

Mais là, une nouvelle surprise, plus navranteencore que les autres, l’attendait.

Lord William et sa famille avaient disparudepuis un mois.

Betzy était partie avec eux.

Où étaient-ils allés ?

Nul ne pouvait le lui dire.

Tom calcula le temps écoulé.

Il y avait près de trois mois qu’il avaitquitté Londres.

Mais Tom, on le sait, ne se décourageaitjamais complètement.

– Il faudra que je les retrouve ! sedit-il.

Et il se mit à l’œuvre.

Journal d’un fou de Bedlam XXXIII

Tom était arrivé à Londres le soir.

À cette heure, les bureaux de banque et decommerce étaient fermés. Les études de gens de loi aussi.

Tom fut obligé d’attendre au lendemain.

Le lendemain, dès neuf heures, il était chezM. Simouns.

Le solicitor ouvrit de grands yeux enl’écoutant.

– Je n’ai jamais eu de clerc du nomd’Edward Cokeries, lui dit-il.

Quant à votre femme, quant à lord William, jen’en ai pas même entendu parler.

Tout ce que vous me racontez, du reste, estmoins extraordinaire que vous ne pensez.

Et comme, à ces paroles, Tom stupéfait leregardait, M. Simouns ajouta :

– Vous auriez dû suivre mon conseil. Nousfussions arrivés à une transaction avec lord Evandale.

– Mais, dit Tom, le misérable a peut-êtrefait assassiner son frère.

– Ce n’est pas probable.

– Pourtant…

– Lord William, sa femme et ses enfantsont disparu, me dites-vous ?

– Oui, répondit Tom.

– Et votre femme aussi ?

– Oui.

– Eh bien ! on n’assassine pas cinqpersonnes.

– Que sont-elles devenues,alors ?

M. Simouns eut pitié du désespoir deTom.

– Écoutez, lui dit-il, j’ai pour habitudede ne me mêler que des choses de ma profession ; cependant, ily a un tel accent de vérité dans vos paroles, je suis si convaincumaintenant que lord William est bien vivant, que je veux prendrevotre cause et la sienne en main.

Je ne m’expliquerai pas davantage ; maisrevenez ce soir, et nous verrons…

Tom passa le reste de journée à errer dansLondres, cherchant toujours, mais inutilement.

Chercher dans Londres un homme disparu, c’estrevenir au vieux proverbe qui dit que c’est peine inutile que dechercher une aiguille dans une botte de foin.

Le soir, à six heures, Tom revint dansPater-Noster.

Les clercs étaient partis.

Mais M. Simouns attendait Tom.

– Vous n’avez rien trouvé ? luidit-il.

– Hélas ! non, répondit Tom.

– Je suis plus heureux que vous, moi.

Tom poussa un cri de joie.

– Oh ! dit M. Simouns, ne vousréjouissez pas si site, mon pauvre Tom.

– Ils sont… morts ?…

– Non, mais ils ont été victimes d’unemachination infernale. Savez-vous où est lord William ?

– Parlez, dit Tom anxieux.

– Il est à Bedlam.

Tom jeta un cri.

M. Simouns reprit :

– Il y a à Londres un détective forthabile qu’on appelle Rogers.

J’emploie quelquefois cet homme, et j’étaisbien sûr qu’en m’adressant à lui je saurais ce que lord William, safamille et votre femme étaient devenus.

J’ai donc fait venir Rogers ce matin, aprèsvotre départ.

Rogers m’a dit :

– L’affaire dont vous me parlez m’a passépar les mains. Je n’ai pas voulu m’en charger, mais je puis vousdire tout ce qui s’est passé.

Et voici ce que Rogers m’a raconté, poursuivitM. Simouns le solicitor.

Le lendemain de votre départ de Londres, lordWilliam a reçu de vous un télégramme.

– De moi ? exclama Tom.

– Un faux télégramme, bien entendu.

– Ah !

– Vous écriviez à lord William :« Trouvé Percy. Cokeries ira vous voir, faites ce qu’il vousdira. »

Le même jour, Cokeries s’est présenté.

Il a fait rédiger à lord William un longmémoire fort diffus et muni çà et là d’une phrase incohérente, sousprétexte de formules judiciaires.

Puis, il l’a engagé à porter lui-même cemémoire au parquet du lord chief-justice.

Deux jours après, lord William a reçu unelettre de vous.

– Mais je n’ai pas pu écrire !s’écria Tom.

– Vous n’avez pas écrit, mais on a imitévotre écriture à s’y méprendre.

– Et que me faisait-on dire dans cettelettre ?

– Vous annonciez que Percy, déjà aveugle,était malade, et que vous demeuriez auprès de lui jusqu’à ce qu’ilfût rétabli.

– Après ? fit Tom.

– Huit jours après, lord William a reçul’invitation de se rendre, sous le nom de Walter Bruce, bienentendu, au parquet du lord chief-justice.

Il est parti tout joyeux.

Le soir, il n’est pas revenu.

Et, comme sa femme et la vôtre commençaient àse montrer inquiètes, une lettre est arrivée.

Elle portait la signature de lord William.

Mais, comme pour vous, on avait imité sonécriture à ce point que sa femme s’y est trompée.

Lord William écrivait que le lordchief-justice n’avait pas hésité une minute à admettre son identitéà lui lord William, et qu’il avait mandé à sa barre lordEvandale.

Que, ce dernier s’étant présenté, il avait étéconfronté avec son frère et tout avoué.

Cependant, le lord chief-justice avait reculédevant l’énormité du scandale et la dure nécessité de traduire enjustice un membre du Parlement, et que, sur ses instances, unetransaction était intervenue entre les deux frères.

Lord William serait mis en possession d’unesomme de deux cent cinquante mille livres sterling, de l’hôtel quela famille Pembleton possédait à Paris, dans le faubourgSaint-Honoré, et qu’il consentirait à habiter la France.

Lord William partait donc pour Folkestone, oùil allait attendre sa femme et ses enfants.

En même temps il priait Betzy de se rendre àPerth, d’aller retrouver Tom, de lui faire part de la transactionintervenue et de le ramener à Londres d’abord, puis de partir aveclui pour la France.

À la lettre était jointe une bank-note de centlivres.

Mme Bruce ne douta pas un seulinstant de l’authenticité de cette lettre.

Elle paya ses dettes dans Adam street, envoyachercher un cab et se fit conduire au railway du Sud.

Depuis lors on ne l’a revue, ni elle, ni sesenfants.

– Mais, dit Tom, lord William… qu’est-ildevenu ?

– Le lord chief-justice n’a pas cru unmot du mémoire.

– Ah !

– En même temps, il a reçu une plainte delord Evandale, qui disait être la victime d’un abominable chantageexercé par un ancien convict.

Tandis que Mme Bruce s’enallait à Folkestone, où elle croyait le trouver, lord William étaitsoumis à l’examen de deux médecins aliénistes, qui n’hésitaient pasà déclarer qu’il était fou.

– Et… alors ? demanda Tom entremblant.

– Et alors on l’a enfermé à Bedlam, où ilest encore.

– Mais, ma femme… ?

– Votre femme est partie pour l’Écosse lemême jour.

Elle était dans le wagon des femmes.

À la première station, une dame fortrespectable a prétendu qu’on l’avait volée.

Les autres voyageuses se sont récriées.

Un inspecteur de police est venu. On a fouillétout le monde et on a retrouvé dans la poche de Betzy leporte-monnaie de la vieille dame.

Betzy a été arrêtée et conduite en prison.

Tom eut un accès de désespoir.

– Oh ! dit-il, nous sommesperdus !

– Non, pas encore, ditM. Simouns.

Tom le regarda avidement.

Journal d’un fou de Bedlam XXXIV

M. Simouns parut se recueillir uninstant.

Tom le regardait avec avidité et se suspendaitpour ainsi dire à ses lèvres.

Enfin, il reprit :

– Vous avez cherché partout le lieutenantPercy ?

– Hélas ! oui, et tout me porte àcroire qu’il est mort.

– Vous vous trompez.

– Le croyez-vous donc vivant ?s’écria Tom.

– J’en ai la certitude.

– Ah !

– Et la preuve.

L’espoir revint au cœur de Tom.

– Écoutez, poursuivit M. Simouns,tandis que vous cherchiez, je cherchais aussi.

– Et vous avez trouvé ?

– Le lieutenant Percy vit toujours ;non seulement il n’est point aveugle, ni malade, mais il jouit detoutes ses facultés.

– Et il est à Londres ?

– Oui.

Et, parlant ainsi, M. Simouns poussa lebouton d’ivoire d’une sonnette électrique.

Un clerc parut.

– Prenez ma voiture, lui ditM. Simouns, et courez à Dover-Hill. Vous me ramènerez l’hommequi est venu ici hier.

Le clerc partit.

Alors M. Simouns reprit :

– Vous vous abandonniez au désespoir toutà l’heure, mon cher Tom. Maintenant, il ne faut pas vous livrer àune joie immodérée.

– Cependant…

– Écoutez-moi jusqu’au bout. Lelieutenant Percy est donc à Londres ; il parlera, moyennantune somme d’argent que je lui ai promise. Il fera mieux encore,même.

– Que fera-t-il ?

– Il fera intervenir les deux autresgardes-chiourmes qui étaient avec lui et ont trempé dans lasubstitution du forçat mort à lord William vivant.

– Oh ! mais alors… fit Tomjoyeux.

– Attendez. Ces trois hommes ont quittéle service et ils ont une petite position. Mais quand ils aurontparlé, non seulement ils perdront leur pension, mais encore ilstomberont aux mains de la justice.

– Ah ! fit Tom.

– Et ils seront condamnés pour le moins àla déportation.

– Mais s’ils s’attendent à un pareilsort, ils ne voudront rien dire, observa Tom qui avait repris peu àpeu son sang-froid.

– J’ai trouvé un moyen de les faireparler et de les soustraire à la vindicte de la loi.

– Quel est-il ? demanda Tom.

– Nous leur donnerons à chacun quinzecents livres ; c’est le prix qu’ils mettent à leursrévélations.

– Bon !

– Ils quitteront l’Angleterre, passerontle détroit et iront en France. Il n’y a pas d’extradition pour cessortes de crimes.

– Mais alors ils ne diront rien…

– Au contraire, ils parleront.

Tom ne comprenait pas.

– À Paris, poursuivit M. Simouns,ils se présenteront chez l’ambassadeur britannique, et ils luirévéleront ce qui s’est passé ; ils ajouteront même certainsdétails relatifs au geôlier de la prison de Perth, qui est encoreen fonctions et qui a été le plus coupable dans toute cetteaffaire.

Cet homme, arrêté, pris à l’improviste,avouera tout.

– Mais alors, dit Tom, celui-ci seracondamné.

– Et il le mérite, car, je vous lerépète, il a été le plus coupable, et c’est lui qui a servid’intermédiaire entre les gardes-chiourmes et le faux IndienNizam.

– Alors, le procès est gagné d’avance,fit Tom joyeux.

– Oh ! pas encore, ditM. Simouns.

– Pourtant.

– Attendez donc, reprit l’homme de loi.En Angleterre, toutes les fois qu’un intérêt privé est en jeu, lajustice ne poursuit pas directement.

– Eh bien ! dit Tom, nouspoursuivrons, nous.

– Oui, mais vous oubliez que lordEvandale est maintenant un homme puissant, et qu’il aura autant departisans que d’ennemis, si cette affaire arrive au grand jour dela justice.

– Qu’importe, si nous avons les preuvesauthentiques de son infamie ?

– Tant que vous voudrez, réponditM. Simouns ; mais s’il se trouve des solicitors pourplaider le pour, il en est d’autres qui plaideront le contre. Etqui vous dit que le lord chief-justice, qui a fait enfermer lordWilliam comme fou, voudra revenir sur son opinion. Qui vous assureque la justice anglaise osera mettre en lumière un pareilscandale.

Tom baissa la tête.

– Alors, dit-il, à quoi bon lesdéclarations du lieutenant Percy et de ses complices ?

– À ceci, répondit M. Simouns :nous obtiendrons une transaction.

– Laquelle ?

– Celle-là même que nos adversairesproposaient dans cette lettre faussement attribuée à lordWilliam.

– Deux cent cinquante millelivres ?

– Oui, et l’hôtel Pembleton du faubourgSaint-Honoré à Paris.

– Mais comment yarriverons-nous ?

– Armés de ces papiers, nous ironstrouver lord Evandale, vous et moi.

– Bon ! et puis ?

– Lord Evandale reculera devant lacrainte du procès. Il n’a qu’un mot à dire pour faire mettre lordWilliam en liberté.

– Et puis ?

– Lord William quittera Londres et serendra à Paris, et là, l’échange aura lieu.

– Quel échange ?

– L’échange des deux cent cinquante millelivres et des titres de propriété de l’hôtel Pembleton contre ladéclaration du lieutenant Percy et de ses complices, légalisée parl’ambassade anglaise.

Cependant, Tom ne se rendait pas encore.

Il lui semblait dur d’abandonner ainsi sesdroits et lord William pour une somme d’argent, si considérablequ’elle fût.

Mais M. Simouns lui dit encore :

– Réfléchissez à toutes les difficultés,à toutes les lenteurs d’un semblable procès.

– C’est vrai, dit Tom.

– Il s’écoulera plusieurs années avantque nous ayons épuisé toutes les juridictions.

– Qu’importe, dit Tom, si nous touchonsau but ?

– Et pendant ce temps, continuaM. Simouns, la femme et les enfants de lord William serontdans une misère profonde, et lord William, enfermé avec des fous,finira par le devenir lui-même.

Cette dernière raison alléguée parM. Simouns triompha des derniers scrupules de Tom.

– Enfin, acheva M. Simouns, je nevous cache pas que je veux bien avancer sept ou huit mille livressterling pour cette affaire, mais que je reculerais devant unesomme plus considérable, et pour soutenir le procès, il faut aumoins vingt-cinq mille livres.

– Eh bien ! dit Tom, qu’il soit faitainsi que vous le désirez.

– À la bonne heure ! réponditM. Simouns.

En ce moment, la porte s’ouvrit et lelieutenant Percy entra.

Tom l’examina curieusement.

C’était un homme encore jeune et vigoureux, etqui paraissait doué d’une grande énergie.

– Tout est convenu avec monsieur, lui ditM. Simouns en lui montrant Tom.

Le lieutenant salua.

– Vous partez ce soir pour Paris.

– Comme il vous plaira, monsieur.

– Voici cinq cents livres pour vous etvos compagnons. Le reste vous sera compté à Paris, à l’hôtel del’ambassade.

Et M. Simouns prit son livre de chèqueset donna un bon sur la Banque de cinq cents livres, que lelieutenant Percy mit tranquillement dans sa poche.

Journal d’un fou de Bedlam XXXV

– Allez faire vos préparatifs de départ,dit alors M. Simouns au lieutenant Percy. Quand vous serez àParis, vous m’enverrez une dépêche en me donnant l’adresse del’hôtel dans lequel vous et vos compagnons serez descendus.

– Faudra-t-il nous présenter àl’ambassade tout de suite ?

– Non, vous attendrez que monsieur vousrejoigne.

Et M. Simouns montra Tom.

Le lieutenant se leva et partit.

Alors, demeuré seul avec M. Simouns, Tomlui dit :

– Et ma pauvre femme qui est enprison ?

– Elle en sortira avant huit jours.

– Comment cela ?

– Je la ferai mettre en liberté souscaution.

– Ah ! dit Tom, mais si elle quittel’Angleterre, la caution sera perdue.

– C’est une somme que nous ajouterons auxfrais que lord William me remboursera.

Tom inclina la tête.

Puis, après un silence, il ditencore :

– Mais ne m’avez-vous pas dit que lafemme et les enfants de lord William avaient disparu ?

– Oui.

– Peut-être leur est-il arrivémalheur ?

– Je l’ai craint comme vous. Mais…

– Mais ? fit Tom vivement.

– Je suis à peu près rassurémaintenant.

– Comment cela ?

– J’ai mis à leur recherche le détectivedont je vous ai parlé.

– Ah !

– Et il m’a envoyé ce matin un télégrammede Brighton.

Ce télégramme, le voilà.

Et M. Simouns prit sur son bureau unpapier qu’il mit sous les yeux de Tom.

Tom lut :

M. Simouns, Pater-Noster street,London.

« Ayez bon espoir. Je suis sur la bonnepiste.

« ROGERS. »

– Ainsi, vous pensez qu’il lesretrouvera ?

– Oui certes.

Tom se leva.

– Je reviendrai demain, dit-il.

– Non pas, dit M. Simouns, il nefaut pas que vous reveniez ici.

– Pourquoi ?

– Parce que nos adversaires vous croientmort, et qu’ils ne doivent savoir que vous êtes vivant que le jourque vous serez armé du témoignage écrit des gardes-chiourme ;or, en venant ici, vous pouvez être rencontré.

Où êtes-vous logé ?

– Nulle part encore.

– Il faut chercher un quartier éloigné,dans l’East-End, du côté de Mail en Road, par exemple.

– Bon ! mais quand partirai-je pourParis !

– Aussitôt que nous aurons des nouvellespositives de Mme Bruce et de ses enfants.

– Et lord William, ne le verrai-je pasavant mon départ ?

– C’est impossible. D’abord, on nepénètre pas facilement à Bedlam.

– Oh ! cependant, on donne despermissions.

– Oui, mais quand on saurait qu’un hommea visité Walter Bruce, on soupçonnerait que c’est vous, et, je vousle répète, vous êtes mort pour lord Evandale jusqu’au momentdécisif.

Tom s’inclina.

– Mais où vous reverrai-je ?dit-il.

– Demain, entre dix et onze heures,répondit le solicitor, je passerai en cab dans Mail en Road.

À la hauteur du work-house, je m’arrêterai etmettrai pied à terre. Soyez dans les environs.

– Fort bien, dit Tom.

Et il partit.

Il suivit le conseil de M. Simouns ets’en alla loger auprès de Mail en Road.

Le lendemain, à l’heure dite, il était devantle work-house, arpentant le trottoir et lorgnant tons les cabs quipassaient.

Enfin, une de ces voitures s’arrêta et unhomme en descendit.

C’était le solicitor.

– Mme Bruce estretrouvée, lui dit-il.

Tom eut un cri de joie.

– Tenez, dit M. Simouns, lisez.

Et il lui tendit une lettre.

 

Cette lettre était du détective Rogers.

« Monsieur, écrivait l’homme de police,j’aime mieux vous faire attendre quelques heures et confier monmessage à la poste, de préférence au télégraphe.

« Je vous écris de chezMme Bruce.

« Elle est à Brighton, dans un petitcottage au bord de la mer.

« La pauvre femme ne sait absolumentrien. Elle croit son mari à Paris.

« Voici ce qui lui est arrivé.

« Vous savez qu’elle est partie de Londres, il ya trois mois, pour aller rejoindre son mari à Folkestone.

« L’écriture de M. Bruce avait étési merveilleusement imitée qu’elle n’a pas eu le moindresoupçon.

« Un homme l’attendait à la gare deFolkestone.

« Ce n’était pas M. Bruce, commevous le pensez bien, mais un gentleman qui disait venir de sapart.

« Il avait une autre lettre égalementsignée Walter Bruce et que la pauvre femme a crue être de sonmari.

« M. Bruce lui disait que certainescombinaisons étaient changées ; qu’il partait seul pour Paris,où elle ne viendrait le rejoindre que dans quelques semaines.

« Il la priait, en conséquence, de sefier aveuglément à l’honorable gentleman qu’il lui envoyait.

Mme Bruce crut à cette secondelettre, comme elle avait cru à la première.

« Elle suivit le gentleman, qui laconduisit à Brighton, et l’installa dans le cottage où je l’aitrouvée ce matin.

« Tous les quinze jours, elle reçoit uneprétendue lettre de son mari, lequel recule toujours son départpour Paris, sous différents prétextes.

« À chacune de ses lettres, du reste, estjoint un envoi d’argent.

« Je n’ai pas cru devoir désillusionnermadame Bruce.

« Je me suis borné à lui dire que jevenais de votre part, car elle sait que vous vous êtes occupé d’unetransaction entre son mari et lord Evandale.

« Je crois même qu’il serait bon de nerien lui apprendre avant que cette transaction ait aboutit et queM. Bruce ait été mis en liberté.

« Du reste, j’attends vos ordres.

« Votre respectueux,

« ROGERS. »

Tom rendit cette lettre à M. Simouns.

– Eh bien ? dit-il.

– Eh bien ! j’ai envoyé untélégramme à Rogers, lui disant :

« Vous avez bien fait. Ne ditesrien. »

– Bon ! Et qu’allons-nousfaire ?

– Vous allez partir pour Parisaujourd’hui même. Voici une lettre de crédit sur la maison Shamphryet C°, rue de la Victoire.

Tom prit la traite.

– Pardon, monsieur Simouns, dit-ilencore.

– Qu’est-ce ? demanda lesolicitor.

– Lord William sait-il quelquechose ?

– Absolument rien.

– Il doit être réduit au plus violentdésespoir.

– Sans doute, mais mieux vaut encore nerien lui dire.

– Pourquoi ?

– Parce que nous pourrions donner l’éveilà lord Evandale.

– Soit ! dit Tom en baissant latête.

M. Simouns reprit :

– Ainsi vous allez partiraujourd’hui ?

– Oui, monsieur.

– Vous serez à Paris demain matin, etvous-vous mettrez aussitôt en rapport avec le lieutenant Percy. Ilvient de me télégraphier que lui et ses compagnons sont descendus àl’hôtel de Champagne, rue Montmartre.

– Bon !

– Et vous les conduirez àl’ambassade.

Puis, aussitôt que le procès-verbal aura étédressé et légalisé, vous m’écrivez.

– Et puis ?

– Et puis, dame ! j’irai voir lordEvandale.

Tom s’inclina et salua M. Simouns, quiremonta dans son cab.

Une heure après, Tom prenait l’express duSud-Railway et était en route pour Paris.

Quarante-huit heures plus tard,M. Simouns recevait de France le télégramme suivant :

« Déclaration faite. Ambassadeurconvaincu. Pièce légalisée.

« Pars ce soir. À Londres demain.

« TOM. »

– Hé ! hé ! murmuraM. Simouns, je commence à croire que lord Evandale fera biende transiger.

Journal d’un fou de Bedlam XXXVI

Huit jours s’étaient écoulés.

Tom était revenu le matin même de France.

Deux personnes l’attendaient à la gare,M. Simouns et Betzy.

Betzy, mise en liberté sous caution, étaitrevenue à Londres.

Tom était radieux.

Il rapportait une déclaration signée par lelieutenant Percy et les deux autres gardes-chiourme.

L’ambassadeur avait légalisé la pièce.

– Maintenant, dit M. Simouns, nouspouvons marcher.

Je vais écrire à lord Evandale pour le prierde me recevoir.

Tom, qui avait passé la nuit en chemin de fer,prit un peu de repos.

Puis, à deux heures, comme c’était convenu, ilalla prendre M. Simouns dans un cab.

Tous deux se rendirent dans le West-End.

– Je crois, dit M. Simouns, quandils furent à la porte de lord Evandale, je crois qu’il est inutile,au moins pour le moment, que vous entriez avec moi.

– Pourquoi cela ? dit Tom.

– Parce que, répondit M. Simouns,vous auriez peut-être vis-à-vis de lui un mouvement d’indignationqui compromettrait tout. Si j’ai besoin de vous, je vous feraiappeler.

– Comme vous voudrez, répondit Tom.

M. Simouns entra donc seul chez lordEvandale.

Le noble personnage l’attendait dans soncabinet.

Il ne savait pas ce que le solicitor pouvaitavoir à lui dire.

Mais comme celui-ci s’était longtemps occupédes affaires de la famille Pembleton, il supposait que c’était unequestion d’intérêt quelconque qui l’amenait.

M. Simouns demeura debout devant lui.

– De quoi s’agit-il, monsieurSimouns ? demanda lord Evandale.

– Milord, répondit le solicitor, je meprésente comme l’avoué du frère de Votre Seigneurie.

– Quel frère ?

Et lord Evandale se mit à rire.

– Votre frère aîné, lord WilliamPembleton, répliqua M. Simouns gravement…

– Monsieur, répondit lord Evandale, monfrère est mort voici près de dix ans.

– C’est ce que tout le monde croit.

– Et c’est la vérité, monsieur.

– Milord, dit froidement M. Simouns,il y a deux hommes que tout le monde croit morts aussi, et qui sontvivants.

– En vérité !

– Le premier se nomme Tom.

Lord Evandale tressaillit.

– Et… le second ? fit-il.

– C’est le lieutenant de chiourmePercy.

– Je ne connais pas cet homme.

– C’est pourtant lui, dit M. Simounstoujours impassible, qui a aidé sir George Pembleton, votre père, àsubstituer le cadavre du galérien Edward Bruce au corps de lordWilliam vivant.

– Monsieur, dit lord Evandale, puisquevous êtes si bien renseigné, nous allons causer à cœur ouvert.

– Je l’espère, milord.

– Il y a un adroit bandit, poursuivitlord Evandale, qui se nomme bien réellement Walter Bruce ; cethomme a imaginé, pour me soutirer quelque argent, de prétendrequ’il n’était autre que lord William, mon malheureux frère, mort depiqûre d’un reptile.

– Et… cet homme ?…

– Je me suis borné à le dénoncer à lajustice.

– Je sais cela.

– Et je crois que la justice, usantd’indulgence, l’a fait enfermer à Bedlam.

– Vous n’en êtes pas sûr,milord ?

– Oh ! pas plus sûr que cela, aprèstout.

– Mais cet homme avait une femme et desenfants ?

– C’est possible.

– Et c’est par votre ordre…

– Ah ! pardon, fit lord Evandaleavec hauteur, il me semble que vous vous permettez dem’interroger.

– Milord, fit M. Simouns,excusez-moi, mais il faut bien que je vous prouve que je suis plusau courant de cette affaire que vous ne le supposez…

– Soit, parlez…

– Un jour, il y a trois mois, la femme deWalter Bruce, appelons-le ainsi, a reçu une lettre signée de sonmari, lettre fausse, du reste, dans laquelle il était questiond’une transaction.

– Avec qui ?

– Avec vous, mylord.

– Ah ! voyons.

– Lord William consentait à nerevendiquer ni son nom, ni son titre, à quitter l’Angleterre et àrecevoir en échange deux cent cinquante mille livres.

– Fort bien.

– Cette transaction était raisonnable, etje viens, à mon tour, vous la proposer, milord.

Ce disant, M. Simouns étala un papier surune table et ajouta :

– Quand Votre Seigneurie aura prisconnaissance de ce document, elle n’hésitera pas…

Lord Evandale prit le papier et le lut.

M. Simouns, qui le regardait du coin del’œil, le vit pâlir à mesure qu’il lisait.

Puis lord Evandale eut un mouvement de colèreet il froissa le papier.

– Oh ! dit tranquillementM. Simouns, vous pouvez jeter cette pièce au feu, si bon voussemble, milord. C’est une simple copie. Le document authentique,légalisé par l’ambassade britannique, est sous clef dans monétude.

Lord Evandale parut réfléchir alors.

– Eh bien ! dit-il enfin, si jeconsentais à ce que vous me demandez, quelle serait magarantie ?

– On vous rendrait ce document dont vousvenez de prendre connaissance, et qui est la seule pièce sérieusedu procès à soutenir.

– Fort bien. Mais Walter Bruce est àBedlam…

– Oh ! il est facile à VotreSeigneurie de l’en faire sortir.

– Vous croyez ?

– Que Votre Seigneurie écrive seulementdeux lignes au lord chief-justice, et Walter Bruce sera libre.

– Et il quittera Londres ?

– Sur-le-champ.

– Et en échange de l’hôtel de Paris etles deux cent cinquante mille livres, on me rendra cettepièce ?

– Milord, dit M. Simouns, je suis unhomme connu pour ma probité à Londres. Je n’ai jamais donné maparole sans la tenir.

– C’est bien, dit lord Evandale. Demain,à pareille heure, je serai chez vous et il sera fait comme vous ledésirez.

M. Simouns salua lord Evandale et seretira.

Tom était resté dans le cab.

– Eh bien ! lui ditM. Simouns ! la cause est gagnée.

– Il consent à tout ?

– À tout absolument.

– Et lord William sortira deBedlam ?

– Il sera libre demain. Du reste, venezdemain à deux heures, tout sera fini.

Tom et M. Simouns se séparèrent àLeicester square.

M. Simouns retourna à son étude.

Tom rejoignit Betzy, qui avait pris un modestelogement garni dans Drury-Lane.

Tout bon Anglais qui a le cœur joyeux remerciela Providence du bonheur qu’elle lui envoie, le verre à lamain.

Les efforts de Tom étaient enfin couronnés desuccès.

Il passa le reste de la journée avec Betzy, etils errèrent de taverne en taverne jusqu’à minuit, buvant duporter, du sherry, du gin et de l’eau-de-vie.

Ils se couchèrent ivres morts.

Néanmoins, le lendemain, Tom s’éveilla comme àl’ordinaire, la tête calme et l’esprit ouvert.

Il attendit deux heures avec impatience.

Puis, quand deux heures sonnèrent, il sautadans un cab et se fit conduire à Pater-Noster street.

Mais comme il entrait dans cette rue,ordinairement tranquille, il vit une foule compacte qui encombraitles abords de la maison de M. Simouns.

Tom descendit de voiture et s’approcha.

La foule était silencieuse et paraissaitconsternée.

Tom voulut pénétrer jusqu’à la porte de lamaison, criant : Place ! place !

Mais il n’y put parvenir.

– Ah çà ! dit-il alors en regardantun des roughs qui se trouvaient là, que se passe-t-ildonc ?

– Il est arrivé un grand malheur,répondit l’homme du peuple.

Tom tressaillit, et une sueur froide coulasoudain le long de ses tempes.

Journal d’un fou de Bedlam XXXVII

– Mais qu’est-il donc arrivé ?demanda Tom anxieux.

– Un grand malheur, monsieur.

– Quel malheur ?

– M. Simouns est mort.

Tom jeta un cri.

En ce moment, un jeune homme fendit la fouleet s’approcha de Tom.

Tom le reconnut.

C’était ce même clerc de M. Simouns quele solicitor avait envoyé chercher le lieutenant Percy, quelquesjours auparavant.

– Ah ! monsieur Tom, dit-il leslarmes aux yeux, quel malheur ! monsieur Tom, quelmalheur !

Tom était stupide.

– Mais cela est impossible ! dit-ilenfin.

– Oh ! je suis comme vous,monsieur ; je ne voulais pas le croire il y a une heure. Maisje l’ai vu mort, bien mort…

Et alors le clerc raconta à Tom queM. Simouns était rentré chez lui, la veille au soir, fort bienportant et de joyeuse humeur.

Il avait soupé comme à son habitude et s’étaitmis au lit un peu avant minuit.

Le lendemain matin, à huit heures, comme iltardait à sonner son valet de chambre, Mme Simouns,inquiète, était allée frapper à sa porte.

Puis, comme on ne répondait pas, elle étaitentrée.

M. Simouns était couché sur son lit et ilétait mort.

Un médecin, appelé en toute hâte, avaitconstaté qu’il venait de succomber à une congestion cérébraledéterminée par une cause inconnue.

Tom, pendant le récit du clerc, avait faitappel à tout son courage, à toute son énergie.

– Mais, dit-il enfin, c’est bien iciqu’il est mort ?

– Non, monsieur, il est mort à sondomicile hors de Londres.

– Alors, pourquoi tout cemonde ?

– Parce que la justice est ici.

– Et pourquoi la justice est-elleici ?

– Oh ! elle y est depuis ce matin,monsieur. Il n’y avait pas une heure que la mort de mon pauvrepatron était connue, que les juges sont arrivés.

– Mais que viennent-ils doncfaire ?

– Ils viennent apposer les scellés surles papiers de M. Simouns.

Cette réponse fut un nouveau coup de foudrepour Tom. Parmi les papiers de M. Simouns se trouvaitévidemment la fameuse déclaration du lieutenant Percy, visée parl’ambassade d’Angleterre à Paris, l’unique pièce au moyen delaquelle on pût amener lord Evandale à composition.

Et Tom connaissait les lenteurs de la justiceanglaise.

Il savait, que lorsqu’elle met les scellés surquelque chose, ils y restent longtemps.

Il finit par fendre la foule et entrer dans lamaison sur les pas du clerc.

Le cabinet du solicitor était déjà fermé avecdes empreintes à la cire. Et, bien qu’il fût plus de deux heures,lord Evandale n’avait point paru.

Tom passa tout le jour à errer dansPater-Noster.

Il attendit toujours lord Evandale.

Mais lord Evandale ne parut pas.

Tom était fixé.

M. Simouns n’était pas mort de sa bellemort.

Il avait été frappé par cette main mystérieusequi avait écrit les lettres faussement attribuées à lord William.Et Tom se trouvait seul désormais en présence de pareilsadversaires.

Mais, nous l’avons dit, Tom était un homme derobuste énergie.

Il ne se décourageait jamais complètement, etil avait la patience des trappeurs du nouveau monde.

Il attendit quinze jours caché avec Betzy dansun faubourg de Londres.

Au bout de ce temps, l’étude deM. Simouns reprit ses travaux.

Ce même clerc qui avait appris à Tom la mortde son patron fut nommé, par ordonnance royale, solicitor à laplace de M. Simouns. Tom alla le trouver.

Le clerc était au courant de l’affaire.

– M. Simouns est mort, dit-il ;mais me voici solicitor, et je continuerai son œuvre. Je vaisobtenir la levée des scellés, et quand nous aurons retrouvé lafameuse pièce, nous mettrons lord Evandale en demeure des’exécuter.

Au bout de huit jours, le nouveau solicitorobtint la levée des scellés.

Mais, hélas ! une nouvelle déception,plus terrible que les autres, attendait Tom.

Les scellés levés, on eut beau fouiller dansles papiers de M. Simouns.

La fameuse pièce avait disparu.

Une main criminelle l’avait détournée sansdoute le jour où la justice s’était transportée dans l’étude dePater-Noster street.

Le nouveau solicitor ne se découragea pointcependant. Il dit à Tom :

– Le lieutenant Percy est bien à Paris,n’est-ce pas ?

– Je le crois.

– Eh bien ! il faut aller à Paris etobtenir de lui, fût-ce à prix d’argent, une nouvelledéclaration.

Toujours infatigable, Tom partit.

Le lendemain, il était à Paris et courait audomicile du lieutenant.

Là, nouveau coup de foudre.

Le lieutenant était mort depuis huitjours.

En rentrant chez lui, le soir, il avait étéécrasé par une charrette de la voirie.

Tom rechercha les deux autresgardes-chiourme ; mais il les rechercha en vain.

Alors, fou de colère et de douleur, ils’écria :

– Eh bien ! c’est moi qui feraijustice.

Et Tom repartit pour Londres.

**

*

Le soir du jour où Tom était revenu, lordEvandale sortit du Parlement, où il avait siégé.

Il était alors près de minuit.

Au lieu de remonter dans son carrosse et derentrer chez lui, lord Evandale renvoya ses gens, il revint à pieddans Pall-Mall, où il avait son club.

Sir Evandale passa une partie de la nuit àjouer au pharaon. Ce ne fut que vers trois heures du matin qu’il sedécida à regagner son hôtel.

– Ah ! milord, lui dit le baronnetsir Charles M… est-ce que vous allez à pied ?

– Oui, certes, répondit lordEvandale.

– N’avez-vous pas peur desétrangleurs ?

– En aucune façon. Il n’y a jamais eud’étrangleurs à Londres.

– Oh ! par exemple !

– Je ne crains rien, ajouta lordEvandale.

Et il sortit.

Comme il s’éloignait du club d’un pas rapide,il entendit marcher derrière lui.

Il se retourna et vit un homme qui lesuivait.

Lord Evandale pressa le pas.

L’homme en fit autant.

Lord Evandale arriva dans Trafalgarsquare.

Au pied de la statue de Nelson ils’arrêta.

Alors, l’inconnu vint à lui.

– Deux mots, milord ? dit cethomme.

Lord Evandale tressaillit.

– Que me voulez-vous ? fit-il.

L’inconnu fit un pas encore.

– Ne me reconnaissez-vous pas,milord ?

– Non, dit sèchement lord Evandale.

– Je m’appelle Tom.

– Ah ! eh bien ?

– Je viens vous demander s’il vous plaîtde rendre enfin la liberté à lord William.

Lord Evandale se mit à rire :

– Vous êtes fou ! dit-il.

– Milord, reprit Tom d’une voixtremblante de fureur, prenez garde !

– Arrière ! dit lord Evandale.

Et apercevant des policemen à quelquedistance, il appela à son aide.

– Les policemen viendront trop tard, ditTom.

Et tirant de dessous son manteau un longcouteau, il le plongea tout entier dans la poitrine de lordEvandale, qui tomba en poussant un cri.

Les policemen accoururent et s’emparèrent deTom.

Mais lord Evandale était mort, et lord Williamétait vengé !…

Journal d’un fou de Bedlam XXXVIII

Betzy était sans doute dans la confidence desprojets de Tom et elle n’avait mis aucune opposition à sarésolution, car elle ne s’inquiéta point de ne pas le voir revenirce soir-là.

Le lendemain, elle alla rôder aux alentours del’hôtel de lord Evandale.

La cour était encombrée de monde.

Betzy se mêla à la foule et écouta ce qu’ondisait.

On disait que le noble lord avait été frappéd’un coup de couteau comme il traversait Trafalgar square, à quatreheures du matin.

Par qui ? Selon les uns, c’était par unfénian.

Lord Evandale avait fait à la Chambre, deuxjours auparavant, un discours très violent contre l’Irlande.

Selon les autres, le crime avait eu le volpour mobile.

Personne ne prononçait le nom de Tom.

Mais comme tout le monde était d’accord surl’arrestation de l’assassin, Betzy fut fixée sur le sort deTom.

Betzy était une femme courageuse.

– Tom est en prison, se dit-elle,qu’importe ? je continuerai son œuvre.

Betzy, du reste, se faisait des illusions.

Elle pensait que, lord Evandale mort, ladyPembleton se souviendrait qu’elle avait aimé lord William etqu’elle s’empresserait de consentir à la transaction.

Betzy attendit donc quelques jours.

Les funérailles du défunt eurent lieu engrande pompe. Les journaux en parlèrent, comme ils avaient parlé desa mort.

Mais aucun ne parla des anciens rapports del’assassin avec sa victime.

Au bout de huit jours, Betzy se présenta àl’hôtel de Pembleton.

Lady Anna consentit à la recevoir. Betzy luidit alors :

– Le misérable qui avait abusé de votreconfiance, milady, a expié son crime. Refuserez-vous, maintenant,de reconnaître lord William ?

Lady Pembleton ne répondit pas.

Elle se borna à agiter un gland desonnette.

Deux hommes entrèrent, – sir Archibald et uninconnu.

Cet inconnu n’était autre que le révérendPatterson.

– Mon père, dit lady Pembleton, faitesdonc chasser cette misérable folle !

Betzy eut un accès d’indignation :

– Ah ! milady, fit-elle, jusqu’àprésent, je vous avais crue l’esclave de lord Evandale, mais jevois bien que vous étiez sa complice.

Sir Archibald appela ses valets.

Ceux-ci s’emparèrent de Betzy et la jetèrentdehors.

Betzy se mit à crier.

Deux policemen du quartier la saisirent et laconduisirent à la station de police la plus voisine.

Là, Betzy voulut tout raconter au magistratqui l’interrogea. Mais le magistrat lui ferma la bouche et donnaordre de la conduire en prison.

Alors, Betzy comprit qu’elle était perdue.

Mais elle avait l’âpre et sauvage énergie deTom, son mari.

– Puisque je dois rester en prison, sedit-elle, autant vaut que je voie lord William.

Betzy passa trois jours dans la prison de lastation de police. Au bout de ces trois jours, elle donnait de telssignes d’aliénation mentale, riant à gorge déployée, chantant dumatin au soir, que le magistrat déclara qu’elle était folle et lafit conduire à Bedlam.

C’était ce que Betzy voulait.

Walter Bruce, c’est-à-dire William, s’ytrouvait toujours.

Le secrétaire de Bedlam savait bien qu’ildevait garder lord William à perpétuité, et il avait des ordresmystérieux pour le trouver fou à lier.

Mais on avait sans doute jugé inutile del’instruire des motifs qu’on avait eus de faire arrêter Betzy.

Betzy ne fut donc pas surveillée, et elle putvoir lord William Celui-ci n’avait nullement perdu la raison ;mais il se mourait lentement de douleur.

Oh ! certes, il ne songeait plus àreconquérir son nom et sa fortune, à cette heure.

Lord William n’avait plus qu’une idéefixe : être rendu à sa famille, revoir sa femme et sesenfants, et retourner avec eux en Australie.

Il avait rédigé un long mémoire où il relataittout ce qu’il savait de sa lamentable histoire.

Les confidences de Betzy complétèrent cedocument.

Or, le hasard, qui se plaît souvent à déjouerles plans les mieux combinés des hommes, le hasard vint tout à coupen aide à lord William et à la malheureuse Betzy.

Un jour, on amena à Bedlam un nouveaupensionnaire.

Betzy l’eut à peine envisagé qu’elle lereconnut.

C’était ce petit homme déjà vieux qui s’étaitprésenté chez Tom, quelques mois auparavant, sous le nom d’EdwardCokeries, se donnant pour un clerc de M. Simouns. Cet homme,on s’en souvient, avait été l’instrument de lord Evandale ouplutôt, du révérend Patterson ; et on a deviné sans doute quec’était lui qui avait si bien imité l’écriture de lord William ettransmis à Tom la fausse dépêche de John Murphy, datée de Perth, enÉcosse.

Edward Cokeries était fou, réellement fou, etsa folie avait une cause bizarre.

Le lendemain du jour où Tom avait assassinélord Evandale, il s’était présenté à l’hôtel Pembleton.

Là, il avait appris que lord Evandale étaitmort.

Edward Cokeries était devenu fousubitement.

C’était ce jour-là même que le noble lorddevait lui payer une somme de deux mille livres pour prix de satrahison.

On avait reconduit l’homme de loi chezlui.

Il avait femme et enfants.

Pendant quelques jours, on l’avait gardéenfermé dans sa maison. Mais il y avait donné de telles marques dedémence furieuse que les voisins épouvantés avaient demandé sonincarcération.

On l’avait conduit à Bedlam.

Or, une commotion violente avait ôté la raisonà Edward Cokeries.

Une autre émotion non moins grande venait lalui rendre.

À la vue de Betzy et de lord William, EdwardCokeries jeta un cri. Il n’était plus fou.

Et comme la raison lui était revenue, lamémoire lui revint aussi, et avec elle le repentir.

Un soir, dans un coin du préau, il se jeta auxgenoux de lord William et lui demanda pardon, s’accusant de tousles crimes, et avouant qu’il avait été l’instrument de lordEvandale et du révérend Patterson.

C’était lui qui avait fait enlever Tom enchemin de fer.

Lui qui avait fait disparaître le lieutenantPercy.

Lui encore qui avait volé dans l’étude deM. Simouns, tandis qu’on y apposait les scellés, cette fameusedéclaration du garde-chiourme visée par l’ambassaded’Angleterre.

Mais cette pièce, il ne l’avait point rendue àlord Evandale. Il avait voulu la conserver comme un otage, jusqu’àce que le noble lord lui eût payé en trois fois la somme de huitmille livres, prix stipulé entre eux.

En apprenant la mort du lord, Edward Cokeriesavait pensé qu’il ne serait pas payé et le désespoir l’avait rendufou.

Et quand il eut fait tous ces aveux, EdwardCokeries dit encore :

– Maintenant, milord, si jamais je puissortir d’ici, je travaillerai à réparer le mal que j’ai fait.

Lord William avait secoué la tête :

– On ne sort pas de Bedlam, avait-ildit.

Et Betzy avait répondu :

– Qui sait ?

La courageuse femme avait trouvé un moyend’évasion, et elle songeait à le mettre à exécution, comme on va levoir.

Journal d’un fou de Bedlam XXXIX

Lord William et Edward Cokeries avaient doncavidement regardé Betzy. Betzy leur dit :

– J’ai trouvé le moyen de sortird’ici.

– Comment, sortir ? demanda lordWilliam d’un air de doute.

– Oh ! pas vous, dit-elle, mais moi…Et, pourvu que je sorte, tout ira bien, dit la courageusefemme.

– Que ferez-vous donc ? demanda lordWilliam.

– D’abord, monsieur me dira où il a cachéle fameux papier.

– Bon ! fit Edward Cokeries.

– Quand je serai hors d’ici, j’irai doncchercher le papier.

– Et puis ?

– Et puis je le porterai au successeur deM. Simouns.

– Mais comment sortirez-vous,Betzy ?

– Oh ! très facilement, comme vousallez voir.

– Parlez.

– Vous savez qu’il y a à Londres uneassociation de dames charitables qui ont pris le nom de dames desprisons ?

– Oui, fit lord William d’un signe detête.

– Non seulement elles assistent lescondamnés à mort, mais encore elles vont voir les prisonniers quisont malades.

– Il en vient journellement ici, dit lordWilliam.

– Elles sont masquées, ou plutôt ellesportent sur la tête une sorte de cagoule qui ne laisse voir de toutle visage que les yeux.

– Eh bien ?

– Une de ces dames est venue hier voir unpauvre fou qui est très malade.

En traversant la prison et en passant près demoi, elle m’a regardée et m’a dit :

– Bonjour, Betzy !

J’ai fait un geste de surprise.

– Vous me connaissez donc, madame ?ai-je demandé.

– Oui, vous êtes la femme de Tom.

Et comme ma surprise augmentait, elle aajouté :

– Et vous n’êtes pas plus folle quemoi.

– Mais, ai-je balbutié, commentsavez-vous ?…

– J’ai visité votre mari à Newgate, et ilm’a tout raconté.

– Ah !

– Malheureusement, je ne puis pas fairegrand’chose pour vous, mais ce que je puis faire, je le ferai.

Je continuais à la regarder avecétonnement.

– Écoutez, me dit-elle, vous voudriezbien sortir d’ici, n’est-ce pas ?

– Oh ! oui, madame.

– Eh bien ! je puis vous fairesortir.

– Comment ?

– N’occupez-vous pas une chambre touteseule ?

– En effet.

– Dès ce soir, mettez-vous au lit,refusez de manger et plaignez-vous d’être malade.

– Je le ferai, madame.

– Dans deux jours je viendrai vous voir.Je ne serai pas seule ; une autre dame des prisonsm’accompagnera ; soyez sans crainte, je me charge dureste.

Et elle s’est éloignée.

– Tout cela, fit lord William, ne me ditpas comment vous sortirez d’ici, Betzy.

– Je le devine, milord.

– Ah !

– L’une des deux sœurs me prêtera soncostume.

– Mais alors elle restera à votreplace ?

– Sans doute.

– Comment donc sortira-t-elle à sontour ?

– En se faisant reconnaître,probablement.

– Mais elle compromettra l’œuvre desdames des prisons tout entière.

Betzy eut un geste qui pouvait se traduireainsi :

– Je vous assure bien que cela m’importepeu.

– Maintenant, dit Betzy, s’adressant àEdward Cokeries, où est le papier ?

– Écoutez, répondit l’homme de loi, jedemeure dans Old-Grand-Lane.

– Fort bien, dit Betzy.

– Au troisième étage de la maison quiporte le numéro 7. Vous direz à ma femme que vous venez de ma part,et si elle ne veut pas vous croire vous lui remettrez cetanneau.

Edward Cokeries tira de son doigt une allianceen or qu’il remit à Betzy. Betzy la passa au sien.

– Après ? dit-elle.

– C’est un pauvre logis que le nôtre,poursuivit Edward Cokeries, et les meubles y sont rares. Il y apourtant sur la cheminée de notre chambre à coucher un buste de ducde Wellington en plâtre.

– Bon !

– Le buste est creux, comme bien vouspensez.

– Et je trouverai les papiersdedans ?

– Oui.

– C’est bien, fit Betzy. Il faudra bien,du reste, que votre femme me croie, quand elle saura que vousn’êtes plus fou.

Betzy exécuta à la lettre la première partiede son programme. Elle feignit d’être malade et ne voulut pasmanger le soir. Elle se mit au lit de bonne heure.

Le lendemain, elle refusa toutenourriture.

Lord William lui avait remis son manuscrit –ce manuscrit dans lequel il racontait sa lamentable histoire – etelle l’avait caché sous son oreiller.

Pendant deux jours, Betzy ne voulut prendreque quelques cuillerées de bouillon.

Le troisième jour, les dames des prisonsarrivèrent vers le soir. L’une avait un petit paquet sous sonbras.

Quand elles furent seules dans la chambre deBetzy, elles fermèrent la porte au verrou.

Alors la première, celle qui avait déjà parléà la femme de Tom, déplia le paquet.

Il contenait une robe et un capuchonsemblables à ceux qu’elle partait elle-même.

– Vite, dit-elle, levez-vous ethabillez-vous.

Betzy obéit.

Bedlam est tout un monde. Les fous, lesgardiens, les infirmiers, les médecins, vont, viennent et secroisent dans des corridors multiples.

Les dames des prisons étaient entrées deuxdans la cellule de Betzy.

Elles en sortirent trois et nul n’y pritgarde.

– Suivez-moi, dit alors la mystérieuselibératrice à Betzy.

L’autre dame les quitta et s’en alla touteseule par un autre chemin.

Betzy et sa protectrice longèrent le corridor,descendirent du premier étage au rez-de-chaussée, traversèrentvingt salles différentes et arrivèrent enfin à la porte. Le portierchef leur ouvrit et les salua au passage.

Quand elles furent dans la rue, la dame desprisons mit une bourse dans les mains de Betzy.

– Maintenant, dit-elle, vous êtes libre.Adieu…

Betzy lui prit la main et la supplia de luidire son nom. La dame résista.

– Adieu, répéta-t-elle.

Et elle s’éloigna rapidement.

Betzy ne perdit pas une minute.

Elle se rendit dans Old-Grand-Lane, gardant lecostume de dames des prisons qu’on lui avait fait revêtir.

Elle trouva la femme d’Edward Cokeries, qui,en voyant l’anneau de son mari, s’empressa de lui remettre lespapiers cachés dans le buste.

Alors Betzy retourna dans Adam street et yreprit ses habits ordinaires.

Puis elle attendit le lendemain avecimpatience.

Le lendemain elle courut chez le successeur deM. Simouns. Elle s’attendait, la pauvre femme, à être reçueavec cordialité. Il n’en fut rien.

– Ma chère, lui dit le jeune solicitor,depuis que nous ne nous sommes vus, il s’est passé bien deschoses.

– Que voulez-vous dire ? fit Betzyétonnée.

– D’abord, votre mari a assassiné lordEvandale.

– C’est un misérable de moins, ditBetzy.

– D’accord. Mais nous avons affaire à desennemis bien autrement redoutables que lord Evandale.

– À qui donc ?

– À la société des Missions étrangèrestout entière.

– Eh bien ?

– Et on ne se heurte pas à de pareillesgens.

– Pourquoi ?

– Mais parce qu’on serait brisé commeverre.

Et le jeune solicitor, baissant la voix,ajouta :

– Je vais vous donner un bon conseil. Sivous voulez sauver votre mari du sort qu’il l’attend, allez porterces papiers à lady Pembleton.

Peut-être, en vous voyant désarmée,demandera-t-elle la grâce de Tom.

Et le jeune solicitor congédia Betzy.

Betzy s’en alla la mort dans l’âme.

– Oh ! dit-elle, ils peuvent tuermon pauvre Tom, mais ils n’auront pas les preuves de l’infamie delord Evandale, et peut-être que quelque jour il se trouvera unhomme courageux qui prendra en main la cause des opprimés etlivrera la guerre aux oppresseurs.

Et Betzy songea alors à cacher les papiers detelle sorte que les amis de lady Pembleton ne pussent lestrouver.

Journal d’un fou de Bedlam XL

À Londres on vit beaucoup la nuit.

Betzy était rentrée bien souvent après minuitdans son pauvre logis d’Adam street.

Bien souvent aussi, passant devant Rothritechurch, il lui avait semblé voir des ombres s’agiter dans lecimetière qui entoure la chapelle.

Betzy n’était pas superstitieuse.

Elle ne croyait pas aux revenants.

Aussi avait-elle deviné que ces ombres étaientvivantes et non point à l’état de fantôme.

Ce n’étaient ni des djinns, ni des farfadets,ni des âmes en peine sortant de leur tombe.

C’étaient des hommes, – et des hommes quiavaient un but mystérieux, en s’introduisant ainsi dans cecimetière.

Une nuit, Betzy s’était accroupie contre lesgrilles et elle y était demeurée immobile.

La nuit était noire, le brouillard épais.

Deux hommes passèrent tout près d’elle sans lavoir.

Les deux hommes causaient, et Betzy entenditleur conversation.

– Ne te trompes-tu pas de tombe !disait l’un.

– Non, non, répondit l’autre.

– C’est que, reprit le premier, il nefaudrait pas que notre vaillant ami, qui, de son vivant, était boncatholique, reposât plus longtemps dans une tombe protestante, aumilieu d’hérétiques.

– Non, non, dit le second ; viens,je vais te montrer son tombeau.

Betzy comprit qu’il était question d’uneexhumation ; et elle sut dès lors quels étaient ces hommes quise réunissaient quelquefois dans le cimetière de Rothrite.

Ces hommes étaient des fénians.

Un des leurs était mort dans le quartier et onl’avait enterré en cet endroit.

Mais ses amis, ses coreligionnaires voulaientenlever nuitamment sa dépouille, sans doute pour la transporterdans le cimetière Saint-George, qui est une église catholique commechacun sait.

Betzy était Écossaise, anglicane parconséquent.

Et cependant elle s’intéressa singulièrement àcette exhumation.

Immobile auprès de la grille, perçant lebrouillard de son regard ardent, elle vit ouvrir la fosse etenlever le corps.

Ce ne fut que lorsque les deux hommes sefurent éloignés avec leur triste fardeau, que Betzy regagna sonlogis d’Adam street. Mais elle ne dormit pas, et attendit le jouravec impatience.

Aux premiers rayons de l’aube, Betzy sedirigeait vers la chapelle et entrait dans le cimetière.

Les environs étaient déserts encore.

Betzy était vêtue de noir, et on aurait pucroire qu’elle allait pleurer sur la tombe d’une personneaimée.

Ce n’était point cependant le motif quiamenait l’Écossaise dans le cimetière.

Betzy voulait voir dès ce jour cette tombe quiétait maintenant veuve de son cadavre.

Elle se mit donc à suivre la trace des pas queles deux fénians avaient laissée sur l’herbe haute et drue.

Elle arriva à la tombe, que surmontait unecroix de fer, et s’agenouilla auprès.

Puis, jetant autour d’elle un rapide et furtifregard, elle reconnut qu’elle était seule et que personne nepouvait la voir.

Alors elle s’assura que la pierre quirecouvrait la fosse vide pouvait être soulevée facilement.

– On ne viendra pas les chercher là,murmura-t-elle.

Betzy, en parlant ainsi, faisait allusion aumanuscrit de lord William et à la déclaration du lieutenantPercy.

**

*

Les dernières pages du manuscrit étaienttracées d’une autre main.

Lord William, à l’aide des documents que luiavait fournis Betzy, avait raconté son histoire et les événementsqui avaient suivi son incarcération à Bedlam.

Mais après l’avoir emporté, Betzy l’avaitcomplété par le récit des événements postérieurs.

Là s’arrêtait le Journal d’un fou deBedlam. La déclaration du lieutenant Percy y était annexée aumoyen d’une épingle.

Alors Vanda et Marmouset se regardèrent.

– Eh bien ? fit Vanda.

– Nous n’en savons pas davantage, maisnous en savons assez, dit Marmouset.

– Tom est mort, Betzy est morte…

– Oui. Mais lord William est vivant et safamille aussi.

L’abbé Samuel n’avait pas encore prononcé uneparole.

– Ce que le manuscrit ne nous dit pas,dit-il alors, je vais vous le dire, moi.

– Ah ! dit Marmouset en leregardant.

– Il peut y avoir six mois que Betzy acaché les papiers dans la tombe vide où vous les avez trouvés.

C’est donc six mois de son existence, les sixderniers, hélas ! que je vais vous raconter.

– Parlez, monsieur l’abbé, fit Vanda.

Et tous trois, Marmouset, Vanda et Shoking,regardèrent l’abbé Samuel. Celui-ci reprit :

– Betzy s’était cachée avec soin tantqu’elle avait eu les papiers en sa possession.

On la recherchait dans Londres pour la ramenerà Bedlam ; et si elle était revenue à Adam street, c’étaitprécisément pour donner le change à ses persécuteurs, qui nesupposeraient certainement pas qu’elle était rentrée tranquillementchez elle.

Pendant trois mois, on la chercha donc partoutailleurs que dans Adam street.

Betzy ne sortait que le soir.

Alors elle courait dans les rues de Londres etse faisait arrêter sous un autre nom que le sien, pour vagabondageou ivrognerie.

Elle passait les nuits dans les diversesstations de police, et elle avait un but en agissant ainsi.

Elle espérait toujours rencontrer quelquevoleur que l’on conduirait à Newgate le lendemain et qui sechargerait d’apprendre à Tom, dont la mise en jugement traînait enlongueur, qu’elle avait retrouvé les papiers.

Ce fut ainsi qu’elle rencontra l’hommegris.

Dès lors, Betzy fut plus tranquille. Tom étaitaverti. Qui pouvait dire que Tom ne parviendrait pas às’évader.

– Hélas ! interrompit Vanda, lemalheureux a été pendu.

– Oui, dit l’abbé Samuel, vouscontinuerez son œuvre.

– Et l’œuvre est difficile, observaVanda.

– Non certes, dit Marmouset, n’avons-nouspas la déclaration du lieutenant Percy ?

– Soit, dit Vanda.

– N’avons-nous pas beaucoup d’argent poursoutenir le procès ?

– En effet, dit Shoking, et dans la libreAngleterre, on fait tout ce qu’on veut avec de l’argent.

– Mais, dit l’abbé Samuel, il faudraitauparavant faire mettre lord William en liberté.

– Et c’est difficile, dit Vanda.

– Difficile, soit, mais non impossible,répliqua Marmouset. Demain j’irai voir le successeur deM. Simouns, et, comme le dit Shoking, avec de l’argent on faitbien des choses.

– Même quand on a à lutter avec lasociété des Missionnaires évangéliques, ajouta l’abbé Samuel.

Comme ils causaient ainsi tous les quatre, unrayon de jour blafard pénétra dans la mansarde et vint se jouer surle visage pâli de la pauvre morte…

Vanda s’était mise à genoux et récitait lesprières des morts.

(Fin du Journal d’un fou de Bedlam.)

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